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JOHN M. KELLY LIBRARY

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Donated by The Redemptorists of the Toronto Province

from the Library Collection of Holy Redeemer Collège, Windsor

University of St. Michael's Collège, Toronto

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HOLY REARMER LIBRARY, WINDSOR

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HISTOIRE

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DU

PAPE URBAIN IY

ET DE SON TEMPS

1185-1264

Par l'abbé Etienne G E 0 RGES— T?'"

de Troyes j\

MEMBRE DE PLUSIEURS SOCIÉTÉS SAVANTES.

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ARC1S-SUR-AUBE

FRÉMONT-CHAUL1N, Imprimeur -Éditeur.

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PARIS

PUTOIS -CRETTÉ, Éditeur

Librairie St-Oennair.- Iei-?ré«

Bue Bonaparte, 3'J.

TROYES DUFEY-ROBERT

Libraire

Bue Notre-Dame.

DCCC LXVI

HOLY REBHMER LIBRARY, WINDSOR

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PREFACE

Parmi les Champenois illustres , trois appartiennent à cette dynastie pontificale dont chaque règne, depuis le Prince des Apôtres jusqu'à l'immortel Pie IX , ajoute a l'édifice catholique une pierre brille un nom glorieux par son génie ou par sa sainteté : Urbain II, le promoteur des croisades; Urbain IV, l'instituteur de la Fête-Dieu; Martin IV, le protec- teur de Charles d'Anjou *.

Le soin de raviver le culte des ancêtres, lorsqu'ils ont passé sur la terre en faisant le bien, m'a semblé une œuvre d'édification et d'apostolat. C'est pourquoi, malgré mon insuffisance, je n'ai pas craint d'entre- prendre l'histoire d'Urbain IV, l'une des illustrations les plus pures de la ville de Troyes, de la France et du monde chrétien.

Je me suis proposé tout ensemble le récit de sa vie, l'exposition de ses écrits, le tableau de son temps.

Les biographes de notre Pontife , quoique doués d'un talent incontestable, n'ont pas donné au triple rôle politique, religieux et social d'Urbain IV tous les

1. Urbain II, à Châtillon-sur-Marne, élu pape en 1088. Martin IV, au hameau de Mainpincien , commune d'Andresel, en Brie, élu pape en 1281 ,

vi PRÉFACE.

développements qu'exigeait son importance; en outre, ils n'ont pas considéré certaines phases de son exis- tence sous leur véritable jour.

Une étude approfondie des documents primitifs m'a permis de retracer les actes complets de ce grand pape, de le peindre, autant que possible, avec les couleurs de son époque, et de le montrer dans tout l'éclat de cette douce et inaltérable majesté qui provo- qua l'admiration et l'amour de ses contemporains.

J'ai cru devoir, au risque de grossir mon livre, ajouter en notes plusieurs passages des auteurs cités et surtout de la paraphrase du Miserere par Urbain IV. Ce n'est pas, certes, par ostentation ni pour affec- ter des airs d'érudit, mais par sincérité historique et pour offrir des échantillons du latin des âges de foi, idiome qui, transfiguré pour ainsi dire par le Chris- tianisme, conserve sa beauté propre à côté de l'ini- mitable élégance des classiques. Quant à la traduction des extraits authentiques, je ne l'ai insérée dans la trame de l'ouvrage que comme une sorte d'indication qui pût mettre sur le chemin de la beauté et de la vérité des originaux.

Je souhaite que cette monographie, malgré ses imperfections , ranime l'enthousiasme des anciens jours envers un Pontife trop longtemps confondu pêle-mêle avec d'autres grands hommes du Moyen- Age dans l'uniformité de l'indifférence, sinon dans le cimetière de l'oubli. Tous mes vœux seraient comblés si la vieille cité, qui fut son berceau, et la France, sa patrie, sollicilaient pour lui les honneurs suprêmes

PRÉFACE. vu

et îe faisaient placer sur les autels. C'est ce que ten- tèrent, dans le dix-septième siècle, les chanoines de Saint-Urbain de Troyes. Les instances canoniques, interrompues alors en cour de Rome, durent attendre le moment qui serait marqué pour leur continuation. Plaise à Dieu que cette cause, qui semble endormie dans les archives de la Congrégation des Rites, se ré- veille et que l'Eglise inscrive officiellement dans ses diptyques sacrés le nom de notre bienheureux pape U Dans l'attente de cette canonisation , pourquoi ne pas travailler à l'achèvement de la magnifique col- légiale qui remplace l'échoppe natale d'Urbain IV? Pourquoi ne pas réserver, devant le portail principal de ce charmant édifice, une portion de terrain assez spacieuse pour servir à l'érection d'une statue qui perpétuerait le souvenir des actes les plus mémorables de notre Souverain Pontife? Déjà, le Conseil général - de l'Aube a formulé, à plusieurs reprises, ce vœu que nous inspire l'amour de la patrie et de la religion. <r Un des membres du Conseil, dit le procès-verbal « des délibérations, année 186i, expose que, depuis « longtemps la ville de Troyes attend et appelle de « tous sos vœux l'érection, sur l'une de ses places, « de la statue du grand pontife Urbain IV... LeCon- « seil général ne saurait hésiter à hâter, par l'exprès- « sion de toutes ses sympathies, l'érection d'un mo- « nument qui rendra un éclatant et légitime témoi- <r gnage a l'une des gloires de notre pays.

1. Nous qualifions Urbain IV du titre de bienheureux d'après Molanus, docteur de Louvain, le Chronographe de l'abbaye de Saint- Berlin, le Martyrologe de l'Eglise de Laon, et le bon chanoine Des-Guerrois d'Arcis-sur- Aube.

vm PKÉFACE.

« Un autre membre rappelle la proposition du t célèbre sculpteur Simard qui , lui aussi, à « Troyes, avait offert à la Société académique de c l'Aube le modèle de la statue d'Urbain IV. Dans la c pensée de l'artiste,, ce devait être un jour glorieux c pour le pays que celui s'élèverait sur Tune des « places de la ville l'effigie du grand pontife, la main c droite étendue pour protéger et pour bénir la <r vieille cité qui fut sa mère. Une souscription allait c être ouverte à laquelle la ville et le département, « le gouvernement de l'Empereur, le Saint-Père, c chrétienté toute entière se seraient certainement t empressés d'apporter leur concours, quand la mort, <r si malheureuse et si inopinée de l'illustre sculpteur, « vint faire ajourner l'exécution de son projet. « L'honorable membre demande avec instance l'ex- c pression du vœu proposé.

c M. le Préfet appuie cette proposition. Il retrace, t en quelques traits, la vie du grand pape, qui ne dut « son élévation qu'à sa vertu et à son génie...

t Le Conseil général déclare, à l'unanimité, s'asso- c cier, avec les plus vives sympathies, au vœu qui « vient d'être exprimé...i »

On a raison dans les hautes régions administratives de l'Aube : s'il doit y avoir solution de continuité dans le bulletin des célébrités du département, que ce

1. Nous savons de source certaine que l'auteur de cette idée nationale et chrétienne, émise en Conseil général, n'est autre que M. Ernest Armand, secré- taire de l'ambassade française à Rome. Nous sommes heureux d'ajouter que l'honorable secrétaire, promoteur zélé de l'érection d'une statue d'Urbain IV, a obtenu, dans ce but, les encouragements de sa Sainteté Pie IX, qui a souscrit pour cinq cents francs.

PRÉFACE. ix

soit ^seulement pour ses mauvais souvenirs, et non pour ses traditions de gloire et de vertu .

D'ailleurs, les villes de province n'ont pas assez de fierté. Elles oublient trop souvent de faire revivre et d'exposer en plein soleil leurs plus illustres portraits de famille, ceux qui représentent ces âmes infatiga- blement dévouées à la lutte contre le mal, laborieuse- ment initiées aux triomphes de la force morale , héroïquement confiantes en la justice de Dieu.

Il est bon, il est utile que les générations qui se succèdent dans la contrée, puissent contempler, de distance en dislance, sous les contours harmonieux d'un bloc de granit, des personnages modèles, ressus- cites par le marbre, la pierre ou le bronze, et éterni- sés , pour ainsi dire, sur les places publiques. La mémoire des grands caractères, des solides institu- tions, des robustes croyances de nos aïeux ne saurait être stérile ; elle fructifie jusque dans la mort. De l'histoire de ces âmes d'élite qui ont été les héros de nos annales, les témoins de la vérité, les martvrs du devoir, jaillissent des sources dévie, l'âme scepti- que et blasée retrouve, mieux que nulle part ailleurs, la saveur des choses éternelles avec le goût du beau, du vrai et du bien.

Les trophées, les statues, les colonnes triomphales, tous les monuments qui rappellent des existences pleines de mérites et consumées pour la gloire de Dieu, pour le bonheur des hommes, sont comme les fantômes de la renommée, les revenants de la vertu, qui reparaissent pour instruire les vivants.

x PRÉFACE.

Leurs austères et bienveillants regards semblent errer de leurs tombes délaissées sur la postérité à la fois comblée et oublieuse de leurs bienfaits; de leurs poitrines éloquentes, on croit entendre sortir ces paroles :

c 11 est beau de soutenir et de perpétuer, par la c noblesse de sa vie, l'éclat de sa naissance ; il est c encore plus beau de s'élever soi-même, par son c seul mérite et ses vertus, des plus infimes degrés de l'échelle sociale au rang le plus sublime qu'un t mortel puisse occuper. » « Ce n'est point un « mérite de naître noble; c'en est un de le devenir, * disait Urbain IV lui-même, résumant ainsi d'un trait, comme à son insu, sa vie toute entière : non e virtu di nascere nobile, ma il farsi nobile.

Ce 9 Décembre 1865.

L'abbé Etienne GEORGES, de Troyes,

HISTOIRE

DU

PAPE URBAIN IV

ET DE SON TEMPS.

Naissance de Jacques Pantaléon en 1185. Sa première éducation. Ses études aux écoles de Troyes et à l'Université de Paris. Reçu docteur, il professe la Théologie. Il est fait prêtre et revient au pays natal. Ses prédications à Troyes. Sa science et sa vertu attirent sur lui l'attention publique.

Troyes, vers la fin du douzième siècle, formait un des principaux centres de la civilisation française, grâce à la pro- tection intelligente et active des Henri et des Thibault, comtes palatins de Champagne et de Brie1.

C'était une puissante et noble famille que celle de ces grands feudataires de la couronne. Ils rivalisaient de splendeur et d'influence avec les souverains de l'Europe, et surtout avec les rois de France. L'étendue de leurs riches domaines et l'é- clat de leurs nombreuses alliances, loin de leur inspirer, comme à tant d'autres barons, un orgueil farouche, ne faisaient que rendre leur cœur plus compatissant et plus généreux.

Ils ne cessaient, en effet, de travailler à l'amélioration ma- térielle et morale des populations de leur vaste province. Ils divisaient la Seine en une infinité de canaux, afin que ce fleuve,

1. Tricassina urbs faraosa, populorum frequeoliâ, et uemoribus, et pralis amœoa, in Campanià sita, dulcem habilaloribus exhibet suis amœnitaiibus incolatum. Ciacconius, Vitœ et Gesta Pontificorum romanorum et Cardi- nalium, Roraa;, 4260.

2 JACQUES PANTALÉON

dans ses replis multipliés, prélat son courant d'eau à toutes les usines de leur capitale. Ils favorisaient le mouvement indus- triel et commercial des principales foires de leur comté ; ils y attiraient, par des privilèges, une multitude de marchands de toutes les parties du monde; ils affranchissaient leurs villes et leurs villages; ils appliquaient les hommes et les femmes de servile condition aux arts utiles et aux travaux agricoles. En même temps, ils fondaient des hospices, somptueux palais de l'indigence, et des monastères, foyers de science et de piété. Ils donnaient souvent audience à quelques fervents cé- nobites et les chargeaient d'aller s'enquérir des nécessiteux. Quand ces messagers de la charité revenaient sans leur four- nir l'occasion de soulager quelque souffrance : « Serait-il donc vrai qu'il n'y aurait pas de pleurs à essuyer? Béni soit Dieu qui protège nos peuples! » s'écriaient-ils avec émotion.

Non loin du château-fort de ces illustres bienfaiteurs, dans un quartier qui portait encore, il y a quelque cent ans, le nom de Petit-Palais ou de Court-Palais, vivait une famille honnête et pauvre. Le père s'appelait Pantaléon. Il exerçait la profes- sion de chaussetier. Un fils lui naquit en 1185; on le porta, sans délai, à l'église de Notre-Dame-aux-Nonnains, sa paroisse, et il reçut au baptême le nom de Jacques1. L'enfant "prédes- tiné avait à peine trois ans, lorsqu'un effroyable incendie dévora la moitié de la vieille cité troyenne, réduisit en cen- dres une grande partie du monastère, ensevelit dans les flam- mes un certain nombre de religieuses et consuma le trésor se trouvaient les titres de possession. Grâce aux pieuses libé- ralités du comte de Champagne et de l'évêque de Troyes, la communauté, si cruellement éprouvée par ce sinistre, se re- leva bientôt de ses ruines. Dans la suite, les papes accordèrent leur haute protection à cette célèbre abbaye dont les dalles de pierre recouvraient les restels mortels du père d'Urbain IV, et qui montrait encore avec orgueil, dans le siècle dernier, la

1. Celle église, située jadis sur la place de la Préfecture de l'Aube, a été démolie dans ces derniers temps. Vie d'Urbain IV, par M. Magister.

ÉTUDIANT. 3

cuve Baptismale ce pontife avait reçu le sacrement de la régénération spirituelle1.

Rien de plus humble que la famille du jeune Jacques qui, comme Grégoire VII, fils d'un charpentier de Toscane, comme Sixte-Quint, fils d'un vigneron et pâtre lui-même dans un vil- lage de la Marche d'Ancône, allait, de la condition la plus obs- cure, monter sur le plus haut trône de la terre et offrir au monde l'éclatante preuve que le mérite et la vertu des classes plébéiennes savaient se faire jour, sous l'empire de l'égalité introduite par le christianisme, à travers les dignités hérédi- taires et les privilèges héraldiques du régime féodal.

Les chroniqueurs troyens rapportent qu'en 1525 on voyait, autour du chœur de la collégiale de Saint-Urbain, une tapis- serie de haute-lisse qui ne le cédait à aucune des plus belles d'Angleterre et de Flandre. Elle retraçait, dans une charmante scène d'intérieur, cette éducation modeste, mais chrétienne, que recevaient, au foyer domestique, les enfants de basse extraction. Le père d'Urbain IV, cordonnier en vieux, y était représenté travaillant de son métier avec deux compagnons. Des souliers et des brodequins, de différentes grandeurs, s'éta- laient sur la devanture d'une boutique de chétive apparence. Une femme, assise dans l'échoppe, filait avec une quenouille : c'était la mère du petit Jacques. Celui-ci, d'un air affectueux et candide, lui apportait un vase fermé. Il y avait dans ce tableau en laine, tissu historié qu'avaient exécuté les manufactures des Gobelins de Reims, une touchante révélation des habitudes intimes et laborieuses de la famille de Pantaléon.

Les modiques ressources des parents de Jacques ne leur permirent pas de donner à leur fils une éducation libérale ; ils se contentèrent de cultiver les heureuses dispositions que la divine Providence avait déposées dans son âme; ils es- sayèrent même de le dresser aux arts mécaniques; ils lui

1. Cocrtalon, Vie d'Urbain IV, nous a conservé les deux vers suivants, inscrits sur les fonts baptismaux de la paroisse Saint-Jacques. « Hic fuit ablutus purâ baptismatis undâ « Urbanus, Jacobi nômen et indè tulit. »

1.

4 JACQUES PANTALÉON

apprirent qu'au sein d'un état estimé vulgaire tout devient utile et glorieux pour l'homme, quand il demande sa vie au travail, sa grandeur à la religion.

Dans l'intervalle des heures consacrées à l'enseignement professionnel et à l'instruction morale, l'enfant avait coutume de porteries chaussures chez les clients. Une fois, il ne rentra pas comme à l'ordinaire. Peut-être s'était-il égaré dans les rues irrégulières, sous les sombres porches, parmi les gothi- ques galeries de la ville; car, à cette époque, les habitants des cités préféraient les voies longues et sinueuses dont l'obli. quité brise les rayons du soleil , modère l'impétuosité des vents, fait refluer l'air dans les issues transversales et procure un abri contre les frimas et les giboulées. Puis l'enceinte qui englobait les habitations étant plus resserrée, la construction des remparts, en temps de siège ou de guerre, exigeait des frais bien moins considérables; si la ville venait à être prise d'assaut, cette ingénieuse combinaison de voirie permettait une défense opiniâtre, ménageait de faciles retraites et formait de nombreux retranchements.

Le retard du jeune commissionnaire jeta sa mère dans de cruelles perplexités; elle se mit à parcourir, avec une ardeur inquiète, toutes les maisons du voisinage; enfin elle découvrit le cher objet de sa tendresse au fond d'un atelier de menuise- rie. Elle le trouva occupé à jouer, il traçait avec des rognures de bois ces prophétiques paroles : « Je serai PapeI » L'humble femme, peu frappée de celte circonstance que la tradition locale raconte comme un pronostic de la grandeur future de Jacques Pantaléon, se moqua d'une prédiction aussi étrange et ramena l'enfant au logis il continua de montrer une extrême douceur de caractère, une inclination très-prononcée pour la science et un goût inaltérable pour la piétés

i. Tricasses, clari Galliœ populi , Jacobum tulerunt, humili quidem génère orlum , sulorisque eognomioe Pantaleonis filium , verùm animi magniludine, scieotiâ . consilio, morumque gravitate cœleris emioealem. Papirii Massoni, Libri sex, de episcopis urbis, qui romanam Ecclesiam rexerunt, rebusque gestis eorum. Parisiis, 1586.

ÉTUDIANT. 5

Ainsi préludait à ses hautes destinées cet enfant privilégié , en qui la beauté naturelle et la grâce divine s'étaient plu à répandre, l'une ses charmes et l'autre ses bénédictions. Il n'é- tait pas doué d'une santé robuste; mais il annonçait déjà une âme forte, un cœur mâle et un génie élevé. Ces éminentes facultés se seraient perdues pour lui-même et pour son siècle, si elles n'eussent trouvé l'occasion de se développer1.

L'Église, convaincue de la mission régénératrice qu'elle avait à remplir vis-à-vis des peuples nouveaux, avait établi des écoles auprès de chaque cathédrale. Elles étaient divisées chacune en classes supérieures et en classes inférieures. Dans celles-ci, on enseignait la lecture, l'écriture, le calcul, le chant et la religion; dans celles-là, on suivait la division indi- quée autrefois par les travaux du philosophe Boèce et du moine Cassiodore. Le premier cours comprenait le Trivium, c'est-à-dire la grammaire , la rhétorique et la dialectique ; le second embrassait ou les études théologiques, ou les matières du Quatrivium, la géométrie, l'arithmétique, l'astronomie et la musique. En théologie, on s'occupait surtout de l'étude des saintes Écritures, de l'exégèse des Pères, de l'éloquenee sacrée, da droit canon et de la discipline pénitentiaire. Les évêques considéraient comme l'une de leurs principales obli- gations de donner eux - mêmes l'enseignement. Quoique chargés des soins multiples du gouvernement civil et ecclé- siastique , ils ne dédaignaient pas oie descendre au rôle modeste d'instituteur; aussi, aucune branche des connais- sances humaines n'était alors séparée du tronc vivant de la foi catholique.

Une de ces écoles, spécialement destinées à recruter la race sacerdotale . avait été fondée à Troyes, pendant l'épiscopat de saint Loup. Ce savant prélat, que Sidoine Apollinaire, inter-

1. Comme en ces temps on choississoit les enfants de nature pie , douce, bénigne , accorte et généreuse , ayant aussi un bon esprit pour les mettre à l'église, nostre Jacques, quoyque fils d'un cordonnier ou ravaudeur d'habits, fut choisi par l'évesquc de Troyes et le clergé pour y estre parmy eui eslevé. N. Des-Guerrois , la Saincteté chreslienne, folio 361.

6 JACQUES PANTALEON.

prête de l'opinion contemporaine, appelle le père des pères, l'évêque des évêques, portait aux établissements d'instruction publique un intérêt actif. Il imprima une vigoureuse impul- sion aux progrès des études dans son diocèse. Tout prêtre devait rassembler au Pastophorium autant de jeunes lecteurs qu'il en pourrait trouver, les traiter en bon père, leur apprendre à chanter les psaumes, à méditer les saintes Écritures, et à pratiquer toutes les vertus pour assurer la pureté et la perpé- tuité de la génération cléricale : chaque presbytère était une école gratuite, ouverte à tous, principalement aux artisans des villes et aux serfs des campagnes. Autour de l'école épis- copale, plus ordinairement appelée cathédrale, rayonnaient, comme autant de lumineux satellites, ces écoles privées que l'on nommait rurales ou presbytériennes.

Le foyer d'activité intellectuelle que saint Loup alluma

particulièrement en Champagne, donna un nouvel essor aux

écoles de la Gaule chrétienne : « Les gens de lettres ont beau

« vouloir se cacher, écrivait l'évêque de Clermont à ce grand

t restaurateur des études, vous les produisez sur la scène, de

« même qu'un rayon de soleil attire, par sa force absorbante,

« l'eau cachée dans les entrailles de la terre; et ce ne sont

t pas seulement les sables les plus fins que pénètre ce rayon,

« mais s'il est des sources que recèle une montagne rocailleuse,

t il va, par un art merveilleux, trahir le secret du liquide

« élément. De même, ô saint personnage, quand il se trouve

t quelques hommes studieux, qui gisent dans l'obscurité, la

c splendeur de votre parole sait admirablement les prendre

« et les produire au grand jour d. >

Au commencement du treizième siècle, les institutions sco- laires, organisées par saint Loup, conservaient encore forte- ment empreintes les traces de la science et de la vertu de ce pontife. On voyait prospérer les écoles monastiques de Notre- Dame-aux-Nonnains, deMontier-la-Celle et de Saint-Martin-

d. Œuvres de Sidoine Appollinaire , éditées par Grégoire et Collombet. Lyoo, 4836, loœe II, page 101.

ÉTUDIANT. 7

ès-AÏres, les grandes écoles paroissiales de Saint-Jean, de Saint- Etienne et de Saint-Remy. On ne pouvait les quitter sans être meilleur de cœur et d'intelligence. Mais l'école épiscopale de Saint-Pierre était la plus importante et la plus renommée par l'habileté de ses maîtres et par l'étendue de son enseignement. Jacques Pantaléon obtint d'en suivre les cours. Il s'y distingua par la vivacité de son imagination, par la ténacité de sa mémoire, par la maturité précoce de son jugement et par son ardeur à triompher de toutes l'es difficultés de l'étude. Il fit des progrès tellement rapides dans la science de l'esprit et dans celle du cœur, qu'il mérita ce magnifique éloge que lui appli- qua l'historien Papire Masson : « Dilectus Deo et hominibus, cher à Dieu et aux hommes. »

Il ne faut pas s'en étonner, car nous disent ses biographes, sa piété était ardente et vraie, sa conception vive et pénétrante ; et, pendant que les leçons de ses maîtres frappaient ses oreilles, le Christ, docteur par excellence, faisait éclore par des touches secrètes, au plus profond de son être, les vertus de l'homme intérieur. Ainsi s'achevait cette peinture de l'âme qu'on appelle éducation Dieu même conduit le pinceau, et forme ses élus à l'image et à la ressemblance de son Verbe incarné, le type de toute perfection: heureux les adolescents qui, souples sous son doigt, comme la toile muette et docile, reçoivent de bonne heure et conservent toujours les vivantes couleurs de l'Ar- tiste divin1.

La collégiale de Saint-Étienne et le chapitre de Saint-Pierre entretenaient alors des écoles particulières de chant. On y admettait gratuitement les enfants de chœur qui montraient de l'aptitude pour l'art musical. Il était dans la nature des choses que le christianisme s'emparât de cet art. comme des autres arts libéraux, pour le sanctifier et en faire une des parties inté- grantes de son enseignement comme de son culte : le caractère universel du christianisme est tel, qu'il embrasse toutes les facultés de l'homme pour les ennoblir.

1. Œuvres de Sidoine Appollinaire , lococitato.

8 JACQUES PANTALEON

Jacques Pantaléon, doué de toutes les qualités qui pou- vaient lui rendre facile et brillante la carrière cléricale, culti- vait avec succès la musique ; il était amateur passionné des chants d'église, les seuls capables de rendre d'une manière noble et touchante les sentiments les plus profonds de l'âme pieuse : la parole est souvent insuffisante pour exprimer la vivacité de la foi et l'ardeur de l'amour. Aussi quelle joie ne faisait-il pas paraître lorsqu'admis, comme un autre. Samuel, à prendre part aux cérémonies de la cathédrale, il chantait des hymnes, des psaumes ou quelques autres parties de l'office divin. Sa voix pure et mélodieuse rehaussait la majesté des rils liturgiques, disposait l'esprit au recueillement et à la prière, et excitait de saintes émotions dans les coeurs. Le jeune virtuose était beau de visage, d'un aspect gracieux. La foule attentive, dont il captivait les regards, croyait voir et entendre un de ces anges qui, pour se communiquer aux mortels, condescendent parfois à se revêtir de leur forme et à leur redire quelque chose du ravissant concert des cieux*.

Le naïf Des-Guerrois, dans sa Saincteté chrestienne, prétend que Jacques Pantaléon fut, dès sa tendre jeunesse, chanoine de la cathédrale de Troyes, pour qu'en ces temps, dit-il, les prébendes se donnaient aux vertueux. Mais la collation d'un canonicat à notre jeune clerc paraît peu probable ; lorsque devenu.pape, il appelle la cathédrale le principe de son origine, la nourrice du printemps de sa vie, et la source de son éléva- tion, il fait évidemment allusion à cette école épiscopale il fut, en effet, vigoureusement élevé etnourri dans toutes les études contemporaines et pleinement soumis à ces fortes disci- plines qui usent, comme la lime, les saillies trop vives de l'adolescence 2.

1. Hic hilaris vultu, mediocris corpore, corde Fortis, in aspectu dulcis, honoris amans, Venustus facie, clarâ quoque voce peritus Canlu, quem gratum musica voxque dédit.

Theodoricus Vallicoloris, in Vilâ Urbani IV, apud Papirium-Massonum, folio 228, verso.

2. Il fut dès ses jeunes aus, naturellemant porté à l'étude, et, pour en avoir

ETUDIANT. 9

Bientôt le studieux lévite eut embrassé toutes les connais- sances sacrées ou profanes qui composaient le programme de l'enseignement de sa ville natale. Le chapitre de la cathédrale, qui fondait sur lui de grandes espérances, l'envoya poursuivre ses cours à l'Univ rsilé de France. Il était généralement admis que nulle part au monde, la jeunesse ne recevait la science de tout genre et surtout la science théologique, avec autant d'étendue et de splendeur qu'à Paris. La science était alors la voie par il était donné aux enfants du peuple et de la petite bourgeoisie de s'élever au niveau des classes supérieures; c'est elle qui appelait à l'émancipation et à la conquête des hautes positions sociales ceux que le hasard de la naissance et de la fortune en avait injustement deshérités. Quiconque se sentait blessé par ce hasard n'avait qu'à demander une place dans la démocratie chétienne ; sur la foi de sa vocation, il avait le droit de tout espérer dans la hiérarchie ecclésiastique; car, sous l'empire du catholicisme, non seulement il y avait une issue pour toutes les pensées d'affranchissement, un domaine ouvert à toutes les ambitions légitimes, une satisfaction pour tous les instincts de sage liberté, mais encore avec le seul travail, le mérite et la vertu pouvaient atteindre au faîte de toutes les grandeurs.

C'était alors un vaste foyer de lumière que l'Université de France. Ce foyer attirait tout à la fois les plus habiles maî- tres, assurés d'y acquérir la gloire et la fortune, et les plus fervents disciples, certains d'y puiser toutes les connaissances divines ou humaines avec l'illustration qu'elles ont coutume de procurer. Le personnel des élèves et des professeurs y était divisé en quatre nations ou provinces. Les divers membres s'y groupaient, selon leur lieu de naissance, soit pour discuter en dernier ressort leurs intérêts particuliers, soit pour concourir aux décisions supérieures de la communauté uni- tés principes, il apprit à lire et à écrire chez les chanoines de la cathédrale de Troyes, qui prirent plaisir à l'instruire charitablement, parce qu'ils n'avoient pas grand peine à luy faire comprendre ce qu'ils luy vouloient enseigner. Duchesne, Histoire des cardinaux français, p. 210.

10 JACQUES PANTALÉON.

versitairc. Les études, également distribuées en quatre facul- tés, comprenaient : la théologie, le droit civil, le droit canon et les arts. Chacune d'elles avait ses classes, son conseil et son doyen à part, sous l'autorité du recteur. Lorsque Jacques Pantaléon y arriva, les écoles de Paris étaient devenues, pour l'Europe entière, le sanctuaire privilégié de la doctrine. L'enthousiasme était si grand que les poètes du temps célé- braient Paris comme la source de toute sagesse, comme l'arbre de la science dans le paradis terrestre, comme le candélabre resplendissant dans le temple de Salomon. Aussi les jeunes gens heureusement doués -y affluaient-ils de tous les pays de la terre, apportant tous, à ce centre commun, ce qu'ils avaient reçu de talent et acquis de connaissances dans leurs différentes patries; c'était la fleur du sang et du génie de l'univers catholique. Le fils du chaussetier de Troyes ne s'y trouvait pas déplacé.

Mais ce Paris, si délicieux par l'infinie variété de ses agré- ments, si célèbre par la sainte vie et l'érudition profonde de ses docteurs, par les privilèges et les honneurs accordés à ses innombrables étudiants, n'était pas un séjour sans dangers. Au concert d'éloges prodigués à cette nouvelle Athènes, se mêlaient de légitimes inquiétudes et des plaintes fondées. Des hommes qui mettaient la vertu au-dessus des lettres, et qui regardaient la pureté des mœurs comme le premier bien de la jeunesse et son plus bel ornement, s'écriaient douloureusement avec le champenois Pierre de Celles : « Paris, repaire de tous « les vices, source de tous les crimes, flèche de l'enfer, hélas! « comme tu perces le cœur des insensés ! » Au milieu de cette effroyable corruption qui l'enveloppait comme d'une atmos- phère pestilentielle, Jacques Pantaléon conserva son innocence; il savait discerner, parmi ses compagnons d'étude, les plus fervents, les plus laborieux, pour en faire ses amis et ses confidents. Leurs vies coulaient ensemble calmes et pures dans les mêmes peines et les mêmes joies; et ils trouvaient réciproquement, dans leurs communications de chaque jour,

ÉTUDIANT. 11

les êpanchements de la famille qui semblent devenir plus précieux à mesure que le cœur en est plus sevré *.

Cette conduite sévère et recueillie, loin de nuire à l'étude des sciences, des lettres et des arts, la favorisait au contraire puissamment; l'intelligence de Jacques Pantaléon se fortifiait de tout ce qu'elle refusait au corps; aussi surpassait-il, par ses progrès, les plus illustres de ses condisciples. Tandis que d'au- tres laissent s'égarer dans les sens et se perdre dans de viles passions le fleuve abondant de vie qui déborde naturellement des jeunes et grandes âmes, le fils du chaussetier de Troyes le dirigeait entièrement vers Dieu, d'où il redescendait en effusion de lumière et d'amour. Ses éludes sérieuses, poussées avec un ardent labeur, lui méritèrent bientôt les degrés de maître-ès-arts et de docteur en droit canon. Dès-lors il cessa d'être enseigné pour enseigner les autres, distinction assez ho- norable pour être avidement recherchée par les plus beaux génies du Moyen-Age2.

En ce temps là, les Universités étrangères échangeaient leurs titres, ainsi que cela se pratique aujourd'hui pour les Sociétés savantes. D'après un manuscrit assez authentique, Jacques Pantaléon aurait été, sans déplacement, agrégé à l'université de Bologne, car rien ne démontre que le brillant lauréat ait, à cette époque, fait un voyage en Italie. Cette agrégation ne

i. Fuit vir vilae veuerabilis Jacobus nomiae, qui ab ipso pueritiaj suœ tcm- porc cor gcrens senile, juxtà sui interprctationem nominis, peccata et vitia sup- plantavit, et virtutes ipse planlans et iosereus, etgradatimdevirtute in virtutem ascendens... Idem vir dilectus Deo et homiuibus dùm adhuc esset puerulus, Parisiis mittitur, ut ibi, armariolum pun pectoris, seholasticis imbueret disci- pliuis. Papirii Massoni, libri sex, de episcopis urbis qui rornanam Eccle- siamrexerunt, p. 224.

2. Après avoir demeuré quelque temps dans la conversation des chanoines de Troyes, avec lesquels il fit tous les progrès que l'on peut faire dans les pre- mières teintures des letires, il prit coogé deux pour venir à Paris, le plus teau séjour des muses, se renfermer en son université, et se donner tout entier aux livres qu'il caressa de si près, qu'il fit, à moins de deux ou trois ans, un avan- cement considérable aux Arts-Libéraux et en la science du Droict-Canon, jus- qu'au poinct qu'il en mérita le titre de Docteur. Fr. Duchesne, Histoire des Cardinaux français, p. 240.

12 JACQUES PANTALÉON.

manquait pas d'importance au Moyen-Age : en ce lemps-là, les grandes écoles resplendissaient du plus vif éclat ; l'Europe catholique possédait un nombre considérable de florissantes universités chacun allait s'abreuver à longs traits aux sour- ces de la science; mais toutes les nations se donnaient princi- palement rendez-vous dans celles de Paris et de Bologne.

Les fonctions de professeur, dont Jacques Pantaléon se trouvait investi, n'étaient pas seulement un honneur; pour un homme avide, elles seraient devenues une source de fortune et d'élévation. Les richesses et la considération affluaient avec les disciples à l'école des maîtres renommés qui comptaient leurs auditeurs par milliers, tant le goût des sciences et l'éveil des études étaient universellement répandus à cette époque. Mais, loin d'être pour lui une occasion de lucre, son entrée dans les charges universitaires fut, au contraire, le moment opportun de satisfaire ce détachement du monde et ce besoin de Dieu qui s'emparent des jeunes hommes sérieux aux appro- ches de l'âge mûr. Sans doute, dans l'enseignement d'Aristote, son esprit, si profondément chrétien, savait retrouver Dieu, mais il n'en éprouvait pas moins le malaise d'être trop dé- tourné des choses surnaturelles devenues son élément; il souf- frait d'être obligé de quitter sans cesse les hauteurs de la science sacrée pour revenir sur la terre habiter les basses ré- gions de la science profane1.

Le jeune professeur aspirait à se livrer tout entier aux étu- des théologiques. La pénétration naturelle d'un esprit supé- rieur, secondée d'un travail opiniâtre, accrue en outre de toutes les lumières que communique à l'intelligence la pureté du cœur, l'initia rapidement à toutes les notions dogmatiques,

1. Sic laubabiliter primo in liberalibus artibus, postmodùm in scieutiâ juris cauonici, superni numinis beuedictiooe, profecit, quôd in utrisque calhedrali promeruit litulo insigniri. Cùraque ipsius exccllentis ingenii, altitudo majorum laudabiliter dignosciiur profecisse, quod lingua ejus scribae calamus praedica- lionis verbo singulos confovcbat. Papirii M assoni, Libri sex, de episcopis urbis qui romanam Ecclesiam rcxerunl, p. 223, verso.

ÉTUDIANT. 13

morales, liturgiques et disciplinaires du catholicisme. Aussi, ses maîtres de Paris, comme ceux de Troyes, ne tardèrent pas à le distinguer de la multitude ; ils rélevèrent au grade de docteur en théologie. Pour obtenir ce noble titre, il fallait subir des épreuves nombreuses, des examens sévères, qui en fermaient l'accès à la foule des incapables et des ambitieux1.

A peine Jacques Pantaléon fut-il revêtu de la dignité de docteur, qu'on lui confia la charge d'expliquer l'Ecriture sainte et d'enseigner la Théologie. Il s'acquitta de cette dou- ble mission avec le succès qu'on devait attendre de l'étude approfondie qu'il avait faite de la Bible, de la Tradition, des Conciles et des Pères de l'Eglise. Ces fonctions nouvelles, en ouvrant un libre essor à son génie, révélèrent en lui des richesses ignorées. Les trésors de science qui s'amassaient de- puis tant d'années dans sa jeune tête, trouvant enfin une issue, s'épanchaient en enseignements lumineux et solides. Dans sa bouche, les leçons théologiques, qui semblent n'avoir d'autre but que d'instruire, embrasaient le cœur en même temps qu'el- les éclairaient l'esprit des auditeurs. Armé de toutes les res- sources de la logique, orné des couleurs de l'éloquence, il alliait la grâce du langage à la force de l'argumentation, et par- lait avec une abondance, une pureté bien rare parmi les doc- teurs de son temps. Il se montrait dans la recherche de la véri- té, dans l'art de réfuter l'erreur, dans la solution des questions les plus épineuses, conférencier subtile et habile dialecticien.

Dieu préparait, dès ici-bas, une couronne à lantde mérites : cette couronne du sacerdoce, la plus auguste, mais aussi la plus pesante, la plus sublime, mais aussi la plus redoutable, celle qui déchire davantage les fronts dignes de la porter. Ce fut pendant son séjour à Paris que Jacques Pantaléon reçut les ordres sacrés. La première fois qu'il lui fut donné de monter

4. Natione Gallus, patriâ Trecensis, pâtre sutore veleramentario, sed lilteris ac jure caaonico et théologie apprime eruditus, animique magnitudine, consilio et mc-rum gravitate coospicuus... Henricus Spondinus, Annalium cardinalis Baronii continuatio, tomusll, pag. 304.

U JACQUES PANTALÉON

à l'autel et d'immoler l'adorable Victime, son cœur s'entr'ouvrit sous le coup de si vives émotions, que ses yeux se changèrent en deux sources d'où les larmes coulaient d'elles-mêmes et comme à son insu. Plus tard, dans les âmes ordinaires, cette source des pleurs, ouverte au jour du sacerdoce, se ferme trop vite; mais dans les âmes d'élite, elle ne tarit plus. Ainsi en fut- il de Jacques Pantaléon, qui n'offrait jamais le saint sacrifice sans mêler ses larmes au sang de Jésus-Christ1.

Muni du grade de docteur et consacré par l'onction du sa- cerdoce, il résolut de rapporter à sa patrie le tribut des scien- ces acquises et de son ministère nouveau. Il revint fixer son séjour au milieu du clergé de Troyes. Il y a dans le ciel qu'ont vu nos yeux en s'ouvrant à la lumière, il y a dans l'air que nous avons respiré d'une poitrine jeune et joyeuse, un charme qu'aucun autre ciel ne peut rendre, et qu'on ressent avec plus de vivacité, la première fois qu'après une longue absence on revoit le pays natal : ce charme, d'une suavité inexprimable, Jacques Pantaléon sut, à l'exemple du divin Maître, le surna- turaliser sans le détruire ; c'est le sol s'offraient à chaque pas les souvenirs de son heureuse enfance, c'est la capitale de la Champagne qu'il voulut féconder de ses bénédictions de prêtre et de ses sueurs d'apôtre.

Troyes vit la foule accourir dans les églises avec un em- pressement inaccoutumé, et se presser recueillie autour de la chaire qui reteniissait encore des accents de saint Loup et de saint Prudence. A celle multitude émue et suspendue à ses lè- vres, Jacques Pantaléon offrait toutes les séductions de l'art . oratoire. Aux charmes d'un débit entraînant, il joignait les agréments d'une heureuse physionomie et d'une voix harmo- nieuse et sonore; aux trésors de doctrine qui s'échappaient si abondamment de sa bouche éloquente se mêlaient d'intaris- sables effusions de zèle apostolique, les paroles qu'il lançait

J- Officii Christi devotior, assiduusque.

Quâlibel in missâ fletibus ora rigaos. Theodoricu»- Vallicoloris, in vild Urbani IV, apud Papirium Masso- num, folio 228, verso.

ÉTUDIANT 15

sur son auditoire, vibrantes comme des flèches, allaient trans- percer les cœurs les plus endurcis. Des hommes, des femmes, de tout âge el de toute condition, abandonnaient leurs crimi- nelles habitudes et réglaient leur conduite sur les maximes de l'Evangile. Plusieurs, touchés du désir de la perfection, re- nonçaient au monde et allaient peupler ces grandes associations religieuses qui, encore à leur berceau, remplissaient déjà la terre du bruit de leurs œuvres et se multipliaient comme par enchantement1.

Jacques Pantaléon était si habile dans l'art de faire passer avec rapidité et d'imprimer avec force dans rame des autres les sentiments dont il était pénétré, que ses prédications ne durent pas être étrangères au pieux enthousiasme qui porta la population troyenne à réparer, sous les successeurs de Tévêque Hervée, le rond-point de la cathédrale actuelle gra- vement endommagé en 1227 par un tourbillon de vent. Le pape Grégoire IX avait accordé des indulgences aux fidèles qui contribueraient à la restauration de ce monument inache- vé que le cardinal-légat, Romain de Saint-Ange, appelait déjà, dans son rescrit du 21 novembre 1228, un ouvrage somptueux et magnifique. Il fallait un missionnaire pour parcourir la province et solliciter du haut de la tribune sacrée les offrandes des chrétiens en faveur de l'édifice qui menaçait de rester à l'état de ruines. Jacques Pantaléon, non moins remarquable par son patriotisme que par son éloquence, parla plus d'une fois, dans ses chaleureuses improvisations, de ce beau sanc- tuaire qui commençait à étaler aux regards ses voûtes ogi- vales, ses élégantes chapelles semi-séculaires, ses sveltes arcades, pps gracieuses colonnettes, ses splendides fenêtres et qui déjà laissait deviner ses proportions grandioses^

Il est difficile que les plus fortes âmes résistent à l'orgueil

4. Hujus fûirn fama celebris, facundia prompta,

Compositi mores, vitaque muuda fuit.

Blandus ta affectu, divioi praeco fidelis

Verbi, vir vigilans el sludiosus erat. Throdoricus Vàllicoloris, toco citalo.

16 JACQUES PANTALÉON

d'une bonne œuvre; il est plus difficile encore à une vertu préco- ce, d'échapper à la satisfaction d'un dévoûment heureux. Mais Dieu, entendant les applaudissements qui entouraient à Troyes le jeune orateur, lui envoya une pensée d'humilité et de sacri- fice. Jacques Panlaléon, chanoine de la cathédrale selon les unsi, curé d'une paroisse de Troyes selon les autresa, éprouva, dit-on, au milieu des plus flatteuses ovations, un impérieux besoin de paix et d'obscurité ; il comprit que les cœurs les plus purs se souillent de poussière dans les voies du siècle, et qu'il y a, quoi qu'on fasse, dans l'encens des hommes beaucoup de fumée qui tache à la longue même la main qui l'offre au Très- Haut. Et puis, destiné à devenir le père de beaucoup d'âmes, un conducteur des peuples, un martyr de la justice et de la liberté, il lui fallait pour initiation l'austère discipline du cloître. Il alla donc se réfugier dans le tranquille abri de quel- que monastère cistercien de la Champagne. Etait-ce à Clair- vaux dans la vallée d'Absinthe, ou à La Ferté dans la forêt de Bragne sur la Crosne, ou à Pontigny dans une plaine fertile sur la rive gauche du Serain,ou à Morimont dans le Bassigny? On ne sait, Mais dans ces retraites paisibles les bruits du monde se taisent, l'âme se replonge avec plus d'aise dans la contemplation des choses éternelles, il semblait retrouver- son air natal et l'atmosphère naturelle à son cœur fervent3.

4. Aucuns ont opiné qu'il avait esté moyne de l'ordre de Cisteaux, mais je n'ay rien veu de ce monachat en des aulheurs antiques ; bien est vray qui! ay- moit les religieux et religieuses de cet ordre qui en ce temps cy florissoit, si qu'il les hantoil familièrement. Des-Guerrois, Sainctelé chreslienne, page 361.

2. Natus fuit Urbanus in Tricassibus, humillimo loco, sed cum iudole animi pritcelleret , liberalibu^que discipliuis operam dedisset, ac juris prudentiœ theologicam quùque scientiam addidisset, primùm Tricassinus canonicus. Bzovius, Annalium ecclesiaslicorum post Baronium cardinalem rerum complectens, tomus XIII, pag. 670.

3. Pantaléon naquit dans une petite maison située dans l'étendue de la pa- roisse de l'abbaye de Notre-Dame, ordre de Saint-Benoît. II apprit à lire et à écrire chez les chanoines de l'église cathédrale ; puis il alla à Paris il mérita le bonnet de docteur ; il revint dans sa pairie et gouverna pendant quelque temps une paroisse. Augustin Calmet, Histoire ecclésiastique et civile de Lorraine, tome II, p. 415.

IL

Jacques Pantaléon s'attache à Anselme de Mauny, son compatriote. Il est nommé chanoine de Laon. Il devient l'unique représentantes intérêts du cha- pitre qui le députe trois fois à Rome. Importance de ses fonctions d'archi- diacre. — Plusieurs de ses collègues le choisissent pour leur exécuteur testamen- taire.—Il est transférée l'archidiaconat de Liège. Ses vertus et ses talents lui méritent la vénération de trois saintes filles qui ont contribué à l'établissement primitif de la Fête-Dieu.

Jacques Pantaléon , persuadé qu'il ne faut à l'homme , pour être heureux, ni richesses, ni dignités; mais que le strict nécessaire suffit au bien-être du corps, la culture littéraire aux délices de l'esprit, l'accomplissement du devoir à la sécu- rité de la conscience , l'amour de Dieu et du prochain à la joie de l'âme et à la paix du cœur, aurait volontiers passé toute sa vie au milieu de ses compatriotes. Ceux-ci l'entou- raient d'ailleurs des attentions les plus délicates et lui prodi- guaient les plus vives marques de sympathie. Il aurait souhaité pouvoir se dérober aux honneurs, mais déjà la renommée de ses qualités aussi brillantes que solides, attirait sur lui tous les re- gards, ceux des princes de la terre et ceux des princes de l'Église. La plupart des prélats de France ambitionnaient la faveur de le compter parmi leur clergé et lui offraient les postes les plus enviés,.

Ainsi Anselme ou Anceau de Mauny, évêque de Laon, à Bercenay-le-Hayer, dans le diocèse de Troyes, s'était em- pressé de se l'attacher comme chanoine, comme aumônier ou plutôt comme secrétaire particulier. Dès les premiers siècles, les évêques avaient pris l'habitude de disposer dans leur de- meure un lieu spécialement destiné à leur servir d'oratoire; lorsque leur demeure se fut agrandie jusqu'à devenir un pa-

1. Sol uni natale tandem repetens ejus eximi<o sapientiae et ordinal» vit* fama Iaudabilis ad vicinos evolat et remotos. Papyrii Massoni, libri sex, deepiteopit urbis, qui romanam ecclesiam rexerunt, folio 223.

2

AS JACQUES PANTALÉON

lais, ils se bâtirent de vraies chapelles. Pendant la semaine, quand ils n'officiaient pas. pontificalement, ils y disaient une basse messe en présence du personnel de leur maison. Si l'é- voque ne pouvait ou ne voulait pas offrir lui-même le saint sacrifice dans sa chapelle, il en chargeait un de ces ecclésias- tiques qu'on appelait par ce motif chapelain épiscopal. Il arri- vait aussi, par exception, que les évoques accomplissaient d'autres actes sacramentels dans leur oratoire, comme des baptêmes, des confirmations, des mariages; dans ce cas, le chapelain faisait les préparatifs nécessaires et dirigeait le per- sonnel officiant. Lorsque les évêques, devenus seigneurs féodaux, eurent à ce titre un appareil de cour, les attributions de ces chapelains prirent de l'extension; non-seulement ils assistèrent l'évêque durant la célébration des fêtes solennelles en qualité de maîtres des cérémonies, mais ils remplirent le rôle d'hommes de confiance, de secrétaires intimes, d'aumô- niers particuliers de l'évêque , souvent même le représentèrent comme théologiens dans les conciles , dans d'autres graves affaires ou dans des missions importantes. Jacques Pantaléon se montra, dans cette charge délicate, aussi habile que mo- deste; il sut se concilier tous les esprits et gagna de plus en plus l'estime et l'affection d'Anselme de Mauny qui le nomma chanoine!.

Le chapitre de la cathédrale de Laon, regardé alors comme l'un des plus influents du royaume , comptait dans ses rangs beaucoup d'hommes illustres par la noblesse ou par l'éducation. Ses revenus consistaient principalement en biens-fonds, en droits seigneuriaux, et en dîmes que les évêques avaient concédées aux chanoines sur les autels d'un certain nombre de paroisses. Aussi n'est-il pas surprenant que ces diverses pos- sessions aient fait naître bien souvent des contestations. Il fallait défendre les biens territoriaux contre les usurpations si fréquentes aux époques d'anarchie. Les droits relatifs aux

1. Quamvis ignobili stirpe fuerit satus, litteris tamen in pucritiû egregie ex- cnllum, ut propriis ornameotis, uon alienis abundaret, refert Auloninus. An- nales ecclesiatici, auclore Odorico Raynaldo, lom. XIV.

ARCHIDIACRE. . 49

dîmes suscitaient des difficultés sans cesse renaissantes. L'ins- titution de la commune dans les villages placés sous la dépen- dance du chapitre, amenait infailliblement des conflits. Jacques Panlaléon avait en lui de quoi faire face aux exigences de cette situation. Doué d'un grand sens et d'une rare saga- cité, réservé et entreprenant selon les circonstances, égale- ment propre aux travaux de la pensée et au maniement des affaires, il devint bientôt la lumière et l'oracle de ses véné- rables collègues1.

C'était, d'une part, pour conserver la liberté nécessaire à l'exercice de leurs droits spirituels; et, d'autre part, pour les aider à soutenir leurs droits temporels souvent méconnus, qu'au moyen-age, les chapitres avaient obtenu des souverains pontifes plusieurs prérogatives qui nous étonnent aujourd'hui, mais qui étaient en rapport avec les mœurs du temps. Ainsi, les chanoines de Laon étaient exempts de la juridiction épis- copale; sauf certains cas déterminés, ils devaient corriger eux-mêmes les abus qui s'élevaient dans leur sein. Ils pou- vaient porter des censures et lancer des interdits, en vertu desquels l'office divin cessait non-seulement dans la cathé- drale, mais encore dans un certain nombre d'églises. Le peuple était fort ému de ce silence des sanctuaires; et les seigneurs laïcs les plus redoutés, souvent réduits par celte lugubre me- sure à entrer en accommodement, se désistaient de leurs procédés vexatoires.

A la suite de quelques démêlés avec l'Eglise, Enguerrand III, sire de Coucy, avait ravagé les terres du chapitre. Le doyen, Adam de Courlandon, pour venger cette injure, em- prisonna quelques gens du violent baron. Celui-ci, irrité, arme ses guerrriers, se met à leur tête, entre dans la ville de Laon, se dirige vers la cathédrale, en enfonce les portes, se saisit du doyen, et l'emmène chargé de chaînes au donjon du

1. Etsi infime conditionis fuit secundùm saeculi vanitatem, quià filiuspau-, perculi resarcieotis sotulares in Franciâ, nobilissimus (amen sapiemiâet virtuti- bus. Annales ecclesialici, tom. XIV, loco citalo.

2.

20 JACQUES PANTALÉON

château de Coucy, que lui-même venait de rebâtir avec ma- gnificence.

Cet attentat eausa la plus vive émotion dans toute l'étendue de la province : le chapitre de Laon donna ordre de cesser la célébration de l'office divin dans le diocèse; celui de Reims pour exprimer plus énergiquement sa douleur, fit descendre les châsses des saints et les exposa sur le pavé de l'église jon- ché d'épines; celui de Soissons offrit aux chanoines de Laon de partager avec eux ses ressources; celui de Tournai adressa des lettres pressantes à l'archevêque de Reims pour le prier de ne pas laisser impuni ce sanglant outrage1.

Jacques Pantaléon, député trois fois à Rome pour y soutenir les droits du chapitre, montra, dans ces missions difficultueu- ses, tous les talents de l'homme d'affaires et de l'habile négo- ciateur. Ses voyages relatifs aux violences du sire de Coucy furent couronnés d'un plein succès à la cour d'Innocent III. Ce pape, devant qui les princes et les peuples s'inclinèrent, et dont les sentences étaient exécutées d'un bout de l'Europe à l'autre, regarda la cause du chapitre de Laon comme celle de l'Eglise. Il chargea les trois métropolitains de Reims, , de Sens et de Rouen, d'excommunier Enguerrand et ses complices, jusqu'à ce qu'il revint à résipiscence. Sans paraître redouter les foudres du Vatican, le sire de Coucy était allé en Angle- terre avec Louis VIII pour une expédition ouvertement blâmée par le souverain pontife. La guerre n'eût pas une heureuse issue; les Français rentrèrent dans leur patrie, et Enguerrand comprit la nécessité de faire sa paix avec l'auto- rité ecclésiastique.

Le cardinal Hugolin, de la famille des comtes d'Agnani et de Segni, neveu d'Innocent III, occupait alors la chaire de saint Pierre sous le nom de Grégoire IX; c'était un vieillard presque centenaire ; mais au calme et à la prudence de l'âge, il associait la vigueur et le courage de la maturité, le feu et la

1. Antiquités religieuses du diocèse de Soissons et Laon, par Lequeux, tome II. Paris, Parmeatier, éditeur, 1859.

ARCHIDIACRE. 21

fraîcheur de la jeunesse. Les qualités de cœur et d'esprit dont Jacques Pantaléon fit preuve comme principal représentant des intérêts du chapitre de Laon avaient été appréciées par ce grand pape qui lui adressa une bulle pour le nommer arbitre du différent entre les chanoines de Laon et les sires de Coucy. En reconnaissance de ses démarches lointaines et périlleuses, le chapitre offrit à Jacques Pantaléon cent livres Parisis; mais le généreux négociateur ne voulut accepter d'autre récom- pense qu'un service funèbre célébré annuellement pour le repos de son âme dans l'église de Laon1.

Jacques Pantaléon passait pour très apte à déchiffrer les chartes, les diplômes, les titres anciens, à les comprendre, à les classer, et surtout à en reconnaître l'authenticité ou la fausseté, l'intégrité ou l'altération. On a conservé longtemps à Laon le cartulaire de cette église rédigé par lui et écrit en entier de sa main avec des notes marginales. En tête du recueil se trouve un prologue le chanoine paléographe se proclame humblement le moindre d'entre tous ses frères et souhaite à ses vénérables collègues dans le sacerdoce la grâce divine en ce monde et l'éternelle gloire en l'autre2.

Versé dans toutes les connaissances de son époque, Jacques Pantaléon n'était étrangère aucune de celles qui semblaient exiger ou un goût particulier, ou une application exclusive. La méthode des études spéciales et de la division du travail intellectuel était loin d'être pratiquée de son temps comme elle l'est de nos jours. La société prêtait alors peu de secours à l'individu. Chacun était obligé de se suffire à lui-même et

1. Ipse est enim qui librum isium compilavit, ut iu prologo legitur, qui pro defensioue privilegiorum ccclesi* laudunensis ad roraanair. curiam personaliter laboravit contra diclum lngelramoum, ut hic apparct, qui pro taoto labore ccntum libras Parisicuscs, quas ei voluit dare capitulum, recusavit, uec aliud salarium voluit, uisi solùm ut ejus anniversarium fieret iu ecclesiâ lauduuensi : cui capitulum hoc coucessit. D. Marlot, Histoire de la Ville, Cité et Univer- sité de Reims, manuscrit inédit publié par l'académie de Reims, tome III.

2. Viris vencrabilibus et dominis venerandis capitulo laudunensi Jacobus de Trccis, cuuctis fratribus suis minor, graliam in prœsenti et gloriam in futuro... D. Marlot, loco citalo.

22 JACQUES PANTALÉON

de tout connaître pour mettre tout à profit. Cette nécessité de posséder une vaste instruction encyclopédique, désespoir des faibles et encouragement des forts, fit la supériorité des grands docteurs du moyen-âge, et notamment de Jacques Pantaléon.

Ce digne chanoine, encore plus ambitieux de charité divine que de science humaine, voulut élever sa piété à la hauteur de ses fonctions. Il commença donc à multiplier ses pratiques religieuses et à donner à Dieu de nouveaux et fréquents témoi- gnages de son amour. Pour suivre plus librement son attrait et vivre dans un plus prochain et plus doux voisinage de son céleste Ami, le Seigneur Jésus, il fit bâtir dans sa maison, sise au cloître, une chapelle en l'honneur du Saint-Sacrement, asile sacré qui se partageait avec l'étude les heures de ses jours et de ses nuits. Là, sans négliger les exercices réguliers et publics de l'office canonial, il entretenait avec son Bien-Aimé de mystérieuses et continuelles intimités. De ses longues et déli- cieuses communications avec Dieu, il passait à l'autel se consommait leur union. Pendant la célébration de l'adorable sacrifice, il était tout en larmes; on eût dit, à voir son atten- drissement, qu'il avait dépouillé les voiles de la chair et qu'il contemplait à découvert- son divin Sauveur souffrant et mou- rant sur la croix1.

Dans ses relations ordinaires avec ses collègues, il appor- tait des vertus d'un autre ordre et ces qualités aimables qui donnent tant d'attrait au commerce des hommes d'élite. Lors- qu'il allait voir quelques pieux amis, ou qu'il les accueillait chez lui, il avait coutume de les aborder avec le baiser frater- nel accompagné de ce gracieux salut : « Il est bon d'approcher des lèvres parfumées par l'encens des saintes prières! » Il mê- lait aux visites, aux causeries, à tous les signes d'affectueuse estime, quelque souvenir de la sainte Vierge, mère de Jésus, qui remplissait son cœur. Il se plaisait surtout à parler de

1. D. Marlot, Histoire de la ville, cité et université de Reims, t. III , chap. xxxii.

ARCHIDIACRE. 23

l'auguste idéal qu'il devait réaliser dans la suite par l'insti- tution de la Fête-Dieu1.

Comme sa charge l'obligeait de participer aux délibérations capitulaires s'agitaient les affaires temporelles, il sut s'y concilier tous les esprits autant par l'édification de ses dis- cours que par l'habileté de ses plaidoiries. Etienne de Brie, doyen de Laon , et Ithier de Mauny, trésorier du chapitre , le choisirent pour leur exécuteur testamentaire. Conformé- ment à leurs dernières volontés, Jacques Pantaléon acheta deux encensoirs de métal très précieux pour brûler des par- fums devant le Saint-Sacrement comme un symbole de la prière que le cœur des fidèles adresse au ciel , et comme l'expression de l'adoration qui est due au Très-Haut.

Le nombre plus ou moins grand des cierges servait à dis- tinguer le rit plus ou moins solennel des fêtes. Jacques Pan- taléon, suivant les clauses du testament d'Ithier de Mauny, son collègue et compatriote, ordonna d'allumer à Yautel de la cathédrale de Laon, treize cierges en cire aux principales solennités; les rapports symboliques qu'exprimaient ces cier- ges variaient selon les différentes cérémonies. En général , ils figuraient le Messie présent dans son Église comme la lu- mière des nations et le feu sacré de l'amour qu'il est venu allumer dans les cœurs en descendant sur la terre ; ils rappe- laient aux assistants qu'ils devaient eux-mêmes ressembler à. des flambeaux allumés au Soleil des intelligences pour luire par la bienfaisante clarté- de leurs bonnes œuvres et se con- sumer de chastes ardeurs en présence de Dieu2.

4. Prœsulis hic primo Lauduni clericus, indè

Parochiae dictae rector in urbe fuit.

Post haec cano^picus Lauduni faclus, in illo

Qua; fiunt opéra fert sua fama salis.

Corde tenus Domiui lex , ejus passio , primo ,

Colloquiis ejus Virgo beata fuit. Theodoricus Vallicoloris, in vitâ Urbani IV, apud Papiriuh Massonum, liber V, folio 229.

2. D. Marlot, Histoire de la ville, cité et univers, de Reims, t. III, loco citato. '

24 JACQUES PANTALÉON

Ce qui inspire les catholiques dans le culte d'honneur et de respect qu'ils rendent aux saintes reliques, ce n'est pas seule- ment la pensée de l'union intime qui a existé entre le corps et Târne, mais la pensée des relations éternelles qui existeront un jour entre ces reliques et l'âme qui les revivifiera. Pour raviver ce culte et exciter le peuple à la vénération envers les justes défunts qui ont été les membres vivants du Christ et les temples de l'Esprit Saint, Jacques Pantaléon commanda une châsse d'argent et y renferma les restes des corps des saints du diocèse. Au sommet du reliquaire on grava des vers latins qui marquent la date et le nom de l'ouvrier1.

Vers 1238, Garnier, successeur d'Anselme de Mauny sur le siège épiscopal de Laon, s'estima heureux de pouvoir confier à Jacques Pantaléon une large part dans le gouvernement temporel et spirituel de son diocèse. Il l'investit de la plus éminente dignité administrative dans l'Église après Pépiscopat; il le nomma grand archidiacre2.

La vieille cité laonnaise, si paisiblement assise aujourd'hui sur une montagne, flanquée de jardins potagers et de bosquets odoriférants, environnée de maisons de plaisance et de villages plantureux, formait, en ce temps-là, une de ces républiques ambitieuses et turbulentes qui tenaient à conserver leur vie propre en dehors des grands intérêts nationaux. Ses fortifi- cations, percées de meurtrières et surmontées de hautes tours, lui donnaient un aspect sombre et farouche. Le pouvoir des nobles n'y était pas plus bienveillant et protecteur que la soumission des serfs n'y était respectueuse et résignée. Laon devenait souvent le théâtre de sanglantes représailles. Les prétentions rivales de l'aristocratie, de la bourgeoisie et du

1. 51., bis C, quater v, septem currentibus anois, Sub Jacobi , Simonisque manu nilel arte Joaaois Hoc opus. . . .

D. Marlot, t. III, loco cilato.

S. I laque honorabilis prasulus lauduoensis ecclesiœ eura io suuoi Arehidia- conum evocavil: in quâ ccclcsiâ laudabiliter vixit, et honestae convcrsalionis habitum sluduit cooservare. Papirh Massoni, libri sex de episcopis urbis , folio 423.

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clergé ajoutaient encore aux embarras de la situation. Il fallait un homme d'action et de parole, médiateur acceptable et bienvenux entre tant d'éléments divers qui se heurtaient sans cesse. Aussi l'évêque Garnier se félicitait-il d'avoir trouvé dans Jacques Pantaléon un conseiller dans ses jugements, un interprête des lois, un autre lui-même.

Jacques Pantaléon, en effet, déploya tant de force et de sagesse qu'il ne le céda en rien à ses devanciers dans l'accom- plissement de ses nouvelles fonctions; il exerça même une action considérable dans le diocèse, dans l'église et dans la maison de l'évêque2.

Et d'abord, préposé à la surveillance de toutes les paroisses, il visitait ces petites chrétientés éparses, les pourvoyait de prêtres, se réservait les actions contentieuses et déchargeait les pasteurs d'âmes des tracas du temporel; il rendait compte à l'évêque des églises à réparer, de leurs ornements, de leurs richesses, des incidents qui s'y passaient, des attaques qui en compromettaient les franchises. Il faisait les collectes, remet- tait les dons à l'évêque; il maintenait l'observation des règles canoniques et en dénonçait la transgression; il étendait sa puissance jusque sur les monastères et sur les séculiers. Les juges ne pouvaient pas, sans en référer à lui, connaître des causes entre clercs et laïcs, ni juger les veuves et les pu- pilles. Les commandants militaires ou les magistrats encou- raient l'excommunication, s'ils empêchaient l'archidiacre d'exercer son pouvoir juridictionnel. Le dimanche, il allait ordinairement porter quelques paroles d'exhortation aux pri- sonniers. Dans les conciles, il avait voix consultative et déci- sive, et il souscrivait avec les pères des assemblées syno- dales.

Les fonctions de l'archidiacre dans l'église n'étaient ni moins graves, ni moins complexes. C'était à lui d'indiquer à l'évêque dans le sacrarium les fêtes, les jours de jeûnes, et de les an-

3. Coruplexum ideô siogularibus sludiis ecclesiam lauduoeosem, ubï primum poutificatum ioiit, ipsemet testatur in litteris ad clerum laudunensem. Annales ccclcsiast.y loco cilalo.

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nonccr aux fidèles du haut de l'ambon; à lui de présider au bon ordre des cérémonies, et de désigner qui, parmi les clercs, devait lire l'Apôtre ou le Prophète ou l'Évangéliste, réciter les litanies, chanter les répons, antonner les antiennes. Il distribuait aux prêtres des paroisses les saintes huiles desti- nées à l'administration de certains sacrements. Dans les ordi- nations et dans la reconciliation publique des pénitents, sa présence était rigoureusement nécessaire; il remplaçait sou- vent l'évêque dans l'évangélisalion des peuples.

Jacques Pantaléon se délassait d'un labeur par un autre. Après le diocèse, après la basilique, il lui restait pour tente de repos la maison épiscopale Garnier se déchargeait sur lui de ses plus intimes sollicitudes; pour loisirs, les audiences à donner, les affaires à régler, les portions mensuelles à dis- tribuer aux clercs, les hôtes à recevoir, les pauvres de la matricule à sustenter; puis, pour lieux de récréation, l'école cathédrale dont il était le maître et le régulateur, grande et délicate occupation de l'archidiacre, à laquelle Jacques Pan- taléon avait été prédisposé par trop de soins providentiels pour ne pas s'y livrer avec un dévouement sans bornes et avec succès1.

Au milieu de ces sollicitudes immenses, l'archidiacre apprit avec douleur la mort de son père. ïi le fit inhumer à l'abbaye de Notrc-Dame-aux-Nonnains. Sa mère, type de la femme forte dont parle l'Évangile, se retira dans le couvent de Notre- Dame-des-Prés, non loin de la ville de Troyes; ce fut que chrétiennement résignée, elle remit son âme entre les mains de Dieu, et s'endormit paisiblement dans la joie du Seigneur. Jacques Pantaléon, soucieux de l'avenir des autres membres

1. Hœc ccclesia nos olira per noslrae successus aïtatis fovit ut mater, pavit ut nutrix, prolexit ut tutrix, edocuit ut magistra, et sicut benefîca bonorificavit. Haec noslrum statum primulum, primo caoonicatûs prœbeodœque beueficio, et posteà officio archidiaconalûs, adauxit; ibi uostra studia suos primos habuêre profectus ; ibi suscepimus honorum nostrorum primitias, indèque ad ecclesias alias gradatim processimus, ascendendo semper per processum hujus modi, pro- vebente Deo, caihcdram altiorem... Episl. UrbanilV, apud D. xMarlot.

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de sa famille, ne négligea rien' pour assurer leur sort. Il don- na une brillante éducation à Ancher, l'un de ses neveux et en fit un chanoine de l'église Saint-Pierre de Laon, pour l'élever plus tard au cardinalat. Pour ses deux sœurs il eût désiré les voir se consacrer à Dieu dans le cloître ; il savait que c'était le dernier vœu de sa mère et la dernière grâce que cette sainte femme avait demandée avant de mourir. Elle avait sans doute formé ses filles à toutes les vertus par ses paroles et par ses exemples de chaque jour; sa vie, mêlée sans cesse à leur vie, les avait pénétrées de piété; mais elle prévoyait, à la lumière de l'expérience et de la foi, tout ce que ces chères enfants, avec leur jeunesse et leur beauté, auraient à craindre d'un monde fermente toujours la corruption.

De leur coté, ces jeunes filles, cultivées avec tendresse dans l'estime de la retraite et de la prière, avaient entendu mille fois redire à leur mère les privilèges de la vie religieuse; elles avaient grandi à un foyer qu'elles eussent pu appeler leur cou- vent natal ; leurs inclinations les portaient donc naturellement vers la solitude. Elles n'auraient, pour ainsi dire, rien à chan- ger à leur pieuse et régulière existence; fleurs sans tâche, elles ne feraient que se transplanter dans un autre jardin elles auraient le même ciel, le môme air, le même soleil et les mêmes rosées. La mort de leur père, le souvenir et le vœu de leur mère, la haute sainteté de leur frère, enfin cette soif ardente de dévouement qui tourmente les âmes ferventes et pures, achevèrent de fixer leur vie; ce fut à toutes ces causes, après Dieu, qu'elles durent l'ineffable faveur d'abriter leurs jours dans quelqu'un de ces monastères de femmes, alors si édifiants et si nombreux en Champagne. L'une, nommée Agnès, embrassa l'ordre des Clarisses à Reims ou à Provins; et l'autre, connue sous le nom de Sybille, entra chez les Ber- nardines de Montrcuil-sous-Laon.

Sur ces entrefaites, l'évêque de Liège, Robert de Torotte, parent de Thibault, roi de Navarre et comte de Champagne, appela Jacques Pantaléon pour lui confier une part dans son

28 JACQUES PANTALÉON

administration diocésaine. Les chanoines regardés, selon l'ex- pression du concile de Trente, comme le sénat de l'Église, habitaient à Liège comme à Laon, des cloîtres qui se compo- saient de maisons particulières et ne laissaient pas néanmoins de former une enceinte séparée et même fermée de portes. Ils ac- cueillirent le nouvel archidiacre avec de vives démonstrations de joie et de respect; ils le virent bientôt, modèle de ferveur, de pénitence et de régularité, les dépasser dans les voies de la perfection chrétienne, assister avec l'allégresse d'un ange à tous leurs offices, s'unir à toutes leurs veilles, partager tous leurs travaux. La cathédrale de Liège, comme celle de Laon, offrait naguère des vestiges du cloître Jacques Panlaléon conversait avec ses vénérables collègues, à la manière des péripatéliciens, le long des arcades gothiques et sous les om- brages du préau. Plusieurs d'entre eux aspiraient comme lui à réprimer les attaques contre le dogme de la présence réelle et à raviver celte croyance génératrice de la piété catholique. Le docte archidiacre sut discerner ces athlètes de la foi, les associer à ses vues et les faire collaborer à ses projets1.

Parmi les hommes éminenls qui lui prêtèrent le concours de leurs lumières et de leurs vertus, l'histoire remarque sur- tout Hugues de Saint-Cher, provincial des dominicains de France. Ce docteur, natif de la Bourgogne cisjuranc, avait étudié et professé en même temps que Jacques Panlaléon, à l'Université de Paris. Après avoir rendu beaucoup de services à son Ordre par la fondation de nombreux monastères, et sur- tout par ses travaux exégétiques, il fut créé cardinal par Innocent IV ; c'était le premier dominicain revêtu du chapeau. Comme les évéques qui l'avaient souvent appelé dans leurs conseils les papes Grégoires IX, Innocent IV et Alexandre IV

1. Dispositorque domus, semper provisus agendis, Sollicitus faclis iogcnioque docens. Transcendendo modum vigilans, patiensque Iaboris, Vix poterant ejus tempora taota pati. lntendcns precibus per tempora ccrla, tôt ejus Virtulcs quas lu corde notare potes. Theodokicus Vallicoloris, In vild Urbani IV, apud Papvrhjm Massonum, folio 229

ARCHIDIACRE. 29

l'utilisèrent pour diverses négociations importantes. L'infati- gable moine consacrait à l'étude tous les moments que lui laissaient les missions confiées à sa sagesse et à son activité. Aussi ses œuvres, surtout celles qui ont rapport à la sainte Écriture, lui valurent-elles, dès son vivant, le glorieux sur- nom de Père des concordances.

Jacques Pantaléon et son célèbre ami Hugues de Saint-Cher savaient si bien entremêler les divers exercices de l'intelli- gence et du cœur, qu'ils s'offraient l'un à l'autre un aide et un délassement. A la lecture succédait la prière vocale; à la prière, l'étude; à l'étude, la méditation; ces labeurs, nour- riciers de l'âme, se prêtaient un mutuel enchantement. Juste- ment renommés à Liège comme les plus habiles maîtres dans la vie intérieure, ils ne faisaient qu'appliquer à la direction des personnes pieuses des conseils dont ils connaissaient, par expérience, l'efficacité , et des moyens dès longtemps mis en œuvre pour leur propre avancement dans la voie des parfaits. Julienne l'hospitalière, Eve la récluse, et Isabelle de Huy, an- géliques jeunes filles qui se dérobaient au monde pour mieux se donner à Dieu, les avaient choisis pour guides spirituels^

Julienne, religieuse du Mont-Cornillon, mettait ses délices dans la lecture de saint Augustin et de saint Bernard. Le commentaire si onctueux, si tendre, du Cantique des cantiques avait allumé en elle un ardent amour envers le divin Époux des âmes pures; elle gémissait, elle pleurait, dans le secret de sa cellule, sur l'aveuglement des hommes qui méconnaissaient l'excellence et les effets merveilleux de l'Eucharistie; elle ne pouvait se consoler, parce qu'elle voyait le monde outrager par ses froideurs et par ses blasphèmes l'Emmanuel qui, pour ar- river plus sûrement au cœur faible et timide de ses créatures,

4. Estant archidiacre du Liège, il visitoit souvent trois insignes dames reli- gieuses : Isabelle, béguine de Hue, Eve, recluse au mont St- Martin en Liège, et Julienne, vierge native du mesme païs de Liège, et religieuse de Cisiaux au Mont-Cornillon, proche ladite ville; surtout il faisait des sainctes conférences avec cette dernière à laquelle fut premièrement révélé, en l'an 1230, qu'à la cé- lébration des festes solennelles de l'Eglise en manquoit une spéciale... N. Des- Guerrois, la Sainctelé chreslienne, folio 361.

30 JACQUES PANTALÉON

voile les rayons de sa majeslé infinie et l'éclat de son humanité glorieuse sous les humbles apparences du pain et du vin. De lui vint une dévotion extraordinaire pour le sacrement de l'autel; elle se prenait souvent à s'étonner que l'Église n'eut pas institué une de ses plus belles fêles pour célébrer d'une manière spéciale cette demeure du fils de Dieu au milieu des enfants des hommes; et dans le silence des nuits, toutes les fois qu'elle s'appliquait à l'oraison, la lune brillante lui appa- raissait traversée d'une ligne obscure qui semblait en fractu- rer le globe.

Inquiète de cette vision souvent renouvelée, elle craignit d'être le jouet d'une illusion de l'ange des ténèbres; elle dé- couvrit les peines de son âme à ses supérieurs qui répondirent que la chose était douteuse et pleine de dangers. Les plus dout- ées joies de Julienne, dans son union avec Dieu, furent, dès lors, mélangées d'amertume. Elle conjurait le Seigneur Jésus d'éloigner d'elle cette vision importune ; elle demandait à l'archidiacre Jacques Pantaléon, qui connaissait son tourment intérieur, de l'aider à obtenir la grâce de sa délivrance; mais celui qui la sanctifiait par cette croix, sourd à ses prières, se plaisait à éprouver ainsi la patience et le courage de celle qu'il ne voulait éclairer que plus tard. Il lui inspira même la pen- sée qui devait changer ses angoisses en d'autres plus nom- breuseset plus poignantes. Elle se posa cette question : si, au lieu d'implorer du ciel l'éloignement de celte étrange lumière, il ne serait pas mieux, puisque Dieu permettait toujours sa pré- sence, de prier pour qu'il lui révélât sa mystérieuse significa- tion1.

Un jour, dans un de ses célestes ravissements, elle apprit que la lune représentait l'Église militante; que la tache qui obscurcissait une partie de sa clarté indiquait le besoin d'une

1. Donc nostre archidiacre Jacques estant fort vertueux et familier de saincle Julienne, elle luy déclara beaucoup de choses à advenir, particulièrement luy prédit qu'il viendroit au degré souverain de l'Eglise. N. Des-Guerrois, loco citato.

ARCHIDIACRE. 31

fête nouvelle pour ranimer la foi languissante des fidèles; que le souvenir de l'institution de l'Eucharistie ne devait pas être solennisé le Jeudi-Saint, jour l'Église se trouve comme plongée dans la tristesse et la douleur; mais qu'il fallait consa- crer à la célébration de ce glorieux anniversaire un jour spécial dans l'année ; et cela, pour trois fins principales : la première pour confondre la perfidie des hérétiques ; la seconde, pour réparer les outrages commis envers le divin Sauveur ; la troisième, pour témoigner hautement la foi catholique en la présence réelle.

La première personne à qui Julienne ouvrit son cœur fut la bienheureuse Eve qui vivait retirée en quelque coin solitaire, près de la collégialedeSaint-Martin. La pieuse récluse la supplia de lui obtenir de Dieu des affections semblables. « Oh! non, dit Julienne, il ne vous est pas expédient d'en avoir : elles « ont épuisé toutes mes facultés physiques. Seulement que le « Seigneur vous fasse la grâce d'en concevoir, selon la mesure « de vos forces, afin que votre esprit puisse en expérimenter « la douceur, sans que cela nuise à votre corps. » Dès le moment de cette communication, l'amour d'Eve pour l'Eu- charistie s'enflamma d'une nouvelle ardeur et lui inspira un si vif désir de l'établissement d'une fête solennelle en l'hon- neur du Saint-Sacrement, qu'elle craignait sans cesse que l'en- fer et ses suppôts ne l'empêchassent par leurs efforts. Elle ma- nifesta ses appréhensions à Julienne, qui la rassura complè- tement pour l'avenir. «Ne craignez point, ma sœur, lui dit- « elle; cette solennité serainstituée par l'entremise des humbles. « Sans doute, l'ennemi de tout bien s'y opposera, par lui-même « et par ses sectateurs; mais il échouera, et toutes ses tentati- « ves ne feront que donner plus d'éclat à cette institution. »

Eve, réjouie et fortifiée par cette réponse, n'avait plus d'au- tre pensée que de tourner tous ses humbles et brûlants désirs vers Dieu, pour obtenir de sa majesté suprême d'inspirer au souverain pontife, vicaire de Jésus^-Christ, l'institution de cette solennité. La bienheureuse Julienne, de son côté, s'en ouvrit

32 JACQUES PANTALÉON

à sa compagne Isabelle de Huy, religieuse hospitalière du Mont-Cornillon. « Puisque nous avons dans l'Eucharistie un « ineffable gage de la miséricorde de Dieu envers les hommes, « lui dit-elle, ne serait-ce pas un immense bonheur pour l'E- « glise, si elle honorait, par une fête particulière, ce sacrement « par excellence? » A ces mots, Isabelle, frappée de la physio- nomie singulièrement expressive de Julienne, s'aperçut qu'il se passait dans son âme quelque chose d'inconnu à la sienne. Elle se mit aussitôt à prier pour obtenir les lumières qu'elle n*avait pas. Dieu la favorisa bientôt d'un céleste entretien dont la suavité ne cessa plus d'embaumer sa vie; elle eut désormais la même flamme au cœur que ses deux ferventes amies.

Julienne, élue prieur de son couvent, se sentit plus hardie à parler ; elle consulta de nouveau son directeur Jacques Pan- taléon, initié depuis longtemps à tous les secrets de sa cons- cience ; puis elle s'adressa à Jean de Lausanne, chanoine pieux et influent, pour le prier d'interroger les meilleurs théologiens. Le chancelier de Paris, le dominicain Hugues de Saint-Cher, Gui ou Guyard, de Laon, évêque de Cambrai, et plusieurs autres personnages savants et vertueux furent d'avis que l'ab- sence d'une fête en l'honneur du Saint-Sacrement obscurcis- sait en quelque sorte le doux éclat de l'Église catholique et qu'il convenait de célébrer la divine institution de l'Eucha- ristie plus solennellement qu'on ne l'avait fait jusqu'alors. Robert de Torotte, pressé par ces vénérables docteurs que Julienne avait gagnés à sa cause, convoqua un synode, fut votée la célébration de la Fêle-Dieu dans son diocèse, Tan 1246. Mais il mourut sans avoir publié son mandement sur l'extension du culte eucharistique. Ce douloureux événe- ment ajouta encore aux rudes épreuves que Julienne eut à supporter, tant de la part des religieuses de son monastère que de la part des habitants de Liège. La pauvre prieure se vit même obligée de quitter son couvent et d'errer, avec quelques compagnes fidèles à son malheur, en divers asiles qui ne cessèrent de leur être disputés. Elle souffrit toutes les perse-

ARCHIDIACRE. 33

exilions avec une constance héroïque, et mourut dans l'exil le 5 avril 12581.

L'ordonnance du prélat défunt serait probablement restée sans exécution si Jacques Panlalôon ne s'en était pas sérieu- sement occupé, et si son docte ami, le provincial Hugues, cardinal-prêtre de Sainte-Sabine, nommé légat du pape dans la Basse-Allemagne, n'était venu à Liège et n'avait recom- mandé la fête nouvelle, non-seulement dans la ville, mais encore dans toutes les églises de sa légation2 :

« Lorsque, pesant dans la même balance, dit-il dans sa « lettre du 29 décembre 1252, les mérites du genre humain « et les bienfaits du Créateur , nous réfléchissons que les « bienfaits excèdent les mérites, autant et plus que l'océan « surpasse en immensité une goutte de rosée , nous sommes « frappé d'étonnement et nous tremblons d'effroi. Ce n'est pas « sans motif, puisque le jugement de la droite raison nous t donne à entendre que si l'homme se liquéfiait au service de « Dieu, comme la cire fond à l'ardeur du feu, il ne pourrait « lui rendre aucun tribut digne de sa Majesté suprême. Après « nous avoir créés, il nous éleva en quelque sorte à la condi- « lion des Anges. Ensuite, il résolut de prendre la forme d'un « esclave; et, triste de nous voir enchaînés sous la puissance « du démon, il unit la chair humaine à la divinité dans le « mystère de son Incarnation ; il versa son sang d'un prix « inestimable, afin de nous délivrer de la servitude nous « gémissons. Ce n'était point assez pour rassasier l'amour de « l'Homme-Dieu à notre égard; il nous laissa son corps cou- « vert des espèces sacramentelles comme d'un voile très-pur... « Quoiqu'on fasse tous les jours mention de ce prodige ado- « rable dans le sacrifice de la messe, il est juste et utile néan-

i. Acla sanctorum des Bollanoistes, 5 avril.

2. Nostre archidiacre, cognoissant au jugement de plusieurs hommes de bon esprit et vertu, oulre le sien, que cette Julienne du Mont-Cormillon vivoit en très-saiocle fille dans l'esprit de Dieu, et tous les mieux advisez la disoient saincte; il célébra particulièrement au païs de Liège cette solennité de la Fôte. Dieu pour sa dévotion. N. Des Guerrois, la Saine letê chreslienne, folio 36t.

3

34 JACQUES PANTALÉON

« moins que chaque année, on en célèbre une fête plus spé- « ciale que celle de la Cène. C'est pourquoi nous statuons que « dans toute l'étendue de notre légation, vous la fassiez « observer la cinquième férié après l'octave de la Pentecôte ; « et, afin que les fidèles se portent à cette solennité avec fer- « veur, nous leur accordons cent jours d'indulgences. »

La célébration de la Fête-Dieu n'en continua pas moins à languir dans la plupart des paroisses. Le chapitre de la cathédrale de Saint-Lambert, malgré le zèle que déploya Jacques Pantaléon pour le rendre favorable à la solennité, s'efforça même de la faire abroger. Une semblable épreuve ne s'expliquerait pas mieux que la persécution suscitée contre la bienheureuse Julienne, si l'on ne connaissait le déplorable épiscopat de Henri de Gueldre, plus propre au métier de la guerre qu'aux fonctions du sacerdoce. Sa demeure, flanquée à ses trois angles de grosses tours en forme de pavillons, ren- fermait deux vastes cours entourées de galeries voûtées, au- jourd'hui lugubres et silencieuses ; les piliers en can- délabres et les larges arcades rappelaient l'ornementation architecturale des splendides palais des ducs de Venise. Dans cette résidence féodale, Henri de Gueldre, plus habile à manier l'épée que l'encensoir, avait d'un côté sa chapelle, de l'autre la salle de ses gardes. L'aspect sombre et farouche de ce château-fort éveillait le sentiment d'une fière domination plutôt que d'un pouvoir paternel. Aussi, par ses mesures vexatoires, provoqua-t-il souvent les murmures et les révoltes des habitants de Liège; et, sous son règne plus militaire qu'ecclésiastique, il s'introduisit dans le clergé des villes et des campagnes de son diocèse une grande licence qui empê- cha l'établissement définitif de la Fête-Dieu.

Cependant Pantaléon avançait dans la voie des honneurs. De Liège il se rendit à Rome, où, depuis ses voyages en Ita- lie pour les affaires du chapitre de Laon , il avait entre- tenu de constantes relations avec tout ce qu'il y avait de grand et de vertueux dans la capitale du monde catholique. Innocent IV l'honora de sa confiance ; il le nomma successive- ment chapelain du Vatican et trésorier de la basilique de

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Saint-Pierre, vers 1243. Les papes avaient, dès cette époque, en leur double qualité de chef suprême de la chrétienté et de prince souverain des Etats de l'Eglise, une double cour avec un double personnel. Aux degrés inférieurs de ce per- sonnel de leur maison se trouvaient, entre autres, les prêtres qui remplissaient une charge analogue à celle des chapelains épiscopaux ; ils s'employaient par conséquent à diriger les cé- rémonies dans les solennités le Saint-Père officiait dans tout l'appareil de sa magnificence. Cette marque d'affection et d'estime qu'obtint l'archidiacre de Liège l'attacha pour jamais au pape Innocent IV et eut ainsi une influence décisive sur son sort.

Jacques Pantaléon occupait ce poste , lorsque sa sœur Sy- bille, abbesse de Montreuil-de-Laon, le supplia affectueu- sement de lui procurer l'image de la sainte Face déposée au trésor du Vatican. Le pape s'y refusa ; mais il permit à son chapelain d'en faire tirer une copie, ajoutant qu'il voulait être lui-même témoin du travail du peintre, soit pour donner plus de poids à l'ouvrage par sa présence, soit peut-être par une espèce de pressentiment du miracle que le Seigneur Jésus devait opérer en faveur de ses épouses les bernardines de Montreuil. Au'jour fixé, Sa Sainteté, accompagnée des princi- paux officiers de la cour papale, se rendit à l'église Saint-Pierre. On descendit la Véronique d'un endroit assez élevé elle était exposée à la vénération des pèlerins. L'artiste s'approcha de l'image miraculeuse; il allait, avec son pinceau, en ébaucher les premiers traits, lorsqu'il tomba subitement à la renverse et demeura évanoui. La nombreuse et brillante assemblée, frap- pée de cette scène inattendue, resta stupéfaite. L'étonnement redoubla, quand le peintre, revenu à lui, voulut de nouveau se mettre à son ouvrage. On s'aperçut qu'une main invisible avait formé, pendant son évanouissement, un tableau d'une si par- faite ressemblance qu'on l'aurait pris pour la Véronique même. Jacques Pantaléon s'empressa de l'envoyer aux religieuses de Montreuil avec une lettre autographe dont voici la teneur :

« Aux vénérables sœurs bien-aimées en Jésus-Christ, à

3.

30 JACQUES PANTALEON

c l'abbesse et aux religieuses du couvent de Montreuil , « Jacques de Troyes, chapelain de notre saint Père, souhaite « le salut, la jouissance et la claire vision du bien après le- « quel elles soupirent. Nous avons appris, par notre très- « chère sœur, que vous brûliez d'une ardent désir de possé- « der la figure de notre. divin sauveur dans l'espérance « que sa contemplation vous animerait d'une nouvelle fer- « veur et rendrait vos affections plus pures.

« Nous donc qui, de très-bon cœur, voudrions procurer « toutes choses capables de vous faire acquérir la grâce de « Dieu en ce monde, et à l'avenir l'éternelle gloire, nous vous « envoyons, pour satisfaire de tout notre pouvoir au pieux « désir de notre dite sœur bien-aimée , la reproduction de t cette sainte Face. Ne vous étonnez pas de la trouver d'une « couleur obscure et basanée; si ceux qui respirent un air « tempéré et habitent des lieux agréables ont la chair blanche « et un corps délicat; ceux, au contraire, qui travaillent per- « pôtuellement dans les champs, ont la figure hâlée, altérée et « comme noircie par la brûlante chaleur ; ainsi cette bien- « heureuse face porte l'empreinte du feu des tribulations qu'a « endurées notre Seigneur, lorsqu'il travaillait pour notre « rédemption dans le champ de ce monde mortel.

« C'est pourquoi nous vous prions avec instance de rece- « voir cette image comme la sainte Véronique, ou comme sa « véritable ressemblance; honorez la par votre piété ; que sa « contemplation vous rende meilleures; souvenez-vous de « nous dans vos prières et vos méditations. Fait à Rome, le 3 « juillet de l'an grâce 1243, le lundi après la fête des saint? t apôtres Pierre et Paul1. »

Jacques Pantaléon appelle cette image la Véronique; ce nom, qui signifie véritable image, a été donné souvent à la sainte face de Montreuil. De graves auteurs pensent qu'elle est une copie d'une ancienne effigie du Sauveur, qui se conserve à Rome, dans l'Église de la Scala sancta, près la basilique de

1. Gallia christiana, tome X, Instrumenta., page 198.

ARCHIDIACRE. 37

Saint-Jean-de Latran. Celle église était, en effet, au treizième siècle, la chapelle du pape dont Jacques Pantaléon avait spé- cialement la garde. La sainte Face deMontreuil n'est pas la re- production de la Véronique proprement dite, miraculeusement imprimée par la figure même de Jésus, dans le trajet du pa- lais de Pilate au mont du Calvaire ; celle-ci se conserve à Saint- Pierre du Vatican; et la sainte Face de Montreuil n'est nulle- ment faite sur le même dessin. Elle n'en est pas moins remar- quable par la finesse des traits et par l'ensemble de la com- position. Une inscription en langue slavonne, qui signifie voile ou couvre-chef du Sauveur, nous parait indiquer que cette ancienne image est l'œuvre d'un de ces artistes bysantins qui exerçaient en Italie l'art de la peinture, antérieurement aux cé- lèbres écoles de cette contrée1.

Il serait difficile d'exprimer avec quelle sainte joie, avec quelle vive allégresse l'abbesse Sybille et ses religieuses reçu- rent le portrait sacré de leur divin Époux; elles redoublèrent leurs mortifications à la vue de ce modèle achevé d'une vie vraiment, pénitente; en considérant ce front empreint d'une majesté calme, ce regard profond et triste, celte physionomie pleine d'une résignation héroïque , celte bouche décolorée, mais entr'ouverte pour exhaler, avec le dernier soupir, les paroles du pardon, elles comprirent, mieux que jamais, les souffrances volontaires et chrétiennement acceptées. « On peut « affirmer, avec justice, qu'à cause de celle austère abbaye de « femmes, dit Herman, moine de Saint- Vincent, chroniqueur « contemporain, l'Église de Laon mérite la prééminence sur « toutes les autres. C'est qu'on voit des personnes délicates « exécuter la parole de l'Évangile : le royaume des deux souf- « fre violence. Elles méprisent souverainement les choses ter- « rostres; elles triomphent non seulement des séductions du « monde, mais de l'infériorité du sexe; elles laissent tous les « vêtements de lin pour n'user que des habits de laine. Pour se « procurer la subsistance, elles labourent la terre, elles arra-

1 . Lequecx, Antiquités religieuses du diocèse de Soissons et Laon, tome I, page 300.

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« chent les ronces et les épines de leurs propres mains ; elles dé- frichent la forêt , elles manient la hache et le noyau par un t rude labeur; et, pendant le travail, elles observent le silence « perpétuel. Tandis qu'un grand nombre d'hommes jeunes et « robustes n'osent affronter la règle des Cisterciens, elles l'ont « embrassée généreusement avec une pleine liberté. C'est une t imitation du neuvième chœur des anges, on peut les appeler « des séraphins; car, si elles n'étaient pas embrasées de l'a- t mour divin, elles ne soutiendraient jamais un genre de vie « inconnu jusque à des femmes; aussi communiquent-elles à « d'autres le feu sacré qui les consume l. »

Douze ans après la solennelle réception de la sainte Face, l'abbé des Dunes, monastère de Flandre, pour relever l'éclat de la dédicace de son église nouvellement construite, pria la sœur de Jacques Pantaléon, encore abbesse de Montreuil, de lui prêter la miraculeuse image; on assure qu'apportée dans le nouveau sanctuaire, elle fut environnée d'une auréole si res- plendissante que, pendant la nuit suivante, le rejaillissement de ses rayons illumina tout le pays. Dès ce moment, une foule in- nombrable accourut en pèlerinage au couvent de Montreuil l'on replaça la précieuse relique. On recourait spécialement à elle dans les maladies des yeux. Malheureusement des guer- res longues et désastreuses obligèrent les filles de la vénérable Sybille d'aller chercher un refuge dans différentes villes. Vers le milieu du dix-septième siècle , elles obtinrent de se fixer dans une ancienne maladrerie située au pied de la montagne de Laon. Ce fut en ce lieu qu'un grand nombre de malades et d'infirmes continuèrent à visiter l'antique image, jusqu'à ce qu'un dernier et terrible orage vint chasser et disperser les infortunées religieuses. On réussit à soustraire la sainte Face aux profanations; elle est présentement exposée dans la cathé- drale de Laon à la vénération des fidèles.

Hbrmanus, Demiraculis sanclœ Mariœ Laudunensis, liber III, cap. 17.

III

Jacques Pantaléon assiste au concile de Lyon en 1245. Il prend part aux déli- bérations arec lesévéques de la Champagne. Il est envoyé en Allemagne. Des chevaliers le dévalisent et le font prisonnier. 11 s'embarque pour la Terre sainte avec Louis IX. Il a une seconde mission dans l'Allemagne du nord. Il pose les bases de la civilisation chrétienne en Prusse. Il soutient Innocent IV dans la lutte du Sacerdoce et de l'Empire.

La lutte du Sacerdoce et de l'Empire, grand drame com- mencé par la querelle des investitures, continuait avec achar- nement, lorsque le cardinal-prêtre Sinibaldi-Fieschi, d'une des premières familles de Gênes, fat élu pape le 25 juin 1243. Ses nombreux parents étaient connus pour être les amis de Frédéric II, empereur d'Allemagne. Lui-même, quoiqu'il eût choisi le nom d'Innocent IV pour annoncer l'attitude qu'il pensait devoir prendre au milieu des graves difficultés du temps, s'était acquis de bonne heure la bienveillance et l'es- time des Hohenstaufen.

Son principal soin, dès qu'il eut pris possession de la Chaire de saint Pierre , fut de terminer le conflit survenu entre Frédéric II et le Siège apostolique, et de rétablir la paix dans toute la chrétienté. Four cela , il s'était attaché Jacques Pan- taléon dont l'éloquence insinuante et la haute vertu pouvaient le seconder efficacement dans son projet de réconciliation. Trompé, comme ses prédécesseurs, parles perfides promesses de l'empereur d'Allemagne, il crut ne pouvoir être en sûreté que sur le sol de la France, l'asile ordinaire des illustres proscrits. Il aurait voulu se mettre sous la protection de saint Louis et s'établir sur les terres de sa domination, à Reims, la ville du sacre. Mais, si la tendre compassion, que le pieux monarque ressentait pour les chagrins du père commun des fidèles, lui conseillait de le recevoir dans ses États, beaucoup de raisons politiques s'opposaient à ce filial accueil.

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Seule, dans ce délaissement, la ville de Lyon pouvait offrir au pape un refuge. Cette ville, quoique impériale, ne recon- naissait pour seigneurs temporels que ses archevêques. D'ail- leurs, par sa position entre la France et l'Allemagne, par le voisinage de l'Italie, de l'Espagne, de l'Angleterre, du Lan- guedoc et de la Provence, nulle cité ne paraissait plus propre à un concile général. D'anciens exemples d'hospitalilô affer- missaient encore la confiance d'Innocent IV. Anselme, arche- vêque de Cantorbôry, avait obtenu la plus noble réception à Lyon où, plus tard, un de ses successeurs, saint Thomas, devait trouver un généreux séjour. Le souverain pontife s'installa dans le cloître de Saint-Just, magnifique et spacieux édifice destiné au logement des têtes couronnées. Des rem- parts à créneaux , flanqués d'énormes tours en pierres car- rées, formaient l'enceinte du paisible monastère bâti sur une colline, aux bords du Rhône. Au-dessus, une forteresse, éprouvée par plusieurs sièges, semblait comme une seconde sentinelle prêle à défendre l'asile du vénérable exilé.

Une fois établi dans cette résidence avec son chapelain Jac- ques Pantaléon et les cardinaux fidèles à sa fortune, vers la lin de 1244, le souverain pontife y convoqua un concile œcu- ménique pour le 24 juin 1245. Parmi les plus empressés à se rendre à son appel, on cite les prélats de la Champagne : Gilon Cornut, de la noble maison de Villeneuve- la-Cornut, près Montereau, archevêque de Sens; Juhel de Mayenne, de la famille des seigneurs de Matefelon, archevêque de Reims; et plusieurs de leurs suffraganls. Innocent IV avait écrit, dès le mois de janvier 1245, aux chanoines et au métropolitain de Sens ; il leur représentait l'Eglise, animée de la sagesse et de la puissance de son divin Fondateur, comme prédestinée à faire régner la justice dans le monde, et, par la justice, à étouffer parmi les hommes les divisions qui les empêchent de jouir de la tranquillité de l'ordre. Il cherchait, leur disait-il, comment dissiper l'horrible tempête qui mettait la barque de Pierre en péril. Puis, sans entrer dans les détails, il donnait

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pour motifs de la réunion du concile la triste situation de l'Empire romain, les persécutions des Sarrasins et des Tar- lares, les secours prompts et efficaces que réclamaient les chrétiens de la Terre sainte1.

A peine le pape eut-il rassemblé les pères du concile dans une conférence préliminaire, que Jacques Pantaléon s'em- pressa de se concerter avec les évoques de sa province natale. Tous jurèrent de défendre avec un courage inébranlable les intérêts du catholicisme et de se prononcer énergiquement contre l'implacable ennemi de Rome2.

Le première session solennelle ne s'ouvrit que le mercredi 28 juin, vigile de la fête des saints Apôtres. Après la célébra- lion de la messe, Innocent IV, debout sur son trône, la tête ceinte de la tiare resplendissante de pierreries, comme aux jours de sa plus éclatante puissance, promena des regards tristes, mais assurés, sur l'assemblée. « 0 mon Dieu, s'écria-t-il avec David, vous avez proportionné la grandeur de vos conso- solations à la multitude de mes douleurs ; » Puis, avec Jérémie : « 0 vous tous qui passez par le chemin, considérez et voyez s'il y a une douleur comme la mienne t » Ensuite il déclara que cinq plaies déchiraient l'Eglise comme autrefois le corps du Christ sur la croix ; c'étaient : les dérèglements des pasteurs et des peuples, l'insolence des Sarrasins, le schisme des Grecs, la cruauté des Tartares et les crimes de Frédéric IL Si le dernier mal n'était pas le plus grand de ceux que le vicaire de Jésus Christ eut à déplorer, il croyait du moins le concile plus en état d'y remédier efficacement qu'à tous les autres; il en fit son objet capital ; il ne pouvait y songer sans verser des torrents de larmes, ni en parler que d'une voix en- trecoupée de sanglots.

i. Annales ecclesiaslici , auctore Odorico Raynaldo, tome XIII, ami. 1245.

2. Canonicum post hœc suscepit et Archilevilam,

Lugdunum lanli noverat acta viri.

Theodoricus Vallicoloris, in vild Urbani IV} apud Papir. Masson; folio 229.

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Les débats qui remplirent les trois sessions du concile prou- vèrent avec la plus éclatante évidence que Frédéric avait par- ticulièrement mérité les peines canoniques les plus rigoureuses par quatre sortes de crimes : le parjure, le sacrilège, l'hérésie et le défaut de fidélité au saint Siège, en qualité de feudataire. Thadéede Suessa, chef du conseil impérial, esprit ingénieux, homme actif et intelligent, surnommé chevalier docteur dans l'étude des lois, s'épuisa en subterfuges pour la défense de son maître ; mais toute son éloquence, digne d'une meilleure cause, ne put justifier l'empereur. Ne voyant plus d'autre ressource, il en appela, au nom de Frédéric, au futur concile universel. « Thadée, répliqua le pape, il suffit du concile « présent composé d'illustres personnages , tous venus « des divers pays du monde chrétien. On ne saurait imputer « l'absence des autres qu'aux violences de votre maître. Il « n'est donc pas juste de retarder la sentence de déposition t qui doit être prononcée contre lui, d'assurer un avantage « nouveau à sa mauvaise volonté, sans que personne puisse rien « gagner à sa duplicité. » Puis, récapitulant tous les griefs qu'il avait contre l'empereur, Innocent IV finit par ces ter- ribles paroles :

« En vertu du pouvoir de lier et de délier queJésus Christ « nous a conféré en la personne de saint Pierre, s'écria- t-il, « nous déclarons Frédéric destitué de ses honneurs et de ses « dignilés pour s'être rendu indigne, par ses crimes, du pou- « voir suprême ; et, par conséquent, déchu de l'empire et de « ses royaumes ; nous absolvons et libérons, à perpétuité, de « leur serment tous ceux qui lui ont juré fidélité; nous défen- « dons, sous peine d'excommunication, de lui obéir en quoi t que ce soit, de lui prêter aide, protection ou faveur ; enlin, t nous ordonnons à ceux qui, dans l'empire, jouissent du droit « électoral, de procéder librement à l'élection d'un autre em- « pereur ; quant au royaume de Sicile, nous y pourvoirons t avec le conseil de nos frères. »

La plupart des évoques souscrivirent à cette terrible sen-

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tence; mais les ambassadeurs impériaux demeurèrent pendant quelque temps frappés de consternation. Thadée de Suessa, pourpre d'indignation, sortit à leur tête, en proférant ces mots : « Jour de courroux, jour de calamité et de misère ! » L'empereur apprit, en se rendant de Vérone à Turin, le nou- vel anathême qui venait d'être lancé contre lui. Pâle, trem- blant de colère : « Le pape, dit-il aux barons de sa suite, pré- tend m'avoir privé de mes couronnes; sont-elles ?... » Ouvrant alors les écrins précieux qui les renfermaient, il s'en approcha à cause de sa vue faible, les contempla longtemps, puis s'écria ; « Voyez si elles sont perdues? » Ensuite, les pla- çant toutes deux sur sa tête rousse et chauve, il se releva, les yeux étincelants : « Jamais, dit-il, non jamais on ne les arrachera de ce front, sans que le sang coule à flols... »

En face de la lutte mortelle qu'un pareil arrêt devait né- cessairement entraîner, Innocent IV proclama qu'il était prêt à affronter le martyre pour soutenir la volonté du concile; afin que les cardinaux se souvinssent de cette espèce de testa- ment solennel, il leur donna à cette occasion le chapeau rouge; cependant ils ne s'en servirent pour la première fois qu'un an plus tard, lors d'une entrevue entre le pape et Louis IX. Ainsi finit ce fameux concile Jacques Pantaléon se distin- gua comme canonisle et comme théologien, surtout dans les conférences particulières qui remplissaient les intervalles des sessions1.

Des historiens prétendus libéraux ont critiqué amèrement la sentence de déposition portée contre Frédéric IL Ils auraient dû, avant tout, dans l'examen de celte foudroyante sentence, laisser de côté les principes et les idées de notre temps et se rappeler ceux du moyen-âge. Dans quelle situation se trouvait l'empereur? Il était resté sous le poids de l'excom- munication; au lieu de réparer ses torts et de chercher par un repentir sincère à mériter son absolution, il s'était livré à de

f. Don Calmet, Histoire ecclésiastique cl civile de Lorraine, lome II, page 115.

M JACQUES PANTALÉON

nouveaux excès. Or, dans ce cas, le pape était autorisé par la législation générale des États chrétiens, et spécialement par la loi germanique, à priver l'empereur de ses titres, de ses hon- neurs et de sa dignité. Innocent IV en usa, dans le plein exer- cice de son pouvoir, au concile de Lyon ; personne, ni les évêques, ni les ambassadeurs, ni les clercs, ni les laïcs, ne lui en contestèrent le droit. Thadée lui-môme, ce chaud et élo- quent défenseur de Frédéric, n'éleva aucun doute sur ce point; il fit môme l'aveu implicite de la compétence du tribunal, par un appel à un concile plus général. Que le souverain pontife ait prononcé seul la sentence sans l'approbation des pères du concile, peu importe ; l'objection qu'en ont tirée Fleury et Bossuet, fut-elle fondée, n'est d'aucune valeur, puisque le pape agissait d'après un droit qui lui appartenait et que Bossuct lui-même a reconnu. D'ailleurs elle ne repose sur aucune preuve. L'assentiment unanime des évoques, au contraire, est rapporté par plusieurs auteurs contemporains1.

La lutte longue et acharnée que les papes soutenaient tout à la fois pour l'indépendance nationale et pour la civilisation chrétienne, les contraignit souvent à frapper de fortes contri- butions sur les peuples catholiques. Chassés de leur capitale, dépouillés de leurs possessions territoriales, assaillis de deman- des qui leur arrivaient de toutes les parties du monde, il leur fallait pourvoir à la subsistance d'un nombreux clergé, indem- niser leurs auxiliaires des pertes essuyées dans la défense du saint Siège et fournir l'argent nécessaire aux armées pontifi- cales. Pour subvenir à ces dépenses considérables, les papes n'avaient que les offrandes spontanées des fidèles et les taxes prélevées sur les bénéfices ecclésiastiques. InnocentlVse trou- vait donc dans la plus grande pénurie pécuniaire : la guerre et les confiscations avaient presqu'entièremenllari la source de ses finances; il était obligé de soutenir, autant que possible, ses fi- dèles partisans d'Allemagne et d'Italie contre les Hohenstaufen. Dans cette triste situation, il envoya son chapelain Jacques •. Jager, Histoire de l'Eglise catholique en France, tome IX, livre ixxx.

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Panlaléon en Allemagne i, afin d'en lirer des secours pécu- niaires et pour mettre un frein aux entreprises tramées par la faction tudesque contre la papauté. Le sceptre de l'Em- pire était alors disputé par des rivaux irréconciliables : par le gibelin Philippe de Souabe , fils de Frédéric Barberousse, et le guelfe Othon IV, de la famille de Brunswick ; par Ûtbon et Frédéric II; par Conrad TV, duc de Souabe, et Guillaume, comte de Hollande. Les partisans de la maison impériale de Souabe, irrités de l'influence qu'exerçait le légat sur les prin- ces de la confédération germanique, lui dressèrent des em- bûches. Quelques chevaliers afîîdés se saisirent de lui, le dé- valisèrent, l'accablèrent d'outrages et le jetèrent en prison. Dans la suite, Jacques Pantaléon, parvenu au pontificat su- prême, se trouvait en position de se venger; mais, à l'exem- ple du divin Crucifié, il pardonna généreusement à ses per- sécuteurs, ainsi qu'il le raconte lui-môme dans une lettre au prieur des Dominicains du diocèse de Trêves :

« Dans l'ornement du souverain pontife, dit-il, nulle pierre « précieuse ne brille avec plus d'éclat que l'humilité, reine « de toutes les vertus , resplendissante enlre toutes les cou- « ronncs des justes, la plus agréable et la plus méritoire « aux yeux de la divine Majesté. La bonté du céleste Agneau « nous a rendu si aimable cette vertu, l'honneur du ciel « et de la terre, elle Ta tellement imprimée dans nos sen- « timents avec les marques d'une charité sincère, que nous « retranchons de notre cœur toutes les épines de rancune « qui auraient pu y croître, et que nous y établissons, sur « les bases les plus solides, l'amour de ceux quiont affligé « notre innocence par des calomnies et bien des fois par de « graves dommages. En effet, à une époque notre pré- « décesseur Innocent IV , d'heureuse mémoire , résidait à

1. Sane tune lemporis quo felicis recordationis Innocentius papa praedecessor noster Lugduni manebat , nos qui archidiaconatûs leodiensis oflicio eodem tempore fungebanmr, de speciali mandate- ad parles Allemanniaj pro quibusdam Eeclesiae Romans negociis aeeedentes...

Epist. UrbanilV, Annales ecclesiastici, auctore Odorico Raynaldo, tom. XIV.

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Lyon nous remplissions nous-même les fonctions d'ar- chidiacre de Liège, nous reçûmes la mission spéciale d'al- ler en Allemagne pour y régler les affaires de l'Eglise romaine. Quelques chevaliers, Herman-le-Vieux, Herman- le-Jeune, Conrad et Evrard, accompagnés d'autre complices, tous du diocèse de Trêves, s'emparèrent de notre personne, nous enlevèrent nos chevaux, notre argent et tous nos ba- gages ; puis ils nous firent mettre en prison. C'est à la pro- tection de la très clémente Reine des cieux que nous devons notre délivrance.

t Nous avions déjà depuis longtemps accordé l'absolution au plus âgé de nos persécuteurs. Les autres, touchés de Dieu, nous ont informé, avec beaucoup de repentirdu passé, qu'ils étaient prêts à réparer le tort qu'il nous ont causé dans nos biens et l'outrage qu'ils ont fait subir à notre hon- neur. Comme ils ne peuvent se transporter en notre présence, ils nous supplient de nous servir de votre minis- tère pour les absoudre. Elevé par la divine Providence à la sublime, mais redoutable dignité dont nous n'étions pas digne, et qui nous oblige à aimer nos ennemis et à les secourir, nous vous commettons pour lever l'excommuni- cation qui pèse sur eux ; après quoi, vous leur déclarerez que nous leur remettons entièrement la peine due à leur conduite injurieuse, et que nous les tenons quittes de la restitution de ce qu'ils nous ont enlevé ; toutefois, vous leur enjoindrez de ne plus se rendre coupables, à l'avenir, de pareilles violences». »

Le bruit des luttes entre Rome et l'Allemagne avait traversé les mers et contristait profondément les chrétiens de la Palestine ; ils désespéraient de voir arriver les secours promis

1. Gemma nulla splendidior in summi pontificis ornatu geritur, quàm sil lm- mililas regiaa virtutum omnium, et corooa prœfulgida electorum, necnou divinœ gratissima majestalis oculis, et perpétua mcritoria claritatis. Hanc et enim cœli decus et terrée decorem cœlestis A gui bcnigoilas ità nobis per suam gratiam amabilem reddidil, et nostris affectibus cum sineerœ caritatis insiguis alligavit, quùd spinam omnis odii, seu raucoris, à corde nostro praecidimus.... Epiât. Urbani, Annales ecclesiaslici, auctore Odoiuco Raynaldo, tome XIV.

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depuis si longtemps, lorsqu'en 1248 les grandes rumeurs de la croisade de saint Louis, qui allait partir d'Aigues-Mortes, répandirent la joie et l'espérance dans les cœurs de ces mal- heureux chrétiens qui avaient tout à souffrir du joug musul- man. Parmi les chevaliers qui, de toutes parts, quittaient leurs domaines pour se réunir auprès de leur jeune et pieux mo- narque, il y avait l'élite de la noblesse de Champagne. Jean, sire de Joinville, naïf et charmant historien de cette expédition; son suzerain Thibaut IV, roi de Navarre, à la fois poète et mu- sicien ; son cousin Jean, sire d'Aspremont ; son principal ban- neret Hugues de Tricastel ; Gauthier, dit le Grand, comte de Brienne; Jean Ier, dit l'Espérance, comte de Rethel; Hugues de Châtillon, surnommé le Bon et le Vaillant, comte de Blois et de Saint-Pol par Marie d'Avesne, son épouse ; Henri de Brienne, sire de Ramerupt ; Eustache, sire de Conflans, maréchal de Champagne; Gilles de Mailly, à la tête de neuf chevaliers de sa maison, que Louis IX appelait le vieux Mailly ; Evrard de Siverey ; Geoffroy de Sartiges ; Jean de Brienne, grand fauconnier ; Erard de Valéry, connétable de Champagne, promu à la charge de grand chambrier de France sous Philippe-le-Hardi ; tous ces preux Champenois et d'autres encore semblaient n'aller chercher en Orient qu'un tombeau, tant ils se disposaient avec ferveur à paraître en état de grâce devant Dieu. Dans la chapelle de leur manoir, ils se confes- saient et communiaient comme de véritables soldats du Christ; avant de ceindre l'épée et de prendre la lance dans la salle des aïeux, ils réparaient les torts qu'ils pouvaient avoir commis envers leur prochain, se pardonnaient mutuellement leurs of- fenses, abandonnaient leurs biens à leurs hérititiers ou les donnaient aux pauvres. Certes, il est beau de voir ces gentils- hommes, au moment de s'enrôler sous la bannière de la croix, mettre bon ordre à leur conscience : ils veulent être probes avant d'être vaillants; ils veulent n'emporter sous leurs armures aucun remords, et pensent qu'il n'y a pas d'honneur il n'y pas délicatesse et loyauté.

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Le clergé de la Champagne comptait aussi de nobles repré- sentants dans cette expédition guerrière : Jean, doyen de Vassy, qui, à lui seul, tua, sur le champ de bataille, huit Sarrasins; le docte chanoine Robert de Sorbon , fondateur de la Sorbonne; l'archidiacre de Liège, Jacques Pantaléon, qu'Innocent IV nomma, dit-on, légat apostolique pour ac- compagner le royal croisé; Hugues de la Rochecourbon, évê- que-comte de Langres, proche parent de Hugues IX de Lusi- gnan; Jéhul de Mayenne, seigneur de Malefelon, archevêque de Reims, qui n'alla pas plus loin que l'île de Chypre. Quant au légat Jacques Pantaléon, il aurait partagé les malheurs de l'armée française qui, affaiblie par une suite non interrompue de combats, épuisée par la famine, par la peste, succomba aux attaques de l'ennemi près de Massoure; il aurait même été fait prisonnier avec saint Louis, et n'aurait recouvré la li- berté qu'après beaucoup de souffrances et au prix d'une énor- me rançon, en 1250. Sans doute notre héros, animé d'un dé- voûment tout apostolique, eût été heureux de prendre une part active à la croisade du pieux et chevaleresque monarque qui n'entendait pas seulement combattre les infidèles, mais les convertir; les légations de Jacques Pantaléon en Allemagne ne permettent pas de supposer qu'il ait accompagné Louis IX, comme on l'a prétendu1.

Pendant l'expédition de saint Louis en Orient, Jacques Pan- taléon parcourait les cercles de Pologne, de Livonie, de Po- méramie et de Prusse, pour y faire refleurir l'ordre et la paix. Habile dans l'art de pénétrer les hommes, de juger les circons- tances, de saisir les à-propos, de s'aider du temps sans le de- vancer, et de se servir des volontés sans les contraindre, il se trouvait à la hauteur de cette importante mission.

Il s'arrêta d'abord en Pologne, effroyablement dévastée par les Mongols. Quittant les monts de l'Asie, leur berceau, ces innombrables descendants du farouche Gengis-Khan, s'étaient

4. Lkqueux, Chanoine de Paris, Antiquités religieuses du diocèse de Sois6ons et Laon, lova. II, page 25.

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répandas, dès le commencement du treizième siècle, dans l'Europe centrale. La désolation et la terreur les précédaient comme une funeste avant-garde : « Leur colère, disait-on, est pareille au fléau sous la main de Dieu. » Ils mettaient tout à feu et à sang sur leur passage. D'un aspect hideux, carnas- siers par goût et par habitude, semblables à des bêtes fauves, ils se repaissaient de cadavres. Des membres palpitants, ceux des vieilles femmes, surtout, étaient leurs mets favoris. Des milliers de vautours, rassemblés à leur suite, dévoraient les restes de leurs atroces festins. Ces dégoûtantes horreurs avaient lieu encore à l'époque Jacques Pantaléon arriva sur les bords de la Vistule. Boleslas V, duc de Pologne, en- couragé par les exhortations du légat, prit la résolution de soustraire les territoires de Cracovie et de Sandomir à tant de cruautés et de refouler l'invasion de ces hordes sanguinai- res sans cesse renouvelées.

Pendant que l'armée ducale se précipitait à la rencontre des barbares avec cette noble confiance que donnent la valeur et la foi, les diverses régions de la Pologne continuaient à être agitées par les dissensions intérieures et par d'interminables guerres avec les voisins. Swantepolk, duc de Poméranie, l'ami et le protecteur des chevaliers teutoniques, se tourna contre eux1. Secondé par les Prussiens idolâtres, il se livra, dans l'an- née 1247, surtout en Massovie et en Gujavie , à des invasions dévastatrices. Les Lithuaniens et les Saczwiges y exercèrent également d'affreux ravages. Les églises de ces contrées souf- frirent de la manière la plus cruelle de ces incursions perma- nentes des païens qui emmenaient en esclavage une foule de

1. Swantepolcus quoque, Pomeranue princeps, cùm jàm senio confeclus esset, bis crucigerorum successibus, et auctoritate Jacobi Leodiensis archidia- coni legati apostolici adductus, pacem cum eis confirmavit. Venerat autem lùoc is legatus ab Inuocenlio pontifice maximo cùm ad res polonicas componendas tùm ut pontifia a Frederico ex imperalore vehemenler exagitato et afllicto ali- quid subsidii erogarei. Itàque coovocata Vratislaviam episcoporum synode impetravit, ut quinta pars redituura ecclesiasticorum ex tolû Poloniâ in trien- nium ei decernetur... Annal, ecclesiast. posl cardinalem Baronium, tom. XIII, auctore Brovio.

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jeunes gens et les contraignaient d'apostasier. La médiation de Jacques Pantaléon, arbitre aussi impartial qu'éclairé, fit succé- der aux horreurs de la guerre des dispositions plus calmes; la paix ramena le travail des champs et l'industrie des villes; et, à la faveur de cette trêve, le légat pacificateur put s'oc- cuper de la conversion et de l'instruction des habitants encore enveloppés des ténèbres de la barbarie1.

Deux héroïnes polonaises, Hedwige,veuvedeHenrile-Barbu, duc de Silésie, et Gunégonde, épouse de Boleslas-le-Chaste, duc de Cracovie, avaient déjà préparé les voies au pacifique con- quérant des âmes. Toutes deux étaient, dans toute la force du terme, les mères de leur nation, les protectrices de la piété, de la science et des arts. Infatigables dans leurs œuvres de misé- ricorde spirituelle et corporelle, elles fondèrent des églises, créèrent des monastères, élevèrent partout des établissements charitables; elles allaient elles-mêmes servir les pauvres et les malades dans les hôpitaux; elles pénétraient dans les chaumières les plus éloignées de leurs châteaux; elles empê- chaient de presser leurs vassaux et leurs serfs pour le paie- ment des fermages et des redevances; elles assistaient souvent aux audiences des tribunaux, afin de tempérer la sévérité des juges envers les familles infortunées.

Malheureusement les invasions des Mongols et les discordes intestines entravèrent les progrès de cette action civilisatrice. La Pologne dépensait toute son ardeur martiale dans la résis- tance opiniâtre qu'elle opposait aux féroces guerriers du Nord, tandis que toute l'énergie de son esprit national s'épuisait dans les sanglantes rivalités des branches collatérales de la dynas- tie des Piast. Ces troubles civils et ces incursions étrangères

1 . Hinc Pomerania , Livonia , Prussia poscunt

Legatum eu jus provida vita foret...

Qualiter in tanto se gesscrit offîcio cur

Dicam, lœderet eoumerare nimis

Lites sedavit, pacem stabilivit, ab omni

Muueris excutiens accipieote manu. Theodoricus Vallicoloris , in vitâ Urbani IV, apud Papir. Masson., folio 229.

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avaient permis à plusieurs abus de se glisser dans le sein des chrétientés éparses de la Pologne, lorsque le légat Jacques Pan- taléon vint, en 1248, convoquer un synode à Breslau , siège épiscopal delà Silésie1. Foulques, archevêque de Gnésen, s'y rendit avec sept autres prélats : Prandotha, de Cracovie ; Bo- gufald, de Posnanie; Thomas, de Breslau; Michel, d'Uladis- leau; André, dePolck; Nanker, de Lébus; Henri, de Culm.

Depuis rétablissement du christianisme dans ces contrées, le carême commençaitdèsla Septuagésime. Un nombre considéra- ble de fidèles n'observaient pas scrupuleusement ce jeûne an- ticipé. Leur négligence engendrait de fréquentes contestations entre les laïcs et les recteurs des paroisses. Le peuple voulait se conformer à la coutume des Occidentaux ; et les évêques se voyaient quelquefois obligés d'employer les censures ecclé- siastiques pour maintenir dans leurs diocèses l'ancienne disci- pline. Jacques Pantaléon, en vertu de la juridiction dont In- nqcent IV l'avait investi, examina mûrement si l'on devait, durant les trois semaines de la Septuagésime, conserver l'usage de prévenir l'ouverture du carême par les saintes tristesses de la liturgie et par des privations corporelles volon- taires. Il n'y avait plus que les populations slaves qui, par suite de leurs relations avec l'Église grecque, commençaient le jeûne quadragésimal avant l'Église latine. Le légat décida , de concert avec les évêques, qu'à l'avenir les Polonais joui- raient de la permission d'user d'aliments gras jusqu'au mer- credi de la Quinquagésime. Ensuite il demanda , au nom du

1. Infeslantibus Poloniam elhoicis barbaris, qui in Cracovias et Sando- initia' provincins excursiones agebaot; ac pro innalâ adversus fidèles immani- late cœdibus et flammis obvia quœque miscere consueverant... Non immunes bello aliae Poloniœ partes fueruot. Cujavia enim à Swantopelko Pomeraniœ duce vastata, qui vario eventu magnis illatis acceptisque cladibus cum cruciferis bellum gessit. Ad quatn discordiam sopiendam, è quà plura religioni Chris- tian» damna inferebant, Innoceotius Jacobum archidiaconum leodienscm legati munere auclum misit ut inducias, objecta' censurarum religione , adversis partibus tandiù obseryaodas indiceret, donec pro to'.à re componendà , imperia ponteficia excepissent...

Annales ecclesiaslici , auclore Odorico Ràynaldo, t. XIII, ann. 1247.

4.

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pape, le tiers des revenus ecclésiastiques pendant trois ans; et, pour réchauffer le zèle de la brave et généreuse nation des Boleslas et des Casimir, il raconta d'une voix émue les procédés tyranniques de Frédéric et la déplorable situation des États de l'Église; mais les pères du concile, quoique touchés des persécutions continuelles que les Césars alle- mands suscitaient contre la papauté, n'accordèrent que le cin- quième des revenus. Jacques Pantaléon le fit parvenir im- médiatement à Innocent IV par son coopérateur Golcfroid, pénitencier papal1.

Du palatinat de Breslau, lambeau de la Pologne échu de- puis à la monarchie prussienne, Jacques Pantaléon passa en Livonie. Celte région de l'Europe septentrionale, située à l'est de la mer Baltique, entre l'Esthonie au nord et la Courlande au sud, avait déjà reçu ses premiers messagers de la foi : le moine Augustin Meinard; le saxon Berlhold, abbé de Citeaux; l'évéque Albert d'Apeldern, y avaient converti beaucoup d'habitants au christianisme. Ils n'eurent pas le bonheur de voir prospérer leurs efforts. Les Livoniens avaient l'hu- meur mobile. A la moindre occasion, ils recouraient à leurs anciennes pratiques superstitieuses; ils reprenaient les mœurs païennes de leurs ancêtres; et, comme le joug de la foi catholi- que les importunait, ils cherchèrent à s'en affranchir en allant laver dans les flots de la Duna le baptême qui les avait régénérés. Il fallait de prompts et vigoureux secours, si l'on voulait que le christianisme ne périt pas en Livonie, et que les fidèles restés dans ce pays sauvage ne fussent pas persécutés jusqu'à leur entière destruction. Ces secours furent donnés, grâce au zèle apostolique de Jacques Pantaléon ; en homme habile et actif, il assura , pour la défense des chrétiens et

t. In Poloniâ Jacobus leodiensis archidiaconus , aposlolicaî sedis nuncius, synodum apud Uvratisliviam indixit, in quâ, congregatis patribus, romauœ Ecclesiae urgenlissinias nécessitâtes ob Frcderici flagrantem lyrannidem in omnium oculis deCxit ; atque ïnnoccntii nomine , omnium ecclesiasticorum reddituram tertiam partem ad trienniumpostulavil; sed cùm res gravior et inlo- leranda visa esset, quinlam partem illi concedendam patres decreverunt...

Annales ecclesiaslici. Raynald, tom. XIII.

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des églises, l'exislence des chevaliers du Glaive, ainsi nommés à cause de l'épée rouge dont ils ornaient leur blanc manteau. Les Livoniens non encore convertis tentèrent de chasser les ouvriers évangéliques et de déraciner les germes du catholi- cisme; ils échouèrent devant la ferme attitude du légat.

De la Livonie, Jacques Pantaléon propagea la foi sur pres- que tout le littoral de la Baltique, dans les bas-fonds maré- cageux, au bord des grands lacs, au milieu des forêts aquatiques, parmi les peuplades à demi païennes. Elles n'avaient point encore renoncé à la plupart de leurs habitudes barbares. On leur reprochait toujours des goûts sauvages, des mœurs grossièrement dépravées, le mépris de l'agricul- ture, la passion des armes et du brigandage portée jusqu'à la fureur. Il fallait leur apprendre à aimer Dieu et leurs frères, à mener une vie chrétienne, douce et calme au milieu des champs, à défricher et cultiver la terre que leurs pères avaient achetée et fécondée de leur sang.

Le légat séjourna dans la Poméranie, entre le duché de Mecklembourg à l'ouest, la Prusse propre à l'est, le Brande- bourg au sud , la mer Baltique au nord. L'idolâtrée régnait encore dans une grande partie de cette vieille contrée des Venèdes. On y adorait Perkunos, dieu de la lumière et du ton- nerre, Pikollos, dieu des enfers, Potrimpos, dieu de la terre et des fruits. Les fêles de cette espèce de trinité présentaient l'appareil sinistre des sacrifices sanglants; on y offrait même des victimes humaines. Les forces élémentaires de la nature y étaient aussi déifiées : Karko paraît avoir été une divinité des aliments et des festins champêtres ; Pergubrios animait la végétation des herbes et du feuillage; Waisgantfios faisait flotter à hauteur d'homme la récolte du lin et du chanvre; Perlevenu aidait à tracer le premier sillon au temps des la- bours ; Perdoyt daignait accepter des pêcheurs un dîner en poissons dans une grange. Au culte de ces dieux rustiques, les Poméraniens mêlaient des superstitions sanguinaires. Ils punissaient de mort la négligence de ceux qui laissaient

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s'éteindre le feu sacré entretenu danschaquccanton particulier. Ils infligeaient des peines cruelles à ceux qui ne vénéraient pas les animaux tels que les lézards, les grenouilles, les ser- pents. Ils traitaient d'une manière atroce ceux qui endomma- geaient les bois et les bocages. Leurs sanctuaires n'étaient que des places consacrées à l'ombre des chênes ou des tilleuls an- tiques. Jacques Pantaléon dispersa les restes de ce grossier naturalisme trop souvent souillé par des flots de sang; il confondit, dans des discussions publiques, les prêtres du paga- nisme qui avaient conservé une certaine influence sur les populations des campagnes.

Les chevaliers teuloniqucs, bien armés et bien équipés, établis en Prusse pour convertir le pays, secondaient puissam- ment le légat apostolique. Ils bâtissaient des forteresses pour assurer leurs conquêtes, et ils envoyaient, dans les contrées ainsi garanties, des colons qui peuplaient les villes. Depuis 1237, ils s'étaient accrus par la fusion des chevaliers Porte- Glaives de Livonie. Une simple voile de navire, dressée en forme de tente hospitalière, avait donné la première idée de l'institntiGm de ces frères de Sainte-Marie des Allemands, dont bientôt les princes du plus haut rang briguèrent l'hon- neur de devenir chefs. La devise de l'Ordre peignait à la fois son humilité et sa piété : « Mieux vaut être à la porte de la maison sainte, qu'habiter sous les tentes de l'impie. » On re- connaissait les chevaliers teutoniques à la croix noire cousue sur leur robe de laine blanche. Les grands-maîtres ajoutaient encore, par leur illustration personnelle peu commune, à la célébrité acquise parleurs phalanges religieuses et militaires. Elevés d'abord à la dignité de princes de l'Empire romain, ils avaient reçu de Frédéric II l'aigle impériale en leur blason. Le roi de France, mettant le comble à ces distinctions, auto- risa ses officiers à ajouter, en mémoire de lui, deux fleurs de lys d'or à la croix de leur Ordre, insigne faveur précieusement conservée d'âge en âge.

Pendant que Jacques Pantaléon consacrait toute son activité

^ LEGAT. 55

à l'administration, à la législation et à la constitution du pays, les chevaliers teutoniques, tenant à la main non seulement le glaive, emblème de la justice et de la puissance, mais la croix, signe de la clémence et de la rédemption, luttaient contre la rage fanatique des Prussiens. Ils traitaient avec bonté les vain- cus qui se soumettaient spontanément à recevoir le baptême; ils visitaient les pauvres et les malades, les admettaient gratuitement dans leurs hôpitaux; ils avaientsoin des veuves et des orphelins dont les maris et les pères avaient succombé dans la croisade ; ils envoyaient les enfants qui montraient du talent dans les écoles de l'Allemagne, et' subvenaient, par de nombreuses collectes, à l'entretien de cette studieuse jeu- nesse. Malheureusement ils ne furent pas constamment fidèles à cette noble mission1.

Plus d'une fois les habitudes du soldat étouffèrent en eux les sentiments de l'apôtre. Un jour que tous les habitants d'an village étaient retombés dans le paganisme, le maître provin- cial des chevaliers teutoniques fit périr dans les flammes les prêtres idolâtres et leurs sectateurs. Tout le pays en fut pro- fondément irrité ; il semblait qu'en une année on allait perdre tout le bien pour lequel depuis dix ans on avait combattu sans relâche. Jacques Pantaléon adressa d'énergiques remontrances aux chevaliers qui blessaient sans scrupule les droits des ha- bitants et les tenaient sous le poids d'un despotisme vexaloire. Il s'appliqua surtout, conformément aux prescriptions d'Inno- cent IV, à empêcher que les nouveaux convertis fussent opprimés en qualité de serfs ou de vassaux.

Une guerre atroce que se faisaient depuis plusieurs années les chevaliers de l'Ordre tcutonique et Swantcpolk, duc de Poméranie, augmentait encore l'affliction du légat Jacques Pantaléon; elle portait un grave préjudice à la cause delà ci- vilisation chrétienne dans l'Allemagne du nord. L'archidiacre prit la résolution hardie de reconcilier le duc de Poméranie

1 . Voigt, Histoire de la Prusse depuis les temps les plus anciens jus- qu'à l'abolition de l'ordre leutonique , tom. II.

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avec l'Ordre de Sainte Marie des Allemands. Conrad, land- grave de Thuringe, grand-maître de l'ordre, Henri de Wida, inaiire provincial de la Prusse, et le duc de Swantepolk, s'en rapportèrent pleinement à son arbitrage. Toutefois, l'affaire était grave et nécessita plusieurs entrevues. Enfin, la paix fut conclue dans la forteresse de Chrisbourg, le 7 février 1249. Les provinces de Poméranie, de Pogésanic, d'Ermeland ou Warmie et de Natangie ou Natangen , reconnurent la souve- raineté des chevaliers teutoniques et promirent d'adopter définitivement le christianisme1.

Voici les principales dispositions de ce traité que rédigea le légat Jacques Pantaléon; il contient les bases de la consti- tution civile et ecclésiastique d'une partie de l'Europe centrale au treizième siècle2.

I. On accorda aux néophytes le droit d'acquérir des propriétés par toutes les voies licites, de les posséder pour eux et pour leurs enfants légitimes, et de disposer librement de leurs biens, meubles et immeubles, par testament, avec cette restriction : Si quelqu'un léguait une portion de sa propriété immobilière à une église ou à une personne ecclésiastique , celle-ci serait obligée de vendre dans le cours de l'année le bien immeuble aux héritiers du défunt et de ne garder pour elle que le prix de la vente ; sinon l'Ordre teuto- nique conserverait le droit de confisquer, à l'échéance de l'année, le fonds légué et non vendu. Comme les chevaliers formaient une communauté religieuse et militaire , et qu'ils ne possédaient toute la Prusse que comme un fief de l'Église romaine , ils ne croyaient pas pouvoir permettre que ce pays passât dans le droit seigneurial d'une église particulière ou d'une personne ecclésiastique, sans l'assentiment exprès du Souverain Pontife. En acceptant cette clause, les néophytes reconnurent aux chevaliers , dans ces sortes de ventes ,

1. Jaeobus, archidiaconus Icodicnsis, apostolicus nunlius et legalus, qui in romaoum poulifleeni postcà promotus, iu Prussiâ venions alrox bcllum undceim annis inler Swanlopclkonem, Pomcraniae ducem, et cruciferos fralrcs gestum intercipit, et per œquas coudiliones paeem perpeluaro ordiuat, quœ à parle uni- que fuit deinceps ctcuslodita, ctservala. Longinus, llisloria Polon., lib. VII, apud Annales eccUsiast., auctore Odorico Raynaldo tom. XIV.

2. Voict, Histoire de la Prusse depuis les temps les plus anciens jus- qu'à l'abolition de l'ordre leutonique , loco citato.

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le droit de préférence, à prix égal; les chevaliers, de leur coté, promirent de n'empêcher d'aucune manière qu'on en offrit la juste valeur.

II. Peu avant l'arrivée de Jacques de Troyes, une terrible conta- gion avait ravagé les territoires qui appartenaient à l'Ordre teuto- nique ; une des tristes conséquences de ce fléau fut l'apostasie d'un grand nombre de néophytes , qui cédèrent aux instances des prêtres païens et se plongèrent dans le culte idolâtrique , sans abandonner complètement le christianisme. Les vides que la peste avait faits dans la population prussienne ne purent être comblés uniquement par des Allemands ; l'Ordre fut obligé d'accueillir des colons polo- nais. En conséquence, le légat statua que les néophytes ne vendraient leurs biens meubles ou immeubles qu'après avoir pris, sous une caution proportionnelle, l'engagement de ne point s'enfuir chez les idolâtres ou chez les ennemis des chevaliers.

III. A la mort du père d'un néophyte, le premier héritier sera le fils survivant, ou la fille qui n'a jamais été mariée, ou bien l'un et l'autre. A leur défaut, l'héritage passera au père ou à la mère du défunt, ensuite aux petits-fils, puis aux cousins. Les néophytes adoptèrent d'autant plus volontiers cette disposition législative que, jusqu'alors, leurs coutumes n'admettaient au droit de succession que les fils à l'exclusion des filles et des, frères. Us consentaient donc spontanément à ce que les immeubles de celui qui mourrait sans laisser aucun des héritiers susdésignés, fussent dévolus à l'Ordre teutonique ou aux seigneurs des districts qu'ils habitaient. Il en sera de même des biens meubles, à moins que le propriétaire n'en ait disposé autrement pendant sa vie.

IV. On permit aux néophytes de conclure librement et à leur choix des mariages légitimes , d'embrasser la carrière cléricale , et d'entrer en religion. Les rejetons de race noble reçurent l'honneur de porter le baudrier ou ceinturon militaire. On concédait aux néophytes toutes les libertés personnelles, tant qu'ils demeure- raient fidèles au Christianisme, soumis à l'Église romaine et obéissants envers le grand -maître et les chevaliers de l'Ordre teutonique; mais les habitants d'une contrée devaient, en masse et individuellement, perdre ces franchises, s'ils retournaient aux croyances païennes.

V. Jacques de Troyes demanda aux néophytes quelles lois civiles

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ils voulaient adopter, quels tribunaux séculiers ils choisissaient; les néophytes exprimèrent le désir de suivre la jurisprudence et d'a- dopter l'organisation judiciaire des Polonais. L'Ordre teutonique y consentit ; cependant on abolit pour les nouveaux chrétiens l'épreuve du 1er chaud. Conformément aux ordres du légat, on déclara nul et de nulle valeur tout ce qui, dans une loi quelconque, serait con- traire à Dieu, à l'Église romaine et à la liberté chrétienne. Les chevaliers s'engagèrent, pour leur part, à ne jamais déposséder les néophytes sans motifs et sans une sentence juridique1.

VI. Les néophytes , surtout ceux de Poméranie, de Warmic ou Ermeland et de Natangie ou Natangen, apprirent de la bouche. éloquente et persuasive de Jacques de Troyes que tous les hommes sont égaux d'origine et de nature, que le péché seul fait des esclaves, que tout homme libre, dès qu'il commet le mal, tombe sous le joug du démon. Aussi les néophytes promirent-ils solennellement de ne plus observer désormais les usages païens pour la sépulture des morts, mais d'ensevelir également les nobles, le menu peuple et l'esclave dans le cimetière commun, suivant le rit catholique.

VII. Les néophytes promirent de ne plus offrir de libations à l'idole de Kurko qu'ils avaient coutume de fêter une fois l'an après la récolte des fruits, ni d'autres sacrifices aux fausses divinités; de ne plus avoir de ces imposteurs qu'ils nommaient Talissons et Ligas- tons , sorte de prêtres païens qui , dans les funérailles , louaient les morts de tous les crimes qu'ils avaient commis pendant leur vie, et qui, les yeux élevés vers le ciel , s'écriaient qu'ils voyaient le défunt ou la défunte traverser les airs et passer dans un autre inonde, à cheval, revêtu d'une brillante armure et entouré d'un cortège magni- fique. Dans certaines contrées, les femmes se brûlaient elles-mêmes, comme celles des Indiens, sur la fosse de leurs maris. Dans d'au- tres, on livrait aux flammes le cadavre des morts. D'autres enter- raient avec leurs chers défunts des animaux , des armes et d'autres objets précieux. Les nouveaux convertis renoncèrent pour eux et leurs descendants à toutes ces pratiques superstitieuses.

t. Si la Prusse, comme tant d'autres, a commence par être un fief de f Eglise romaine, elle ne doit pas s'en étonner : le héros le plus célèbre, avant de con- duire des armées à la victoire, a été enfuit au maillot; peut Ô!rc même, depuis 18 siècles, s'il y a eu des nations avortées, c'est qu'elles ne sont pas demeurées assez longtemps sur les genoux et dans les bras de cette féconde mère, de cette graude nourrice des nations chrétiennes.. . Borbàcher, Histoire de l'Eglise ca~ Iholiquc, L XV11I, p. 630.

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VIII. Les néophytes promirent, quant au mariage, de ne plus prendre, à l'avenir, deux ou plusieurs femmes, mais de se con- tenter d'une seule qu'ils épouseraient en présence de témoins, après des publications de bans faites préalablement dans leur église pa- roissiale respective. Ils s'engagèrent à ne plus vendre leurs filles à un époux, et à ne plus acheter de femmes pour eux ou pour leurs fils. Ils jurèrent qu'à l'avenir nul d'entre eux n'épouserait sa belle-mère, la femme de son frère ou une parente au quatrième degré , sans une dispense expresse du pape ; et qu'aucun enfant n'aurait droit d'hériter, s'il n'était issu d'un mariage contracté selon les prescriptions de l'Église romaine.

IX. Il fut statué que nul, sous aucun prétexte, par lui-même ou par un autre , n'exposerait son fils ou sa fille , ne les tuerait publi- quement ou secrètement , ou ne les ferait mettre à mort par un autre, d'une manière quelconque. Chaque famille promit de porter à l'église, pour y être baptisés, c'est-à-dire plongés trois fois dans l'eau naturelle, les enfants immédiatement après leur naissance ou dans le délai de huit jours, et de leur faire administrer le baptême d'urgence par un chrétien, quelconque en cas de danger. Une foule de nouveaux-nés étant demeurés .sans baptême faute de prêtres et d'églises, les néophytes s'engagèrent à les faire baptiser, selon le rit prescrit, dans l'espace d'un mois, de peur qu'ils n'eussent le mal- heur d'être privés de la vue de Dieu. Ils consentirent à ce que les parents qui ne feraient point baptiser leurs enfants dans le délai fixé, ou les adultes qui refuseraient opiniâtrement le baptême, fussent condamnés à la confiscation de leurs biens, et à être trans- portés, vêtus d'une casaque, au-delà des limites des pays catho- liques1 .

X. Les Poméraniens promirent de bâtir treize églises avant la Pentecôte prochaine ; les Warmiens en promirent six dans le même délai; les Natangiens , trois. Toutes devaient être pourvues d'ornements, de vases sacrés, de livres liturgiques et de tous les ob- jets nécessaires au service divin. Les habitants des villages, auxquels serait assignée une église paroissiale, devaient s'y réunir pour célé- brer les offices religieux et pour recevoir les sacrements. Les néo- phytes s'obligèrent aussi à construire des églises dont la beauté, digne de la présence réelle de Jésus-Christ, leur fit oublier les

i. Voigt, Histoire de la Prusse depuis les lemps les plus anciens jusqu'à l'abolition de VOrdre leulonique, loco citato.

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forêts sacrées naguère ils adoraient les idoles. Ils consentirent à ce que les chevaliers , si les églises promises n'étaient construites au temps convenu, prélevassent sur chacun des nouveaux convertis une contribution proportionnée à sa fortune, même par voie de con- trainte. L'Ordre teutonique s'engagea de son côté à pourvoir, dans l'année, les églises et les curés, de dotations suffisantes. Chaque église devait avoir pour l'entretien d'un prêtre huit arpents de terre, la moitié en terre labourable, l'autre en bois de haute futaie ; en outre, la dîme de vingt pièces de terres, deux bœufs de labour, un cheval et une vache. L'arpent mesurait trente journaux à cent quatre-vingt verges carrées. Si la dîme n'était pas encore disponible à l'arrivée du prêtre, les chevaliers promettaient de lui fournir du grain, de la bière pour trois personnes, des fourrages pour le che- val, et les semences nécessaires à la culture des champs jusqu'à ce que la dîme put être levée. Les offrandes des fidèles et les dons faits à l'église devaient appartenir au prêtre. L'Ordre s'engagea , en temps de paix et de prospérité, à augmenter le nombre des églises et de leurs domaines dans les deux tiers des territoires qui devaient leur écheoir en partage.

XI. Les néophytes jurèrent de mettre en pratique les comman- dements de l'Église, d'observer les jours de jeûne et d'abstinence, de ne pas vaquer à de gros travaux les dimanches et les fêtes, de se confesser au moins une fois l'an à leur propre curé, de commu- nier à Pâques, de se conduire en tout d'après les enseignements de zélés ecclésiastiques et de fidèles chrétiens. De leur côté, les cheva- liers teutoniques qui avaient, durant la lutte, pris des mesures non seulement pour raffermir leur puissance, mais encore pour propager la morale du catholicisme , devaient seconder l'administration spiri- tuelle et temporelle de toutes les paroisses de la Prusse.

XII. Les néophytes promirent pour eux et leurs successeurs, en retour de la liberté qu'on leur accordait et des faveurs dont ils étaient l'objet, de payer la dîme annuelle et de l'apporter eux-mêmes dans les granges de l'Ordre teutonique; de respecter les dignitaires et les droits des chevaliers ; de n'entrer ni secrètement ni publiquement dans aucun projet de trahison contre ces ardents défenseurs de l'Eglise; de s'y opposer s'ils le connaissaient, ou de le dénoncer à qui de droit. Enfin, les néophytes promirent de prendre part à toutes les expéditions des chevaliers teutoniques, bien et dûment équipés et armés, suivant les moyens de chacun. En revanche, l'Ordre s'o-

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m bligeait à racheter ceux des néophytes qui tomberaient entre les

mains des païens ou au pouvoir d'autres ennemis durant ces expé- ditions.

Par ce pacte fondamental, Jacques Pantaléon contribua effi- cacement à la consolidation du christianisme clans l'Allemagne du nord. Son prédécesseur, Guillaume de Modène, avait tracé la circonscription des diocèses prussiens et avait fait signer, le 4 juillet 1243, un acte pontifical conforme à son plan.

Le premier diocèse devait être formé par le pays de Culm, limité par la Vistule, la Dnvens et l'Ossa, en y comprenant toutefois le territoire de Lobau, le Sassenland et la contrée environnant Gilgenbourg.

Le second diocèse, celui de la Poméranie, devait embras- ser le pays circonscrit par l'Ossa, la Vistule et le lac de Drau- sen, s'étendre jusqu'à la Passarge et renfermer les deux îlots de la Vistule : Quidin et Zanthis.

Le troisième diocèse, celui de Warmie ou d'Ermeland, devait être borné à ljouest par le Frische-Haff, au nord par la Lipsa, au sud par le lac de Drausen, en remontant la Passarge ; et, à l'est, s'allonger jusqu'aux frontières de la Lithuanie.

Le quatrième diocèse, celui de Samland, devait se composer des pays non conquis encore à la foi, et comprendre le terri- toire limité à l'ouest par la mer Baltique, au nord par le Mé- mel, au sud par le Prégel ; et, vers l'est, par les frontières des Lilhuaniens2.

Dans l'année 1245, Guillaume de Modène était retourné à la cour d'Innocent IV. Mais, plus l'autorité de ce légat avait été grande dans les affaires de tout le Nord, plus son influence avait été profonde sur l'organisation religieuse et civile de la Prusse, de la Livonie, de la Courlande et de l'Esthonie; plus il devenait urgent de consolider les nouveaux diocèses, créa- tions encore vacillantes, plus il importait que le pape envoyât un homme qui pût achever l'œuvre, en y apportant le même

1. Rorbacher, Histoire universelle de l Église catholique, lom XVIII.

2. Goschler, Dictionnaire encyclopédique de la Théologie catholique, tome XIX, article Prusse.

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zèle, la même intelligence, la même énergie, plus il était es- sentiel que les nouveaux évêques de Prusse eussent un nonce apostolique capable de parler, de décider en leur nom dans les questions si difficiles du partage des terres et de l'organisation générale du pays. Le souverain Pontife avait chargé de celle grave mission Jacques Panlaléon à qui son expérience et son savoir, sa modération et sa fermeté avaient valu une immense autorité et la faveur spéciale d'Innocent IV.

Tandis que Jacques Pantaléon s'occupait activement d'assu- rer le triomphe de la civilisation chrétienne dans l'Allemagne du nord, Frédéric II, déclaré déchu, lui et ses adhérents, pa- raissait vouloir braver la sentence de déposition. Sa fureur ne connut plus de bornes, lorsqu'il vit Parme se déclarer contre lui et l'empêcher de se diriger en armes contre Lyon. Les ha- bitansde cette ville rebelle s'étaient saisis de Thadée de Suessa, le plus fidèle de ses ministres, et l'avaient coupé en morceaux. Des chagrins plus cuisants accompagnèrent cette douloureuse perte. Enzio, roi de Sardaigne, fils naturel de Frédéric, était tombé entre les mains des Bolonais, à la suite d'une bataille. Un autre de ses enfants naturels, Frédéric d'Antioche, mourut dans le même temps. Les blessures du cœur envenimaient les plaies de l'orgueil. Frédéric II avait perdu sa troisième fem- me, Isabelle d'Angleterre. Son fils Conrad , roi des Romains, était en âge ^e se marier. L'Empereur déchu demanda pour lui-même la fille du duc d'Autriche; pour Conrad, l'héritière de Provence. Les deux princesses repoussèrent avec horreur l'excommunié et son fils. Accablé de ce dernier coup, l'inconso- lable monarque versait des larmes amères; il parcourait son royaume sans but, sans raison, en vieux chevalier errant. Ce qui le rendait surtout odieux, c'est que ce vieillard, ivre d'a- mour, s'enivrait aussi de sang. Des châtiments terribles frap- paient tous ceux qui se prononçaient contre lui; il soupçon- nait de tous côtés des trahisons. Pierre des Vignes, son ha- bile chancelier, qui nous a laissé tant de lettres de l'empereur et tant d'invectives contre le pape, devint la victime des ac-

LÉGAT. C3

cusntions les plus fausses et se brisa la tôle contre les murs du cachot on l'avait précipité. Ces catastrophes, qui abreu- vèrent d'amertume les dernières années de Frédéric II, lui inspirèrent peut-être les bons sentiments qu'il fit paraître aux approches de la mort. Il expira, plein de repentir de sa vie passée et de crainte d'une vie future, le 13 décembre 1250. Autour de son lit funèbre, dressé à la hâte dans le château de Fiorentino, il n'y avait que quelque serviteurs, un enfant, une femme, un prêtre; c'étaient : Manfred, prince de Tarenle, le plus jeune, le plus illustre de ses bâtards; Bianca Lancia, la mère de Manfred , dont l'union fut, dit-on, légitimée dans ce moment suprême; Berardo, archevêque de Païenne, qui lui donna l'absolution.

De chauds partisans et de violents détracteurs ont prodigué, sans modération, l'injure ou la louange à Frédéric IL Ce qu'il y a d'incontestable, c'est que toutes les faveurs de la fortune, du talent et des circonstances semblaient appeler ce prince à devenir le chef d'une nouvelle maison impériale; mais tan- dis que l'honneur, la conscience, la certitude de rétablir la prépondérance des chrétiens sur les musulmans le réclamaient en Orient pour une croisade qui, entreprise à temps, pouvait le mettre en possession de l'Egypte et de Jérusalem, et l'éle- ver au rang des plus grands bienfaiteurs de la catholicité, Fré- déric Il se perdit dans les intrigues d'une politique égoïste et dans de vains efforts pour entraver l'action du saint Siège. Il laissa échapper le moment favorable qui, d'un seul coup, lui assurait les glorieux avantages que ne devait jamais lui procu- rer son étroit et faux système de promesses méconnues et de serments violés1.

A la nouvelle de la mort de Frédéric IL le Souverain Pon- tife s'était applaudi de voir ainsi terrassé celui qu'il appelait l'implacable ennemi du Saint-Siège, le tyran des peuples. « Que les cieux et la terre se réjouissent, s'ccria-t-il dans sa « lettre à tous les archevêques, évoques, abbés, prieurs

1. R aimer, Histoire des ilohenslaufen, tome IL

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« et doyens, à tous les nobles hommes, comtes, barons, châtelains, podestats, enfin à tous les clercs et séculiers « tant de l'Allemagne que des Deux-Sicilcs. Grâce à la misé- « ricorde divine, la tempête menaçante s'est dissipée en salu- « taire rosée. Il est écrasé celui qui frappait l'Église du mar- c teau de la persécution. » Mais rien n'était fait, si Conrad, second fils de Frédéric II, héritait du sceptre impérial. Aussi, pour dessécher jusque dans ses dernières branches l'arbre de la dynastie souabe, fallait-il en foudroyer le tronc. On prêcha aussitôt une croisade contre Conrad, que le petit fils de Bar- berousse, par une violation du droit de primogénilure, avait nommé roi des Romains, qualité qui constituait la succession à l'empire électif, mais non l'hérédité aux biens patrimoniaux de la maison des Hohenstaufen. Innocent IV y attacha les mêmes privilèges et les mêmes indulgences qu'à la croisade d'Asie contre les infidèles. En outre, au nom de la liberté ecclésiasti- que menacée par Conrad, cet autre Archélaus, fils d'un nou- vel Hérode, le pape le déclara déchu de la couronne royale, incapable de parvenir à l'empire, privé même du duché de Souabe, son patrimoine, et suspect d'avoir hérité du génie perfide et malfaisant de ses ancêtres».

Jacques Pantaléon servit encore de principal instrument à l'indignation du Souverain Pontife. Il fut envoyé en Allemagne pour porter la cognée jusqu'aux dernières racines de l'arbre généalogique des Hohenstaufen, pour lancer les foudres de Rome sur l'infâme maison de Souabe, pour détruire à jamais cette race de vipères. Il notifia aux grands officiers de l'Em- pire que l'Église ne souffrirait pas que Conrad devint roi de Germanie; il ajouta qu'elle était résolue à exclure la dynastie Souabe du rang des familles couronnées et à venger les fautes des pères sur les enfants. Il leur remit des lettres 'pontificales ainsi qu'à Guillaume, comte de Hollande, qu'il exhorta for- tement à soutenir avec vigueur ses prétentions au trône im- périal. Dans ces négociations épineuses, Jacques Pantaléon

i. Annales ecclesiaslici,auc[or(iQDOMCoRà.YHkU}0, t. XIII, ann. 1251.

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montra beaucoup de génie diplomatique. Aussi, le pape Inno- cent IV, satisfait d'avoir eu la main si heureuse, le nomma, l'an 1252, au siège épiscopal de Verdun, devenu vacant par la mort de Jean d'Aix1.

Post hœc Leodii fuit archidiaconus, indè Prowiictus Papa pootificaviteum. Primùque Vitduuum se diguum prœsule tante Seasil, quatiier hic vixerit, acta probant.

ïheodoricus Vallicolobis, loco citato. 5

IV

Jacques Panlaléon, évêque de Verdun, accompagne Innocent IV dans son retour triomphal à Rome. Sa nouvelle mission en Allemagne. Il est fait prison- nier. — Fin de sa captivité par suite de la mort d'Innocent IV. 11 vient prendre possession de son évèché de Verdun. 11 gouverne son diocèse avec sagesse et fermeté. Le pape Alexandre IV se l'attache personnellement en qualité de conseiller intime. Querelle des Ordres mendiants. Jacques Panlaléon est élu patriarche de Jérusalem.

Fiorenlino , Frédéric II venait de rendre le dernier soupir, et Saint-Just, résidait toujours Innocenl IV, fixaient alors tous les regards Tandis que le manoir apulien restait plongé dans les ténèbres et dans le deuil, des fêtes triom- phales réveillaient les échos de l'antique abbaye de Lyon. Cette ville, le pape avait trouvé si longtemps une solitude, devint un moment la capitale du monde catholique. Les princes, les grands, les chefs d'ordres y accoururent dès qu'ils eurent appris le prochain départ d'Innocent IV pour l'Italie. A leur tête parut, amené du fond de l'Allemagne par le légat Jacques Pantaléon, le jeune et brillant Guillaume de Hollande, désigné, comme naguère Othon de Brunswick et le landgrave de Thuringe, par le surnom de Roi des Prêtres. Il se pros- terna aux pieds du Souverain Pontife pour lui tenir l'étrier, lorsque du monastère de- Saint-Just il se rendit à cheval dans une vaste place, au bord du Rhône , le pape et l'em- pereur prirent leur repas en public, aux acclamations de la foule que l'enceinte de Lyon ne pouvait plus contenir.

Après s'être séparé de Guillaume de Hollande, qui repartit pour l'Allemagne, Innocent IV quitta Lyon dès le printemps de l'année 1251. Dans son voyage, il garda près de lui son chapelain Jacques Pantaléon qui, depuis son retour, suivait la cour pontificale, non-seulement comme secrétaire, mais encore comme conseiller intime. De magnifiques ovations, d'una- nimes applaudissements accompagnèrent partout le saint Père. Du fond des villes, des bourgs, des moindres villages de la

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Champagne, de la Bourgogne, de la Provence, on accourait pour recevoir sa bénédiction. Lorsqu'il eut mis le pied sur la cime des Alpes, l'enthousiasme monta à son comble. Les prêtres, les religieux, les simples fidèles marchaient à sa rencontre en chantant des hymnes. Gènes, presque tout en- tière, alla au-devant du vénérable triomphateur, son conci- toyen. Les palmes qui croissent dans ces montagnes s'offraient comme d'elles-mêmes aux mains de la population émue. Les principaux d'entre les nobles génois se relayaient pour tenir au-dessus de sa tête un dais couvert de soie. A Milan, les gen- tilshommes le portèrent sur leurs épaules dans un baldaquin en drap tissé d'or et d'argent. Les autres villes guelfes, Brescia, Mantoue, Ferrare, Bologne, lui formèrent des gardes d'hon- neur qui équivalaient presqu'à des armées1.

Innocent IV fixa provisoirement sa résidence à Pérouse ; il ne voulait pas sejnettre à la merci du patricien Brancaleone d'Andalo, libre penseur, fortement suspect d'hérésie, l'un des chefs du parti gibelin que la commune de Rome ve- nait de nommer sénateur. Il finit, à la sollicitation instante des Romains, par revenir dans la ville éternelle, il fut reçu, en 1253, avec les cris de joie ordinaires d'un peuple mobile dans ses haines comme dans son amour.

Quoique demandée à grands cris, la présence du pape ne fut pas longtemps respectée. Brancaleone d'Andalo, s'adres- sant au peuple, lui dit qu'il était malséant de persécuter un père; il se gardait bien de dire un souverain. Tout porte à croire que le sénateur suscitait en secret les difficultés qu'il avait l'air de surmonter en public. Au milieu de ces tribula- tions qui le forcèrent de se retirer à Agnani, Innocent IV ap- prit la ruine de son parti en Allemagne. Guillaume de Hol- lande ne pouvait plus se soutenir contre Conrad qui avait re- pris parlout l'avantage. Le pape tenta de nouveaux efforts pour lui rendre la considération et l'autorité. Ce fut Jacques Pantaléon, évêque de Verdun, qu'il députa, en 1252, vers les

1. Muiutori , Scriplores rerum ilalicorum, lom. VIII.

5.

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princes de la Confédération germanique; il lui adjoignit Thierry ou Dielrich, maître des chevaliers de l'Ordre leutonique. En sa qualité de chef de cette confrérie religieuse et mililairc com- posée des enfants des premières familles d'Allemagne, Thierry se trouva dans un contact immédiat avec tous les membres de la haute aristocratie de l'Empire; aussi l'habile légat ne né- gligea-t-il point ce canal si sûr pour engager les ducs de Ba- vière et de Saxe, les Margraves de. Misnie et de Brandebourg, ainsi que d'autres dynasties d'un ordre inférieur, à venir prêter foi et hommage à Guillaume de Hollande, créé roi des Romains et destiné par le Saint-Siège au trône impérial1.

Mais la vieille Alômannie du treizième siècle ne ressemblait guère aux riches et belles contrées qui la remplacent aujour- d'hui. On n'y trouvait point encore ces massifs de pins et de sapins qui couronnent ses montagnes; ces prairies pittores- ques, arrosées par un si grand nombre de ruisseaux au cours sinueux et au doux murmure, couvertes de troupeaux et sur- tout de chevaux si renommés; ni ces vallées fertiles en cé- réales de toutes sortes; ni ces coteaux plantés de vignes et d'ar- bres fruitiers; mais partout des eaux obstruées et stagnantes, ou coulant à travers des déserts non frayés, des bruyères stéri- les, des ravins profonds et sans issue, d'immenses broussailles servant de repaires auxbêtes féroces, des coupe-gorges affreux ceux qui se rendaient dans ces parages étaient exposés à s'égarer ou à perdre la vie. Les défenseurs de la maison de Souabe, qui cherchaient à se saisir des émissaires du pape, tirèrent parti des accidents de ce pays sauvage. Ils se placèrent en embuscade au fond d'un de ces vieux manoirs à demi ruinés qu'on rencontrait si fréquemment alors entre les bords du Rhin et la lisière de la Forêt-Noire. Puis, à un si- gnal donné, ils surprirent Jacques Pantaléon , s'emparèrent de ses bagages; sous prétexte qu'il excitait des troubles dans le royaume, ils le firent mettre en prisons-

4. Annales ecclesiaslici, Raynal. lom. XIII.

2- ïeiilonicos fines iteralô visere jussus,

iMittilur iotcndens pacificare viros.

ÉVÈQUE. 69

Cette triste nouvelle parvint au pape Innocent IV au mo- ment où, effraye du réveil du parti gibelin, il ne songeait qu'à enlever les Deux-Siciles à la tyrannie des Stauiïen, afin de ne point laisser le Nord et le Midi de l'Italie dans les mêmes mains. Il en fut d'autant plus peiné que la captivité de Jac- ques Pantaléon privait le compétiteur de Conrad d'un de ses auxiliaires les plus puissants. Aussi, la chance tourna telle- ment en faveur de Conrad qu'il crut pouvoir quitter l'Alle- magne presque soumise. On le vit tout-à-coup, à la tôle d'une nombreuse armée, envahir la basse Italie, en conquérir toutes les villes et s'emparer de l'administration qui avait été jusqu'alors confiée à son demi-frère Manfred. Innocent IV, pour se procurer un appui contre ce prince, offrit le royaume des Deux-Siciles d'abord à Richard, comte de Cornouailles, frère de Henri III, roi d'Angleterre, immensément riche; les pour- parlers échouèrent. Il en arriva de même de la négociation qu'on entama avec Charles, comte d'Anjou et de Provence, frère de Louis IX. Ce prince chevaleresque avait sollicité l'in- vestiture du royaume de Sicile; mais ses parents et ses amis l'avaient délournô de se mêler d'une entreprise aussi hasar- dée. Le pape, en dernière analyse, transféra son offre au roi d'Angleterre lui-même pour Edmond, le second de ses fils. Henri III, ivre de joie, se hâta d'accepter. Dans celle conjonc- ture, Conrad mourut à l'âge de 26 ans, sans avoir vu son fils Conradin qui devait terminer ses jours sur la place même que le père avait souillée de ses sanglantes exécutions1.

Rien ne semblait annoncer la fin de la captivité de Jacques Pantaléon, lorsqu'elle fut tout-à-coup abrégée par la mort

Nàm rex Willclmus electus in impériales

Sedcs, hos sœvos senserat atque feros.

Qui dùm commissis juris inleudere veilef,

Mancipat hune quidam nobiiitatc potens.

Carccre qui clausus est passus vincla, labores,

Nec tamen omnipotens immemor hujus erat ;

Scd monslrans in eo miracula, libérât illuni,

Gain sic ad propria teela re versus adest. Theodoricus Vallicoloris, invita UrbanilV, ap. Pap. Ma«son. 1. Henricus Pertz, Monumenla G ermaniœ historien, t. VI.

70 JACQUES PANTALÉON

d'Innocent IV. Les partisans de la maison de Souabe le mirent en liberté, afin que sa délivrance devint, pour ainsi dire, le gage d'une réconciliation avec le nouveau pontife Alexandre IV. Mais, en ces temps de révolutions et de luttes, l'évoque de Verdun ne voulut plus retourner en Italie ; le séjour de cette Péninsule, si profondément troublée, ne pouvait plus lui offrir les mêmes éléments de zèle. Il vint donc fixer sa résidence dans son diocèse et résolut de se consacrer tout entier au ser- vice de son troupeau spirituel. Il connaissait l'importance des attributions d'un évêque et quelle effrayante responsabilité elles lui imposaient devant Dieu et devant les hommes. N'a- vait-il pas déjà, en qualité d'archidiacre de Laon et de Liège, exercé des pouvoirs pour ainsi dire ôpiscopaux ? Il savait que les droits et les devoirs des premiers pasteurs, tant vis-à-vis de l'Église universelle que vis-à-vis de leur diocèse respectif, embrassent le ministère doctrinal, le ministère sacerdotal et le ministère disciplinaire, et qu'un évêque ne doit jamais lais- ser en souffrance l'exercice de celle triple autorité.

En outre, les évoques remplissaient alors un si grand rôle dans les affaires temporelles que les diocèses souffraient beau- coup de l'absence prolongée de leurs premiers pasteurs. Evêqucs et magistrats tout ensemble, les prélats du moyen-âge embrassaient dans leur sollicitude les choses du ciel ci celles de la terre. D'une part, le soin des chapelles et des églises paroissiales, la splendeur et l'uniformité des rits liturgiques, la science et la sainteté du clergé, la discipline et la ferveur des monastères, l'unité du dogme et la pureté de la morale parmi les fidèles, l'administration des sacrements, le jugement des causes ecclésiastiques; d'autre part, la défense des faibles, l'alimentation des pauvres, l'ordre et la beauté de la cité, la réparation des édifices publics, l'apaisement des factions intes- tines, rien n'échappait à l'œil des pontifes qui réunissaient, tout à la fois, avec l'antique majesté de l'ôvêque, la haute dictature du défensor cl la toute puissance du comte. .

Jacques Pantaléon profondément pénétré de la gravité de

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ses obligations, sentait vivement la nécessité de venir les rem- plir par lui-même. L'annonce de sa prochaine arrivée fut accueillie avec des transports de joie par l'Église de Verdun qui gémissait dans une triste viduitô. Les populations de la Lor- raine étaient avides de contempler les traits de la noble et douce physionomie du nouveau prélat, et les glorieuses marques des chaînes qu'il avait portées pour la cause de la justice et de la foi4.

Les magistrats et le clergé, avertis huit jours d'avance, se préparèrent à le recevoir avec une grande magnificence. Le prélat s'arrêta au bourg d'Haudainville lui et ses quelques gens d'armes furent entourés des hommages de la multitude accourue à leur rencontre. Le lendemain, il fit son entrée solennelle parla porte de Saint-Victor le maître échevin, à cheval, lui présenta les anciennes clés de la ville. Le sei- gneur évêque les lui rendit en lui recommandant d'en faire bonne garde ; puis, il se revêtit des habits pontificaux dans une chambre voisine, marcha pieds nus, dans les rues, sur des tapis de laine fournis par les drapiers de la cité, s'avançant d'un pas grave à la porte Ghâté, en bénissant la foule age- nouillée à droite et à gauche. Là, il fut introduit dans de splendides appartements il déposa ses habits d'ôvêque pour prendre ceux de comle-palatin ou de prince du Saint- Empire. Le manteau fourré qui lui descendait jusqu'à mi- jambes, avectrois rubans d'or et trois d'hermine sur chaque épaule, la barette et les éperons dorés, ajoutaient encore quelque chose de majestueux à son extérieur imposant ; il sortit du vestiaire par un souterrain voûté que des flam- beaux éclairaient d'une lumière scintillante. On lui amena un cheval richement caparaçonné, couvert d'une blanche drape- rie semée d'écussons. Deux personnages de sa suite tinrent

1. Poslmodùm vero Virduncosis ecclesiœ obeunle pontifice dictus vir Dec-, plenus, in ejusdem Virduoensisecclesia;episcopumhonorabilitcr estassumptus cui Virduuensis eccles-iœ cùm aliquantis lemporibus famosissimè et utilitcr prœfuissct, odor ejus bonorum operura montes transilienset mare perluslraos, ad partes ullramarinas pervenit. Papirius Masson, loco citato.

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les rênes de ce superbe coursier que monta le vénérable pontife. Le cortège stationna devant la chapelle de Saint-Lau- rent où le clergé était venu, bannières déployées, pour rece- voir et complimenter son premier pasteur. Sur l'invitation du chancelier, Jacques Pantaléon descendit de cheval, se dé- pouilla des insignes de comte-palatin, revêtit ceux de sa dignité épiscopale et se rendit processionnellement à la cathé- drale. On y chanta le Veni Creator; après la collecte du Saint-Esprit, le doyen conduisit l'évêque par la main au cha- pitre pour y prêter le serment d'usage, et ensuite être installé. La messe solennelle de Spirilu Sancto terminée, les chanoines de Notre-Dame et de la Madeleine, les quatre abbés de la ville, avec plusieurs des principaux bourgeois, allèrent au palais épiscopal s'asseoir à la table du nouvel évêque qui les honora d'une respectueuse et cordiale hospitalité.

L'Église de Verdun n'avait jamais déployé tant de pompe dans les cérémonies symboliques de cette prise de possession. C'est que, veuve depuis longtemps de son chef spirituel, elle sentait vivement le besoin de sa présence pour relever les âmes abattues, apaiser les haines, ramener les cœurs égarés, rétablir la discipline, et remédier à tous les maux qu'engen- dre inévitablement l'absence prolongée d'un évêque. Jacques Pantaléon contribua puissamment à l'amélioration morale et même matérielle du diocèse. Un des actes les plus mémo- rables de son gouvernement fut de retirer, des mains des bourgeois de Verdun, la vicomte de cette ville que Jean d'Aix, son prédécesseur, leur avait engagée, en 1247, pour la som- me de deux mille livres de forts de Champagne, avec stipula- tion qu'elle ne serait pas rachetable avant douze ans. Jacques Pantaléon prétendit que cette concession, ayant été faite contre toutes les formalités légales, était nulle de plein droit ; attendu qu'un évêque ne pouvait ni engager, ni aliéner les fonds de son église, au préjudice de ses successeurs, surtout sans le consentement du chapitre et de l'empereur. Les bour- geois se défendaient par la possession; et, en tout cas, deman-

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daient qu'on leur restituât les douze mille livres que Jean d'Aix avait touchées1.

Sur leur refus, l'éveque Jacques obtint de la Chambre apos- tolique un rescrit qui contenait citation et commission de la cause par-devant les auditeurs de Rote. Les citoyens redou- taient ce tribunal chargé de juger des matières bénéficiales dansjous les pays catholiques. Ils prièrent l'évoque de mettre leur différend en arbitrage. Jacques Pantaléon y consentit par amour de la paix. Les arbitres décidèrent que les bourgeois présenteraient, chaque année, le jour de la fêle de saint Jean- Baptiste, à l'éveque de Verdun ou à quelqu'un délégué par lui, quatre prud'hommes auxquels il commanderait ou ferait com- mander de garder la vicomte en son nom; que ces prud'hommes lui promettraient avec serment de conserver les droits de la dite vicomte et en percevraient les deniers, dont ils rendraient compte devant l'éveque et les citoyens; que ceux-ci recevraient ces deniers en déduction de la somme des deux mille livres de forts de Champagne; que cette somme, une fois acquittée, la vicomte retournerait franche à l'éveque et à ses succes- seurs; qu'enfin si l'éveque lui-même voulait, dans quelque temps, racheter de ses deniers le restant de ladite somme, il lui serait permis de le faire, sans condition,' et rentrerait immédiatement en jouissance de la vicomte. Les deux parties intéressées acceptèrent celte transaction, la veille de la fête de saint Jean-Baptiste, 23 juin 12542.

L'époque nous sommes arrivés et nous allons voir

1. Exemplo, verbis clerum correxit, ovesque Tradita multiplical quioque lalenla sibi. Exoncravit enim praediclœ débita niulta Eeclesiae, quibus bœc plurima damna tulit. Contra magnâtes patrirc solitos per abusus, Carpere proventus ccclesiaeque bona, Restilit, ecelcsiœ terras et castra polcnter, Ejus défendit virga potente manu.

Theodoricus Vallicoloris, in vild Urbani IV, ap. Papir. Masson.

2. D. Augustin Calmet, Histoire ecclésiastique et civile de la Lorraine t. II.

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Jacques Pantaléon se mêler de nouveau aux événements de son siècle, est une des époques les plus laborieuses et les plus agitées de toute l'histoire de l'Église. Alexandre IV, harcelé et persécuté par les princes, subissait, de leur part, des violen- ces sans cesse renouvelées. En Sicile, la domination de Main- froi ou Manfrcd avait complètement annulé l'autorité du pape et personne ne s'inquiétait plus de ses ordres, ni de ses excom- munications. Il en était de même en Italie, dont toutes les villes, sans excepter Rome, virent éclater l'ardente lutte des Guelfes et des Gibelins." L'Allemagne était aussi tombée dans les plus affreux désordres: ni Guillaume de Hollande, ni Richard de Cornouailles, ni Alphonse de Castille, ne parvenaient à occu- per le trône qu'ils se disputaient avec acharnement. Dans ces diflieullueuses conjonctures, Alexandre IVéprouvait le besoin de s'attacher un homifïe d'une éminente vertu et d'une haute capacité, un homme préparé de longue main à la conduite des grandes affaires, à la discussion des intérêts publics, enlin un homme célèbre, en qui la réputation acquise protégeât le commandement et secondât les actes. Le Souverain Pontife crut avoir rencontré tous ces litres dans Jacques Pantaléon, évéque de Verdun. Il l'appela près de lui, le dispensa de la résidence épiscopa le, et l'emmena dans toutes les pérégrinations de sa vie errante1.

Jacques Pantaléon obéit avec cette simplicité des grandes âmes qui, sans brigue, sans ambition, s'en vont indifférem- "ment Dieu le veut, tantôt dans la solitude et l'oubli du cloître, tantôt dans le tumulte et l'éclat du monde. Il emporta toutefois avec lui un cher souvenir de son troupeau bien-aimé. Au milieu des sollicitudes de sa nouvelle position, il sentit, plus d'une fois, son cœur palpiter de tendresse pour son

\. Alexandre IV connaissant la capacité et l'expérience de Jacques de Troycs, lui manda expressément de se rendre à Llomc pour l'aider dans les af- faires de l'Église. L'é\êquc y étant arrivé, Alexandre l'engagea à se démettre de son évèché.

Dom Calmet, Histoire ecclésiastique et civile de la Lorraine, tome II, p. iti.

ÉVEQUE. 75

épouse mystique. Il l'avait recommandée spécialement aux membres du chapitre; et, comme pour laisser à ses vénérés eoopôraleurs un gage sensible et perpétuel de son affectueuse conliance, il leur donna le sixième des dîmes du village de Courcelles, au diocèse de Troycs, à condition qu'il serait chanté annuellement pour lui une messe votive de Spiritu Sancto pen- dant sa vie, et une messe de requiem après sa mort. La charte htinc qui renferme la teneur de cette fondation pieuse porte un sceau à l'effigie de Jacques Panlaléon : celui-ci, revêtu de ses babils pontificaux, est assis sur une chaire ou fauteuil; on lit autour de l'empreinte la devise : S. Jacobi Deigratiâvirda- nensis episcopi. La date est du mois de juillet i25o.

Après son élévation au Souverain Pontificat, Jacques Pan- taléon conserva toujours des sentiments de tendresse et de considération pour l'Église de Verdun. Par une bulle du 20 janvier 1261, il accorda des indulgences d'un an et de quarante jours à tous les fidèles qui visiteraient la cathédrale les jours de l'Assomption et de la Nativité de la sainte Vierge, ou pen- dant l'Octave de ces deux fêtes. Par une autre bulle du 20 janvier 1262, il exempta les serviteurs et les ministres de celle Église de la juridiction, soit ecclésiastique, soit séculière; il déclara qu'ils étaient soumis immédiatement à celle du cha- pitre. De plus, il envoya un bref à l'abbé de Saint-Paul de Verdun pour réformer certains abus qui engendraient des troubles au sein du clergé : les prêtres qui avaient ob- tenu des mandats apostoliques pour les premiers canonicats vacants se présentaient quelquefois plusieurs pour obtenir une seule prébende. Alors, les exécuteurs de ces mandats excom- muniaient ou mettaient en interdit les membres du chapitre, en masse ou individuellement, en sorte que ceux-ci n'osaient célébrer, et souvent il en résultait la cessation de l'office divin1.

La lutte vigoureuse qu'Alexandre IV, secondé par Jacques Panlaléon, soutint contre le bâtard des Hohcnslaufen, Manfred, prince de Tarente, qui s'était illégalement emparé de la Si-

1. Dom Calmkt, Histoire ccclésiast. et civile de la Lorraine, loco ciialo.

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cile, se prolongea à travers tout son pontifical. Comme Frédé- ric II, son père, le prince dcTareiHc tenait des hommes du Midi par l'éducation intellectuelle et des hommes du Nord par la nature physique. Mais il n'avait ni le prestige impérial, ni l'âge, ni la renommée de Frédéric, puisqu'il était bâtard, adolescent et presqu'ignoré. Les Vicaires du Christ, au contraire, épuisés dans leur longue guerre avec l'Empire, s'étaient retrempés dans les amertumes de l'exil et les angoisses de la persécution; ils avaient reconquis leur ascendant populaire et se mon- traient alors, non plus comme un pouvoir usé que les factions ne supportaient qu'avec lassitude, mais comme une force ra- jeunie et brillante d'avenir.

Alexandre IV se présenta comme pacificateur de l'Italie. Les Sarrasins de Luccra, forteresse de la Capitanate, saccageaient toutes les églises et s'y livraient aux profanations les plus abo- minables; le pape insistait principalement sur leur expulsion. Manfred voulait rester bailli du royaume de Naples au nom du jeune Conradin, dernier rejeton légitime de la famille des Ho- henstaufen. Pendant que des messagers couraient du pape au prince, et de Naples à la terre d'Olrante, le bâtard impérial poursuivait son œuvre avec l'artifice d'un intriguant et l'a- charnement d'un usurpateur. Une armée pontificale marcha contre lui; elle était commandée par le cardinal Oclaviano qui se réunit au margrave Berthold de Hohembourg et s'empara de Foggia. Mais une maladie contagieuse, qui avait pénétré dans la ville, décima les troupes du pape et les auxiliaires de Berthold. Dans cette extrémité, le cardinal, qui d'ailleurs souhaitait ardemment la paix, conclut un traité avec Manfred, 1255. Alexandre IV ne put ratifier celte convention par la- quelle le prince de Tarenle et Conradin devaient recevoir de l'Église l'investiture de la Sicile, à l'exception de la Terre de Labour, parce que, dans l'inlervalle, les négociations com- mencées avec la cour d'Angleterre en vue d'offrir cette cou- ronne à Edmond, fils puiné du monarque anglais, étaient par- venues a leur maturité.

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Emporté par l'indignation et la vengeance, le fils naturel" de Frédéric H jeta le masque et se montra ce qu'il était, au fond du cœur, un ennemi acharné de la papauté. Les Sarra- sins, farouches exécuteurs de ses représailles, s'élancèrent avec un redoublement de fureur dans les villes, dans les bourgades, promenèrent le massacre et la ruine sur toute cette plage napolitaine la riante nature a répandu à profusion ses richesses et ses enchantements. Malgré la terreur qu'ins- piraient ces barbares, les populations accueillaient en triomphe le Père commun des fidèles qui fuyait de ville en ville devant l'heureux Manfred. Ce vainqueur, poussé par la fortune, profita du faux bruit de la mort de Conradin pour se faire couronner roi des Deux-Siciles, à Palerme, -1258. La magni- ficence impériale reparut alors avec une séduction nouvelle dans son palais. Electrisô par la victoire et par l'espérance, il en avait adopté l'emblème, à moins que les habits verts dont il était toujours revêtu ne fussent destinés à réjouir les hordes musulmanes par la vue des couleurs sacrées de leur prophète. Il ,y eut tous les jours, toutes les nuits, des chas- ses bruyantes et des danses joyeuses. Ce n'était pas comme son illustre père, un vieux César irrité par la défaite et par l'orgueil blessé, cherchant dans l'orgie un remède violent au désordre de ses pensées et l'oubli de ses malheurs. C'était un prince chevaleresque qui s'adonnait à toute la fougue de l'i- magination et des sens.

Le luxe et les fêtes ne suffisaient pas pour satisfaire la pas- sion de ce brillant et voluptueux héritier des Hohenstaufen qui se sentait appelé à de hautes destinées. Il se mil à la tête des Gibelins qui s'étaient insurgés sous la conduite de deux chefs redoutables : Eccelino dans l'Italie septentrionale, Bran- caleone dans l'Italie centrale. Eccelino V de Romano aspirait secrètement à se rendre indépendant du diadème et de la tiare; il voulait fonder une dynastie princiôre. Sa valeur était éclatante, sa finesse extrême et sa férocité plus grande encoie. Il appartenait à la secte des Pauliciens, sorte de franc-ma- çonnerie qui avait survécu au désastre des Albigeois, et

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qui semble avoir réuni, dans une confraternité mystérieuse, les libres penseurs d'une époque l'incrédulité n'avait pas moins d'énergie que la foi. Excommunié par trois pontifes > il résista longtemps, parvint même à gagner à sa cause son frère Albérigo. Mais toutes les villes lombardes, irritées par les excès de ce petit Attila , finirent par se soulever contre lui; par des représailles qui font horreur, elles exterminèrent celte race entière de tyrans1.

L'artificieux Manfred , qui redoutait leur puissance crois- sante en Lombardie, avait contribué certainement à leur ruine; mais il prêtait un appui sincère à Brancaleonc d'An- dalo, parce qu'il trouvait dans ce sénateur un docile instru- ment de sa politique. Il aspirait à gouverner l'Italie, non pas en tyran local, en despote Iributaire, mais en roi, en chef national en rival des papes qui seuls pouvaient représenter dans la Péninsule les intérêts purement italiens. Il appliqua toutes les ressources de son intelligence à la réalisation de ce dessein. Déjà il avait signé des traités avec les cités de Flo- rence, de Sienne, de Venise, de Gênes, républiques rivales qui l'avaient choisi pour arbitre. Il tenait l'Italie dans sa main sans crainte de l'Allemagne, grâce à l'enfance de Conradin et à l'élection illusoire de deux étrangers au trône impérial. Il n'avait plus même rien à redouter de la cour de Rome; elle avait échoué dans ses efforts pour lui opposer un compé- titeur2.

Dans cette situation lamentable, une sorle de désespoir s'em- para des habitants de l'Italie. Les hommes pressés de remords, accablés de misère, cherchaient à expier leurs crimes ; et, dans cet ardent désir de pénitence, ils formèrent à Pérouse la première congrégation de ces fanatiques qui, sous le nom de Flagellans, allaient processionnellement de ville en ville, d'ordinaire le haut du corps nu, souvent la tête voilée pour n'être pas reconnus. Ils portaient, à la ceinture ou à la main, un

1. Muratori, Scriplores rerum ilalicarum , loni. VIII.

2. Hknricls Petz , Monumeila Germanicœ hislorica , lom. VI.

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fouet composé de trois ou quatre lanières de cuir, garnies de neufs pointes de fer aiguës comme des aiguilles1. Un étendard ou une croix précédait le cortège, dirigé par un chef entouré d'assistants, et fréquemment accompagné par des religieux et surtout par des moines mendiants. Tous les flagellants re- vêtaient des croix rouges cousues sur leurs chapeaux ou leurs habits; ce qui les faisait appeler Crucifères. Ils invitaient les fidèles à s'associer à eux par des hymnes, et la troupe montait quelquefois à des centaines, à des milliers d'individus. Arrivés dans les églises ou sur les places publiques, lors même que celles-ci étaient couvertes de neige ou de boue, ils se jetaient à terre en étendant les bras, se flagellaient rudement les épaules, tant que le chantre n'avait pas terminé un cantique religieux1, dont le thème était ordinairement la passion et la mort du Christ; puis ils levaient vers le ciel leurs bras ensanglantés, en demandant grâce et miséricorde, avec larmes et gémisse- ments, à Dieu, à la sainte Vierge. Ils châtiaient ainsi leurs corps publiquement, deux fois par jour, et une troisième fois secrètement pendant la nuit. Ainsi s'explique l'impression extraordinaire que firent, lors de leur première apparition au milieu des guerres acharnées du sacerdoce et de l'empire, ces pénitents, parmi lesquels on voyait même des enfants de cinq ans2.

Pendant que la lutte des Guelfes et des Gibelins désolait l'Italie, la querelle de l'Université de Paris avec les Ordres mendiants agitait l'Église catholique en France. L'Université de Paris, que l'imagination légendaire et chevaleresque du règne de Philippe Auguste avait présentée à toute l'Europe comme une fondation de Charlemagne, était sortie, au dou- zième siècle, de l'école épiscopale de Notre-Dame, et des éco'cs monastiques de Sainte-Geneviève et de Saint- Victor. On eut dit deux fleuves dont les eaux salutaires, tour-à tour distinctes ou mêlées, devaient toujours couler dans le même lit. Grâce à

1. Baumkr, Histoire des Hohenstaufen , lom. II.

2. Schroeckh, Histoire de l Eglise, tome XXXIII.

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cette double origine, se combinaient les éléments du clergé séculier avec ceux du clergé régulier, véritables conditions de stabilité et de progrès, la réunion des divers professeurs de Paris, en dehors des cloîtres ils avaient d'abord enseigné séparément, constitua la célèbre corporation dont le nom in- diqua le but: la propagation de toutes les connaissances divi- nes et humaines».

C'est à l'ombre de la maison épiscopale, dans le cloître de Notre-Dame, que llorissait renseignement principal de la théologie. Après ce grand séminaire de la cathédrale, les plus importantes des écoles avaient été primitivement celles de Sainte-Geneviève et de Saint-Victor, deux émules de science et de renommée; mais la gloire naissante de saint Dominique et de saint François leur avait donné de redoutables concur- rents. Les Ordres mendiants croissaient de toutes parts en nombre et en popularité ; et parmi eux, brillaient au premier rang les Dominicains ou Frères-Prêcheurs. Ces derniers ensei- gnaient la théologie dans l'église Saint-Jacques d'où ils avaient pris le nom de Jacobins. Bientôt, pour satisfaire à la foule envahissante des auditeurs, ils élevèrent une autre chaire de théologie; de une profonde jalousie dans plusieurs sémi- naires de l'Université, et la querelle suscitée contre les nou- veaux religieux^.

C'était vers l'année 1253. En l'absence de Louis IX, parti pour la croisade d'Egypte les musulmans et les chré- tiens admiraient à l'envi sa bravoure et sa piété, quelques écoliers turbulents avaient été pendus à Paris par les officiers du roi, au mépris de la juridiction ecclésiastique qui seule régissait l'Université. Celle-ci retrancha les Dominicains de soncorps, sous prétexte qu'ilsn'avaient pas fait cause commune avec elle dans les réclamations adresséesau régent du royaume. Une cause plus réelle de cette exclusion fut que des douze chaires de théologie que possédait l'Université, six étaient

1. Annales ecclcsiast., auclore Odorico Raynaldo, lome XIV.

2. Buloeus, Historia Universitatis, tome III.

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occupées déjà par les réguliers et trois par les chanoines de Notre-Dame. Deux ou trois seulement restaient aux membres du clergé séculier. Ces derniers crièrent contre ce qui sem- blait un empiétement sur leur domaine, et Guillaume de Saint- Amour, organe passionné de leurs plaintes, en fit sortir les plus graves questions touchant les rapports des deux clergés entre eux et avec le Saint-Siège. Il s'agissait aussi dans ce débat de l'autorisation donnée aux frères mendiants de prêcher et de confesser dans tous les diocèses. Ces frères, dès-lors, pouvant échapper à la juridiction des ordinaires, prélats ou simples curés, devenaient leurs émules en autorité et parfois leurs rivaux1.

Les Dominicains en appelèrent donc au pape Innocent IV; ils obtinrent de lui deux mesures préliminaires pour les récon- cilier avec leurs adversaires. Ces mesures furent inutiles : l'animositô des deux partis était à son comble quand saint Louis arriva à Paris, vers la fin de 1254. Un concile provin- cial, composé principalement des prélats de la Champagne, Thomas deBeaumetz, archevêque de Reims; Henri Cornut, archevêque de Sens; Aleaume , évêque de Meaux; Nicolas de Brie, évêque de Troyes, intervint dans le débat pour y faire la part des séculiers et des Ordres mendiants. Il approuva les privilèges pontificaux de ces derniers; mais il crut devoir, pour le bien de la paix, nullement par le motif qu'ils eussent mérité aucun blâme , maintenir l'exclusion des Dominicains. Alexandre IV, renseigné par son conseiller intime Jacques Pantaléon qui, dans sa jeunesse, avait été initié aux péripéties de ces conflits universitaires, cassa en 1256 cette demi-mesure, résultat d'une sentence arbitrale. Il ordonna à l'archevêque de Paris de forcer, par la menace des censures les plus sévères, l'Université à reconnaître tous les droits des Ordres men- diants, et, avec la même énergie, blâma les religieux de les avoir si facilement abdiqués. Le même jour il enjoignit au roi

1. Wading , Annales minorum , tom. II.

I

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de France de prêter à l'autorité épiscopale le secours de son bras triomphant pour l'exécution des mandements aposto- liques. Louis IX, après avoir laissé toutes ces questions reli- gieuses se débattre dans leur sphère propre et se résoudre en dernier ressort à la cour de Rome, se contenla d'en appliquer la solution dans le domaine des faits temporels. Il exécuta donc la commission du Souverain-Pontife; et de plus il renvoya de lui-même au Saint-Siège le jugement des livres qui entre- tenaient la fermentation des esprits : l'Évangile éternel et les Périls des derniers temps1.

L'Évangile éternel commentait les propositions suivantes ; Vers l'an 1200 l'Esprit de vie abandonna les deux Testaments; l'Evangile éternel devait se révéler à son tour. Comme l'Ancien Testament avait cessé, il fallait que le Nouveau eut un terme; à l'Évangile du Christ devait succéder la loi du Saint-Esprit. Le premier Évangile perdait sa force vers 1250. A partir de cette époque, les hommes arrivaient à la perfection en pratiquant la doctrine de Joachim, supérieure à celle du Christ, comme celle-ci était supérieure à celle du vieux Tes- tament. L'auteur de ce livre n'était pas Joachim, abbé de Fleure, en»Calabre, comme plusieurs l'ont prétendu, mais très- vraisemblablement le zélateur franciscain Gérard. Sans doute les opinions du fondateur des moines de la congrégation de Fleure frisaient le faux mysticisme ; il partageait l'histoire de la Révélation en trois âges : celui du Père ou l'Ancien Testa- ment; celui du Fils ou le Nouveau Testament; et celui du Saint-Esprit, dans lequel le feu de l'amour divin, la claire vi- sion des vérités éternelles et une sorte de monachisme con- templatif constitueraient sur la terre un état de gloire anticipé. On comprend que ces idées pouvaient être mal interprétées; il était facile d'en abuser; c'est ce que firent les Fratricelles et d'autres sectaires qui, comme eux, par des austérités exagé- rées, jouaient un rôle saint en apparence ou cachaient sous des formes pieuses des opinions schismatiques ou hérétiques.

i. Annales ecclesiaslici, auctore Odorico Raynaldo, tora. XIV.

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Ils s'appuyaient sur les prophéties de Joachim pour annoncer la ruine prochaine de l'Église et sa glorieuse restauration. Joachim n'avait jamais prédit la chute du christianis- me; il avait seulement annoncé la venue d'un âge d'or, aussi court que splendide, dès que l'Église romaine serait purifiée par les justes châtiments du ciel1.

Ces doctrines joachimiliques, adoptées et développées par le parti extrême des Franciscains, furent exploitées par le princi- pal adversaire des Ordres mendiants, Guillaume de Saint- Amour, dans son traité des Périls des derniers temps, pam- phlet débordant de fiel qui, au milieu de quelques vérités brutalement exprimées, ne prouvait guère autre chose, sinon qu'il est dans la destinée des meilleures institutions de dégé- nérer insensiblement, quand elles perdent de vue leur but pri- mitif. Le docteur franc-comtois y accusait les Franciscains et les Dominicains de se mêler indûment du ministère des âmes spécialement confié au clergé séculier et paroissial, notamment de s'emparer des chaires et des confessionnaux; de détour- ner les populations de leurs évêques et supérieurs légitimes par leurs prédications sans mandat, aussi ambitieuses qu'insi- nuantes ; de préparer, !par l'extension toujours croissante de leur influence, un schisme inévitable; de s'être illégalement attribué le professorat dans les écoles publiques et les Univer- sités; de prétendre être reçus dans la compagnie académique des docteurs laïcs sans le consentement formel de ceux-ci; d'inspirer aux princes, par leurs louanges de la pauvreté et de l'humilité du clergé, le désir de s'arroger toute la juridiction temporelle de l'Église, sous prétexte que celle-ci n'a droit qu'à la juridiction spirituelle; de se livrer à la mendicité dé- fendue par l'Écriture sainte comme par les lois civiles, et de donner par une présomption pharisaïque, le nom de religion à leur manière de vivre2.

Les controverses ardentes soulevées par l'Évangile éternel

1. Nêander, Histoire universelle de la religion chrétienne, t. V. 2. Alexander Natalis, Historia ecclesiœ, t. XUI.

6.

$4 JACQUES PANTALÉON

et par les Périls des derniers temps, excitaient partout, sous bien des rapports, du trouble et du scandale. Alexandre IV, qui avait parmi ses conseillers l'évêque de Verdun, remit les deux ouvrages à un comité d'hommes éminents par leur sa- voir et par leur vertu. Jacques de Troyes, un des principaux examinateurs, eut une part très active comme jurisconsulte et comme théologien, aux travaux de la commission. Il fut re- connu que les deux livres incriminés renfermaient maintes propositions erronnées, pernicieuses et inadmissibles. En consé- quence, au mois d'octobre 1256, le pape, qui résidait alors dans la ville d'Agnani, condamna le système apocalyptique de Y Évangile éternel et le libelle satirique des Périls des derniers temps; il les fit brûler l'un publiquement et l'autre en secret. Plusieurs docteurs de Paris se soumirent à ces avertissements, entre autres maître Nicolas de Bar-sur- Aube i.

Ce célèbre compatriote de Jacques Pantaléon, doyen de la collégiale de Saint-Maclou de Bar-sur-Aube, docteur de Sor- bonne et professeur de l'Université de Paris, avait soutenu avec chaleur les doctrines de Guillaume de Saint-Amour. Il se rendit à Agnani pour se rétracter en présence du pape. Il fut obligé comme les autres : de promettre, sous serment, de faire tout ce qui dépendrait de lui pour que les troubles uni- versitaires fussent apaisés et que les Dominicains et les Fran- ciscains, nolamment les frères Thomas d'Aquin et Bonaven- lure, fussent reçus dans la corporation des maîtres de l'Univer- sité ; de déclarer ouvertement qu'il reconnaissait au pape tout pouvoir d'envoyer des prédicateurs et des confesseurs partout, même sans le consentement des prélats et des curés; enfin de proclamer que la mendicité au nom de Jésus- Christ constituait un état de saintelé et de perfection, et qu'il était par conséquent permis aux pauvres religieux, qui quit- tent tout pour l'amour de Dieu, de se procurer leur entretien par les aumônes et sans le travail des mains. Tandis que Nicolas de Bar-sur-Aube et ses collègues renonçaient ainsi à leur hostilité contre les Instituts de saint François et de saint

i. Buloeus, Hisloria universitatis, tome III.

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Dominique, le chef de l'opposition, Guillaume de Saint- Amour, demeura dans son sentiment ; il fut destitué de sa charge et banni de France, jusqu'à ce que, par l'intervention du Saint Siège, la paix régna dans l'Université1.

C'est ainsi quel'évêque de Verdun, Jacques Pantaléon, as- sistait le pape Alexandre IV dans le règlement des affaires con- tentieuses ; il rétorquait par les mêmes armes d'une subtile érudition et d'une forte dialectique toutes les arguties des lé- gistes et tous les sophismes des sectaires. Mais, si précieux que fussent de tels secours, ils n'étaient que la moindre partie des services rendus au maître par son disciple bien-aimé. Jacques Pantaléon n'était pas seulement le conseiller d'Alexandre IV, il était surtout son intime confident ; dans les contradictions qui accablaient le Souverain Pontife, l'amitié si profonde de l'évêque de Verdun lui était encore plus chère et plus utile que son habileté dans les affaires et toute sa science du droit. En effet, au milieu des angoisses inséparables des luttes même les plus saintes, Jacques Pantaléon était aux côtés d'Alexandre, tempérant ses peines, soutenant son courage et pargeant ses travaux2.

1. lndèque defuucto menoorato prœsule summo, Quartus Alcxander pastor in orbe fuit.

Istc tibi patrera Hicrosolyma tradidit, ul lu Tanto tarjla fores irridiata viro. Qui tamen invilus parens, aliquotque per annos Ofïieii vero tramite rexit onus. Theodoricus Vallicoloris, invita Urbani IV, apud Papir. Masson.

2. Goschler. Dictionnaire encyclopédique de la théologie catholique, tome XII.

Jacques Pantaléon est nommé patriarche de Jérusalem. Situation lamentable de la Terre-Sainte à cette époque. Le nouveau patriarche fixe sa résidence à Plolémaïs Organisation civile et ecclésiastique du royaume de Jérusalem» Restauration du culte dans l'église du Saint-Sépulcre. Querelle des Pisans et des Génois, des Templiers et des Hospitaliers. Jacques Pantaléon remplit le rôle de pacificateur.— Il catéchise Houlagou, chef des Tarlares, et lui admi- nistre le baptême. 11 protège les chevaliers de Saint-Jean de Jérusalem. Il revient en Europe pour solliciter des secours en faveur des Orientaux. 11 reste auprès d'Alexandre IV. Mort de ce pape.

Rome et Jérusalem, ces deux cités éternelles, double pivot sur lequel l'histoire du monde roulait depuis tant de siècles, avaient été réservées à de grandes destinées, l'une en servant de berceau au fils de Dieu, l'autre en devenant la demeure de son immortel représentant; Tune en gardant le sépulcre du Christ, l'autre en abritant le tombeau de ses apôtres. D'autres traits de ressemblance ajoutaient encore à cette mystérieuse harmonie. Rome gémissait sous la brutale oppression de l'é- picurien Manfred et de ses séides; Jérusalem tremblait sous le cimeterre des sultans d'Egypte et de leurs légions farou- ches. L'œuvre de délivrance, qu'Alexandre IV avait entreprise en Italie comme en Judée,, avait usé ses forces; et, pendant que son âme languissait dans cette mélancolie qu'amènent souvent les souffrances du corps, sa pensée, incessamment tournée vers l'Orient, s'attristait de plus en plus des humiliations dont les Sarrasins abreuvaient les chrétiens de la Palestine.

Des nouvelles de l'Idumée vinrent redoubler cette tristesse. On apprit, entre autres actes de barbarie, que l'intrépide Ro- bert de Nantes, patriarche de Jérusalem, avait été jeté à la mer par les mameluks avec une partie du clergé latin. Il fal- lait immédiatement pourvoir à son remplacement. Alexandre IV n'hésita pas à nommer à ce poste un de ses conseillers les plus distingués, Jacques Pantaléon ,'évêque de Verdun, déjà connu par plusieurs missions heureuses dans l'Europe septen- trionale. Ce prélat s'y était conduit à la fois avec tant de fer-

PATRIARCHE. 87

meté et de prudence, de sainteté et d'habileté, que le pape lui écrivit en décembre 1255 1 :

« L'éininence de vos mérites vous a rendu cher à notre « cœur. Aussi, après en avoir conféré avec nos frères, avons- « nousdécidédevous commettre la légation de la Terre-Sainte; « vous exercerez cette charge avec plénitude tant dans la pro- « vince de Jérusalem qu'au sein de l'armée chrétienne, par- « tout les besoins des saints lieux exigeront votre pré- « sence. Nous avons la ferme espérance que, comme vous « avez toujours aimé la justice et haï l'iniquité, guidé d'ail- « leurs par une rare supériorité de raison , yous gouverne- « rez avec sagesse, vous dirigerez tout avec droiture et vous « aplanirez les difficultés2... »

Ensuite ilavertit le nouveau patriarche qu'il devra suspendre l'exercice de ses pouvoirs, si, dans le ressort de sa juridiction, il arrivait un légat à latere. Pour comprendre cette restric- tion, il importe de savoir que les papes se virent obligés, dans la plupart des circonstances graves, de ne pas attendre le rap- port des légats-nés, et d'envoyer des légats de leur entourage, qui, munis de la plénitude des droits de la primauté, repré- sentèrent directement le pape dans le cercle assigné à leur légation.

1. Geslâ à Jacobo tan felicitate legalione scplcnlrionali, pontife* augustio- rem aliam in Oriente îlli demandare decrevit... Annales ecclesiaslici, auclore Odorico Raynaldo, lom. XIV, ann. 42jj.

Jaeobus Pantaléon, legalione apostolicà in parlibus seplenlrionalibus egrvgiè functus... Henricus Spondanus, Annalium cardinalis Baronii conlinualio, lom. I, pag. 30ï.

Ubl sic corda iucolarura de illis patribus commovit, et Miavilate inorum re- fecit, quod ecclesia; hierosolomytiinse, treeensis Jaeobus beato Jacobo, fralri domini, in tàm eximio palriarchatu successit. Papir. Masson., libri sex de episcopis qui romanam ecclesiam rexerunt^ folio 223.

2. Tibi quem carum habemus, luorurn cminenliâ meritorum, plenailegalio- nis offîcium tàm in proviociû Jcrosolimylanâ, quàm etiam in exercitu christia- no, ubicùmque pro subsidio lerrœ sanclai in diclâ provinciâ fueris, de fralrum no^trorum consilio duîimus cornmitlendum : firmam spem, fîduciamque teneu- les, ut cùm semper dilexeris justiliam, et iniquitatem oderis, tibique prœstô sit judicium rationis, recta reges, et diriges in directa, asperaque convertesin plana. Epistola Alexandri IV, apud Annales eccles., loco citato.

88 JACQUES PANTALÉON

Dans un autre bref, Alexandre IV, avec l'accent d'une sol- licitude toute paternelle, ordonna aux orientaux de seconder son cher légat de tout leur pouvoir et de se faire ses dévoués coopérateurs dans la défense des lieux consacrés parle sang de Jésus-Christ :

« Nous avons confié la charge de légat en Terre-Sainte t à notre vénérable frère Jacques Pantaléon, patriarche de Jéru- salera, doué d'une grande circonspection, d'un discernement t exquis, d'une prévoyance consommée, recommanda ble par t l'étendue de sa science et par la pureté de ses mœurs; il est t le protecteur de l'innocence et le défenseur de la justice, t C'est pourquoi nous vous enjoignons strictement delcrece- « voir avec honneur comme un autre nous-même, de le trai- « ter avec les sentiments de la soumission la plus respectueuse, « de l'assister avec fidélité, d'exécuter ses ordres avec exacti- « tude et de suivre ses salutaires avis1. »

C'était alors une position importante, mais dangereuse, que celle des patriarches de Jérusalem. Les chrétiens de Palestine qui, depuis la croisade de Godefroy de Bouillon, ne soute- naient qu'à la pointe de l'épée la croix relevée dans les lieux elle sauva le monde, étaient sans cesse menacés des plus graves périls. Les Chorasmiens et les Turcomans s'étaient précipités comme un torrent dévastateur en Syrie; animés par le fanatisme religieux, ils avaient passé tous les habitants au fil du glaive, égorgé les prêtres, profané les églises, arraché de leurs cercueils et jeté au vent les cendres des rois et les reli- ques des saints. Le carnage, uni au sacrilège, ne s'élait arrêté que faute de victimes. Aussi, lorsque la pieuse ambassade, chargée de venir annoncer la mort tragique de Robert, pré-

1. Vcnerabli fratri nostro palriarchae Jerosolymitauo, viro utique morum honestate coospicuo, litteraruni scientiâ praedilo, et proTideDliâ circuraspeclo» quem carum habemus... Quocircà uoiversitali veslrae per apostolica scripla mandamus, et dislricte prajcipimus, qualenus ipsum sicut apostolicœ sedis Icga- lum, immô veriùsnos ipso sludeatisdevotè recipere, achoaorifieè perlraclarp, sibique favc-rabiliter se fideliter assistentes, ipsius salubria mooila et mandata recipiatis... Epist. Aleœand. IV, apud Annal, ccclesiast. auclore Odorico Raynaldo, lom. XV, aun. 1255.

PATRIARCHE. 89

décesseur cïe Jacques Pantaléon, raconta les désolations de Jérusalem, il y eut des larmes dans tous les yeux. Alexandre IV se crut obligé d'exhorter tous les rois de l'Europe à repren- dre les armes pour la délivrance des saints lieux ; il les sup- pliait instamment de subvenir au moins aux frais des défen- seurs de la croix ; celte grâce, le pape la leur demandait au nom des colonies chrétiennes alarmées, au nom de la cite de Dieu tombée en ruine, au nom du sépulcre de Jésus-Christ souillé par les abominables impiétés des barbares1.

Le nouveau patriarche partit bientôt pour occuperson poste; il emportait, avec des instructions détaillées, la bénédiction du Saint-Père pour les valeureux soldats du Christ. Peut-être n'aurait-il, en arrivant dans les plaines de l'Idumée, qu'à recueillir les plaintes, les gémissements des familles opprimées, les derniers cris des mourants; peut-être succomberait-il lui- même victime de sa mission héroïque ! Toutes ces sinistres éventualités ne produisirent aucun ébranlement sur la résolu- tion de Jacques Pantaléon ; il ne craignit point, malgré ses soixante-dix ans, d'entreprendre le long et périlleux voyage de la Terre-Sainte. Il débarqua, le 22 mars 1256 à Ptolémaïs, aujourd'hui Saint- Jean-d'Acre ; il fixa sa résidence dans cette ville devenue la capitale du royaume de Jérusalem depuis la prise de la cité sainte parSaladin, en 1187.

Saint- Jean-d'Acre, le meilleur port des rives occidentales de la Palestine, était alors une des plus florissantes cités du monde. Du côté de la mer, chaque porte s'élevait flanquée de deux tours. Les murs étaient si larges que deux chars venant à la rencontre l'un de l'autre , auraient pu passer sans se heurter. Du côté de la terre, de doubles murailles, des fos- sés très-profonds, divers endroits fortifiés cl des sentinelles fai- saient sa sûreté. Dans l'intérieur, toutes !es maisons, égales en

1. Poutifcx, lerrœ sanclae calamitatibus permotus, ut optimum submissum sibi coosilium in opus perduceret , Caslellae ac Legionis regis lugubrern Syriae stalura ob oculos proposuil, ac sollici'lavit ut liberalitalemsuam ad cas, susti- nendas copias, quaj semper ad provolandum in hostem parafas forcot eiplicarct... Annal. ecclesiast.} loco citalo.

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hauteur, étaient construites en pierres de taille et uniformé- ment décorées de fenêtres en verres peints. Des étoffes de soie, ou d'autres belles tapisseries, couvraient les places publiques et les garantissaient des ardeurs du soleil. Au milieu de la ville demeuraient les marchands et les artisans qui, selon leurs facultés, achetaient de splcndides bazars ou louaient de mo- destes boutiques. Les plus riches commerçantsde toutes lesna- lions, entre autres des Pisans, des Génois, des Vénitiens, des Florentins, des Romains, des Parisiens, des Carthaginois, des Egyptiens, des habitants de Constantinople, de Damas, affluaient sur son marché.

Pour les attirer, les magislralsdc la cité entretenaient l'acti- vité des transactions commerciales, élevaient avec somptuosité des monuments, multipliaient les plaisirs. Les princes et les seigneurs passaient les jours dans des tournois, dans toutes sortes de fêtes et de spectacles, tandis que, dans le port, s'é- changeaient les diverses productions de toutes les parties du monde. Le roi de Jérsualem et sa famille, les princes de Ga- lilée et d'Antioche, le représentant du roi de France, le duc de Césarée, les comtes de Tripoli et de Jaffa, les seigneurs de Béryle, de Tyr, de Tibériade et des autres villes maritimes se promenaient sur les places, le front ceint de couronnes d'or. Leur suite nombreuse et brillante portait des vêlements tout étincelanls de pierreries. La plupart des ordres religieux et militaires avaient également leur demeure dans l'enceinte de la ville. Le maître et les frères du Temple, le maître et les frères de Saint-Jean de Jérusalem, lemaître et les frères de l'ordre Teutonique, le maître et les frères de Saint-Thomas de Cantoibéry, le maître et les frères de Saint- Lazare, tous chevaliers armés, montaient la garde jour et nuit avec leurs servants, prêts à combattre les Sarrasins pour la défense de la foi catholique.

Ce luxe de costumes, ce mouvement déprospéritédonnaient à Ptolémaïs un aspect grandiose, animé, pittoresque, qui con- trastait étrangement avec l'état d'humiliation et de souffrance

PATRIARCHE. 91

des chrétientés orientales. Ces humiliations et ces souffrances ne provenaient pas toutes des musulmans.

Entre les chrétiens, il s'était élevé de funestes divisions. A Ptolémaïs, les Génois et les Vénitiens avaient eu entre eux de sanglants démêlés au sujet d'une église qu'ils possédaient en commun. Plus d'une fois la basilique de Saint-Sabbas, forti- fiée comme une place de guerre, avait retenti du bruit de leurs combats sacrilèges. Les Pisans avaient pris parti pour Gênes; ils étaient allé chercher des alliés jusque chez les Grecs, alors impatients de rentrer en possession de Constantinople. Comme si ces irritations mutuelles n'étaient point assez pour désoler la Palestine, l'esprit de jalousie s'était glissé dans les milices des Templiers et des Hospitaliers. Possesseurs de dix-neuf mille manoirs, les Hospitaliers se regardaient comme humiliés de céder le pas aux Templier^ dans les cérémonies publiques, surtout dans les processions on exposait le bois de la vraie croix à la vénération des fidèles. Ces ordres religieux et mili- taires institués à Jérusalem, l'un par le champenois Hugues des Payens, l'autre par le provençal Gérard Tom, pour combattre les infidèles, tournèrent leurs armes contre leurs propres frères. Ils s'attaquèrent avec fureur et rougirent de leur sang les vil.les et les châteaux-forts qu'ils étaient chargés de défendre. Ces luttes acharnées en étaient venues à cette déplorable extrémité, que l'on ne se demandait plus en Europe si les Franks avaient vaincu les Musulmans, mais si la victoire était restée aux chevaliers du Temple ou à ceux de l'Hôpital.

Le brave entre les braves, le prud'homme renommé entre tous les chevaliers, le baron sénonais, Geoffroy de Sergines, que Louis IX, à son départ, avait laissé à Ptolémaïs avec quel- ques centaines de bannerels, n'avait ni assez d'autorité pour rétablir l'ordre, ni assez de troupes pour résister aux attaques des musulmans. Sous un ciel chargé d'orages, peu de lueurs de salut brillaient pour les croisés. Cependant un rayon d'espérance réjouit leurs regards àl'arrivée du patriarche JacquesPantaléon.

92 JACQUES PANTALÉON

Le royaume de Jérusalem n'avait plus d'autre chef chrétien que le noble Geoffroy de Sergincs, si vaillant dans les batailles; et le* fidèles, sans défense, n'avaient d'espoir que dans leur patriarche, obligé bien des fois d'imiter le bon pasteur de l'E- vangile et d'exposer sa vie pour son troupeau.

Ce royaume lointain de l'Orient présentait l'organisation d'une multitude d'états indépendants, se régissant eux-mêmes, plus nombreux et plus divers que ceux d'aucun grand empire de l'Occident. Au temps de sa prospérité, sous Baudouin Ier, il s'étendait du couchant au levant, depuis la Méditerranée jusqu'au désert de l'Arabie, et du midi au nord, depuis le fort de Darum au-delà du torrent d'Egypte, jusqu'à la rivière qui coule entre Byblos et Béryte. Sa consîilulion, fondée sur la féodalité aristocratique du moyen âge, fut-elle en effet la cause de la faiblesse et delà chute de ce royaume, comme l'affirment beaucoup d'historiens, on ne sait. Mais l'esprit de l'époque ne permettait guère de songer à une autre forme d'organisa- tion. Il fallait d'ailleurs unir au nouveau royaume les princi- pautés d'Edesse et d'Anlioche, ce qui ne se pouvait que par le lien de la féodalité. C'est ainsi qu'une foule de grands et de petits vassaux se groupèrent autour du trône par des tiefs et des arrieres-fiefs. Dans ce nombre se trouvaient les hauts pré- lats qui tenaient des fiefs de la couronne; ils étaient par con- séquent, à ce titre, obligés de fournir leur contingent de trou- pes au roi1.

Il y avait trois espèces de vassaux : les grands barons, vassaux directs du roi, grands vassaux de la couronne; ceux qui tenaient leurs fiefs de ces vassaux de la couronne ; ceux qui tenaient leurs fiefs des vassaux de la seconde classe, arrière -vassaux ou vavasseurs.

Ces vassaux de la dernière classe étaient dans les mêmes rapports, vis-à-vis de leurs suzerains, que ceux-ci à l'égard des grands vassaux de la couronne, et ces derniers vis-à-vis du roi.

I.Goschler, Dictionnaire encyclopédique, de la théologie catholique , tom. V.

PATRIARCHE. 93

La majeure partie du pays avait été partagée entre les vas- saux à titre de fiefs; les vassaux avaient un pouvoir illimité ils n'étaient pas arrêtés par leurs devoirs féodaux à l'é- gard du roi. Le roi n'était réellement maître que dans le petit nombre de villes et de châteaux qu'il s'était réservés. Ses ressources se réduisaient au butin de la guerre, aux tributs que les émirs voisins lui payaient, aux rançons par lesquelles les infidèles rachetaient leurs prisonniers, et enfin aux revenus du domaine de la couronne. Il n'était sacré que par le patriar- che, ou, à son défaut, par l'archevêque de Tyr, que lorsqu'il avait juré sur les Évangiles qu'il observerait les statuts du royaume.

Acôlédu roi étaient placéslesgrandsdignitairesdu royaume; à ces personnages influents appartenaient certaines charges de la cour et de l'armée, certains privilèges judiciaires, l'au- torité sur les fonctionnaires et les gens de service. C'étaient le sénéchal, le connétable, le maréchal, le grand chambel- lan. Dans toutes les occasions importantes, dans un cas de guerre, par exemple, c'était le devoir du roi d'appeler en conseil le patriarche, les barons de l'empire et les principaux chevaliers.

La justice était organisée d'une manière tout-à-fait con- forme aux besoins et aux coutumes de chaque état; elle était principalement fondée sur cette règle que nul ne peut être jugé que par ses pairs, c'est à-dire par des juges de son état, de sa foi, de sa nation. D'après ce système, il y avait trois cours de justice1.

La cour suprême, à Jérusalem, présidée par le roi ou par son représentant, le sénéchal, et composée des barons de l'empire, c'est à-dire des vassaux directs de la couronne. Cette cour décidait dans les affaires civiles et criminelles de la no- blesse et intervenait dans les contestations féodales. Les vas-

1 . Assises et bons Usages du Royaume de Jérusalem par Jean d'Ibelin, comte de Jaffa et d'Ascalou , édit. par Gaspar de Thaumasière , Paris, 1690, in-folio.

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saux de la couronne possédaient également des cours de jus- tice de ce genre pour leurs vassaux respectifs, avec l'autori- sation du roi, et chaque suzerain avait le droit d'en ériger une pour les vassaux qui lui étaient subordonnés.

Les cours civiles, institution excellente dont le monde occi- dental était privé à cette époque, furent établies d'abord à Jérusalem; et plus tard, dans toutes les villes importantes. De notables bourgeois assermentés jugeaient, dans ces cours, jes affaires concernant les biens et la personne de leurs conci- toyens. Le vicomte , présidant la cour et institué par le roj , devait lui rendre compte de la procédure; il était chargé de l'exécution des jugements.

Les cours spéciales pour les Grecs schismatiques et les Chrétiens indigènes ou Syriens, rendaient la justice d'après les usages particuliers de ces peuples de l'Orient,.

Quant à l'organisation ecclésiastique du royaume, la plu- part des sièges épiscopaux, conservés après la conquête, re- çurent des prélats du rite latin. Ils furent tous subordonnés au patriarche de Jérusalem, également du rite latin.

Le patriarcat, comme le royaume de Jérusalem, compre- nait les trois Palestines ayant pour capitales : la première, Jérusalem; la deuxième, Césarée maritime; la troisième, Bethsan, puis Nazareth. Il renfermait en outre tout le pays des Philistins, toute la Phénicie, la deuxième et la troisième Arabie et quelques parties de la première. Ces diverses pro- vinces avaient deux chefs pour les gouverner, l'un spirituel, l'autre temporel. Le patriarche en était le seigneur spirituel, et le roi, le seigneur temporel2.

Le patriarche étendait sa juridiction sur les quatre arche- vêques de Tyr, de Nazareth, de Péra et de Césarée.

La métropole de Césarée maritime, conquise depuis 1102, avait pour suffragant l'èvêché de Sébaste ou Samarie institué vers 1131 en évêché latin. On ne parle qu'une fois, vers 1190, d'un évêché de Saba.

1. Cancuni, Leges Barbarorum, vol. II et V.

2. Dictionnaire de Géographie sacrée édité par l'abbé Migne.

PATRIARCHE. 95

A la métropole de Nazareth on avait uni Bethsa ou Scylho- polis, évêché avant 1120, archevêché déjà en 1129, qui n'avait pour suffragants que l'évêché de Tibériade déjà existant en 1155 et le prieur du mont Thabor.

La métropole de Péra, mentionnée pour la première fois en 1167, n'avait aussi qu'un évêché suffragant grec sur le mont Sinaï, dont le titulaire était en même temps supérieur du cou- vent de Sainte-Catherine du Sinaï.

La métropole la plus étendue était celle de Tyr, conquise en 1124 par Baudouin II, comte d'Edesse. Elle renfermait les é- vêchés de Ptolémaïs, de Sidon, de Béryte et de Panéas, avec plusieurs abbayes,

La métropole de Jérusalem comprenait, dans son ressort immédiat, les évêchés de Bethléem, érigé en 1110, auquel on unit Ascalon; d'Hébron et de Lydda auquel on adjoignit Dios- polis. D'elle dépendaient encore les six abbés de Mont-Sion, de la Latine, du Temple, du Mont-Olivet, de Josaphat et de Saint-Samuel, le prieur du Saint-Sépulcre, et les trois ab- besses de Notre-Dame-la-Grande, de Saint-Anne et de Saint- Ladre.

La plupart de ces églises cathédrales paraissent avoir eu des chapitres qui avaient le droit d'élire l'évêque. On le sait avec certitude par Jacques de Vitry, quant au chapitre régu- lier du Saint- Sépulcre, qui suivait la règle de Saint-Augustin, ainsi que pour celui de Bethléem.

Telles étaient la circonscription ecclésiastique et l'organi- sation civile du royaume de Jérusalem, lorsque Jacques Pan- taléon y fut envoyé par le pape Alexandre IV pour y relever les populations de leur abattement.

Le nouveau patriarche, à peine installé dans ses fonctions déploya toutes les ressources de son zèle apostolique. Il expo- sa plus d'une fois ses jours pour adoucir le sort des pèlerins et soutenir le courage des habitants. Il était beau devoir ce pon- tife septuagénaire, d'affectueuses exhortations sur les lèvres, et dans le cœur une inépuisable tendresse , portant partout

96 JACQUES PANTAkÉON

des consolations, s'associant à toutes les infortunes, prêchant à tous l'oubli des injures, courant au chevet des malades, s'in- clinant sur leur couche pestiférée pour recevoir la confession des mourants, enfin consacrant toute l'énergie de ses forces physiques et morales au soulagement des malheureux qui fai- saient redire aux échos de la Judée les lamentations 1rs plus déchirantes. Aussi tous avaient pour lui la vénération la plus profonde, la confiance la plus entière, la gratitude la plus vive; ils ne pouvaient se rassasier de le voir, a\e l'entendre, de le bénir, de goûter l'onction de ses paroles et de sentir la bonne odeur de Jésus-Christ qu'exhalait sa belle âme; ils se réjouissaient de l'avoir pour pasteur et pour pèrei.

Cette sympathie pour les populations de l'Orient, cette com- passion pour toutes leurs misères, s'alimentait de tous les souvenirs de cette terre consacrée par le sang de Dieu, par le sang des apôtres et des martyrs, des rois et des chevaliers. Chaque bourgade, chaque ville, chaque fleuve, chaque mon- tagne, montraient, pour ainsi dire, au vénéré patriarche, les traces de son Rédempteur encore visibles sur le sol, mais aussi les vestiges des héroïques barons de son pays natal , fidèles compagnons d'armes et d'infortune de tous les chefs des croi- sades. Là, l'élite de la noblesse champenoise s'était signalée par des prodiges de valeur ; ici elle avait été moissonnée par le fer des Sarrasins. Jacques Panlaléon songeait à ces jour- nées de gloire et de malheur qui lui inspiraient de la tristesse et de l'admiration; il se rappelait surtout la désastreuse et mémorable croisade de saint Louis; il n'oubliait pas que ses chevaleresques compatriotes qui s'y couvrirent des lauriers de la victoire, comme ceux qui succombèrent sur les champs de bataille, eurent toujours devant eux une pensée de religion et d'honneur. Il savait que toute guerre est à déplorer; mais celle combattent des guerriers comme les sire de Joinville, les Gauthier de Brienne, lesErard de Sivrey, les Hugues de

1. In quo quidem patriarcbalu sic patriarchis trecencis Jacobus praefuit et profecit, quùd peregrini et incolae ipsarum parlium palrem et pastorem amabi- lem se habere gaudebaot. Papirius Masson, loco cilalo.

PATRIARCHE. 97

Châtillon, les Geoffroy de Sertiges, perd de son inhumanité et de son horreur; parce que les commandements de Dieu se mê- lant aux commandements des hommes, sanctifient en quelque sorte ces grandes entreprises armées.

Au milieu de ces nobles et salutaires émotions, Jacques Pantaléon n'en était pas moins laborieusement occupé à sur- monter les obstacles de tout genre qui l'entouraient de toutes parts. C'étaient les mécontentements et les troubles qu'il fallait apaiser; les usurpations qu'il fallait empêcher ou punir avec fermeté; l'esprit d'indépendance naturel aux féodaux qu'il fallait contenir; les tentatives de discorde civile qu'il fallait déjouer ou vaincre; les rivalités des ordres religieux et mili- taires qu'il fallait calmer; quelquefois même les résistances de quelques évêques ou abbés peu disposés à contribuer de leurs deniers aux dépenses de la guerre sainte, qu'il fallait faire plier. Jacques Pantaléon portait résolument le fardeau d'affaires si difficiles et si compliquées; mais il en sentait le poids, comme le témoignent plusieurs de ses lettres : « J'étais « déjà vieux, dit-il, mais j'ai vieilli bien davantage au milieu « de ces travaux dans lesquels l'amour que je dois à Dieu a « seul pu me déterminer à me consumer1. »

Dans celte lutte, le vénéré patriarche, il est vrai, trouva des appuis. D'abord, il avait un caractère éminemment propre au gouvernement , et ce caractère avait été développé par les occupations de toute sa vie, sans même parler des fonctions publiques qu'il avait remplies. Constamment appliqués aux é- tudes morales, initiés à tous les mystères du cœur humain, les principaux membres du clergé joignaient alors aux pratiques de l'enseignement et aux fonctions du sacerdoce, l'expérience de la vie commune et l'analyse des passions. Ils embrassaient également le gouvernement des hommes et des choses, une gestion de richesses terriennes immenses et la direction des intelligences les plus simples comme les plus élevées. Il n'y avait guère que parmi eux qu'on connût les deux grands se-

I. Annales ecclesiastici, auctore Odorico Raynaldo, tom. XIV.

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crets de la vie des peuples : commander el obéir. Jacques Pantaléon avait cette habitude du commandement, cette volonté forte et douce qui sait dompter les oppositions, cette habileté à manier les esprits que le prêtre possède ordinai- rement à un plus haut degré, parce qu'il a lu plus profon- dément dans les consciences. Il savait vouloir, grande science quand on gouverne; il avait le sentiment des droits de son autorité, sentiment qu'il faut éprouver pour l'inspirer aux autresi.

Dans les circonstances les plus graves, Jacques Pantaléon employa avec avantage l'intervention du Souverain Pontife, toujours prêt à frapper de ses foudres les rebelles qui persis- taient opiniâtrement dans leur insubordination, et l'influence puissante du champenois Geoffroy de Sertiges qui, après avoir combattu pendant trente années les infidèles, était de- venu, dans sa vieillesse, vice-roi de Jérusalem. On ne saurait se faire une idée des ressources que le patriarche trouva dans cette double assistance. Quelque grand politique qu'il fût, Jacques Pantaléon n'aurait jamais pu gouverner la Terre- Sainte avec tant d'éclat , si la majestueuse figure de la pa- pauté n'avait cas été debout, à côté de lui, pendant toute son administration en Palestine, et si l'ascendant populaire du vieux baron sénonais n'avait imposé silence aux bruyantes querelles des chevaliers.

Une des premières œuvres, que le nouveau patriarche tenta d'accomplir, fut la restauration du culte dans l'église du Saint- Sépulcre. Durant le long intervalle qui s'écoula depuis la prise de Jérusalem jusqu'au temps de Jacques Pantaléon, la garde du divin Tombeau avait été confiée à des religieux qui

1. La renommée de ses bonnes œuvres, passant les montagnes et les mers, arriva finalement jusque dans la Terre-Sainte, elle esmeut tellement les cœurs des habitants de ce pays-là, qu'ils le déclarèrent patriarche de Jéru- salem. En celte façon, Jacques de Troyes parvint k la chaire de saint Jacques, frère du Seigneur, et la régit avec tant de douceur et de bénignité que les étrangers et ceux du pays se réjouirent d'avoir un père et pasteur aymable. Do Chesne, Histoire des Papes et Souverains chefs de l'Église, tom. II, pag. 198.

PATRIARCHE. 99

remplissaient leur pieuse mission au milieu de difficultés sans nombre et de dangers toujours renaissants. Ce furent les disciples de saint François d'Assise. A côté de ces pères fran- ciscains, il y avait des chanoines institués non-seulement pour assister l'évêque dans les cérémonies pontificales, et pour former son conseil, mais encore pour réciter l'office en com- mun dans le chœur de l'église sépulcrale. Ils étaient demeu- rés séculiers jusqu'en 1114. A cette époque , ils avaient été obligés, par le patriarche Arnould, à embrasser la règle de s.iint Augustin. Quand Jérusalem tomba au pouvoir de Sala- din, ils s'étaient retirés dans leurs domaines d'Europe; ils y accordaient l'hospitalité aux pèlerins qui allaient en Palestine ou qui en revenaient. Plus tard , ces chanoines avaient été réunis à l'ordre de Saint- Jean de Jérusalem; quelques débris échappèrent avec leurs biens à celte réunion; la discipline et la ferveur parmi eux avaient perdu de leur vigueur primi- tive. La majesté et la régularité des offices en étaient trou- blées. Pour rendre aux solennités du Saint-Sépulcre leur éclat et à ses gardiens leur piété première, Jacques Pantaléon aug- menta de six membres la congrégation de ces chanoines régu- liers et y introduisit de salutaires réformes1.

Un soin d'un autre genre préoccupait encore le zélé patri- arche; c'était de faire remettre en état de défense les villes et de fortifier la plupart des places de guerre possédées en Syrie par les chrétiens. Jaffa ou Joppé, bâti en amphiléâtre sur le plateau d'un isthme, vit ses murailles et ses hautes tours réparées. Cette belle cité, avec titre de comté, jadis apanage de l'héri- tier du trône de Jérusalem, avait alors pour châtelain un bra- ve champenois, Gauthier IV de Brienne, beau-frère du roi de Chypre et de la princesse d'Antioche. Sans cesse le haubert en tête et le cimeterre au poing, il ne laissait échapper aucune occasion de détrousser les Sarrasins. Du haut de son donjon,

I. Cùm in sacro sepulcri Dominici templo divious cullus absolesceret , Jacobo hierosolyniitano patriarchae, illius reslUueodi cupido, potestalem coo- tulit Alexander papa, ut caooûicorura numerum aliorum sei supplemento augeret. Annales ecclesiastici, auctore Odorico Ravnaldo, loin. XIV, aoo. 4256.

100 JACQUES PANTALÉON

l'œil parcourait au loin la plaine qui conduit à Saint- Jean- d'Acrc, et les jardins qui forment, autour de Jaffa, comme une ceinture de grenadiers, de citronniers, d'orangers et de palmiers. Aucune caravane ne pouvait se dérober aux re- gards du comte; naguère, il en était tombé entre ses mains une entière chargée de draps d'or et de soie qu'il s'empressa de distribuer à ses bannerets. Chez lui, la générosité accom- pagnait toujours la vaillance. Une foi vive remplissait aussi son âme : quand le soir était venu, et les portes bien barrica- dées, le sire de Brienne s'enfermait dans sa chapelle et y de- meurait longtemps seul en oraison l.

Craignait-il parfois que les Turcs n'interrompissent par leurs attaques ses heures de dévotions? Il imaginait de faire paraître sa forteresse toute garnie de combattants. Plus de cinq cents boucliers d'or, à la croix pâtée de gueules, brillaient à chacun des crénaux comme autant d'hommes d'armes immo- biles. Il y faisait également suspendre autant de pannoncels blasonnés à l'écu de Brienne, qui, de loin comme de près, étaient chose belle et formidable à regarder.

La position de ce vieux castel avait frappé Louis IX lors de son séjour en Syrie; reconnaissant l'importance militaire de Jaffa, il avait prescrit à Eudes de Montreuil de tracer tout autour une enceinte et un faubourg bien fortifiés; il avait fait élever, en outre, du côté de la mer, une muraille flanquée de vingt-quatre tours, cernées de fossés profonds et larges. Ces travaux s'exécutèrent comme par enchantement, mais non sans des frais très-considérables; le sire de Brienne, chevalier brave et généreux, ne voulut rien épargner pour la solidité de cette citadelle chrétienne.

Jacques Pantaléon, à l'exemple de saint Louis, stimula le zèle et le dévouement des barons d'Orient qui s'occupaient de rétablir leurs châteaux en ruine. Ses exhortations produisirent un salutaire effet : comme on avait vu les chevaliers au milieu

i. Histoire de saint louis, roi de France, par le Marquis de Villeneuve- Tiuns, tom. II, livre v.

PATRIARCHE. 101

des soldats dans les batailles, on les vit alors , au milieu des ouvriers, animant leur ardeur au travail; souvent, pour l'en- flammer encore davantage , ils prenaient la pioche du terras- sier et la truelle du maçon. Aussi, les places maritimes les plus fortes de la Palestine, construites avec une rare activité, parurent bientôt à l'abri des irruptions des barbares1.

Par suite de ces diverses constructions, plusieurs barons manquèrent bientôt d'argent pour entretenir leurs hommes d'armes. Le comte de Joppé, de l'illustre maison de Brienne, était du nombre de ces nobles appauvris. Jacques Pantaléon lui vint en aide par les ordres d'Alexandre IV. « Le comte de « Joppé, homme de haute distinction, lui dit le pape, a pris « tant à cœur la défense de la Terre-Sainte, qu'il n'a pas craint « de faire d'énormes sacrifices pour mettre en sûreté la place « forte de Joppé; il a dépensé, pour cela, non-seulement tous c ses biens meubles, mais encore (une partie considérable « de son patrimoine, de sorte qu'il est accablé de dettes. » Pour secourir le noble comte dans cette détresse, le patriarche lui fit compter mille marcs qu'il préleva sur seize mille besants d'or sarrasinois que les Templiers de Ptolémaïs gardaient en réserve pour les frais de la guerre sacrée2.

Pendant qu'il veillait à la restauration des remparts et à

1. Ne verô barbari latius proferrent victorias, muniendis arcibus dalâ operâ; cumque in Joppe propugnaculis, prœsidioque militari firmandâ cornes joppen- sis suo profudisset, pontifex Jacobo patriarchae dédit imperia, ut mille marchas ex iis sedecim millibus bysantiorum saraceuatorum , quae apud templarios Ptolemayde in belli sacri sumpius asserbantur, comiti numerandas curaret. Annales ecclesiastici, Raynalo., tom. XIV, ann. 1256.

2. Efferali Januensesac Pisani, mutuis odiis ubicùmquc, sive terra, sivemari, in occidente vel in oriente, infestis telis concurrebant, trahebanlque in praelium faederatos, maximèque Veneti, ob siogularem cum Januensibus emulationem, Pisanis successeraut, atque Ptolmaïde aliisque in portubus simullates exercue- rant, ex quibus dissidiis exlrcma hierosolamilano regno cladesimmioebat : cùm non modo hostium armis peteretur , verùm eliàm eorum viribus, quibus illius defendeudi munus iucumbebat, laniaretur. His itaquè et aliis impendentibus malis remedium aliquot allaturus Christi vicarius, Messanensem archiepisco- pum in Qrientem misil, ac Pisaoos, Janueuses et Venetos mutuo fuodendo sanguini parcere jussit.

Annales ecclesiast., auctore Odorico Ratnaldo, tome XIV, année 1258.

102 JACQUES PANTALÉON

l'achèvement des forteresses, Jacques Pantaléon ne cessait de s'employer à mettre en liberté les captifs, encore si nombreux aux mains des musulmans età. ramener à leur ancienne croyan- ce ceux des croisés qui avaient été assez faibles pour se faire renégats : la délivrance des corps torturés dans les cachots et le salut des âmes tombées dans l'erreur, étaient une des plus grandes préoccupations du zélé patriarche. Malheureusement les sanglantes rivalités des Génois et des Pisans, les scanda- leuses discordes des Templiers et des Hospitaliers, entravaient son apostolat.

Les fidèles de la Palestine désespéraient presque de voir le sage et prudent Jacques Pantaléon réussir dans ses entre- prises de conciliation, lorsqu'intervint le pape Alexandre IV. Ce pontife, informé de la situation, se hâta d'envoyer en Terre- Sainte l'archevêque de Messine, avec les lettres les plus pres- santes. Il y accusait les Génois, les Pisans, les Vénitiens, peu- ples mercantiles qui se disputaient l'empire de la mer, de pré- férer les richesses de leur commerce aux sentiments de la foi et de l'honneur ; il y peignait des couleurs les plus sombres les dangers auxquels les mauvaises passions humaines expo- seraient le royaume de Jérusalem, s'ils continuaient à se faire la guerre les uns aux autres1.

Avec franchise, avec cordialité, Jacques Pantaléon accueillit dans sa demeure et admit dans son intimité le nonce apostoli- que. Tous deux se concertèrent pour calmer l'irritation des républiques rivales; ils leur représentèrent de nouveau com- bien leurs implacables jalousies allaient nuire au triomphe de la croix, en privant les expéditions d'outre-mer du secours de trois nations marchandes suzeraines de toute navigation. Ils enjoignirent aux Vénitiens, victorieux dans plusieurs ren- contres navales, de briser les fers des Génois faits prisonniers; ils les exhortèrent à respecter les quartiers qu'ils occupaient et

1. Mandarausut, eo tempore quo Icgalus, seu ountius apostolicae sedis ad partes ultramarioas accesserit, procuratores vestri, ad reformatiooem pacis et ad omoiaque oeeessana suut ad eam, in eivilate Acconeosi comparcant coràm co... Epislol. Alexand. IV, apud Raynald., lococitalo.

PATRIARCHE. 103

les privilèges dont ils jouissaient dans les villes maritimes du royaume; ils leur firent jurer de n'avoir plus d'autres enne- mis que ceux du Christ1.

Le cœur navré des maux qui affligeaient les populations confiées à sa sollicitude, l'intrépide patriarche oubliait ses propres souffrances pour ne songer qu'au moyen d'imposer si- lence aux bruyantes querelles des factions, lorsqu'il eût la douleur de voir renaître les anciennes animosités des Templiers et des Hospitaliers. Entre ces deux ordres, qui se voyaient parvenus au faîte de leur gloire, de leur puissance, de leur renommée, l'irritation et la haine étaient devenues telles, qu'ils se livraient des combats acharnés partout ils se rencon- traient. Les historiens racontent qu'en 1259, il y eut une ba- taille si sanglante entre ces deux confraternités belliqueuses, qu'il n'échappa qu'un seul chevalier du Temple pour porter dans les places de son ordre la nouvelle de l'affreuse défaite. Les Templiers de la Terre-Sainte ne se sentant pas assez forts pour en tirer vengeance, appelèrent, par une citation générale, leurs frères d'Occident. Jacques Pantaléon s'efforça d'assoupir cette espèce de guerre civile l'animosilé régnait avec tant de fureur. Aussi, à part cette vieille jalousie, toujours vivace, qui armait les Templiers et les Hospitaliers les uns contre les autres, on trouvait encore dans leurs maisons le même esprit de charité pour les pauvres et les pèlerins, le même zèle et la même émulation pour la défense des chrétiens de la Palestine2.

Alors de grands événements se préparaient en Asie ; et, du côté de la Perse, il se formait un orage menaçant à la fois les musulmans et les chrétiens. Les Mongols, conduits par le prince Houlagou, chef de la dynastie persane des Gengiskanides, avaient roulé leurs hordes guerrières jusque dans les murs de

1. Cirea uegotium, ioquit, Terrae sanciae oobilis vir cornes Joppensis taolo aflY'Ctu ducilur, quod ipsc, sicut accepimus, pro custodià castri Joppeosis, non boua sua mobilia, et oou modcam parlem sui palrimooii jam expeodit, sed ctiam gravi propter hoc premitur sarcinà debitorum. Annales ecclesiat., loco citato.

2. Annales ecclesiaslici, loco citato, ann. 1259.

104 JACQUES PANTALEON

Bagdad. Ces hautes murailles en briques auraient pu arrêter les Barbares; mais il y avait au-dedans de la cité ce qui affai- blit toujours les masses : la population, divisée en plusieurs sectes, était plus occupée à se combattre entre elle qu'àrepousser un ennemi formidable. A ces divisions intestines s'ajoutaient la mollesse et tou£ les enivrements de la volupté. Le kalife Mosta- sem, aussi énervé que son peuple, vivait tranquille dans l'or- gueil que lui donnaient les vains respects, les bas hommages des musulmans. Il négligea tous les moyens de défense ; il se croyait un dieu; et sa puissance, on le lui avait souvent répété, était éternelle. Le jour, toutes ces illusions devaient finir, s'était levé. Les Tartares prirent la ville d'assaut, la livrèrent à toutes les horreurs de la guerre, et le trente- septième des successeurs d'Aboul-Abbas fut précipite de son trône d'or, si resplendissant de pierreries, que les poètes com- paraient son éclat à celui du soleil. Le kalife, enchaîné comme un vil esclave, perdit la vieaumilieu du tumulte, sous le glai- ve des Mongols. A cette nouvelle, les mamelucks jetèrent un grand cri d'effroi ; et dans leur épouvante, ils élurent, à la place du tilsd'Aibek, leur jeune sultan sans expérience, Kou- touz, le plus brave et le plus habile des émirs.

De toutes ces révolutions qui se succédaient parmi les sec- tateurs de l'islamisme, il aurait surgir des chances favora- bles pour les colonies chrétiennes de l'Orient. Le kan des Tar- tares venait de promettre au roi d'Arménie de pousser ses conquêtes jusqu'aux rives du Nil. Les guerriers arméniens s'étaient même réunis à l'armée des Mongols pour exterminer les Turcomans. Les chrétiens virent ces troupes coalisées s'em- parer d'Alep, de Damas et des principales villes de la Syrie. C'était comme une bonne brise, comme un vent propice pour faire flotter de nouveau l'étendard de la croix. De toutes parts, les adorateurs de Mahomet fuyaient les Tartares; et, chose inouïe, les disciples du Christ étaient protégés par les hordes idolâtres qu'accompagnait partout la victoire. Dans ces sauvages conquérants les anciens croisés se trouvaient ainsi

PATRIARCHE. 165

réduits à voir des libérateurs. Au pied des autels et jusque sur le tombeau même du divin Sauveur, on fit des prières pour le triomphe des Mongols.

Les espérances des chrétiens de la Palestine n'étaient pas sans quelque fondement , car le chef des Tartarcs, Houlagou, convaincu de la divinité de Jésus-Christ, avait témoigné le désir d'embrasser le catholicisme; il avait même supplié le pape Alexandre TV de lui envoyer un prédicateur pour l'ini- tier à la science de la religion et pour lui administrer le sacre- ment de baptême. Le Souverain Pontife se montra d'autant plus sensible à cette démarche qu'il espérait trouver en ce prince un puissant protecteur des chrétientés orientales. Il se hâla de lui écrire une fort belle lettre pour le féliciter de ses bonnes inspirations. « Notre âme glorifie le Seigneur, lui dit-il, « et notre esprit a tressailli d'une grande joie en Dieu son « Sauveur, par ce qu'il a daigné, dans son infinie miséricorde, « ouvrir les yeux de votre intelligence; si comme nous « l'avons appris, la splendeur de la divine lumière vous a tel- « lement illuminé de ses rayons, que vous êtes sincèrement « dévoré du zèle de connaître la vraie foi et que vous soupi- « rez ardemment après l'heureux jour il vous sera donné « d'en être instruit. Naguère, en effet, Jean le Hongrois, votre « messager, est venu annoncer que, brûlant de faire votre « salut, vous vouliez renaître dans l'eau sacrée du baptême, « devenir membre de la sainte Eglise romaine, vivre selon les « préceptes de l'Evangile, professer la doctrine catholique et « être décoré du litre de chrétien. Pour cela, votre nonce « nous demandait, de la part de votre Grandeur, un homme « jouissant d'une excellente réputation de savoir et de vertu « pour vous catéchiser et vous baptiser. Ah ! prince magni- « tique, si vous pouviez lire dans le plus intime de notre « cœur, vous verriez de quelle abondante consolation votre « demande l'a inondé, vous y découvririez quel immense « sentiment de satisfaction et d'allégresse nous éprouverions,

106 JACQUES PANTALÉON

f s'il était pleinement constaté que telles sont réellement vos « dispositions... ».

En même temps, Alexandre IV chargea Jacques Pantaléon d'exhorter le farouche guerrier à ne pas différer sa conver- sion et de le préparer à recevoir le sacrement de la régénéra- tion spirituelle. « Nous avons confié à notre vénérable frère « le patriarche de Jérusalem, dit le pape au prince Houlagou, « la mission d'examiner le ferme propos de votre Sérénité et « de nous en rendre compte. C'est un homme d'une grande t autorité, d'une foi inébranlable et d'une probité à toute « épreuve; il est considéré comme l'un des membres les plus « nobles, les plus glorieux, les plus illustres de l'Eglise uni- t verselle; nous avons une entière confiance dans sa prudence, « sa pureté, sa fidélité. Voilà pourquoi nous l'avons choisi « pour remplir à votre égard les fonctions du ministère pasto- « rai. Nous avertissons, nous conjurons, nous engageons sé- c rieusement votre Grandeur, nous la sollicitons avec ins- « tance, pour le bien de votre âme, de révéler à ce digne « patriarche promptement et en toute sécurité le fond de vos « intentions, afin qu'assuré par lui de votre volonté, nous « prenions, dans le délai convenable, toutes les mesures « nécessaires pour l'accomplissement de vos vœux.2 »

1. Nuntius ei magoitudiuis tuae parte pclcbat, pcr nos aliquem virutn ido* neum destinari, qui praedictie doctrinae praepollens scieotié, et muuditiâ vilae rcfulgens, te suo sacro mioislerio baptismi perducat ad gratiam, et per idem regerationis lavacrum ejusdem sanctae matris Ecclesias sociaus unilati sacris ins- truat institutis...

Episl. Alexand. IV ad Haolonum regem Tarlarorum, apud Annales ec- clesiast. tome XIV.

2. Venerabili fratri noslro palriarchae hierosolamitano, viro ulique n a^naj auctoritatis, expert» probitalis, et fidei ; viro quem, tauquâm magnum, nobile ac uaum de praecipuis honorabilibus membris univcrsitatis Ecclesiae, de cnjus prudeotiâ, puritate ac fidelitaie, plenam in Domino fiduciam habemus, ad hoc duximus eligendum, litteras uostras dirigimus, ut ipse super prwmissis firmum proposiium tuae serenetatis explorct, nobisquod inveneritrescripturus. Quocircà magnitudinera tuam monemus, rogamus, et bortamur attente, pro animae tuae commodo deposceules instanler, quatenùs eidem patriarchae de praedictis tuae voluntatis arcanum celeriter cum omni securitale révèles...

Annales ecclesiast., auctore Raynaldo, tome XIV, loco citato.

PATRIARCHE. 107

Jacques Pantaléon, porteur de la lettre pontificale, se mit immédiatement en rapport avec le petit-fils du fameux Gengiskan ; et pour ne pas laisser ralentir la ferveur de son catéchumène, il s'empressa, comme un autre saint Rémi, de l'initier aux mystères du christianisme. D'ailleurs, s'il y eut jamais un Tartare à tête dure, répugnant à briser avec les tra- ditions de sa nation et à braver le courroux des dieux de ses pères, un conquérant préoccupé de guerre et de politique plus que de religion, un monarque superbe frémissantàla pensée de descendre dans l'eau et de courber le front sous la main d'un évêque, assurément ce n'était pas Houlagou, prince barbare, mais naturellement chrétien. Aussi, le patriarche de Jérusa- lem ne tarda point à lui conférer la grâce du baptême ; et le chef des Tartares, comme un autre Clovis, baissa la tête sous le joug du Seigneur ; il adora ce qu'il avait brûlé, et brûla ce qu'il avait adoré1.

La nouvelle de cette conversion répandit la joie dans toute la Palestine; les Orientaux accueillirent le royal néophyte avec d'autant plus d'enthousiasme qu'ils semblaient déjà le voir abo- lissant le culte sacrilège de Mahomet, puis faisant surgir du mi- lieu dessables du désert des villes et des royaumes la tran- quillité de l'ordre régnerait avec la religion du Christ. Mais Houlagou, obligé de retourner sur les bords du Tigre, avait confié son pouvoir à son lieutenant Ketboga chargé de pour- suivre ses conquêtes : c'était encore un sujet d'espérance pour les chrétiens de Syrie ; peut-être enfin la fortune allait- elle leur sourire, lorsqu'une querelle, suscitée par des croisés allemands, changea tout-à-coup l'état des choses, et révéla que les auxiliaires sur lesquelson croyait pouvoir compter n'avaient fait que cacher temporairement leur hostilité contre les défenseurs de la croix. Quelques villages musulmans, qui

1. Adoranda.hic divina providentia est, quœ Tarlaro huic lot tantasque vic- torias ad cvcrlandam mahomelieam superstitionem centulerat, illumquc diviois instinciibus ad bapiismi sacra amplcctenda urgebat. Et quidèra fidera christiu- nam professum esse refert Aytoaus.

Annales ecclesiasl. auctore Odorico Raynaldo, lome XIV.

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payaient tribut auxTartares, furent livrés au pillage. Ketboga prétendit obtenir des chrétiens une réparation. Les chrétiens refusèrent; il s'en suivit une rixe, une contestation armée; le neveu du commandant Mongol périt dans la mêlée.

Cet événement, peu de chose en lui-même, amena d im- menses et calamiteux résultats. Dès ce moment, le chef tartare déclara une guerre ouverte aux chrétiens. Par son ordre, le territoire de Sidon fut ravagé, pillé, incendié ; celui de Pto- lémaïs, résidait Jacques Pantaléon, fut aussi menacé. Alors toutes les illusions des chrétiens de la Palestine s'évanouirent, et leur désespoir fut aussi profond que leur joie avait été folle. Comme un torrent qui déborde, l'armée des Mongols avançait toujours et s'étendait comme de grandes eaux sur les terres du royaume de Jérusalem. Aussitôt le sultan du Caire se leva ; il vint au-devant des hordes qui se précipitaient vers l'Egypte. Il resta trois jours dans le voisinage de Ptolémaïs, il renou- vela, sous l'influence du patriarche, une trêve avec les soldats de la croix. Dans celte même plainede ïibôriade les croisés avaient fait tant de prodiges de valeur contre les Sarrasins , il se livra une bataille sanglante entre le sultan égyptien et le chef des Tartares. Ketboga y perdit la vie ; et ses nombreuses troupes, battues et dispersées, abandonnèrent la Syrie.

Le sultan victorieux allait faire chèrement payer aux chré- tiens les espérances qu'ils avaient mises dans une alliance avec ses ennemis. Déjà, à Damas et dans d'autres villes, les mu- sulmans commençaient à démolir les églises l'on avait prié pour le succès des Mongols. Les sectateurs les plus fervents de Mahomet trouvaient que le Sultan du Caire usait encore trop de tolérance envers les défenseurs du Christ; et contre lui s'élevaient des cris de malédiction et de haine. On lui reprochait surtout la dernière trêve qu'il venait de conclure avec les croisés.

Tant de dangers ne faisaient qu'accroître le zèle infatigable que déployait Jacques Pantaléon pour améliorer la situation matérielle et morale de son patriarcat ; il s'occupait avec une

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sollicitude toute particulière de Tordre des chevaliers de Saint- Jean de Jérusalem. L'état précaire des chrétiens de-la Palestine et le besoin qu'ils éprouvaient d'une incessante protection avaient inspiré à la charité catholique celte institution, comme celle des Templiers, deux des plus belles associations qui aient honoré l'Église et l'humanité.

Les pèlerinages au tombeau du Sauveur étaient devenus extrêmement nombreux et fréquents vers le milieu du onzième siècle; des Italiens, la plupart marchands d'Amalfi, avaient fondé en 1048, à Jérusalem même, tout près de l'église du Saint-Sépulcre, un couvent destiné à recevoir les pèlerins malades; un abbé et des moines bénédictins, devaient y célé- brer le culte, suivant le rite latin, et soutenir de leurs aumônes les pauvres qui ne pouvaient payer le droit d'admission. Bientôt après ils avaient bâti, avec l'autorisation du kalife d'Egypte , une église consacrée à la sainte Vierge nommée habituellement Sancta Maria de Latina. Plus tard, pour suf- fire à la multitude des nécessiteux qui se présentaient, les moines avaient construit à côté de leur église un hôpital en l'honneur de saint Jean-Baptiste, d'autres disent en l'hon- neur de saint Jean-1'Aumônier. Pendant le siège de Jéru- salem par Godéfroy de Bouillon , l'abbé Gérard , supé- rieur de l'établissement, y avait reçu, sans distinction de croyance, tous les malades et tous lesblessés. Dès cette époque, les hospitaliers se donnèrent une règle qui, outre les vœux monastiques ordinaires, leur imposait l'obligation de soigner les pèlerins, promirent, entre les mains du patriarche, d'exécu- ter ponctuellement cette règle, et choisirent pour costume de leur ordre une robe noire avec une croix blanche à huit pointes sur la poitrine. Les membres de celte congrégation se nommèrent Frères Hospitaliers, d'après leur destination ; frères Saint-Jean, d'après leur patron1.

Enhardis par l'exemple des Templiers, la plupart des frères

1. Histoire des Chevaliers Hospitaliers de Saint -Jean de Jérusalem, par l'abbé Vertot, tome I.

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chevaliers, c'est-à-dire d'origine noble, résolurent de rempla- cer le soin des malades par le service militaire, de combattre pour le Saint-Séptlcre, d'unir de celte façon le monachisme à la chevalerie, et de fonder un ordre religieux et chevaleres- que à la fois : religieux, parce que ses membres faisaient les vœux monastiques; chevaleresque, parce qu'ils se vouaient à une guerre incessante contre les infidèles. Une partie des frè- res, mécontents des innovations, se séparèrent de Tordre, s'im- posèrent pour mission exclusive de soigner les lépreux et tirè- rent leur nom du mendiant Lazare, sous le patronage duquel ils furent placés. Leur signe distinctif était une croix verte. Le grand-maître devait toujours avoir été un lépreux, afin qu'il sût aviser au soulagement des maux qu'il avait soufferts lui- même. Au moment Jacques Pantaléon arriva en Terre-Sainle, ces braves hospitaliers de Saint-Lazare venaient d'être confir- més dans leurs fonctions héroïques par le pape Alexandre IV. Le nouveau patriache favorisa tout spécialement ces laïcs pieux et dévoués qui supportaient, pour l'amour du Christ, de telles saletés, de telles infections, que nulle mortification au monde ne saurait être comparée à ce martyr si saint et si précieux aux yeux de Dieu. C'est ainsi que la religion du divin Crucifié ennoblissait au Moyen-Age la plus rebutante des maladies, en s'occupant directement d'une des plus grandes misères hu- maines.

Cependant les chevaliers hospitaliers de Saint-Jean de Jé- rusalem, appelés depuis chevaliers de Rhodes, et aujourd'hui Chevaliers de Malte, étaient restés en majorité. Leur nombre s'augmenta tellement qu'ils se divisèrent, comme d'ailleurs l'indiquaient naturellement leurs occupations, en trois classes: les chevaliers, les prêtres et les frères servants. Les cheva- liers, dont on exigea bientôt qu'ils fussent issus de princes, de comtes, de barons, ou du moins d'une ancienne et pure noblesse, accompagnaient les pauvres pèlerins, combattaient les infidèles; et revenaient soigner les malades, dès qu'ils dé- posaient les armes. Les prêtres célébraient les offices religieux

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dans les hôpitaux et y remplissaient les autres fonctions pas- torales. Les frères, qui se distinguaient en frères servants d'armes et frères servants de métiers, devaient, outre le soin des malades et les autres travaux qu'exigeaient leurs maisons, servir les chevaliers à la guerre.

Dans l'origine , ces différentes classes ne se distinguèrent point par leur costume. Ce fut le pape Alexandre IV qui or- donna, en 1259, que les chevaliers seuls porteraient, dans l'in- térieur du couvent, un manteau à bec noir, c'est-à-dire un manteau avec un capuchon pointu et le signe de Tordre sur le côté gauche de la poitrine; en campagne, une cotte d'armes rouge avec une croix blanche, d'après les couleurs de leur bannière. Les frères servants portaient une cotte de maille d'une autre couleur. Jacques Pantalôon, alors patriache de Jérusalem, fut chargé de remettre la bulle pontificale à ces braves guerriers; il s'estima d'autant plus heureux de leur faire cette communication, qu'Alexandre IV y vantait singu- lièrement les chevaliers de Saint-Jean : « humbles serviteurs des malades et des pèlerins dans l'intérieur de l'hôpital, disait le pape, ils étaient hors de Jérusalem les glorieux athlètes^ les intrépides champions, les défenseurs d'élite de la Terre- Sainte. » Aussi, pour les récompenser, non seulement Alexan- dre IV confirma tous les privilèges que ses prédécesseurs a- vaient accordés à leur ordre, mais encore il leur donna l'ab- baye de Saint-Lazare, le prieuré du Mont-Thabor, avec le château de Béthanie la reine Mélisende, femme du roi Jac- ques d'Anjou, avait autrefois établi des sœurs hospitalières qui, depuis la prise de Jérusalem, s'étaient retirées en Eu- rope i. Jacques Panlaléon admirait, comme le Souverain Pontife, les

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1. Contigit qtiod Jacobus Pantalôon hierosolyrnitaraus palriarcha, natione ireccnsis, qui lune ad curiam papalem pro ecclesi* suœ promovendis negotiis ac- cesserat, disceptalurus nimirùrn cum hospilalariis, quibus Alcxander mouaste- rium sancti Lazari ttelhaniœ, ordinis Benedicti, eoncesserat, non sine gravi ec- clesiae hierosolymitanae incommodo; quae donatio posleà ab ipso ponlificalum adepto recissa est... Annales ecclesiast. auclore Odorico Raynaldo tom* XIV.

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services éclatants et multipliés que les chevaliers de l'Hôpital rendaient continuellement à toute la chrétienté d'Orient; per- sonne plus que lui n'affectionnait ces vaillants soldats qu'il considérait comme la terreur des Sarrasins, la sauvegarde des voyageurs, le rempart de Jérusalem. Mais il ne pouvait tolé- rer la donation qui leur avait été faite du monastère bénédic- tin de Saint-Lazare; il prétendait que les intérêts de son église de Jérusalem s'en trouvaient gravement lésés. Il adressa des réclamations respectueuses, mais énergiques, au Souverain Pontife relativement à celle affaire. Jacques Pantaléon avait toujours eu auprès d'Alexandre IV, pour défendre sa chaire patriarcale, son noble et franc parler.

Cependant la situation des établissements catholiques en Orientdevenait de plus en plus déplorable. Comment en eût-il été autrement? Ces colonies chrétiennes formées par des races étrangères, souvent ennemies, se montraient divisées au mi- lieu des périls communs. aussi, la féodalité avait apporté ses inconvénients; il y avait quelqu'analogie entre la situa- tion des croisés en Palestine et celle des arabes en Espagne, et le morcellement féodal des Franks par fiefs produisait les mômes conséquences que le morcellement des Arabes en tri- bus. Ajoutez à cela que les populations de la Terre-Sainte, en rivalité continuelle, voyaient en face d'elles toutes les forces de l'islamisme, prêtes à profiter des divisions de celte petite Europe féodale qui reflétait, dans ses discordes, les divisions de la grande Europe, sans avoir ses immenses resources. Jac- ques Pantaléon crut devoir retourner lui-même en Occident, afin de solliciter les secours nécessaires à l'affranchissement des Orientaux. Il s'embarqua pour Venise, il visita le doge au palais ducal; de il se rendit, par terre, à travers les Apennins, dans la partie méridionale des Étals de l'Eglise !.

1. Porrô cqid pro Terrae saoclœ subsidio et ejusdem hierosolymitanae cccle- siae utilibus et arduis negotiis idem pater necesse habuisset sedis apostolicaj li- mina visitare, navigii subsidio maris plagus navigavil, et ad civitatis venetia- rum littora venieos, et ad civilatem Agoauieosem, ubi tune sedes apostolica re- sidebat se trausulit... Papimi Massoni, libri sex, de episcopis urbisqui ro- manam ecclesiam rexerunt, folio 224.

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Alexandre IV, fuyant épouvanté devant Manfred, qui repre- nait une à une toutes les villes du royaume, avait établi pro- visoirement sa cour pontificale dans Anagni. Jacques Panla- léon y fut reçu par le pape et tous les cardinaux avec de gran- des marques d'honneur. Il songeait à s'occuper sérieusement des intérêts de son patriarcat, lorsque les mouvements, habi- lement fomentés en Italie par le prince de Tarenle, l'empê- chèrent d'obtenir du père commun des fidèles la prompte so- lution des difficultés pendantes en Orient. Brancaleone d'An- dalo, mal défendu et même abandonné par les plébéiens, sur pris, jeté dans un cachot, allait y périr victime de l'oligar- chie victorieuse, lorsqu'une émeute populaire chassa le suc- cesseur qu'on lui avait donné, et le fit sortir lui-même de sa prison. Pour premier acte de son pouvoir restauré , il con- damna au supplice de la pendaison les barons Annibaldeschi, deux chefs de l'aristocratie opprimée qui n'espérait plus que dans la papauté. Ensuite il entraîna le peuple en insurrection et marcha contre Anagni, patrie d'Alexandre IV \.

Les habitants d'Anagni supplièrent le Souverain Pontife d'in- tercéder pour eux auprès du sénateur de Rome. Alexandre IV, qui était rentré dans la métropole du catholicisme après l'em- prisonnement de Brancaleone, ne put arracher sa yille natale aux dévastations des rebelles romains que par les plus hum- bles supplications. Puis, saisi de frayeur, il s'enfuit de Rome avec Jacques Pantaléon et les membres du sacré collège jusqu'à Viterbe, au pied du mont Soriano; il méditait même de se réfugier plus loin et de se cacher dans Assise, sous la protection du tombeau récent, mais déjà vénéré, de saint Fran- çois. Après la mort du despote Brancaleone, 1260, le pape, malgré le roi de Sicile, reprit quelque crédit dans la républi- que romaine ; il conclut avec quatre députés du peuple un ac- cord par lequel nul ne pourrait être nommé sénateur sans le

4. A borne racmoriae domino Alexandro papa IV, ah ejus fralribus dominis cardioalibus et lotâ curiâ houorificè susceptus et bénigne tractatus in eâdem civitale aliquantis lemporibus cooquievit, subsidium terra? saocla; et negolia eclesiae hierosolymitaoae felici consilio promoveus et procuraos. Pap. Mass. loco citato.

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consentement du Souverain Pontife. Pendant quelque temps il y eut deux sénateurs; puis, dans une réaction gibeline, par respect pour la mémoire de Brancaleone, on revêtit de la toge sénatoriale un de ses oncles, du même nom que lui.

En ces conjectures difficiles, un des secours les plus sin- guliers que Dieu suscita au représentant de son Christ, fut l'intervention visible et saisissante de l'Innocence et de 1 a sainteté, du sacrifice et du dévouement, dans une toute jeune fille. Viterbe en fut le théâtre et Jacques Pantaléon un des principaux témoinsi.

Dans les dernières années du règne de Frédéric II vivait à Viterbe une enfant d'une piété prodigieuse : elle se nommait Rose. Elle avait la beauté et l'esprit d'un ange, avec l'amour et le cœur d'un séraphin. On raconte qu'à l'âge de trois ans , elle supplia son père de lui permettre de vivre solitaire dans une petite cellule pour mieux prier^ La charité de Jésus- Christ embrasait tellement son âme que souvent , au sein des nuits, elle était forcée de sortir de son lit et d'aller en plein air se rafraîchir la poitrine et exhaler en suaves cantiques la flamme céleste dont elle était consumée2.

Elle se sentit poussée en même temps à unir une vie active à cette vie d'oraison. A peine avait-elle atteint sa dixième année, que revêtue de l'habit du tiers-ordre de saint François, elle parcourait, un crucifix à la main, les rues de la ville, prêchait du haut d'une borne contre les hérétiques, appelait les bénédictions du ciel sur les défenseurs de l'Église

1. ...ab infanliâ cœpit Deum timere , et amare in siraplicilate cordis , et puerili sinceritate suas preculas , noctes alque dies , secretis lalibulis genuflexa profundens... Tenellum corpusculum duro cilicio, crebris flagellis, et raulto edoraabat jejunio, pauperibus mitlens quam sibi sustrahebat. annonam... Iq publicuro prosiliens, cruce manibus assumplâ, haerelicos acriter increpare , liberrimè reprehendere , aperlisque rationibus, convincere non destitit donèc ab urbis prefecto , facliosorum persuasione , cura totâ cognatione , éjecta t asperrimo byemis tempore Sorianum venit... Annal, minor. Wading, tom. II.

2. Eodem verô Alexandre- papa quarto in civitale viterbiensi, ad quam cum totâ curiâet eodem patriarche se translulerat , diem claudente exlremum, ipsa romana ecclesia trimestri vacavit... Papiru Massoni , libi sex de episcopis urbis, folio 224.

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romaine et exhortait les habitants de la contrée à la pénitence. Il paraissait évident à tous ceux qui l'entendaient, que le Saint-Esprit parlait par la bouche de l'éloquente enfant. Les Manichéens, partisans de l'empereur Frédéric II, frémissaient de rage contre elle. Ils lui faisaient les plus terribles menaces pour quelle gardât le silence. La jeune fille n'en parlait qu'avec plus de force; elle employait, pour porter les cou- pables au repentir, des expressions si énergiques, des consi- dérations si touchantes, qu'il n'y avait pas de cœurs qui ne fussent émus et subjugués. Jamais peut-être la parole de Dieu, si pénétrante et si efficace, quand elle est maniée par une âme fervente et pure, n'avait agi avec plus de puissance sur les masses du peuple. Par une de ces mesures vexatoires que l'irritation conseille à un pouvoir menacé, le préfet impérial de Vilerbe avait banni la jeune fille avec toute sa famille, C'était au fort d'un rude hiver. L'innocente exilée, avec ses pauvres parents, se retira dans les âpres montagnes de Soriano, d'où elle alla continuer dans d'autres villes d'Italie ses prédi- cations et ses miracles.

Il y avait peu d'années qu'elle était morte, lorsqu'en 1260 les habitants de Yiterbe virent un jour le pape Alexandre IV s'avancer processionnel lement, suivi de quatre cardinaux, de Jacques Pantaléon, patriarche de Jérusalem, et de plu- 'sieurs évoques, vers le couvent de Sanle-Marie de Podio, Rose reposait ensevelie1. Averti par une vision trois fois répé- tée, le Souverain Pontife fit exhumer le virginal cadavre, il le transporta en grande pompe à l'église les nombreux miracles qui s'opérèrent sur sa tombe et la parfaite conser- vation de son corps, aujourd'hui encore intact, attirèrent depuis une foule de pieux pèlerins. Ce n'était pas une sainte, des temps anciens; les concitoyens de Rose avaient vu naître

4. Pontifex, cum quatuor cardinalibus , plurimis episcopis et ecclesiarum prœlatisaiJscpukhri locura accessit, et reverenter exhumalum inlpgrum corpus, ad houorificum mausolœum anleà praparatum , in ecclesiam sacrarum virgi- num, solemni funere irausportavit. Annales minorum , auctore Lucà Wa- ding , tom. H, pag. 36.

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et vivre parmi eux cette humble et candide servante des pauvres. Ils avaient vu Dieu récompenser par un charmant prodige son ardente charité. Un jour qu'elle portait en secret des morceaux de pain aux indigents, son père la surprit; il voulut savoir ce qu'elle cachait avec tant de soin. Confuse, pâle de crainte, elle ouvre son tablier. Il n'y avait plus de pain, mais des fleurs vermeilles et fraîches, dont l'odeur délicieuse embauma les airs. Le père, interdit, demeura immobile d'ad- miration1.

D'autres cités avaient contemplé les vertus de cette enfant sublime et recueilli ses accents prophétiques. Une nuit, elle connut par révélation la mort prochaine de Frédéric II. Le lendemain, devant le peuple assemblé, elle s'était écriée : Fidèles, réjouissez-vous, l'ennemi de Dieu n'est plus, vous c le saurez dans quelques jours. » En effet, à l'heure même l'angélique prophétesse parlait à la multitude, bien loin de là, au château de Fiorentino, l'empereur Frédéric rendait le der- nier soupir. La translation des reliques de la sainte était un triomphe pour les Guelfes de Viterbe. Les Gibelins n'avaient rien de semblable à y opposer. Que pouvaient leurs théories érudites sur les droits de l'Empire, l'absurde système de leur pyrrhonisme, leur philosophie douteuse et peu assurée d'elle- même; que pouvaient tous ces froids moyens contre l'inter- vention miraculeuse d'une jeune fille qui prédisait publique- ment la chute du persécuteur de l'Église? Mais au moment de ce triomphe, le pape Alexandre IV mourut à Viterbe même, je 25 mai 1261.

1. Magna urgebat Viterbienses frumcnti ioopia, devastatis arvis per Frede- dericum, dùm pontifex commoraretur Lugduni, ejusque partes tuerentur viter- bienses; sed pauperibus succurrebat Rosa virgo, ministrando clanculurn, quae poteratcx domo païen â, donec, aliquando à pâtre in foribus apprehensa, plures efferens in sinu panes et interrogata, quid asportaret, respondit : Rosas , nec ntitam ostendit sinus expansus, pleuus rosis odore el visu gratissimis... An. nales minorum, Waoinc, tom. II.

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Sollicitude du patriarche de Jérusalem. •— 11 dresse une relation de la Terre- Sainte. Elle fut à peu près entièrement copiée par Adricbomius, géographe du XVI »c siècle. Jacques Pantaléon s'aitrisie de la situation lamentable des affaires des Orientaux. Il compose la paraphrase du Miserere. Analyse de ce beau commentaire. Citation des principaux passages. Appréciation littéraire et théologique de l'opuscule considéré dans son ensemble.

Un des premiers soins de Jacques Pantaléon en Terre-Sainte fut de ramener la concorde autour de lui. L'ascendant de ses vertus, plus encore que celui de son autorité, parvint à impo- ser silence aux factions intestines; on conçut bientôt de la honte d'aussi longs scandales, et on ne voulut plus même en- tendre parler de ces luttes affreuses l'on se combatlait par des vengeances implacables. Pour consommer ce grand acte de conciliation, le vénéré patriarche employa le plus éloquent et le plus persuasif de tous les langages, les œuvres de charité et les paroles de paix.

Il trouvait sous sa main un ensemble d'institutions qui, réalisant dans sa plénitude l'action moralisatrice de l'Eglise, atteignait tous les besoins et donnait à toutes les âmes des moyens de faire le bien, chacun selon sa mesure de grâce : des vierges avaient un asile spacieux et inviolable dans les monas- tères de Saint-Lazare, à Béthanie, et de Sainte-Anne, à Jérusa- lem; des cénobites vaquaient au travail et à la contemplation dans les cloîtres du mont Thabor, du mont Sion et du mont des Oliviers; d'austères anachorètes s'abritaient à l'ombre des cèdres du Liban, sous les palmiers du désert, aux flancs du Carmel et sur les bords du Jourdain, dans d'étroites cellules ces abeilles du Seigneur, pour employer la pittoresque expres- sion d'un chroniqueur, fabriquaient un miel d'une douceur entièrement spirituelle ; les malades, les pèlerins, les étrangers étaient reçus dans les vastes salles des hospitaliers de Saint- Jean-Baptiste ; des communautés de clercs se distribuaient les catéchèses des villes et des campagnes, l'organisation des céré- monies du culte et les diverses fonctions pastorales. Des ordres

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religieux et militaires soutenaient, la guerre contre les infi- dèles d'Orient, tant pour conserver les lieux saints que pour étendre le règne du christianisme. Au-dessus de ces cheva- liers, de ces clercs, de ces moines, de ces vierges, Jacques Pantaléon imprimait à tout la vie et le mouvement.

De pénibles préoccupations, ?ans cesse renaissantes, empo- chèrent malheureusement l'actif patriarche d'accomplir toutes les œuvres de réparation que méditait son grand cœur; il lui fut néanmoins possible de visiter les principaux sanctuaires de celte terre privilégiée tout est miracles et mystères, tout est reliques et souvenirs, les collines et les vallées, les bois et les fontaines, et jusqu'à la poussière des chemins. Retombées sous le joug des farouches sectateurs de Mahomet, les voies de Sion gémissaient dans leur solitude, parce qu'il n'était personne qui vint consoler dans ses augustes infortunes cette reine dépouillée de ses antiques splendeurs. A peine de rares caravanes amenaient alors , par intervalle , dans ses rues désolées , quelques timides adorateurs. A peine quelques cantiques chantés à demi - voix , par la crainte des musulmans, interrompaient de loin en loin les cris blas- phématoires de l'ennemi et réveillaient l'écho des églises pro- fanées. Au milieu de ces ruines sacrées, entassées çà et par la justice de Dieu, les lamentations d'Isaïc et de Jérémie sem- blaient encore résonner aux oreilles de Jacques Pantaléon ; il se disait : « Si ces prophètes revenaient dans ce monde, au- « raient-ils en ces jours de désastre et de deuil, moins de « raison qu'autrefois d'inviter le peuple à pleurer sur les mal- ci heurs de Jérusalem? auraient-ils à faire entendre des « accents moins plaintifs et moins déchirants ? Ah I ils ne se- « raient pas les seuls dont les yeux fussent deux sources de « larmes!... »

Malgré les scandales elles sacrilèges dont il était le malheu- reux témoin, Jacques Panlaléon n'en considérait pas moins les lieux se sont opérées les merveilles de la Rédemption, comme des reliques plus précieuses que tous les trésors1. Par

1. Jérusalem, civitas Dei electa , sancla et gloriosa , fundata in mootibus sanclis, loci eminentia, cœli solique felicitate cunctas muudi urbes superaos,

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cela même qu'ils lui remémoraient les œuvres d'un Dieu fait homme pour nous sauver, ils formaient pour son cœur l'objet le plus cher de ses affections pieuses, et il leur offrait le tendre hommage de sa plus pure vénération. Pouvait- il en être autrement? La Palestine l'emportait à ses yeux sur tous les pays du mondes elle était sainte à mille titres. Sainte pour avoir été foulée par les patriarches, les prophètes, les justes de l'Ancien-Testament; sainte pour avoir été le berceau des apôtres, des martyrs, des docteurs, et d'autres héros du Chris- tianisme; plus sainte pour avoir donné le jour à l'incompa- rable Marie et à son très-chaste époux Joseph ; beaucoup plus sainte encore pour avoir été le théâtre de la vie et de la mort, de la résurrection et de l'ascension de Jésus-Christ.

A mesure que le fervent patriarche visitait les sanctuaires son divin Maître se montra avec tant d'amour et tant de gloire, les lieux saints lui inspiraient un intérêt plus saississant et semblaient ouvrir dans son âme des sources plus abon- dantes de gratitude, d'amour et d'adoration. Il promena ses méditations pieuses dans toutes les régions le Verbe incar- né s'est rendu visible aux mortels par les paroles de l'éter- nelle sagesse et par les œuvres ineffables de sa toute puissance. Il dirigea( ses pas vers la grande ville du sacrifice ; et, après avoir arrosé de ses larmes la grotte de Gethséinani, il se souvint des outrages du Prétoire; il fit avec douleur les stations de la Voie d'amertume marcha la Viclime chargée du poids des péchés du monde ; enfin, il alla se prosterner dans la poussière sur les hauteurs du Golgotha et baisa l'em- preinte qu'a laissée de son sanglant passage le Rédempteur qui

in totius urbis et Judcœ medio, ccu centrum et umbelicus lerrae, sita est. Tau- quàm rcgia inter omnes accolas, velut caput in corpore, eminet, spleudidis- que aedifieiis, sicut sol, prae caeteris lucet. Tantâque gloriâ illustratur, ut siogulari quodam privilegio unicus esset locus à Deo electus. Àc non tantùm fidelis cujusque animae, verùm etiam electae Christi ecclesiae in terra nailitantis, deniquè et bealae illius in cœlo triumphantis exisleret figura. Christian. Adrichomius , Jérusalem sicut Christi tempore floruit et suburbanorum, insigniorumque historiarum ejus brevis descriptio. Coloniœ Agrippinœ excudebat Godefridus kempensis anno 1584.

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nous a ouvert, par son dernier soupir, les portes du salut.

Son pèlerinage achevé, il recommençait en esprit, dans ses heures de réflexion, plus d'une fois son voyage; il récapitulait ensuite dans son intelligence et dans son cœur, le trésor des idées et des sentiments qu'il avait puisé aux saints lieux, il semait sa foi fortifiée, ses espérances de plus en plus raffer- mies ; et, l'âme sereine, le cœur tranquille, l'esprit éclairé par le vif et doux souvenir de la mystérieuse Jérusalem, il laissait, dans une résignation héroïque, s'écouler ses jours de labeur à travers les tristesses et les adversités inhérentes à la situation déplorable de la Judée. Ce sont ces impressions intimes que le pèlerin consigna dans une relation ample, détaillée, tellemen1 exacle qu'elle fut presqu'entièrement copiée par l'abbé Chris- tian Adrichomius, géographe du seizième siècle, dans son ouvrage le plus célèbre, intitulé : Theatrum Terrœ Sanctœ et biblicarum historiarum cum tabulis geographicis œre expressis; Colonle Agrippin^, in-folio1.

Il ne serait peut-être pas sans intérêt de donner une esquisse des études topographiques, que |le docte prêtre d'Allemagne a faites sur la Palestine à l'aide du livre de Jacques Pantaléon qu'on ne rencontre nulle part. Il doit y avoir, dans la rédaction du statisticien allemand, du reste meilleur géographe qu'histo- rien, comme un reflet de l'érudition sacrée et des saintes émo- tions du savant patriarche. Qu'il suffise de dire que les pèlerins des temps modernes ont consulté avec avantage, pour compo- ser leurs brillants itinéraires, l'ouvrage d'Adrichomius, petit chef-d'œuvre de critique et de clarté. Plusieurs de ces illus- tres voyageurs sont venus là, uniquement peut-être avec l'in- tention d'y chercher des couleurs pour leurs tableaux, des impressions pour leurs âmes d'artistes; mais subjugués sou- dain par ce sentiment de foi spontanée que Tertullien ap- pelle Je témoignage de l'âme naturellement chrétienne, et comme frappés par la sainte terreur de Dieu apparaissant à leurs yeux sur cette terre de prodiges, ces mêmes hommes

1. Scripsitautèm, cùm esset patriarcha, de Terra Saoctâ librum, quo usus est Adrichomius iu cooscribendo Thealro Terras Saoctse. Annalium Cardina- lis Bavoniicontinuatio, per Henricum Spondanum, tora. 1, pag. 223.

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ont été vus s'inclinant, avec respect, devant les stations de la voie des divines douleurs, et leurs plus belles pages sont dues à l'inspiration qu'a suscitée en eux leur passsage par les senliers du Calvaire; tant est puissante la majesté des souve- nirs imprimée à ce coin de terre consacrée par les souffrances de l'Homme-Dieu4.

C'est probablement à l'ombre des sanctuaires de la Palestine, non loin du Palais de David, que Jacques Pantaléon composa la paraphrase du Miserere, publiée dans la bibliothèque des Pères, sous le titre de Frucluosa Urbani IV pontiftcis maximi expositio sive metaphrasis in psalmum quinquagesimum. Ce psaume le royal pénitent dépeint ses tourments et ses hu- miliations comme de justes conséquences de ses fautes, com- me des punitions méritées, et demande avec instance la ré- mission des châtiments qu'entraîne le péché, présente un beau modèle d'oraison et un excellent exemple de repentir. Le ver- tueux patriarche, en commentant les versets de cette hymne du pardon révèle à quelles émotions douloureuses son âme s'est trouvée en proie pendant son séjour en Terre Sainte. Jamais peut-être le cœur humain n'exhala de plus éloquentes lamentations ; jamais les misères morales de notre condition présente ne furent exprimées en plaintes plus louchantes et en accents plus pieux2.

« 0 Dieu très-fort, auteur des âmes de tous les hommes, t s'écrie-t-il, vous qui ne pouvez être vaincu, parce que vous « êtes tout puissant; vous qui ne pouvez être trompé, par

1. Adrichom dit à la fin de sa description de Jérusalem : Catalogus auc- torum quibus in concinnandd delineatione el descriplione hierosolymi- tanâ sum usus. Puis il énumère les écrivains qu'il a consultés; il cite Jacques Pantaléon en ces termes : Jacobi Panlaleonis Galli, Palriarchœ hicroso- lymilani liber de Terra Sancld, qui claruit anno Chrisli 1247. Il ajoute : Hi ferè sunl prœcipui auclores ex eorum numéro, qui hoc argumenlum exprofesso Iractaverunt , el quorum spccialem facio menlionem.

2. Bibliotliecœ vêler um palrum et auclorum ecclesiaslicorum lomi novem, per Margarinum de la Bignk, ex almd Sorbonœ scold Theologum Doclorem parisiensem collecli. Edilio quarla , Parisiis. 1G24. Fruc- tuosa Urbani quarti ponlificis maximi expositio, sive metaphrasis in psalmum quinquagesimum. Tom. I, pag. 109, opère cilato.

i22 JACQUES PANTALÉON

t ce que vous êtes infiniment sage, et que vous sondez les reins « et les cœurs ; vous qu'on ne peut corrompre, parce que vous t êtes juste et que vous aimez la justice; vous qui n'épargnez t personne, et qui ne vous laisserez fléchir par aucune suppli- « cation, ni aucune offrande, au jour des vengeances. Me « voici, coupable et malheureux pécheur, en présence de « votre divine majesté; je confesse que mes iniquités se sont « multipliées et qu'elles surpassent le nombre des grains de « sable qui couvrent les rivages de la mer. Je suis tellement « courbé sous les chaînes de ma volonté de fer, qu'à peine « puis-je respirer. Dans cette extrémité, j'invoque votre mi- « séricorde et je me réfugie dans son sein ; n'entrez pas en ju- « gement avec votre serviteur ; prévenez-moi, au contraire, « et accompagnez-moi de votre paternelle tendresse. Je mets « sous votre protection mes pensées, mes sentiments, mes « actes; et du fond de mon cœur contrit et humilié, je vous « crie l :

« Miserere, ayez pitié. —C'est le temps de la compassion et « non du jugement, ô vous qui avez dit que vous n'êtes point « venu pour condamner le monde, mais pour le sauver. Je « me confie en votre bonté, j'en appelle à votre mansuétude « et je me prosterne tout tremblant au pied du trône de « votre clémence; je sais qu'elle est au-dessus de toutes « vos autres perfections ; c'est pourquoi j'ai l'espoir que vous « obtempérerez à mes humbles prières; et parce que je ne « suis qu'un misérable, je répète avec gémissement :

1. Forlissimô Deus spirituum universœ carnis : qui viuci non pôles quià es omnipotcns et rcx polens; falli non potes quià sapiens es, srulans corda et renés Deus; corrumpi non potes quià justus Dominus et sernper justifias dilexisli; qui non parées iu die vindicte nec acquiesces cujusquàm precibus, nec respi- cies pro redcmptione dona plurima. Ego reus et miser peccator in conspcctu divinai majestatis tua3 ; in quâ qui verè confitetur, absolvilur; recognosco quia* peccavi super numcrum arcnae maris et multiplicité suut iniquitales mca;; incurvatus sum multo vinculo meae t'errea; volunlalis, et nou est mihi respi- ralio. Et quià ex indiscrelo processu negotii vilae moas, senlio quia tua justilia iu exlremo luo judicio manifesté debeat me gravare; ab ipsâ tanquàm merilô mihi suspeciâ, ad luam misericordiam confugio et appello... Bibliolhecœ velerum Patrum , loin. 1, pag. 409.

PATRIARCHE. 123

« Miserere, ayez pitié. Votre miséricorde, comme une chaî- « ne libératrice, peut seule retirer les malheureux de l'abîme « des ténèbres et de la corruption. Mes misères intérieures et « extérieures ont défiguré en moi l'image de Dieu ; mais, « comme votre regard miséricordieux considère moins le « mérite que la misère de l'homme, de la profondeur des « flots d'iniquité je suis plongé, je pousse avec les larmes « du repentir ma plaintive prière :

« Miserere mei, ayez pitié de moi. —Je tais mon nom; car si « je vous le disais, peut-être ne me reconnaîtriez-vous pas, en « raison de ce qu'après avoir recouvré, comme je l'espère, « mon innocence baptismale, je me suis imprudemment éloi- « gné de votre douce et bienveillante intimité ; autrefois, « lorsque je m'élevais jusqu'à vous sur la montagne de la « prière, vous me permettiez de m'cntretenir familièrement « avec vous, comme un ami, avec son ami. Plus d'une fois « vous avez daigné m'accueillir avec bonté; alors vous me « connaissiez moi-même avec Moïse d'après le nom. Je me ré- « jouissais en vous avec vos autres serviteurs dont les noms « sont écrits dans les cieux ; alors mon nom était honorable « aux yeux de votre infinie grandeur. Maintenant mes « péchés l'ont effacé du livre des vivants ; il n'est plus « inscrit sur la liste des justes; je n'ose plus le prononcer, « ni le rappeler à votre mémoire , comme cet homme que « vous avez trouvé selon votre cœur, qui se recommandait « en toute confiance à votre bienheureux souvenir, en disant: « Seigneur, souvenez-vous de David et de toute sa douceur. « Mais, profondément affligé d'avoir excité votre colère contre « moi, j'exhale de nouveau, avec de longs soupirs, mon invo- « cation lamentable1.

1. Et gaudebam in le cum aliis servis luis quorum scripla uomina sunl iu cœlis, et erat coràm te, honorabile nomen meum. Nunc aulèm quoniâm peccala uomen meum de libro viveutium deleverunt et cum justis non rstscriplum ; ideô illud non audeo uominare vcl ad luam mernoriam revocare ; sicul illc vir bealus quem iuvenisti virum secundum cor luutn, qui et uomen suum et man- suetudinem suam tuœ beatœ mémorise flducialiter commendabal : memeu(o, Domine, David, et omnis mansuctudinis ejus. Frucluosa Urbani IV pontificis

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JACQUES PANTALÉON

c Miserere Mei, Deus, Dieu, ayez pitié de moi. Je n'ose pas dire : mon Dieu. Assurément, je reconnais que vous êtes Dieu; mais je n'ai pas la présomption de vous appeler : mon Dieu. Lorsque vous étiez tout petit enfant dans la crèche de Bethléem vous êtes pour moi, vous m'avez été donné par votre Père céleste qui a tant aimé le monde qu'il vous a sacrifié, vous son fils unique, pour le sauver; vous m'avez été donné par votre sainte Mère qui, comme une autre Sa- maritaine, vous a préparé dans le feu de son amour, pour que voussoyiez ma nourriture dans le sacrement de l'autel, lorsque je serais pressé par la faim ; vous m'avez été donné par vous même, qui vous êtes livré à moi pour me purifier de toute souillure et pour me racheter de la mort éternelle. Par ces différents dons, vous étiez proprement mon Dieu. Mais, infortuné que je suis, je vous ai perdu à cause de mes péchés ; et en vous perdant, j'ai tout perdu; bien plus, je me suis perdu moi-même. C'est de moi et des autres pécheurs dont vous vous plaignez, lorsque vous dites : les pécheurs m'ont attendu pour me perdre. Mais, Seigneur Jésus, vous qui êtes devenu pour moi, par ma coupable imprudence, comme un trésor perdu, vous qui, par un effet de votre grande miséricorde, avez permis que votre mère désolée vous retrouvât dans le temple, pour ne plus jamais vous perdre, mais, au contraire, vous garder avec une inquiète sollicitude, je vous en supplie1 :

« Miserere mei , Deus , secundum magnant misericordiam tuam, ayez pitié de moi, Seigneur, selon la grandeur de vos miséricordes. Je ne dis pas selon mes misères, mais selon

maximi exposilio sive mclaphrasis in psalmum quinquagesimum, apud Bibliolhcam veterum palrum el auclorum ecclesiaslivorum, tom. I, per MlMâMn delà Bignk, ediUo quarta, l'arisiis, 1621.

I. Cùm, iuquam, sic esses ab omuibus quorum iotererat, miln tlalus; et ideô propriè proprius Deus meus; ego iufelix proplcr peccata mca teperdidi; oàm te illum esse veraciler recognosco qui conquerendo de me et aliis pcccalo- ribus dicis : Me expectaverunt ut perdpreot me. El si le perdidi , omnia per- didi, alque etiara me ipsum... Bibliolhec. veterum patrum, loco citalo , p. 110, tom. |.

PATRIARCHE. 425

« vos miséricordes qui surpassent infiniment mes misères. Je « ne sollicite pas votre bonté selon mes mérites , ni selon mes « désirs, ni selon mes œuvres qui. malheureusement, m'ont « trop éloigné de vous ; mais selon votre miséricorde sans « bornes. Je vous demande selon la grandeur de votre « miséricorde, parce qu'il ne convient pas à votre ma- « gnificence de donner peu ; je serais même indigne d'être « exaucé, si je demandais peu à celui qui peut donner « beaucoup. Car je vous considère comme un autre grand « Alexandre, vous qui prenez garde, non à ce qu'il faut que je « reçoive, mais à ce qu'il convient que vous me donniez. Et « certes, en demandant beaucoup, je ne présume pas de mes « mérites ; je me confie en l'immensité de voire miséricorde « qui est sortie avec vous des chastes entrailles de votre « mère, et qui, comme une compagne fidèle, comme une sœur « affectueuse et dévouée, a grandi avec vous, depuis votre « enfance. Je seraisdansune détresse extrême, Seigneur, si je « ne connaissais vos bontés*. »

Jacques Panlaléon expose, avec une persuasion intime, join- te à une attendrissante onction, les trois degrés de bonté qui caraclérisent, selon lui, la miséricorde divine. D'abord, Dieu ne saisit pas à l'instant même l'occasion du crime pour le pu- nir; il patiente, il diffère sa vengeance pour donner au cou- pable le temps de revenir à lui par la pénitence. Ensuite, Dieu environne le pécheur de toutes parts, il ne cesse point de le suivre dans ses égarements et de l'appeler au repentir; il lui reproche l'obstination de son cœur impénitent, il l'excite à

4. Non dico secundùm mcam raiseriam, sed secundùra tuam magnam mise- ricordiam. quae longé major estqudm mea miseria magna nimis. Non peto secun- dùm meriiummeumjuslitiam tuam vel meam, sive secundùm opéra meaquibus ego miser deviavi à te ; sed secundùm magnam misericordiam luam. Magoam quaero misericordiam, quia non decet tuam magnificentiam parva dare.Imùexau- diri dignus non essem, si à magno parva pelerem. Ego enim te illum alterum magnum existimo Âlexandrum , qui non attendis quid me eporteal accipere , sed quid deceat te dare. Nec magna pelens , de merilis meis praesumo ; sed confido de tuâ misericordiâ magnâ , quœ quasi soror tua, ab infantiâ, tecum crevit , et de utero malris tuœ egressa est tecum... Bibliolhec velerum Pa- trum, loco citalo, tom. I.

126 JACQUES PANTALÉON

rompre par un généreux effort les habitudes criminelles qui le retiennent dans l'esclavage. Enfin quand, par ses aimables poursuites et ses tendres sollicitations, Dieu est parvenu à ramener dans le bercail la brebis perdue, il la fortifie dans ses bonnes résolutions, il lui répond du secours tout puissant de son bras qui la soutiendra parmi les écueils et la préservera de nouveaux égarements.

Mais dire : Dieu ne veut pas me perdre, il est bon, il est miséricordieux; et, en conséquence de ce principe, se confir- mer dans son péché et devenir plus libre à le commettre, c'est se rendre tout à la fois coupable de la confiance la plus outra- geante envers Dieu et de la confiance la plus trompeuse en- vers soi-même. Est-il, en effet, une dureté de cœur pareille à celle d'un pécheur qui veut vivre dans un état de guerre avec Dieu, pareequ'il sait que Dieu l'aime assez pour être toujours disposé à le recevoir et à lui pardonner. Quel plus abomina- ble renversement! Le péché que la grâce de Dieu doit effacer, un pécheur la fait servir à le fomenter et à le perpétuer. Il compte sur une miséricorde dont il se rend spécialement indigne, et il s'expose, par sa confiance présomptueuse et chi- mérique, aux châtiments les plus rigoureux. Combien de fois Dieu, .également jaloux de tous ses attributs, a-t-il montré aux hommes, par des coups éclatants, qu'autant il est libéral et bienfaisant dans ses dons, autant est-il sévère et terrible dans ses vengeances. Jacques Pantaléon conclut qu'il faut, comme le prophète royal, espérer et trembler de telle sorte que notre confiance soutienne notre crainte qui pourrait nous abattre, et que notre crainte modère notre confiance qui poarrait trop nous élever ; puis il ajoute :

« Et secundum multitudinem miserationnm tuarnm, et selon « la multitude de vos bontés, effarcez mon iniquité... » —Pour nous donner une idée de ces inépuisables bontés du Dieu d'I- sraël, le vénérable exégète nous représente le peuple hébreu tour à tour glorieux ou humilié, libre sous le ciel de la patrie ou captif sur des rives étrangères, selon que ce peuple de-

PATRIARCHE. 427

meurait fidèle à Jéhova ou qu'un esprit de désordre l'excitait à la révolte; il montre, d'un côté, les prévarications multi- pliées de Jérusalem, et les épouvantables calamités qui en é- taient la conséquence ; de l'autre, les miséricordes infinies et les faveurs sans nombre qui ne manquaient pas au peuple re- belle, dès que le repentir et l'infortune le ramenaient dans les sentiers de la justice et de la sainteté1. Au souvenir de ces pro- diges de grâce, Jacques Pantaléon s'écrie en toute confiance : « Bêle iniquitatem meam, selon la multitude de vos bontés, « Seigneur, effacez mon iniquité. Hélas ! cette iniquité m'a « effacé du livre de vie. 0 mon Dieu, vous qui détruisez le « nom des impies, enlevez l'iniquité de mon âme, comme « vous faites disparaître la boue des places publiques, afin que « mon nom soit de nouveau inscrit, en caractères indélébiles, « avec les justes, dans le livre des vivants. Déchirez, je vous « en conjure, la sentence prononcée contre moi ; vous aviez « décrété que j'aie à ne pas pécher, si je voulais éviter la « mort; et, comme j'ai eu le malheur, ô mon Père qui êtes t dans les cieux, d'enfreindre témérairement par pensées et c par actions vos ordres divins, vous avez gravé dans votre « éternelle science et au fond de ma conscience la cédule « de ma condamnation, afin qu'au grand jour de vos redou- t tables jugements, ces deux livres, votre science et ma « conscience, ainsi que l'autre livre que l'accusateur du genre « humain a rédigé contre moi, soient ouverts et que ma cau-

t. ...Cùm, inquam, populus ille durus post tantorum magnai iu m , (ot mirabilimn , lot terribilium salvalionis sua} bénéficia salutis , quae ei miscri- corditer inipenderas, oblilus esset le, et contra te superbe agens cervicera durissimam indurasset, et ne te, qui eum de terra JEgypti eduxeras, ingralus populus adoraret, cum minis et terroribus, Aaron resistente, Deos petens alienos, \itulo conflatili , manè surgens , hostias obtulisset... Post haec tamèn cùm ad le, in tempore tribulationis et angusliœ clamaverunt, tu Deus raise- ricors et mullaî misericordiaî verax , de cœlo exaudisti eos secundùm misera- tiones tuas multas. Cùmque rursus perversos eos , in manus inimicorum suo- rum iterùm reliquisses , et ipsi iterùm aîque iterùm clamavissent , tu de cœlo liberasti eos in miseralionibus luis mullis, et in misericordiis piurimis non fecisti eos in consumptionem , quooiàm Deus miseratiouura et clemens tu es... Bibl veterum Patrum, loco citato, tom. 1, pag. 112.

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128 JACQUES PANTALÉON

« se puisse être instruite d'après les pièces qui s'y trouveraient t réunies. 0 mon Dieu, véritable ami des hommes, détruisez mon iniquité, afin qu'en ce moment terrible je me présente « devant vous pur et sans tache. 0 vous qui ne méprisez pas c les gémissements d'un cœur contrit, vous savez que de même t qu'à l'endroit des lettres effacées il reste toujours quelque « souillure qui permet encore d'apprécier la valeur des ra- t tures et la signification des anciennes lettres, à moins que « les vestiges de ces lettres détruites ne soient radicalement « anéantis; de même l'iniquité que vous avez arrachée démon t âme y laisse encore quelque difformité; à moins qu'elle « ne soit entièrement effacée par vous, elle peut encore vous t révéler, à vous qui êtes le scrutateur des consciences et le t confident des secrets, ainsi qu'au perfide accusateur des âmes, « la profondeur du gouffre de misères j'étais tombé*. C'est « pourquoi je vous le demande humblement :

t Ampliùs lava me ab inquitate meâ, lavez-moi de plus en « plus de mes souillures, ô céleste Régénérateur. Vous qui » avez versé les eaux de la grâce divine dans le vase très-pur « de votre chair immaculée, afin de laver toutes nos taches « dans votre sang, rendez mon âme tellement brillante et lim-

1. Quià ipsa me, heu ! de libro vitœ delevit; sic et tu Deus meus qui uomen jmpiorum delcsli, ut lulum platearura dele eam ; ut abolitâ et delelâ, nomen meum cum justis in libro viventium de quo illud deleverat, indelebiliter res- cribalur. Dele, obsecro, omnipolentissime, illud quod adversùm me est, chiro- graphum deereti lui. Decreveras eoim, Pater, ut si vellem mortem evadere, non peccarem. Et quià, ego infelix, contra tuum decrelum , indiscrète, corde et corpore peregi, ad insipieutiam magnam mihi, tu, qui scientiarum es Deus, indè chirographum memoria, in tuâ scientiâ et meâ conscienliâ cons- cripsisti; utcùm sederet treraendura judicium tuum magnum aperirentur isli scientiâ; tua; et conscient ia; mea; libri et alius il le liber qucm habet contra me humani generis accusator; et ex bis quae invenirentur in istis codicibus, judi- caret. Sed, ne tune inveniatur iu me iniquitas, amalor horainum Deus, dele iniquilatem meam, qui semper iniquos odio habuisti, quoniàm non Deus volens iniquilatem tu es. Sed, Domine, qui non despicis gemilus conlritorum tu nosii quùd, sicut super dcletas listeras quœjam ex ipsâ lilterâ remanet lurpitudo per quam adhuc perpendi possiut ipsarum deletarum vestigia, et significatio lilterarum, nisi ipsa; litterœ peniiùs eradantur : ità et deleta à te iniquitas... Bibliolec. veterum Patrum, tora. I, pag. 112.

PATRIARCHE. 129

pide qu'il n'y reste plus aucune trace de péché. 0 humble sublimité, ô sublime humilité, qui, pour représenter celte lotion intérieure de l'âme que je réclame, avez abaissé vo- tre grandeur jusqu'à laver les pieds de vos disciples ! lavez- moi afin que j'aie éternellement part avec vous; lavez, non- seulement les pieds de mes affections, mais encore les mains de mes œuvres et la tête de mes sentiments; et parce que mon âme s'est avilie en se laissant emporter en des voies mauvaises, enlevez de mon cœur les germes de malice qui le corrompent, de peur que les pensées pernicieuses n'y éta- blissent leur demeure; lavez, toutes les nuits, dans le bain brûlant et amer des larmes, le lit de ma conscience; puri- fiez en moi l'homme intérieur, lavez-le avec le lait de la dévotion et renouvelez-le par la grâce des sacrements1. « Et apeccato meo munda me, et purifiez-moi de mon péché. Car, qui peut rendre pur ce qui sortd'une source impure, si ce n'est vous, bon Jésus, très-doux médecin, qui d'un seul mot restaurez toutes choses. Je le sais, et j'aime à le procla- mer, si vous le voulez, vous pouvez me guérir. Donc, Dieu de bonté, Seigneur Jésus, je vous en conjure, par votre infi- nie miséricorde, dites à mon âme infectée de la lèpre d'in- nombrables péchés, dites-lui : je veux vous purifier. En- suite, brûlez en moi, coupez en moi jusqu'aux moindres ra- cines du mal, afin que, lorsque vous viendrez vanner dans votre aire et scruter le fond de mon âme avec un examen sé- vère, vous me trouviez parfaitement nettoyé et orné d'une vraie pénitence. Cependant, pour me purifier, j'irai me mon- trer aux prêtres; mais, préalablement, je crois devoir me présenter à vous qui êtes l'éternel et souverain Prêtre.

1 0 humilis sublimitas et sublimis humilitas, quœ ad designaudam il-

lam lotionem interiorcm animae quam requiro, usque ad lavacrum pedum dis- cipulorum tuorum tuam altitudinem inclioasti, lava me ut in aeternum habeam partem tecum ; lava non solumpedeseffecluum meorum, sed eliam mauus ope- rum et caput sensuum. Et quoniàm anima mea vilis facta est, iterans pessimas vias suas, lava k malitià cor ipsius, ut iu eo cogitatioues noxias non morenltir; lava, lacrymarum lixivio calido etamaro, persio^uiâJUMaâ&^coascientide mese stratum ; lava pedes interioris fiïeïTiojs**^ sacramentis... Loco suprà cUaïo. ^ \

130 JACQUES PANTALÉON

« Quoniam iniquitatem meam ego cognosco, parce que je con- nais mon iniquité.— Dans l'explication de ce quatrième verset, Jacques Pantaléon s'arrête à montrer que ce n'est point assez pour le pécheur d'éprouver une douleur passagère et d'ex- haler quelques gémissements; il faut que, pour satisfaire à la justice de Dieu, qu'il a si cruellement outragée, il connaisse bien toute l'étendue de son ingratitude, toute l'audace de sa révolte; il faut que, pour fournir sans cesse à son repentir un nouvel aliment, il examine la malice de son péché, et qu'il en sonde la profondeur. C'est encore peu, pour le vrai pénitent, de consacrer de longues heures à cette douloureuse élude, à cette humiliante méditation ; la pensée de ses offenses envers Dieu ne doit l'abandonner jamais; je connais mon iniquité, doit-il se dire intérieurement, et mon péché est sans cesse de- vant mes yeux1.

« Oui, Seigneur, je connais mon iniquité, mais je ne la con- « nais qu'en partie et non comme vous la connaissez vous- t même , ni comme je suis connu de vous, dont les regards, « beaucoup plus lumineux et plus perçants que les rayons du « soleil, parcourent tous les lieux du monde, les espaces les « plus reculés comme les abîmes les plus profonds, et pénè- t trent dans les retraites les plus cachées du cœur humain. « Mais mon cœur est impénétrable, et je ne le connais pas « moi-même. Vous seul, Seigneur, avez connu ma fragilité ; « vous lisez au plus intime de mon âme et vous y voyez mon « iniquité, telle qu'elle est. Ah! si l'intérieur de ma conscience

1. Cognosco, Domine, iniquitatem meam; sed ex parte cognosco, et non sicut lu cognoscis eam , neque sicut ego cognitus sum à te cujus oculi sunt mullô lucidiores sole , circumspieientes vias hominum et profuodum abjssi, bominum corda intuentes. Cor autèm meum parvum est et inscrutabile , nec ego ipse cognosco illud; sed tu, Domine, qui cognovisli figmentum noslrum, et intueris abyssos, cognoscis illud, et iniquitatem meam quae in eo est et sicuti est. Quam si ego ità nudè et apertè cognovissem, sicut et tu antè cujus oculosomnia nuda sunt et aperla, certè erumperent lacryma; de venis intimis cordis mei, et coniinere non possem quin super me ipsura flerem ne tu, Deus paiieutiae et solatii , super me fleres. Qui olim in diebus carnis tuae , sub figura illius malerialis Jérusalem, vidisti civitatem anima; meae.... Loco cUato, pag. 113.

PATRIARCHE. 131

« se manifestait à moi dans toute la clarté de l'évidence, com- t me il se manifeste à vos yeux auxquels rien n'échappe , as- « sûrement, des torrents de larmes jailliraient de toutes les « veines de mon cœur; je ne pourrais m'empêcher de pleurer « sur moi-même, de peur que vous, qui êtes le Dieu de pa_ « tience et de consolation, ne pleuriez vous-même sur moi. Au- t trefois, dans les jours de votre vie mortelle, vous avez vu « dans la Jérusalem terrestre la figure de l'a cité de mon âme ; « et, connaissant mon iniquité, vous en avez été touché de « compassion et vous avez pleuré sur elle, en disant : si tu sa- « vais, même en ces jours de la vie présente, ce qui peut « t'apporter la paix ! En effet, si je connaissais mon indignité « comme vous la connaissez, ô* Dieu qu'on n'invoque jamais en « vain, je vous demanderais d'ouvrir les cataractes de ma « tête et de faire abonder le déluge de mes larmes, afin que « toute mon âme soit toute fondue en eau et que mon iniquité « s'y noie comme dans un océan d'amertume.

« Mais maintenant mes maux sont cachés à mes yeux, car « mes ennemis spirituels m'ont environné de mille occupations « mondaines comme de tranchées qui partagent mon esprit, « tellement que je ne puis ni agir, ni méditer avec profit. Ils « m'ont pressé de toute part, ils m'ont enfermé dans toutes « sortes d'angoisses et de détresse ; le lit de ma conscience, « par suite de ces serrements de cœur, est devenu trop étroit « pour y tenir deux ensemble ; il faut choisir entre vous, ô « mon Dieu, qui êtes l'époux légitime de mon âme, et le « monde adultère que j'ai introduit près de vous dans la même « couche, bien que je susse que vous étiez un Dieu jaloux. « L'amour des choses matérielles m'a renversé par terre, moi « et mes enfants, les pensées, les affections, qui sont en moi ; « je puis donc redire cette- lamentable parole de Jérémie : « mon cœur s'est répandu en terre! je devrais m'élever comme « la pierre du témoignage dressée sur le bord du chemin, pour « indiquer la route aux voyageurs; mais la pierre du bon « exemple n'est pas demeurée en moi sur la pierre de la vertu. « Tous ces maux me sont arrivés, parce que je n'ai pas connu

9.

132 JACQUES PANTALÉON

« le temps vous m'avez visité, lorsque, soleil levant, vous « êtes venu d'en haut, sous une forme sensible, illuminer les « intelligences. Les soins de votre délicieuse visite ont conser- « mon esprit; voilà pourquoi je connais mon iniquité assez « pour que vous, ô mon Dieu, qui seul remettez les péchés, « vous me la pardonniez.

« Et peccatum meum contra me est semper , et mon crime « est toujours devant moi.— O vous à qui appartiennent le ciel « et la terre, vous le savez, j'ai appris dans ma jeunesse que « mien et tien sont des pronoms possessifs; par conséquent, mon « péché est réellement ma propriété. Mais, hélas! quelle misé- « rable propriété que celle qui rend malheureux son propriô- « (aire ! O mon péché î comment ai-je enduré, sans en parler^ « sans même y faire attention, comment ai-je pu souffrir que « tu me possédasses plutôt toi-même? Car, tu es mien, non < pas comme ma chape est mienne; et je ne te possède pas « de la même manière que je possède ma chape dont je puis « me déposséder entièrement en une seule fois. Tu m'appar- « tiens de telle sorte que, bien que je t'aie abandonné, tu ne « veux pas cesser d'avoir mon âme en ta possession; tu la « cherches, tu la poursuis même par la porte très-étroite de « la mort, pour la livrer aux flammes et aux tourments éler- « nels4.

« O mon péché, comment es-tu mien, si ce n'est parce que « je t'ai fait? Tu m'appartiens donc comme l'ouvrage appar- « tient à l'ouvrier. O horrible et abominable fait dont je suis « l'auteur! O mon péché pourquoi t'ai je commis? Pourquoi « me suis-je servi de toi comme d'un instrument meurtrier « pour donner la mort à mon âme? Quelle folie me poussait!

1. O possessor cœli et terrœ, lu scis quôd ego in mea" didici juvénilité qu6d meum et luum suut pronomina possessiva ; uudè si meum est peccalum, ut meum possideo peccalum meum. Sed , heu! quàm misera possessio peccali mei, quai suum fecit miseruin possessorem ! O peccatum meum, quomoJù sustinui , quomodô silui, quomodô dissimulavi ut tu me po:iùs possideres? Nou enim sic meum es peccalum meum, sicul mea est, cappa mea ; neque itâ te possideo, quomodô possideo cappam meam cujus possessionem et pro- prietatem omuinô possum à me excutere uoâ vice... Loco citalo, pag. 113.

PATRIARCHE. 133

« quelle furie m'emportait! Car je n'ignorais pas que la « mort est la solde avec laquelle le péché paye ceux qui combat- « tent sous ses enseignes; je savais également que le péché « consommé engendre la mort, non-seulement la mort mo- « mentanée du corps introduite dans le monde par le péché « lui-même, mais la mort de l'âme, en nous privant de la vie « présente de la grâce et de la vie future de la gloire. 0 éter- « nelle vie, mettez devant mon âme cette mort éternelle que « le pêche donne à l'âme qui ne meurt point, afin que cette « pauvre âme, ayant sans cesse cette mort sous les yeux, la « fuie comme on fuirait un serpent1.. .

« Tibi soli peccavi, et malum coràm te feci, j'ai péché contre « vous seul, et j'ai fait le mal en votre présence. Malheur « à moi, misérable; malheur à moi parce que je me suis rendu « coupable devant vous de crimes que je n'aurais osé com- « mettre devant les hommes. Mais, dans ma grande misère, « je n'ai jamais cessé de reconnaître, ô mon Dieu, votre misé- « ricorde infiniment plus grande encore. Pardonnez - moi, « Seigneur Jésus, pardonnez -moi en considération des gémis- « sements pleins d'amertume et des profonds soupirs que m'ar- « rachent mes sentiments de pénitence. Inaccessible à mes « imperfections et à mes souillures, vous n'en connaissez que « mieux l'argile dont je suis formé; plus la puissance et la « sainteté vous environnent, plus mon néant et mon péché « vous intéressent; je vous suis d'autant plus cher, que vous « vous êtes joué en me créant; et telle est votre gloire su- « prême, que tout ce que les hommes donnent à votre ten- « dresse, ils l'ajoutent à votre grandeur.

« Ut justifteeris in sermonibus tais, et vincas càm jadicaris,

1. ...Quomodo meura es, peccalum meum, uisi quià te feci? Et ideô raeum es,sicul factura est facloris. Heu! horribile et abominabile faclum meum! Peccatum meum ! quarè te feci ? Quarè per te meam auimam interfeci? Quae iusauia me ducebat? Quae furia me cogebat! Sciebam enim quod stipendia peccati mors. Sciebam quod peccatum quod consummaium fuerit, générât mortem, et non-solum momentaucamcorporis hujus monem quaj per peccatum intravit in mundum , sed eliam mortem animae per substractiouem vitae gratiae... Loco cilalo, pag. 144.

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« pardonnez-moi, afin que vous soyez justifié dans vos pro- t messes, et que vous triomphiez de quiconque osera vousju- « ger. Me voici, mon Dieu, prosterné devant vous dans la t crainte et le tremblement; le passé me consterne, l'avenir « m'épouvante. Seigneur, ayez pitié de moi; mais quelle pitié « pouvez-vous avoir d'un malheureux qui, trop longtemps, « abusa de toutes vos grâces? Ne vous devez-vous pas à vous- t même la vengeance d'une si monstrueuse ingratitude? Oui, t je le reconnais, mon Dieu, je suis indigne de miséricorde, « indigne de pardon : n'importe, Seigneur, ayez pitié de moi, « pardonnez-moi; vous êtes assez puissant pour me remettre « tous mes péchés, et assez bon, assez miséricordieux pour « le vouloir.

« Ecce enim in iniquitatibus conceptus sum, et in peccatis « concepit me mater mea, considérez que j'ai été conçu dans « l'iniquité, et que ma mère m'a enfanté dans le péché. » De tous les commentaires qui ont été faits sur ce verset, le plus onctueux se rencontre dans la paraphrase de Jacques Panta- léon. Il emprunte à la sainte Écriture son langage pour pein- dre l'homme, cet être étonnant, mélange inconcevable d'or- gueiret de misères, de passions basses et de désirs célestes, esclave du vice avec l'amour de la vertu, altéré de bonheur et se contentant du plaisir. Il montre l'homme auteur du mal moral par l'abus de sa liberté et justement puni par le mal physique, pour rentrer par le châtiment dans l'ordre dont il s'était écarté par le crime ; il le représente déchu d'un état pri- mitif où tout était bien, être dégradé, roi détrôné, mais qui toutefois, dans sa disgrâce, conserve encore des rayons de sa première majesté. Il ne s'agit donc pas de faire l'homme tout grand et tout bon, malgré le sentiment qu'il a de sa faib'esse et de sa corruption; cette opinion ne pourrait que l'enivrer de l'amour de lui-même. Il ne s'agit pas non plus de le faire tout méchant et tout méprisable, malgré le sentiment qu'il a de sa noblesse et de sa dignité; celte opinion, en le ravalant, ne pourrait que le jeter dans les voluptés les plus grossières.

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La doctrine que développe Jacques Pantaléon tient le milieu entre ces deux extrêmes; elle nous fait voir dans l'homme l'i- mage de Dieu défigurée, mais non effacée, et lui apprend à se défier de lui-même, sans détruire les hautes idées qu'il doit pourtant en avoir. Elle nous enseigne que la race humaine, tombée de si haut, impuissante à se relever d'elle-même, ap- pelait un médiateur qui la rétablit avec Dieu dans les rapports que le péché d'origine avait brisés; un homme-Dieu qui réconciliât le ciel avec la terre, et fit embrasser dans sa per- sonne la justice et la miséricorde, le pardon et le repentir.

« Ecce enim veritatem dilexisti ; incerta et occulta sapientiœ « tuœ manifestati mihi, vous, Seigneur, vous aimez la vérité ; « vous m'avez manifesté les secrets de votre sagesse. » Ici3 le savant patriarche expose comment la vérité s'est révélée en ce monde par l'incarnation du Verbe. C'est un grand mystère que celui d'un Dieu qui daigne s'unir à notre nature ; mais il fait admirablement ressortir les attributs divins et l'excellence de notre âme. Qu'elle est redoutable, celte justice, qui n'a voulu être apaisée que par les humiliations et les souffrances de Jésus-Christ ! Qu'elle est énorme, la malice du péché, qui a être expiée par une telle victime! Mais aussi qu'elle est ineffable, la bonté qui a bien voulu s'abaisser d'une manière si prodigieuse ; et quelle n'est pas l'excellence de nos âmes rachetées à un si haut prix! Combien ces pensées sont capables de nous enflammer d'amour et de reconnaissance pour Dieu ; combien elles doivent nous pénétrer d'horreur pour le péché qui l'offense, en même temps qu'il nous dégrade !

« Asperges me hyssopo, et mundabor, arrosez-moi avec l'hy- « sope et je serai purifié. Vos saints docteurs, ô mon Dieu, « nous apprennent que l'hysope est une plante humble et « médicinale, dont les racines, dit-on, s'attachent aux fentes « des rochers; elle est douée de propriétés purgatives et calme t l'inflammation des poumons. D'où je conclus, Seigneur Jé- « sus, qu'en parlant de cette plante, vous avez voulu parler « de l'humilité, vertu modeste, quand on la considère en elle-

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« même, mais la plus grande à vos yeux, et qui, par ses mys- « térieux attraits, charme plus que toutes les autres la cour « céleste. 0 souverain médecin des âmes, vous avez donné à t l'humilité le pouvoir de guérir de l'enflure de l'orgueil ; ô « vous qui, du hautde votre trône de gloire, daignez regarder « les humbles et les élever parfois aux honneurs suprêmes, « vous qui êtes immense et sublime, vous avez abaissé les « cieux; vous êtes descendu sur la terre revêtant la forme t d'esclave, afin d'offrir au genre humain l'exemple de l'hu- « milité, et de remédier, par cette prodigieuse abnégation, « à l'orgueil des mortels. Quand votre majesté se réduit t pour notre salut au plus profond anéantissement, n'est-ce « pas une indignité qu'un vermisseau fasse le superbe et « s'élève avec arrogance contre vous ? Quoi de plus étrange « en effet, quoi de plus détestable, quoi de plus punissable, c que l'homme qui se glorifie insolemment ici-bas, tandis que « le fils de Dieu, le premier dans le royaume des anges, s'hu- « milie jusqu'à devenir le dernier dans le royaume des « hommes1.

« 0 mon Jésus, ô mon maître, vous nous avez ouvert le « livre de votre humilité, et vous nous avez donné une leçon « digne d'être perpétuellement retenue, lorsque vous nous « avez dit : apprenez de moi que je suis doux et humble « de cœur! O humilité sublime! vous auriez pu dire : appre-

1. Sancti tui, Domine, per quos tuas etiàm parabolas edissere voluisli, dicunt nobis quôd hyssopus est herba humilis et medicinalis , cujus radii petrae dicitur adhœrere et inflammatos repriraere et purgare ; et ideô , quandô hic locutus es, Domine, de hyssopo, de humililale iutclligis nobis loqui, quae in cousideralionc sut est rnodica, illa virlus quœ in eonspectu luo et to- tius cœlestis curiae maxima reputatur. Cui tu, Deus, summus medicus, ma- gnam conluiisli contra tumorem superbide medicinam , quandô tu, qui de excolso gloti;r tuae throno humilia respicis et ponis humiles in eublimi, < um esses immensus et cxcelsus , iucliuasli cœlos et descendisti in lerram , formam seivi aceipiens, ut humililatis exemplum humano geueri exhiberes, et esset medicina tumoris in homiuc, humilitas tua, Christe. Ub'i enim, Domine, lua se exinanivit majestas, indignum est ut vento superbiœ iuflclur vermiculus et tumescat. Quid enim magis mirandum, quid ampliùs detestandum, quid graviùs puniendum quàm quod videns Dei filium, summum in regno cœlo- rum , novissimum factum in regno hominum... Loco citalo, pag. 118,

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« nez de moi à former les teintes inimitables de l'aurore, les t splendides rayons du soleil et toute la merveilleuse struc- « ture de ce vaste univers. Mais parce que la vraie humilité « est plus puissante que la vraie grandeur, ô Docteur incom- « parable de la vertu, vous avez mieux aimé dire : Apprenez « de moi naissant dans une étable, prêchant parmi le peuple, « opérant des miracles en faveur des malheureux et mourant « sur une croix, apprenez que je suis doux et humble de « cœur. Si vous répandiez de cette hysope dans le fond de « mon cœur, je m'attacherais par toutes les racines de mon « être à vous, Jésus-Christ, qui êtes le plus solide fondement « de l'Église, je m'y attacherais si entièrement que je ne fe- « rais plus qu'un seul et même esprit avec vous; et trans- « porté de joie, je m'écrierais : Il est agréable, il est déli- « cieux de demeurer inviolablement attaché à vous, Seigneur, « mon Dieu1 !

c Lavabis me et super nivem dealbabor, lavez-moi et je dc- c viendrai plus blanc que la neige. Je vous en supplie « humblement et dévotement, aspergez-moi à l'intérieur et t à l'extérieur avec cette hysope, et je serai entièrement « purgé de mon énorme péché qui est l'orgueil, le premier « et le plus grand des péchés capitaux. Non content de cette t aspersion, purifiez-moi par votre sainte grâce dans le bap- « lême de sang de mon âme; oui, régénérez dans le bain de « la pénitence celui que vous avez déjà lavé dans le baptême « d'eau et de feu, et je deviendrai plus blanc que la neige, t J'ose le dire en toute confiance, parce que vous l'avez dé- 9 claré vous-même : Quand même vos péchés seraient rouges « comme l'écarlate, ils deviendront blancs comme la neige dans

1. ... O si cordis mci intima aspcrgeres hâc hyssopo, cerlè iibi qui es fir- missima pelra, Christe, lolo corde radicilùs adhœrerem ità quod unus esscm tecum , et praî gaudio exclarnarem quod tibi Domino Dco meo bonum est adhœrerc... Deprecor humiliter et devotè ut me interius et exteriùs digneris aspergere hâc hyssopo, et mundabor. Ac peui'ùsemundaborà delicto maximo, quôd est superbia, quae, inter magna, nou solùm majus, sed primum et maximum est deliclum. Et post emundationem, lavabis me, per gratiam tuarn in baptismo sanguinis animai meœ... Loco citalo , pag. 119.

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le sacrement de pénitence. Ainsi, par le pur effet de votre miséricorde, les œuvres de sang seront changées en votre vêtement; de telle sorte que vous ferez de moi, avec vos autres élus dont vous êtes orné dans la gloire comme d'un brillant manteau, un vêtement radieux comme celui que vous avez admirablement choisi pour votre transfiguration, vêtement qui devint d'une blancheur que nul foulon sur la terre ne pourrait jamais égaler.

t Auditui meo dabis gaudium et lœtitiam; et exultabunt ossa humiliata, vous ferez retentir à mon oreille les accents de la joie et de l'allégresse, et mes os, qui sont brisés de dou- leur, tressailleront d'aise, si jamais vous me permettez d'entendre avec ceux qui vous ont vêtu dans votre nudité, cette parole ravissante : venez, les bénis de mon Père, pos- séder le royaume qui vous a été préparé dès l'origine du monde. 0 voix de jubilation et de salut qui cause à ceux qui l'entendent une joie éternelle en Jésus-Christ, résonne à mes oreilles! car tu as des accents d'une extrême suavité, et le visage de celui qui les profère est d'une beauté infinie. Par respect pour vous, ô mon Dieu, j'écouterai, silencieux et recueilli, ce que votre Esprit-Saint me dira intérieure- ment , parce que déjà il ne me parle que de paix , du moins autant que le comportent les bruits de la terre. En l'écou- tant, certaines vérités indicibles , qui ne peuvent venir que de votre inspiration, tomberont goutte à goutte dans mon cœur. O Époux le plus secret de mon âme. faites que j'écoute comme l'ami de l'époux, en silence et sans défaillir, au dedans de moi, cette voix mystérieuse; faites que la voix de l'Époux me ravisse d'allégresse, afin que mon âme, qui ressemble à une neige durcie par la gelée sur la montagne de l'orgueil, se fonde à la chaleur brûlante de votre lan- gage enflammé, et qu'ainsi liquéfiée, elle descende avec joie et promptitude dans la vallée de l'humilité.

t Averte faciem tuam a peccalis meis et omnes iniquitates meas dele, détournez votre visage de mes péchés et effacez

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t toutes mes iniquités. Jusqu'à présent, Seigneur, mon « Dieu, je ne vous ai parlé que d'un seul péché et d'une « seule iniquité, c'est-à-dire de mon grand orgueil et de mon excessive présomption; ce qui déjà m'effraie, surtout quand « je songe que vous n'avez pas épargné les anges superbes; « Lucifer était un modèle achevé de sagesse et de beauté; « cependant, à cause de son orgueil, vous l'avez précipité « des délices du Paradis dans les horreurs de l'Enfer. Aussi, « Seigneur, vous ai-je demandé instamment de détruire mon t péché, d'effacer mon iniquité, qui ont fait à mon âme une « tache fortement empreinte. Mais comme l'orgueil constitue « le fondement et le commencement de tout péché, et qu'il a « poussé l'ange et l'homme à la révolte contre vous , il a « engendré en moi, comme une racine empoisonnée, beau- « coup d'autres vices nés de la concupiscence. C'est pourquoi « j'implore humblement votre ineffable bonté , je la conjure « de ne pas changer en lamentations et en voix de larmes les « tressaillements de joie que vous avez fait ressentir à mes « os mortifiés. Ne détournez pas de moi votre visage, mais « montrez-le moi, et je serai sauvé. Car vouscontempleret vous « aimer, vous contempler et vous aimer encore, voilà le ciel. « L'âme, ici bas, en reçoit quelquefois un avant-goût. Alors, elle « est dans la jubilation. Ne détournez donc pas de moi les re- « gards de votre divine bienveillance, mais fermez les yeux sur « mes péchés , de peur que leur vue n'offense votre sainteté « et que vous ne m'en infligiez le châtiment. « Cor mundum créa in me, Deus, et Spiritum rectum in-

I. ... Nunc autem quià intelligo quôd ex hoc peccato raeo, tanquam à quâ- dam virulenià radicc , multa ia me peeeala el iniquilales aliae pullulavcrunt, cùrn superbia fundamentum et inilium sil omnis peccati, et angelum cl homi- neni aposlalare à te fecmt nimiùm impudenkr; idco imploro humilitir luara Deus, ineffabilem pietatem, ne laelitia el exuliatio quas audilui meo et humilu tatis ossibus meis infudisîi , io lameniumet vocem lîenlium converlalur. Averte faciem tUam. non-so'ùm ab illo peccato meo superbiae, sed etiàm ab omnibus peecalis meis; ità laruen quôd à me luam faciem non avortas; qui in hàc viiâ volo quaerere tuam faciem , hoc est jucundam prccseutiam luam , semper ; scio enim, Domine, quod tua faciès in jubilo conlcmplatur ; et si eam mibi osieu- deris, salvus ero... Loco citato, pag. 120.

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nova in visceribus mis, créez en moi un cœur pur, ô mon Dieu, et renouvelez l'esprit de droiture au fond de mes entrailles. 0 Dieu de mon cœur, vous qui donnez l'intel- ligence aux petits, donnez moi de comprendre ce que je de- mande, quand je vous demande de créer en moi un cœur pur, de peur que vous me disiez, comme aux fils deZébédée : Vous ne savez pas ce que vous demandez. La splendeur des cieux n'est qu'une ombre en votre présence, et vous trouvez des taches jusque dans vos anges; combien moins l'homme, qui n'est que corruption et pourriture, peut-il dire : Créez en moi un cœur pur. 0 lumière intelligible, dont les perfections invisibles sont devenues visibles par les merveilleux phénomènes de la création, instruit par l'enseignement interne que vous me donnez dans l'école intime de mon cœur, je comprends que, de même que mon corps tire du cœur charnel sa vie et son sentiment, sa joie et sa douleur; tellement que s'il était séparé de ce cœur, il resterait privé de toutes ces choses; de môme, et avec plus de force et de vérité, vous êtes , ô mon Dieu , le cœur et la vie de mon âme.

« Quand vous y habitez, elle vit de la vie de votre grâce, elle goûte spirituellement les douceurs et les amertumes; car les choses célestes et les vertus lui sont douces, les choses terrestres et les vices lui sont amers. Effective- ment , si quelque membre de votre corps mystique triomphe dans la prospérité, les autres s'en réjouissent avec lui: s'il éprouve les atteintes de l'adversité, les autres en souffrent par un sentiment de mutuelle sympathie; c'est ainsi que je sens que mon âme a un cœur; mais si vous vous séparez de mon âme à cause de mes iniquités, alors elle n'a plus aucune sensation; elle esl comme morte. Éten- due comme un cadavre dans le cercueil de son corps, el!c peut dire avec le prophète : Mon cœur m'a abandonné. Oh! qui me rendra l'innocence baptismale? qui me donnera celle aimable pureté qui me conserve dans l'union avec mon

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« Dieu? Vous seul le pouvez, miséricordieux Seigneur, et je « n'attends cette grâce que de vous. Réprimez le penchant de « ma nature corrompue; créez en moi un cœur pur; versez « sur mes lèvres quelques gouttes de ce vin céleste qui fait « germer les vierges, afin que mes désirs détachés, de la terre, « ne se reposent qu'en vous, et s'y rassassient éternellement « des délices ineffables que vous réservez à ceux qui ont le « cœur pur. »

Ensuite, Jacques Pantaléon exprime sous les formes les plus vives et les plus tendres, celte componction du cœur qui cou- vre notre visage d'une honte salutaire, celle contrition inté- rieure qui remplit notre âme d'une douleur inconsolable, cette confusion spirituelle qui mêle son amertume à toutes les dou- ceurs de la vie, même les plus innocentes, par la crainte du jugement de Dieu, cette sainte impression d'un cœur pénitent qui baigne sa couche de ses larmes, ce regret sincère et pro- fond de ne pouvoir égaler la satisfaction à la grandeur de l'of- fense. Au milieu de ces sentiments, il supplie le Seigneur Jé- sus de renouveler, au fond de ses entrailles, l'esprit de droi- ture; puis, dirigeant vers le Père des miséricordes ses soupirs et ses gémissements, il s'écrie :

« Ne projicias me à facie tua et spiritum tuum ne auferas à « me, ne me rejetez pas de votre face et ne retirez pas de moi « votre Esprit-Saint * —La vue claire de la Divinité, la jouis- sance intime de ses perfections, voilà ce qui composera éternel- lement le bonheur des élus, ce qui ravira éternellement leur âme, ce qui fera naître en eux d'incompréhensibles transports, qui se renouvelleront sans cesse parce que sans cesse l'Elre infini leur offrira de nouveaux sujets d'admiration, de louan- ge et d'amour. Détachons- nous donc des choses de la terre et de nous-mêmes; ne vivons plus qu'en Dieu, de Dieu et pour Dieu. Que cherchons-nous hors de lui? Ne renferme-t-il pas tous les biens? Oh quand nous sera-t-il donné de le voir tel qu'il est, face à face, de nous rassasier de son être, de sa gloire in- finie! hâtons de nos vœux cet heureux jour, jour de la déli-

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vrancc et de l'allégresse sans fin ; et, clans l'ardeur de nos dé- sirs, écrions-nous1 :

« Redde mihi lœtitiam salutaris tui et spiritu principali con- « firma me, rendez-moi la joie de votre salut, et fortifiez-moi « par votre Esprit souverain. Apprenez-moi à faire mon sa- « lut par Jésus-Christ, mon Sauveur, qui est ma lumière et « ma vie, ma force et mon refuge, ma joie et ma consolation. « ma gloire et mon bonheur. Vous qui êtes l'Esprit par ex- t cellence, vous qui êtes l'immense demeure des esprits bien « heureux, vous en qui reposent les âmes des saints, je vous « ai d'abord invoqué comme un esprit de rectitude, ensuite « comme un esprit de sainteté, puis comme un esprit de puis- « sance, avec l'intention d'appeler à mon secours les trois per- t sonnes divines qui constituent votre être, afin que l'adora- c ble Trinité confirme ce que votre grâce a opéré en moi...

c Docebo iniquos vias tuas, et impii ad te couvert entw\ j'en- « seignerai vos voies aux méchants, et les impies se conver- « liront à vous. » Il arrive que des âmes pécheresses, loin démettre leur confiance en la miséricorde divine, désespèrent de leur salut; elles envisagent le Seigneur comme un juge in- exorable qui a déjà peut-être arrêté dans ses décrets leur éternelle réprobation. Jacques Panlaléon, ce grand maître de la vie spirituelle, loin de chercher à intimider ces pauvres âmes déjà trop abattues par la crainte, travaille, dans sa paraphrase, à leur i élever le courage, à leur inspirer une ferme confiance aux mérites de Jésus-Christ; il se donne lui-même pour exem- ple de l'étendue des miséricordes divines, de la puissance de la giâce, de la patience extrême avec lesquelles Dieu supporte, éclaire, et convertit les pécheurs t Vous êtes digne d'admira- t tion et de louange, dit-il au Seigneur, parce que, d'ignorant « que j'étais vous m'avez fait docteur, de loup que j'étais vous

i. ... 0 Deus qui es maximus spirilus, maxima regio spiriluum bealorum ; in quosanclorum anima; requiescunt; le primo superius invocavi spiritum rec- tum ; secundo, spiritum sanctum; tertio spiritum principalem; inleudens, to- tam quie in le est Triuitalem, in meum auxilium mvocarcad hoc ut quod in me operatus es confirmetur... Loco citalo, p. 122.

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t m'avez fait agneau, de Saul que j'étais vous avez fait de moi « un Pauli. »

« Libéra me sanguinibus, Deus, Deus salutis meœ, et exulta- « bit lingua mea justitiam tuarn, mon Dieu, Dieu de mon sa- « lut, délivrez-moi du sang, et ma langue publiera votre jus" c tice. > —Dans une famille nombreuse, lorsqu'il se trouve un enfant infirme ou mal conformé, un père et une mère sages se gardent bien de lui témoigner moins de tendresse qu'aux autres; au contraire, par un redoublement de soins et de ca- resses, ils tâchent de le dédommager des disgrâces de la nature. A Dieu ne plaise que nous supposions en lui moins de sagesse et de bonté que dans les êtres chéris qui nous ont donné la vie. Lui-même se compare à un bon père, à une mère compatis- sante, pour exciter notre confiance. Lorsque la vue de nos dé- fauts, de nos infidélités, de nos chutes, nous trouble, figurons- nous que dans la famille du Seigneur, nous sommes ce pauvre enfant maltraité par la nature; nous n'avons que des besoins et des misères à lui présenter. Voilà justement un motif de sa prédilection pour nous. « Aussi ma langue, ajoute Jacques « Pantaléon, exaltera dans la joie et dans l'allégresse, non pas « cette justice sévère qui jugera les justices mêmes, mais cette « justice pleine de clémence qui sait si admirablement rendre « à chacun ce qui lui est dû. »

« Domine, labia mea aperies, et os meum annuntiabit laucfem « tuam, Seigneur, vous ouvrirez mes lèvres et ma bouche an- « noncera vos louanges. 0 vous qui avez ouvertla bouche du « prophète Zacharie, pour qu'elle célébrât vos magnificences; « vousqui; au contraire, avezfermélagueule des lions, de peur « qu'elles ne dévorassent Daniel dans leur fosse, Seigneur, « mon Dieu, ouvrez mes lèvres, non seulement les lèvresde mon « corps, mais les lèvres de mon cœur, c'est-à dire mes désirs et « mes volontés. Carde même qu'aucun aliment ne peut entrer

2. ... Ii] quo lu Deus meus doces me utilia, mirabilis atque laudabiiis appa- rebis quod repente me doctorem feceris de ignorante, de lupo agnum, deal- tero Saulo Paulum ; et alii peccatores videntes quod mibi peperceris, proficient pereiemplum, et sic verbo et exemplo doceboiniquos... Lococitato, pag. 122.

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* dans la bouche ducorpset se changer en nourriture, s'il n'est « préalablement broyé sousles dents ; ainsi mon cœur ne saurait « être inondé de délices, s'il ne vous soumet pas entièrement t tous ses désirs et toutes ses volontés. Daignez donc vous in- « troduire dans mon cœur, ô vous qui êtes ma meilleure nour- « riture; venez lui procurer la subsistance spirituelle; mettez - « entre les dents des vertus et des fervents désirs de mon « âme. Alors, vous qui avez été brisé pour nos crimes, oppri- « mez-moi fortement sous le poids de vos bienfaits; renou- < vêlez les souvent, de telle sorte que mon âme, remplie des « douceurs de votre indicible bonté, puisse chanter ce verset « du Cantique des cantiques : Rien n'est plus suave que la voix « de mon bien-aimé qui m'invite à faire de lui l'aliment de t mon cœur et à me désaltérer à cette source pure dont les t eaux rejaillissent dans l'éternelle vie1.

« Quoniam sivoluisses sacrifichm, dedissem utiquè, holo- « caustis non delectaberis, si vous aviez voulu un sacrifice, je « vous l'aurais offert ; mais les holocaustes ne vous sont point t agréables.» —Tout ce qu'il y avait de plus imposant, de plus auguste dans les cérémonies de l'ancienne alliance, n'était qu'une légère ombre des mystères de l'Homme-Dieu. David célèbre avec pompe le retour de l'arche à Jérusalem; mais cette arche était vide, elle ne renfermait pas le Sauveur du genre humain. Salomon bâtit un temple magnifique; il en fait, en présence du peuple saisi d'un religieux respect, la dédicace solennelle; des victimes sans nombre sont immolées; mais ces victimes, qu'est-ce? de vils animaux dont le sang ne peut apaiser la souveraine justice. Le monde demeurait dans l'at- tente du salut annoncé, lorsque voilà qu'au moment prédit, s'accomplissent les promesses saluées de loin par les patriar- ches et les prophètes. Le Désiré des nations vient dans son

4. ...Qui aperuisti os Zachariae prophétie, quod nemo claudere potuit quin te bcoediceret dominurn suum; qui, èconverso, ora leonum in lacu adeè conclusisti quôd nemo potuit illa aperire ut lœderent Danielem. Aperi labia mea , Deus, et non solùm labio corporis mei, sed etiam cordis, quae sunt ejus desideria et voluntates... loco cilalo, pag. 423.

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temple, se repose au fond des tabernacles sous les voiles du sanctuaire; le \rai sacrifice de propiliation remplace à jamais les sacrifices figuratifs ; et comme nulle oblation ne saurait égaler la valeur de cette divine immolation, Jacques Panta- léon demande à Dieu, avec une sainte importunité, quelle offrande il doit présenter à sa souveraine grandeur. Une voix mystérieuse lui répond du haut des cieux :

« Sacrificium Deo spiritus contribulatus ; cor contritum et « humiliatum, Deus, non despicies. Le sacrifice qui plaît à « Dieu est un esprit brisé de douleur; vous ne dédaignerez t pas, ô mon Dieu, un cœur contrit et humilié. La plus « agréable offrande qu'un pécheur puisse vous faire, c'est de « supporter avec patience les afflictions qui l'accablent et qui « le consument comme une fournaise ardente, c'est de souffrir « avec une entière résignation, avec un abandon sans réserve « à votre adorable volonté. Les autres oblations, les autres « sacrifices sont extérieurs; mais le courage dans les tribula- « tions, la résignation dans les épreuves, la soumission aux t décrets de votre Providence, viennent du cœur. Lorsque « l'esprit est rassasié d'opprobres, écrasé sous le poids des an- « goisses, et qu'il n'en demeure pas moins embrasé du feu de « la charité, lorsque rien n'ébranle sa patience, et que loin de « méditer quelque vengeance, il accepte tout sans murmurer, « alors, Seigneur, vous qui êtes le Dieu de patience et de « consolation, il s'attache fortement à vous, il s'enchaîne à « vous, il se sacrifie à vous; alors il vous offre en holocauste « des victimes grasses avec la fumée des chairs brûlées d'in- « nocents béliers ; et l'odeur de ce suave encens modère les « foudres de votre colère; alors les bœufs de l'entêtement et « les boucs de l'insolence sont immolés dans l'homme, et il « n'y reste plus rien de la sauvage violence de la bête1.

1. ... Cura enirn spiritus tribulationibus quatitur, cootumeli s agitatur ; et nihiloroiuùs :oiius caritatis igné succensus et virlute patientiœ iu us in peccatore iateger reservalus, non cogitans de viodicâ; tibi, Domine, qui es Deus pa- tientiae et solatii, ioter illatas injurias teneiur, restringitur et mactatur ; tuuc iu furore tuo pouitur thymiaraa, lune holocausta medullata tibi cura incenso

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« Voilà pourquoi vous ayez dit, dans le Livre de la Sagesse que l'homme patient vaut mieux que l'homme fort, et que celui qui sait se maîtriser lui-même l'emporte sur celui qui prend des villes d'assaut. En effet, d'innombrables guerriers se sont rencontrés qui subjuguèrent les populations et les cités; mais les hommes qui se domptèrent eux-mêmes sont extrêmement rares. Les victoires des conquérants, quelque brillantes qu'elles soient, ne méritent pas une aussi glo- rieuse couronne que les victoires que l'on remporte sur soi-même par l'exercice de la patience. Cette vertu triomphe sans armes, souvent même elle sort victorieuse de ses com- bats contre les hommes armés. Mais hélas! combien de fois, dans le feu des tribulations, n'ai-je pas fait éclater ma colère? Combien de fois, oubliant que vous étiez avec moi au milieu des tourments, mon impatience ne s'est-elle pas enflammée contre mes persécuteurs? Combien de fois ai-je perdu mon cœur dans les mouvements impétueux de ma fureur? Combien de fois, aveuglé par des nuages de tris- tesse et par je ne sais quels troubles qui s'élevaient du fond de ma nature corrompue, ai-je cherché en vain la porte de mon cœur pour entrer en moi-même, afin d'en bannir toute agitation, toute tempête, de peur que mon esprit accablé de maux ne grondât intérieurement comme la foudre, n'étincelât comme l'éclair? Si parfois, Seigneur, mon Dieu, vous m'avez accordé la patience au milieu de ces orages qui troublaient ma tranquillité intérieure, c'est que votre ange, qui jadis descendit avec Azarie dans la four- naise pour en rafraîchir les brûlantes ardeurs, descendait, ce me semble, dans mon cœur pour y répandre la douce rosée de vos consolations...

Ensuite le vertueux patriarche se recueille en lui-même ; puis avec une humilité profonde et une ferme résolution de se

ioDocentum arietum offerentur; tune in homine, omni bestiali ferocilate des- tructâ, boves toliùs cervicocitatis, cura hireis petulentiae, immolatur... Loco eitalo, page 124.

PATRIARCHE. 147

corriger, il confesse ses péchés devant Dieu, il les déteste avec un cœur parfaitement contrit, avec une sincère componction ; il s'afflige moins de s'être exposé à des supplices éternels, que d'avoir été ingrat envers son Créateur, le plus tendre des pères, et d'avoir outragé son Sauveur, le meilleur des amis. Alors son âme, oppressée par la multitude des sentiments, s'exhale en aspirations vives et affectueuses! :

« Bénigne fac, Domine, in bonâ voluntate tu4, Sion, ut œdi- « ficentur mûri Jérusalem. Dans votre amour, Seigneur, « répandez vos bénédictions sur Sion, et que Jérusalem voie « relever ses murs. Oui, comblez de vos grâces la région t supérieure de mon âme, que figure la citadelle de Sion située « autrefois sur la montagne de la Jérusalem terrestre; du « haut de cette forteresse, la sentinelle vigilante jetait le cri « d'alarme à la vue de l'ennemi. De même, la raison, celte partie « plus élevée de mon être, établie sur le trône de mon âme, « se révolte dès qu'elle aperçoit les perfides suggestions qui « viennent assiéger ma Jérusalem intérieure, et ne cesse de « se récrier contre ces ennemis du salut. Pour que la senti- « nelle de celte Sfon ne dorme ou ne sommeille point en moi, « puisqu'elle doit faire avec vous la garde autour de la cité, « Seigneur, Dieu de clémence, répandez sur elle les bénédic- « lions de votre bonne volonté, c'est-à-dire rendez-moi docile « à vos commandements ; opérez en moi une transformation « par le renouvellement démon esprit, afin que je reconnaisse « quelle est la volonté de Dieu, ce qui lui est agréable, ce qui « est bon, ce qui est parfait. Si vous m'accordez cette faveur, « Dieu de bonté, je m'estimerai mille fois plus heureux que « si vous me donniez toutes les prébendes et toutes les digni- « tés de l'Eglise militante.

1. ...Hoc est, illi superiori anirruc parti, quœ per arcem Sion olim sitani iu eminentiori loco illius materialis Jérusalem, desigoalur; in cujus fasligio, sicut speculaior cxcubans visis hostibus corporalibuc, exclamabat. Sic pars illa supc- rior rationis, quasi in cminenti animse meae solio constituta, spirituales nequitias meam inlcriorem Jérusalem impugnanles, venientes, providens, coolrà eas semper remurmurat et réclamât... Loco cilato. pag. 126.

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« Que mon âme, cette Jérusalem bâtie comme une cité au- « dedans de moi-même, voie relever ses murs, je vous en sup- « plie, ô très-doux Ami des âmes. Je sais que vous êtes d'une « mansuétude inépuisable, et que votre miséricordieuse béni- « gnité se laisse facilement attendrir par les peines satisfactoires « du coupable ; dans cette persuasion, je vous conjure de re- « lever les murs de mon âme et de les asseoir sur le triple fon- « dément d'une foi vive, d'une espérance ferme, d'une sincère « charité; en même temps détruisez de fond en comble, en « moi, les murailles de cette Jéricho mondaine, symbole de « mes affections déréglées, et qu'elles ne soient plus jamais « relevées. Car le démon a employé à cette construction la « boue de la volupté, la paille de la vanité, le ciment de la « cupidité. Encore un coup, Seigneur, renversez les murailles « de celte Jéricho ; élevez sur ses ruines ma Jérusalem inlé- « rieure qui menacerait bientôt de crouler, si vous n'en étiez « vous même l'architecte. Vous seul pouvez, dans mon édifice- « spirituel, poser la foi comme pierre angulaire, ériger l'es- « pérance comme mur d'appui, établir la charité comme for- « teresse inexpugnable1.

« Tune acceptabis sacrificium justitiœ, oblationes et holo- « causta; tune importent super altare tuum vitulos. Alors « vous agréerez le sacrifice de justice, et les offrandes et les « victimes; alors on immolera sur votre autel la chair des « taureaux. » Ici le pieux et savant commentateur invoque celui qui possède le sacerdoce éternel, le pontife invisible des biens futurs et célestes; il lui offre les sentiments de l'adora- tion la plus profonde, de l'amour le plus ardent, de la dévo- tion la plus tendre ; il le conjure de brûler et de consumer tout

2. ...OEdifîcavit enira diabolus muros islos de luto voluptatis, palcâ vani- tatis , et lutere cupidilatis. Per te erg6 , Domine , mûri istius hiericho deslruan - tur in me , et œdificentur Jérusalem supradicti ; quos nisi tu ip& tedificaveris , in vanum laboraverunt qui eos œdificare putain . Tu enim, Domine, solus es qui idem quasi rundamenlum murorum istorum infundis; spem veluli parietrm erigis; ebarilatem tanquàm inexrugnabiliapropugnacula construis. Lococitato , pag. 126.

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ce qui reste de terrestre et de charnel dans son cœur, afin d'en faire un tabernacle digne de la divine Majesté- « Comme vous avez encore d'autres autels, Dieu des vertus, « mon Roi et mon Dieu, dit-il, je supplie votre toute-puis- « sance d'ordonner à vos anges de porter dans leurs mains « mes oblations, mes louanges et mes prières sur votre « sublime autel, en votre sainte présence, les bienheureux « feront retentir, dans les siècles des siècles, votre demeure « de leurs chants les plus mélodieux. » Il termine par une magnifique paraphrase de la petite doxologie qui renferme la louange de l'adorable Trinité. Cette conclusion finale nous semble un solennel acte de foi de Jacques Pantaléon au mys- tère d'un seul Dieu en trois personnes. Le vénéré patriarche reconnaissait dans ce grand mystère le sommaire de toute la révélation, le centre de tout le christianisme, la source de toute grâce et de toute sainteté.

« Gloria patri, gloire au Père, s'écriait-il dans un pieux « transport, gloire au Père incréé, gloire au Père du siècle fu- « tur, au Père des pauvres et des orphelins, au Père des con- « solations et des miséricordes, au Père des esprits et des lu- « mières, gloire au Père trois fois saint qui n'a pas épargné son « propre fils, mais qui l'a livré pour le salut de tous. Celui-là « seul est vraiment notre père ; son nom date des siècles des siè- « des. 0 mon Père et mon maître, du haut des tabernacles éter- « nels vous habitez et du trône de gloire vous êtes assis, « considérez, visitez la vigne de mon âme que vous avez formée « dans le baptême. est votre zèle, est votre force pour « m'arracher avec violence de l'abîme du péché? Malheur à « moi, Seigneur, vos entrailles se sont endurcies à mon égard! « Pourquoi avez -vous permis que j'errasse loin de vos voies, « et que mon cœur blasé perdit le sentiment de votre crainte? « Maintenant , ô mon Dieu, vous êtes notre Père; nous som- « mes tous formés de terre ; vous êtes notre Créateur ; et nous « sommes tous l'ouvrage de vos mains. Que votre colère s'a- « paise, Seigneur; ne vous souvenez plus de mes iniquités,

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« car tous les objets de mes désirs sont tombés en ruines. Est- « ce que vous resterez insensible à ces choses? Etcontinuerez- t vous, en silence, à m'affliger des maux les plus cruels? 0 « mon Père, j'ai péché contre le ciel et en votre présence, et je « ne suis plus digne d'être appelé votre fils; mais votre inef- fable tendresse me fait espérer que vous me regarderez au « moins comme un de vos mercenaires. Pour obtenir cette « grâce, je me prosterne à vos pieds, ô Père de mon Seigneur « Jésus-Christ, d'où procède au ciel et sur la terre toute pater- « nilé; accordez-moi, selon les richesses de votre gloire et les t trésors de votre bonté, le don de persévérance dans la vertu; « obtenez que la foi, fécondée dans mon cœur par l'amour, « opère des œuvres qui vous soient agréables. A vous, ô notre « Père souverain, qui pouvez nous départir des faveurs plus « précieuses et plus abondantes que nous ne saurions en de- « mander et en concevoir, à vous soit la gloire en Jésus-Christ « et dans l'Église, et dans toutes les générations des siècles des « siècles1!

« Et filio, et au fils. Votre Fils bien aimé, dont nous a- « vons vu la gloire, la gloire du Fils unique du Père; et quoi- « que personne n'ait jamais vu Dieu, lui cependant qui réside « dans le sein du Père, l'a vu. Je crois fermement en lui et « je le confesse en toute sincérité; car celui qui ne croit pas t en lui est déjà jugé, parce qu'il ne croit pas au nom du Fils « unique de Dieu. En cela, la charité divine s'est manifestée « envers nous, parce que le Père céleste a envoyé son fils uni- « que dans le monde, afin que nous vivions par celui qui fut « obéissant jusqu'à la mort, et à la mort de la croix. Û vous « donc, Fils unique du Dieu vivant. Rédempteur du monde,

i. ...Gloria patri ingenilo, palri futuri sœculi, patri pauperum, patri orplia- uorum , palri miscricordiarum, palri spiriluura, palri luminum, palri sanclo, qui proprio filio dod pepercit, sed pro uobis omnibus iradidii illum. Hic verè cl solus est palcr nosler; à sitculo nomen est cjus. Allcude ergô , paler cl Domioe, allendc de eoelo et habilaculo sanclo luo cl de solio gloriœ luèe, et de solio gloriae luœ , et vide et visita vioeam anima; meœ quai iu baptisrno plamasti ubi est Domine zelus luus etforliludo tua qui me relrahunt violenter et penilùs à peccalo... Loco cilalo , pag. 428.

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« ayez pitié de moi! Dieu vous a donné le pouvoir de pro- « noncer tout jugement, je vous en supplie, remettez-moi mes t péchés avant que vous ne veniez me juger ; et alors, ô Dieu, « jugez- moi de telle sorte que vous sépariez la cause de mon « âme de celle d'un peuple impie. Car vous êtes le Fils unique « que Dieu le Père a engendre avant l'aurore dans la splen- « deur des deux, vous êtes le premier-né que la bienheureuse « Vierge Marie, votre sainte mère, a enfanté sur la terre; et, « après vous, elle n'en a plus mis d'autre au monde; vous « êtes l'Enfant Dieu que les anges entourèrent de leurs céles- « tes phalanges à votre berceau ; leurs concerts harmonieux ont t célébré votre naissance en chantant : gloire à Dieu dans les « hauteurs du ciel!

« Et spirituisancto et au Saint-Esprit,— ni créé, ni engendré, « mais qui procède du Père et du Fils ; qui, au commencement « du monde, était porté sur les eaux; qui est le Dieu de tout « ce qui respire; qui a parlé par les prophètes. Esprit de sa- « gesse, d'intelligence et de salut, qui remplit tout l'univers ; « qui produit en nous les ineffables gémissements de la prière; > qui apparut, sous la forme de langues de feu, sur la tête des « apôtres et les a comblés de lui-même. O Esprit-Saint qui « êtes Dieu, vous êtes un feu qui éclaire, sans consumer; un « feu qui échauffe, sans brûler ; renouvelez mes reins et mon « cœur, afin que je vous serve avec un corps chaste et un « cœur pur. O feu divin, amour effectif, ardeur inextingui- « ble, charité qui êtes mon Dieu, embrâsez-moi. Venez dans « mon cœur, enivrez-le pour que j'oublie tous mes maux, et « que je m'attache à vous, mon seul et souverain bien. Ayez « pitié de moi, Seigneur, afin que je vous parle, moi qui ne « suis que poussière et que cendre! Qui suis-je, pour que « vous ordonniez que je vous aime, et que vous vous mettiez en - colère contre moi, jusqu'à me menacer d'immenses misères, « si je n'obéis pas à vos commandements? O Dieu d'amour, « qui me promettez beaucoup de biens, si je vous aime, don- « nez-vous vous seul, et cela me suffit; ordonnez ce que vous

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« commandez, et commandez ce que vous voulez; je vous de- « mande cette grâce avec l'amour de votre amour, ô vous c qui êtes un esprit infiniment plus délicieux que le miel1.

« A vous donc, Père, Fils et Saint-Esprit, un seul Dieu en c trois personnes, Dieu grand, éternel, tout-puissant et très- « haut, à vous la gloire et la jubilation, la louange et l'action « de grâces, l'honneur et l'empire dans l'éternité. Sicitt cuit « in principio comme dès le commencement, et même avant le t commencement des choses, parce que les montagnes n'étaient « pas assises sur leur base, la terre n'était pas formée, l'uni- « vers n'existait pas encore que, déjà, depuis les siècles des « siècles, vous étiez, ô mon Dieu, dans les splendeurs de votre « éternelle gloire. Et nnnc. et maintenant, car dès à présent « vous êtes glorifié en nous, ô vous qui trouvez1 en vous- « même la glorification que vous possédiez avant la création « du monde. A vous appartient l'éclat dont, au moyen de la « foi, vous rayonnez en moi. Je n'ai qu'un désir, celui de « vous suivre dans toutes les affections de mon âme; ne me « confondez pas dans mon attente; mais agissez avec moi selon « votre mansuétude et la grandeur de votre miséricorde ; « arrachez-moi de la fournaise du péché, pour me conduire « dans vos voies admirables; et que toute la gloire en soit « rendue à votre nom, parce que vous êtes le seul vraiment « digne de gloire dans ce vaste univers.

<r Et semper, et toujours, parce que toute sagesse émane et « émanera du Seigneur Dieu. Votre force comme votre divinité « n'a point de bornes ; elle pourrait me plonger dans un ôter- « nel opprobre; je vous en conjure, au nom de votre toute puis- « sance, accordez-moi plutôt l'immortelle béatitude, car vous « êtes éternel, vous qui avez créé les limites de la terre; vous

i. ...Non facto, non creato, non genito , sedà paire et filio procedenli; qui ferebatur In principio super aquas; qui est Deus spirituuin omnis carnis; qui est spirilus sapientiae, intelligent]'* et salulis; qui replevit orbem terrarum . qui discipulos Dei et domini nostri Jesu-Christi seipso replevit, et in linguis ignis apparuit super eos. O Spiritus sancte, Deus, qui es ignis non consumens; sed lucens; non comburens sed urens ; ure renés mcos et cor meum; ut tibj caslo corpore serviam et placeam mundo corde... Loco citato, pag. 129.

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« n'avez jamais eu de commencement, et vous n'aurez jamais « de fin: à vous donc l'honneur dans les siècles des siècles; in « secula sœculorum. 0 Roi immortel et invisible des siècles, « les saisons se succèdent, les années s'écoulent, les choses fu- « turcs se réalisent; tout passe, tout change, tout subit denom- « breuses vicissitudes; mais vous qui avez dit : je suis celui « qui suis! vousêles éternellement le même; car, bien que tou- « (es choses soient de vous, par vous et en vous, cependant « elles ne sont pas ce que vous êtes. Votre bienheureux apô- « tre dit quelque part que nous sommes arrivés à la fin des « temps, je supplie, ô mon Dieu, votre éternité d'accomplir en « moi cette parole, afin que la sécularilé qui a fait de moi un « chanoine, ou un moine séculier, tellement que le qualificatif « absorbe en moi le substantif, ne m'entraîne plus désormais « dans les choses du siècle. Faites qu'exempt de la juridiction « de ce monde, je songe aux siècles des siècles, et qu'ensuite « je parvienne, avec les vivants et les confesseurs, dans l'éter- « nité bienheureuse. Car j'ai appris que l'expression latine sœ- « cula sœculorum signifie l'éternité, et que la répétition de * cette parole transmet de la vie présente à la vie éternelle « l'esprit de celui qui en a fait le sujet de ses méditations. Ces « siècles sans fin de l'éternité sont les siècles des siècles que « les justes posséderont immuablement après leur passage de « ce lieu d'exil au séjour de l'immortelle patrie.

« Amen! 0 Dieu des Hébreux, vous avez permis que je « susse que le mot amen n'était ni latin, ni grec, mais hè- « breu; et, à cause de son excellence, il n'a été ni traduit, « ni modifié, afin qu'il désignât plus parfaitement votre nom « admirable et immuable. D'où vous avez voulu qu'il ren- « fermât trois significations : car amen est pris quelquefois « dans son sens nominal; alors il signifie votre nom saint et « terrible, comme dans l'Apocalypse il est écrit : « Voici « ce que dit celui qui est la vérité même, le témoin fidèle et « véritable, qui est le principe de la créature de Dieu1. Je

t. ...0 Dcus Hcbrœorum, scire me voluisti quod, amen , Dec grœcum est

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« réclame de vous, Seigneur, avec toutes les puissances af- « feclives de mon âme, que, par respect pour votre saint nom, « vous inscriviez le mien sur le livre de vie. En second lieu, « Amen est pris adverbialement, comme lorsque vous, ô mon « Dieu, conversant sur la terre avec les hommes, vous ajoutiez « pour affirmer quelque vérité, amen, dico vobis, c'est-à-dire, « je vous assure que cela est vraiment, réellement, ou infail- « liblemcnt tel que je vous le dis. Parfois amen est répété, « pour que celle répétition du môme mot exprime plus éner- « giquement la vérité; d'où je vous en conjure, ô vous qui « êtes la vérité par essence, faites que votre vérité reluise « toujours dans mon intelligence, et que toute fausseté mon- « daine, toute ruse diabolique soit éloignée de mon cœur. « En dernier lieu, amen est souvent pris verbalement, comme « dans les prières optalives; alors ce mot veut dire fiât, ex- c pression de ceux qui désirent ardemment ou qui souhai- « tent à d'autres quelque faveur. Le royal Psalmiste répète t dans certains versets de ses chants de douleur, fiât, fiât; « c'est dans ce sens que je termine par Amen ma prière « sont contenus mes désirs et mes vœux. »

Celte admirable paraphrase du psaume Miserere, véritable chef-d'œuvre de spiritualité, fait beaucoup regretter que Jacques Pantaléon n'ait pas légué à la postérité d'autres opus- cules du même genre. Nulle part ne se montrent avec plus d'éclat la profondeur de sa doctrine, l'ardeur toute céleste de son âme, l'élévation et l'étendue de son génie ascétique. On a peine à concevoir comment les biographes du pape Urbain IV ont négligé de traduire au moins quelques morceaux de ce traité de haute mysticité. Tout y est frappant : Oraisons jaculatoires, réflexions, sentiments, effusions d'un cœur plein de tendresse élans sympathiques, transports de l'âme, qui vont jusqu'à d'inexprimables ravissements pour retomber aus-

nec latinuni , sed est Hcbrœum; et propter sui cxcellcntiam Iranslatum non fuil ab inlerpreiibus vcl mulatum , ut nomea luum quod est mirabilc cl ira- niulabile designarct ; undè 1res siguifiealiones hoc vocabulum voluisti .. Loco citaio, pag. 130.

PATRIARCHE

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silôt jusqu'au degré le plus bas de l'humilité chrétienne, jus- que dans le néant profond la créature doit se confondre devant son Créateur.

Quelles que soient les hauteurs l'emportent sa foi iné- branlable , ses immortelles espérances et ce feu de l'éternelle charité dont Jacques Pantalôon était comme consumé , jamais il ne lui arrive de laisser échapper des expressions erronées ou seulement inexactes; son imagination s'exalte sans jamais s'éloigner de la précision théologique; et cette raison supérieure, qui la suit toujours, la ramène aussitôt sur la terre, au moment môme il semble qu'elle va se perdre éternellement dans les cieux. On sent que le pieux patriarche de Jérusalem, rafraîchi pour ainsi dire et vivifié par celte rosée de lumière dont parle le prophète, en a im- prégné son commentaire; et que c'est encore moins sa parole qu'il nous fait entendre, que la parole de Dieu môme, tant son langage se rapproche des saintes Écritures et s'est nourri de leur sève fortifiante.

D'ailleurs, tous les conseils à l'usage des personnes qui aspirent à la perfection, les maximes les plus sages, les aver- tissements les plus salutaires, les règles les plus éprouvées s'y trouvent présentés avec un charme, un naturel, un air d'ami- tié et de persuasion qui gagnent la confiance et entraînent l'acquiescement. C'est aux hommes selon le cœur de Dieu, tel que Jacques Pantaléon, qu'il appartient singulièrement de parler des mystères de la vie intérieure, et mille raisons nous engagent à les écouler. Le langage de la piété a bien plus de grâce et de vérité dans leur bouche; leurs maximes sont consacrées par l'expérience; toute leur conduite en est la démonstration vivante; jamais l'homme , dans leur personne , ne peut être mis en contradiction avec le prédicateur, parce qu'ils donnent en même temps les leçons et les exemples. Leurs écrits nous offrent ces mouvements affectifs qui lou- chent le cœur, celle onction insinuante qui le pénètre, ce pa- thétique tendre qui achève de le gagner. Il faut convenir qu'il y a dans la paraphrase du vénérable exégôle, selon l'es-

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prit dominant de ses contemporains, quelques expressions d'une énergie insolite; mais l'ensemble inspire l'amour divin et montre un génie sublime; les passages que nous n'avons pas craint de traduire, consultant plutôt notre zèle que nos forces, en seront peut-être un spécimen de quelqu'attrait pour plusieurs. Quoiqu'il en soit, c'est en paraphrasant le Miserere que l'éloquent patriarche se consolait des malheurs de la Pales- tine; il sentait son cœur s'éprendre d'une profonde tristesse et ses yeux se mouiller de larmes à la vue de la Terre-Sainte assujettie comme une esclave au pouvoir du stérile et dé- gradant mahométisme; il méditait sur les miséricordes du Seigneur au moment le fer et la flamme désolaient les chrétiens de Syrie. Ce théâtre de deuil et de désastres était bien fait pour lui inspirer des accents lamentables et de longs soupirs. Lui était-il possible de retenir ses gémisse- ments, de refuser ses pleurs à l'aspect de cette cité autrefois la reine des nations, maintenant assise dans la douleur et le veuvage, comme parle le prophète? Quelle morne stupeur devait s'emparer de son âme, lorsque présent aux lieux Jérémie exhala ses lamentations, il voyait, comme le sublime chantre des ruines, la ville de Sion, cette reine superbe qui commandait aux nations, devenue maintenant leur tributaire; et ces prêtres qui gémissent entre le vestibule et l'autel de ce que le joug de la servitude a remplacé le diadème que l'É- ternel lui-même avait posé sur son front; et ses enfants, pous- sés au désespoir par les mesures oppressives et les exactions tyraniques des sultans d'Egypte. En considérant ce déplorable état de son église patriarcale, il pouvait s'écrier : « 0 vous tous qui passez par le chemin, voyez s'il est une douleur semblable à la mienne! » Mais il y a dans les destinées de la Jérusalem terrestre de profonds et mystérieux secrets; c'est pourquoi, si le spectacle de sa misère matérielle transperçait de douleur l'âme de Jacques Pantaléon, la foi vive de ce pa- triarche relevait à la contemplation des sublimes vérités que lui révélait la situation désolante de la ville déicide f

VII

Jacques Pantaléon, élu pape, prend le nom d'Urbain IV. Modes usités pour l'élection des Souverains Pontifes. Etat de l'Europe en 1261. Urbain IV notifie son élection au monde catbolique. A l'archevêque de Reims et à ses suftragants. A Louis IX et à toute la famille royale. 11 écrit à sa sœur Agnès, abbesse d'un couvent, prèsdePérouse. Et à la ville et au chapitre de Laon. Aux religieuses de Notre-Dame-aux-Nonnains et à l'évêque de Troyes. 11 fixe sa résidence à Viterbe, puis à Orvieto Il rentre en possession des domai- nes de saint Pierre. Réflexions à ce sujet.

Durant les trois premiers siècles, depuis !e successeur im- médiat de saint Pierre jusqu'au pape saint Sylveslre, on peut dire que les catacombes de Rome, doublement sacrées comme cimetières et comme temples, furent aussi le lieu habituel l'on nomma les souverains pontifes, qui semblaient moins appelés à l'honneur de gouverner l'Église naissante, qu'à la gloire d'être plus spécialement désignés à la haine des persé- cuteurs et au glaive des bourreaux. Les trente premiers papes furent autant d'illustres martyrs, que d'autres prêtres et fidèles choisissaient pour leurs chefs dans ces sombres demeures la distinction la plus glorieuse de ces vénérables pontifes était un humble siège de pierre au milieu des saintes assemblées, et une tombe particulière, après leur mort, au fond de ces lugubres galeries.

Les gardes qui veillaient autour de ce conclave souterrain ne ressemblaient guère à ceux dont Michel-Ange a dessiné le costume ; ils ne portaient que l'uniforme de la pauvreté. C'étaient des mendiants qui se tenaient sur la voie Appienne pour faire le guet ; on s'adressait quelquefois à eux pour être introduit dans la résidence pontificale. Lorsque sainte Cécile envoya son époux Valérien, converti par elle, auprès du pape Urbain Ier, dans la crypte de Saint-Calixle qui était alors la métropole de la Rome souterraine : « Allez au troisième mille « de la voie Appienne, dit-elle, vous trouverez des pauvres qui « demandent l'aumône aux passants. J'ai toujours en soin

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« d'eux, et ils connaissent mon secret. Quand vous les aurez « rencontres, donnez-leur la bénédiction, et dites-leur: Cécile « m'a envoyé vers vous, pour que vous me fassiez voir le « saint vieillard Urbain. » Il y a quelque charme à rappeler ici que ce vieux pape qui se cachait dans un labyrinthe de tom- beaux pour échapper aux empereurs païens, était celui-là môme sous le patronage duquel Urbain IV, poursuivi, lui aussi, par le césarisme, devait abriter sa tiare.

Lorsque sous le sceptre protecteur du grand Constantin, le christianisme put déployer ses pompes sacrées sous le» voûtes des basiliques, l'Église nomma son chef suprême en toute liberté ; l'élévation au siège pontifical continua à être ainsi faite librement par le clergé de Rome avec le consente- ment du peuple. A la suite de la conversion des empereurs romains, il s'introduisit un élément nouveau dans cette élec- tion ; car ils se tinrent pour aptes à décider dans les cas dou- teux. Odoacre et ThéodorïG, rois d'Italie, changèrent ce droit d'intervention en une véritable nomination. Les successeurs de ces princes se firent compter une certaine somme pour la confirmation du pape nouvellement élu. C'est sous cette forme que l'influence exercée par les rois ostrogoths passa aux em- pereurs grecs. Sous Justinien, on notifiait la vacance du Saint- Siège immédiatement à l'exarque de Ravenne et l'on envoyait l'acte d'élection à l'empereur pour être ratifié. La décadence de l'autorité des empereurs de Bysancedans les affaires d'Italie se montra, dès le huitième siècle, en ce qu'on ne fit plus guère attention à eux pour remplir la chaire de saint Pierre. Celte espèce d'affranchissement rendit le souverain pontificat le jouet des factions de Rome; à ces factions s'étaient peu à peu joints un parti lombard et un parti frank. Le pouvoir des Carlovingiens, en se consolidant en Italie, mit pour un certain laps de temps un terme à ce désordre; mais, à la mort de Charles le Gros, la dissolution d^ la monarchie carlovingienne rendit de nouveau l'élection papale l'objet des luttes de partis. La nouvelle restauration de l'empire occidental, dans la per- sonne d'Othon-le-Grand, ne changea rien à celle déplorable

ÉLU PAPE. 159

situation, qui empira, au contraire, à la suite des démêlés de ce souverain avec Innocent III.

Les troubles que ces factions diverses portèrent trop sou- vent dans le conclave, et surtout les prétentions des rois et des empereurs, rendirent successivement indispensables plusieurs changements dans le mode d'élection. En iiife, le troisième concile de Latran conféra, par un décret, aux cardinaux, le privilège exclusif de concourir à la nomination du pape. Ce même décret exigea la réunion des deux tiers des suffrages pour la validité de l'élection. Aucun lieu spécial n'était déter- miné pour l'assemblée des cardinaux. Ils se réunissaient ordi- nairement dans une des églises de Rome, le plus souvent à Saint-Jean de-Latran ou dans la basilique de Saint-Pierre, à moins que de graves circonstances, la sécurité des cardinaux et la liberté des suffrages, ne rendissent nécessaire la désigna- tion d'une autre ville. En ce cas, le conclave pouvait avoir lieu dans le palais de la ville le pape défunt faisait sa rési- dence avec la cour pontificale, comme il est arrivé pour l'élec- tion d'Urbain IV. A cette époque encore les cardinaux ne s'assemblaient que pour le moment du scrutin; et, chaque jour, après avoir volé, ils rentraient dans leurs demeures.

Les formes de l'élection dans l'assemblée des cardinaux étaient les mêmes que dansies chapitres en général : l'accla- mation ou quasi inspiration, le compromis, le scrutin et l'ac- cession. Le jour de l'ouverture du conclave, le doyen du Sacré-Collège célèbre la messe de Spiritu Sancto. C'est à cette messe que s'accomplit une des cérémonies les plus touchantes, la plus digne de la mission sublime, mais redoulable, que ces augustes représentants de l'Église sont appelés à remplir ; ils s'avancent deux à deux au pied de l'autel, déposent leur croix, prennent une étole blanche, et à genoux, devant le vénérable célébrant, ils reçoivent de ses mains l'adorable Eucharistie. Les opérations électorales commencent sous la grave et sainte impression de ce grand acte de foi, d'espérance et de charité divines. Alors, ou tous les électeurs, sans exception, réunis-

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sent, par une acclamation unanime, leurs voix sur un même candidat;* ou les électeurs, dans l'impossibilité de s'entendre pour la réunion des deux tiers des suffrages, s'en remettent d'un commun accord à la haute sagesse de l'un ou de plusieurs d'entre leurs coélecteurs, ou l'élection s'effectue par la déposition réelle des votes dans un scrutin secret ; ou bien, si le scrutin n'a donné à aucun des cardinaux le nombre voulu de suffrages, on procède à un second vote dans la même séance; et, par ce second bulletin, on déclare joindre son suffrage à ceux que tel ou tel cardinal a obtenu au premier tour de scrutin.

A la mort d'Alexandre IV, le Sacré-Collège n'était composé que de neuf membres; l'un d'eux remplissait les fonctions de légat en Allemagne. Huit seulement se trouvaient à Viterbe :

Eude ou Odon de Châteauroux, au diocès de Bourges, cha- noine et chancelier de l'église de Paris, cardinal-évêque de Tusculum.

Etienne, Hongrois de nation, métropolitain de Strigonie ou de Gran, cardinal-évêque de Palestrine.

Jean Franciogia, natif de la Bourgogne, une des gloires de l'Ordre de Citeaux, cardinal-prêtre du titre de Saint-Laurent.

Hugues de Saint-Cher, célèbre dominicain, cardinal-prêtre du titre de Sainte-Sabine.

Richard Annibaldi de Molaria, romain, abbéduMont-Cassin, car- dinal-diacre du titre de Saint- Ange.

Octaviano, à Florence, de la maison des Ubaldini, évêque de Bologne, cardinal-diacre du titre de Sainte-Marie.

Jean Gaétan ou Cajetan , de la famille romaine des Ursins ou Or- sini, cardinal-diacre du titre de Saint-Nicolas.

Ottobon de Fieschi, noble génois, neveu du pap< innocent IV, car- dinal-diacre du titre de Saint- Adrien .

Ces huit cardinaux, réunis à Viterbe, éprouvaient, au mo- ment de décider du sort de la chrétienté, une ">rte de terreur religieuse. Le choix du suprême chef de l'Église constitue un événement d'une si haute importance; la mission des cardi- naux appelés à y concourir est si sainte ; la liberté des suf- frages doit être si complète et tellement à l'abri de toute influence étrangère, qu'aucun esprit sérieux ne s'étonne ni du

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ÉLU PAPE.' 161

grand nombre ni de la minutie apparente des règlements par lesquels la sagesse prévoyante des conciles a cru devoir déter- miner jusque dans ses moindres formes tout ce qui se rapporte à l'acte le plus grave, le plus sacré, puisqu'il a pour objet, non pas seulement de conférer une couronne temporelle, mais déporter sur le trône pontifical le Vicaire de Jésus-Christ môme, le souverain pasteur de l'Église universelle. Toutefois, Dieu n'a pas invariablement permis que les cardinaux dépo- sassent sur le seuil du conclave leurs sympathies personnelles et les misères inhérentes à leur humaine nature. Plus d'une fois, on a vu les princes de l'Église susciter, par leurs dissen- sions, des luttes internationales qui tenaient le monde catho- lique en suspens. Il ne faut donc pas être surpris, si les trois mois qui précédèrent l'élection d'Urbain IV, s'écoulèrent au milieu de contestations tumultueuses qui portèrent atteinte à la majesté de l'assemblée j.

En ces temps de troubles, l'homme ennemi, disent les chro- niques, sema la discorde au sein du conclave ; et les huit cardinaux ne purent s'entendre pour le choix du Père com- mun des fidèles. Enfin, dans un discours plein de cha- leur et d'éloquence, le cardinal Cajetan des Ursins retraça la situation critique de l'Église, les luttes d'Alexandre IV contre le parti impérial, son zèle infatigable h réformer le clergé et à pacifier l'Italie; puis, il représenta la nécessité d'une prompte délibération et l'urgence de nommer un pontife en qui la science et la sainteté s'unissent à une prudence et à une habi- leté consommées. Les suffrages se portèrent unanimement sur Jacques Pantaléon; il n'était pas revêtu de la pourpre , mais tous les membres du sacré Collège connaissaient la doctrine solide, l'héroïque courage et l'éminente piété du patriarche de Jérusalem. Dans son humilité, Jacques Pataléon se crut in- digne d'un pareil honneur. Ses amis lui montrèrent l'Eglise menacée d'un immense danger, si le Siège apostolique vaquait

1. ... Ipsa romana Eccleàia trimeslri vacavit, eisdem cardinalibus, inimico homine superseminautediscordiam, non Talentibus cooeordare... Papirii Mas- soni libri sex de episcopis urbis, folio 224.

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plus longtemps. Aussitôt il adhéra au vote qui l'appelait à ceindre la tiare; et, le 29 août 1261, le plus âgé des cardinaux ouvrit la fenêtre qui donnait sur la place de Viterbe, le peuple attendait le résultat de l'élection ; il parut avec la croix et proclama : « Je vous annonce une heureuse nouvelle. Nous « avons pour Pape le révérendissime seigneur Jacques Pan- « taléon, patriarche de Jérusalem, quia pris le nom d'Urbain « IV1. »

La consécration d'Urbain IV eut lieu le premier dimanche de septembre de la même année dans l'église des Frères Mi- neurs de Viterbe. On conduisit l'élu à la sacristie, revêtu de ses habits pontificaux, c'est-à-dire d'une soutane de laine blanche, de sandales rouges couvertes d'une croix brodée en or, d'une ceinture rouge avec des franges d'or et d'un rochet bordé d'une étroite dentelle ; ensuite on lui mit une aube avec son cingalum, une étole ornée de perles, une chape rouge et une mîtré chargée de pierres précieuses et étincelante d'or. Urbain IV s'assit sur un fauteuil devant l'autel et reçut l'hom- mage des cardinaux qui lui baisèrent le pied, la main et la bou- che. Après la messe, du haut du trône pontifical, il donna sa première bénédiction apostolique au clergé et au peuple; il entonna ensuite le Te Dewn. Sublimeégalité, sainte démocratie de la religion! A l'héritier desFiesques, comtes deLavagna, au descendant des seigneurs de Signia , au plus puissant des pa- triciens de Gênes, à l'un des quatre premiers barons de Rome, succédait, sans difficulté, sans surprise, au milieu de l'en- thousiasme général, un homme sorti des derniers rangs de la classe plébéienne, le fils d'un simple ravaudeur de chaussures2.

1. Considerantibus itàque nobis diflîcullalem hujusmodi oflicii et laborcm, ac apostolicae calhedrae prœcelleutiaui, quai in se prœsidenlemsicut altiori prœ- fert honore, sic promit onere gr^aviori; et attendenlibus iraperfeclionem uos- tram mulliplicem, ac tanti ponderis molem imbeliieilati nostrae peniiùs impor- labileni , concussum est inlrà nos niraio slupore cor nostrum , et expavimus ac haesitavimus vehcmenlcr quoniàm vix particulares ferre valentes vigilias, ad universalem speculam vocabamur , et intolcrabile aposlolici ministerii jugurn inferebatur instanter debilitati nostrœ cervici... Epislola Urbani IV ad archiepiscopum remensem, apud Annales ecclesiasl. Raynalo., t. XIV, ann. 1261.

2. ... Scd cùm Dei sapientia ab œterno alto providisset consilio, eumdem

ÉLU PAPE. 163

Plusieurs motifs expliquent la détermination unanime des cardinaux à choisir le futur pape en dehors du sacré Collège. Pour en finir avec les cabales qui ne cessaient de rendre ora- geuses leurs opérations électorales, les cardinaux ne voyaient pas d'autre moyen que de nommer un candidat étranger à tous les partis. Ensuite, ils savaient Jacques Pantaléon doué d'une grande vigueur d'âme et de beaucoup de vertu ; ils l'avaient vu à l'œuvre au milieu des troubles de l'Allemagne et parmi les désastres de la Terre-Sainte. Puis, un souverain -pontife tel que Jacques Pantaléon, originaire du beau pays de France, digne enfant de cette fille chérie de l'Église romaine, de celte sœur aînée des peuples catholiques, leur faisait concevoir de solides espérances. Ils étaient intimement persuadés qu'il dé- fendrait avec énergie l'honneur et l'indépendance du Saint- Siège. Aussi l'élection d'Urbain IV, à peine connue, releva le courage chancelant dans tous les cœurs sincèrement attachés à l'orthodoxie. Les auteurs et les poètes contemporains célébrè- rent à l'envi les brillantes qualités du nouveau pape. A travers l'emphase naïve de Grégoire deBayeux et les distiques incultes de Thierri de Vaucouleurs, on voit quelle haute idée on avait de cet homme supérieur^

Jacobum quera archidiaconum, episcopum et patriarcham jàm fecerat, summi pontificatûs fastigio honorare eorumdem cardinalium corda sic disparia ad tan- tam discordiam et paritatem adduxit, ut coocordi voto, voce et animo eumdem Jacobum iu summum pontificem acclamarent, quem iidem cardiualesad tant dignilatis sic promotum apicem Urbanum papam quartum cum ingenti gaudio vocaveruut. In cujus promotione gaudet clerus et populus laetatur, mater ecclesia, et cuocti fidèles jubilant et exultant... Papirii Massoni, libri sex de episcopis urbis, liber V, folio 224.

1. ...0 magua Dei patris providentia ! 0 altitudo divina? sapientiœ ! Quœ tanlo et lali pastore suam sponsam matrem ecclesiam illustravitî... Gregorius Baiocensis, apud Papir. Masson, folio 224.

Omnipotens igitur pater orbi compatiens non

Ulterius patitur pâtre carere gregem.

Hic mundi patres perfundens pneumate sacro ,

Horum mellificat corda, fugitque rigor.

Hic patri Jacobo Hierosolyma, quara patriarche

Tune habuit sedem , corde dedôrë pari. Theodoricus Vallicoloris, in vilâ Urbani IV, apud Papir. Masson., folio 228.

il.

164 JACQUES PANTALÉON

La Champagne , qui déjà se glorifiait d'avoir enfanté le pape Urbain II, le epuissant promoteur des croisades, dut redoubler de joie et faire éclater ses transports à la nouvelle de l'exaltation d'Urbain IV. La ville de Troyes, surtout, célébra ce nouveau triomphe avec les démonstrations de la plus vive allégresse; certes, elle avait le droit d'être fière, l'antique cité qui, en moins d'un siècle, avait donné à l'Église un évéque, un car- dinal, un pape : Thibault, chanoine de la cathédrale, promu au siège de Chalon-sur-Saône; Ancher Pantaléon, neveu d'Urbain IV, cardinal du titre de Sainte-Praxôde; et Jacques lui-même qui venait de ceindre la plus noble couronne qu'une tête humaine ait jamais portée. L'illustration, qui de cet au- guste triumvirat, rejaillissait sur la vieille capitale de la Cham- pagne, a peut-être inspiré au nouveau pape l'application qu'il fit des paroles du Sauveur à sa villeNnatale, quand il s'écria : « Et toi, cité de Troyes, tu n'es pas la plus petite « entre les cités fameuses de la France; de loi est sorti le chef « qui dirige et gouverne le peuple chrétien î »

Au milieu de la joie universelle, un homme seul se livrait à la tristesse : c'était le pape Urbain IV. Il ne se dissimulait pas la pesanteur effrayante du fardeau qui lui était imposé , surtout dans les circonstances fâcheuses se trouvaient les nations chrétiennes ; et il se sentait saisi d'une immense in- quiétude et d'une inexprimable douleur. Les califes, qui portaient à la fois le sceptre, le glaive et l'encensoir, avaient étendu leurs conquêtes jusqu'à l'Océan. Les Tartarcs inondaient de. leurs flots dévastateurs la Palestine-, la Hongrie, la Pologne, et osaient envoyer des messagers à Louis IX pour le sommer de reconnaître leur domination. L'Empire latin s'écroulait sous les coups redoublés des soldats de Michel Paléologue. Constantinople, retombée au pouvoir du prince grec, n'était plus qu'une capitale superbe, vaste, po- puleuse, avec des terres sans culture, des guerriers sans solde, un trésor sans argent, et une hiérarchie fastueuse sans 'subordination. En Angleterre, Henri III, qui n'avait rap- porté de deux expéditions en France que le titre de lâche,

ÉLU PAPE. 165

soulevait ses villes et ses barons par la lyrannique avarice de ses favoris. Les rebelles portaient une croix blanche et se di- saient les vengeurs des droits du peuple et de la cause de Dieu. Des ligues démocratiques se formaient en Allemagne sous le nom de hanse teutonique et de confédération du Rhin. L'Italie, surtout, offrait un désolant spectacle. D'un côté, la lutte des villes lombardes contre les empereurs, c'est-à-dire des plébéiens contre le système féodal ; les interminables querelles des Guelfes et des Gibelins; d'un autre côté, les conflits d'une multitude de petits tyrans qui se disputaient les provinces septentrionales de la Péninsule et ravageaient ses plus belles contrées; les rivalités commerciales et les sanglantes guerres des républiques maritimes qui se ruinaient tour à tour.

L'horison du monde religieux n'était pas moins sombre que celui du monde politique. L'hérésie manichéenne et le schisme grec qui troublaient, l'une l'Église occidentale, l'autre l'Église orientale, avaient considérablement altéré, au cœur des popu- lations, la vénération qui s'attachait à la majesté du Saint- Siège. Ces éléments de décadence avaient pénétré jusque dans le sanctuaire et y avaient introduit le scandale. Partout Urbain IV et ses prédécesseurs portaient leurs yeux mouillés de larmes , ils ne voyaient souvent que des prélats indociles et corrompus, des prêtres simoniaques et concubinaires, des moines indisciplinés et sensuels. La noblesse turbulente et licencieuse, les souverains eux-mêmes mettaient parfois leur honneur à protéger cette partie dégénérée du clergé. Les sectes protestantes se méprendraient étrangement si elles pré- tendaient tirer avantage dexes déplorables excès, car les pre- miers auteurs de la réforme appartenaient précisément à ces malheureux qui font la honte du sacerdoce et qui déshonorent l'épousje mystique de Jésus-Christ. D'ailleurs l'Église, bien que conçue dans l'intelligence divine et organisée par elle, invariable dans la vérité comme son fondateur lui-même, par- ticipe cependant, non, quant à son principe, à ses développe- ments et à sa fin , mais quant à ses ministres et à ses membres, aux infirmités de la nature humaine.

1GG JACQUES PANTALÉON

Tel était l'état du monde catholique au moment Jacques de Troyes prit possession de la chaire pontificale. Du haut de ce trône environné d'orages, il promena ses regards, tristes, mais fermes, sur les périls qui menaçaient la barque de Pierre. Dans la lettre qu'il écrivit aux patriarches, aux pri- mats, aux archevêques, aux évoques, aux abbés et aux prieurs, pour leur apprendre son élection, il les conjure de solliciter le ciel de lui accorder la force d'en triompher. Il les avertit de ne point s'étonner que son encyclique ne soit point em-' preinte du sceau de plomb ou bulle avec son nom, parce que, dans son empressement à réclamer le secours de leurs prières, il la leur adresse avant sa consécration. Il avait pour armoi- ries , écartelées au premier et au quatrième d'or à une fleur de lys d'azur, au deuxième et troisième d'azur aune rose d'or avec la devise : recordare novissimorum1 .

« 0 profondeur des trésors de la sagesse et de la science « de Dieu, disait-il; que ses jugements sont impénétrables « et ses voies mystérieuses. Il réside sur un trône sublime au « plus hant des cieux; son regard pénètre jusqu'au plus pro1 « fond des abîmes; il asseoit les montagnes sur leur base; « il renferme dans le creux de sa main l'immensité de la « terre; il dispose tout avec justice par sa souveraine sagesse; « il règle tout avec raison par son ineffable providence; il « consolide tout avec force par sa puissance sans bornes; il « gouverne avec une merveilleuse prudence et dirige tout t dans des vues salutaires! Il est assurément plus facile d'ad- « mirer ces prodiges que de les expliquer, de les louer que t d'en scruter la profondeur, de rester confondu à leur as- « pect que d'en parler dignement, de les révérer que de les « définir. La raison de l'homme s'obscurcit, la vivacité de

i. De hoc autem quôd bulla sine impressiooe nostri nomiois est appensa praesentibus vestra exindè mirelur devotio, sed potiùs gralulelur maxime, cùm uos vestris desideriis occurreutes, vobis easdera Hueras aolè solemaia consecrationis i ostraemiserimus , iofrà quœ usus bullœ cum impressione nomj- nis non habetur... Urbanus IV archiepiscopis , et episcopis , ac dilectis filiis abbalibus, prioribus, etc.. apud Wading , Annales minbrum iom. il.

ELU PAPE. 167

« l'esprit s'émousse, l'intelligence défaille, le génie succombe « dans la recherche et la discussion de ces oeuvres divines. « Plus l'homme s'efforce de parvenir à Gette notion par son « énerg'ie propre, moins il en saisit* secret; il s'enfonce « dans une incertitude plus profonde , à mesure qu'il aspire à « une connaissance plus entière des ouvrages de Dieu. C'est « que l'homme, en cherchant la raison d'être des opérations du « Très-Haut, s'épuise en téméraires pensées, en études vaines, « en stériles labeurs. Les voies du Créateur sont tellement « inexplorables et cachées qu'un nuage d'ignorance les dérobe « complètement à l'œil des mortels, et que jamais ceux-ci ne « sauraient les découvrir clairement et en acquérir une exacte « et lumineuse intuition. »

Au nombre des conseils mystérieux de la suprême Provi- dence , Urbain IV range l'institution d'un gouvernement sou- verain et immuable dans l'Église. Jésus-Christ a fondé une société de fidèles croyant à sa doctrine , vivant de sa grâce et pratiquant sa loi. Il a établi un pouvoir chargé de la con- duire visiblement sur la terre, tandis qu'il la dirige invisi- blement des hauteurs du ciel. Sans ce pouvoir, l'Église, expo- sée au milieu des Ilots, sur l'Océan des âges, courrait risque de se briser contre les écueils des opinions humaines ou d'être emportée par les vents déchaînés des mauvaises passions. « Pour l'exercer dans toute sa plénitude, ajoute Urbain IV, « le Très-Haut, dans son infinie sagesse et selon le bon plaisir « de son inscrutable volonté, n'a pas choisi de classe privilé- « giée; il n'accorde de préférence à aucune famille, à aucune « condition : il s'adresse à tous les hommes, grands ou petits, « pauvres ou riches. Les uns sont déjà courbés sous le poids « des années; les autres sont encore dans toute la vigueur « de l'âge. Ceux-ci brillent par leur science et par leurs ver- « tus; ceux-là paraissent faibles et soumis à toutes les misè- « res de l'humanité. Tantôt, quoique doué d'une haute capa- « cité} ils sont moins reccommandables et inspirent moins de « confiance dans l'exercice de leur souverain sacedoce ; tan-

168 JACQUES PANTALEON

« tôt de simples prêtres, ministres fidèles et pasteurs vigilants, « succèdent sur le siège prééminent du Prince des apôtres, « à d'illustres pontifes qui ont terminé glorieusement leur « longue carrière. Q«éimporte au divin Fondateur de l'Église, « puisque c'est lui qui leur donne les grâces dont l'efficacité « fait tout le succès de leur ministère. 0 suréminenle provi- « dence de Dieu, pouvons-nous dire ; que les ressorts de son « gouvernement sont incompréhensibles, et que l'abîme de « ses opérations est insondable! »

« Dans l'octave des calendes de juin, le jour de la fête du « bienheureux Urbain, pape et martyr, notre prédécesseur « Alexandre IV, d'heureuse mémoire, fut délivré des liens « de la chair , et parvint , nous l'espérons , à la gloire « de l'éternelle patrie. Après des obsèques solennelles , « nos vénérables frères les cardinaux évoques, prêtres « et diacres se réunirent pour lui donner un successeur, in- « voquèrent, suivant les saints canons, l'esprit de Dieu, et le « prièrent avec ferveur de les assister de sa grâce dans l'é- « lection qu'ils allaient faire. A la suite de graves et longues « discussions, nos frères ont porté ieurs regards vers nous qui « remplissions dans le royaume de Jérusalem les fonctions de t patriarche dont nous avait chargé notre prédécesseur, et « nous élurent à l'unanimité Vicaire de Jésus-Christ, père des « pères, pasteur des pasteurs. Nous qui ne sommes que cen- « dre et poussière, nous avons été étonné d'un pareil choix; « car nous voyions clairement notre impuissance et notre in- « dignité; nous reconnaissions que notre peu de mprite ne suf- fi fisait pas à nous faire élever au faîte de la dignité apostoli- « que et que nos épaules étaient trop faibles pour soutenir le « pesant fardeau de l'univers entier.

« Mais, considérant qu'une longue vacance du Saint-Siège « pourrait présenter quelque péril en des temps si difficiles, « espérant que ce Dieu, qui nous a choisi , quoiqu'indigne, « pour paître les brebis de son nombreux troupeau, nous don- « nera pour sa gloire, pour notre sanctification, pour le salut

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« de tout le peuple chrétien, la force, la science et la vertu né- « cessaires, nous avons obéi avec crainte et tremblement à < la volonté divine; et, adhérant aux vœux de nos frères les « cardinaux, nous avons présenté notre cou au joug de la ser- « vilude apostolique. Nous venons donc réclamer vos suffra- « ges et ceux de vos subordonnés, nous en avons un extrême « besoin. Nous vous exhortons instamment à nous aider par « une continuelle intercession auprès de Dieu ; nous vous con- « jurons de solliciter le ciel en notre faveur par de pieuses « importunités. par des prières ferventes, afin qu'il daigne rô- « pandre sur nous la rosée de ses grâces et le torrent de ses « bénédictions. De notre côté, nous prenons la ferme lésolu- « lion de vous seconder avec une entière bienveillance, vous « et vos églises, et de procurer votre avancement spirituel et « celui de vos ouailles par la concession de toutes les fa- « veurs méritées1. »

Ainsi, à l'exemple de ses prédécesseurs, Jacques de Troyes, pour se prémunir contre les écueils inséparables d'une gloire si éblouissante, se réfugiait dans son néant et y posait le fon- dement de ses grandeurs futures. Grégoire Ier, génie tutélaire de l'Orient et de l'Occident au septième siècle, se cacha, quand on vint lui annoncer qu'il remplaçait Pelage If. Gré- goire VII, qui avait le courage d'un héros, le zèle d'un apô- tre, la sagesse d'un sénateur, la perspicacité d'un prophète, fut revêtu malgré lui des insignes de la papauté. Adrien IV, dans le tourbillon des affaires politiques et religieuses, sou- pirait après son île solitaire; il regrettait l'obscurité de sa vie claustrale, bien qu'il fut persuadé que la Providence, qui le jetait entre le marteau et l'enclume, suppléerait à sa faiblesse. Innocent III, effrayé de se voir, jeune encore, investi du sou- verain pontificat, résista, en pleurant, à son élévation; il n'en unissait pas moins les vues désintéressées d'un patriote et la noble ambition d'un monarque chevaleresque aux lumières d'un savant et aux vertus d'un saint.

1 ..Annales ccclesiastici, auclorc Odorico Raynaldo, tom. XIV, ano. 1 261 .

170 JACQUES PANTALEON

Les mômes inquiétudes tourmentaient l'âme d'Urbain IV; la lettre qu'il écrivit à sa sœur Agnès, religieuse Clarisse au monastère de Notre-Dame de Mont-Luisant, près de Pé- rouse, nous initie aux agitations intérieures du nouveau pontife. La pieuse fille, à la nouvelle de l'exaltation de son frère, se livra à des transports de joie; elle lui adressa une lettre de félicitations, elle lui reprochait en môme temps, son silence. Urbain, dans sa réponse, la réprimande vertement et lui révèle toute l'anxiété de son cœur1.

« Vous trouvez peut cire étrange, ma fille chérie en Jésus- « Christ, ma sœur selon la chair, de ce que la volonté de la « divine Providence, plutôt que notre consentement, nous ayant « choisi pour nous placer au faîte des grandeurs apostoliques, « et plaise à Dieu que nous n'en soyons pas indigne, nous « vous avons laissée quelque temps inquiète dans l'attente de « nos lettres; mais nous sommes, à ce qu'il nous semble, dif- t féremment alïectés l'un et l'autre ; vous vous enorgueillissez « de notre promotion, comme si nous étions pour vous la cause « occasionnelle d'un grand bonheur; et pour mettre le comble « à votre joie terrestre, vous attendez de nous la relation de « notre avènement au trône pontifical. Nous, au contraire, « saisi de tristesse, et non de joie, à la pensée du rang suprê- « me auquel nous sommes parvenu, nous aimons à raconter « l'immense sujet de notre amertume seulement à ceux que « nous croyons disposés à compatir aux adversités qui nous « frappent.

« Ah! si vous sentiez les pointes douloureuses qui nous tor- « turent par suite d'un changement si grave, lorsque nous « voyons imposer à nos faibles épaules l'écrasant fardeau de « l'univers, lorsque nous sommes poussé à embrasser dans « notre sollicitude de chaque jour l'Église toute entière, lors- « que, pour un tel einploi, nos forces succombent ; vous esti- « meriez que, loin de vous réjouir, il vous faut, pour prendre

1. Piam dedit ad suaui sororcm clarissam mouaslcrii Moulis Lucidi juxlà Perusium, cpislolam , scripta ejusdem Icooris ad abbatissimam , cœlerasque sororcs dicti domicilii... Waoing, Annales minorum , tom. II, ood. 1261.

ÉLU PAPE. 171

« part à notre tristesse, verser des torrents de larmes; et si « vous saviez par quelles perplexités les fibres les plus inti- « mes de notre âme sont ébranlées, depuis que nous sommes « montés à cette hauteur , vous feindriez de l'ignorer plutôt « que de la connaître. Quoi donc, l'éminente dignité, nous « paraissons briller, est-elle le comble du bonheur? Pensez- « vous que celte félicité apparente, que les yeux du vulgaire « croient voir en nous , ne soit pas au fond pour nous une « cause de douleur ? Regardez plutôt comme fortunés ceux qui, « extérieurement chargés cfe croix, n'en goûtent intérieure- « ment que des consolations plus douces et plus abondantes1. « Il nous fallait vous dire que ce calice d'amertume que « nous sommes contraint de boire, et qui porte l'affliction et « le trouble au fond Ae nos entrailles, vous devait faire mê- « 1er vos gémissements aux nôtres, vous qui, selon l'esprit, « tenez à nous dans le Seigneur par des liens plus étroits que « les autres, et qui, par votre parenté selon la chair, devez « plaimWnotre sort, dans toutes les tribulations qui viennent « briser notre cœur. Lorsqu'à retenti à nos oreilles celte voix « terrible qui nous appelait à une dignité si sublime et si pé- « rilleuse, nous avons été frappé d'une telle stupeur que, loin « d'exhaler des plaintes sur notre silence, vous devez plutôt « vous étonner et vous demander comment nous avons pu « conserver nos forces et notre raison. Depuis les commence- nt ments mômes de notre promotion, le tourbillon des affaires « qui nous enveloppent, les difficultés qui surgissent de toutes

1. Mirandum forte estimas , dilecla in Chrislo filia, et soror in carne, post- quàm ad istud apostolici culminis pœnale fasligiura, quod quidem anima) noslraî deliberatio non elegit , nos volunias divinae dispositions, et utinàm non indignationis assumpsit, anxiam te suspendit aliquantulum noslrarum expeelatio litterarum. Verùm a!ia noslram , et alia disponit,ut credimus, cogitatio menlem tuain. Nàm etsi forsan de gradu nostra promotiouis cxul- tans, quasi aliquid in nobis libi prospéré successerit, expectes animale cordis lui gaudium super hoc insinuationis nostra relaiioue compleri. Nos lamen tanquàm tristia passos , non lœla , in co quôd de nobis contigit assecutos , nisi iis , quos nobis in adversis compati credimus, referre tam ingeolcm cau- sam nostrae amariludinis non delectat... Epislola Urbani IV ad Agnelcm monialem monasterii Sanctœ-Mariœ, apud Wading , loco citato.

172 JACQUES PANTALÉON

« parts, nous jettent dans le trouble; il n'est pas seulement « une heure notre âme, à l'abri des soucis, puisse se livrer « au repos; les orages la bouleversent même pendant notre « sommeil, au milieu du silence de la nuit. C'est pourquoi il « est plus convenable de pleurer sur nous, que de vous rc- « jouir. Nous succombons sous un fardeau qui dépasse nos « forces, nous sommes torturé par les angoisses de cette ser- « vitude qui nous est imposée, nous sommes cruellement tra- it vaille par les soucis des affaires accumulées sur notre tête; « et nous ne savons pas comment nous pourrions y suffire, si « la divine clémence et les filiales prières de l'Église ne ve- « naient pas en aide à notre faiblesse.

« Vous donc, ma fille, qui reposez tranquillement aux pieds « du Seigneur, vous qui, loin du tumulte du siècle, jouissez « de la meilleure part, nous vous conjurons de nous prêter « devant Dieu le secours de vos suffrages, à nous qui exer- « çons un ministère si redoutable, et qui sommes enveloppé « par les troubles d'une sollicitudcà laquelle il nous faut obéir. « Nous espérons que si votre amour encore plus tendre fait « monter vers les oreilles du Très-Haut le cri de votre cœur, « vous nous obtiendrez avec plus d'abondance les secours de « la faveur céleste ; cette grâce sera aussi méritoire pour vous « que consolante pour nous, lorsque nous nous sentirons « soulagé par le paix de votre âme dans le ministère sacré « que nous exerçons pour Dieu. »

Urbain IV notifia sa promotion à saint Louis, roi de France, par une lettre qui témoigne de l'affection pleine de déférence que les souverains pontifes conservaient pour les fils aînés de l'Eglise1. »

« Nous vous aimons, très-cher fils, lui dit-il, comme un père

t. Pcrsonam tuam, fili charissime , quam prœ cunctis orbis regibus et prin- cipibus cariorcm nimium aposlolica sedes habet , inlimœ affeeliouis brachiis , velut pater filium, dulcius amplcxantes, ac copientes prœ nimià d.leetioue , quam ad le gerimus , tua desideria plus executiouc praevenire, quam exau- ditioue complerc, gaudemus quamplurimum , quolies à nobis aliqua quantum - cumque ardua tua celsiludo requirit... Epislola Urbani IV régi Franciœ illustri, apud Annales ccclcsiast., Raynald. tom. XIV, ann. 1261.

ÉLU PAPE. 473

« aime son enfant; nous vous pressons sur notre cœur dans « les étreintes d'une affection intime, avec plus de tendresse que « tous les autres princes du monde; nous souhaitons ardem- « ment, à cause de la prédilection que nous avons pour vous, « prévenir vos désirs et les combler sans attendre qu'ils nous « soient exprimés; car, c'est pour nous une grande joie, tou- « tes les fois que votre majesté réclame de notre part quelque « faveur, fût-elle difficile à accorder.

« Nos prédécesseurs les Pontifes romains ont toujours on- « touré d'un respect particulier les rois de France, vos illus- « très ancêtres, comme ayant, pour ainsi dire, en propre le « privilège spécial de défendre la foi et les libertés de l'Église « romaine. Nous, qui avons gardé le souvenir de la terre « natale, nous nous sentons, plus encore que nos prédéecs- « seurs, engagés naturellement à vous favoriser; nous vou- « Ions rehausser encore les splendeurs de votre trône; nous « conjurons le Seigneur d'en augmenter l'éclat et la solidité; « nous nous proposons d'accomplir avec plus de diligence et « d'efficacité, quand même vous ne nous en feriez pas la de- « mande, les œuvres générales ou singulières que nous sau- « rions être agréables à votre Magnificence. »

À ces paroles noblement affectueuses, le Saint-Père joignit la concession de plusieurs indulgences; savoir : un an et quarante jours pour le roi et pour tous ceux qui, s'étant con- fessés avec contrition, assisteraient avec lui à la dédicace d'une église, d'une chapelle, ou à la consécration d'un autel; et cent jours, toutes les fois que le même prince et son cor- tège, à cause de lui, entendraient le sermon. Il accorda les mêmes bienfaits à Philippe, héritier de la couronne de France, et fils aîné du roi très-chrétien 4.

1. Exulta proies regia, exulta fœcuuda soboles, gaude ellailare felix alumne, ac reddc altissimo, in humilitale cordis, plenitudinem graliarum ; ex eo vide- licel, quod diviua providentia ad regni, ut juratur , fastigium te reservans, persooam tuam ornavit prudentiâ, decoravit mansueludine, ac clementiâ insi- gnivit , tibique inter alia mulliformia dona concessit, quod prœclaris vestigiis paternis iuhaerens, ac eis te ultra juvemlem œtatem raoribus ac devotioue con-

17i JACQUES PANT.ALÊON

« Tressaillez d'allégresse, ô race royale, race féconde, lui « dit-il, plaise à Dieu que de nombreux rejetons sortent de « vous; réjouissez-vous et triomphez, heureux enfant; et, dans « l'humilité de votre cœur, rendez de pleines et entières « actions de grâces au Très-Haut, de ce que sa divine Pro\i- « dence, vous réservant, comme on l'espère, pour le trône t de France, a orné votre personne de prudence, l'a décorée « de mansuétude et l'a revêtue de douceur; louez-la de ce « qu'entre autres dons de différentes sortes, elle vous a ac- « cordé de marcher sur les traces brillantes de l'auteur de vos « jours et de ce qu'au delà de vos jeunes années, vous vous « êtes formé sur type paternel par vos mœurs et par votre « piété. Vous paraissez, pour ainsi dire, revendiquer le droit « d'aînesse qui vous a été humainement dévolu, non moins c par l'imitation des vertus que par la propagation du sang; « d'où il y a lieu d'espérer que le Tout-Puissant qui, selon « son bon plaisir, vous a rendu participant de la félicité de t votre père, ne vous privera pas de son éminent mérite; mais t qu'il multipliera en vous les dons de sa grâce, vous comblera « des qualités les plus excellentes, vous donnera une race nom- « breuse et de longs jours, afin que vous puissiez le servir t plus longtemps. »

Tous les personnages qui tenaient de près ou de loin à la fa. mille royale se ressentirent des faveurs pontificales. Robert, comte d'Artois obtint d'Urbain IV la permission de se marier avec sa cousine Anicie. Thibaut, comte de Champagne et roi de Navarre, enchanté de voir sur le trône de saint Pierre un de ses compatriotes, s'était empressé de lui exprimer sa joie et son bonheur. Dans cette lettre de félicitations le prince sollicite le Souverain Pontife d'engager tous les fidèles de son royaume à célébrer solennellement ses funérailles et celles de son épouse, fille de saint Louis, et à prier pour le repos de leurs âmes,

formaos, primogeniturara ad te sorte devolulam humanâ quodam modo non minus imilatione virlutum, quàm propagatione sanguinis veudicare... Loco suprà cilato.

ÉLU PAPE. 175

lorsque leurs corps seraient ensevelis dans la tombe. Cette salutaire pensée de la mort, saisissant un jeune seigneur au milieu des grandeurs humaines, ne pouvait manquer de tou- cher vivement le cœur d'Urbain IV4.

Dès le mois de décembre, il écrivit aux évêques d'Espagne

pour leur faire connaître les pieux désirs du roi de Navarre.

« La vie présente, leur dit-il, est si courte, si frêle, que ce-

« lui-lâ réfléchit mûrement et agit prudemment qui, par un

« sentiment de piété, prévenant son heure dernière, s'assure

« d'avance le secours des bonnes œuvres et des prières, afin

« d'obtenir miséricorde auprès de la divine clémence du sou-

« verain Juge. C'est pourquoi notre cher fils en Jésus-Christ,

« le roi de Navarre, comte de Champagne et de Brie, et notre

« chère fille l'illustre reine, son épouse, remplis tous deux de

« l'esprit de crainte de Dieu, implorent les pieux suffrages des

« fidèles. Conformément à leurs pressantes supplications, nous

« vous enjoignons par ces lettres apostoliques de célébrer et

« de faire célébrer, dans toutes les églises et autres lieux sa-

« crés de vos diocèses, de solennelles funérailles, lorsque le

« Très-Haut aura brisé les chaînes qui retiennent ce prince

« et celte princesse dans la servitude terrestre ; de telle sorte

t que vos prières les aident à parvenir à la récompense de l'é

« lernelle béatitude, et augmentent la somme de vos mérites

« auprès de Dieu. »

La ville et le chapitre de Laon, qui gardaient précieusement le souvenir du nouveau pape, s'était empressé de le féliciter de son avènement au pontificat suprême. Urbain IV répondit dans des termes respirait un profond attachement pour la noble cité qu'un séjour de plusieurs années lui faisait aimer comme sa seconde patrie. « Notre soin le plus cher, dit-il aux « chanoines, est de répandre des faveurs signalées sur l'Eglise « de Laon et d'en accroître l'éclat par de glorieux privilèges.

1. lisriem quoque pr&rogativis regem ac reginam Navarrae, quibus Gallia- rum regem, Thoobaldi socerum, decorarat , exornavit... Annales eccles,, Haynald., Ioco citalo.

76- JACQUES PANTALÉON

Cet asile, agréable au Seigneur, n'est-il point celui que nous avons habité depuis longtemps et dans lequel, en nous consacrant au service divin, nous nous sommes affranchi de la servitude? Oui, variant ses secours, selon nos besoins, cette Eglise nous a formé comme une mère, alimenté comme une nourrice, protégé comme une tutrice, instruit comme une maîtresse, gratifié comme une bienfaitrice. Au don d'un canonicat dont elle a orné notre première jeunesse, elle a joint ensuite celui de la dignité d'archidiacre. C'est que nous avons recueilli les premiers fruits de nos études; que nous avons goûté les prémices des honneurs. C'est de que nous nous sommes élevé/par degré, sur le siège le plus éminent. Oh! que ces souvenirs sont doux! Oh! combien sourit à notre cœur l'idée de celle qui les fait naître ! Mais quel merveilleux changement. Cette même Eglise qui fut notre mère est devenue notre fille! Nous sommes le pasteur des pasteurs de celle qui nous a nourri ! Les effets de notre munificence sont l'objet des vœux de celle qui nous a com- blé de bienfaits. Quand elle fait parler sa tendresse filiale, il est juste que nous suivions les mouvements de notre affec- tion paternelle. »

La bulle, ensuite, porte qu'Urbain IV, voulant donner tout ensemble, à sa chère Église de Laon, un gage signalé de re- connaissance filiale et de paternelle tendresse, accorde, dans l'effusion de son amour, à ses anciens collègues les chanoines, l'autorisation de prononcer les peines canoniques contre qui- conque, clerc ou laïc, leur causera du dommage, dans leurs personnes ou dans leurs biens, soit à tous en général, soit à quelqu'un d'entre eux en particulier. Ils pourront lever les censures ecclésiastiques, lorsque les offenseurs de leurs per- sonnes ou les violateurs de leurs propriétés auront donné une satisfaction convenable dont les chanoines seront eux-mêmes les seuls juges. Nul n'aura le droit d'enfreindre les clauses de cette concession apostolique, et quiconque aurait l'audacieuse témérité d'en contrarier la mise à exécution, encourrait la

ÉLU PAPE. 177

colère du Dieu tout puissant et l'indignation des bienheureux apôtres Pierre et Paul1.

Celte Église de Laon, qui l'avait élevé comme une bonne mère et une tendre nourrice, Urbain IV, dans toute sa puis- sance et dans toute sa gloire, ne l'oublia jamais. Il garda également avec amour le souvenir de son berceau. Dans un bref qu'il écrivit dès la premièle année de son pontificat à l'abbesse du couvent de Sainle-Marie-aux-Nonnains, il ne parle qu'avec effusion de Troyes, sa ville natale.

« Le Rédempteur et Sauveur du genre humain, N. S. Jésus- « Christ, dès le premier instant qu'il fit choix du bienheu- « reux prince des apôlies, voulut changer le nom de Simon « en celui de Céphas qui signifie Pierre. C'est pourquoi les « pontifes romains, successeurs de ce même prince, lorsqu'ils « sont élevés au gouvernement de l'Église universelle, pren- « nent un nom nouveau. Jacob lui-même, père des Israélites, « lorsque, dans une lutte mystérieuse, il eût vu Dieu face à « face, entendit une voix qui disait : lu ne l'appelleras plus «Jacob, mais Israël. L'illustre docteur des nations, dès « qu'il fut appelé au ministère apostolique, reçut le nom de « Paul, à la place de celui de Saul qu'il porlail avant sa « conversion. Nous donc que le même Seigneur, par un ef -

1. ...Suavis quidem est nobis ipsius ecclesiœ memoria, et nimiâ sut dulce- dine roficit, ut exhilarel menlom nostram; sed ecce nobis ad apicem summi pontificatûs divina" operaiione promolis , ip?a oadem ecclesia quœ nobis mater extiterat, noslra fîlia est affecta, sumusque noslrœ nutricis eonstituti pastores, et ipsa quœ nos olim muliipliciler honoraverat , aune grandes honores de nostrà' înuuificcniiâ prœs'olatur. Undè cùm ad eam bonevolentiâ pateruà respieimus, mox in nobis ille fiiialis antiquus, quem gerebamus ad ipsam, affectas résultat , sicque simùl eamdem, et filiam et mat rem agnoscimus, mode filiam, dudùm matrem .. lit igitur ipsi ecclesiœ secundùm utrumque affeelum pleuariè salis - fïat, convenU ul nos sibi juxlà geminam earitalcm in abuudantiâ beneficiorum sential gratiosos. Digne ilaquè dictam ecclesiam secundùm dilectiotiis alïlueu- tiam quâ ipsam complectimur, favoris multiludine prosequenlcs , et volenles eamdem nobili privilegio insigniri, uuiversitati vestrœ , auctoritate apostolicâ, iudulgemus ul in omnes qui ejusdem ecclesiœ bona... invaserint... vel vos, aut capellanos, seu clrricos .. molestarc prœsumpseriul... possitis libéré, sive clerici fuerint, sive laïci, appellalione remotâ, censuram ecclesiaalicam pro- ferre... Epislola Urbani IV ad capilulum ecclesiœ laudunensis , apud melropolis rhemenris hisloriam , auctore D. G. Marlot, tom. II , pag. 530.

12

178 JACQUES PANTALÉON

« fet de cette puissance qui lui rend facile l'exaltation subite

« des humbles, a élu entre tous pour nous investir de la

« charge de pasteur souverain des fidèles; nous avons par

« une inspiration toute céleste, pris le nom du bienheureux

« Urbain, pape et martyr, dont on célébrait la fête le jour

« de notre installation dans la chaire du sacerdoce suprême.

« Nous désirons que la mémoire de ce nom survive à la disso-

« lution de notre corps, dans la ville de Troyes, à laquelle

« on Courrait dire, parce que nous lirons d'elle notre ori-

c gine : et toi, ville de Troyes, lu n'es pas la moindre parmi

« les cités fameuses de la Gaule; de toi est sorti le chef qui

« régit et gouverne le peuple chrétien !

t Pour rendre à jamais célèbre le lieu de notre naissance, « nous avons résolu, sous l'inspiration de celui qui a glorifié « ici bas notre habitation, d'ériger, sur l'emplacement delà « maison qui nous a reçu à notre entrée dans la vie, un t temple au Dieu Créateur en l'honneur de saint Urbain, afin « que, dans ce temple, on offrit de perpétuelles actions de « grâces en reconnaissance d'un si grand bienfait. Nous vou- « Ions que notre demeure paternelle devienne cette maison « sur laquelle le Seigneur daigne répandre l'esprit de grâce et « de prière, la porte du ciel par les vœux et les oraisons « des fidèles puissent être dignement introduits en la présence « du Très-Haut. Alors nous pourrons dire en toute humilité « avec David à celui que les cieux des cieux ne sauraient « contenir : qui suis je, Seigneur et qu'est-ce que ma niai- « son, pour que vous ayez voulu m'élever à une si sublime t dignité? Alors nous chanterons avec le même prophète : « Bénissez, Seigneur, la maison de votre serviteur afin qu'elle « reste à jamais inébranlable devant vous. Alors nous le con- « jurerons pieusement avec le roi Salomon : d'avoir les yeux « ouverts jour et nuit sur celte maison; d'y écouter les sup- « plications de ses servileurs et de son peuple d'Israël, ainsi « que toutes celles de quiconque viendra y prier; de les « exaucer du haut de son éternelle demeure, afin qu'après

ÉLU PAPE. 179

« les avoir exaucées, il leur accorde les récompenses de la « céleste propitiatiorr.

« Or, nos chères filles en Jésus -Christ, nous sommes ar- « demment excité à bâtir cette maison de Dieu par les senti- t menls de dévotion, qui enflamment sans cesse notre âme « envers l'illustre martyr auquel nous avons succédé dans « son titre comme dans sa dignité apostolique; nous y sommes « encore suavement entraîné par la bonne odeur des exem- « pies de plusieurs pontifes, notamment par Grégoire-le-Grand < qui transforma en une magnifique église son propre palais qui « provenait du riche héritage de ses parents, et par Grégoire IX « qui fonda, sur le territoire d'Agnani, dans le domaine patri- « monial, un monastère avec une chapelle en l'honneur de la « sainte Yierge, à la condition que les religieux y offriraient c à la divine Majesté de perpétuels sacrifices de louanges pou r « le soulagement de son âme et pour le salut du peuple « fidèle *... »

Ensuite Urbain IV demande qu'on lui vende la modeste échoppe de son père avec les maisons et les places adjacentes qui appartenaient alorsà l'abbaye deNotre-Dameaux-Nonnains. Il charge de cette commission Jean Garsien, son chapelain, et Thibault d'Acenay, citoyen de Troyes. Il dispensée cet effet l'abbesse de tous les engagements pris pour la conservation intégrale des biens de son monastère et lui donne pleine et en- tière liberté d'aliéner les possessions nécessaires à la cons- truction de la somptueuse basilique qu'il voulait bâtir aux frais du trésor romain.

On doit tout étudier dans un prince qui débute sur le trône;

1. Nos, qui nomen beali Urbani papa? et martyris in die quo summi sacer- doiii conscendinius cathedram, ex cœ'esli fuimus norainatione seu vocatione sorliti ; cupicntes ut hujusmodi uiemoria nominis, etiam post nostri disolu- lioDem corporis, perpétua remaneat in civitaie lreceusi,cui pro eo quôd nos ex ipsà origioem traximus, non immérité dici posset : et lu trecensis civilas nequaquàm minima es inter famosas Gallia; civita'es; ex le enim exivit dux qui chrislianum régit populum et gubernat, disposuimus... ut locus nostrx originis ex dono superiori noslro clcmenter indullo, fiai celebris et reddaïur insignis, in domo nosirà paternâ... Thésaurus novus anecdolorum , D. Martène, tom. Il , pag. 3, Epistola Urbani IV.

12.

180 JACQUES PANTALÉON

il faut chercher surtout dans sa correspondance à surprendre les secrets de son âme. Un saint et savant évoque, Nicolas de Brie, occupait alors le siège épiscopal de Troyes. Urbain IV lui envoya une somme considérable d'argent pour la fondation d'un anniversaire dans quatre églises ou chapelles troyennes qif il désigne avec une afl'eclion toute particulière :

« Hien n'est plus certain que la mort, lui écrit il, rien n'est « plus incertain que l'heure de la mort; un vieillard ou un « jeune homme, valide ou invalide, ne saurait par conséquent « acquérir la certitude de son moment suprême. Voilà pour- « quoi nous lisons dans le livre de Job : J'ignore combien « de temps encore je resterai sur la terre, et si mon Créateur « ne m'enlèvera pas bientôt à la vie. Car, bien que Dieu ait « mis aux jours de l'homme une mesure fort bornée, ccpen- « dant il a jugé plus convenable de lui en cacher le nombre. « Nous mourons tous les jours; chaque instant nous dérobe « une portion de notre vie et nous avance d'un pas vers le « tombeau ; toute notre existence n'est qu'une longue et péni- « ble agonie dont le terme peut arriver à chaque minute, tout- « à-coup, quand nous y penserons le moins. Dieu a voulu, par « ce mystère, nous faire comprendre que plus notre dernière « heure est inconnue, plus nous devons nous y préparer par nos « bonnes œuvres. pour nous mettre à couvertde ses surprises. « Dans celle persuasion, après avoir mûrement réfléchi à nos « fins dernières, nous avons résolu de nous entourer de prières « ferventes pendant notre vie et de nous assurer de pieux « suffrages quand Dieu nous aura retiré de ce monde. Pour « cette œuvre pie, nous avons confié à nos banquiers quatre « cents marcs slerlings qu'ils se chargent de remettre en notre « nom à ^tre vénérable Fraternité. Quand vous aurez reçu « cette somme, vous en ferez la répartition ainsi qu'il suit : « Vous assignerez cent marcs à votre cathédrale, la nourrice « de nos jeunes années et la source première de notre élé- « vation ; cent marcs à la collégiale de Saint-Etienne, noire « paroisse natale; cent marcs à l'église abbatiale de Notre- « Dame-aux-Nonnains nous avons reçu le baptême; cent

ÉLU PAPE. 181

« marcs au couvent de Notrc-Dame-des-Prés, repose la « dépouille mortelle de notre mère. En échange, chaque « église et chaque monastère devront célébrer de notre vi- « vant une messe du Saint Esprit, au mois de septembre, pour « implorer les lumières d'en liant en faveur de notre humaine « fragilité. Quand nous aurons quitté cette terre d'exil, les « mêmes églises et les mêmes monastères célébreront solen- « nullement tous les ans, le jour anniversaire de notre mort, i un service funèbre pour le repos de notre âme '. »

On conçoit ces instantes et pieuses recommandations d'Ur- bain IV, quand on considère que, son pontificat s'annonçait comme l'un des plus orageux du Moyen-Age. Ce pape se pro- posait de tenir d'une main ferme le gouvernail de l'Église et de combattre avec énergie les ennemis du Saint-Siège. Il avait besoin d'une assistance particulière de la grâce divine pour renverser tous les obstacles.

Il n'alla point établir sa résidence Home. Sans doute, cette ville bâtie sur le fondemeutdes apôtres et cimentée par le sang des martyrs, ce centre de l'unité spirituelle d'où part, avec le rayon de la doctrine chrétienne, le rayon du gouvernement de l'Eglise, ce foyer toujours lumineux, qui unit toutes les in- telligences dans une même foi. toutes les volontés dans un même amour, tous les peuples dans une même famille, celte capitale de la grande société catholique qui a l'immensité pour limite, et pour durée l'éternité, aurait du être la demeure du Souverain Pontife. C'est de Rome que le prince des apôtres a gouverné pendant un quart de siècle l'Eglise universelle; c'est dans Rome qu'il a scellé de son sang l'établissement qu'il avait formé; c'est à Rome qu'il a légué le siège de son autorité divine

3< Cum oilii] sit morlc cerlius, nihilque iacrrtius borà morlis, non poîest senex, vcl juvenis, polcns , vcl impolcns, sui finis certiludinem obtiuere... bonum dùm teinpus habemus , ad omnes disponimus opeiari, cl illis prœcipue DOStrœ sollieitudinis sludiuin , piulatis munerc volumus élargir! , de quibus in anlquâ familiaritate spem indubilatam habemus, crebris corum orationibus vallari dùm vivimuS, et postquàm de hoc mundo vocali fuerimus, congruis apud Deum ip^orum suffragiis adjuvati... Thésaurus novits anecdolorum, D. Martène, tom. II, pag '28, Epistol. Urbani IV.

182 JACQUES PANTALÉON

avec ses précieux restes. En outre, au pied de la colonne mil Maire du Capilole aboutissaient toutes les grandes routes par passaient incessamment le flux des populations vers Rome, et leur reflux dans le monde. L'antique cité, centre de ce double mouvement élait éminemment propre à favoriser la diffusion de l'Evangile et les communications entre les diverses parties de la société cbrélienne. Rome semblait être ainsi appelée à devenir le foyer de la régénération des âmes; et, après avoir ré- gné par le glaive, elle devait régner par la croix.

Tant que l'Eglise demeura resserrée dans les étroiles li- mites de la Judée, saint Pierre se fixa à Jérusalem s'étaient accomplis les grands mystères de la Rédemption ; ensuite il vint à Anlioche où, comme d'un poste avancé, il répandit la bonne nouvelle parmi les Juifs du Pont, de la Bithynie et de la Gappadoce. Mais quand l'Eglise eut pris un merveilleux accroissement, saint Pierre transféra à Rome le siège de son gouvcrnemcnl; il devina les raisons que Dieu avait eues de faire la capitale de l'Empire romain puissante et sou- veraine, ou, pour mieux dire, il suivit l'inspiration du Saint- Esprit ; et l'établissement du siège apostolique dans la ville des Césars est un fait divin. Urbain IV sentait donc que la piace du successeur de saint Pierre élait à Rome. Mais d'humiliantes et douloureuses épreuves avaient plus d'une fois contraint les Vicaires de Jésus-Christ à s'éloigner de leur résidence natu- relle. Tandis que toute l'Europe entourait la papauléde véné- ration et de respect , les Romains voulaient , comme les villes lombardes, s'affranchir de celte autorité tutélaire; ils rêvaient sans cesse la restauration des anciennes républiques ; et leur cité, mère et maîtresse de toutes les autres, avait la douleur d'être continuellement troublée, bouleversée, déchirée par les factions.

Pascal 11, épuisé de fatigue par la question des investitures, était mort au milieu des guéries civiles qu4 ensanglantaient la ville éternelle. Gélase II, à peine élu, avait failli être assassiné par le chef Frangipani, qui se rua contre lui, le jeta à terre, le

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frappa de ses éperons et le traîna par les cheveux. Lucius II avait été mortellement blessé dans une émeute par les séides d'Arnauld de Brescia, qui s'étaient emparés du Capitole pour exercer de leur despotisme à la façon des anciens sénateurs. Les Romains s'étaient portés à d'horribles outrages contre Lucius III; ils avaient crevé les yeux à quelques uns de ses prêtres fidèles; ceux-ci, revêtus dérisoirement de mitres en papier, avaient été renvoyés au pape comme pour mettre le comble à cette abominable persécution. Les césars d'Allemagne encourageaient ces violences et augmentaient les troubles, soit par des subventions pécuniaires, soit par des manifestes injurieux contre la papauté.

Le poète Thierri de Vaucouleurs nous retrace lui-même le triste tableau des affaires de l'Italie, au moment de l'exaltation d'Urbain IV. « Le serpent de la jalousie, dit-il dansses vers pleins « de rudesse, arme les villes les unes contre les autres; dans « toutes, la discorde est en honneur. Les Guelfes soutiennent « l'Eglise; l'Empire et des hommes d'une grande sélératesse « font la force du parti gibelin. Partout surgissent les héré- « sies, les incendies, les vols, les pillages. L'union est bannie de « toutes les cités delà Péninsule. Seule, Florence était prospère; « maintenant, elle languit, épuisée par les factions qui la dé- « chirent. Le perfide Hubert Pallavicino et, après lui, Manfred « et ses partisans causent aux Guelfes une foule de malheurs. « Ces brigands ne cessent de soulever les hommes pervers con- « tre l'Eglise romaine, et ils ne craignent pas de commettre « toutes sortes de crimes et d'excès1 »

Celte situation remplit de douleur l'âme d'Urbain IV; il aurait

1. ...Iovidus hic coluber zizania séminal iuter

Italiae cives; lis in ulrisque viget. Has habuit primo varias Florenlia partes, Gibellina prior , altéra Guelfa fuit. Ecclesiam Guelfa nutrit patris, imperiumque Gcbelliuorum pars scelerata nimis. Pullulât hinc liaeresis, incendia, furla, rapinœ; Partibus ilalicis unio nulla fuit.

Theodoricus Vall. in vitd Urbani IV, ap. Masson.

184 JACQUES PANTALEON

voulu pouvoir résilier à Home, près de ces catacombes re- posent, pieusement entourées des emblèmes de leurs victoires, les reliques des généreux confesseurs de la foi ; il aurait puisé de la force dans la visite de ces vastes souterrains les chrétiens des premiers siècles s'ensevelissaient vivants pour sauver leur dignité d'homme et la liberté de leur conscience, et d'où, après trois cents ans de persécution, Dieu lit sortir une société nouvelle, jeune, vigoureuse, épurée par le creuset des souffrances; il aurait retrempé son courage dans la con- templation de ces lourdes chaînes, de ces chevalets, de ces pointes aiguës, de ces ongles de fer, de tous les instruments de supplice employés jadis à torturer les victimes; il se serait préparé au martyre par la vue de ce Colysée et de ces arènes le peuple-roi battait des mains au spectacle de tendres enfants, de jeunes vierges, de faibles femmes, de frêles vieillards jetés aux bêles, dévorés par les lions et les tigres; puis, la croix plantée au front du Capitole comme le signe du triomphe du christianisme sur le paganisme; la statue de saint Pierre, prince des apôtres, dominant la colonne de Trajan; le temple élevé en l'honneur de Marie, mère du vrai Dieu, sur les ruines du palais de ce Dioclétien qui se vantait, dans une fastueuse inscription, d'avoir effacé pour jamais le nom chrétien de dessus la terre ; Jésus-Christ, vainqueur de la mort et répara- teur de la vie, trônant au Panthéon comme un juge sur le tribunal d'où il foudroie les dieux du mensonge, de l'erreur et de la volupté; tous ces glorieux monuments auraient été les dignes témoins de son héroïsme à soutenir les combats du Seigneur.

Aussi était-ce vers ce foyer du catholicisme que se dirigeaient toutes ses affections et tous ses désirs. Mais Home n'avait pas changé; elle se montrait ce qu'elle fut presque toujours, hostile à ses pontifes, rebelle à leur gouvernement, ingrate envers leurs bienfaits. Urbain IV eut le sort des papes ses prédécesseurs que vénéra toute la terre et que l'Italie persécuta ; il put en- treprendre de grandes' choses, s'occuper des intérêts de tout l'univers, et il ne parvint pas à asseoira Rome son autorité sur

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des bases solides. Il ne crut pas devoir non plus demeurer à Viterbe. Celte ville, les Gibelins soufflaient !c feu de la dis- corde, semblait, par sa constante fidélité à la cause pontificale et par ses fortes murailles flanquées de hautes tours, offrir un asile sûr aux Vicaires de Jésus Christ. Mais Urbain IV prô- prôvoyait l'époque l'état des esprits ne lui permettrait pas d'y prolonger son séjour. Au moment de son départ, il reçut les députés des évêquesde laNorwège; ils venaient implorer son appui contre les Tartares.

Ces barbares, qui semblaient nés pour la désolation de l'hu- manité, inondaient tous les pays qui s'étendent depuis la mer Caspienne jusqu'à la mer Glaciale ; l'Europe entière allait su- bir leur joug; on ordonnait partout des prières et des jeûnes. Innocent IV avait même envoyé des Dominicains et des Fran- ciscains auprès de ces peuples sauvages pour les engager à cesser . leur incursions et à embrasserla religion civilisatrice de Jésus- Christ. Alexandre IV, alarmé des progrès continuels de ces hordes, ravageuses que l'on regardait à cette époque comme le fléau de Dieu, avait écrit aux empereurs et aux rois, aux prélats et aux abbés, de penser aux moyens de résister à ce torrent dé- vastateur qui menaçait toute la chrétienté. Comme les circons- tances empêchaient la convocation d'un concile général, il avait enjoint à tous les métropolitains de tenir des synodes provin- ciaux pour décider quel contingent de troupes chaque nation fourniraitcontrelesBarbares, quelles contributions d'argent se- raientprélevcessurleclergéetsurle peuple. Tous les royaumes catholiques devaient envoyer à la cour papale des représentants pour s'entendre avec elle sur le concile que chacun se propo- sait d'assembler. C'était en 1261, dans l'oclave de la fête des bienheureux apôtres Pierre et Paul. Les députés norwôgicns arrivèrent pendant la vacance du Saint-Siège, après la mort d'Alexandre IV. Les cardinaux, qui se trouvaient aux [.lises avec les plus graves préoccupations, ne purent donner salis- faction aux messagers qui s'en retournèrent sans réponse. Mais, dès que les prélats de la Norwègc eurent appris l'exaltation d'Urbain IV, il lui adressèrent une dépulation. Le

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nouveau pontife, entièrement absorbé par d'immenses sollici- tudes et des soins multipliés, répondit à l'archevêque de Ni- drosie, aux évoques de Bergen, d'Alloen, d'Orcadenet de Sta- vanger, qu'au moment de prendre en main les rênes du gouvernement de l'Eglise, il lui était impossible d'assister les chrétientés septentrionales contre les Tartares; il les engagea fortement à s'adresser aux princes voisins pour en obtenir des secours efficaces1.

De Viterbe, Urbain IV transporta sa cour àOrvieto. Les ha- bitants l'accueillirent avec la joie la piusviveet les respects les plus enthousiastes. Sa présence ranima dans cette antique cité la vie et les travaux. A la pensée des guerres et des dissensions, sans cesse renaissantes au-delà des Alpes, on se représente naturellement l'état des républiques italiennes comme bien malheureux. Il ne parait pourtant pas qu'il en fût ainsi. Les chroniques locales nous parlent, au contraire, de la nécessité toutes les villes se trouvaient, à cette époque, d'élargir l'enceinte de leurs murs; on y voyait augmenter la population et la richesse, signes indubitables de force et de prospérité. Dans les annales d'Orviéto, nous lisons qu'en reconnaissance des marques d'attachement dont l'entouraient les Orviétans, Urbain IV orna la ville de somptueux édifices publics et l'en- richit d'un grand nombre de privilèges. Il fit construire de magnifiques appartements pontificaux dans un lieu appelé Soliano, près de Sainte-Marie Prisca. L'historien Giacconi en visita les ruines au commencement du dix-septième siècle. On attribue encore à Urbain IV la restauration et l'embellissement de l'église cathédrale, du monastère de Saint-Augustin, ainsi que des chapelles abbatiales des dominicains et des francis- cains.

Non content de tous ces témoignages d'estime et d'affection donnés aux habitants d'Orviéto, le pape voulut mettre un

1. Excepil per hœc tempora Urbanus Nidrosiensis archiepiscopi , aliorumque septentriooalium prasulum oralores, qui ipsuni de subsidio iu Norvegià conlra Tartaros eoniparando ccrliorem feceru ut... Annales ecclesiastici, Rayïuld? t. XI V, aun. 4262.

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terme à une sédition qui, depuis plusieurs années, les armait les uns contre les autres. Son influence étouffa cette guerre civile allumée par les deux principales familles de la noblesse orviétane, celle des Monaldeschi et celle des Phi- lippe. Semblables aux descendants d'Atrée, une haine pro- fonde allait les diviser sans retour. Déjà ils s'étaient livrés à de cruelles vengeances, à de sanglantes représailles ; car, en ces temps le désordre, protégé par la féodalité, se pro- duisait impunément, tête haute, à côté d'une autorité toujours contestée, souvent faible et chancelante, il arrivait fréquem- ment de chercher dans le tranchant de l'épée ce qui manquait à la justice d'une cause. Aussi toutes les viclimes de cette loi brutale du plus fort en appelaient- elles au tribunal du Sou- verain Pontife, dont la juridiction, sanctionnée par les siècles, était acceptée de tous. C'est ce que tirent les bourgeois qui avaient à souffrir de la querelle des patriciens; ils soumirent les griefs des deux factions au pape qui rétablit la paix.

Urbain IV s'occupa ensuite de faire rentrer l'Église romaine dans la possession intégrale des biens qui lui avaient été en- levés par des aventuriers ou qui avaient été distraits de son territoire par des usurpateurs. L'aristocratie dominait dans Rome. C'était l'ennemie la plus dangereuse de la papauté; elle seule entretenait l'agitation du petit peuple, afin de s'en faire un intrument contre le gouvernement pontifical. Elle se can- tonnait dans les places de guerre et se retranchait derrière les fortes positions, afin de pouvoir mieux attaquer l'au- torité centrale. Urbain IV voyait avec peine les domaines de l'Eglise en des mains étrangères. Dépositaire et conservateur de ce patrimoine sacré, il joignit les exhortations les plus pressantes aux formalités rigoureuses de la justice pour recou- vrer les portions qui en avaient été détachées; il employa contre les récalcitrants, non-seulement les foudres ecclésias- tiques,mais encore les armes matérielles.

Renaud-le-Rouge, neveu d'Alexandre IV , avait acheté de quelques nobles les riches terres de Trévi, de Caslel- Fiorentino et de la Vallée do saint Pierre. Urbain IV rentra

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en possession de tous ces beaux domaines. Il arracha aux mains de la noblesse cupide et rapace le châleau-fort de Ghiesa. Il recouvra, sur Pierre de Vico, la Marche avec ses superbes dépendances. Il reprit, sur Jacques de Bicque, l'île de la Marche et l'île Bizonlinc il bâtit une forteresse qui, de son nom, fut appelée Urbanea. Pandulphc de Yiterbe te- nait en gage le château de Valcntano; le pape le lui racheta moyennant deux mille livres; il fit restituer à l'église les ter- res des Arnulphes dont les habitants de Spolèle se croyaient légitimes propriétaires parce que, disaient-ils, le légat Renier les leur avait données. Il rentra aussi dans les duchés de Spo- lète et de Castro, dans les villes de Bléda, de Montefiascone , d'Aquapendente, dans les places de Peroculi, d'Arsi, de Mi- randa, de Semproniano.

Après avoir rétabli presqu'entièrement dans son intégrité le territoire pontifical, Urbain IV combla le déficit du trésor public, ruiné par des guerres dispendieuses. Il remboursa ciuquante mille marcs slerlings aux banquiers de Sienne et de Florence, et obtint une réduction considérable sur les anciens arrérages. Il proposa aux commerçants de Rome de s'acquitter totalement à leur égard; ils ne voulurent pas tom- ber d'accord sur le mode de paiement, et leurs créances ne furent. point soldées. Il retira des engagistes plusieurs seigneu- ries ecclésiastiques: il en annula les donations que des intri- gants avaient extorquées à ses prédécesseurs '. *

Urbain IV se défia des témoignages de vénération que lui donnait l'Italie centrale. Il craignit des revers, des embû- ches, quelqu'émeute populaire, et prit toutes les mesures que

i. Rloualdenses el Philippenses urbis procercs, bet!o civili inter se labo- rantes, in coticordiam redegit, cl dùin vixit, eam conservavit. Urbeni bibi , et Ecclesiœ romanaj fiJdissimam, variis, publieis, privatisque aedificiis, mu I lis item privilogiis esornavit. A fundamcniis nobdes œdes ponfificias in locoqui dicebatur Solianum , propè sanclam Alariam Priscam, quarum adhuc parictes supersuut , edificavit. Kttruxit ccelcsiam, et niouasterium bancli Augustiui, ecclesias vero prajdicalorum et miuorum res'iluil, et amplificavit

Vitœ et res gestœ ponti/irum romanorum el cardinalium, auctoribua Alphonso Ciacconio, Francisco Cabrera, Andréa Yictorello, tom. I, pag. 715.

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la prudence pouvait lui suggérer. Il releva les fortifications de ia Marche d'Ancône et de la Capitanate les lieutenants de l'implacable Manfred avaient causé beaucoup de dégâts ; il arma les postes les plus utiles à la sûreté publique, tels que la citadelle de Trebia , les îles du lac de Bolséna, les tours de Montefiascone , et plusieurs autres châteaux, pour imprimer la crainte à des populations turbulentes et les obliger à respecter la puissance du Saint-Siège.

Par un contraste étrange, cette puissance, qui dominait alors toutes les autres, était elle-même menacée dans son existence; on la voyait presque toujours opprimée ou exilée, tantôt par les prétentions suzeraines des empereurs d'Allemagne, qui s'obstinaient à considérer Rome comme un fief de l'Empire, tantôt par les passions démocratiques qui travaillaient toutes les villes de l'Italie afin de rétablir le vieux système républi- cain, et de rendre à Home son ancienne suprématie en Occi- dent. Ces périls inspiraient de l'inquiétude à Urbain IV. Des pensées sombres venaient l'importuner; il se disait par mo- ments : « Serait-il possible que la métropole du catholicisme devint la capitale des persécuteurs de la papauté? Leur serà-t-il donné de prévaloir contre son immortelle destinée, de la méta- morphoser à leur image, et d'y effacer l'empreinte auguste de tous les âges chrétiens? Les dotations sacrées, dont plusieurs remontent au siècle de Constantin , seront-elles la proie des Césars allemands ou des petits tyrans d'Italie? Celte multitude d'édifices religieux, cette population de temples, qui caracté- risentsibien la ville pontificale, passera-t- elle sous la juridiction d'impies couronnés? Les papes fugitifs de leur capitale ou prisonniers des empereurs auront-ils toujours la douleur de voir l'Église romaine vouée à la proscription ou à la servi- tude? »

Sous l'impulsion de ces craintes qui l'obsédaient, Urbain IV s'était efforcé de reconquérir les anciens patrimoines de saint Pierre. Il savait que l'établissement définitif et provi- dentiel de la puissance territoriale des papes n'était pas la suite d'une de ces révolutions subites et passagères qui étonnent

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le monde par la rapidité de leur marche. La lecture attentive de l'histoire lui montrait, au contraire, les Etats de l'Eglise insensiblement formés par un concours de circonslances lout- à-fait indépendantes delà volonté des pontifes romains, circons- lances dont ils eussent vainement essayé d'arrêter l'influence, et dont ils n'eussent môme pu empêcher le résultat naturel, sans compromettre également les intérêts de la religion et de la société1.

Avant Constantin, dans les premiers siècles, l'Eglise ro- maine n'avait ni souveraineté, ni seigneuries temporelles, mais seulement des biens très-considérables qu'elle tenait de la pieuse générosité des chrétiens, et qui servaient à l'exercice de sa souveraineté spirituelle. Toutefois, les papes avaient, comme tous les évêques de l'Empire, reçu île la législation impériale une part importante dans l'administration civile. Ils devaient naturellement, par leur position même, acquérir sous ce rapport, la plus grande influence. Celte influence fut augmentée par la triste situation se trouva l'empire d'Oc- cident et surtout par la translation du siège de Constantin des bords du Tibre aux rives du Bosphore. Elle s'agrandit encore par les donations territoriales des princes et des nations catho- liques. Les papes furent par mis en état de venir au secours des nécessiteux, non-seulement à Rome, mais dans toutes les parties de la chrétienté; de sorte que si jamais le principe que les biens de l'Eglise sont le patrimoine des pauvres, eut réellement son application, ce fut surtout au temps de saint Grégoire-leGrand, un des plus parfaits modèles de la charité pontificale.

De plus, les biens de l'Église donnèrent aux papes les moyens de défendre le pays contre l'ennemi du dehors. On sait quel fut, après les invasions, le lamentable état des cités italiennes. Désolées pendant deux cents ans par les Huns, par les fioths, par les Vandales, par les Lombards, abandonnées

1. THEODORicrs Vall.coloris, in vild Urbani IF, apud Pap. Masson, folio 232-236.

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de leurs anciens maîtres et réduites au désespoir, elles tour- nèrent d'un commun accord leurs regards vers l'autorité tu- télaire du Saint-Siège qui, seule, pouvait leur servir d'asile et de rempirt. L'intervention publique des papes n'était pas moins nécessaire aux exarques eux-mêmes qui, de Ravenne, bon gré mal gré, étaient obligés de l'implorer sans cesse, tantôt pour subvenir aux frais de l'administration dans les provinces, tantôt pour apaiser les populations irritées, tantôt pour négocier avec les Lombards.

En même temps, les papes entrevirent clairement que leur puissance ne suffirait pas à la longue pour assurer tout à la fois le salut de l'Italie, l'indépendance de l'Occident, la conser- vation de la catholicité toute entière. Ils comprirent le con- cours énergique et dévoué que devait leur apporter la plus vaillante épée qui fut alors en Europe. Grégoire III s'adressa dans ce sens à Charles Martel, qui comprimait au Nord, avec un rare courage, les païens de l'Allemagne, et qui présentait, au Midi, une barrière formidable contre les musulmans. La mort du pape suspendit les négociations entamées avec la France. Zacharie, successeur de Grégoire, obtint de Liutprand, roi des Lombards, la restitution des villes de l'Exarcat, rétablit l'au- torité de l'exarque, et par conséquent celle de l'empereur grec, dont l'exarque n'était que le représentant. Toutefois c'é- tait à lui seul, non à l'empereur de Byzance, que le barbare avait fait la restitution; tant il était avéré que les Vicaires du Christ, par la force des choses, par la reconnaissance des peuples, étaient véritablement souverains en Italie, avant même que les Franks eussent fondé sur des titres positifs la royauté temporelle de la papauté.

Finalement, la domination lombarde semblait, sous le roi Astolphe, devoir s'étendre sur toute la Péninsule. Les empe- reursGrecs étaient dans l'impuissance de fournir aucunsecours, lorsque Etienne II se rendit personnellement en France et ap- pela Pépin à la délivrance de Rome assiégée par les Lombards. Pépin défit les envahisseurs dans deux campagnes et publia le

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fameux document par lequel il s'engageait solennellement à faire rendre au pape les villes et territoires usurpés depuis Liulprand. En vain l'empereur de Constantinople envoya-t-il à Pépin des ambassadeurs afin de réclamer pour son propre compte les provinces conquises. Pépin répondit que ce n'était pas pour les Grecs, mais pour saint Pierre, que les Franks avaient versé leur sang. Charlemagne acheva magnifiquement l'œuvre commencée par son père; il retendit encore par ses victoires sur les Lombards, et la consolida par l'en- tière destruction de leur monarchie en 773. C'est ainsi que la double institution du pouvoir temporel et du do- maine territorial des papes, si providentiellement préparée de loin, entra dans le droit public des nations et prit, parmi les nouvelles monarchies occidentales substituées à l'unité politi- que du monde ancien, ce rang élevé qui, sans porter ombrage aux autres souverainetés, répondait suffisamment aux desseins de Dieu sur l'Eglise et sur l'humanité.

VIII

Importance des cardinaux dans le gouvernement de l'Église. Urbain IV fait deux promotions de cardinaux, l'une au mois de décembre 4261, l'autre au mois de mai 12G2. Notice biographique sur chacun des nouveaux membres du Sacré-Collège.— Urbain IV travaille activement à réformer plusieurs abus, à terminer divers conflits et à pourvoir aux siége6 épiscopaux vacants.

Le cardinalat, depuis le développement qu'a pris la souve- raine autorité des successeurs de saint Pierre, n'est plus une institution propre à l'Église de Rome considérée comme dio- cèse particulier, ainsi qu'il l'était dans les premiers siècles du christianisme. Il n'est plus une institution italienne, comme il le fut pour diverses raisons au commencement du Moyen-Age, alors que, limité au nombre de douze, quinze, ou vingt-quatre membres, le Sacré-Collège était à peu près exclusivement com- posé d'Italiens , ou si les cardinaux appartenaient à des nations étrangères, ils quittaient leurs pays pour former habituelle- ment la cour pontificale. Encore bien moins n'est-il pas une institution dépendante de tel ou tel État, comme il arriva pen- dant le séjour des papes à Avignon, presque tous les car- dinaux étaient français. Avec les relations officielles qui s'éta- blirent enlre le Saint-Siège et les divers Étals de la chrétienté avec les saintes et salutaires influences que répandit en tous lieux l'action des pontifes romains, avec ces liens si étroits qui unissent à la chaire du Prince des apôtres tout le corps épis- copal et les différents degrés de la hiérarchie en y entretenant la vie par d'incessantes communications de conseils et de lu- mières, le cardinalat est ce qu'il doit être : une institution ca- tholique, universelle comme l'Église, à laquelle il est identifié et dont il constitue le sénat permanent.

Et certes, si le Vicaire de Jésus-Christ a la direction suprême dans tout le domaine de la chrétienté, si les cardinaux sont ses confidents, ses coopérateurs dans le gouvernement général de l'Église, on comprend combien il est naturel et logique devoir

13

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agréger au Sacré-Collège des hommes de toutes les langues et de tous les climats, dès qu'ils possèdent, dans un degré supé- rieur, la science du dogme et de la discipline, la sainteté de la vie, la pratique des affaires, les qualités convenables ou même nécessaires à un prince de l'Église. Si, d'autre part, il est juste et rationnel que quelques uns des cardinaux étrangers résident à Rome, auprès du Saint-Père, pour faire servir à l'administra- tion de l'Église universelle la connaissance spéciale qu'ils ont des personnes et des choses de leurs pays, il importe aussi que d'autres, en plus grand nombre, occupent des évêchés et des sièges métropolitains dans leurs contrées natales; soit pour honorer la nation qui leur a donné le jour; soit parce que la dignité dont ils sont revêtus, imprimant plus de force à l'in- fluence sacerdotale, ils peuvent agir avec plus de succès pour l'accroissement et le soutien de la Religion; soit enfin parce que l'harmonie des symboles et l'ensemble des signes exté- rieurs font d'autant mieux ressortir l'unité admirable de l'É- glise au milieu de la diversité des langues et des nations.

Urbain IV, avec sa haute intelligence, avait compris combien il était avantageux de puiser les éléments constitutifs duSacré- Collége dans tousjes principaux États de l'Europe catholique ; et, pour contribuer à la réalisation graduelle de ce plan, il s'occupa d'augmenter le nombre des cardinaux. On distinguait, alors, comme aujourd'hui, les cardinaux-ôvêques, les cardi- naux-prêtres et les cardinaux-diacres. L'origine de cette classi- fication remonte aux premiers temps du christianisme.

Rome était primitivement divisée, par rapport aux soins des pauvres, en sept régions ; à chacune d'elles était préposé un diacre régionnaire ou archidiacre élu par le souverain pontife avec le consentement du clergé et du peuple. Mais, dans le deuxième siècle, on établit autant de régions de pauvres qu'il y avait de quartiers au point de vue civil ; or, il y en avait, dès l'empereur Auguste, quatorze ; on doubla donc le nom- bre des archidiacres; on en institua encore quatre nommés palatins, avec des bénéfices spéciaux, pour le service du pape

ET SON TEMPS.

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à la basilique de Saint-Jean-de-Latran. On sait que le titre de cardinal, équivalant dans l'ancienne langue à celui de princi- pal, fut attribué à chacun d'eux.

De plus, chaque église paroissiale de Rome, et il y en avait déjà vingt-cinq vers le commencement du sixième siècle, pos- sédait, en outre d'autres clercs d'un ordre plus ou moins élevé, un curé titulaire. On donnait à ces églises principales le nom de cardinalistes, pour les distinguer des autres églises secon- daires. Elles formaient, en quelque sorte, avec les églises sta- lionales, la classe de la noblesse dans la hiérarchie des édifices religieux de la ville éternelle. De vient que le prêtre, pré- posé à ces églises pourvues d'un titre fixe, s'appelait prêtre- cardinal.

Enfin, depuis le neuvième siècle, à certains grands jours de fêle, les sept évêques suffraganls des environs de Rome, c'est- à-dire les évêques d'Ostie, deRufina, de Porto, d'AIbano , de Tivoli ou Tusculum, de Sabina, de Preneste ou Palestrina furent appelés pour célébrer les offices divins en l'absence ou même en présence du pape dans la cathédrale de Saint-Jean- de-Latran, et dans les quatre églises patriarcales de Saint- Pierre, de Saint-Paul, de Sainte-Marie-Majeure et de Saint- Laurent-hors-les-Murs. Ces évêques suburbicaires , ainsi nommés parce que les villes dont ils étaient les premiers pas- teurs se trouvaient aux portes de Rome, reçurent aussi le titre de cardinaux.

La dignité des cardinaux, la plus élevée après la dignité papale, s'accrut avec la puissance des souverains pontifes, sur- tout à partir du moment l'élection des successeurs de saint Pierre resta uniquement entre leurs mains. Les droits que confère leur rang ecclésiastique sont ou des droits administra- tifs, ou des privilèges religieux, ou des prérogatives d'hon- neur.

Les cardinaux exercent leurs droits administratifs, ou in pleno, dans les consistoires, sous la présidence personnelle du pape, ou pendant la vacance du Saint-Siège, ou dans des con-

13.

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grégations. ou comme présidents des cours de justice, ou dans les autres branches de la curie romaine.

Les privilèges ecclésiastiques reconnus de droit commun aux cardinaux consistent en ce qu'ils ont voix consultative et délibérative dans les conciles généraux; il exercent la juridic- tion quasi -ôpiscopale sur les églises dont ils sont titulaires, même quand ils ne sont que cardinaux-prêtres ou diacres. Ils sont revêtus de tous les insignes épiscopaux, de la mître, de la crosse; ils dispensent dans tous les cas réservés aux évêques, distribuent la bénédiction solennelle, tandis que les évêques ne peuvent bénir en leur présence qu'avec leur permission ; ils officient pontificalement; les cardinaux qui sont prêtres peuvent donner la tonsure et les ordres mineurs aux candidats de leurs églises respectives ; enfin toutes les constitutions, ré- serves et censures papales, quelque générales qu'elles soient, ne les concernent qu'autant que les résolutions seraient en leur faveur, ou qu'elles auraient été rendues avec le concours de tout le Sacré-Collège, ou du moins d'après le conseil de la majorité des cardinaux, ou lorsqu'elles désignent expressé- ment les prélats investis de la dignité cardinaliste.

Comme prérogatives d'honneur, outre leur rang qui est le premier après celui du pape, et leur inviolabilité tellement garantie qu'une voie de fait à leur égard serait considérée comme un crime de lèse-majesté, les cardinaux ont le titre d'Eminence que leur attribua Urbain VIII pour les mettre de niveau avec les princes ecclésiastiques du Saint-Empire romain; ils portent le manteau de pourpre que leur accorda Paul II, et le chapeau rouge qu'Innocent IV donna aux cardinaux légats.

Le nombre des cardinaux, définitivement fixé à soixante- dix par Sixte V, a varié dans la suite des siècles : celui des cardinaux-êvêques fut réduit à six, par la réunion des évêchés de Porto et de Rufina ; celui des cardinaux-prêtres fut porté à quarante cinq sous Léon X, à cinquante sous Pie V; celui des cardinaux-diacres ne s'éleva qu'au chiffre de quatorze, en y comprenant les Palatins.

Au moment Urbain IV prit possession du trône aposloli-

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que, le collège des cardinaux ne se composait que de neuf membres. Le nouveau pape fit en quelques mois deux promo- tions : la première au mois de décembre 1261, la seconde au mois de mai 1262. Il partagea ses faveurs entre la France et l'Italie. Ces deux nations chrétiennes et sympathiques semblent nées pour se prêter mutuellement appui dans l'accomplisse- ment de leur mission providentielle. L'une, foyer toujours ar- dent de mouvement et d'initiative, a besoin d'être retenue et guidée dans sa fougue et son activité par la modération pru- dente et la sage lenteur de Rome; l'autre, centre principal de toutes les extrémités de la terre viennent aboutir tous les rayons de la catholicité, a besoin du prosélytisme français pour amener les peuples dans sa sphère d'attraction; elle a besoin de son intelligence prompte et hardie comme aussi de sa puis- sante et valeureuse épée pour la défendre contre ses ennemis spirituels et temporels. Urbain IV saisit parfaitement ces rap- ports harmoniques qui unissent comme deux sœurs ces nobles races occidentales. Son premier choix tomba sur quatre italiens et trois français; le second, sur quatre français et trois ita- liens4.

La création des cardinaux appartient exclusivement au pape; elle se fait avec d'anciennes cérémonies traditionnelles. Le Souverain Pontife proclame en consistoire secret les noms de ceux qu'il veut élever au cardinalat, ou déclare qu'il en réserve un ou plusieurs in petto, c'est-à-dire que leur nomination, arrêtée dans son esprit, ne sera manifestée que plus tard. Il interroge, pour la forme, les membres du Sacré- Collège, par ces paroles : quid vobis videtur ? Le décret de nomination est immédiatement publié hors du consistoire.

4. Sauè, cum idem dominus Urbanus camdeui romanam Ecclesiam videret satis iu numéro cardinalium diminulum, voteos dcfeclum hujus modi reparare, ut Urbanus nomine Urbauitalem in verbo et opère demoustraret, duas ordina- tiones, unam in decernbri, aliam in maù mensibus, fecit; in quibus, per car- dinales quatuordecim ordinaliones, oslendil hujus modi uumoro, mysticè quod per eosdem cardinales ex praceplorum legis et quatuor evangeliorum doctrine fideliutn cordibus deberet et inseri et inserla fideliler custodiri... Theodoricus Vallicoloris, in vild Urbani, apud Papir. Masson, folio 224.

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Si le nouveau cardinal habite Rome, il se rend sans pompe au palais apostolique pour recevoir la barelte et la mosettedes mains du pape, à qui il est présenté par un des anciens cardi- naux; puis il retourne à sa demeure en grand apparat. Jusqu'à ce qu'il ait reçu les insignes de sa dignité, il doit ne s'occuper d'aucune affaire, éviter même de recevoir la visite des cardi- naux, à moins que ce ne soit par un induit spécial du Saint- Père.

Le consistoire public est ordinairement indiqué pour le jeudi, le samedi et le mardi d'après la première solennité. Leurs Eminences y assistent en cape violette; il rendent leurs hom- mages ordinaires au pape. Les nouveaux élus s'approchent à leur tour, et prennent rang, tôle nue, après le dernier cardi- nal-prêtre. Le Saint-Père leur rappelle l'excellence et les gra- ves obligations de leur nouvelle dignité; ensuite, il les admet au baiser du pied, de la main et de la bouche. Quand ils ont aussi donné le baiser de paix aux autres cardinaux, ils vien- nent s'agenouiller, chacun à leur tour, devant le pape, qui leur donne le chapeau rouge, garni de glands pendants : « à t la gloire du Dieu tout puissant et à l'honneur du Saint- « Siège apostolique, dit-il, recevez cet insigne du cardinalat ; e il marque qu'au péril de votre vie, et fallut-il verser votre « sang, vous devez, pour l'exaltation de la sainte foi, pour la « paix du peuple chrétien, pour l'accroissement et la stabilité t de l'Église, vous montrer intrépide au nom du Père, et du t Fils, et du Saint-Esprit. Ainsi-soit-il. »

Les nouveaux membres du Sacré-Collège prêtent ensuite serment de fidélité.

Dans un prochain consistoire, le pape leur ferme la bouche par ces paroles : « Nous vous fermons la bouche pour vous « ôler le pouvoir de donner votre avis dans les consistoires, « les congrégations ou les autres fonctions des cardinaux. » Ils sortent alors, et, soit dans la même séance consisto- riale, soit dans une autre, le pape, de l'avis même du Sacré- Collège, leur ouvre la bouche : i nous vous ouvrons la bou-

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« che, leur dit-il, pour vous donner le pouvoir d'émettre votre « avis dans les consistoires, les congrégations et les autres « fonctions cardinalices. » Enfin, agenouillés devant sa sainteté, ils reçoivent l'anneau, saphir enchâssé d'or, et le titre presby- téral ou la diaconie qui leur est assignée. « A la gloire du « Dieu tout-puissant , dit le Saint-Pére, des saints apôtres « Pierre et Paul, et de saint N., nous vous contions l'église « de S. N. avec son clergé, son peuple et ses chapelles, dans « la même forme qu'elle a été confiée aux cardinaux qui « l'ont possédée. »

Si les cardinaux ne sont pas à Rome, la lettre d'avis de la secrétairerie d'État est envoyée à chacun par un garde-noble du Saint-Père, qui présente en même temps la calotte rouge. Le nouveau cardinal reçoit à part, du secrétaire de la congré- gation des cérémonies, une courte instruction qui lui apprend quels sont les habits dont il peut faire usage, et l'avertit d'in- former de sa promotion les souverains.

On lui transmet la barette par le camérier d'honneur de sa Sainteté ; en cette circonstance, l'envoyé prend le titre d'ablé- gat. Si l'ablégat est à Rome, il fait visite à tout le Sacré-Collège et reçoit ses instructions de la secrétairerie delà congrégation des cérémonies. S'il n'est pas à Rome, les instructions lui sont envoyées à destination.

Le cardinal secrétaire expédie le bref, appelé missivo, qui se lit publiquement à la présentation de la barette au nouveau cardinal. La secrétairerie des brefs ad principes se charge de celui qu'on adresse au souverain dans les États duquel de- meure le nouveau dignitaire. L'ablégat ne doit le communi- quer que selon les règles particulières à chaque cour.

Si le cardinal habite dans la résidence du souverain, l'ablé- gat prie ce dernier, au nom du Saint-Père, de vouloir bien honorer la cérémonie en donnant lui-même la barette. Dans le cas contraire, l'ablégat, après avoir présenté le bref au souverain et fait les visites convenables, continue son voyage pour exécuter sa commission. Il doit, dans le voisinage

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de la ville le cardinal a son domicile, trouver une voiture pour le conduire au logement qu'on lui a préparé. La cérémonie commence par une messe solennelle. Un cardinal, s'il y en a un dans la même ville, ou un évéque, ou enfin l'ablêgat lui-même, remetau nouveau cardinal le bref missivo, et, lecture faite de la missive, il lui présente, dans un bassin, la barette que le cardinal se place lui-même sur la tête.

Toutes ces formalités, prescrites par le cérémonial romain, et qui, d'ailleurs, ne touchent pointa la substance du cardina- lat, n'étaient pas encore aussi nettement déterminées au temps d'Urbain IV. La splendeur du cardinalat n'en était pas moins portée très-haut, à celle époque, par les constitutions des souverains pontifes et par la déférence des princes tem- porels. Il suffira d'esquisser le rôle aussi brillant que solide rempli dans les événements politiques et dans les affaires religieuses de leur siècle par les cardinaux de la création d'Urbain IV, pour donner une idée de l'êminente position sociale que leur conférait leur dignité, la plus élevée dans l'Église après celle du Vicaire de Jésus Christ.

Guy de Foulques, ou Guido Fulcodi, ou Gui-le-Gros, cardi- nal-évêque de Sabine , fut un des plus célèbres de la première pro- motion. IlnaquitàSaint-Gilles-sur-le-Rhône, en Languedoc. D'abord sénéchal de Beaucaire, il se comporta en brave chevalier. Son père, chancelier de Raymond VII, comte de Toulouse, avait fini ses jours au fond d'une chartreuse ; sa mère, que le ciel favorisait de grâces particulières, lui fit quitter la carrière des armes pour l'étude des lois. Il devint avocat, et le fameux jurisconsulte Durand le proclama le flam- beau du droit. Il eût plusieurs enfants; mais, à la mort de sa vertueuse épouse, il embrassa l'état ecclésiastique et fut successivement cha- noine, archidiacre du Puy-en-Velaye, évéque de cette ville, arche- vêque de Narbonne, cardinal de Sainte-Sabine, légat en Angleterre, et pape sous le nom de Clément IV. La protection et l'amitié de Louis " IX, qu'il avait servi avec beaucoup d'intelligence et de zèle dans di- verses circonstances importantes, lui valurent de passer rapidement de l'épée et de la robe à la pourpre et à la tiare. Les splendeurs du trône pontifical ne changèrent point ses mœurs austères et désin-

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téressées : il ne portait jamais de toile, ne mangeait jamais de viande, dormait sur la dure. Il exigea les mêmes pratiques sévères de ses filles et de ses parents.

Ennemi de toute espèce de népotisme, il écrivit, peu après son élection, à son neveu Pierre-le-Gros : « Bien des gens se réjouissent « de mon élévation ; quant à moi, je n'y trouve qu'un motif de « crainte et de larmes , car je sens toute l'énormité d'une charge « pareille. Cette élévation ne doit être pour toi qu'un motif de plus « pour t'humilier. Je défends absolument à toi, à ton frère, à tous « nos parents, de me visiter sans mon ordre formel ; vous n'éprou- « veriez que de la honte et de la déception, si vous vouliez enfrein- te dre ma défense. Ne cherchez pas à marier plus avantageusement « votre sœur par les espérances qu'on fondrait sur moi ; car je ne « ratifierais pas un tel mariage et je ne pourrais rien faire en sa fa- « veur. Si elle épouse un simple chevalier, je lui donnerai trois cents « livres tournois. Si vous aspirez plus haut, n'attendez pas une obole « de moi. Mon élévation ne doit enorgueillir aucun des nôtres. Que ft Mabille et Cécile prennent les maris qu'elles auraient obtenus si « j'étais resté dans la simple cléricature. Dis à Gélie qu'elle ne se- « charge de recommandations pour personne : elles seraient inuti- « les aux solliciteurs et nuisibles à elle-même. Quand on lui offrira « des présents à ce sujet, qu'elle les refuse, si elle veut avoir mes « bonnes grâces. Salue ta mère et tes frères. Je ne t'écris pas avec « la bulle, mais avec le sceau du pêcheur... » Il n'accorda, en effet, , à ses filles , que ce qu'il leur aurait donné, s'il était resté dans sa condition première ; aussi les aspirants se retirèrent, et les jeunes filles prirent le voile dans l'abbaye de Saint-Sauveur de Nismes.

Un de ses neveux cumulait trois bénéfices; il l'obligea à en résigner deux; il disait à ceux qui intercédaient en faveur de son neveu dépos- sédé : « Ce n'est pas à la chaire et au sang, mais à Dieu qu'il faut « que j'obéisse. Un bénéfice suffit à un ecclésiastique. S'il ne veut i abandonner le superflu, il perdra tout. » Guido.Fulcodi ne s'é- tait résigné qu'avec peine à accepter le souverain pontificat, et il avait subi dès le principe l'amertume de sa position ; car il n'avait pu arriver à Pérouse que déguisé en mendiant. 11 affectionnait Louis IX comme le modèle accompli des rois catholiques; aussi, lui écrivait-il dès son exaltation : « 11 me fut doux autrefois de « vous appeler mon maître ; rien n'était plus vrai. Depuis mon éleva-

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« tion, je vous nomme mon fils ; rien n'est plus tendre ; et la douceur « de ce nom exprime seule tout mon attachement pour vous. » Ces sentiments affectueux n'empêchèrent pas le pontife de résister plus d'une fois aux demandes de son royal ami. « Par égard pour vous « et pour moi, mon fils, dit-il un jour, ne regardez pas comme « honteux quelque refus, vous qui avez lu qu'un apôtre même en » essuya trois du Sauveur. » En souvenir de la France et des six années passées au manoir de Vincennes, dans l'intimité de saint Louis, Clément IV chargea le champ d'or de ses armoiries de six fleurs de lys d'azur.

Raoul de Grosparmi, cardinal évêque d'Albano, vit le jour au village de Péfïers, entre Caen et la Délivrance. Il eut pour père Jean, seigneur de Chevrières, au diocèse de Mâcon, et pour mère, Marie, fille du comte de Baugiac. Sa famille se fondit, à la fin du seizième siècle; dans la maison dePellevé. Il entra dans l'état ecclé- siastique, où l'appelaient sa science et sa piété. Il devint successive- ment chanoine de Bayeux , trésorier de Saint-Frambaud de Senlis, puis doyen de Saint-Martin de Tours. En 1253, Louis IX, qui con- naissait son rare mérite, le nomma chancelier et garde des sceaux de France. En 1259, l'éminent fonctionnaire promu à l'évêché d'Evreux, fut sacré le 19 Octobre, en présence du roi, de Simon de Montfort, du comte de Leicester, du comte d'Eu, de plusieurs archevêques, évêqiies et autres personnages de distinction. L'année suivante, il fit un voyage à Rome, ses qualités furent appréciées d'Alexandre IV qui traça de lui un grand éloge dans une lettre qu'il écrivait à saint Louis. Quatre ans après sa promotion au cardinalat, il couronnait, le jour de l'Epiphanie, en 1265, roi et reine de Sicile, Charles, comte de Provence et d'Anjou, et Béatrix, sa femme, dans la basilique de Constantin à Rome. Après ce couronnement, il accompagnait le roi Charles qui avait pris les armes pour combattre Manfred, usurpa- teur de la couronne sicilienne. En 1266, au mois de septembre, il consacrait, en présence du pape, l'église de Sainte-Claire d'Assise et souscrivait à la bulle pontificale qui confirmait les anciens privi- lèges de l'abbaye de Saint-Cybar d'Angoulême.

Peu après, il fut envoyé, en qualité de légat, par Clément IV, suc- cesseur d'Urbain, pour travailler à la réformation du clergé, et pour accorder des indulgences aux croisés qui devaient accompagner

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Louis IX. Du haut d'une estrade érigée sur une place de File, étaient accourus les gentilshommes de province, il prononça un dis- cours sur les malheurs de la Terre sainte. La description qu'il fit des tortures endurées par nos frères d'Orient émut vivement la multitude ; et des gens du peuple demandaient aussi à se joindre aux chevaliers qui déjà avaient pris la croix. En 4270, le 14 mars, Louis et ses trois fils ; son neveu , Robert d'Artois ; Amaury de Rochefou- cauld, grand commandeur du Temple, se rendirent avec une foule de barons au monastère de Saint-Denis, pour y prendre la glo- rieuse oriflamme. Raoul de Grosparmi, cardinal-légat, remit au royal pèlerin le bourdon, l'écharpe et l'escarcelle ; puis il le suivit dans son expédition d'outre-mer, en qualité de chapelain. Tous les jours, il célébrait l'office divin à bord du navire qui portait Louis IX. On conservait l'hostie dans des custodes fort riches, soit en verre laboré d'or, ou en émail ciselé en œuvre, soit en bois sculpté, ouvrages by- santins d'un éclat inaltérable. Après les avoir couvertes d'un voile précieux , on les plaçait sur un autel dont le tabernacle renfermait un grand nombre de reliques et autour duquel couchaient les clercs. Là, se gardaient aussi les ornements de diverses étoffes et de cou- leurs variées : les crosses en cuivre travaillé, incrustées de pierres fines ou en ivoire, montées en vermeil , et les livres des Evangiles, renfermés dans des étuis d'or ou d'argent, ornés de pierreries. Au mois d'août de l'année 1270, devant Tunis, saint Louis atteint de la peste touchait à sa dernière heure. On courut chez le cardinal légat pour qu'il vint en grande hâte administrer le fils aîné de l'Église. Raoul de Grosparmi, aimé du monarque comme de tous les croisés, était lui-même agonisant. Le fléau ne faisait que grandir, et tout ce qu'il dévorait ne pouvait l'apaiser. Le jeudi 7 août, le saint prélat mourut en invoquant le Seigneur Dieu des armées, en le suppliant de bénir le pieux et vaillant chef de la croisade, et d'avoir pitié des chrétiens qui s'étaient armés pour la cause de la Religion. Mais Dieu a des secrets impénétrables, et il ne faut pas murmurer, quand il semble ne pas écouter les prières des saints.

Siméon ou Simon de Montesilice, chanoine de Padoue , aussi remarquable par la beauté de ses traits que par la noblesse de son origine, était regardé dans toute l'Italie comme un prodige de science et de vertu. On lit dans le Chronicon du moine Patavinus : « Que

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« La divine Providence lavait orné d'une grande variété de connais- « sances et de mœurs pleines de grâce et de douceur. » Aussi les papes Urbain IV et Clément IV l'envoyèrent-ils prêcher dans l'Om- brie, l'Étrurie, la Vénétie et la Gaule cisalpine, contre Manfred, le farouche envahisseur du royaume des Deux-Siciles. Son éloquence entraînante obtint des subsides considérables en faveur des cham- pions de la papauté. Il mourut cardinal-prêtre du titre de Saint- Sylvestre.

Simon de Brie, à Mainpaincien, hameau de la commune d'An drezel, était ainsi appelé du nom de la province il reçut le jour. Ce prélat, si longtemps nonce en France, et qui, en cette qualité, prit une part si active à la négociation relative à l'établissement de Charles d'Anjou sur le trône de Naples, avait été chanoine et tré- sorier de Saint-Martin de Tours. Ce souvenir l'engagea à s'imposer le nom de ce thaumaturge de la Gaule mérovingienne. Il résista à son élection jusqu'à faire déchirer son manteau, quand on voulut le revêtir des ornements pontificaux. Les Français firent de son couronnement une fête nationale. Charles d'Anjou et ses chevaliers y assistèrent armés de pied en cap, et portant, par-dessus leur armure, des robes en soie de Venise tramées d'or. Le nouveau pape, enflammé d'un vif amour pour la vérité etla justice, signala son règne par plusieurs actes de sévérité. Il frappa d'anathêmes Michel Paléo- logue , comme fauteur de l'ancien schisme et de l'hérésie des Grecs; il lança les foudres de l'excommunication sur Pierre III, roi d'Aragon, usurpateur de la Sicile après le massacre des Vêpres siciliennes, dont ce prince avait été le promoteur. Il alla même jusqu'à publier une croi- sade contre lui, et le priva, non-seulement de la Sicile, mais encore de l' Aragon , qu'il donna à Philippe-le-Hardi , roi de France , pour un de ses fils, qui ne tarda point à faire valoir militairement cette dona- tion. Charles d'Anjou s'applaudissait sans doute d'avoir un pape d'origine française et favorable à ses intérêts. Aussi le voyait-on assidûment à la cour pontificale. Il lui eût mieux valu d'avoir un pape qui n'eût point pour lui d'affection particulière, mais qui lui remontrât paternellement son devoir de roi et l'obligeât de visiter avec plus de vigilance son royaume de Naples , pour prévenir le mécontentement des peuples, en réformant les criants abus de ses officiers. Le comte d'Anjou se serait, pour le moins, épargné l'hor-

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reur des Vêpres siciliennes et la perte de sa couronne. Pour réparer ce désastre, le pape et le roi firent d'inutiles efforts.

Geoffroi d'Alatri , natif d'une petite ville de la campagne ro- maine, cardinal-diacre du titre de Saint-Georges in Velatro, se distingua surtout par ses pieuses largesses ; il a fondé et doté une église qu'il consacra sous le vocable de saint Etienne, le proto- martyr du Christianisme. Au seuil de cette église, si l'on en croit le chroniqueur Ciaconius, on lisait sur une tablette de marbre l'ins- cription qui annonce cette bonne œuvre. Il fut emporté par la peste en 1287.

Jacques Savelli ou Sabelli, cardinal-diacre de Sainte- Marie in Cosmedino, fils du sénateur Lucas, un des membres de la haute aristocratie italienne, avait étudié quelque temps à Paris. Il était devenu chanoine de Châlons-sur-Marne : et, après avoir rempli di- verses charges avec succès, il avait été créé cardinal par Urbain IV. Sa force d'âme et la vigueur de son caractère le firent élire à l'una- nimité pape sous le nom d'Honorius IV. Il était tellement perclus de la goutte qu'il était souvent obligé de s'asseoir et de se servir d'ins- truments pour pouvoir célébrer la messe. Rodolphe de Hasbourg, roi des Romains, lui avait annoncé son dessein de se rendre à Rome pour s'y faire couronner ; toutefois, il ne réalisa pas son projet , probablement parce que les tristes expériences de son prédécesseur lui inspiraient la crainte de s'affaiblir en Italie ; mais il promit au pape de s'intéresser au sort des héritiers du défunt Charles 1er, roi de Sicile. Ce dévouement le porta à prier Rodolphe de maintenir pour l'avenir les taxes imposées au clergé des diocèses de Liège , Metz, Verdun et Baie, et de les employer à la croisade contre Pierre d'Aragon. Celui-ci complètement battu par le roi de France, mourut avant la fin de la guerre. Honorius IV demanda, dans une bulle, à Jacques, second fils de Pierre, de renoncer au royaume de Sicile et de l'abandonner au prince Charles de Salerne, retenu prisonnier par Alphonse, nouveau roi d'Aragon . Mais les deux frères s'inquiétèrent peu des ordres du Souverain Pontife; et ils furent tous deux, à plusieurs reprises, frappés de l'excommunication en 4286. Alors le prince Charles, qui aspirait à la liberté, conclut, par l'intervention d'Edouard, roi d'Angleterre, avec Alphonse III, une convention par laquelle le captif renonçait à ses prétentions sur la Sicile en faveur de Jacques. Honorius IV, mécontent de ce traité, le rejeta comme nul et

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impie, parce qu'il avait été conclu avec un excommunié. Il forma une ligue générale de tous les princes catholiques pour combattre Jacques et Alphonse d'Aragon qui furent contraints de signer un traité hu- miliant.

En même temps il défendit l'Église avec énergie contre la répu- blique de Florence, ainsi que contre les ducs de Breslau et de Savoie. Il engagea Ladislas, roi de Hongrie, à reprendre sa femme qu'il avait répudiée ; il l'exhorta fortement à abjurer et à abolir les mœurs païen- nes et les usages superstitieux qui existaient encore dans ses États. Pour faciliter la conversion des Mahométans et la réunion des schis- matiques d'Orient, il mit un louable zèle à faire ériger dans l'Université de Paris des chaires d'Arabe et d'autres langues étrangères. Tandis qu'il confirmait l'Ordre des Ermites de Saint-Augustin, ainsi que l'Or- dre des Carmélites, transplanté d'Orient, il condamnait le nouvel Ordre mendiant des Frères apostoliques, fondé par le parmesan Gérard Segarelli, à cause de ses opinions contraires à la doctrine du Christ et des Apôtres ; il ordonnait de poursuivre, comme hérétiques, les partisans de cette secte née de la prétention de ramener l'Église à l'idéal de la société chrétienne primitive , malgré l'extension néces- saire de cette société, son développement et ses progrès dans le monde. Il mourut à Rome, le 13 avril 1287, après un pontificat de deux ans, mais actif et glorieux.

Hubert Lombard, cardinal-diacre du titre de Saint-Eustache, na- tif de la fameuse république de Sienne, sortait de l'opulente famille des comtes d'Elei ; il eut l'honneur d'être neveu de Boémisse, épouse de Guillaume, comte de Toscane ; il fut même chargé par Urbain IV d'acheter de cette comtesse la ville d'Orvitello, qui convenait beau- coup au Saint-Siège ; mais, en considération du cardinal, son neveu, la généreuse dame fit présent de la charmante cité au pape. Le car- dinal imita les libéralités de son illustre tante ; il légua quatre cents livres à l'Église d'Asti il avait exercé les fonctions d'archidiacre. Cette donation devait être employée à la construction d'une cha- pelle ; et pour enrichir ce sanctuaire, il y envoya des parcelles de la vraie croix, un reliquaire en or et en argent et des vêtements sacrés.

Tels furent les sept cardinaux de la première création. Ceux de la seconde ne faisaient pas moins honneur au discernement d'Urbain IV.

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Henri de Suze, cardinal-évêque d'Ostie, d'où lui est venu le nom à'Ostiensis, était dans le Piémont; il accompagna le cardinal Eudes de Montf errât, légat en Angleterre. Le roi le prit en affec- tion et l'envoya en cour de Rome pour y solliciter la déposition de l'évêque de Wincester. Cette mission ne réussit pas ; il revint dans sa patrie, il fut d'abord évêque de Systeron, ensuite archevêque d'Embrun en Dauphiné. Alexandre IV le chargea d'une légation en Lombardie pour s'opposer aux progrès des armes d'Eccelino de Romano. Ce tyran, poussant l'orgueil jusqu'à la folie, déclarait publiquement qu'il ferait dans l'Italie septentrionale des actions aussi éclatantes que celles de Charlemagne. Urbain IV, pour recom- penser Henri de ses loyaux services, le promut au cardinalat. Ce célèbre canoniste passa pour le plus habile jurisconsulte de son temps. On a de lui une somme du droit canonique et du droit civil appelée communément la Somme dorée ou Somme d'Ostie; et un Commentaire sur le livre des Décrétâtes, fait par l'ordre d'Alexandre IV. Ces ouvrages, très-estimés, lui valurent le titre de Source et Splendeur du droit.

Ancher ou Anciiier Pantaléon, nevue du pape Urbain IV, fut successivement archidiacre de Laon , chanoine de Paris , cardinal- prêtre de Sainte-Praxède et légat dans le royaume de Naples. Il ne se servit de tous ses glorieux titres que pour marcher sur les nobles traces de son oncle. Une des affaires, dont il s'est le plus occupé, a été d'achever l'établissement de la collégiale de Saint-Urbain fondée à Troyes à la place de l'humble habitation de ses ancêtres. Après l'avoir enrichie d'ornements, de vases sacrés, de livres liturgiques et de revenus annuels, il la confia aux soins d'un marguillier laïc, afin que les douze chanoines fussent moins distraits du service divin par les détails de l'administration temporelle. Comme il avait acquis pour cette église quelques héritages dépendant des fiefs et arrière- fiefs, des justices et censives du comte de Champagne, Henri, roi de Navarre, il eut à ce sujet, avec ce prince, de légers démêlés, qu'une transaction termina. Ils convinrent en même temps que la dignité de doyen du chapitre demeurerait élective, que la moitié des pré- bendes serait conférée par le comte, l'autre par le cardinal neveu pendant toute sa vie ; et, après sa mort , par le Saint-Siège. Clé- ment IV et Grégoire X, les deux premiers successeurs d'Urbain IV,

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confirmèrent ces conventions et les privilèges de la gothique collé- giale. Ancher fit, de plus, bâtir à Troyes une petite église, succur- sale de la paroisse de Saint- Jean-au-Marché. Il encouragea Thierry de Vaucouleurs à célébrer en vers le pontificat de Jacques Panta- léon. L'histoire générale signale la part qu'il a eue à l'installation de Charles d'Anjou sur le trône des Deux-Siciles. Clément IV l'en- voya pour procéder, en qualité de légat, avec Raoul de Grosparmi et trois autres cardinaux, au couronnement de ce prince. Ancher souscrivit en 1265 à l'investiture de Charles de France, et, en 1277, les lettres de Nicolas III sur la célébration de l'office divin dans l'église du Vatican. Il était présent lorsque les Bolonais vinrent promettre obéissance à ce pontife. Il mourut à Rome le 1er novembre 1286. L'épitaphe , gravée sur son tombeau de marbre blanc, exalte sa candeur, sa droiture, son aversion pour les discordes et son désin- téressement 1 .

Gui , bourguignon de naissance , gouvernait l'abbaye de Citeaux. Quelques divisions s'élevèrent relativement au statut primordial de l'Ordre. Urbain IV, consulté à ce sujet, désigna pour arbitres Nico- las, évêque de Troyes, Etienne, abbé de Marmontier, et Geoffroi de Beaujeu, dominicain, confesseur de Saint-Louis. Ensuite il nomma l'abbé de Citeaux cardinal-prêtre du titre de Saint-Laurent in Lucina. Dans la lettre qu'il adressa au chapitre général des Cis- terciens pour leur faire part de cette promotion, il représente l'élu comme un homme angélique, illustré par les splendeurs de la science et de la vertu, comme une fleur odoriférante, comme un olivier fertile transplanté de l'antique jardin de la religion dans le paradis de délices de l'Église universelle. Clément IV l'envoya, en qualité de légat, dans les pays septentrionaux, avec pouvoir de terminer les différents qui s'était élevés entre le roi de Danemarck et l'archevêque de Lun-

i. Qui legis Aucherum duro sub mai more claudi,

Si nescis, audi : qucm nece perdis herum,

Traça parit pucruni, Laudunum datsibi clerum ;

Cardine Praxedis tilulatur et istius œdis,

Defuit in se lis ; largus fuit atque fidelis.

Demonis à tilis serva. Deus, hune cape caelis.

Anno millcno centùm his et octuageoo

Sexlo, decessit hic prima luce novembris. Recherches historiques et archéologiques sur les restes mortels du pape Urbain IV, par M. l'abbé Coffinet, chanoine de Troyes, apud Mémoires de la Société académique de l'Aube, année 1857.

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tien. Arrivé en Danemarck, il fit mettre en liberté l'archevêque de Lunden, qui était retenu en prison depuis l'avènement du roi Chris- tophe 1er, et leva l'interdit qui pesait sur ce royaume. Ce prélat mourut en 1273, peu d'années après son retour en Italie.

Guillaume de Bray, homme lettré, dans la ville de ce nom, au diocèse de Sens, fut doyen de Laon, archidiacre de Reims, puis, en 1262, cardinal-prêtre de Saint-Marc ; il mourut à Orviéto le 19 avril 1282. Son épitaphe, qu'on voit au couvent des Dominicains d'Orviéto, apprend que ce cardinal était jurisconsulte, mathémati- cien et poète.

Annibaldi d'Annebaud, à Rome, d'une famille distinguée, prit l'habit dans l'Ordre de saint Dominique ; il se livra avec ardeur à l'étude de la Sainte Ecriture et professa à Paris la théologie avec un grand succès. Il se fit aussi connaître à Rome il fut pourvu de l'office de maître du sacré palais ; il s'en acquitta si bien sous Alexan- dre IV et Urbain IV, que ce dernier le créa cardinal-prêtre du titre des Saints-Douze-Apôtres. Clément IV le choisit pour assister au couronnement de Charles d'Anjou, en 1266. Annibaldi, homme docte et pieux, doué d'une rare perspicacité, apte à résoudre les problêmes les plus ardus, était lié d'amitié avec saint Thomas-d'Aquin. C'est à lui que l'Ange de l'École dédia la deuxième partie de ses Commen- taires sur les Évangiles. Ce cardinal a laissé lui-même un savant Commentaire sur les quatre livres du maître des sentences, com- mentaire qui a été imprimé dans les œuvres du docteur Angélique. Il mourut en 1272, à Orvieto, il fut inhumé chez les Domini- cains.

Jourdain Conti, issu de l'ancienne maison de Conti, naquit à Terracine. Élevé dès sa plus tendre jeunesse à la cour pontificale, il se distingua dans les fonctions de vice-chancelier de l'Église, sous Alexandre IV et Urbain IV. Créé cardinal-diacre du titre de Saint- Cosme et de Saint-Damien, il eut le gouvernement de la campagne de Rome et souscrivit aux lettres de Clément IV pour l'investiture du royaume de Naples. Il mourut en 1269.

Matthieu-le-Rouge des Uhsins, créé cardinal-diacre de Sainte- Marie au Portique, sortait d'une maison des plus illustres et des plus anciennes de l'Italie, qui produisit un grand nombre d'hom- mes distingués dans tous les genres. La sainteté de sa vie et la pro- fondeur de sa science lui avaient gagné l'estime particulière de l'Ange

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de l'Ecole. Il fut successivement archiprêjre de Saint-Pierre au Va- tican, directeur de l'hôpital du Saint-Esprit en Saxe, gouverneur des terres pontificales et patron de l'ordre des Frères mineurs. En lui confiant cette dernière charge, Urbain lui dit avec effusion : « Si nous vous avons comblé de nombreux bienfaits, il n'en est au- « cun cependant nous vous ayons donné des arrhes de la vie « éternelle, comme dans celui que nous venons de vous accorder; « car nous vous donnons ce qui peut vous conduire au Paradis , à « savoir : les mérites des saints religieux de cet ordre ; mieux que « cela, nous vous donnons ce que nous avons de plus précieux, ce « que nous aimons de toute la puissance affective de notre âme et « ce à quoi nous tenons comme à la prunelle de notre œil. » A ces paroles, prononcées avec émotion, les yeux du pontife se mouil- lèrent de larmes ; puis il lui présenta son anneau en lui disant : « Nous vous confions l'Ordre des Franciscains, et bien qu'Us n'aient « besoin ni de votre direction , ni de votre correction , cependant, « comme ils sont pauvres et faibles , et qu'ils ont des ennemis , il « est utile , il est nécessaire qu'ils soient abrités sous votre haute « protection. » Matthieu des Ursins mourut en 1306.

Ces quatorze cardinaux remplirent le vide qu'avaient fait dans le Sacré-Collège les malheurs des temps. Ils réunissaient les qualités que réclament leurs importantes fondions. Urbain IV exprime en style imagé, dans une lettre à Gui, archevê- que de Narbonne, la joie et l'espérance que ces deux promo- tians doivent répandre dans le monde catholique1. Il comprit qu'à l'aide de ces princes de l'Église, il devait avant tout s'ap- pliquer à corriger les mœurs, à détruire les abus, à faire ob- server les lois divines. Il avait cette constance dans les desseins

1. Profundis meditalionibus laboriosisque vigiliis urgens ccclesùe generalis non dissimulauda nécessitas, nos et fratres uostros reddit aoxios in exquirendis viris secundùm cor nostrum idoncis ad cardinalalûs prœemiuentiam assumendis. Opus enim est, cùm de talibus agitur, curam assiduam, sollicitai operarn, et vigile studium adhiberi, ut insigniendi tantae titulo dignitatis haberentur devo- tionis immensitate prœfulgidi, consilii maturitate conspicui, discretioniâ hones- taledecori, magnanimitatc sublimes, et virtutibus pr<ecellentes. In cardine qui- dern praeemioentis apostolatûs divinâ providentiâ laies voluit consedere rninistros, eosque tanti praerogativa subliraavit honoris , ut tamquàm membra in unum corpus convenientia, summo poniifici velut proprio capiti deservirent, et exislen- tes ejusdera ecclesiae columnaj praecipuas, ipsius onera supportent... Episl. Ur- bani IV ad Guidonem archiepiscopum Narbonensem, apud Velerum scrip- torum ampliss. collecta D. Martène, tom. II.

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et cette volonté ferme qui brisent tous les obstacles. Ses ha- bitudes austères inspiraient aux grands et aux petits une crainte salutaire. Il avait surtout cette sainteté de vie qui imprime le respect et qui communique aux discours une autorité sans bornes. Les réformes ne sont guère possibles, quand l'exemple ne vient pas d'en haut; mais, quand celui qui réprimande est le modèle de toutes les vertus, on l'admire, on l'écoute, on l'imite, et les améliorations morales s'opèrent naturellement et avec facilité.

Les hauts barons et les hommes d'origine féodale, en arri- vant à l'épiscopat par la faveur ou la vénalité, avaient intro- duit dans l'Église des dérèglements de tous genres. Déjà les papes, incorruptibles gardiens de la discipline, avaient pour- suivi avec une implacable sévérité les abus jusque dans leur source; mais cette source, un instant comprimée, refluait de toutes parts. Urbain IV reprit ce difficile labeur et y apporta toute la prudence, toute la longanimité dont l'empreinte se retrouve dans ses traits. Le diocèse de Salzbourg, une des gloires de la haute Autriche, était devenu un foyer de dis- cordes. A la mort de l'archevêque Éberhard II, en 1246, les chanoines avaient élu Philippe, frère de Bernard, duc de la Carinthie, de la Styrie et de la Carniole. Le nouvel archevêque se fourvoya par la trop grande complaisance qu'il mit à con- firmer d'anciens privilèges ; il se créa ainsi des vassaux com- plaisants ; mais il prépara à son successeur des serviteurs en- têtés et mécontents. En outre, il entreprit audacieusement de s'attribuer la Marche de Styrie formée d'une partie de la No- rique et de la Pannonie; il se conduisit d'une manière dé- loyale envers la Bohême et la Hongrie; il dissipa les revenus du diocèse et méprisa tous les avertissements; enfin, il fit pousser un cri de détresse à tout le pays.

Sa déposition, prononcée par Alexandre IV, et la nomina- tion de Ulric de Seckau à sa place, amenèrent la dévastation de ce vaste et beau diocèse, l'an 1257. Les partisans des deux prélats en vinrent aux mains. Henri de Bavière envahit et ra- vagea toute la partie droite de Salzbourg. L'autre partie n'é-

u.

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chappa au fer et aux flammes que par suite d'un phénomène atmosphérique. Un orage terrible éclata sur les assaillants; à l'éclat des armes se mêla la lueur sinistre des éclairs; tous les Bavarois, épouvantés par le fracas du tonnerre qui gron- dait sur leurs têtes, prirent la fuite. Urbain IV, informé de ces désastres, plaça l'Eglise de Salsbourg sous la protection ar- mée d'Oltocar, le plus illustre des rois de Bohême de race slave. Ulric fut excommunié, Philippe emprisonné; ce qui ne modifia guère la situation. Les deux partis n'abandonnèrent pas la résolution de rester maîtres de l'archevêché. Ils luttè- rent avec une implacable fureur jusqu'au moment Ulric se désista volontairement de son litre, en 1264, et Philippe renonça à toutes ses prétentions, par une nouvelle intervention d'Urbain IV.

Quelques incidents non moins graves attirèrent aussi la Sollicitude du pape sur l'Église de Cologne. Aucune ville d'Al- lemagne ne pouvait être comparée à celle antique cité, non seulement quant à la grandeur, à la richesse, à la magnifi- cence de ses édifices, mais encore quant a son importance ec- clésiastique, politique, artistique, scientifique et commerciale. On disait proverbialement : « Qui n'a pas vu Cologne, n'a pas « vu l'Allemagne. » Les poètes du Moyen -Age répétaient dans leur langage : « Cologne, la couronne des villes, est belle « parmi toutes ses sœurs » Albert-le-Grand, le profond doc- teur de la scolastique, Thomas d'Aquin, l'Ange de l'Ecole, Duns Scot, le plus subtil des penseurs, professaient à son université et y faisaient affluer les savants de loule l'Europe. En même temps, Cologne élait le carrefour des grandes rou- tes qui, de Venise et de Gênes, allaient, à travers les Alpes, sur les bords du Rhin, et portaient du nord en Occident, par les villes de Wcslphalie, les riches produits de l'Orient; c'était de plus l'entrepôt des marchandises que l'Angleterre envoyait dans le Levant par la France septentrionale et les Pays-Bas. Des trésors immenses s'étaient accumulés entre les mains de ses négociants; Rodolphe d'Ems pouvait dire à juste litre,

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qu'une fille de roi ne serait pas malheureuse d'épouser le fils d'un marchand de Cologne. Elle comptait, parmi ses habi- tants, un nombre considérable de familles patriciennes, puis- santes et renommées, qui formaient la fleur de la bourgeoi- sie. Elle déployait, dans les solennités, un luxe et une pompe extraordinaires. Autour de cette opulente commune , mar- chande par son industrie, militaire par sa position, marinière par son fleuve, s'étendait dans tous les sens une plaine fertile, toute peuplée de légendes populaires et de traditions mer- veilleuses.

Les longues querelles des archevêques et des bourgeois, au sujet des franchises locales, vinrent détruire en partie cette splendeur et cette prospérité de la Rome de l'Allemagne. Co- logne s'était placée à la tête de la ligue des villes qui aspiraient à la liberté. Dans le milieu du treizième siècle, elle entra, con- tre ses trois archevêques successifs, Conrad de Hochsteden, Engelbert de Falkemburg, Sifrid de Westemburg, dans une grande lutte pour conquérir son indépendance. Engelbert II avait été sacré et confirmé dans son siège archiépiscopal par Urbain IV, en 1261 L'année suivante, au moment il acti- vait les travaux de sa cathédrale, incomparable chef-d'œuvre de l'architecture gothique, qui commençait à s'élever majes- tueusement avec ses rampes aériennes et ses roses flambloyan- tes, l'ingrate populace envahit le palais, porta ses mains sa- crilèges sur le pacifique pontife, le traîna ignominieusement à travers les rues et sur les places publiques; puis elle le jeta, avec le seigneur de Falkemburg, son frère, au fond d'un noir et humide cachot4.

i. Conjurant Colonienscs in Eogelberlum archiepiscopuni, quem superiori anno sacraîurn ab Urbano IV, alque in eâsede confirmatum ostenduut liitcrœ pontifieue; ac prœsulem nihil cogitantem, repentinâ impressionc faclà in pala- tio, ceperant, prosciderant conlumeliis, per plateas raplarant ; de/iique unà cum ipsius fratre domino è FalUcmber in carecrem compegerant. Sed cùm me- ritum scelcris suppliuium imminerc prœsagircnt, lege ipsum careere nduxère, ut sacramento sese devinciref, nunquàm de accoptisinjuriis conqueslurum, ultionemve expeliturum; quo audilo Urbanus, sacramentum, fraude vique ex- tortum, convulsit ; alque archiepiscopo in eos, qui divina praeseutibus iis, qui

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Au bout d'une vingtaine de jours, les conjurés, dans l'ap- préhension d'un châtiment justement mérité, délivrèrent l'ar- chevêque, à condition qu'il jurerait de ne jamais se plaindre ni se venger des outrages reçus. L'illustre persécuté, affaissé sous le poids de la douleur, promit silence et pardon. Urbain IV, instruit de l'horrible attentat, délia l'archevêque du serment que la fureur populaire lui avait arraché. Il ordonna de punir sévèrement les prêtres indignes qui avaient célébré les saints mystères en présence des factieux. « Nous regardons comme « faites à nous-même les offenses commises à l'égard des « évêques, nos vénérables frères et nos chers coopérateurs, . « écrivit-il à l'archevêque de Cologne, le 8 mars 1263, les « injures si odieuses, si atroces, si. énormes que vous avez su- « bies ne portent pas seulement atteinte à votre propre per- « sonne et à votre caractère sacré, mais encore à la divine « majesté de Celui qui a dit en parlant de ses ministres : Ceux « qui vous méprisent, me méprisent. Considérant donc le grâ- ce vc dommage qui en résulte pour la liberté de l'Eglise en « général, non moins que pour celle du diocèse de Cologne en « particulier, nous vous enjoignons, par ces lettres apostoli- « ques, de procéder canoniquement contre vos diocésains, « clercs ou laïcs. La sollicitude pastorale avec laquelle nous « veillons sur le troupeau du Seigneur nous fait craindre que, « le monde croissant de jour en jour en malice, les hommes ne « prennent l'habitude du crime et ne le commettent impuné- « ment1.... »

Au point de vue de la morale adoptée par le droit canon, un serment promissoire ne fonde une action en accomplissement de la promesse que dans le cas celle-ci n'a pas été obtenue par ruse et par fraude, ou arrachée par menace et par contrainte.

tantum admiserant scelus, celcbraraut, animadvertere imperavit... Annales ce- clcsiasl. Uaynald, tom. XIV.

1. Nos qui fralrum et coepiscoporuui uostrorum offensas proprias reputarnus illalas libi tàm graves, làm alroces, et énormes injurias non tàm in tuum opprobrium, quam in illius conteraptum cederc, qui evangelicâ verilate testante, se in suis minislris recipi testatur et sperui... Epist. Urbani /F, apucl Annal, ^ccles. Raynald., loco cilato.

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Cependant celui qui a prêté serment ne peut pas se consi- dérer comme libéré de sa promesse, simplement parce qu'une promesse ainsi faite sans les conditions d'intelligence et de liberté exigées, ne donne pas le droit d'intenter une action. Il s'est, par son serment, rendu responsable devant sa conscience et devant Dieu ; il ne saurait, en tant que partie obligée, être juge dans sa propre cause, vu la partialité probable de son jugement, même quand il serait pleinement convaincu qu'il existe un défaut essentiel qui frappe sa promesse d'invalidité. C'est pourquoi Urbain IV, en vertu de la puissance des clefs, déclara nul l'engagement de l'archevêque de Cologne; et, pour que les évêques de Liège et de Munster, le duc de Luxembourg et le comte de Gueldres, accourus au secours de l'infortuné prélat, ne fussent tenus en aucune manière à embrasser la cause des rebelles, il prononça aussi la relaxation de leur ser- ment et analhématisa les Colonais. En dépit des foudres ponti- ficales justement encourues, Engelbert fut repris encore dans la bataille que Guillaume, comte de Juliers, livra, en 1267, dans la province rhénane, sous les murs de Lechenich. Le malheureux prélat resla captif à Nideggen jusqu'au 13 mai 1271. Ce ne fut qu'au quatorzième siècle que Cunon de Falkeinsten, archevêque de Trêves et administrateur de Cologne, rétablit l'ordre dans les affaires civiles et religieuses des domaines archiépiscopaux.

Au milieu de ces péripéties qui tenaient divisés les arche- vêques et les bourgeois de Cologne, une guerre de rivalité entre l'Alsace et la Lorraine attira l'attention d'Urbain IV. L'évêque de Metz, Gauthier, d'un caractère résolu et belli- queux, défendait vaillamment ses droits; il s'était retranché dans son château de Darkwesten.Des troupes strasbourgeoises vinrent l'y assiéger et le provoquer au combat; elles étaient armées de haches danoises qui brisaient tout, casques, bou- cliers, cuirasses. Plusieurs soldats du seigneur-évêque tom- bèrent au pouvoir des assiégeants ; d'autres, après une résis- tance héroïque, expirèrent épuisés par leurs blessures. Le pontifie lui-même, grand homme de guerre, perdit son cheval

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de bataille; il eut la douleur de trouver son frère, un de plus braves chevaliers de l'Alsace, étendu sans vie parmi les morts. On transporta les cadavres à l'hôpital de Thoroholtz ils reçurent les honneurs de la sépulture ecclésiastique. Le pré- lat, consumé de chagrin et accablé d'infirmités, après avoir vu ses domaines affreusement ravagés par l'ennemi , rendit son âme à Dieu.

L'élection de Philippe, son successeur, fut entravée par les intrigues du comte de Bar-le-Duc. Celui-ci, qui connaissait particulièrement le pape Urbain IV, alla le trouver à Rome il fut accueilli avec beaucoup de bienveillance. Il ne vou- lait pas porter directement des plaintes contre l'évéque de Metz. Il l'accusa de simonie par l'intermédiaire de quelques chanoines; il obtint que le Souverain-Pontife nommât l'ar- chevêque de Reims inquisiteur de cette affaire. L'enquête traîna en longueur; enfin le métropolitain envoya au pape un mémoire rédigé en faveur du comte de Bar. La mort surprit Urbain IV au moment il allait terminer le différend. Alors, l'évéque Philippe, pour sauvegarder l'honneur de son admi- nistration temporelle et spirituelle, et aussi parce que Frédô- ric-le-Jeune, duede Lorraine, le persécutait de toutes manières, confia son évêché au comte de Bar. A cette nouvelle, le duc de Lorraine se concerta avec les parents de l'évêquc Philippe, s'empara de quelques châteaux épiscopaux, tels que Hombork et Trikectei, et courut à Cologne pour y chercher des secours contre son adversaire; le comte de Bar n'avait pas encore pris possession de la garde de l'évêché de Metz, lorsque le comte Wadismond envahit les terres épiscopales avec ses sa- tellites. Les troupes du duc de Lorraine et celles du comte de Bar se livrèrent une sanglante bataille près de la ville de Wassoncourt. Le comte Wadismond fut vaincu; et pour se venger de sa défaite, il appela à son aide un brigand de la Bourgogne qui dévasta horriblement le diocèse de Metz.

Vers celte époque, une importante question électorale fut tranchée par Urbain IV. L'Église de Trêves passe pour la plus

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ancienne de l'Allemagne. Son archevêché acquit insensiblement une grande supériorité territoriale après l'extinction de la mai- son de Saxe. Le titulaire, qui était archichancelier de l'Empire dansles Gaules, comptait, en outre, parmi les sept électeurs aux- quels était confié le choix de l'empereur. Ses domaines, com- pris dans le cercle du Bas Rhin, avaient pour bornes le duché de Luxembourg à l'ouest, celui de Lorraine au sud, Cologne au nord, Hesse-Reinfels cl Nassau à l'est. On conçoit qu'un siège archiépiscopal de cette importance, devenu vacant par la mort d'Arnold en 1259, ait été ardemment convoité. Une scission éclata entre les membres du clergé convoqués pour l'é- lection d'un successeur; chacun s'opiniâtrait à faire prévaloir son candidat; il en résulta une discorde longue et préjudicia- ble au diocèse. Pour en finir, Urbain IV nomma, de son propre mouvement, Henri de Witlingcn, chanoine de Metz, alors en pèlerinage à Rome. Les Trévirois accueillirent leur nouvel archevêque avec un empressement qui prit les proportions d'une réception triomphale. Mais quelques intrigants le ca- lomnièrent auprès du pape. Celui-ci donna pleins pouvoirs aux frères mineurs Guillaume de Waltmanshuse et Robert de Warnesperg, pour connaître de cette affaire. Les religieux se laissèrent circonvenir par des influences contraires à l'esprit de soumission due au Saint-Siège; ils ajournèrent l'exécution de leur mandat apostolique. Urbain IV leur écrivit une seconde fois pour leur témoigner son mécontentement et leur enjoignit de s'acquitter le plus promptement possible de leur commission. Les deux frères mineurs se mirent à l'œuvre, et la procédure révéla toute la fausseté des accusations formulées contre l'élu du Souverain Pontife1. Une nouvelle occasion de renire justice ne tarda pas à

1. Vacante ecclesiâ Trevirensi aune- 1259 per mortem ArnoldiH, discor- daolibus elfetoribus , duobusque in discordiâ crealis, Henricus secuudus de Witlingcn, decanus metensis , lune Romœ existens , ncque dignilalem am- bictis, ab Urbano IV |>ro archiepiscopatu proponitur. Cùm autem sub episco- palibus insignibus Trevirim venisset, ab omnibus ofliciossissimè exceplus est... Annales minorum, Wading , lom. II.

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s'offrir. Un fâcheux démêlé était survenu entre le cardinal Ottobon, grand archidiacre de Reims, et le chapitre , pendant la vacance du siège archiépiscopal. La querelle avait com- mencé par de vives altercations entre les officiers de l'archi- diacre et les serviteurs de plusieurs chanoines. L'official, après une information minutieuse, avait jeté l'interdit sur les terres de lajuridiclion du chapitre. Celui-ci en appela au Saint- Siège. Le pape leva la censure à la sollicitation du cardinal qui voulut répondre à une injure par un bienfait. Le chapitre n'en témoigna aucune reconnaissance; au contraire, Ottobon, en vertu de son droit archidiaconal, ayant convoqué, pendant la vacance, le synode de Pâques, les chanoines s'opposèrent plus vigoureusement que jamais à ses desseins; ils préten- dirent que toute la juridiction ecclésiastique leur appartenait exclusivement à tout autre ; ilsmenaçôrent d'excommunication Ottobon et son officiai : ils contraignirent même les adhérents de l'official à sortir de l'église. Urbain IV désapprouva éner- giquement ces violents procédés contre une personne du Sacré-Collège nullement sujette à la juridiction des chanoines. « Vous confirmez, écrivit-il au chapitre de Reims, ce que « l'expérience nous apprend tous les jours : Que l'impunité « engendre l'audace; et l'audace, les excès. Les bontés que « notre cher fils le cardinal de Saint-Adrien, votre archi- « diacre, a eues pour vous, chapitre orgueilleux, n'ont fait t qu'augmenter votre présomption; et, au vice d'ingratitude, « vous joignez encore l'ignorance et une insolente témérité... » Le reste de la lettre n'est pas moins mortifiant. Urbain IV termine en déclarant que l'excommunication fulminée par le chapitre était abusive et de nul effet. Il enjoint ensuite aux plus opiniâtres, dont il laisse le discernement à l'archidiacre , de comparaître à sa cour, avec Galterus de Brecis et ses com- plices, pour recevoir la peine de leurs démérites. Il y a appa- rence que le chapitre se soumit à la décision pontificale. Mais on se souvint à Rome de sa résistance, et les députés qu'il envoya au pape l'année suivante pour demander exemption

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de la dime imposée à l'occasion de la guerre de Sicile , furent très-froidement accueillis , malgré leur requête pleine de respect. Ces disgrâces firent sans doute souhaiter aux cha- noines un protecteur assez puissant pour les mettre à l'abri de nouveaux malheurs. Ils le trouvèrent dans la personne de Jean de Courtenay, archevêque de Reims1.

La conduite ferme et prudente d'Urbain IV ne se révélait pas moins dans ses rapports avec les chefs des nations que dans ses relations avec les principaux membres du clergé. Jacques, fils d'Erland , prévôt de l'église métropolitaine de Lunden, avait été délégué par le roi Éric, avec Pierre, archi- diacre d'Arhuse, pour assister au concile général de Lyon, en 1245. Il y avait gagné l'amitié d'Innocent IV par la pro- fondeur de sa doctrine et l'aménité de ses mœurs. Vers le même temps, Nicolas Strigoth, ôvêque de Rotschild, avait encouru l'indignation' du monarque danois. Il s'était retiré en France, au monastère de Clairvaux , l'asile des illustres mal- heureux. Jacques Erland lui avait succédé sur le siège de Rotschild; mais deux ans après, il fut transféré à celui de Lunden, vacant par la mort de l'archevêque Uffo. Pour pro- céder à l'installation du titulaire, il fallait le bon plaisir royal qui se faisait toujours attendre- Les mois, les années s'écou- laient pour le bénéfice de la couronne, et ce n'était ordinai- rement qu'après des retards indéfinis qu'on parvenait h placer le prélat élu à la tête de son Église. Pendant ces longs inter- valles d'anarchie , les fidèles vivaient à l'abandon comme un troupeau sans pasteur. Pour prévenir ce désordre, Jacques Erland se contenta de la confirmation du pape, dont il avait

1. Capituli remensis nova et inaudita prœsumpiio, si consonent faeta rela- libus , ostcndit nobis in cxperientiœ libro quod legilur : impunilas ausum parit, ausus exeelsum. De perceptà namque à nobis, et dileclo filio noslro Otiobono Sancli-Adriaoi diacono cardinali, archidiarono remensi, benignilale, idem capitulum superbiae concopissc videtur audaciam, et iniquilatem de sibi cxbibità mansuctudine parturivit; in eosc notabilius exhibens, quod ingraludi- nis vilio, cum ignoranliae mullaj nota, insolenliae terne ritatem aâ}ec\l... Epislol. Urbani IV, apud D. Marlot. Histoire de la ville de Reims , tom. III, pag. 811.

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conservé les bonnes grâces, et ne demanda point l'agrément de Christophe de Waldemar qui régnait alors en Danemarck. Ce prince en fut irrité, ainsi que d'un concile tenu à Weile ou Wedel, le prélat rédigea d'importants règlements pour sa métropole et publia un décret sur les violences exercées contre les évoques. Aussi, dans une assemblée de la nation, proposa-t-il plusieurs chefs d'accusation contre l'archevêque de Lunden. Il se réconcilia toutefois avec lui en 1257. Bientôt il se brouilla de nouveau, à l'occasion d'une dame de race noble que Jacques Erland avait excommuniée; il le cita pour comparaître à sa cour. En cela, sans aucun doute , Christophe usurpait les droits du sacerdoce. L'archevêque comparut par esprit de modération; mais il déclara publiquement qu'il ne reconnaissait point le roi pour juge en matière spirituelle. Christophe indigné d'une réponse aussi franche et aussi rai- sonnable, révoqua tous les privilèges que les rois de Dane- marck avaient accordés au diocèse de Lunden. Le peuple prit le parti.de l'archevêque qui fit entendre plus énergiquement que jamais ses plaintes et ses protestations. Le monarque , aigri de plus en plus, emprisonna dans un château le cou- rageux pontife, l'archidiacre et le prévôt de Lunden, avec Eskil, évêque de Ripen. L'évêque de Rotschild se sauva dans l'île de Rugen; celui d'Odensée sortit du royaume ; puis tous deux déclarèrent que le Danemarck avait encourru l'inter- diction prononcée au concile de Vedel. La sentence, confirmée par Alexandre IV, fut observée dans les diocèses de Lunden, d'Odensée et de Rotschild ; mais elle ne produisit pas une vive impression dans le Jutland.

Sur ces entrefaites, Christophe Ier mourut, laissant pour successeur son fils Eric VI, surnommé Glipping, âgé seule- ment de dix ans. Au commencement de 1260, la reine Mar- guerite, régente du royaume, tint une grande assemblée nationale le jeune prince fut couronné. Les seigneurs profilèrent de l'avénemcnt d'Eric au trône pour solliciter la réintégration de l'archevêque de Lunden. L'illustre pri-

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sonnier ne voulut point rentrer dans son diocèse; il passa en Suède , dont il était le primat. Delà il soumit sa cause au juge- ment d'Urbain IY, avec une solennelle protestation contre les violentes oppressions dont il était victime. De son côté, le nouveau monarque envoya une ambassade à la cour pontifi- cale pour prier instamment le pape de délivrer son royaume de l'archevêque de Lunden. Il articulait un grand nombre de plaintes contre lui et les deux évêques de Rotschild et d'Odensée; il les accusait spécialement d'être les auteurs de la guerre qu'ils venaient de soutenir contre Jarmar, prince de l'île de Rugen. Urbain IV chargea Gérard, son chapelain, d'aller rétablirla paix entre l'archevêque et le roi. Malheureu- sement, les dénonciations réitérées du royal plaignant avaient quelque fondement. Jacques d'Erlandn'était pas un perturbateur du repos public; mais il avait tronqué le texte de l'Oraison dominicale et altéré le sens orthodoxe du Symbole des apôtres. Le Souverain Pontife en paraissait persuadé; il l'engagea fer- mement à renoncer au siège de Lunden.

Les ennemis de l'archevêque triomphaient lorsqu'on 1268, Clément IV, mieux informé, écrivit au roi Eric VI, qui, en- hardi par le succès-, continuait le cours de ses vexations; il le conjura de ne pas s'exposer davantage, par ses violations sa- crilèges, à attirer sur lui-même et sur son royaume la colère de Dieu. « Rappelez en votre mémoire, lui dit-il, le secours « que l'Eglise vous a donné pour apaiser la tempête qui s'était « élevée contre vous. Gérard, notre chapelain, a soutenu vos « droits de tout son pouvoir. Ensuite, vous et la reine votre « mère ayant été pris par vos ennemis, Urbain IV, notre mé_ « morable prédécesseur, fît tous ses efforts, par l'intermé- « diaire du même Gérard, pour procurer votre délivrance. « Comme preuve de notre affection paternelle, nous vous « avons envoyé pour légat le cardinal Gui , du litre de « Saint-Laurent. Toutefois, depuis qu'il est arrivé dans votre « royaume nous avons appris que vous souffrez qu'on y viole « les libertés de l'Église; vous-même, vous continuez à per- « sécuter quelques prélats et d'autres membres du clergé,

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« sans vouloir leur faire justice. Ahî songez à quel péril vous « vous exposez, si vous attentiez que nous exercions contre « vous les rigueurs canoniques... » Ce ne fut qu'en 1274, au « concile de Lyon, que Grégoire X régla définitivement ces « interminables démêlés1.

Si la papauté parlait aux rois avec tant de force, elle savait aussi tenir aux évoques un langage sévère, quand ils négli- geaient leurs devoirs. Urbain IV avait appris qu'en Corse et en Sardaigne la religion perdait de sa vigueur primitive par la faute de quelques prélats. Il envoya dans ces îles de la Mé- diterrannée l'archevêque Turritan. Ce légat devait user de ménagements, traiter avec déférence tous les dignitaires ec- clésiastiques, s'informer quels étaient les hommes capables de remplir les charges pastorales et rédiger un exposé précis de la situation des personnes et des choses. « S'il arrive quel- « quefois, ajoutait Urbain IV, que des prêtres, placés par la « Providence sur le trône ôpiscopal , comme un flambeau sur « le chandelier, afin de montrer aux autres, par les lumières « de leur doctrine, le chemin de la vérité, et de les diriger « dans les voies du salut par la pratique de leurs bonnes œu- « vres, viennent à tomber dans l'égarement, vous leur rap- « pellerez que la gravité des fautes est proportionnée à la « position sociale qu'on occupe; ils sont assurément d'autant « plus coupables qu'ils tiennent un rang plus élevé; leur « chute devient d'autant plus dangereuse qu'elle les entraîne « dans un abîme plus profond, et leur mauvaise conduite « tourne à la ruine de leurs subordonnés. En effet, poussés « par l'ennemi du genre humain, ils lâchent la bride aux pas- « sions, se plongent eux-mêmes dans le lac de la misère, et se

3. ...Nuraquid de tua et ipsius matris memoria obliteravit oblivio, qualiter le ac maire praedicta in hostiles inimicorum incuirentibus inanus, et insidiosè captivitatis ab eis, recolendœ memoriœ Urbanus papa prœdecessor noster, toiis conalibus, proniptisque sludiis ad tuara et ipsius matris Iiberaiionem intendit, laboravit atlenliùs, et omoia quœ poluit, remédia exquisivit, memo- rati capellani Gerardi ad id auetoritalcm muniens et solliciludinem exiitans... Epistol. démentis IV, apud Annales ccclcsiast. Raynald. , tom. XIV, aun. 126 j.

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« vautrent dans la fange du crime; en sorte que ceux qui « avaient été chargés de gouverner les peuples, devenus pour « ces mêmes peuples une cause de perdition, se rendent dignes « de mort autant de fois qu'ils leur donnent de pernicieux « exemples. »

Avant de pourvoir aux sièges épiscopaux, Urbain IV voulait s'instruire des mœurs et delà doctrine de ceux que lui présen- taient les princes et les peuples. A cet effet, il avait, dans toutes les universités de France, d'Italie, d'Espagne et d'Allemagne, des hommes qui lui rendaient compte du savoir et de la piété des étudiants. Les clercs qui aimaient l'Eglise et se montraient capables de la servir parleurs talents, étaient sûrs d'être dis- cernés dans la foule par le regard pénétrant du pontife. Mais ceuxquinejoignaientpas à leur vertu la science nécessaire pour bien gouverner, étaient rejetés sans miséricorde. Urbain IV n'a- vait égard nia l'éclat de la fortune, ni aux recommandations de hautparage; la prière des rois eux-mêmes ne pouvait ébranler sa résolution. En Lombardie, l'Eglise de Milan était devenue un foyer d'agitations électorales qui compromettaient gravement l'ordre et la discipline. Le siège de cette ville, vacant par la mort du vaillant archevêque Léon de Périgo, étaitdispuléavec achar- nement par deux familles puissantes1.

L'une proposait Raymond Délia Torre, archiprêtre de Monza; l'autre, Francesco de Settala. Ce dernier avait plus de mérite, mais moins de crédit. Urbain IV rejeta les deux compétiteurs, et nomma Otton Degli Visconti, plus guerrier et plus homme d'Etat qu'évêque, mais d'un mérite supérieur comme tel. Par cette promotion, le pape frayait à la célèbre famille des Visconti la voie de la souveraineté de Milan. Les princes Oberto et Martino se hâtèrent d'occuper les châteaux et les

I. Mediolanenses ex hac causa turbabantur : mortuo Leone archiepiscopo, per disceptalioQcm civium duos pariter arcliiepiscopos elegerant, Raymundum Turrcnsem et Septalam. Dùm autem alteri contra alteros tumulluarenlur, re ad sedis aposlolicœ subselliadelalA, Urbanus pontifex clectionem civium abrogavit, et Ottonera.. arehiepiscopui Mediolanensi ecclesiai prœfecit Annal, ecclesiast., auctore Bzovio, tora. XUI.

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fiefs de l'archevêché. Olton Degli Visconti parvint néamoins, après l'excommunication lancée contre les Milanais, à s'empa- rer de la forteresse d'Arona. Mais, assiégé par terre et par mer , menacé au sein môme de la ville ses ennemis comptaient beaucoup de partisans, il fut contraint de fuir et d'attendre en exil l'heure de la Providence; elle ne tarda par à sonner. Le 20 janvier 1277, il y eut un rude combat les Délia Torre, assaillis de toutes parts, couverts de blessures, épuisés de sang, succombèrent sans retour; l'archevêque vain- queur rentra triomphalement dans son diocèse; il alla chanter à l'église de Saint-Ambroise un Te Deum d'actions de grâce ; mais il eut encore à combattre les débris du parti ennemi.

Les citoyens d'Auximum ou Ozimo de la marche d'Ancêne s'étaient attachés au parti gibelin; ils avaient été privés de leur siège épiscopal; bientôt, mieux inspirés, ils revinrent à résipiscence. Urbain leur restitua leur évêchc ; il leur donna pour évêque Benevenuto de Scotivoles, frère mineur, archi- diacre et administrateur d'Ozimo. C'était un homme d'un grand mérite. Il avait fait son droit à l'université de Bologne il avait obtenu le grade de docteur. Il avait eu pour condisciple et ami le bienheureux Sylvestre Guzzolino , fondateur de la congrégation des Sylvestrins. Urbain IV, qui connaissait l'éminence de ses vertus, s'était lié intimement avec lui. Benevenuto, plein d'estime pour la vie religieuse, avait embrassé la règle et revêtu l'habit de saint François. Devenu évêque, il ne voulut pas quitter sa robe de moine. Toutes les nuils, il dormait sur la rude couche que prescrivent les statuts desFrères mineurs. Chacun pouvait l'aborder libre- ment, lui dire ses peines, lui raconter les injustices qu'il avait à subir. Quand il apercevait à son audience des pauvres que son entourage, par un excès de prudence, voulait éloigner, il les appelait, les accueillait avec une douce bienveillance, écou- lait leurs demandes et les congédiait avec des paroles de paternelle bonté. Pendant les quatorze ans de son êpiscopat, il opéra de fréquents miracles qui répandirent au loin sa ré-

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putalion de sainteté. Lorsque Dieu lui eût révélé l'approche de ses derniers moments, à l'exemple du patriarche des fran- ciscains, il se fit porter dans l'église et déposer à terre ; il eût de la peine à admettre qu'on le couvrit d'un vêtement ; il se réjouissait de ne rien posséder môme dans la mort. Le 22 mars 1276, environné d'un grand nombre de ses prêtres qui psalmo- diaient d'une voix émue les prières des agonisants, il rendit son âme à Dieu1.

Pendant qu'Urbain IV s'attachait sans relâche à l'améliora- tion du corps sacerdotal, il vit arriver deux messagers ecclé- siastiques, le bâton à la main, la besace au dos, tout poudreux et fatigués d'une longue route rendue encore plus périlleuse par les ravages de la guerre et la fureur des impériaux. C'étaient Thomas, trésorier, et Pierre, chanoine de la cathé- drale de Sirmium ou Sirmich ; ils apportaient du fond de la Pannonie une lettre d'Olivier, leur évêque : le vieux prélat, épuisé par une maladie de langueur, suppliait humblement sa Sainteté de lui permettre de se retirer au couvent des Frères mineurs 2.

En ces âges de foi, toutes les grandeurs, usées par la souf- france ou meurtries par l'infortune, venaient demander à l'om- bre sainte du cloître une hospitalité qui convînt à leur douleur. Entre l'âme de ces grands hommes profondément religieux et l'existence austère des cénobites, il y avait une secrète harmo- nie qui les attirait par son charme, charme mystérieux qui atteignait même les heureux du monde, avides de respirer l'air plus pur de la solitude et la bonne odeur de la sainteté. Mais

1. Uocanno 42G3 restiluit Urbanus Aiuimatibus in Piceno dignitatemepis- copalem, quà, in sedilionibus Frederici II filiorumquc, quibus adhaerebant, pri- vai i fuerant ; episcopumque creavit Bencvenutum de Scotivolis minoritam, Anconitanum priùs archidiaconum et Marchiœ rectorem... Annales minorum, Wading, tom. II.

2. Scripsit hoc anno Urbanus ad archiepiseopum Coloceusem Hungariae, seu Pannonnieae inferioris metropolilam, ut eianiinaret circumsiantias et rationes, qua; movebant Oliverium episcopum Sirmii, suum in eâdem Pannoniâ suffra- ganotim, ut episcopatui renunciare, et ad ordinem minorum vcllet transire... Annales minorum, loco cilato.

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22G URBAIN IV

les heureux ne faisaient que passer; les malheureux restaient seuls: le recueillement et la paix, la mort des sens et la vie de l'âme, le silence perpétuel avec les hommes et les continuelles communications avecDieu trompaient l'amertume des souvenirs et berçaient les cœurs endoloris dans uneatmosphère divine se pressentait le calme du ciel. C'est ainsi que l'évêque Olive - rius préféra aux splendeurs de son palais une cellule dans tin monastère; il voulait pas er ses derniers jours avec les dis- ciples de saint François et mourir dans leurs bras. Urbain IV lui accorda l'autorisation et le remplaça par un évêque selon le cœur de Dieu.

Urbain IV, en appelant des disciples de saint François aux sièges épiscopaux, se proposait, non-seulement de récompen- ser les services que ces moines avaient rendus à l'Église, mais encore il comptait sur l'influence de leurs vertus pour ramener peu à peu les mœurs à leur pureté primitive. Cette pensée était presque toujours couronnée de suc- cès; seulement, les princes goûtaient peu ces choix, parce que les clercs, élevés au milieu des scandales du monde, se prê- taient mieux que les moines aux calculs de leur ambition et of- fraient plus de prise aux séductions du pouvoir et des riches- ses. C'est ainsi que la vacance de l'évêché du lac de Chiem ou Chiemsée se prolongeait par les intrigues de quelques sei- gneurs cupides et licencieux. Il y avait à peine un demi-siècle qu'Eberhad II, archevêque de Salzbourg, l'avait fondé avec les biens et les revenus de sa cathédrale. Son projet d'érection, soumis en 1215 au concile de Latran, avait obtenu l'assentiment d'Innocent III, sous la condition que l'établissement du nouvel ôvêché se ferait sans préjudice pour l'institut des chanoines réguliers de Saint-Augustin, qui florissait alors dans les plus grands ilôts de Chiemsée, au sud de la Bavière.

Ce diocèse comprenait les cures d'Eckslâtt, de Hernchiem, de Prien, de Sôlhuben, de Kirchdorf, de Saint- Jean, avec le mont Streichen, le Leukental, le Grassauerthal, jusqu'au sommet du Jochberg, dans une longueur de huit milles sur une lar-

ET SON TEMPS. 227

geur de quatre milles avec les paroisses de Pillersée, de Bri- chen et l'Elmau. Le prévôt et le chapitre ne pouvaient jamais élire l'évêque; sa nomination appartenait exclusivement et à perpétuité au métropolitain de Salzbourg. L'évêque nommé devait prêter hommage et serment de fidélité à l'archevêque qui lui donnait l'investiture. Le prévôt de la cathédrale de Salz- bourg avait le pas sur l'évêque de Chiemsée. Toutefois celui- ci, en l'absence de l'archevêque, ou en vertu d'une mission spéciale, pouvait officier ponlificalement dans l'église métropo- litaine de Salzbourg. Il résidait presque toujours dans une dépendance du palais archiépiscopal ; mais, afin d'avoir, dans son propre diocèse, un lieu il pût s'arrêter de temps à au- tre, tenir des synodes et remplir les autres fonctions épisco- pales, on lui fit don de l'église paroissiale de Saint- Jean, dans 'e Léogenlhal.

La nomination et la confirmation des évêques de Chiemsée, faites par les archevêques de Salzbourg, avait pour effet de donner immédiatement aux évêques ainsi nommés et confirmés le rang de princes de l'Empire ; aussi lorsque le siège devenait vacant, si le successeur du défunt ne convenait pas aux barons, ceux-ci ne manquaient jamais de prétextes pour retarder l'élec- tion, et même ils ne craignaient pas de recourir à la ruse ou à la violence pour l'annuler. L'opposition était si flagrante, au mois de février 1:264, qu'une intervention du Souverain Pontife parut nécessaire. Urbain IV transféra au siège épiscopal de Chiemsée le franciscain Henri qui occupait alors Tévêché de Caronien, en Transvlvaniei.

4. Annales minorum, Wading, lom. Il, pag. 262.

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IX

Utilité des Ordres religieux. Urbain IV encourage les uns , réforme les autres, les rappelle tous à leur but surnaturel et divin. Pontigny et Morimont, tilles de Citeaux , attirent particulièrement son attention. Son neveu Félix devient abbé de Montier-la-Celle. —Urbain IV favorise le développement des institutions monastiques. Les frères Joyeux ou chevaliers de Marie. Les Servîtes de la Sainte-Vierge. Les Guillelmites. Les Célestins. Les Trinitaires. Les Urbanistes. Déplorable situation de l'Église de Trêves. Urbain protège les Franciscains. Ermites de Saint-Paul, en Hongrie Les Templiers.— Cano- nisation de Richard, évêque de Chicesler. Procédures pour l'examen de la cause d'Hedwige, princesse de Pologne, et de Jean, seigneur de Monlmirail.

Urbain IV, par le maintien des lois canoniques et la régéné- ration des mœurs sacerdotales, avait fortifié la haute position de l'Église dans l'esprit des princes et des peuples. Il voulut encore lui créer un élément précieux de résistance pour les futurs orages et l'aider efficacement dans ses conquêtes sur le despotisme brutal. Pour cela, il fallait imprimer au monachisme un puissant développement : telle fut la pensée prévoyante du Pontife troyen. La conservation et la propagation de la vie cénobitique le préoccupaient sans cesse; il encourageait les pieuses colonies qui se fondaient dans toutes les parties du monde, au bord des rivières, au fond des bois, au sommet des montagnes et môme au sein des villes; il savait les servi- ces éminents et nombreux que les moines rendaient à la reli- gion et à la société.

Et d'abord ne faisaient-ils pas pénitence pour les coupables qui n'expiaient point ou qui n'expiaient que d'une manière insuffisante? Ils acceptaient, par un dévouement héroïque et par le principe chrétien de la solidarité, un surcroit d'œuvres expiatoires, afin de maintenir l'équilibre entre les péchés et les satisfactions, et de détourner les plus terribles coups de la jus- tice de Dieu. S'ils étaient richement dotés par les familles sei- gneuriales, ils distribuaient libéralement à leur tour aux né- cessiteux ces largesses purifiées par leurs austérités et sancti- fiées par leurs prières; ils devenaient ainsi les intermédiaires

ET SON TEMPS. 229

délicats par l'aumône, une fois abandonnée par le riche, descendait à perpétuité sur le pauvre. Ils présentaient un spectacle plus propre qu'aucun autre à consoler les malheu- reux, à les relever à leurs yeux, celui de l'humiliation et de la souffrance volontaire des heureux du siècle qui s'enrôlaient en foule sous la sévère discipline du cloître; ils donnaient à la terre la plus noble des leçons, en lui montrant jusqu'où l'homme peut atteindre sur les ailes de l'amour épuré par le sacrifice, et de l'enthousiasme réglé par la foi. Ils personni- fiaient la force sous sa forme la plus irréprochable et la plus énergique, la force morale, celle qui consiste à s'immoler soi- même, à dompter la nature rebelle, à triompher des sens et des passions par la double action de l'effort humain et de la grâce divine. Ce courage intrépide qu'ils déployaient chaque jour contre le péché, contre leur propre faiblesse, les animait encore, quand il le fallait, à rencontre des potentats qui abu- saient de leur autorité: c'était chez eux surtout que l'innocence et l'infortune allaient chercher secours et protection, dans ces temps nul ne craignait de rester sans défense, en invo- quant contre les oppresseurs la malédiction du ciel et celle du froc1.

Telles sont les principales conditions de la vraie grandeur et de la suprême utilité des moines du Moyen- Age. Quelques apologistes ont semblé surtout demander grâce pour ces bienfaiteurs d'outre-tombe au nom des services qu'ils rendi- rent aux lettres et aux arts, aux exploitations agricoles et aux établissements industriels. C'était mettre en relief l'acces- soire aux dépens de l'essentiel. Sans doute les moines, à force d'investigations patientes et de veilles studieuses, découvraient les monuments littéraires et historiques du passé; leur érudi- tion consciencieuse conservait les manuscriis et les multipliait par la transcription; mais le service le plus sérieux, qu'ils ren- daient à l'esprit humain, était de le purifier par la charité, de

1. Les moines d'Occident depuis saint Benoit jusqu'à saint Bernard, par le comte de Montalembert, tom. I.

230 URBAIN IV

le dompter par l'humilité; ils convertissaient ainsi plus de sa- vants qu'ils n'en formaient à leur école ; et c'étaient, de toutes les conversions, celles qu'on admirait le plus en ces âges de foi. Sans doute, leurs travaux et leurs sueurs fécondaient les déserts les plus arides; leurs bras défrichaient les forêts les plus épaisses; leurs industries créaient des cités floris- santes et des villages plantureux; les populations croissaient autour de leur sol nourricier. Mais, de tous les législateurs de la vie religieuse d'alors, pas un n'a imaginé d'assigner pour but à ses disciples de défoncer les terres en friches, d'initier les populations à de meilleurs procédés d'agriculture et d'industrie. Ce n'était pour eux que la conséquence, souvent indirecte, d'un institut qui n'avait en vue que l'édu- cation de l'âme, son entière conformité avec la loi de l'Evan- gile, l'effort constant de la volonté pour atteindre à la perfec- tion chrétienne, l'expiation de sa corruption native par une vie pénitente; et, comme couronnement de cet édifice spirituel, la conquête de l'immortalité bienheureuse.

Qu'on ne s'étonne donc pas des sympathies profondes profes- sées par Urbain IV à l'endroit des ordres monastiques. Leur mission providentielle, comme leur action sociale , loin d'é- chapper à son esprit clairvoyant, ne faisait que lui inspirer plus de sollicitude à leur égard. Il avait trouvé la raison d'être des moines de l'Orient dans la dépravation du vieux monde impérial ; celle des bénédictins dans l'invasion des barbares ; celle des clunisiens dans les vices du clergé séculier. Les fran- ciscains avaient été suscités pour la réhabilitation des pauvres serfs et pour frayer à l'Europe, par leurs missions lointaines, des voies nouvelles dans toutes les régions de globe. Les do- minicains s'étaient levés en face des Vaudois et des Albigeois, et-ivaient déclaré, à la raison révoltée contre la foi, celte guer- re qui leur a valu tant et de si glorieuses victoires. Les cis- terciens avaient aussi leur rôle tracé par le doigt de Dieu : ils défendaient, d'un côté, la papauté contre les empiétements des monarques; de l'autre, ils s'unissaient à la royauté pour arre-

ET SON TEMPS. 231

ter les tendances anarchiques des barons; ils se présentaient en oulrc comme les médiateurs entre le monde aristocratique et le monde démocratique du Moyen-Age : l'un perché sur la pointe des rochers, enviionné de bastions et de meurtrières, tour à tour enivré du plaisir des tournois et du sang des ba- tailles; l'autre tristement relégué avec de maigres troupeaux dans les marais des plaines et les broussailles des vallées -, abrité par des toits de chaume et taillable à merci.

Urbain IV honorait d'une affection particulière ces moines cisterciens, non-seulement parce que, répandus par toute l'Europe et jusqu'en Asie et en Afrique, ils opposaient les aus- tères pratiques de la pauvreté, de la chasteté, de l'obéissance, aux orgies de la richesse, de la débauche et de l'orgueil, mais encore parce que leur institut avait pour fondateur Robert de Troyes, son saint compatriote, et, pour filles aînées, les quatre abbayes champenoises de La Ferlé, de Pontigny, de Clairvaux et de Morimond. Aussi veillait-il avec une sollicitude de pré- dilection à leur prospérité morale et matérielle, comme le prouve une lettre très-ôlogicuse qu'il adressa, en 1263, au chapitre général de Cileaux relativement au décorum mona- cali.

D'après l'opiniou des peuples orientaux, ainsi que des races franco-germaniques, la barbe relève la dignité virile; l'arra- cher, c'est dégrader l'homme; aussi les ordonnances ecclésias- tiques ne s'opposèrent à ce qu'on la portât que dans le cas elle deviendrait une occasion de vanité. Dans les abbayes cis- terciennes on avait statué que les moines seuls se raseraient complètement au moins tous les mois, de manière que la barbe ne les gênât pas, lorsqu'ils prendraient les saintes espèces et le

4. In décore sanctae religiouis et fidei, sub virlutum Domino raililantis ipso rex œternus et ecclesia generalis exultant, vosque ad alla prœgrandium virlu- tum gradibus conseeudentes, trah lis ad divinœ majeslatis obsequium alios pcr exempla. Proptereà nos ordinem veslrum, quem devolionis clarifate pralucere conspicimus, infrà nostri pcctoris ubera compleclcntes, circa ipsum paten àsol- lieitudiue vigilamus, ut Deo propilio prolegatur a noxiis, salubria semper incre- menta suscipiat, et pacis affluât uberlale... Epist. Urbani IV. Velcrum scrip- lorum... amplUsima colleclio; D. Martènk, fom. II.

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précieux sang; les frères convcrs devaient laisser croître leur barbe. Urbain IV, informé de celle distinction, ordonna d'ad- mettre à la tonsure mensuelle du menton les convers aussi bien que les moines, parecque les frères convers, chargés des offices les plus humbles et les plus laborieux, méritaient bien ce privilège, ne fut-ce qu'à litre de compensation2.

A celte époque, sur les confins de la Bourgogne et de la Champagne, une humble et solitaire vallée ne cessait, depuis un siècle et demi, de se couvrir d'une riche floraison de vertu, et d'abriter non seulement l'indigent et l'exilé, mais toutes les âmes fatiguées de la vie, ou courbées sous le poids de leurs fautes, ou simplement éprises de la prière et de l'é- tude. Celle vallée s'appelait Ponligny ; ses champs incultes étaient devenus fertiles sous la main de ses pieux habitants. Sans perdre son silence el l'ombre de ses bois, elle avait été ren- due par les moines cisterciens si rianle et si douce, qu'Etienne Langlon, en s'y réfugiant, lui avait donné les plus aimables noms. Il l'appelait le jardin de sa vie, l'asile de son repos, le plus délicieux séjour qu'une âme put choisir pour oublier la terre et converser avec le ciel.

L'intérieur du monastère offrait des charmes plus grands encore que son site agreste, sa rivière sinueuse, affluent de l'Yonne, et ses forêts séculaires. Les noms de père et de frère, les plus doux qui puissent se prononcer, y étaient seuls en usage; épurés par la foi ils avaient ce je ne sais quoi de suave et d'élevé qui leur vient de notre Père et de noire Frère Jésus-Christ. Le silence continuel n'y élait interrompu que par le chant des psaumes ou le bruit des instruments qui déchiraient la terre. Le matin, longtemps avant l'aurore, le

2. ... Ad nostrum siquidem pervenit auditum vos uovilcr slatuissc, quod monachis liccat duodecies ta anno rasuram celebrare barbarum, conversis a" hujus tiiodi statuti Iiccnliam nonadmissis, raiione polissimum quôd mona- eborum duolaxal intéressé digooscitur, ut dejeela* supcfluitale pilorum possint mundiliùs cl liberiùs sumere corpus et sangumem D. J. Christi Episl. Urbani /F, veterum scriplorum... ampli'ssima colleclio. D. Martènë, loin. H.

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son d'une cloche se faisait entendre dans le silence de la nuit; on voyait ensuite s'avancer gravement, sous les arceaux à peine éclairés de la vaste église, les religieux cachés dans les larges plis de leurs vêtements blancs. A l'office du chœur suc- cédaient sans relâche les labeurs de l'intelligence ou le travail des mains. Attirés par la renommée de ces admirables céno- bites, les disciples accouraient de toutes parts; telle était ieur aflluenceque, dans ses possessions restreintes, Pontigny, réduit plus d'une fois à une extrême pauvreté, déversait sur l'Europe le trop plein de son monastère; et, sous le pontificat d'Urbain IV, il y avait bien des années déjà que différentes provinces de la France, que l'Angleterre, l'Italie, la Pologne, la Hongrie, avaient reçu de ses envoyés.

Eu même temps que Pontigny dilatait ses tentes pour abriter sa famille toujours croissante, la plupart de ses abbés méri- taient d'être décorés de la pourpre romaine ou élevés à l'épis- eopat. Des princes et des princesses, des rois et des reines y venaient en pèlerinage et se glorifiaient d'être ses bienfaiteurs. Les archevêques d'Angleterre y trouvaient une retraite assurée dans la persécution. Thomas Bccket, Etienne Langton, Edme Rich, y passèrent les jours de leur exil et y pleurèrent sur les souffrances de leur Église opprimée. Ouvert pour toutes les grandeurs vivantes, Pontigny, qui vit tant de lois des têtes cou- ronnées prosternées dans sa poussière, d'augustes fugitifs cher- chant un abri dans ses murs, ne leur refusait pas dans son sein un asile après leur trépas; il devenait le tombeau envié des illustres morts. Les seigneurs, les prélats, toute la noblesse des environs, édifiés pendant leur vie par les beaux exemples des religieux, ambitionnaient, comme la plus insigne faveur, le privilège de reposer, à l'ombre de cette solitude, dans un sanctuaire les prières ne se taisaient ni jour ni nuit. Pour encourager les habitantsde ce cloilre si saintement hospitalier, Urbain IV adressa, en date du 1er décembre 1263, à l'abbé Re- naud ou Regnard une bulle par laquelle il confirmait lesbiens meubles cl immeubles du monastère. Une activité incessante, un zèle infatigable pour soutenir les intérêts de son Ordre, formait

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le caractère distinctif de l'abbé Renaud. Il veillait continuelle- ment sur le temporel et le spirituel de Pontigny. Aussi plu- sieurs affaires litigieuses furent terminées, à son instance, par l'intervention d'Urbain IV1.

Une autre abbaye de l'Ordre de Citeaux, fondée en 1115 par Etienne Harding, dotée par la bienfaisance des maisons de Choiseul et d'Aigremonl, enrichie par la munificence de plus de cent autres barons, marquis, ducs et princes, se trouvait bâtie au point de jonction de trois grandes tribus gallo-ro- maines, IcsSequancs, les Leuckset les Lingons, entre le duché de Lorraine ellcscomlésdcChampagnecl de Bourgogne. C'était Morimond, poste avancé de l'institut cistercien \crs les forêts de la Germanie; aussi saint Etienne lui avait-il donné pour premier abbé un noble allemand, alin qu'il put faire avec plus de succès la propagande au-delà du Rhin. Les exercices s'y renouvelaient chaque jour avec l'inflexible uniformité des corps célestes, qui obéissent aux immuables volontés de Dieu. Pen- dant que tous les religieux, étendus sur leurs dures couches, dormaient habillés, semblables aux soldats qui reposent sous les armes la veille d'une bataille, le sacriste, éveillé par son horloge régulatrice, sonnait la grande cloche, à minuit, à une heure ou àdeux heures du matin, selon les jours et la longueur de l'office . A l'instant tous les moines se levaient et se ren- daient à la chapelle pour chanter matines ou l'office de la nuit, ensuite les laudes ou l'office de l'aurore. Les chroniqueurs contemporains rapportent que les habitants des campagnes étaient tellement émerveillés de celle symphonie nocturne, qu'ils ne croyaient rien exagérer en la comparant à la mélodie des anges.

1. Devotionis vos Iras precibus inclinait, prœscntiurn vobis aueloritatc conce- dimus ut possessiones et alia bona mobilia et immobilia,- qua: libéras personas fratrum veslrorum, muudi relidâ vanilule, ad vestruni monasteriorum convo- lantium et professionem facentium in codem jure successions vet alio justo li- tulo, si remansissent in sœculo .. valoatis libère aliis pclerc, reciperc ac eliira relincre .. Epist Urbani IV ad abbalem cl conventum monast. Ponliniac. Histoire de l'abbaye Ponligny, par l'abbe" Henry, pag. 36.3.

ET SON TEMPS, 235

Le chapitre, qui se tenait habituellement après les laudes, était une école de mortification et d'humilité. On commençait par la lecture du Martyrologe et d'une partie des statuts de saint Benoît. Ensuite, sous les yeux de la communauté, le cénobite, qui s'était rendu coupable, confessait debout, a voix haute, ses infractions à la règle; puis il se prosternait de tout son corps, recevait sa pénitence et retournait à sa place dans l'espérance que Dieu agréerait celte confusion momentanée, en présence de quelques frères, et lui épargnerait celle du jour des vengeances en face de l'univers entier. Au sortir du chapitre, les cisterciens allaient travailler aux champs; ils rentraient à l'heure de tierce pour chanter cet office et assister à la sainte messe. Ceux qui n'étaient pas prêtres communiaient tous les dimanches et les principales fêtes. Apres la messe, les religieux se reliraient de nouveau dans le cloître pour y lire et y méditer. A onze heures et demie la cloche annonçait sexto et ensuite le dîner qu'accompagnaient le plus rigoureux silence et la lecture de quelque livre de piété. Du réfectoire on pas- sait à l'oraloire, deux à deux, en psalmodiant le Miserere. A deux heures et demie on chantait nones, après quoi on allait aux champs avec des bêches, des râteaux, des sarcloirs. Au retour, on célébrait les vêpres. La journée se terminait par un léger repas composé de pain et de quelques fruits crûs, et par les complies, dont l'heure variait suivant celle ils allaient se coucher. A mesure que les religieux sortaient de l'oratoire à la file , l'abbé les aspergeait d'eau bénite un à un. Au dortoir, après s'être recommandés à Dieu, à la sainte Vierge et à leur ange gardien, ils se jetaient sur leur pail- lasse, ramenaient leur capuche sur leur tête, se couvraient d'un lambeau de laine, croisaient les bras sur leur poitrine, et s'endormaient dans la salutaire pensée de la mort et du ciel *.

Au moment celte vie toute de crucifiement semblait avoir atteint son plus haut degré de perfection, surgit au sein

1. Histoire de l'abbaye de Morimond, par Libbé Dubois, deuxième édi- tion, page 132.

236 URBAIN IV

des communautés cisterciennes une scission malheureuse qui dura plusieurs années. D'après la charte de Charité, lorsque l'abbaye de Citeaux devenait vacante, l'abbé de Morimond et les trois autres premiers pères devaient être immédiatement informés, et dans le délai de quinze jours, procéder avec les religieux à la nomination du nouvel abbé. Or, après la pro- motion de Guy II au cardinalat, le prieur de Citeaux n'avait pas observé cette formalité électorale, et Jacques II avait été élu sans leur participation. Nicolas Ier, abbé de Morimond, et Philippe, abbé de Clairvaux, adressèrent au pape Urbain IV des plaintes communes. Le Souverain Pontife leur envoya des lettres d'exemption de la juridiction de Citeaux et d'assis- tance au chapitre général , tant que dureraient les débals. L'année suivante, Jacques céda à l'orage et se démit volon- tairement de sa charge. Nicolas fut appelé, avec ses trois co- abbés, à l'élection de son successeur. Alors, pour empêcher que de semblables désordres se renouvelassent, le pape manda à Pérouse, il tenait sa cour pontificale, les quatre pre- miers abbés et celui de Citeaux pour apprendre de leur bouche les détails de leurs différends. Après les avoir entendus, il fixa irrévocablement le sens de l'article de la charte de Charité , et décida que les quatre premiers pères n'avaient que le droit d'assister simplement à l'élection de l'abbé de Citeaux, et d'aider les religieux de leurs conseils. Ainsi, quelque par- faites que soient les législations humaines, elles se trouvent toujours incomplètes ou impuissantes. Toutefois, l'abbaye champenoise de Morimond fui la mère féconde d'environ douze cents monastères, avec les cinq ordres militaires de Calatrava, d'Alcantara, de Monteza, d'Avis et de Christ, qui tous ont longtemps fleuri en Espagne et en Portugal; elle fertilisa toute la contrée qui s'étend de la Marne à la Moselle, et envoya ses colonies civilisatrices et des milliers de défricheurs dans les forêts de l'Allemagne, jusqu'aux bords du Dnieper et du Niémen. Dans la même province, aux environs de Troyes, avait été

ET SON TEMPS. 237

fondée vers 650 par saint Frobert, moine de Luxeuil , l'abbaye bénédictine de Montier-la-Celle. Elle s'élevait du sein d'un marais couvert de bois et de broussailles, appelé V Ile-Germaine, dont la reine Bathilde et son fils Clotaire III avaient doté l'homme de Dieu. Il s'y forma une communauté nombreuse et florissante. Félicius, petit neveu d'Urbain IV et propre neveu d'AncherPantaléon, cardinal de Sainte Praxède, y avait embrassé la vie cénobitique l'an 1238. Les vénérables abbés Létheric, Jean Rigaud et Pierre III prirent en affection le jeune novice, aussi distingué par sa science que par sa piété. Ils lui confièrent l'office de cellerier ou dépensier. De même qu'il y a dans les monastères des supérieurs chargés spécialement du maintien de la discipline, de même il y a des fonctionnaires quijont la mission d'administrer les affaires temporelles. L'actif Félicius avait la surveillance et l'adminis- tration de la cave; il en tirait chaque jour ce qui était néces- saire aux besoins de la communauté; il veillait à la conser- vation de ce qui n'avait pas été consommé; et, en général, de toutes les provisions de bouche renfermées dans la cave; il en rendait compte à l'abbé ou au prieur. Les talents adminis- tratifs qu'il déploya dans cette charge, lui valurent d'être promu au gouvernement abbatial de Saint-Vincent de Laon.

La famille d'Urbain IV s'était fait de l'antique cité Laon- naise une sorte de pieux rendez-vous. Ses principaux membres semblaient destinés à y exercer successivement d'éminentes fonctions ecclésiastiques. L'abbé Félicius allait y continuer les traditions de savoir et de vertu de son grand oncle Jacques Pantaléon, archidiacre de Laon, et de sa grande tante Sybille, abbesse de Montreuil. La Providence lui avait préparé une cellule sur le sol même qu'ils avaient arrosé de leurs sueurs et de leurs larmes. Du haut des fenêtres abbatiales, il ne pou- vait abaisser ses regards qu'ils ne se reposassent sur les popu- lations que ses vénérables parents avaient édifiées, sur les sentiers que leurs pieds avaient foulés, sur les sanctuaires qui avaient abrité leurs méditations et leurs prières. Ancher Pan-

238 URBAIN IV

taléon, son oncle, venait d'être promu au cardinalat; il quit- tait l'archidiaconat de Laon au moment Félicius, son neveu, prenait possession du célèbre monastère de Saint-Vincent*. « Réjouissez vous, lui écrit-il dans une lettre pleine d'humili- « lé, de force et d'onction, que les fidèles de l'Eglise de Laon « louent le Seigneur; car voulant investir, des distinctions les « plus brillantes et des prérogatives les plus précieuses, la so- « ciélé chrétienne, il lui a donné de hauts dignitaires pour rem- « pi i r les premières charges du gouvernement pontifical ; et, de « même qu'un édifice s'appuie sur des colonnes, de même l'E- « glise universelle repose sur les cardinaux, arcs-boutanits du « trône apostolique... » Il expose ensuite les devoirsdu cardi- nalat; puis il proteste de sa vive et profonde reconnaissance pour l'Eglise de Laon du sein de laquelle il a été élevé, quoi- qu'indigne, dit-il, à ce sublime honneur. Il termine en pro- mettant de s'employer activement à la prospérité matérielle et à l'avancement moral du chapitre de Laon2

Pendanlque l'abbaye de Saint-Vincent tlorissait sous le gou- vernement de Felicius, Guillaume II , le vénérable père de Mon-

1. ...Laudale dominum de cœlis, laudate laudunensis ecclesiœ filii et in can- ticura aelcrnœ taudis exurgite. Nam exultationem universœ terne dilalam Allissiraus et ipsam ecelesiam volens honoribus sublimare prrccipuis. slaluit quod Israël fieret potesias ejus , et Israël qui regnavil iu illà ; jussitque illam propriis quai in ipsa creveranl sustentare columnis, et insignibus lilulis deco- rari; ut lam laudabili desrripla vocabulo tamque prajfulgidis ornalibus insi- gnita, mererelurextolli taudibus populorum.Keccquidem qui patrumpaler, im* poliùs paleruniversalis existit, de ipsius eccIesiiEgremiodudùmprogrcdiens, etex illius gradibusbabens ad majora gradatim ascensura, tandem praueminentis ascendit solium majestatis, ejusdem ecclesiœ cujus exisl itérât filius faclus pater. Episl. Anchcr. Panlaleonis ad Felicium. Vclerum scriplorum amplis- aima collectif), D. Martène, lom. II.

2. ...Idem igitur ad laudem et gloriam humililer assurgentes, vertimus ad laudunensem ecelesiam débitai considérations intuilum, cui tanqudm mairi nos teneri couspicimus ex debito reverentiœ filialis. In ipsâ quidem honoruni pri- înordia sumpsimus, ipsa nos fovit ut filium, et eadem se nobis gradum fonsti« luit, per quem licet immerili couscendimus ad majora. Haie est prœfecto quam oculi nostri votive respiciunt, et ad quam plcnc gerimus siuceritatis effeclurn, vigilanter ejus profeclibus, quantum possibilitali noslrae permitlimur intendon- tes... Episl. Ancher. Panlaleonis ad ecelesiam Laudunensem, loeo ciiato, tome II, âge 123ii.

ET SON TEMPS. 239

tieria-Cclle, usé plus par les austérités que par les années, se démettait en présence du chapitre de sa charge pastorale; il désirait tourner paisiblement toutes ses pensées vers Dieu et se préparer ta -la mort; il ne devait pas goûter longtemps ce re- pos si bien mérité; quelques mois après son abdication, il ex- pira sans douleur, avec le calme et la sérénité des saints. Le prévôt de Monlicr-la-Celle se trouvait alors à la cour pontifi- cale avec les prieurs 9e Nesle-la -Reposte et de Villemaur. Ur- bain IV, informé du funèbre événement, ordonna aux céno- bites champenois qu'il avait près de lui, de se concerter avec les abbés de Cluny, de Prémontré, de Vezeîay et avec son cha- pelain Thibaut, dit Feulrier, pour mettre à la tête de l'abbaye troycnne un supérieur selon le cœur de Dieu. Tous les suffra- ges se réunirent en faveur de Felicius. Le pape, dans la crainte d'agir sous l'influence des tendresses qu'il éprouvait naturel- lement pour un religieux qui lui était attaché par les liens du sang, ne se pressa point d'approuver l'élection. Il ne se ren- dit qu'aux instances réitérées des moines qui, en sollicitant de nouveau la ratification de leur choix, déclarèrent qu'un plus long délai occasionnerait de graves dommages au temporel et au spirituel de leur communauléi.

Urbain IV confirma enfin son neveu dans le gouvernement abbatial de Monlier-la-Gelle et le recommanda tout particu- lièrement à Thibaut, comte de Champagne et de Brie. « Nous « prions votre sérénité royale, dit-il à ce prince dans une bulle « du 7 mai 1262, nous la conjurons fortement, au nom du « respect qu'on doit au Siège apostolique, d'accueillir favora- « Moment le nouvel abbé et de le protéger, lui et son monas- « tère. Ne souffrez pas que vos baillis et tous vos autres of- « ficiers ou subordonnés se permettent des vexations à leur

4. ... ïdèoque regiam sercnilalem rogamus et bortamur attenté, qualenùs ob reverenliam apostolicœ sedis et nostrarum precarum obtentu eumdem abbalem H dictum monaslenum sancti Pétri cum merabris, bominibus et rébus eoruni babeas favorabililcr commendala, ne permittas h ballivis sive praipositis lois seu qoibus libet personis aliis tibi subditis indebilè rnolestari : ilà quôd exindè graliarum actiones à nobis, et à Domino perenne prœmiumconsequi raerearis. Epist. Vrbani IV. Thésaurus no uns anecdol., D. Martêne, t. II, page 3.

240 URBAIN IV

« égard. Vous mériterez par nos actions de grâces, et le « Seigneur vous accordera une éternelle récompense. » A peine Félicius eut-il pris posession de sa charge, qu'il se voua entièrement à l'administration temporelle et spirituelle de ses religieux. Il se faisait tout à tous, condescendait aux besoins des faibles, dirigeait l'énergie des forts, unissait à la sévérité une tendre compassion pour la fragilité humaine; toujours le premier au chœur, au chapitre, dans les champs, il ne dé- daignait pas de bêcher, de semer, de moissonner, de porter le fumier, comme le dernier des convers. Il retrouvait cependant de temps en temps l'occasion de donner l'essor aux brillantes qualités de son âme, dans les conférences ou collations en usage à Montier-la-Celle. Pénétré, comme ses oncles, de la crainte des terribles jugements de Dieu, il ramenait souvent ses moi- nes à la méditation des fins dernières de l'homme; il représen- tait le cloître comme une école l'on venait apprendre à mou- rir, et le religieux comme un voyageur qui attend debout, les reins ceints et le bâton à la main, sur le seuil de l'hôtellerie, le moment du départ. Il termina saintement sa carrière à l'âge de 66 ans.

De la Champagne, sa province natale, Urbain IV reporta son zèle monastique sur l'Italie, siège et centre du gouverne- ment général de l'Église. Les Guelfes et les Gibelins n'épar- gnaient rien pour recruter des partisans au sein de cette Pé- ninsule, théâtre permanent de la lutte du sacerdoce et de l'empire. Aussi les villes étaient opposées aux villes, les famil- les aux familles, et partout c'était un combat à mort. Pour contribuera l'apaisement de ces implacables querelles, un re- ligieux de l'Ordre de saint Dominique, le père Barthélémy, ôvêque de Vicence, avait institué, dès l'année 1233. les cheva- liers de la glorieuse Vierge Marie, appelés aussi les Frères joyeux. Nul ne pouvait être reçu dans cette milice, s'il n'était gentilhomme. Les chevaliers portaient un habit blanc et un manteau gris cendré sur lequel ils attachaient une croix rouge plus longue que large avec deux étoiles d'or aux deux angles,

ET SON TEMPS. 241

au-dessus du travers. Leurs obligations consistaient à venger les victimes de l'oppression, à maintenir la concorde entre les citoyens, à protéger les orphelins et les veuves. En temps de paix, ils devaient se plier à l'observance du régime monasti- que, c'est-à-dire à l'oraison, à la psalmodie, à la frugalité, à la continence, afin qu'au moment du combat, couverts exté- rieurement de fer et d'airain, et intérieurement munis des ar- mes de la foi, ils s'élançassent comme des lions sur l'ennemi. D'après la proposition d'Octoviano Ubaldini, évoque de Bo- logne, Urbain IV approuva, en 1262, les statuts de ces cheva- leresques champions de la papauté \

L'année même de la fondation de cet ordre religieux et mi- litaire, le 15 août 1233, jour de l'Assomption, sept notables ci- toyens de Florence ressentirent, pendant l'office paroissial, l'in- vincible désir de se consacrer au culte de Marie. Ils se com- muniquèrent leur mystérieuse inspiration; et, for tifiésdans leur dessein par l'archevêque Ardeingus, ils se rendirent, le 8 septembre, dans un lieu solitaire, nommé Villa Camartia, où, abrités sous le toit d'une humble petite maison, ils s'adon- nèrent à des pratiques pieuses; puis, après une préparation suffisante, ils gravirent ensemble, le 31 mai 1234, au sommet du mont Sernario pour s'y consacrer définitivement au ser- vice de Dieu et de la sainte Vierge. Ils adoptèrent la règle de saint Augustin, se revêtirent d'une longue robe noire, d'une ceinture de cuir, d'un scapulaire, et, après une année de pro- bation, ils furent tous ordonnés prêtres, sauf l'humble Alexis Falnieri, qui refusa d'être élevé au sacerdoce. Us obtinrent une résidence fixe à Florence, et la belle église de l'Annonciade devint le foyer d'où la congrégation prit son principal essor. Sous le pontificat d'Urbain IV leur nombre s'était tellement accru, qu'en 1263, ils divisèrent l'Ordre en trois provinces,

i. Annalium ecclesiasticorum post d. Cœsarem Baronium cardinalem bibliothccarium, tom XIIÏ, p. 070, Rerum in orbe christ iano ab anno 1 190 usque ad annum 1299 geslarum narraiionem compleclens, Auclore fratie Abrahamo Bzovio, polono, doctore ordiais praedicaloruui. Colonie Agrippina*, 1624.

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242 URBAIN IV

celle de la Toscane, celle de l'Ombrie et celle de la Roma- gne. Urbain IV estimait surtout dans les servîtes de la Mère de Dieu celte immense force d'intercession . ces supplications toujours actives, toujours ferventes, ces tor- rents de prières sans cesse versées aux pieds de Jésus-Christ pour le salut des ûmes et des nations4.

Non loin de l'âpre sommetdu montSernario, d'autres moines soutenaient, dans une vallée déserte'dont le seul aspect faisait horreur, le saint et perpétuel combat delà prière avec l'omni- potence du ciel. Guillaume, leur fondateur, partit en 1102 pour la croisade avec plus de cent mille combattants ; plus tard, il se rangea sous l'obédience de l'antipape Anaclet contre le pape légitime Innocent II, fut repris à ce sujet par saint Bernard, revint à l'unité en 1137, et fit en esprit de pénitence un pèle- rinage à Saint-Jacques de Composlelle. L'année suivante, il se présenta en personne devant Innocent II, d'après le conseil que lui en donna un solitaire, pour recevoir l'absolution solennelle de son excommunication. Innocent l'envoya là-dessus à Jérusa- lem où, avec diverses interruptions, il demeura pendant onze ans. Il se retira enfin, l'an 1155, dans le territoire de Sienne, au diocèse de Grosseto, en un endroit nommé Stabulum Rhodis, l'étable de Rhodes, où, au bout de dix- huit mois d'une profonde dévotion, il rendit son âme à Dieu.

Les Guillelmites, ses disciples, avaient, pour base de leur constitution, la règle de saint Benoît. En 1256, la fusion de plu- sieurs ordres religieux , sous le nom d'Ermites, engendra de déplorables conflits entre les Augustins et les moines de saint Guillaume. Pour y remédier, Urbain IV, par une bulle de 1263, défendit aux religieux du môme ordre de passer dans un autre sans la permission du Saint-Siège. Celte bulle donna du scru- pule à quelques Guillelmites, qui, avecleur couventlout entier,

i . Complexus est rcligiosas fjmilias amplissimis sludiis Urbanus, atque iuter caeteras sacro servorum B. M. V. ordini polostatem conlulisse, ut solemoia co- uiiia celebrarent, supremumque prœfcclum crearent. Annal, eccl. Raynald., tom. XIV.

ET SON TEMPS. 2i3

avaient abandonné la règle bénédictine de saint Guillaume pour embrasser celle de saint Augustin. Quelques monastères du diocèse de Ratisbonne se trouvaient dans ce cas, ils con- sultèrent leur évêque qui leva leur scrupule ; il prélendit qu'ils étaient obligés de s'unir aux Auguslins. Le général et le prieur des Guillelmites s'en plaignirent au pape. Ces contes- tations ne furent terminées qu'en 1266 par ?entence du cardi- nal Etienne de Hongrie, évêque de Palestrina, nommé protec- teur des Guillelmites par Urbain IV.

Ce grand pape ne négligeait aucun moyen, aucune occasion d'élever et de maintenir la vie monaslique à sa plus haute puissance de perfection. Il incorpora les Côlestins à l'ordre de saint Benoît par une bulle adressée en 1264 à l'évêque de Théate. Pierre de Moron, leur fondateur, à Sergna, dans les Abruzzes, comté de Molise, de parents obscurs, mais ver- tueux, s'était, retiré dès sa jeunesse, au sommet d'une mon- tagne rocheuse, il vécut pendant trois ans dans la plus ri- goureuse austérité. La renommée de sa sainteté attira bientôt autour de lui desûmesardemmentdésireuses de leur salut. Elles s'enflammèrent tellement au feu de ses pieuses paroles, qu'elles le supplièrent de se rendre à Rome pour y recevoir la prêtrise. Dès qu'il fut revêtu du caractère sacerdotal, il retourna dans les Abruzzes il passa cinq ans dans une caverne sur le mont Morroni, près de Sulmone. Comme on abattit les bois, environnant sa demeure, pour en défricher la terre, il se retira, avec deux solitaires, dans les hauteurs agrestes de Majella. Plusieurs disciples se réunirent autour de lui et se logèrent sous des huttes construites avec des épines et des branches d'arbres. On ne pouvait imaginer une société plus parfaite; elle rappelait celle des premiers chrétiens qui n'a- vaient qu'un cœur et qu'une âme. Ce n'était cerles pas que la beauté des lieux leur rendit ce séjour agréable ; il n'y en avait guère de plus sauvage, de plus inhospitalier : mais ils considéraient ces affreux rochers, qui semblaient leur montrer le chemin du ciel, avec plus de plaisir que les mondains ne contemplent les sites enchanteurs.

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244 URBAIN IV

Tel fut le berceau des Célestins qui jetèrent tant d'éclat sur l'Eglise. Urbain IV, en confirmant cette nouvelle congrégation bénédictine, eût la consolation de la voir composée de trenle- six monastères plus de six cents religieux faisaient revivre l'esprit et la discipline de saint Benoît dans leur intégrité primiti- ve. Pierre de Moron resta à la tête de sa fondation jusqu'en 1294. En cette année il fut élu pape comme par une inspiration divine. Il fallut escalader des coteaux escarpés pour découvrir la cabane du vénérable reclus. Les cardinaux, députés près delui, reçurent audience par une fenêtre grillée. Us le trouvèrent pâle, amai- gri, exténué jeûnes, la barbe hérissée, les yeux enflés des larmes qu'il venait de répandre à cette effrayante nouvelle, car il la connaissait déjà par révélation. L'archevêque de Lyon, Bérard de Got, aborda le vieillard avec respect, l'appela très- saint Père et lui présenta le décret d'élection. A cette vue, le saint homme se recueillit un moment, et répondit bientôt que, malgré son incapacité, il acceptait le souverain pontificat dans la crainte de déplaire à Dieu. Les députés se prosternèrent aussitôt à ses pieds et lui rendirent tous les honneurs dus à la dignité suprême. Tout le monde accourut pour accompagner le nouveau pape à la cathédrale d'Aquila devaient avoir lieu son sacre et son couronnement. Il y entra monté sur un âne dont la bride était tenue à droite par Charles le-Boilcux, roi de Sicile, et à gauche par Charles-Martel, roi de Hongrie. Cette modeste monture rappela aux spectateurs l'entrée du Sauveur à Jérusalem. D'autres croyaient qu'il eut mieux fait de renfer- mer la mortification dans son cœur, et de monter, suivant la coutume, un cheval richement enharnaché. Le saint homme ne crut pas se dégrader en signalant son élévation au trône pontifical par un acte d'humilité. Complètement inexpéri- menté dans les affaires de ce monde, il abdiqua spontanément et regagna sa chère solitude qu'il avait quittée avec tant de regret. Son successeur, Boniface VIII, de peur que Célestin ne devint le prétexte d'un schisme, le retint renfermé au château de Fumone en Campanie. Le vénérable prisonnier ne s'en

ET SON TEMPS. 245

plaignit point; il n'avait désiré rien, ici-bas, qu'une cellule, fl y mourut le 19 mai 12961.

Si les Célestins édifiaient la société chrétienne par le spec- tacle de cette noble abnégation et de cette indépendance vraie qui appartiennent aux âmes humbles, et magnanimes par leur humilité même, les Trinitaires, connus en France sous le nom de Mathurins, déployaient, dans le rachat des captifs, tout ce qu'il est donné de dévouement et d'intelligence à l'homme. Ils avaient été instituée, en 1199, par Jean deMathaet Félix de Valois, hommes de cœur et de volonté, chez qui la charité la plus tendre et la plus profonde humilité n'excluaient ni la vi- gueur, ni la persévérance, ni l'audace. Ils eurent, pour chef- lieu de leur Ordre, Cerfroid, domaine que leur donna Gau- cher III, de Châti'lon-sur-Marne, aux confins de la Brie et du Valois. De ce foyer de dévouement s'élançaient les héroïques frères de la Rédemption. Les uns partirent pour la Palestine avec les comtes de Flandre et de Blois afin d'arracher les es- claves aux souffrances du corps et aux dangers de l'âme; d'au- tres allèrent sur les plages de l'Afrique traiter avec l'émir de l'échange des prisonniers contre des mahométans qui gémis- saient dans les fers sur les côtes de France, d'Espagne et d'Ita- lie. Malgré ces courses lointaines et ces immenses travaux que leur inspirait une ardente fraternité chrétienne, les Tri- nitaires s'imposaient les plus dures privations : l'usage du poisson leur était absolument défendu ; ils ne pouvaient manger de la viande que le dimanche, et encore fallait-il qu'elle leur eut été donnée en aumône; ils ne devaient porter que des vêtements grossiers, des chemises de serge, et, dans leurs voyages, ne monter que des ânes, ce qui les fit appeler vul- gairement Frères aux ânes. Urbain IV donna son approbation à une règle moins sévère ; il chargea Etienne Tempier, évêque de Paris, et les abbés de Sainte -Geneviève et de Saint-Victor de revoir avec soin les constitutions des Trinitaires et d'en retrancher toutes les observances trop rigoureuses; c'est ainsi

1. Vie des Saints, par le père Giry, revue par l'abbé Guérin, tom. V.

216 URBAIN IV

qu'il leur fut permis de se servir de chevaux, d'acheter du poisson, d'user de viande; ils eurent pour costume l'habit blanc avec une croix rouge et bleue sur la poitrine. Ces modi- fications ne furent définitivement ratifiées qu'en 1267, par Clé- ment IV . ^^

Il n'y avait pas une amélioration matérielle ou morale à la- quelle n'eût essayé de pourvoir Urbain IV qui, de tous les pro- tecteurs du cénobilisme, fut assurément un des plus affectueux et des plus dévoués. Ce n'était pas seulement par une sollicitude constante, par un zèle éclairé, qu'il encourageait les institu- tions monastiques; c'était par une sincère et profonde sym- pathie, par un intérêt actif et cordial pour ces âmes calmes et fières, droites et hautes, autant qu'humbles et ferventes, qui ne se trouvent nulle part plus nombreuses que sous le froc Je bure.

La meilleure part de son cœur appartenait, ce semble., aux Franciscains comme aux Cisterciens. « Nous cultivons avec t un soin assidu, leur dit-il en leur donnant le cardinal Jean « Cajetan des Ursins pour protecteur, nous cultivons avec zèle « le champ des vertus; nous voulons parler de votre Ordre « béni qui brille entre tous les autres sur les hauteurs de la « perfection chrétienne. Ce n'est pas seulement pour vous- « mêmes que vous menez une vie de renoncement, c'est su r- « tout pour les autres. Dans le silence de la nuit comme au « milieu des occupations du jour, vos prières et vos bonnes c œuvres veillent et expient pour tous, en vertu de cette grande « loi de solidarité qui embrasse l'humanité entière. Par l'abon- « dance de vos mérites, vous contribuez au salut des peuples; « et l'éclat de vos vertus rejaillit sur eux en rayons de gloire.»

d. Àgrum virlutum, cui Domious benedixit ordinem minorum videlicet in pracelsiE sublimilatis spcculam praeluceutcm sollicitudiuis iuteulae studio coli- mus, ut soliti salulis fruclus populo Christian* professionis, de illius ubertatc pruveoiaot et de ipsius splendore quasi solari radio suscipiaot singularis clarita- tem. Ad illius namque ouminera et proteciioois opportun* praesidium talem desideramus deputari personam; per quam, Dco proprio, proeservelur a noxiis, et proficiat jugiter felicibus incremeutis .. Epist. Urbani IV. Vêler um scrip- torum amplissimq colleclio. D. Martène, tom. l\.

ET SON TEMPS. Ul

On désigna môme, sous le nom d'Urbanistes, les filles de sainte Claire, qui, tout en observant la règle primitive quant au fond, adoptèrent néanmoins.les miligations accordées par Urbain IV. Ces religieuses eurent pour mère et institutrice Isabelle de France, sœur de saint Louis.

Cette princesse, comme son frère, avait reçu de Dieu une piété expansive et une foi ardente. Cette foi et cette piété ré- levaient au-dessus de toutesles dignités de ce monde; on peut se souvenir qu'à seize ans Isabelle avait dédaigné d'aller s'as- seoir sur le trône d'Allemagne: je tiens plus à honneur, di- sait-elle, le titre de servante de Jésus-Christ que celui d'impé- ratrice. On sait combien vifs étaient les sentiments religieux de la reine Blanche de Castille; plus d'une fois cette tendre mère chrétienne fut obligée de modérer les mortifications que s'imposait la jeune Isabelle. Sous les voûtes dorées des palais elle soupirait après l'obscurité du cloître. Aussi un des plus beaux jours de sa vie fut celui Louis IX lui permit, par ses largesses, de fonder l'abbaye de Longchamp, sur la li- sière occidentale du bois de Boulogne. Quand elle obtint d'y aller prendre le voile, elle s'écria « Enfin, Seigneur, vous me « donnez des ailes pour m'envoler vers vous 1 » Une fois arrivée au but de ses désirs, elle établit dans la nouvelle abbaye une salutaire discipline, et la plus humble des Clarisses de Long- champ fut bientôt la sœur Isabelle.

Commcquelquesarticlesdes constitutions de saint Damien lui paraissaient au-dessus des forces d'une communauté naissante, elle avait prié plusieurs docteurs franciscains, saint Bonaven- ture, depuis ministre général, Eudes Rigaut, depuis arche- vêque de Rouen, Guillaume Millencone, Eudes de Rosny, Geoffroy de Vierson et Guillaume d'Hortembourg, de faire à la règle des Pauvres Dames les changements nécessaires pour l'adoucir. Elle les avait soumis, en 1258, au pape Alexandre IV. Le pontife, quoique rempli de vénération pour tout ce qui se rattachait à sainte Claire, avait cru devoir céder aux instances d'une princesse dont tout le monde racontait l'admi-

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rable vie. Isabelle avait demandé aux cl a risses de Reims quatre religieuses capables de présider «à la fondation. Un'nombre con- sidérable de filles, aussi distinguées par leur vertu que par leur noblesse, étaient venues se ranger sous sa direction, en 1260, la veille de la fête de saint Jean-Baptiste ; et la princesse elle-même, se retirant dans le pieux asile, y avait pris leur ha- bit simple et grossier1.

Cependant, malgré ces premiers adoucissements, la règle contenait encore quelques points dont la rigueur était incom- patible avec la faiblesse d'une santé épuisée déjà par des aus- térités effrayantes. C'est pourquoi saint Louis et la bienheu- reuse Isabelle sollicitèrent auprès d'Urbain IV les nouvelles modifications qu'exigeait l'état de la princesse et de ses fidè- les compagnes. Ce fut le cardinal de Sainte-Cécile, Simon de Brie, plus tard pape sous le nom de Martin IV, qui fut chargé de les rédiger. Venu en France pour offrir de la part du Saint- Père la couronne de Naples et de la Sicile à Charles, comte d'Anjou, et frère d'Isabelle, il s'acquitta de la commission déli- cate qui lui avait, été confiée à la commune satisfaction du pontife et de la princesse; dès l'année 1263, Urbain IV donna, en confirmation de la règle modifiée, la bulle suivante, qui commence par les mots Religionis augmentum : « A l'ab- « besse et aux sœurs Mineures cloîtrées du monastère de « l'Humilité-de-Notre Dame, diocèse de Paris.

« Nous favorisons d'autant plus volontiers l'accroissement « de votre saint Ordre, qu'il procure davantage la gloire de Dieu « et le salut des âmes. Notre prédécesseur, d'heureuse mémoire, « le pape Alexandre IV, empressé d'écouter favorablement « les demandes de notre très-cher fils en Jésus-Christ, le très- « illustre Roi de France, approuva d'abord solennellement les « pieux projets de toutes les servantes de Dieu qui fuiraient le « siècle pour se retirer dans votre monastère de l'Humilité de

l. ... lsabclla porrô Francorum régis filia, sancli Ludovici soror, mpndo eon- tempto, Christi erucem in ordioe saoefœ Clarœ sustulit tanto ardore, ut etiam uiiracul s ciarucrit, multasque virgines ad consecrandaru Deo virginifalem illex- erit... Annales minorum, Wading, tora. II.

ET SON TEMPS. 249

« la bienheureuse Vierge Marie, qu'on venait de fonder, et « dans lequel personnelle demeurait encore, à ce que l'on dit. « Il accorda en outre à ce monastère la règle qui devait être « observée à perpétuité par toutes celles qui y feraient profes- « sion, et il leur donna le titre de Sœurs- Cloîtrées. Or, on « vient de nous demander humblement, au nom dudit roi, de « faire corriger cette règle sur quelques points, et de daigner « ajouter, par une concession apostolique, au titre de celles « qui l'observent, la dénomination de Sœurs-Mineures. Nous « donc, écoutant favorablement la requête du roi, avons fait « modifier cette règle par notre cher fils Simon de Brie, cardinal « du titre de Sainte- Cécile. Nous voulons en outre que, le « nom s'accordant avec la chose, celles qui habitent un « monastère bâti sous le vocable de l'Humilité-de-Maric, por- « tent un titre distinctif qui marque aussi leur humilité. C'est « pourquoi nous ordonnons qu'on mette en tête de leur règle le « mot de Sœurs-Mineures; nous croyons devoir statuer qu'à « l'avenir cette dénomination leur demeure, et nous mandons « qu'on la garde toujours dans leur monastère, et dans tous « autres qu'on fondera désormais, et dans lesquels les sœurs « feront profession de la règle ainsi corrigée. »

Cette première bulle, datée du VI des calendes d'août de l'année 1260, fut bientôt suivie d'une deuxième. Saint Bona- Tenture venait d'être élu ministre-général de l'Ordre de saint François, sur les observations et à la prière du cardinal Jean Gaétan des Ursins, qui en était le protecteur à la place d'Ancher Pantaléon, neveu du pape. Il avait reprisla direction spirituelle des religieuses dont il avait voulu pendant longtemps déchar- ger ses frères. Or, il remarquait avec peine que, si le nombre des maisons de Filles-Mineures augmentait chaque jour, il n'existait point encore parmi elles cette uniformité d'observan- ces toujours si désirable parmi les filles d'un même Père. Les unes, en effet, suivaient dans toute sa rigueur primitive la règle que le bienheureux patriarche avait composée en 1224. D'autres observaient encore les constitutions que le grand

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Hugolin avait dressées en 1219. Chez celles-ci la nouvelle règle donnée à Lyon, en 1246, par Innocent IV, était en vi- gueur. Chez celles-là, enfin, c'étaient les constitutions approu- vées, en 1260, par Alexandre IV, en faveur de l'archimonastère de Paris. Ces différences déjà trop marquées se faisaient même sentir dans les noms que prenaient les religieuses des diverses communautés. Ici, on leur donnait le titre de Recluses ; là, ce- lui de Pauvres-Dames; plus loin, on les appelait Sœurs-Mi- neures; le plus souvent Damianistes ou Clarisses1.

Urbain IV résolut de faire disparaître ces dénominations particulières et trop multipliées. Dans son dévouement pour le pieux institut, il crut qu'il serait utile de réunir toutes les mai- sons de l'Ordre sous une règle unique et proportionnée à la délicatesse d'un sexe faible. Il comprit qu'on pourrait bien apporter quelques adoucissements à la première règle de sainte Claire, mais qu'à force de privilèges et de dispenses on finirait parla renverser jusqu'aux fondements. Il pensa qu'au lieu de multiplier ces concessions locales et toujours dangereuses, il vaudrait mieux mettre plus d'uniformité dans les usages des diverses congrégations; et enfin il chargea le cardinal-protec- teur d'examiner lui-même tous les autres changements qu'il conviendrait encore de faire. C'était l'an 1264; on donna in- distinctement à toutes les Filles-Mineures le nom de religieuses de l'Ordre de sainte Claire; on introduisit dans leur règle des modifications assez imporlantes; on en retrancha quelques articles qui étaient déjà tombés en désuétude dans diverses maisons; on en expliqua quelques autres d'après les usages qui avaient déjà prévalu ; on en mitigea d'autres selon les besoins du temps; et, l'œuvre ayant été solennellement approu-

1. ...Absoluîo generali conventu, Bonavonlura petilum abiit protectorem à pootifice, qui Aocherum Pautaleonem litulo sanctae Praxedis cardioalem, suum ex pâtre nepotem oblulit. Sed , instante Bonavenlurâ ut juxtà palrum omnium in Comitiis congregatorum vota conccderelur Joannes Gaetanus lir- sinus, cui adhuc puerulo, non sine mysterio, sanctus Franciscus suum ins-

titutum commeodavit, annuit pontifex Annales minorum, Wading,

tom. II.

I

ET SON TEMPS. 251

vée, Urbain IV la promulgua aussitôt par une bulle qu'il écrivit de sa propre main et qu'il arrosa de ses larmes1.

Cependant il y eut toujours un grand nombre de monastères, surtout en Espagne, et en Italie, qui voulurent garder invio- lablcment la première règle de saint Damien, chef-d'œuvre d'abnégation et de sagesse. Un siècle et demi plus lard, sainte Colette l'accrut encore d'une manière étonnante ; et, dès lors, on désigna sous le nom de Pauvres- Clarisses les généreuses lilles qui avaient renoncé aux modifications dont nous venons de rappeler l'origine, tandis qu'on donna le litre d'Urbanistes à celles de leurs pieuses sœurs qui n'étaient point obligées à un jeûne perpétuel et qui pouvaient posséder quelques revenus. Mais les unes et les autres menaient une sainte vie dont la pauvreté, le jeûne, l'abnégation et le silence faisaient le fond.

Isabelle de France eut la consolation de voir la règle des Urbanistes, non seulement adoptée parles religieuses de Long- champs, mais encore demandée par plusieurs autres monas- tères, notamment par les Cordelières du Mont-Sainte-Calhe- rine de Provins. Il y avait déjà un siècle environ que ces clarisses champenoises édifiaient par leur vie mortifiée, silen- cieuse et pénitente, les habitants de la Brie. Pendant plusieurs nuits, Thibaut-le-Chansonnicr avait vu, d'une des fenêtres de son château de Provins, une clarté céleste sur la colline qui regarde la partie septentrionale de la ville haute; au milieu de cette lueur paraissait une dame d'une merveilleuse beauté, qui, de la pointe de son épée, traçait sur la terre un circuit mystérieux. Le comte de Champagne crut reconnaître dans celle apparition sainte Catherine, vierge et martyre d'Alexandrie, pour la quelle il avait une dévotion toute particulière. Il ré-

? Duximus slatueodum, ut régula ipsa sororuui niioorum iuclusarum

de cœtero nominctur et servelur perpétué iu prœstato monaslerio, et iu aliis monasleriis de cœtero fuodaudis , seu plaulandis, io quibus sorores eaojdem regulam protiteri contigerit , sic correcla. Quam quidém regulam, et ipsarum vitam sororum minorum inclusarum , infcriùs aunotari fceimus , quae talis est : quœlibet iuspirala divine- flamine ordinem huoe assutuens, Dei nostri J.-C. et ejus sacratissima? matris vestigiis iuhrerendo , juxlà evangeh'c* perfectionis coosilium semper vivat... Epist, UrbanilV, Annales minorum , loco citato.

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solutde bâtir en ce lieu un monastère de filles et d'y mettre des religieuses de sainte Claire. L'illustre fondatrice lui en envoya , sur sa demande, six des plus recommandables de son institut de Saint-Damien d'Amboise. Thibaut se fit construite un bel appartement détaché du corps de l'abbaye, il allait passer les grandes fêîes de l'année. Toutes ses affec- tions les plus pures le ramenaient vers cette maison dont la splendeur se révèle à peine aujourd'hui par quelques débris.

Pendant que Thibaut VII, marié à Isabelle, fille de Louis IX, jugeait dignes de ses libéralités les clarisses provinoises à qui Urbain IV venait d'accorder l'autorisation de suivre la règle mitigée, l'angélique sœur du pieux monarque, revêtue des livrées de la pénitence, redoublait de ferveur et d'austérité dans sa chère retraite de Longchamps. Parfois, le ciel la ravis- sait en des extases inénarrables ; alors elle semblait briller d'une lumière surnaturelle, et ses joues devenaient vermeilles comme des roses. Cependant la seule pensée des jugements de Dieu la jetait dans la frayeur; rien ne pouvait la calmer que le souvenir des miséricordes divines. De cruelles souffrances ne cessèrent de la tourmenter pendant les six dernières années de sa vie. Enfin l'humble fille des rois rendit à Dieu sa belle âme, le 23 février 1269. Une sérénité céleste, sorte de reflet d'immorta- lité, était peinte sur la suave figure de l'auguste défunte, dont le front paraissait ceint d'une couronne virginale; et à peine avait- elle été portée au caveau funèbre que déjà des miracles s'opéraient sur son tombeau. Son frère chéri n'eut que le temps de lui rendre les suprêmes honneurs; il partait pour la Terre- Sainte ; el, en quittant la France, il enviait, sans doute, le sort delà royale recluse de Longchamps. Jamais frère et sœur ne s'aimèrent d'un amour plus pure et plus tendre.

De cette cellule la bienheureuse Isabelle échangea la tunique de princesse pour la simple robe de Clarisse, et de ce monastère Louis IX trouvait un charme indicible à se dérober aux ennuis de la royauté et à puiser auprès de sa sœur du courage et de la résignation , il ne reste plus

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que quelques tristes vestiges. L'industrie est venue s'éta- blir dans le saint enclos, entre les hauts ombrages d'une belle et antique forêt, aujourd'hui le bois de Boulogne, et les saules aux feuillages argentés qui bordent la Seine. La noble fille de France avait été inspirée en choisissant ce lieu pour y aller chanter les louanges du Créateur ; car, droit en face d'elle, de l'autre côté du fleuve serpentant avec grâce et avec majesté au milieu des prairies, elle pouvait apercevoir la fontaine la bergère Geneviève filait sa quenouille en gardant ses trou- peaux; puis, au-dessus du coteau dominant Surènes, le mont des Ermites; en sorte qu'à la royale recluse arrivaient, sous son cloître, les vivifiants souvenirs de la religion et de la patrie.

Les disciples de saint François eurent une nouvelle preuve de la prédilection d'Urbain ÏV pour leur Ordre dans le con- cours énergique qu'il leur prêta contre les intrigues et les vio- lences d'un puissant possesseur du siège archiépiscopal de Trê- ves. Jésus-Christ a promis à son Église que les portes de l'enfer ne prévaudraient pas contre elle, mais non qu'il exemp- terait ses ministres des faiblesses inhérentes à la nature humaine. Dieu n'enlevé à personne le libre arbitre; il a laissé le choix entre le bien et le mal, même aux anges, afin de doter ces créatures du droit de mériter le bonheur qu'il leur offre. Aussi l'Église, quoique d'institution divine, a vu plus d'une fois sa pureté native terniechez ses enfants commechez sespon- tifes. L'abus ne prouve rien; et, s'il fallait détruire ce qui est bon en soi, mais corrompu par la liberté de l'homme, Dieu lui-même devrait être arraché de son trône inaccessible, où, trop souvent, nous faisons asseoir près de lui nos passions et nos erreurs1.

I. ...Notum sit omnibus... quàm bénévole summus pontifex vir christia- nissimus Urbanus papa IV negolium venerabilis Theodorici abbatis et conven- tus mouasterii sancti Mathiae trevirensis Iractabat, non tepidè sed plenissimè cum favore ad hoc iutenlus, ut idem neg>.>tium feticissimo fine termiuaret... 0 quàm piùs romanae sedis anlistes qui icmporibus suis causas pupilLrum diierit, et judicium pauperuin judicavit, ut dicitur in prophelâ... Veleram scriplorutn... amplissima collectio , I). Martène, tom. IV, pag. 321.

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Arnoû ou Arnold, archevêque de Trêves, était décédé en novembre 1259. Les chanoines, à qui appartenait ledroit de lui choisir un successeur, ne purent s'entendre. Les uns donnèrent leurssuffragesà Arnold de Sleide, les autresà Henri de Bolande, tous deux archidiacres de Trêves. Les deux prétendants recou- rurent au pape pour faire confirmer leur élection. Henri de Bo- lande se rendit en personne à la cour pontificale; il était ac- compagné de Thierry, abbé de Saint-Mathias, homme d'une naissance illustre. Arnold de Sleide y envoya des députés pour y plaider sa cause. Henri de Fisting, grand doyen de l'Eglise de Metz, s'y trouvait pour soutenir les intérêts de Walter de Gérolsech, élu depuis peu évêquc de Strasbourg. Les partisans des deux compétiteurs l'initièrent aux secrets de leur élection. L'ambitieux Henri de Fisting exploita cette confidence ; il parvint à se faire nommer et sacrer par Alexandre IV le 19 novembre 1260; mais il n'obtint pas le pallium.

L'archidiacre Arnold de Sleide, un des prétendants au trône archiépiscopal de Trêves, imputait à Thierry, abbé de Saint- Mathias, le mauvais succès de son affaire; il entreprit de le dépouiller de >on monastère, établissement considérable se groupaient quatre belles églises, et florissail une école d'où sortirent d'éminents personnages. Il anima contre l'innocent abbé l'archevêque Henri de Fisting. Ce prélat était allé avec ses troupes au secours de Walter de Gérolseck, son parent, qui défendait vaillamment les droits de son épiscopat contre les bourgeois deStrasbourg. A son retour, il trouva sur sa route Crittenach, Nennick, Kukellerg, Yviesch, villages plantureux qui appartenaient à l'abbaye de Saint-Mathias. Il en consuma toutes les provisions; puis il les abandonna au pillage. Ses soldats se jetèrent sur les métairies avec une rapacité furibon- de : meubles, bestiaux, granges, tout devint la proie des flammes :

Les religieux, effrayés, s'enfuirent auprès des chanoines de la cathédrale, et les conjurèrent de faire cesser ces ravages sa- crilèges. Les chanoines se plaignirent aussitôt avec une fer-

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meté respectueuse , mais inébranlable, à l'archevêque. Celui-ci répliqua que le saccagement des maisons et des jardins de l'abbaye de Saint-Mathias avait eu lieu sans ses ordres ; et il ne manqua pas de serviles flatteurs pour le justifier des torts qu'on imputait à son administration. Les religieux portèrent alors leurs plaintes au pape Urbain IV qui venait de succéder à Alexandre IV sur la chaire pontificale. Urbain IV, ancienne- ment évêque de Verdun, conservait une grande considération pour la métropole dont il avait été le suffragant. On lui re- montra que Henri de Fisting, sans se mettre en peine du pal- lium qu'Alexandre IV n'avait pas jugé à propos de lui conférer, ne laissait pas de remplir toutes les fonctions d'archevêque ; qu'il avait commis ou fait commettre mille excès contre l'ab- baye de Saint-Mathias; qu'il venait d'emprisonner des gen- tilshommes et des soldats arrêtés dans la forteresse de Schwarzemberg ; et que ses satellites continuaient à piller le monastère de l'abbé Thierry et ses dépendances.

Urbain IV, profondément affligé de ces désordres qui scan- dalisaient les chrétientés rhénanes, nomma les évêques Henri de Spire et Evrard de Worms, avec l'abbé de Rodinkirch, de l'Ordre des Prémontrés du diocèse de Mayence, pour aller connaître des accusations formulées contre l'archevêque de Trêves. « Il est accusé, disait le pape dans sa bulle datée de « Viterbe 22 Novembre 1261, il est accusé de s'attribuer le « nom d'archevêque, sans avoir été investi du pallium; d'avoir « mis, de son autorité propre, un nouveau péage sur le Rhin; « de s'être rendu coupable de simonie, de sacrilège, de meur- « tre, de dissipation des biens de son Eglise; de s'être mêlé « parmi les gens armés qui dévastaient les fermes et les villa- « ges. Urbain IV ordonne aux commissaires de rechercher « avec la plus scrupuleuse exactitude tout ce qui concerne ces « imputations; et, si l'archevêque en est convaincu, de le dé- « clarer excommunié, tous les dimanches, au son des cloches « et avec les cierges allumés; et, en cas qu'il soit réellement « dissipateur des biens ecclésiastiques, de lui ôter l'adminis-

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t tralion du temporel de l'archevêché, et de députer des cha- « noines pour en prendre le gouvernement. »

Los inquisiteurs s'acquittèrent si négligemment de leur commission, que le pape fut obligé de révoquer leurs pouvoirs et de les confier, le 6 avril 1262, à deux disciples de saint François, frères gardiens, l'un du couvent de Velmahus, l'autre du couvent de Trêves. A peine ces religieux eurent-ils commencé leurs informations, qu'ils virent s'élever contre eux un orage effroyable. Les Dominicains de l'électorat prirent eux-mêmes hautement parti pour Henri de Fisting. Les Fran- ciscains, assemblés en chapitre général, défendirent, sous peine de prison et des plus rigoureux châtiments, aux deux commis- saires, de continuer leurenquête. D'unautre côté, l'archevêque Henri et l'archidiacre Arnold, soutenus de leurs puissantes familles , firent essuyer aux deux religieux tant d'avanies que ces pauvres moines se sauvèrent à Metz où, pour comble de malheur, leurs propres confrères leur refusèrent l'hospitalité.

Cependant les supérieurs des Franciscains craignirent l'indi- gnation d'Urbain IV; ils lui envoyèrent deux autres religieux pour savoir d'une manière précise quelles étaient ses intentions et pour le supplier de transférer à d'autres la charge de pour- suivre les investigations contre leur archevêque, charge qui ne s'harmonisait point, disaient-ils, avec les humbles et paci- fiques emplois de leur état. Le pape, entouré des cardinaux et de saint Bonaventure, alors général des Franciscains , répon- dit : « Si je vous avais donné deux archevêchés, vous les au- « riez sans doute reçus avec de grandes actions de grâces. Si « donc vous êtes obéissants au Souverain Pontife et remplis de « bonne volonté, lorsqu'il vous accorde des prélatures, n'est-il « pas juste que vous vous soumettiez aussi à ses ordres, quand « il vous confie d'autres mandats, qui tendent à l'honneur du t Saint-Siège et à la gloire de Dieu?... » Ces graves et sévères paroles impressionnèrent fortement les députés franciscains; ils se retirèrent, la tristesse dans l'âme et le front soucieux.

Le Souverain Pontife, informé que l'exécution de ses ordres

ET SON TEMPS.

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pourrait bien être de nouveau entravée par les cabales des prieurs franciscains: «Des faits déplorables, leur écrivit-il, « ont été accomplis par quelques uns de vos frères; le bruit « en est venu tout récemment troubler nos oreilles; on dit « qu'en apparence ils semblent travailler à la vigne du Sei- t gneur dont la divine Providence leur a confié la culture, « mais qu'en réalité ils s'efforcent d'empêcher les procédures « de l'enquête ordonnée contre les crimes de simonie dont s'est « rendu coupable l'archeyêque élu Henri de Fisting. Comme « cette conduite, odieuse en elle-même, rejailliten offenses surla « Majesté divine et en mépris sur le Saint-Siège qui a puissam- « ment contribué à l'extension de votre Ordre, l'a enrichi de « nombreux privilèges et l'a toujours honoré d'une protection « particulière, nous vous conjurons, nous vous recommandons « instamment, non-seulement de ne point apporter d'entraves « à l'enquête que nous avons ordonnée, mais encore de vous « appliquer, par des conseils pleins de sagesse, à lui faire pro- « duire les résultats légitimes et désirés; c'est ainsi que vous « travaillerez efficacement au progrès des âmes dans le che- « min de la perfection, et que nous pourrons , en toute sécu- « rite, rendre un juste hommage à votre dévouement. » Les prieurs dominicains de la province ecclésiastique de Trêves reçurent les mêmes recommandations1.

Urbain IV écrivit en même temps aux frères Guillaume et Rorick pour leur enjoindre, sous peine d'excommunication, de procéder sans délai à l'instruction de l'affaire archiépiscopale. Les deux inquisiteurs, ranimés par les instances du pape et rassurés d'ailleurs contre les vexations de leurs confrères qu'une flétrissure officielle venait de frapper, retournèrent avec courage à Trêves, s'établirent sans crainte dans le monas- tère de leur Ordre, se montrèrent énergiques à l'égard de l'il- lustre justiciable, le citèrent devant leur tribunal et ne négli- gèrent rien pour éclaircir tous les points litigieux. Le Souverain

1. Veterum scriptorum et monumentorum hisloricorum , dogmatico- rum et moralium, amplissima collectio. Paris, 1724, D. Martène, lom. IV, pag. 325.

17

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Pontife, qui connaissait l'ardeur consciencieuse de leurs inves- tigations, leur écrivit de nouveau pour les encourager dans leur activité : « Nous, leur dit-il, nous qui voulons que les « mains, qui enlèvent les souillures des autres, soient d'une « pureté irréprochable, nous serons très-satisfait si, par vos « soins assidus, vous réussissez à corriger l'archevêque de ses « insolences scandaleuses; ce succès vous sera méritoire aux « yeux de Dieu. »

Henri deFisting, impuissant à se soustraire aux procédures canoniques intentées contre lui, se troubla et demeura quel- que temps sous l'impression de la terreur. Cette panique se changea bientôt en colère; il tourna toute sa fui è^ir contre l'abbé de Saint-Mathias qu'il regardait comme l'auteur prin- cipal de toutes les poursuites que la cour romaine exerçait contre lui. Il mit tout en œuvre pour le faire partir de son ab- baye, pour détourner les religieux de son obédience et pour l'isoler de toute relation avec les dignitaires ecclésiastiques. Les prieurs des communautés bénédictines de Trêves furent envoyés dans tous les monastères de saint François et de saint Dominique pour y souffler l'esprit de rébellion contre l'abbé-, leurs tentatives restèrent infructueuses. Alors l'arche- vêque élu, fatigué d'une lutte stérile, donna rendez-vous à l'abbé de Saint-Mathias dans la maison des Dominicains de Trêves pour y traiter avec lui de la paix. Au jour fixé, Thierry, accompagné de quelques-uns de ses religieux les plus dévoués et les plus vertueux, se transporta au monastère in- diqué. Là, les discussions, vives, ardentes, exaspérées, finirent par éclater en violentes querelles. Un chanoine, doué d'une éloquence fougueuse, prononça un discours sur ce texte de l'É- vangile : « Pourquoi voyez-vous la paille qui est dans l'œil de « votre frère, et n'apercevez-vous point la poutre qui est dans « votre œil? » Il avait à peine achevé son homélie toute satu- rée d'invectives, que les abbés de Saint-Malhias.et de Sainte- Marie-aux-Marlyrs, justement indignés, se levèrent pour en appeler publiquement à la décision du Souverain-Pontife. Au

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môme instant, Simon, grand-prévôt de la cathédrale de Trêves, homme grave et modéré, donna communication d'une lettre du pape. Il y était expressément recommandé aux évêques des provinces rhénanes d'entourer Henri de Fisling d'une surveil- lance incessante et rigoureuse ; ils avaient mission d'empêcher qu'il ne conférât les ordres sacrés et qu'il ne disposât des béné- fices ecclésiastiques. A cette lecture, les partisans de l'arche- vêque élu entrèrent dans une fureur inouïe; ils cherchèrent à arracher la lettre pontificale des mains du lecteur; et, dans les transports de leur rage, ils lui déchirèrent ses habits sacerdo- taux1.

L'archevêque élu , toujours opiniâtre dans ses injustes pré- tentions, cita de nouveau l'abbé et les prieurs de Saint-Malhias devant le chapitre de la cathédrale; là, il se répandit contre eux en paroles hautaines et menaçantes. Les envoyés de Thierry, vénérables par leur âge et leur longue expérience, ne crurent pas devoir répondre autrement que par un appel ainsi conçu : « Considérant, révérend père, seigneur Henri, « élu de Trêves, que vous êtes sous le coup d'une excommu- « nication; qu'une enquête est pendante contre vous relative- « ment à certains crimes qui vous sont imputés; que vous « voulez pousser les moines et le prieur de Saint-Eucher à « déposer faussement contre Thierry, leur abbé, tandis que, « au contraire, ils l'ont signalé, tant à nous qu'au Souverain t Pontife, comme un homme d'une vie intègre et honorée de t l'estime générale; considérant enfin que vous cherchez à le « discréditer par des allégations mensongères, moi Henri, clerc « et procureur du monastère de Saint-Eucher de Trêves, sen- « tant que, pour les causes susdites, vous chagrinez injuste- t ment les religieux de l'Ordre, j'en appelle au Siège apostoli- « que, en leur nom et par procuration écrite, mettant sous sa « haute protection les personnes et les biens du monastère. » Cette cédule évocatoire, rédigée dans la chapelle archiépisco- pale et lue en présence des personnages les plus éminenls par

1. Amplissima collecUo , D. Martènk, loco citalo.

17.

2C0 URBAIN IV

leur science et par leur vertu , jeta Henri de Fisting dans une si grande exaspération que, non-seulement il n'en supporta point la lecture, mais qu'il fit lacérer la pièce; ses satellites allèrent môme jusqu'à frapper le signataire de l'appel, Jean Philomène, clerc de l'abbé de Saint-Malhias. Le lendemain, 4 mai 1263, on renouvela solennellement la proclamation de l'appel, en présence de plusieurs prélats, abbés, chanoines et religieux de la province. Au sortir de la séance, le prieur fut renversé de cheval par les émissaires de l'archevêque; ils se jetèrent sur lui comme des tigres sur une proie, l'accablèrent de coups de bâtons et le laissèrent à demi -mort sur la terre. Les échevins et les autres habitants de Trêves accoururent au secours de l'infortuné prieur, vieillard languissant et débile; puis ils se saisirent de l'un des persécuteurs, et dans leur in- dignation extrême, ils lui infligèrent les châtiments les plus atroces.

t Au milieu de celte effervescence des esprits, l'abbé Thierry, pour ne pas exposer son monastère aux profanations désastreu- ses des seïdes de l'archevêque, et redoutant aussi pour lui- même les mauvais traitements que venait d'essuyer le coura- geux prieur, se retira sur les terres de son parent Ferry III, duc de Lorraine et de la Marche; il le pria de lui accorder l'hos- pitalité jusqu'à ce que la querelle qu'il avait avec Henri de Fisting fût entièrement vidée. Le duc l'accueillit avec cordia- lité et magnificence : « Toutes les choses que vous voudrez et « que vous demanderez dans mon district, dit-il à l'abbé, vous « seront données avec empressement; consolez-vous et n'ayez « point de crainte; car toutes vos adversités et tous vos périls « auront une fin heureuse, au gré de vos désirs. » A ces mots plein? de générosité, le vénérable proscrit, rassuré, alla s'éta- blir dans la forteresse de Sierk, d'où il put suivre attentive- ment les péripéties de l'agitation religieuse de l'Eglise de Trêves.

Cependant les députés franciscains rapportèrent de Rome les lettres d'interdit lancées par Urbain IV contre l'indigne

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archevêque; elles étaient adressées, en date de Viterbe 1262, au chantre de l'église de Trêves et à l'abbé de Saint-Martin, du diocèse de Metz. Comme elles annulaient toutes les procé- dures et toutes les sentences de Henri de Fisting contre l'abbé de Saint-Mathias, on les publia en présence de tous les digni- tairesecclésiastiquesde la province. L'archevêqueetses partisans révoquèrent en doute leur authenticité et poussèrent même l'audace jusqu'à les tourner en dérision. Les exécuteurs du bref pontifical n'en destituèrent pas moins, en vertu de leur délégation apostolique, les intrus, Guillaume de Meysemburg qui administrait l'abbaye de Saint-Eucher, et Gilles de Man- derscheit à qui on avait illégitimement confié^ Ja gestion du temporel de Sainte Marie-aux-Marlyrs; puis, ils réintégrèrent dans leurs fonctions abbatiales Thierry et Robert; enfin, ils avertirent l'archevêque élu de ne point faire de résistance au Vicaire de Jésus-Christ et de se soumettre respectueusement à ses décisions.

Henri de Fisting, obstiné dans sa révolte, méprisa la sentence du pape et les représentations respectueusement énergiques de ses plénipotentiaires. Dès l'année suivante, 1263, le jour de la fête de saint Marc, il voulut imposer un abbé intrus aux moines de Saint-Mathias ; il employa pour cela la force armée ; des hommes soudoyés brisèrent les portes du monastère, envahi- rent les cellules, y placèrent des soldats, des munitions et des vivres, et maltraitèrent les bons religieux. Ceux-ci se réfu- gièrent avec leurs serviteurs dans la chapelle claustrale , exhalèrent de douloureux gémissements au pied de l'autel et chantèrent d'un ton lamentable l'antienne média vita in morte sumas. Ensuite, ils se prosternèrent le visage contre terre, psalmodièrent les psaumes de la pénitence, et implorèrent avec larmes le Dieu qui protège les innocents et les opprimés. Au moment de cette scène émouvante, l'un des moines rebel- les, plus éhonté que les autres, lança, sur celui qui lisait la collecte, une pierre qui faillit le tuer. Tous les pauvres céno- bites, saisis d'épouvante, se sauvèrent à la cathédrale les

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chanoines les reçurent avec les marques de la plus généreuse sympathie ; alors le lugubre bourdonnement des cloches ac- compagna les chants plaintifs qu'ils firent entendre sous les voûtes sonores de la vaste métropole et annonça au loin le deuil des Franciscains de Saint-Mathias.

Pendant que les pieux fugitifs trouvaient un refuge hono- rable chez les chanoines de Trêves, leur abbaye devenait le théâtre d'orgies sacrilèges. Les satellites de l'archevêque pré- varicateur pillaient les caves, dévastaient les granges, rava- geaient les enclos et transformaient les cellules en lieux de débauche. C'était au milieu des horreurs de la nuit ; les joyeux convives, en murmurant des chants impies, se saturaient des vins et des mets qui couvraient la table du festin qu'ils avaient préparé avec les produits du monastère; bientôt, appesantis par la bonne chère, ils tombèrent plongés dans le sommeil de l'ivresse; ils dormaient profondément, lorsqu'un incendie éclata et se propagea avec une telle rapidité que, sans la misé- ricordieuse protection du ciel, tous les bâtiments du monastère auraient été la proie des flammes. Dès le matin, toute la ville retentit du bruit de ce sinistre; les uns l'attribuaient à l'ivresse des profanateurs du couvent; les autres, au contraire, disaient que les moines, qui avaient quitté forcément leur saint asile, avaient voulu se venger de leurs persécuteurs en y mettant le feu.

L'archevêque rebelle, moins soucieux de ce malheur que de l'anathème qui pesait sur lui, chercha, par tous les moyens imaginables, à se faire absoudre; mais Urbain IV. qui connais- sait les sourdes menées de ce prélat, consulta les cardinaux;^ et, sur leur avis, il écrivit aux exécuteurs de ses sentences, Jean de Glandière et Jean, chantre de la cathédrale de Trêves, pour leur recommander la prudence: t Car, dit-il, les lèvres « trompeuses des détracteurs percent souvent de leurs traits « cachés l'homme intègre etsans tache; elles déversent souvent « le venin de l'aspic sur l'innocent, et mettent une ruse abo- « minable à le souiller de leur souffle calomnieux. » Ensuite,

ET SON TEMPS. 263

il leur dévoile les artifices sataniques qu'Henri de Fisling ose employer pour gagner à sa cause les mercenaires toujours prêls à seconder dans leurs desseins les chefs qui les comblent de largesses. L'archevêque, furieux de cette révélation humi- liante pour lui, défendit aux habitants de Trêves de procurer des secours aux religieux de Saint -Mathias. Un des échevins de la ville, ami fidèle et dévoué des Franciscains, ne craignit pas de dire à l'illustre excommunié : « Maître, vous n'avez pas « le droit d'empêcher les habitants des paroisses de fournir des « subsides aux religieux persécutés; quant à moi, jusqu'à « présent, je n'ai cessé de pourvoir à leur subsistance ; et, « malgré vos ordres, je continuerai, comme par le passé, de « les soulager dans leurs besoins, autant qu'il sera en mon « pouvoir. »

Urbain IV, toujours attentif à l'affligeant spectacle qu'offrait l'Eglise de Trêves, ne négligeait aucun moyen de proléger les religieux qui vivaientdans l'observation exacte de la discipline, comme aussi d'y ramener ceux qui avaient eu le malheur de s'en écarter. Il ordonna de rétablir les moines de Saint-Mathias dans leur abbaye et défendit aux suffragants de l'archevêché de Trêves d'entretenir des relations avec le prélat révolté : « Parce que nous avons appris, dit il aux Trèvires, que vous « étiez animés de la crainte du Seigneur et enflammés de zèle < pour la liberté ecclésiastique, nous vous adressons avec cou- « fiance des prières conformes à la volonté divine pour implo- « rcr de vous la défense de la cause de l'Eglise. Certes, entre « toutes les blessures qui transpercent notre âme, il n'en est « pas de plus cruelle que les horribles excès commis avec une « infernale témérité contre nos chers fils, les abbés de Sainte- « Marie et de Saint-Mathias de Trêves... Nous vous conjurons « donc de prêter en temps et lieu votre appui à nos délégués, « par déférence pour nous-mêmes et par dévouement pour le t Siège apostolique. »

Tant de censures canoniques et tant de cérémonies expia- toires avaient entin excité le repentirai! cœur de l'archevêque;

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il fit publiquement amende honorable, et alla, contrit et humi- lié, solliciter du pape Urbain IV l'absolution de ses crimes. Le Souverain-Pontife, sévère et implacable pour le péché, mais doux et compatissant pour le pécheur, n'hésita pas à pardon- ner, et il leva les anathèmes qui pesaient sur Henri de Fisting. En même temps, il écrivit au comte deLuxemburg pour l'en- gager à prêter main-forte aux commissaires qu'il avait chargés du recouvrement des biens de Saint-Mathias que l'intrus Guil- laume ne voulait point restituer. Le comte, empressé d'obéir aux vœux du pape, enjoignit au seigneur du château de Fal- conPicrre de faire remettre aux moines franciscains leurs livres, leurs vases sacrés et leurs ornements. Le châtelain, après quelques tergiversations, se rendit aux injonctions de son suzerain, et tous les objets qu'il recelait dans sa forteresse furent rapportés au couvent de Saint-Mathias de Trêves1.

Le clergé séculier du Moyen-Age contrastait d'une manière frappante avec le clergé régulier. Les évoques, comme tous les feudataires de la couronne, abandonnés à eux-mêmes sous des rois impuissants, environnés de turbulents seigneurs, avaient été emportés forcément dans le mouvement du monde. Réduits à se défendre par leurs propres armes, ils échangeaient sou- vent la lance contre la crosse, le casque contre la mitre, et la pacifique mule contre le léger destrier. On les voyait déployer un grand luxe comme princes temporels, faire argent de tout pour se soutenir; et, au milieu des dissipations de cette vie agitée, laisser entrer un autre amour dans leurs cœurs vides de l'amour de Dieu. La régularité, la ferveur, le dévouement, toutes les vertus sacerdotales avaient leur foyer presqu'exclu- sif dans les monastères. C'est pourquoi Urbain IV favorisait de tout son pouvoir l'établissement de ces cloîtres d'où jaillis- sait, comme de la profondeur du cœur, le sang qui restaure les organes et renouvelle tout le corps du sacerdoce catholi- que. Vers 1215, Barthélémy, évêque de Cinq-Eglises en Hon-

1. Dictionnaire encyclopédique de la théologie catholique, par l'abbé Gosciiler, tom. VIII.

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grie, avait réuni sous une règle commune une foule d'ermites dispersés dans son diocèse, et leur avait donné pour demeure le couvent de Saint-Jacques de Patach. Eusèbe, issu d'une famille noble, chanoine de la cathédrale de Gran, avait de la même manière réuni les ermites de Pisilie sous l'invocation de la sainte Croix. L'an 1250, les deux congrégations érémiliques ne formèrent plus qu'une société. Eusèbe vint solliciter en cour de Rome l'autorisation exigée par le concile de Lalran. Urbain IV chargea l'évêque de Wesprim, suffragant de Strigonic, de faire une enquête. Le prélat constata que les ermites de Saint- Paul n'avaient pas assez de ressources pécuniaires pour vivre selon la règle de saint Augustin. Le pape leur prescrivit une autre constitution, en 1263.

Dès lors les Pauliniens, comme on les appelait souvent, se propagèrent dans toute l'Europe centrale; la France, l'Alle- magne, la Pologne, l'Istrie et la Suède accueillirent avec vé- nération ces anges de la solitude qui leur offrirent en retour le triomphe des joies les plus pures et des instincts les plus géné- reux de la nature humaine sur les sens et sur les passions. Ils pouvaient établir leurs couvents dans les villes ou dans les cam- pagnes; mais ceux-là seuls avaient le droit de se retirer dans ces dernières, qui avaient déjà fait deux années de profession. Ils soignaient les malades, pourvoyaient à leurs besoins physiques et spirituels, inhumaientl es morts, visitaient les prisonniers, et accompagnaient les condamnés au lieu d'exécution. Tous leurs autres exercices leur rendaient familière la pensée de la mort. Quand ils se rencontraient, ils se saluaient en se disant : « Mé- mento mori, pensez à la mort. » Avant de prendre leur repas, ils baisaient une tête de mort; il yen avait toujours une sur leurs tables. Lorsqu'un religieux faisait profession, ses confrères le mettaient dans un cercueil; chacun l'aspergeait d'eau bénite, tandis que le chœur chantait le De profanais. Ainsi le mépris de la vie, ce secret des héros, y était enseigné et pratiqué à chaque instant du jour.

Le sacrifice de soi est le principe du courage militaire; il

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renferme la raison de ce prestige qui s'attache à la gloire du guerrier par-dessus toutes les autres gloires humaines; de même, dans l'ordre spirituel, le sacrifice quotidien de soi par le triple vœu monastique exprime la suprême estime que l'Eglise accorda aux ordres religieux et chevaleresques. Ur- bain IV affectionnait beaucoup les Templiers qui eurent pour fondateur un preux des environs de Troycs. Chaque Ordre, suscité de Dieu dans l'Eglise, a sa mission spéciale. Sans doute la chevalerie, dans son mélange de dévotion sentimentale et d'amours romanesques, avait été parfois une digue contre la corruption générale des mœurs; au fond, elle n'était qu'un jeu, produisant quelques émotions de piété qui n'ont jamais sauve- gardé personne contrôla lutte des passions et des sens. L'insti- tution des Templiers fut d'abord un moyen de discipliner cette chevalerie mondaine, d'en relever le sérieux moral, d'y déve- lopper les vertus chrétiennes, ensuite de cultiver le caractère encore rude et d'affiner les mœurs encore grossières des popu- lations germaniques et septentrionales.

La création du royaume de Jérusalem avait permis aux chrétientés occidentales d'envoyer des masses de pèlerins en Terre-Sainte; mais ce royaume, isolé au milieu des infidèles, en face de la haine fanatique de l'Orient exaspéré, demandait à être énergiquement et constamment soutenu. En admettant que les Templiers, par la fondation de leur Ordre, n'eurent d'autre intention que de préserver les routes infestées de bri- gands et de combattre les Sarrasins toujours menaçants, on ne peut nier que ce but reslreint devait subir les lois du dé- veloppement historique, qui amena les chevaliers du Temple à devenir l'âme des expéditions armées de l'Europe contre l'A- sie. Non-seulement ils formèrent, avec les chevaliers de Saint- Jean-dc-Jérusalom, le noyau des croisades et leur fournirent des chefs et des guides; mais encore, par leurs provinces cl leurs maisons en Occident, ils rappelèrent hautement et sans relâche aux nations catholiques qu'elles ne devaient pas aban- donner le tombeau du Sauveur. Leur rôle semble avon* été de maintenir., pendant deux siècles, pure et vivante, l'idée des

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croisades, de recruter pour elles des armées, et de les diriger dans leurs expéditions lointaines. Ils avaient une mission plus grande encore.

De même que les Templiers formaient le lien vivant entre le monde occidental et le divin Sépulcre, de même ils repré- sentèrent, jusqu'au moment de leur apogée, la chaîne vivante qui relie la Jérusalem terrestre à la Jérusalem des cieux. Le Moyen- Age, dans son essort religieux, s'identifiait de plus en plus avec l'amour de la croix, et comme les combats livrés pour la possession du berceau du christianisme devaient, mal- gré la valeur de la chevalerie, demeurer sans résultats, si les guerriers n'étaient en même temps animés des vertus qu'ins- pire la croix, le moine cl le militaire, unis dans la personne du Templier, représentent le légitime croisé, le véritable -soldat de Jésus -Christ. L'Ordre du Temple offrait à ses membres, au moment les croisades restaient suspendues, un refuge assuré pour travailler au salut de leur Ame. En entrant dans un couvent ordinaire, le chevalier devait se dépouiller de son armure; le simple moine paraissait souvent au riche et fier baron un personnage aussi pauvre que méprisable. Mais un Ordre l'on ne déposait pas les armes, et cependant, l'âme trouvait, par les pratiques austères du monachisme, l'oc- casion et la facilité de se sanctifier, fut le moyen humain dont la Providence se servit pour retirer des milliers de seigneurs du tumulte de ce monde, pour leur faire éviter le dérègle- ment, pour les attirer vers la croix, pour les préparer chrélien- nemenl à l'heure de leur mort. Aussi, lorsque l'Europe en- tendit parler des exploits de ces nouveaux athlètes du Christ, écuyers et chevaliers de toulcs nations s'empressèrent de s'as- socier à cette sainte et glorieuse ligue ; et, sous le pontificat d'Urbain IV, l'Ordre, riche, nombreux, puissant, jouissait d'une grande considération.

Celte influence des chevaliers du Temple fut puissamment secondée par la faveur que le Saint-Siège leur témoigna. Urbain IV confirma leurs privilèges; il proclama formellement

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qu'il fallait s'intéresser à cette milice, vaillante jusqu'à la mort, précieuse à toute la chrétienté, et dont les services étaient connus non-seulement des Orientaux, mais des peuples les plus éloignés, t Je vous en supplie, écrit-il à Louis IX, « arrêtez vos regards sur les chevaliers du Temple et faites « participer les défenseurs de l'Eglise aux trésors de votre « bienveillance, car il sera agréable à Dieu et aux hommes « que vous portiez dans votre cœur ceux qui exposent leur « vie pour leurs frères. » Le noyau de cette noble association était formé par les chevaliers. A côté d'eux étaient les frères servants. L'autel était desservi par les chapelains. A la tête de l'Ordre étaient le grand-maître et les hauts dignitaires : le sénéchal, le maréchal, le majordome, le drapier, le turcopolier, les commandeurs. Les provinces de l'Ordre étaient soumises aux grands-précepteurs, les simples couvents aux baillis. Le costume consistait en un manteau blanc, marqué d'une croix rouge à huit branches. L'étendard du combat était la bannière blanche et noire, avec l'inscription : Non nobis, Domine, non nobis, sed nomini tuo da gloriam.

Le grand-précepteur de France résidait au Temple, à Paris. Cette résidence élait si vaste qu'elle occupait plus de place que l'immense palais du roi, et que, suivant un auteur anglais, elle aurait pu loger une armée nombreuse. Louis IX désirait confier celle charge au brave et fidèle Americ. Urbain IV joi- gnit aux sollicitations du monarque des lettres apostoliques qu'il adressa aux Templiers. « L'Eglise universelle, leur dit- « il, met ses plus douces complaisances en la personne de l'il- « lustre roi des Francs, notre fiis bien-aimé; elle y trouve de « quoi tressaillir de joie et faire éclater ses transports dans « des hymmes et des cantiques sacrés. Il n'est pas une seule t association religieuse dont les membres, par reconnaissance « pour ses bontés, ne chantent en chœur le nom du Seigneur « Jésus et ne proclament ses louanges avec le psaltêrion et « d'autres instruments de musique. Son royal cœur, en effet, « rempli de la grâce céleste, épanche les richesses de sa piété

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« sur toutes les Eglises de l'univers et sur le clergé, principa- « lement sur les religieux, avec une telle abondance qu'il n'y « a pas un jour la religion chrétienne n'éprouve tout par- « ticulièrement son secours, et la liberté ecclésiastique ne « ressente son appui spécial. Quant à vous, des motifs en « quelque sorte personnels vous invitent à vous réjouir en « Jésus-Christ. Si, en effet, vous considérez attentivement « avec quel soin ce même roi des Francs protège votre Ordre « et veille à la conservation de ses droits, si vous reconnaissez « les marques de sympathique bienveillance qu'il vous a pro- « diguées, à vous et à tous les bienfaiteurs de votre Ordre, « certes, vous vous empresserez d'accueillir sa demande et d'y « répondre favorablement, d'autant plus qu'il y va de vos « plus chets intérêts et de votre prospéritéi. »

Mais, en 1264, un fâcheux débat s'éleva entre ces chevaliers et Urbain IV. L'habit blanc des Templiers symbolisait l'inno- cence dans laquelle ils désiraient vivre. La croix rouge signi- fiait le martyre auquel les vouait leur engagement de défendre la Terre -Sainte. Leur étendard indiquait, par la couleur blanche, qu'ils devaient être loyaux envers les serviteurs de Jésus-Christ; et, par la couleur noire, qu'ils devaient se mon- trer terribles aux ennemis de la foi. Etienne de Sissi, maréchal de l'Ordre, avait manqué à quelques-unes des graves obli- gations dont il portait les emblèmes. Urbain IV le destitua et l'excommunia. Déjà les Templiers, par l'excès même de leur opulence, par les habitudes d'une vie toute militaire, et par la fréquentation des infidèles, oubliaient qu'ils étaient des reli- gieux, aussi bien que des hommes de guerre. Le pape, dans l'intérêt de leur Ordre, n'hésita point à réprimer leur orgueil et leurs débordements qui pouvaient précipiter leur ruine. Les chevaliers du Temple prirent naturellement fait et cause pour

1. ...Habet, ioquit pontifex, universalis Ecclesia in charissimo in Christo filio oostro rege Francorum illustri , undè in rege suo Christo Jesu canticis et hymnis exultet. Habent io Christo religionis cujusque cultores , undè Domini nomen in choro laudent ac tympano, et psallario psallant ei,.. Vos aulem in eo ad siogularis jubili canticum causa singularis invitât... Epistola UrbanilV ad Templarios, apud Annal, eccles., Raynald., tom.XIV.

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leur maréchal contre le Souverain-Pontife. Ce différend ne s'apaisa que sous Clément IV, successeur d'Urbain, qui accor- da l'absolution à Etienne de Sissi, tout en censurant les chefs de l'Ordre.

Urbain IV ne se contentait pas de s'appliquer a faire revivre dans les ordres religieux et militaires une vie pure et une sé- vère discipline, sources fécondes d'où sortent les grands hom- mes et les grandes choses; il entreprit d'inscrire au catalogue des saints les pieux personnages qui avaient pratiqué les vertus du christianisme dans un degré héroïque.

La canonisation des saints est une institution qui a ses ra- cines dans les dogmes catholiques et les sentiments sociaux. Bien que surnaturelle dans son principe et son but, elle tient, sous un autre rapport, à une loi qui régit toute nation civili- sée. Chaque peuple glorifie d'une manière authentique ses hommes illustres. Leurs tombeaux sont honorés; leurs noms figurent dans les fastes publics, quelquefois même sur des arcs- de- triomphe. Les poésies nationales redisent ce qu'ils ont fait de plus éclatant. La peinture traduit dans son langage une partie de cette histoire, et l'on cherche à leur donner par des statues de marbre et d'airain, une sorte de présence perpé- tuelle au milieu de leurs concitoyens. Lorsque celle glorifica- tion ne se trompe pas dans son objet, elle est, par rapport au passé, un juste hommage de reconnaissance pour les services rendus, et, pour l'avenir, une exhortation à imiter de beaux exemples. Elle serait marquée d'un triste signe de décadence, la société au sein de laquelle s'éteindraient les sentiments qui inspirent, comme disait Urbain IV, ce culte humain, cette espèce de canonisation civile.

Qu'on transporte celte apothéose dans une sphère supé- rieure et qu'on la fasse passer de l'ordre de la nature dans l'ordre de la grâce, on aura la canonisation des saints. L'Eglise a ses héros; elle sait les reconnaître dans l'humilité d'une vie obscure comme dans l'éclat des grandes actions, dans les camps et dans les ateliers, sous la pourpre et sous la bure. Elle leur

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rend les glorieux hommages qu'ils n'ont pas cherchés. Elle inscrit leurs noms dans le livre auguste se trouvent conte- nues les prières de l'adorable sacrifice qu'elle offre en tous lieux. Des temples, la .piété allume des flambeaux et brûle des parfums devant leurs images séculaires, sont placés sous leur invocation. De tous les points de la terre s'exhalent des hymmes à leur louange; et, pour comble d'honneurs, leur tombeau est un autel.

Richard de Wichc était digne de cette suprême glorification. C'était an enfant de bénédiction, venu au monde avec cet at- trait du bien, cet instinct de piété, ce sérieux de la vie, qui sont comme le sceau des élus. Des accidenls de famille et des revers de fortune lui préparèrent une dure jeunesse. Il profita de ces épreuves pour s'accoutumer à une vie austère ; de l'eau et du pain étaient alors et continuèrent d'être longtemps ses seuls aliments. Le travail des mains, l'étude des lettres et des sciences, la ferveur dans ses prières, une lendre compassion pour les nécessiteux remplirent ses premières années. Lorsqu'il suivait les cours de l'université d'Oxfort, il ressentit cruellement l'aiguillon de la pauvreté. Il logeait dans une cabane de bois avec deux autres étudiants aussi misérables que lui. Us n'avaient qu'un manteau pour trois. Quand l'un d'eux en était revêtu pour assister aux leçons publiques, les deux autres attendaient qu'il fut revenu, afin de s'en couvrir à leur tour. Il passa sept ans à Oxfort dans l'étude des lettres et sept ans à Bologne dans l'élude du droit canon, dont les maximes positives allaient à son caractère. Il refusa deux bril- lants mariages; et les plus belles offres de fortune ne purent le détourner du dessein, dès longtemps arrêté dans son cœur, de se consacrer à Dieu. Il professait comme docteur, en 1235,

Iavec une grande renommée, lorsque deux requêtes lui arri- vèrent à la fois*.

1. ...Laudent eum in vencrandœ memoriaî beato Richardo... In subjeclionis statu, quasi Stella matutina promiscuit in medio nebulaî, dùm in ipso juvenilis

aetalis ignorantiâ , iunocentiaj firmato vesligio imitando vixit exemplo

Episl. Urbani IV ad archiepiscopos , etc., apud Annales ecclesiast., Bzovius, tora XIII.

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L'une était de Robert Grosse-Tête, évêque de Lincoln, son ancien maître à l'université d'Oxfort; l'autre venait de l'arche- vêque de Cantorbéry. Les deux prélats se disputaient Richard comme un trésor et voulaient se l'attacher. Edme l'emporta. Comme il avait toujours remarqué dans Richard des qualités éminentes pour l'administration, il lui remit entre les mains les sceaux de chancelier, et se déchargea sur lui d'une partie des soins de son diocèse. La tendresse qui unissait les deux hommes de Dieu leur rendit communes jusqu'à la mort les joies et les tristesses. Richard demeura fidèle à son maître hien-aimé jusqu'au-delà de la tombe. Il s'exila avec lui à Poniigny ils menèrent ensemble la vie monastique; il l'ac- compagna au prieuré de Notre-Dame de Soisy, reçut son tes- tament et lui ferma les yeux l'an 1240. Libre de ses engage- ments, il alla étudier la théologie à Orléans, dans le couvent des Dominicains. Il reçut les ordres sacrés et la prêtrise; puis, il retourna en Angleterre pour soigner son troupeau ; car il avait été pourvu d'une curei.

Sur ces entrefaites, venait de mourir Raoul Nevil, évêque de Chichesler. Henri III, proposa une de ses créatures, le cha- noine Robert Passelew, qui fut jugé incapable et rejeté comme indigne. Alors tous les regards se portèrent sur le chancelier Richard. Le roi, extrêmement piqué de cette élection, saisit tout le temporel du nouvel évêque. Le saint homme, sans asile, sans ressource, fut réduit à la condition des apôtres, ne vivant que d'aumônes; il espérait recueillir dans la joie ce qu'il se- mait maintenant d^ns les larmes. Il visitait les paroisses de son diocèse, annonçait les vérités du salut aux populations des villes et des campagnes, et leur administrait les sacrements. Il s'estimait heureux de souffrir la faim, la soif, le froid, le chaud, les intempéries des saisons, les difficultés des chemins, toutes les tribulations que lui suscitait l'implacable vengeance de Henri III. Les menaces d'Innocent IV, appuyées par tous les prélats d'Angleterre, forcèrent ce prince furieux à rétablir

1. Annales ecclcsiast. Raynald,, tom. XIV.

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Richard dans tous les biens de son Eglise. Débarrassé de ses inquiétudes temporelles, le saint évêque se dévoua avec une nouvelle ardeur aux soins de son peuple.

Le creuset de la persécution, par laquelle Dieu l'avait fait pas- ser pour purifier encore sa vertu, ne servit qu'à le rendre plus humble et plus fervent, plus charitable et plus résigné. Un jour, son frère aîné, intendant de sa maison, lui représentait que ses revenus ne suffiraient jamais à ses immenses aumônes. « Il vaut mieux vendre mon cheval et ma vaisselle d'argent, « répondit-il, que de laisser dans la misère les pauvres, les « membres de Jésus-Christ. » Une autre fois, on lui annonça que le feu avait dévoré une de ses plus belles métairies : « La Providence, dit-il, l'a permis sans doute pour nous déta- « cher davantage des biens de la terre. » Et au lieu de dimi- nuer ses aumônes, il les rendit encore plus abondantes. Voilà comme parlent, voilà comme agissent les saints1.

Déjà, sur des instances qui lui furent faites, Alexandre IV avait accordé, en la restreignant à certains lieux, une permis- sion liturgique d'honorer publiquement lebienheureux évêque de Chichester. Cette cause restait, depuis quelques années, en- veloppée d'un profond silence, lorsqu'une pensée, descendue d'en haut dans l'âme d'Urbain IV, lui persuada que le juge- ment en avait été réservé pour son pontificat. Il crut qu'au milieu des persécutions, il était bien à propos de rappeler solennellement au clergé et aux fidèles de grands exemples de fermeté dans la foi et de courage dans les épreuves.

Toutefois, ce n'est pas seulement la pratique des vertus chrétiennes au plus haut degré que le pape exige pour pro- clamer qu'un serviteur de Dieu doit être considéré comme

1 Ipse vocatus ad regimen ecclesiaî cicestrensis faclus est solito loogè

rnagis vigil ad euram, non segnis ad epus, suavis ad mores ; ex tùuc ei fuit pau- perum cura major, habilus objeelior, geslus et affeclus humihor. Ex tùuc ipse m persecutionum perpessione fortior, in liberlalisecclesiasiicœ defensione cons- lantior, in justitiae censura inflexibilior, in oratione fervenlior, in eleemosyna- ram largilione profusior, in proprii corporis castigatione rigidior... Epislol. Urbani IV, apud Annal, ecclesiast. Raynald., tom. XIV, anu. 1262.

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saint. ïl demande aussi des signes miraculeux comme indices de la volonté divine. En présence des documents irrécusables que le siège apostolique rassemble, des précautions vigilantes dont il s'entoure, du long et sévère examen qui précède son jugement, on ne saurait s'expliquer l'incrédulité de certains esprits chrétiens. Que des sceptiques, assez malheureux pour douter de Dieu, ne croient pas à la toute-puissance; que des panthéistes, réduisant leur Dieu à n'être que le monde, ne trouvent point, dans la nature déifiée, une place pour le sur- naturel; leurs dénégations anticipées ne sont que le corollaire de leurs absurdes systèmes. Mais il se rencontre des hommes qui ne nient point les miracles de l'Evangile, et qui veulent absolument qu'il n'y en ait plus d'autres. D'où savent-ils que le pouvoir surhumain accordé par Jésus-Christ à ses premiers disciples s'est épuisé dans le berceau du catholicisme? Qui leur a dit que Dieu a repris irrévocablement à son Eglise ce don primitif? Comment prouveraient-ils que la race des âmes d'élite, préparées à le recevoir, a disparu?

Des pensées meilleures planaient sur les générations con- temporaines d'Urbain IV. « Que la troupe céleste des anges tres- * saille d'allégresse, s'écrie-t-il , dans la bulle de canonisation « adressée, en mars 1262, à toute la chrétienté; que la joie c éclate dans nos divins mystères, car la victoire du Souverain Roi et les effets de sa salutaire passion reluisent dans la t créature humaine. Que les saints se livrent à des transports « de joie dans le séjour de la gloire; un nouveau concitoyen t leur arrive. Habitant naguère une maison de boue assise sur « un fondement terrestre, il a triomphé de la chair et de ses t concupiscences, du monde et de ses délices; puis, délivré t de la prison du corps, il a été admis dans les brillantes de- « meures de l'éternité, il jouit d'un repos immuable. Que « l'Église, notre mère, se réjouisse d'avoir produit un fils si « grand qui dirige ses frères par l'exemple de sa sainte vie et « leur offre, dans la couronne de béatitude qu'il a déjà reçue, t une espérance assurée du salut; qu'elle célèbre le Dieu tout-

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« puissant ; il l'orne de miracles ; il l'illumine par d'ad- « mirables exemples, afin de confondre l'hérésie, d'affermir les « cœurs des fidèles sur le rocher de la foi, de les retirer de « l'abîme du péché et d'accroître leurs vertus. Que l'Angle- « terre s'abandonne toute entière à la jubilation en songeant « à la gloire qu'elle a eue d'enfanter un homme angélique, un « nouveau collègue des esprits bienheureux. Que l'Église de

< Chichester, qui a mérité d'avoir un si digne pasteur, unisse « ses transports à ceux des îles britanniques, à la vue de ce « pontife devenu le compatriote des saints; qu'elle se livre « à la vive joie de posséder un nouveau patron et un inter- « cesseur puissant auprès de Dieu. Que tous les peuples catho- « liques chantent à Dieu un cantique de louanges, parce qu'il t convient que les fidèles honorent sur la terre, avec le zèle « d'une sincère dévotion, ceux que le Dieu de justice et de c miséricorde couronne de l'immortelle béatitude1. »

Ensuite, Urbain IV trace un magnifique tableau des mérites de saint Richard; il termine, en disant : « Nous, après une « enquête rigoureuse et la discussion d'un sévère examen, « avons acquis l'entière certitude de la sainteté de la vie, l'au- « thenticité des miracles de saint Richard ; alors du commun « conseil et consentement de nos frères, et de tous les prélats assistant le Siège Apostolique, nous avons résolu de « Tinscrire, ou plutôt d'annoncer qu'il a été inscrit en traits « ineffaçables dans les dyptiques sacrés le lundi 3 avril, jour « de sa mort que, dans son doux langage, l'Église appelle le c jour natal, parce que la mort est pour les justes leur nais- « sance au ciel. C'est pourquoi nous vous mandons à tous, par « ces lettres, que le 3 avril, jour son âme bienheureuse.est « entrée en possession des délices du paradis, vous, nos frères,

< les archevêques et évêques, vous fassiez célébrer sa fête « avec dévotion par les fidèles de vos diocèses, afin que vous « puissiez, par sa pieuse intercession, être délivrés ici-bas des

1. Exultet angelica turba cœlorum, exultent divina mysteria, summi namquè régis Victoria, et salutaris sua? passionis effectus in huniaui reluceut generis créa- ture... Epist. Urbani /F, apud Annales eccle$< Bzovius, tom.XIII.

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dangers qui vous menacent, et acquérir pour l'avenir la c récompense du salut éternel1 ».

Urbain IV eut voulu accorder le même honneur au bien- heureux Jean, seigneur de Monlmirail, et à sainte Hedwige, duchesse de Pologne. Il commença les procédures juridiques relatives à la canonisation de ces deux illustres personnages.

Jean, surnommé l'Humble, était issu de la célèbre famille de Montmirail ; il naquit en 1165, la même année que Philippe- Auguste dont il fut l'ami. C'était l'un des plus grands, des plus magnifiques et des plus vaillants seigneurs d'un siècle de bra- voure. Il prit part aux croisades, s'illustra en maints combats et porta glorieusement l'épéede connétable. Mais, par un rare prodige, quand tout paraissait l'enchaîner aux vanités du monde, comme Paul, sur le chemin de Damas, touché toul-à- coup par la grâce, il renonça aux splendeurs de la terre ; le fier suzerain de tant de fiefs devint l'humble serviteur de ses serfs et de ses vassaux ; puis, quand il aura détruit en lui le vieil homme, il ira frapper à la porte d'une abbaye il troquera la cotte d'armes et la lance contre le froc et le cilice, la vaine gloire contre le silence et l'obscurité, et il méritera, à force d'abnégation et d'humilité, d'être élevé par l'Eglise au nombre de ceux qu'elle propose à l'universelle vénération 2.

Sainte Hedwige, fille de Berthoïd III, comte d'Andech et du Tyrol, ducdeCorinthie et d'Istrie, avait été élevée au couvent de Lutzingen en Franconie; elle dut, d'après le désir de ses parents, se marier, dès l'âge de douze ans, avec Henri-le Barbu, duc de Silésie et de Pologne. Cette jeune et sainte princesse

1. Hocanno Urbanus caîlitum catalogo agregavit B. Richardum episcopura cicestrensem, cojus miraculorum gloriacùm latè pervagala esset, Aoglise régis procerumque precibus adductus Alexander éditas ejus opéra; divinitus admi- randas res ia publicas labulas referri, atque examine ecclcsiastico discuti jus- serat. Annales eccles. Raynald., Ioco citato.

2. Idem quôque regnura producit viros egregios, barones, plurimosque ma- gnâtes, et generosi sanguinis, et elegantis probitaiis nobilitate prœclaros, apud sedemeamdem suorum gratià merilorum acceptos... Epist. Urbani IV. Am* plissima collectio velerum scriptorum. D. Martène, tom. H.

ET SON TEMPS

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apporta l'exemple de toutes les vertus à son époux, à ses en- fants, à sa cour, à tout son pays. Henri, digne de sa pieuse compagne, manifesta ses sentiments religieux par toutes sortes de bonnes œuvres : il fonda des monastères, accorda des pri- vilèges aux églises, créa des institutions de bienfaisance, et mena une vie modeste, quoique toujours conforme à son rang. 11 apprit de sa femme à prier avec persévérance; elle le décida à l'abstinence de toute joie sensible les vendredis et les same- dis; elle obtint, après lui avoir donné six enfants, qu'il se vouât, avec elle, devant l'évêque de Breslau, à une perpétuelle continence; elle rétablit en grâce auprès de lui ceux qui avaient eu le malheur de lui déplaire et de le desservir; elle adoucit son cœur à l'égard des condamnés, fît atténuer leurs peines, délivrer des prisonniers, le plus souvent commuer la sentence de mort.

Lorsque l'abbaye de Trebnitz eut été bâtie en faveur des re- ligieuses cisterciennes, qui devaient perpétuellement y exer- cer l'hospitalité, elle se retira de temps à autre dans cette so- litude. Elle nourrissait tous les jours, dans son palais, treize pauvres, en l'honneur de Jésus-Christ et de ses douze apôtres, les servait à table, et 'souvent même à genoux, avant qu'elle n'eut pris son repas. Elle lavait les ulcères des lépreux. Elle allait si loin sous ce rapport que sa belle-fille , la princesse Anna, témoin de ses actions, put dire : « Je connais la vie de beaucoup de saints, je n'ai jamais rien vu d'aussi dur que la vie d'Edwig. » Elle ajoutait à ces mortifications corpo- relles une dévotion qui semblait appartenir plus au ciel qu'à la terre. Elle ne s'approchait de la sainte Table qu'en versant des larmes et donnant les signes de la plus profonde adoration. Quand des gens connus par leur piété, des pauvres ou des ec- clésiastiques, s'étaient tenus quelque temps ou avaient prié en un endroit, elle se mettait à genoux et baisait leurs traces avec une humble dévotion1.

1. Hedwigis sanctitatis glorîa... adèo excrevit, ut Poloniœ proceres ad Urba- mim IV oraiores miserint, qui ab ipso flagitarnnt ut eam S. S. albo adscri- beret. Annal, ecclcs. Raynald., toœ. XIV, ann. 4262.

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Urbain IV, sollicité de canoniser cette duchesse de Pologne chargea l'évêque de Breslau de s'adjoindre le provincial des Dominicains pour procéder, selon la forme prescrite, aux informations canoniques. En France, le cardinal légat, Simon de Brie , reçut du pape une mission semblable pour préparer la canonisation du bienheureux Jean, seigneur de Montmirail. Ainsi, tant que l'Eglise, mère indéfectible et toujours féconde, aura des enfants, il y aura pour les saints une fête de famille, des prières sur leurs tombeaux, un hommage à leur mémoire, des héritiers de leurs noms, des imitateurs de leurs vertus.

Urbain IV déplore l'extinction de l'empire latin de Constantinople. Il travaille à son rétablissement 11 s'afflige de la séparation de l'Eglise grecque. Il tente de ramener l'Orient dans le giron de l'Eglise romaine. —Il écrit à Louis IX; Aux prélats de France, d'Angleterre et d'Espagne.— Procédés tyranniques de Michel Paléologue.— Urbain lui écrit pour la réunion de l'Église grecque. II tâche d'apaiser les querelles des Génois et des Vénitiens. Il encourage la guerre de Guillaume de Villehardouin, prince d'Achaïe, contre les Grecs. Lettre re- marquable qu'il adresse à Michel Paléologue. Nouvelle lettre de l'empereur; nouvelle réponse du pape.

Occupée par les Grecs, Constantinople a peut-être fait plus de mal au christianisme que Constantinople occupée par les Turcs. C'est dans son sein que prirent naissance ou que se dé- veloppèrent toutes les grandes hérésies qui, résumées dans le mahométisme, ont perverti les nations, entravé la civilisation européenne et déchiré l'univers religieux. Aussi toutle monde regarda-t-il la prise de Constantinople, en 1204, comme une juste punition infligée par la Providence à l'Orient schisma- tique et dégénéré. Le chroniqueur de ce dramatique événe- ment, Geoffroy de Villehardouin, natif des bords de l'Aube, en a raconté, dans un style nerveux et saisissant, les mille péripé- ties. Les principaux chevaliers, comme l'historien de cette quatrième croisade, appartenaient à la noblesse champenoise. Le comte Thibaut de Troyes avait même été désigné pour en être le chef. La province natale d'Urbain IV mérite donc une large part de l'honneur que fit rejaillir sur les Vénitiens et sur les Français la conquête de l'empire grec.

L'élection d'un patriarche occidental et catholique avait suivi de près celle d'un empereur également catholique et oc- cidental. Le pape Innocent III, qui d'abord avait frappé d'excommunication les guerriers de la Croix, se trouva, d'une manière inattendue, parvenu au but ardemment désiré par ses prédécesseurs depuis Léon IX. Lorsque la longue querelle entre le Sacerdoce et l'Empire avait éclaté en Occident, l'Orient

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avait vu naître le schisme déplorable qui le sépara de l'Eglise latine. La chute de la seconde capitale du monde romain avait réussi du même coup à terminer la querelle et le schisme; un florissant avenir semblait s'ouvrir pour la civilisation euro- péenne.

Baudouin, à peine couronné avec Marie de Champagne, son épouse, dans la basilique de Sainte-Sophie, sollicita les secours de tous les princes de la chrétienté; il les pria d'engager leurs sujets à se rendre à Bysance pour soutenir, par de larges colo- nisations, l'empire latin que les croisés venaient de fonder; mais il ne fut pas donné à Baudouin d'en établir solidement les bases; il tomba au pouvoir des Bulgares. Joannice, son féroce vainqueur, lui fît couper les bras et les jambes. Le tronc vivant de l'infortuné monarque, exposé aux oiseaux de proie au fond d'une fosse, ne mourut qu'au bout de trois jours au milieu d'horribles tortures; et son crâne, enchâssé dans de l'or, servit de coupe au sauvage roi de Bulgarie dans ses festins.

Henri, frère et successeur de Baudouin, conciliant et ferme, actif sans précipitation et brave sans témérité, avait toutes les qualités nécessaires pour régner, dans des temps difficiles, avec éclat et sagesse. Il soutint dignement sa couronne, et sur- monta les obstacles sans nombre que lui opposaient la haine des grecs, le fanatisme des musulmans et la vaillance des Bulgares. Le désir d'accorder quelque repos à ses sujets l'em- porta sur tout autre sentiment; il épousa une proche parente de Joannice, de ce tyran qui avait mutilé son frère Baudouin. Une jouit ^pas longtemps de la paix. On l'empoisonna à Thes- salonique le 11 juin 1216.

Les suffrages se fixèrent sur Pierre de Courtenay, comte d'Auxerre, beau-frère de Henri. Dès que le prince élu, cou- sin-germain de Philippe-Auguste, fut instruit de son élévation au trône, il alla recevoir la couronne impériale des mains du pape. A son retour, il s'engagea imprudemment dans les défi- lés des montagnes de l'Albanie; pour s'en tirer, il se confia aux lieutenants de Théodore Gomnène qui, par une insigne

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perfidie, le firent assassiner. Yolande de Flandres, sa veuve, nommée régente, ne lui survécut qu'un an. Les barons défé- rèrent la régence à Conon de Béthune, sénéchal de Romanie; puis, ils envoyèrent en France des députés à Philippe, fils aîné de Pierre de Courtenay, pour l'inviter à venir prendre posses- sion du sceptre. Philippe préféra son tranquille comté de Na- mur à un empire orageux. Son frère Robert, élu à sa place, hésitait à se charger d'un si lourd fardeau. Il avait raison ; car il mourut en 1228, méprisé également des Latins et des Grecs pour son indolence et son incapacité.

Baudouin II, son frère et son héritier, n'était encore qu'un enfant; il eut pour tuteur le champenois Jean de Biienne. La nécessité de donner à l'empire latin de Constantinoplc un admi- nistrateur expérimenté, un appui ferme, un chef vaillant, avait fait choisir ce vieillard qui conservait, à quatre-vingts ans, le courage et la force de la jeunesse. Destiné par ses parents à l'état ecclésiastique, et par son caractère aux combats, il avait quitté la soutane pour la cuirasse, le sanctuaire pour les camps, la France pour la Palestine. Tandis que son pupille parcourait les cours de l'Europe pour solliciter des secours , Jean de Brienne, environné d'ennemis formidables, se hâtait de cueil- lir quelques lauriers pour honorer sa tombe; sa bravoure lui valut deux couronnes. Seul, debout sur les ruines d'un trône écroulant, il défendit ses débris en héros; et les exploits de ce Nestor chrétien furent dans l'Orient les plus splendides rayons de gloire des croisés.

L'allemand Frédéric II avait dépouillé du royaume de Jéru- salem Jean de Brienne, son gendre; il visait à enlever l'empire de Constantinople au jeune Baudouin II, comme il cherchait à confisquer la souveraineté spirituelle du Vicaire de Jésus- Christ, afin d'être lui-même le seul pape et le seul empereur sur la terre. Il voulait réduire tous les autres rois à être ses très-humbles vassaux et tous les peuples à êire ses sujets très- soumis. Le bulgare Asan et le grec Yalace avaient exploité ces dispositions de Frédéric II pour agrandir leurs conquêtes.

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Baudouin, réduit à sa capitale, avait encore beaucoup de sol- dats pour la défendre, mais point d'argent pour les payer. Dans cette extrémité, il faisait fondre le plomb et l'or des églises et des palais pour subvenir aux frais de la guerre, lorsqu'au mépris de la foi jurée, le césar Alexis Stratégopule s'empara de Constantinople dans la nuit du 25 juillet 1261. Mi- chel, averti par la rumeur publique des succès de son géné- ral, n'y ajouta foi que quand il eut reçu les insignes de l'em- pereur détrôné : c'est-à-dire les brodequins de pourpre. l'épée à fourreau de soie cramoisie, le sceptre ou bâton de justice, le chapeau pyramidal de couleur rouge, surmonté d'un gros rubis.

Urbain IV déplorait amèrement celte chute de l'empire latin de Constantinople; il voyait dans le maintien de la domination franque en Orient une garantie de la conquête de la Terre- Sainte et un moyen de rétablir l'unilé de l'Eglise, qui , sem- blable à la robe du Christ, devait être sans couture ni division. En effet, si les successeurs de l'empereur Baudouin fussent restés maîtres de Byzance, de celte dangereuse barrière que les armées de la Croix trouvaient sans cesse devant elles, que de malheurs ils eussent épargné à ces troupes innombrables qui couvrirent les chemins de la Palestine, et qui périrent victimes de la perfidie des Grecs. Toutes les roules auraient été libres pour les pèlerins comme pour les guerriers; des communications faciles se seraient établies entre les peuples d'Europe et les colonies chrétiennes de Syrie; et il n'est pas douteux que les expéditions d'outre-mer n'eussent eu un suc- cès plus complet1.

1. Rcs Orientis in malo se habebant, p.stquàm Michaël Palœologus vi et arte urbem Constantinopolim obtiouit, fugerunlque io Occidentem Baldumus secundus imperatc-r, etPantaleoJustianus venetus, nova) Roma; patriarcha. Co- gitarunt imperator et dux Venetus de resarciendis latinorum in Oriente jacluris, iterùmque recuperando imperio, quod per quinquaginla annorumspaliumobti- nuerant. Intérim Palasç^ogus latiuos cxagitabat, saevitiam in plures exercebat, imperium tyrannicè stàbiliebat; quarèponlifex Urbanus de adjuvandis Galliset Vcnetis exercilum copiosum nimis pro subveniendis latinis,mittentibus, anxius coipit eogitare... Annales minorum, Wading, tom. Il, pag. 231.

ET SON TEMPS. 283

A ces suites funestes du renversement de l'empire latin de Constantinople venaient se joindre les effets, plus funestes en- core, du schisme grec, ce qui compliquait la situation périlleuse de TOrient qu'Urbain IV aurait voulut pouvoir régénérer. Les patriarches bizantins avaient acquis une grande importance par la translation du trône impérial de Rome à Constantinople. Ils étaient devenus, pour ainsi dire, les ministres des affaires ecclésiastiques, les intermédiaires naturels entre le souverain et les autres évêques, entre le pape même et le chef de l'Em- pire, entre les Orientaux et les Occidentaux. Ces prélats, si hauts placés par leur influence, aspirèrent bientôt à n'être plus obligés de céder le pas, dans l'ordre hiérarchique, aux pa- triarches, aux exarques et aux métropolitains. Les Pères du premier concile général de Constantinople décidèrent que l'évêque de cette nouvelle Rome aurait la primauté d'honneur après le successeur de saint Pierre. Le canon qui établissait cette prérogative, bien qu'elle n'impliquât aucune extension d'autorité juridictionnelle en faveur du siège de Constanti- nople, n'en portait pas moins atteinte à tous les décrets anté- rieurs des papes. Les évêques de Byzance s'appuyèrent même sur cette base pour accroître leur juridiction, et pour se faire déclarer patriarches universels. Il n'est pas étonnant que, dans de pareilles circonstances, Rome s'attachât plus directement aux peuples franco-germaniques, et posât la couronne impériale sur la tête de Charlemagne, en 800; quoique ce grave événe- ment augmentât la jalousie des despotes de Byzance et élargit l'abîme entre l'Orient et l'Occident.

Le premier patriarche, qui se déclara formellement contre la primauté du pape, fut Photius, élevé au siège de Constanti- nople par la plus scandaleuse intrusion. Le patrice Bardas, oncle de l'empereur Michel III, le Néron du Bas- Empire, se croyait tout permis parce qu'il régnait sous le nom de ce monstre. Ignace, patriarche légitime, s'opposa énergiquement aux violences et au commerce adultère de Bardas. Le césar courroucé, qui savait combien il est peu de consciences incor-

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ruptibles, ne s'inquiéta point des remontrances du vertueux vieillard; il convoqua un synode les évêques, fascinés par les belles promesses du bigame impérial, déposèrent l'intré- pide défenseur de l'inviolabilité du lien conjugal et proclamè- rent à sa place Photius, la plus haute personnification du faux esprit de cette époque. Le pape Nicolas Ier protesta solennelle- ment, en face de l'univers chrétien, contre l'iniquité commise à l'égard du courageux Ignace. Photius, irrité, arbora effron- tément l'étendard de la révolte contre sa condamnation. Il déploya tout ce qu'il possédait d'habileté sophistique et d'élo- quence astucieuse, pour nier la croyance traditionnelle de l'Eglise sur la procession du Saint-Esprit. A une insatiable ambition, appuyée sur une naissance illustre, soutenue par un indomptable orgueil, servie par le génie de la ruse, il joignait tous les talents de la nature intellectuelle la plus heureusement douée. Par une assiduité infatigable à l'étude, il était devenu l'homme le plus savant de son temps ; son éloquence était vive et aussi brillante que sa science était étendue et profonde. Il abusa de tous ces dons pour arracher l'Eglise grecque à l'unité de l'Eglise romaine.

De Photius à Michel Gérularius, son continuateur, quinze prélats se succédèrent sur le siège de Gonstantinople; et, entre tous, pas un homme vraiment distingué par le savoir ou par la vertu; la plupart furent médiocres par l'esprit, plus médiocres encore par le cœur. Pontifes raisonneurs et superbes, sans doctrine et sans dignité, ils portaient impatiemment l'autorité paternelle du pape et tendaient lâchement la tête au joug im- périal La vitalité persistante de la scission du rebelle Photius, scission qui a été la principale brèche par le Croissant a fait invasion dans l'antique domaine de la Croix, ne s'explique que par celte décadence morale. Si les Grecs n'ont pas opposé à l'islamisme le courage que les Espagnols ont puisé, pour le salut spirituel et temporel de leur patrie, dans la pureté vigou- reuse de leur foi ; si l'Eglise orientale est restée comme frap- pée d'impuissance et de stérilité depuis Photius, c'est que ce

ET SON TEMPS. 285

trop fameux imposteur, qui agissait en scélérat et parlait en saint, lui a légué son esprit avant de descendre dans la tombe, il demeure sous le poids des anathèmes prononcés contre lui par neuf papes.

Michel Cérularius, second fondateur du schisme grec, avait été promu, malgré la défense expresse du huitième concjle œcuménique, de l'état laïc à la dignité patriarcale deConstan- tinople. Il résulte clairement de la conduite de ce nouveau Pholius, que l'orgueil et l'ambition, depuis longtemps favori- sés par les circonstances politiques, furent les sources de la scission orientale. Les objections faites à la doctrine comme à la discipline n'étaient que des prétextes pour s'élever contre Rome, échapper à son autorité souveraine et couvrir les véri- tables intentions des promoteurs du schisme. Aussi, dans ces provinces bysantines, autrefois si célèbres par leurs saints pontifes et leurs docteurs illustres, la civilisation chrétienne ne laissa d'elle-même que des mœurs plus corrompues, une igno- rance plus présomptueuse, des peuples plus faciles à l'asser- vissement, des princes mieux dressés à la tyrannie. Tout le pouvoir se concentrait dans l'autocrate qui, en sa qualité d'autorité suprême au spirituel comme au temporel, était con- sidéré comme le représentant du Sauveur sur la terre. Il por- tait la croix au sommet de son sceptre et de sa couronne , il régnait d'une manière absolue dans l'Eglise et dans l'Etat. Ce qui lai appartenait, ce qu'il touchait, ce qui émanait de lui était sacré; c'était un sacrilège de douter même de la capacité d'un fonctionnaire nommé par l'empereur. Il n'y avait pas à Byzance d'organisation des Etats, pas de charte constitution- nelle, pas de droit canon garanti par les foudres de l'excom- munication papale qu'on pût opposer au despote qui comman- dait, non à des vassaux, mais à des mercenaires; il n'aurait craint personne au monde si de fréquentes séditions, de nom- breux détrônements, remplissant les lacunes de la constitution byzantine, n'avaient rappelé aux sages la loi de la modération, aux imprudents l'expiation fatale des droits violés. Pour remédier à ce dépérissement du monde oriental, Ur-

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bain IV ne voyait pas de moyens plus efficaces que le rétablis- sement de l'empire latin de Constantinople et la réunion de l'Église grecque au Saint-Siège, source de la vie divine et cen- tre de l'unité catholique. Il apprit que les Vénitiens et les Français cherchaient à rentrer dans les possessions territo- riales dont on venait de les expulser. Pour seconder ce mou- vement, qui avait pour but de réintégrer Baudouin sur le Irône, il écrivit au provincial des Frères-Mineurs en France; il l'engagea fortement à faire prêcher une croisade contre Michel Paléologue. « Un grand sujet de trouble et d'affliction, « lui dit-il, nous est venu du fond de la Romanie; des traits « déchirants, lancés de cette contrée, ont transpercé notre cœur « de leurs pointes cruelles, et porté l'amertume jusque dans « ses replis les plus intimes. Voilà que le glaive des schisma- « tiques est levé contre le peuple fidèle; une violente persé- « cution s'ouvre contre les catholiques de Constantinople ; « de toutes parts ils ont à essuyer de sanglants outrages. Le « fourbe Paléologue les accable inhumainement de ses fureurs « tyranniques; ligué avec sa perfide nation, il emploie toutes « les ressources de sa malice pour anéantir l'Église romaine « dans ses États, il ose se flatter d'étendre ainsi sa domina- « lion sur toutes les principautés du monde oriental... »

Ensuite Urbain IV gémit sur la gloire de l'Église obscurcie par l'entière destruction de l'empire des Latins : « Dans quelle « immense désolation fut plongée l'Église romaine, notre mère; « quels profonds soupirs elle poussa; que de larmes amères elle t répandit, lorsqu'elle perdit cette ville brillante, qui, en de- c meurant dans l'unité catholique, jetait encore un plus vif » éclat. Elle se ressouvint qu'Innocent III, notreprédécesseur, « n'avait ramené cette cité impériale dans le giron de l'unité « qu'au prix des plus laborieux efforts; et, la voyant honteu- t sèment séparée de son obédience et violemment enlevée à sa « tendresse maternelle, il n'est pas d'expression qui puisse ren- « dre sa douleur. Cependant elle n'a pas perdu l'espérance de « rentrer dans sa conquête; elle s'en remet au Dieu des miséri-

ET SON TEMPS. -287

« cordes; elle compte qu'après l'avoir éprouvée par tant de « tribulations, il daignera lui accorder, en temps opportun, les « remèdesde la consolation. En cela se manifeste la foi de l'Eglise, « toujours inébranlable, parce qu'elle a son indestructible fon- « dément en Jésus-Christ qui a promis d'être avec elle jusqu'à « la consommation des siècles... »

Le pape termine en informant le Provincial des magnifiques armements que l'infortuné Baudouin et le noble doge de Ve- nise avaient déjà préparés sur terre et sur mer, de concert avec les barons de l'Achaïe; en même temps il acccorde aux guerriers de la croisade les mêmes indulgences que pour les expéditions de la Terre-Sainte ; il ajoute quarante ou cent jours d'indulgences pour les fidèles qui viendraient entendre les prédications. Aussitôt des missionnaires franciscains allèrent de ville en ville, de bourgade en bourgade ; mais les efforts de leur zèle ne furent pas très-fructueux. Les passions héroï- ques du Moyen-Age commençaient à s'éteindre ; tous les in- térêts se concentraient de plus en plus dans la patrie tempo- relle, et l'on s'habituait à la perte de ces établissements lointains, pourtant vivaient encore les fils de nos pieux chevaliers î.

Un seul homme avait conservé, dans toute sa pureté primi- tive, les sentiments religieux et militaires des âges de foi; c'é- tait saint Louis. Il ne pouvait rester tranquille en son beau royaume de France, alors qu'on égorgeait les chrétiens de l'Orient. Le cri des victimes venait le troubler jusque dans le silence de sesnuits et le recueillementde ses prières^il témoigna au nonce Albert de Parme un grand désir de relever l'empire

1. Orta est nobis de partibus Romaniœ muliœ lurbatioois materia, et exinde prosilieruot jacula, quœ diris puncluris affecerunt, et afficiunt intima cordis nos- tri. Ecce siquidem in regione illâ conlra fidelem populum schismaticorum erer- tus est giadius, uudiquè ad subvertendum catholicorum slatum gravis persecu- tionis turbo prorupit, propter quod cultores fidei onhodoxœ hostilibus inibi quatiuntur iusultibus, et christiana religio variis adversionibus impugnatur. Pa- lasologus nàmque schismaticus, qui Gracorum imperatorem se fecif, postquàm illius perfidaî geotîs oblinuit principalum, conlrà populum Latinorum, qui in illis partibus commoratur, c&pit furoris lyrannidem inhumaniler exercere... Epist. Urbani IV, Annales minorum, Wading, lococilato.

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latin de Constanlinople. Une lettre d'Urbain IV l'encouragea dans ses généreuses et nobles tendances. « Si l'Église, notre mère, lui écrit-il, a souvent recours à vous, notre très-cher fils, et à votre royaume très-chrétien, dans ses jours d'ad- versité comme dans ses jours de prospérité, c'est qu'elle es- père obtenir les salutaires soulagements qu'elle a droit d'at- tendre de votre filiale et constante piété qui ne s'est jamais démentie à son égard. Sans doute, l'Église catholique ren- ferme dans son sein une nombreuse race de rois et de prin- ces devenus ses enfants par le baptême ; ces princes et ces rois ont plus d'une fois considéré avec une sincère et com- patissante affection les tortures de l'Église, leur mère. Plus d'une fois ils ont prêté une oreille attentive aux accents de sa douleur; mais vous êtes le seul qui savez égaler vos conso- lations à l'immensité de ses angoisses. Vigoureux athlète de la foi, vaillant soldat du Christ, intrépide champion de «* l'Église, votre secours prompt et efficace permet à la répu- blique chrétienne de respirer sous le poids de ses tribula- tions.

* C'est donc à juste titre que la mystique Epouse du Roi immortel des siècles a mis sa confiance en vous, le plus excellent de tous les souverains catholiques du monde ; oui, c'est avec raison qu'elle a placé son espoir en vous ; elle attend avec certitude des secours de votre royaume selon l'exigence et la gravité des circonstances. Dernièrement, l'horrible nouvelle de la prise de Constantinople nous a frappé comme un coup de foudre ; et dans la profonde af- fliction où nous étions plongé, nous avons adressé de fer- ventes prières au Très-Haut, afin d'apaiser sa colère pro- voquée peut-être par les crimes du peuple chrétien. Nous l'avons conjuré instamment de nous donner la prudence et la vigueur nécessaires pour réparer cette mutilation d'un membre si noble et pour guérir cette plaie douloureuse faite à l'Église. Puis, au milieu des agitations de notre esprit et des tiraillements de notre cœur, nous avons enfin tourné nos regards vers vous. Notre âme, fatiguée de tant d'in- quiétudes, s'est reposée sur l'entier dévouement de votre

ET SON TEMPS. 289

« royale personne et sur les ressources inépuisables de votre « gouvernement.

« Depuis que nous avons envoyé l'évêque d'Agen, Guil-

« laume de Pontoise, pour traiter, avec vous et avec les prélats

* de votre royaume, du projet que nous avons conçu de recon-

« quérir Conslantinople, notre tristesse a été cruellement

« renouvelée par l'arrivée de l'empereur Baudouin, des am-

« bassadeurs du duc Rainier Zéno, de la commune de Venise,

« et de plusieurs autres Latins de Romanie. La face de l'Église

« s'est couverte de confusion et d'ignominie à l'aspect de notre

« bien-aimé fils en Jésus-Christ déchu de sa puissance impé-

« riale depuis la sinistre catastrophe de Byzance. A peine

« pouvons-nous retenir nos larmes en songeant aux infor-

« lunes de notre très-fidèle empereur renversé de son trône

« par les Grecs schismatiques, à l'éternelle honte des Latins.

« Or, nous désirons ardemment lui procurer une prompte as-

« sistance, parce qu'il y va des intérêts de la Terre-Sainte. Les

« hauts feudataires, encore maîtres des principautés d'Achaïe,

« de Morée et des îles voisines, se montrent en mesure de s'op*

« poser par terre aux usurpateurs, tandis que les Vénitiens se

« disposent à les attaquer par mer avec une flotte considéra-

« ble ; ils offrent même un passage gratuit à tous les chevaliers

« de la croisade. Nous vous envoyons donc notre chapelain

« André de Spolète, archidiacre de Paphos, pour vous prier

« de donner votre bienveillant concours à la restauration de

« l'empire français de Constantinople, et d'exciter les évoques

« de votre royaume à y contribuer généreusement par des

« subsides pécuniaires1.... »

1. ... Digne igilur de te, ebristianissime princeps, iater cœtcros catholicos mundi principes, Rcgis aeterni sponsa coufidit; metilo in tuo prajsidio spes fir- mavit, etanxilium à te, cùm temporis opporlnnitas suggerit, Gonfidcnler ex- pelif, etindubitanter expectat... Sanè olim dùm rumor horribilis de amissionc civitalis Constautinopolilauœ nostrum percussit audilum... nos ex rumore hujusmodi, veluli ex quodam terrifico sonilu vehementer attoniti, ex immensi acerbitate mœroris slupidos sensimus sensus noslros, dcvolas pièces effun- deotes Aliissimo, ut ecclesiani suam quam ejus indignalio coulinuis chrisiiani populi peccalis lacessita , in mutilationem membri tiim uobilis flagellari permi

19

200 URBAIN IV

De plus Urbain IV ordonna qu'on levât des décimes en France, en Angleterre et en Espagne. Dès le commencement des croisades, l'opinion s'était généralement établie qu'une guerre sainte devait être défrayée en grande partie par les hommes attachés aux sanctuaires et voués aux autels de Jésus- Christ. Sans doute, pour une cause si sacrée, il convenait que tout chrétien apportât son obole; mais les prêtres devaient venir en première ligne, et, avant tous les autres, déposer leurs offrandes pour subvenir aux frais des expéditions chrétiennes. Pour être vrai, il faut dire qu'en 1262 les prélats des divers royaumes, la cour de Rome voulait prélever cet impôt, nese montrèrent pas disposés à obtempérer aux vœux du Saint- Père. Ils envoyèrent à Urbain IV des députés pour lui exposer la profonde misère à laquelle leursnations se trouvaient réduites par de fréquentes et lourdes charges. Le pape tint peu de compte de ces observations, du haut du trône pontifical, il reprocha aux représentants du clergé leur indifférence pour la cause de la religion. Il accusa d'imprudence ceux qui attribuaient les pertes de l'Église catholique à l'imposition des décimes, comme si Dieu ne permettait pas que les justes fussent quelquefois éprouvés par l'adversité comme récompensés par les succès, t Le schisme d'Orient, continue-t-il, n'a été occasionné que « par l'ingratitude et la perfidie de Photius. » L'archevêque de Rouen et l'évêque d'Agen, excités par les lettres chaleureu- ses qu'Urbain IV leur adressa, prêchèrent l'obéissance à la vo- lonté suprême du Vicaire de Jésus-Christ. Les prélats de Cas- tille et de Léon imitèrent leur exemple. Ceux d'Angleterre refusèrent de concourir de leurs deniers à la restauration de l'empire latin de Conslantinople ; ils alléguèrent pour raison que les îles Britanniques, désolées par des séditions perpétuel- les, avaient elles-mêmes besoin du secours étranger 1.

Cependant Michel Paléologue, maître de l'empire par la ruse autant que par la force, avait fait son entrée solennelle dans

serai... ei su* dulcedinis porrigeret ubera... Annal, ecclesiast. Raynald., lom. XIV, aon. 1262.

4. Annales ecclesiast., Raynald., loco citaio.

ET SON TEMPS. 291

Constantinople; il était précédé dans sa marche par l'image de la Sainte-Vierge, surnommée la Conductrice, qu'on disait peinte par saint Luc; et, loin de se montrer en triomphe, il avait traversé la ville à pied, tête nue, et sans aucun des orne- ments impériaux. Il se hâta d'armer des flottes , d'aug- menter son armée, et de réparer les fortifications de sa capitale reconquise. Inquiet des murmures du clergé, il rappela le patriarche grec, Arsène, déposé précédemment par lui; et, pour récompenser dignement l'heureuse témérité du césar Stratégopul, il lui permit de porter toute sa vie une couronne de pierreries, et son nom fat joint à celui de l'empereur dans les prières publiques. Le patriarche couronna une seconde fois, à Sainte-Sophie, Michel Paléologue; mais déjà les faveurs de la fortune et la coupe de la gloire avaient enivré l'empereur de leurs poisons: on dirait que plus les hommes s'élèvent, plus ils s'éloignent de la vertu. Michel, devenu ingrat et barbare, fit brûler les yeux du jeune Lascaris qui fut enfermé dans le château de Dacybize. Cette exécution inhumaine était le dernier terme avait tendu insensiblement, de degré en degré, un usurpateur hypocrite qui, ne sacrifiant qu'à l'ambition, voulait passer pour religieux.

Un traitement si cruel indigna le peuple; mais la douleur publique fut réduite au silence; on punissait le plus léger murmure comme crime de lèse-majesté. Le féroce Michel fit couper le nez d'un jeune grec, nommé Holobole, compagnon d'enfance de Lascaris, qui se distinguait de tous les autres par l'amertume de sa tristesse. Au milieu de la stupeur géné- rale, le patriarche Arsène montra seul un ferme courage ; il prononça la sentence d'excommunication contre l'empereur. Cependant il retrancha de la formule ordinaire les paroles qui excluaient le coupable de la participation aux prières des fidè- les. Cette inconséquence, assez habituelle dans sa conduite* était encore un ménagemeul politique, pour ne pas pousser le prince aux dernières extrémités. Michel lui sut gré de celte modération; il parut courber la tête et se soumettre à l'ana- thême sans murmurer. Il s'efforça seulement d'excuser un

19.

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crime qu'il savait bien être inexcusable, et manda au patriar- che, qu'après avoir donné des marques sensibles de repentir, il espérait obtenir le pardon ; il envoya des ambassadeurs à Urbain IV pour déférer à son arbitrage ses droits et ceux de Baudouin1.

Si l'on considère le caractère de Michel Paléologue, il y a toute apparence que la politique avait plus de part à celte démarche, qu'un désir sincère de se réunir à l'Église romaine. Excommunié par le patriarche, il lui voulait faire craindre que la soumission au Saint-Siège ne lui enlevât les prérogatives usurpées depuis longtemps par ses prédécesseurs. De plus, les grands préparatifs des puissances occidentales pour le rétablis- sement de Baudouin, lui donnaient de l'inquiétude. Il savait que le Souverain Pontife, capable de mettre en mouvement tous les princes de la chrétienté, les sollicitait avec ardeur, et il redoutait une croisade. Il s'empressa d'envoyer à la cour pontificale deux députés : le chroniqueur bysantin Georges Pachymère les nomme Nicéphorize et Alubarde; anciennement secrétaires de Baudouin, ilss'étaient mis, après son expulsion, au service de Michel. Aussi, à leur arrivée en Italie, les reçut-on comme des traîtres : Nicéphorize fut écorché vif, Alubarde n'échappa au même supplice que par une prompte fuite. D'autres envoyés, Maxime Alufarde, Andronic Muzalon et Michel Abalante partirent aussitôt pour Rome; ils présen- tèrent au pape la lettre de leur maître, qui offrait de s'en rap- porter au jugement de sa sainteté, au sujet de l'empire de Constantinople. Urbain IV, disposé à entrer dans toutes les voies qui pourraient conduire à la réunion, reçut les trois dé- putés avec honneur ; il répondit à Paléologue qu'il lui adres- serait incessamment des nonces pour terminer celte impor- tante affaire2.

4 . Histoire du Bas-Empire, par Le Beau, livre C.

2. Michaël Palajologus, perspiciens intégras contra se comraotas nationes : Bulgaros, Comanos, Venetos ; imperalorcm Balduinuin et Urbanum pontificera omni studio excitasse contra eumdem principes quoscumque romani nominis, tàm occidentales quàra orientales, alque in hanc causam jussisse cruceœ prœ-

ET SON TEMPS. 293

« Le Dieu des vertus, lui dit-il, a excité en vous des senti- « ments respectueux et pleins de zèle pour l'Eglise romaine, « divinement instituée; vous ausù l'avez visité cette mère « de tous les fidèles par des nonces que votre grandeur lui a « spécialement envoyés, et par des lettres remplies des mar- « ques les plus solennelles d'amour et de paix. Transporté de « joie, nous nous sommes empressé de communiquer à nos « frères les cardinaux la série de vos correspondances ainsi que toutes les choses intéressantes que vos députés nous ont « rapportées avec prudence et discrétion. Animé d'une ferme « confiance en l'ineffable bonté du Créateur, nous comptons c que votre dévotion et votre déférence filiale envers la sainte « Église et envers nous iront toujours en augmentant, et que « vous consacrerez vos soins les plus vigilants à conclure le « , plus promptement possible la réunion perpétuelle des Grecs « et des Latins. Songez que, par là, vous mériterez les béné- « dictions de Dieu et l'estime des hommes. Quant à nous, qui « éprouvons pour vous une affection toute paternelle, toutes « les fois que la grâce céleste nous en fournira l'occasion, nous « rechercherons d'une manière efficace, avec une sollicitude « inquiète, tout ce qui pourra vous être un sujet de joie à « notre égard, et accroître les maternelles tendresses de « l'Eglise envers vousd... »

Les sanglantes divisions qui armaient les Vénitiens, les Gé- nois et les Pisans entravaient les arrangements ; ces trois na- tions mercantiles avaient à Constantinople leurs comptoirs et un grand nombre de facteurs et de négociants. C'étaient comme trois peuples isolés les uns des autres, mais souvent en que-

dicari; cœpit resipiscere et vellc pontificis gratiam inire.... Annales minorum, Wading, tom. H, pag.23f.

1. Magno exultavit gaudïo pontifes Urbaous ad iruperatoris circà unionem ardeuter explicalum desiderium ; quarè coosultis purpuratis patribus uuncios bonorificè tractatos rcniisit, scriplis breviler his litteris : « Taolae sinceritatis affectum et reverentia; studium in te virlulum Dominus suscitavit, quod sanc- tam rouaanam ecclesiam, matrem cunctorum fidelium divinilùs institutam, per spéciales tuae Celsitudinis nuolios, ac ètiara solemnes litteras charitatis ac pacis continentes insignia, visitasti... » Annales minorum, Wading, lococitato.

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relie. Ils vivaient chacun suivant leurs lois, avaient un tribu- nal et des magistrats, à la tête desquels siégeait un juge sou- verain, nomme Baile chez les Vénitiens, Podestat chez les Gé- nois, Consul chez les Pisans. Quoique latins de naissance, ils n'avaient pris aucune part dans la dernière révolution. Ils semblaient être détachés des intérêts politiques de leur répu- blique, et ne s'occuper que de leur commerce. A l'abri de cette neutralité, ils comptaient demeurer tranquilles; mais Paléologue ne l'était pas à leur égard : il sentait ce que pou- vait produire l'esprit de patriotisme, s'il était réveillé par le bruit des armes. Il résolut non pas de chasser ces trois nations; elles contribuaient trop à la population et même à la splendeur de Constantinople; mais de les.mettre hors d'état de nuire- Comme elles étaient mutuellement jalouses, il les assembla sé- parément et leur promit sa protection. Les Génois étaient en plus grand nombre; leur fierté naturelle et leur inimitié contre les Vénitiens étaient capables de causer de grands trou- bles- Ils se croyaient tout permis par leur alliance avec Michel ; ils saccagèrent le logement du baile des Vénitiens situé dans l'enceinte du monastère de Pantocrator, et le ruinèrent de fond en comble; ils en transportèrent les démolitions à Gênes, comme un trophée digne de leur implacable haine.

Urbain IV enjoignit aux Génois de rompre leur alliance avec Michel Paléologue et de s'accorder avec les Vénitiens, sous peine d'excomunication; il les menaça même de priver leur ville du siège épiscopal dont elle jouissait, s'ils ne se soumettaient pas à ses injonctions. « Les larmes coulent de nos yeux, leur dit- « il, quand nous songeons aux incendies et aux dévastations « qui ont désolé les châteaux et autres lieux de l'empire latin « de Constantinople, quand nous réfléchissons aux cadavres « amoncelés sur les champs de bataille, à l'immense perte des « âmes, à tous les préjudices causés à la république chrétienne « par vos perpétuelles discordes- Nos appréhensions redou- « 'blent quand nous considérons que vos dissensions opiniâtres « pourraient retrancher du corps de l'Église un de ses plus

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t nobles membres, l'empire français de l'Orient, si nous ne « cherchons les moyens de parer ce coup redoutable... * Les Génois, toujours animés contre les Vénitiens, n'écoutèrent point les remontrances pontificales. Ces deux républiques ri- vales, alors égales en forces, étaient mutuellement acharnées à se détruire. On voyait revivre en elles l'ancienne animosité de Rome et de Cartilage. Leurs flottes se cherchaient, se heur- taient sans cesse. Les deux mers de l'Archipel et de la Médi- terranée furent cent fois rougies de leur sang et couvertes des débris de leurs vaisseaux1.

L'an 1262, le brave Marc Michiéli avait été envoyé par la seigneurie de Venise, avec dix-huit galères, pour défendre les îles de l'archipel, et faire la guerre à Paléologue. Les Gé- nois accoururent au secours des Grecs. Leur flotte supérieure à celle des Vénitiens, arrivée dans le port de Constantinople, et toute prête à combattre, intimida Michiéli, qui s'en retourna sans oser rien entreprendre contre les schismaliques. L'infi- dèle république de Gênes fournissait ainsi aux ennemis de la religion les moyens d'alimenter le feu des discordes et de sou- tenir le schisme au détriment de l'unité catholique. Urbain IV se vit contraint de l'excommunier. Le doge Rénier Zéno, dé- voué à l'Église, équipa trente sept vaisseaux; il en confia le commandement à Jacques Delphino. Celui-ci trouva une flotte de soixante bâtiments, tant grecs que génois, enfermés dans le port de Thessalonique. Il les provoqua au combat; mais il ne put les engager à sortir du port ils se tenaient en sûreté. Pendant ce temps là, trois vaisseaux mis en mer par Laurent Tiépolo, baile de Négrepont, traversèrent l'Héles-

1 . Urebanl pootiOcis animum curae pro recuperando Constantinopolitano im- perio, quod Palœologus iovaserat, avericodisque majoribus malis, quœ carura parLiuon catholicis à scbimasticis immiuebant. Verùm obstabant ejus desideris Geûuenses ; qui lùm odio Venelos inflammati, cum quibus graviores inimici- lias maxima religioois clade gercLanl; lùm Grœcorum promissis allecli Palaeo- logo sese contra Balduioum ac Venelos conjunxerant, alque anathemate ideô deflxi in pertinacià haerebant, Ingenli igilur ob id dolore affectus, Urbanus ad senatum populumque Januensem Jitieras palerni amoris uotis insignes dédit...

Annales ecclesiaslici, Raynald , tom. XIV, ann. 1263.

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pont et la Propontide, allèrent descendre aux portes de By- zance et firent un grand massacre de Grecs. Les Génois les surprirent à leur tour, égorgèrent les uns, livrèrent les autres à Michel Paléologue, qui leur creva les yeux avec une pointe de fer ronge.

L'année suivante, GilberlDandolo, suivi de trente-deux vais- seaux, en attaqua quaranleneuf grecs cl génois ; il en captura quatre; les autres s'enfuirent à Moncmbasic. Les Génois, déjà atteints parles foudres de l'excommunication, aimèrent mieux en encourir de nouvelles, que de demeurer sans vengeance. Honteux de leur déroute, ils firent partir vingt-cinq trirèmes, avec plusieurs autres bâtiments de diverses formes, sous les commandements de Pierre Grimaldi et de Peschelto Malloni. Ces capitaines expérimentés venaient de prêter a la république une grosse somme d'argent pour cette expédition. Ils atta- quèrent vingt-six vaisseaux vénitiens qui faisaient route vers Gonstantinople. Deux factions divisaient alors la ville de Gênes; la discorde civile l'emporta sur l'amour de la patrie et sur la haine contre les Vénitiens. Il n'y eut que quatorze vaisseaux qui combattirent. Abandonnés des autres, ils essuyè- rent une sanglante défaite à Trapano. Michel Paléologue de- manda la paix, il n'obtint qu'une trêve de cinq ans. Ce fut en vain qu'Urbain IV, mécontent de cette suspension d'ar- mes, menaça le doge des censures de l'Église, s'il ne rompait le trailé de paix. L'empereur grec en profita pour achever d'abattre Guillaume de Villchardouin, prince d'Achaïe, que secondèrent les autres barons français des Etats de l'ancienne Grèce.

Des vastes établissements, fondés par les croisés sur les rui- nes de l'empire byzantin, tels que l'empire latin de Constanti- nople, le duché de Nieomédie, en Asie, le royaume de Saloni- que, et tant de hautes seigneuries, il ne leur restait plus que les principautés d'Achaïe et de Morée. Guillaume de Villchar- douin et ses principaux chevaliers languissaient dans les fers, il est vrai, au fond de l'Asie; mais les habitants du

ET SON TEMPS. 297

pays n'avaient montré aucune disposition à profiter de cette lon- gue absence des chefs pour s'affranchir de leur domination. Quelques vieux capitaines, et les dames investies de l'autorité dans chaque fief, avaientsuffl pour conserver l'ordre. Cependant les années s'écoulaient depuis 1259 et l'emprisonnement deve- nait chaque jour plus intolérable. Ces fiers courages, qui avaient bravé la mort face à face au milieu des batailles, fléchissaient dans les ennuis delà captivité. Ils perdaient l'espoir d'être se- courus, lorsque Michel Paléologue, alarmé de la croisade qu'Urbain IV faisait prêcher contre lui, offrit de meilleures con- ditions à Guillaume de Villehardouin. Il lui demanda, pour prix de sa rançon et de celle de tous les siens, l'abandon delà ville maritimede Monembasie et des deux forteresses du Grand- Magne et de Misitra.

Ces exigences n'en étaient pas moins une menace constante pour la principauté. Mais les compagnons de prison du prin- ce, impatients de revoir leurs familles, le pressèrent d'accepter ces rudes conditions. Guillaume se rendit enfin : l'empereur grec et lui jurèrent, par les serments les plus terribles, de ne pas se faire la guerre et de s'aider l'un l'autre, en cas de be- soin. Ils se lièrent de plus par le lien de compérage, si res- pecté en Grèce ; et le prince tint un des enfants de l'empereur sur les fonts du baptême. Les auteurs du temps avouent que, malgré toutes ces cérémonies, Guillaume de Villehardouin ne se croyait pas lié par ces promesses forcées et comptait bien obtenir du pape leur annulation. Urbain IV, en effet, lui adressa de vifs reproches de ce que, par un traité honteux, il avait abandonné les principales cités de son domaine à un prince en- nemi de l'Eglise-, puis, il le releva de son serment comme fait en prison et sans la liberté d'esprit nécessaire pour donner une valeur réelle à un contrat; il lui ordonna de rompre ses engagements, et chargea l'évêque de Modon de l'y contrain- dre par l'autorité apostolique !.

1. Histoire des conquêtes et de V établissement des Français dans les Etals de l'ancienne Grèce, sous les Villehardouin, à la suite de la quatrième croisade, par Buchon, tom. I, pag. 321.

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De retour à Audravida, siège de son gouvernement, Guil- laume de Villeliardouin comprit que dans ce premier moment d'affaiblissement de son autorité, il devait agir sur l'esprit des populations par un grand déploiement de force. Il parcourut avec des troupes considérables toute la Morée et arriva, dans la ville de Lakedemonia, en vue de cette forteresse de Misitra qu'il venait de céder à l'empereur. Ce n'était pas sans la plus vive inquiétude que les chefs byzantins avaient appris cette marche guerrière à travers le pays. Ils en avertirent Michel Paléologue qui saisit avec empressement celte occasion de re- prendre les hostilités. Les hommes des montagnes, excités par des promesses d'argent et de privilèges , coururent aux armes. Guillaume dut faire appel à toutes ses ressources pour leur résister. Il ne trouva nulle part plus d'ardeur mar- tiale que dans le cœur du pape. Urbain IV écrivit aux arche- vêques de Patras, de Corinthe, d'Athènes et de Thèbes, aux évêques de Coronée, de Lacédémone et de Négrepont, aux abbés et autres prélats de l'ancienne Grèce, pour les exhorter à seconder de tout leur pouvoir Guillaume de Villeliardouin1.

Ce prince, appuyé par le Souverain Pontife, hâta la jonction de ses troupes avec les contingents des hauts feudataires de la Grèce continentale et de l'Eubée. Il se porta vers Corinlhe, et laissa, comme son baile en Morée, le chevalier Jean de Cara- bas. Ce mouvement stratégique semblait ouvrir un champ libre aux excursions du chef impérial. Le sébastocrator Cons- tantin en profila pour s'avancer dans la direction d'Andravida. Le baile de Morée, Jean de Carabas, n'était pourtant pas resté oisif. Quoique goutteux, c'était un homme de volonté et de dé- cision. Il réunit autour de lui trois cents chevaliers d'élite, marcha nuitamment vers les collines boisées de Prinilza, et, dès la première aube, il s'approcha secrètement des Grecs pour bien se rendre compte de leur position. Il résolut de les attaquer avec son intrépide phalange.

« Chers compagnons, leur dit-il, tenez ferme en présence « d'une telle multitude d'ennemis. Rappelez à votre souvenir 1. Annales ecclesiaslici, Raynald., tom. XI V, ann. 1263.

ET SON TEMPS. 299

t le travail qu'ont enduré nos pères pour nous conquérir ces

« lieux. Montrons par nos coups que nous sommes de vrais

« guerriers. Si Dieu nous donne la bonne fortune de triompher

« dans une bataille, la gloire de cette journée vivra tant que

« l'arche sainte se tiendra sur le mont Ararat. Quant à moi,

« vous le savez, je ne puis tenir ni l'épée, ni la lance ; mais afin

« de faire aussi une expertise d'armes digne de vous, je por-

« terai la bannière du prince: Qu'on l'attache en ma main î

« D'ici, j'aperçois la lente du frère de l'empereur; je vous jure

« d'y marcher droit. Quiconque d'entre vous me verra irein-

« bler ou hésiter, je le déclare l'ennemi du Christ, s'il ne m'é-

« gorge pas à l'instant. »

De telles paroles étaient bien faites pour inspirer du courage aux moins valeureux. Les chevaux étaient bien ressellés, les armures bien lacées, les pointes des lances bien essayées, tous partirent comme un seul homme; ils débouchèrent fièrement dans la plaine. Le chef impérial ordonna à mille hommes à cheval de s'élancer à leur rencontre. Le rude choc des pesants chevaux de France produisit un effet irrésistible sur l'escadron léger des Grecs; ils étaient déjà parvenus au pied de la col- line où se dressait la tente du frère de l'empereur, sans que le général grec eut aperçu le danger qui le menaçait; les cris des fuyards et des blessés qui cherchaient à échapper à l'épée sanglante des Franks, frappèrent enfin son oreille. Il n'eut que le temps d'abandonner sa tente et son armée; il ren- tra seul et honteux, à travers les passages les plus secrets, dans la plaine de Laconie et la forteresse de Misitra. Les foiêts de chênes et de sapins, les replis profonds et sinueux des monta- gnes servirent de refuge au reste des troupes impériales.

Guillaume de Villehardouin apprit à Corinthc la nouvelle de cette brillante victoire. Il avait vainement attendu l'arrivée des auxiliaires de la Grèce continentale et des îles voisines; ils étaient retenus par le besoin de leur propre défense; car Mi- chel Paléologuc avait envoyé aux deux points opposés de l'Eubée des flottes montées par ces Gasmules nés de pères franks

300 URBAIN IV

et de mères grecques. Ces guerriers, doués de toute la ruse intelligente de leurs mères et de toute la fougueuse audace de leurs pères, empêchèrent Guillaume de poursuivre, comme il le désirait, les succès de Jean de Carabas en marchant sur Mi- silra. Il licencia ses troupes et retourna à Andraviva d.

Le sébastocrator Constantin, rentré aussi à Constant inople, laissa en Morée, pour commander en son absence, Alexis Phi- lès, grand domestique, et Macrinos , grand chambellan. Ils cherchèrent à se faire des auxiliaires des montagnards escla- vons du pays de Scorta en Arcadie. Ces peuples, adonnés aux travaux de l'agriculture, supportaient avec peine le trouble et la perte que leur causait fréquemment le passage des armées dans leurs contrées. Peut-être aussi l'établissement de grands fiefs au milieu de leurs vallées et de leurs montagnes avait-il occasionné de nombreux désordres : sur la terre de Morée comme sur la terre de France, les habitudes de galanterie chevaleresque se transformaient en traits de'légércté et de dis- sipation. C'était par que les agents impériaux avaient prise sur les paisibles esclavons de Scorta ; ils les appelaient à se soulever contre les pertubateurs de leur travail régulier et de leur paix domestique. Philès et Macrinos, aidés par l'insur- rection des Scortins, remportèrent plusieurs avantages sur le prince d'Achaïe et de Morée; ils. ne furent malheureux que dans l'étroit défilé de Makri-Plagi au pied du mont Hellenitza. Tous deux tombèrent au pouvoir des Franks. Philès, blessé, mourut dans les fers. Macrinos, échangé avec d'illustres che- valiers d'Achaïe, ne sortit de prison que pour être condamné à perdre la vue. Telle fut la récompense de tant d'actions de valeur. Ce funeste exemple dut faire trembler tous les bons serviteurs de Michel Paléologue. Il ne ralentit pas néanmoins le zèle dePhilanlhropènc, grand écuyer, allié de la famille impériale. Ce redoutable marin continua, le reste de Tannée, à parcourir, avec sa flotte, les îles occupées par Guillaume et les Vénitiens; il les ravagea presque toutes, et rapporta un riche butin à Constantinople.

1. Histoire des conquêtes, Buchon, toco ci lato,

ET SON TEMPS,

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Les barons des Etals de l'ancienne Grèce, réduits à l'extré- mité, eurent recours au pape. Urbain IV employa sa ressource ordinaire ; ce fut de publier une croisade. Les Génois, quoi- qu'attachés à l'empire grec, saisirent cette occasion de faire lever les censures canoniques, dont ils étaient grevés : ils re- noncèrent à l'alliance de Michel Paléologuc , et rappelèrent leurs vaisseaux envoyés au service du schisme byzantin. L'empereur, privé de l'assistance des Génois, semblait vou- loir s'arroger, en compensation, la souveraineté des Cypriotes ; il s'en repaissait comme d'une proie assurée

L'île de Chypre, une des plus grandes de la Méditerranée, formait à elle seule un opulent royaume. On racontait mer- veilles de ses richesses végétales et minérales. Elle avait de somptueux édifices, un commerce florissant, de riches agri- culteurs, d'habiles artistes, des temples superbes, de fangeux monastères habités par les Templiers, par les Franciscains, par les Dominicains, par d'autres Ordres religieux. Le jeune Hugues y régnait alors sous la tutelle de la reine Plaisance, sa mère, fille de Bohémont V, prince d'Antiochc. C'est sous le gouvernement des régentes qu'éclate la violence des partis. Les sectateurs du schisme, excités par les agents de Michel Paléo- logue, accablèrent de vexations tous ceux qui, fidèles aux or- donnances de l'archevêque de Nicosie, avaient favorisé la réunion, ou qui s'y étaient soumis ; on ne voyait partout, comme au temps des persécutions, que des délateurs, des victimes, des infamies. Le métropolitain, vieillard vertueux et modéré, tenta d'apaiser ces funestes dissensions ; ses efforts, privés de l'appui des magistrats demeurèrent infructueux ; il dénonça les excès des Cypriotes au Souverain-Pontife.

» De regrettables conflits ont surgi parmi vous entre les « Grecs et les Latins, écrivit Urbain IV aux habitants deChy- « pre; notre prédécesseur Alexandre IV avait, dans sa haute « sagesse, mis un terme à vos discordes. Malheureusement < quelques personnes, tant ecclésiastiques que séculières, se « sont révoltées, non-seulement contre la décision pontificale,

302 URBAIN IV

« mais encore contre notre vénérable frère l'archevêque de c Nicosie. Elles tiennent des conventicules pour conspirer « contre les catholiques; elles ne craignent pas de fouler aux « pieds toutes les prérogatives de l'Eglise romaine ; elles don- « nent libre carrière à leurs passions sans frein ; blasphèmes, t sortilèges, jeux illicites, abominations de toutes sortes, rien « ne leur répugne. Si votre archevêque, conformément à son « devoir, vous adresse de sévères remontrances, vous vous « insurgez contre son autorité; les magistrats eux-mêmes re- « fusent de lui prêter leur concours; en sorte que tous les t crimes se commettent impunément parmi vous. Si vous « persévérez dans votre rébellion et que vous ne vous sou- t mettiez pas aux injonctions de votre archevêque, nous se- « rons forcé de recourir aux sentences canoniques et de vous < frapper des foudres que l'Eglise a mises entre nos mains « pour punir les récalcitrants... »

Dans une autre lettre, Urbain IV avertit le jeune Hugues et la régente des projets de Michel Paléologue, il les engagea ins- tamment à se tenir en garde, eux et tous les grands du royau- me, contre les embûches impériales1.

D'ailleurs, il s'en fallait beaucoup que la chute de la dynas- tie des latins mit Paléologue hors de danger. Baudouin II, dé- pouillé et fugitif, continuait à promener ses infortunes dans les régions du monde occidental. L'Italie, la France, l'Angle- terre, l'Espagne, retentissaient du bruit de ses supplications. Il appelait les princes et les peuples à son secours, et faisait gronder les foudres du Vatican. Guillaume de Villehardouin, après avoir essuyé d'abord quelques revers, soutenait contre les Grecs de Constantinople une guerre avantageuse, secondé qu'il était par les autres barons français. Les Vénitiens cou- vraient l'Archipel de leurs vaisseaux pour défendre et recouvrer leurs îles. Le despote d'Epire, souvent vaincu, jamais dompté,

I. Cùmque accepisset pootifex Urbanus Palœologum Cypro iuhiare, alque arcana de in suam potestalem redigendâ coiisilia moliri, prœfectum, aliosque nobilitale magis couspicuos admonuit, ut cavereat à Palajologi insidiis.... Annales ecclesiasl, RAYNALD.,tom. XIV, ann. 1263.

ET SON TEMPS. 303

troublait de nouveau, et mettait en feu la Thessalie. Le roi des Bulgares armait toutes ses forces pour venger son beau- frère Lascaris. Au milieu de lant d'ennemis, le patriarche Ar- sène tenait la tête de Paléologue courbée sous l'anathême. En ces conjonctures, l'empereur craignait plus que jamais le ré- tablissement de la domination latine en Orient. Il envoya plu- sieurs ambassades à Urbain IV, sous prétexte de travailler à la réunion des deux Eglises, mais au fond dans le but de conjurer le péril.

Dans les transports de sa joie. Urbain IV lui députa des nonces avec la lettre suivante : « A Paléologue, illustre empe- t reur des Grecs, la grâce de connaître la vérité1.

t Les ambassadeurs'de votre Excellence impériale, savoir : c Maxime Alufarde, moine, Andronic Muzalon et Michel Aba- lante, ainsi que les missives qu'ils nous ont présentées de « votre part, nous les avons reçus avec une grande satisfaction « et avec l'honneur convenable. Nous avons parfaitement com- « pris ce qu'ils nous ont dit devant nos frères ainsi que le c contenu de vos lettres. D'abord, dans votre salutation même, « vous nous reconnaissez pape de l'ancienne Rome, successeur « du Trône Apostolique et père spirituel de votre Empire. En- « suite vous parlez des avantages de la charité, vous déclarez t que votre Empire l'embrasse de grand cœur, qu'il a le zèle « de Dieu, et que son amour de la concorde vous a déterminé « à envoyer les ambassadeurs et les lettres en question. Vous t avez écrit aussi, que nous qui sommes père, nous n'avons c aucunement envers vous, que vous assurez être notre très- « dévot fils, ouvert les entrailles de l'affection paternelle, quoi- « que vous nous aimiez comme un fils aime son père. Dès la « prise de Constantinople, vous nous avez adressé des lettres t qui contenaient les mêmes vues; tel est néanmoins votre ar- « dent désir de renouveler l'antique unité de l'Eglise de Dieu,

4. ... Misit porrô... miaoritas, viros erudilos et pios, qui rem omnium gra- vissimam cum imperatore peragorent, dalis ad eumdem doctissimis his litteris, quibus plenè respondet imperatoriis, et quâm sit expeodendum unitatis et cha- ritatis viuculum, ostendit... Annales minorum, Wading, tom. Il, pag. 248.

3<H URBAIN IV

que vous nous avez envoyé les susdits ambassadeurs pour de- mander que le père se joigne au fils ; attendu que si le T^rès- Haut le permet, nul n'aura la présomption de s'enorgueillir contre l'Eglise elle-même, parce que ni roi ni prince n'ose- ront résister à unejussion apostolique. « Vous avez ajouté que votre Empire a été profondément affligé d'apprendre que nous avions excommunié les Génois, pour avoir fait alliance avec vous, et que nous les pressions de la rompre. Vous vous étonnez que nous, qui tenons le rang de grand et premier Pontife, nous préférions la guerre à la paix, la lutte à l'amitié des chrétiens, tels que sont les Génois et les Grecs. Vous décrivez le grand nombre de maux arrivés à la catholicité depuis les conquêtes des Latins en Orient; vous attribuez aux nations latines la profanation des temples, la cessation des divins offices, tous les attentats commis contre les personnes et les choses sacrées. Or, puis- qu'on ne peut faire que le passé ne soit arrivé, vous parais- sez réclamer dans vos lettres, que du moins, pour l'avenir, on fasse cesser les scandales et les inimitiés; d'autant plus que, comme vous l'assurez, vous le désirez vous-même de tout votre cœur. Vous dites que, si nous voulons y penser sincèrement, rien ne peut empêcher un si grand bien. C'était à nous, qui sommes votre père, à vous prévenir; et toute- fois, vous avez bien voulu nous offrir la paix le premier, protestant devant Dieu et ses Anges que, si nous repous- sons le filsqui accourt spontanément et qui se jette dans nos bras avec amour, nousn'auronsrien à vous reprocher. Vous ajoutez qu'en ce qui concerne les dogmes de la foi, les cou- tumes religieuses et les rites ecclésiastiques, vous ne vou- liez pas en parler à présent; car s'il existe quelque différend à ce sujet, il sera plus facile à terminer, quand la paix sera faite entre les Latins et les Grecs. Enfin, vous nous priez avec instance de vous envoyer des nonces qui aient vérita- blement l'esprit de paix ; vous attendez par eux notre réponse1.

1. ... Saoè in liltcris ipsis, iu primo utique salutationis alloquio, nos papam

ET SON TEMPS. 305

« Nousdonc, après un examen sérieuxde vos susdites lettres, « en présence de nos frères, nous avons rendu d'immenses t actions de grâces à Dieu, le Père Tout-Puissant, de qui pro- « cèdent tous les biens, en la main de qui sont les cœurs des « rois, et qui les incline sans peine il veut. Toute l'Église « romaine, votre mère, s'est levée pour bénir le ciel de ce que

* la grâce de l'Esprit-Saint paraissait avoir éclairé des rayons « de sa splendeur les yeux intellectuels d'un si grand prince, et « lui avoir montré la voie de la vérité catholique, par la- « quelle la fille soit ramenée à la mère, la partie au tout, le « membre au chef. Car, ce que l'Église romaine a toujours « désiré, ce qu'elle s'est toujours efforcée d'obtenir, c'est que « l'Église des Grecs fût ranimée par le lait de sa douceur ma-

ternelle, et alimentée par la surabondance de sa charité, en « sorte que le troupeau du Seigneur , sous le gouvernement « d'un pasteur unique, reçût la nourriture de la doctrine du « salut, et qu'il invoquât plus utilement et plus salutairement le nomdu Seigneur, sous un seul et même dogme delà vraie c foi. »

Urbain IV déclare ensuite, que, pour travailler à une œuvre si excellente et pour seconder les vœux ardents de l'empereur il envoie, en qualité de ses nonces, quatre frères mineurs, Simon d'Auvergne, Pierre de Moras, Pierre de Crest et Boni- face d'Ivrée. Au moment du départ des ambassadeurs de Michel Paléologue, ces apocrisiaires se trouvaient en pays éloignés. Le pape ne put expédier sa réponse aussi prompte- ment qu'il l'aurait voulu. D'ailleurs, le sébastocrator Cons- tantin, mandataire de l'empereur grec, faisait la guerre à Guillaume de Villehardouin, prince d'Achaïe et de Morée. Cette prise d'armes contre les principautés de l'ancienne Grèce, régnaient les barons de France entièrement dévoués au

veteris Roma;, Ironi apostolici suecessorem, et spirilualetp tui palrem imperii recogooscens, quae deindè de charilate utilia subjuuxisti, dieens, quod imperium tuum charitatem libenler amplecleos, ac îiabeus zeluiii Dei, et zelans [aciset concordicK bonum, se ad mitlendum dictas auatios et prœdicias Iilleras prae- paravit.... Annales minorum, Wadinc, tom. Il, pjg. 249.

20

306 URBAIN IV

Saint-Siège, retenait encore Urbain IV. Il craignait que Paléo- logue n'eût changé de volonté. Enfin, le désir de l'union l'em- porta sur toutes les appréhensions; le pape envoya les quatre frères mineurs avec cette lettre du28juilletl263, dans laquelle il trace d'eux le plus grand éloge :

« Ce sont des hommes d'une piété éminente, dit-il à Paléo- « logue ; ils sont profondément versés dans la science divine, « et remarquables par leurs sentiments pacifiques; ils portent « à la bouche le rameau d'olivier ; ils professent la vérité évan- « gélique; ils aiment, ils cultivent le désintéressement et « l'humilité; ils ont quitté le siècle avec ses richesses et ses « délices pour suivre Jésus-Christ pauvre et crucifié; ils ne « cessent de soupirer de toute l'ardeur de leur âme après la « céleste patrie. Nous vous les envoyons, d'après le conseil de « nos frères, comme des anges de paix. Nous mettons notre « espoir en celui qui, possédant l'unité à son plus haut degré « de perfection, en a marqué l'empreinte sur toutes ses œu- « vres. Nous souhaitons qu'il rende vos oreilles efficacement « attentives aux salutaires avis de nos frères , et qu'il vous c accorde la force d'examiner les sentiers du Seigneur et de t ramener vos pas dans la voie de ses commandements, sous « la conduite de la charité.

« Quantànous, sansi'avoirmérité,noustenons ici-bas la place t de Celui quia enseigné la charité,aimé la cha rité,montré la cha- « rite et envoyé la charité dans lemonde ; aussi, avons-nous reçu « charitablement et entendu avec plaisir les paroles de charité « qui sont au commencement de vos lettres. Toutefois, soyez « bien convaincu que c'est par le zèle d'une charité très-sin- « cère que nous vous invitons, que nous vous pressons, avec « toute la tendresse possible, vous et les peuples que vous « gouvernez, de revenir à la vérité catholique, de rentrer au « sein de l'Église, votre mère. Cette réunion, s'il plaisait au « Très-Haut de l'opérer, répandrait dans notre cœur la rosée « d'un contentement indicible, tempérerait l'ardeur de nos in- « quiétudes en nous inondant comme d'un fleuve de joie, et

ET SON TEMPS. 307

* restaurerait avec l'aliment de la charité notre esprit passion- « nément avide du pain du salut et du fruit des âmes. Alors « l'Église et nous, serions comblés d'une môme foi en un seul « et même peuple chéri du Christ; alors l'univers entier tres- « saillerait d'allégresse, tant c'est une chose bonne et agréable « de voir des frères habiter ensemble dans la maison du « Seigneur1.

« Cette maison est l'Église du Christ solidement bâtie et « immuablement fondée sur la pierre ferme de la foi « orthodoxe. Le Fils de Dieu lui-même l'a cimentée de son c précieux sang. Là, il n'est qu'un Dieu, qu'une foi, qu'un « baptême. Toute la multitude des croyants y est comparée à « un seul corps n'ayant qu'un cœur et qu'une âme, selon cette « parole de HApôtre : Multi unum corpus sumus in Christo. « L'unité de ce corps procède de l'unité de l'Esprit qui, tout un « qu'il est, communique cependant, à son gré, aux membres « de l'Église, la diversité de ses grâces. C'est pourquoi le mê- « me apôtre, après avoir énuméré les dons de l'Esprit-Saint, « dit : Or, tout cela, c'est un seul et même Esprit qui l'opère, en « distribuant à chacun comme il veut. Il ajoute : nous avons t tous été baptisés en un seul et même esprit pour être un seul « et même corps.

- La tunique sans couture de notre Seigneur Jésus « figure très bien cette unité du corps de l'Eglise ; elle est « devenue le partage d'un seul, tandis que lesaulres vêtements < ont été divisés. Cette unité a également son emblème dans la t piscine probatique; un seul y trouvait la guérison, tandis c que la multitude des malades restait dehors, parce que les « impies marchent à l'entour de cette unité ; ils refusent d'y en-

1. ... Et licet nos, qui vices illius, Iicet irameriti, lenemus in terris, qui charitatero docuit, charitalcm dilexit , cbaritalem oslendit et charitateui misit in mundum, vcrba chariiatisà te propositainipsoearumdem litlerarumexordio, charitativè recepimus et libenter audivimus; Deo. qui charitas est, labioruni nostrorum propter hoc viiulos immolantes, devotè supplicantes eidem, ut te, per suam clemenliam, ad illius verae charitatis effectum, per quam in Deo ma- neas, etDeus in te dignelur, lanquàm in suo tabernaculo, permanere.. Annales minorum, Wading, loin. II, pag. 250,

i0.

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trer pour être guéris. C'est encore celte unité que relève l'é- poux des cantiques, lorsqu'il dit : Ma colombe est unique, elle est parfaite ; les reines, les simples femmes , les jeunes filles la virent et l'appelèrent bienheureuse. Pour que la grâce de cette unité fût conservée parfaitement intacte, le Seigneur a donné à cette unité un chef, un maître unique, le bienheu- reux Pierre, prince des apôtres. Comme l'arche de Noé, hors de laquelle tous les animaux périrent dans les eaux du déluge, a été consommée par le haut dans l'unité d'une coudée, ainsi en est-il de l'Église dans Pierre, auquel le Seigneur en a conféré la primauté; il lui a confié le soin de paître ses brebis et ses agneaux, après lui avoir deman- dé trois fois s'il l'aimait; il lui a remis les clefs du royaume des cîeux, avec la libre et pleine puissance de lier et de dé- lier. Et, afin que la foi du prince même ne défaillit jamais, il a prié pour lui efficacement. Aussi, tandis que plusieurs des autresEglises furent souillées par les hérésies, l'Église ro- maine, demeurée immaculée, n'a contracté jamais aucune tache doctrinale. « C'est pourquoi les autres apôtres observèrent invio- t lablement cette institution du Seigneur, même après son « ascension ; ils reconnurent que le même bienheureux « Pierre était le Vicaire du Christ, et qu'il possédait sur eux la « primauté d'honneur et de juridiction en toutes choses. N'est- « ce pas à la parole de Pierre que les apôtres, assemblés autour « de lui, procédèrent unanimement à l'élection de Mathias? « Il se leva au milieu d'eux, comme embrasé du feu del'Esprit- « Saint, à la place du divin Maître qui lui avait commis son « troupeau, et comme le premier en dignité, que tous écou- « taient avec un égal respect. N'est-ce pas par ses paroles « qu'étaient convaincus ceux qui blasphémaient les apôtres, ou « plutôt le Saint Esprit? N'est-ce pas sa prédication qui con- « verlissait à la foi des milliers d'auditeurs, et ne déployait-il « pas un zèle plus ardent comme Vicaire de Jésus-Christ?

c Dans la suite des temps, les saints Pères n'ont point résis- « à celte institution du Seigneur ; ils révérèrent le succès-

ET SON TEMPS.

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seur du prince des apôtres comme le vice-gérant du Christ; ils recoururent à son jugement dans les doutes de la foi ; ils condamnèrent, par son autorité, les hérésies; ils lui demeu- rèrent attachés comme des membres à leur chef. C'est à lui qu'il faut demander ce qu'il convient de croire et de prati- quer; car c'est à lui de reprendre, de prescrire, de statuer, de lier et de délier à lapiace de Celui qui l'a établi prince des apôtres et qui lui a donné à lui seul, ce qu'il n'a fait à nul autre, la plénitude du souverain sacerdoce. Tous les catho- liques, et de droit divin, inclinent le front devant ce trône; les potentats du monde, qui confessent la vraie foi, obéissent comme au Seigneur-Jésus; ils portent leurs regards vers lui comme vers le soleil; ils reçoivent de lui les lumières de la vérité. Or, comme l'autorité prééminente de cette Eglise re- pose sur le privilège de l'Evangile comme sur un fondement inébranlable, et s'appuie du témoignage d'un grand nombre de saints docteurs, nous n'avons pas cru expédient de citera ce sujet beaucoup d'écrits ; il serait, en effet, superflu de vou- loir prouver, par le suffrage des saintes Ecritures, ce qui est notoire au ciel et sur la terre. Plaise à Dieu que le jugement de la raison impériale, qui, dans vos lettres, nous reconnaît de parole le successeur du Trône apostolique et le père spi- rituel de votre empire, nous reconnaisse tel parles effets, et nous rende les devoirs du respect filial ! »

Après ce magnifique développement des divines prérogati- ves de l'Église romaine, Urbain IV s'attache à faire sentir à Paléologue les avantages qu'il retirerait, dans l'ordre tempo- rel comme dans l'ordre spirituel, en revenant au bercail et en rentrant dans le sein de l'Église catholique comme dans un asile assuré, il goûterait, avec les autres princes orthodoxes, l'ineffable douceur des consolations de cette sainte Mère et les faveurs inépuisables de son assistance prompte et efficace.

« Si l'Esprit céleste, qui souffle il veut, continue l'éloquent t pontife, vous inspirait cette salutaire pensée; non-seulement t nous vous ouvririons les entrailles de notre affection pater-

310 URBAIN IV

« nelle, mais nous vous placerions au plus intime de notre « cœur comme notre fils bien aimé; nous vous montrerions, « par l'affermissement et l'exaltation de votre trône , combien « la plénitude de la puissance apostolique est utile, nécessaire « et féconde en heureux résultats pour les princes qui sont t dans sa communion et qui méritent ses bonnes grâces. Nous « ne voulons pas vous le dissimuler, bien plus, nous l'a- « vons constamment déclaré, votre conversion et celle de votre « empire produiraient d'immenses avantages pour l'Eglise et « pour vous. D'une part, le corps de cette même Église, en « recouvrant le membre si noble qu'elle a perdu, apparaîtrait « dans tout l'éclat de sa beauté. Le membre séparé ne langui- t rait plus et ne se dessécherait pas commme une branche dé- « tachée du tronc; il y puiserait, au contraire, une sève « et une vigueur capables de lui donner un nouvel accroisse- c ment de grâce et d'honneur. D'autre part, l'Église aurait « pour votre empire la tendre sollicitude qu'elle a pour les t autres royaumes soumis à sa bienfaisante obédience. S'il c leur arrive quelque guerre ou quelque division, l'Église, t comme une bonne mère, se jette entre les parties belligé- « rantes, leur ôte les armes des mains, et, par son autorité, t les oblige à faire la paix.

« Les rois catholiques, de leur côté, s'ils ont quelque dif- e férend ensemble, ou si leur vassaux lèvent l'étendard de la « révolte, sollicitent de cette même Eglise des conseils et des t secours; ils reçoivent d'elle infailliblement la concorde et « la tranquilité. Elle sert aussi de mère aux princes encore « en bas âge et qui viennent à la couronne; elle les gouver- « ne, les protège et les défend, en cas de nécessité, même à « ses dépens, contre les usurpateurs. Si donc vous rentrez « dans son sein, elle attirera, pour appuyer votre trône, non- « seulement le secours des Génois et des autres Latins, mais, t s'il est besoin, les forces de tous les souverains catholiques « du monde entier. Tant que vous n'obéirez point à l'Église t romaine et ne serez point dévoué au trône apostolique, nous

ET SON TEMPS. 3il

ne pouvons souffrir en conscience que ni les Génois, ni les autres Latins, quels qu'ils soient, vous procurent des secours. Votre désobéissance n'en deviendrait probablement que plus opiniâtre, et la pureté des enfants soumis pourrait se laisser pervertir par votre familiarité. Voilà pourquoi si nous avons procédé contre les Génois, votre prudence im- périale ne doit pas s'en étonner; car, en cela, nous n'avons point préféré la guerre à la paix, puisque vous vous servez de leur alliance pour faire vous-même la guerre à l'Église romaine et opprimer ses fidèles enfants sous ses yeux1. « Et, puisque nous sommes les vicaires de la Vérité qui a dit : Je suis la voie, la vérité et la vie, nous sommes obli- gés d'aimer la vérité, de montrer la vérité, de suivre la vérité, de dire la vérité à tout le monde, et de prêcher la vérité, même sur les toits. Nous ne pouvons donc, ni ne devons, ni ne voulons taire la vérité en ceci : c'est que tous ceux qui n'obéissent point au Saint-Siège , bien qu'ils se nomment chrétiens, contreviennent aux institutions du Sei- gneur; ils pèchent mortellement contre Dieu et offensent grièvement les regards de sa majesté suprême. Nous voyons par la parole de Samuel quelle est l'énormité de la déso- béissance; il déclare que résister, c'est comme le péché de consulter les augures; et ne vouloir acquiescer, c'estcomme le crime d'idolâtrie. On le voit encore par l'exemple de Go- ré, Dathan et Abiron; ces rebelles, pour avoir désobéi au Très-Haut, furent engloutis dans les entrailles de la terre avec tous les leurs. Nous vous disons ces choses, suivant l'usage des habiles médecins, ne voulant point flatter de la main la tumeur de votre désobéissance, mais la percer pou r la guérir. Veuillez écouter patiemment nos paroles et y faire sagement attention, pour que, Dieu aidant, elles profitent à

1. ... Reges quoque catholici, cùm ioter ipsos aliquid disseutiom's euiergit, vel cùm vassalli eorum pr&suiuunt coalrà eos calcaueum rebellionis erigere, mox habeût ad portum ecclesiaj praidiclse recursum, cjusque salubre consilium et amilium implorantes, Iranquillitatis et pacis remédia infallibilitcr ab ipsa rc- cipiuut... Annales ilinorum y Wading, tom. II.

312 UPxBAIN IV

« votre salut; car selon le témoignage de Salomon, les bles- c sures que nous font ceux qui nous aiment valent mieux que « les baisers perfides de ceux qui nous haïssent. Il est d'ailleurs « de notre devoir, qirand la réprimande est nécessaire, de ne « point garder le silence comme les chiens muets qui ne sau- « raient aboyer; nous devons, suivant le précepte de l'Apôtre, « reprendre, supplier, menacer, avec une patience à toute « épreuve et par toute sorte d'instructions.

t Quant aux grands maux arrivés au peuple chrétien depuis le temps de cette dissension, nous ne les ignorons nullement ; « au contraire, nous en gémissons et versons des larmes; nous « pleurons sur ceux qui, se retirant les premiers de l'obéis- « sance due à l'Eglise romaine, ont laissé après eux la matière t d'un si grand scandale entre les Grecs et les Latins. Si, ceux- « ci, en divers temps, ont attaqué les Grecs, ils ne l'ont cerlai- « ne ment pas fait uniquement pour s'emparer de leurs terre* « et acquérir leurs richesses temporelles; ils se proposaient de « rendre, par ces vexations, l'intelligence aux Grecs qui n'ont « pas voulu comprendre leur devoir. Si donc quelques églises « ont été profanées par des pillards, comme il arrive habi- « luellement dans les guerres, aucun homme sensé ne peut « l'attribuer à tous les Latins; il faut s'en prendre aux voleurs « en particulier, ou plutôt à ceux qui ont semé la zizanie de la * division entre les deux peuples.

« Voulez-vous sincèrement établir entre l'un et l'autre une < paix durable, il faut commencer par ôter la cause première « de la séparation, et, par conséquent, rétablir l'unité reli- « gieuse. Une paix qui ne s'appuierait pas sur le ferme fonde- « ment de l'unité de la foi ne serait ni vraie ni stable. Il ne t convient pas démettre la paix politique avant l'intégrité des « dogmes et la garantie des rites de l'Eglise. Dans l'état ac- t luel des choses, la concorde politique devait s'en suivre de « l'union religieuse comme l'adjectif du substantif, ou comme t l'effet de la cause. Votre proposition était d'autant moins « convenable que le Siège apostolique cherchait réellement

ET SON TEMPS. 313

t et devait chercher avant tout, par-dessus tout, l'unité de la « foi et de l'Eglise. Comme nous voulons l'une et l'autre paix, « comme nous espérons les obtenir, comme nous les attendons « avec anxiété, nous vous envoyons nos apocrisiaires pour les « négocier toutes les deux... >

En même temps qu'Urbain IV faisait parvenir à sa destina- tion cette lettre si digne et si paternelle, datée d'Orviéto, il accordait à ses nonces la faculté de requérir, dans leur impor- tante mission, l'aide des Dominicains, des Cisterciens et de tous les autres Ordres monastiques; il leur permettait égale- ment de choisir des auxiliaires au sein du clergé séculier. En outre, il leur donnait pouvoir d'absoudre de l'excommunication les schismatiques latins et grecs qui reviendraient sincèrement à l'obédience du Siège apostolique; ils dispenseront, dit-il, les clercs des irrégularités qu'ils auront encourues en se faisant ordonner;?^ saltum, ou avant d'avoir l'âge canonique, ou extra tempora; ils lèveront l'interdit partout ils jugeront à pro- pos de rétablir la célébration des offices divins et l'administra- tion des sacrements; ils restitueront leur titre clérical aux prêtres ou aux religieux qui, après avoir abandonné leurs fonctions sacrées en se séparant de l'unité catholique, rentre- raient avec une vraie contrition dans le giron de l'Eglise ro- maine; ils entendront les confessions de tous les fidèles qui habitent les contrées de leur mission, leur imposeront des pé- nitences médicinales et les délivreront de toutes les censures dont ils seraient grevés, pourvu qu'ils réparent leurs torts d'une manière convenable, Ils béniront, à défaut d'évêques catholiques, tous les vêtements sacerdotaux, tous les orne- ments sacrés qui seront nécessaires pour l'exercice du minis- nistère pastoral ; enfin ils étaient autorisés à faire toutes les procédures qu'exigeraient les besoins de leur charge, nonobs- tant la liberté accordée aux moines de ne point recevoir de pareilles commissions '.

J. Amplas deiodè ipsis apocrisariis facilitâtes et privilégia, ut mioisterium gravissimum, ad quod miltebautur, pleoius houoraretur et honorabilius impie - retur... Ad universos ecclesiarum pralatos ad ordinum rectore», ut in cuodo et

314 URBAIN IV

Le 5descalendesd'aoûtdelamêmeannéel263,ies patriarches, archevêques et évêques, les abbés, prieurs des Ordres de saint Benoît, de saint Augustin, de Prémontré, de Cluny, de Citeaux, les archi-prêlres, doyens, prévôts, chapitres, les précepteurs et autres dignitaires des Templiers et Hospitaliers, reçurent ordre de subvenir à tous les besoins temporels ou spirituels des nonces apostoliques.

« Pour accomplir d'une manière irréprochable les devoirs « de notre charge, leur écrit Urbain IV, nous qui présidons c au gouvernement universel de l'Église, nous sommes tenu « de choisir des hommes capables et dignes pour traiter, se- « Ion leur nature, les diverses affaires actuellement pendantes « dans toutes les parties du monde. Nous avons donc envoyé en « Bomanie, pour négocier la grave et difficile question d'Orient, « nos chers fils les frères mineurs, Simon d'Auvergne, Pierre t de Moras, Pierre de Crest et Boniface d'Ivrée, que nous et « nos vénérables frères les cardinaux avons agréés, en raison t de l'éminenee de leurs mérites. Nous vous recommandons « sévèrement de leur procurer, à eux et à leurs auxiliaires, « les moyens de transport, et toutes les choses que réclamerait « leur sécurité en route ou l'exercice de leurs fonctions par- « tout ils auront besoin de séjourner... »

A la même date, Urbain IV écrivit au prince d'Achaïe, Guil- laume de Villehardouin, et aux autres seigneurs français de l'empire latin de Constantinople pour les engager à cesser les hostilités contre les Grecs; il les avertit qu'il avait envoyé une légation à Paléologue et leur dit qu'il convient de ne pas la troubler par le tumulte des batailles. « De toutes les sol- c licitudes de notre pontificat, celle qui nous tourmente le plus, « leur dit-il; de toutes nos préoccupations, celle qui travaille le t plus notre esprit, c'est de pouvoir, à force de zèle et de vi- c gilance, étendre le règne de la foi catholique, et procurer au « peuple chrétien les fruits du salut et les douceurs de la Iran-

rcdeuodo iisdem apocrisariis, necessariis quibusquc subsidiisadessent scripsit... loco suprà citalo.

ET SON TEMPS. 315

« quillité. Plein de confiance en nos chers frères Simon d'Au- « vergne, Pierre de Moras, Pierre de Crest et Boniface d'Y- « vrée, hommes d'une grande religion et d'une rare habileté, « puissants en œuvres et en paroles, nous les avons députés « comme de fidèles interprêtes de nos intentions et comme « des anges de paix à Paléologue qui se conduit en empereur « des Grecs; nous les avons chargés spécialement de négo- t cier la réunion de l'Église grecque avec l'Église latine dans « l'intérêt de la catholicité; prêtez-leur votre concours bien- « veillant et dévoué1....

Guillaume de Villehardouin, qui n'avait pris les armes qu'à la sollicitation d'Urbain IV, les posa aussitôt à ses ordres. Mais le perfide Paléologue ne voulait que gagner du temps. Dès qu'il crut n'avoir plus rien à redouter de sérieux, il reprit au- dacieusement les hostilités; il brava l'excommunication im- puissante que le pape lança contre les Génois, ses alliés. Ainsi que l'avait bien prévu le pape, la cession de Monembasie, du Grand-Magne ou Maïna et de Misitra ou Mistra aux Grecs, avait été une cause de trouble et d'affaiblissement pour les Français en Morée. Jusque leur courage intrépide les avait fait triompher; mais l'empire latin de Conslantinople venait d'être anéanti.

Les principautés latines de Syrie avaient presque toutes disparu aussi; elles n'excitaient plus l'enthousiasme des oc- cidentaux. L'île de Chypre était bien encore occupée par les braves descendants de Gui de Lusignan ; mais ils avaient besoin de toutes leurs ressources pour défendre leur royaume. Quant aux grands feudataires de la Morée, tels que le duc de Naxos et des douze Gyclades, les seigneurs de l'île d'Eubée, le nouveau duc d'Athènes, Jean de la Roche, ils avaient à lutter eux-mêmes pour protéger leur propre territoire. Dans leur

t . Subjuuxit alias litteras ad Gulleimum de Villehardouin, Achai«e priocipem, in quibus sigoificavit se Palœologo scripsisse, ut ab codera iofestaudo intérim desisleret, rogavitqueut ab armis idem princeps cessaret, dum unionis nego- tium reducebatur ad exitum ; ne inter bellorum strepitus, et hostiles impugna- tiones deesset occasio rem omnium utilissimam prosequeudi... loco ciCalo.

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voisinage, les deux despotes d'Epire, Michel et son fils Jean Ducas, avaient bien ressaisi leur pouvoir sur les forces impé- riales défaites; mais c'était des alliés trop peu sûrs, ainsi

'ils l'avaient démontré en Pélagonie. Les princes d'Achaïe se sentaient donc abandonnés à de perpétuels dangers, sans espoir de nouveaux secours de France. Urbain IV, informé de la situation périlleuse de Guillaume de Villehardouin, or- donna aux évêques de Morée de prêcher la croisade contre les Grecs; il sollicita en même temps le duc de Bourgogne, le brave descendant de Robert-le-Vieux, de préparer ses trou- pes à la guerre sainte1.

« Depuis la prise de Constantinople, leur écrit-il , les Grecs « schismatiques, enflés d'orgueil par leur victoire, fortifiés « par l'acquisition de nouveaux concitoyens et de nouvelles « richesses, sont devenus, grâce aux avantages de leur posi- « tion, plus que jamais prêts à combattre avec une fureur « inouïe les chrétientés fidèles ; ils étendent leurs mains dé- « vastatrices jusqu'à la principauté d'Achaïe. Là, pour éteindre « dans le cœur des enfants dévoués de l'Église jusqu'au sou- « venir de leur sainte Mère , ils poursuivent de continuelles t insultes toutes les parties de cette principauté; ils cernent t le plus étroitement possible les colonies et les villes qu'ils « assiègent de la manière la plus cruelle; ils désolent les cam- t pagnes et en ravagent toutes les productions nécessaires à c la vie. Par suite de ces guerres et de ces brigandages, le « nombre des fidèles a considérablement diminué; le reste, « accablé de vexations de toutes sortes, conserve à peine quel- t qu'espoir d'échapper aux mains des persécuteurs et de main- t tenir le vrai culte de Jésus-Christ, si les autres peuples ne t viennent à leur secours... »

Au moment Urbain IV songeait à former une ligue en

t. Praesulum ergo aliorum precibus sollicitatus, Urbanus, Trajectensi epis- copo indicendi io schismalicos sacri belli panes commisit, hortatusque est, ut s»ua aliorumque opéra ad capesseDdam crucem populos pro concione ioceuderet. Annales ecclesiasl., Raynald., tom XIV, ann. 1264.

ET SON TEMPS. 317

faveur du rétablissement de l'Empire latin de Constantinople, quelques lueurs d'espérance brillèrent à ses yeux et l'encou- ragèrent dans son entreprise. Les Génois, maltraités par Mi- chel Paléologue, s'en étaient détachés; ils avaient même récla- mé leurs trirèmes. Le pape, assuré de ce fait, chargea l'ar- chevêque de Gênes de lever l'interdit qu'ils avaient encouru par leur alliance avec les Grecs schismatiques. Ensuite, pour opérer leur reconciliation avec les Vénitiens, il écrivit aux Génois et au doge des lettres pleines de force et d'onction. Il pensait avec raison que ces deux nations puissantes, étant unies par l'amitié, uniraient aussi leurs efforts contre l'ennemi commun. Gomme elles demeuraient intraitables, il résolut de leur envoyer quelque serviteur de Dieu; il jeta ses vues sur Ambroise de Sienne, dominicain de l'illustre famille des Sansédoni. Il le fit venir du fond de l'Allemagne il travail- lait à la pacification des princes et des peuples. Par obéissance, le saint homme accepta le rôle de médiateur entre les deux implacables républiques.

La réconciliation était en bonne voie, lorsqu'Urbain IV re- çut de Paléologue une lettre avec cette suscription : « Au vé- « nérable père des pères, le bienheureux pape de l'ancienne t Rome, le maître de notre empire, Urbain, souverain pon- « tife du saint et apostolique Siège par la volonté divine, et, < par une providence plus grande, digne de respect par ses « mœurs, sa vie et sa doctrine, et devant Dieu et devant les « saints : Michel, dans le Christ-Dieu, fidèle empereur et mo-^ « déra leur des Roméens, Ducas, l'Ange, Comnène, Paléolo- c gue et nouveau Constantin ; salut et vénération filiale, avec « l'honneur convenable de la foi chrétienne et des saints ca- « nons. »

Dans le corps de la lettre, Paléologue proteste que, dans ses prières, il ne cesse de faire mémoire du pape et de ses frères les cardinaux, pour que le Dieu Paraclet leur accorde h grâce de réunir toutes les Eglises. « Du temps de nos prédé- « cesseurs, continue-t-il, on a souvent envoyé de part et d'au-

318 URBAIN IV

tre des ambassadeurs pour travailler à cette réunion ; mais loin de s'entendre, ils ne firent qu'élargir la plaie du schisme par une exposition inexacte de la doctrine catholique et par une fausse déclaration des dogmes contenus dans les écrits des Pères. Comme ils étaient réduits à se servir d'interprè- tes ignorants, ils ne purent s'expliquer immédiatement, ni résumer avec précision et clarté l'enseignement des deux Eglises, ni par conséquent parvenir au centre de la vérité et au critérium de la vraie foi. Ainsi la haine destructive de l'amour, et qui aveugle la raison, alla toujours croissant, jusqu'à engendrer de l'orgueil et de l'opiniâtreté, jusqu'à provoquer le bruit des armes et l'effusion du sang, jusqu'à violer le droit divin et les règles canoniques. Ces tristes suites de la dissidence en matière de religion étaient bien faites pour arracher des gémissements et des larmes à tou- tes les personnes qui désirent sincèrement le salut des âmes à cause de la brièveté de la vie présente, qui n'est rien en comparaison de la vie future.

t Dans la quatrième année de notre règne, une voix d'allé- gresse, venue de l'Occident, a touché notre cœur, retenti à nos oreilles ; elle a éveillé les puissances affectives de notre âme, parcequ'elle tirait son origine de notre patrie et de notre nation des Roméens. Semblable à une plante odorifé- rante, elle a été transportée par la grâce divine d'un bosquet verdoyant dans le jardin de l'Église romaine, notre sainte Mère. Cette voix, ornée de la science des lettres sacrées, et des dogmes de l'une et l'autre Eglise, animée par l'inspira- tion de l'Esprit-Saint, et féconde en fruits d'une saveur pleine de suavité, n'est autre que celle du vénérable Ni- colas, évoque de Crotone. Plusieurs personnes graves et vé- ridiques nous l'ont représenté comme un dévoué serviteur de Dieu, un prédicateur sincère et discret de la foi catholi- que, un partisan impartial et éclairé de la réunion des deux Églises, un véritable dispensateur des Saintes-Écritures, un fidèle interprète des Pères. Or, la veille de Noël, 1262, il

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« est venu nous trouver comme nous l'en avions prié. A son « aspect, nous avons éprouvé la même joie que s'il nous avait « été donné de contempler le visage de votre auguste Pater- « nité.

« Ce prélat nous a expliqué en grec la doctrine des deux « Églises, telle qu'elle fut enseignée par les papes : Silvestre, « Damas, Célestin, Agathon, Adrien, Léon-le-Grand, Léon-le- « Jeune, Grégoire-le-Dialogue; par les évêques : Hilaire de « Poitiers, Ambroise de Milan, Augustin d'Hippone ; par les « écrivains ecclésiastiques: Jérôme, Fulgence et les autres. « Nous avons trouvé cette doctrine parfaitement conforme à « celle de nos pères: Athanase d'Alexandrie, Basile de Césarée « en Cappadoce, Grégoire-le-Théologien, Grégoire de Nysse, « Jean Chrysostôme et les deux Cyrille. Nous la vénérons « avec la foi la plus pure, nous la croyons, nous la tenons « pour certaine; nous avons la même vénération et la même « foi en ce qui concerne tous les sacrements de l'Église ro- « maine. Nous supplions donc votre sainte Paternité, ô vous « qui êtes le prince de tous les pontifes et le docteur universel « de l'Église catholique, de vous empresser de réunir cette « même Église, à laquelle Dieu vous a préposé en la place du * bienheureux Pierre. Nous sommes prêt à seconder votre « Sainteté; notre puissance impériale, Dieu aidant, soumettra * à l'Église, notre mère, toutes les nations et toutes leschaires « patriarcales. C'est pourquoi nous envoyons cet évêque à « votre vénérable Paternité ; nous la supplions de nous le « renvoyer promptement avec des légats de voire part, pour « consommer le grand œuvre de la réunion des deux Églises'1.

Urbain IV, réjoui des bonnes dispositions de l'empereur grec, s'empressa de lui répondre, le 22 juin 1264; il lui ren- voya Nicolas, évêque de Crotone, avec deux frères mineurs,

4. Caeterùm vestram sanctam pateroitalem rogamus, qualenùs sicut priuceps omnium sacerdotum, et uoiversalis doctor catholieae eceleaiaj, sollicitelis conti- nua promptitudine ad reunieodam eamdem eeclesiam amodo, cui loco beali Pétri Deus prajcipue vos prœfecit. Episl. Palœologi ad Vrbanum apud Annal. ecclesiast.t Raynald., tom. XIV.

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Gérard de Prato et Rainier de Sienne, en qualité de ses non- ces, t Le médiateur entre Dieu et les hommes, Dieu et homme tout ensemble, N. S. Jésus-Christ, a établi au-dessus des em- pires et des royaumes son Église sans tâche et sans ride, composée de toutes les nations; il en a étendu les branches jusqu'aux rivages de la mer et dilaté les rejetons jus- qu'aux extrémités de la terre. Pour cela, il a institué chef de cette Église le bienheureux Pierre, prince des apôtres; il l'a chargé, lui et tous ses successeurs, de nourrir des ensei- gnements de la foi catholique les brebis du Seigneur que le souverain pasteur leur a confiées par une parole trois fois répétée ; il leur a enjoint de les instruire dans la discipline des mœurs, de les diriger dans les sentiers des commandements célestes, de les entourer d'une incessante sollicitude, de veiller à ce que, rassemblées en un seul et même bercail par les liens de l'unité et de la charité, elles demeurent invariablement soumises à Jésus-Christ ; si quel- ques unes s'égarent loin du troupeau, ils doivent, dès qu'ils s'en sont aperçus, ne point avoir de repos qu'ils ne les aient ramenées dans leur bergerie. Nous donc qui, sans l'avoir mérité, avons été investi, par une disposition de la divine Providence, de l'office de souverain pasteur de ces ouailles, nous brûlons du désir de ramener à l'unité catholique, sous l'étendard de la même foi, les diverses nations qui vivent errantes hors du sein de l'Église romaine, notre Mère1. « C'est pourquoi nous avons lu attentivement la lettre de « Votre Excellence impériale. Comme son objet nous a paru « de la plus haute importance, nous en avons donné commu- « nicalion à nos frères les cardinaux. Nous avons été charmé, « par cette agréable lecture, comme si votre Sérénité eût été « présente et nous eût parlé elle-même. Dans notre joie, nous « avons, avec nos vénérables frères, offert en holocauste l'en-

4. Excelleotiae imperialis epistola nostris comprehensa luminibus, et ad fra- trum nostrorum solemuiter, prout lami oegotii exigebat qualitas. redacta uoli- tiara, nos iièmque fratres examina* lectione ipsius veluti ex praeseotialibus sere- uitatis luae affatibus recreati ; Patri luminum, à quo est dalum optimum et omne dooum perfeclum, oblulimus hotocaustum. Annal, eccles., loco ciiato.

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t cens de nos actions de grâces au Père des lumières, de qui « découle tout don parfait; nous nous sommes unis dans un t concert de louanges pour bénir Dieu de la faveur si- < gnalée qu'il a daigné nous accorder par le ministère de « votre sollicitude. Il a ouvert de nos jours à l'Église un « chemin court et facile pour revenir dans l'ancienne et paisi- « ble voie de la primitive unité; il a fourni le moyen de c gouverner salutairement le troupeau du Seigneur ras- « semblé dans une seule et même bergerie sous la conduite « d'un pasteur unique , et de l'affermir dans la profes- « sion d'une même foi et la pratique d'une même religion. « En effet, d'après le contenu de votre lettre, très-excellent « empereur, nous avons reconnu que vous étiez affectueu- « sèment et sincèrement disposé envers nous, nos frères et « l'Église romaine.

Ensuite Urbain IV exprime à Michel Paléologue avec quel bonheur et quelle bienveillance il a reçu le vertueux et savant évêque de Crotone; il ajoute que la mission de ce vénéré per- sonnage lui a fait concevoir la plus ferme confiance en la pro- chaine extinction du schisme. Puis il s'écrie dans un saint enthousiasme : * Gloire à Dieu dans les hauteurs du ciel, et « paix sur la terre aux hommes de bonne volonté ! Voici le « temps favorable, voici les jours pleins de la grâce du salut! « Que tous les zélateurs de la foi catholique se lèvent et qu'ils « tressaillent d'une immense joie avec l'Eglise romaine, leur « mère, de ce qu'un si puissant empereur, qui lient les rênes « d'un si vaste gouvernement, se montre si bien disposé, et t s'offre de procurer l'exaltation de l'Eglise romaine au milieu « même des peuples barbares et de propager le culte divin « sous la direction du Saint-Siège. »

Ce brillant espoir d'une pacification religieuse ne devait pas se réaliser; il faut en attribuer la cause, non-seulement à l'es- prit étroit, formaliste et tenace des Grecs, mais surtout à ce que, dans le génie oriental, l'art des transactions consiste à dé- guiser constamment le véritable but sous un déluge d'autres questions purement accessoires. Les dissidences religieuses

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n'étaient qu'un prétexte apparent que se donnaient les intérêts politiques pour masquer des prétentions et des antipathies. Il ne s'agissait, dans le fond, ni de la procession du Saint-Esprit, que les Grecs ont enveloppée dans les inextricables subtilités de leur dialectique, ni de la primauté de juridiction du pape, mais de la tendance de Constantinople à être en réalité la nou- velle Rome, sous le double rapport spirituel et temporel.

Urbain IV prouve qu'il avait sérieusement envisagé ce côté humain de la question d'Orient, lorsque, dans ses bulles, il représente à Michel Paléologue la réunion des deux églises comme une source d'avantages politiques pour l'Empire. « Les « espérances de réconciliation de l'Eglise grecque doivent vous « réjouir autant que nous, lui dit-il, et vous ne devez pas « moins déployer de zèle pour mener tout à bonne fin ; car la « libéralité divine ne laissera pas sans une précieuse récom- « pense un si grand acte de piété filiale ; la renommée de votre « grandeur et de votre puissance se répandra par toutes les t contrées du inonde; votre vie se prolongera en des jours « pleins de calme et de prospérité; votre mémoire, après la « dissolution de votre corps, loin de périr, demeurera immor- « telle ; certes, en considérant ces glorieuses suites de l'œuvre « si sainte, si utile, si salutaire de l'extinction du schisme, vous « pouvez louer Dieu, votre Sauveur, en l'honneur de qui vous « procurez un si grand bien à l'Eglise, son épouse. Oui, ren- « dez-lui de ferventes actions de grâces de ce qu'il vous a « accordé d'en haut le savoir, le pouvoir et le vouloir de « trouver et de suivre les voies capables de conduire à une « solution pacifique des difficultés pendantes entre l'Orient et « l'Occident4.

« Nous vous en conjurons donc, par l'effusion du sang de « Jésus-Christ, ne différez plus votre conversion ; le moindre

1. Sed non miuùs ex prœmissis in le, incly te imperator, eximiœ débet exul- tationis causa coosurgere; doo minus cor tuum débet ardere, musqué magni- fiais animus in gaudiis dilatari : pensando nàmque praemium, quod tibi pro tantae pielatis opère divina dispeosatio compeusabit. Epist. Urbani IV. Annal, eccles. Ray.nald.. tom. XIV.

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« retard serait nuisible; hâtez-vous de satisfaire à notre at- « tente et à celle de nos vénérables frères. De même que les « rayons du soleil s'élancent du sein des ténèbres sous la for- « me d'une brillante aurore, élevez-vous ainsi, appuyé sur « le fondement de la vraie Eglise, et manifestez à tout l'uni- « vers la splendeur de vos bonnes intentions et la clarté de vos « louables projets. Précipitez -vous, nous vous en supplions, « dans les embrassements de la maternelle protection de l'É- « glise; abandonnez-vous en toute confiance aux bras de la « charité paternelle du Souverain-Pontife; que votre sainte « Mère ne languisse pas davantage dans une trop longue « attente ; que la voix de votre auguste Père ne devienne pas « enrouée à force de vous appeler à lui. Enfin que votre Séré- « nité accueille avec bienveillance Nicolas, évêque de Crotone, « et les frères mineurs Gérard et Renier ; qu'elle prête une « oreille attentive à leurs exhortations. Ils rendront témoi- « gnage de la sincérité d'âme, de la plénitude de grâce et du « tendre amour qu'avec l'aide de Dieu nous nous proposons « de vous vouer, à vous et à votre Empire... »

Tandis qu'Urbain IV pressait Paléologue de revenir, lui et son peuple, à la vraie foi, une guerre formidable se préparait sourdement contre l'empereur grec. Constantin Tech, roi de Bulgarie, animé depuis quatre ans par les cris de sa femme, qui ne cessait de pleurer les malheurs de son frère Jean Las- caris, et de reprocher à son mari sa lâche indifférence, se dé- termina enfin à tirer vengeance de la cruauté de Michel. Il y était encore excité par le traître Kaïkaous. Ce sultan fugitif, qui se rendit méprisable à Constantinople par des débauches publiques, décida, par ses intrigues secrètes, les Tarlares à joindre leurs forces à celles du roi de Bulgarie. L'empereur, trompé par la feinte amilié du sultan, ne soupçonnait pas le complot ; il se vil attaqué à l'improviste, battu et au moment d'être fait prisonnier.

Quoique Paléologue ne fût pas accoutumé à ces sanglants revers, il en était moins affligé que de la sentence pronon-

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3U URBAIN IV

cée contre lui par le patriarche grec. C'était un chagrin qui empoisonnait toutes ses joies, et aigrissait toutes ses peines. L'ambition, il est vrai, parlait en lui plus haut que la religion; mais elle n'en étouffait pas les reproches; il ne péchait pas sans remords. D'ailleurs, ce qui se passait en Occident, ne luk laissait pas ignorer quels troubles peut exciter, parmi les peu- ples, une excommunication qui frappe le prince, et combien ce coup de tonnerre est capable de remuer les humeurs de l'Etat, et d'enhardir le fanatisme des séditieux. Il fit donc tous ses efforts pour obtenir son pardon par les tentatives les plus hu- miliantes. L'inflexible Arsène refusait constamment de l'absou- dre. Las de son obstination , Paléologue gagna quelques évêques, convoqua un concile, et fit déposer l'indomptable patriarche. La vertu d'Arsène, et surtout sa fermeté, lui avaient donné beaucoup de partisans; ils lui restèrent fidèles; et sous le nom d'Arsénites ou Arsêniens, ils formèrent, pen- dant un demi-siècle, un véritable schisme dans l'Eglise et dans l'Etat.

L'empereur, assailli par tant d'ennemis à l'intérieur et à l'extérieur, écrivait fréquemment à Urbain IV les lettres de soumission les plus humbles; il lui prodiguait tous les témoi- gnages de respect pour le Saint-Siège ; il en reconnaissait hau- tement la primauté d'honneur et de juridiction. « Très-Saint- « Père, disait-il, si vous refusez de m'ouvrir les bras de voire « charité paternelle, je serai justifié devant Dieu et devant les « hommes; tout l'odieux de nos divisions retombera sur vous. « Commencez par calmer les troubles. La paix étant rétablie, « les sujets de contestation entre les deux Églises seront bien- « tôt terminés. » « Rentrez, lui répondait affectueusement * Urbain IV, rentrez avec bonne foi et sans aucune feinte dans « le sein de l'Eglise véritable. Profitez du temps que Dieu vous t a donné pour vous convertir sincèrement à lui. Si vous le t faites, nous vous reconnaîtrons pour notre fils bien-aimé; « nous récompenserons avec un soin paternel votre piété, en « répandant sur vous nos grâces et en vous procurant des se- « cours. Mais si, ce qu'a Dieu ne plaise , vous vous obstinez

ET SON TEMPS. 325

< dans votre endurcissement, quand des peuples chrétiens ou « infidèles viendront vous attaquer, nous ne pourrons, nous « ne devrons pas vous secourir, puisque vous resterez séparé « de l'Eglise. »

Pour réunir efficacement les communions séparées, il fallait une énergique persévérance et de la bonne foi dans les négo- ciations. Malheureusement la franchise et la sincérité ne furent jamais les vertus des schismaliques. Paléologue, qui ne par- lait guère de réunion que quand il voyait quelque chose à craindre de la part des puissances catholiques, n'en continuait pas moins ses attaques et ses menées dans les provinces de la Gallo-Grèce et dans les possessions du despote de Thessalie, leurvoisinet allié. Guillaume de Villehardouin, privé d'appui, vit tomber sur lui tous les désastres de la guerre. Il mourut, à la suite d'une longue maladie, le 1er mai 1277, dans son château de Calamata, sa ville natale. L'infortuné Baudouin II l'avait précédé d'environ cinq ans dans la tombe, laissant son jeune fils Philippe héritier du titre impérial.

Ou raconte qu'après la chute- de ce dernier empereur des Latins, au milieu de l'allégresse publique de Gonstantinople, Tornice, vieillard d'un grand sens, se mit à verser des larmes. « Quoi donc, lui dirent ses amis, nous avons recou- « vré notre patrie, et vous pleurez? » « Hélasl dit-il, en t poussant un profond soupir, je vois dans ce grand évène- « ment qui vous charme, le terme de votre gloire. Le séjour « de la capitale, son luxe, ses voluptés corrompront l'empe- « reur, amolliront nos soldats. Les Turcs descendront de leurs « montagnes; ils passeront en Europe et s'empareront de « Gonstantinople. » Comme ce vieillard, au langage prophéti- que, Urbain IV, avec sa sagesse accoutumée, prévoyait le mo- ment où Gonstantinople tomberait au pouvoir des Turcs. Il croyait les Grecs impuissants à défendre leur capitale. Il en concluait qu'il fallait dès-lors les en chasser et faire de cette ville le siège d'un empire latin. Quelques hommes politiques de son temps pensaient de même. Mais il y eut toujours une trop profonde antipathie d'origine, de caractère, de langage,

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de mœurs, d'habitudes et de religion, entre les Grecs et les Latins, pour que la domination des seconds sur les premiers put se fonder sur d'autres bases que celle de la force armée. Urbain IV ne tarda point à se persuader que les Latins ne dis- posaient pas de ressources assez considérables pour tenter une pareille entreprise. Il valait mieux, suivant lui, travaillera la conversion des Grecs et les amener à se réunir sérieusement à l'Eglise romaine1.

Michel Paléologue, par la coopération énergique et persévé- rante d'Urbain IV, pouvait contribuer à ce résultat si désira- ble. Mais il se comporta comme Voltaire, qui était bon catho- lique toutes les fois qu'il avait la fièvre : dès qu'il était mena- cé du dehors, Michel prêtait volontiers les mains aux projets de réconciliation; aussitôt qu'il se croyait hors de péril, il reve- nait ardemment au schisme. S'il signa l'union des deux Eglises au concile universel de Lyon, en 1274, ce fut pour se maintenir sur le trône il s'était élevé par ses crimes. La crainte de perdre la couronne qu'il avait usurpée, tel était le mobile se- cret de toute sa conduite politique et religieuse. Urbain IV lui fit l'honneur de le croire capable de comprendre les intérêts généraux de la chrétienté. Il eut pour lui beaucoup de ména- gements; il en eut trop peut-être. Car plus d'une fois, il dut reconnaître h fourberie de Michel Paléologue, les ruses de son zèle perfide, les artifices de ses soumissions illusoires; mais la miséricorde l'emportait toujours sur la justice. Urbain IV se contentait de déplorer amèrement la stérilité de ses tentatives d'union ; il gémissait sur la perte de l'Eglise grecque, fille ca- pricieuse et revêche qui, privée des bienfaits de la civilisation, semble avoir été condamnée pour des siècles à expier sa ré- volte dans les fers des Turcs.

1. De misso episcopo Crotonensi ab Urbauo ad Palœologuui, ut ipsum ortho- doxâ fide irabueret, Graecosque ad obsequium Sedis aposlolicae revocaret, memiiiit Theodoricus Vallicolor. Magno quidèra animorum ardore de perdu- cendâ ad exitum utriusque ecclesia; coojunclioue agitatum ; sed ii omncs labo- res lùin ineassùm cecidere. Palœologus enim, qui se iu maxima discrimina adduclum intuitus reus ardeutiùs urserat, ubi periculisseemersisse vidit, rem »u longius tempus eitraiit. Annales eccles., Ratnald., loco suprà citalo.

XI

Périls croissants delà Terre-Sainte. Ravages de Bibars, sultan des Mameluks, en Palestine. Efforts d'Urbain IV pour secourir les chrétiens de Syrie. Il écrit à Louis IX une lettre remarquable. II sollicite le centième des revenus ecclésias- tiques comme subsides. 11 nomme un patriarche de Jérusalem. Les malheurs de la Palestine ne lui font point perdre de vue les contrées septentrionales de l'Eu- rope. — Il écrit au roi de Bohême et au roi de Hongrie pour les encourager dans leurs expéditions chrétiennes contre les infidèles. Il réprimande Etienne IV, fils de Bêla.

L'avènement d'Urbain IV au trône pontifical avait répandu l'espérance et la joie parmi les chrétiens d'Orient : ils connais- saient les dispositions de Jacques Pantaléon à leur égard, la sincérité et la ferveur de son zèle pour la cause sacrée. En quittant les rivages de la Palestine, il avait une dernière fois tourné ses regards vers la ville sainte, retombée depuis long- temps au pouvoir des infidèles. Il s'était écrié, avec les paroles et les sentiments du prophète exilé : « Si je t'oublie, ô Jérusa- t lem, que ma main droite s'oublie elle-même; que ma lan- « gue s'attache à mon palais, si je ne me souviens point de toi, « si tu n'es pas à jamais l'objet de içes plus chères affections ! » Aussi les avanies souffertes chaque jour par les pieux pèlerins qui, de l'Europe, allaient visiter le tombeau du Sauveur, les persécutions incessantes et les dangers permanents auxquels étaient exposées les chrétientés orientales, trouvaient un puis- sant écho dans son âme1.

« La Terre Sainte, dit-il à l'archevêque de Magdebourg, la « Terre consacrée par le sang de la rédemption, nous réclame « instamment de prompts secours. En proie à de mortelles an- « goisses, affligée de continuelles tribulations, écrasée sous le « poids de cruels châtiments, elle renouvelle avec amertume « ses plaintes déchirantes; elle élève la voix de ses lamenta- « tations selon la multitude de ses douleurs. Nous avons

l. Non saracenorum modo, verùm Tartarorum etiàm excursionibus patuissè Palestinam déplorât Pontifex... Annales eccles. Ràynald., tom. XIV.

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« prêté une oreille atlentive à ses accents pleins de tristesse; « nous avons pris en considération son état déplorable; nous « avons compati à son extrême misère ; et, plus nous avons « vu ses ennemis redoubler de fureur contre elle, plus nous « nous sommes senti véhémentement enflammé du désir de « lui porter du soulagement. Voulant donc lui fournir des « subsides en temps opportun, nous avons résolu , d'après c l'avis de nos frères, de lui accorder, pendant trois ans, le t centième des revenus ecclésiastiques de l'Allemagne pour « l'aider à se défendre contre la férocité des Tartares qui rui- t nent ses villes et désolent ses campagnes. C'est pourquoi « nous commandons expressément à votre fraternité de re- » cueillir annuellement les susdites contributions et d'employer t à cet effet des collecteurs dignes de confiance. S'il se ren- « contre des contradicteurs ou des rebelles, vous les contrain- « drez, après une monition préalable, par les censures canoni- « ques, à se soumettre aux injonctions apostoliques, nonobstant « toute exemption1. »

L'archevêque de Rouen, et Odon de Lorriac, chanoine de Bayeux, avaient reçu la même mission pour le royaume de France. Urbain en avertit son légat, iEgidius, archevêque de Tyr, afin qu'il pressât la levée de l'impôt et qu'il en surveillât l'emploi. « Nous avons été le témoin oculaire des maux qui t accablent la Terre Sainte, lui dit-il, nous les avons touchés f de nos propres mains; nous savons, par conséquent, combien « les progrès de la persécution des Tartares, de plus en plus « effrayante, menacent les fidèles Syriens d'une ruine pro- « chaîne et inévitable. Désireux d'arracher à cette destruction « les débris des chrétientés d'Orient, nous vous recommandons t de vous concerter avec notre très-cher fils en Jésus-Christ, « l'illustre Roi des Franks, pour faire parvenir avec exacti-

.1 ...Clamât installer ad uospro festino succursu terra sancla,Christi aspersa sanguioe ; clamât, inquam, iu augustiis vebemeatibus posila , tribulaiionibus afflicta contiouis, durisque attrita flagellis, et secundùm dolorum suorum multiludinem amariùs voces sua? lamentatioois replicat et exallat... Epist. Urbani IV apud Thesaur. nov. anecdotorum, D. Martenb, lom II , pag 6.

ET SON TEMPS. 329

t tude toutes les offrandes à Jean de Valenciennes , seigneur « de Cayphe, et à Guillaume de Jérusalem1 . »

Dans un autre bref, Urbain IV indique à son légat les me- sures de prudence qu'il devra employer pour assurer la per- ception régulière des taxes et pour empêcher qu'elles ne soient détournées de leur destination. Il lui prescrit de ne confier qu'à des personnes sûres la mise en exécution du mandement pontifical. « Au milieu des occupations immenses et multi- « pliées qui nous pressent continuellement et nous absorbent t au-delà de nos forces, dit-il, nous n'en pensons pas moins « sérieusement à procurer des secours à la Terre-Sainte, nous « n'en veillons pas moins avec une active sollicitude à ce « qu'une heureuse direction soit imprimée à l'œuvre de la « Croix et du divin Crucifié. Bien que quelques-uns de nos c prédécesseurs aient consacré à cette entreprise leurs soins « les plus assidus et les plus diligents; cependant, nous qui « avons apprécié par nous-même la situation des lieux saints, « nous qui avons connu par l'expérience les périls auxquels ils « sont sans cesse exposés, nous désirons de toutes nos forces « leur fournir des subsides prompts et efficaces; à cette inten- « lion, nous levons tous les obstacles qui pourraient entraver, « tant dans le royaume de France que dans les diocèses de « Cambrai, de Toul, de Liège, de Metz et de Verdun, la per- « ceptionet l'envoi des collectes2. »

La Palestine, traversée, pillée, foulée sans cesse par les hor- des sauvages des Mogols, n'offrait plus aux regards que le triste spectacle de familles sans asile, de cités sans commerce, de champs sans culture. Ces terribles envahisseurs semblaient décidés à effacer des lieux saints toute trace des mystères de la

4. ... Nos igitur qui pjusdem terne anguslias et pressuras oeulatâ fide eogoo- vimus,et propriis quasi palpavimus manibus, cupieutes christianitatis reti- quiis , de opportuuo subsidio, hoc prœsertim tempore, quod ex perseculiooe Tartaricâ magnum eis periculum immioet, apostolicâ sollicitudiue subvem're... Episl. UrbanilV, lococitato.

2. ... Iuter occupationes multipliées et immeosas quibus assidue angimur, de subsidio terras sanctœ vehemeotiùs cogitantes... Episl . Urbani IV, loco ci- ta to.

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religion chrétienne, à en refaire un vaste désert il leur fût permis désormais d'errer sans obstacles, une libre prairie ils pussent parquer leurs troupeaux de moutons, de bœufs et de chevaux. Ils délibéraient s'ils ne traiteraient pas ainsi toutes les nations de la terre; s'ils ne les rendraient point à cette beauté primitive des solitudes du monde naissant. ils ne pouvaient détruire les villes sans grand travail, ils se dédom- mageaient, du moins, par le massacre des habitants : témoin ces pyramides de têtes de morts qu'ils élevèrent dans la plaine de Bagdad. Toutefois, le plus grand péril pour les chrétiens de Syrie leur devait venir, non des Tartares de la Mongolie, mais des Mamelucks d'Egypte.

Bibars Ier, ancien esclave de l'émir Bondochard, avait porté sur le trône d'Egypte, il parvint par le meurtre de deux sultans, la haine la plus ardente du nom chrétien. Il ravagea d'abord la principauté d'Antioche et le pays de Nazareth; il brûla les moissons et les oliviers de Naïm, l'église et la forte- resse du mont ïhabor; il détruisit de fond en comble Césarée et Arsouf, places maritimes laissées si redoutables par saint Louis. Il retourna ensuite au Caire, il fit une entrée triom- phante : les prisonniers chrétiens marchaient devant lui, leurs drapeaux renversés, et portant au cou des croix brisées. Là, il reçut les ambassadeurs d'Alphonse, roi d'Aragon, d'Ayton, roi d'Armémie, et des Francks de la Palestine. Tous venaient solliciter la paix. Ce fourbe et féroce sultan répondit au prince de Joppé. « Le temps est venu nous ne souffrirons plus « d'injures. Lorsqu'on nous enlèvera une chaumière, nous en- « lèverons un château; lorsque vous prendrez un laboureur, « nous donnerons des fers à mille de vos soldats. » Bibars ne menaçait pas en vain. Ses vengeances étaient promptes et ter- ribles comme la foudre. En peu de jours, lui et ses rapides Mamelucks arrivèrent de nouveau en Syrie. Jérusalem, faible et désolée, lui ouvrit ses portes, et l'ennemi entra fièrement dans cette ville dont les voies douloureuses gardaient encore les traces du passage de l'Homme-Dieu. A la face des chré-

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tiens consternés, tout proche du divin tombeau, le farouche sultan rendit grâces à Mahomet de sa victoire, et implora pour ses armes la protection du prophète. De là, comme le tigre qui a dévoré sa proie, il bondit et se remit en campagne, dé- vastant les territoires de Tyr, de Tripoli et de Ptolêmaïs.

L'imprenable Sephed ou Safad était assise sur la cime de la plus haute montagne de la Judée. Le riche et puissant Ordre des Templiers avait mis son orgueil à construire cette forte- resse entre Saint-Jean-d'Acre et le lac de Tibériade. Ses épais- ses murailles en belles pierres de taille avaient plus de cent pieds d'élévation; et, comme pour les exhausser, un large et profond fossé, creusé dans le roc, en ceignait les bases. Les soldats de Bibars, qui venaient de vaincre en courant, murmu- raient d'être si longtemps retenus devant ces murs que les traits, lancés par leurs machines, ne pouvaient seulement ébrêcher. Ni la crainte des châtiments, ni l'espoir des récom- penses ne relevèrent le courage des Musulmans. Le sultan au- rait été obligé de lever le siège, si la discorde, qui se glisse partout, n'était venue à son secours. Les chrétiens se divisè- rent entre eux. Leur habile et infatigable ennemi fit alors par- venir, dans l'intérieur de la place, de perfides promesses et d'adroites menaces. Enfin le cadi de Damas priait pour les combattants, lorsqu'on entendit les Franks crier du haut de leurs tours. « Epargnez-nous, épargnez-nous! » Ils obtinrent la vie sauve, à condition qu'ils n'emporteraient avec eux que leurs vêtements.

Trop tôt les défenseurs de Saphed purent se convaincre du peu de valeur d'une promesse musulmane. Bibars prétendit que les clauses de la capitulation étaient enfreintes et que* plu- sieurs des chrétiens avaient caché sous leurs habits des pierre- ries et de l'or. On entraîna les victimes de sa duplicité sur une colline du voisinage; là, on les menaça de la mort, s'ils n'em- brassaient l'islamisme. Toutes repoussèrent avec horreur ces propositions d'apostasie. Un commandeur du Temple et deux frères mineurs félicitèrent leurs compagnons d'infortune, les

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exhortèrent à persister dans leur foi, leur montrèrent les pal- mes éternelles que les martyrs glorifiés au ciel tendaient, du haut des nues, à ceux qui allaient être martyrisés sur la terre. Ils étaient près de deux mille captifs; à la nouvelle de leur massacre, des cris d'indignation et de douleur s'élevèrent de toutes parts en Palestine. A la désolation générale, la voix des prêtres se mêla, disant aux chrétiens qui pleuraient les mar- tyrs : « Ce n'est pas sur eux qu'il faut pleurer, c'est sur nous- « mêmes: ils jouissent du bonheur de la gloire; et nous res- « tons plongés dans les humiliations et les souffrances. » Bien- tôt il se répandit dans la contrée, que la colline inondée du sang des chrétiens rayonnait chaque nuit d'une divine lumière qui jaillissait des corps des vaillants athlètes morts pour la foi de Jésus-Christ. On ajoutait que Bibars lui-même, témoin de ce miracle, leur avait fait donner la sépulture et entourer de hautes murailles le champ funéraire.

Les victoires de Bibars sur les chrétiens avaient tellement excité l'enthousiasme des Musulmans que le sultan imposa sans difficulté une taxe destinée aux frais de la guerre sacrée. Makrisi, chroniqueur arabe, appelle celte contribution les droits de Dieu. A l'aide de cette espèce de dîme, Bibars, l'in- vincible exterminateur, continuait son œuvre. Il avait juré de détruire toutes les villes chrétiennes de la Palestine et de n'en pas laisser pierre sur pierre. Dans une de ses lettres, on voit le barbare plaisir qu'il prenait à raconter ses horribles exploits. « Nous avons tué, dit-il au comte de Tripoli, tous ceux que tu « avais choisis pour garder la ville. Si tu eusses vu tescheva- t liers foulés aux pieds des chevaux, tes provinces abandon- « nées au pillage, tes richesses pesées au canthar, les femmes « de tes sujets vendues à l'encan. Si tu eusses vu les chaires « et les croix renversées, les feuilles de l'Evangile dispersées t et jetées au vent, les sépulcres des patriarches et des pro- « phètes profanés. Si tu eusses vu tes ennemis, les Musulmans, « marchant sur le tabernacle, immolant dans le sanctuaire le « prêtre, le moine, le diacre. Si lu eusses vu enfin tes palais

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« livrés aux flammes, les morts dévorés par le feu, les églises « détruites de fond en comble ; certes tu te serais écrié : Plût t au ciel que je fusse devenu poussière ! »

A la nouvelle de ces sinistres événements, Urbain IV, éle- vant les mains vers le ciel, implora, les yeux baignés de larmes, le secours du Très-Haut sur les pèlerins généreux qui se dévouaient pour la gloire de son nom. Ensuite il se tourna vers la France, toujours attentive lorsqu'on lui parle de ses croyances religieuses, toujours prête lorsqu'il s'agit d'aller combattre sur les champs de l'honneur. Il écrivit à saint Louis une lettre toute enflammée du désir d'arracher au fa- natisme brutal des sectateurs de Mahomet le tombeau de Jésus- Christ1.

« Nous avons entendu, lui dit le vénérable pontife, la voix de « l'épouvante; elle annonce que partout régnent le trouble et la « terreur; cette voix, messagère de tant de douleurs, nous est « arrivée du fond de l'Orient jusque sur notre trône ; voix de « lamentations, de deuil et de larmes. Le petit nombredechré- « tiens qui survivent au de-là des mers exhalent de longs gé- « missements. Ce n'est pas sans raison que ces malheureux « pleurent et se lamentent; de terribles menaces planent sur t eux; les pièges et les perfidies les assiègent; eux, qui se « croyaient délivrés de l'horrible aspect des Tartares, sont « confondus par la fureur du Babylonien; ils tombent dans « ses embuscades; ils demeurent enlacés dans ses filets; c'est « pourquoi leurs inquiétudes toujours croissantes font redou- « bler leurs plaintes et leurs sanglots; cette persécution, cons- « tante, intolérable, qui semble vouloir les exterminer jusqu'au t dernier, continue leur désolation et ne leur laisse pas suspen- « dre leurs cris de détresse. Ils s'adressent au Vicaire de Jésus-

1. Accessere repetiti uuocii, Willelmus nimiùm Tripolitaaus,ordinis Prae- dicatorum, ac dein Bethlemitanus episcopus, qui exposuere quantum impende- ret Terrae sanctœ discrimen ; quo terrore bellum taostis compararet ; atque Ur- bauuni rogavere, ut subsidium aliquot lùm ad muoieodas aggeribus arces, in quas Saraceous suos impetus impressurus videretur ; lùm ad rediutegrandas copias submitteret... Annales eccles. Raynald., tom. XIV.

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Christ, à tous les princes du monde catholique, à vous surtout, qu'ils appellent, ô le plus chrétien des rois. Dans leur situa- tion désespérée, ils comptent, après Dieu, sur le bras ven- geur de votre puissance.

« Au moment où, par des lettres et par des messages, nous faisons, dans notre anxiété, tous nos efforts pour retracer à notre cher fils et à nos vénérables frères le misérable état de la Terre-Sainte, notre esprit se replie sur lui-môme. Ces lieux, nous étions en personne, ces lieux menacés d'une destruction si funeste, nous les voyons en souvenir, comme si nous les habitions encore; nous nous sentons pris alors d'une affection paternelle ; les soupirs s'échappent du fond de notre cœur; nos yeux fondent en larmes; nous éclatons en sanglots, lorsque nous venons à considérer les maux qui ont accablé et qui accablent encore cette terre bénie. Le cœur le plus dur ne saurait, sans des soupirs continuels, sans un déluge de larmes, sans des sanglots mul- tipliés, se rappeler les désastres qu'elle a subis, se représenter les dangers qu'elle peut courir dans l'avenir, lorsque ce même cœur trouve, dans le passé, un tel sujet de pleurer et de gémir, dans le présent tant de motifs de terreur et de désolation.

« Qu'il considère, dans l'impartialité d'une pieuse sympathie, les tribulations qui ont accablé cette région malheureuse. Quel plus grand motif d'affliction et d'horreur pour les chré- tiens, de voir ces lieux, consacrés par la piété des fidèles, honteusement détournés de leur destination ; de les voir occupés par les Sarrasins qui s'en sont emparés par violence, après de sanglants outrages et d'affreux massacres; de voir souillés par leur vil contact ces lieux témoins de tant desuc- cès, de tant de revers, ces lieux s'accomplit le mystère de l'Incarnation du Verbe dans les chastes flancs de la Vierge- Marie; ces lieux le Très-Haut, par un pur effet de sa mi- séricordieuse condescendance, daigna vivre, souffrir et mourir. Oh! de quelle compassion ne doivent pas être émues

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« les entrailles de tous les chrétiens, s'ils discernent avec pru- « dence, s'ils considèrent attentivement le triste état se « trouve plongé le petit troupeau du Seigneur! Les Tartares, « fiers de leur innombrable multitude, redoutables par leur « férocité naturelle, répandent partout un tel effroi que les « derniers restes des colonies chrétiennes, réduits à l'alterna- « tive d'un honteux esclavage ou d'une mort cruelle, trém- ie blent sans cesse en proie à mille terreurs.

« Si maintenant nous fixons votre attention sur les calamités « actuelles de la Terre-Sainte, calamités qu'on ne saurait plus « dissimuler, alors nous verrons le chagrin et la consternation « de ses habitants, nous entendrons leurs hurlements et leurs « lamentations; et ce serait pour tous les membres de la com- « munauté chrétienne un excès de honte, le stigmate d'une « confusion immense, si, par une longanimité condamnable « ou une tolérance funeste, nous laissions outrager d'une ma- « nière aussi atroce notre divin Rédempteur et sa très-pieuse « Mère, »

Ici, Urbain IV retrace un pathétique tableau des sacrilèges dévastations de Bibars-Bondochar. Ce terrible chef des mame- lucks baharites mettait en péril permanent toutes les provinces orientales soumises à la domination des Franks. Il était venu, contre la foi des traités, camper avec une grande armée aux bords du Jourdain; il avait, en haine du nom chrétien, rasé entièrement l'église de Nazareth, vénérable enceinte la Vierge-Marie, saluée par l'ange, a conçu du Saint-Esprit, et l'église du Mont-Thabor Jésus-Christ s'est transfiguré. Les farouches mamelucks, instruments de cette impiété,n'avaient plus rien laissé subsister de ces édifices religieux, si ce n'est la gracieuse sancta casa qui échappa miraculeusement à la des- truction. Quelques années plus tard, après la malheureuse issue des croisades, elle fut transportée par les anges dans la Dalmatie, entre les villes de Fiume et de Tersato, sur le pen- chant d'une colline , au bord de la mer , puis de en Italie , dans la marche d'Ancône , non ipiû-4e-Ré«anati ,

j

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sous les ombrages parfumés d'un bois de lauriers. les sou- verains ponlifes l'ont enfermée dans une basilique sompteuse, les monarques de l'Europe l'ont enrichie d'offrandes magnifi- ques, et des millions de pèlerins viennent la visiter de tous les points de l'univers.

Au temps d'Urbain IV, en 1262, les contrées voisines delà sainte demeure étaient dépeuplées d'habitants et couvertes de ruines. Il n'était bruit que des désastres essuyés par les troupes chrétiennes, et des nombreux prisonniers que le féroce Bibars avait écorchés vifs. On parlaitmême de dix-sept mille guerriers passés au fil de l'épée sous les murs d'Acre, et de cent mille chrétiens vendus en captivité. « Telles sont, très-cher fils, dit

* le pape à Louis IX, les tempêtes qui ébranlent la Palestine, c sans en citer de plus épouvantables encore ; tels sont les flots < tumultueux qui l'entraînent; tels sont les orages qui la bou- « leversent; telles sont les injures dont on outrage cette chré- « tienté, les angoisses dont on l'assiège, les vexations sous le

* poids desquelles on l'écrase. Si les autres princes du monde « catholique, et vous surtout, ne la soutenez sur vos épaules, « si vous ne vous hâtez de lui tendre une main secourable, « elle demeurera vraisemblablementdans unéternel esclavage.

« 0 ciel! l'ennemi s'est levé; il a porté une main profane t sur ce que la Terre-Sainte renferme de plus sacré. Il s'est « élancé comme le sanglier de la forêt; il a ravagé la vigne du « Seigneur, sans rencontrer d'obstacle; semblable à une bête « furieuse, il dévore les fidèles, les uns après les autres, sans t que rien n'arrête son insatiable frénésie. Hélas! notre avo- « cate, la patronne par excellence de la famille chrétienne, ne « saurait-elle trouver un défenseur qui plaide sa cause, un « refuge elle puisse s'abriter? Dieu qui juge les justices « mêmes, le Seigneur Dieu des vengeances, ne verra-t-il pas « un ministre de sa colère prendre en main ses droits et venger « les ignominies dont on l'abreuve? Non, non, dans des circons- « tances aussi périlleuses, votre dévouement ne fera point défaut « à la Vierge immaculée, ni aux fidèles disciples du Christ. Non,

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t le dernier boulevard des colonies chrétiennes ne sera pas t abandonné à la ruine, ni exposé aux bêtes fauves. Non, les « intérêts de notre divin Rédempteur, que vous avez soute- « nus, vous et vos illustres ancêtres, au prix de tant de fati- « gués, de tant de dépenses, ne seront pas délaissés des « princes de votre race. Non, la cause sacrée ne sera pas « engloutie, par une catastrophe finale, dans le gouffre sans « fond d'où il serait impossible de la faire sortir, si vous n'ac- « courez à son aide. Que votre zèle s'enflamme donc de tant « d'affreux outrages jetés à la face de votre Sauveur.

« Déployez, nous vous en conjurons, déployez votre royale « munificence pour le service de Jésus-Christ ! Levez-vous, « très-cher fils, armez-vous, au nom du Seigneur, contre ces < méchants! Opposez votre courage habituel à tous ces artisans « d'iniquité. Au reste, bien que, par nos lettres apostoliques, « nous exhortions les autres puissants de ce monde à défendre « cette terre de prédilection, c'est vous cependant,ôlepluspur « des monarques, c'est vous que réclame la cause du Très- « Haut! Nous conjurons avec amour votre Excellence, nous la « supplions en Jésus-Christ, Notre Seigneur, pour obtenir la « rémission de vos fautes, nous vous demandons instamment « de venger les injures faites à votre divin Maître, à sa sainte « Mère, ainsi qu'à tous ceux qui sontmortspour nous, à notre « honte. Étendez les mains secourables de votre Majesté puis- « sanle; montrez votre royale piété en faisant parvenir d'une « manière efficace lessubventions nécessaires aux guerriers de « la croix.

« Excités par votre exemple, les princes se hâteront d'en- « voyer les secours qu'exige cette nécessité suprême. C'est « ainsi que, par la force protectrice de la divine Providence, « les efforts de la nation perverse et impie des musulmans « seront confondus. C'est ainsi qu'en terrassant l'orgueil de nos « ennemis, nous rendrons le courage aux populations fidèles. « C'est ainsi que l'héritage du Seigneur sera affranchi de toute « oppression. C'est ainsi que le peuple chrétien sera arraché à

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« la gueule du lion, à la voracité des loups, C'est ainsi que « vous verrez s'accroître votre éternelle récompense, non « seulement en raison des bienfaits que vous aurez répandus « sur cette terre, mais en raison de ceux qu'elle aura reçus « des imitateurs de votre noble exemple1. »

Cette lettre, pleine de lamentations, eut un grand retentisse- ment en Europe; elle produisit chez le saint roi, surtout, une sorte d'enthousiasme pour de nouvelles expéditions en Syrie. D'ailleurs, à mesure que Louis IX rétablissait l'ordre dans tou- tes les parties de l'administration de son royaume; à mesure que ses préceptes de justice s'enracinaient dans les mœurs con- temporaines ; à mesure que les meilleurs législateurs recon- naissaient de plus en plus la sagesse de ses institutions, il y avait au-dedans de lui un désir incessant qui grandissait et qui prenait chaque jour une nouvelle ardeur. Les plaies qui 1 voyait se cicatriser, les ruines qui se réparaient sous ses yeux, le bien qui s'étendait autour de lui, ne pouvaient lui faire oublier cette Terre-Sainte qu'il n'avait point délivrée du joug des barbares. Tandis que les campagnes et les villes de France retrouvaient, grâce à lui, le calme et la prospérité, son esprit et son cœur retournaient aux champs de bataille de l'fdumée, il y avait tant de chrétiens à consoler et tant d'opprimés à secourir.

Un monarque moins pieux que lui se fut peut-être re- posé dans le bonheur qu'il procurait à son peuple; mais non, pour son âme héroïquement chrétienne, il fallait plus encore. On se souvient qu'il n'avait pas cessé de porter sur ses vêle- ments le signe de la croisade. Cesigne, que les Français voyaient avec une respectueuse crainte sur le manteau royal, était pour Louis IX comme un constant appel à une nouvelle guerre

1. Vocem terroris audivimus; forinido et non est pax. Haec wi, muhi doloris nunlia, super vulnerum nostrorum dolores adjiciens, in excelsis audita est de partibus Orientis : vox quidèm lamenlationis, fleiûs et luctûs. Residua nàm- que christicolarura paucitas transmarina lamentatur, nec immérité, bVt et lugel; fermido enim, et fovea, et laqueus super eam, et quœ fugi-se crcdebat à facie formidinis Tartarorum, à Babyloni» furoreconfundiiur... Epist. UrbanilVad S. Ludovicum, apud Annales eccles. Raïnald , tom. XIV.

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sainte. Et puis, pour activer le feu sacré qui brûlait au cœur de l'illustre croisé , il lui venait de la Palestine de grands et terribles bruits. Là, les choses étaient arrivées à un tel point d'adversité et de désolation, que le papeUrbainIVsecrut obligé non-seulementdeconvoquerdesarméesnombreusesetdeschefs puissants pour les précipiter de nouveau sur l'Asie, mais en- core d'exhorter, au nomde Jésus-Christ, le clergé et les fidèles à secourir, du moins par des subsides, leurs frères d'outre- mer réduits à la dernière extrémité1.

Il envoya en France l'archevêque de Tyr en qualité de légat, pour la levée et l'emploi du centième des biens ecclésiastiques en faveur de la Terre-Sainte. L'assemblée se tint à Paris, le 18 novembre de la même année 1263, dans l'octave de la Saint- Martin. On y régla que l'archevêque légat donnerait au roi les lettres du pape pour la perception du centième; il ne devait point s'en servir contre ceux qui obéiraient à l'ordonnance des prélats, mais seulement contre ceux qui ne s'y soumettraient pas. Cette ordonnance était ainsi conçue : « Les prélats, tant « pour eux que pour leur clergé, ont accordé aux besoins de la « Terre-Sainte, par une pure grâce et sans contrainte, non en « vertu de la lettre du pape, mais de bonne volonté, le subside « de vingt sols par cent livres, le tout à proportion des reve- « nus de chaque particulier. Personne n'y sera contraint par t la puissance séculière, mais chaque prélat y contraindra 1-e « clergé de son diocèse par les censures ecclésiastiques. S'il se « trouvait des rebelles, le légat ^Egidius, archevêque de Tyr, « pourra user de son bref contre eux. Les curés ou autres, « dont le revenu n'excède pas douze livres parisis, ne paieront « rien s'ils le veulent, à moins qu'il n'y ait pluralité de béné- « fices. Cette subvention durera cinq ans; elle se fera moitié à « la Saint-Jean, moitié à Noël. L'estimation de la valeur des « terres et des fiefs aura lieusuivant celle de chaque pays. La « bourse commune des chapitres paiera pour les chanoines

t. Annalium ecclesiaslicorum post Cœsarem Baronium cardinalem, tom. XIII, auctore Abrahamo Bzovio.

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« qui ne prélèveront rien sur leurs distributions quotidien « nés. »

Urbain IV ne dut pas s'en tenir à celte seule démarche pour aiguillonner le zèle du clergé et des fidèles. Les plaintes, les prières des chrétiens de la Palestine eussent remué toute l'Eu- rope, si l'on eut encore porté aux conquêtes des croisés un in- térêt aussi vif que dans les siècles précédents. Ce touchant intérêt pour nos frères d'oulre-mer était du feu sacré ; malheureusement ici-bas tous les feux s'éteignent, même celui qui s'est allumé au ciel 4.

Guillaume de Tripoli, de l'ordre d s Frères-Prêcheurs, depuis évêque de Bethléem, et quelques autres hommes marquants de la Syrie vinrent à la cour pontificale pour supplier de nou- veau Urbain IV d'appeler les princes au secours des chrétientés d'outre-mer. La pensée qui dominait l'esprit de ce grand pape à cette époque de son pontificat, l'objet incessant de ses préoc- cupations, le but avoué de ses désirs les plus ardents, c'était la délivrance de la Terre-Sainte ; il sentait qu'une réparation écla- tante était due au nom du Christ outragé. Le récit des profa- nations qui souillaient le berceau du christianisme révoltait son cœur et alarmait sa foi. Il écrivit encore au roi de France: « Bibars, l'exterminateur des chrétiens, continue son œuvre, « disait-il; au printemps prochain, il parle ouvertement de « marcher contre les principales villes de la Palestine, d'inves- « tir les forteresses, de les détruire de fond en comble et d'en « passer habitants et garnisons au fil de l'épée.... Qui pour- « rait voir, sans verser des larmes de compassion, sans rougir « de honte, sans frémir de colère, tous les opprobres, toutes « les tortures qu'on fait subir à nos frères? Voyez les cités de « la Terre-Sainte! Les rues sont inondées du sang des vieil-

1. Proindè scriplis litteris ad s. Ludovicum , expetiit Urbanus, ut cente- simam , quam in Galliarum parte pro Terra; sanciœ auxilio colligi jusserat^ urgente tantâ rerum necessitate, daret operam, ul in eos usus pro tueudo christiano nomine iropeuderelur : cùm, inquit, diclus soldanus , qui ad ester- minium pnedictorum chrislianorum ferventeraniielat, adveniente veris tempore, jntendat, conflatis, et colleclis undiquè suis veribus poteutatus, hostiliter in- gredi et aggredi terram ipsam... Annales eccles. IUynald , tom. XIV .

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« lards et des jeunes hommes, des femmes et des vierges; les « fidèles gisent çà et égorgés, foulés aux pieds, sans sépul- « ture, et dévorés par les oiseaux carnassiers!... Et pourtant, « ces choses s'accomplissent sur cette terre le divin Ré- « dempteur a empreint si profondément les vestiges de son « passage fertile en prodiges. Ah ! prince illustre, armez-vous t de la croix d'outre-mer pour conserver à l'Orient son anti- « que éclat... »

Bientôt, dans tous les diocèses de France, du pied des autels et du haut des chaires sacrées, les prêtres répétèrent aux fidè- les rassemblés ce cri d'alarme poussé par le Souverain Pontife. Un religieux intérêt suivait les prédicateurs de la croisade, dans la peinture qu'ils faisaient des malheurs de Pldumée. Les cœurs en étaient déjà douloureusement impressionnés, quand Louis IX, le visage rayonnant d'enthousiasme, la poitrine ha- letante d'émotion, se leva, dans un parlement féodal, et dit : « L'Orient tressaille à notre souvenir; il retentit des exploits « de Louis VII, de Philippe -Auguste et de leurs compagnons « d'armes? N'est-ce pas leur glaive que j'ai ceint?... Cheva- « liers, amis, que chacun fasse son devoir, que chacun tienne t son serment! A l'exemple de votre roi, enrôlez-vous tous « sous la bannière de la croix!... » « Dieu le veut ! Dieu le « veut! conlinua-t-il en tirant son épée et la faisant briller à « tous les yeux ; oui, Dieu nous appelle; courons combattre t pour sa cause; et, s'il le faut, mourons pour le rachat du « saint Tombeau. »

La croisade était résolue; mais il n'y avait rien encore d'ar- rêté sur l'organisation de cette grande expédition religieuse et militaire. Urbain IV écrivit au clergé des diocèses de Reims, de Sens, de Bourges, afin de leur demander de nou- veaux sacrifices1.

1 . ... Profectô nui lia dericis et prœlalis prœcipuè causa pudoris ingerilur, si uolint ipsi onera levia digito movere pro Domino, dùm laïci importabilia gau- denter et libenter assumuot ; si clcrici coolrà persecutorcs nominis christiaoi de Christi patrimonia subventioue denegent, et laïci eos de bonis propriis, personarum dod vitaodo pericula , persequunlur. O quanius rubor, si rectè

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t Vos murmures, en ce qui concerne les subsides qu'on vous « demande pour la Terre Sainte, leur dit-il, ne font pas hon- « neur à votre prudence et à votre sagesse. Pour vous en con- « vaincre, songez sérieusement que les princes séculiers et les « autres laïcs s'arment fréquemment et par un mouvement « spontané pour venger les injures commises envers notre divin « Rédempteur; ils sacrifient généreusement leurs biens et « s'exposent eux-mêmes à toutes sortes de périls pour la déli- te vrancedes lieux saints. En présence d'un pareil exemple, et « quand l'affreuse tyrannie des infidèles menace d'une pro- « chaîne ruine le pays arrosé du sang de Jésus-Christ, oseriez - « vous refuser de venir au secours de ce malheureux pays? « Certes, quelle honte pour vous et votre clergé, si vous ne « consentiez pas à voter quelques légères contributions pour « Dieu, tandis que les laïcs s'imposent avec joie et de bon t cœur des charges presqu'intolérables! Quel sujet de confu- « sion si les clercs ne veulent pas prélever sur le patrimoine t de Jésus Christ une subvention pour combattre les persé- « cuteurs du nom chrétien, tandis que les laïcs les poursui- t vent, non seulement à leurs propres frais, mais encore au t péril même de leur vie. Quel déshonneur, pensez-y bien, « ce serait pour des prêtres de se voir devancer par des laïcs « dans le royaume des cieux ! Ah ! nous vous en supplions, ne « mettez pas le comble à notre affliction; ne nous refusez pas « de quoi secourir cette terre bénie que nous affectionnons t avec une tendresse d'autant plus vive que nous l'avons par- « ticulièrement connue à l'époque de notre patriarcat... »

Les besoins multipliés de la Palestine obligeaient le Souve- rain Pontife à solliciter fréquemment des subsides. Ces impôts souvent renouvelés mettaient parfois à sec les trésors des ri- ches monastères ou des opulents chapitres ; ils y inspiraient en général une sorte d'alarme, et la déclaration d'une croisade y était ordinairement reçue comme le présage de malheurs pro-

penselis, sil in regno cœlorum à laïcis praeveuiri... Epislola Urbani IV, apud Annales eccles. Raynald , tom. XIV.

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chains. En outre, dans les provinces comme à Paris, on savait que ces expéditions lointaines avaient beaucoup affaibli la santé du roi; les Français, qui l'aimaient comme un père, s'ef- frayaient de le voir, encore fatigué et souffrant, affronter de nouveaux hasards. D'ailleurs, l'ancienne antipathie contre les Sarrasins et les Tartares diminuait de jour en jour ; on se las- sait de leur disputer, les armes à la main, d'âpres vallées et des monceaux de ruines.

Pour réchauffer le zèle et ranimer le courage des croisés, Urbain écrivit au légat iEgidius, archevêque de Tyr : « Que « les fidèles n'oublient pas cette terre autrefois foulée par les « pas d'un Dieu, sanctifiée par sa présence, consacrée par sa « passion, glorifiée par sa résurrection triomphante. Qu'ils se « rappellent que le dévouement et la bravoure sont les carac- « tères distinctifs qui attestent la prééminence de la race et du « nom des chrétiens. Est-ce qu'ils laisseront une nation impie « et barbare tourner en dérision la majesté de la foi? Peut-il « y avoir une cause plus juste, de faire la guerre, que de mar- « cher au secours des disciples du Christ, fils de Dieu et libé- « rateur du monde? Pour nous, ainsi Que nous le devons à la « religion catholique, dont nous sommes comme la sentinelle « avancée, nous avons résolu de veiller nuit et jour; tout ce « que nous pourrons par nos soins, par nos exhortations, par « notre autorité, nous le ferons pour remédier à tant de cala- « mités qui pèsent sur nos frères d'Orient. > Urbain IV avait écrit en même temps à Gauthier, évêque de Wigorn en An- gleterre, à l'évêque de Saint-André en Ecosse, à l'archevêque de Nidrosie en Danemarck, et à plusieurs prélats des autres royaumes de l'Europe ; il leur peignait également l'horrible profanation des saints lieux, la formidable puissance, la fougue sauvage de Bibars-Bandochard, le sultan exterminateur. Sa voix ne trouva pas beaucoup d'écho : tous les courages cheva- leresques semblaient glacés; les sources de la générosité chré- tienne paraissaient taries.

Cette croisade que prêchait dans toutes les parties du monde catholique le pieux et austèreUrbainIV,dont l'âme surabondait

U\ URBAIN IV

d'amertume à la pensée des malheurs de la Palestine, ne de- vait se réaliser que six ans plus tard. En 1270, Louis IX re- tourna planter l'étendard de la croix en Terre Sainte. Si Jéru- salem n'a pas eu ses portes sacrées ouvertes, larges et libres, à la vénération des pèlerins; si l'Egypte n'est pas devenue une colonie française ; si l'Afrique a gardé, dans ses sables arides et sur ses côtes orageuses, des nids de pirates et des repaires de forbans; si l'Asie n'est pas restée une province chrétienne; est- ce la perfidie, est-ce le courage des sectaires de Mahometqui ont empêché les croisés de 1270 d'accomplir cette grande pensée politique et religieuse du fils de Blanche de Caslille? Non, le saint roi n'a point été vaincu par la force humaine; et l'Orient n'a pointa s'enorgueillir des désastres de la seconde croisade de Louis IX. Dieu voulut alors montrer au monde jusqu'à quel point l'héroïsme chrétien peut s'élever. Cet héroïsme s'est ré- vélé dans le campdeCarthage, lors de cette agonie à laquelle assistaient toutes les grandeurs de la France, agenouillées au- tour du royal moribond, comme pour y apprendre à passer chrétiennement et héroïquement de vie à trépas.

Le roi de France n'avait pas encore emporté au tombeau les dernières espérances des Orientaux, quand Urbain IV nomma au siège patriarcal de Jérusalem Humbert de Romans, cinquième général des Dominicains. Ce frère prê- cheur, aussi remarquable par son savoir que par sa piété, avait habité la Palestine. Il avait pu étudier sérieusement les besoins de cette malheureuse contrée; il était devenu, par cette connaissance des lieux saints, plus apte que tout autre à remplir dignement et avec fruit les fonctions de patriarche. Mais, par l'impulsion de l'esprit qu'il avait puisé dans son ins- titut, et par le mouvement d'une âme naturellement évangéli- que, il refusa le trône patriarcal, laissé vacant par l'élévation d'Urbain IV. Il ne tarda pas à donner le spectacle d'une abné- gation plus courageuse encore et plus éclatante. Il avait dirigé, pendant neuf ans, avec autant de sagesse que de modestie, l'Ordre des frères prêcheurs, qui comptait des colonies dans

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toutes les parties de l'univers, lorsque, par un dernier acte de sa vie publique , il mit le sceau aux leçons de pauvreté volon- taire qu'il avait constamment inculquées à ses religieux. Il ab- diqua son autorité pour se retirer au couvent de Lyon. Là, s'enveloppant dans la méditation et le silence, il sembla ne s'occuper que de ses seuls intérêts éternels. Sa mort révéla au monde savant les fruits précieux de sa laborieuse solitude.

La dignité patriarcale, dont le célèbre Humbert de Romans redoutait les approches, alla décorer Guillaume II, évêque d'Agen, avec le titre de légat en Syrie, en Arménie, en Chy- pre, dans la principauté d'Anlioche et les îlesadjacentes. Guil- laume arriva à Ptolémaïs au mois de septembre 1263. Il fut chargé par Urbain IV de l'administration spirituelle et tempo- relle de l'Eglise de cette ville, dont le siège épiscopal était va- cant. Malheureusement, ce boulevard du christianisme en Orient n'avait pour habitants que des étrangers, des pèlerins, des marchands nomades. Cette population flottante vivait rare- ment en paix; elle formait différents quartiers indépendants les uns des autres. Ces quartiers n'avaient ni les mêmes cou- tumes, ni les mêmes intérêts, ni lesmêmes tribunaux, ni le même langage. Il n'était guère possible d'établir un ordre du- rable dans une cité une foule de roitelets faisaient des lois à leur gré. Toutes les passions individuelles étaient sans frein ; elles agitaient les esprits et faisaient parfois couler des flots de sangd.

Malgré l'attention soutenue qu'Urbain IV donnait au pa- triarcat de Jérusalem, les chrétiens avaient peine à se maintenir en ces régions lointaines. Non seulement les agressions des Sarrasins et les ravages desTarlares les mettaient continuelle- ment en péril, mais les Vénitiens elles Génois s'y faisaient une

1. Cùm auteni ecclesia hierosolymilana pcr suam assumplionem hactènus vacaret, episcopum Agennensem tilulo patriarcha; hierosolymitaoi ornavit , eidemque ecclesia; vidualœ prajfeeit, cornmissa ci laoli per cura ecelesiœ Pto- lemaïdis, ut taoti per fructus beneficiorum illius pcrciperet , inquc suos usus couvcrteret, donec fruclus hierosolymiianos à sarracenis occupaios recupe- rarei... Annales «ccles. Bzovrus, tom, XIII.

346 URBAIN IV

guerre continuelle, acharnée, implacable, s'assiégeaient mu- tuellement dans les villes qu'ils occupaient pour leur commer- ce, et incendiaient réciproquement leurs comptoirs. Le pape n'avait pas assez de larmes pour déplorer un tel aveuglement, pas assez de paroles conciliantes pour les exhorter à l'union si nécessaire en face de tant de dangers.

Les désastres des chrétientés orientales ne taisaient point perdre de vue à Urbain IV les nations septentrionales de l'Eu- rope où, du temps de ses légations apostoliques, il avait im- planté l'Evangile. A l'extrémité de l'Allemagne, sur les fron- tières des Slaves demi-barbares, et des Grecs irrémédiablement dégénérés, la Providence formait une dynastie nouvelle et un peuple nouveau, la dynastie et le peuple d'Autriche. Cette dy- nastie et ce peuple, toujours unis au centre de l'Eglise catho- lique, devaient plus d'une fois servir de boulevard à la chré- tienté contre les plus terribles assauts des Ottomans. La première maison des Margraves d'Autriche, la maison de Léopold de Bamberg, s'était éteinte dans la personne de Fré- déric-le-Belliqueux; pendant l'interrègne, Primislas Otlokar II, roi de Bohême et de Moravie, le prince le plus puissant de l'Empire germanique, s'empara des duchés d'Autriche, de Styrie et de Carniole. Cet héritage des Bamberg, demeuré sans possesseur de descendance mâle , revenait à l'Empire ; mais, pendant bien des années, l'Empire lui-même n'eût point de chef universellement reconnu.

Le prédécesseur d'Urbain IV avait accordé en fiefs à Men dog, roi de Lithuanie, toutes les terres qu'il pourrait conqué- rir sur les païens de la Russie; mais, en 1 255, le perfide Men- dog tourna ses armes contre les chrétiens. Le vaillant roi de Bohême, à la sollicitation du pape, se croisa pour s'opposer aux ravages de l'apostat. Tout ce que l'Allemagne possédait de princes et de guerriers illustres se rangea sous les drapeaux de la croix. On y voyait même le jeune Rodolphe de Hasbourg, à côté de Primislas Ottokar, dont il devait plus tard devenir le ïedoulable rival. Rien ne résista au choc de celle armée qui

ET SON TEMPS.

347

se composait de soixante mille -combattants. Les divinités païennes furent détruites; les bois sacrés tombèrent sous la hache; et les Prussiens idolâtres n'échappèrent à la mort qu'en recevant le baptême; pour les maintenir dans le devoir, le vainqueur ordonna aux chevaliers Teutoniques de bàlir la ville de Kœnisberg.

Les successeurs de l'apostat Mendog retournèrent au paga- nisme; plus d'une fois il fallut prêcher la croisade pour défen- dre les chrétientés du Nord contre leurs incursions désastreu- ses. Urbain IV remua de nouveau l'Europe par ses lettres et par ses envoyés. Le chevaleresque et religieux Oltokar répon- dit à l'appel du pape. « Nous rendons à Dieu de solennelles actions de grâces, nous lui offrons de publics sacrifices de louanges, lui écrivit Urbain IV, de ce que, fidèle athlète du Christ, comme la renommée le publie, vous faites de pru- dents efforts pour propager le christianisme parmi les nations barbares. C'est pourquoi nous vous écrivons avec confiance comme à un prince vraiment catholique et sincèrement voué, afin de vous exhorter à chercher les moyens d'éten- dre de plus en plus les limites de l'empire de la foi ortho- doxe, car nous avons appris que les Rhulènes schismatiques, les Lithuaniens et d'autres peuplades de ces contrées, loin d'adorer le vrai Dieu, blasphèment son saint nom ; et qu'unis aux Tartares, leurs complices, par un pacte sacrilège, ils ont envahi la Pologne dans des intentions hostiles ; ils voudraient aussi détruire les conquêtes de nos chers fils les chevaliers de Sainte-Marie de l'Ordre teutonique de Jérusalem, el ar- racher jusqu'aux dernières racines que la religion chré- tienne a jetées dans le sol de la Prusse. Nous conjurons donc votre sérénité royale, nous la pressons fortement, et nous vous y exhortons d'ailleurs pour la rémission de vos péchés, d'user de tout votre pouvoir pour défendre la foi contre les schismatiques et propager le culte divin. En vertu de notre autorité apostolique, nous vous concédons les terres des Lithuaniens et des Hhutènes que vous soumettrez à votre

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« puissance, ou que la divine miséricorde convertira au chris-

« tianisme par vos armes. Ces terres conquises demeureront

< à perpétuité dans votre domaine et seront léguées à vos

« héritiers.1 »

Le roi de Bohême, à la lecture de cette lettre, s'enflamma d'une nouvelle ardeur pour la guerre sainte; il remporta d'éclatantes victoires sur les peuples assis encore dans les ténè- bres du paganisme. L'eau régénératrice du baptême coula sur le front des vaincus; et, pour consolider les conquêtes du pro- pagateur armé de la foi, des missionnaires catholiques, notam- ment des Franciscains et des Dominicains, envoyés par Urbain IV, obtinrent la permission d'annoncer librement l'Evangile autour de la Russie et en Russie même. Ils s'efforcèrent d'ar- racher l'ivraie qui étouffait le bon grain dans le champ du Père de famille et entravait l'abondance de la moisson ; en même temps ils tinrent la mnin à ce qu'on pourvut à l'éducation religieuse du peuple et à la formation du clergé.

L'évêque de Warmie ou d'Ermeland, Anselme, de l'Ordre teutonique, les accueillit avec bonheur. Il leur communiqua les instructions qu'Urbain IV lui avait adressées dans une let- tre du mois de janvier 1263. te pape l'exhortait fortement à seconder par une vigilance infatigable les disciples de saint Dominique et de saint François dans la conversion des nations du Nord. Anselme avait choisi pour résidence la contrée la plus centrale, se trouvait la ville de Braunsberg. Il fonda un grand nombre d'églises, de couvents et d'écoles, avec la coo- pération des missionnairesmonastiques: ces hommes de prière, de travail et de dévouement défrichaient les terres de la Prusse, de la Pologne, de la Livonie, de la Lithuanie, y détrui- saient les derniers restes des mœurs païennes, et y déposaient tous les germes de la civilisation. Chaque année, de nouveaux apùtres, après avoir médité, jeûné et gémi dans la solitude, sor

1. Agimus Dco laudes el gralias, quod sicut fama3 tu«e prœconum potenter Insinuât , lu vtlut fidclis athleta Christi solertcr intendis ad ampliandam inter

barbaras nationes cultus noroinis christiani Epislol. Urbani IV ad regem

Bohemiœ , apuïi Annales eccles., Raynald., ann. 126'».

ET SON TEMPS 349

talent du cloître comme d'un autre cénacle; et, emportés par le souffle de l'Esprit sanctificateur, ils allaient, depuis les bords du Rhin jusqu'aux tribus slaves, allumer le feu sacré dont ils étaient embrasés. Il était urgent de rallier au catholicisme ces peuplades éparses et morcelées par des montagnes et des fo- rêts jusque infranchissables, avec leurs mœurs et leurs usages propres, et d'en former des nations chrétiennement constituées.

Il y avait près d'un siècle que le pillage et la dévastation partaient du nord de l'Allemagne pour aller atteindre jusqu'aux nations européennes les plus éloignées. Une haine instinctive du christianisme et le goût des profanations donnaient à ces ravages un caractère particulièrement effrayant pour la chré- tienté. On ne peut disconvenir que l'intrusion de ces petits États païens au cœur même de l'Europe n'ait été, pendant de longues années, un vrai fléau pour l'Église et pour la civilisa- tion. L'Europe policée eut beau mettre ces hordes de brigands hors du droit des nations, attacher les chefs au gibet, traiter les soldats sans quartier; ce triste système de représailles n'amenait que l'exaspération de la barbarie. On songea enfin à l'emploi d'un certain mélange de coercition morale et de violence armée. Quand un de ces peuples, qui gênaient le dé- veloppement de la civilisation chrétienne des grands Etats européens, se rendait par trop insupportable à ses voisins on le pourchassait, on le mettait aux abois ;et lorsque, à bout de ressources, il implorait la paix, on l'obligeait par traité à recevoir des missionnaires, à laisser construire des monastères, ériger des paroisses sur son territoire, à reconnaître les évoques que leur enverrait le Souverain Pontife , et ces instruments de conquête religieuse, mis sous la foi des traités, asservissaient ce peuple en changeant ses mœurs. Ottokar, roi de Bohême, avait usé de ce procédé, non sans succès; Boleslas, roi de Cra- covie et de Sandomir, allait l'éprouver à son tour sur les po- pulations slaves de la Pologne, avec le concours d'Urbain I\\

Les Jaczwiges, cantonnés entre la Pologne et la Russie, avaient lassé h patience de leurs voisins, soit en leur faisant

3S0 URBAIN IV

directement la guerre avec les Mogols, soit en entrant comme auxiliaires dans toutes les dissentions civiles. Leurs incursions étaient accompagnées de cruautés sauvages rendues fabuleuses par les exagérations de la peur. Leur vigueur, leur audace et leur férocité dépassaient tout ce que l'histoire et la tradition racontaient de leurs pareils. Intrépides au combat et avides de gloire, ils avaient coutume de célébrer en public les exploits des braves qui succombaient sur les champs de bataille. Excités par l'espérance de l'immortalité, ils affrontaient tous les périls, ne reculaientjamais devant l'ennemi, etparaissaient fermement décidés à vaincre ou à mourir. Boleslas-le-Chaste, encouragé par Urbain IV, entreprit de soumettre cette nation idolâtre et remuante pour la convertir, après l'avoir subjuguée. Il traversa la Vistule,prèsde Zawikost, le 22 juin 1263, et attaqua le fa- rouche Comath, chef des Jaczwiges. La victoire fut longtemps disputée, mais elle demeura aux Polonais, qui firent des ennemis du nom chrétien un carnage affreux. Les fuyards se retirèrent, les uns en Pologne, les autres en Lithuanie *.

Cette terrible défaite abattit l'audace des Jaczwiges qui de- mandèrent la paix. Mais le vainqueur, après de longs refus, ne l'accorda qu'à la condition qu'ils renonceraient au culte de leurs ancêtres, ou du moins qu'ils ouvriraient leur territoire au christianime. En même temps, il fil éteindre le feu perpé- tuel, incendier les bois sacrés, renverser les temples, tuer les serpents et les lézards, objets de leur idolâtrie. Les féroces Jaczwiges virent, contre leur attente, que tous ces prétendus sacrilèges restaient impunis ; ils en tirèrent la conclusion que le Dieu des Polonais était plus fort que leurs divinités. Ils se déclarèrent disposés à recevoir, avec le baptême, des moines et des prêtres, à laisser bâtir des églises et des couvenls. Urbain IV, à qui Boleslas rendit compte de cette œuvre de civilisation chrétienne, lui en exprima toute sa joie et conféra aumétropo-

1. Simili religionis christ ianae amplificandœ zelo Boleslaum Pudicum Cra- <:ovi<e ducemadversùs Saczuingos sacra arma suscejiisse, Looginus refert. Quo bello Saczuingorum geulem ilà deletam tradit, ut ipsorum nomen suis tempo- ribus omnino ioteriisset... quorum loca pontifex Lrbauus, ob illorum perii- dia coocesserat... Ann. eccl., Raïnald., Ioco citato^

ET SON TEMPS. 351

litain de Gnesen les pouvoirs nécessaires pour fonder un siège épiscopal dans la province conquise.

La papauté dirigeait ordinairement l'application de ce remè- de héroïque. Les armes qu'elle avait en main ne possédaient pas moins de puissance que l'épée des princes temporels, quoi- qu'elles fussent d'une autre nature. La plupart des peuples susceptibles d'être ainsi convertis se trouvaient organisés en aristocraties, sorte de gouvernement essentiellement favorable à l'esprit de turbulence et d'entreprise. Tant que celte forme d'administration devait persister, il semblait impossible d'obte- nir de ces peuples, avec l'exécution sincère des traités, un état de paix durable. Force était donc de ruiner le gouvernement aristocratique chez la peuplade qu'on voulait convertir, et d'amener celle-ci à une monarchie fondée sur des principes analogues à ceux des autres gouvernements européens. C'était un des premiers soins de la politique chrétienne et civilisa- trice du Moyen- Age.

On faisait briller aux yeux de chefs rivaux les uns des autres la perspective d'une royauté concédée au plus digne, à celui qui aurait montré le plus de zèle pour la propagation du catholicisme parmi les siens. Lesévêques et les missionnaires, représentants du pouvoir pontifical près des nations en cours de conversion, employaient, outre les moyens habituels, l'ap- pât des couronnes pour faire fructifier leurs travaux apostoli- ques. Les chosesse passaient ainsi enLithuanie au temps d'Ur- bain IV. Commencée à grands coups d'épée par les chevaliers teuloniques, la conversion des Lithuaniens se poursuivait sous des auspirps plus pacifiques. Le chef qui les gouvernait alors, Mendog ou Mendof, néophyte plus ambitieux que convaincu, s'agitait en tous sens, sinon pour consolider l'œuvre de la pro- pagation de la foi, du moins pour faire croire au pape qu'il l'avait consolidée; et déjà il réclamait pour son fils ce tilre royal qui était comme l'aiguillon et la récompense des grands succès religieux. Le jeune prince, nommé Voyslak, s'était ren- fermé dans un monastère de Russie, mais il en était sorti pour

35Î URBAIN IV

venger le sang de son père assassiné; il tua le meurtrier, et Urbain IV lui permit en 1264 de remplacer la tonsure du céno- bite parla couronne du monarque.

Ce fut dans des circonstances à peu près semblables que les lu- mières de l'Evangile s'étaient introduites en Hongrie par l'em- pereur d'Allemagne, Otbon-le-Grand. Dès les premières années du onzième siècle, les Hongrois n'étaient plus ces ogres que les contes de fées, dernier écho des frayeurs trop réelles de nos aïeux, représentent comme des monstresanthropophages,friands de la chair des petits enfants. Peu à peu le christianisme, leur initiateur aux rudiments de la civilisation, avait adouci leur férocité, calmé leur fougue, ouvert leur intelligence à des idées de loi, de morale, de religion. Sous le pontificat d'Ur- bain IV, ils jouissaient déjà d'une sorte de suprématie parmi les barbares de l'Europe septentrionale. Aussi les Tartares re- cherchaient-ils leur alliance. Ces sauvages guerriers, qui mé- ditaient la ruine de la république chrétienne et l'asservis- sement des nations anciennement civilisées, espéraient, par ce moyen, réaliser plus facilement leurs sataniques projets. Le roi Bêla IV semblait vouloir prêter l'oreille à leurs propo- sitions. Urbain IV lui envoya des lettres apostoliques, pour le détourner de ces hordes vagabondes qui semblaient suscitées pour le châtiment des peuples prévaricateurs1.

« L'expérience vous a démontré, lui dit-il, et lous les fidè- « les de votre royaume ne doivent pas ignorer avec quelle « cruauté les Tartares s'acharnent à la ruine de la religion étaré- t tienne. Nous avons donc été frappé d'étonnement, nous avons « même été plongé dans la stupeuren entendant des personnes * dignes de foi nous raconter, l'âme pleine d'inquiétude et les « yeux baignés de larmes, comment les Tartares, par une ha- « bileté perfide, vous avaient envoyé, àvvous et à votre pre-

4. Moliebantur Tarlaiï exilium aliquot christianae reipublicœ inferre; ut *>iia feliciùs consilia perducerent, Ungarorum régis affiaitatem iterùm expciebant ut ejus fulti poientia , atque aditu io christianorum terras excurrendi libero dato, Europam Miae lyrannidi subjicere possent. Quo accepte, Urbanus Bdauiti lilteiis apostobeis monuil, ne aflioilate genus praechrissimuni foedaret... Annales eccles., Raynald., ioco suprà citalo.

ET SON TEMPS. 353

« mier-né, le roi Etienne, notre très-cher fils en Jésus-Christ,

« des messagers astucieux, ou plutôt de perfides espions; ils

« étaient chargés de vous amener adroitement à vous unir

« avec leur maître par les liens de la parenté, ou du moins

« par des relations amicales. Ils s'imaginaient que vous, votre

« fils aine et les personnages marquants de votre royaume,

« seriez assez simples pour ne pas avoir sans cesse devant les

« yeux le sang innocent dont ils avaient inondé le sol de la

« Hongrie.

« Ne serait-ce pas l'union de la lumière avec les ténèbres ? « Qu'y a-t-il de commun entre votre nation catholique et dé- « vouée, et la dangereuse association des infidèles ou la fré- « quentation de ces hommes indignes? Mettre ensemble les « loups ravisseurs toujours avides de perdition et de disper- « sion, avec le paisible troupeau des bonnes brebis, ne serait- « ce pas outrager le Pasteur éternel et offenser l'Agneau cé- t leste? Serait-il possible de faire cohabiter les colombes avec' « les serpents? Oh! Seigneur! les sacrilèges Tartares, enliè- « rement étrangers à la connaissance de votre saint nom, vou- « draient, sous l'apparence de la consanguinité, de l'affinité ou « de l'amitié, souiller, par le contact de leur fourberie, les « peuples glorieusement régénérés dans l'effusion de votre pré- « cieux sang ! Ils osent espérer, par ces odieux moyens, pouvoir « anéantir dans la Hongrie et les pays limitrophes tout le « respect qui est à votre divine majesté. Ayez donc en hor- « reur, très-cher fils, toutes les propositions d'alliance que « vous ont adressées dans le passé, ou*que vous adresseraient « à l'avenir, ces peuples immondes et dégradés, à moins « qu'ils ne viennent à professer le bienheureux culte du Monar- « que éternel.

« Veillez donc, très-cher fils, veillez avec le plus grand soin « sur les intérêts de votre royaume, de peur qu'il ne soit en- « traîné dans une ruine irréparable. Ne négligez pas de tenir le « Siège apostolique au courant de vos résolutions relatives aux l manœuvres des Tartares; vous en recevrez de convenables

23

354 URBAIN IV

t et salutaires conseils qui pourront vous servir de ligne de t conduite vis-à-vis des hordes de la Tartarie. Si vous n'écou- « liez pas la voix de la conciliation, si vous aviez le malheur « de vous laisser gagner par les séductions de ces barbares, « notre cœur enseraitcruellementaffligé, et nous serions, bien « à regret, forcé d'avoir recours aux peines canoniques pour « réprimer un acte aussi contraire à notre volonté qu'à la sê- « curité de votre royaume et aux progrès de la foi catholi- t que*. -

Bôla IV se soumit : les avances des Tartares furent rejetées. Urbain IV avait vu juste; car, malgré le refus d'alliance monarque hongrois, les descendants de Gengiskan se répan- dirent dans la contrée et y commirent d'affreux ravages. Les archevêques de Strigonie etdeColocza reçurent du pape l'or- dre de prêcher la croisade en Hongrie, en Bohême, en Pologne, en Autriche, en Garinthie, sans préjudice toutefois pour la croisade qu'on prêchait en faveur des chevaliers teutoniques et des autres fidèles de Livonie, de Prusse et de Courland-e. En même temps, la pieuse et charitable épouse de Bôla obtint d'Urbain IV l'autorisation de transformer en hospice une for- teresse que lui donna son royal mari pour servir de refuge aux pauvres, aux veuves, aux orphelins, pendant les irruptions des Tartares et des Cumans.

Le pays des Magyars commençait à respirer, lorsque la dis- corde éclata entre le roi Bêla é"t Etienne IV, son iils. Quelques chroniqueurs donnent, pour principale cause de ce trouble in- térieur, l'introduction des Cumans en Hongrie. Bêla les avait

i. Per facti evidentiam tibi, et universitali fideliurn de regao Hungariae in perpetuum deplorandum agnoseitur, qualiter daninabilis feritas Tartarorum suam poteotiam ad christianaî religionis ex terni iuium ctpcritur. Digne igitur non solùm admiratione conculi, sed debemus etiàm stupore perfundi, dùm pcr aliquos fidè dignos, corde tamen anxios, et oculis lacrymosos, nobis asse- ritur, quod tibi à Tartalorum calliditate subdolû, per quosdam fallaces ipsorum nuncios, vel potiùs exploratorcs pestiferos suadetur, ut tu et charissimus in Christo filius noster Stephanus rex primogenilus tuus, eis astringi pareutclœ viuculo, vcl uniri quocuniquc amicabili fœdere sludeatis... Epistol. Urbain IVadBeiam, regem Ungariœ, apud Annales ecclesiasl. Raynald., lorn. XIV, ann. 4264.

ET SON TEMPS. 355

attirés avec l'intention de les convertir au christianisme. Mais les Cumans se comportèrent comme des barbares ; ils se firent détester des Hongrois. Bêla tenait à les civiliser; il les soutint, leur prodigua des marques de sympathie, et déplut, par cette protection, aux Tartares. Lorsqu'il fut instruit de l'arrivée de ces hordes féroces sur les frontières de la Hongrie , le roi, mal secondé, ne put arrêter le torrent dévastateur. Les Hongrois accusèrent les Cumans d'avoir conclu un traité se- cret avec les Tartares; puis, ils reprochèrent à Bêla d'avoir introduit chez eux un peuple qui ne cherchait que leur ruine. Ces dissensions, entretenues par la malveillance de quelques prélats, favorisèrent les progrès des sauvages envahisseurs *.

Urbain IV chargea le provincial des Dominicains d'imposer silence aux bruits calomnieux mis en circulation contre la fa- mille royale et que toléraient d'indignes évêques; il s'inter- posa comme médiateur entre les deux princes irrités; il les conjura d'avoir pitié de la Hongrie cruellement menacée; de ne point appeler par leurs divisions intestines les barbares au sein de leur patrie, et de tourner plutôt leurs armes contre ces indomptables ennemis du nom chrétien, c Jadis leur dit-il, il t nous fut horrible d'apprendre les circonstances critiques « se trouvait le royaume de Hongrie par suite des désastreuses « irruptions des Tartares; il nous est bien plus horrible en- « core, et c'est pour notre âme un sujet de douleur bien plus t amère, de savoir que l'ennemi du genre humain a suscité la « discorde entre vous et votre fils Etienne. Comme nous n'a- « vons rien plus à cœur que de procurer à tous les fidèles du « monde catholique les joies de la paix ici-bas et les récom- « penses de l'éternelle quiétude, à l'aide de la clémence du « Roi immortel des siècles , nous supplions affectueusement t votre Grandeur, et, au besoin, nous vous enjoignons stric-

1. Cùm verè ad felicem Ungariœ slatum mutua parcntis régis ac filii aoimo- rum coosentio necessaria esset ; admooitus Urbanus quosdam praesules intem- pcsiivis susurris eorum principium iras asperare atque aoimosab alienare, priori proviociali prœdicatorum parles iojuoxit, ut aposlolicâ aucloritate ejusmodi peroiciosos homines compesceret. Annales ecclesiasl., Raynald., loco citato.

23.

356 URBAIN IV

« tement, sous peine d'excommunication, de revenir à des « sentiments plus pacifiques. Efforcez-vous de rétablir la « tranquillité de l'ordre. Que vos bonnes œuvres reluisent « devant Dieu et devant les hommes. Convertissez en pieuses « libéralités ces richesses que vous employez à la destruction « de votre royaume. Les colonies chrétiennes de l'Orient, les « établissements religieux anéantis par les Tartares, l'état mi- « sérable des orphelins, des veuves, des indigents de toute « sorte, réclament vos largesses. Songez donc à vous acquérir « par vos bienfaits la gloire impérissable dont jouissent les ci- « toyens de l'éternelle patrie. »

Par d'autres lettres apostoliques, Urbain IV réprimanda sévèrement Etienne, fils de Bêla, d'avoir pris les armes contre l'auteur de ses jours. Il lui enjoignit de rentrer dans l'obéis- sance filiale, sous peine d'encourir le reproche d'impiété. Ces avertissements, pleins de douceur et de fermeté, changèrent les hostilités des princes en sentiments de tendresse mutuelle. Le père et le fils se donnèrent le baiser de paix et de réconcilia- tion. L'ingrat Etienne s'était emparé de plusieurs places for les qui appartenaient à sa mère la reine de Hongrie. « Vous rete- « nez en votre possession, au préjudice de la reine votre mère, « lui dit Urbain IV, plusieurs de ses beaux domaines, entre « autres Bistika, Rodana, Zolosus, Quera!. Votre père nous a « prié de faire rendre justice à la reine. C'est pourquoi, con- « sidérant avec attention les suites fâcheuses qui pourraient en « résuHer pour votre réputation personnelle et pour le salut « de votre âme, ainsi que les graves offenses dont le roi et la « reine seraient atteints par la détention illicite des susdites « terres, nous avons décidé d'exhorter fortement votre Gran- « deur à restituer le plutôt possible à votre vertueuse mère « tous les biens que vous lui avez enlevés. Nous vous en con- « jurons, au nom de la déférence que vous devez aux ordres « du Saint-Siège et en vue des bénédictions abondantes que le t respect filial attire sur les enfants soumis *. »

1. Slephanus uon levi injuria matrem affecit, cùm plura loca ad Ungarorum reginasspcctaalia, veluli pacis tractatu comprchcnsa, sibique altributa, occu-

ET SON TEMPS. 357

Urbain IV écrivit en même temps à l'archevêque de Strigo- nie, et aux évêques de Savarin et de Vesprin pour les engager à obliger en conscience le prince à la prompte restitution des villes usurpées. La tendre et pieuse mère d'Etienne, instruite des égarements de son fils, en ressentit une douleur inconso- lable ; elle pleura ce fils avec plus d'amertume que si elle l'eût vu porter au tombeau. Tant que durèrent les hostilités du jeune prince, elle ne cessa d'implorer en sa faveur la miséri- corde divine par ses soupirs, ses prières et ses larmes. Sa dé- votion, qui la menait tous les joiys à la sainte messe, et qui la ramenait tous les soirs devant les sacrés tabernacles, lui ins- pira Tidée de se recommander particulièrement, elle et son époux, au bienheureux Jean, évêque de Bosnie. La veille d'un jour elle présumait qu'une violente querelle armerait le fils contre le père, elle résolut de passer la nuit en oraison. Le saint évêque lui apparut en songe .avec un air souriant. « Comme vous avez eu confiance en notre intercession par t l'intermédiaire de la bonté de Dieu, lui dit-il, je vous prédis « qu'avant votre repas, un messager vous annoncera la récon- « ciliation du fils rebelle avec ses père et mère1. *

En effet, Etienne, touché d'un sincère repentir et docile aux représentations d'Urbain IV, répara ses torts; il rentra en grâce avec ses parents. Qu'elle est admirable et féconde en heureux résultats, l'influence des papes sur les nations de la terre et sur les chefs de leurs destinées temporelles!

passet : quâ de re Urbanus à regùiâ" admouitus, Slcphanum ea matri restiluere, objecta censurum religicme, jussit. Annales ecclesiast., Raynald , tom. XIV, anu. 1205.

1. Narrât Thomas Cantiprateosis reginœ Huugariaï Deuru oranti, ut virum ae filium ad bellum paratos in mutuam concordiam adduceret, Ceatum Joao- nem episeopum Bossinensem se videudum objecisse, praecesque eœlo exceptas spopondisse... Annales ecclesiast., Raynald., Ioco suprà citato.

XII

Alphonse, roi de Castille, et Richard, comte de Cornoaailles, s'adressent au pape Urbain IV pour obtenir la confirmation de leur élection respective à l'empire d'Al- lemagne. — Urbain IV autorise les deux compétiteurs à porter le titre d'empereur élu. Il les cite tous les deux à comparaître devant lui. Il écrit au roi Alphonse de Castille pour l'érection de Cadix en siège épiscopal. Révolte des barons d'An- gleterre contre Henri III. Urbain IV s'efforce de les reconcilier. Il écrit au comte Richard pour l'engager à soutenir la cause de Henri III. Saint Louis devient l'arbitre du conflit anglais. Nouvelle lettre d'Urbain IV au sujet des deux empereurs élus d'Allemagne. Rodolphe de Hasbourg, fondateur de la dynastie autrichienne.

Guillaume de Hollande était mort le 28 janvier 1256. Les villes de la ligue du Rhin, réunies à Mayence, avaient résolu de prendre à leur service des mercenaires pour défendre contre les perturbateurs la sécurité publique. Elles jurèrent, en ou- tre, pour le salut du peuple et du pays, que, si les princes élec- teurs faisaient choix de plus d'un roi, elles n'en reconnaîtraient aucun, et refuseraient tout serment de fidélité. Quelques par- tisans du petit Conrad pensaient à l'élire roi des Romains. Alexandre IV l'avait déclaré non éligible, et parce que sa fa- mille s'était toujours montrée hostile à l'Église, et parce que sa trop grande jeunesse le rendait incapable de gouverner. Il ne s'était présenté aucun concurrent sérieux parmi les princes d'Allemagne; on avait bien prononcé le nom du marquis de Brandebourg, du comte Hermann de Henneberg, et du roi Ot- tokar de Bohême; mais aucun d'eux ne montra d'intentions réelles. Le dernier, d'ailleurs, n'était pas véritablement un prince allemand et paraissait trop puissant au plus grand nom- bre des électeurs.

L'élection devait se faire dans l'année de la vacance. Le terme expirait à la fin de janvier 1257. Les opinions des hauts feudataires de la confédération germanique se partagèrent dans la diète électorale de Francfort. L'archevêque de Cologne, Conrad, comte de Hohensteden, homme influent qui s'était déjà distingué dans les anciennes élections, et Louis, comte

ET SON TEMPS. 359

palatin du Rhin, se prononcèrent pour Richard, comte de Cor- nouailles, frère de Henri III, roi d'Angleterre; Arnold, arche- vêque de Trêves, et le duc de Saxe, attachés par un dévoue- ment héréditaire à la famille des Hohenstaufen, se déclarèrent en faveur d'Alphonse, roi de Castille, fils de saint Ferdinand et petit fils de Guillaume de Souabe. Ces deux compétiteurs, qui allaient comparaître au tribunal d'Urbain IV, s'étaient rendus également célèbres par leurs qualités, leurs défauts et leurs infortunes, l'un sur le trône, l'autre dans les combats.

Alphonse X, roi de Castille, avait été surnommé, par ses contemporains, l'astrologue, le philosophe, le sage et le sa- vant. Il compléta l'excellent recueil des lois de la Péninsule Pyrénéenne, connu sous le titre de Las Partidas , immense répertoire de jurisprudence qui renferme les éléments consti- tutifs du droit public espagnol. On lui doit les Tables Al- phonsines , tables astronomiques qu'il fit dresser à grands frais par des juifs de Tolède. Les parties qu'il a rédigées lui- même démontrent, par leur précision et leur exactitude, qu'il était beaucoup plus avancé dans les mathématiques trans- cendantes que ne semblait le permettre l'état des sciences à cette époque. Il disait que si Dieu l'avait appelé à son conseil au moment de la création, le monde eut été bien mieux or- donné. Il ne voulait sans doute par que critiquer les sys- tèmes d'astronomie adoptés de son temps. Il prit aussi une large part à la composition de la première histoire générale d'Espagne, écrite en langue castillane. Il fit traduire en es- pagnol les livres sacrés, et ordonna de rédiger dans la même langue tous les actes publics jusqu'alors en latin barbare. Il a laissé des stances dactyliques et de gracieux cantiques en l'honneur de la Vierge Marie. En somme il était le prince le plus instruit de son siècle ; mais il ne connut pas l'art de gou- verner.

Élu roi des Romains, en 1257, concurremment avec Richard, comte de Cornouailles, il ne sut ou ne put quitter son royaume pour faire valoir ses droits à l'Empire. Le principal obstacle

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provenait de ce que, pour soutenir son élection en Allemagne, il lui fallut prodiguer l'or à des étrangers, altérer pour cela les monnaies, fouler les peuples, et même retenir les hono- raires des officiers de la couronne. Les Castillans murmurè- rent. Quelques seigneurs, excités pardom Enrique etdomFa- drique, frères du roi, se liguèrent contre l'autorité d'Alphonse X. Ce ne fut qu'à force de libéralités et de promesses que le monarque désarma les mécontents. Vaincus dans la lutte, les deux infants de Castille, suivis de quelques cavaliers volon- taires et d'une troupe d'aventuriers, s'étaient retirés en Afri- que, auprès du roi de Tunis.

Dom Enrique, le plus jeune des deux princes, se distinguait par la grandeur de son courage et l'éclat de son esprit; il était séduisant, fécond en ressources, mais plein de ruses et de dé- tours. Son frère dom Fadrique et lui avaient emprunté sans peine aux sectateurs de Mahomet leur costume, leurs usages et peut-être quelque chose de plus. Ils alliaient la liberté de la pensée à l'élégance des mœurs orientales. Ce qui leur attirait la haine des bons catholiques les rendait chers aux indévots troubadours. Les sirventes célébraient en eux les plus hardis chevaliers qu'il y eut au inonde. Les deux infants gagnèrent la faveur du roi de Tunis, en lui prêtant, contre le sultan de Maroc, le secours de leur expérience militaire. Ils se virent récompensés avec la profusion fastueuse dont la tra- dition n'est pas encore éteinte dans cette cour des États bar- baresques. Mais, soit inconstance naturelle, soit qu'il se fût a- liéné son protecteur par quelques unes de ces machinations té- nébreuses dont il se faisait un moyen ou même un jeu, Enri- que laissa son frère sur la plage africaine et vint à Naples cher- cher fortune auprès de Charles d'Anjou, son cousin germain.

Le roi Alphonse ainsi délaissé par ses frères, qui s'étaient constitués les défenseurs des rebelles, ne parut pas même en Allemagne. Il est vrai qu'il envoya, sous la conduite de Henri de Brabant, son lieutenant général, une armée vers le Bas- Rhin contre Richard de Cornouailles; mais l'argent qu'il avait

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promis pour se faire des partisans n'arriva pas. Aussi, quand le duc Frédéric de Lorraine lui jura fidélité à Tolède et reçut de lui des fiefs de l'Empire, on ajouta une clause portant que tout serait nul et non avenu, si Alphonse ne se rendait pas en Allemagne dans un délai de deux ans. Richard, son concur- rent, y était venu, surl'invitation personnelle de l'archevêque de Cologne, se faire couronner solennellement à Aix-la-Cha- pelle, le 17 mai 1257 *.

Le comte de Cornouailles, neveu de Richard-Cœur-de- Lion, était un des princes les plus belliqueux et les plus riches de l'Europe; il reproduisait en lui la plupart des traits carac- téristiques de son oncle qui, magnanime comme Achille, auda- cieux comme Alexandre, prudent comme Ulysse, intrépide comme Hector, se montra supérieur aux autres hommes. Le pape Grégoire IX l'avait dissuadé de partir pour la Terre Sainte; il lui avait conseillé d'employer ses soldats et ses tré- sors à la défense des chrétientés occidentales. Richard persista dans son projet de passer la mer, et débarqua, en 1240, à Pto- lémaïs; il entra dans la ville au son des cloches et au bruit des tambours; le peuple et le clergé allèrent à sa rencontre, en chantant Benedictus qui venit in nomine Dominl. Tout semblait lui présager des succès; mais, après quelques victoires partielles, il sévit abandonné par les Hospitaliers et les Templiers qui ne voulurent pas rompre la trêve avec les souverains de Damas et du Caire. Pour tout fruit de son expédition, il obtint qu'on accordât les honneurs de la sépulture aux ossements des bra- ves tués à la bataille de Gaza, et qu'on remit les chrétiens en possession de Jérusalem, en exécution d'un traité conclu avec les musulmans.

Cette sixième croisade, constamment entravée par le génie infernal de Frédéric II, venait d'expirer de langueur, lorsque mourut le courageux Grégoire IX, à qui l'opiniâtre empereur

I. Histoire d'Allemagne depuis les temps les plus recules jusqu'à nos jours, d'après les sources, par Fister, traduite de l'allemand par Paquis, tom. IV, page 415.

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avait fait boire jusqu'à la lie le calice des amertumes de la contrariété dans la poursuite du bien. Le scandale que le César excommunié donna au monde catholique en s'embarquant pour la Palestine, contre la volonté du Souverain Pontife, fut une profanation des guerres saintes, et contribua fortement à en éteindre l'enthousiasme. Les* motifs les plus profanes suf- fisaient pour se dégager de ses vœux, et l'on entendait même de preux chevaliers invoquer l'amour de leurs dames pour enfreindre des serments arrachés à un premier mouvement de ferveur ou de désespoir. Thibault-le-Chansonnier, comte de Champagne et roi de Navarre, n'avait rien du sentiment reli- gieux qui animait les premiers croisés, lorsqu'il regrettait la dame de ses pensées en invoquant la Dame des cicux . Ce mé- lange adultère de dévo'ion superficielle et de passions cheva- leresques annonçait le changement qui s'opérait dans les es- prits de la fin du treizième siècle.

Toutefois Richard n'avait quitté les plaines de la Judée qu'après avoir vénéré le divin Tombeau. Il était avantageu- sement connu de plusieurs princes allemands, tant par le séjour qu'il avait fait à la cour de Frédéric II que par l'hé- roïsme qu'il avait montré dans la croisade. Une faction des électeurs de l'Empire jeta ses regards^ sur ce prince que le pape Innocent IV avait déjà proposé après Henri de Thuringe, et qu'il avait invité à conquérir le royaume des*Deux-Siciles. Le comte de Cornouailles déclara qu'il acceptait la couronne impériale, non par esprit d'ambition, ni par amour de l'ar- gent, mais uniquement dans le dessein de remettre, avec l'aide de Dieu, l'Empire dans une meilleure situation. Dès l'année 1260, il établit de sages règlements pour la sûreté des voya- geurs; il s'occupa d'apaiser les querelles des villes impériales; il accorda quelques milliers de marcs d'argent aux parties qui se trouvaient lésées par ses décisions; il confirma les let- tres de franchises de plusieurs cités, entr'autres de Stras- bourg et de Haguenau. Il enrichit le trésor d'Aix-la-Chapelle d'une couronne, d'un sceptre, d'un globe d'or et de deux habits impériaux Ces actes de libéralité princière lui avaient

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gagné de nombreux partisans. Il répondit au roi Alphonse, son rival, qui lui intimait l'ordre de se désister de ses pré- tendus droits, que, s'il venait en ennemi, il irait le recevoir l'épée à la main, même hors des frontières de l'Allemagne.

Le roi de Castille, allié à la maison des Hohentaufen par sa descendance du côté maternel, avait expédié des lettres à la cour pontificale pour faire valoir la légitimité de ses préten- tions à l'Empire. « Nous avons reçu, en présence de nos frères, « lui répondit Urbain IV, le notaire plein de zèle et d'habileté « que vous nous avez envoyé pour traiter l'affaire de l'Empire « romain. Les choses que ce partisan chaleureux de votre hon- « neur nous a fait connaître, pour l'exaltation de votre nom et « pour la gloire de votre Grandeur, nous ont causé des trans- « ports de joie. Il a passé en revue avec beaucoup d'éloquence « les mérites éminents de votre Altesse royale et de votre illus- t tre race; il nous a démontré, avec une rare sagacité, que « vous aviez été jusqu'à présent et que vous vouliez demeurer « invariablement à l'avenir bien intentionné et sincèrement « dévoué à l'égard de l'Église romaine, votre mère ; il nous « a assuré que vous aviez pris la ferme résolution de recher- « cher avec ardeur et avec soin les avantages de cette même « Église, d'obéir humblement à ses volontés et d'adhérer cons- « tamment à ses conseils. Nous vous félicitons, en N. S. Jé- « sus-Christ, de la pureté de vos inten jns et de la prudence « de vos desseins; nous implorons en votre faveur la clé- a mence divine , afin que celui qui tient en sa main le cœur c des fois et qui l'incline il veut, conserve en vous tou- « jours intacts, toujours vivaces, ces nobles et pieux senli- « ments; nous le supplions d'ajouter sans cesse de nouvelles « vertus à vos vertus et de les augmenter par des accroisse - « ments successifs!. »

1. Cesserunt nobis ad gaudii et exultationis multa; maleriam ea, quae diclus filius magister R. notarius tuus à te pro imperii romani aegotio ad sedem apos- loiicam destiuatus, vir utique industries et sedulus, tui zelator honoris, ad lui exaltationem nominis et wagoiludinis laudem proposuit, in noistrà et fratrum uostrorum prœscntiâ constilutus... Epist. Urbani IV ad Alphonsum, apud Annales eccles., Raynald., tom. XIV.

364 URBAIN IV

« En ce qui concerne l'interrègne en Allemagne, votre no- « taire, fidèle et diligent exécuteur de la légation que vous « lui avez confiée, nous a demandé instamment de vous ap- « peler au trône impérial, de vous couronner de nos propres « mains, et d'honorer de notre sincère affection votre personne « éminemment distinguée par sa puissance et par sa grandeur « d'âme. Mais nous, qui portons dans notre droite les balances « de la justice, par position comme par devoir, nous soumet- « tons nos désirs à ses ordres et nous nous appliquons à la con- « server dans toute son intégrité. C'est pourquoi votre royale « mansuétude ne doit pas trouver mauvais si, dans l'état ac- « tuel des choses, nous ne jugeons pas à propos d'obtempérer « à vos vœux; car notre cher fils Richard, comte de Gornou- « ailles, nous a envoyé, lui aussi, des ambassadeurs chargés « de faire valoir auprès du Siège apostolique ses droits à l'Em- « pire. Vous pouvez néanmoins vous adresser à nous en toute « confiance, chaque fois que vous aurez besoin de recourir au « Saint-Siège; nous accueillerons toujours avec plaisir vos « députés. »

Au début de l'interrègne, les princes de l'Allemagne pen- saient comme autrefois les Lombards, qui, avant leur réunion à l'Empire germanique, préféraient avoir deux souverains, afin de n'obéir à aucun. Mais ils furent bientôt fatigués des deux rois étrangers, qui devinrent, parleurs prétentions réciproques, la source de perpétuelles discordes. On tourna alors les yeux sur un troisième concurrent, ou plutôt on revint à l'ancienne famille; quelques puissants feudataires voulurent nommer Conradin. Le nouvel archevêque de Mayence, Werner, de la maison d'Epstem. prit des mesures dans ce sens, quand le gou- verneur de Richard, Philippe de Hohenfels, fut entré dans une violente querelle avec le noble comte. La réalisation de ce pro- jet aurait eu de funestes conséquences pour l'Église. Oltokar, roi de Bohême, en avertit le souverain pontife1.

I. Dùm coGtrariis in'er se discissi stuiiiis Gcrmaniaj principes pro Richardo Alphousoque cootendebant, nonnulli Germaniatn pacaturos arbitrabanlur, si, utroque depulso, ad Conradioum imperium déferrent ; quœ res cùm Ecclesiie

ET SON TEMPS. 365

Urbain IV s'empressa d'écrire aux archevêques deMayence, de Trêves et de Cologne, pour leur enjoindre de ne jamais porter Conradin au trône impérial. Comme l'archevêque de Mayence avait le premier rang parmi les électeurs, en même temps que la prééminence sur tous les princes et prélats de la Germanie, Urbain IV le chargea spécialement de déclarer à ses co-électeurs qu'ils seraient frappés d'anathème, s'ils donnaient leurs suffrages au jeune Conrad. Il prévoyait de grands mal- heurs pour l'Europe catholique, si le petit-fils de Frédéric II ceignait le diadème; et, pour les conjurer, il luttait de toutes ses forces contre les partisans de la dynastie Souabe1.

« Nous avons accueilli avec une paternelle tendresse notre « cher fils Pierre, votre chapelain et votre messager, dit-il, « à Oltokar, roi de Bohême; nous avons lu attentivement les « lettres qu'il nous a remises de votre part. Elles sont une « preuve de votre inépuisable dévoûment pour les intérêts de « l'Église romaine, votre mère ; nous vous louons toutparti- « culièrement de ce que, dans votre royale circonspection et « dans votre active sollicitude pour l'honneur de la religion^ a vous avez eu l'œil toujours ouvert sur les affaires d'Allema- « gne; dès que vous vous êtes aperçu des brigue^du parti « de la maison de Souabe, vous nous avez averti de nous mettre « en garde et de prendre nos précautions. Entre autres choses, « vous nous avez fait savoir que notre vénérable frère l'arche- « vêque de Mayence vous avait convoqués de nouveau, vous « et les autres princes électeurs, pour procéder à la nomina- « tion du futur roi de Germanie. Vous nous avez appris que « le bruit courait, parmi le peuple et la noblesse, qu'on avait a l'intention d'élever le jeune Conrad au trône impérial. Grâ- « ces en soient rendues au souverain Seigneur, par qui vous

maximae injuriœ ac periculo rex Bohemiœ, missis oratoribus, Urbaoum monuit quid noonulli elcctores molirenlur. Annales eccles., Raynald , tom. XIV.

t. Urbaous crgô prasdccessorum exempla scclatus, rescripsit ne unquàm Conradinum ad Gcrraaniœ reguum imperiuraque cvehi conscntiret; cademque archicpiscopis Maguntioo, Trevirensi, Coloniensique imperia dédit. Prd3tereà Maguntiuo parlesinjuuxit, ut co-clectoribus deuuntiaret, ipsos analheroatis seo- tcntié percussum iri, si Conradium eligerent... Annales eccles., Raynai.u., Ioco cilalo.

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c gouvernez votre royaume. Oui, il nous est doux de lui payer « un légitime tribut de louanges de ce qu'il nous a donné en « vous un fils si docile, si respectueux, si prévenant, un fils « qui se distingue entre tous par son attachement sans réserve, « par la délicatesse de ses procédés et par la grâce de ses « vertus. Aussi, les expressions nous manquent pour vous té- « moigner dignement toute notre reconnaissance, et nous ne « savons par quelles faveurs récompenser votre éminente « piété filiale. »

Ensuite, Urbain IV rappelle les longues et poignantes souf- frances de l'Église sous le règne tyrannique de Frédéric II et de ses fils. « Nul persécuteur n'égala leurs violences, dit-il avec une éloquence empreinte d'épouvante autant que de douleur; ils ont accablé l'Eglise des injures les plus graves ; ils l'ont écrasée sous le poids des oppressions les plus dures ; ils ont tendu l'arc de leur fureur et aiguisé le glaive de leur cruauté comme pour l'exterminer; ils l'ont tourmentée en tous lieux de la manière la plus atroce; ils l'ont criblée de blessures jusqu'à lui déchirer les entrailles. Considérant donc que* dans cette race perverse, la méchan- ceté s'est transmise avec le sang de père en fils, et que les descendants ont succédé aux ancêtres par l'imitation de leurs œuvres ténébreuses comme par la propagation char- nelle ; voulant d'ailleurs avec une vigilance toute apostolique nous mettre en garde contre les périls qui menacent l'Église, si le jeune Conrad parvient à la dignité royale ou impériale, nous avons cru devoir avertir l'archevêque de Mayence et les autres princes ecclésiastiques, ses co-électeurs. A l'exem- ple d'Alexandre IV, notre prédécesseur d'heureuse mémoire, nous les avons suppliés de ne pas oublier qu'en vertu de l'obéissance, ils étaient tenus au devoir de fidélité envers nous et envers l'Église ; nous leur avons recommandé, sous peine d'excommunication, de ne jamais élire, en aucun temps, le jeune Conrad, de ne jamais prêter secours, faveur ou protection pour le faire nommer ; d'empêcher, au con- traire, sa nomination ou son élection, de tout leur pouvoir;

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« nous les avons exhortés sévèrement à menacer d'excommu- « nication, de par l'autorité apostolique, leurs coélecteurs qui, « contre leur défense, contribueraient à la nomination ou à « l'élection du prince sus-mentionné ; nous leur avons déclaré « que toute tentative en sa faveur serait chimérique, sans « valeur et de nul effet1. »

Ainsi, Urbain IV, ce haut justicier des souverains de son époque, armé des foudres de l'excommunication, qui, dans sa main, eurent une si grande puissance, savait en faire un juste et noble usage. Sans doute l'exercice de cette sorte de magis- trature sur les couronnes, qui rendit à l'Europe de si réels services, n'était pas indispensable à la -papauté; mais de la confiance des princes et du besoin des temps était sorti un droit public nouveau qui donna au Saint-Siège, non pas seule- ment une souveraineté temporelle et indépendante, quoique restreinte, mais un arbitrage suprême entre les nations et leurs chefs. Alors, on vit l'autorité des Pontifes romains grandir immensément, non dans ses droits essentiels et divins, qui ne peuvent, ni croître, ni diminuer, mais dans son influence po- litique sur le monde, et dans son action civilisatrice et sociale. Ce fut, quoiqu'on disent de vaines déclamations, un bienfait considérable pourl'Église et l'humanité. D'ailleurs, la lumière de l'histoire s'est faite sur cette suzeraineté tulélaire dont les législations chi Moyen-Age avaient investi les Vicaires de Jésus- Christ; on a fini par comprendre qu'ils étaient, au fond, les véritables génies constituants des nations de l'Occident.

En vertu de cette juridiction que les papes exerçaient sur tous les princes de la chrétienté, juridiction reclamée par l'o- pinion générale et toujours employée pour le bonheur public,

1. ... Nos considerautes, quôd ta hoc pravo génère, pairum in filios cum sanguine derivala malitia, sic imitatione operum nati genitoribus suecesseruot; ac voientes periculis, quae prœdiciœ imminerent ecclesiœ, si diclus Conradinus puer assumerctur, quod absit, ad regiam vel imperatori.im dignitatem, aposto- lica diligentia prajeavere ; praedicium archiepiscopum et alios ecclesiasticos principes electores monendos duximus... Epist. Urbani IV., Annales eccles. Raynald, !oco supra cilato.

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on invoqua l'intervention d'Urbain IV dans l'affaire des deux compétiteurs.

Alphonse, roi de Castille, au lieu de gouverner sagement ses Etats, suivait le cours des astres du haut de son palais bouleversé par l'anarchie; il avait chargé, en février 1263, les évoques Martin de Léon, et Garcias de Siguenza, Jean, archidiacre de Compostelle, et Rodulphe, de Podio-Bonizi, son notaire, de plaider sa cause en présence du pape, et des cardinaux. Ils soutinrent envers et contre tous que la condition du premier occupant n'était pas la meilleure, ils ré- clamèrent comme légitimement due à leur maître la couronne germanique et sollicitèrent pour lui l'appui du Souverain Pon- tife. Urbain IV, toujours placé entre les partis comme le fléau entre les plateaux de la balance, ne jugea pas à propos de se prononcer sans une enquête préalable. D'une part, Richard, comte de Cornouailles, était désigné dans les bulles d'Alexan- dre IV sous le titre de roi élu des Romains; il avait même été ceint du diadème dans la cathédrale d'Aix-la Chapelle; il se trouvait donc en possession du titre impérial; on ne pouvait le lui enlever sans injure. D'autre part, la majorité des princes électeurs avait déféré l'Empire au roi Alphonse, en lui décer- nant leurs suffrages. Du reste, les lettres du vénérable prédé- cesseur d'Urbain IV comme celles des cardinaux le comte Richard était mentionné sous le titre d'empereur élu, ne con- tenaient aucune décision définitive; elles n'engageaient, en aucune manière, les successeurs d'Alexandre IV. On pouvait, par conséquent, sans porter atteinte à la réputation ou au bien du comte de Cornouailles, décorer les deux prétendants du titre de roi élu des Romains.

Dans un esprit de conciliation, Urbain IV adopta ce moyen terme; il décida que le roi de Castille et le comte de Cornouail: les seraient également appelés dans les missives pontificales rois élus de Rome. Cette mesure, qui pourtant ne préjudiciait aux droits d'aucun des candidats à la couronnne d'Allemagne, éveilla la susceptibilité de Richard; il se crut blessé de ce que

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son rival était revêtu d'un privilège que le Siège aposlo- tolique n'avait jamais conféré au monarque castillan. Il ne manqua pas de flatteurs qui cherchèrent à aigrir encore da- vantage le comte irrité. Ils répétaient tout bas que si le pape Alexandre eût vécu plus longtemps, Richard de Cornouailles aurait certainement obtenu les insignes impériaux; ils ajou- taient qu'Urbain IV favorisait Alphonse de Castille au détri- ment de son compétiteur.

« Plût à Dieu, très-cher fils, écrivit le pape à Richard, « plût à Dieu que notre sincère affection pour votre Ma- « gnificence vous fût pleinement manifestée ! Plût à Dieu « que vous comprissiez parfaitement la pureté de nos inlen- « lions à votre égard! Certes, vous reconnaîtriez de quelle « douce joie vos progrès dans le bien remplissent notre t cœur de père; el, fermant l'oreille aux interprétations ea- « lomnieuses, vous apprécieriez nos procédés avec une bien- « veillance toute filiale. Les lèvres de ceux qui disent descho- « ses injustes seraient fermées. Les détracteurs n'auraient plus * accès auprès de votre personne. Vous n'écouleriez pas leurs « insinuations mensongères. Cependant, prince illustre, nous « avons appris que des courtisans avaient circonvenu votre « Excellence et qu'ils avaient trompé votre religion par un faux « exposé de nos actes. Ils ont censuré ce que nous avons fait « par devoir, el même par nécessité ; ils ont supposé malicieu- « semenl que nous avions refusé de vous envoyer nos lettres, « de crainte de vous nommer roi élu des Romains, tandis « qu'Alexandre IV, notre prédécesseur d'heureuse mémoire, « vous avait désigné, dans ses lettres, non-seulement comme « élu, mais encore comme couronné.

« A ces imputations, la vérité répondra elle-même pournous; « l'évidence des faits réfutera les artisans d'iniquité et leurs « fictions. Votre prévoyante circonspection, en effet, sait que

1. Utinàrn, fili charissimr, ad plénum tibi paleret noslrœ ad luam roagnifi- cenliam sinerritalis affoctus; ulinàm plcuè intcMigcre snoslri ergà te animi puri- tatcni ! Eicnim profeciô cognosccres, nos tanquàm patrom benevolum more patemo de tàm cari filii gaudere profoclibus... Annales écoles. Raynald., Epist. Urbani 1 V ad Richardum, tom. XIV.

U

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URBAIN IV

notre très-cher fils en Jésus-Christ, l'illustre roi de Caslille et de Léon, affirmant qu'il a été élu roi des Romains par la majorité des suffrages, s'oppose à ce qu'on vous accorde la dignité de chef de l'Empire, à laquelle, dit-il, il a des droits pleinement acquis; vous n'ignorez pas non plus, avec quel empressement assidu il a renouvelé de notre temps, comme du temps de notre prédécesseur, l'envoi de ses nonces au Siège apostolique pour faire valoir ses droits au trône impérial.

« Vos fondés <le pouvoir ainsi que ceux du susdit monarque, agités de seni.imentsdivers, nous ontfaitalternativement, non sous formedejugement, mais de pétition, des propositions si différentes, si variées, si contradictoires, que nous, qui avons été appelé par la miséricorde divine àrapostolatsuprème sans passer par les degré du cardinalat, n'ayant pas une connais- sance suffisante de l'affaire en litige, nous n'avons pas prudemment nous hâlerde prendre une déterminalion;nous aurions couru risque de porter préjudice à l'un ou à l'autre compétiteur. Sans doute, notre prédécesseur vous a accordé une sorte de préférence en ce qui concerne la prérogative du titre impérial; néanmoins, il n'eut pas été convenable de marcher précipitamment sur ses traces et d'imiter avec une facilité irréfléchie ses procédés; car nos frères, dans une relation digne de foi, nous ont appris qu'il avait fait cette concession sans avoir préalablement demandé leur décision. Nous avons à cœur, en effet, de marcher dans les voies du Seigneur et de régler nos actions en sa sainte présence ; nous avons même soin de les appuyer de l'avis mûrement pesé du Sacré-Collège, afin d'éviter les écueils de Pambiguité et de n'avoir pas à redouter une correction révocatoire. t C'est pourquoi, après en avoir longuement délibéré, ce qui doit vous êtreagréable,nousavons cru pouvoir vous conférer le titre d'élu. Quant à l'acte d'intronisation, qu'on allègue en votre faveur, il n'en a pas été question; parce qu'il est d'usage de ne rien dire du couronnement dans l'allocution

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« qu'on adresse aux élus. Plusieurs raisons motivent cette « coutume; entre autres, parce que, comme trois couronnes « sont dues à celui que les électeurs ont nommé, il faudrait, « pour exprimer la vérité, faire une mention spéciale de cha- « que couronne, ce qui sentirait l'absurde; ou bien n'employer « le mol de couronnement pour aucune d'elles, ce qui parait « plus exact et surtout plus conforme aux habitudes tradi- « tionnelles1 ».

En effet les souverains de l'ancien empire d'Allemagne étaient consacrés trois fois : a Aix-la-Chapelle, comme roi des Romains; à Milan, au litre de roi des Lombards; à Rome, en qualité d'em- pereur romain. Richard, comte de Çornouailles, n'avait reçu que la première de ces consécrations religieuses. «D'ailleurs, ajou- « tait Urbain IV, comme les droits de l'un et l'autre prétendants t demeurent incerlains, de peur d'enfreindre les lois de l'é- t quité, et pour ne pas fournir matière à scandale, nous « avons ordonné une enquêle sur la collation de votre titre « de roi des Romains, conformément aux instances réitérées « des députés de la Caslille qui demandaient que la lumière « se fit sur celte inlitulalion. Du reste, le litre susdit ne sau- « rait rien ajouter au droitd'un chacun, ni rien retrancher de « sa valeur, jusqu'à ce que les débats soient définitivement « terminés. Nous vous prions donc, très- cher fils, de ne pas « prêter l'oreille aux discours des malveillants, qui cherchent « peut être leur repos dans votre trouble et qui vivent aux

dépens de ceux qui les écoutent. Examinez plutôt avec calme « et avec prudence les causes et la direction de nos démarches, « la droiture et la pureté de nos intentions; alors, votre es-

* prit, appréciant de sang froid les choses émises ci-dessus, « reprendra sa sérénité ; il ne restera plus aucun motif de « querelle, ni aucune occasion de reproche2. »

1. ... Licet prœdecessor nostor libi favorem circà prajrogativam alicujus in- titulalioriis impenderit, non lamèa nos decuit facililalc praecipili sequi hujus- mo li proeessum, quem fratrum nostrorum, sicut ex corum fidâ relatione didi- cimus, communis et decisiva collatio non praecessit... Epist. Urbani IV, Annal, eccles., Raynald., !oco cilato.

2. Comparuere coràm Urbano et cardinalibus ulriusque designati régis ora-

U.

372 URBAIN IV

Urbain IV se trouvait dans une fâcheuse alternative ; il ne pouvait se prononcer dans la controverse des deux compé- titeurs sans encourir l'inimitié de l'un ou de l'autre. Il appré- hendait fort qu'elle ne finit par éclater en une guerre ouverte. Pour détourner ce danger, il envoya des légats en Angle- terre et en Espagne. En même temps, il assigna Alphonse de Caslille et Richard de Cornouaillcs à comparaître devant lu; et les cardinaux le 2 mai 1263. « Celui qui gouverne le ciel « et la terre, dit il dans sa lettre de citation, celui-là assu- » renient connaît l'ordonnance des cicux et peut établir sur la « terre la môme harmonie. Appliquant donc aux régions infé- « rieures les lois du monde#supérieur, de même qu'il a sus- « pendu dans le firmament deux grands luminaires pour éclai- « rer tour à tour l'univers, de même il a institué ici bas le « Sacerdoce et l'Empire, ses dons les plus magnifiques, pour c la plénitude du gouvernement des choses spirituelles el « temporelles et pour l'affermissement de l'Eglise militante. Il « a tracé les" limites de chaque pouvoir de telle sorte que loin « de se nuire par la diversité de leurs attributions, ils con- « courent au même but par l'accomplissement de leurs de- « voirs respectifs. »

Ensuite Urbain IV considère la puissance spirituelle dans ses rapports avec la puissance temporelle ; il fait voir ce qu'elles se doivent mutuellement et combien de leur alliance dépond le bonheur de tous. Puis.il dépeint avec énergie les suites de la vacance de l'Empire. Il parie des principautés jalouses qui se font une guerre acharnée , des villes que les factions déchirent, desjyrans qui pressurent le peuple; et comme si ce n'était pas assez de tant de maux, les scandales se multi- pliaient, les hérésies pullulaient, les ruines morales et intel- lectuelles s'amoncelaient. Tel était le triste spectacle qu'of- frait l'Allemagne. « L'Église le déplore avec amertume, con- « tinue le pape, elle pousse de profonds soupirs et de longs

toros, causœque argumenta explicuore ; cujus disceplaiionis serimi RiehanJo pouiifex exposuit. Annales eccles. Raynald., ann. 12G3.

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« gémissements; ses entrailles de mère sont violemment ébran- « lées, parce qu'elle sent des fils chéris, des princes illustres « se heurter dans son sein ; elle voit avec douleur qu'au lieu « de combattre glorieusement les blasphémateurs du Christ, « les contempteurs de la religion, ils s'arment les uns contre « les au 1res au détriment de la foi. Au milieu de ces péril- < leuses circonstances, l'Église, toujours compatissante pour « les misères de ses enfants, loin de vous retirer son appui, « redouble de sollicitude et de vigilance à votre égard; elle « s?efforce de vous préserver des suites fâcheuses de votre

« discorde .

« Si, jusqu'à présent elle a différé de se prononcer entre « vous, la raison principale en est que vos ambassadeurs ont « expressément décliné en notre présence l'arbitrage du Siège « apostolique. Ce sursis d'ailleurs n'était pas sans quelque « utilité; il vous laissait le temps de travailler de part et « d'autre à votre mutuelle réconciliation. Si vous aviez profilé « de ce délai pour vous unir. solidement par les liens de la « charité fraternelle, comme nous avons cherché à vous l'ins- « pirer et comme vos négociations paraissaient le promettre, « l'Empire se reposerait heureux et tranquille sous un gou- « vernement prospère; les citoyens goûteraient les charmes « de la paix si ardemment désirée; le fléau de l'hérésie dis- « paraîtrait entièrement ; les âmes ne seraient plus en péril. « L'Église, défendue par la protection de César et délivrée « des attaques incessantes de ses persécuteurs, reprendrait « haleine; elle mettrait un frein à la téméraire confiance de « ceux qui se flattent de cacher, sous les dehors d'une fidélité « apparente, les complots qu'ils trament audacieusement « contre son ministère; elle rentrerait dans la jouissance inté- t grale de tous ses droits. Nous avons attendu avec impa- * lience ce résultat; nous l'avons longtemps souhaité avec « inquiétude; et bien que jusqu'ici le ciel n'ait point obtem- « péré en ce point à nos vœux , cependant nous soupirons « après le rétablissement de la paix; nous brûlons du désir

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c de la voir régner entre vous. A cet effet, nous plaçons noire « espérance dans les desseins impénétrables de celui qui « opère de grandes choses et qui maintient l'harmonie au plus haut des cieux. »

Le roi de Caslille et le comte de Cornouailles, dociles à l'appel pontifical, comparurent devant Urbain IV par procu- reurs. Richard envoya, en qualité de plénipotentiaires, Lau- rent, évêque de Roohester, Guillaume, son archidiacre, et Robert de Baro. Alphonse désigna pour ses fondés de pouvoir, Garcias, évêque de Siguenza, Jean, son chapelain, archi- diacre de Compostelle, et Radulphc#de Podio Bonizi. Des deux côtés on plaida chaleureusement et avec énergie. La lettre circulaire, le pape résume les arguments de chaque contendant, débute par une comparaison frappante : « Le Très- « Haut a établi l'harmonie entre la terre et le ciel, dit Urbain t IV, non-seulement pour que l'ordre des temps et des choses « soit affermi, mais encore pour qu'une certaine uniformité c entre la création et le cours des événements humains an- « nonce sa gloire et sa puissance. De même qu'il a allumé t deux grands flambeaux dans la voûte céleste, l'un pour « briller le jour, l'autre pour éclairer la nuit, de même il a « placé, dans la suite des siècles, deux grandes dignités au « firmament de l'Eglise : l'une pour donner le jour, c'est- « à-dire pour illuminer les intelligences des rayons de la t vérité et pour délivrer de leurs liens les âmes détenues « dans l'erreur ; l'autre pour éclairer la nuit, c'est- à dire pour « tenir le glaive temporel, afin de punir, dans les hérô- « tiques endurcis et dans les implacables ennemis de la « foi, les affronts faits au Christ et à son peuple. Mais de c même qu'une éclipse fait accroître les ténèbres de la nuit, de « même l'absence d'un empereur fait accroître la rage des hé- « tiques et la fureur des païens contre les fidèles. C'est pour « ce motif que nous prenons un vif intérêt à ce qu'il y ait un chef dans l'Empire. »

Par son institution même, l'empereur d'Occident s'engageait

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à défendre militairement l'Eglise romaine; c'était à cette fin que le pape saint Léon III avait restauré la dignité impériale dans la personne de Charlemagne ; aussi trouvait-on raison- nable et naturel que le chef de la chrétienté choisit celui des princes catholiques qu'elle devait avoir pour protecteur armé. Urbain IV, pour se prononcer en pleine connaissance de cause et pour choisir librement un défenseur digne de sa confiance, voulait donc entendre les deux parties1.

Les avocats du comte de Cornouailles alléguaient en faveur de leur illustre client les tergiversations d'Arnold, archevêque de Trêves, du roi de Bohême, du duc de Saxe et du marquis de Brandebourg. On pouvait supposer, disaient-il, que les princes électeurs avaient refusé d'user de leurs droits, les uns en prorogeant le terme de l'élection jusqu'au dimanche des Ra- meaux, les autres en ne se trouvant point à Francfort au jour fixé. Richard, élu roi des Romains, avait accepté la dignité impériale. On l'avait conduit à Aix-la-Chapelle; on l'avait placé sur le trône de Charlemagne et couronné sans opposition réelle ou verbale avec les solennités accoutumées. « Vous êtes « sans doute élevé à un rang éminent parmi les hommes, lui « avait dit l'archevêque consécrateur, Conrad de Cologne, « mais ce rang est plein de dangers, de labeurs et d'angoisses. « Cependant, si vous vous rappelez que toute puissance vient de Dieu, par qui régnent les rois et par qui les législateurs « décrètent dej listes lois, vous sentirez que,vousaussi, vous avez « à rendre compte à Dieu du troupeau qui vous est confié. » Ensuite, tandis que Richard prosterné devant l'autel, la face étendue sur le sol comme un ver de terre, demandait au ciel l'esprit de sagesse et de piété, les fidèles assemblés avaient chanté les litanies des saints, suppliant le Seigneur qui dirige le cœur des rois comme le cours des ruisseaux, d'avoir pitié

1. Qui cœlum terramque rcgil, is oimirùra cœll norit ordinem, et io terra polest cœlestis ponere ordiais rationera. Is exempta de superioribus ad inferiora derivans, sicutin firmaraento eœli duo luminaria magna constituit, utmundum vicibus suis illustrent, sic et in terris maxima dona sua, sacerdotium videlicet et imperium... Annales eccles., Epist. Urbani ad Richardum, loco citalo.

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du nouveau souverain. Le ponlife avait fait les onctions à la tête, à la poitrine, entre les deux épaules, aux coudes et aux mains du prince; puis, il lui avait remis les insignes impé- riaux : l'épéc, la couronne, le scepirc, le trône, l'anneau et le globe impérial.

L'épée symbolisait le devoir qu'a le prince de défendre l'in- nocence et de punir le malfaiteur. La cuuronne ou le dia- dème était le signe de la gloire et de la majesté ,-semblable à la couronne dont la victoire orne le front du triomphateur. Au moment de la recevoir, Richard avait déclaré qu'il ne se tiendrait digne de cet emblème qu'autant qu'il dompterait l'injustice ou la tyrannie et ferait fleurir le règne de la vérité, de la vertu, de la sainlelé dans ses Etals. Le sceptre rappelait au prince qu'il doit mener le peuple confié a ses soins avec l'amour, la vigilance, la sollicitude d'un pasteur, et donner, en cas de nécessité, sa vie pour ses sujets. En s'asseyant sur le trône, Richard avait témoigné qu'il se croyait digne de l'occuper par la grâce de Dieu. L'anneau signifiait que le prince protégerait avec une fidélité à toute épreuve l'Eglise catholique, fiancée immaculée de Jésus-Christ. Enfin, la trans- mission du globe impérial surmonté d'une croix voulait dire que le nouveau souverain prenait l'engagement de régner comme un monarque chrétien. Outre l'archevêque de Cologne et dix évêques, entre autres ceux de Worms et de Spire, trente princes ou comies, et trois mille chevaliers, avaient assisté à ce sacre qui fut terminé par le sacrifice de la messe. Richard avait reçu leur hommage-lige et leur serment de fi- délité. On lui avait rendu également, comme au véritable roi de Rome, les villes, leschâteaux, spécialement la forteresse de Trevèles, ainsi que tous les droits impériaux. Les procureurs du comte de Cornouailles arguaient de ces faits en faveur de leur maître; il conjuraient le Souverain Pontife d'approuver l'élection et le sacre, et de mander le nouveau monarque à Rome pour le couronner empereur !.

1. ...Oblinuisti oroarnenin, et insignia imperialia, quibus rex Romanorum goletoruari, cùai Rom* iuuugitur, consecralur per manus suiumi poutitïcis, cl

ET SON TEMPS. 377

Les plénipotentiaires du roi deCastille, de leur côté, préten- daient que l'élection de Richard était nulle parce que l'Octave de l'Epiphanie, elle avait eu lieu, n'était point l'époque voulue. Ils ajoutaient que l'archevêque de Trêves s'était rendu sans ar- mes avec ses coélecteurs à Francfort devait se tenir Ja diète électorale, mais que l'archevêque de Cologne et Louis, comte Palatin du Rhin, s'étaient présentés avec une multitude de gens armés; qu'effrayés de cette démonstration, les partisans d'Alphonse avaient invité ceux de Richard à n'entrer dans la ville qu'avec une suite convenable, afin que les discussions eussent un caractère essentiellement pacifique. Les partisans de Richard non-seulement méprisèrent celte invitation, mais ils procédèrent à l'élection sous les murs de la ville, sans se soucier aucunement des autres princes allemands. Pendant ce temps, l'archevêque de Trêves, avec le roi de Bohême, le duc de Saxe et le marquis de Brandebourg, qui s'étaient rangés de son avis, avaient élu, le dimanche des Rameaux, Alphonse de Gastille roi des Romains.

D'après le droit coulumier de l'Empire, disaient-ils, les opérations électorales ne devaient s'effectuer qu'au bout d'un an et un jour de la vacance du trône. Les suffrages, déposés dans l'urne avant l'échéance de ce terme, se trouvaient par conséquent sans valeur. Le refus des partisans du monarque espagnol de prendre part au vote dans l'Octave de l'Epiphanie ne les privait pas de leurs droits; il était au contraire un motif légitime d'ajourner l'élection; il ne convenait pas à la minorité de devancer le terme légal au mépris et au préjudice de la majorité. Ils rejetaient comme nuls le sacre, l'onction, le couronnement, l'intronisation de Richard, ainsi que la trans- mission qui lui avait été faite des ornements impériaux. L'ar- chevêque de Cologne ne pouvait donner la consécration reli- gieuse qu'au prince choisi par la majorité et dans le lieu

sacrum imperii suscipit diadema ; et sine quibus aliquis ad inunctionem, consecrationem, et coronaliooem hujusmodi »cc solet, uee débet adinitti... Episi. UrbanilVad Richardum, apud Annales eccles., Raynald^Ioui. XIV, ann. 1263.

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accoutumé et au temps voulu. Ils affirmaient qu'Alexandre IV, en désignant dans ses bulles Richard sous le titre d'em- pereur élu et couronné, ne prétendait en aucune manière porter atteinte aux droits du roi de Caslille , comme il le donna plus d'une fois à entendre dans ses lettres à l'abbé A. de Feren- tino , son chapelain et son nonce. Ils allaient même jusqu'à révoquer en doute l'authenticité de ces bulles, parce que, disaient-ils, elles sont trop injurieuses pour émaner de la conscience du Souverain Pontife. Ils terminaient en suppliant Urbain IV de reconnaître Alphonse de Castille et de lui con- férer les insignes impériaux.

L'affaire était excessivement grave. Il s'agissait de la nomi- nation d'un défenseur titulaire de la chrétienté. L'Allemagne , agitée comme une mer livrée à la fureur des vents, se dispu- tait avec ardeur le choix de ce défenseur à manteau impérial. Urbain IV, pressé avec instance de jeter dans la lutte tout le poids de son crédit et de sa dignité , avait fait preuve d'une sagesse mûrie et d'une prudence consommée. Il avait gardé la neutralité au milieu des querelles qui s'étaient élevées de toutes parts. Ce n'était pas qu'il n'eut droit et devoir d'en connaître puisque le nouveau souverain était destiné à devenir le bras droit de l'Église romaine, et qu'il appartenait au chef de cette Église de l'agréer. Mais Urbain IV, en raison de la double élection, avait attendu jusqu'à ce jour, pour qu'on ne l'accusât point de violer les droits des princes. Il avait voulu voir si les deux partis qui divisaient l'Europe centrale se se- raient arrangés d'eux-mêmes, ou si les contestations ne se- raient point portées à son tribunal. Comme de plus longs délais pouvaient entraîner de lamentables conséquences, il avait essayé d'amener les princes à un accommodement par l'entre- mise de Guillaume, archidiacre de Paris, homme recomman- dable par sa fermeté, son désintéressement et sa modération; il les avait fortement exhortés à la concorde, mais sans succès. Il avait pris alors la résolution de juger la question en dernier ressort à la Saint-André de 1265.

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Indépendamment de cette sage lenteur qui caractérise les actes du Saint-Siège, des événements d'une haute gravité forçaient Urbain IV à différer son jugement définitif. Les trou- bles de l'Angleterre et les incursions des Maures en Espagne occupaient, les uns le comte de Cornouailles, les autres le roi de Castille.

Les Maures, nés du mélange des Berbères et des Arabes, avaient jeté les yeux sur les rivages de l'Espagne, situés en face de leurs possessions africaines. Ils y avaient formé un kalifat indépendant, le kalifat de Cordoue. Tant que la Pénin- sule pyrénéenne demeura divisée en nombreux Etats chrétiens, sans cesse en lutte les uns contre les autres, les Arabes de l'ancienne Mauritanie n'eurent guère à redouter le courage d'ailleurs héroïque des chevaliers espagnols. Mais à l'époque l'Aragon et la Castille conquirent leur indépendance et leur grandeur, la race des Oinmiades, qui régnait à Cordoue, s'é- teignit; le kalifat, unique jusqu'alors, se partagea en une série de petites principautés, comme autrefois l'empire de Macédoine après la mort d'Alexandre le-Grand. Grâce surtout aux exploits du Cid-Campéador et aux victoires de Ferdinand de Castille, les perles de la domination de l'islamisme succé-* dèrent rapidement aux pertes, et vers le milieu du treizième siècle, il ne restait de l'empire des Maures en Espagne que le petit royaume de Grenade. Celait une langue de terre étroite qui longeait les rives méridionales de la Péninsule; mais un sol fertile, un climat incomparable en faisaient un paradis terrestre. Les habitants de Grenade, riches, lettrés, doués à la fois du génie le plus poétique et du caraclère le plus chevaleresque, mêlaient avec goût les moeurs orientales aux habitudes de l'Occident. Leur superbe capitale, située au confluent du Xênil et du Darro, couverte par la mer, fortifiée par la nature et par l'art, était plus défendue encore parle courage de ses ciloyens , par les ressources de son commerce et de son industrie, par le voisinage des musulmans de la côte d'Afrique. Cependant elle approchait de sa tin.

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A peine le belliqueux Alphonse de Castille se fut-il solide- ment assis sur le trône de Ferdinand, qu'il dirigea ses re- gards vers les contrées méridionales de l'Espagne, d'où, depuis près de huit cents ans , le croissant avait chassé la croix du Sauveur. Il combattit victorieusement Mohammed, roi de Grenade, etHudied, roi de Murcic. Il se signala surtout par la conquête hardie de la formidable place maritime de Cadix. Justement fier de cet heureux coup de main, il avait supplié Urbain IV de transférer le siège épiscopal de Medina-Sidonia dans la ville nouvellement conquise. Le pape, toujours avide de contribuer à la consolidation du règne de Jésus-Christ, s'empressa d'accéder au vœu du monarque catholique; c'était en septembre 1263. « Vous tenez de Dieu qui habite au plus haut des régions céles- tes, lui dit-il dans la bulle d'érection, la sublime élévation de votre royaumesur la terre. Il lui a plu d'en agrandir prodigieu- sement les limites ; par la raison, sans doute, que votre Al- tesse royale se montre pénétrée de toute la reconnaissance qu'elle doit à l'Auteur de cette magnifique prospérité. Vous ne faites jamais usage de votre pouvoir pour opprimer les fidèles : vous l'employez uniquement à porter sans relâche la foi chrétienne chez des peuples plus nombreux; vous n'épar- gnez rien pour triompher des nations étrangères et ajouter, par ces conquêtes, à l'extension du culte du nom divin. Aussi Dieu lui-même a-t-il daigné répandre avec une extrême abondance, non moins sur vos ancêtres que sur votre Altesse royale, l'huile de l'allégresse cl de la joie. Il vous a rendu illustre entre tous les princes de ce monde; il vous a prodi- gué, à vous et à votre royaume, la rosée du ciel et la graisse de la terre, en vous comblant de ses plus précieuses béné- dictions. C'est pourquoi l'Église romaine, votre mère, se réjouit et se complaît en vous, prince éminemment chrétien, son fils béni; elle adresse à Dieu d'incessantes prières, afin qu'il vous préserve de toute espèce d'adversité, et qu'il vous accorde, après un constant bonheur dans votre règne tempo- rel, un facile accès à l'éternelle vie.

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« Bien nombreux et bien grands étaient déjà les actes de « votre noble courage et de vos royales vertus, qu'il nous a été « donné d'énumérer! Nous restons cependant frappé d'admira- t tion en considérant le merveilleux dessein que vous avez « conçu au sujet de votre sépulture. Il ne saurait être le fruit « d'une simple pensée humaine ; il vous a été inspiré par l'Es- « prit du Seigneur. C'est par lui que vous est suggéré un sou- « hait nous voyons clairement votre désir de combattre « pour la propagation de la foi ; alors môme que votre âme « aura été affranchie de ses liens terrestres. Vous voulez con- « tribuer, même après votre mort, à l'achèvement de ce que « votre Altesse royale n'aura pu terminer pendant le cours de « sa vie.

« L'île de Cadix forme, en effet, comme on l'assure, un port « de mer commode et bien abrité. Elle est protégée par le voi- « sinage du détroit qui, en se resserrant sur la Méditerranée, « oppose une barrière aux nombreux infidèles qui l'infestent. « Une lellc position ouvre aux chrétiens l'entrée la plus sus- « ceplible de leur faciliter, un jour, la conquête de l'Afrique, « pour peu que leur nombre se multiplie assez dans la pres- « qu'île cadicienne. Ces choses envisagées par vous, en prince « vraiment rempli de sagesse et de zèle, vous excitent forte- « ment à souhaiter que votre chère mémoire, si digne de « respect, retienne les rois vos successeurs et y attire en plus « grand nombre les fidèles, quand vous reposerez dans le « sein du Seigneur. Ils aimeront à s'y fixer près de l'Église de « Sainle-Croix que vous faiies bâtir avec une magnificence « vraiment royale dans celte même île de Cadix. Nous nous « taisons ici sur le mérite architectural de vos autres construc- « tions, comme sur celui de la restauration des vieux édifices « et du relèvement des antiques remparts d'Hercule.... »

Ainsi, Urbain IV formulait, avec une remarquable habileté de langage, les louanges les plus propres à encourager Alphonse X dans un projet évidemment favorable aux combinaisons de sa politique sacrée. Puis, lorsqu'au moment où, près de clore

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sa lettre apostolique, il a cessé de s'adresser exclusivement au roi pour ne plus parler en quelque sorte qu'aux masses chré- tiennes qui l'entourent, le Souverain Pontife s'exprime en des termes soudainement empreints du ton de suprême autorité : il menace des foudres de l'excommunication quiconque osera contrarier le monarque dansl'accomplissementdu vœu qu'il a sanctionné1.

Si Alphonsc-le Sage, au lieu de se partager entre la Cas- tille et l'Allemagne, avait eu la sagesse de concentrer tous ses efforts à parachever l'œuvre nationale et chrétienne de son saint et valeureux père, ses sujets l'auraient probablement sui- vi comme un seul homme; l'Eglise l'aurait certainement se- condé de tout son pouvoir; et, selon toutes les apparences, la catholicité entière eut applaudi a ses succès, car Alphonse ne manquait pas de bravoure; il en avait donné des preuves, lorsqu'en 126?, les Maures vinrent l'attaquer. Il marcha contre eux, les défit en bataille rangée, et leur enleva, non-seule- ment la riche et formidable forteresse de Media-Sidonia, mais encore les villes de Xérès, de San-Lucar et une partie des AI- garves qui peuplaient les deux rives de la Guadiana.

Les commotions politiques de l'Angleterre ne contribuaient pas moins que les guerres d'Espagne au prolongement de l'orageux interrègne de l'Allemagne. Les principales causes du conflit entre Henri III et les barons avaient été la puissance des favoris au préjudice des hauts feudalaires du royaume, l'inobservation de la grande Charte, base des libertés britan- niques, et même l'offre de la couronne des Deux-Siciles que le Saint-Siège fit au roi pour un de ses fils. Simon de Mont- fort, comte de Leicesler, second fils du héros de la croisade contre les Manichéens du Languedoc, s'était mis à la tête des mécontents pour obtenir le redressement des abus. Le parti de

1. ...Nàm ciira insula gadicensis ia quâ , ut asserilur, est maris portus accommodus et tranquillus propler Mcditerrannei stricturam maris Africae sit inresta plurimùm, et ad ejus conquisitioncm janua possit essefidelibus, si su- per excrescentibus christiants incolis replealur... Epist. Urbani IV. Annales ecclesiast., Raynald., lom. XIV.

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ce Catilina anglais, grossi sans cesse, menaçait la capitale; tout annonçait l'effusion du sang pour la défense des franchi- ses nationales ou pour la conservation de l'autorité absolue. Rentrer loyalement dans la ligne de la grande Charte eut peut-être concilié les intérêts; mais, incapable d'une résolution ferme, mal entouré, incertain surtout à l'heure du danger, Henri III , sans examiner si les statuts d'Oxfort n'étaient qu'une interprétation de la constitution du royaume ou une légère extension au pacte fondamental, souscrivit, lui et sa famille, à une véritable atteinte au pouvoir royal. Si cette tentative des rebelles, digne le l'assemblée que les vieux annalistes ont flétrie du nom de parlement enragé, avait réus- si, elle aurait substitué, pour l'Angleterre, à l'absolutisme monarchique, le despotisme de l'oligarchie.

La nation s'aperçut bientôt qu'on l'avait trompée. Henri III profita de celte réaction pour ressaisir son autorité. Les fac- tieux objectaient que le roi et la nation avaient juré d'obser- ver les statuts d'Oxfort. On répondait que ce qu'un parlement avait fait, un parlement pouvait le défaire. Pour plus de sécu- rité toutefois, le monarque en appela au pape, qui était tout ensemble le directeur des consciences comme chef de l'Eglise, et le juge féodal du roi et des barons anglais, comme leur sei- gneur suzerain. Alexandre IV, par une bulle du mois de juin 1261, et son successeur Urbain IV, par une autre bulle confir- mative, relevèrent Henri de son serment. « Le serment, di- « saient-ils, doit être une garantie de la justice et non de l'ini- « quilé. Or, les articles d'Oxfort, préjudiciables au royaume, c injurieux au roi, contraires à la liberté de l'Eglise, étaient « conséquemment incompatibles avec les obligations du « serment prêté par le roi à son sacre. » Urbain IV, en annulant ces fameux statuts, exceptait néanmoins les articles manifestement favorables au roi, au royaume et à l'Eglise. Guillaume, archidiacre de Paris, son chapelain et son légat en Angleterre, avait à peine publié la bulle, que Henri III nomma de nouveau un justicier et un chancelier, changea les officiers

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de sa maison, révoqua les gouverneurs des châteaux royaux, institua d'autres magistrats dans les comtés, et annonça, par une proclamation, qu'il avait repris la plénitude de sa puis- sance. A cette annonce, les barons se soulevèrent avec une nouvelle ardeur.

Gomme le bruit s'était répandu à Rome que Richard, comte de Cornouailles, avait trempé dans la conspiration des barons contre son frère, Urbain IV lui écrivit pour le détourner d'une action aussi criminelle. « Nous nous transportons en esprit, « lui ci i l -il , vers les temps écoulés il nous a été donné d'ap- t précier vos louables efforts en tous genres de dévouement; « et, à la vue des glorieux exploits qui ont rendu votre nom « célèbre jusque dans les contrées d'outre mer, nous ne pou- « vons croire qu'un prince si fidèle, si pieux, si débonnaire, « puisse violer les liens du sang et voir d'un œil indifférent

* l'innocence de son frère opprimée, la majesté royale flétrie « et l'honneur de la nation dégradé en sa personne. A Dieu « ne plaise, ô prince très-chrétien, qu'elle monte à noire es- « prit la pensée qu'une trahison aussi infâme ait établi sa de- « meure dans le sanctuaire de votre âme, asile d'une foi vive « et d'un ardent courage! A Dieu ne plaise que ce bruit pas- « sager porte à l'estime profonde que nous avoni pour vous t une telle atteinte que nous en venions à croire que l'amour « fraternel, nourri en vous dès vos plus tendres années, ait

été notablement défiguré et se soit presqu'éleinl au fond de « votre cœur! A Dieu ne plaise que nous ajoutions foi à la « parole de ceux qui vous accusent d'avoir soulevé la tempête « de* cette conjuration, et qui attribuent l'exhéréditalion de « votre frère et de vos neveux aux caprices de votre volonté. « Mais, profondément ému au souvenir des rares mérites qui « vous distinguent, vous et vos ancêtres, nous tenons à rester « les défenseurs de votre éclatante renommée; et, de peur que « de pareils bruits ne vinssent à se fortifier, nous avons cru « devoir avertir votre Sérénité à laquelle nous souhaitons t vivement les plus heureux succès, et la prier avec instance

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« de méditer sérieusement ces représentations. Enfin, au nom « de la respectueuse soumission due au Siège apostolique, au « nom de votre honneur, nous conjurons votre Magnificence * de marcher au secours de votre frère, si généreusement, si « ouvertement que ses ennemis soient dissipés et que les per- « séciiteurs de son innocence disparaissent de devant sa face. » Le vaillant Richard prit les armes contre les insurgés et dé- truisit, par des prodiges de bravoure, les odieux soupçons qui planaient sur lui1.

Urbain IV envisageait l'avenir de l'Angleterre avec de vives inquiétudes. Comme les Pontifes romains, ses prédécesseurs, qui se montrèrent toujours, avec une prédilection remarquée par l'histoire, les paternels et les désintéressés tuteurs des mo- narques anglais, il s'efforça d'arracher les îles Britanniques aux horreurs de la guerre civile. Il ne craignit pas d'écrire au chef des ligueurs pour le blâmer sévèrement de ses mou- vements insurrectionnels et lui attribuer la désolation du royaume. Il chargea l'archevêque de Canlorbéry de déclarer expressément au comte de Leicester que, s'il ne rentrait dans le devoir, l'Eglise se verrait contrainte, à sa grande douleur, de recourir contre les fauteurs des désordres aux foudres de l'ex- communication. En même temps il supplia Louis IX d'user de toute son influence pour mettre un terme aux dissensions; il exhorta même la reine Marguerite à unir ses prières aux sien- nes pour déterminer son royal époux à intervenir entre le mo- narque et ses sujets rebelles 2.

Pour consommer cette grande œuvre de pacification, il fal- lait amener les barons à convenir de soumettre tous les points de la contestation à saint Louis. Urbain IV ne crut pas pou- voir confier à un négociateur plus habile et plus persuasif que Gui Fulcodi, cardinalévêque de Sabine, cette légation déci-

4. Quâ famâ adductus Urbanus graves ad Richardum ipsum lilteras dédit, maximum suo nomini dedecus allaturum, si fratris solium everli paterelur. An- nales eccles. Raynald., loco cilalo.

2. Rem sigoificavit Urbanus S. Ludovico rogavitque ut regiam auctoritatem in opprimendo eo bello adhiberet. Loco cilalo.

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sive qui portait dans son dénouement la prospérité ou le malheur du trône d'Angleterre. Il le recommanda magnifique- ment aux archevêques, évêques, abbés, prieurs, doyens, ar- chidiacres, prévôts et à tous les autres prélats du Royaume- Uni1.

« Quand nous avons entendu, leur dit-il, les bruits avant- « coureurs de la tempête par laquelle l'antique ennemi, l'ad- « versaire de la paix, le semeur de zizanie , ébranlait votre « royaume jusque dans ses fondements, nous nous sommes « senti enflammé d'un désir d'autant plus vif d'apporter un « prompt apaisement à ces commotions violentes, que l'agita- « lion de ce pays, dont la tranquillité nous comblerait de joie, « nous jette dans de cruelles angoisses. C'est pourquoi, dans « les perplexités de nos veilles laborieuses, dans les brûlants « transports de notre zèle, nous nous épuisons à chercher les « remèdes qu'il conviendrait d'appliquer aux tribulations qui « affligent, non-seulement le roi, la reine et leurs enfants, « mais encore les ecclésiastiques qu'on emprisonne et les « temples qu'on dépouille de leurs revenus.

« D'importantes affaires ne nous permettent pas de nous « transporter en personne sur le théâtre de la guerre civile, « notre présence et nos paroles de paix auraient pu. Dieu « aidant, rallier les esprits. En conséquence, nous avons choisi, t pour nous remplacer dans ce rôle conciliateur, notre véné- « rable frère Gui Fulcodi, cardinal-évêque de Sabine; nous « nous sommes déchargé de ce fardeau sur ses robustes

4. Licet cunclis christicolis ac christicolarum singulis regionibus Deo et apostolicœ sedi devotis in iis nostrœ sollicitudiois studiura debeatur, Dosque ad ipsos libeotcr possibilitatis sua? minislerium extendamus; tamen quanio ca rissimum in Christo filium nostrum et carissimam in chrislo filiam nosfram re- ginam illustres, ac natos ipsorum, ac inclytum regnum Anglue, in quo semper orthodoxa fîdes viguit, incrementa suscepit, et libertas ecclesiaslica munimen- tum; ac dilectos filios nobiles viros barones, magnâtes alios, et cœteros incolas regni ejusdem infrà claustra pecloris in singularilate dilectionis habemus ; tanto circa prosperum stalurn ipsorum fervor apostolici favoris, et ad tranquillitatem eorum lotis nisibus procurandam cum affectionis paterne plenitmline singula- riùs cogilamus... Epist. Urbani IV ad archiepiscopos Angliœ, apud Anna- les eccles., Raynald., tom. XIV.

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« épaules; notre âme inquiète s'en est remise pleine de con- « fiance en ses éminentesipalités, et en la toute-puissance du « Seigneur qui les lui a départies avec une sorte de profusion. « L'expérience, en effet, nous a appris qu'il lui a donné l'élo- « quence, la sagesse, l'érudition, et qu'en lui brillent la recti- « tude du jugement, la prudence dans les conseils, la rigidité « de la censure, le calme dans l'adversité, le dévouement « dans la prospérité, le courage dans l'action. Recevez-le donc c comme un messager de concorde avec les honneurs dus à « son rang et à ses vertus; accueillez-le comme un légat apos- « tolique que nous estimons et que nous affectionnons entre « tous les autres. »

Le cardinal légat ne put débarquer en Angleterre. Il s'ar- rêta longtemps à Boulogne -sur -Mer , y assembla quelques évêques fidèles au roi, fulmina l'excommunication contre les factieux et jeta l'interdit sur la ville de Londres , foyer de la rébellion. Il chargea les prélats d'Outre-Manche de l'exé- cution de ses censures, et reprit le chemin de l'Italie il devint pape sous le nom de Clément IV. Malgré l'animosité réciproque des barons turbulents et du monarque fugitif, tous sentirent que leur conscience n'était pas exempte de re- mords. Une pensée commune finit par les décider à s'en rap- porter à la décision de saint Louis. Ce retour à des idées de pacification était l'ouvrage d'Urbain IV; son intervention pro- duisit à elle seule un résultat que les armes n'eussent jamais pu complètement amener.

Le royal médiateur prononça en arbitre souverain le célèbre arrêt qui tenait l'Europe en suspens. « Au nom du Père, et « du Fils et du Saint-Esprit : Nous annulons tous les statuts « d'Oxfort, comme des innovations préjudiciables et injurieuses « à la majesté du trône; déchargeons le roi et les barons de « l'obligation de lés observer; révoquons toutes les lettres « données par le roi à ce sujet ; ordonnons que toutes les for- c teresses seront remises en sa possession; voulons qu'il puisse « pourvoir à toutes lesgrandeschargesdel'Etat,accorder retraite

25.

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» aux étrangers dans son royaume, appeler indifféremment t dans son conseil tous ceux dont il connaîtra le mérite et la « fidélité; décrétons qu'il rentrera dans tous les droits légi- « timement possédés par ses prédécesseurs; décernons que t personne ne sera inquiété ni recherché ; n'entendons pas « néanmoins qu'il soit dérogé, par ces présentes, aux coutu- « mes qui existaient avant le conflit. »

Urbain IV confirma ce jugement qui mettait à couvert les droits du prince et les privilèges de la nation. Il chargea l'ar- chevêque de Cantorbéry d'excommunier tous ceux qui, au mépris de leurs serments, refuseraient de s'y soumettre. Plusieurs membres du haut baronnage, frappés de l'équité d'un arrêt qui condamnait l'usurpation sans rien retrancher de ce qui était incontestablement aux populations, renon- cèrent à la ligue et rentrèrent dans le devoir.

Les autres gentilshommes se plaignirent que Louis IX avait agi, dans cette occasion, en roi prévenu des prérogatives de la couronne; ils déclarèrent qu'ils en appelaient à leur épée. Les hostilités recommencèrent, et les deux armées se rencontrèrent à Lewes. Le comte de Leicester, associant la religion à ses projets, essaya de faire de cette guerre une croisade. La veille de la bataille, il ordonna à chaque soldat de s'attacher une croix blanche sur la poitrine et sur l'épaule. La victoire se déclara pour lui, malgré la valeur d'Edouard et de Henri, son cousin; le roi tomba même en son pouvoir avec son frère Richard, comte de Gornouailles. Quelque temps après cette défaite, le prince Edouard servit d'otage à son père; et le malheureux Henri III recouvra la liberté, mais non la puissance.

Leicester avait jusqu'alors partagé le pouvoir avec les comtes deGlocester et de Derby. Son ambition qui ne voulait pointd'égaux,etleur orgueil qui ne voulait point de supérieur, ne tardèrent point à les diviser. Les anciens complices de Simon s'armèrent contre l'oppresseur. A cette nouvelle, Edouard trompa la vigilance de ses gardiens, s'échappa par les soins

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de lord Mortimer et leva l'étendard royal. On se battit avec fureur sous les murs d'Evesham le 4 août 1265. « Que le t Seigneur ait pitié de nos âmes, s'écria le comte de Leicester, « car nos corps sont au prince Edouard! » Quelques heures après, il était vaincu et tué. Henri III n'abusa pas de sa vic- toire; il termina son règne, en 1272, par un acte de légitime réparation; il confirma librement les chartes toujours jurées, toujours violées ; et il mourut dans les plus beaux sentiments de repentir et de résignation; mais il avait subi les enseignements de la mauvaise fortune et la salutaire influence d'Urbain IV1.

Ces troubles avaient retardé l'enquête commencée par Ur- bain IV sur l'interrègne en Allemagne. Richard de Cornouail- les était mort la même année que son frère l'infortuné Henri III. Alphonse de Castille n'en persistait qu'avec plus de force dans ses prétentions à l'Empire. Grégoire X,deuxième successeur d'Ur- bain IV, travailla avec une ardeur infatigable à faire renoncer à la couronne de Germanie ce compétiteur actif, inquiet, puis- sant par ses alliés. Le monarque castillan s'obstinait à main- tenir sa candidature au trône impérial en concurrence avec Rodolphe, comte de Hasbourg, élu à l'unanimité, en 1273, roi des Romains. L'Espagnol a dans le caractère quelque chose d'opiniâtre, d'inflexible, d'indomptable; ce caractère se peint dans son regard fier et souvent dur, dans ses traits graves et passionnés, et jusque dans les lignes vives et saillantes de son front rembruni par les ardeurs du soleil. Doué d'une volonté forte plus que d'une âme tendre, il se montre dans la politique ce qu'il est en réalité, un homme d'une énergie et d'une téna- cité inébranlables. Grégoire X, pour triompher de cette obsti- nation, chargea l'archevêque de Séville d'avertir le roi de

1, Quod cùm ob subitos bellorum ingruentium motus, quibus Aoglia fluc- tuabat, ipsomet Richardo capto à perduellibus, accidisset ; ponlifex dicendte causa; diem protraheodum hiscc lilteris décroît. « Ioter carissimos in christo filios nostros Alphonsum regem Castellœ ac Leonis illustrem, et Richardum io Romauorum regem per electiones varias in discordiâ celebratas electos, super obtinenda imperii dignitate, inimicus home- contentionis materiam suscitavit...» Epist. Urbani IV, apud Annales cccles., Raynald., tomo citato.

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Castille : qu'il eut à s'abstenir de troubler la paix de la chré- tienté, et de se prévaloir d'un titre qui ne lui appartenait pas, et ce, sous peine d'excommunication. Alphonse obéit enfin et abdiqua.

Rodolphe de Hasbourg devait, dans la pensée de toute la na- tion allemande comme dans celle du saint pape Grégoire X, remédier aux malheurs occasionnés par la chute de l'Empire romano - germanique , à la suite de l'implacable lutte des Hohenstaufen contre l'Eglise. Comme la barbarie et d'inter- minables guerres avaient effacé tous les principes et réduit la souveraineté d'Europe à l'état de perpétuelle fluctuation, il était avantageux qu'une puissance supérieure eût un certain ascen- dant sur cette souveraineté. Or, comme les papes se montraient supérieurs par la sagesse et par la science, la force des choses les avait investis d'elle-même et sans contradiction, de celte prépondérance morale. Il s'était formé une opinion réellement universelle qui attribuait aux Vicaires de Jésus-Christ une certaine compétence dans les questions de souveraineté. Ils ne se mêlaient nullement de gêner les princes sages dans l'exer- cice de leurs fonctions, encore moins de troubler l'ordre des successions souveraines, tant qu'elles s'effectuaient suivant les règles ordinaires et connues; mais, lorsqu'il y avait grand abus, grand crime ou grand doute, le Souverain Pontife inter- posait son autorité. Dieu seul pourrait dire combien cette intervention miséricordieuse a prévenu de révolutions politi- ques et de guerres civiles; combien elle a provoqué de par- dons héroïques et de magnanimes réconciliations !

XIII

PortraiU de Manfred, prince de Tarente, et de Conradin, petit-fils de Frédéric II. Indignation d'Urbain IV au sujet du mariage de l'infant Pierre d'Aragon avec Constance, fille de Manfred. Il écrit à Jacques -le- Conquérant, roi d'Aragon; A saint Louis, roi de France.— Manfred se fortifie dans l'Italie centrale.— Urbain IV le cite à son tribunal. Ses injonctions aux Siennois et aux Pisans pour les détourner du parti de l'usurpateur. Défection des Lucquois. Urbain IV travaille à extirper l'hérésie des Manichéens. Il publie une croisade contro Manfred.— 11 propose la Sicile à Charles d'Anjou.

Les princes de Germanie, investis par les papes de la dignité impériale après l'extinction de la ligne masculine des Carlo- vingiens, avaient méconnu peu à peu l'idée éminemment catholique de cette dignité, pour reprendre peu à peu l'idée de l'impérialité païenne de Néron, deCaligula, d'Antoninet de Marc-Aurèle. Leur pensée intime était l'asservissement du monde entier à leur sceptre; cette tendance à la domination universelle constituait au fond la cause de toutes leurs luttes avec l'Eglise romaine.

Dans ces querelles séculaires, il s'agissait d'une immense question sociale : les nations affranchies de l'esclavage antique par les lumières de l'Evangile seront-elles libres sous la loi de Dieu seul, comme au temps de Charlemagne, le type de l'em- pereur chrétien ; ou bien seront-elles asservies au despotisme des césars d'Allemagne? Subiront-elles perpétuellement le joug du paganisme germanique et de l'islamisme oriental, ou avanceront-elles dans les voies de la civilisation et du progrès par le christianisme? Urbain IV travailla puissamment à la solution de ce grand problème.

Les dispositions testamentaires de Frédéric II n'avaient rien changé aux rapports d'antagonisme du sacerdoce et de l'em- pire. L'avenir était aussi troublé que le présent. Le petit-fils de Barberousse avait assigné à chacun de ses enfants une part dans son héritage; mais il avait violé le droit de primogéni- ture, loi essentielle de tout ordre régulier de succession.

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Henri, son premier né, qu'il avait eu de Constance d'Ara- gon, veuve d'Emerich, roi de Hongrie, était mort rebelle, vaincu et captif. Il laissait, de Marguerite d'Autriche, deux fils, Frédéric et Henri. L'aîné, le brillant Frédéric, naturellement et de préférence à ses oncles, aurait être appelé à l'héritage de toutes les couronnes de ses ancêtres. L'empereur, portant au-delà de la tombe sa haine pour son fils Henri, exclut le fils de ce prince, lui substitua Conrad, le second de ses fils légiti- mes, et laissa, comme aumône, au jeune Frédéric deshérité, le duché d'Autriche et le comté de Styrie, possessions précaires, contestées, livrées au premier occupant.

Il mit, pour ainsi dire, hors la loi le malheureux orphelin qui, d'ailleurs, ne survécut qu'une année à cette flagrante in- justice, car la succession fut établie ainsi qu'il suit :

Conrad IV était investi du titre de roi des Romains, titre qui constituait la succession à l'empire électif, mais non l'hérédité aux biens patrimoniaux de la maison de Souabe.

A Henri le jeune, l'empereur ne léguait que dix mille onces d'or, le royaume d'Arles ou celui de Jérusalem, au choix de Conrad.

Manfred ou Mainfroi, le seul de ses enfants naturels que l'empereur ait légitimé, obtenait la principauté de Tarente, les comtés de San-Angelo , de Tricarico, de Gravina et plu- sieurs autres fiefs qui le rendaient maître d'une grande partie de la côte du royaume de Naples.

Le testament impérial déclarait le prince de Tarente bailli, régent ou vice-roi des Deux-Siciles avec plein pouvoir, toutes les fois que Conrad résiderait en Allemagne et lorsque Conrad, venant à mourir, laisserait des mineurs. On était précisément dans ce dernier cas, au moment Jacques Pantaléon devenait pape sous le nom d'Urbain V.

De la postérité de Frédéric II, qui joignait à la brutalité allemande de Barberousse la perfidie des Grecs et la chicane- rie des Normands, il ne restait plus que Manfred, son bâtard favori, et Conradin, l'unique rejeton de sa race et le plus

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malheureux de tous. Comme ces deux représentants du parti impérial doivent jouer un grand rôle dans la lutte qui va s'ouvrir avec Urbain IV, il ne sera pas sans intérêt d'esquisser leur portrait.

Manfred, fils naturel de l'empereur Frédéric II et de la com- tesse Bianca Lancia, avait une ressemblance frappante avec son père, sous le rapport religieux et moral comme sous le rapport intellectuel et physique.

Sa taille était grande et bien proportionnée; ses membres robustes et d'une souplesse peu commune. De longs cheveux blonds, tombant en boucles, ombrageaient sa figure, à la fois mâle et charmante, aux yeux bleus, au teint paré des plus vives couleurs. Il y avait dans la séduction de sa parole et dans la noblesse de ses manières quelque chose d'irrésistible. Habile dans les jeux, il excellait dans les exercices de la chasse, et poussait, dans la guerre, la bravoure jusqu'à la témérité.

Pour donner tout le développement possible aux aptitudes de son bâtard de prédilection, Frédéric II l'avait mis à l'école des plus célèbres maîtres de l'Italie. Manfred parlait plusieurs langues. Il était versé dans l'étude de la grammaire et de l'histoire. Il se vantait de connaître les diverses sectes de la philosophie antique. Il était initié à la science des phénomènes célestes. Il se passionnait pour la musique et la poésie; il composait même, dans l'idiome italien, des romances qu'il chantait avec âme, surtout dans ses promenades du soirT

Contempteur des choses saintes , il était de ce petit nombre de libres penseurs, d'ennemis avoués de la domination ecclé- siastique, d'esprits forts qui se proclamaient eux-mêmes les disciples d'Epicure. Chose bizarre, sans nier la divinité de Jésus-Christ, il affichait un odieux mépris du christianisme, faisant quelquefois, par une politique insensée, respecter le culte, tout en insultant au dogme catholique. Sceptique à ses heures, il n'avait qu'une incrédulité intermittente; à l'ardeur fiévreuse avec laquelle il bravait les foudres pontificales, on reconnaissait plus encore un croyant inquiet et rebelle, qu'un rationaliste ferme et convaincu.

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Il vivait entouré d'odalisques et d'aimées, d'astrologues et de lions apprivoisés. Son palais, il donnait des eunuques pour gardiens à sa femme, ressemblait à un sérail ; et lui- même, souvent revêtu de robes orientales, affectait des airs de sultan. Toujours accompagné d'une troupe de musulmans, disposé à leur permettre la débauche et le sacrilège, Manfred n'était plus un prince chrétien, mais un matérialiste couronné qui brûlait de la soif des voluptés. Les voies tortueuses, et même criminelles, ne répugnaient point à ce roi d'une vanité capricieuse, d'une ambition démesurée. Rien ne l'arrêtait, quand il s'agissait d'atteindre un but éclatant : ni le mensonge, ni l'adulation, ni un avilissement passager.

En résumé, Manfred réunissait tous les contrastes, se servait tour à tour de ses qualités et de ses vices, les masquait les uns par les autres; et, selon la nécessité du moment, cachait la violence sous l'artifice, la ruse sous l'audace.

Conradin, son neveu et son pupille, iils de Conrad IV, roi des Romains, et d'Elisabeth Marguerite, fille d'Othon-l'Illustre, sentit de bonne heure la grandeur de son origine. Doué d'une haute intelligence et d'une imagination brillante comme toute sa race, il en avait le séduisant extérieur. Dès le berceau, il avait été salué suzerain de l'Europe et de l'Asie, roi de Jéru- salem et de Sicile, empereur futur. Mais ces titres fastueux n'étaient que des souvenirs, ou plutôt des illusions. Telle était même la détresse de ce petit roi que, pour abriter sa tête d'enfant ceinte de tant de couronnes imaginaires, il avait se réfugier sous la garde de ses oncles, Louis et Henri, ducs de Bavière, sages politiques et vaillants chevaliers.

Ce qui frappe au premier abord dans Conradin, ce sont les péripéties de son jeune âge. En réalité, il n'eut point d'en^ fance : les vicissitudes, les émotions, les tumultes, qui agitè- rent ses années les plus tendres, avaient imprimé à son carac- tère une virilité prématurée. A l'esprit d'aventure et d'entre- prise se joignait en lui un ennui précoce, une mélancolie inquiète, ce vague des passions qui tourmente ordinairement

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les jeunes cœurs, surtout dans la rêveuse Allemagne. Il n'ha- bitait pas longtemps le même lieu; il promenait de château en château les tristesses de son exil. Les villes de Ravensbourg et d'Arbon, situées l'une dans le Wurtemberg, non loin du lac de Constance, l'autre en Thurgovie, au pied d'une chaîne de collines que surplombent les plus hauts sommets des Alpes, le virent souvent soupirer après l'heureux instant il en- trerait en possession de l'héritage paternel.

Considérant sa mère comme la veuve d'un empereur, quoi- que son père n'eut jamais porté légalement le titre impérial, puisqu'il n'avait pas été couronné à Rome, Conradin n'abordait la princesse douairière qu'avec les formes d'une étiquette cérémonieuse. Toul-à coup, Elisabeth de Bavière, épousa Meinhard de Gorice, frère du comte de Tyrol; et, de reine, devint simple comtesse. Cette alliance inégale pénétra le petit roi d'êtonnement et de douleur; dès ce moment, il s'abstint de rendre à sa mère les honneurs accoutumés. Elisabeth se sépara de son fils; elle le confia à l'évêque de Constance, Eberhard de Walbourg. Sous les auspices de ce vénérable tu- teur, Conradin reçut une éducation libérale et savante. Elevé dans les traditions des bardes germaniques, il cultiva la poésie et les arts. Ses traits étaient nobles, sa stature élevée, son accueil gracieux.

Manfred, sous prétexte de la tutelle de ce jeune prince, son neveu, s'était emparé du gouvernement des Deux-Siciles. Ses ennemis pensaient qu'il succomberait sous le poids des affaires; mais il trompa leurs espérances. Par la vigueur et l'habileté qu'il développa dans les circonstances les plus difficiles, il avait consolidé son pouvoir. Il ne lui restait plus qu'à le perpétuer dans sa race. Sa postérité était devenue nombreuse. Yeuf de Béatrix de Savoie, dont il avait eu deux fils, il avait épousé, en secondes noces, Hélène, fille de Mi- chel Comnène, despote de Thessalie et d'Épire, qui lui donna trois fils. Le rusé prince de Tarente voulait s'appuyer sur une puissante alliance. Il y réussit. Dorn Jaime, roi d'A-

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ragon, nommé de son vivant le Conquérant, parce qu'il avait vaincu les Maures d'Espagne dans plus de trente batailles et rendu un millier d'églises au culte catholique, souhaita de marier la princesse Constance , fille aînée de Manfred , à son fils dom Pierre , et de reconcilier en même temps le bâtard impérial avec le pape. Il chargea de cette délicate et impor- tante mission Raymond de Pennafort, célèbre canoniste et gé- néral des Frères Prêcheurs1.

Pennafort était un de ces hommes d'élite qui, doués de tous les dons de la nature et de la grâce, semblent nés pour reculer les limites de la civilisation chrétienne. Ses parents, issus des anciens comtes de Barcelone, descendaient de l'antique lignée des rois d'Aragon. Il unissait les sollicitudes du ministère pastoral aux exercices du plus sévère ascétisme, les fonctions de la vie apostolique aux travaux les plus ardus de l'intelli- gence. Il jouissait d'un immense crédit en Europe et il le fai- sait servir à l'extension du règne de Jésus-Christ et au soula- gement des peuples opprimés. Parmi ses pénitents, il en avait deux surtout d'un caractère fort distingué : Pierre de Nolas- que, gentilhomme français, issu d'une des plus nobles familles du Languedoc, et le roi d'Aragon, Jacques Ier, un des plus vaillants champions du catholicisme. Le zèle du salut des âmes, qui dévorait Raymond de Pennafort, le rendit comme coopé- râtes du premier dans la fondation de l'ordre de Notre-Dame- de-la -Merci pour la rédemption des captifs; il employa l'au- torité royale et l'humeur belliqueuse du second à la défense et à la propagation de la foi. Le monarque aragonais l'avait choisi pour guide dans la direction de sa conscience et pour conseiller dans le gouvernement de son royaume; la plupart de ses conquêtes étaient dues, en grande partie, aux prières et aux missions de ce saint religieux.

I. Manfredus qui, flelâ Conradiui morte, Siciliam invaserat, vcritus ne rcgoo tandem pdlerelur, quo suam lyrannidem stabiliret, cura Aragonura regc pcr legatos egitde lilià cura Aragoni primogcniio matrimonio coujungendâ, petierat que ut ipsum cum Urbano conciliaret. Annal, eccles. Raynald., toui. XIV, ann. 1262.

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Aussi le roi d'Aragon avait une entière confiance dans Ray- mond de Pennafort; il l'avait envoyé à Viterbe pour négocier le mariage de la princesse Constance avec dom Pierre III , son fils aîné, et la réconciliation de Manfred avec l'Eglise. Mais à la place d'Alexandre IV, vieillard fatigué d'une lutte longue et infructueuse, il trouva un autre vieillard, Urbain IV, plein de vigueur et de feu . Dès que le nouveau pape eut reçu le messager du brillant vainqueur des Maures, il interposa l'auto- rité du Saint-Siège pour détourner ce prince de tout projet d'union entre son fils et la fille de Manfred. Urbain IV, doué d'une remarquable finesse de jugement, ne vit, dans les ins- tances du roi d'Aragon, qu'une nouvelle preuve de l'astuce et de l'hypocrisie de l'ancien prince de Tarenle. Il remit à Ray- mond de Pennafort un bref dans lequel il s'exprimait en termes affectueux pour dom Jaime. Il se montrait étonné que le mo- narque ait eu la simplicité de croire à des démonstrations si peu sincères; il lui exposait les principaux griefs de l'usurpa- teur de la couronne sicilienne 4.

t Je m'étonne que vous vous laissiez surprendre aux arli- t fices de Manfred , disait-il, et je me trouve obligé de vous < donner au moins une légère connaissance de ses crimes, « dont la seule pensée m'inonde l'âme d'amertume. L'ancien « prince de Tarente méprisait Dieu avec le cœur d'un impie t et trompait les hommes avec le front d'un courtisan; après t la mort de son frère Conrad , il prêta serment de fidélité « au pape Innocent IV, notre prédécesseur d'heureuse mé- « moire; il le laissa paisiblement entrer dans le royaume de « Sicile, l'en reconnaissant véritable seigneur. Innocent, de « son côté, le reçut charitablement comme son fils, lui donna « par pure libéralité, la principauté de Tarente, à laquelle

1 . Maofredi promissis pcllec.tus Aragonius ad pontifîcem de eo iu ipsius gratiam restitucndo scripseraf, sequcad pacem eam constriogeDdam profectu- rum. Cui Urbanus cum nefandissimo fyraaoo,qui postTareotmumpriocipatum ipsi ab Ecclesiâ nullis ejus meritis concessum, Ecclesiœ ditionem iovasisset nunquàm pacem initurum ; demùm regem ipsum ab illius affinilatis contraheo- mente nisus abducere, quanlam labem suo generi ex eo inurerct, proposuit. Annales ecclesiastici , Ratnald., tom. XIV. Ann.1262.

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« il n'avait aucun droit, et le combla des plus magnifiques pré- « sents. Toutefois, immédiatement après ces faveurs, Manfred, « poussé par une noire ingratitude, soudoya un sicaire pour « poignarder avec atrocité, presqu'à la vue du pape, Burello, « comte d'Anglone, serviteur fidèle de l'Église. »

D'autres forfaits non moins énormes étaient reprochés à Manfred. Les voici :

Manfred, ce fils d'iniquité, avait répandu le bruit de la mort de Conradin ; il s'était attribué le royaume de Sicile comme son propre héritage, sans avoir horreur d'une telle perfidie contre son neveu et son pupille.

Il s'était emparé des églises vacantes du royaume, et il avait pillé celles qui ne l'étaient pas; il avait accablé d'exac- tions plusieurs prélats et il en retenait d'autres dans d'affreuses prisons.

Au mépris de l'autorité apostolique et des censures ecclésiastiques, il faisait célébrer, devant lui et dans les lieux interdits, les offices divins. Cette conduite élevait contre lui des soupçons d'une méchanceté hérétique.

Au détriment et à la honte de la foi catholique, il préfé- rait les mahométans aux chrétiens; il entretenait des relations intimes avec les Sarrasins de Lucéra, contempteurs et persé- cuteurs du nom de Jésus-Christ.

Ii avait faittuer avec cruauté plusieurs barons du royaume qui s'étaient attachés à l'Eglise romaine, quoique de son con- sentement.

Enfin, il avait banni inhumainement plusieurs grands et autres, sans épargner ni âge ni sexe l.

1. Manfredus dùm Ecclesia quâdam materna fîduciâ in ipso quiesceret, éri- geas captatâ opportunitate rebellionis ealcaneum contra eam ad Saracenos Luceriae, per quos in Chn'stianos immanitates exercuit et exercet innuineras ; ac pactionibus initis cum eisdem contemptoribus et persecutoribus nominis chris- tiani,adoccupationemprdidictiregnimanusextendens, illud subsimulalânepolis suinatimemoratiCooradi protectione tutoria, prœsumpsiloccupatum aliquandiù detinere; ac tandem idem iniquitatis filius, ejusdem nepotis morte confictà, regnum ipsumlanquàmhiereditatemproj riamoccupavit... Vacantes in eodemregnoeccle-

ET SON TEMPS. M

« L'Eglise n'aurait pas laissé de le recevoir à bras ouverts, « s'il était revenu de bonne foi, ajoutait Urbain IV; nous au- « rions célébré son retour, à l'imitation du père de l'enfant « prodigue. Nous avons écouté ses envoyés avec la même « bonté qu'Alexandre IV, notre prédécesseur; mais ils ne nous « ont fait que des propositions illusoires. C'est pourquoi nous « ne croyons pas qu'il soit de votre dignité d'entrer dans une « telle négociation, et encore moins de contracter une alliance « si honteuse ; nous vous avertissons de songer à ce que vous « devez à la pureté de votre race, qui serait souillée par le « mélange d'un sang adultère. Considérez la noblesse de votre « maison, son ancienneté qui se perd dans la nuit des temps, « votre parenté avec tous les souverains, votre propre puis- « sance, le soin de votre honneur. Comment avez-vous seule- « ment souffert qu'on vous proposât en mariage pour votre « fils la fille d'un homme tel que Manfred? L'infant Pierre « serait-il donc méprisé par les autres princes? Ne peut-il « trouver une épouse honorable parmi celles de race royale ? « Quelle honte pour lui, quelle flétrissure pour vous, de lier t par une aussi étroite affinité un fils dévoué à l'Église avec « son ennemi et son persécuteur le plus acharné. Non, vous « n'obscurcirez pas d'une si grande tache la gloire de vos an- « cêtres;non, très-cher fils, vous qui, dès vos plus jeunes « années, avez constamment poursuivi les ennemis de l'Église, « vous ne voudrez pas, dans un âge plus avancé, imprimer à t votre nom un sceau d'ignominie, en leur accordant votre « bienveillance et votre protection 4. »

Malgré ces injonctions pressantes cachées sous la forme d'un éloge, dom Jacques passa outre. Le mariage en question pa-

sias occupât , non vacantes spoliât ; praelatos ipsarum et alios quorum aliquos diris carceribus maocipavit, exactionibus aggravât... Nonnullos quôque ba- rones regni prœfati crudeliter interimit... Epist. Urbani IV régi Aragonum, apud Annales ecclesiast., Raynald, tom. XIV.

t. Quomodô igilur tandem cadere potuit in cor tuum; quomodô poluit animi lui sublimitas incliuari , ut de contrahendo malrimonio inter primo- genitum tuum illustrera, et natam memorati Manfredi... Epist. Urbani /F, loco citato. Ànn. J262.

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raissait avantageux à sa dynastie. Des chances, éloignées par l'ordre de la nature, mais vraisemblables par le jeu des révo- lutions si fréquentes dans ces contrées, chances qui se réalisè- rent en effet, pouvaient amener, dans l'avenir, la réunion de la Sicile à la couronne d'Aragon. D'ailleurs le conquérant ara- gonaisse voyait toujours plongé dans des embarras d'argent ; et Manfred, réputé le prince le plus fastueux et le plus riche de toute l'Europe, assurait une dot considérable à Constance, sa fille de prédilection. Cette alliance le flattait d'autant plus qu'elle le rapprochait de la maison de France. Isabelle d'Ara- gon, sœur de dom Pierre, son gendre, allait bientôt épouser Philippe, fils aîné de Louis IX. Un si haut parentage, celui de France et d'Aragon, établirait enfin le prince de Tarente dans le collège des rois.

Les fiançailles de Philippe et de l'infante d'Aragon avaient eu lieu dès l'année 1258. Les possessions territoriales d'Espa- gne et de France, non loin des Pyrénées, se trouvaient entre- mêlées par des inféodations d'une complication inextricable. Fiefs de la monarchie franque depuis Charlemagne,les comtés de Catalogne, de Roussillon, de Barcelone, n'avaient point été démembrés légitimement de la couronne de ses successeurs. Leurssuzerains, devenus rois d'Aragon, reconnurent longtemps la suprématie féodale du sceptre des Lys. Jusqu'en 1180 même, ils datèrent les actes publics du règne du monarque de France alors vivant. Il est assez remarquable que cet usage ait cessé sous Philippe-Auguste, le prince le plus jaloux de ses préro- gatives.

Quoiqu'il en soit, dom Jacques prétendait à la suzeraineté sur certaines villes de la France méridionale. Tout chimé- riques que ces droits éventuels pussent paraître , les deux nations attachaient une sorte d'orgueil à en main- tenir la possession héréditaire. C'était néanmoins entretenir une source permanente de contestations. Aussi, le désir de l'anéantir engagea Louis et Jacques à s'occuper d'une alliance propre à offrir de mutuelles garanties aux deux Etats. Ils con- clurent, le 11 mai 1258, à Corbeil, un traité définitif Ton

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jura de terminer tous les différends par l'échange des préten- tions réciproques. Cette paix devait être cimentée par le ma- riage de Philippe de France et d'Isabelle d'Aragon.

Une nouvelle inattendue faillit ajourner indéfiniment la céré- monie nuptiale. Déjà les apprêts se faisaient dans la capitale de l'Auvergne, lorsque Louis IX apprit que dom Pierre était fiancé à la fille de Manfred, l'usurpateur du trône de Sicile. Pareil contact effraya la délicatesse de saint Louis; une telle alliance semblait attacher sa famille à celle de ce bâtard impérial que les peuples avaient surnommé le meurtrier et l'empoisonneur. On s'attendit à une rupture complète, dont les suites devraient affliger également les deux monarques et leurs conseillers. Pour vaincre les scrupules du roi de France, il fallut que le roi d'Aragon s'engageât, par un acte formel, à ne seconder au- cunement les entreprises de Manfred contre l'Eglise *.

C'était au mois d'août 1263. Urbain IV venait de transférer sa résidence de Viterbe à Monteliascone pour y chercher un abri contre les brûlantes chaleurs de l'été, lorsqu'il apprit, par le dominicain Jean de Paris, messager d'iEgidius, archevêque de Tyr, la noble conduite de Louis IX. Il ne put s'empêcher d'en témoigner sa joie à ce pieux monarque. Il chargea Jean de Valenciennes de lui remettre une lettre pleine de louanges. « Nous vous félicitons, dit-il, d'avoir déclaré que vous ne « vouliez point d'alliance avec un prince excommunié. Nou? « sommes heureux de voir que, non-seulement vous imitez les « actions mémorables de vos ancêtres, et que vous marchez sur « leurs traces glorieuses, mais que vous vous appliquez à les « surpasser par l'éclat de vos vertus. Nous tressaillons d'al- « légresse, quand nous songeons que l'Église peut se reposer « en toute sécurité sur vous, comme sur un protecteur cons- « tant de son honneur et de sa liberté. Autrefois Pierre, Jac-

1. Eam enim maculam rex, ecclesiae amaalissirnus, suscipere in se uoluit, ut juogere cum iis affiuitaiem dicerelur, qui cura Ecclesiae hostibus fœduspepi- gisseut, pulcherrimum factura Urbauus collaudavit. egregiamque in apostoli- ara sedem voluntalem liiteris. Annal, ecelesiast., Raynald., loin. XIV, ann. 42Ô3.

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« ques et Jean, conduits par le Seigneur sur la montagne de « la Transfiguration, virent apparaître Moïse et Elie; ils en- « tendirent la voix du Père céleste qui retentissait dans la t nuée; et remplis de frayeur, ils tombèrent le visage contre « terre; mais, réconfortés par la parole de Jésus, ils élevè- « rent leurs regards et n'aperçurent plus que lui seul. De « môme, nous et nos vénérables frères, à la vue des violen- « tes tempêtes qui agitent fréquemment la barque de Pierre « sur la mer orageuse de ce monde, nous relevant par la pen- « séeet jetant autour de nous un regard observateur, nous « vous considérons tout particulièrement, illustre zélateur « de la gloire de l'Église , votre mère , comme l'assistant seul, « d'une manière efficace, dans ses pressants besoins t. »

Les deux mariages ne laissèrent pas de s'accomplir. Celui de Philippe de France eut lieu au milieu de fêtes splenditles et de réjouissances publiques, sans cesse renouvelées durant le séjour des deux souverains en Auvergne. Quant à l'infant dom Pierre, l'union projetée, qui lui transmettait l'apparence d'un droit héréditaire à la couronne de Sicile, ne tarda pas à s'effectuer, malgré l'espérance donnée d'abord par Louis IX à Urbain IV.

Par une conséquence ordinaire de ces bonheurs inespérés, le mariage de la fille de Manfred avec le fils du roi d'Aragon, en flattant l'orgueil du bâtard, lui fit oublier la prudence, la justice et la modération. Libre de toute crainte et comme eni- vré d'un si grand succès, il attaqua le Saint-Siège avec une audace et une fureur inouïes. Lucéra, colonie musulmane du royaume de Naples, lui fournit ses plus farouches soldats.

Cette ville de laCapitanate, citadelle puissamment fortifiée, entourée de fossés, de remparts, flanquée de plus de quinze tours, était peuplée de soixante mille habitanls presque tous Sarrazins. Manfred avait renfermé dans ses murailles ses ale- liers, son arsenal, ses trésors, son harem gardé par des eunu-

, t. Maler Ecclcsia in te, qnera sui prosecutorem honoris, et libertatis eccle- siaslicae protectoremassiduumexperitur,securaquiescit. Urbani IV, loco citato.

ET SON TEMPS. 403

ques. Pour faire oublier la patrie à ces enfants du désert, souvent frappés de nostalgie, le magicienimpérial leur avait créé une sorte d'établissement oriental dans les plaines de l'ancienne Apulie. Il y avait fait transporter à grands frais des chameaux pour le tra- vailleur donner à ces Arabes l'illusionde leurs chasses aussi périlleuses que la guerre , il leur avait jeté en proie des tigres, des panthères et des léopards. Il n'avait rien épargné de ce qui est licite et de ce qui ne l'est pas, pour les attacher au sol de l'Italie et pour leur faire oublier l'Afrique. Le pays leur était abandonné; le christianisme, plus encore. Dans la cathédrale de Lucéra, ils avaient creusé une fosse immonde à la place de l'autel renversé. Manfred avait fermé les yeux sur ces outrages sacrilèges et sur d'autres attentats sans nombre.

Ce fut un contingent tiré de cette espèce de repaire de bri- gands que le prince de Tarente, ivre d'enthousiasme, lança sur la marche d'Ancône, le duché de Toscane et la campagne de Rome. Il voulait frapper un coup décisif et s'emparer du pape Urbain IV qui résidait alors à Viterbe avec les cardinaux. Jean Marerius, lieutenant de Manfred, commandait les Sarra- sins. La ruse, la perfidie, la cruauté formaient le caractère de ce guerrier. Il promena le scandale, la ruine et la mort dans toutes ces contrées enchanteresses qui s'étendent des rivages de la mer Adriatique à la mer Tyrrhénienne. Comme des Barbaresques débarqués sur la plage, ses soldats entraient dans les villes, dans les bourgades, massacraient tout ce qui tombait sous leurs mains, renversaient les églises, les cha- pelles, pénétraient dans les couvents de femmes, y portaient le viol et la dévastation. Du haut des tours de Viterbe, alors résidence pontificale, Urbain IV pouvait voir courir leurs hordes sauvages et entendre leurs hurlements que répétaient les échos d'alentour i.

Urbain IV eut en outre la douleur de voir Manfred se for-

1. Perrexit vafer tyrannus ponlificcm inseclari bello, miscereurbem tumul- tibus, cjusque domioum afifectare ; Piceuum vexare in patrimouium Beali Pelri irrumperc ; imù etiam Urbanum sua3 lyranoidi subjicerc. Annales ecclesiast., Raynald., t. XIV, ano. 1263.

26.

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tifier de plus en plus dans l'Italie centrale. Disputer au chef de l'Église le monopole du rôle patriotique devait être un des moyens d'influence employés par le prince de Tarente. D'heu- reuses conjonctures le favorisaient dans ce desseins

Les républiques de Florence et de Sienne, revenues à leur antagonisme naturel, allaient se déclarer la guerre. Les bannis florentins excitaient les Siennois à prendre les armes contre la cité des fleurs. Farinata Uberli, le plus illustre parmi les émigrés gibelins, homme d'un courage intrépide et d'une intelligence non moins hardie , jouissait d'un grand ascendant. Par son conseil, la commune de Sienne s'adressa au prince de Tarente « Les Gibelins florentins et siennois, remplis d'ar- « deur, dit-elle, n'attendent qu'un chef digne de les comman- t der, et ce chef, c'est vous, c'est Manfred. » Le prince de Tarente se contenta de lui envoyer un escadron de deux cents cavaliers allemands avec sa bannière royale. Cependant l'ar- mée florentine avait opéré sa jonction avec les troupes luc- quoises et s'était approchée des murs de Sienne. On fit bien boire et bien manger les deux cents Allemands de Manfred , et, ainsi gorgés de vin et de viandes, on les lança, par l'avis de Farinata, contre les Guelfes de Florence et de Lucques qui ne s'attendaient pas à cette attaque." Les Allemands entrés dans le camp ennemi par surprise, y firent un affreux car- nage. Les Florentins etlesLucquois s'enfuirent devant eux, ils les croyaient l'avant-garde d'une grande armée ; mais lors- qu'ils se furent aperçus de leur erreur, ils se rallièrent promp- tement, se retournèrent contre les cavaliers de Manfred, les taillèrent en pièces et traînèrent dans la boue l'étendard de Sicilei.

A cette nouvelle, Manfred envoya au secours des Siennois

4. Nàm Florentini, Pisani, deindè Senenses

Pctrus de vico Theuiouicique sui,

Summum pontificem cum f rat ri bus Urbevetunis

Tentassent ab eisobsidionecapi ;

Ut, paire sublato, juxtà temeraria cordis

Manfredi placita, staret in orbe pater. Theodoricus Vallicoloris, in vitd UrbanilV, ap. Papir, Masson.

ET SON TEMPS. 405

et des émigrés florentins huit cents cavaliers allemands com- mandés par l'un de ses oncles, Giordano Lancia, guerrier' re- nommé en Italie. A l'aide de ce renfort, Farinata reprit l'offen- sive au bord de l'Arbia, près de la colline de Monte-Aperti. Le champ de bataille, longtemps disputé, tomba au pouvoir des Gibelins. Ceux-ci chassèrent les Guelfes de Florence et de Lucques, en capturèrent un grand nombre; Manfred fut pro- clamé protecteur des républiques florentine et siennoise. Cette proclamation n'était que le préliminaire d'une ligue générale qui se forma, entre les autres villes gibelines de Toscane, sous le haut patronage de l'usurpateur sicilien devenu l'ar- bitre de l'Italie.

Ce qui donnait à Manfred la certitude d'une défensive puis- sante contre les adversaires de cette domination, c'était une armée de trois mille cavaliers et de neuf mille fantassins, com- mandée par Oberlo Pallavicino et Buosodi Doara, les deux plus célèbres capitaines d'aventure de toute l'Italie, dans cette période du treizième siècle. Grand homme de guerre, politique jusqu'à la perfidie inclusivement, le premier était le plus im- portant, le plus fidèle des vicaires impériaux de Manfred. Bra- ve, spirituel, passionné pour les plaisirs, il haïssait Rome et persécutait les prêtres. Libre penseur, il se vantait d'appartenir à la secte de ces hérétiques qu'on nommait indistinctement Bulgares ou Cathares, Pauliciensou Patarins. Chasséde Milan, il avait exercé cinq ans les fonctions de capitaine général, il n'en restait pas moins maître des villes principales de la Lom- bardie. Buosodi Doara, son lieutenant qui résidait à Crémone, était presque aussi puissant que lui; mais il ne l'égalait point par l'intelligence.

Ces régents de la cause impériale en Italie étaient officielle- ment chargés de maintenir l'ordre, de rendre à chacun bonne justice et de poursuivre sans pitié les brigands. Ils allaient de seigneurie en seigneurie, de cité en cité, chassant leurs enne- mis, appuyant leurs prosélytes, soutenant ici le parti aristo- cratique, là le parti populaire, selon la nécessité de l'in-

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térôt gibelin. Fleurs troupes mercenaires, mal payées , se dédommageaient par le pillage de quelques bicoques. Les chefs vivaient d'exactions et de rapines; ils se fortifiaient dans des châteaux avantageusement situés. Du haut de ces demeures féodales, ils commandaient le pays avec l'arrière-pcnsée de s'en emparer un jour et de s'y rendre indépendants. Des riva- lités envieuses déjouaient bien souvent ces ambitieux projets d'agrandissement et de domination. Toujours prêts à se com- battre les uns les autres, ils formaient des ligues tantôt entre capitaines du même parti, quelquefois même avec le parti op- posé : guelfes et gibelins se coalisaient momentanément contre quelque rival trop puissant; puis, le but atteint, chacun reprenait son drapeau1.

Tous ces hommes, la plupart pervers, impitoyables, souillés de vices, couverts de crimes, mais d'un courage infatigable, d'une incomparable audace, d'une conduite plus astucieuse encore que brave, plus politique que militaire, pour qui la guerre n'était que le moyen du compromis et l'appoint, de la négociation, furent les précurseurs de ces condottieri fameux qui, un siècle ou deux plus lard, timbraient leur casque d'une couronne ducale et fondaient des dynasties souveraines. Excepté ces capitaines d'aventure et les sarrasins de Manfred, les par- tisans de la maison de Souabe n'avaient pas perdu tout res- pect pour le Saint-Siège. Aussi, pour se concilier l'opinion, ou du moins pour se la rendre moins hostile, le prince de Tarente essaya-t-il d'adoucir le pape Urbain IV; il s'efforça de lui prouver que, s'il avait été forcé de combattre le père commun des fidèles, c'était à regret, à titre de défense naturelle, et non par l'impulsion d'une violence préméditée et d'une haine sacrilège. Mais il s'apercevait trop tard que ses odieux procé- dés avaient blessé bien des consciences, ébranlé bien des dévouements. Il n'était plus temps de quitter le rôle d'agres- seur pour se donner, aux yeux des populations chancelantes, celui de catholique méconnu et opprimé.

d. Alexis de Saint- Prient, Histoire de la conquête deNaplespar Char- les d'Anjou, frère de saint Louis, loai. H, livre V.

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D'ailleurs Urbain IV était doué d'une perspicacité trop pé- nétrante pour ne pas découvrir les embûches cachées sous les dehors de ces démarches conciliatrices. Pour toute réponse, il crut devoir renouveler toutes les excommunications lancées contre le bâtard de Frédéric II. Le Jeudi-Saint, 29 mars 1263, devant la multitude des fidèles qui, de toutes les parties du monde, était accourue, en ce jour solennel, à Orvielo, la cour romaine faisait alors sa résidence, Urbain IV somma pu- bliquement l'épicurien Manfred de comparaîlre, au commen- cement du mois d'août, devant le tribunal apostolique, en personne ou par procureur. La destruction de la ville d'Ariano jusque dans ses fondements par les Sarrasins; le meurtre de Thomasius Doria, de Thomasius Salice, de Pierre Ruiïo le Calabrais, comte de Cantazaro ; l'assassinat de plusieurs autres personnages démarque ; le mépris des censures ecclésiastiques; la violence faite à des prêtres pour les forcer à célébrer, dans des lieux interdits, les offices divins ; la protection accordée aux Sarrasins au préjudice des Catholiques; les impôts intolé- rables prélevés sur le royaume de Sicile: tels étaient les griefs que le pape reprochait à Manfred1.

Quoique la citation, affichée aux portes des églises, n'eut point été signifiée personnellement au coupable, celui-ci ne voulut pas donner sujet à Urbain IV de l'accuser de contumace. Il lui envoya, le 18 novembre, octave de Saint-Martin, terme prescrit, Uitardo de Venessa , juge, et'le notaire Jean de Brindes, pour lui proposer ses excuses et pour lui exprimer le désir filial d'être admis à ses pieds. Il parut lui-même sur les frontières du territoire romain avec un grand appareil et une suite nombreuse, comme pour témoigner qu'il se tenait prêt à obéir au moindre signe du Souverain Pontife. Ses délégués annoncèrent que leur maître viendrait se justifier lui-même, si l'on consentait à lui donner sécurité pleine et entière.

1. Viterbii Uibauus agebat, cùm Maofredus, mullô graviora auderct, leuta- rct et patrarct in contemplum clavium Eeclesiœ. Eumdem jurium bonorumque rônianaj sedis invasorem , pacisque totius Italie violalorem, omnisque humani ac divini juris contcmptorem, analhemale damnatura renunciavit. Annalium ecclcsiasiicorum posl Baronium, lomusXIH, auclorc lîzovio.

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Urbain IV, sans se faire illusion sur ce fastueux empressement, offrit un sauf-conduit, à condition que l'escorte ne serait pas de plus de soixante-dix chevaux et de huit cents personnes, dont cent seulement porteraient des armes. Il exigeait de plus que, sur les saints Evangiles, en présence des deux nonces, Gualasc, péhitenlicr de l'Ordre des frères mineurs, et Jacques, chapelain de l'Eglise d'Embrun, Manfred jurât de ne point ve- nir en ennemi, de ne demeurer que huit jours dans les Etats pontificaux, de ne rien entreprendre pendant son séjour contre les fidèles, sous peine d'excommunication1.

A ces conditions si prudemment posées, le perfide Manfred ne répondit qu'en faisant venir de nouvelles bandes d'Arabes de Sicile et même d'Afrique. Il les précipita comme un torrent dévastateur à travers les Etats de l'Eglise. Le parti souabe, réveillé par les succès du prince de Tarente, s'était accru jus- qu'au sein même de Rome. Il avait à sa tête Pierre de Vico, puissant feudataire dont les possessions seigneuriales environ- naient Viterbe et s'étendaient sur tout le littoral de la Médi- terranée, depuis Corneto jusqu'à Civita-Vecchia. Pendant les incursions de ces barbares, Manfred adressa un manifeste aux Romains. Il y établissait, en principe, que les papes n'ont pas le droit de disposer du diadème impérial ; que ce droit appartient légitimement au sénat et au peuple de Rome. « Il est temps, « ajoutait-il, d'en finir avec cette usurpation; que le chef de « l'Eglise cesse de mettre la faux dans la moisson d'autrui; « qu'il obéisse à cette parole sortie d'une bouche divine : « rendez à César ce qui est à César, et à Dieu ce qui esta « Dieu. > De telles maximes hautement proclamées à une épo- que où le Saint-Siège exerçait une influence considérable sur

4. ...Ipsi Manfredo districliùs prohiberaus, ne ultra octingentarum persoua- rum, de quibus possint esse ceutum dunlaxat armafœ, et septingentarum evec tionum numeruro, quem eis auctoritate prœdictâ laxamus ad sedem apostolicam seeum ducat... Quod si forte longiorcm moram, uisi solùm in octo diebus, tnaerit in eâdem terra, postquàra à nobis habuerit licentiam redeundi ; vel in veniendo. morando, sed redeundo, Ecclesiam, aut terram, vel fidèles ipsius offenderit, seu per suos permiserit offendi ; oc- ipso sit analhematis vinculo innodatus... Epist. Urbani IV apud Annales ecclesiat. Raynald., tom. XIV.

ET SON TEMPS. 409

l'élection et la déposition des souverains, en vertu des droits que la plupart des princes catholiques de l'Europe lui avaient conférés spontanément sur leurs Etats, n'étaient point faites pour ramener la conciliation.

Les négociations, violemment rompues par la fourberie de Manfred, demeurèrent sans effet, aussi bien que les injonctions menaçantes d'Urbain IV aux Siennois et aux Pisans pour les détacher du parti de l'usurpateur1.

« Ce n'est pas sans trouble et sans affliction, dit-il aux Sien- « nois, que nous vous voyons feindre d'ignorer que la bonté « divine vous invite au repentir, et amasser sur vos têtes des « trésors de colère par l'âpre obstination de vos cœurs impé- « nitents. Non -seulement vous avez refusé de rendre leur « ancienne liberté aux Lucquois, peuple tombé en votre pou- « voir, moins par votre propre force que par un secret juge- « ment de Dieu ; mais, donnant libre carrière à votre fureur, « vous avez multiplié pour eux les angoisses d'une dure capli- « vite; vous les avez écrasés sous le poids d'intolérables « exactions.

« Est ce que ces faits déplorables ne remplissent pas t de tristesse l'âme du père commun des fidèles? Est-ce « qu'ils ne l'abreuvent pas d'amertume et de douleur ? Assu- « rément le sort de ces malheureux prisonniers excite notre « compassion; mais nous n'en avons pas moins pitié de vous. « Car, en vous attachant aux ennemis de l'Église et en per- « sécutant ses enfants fidèles, vous provoquez par mille of- « fenses son indignation et la nôtre; cependant, Vicaire, quoi- « qu'indigne, de celui qui tempère la justice par la miséricorde, « nous ne pouvons oublier l'exemple de sa paternelle mansué- « tude.

1. Hinc cùm (raclatus simulatos diclus inisset

Manfredus dicto pâtre faveute tamen.

Nil veri leuuit, imô perjuria verbis

Ipbius, et fraudes aetibus ojus crant.

Cognosceus igitur pater haee, orbisque saluti

Compatieus versât plurirna corde suo. Theodoricus Vallicoloris, in vitd Urbani IV, apud I'ai». Masson.

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« Vous devriez être les (ils dévoués de l'Église, et vous « vous égarez dans les régions de la dissidence ; non seulement « vous dédaignez les moyens par lesquels nous pourrions pro- c curer le salut de vos Ames, selon nos désirs et notre devoir, « mais encore vous travaillez dans un sens tout opposé à ce « noble but 5 quel sujet de gémissements et de larmes! îgnorez- « vous que la piété, utile à toutes choses, possède les promesses « de la vie présente et de la vie future? Ne connaissez-vous pas « cette vérilé de l'Evangile : bienheureux les miséricordieux, « parce qu'ils obtiendront miséricorde? Ne savez- vous pas « qu'il est écrit que ceux qui ne pardonnent pas, seront jugés « sans merci? Comment donc traitez vous inhumainement les « hommes livrés à l'arbitre de votre volonté? Gomment agis- « sez-vous à leur égard avec une cruauté, pour ainsi dire « féroce? Il y a encore chez les animaux une tendresse nalu- « relie qui les porte à user d'une sorte de générosité envers « les êtres inoffensifs qu'un premier mouvement les a poussés « à attaquer. Et vous, ô* honte, plus cruels que les bêtes fau- « ves, vous condamnez à des peines atroces les hommes qu'il « a plu à Dieu de terrasser devant votre face * ! »

Urbain IV termine en exhortant avec énergie les Siennois à mettre en liberté leurs captifs, à leur restituer les taxes injus- tement prélevées, à ne plus leur imposer de tributs, ou du moins à les traiter avec plus de ménagement et de douceur; il les menace d'user de représailles, s'ils ne font pas droit à ses avertissements, et d'ordonner dans toutes les provinces l'arrestation de leurs marchands comme caution; il ajoute que s'ils persistent dans leurs exactions, il sévira, contre eux et leur cité, spirituellement et lemporellement, par la privation de leurs privilèges personnels comme de leurs prérogatives com- munales.

I. ... Certè adeô ipsis ctiàm animalibus ratione carentibns est insita pielas a riaturâ, quod eorum uliquii quâdam gcaerositate pradiiâ inoffeusos prsterire dicuniur, quos anteà impulerunt : et vos, proh pudor, sic ferarum ferocilatcm cxccdilis,quod in eus, quiante facicm vestram, prout domino placuit,cccidere, immanilates multimodas exercelis... Episl. Urbani IV apud Annales cccles. IUynald., tom. XIV.

ET SON TEMPS. 411

Les Pisans s'étaient gravement compromis, à l'époque le pontife centenaire Grégoire IX soutenait avec une vigueur. in- domptable la lutte contre Frédéric II. Ce prince avait, à plu- sieurs reprises, demandé un concile universel pour se justi- fier. Alors la chrétienté retentit de la convocation de tous les évêques à Home. Beaucoup de ceux de France, d'Angleterre,' d'Espagne et du nord de l'Italie s'embarquèrent à Gênes. Fré- déric Il craignit que les Pères du concile ne se prononçassent point en sa faveur; il envoya une partie de sa flotte dans les eaux de Pise pour leur interdire le passage. Les deux armées navales se rencontrèrent le 23 mai 1241. Après un rude conv bal, plusieurs bâtiments génois, avec tous les passagers, tom- bèrent au pouvoir de la marine impériale. De ce nombre étaient deux cardinaux, une foule de prélats et les députés des villes lombardes. L'empereur souabe les fit conduire à -Naples et jeter tous dans des cachots on les traita par son ordre comme les plus vils criminels. Grégoire IX lui-même fut me- nacé de tous côtés dans Rome; il mourut avec calme, sans avoir fléchi un instant, léguant avec certitude le triomphe de sa cause à ses successeurs.

Urbain IV, héritier de cette ferme conviction, écrivit aux habitants de Pise complices de ces sanglants affronts, pour leur reprocher leur défection, leur noire ingratitude. Déjà il avait chargé Mansuetus le Minorité, Sigerus, de Saxe, prieur des Do- minicains, et Guidon, nonce apostolique, de travailler à les ra- mener à résipiscence. Mais, quelque temps après leur réconci- liation avec l'Église, les Pisans s'étaient de nouveau affiliés à la faction tudesque; ils harcelaient sans cesse par la guerre leurs clients de Lucques, une des républiques guelfes de la Toscane1.

« Peuple obstiné, dit le pape aux Pisans, peuple au cœur ^< dur, peuple oublieux des bienfaits que tu as reçus de l'É- « giise, considère attentivement de quelle façon tu t'es rendu « autrefois l'auxiliaire de ses ennemis; à différentes époques,

1. lucussit similes minas Pisanis Urbauus, ut ipsos ah iuscclantibus I.uccn- sibus,viribus ex accepta clade attritis, abduccref, à Manfredi parlibus ad Ec- clesiam revocaret. Annales ccclesiaslici, loeocitalo.

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« tu as abjuré le respect filial que tu lui dois; tu as porté « des mains sacrilèges sur ses principaux ministres ; lu « as capturé et emprisonné des cardinaux et d'autres prélats. « Mais l'Église, comme une bonne et tendre mère, n'a pas vou- lu employer la verge du châtiment pour te corriger; elle « s'est contentée de l'inviter au repentir et de te ramener à « de meilleurs sentiments par de fréquentes réprimandes. « Souviens-loideses miséricordes et de son inépuisable chanté à ton égard. »

Au mépris des bulles d'excommunication qu'Urbain IV avait lancées contre Manfred et des interdits qu'il avait jetés sur les Etats de ce bâtard impérial, les Pisans persistaient à se faire les partisans de la maison deSouabe; ils avaient même expulsé honteusement Gualon, notaire apostolique, que le pape avait envoyé en Toscane pour y défendre la cause pontificale; à cette grave injure, ils avaient ajouté un fait plus significatif : ils s'é- taient associés aux complices de Manfred pour combattre les peuples dévoués au Saint-Siège. « Peuple ingrat, s'écria Urbain t IV en terminant sa lettre, ne méprise plus désormais nos re- « monlrances; jusqu'à présent, nous t'avons témoigné la bonté « d'un père; nous avons différé de te punir; reviens à nous « avec un cœur contrit et humilié; n'ajoute pas les offenses « aux offenses; n'accumule par les outrages sur les outrages; « prends garde de mettre le comble à la mesure de la colère « divine; si tu t'opiniâtrais dans ta rébellion, nous serions « douloureusement obligé de dépouiller ta cité de son titre «, archiépiscopal1. »

Les Pisans, sans tenir compte de ces injonctions pressantes

d'Urbain IV, continuèrent à persécuter les Lucquois, défenseurs

de la papauté. Le saint Père écrivit aux habitants de Lucques

1. Quioimo dùm sedes aposlolica in vobis, quos sibi exhibilionem taula; gratiae taoquàm spéciales filios veodicabat, secura quicsccrct, vos Maufredo quondàm principi Tarentino, cxcomrnunicationis et inlcrdicli tententias, quas io adhaîrentes cidem, et vos spccialiter propter hoc làm nos, quàm dilcelus lilius magister Gualo, uolarius noster, in parlibus Tusci* legalus, justifié exigente , prolulimus, damnabiliter conlemnentes, contra iuhibiiionrm sedis aposlolica; grave dispendiuui adha;sislis... Annales ecclcsiaslici, loco cilalo.

ET SON TEMPS. 413

des lettres de consolation ; il appréhendait qu'entraînés par le découragement et la séduction, ils ne se laissassent prendre aux pièges des Gibelins. « Songez, leur dit-il, songez aux « succès dont le Très-Haut a déjà couronné vos efforts, et vous « supporterez plus facilement les revers que vos soldats ont « récemment essuyés dans un combat contre les Pisans, enne- « mis de l'Église. Vous avez lutté contre eux avec une bra- « voure digne d'éloges. Vous avez énervé leurs forces et ap- « pauvri leurs trésors. Allons donc, que vos cœurs demeurent « fermes en face de l'adversité. Souvenez-vous avec quelle « constante fidélité vos ancêtres ont intrépidement défendu « l'indépendance de leur patrie. Persévérez dans votre antique t foi. N'écoutez point les fallacieuses suggestions de certains t hommes qui, jaloux de votre salut et de votre liberté, vous « soumettraient au joug de Manfred. » Les Lucquois n'en succombèrent pas moins aux tentatives du parti gibelin : entou- rés d'ennemis qui les harcelaient sans cesse, dépossédés de plusieurs forteresses, ils se rendirent dans l'espoir d'obtenir la délivrance de leurs concitoyens que les Siennois retenaient prisonniers depuis la sanglante bataille de l'Arbia 4 .

La défection des habitants de Lucques navra Urbain IV ; mais il eut bientôt un sujet de consolation. Otton de Gualdu- cius, chef de la faction gibeline de Pise, persécutait violemment les partisans de l'Église romaine. Il ne respirait que menaces et carnage, lorsque revenu à récipiscence, il conçut la pensée de renoncer entièrement aux vanités du siècle et de passer le reste de ses jours dans les pratiques d'une vie pénitente. Le pape, joyeux de cette conversion, chargea Mansuetus, son cha- pelain ei son pénitencier, docte franciscain, apte à la conduite des grandes choses, d'absoudre de toute censure ecclésiastique ce modeste Saul et de le revêtir de l'habit religieux, selon les

1. Fratri Mansuèto, viro docto, et magois obeundis rébus idoneo, capellaoo suo et peoiteutiario, auctoritatem commisit Urbanus absolvendi à censuris, et fratribus de Peniteoliû aggregandi Ottonem Gualduccii, praicipuum inter Pisa- nosfactionis gibellina;, queui modernum Saulum appellat. Annales Minorum, auctore Luca. Wadinco, tom. H, ann. 4 263.

4U URBAIN IV

désirs de ce blasphémateur audacieux changé en fervent cé- nobite.

Le même internonce reçut d'Urbain IV une autre mission non moins importante; il s'agissait de consolider la trêve conclue entre les républiques de Pisc et de Lucques. Le pape adjoignit son maréchal, le noble Sigerius de Sasselta, au frère Mansuetus et les envoya comme des anges de paix en Toscane pour établir définitivement la concorde entre les cités rivales. Elles se disputaient la possession du château d'A- ginulf, avantageusement situé dans le diocèse maritime de Lunégiano. Les Lucquois avaient mis le siège devant cette place forte qui appartenait aux Pisans. Ceux-ci, furieux de cette attaque, cherchaient les moyens de se venger. Urbain IV leur écrivit pour les exhorter à l'oubli des injures et au par- don des offenses. En même temps, comme le prieur des domi- nicains de Toscane avait des parents et des amis dans la ville de Lucques, il leur recommanda d'user de toute son influence pour ramener au calme les parties belligérantes1.

Ces inimitiés fratricides qui animaient les unes contre les autres les petites républiques de la Péninsule, et qui éclataient avec une aveugle rage dans leurs proscriptions réciproques, se subordonnaient à la grande lutte, passionnée et convulsive, des factions guelfe et gibeline. Les Guelfes, à rencontre de la tendance centralisante des Gibelins qui étaient les représentants des opinions absolutistes et de la souveraineté de l'Etat, sou- tenaient le principe de l'indépendance des races et les droits de la liberté de l'Eglise. Cette division, qui partageait le mon- de en deux partis, celui du pape et celui de l'empereur, avait pénétré à travers tous les rangs de la société , jusque dans les moindres habitudes de la vie. Cela était vrai surtout dans 1*1-

1. Cui eliam siraul cum Sigitio de Sasscliâ ponlificio marescallo commissio- ucm et littcras traosmisit Urbauus, ut Lucanos et Pisauos inter se belligérantes pacificarent ; addidit etiam epislolam ad priorcm prœdicatorum iu Tusciâ, ut Lucaaos, Pisaois armis cedeutibus adhùc moleslos, et castrum Aginulfi, quod Pisaoi possidebaut, obsidione vallanlcs, ad pacem iaduceret... Annales mina- rum, loco citaio.

ET SON TEMPS. 415

talie centrale, théâtre permanent de la lutte du parti ecclé- siastique et du parti impérial. Là, l'antagonisme existait à son maximum d'intensité. Les puissances adverses, qui s'y dispu- taient la prépondérance, n'épargnaient rien pour se créer des partisans, des alliés dans les villes, dans les famille?, parmi les individus. Aussi les communes étaient opposées aux commu- nes, les citoyens à leurs concitoyens; et partout c'était un combat à outrance, une guerre à mort.

A la faveur de ces querelles civiles qui réveillaient tant de haines et entretenaient tant d'animosités, les hérésies, cause et suite des vices, se propageaient comme une épidémie parmi les fidèles ; partout les hérésies pénétraient, la sève vivi- fiante du christianisme se desséchait, la simplicité des mœurs antiques disparaissait, une affreuse corruption se répandait au sein de toutes les classes. Quand ces ferments de dépra- vation ont gâté l'esprit et le cœur des hommes, presque tou- jours ils troublent la société civile ; ils inspirent aux popula- tions l'orgueil et la révolte. On ne doit pas s'en étonner : l'hé- résie, étant une insurrection contre Dieu, pousse naturellement l'homme à s'insurger contre les pouvoirs établis qui sont com- me une émanation de la puissance divine. Quand la société était foncièrement catholique, les papes, qui exerçaient sur elles, pour son bonheur, une magistrature souveraine, pour- suivirentavecardeurles hérésies,parcequ'ils y voyaient la ruine de la société humaine. En déployant une sévérité qui a paru excessive à quelques écrivains modernes, ils méritèrent bien de l'Église et de l'État qu'ils préservaient ainsi des troubles et des révolutions.

Urbain IV s'acquitta consciencieusement decedevoirsacré. Les Patarins, les Pauliciens, les Bulgares, les Cathares pullulaient en Lombardie et dans la marche d'Ancône. Ces différentes sectes, qui ne s'entendaient que dans leur commune hostilité contre l'Église romaine, dont ils rejetaient les dogmes, les préceptes et la discipline, faisaient un mal infini à la foi et aux bonnes mœurs. Déjà Alexandre IV, comprenant la gravité de la plaie, avait envoyé dans le nord de l'Italie des frères

416 URBAIN IV

Mineurs pour en extirper les hérésies. Urbain IV voulut re- prendre l'œuvre de son prédécesseur. Il donna mission à des inquisiteurs de l'Ordre de saint Dominique de parcourir tou- tes les contrées infectées du venin de l'hérésie pour y com- battre énergiquement les sectaires. Il leur recommande de ne point se laisser tromper par les dehors d'une piété feinte ; il leur enjoint de ne pas accorder l'absolution aux personnes qui donnent à leurs vices les apparences de la vertu. Il leur assigne spécialement toute l'Italie septentrionale, depuis les lé- gations de Bologne et de Ferrare, et la marche de Gênes in- clusivement, jusqu'aux frontières les plus reculées des par- ties supérieures de la province lombarde 4.

« Pour que vous puissiez accomplir efficacement vos fonc- « lions inquisitoriales , leur dit-il , nous laissons à votre « discrétion et à votre zèle le soin d'exécuter nos pres- « criptions pour l'amour de Dieu , sans crainte des hom- « mes, tous ensemble ou individuellement, selon l'exigence « des cas. Appliquez-vous, avec une prudente sollicitude, à t détruire la méchanceté hérétique jusque dans ses dernières « racines. Efforcez-vous d'exterminer ces petits renards qui, t par leurs morsures pernicieuses, ravagent la vigne du Sei- « gneur, afin que cette vigne rapporte enfin des fruits de pu- « reté catholique. Si vous trouvez des gens ou ce/o ables ou « infectés, ou même suspects de la corruption de l'hérésie, « vous procéderez, suivant les règles canoniques, contre eux « et contre ceux qui les accueillent, les défendent ou. les fa- « vorisent...2 »

Si Urbain IV faisait une rude guerre aux hérésies et défen-

1. Nec Urbanus modo ad defendenda Ecclesiae jura iocubuit, scd maxime pontificias curas pro fide illibalâ servandâ, atque erroribus ampulandis defixit, ecclesiam revocaret. Annales ecclesiaslici, loco cilalo.

2. ... Sic efficaciter prosequi et exequi studeatis, ut per sollicitudiois vestrœ prudentiam, de prœdicla l.ombardia et Alarcliia radix iuiquilalis hœreiicœ suc- cidatur ; et vinea Domini, extermina tis vulpeculis, quae perversis morsibus de- moliuntur, tandem fructusafferatcaiholicœ puritatis... Epist. Urbani IV, apud Annal, eccles. Bzovius, tom. XIII.

ET SON TEMPS. Ml

dait l'intégrité de la doctrine avec la vigueur qui sied à celui qui doit confirmer ses frères dans la foi , il ne faiblissait pas devant les ennemis du domaine temporel. Informé des progrès rapides que les partisans de Manfred faisaient dans la Sardai- gne, il excita contre eux le zèle de l'archevêque d'Arborea. Ce vénéré prélat encouragea les Sardes à la résistance, invita les hommes capables de porter les armes à s'enrôler sous les drapeaux de l'Église, et accorda les indulgences de la croi- sade à tous ceux qui combattraient les Gibelins. Guillaume, in- tendant de la petite province d'Arborea, conduisit lui-même des troupes contre les rebelles. En peu de temps, l'île fut pur- gée des partisans du tyran sicilien1.

Certaines villes des Etats pontificaux, entre autres Recanati près de l'Adriatique, perdirent le rang de villes épiscopales, parce qu'elles avaient persisté dans leur rébellion. Les consuls des arts et métiers de Florence reçurent ordre d'interrompre toute espèce de transactions avec les excommuniés. Urbain IV, pour attirer les populations dans la cause de l'Eglise romaine, employait tour à tour les procédés les plus bienveillants et les plus sévères menaces. En même temps, pour seconder les vues du Souverain-Pontife, les agents secrets du parti guelfe poussaient les peuples à la révolte contre Manfred. Dans le mois de juin 1261, il y eut à Naples quelques symptômes d'insurrection. Le prince de Tarente était tombé sérieusement malade, chez son beau-frère Ricardo d'Aquino, comte de Caserta-Nuova, dans la Terre de Labour. On profita habilement de cette circons- tance pour répandre le bruit de sa mort; mais il se rétablit promptement, et sa présence déjoua le complot.

La Sicile fut témoin d'une autre tentative plus dangereuse contre Manfred. Un mendiant, nommé Giovanni de Cochleria, qui avait une ressemblance frappante avec Frédéric II, conçut

1. Nec solum io Italià ad religiosam militiam, accepto crucis symbolo, pro- fitendam vucabat fidèles pro defeodeodâ Ecclesiâ Urbanus, sed in aliis quoque proviociis : in Sardania quidem Arborensis archiepiscopus Sardos cruce insigni- bat, iotcr quos Guillelmus toparcha Arborensis sacro bello se devovit... Anna- les ecclesiastici, auctore IIaynaldo, tom. XIV, anu. 1263.

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418 URBAIN IV

l'idée de se donner pour l'empereur. Les Siciliens guelfes acceptèrent avidement celte imposture. Des circonstances romanesques achevèrent de l'accréditer parmi le peuple tou- jours ami du merveilleux. Au lieu de parcourir les villes et les campagnes, le faux empereur s'enfonça dans cette région montagneuse et boisée qui entoure l'Etna d'une verte cein- ture et de rochers inexpugnables, il choisit, au pied du volcan, une grotte pour demeure ; il prit, sans trop d'invraisemblance l'attitude et le langage d'un prince persécuté et méconnu. Manfred avait fondé ses largesses sur des confiscations et des bannissements. Tous ceux qu'il avait dépouillés ou exilés, entre autres les neveux de Rufïo le calabrais, assassiné à Ter- racine, s'empressèrent de rendre hommage à l'imposteur, le proclamèrent véritable César, le firent sortir de sa caverne, le revêtirent du costume impérial et le montrèrent de cité en cité. Cette imprudence causa leur perte. Le prétendu Frédéric fut capturé et pendu, comme l'avait été en Flandre le faux Baudouin, autre empereur de fantaisie.

Pour regagner la faveur des populations de la Péninsule, Manfred ordonna à ses agents secrets ou patents de témoigner plus de respect qu'ilsne l'avaient fait jusqu'alors pour les fran- chises municipales. Il rendit à Naples ses privilèges, en y réu- nissant les écoles supérieures des autres provinces, à l'excep- tion de l'école de médecine, maintenue à Salerne. Déjà il avait construit un môle dans ce chef-lieu de la principauté citérieure et en avait confié la direction à Jean de Procida. Il voulut faire plus encore et fonder un monument digne des Romains. Dans la Capitanate, le port de Syponto, à l'embouchure du Cande- laro, était depuis longtemps encombré par la vase des marais salants et des lagunes. Manfred résolut de l'abandonner et de créer, au pied du Mont Gargano, un nouveau port, sûr et spa- cieux, auquel il attacha son nom, et qui subsiste encore: c'est Manfredonia.

Pendant que Manfred flattait les habitants de Naples et de Sicile dans leur vague espoir de liberté, l'activité d'Urbain IV,

ET SON TEMPS. 419

contre ce redoutable adversaire, ne se ralentissait pas. Il publia une croisade en Italie et en France. Indulgence plénière était accordée à tous ceux qui prendraient les armes contre Manfred qualifié de tyran, d'hérétique, d'ennemi de l'Eglise, dans la sentence d'excommunication. De tous les capitaines les plus re- nommés de l'Italie, le premier qui répondit à l'appel du Souve- rain-Pontife, fut Roger, de la maison deSanseverino. Après une conspiration vraie ou supposée contre l'empereur Frédéric II, cette famille, l'une des principales du royaume, avait été dé- pouillée de ses biens et proscrite. Grâce à la fidélité d'un servi- teur, Roger Sanseverino, encore enfant, avait été porté à Inno- cent IV, qui l'éleva avec soin, le combla de bienfaits et lui fit épouser une de ses nièces, une descendante desFiesque. Aigri par l'exil, altéré de vengeance, se sentant soutenu par Urbain IV, Sanseverino ne négligea pas cette occasion d'humilier le fils du persécuteur de ses ancêtres et de témoigner sa recon- naissance à la papauté. Il se mit à la tête d'une guerre sainte au centre de la Péninsule et combattit vaillamment les Gibelins dans le pays des Samnites et dans la Campanie1.

En France, le légat apostolique, chargé de prêcher la croi- sade, leva un grand nombre de soldats. Parmi les principaux chefs d'armée, on distinguait Bouchard de Vendôme,'comtede Lavardin et de Montoir, Guy de Mello, évêque d'Auxerre, l'un des plus hardis capitaines de son temps, et Robert de Béthune- Dampierre, petit-fils de Marguerite de Flandre. Ils passèrent les Alpes sous le commandement nominal du gendre de Charles d'Anjou, le jeune Robert de Béthune-Dampierre, et sous la conduite réelle de Gilles de Traisignies, surnommé le Brun, connétable de France. On conciliait ainsi avec les droits de

1. Exercilibus Saraceoorum et Teutonum et Gibellinorum in omues partes llaliœ et Siciliae dimissis, à quibus cùm nec ipse Urbanus se esse tulum exis- timaret, crucis piam militiam per universam Italiam, propositâ spe remissiouis peccatorum, contre Manfredum et reliquos ejus in Lombardià administres pro- mulgavit ; Rogerius, cornes Sanseverinas primus fuit, qui pontificis et Ecclesiae tueodae cura suscepit, milites signatos scripsit, quos in Samnio et Campaniâ Manfredianis opposuit... Annal, ecclesiast., auclore Luca Bzovio, tomXIII, ann. 1203.

27.

420 URBAIN IV

l'expérience et de l'âge la dignité d'une naissance souveraine, car Robert n'avait que dix-huit ans. A leur arrivée en Italie, l'épouvante se répandit parmi les Gibelins. Manfred vint se poster entre Agnani et Frosinone, de manière à arrêter les croisés français , soit qu'ils prissent leur route à travers les montagnes et les forêts des Abruzzes, soit qu'ils pénétrassent par les plaines fertiles delà Terre de Labour1.

Urbain IV résidait alors à Vilerbe ; il voulut que toute l'ar- mée française traversât la ville; il était heureux de l'encoura- ger par les honneurs d'un éclatant triomphe. Les Guelfes se livrèrent à de grandes démonstrations de joie , tandis que les Gibelins se tenaient renfermés dans leurs maisons. Les membres de la haute noblesse, montés sur des chevaux riche- ment caparaçonnés, accompagnés d'une foule innombrable de clients, escortèrent le long des rues les guerriers de la Croix. Les gens du peuple, jusqu'aux vieillards et aux infirmes, jus- qu'aux enfants et aux femmes, agitaient des palmes dans leurs mains et chantaient Yhosanna. Le clergé marchait, bannières déployées, autour du pape qui bénitsolennellementles drapeaux et les soldats. Cette magnifique réception anima les chefs de la croisade d'un tel enthousiasme qu'ils poursuivirent avec ar- deur les Sarrasins, les chassèrent de la délégation deSpolète; et, sans même s'arrêter un instant dans Rome, vinrent camper en face de Manfred. Ce dernier n'osa point accepter la bataille; il comprit l'impossibilité de tenir tête à tant d'ennemis en rase campagne. Il s'occupa seulement de fortifier les villes et d'y enfermer ses troupes.

Les impétueux Français allaient franchir le Garigliano, qui séparait les Etats de l'Eglise du royaume de Naples, lorsqu'une révolte éclata tout-à-coup dans Rome. Ce mouvement, secrète- ment fomenté par Manfred, avait à sa tête Pierre de Vico, un des plus farouches capitaines d'aventure de toute l'Italie. Urbain IV craigniUque tout l'Etat pontifical ne suivit l'exemple

1. Annalium cardinalis Daronii conlinualio, per Henricum Spondanlm, tom. I,ann. 1263.

ET SON TEMPS. 421

de la grande ville; il se hâta d'appeler l'armée française à son secours. Comme il tremblait aussi pour sa propre sûreté, il se retira de Vilerbe à Orvieto. Cette jolie petite ville, bâtie dans un site pittoresque, au bord de la Paglia, sur un rocher escar- pé, offrait à la papauté une délicieuse résidence et tout en- semble un asile presqu'imprenable. Urbain IV y demeura quelque temps avec les cardinaux et y reçut des magistrats de la cité les marques de la plus vive sympathie1.

Manfred profita de celte diversion ; à peine les croisés eurent- ils décampé, qu'il passa la rivière; mais les hauts feudataires du royaume refusèrent de ravager les terres de l'Eglise. Le rusé prince de Tarente permit, à tous ceux qui le désireraient, de se retirer; puis, emporté par la colère et la vengeance, il lâcha la bride à ses Sarrasins qui se précipitèrent sur le territoire romain ils mirent tout à feu et à sang. Les soldats, amenés de France par le légat apostolique , avaient repassé les Alpes, faute d'argent. Le nombre de ceux qui étaient restés de- venait insuffisant pour protéger le patrimoine de saint Pierre. Dans cette situation extrêmement périlleuse, Urbain IV, con- vaincu que l'Eglise avait besoin d'un bras vaillant , d'un dé- vouement reconnu, d'une renommée éclatante, ne songea plus qu'à faire un appel au 'seul prince qui, dans toute la chrétien- té, semblait capable et digne de sauvegarder tout à la fois l'indépendance italienne et la liberté ecclésiastique. Il appela Charles d'Anjou2.

1. Apud urbera veterem permansit Urbanus loci aspeclu et securilate delec- tatus ; in suramo saxo posita, et ad expuguandum difficillima... Vilœ ponti- ficum romanorum, auclore Alphonso Ciacconio. Romœ, 1630.

2. Depressa' adeô eoclesiaslica res erat, ac pootificis faederati, Manfredi po- tentiel in cas adducli anguslias, ut cinctus undiquè periculis Urbauus extcrna auxilia erocavit... Annales ecclesiastici, Raynald., Ioco citato.

XIV

Rapports des papes avec les Normands, fondateurs du royaume des Deux-Siciles.— Urbain IV travaille à l'établissement d'une dynastie française sur le trône de ISaples, II écrit à Henri III, roi d'Angleterre. Légation de Barthélemi Pigna- telli, archevêque de Gosenza. Lettre d'Urbain IV à Albert de Parme, son légat en France; A saint Louis; A la reine Marguerite.— Conditions proposées par Urbain IV dans son traité avec Charles d'Anjou relativement à la couronne sici- lienne. — Urbain IV modifie ses premières exigences. Baudouin, empereur détrôné de Constantinople, écrit à Manfred. —Urbain IV apprend avec un doulou- reux étonnement que Charles d'Anjou est nommé sénateur de Rome. Il se résigne, dans la crainte devoir Manfred élevé à cette dignité. Charles d'Anjou lui donne des sûretés. Pouvoirs très-étendus qu'Urbain IV confère à Simon de Brie, cardinal légat en France. Tentative d'empoisonnement contre Urbain IV.— Mort de Percivallo d'Oria.— Lettre d'Urbain IV à Manfred.— Urb ain IV quitte Orvieto.

L'établissement d'une dynastie française sur le trône de Naples est un des événements les plus importants du Moyen- Age. Urbain IV en fut le plus ardent promoteur. Pour avoir la pleine intelligence de son entreprise, il faut exposer les rap- ports des Souverains Pontifes avec les Normands, fondateurs du royaume des Deux-Siciles.

Il y avait déjà un demi-siècle que les. fils de Tancrède de Hauteville., pauvres, mais vaillants chevaliers de Coutances, s'étaient rendus maîtres de l'Italie méridionale et menaçaient les Etats de l'Église, quand une ligue anti-normande se forma, qui devait chasser de leurs conquêtes ces usurpateurs de toute terre à h : convenance. Le chef intrépide de cette coalition, Léon IX, un allemand de la vieille souche, aux instincts belli- queux, n'obtint de l'empereur Henri-le-Noir qu'une faible partie des troupes demandées ; il leva seul une armée, la mit sous les ordres de deux de ses compatriotes et livra bataille près de Civitella, le 18 juin 1053. Il fut vaincu et fait prison- nier. Toutefois, les vainqueurs, oubliant leur fierté sauvage, traitèrent leur vénérable captif avec beaucoup d'égards; ils l'accompagnèrent dans l'attitude la plus respectueuse jusqu'à Bénévent; là, le saint Pontife tomba d'accord avec eux, en leur donnant l'investiture de toutes les conquêtes qu'ils

ET SON TEMPS. 423

avaient déjà faites et de toutes celles qu'ils feraient à l'avenir, en Calabre et en Sicile sur les Sarrasins.

Dans la pensée des papes, les Normands d'Italie étaient les véritables défenseurs de la puissance pontificale; ils tenaient à conserver des relations amicales avec ces héros Scandinaves sur lesquels, en cas de besoin, ils pouvaient s'appuyer. Voilà pourquoi Nicolas II octroya au comte Robert Guiscard le titre de duc de la Pouille et des Calabres; il lui imposa, en retour de ce duché et de la Sicile une fois conquise, un tribut an- nuel. Robert Guiscard, de son côté, promit, pour lui et pour ses héritiers, en 1059, de servir toujours le pape comme son seigneur, de ne jamais entrer dans aucun complot contre le Saint-Siège, de lui prêter, au contraire, main-forte contre ses ennemis, et surtout de ne jamais s'emparer d'aucune portion du patrimoine de saint Pierre. La princesse Anne Comnène, dans ce livre qu'elle écrivait sur les marches chancelantes du trône paternel, a tracé le portrait de ce terrible Guiscard : am- bitieux, mais d'un génie égal à son ambition, il avait l'habi- leté des politiques, l'audace des conquérants, l'éclair dans le regard, le tonnerre dans la voix.

Grégoire VII confirma, en 1080, les investitures précédentes à Robert Guiscard, qui renouvela son serment. Toutefois, pour réserver les droits du dernier prince de la dynastie lom- barde, le pape n'accorda pas, au duc de . Quille, la possession de Salerne, d'Amalfi et de la Marche de Fermo. Robert Guis- card n'avait qu'un rival, Roger, son frère, jeune et beau, libé- ral et brave, très-aimé des soldats. Il en fit un de ses capi- taines. Urbain II aimait la brusque franchise du comte Roger, dont le zèle à bâtir des églises n'avait d'égal que sa passion pour les armes. La Sicile, la plus brillante de ses conquêtes, lui avait permis de satisfaire ce double penchant ; partout ses victoires frayèrent le chemin à l'Evangile, que les Sarrasins avaient étouffé pendant leur longue domination sur cette île. En reconnaissance, Urbain II nomma son cher comte légat apostolique dans toute la Sicile. Roger II, fils du comte Roger, et neveu de Robert Guiscard, succéda à leurs droits et recueil-

424 URBAIN IV

lit le fruit de leurs travaux; au fond de l'âme, ses penchants étaient durs jusqu'à la férocité, et son visage aurait les trahir; mais le jeune Roger était parvenu à se vaincre au dehors comme au dedans; il savait se montrer le plus géné- reux, le plus gracieux, le plus courtois des chevaliers et des princes, malgré sa stature de géant et sa face de lion. Il avait reçu en fief d'Honorius II, l'an 1138, l'Apulie et la Calabre; ensuite il avait obtenu de l'antipape Anaclet II la concession du titre de monarque sicilien, avec l'investiture de la princi- pauté de Gapoue et du duché de Naples. Mais il perdit bientôt presque toutes ses possessions territoriales. Il fut excommunié, au concile de Latran de 1139, comme le principal fauteur du schisme. Dans la suite, il reconnut le pape légitime. En retour, Innocent II confirma à Roger le titre royal avec l'investiture des duchés de la Pouille, des Calabres et de Capoue.

De la nombreuse postérité de Roger II , il ne lui était resté qu'un fils, Guillaume Ier, flétri plus tard du surnom de Mau- vais. Adrien IV lui concéda en 1156, tout ce que ses prédéces- seurs avaient accordé à ses ancêtres; et, en outre, il le confir- ma, lui et toute sa descendance, dans la possession des divers Etats de la Basse-Italie. On peut considérer cette investiture, la cinquième de celles que les Souverains-Pontifes avaient oc- troyées aux héros Scandinaves, comme la ratification d'un pacte sincère, irrévocable, entre la dynastie siculo-normande et la papauté. C'est ainsi que prit naissance et se développa la suzeraineté du Saint-Siège sur le royaume des Deux-Siciles, suzeraineté que les papes revendiquèrent toujours comme un de leurs droits acquis.

Il s'écoula plus d'un siècle et demi entre l'arrivée des pre- miers enfants de Tancrèdede Hauteville et le moment leur race s'éteignit dans les mâles en 1194. Alors, la couronne sici- lienne passa, par suite du mariage de l'héritière Constance avec l'empereur Henri IV, dans la maison des Hohenstauffen. Ceux-ci se déclarèrent les ennemis des papes. Longtemps la lutte prit l'Europe entière pour champ de bataille. Mais, dans

ET SON TEMPS. 425

la dernière moitié du treizième siècle, elle sembla transportée à l'extrémité méridionale de l'Italie, et circonscrite dans les belles et riches contrées du royaume de Naples. Pour être ré- duite à des proportions moins vastes, elle ne perdit rien de son activité, de sa grandeur et de sa force. Loin de s'amoin- drir, l'antagonisme du Sacerdoce et de l'Empire conserva le caractère élevé d'une guerre contre les adversaires acharnés de toute civilisation, contre les opiniâtres ennemis du joug libérateur du catholicisme. Les succès des papes du Moyen- Age contre les Césars allemands ne furent pas simplement poli- tiques et militaires; ce furent aussi des succès intellectuels et moraux.

Urbain IV ne s'écarta point du système adopté par ses pré- décesseurs pour faire triompher la civilisation chrétienne. Intimement persuadé que l'Eglise romaine avait besoin d'une vaillante épée, d'un dévouement à toute épreuve, d'un prince illustre, afin de protéger la liberté des populations catholiques contre les violences de l'hérétique Manfred, il appela Charles d'Anjou1.

Ce prince, frère de Louis IX et possesseur du plus grand fief de la couronne, marchait alors sans contredit immédiate- ment après les souverains de l'Europe. Les rivages de l'Egypte et de la Palestine, les comtés de Flandre et de Hainaut, reten- tissaient du bruit de ses glorieux exploits. Toutefois -les com- mencements de son règne en Provence avaient été orageux. Accoutumés à un gouvernement semi-républicain et tout pater- nel, les Marseillais surtout ne pouvaient se résoudre à dépen- dre d'un maître absolu. Les autres Provençaux, depuis la

i . Italiae strages et bella retundere nitens ,

Siciliœ regoum, quod mala tanta tulit,

Et Graecos servare fidem, conaraine toto

Peosaus ; coasuluit quid faceret super bis.

Ad regale genus Fraocorum, calholicurwquc,

Dulciter iuflexitcor pielate gemeus.

Magoifico Carolo comili, bonitale probato,

Siciliaj regoum eonditione dédit. Theodoricus Valucoloris, in Vitâ Urbani IV, ap. Pap. Masson.

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guerre des Albigeois, nourrissaient une haine secrète contre les Français; ils se trouvaient prévenus contre la nouvelle domination. Quelques uns de leurs troubadours, à cause du teint basané de Charles d'Anjou et de ses habitudes matinales, l'appelaient par dérision l'homme noir sans sommeil. Sa mai- greur, sa haute taille nerveuse, son nez d'aigle, son regard altier lançant des éclairs, féroce même dans la colère, ses traits fortement accentués, sa chevelure noire, sa peau olivâ- tre, sa barbe courte, pointue, sa figure osseuse, tout en lui inspirait, dès le premier abord, une sorte de terreur.

On eût dit que Charles d'Anjou avait pris naissance sur les rochers abruptes de Tolède ou dans les plaines nues et tristes de la Valladolid. Il était lier et sombre. Jamais un sourire ne paraissait sur ses lèvres. Il y avait dans sa physionomie quel- que chose de la sévérité espagnole. Il ne communiquait ses desseins à personne. Quoique violent, fougueux, passionné, il s'efforçait de calmer ses émotions. Il dormait peu, parlait encore moins. Il n'oubliait jamais ni un service , ni une of- fense. Son indulgence pour ses partisans était sans mesure. S'il fut avide d'argent, c'était surtout afin de leur prodiguer ses largesses.

De l'aveu de tous les contemporains, il passait pour le prince le plus propre à représenter dignement sur un trône. Rien n'était plus majestueux que le regard, la démarche, l'at- titude du comte d'Anjou. Un poète, Adam de la Halle, qui l'avait beaucoup connu, l'appelle le plus noble en prouesses, le plus seigneurieux de tous les hommes. Il nous le montre à la cour de France, au milieu de ses frères, et le caractérise par ce vers énergique dans sa précision : Tous furent fils de roy, mais Charles le fut mieux.

S'il prenait peu de plaisir aux mimes, aux jongleurs, aux troubadours, poète lui même, il protégeait royalement la littérature et ceux qui se distinguaient dans les joutes du gai- savoir. Il composait des stances sur le confort et le deconfort. Dans ces couplets symétriquement agencés, la plainte

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amoureuse serpente avec élégance, on trouve quatre mots qui, déjà gravés au plus profond de sa pensée , n'en ont pas été effacés un seul jour : Ne jamais désespérer et attendre. Charles d'Anjou est tout entier.

Au milieu de la fermentation générale qui régnait en Provence , un député influent de Marseille était parvenu à faire conclure la paix entre cette ville et Charles , mais à de dures conditions. La bannière d'Anjou dut flotter au- dessus des tours du haut baronnage, sur les créneaux des remparts de toutes les villes, au mât de tous les vaisseaux du comté ; il fallut consentir à la démolition d'une partie des fortifications et au comblement des fossés. Ce retour à la tranquillité, si chèrement acheté, ne dura pas longtemps. Une nouvelle insurrection s'organisa spontanément sous Boni- face de Castellane, brave chevalier, renommé troubadour, issu de grande race, qui possédait, à titre souverain, l'un des plus forts châteaux de la contrée. Charles reprit les armes , parcourut les âpres montagnes de la Provence, ruina plu- sieurs citadelles regardées comme imprenables. De là, il revint sous les murs de l'antique cité des Phocéens. Elle ren- fermait une population active, intelligente et industrieuse, l'âme et le nerf de sa prépondérance commerciale. Barrai des Baux, prince d'Orange, s'interposa efficacement entre les Marseillais et le comte irrité, mais il n'obtint point le pardon des chefs de la révolte. Ils payèrent de leur tête la témérité d'une entreprise considérée comme félonie. Les citoyens d'Arles, d'Avignon et des autres villes rebelles virent qu'ils ne pouvaient tenir contre les forces d'un frère du roi de France , ils rendirent hommage au vainqueur. La soumission pleine et entière de la noblesse suivit de près celle de la mu- nicipalité.

Telle avait été la carrière de Charles, comte d'Anjou et de Provence. Quoique puissant et redoutable, il était parvenu à l'âge de maturité, sans avoir encore trouvé un théâtre digne de lui. Mais la force de sa volonté et l'ardeur de son

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courage avaient déjà éclaté au loin; et, de toutes les têtes royales qui ne portaient pas encore le diadème, aucune n'y semblait plus naturellement destinée que la sienne. Aussi le pape Urbain IV, dans un consistoire tenu, en 1263, à Yiterbc, déclara-t-il que, de tous les princes catholiques, le comte d'Anjou était le seul qui put servir efficacement la liberté de l'Église, menacée par l'hérétique Manfred. Les membres du sacré Collège connaissaient l'illustre naissance, l'ambition chevaleresque, les talents militaires du frère de saint Louis : tous applaudirent au choix du Souverain-Pontife1.

Albert de Parme, successivement chapelain d'Innocent IV, secrétaire d'Alexandre IV, nonôe apostolique d'Urbain IV, semblait destiné à accomplir le changement de dynastie dans l'Italie méridionale. Venu déjà en France, vers 1251, au re- tour d'outre-mer de Charles d'Anjou, il avait sondé ce prince, en l'absence du roi, son frère; de , il s'était rendu, dans le même but, auprès de Richard, comte de Cornouailles. Ce dernier avait refusé le trône de Sicile, soit comme frère d'Isa- belle, deuxième femme de Henri de Souabe, alors vivant, soit qu'il se trouvât offensé des conditions imposées à l'offre du pape , soit plutôt à cause de ses vues sur le sceptre impé- rial. Le légat s'adressa enfin, l'an 1256, à Edmond, second fils du roi d'Angleterre, qui accepta cette marque de haute bienveillance; mais Alexandre IV, menacé plus vivement par Manfred, révoqua le don de la couronne de Sicile fait au prince anglais. Puis, après avoir consulté un grand nombre de cardinaux et de prélats, il l'offrit de nouveau à Charles, comte d'Anjou et de Provence. D'ailleurs, on ne devait plus compter sur le roi d'Angleterre.

Henri III avait fatigué son parlement par de continuelles

1. Cùm Urbaous ferocieutem iu dies Maofrcduai atquc Ecclesiara iuscctau- lem, ac Saracenos audaciâ etscclcrc invalesccrc in Apuliâ videret, eardioalium, archicpiscoporum et episcoporum synodum cocgil, ac Manfrcdi sccleribus ex- positis, ex patrum consilio, Caroluni Sicilise regcm desigoavit loge, ut Eecle- siam abhostium suorum iojuriis vindicaret, reguumque armis tyraouo deripe- ret... Annal, ecclesiast. Ratnald., torn. XIV.

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demandes de subsides. Les barons anglais avaient commencé par railler son insistance; ils avaient fini par s'en irriter; la croisade de Sicile n'avait pas été un des moindres mobiles de leur insurrection. Tandis que le Saint-Siège attendait en vain, depuis deux ans, qu'un seul soldat, couvert de fer, ou un seul messager, chargé d'or, arrivât en Italie, du fond des Iles-Bri- tanniques , Henri et tous les princes de sa famille , vaincus dans la bataille de Lewes, venaient de tomber entre les mains de Simon de Monlfort, comte de Leicester, chef de l'aristocratie triomphante. Il n'y avait plus à traiter avec des prisonniers, ni de couronne à offrir à un prince qui s'était laissé dépouil- ler de la sienne. Il fallait pourtant prendre un parti. Le péril devenait de plus en plus imminent. Les Sarrasins de Manfred étaient aux portes de Rome. Il n'y avait pas de temps à per- dre. Urbain IV déclara donc Edmond d'Angleterre déchu par le fait d'inutilité évidente et d'impuissance prouvée, avec injonction à Henri III de ne plus penser au trône de Sicile pour son fils ; surtout de ne point mettre obstacle aux nou- veaux desseins du Souverain-Pontife sur un royaume dont le Saint Siège avait, disait-il, le droit de disposer à son gré1. Cette négociation ardue fut confiée à l'un des membres les plus éminents du clergé, Barthélemi Pignatelli, archevêque de Cosenza, illustre par son origine, par ses talents, l'en- nemi irréconciliable de Manfred , comme il l'avait été de Fré- déric II. Henri III et Edmond , son fils, alors engagés dans la guerre civile par suite de leur refus d'exécuter les provi- sions d'Ox fort, cédèrent aux représentations du légat apos- tolique. Ils renoncèrent sans difficulté à tous les droits transmis par Alexandre IV sur le royaume de Naplesetde Sicile, droits qu'ils étaient d'ailleurs dans l'impuissance de faire valoir. Urbain IV reconnut cette condescendance par un appui direct contre les barons rebelles 2.

4 . Quià ergô liberum est nobis et ipsi ecclesiae de prœdicto regao Siciliœ dis- pooere et juxià nostrum beoeplacilum ordinare condiliones... Urbani IV brève ad Henricum III regem Angliœ, apud Lunig, codex diplomaticus, tom. II.

2. Legavit Urbaaus Cuseotiaum archiepiscopum ad Ludovicum Franeorum et Heoricum Aoglorum reges. Annales ecclesiast. Raynald., tom. XIV.

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« Lorsque nous avons lu les volumes des annales ecclé- « siastiques et déroulé avec une attenlion vigilante les regestes « des pontifes romains nos prédécesseurs, écrit-il à Henri III, t nous avonsété frappé des œuvres de votre sincèredévotion, de « la rectitude de votre jugement et de la pureté de votre foi. « De même que certains astres brillent d'un vif éclat dans l'É- « glisedeDieu et que de grands luminaires s'y distinguent des « autres par leur splendeur : ainsi en est-il de vos mérites. « Vous êtes, en effet, comme le publie la renommée, et nous « sommes loin de l'ignorer, vous êtes zélé pour la propaga- c tion de la foi catholique, ardent pour la défense de la li- t berté de l'Eglise, bienveillant et généreux pour la construc- t tion des églises et des autres lieux de piété, large et ma- « gnifique dans vos faveurs envers le clergé tant régulier « que séculier, stable et fervent dans votre promptitude à « obéir à l'Eglise romaine. Vous êtes réellement digne de cou- « 1er des jours heureux et tranquilles sous la main tutélaire « de Dieu et la protection du Siège apostolique *, »

Henri III sortait de maladie, lorsque toutes les horreurs de la guerre civile précipitèrent le royaume dans un abîme faillirent s'ensevelir, avec le roi, le nom et la nation d'An- gleterre. Ces commotions politiques le déterminèrent à une renonciation formelle au trône des Deux-Siciles. Dès que le bruit du mouvement insurrectionnel de la Grande-Bretagne parvint à la cour pontificale, Urbain IV s'empressa de raffermir le courage de l'infortuné monarque et de l'assurer de son sympathique concours pour le rétablissement de la concorde.

« Mettez votre confiance dans le Seigneur, lui dit-il, et « comptez sur sa toute puissance. Nous en avons l'espoir, comme « votre conduite lui est agréable, il convertira vos ennemis « à la paix. Celui qui met un frein à la fureur des flots ne « permettra pas que la tempête qui vous menace en ce mo-

1. Dùm annalium romanœ ecclesiœ volumina legimus, et praedecessorum nostrorum regesta pontiiicum vigili attentione revolvimus eiimia utiquè tua; siocer* devolionis opéra. Annal, ecclesiast., Raynald., loco citato.

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« ment, vous et les vôtres, continue à agiter votre royaume; « il fera succéder aux nuages du temps présent une douce « sérénité... » Urbain IV ne crut pas pouvoir confier à un négociateur plus habile et plus persuasif que Guillaume, son chapelain, archidiacre de Paris, cette lettre toute amicale ac- compagnée d'instructions relatives à la pacification du pays1.

Du château de Windsor, l'archevêque Pignatelli devait aller à la cour de Vincennes, avec ordre de demander au roi de France une coopération active, ou du moins une neutralité bienveillante, dans la réalisation du plan d'Urbain IV. De là, il se rendrait en Provence, auprès du comte d'Anjou, pour lui communiquer les intentions du pape et lui demander s'il con- sentait à régner sur le royaume de Naples et de Sicile. Dans le cas le prince accepterait les propositions, le légat avait ordre de presser l'expédition contre l'usurpateur Manfred.

Il fallait, avant tout, s'assurer l'assentiment de saint Louis, alors l'arbitre suprême des destinées politiques de l'Europe. Mais il répugnait à ce royal régulateur de l'opinion publique d'accueillir, pour lui-même et pour ses fils, toute proposition d'un établissement dynastique en Sicile ; il ne s'en cachait pas : « J'ai refusé, disait-il, celte couronne pour le comte d'Artois, « ensuite pour nos trois fils cadets. Elle appartient de droit à o Conradin ou à Edmond. » L'archevêque de Cosenza insista avec plus de force; il montra le désintéressement d'Edmond, il fit valoir les droits de l'Eglise bien supérieurs à ceux de Conradin. A cette époque, le principe de l'hérédité souveraine était encore mal établi partout ailleurs qu'en France. Use pré- sentait toujours entouré d'une foule de restriclions prises dans le régime féodal. Par exemple, il était généralement recon- nu que le droit de succession au trône pouvait être soumis à plusieurs causes légitimes de déchéance : l'hérésie prou- vée, constatée, notoire, était de ce nombre. Aussi Pignatelli

i. Ut verô primùm Aoglicarum lurbarum rumor ad aulam pootificiam aflluxit, mox Urbanus Heorico apostolicam operam ad sedaodos excitalos lu- multus detulit, crexitque ad coaslantiam.. Annales ecclesiast., Raynald., Ioco citalo.

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rappela-t-il la sentence de culpabilité prononcée par les Pères du concile de Lyon contre Frédéric; elle enveloppait toute la race de ce fils deBarbeî-ousse; elle proclamait de la manière la plus formelle la déposition de Conrad IV et de ses descendants.

En invoquant cette autorité, le légat imposa silence au roi, toutefois sans le rassurer entièrement. Les scrupules de saint Louis étaient fondés moins sur les droits méconnus de Conra- din que sur ceux d'Edmond. Sans doute il laissa échapper quelques paroles de tendre commisération pour ce jeune prince infortuné; mais l'argument qui contribuait le plus à l'hésita- tion de Louis IX, c'était la première investiture accordée à Edmond, second fils du roi d'Angleterre : il craignait de de- venir usurpateur sous le titre de conquérant. Pour lever toute difficulté, Urbain IV écrivit à son notaire apostolique, Albert de Parme4 :

« Nous avons reçu vos lettres où, entre autres choses, nous « avons vu que notre très-cher fils en Jésus-Christ, l'illustre « roi de France, prête une oreille crédule aux discours artifi- « cieux de personnages intéressés à le détourner de contri- « buer au succès de votre mission auprès de lui. Ils cherchent « à lui persuader que Conradin, petit-fils de l'ex-empereur « Frédéric II, est l'héritier légitime du royaume de Naples;et f que dans tous les cas, si les droits de cet enfant n'existent « plus, le trône appartient à Edmond d'Angleterre. Ainsi donc, « malgré sa conviction personnelle de la félicité de l'Eglise « romaine et de l'honneur du Siège apostolique, si son frère « monte sur le trône des Deux-Siciles; bien qu'il reconnaisse « dans cette élévation les moyens de secourir les chrétiens de c la Terre-Sainte et l'empereur de Constantinople , selon son « ardent désir, il hésite néanmoins, sous prétexte qu'il n'est « pas licite de s'emparer du bien d'autrui. Certes, il aurait « pleinement raison, si les conseillers disaient vrai.

4. Cùm ver6 Siciliae regaum Francis deferret Albertus ouncius, S. Ludovicus cujus purissima conscientia ne miuimam quidera labeculam scienter pati poterat nonnullam sensit religionem nùm aliqua injustitiœ species subesset Siciliam admittcre. . Annales ecclesiast. Raynald., Ioco citato.

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« Nous offrons à Dieu le sacrifice de nos louanges, à Dieu « qui tient sous sa main le cœur de tous les rois. Nous lui < rendons grâce de diriger l'âme du souverain de la France « dans une telle pureté de sentiments. Mais ce monarque très- « chrétien ne doit-il pas, à cet égard, s'en rapporter à nous « et à nos frères les cardinaux? Il doit, sans l'ombre d'un « doute, croire que, considéré par nous comme le fils aîné de « l'Église et comme notre enfant de prédilection, nous nous « garderions bien d'exposer sa vertueuse renommée à la mé- « disance et au scandale; nous ne voudrions pas, pour tout « au monde, mettre en péril sa personne que nous entourons « d'une affection toute particulière, ni le salut de son âme « confiée à notre sollicitude toute paternelle. Qu'il songe donc « que notre détermination a été mûrement réfléchie. Qu'il « pense combien nous et nos frères tenons à conserver nos « consciences pures devant la divine Majesté; mais nous le « savons de science certaine : rien de ce que nous entrepre- « nons n'est au préjudice de Conradin, d'Edmond ou d'aucun « autre prince i »

Les négociations de l'archevêque Pignatelli auprès de Charles d'Anjou se trouvaient d'une nature moins délicate : les mêmes scrupules n'arrêtèrent point le trère de Louis IX. Tous deux, il est vrai, professaient un entier dévouement, un profond respect pour la religion catholique; mais tous deux tendaient au même but par des voies différentes ; et leur foi, bien qu'également vive, prenait, comme chez tous les hommes, la teinte de leur caractère. Saint Louis, essentiellement attaché à l'intérêt du pays, à la gloire du trône, à l'honneur du sang royal, subordonnait, même dans sa conduite politique, tous ces nobles motifs à la considération du salut éternel. Comme son auguste frère, Charles d'Anjou recherchait la grandeur de sa maison et la dignité de la France, mais avec passion ; il voulait

1. Laudat Urbanus Alberlum. studia et induslriam ad serenandum sancti Ludovici animum, eamque religionera exculiendam conlulisse ; datque impe- ria, ut iraclatum cœptum promoveat... Annales ceclesiasl. Raynald., toiu. XIV, ann. 42G2.

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le triomphe du catholicisme, mais un triomphe éclatant, do- minateur, arraché, s'il le fallait, par le glaive. Il aspirait même à devenir le chevalier de l'Eglise; et, au besoin, l'exécuteur de ses hautes œuvres. Entre ces deux types de la vieille royauté française, il n'y avait de commun que la chasteté, la fran- chise, le courage militaire, le respect de la foi donnée.

Les ouvertures faites à Charles d'Anjou pouvaient donc réa- liser les rêves de ce futur conquérant de l'Italie, qui, dévoré de l'ambition de régner, était encore poussé vers ce but par Béatrix, sa femme. Cette princesse de Provence, disent les chroniqueurs, brûlait du désir de porter t comme ses trois sœurs, les reines de France, d'Allemagne et d'Angleterre, la couronne impériale ou royale. On raconte qu'un jour, elle se vit forcée de s'asseoir sur un escabeau, à leurs pieds, pendant la messe de l'Epiphanie célébrée dans l'église abbatiale de Saint-Denis. Rentrée toute en larmes dans ses appartements, elle fit partager au comte son mari le violent dépit qui s'em- para d'elle; et depuis, elle ne cessa de l'engager à accepter la couronne offerte. Vraie ou fausse, cette anecdote d'origine italienne ne semble avoir été imaginée que pour mellre une reine de France au-dessous d'une reine de Sicile. Si Béatrix avait été si préoccupée du titre royal, Charles ne pouvait-il pas prendre celui de roi d'Arles qu'il a constamment dédaigné? Son épouse elle-même n'avait-elle pas refusé la main de Con- rad, roi des Romains? Il est possible que la comtesse en ait éprouvé plus tard quelque regret; mais ce serait une erreur de chercher dans les vaniteuses suggestions d'une femme la cause déterminante de l'acceptation de Charles d'Anjou.

Si Louis IX regardait cette investiture comme entachée d'injustice et comme menaçante pour le repos de son royaume, la reine Marguerite, de son côté, montrait une vive opposition aux vues ambitieuses de l'aventureux fils de France. De tous les Etats secondaires en Europe, aucun n'était plus convoité que le comté de Provence. Son heureuse situation sur la Méditerranée, dans le voisinage de l'Espagne et de l'Ita-

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lie, la sûreté de ses ports, la richesse de son commerce, le nombre et la civilisation de ses habitants, faisaient de ce sim- ple comté un Etat égal ou même supérieur à des royaumes. Jalouse, dit-on, d'avoir vu passer sur la tête de sa sœur cadette l'héritage de ce beau pays, profondément affligée sur- tout des malheurs d'une contrée elle avait des affections particulières, Marguerite, plus provençale que française, avait demandé et obtenu en son nom, le 2 juillet 1258, la cession des droits du roi de France sur les comtés de la Provence et de Forcalquier, sur les villes d'Avignon, d'Arles, de Marseille, pour les transmettre à celui de ses fils qu'elle désignerait elle- même.

La réputation universelle de hante équité, acquise à Louis IX par ses actes de justice comme par la publicatfon de ses ordonnances, avait mis le comble à son influence, non-seule- ment sur les simples gens du peuple , mais encore sur les grands vassaux de la couronne et sur les membres de sa pro- pre famille. Urbain IV déplorait depuis quelque temps les dissensions survenues entre la reine de France et le comte d'Anjou ; il craignait qu'elles ne fussent un obstacle à la réali- sation de ses projets d'investiture. Il recommanda au pieux monarque de ne négliger aucun moyen de persuasion ou d'au- torité pour rétablir l'harmonie entre le beau-frère et la belle- sœur. Le royal arbitre employa , dans cette mission de confiance, les archevêques d'Embrun et de Narbonne, dont il connaissait l'intégrité et les lumières. Il écrivit au pape pour le prier de lui permettre de retenir en France ces deux émi- nents prélats, afin de poursuivre par leur intermédiaire, l'apaisement des querelles de Marguerite et de Charles1.

« Assurément, lui répondit Urbain IV, dans un bref du « mois de novembre 1262, l'Eglise romaine a toujours souhaité

I. Ludovicus iacumbebat ad sopiendam inter uxorern ac fratrem Andegaviae et Provincial coniitem cootroversiam, ad quam dirimendam Ebreduneosem el Narbonensom archiepiscopos adhibuerat ; qui cùm ab Urbano essent exciti, ab eo flagitaral, ut iu Galliis agerc pro discordià illà conciliendâ permitteret. Sed pontifex excusavit sesc sibi non licere.. Annal, ecclesiast. RAYNALD.,lococilato.

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t de voir votre royaume très-chrétien et très-renommé, jouir « des sereines douceurs d'une paix continuelle; en véritable « mère, elle s'est appliquée sans cesse à en détourner les nua- « ges des troubles civils, à en arracher radicalement les « germes des discordes religieuses, et à répandre abondam- « ment dans son sein les semences de la concorde, afin qu'il « produisit les fruits délicieux d'un calme profond et inalté- « rable. Car, s'il est un royaume l'Eglise, affligée et fati- « guée par les déchirements de presque toutes les nations de « la terre, puisse se reposer à l'aise et respirer les parfums de « la paix, très-cher fils, c'est le vôtre ; il s'est fait constamment « son auxiliaire inébranlable dans les jours de péril et de « persécution; il a toujours enfanté les princes catholiques « les plus remarquables par la vivacité de leur foi et par l'ar- « deurde leur piété.

« Sans doute, les pontifes romains, nos prédécesseurs, ont « travaillé soigneusement à la conservation de la paix dans « votre royaume; cependant, comme nous avons pris nais- « sance dans son sein, nous sommes tout naturellement porté « plus qu'eux à contribuer, en temps opportun, à sa gloire et « à son bonheur. Nous brûlons si ardemment du désir de pro- « curer votre exaltation et celle de vos héritiers que, en cas «. de nécessité, nous exposerions volontiers notre personne aux « travaux et aux dépenses, pour assurer le salut et la prospé- « rite de vos Elats. Mais les orages, qui se forment de toutes « parts contre l'Eglise, nous obligent à retenir près de nous les « hommes dignes et capables de nous aider efficacement dans « le gouvernement de la barque de Pierre au milieu des tem- « pôtes perpétuelles de la mer de ce monde; et les archevêques « d'Embrun et de Narbonne sont du nombre de ceux que nous « avons choisis ; nous devons mettre en leurs mains le glaive « à deux tranchants pour châtier les peuples prévaricateurs, et « des lampes ardentes pour scruter la cité du Seigneur. »

Urbain IV termine cette lettre pleine de sentiments d'estime et d'amitié pour saint Louis, en lui disant qu'il trouvera dans

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son entourage d'autres personnages dont la prudence, la piété, la science et le courage, admirés de tous, pourront concourir à remettre en bonne intelligence la reine de France et le comte d'Anjou. Comme l'année suivante, les démêles n'étaient pas encore assoupis, le pape écrivit à la reine Marguerite :

« Vous n'ignorez pas, lui dit-il, les sentiments de prédilec- « tion de l'Eglise pour la glorieuse maison de France, senti- « ments qui, pour diverses causes, sont plus profonds et plus « vifs en nous qu'en nos prédécesseurs. Eh! bien, nous avons « jugé à propos d'offrir le royaume de Sicile, fief de l'Eglise « romaine, à votre illustre époux, notre très-cher fils en « Jésus-Christ. Ce prince très-chrétien a répondu à notre t offre selon les inspirations de sa piété, mais non pas selon « les vœux de notre cœur. Entre toutes les vexations qui « tourmentent l'Eglise et qui l'abreilvent d'amertume, il n'en « est pas, pour nous, de plus grave ni de plus poignante, que « de voir le royaume de Naples désolé par un usurpateur. « Pour remédier à ce triste état de choses, nous avons tourné « nos regards vers le puissant roi des Franks, principal tuteur « de la liberté ecclésiastique; nous désirions obtenir pour « champion, sinon l'un de ses fils, du moins son frère.

t Voilà pourquoi, d'après son consentement, nous avons « entamé des négociations avec le comte de Provence et d'An- « jou. Nous espérons que ce comte, touché des afflictions de « l'Eglise et des nôtres, n'épargnera rien pour nous être utile « dans la défense des droits du Saint-Siège; et de peur que le « désaccord , qui existe entre vous et lui, n'empêche ou ne « retarde le succès de l'affaire, nous prions instamment votre « Sérénité royale, nous l'avertissons de considérer sérieuse- « ment combien le conflit en question, déjà si dispendieux pour « elle-même, peut agiter les cœurs et troubler les esprits. « Nous l'exhortons à songer qu'il n'est guère possible d'être « en paix avec Dieu, si l'on ne l'est pas avec soi-même et avec « les autres. Tâchez donc de vous réconcilier avec le comte « d'une manière solide et durable, afin qu'unis par les liens

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d'un amour mutuel, vous augmentiez réciproquement la « somme de votre bonheur et de votre tranquillité *. »

Le roi et la reine finirent par soumettre leurs lumières à cel- les du Pontife suprême; mais Louis IX, comme chef de la maison de France, voulut savoir à quelles conditions la cou- ronne de Sicile était offerte à son frère, le comte d'Anjou. Ces conditions étaient au nombre de trente cinq ; elles reposaient tout entières sur ce principe, que le futur roi de Sicile se constituerait, pour lui et pour ses successeurs, l'homme-lige du pape, et lui prêterait serment en celte qualité, comme à son seigneur suzerain. Il ne recevrait qu'àcelte condition seulement, et après avoir accompli ce devoir, l'investiture du royaume, tant au-delà qu'en deçà du Phare de Messine.

Voici en substance les autres articles proposés à Charles d'Anjou par Albert de Parme, notaire apostolique :

Pour éviter toute contestation territoriale , Urbain IV commença par déterminer les domaines respectifs de l'Etat pontiiical et du Royaume sicilien. En conséquence, le projet d'investiture déclarait réunie au patrimoine de saint Pierre la terre de Labour , avec une portion des Principautés Ultérieure et Citérieure. La nouvelle fron- tière était définie par une ligne qui partait de Ceprano et de Rocca d'Arce, rejoignait les sources du Sarno et suivait cette rivière jusqu'à la mer. Le cours supérieur du Vulturne marquait au sud delà chaîne principale de l'Apennin la limite nouvelle qui, avec Bénévent et toute la vallée Gaudine, comprenait Gaète, Fondi, Capoue, Sora, le Mont- Cassin, San-Germano, Averse, Acerra, Nola, Avellino, enfin Naples avec ses îles : Ischia, Capri et Procida. C'étaient les conditions pro- posées, au nom d'Alexandre IV, par Octavien, cardinal-diacre de Sainte-Marie in Via Latâ, alors légat apostolique en Sicile, à Man- fred, jadis prince de Tarente. D'après ce plan, le nouveau royaume, bande longue et étroite , n'était plus composé que des Abruzzes, du comté de Molise, ,de la Basilicate, de la Capitanate, des Terres de Bari et d'Otrante, des Calabres et de la Sicile proprement dite.

Le royaume, ainsi géographiquement constitué, ne serait inféode

1. Probant Urbani lillerae, quas ad reginam Francorum scripsit, quibus ro- gavil,cum Carolo pacem eonciliarel, ullaboraati Ecclesia;upilulari po»sel... An- nalescclesiasl., Kaynald. ami. I26î.

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aux descendants du comte d'Anjou et de Provence qu'en ligne de succession immédiatement directe ; de telle sorte que son fils aîné lui succéderait de droit ; mais que, dans le cas celui-ci mourrait sans enfants, le frère du défunt, quoiqu'issu du même père, ne pour- rait succéder que moyennant une nouvelle investiture ; ce qui remet, tait sans cesse en question le droit héréditaire des descendants de Charles d'Anjou, et, à chaque mutation collatérale, l'abandonnait à la décision de la cour de Rome. Urbain IV ne faisait aucune mention de la succession féminine ; il laissait cette éventualité dans le vague.

Le Saint-Siège percevrait un tribut annuel de deux mille onces d'or, tribut qui devait être acquitté régulièrement, à la fête de saint Pierre, partout résiderait le Pontife romain, sous peine d'excom- munication. Le comte d'Anjou devait payer, en outre, en plusieurs termes, une somme de cinquante mille livres sterling. Il devait pré- senter, tous les trois ans , un palefroi blanc , beau et bon , en signe de vasselage.

Comme Urbain IV mettait beaucoup de prix à régler d'une ma- nière invariable l'effectif des forces militaires, il fixa au chiffre de trois cents chevaliers bien équipés et armés, ayant chacun quatre chevaux au moins, le nombre des soldats qui devaient servir pendant trois mois dans les troupes pontificales, aux frais du roi ou de ses héritiers. En cas de nécessité, l'armée de terre pourrait être rem- placée par une armée navale, moyennant la taxe voulue et une com- pensation préalable.

Dès que le nouveau roi aurait pris possession de la terre apuKenne, il serait tenu de réunir en parlement tous les hommes libres de ses états : comtes, chevaliers ou bourgeois; et là, il leur ferait jurer de lui retirer leur foi, de lui refuser obéissance, s'il venait à enfreindre un seul des engagements contractés avec le Saint-Siège. En cas de déchéance prononcée contre le roi par ses sujets, le pape deviendrait de plein droit, non pas le suzerain, mais le souverain direct du royaume.

Pour prévenir l'accroissement de la puissance du roi de Sicile , et pour rendre impossible la réunion de plusieurs sceptres dans la mê- me main, Urbain IV posa les conditions suivantes :

Si le roi de Sicile devient, soit empereur, soit roi d'Allemagne, soit seigneur de Lombardie et de Toscane, il doit renoncer aux Etats qu'il tient en fief de l'Eglise. Toutefois, dans ce cas, il pourra faire

440 UKBAIN IV

passer la couronne de Sicile à son fils, pourvu qu'il l'émancipé et ne conserve aucun droit sur lui.

Quant aux conditions qui regardent les affaires ecclésiastiques, voici les plus remarquables : tous les biens, meubles et immeubles, qui ont été ôté aux paroisses et aux membres du clergé régulier et séculier, leur seront restitués en chaque lieu, à mesure que le nou- veau roi en prendra possession.

Les élections des églises cathédrales et autres seront entièrement libres, sans demander le consentement du roi, ni avant ni après.

La juridiction ecclésiastique sera conservée intégralement, avec liberté d'aller poursuivre les appellations au Saint-Siège.

Les édits de Frédéric II, de Conrad IV, et de Manfred, seront ré- voqués comme contraires à la liberté ecclésiastique.

Les clercs ne pourront être justiciables des juges séculiers, ni au civil, ni au criminel, ni chargés de tailles ou de collectes.

Le roi ne percevra ni régale ni autre droit sur les églises vacantes, et n'en tirera aucun profit.

En ce qui concerne la nation, les nobles, comtes, barons, cheva- liers, et tous les autres habitants du royaume jouiront de la même liberté et des mômes privilèges qu'ils avaient au temps de Guil- laume II, roi de Sicile.

Le roi rappellera tous les bannis du parti guelfe, quelle que soit leur condition; il leur restituera pleinement leurs droits et leurs propriétés.

Il ne contractera aucune alliance avec un empereur, un roi, un prince, un baron, musulman, chrétien ou grec, ni aucune ligue avec une province, une cité, une commune, ou toute autre localité, au pré- judice de l'Eglise romaine.

Il rendra, selon son pouvoir, la liberté à tous les prisonniers et à tous les otages, romains, toscans, lombards, qui sont retenus dans le royaume de Sicile et ses dépendances.

Enfin le comte d'Anjou s'obligerait à passer les Alpes à la tète de trois cents archers et de mille chevaliers , chacun avec une lance fournie de quatre hommes au moins, à envahir le royaume de Naples dans un délai de trois mois, à moins qu'il ne fut retenu en Italie par les événements de la guerre. Si Charles d'Anjou , arrêté par une longue maladie ou surpris par la mort, ne pouvait accomplir les clauses du traité, le pape aurait la faculté d'annuler la concession du

ET SON TEMPS. 441

royaume sicilien, par écrit ou sans écrit , avec l'avis des cardinaux ou sans leur avis, à moins qu'il ne se rencontre, pour remplacer le comte ou ses héritiers, une personne capable de suppléer à leur ab- sence et jugée telle par le Saint-Siège1.

Urbain IV n'eut pas à craindre de Charles d'Anjou la déli- catesse timorée de saint Louis. Le comte n'éprouva aucun scrupule et ne conçut aucun doute sur la légitimité des pro- positions qui lui étaient faites par le légat apostolique. Il re- connaissait pleinement le droit du pape sur le royaume féo- dal des Deux - Siciles comme suzerain, et sur la dynastie hérétique des Slauffen comme chef de la religion. C'est au même titre qu'il jugeait également équitables la dépossession de la maison de Souabe et le transfert de sa dépouille à une autre race. Dans le second de ces actes, il ne voyait que la conséquence nécessaire du premier. Les maximes de droit pu- blic alors en vigueur justifiaient d'ailleurs la persuasion du frère de saint Louis relativement à la juridiction temporelle de la papauté sur les souverains de l'Europe catholique. C'était donc sans hésitation, sans trouble, avec une gratitude véritable, qu'il acceptait la couronne de Sicile, objet secret de ses plus ardentes convoitises. Mais il ne la voulait pas à des conditions repoussées parManfred lui-même. Charles de Fran- ce, plus fier encore et à plus juste titre que- le bâtard souabe, ne voulait le trône qu'aux conditions stipulées par les rois Normands, avec la même indépendance et une égale étendue de territoire. Ainsi la négociation fut arrêtée dès le début.

Charles déclara péremptoirement qu'il ne consentirait à aucun dé- membrement du royaume. De toutes les cessions territoriales que de- mandait Urbain IV, il ne lui concéda que la ville deBénévent, ancien domaine du Saint-Siège .Pour ce qui est de la convocation d'un parlement décennal, la détermination du comte d'Anjou fut plus prompte encore et plus explicite. Se soumettre à une enquête de ses vassaux, les cons-

I. IsIjb su ni conditiones super uegolio regoi Siciliœ cl lolius... ad confiais lerraium romanuî Ecclcsiai, excepta Ion à iuferiùs anuotatà, nobili viro Carolo AiidcgavicE ac L'rovinciaj cumin, osteutleiidde... Epislol. Urbani IV, apud D. Edm. Martène, Thésaurus novus anecdotorum, loin. II, pag. U.

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tituer juges de sa fidélité envers l'Église, c'était s'exposer à des révol- tes perpétuelles et rendre impossible l'établissement d'un gouverne- ment régulier. De concert avec saint Louis, le comte d'Anjou déclara que ni son frère, ni lui, ne pouvaient adhérer à cette humiliante me- sure. « Le roi et ses conseillers, disait-il, se sont sentis gravement w offensés de sa seule énonciation. De pareilles réserves peuvent être « prises contre des contumaces, contre des hérétiques, mais contre des « chrétiens fidèles, jamais ! » Quant à l'ordre de succession , Charles voulait que sa descendance féminine y fût appelée à défaut de sa postérité masculine. Passionné pour la gloire de la France et pour la puissance de sa maison , il rêvait l'établissement d'une dynastie capétienne au sud de l'Italie. Pour multiplier dans l'avenir les chan- ces de cette fondation, il demanda qu'en cas de disparition de toute sa lignée, son frère Alphonse, comte de Poitiers et de Toulouse, fut admis à le remplacer, soit par lui-même , soit par ses descen- dants , suivant les mêmes règles et sous les mêmes obligations. A défaut du comte de Poitiers et de sa postérité , le trône serait substitué à Jean, comte deNevers, second fils de Louis IX et neveu de Charles d'Anjou *.

On fut quelques semaines avant de pouvoir s'entendre; mais Urbain IV, qui prévoyait les difficultés du prince , avait eu soin de joindre au projet d'investiture une série de modifications qui de- vaient en manifester l'esprit. Afin de satisfaire Charles sur les trois points, principaux, il renonça d'abord à démembrer le royaume en faveur du Saint-Siège ; il ne réclama que Bénévent et sa ban- lieue , avec le droit de prendre des bois dans les forêts royales , pour la reconstruction de cette ville ruinée par tant de vicissitudes et de guerres. Seulement il exigea qu'on portât le cens de deux mille onces à dix mille, et que Charles s'engageât à le faire payer partout il plairait à la Chambre apostolique de le percevoir. Le comte demanda que le lieu de paiement demeurât fixé , une fois pour toutes , dans une place de sûreté. « Quel moyen, disait-il, de « courir après la papauté qui campait en mille lieux divers, trans- « portant ses tabernacles de Viterbe à Orviéto, d'Orviéto à Pérouse? « N'était-ce pas exposer le trésor vagabond à être dévalisé sur jces

I. IsIîb sunt modificationes condilionum ..Epislola Urbani IVadAlber- lum. Thésaurus novus anecdolorum, opéra Edmuodi Martènb et Ursini Durand, loin. II, pag. 19.

ET SON TEMPS. U3

« grands chemins? » Malgré ces objections, le pape maintint la clause telle qu'elle avait été dictée ; seulement , le cens de dix mille onces d'or, poids romain, fut abaissé plus tard à huit mille.

Quant au serment public imposé au nouveau monarque entre les mains de ses sujets, Urbain IV sentit la nécessité de calmer l'indi- gnation que cette exigence avait causée au comte et au roi lui- même. Il affirma qu'il n'avait pensé qu'à honorer davantage le prince, en le chargeant de recevoir lui-même et de transmettre au Souverain Pontife les serments de fidélité que les habitants lui doi- vent comme à leur suzerain. Malgré ce prudent commentaire, il fallut abandonner absolument cette clause du projet d'investiture , se contenter de l'hommage plein et libre que Charles d'Anjou devait prêter au Saint-Siège pour tous les Etats spécifiés dans la bulle, et exiger qu'il fut renouvelé d'année en année entre les mains du pape ou de son légat *.

L'ordre de succession proposé par Charles d'Anjou fut admis par Urbain IV, toutefois avec les restrictions suivantes :

Si le monarque sicilien est élu empereur et que son fils aîné ait atteint l'âge de dix-huit ans, celui-ci entrera sur-le-champ dans le gouvernement de la Sicile ; mais s'il est au-dessous de cet âge, l'ad- ministration du royaume appartiendra, pendant sa minorité, à des tuteurs nommés par le pape.

A défaut du fils de l'empereur élu, sa fille héritera du royaume de Sicile ; mais elle ne pourra épouser ni un empereur, ni un roi de Lombardie, sous peine de perdre immédiatement tous ses droits. Cependant le mari de l'héritière, en renonçant à l'Empire, peut gar- der les Etats que sa femme aurait reçus en fief du Saint-Siège.

A défaut d'héritiers directs de l'empereur élu, ses héritiers en ligne collatérale lui succéderont aux conditions acceptées par lui-même.

Telles étaient les clauses fondamentales de cette importante tran-

4. Olim cùm te ad dilectum filmai nobilem virum Carolum Andcgariaî ac Provinci* comitem pro nogotiis regui Siciliœ diuimus destinandum , quam- dam libi apostolicam IratJidimus lilteram , conlinentem quôd si contingerot diclum ncgofium secuodùm conditiones tibi iraditas, inter romanam Ecclc- siara et eumdcni comitem consummari, taliter super petitionibus in eâdem contentis litterà, quas propter hoc diclus cornes per suos nobis porrexerat nuntios intmidebamus , auctore Domino coudescendere votis ejus , quôd proptercà non contingeret diclum negofium impediri... Epislol. Urbani IV ad Albertum, D. Martènb, lococitato, pag. 33.

4H URBAIN IV

saction. Restaient encore quelques points à régler , voici les princi- paux :

Charles d'Anjou se soumettait aux censures ecclésiatiques, et con- sentait à ce que ses Etats fussent placés sous l'interdit, dans le cas il n'observerait pas exactement les conditions du traité. Mais Urbain IV ne proposait que six mois de délai. Charles demandait qu'en l'absence du roi ou de son successeur, le terme accordé pour comparaître fut prolongé de six autres mois. Le pape y consentit en considération de ce que, à cette époque d'entreprises lointaines, les futurs rois de Sicile pourraient, au moment de la citation, se trouver au delà des mers, dans les parties les plus reculées de l'Orient ou de l'Occident.

Sur les immunités ecclésiastiques, Charles d'Anjou établit en principe que les clercs resteraient exempts de toute juridiction civile, sauf les cas de jurisprudence féodale. Un clerc, personnellement possesseur d'un fief, serait, pour ce fief, justiciable de la cour du roi.

Dans le cas où; comme il en avait le dessein, le comte conduirait lui-même son armée en Italie il voulait qu'Urbain IV s'en rapportât à son zèle, à son dévouement, à sonbon vouloir, sur le nombre et la qualité des troupes. Toutefois, il consentaitàce que, dansl'hypothèseoùil ne conduirait pas lui-même l'armée en Italie, le pape stipulât le nom- bre d'hommes et de chevaux, mais d'une manière approximative et générale : qu'on mit, par exemple, en bloc, mille chevaliers avec quatre mille chevaux1.

Urbain IV accéda à tous ces changements ; il offrait en outre, si l'affaire du royaume de Sicile était menée à bonne lin, les décimes ecclésiastiques de France, de Provence, des diocèses de Lyon, Vienne, Embrun, Besançon et Tarentaise ; elles seraient données au frère du roi, s'il l'exigeait, pendant trois ans.

Une croisade, pour laquelle seraient réservées les indulgences accordées aux croisades en Terre-Sainte, devait être prêchée, au nord et au sud des Alpes, contre l^Ianfred et les Sarrasins de Lu- cera.

En aucun temps, le Saint-Siège ne permettra que Conradin, ou tout autre descendant de Frédéric II, obtienne L'Empire.

Manfred et ses adhérents seront frappés d'anathème, et la dé-

4. Nuper nobis quanidam scripsisti cedulam tuis liileris inlerclusam... Epislola Urbani IV ad Albcrlum. D. Martlne, loco cilalo, pag. 35.

ET SON TEMPS. 445

chéance sera prononcée contre tout prince qui oserait soutenir le bâtard de Frédéric, après l'investiture donnée au comte d'Anjou.

Enfin les possessions de Charles , placées sous la protection du Saint-Siège, ne pourront être endommagées en rien, sous peine d'excommunication * .

Dans cette négociation qui dura près de deux ans, Urbain déploya beaucoup de souplesse, et surtout une connaissance aussi prématuréequ'approfondiedefe formes diplomatiques. Les dépêches de Charles d'Anjou révèlent aussi une finesse, une prudence, une fermeté, un esprit pratique, dont il faut attri- buer une large part à saint Louis; puisque les propositions du pape et les réponses du comte ont été délibérées en conseil par le roi, par les hauts barons et par l'élite des jurisconsultes français.

Louis IX avait montré quelque penchant pour le prince de Tarente; mais ces dispositions bienveillantes tendaient à s'é- vanouir par les efforts multipliés du légat apostolique. Aussi Baudouin, empereur détrôné de Constantinople, crut-il devoir en prévenir Manfred qu'il appelle son ami, et qu'il surnomme très-excellent seigneur, par la grâce de Dieu, illustre roi de Sicile2 :

« Nous arrivons d'Espagne en France, lui dit - il ; là, « nous avons appris les graves imputations portées contre « votre Excellence; nous ne voulons pas vous les laisser igno- « rcr. Des lettres pontificales déclarent au roi que les efforts, « tentés pour vous ramener dans le giron de l'Église, demeu- « rent infructueux par votre faute; elles vous accusent d'user « defraude etdemauvais vouloir dansles propositions concilian- « les qui vous sont faites pour le bien général delà chrétienté. « Nouscombattons,detoutnotrepouvoir,la fâcheuse impression

1. Epislola UrbanilV ad Alberlum apostolicœ sedis notarium. D. Mar- tène, pag. 21.

2. Excellcnlissimo Domino Manfredo Dei graliâ regi Siciliœ illustri, amieo suo, quàra plurimùm diligcndo, Balduinus càdcm gralia imperator romanus semper augusius, salutem et prosperitatis continuum meremeirium... Epislola Balduini ad Manfrcdum. D. Martène, Thésaurus novus anccdolorum, tom. II , pag. 2î.

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« que ces griefs ont produite. Le moment est venu d'envoyer t au roi et à la reine de France un agent fidèle chargé de sol- liciler la paix en votre nom. Si, comme nous le pensons, t vous êtes inculpé faussement, n'hésitez pas à demander une « enquête i si, au contraire, les faits sont réels, déclarez-vous « prêt à réparer vos torts, en vous conformant aux sages dé- « cisions du roi.

t Nous ne saurions trop vous recommander de faire tout ce « qui dépendra de vous, pour rentrer en paix avec l'Eglise « romaine. Nous vous en prions, pour votre honneur et dans « votre intérêt, évitez les suites désastreuses que celle affaire « aurait infailliblement, s'il ne plaisait pas à la divine Provi- « dence d'y mettre un terme; surtout, ne perdez pas un ins- « tant; agissez avant que les choses s'aggravent, et pendant « notre séjour à Paris. La mission de votre délégué devra être « celée aux yeux de tous; c'est au duc de Bourgogne qu'il « vous faudra l'adresser; et tous deux, nous lui donnerons les « conseils dont il aura besoin. En outre, nous sommes d'avis t qu'il vous sera utile de communiquer vos intentions à Jean « de Valenciennes, seigneur de Cayphas, qui vous est sincère- t rement dévoué. Enfin, nous avons la confiance que vous « vous conduirez dans cette négociation de manière à mériter « les louangesdes hommes et les bénédictions de Dieu. »

Alors régnait sur Rimini, ville murée de l'Etat ecclésiasti- que, près de l'embouchure de la Marecchia,une noble famille italienne issue de la maison des comtes de Carpagna. Elle avait pour chef un seigneur de Verruchio ou Vernoulo, surnommé Malatesla ; les Guelfes de Bologne le choisirent pour combattre les Gibelins de la Romagne. Fidèle à sa mission, le podestat établit de dislance en distance, sur toutes les roules du diocèse de Rimini, des corps de gardes pour intercepter les correspon- dances des partisans de Manfred entre la Sicile et la Toscane ou la Lombardie, et réciproquement. Le courrier de l'empereur Baudoin, arrêté par la sentinelle de l'un de ces postes, remit les dépêches dont il était porteur à Malatesla qui les envoya

ET SON TEMPS. 447

au pape. Urbain IV vit alors qu'il n'y avait plus à hésiter ; il pressa son légat Pignatelli d'activer la négociation. Ce prêtai, ancien professeur de décrétales à l'Université de Naples, con- venait parfaitement au but que le Souverain Pontife voulait atteindre : il était animé d'un zèle à toute épreuve, il s'expri- mait avec facilité, comprenait avec promptitude. Urbain IV lui avait confié des lettres pour les plus hauts personnages de France et d'Angleterre, ainsi que pour les supérieurs des Ordres mendiants.

La négociation allait aboutir, lors que le pape apprit, avec un étonnement aussi vif que douloureux, que le comte d'Anjou avait été nommé sénateur de Rome. Les Romains, depuis la mort de Brancaleone d'Andalo, étaient gouvernés par des no- tables nommés Buoni Uomini. Dès le mois d'août 1263, par ordre de ces magistrats, le peuple, selon la coutume, avait été assemblé en parlement, au son des cloches et au cri des hé- rauts, sur la grande place du Capitole. Les greffiers du sacré- palais avaient demandé au peuple-roi s'il lui plaisait d'élire Charles pour sénateur; la foule avait répondu par une accla- mation unanime : « Cela nous plait! » Alors, les notables se démirent de leur autorité municipale en faveur de l'élu du peuple. Le comte d'Anjou se trouva investi de la véritable souveraineté à Rome; il exerça dorénavant par lui-même ou par ses vicaires tous les droits de haute et basse justice.

Le Saint-Siège avait toujours redoulé l'accroissement de la dignité sénatoriale. On a vu la lutte d'Innocent IV et d'Alexan- dre IV contre le dictateur Brancaleone. Ici le péril était plus grand : le sénateur n'était plus un homme isolé, d'une condi- tion privée; mais un prince puissant, un filsdeFrance, bientôt roi de Naples. La situation d'Urbain IV devenait d'autant plus embarrassante que la réunion du pouvoir impérial et de la royauté sicilienne pouvait se reproduire sous une autre forme plus dangereuse encore, puisqu'elle s'était préparée dans Rome, au sein même de la ville pontificale dont le pape était exclu. D'ailleurs il n'était pas impossible qu'un prince illustre devenu

US URBAIN IV

sénateur, parvînt à rendre son titre héréditaire. C'était pour la prépondérance des papes une rivalité plus redoutable, pour leur domination temporelle, un obstacle plus insurmontable que l'ingérance des empereurs d'Occident qui traversaient Rome et ne s'y fixaient jamais*.

Pour détourner ce nouveau péril, Urbain IV se hâta d'é- crire a son nonce, Albert de Parme : « Nous ignorons encore « si l'élection est faite a vie ou pour un temps déterminé. « Quoiqu'il en soit, nous conseillons au comte d'Anjou, avec « l'affection sincère que nous avonspour lui dans le Seigneur, « d'accepter le gouvernement de Rome, et nous souhaitons « que ce soit pour la louange et la gloire du divin Nom. Nous « espérons , avec une entière confiance en la force du Roi « suprême, que cette magistrature sera pour le prince ange- « vin un motif de poursuivre avec plus d'ardeur l'affaire « du royaume des Deux-Sicileset de la mener plus facilement « à bonne fin.

« Mais, comme le domaine de la ville et l'élection d'un sé- « nateur appartiennent de plein droit à l'Église romaine, nous « ne souffrirons jamais que, même le plus dévoué à nous et t à l'Église, obtienne l'administration de Rome à perpétuité. « C'est pourquoi nous recommandons à Charles d'Anjou de ne « prendre le gouvernement que pour autant de temps qu'il « nous plaira et de nous le remettre à la première sommation. « S'il avait juré au syndic communal de garder la. dignité de « sénateur pendant toute sa vie, nous vous conférons, en vertu « de notre autorité apostolique, le pouvoir de l'absoudre de « son serment.

« Nous voulons par empêcher qu'on porte préjudice à « l'Église romaine et montrer qu'il n'est point dans notre in- « tention de faire injure à notre très-cher fils en Jésus-Christ

1. Dùm verô cura Provincial atquc Andcgaviae comité de conditionibus transfundendœ in illura Sicilia; agi'aretur, Romani Carolum urbis senalorcm creaverc : quœ rcs non ilk sedi apostolicœ grala cxiilii, quod evocatis Romani exlcris principibus, pontificum majestas imminuenda summaque ipsorum in urbe auctoritas labefactanda scnaloris hujusmo.Ji polenlia limerelur. Annales eccles. Ràynald, loin. XIV, ion. 1204.

ET SON TEMPS. U9

« Richard, roi des Romains. Nous lui avons défendu d'accep- « ter le sénaloriat à perpétuité. Si nous accordions ce privi- « lège au comte d'Anjou, le prince de Cornouailles nous le « reprocherait comme un outrage à sa personne. Tâchez donc « de persuader avec discrétion à Charles d'agir, en ces con- « jonclures, avec sollicitude, vigilance et attention: il y va « de son propre intérêt aussi bien que de celui de l'Église. « car il pourrait arriver que la puissance sénatoriale passât en « d'autres mains1. »

Urbain IV ne voulut pas prendre une détermination définitive sans consulter le Sacré-Collégc. Les cardinaux, d'une voix unanime, déclarèrent que,sous peine d'excommunication, Char- les d'Anjou devait s'engagera se démettre de la dignité de sénateur dès qu'il en serait requis. Le pape transmit celte dé- cision immédiatement à son légat en France, avec invitation d'obtenir du comte la promesse formelle de consacrer tous ses efforts à restaurer l'autorité pontificale à Rome. « Nos frères « sont d'accord avec nous pour reconnaître qu'on ne saurait « permettre, sans un grave dommage pour l'Église romaine et t sans danger pour notre liberté personnelle, que le comte « d'Anjou, et même un autre moins puissant, obtienne à vie ou « pour un long temps la dignité de sénateur. S'il devenait « roi de Sicile, alors il dépendrait assurément de sa volonté « de déprimer la puissance du pontife i^main, du moins en ce « qui concerne le temporel , et de porter le trouble, souvent * même, dans les choses spirituelles. Nous avons donc délibéré « en conseil, qu'il faudrait suspendre les négociations pour le « royaume de Naples, si nos volontés étaient méconnues par « le comte d'Anjou ; nous ne voulons pas, en évitant Scylla, « tomber dans le gouffre de Charybde2.

4. Intelleximus quod il t i boni homines, qui urbem ad preesens regeio, ipsiusque statum reformare dicuolur, dileclum filiura uobilem virum Carolum Andegaviœ ac Provincial comitem in senalorem ipsius urbis, vel dominum clegerunt; utrum aulem ad certum lempus, vel perpétua ad vitam suam ad cjusdem urbis clogeriut regimen ignoramus... Epislola Urbani IV ad Alber- lum. D. Martènk, Thésaurus novus anecdolorum , loin. Il, pag. '20.

2. Novitas superveniens de senalorià polestate dilcclo filio Carolo à civibus

29

450 URBAIN IV

Albert de Parme devait s'adjoindre Pignalelli, archevêque de Cozenza, et s'entendre avec Jean de Monciaco, chapelain papal, afin d'agir plus efficacement sur le comte d'Anjou cl le faire souscrire à la formule suivante : « Il ne conserverait la « dignité sénatoriale que trois ans, ou tout au plus cinq ans;

il promettrait, par serment, que pendant ce laps de temps, « s'il conquérait le royaume des Deux-Siciles en entier ou en « majeure partie, il se démettrait du sénatorial à la première « réquisition du Souverain Pontife. Il jurerait d'observer ponc-

tuellement ces clauses : s'il y était infidèle, non-seulement « il se rendrait coupable de parjure, mais il encourrait parce « seul fait la sentence d'excommunicalion, et tous ses do- « maines demeureraient interdits. S'il soutenait la sentence « pendant un mois, il serait par le fait même privé du droit < de sénateur. S'il s'obstinait à le garder encore, ou par lui- « même, ou par procureur, il serait aussi, par ce seul fait, dé- « chu des droits qu'il aurait acquis sur la monarchie sicilienne, c Urbain IV exigeait, en outre, que Charles d'Anjou, renon- « çant a la dignité sénatoriale, agit de bonne foi pour que « cette dignité retournât à la disposition du Souverain Ponlife « et de l'Eglise romaine. Pendant l'exercice de ses fonctions « de sénateur, le comte devait prendre garde de ne rien enlrc- t prendre contre les droits du Saint-Siège ou contre la liberté « ecclésiastique. S'il lui arrivait de causer quelque préjudice « sous ce rapport, il serait tenu de le réparer sans délai. »

Les avis étaient très partagés dans le Sacré Collège. Quel- ques cardinaux représentèrent au pape qu'il y avait peu d'es- poir de plier le comte d'Anjou à des précautions si rigoureuses. Ce parti, lié avec le prince, lui savait une fierté plus haute en- core que son ambition; il ne voulait pas qu'on lui fit des pro- positions inadmissibles. Urbain IV, péniblement affecté de celte divergence d'opinions, rédigea un mémorandum qui débute

romanis oblata, et per eumdem comilem acccplalà . cautione tibi nos praitiia quam lu nosli, non mediocrilcr omnium , sed aliquorum graviùs noslrorum letigit corda fralrum. Epislola Urbani IV, D. Martène , loco citalo, pag. 30.

ET SON TEMPS. 451

par des parolesempreintesd'une sainte tristesse : « Le prophète « Jérémie affirmait que les maux de ce monde venaient de t l'Aquilon, nous affirmons, nous, qu'ils viennent non-seule- « ment de i'Aquilon, mais de l'usurpateur de la Sicile, de cet « homme pervers qui corrompt les peuples par ses richesses, t déchire le patrimoine de saint Pierre et nous sépare violem- « ment du reste des fidèles en fermant les chemins qui con- « duisent auprès de notre résidence ; il conteste notre au- « torité apostolique; il ose braver les censures de l'Église; « et, en voyant son audace impunie, ceux qui tremblaient de- « vant l'excommunication apprennent à la mépriser. Pour re- « médier autant que possible à tant de calamités, nous som- « mes forcé de tolérer certaines choses...1 »

En effet, sans reconnaître le droit du peuple romain au choix d'un sénateur, Urbain IV sanctionna lui-même l'élection de Charles d'Anjou, pour cette fois seulement, sans consé- quence pour l'avenir, toute réserve faite des prérogatives du Siège apostolique. Ensuite il fut décidé, dans le Collège des cardinaux, qu'on se contenterait d'exiger du comte le serment verbal de ne conserver le poste de sénateur qu'autant que cela conviendrait au pape régnant. Le rang du notaire apostolique, Albert de Parme, ne parut pas suffisant pour recevoir cette promesse. Simon de Brie, cardinal-prêtre du titre de Sainte- Cécile, homme d'une prudence consommée, d'une dextérité à toute épreuve, fut chargé de cette fonction importante. Dans le même temps, Albert de Parme, également rompu aux af- faires, partit directement pour la Provence, avec l'instruction secrète de ne pas se montrer trop facile; mais, cependant, de ne rien porter à l'extrême et de laisser toujours la voie ouverte à la négociation, quelle que fût la réponse de Charles d'Anjou. Surtout, il fut enjoint au cardinal de Sainte-Cécile de ne pas rompre le traité relatif à la couronne de Naples, avant d'en avoir référé au Saint-Siège. Charles ne fit aucune objection; il jura de ne point garder le sénatoriat contre le gré du Saint- Père et envoya sur le champ à Rome un gentilhomme pro-

1. Epistola Urbani IV, D. Martène , loco citalo , pag. 49.

29.

452 URBAIN IV

vencal, nommé Gantclmc ou Gantclin, avec le titre de vicaire royal4.

Les pouvoirs très-élcndus que reçut le cardinal de Sainte- Cécile prouvent la gravité des circonstances et la haute con- fiance qu'Urbain IV accordait à Simon de Brie, son digne compatriote.

Le légat pourra absoudre des censures qu'avaient encourues les infracteurs des ordonnances de Jacques Gallon ou Gualla, cardinal- prêtre du titre de Saint-Martin, envoyé en France sous le pontificat de Grégoire IX pour apaiser les troubles causés par les Albigeois.

Il aura la faculté de tester et de disposer à son gré de tous les biens meubles ecclésiastiques qu'il possède et qu'il possédera, selon qu'il lui paraîtra expédient pour le salut de son âme.

Il lui sera permis d'établir deux ou trois tabellions capables de l'aider dans les affaires de sa légation, pourvu que ces officiers rem- plissent leur charge prudemment et avec fidélité.

Dans le cas le besoin s'en ferait sentir , le légat ne sera pas rigoureusement astreint au nombre détaxations fixé par le quatriè- me concile de Latran, la douzième assemblée des Etats généraux de la chrétienté.

Urbain IV, pour rendre plus efficace la mission du cardinal en France, lui conféra le pouvoir d'absoudre les prélats et autres per- sonnes ecclésiastiques frappées de suspense, les fidèles ou les prêtres qui auraient été liés d'une excommunication par les délégués les subdélégués du Siège apostolique.

Le légat pourra dispenser ceux qui auraient été admis irrégulière- ment aux ordres sacrés, ou qui, excommuniés, interdits ou suspens, auraient continué à en exercer les fonctions ; les ordinands qui n'au- raient pas atteint l'âge canonique, pourvu qu'ils aient au moins vingt- et-un an accomplis et qu'il n'existe aucun autre empêchement : les clercs nés hors d'un légitime mariage, pourvu qu'il ne soit pas le fruit d'un inceste ou d'un adultère, et qu'ils aient mérité la dispense de leur irrégularité par leur science et leur piété.

Il pourra dispenser d'un empêchement de consanguinité et d'af- finité au quatrième degré cinq personnes de l'un et l'autre sexe, soit avant, soit après le mariage contracté.

1. D, Martène. Thésaurus novus anecdolorum. pag. 50

ET SON TEMPS. 153

Il pourra conférer des bénéfices dans les églises cathédrales ou autres à cinq de ses clercs qu'il jugera les plus méritants.

Il pourra retenir près de lui, sous ses ordres, quelques frères Prêcheurs et Mineurs et s'en servir au besoin pour menacer des cen- sures ecclésiastiques les contradicteurs de sa légation.

Il pourra accorder une indulgence de trois ans à tous les fidèles qui, vraiment pénitents et confessés, assisteront à la dédicace des églises de Chartres, de Rouen et de Laon.

Il pourra instituer des chanoines dans les cathédrales ou les col- légiales , pourvu qu'il obtienne l'assentiment des prélats, à qui ap- partient la collation de ces prébendes et de ces dignités.

Il pourra dispenser cinq clercs qui cumuleraient plusieurs bénéfi- ces, quand même la charge d'âme y serait attachée, pourvu que les bénélices leur aient été canoniquement proposés.

Il pourra transférer à d'autres les bénéfices des clercs qui seraient morts à son service ; et les clercs attachés à sa légation jouiront des revenus de leurs bénéfices comme s'ils observaient la résidence.

Si les affaires de la légation l'exigent, il pourra convoquer un concile, même général.

Il aura le droit de permettre aux femmes de race noble, une fois par an, l'entrée dans les monastères de l'Ordre des Cisterciens et des Clarisses.

Il jouira du plein pouvoir de frapper des censures ecclésiatiques, selon l'exigence des cas, les prélats, les chapitres, les couvents, les ducs, les marquis, les comtes, les barons et tous les autres membres de la noblesse , les recteurs , les baillis , les podestats , les conseil- lers, les universités, les peuples, et toutes sortes de personnes ecclésiastiques et séculières, quand même elles appartiendraient à l'ordre Teutonique, ou aux Templiers, aux Hopitaliers de Jérusalem, aux Cisterciens, aux frères Mineurs et Prêcheurs *.

Urbain IV ne se contenta point d'investir son cardinal- légat de pouvoirs presqu'i! limités; il écrivit aux archevêques, évo- ques, abbés, prieurs de toutes les provinces ecclésiastiques de France, pour leur recommander son représentant. Il commence par retracer sous les couleurs les plus sombres la position misérable des habitants de Naples et de Sicile. « Comme une bonne et tendre mère dit-il, l'Eglise romaine a désire et

1. I). Martènk, id.j pag. 50-80.

454 URBAIN IV

« désire, avec anxiété, ramener dans les voies de la droiture « et du salut le peuple sicilien qui, entraîné par ses chefs, s'est « égaré, loin du sentier des commandements de Dieu, dans les « chemins impraticables delà révolte; elle voudrait dissiper les « ténèbres qui l'aveuglent, afin que, marchante la lumière de « la vérité, il rentre dans son sein pour accomplir ses salu- « taires préceptes en union avec ses enfants fidèles et dévoués; « et, par ce moyen, apaiser la colère du Tout-Puissant qu'il a « provoquée par des offenses journalières.

< Nous avons formé aussi des vœux pour que l'ancien prince i deTarenle, Manfred, horrible foyer de fourberie, sacrilège « ministre de cruauté, rentre en lui même au sujet de tant de « prévarications et de perversités dont il s'est rendu cou- « pable; nous voudrions pouvoir changer son endurcissement t en repentir sincère, afin que, contrit et humilié, il se pros- « terne sous la puissante main de Dieu, et qu'il donne pleine « et entière satisfaction à l'Église accablée de ses injures.

« Nous avons souhaité et souhaitons ardemment que le t royaume de Sicile, exposé, comme une brebis errante, à t tomber dans les précipices, redevienne l'associé des autres « royaumes fidèles. De continuelles douleurs l'affligent, de « poignantes angoisses le pressent, les dépenses l'écrasent; il « est en proie aux plus affreux ravages; il est victime des ca- « priées de l'arbitraire leplustyrannique. Nousvoudrionsqu'il « songeât aux dangers qui le menacent de toutes parts et qu'il « s'appliquât sérieusement à les détourner. Malheureusement t il se tranquillise au milieu des périls et des opprobres; il se « courbe servilement sous le plus cruel et le plus honteux « esclavage; il en supporte le poids sans plainte, sans murmure, « avec une insensibilité stupide, comme si ses épaules avaient « contracté, par l'habitude du joug, une sorte de dureté cal- « leuse.

< En conséquence, ému d'une compassion toute paternelle, « à l'aspect des misères de ce peuple qui, sans courage, sans « énergie, plongé dans un état complet de prostration et

ET SON TEMPS. 455

« d'avilissement, se laisse entraîner à sa ruine, à sa perdi- « lion, par Manfred, ancien prince de Tarente , nous avons « formé le ferme propos d'arracher ce peuple infortuné de la « gueule de ce dragon et de le ramener à une situation « plus tranquille et plus heureuse. Voilà pourquoi, après « divers traités conclus par l'Église romaine avec plusieurs « princes du monde catholique, nous avons tourné nos re- « gards vers le pieux et brave comte d'Anjou, frère de « notre très-cher fils en Jésus-Christ, l'illustre roi de France. « Nous espérons, si la divine Providence le permet, mener « par lui l'affaire du royaume des Deux-Siciles à bonne « lin l. j>

Après ce lugubre tableau des malheurs de l'Italie méri- dionale, Urbain IV déclare que, pour y remédier d'une ma- nière prompte et efficace, il fallait un personnage distingué par son zèle, sa perspicacité, son expérience ; « Nous avons « choisi, dit-il, notre bien aimé fils le cardinal-prêtre du titre « de Sainte-Cécile, légat du Siège apostolique, homme remar- « quable par la profondeur de sa science, la pureté de ses « mœurs, la sagesse de ses conseils. Nous lui avons conféré « plein pouvoir d'arracher et de détruire, de perdre et de « dissiper, d'édifier et de planter, dans tout le cercle de sa c légation. Nous vous exhortons à l'accueillir avec respect et « honneur comme un autre nous-même et à vous soumettre « humblement, dévotement, à ses ordonnances; les sentences « canoniques qu'il prononcera lui-même ou par d'autres con- « tre les contradicteurs et les rebelles, nous les ratifierons; « et, Dieu aidant, nous les maintiendrons sans appel jusqu'à a leur entière exécution. *

La juridiction de Simon de Brie, l'un des plus habiles du Sacré-Collège, embrassait le royaume de France, les domaines

4. Desidcravit et desiderat aoxiè romana maler Ecclesia, ut populus ille regni Siciliae, qui tanlo tenipore, duces sequendo aequiti* , decliuavit à semilâ maudalorum domini, et per inobediemiae invium oberravit , ad viam rediret recliludinis cl salulis. Epislola Urbani IV. D. Martène, lom. Il, pag. 60.

456 URBAIN IV

cl les fiefs que possédait la comlcsse de Flandre dans les dio- cèses de Cambrai et de Tournai, le comté de Provence et les autres terres vassales de Charles d'Anjou , les provinces de Lyon, de Vienne, d'Embrun, de Tarentaise, de Besançon, et tous les autres lieux la présence du cardinal-légat serait nécessaire. Comme le clergé de ces contrées, obligé d'héberger lesnoncesapostoliqucs,se trouvaitdéjàbeaucoup chargé de frais de visite soit en nature, soit en argent, Urbain IV, pour alléger les impôts, donna ordre à Simon de Brie de recommander à l'archevêque de Tyr de ne prendre aucune procuration pour la Terre-Sainte sur les paroisses et les monastères de France. Mais le cardinal-légat fut autorisé à lever les décimes de guerre sur les revenus ecclésiastiques en faveur de l'expédi- tion de Charles d'Anjou.

De toutes les conditions requises pour le succès de cette croisade, la subvention pécuniaire était la plus difficile à rem- plir. Le luxe et les fêtes continuelles de la cour d'Aix, les louanges intéressées des troubadours et plus encore les allian- ces royales contractées par les filles de Raymond Bérenger, avaient donné aux comtes de Provence, de la maison de Bar- celone, un proverbial renom d'opulence. A ces prestiges se joi- gnait le bruit fondé, mais exagéré, d'une grande prospérité commerciale. Malgré l'importance des relations de Marseille avec l'Italie et le Levant, l'argent y était très-rare, ainsi que dans tout le reste du pays. Quoique Charles d'Anjou se fût emparé d'une partie des revenus de Marseille, il n'exerçait pas facilement le droit qu'il s'était arrogé. Les produits de ses domaines y suppléaient bien faiblement, tant les terres rappor- taient peu dans le comté de Provence l'on s'étonnait à bon droit de la modicité des dots et des héritages. Les provençaux trafiquaientsurloutavccGênes etavecPise; c'était précisément contre ces deux villes maritimes, attachées à la cause gibeline, que Charles d'Anjou dirigeait en grande partie les hostilités. II n'y eut donc plus de relations commerciales entre la Provence et l'Italie. Les bâtiments marseillais allaient être pris par les Génois ou lesPisans; d'ailleurs tous les vaisseaux de la vieille

1

ET SON TEMPS. 457

cité des Phocéens avaient été mis en réquisition pour la con- quête des Deux-Siciles. Par une conséquence inévitable de la guerre, les bras furent enlevés à l'industrie et à l'agriculture ; la défiance empêcha les arrivages des marchandises étrangères, et le commerce florissant des ports demeura suspendu.

Charles trouvait aussi très -peu de ressources financières dans l'organisation toute féodale de la Provence. Les com- munes fournissaient aux comtes, en temps de guerre, de l'ar- gent, des vivres et un contingent de troupes; mais le nombre en était mesuré à la dislance et proportionné à la durée des ex- péditions. Sur le territoire même de la commune, les habitants en âge de porter les armes étaient forcés de les prendre et de prêtermain-forte à leur seigneur. Si celui-ci se trouvait occupé au siège d'une place ou à quelqu'autre opération militaire, toutes les localités situées à une journée de son camp étaient tenues de lui envoyer un homme par feu. Les barons restaient généralement quarante jours sous sa bannière, mais seulement dans les limites des comtés de Provence et de Forcalquier. Les conditions de l'armement suivaient la nature du fief : tel vassal amenait des chevaux, tel autre ne conduisait que de l'infanterie; les uns apportaient des armes; à d'autres il fallait en fournir. Charles ne pouvait donc compter ni sur l'exercice de ses droits féodaux, ni sur les ressources de ses comtés de Provence et d'Anjou, pour l'accomplissement de sa noble et généreuse entreprise. L'enthousiasme religieux fit accourir beaucoup de princes, de hauts bannerets, sous ses drapeaux; mais les soldats mercenaires ne cédèrent qu'à l'appât du gain; leur concours ne pouvait être obtenu que par des sacrifices pécuniaires multipliés et onéreux.

Pour subvenir à l' insu Aisance des moyens dont pouvait dis- poser Charles d'Anjou, il fallait imposer de nouvelles taxes aux bénéficiers ecclésiastiques. Albert de Parme avait rencontré une opposition assez persistante au sein du clergé de France. Le cardinal de Sainte-Cécile fut plus heureux; il obtint, à quel- ques exceptions près, la levée des décimes nécessaires pendant trois ans. grâce aux émouvantes exhortations d'Urbain IV.

458 URBAIN IV

« Comme la femme au jour de l'enfantement, dit-il dans une encyclique du mois de mai 1264, l'Église romaine est envi- « ronnée d'une multitude de douleurs et d'alarmes qui la « poussent à faire entendre avec le Prophète des cris lamenla- « blés; elle ne peut résister au besoin qui la presse de vous « exposer les revers et les tribulations qui ébranlent sans cesse « et bouleversent son corps des pieds à la tête. 0 vous donc, « mes frères et mes fils, prêtez une oreille attentive aux « plaintes de cette Eglise désolée; compatissez pieusement aux « affreuses souffrances qu'elle endure, afin que vos conso- « lations, dans la multitude de ses douleurs, réjouissent « son âme transpercée par des peines aiguës comme par « la pointe acérée d'un glaive. Qui ne sait comment le « royaume de Sicile souffre violence depuis Frédéric, ci-de- « vant roi des Romains, et avec quelle insatiable avidité la « race de ce prince, vraie race de vipères; y commet toutes « sortesde déprédations? Frédéric et ses descendants auxquels « il a transmis avec le sang sa nature perverse, ont surpassé « en despotisme tous les autres tyrans : ils ont accablé les Si- t ciliens des plus graves outrages; ils les ont affligés des plus t dures oppressions; et, tendant l'arc de leur fureur, aiguisant « le glaive de leur férocité contre la Sicile, comme s'ils \ou- « laient en exterminer tous les habitants, ils lui ont porté des c coups affreux et l'ont profondément blessée au cœur1 .

« A la mort de Frédéric et de Conrard, son fils, l'Eglise ro- « maine, en mère affectueuse et compatissante, dans son ar- « dent désir de sauver la Sicile, avait conçu le projet de rendre « la liberté habituelle et une paix solide à ce royaume qui lui « appartient de plein droit, malgré les prétentions contraires « de ses persécuteurs et de ses rivaux qui se sont plus d'une t fois engraissés de la substance de ce riche pays. Elle aurait « voulu pouvoir y rétablir sur des bases inébranlables la sla- t bilité de l'ordre. Mais l'ancien prince de Tarente, le perfide « Manfred, que l'Eglise a pourtant comblé de magnifiques t largesses, s'est honteusement opposé à la réalisation de ce

1. D. Martène , idem, pag. 62.

ET SON TEMPS. 459

« généreux projet : il a déchaîné les Sarrasins de Lucera con-

* tre les villes et les campagnes dont il ne pouvait soustraire t les habitants au joug si léger et si suave de l'Eglise, ni à « force de sollicitations, ni par ses procédés vexatoires, ni « même à prix d'argent. Pour flatter 'es passions de ces hordes « brutales, et en faire les fidèles exécuteurs de ses desseins « sacrilèges, il a donné libre carrière à leurs instincts cupides « et sanguinaires. Ils ont parcouru la Sicile, non pas en enne- « mis réguliers, mais en barbaresques débarqués sur la plage, « promenant partout la ruine et la mort1.... »

Ensuite Urbain IV retrace les déplorables suites de l'horrible tyrannie de Manfred. « La rage de ce prince, dit-il, plus furi- « bonde que celle de toutes les bêtes féroces, va toujours crois- t sant; elle aspire à répandre le sang chrétien et menace d'une « ruine prochaine la religion en Italie, si le clergé et les fidèles « du monde catholique ne s'unissent et ne viennent réprimer « la témérité présomptueuse et l'ambition forcenée de ce su- « perbe. Il s'est mis en possession de plusieurs Eglises cathé- « drales et de plusieurs monastères, il protège des intrus. « Il en donne d'autres en commende, comme il lui plaît, tour- « nant les revenus à son usage personnel. 11 a maltraité le « corps de l'Eglise avec une si grande impiété, qu'il l'a réduit « presqu'à rien; car, il l'a déchiré en lambeaux par ses mor- « sures furieuses; il en a dévoré enfin toute la chair; il en a a même rongé les os; bien plus, il en a sucé entièrement la « moelle. Qu'ajoulerais-je ? Les hérésies pullulent presque par « toute l'Italie; la foi catholique est déprimée; le service di-

* vin diminué; les droits et les libertés ecclésiastiques foulés « aux pieds. Les prélats et les clercs sont envoyés en exil, je- t tés dans des prisons, mutilés ou mis à mort. Les lieux con-

1. ... Liquet namque omnibus qualilcr à diebus quondàm Fredcrici olirn Romauorura imperatoris, Siciliae regnum yim patitur, et viperea ejus geueratio prœdatione illud diripit violenta, quouiam idem Frcdcricus ejusque oati et posteri aliorum tyrannorum tyrannidemexuedenles, gravioribus illud affeeerunt iojuriis. Epistola Urbani IV ad archiepiscopos, abbales, priores Franciœ, etc. D. Martène, Tiesaurus novus anecdolorum, tom. II, pag. 54.

460 URBAIN IV

t sacrés à Dieu sont dépouillés de leurs biens et convertis à « des usages profanes. On force quelques prêtres à célébrer les « adorables mystères dans des lieux interdits et à administrer t les sacrements à des excommuniés. L'autorité apostolique et « la puissance pontificale sont vilipendées; les censures cano- « niques sont méprisées; les âmes périssent; les corps sont « massacrés; les villes livrées aux flammes; les châteaux dé- « truils de fond en comble; la sécurité des asiles de la paix « s'est évanouie ; les voyageurs et les pèlerins sont dévalisés « sur les routes. On préfère les Sarrasins et les schismatiques « aux chrétiens fidèles ; les hérétiques sont tellement soutenus t qu'en certaines localités nous n'osons pas procéder contre « eux1. »

Urbain IV après avoir cherché consciencieusement les moyens de délivrer l'Eglise romaine de tant de calamités, annonce, dans la même bulle du mois de mai 1264, qu'il a tourné ses regards pleins d'espérance vers Charles d'Anjou, issu de cette race royale d'où l'Eglise a toujours tiré ses fils de bénédiction et de joie. « Ce prince courageux, habile, fidèle, ajoute-t-il, est « un de ces fils puissants en oeuvres et en renommée, fils en « qui l'Eglise goûte la suave douceur d'un respect filial et « respire le parfum d'une dévotion native. Mais il ne pour- « rait effectuer la délivrance du royaume de Sicile, entreprise « aussi ardue que périlleuse, sans des secours prompts et effi- « caces. Nous nous adressons donc à vous en toute confiance, « frères vénérables et fils bien-aimés, à vous bases immobiles « sur lesquelles s'élô\c et s'affermit l'admirable structure de « l'édifice de l'Eglise. Nous vous enjoignons de la manière la « plus pressante, nous vous conjurons par l'effusion du sang de « Jésus-Christ, par tant de gémissements plaintifsquimonlent « du fond de la terre, par tant de larmes amères qui coulent « des yeux de victimes innocentes., nous vous conjurons d'a-

1. ... Quid plura? lanlâ inipiclale corpus ibidem obtrectavit Ecclesia;, quod ferè ad nihilum jàrn rcdegil. Nàm illud nibiosis dmiembrans mor.-ibus, lo- tam demùm carnem voravi», ip&iuscorrosit cliam os&a, et insuper medullas cx- suxit... Epislola UrbanilV, lococitato.

ET SON TEMPS. 461

« voir compassion de vos semblables et de venir en aide par

« des subsides au noble comte, intrépide champion du catho-

e licisme et futur libérateur de tant de malheureux. Du suc-

« ces de sa conquête, dépend, non-seulement le salut du

« royaume de Sicile, mais encore l'exaltation de la foi ortho-

« doxe, l'amélioration du sorldes fidèles et l'agrandissement

« du culte divin i. »

Dans ces extrémités, Urbain IV prêcha le Verbe de la Croix contre l'implacable fils de Frédéric; il assimila celte expédi- tion à la croisade contre les infidèles; il dispensa les nouveaux croisés du voyage de Jérusalem, pourvu qu'ils fissent celui des Deux-Siciles: il leur promit une indulgence plénièrc et le pardon de leurs fautes. « Que les fidèles, écrivait le pape auv « cardinal-légat, prennent la croix et volent au secours de « l'Eglise opprimée; qu'ils châtient l'insolence de l'infâme « Manfred et la brutalité des Sarrasins de Lucera. Tous ceux « qui le feront en personne et à leurs dépens auront la pleine « rémission de tous les péchés qu'ils auront confessés avec une « vraie contrition. Ceux qui entretiendront à leurs frais des « gens de service, ou qui serviront eux-mêmes pour le compte « d'autrui, gagneront la même indulgence; ceux qui conlri- « hueront de leurs deniers la gagneront à proportion du se- « cours qu'ils procureront à la guerre sacrée. Les personnes « et les biens des croisés demeureront sous la protection de « l'Eglise, jusqu'à ce qu'on soit assuré de leur retour ou de « leur mort. Tous les prélats et les ecclésiastiques, les princes « et les seigneurs, les habitants des villes et des campagnes « seront exhortés à fournir un nombre compétent de gens « d'armes, entretenus pour trois ans selon leurs facultés. Les « barons et les chevaliers qui n'iront pas en personne a la « croisade, feront la même prestation; les cités maritimes « fourniront des vaisseaux. Ce que nous exigeons des autres, t nous l'accomplirons nous-mêmes. »

I. ... Pullulant ferè ubique per Italiam hajrcses, cullus divinus minuilur, fides ratholica premilur, immô depremitur, cl opprimilur stalus» fUelium, anr.il-

4G2 URBAIN IV

De nouvelles et plus pressantes instances furent faites à Louis IX par le cardinal de Sainte-Cécile au nom d'Urbain IV; le légat exposa la série des crimes imputés à Manfred ; il montra l'hérésie partout en honneur ; la religion mise en péril ; les prêtres torturés, attachés au gibet ; le Souverain Pontife aux abois. Ce lamentable tableau impressionna vivement le pieux monarque. Urbain IV écrivit en même temps à la reine de France pour amener entre elle et Charles d'Anjou un accommo- dement. La cause de leur mésintelligence est demeurée assez obscure ; il paraît qu'il était question de droits sur la Provence. Marguerite prétendait en jouir comme aînée de la femme du comte d'Anjou; celui-ci était bien éloigné de les lui reconnaî - tre. Malgré les vœux de saint Louis, qui souhaitait fort l'apai- sement de cette querelle, on y avait échoué jusqu'alors. Le cardinal-légat parvint, sinon à rapprocher les esprits, du moins à suspendre les démêlés par une espèce de trêve.

Le pape s'adressa encore au comte Alphonse de Poitiers qui se disposait à partir pour les plaines de l'Idumée; il le supplia d'appliquer à la guerre de Sicile le serment qu'il avait fait de se rendre dans la Terre Sainte. Quelques membres du haut baronage et du haut clergé voyaient avec un mécontentement secret le Saint-Siège attacher plus d'importance aux affaires de l'Italie qu'à la grande croisade de l'Orient. Cette préférence élait pourtant indiquée, imposée même par l'état de l'Europe. C'est à Naplcs, en effet, que le Saint-Siège était menacé, non- seulement dans sa dignité, dans son pouvoir, mais dans son existence. Aussi, avec une hauteur de vue et un sens politique qui n'étonnent pas dans Urbain IV, ce pape lui-même procla- mait solennellement que, parmi les préoccupations si tristes et si graves qui assiégeaient sa pensée, qui torturaient son esprit, qui pénétraient son âme de la plus amère douleur, l'affaire de Sicile était incomparablement la plus urgente.

Sur ces entrefaites, des agents secrets de Manfred avaient

lantur ccclesiœ liberlates, et jura ecclcsiaslica conculcantur... Epistola Urbani IV, loco citato.

ET SON TEMPS. 463

franchi les Alpes pour venir ôter la vie à Charles d'Anjou par le poison. En Lombardie, en Toscane, jusque dans le patri- moine de saint Pierre, le comte d'Anjou s'appuyait sur une force qui lui était propre. II était maître de places importantes en Piémont, telles qu'Alba, Mondovi, Coni, Chierasque, Savil- lan, qui s'étaient données à lui par des traités en lui abandon- nant la sonveraineté, mais en stipulant avec soin le maintien de leurs libertés communales. Allié, en outre, au marquis de Monlferrat, si puissant dans l'Italie septentrionale, il tenait la clef des Alpes. A Rome il exerçait déjà un grand ascendant. On pouvait le considérer comme le chef réel des Guelfes de la Péninsule. Aussi Manfred cherchait-il à le faire assassiner ou empoisonner. Le pape s'empressa d'en informer le comte d'Anjou.

« Nous avons appris, par la révélation de quelques uns des « familiers les plus intimes de Manfred, que cet ancien prince « de Tarente a envoyé en France, sous la conduite du duc de « Bourgogne, un nommé Cavalcanti, apostat de l'Ordre de la « milice de Saint-Jacques, accompagné de deux assassins et por- « teur de cinquante sortes de poisons. Nous avons cru devoir « vous prévenir, sans délai, de cette odieuse tentative, afin que « vous redoubliez de vigilance, et que vous preniez toutes les « précautions nécessaires pour vous soustraire à la perpélra- « tion de ce noir forfait. Nous ne pouvons pas vous dissimuler « que ce même Manfred profite du peu de distance des lieux « entre lui et nous, pour essayer à chaque instant, de nous faire « périr par de semblables moyens de destruction. Mais le Dieu « tout-puissant, qui lient en sa main la vie et la mort, nous a « préservé, jusqu'à présent, de toutes ses perfides machina- « tions. Ne souffrez pas que ce prince, avide de s'emparer des « terres de l'Église, poursuive aujourd'hui son projet sacri- « lège. Vous auriez alors mille fois plus de peine à l'expulser « qu'à conquérir le royaume de Naples.

« Nous faisons, quant à nous, tous nos efforts pour conser- « ver le patrimoine de saint Pierre; et, grâce à Dieu, nous

46i URBAIN IV

« n'en avons rien perdu encore. Les troupes y sont entrete- t nues à nos frais ainsi qu'en Toscane, dans le duché de Spo- t lète et dans la Marche d'Ancône. Nous sommes en étal de « continuer ces sacrifices jusqu'à la prochaine fête de saint « Michel; nous espérons qu'à cette époque vous viendrez à « notre secours avec une formidable armée. Ne tardez point « nous vous en prions, nous vous en conjurons; que nous ne « soyons pas trompé dans nos espérances; et, si, ce qu'à Dieu - ne plaise, vous n'arrivez pas au temps marqué, nous ne « pourrions suffire à tant de dépenses ; nous serions forcé t d'abandonner le pays et de prendre d'autres mesures, afin « de pourvoir à notre sûreté i. »

Manfred avait compris que Charles de France était son en- nemi le plus redoutable; il se prépara à le combattre, résolu d'appeler indifféremment à sa défense l'or et le fer, la ruse et la force. Il ordonna à Thibaldi Annibaldi, jeune romain qui s'était attaché à lui avec passion, de s'emparer du port d'Os- lie, à l'embouchure du Tibre, pour fermer la mer Tyrrhé- nienne aux Guelfes. Dans l'intérieur, le génois Parcivallod'O. ria, qui commandait une troupe de Sarrasins, opéra sa jonc- tion avec Pierre de Vico qui se trouvait à Gervelri, en Tos- cane, à la tête d'une nombreuse cavalerie allemande, pour marcher ensemble sur Rome, et de sur Orvielo, surprendre Urbain IV avec tout le Sacré-Collège et les amener captifs dans le royaume de Naples. Là, Manfred garderait comme otage le pape vivant et prisonnier, ou, en cas de mort, ii lui donnerait un successeur de son choix. Des intelligences secrètes, tant dans la campagne romaine que dans la ville même, rendaient probable le succès de ce complot, qui fut néanmoins déjoué.

I. Fili per quosdam de major ibus familiaribus Manfrcdi quoudàm principis Tarenlini nobis innotuit , quùd idem Manfredus quemdam apostaiam ordinis militiae sancti Jacobi nominc Cav<\leanlum cum duobus asisinis cl quinqua- giota geoeribus veoenorum scu loxicorum iusiriialurum vilae tuœ sub spe, ac conduclu nobilis ducis Burguudiœ in Franeiam jàm Iransmisit ; propter quod digoum fore providimus reddere super hoc aciem lu« circumpeclionis allen- lam... Epislola Urbani IV ad Carolum Andegaviœ el Provinciœ comilem. D. Martènk , Thésaurus novus anecdotorum , lom. Il, pag. 86.

ET SON TEMPS. 465

Dès que cette conjuration fut connue de Gantelin, lieutenant de Charles d'Anjou, il rallia son petit nombre d'hommes d'armes français et provençaux aux milices romaines et marcha contre Sutri que le traître Pierre de Vico avait pris par escalade. Le peuple était, au fond du cœur, partisan du Souverain Pontife ; aussi se.tourna-t-il aussitôt contre les soldats de Manfred, qui se dispersèrent épouvantés. Pierre se réfugia dans sa forteresse de Vico. Gantelin, brave guerrier, secondé par Giovanni Sa- velli, l'un des chefs du patriciat romain, tenta inutilement d'assiéger le capitaine gibelin. Les pluies torrentielles qui rendaient les alentours impraticables, le temps des moissons qui approchait, le besoin de recruter des auxiliaires, le for- cèrent à lever le siège. D'ailleurs, le vicaire royal apprit que la retraite allait lui être coupée par deux corps de troupes siciliennes; et, voyant la plupart de ses soldats l'abandonner, il retourna précipitamment à Rome.

Manfred, frémissant de rage, se disposaità reprendre l'offen- sive, si l'occasion s'offrait à lui, ou au moins à empêcher ses ennemis de se fortifier dans l'Italie centrale. Dans un parlement convoqué à Naples, il obtint de ses barons les secours dont il avait besoin pour une invasion dans les terres de l'Eglise. Un corps d'armée fut concentré dans la marche d'Ancône. Le comte Percivallo d'Oria fut envoyé dans le duché de Spolète avec un grand nombre d'hommes d'armes et d'archers sarrasins. Man- fred s'avança lui-même jusqu'à la frontière du territoire pon- tifical. Leur intention était toujours de tenter un coup de main sur Orvielo résidait alors Urbain IV.

Mais le pape, de son côté, avait fait publier, à trois reprises différentes, la croisade dans la Péninsule. Les Français venus avec l'intrépide Gantelin et beaucoup d'Italiens prirent la croix. L'évêque élu de Vérone, qui commandait dans la Marche d'An- cône, tomba au pouvoir de Pandolphe; Simon, cardinal-prêtre du titre de Saint-Martin, le remplaça on lui envoya cinq cents lances payées par la chambre apostolique, avec un pareil nombre d'hommes des communes. Mathieu, cardinal-diacre du titre de Sainte- Marie-au-Porlique, s'opposa aux incursions désastreuses

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466 URBAIN IV

de Pierre de Vico sur les terres de l'Eglise. Ottobon, cardinal- diacre du titre de Saint-Adrien, prêcha, de concert avec d'au- tres membres éminents du clergé d'Italie, la croisade contre Manfred dans les villes de Nardi, ïodi, Assise, Pérouse, Spo- letto. Le maréchal Boniface de Canossa conduisit contre le fa- rouche Percivallo d'Oria huit cents chevaliers et deux cents balislaires tout nouvellement soldés4.

Percivallo d'Oria, démoralisé par son insuccès contre les troupes pontificales, était venu asseoir son camp sur les con- fins du royaume de Naples, près de Tivoli, devant le château de Cella, dans l'espoir de relever sa faction à Rome, de ren- verser du Gapilole le vicaire royal de Charles d'Anjou et de s'emparer de la dignité sénatoriale. Ses guerriers, revêtus de leur brillante armure, se tenaient aux aguets; les casques des nombreuses sentinelles placées sur les rivages de la mer reflé- taient les feux élincelants du soleil; les trompettes étaient prêtes à sonner l'heure du combat. Les Allemands, les Sarra- sins, les Italiens pouvaient à peine maîtriser leur ardeur mar- tiale; et leurs bannières fastueusement arborées flottaient au souffle d'une victoire présumée. MaisGantelin, à qui Urbain IV avait envoyé deux cents hommes d'armes, paralysa les efforts du lieutenant de Manfred.

Percivallo d'Oria s'aperçut bientôt qu'il avait perdu un temps précieux devant Cella; il prit la route de Rieti, en traversa le territoire sans y causer aucun dommage, et arriva devant la citadelle d'Arron, dans le diocèse de Spolète. Il trouva la Néra considérablement grossie par les pluies; il voulut cependant en essayer le passage. Ses cavaliers, montés sur des chevaux richement caparaçonnés, ne purent franchir la rivière à cause de la rapidité des eaux. Emporté par l'indignation, Percivallo d'Oria proféra d'horribles blasphèmes et s'élança à travers le

4. Ad reprimeodos intereà Manfredi conatus poniifex, dùm externa oppe- ribatur auxilia , très legatos cura amplissimâ potestate creavit , Simoucm nimirùm tituli sancti Martini presbyterum in Piceno... Mathaeum sanctaj Ma- riae in Porticu diaconum in Tusciû... Atque ottobouum sancti Adriani diaco- numi Perusino comitatu... Annal, eccles., Raynald., lom. XIV, ann. I20i

ET SON TEMPS. 467

torrent de la Néra. Son destrier s'abattit dans les flots et se noya; le seigneur Pandolphe était déjà parvenu sur l'autre rive avec son escadron, lorsque Percivallo s'enfonça comme le plomb et disparut sous l'onde. Jean de Mareira, qui prit le com- mandement à sa place, eut bientôt à repousser les attaques des croisés pontificaux. Une put lutter contre des forces supérieu- res, et le coup de main contre Orviélo échouai.

Le comte d'Anguillara crut l'instant favorable de prendre l'offensive contre Manfred ; mais, dès le premier choc, les Lom- bards tournèrent le dos, les Romains tombèrent sous les coups redoublés des Allemands, ou moururent suffoqués par l'excessive chaleur; le courageux d'Anguillara, après des pro- diges de valeur, fut lui-même fait prisonnier. Urbain IV n'en ressentit pas moins une grande joie de la mort de d'Oria. Il en rendit à Dieu de solennelles actions de grâce. Des hymnes de triomphe retentirent sous les voûtes des églises d'Orvieto. On y compara Percivallo au superbe Pharaon et la Néra à la mer Rouge. Les contemporains crurent à un miracle, comme on peut s'en convaincre par le récit de Thierry, poète de Vaucou- leurss.

Les choses étaient en cet état, lorsque Manfred, à son grand étonnement, vit arriver près de lui un cardinal, de l'Ordre des frères. Mineurs, chargé de lui réclamer la liberté de l'évêque de Vérone. Ce cardinal était porteur d'une lettre remplie de re- proches sur le passé, mais qui admettait pourtant la possibilité de quelque indulgence pour l'avenir. Urbain IV accusait Man- fred d'avoir blasphémé le saint nom de Dieu et persécuté l'E- glise romaine. Il lui rappelait ses offenses envers Innocent IV et Alexandre I\\ son peu de soin de sa réputation en ce monde et de son salut dans l'autre; mais il laissait entendre que le prince de Tarente, si coupable qu'il fût, pourrait encore ac- quérir des droits à la bienveillance du Saint-Siège, en relâ-

1. D. Martènk, Thésaurus novus anccdolorum, lom. H, pag. 90.

2. Sed Percivallus ut plumbum lapsus in undis Mergitur hocque lulit ultio digna Dei.

Theodoricus Vallicoloris , in vild Urbani IV, ap. Papir. Mass., liber v.

30.

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chant son vénéré prisonnier sans condition; car il avait pro- mis la liberté à l'évêque de Vérone à condition que ce prélat jurerait de ne plus porter les armes contre lui.

« Bien que vousayez commis d'atroces injures, de grossières

« insultes envers Dieu et l'Eglise romaine, disait le pape, bien

« que vous nous ayez accablé de continuels tourments et de

t nombreuses vexations, nous et nos prédécesseurs Innocent et

« Alexandre ; cependant nous ne désespérons pas de vous voir

« rentrer en vous-même et songer en présence du Très-Haut

« à l'énormité de vos offenses. Nous souhaitons que vous fas-

« siez pénitence avec un cœur contrit et humilié et que vous

« vous appliquiez à recouvrer, par une satisfaction prompte

« et convenable, les bonnes grâces du Saint-Siège, que vous

« avez perdues par vos violents procédés à son égard. Mais,

« nous le disons avec douleur, vous ne discontinuez d'en-

« tasser crimes sur crimes ; vous paraissez ne prendre aucun

« soin de votre réputation et de votre honneur. Nous n'en

c reconnaissons pas moins que nous sommes votre père. Or,

« la tendresse paternelle pousse instinctivement à ne pas oublier

« môme des fils ingrats : un père, quoiqu'il rite qu'il soit par les

« outrages de ses enfants, ne saurait rompre entièrement les

« liens qui rattachent naturellement à eux ; il ne sauraits'empê-

t cher de veiller sans cesse sur leur conduite avec une inquiète

c sollicitude. C'est pourquoi nous n'avons pas hésité à vous

« exprimer combien vous êtes injuste envers nous et l'Eglise

« romaine ; vous n'êtes nullement soucieux du dévouement

« filial que vous nous devez; vous répondez à la clémence de

t la mansuétude apostolique avec la dureté de cœur d'un bâ-

« tard ; nous vous le reprocherons, par nos lettres et nos avcr-

« lissements, jusqu'à ce que vous preniez les moyens de mena-

« ger vos intérêts temporels et éternels.

« Sans doute, l'entraînement de vos passions et les caprices t de votre volonté contre l'Église romaine ont tellement égaré « votre raison et perverli votre jugement, que vous n'avez c pu jusqu'ici discerner ce qui vous était le plus expédient, à

ET SON TEMPS. 469

« vous et à votre position, ni vous acquitter envers le Saint- « Siège des obligations qui vous incombent. Toutefois il nous « est impossible de vous supposer assez dépourvu d'intélli- « gence et de cœur pour ne pas comprendre les convenances « et pour ne pas sentir combien vous êtes tenu à la soumission « respectueuse envers la religion et ses ministres. Nous vous « avons donc adressé avec espérance les prémices de nos « prières en faveur de notre cher fils l'évoque élu de Vérone « que vous avez jeté en prison parce qu'il combattait pour la « justice. C'est un homme d'un dévouement remarquable, « d'une conduite irréprochable, d'une probité à toute épreuve; « ses vertus l'ont fait choisir pour la dignité pontificale; il est « devenu le lévite du Seigneur et le ministre du Christ qui « a défendu de toucher à ses oints et d'exercer la persécution contre ses prophètes. Nous conjurons donc votre noblesse « de point sévir contre lui ; s'il a déployé toute son ardeur « martiale pour empêcher l'invasion de vos troupes dans la « Marche d'Ancône et les autres terres de l'Eglise, c'était par « nos ordres.

« D'ailleurs, vous pouvez faire une chose agréable à Dieu, « ainsi qu'à nous et à l'Eglise romaine, vous pouvez donner « une preuve de votre clémence et de votre bonté, si, par « respect pour le Siège apostolique, et pour votre honneur, « vous mettiez en liberté le prélat qui gémit dans les fers. « Nous osons espérer qu'il vous reste encore une étincelle de « l'amour de Dieu. Nous le supplions de vous inspirer des « sentiments de repentir sincère et de véritable conversion,, « afin que nous puissions nous réjouir et rendre au Très- « Haut de dignes actions de grâces1. »

Le rusé Manfred feignit une grande surprise, à la réception

d. Nuraquàm duximus ohmiltcodum , quaolùmcumque nobis et ecclesiœ injuriosus existas, et filialis prorsùs devotioois oblitus, contra apostolicœ benignitalis clemeatiam utaris privigni duritiam, quin te ad illa litteris îodu- camus et monitis , per quaj houori tuo tuœque consulas et saluti... Epistol. Urbani IV ad Manfrcdum, apud Thesaurum novum anecdolorum ; Mar- tène, tom. Il, pag. 90.

470 URBAIN IV

de cette lettre; il y répondit avec les formes d'une humilité étudiée. « C'est avec joie, dit-il, et comme un fils pieux que « je reçois les avertissements maternels de votre Sainteté ; mais « comment me défendrais-je d'une triste appréhension, lors- « qu'on me signale comme l'auteur d'injures atroces, le mo- « teur de crimes énormes? Comment puis -je être chargé de « pareilles accusations, puisque ma conscience ne me reproche « absolument rien? De quels excès suis-je coupable? De ne « vous avoir point obéi. Vous m'avez privé de mon héritage, « et vous m'avez empêché de mériter une réconciliation qui « est depuis longtemps l'objet de tous mes vœux. Comment « pourrai-je ne pas désespérer de votre affection paternelle, « et de la maternelle tendresse de l'Eglise, lorsqu'il est patent, « lorsqu'il est notoire h chacun, que vous tenez la porte ou- « verte à mes ennemis pour ma ruine, et que, dans votre in- « dignation contre moi, vous m'avez suscité un compétiteur? « Ne dois-je pas me défier de votre bienveillance, très-saint « Père, lorsqu'un cardinal, légat du siège apostolique dans la « Marche d'Ancône, me dénonce comme un audacieux voleur, « comme un persécuteur public, comme un fils de Satan.

« Vous m'ordonnez de mettre en liberté le vénérable évê- « que de Vérone; vous m'en priez même au nom des intérêts « de l'Eglise romaine; vous relevez* de tout votre pouvoir le « mérite de ce prélat. Je veux bien avoir égard à vos sollici- « tations, respecter vos ordres et ne pas contester vos éloges; « cependant s'est-il montré à moi comme un ange de paix? fc Non, certes, mais comme un guerrier, Est-il tombé entre « mes mains comme un ministre de Dieu? Ne s'est-il pas pré- « sente plutôt comme un ministre de destruction? Ainsi donc, « très-sainl Père, ne soyez point irrité contre moi, si je ne me « rends pas sur-le-champ à vos désirs ; il m'est impossible de « rien faire sans le conseil des marquis, des comtes et des « grands qui m'accompagnent. Toutefois, pour montrer mon « respect envers vous, je donnerai à ce vénérable pontife une « prison honorable. Vous reconnaîtrez du moins par une

ET SON TEMPS. 471

« partie de rattachement que je regrette de ne pouvoir vous « témoigner dans toute son étendue... *. »

Les représentations tour-à-tour fermes et paternelles d'Ur- bain IV à Manfred n'eurent pas de suite. Ce prince, au mépris des prières et des anathèmes, continuait à porter le ravage et la désolation dans tous les pays soumis au Saint-Siège. Il annon- çait ouvertement son intention de détruire la puissance tempo- relle du pape. Urbain IV, plus indigné que jamais, adressa une circulaire à toute la chrétienté pour dénoncer ce qu'il appelait un acte de félonie, ainsi que les nouveaux attentats contre les libertés de l'Eglise. « Qu'il soient attentifs, les fils dévoués de « l'Eglise, s'écriait-il en juin 1264 avec des soupirs entremêlés « de sanglots, qu'ils voient et qu'ils considèrent les ruines de « la foi catholique et l'extrême détresse de leur sainte Mère. « S'ils déplorent sincèrement le triste sort de cette Mère déso- « lée, qu'ils viennent promptement à son secours; qu'ils ne « feignent pas davantage d'ignorer les graves affronts qu'elle a « essuyés; et qu'ils n'attendent pas plus longtemps pour faire « éclater leur indignation! Que le désir de venger les attein- « tes portées à sa liberté enflamme comme un feu le cœur de « tous les fidèles! 0 honte! l'Eglise est environnée de périls « imminents ; d'implacables ennemis la cernent de toutes « parts; ils travaillent avec acharnement à l'exterminer; et « tous ses enfants ne se lèvent pas comme un seul homme pour « la secourir ! A Dieu ne plaise que les chrétiens soient assez « lâches pour faillir à leur devoir qui consiste à défendre avec « vigueur la cause de la foi! à Dieu ne plaise qu'ils abandon- « nent l'affaire de Jésus-Christ, chef de l'Eglise et son im~ « mortel Epoux 2! »

A ce cri d'alarme, les habitants des villes pontificales s'en- rôlèrent en masse sous les drapeaux de la croix; ils se joignirent

1. Paternœ dilectionis iocrepationes audivi, et jussionis dominicae monita reverentiùs intellexi, facius repente slupidus , et referendo quodam modo vere- cundus , quôd adversùs Deum et sauelam romanam ecclesiam , quam Chris- lianœ fidei magisfram et do/ninam recognoseo, iojuriarum atrocium lator iutilutor, et offensarum euormium irrogalor appellor... Uesponsio Manfredi, apud Thesaur. nov. anecdolorum, Martène, torn. II, pag. 92.

2. ...Attendant devoti Ecclesiaj fllii ; attendant et videaut exteruiinium filii , et niatris considèrent nécessitâtes extremas. Immô si fllii vicem maternam

472 URBAIN IV

aux Français pour repousser l'armée des Sarrasins. Manfred sentit que, pour neutraliser ces forces réunies, il fallait brus- quer l'attaque. Il ne perdit pas un moment ; et, par une inva- sion subite, il s'empara de toute la Marche d'Ancône. De là, il s'avança sur Viterbe, passa la Nôra, entraîna les Pisans, les Siennois, presque toutes les troupes de la Toscane, et vint assiéger Orvieto, forteresse presqu'imprenable. Il sut, par ses artifices et ses largesses, gagner les habitants eux-mêmes, qui se déclarèrent contre le Souverain Pontife.

Depuis deux ans, Urbain IV avait établi dans cette ville sa résidence avec toute la cour romaine. Il s'était plu à l'orner d'un grand nombres d'édifices publics ou particuliers et à l'enrichir de privilèges insignes. Il s'était concilié, par sa munificence, l'affection des principaux citoyens et du peuple, au point qu'ils avaient fait frapper, en son honneur, une mé- daille avec cette légende : optimo principi. On ne saurait peindre la douleur du pape, lorsqu'il vit la défection aussi -déplorable qu'inattendue des Orviétans. Il plaignit amère- ment l'ingratitude de ces malheureux qu'il chérissait comme un père, malgré leur égarement. Il supporta néanmoins cette horrible trahison avec ce calme, cette résignation, cette digni- té qu'il avait toujours fait paraître dans les circonstances les plus critiques, comme c'est, d'ailleurs, le caractère des grandes âmes1.

Pour ne pas tomber entre les mains du cruel Manfred, il quitta Orviéto, dès le commencement de septembre 1264, avec les cardinaux. Quelques amis fidèles lui restaient encore. Avec eux et la cour romaine il se dirigea vers Pérouse, qui n'avait point abandonné son parti. Quoiqu'âgé de soixante-dix-neuf ans, Urbain IV avait vu sa santé se fortifier dans ces derniers temps, il avait même pris un certain embonpoint et une ap- parence de vigueur extraordinaire. Sa constitution physique n'inspirait aucune crainte, lorsque, tout-à-coup, dès la pre-

doleant, eidem céleri subvention succurrant , nec dissimulent ampliùs tam graves matris injurias. Epistola Urbani IV, apud Annales eccles., Raynald.. tom. XIV.

1. I'apirii Massom libri sex , De episcopis urbis qui romanam Ecclesiam rexerunt, rebusque gestis eorum, folio 241.

ET SON TEMPS. 473

mien; marche, ce robuste vieillard ressentit des douleurs aiguës et incessantes; une chaleur ardente dévora, dessécha ses en- trailles et le réduisit à une telle faiblesse, qu'il ne pouvait proférer aucune parole. Accablé de fatigues, il paivint péni- blement à Todi. Cinq jours après ce repos, il atteignit, avec les plus grandes difficultés, le château de Déruta, situé à la gauche du Tibre. Là, il reçut des habitants de ce domaine les soins les plus délicats. Il voulut ensuite prendre le chemin d'Assise; mais il ne put parcourir plus de deux lieux à cheval. D'intolé- rables souffrances intérieures le forcèrent à se faire transporter en litière dans celte dernière ville il s'arrêta quinzejours*. Les cardinaux craignaient une surprise de la part de Man- fred; ils déterminèrent le pape à se rendre, toujours en litière, à Pérouse. Dans sa fuite, Urbain IV dût se souvenir du mot de Grégoire YII : « Je vais en exil pour avoir trop aimé la justice « et l'équité. » Peut-être seconsola-l-ilense rappelant la su- blime réponse d'un évêque : « Très-Saint-Père, dit-il à Gré- « goire VII expirant, vous ne pouvez mourir en exil, car la < volonté de Dieu vous a donné tous les peuples en héritage, « et les extrémités de la terre pour limites de votre juridic- « tion. » La destinée d'Urbain IV avait réellement quelque chose de celle du grand réformateur. Il allait mourir après avoir cru au triomphe de la bonne cause, il allait mourir en se sentant délaissé, maudit, peut-être, par les populations gibelines auxquelles Manfred l'avait représenté comme l'au- teur de ces guerres qui désolaient alors toutes les provinces de l'Italie2.

1. Tudertum fessus pervenit. Quintâ die, castrum, cui Diruta nomen , attigit. Assisium post accelerare volons, vix duas leucas itineris emenserat, cùm iateriora prœ nimià anxietate cœperunt fortiùs premi. Inde» equo descen- dons, lecticâ vehitur, et ad castrum pervenit invalescente dolore... Vilœ et gestorum pontificum. Ciacconius, in-fol., pag. 580.

2. La porte de Déruia. appelée du Cerro , par laquelle sortit le cortège d'Urbain IV pour se rendre a Assise, fut murée depuis, et ne fut jamais rou- verte, en signe de vénération, et afin de perpétuer le souvenir de ce fait his- torique. Recherches sur les restes mortels du pape Urbain IV, par M. l'abbé Coffinet, chanoine titulaire de Troyes, apud Mémoires de la Société aca- démique de l'Aube. Année 1857.

XV.

Relations intimes d'Urbain IV avec saint Thomas d'Aquin. Ouvrages que l'an- gélique docteur compose à ia sollicitation d'Urbain IV. Institution de la Fête du Saint-Sacrement. Thomas d'Aquin en rédige l'ofOce. On en attribue le chant à Urbain IV. Incomparable beauté de ce chant. La Fête-Dieu n'est pas universellement célébrée du vivant d'Urbain IV. Privilèges qu'Urbain IV accorde à l'Université de Paris ; A l'hôpital des écoliers de Saint-Nicolas du Louvre; A l'académie de Palencia , en Espagne; —A l'Université de Pa- doue, en Italie. 11 embellit et restaure les édifices de Rome. 11 réforme un abus relatif aux sépultures ecclésiastiques. Fondation de l'église Saint-Urbain et de son chapitre collégial. Description abrégée de ce bijou de l'art gothique. Ancher, continuateur de l'œuvre de son oncle Urbain IV, fonde, dit-on, l'ora- toire de Saint-Pantaléou.

L'inébranlable fermeté, l'intrépide constance, la majes- tueuse résignation d'Urbain IV ne se démentirent jamais au milieu même des plus accablantes épreuves de son règne. Il est vrai que Dieu , si bon, si tendre pour ses pontifes, avait groupé, autour de ce chef visible de l'Eglise militante, des hommes fortement trempés, de puissantes intelligences, de grands et nobles cœurs. Tels étaient, entr'autres, Bonaven- ture Fidenza, le docteur séraphique, et Thomas d'Aquin, l'Ange de l'Ecole, les coopérateurs les plus affectueux et les plus dévoués d'Urbain dans la réalisation de ses plus sublimes pensées.

Dès l'année 1261, Thomas d'Aquin s'était rendu à l'appel d'Urbain IV, léguant sa chaire de l'Université de France à son illustre élève, Annibal de Molaria. On n'avait pas oublié, en Italie, le jeune religieux qui, cinq ans auparavant, avait étonné la cour romaine par son éloquence et par sa foi. Mais son génie n'avait point encore éclaté dans toute sa puis- sance. Dès son arrivée dans la métropole du monde catho- lique, il reprit le triple enseignement se déployait son in- cessante activité. On vit bientôt se renouveler à Home les prodigieux succès de Cologne et de Paris.

Urbain IV voulut récompenser Thomas d'Aquin en souve- rain et en pape. Il lui proposa des dignités ecclésiastiques, et

ET SON TEMPS. 475

même le chapeau de cardinal. L'Ange de l'Ecole refusa cons- tamment toute espèce d'honneur. Il avait résolu de vivre et de mourir en simple moine. Il seconlenta d'accepter la charge de maître du sacre palais; elle n'était point alors, comme elle le fat depuis, unie ù une dignité particulière. Ses fonc- tions consistaient surtout à diriger les écoles romaines et à expliquer publiquement l'Écriture sainte. L'humble docteur se trouvait donc en rapport permanent avec le pape et l'ac- compagnait dans tous ses voyages. Partout Urbain IV s'ar- rêtait quelque temps, l'éloquent dominicain montait en chaire, prêchait dans les églises, donnait des instructions dogma- tiques, Yiterbe , Orviéto , Pérouse, Fondi entendirent succes- sivement cette parole souveraine que Rome et Paris sem- blaient seuls dignes de recueillir; mais l'histoire nous apprend que ces petites cités italiennes ne se montrèrent pas indignes de posséder ce grand homme et ce grand saint. Par le nombre considérable d'élèves qui affluaient autour de sa chaire, le professeur put se croire reporté dans l'une de ces brillantes capitales. Les églises ne pouvaient suffire à l'empressement des populations d alentour. 11 y a, dans les paroles de l'Évan- gile, lorsque ce i qui s'en fait l'organe sait en respecter la divine simplicité, un attrait puissant et une vertu féconde. A ses accents, les masses s'agitent et se renouvellent comme par enchantement; elle avait éminemment ce caractère dans la bouche de frère Thomas, les fruits qu'elle produisait dans le monde en constituent la preuve indubitable.

Le docteur angélique revoyait cependant quelques-uns de ses écrits antérieurs, ou se livrait à la composition de plu- sieurs autres ouvrages. Malgré ses immenses travaux , il con- servait la liberté d'esprit nécessaire pour concourir à l'accom- plissement des grands desseins qu'Urbain IV avait en vue quand il l'appela en Italie. Cette activité /qui tient du pro- dige, était son élément naturel; il trouvait le calme et la sérénité. Au milieu des luttes intellectuelles, son âme se ré- vélait dans toute sa splendeur. Ce que le pape lui avait de-

476 URBAIN W

mandé, c'était un traité contre les erreurs des Grecs, propre à confondre ces esprits subtils, à ramener ces cœurs égarés. Bientôt fut remise aux mains d'Urbain IV une œuvre qui dé- passait toutes ses espérances et qui compte, aux y«ux des sa- vants, parmi celles qui ont le plus contribué à la gloire de Thomas d'Aquin.

Dans ce traité court, mais substantiel , le dogme de la pro- cession du Saint-Esprit devient, sous un rapport, accessible aux lumières de la raison; les différences d'exposition dispa- raissent; les apparentes contradictions de langage sont dissi- pées; les anciens Pères de l'Église grecque répondent unani- mement aux Pères de l'Église latine. Les motifs de haine et de division s'évanouissent; il ne tient plus au victorieux ar- gumentateur que l'union ne s'établisse désormais sur les fon- dements de la doctrine et de la charité. Mais que peuvent les élucubrations du génie, les efforts mômes de la sainteté, contre ce terrible arrêt, formulé dans les sombres annales de la dé- pravation humaine, avant de l'être dans le code de la vérité : « Il est nécessaire qu'il y ait des hérésies. » Le savant opuscule, envoyé par Urbain IV, à Michel Paléologue , comme un mes- sage de réconciliation, échoua contre les tristes destinées d'un peuple qui, dépouillé de ses antiques croyances, de ses ins- titutions, de son esprit national, avait reçu. dans son sein mille éléments de dissolution et de ruine, et qui se trouvait de plus en plus en butte à de nombreux et redoutables ennemis. Les Turcs, les Gumans et les Hongrois grondaient à toutes les frontières de Constantinople. L'Empereur menacé s'était retourné vers le véritable chef des peuples d'Orient. C'était le politique, bien plus que le chrétien, qui sollicitait le rétablis- sement de l'unité catholique. Aussi ses démarches n'eurent- elles pas même pour résultat le secours matériel qu'il avait principalement en vue,

A la sollicitation d'Urbain IV, Thomas d'Aquin publia ce magnifique commentaire des Évangiles que les érudits dési- gnent sous le nom de Catena aurea , « Chaîne d'or. » Il y a

ET SON TEMPS. 477

rassemblé, dans une sorte de concile traditionnel, toutes les explications des Pères. A chaque passage il applique celui de ces génies qui en a le mieux exposé le double sens, littéral et mystique; chaque fragment, chaque mot est interprété par la voix la plus propre à nous en faire sentir la force ou la grâce. De toutes ces voix réunies, il forme une grande voix qui, tantôt sublime, tantôt touchante, suit admirablement toutes les ondulations du texte sacré. L'auteur a su si bien adapter, bien fondre ensemble les milliers de citations que le tout semble coulé d'un seul jet. Il a dédié à Urbain IV lui- même le Commentaire sur saint Mathieu. Cette dédicace pré- sente, sur l'incarnation du Verbe incréé, comme manifestation sensible de la pensée divine, des considérations d'une hau- teur qui étonne, même dans saint Thomas d'Aquin. Le style est empreint de cette même élévation; il est d'une pureté et parfois d'une élégance qu'on ne trouve guère dans toute la série des ouvrages de l'Ange de l'École :

« La Sagesse substantielle , le fils unique de Dieu , le Verbe « qui réside dans les hauteurs de l'Inlini, la Parole par la- « quelle le Père a fait toutes choses avec sagesse et tout dis- « posé avec suavité, a daigné revêtir notre chair dans la « plénitude des temps , afin qu'à travers les voiles de notre « nature corporelle, le regard humain pût recevoir un rayon- « nement de cette splendeur qu'il ne pouvait atteindre dans a les impénétrables secrets de la divine majesté. Il avait ré- « pandu ses rayons, il est vrai, il avait laissé les preuves de « sa sagesse sur tous les ouvrages sortis de ses mains ; il avait « surtout, par une plus abondante effusion, imprimé son image « dans Tàme humaine; mais, qu'est-ce que l'intelligence de « l'homme, perdue au milieu de cette immensité des créa- « tures pour y retrouver toutes les traces de la sagesse infi- « nie? Bien plus, cette lumière intérieure avait été obscurcie « par les ténèbres du péché, par les grossières vapeurs des « préoccupations terrestres. La nuit était devenue si profonde « dans un grand nombre de cœurs pervertis, qu'ils avaient « transporté les honneurs divins à des idoles mensongères; ils

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t se livraient à des actions immondes et s'enfonçaient de plus « en plus dans leur sens dépravé. La divine Sagesse, alors, ne « pouvant souffrir que l'homme formé pour jouir de sa lumiè- « re, en fut ainsi privé, se renferma toute entière dans la « nature môme de l'homme pour ramener complètement à « elle ce fugitif de son amour.

« Le prince des apôtres, le premier, mérita de reconnaître « l'éclat de celte sagesse cachée sous les nuages d'un corps « mortel ; le premier, il la confessa pleinement et sans hésita- « tion par ces paroles : « Vous êtes le Christ, fils du Dieu vi- t vant ! » Heureuse profession de foi, qui sert de base à « l'Église, ouvre la roule des cieux, rompt les liens du péché, « brise toute la fureur des enfers. Légitime héritier de cette « foi, de celte professsion constante, vous veillez incessam- « ment, très- saint Père, à ce que cette lumière pénètre sans « interruption les âmes des fidèles, et triomphe toujours des « attaques de l'hérésie, si justement désignées parles portes de « l'enfer. Certes, si Platon a raison d'appeler heureuse la « république dont les chefs s'adonnent à l'étude de la sagesse « que la fragilité humaine souille néanmoins de tant d'er- « reurs, combien ne devons-nous pas tenir pour heureux le « chrétien qui, sous votre gouvernement !oin de vigilance, « s'instruit par les exemples perpétuels et par la parole per- « manenle de la sagesse elle-même.

« Grâce à votre zèle studieux, très-saint Père, il a plu à vo- « Ire Sainteté de me conûer le commentaire de l'Evangile de « saint Mathieu. Je le soumets à l'examen et à la correction de « votre judicieuse et suprême autorité. Il est le fruit tout en- « semble de votre sollicitude et de mon obéissance; daignez « l'accueillir afin que, de même que l'ordre de le composer « est venu de vous, l'appréciation définitive de sa valeur soit « également prononcée par vous, de telle sorte que les fleuves « retournent à la source d'où ils sont sortis^. »

A la demande du même pape, le docteur angélique avait

1. Catena aurea, auclore Thom. Aquin. irad. Bareille, édit. Louis Vi- ves, Paris.

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composé, en 1264, l'œuvre la plus célèbre et incontestable- ment la plus sublime sortie de so plume : l'Office du Très- Saint-Sacrement. Urbain IV était encore incertain s'il éten- drait à l'Église universelle l'institution de la Fête-Dieu intro- duite dans le diocèse de Liège, Pendant qu'il résidait avec sa cour à Orvielo, un prêtre qui disait la messe dans la ville voi- sine de Bolsena, l'ancien Volsinium, laissa par mégarde tom- ber une goutte du vin consacré sur le corporal, qu'il plia pour dissimuler l'accident. Mais, à sa grande frayeur, le vin tra- versa tout le linge replié, pénétra les nappes de l'autel et lais- sa sur le marbre du tombeau des traces que l'on y vénérait encore après plusieurs siècles. Le bruit de ce prodige parvint aux oreilles du Souverain Pontife qui se fit apporter le corpo- ral empreint des taches rouges de sang et rondes commes des hosties. Ce linge sacré se trouve de nos jours dans la cathé- drale d'Orvieto, et tous les artistes connaissent le tableau de la messe de Bolsena, que Raphaël a peint dans les loges du Vatican i.

Thomas d'Aquin, au moment de ce miracle, n'était pas au- près d'Urbain IV ; il avait été obligé, en qualité de définiteur, d'assister au chapitre général de son Ordre, tenu à Londres; il pouvait d'autant moins s'en dispenser qu'il dut faire valoir son influence toute puissante pour rétablir la discipline au sein de la famille dominicaine. A peine de retour en Italie, frère Thomas fut appelé par le pape qui, dans tes entretiens intimes, lui parla de l'institution d'une solennité spéciale en l'honneur de la divine Eucharistie. De ce côté, il n'appréhen- dait aucun obstacle à la réalisation des pieuses pensées que de- puis longtemps il nourrissait dans son cœur, premier sanc- tuaire de la fête du Saint-Sacrement. Elles n'étaient ni moins vives, ni moins anciennes dans l'âme du docteur angélique. Aussi les prodiges nouveaux qui s'opéraient chaque jour sur

4. S. Thomas Àquinas oflîcium pro festivitate composait, quod ad hune usque diem universa ccclesia recitare consuevit. Urbevetani verô cives magni- ficentissimum templum sacro corporali conservando, in memoriam tàrn insig- nis miraculi exlruxcrunt, ctsacram mappulam sacratissimo sanguine imbuiaiu in eo recondiderunl... Annales, eccles. Bzovius, lom XIII, pag., 706.

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l'autel rencontrèrent- ils dans Urbain iV un tendre et fidèle écho comme dans Thomas d'Aquin un éloquent et chaleureux interprète.

Divers peuples catholiques avaient été témoins de ces mô- mes prodiges. Le sang avait coulé des hosties consacrées, comme pour confondre les doutes de la philosophie et les pro- fanations de l'impiété. Ce mouvement général de dévotion envers la présence réelle, au moment de se produire au de- hors sous une forme régulière, avait été se repercuter aux deux pôles du monde moral, l'amour et l'intelligence; il avait pris naissance aux points extrêmes de la société chrétienne, Thomas, le plus profond des penseurs, Julienne, la plus fer- vente des vierges.

Avant d'expirer, la bienheureuse Julienne avait légué sa pensée à Eve-la-Recluse, son amie de cœur et de piété. Pour comprendre tout ce qu'il y avait de foi dans l'âme de la mou- rante, il faut se souvenir qu'une recluse était une femme qui, par un motif de pénitence ou de pure ferveur, s'enfermait, pour le reste de ses jours, au fond d'une sorte de caveau pra- tiqué dans l'épaisseur d'une construction ; elle en faisait murer l'entrée, à l'exception d'un étroit soupirail par elle recevait l'air, la lumière et l'aumône.

Une recluse était alors aux yeux des peuples un être sacré, mis à part comme une victime choisie de Dieu et déjà mar- quée du sceau des prédestinés. Il n'y avait guère de grande ville l'on ne rencontrât plusieurs de ces femmes ensevelies toutes vivantes. L'Eglise se complaisait elle-même à les envi- ronner d'un pieux prestige; elle bénissait leur mystique sépul- ture avec tout le solennel appareil des funérailles chrétiennes. On eut dit l'héroïsme des anciens stylites qui représentaient symboliquement par leur position solitaire tes deux idées fon- damentales de l'ascélisme : la séparation de tout ce qui est terrestre, l'aspiration vers tout ce qui est céleste. Aussi les âmes d'élite avaient-elles seules le privilège d'être admises à la réclusion, après avoir longtemps milité dans la vie com-

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mune et bien éprouvé leur vertu. C'était donc au fond d'un de ces tombeaux, situé près de l'église de Saint -Martin, à Liè- ge, que se conservait une des plus magnifiques pensées du culte catholique.

Dès que la bienheureuse Eve la Récluse eut appris que l'ar- chidiacre Jacques Pantaléon, dont elle avait maintes fois reçu la charité, venait d'être élevé sur le trône pontifical, elle ne cessa désormais de conjurer les chanoines de Saint-Martin, quand ils passaient devant sa grotte, en se rendant au chœur, d'aller trouver l'évêque Henri de Gueldre, pour qu'il obtint du pape rétablissement de la grande solennité dans tout l'uni- vers. Le prélat ne dédaigna pas la demande de l'humble ré- cluse ; il s'en fit volontiers le médiateur auprès de l'auguste chef de la chrétienté. Urbain IV, probablement aussi influencé par son illustre ami, Thomas d'Aquin, promulgua une bulle d'institution de la Fête-Dieu; en voici la teneur1 :

« Lorsque notre Sauveur et Seigneur Jésus-Christ fut sur « le point de quitter le monde pour retourner à son Père, la « veille de sa Passion, après avoir achevé la Cène légale, il t institua le souverain, le magnifique Sacrement de son Corps « et de son Sang; donnant son Corps en nourriture, et son « Sang en breuvage, selon qu'il est écrit : Toutes les fois que t nous mangeons ce pain et que nous buvons ce calice, nous an- « nonçons la mort au Seigneur. Il dit aussi en même temps à « ses Apôtres : Faites ceci en mémoire de Moi, désirant que ce « grand et vénérable Sacrement fut le principal et le plus in- « signe mémorial de l'amour infini qu'il nous avait toujours « porté. Certes, ce mémorial est admirable, étonnant, plein « de délices et de suavité; il est d'un si haut prix, qu'il n'y a « rien qui lui soit comparable. C'est en lui que les miracles ont « été renouvelés, et que Dieu a fait paraître de nouveaux pro- « diges. C'est en lui que l'on trouve toute délectation et toute « saveur, et que l'on goûte combien le Seigneur est doux.

4. Cette bulle est rapportée par le pape Clément V, au livre III de ses Clé- mentines, litre XVI, chapitre unique.

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« C'est en lui que l'on reçoit les secours nécessaires pour mé- t riter la vie et le salut éternel.

« Par ce mémorial si délectable, si salutaire, si sacré, nous « nous remettons continuellement devant les yeux le mystère « de notre rédemption, nous nous retirons du mal, nous nous « fortifions dans le bien, nous recevons de jour en jour de « nouveaux accroissements de grâce et de vertu. Qui peut « douter que nous ne profitions beaucoup par la présence cor- « porelle de notre divin Sauveur, dont nous jouissons en ce « Sacrement qui nous conduit dans les voies du Ciel. En effet, « les autres mystères que l'Eglise célèbre, nous les adorons « en esprit et en vérité, mais nous ne jouissons pas de leur « présence véritable. Il n'y a que dans le mémorial de l'Eu- « charistie, Jésus-Christ est réellement présent, et il « demeure en propre substance avec nous. Lorsqu'il monta au « ciel, il dit à ses Apôtres et à ses Disciples : Voilà que je suis t avec vous jusqu'à la consommation des siècles. C'était leur « promettre qu'il ne les priverait pas môme de sa présence « corporelle. 0 très-digne mémorial, et qui ne doit jamais « être interrompu, dans lequel nous célébrons la mort de notre « propre mort, la destruction.de notre propre destruction; il « nous rappelle comment Celui qui est véritablement l'arbre « de vie, attaché à l'arbre de la croix, nous a fait germer le « fruit du salut.

« Cette glorieuse commémoration remplit les fidèles d'une « allégresse salutaire; et répandant la joie dans leur cœur, « leur fait verser des larmes de dévotion. Nous triomphons « par le souvenir de notre délivrance; et, en nous souvenant « de la mort de Jésus-Christ qui nous a rachetés, nous ne « pouvons nous abstenir de pleurer. En cette rencontre, la « suavité de la joie se mêle à l'effusion des larmes; car nous « nous réjouissons en pleurant, et nous pleurons de tendresse « en nous réjouissant; parce que notre cœur, nageant dans « les délices, par la mémoire d'un si grand bienfait, se dissout « par les yeux en une douce rosée.

« 0 abîme de l'amour divin! ô surabondance de la miséri-

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corde divine ! ô merveilleux excès de la libéralité de Dieu ! Non content de nous avoir constitués les maîtres des biens de la terre, il en a soumis encore à notre domaine toutes les créatures; il a même relevé notre nature par le ministère des anges, puisque les esprits célestes assistent, en qualité de gardiens et de conducteurs, les prédestinés à la posses- sion de l'héritage éternel. Après de si éclatants témoigna- ges de sa munificence, il a voulu nous donner des preuves plus excessives de sa charité, en se donnant lui-même, par une faveur sans égale. Il n'est pas même demeuré dans ces termes : excédant toute plénitude de donation et toute me- sure d'amour, il s'est fait lui-même notre viande et notre boisson. O singulière et admirable profusion le donateur passe en don et la chose donnée est la même que celui qui donne ! Quelle prodigalité plus démesurée que de se donner soi-même tout entier!

« Au reste, Dieu s'est livré pour être notre nourriture, afin que l'homme qui, en mangeant, s'était précipité dans la mort, en mangeant aussi, fût rétabli dans la vie. Le fruit mortel de i'ancien arbre l'avait fait tomber; au contraire, le fruit vivifiant de l'arbre nouveau l'a relevé. Au premier arbre pendait l'hameçon de la mort; du second arbre est sorti l'aliment de la vie. Celui qui a goûté du premier en a été blessé, celui qui a goûté du second en a été guéri. Le manger a fermé la plaie que le manger avait ouverte. Con- sidérez donc que l'on a tiré le remède d'où le mal avait pris naissance. En effet, il est écrit de cet ancien aliment : Le jour même que vous en mangerez, vous mourrez de mort. Nous lisons, au contraire, du nouveau : Si quelqu'un mange « de ce pain, il vivra éternellement. O manger substantiel qui « rassassie pleinement, qui nourrit véritablement, qui engraisse « souverainement, non le corps, mais le ccsur; non la chair, « mais l'âme; non le ventre, mais l'esprit!

« Notre miséricordieux Sauveur, par une pieuse disposition « de sa bonté, a pourvu l'homme, qui avait besoin, pour la

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« réfection de son âme, d'une nourriture spirituelle, du plus « noble et du plus efficace aliment qu'il y eût au monde. Aussi a convenait-il à la grandeur de la libéralité de Dieu, que son « Verbe éternel, qui est naturellement la nourriture de la « créature intelligente, s'étant fait chair, se donnât par cette « chair à la créature raisonnable composée de chair et d'os et « subsistante dans un corps, car il est écrit : V homme a mangé « le pain des Anges. C'est pourquoi le Seigneur a dit : Ma « chair est véritablement une nourriture. Ce pain céleste se « mange, mais il ne subit aucune altération., parce qu'il ne se « transforme pas en celui qui le mange; si cependant on le re- « çoit dignement, on a le bonheur de se changer en lui. 0 Sa- « crement par excellence, digne de toute sorte de vénération « et de respect! ô don divin qu'il faut souverainement glori- « fier, louer et préconiser! O mystère adorable que nous de- <r vons honorer de toute l'étendue de nos affections, à qui nous « devons rendre tous les devoirs d'une dévotion sincère, et « dont nous ne devons jamais perdre le souvenir ! O très-noble « mémorial qui doit être imprimé dans le plus profond de nos « entrailles, fortement gravé dans notre esprit, diligemment « conservé dans notre cœur, et dont la méditation et la célé- « brationnous doivent être très-familières!

« Oui, nous devons en faire une commémoration conli- « nuelle, afin de n'oublier jamais Celui dont nous savons qu'il « est le mémorial ; car il est certain qu'on met difficilement « en oubli le bienfaiteur dont on a souvent les bienfaits sous les « yeux. Or, quoique ce Sacrement soit tous les jours renouvelé « dans un grand nombre de messes, nous avons jugé conve- « nable, surtout pour confondre la perfidie et l'extravagance « des hérétiques, qu'on en fît tous les ans, au moins une fois, « une mémoire plus célèbre et plus solennelle : Vu principa- « lement que le jour de la Cène, jour Notre Seigneur a ins- « titué l'Eucharistie, l'Eglise universelle, toute occupée à « reconcilier les pénitents, à accomplir le lavement des pieds, « à faire d'autres semblables cérémonies, ne peut pas pleine- « ment vaquer à la célébration d'un si grand mystère.

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« D'ailleurs elle observe cette conduite à l'égard des saints « qu'elle honore dans le cours de l'année. Quoiqu'elle fasse « souvent mémoire de ces amis de Dieu dans les litanies, dans « le sacrifice de la messe, et dans d'autres offices liturgiques, « elle ne laisse pas néanmoins d'en célébrer plus solennelle- « ment la naissance dans îe Ciel, en certains jours qu'elle leur « consacre et d'établir des fêles particulières en leur honneur. « En outre, parce qu'on commet souvent des. fautes dans ces t solennités, par négligence, par faiblesse ou par dissipation, « cette bonne Mère a encore assigné un jour à la gloire de « tous les saints, afin de réparer, par des devoirs, communs, « ces manquements inhérents à la fragilité humaine. Si « l'Eglise en use ainsi à l'égard des saints, à plus forte raison « a-t-elle sujet de le faire à l'égard du Sacrement qui est la « couronne des saints et la source de toute sainteté. C'est « donc à juste titre qu'elle lui dédie une solennité spéciale, « afin qu'on y supplée, avec une grande ferveur, à ce qu'on « pourrait avoir omis dans la célébration ordinaire de la « sainte messe, et que les fidèles, aux approches de cette fête, « reconnaissent, par un sérieux examen du passé, leurs, irré- « vérences envers ce mystère, pour en faire amende honora - « ble avec humilité d'esprit et pureté de cœur.

« De plus, nous avons su, dès le temps que nous étions dans « un moindre degré, que quelques personnes pieuses avaient « eu révélation de Dieu qu'un jour viendrait cette fête « serait célébrée solennellement par toute l'Eglise. Nous, « donc, pour l'affermissement et l'exaltation delà foi catholi- « que, avons raisonnablement cru devoir ordonner une com- « mémoration annuelle de ce grand Sacrement ; nous assignons « pour cela un jour déterminé que nous voulons être le jeudi « d'après l'octave de la Pentecôte, Qu'en ce jour donc les « troupes des fidèles s'assemblent dans les temples avec un « grand concours et avec une ferveur extraordinaire; que le « clergé et le peuple témoignent leur satisfaction par des can- if tiques, de louanges; que tous chantent des hymmes sacrées,

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non-seulement en esprit et dans le fond de leur cœur, mais aussi des lèvres et de la bouche! Que la foi s'épanche en bénédictions; que l'espérance bondisse de joie ; que la cha- rité tressaille d'allégresse! Que la dévotion jubile; que la pureté se console; et que l'assemblée des saints soit remplie d'une douceur spirituelle! Que chacun y vienne avec une prompte obéissance, avec une volonté pleine d'affection, et y accomplisse saintement ses bons désirs par la célébration de cette grande fêle ! Dieu veuille que les cœurs des fidèles s'enflamment d'une telle ardeur que, par leurs pratiques de piété, ils croissent en mérites aux yeux de l'aimable Jésus qui s'est livré pour prix de leur rançon, et qui se présente pour être leur nourriture en celte vie et leur récompense en l'autre.

c C'est pourquoi nous vous avertissons et nous vous exhor- ions en Notre-Seigneur, nous vous commandons Irès-étroite- ment, par celle constitution apostolique, en vertu de la sainte obéissance, et pour la rémission de vos péchés, nous vous en- joignonsdecélébrertouslesans, dévotement et avec solennité, celte excellente et glorieuse fêle, le jeudi assigné ci- dessus ; nous vous enjoignons de la faire diligemment célébrer dans toutes les Eglises de vos villes et de vos diocèses. De plus, nous vous ordonnons d'exhorter vos diocésains, tant par vous-mêmes que par d'autres, le dimanche qui précède la sus- dite férié, à se disposer dignement à cette solennité par une sincère confession, par l'aumône, par la prière, et par d'au- tres bonnes œuvres, afin qu'ils puissent participer en ce jour à ce précieux et auguste Sacrement; et, par ce moyen, rece- voir un accroissement de grâce.

« Pour animer les fidèles par des dons spirituels à la célé- bration de cette grande fêle, confiant en la miséricorde de Dieu, et appuyé sur l'autorité de ses bienheureux apôtres Pierre et Paul, nous accordons cent jours d'indulgences à tous ceux qui, vraiment contrits et confessés, assisteront ce jour-là aux matines ou à la messe, aux premières ou aux

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« secondes vêpres, et quarante jours à tous ceux qui se trou- « veront à prime, à tierce, à sexte, à none ou aux compiles. « Enfin à ceux qui seront présents, dans quelques-uns des « jours de l'octave, à tous ces offices, nous accorderons, pour « chaque jour de leur assistance, cent jours d'indulgences1. »

Urbain IV s'informa soigneusement, auprès des Liégeois qui étaient alors en Italie, si la bienheureuse Julienne vivait en- core; il apprit que celte chaste colombe avait pris son vol vers les cieux -, mais que Liège conservait religieusement à ses portes Eve la Récluse comme l'ange tutélairc de la cité. II ne crut pas indigne de la chaire de saint Pierre d'adresser un bref pontifical à l'humble héritière de la dévotion de Julienne pour la divine Eucharistie. « Nous savons, ma chère fille, lui « dit-il, nous savons que vous avez désiré de toute l'étendue « de votre ûme que la solennité du très-sacré Corps de Notre- « Seigneur Jésus-Christ fût instituée dans l'Eglise de Dieu. « Nous vous annonçons donc une sainte joie, et nous vous si- « gnifions, qu'en vue d'affermir de plus en plus la foi catho- * lique, nous avons jugé à propos de statuer, qu'outre la com- « mémoration quotidienne que l'Eglise fait de cet adorable « Sacrement, on en solennisât une fête spéciale ; à celte fin « nous lui avons désigné un certain jour, auquel les fidèles « puissent fréquenter avec dévotion nos églises, jour qui de- « viendra pour tous la fête d'une joie intime, ainsi qu'il est « plus amplement exprimé dans nos lettres.

« Au reste, sachez que nous-môme, à dessein de donner au « monde chrétien un salutaire exemple de cette solennité, « nous l'avons célébrée en présence de nos archevêques, évê- « ques et autres prélats de l'Eglise, qui résidaient auprès du x « Siège apostolique. Que votre âme bénisse Notre-Seigneur; « que votre esprit se glorifie en lui, parce que vos yeux ont vu « les merveilles que nous avons préparées devant la face de « tous les peuples. Réjouissez-vous, parce que le Dieu tout-

1 . Fisen Barthélémy, jésuiîe, Origo prima festi Corporis Chrisli, Liège, 1628.

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« puissant vous accorde l'accomplissement de vos vœux ; et t que la plénitude de la grâce céleste mette sur vos lèvres des « cantiques de louanges et de jubilation.

t Et, comme nous vous envoyons, par le porteur de nos t présentes lettres, avec notre bulle, le cahier est contenu t l'office de la Fête-Dieu, nous voulons, et nous vous ordon- « nons par ce bref, de le recevoir avec dévotion, et d'en déli- t vrer volontiers copie à toutes les personnes qui en deman- « deront. Nous vous requérons aussi d'insister par vos prières « auprès de Celui qui a laissé sur la terre un mémorial si t auguste de lui-même, pour qu'il nous accorde d'en haut la t grâce de gouverner utilement la sainte Eglise, qu'il a confiée « à notre sollicitude.

« Donné à Orvieto, le 8 septembre 1264. »

Il est plus facile de penser que de dire quels furent les sen- timents de la bienheureuse Eve à la réception des lettres apos- toliques. Prosternée, dans son étroite cellule, à la petite fenê- tre qui regardait l'autel de Saint-Martin, elle épancha son âme en actes d'amour et de reconnaissance envers le chef invisible de l'Eglise qui venait d'accomplir, par son Vicaire sur la terre, ce qui avait fait pendant de longues années l'objet des plus fervens désirs de Julienne. Elle savait que ces pieuses aspira- tions venaient de Celui qui les avait exaucées; elle se souve- nait des épreuves multipliées de son héroïqne amie; elle s'hu- miliait profondément devant Dieu, en entendant la grande voix du Père commun des fidèles consoler et féliciter une pauvre vierge qui n'avait plus de communication avec le monde que pour prier pour ses frères et ses sœurs en Jésus- Christ.

Denis-le-Chartreux, surnommé le Docteur extatique, raconte qu'Urbain IV avait fait composer, à la fois et séparément, l'office du Saint- Sacrement, par les deux plus beaux génies du siècle : l'angélique Thomas, le séraphique Bonavcnture. Ce serait à cette occasion que le pieux et savant dominicain, à genoux de-. vant son crucifix, aurait demandé, en versant des larmes, s'il

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avait bien rempli sa tâche, et qu'il aurait entendu le Christ lui répondre : benè de me scrïpsisti, Thoma. Suivant David Ro- meus, frère Bonaventure serait venu visiter son illustre émule pendant que celui-ci s'appliquait à son travail ; il en aurait été tellement ravi qu'il brûla le sien, dès qu'il fat rentré dans sa cellule. Il existe de ce même fait une version plus dramatique, la voici :

Urbain IV avait mandé les deux religieux auprès de lui. « Frères, leur dit-il, je veux établir dans toute l'Eglise la plus « grande et la plus touchante des solennités; je veux célébrer « avec toutes les splendeurs du culte catholique le Sacrement « d'amour. » Aussitôt il leur communique son plan et leur ordonne de se mettre à l'œuvre. Les deux moines s'étonnent ; ils résistent par humilité ; ils veulent que le soin de cette composition soit confié à un plus digne; mais il faut obéir.

Au jour fixé par Urbain IV, Thomas et Bonaventure se ren- dent auprès du Souverain Pontife. « Commencez, frère Tho- « mas, dit Urbain IV. » L'Ange de l'Ecole lit d'abord les an- tiennes des diverses parties de l'office, les leçons, les répons; tout avait été choisi dans les saintes Ecritures avec le tact le plus merveilleux. Le pape écoute en silence. Bonaventure ne peut contenir un geste d'approbation, bientôt comprimé par le respect1.

Thomas passe à l'hymne de matines : Sacris solemniis ; il arrive à cette strophe :

* Panis angelicus fit panis hominum ; Dat panis cœlicus figuris terminum ; 0 res mirabilis ! manducat Dominum Pauper, servus et humilis. Des larmes coulent des yeux de Bonaventure; il laisse tom- ber sur le sol des fragments de papier. Quelle majesté dans l'hymne de Laudes! Verbum supernum prodiens, Nec patris linquens dexteram ;

-J. Bertholet Jean, jésuite, Histoire de Vltislitution de la Féle-Dieu, Liège, 4746.

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Ad opus suum exiens,

Venit ad vitœ vesperam. Que de foi! que de suavité dans celte strophe!

0 salutaris hostia !

Quœ cœli pandis ostium ;

Bella premunt hostilia ;

Da robur, fer auxilium. Urbain IV admire comment l'Ange de l'Ecole a su plier sans efforts au rythme et aux allures. du latin l'exposé fidèle du dogme régénérateur de la piété catholique, surtout lorsqu'il entend la prose Laucla, Sion.

A ces strophes le profond théologien se montre poète su- blime :

Bone Pastor, panis vere,

Jesu, nostrî miserere;

Tu nos pasce, nos tuere;

Tu nos bona fac videre

In terra viventium. Tu qui cuncta scis et vales,

Qui nos pascis hîc mortales ;

Tuos ibi commensales,

Cohrcredes et sodales

Fac sanctorum civium.

Le ravissement du docteur séraphique monte à son comble; des feuilles de papier continuent à tomber lacérées aux pieds de l'humble franciscain, au moment du Pange, lingua, l'institution de l'Eucharistie est chantée dans toute sa magni- iique simplicité :

Nobis datus, nobis natus,

Ex intactâ virgine,

Et in mundo conversatus,

Sparso verbi semine,

Sui moras incolatûs

Miroclausit ordine. Frère Thomas finit par YAdoro te supplex, inspiration lyri- que, puisée dans la contemplation immédiate de la vérité et dans un amour immense pour le Sauveur des hommes :

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Jesu, quem velatum nunc aspicio , Oro, fiât illud quod tàm sitio ; Ut, te revelatâ cernens facie, Visu sim beatus tuée glorise.

L'Ange de l'Ecole cesse de parler; on écoute encore. Urbain IV dit enfin : « A vous, frère Bonavenlure. Le religieux se jette aux pieds de sa Sainteté : « Très-saint Père, s'écrie-l-il, « quand j'écoutais frère Thomas, il me semblait entendre le t Saint-Esprit. Lui seul peut lui avoir inspiré d'aussi belles « pensées. Oserai-jc vous l'avouer, j'aurais cru commettre un « sacrilège , si j'avais laissé subsister mon faible travail a côté t de beautés si prodigieuses. Voici d'ailleurs ce qui en reste. » Et le moine montrait au papo les morceaux de papier qui cou- vraient le plancher. Urbain IV loua la modestie de Bonaven- lure autant que le génie de Thomas.

Quoi qu'il en soit de ce récit, qui ne repose sur aucun mo- nument primitif, il est incontestable que toutes les parties de l'office du Saint-Sacrement sont également admirables , et constituent le chef-d'œuvre du plus profond des penseurs chrétiens. Chacune a son caractère propre : le Sacris solemniis est plein d'un saint enthousiasme; uue élégante et sublime concision se fait remarquer dans le Verbum superniim; le Lan- du, Sion brille par l'exaclitude de son enseignement doctrinal et par ses expressions qui respirent la plus haute piété et qui sont empreintes d'une majesté irréprochable; le Pange, lingua se distingue par la plénitude, la vigueur et la noblesse des pensées; YAdoro te supplex exhale l'humilité, l'anéantissement, la reconnaissance et l'amour.

Thomas d'Aquin a varié le mètre de ces chants de triom- phe qui retentissent tour à tour dans nos sanctuaires, quand le Hoi de gloire y paraît, caché sous les voiles eucharistiques. Les strophes de YAdoro te imitent les vers phaleuques qui ont tant de grâce dans Catulle et dans Martial. Le Pange , lingua est écrit en grands vers trochaïques, tels qu'on en trouve dans Senèque, chez les Latins, et dans Sophocle, chez les

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Grecs. Le Verbum supormm, composé de petits vers iambi- ques, rappelle les gracieuses strophes de saint Ambroise qui a enrichi l'Église de ses poésies comme il l'a éclairée par ses éloquents traités. LeSacris solemniis se déroule en stances asclépiades qu'Horace a employées avec tant de succès dans plusieurs de ses odes. Il y a des rapports de mouvement et de rhythme entre le Nome Pythien de Pindare et le Lauda, Sion.

Toutefois, saint Thomas ne s'est pas astreint à la régula- lafité du mètre anti'que; il paraît avoir compté la quantité à peu près pour rien. Il n'y a pas lieu de s'en étonner : l'Ange deJ'Éçole écrivait dans un temps la langue latine, comme la langue grecque, devenant l'une et l'autre usuelles dans les divers dialectes auxquels elles donnaient naissance, avaient perdu leur pureté native et leur génie primitif par le mélange des idiomes barbares. Ainsi, les lois sévères de la quantité étaient remplacées par les règles bien moins rigoureuses de l'accent, qui président aujourd'hui à la prosodie de la plu- part des langues de l'Europe. On leur préférait même quel- quefois la rime qui, depuis, a étendu son sceptre sur la poésie de toutes les nations modernes. Thomas d'Aquin s'était im- posé cette nouvelle entrave; peu d'auteurs d'hymnes, avant lui, l'avaient employée; et bien peu, après lui, l'ont con- servée dans la poésie latine où, quoi qu'on dise, elle n'est pas sans agrément.

Si les hymnes de l'office du Saint-Sacrement ne sont pas entièrement conformes aux modèles classiques, elles rachètent ce défaut par l'onction pénétrante de leur style, par l'éléva- tion de leurs pensées, par le choix de leurs expressions. Le docteur angélique s'y révèle sous un aspect inattendu. L'imi- tation servile n'a pas glacé les élans de sa grande âme; la pré- cision de la doctrine catholique n'y souffre jamais des trans- ports de la reconnaissance. Monuments impérissables des croyances de nos pieux ancêtres, ces hymnes, délicieux ali- ment de notre cœur, perpétuent, à travers les générations, la même foi, la même espérance, le même amour; et sans

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cesse, elles remonteront vers le trône de l'Emmanuel avec les nuages de l'encens, les flots de l'harmonie, le parfum des fleurs et les ardentes prières de toutes ces âmes sainte- ment enflammées qui, du fond obscur de ce lieu d'exil , aspi- rent aux pures visions de la céleste patrie1.

Si l'on en croit la tradition locale, le chant de cet office fut l'œuvre d'Urbain IV lui-même. La gravité de ses sollicitudes et l'immensité de son gouvernement n'enlevaient rien à l'élan de son cœur, à la vivacité de son imagination. Il consacra toutes les ressources de sa science musicale à la composition de ces mélodies grégoriennes si bien appropriées aux condi- tions liturgiques du culte divin et aux conditions architectu- rales de nos grands vaisseaux d'églises. On sait que les anciens attribuaient à chacun des huit modes du chant ecclésiastique un caractère particulier d'expression. Ils appelaient le premier grave, le deuxième triste, le troisième mystique , le quatrième harmonique, le cinquième joyeux, le sixième dévotieux, le septième angélique, le huitième parfait. Ces diverses nuances d'expression se retrouvent dans l'office du Saint-Sacrement. On ne peut s'empêcher d'admirer par quelles heureuses com- binaisons l'auguste compositeur a su graduer ces modes et les disposer selon les convenances de la Fête-Dieu.

La mélodie du Sacris solemniis s'élève avec une majesté imposante et attaque les cordes les plus hautes, les plus vi- brantes du premier mode. Le premier répons de matines, immolabit, hœdum et la première antienne de vêpres, Sacerdos in œternum, nous semblent des modèles de ce style saintement tempéré, sobre d'effet, doucement expressif, exempt de toute emphase et de toute déclamation, si bien adopté au culte ca- tholique. ,

Le deuxième mode présente un certain air de tristesse et de mélancolie à raison de sa contexture mélodique , comme dans la seconde antienne des vêpres, M iserator Dominas. Il est très-favorable à la manifestation des sentiments tendres,

4. L'abbé J. Bareille, Histoire de saint Thomas d'Aquin, de l'Ordre des frères prêcheurs, chap. XXII.

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pieux, humbles, délicats qui conviennent à la prière, à la re- connaissance et à la ferveur. Aussi l'auguste compositeur l'a-t- il employé avec autant de goût que de bonheur, pour expri- mer ces sentiments divers, dans l'Introït, Cibavit eos.

L'hymne principale du Saint-Sacrement, Pange lingua, a été écrite sur le troisième mode propre à cette expression de mys- ticisme qu'il est plus facile de sentir que de définir. La mélo- die de ce magnifique morceau, si douce, si pénétrante, et en même temps si large, si solennelle, convient parfaitement au sublime mystère de l'Eucharistie, ainsi que celle de la déli- cieuse antienne des vêpres, Calicem salataris .

L'invita toire, Christum regem adoremus,Voïïéno'\re, Sacer- dotesDomhii,e[Y<in{\enneySiculnovellœ, offrent les vraies tra- ditions harmoniques du quatrième mode; ils recueillent dou--) cernent l'âme sur elle même; ils lui parlenUun langage intime et la pénètrent d'ineffables émotions, parce qu'on y sent un cœur abîmé dans la contemplation du Sacrement d'amour.

Ou trouver des accents plus caractéristiques du cinquième mode que dans la ravissante antienne de Magnificat des secon- des vêpres, 0 sacrum convkinm, et que dans la belle séquence, Adoro te snppîex? La mélodie joyeuse et brillante qui leur est propre, n'y change point la nature de l'art grégorien, art aus- tère, mais de- eette austérité qui mêle la suavité à la profon- deur.

L'épithète de dévotieux, s'applique parfaitement au sixième mode, ainsi qu'on peut s'en convaincre par l'examen du répons Homo quidam et de l'antienne 0 quamsuavisest. Ces pièces de chant,qui,parlcurcomposition tonale, appartiennent à ce mode, ont moins d'éclat et de brillant, mais aussi plus d'onction et de douceur que les autres parties de l'office du Saint-Sacrement. L'expression calme et solennelle de ces deux morceaux, si bien en harmonie avec le sens du textesacré, leur donne un char- me tout particulier.

Le septième mode est vraiment angélique dans le Lauda, Sion, dont les paroles furent composées par le grand saint

ET SON TEMPS. 495

qu'on appelle l'Ange de l'école. On chercherait vainement, parmi les nombreuses proses du treizième siècle, quelque chose d'analogue à ce chef-d'œuvre du chant romain , dans lequel à la grave tonalité grégorienne vient s'unir une ex- pression mélodique, qui, par ses allures hardies, nettement accusées, fait pressentir l'expression dramatique de la tonalité moderne. La communion, quotiescumque manducabitis, et le répons du troisième nocturne, qui manducat meam carnem., se distinguent, comme le chant du Lauda, Sion, lui-môme, par une mélodie vive, éclatante, sonore et très-variée dans ses mouvements.

L'ampleur et la douce gravité, qui caractérisent le huitième mode, sont très-sensibles dans l'hymne Verbum supernum prodiens qui, destinée à célébrer le mystère noble et touchant de la Cène, roule presque toute entière dans la région moyenne et inférieure du ton qualifié parfait. Le second répons du troisième nocturne Misit me vivens Pater, qui appartient au môme mode, ne manque pas non plus de grandeur et d'onction dans sa contexture mélodique.

Ces diverses citations démontrent le goût judicieux, l'intel- ligence délicate, le haut sentiment des beautés de l'art gré- gorien, qui ont présidé à la compositon du chant de l'office du Saint-Sacrement, non-seulement quant au choix des modes, mais encore quant à l'emploi des notes supérieures ou inférieu- res de chacun d'eux, selon les exigences du texte sacré. On ne saurait méconnaître dans l'œuvre d'Urbain IV ce cachet de grâce et de noblesse, ce je ne sais quoi d'inimitable, qui fait des pièces de chant de la Fête Dieu des morceaux de la plus belle et do la plus sublime simplicité. C'est cette harmonie si posée et religieuse de nos voix dont parle Montaigne, et qui se marie si bien à la vastité sombre de nos églises, à la diversité d'ornements, à V ordre des cérémonies et au son dévotieux de nos orgues i.

1. Les écrivains contemporains d'Urbain IV parlent tous de la beauté et des agréments de sa voix, de sou goût pour ia musique et pour le chant : ce

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Ces précieuses qualités auxquelles l'art purement humain n'atteindra jamais, à quoi liennnent-elles? A ce que, dans le plain - chant le sentiment de la personnalité humaine disparait presqu'enlièrement; non, certes, que l'artiste abdique, mais l'artiste s'oubliant lui-même, n'est plus qu'un personnage se- condaire; il n'est plus qu'un instrument docile, un écho fidèle du chrétien qui parle et qui prie en lui. Et, qu'on ne pense pas que le compositeur sacré y perde de sa force; il la double, au contraire, par la vertu de l'idéal divin qui subsiste en lui, qui l'exalte, l'enflamme, l'emporte dans le domaine de la contemplation et de l'infini.

Oui, le plain-chant de l'office du Sainl-Sacrement est une mélodie sublime, d'un charme indéfinissable; son caractère est incommunicable, comme le caractère de tout ce que la re- ligion a consacré. Tandis que la musique profane, qui cher- che la variété dans la diversité des modulations, dans les ar- tifices de l'harmonie, dans les mélanges et les contrastes des sonorités, n'est souvent comprise que par l'esprit; le chant d'Eglise, simple, uni, auquel, pendant des siècles, tant de saints pontifes, tant de fervents cénobites, tant de pieux cha- noines, apportèrent le tribut de leurs mystiques inspirations, est compris par le cœur. Fourquoi? parce que le compositeur ne cherche qu'à exprimer fidèlement ce qu'il éprouve profondé- ment; parce que, dominé par le sentiment, il domine sa pen- sée; parce qu'il ne lente pas de se substituer lui-même à la grandeur de son sujet; parce qu'enfin il veut être oublié de l'auditeur auquel il s'efforce de communiquer les idées sur- naturelles qui inspirent son talent.

De toutes les musiques qu'on exécute dans le temple, les plus belles, les plus religieuses même, n'exprimentjamais que

qui donne lieu de présumer qu'il influa pour beaucoup dans la composition du chant de l'office de la Fête-Dieu. Grosley, Ephémérides, lom. I, pag. 228.

i. Le chaut majestueux et simple de l'office du S. -S., compositon grave, cha- leureuse, pénétrante, splendidc comme les harmonies célestes, puissante comme le génie religieux, fut l'œuvre d'Urbain lui-môme... L'abbé Coffinet, cha- noine de Troyes, Sceau de V abbaye de N.-D. aux Nonnains> pag. 15.

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l'idée particulière d'un artiste habile, mais isolé, qui, plus ou moins, se regarde, s'écoute, se complait dans son œuvre. Dans les mélodies de l'office du Saint-Sacrement, il n'y a rien qui se prête à l'expression individuelle. C'est l'adoration modulée, la prière chantée suivant le souffle du génie chrétien. Cette prière simple et en même temps inépuisable dans les variétés d'expression de ses modes, cette adoration rehaussée par la majesté, la sainteté des hymnes liturgiques, a un écho dans le cœur de tous les fidèles. C'est la voix de tout un peuple, de toute une croyance, personnifiée en une mélodie qui est la mélodie de tous. Ce chant populaire qui ne rappelle en rien les chants du siècle, qui ne réveille en rien les passions terres- tres ; ce chant, d'où l'idée de l'art humain est absente, dégoûte des uns et détache des autres, tant son expression est céleste, son caractère extatique, et tant ses ondulations montent gracieusement et s'évaporent comme les flots de l'encens dont il semble avoir le parfum.

Si quelque chose nous fait comprendre ce qu'est le pouvoir propre de l'expression, indépendamment de tous les moyens ac- cessoires d'effet, le pouvoir de la pure mélodie dans ses rapports avec le sentiment intime et les lois spirituelles de l'homme, c'est l'incomparable beauté des chants de la Fête-Dieu. Ces accents d'une candeur, d'une piété, d'une onction délicieuses, saisissent, remuent, pénètrent avec la puissance irrésistible de la nature même. Ils retentissent en tous les lieux le catho- licisme a étendu son empire, dans les provinces comme dans les royaumes, dans les hameaux comme dans les cités; ils retentissent aux mêmes jours, aux mêmes heures, sur tous les points du globe. Depuis six siècles environ, ils jouissent du pri- vilège de l'universalité, de la perpétuité, comme la touchante solennité du Corpus Domini dont il sont le magnifique com- plément.

La célébration de cette fête splendide dont l'office fut com- posé par un grand saint, et le chant, par un grand pape, ne devint universelle dans l'Église que sous le pontificat de Clé-

32

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ment V. Ce pape, au concile général de Vienne, l'an 1311, or- donna, en présence des rois de France, d'Angleterre et d'Ara- gon, l'entière exécution de la bulle d'Urbain IV. Il importe de remarquer que, dans cette bulle, il n'est parlé ni déjeune la veille de la solennité, ni de procession ou d'exposition du Saint-Sacrement. L'an 1316, Jean XXII recommanda de porter publiquement le Saint-Sacrement en procession. Urbain IV lui- même semble avoir inspiré l'idée de cette marche triomphale lorsqu'il fit transporter avec pompe à l'église d'Ûrvielo le corporal empreint de l'ineffaçable tache de sang miraculeux. Le concile de Sens de 1320 parle de l'exposition solennelle du Saint-Sacrement pendant la messe, le jour même de la Fête- Dieu, et durant l'octave, ainsi qu'au salut. Martin V, au con- cile de Constance de 1416, accorda de nombreuses indulgences à ceux qui jeûneraient la veille de cette grande solennité, ou qui assisteraient aux processions.

Ainsi s'est développée l'institution de la plus touchante des fêtes chrétiennes tous les arts s'épanouissent sous leurs types les plus purs, sous leurs formes les plus idéales. Elle a, en effet, la plus magnifique architecture dans les cathédrales qui représentent l'univers, le plus vaste des temples; elle a la plus riche sculpture dans les bas-reliefs historiques ou emblé- matiques de nos églises; elle a la plus admirable peinture dans les fresques et les tableaux ; elle a la plus belle poésie dans les textes sacrés de sa liturgie, comme la plus puissante parole humaine dans l'éloquence de ses orateurs; elle a la plus mer- veilleuse ordonnance dans l'auguste majesté de ses cérémonies, dans les évolutions lentes et ondulées de ses processions, dans les rhythmes cadencés de ses thuriféraires ; elle a la mélodie la plus grave, la plus onctueuse, la plus pénétrante dans son plain-chanl; et, dans l'orgue, le plus imposant et le mieux assorti des orchestres.

Si Urbain IV eut la gloire immortelle de trouver un ali- ment nouveau à la piété catholique en instituant cette fêle toute rayonnante des splendeurs du culte, il eut en même

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temps le mérite de coopérer au progrès des sciences, des lettres et des arts. Le même zèle, qui le poussait à ranimer la ferveur primitive dans toutes les classes de la société par une plus tendre vénération envers celui de tous les dogmes qui résume le mieux l'ensemble de la religion, lui fit entreprendre la restauration des écoles publiques se formaient alors les plus beaux génies du christianisme *. Les universités de Cologne et de Paris au nord, de Bologne et de Padoue au centre, de Naples et de Salamanque au midi de l'Europe, étaient plus particulièrement destinées à donner des docteurs à l'Eglise. En même temps les missionnaires lui étaient fournis par les ordres religieux, et les prêtres de paroisses par les séminaires du clergé séculier. Urbain IV n'hésita point à favoriser ces divers établissements l'erreur était combattue, et la véri- table doctrine enseignée avec un éclat aussi solide que bril- lant. Comme ses prédécesseurs, il confirma et renouvela les franchises et les privilèges de l'Université de Paris affluaient les étudiants de tous les pays chrétiens. Il promul- gua, en y ajoutant de nouveaux statuts pleins de sagesse, les règlements établis par la bulle de Grégoire IX pour prévenir les abus qui tendaient à s'introduire dans cette école renom- mée. Il lui donna un pacificateur et un modérateur en la per- sonne du cardinal Simon de Brie, légat en France %

1. Index chronologicus chartarum pertinentium ad hisloriam univer- sitalis parisiensis ab ejus originibus ad finem decimi sexti sœculi, studio et cura Jourdain, in academiâ parisiensi philosophiœ olim professoris. 4re livraison. Venit Parisiis, apud Hachette, 1862.

2. Lettres d'Urbain IV h l'archidiacre de Meaux sur la taxation des hospices, 9 janvier 4262, loco citato.

Lettres d'Urbain IV à l'évêque de Meaux sur le serment qui doit être prêté par tous les abbés de sainte Geneviève et de saint Germain à l'évêque de Paris, de'ne jamais offenser quelqu'un appartenants l'Université, 9 janvier 1262.

Lelires d'Urbain IV à l'évêque de Paris, il accorde aux frères de l'Or- dre des Prémontrés, qui étudient en la faculté de théologie de Paris, la permis- siun de célébrer les divins mystères dans son prieuré, sur un autel portatif, 31 janvier 1262.

Lettres d'Urbain IV, par lesquelles il défend de traduire les étudiants de l'hôpital Saint-Nicolas du Louvre devant les tribunaux en dehors des limites

32.

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Tout ce qui semblait appelé à exercer une haute influence clans le monde se rendait à Paris pour y recevoir la consécra- tion de son avenir : c'étaient des princes qui ne croyaient pas pouvoir, sans cette préparation, recueillir, ni dans les camps, ni à la cour, les fruits de la guerre ou de la paix ; des papes qui furent la gloire du Siège apostolique par leurs vertus et leurs lumières; des cardinaux qui secondèrent ces pontifes par leur habileté, et leur expérience consommée des affaires; des patriarches en qui l'Eglise orientale put reconnaître la sainteté plus austère de l'Eglise occidentale; des évêques qui rempli- rent leurs fonctions avec le sentiment de ce qu'elles ont de grand et de sacré; des abbés pieux et savants qui gouvernaient les monastères les plus célèbres. Par suile de la protection gé- néreuse qu'Urbain IV accordait à l'Université de Paris, un nombre de plus en plus considérable d'hommes éminents ve- naient dans cette capitale pour se préparer à accomplir digne- ment leur noble destination *.

Alphonse VIII, roi de Caslille, le vainqueur de Navas de Tolosa, avait, d'après le conseil du célèbre archevêque de Tolède, Rodrigue Ximenès, fondé en 1509, l'académie de Palencia pour favoriser le développement de toutes les bran-

du diocèse de Taris, en ce qui concerne les biens que les susdits étudiants pos- sèdent dans ce diocèse, 4262.

Lettres d'Urbain IV, par lesquelles il confère au prieur du Chardonnct pleins pouvoirs pour lever les excommunications encourues par les maîtres et les écoliers, 1262.

1. Bulle du pape Urbain IV, portant défense, sous peine d'excommuuication, de tirer en cause aucun maître ou écolier de l'Université hors la ville de Paris^ en vertu des lettres du Saint-Siège ou de ses nonces et légats, pour raison de contrats et délits par eux passés ou commis en ladite ville, ou pour raison des choses qu'ils possèdent, 9 janvier 4202, lococitalo.

Bulles d'Urbain IV, par lesquelles il veut, pour faveur spéciale, qu'aucun ne puisse excommunier, suspendre et interdire les recteurs, procureurs, maîtres et écoliers de l'Université, ou autre pour le fait de l'Université, sans permis- sion de sa Sainteté, 19 janvier 1262^ loco cilalo.

Bulle du pape Urbain IV, adressée à l'archidiacre de Poissy, en l'église de Chartres, par laquelle il le commet pour empêcher que l'évoque de Paris défende aux maîtres et écoliers de l'Université de contribuer à en acquitter les dettes, 27 janvier 12G2, loco cilalo.

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ches des connaissances divines et humaines. Il y avait appelé des savants de France et d'Italie. Sous le roi saint Ferdinand , l'académie avait été transférée, en 1240, à Salamanque, dans la principauté de Léon. Déjà, en 1222, Alphonse IX y avait érigé une académie , qui reçut naturellement un grand accrois- sement et prit un puissant essor par sa réunion avec l'univer- sité de Palencia. Urbain IV approuva la fondation et consentit à ce que le doctorat décerné par la faculté de théologie donnât le droit d'enseigner dans toutes les universités, sauf celles de Bologne et de Paris4. La nouvelle université, protégée parle Saint-Siège, conquit bientôt une haute position parmi toutes les écoles savantes de l'Europe. Le nombre de ses étudiants s'élevait jusqu'au-delà de sept mille. Tant que prospéra la monarchie espagnole, ce nombre ne tomba jamais au-dessous de cinq mille. Vingt- quatre collèges, richement dotés , se rangeaient autour de l'établissement central. Quatre-vingts docteurs y faisaient journellement leurs cours. Aussi Sala- manque comptait parmi les universités les plus importantes et les plus fréquentées.

L'université de Padoue n'était pas moins florissante. En 1261, elle avait jusqu'à douze mille élèves. Urbain IV confirma,, en 12G3, la constitution des maîtres et écoliers qui avaient choisi pour chancelier l'évêque Jean-Baptiste Frozate, sur- nommé Transalgardo. D'après la teneur de la bulle pontificale, le prélat avait seul le droit d'examiner les candidats et de leur décerner les grades. Ce fut un des évêques les plus remar- quables de Padoue; il administra pendant un demi-siècle le diocèse au profit de la ville et de l'État, qui parvinrent alors à l'apogée de leur prospérité.

L'université de Bologne eut également part aux faveurs d'Urbain IV. Elle avait acquis, par son école de droit civil et de droit canon, une réputation européenne; cette renommée

\. Urbanus cpiscopus , dilectis filiis universis naagistris et scholaribus pari- ricnsibus, salutem et apostolicam benedictionem. Hislotia universilatis pa- riensis, tom. III, à Bomeo, p. 364.

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s'accrut encore lorsque Thomas d'Aquin ouvrit à Bologne des cours de théologie. Cet ami dévoué , ce puissant auxi- liaire des généreuses pensées d'Urbain IV, ne se contenta point de transporter le triple enseignement de ses conférences, de ses prédications et de ses écrits dans les différentes villes le Vicaire de Jésus-Christ faisait, pour quelques mois, sa résidence. Il visita plusieurs villes et couvents d'Italie, con- firmant partout ses frères dans l'esprit de leur saint état, répandant partout le trésor de son éloquence et de son éru- dition. Il y avait longtemps que l'université de Bologne dési- rait posséder un professeur capable de soutenir son antique renommée et de contrebalancer toutes les inlluences poli- tiques. Thomas d'Aquin justifia pleinement l'ardeur de tant de désirs ; il dépassa même toutes les espérances. Les grandes traditions d'Irnérius et de Gratien se réveillèrent avec plus de puissance; et l'amour des fortes études s'alluma dans tous les cœurs.

La protection, accordée par Urbain IV aux sciences et aux lettres1, s'étendit également aux arts. Quoiqu'éloigné de Rome par les factions des Guelfes et des Gibelins, il n'oublia pas la ville éternelle dans la distribution de ses largesses. En 1257, le sénateur Brancaleone d'Andolo allait faire raser cent qua- rante monuments antiques, que les barons avaient changés en châteaux-forts, comme il en avait déjà fait démolir beaucoup d'autres, si la noblesse ne l'avait renversé lui même au mo- ment de l'exécution. A cette époque de troubles, ce n'était pas les dévastations qui manquaient à la capitale de l'univers chré- tien; elle voyait piller ses trésors sacrés, jeter aux vents ses saintes reliques, abattre des temples qui avaient échappé aux désastres précédents. Urbain IV affectionnait, comme pape, ce centre de l'unité spirituelle, ce foyer de la propagation de l'É-

1. Scientiaruni fontera irriguum , fluviumque virtutum, parisiposem vide- licct universitatem apostolico favore digne prosequimur, et tantô poliùs statum pjus prosperum affectamus, quanlo poliores frucius in provectione muliorum sub diversorum dogmatum fœcunditate producit... Historia univers, à Bulm), loco citalo.

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vangile. Il aurait voulu pouvoir y fixer sa résidence et y pro- téger les édifices religieux contre les événements contemporains si féconds en destructions de tout genre1.

Le choix de Rome, comme siège de saint Pierre et de ses successeurs, avait effectivement quelque chose de mystérieux et de providentiel. Aussi l'impression que Rome produit sur l'étranger qui la visite est toute différente suivant qu'il la contemple en païen ou en chrétien : elle est lamentable chez l'un; elle est toute d'enthousiasme chez l'aulre. L'un parcourt tristement une ville de tombeaux; il n'avance qu'à travers les ruines d'un passé, dont toute la vie s'est évanouie; son regard s'attache aux restes gigantesques d'un temps qui n'a plus au- cun rapport avec le présent. L'autre se sent saisi de l'esprit qui anima la ville papale dès son origine et qui continue à s'y épanouir dans toute sa vigueur. Qu'il parcoure les sombres voies des catacombes, ou que du haut des sept collines il laisse planer son regard sur les coupoles innombrables qui couron- nent les églises depuis la plus humble chapelle jusqu'au dôme de Saint-Pierre, partout il trouve la réalisation des paroles de Charles Borromée : « C'est bien véritablement ici la ville dont < les murailles, les autels, les sépulcres, chaque pierre, le « moindre vestige, pénètrent l'âme de la sainte terreur qu'é- t prouvent tous les pèlerins qui visitent avec les yeux de la « foi les lieux consacrés par l'histoire de l'Homme-Dieu. »

Urbain IV possédait à un trop haut degré l'intelligence des immortelles destinées de cette Jérusalem nouvelle, pour ne pas prendre à cœur de conserver ses richesses artistiques et de travailler à leur restauration. Le palais de Latran, l'ancienne demeure impériale de Constantin, la résidence habituelle des papes pendant plus de mille ans, presque tombé en ruines de- puis qu'il était inhabité, fut relevé par ses soins et à ses frais. Il décora de sculptures et de peintures la basilique de Saint-

I. Idem Urbaous multa in urbe templa vetustate quassata, ut sancti Ha- driani, sanctorum quatuor coronalorum, oratorium sancti sylvestri refecit. Vitœ et res geslœ pontiftcum roiaanorum et S. R. E. cardinalium, auctoribus AI|»honso Ciacconio , Francisco Cabrera, Andréa Victorello » etc., lom. 1, pag. 715.

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Pierre-du -Vatican, qui, en tombant après douze siècles d'exis- tence, a fait sortir de ses décombres le plus magnifique temple de l'univers. Margaritone d'Arezzo, habile peintre et sculpteur aimé d'Urbain IV, lui prêta son talent qui s'était développé sous l'influence de l'école florentine et de l'école om- brienne. Ce n'était plus, comme dans l'art antique, la beauté purement extérieure et sensible, les mouvements énergiques, les formes d'une nature sauvage et superbe, qui se révélaient dans les peintures de Sienne et de Florence, mais la beauté intérieure, la vertu ennoblie par la grâce, la créature trans- figurée par la sainteté. Ce qui distingue ces deux écoles l'une de l'autre, c'est que l'école florentine a un caractère plus dramatique; l'action, la réalité, la nature objective prédomi- nent dans ses œuvres; elle vaut surtout par le dessin et la cou- leur; tandis que le caractère de l'école ombrienne, lyrique, tendre et délicat, incline volontiers vers le surnaturel, et ses tableaux, animés d'un souffle divin, expriment surtout le christianisme dans son esprit et sa profondeur1.

Les peintures de Margaritone d'Arezzo, adorateur passionné des imagesbyzantines, tenaient beaucoup encore de la dureté, de la sécheresse, de la roideur, de l'uniformité du style de la pé- riode constantinienne. L'artiste lauréat d'Urbain IV négligeait îa forme pour représenter l'idée; mais il avait une foi si profonde et si vraie, il s'élançait si véhémentement vers l'infini, que c'est dans ses œuvres que le principe chrétien a trouvé son expres- sion la plus parfaite. Il préférait les scènes de la vie de la Sainte Vierge et de l'Enfant Jésus; les pa û piôres de ses belles et gracieu- ses tètes sont à demi closes; le regard ne semble se diriger vers aucun objet de ce monde; il se replie au-dedans et contemple la sphère céleste. Le sens mystique des accessoires répond au sujet principal : des fleurs naissent aux pieds del'Enfant-Divin; un agneau se tient à ses côtés; une source jaillit non loin de là; le tout se détache sur un fond lumineux.

Margaritone d'Arezzo se distinguait aussi parmi les sculp-

i. Georges Vasari, Vies des peintres illustres, Floreuce, 1550.

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teurs de style gothique en Italie , et il dût concourir avec Urbain IV, son illustre protecteur, à la restauration et à la dé- coration de plusieurs églises de Rome. Les Quatre-Couronnés, ainsi nommés parce que quatre soldats, artistes, furent marty- risés en cet endroit, sous Dioclétien, pour avoir refusé de sculpter des idoles; Saint- Adrien, diaconie bâtie sur l'emplace- ment de la basilique de Paul-Emile; Saint-Sylvestre, oratoire l'on conservait une très-ancienne image du Sauveur , se trouvaient dans un tel état de dégradation matérielle, qu'Urbain IV crut devoir employer les fonds disponibles de sa caisse à leur reconstruction et à leur embellissement. Les œuvres sculp- turales, dont Margaritone d'Arezzo orna les édifices restaurés par la munificence d'Urbain IV, tiraient leurs personnages de l'Ancien et du Nouveau Testament. L'esprit du christianisme s'y révèle avec autant de profondeur dans le sentiment que d'élan et de grâce dans l'expression. De longs vêtements re- tombent en plis élégants et nombreux et cachent l'homme in- férieur. Les têtes sont nobles, les traits délicats, les yeux d'une beauté rare. Les figures n'ont pas, comme celles de la statuaire antique, toute leur valeur matériellement en elles-mêmes ; elles reflètent un monde supérieur, auquel elles aspirent avec ardeur. Autour de ces types se déroule une symbolique féconde et significative, en rapport intime avec l'idéal religieux que l'artiste a voulu manifester.

Dans la plupart des grandes mesures de bienfaisance, com- me dans presque toutes les œuvres d'art les plus remarqua- bles, les papes ont eu l'initiative pour les inventer ou pour les propager. Les inscriptions que la poésie du Moyen-Age a gra- vées sur les vieilles tombes des Souverains Pontifes ou sur le frontispice de leurs institutions de charité, renferment des mots choisis tout exprès pour peindre leur belle âme. Au-des- sus de l'église des Capucines de Saint-Urbain, située dans la Via Alessandrina, on lit encore aujourd'hui, gravée sur le mar- bre, une inscription qui, dans sa pieuse simplicité relate une fondation charitable d'Urbain IV en faveur des femmes pau-

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vres4. Sous le pontificat de ce bienfaiteur des classes populaires, en 1264, l'église de Sainte- Lucie del Gonfalone fut concédée à l'hospice fondé par Innocent III pour les enfants abandonnés. L'écusson des croisades, la croix rouge et bleue, figure en- core maintenant sur l'étendard de cette confrérie de charité, en mémoire de son zèle pour le rachat des captifs. De toutes les confréries de ce genre qui existent aujourd'hui, la plus an- cienne, après celle d'Innocent III, est l'association établie à Sainte-Marie-Majeure par le plus illustre des Franciscains, saint Bonaventure, en 1264, avec la coopération de son véné- rable ami Urbain IV.

Les actes de bienfaisance, qui ont pour objet le soulagement des souffrances physiques, ne se rapportent par eux-mêmes qu'aux choses du temps; l'intention de la personne qui exerce ces actes peut seule les faire monter plus haut. Mais les soins rendus à ce qui n'a plus aucun besoin terrestre constituent une charité prophétique, qui n'a la conscience d'elle-même que dans la foi à l'immortalité. Aussi toutes les œuvres rela- tives à la sépulture chrétienne ont toujours remué vivement les sympathies d'Urbain IV ; il faisait ses délices de la pensée de la mort.

Il n'y avait primitivement que les corps des martyrs qui fussent inhumés dans l'intérieur des églises. Bientôt des chré- tiens illustres, inspirés par l'attrait d'une confiance naïve et d'une piété sincère, demandèrent à être enterrés sous le pavé des temples, pour toucher de plus près aux reliques des saints et à la propiliation des autels, et comme pour ressentir quel- qu'impression de grâce et de vertu de ce bien heureux voisi- nage. L'Église se relâcha de sa discipline par égard pour un sentiment si respectable, et ces hommes de foi, dont la vie presqu'entière s'était écoulée dans les parvis du Seigneur, croyaient moins mourir que continuer une vie d'adoration et de prière, lorsqu'en fermant les yeux à la lumière, ils pouvaient

1 . Recherches historiques et archéologiques sur les restes mortels du pape Urbain IV, par M. l'abbé Coffinet, pag. 10.

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espérer de reposer à l'ombre du tabernacle, au milieu des pom- pes saintes, et au bruit des divins cantiques, qui les ferait tres- saillir jusque dans leurs tombeaux.

Combien ne s'animèrent pas alors ces silencieux sanctuai- res où toutes les dignités humaines comme tous les âges se trouvèrent confondus? dormaient des rois et des reines avec les symboles de la gloire et de la suzeraineté ; ici le vieux prêtre à la tête chauve et nue; sous un autre pilier, l'abbé, la crosse en main, la mître au front, les yeux fixés sur un livre ouvert; quelquefois le prélat portait des éperons, la cotte d'armes avec la chape; ailleurs c'était l'abbesse à l'anneau pastoral violet, à la crosse d'or et qui semblait plongée en extase ; plus loin, se levait fièrement un banneret aux cheveux plats, à la cuirasse épaisse, à la longue épêe; un autre, le cas- que entête, le gantelet en main, revêtu de la cotte de mailles, paraissait rêver de gloire à côté de sa chaste compa- gne; l'élue de son cœur, la noble dame de ses pensées en riches atours, se voyait parfois agenouillée avec lui devant le prie-Dieu. L'aspect de ces nécropoles, le même linceul recou- vre la pourpre et la bure, le manteau royal et le cilice, por- tait l'âme à méditer sur les fins dernières de l'homme. pouvait-on réfléchir plus efficacement sur l'intervalle insaisis- sable qui sépare la couche mortuaire du tribunal suprême? rencontrer un lieu plus favorable à la considération de cette heure décisive commencée sur la terre et achevée devant le Souverain Juge?

Ces inhumations intérieures, si fécondes en salutaires émo- tions et en utiles enseignements, donnaient lieu parfois à des abus. Ainsi, le chapitre de Saint-Pierre, à Rome, autorisait indistinctement dans la basilique du prince des apôtres la sé- pulture de tous les morts. Urbain IV lui adressa une lettre de blâme empreinte d'une paternelle sévérité.

« Vous qui demeurez à l'ombre de la basilique de saint « Pierre, dans le foyer de la direction suprême des âmes, vous « devriez n'agir toujours qu'avec poids et mesure, de telle fa-

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t çon que rien dans vos actes n'offense les regards de la divine « Majesté, et ne scandalise les pèlerins qui viennent avec af- « fluence de toutes les parties du monde vénérer la Confession t du prince des apôtres. Mais, ô honte! nous avons appris de « source certaine, que vous vous conduisiez indévotement, « irrévérencieusement, à l'égard des glorieux corps des saints « qui reposent dans la basilique dont vous avez la garde. « Vous vous laissez séduire par l'appât d'un gain sordide, loin c de vous inspirer des sentiments d'une pieuse commisération ; « vous avez la témérité présomptueuse d'accorder la sépul- « ture aux morts contrairement aux règles canoniques. D'où « il résulte que vous violez avec une hardiesse sacrilège la « vénérable dépouille des saints que nos Pères entouraient « du plus profond respect. Vous associez par un mélange in- « digne les pécheurs aux justes, les coupables aux innocents; « il faudrait être insensé pour ne pas comprendre combien une « pareille confusion est détestable, horrible aux yeux de Dieu c et des hommes. Nous ne devons pas, nous ne voulons pas « tolérer un abus qui provoque la colère du ciel, diminue la t piété des fidèles et traite avec mépris les amis de Dieu. Nous « vous enjoignons donc étroitement, de ne plus inhumer dé-' « sormais dans la basilique aucune personne ecclésiastique ou « séculière, sans une permission spéciale du Siège apostoli- « que.4 »

Au milieu de ces restaurations morales et artistiques, Ur. bain IV n'oubliait point sa ville natale. L'abside et le chœur de la cathédrale de Troyes étaient à peine terminés. Ces par- ties incontestablement les plus belles de l'édifice actuel, fai- saient déjà pressentir le caractère simple et grandiose du plan

1. Proh dolor ! sicul veredicà rclaliouc, et frequenli assertioue riiullorum ae- cepimus, ut de aliis sileaums, ad praîscus loco cl tempore casiigatione débita puniendis, ergà sauctos quorum gloriosissima corpora iu câdcm Basil icâ requies- euut, sic indcvolè vos geritis, sic vos irrcvcrcntcr habetis, quod etiàm couirà ca- nonicas sancliones mortuorum corpora, quasi pas&im iu ipsa, in quà vix passus pedis vacat sepultura sauctorum, praisumptione lemeraria lumuialis, ctecaî cu- piditatis illecebrilatc seducti potius, quam mi»eralioue pielalis inducti. Epist. Urbani IV ad capilulum sancli Pelri apud amplissima colleclio scriplo- rum. D. 'Martène, (oui II, pag 1258.

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général. Urbain IV contribua de toute l'autorité de sa haute position à l'avancement des travaux. Il accorda un an et qua- rante jours d'indulgences à tous ceux qui participeraient h l'édification de cette église dans laquelle, dit-il avec une piété toute filiale, nous sommes demeuré dès notre enfance. L'évo- que Nicolas de Brie profita de l'impulsion communiquée aux fidèles de son diocèse par la bulle papale, et de la longue du- rée de son épiscopat, pour travailler activement à l'exécution des plans primitivement arrêtés. Des lenteurs interminables, des accidents sans nombre empêchèrent le monument d'arri- ver d'un seul jet à son entier perfectionnement. Son merveil- leux ensemble, tel qu'il se présente aujourd'hui à nos regards, ne fut complété qu'au mois de mars de l'année 1506.

L'œuvre de prédilection d'Urbain IV, sa fondation favorite, fut l'église collégiale qui porte son nom. « Voulant rendre à « jamais célèbre l'endroit est située notre maison pater- « nelle que nous vous avons donnée par un effet de notre « bienveillance, dit-il dans une lettre pleine d'onction qu'il « adressa, le 20 mai 1262, aux religieuses de Notre-Dame-aux- « Nonnains, nous avons résolu de faire de cette demeure, qui « nous a reçu dans son enceinte, lorsque nous avons commen- « ce le pèlerinage de celte vie, un temple à Dieu, de qui nous « tenons notre vie, notre dignité, enfin tout ce que nous som- « mes. C'est avec la plus grande confiance que, par ces lettres « apostoliques, nous vous prions de vendre cette maison pater- « nelle avec ses dépendances, ainsi que toutes les autres habi- « lations environnantes qui vous appartiennent, à nos chers « fils Jean Garcie, notre chapelain, et Thibaut d'Acenay, ci- « toyen de Troyes, que nous établissons, à cet effet, nos pro- « cureurs. » L'abbesse Isabelle de Châleauvillain, flattée de pouvoir obliger le Vicaire de Jésus- Christ, n'hésita pas à ven- dre aux commissaires pontificaux l'échoppe et plusieurs mai- sons adjacentes.

Aussitôt que les conditions furent réglées, les ouvriers arri- vèrent en troupes de tous les diocèses voisins, après avoir sol- licité la bénédiction de leur évêque respectif, et se mirentà l'ccu-

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vreavec une ardeur incroyable. Le chef, appelé maître de l'art, employa chacun selon son talent et ses forces. C'était Jean Langlois; il avait son domicile à Troyes*. Sur les dix mille marcs d'argent envoyés par Urbain IV, il avait reçu deux mille cinq cents livres, dont il devait rendre compte; mais il laissa l'ouvrage interrompu, et parlit pour la croisade. Ce- pendant, grâce aux nouveaux bienfaits du cardinal Ancher et à la vigilance de ses procureurs, les travaux se poursuivirent avec une grande célérité jusqu'en 1290. C'était un spectacle inouï de voir des nobles, des riches, des hommes de plaisir, se faire, non seulement les compagnons, mais les serviteurs des ouvriers, s'attacher à un char, en esprit de pénitence, et voilurer eux-mêmes les matériaux nécessaires pour l'édifice sacré. Les prêtres donnaient l'exemple; les uns taillaient la pierre, les autres façonnaient le bois, d'autres maniaient la truelle ou broyaient le ciment. Tous, guidés par le seul ins- tinct du génie catholique, se montraient artistes sublimes, poètes inspirés.

Tel était l'entraînement qui poussait alors les populations vers ces constructions monumentales qu'on vit, plus d'une fois, des enfants, des femmes s'atteler aux voitures de transport; des dames de haut parage y jetaient leurs bijoux d'or et de pierrerie, leurs diamants les plus précieux. Des actes authen- tiques nous apprennent aussi qu'il n'était pas rare de trouver des jeunes filles qui, à l'exemple de Sabine de Steinbach, se vouaient à la sculpture des portails. C'est à leur ciseau qu'on doit la plupart de ces statues de vierges si naïves, si belles, qui, après avoir vu passer tant de générations, apparaissent encore, au milieu des compartiments les plus gracieux, tenant à la main la palme du martyre ou le lis de la virginité.

Malheureusement des difficultés aussi graves qu'imprévues devaient longtemps s'opposer au pacifique développement de cette noble entreprise d'Urbain IV, la véritable architec-

1. Les archives historiques du département de l'Aube et de l'ancien dio- cèse de Troyes, par Vallet de Viriville , pag. 284.

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ture chrétienne se montre toute fraîchement éclose, parée des seules grâces de la jeunesse, et s'épanouissant au soleil de la foi. L'érection de la nouvelle église dans la censive de Notre- Dame-aux-Nonnains lésait, à plus d'un égard, les intérêts de cette puissante abbaye. Urbain IV avait voulu que le chapitre de cette collégiale fut l'un des plus brillants de l'Eglise de France. Son intention était de n'y admettre que des docteurs portant la soutane rouge doublée d'hermine. Pour les doter, il avait acheté trois comtés, entre autres ceux de Brienne et de Châteauvillain. Il obtint de Thibaut V, comte de Champagne, la permission d'acheter sur ses terres jusqu'à trois cents livres de rente; ce prince lui-même donna aux nouveaux chanoines les deux fiefs du Tronchet et de la Potole avec six cents ar- pents de bois dans la forêt d'Orient, moyennant la somme de cinq cents livres tournois. Plusieurs bourgeois de Troyes, en- traînés par l'exemple du Souverain Pontife et du comte pala- tin, s'empressèrent de participer à la nouvelle fondation*.

Les successeurs d'Urbain IV prirent la basilique naissante sous leur protection, la soumirent à leur dépendance immé- diate, la dotèrent de privilèges insignes, l'enrichirent de nom- breuses indulgences et la confièrent à la sauvegarde des comtes de Champagne. Clément IV délégua l'archevêque de Tyr pour procéder à la dédicace de Saint-Urbain et à la béné- diction du cimetière. Mais l'abbesse Ode de Pougy, blessée de n'avoir aucune part dans la collation des bénéfices de celte collégiale, considéra la délégation de l'archevêque comme un attentat à sa juridiction. Elle se rendit en armes dans le lieu saint, suivie d'une foule de partisans également armés, s'opposa audacieuseuient à la cérémonie et se livra, dans celte circons- tance, à des actes d'une violence inqualifiable. Le pape, infor- mé du scandale, chargea de l'examen de l'affaire l'archidiacre deLuxeuil et le doyen de Saint-Etienne de Troyes. Cette pro- cédure eut pour résultat une sentence d'excommunication ful-

4. Thésaurus novus anecdotorum , D. Martène, toja. II. Epist. dé- mentis IV, pag. 20î, 208, 6ffi, 631.

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minée contre les coupables, dans l'église Saint-Etienne, le ven. drcdi qui précéda le dimanche des Rameaux de van 1269. Hâtons-nous de dire que les religieuses de Notre-Dame- au x- Nonnains donnèrent toutes les satisfactions requises et qu'on leva leur excommunication.

Ces regrettables conflits, soutenus par les religieuses de Notre-Dame avec une opiniâtreté vraiment féodale, contri- buèrent à l'inachèvement de Saint-Urbain; et pourtant cette délicieuse production de l'art chrétien, sœur jumelle et rivale de la Sainte-Chapelle construite par Louis IX, n'a cessé d'ob- tenir, à travers les siècles, un juste tribut d'admiration.

Ce qui frappe d'abord dans l'église Saint-Urbain, tant à l'extérieur qu'à l'intérieur, c'est son admirable harmonie, sa parfaite homogénéité; on la dirait sortie en un jour du moule de la sainte et forte pensée qui l'a conçue. De cette rare et merveilleuse unité, en même temps que des proportions excellentes de toutes les parties achevées, il résulte un en- semble qui produit sur l'âme une impression de pieuse suavité et de satisfaction intime, à laquelle échappent difficilement les hommes même les plus étrangers aux inspirations religieuses de l'art.

Lorsqu'on entre avec recueillement sous ces arcades aérien- nes battues par les vents depuis des siècles, traversées comme la religion par des orages, et demeurées debout comme elle, toujours protégées par la croix, signe de la rédemption du monde, on peut se croire quelquefois transporté, pour ainsi dire, dans l'atmosphère d'Urbain IV. On reconnaît dans cette charmante église élevée à sa gloire le miroir le plus fidèle de sa personnalité sacrée. Les traits saillants et les contrastes de son existence s'y réfléchissent d'une manière saisissante ; on y trouve, comme en lui-même, quelque chose d'humble et de hardi à la fois, de gracieux et d'austère, qui séduit en même temps qu'il impose. Chacun de ces piliers rehaussés par la clarté mystérieuse des vitraux semble, comme chacun des actes de sa vie, s'élancer vers le ciel, en se dépouillant de tout

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ce qui peut enchaîner à la terre. Tout dans les pierres par- lantes de l'édifice respire et inspire la douceuretla fermeté, la solidité et l'élégance, ces deux fondements du caractère d'Urbain IV.

Le plan de Saint-Urbain affecte la forme de croix latine. Deux porches collatéraux, avancés comme les galeries des an- ciennes églises, remplacent les croisillons du transept et dessi- nent les bras de la croix; ces édicules d'un goût aussi pur qu'original, soutenus sur trois colonnettes et trois contre-forts, appuyées par des piles carrées, sont encore beaux malgré les mutilations que leur ont fait subir les injures du temps. Une double rangée de colonnes établit la division des trois nefs qui se terminent par des absides octogonales. La longueur, la lar- geur et la hauteur de l'église ne présentent pas, il est vrai, les majestueuses dimensions des grandes basiliques; elles n'en réunissent pas moins les conditions essentielles du beau idéal de l'art gothique. A une époque le style ogival commençait à s'écarter loin de ses traditions premières, le cavalier Bernin, extasié devant ce bijou architectural, le proclamait un chef- d'œuvre. Quand on considère, en effet, la ligne gracieuse de sa haute ceinture, qui fuit en un léger balcon, les vives dé- coupures de ses clochetons pyramidaux et de ses aiguilles effi- lées, les ressauts de ses lémures, de ses lamies et de ses gor- gones qui allongent de tous côtés leurs corps maigres ou ver- sent l'eau des pluies par leurs gueules difformes, en face de ces projections hardies d'arcades aériennes, de ces baies poin- tues et de ces pinacles surmontés de fleurons qui s'épanouis- sent avec grâce, on admire l'antique foi de nos ancêtres, puissante et créatrice, qui prend le granit en blocs, et, à son gré, l'assied immuable, le soulève et l'étage, l'aventure et le suspend, l'enlace et l'agence d'une façon heureuse, en compose un tout harmonieux se fusionnent l'élégance, la hardiesse, ' la légèreté, l'élancement.

Dans la construction de cette église, bâtie de chenevottes, selon le langage pittoresque du sculpteur Girardon, le génie

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catholique a pour ainsi dire spiritualisé la matière, mais sans lui ôter sa vigueur; en la contemplant, on se rappelle ces belles paroles de saint Augustin : « Nul ne pourrait entrer ici, t si ces poutres et ces pierres n'adhéraient point les unes aux « autres dans un ordre certain, si elles ne s'attachaient en- « semble par une pacifique cohésion, et si, pour ainsi parler, « elles ne s'aimaient pas entre elles. » Il est vraiment difficile de s'expliquer comment peuvent se soutenir ces murailles transparentes, percées de fenêtres qui occupent tout l'espace compris entre les contre-forts. Comment ces arcs-boutants si délicats ont-ilsconservéla pureté primitive deleur courbe, et les piliers, élevés en saillie à l'extérieur, leur verticale. Par quel enchantement toutes ces pierres, élancées en colonnettes, tournées en meneaux, formées en trèfles, en quatre feuilles, aiguisées en ogives, croisées en tous sens et réunies en arca- des, supportent-elles l'édifice entier qui, à des hauteurs prodi- gieuses, depuis des siècles, se joue comme une féerie dans les airs. C'est qu'il y a ici une science approfondie de la poussée des voûtes : le système de l'arc-boutant, quoique réduit à sa plus simple expression, est arrivé à son développement le plus complet, et l'on ne craint pas d'affirmer que l'architecte qui a dirigé les travaux de Saint-Urbain était certes beaucoup plus savant et meilleur mathématicien que ceux qui ont bâti les nefs de Chartres, de Reims et d'Amiens1.

4. Le vœu, que le Conseil général de l'Aube a formulé à" plusieurs reprises pour l'achèvement de l'église Saint-Urbain, a été transmis, en 1863, à son Excellence M. le Ministre de la maison de l'Empereur et des Beaux-Arts. ProcèS'Verbal des délibérations, session ordinaire de 1864, page 87.

XVI

Derniers moments d'Urbain IV. Sa mort est accompagnée de l'apparition d'une comète. Diverses translations du corps d'Urbain IV. Manifeste des cardinaux pour ramener les rebelles.— Charles d'Anjou entre en triomphe à Rome.— Son couronnement. Bataille de Bénévent qui fait perdre à Manfred la couronne et la vie. Charles d'Anjou à Naples.— Sa cruauté envers Conradin.— Pierre d'A- ragon et les Vêpres siciliennes. Mort de Charles d'Anjou.

Urbain IV ne devait pas voir l'achèvement de sa chère col- légiale où il désira que ses restes mortels fussent transportés pour toucher de plus près aux reliques des saints et à la pro- pitiation des autels de sa paroisse natale. Il aurait cru moins mourir que continuer une vie d'adoration et de prière, en re- posant dans les entrailles du sol fut son berceau, à l'ombre des tabernacles, au milieu des pompes sacrées, au bruit des mélodies liturgiques qui l'auraient fait tressaillir jusque dans son tombeau : loin d'étouffer les légitimes affections que la nature inspire, la grâce les affermit et les développe en les épurant.

Depuis longtemps il avait toujours devant les yeux la pensée de la mort, Il savait que la méditation de nos fins dernières est la règle la plus infaillible pour conclure sûrement dans nos délibérations, le motif le plus efficace pour nous inspirer une sainte ferveur dans nos actions, le remède le plus souverain pour amortir le feu de nos passions. Aussi répétait-il souvent ces paroles : memorare novissima tua, et in œternum non pec~ cabis. Pour ne pas perdre de vue ce précepte salutaire, il avait adopté, au bas de ses armoiries, la légende : recordare novis- simorum.

Sans cesse il demandait à Dieu la science de bien vivre et celle de bien mourir. Tel était, sans doute, le sens que renfer- mait cette devise gravée sur son sceau particulier : facmecum, Domine, signum in bonum. Le pieux ponlife avait aussi pour emblème un cœur dans une couronne d'épines. L'amour est ingénieux, dit le père Caussin, compatriote d'Urbain IV; il

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sait aplanir les chemins raboteux et changer les tourments en plaisirs. A ce propos, le jésuite troyen pensait pouvoir appli- quer à notre pape ce mot significatif : amanti rosœ .

Au mois de juillet 1264, Urbain IV était arrivé mourant à Pérouse. On le descendit au monastère des Bénédictins de cette ville. De cruelles angoisses l'assaillirent le reste de la nuit; mais de fréquentes oraisons jaculatoires tempérèrent les dou- leurs de ses derniers moments. Il reçut les sacrements de l'Égl ise avec les sentiments de la foi la plus vive. Le lendemain, 2 oc- tobre, on le vit joindre les mains, lever les regards vers le ciel, murmurer quelque prière, puis rendre l'âme. Il achevait sa soixante-dix-neuvième année; il avait occupé le Siège aposto- lique pendant trois ans, un mois et quatre jours. On embauma son corps, on le revêtit de ses ornements pontificaux, et on l'inhuma dans l'église cathédrale de Saint -Laurent.

Le bruit se répandit qu'il avait été empoisonné par des figues sèches. Les Guelfes se ruèrent, dans les premiers transports de leur aveugle indignation, sur un serviteur de sa Sainteté, chaud partisan de Manfred. Ils le trainèrent ignominieusement à la porte de Piazza Grimana pour le faire périr ; mais l'arrivée d'un cardinal rendit la liberté au malheureux prisonnier. On avait cherché des preuves; et l'on n'avait trouvé que des ru- meurs populaires.

Il semble que la mort des grands hommes ne puisse être na- turelle; on se plaît toujours à l'environner de circonstances extraordinaires. La crédulité publique ajoute souvent foi à ces prodiges. Lorsqu'Urbain IV tomba malade, il apparut une comète chevelue, dont la tête, dit le poêle Thierry de Vaucou- leurs, ressemblait à la voile d'un navire et lançait des gerbes de flammes. La traînée lumineuse paraissait large d'une cou- dée ; elle s'étendait vers l'Occident dans une grande partie de la voûte céleste. L'effroi fut général : les uns voyaient dans l'apparition de cette comète le présage de l'arrivée prochaine des Français de Charles d'Anjou en Italie ; les autres préten- daient que l'astre errant annonçait le passage du pape de celte

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vallée d'exil à l'éternel séjour. Ce phénomène demeura sur l'horizon pendant deux mois; et par une singulière coïncidence, il disparut le jour même de la mort d'Urbain IV.

Les habitants de Pérouse voulurent ériger à ce vénérable pon- tife, qu'ils avaient toujours aimé comme un père, un tombeau digne de lui. Ils appelèrent pour l'exécuter Giovanni Pisano. Cet artiste, fils du célèbre sculpleur Nicolas, parvint non-seulement à l'égaler, mais encore à le surpasser. Les mosaïques et les émaux qu'il incrustait avec une délicatesse exquise dans ses œuvrer prouvent la richesse de son imagination et la science de son exécution. Il fut le véritable créateur de la statuaire chrétienne en Italie, de cette statuaire brillent à la fois sa- gesse de composition, grâce d'attitude, naïveté d'imitation, pureté de sentiment, harmonie grandiose d'un style qui s'é- lève comme un hymne de foi, d'espérance et d'amour. On lui doit une partie des ornements de la façade de la cathédrale d'Orvieto, les sculptures du portail de la cathédrale de Flo- rence, une belle madone dans le dôme de Pise, et plusieurs mausolées enrichis de bas- reliefs. Parmi ces derniers monu- ments, on distinguait le tombeau d'Urbain IV dont tous les historiens parlent comme d'un chef-d'œuvre.

Il est infiniment regrettable que les travaux d'agrandisse- ment de la cathédrale de Pérouse aient occasionné, en 1437, la destruction de ce magnifique nlausolée en marbre blanc. Les débris, qu'on voyait encore au seizième siècle, restèrent épars dans l'enceinte sacrée. Un fragment de l'épitaphe décora quelque temps le péristyle du couvent de Saint-Pierre mourut Urbain IV. Il alla bientôt enrichir le musée archéolo- gique, dans le local de l'Université des études. Il est actuelle- ment encastré dans le mur, près de l'escalier d'honneur. Voici le texte de l'inscription funéraire :

Archilevita /vi, pastor gregis, et patriarcha ; Tvnc Jacobvs. posvi mihi nomen ab vrbe, monarcha. Nvnc cinis, eotigvi tvmvli conclvdor in archa. Te sine fine frvi tribvas mihi, svmme iherarcha.

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Le corps d'Urbain IV subit diverses translations. Il fat placé avec ceux d'Innocent III et de Martin IV dans un sarcophage que l'on déposa sous une voûte, à la sacristie de la cathédrale de Pérouse. On y construisit un petit oratoire, afin d'inspirer plus de respect pour ces restes précieux. Les nervures de cette chapelle portaient gravés les noms des trois papes avec le mil- lésime 1572. L'historien Crispolti, dans sa Perugia Augusta, rapporte que, de son temps, les corps des trois pontifes étaient renfermés dans une capse sur les ornements des armoires de la sacristie. Le savant chanoine vit, à diverses reprises, les corps de deux personnages portant mitres, chasubles à l'antique, or- nements pontificaux et anneaux aux doigts. Ils étaient en assez bon état de conservation. L'un de ces deux corps, à son avis, était celui d'Urbain IV1.

Napoléon Comitoli, évêquede Pérouse, ordonna, en 1615, de replacer dans la cathédrale les restes mortels de ces pontifes. Un immense concours de clergé, de magistrats et de peuple ac- compagna la translation dans les principales rues de la ville. Au retour, on prononça l'oraison fnnèbre des trois papes; puis tous les ossements furent déposés dans un mausolée élevé par- les soins et aux frais du pieux prélat. Ce monument, d'archi- tecture grecque, composé de marbres fins extraits des carriè- res du pays, fut appliqué contre le mur, à peu de distance de l'autel de sainte Barbe, au fond de la croix droite de l'é- glise. La base du mausolée supporte une urne cinéraire sur- montée d'une tiare.

On le rapporta, en 1730, au côté opposé qu'il occupait jus- qu'alors. Il y est encore dans un état parfait de conservation. Les dépouilles qu'il abrite sont celles de trois Souverains Pontifes qui furent à la hauteur de leur colossale mission. Us offrirent successivement le spectacle sublime d'une lutte sou- tenue, avec les seules armes de la foi et de la justice, contre

1. Recherches historiques et archéologiques sur les restes mortels du pape Urbain IV, par M. l'abbé Coffinet, chanoine titulaire de Troyes, apud Mémoires de la Société académique de l'Aube, année 1857.

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toutes les ressources du génie et de la puissance, employées en vain pour amener le triomphe de la force brutale et des intérêts matériels sur l'ordre social et riïoral de l'univers. Aussi est-ce avec raison qu'Albericus, auteur contemporain, saisi d'admiration à la vue du noble courage de ces augustes défenseurs de la civilisation chrétienne, s'écria : « La gloire de « leurs actions remplit la capitale du monde et le monde tout t entier ! »

Bien que notre étude historique semble terminée à la mort d'Urbain IV, elle serait incomplète, si nous ne faisions pas connaître la destinée finale de tous les personnages qui ont figuré dans le grand conflit auquel la vie de notre pape em- prunte son intérêt le plus dramatique.

La mort d'Urbain IV avait rempli d'espoir et de joie le prince de Tarente. Manfred comptait sur la discorde qu'il allait en- tretenir au sein des cités de la Péninsule et sur les intrigues qu'il emploierait pour faire élire un pape italien, à l'exclusion des Français.

Les Siennois, secrètement excités par lui, ravagèrent les terres du Saint-Siège. Les cardinaux, indignés, publièrent un manifeste pour tâcher de ramener les rebelles au repentir : « L'Eglise, votre mère, exhale de douloureux gémissements, « disaient-ils, écoutez ses plaintes déchirantes, ô vous qu'elle « a nourris de la substance de la doctrine catholique; si je suis « votre mère, s'écrie-t-elle, donc est l'honneur que vous « me rendez ? Si je suis votre reine, quelle crainte avez«vous « de ma puissance ? Est-ce ce qu'une mère doit attendre de « ses fils ? Lorsqu'elle souffre de son veuvage, est-ce bien à « vous d'ajouter de nouveaux outrages à sa douleur? Vous la « provoquez par vos injures, au moment elle suit les c funérailles de l'époux qu'une mort récente vient de lui ravir; « et lorsque, pour remplacer ce vénéré pontife, elle fait tant « de laborieux efforts, vous venez la distraire par vos atta- c ques, au grand péril de vos âmes et de votre réputation. « Telles sont donc les consolations que, dans ce triste moment^

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« vous apportez à votre mère affligée. Sachez bien que, si « vous refusez d'obtempérer à nos avertissements, nous pren- t drons contre vous les mesures nécessaires pour comprimer t votre insolence et dompter votre rébellion... »

Ce manifeste demeura sans effet. Les Siennois, obstinément attachés à la cause gibeline, ne purent être réduits que par la force armée. Ce qui rendait ce peuple de la Toscane encore plus opiniâtre dans sa résistance, c'est qu'alors on croyait gé- néralement en Italie que Charles d'Anjou, par suite delà mort d'Urbain IV, abandonnnerait le projet de la conquête de Naples. L'élévation du cardinal Gui Fulcodi , ministre de Louis IX, au trône apostolique, dissipa cette illusion. Clé- ment IV , français comme son prédécesseur , possédait l'oreille et le cœur du pieux monarque. Il exerçait un ascen- dant, déjà ancien, sur toute la famille royale, et en particulier sur Charles, comte de Provence et d'Anjou. De tous les inté- rêts politiques du moment, l'expédition de Sicile lui semblait le plus pressant. Il représenta l'urgence de cette entreprise au roi de France avec une gravité, une conviction qui auraient détruit les derniers scrupules de saint Louis, s'il en avait conservé encore. Il agit également sur le comte d'Anjou par d'autres moyens, mais avec la même autorité. Il prit acte du consentement que ce prince avait donné au pape Urbain IV; il lui signifia que la religion et la probité lui ordonnaient de renoncer à toute hésitation et de partir sans délai.

Charles d'Anjou souscrivit au traité tel qu'il avait été modifié sur ses représentations par Urbain IV, sauf une clause ajoutée par Clément IV. Ce pontife, d'une prudence consommée, exigea que le futur roi de Sicile ne pourrait contracter d'alliance contraire à l'Eglise romaine avec aucune puissance de la terre. Louis IX, de son côté, n'hésita plus à promettre au comte d'Anjou de le soutenir d'hommes et d'argent. De toutes les conditions, cette dernière était la plus difficile à remplir. Ni les ressources des comtés de Provence et d'Anjou, ni l'am- bitieuse abnégation de Béatrix qui engageait ou vendait jus-

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qu'à ses bijoux les plus précieux, ni la levée du décime de guerre sur le clergé, ne pouvaient suffire, même aux premiers frais de l'expédition. Une armée de près de cinq mille cavaliers, quinze mille fantassins, dix mille arbalétriers, était déjà ras- semblée sur le Rhône; elle restait attachée au rivage, non pas faute d'enthousiasme, mais faute d'argent.

L'embarras de cette situation s'était déjà révélée en germe sous le pontificat d'Urbain IV. Dès cette époque, Charles de France avait sollicité l'intervention du pape auprès des ban- quiers toscans et lombards. Rolando Buosignori, Bonaven- tura Bernardino, Ranerio Giacomo, et Francesco Guido, mar- chands siennois, lui avaient fourni quelques milliers de livres tournois. En reconnaissance de cette subvention, Urbain IV les avait exemptés nominativement de toute censure ecclé- siastique; car la ville de Sienne, centre du parti impérial, avait encouru les foudres de l'excommunication. Mais le crédit du Sain; -Siège auprès des marchands et des banquiers s'épuisait tous les jours, et celui du frère de Louis IX était perdu. Ganlelin. vicaire de Charles d'Anjou à Rome, s'était entièrement discrédité par une parcimonie forcée. Les Romains qui s'étaient attendus à l'envoyé magnifique d'un opulent mo- narque, ne voyaient que le mandataire nécessiteux d'un prince sans trésor. Ils avaient espéré des fêtes, des spectacles, des largesses, tandis que le vicaire royal n'avait pas même l'argent nécessaire pour réparer les murs extérieurs de Rome et pour les garder contre les attaques de Marifred1.

Pressé par cette pénurie et par le temps, le futur conquérant déploya une activité extraordinaire dans l'organisation de ses forces maritimes. Il s'embarqua sur trente galères avec mille chevaliers dévoués. « La bonne conduite vient à bout de la

1. Tuœ circumspectionis iodustriam latere non credimus, qualiter felicis re- cordatiouis Urbanus praedecessor noster dilectos fllios... cives et mercatores seuenses, inter familiares suos caros habuit, eosque ac socios ipsorum universos et siogulos pro devotione, quam circà romanam ecôlesiam habuerunt, à sen- tentiàquam in cives senenses generahter promulgavit, exclusitgratiâ speciali. Epist. démentis IV ad Simonem cardin., apud Martène, Thesaur. nov. anecdol. loin. II, page 101.

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« mauvaise fortune , dit - il , en mettant le pied sur son « navire; j'ai promis au pape d'être à Rome avant la Pente- « côte, je lui tiendrai parole. » Pour empêcher l'arrivée de Charles par mer, Manfred avait établi une croisière entre la Sardaigne, la Corse et les côtes d'Italie. Mais une tempête des plus violentes, survenue tout- à -coup, rejeta les bâtiments napolitains loin de l'embouchure du Tibre, Les trente galères provençales n'en souffrirent point ; et Charles, s'élançant sur une frêle embarcation, remonta le fleuve jusqu'au portd'Ostie il entra sans être aperçu de l'amiral sicilien.

A la nouvelle d'une traversée qui tenait du miracle, les po- pulations romaines se livrèrent à l'enthousiasme. Elles accou- rurent à la rencontre de Charles d'Anjou qu'elles considéraient comme le protégé de la Providence divine. On le conduisit en triomphe jusqu'au monastère de Saint-Paul-hors-des-Murs. Il y avait une secrète harmonie entre la sévérité du caractère de Charles et l'austère magnificence de cette basilique, l'un des premiers témoins du christianisme dans l'Occident. Le frère de saint Louis voulut s'y recueillir et y attendre ses compagnons de naufrage. Puis, suivi de ce fidèle et mâle cortège, il entra dans Rome, il reçut un accueil sans exemple depuis Char- lemagne. Les plus bruyantes acclamations se manifestèrent à sa vue ; partout s'échappait ce cri : c Vive notre sénateur t vive le roi de Sicile ! meure Manfred, l'hérétique, le mécréant, le sar- rasin ! » On lui fit revêtir la toge sénatoriale à la chapelle des Franciscains d'Ara-Cœli. De il alla établir sa demeure au palais de Latran. Clément IV, blessé d'une prise de possession qui lui semblait un attentat, reprocha vivement au futur con- quérant d'avoir osé occuper le palais pontifical. Charles se re- tira sans avoir témoigné aucun dépit; il reconnut ainsi tacite- ment la suzeraineté papale à Rome, contestée si souvent par le peuple et les empereurs.

Le futur roi de Sicile aurait ardemment désiré que le Saint- Père vint lui-même poser la couronne sur son front; mais Clément IV n'avait garde de se mettre à la merci des Gibelins

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de Rome. Il délégua ses pouvoirs au cardinal français Ancher Pantaléon, neveu d'Urbain IV ; la cérémonie eut lieu, le 6 jan- vier 1266, dans la basilique de Latran, avec la pompe accou- tumée, tandis que la capitale de la chrétienté faisait éclater de nouveau son allégresse , et que Pierre de Châteauneuf , gentilhomme troubadour, composait encore de belles rimes en l'honneur de son souverain.

Les fêtes du sacre à peine terminées, Charles quitta Rome et se porta sur les frontières de Na pies. Rien ne paraissaitdevoir arrê- ter sa marche victorieuse. Toutefois, ses valeureux guerriers, couverts d'étincelantes armures, apportaient en Italie beaucoup d'ambition, mais peu d'argent. Le produit de la vente des pierreries de la nouvelle reine se trouvait entièrement dissipé ; le trésor de Charles, également épuisé, ne pouvait plus fournir à la solde des capitaines et des hommes d'armes ; alors se manifesta hautement la désapprobation d'une entre- prise proclamée naguère magnanime, maintenant téméraire, même injuste. Prévenu de ces dispositions favorables à sa cause, Manfred envoya une ambassade à Charles pour lui offrir la paix aux conditions les plus avantageuses « Allez, répondit « le prince français, allez dire au sultan de Lucera qu'entre t nous, il n'y a ni paix ni trêve ; que bientôt il me mettra en t paradis ou que je l'enverrai en enfer. » Ensuite, il s'avança résolument vers Ceprano, première ville des Etats Napolitains sur le Garigliano. Le commandant de cette place forte, Riccar- do d'Aquino, comte de Caserte, dont Manfred, disait-on, avait séduit la femme, laissa le passage libre, et l'armée française se trouva, sans combattre, maîtresse d'une position propre à devenir la base de ses opérations dans le pays ennemi.

Une troupe nombreuse de Sarrasins, échelonnée des hau- teurs de Rocca Janula et de Monte- Cassino jusqu'à la ville de San-Germano, située en plaine, sur les bords du Rapido, arrêta les troupes de Charles sous les remparts de cette dernière ville que Manfred croyait inexpugnable. cHolà! holà! criaient « ironiquement quelques ribauds de l'armée italienne,

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« donc est-il votre Carlotto? » Une grêle de traits leur répond; les Provençaux, irrités, se pressent à l'envi autour des échelles ; on brise les portes ; une brèche se forme ; et bientôt les cada- vres des Sarrasins et des Allemands sont le seul obstacle qui se présente devant les vainqueurs.

D'autres villes encore, situées entre d'étroites gorges et des montagnes escarpées, ne purent résister à la furie française. Trente forteresses, bâties sur la cîme de hauts rochers taillés à pic subirent le même sort. Partout victorieux, Charles passa le Vulturne et marcha droit sur Naples. Les pauvres popula- tions de ces contrées sauvages le reçurent avec des acclama- tions de joie et les mains pleines de vivres. Mais, exténués de fatigue, tombant d'inanition, les cavaliers traînaient par la bride leurs chevaux qui ne pouvaient plus avancer. Un cou- rage indomptable les soutenait dans leur marche pénible; une foi ardente leur promettait la victoire. Enfin ils s'arrêtèrent à quelques milles de Bénévent. Là, tous les chevaliers, tous les soldats se confessèrent à des religieux qui suivaient l'armée en grand nombre ; ensuite la plupart communièrent des mains de l'archiprêlre de Meaux , homme d'un haut renom et d'une vie exemplaire, nommé d'avance chancelier de Sicile. Guy de Mello, évêque d'Auxerre et légat du pape, exhorta ces guerriers à combattre héroïquement contre les ennemis du Christ, il promit à ceux qui périraient la palme du martyre et leur donna l'absolution de tous leurs péchés 1. ,

Vers la pointe du jour, Charles d'Anjou déploya son camp sur quatre monticules qui dominent la pittoresque vallée de Sainte-Marie de Grandella. Dès que les éclaireurs eurent an- noncé à Manfred l'approche du conquérant, il se mit à la tête de ses grands vassaux, de ses auxiliaires allemands, de ses ar- chers sarrasins, sortit en magnifique appareil des portes de Bénévent et descendit dans une vaste prairie qu'on appelle Campo-Rosito ou le Champ-des Roses. Les deux armées en

4. Histoire de la conquête de Naples par Charles d'Anjou, frère de SI- Louis; Alexis de saint Priest, de l'académie française, tome II, liv. IV.

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présence ne s'étaient pas encore ébranlées, quand tout-à-coup des clameurs effrayantes se firent entendre. C'étaient les ar- chers sarrasins qui accouraient de Lucera comme un tour- billon impétueux. Ils passèrent le Calore et engagèrent le combat. Les Français se jetèrent sur eux avec fureur. La mê- lée devint terrible. Après des vicissitudes diverses, Manfred , trahi, abandonné, résolut de mourir plutôt dans la bataille que de prolonger sa vie avec honte. Il s'enfonça dans les plus épais des escadrons ennemis et ne reparut plus vivant.

Pour prémices du butin, Charles envoya au pape Clément IV deux immenses candélabres d'or et le trône de l'empereur Frédéric, également d'or massif, incrusté de pierres précieu- ses et tout ruisselant de perles orientales. Mais il ne sut pas ou ne voulut pas arrêter le sac de la ville prise d'assaut. Pen- dant huit jours entiers, le sang inonda les rues. Les femmes et les enfants étaient frappés comme les hommes d'un âge vi- ril; les prêtres, les moines comme les citadins; peu s'en fallut que Pévôque lui-même ne périt sous ses habits pontificaux. Les édifices religieux ne furent pas plus respectés que les per- sonnes consacrées. On fit des feux de joie avec des portes peintes et dorées, avec des chaires sculptées, avec ces beaux plafonds de cèdre qui décoraient, à la mode byzantine, les églises de Bénévent, magnifiques témoignages de la piété des princes lombards. Le pillage, le meurtre, la destruction au- raient duré plus longtemps encore, si le pape n'avait blâmé sévèrement Charles d'Anjou de rester silencieux au milieu de son armée exaltée par la vengeance, avide de rapine, ivre de sangi.

Charles rallia ses hommes et marcha sur Naples. Son enlrée dans cetie capital donna une haute idée de sa richesse et de sa puissance. Quatre cents chevaliers parurent à l'avant-garde, coiffés de casques aux longs panaches, couverts par-dessus leur armure de brillants surcots et de tabars diaprés. Soixante ba- rons de haut lignage défilèrent entourés d'une foule d'écuyers

4. Epist. Cicmenlis IV, apud Thes.nov. D. Martène, tom.II.

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à leurs devises et couleurs ; comme marque de magnificence, ils portaient au cou une grosse chaîne d'or. Le nouveau roi s'avançait majestueux et grave sur son grand cheval de ba- taille; on admirait la noblesse de sa contenance, la courtoisie de son geste, la mâle fierté de son regard. Mais l'enthousiasme fut extrême à la vue de la reine Béatrix portée avec tous ses jeunes enfants dans un char tapissé de velours bleu et parsemé de fleurs de lis d'or. Ce reflet de la splendide cour de France éblouit toute l'Italie, et le faste jusqu'alors si vanté des super- bes Hohenstauffen fut vaincu à la face du Vésuve, comme leur puissance venait de l'être dans la plaine de Bénévent.

La nouvelle cour s'installa dans le caslel Capuano récemment bâti par Frédéric II. Charles se fit apporter, au milieu d'une grande salle, le trésor de Manfred renfermé dans celte cita- delle. Dès qu'on eut vidé sur un riche tapis d'Orient les sacs remplis d'or monnoyé et ouvré, le roi demanda des balances. « A quoi bon ces balances? » s'écria Bertrand des Baux en sautant à pieds joints sur les monceaux d'augustales et de sequins. Il en forma trois tas au hasard, et dit hardiment : « Ceci est pour monseigneur le roi; ceci pour notre dame la « reine; ceci pour les chevaliers. » Charles applaudit vi- vement à la saillie militaire du sire des Baux; pour le récom- penser, il lui conféra, séance tenante, le comté d'Avellino, l'un des principaux fiefs du royaume.

D'autres promotions suivirent immédiatement celle-ci. Si- mon de Montfort devint comte de Nola; Jacques de Gantelin, duc de Popoli ; Guillaume des Porcelets, chambellan, gouver- neur de Pouzzol; René de Beauveau, connétable de Sicile; Guillaume l'Etendard, maréchal du royaume. D'autres villes, d'autres châteaux furent également donnés à d'autres encore, l'élite de la noblesse champenoise : Gautier de Brienne obtint le titre du comte de Lecce, ancien apanage royal ; Jean de Joinville, celui de comte de San Angelo, sa postérité se per- pétua. Les nationaux ne furent pas oubliés dans la répartition des faveurs de la nouvelle dynastie. Les Sanseverini, les

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Ruffi di Calabria se virent solennellement rétablis, les premiers dans le comté de Marsico, les seconds dans le comté de Can- tazaro.

La bannière angevine, spontanément arborée, flotta des rives du Garigliano au Phare de Messine, et d'Agrigente au golfe de Manfredonia.il n'y avait pi us d'ennemis à combattre, ni de places à emporter, sauf la forteresse de Lucera, qui résistait encore. D'importants otages s'y étaient renfermés : c'étaient Hélène Comnène, veuve de Manfred, avec ses trois fils en bas âge, Béatrix, fille de ce prince, du premier lit, et la veuve de l'em- pereur grec Jean Ducas. Cette famille déchue s'enfuit au port de Trani, sur l'Adriatique, d'où elle espérait s'embarquer sur la flotte de Filippo-Cinardo, amiral de Sicile, et gagner les Etats de Michel, despote d'Epire. Mais elle fut livrée par le gouverneur de la ville à Charles d'Anjou qui la retint prison- nière dans le château de Nocera.

D'autres bannissements, des spoliations impitoyables , des supplices multipliés signalèrent encore, au millieu des fêles, l'apparition du nouveau gouvernement. Des murmures com- mencèrent à se faire entendre; ils redoublèrent à la vue des emplois du fisc, même les plus subalternes, envahis par d'obs- curs protégés, et des vexations commises par eux avec tout l'orgueil, avec toute l'insolence de la conquête. Les mêmes hommes qui avaient aidé les prédécesseurs de Charles à exploi- ter le pays s'étaient empressés de lui offrir leurs services; ces chevaliers de finance, moitié légistes, moitié soldats, voués tout ensemble à la guerre et à la chicane, parcouraient la contrée dans un appareil militaire, allant de ville en ville, de bourgade en bourgade, pressurant les populations, et revenant au manoir royal, le mains pleines d'un butin recueilli sans mesure etsans merci. Le principal d'entre ces agents se nommait Gezzolino délia Marra, de famille noble et d'esprit avisé. Il avait fait le métier d'exacleur pour Manfred, il le recommença volontiers pour Charles d'Anjou.

A son instigation, le nouveau roi donna toute sa confiance

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aux officiers fiscaux italiens. Les justiciers percevaient les contributions générales; les segreti levaient les droits d'entrée; les portulani gardaient les ports de la douane; les maestri di Zecca étaient les maîtres de la monnaie. Charles distribua ces places et d'autres encore à des indigènes qui, sous prétexte d'un devoir fiscal, exercèrent plus d'une vengeance personnelle. Il n'augmenta pas les charges publiques; il se contenta de les maintenir toutes, de les constituer d'une manière fixe, perma- nente ; il soumit à un retour périodique les impôts, les collec- tes exigées jusqu'à lui seulement dans des circonstances extra- ordinaires et pressantes. Il attacha à la couronne comme droit, comme prérogative avouée, les trafics, les monopoles particu- liers inventés par les princes de la maison deSouabe. Ce ri- goureux esprit de fiscalité régulière, introduit dans l'Italie méridionale, excita plus de plaintes et souleva plus de haine que le système de Manfred et que les incursions dévaslatrices des Sarrasins de Lucera1.

« 0 Manfred, s'écriaient les peuples dans leur irritation, tu t as été méconnu; nous te croyions un loup rapace, et tu étais c un agneau plein de mansuétude, comparé au maître qui, « par suite de notre inconstance, règne sur nous! » Ces do- léances tardives parvinrent jusqu'au pape Clément IV; il se hâta de prévenir Charles du tort immense qu'il se faisait déjà dans l'opinion ; il ne lui épargna ni les reproches sur sa con- duite politique, ni les remontrances sur les défauts de son caractère, et même sur l'emploi de ses journées. Mais, loin de se montrer réellement le restaurateur des temps heureux de Guillaume le Bon, le réparateur du gouvernement funeste des Frédéric et des Manfred, comme il l'avait juré dans son traité avec Urbain IV, Charles d'Anjou sacrifia ses serments aux in- satiables suggestions de l'avarice et aux vues imprudentes de l'ambition.

Rien n'annonçait cependant une rébellion prochaine; l'éner- gie et l'activité de Charles paralysaient toute démonstration hostile; et malgré les symptômes d'insurrection, la puissance

1. Histoire de la conquête de Naples, tome III, loco citato.

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du nouveau gouvernement semblait s'affermir de jour en jour. La plupart des villes attachées au parti guelfe recherchaient la protection Su monarque sicilien, dont le trône se trouvait sans cesse entouré de députations italiennes. Appelé ainsi par les po- pulations de la Péninsule, Charles Ier voulut jouir de son triom- phe, fortifier par sa présence les cités qui avaient fait leur sou- mission, et régler lui-même ses intérêts. Il quitta Naples et se rendit à Viterbe pour se prosterner aux pieds du Saint-Père. Clément IV, après lui avoir donné des témoignages de ten- dresse mêlés de vifs reproches, l'investit du titre de paciaire ou conservateur de la paix. Charles aurait préféré celui de vicaire impérial, plus connu et mieux défini. Il ne renonça pas à l'ob- tenir; mais, pressé d'arriver en Toscane, il n'insista point et annonça son départ pour Florence. Il y fut reçu avec une joie éclatante.

Chaque corps de métiers avait arboré son gonfanon; le clergé s'avançait avec la croix et les bannières ; les juges et les notaires portaient l'étoile d'or en champ d'azur ; les marchands de draps français, l'aigle d'or en champ de gueules; les chan- geurs, un agneau; les médecins, une madone; les ouvriers en soie, une porte rouge sur un fond blanc; les pelletiers, un mouton sur un fond bleu. Suivi de ce cortège, Charles Ier fut conduit au bourg de Cimabué, une fête lui était préparée, une véritable ovation italienne, consacrée par la religion et embellie par les arts. L'immortel peintre achevait en ce mo- ment sa vierge byzantine conservée dans l'église de Sancta- Maria-Novella. Le tableau frappa tous les spectateurs, même Charles, moins enthousiaste que* les florentins. En souvenir de cette royale visite, le bourg, habité par Cimabué, prit le nom de Borgo Allegro.

L'ambition déjà exaltée du frère de Louis IX s'enflamma en- core à ces démonstrations sympathiques, et la bienveillance que lui témoignait le pape vint y mettre le sceau. Il se crut appelé à devenir le prince le plus puissant de l'Europe occi- dentale, rêva la monarchie universelle de l'Italie, et entrevit

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même la possibilité d'unir le trône de Jérusalem à l'empire d'Orient. Ces projets gigantesques, enfantés dans l'ivresse d'un succès prodigieux, se trouvaient minés dans leur propre base, les restes frémissants du parti gibelin, comprimés jusqu'a- lors, commençaient à relever leur bannière. Bientôt deux no- bles napolitains, les frères Capece, francbirent les frontières d'Allemagne et vinrent annoncer au fils de Conrad qu'il dé- pendait de lui de ressaisir le sceptre de ses aïeux.

La mère de Conradin, déjà frappée de sinistres pressenti- ments, tenta tous les moyens de détourner son fils d'accepter une couronne si périlleuse. Néanmoins, entraîné par un cou- rage irréfléchi, séduit par un avenir de gloire, le jeune prince demeura sourd aux conseils maternels; il passa les Alpes à la tête de dix mille chevaux. Son cousin Frédéric de Bade, mar- grave d'Autriche, dépouillé de ses états par Oltokar, roi de Bohême, le rejoignit à Trieste, avec l'élite de la noblesse al- lemande, déjà électrisée par les souvenirs des Hohenstauffen. Tout en blâmant cette entreprise hasardeuse, le duc de Ba- vière et le comte de Tyrol fournirent des troupes, armèrent des vaisseaux, et leur neveu, salué du titre roi de Sicile, entra dans Vérone. Mais le nerf de la guerre manquait au compéti- teur de Charles de France; il n'avait pas assez d'argent pour payer ses troupes et surtout pour satisfaire à l'avidité de ses parents. Ceux-ci amenèrent leur pupille à de nouvelles con- cessions de territoire; puis, effrayés des menaces du pape, Henri, duc de la Basse-Bavière, etMeinhard, comte de Tyrol, retournèrent en Allemagne.

Nullement ému de cette grave défection , Conradin se tourna du côté de l'Afrique. Corrado Capece, envoyé à Tunis, y trouva l'infant dom Fadrique, frère cadet de Henri de Cas- tille, sénateur de Rome. Par son intermédiaire, il enlama des négociations avec le roi musulman. L'infant vit en perspec- tive la royauté de l'île de Sicile, et Mohammed , l'affranchis- sement du tribut onéreux qu'il payait à la maison de Naples; tous deux fournirent de l'argent à Conradin. Le prince du

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sang royal de Castille, accompagné du gentilhomme napoli- tain, mit à la voile pour la Sicile avec des soldats aguerris, la plupart sarrasins; il y arriva en septembre 1267. L'île pres- que tout entière se déclara pour le jeune prétendant ; mais les trois plus illustres cités : Palerme, Messine et Syracuse, res- tèrent dans le devoir.

A l'annonce de cette puissante diversion, les Gibelins rele- vèrent la tête. Gualvano Lancia, l'un de leurs principaux chefs, paraît à Rome et y arbore la bannière de Souabe. La révolte gagne toutes les parties du royaume. Elle prend un ac- croissement redoutable par le soulèvement des Sarrasins de Lucéra. En présence d'un tel péril, tandis que Clément IV lance l'anathème sur Conradin et ses adhérents, Charles Ier, déploie une activité extraordinaire, rassemble des troupes, ranime leur dévouement et se rend sous les murs de la forte- resse sarrasine. Une partie de son armée se dirige en même temps vers la Toscane, sous les ordres du maréchal de Bre- selve et de l'amiral de l'Etendard. Conradin s'embusque prés de Laterino, dans un défilé de montagnes les Français doivent traverser l'Arno sur un pont étroit, resserré entre deux rochers. Les sires de Areselve et de l'Etendard, surpris dans ce guet-à-pens, sont conduits en triomphe à Sienne. Conradin, enivré de cette faible victoire, riant des foudres pontificales, marche sur Rome.

Par une bravade, ce jeune prince, au lieu de gagner la roule de Spolète et d'éviter Viterbe, résidait Clément IV^ passa sous les murs de cette ville avec son armée cou- ronnée, comme lui, de verdure et de fleurs. Du haut d'une plate -forme, les prélats qui l'entouraient, montrèrent au pape le descendant de Barberousse. Ce rejeton d'une race maudite, l'air radieux, le front superbe, montait un magni- fique palefroi caparaçonné de soie et d'or. Clément IV se dé- tourna, les yeux humides ; puis s'adressant à l'un de ses car- dinaux : « Voilà, s'écria-t-il, voilà le mouton qu'on mène à la boucherie! » Tristes et silencieux, tousse taisaient par respect;

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mais le Saint-Père, répondant à leur pensée, leur dit : « En t vérité, je vous le déclare, dans huit jours il ne restera rien « de cette armée ! » Son regard était si assuré, sa voix si fer- me, sa contenance si imposante, une vie irréprochable, une piété fervente, des austérités continuelles lui donnaient une telle autorité, qu'en écoutant ces paroles, on ne douta plus de leur vertu prophétique.

De Viterbe, Conradin arriva, par le pont Milvius, à Rome il fut accueilli, non pas comme un aspirant à l'Empire, mais comme un empereur couronné, au milieu des acclamations de la multitude, qu'étouffait, par intervalle, le bruit des trom- pettes, des cymbales et des clairons. Il se porta de Rome sur Tivoli; de à Tagliacozzo, placé sur des roches escarpées d'où le Salto se précipite en cascades bouillonnantes. Il voulait faire une invasion du côté le plus abrupt des Apennins il lui était plus facile de se tenir en communication avec les Sarrasins.

Charles, averti du départ de Conradin, avait levé brusque- ment le siège de Lucéra pour aller à la rencontre de son rival. Les deux armées se livrèrent bataille, le 24 août 1268, auprès d'une colline qui sépare le territoire d'Alba de la plaine de Palenta. L'armée royale fut refoulée d'abord ; tout-à-coup, l'arrière-garde, commandée par Erard de Valéry, brave con- nétable de Champagne, s'élança sur l'ennemi. Erard était alors très-vieux , mais encore plein de vigueur. Sa stature colos- sale et sa force herculéenne le faisaient ressembler, avec ses cheveux blancs, à quelque géant centenaire des contes arabes. Il arrivait de Syrie et s'en retournait en France, quand Charles d'Anjou, son frère d'armes en Terre-Sainte, exigea qu'il lui consacrât, en cette occasion, les conseils de sa longue expé- rience. Grâce à son héroïsme, les Français, dispersés par le premier combat, se rallièrent ; ils se ruèrent à leur tour con- tre les guerriers allemands qui prirent la fuite. Conradin et son inséparable ami, Frédéric d'Autriche, espéraient se sauver sur une barque jusqu'en Sicile; le seigneur d'Astura, qui leur

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avait donné asile, assiégé par les troupes provençales, fut forcé de livrer ses malheureux hôtes.

Charles convoqua un simulacre de parlement féodal, furent appelés, conformément à la loi, les syndics des princi- pales villes, les chefs de l'armée, les barons du royaume, l'é- lite des jurisconsultes siciliens et napolitains; sorte de haute cour judiciaire à laquelle il déféra les prisonniers. L'accusa- tion fut portée par Robert de Bari, protonotaire royal. « Con- « radin était déclaré coupable d'avoir violé la paix de l'É- « glise, d'avoir pris faussement le titre de roi, d'avoir occupé « indûment les Deux-Siciles, d'avoir conjuré la chute du sou- « verain légitime. » Guido de Suzara, célèbre avocat de Mo- dène, défendit l'accusé sur tous les points. « Conradin n'est « point un criminel, c'est un prisonnier de guerre. S'il a pris « -le titre royal, c'est de bonne foi : il a cru pouvoir récla- mer l'héritage de ses pères. » Une si courageuse apologie agit puissamment sur l'assemblée , et les plus illustres parmi les chevaliers français s'en montrèrent vivement émus. Alors, l'accusateur se hâta d'alléguer les sacrilèges dont les troupes de Conradin avaient souillé les églises; mais Guido de Suzara, toujours imperturbable, répondit ; « Que ces attentats avaient « pu être commis à l'insu du prince de Souabe, et qu'au sur- « plus, c'était une conséquence de la guerre à laquelle per- t sonne n'avait échappé. » Cette réplique rappelait à tous les esprits le sac de Bénévent.

La hardiessse du jurisconsulte modénais devint contagieuse. Robert de Béthune, touché du malheur de Conradin, s'écria, en lançant des regards foudroyants sur les juges : « Pensez- « y bien, vous allez tremper dans une barbarie qui va rendre « à jamais odieux notre souverain. * La majorité du parle- ment, se levant en masse, comprima cet élan chevaleresque. On passa immédiatement aux voix. Conrad de Souabe, Fré- déric d'Autriche, et les barons saisis avec eux dans leur fui- te, furent condamnés à perdre la tête par le glaive. Les deux princes étaient loin de s'attendre à un dénoûment si prompt, si funeste. Quelques rumeurs vagues leur avaient même donné

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l'espérance d'une solution pacifique. Conradin s'était flatté que son compétiteur le renverrait en Allemagne. Il jouait tranquil- lement aux échecs dans sa prison, avec le duc d'Autriche, quand un vieux chevalier provençal entra pour Jeur annoncer la fatale sentence.

Les prisonniers, conduits dans une chapelle drapée de noir, y entendirent les prières des agonisants. De là, on les mena mourir. C'était sur la place du marché de Naples. L'échafaud était couvert d'une tenture rouge par honneur pour le sang royal. Le bourreau s'y tenait bras nus cl la hache à la main. Conradin et Frédéric y montèrent ensemble. On se trouvait au 26 octobre 1368; le ciel était sombre, humide, nuageux; la po- pulation napolitaine, accourue de toutes parts, mais silencieuse et morne, témoignait plus de consternation que de curiosité, et se montrait avec terreur un personnage déguisé, l'œil collé à la fenêtre d'un bastion qui plongeait sur la vaste place : C'é- tait Charles d'Anjou. Il regardait le dernier supplice de ses victimes. En vain Clément IV avait voulu le détourner de cette exécution sanglante; en vain Louis IX essaya d'intervenir au- près de son frère; en vain Robert de Béth une avait, d'un coup d'épêe, jeté demi-mort à bas de son estrade le protonolaire du royaume, Charles Ier ne connaissait pas de plus sûr moyen de se préserver de toute entreprise des Hohenstauifen, que de faire périr les rejetons de cette race. On ne rendit point les honneurs funèbres à Conradin et à ses compagnons d'infor- tune ; ils furent enterrés secrètement dans le sable, sur les bords de la mer, à l'endroit le Sebeto vient s'y jeter.

Les prospérités domestiques s'accumulaient autour de Char- les avec les succès politiques et militaires. Il avait deux fils et trois filles. Charles-le-Boiteux, l'ainé de ses enfants, n'avait point hérité de la stature colossale de son père; il lui ressem- - blait encore moins par l'expression du visage, son front était em- preint d'une gravité douce ; son sourire était accueillant comme sa parole; il ramenait à sa famille les coeurs glacés d'effroi par un regard du monarque. Il avait épousé Marie, fille unique de

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Ladislas, roi de Hongrie, alliance qui porta les rejetons de Hugues Capet sut le trône lointain des Maggyars. On sait peu de chose de Philippe, second fils de Charles d'Anjou. Du chef de sa femme Isabelle de Villehardouin, il portait le titre de prince d'Achaïe. Blanche, l'aînée des princesses, avait épousé, avant la conquête, ce généreux Robert de Béthune qui, après avoir vaillamment combattu Conradin, aurait voulu le sauver et devenir son ami. La seconde, nomméeBéatrix, avait été ma- riée à Philippe de Courtenay, roi titulaire de Thessalonique. Isabelle était la troisième des filles de l'heureux conquérant. A celte cour il manquait une reine, à cette famille une mère. Charles Ier épousa Marguerite de Bourgogne, comtesse de Tonnerre, fille d'Eude, comte de Nevers, et petite-fille de Hugues IV, duc de Bourgogne, princesse d'une extrême dou- ceur et d'une éminente vertu.

La mort elle-même semblait du parti de l'Angevin; elle en- leva coup sur coup ses anciens adversaires. Oberto Pallavicino mourut le premier en 1269 : ce contempteur de Dieu et des hommes, ce sceptique armé, s'éteignit pénitent et obscur dans le fond d'un château en ruines. Buoso da Doara chassé par les habitants de Crémone, maîtres de sa forteresse de la Bochetta, s'enfuit dans les montagnes il expira de misère. Charles Ier se vit même débarrassé de ceux dont il n'avait rien à craindre. De ce nombre étaient les tristes restes de la maison desHohens- tauffen, qui, tombèrent presque tous en même temps comme les dernières feuilles d'un arbre mort. Marguerite de Souabe, fille légitime de FrédercII; Enzio, roi de Sardaigne, fils naturel de cet empereur; Hélène Comnène, veuve de Manfred, disparu- rent dans le cycle rapide de trois ans.

Charles Ier jouissait pleinement de son triomphe. Toutefois le supplice de Conradin ne suffisait pas à l'affermissement de sa dynastie naissante. Ce n'était pas seulement le dernier reje- ton des Stauffen qu'il prétendait détruire; c'était la racine en- tière du passé qu'il avait juré d'extirper. A cet effet, il orga- nisa un système de terreur qui , en rendant la résistance désormais impossible, dispenserait du soin de la châtier.

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Tous les défenseurs persévérants de sa cause reçurent d'opulentes terres, des fiefs aussi nobles que riches. Erard de Valéry eut les prémices de ces faveurs : elles étaient dues au sage guerrier dont le stratagème avait décidé le gain de la ba- taille d'Alba. Charles lui offrit Amalfi et Sorrente, les deux plus belles propriétés des contrées napolitaines. Le brave champenois, courbé sous le poids de l'âge, les refusa : il ne voulait pas une retraite, mais un tombeau. Il le rêvait non sur les bords d'une mer riante, mais dans le sable et dans la pierre. Plein d'une respectueuse reconnaissance, le noble vieillard s'inclina devant le roi, reprit son harnais de guerre, rassem- bla ses chevaliers et retourna en France, pour aller bientôt, à la suite de saint Louis, combattre à Jérusalem sous les dra- peaux de la croix. D'autres barons furent moins désintéressés que le connétable de Champagne. Les de Courtenay, les de Baux, les de Montfort, les de Vaudemont, les de Brienne, les de Beaumont, les de Coligny, trouvèrent à Naples un sort con- forme à l'éclat de leurs maisons souveraines.

Dans cette distribution de seigneuries et de trésors, les Ita- liens ne furent pas oubliés. Toutes les grandes familles du royaume, restées fidèles, les Ruffi, les Sanseverini, rentrèrent dans leurs antiques possessions, accrues de nouveaux domai- nes. Des patriciens de toutes les parties de la Péninsule vin- rent fonder des maisons puissantes dans les Deux-Siciles. Rome envoya ses Cancellieri et ses Cenei; Milan, Napoléon de la Torre et ses trois frères, ainsi qu'une branche des Visconti. Des titres leur furent prodigués avec autant de profusion que les concessions féodales. Tel qui n'était parti de Lombardie ou de France qu'avec la cape et l'épée devint sénéchal, chambel- lan, camerlingue, et mieux encore.

En revanche, les châtiments se proportionnèrent aux récom- penses. Charles Ier, dès le commencement de son règne, avait, malgré les clauses de son traité avec Urbain IV, retenu les biens ecclésiastiques confisqués, méconnu les avertissements des légats, opprimé les chevaliers de l'Hôpital et du Temple, et défendu même aux Napolitains d'entrer en commerce avec

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les sujets du pape. Pour achever de vaincre la dynastie rivale, il fouilla les codes souabes et reproduisit les ordonnances les plus rigoureuses de Frédéric II. Tout le système des posses- sions territoriales fut changé par des recherches incessamment renouvelées sur les titres des fiefs héréditaires. On exigea des riches le produit de la moisson en argent. La monnaie d'orfui altérée; il fallut l'accepter pour sa valeur nominale, sous peine de perdre une main. Les douanes, les impôts, les monopoles prirent une extension extravagante. La cupidité des receveurs généraux s'unit à celle de Charles pour exténuer les populations des villes et des campagnes. On menait paître les troupeaux des domaines royaux sur les prés d 'autrui; on changeait à volonté les champs des particuliers en forêts royales ; on enlevait aux propriétaires le vin de leurs caves, les provisions de leurs gre- niers, les vaisseaux de leurs chantiers.

On avait eu soin de désarmer les Siciliens; il n'y avait pour eux aucun recours contre l'injustice, la violence et l'arbitraire. Les emprisonnements, l'exil, la torture, la confiscation étaient les leviers de la nouvelle royauté, qui rendait responsables des délits de chacun les familles entières. Il y eut bien une sorte d'amnistie pour les rebelles qui, après avoir adhéré à Conradin, firent leur soumission au souverain légitime ; mais elle subissait de nombreuses exceptions dirigées en grande partie contu les Allemands, les Espagnols, les Catalans et les Pisans. Le Saint-Siège fut obligé de reconnaître qu'en place d'un protecteur de la Sicile, il lui avait donné un tigre à figure humaine. Clément IV en mourut de chagrin le 29 novembre 1268.

Charles n'opposa qu'un effroyable entêtement aux énergi- ques représentations de Grégoire X, successeur de Clément IV. « Je ne sais si je suis un tyran, écrivait-il à ce pape vrai- « ment saint, mais je sais que Dieu m'a soutenu jusqu'à pré- « sent, etj'espère bien que ce sera pour toujours. » L'excellent pontife cherchait à réconcilier les Guelfes et les Gibelins; il pleura de tendresse en les exhortant à se donner mutuelle-

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ment un baiser fraternel : « Hélas! s'écriait-il, l'Italie n'a-t- « elle pas été assez ensanglantée par de vaines querelles?.. Ah! « ne soyez ni Gibelins ni Guelfes, ne soyez que chrétiens et « concitoyens! Cessez de déchirer notre cœur paternel et celui « de nos frères les cardinaux. » Charles, de son côté, se refusa obstinément à toute réconciliation; il arbora la bannière des Guelfes, afin d'anéantir en leur nom les Gibelins, et de dominer d'autant plus sûrement par les républiques italiennes. A la mort de Grégoire X, il s'efforça d'exercer une influence directe sur l'élection des papes Innocent V, Adrien V, Jean XXI, Nicolas III, qui se succédèrent rapidement sur le trône ponti- fical.

Nicolas III, antérieurement connu sous le nom de Giovanni Gaetano, de la célèbre famille romaine des Orsini, ordonna nettement à Charles Ier de renoncer au vicariat impérial de la Toscane, de se démettre de sa qualité de sénateur de Kome, et de gouverner ses peuples avec plus de douceur. Charles se contenta de représenter au Souverain Pontife qu'élu sénateur pour dix ans, sa charge n'expirait que l'année suivante. Nicolas III consentit à ce délai. Il s'établit alors entre le pape et le roi une lutte de courtoisie. Le pape, en grand seigneur qu'il était, avait les manières les plus imposantes, le langage le plus noble; il possédait ce mélange d'humilité chrétienne et de fierté prin- cière que sa maison porta plus d'une (ois sur la chaire de saint Pierre. On le surnommait généralement el composto. Au- près d'un pontife qui cachait des desseins si hardis sous des formes si réservées, le monarque sentit la nécessité de modérer sa fougue. Il mit encore bien plus de prudence dans sa con- duite, lorsqu'il apprit les négociations entamées avec Michel Paléologue, empereur de Conslantinople, lorsqu'il vit la fidé- lité de ses sujets péninsulaires s'ébranler, et le Saint-Siège conclure une alliance avec les rois d'Allemagne.

A la mort de Nicolas III, en 1280, Charles réussit à faire élire un pape français; ce [ut le cardinal champenois Simon de Brie, si longtemps nonce en France, et qui avait pris une si grande

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part à l'épineuse négociation terminée par l'établissement du frère de saint Louis sur le trône de Naples. Aussi l'élévation de Martin IV fut regardée comme un triomphe national. Charles et ses principaux chevaliers assistèrent à la cérémonie du couronnement, ainsi qu'aux brillants festins qui l'accom- pagnèrent; ils étaient armés de pied en cap et portaient par dessus leur armure des robes magnifiques en soie de Venise tramée d'or. La France était alors à Naples plus qu'à Paris, le faible Philippe III traînait ses jours entre des courtisans per- fides et une épouse suspecte. Les accusations d'empoisonne- ment et de sortilège remplissaient son palais. Une morne tris- tesse régnait parmi son entourage. 11 n'en était pas ainsi à la cour de Charles Ier. Les plus fameux guerriers de l'Europe et d'outre-mer accouraient en foule auprès de lui. Marguerite de Bourgogne présidait aux tournois. Les temps fabuleux des chevaliers de la Table-Ronde renaissaient sous les frais om- brages de Lago Pesole, ce lieu de délices si chéri des princes de Souabe, ou dans les splendides salles du Castel Nuovo, le Louvre napolitain.

Martin IV, dans son ardent amour pour la France, n'eut rien de plus pressé que de réintégrer Charles dans ses fonc- tions de sénateur romain. Ce prince ingrat ne daigna pas pren- dre lui-même possession de sa dignité restaurée. Il envoya à Rome, en qualité de vice-sénateur, Guillaume de l'Etendard, l'un des chevaliers les plus braves, les plus dévoués à son roi, mais aussi le guerrier le plus féroce, le plus implacable qui ait jamais été inspiré par le fanatisme. Il est vrai que cet homme, principal auteur des violences, des cruautés dont le souvenir pèse sur la mémoire de Charles d'Anjou, traita la ville éternelle avec tant d'insolence et de rudesse, qu'il fallut se hâter de le remplacer par le légiste Jean de Lavena. Au lieu de faire oublier aux vaincus la honte d'avoir à se courber sous le joug d'un étranger, les vainqueurs ne cessaient d'exercer sur eux la plus insupportable oppression. La vengeance ne se fit pas longtemps attendre.

On se rappelle le mariage de Constance, fille de Manfred,

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avec Pierre d'Aragon, .effectué malgré les menaces d'Urbain IV. Cette reine, qui se croyait des titres certains au royaume de Sicile, avait pressé son mari de revendiquer ses droits à l'héritage de ses ancêtres. Le roi d'Aragon avait cédé aux ins- tances de son ambitieuse épouse. Il venait de terminer secrète- ment ses prépara tifs de guerre contre Charles d'Anjou, lorsque le 31 mars 1282, Jean de Procida, médecin gentilhomme, pro- voqua l'horrible massacre des Français, au bruit des cloches qui, au lieu de convoquer les' fidèles au pied des autels, son- naient cette fois le tocsin de l'insurrection et conviaient le pays tout entier aux Vêpres siciliennes.

Cette révolution entraîna, sous un double rapport, lesconsé- quenees les plus graves. D'abord elle mit des bornes à l'exten- sion de la domination française vers l'Orient, dans un moment Charles Ier se préparait à reprendre Constantinople aux Pa- léologues. Puis ellefit tout d'un coupde la Sicile le centre de la politique de tous les Etats maritimes du golfe Hispano-Italien de la Méditerranée; elle modifia les relations des puissances eu- ropéennes, fixa les Aragonais en Sicile, obligea les Français, qui voulaient être maîtres en Italie comme en Allemagne, à se tenir en garde contre l'Occident, et enfin allégea peu à peu le poids de la protection dont les rois de Naples accablaient le Saint-Siège.

Les Vêpres siciliennes produisirent aussi de notables chan- gements dans la situation de l'Eglise. D'ordinaire, dans les révolutions siciliennes, Palerme, séjour des rois, centre de l'autorité politique, donnait l'impulsion. Mais,, pour amener un résultat, il fallait l'adhésion de la capitale commerciale et stratégique, et cette capitale, était Messine. Or, le 15 avril 1282, les Messinois se prononcèrent contre le gouvernement de Naples; les villes se constituèrent en républiques et se placè- rent sous la suzeraineté de l'Eglise romaine. Martin IV n'ac- cepta pas cette suzeraineté. Ce refus détermina l'explosion de la ligue aristocratique de Sicile, qui avait pris Dom Pedro pour chef et Jean de Procida pour intermédiaire. Le parle-

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ment sicilien offrit la couronne au roi d'Aragon qui se trouvait alors sur les côtes d'Afrique, près de Constantine.

La Sicile cessa d'être la pomme de discorde des puissances maritimes. Charles d'Anjou avait été très-légitimement cou- ronné roi. Le soulèvement des Siciliens contre lui avait le ca- ractère formel d'une révolte, et l'acceptation du sceptre par Pierre d'Aragon, celui d'une usurpation. La sollicitude des papes prit dès lomune autre tournure; ils durent proléger les droits de Charles d'Anjou, dont ils désapprouvaient la condui- te tyrannique. Il en résulta qu'ils furent presque tous d'accord dans leur manière d'agir à l'égard de la Sicile; ils ne purent néanmoins la ramener sous la domination de la maison d'An- jou. Ce qu'il y eut de plus déplorable, c'est que l'hostilité des nations occidentales, le refroidissement qui naquit entre l'Ita- lie, la France et l'Espagne, firent abandonner la Terre-Sainte dans un moment elle était vivement attaquée, et elle allait devenir la proie de l'ennemi, si on ne dirigeait une for- midable expédition contre l'Orient. Aussi, neuf ans après les Vêpres siciliennes, Ptolémaïs succombait; les villes les plus florissantes des côtes de la Palestine étaient changées en mon- ceaux de ruines par les moslémites triomphants.

Charles Ier se trouvait à la cour pontificale qu'il ne quittait presque jamais depuis l'intronisation de Martin IV, lorsqu'il apprit le soulèvement des Palermitains. A celte nouvelle, son indignation ne connut plus de bornes. Les chroniqueurs nous le représentent rugissant comme un lion, les yeux enflammés de colère, l'écume à la bouche, mordant de ses dents irritées le sceptre qu'il tenait à la main. Il se fit immédiatement précéder dans les eaux du Phare de Messine par les comtes de Brienne et de Catanzaro; puis il partit lui-même avec la reine Mar- guerite de Bourgogne sur une galère magnifiquement pavoi- sée, à la tête d'une flotte formidable de deux cents vaisseaux destinés à la conquête de l'Orient, et d'une nombreuse armée composée de Français, de Provençaux, de Lombards, de Tos- cans, et même de mille Sarrasins de Lucéra. Mais, après d'inu- tiles efforts pour assiéger Messine, il se retira en Calabre. Il

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reprocha au pape d'avoir refusé à dom Pedro les secours que ce prince lui avait demandés contre les Maures d'Afrique. « Nul doute, disait-il, que si l'Aragonais avait réussi dans une « si juste conquête, il n'aurait point tourné ses armes contre « la Sicile. Car enfin, c'était pour l'Eglise romaine qu'entraîné « par les vives sollicitations d'Urbain IV, il avait consenti à « combattre les sectateurs de Mahomet. » MarlinlV, louché de cette observation, proclama dom Pedro déchu de sa couronne héréditaire d'Aragon qu'il transporta à Charles de Valois, se- cond fils de Philippe le Hardi.

Charles Ier, soutenu parla France, aidé par les subventions de Martin IV, reprit l'offensive; mais l'amiral Ruggerio de Lauria, l'instrument le plus actif et le plus puissant de la grandeur de Pierre d'Aragon, vainquit la flotte franco-napo- litaine; et le prince de Salerne, Charles II, fils du comte d'Anjou, tomba entre les mains des Siciliens le 5 juin 1284. Charles Ier, sans êtreébranlô par ce douloureux échec, s'apprê- tait à une nouvelle expédition qui devait le venger de tous ses désastres, lorsqu'il fut forcé de s'arrêter à Foggia. Sa dernière heure allait sonner. Par son testament, il laissa la succession des Deux-Siciles, ainsi que son comté de Provence, à Charles de Salerne, son fils ; et à défaut de ce prince, à Charles Martel, son petit-fils, qu'il avait désigné ainsi pour faire revivre la mémoire du plus intrépide champion du chris- tianisme en France. Il nomma, par le même acte, le comte d'Artois, son neveu, curateur de Charles Martel, pendant la captivité de l'héritier du trône, et Jean de Monlfort, capitaine du royaume, sous le bon plaisir du Saint-Siège. Cedevoir royal accompli, l'illustre moribond ne songea plus qu'à son salut. Il expira, les yeux et les lèvres attachés avec amour sur la croix, dont il se jugeait le plus fidèle défenseur.

Sa veuve Marguerite de Bourgogne se retira dans son comté de Tonnerre, elle avait fondé l'hôpital de Saint-Michel ; elle mourut dans les sentiments d'une piété fervente et dans l'exercice d'une inépuisable charité. « Le premier chevalier « du monde n'est plus, s'écria Pierre d'Aragon en appre-

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nant la mort de Charles d'Anjou. Il ne survécut lui-même que peu d'années à son rival. Martin IV finit ses jours dans le même temps, pénétré de douleur de la perte du frère de Louis IX.

Les successeurs de Martin IV, Honorius IV, Nicolas IV, Boniface VIII, soutenaient avec force les intérêts de la France. Ils avaient transporté à Charles de Valois la couronne d'Aragon, fief du Saint Siège. Mais dom Jaime, second fils dedom Pedro, avait résolu de faire annuler cette donation qui jetait une sorte de discrédit sur son titre royal et pouvait ébranler la fidélité de ses sujets. Dans cette persuasion, il s'adressa directement au fils de Charles d'Anjou, resté toujours prisonnier à Barce- lone. Il lui proposa de lui abandonner la Sicile et de l'aider à la reconquérir, à condition que l'autorité apostolique levât l'in- terdit qui pesait sur lui et que Charles de Valois renonçât au titre de roi d'Aragon. Bonifacce VIII acquiesça volontiers à ces arrangements de deux races jusqu'alors inconciliables. Mais les Siciliens élevèrent au trône l'infant Frédéric, fils de dom Pedro. Par un étrange concours de circonstances, le nou- veau roi de Sicile eut à combattre son propre frère dom Jaime devenu l'allié de son beau- père Charles-le-Boiteux. Celui-ci était retourné dans ses Etats, en laissant pour otages à la cour de Sarragosse ses trois fils, Charles Martel, Louis et Robert.

Dans le premier choc, malgré sa bravoure, Frédéric III faillit succomber; la maison d'Anjou serait rentrée triom- phante en Sicile, sans la défection du roi d'Aragon. Après de nombreuses péripéties, un traité définitif fut conclu l'an 1302 entre les parties belligérantes, sous les auspices du Saint-Siège. La couronne sicilienne demeura à Frédéric III, sa vie durant seulement, avec le titre de roi de h Trinacrie, imaginé pour ne pas porter atteinte au droit de Charles II, qui conservait toujours le titre de roi de Sicile dont la possession demeurait réversible à ce dernier et à ses descendants directs, après la mort de Frédéric. Une telle transaction n'avait pas de bases solides; aussi Frédéric, marié à Eléonore, fille cadette de Charles II, dédaigna le titre singulier de roi de Trinacrie, et ne

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tarda pas à s'appeler de son vrai nom. Il y eut alors deux rois de Sicile, l'un en deçà, l'autre au-delà du Phare de Messine ; voilà l'origine de cette expression : les Deux-Siciles.

Frédéric III, poète et législateur, fut l'homme le plus remar- quable de la première dynastie aragonaise établie en Sicile. Il encouragea l'industrie, le commerce, la navigation, les scien- ces, les lettres, tous les efforts de l'intelligence humaine, et constitua une représentation nationale dans le pays. Il restaura les parlements périodiques fondés par les Normands, négligés par les Souabe, et abandonnés par Charles d'Anjou. Il leur donna une forme nouvelle, calquée sur les états d'Aragon. A l'exemple de ceux-ci, les états siciliens furent partagés en trois branches : le clergé,les barons et les députés des villes. Ce prince leur procura les seuls jours heureux qu'ils eurent au Moyen- Age. Ûes rois, descendants du grand dom Pedro et de Frédé- ric 111 : un Pierre, un Louis, un Frédéric-le-Simple, les deux Martin, une Marie d'Aragon, une Blanche de Navarre passèrent sur le trône comme des ombres. Nominalement exercé par un roi ou par un régent, le pouvoir appartenait tout entier àun petit nombre de familles qui versaient le sang à flots pour leurs que- relles particulières. Pendant toute la durée du quatorzième siècle, les annales de la Sicile ne furent que la confuse histoire de la rivalité des Clermont et des Vintimille, des Palizzi et des Alagona, des Lana et des Perolla .

La situation précaire de la Sicile à cette époque l'aurait fait retomber infailliblement sous le joug de la dynastie angevine, si celle-ci avait su en profiter; mais, bien différent de leur ancêtre, les successeurs du conquérant n'avaient rien ni de son énergie puissanle, ni de sa dureté tyranique. Le trône héré- ditaire de Naples, conquis par Charles d'Anjou, resta à son fils Charles-le-Boileux; puis à son petits-fils Robert qui con- tinua son aïeul, non pas avec la même gloire, mais avec un bonheur plus constant et unç adresse plus soutenue. L'établis- sement capétien, dont Urbain IV avaitjeté les premiers fonde- ment, périt par l'administration déplorable de deux reines : Jeanne de Naples dans le midi, Marie de Hongrie dans le nord.

ET SON TEMPS. 545

Mais, tandis que ces deux petites-filles du grand Charles d'An- jou souillaient son nom et compromettaient son œuvre chez les Apuliens et chez les Hongrois, Hedwige, mariée en 1386 au grand-duc de Lithuanie,LadislasJagellon, l'honorait en Pologne elle contribua puissamment aux progrès de la civilisation chrétienne. Ainsi, depuis le frère de saint Louis, l'arbre capé- tien avait couvert de ses branches les Apennins et les Karpa- tes, les îles de la Méditerranée et les bords de la Vistule.

Nous ne pénétrerons pas plus avant dans ces détails qui nous entraîneraient trop loin de notre héros. Contentons-nous de constater que la conquête du royaume de Naples par Charles d'Anjou fut l'un des événements posthumes les plus importants de la vie d'Urbain IV. C'est le point de départ de l'influence de la France sur l'Italie, et, conséquemment, sur la civilisation elle-même, dont Rome était, alors comme aujourd'hui, la plus haute expression. Sans doute, Charles d'Anjou se laissa aller aux pjus fougueux écarts de la vengeance et de la cruauté : le sang de Conradin crie contre son impitoyable vainquenr; mais, cela accordé, le frère de Louis IX n'en reste pas moins l'un des plus intrépides capitaines, l'un des princes les plus méritants d'une époque féconde en guerriers illustres et en grands rois. Par les calculs de sa politique, par les alliances qu'il a introduites dans sa famille, autant que par ses brillantes victoires, il a fait asseoir sa noble race sur les trônes de Grèce, de Hongrie et de Pologne. Bien plus, il a écarté de l'Occident une nouvelle invasion de l'Islamisme, moins aperçue, mais non moins réelle que les invasions si vaillamment repoussées par Charles Martel et par Jean Sobieski.

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XVII

Portrait d'Urbain IV. Son amour de prédilection pour la France et spécia- lement pour saint Louis. Résumé de son rôle politique, religieux cl social.

Après de laborieuses explorations à travers les pages pou- dreuses des massifs in-folios qu'a produits l'érudition des Bénédictins, après des entretiens intimes et prolongés avec les actes et les écrits de tant de personnages dont on a évoqué les ombres, on sent le besoin de se recueillir encore pour revoir le portrait de celui qu'on a mis en scène. On veut contempler une dernière fois le héros qu'on aime et qu'on vénère.

Urbain IV, modèle accompli du Souverain Pontife, type par excellence du Vicaire de Jésus-Christ, sut toujours être doux, sans cesser un seul instant d'être fort. La force tem- pérée parla douceur, ce fut en effet le trait distinctifde son caractère, la grâce s'unissait admirablement à la majesté.

Son visage, fidèle miroir de son âme, était doué d'une beauté physique peu commune. Un air de mansuétude, de calme et de réflexion s'y mêlait, par un heureux accord, à tous les signes extérieurs qui dénotent la vigueur et la finesse de l'esprit.

Sa constitution délicate n'enlevait rien à l'énergie de sa volonté. Le long exercice de toutes les vertus avait commu- niqué à ses organes une fermeté invincible. Son corps était devenu comme impassible en présence des plus terribles épreu- ves. Ce courage, propre aux hommes d'une trempe extraor- dinaire, était d'autant plus héroïque, qu'il découlait d'une source surnaturelle.

Ce n'était pas seulement par une résistance intrépide que notre pape triomphait des obtacles, mais par une patience tranquille et un confiant abandon entre les mains de Dieu. La piété vive et profonde, qui pénétrait son intelligence aussi

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bien que son cœur, se reflétait comme un rayon du ciel sur son front. Combinée avec l'éclat du génie , avec l'expression de la bonté , elle complétait l'auguste et suave physionomie d'Urbain IV1.

Gracieux et bienveillant dans ses manières, on l'abordait avec confiance, on demeurait près de lui avec délices, on ne le quittait qu'à regret. Généreux et magnifique dans ses au- mônes et ses fondations, il épuisait son trésor à prévenir ou à consoler les misères publiques ou privées. Ses royales lar- gessps s'étendaient au loin, par delà les mers, jusqu'à Jéru- salem où il restaurait une hôtellerie pour les pèlerins, et il rachetait des troupes de captifs.

Indulgent et miséricordieux, sa première pensée, en cei- gnant la tiare, avait été de pardonner à ses ennemis qui ex- piaient leur crime dans les cachots. Il leur rendit les dou- ceurs de la liberté, de la famille et de la patrie, Noble et touchante inauguration d'un nouveau règne, que celle qui se célèbre par l'oubli des injures!...

Plein de sympathie et de commisération pour toutes les in- fortunes, il versait des pleurs, comme autrefois les prophètes d'Israël, sur les égarements des princes et sur les malheurs des peuples. Cette tristesse se reproduisait dans ses bulles avec une remarquable exubéiance de tendresse et de sensibilité. On y voit en effet, avec émotion, quelle amertume inondait son âme, ses douleurs poignantes, ses mortelles angoisses, lorsqu'il considérait les désastres qui se succédaient, comme les jours, surtout en Italie et en Palestine.

Ce qui frappe avant tout dans les sentiments d'Urbain IV, c'est un véhément amour pour la France. Il connaissait tous les éléments de bien qui fermentent au sein de cette fille aînée de l'Église. C'était sur elle qu'il faisait reposer ses plus chères

1. Epist. Urbani IV ad Communitates, apud Collect. scriptorum am- plissim. D. Martène, lom. II, p. 1253. On voit, dans cette lettre, avec quelle angélique ferveur Urbain IV, plein de défiance en lui-même, demande à l'uni- vers des prières spéciales pour que Dieu l'éclairé ei le fortifie. Dieu exauça cette prière universelle, en lui donnant la force de poursuivre l'œuvre de Grégoire VU.

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espérances; c'était d'elle qu'il recevait ses plus douces conso- lations. Aussi travailla-t il avec un dévouement affectueux à l'établissement d'une dynastie française sur le trône des Deux- Siciles.

« C'est dans votre royaume, écrivait-il à Louis IX, que « l'Église, affligée et fatiguée des autres royaumes, se repose t et respire... » Dans toutes ses correspondances avec ce pieux monarque, il épanche son cœur en un concert continu de louanges, de prières et de bénédictions à l'éternel honneur de la race des Franks. Il ne cesse de prophétiser, avec une magnificence de langage digne des beaux siècles de la litté- rature chrétienne, la mission civilisatrice de ce nouveau peuple de Dieu. Il le proclame avec enthousiasme fiancé à l'Église romaine et armé chevalier de la papauté1.

Urbain IV n'en régnait pas moins en père sur les autres por- tions de l'héritage de Jésus-Christ. Pour lui, la chrétienté toute entière ne formait qu'une immense famille, confiée à sa paternelle dictature, un empire sans frontières, sans distinction de races, dont il était le défenseur infatigable au dehors, et le juge incorruptible au dedans.

Pour la mettre à l'abri des ennemis extérieurs, il s'efforçait de lancer contre les profanateurs du divin tombeaules guerriers de la France 'chevaleresque. Il protégeait, au nord et au midi de l'Europe, la civilisation contre la barbarie lithuanienne et contre le fanatisme musulman, par les armées de la Pologne et de l'Espagne. Il luttait avec une sorte de noble acharnement contre les formidables Sarrasins de Manfred qui semblaient de- voir détruire la nationalité italienne et faire de Rome une bourgade mahométane. Il cherchait à réunir en un seul corps les deux grandes fractions du christianisme, en renversant le mur de séparation qui, depuis plusieurs siècles, divisait les Grecs et les Latins.

t. 0 régis devotio voce praeconis collaudanda , et excellentium meritorum coruscatiooe coDspicua... Epist . Ùrbani IV, ad regem Francorum, apud Col- lecl. scriptorum amplissim., D. Martène, loco citato.

ET SON TEMPS. 549

A cette époque la religion était regardée comme la base de tous les trônes, les rois et les peuples apportaient aux pieds d'Ur- bain IV toutes leurs querelles, toutes leurs réclamations. Cha- cun était reçu avec sympathie, entendu avec bienveillance. Les souverains y plaidaient contre les évêques quelquefois plus forts que les têtes couronnées; l'épiscopat, contre les barons envahis- seurs des biens du clergé; les seigneurs, contre tes^serfs révol- tés ; les serfs, contre la tyrannique oppression de leurs maîtres. L'auguste médiateur rappelait les uns et les autres au souvenir de leur céleste origine et de leur immortelle destinée. Plus d'une fois, heureux paciûcateur, il ramena la concorde dans deux camps prêis à s'entr'égorger. C'est ainsi qu'il engagea les deux compétiteurs à l'Empire, Richard de Cornouailles et Alphonse de Castille, à s'expliquer par leurs ambassadeurs devant la cour romaine. Il envoya également en Angleterre un cardinal-légat pour pacifier ce royaume en proie aux horreurs de la guerre civile.

Loin d'être absorbé par ce rôle pondérateur, Urbain IV don- nait au gouvernement de l'Eglise tous les soins qu'aurait pu comporter un règne heureux et tranquille. Suprême déposi- taire des intérêts de la religion, tuteur du dogme, de la morale, du culte et de la discipline, foyer vivant de l'autorité spirituelle, centrede l'unité catholique, aucune de ces fonctions si étendues, si élevées, si délicates, n'échappait à sa vigilante activité ; il planait sur les deux mondes avec un calme imper- turbable, avec une égale sollicitude, portant partout des regards de pontife, de docteur et de roi.

Certes, ce vaste ministère des papes n'était pas facile au mi- lieu des passions fougueuses et brutales qui éclataient alors et qui menaçaient les fondements de l'ordre moral et social. Pour le seconder, Urbain IV avait des légions d'évêques, de moines et de saints, qui, répandus parmi toutes les provinces ecclésiastiques, déployaient, dans la diversité même de leurs vertus, et de leurs missions, celte variété dans l'unité qui cons- titue la beauté féconde, la souveraine majesté du christianisme.

550 URBAIN IV

Avec ce triple point d'appui, et les clés de saint Pierre pour levier, Urbain IV, à l'exemple des pontifes ses prédécesseurs, résolut le problème d'Archiméde; il a soulevé le monde et l'a transporté dans les voies du salut.

FIN DE L'HISTOIRE D'URBAIN IV,

TABLE DES MATIÈRES

I. Naissance de Jacques Pantaléon en 1185. Sa première éducation. Ses études aux écoles de Troyes et à l'Univer- sité de Paris. - 'eçu docteur, il professe la théologie. Il est fait prêtre et revient au pays natal. Ses prédications à Troyes. Sa science et sa vertu attirent sur lui l'attention publique 1

II. Jacques Pantaléon s'attache à Anselme de Mauny, son compatriote. Il est nommé chanoine de Laon. Il devient l'unique représentant des intérêts du chapitre qui le députe trois fois à Rome. Importance de ses fonctions d'archidia- cre. — Plusieurs de ses collègues le choisissent pour leur exécuteur testamentaire. Il est transféré à l'archidiaconat de Liège. Ses vertus et ses talents lui méritent la vénéra- tion de trois saintes filles qui ont contribué à l'établissement primitif de la Fête-Dieu 17

III. Jacques Pantaléon assiste au concile de Lyon en 1245. Il prend part aux délibérations avec les évêques de la Cham- pagne. — Il est envoyé en Allemagne. Des chevaliers le dévalisent et le font prisonnier. Il s'embarque pour la Terre Sainte avec Louis IX. Il a une seconde mission dans l'Allemagne du nord. Il pose les bases de la civilisation chrétienne en Prusse. Il soutient Innocent IV dans la lutte

du Sacerdoce et de l'Empire 39

IV. Jacques Pantaléon, évêque de Verdun, accompagne In- nocent IV dans son retour triomphal à Rome. Sa nouvelle mission en Allemagne. Il est fait prisonnier. Fin de sa captivité par suite de la mort d'Innocent IV. Il vient pren- dre possession de son évêché de Verdun. Il gouverne son diocèse avec sagesse et fermeté. Le pape Alexandre IV se

552 URBAIN IV

* l'attache personnellement en qualité de conseiller intime. Querelle des Ordres mendiants. Jacques Pantaléon est élu patriarche de Jérusalem 66

V. Jacques Pantaléon est nommé patriarche de Jérusalem. Situation lamentable de la Terre Sainte à cette époque. Le nouveau patriarche fixe sa résidence à Ptolémaïs. 7— Organi- sation civile et ecclésiastique du royaume de Jérusalem. Restauration du culte dans l'église du Saint-Sépulcre. Que- relle des Pisans et des Génois, des Templiers et des Hospita- liers. — .lacques Pantaléon remplit le rôle de pacificateur. Il catéchise Houlagou, chef des Tartares, et lui administre le baptême. Il protège les chevaliers de Saint-Jean de Jéru- salem. — Il revient en Europe pour solliciter des secours en faveur des Orientaux. Il reste auprès d'Alexandre IV. Mort de. oe pape .86

VI. Sollicitude du patriarche de Jérusalem. Il dresse une relation de la Terre Sainte. Elle lut à peu près entièrement copiée par Adrichomius , géographe du XVIme siècle. Jac- ques Pantaléon s'attriste de la situation lamentable des affai- res des Orientaux. Il compose la paraphrase du Miserere.

Analyse de ce beau commentaire. Citation des princi- paux passages. Appréciation littéraire et théologique de l'opuscule considéré dans son ensemble 117

VII. Jacques Pantaléon, élu pape, prend le nom d'Urbain IV.

Modes usités pour l'élection des Souverains Pontifes. Etat (Je l'Europe en 1261. Urbain IV notifie son élection au monde catholique ; A l'archevêque de Reims et à ses suf- fragants; A Louis IX et à toute la famille royale. Il écrit à sa sœur Agnès, abbesse d'un couvent , près de Pérouse; A la ville et au chapitre de Laon; Aux religieuses de Notre- Dame-aux-Nonnains et à l'évêque de Troyes. Il fixe sa ré- sidence à Viterbe, puis à Orvieto . Il rentre en possession des domaines de saint Pierre. Réflexions à ce sujet .... 157

VIII. Importance des cardinaux dans le gouvernement de l'Eglise. Urbain IV fait deux promotions de cardinaux, l'une au mois de décembre 1261, l'autre au mois de mai 1262.

Notice biographique sur chacun des nouveaux membres du Sacré-Collège. Urbain IV travaille activement à réformer plusieurs abus, à terminer divers conflits , et à pourvoir aux sièges épiscopaux vacants 193

IX. Utilité des Ordres religieux. Urbain IV encourage les uns, réforme les autres, les rappelle tous à leur but surnatu-

TABLE DES MATIÈRES. 5b3

rel et divin. Pontigny etMorimont, filles de Citeaux, atti- rent particulièrement son attention. Son neveu Félix devient abbé de Montier-la-Celle. Urbain IV favorise le développe- ment des institutions monastiques. Les frères Joyeux ou chevaliers de Marie. Les Servites de la Sainte-Vierge. Les Guillelmites. Les Célestins. Les Trinitaires. Les Urbanistes. Déplorable situation de l'Eglise de Trêves. Urbain IV protège les Franciscains. Ermites de Saint-Paul, en Hongrie. Les Templiers. Canonisation de Richard, évêque de Chicester. Procédures pour l'examen de la cause d'Hedwige, princesse de Pologne, et de Jean, seigneur de Montmirail 228

X. Urbain IV déplore l'extinction de l'empire latin de Cons- tantinople. Il travaille à son rétablissement. Il s'alflige de la séparation de l'Eglise grecque. Il tente de ramener T Orient dans le giron de l'Eglise romaine. Il écrit à Louis IX; Aux prélats de France, d'Angleterre et d'Espagne. Procédés tyranniques de Michel Paléologue. Urbain IV lui écrit pour la réunion de l'Eglise grecque. Il tâche d'apaiser les querelles des Génois et des Vénitiens. Il encourage la guerre de Guillaume de Villehardouin, prince d'Achaïe , con- tre les Grecs. Lettre remarquable qu'il adresse à Michel Paléologue. Nouvelle lettre de l'empereur ; nouvelle réponse

du pape. Urbain IV écrit aux habitants de Chypre. .... 279

XI. Périls croissants de la Terre Sainte. Ravages de Bi- bars, sultan des Mameluks, en Palestine. Efforts d'Urbain IV pour secourir les chrétiens de Syrie. Il écrit à Louis IX une lettre remarquable. Il sollicite le centième des revenus ecclésiastiques comme subsides. Il nomme un patriarche de Jérusalem. Les malheurs o\e la Palestine ne lui font point perdre de vue les contrées septentrionales de l'Europe.

Il écrit au roi de Bohême et au roi de Hongrie pour les encourager dans leurs expéditions chrétiennes contre les infi- dèles. — Il réprimande Etienne IV, fils de Bêla 327

XII. Alphonse, roi de Castille, et Richard, comte de Cor- nouailles, s'adressent au pape Urbain IV pour obtenir la con- firmation de leur élection respective à l'empire d'Allemagne.

Urbain IV autorise les deux compétiteurs à porter le titre d'empereur élu. Il les cite tous les deux à comparaître de- vant lui. Il écrit au roi Alphonse de Castille pour l'érection de Cadix en siège épiscopal. Révolte des barons d'Angle- terre contre Henri III. Urbain IV s'efforce de les réconci- lier. — Il écrit au comte Richard pour l'engager à soutenir

554 URBAIN IV

la cause de Henri III. Saint Louis devient l'arbitre du con- flit anglais. Nouvelle lettre d'Urbain IV au sujet des deux empereurs élus d'Allemagne. Rodolphe de Hasbourg, fon- dateur de la dynastie autrichienne 358

XIII. Portraits de Manfred, prince de Tarente, et de Conra- din, petit-lils de Frédéric II. Indignation d'Urbain IV au sujet du mariage de l'infant Pierre d'Aragon avec Constance, fille de Manfred. Il écrit à Jacques-le-Conquérant, roi d'Aragon ; A saint Louis, roi de France. Manfred se for- tifie dans l'Italie centrale. Urbain IV le cite à son tribunal.

Ses injonctions aux Siennois et aux Pisans pour les dé- tourner du parti de l'usurpateur. Défection des Lucquois.

Urbain IV travaille à extirper l'hérésie des Manichéens. Il publie une croisade contre Manfred. Il propose la Sicile

à Charles d'Anjou .391

XIV. Rapports des papes avec les Normands, fondateurs du royaume desDeux-Siciles. Urbain IV travaille à l'établisse- ment d'une dynastie française sur le trône de Naples. Il écrit à Henri III, roi d'Angleterre. —Légation de Barthélemi Pignatelli, archevêque de Cosenza. Lettre d'Urbain IV à Albert de Parme, son légat en France ; A saint Louis ; A la reine Marguerite. Conditions proposées par Urbain IV dans son traité avec Charles d'Anjou relativement à la cou- ronne sicilienne. Urbain IV modifie ses premières exigen- ces. — Baudouin, empereur détrôné de Constantinople, écrit à Manfred. Urbain IV apprend avec un douloureux étonne- ment que Charles d'Anjou est nommé sénateur de Rome. Il se résigne, dans la crainte de voir Manfred élevé à cette dignité. Charles d'Anjou lui donne des sûretés. Pouvoirs très-étendus qu'Urbain IV confère à Simon de Brie , cardinal légat en France. Tentative d'empoisonnement contre Ur- bain IV. Mort de Percivallo d'Oria. Lettre d'Urbain IV

à Manfred. Urbain IV quitte Orvieto. . « 422

XV. Relations intimes d'Urbain IV avec saint Thomas d'Aquin. Ouvrages que l'angélique docteur compose à la sollicitation d'Urbain IV. Institution de la Fête du Saint- Sacrement. Thomas d'Aquin en rédige l'office. On en attribue le chant à Urbain IV. Incomparable beauté de ce chant. La Fête-Dieu n'est pas universellement célébrée du vivant d'Urbain IV. Privilèges qu'Urbain IV accorde à l'Université de Paris ; A l'hôpital des écoliers de Saint-Ni- ' colas du Louvre ; A l'académie de Palencia, en Espagne ;

A l'Université de Padoue, en Italie. Il embellit et res-

TABLE DES MATIÈRES. 555

taure les édifices de Rome. Il réforme un abus relatif aux sépultures ecclésiastiques. Fondation de l'église Saint-Ur- bain et de son chapitre collégial. Description abrégée de ce bijou de l'art gothique. An cher, continuateur de l'œu- vre de son oncle Urbain IV, fonde, dit-on, l'oratoire de Saint- Pantaléon. . 474

XVI. Derniers moments d'Urbain IV. Sa mort est accom- pagnée de l'apparition d'une comète. Diverses translations du corps d'Urbain IV. Manifeste des cardinaux pour rame- ner les rebelles. Charles d'Anjou entre en triomphe à Rome.

Son couronnement. Bataille de Bénévent qui fait perdre à Manfred la couronne et la vie. Charles d'Anjou à Naples.

Sa cruauté envers Conradin. Pierre d'Aragon et les Vêpres siciliennes. Mort de Charles d'Anjou 515

XVII. Portrait d'Urbain IV. Son amour de prédilection pour la France, et spécialement pour saint Louis. Résumé

de son rôle politique, religieux et social 546

SMC

BX 1242 .G46 1866 Georges, Etienne, Histoire du Pape Urbain, 1185-1264 47235516

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