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HISTOIRE

PHILOSOPHIQUE

ET POLITIQUE

Des Établissemens et du Commerce DES Européens dans les deux Indes.

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Par Guillaume-Thomas HAFNAL.

TOME SEPTIEME.

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HISTOIRE

PHILOSOPHIQUE

ET POLITIQUE

Des Etablissemens et du Commerce DES Européens dans les deux Indes.

•«==

Par Guillaume-Thomas RAFNAL.

TOME SEPTIEME.

A GENEVE,

Chez Jean -Léonard PELLET , ImpnmeLu: de la Ville Se de l'Académie.

M. D C C. L X X X.

TABLE

DES

INDICATIONS.

ILIIH Mllllilll H1MB.MMJM— I

LIVRE TREIZIEME.

EtahUJfemens des François dans les ijles de V Amérique,

ï. \^ Onsidératioisis générales fur

rétablijjcment des colonies. . page i

II. Premières expéditions des François aux

ijles de r Amérique. . . . 5

III. Les iJles Françoifes languijjent long-

tems fous des privilèges cxclujïfs. . 7

IV. Les ijles Françoifes recouvrent la li-

berté. Obflacles qui s'oppofent encore

à leurs progrès. . . . . i?

V. Mefures prifes par la cour de Verfailles

pour rendre fes colonies utiles. . 21

a 3

VI TABLE

VI. Notions fur la Guyane. Motif qua-

voient les Européens pour la fréquen- ter G* /t-î parcourir, . . . 24

VII. Les François s'établijf<.nt dans la Guyane , &y languijfcnt pendant un fiulc. z8

VIÏI. cour de Vcrfailles fc propofe de rendre la Guyane fiorijfante. Ce projet avoit-il été judicieufement conçu ? fut-il fagement exécute l ... 33

IX. Idée quil faut fc former des côtes &

du fol de la Guyane. ... 47

X. Quels hraspourra-t'Cn dejliner aux cul-

tures dont la Guyane ejl fufceptible ? 54

XI. Avant de jetter des capitaux dans la

Guyane , il convient d'examiner fi la colonie cfi bien organifée ; il en faut régler les limites 60

XIÎ. YAat acîucl de la Guyane Françoife. 6^

XIII. Après de longues difcuflons entre les cours de Londres ù de Verfailles, Sainte-Lucie rcfte a la France. . 6y

XïV. Prcmicres opérations de la France à

Sainte-Lucie 73

5n/. Quelle opinlonfaut-il avoir de Sainte- Lucie ? 7^

DES INDICATIONS. vil

XVI. Etat acluel de la colonie de Sainte- Lucie. 7^

XVII. Obftacles qui fe font oppofés aux progrès de Sainte-Lucie. . . 8i

XVIII. Moyens que la cour de Verfailles fe propofe pour mettre Sainte-Lucie à Vahri de Vinvafion. . . . 85

XIX. Les François s'étahlijfcnt à la Mar- tinique fur les ruines des Caraïbes. 88

XX. Premiers travaux des François à la Martinique 91

XXI. La Martinique jette un grand éclat. Caufes de cette profpérité. . . ç6

XXII. Manière dont fe faifoit le commerce

à la Martinique ÇQ

XXIII. La Martinique déchcoit. Caufc de cette décadence 108

XXIV. Etat aciuel de la Martinique. . 115

XXV. La Martinique peut-elle- efpéret de voir améliorer fa condition? . 117

XX\'I. La Martinique peut-elle être con-

qiiifc? . . . . . . 112,

XXVIï. Les François cnvahijfcnt la Gua- deloupe. Calamités qu ils y éprouvent. 11%

XXVIII. La Guadeloupe fort peu-à-pcu de

a 4

niï TABLE

la misère : mais m devient une cô- lonie florijfantc qu après avoir été cou- quije par V Angleterre. . . . 131

XXIX. Variations du minijîcre de France dans le gouvernement de la Guade- loupe 13 s'

XXX. Quelles font les dépendances de la Guadeloupe i4'3

XXXî. Situation aciaelle de la Guadeloupe & des petites ijles qui lui font fou- mifes. . . . . . . 143

XXXIÎ. Mcfures prifes par la France pour

préferver la Guadeloupe de linvafion, 15©

XXXIII. Courte defcription de Vife de Saint-Domingue I5§

XXXIV. Des vagabonds François fe réfu- gient à Saint-Domingue. . . ï<)6-

XXXV. La cour de Verfailles avoue ces hommes entreprenans , lorfque leur fituation a pris de la fiabilité , Ù

leur donne un gouverneur. . 161 XX X^ I. Le minijîcre forme une compa- gnie pour la partie du Sud de Saint-

Dom:n-^ue i75

XXXVII. Malgré les calamités quelk

DES INDICATIONS. m

éprouve , la cplonie de St. Dominguc devient le plus bel établijjement du Nouveau-Monde.' . . . . 175

XXXVIII. Etahlljjemens formés dans la partie du Sud de Saint-Domingue. 181

XXXIX. Moyens qui pourraient améliorer

les cultures dans le Sud de la colonie. 194

XL. Etahlijjemens formés dans l'OueJ} de

Saint-Domingue 196

XLI. Réflexions fur le peu d'intérêt qwz Us métropoles & les colonies prennent les unes aux autres. . . . 207

XLII. Etablijfemens formés au Nord de

Saint-Domingue 210

XLIII. Grande importance de la ville du cap François , Jituée fur la côte dui Nord de Saint-Domingue. . . 214

XLIV. Nature & quantité des produclions que la France reçoit annuellement de fa colonie de Saint-Domingue. 220

XLV. Liaifons de St. Domingue avec les

nations étrangères. . . . 228

XLVI. Les liaifons de la France avec Saint-Domingue deviennent dange- reufes pendant la guerre. Pourquoil 230

X TABLE

XL vil. La pditie de Saint-Domingue occupée par Us François peut être attaquée par les Efpagnols qui en pofsèdcnt Vautre partie. . . 233 XLVin. Les limites entre VEfpagne G" la France ont-elles été judicieufement fixées à Saint-Domingut 1 . . 138 XLIX. Moyens qua la partie Françoife de Saint-Domingue pour fe garantir d'une invafion étrangère. . . 242. L. Le droit de propriété ejl-il bien établi

dans les ijles Françoifes? . . 2.55 LL Les impôts font - ils convenablement

njjis dans les ijles Françoifesl . 2'5i LÎI. Les milices font-elles bien ordonnées

dans les ijles Françoifes ? . . 274 LIIL Le partage des héritages ejl-il utile- ment réglé dans les ifles Françoifes ? 280 LIV. A-t-on pourvu fagement au paiement des dettes contraclées par les ifles

Françoifesl 287

LV. La métropole^ en obligeant fes ijles à ne livrer quà elle leurs productions , en a-t-elle fuffifamment affuré lex- tracî'ionl 5°®

DES IMDICATIONS. xi

LVI. L'autorité aux ijlesErançoifes, ejl-clle dans les mains les plus propres à les faire profpérer V . . . .. 310

LVII. Cliangemens quil conviendroit de faire dans Vadminijlration des ijles Françoifes 319

LVIII. La France peut - elle avoir une marine militaire ? Lui convient-il de lavoir ? Mefures quelle doit prendre pour lavoir 329

XII TABLE

LIVRE QUATORZIEME.

Etahlijfemens des Anglais dans les ijles de r Amérique,

I. \^U EL étoit létat de l'Angleterre y

lorfquclle commença à former des etahlijfemens dans les ijles de V Amérique 345?

II. Caufcs qui hâtèrent la population des

ijles Angloifes 351

III. Par quels hommes furent peuplées les

ijles Angloijés 362,

IV. Sous quelle forme d'adminijîration

s'établirent les ijles Angloifes. . 365

V. Moyen employé par la métropole ,

pour s'ajfurer toutes les productions

de fes ijles 369

VI. Diminution des avantages que V An-

gleterre retiroit de fes ijles. Quelle en

fut la caufe 375

VIL Les Anglois s'étahlijfent à laBarhade.

Grande profpérité de cette ijle. . 375

DES INDICATIONS. xiii

VIII. Confpiration formée à la Barbadc

par les efclaves 376

IX. Etat aciuel de la Barbade. . . 378

X. La Barbade ejl-elle fufceptible d'une

grande défenfe ? . . . . 382 XL Evénemens arrivés dans Antigoa, Productions & charges de cette ijle. Importance dont elle ejî pour la Grande-Bretagne 383

XII. A quoife réduit V établijfement formé

par les Anglois à Montferrat. . 389

XIII. Mœurs anciennes & état aciuel de

V ijle de IS! lèves 391

XIV. Saint -Chrijlophe , d'abord partagé entre les Anglois & les François .y rejîe à la Grande-Bretagne, . 395

XV. Ce que St. Chrijlophe ejl devenu fous

la domination Britannique. . 395

XVI. Déplorables catajlrophes arrivées à Saint- Chrifîophe 397

XVII. Particularités fur la Barboude. 401

XVIII. La colonie d'Anguille cfl très- miférable yv& fon fort ne peut pas changer 403

XÎX. Tonola eJî la feule des ijles Vierges

XIV TABLE

que les Anglais aient cultivée. Re- proche au gouvernement. . . 405

XX. Defcription de la Jamaïque. . 407

XXI. Les Efpagnols découvrent la Jamaï- que , & s'y établijjfcnt quelqitc tcms après 408

XXII. La Jamaïque ejî conquifc par les Anglais. Evénemens arrivés dans Vijle depuis quils en font les maîtres. 411

XXIII. Cultures établies à la Jamaïque. 423

XXIV. Etat acîuel de la Jamaïque , con- Jidérée fous tous fes rapports. . 430

XXV. Moyens qua la Jamaïque pour fe garantir de l'invajion. . » . 437

XX Vî. Dangers qui menacent la Jamaïque

dans fon propre fein. . . . 441

XXVII. Avantages de la Jamaïque pour la guerre. Défavantages pour la na- vigation 453

XXVIII. Révolutions arrivées dans les Lucayes. Etat de ces ijles. . . 4S^

XXIX. Pauvreté des Bermudes. Caractère

de leurs habitans. . ^ . . 459

XXX. La Grenade fut d'abord occupée par les François. Ce quy firent les pre- miers colons 4*^3

DES INDICATIONS. xr

XXXI. Evénemens arrivés dans la Grenade depuis quelle ejl tombée fous la domination Britannique. . . 469

XXXII. Cultures de la Grenade G* des Grenadins. . , , . . 475

XXXIII. L'ijle de Tahago , qui occajionna de grands combats entre leS'Hollan- dois & les François devient une pojfejjion Britannique. . . . 475

XXXIV. Plan de défrichement pour ks ijles d'Amérique 480

XXXV. Malheurs arrivés aux Anglois à Tabago , pour s^être écartés des maxi- mes que nous venons de tracer. . 484

XXXVI. Hiftoire des fauvages de Saint- Vincent, . , . . . . 485

XXXVII. L'arrivée des François à Saint- Vincent brouille les Caraïbes noirs avec les Caraïbes rouges. . . 487

XXXVIII. Saint-Vincent tombe au pou- voir des Anglois. Sort de Vifle fous cette domination 402

XXXIX. La Grande-Bretagne entre en poffcffion de la Dominique. . . 45)8

XL. Difcorde entre les Anglois de la

XVI TABLE DES INDICATIONS.

Dominique & les François des ijles voijlnes 501

XLI. En quoi conjïjîe Vimportance de la

Dominique $05

XLII. Loix particulières à la Dominique. $06

XLIII. Plan conçu par le minijlère Bri- tannique ^ pour rendre florijfantes les trois ijles autrefois neutres. . 510

XLIV. Objlacles qui fe font oppofés- à la

profpérité des ijles neutres. . . 515

XLV. Etat acîuel des ijles Angloifes. 518

XLVI. Réfumé des richeffes qui fortent

de tout V Archipel Américain. . 529

XLVII. Moyen le plus propre à multiplier les productions de V Archipel de V Amérique 532

XLVIII. Q_uel doit être le fort futur des

ijles de V Amérique. . . . 535

Fin de la Table du tome feptième.

HISTOIRE

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HISTOIRE

PHILOSOPHIQUE

ET

POLITIQUE

DES ÉTABLISSEMENTS ET DU COMMERCE DES EUROPÉENS DANS LES DEUX INDES.

LIVRE TREIZIÈME.

Etablilfcrnins des François dans Us ijlcs ds tAmérique,

JL'HiSTOiRE ne nous entretient que àz i_ conquérans qui fe font occupés , au mépris Conriden- du fang & du bonheur de leurs fujets , à y^,^, f^,^. étendre leur domination : mais elle ne nous l'étahHfle-

^ ' r ^ ^^> 1 p r r ment tleg

prelente 1 exemple d aucun iouverani qui le coioniss foit avile de la reftreindre. L'un, cependiint Tçm& Fi h A

2 Histoire philosophkive

n aiiroit-il pas été.aiifri fage que l'autre a été funefle ; & n en feroit-il pas de l'étendue des empires ainfi que de la population ? Un grand empire & une grande population peuvent ctre deux grands maux. Peu d'hommes , mais heureux; peu d'efpace , mais bien gouverné. Le fort des petits états efl de s'étendre ; celui des grands de fe démembrer.

L'accroifTement de puifîance que la plupart des gouvernemens de TEurope fe font promis de leurs poiTeiTions dans le Nouveau-Monde , m'occupe depuis trop long-tems, pour que je ne me fois pas demandé fouvent à moi- même , pour que je n'aie pas demandé quel- quefois à des hommes plus éclairés que moi, ce qu'on devoitpenfer d'établiffemiens formés à fi grands frais & avec tant de travaux dans \\n autre liémifphcre.

Notre véritable bonheur cxige-t-il la jouif- fance des chofes que nous allons chercher fi loin ? Sommes- nous deilinés à conferver éternellement des goûts aufli faûices ? L'hom- me eft-il pour errer continuellement entre le ciel & les eaux ? Eft-il un oifeau de paiTage , ou refiemble-t-ii aux autres animaux , dont la plus grande excurfion eil très-limitée r

DES DEUX Indes. 3

Ce qu'on retire de denrées peut-il compenler avec avantage la perte des citoyens qui s'éloignent de leur patrie pour être détruits, ou par les maladies qui les attaquent dans la traverfée , ou par le climat à leur arrivée ? A des diflances auffi grandes , quelle peut être rénergie des loix de la métropole fur les fujets , & l'obéiffance des fujets à ces loix ? L'éloignement des témoins & des juges de nos a£lions , ne doit-il pas amener la cor- ruption des mœurs , & avec le tems le déclin des inflitutions les plus lages , lorfque les vertus & la juftice , leurs baies fondamen- tales, ne fubfiftent plus ? Par quel lien folide une poffefîion , dont un intervalle immenfe nous fépare , nous fera-t-elle attachée? L'individu, dont la vie fe paffe à voyager, a-t-il quelque efprit de patriotifme ; & de tant de contrées qu'il parcourt , en eil-il une qu'il continue à regarder comme la fienne? Des colonies peuvent-elles s'înîéreffer à un certain point aux malheurs ou à la profpérité de la métropole , & la métropole fe réjouir ou s'affliger bien fmcérement fur le fort des colonies ? Les peuples ne fe fentent-ils pas un penchant vi©lent à fe gouverner eux-

A 2

4 Histoire ph ilosophiq^ue

mêmes , ou à s'abandonner à la première puiffance affez forte pour s'en emparer ? Les adminiflrateurs qu'on leur envoie pour les gouverner ne (ont-ils pas regardés comme des tyrans qu'on égorgeroit , fans le refped pour la perfonne qu'ils repréfentent ? Cet agrandifiement n'eft-il pas contre nature , & tout ce qui efl contre nature ne doit-il pas £nir ?

Seroit-ce un infenfé que celui qui diroit aux nations , il faut ou que votre autorité ceffe dans l'autre continent , ou que vous en fafîiez le centre de votre empire? Choififiez. Reftez dans cette partie du monde ; faites profpérer la terre fur laquelle vous marchez, vous vivez ; ou fi l'autre hémifphère vous ciFre plus de puiiTance, de force, de fureté, de bonheur , allez vous y établir. Portez-y votre autorité ; vos armes , vos mœurs & vos loix y profpéreront. Y penfez-vous , lorfque vous voulez commander , être obéis vous n'êtes pas , tandis que l'abfence du chef n'eft Jamais fans facheufe conféquence dans l'enceinte étroite de fa famille. On ne règne qu'où l'on efl ; & encore n'efl-ce pas une chofe facile que d'y régner dignement»

DES DEUX Indes. ^

Pourquoi, ô fouverain, avez-vous raffemblé de nombreufes armées au centre de votre royaume ? Pourquoi vos palais font-ils en- vironnés de gardes ? C'ell que la menace toujours inftante de vos voifins , lafoumifîion de vos peuples & la Cureté de vos perfonnes facrées exigent ces précautions. Qui vous répondra de la fidélité de vos lujets au loin ? Votre fceptre ne peut atteindre à des milliers de lieues , & vos vaifleaux ne peuvent y fuppléer qu'imparfaitement. Voici l'arrêt que le deftin a prononcé fur vos colonies. Ou vous renoncerez à elles , ou elles renonceront à vous. Songez que votre puiiTance cefie d'elle-même , fur la limite naturelle de vos états.

Ces idées , qui commencent r germer dans les efprits , les auroient révoltés au commen- cement du dix-feptième fiècle. Tout étoit alors en fermentation dans la plupart àes contrées de l'Europe. Les regards fe tour- noient généralement vers le Nouveau-Monde; & les François paroiffoient auiîi in-ipaîiens que les autres peuples d'y jouer \\v. rôle.

Depuis la fin tragique du meilleur de fes II. monarques , cette nation avoit été fans ceffe ^''^^""^^■^s

expeditionr

A 3

6 Histoire PH iLosoPHiciUE

dcsFrancois boiilevcrfée par les caprices d'une reine in- , , : tn2:ante , par les vexations d un étranger

l'Amérique. î^, ' \ . °

avide , par les projets d un lavori lans talent. Un miniftre defpote commençoit à la charger de fers ; lorfque quelques-uns de fes navi- gateurs , auffi puiffamment excités par la pafiion de Findépendance , que par l'appât des richeiîes , tournèrent leurs voiles vers les Antilles , avec Fefpérance de fe rendre maîtres des vaiiTeauxEfpagnols mi'* fréquen- toient ces mers. La fortune, après avoir plu- lieurs fois fécondé leur courage. Us réduilit à chercher un afyle pour fe radouber. Ils le trouvèrent à Saint - Chriilophe en 1625. Cette ille leur parut propre au fuccès de leurs armemens ; & ils fouhaitèrent être rutoriiés à y former un établiffement. Denrmbuc , leur chef, obtint non-feulement cette liberté , mais encore celle de s'étendre autant qu'on le voudroit ou qu'on le pourroit , dans le grand archipel de l'Amérique. Le gouver- nement exigea pour cette pérmiflion , qui nétoit accompagnée d'aucun fecours, d'au- cun appui, le dixième des denrées qui arri- veroient de toutes les colonies qu'on par- viendroit à fonder.

DES DEUX Indes. 7

Une compagnie fe préfenta en 1626, pour H!. exercer ce privilège. C'étoitrum£îe dïm tcms ^'" '.V*^'^

, , . Francoiics

la navigation & le commerce n'avoient hnguifT.nt pas encore affez de vigueur pour être aban- lon&-tcms

, , , , . . . fous (ies

donnés a la liberté des particuliers. Elle obtint privUè-cs les plus grands droits. L'état lui abandonnoit excUiilrs. pour vingt ans toutes les illes qu'elle mettroit en valeur, & Tautorifoit à fe faire payer cent livres de tabac, ou cinquante livres de coton par chaque habitant depuis feize jufqii'à foixante ans. Elle devoit y jouir encore.de l'avantage d'acheter & de vendre exclufive- ment. Un fonds qui ne fut d'abord cjue de 45,000 livres , & qu'on ne porta jamais au triple de cette femme , lui valut tous ces encouragemens..

Il ne paroiffoit pas poffible de rien faire d'utile avec des moyens fi foibles. On vit cependant fortir de Saint- Chriftophe des effaims d'hommes hardis & entreprerians , qui arborèrent le pavillon François dans les ifles voilines. Si la compagnie qui excitoit l'efprit d'invafion par quelques privilèges , eût eu , à tous égards , une conduite bien raifonnée , l'état ne pouvoir tarder à tirer quelque fruit de cette inquiétude. Malhcu-

A 4

s Histoire philosophique

reufement elle fît ce qii a toujours fait , ce que fera toujours le monopole : rambition d'un gain excefîif la rendit injufte & cruelle.

Les Hollandois , avertis de cette tyrannie, fe préfentèrent avec des vivres & des mar- chandifes , qu'ils offroient à des conditions infiniment plus modérées. On accepta leurs proportions. Il fe forma dès-lors entre ces républicains & les colons , une liaifon dont il ne fut pas pofîible de rompre le cours. Cette concurrence ne flit pas feulement fa- tale à la compagnie dans le Nouveau-Monde, elle l'empêchoit de débiter (es cargaifons ; elle la pourfuivit encore dans tous les mar- chés de TEurope , oii les interlopes donnoient toutes les productions des ifles Françoifes à plus bas prix. Découragés par ces revers mérités , les aflbciés tombèrent dans une inaûion entière , qui les privoit de la plus grande partie de leurs bénéfices , fans dimi- TiUer aucune de leurs chare;es. Dans leur défefpoir , ils abandonnèrent, en 163 1 , leur odroi à une nouvelle compagnie , qui elle-même le céda à une autre en 1642. Inutilement , le miniftère facrifîa à la dernière les droits qu il s'étoit réfervés. Cette faveur

DES DEUX Indes, 9

ne poiivoit pas changer le mauvais efprit qui jufqu'aiors avoit été un principe confiant de calamités. Une nouvelle révolution devint bientôt néceflaire. Pour éviter l'a ruine totale , pour ne pas fuccomber fous le poids de fes engagemens^ le corps épuifé mit (es pofTeffions en vente. Elles furent achetées la plupart par ceux qui les conduifoient comme gouver- neurs.

BoifTeret obtint, en 1649, P^^"'' 73,000 livres, la Guadeloupe, Marie Galande, les Saints, & tous les effets qui appartenoient à la compagnie dans ces ifles : il céda la moitié de fon marché à Houel , fon beau- frère. Duparquet ne paya, en 1650, que 60,000 livres , la Martinique , Sainte-Lucie, la Grenade & les Grenadins : il revendit fept ans après au comte de Cerillac la Grenade & les Grenadins un tiers de plus que ne lui avoit coûté fon acquifition entière. Malthe acquit, en 165 i , Saint- Chriilophe , Samt- Martin , Saint - Barthelemi , Sainte -Croix & la Tortue , pour 40,000 écus : ils' furent payés par le commandeur de Poincy qui gouvernoit ces ifles. La Religion devoit les pofTéder comme fiefs de la couronne , & n^n.

10 Histoire philosophique

pouvoit confier Fadminiilratioii qu'à des François.

Les nouveau^ pofTeffeurs jouirent de l'au- torité la plus étendue. Ils dilpoloient des terreins. Les places civiles & militaires étoient toutes à leur nomination. Ils avoient droit de faire grâce à ceux que leurs délégués con- damnoient à mort. Cétoient de petits fou- verains. On devoit croire que régiffant eux- mêmes leur domaine, l'agriculture y feroit des progrès rapides. Cette conjecture fe réalifa à un certain point, malgré les émo- tions qui furent vives & fréquentes fous de tels maîtres. Cependant ce fécond état des colonies Françoifes ne fut pas plus utile à la nation que le premier. Les HoUandois con- tinuoient à les approvifionner , & à en emporter les productions , qu'ils vendoient indifféremment à tous les peuples , même à celui qui , par la propriété , devoit en avoir tout* le fruit.

Le mal étoit grand pour la métropole- Colberlf fc trompa fur le choix du remède* Ce grand homme qui conduifoit depuis quel- que tems les finances & le commerce du royaume , s'étoit égaré dès les premiers pas

DES DEUX Indes. ii

de fa carrière. L'habitude de vivre avec des traitans , du tems de Mazarin , Tavoit accou- tumé à regarder l'argent , qui n'efi qu'un inf- trument de circulation , comme la Iburce de toute création. Pour attirer celui de l'étran- ger , il n'imagina pas de plus puiilant moyen que les manui'adures. Il vit dans les atteliers toutes les reiiources de l'état , & dans les artifans tous les fujets précieux de la mon^ir- chie. Pour multiplier cette eCpèce d'hommes , il crut devoir tenir à bas prix les denrées de première néceffité , & rendre difiicile l'ex- portation des grains. La produdion des ma- tières premières l'occupa peu; & il appliqua tous fes foins à leur fabrication. Cette préfé- rence: donnée à rindullrie fur l'agriculture, fubjugua tous les efprits ; & ce fyilême def- trudeur s'efl malheureufement perpétué.

Si Colbert avoit eu des idées jufies de l'exploitation des terres, des avances qu'elle exige , de la liberté qui lui ell nécefîaire ; il auroit.pris en 1664 i''i^ parti différent de celui qu'il adopta. On fait qu'il racheta la Guadeloupe & les ifles qui en dépendoient, pour 125,000 livres ; la Martinique pour 40,000 écus; la Grenade pour loo,ccoliv.^

52 Histoire philosophique toutes les polTefTions de Malthe pour 500,000 livres. Jufque-là fa conduite étoit digne d'éloges : il de voit rejoindre au corps de l'état autant de branches de la fouveraineté. Mais il ne falloit pas remettre ces importan- tes pofîelîions fous le joug d'une compagnie excluiive , que l'expérience , d'accord avec les principes , prolcrivoit également. Le miniflère efpéra vraifemblablement qu'une fociété dans laquelle on incorporoit celles d'Afrique , de Cayenne , de l'Amérique Sep- tentrionale , & le commerce qui commençoit à fe faire fur les côtes de Saint-Domingue , deviendroit une puiffance inébranlable, par les grandes combinaifons qu'elle auroit oc- cafion de faire , & par la facilité de réparer d'un côté les malheurs qu'elle pourroitefTuyer d'un autre. On crut affurer fes hautes décli- nées en lui prêtant fans intérêt pour quatre ans , le dixième du montant de fes capitaux , en déchargeant de tous droits les denrées qu'elle porteroit dans fes établiffemens , & en profcrivant autant qu'il feroit pofTible , la concurrence Hollandoife.

Malgré tant de faveurs, la compagnie n'eut pas un infiant d'éclat. Ses fautes fe multi-

DES DEUX Indes, 13

plièrent en proportion de l'étendue des con- ceffions dont on Tavoit accablée. L'infidélité de fes agens , le défefpoir des colons , les déprédations des guerres , d'autres caufes portèrent le plus grand défordre dans fes affaires. La chute de cette fociété paroiflbit affurée & prochaine en 1674; lorfque la cour jugea qu'il lui convenoit d'en payer les dettes qui montoient à 3,523,000 liv. & de lui rem- bourfer fon capital, qui étoit de 1,287,185 L Ces conditions généreufes firent réunir à la mafTe de l'état des pofTefîions précieufes qui lui avoient été jufqu'alors comme étrangères. Les colonies furent véritablement Françoifes ; & tous les citoyens , fans diflinûion , eurent la liberté de s'y fixer , ou d'ouvrir des com- munications avec elles.

Il feroit difficile d'exprimer les tranfports iv, de joie que cet événement excita dans les ^^^ |^^* ifles. Les fers fous lefquels on gémifToit de- recouvrent puis fi long-tems étoient rompus ; & rien ^^ liberté.

/r ' ^ , r i 11 ry Obftaoles

ne paronloit déformais pouvoir ralentir 1 acti- ,j ^^^^

vite du travail & de rinduflrie. Chaque fent encore

colon donnoit carrière à fon ambition : cha- ^ '^""

progrès,

cun fe flattoit d'une fortune prochaine & fans bornes. Si leur confiance fut trompée, il n'en

14 Histoire ph ilosdphiqv e faut acciifer ni leur préfomption , ni leur indolence. Leurs eipérances n'avoient rien qui ne fût clans le cours naturel des chofes ; & toute leur conduite tendoit à les Jullifier , à les affermir. Les préjugés de la métropole leur oppofèrent malheureufement des obfta- cles ini'urmontablcs.

D'abord on exigea dans les ifles même , de chaque homme libre, de chaque efclavë des deux fexes , une capitation ïînnuelle de cent livres pefant de fucre brut. On repré- fenta vainement que l'obligation impofée aux colonies de ne négocier qu'avec la patrie principale , étoit un impôt affez onéreux pour tenir lieu de toi-s les autres. Ces repré- Tentations ne firent pas l'imprefTion qu'elles méritoient. Soit befoin , foit ignorance du gouvernement ; des cultivateurs qu'il auroit fdlu aider par des prêts fans intérêt, par des gratifications, virent pafîer dans les mains de fermiers avides une portion de leurs récoltes, qui , rcverfée dans des champs fertiles , auroit augmenté graduellement la reproduûion.

Dans le tems que les ifles fe voyoient ainfi dépouillées d'une partie de leurs den- rées ; fefprit d'exclufion prenoit en France

DES DEUX Indes. jt

des mefures certaines pour diminuer le prix de celles qu'on leur laiflbit. Le privilège de les enlever fut concentré dans un petit nom- bre de ports. C'étoit un attentat manifeile contre les rades du royaume , qu'on empê- choit de jouir d'un droit qu'elles avoient effentiellement : mais c'étoit un grand mal- heur pour les colonies , qui , par cet arran- gement , voyoient diminuer fur leurs côtes le nombre des vendeurs & des acheteurs.

A ce défavantage s'en joignit bientôt un autre. Le miniftère avoit cherché à exclure les vaiffeaux étrangers de fes pofTefîxcns éloi- gnées , & il y avoit réuffi , parce qu'il l'avoit voulu véritablement. Ces navigateurs obtin- rent de i'avarice , ce que l'autorité leur re- fufoit. Ils achetèrent aux ncgocians François àts paffe-ports pour aller aux colonies ; & ils rapportoient direftement dans leur patrie les chnrgemens qu'ils avoient pris. Cette infidélité pouvoit être punie & réprimée de cent manières. On s'arrêta à la plus funeile. . Tous les bâtimens fe virent obligés , non- feulement de faire leur retour dans la métro- pole , mais encore dans les ports même d'où ils étoient partis. Une pareille gêne occafion-

ï6 Histoire philosophique

noit néceiïairement des frais confidérables en pure perte , elle .devoit influer beaucoup fur le prix des produdions de l'Améiique.

Leur multiplication fut encore arrêtée par les importions dont on les furchargea.

Le tabac fut afTujetti à un droit de 20 fols par livre.

On profcrivit d'abord l'indigo des teintures du royaume , fous prétexte qu'il les détério- roit & qu'il nuiroit à une des cultures de la métropole. Mais lorfque des expériences répétées eurent convaincu les plus opiniâtres que, mêlé avec le paftel, ou même employé feul , il rendoit les couleurs plus belles & plus folides , on fe contenta de l'accabler de taxes. Elles furent telles qu'il ne fut pas poflible d'en exporter. Ce ne fut qu'en 1693, que celui qui étoit delliné pour l'étranger fut délivré de ces vexations.

Le cacao ne fortit des mains du monopole que pour être affujetti en 1693 ^ ^^^^ droit de 1 5 fols la livre , quoiqu'elle n'en coûtât que 5 dans les colonies. Son introduction dans le royaume ne fut d'abord permife que par Rouen & par Marfeille, & depuis fa li- berté prétendue que par ce dernier port. .

Le

DES DEUX Indes. ly

Le coton qui avoit d'abord échappé aux rigueurs du Me , fut chargé en 1664 ^^ 3 livres par cent pelant. Inutilement on ré- duifit de moitié cette impoiition en 1691. Cette modification ne ût pas revivre les ar- bulles qu'on avoit extirpés.

La conibmmation de gingembre qui a une partie des propriétés du po.vre , & qui peut aifément îe remplacer, devoit erre encoura- gée. On Farrêta au moyen d'un droit de 6 livres par quintal. 11 fut réduit dans la fuite à 1 5 fols : mais alors les dernières claffes de citoyens avoient pris pour cette épicerie un mépris que rien ne put vaincre.

La caffe de l'Amérique n'étoit achetée en France que le quart de ce que coûtoit celle du Levant. Des analyfes bien faites auroient difîipé le préjugé d'où naiflbit cette énorme différence dans les prix : mais le gouverne- ment ne s'avifa jamais d'un expédient qui devoit augmenter les richeffes de fes poffef- fions.

Le fucre étoit la plus riche produdion des

ifles. Jufqu'en 1669, l'exportation dire£le

dans tous les ports de l'Europe en avoit été

permife , ainii que celle de toutes les denrées

Tome FIL B

ï§ Histoire philosophique

des colonies. On voulut à cette époque qu'il ne pût être dépoié que dans les rades du royaume. Cet arrangement en augmentoit néceiïairement le prix , & les étrangers qui le trouvoient ailleurs à meilleur marché , contradèrent l'habitude de l'y aller chercher. Cependant le parti qu'on prit de décharger le fucre des 3 pour cent qu'il avoit payés à fon entrée, fut caufe qu'on conferva quel- ques acheteurs. Une nouvelle faute acheva de tout perdre.

Les rafHneurs demandèrent, en 1682 , que la fortie des fucres bruts fiit prohibée. L'in- térêt public paroifToit leur unique motif. Il étoit , difoient-ils , contre tous les bons principes , que les matières premières allâf- fent alimenter les fabriques étrangères , & que l'état fe privât volontairement d'une main-d'œuvre très-précieufe. Cette raifon pîaufible fît trop d'imprefîion fur Colvert. Qu'arriva-t-il ? Leur art reila aufîi cher, aufîi imparfait qu'il l'avoit toujours été. Les peu- ples confommateurs ne s'en accommodèrent pas : la culture Françoile diminua , & celle des nations rivales reçut un accroiffement fenfible.

DES DEUX Indes. icf

Quelques colons voyant qu'une expé- rience fi fatale ne falfoit pas abandonner le fyftême qu'on avoit pris , follicitèrent la per- mifîion de raffiner leur fucre eux-mêmes. Ils avoient tant d'avantages pour faire cette opé- ration à bon marche , qu'ils fe flattoient de recouvrer bientôt chez les étrangers la pré- férence qu'on y avoit perdue. Cette nouvelle révolution étoit plus que vraifemblable , fi chaque quintal de fucre raffiné qu'ils en- voyoient , n'eût été afTujeiti à un droit de 8 livres à fon entrée dans le royaume. Tout ce qu'ils purent faire malgré le poids de cette impofition excefîive , ce fut de foutenir la concurrence des raffineurs François dans l'in- térieur de la monarchie. Le produit des atte- liers des uns & des autres y fut confommé tout entier ; & l'on renonça à une branche importante de commerce , plutôt que de re- connoître qu'on s 'étoit trompé en défendant l'exportation des fucres bruts.

Dès-lors , les colonies qui recueilloient vlngt-fept millions pefantde fucre, ne purent pas le vendre en totalité à la métropole , qui n'en confommoit que vingt millions. Le dé- faut de débouchés en réduifit la culture au

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io Histoire philosophique pur néceflaire. Ce niveau ne pouvoit s'ét"! 1> qu avec le tems ; & avant qu on y fl\t par- venu , la denrée tomba dans un avilirement extrême. Cet avilifiement , qui provenoit auffi de la négligence qu'on apportoit dans la fabrication , devint fi conftdérable , que le fucre brut qui en 1682 fe vcndcit I4 ou 15 francs le cent , n en valait plus que 5 ou 6 en 1713.

Il n étoit pas pofTible que dans cet état de chofes , les colons puiTent multiplier leurs efclaves, quand même le gouvernement n'y auroit pas mis des obfîacles infurmontables par de faufles vues. La traite des noirs fut toujours confiée à des compagnies exclufives qui en achetèrent conflamment fort peu , pour être affurées de les mieux vendre. On eft fondé à avancer qu'en 1698 , il n'y avoit pas vingt mille nègres dans ces nombreux établifTemens ; & il ne feroit pas téméraire d'affurer que la plupart y avoient été intro- duits par des interlopes. Cinquante-quatre navifes de grandeur médiocre , fuffifoient pour l'extraûion du produit de ces colonies.

Les ifles Françoifes dévoient fuccomber naturellement fous le poids de tant d'entraves.

DES DEUX Indes. ii

Si leurs habitans ne les abandonnèrent pas pour porter ailleurs leur aQivité , il faut at- tribuer leur perfévérance à des reffources indépendantes de radminiilration. Lorfqu'on opprimoit quelque produûion , le colon fe tournoit rapidement vers une autre que le fifc n'avoit pas encore apperçue , ou qu'il crai- gnoit d'étouffer au berceau. Les côtes ne furent jamais aflez bien gardées , pour rompre toutes les liaifons formées avec les naviga- teurs étrangers. Les brigandages des Flibuftiers fe convertiffoient quelquefois en avances de culture. Enfin , la paiTion tous les jours plus vive de l'ancien monde pour les denrées du nouveau , étoit un grand encouragement à leur multiplication. Cependant ces moyens n'auroient jamais été fuffifans pour tirer les colonies Françoifes de leur état de langueur. Une grande révolution étoit néceflaire. Elle arriva en 17 17.

A cette époque , \\n règlement clair & V. fimple fut fubilitué à cette foule d'arrêts .^^ "*^^, équivoques , que des fermiers avides & peu cour de éclairés avoient arrachés fuccefîivement aux ^^'"f^^'ll^s

pour rendre

befoins, à la foiblcffe du gouvernement. Les fes colonies marçhandifes , dcftinées pour les colonies, i>tilcs.

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22 Histoire philosgphiq_ue

furent déchargées de toute impofition. On modéra beaucoup les droits des denrées d'Amérique , qui fe conlbmmeroient dans le royaume. Celles qui pourroient pafTer aux autres nations , dévoient jouir cFime liberté entière , à Feutrée & à la Ibrtie , en payant trois pour cent. Les taxes mifts fur les iucres étrangers , dévoient être perçues indifFé- remment par-tout , fans aucun égard aux franchifes particulières ., hors les cas de réexportation dans les ports de Bayonne&i de Marfeille.

En accordant tant de faveurs à fes poffef- iions éloignées , la métropole n'oublia pas fes intérêts» Elle voulut que toutes les mar- chandifes , dont la confommation n'étoit pas permife dans fon fein , leur fuffent défendues. Pour afiurer la préférence à fes manuf idhires , elle ordonna auffi que les marchandilesmême , dont l'ufage n'étoit pas prohibé , paieroient les droits à leur entrée dans le royaume , quoique deftinées pour les colonies, il n'y eiit que le bœuf falé , qu'elle ne pouvoit fournir en concurrence, qui fut déchargé de cette obligation.

Cet arrangement eût été auffi bon que les

DES DEUX Indes. %\

lumières du tems le comportoient , fi Tédit eût rendu général le commerce de FAmé- rique , concentré jufqu'alors dans quelques ports , & s'il eût déchargé les vaiiTeaux de Toblieation de faire leur retour au lieu d'où ils étoient partis. De pareilles gênes limi- toient le nombre des matelots, augmentoient le prix de la navigation , empêchoient la fortie des productions territoriales. Ceux qui gou- vernoient alors Fétat , dévoient voir ces in- convéniens , & fe propoioient , fans doute , de rendre un jour au commerce , la liberté & Fadivité qui lui font néceffaires. Vraifem- blablement , ils furent obligés de facrifier leurs maximes à Faigreur des gens d'affaires , qui défapprouvoient avec éclat , toutes les opérations contraires à leurs intérêts.

Malgré cette foiblefTe , le colon , qui n'avoit réiifté qu'avec peine aux follicitatlons d'un fol excellent , y porta tous fes foins de' qu'on le lui permit. Sa profpérité étonna toutes les nations. Si le gouvernement, à l'arrivée des François dans le Nouveau-Monde , avoit eu , par prévoyance, les lumières qu'il acquit par Fexpérience un fiècle après , Fétat auroit joui de bonne-heure d'une culture & d'une

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14 Histoire pu ilosophî<iue

richefie qui valoient mieux pour fa prolpé* rite que des conquêtes. On ne Fauroit pas vu également écraie par les vidloires & par ies défaites. Les fages adminiftrateurs qui remé- dioient aux m.aux de la guerre par une heii- reufe révolution dans le commerce , n'au- roient pas eu la douleur de voir qu'on avoit évacué Sainte-Croix en 1696 , & facrifié Saint-Chriftophe à la paix d'Utrecht. Leur afflidion auroit été bien plus profonde , s'ils avoient prévu qu'en 1763 on feroit réduit à abandonner la Grenade aux Anglois. Etrange maladie de l'ambition des peuples ou plutôt des rois ! Après avoir facrifié des milliers d'hommes , pour acquérir & pour conferver une poffefTion éloignée , il faut en immoler encore davantage pour la perdre ! Cependant il refte à la France des colonies importantes. Elles méritent qu'on pèfe leur valeur. Com- mençons par la Guyane qui eft au Vent de toutes les autres. VL Les peuples qui erroient dans ce grand ef-

Notons uf ppçg^ avant farrivée à(zS Européens, étoient

la Guyane. *■ ^ ^

Motif qu'a- divifcs cu pluficurs nations, toutes peu nom- vo^.nt les brcufes. Elles n'avoient pas d'autres mœurs poiu- ia iié- *^1^^^ celles des lauvages du contment meri-

DES DEUX Indes» îç

dîonal. Les Caraïbes feuls , que leur nombre quenter & & leur courage rendoient les plus inquiets , ^^^^^^^^^^^' fe dillinguoient par un uiage remarquable dans le choix de leurs chefs. Il falloir avoir pour conduire un tel peuple , plus de vigueur, d'intrépidité , de lumières que perfonne , & montrer ces qualités par des épreuves fenli- bles & publiques.

L'homme qui fe deflinoit à marcher le premier devant des hommes , devoit connoî- tre d'avance tous les lieux propres à la chafle , à la pêche , toutes les fontaines & toutes les routes. Il foutenoit d'abord des jeûnes longs & rigoureux. On lui faifoit porter enfuite des fardeaux d'une pefanteur énorme. Il paiToit la plupart des nuits en fentinelle , à l'entrée du carbet. On l'enterroit jufqu'à la ceinture dans une fourmilîière , il rcftoit expofé un tems confidérable à des piquures vives & fanglantes. S'il montroit dans toutes ces litua- tions , une force de corps & d'ame à l'épreuve des dangers & des fléaux la nature expofe la vie des fauvages ; s'il étoit l'homme qui devoit tout endurer & ne rien craindre , les fuffrages s'arrêtoient fur lui. Cependant, comme s'il eût fenti ce qu impofe 1 honneur

l6 HiSTOI RE PHILOSOPHKIUE

de commander à des hommes, il fe déroboit fous d'épais feuillages, La nation alloit le chercher dans une retraite qui le rendoit plus digne du poile qu'il fuyoit. Chacun des afTif- tans lui mettoit le pied fur la tête , pour lui faire connoître qu'étant tiré de la pouflière par {es égaux , ils pouvoient l'y faire rentrer , s'il oublioit les devoirs de fa place. C etoit la cérémonie de fon couronnement. Voilà des fauvages qui avoient des notions plus juiles de la fouveraineté , & qui connoifToient mieux leurs prérogatives que la plupart des peuples civilifés. Après cette leçon politique , tous les arcs , toutes les ilèches tomboient à fés pieds , & la nation obéiffoit à fes loix , ou plutôt k {qs exemples.

Tels étoient ces habitans de la Guyane, quand l'Efpagnol Alphonfe Ojeda y aborda le premier en 1499 , avec Améric Veibuce & Jean de la Cofa. Il en parcourut une partie. Ce voyage ne donna que des connoiffances fuperficielles d'un fi vafle pays. On en fît beaucoup d'autres , qui , entrepris à plus grands frais , n'en turent que plus malheureux. Cependant on les multiplia par un motif qui a toujours trompé , qui trompera toujours les kommes.

DES DEUX Indes, 27

Un bruit s'étoit répandu fans qu'on en fâche l'origine , qu'il y avoit clans l'intérieur de 'la Guyane , un pays déligné fous le nom dcl Daurado , qui renfermoit des richeffes immenfes en or & en pierreries , plus de mines & de tréfors que Cortès & Pizarre n'en avoient jamais trouvé. Cette fable nen- flammoit pas feulement l'imagination natu- rellement ardente des Efpagnols : elle échauf- foit tous les peuples de l'Europe.

Cet enthoufiafme faifit particuliérem.ent AValter Raleigh , un des hommes les plus extraordinaires qu'ait produits la région la plus féconde en caraûères fmguliers. li avoit une paiîion extrême pour tout ce qui avoit de l'éclat ; une réputation qui éclip- foit les plus grands noms; plus de lumières que ceux que leur état attachoit uniquement aux lettres ; une liberté de penfer qui n'étoit pas de fon fiècle ; quelque chofe de romanef- que dans les fentimens & dans la conduite. Ce tour d'efprit le détermina en 1595 , au voyage de la Guyane : mais il la quitta fans avoir rien trouvé de ce qu'il cherchoit. Il publia cependant à fon retour en Angleterre une relation remplie des plus brillantes im-

iS Histoire philosophique

portiires dont on ait amufé la crédulité hu» maine.

Un témoignage éclatant détermina quel- ques François en 1604 à tourner leurs voiles vers ces contrées , Ibus la direftion de la Ravardière. D'autres aventuriers de leur nation ne tardèrent pas à fuivre leurs traces. Tous fe livrèrent à des fatigues incroyables. Enfin quelques-uns plutôt rebutés de tant de travaux que délabufés de leurs efpérances , fe fixèrent à Cayenne. VIL Des négocions de Rouen, qui penfoient

Les ran- q^^'^j^ pourroit tirer parti de CQt établiûement

çois s eta- . ,,

bliffent naifiant , unirent leurs fonds en 1643. ^^^ dans la chargèrent de leurs intérêts un homme féroce,

Guyane , ^ ^

& ijjn. nomme Poncet dcBretigny , qui , ayant ega- guiffent lement déclaré la guerre aux colons & aux tmlècTe. ^a^^vages , fut maffacré.

Cet événement tragique ayant refroidi les afTociés , on vit fe former en 165 1 une nouvelle compagnie , qui paroiffoit' devoir prendre un plus grand efTor. L'étendue de fes capitaux la mit en état d'affembler dans Paris même fept à huit cens colons. Ils furent em- barqués fur la Seine pour defcendre au Havre. Le malheur voulut que le vertueux abbé de

DES DEUX Indes, 29

Marivault , qui étoit l'ame de Fentreprife, & qui devoir la conduire en qualité de direfteur général , fe noyât en entrant dans fon bateau. Roiville , gentilhomme de Nor- mandie , «envoyé à Cayenne comme général» fut afTaffiné dans la traverfée. Douze des principaux intérefies , auteurs de cet attentat, fe conduifirent dans la colonie qu'ils s'étoient chargés de faire fleurir , avec toute l'atrocité qu'annonçoit cet affreux prélude. Ils firent pendre un d'entre eux. Deux moururent. Il y en eut trois de relégués dans une ifle déi^rte. Les autres fe livrèrent aux plus grands excès. Le commandant de la citadelle déferta chez les Hollandois , avec une partie de fa garnifon. Ce qui avoit échappé à la faim , à la mifère , à la fureur des fauvages du continent qu'on avoit provoquée de cent manières , s'eftima trop heureux de pouvoir gagner les ifles du Vent fur un bateau & fur deux canots. Ils abandonnèrent le fort, les munitions , les armes , les marchandifes , cinq ou fix cens cadavres de leurs malheureux compagnons , quinze mois apurés avoir dé-* barque dans l'ifle.

11 fe forma en 1663 une nouvelle fociété

30 Histoire phi losophiq^ue

ibiis la direûion de la Barre , maître des requêtes. Elle n'avoit que deux cens mille francs de fonds : mais les fecoiirs du gouver- nement la mirent en état d'expulfer de la concefîîon les Hollandois qui s'y étoient éta- blis fous la conduite de Spanger , lorfqu'ils Tavoient vue évacuée par fes premiers pof- feffeurs. Un an après , ce foible corps fit partie de la grande compagnie Ton fondoit toutes celles que la nation avoit formées pour FAfri- que & pour le Nouveau-Monde. En 1667, Cayenne fut infultée , pillée , abandonnée par les Anglois ; & les fugitifs en reprirent poffeffion , pour fe la voir encore arracher en 1672 par les fujets des Provinces-Unies , qui ne la purent retenir que jufqu'en 1676. A cette époque , ils en furent chaffés par le maréchal d'Etrées. Depuis la colonie n'a pas été attaquée.

Cet établifTement tant de fois bouleverfé , refpiroit à peine. A peine il jouiffoit d'un commencement de tranquillité , qu'on efpéra favorablement de fa fortune. Quelques Fli- buftiers qui revenoient chargés des dépouilles de la mer du Sud , s'y fixèrent ; & , ce qui étoit plus important, fc déterminèrent à con«»

DES DEUX Indes. 31

l^er leurs tréibrs à la culture. Ils paroifToient 3a devoir pouffer avec vigueur , lorfque Ducaffe leur propofa en 1688 le pillage de Surinam. Leur goût naturel fe réveille ; les nouveaux colons redeviennent corfaires , & leur exemple entraîne prefque tous les ha- bitans. .

L'expédition fut malheureufe. Une partie âes combattans périt dans l'attaque ; & les antres faits prifonniers furent envoyés aux Antilles, ils s'établirent. La colpnie ne fe releva jarrtais de cette perte. Bien loin de pouvoir s'étendre dans la Guyane , elle ne fit que languir à Cayenne même.

Cette ifle qui n'eil féparée du continent que par les eaux d'une rivière qui fe divife en deux branches , peut avoir quatorze à quinze lieues de circonférence. Par une conformation que la nature donne rarement aux ifles , élevée fur les côtés & baiTe au milieu , elle efl entrecoupée de tant de ma- rais , que les communications n'y font guère praticables. Dans une plaine de deux lieues, qui pouvoit être aifément percée de canaux navigables , & dont on n'a pas fu même égoutter les eaux , a été bâti le feul bourg

32 Histoire ph ilosophique

qui foit dans Li colonie. C'efl: un amas de barraques entaffées fans ordre ni commodi- tés, & régnent durant Fêté d'aflez fré- quentes fièvres , quoiqu'on n'ait ceffé d'en vanter la falubrité. 11 eft défendu par un chemin couvert, un large foffé, un remp.rt en terre , & par cinq baflions. Au milieu du bourg eft une butte affez élevée , dont on a fait une redoute appellée le fort , qua- rante hommes pourroient encore capituler après la prife de la place. L'entrée du port n'a guère que treize pieds d'eau. Les navires pourroient toucher à quatorze : mais heu- reufement la vafe eft molle , & l'on peut la labourer fans danger.

Les premières produdions de Cayenne furent le rocou, le coton & le fucre. Ce fut la première des colonies Françoifes qui cultiva le café. On y a toujours cru , & peut-être on y croit encore, que ce furent quelques déferteurs qui, en 172 1, rachetè- rent leur grâce , en l'apportant de Surinam ils s'étoient réfugiés. Un hiftorien exad a écrit depuis peu , vraifemblablement fur de bons mémoires , que ce fut un bienfait 4e la Motte-Aigron qui, en 1722., eut l'art

d'emporter

DÈS DEUX Indes. 33

d'emporter de cet établiflement Hollandois des iemences fraîches de café , malgré la dé- fenfe ri^oureufe d'en laiffer fortir en coiles. Dix ou douze ans après, on planta du cacao.

En 1752. , il fortit de la colonie deux cens foixante mille cinq cens quarante-une livres pefant de rocou , quatre -vingt mille trois cens foixante-trois livres de fucre , dix-fept mille neuf cens dix-neuf livres de coton , vingt-fix mille huit cens quatre-vingt-une livres de café, quatre-vingt-onze mille neuf cens feize livres de cacao , Se fix cens dix- huit pieds de bois. Ces produits réunis étoient le fruit du travail de quatrervingt-dix familles Ffançoifes , de cent vingt-cinq Indiens , de quinze cens noirs , qui formoient la colonie entière.

Tel , & plus faible encore , étoit l'état de ^ ° »

' i ' La cour de

Cayenne , lorfqu'on vit avec étonnement la Verfaiiies cour de Vêrfailles chercher , en l'jGx , à lui ^^ propore

. -'^ lie rendre la

donner un grand éclat. On fortoit des hor- Guyane flo- reurs d'une guerre honteufe. La fituation des rj^ante. affaires avoit décidé le miniftère à acheter la jj^oit-ii été paix par le facrifice de plufieurs pofTefîions judicieure- importantes. Il paroiffoit également nécef- "1,*^^ f|^,t U faire de faire oublier à la nation , %l fes cala- fa^^ement

ToPK Fil, G exécuté?

34 Histoire phi loso ph iq^u e mités , & les fautes qui les avoient amenées. L'efpérance d'une meilleure fortune pouvoit amufer fon oiliveté , tromper fa malignité ; & l'on détourna {es regards des colonies qn elle avoit perdues , vers la Guyane , qui devoir , difoit-on , réparer tant de défaflres. Ce n'étoit pas Fopinion des citoyens qui paroiiToient les mieux inftruits de la lituation, des chofes. Un établifleraent formé depuis \\n fiècle & demi & à une époque les efprits étoient violemment pouffes aux grandes en- treprifes : un établiiiement dont les difcordes civiles ni les guerres étrangères n'avoient pas ruiné les travaux : un étabîiffement que des adminidrateurs fa']jes avoient régi avec délintérefîement & application : un établiffe- mcnt auquel les bienfaits du gouvernement & les fecours du commerce n'avoient jamais manqué : un établiffement le débouché des productions avoit été toujours aduré : cette colonie n'étoit rien. On n'y avoit ja- mais vu de plantation floriffante. Aucune fortune ne s'y étoit élevée. La mifère & l'obfcurité avoient été opiniâtrement {on partage aux mêmes époques les autres poffcfîions Françoifes de l'Amérique éton-

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n E s DEUX Indes, 3 j

noient Fancien & le Nouveau-Monde païf leur éclat & par letirs richeffes. Loin que le tems & le progrès des lumières enflent amé- lioré fon fort , fa fituation étoit devenue de jour en jour plus fâcheufe. Comment efpérer qu'elle rempliroit les hautes deilinées qu'on lui préparoit ? Ces confidérations n'arrêtè- rent pas le miniftère. Voyons ce qu'on a dit pour juftifîer fes vues*

L'Amérique offroit , dans l'origine a Fin- vafion de l'Europe , deux régions entière- ment différentes , la Zone Torride & la Zone tempérée du nord. La première préfentoit une vafte coupe à la foifde For; à la cupi- dité , des appas ; à la molleffe , le repos ; à la volupté , fon aliment ; au luxe , fes reflburces. Celui qui s'en empara le premier dut éblouir par fon éclat , féduire par l'image de fon bonheur. Une apulence , aufli impc- fante que rapide , ne pouvoit manquer de lui donner dans le monde ancien une in- fluence d'autant plus étendue , que la nature de la vraie richefle y étoit ignorée , & que ÏQS rivaux fe trouvèrent tout-à-coup plongés dans une indigence relative , aufli infuppor- table que l'indigence réelle. Son nouveau

C 2

^6 Histoire philosophkivë domaine étoit la patrie du defpotifme. La chaleur y brifoit les forces du corps ; l'oifi- veté , fuite nécefTaire d'une fertilité qui fa- tisfciit aux befoins fans le travail , y ôtoit à lame toute énergie. Cette contrée fubit fon deflin. Les peuples , qui Thabitoient ^ étoient des efclaves qui attendoient un maître. Il vint. Il dit obéiffez ; & Ton obéit. L'efprit des monarchies abfolues étoit une produdiort du fol qu'il y trouva toute formée ; mais il exiftoit au-deffus de fa tête un ennemi au- quel on ne réfifte point , & qui devoit le fubjuguer à fon tour : c'eft le climat. Dans la première- ivreffe , l'ufurpateur forma les projets les plus valles , & conçut les efpé- rances les mieux fondées en apparence. Il regarda le figne de l'opulence comme le principe créateur & confervateur des forces politiques; & comment ne s'y feroit-il pas trompé ? Si nous fommes défabufés de ce préjugé , c'eft peut-être à fes défafbres que nous devons cette grande leçon. Il s'imagina & dut s'imaginer qu'avec de l'or, il auroit à fa fclde les nations , comme il avoit les nè- gres fous fa chaîne : fans prévoir que cet or qui lui donnoit des alliés jaloux , en feroit

DES DEUX Indes. 37

autant d'adverfaires puiiTans, qui, joignant îeiirs armes à la richeiTe qu'ils recevoient, tourneroient ce double infiniment à fa pro- pre ruine. '

La Zone tempérée de l'Amérique Septen- trionale ne pouvoit attirer que des peuples laborieux & libres. Elle n'a que des produc- tions communes &: néceiïaires , mais qui font dès-lors une fource éternelle de richeffe ou de force. Elle favorife la population , en fourniffant matière à cette cqlture paifible & fédentaire qui fixe & multiplie les familles, qui , n'irritant point la cupidité , préferve des invalions. Elle s'étend dans un continent immenfe , fur un front large , & par- tout ouvert à la navigation. Ses côtes font bai- gnées d'une mer prefque toujours libre , & couvertes de ports nombreux. Les colons y font moins éloignés de la métropole , vivent fous un climat plus analogue à celui de leur patrie , dans un pays propre à la chaffe, à la pêche , à Tagriculture , à tous les exerci- ces , & aux travaux qui nourriffent les forces du corps , & préfervent des vices corrupteurs de l'ame. Ainli dans l'Amérique comme en Europe, ce fera le Nord qui fubjuguera le

C 3

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38 Histoire philosophique

Midi. L'un Ce couvrira d'habitans & de cul- tures , tandis cjue Fautre épuilera (es fucs voiuptueux & les mines d'or. L'un pourra policer des peuplés fauvages , par fes liaifons avec dçs peuples libres ; l'autre ne fera ja- mais qu'un alliage monftrueux & foible d'une race d'efclayes avec une nation de tyrans.

li étoit effentiel pour les colonies du Midi qu'elles euflent des racines de population & de vigueur dans le Nord , pour s'y ménager un commerce des denrées de luxe avec celles de befoin, une communication qui pût don- ner des renforts en cas d'attaque, un afyle dans la défaite , un contrepoids des forces de tQi-i:e à la foibleffe des reffourbes navales. Les colonies méridionales Françoifes jouif- foient avant la dernière guerre de cette pro- teûion. Le Canada , par fa fituation , par le génie belliqueux de fes habitans , par fes al- liances avec des peuplades fauvages, amies de II franchife & de la liberté du caraûère François , pouvoit balancer , du moins in- quiéter la Nouveile-A-nglcterre. La perte de ce grand continent détermina le miniilère de Verfailles à chercher de l'appui dans un autre ; & il efpéra le trouver dans la Guya*

DES DEUX Indes. 39

ne , en y établiffant une population natio- nale & libre , capable de réûiler par elle- même aux attaques étrangères , & propre à voler avec le tems au fecours des autres co- lonies , lorfque les circonflances pourroient Texiger.

Tel fut évidemment fon fj^ftême. Jamais il ne lui tomba dans l'efprit qu'une région ainfi habitée, pût jamais/enrichir 'la métro- pole par la produdion des denrées propres aux colonies méridionales. Les bons princi- pes lui étoient trop familiers, pour ignorer qu'il n'efl pas pofîible de vendre , fans fiiivre le cours du marché général; qu'on ne peut atteindre ce but qu'en cultivant avec aufîi 4)eu de frais que fes rivaux ; & que des tra- vaux faits par des hommes libres , font de toute nécefîité infiniment plus chers que ceux qui font abandonnés à des efclàves.

Les opérations étoient dirigées par un mi- nière aclif. En politique fage , qui ne fa- crifie pas la fiireté aux richeffes , il ne fe propofoit que d'élever un boulevard pour défendre les poffeiîions Françoifes. En phi- lofophe fenfible , qui connoit les droits de l'humanité & qui les refpede , il vouloit

C4

40 HlSrOIBE PH ILOSOPH I(IUE

f)eiipler d'hommes libres , ces contrées fer- tiles & cléfertes. Mais le génie , fur-tout le génie impatient de jouir , ne prévoit pas tout. On s'égara , parce qu'on crut que des Euro- péens foutiendroient fous la Zone Torride les fatigues qu'exige le défrichement des ter- res; que des hommes qui ne s'expatrioient que dans l'efpérance d'un meilleur fort, s'ac- coutumefoient à la fubfiilance précaire d'une vie fauvage , dans un climat moins fain que celui qu'ils quittoient.

Ce mauvais fyftême , le gouvernement fe laifTa entraîner par des hommes audacieux que leur préfomption égaroit, ou qui facri- fioient la fortune, publique à leurs intérêts particuliers , fut auffi follement exécuté qu'il avoit été légèrement adopté. Tout y fut combiné fans principe de iégiflation, fans intelligence des rapports que la nature a mis entre les terres & les hommes. Ceux-ci furent difrribués en deux claffes , Tune de propriétaires j & l'autre de mercenaires. On ne vit pas que cette diftribution , qui fe trouve établie en Europe, & prefque chez toutes les nations civilifées, eft l'ouvrage de la guerre , des révolutions & des hafards

DESDEUX Inde s, 41

infîms que le tems amène ; que c'eft la fuite des progrès de la fociabilité , mais non la baie & le fondement de la fociété , qui , dans Forigine, veut que tous fes membres parti- cipent à la propriété. Les colonies qui font de nouvelles populations & de nouvelles fociétés , doivent fuivre cette règle fonda- mentale. On s'en écarta dès le premier pas, en ne deftinant des terres dans la Guyane 9 qu'à ceux qui pourroient y palTer avec des fonds & des avances pour les cultiver. Les autres , dont on tenta la cupidité par des efpérances vagues ou équivoques , furent exclus de ce partage des terres. Ce fut une faute de politique contre l'humanité. Si Ton eût danné une portion de terrein à défricher à tous les nouveaux colons qu'on portoit dans cette région mie & déferte , chacun l'eût cultivée d'une manière proportionnée à fes forces & à fes moyens , l'im avec fon argent , l'autre avec fes bras. Il ne falloit ni rebuter ceux qui avoient des capitaux, parce que c'étoientdes hommes très-précieux pour une colonie naiffante , ni leur donner une préférence exclufive , de peur qu'ils ne trou- vâiîent pas des coopérateurs qui vouluffent

42 Bl STOIRE PHILOSOPHKIUE

fe mettre dans îeiir dépendance. Il étoit in- dirpenlable d'offrir k tous ks membres de la nouvelle transmigration , une propriété oii ils puirent faire valoir leur travail, leur in- duftrie , leur argent , en un mot, leurs facultés plus ou moins étendues. On devoit prévoir que des Européens , quelle que fiit leur fitua- tion , ne quitteroient pas leur patrie fans refpérance d'un meilleur fort; & que tromper leur efpoir & leur confiance à cet égard , feroit ruiner la colonie , dont on projettoit les fondemens.

Des hommes tranfportés dans àç.s régions incultes n'y trouvent que des befoins ; & les travaux les mieux ordonnés , les plus iuivis ne fauroient empêcher-que ceux qui paiTeront dans ces déferts pour défricher les terres, ne reftent dénués de tout jufqu'à l'époque , plus ou moins éloignée , des récoltes. AuiTi la cour de Verfailles , à qui une vérité fi frap- pante ne pouvoit échapper, s'engagea-t-elle à nourrir indiftindement , durant deux an- nées , tous les Allemands, tous les François qu'elle deftinoit à la p opuiation de la Guyane. Mais cet a6^e de juflice n'étoit pas une aftion de prudence. Il falloit prévoir que les vivres

DES DEUX Indes. 43

feroient mal choifis par les agens du gouver- nement. Il falloit prévoir que, quand même les approvifionnemens auroient été faits avec zèle , avec prudence , avec déliatéreffement, c'étoit une nécefllté que la plupart fegâtâffent, foit dans le trajet , foit au terme. Il falloit prévoir que les viandes falées , bien ou mal confervées , ne feroient jamais une nourri- ture convenable pour de malheureux réfugiés quiquittoient un climat fain & tempéré pour occuper les fables bridans de la Zone Torride, pour refpirer Fair humide & pluvieux des tropiques.

Une politique judicieufe fe feroit occupée de la multiplication des troupeaux, avant de fonder à Tétablifiement des hommes. Cette précaution n'auroit pas feulement affuré une fubfiflance faine aux premiers colons , elle leur auroit encore fourni des inllrumens com- modes pour les entreprifes qu'exige la for- mation d'une peuplade nouvelle. Avec ce fecours , ils auroient bravé des fatigues que le miniflère fe feroit chargé de payer libé- ralement , & auroient préparé des logemens & des denrées à ceux qui dévoient les fuivre. Par cette combinaifon , qui n'exigeoit pas

'44 Histoire philosophique

des méditations bien profondes , Fétabliffe^ ment qu'il s'agifïbit de former , auroit acquis, çn peu de tems , la confiflance dont il étoit fiifceptible.

On ne fît pas ces réflexions fi fimples , fi naturelles. Douze mille hommes furent dé- barqués , après une longue navigation , fur des côtes défertes & impraticables. On fait que dans prefque toute la Zone Torride , l'année eft partagée en deux faifons , l'une fèche & l'autre pluvieufe. A la Guyane , les- pluies font fi abondantes, depuis le commen- cement de novembre jufqu'à la fin de mai, que les terres font fubmergées ou hors d'état d'être cultivées. Si les nouveaux colons y étoient arrivés au commencement de la faifon fèche , difiribués fur les terreins qu'on leur defiinoit , ils auroient eu le tems d'arranger leurs habitations , de couper les forêts ou de les brùier, de labourer ou d'enfemencer leurs champs.

Faute de ces combinaifons , on ne fut

placer cette foule d'hommes qui arrivoient

coup fur coup dans la faifon des pluies. L'ifie

de Cayenne auroit pu fervir d'entrepôt & de

.rafraîchiffement aux nouveaux débarqués.

DES DEUX Indes. 45

On y aiiroit trouvé du logement & des fecours. Mais la fauffe idée dont on étoit prévenu, de ne pas mêler la nouvelle colonie ave« l'ancienne , fît rejetter. cette reflburce. Par une fuite de cet entêtement , on dépofa dans les ifles du Salut ou fur les bords du Kourou , fous la toile & dans "de mauvais angars , douze mille malheureux. C'eft-là que , condamnés à rina£lion , à Fennui , à la privation des premiers befoins , aux maladies contagieufes qu'enfantent toujours des fubfiflances cor- rompues, à tous les défordres que produit l'oiliveté dans une populace tranfportée de loin fous un nouveau ciel , ils finirent leur trille deftinée dans les horreurs du défefpoir. Leurs cendres crieront à jamais vengeance contre les inventeurs , contre les fauteurs d'un projet funefte qui a fait tant de vidHmes: comme fi la guerre dont elles étoient deftinées à combler les vuides , n'en avoit pas affez moifTonné dans le cours de huit années.

Pour qu'il ne manquât rien au défaire , & que les 25,000,000 employés au fuccès d'un fyflême abfurde fuffent entièrement perdus, l'homme chargé de mettre fin à tant de ca- Jamités , crut devoir ramener en Europe deux

46 Histoire philosophi<iue mille hommes , dont la coiiftitution robiifle avoit réfîilé à l'intempérie du climat 5 à plus ^e mifères qu'on ne fauroit dire.

L'état s'eft trouvé heureufement afTez puif- fant , pour pouvoir foutenir de fi grandes pertes. Mais qu'il efl douloureux pour la patrie , pour les fiijets , pour toutes les âmes avares du fang François , de le voir ainli prodiguer dans des entreprifes ruineufes, par une foUe jaloufie d'autorité qui commande un filence rigoureux fur les opérations pu- bliques! Eh! n'eft-ce pas l'intérêt de la nation entière , que fes chefs foient éclairés ! Mais peuvent-ils l'ctre autrement que par des lu- mières générales ? Pourquoi lui cacher des projets dont elle doit être l'objet & i'inflru- ment? Efpère-t-on commander aux volontés fans l'opinion , & infpirer le courage fans la confiance ? Les vraies lumière^ font dans les écrits publics , la vérité fe montre à dé- couvert , le menfonge craint d'être ftu-pris. Les mémoires fecrets, les projets particuliers, ne font guère que l'ouvrage des efprits adroits &: intérefTés , qui s'infiniient dans les cabinets des adminiftrateurs , par des routes obfcures , obliques & détournées. Quand un prince 3

n i: s D E v^x Indes, 47

lin minière , s'ed conduit par rojDÎmon pu- blique des gens éclairés , s'il éprouve des malheurs , ni le ciel , ni la terre ne peuvent les lui reprocher. Mais des entrepriles^faites fans le ccmfeil & le voeu de la nation , des événemens amenés à Tinfu de tous ceux dont on expofe la vie & la fortune ; qu'eft-ce autre chofe qu'une ligue fecrète , une conjuration de quelques individus contre la fociété en- tière ? lufan'à quand l'autorité fe cro'ra-t-elle humiliée , en s'entretenant avec les citoyens? Jufqu'à quand témoignera-t-elle aux hommes àflez' de mépris , pour ne pas chercher même à fe faire pardonner fes fautes ?

Qu'eft-il arrivé de la cataftrophe , tant de fujets , tant d'étrangers ont été facrifiés à Tillufion du minitlère François fur la Guyane ^ C'eft qu'on a décrié cette malhcureufe région avec tout l'excès que le reflentiment du malheur ajoute à la réalité -de fes caufes, Heureufement les obfervations de quelques hommes éclairés nous mettent en état de débrouiller le cahos.

Cette vafte contrée , qu'on décora du ix, magnifique nom de France équinoxiale - -^''^"^ ^^''^^ n appartient pas toute entière a la cour de nier des cô-

48 Histoire philosophique

tes & du fol Verfailles , comme elle en eut autrefois la

•^'^'''^"y^- prétention. Les Hollandois, en s'établiffant ne. ^

au Nord & les Portugais au Midi , ont reflerré les François entre la rivière de Marony & celle de Vincent Pinçon ou d'Oyapock , ce qui forme encore un efpace de plus de cent îieues. ■'

Les mers , qui baignent cette longue côte , font faciles , ouvertes , débarraffées de tous I les obUacles qui pourroient gêner la navi-

gation. On n'y voit que les deux ifles du Salut , à trois lieues de la terre-ferme. Comme elles ne font féparées que par un canal de quatre-vingt toifes , il feroit aifé de les join- dre ; & après leur union , elles formeroie nt un abri fuiîifant pour les plus grands vaiffeaux. La nature a tellement difpofé les choies, qu'il n'en coiiteroit que peu pour rendre ce polie imprenable avec les matériaux qui fe trouvent fur les lieux môme. De ce port, couvert de tortues une partie de l'année , & placé au vent de l'archipel Américain, une efcadre pburroit , durant la guerre , voler en fept ou huit jours au fecours des pofTefîions nationales, ou aller attaquer celles des puif- lances ennemies de la France»

Nul

DE s. DEUX Indes, ^m Kul danger n'eft à craindre dans ces pa- rages. Les vents font généralement favora- bles pour approcher , autant & fi peu qu'on veut 5 des côtes. Si , ce qui efl infiniment rare , leur ordre efl interverti , ou qu'il fur- vienne quelque calme , on a la reffource de mouiller par-tout fur un fonds excellent.

Ces avantages font malheureufement ac- compagnés de quelques inconvéniens. "Dqs courans rapides s'oppofent à Tarrivée des navigateurs. Que fi , pour les éviter , on approche trop près de la terre , l'eau man- que prefque par-tout. On nen trouve pas même à Fembouchure des rivières qui ne peuvent recevoir que de très - petits bâti- mens. Celle d'Aprouague ell la feule qui en ait douze pieds. , échoués fur une vafe molle , les navires peuvent fe livrer fans in- quiétude à toutes les ^réparations dont ils ont befoin. Cependant il leur convient de s'expédier fort vite ; parce que les vers , les eaux bourbeufes , les pluies & les chaleurs y détruifent , en fort peu de teras , les vaif- feaux les mieux conllruits , les mieux équi- pés.

Dans cette région ^ quoique voifine de Tome FIL D

50 Histoire ph i losoph iqù b réquàteur , le climat eft très - fupportabîe. Cette température peut être attribuée à la longueur des nuits , à Fabondance des brouil- lards & des rofées. Dans aucun tems , on n'éprouve à la Guyane ces chaleurs étouf- fantes {i ordinaires dans tant d'autres con- trées de l'Amérique.

Malheureufement , pendant les fix pre- miers mois de l'année & quelquefois plus long-tems , cette colonie efl abîmée par des déluges d'eau. Ces pluies furabondantes dé- gradent les lieux élevés , inondent les plai- nes , pcurriucnt les plantes , & fufpeiident fouvent les travaux; les plus preiTés. La vé- gétation eil alors fi forte , qu'il feroit im- pciîibîe de la retenir dans de jufles bornes, quelque nombre de bras qu'on employât pour la combattre. A cette calamité en fuc- cède wïiQ autre. C'eft une longue féchereffe qui ouvre la terre & qui la calcine.

Les opinions fur le fol de la Guyane fe contrarièrent tres-long-tems. Il eil aujour- d'hui connu que c'efl le plus fouvent un tuf pierreux , recouvert de fables & du débris de quelques végétaux. Ces terres font d'une exploitation facile : mais leur produit eit

DES DEUX Indes. ci

toujours très-foible , & il ceffe même après cinq ou lix ans. Le cultivateur ell alors ré- duit à faire de nouveaux défrichemens , qui ont toujours le fort des premiers. Ceux même qui font exécutés dans quelques veines d'un fol plus profond qu'on trouve par intervalle, n'ont pas une longue durée , parce que les pluies répétées qui tombent en torrens dans cette région , ont bientôt entraîné les fucs qui pouvoient les fertilifer.

Ce fut fur ces maigres campagnes que s'établirent les premiers François qu'une fa- tale deflinée pouila dans la Guyane. Les gé- nérations qui les remplacèrent cherchèrent par-tout des terreins plus féconds , fans en jamais trouver. Inutilement le fîfc fit fuccef- iivëment de grands facrifices pour améliorer cette colonie. Ces dépenfes furent inutiles , parce qu'elles ne pouvoient pas changer la nature des chofes. L'exem.pîe des HoUandois qui , après avoir auffi langui dans le voiii- nage fur les terres hautes , avoient enfin profpéré fur des plantations formées dans des marais defféchés avec des travaux im- menfes , cet exemple ne faifoit aucune im- prefîion. Enfin M.Mallouet, chargé de l'ad-

D 2

^2 Histoire philosophique

miniftration de ce malheureux établifleffientj; a lui-même exécuté ce qu'il avoit vu prati- quer à Surinam ; & Fefpace qu il avoit arra- ché à l'océan s'efl aufli-tot couvert de den- rées. Ce fpedacle a donné aux colons une émulation dont on ne les croyoit pas fufcep- tibles ; & ils n'attendent que les bienfaits du gouvernement pour enrichir la métropole de leurs produûions.

Ce fera fur des plages formées par la dé- gradation des montagnes & par la mer que feront déformais établies les plantations. Il faudra deflecher des marais , creufer des ca- naux , élever des digues : mais pourquoi les François craindroient - ils d'entreprendre ce qu'ils voient fi heureufement exécuté fur leurs frontières ? Pourquoi la cour de Ver- failles fe refuferoit - elle à encourager par des avances & des gratifications des défriche- mens vraiment utiles ? Des défrichemens ! Voilà des conquêtes fur le cahos à l'avantage de tous les hommes , & non pas des provin- ces qu'on dépeuple & qu'on dévafte pour s'en emparer j qui coûtent le fang de deux nations poitt" n'en enrichir aucune ; qu'il faut garder à grands frais & couvrir de troupe»

BES DEUX Indes, 55

pendant des fiècles , avant de s'en promettre la paifible poffeflion.

Tout invite le miniftère de France au parti qu on ofe lui propofer. Dans la Guyane , les feux fouterreins , fi communs dans le refte de l'Amérique , font a£luellement éteints. On n'y éprouve jamais de tremblement de terre. Les ouragans n'exercent pas leurs ra- vages fur fes côtes. Son accès eft rempli de tant de difficultés, qu'on peut prédire qu'elle ne fera pas conquife. Les ifles Françoifes , au contraire-, déjà prifes une fois, attirent les regards, & foUicitent la cupidité d'une nation vivement aigrie- de leur reftitution. Son chagrin fait préfumer qu elle fera tou- jours difpofée à réparer , par la force des armes , le vice de fes négociations. La con- fiance bien fondée qu'elle a dans fa marine , ne tardera pas peut-être à la précipiter dans une nouvelle guerre , pour reprendre ce qu'elle a rendu , pour étendre plus loin fes ufurpations. Si la fortune fecondoit encore fes efforts ; fi un peuple encouragé par des viûoires , dont les citoyens recueillent feuls tout l'avantage, l'emportoit toujours fur une nation qui ne combat que pour fes rois : c<5

54 Histoire philosofhiciue

feroit du moins une grande reffotirce que la Guyane, l'on cukiveroit toutes les pro- dudions dont Thabitude a donné le beibin , & pour lefquelles il faudroit payer un énor- me' tribut à l'étranger , li les colonies natio- nales ne pouvoient les fournir.

Le deflechement des côtes de la Guyane

exigeroit des travaux longs & difficiles.

prendre les bras néceffaires pour Texécution

de cette entreprife ?

^ On crut en 1763 que les Européens y fe-

'^Q.uelsbras roient très-propres. Douze mille furent la

pourra- -on y^^^jj^-jg ^q cette Opinion. La mort n'épargna

cultures qu'une foixantaine de familles Allemandes

j^ont la ^j^j Acadiennes. Elles s'établirent fur le Sina-

Guvane eft rr ^ ^ ^

-fufceptible? ^lary qui leur ofFroit des bords qui ne lont jamais inondés par la mer , quelques prairies naturelles , & inie grande abondance de tor- tues. Cette foibîe peuplade augmente & vit heureufe le long de ce fleuve. La pêche, la ehaffe, l'éducation des troupeaux , la culture d'un peu de riz & de m.ais : telles font les reffources. Quelques fpéculatifs ont voulu conclure de cet exemple que les blancs pour- roient cultiver la Guyane : mais ils n'ont pas fait réflexion qu'on ne fondoit des colonies

DES DEUX Indes. <r

que pour obtenir des productions vénales , & que CQS produdions exigent des foins plus fuivis & plus fatigans que ceux auxquels on fe livre fur les rives du Sinamary.

Les naturels du pays pourroient , dit-on , opérer fans inconvénient ce qui efl: deflrac- teur pour nous. Ces fauvages étoient afTez multipliés fur la côte , lorfqu'elle fut décou- verte. La férocité Européenne en a fi fort diminué le nombre , qu'il n'y en refle pas actuellement plus de quatre ou cinq cens en état de porter les armes. Mais quelques aventuriers qui ont pénétré depuis peu dans l'intérieur des terres , y ont découvert beau- coup de petites nations , toutes plus barbares les unes que les autres. Par-tout ils ont ap- perçu l'opprellion des femmes , des fuperili- tions qui empêchent la multiplication des hommes , des haines qui ne s'éteignent que par la defcrucHon des familles & des peu- plades , l'abandon révoltant des vieillards & des malades, l'ufage habituel des poifons les plus variés & les plus fubtils ; cent autres défordres dont la nature brute oftre trop gé- néralement le hideux tableau. Cependant le voyageur eft accueilli avec reipecl, fecouru

D 4

^6 Histoire ph ilosophiqus

avec la générofité la plus illimitée & la plus touchante fimplicité. Il entre dans la cabane du fauvage ; il s'aflied à côté de fa femme & de fes filles nues; il partage leurs repas. La nuit , il prend fon repos fur un même lit. Au jour , on le charge de provifions , on raccompagne affez loin' fur fa route , & Toiî s'en fépare avec les démonftrations de Ta- mitié. Mais cette fcène d'hofpitaîité peut devenir fanglante en un moment. Ce fau- vage eu. jaloux à Fextrême ; & au moindre figne de familiarité qui Falarmeroit , on feroit égorgé.

Il faudroit commencer par afîembler ces peuples toujours errans. Quelques préfens de leur goût, diflribués à propos, rendroient cette première opération facile. On éviteroit , avec la plus fcrupuleufe attention , de réunir dans le même lieu celles de ces nations qui ont les unes pour les autres une averfion infurmontable.

Ces peuplades ne feront pas formées au hafard. Il conviendra de les diilribuer de manière à fe procurer des facilités pour pé- nétrer dans l'intérieur du pays. A mefure que ces établiffemens acquerront des forces , ils

r>ESDEUXlKDES. ^J

fourniront des facilités pour établir des habi- tations nouvelles.

Jufqu'ici , aucune confidération n'a pu fixer ces Indiens. La plus fûre voie , pour y réufîir , feroit de leur di^ribuer des vaches qu'ils ne pourroient nourrir qu'en abattant des bois & en formant àQS prairies. Les légumes , les arbres fruitiers dont on enrichiroit leur de- meure, feroient un moyen de plus pour pré- venir leur inconftance. Il eft vraifemblable que ces reflburces qu'ils n'ont jamais con- nues , les dégoùteroient avec le tems, de la chafTe & de la pêche , qui font aduellement les feuls foutiens de leur miférable & pré- caire exiftence.

Un préjugé bien plus funefte refleroit à vaincre. Il efl généralement établi chez ces peuples queJes occupations fédentaires ne conviennent qu'à des femmes. Cet orgueil infenfé avilit tous les travaux aux yeux des hommes. Un miiîionnaire inteUigent ne per- droit pas fon tems à combattre cet aveugle- ment. Il anobliroit la culture , en travaillant lui-même avec les enfans ; & il réufîiroit par ce noble & heureux ftratagême , à donner aux jeunes gens des mœiu-s nouvelles. Peut-

ç8 Histoire ph ilosophique

être parviendroit - on à vaincre Findolence des pères même , fi l'on lavoit leur donner des befoins. Il n'ell pas ians vraif>jmblance qu'ils demanderoient à la terre des pro- dudions pour les échanger .^^ontre des mar- chandifes dont Tufage leur feroit devenu néceffaire.

Ce but falutaire s'éloigneroit infiniment , {i Ton affujettiffoit les fa uv âges réunis à une capitation'& à des corvées, comme ie le font permis les Portugais & les Espagnols fur les bords de l'Amazone , de Rio-Negro & de rOrenoque. Il faut que ces peuples aient joui pendant des fiècles , des bienfaits de la civiiifation , avant d'en porter les charges.

Cependant , après cette révolution heu- reufe , la Guyane ne rempliroit encore que très -imparfaitement les vues étendues que peut avoir la cour de Verfailles. Jamais les foibles mains des Indiens ne feront croître que des denrées de valeur médiocre. Pour obtenir de riches productions , il faudra re- courir néceffairement aux bras nerveux des nègres.

On craint la facilité qu'auront ces efclaves pour déferter de leurs atteliers. Ils fe réfur

DES DEUX Indes, 59

gieront , ils s'attrouperont , ils fe retranche- ront , dit-on , dans de valles forêts , oii Fa- bondance du gibier & du poiffon rendra leur fubfiilance aiiée ; la chaleur du climat leur permettra de fe pailer de vêtement ; les bois propres à faire des arcs & des flèches ne leur manqueront jamais. Cent d'entr'eux avoient pris ce parti , il y a environ trente ans. Les troupes envoyées pour les remettre fous la chaîne, furent repoufîees. Cet éehec faifoit craindre une défertion générale. La colonie entière étoit conflernée. On ne fa- volt à quoi fe réfoudre , lorfqu'un mifiion'' naire part , fuivi d un feu! noir , arrive à l'endroit oii s'étoit hvré le combat , dreffe im autel, appelle les déferteurs par le moyen d'une clochette , leur dit la meffe , les ha- rangue , & les ramène tous , tous fans ex- ception , à leurs anciens maîtres. Mais les Jéfuites qui avoient mérité & obtenu la con- fiance de ces malheureux, ne font plus dans la colonie ; & leurs fucceffeurs n'ont montré ni la même adtivité , ni une connoiffance égale du cœur de l'homme. Cependant , il ne feroit peut-être pas impoffible de préve- nir l'évafion de ces infortunées viclimes de

6o Histoire phi losophiq^ue

notre cupidité , en rendant leur conditioii fupportable. La loi de la néceffité , qui com- mande même aux tyrans , prefcrira , dans cette région , une modération que Thuma- nité feule devroit infpirer par-tout. .'"XI. Ce nouvel ordre de chofes engagera le

jetter des gouvernement dans des dépenfes confidéra- dans^'la t)les. Avant de s'y livrer , il examinera fi la n^MvIent colonie a eu jufqu'à notre âge , Torganifation d'examiner qui'devoit la faire profpérer, & fi Cayenne

fi la colonie \, . ,. - . , , ai

eft bien or- eft le lieu le plus convenable pour être le

fnhx'txt chef- lieu d\m grand établifTement. C'eft

gler les h- ^q^^q opinion : mais d'habiles gens penfent

le contraire ; & leurs raifons doivent être

difcutées.

Ces vues peuvent Qtre excellentes , fans que les avantages en aient été plutôt apper- çus ; & il ne faut pas s'en étonner. Les chofes font quelquefois d'une dijfEculté qui ne peut être furmontée que par l'expérience ou par le génie. Mais l'expérience qui mar- che à pas lents , demande du tems ; & le génie qui , femblable aux courfiers des dieux, franchit un intervalle immenfe d'un faut , fe fait attendre pendant des fiècles. A-t-il paru? il efl repouffé ou perfécuté. S'il parle , on

DES DEUX Inde s, 6^ ne Fentend pas. Si , par hafard , il eft en- tendu, la jaloufie traduit fes projets comme des rêves fublimes , & les fait échouer. L'intérêt général de la multitude fuppléeroit peut-être à la pénétration du génie , û on le laiflbit agir en liberté : mais il eu. fans ceffe contrarié par l'autorité dont les dépofitaires ne s'entendent à rien , & prétendent ordon- ner de tout. Quel eft celui qu'ils honoreront de leur confiance &l de leur intimité ? c'efl le flatteur impudent qui, fans en rien croire, leur répétera continuellement qu'ils font des êtres merveilleux. Le mal fe fait par leur fottife , &fe perpétue par une màuvaife honte qui les empêche de revenir fur leurs pas. Les faufTes combinaifons s'épuifent avant qu'ils aient rencontré les vraies , ou qu'ils puifTent fe réfoudre à les approuver , après les avoir rejettées. C'eft ainfi que le défordre règne par l'enfance des fouverains , l'incapa- cité ou l'orgueil des miniftres , & la patience des vidimes. On fe confoleroit des maux pafTés & des maux préfens , fi l'avenir devoit changer cette deftinée : mais c'eft une efpé- rance dont il eft impoffible de fe bercer. Et iil'on demandoitau philofophe à quoi fervent

6i Histoire philosophi<iue

les confeils qu'il s'opiniâtre d'adrefler aux nations & à ceux qui les gouvernent , & qu'il répondît avec linccrité, il diroit qu'il fatisfait lin penchant invincible à dire la vérité , au halard d'exciter Findignation , & même de boire dans la coupe de Socrate.

Avant de prendre fur la Guyane une réfo- lution finale , il conviendra de iixer les bor- nes encore incertaines de cette colonie. Au Nord , les Hollandois voudroient bien éten- dre les frontières de Stïrinam juiqu aux bords du Sinamary : mais le pofte militaire que la cour de Verfailles a fliit établir depuis long- tems fur la rive droite du Maroni , paroit avoir anéanti fans retour cette prétention ancienne. Du côté du Midi , les difficultés font moins appîanics. L'Amazone fut autrefois incon- teftabîement la borne à^s poffeiîions Fran- çoifes , puifque , par une convention du 4 Mars 1700, les Portugais s'obligèrent à démo- lir les forts qu'ils avoient élevés fur la rive gauche de CQtte rivière. A la paix d'Utrecht, la France qui recevbit la loi , fut forcée de céder la navigation de ce fleuve avec les terres qui s'étendent jufqu'à la rivière de Vincent Pinçon , ou de rOy<ipock. Lorfque

DES DEUX Indes. 6}

ie tems fut venu d'exécuter le traité , il le trouva que ces deux noms employés comme iynonymes , délignoient dans le pays , ainfi que fur les anciennes cartes , deux rivières éloignées l'une de l'autre de trente lieues. Chacune des deux cours voulut tourner cette erreur à (on avantage ; celle de Lisbonne s'étendre jufqu'à l'Oyapock , & celle de Verfailles jufqu'à Vincent Pinçon. On ne put convenir de rien ; & les terres conteftées font reliées défertes depuis cette époque affez reculée.

On n'aura pas la préfomption de s'ériger en juge de ce grand procès. L'unique obfer- vation qu'on fe permettra de faire , c'eft que le but de la celiion exigée par le Portugal , a été de lui alTurer la navigation exclufive de l'Amazone. Or les fujets de cette couronne jouiront paifiblement de cet avantagé , en éloignant les limites des pofTelîionsFrançoifes de vingt lieues feulement & jufqu'à la rivière de Vincent Pinçon , fans qu'il foit néceffaire de les reculer de cinquante jufqu'à l'Oyapock.

Tout eu. à foire dans la Guyane. On ne xir. compte à Cayenne même que trente planta- ./|^'^ "^ tions prcfque toutes miférables. Le continent ne Fxançoi-

^4 Histoire philosophique efl dans un plus grand défordre encore que rifle. Les habitations y changent Ibuvent de place. Des délerts immenfes les féparent. Placées à une grande diilance du marché général , elles n'ont aucune facilité pour leurs échanges. On n'y jouit d'aucune des com- modités que fe procurent mutuellement des hommes réunis. Les loix , la police , les bien- féances , l'émulation , l'influence du miniflère : tous ces avantages y font inconnus. Pour l'exploitation de cent lieues de côtes , on ne comptoit en 1775 que treize cens per- fonnes libres , & huit mille efclaves. Les produdions de la colonie étoient même au- defTous de ces foibles moyens , parce qu'il n'y avoit dans les atteliers que des blancs fans intelligence , que des noirs fansfubordination» Les denrées qu'emportèrent les bâtimens venus de l'Amérique Septentrionale ou de la Guadeloupe & de la Martinique , ne s'éle- vèrent pas à 100,000 livres , & la France ne reçut fur fix navires que quarante quintaux de fucre , qui furent vendus en Europe 2156 livres ; fix cens cinquante-huit quintaux quatre-vingt-huit livres de café, qui furent vendus 31,296 liv. 16 fols^ trois quintaux

trente-

DES DEUX Indes. 6<}

trente - quatre livres dmdigo , qui furent vendus 2,839 livres ; cent cinquante- deux quintaux quarante-une livres de cacao , qui furent vendus 10,668 livres 16 fois ; trois mille trois quintaux cinquante-cinq livres de rocou , qui furent vendus 187,706 liv. 7 fols 6 deniers ; neuf cens foixante-douze quintaux foixante livres de coton , qui fu- rent vendus 243,150 livres ; trois cens cin- quante-trois cuirs , qui furent vendus 3 177 livres ; quatorze cens vingt-deux quintaux huit livres de bois , qui furent vendus 760.4 1. 3 f. 9d. En tout 488,598 liv. 3 f. 3 den. Les 6oopoo liv. que la cour dépenfa cette année comme les autres pour cet ancien éta- bliiTement , fervirent à payer ce qu'il avoit reçu au-delà de fes exportations. A cette époque Cayenne devoit 2,000,000 de livres au gouvernement ou aux négocians de la métropole.

Il faut attendre quelque chofe des lumières que M. Mallouet a répandues dans la colo- nie; des encouragemens que cet habile ad- minillrateur a fut accorder en 1777 à ceux des colons qui fe livreroient à la coupe des bois de conftru<aion , à la culture des fub- Toms VI I^ E

66 Histoire philosophkiu e

fiflances , à la falaiibn du poiflbn, à quel- ques autres produdions de peu de valeur, dont il a affuré le débouché. Il faut attendre encore plus des arbres à épiceries. Le giro- flier a déjà donné des clous qui ne font que très-peu inférieurs à ceux qui nous viennent des Moluques ; & tout annonce que le muf- cadier ne réuifira pas moins heureufement. Mais rien de grand ne pourra fe tenter fans capitaux , & fans capitaux confidérables.

Ils font au pouvoir d'une riche compagnie qui s'eil formée mais fans privilège exclufif pour cette partie du Nouveau -Monde. Ce corps dont le fonds primitif efl de 2,400,000 livres , a obtenu du gouvernement le vafte efpace qui s'étend depuis TApprouague juf- qu'à rOyapock ; & toutes les facilités qu'on lui pouvoit raifonnablement accorder pour mettre en A'aleur ce fol , reeardé comme le meilleur de la Guyane. En attendant que it% fuccès lui permettent de s'occuper du deffé- chement des marais & des grandes cultures, cette aifociation puifîante a tourné fes vues vers la coupe du bois , vers la multiplication des troupeaux , vers le coton & le cacao ; mais principalement vers le tabac.

DES DEUX Indes, 67

Des efclaves cultivent depuis long-tems, pour leur ufage , autour de leurs cafés , cette dernière plante. On lui trouve les mêmes vertus qu'au tabac duBrélil , qui s'eft ouvert un débit afTez avantageux dans piuiieurs mar- chés de l'Europe , & qui efl d'une néceffité prel'que abfolue pour l'achat des noirs fur une grande partie des côtes d'Afrique. Si cette entreprife réuffit , la France verra di- minuer (qs befoins, & (qs navigateurs feront difpenfés d'aller chercher à Lisbonne cette portion de leur cargaifon. Les efpéfances que peut donner Sainte-Lucie ont une autre bafe.

Les Anglois occupèrent fans oppofition Xirr. cette iile , dans les premiers jours de l'an , ^^^^ ^^„

. . . , . longues tiif-

1639. Ils y vivoient paifiblement depuis cuffions en- dix-huit mois , lorqu'un navire de leur na- *''*^ ^^^ '^""''^

, , r 1 '''^ Londres

tion , qui avoit ete lurpns par un calme & ^e Ver- devant la Dominique , enleva quelques Ca- l'ailles ,

•1 r ^ 1 Saiiite-Lu-

raibes accourus lur leurs pu'ogues avec des ^ ^ ^^i^^ ^ fruits. Cette violence décida les fauva^es de la France. Saint-Vincent , de la Martinique , à fe réunir aux fauvages olFenfés ; & ils fondirent tous cnfemble , au mois d'août 1640, fur la nou- velle colonie. Dans leur fureur, ils maiTa-

E 2

t58 Histoire philosophique crèrent tout ce qui fe préfenta. Le peu qui échappa à cette vengeance , abandonna pour toujours un établiffement qui étoit encore au berceau.

' Dans les premiers âges du monde , avant qu'il fe fiit formé des fociétés civiles & po- licées , tous les hommes en général avoient droit fur toutes les chofes de la terre. Cha- cun pouvoit prendre ce qu il vouloit pour s'en fervir , & même pour confumer ce qui étoit de nature à Fêtre. L'ufage que Ton fai- foit ainfi du droit commun , tenoit lieu de propriété. Dès que quelqu'un avoit pris une chofe de cette manière , aucun autre ne pou- voit la lui ôter fans injuftice. C'eft fous ce point de vue , qui ne convient qu'à l'état de nature , que les nations de l'Europe envifa- gèrent l'Amérique , lorfqu'elle eut été dé- couverte. Comptant les naturels du pays pour rien, il leur fuffifoit , pour s'emparer d'une terre , qu'aucun peuple de notre hé- mifphère n'en fût en poffeffion. Tel fut le droit public , confiant & uniforme qu'on fuivit dans le Nouveau-Monde , & qu'on n'a pas même eu honte de vouloir juftiiier en fiècle , pendant les dernières hoililités.

D E s D E V X In D E s, 6<^

Quoi , la nature de la propriété n'eft pas la même par-tout, par- tout fondée fur la prife de poffefiion par le travail , & fur une longue & paifible jouiffance ! Européens , pouvez-vous nous apprendre à quelle dif- tance de votre féjour ce titre facré s'anéantit ? Eft-ce à vingt pas ? eft-ce à une lieue ? eft-ce à dix lieues ? Non , dites-vous. bien , ce ne feroit donc pas à dix mille lieues. Et ne voyez-vous pas que ce droit imaginaire que vous vous arrogez fur un peuple éloigné , vous le conférez à ce peuple éloigné fur vous? Cependant que diriez - vous , s'il pouvoit arriver que le fauvage entrât dans votre contrée , & que , raifonnant à votre manière, il dit : cette terre n'efl point habitée par les nôtres , donc elle nous appartient ? Vous avez THobbifme en horreur dans votre voi- fmage ; & ce funelle fyftême , qui fait de la force- la fuprême loi , vous le pratiquez au loin. Allez ! après avoir été des voleurs & des affaiîins , il ne vous refloit plus que d'être d'exécrables fophiftes ; &vous l'êtes devenus. D'après ces principes , que les efprits juftes &: les cœurs droits réprouveront toujours, Sainte-Lucie devoit appartenir à toute puif-

E3

m.

70 Histoire philosoph ique

fance qui voiichoit ou pourroit la peupler. Les François s'en avifèrent les premiers. Ils y firent pafler, en 1650, quarante habitans fous ia conduite de Rouffelan , homme brave , aûif , prudent , & fingulicrement aimé des iauvages, pour avoir époufé une femme de leur nation. Sa mort , arrivée quatre ans après, ruina tout le bien qu'il avoit commencé à faire. Trois de fes lUccefieurs furent maffa- crés par les Caraïbes , mécontens de la con- duite qu'on tenoit avec eux ; & la colonie ne faifoit que languir , lorfqu'elie fut prife en 1664 par les Anglois , qui Févacuèrent en 1666.

A peine étoient-ils partis , que les Fran- çois reparurent dans Tille. Ils ne s'y étoient pas encore beaucoup multipliés, quelle qu'en fût la caufe, iorlque l'ennemi qui les avoit 'chafTés la première fois , les força de nouveau, vingt ans après , à quitter leurs habitations. Quelques-uns , au lieu d évacuer Fifle , fe réfugièrent dans les bois. Dès que le vain- queur , qui n'avoit fait qu'une invaiion pafla- gère, fe fut retiré, ils reprirent leurs occu- pations. Ce ne fut pas pour long-tems. La guerre , qui bientôt après déchira TEurope t

DES DEUX Indes. ji

leur fît craindre de devenir la proie du pre- mier corfaire , qui auroit envie de les piller ; & ils allèrent chercher de la tranquillité dans les établiffemens de leur nation, qui avoient plus de force , ou qui pouvoient fe promettre plus de proteftion. Il n'y eut plus alors de culture fuivie , ni de colonie régulière à Sainte-Lucie. Elle étoit feulement fréquentée par des habitans de la Martinique , qui y coupoient du bois , qui y faifoient des canots , & y entretenoient des chanti.ers affez confi- dérables.

Des foîdats & des matelots déferteurs.s'y étant réfugiés après la paix d'Utrecht , il vint en penfée au maréchal d'Eilrées d'en deman- der la propriété. Elle ne lui eut pas été plutôt accordée en 1718 , qu'il y iît paifer un com- mandant , des troupes , du canon , des cul- tivateurs. Cet éclat blelfa la cour de Londres , qui avoit des prétentions fur Fiile , à raifoa de la priorité d'étabiiiiement ; comme celle deVerfailies , en vertu d'une pofTeiîion rare- ment interrompue. Ses plaintes déterminèrent le miniflère de France à ordonner que les chofes feroient remifes dans l'état elles étoient , avant la conceffion qui venoit d'être

E 4

72 Histoire philosophique faite. Soit que cette complaifance ne parût pas fiiffifante aux Anglois ; foit qu'elle leur perfuadât qu'ils pouvoient tout ofer , ils don- nèrent eux-mcmes , en 1722 , Sainte-Lucie au duc de Montaigu, qui en envoya prendre pofTe/îion. Cette oppofition d'intérêts donna de l'embarraî: aux deux couronnes. Elles en fortirent, en 173 1 , en convenant que , juf- qu'à ce que les droits refpedtifs euffent été éclaircis , l'ifle feroit évacuée par les deux nations : mais qu'elles auroient la liberté d'y faire de Feau & du bois.

Cet arrangement n'empêcha pas les François d'y établir de nouveau en 1744 , un com- mandant , une garnifon , des batteries. Ou la cour de Londres ne fut pas avertie de cette infidélité , ou elle feignit de ne la pas voir , parce que fes navigateurs fe fervoient utile- ment de ce canal , paur entretenir avec des colonies plus riches , des liaifons interlo- pes que les fujets des deux gouvernemens croyoient leur être également avantagÊufes. Elles durèrent avec plus ou moins de vivacité , jufqu'au traité de 1763 , qui affura à la France la propriété fi long-tems & û opiniâtrement difputée de Sainte-Lucie.

jy E s D EU X In D E s, 7j

Vn entrepôt fut le premier iifage que la XIV. cour de Verfailles fe propofa de faire de fon P/e'"'^"*

^ ^ opérations

acquifition. Depuis que fes ifles du Vent ae la France avoient abattu kurs forêts , étendu leurs ^ Sainte- j

Liiicic*

cultures , & perdu la reffource du Canada & de laLouyfiane, il étoit devenu impofTible de s'y paffer des bois & des beftiaux de l'Amé- rique Septentrionale. On avoit cru voir de grands inconvéniens à Tadmifîlon direfte de ces fecours étrangers ; & Sainte-Lucie fut choifie pour les échanger contre les firops de la Martinique, de la Guadeloupe. L'expé- rience ne tarda pas à démontrer que c'étoit im plan chimérique.

Vanir que cet arrangement pût avoir fon exécution , il faudroit que les américains dépofàffent leurs cargaifons , qu'ils les gar- dâffent fur leurs navires , ou qu'ils les ven- diffent à des négocians établis dans l'ifle : trois combinaifons dont aucune n'efl praticable.

Jamais les navigateurs ne fe détermineront à mettre à terre leur bétail , dont la garde , la nourriture , les accidens les ruineroient infailliblement , ni à dépofer dans des magalins des bois d'un trop mince prix , d'un trop gros yolume , pour foutenir les frais d'un loyer.

74 Histoire philosophique

Jamais ils n'attendront fnr leur bord des ache- teurs éloignés qui pourroient ne pas arriver. Jamais ils ne trouveront des acheteurs inter- médiaires, dont le miniftère fcroit nécefTai- rement ii cher , qu'on ne pourroit pas rem- ployer.

Le propriétaire des lirops a les mêmes raifons d'éloignement pour ce marché. Les voitures , le coulage & la commifîion rédui- roient à rien fa denrée. Si FAnglois fe déter- minoit à acheter les lirops plus cher qu'il ne les payoit , il fe verroit forcé d'augmenter dans la proportion fes marchandifes , dont le confommateur ne voudroit plus après ce fur- hauiTement. «

Détaché de la première idée qu'il avoit eue, fans y renoncer formellement , le mi- niftère de France , s'occupa , dès 1763 , du foin de former des cultures à Sainte-Lucie. Le projet étoit fage , mais l'exécution fut folle. Si le gouverneur & l'intendant de. la Marti- nique dont cette iile n'eft éloignée que de fept lieues , avoient été chargés de l'opéra- tion , les colons qu'on y auroit fait paifer , auroient obtenu les fecours que peut aifément fournir un établiffement qui remonte à plus

DES DEUX Indes. yf

d'un fiècle. La précipitation , la paflTion des nouveautés , le defir de placer des parens ou des protégés , d'autres motifs peut-être encore plus blâmables , firent préférer Tenvoi d'une adminiftration indépendante qui ne de- voit avoir des liaifons qu'avec la métropole. Cette mauvaife combinaifon coûta 7,000,000 au fifc , & à l'état huit ou neuf cens hommes , dont la fatale dellinée infpire plus de pitié que .de furprife. Sous les tropiques , les co- lonies le mieux établies coûtent habituelle- ment la vie au tiers des foldats qui y font envoyés , quoique ce foient des hommes fains , robuftes & bien foignés : eft-il étonnant que des miférables , ramaffés dans les boues de l'Europe & livrés à tous les fléaux de l'indigence , à toutes les horreurs du défef- poir, aient miférablement péri dans une ifle inculte & déferte ?

L'avantage de la peupler étoit réfervé aux établiflemens voifins. Des François , qui avoient vendu très-avantageufement leurs plantations de la Grenade aux Anglois , ont porté à Sainte-Lucie une partie de leurs capitaux. Un grand nombre des cultivateurs de Saint-Vincent , indignés de fe voir réduits

76 Histoire philosophique

à acheter un fol qu ils avoient défriché avec des fatigues incroyables , ont pris la même route. La Martinique a fourni des habitans , dont les poffefîions étoient peu fécondes ou bornées , & des négocians qui ont retiré quel- ques fonds de leur commerce pour les confier à Tagriculture. On leur a diftribué à tous gra- tuitement des terres. XV. C'eût été un préfent funelle , fi le préjugé

Quelle opi- établi contre Sainte-Lucie, avoit eu quelque

nion faut-il ri t vr 1

avoir de londement. La nature , diloit-on , lui avoit Sainte-Lu- refufé tout ce qui peut conftituer une colonie *^^ ' de quelque impoj^tance. Dans l'opinion pu-

blique , fon terroir inégal n'étoit qu'un tuf aride & pierreiix qui ne paieroit jamais les dépenfes qu'on feroit pour le défricher. L'intempérie de fon climat devoit dévorer tous les audacieux que l'avidité de s'enrichir ou le défefpoir y feroient paffer. Ces idées étoient généralement reçues.

Dans la vérité , le fol de Sainte -Lucie n'efl pas mauvais fur les bords de la mer , &L il devient meilleur à mefure qu'on avance dans les terres. Tout peut être défriché , à l'exception de quelques montagnes hautes & efcarpées , fur lefquelles on remarque

DES DEU^ Indes, 77

aifément des traces d'anciens volcans. II refte encore dans une profonde vallée huit ou dix excavations de quelques pieds de diamètre oîi Teau bout de la manière la plus effrayante. On ne trouve pas , à la vérité , dans rifle , de grandes plaines , mais beau- coup de petites le fucre peut être heu- reufement cultivé. La forme étroite & alon- gée de cette pofl'eflion en rendra le tranfport aifé , dans quelques lieux que les cannes foient plantées.

L'air , dans l'intérieur de Sainte - Lucie j n'ell que ce qu'il étoit dans les autres ifles, avant qu'on les eût habitées : d'abord impur & mal-fain ; mais à mefure que les bois font abattus , que la terre fe découvre , il de- vient moins dangereux. Celui qu'on refpire fur une partie des côtes eft plus meurtrier. Sous le vent, elles reçoivent quelques foi- bles rivières qui , partant des pieds des montagnes , n'ont pas affez de pente pour entraîner les fables dont le flux de l'océan embarrafl'e leur embouchure. Cette barrière înfurmontable fait qu'elles forment au milieu des terres des marais infefts. Une raifori fi ienfible avoit fuffi pour éloigner de ces can-

7S Histoire ph i losoph ix^u e

tons le peu de Caraïbes qu'on trouva dans rifle , en y abordant la première fois. Les François poufles dans le Nouveau - Monde par une paifion plus violente que Famour de la confervation , ont été moins diffici.les que des fauvages. C'eft dans cette étendue qu'ils ont principalement établi leurs cultu- res. Plufieurs ont été punis de leur aveugle avidité. D'autres le feront un jour , à moins qu'ils ne conllruifent des digues , qu'ils ne creufent des canaux pour procurer aux eaux de l'écoulement. Le gouvernement en a déjà donné l'exemple dans le port principal de l'ifle ; quelques citoyens l'ont fuivi , & il eft à croire , qu'avec le tems , une pratique ii utile deviendra générale. XVI. Déjà fe font formées , dans la colonie ,

Etat aciiie ^^^^^ paroifles , prefque toutes fpus le vent.

lie la colo- ^ 'il

nie (ie Sain- Cette préférence , donnée à une partie de fe-Lucie. Y\{[i2 fur l'autre , ne vient pas de la fupériorité du fol : mais du plus ou du moins de facilité à recevoir , à expédier des navires. Avec le tems, l'efpace, qu'on a d'abord négligé, fera occupé à fon tour; parce qu'on découvre tous les jours des ances oii il fera poflible d'embarquer fur des CcUiots toutes fortes de produclions.

DES DEUX Indes, 79

Un chemin qui fait le tour de Tifle , & deux chemins qui la traverfent de l'eft à l'oueft , donnent les facilités qu'on pouvoit defirer pour porter les denrées des plantations aux embarcadaires. Avec du tems & des richeffes , ces routes parviendront à un degré de folidité qu'on ne pouvoit leur donner d'abord , fans des dépenfes trop confidérables pour un établiffement nailTant. Les corvées , dont ces chemins font l'ouvrage , ont retardé les cul- tures & excité bien des murmures : mais les colons commencent à bénir la main fage & ferme , qui a ordonné , qui a conduit cette opération pour leur utilité. Leur fardeau a été un peu allégé , dans les derniers tems , par l'attention qu'ont eue les adminiftrateurs d'appliquer à ces travaux les taxes exigées pour les afFranchiffemens.

Au premier janvier 1777» la population blanche de Sainte-Lucie s'élevoit à deux mille trois cens perfonnes de tout âge & de tout fexe. Il y avoit mille cinquante noirs ou mulâtres libres , & feize mille efclaves. . La colonie comptoit parmi fes troupeaux onze cens trente mulets ou chevaux , deux mille cinquante-trois bêtes à cornes , trois

Histoire philosophiq_ue jnille fept cens dix-neuf moutons ou chè- vres.

Cinquante-trois {iicreries qui occupoient quinze cens quarante-un quarrés de terre; cinq millions quarante mille neuf cens foixan- te-deux pieds de café ; im million neuf cens quarante-cinq mille fept cens douze pieds de cacao ; cinq cens quatre-vingt-dix-fept quarrés de coton formoient {qs cultures.

Ces produits réunis étoient vendus dans rifle même un peu plus de 3,000,000 livres. Les deux tiers étoient livrés aux Américains , aux Anglois & aux HoUandois , en poffeflion de fournir librement aux befoins de la colonie. Le refte étoit porté à la Martinique , dont on dépendoit , & d'oii on tiroit quelques mar- chandifes , quelques boiffons arrivées de la métropole.

Appuyés fur le caractère & les lumières du comte d'Ennery , fondateur de cet éta- bliffement , nous avions affuré que lorfque Sainte-Lucie , qui a quarante lieues de circuit, ■feroit parvenue à toute fa culture , elle pour- roit occuper cinquante à foixante mille ef- claves , & donner pour neuf ou dix millions de denrées. D'autres adminiflrateurs ont

depuis

BES DEUX Indes. §î

depuis confir'mé ce grand témoignage. Par quelle fatalité cet établiffement a-t-il donc fait fi peu de progrès , malgré tous les en- couragemens qu'il a reçus ?

C'efl que , dès l'origine , on donna préci- XVIL

. , , X , , , Obftacles

pitamment des propriétés a des vagabonds ^^-^ ^^ f^^^ qui n'avoient , ni l'habitude du travail , ni oppofésaux

d' 1 •. ^' in ■» progrès de ^ exploitation : celt q^i o" g^.^^^ j^^^^

accorda un fol immenfe à des fpéculateurs cie. avides qui n'étoient en état de mettre en valeur que quelques arpens : c'eft que les terres intérieures furent diflribuées , avant que les bords euffent été défrichés : c'eft que les fourmis qui défoloient li cruellement la Martinique , ont porté le même ravage dans les fucreries naiûantes de Sainte -Lucie : c'eft que le café y a éprouvé la même dimi- nution que par-tout ailleurs : c'eft enfin que l'adminiftration n'y a été ni aflez régulière , ni affez fuivie , ni affez éclairée. Quels re- mèdes employer contre tant d'erreurs, con- tre tant de calamités ?

Il faudra établir un gouvernement plus ferme , une police plus exade. Il faudra dé- pouiller de leur territoire , ceux qui n'au- ront pas au moins rempli en partie l'enga- Tonii FJI, F

82 Histoire philosophi quE gement qu'ils avoient contradé de le rendre utile. Il faudra , par des réunions fagement réglées , rapprocher , le plus qu'on pourra , des plantations féparées par des diUances qui leur ôtent la volonté & la facilité de s'en- tr'aider. Il faudra contraindre légalement tous les débiteurs à refpeûer des créances dont ils fe font habituellement joués. Il faudra affurer pour une longue fuite d'années & par des acles authentiques aux navigateurs de toutes les nations la liberté de leurs liaifons avec cette iile. On deyroit aller plus loin.

Les François de la métropole ne veulent pas & ceux des ifles ne peuvent pas mettre en valeur Sainte-Lucie. Beaucoup d'étran- gers , au contraire , ont offert d'y porter leur induffrie & leurs capitaux , fi on vouloit fup- primer le barbare droit d'aubaine : droit qui s'oppofe au commerce réciproque des na- tions ; qui repoufie le vivant & dépouille le mort; qui déshérite l'enfant de l'étranger; qui condamne celui-ci à laiffer fon opulence dans fa patrie , & qui lui interdit ailleurs toute acquifition , foit mobiliaire , foit fon- cière : droit qu'un peuple , qui aura les pre- mières notions de bonne politique , abolira

DES DEUX Indes. 8j

thez lui , & dont il fe gardera bien de foUi- citer Textindion dans les autres contrées. Il faut efpérer que la cour Verfailles ne s'opiniàtrera pas plus long-tems à rejetter le leul moyen de tirer une colonie intéref- fante de l'état de langueur des fléaux qu'il n'étoit pas pofTible de détourner & les vices d'une mauvaife adnTiiniftration l'ont plongée.

Lorfqu'on aura pris les mefures convena- ^VIIL

. . . Moyens

bles pour rendre Sainte-Lucie florifTante , le qi,e \^ ^^^^^ miniftère de France pourra fe livrer au iyf- ^^ Verfaii-

A ■>•« '■ * 1 ' T l'r 1 lesfepropo-

terne quil paroit avoir adopte de détendre j-^ ourmet fes colonies par des fortereffes. Pour garder tre Sainte- cette ifle , il fuiîira de garantir de toitte in- ^'"'^'f \ !'*"

•^ bri de 1 iiî»

fuite le port du Carénage. vafion.

Ce port , le meilleur des Antilles , réunit plu'fieurs avantages. On y trouve par-tout beaucoup d'eau ; la qualité de fon fonds eft excellente ; la nature y a formé trois caré- nages parfaits , l'un pour les plus grands bâ- timens , les deux autres pour des frégates. Trente vaiiîeaux de ligne y feroient à Tabri des ouragans les plus terribles. Les vers ne: l'infeflent pas encore. Les vents font tou- jours bons pour en fortirj & Tefcadre la

F A

§4 Histoire ph ilosophiciue

plus nombreufe feroit au large en moins d'une heure.

Une position fi favorable , peut non-feu- lement défendre toutes les poflefîions natio- nales, mais menacer encore celles de Fen- nemi , dans toute Tétendue de l'Amérique. Les forces maritimes de l'Angleterre , ne fauroient couvrir tous les lieux. La plus foible efcadre , partie de Sainte-Lucie , por- teroit , en peu de jours , la défolation dans les colonies , qui , paroiffant les moins ex- pofées , feroient dans la plus grande fécurité. Pour l'empêcher de nuire , il faudroit blo- quer le port du Carénage; & cette croifière, auiîi difpendieufe que fatigante , pourroit encore être bravée impunément par un hom- me hardi , qui oferoit tout ce qu'on peut ofer en mer.

Le Carénage , qui a l'inconvénient d'ex- pofer au danger d'être pris , les vaifTeaux qui font à fa vue , n'a jamais paru digne d'attention à la Grande-Bretagne , affez puif- fante , afiez éclairée , pour penfer que c'eft aux vaiffeaux à protéger les rades , & non aux rades à protéger les vaiffeaux. Pour la France , ce port poffède la plus grande dé-

DES DEUX Indes. 85

fenfe maritime ; c'eft-à-dire , une pofition qui empêche les vaiffeaux d'y entrer fous voile. Il faut alonger plufieurs touées , pour y pé- nétrer. On ne peut louvoyer entre (es deux pointes. Le fond augmentant tout d'un coup , & pafTant près de terre de vingt-cinq à cent braffes , ne permettroit pas aux attaquans de s'y emboffer. Il ne peut y entrer qu'un navire à la fois ; & il feroit battu en même tems de l'avant & des deux bords par des feux mafqués.

Si l'ennemi vouloit infulter le port , il feroit réduit à faire fa defcente à l'ance du Choc ; plage d'une lieue qui n'eft féparée du Carénage , que par la pointe de la Vigie qui forme cette ance. Maître de la Vigie , il cou- lerott bas ou forceroit d'amener tous les vaiffeaux qui fe trouveroient dans la rade ; & ce feroit fans perte , de fon côté , parce que cette péninfule , quoique dominée par une citadelle bâtie de l'autre côté du port, couvriroit l'aflaillant par fon revers. Celui-ci n'aiiroit befoin que de mortiers : il ne tireroit pas un coup de canon ; il ne hafarderoit pas la vie d'un homme.

S'il fuffifoit de fermer à l'ennemi l'entrée du port 5 il feroit inutile de fortifier la Vigie.

F 3

S6 Histoire PHILOSOPHIQUE Sans cette précaution , on Tempêcheroit bieft d'y pénétrer : mais il faut protéger les vaif-* féaux de la nation. Il faut qu'une petite efca- ^re y puiiTe braver les forces ennemies , les réduire à la bloquer, profiter de leur abfence ou d'une faute , ce qui ne fe peut faire fans fortifier le fommet de la péninfule. On ne doit pas fe çliffimuler , qu'en multipliant ainfî les points de défenfe , on augmentera le befoin d'homm.es : mais s'il y a des vaiffeaux dans le port, leurs matelots & leurs canon- ^iers feront chargés de la défenfe de la Vigie , & ils s'y porteront avec d'autant plus de vigueur , que le falut de l'efcadre en dépendra. Si le port efl fans bâtimens , la Vigie fera abandonnée ou peu défendue ; & voici pour- quoi.

De l'autre côté de la rade , eft une hauteur nommée le Morne fortuné. Le plateau de cette hauteur offre une de ces pofitions heureufess qu'on trouve rarement , pour y conftruire i]ne citadelle dont l'attaque n'exigera guère moins d'appareil que les meilleures places de l'Europe. Cette fortification acluellement projettée , & qui fera fans doute un j.our exé- çVrtée , aura l'avantage de défendre l'ance du

DES DEUX Indes. 87

Carénage dans tous fes points ; de commander à toutes les élévations qui l'entourent-; de rendre à rennemi le port impraticable ; de mettre en fiireté la ville qu'on doit conftruire fur la croupe de la montagne ; d'empêcher, enfin , Taffaillant de pénétrer dans Tifle, quand même il auroit fait i?t defcente au choc & qu'il fe feroit emparé de la Vigie. Des combinaifons plus approfondies fur les pré- cautions qu'cxîgeroit la confervation de Sainte-Lucie , doivent être réfervées aux gens de l'art.

Certes , ce n'eft pas une orgueilleufe pré- tention qui nous a engagés dans une matière , qui efl: fi contraire à notre profeffion, & qui fuppofe tant d'études qui nous font étran- gères , & une fi longue expérience dans ceux qui l'exercent. Mais le zèle y mais l'amour du bien , mais le patriotifrne répandent fur tout les regards de l'homme & du citoyen. Son cœur s'échauffe. Il réfléchit". S'eil-iîper- fuadé qu'il entrevoyoit le bien ? Il faut qu'il parle. Il fe reprocheroit fon filence. « Si »> mes idées font jufles , fe dit-il à lui-même, H peut-être qu'on en profitera; fi elles font » fauilçs, le pis qu'il puiiTe en arriver, e'eû

F 4

88 Histoire philosophique

» qu'on en foiirie , en m'accordant le nom » de bon-homme , dont le vénérable abbé M de Saint-Pierre fe glorifioit. J'aime mieux » rifquer d'être ridicule que de manquer » l'occalion d'être utile ». Ce devoir, bien ou mal rempli , fixons l'attention du ledeur fur la Martinique. XIX. Cette ifle a feize lieues de longueur & qua-

LesFran- rante-cinq de circuit, fans y comprendre les

cois s'éta-

bîiffent à ^^P^ ^"1 avancent quelquefois deux & trois ja Martini- lieucs dans la mer. Elle eft extrêmement ha-

qiie fur les i / © , i

mines des ^"^^ ' ^ P^r-tout entrecoupec de monticu- Caraïbts. les , qui ont , le plus fouvent , la forme d'un cône. Trois montagnes dominent fur ces pe- tits fommets. La plus élevée porte l'empreinte ineffaçable d'un ancien volcan. Les bois dont elle efl couverte , y arrêtent fans cçKq les nuages , y entretiennent une humidité mal- faine , qui achève de la rendre affreufe > inaccefiible , tandis que les deux autres font prefque entièrement cultivées. De ces mon- tagnes , mais fur-tout de la première , fortent les nombreufes fources dont Pifle eft arrofée. Leurs eaux, qui coulent en foibles ruifTeaux, fe changent en torrens au moindre orage. Elles tirent leur qualité du terrein qu'elles

DES DEUX Indes. 89 traverfent : excellentes en quelques endroits, & û mauvaifes en d'autres , qu il faut leur fubftituer pour la boifTon , celles qu'on ra- maffe dans les faifons pluvieules.

Denambuc , qui avoit fait reconnoître la Martinique, partit, en 1 63 5 , de Saint- Chriftophe , pour y établir fa nation. Ce ne fut pas de l'Europe qu'il voulut tirer fa po- pulation, li prévoyoit que des hommes fati- gués par une longue navigation , périroient la plupart en arrivant , ou par les intempé- ries d'un nouveau climat , ou par la mifère , qui fuit prefque toutes les émigrations. Cent hommes qui habitoient depuis long-tems dans fon gouvernement de Saint - Chrlftophe , braves , aftifs , accoutumés au travail & à la fatigue ; habiles à défricher la terre , à former des habitations ; abondamment pourvus de plants de patates & de toutes les graines convenables , furent les feuîs fondateurs de la nouvelle colonie.

Leur premier établiffement fe fît fans trou- ble. Les naturels du pays , intimidés par les armes à feu , ou féduits par des proteûations, abandonnèrent aux François la partie de l'ifle qui regarde au couchant & au midi , pour

90 Histoire phi losophiq^ue

fe retirer dans Taiitre. Cette tranquillité fut courte. Le Caraïbe , voyant fe multiplier de jour en jour ces étrangers entreprenans , fentit qu'il ne pouvoit éviter fa ruine , qu'en les exterminant eux-mêmes; & il affocia les fau- vages des ifles voifînes à fa politique. Tous enfemble , ils fondirent fur lui mauvais fort , qu'à tout événement on avoit conftruit : mais ils furent reçus avec tant de vigueur qu'ils fe replièrent , en laifiant fept ou huit cens de leurs meilleurs guerriers fur la place. Cet échec les Ht difparoitre pour long-tems ; & ils ne revinrent qu'avec àes préfens , & des difcours pleins de repentir. On les accueillit amicalement; & la réconciliation fut fcellée de quelques pots d'eau-de~vie qu'on leur fît boire.

Les travaux avoient été difficiles , jufqu'à cette époque. La crainte d'être furpris obli- geoit les colons de trois habitations , à fe réunir toutes les nuits dans celle du milieu qu'on tenoit toujours en état de défenfe. C'eft-là qu'ils dor moient fans inquiétude , fous la garde de leurs chiens & d'une fenÉi- nelle. Durant le jour, aucun d'eux ne mar- çhoit qu'avec ion fufil , ôi deux pifloleis à

DES DEUX Indes. 91

fa ceinture. Ces précautions ceffèrent , lorf- que les deux naîioils fe furent rapprocliées: mais celle dont Famitié & la bienveillance avoient été implorées , abufa fi fort de fa fupériorité , pour étendre fes ufurpations , qu'elle ne tarda pas à rallumer dans le cœur de l'autre une haine mal éteinte. Les fauva- ges , dont le genre de vie exige un territoire vafte , fe trouvant chaque jour plus refTerrés , eurent recours à la rufe , pour affoiblir un ennemi, contre lequel ils n'ofoient plus em- ployer la force. Ils fe partageoient en petites JDandes; ils épioient les François qui fréquen- toient les bois ; ils attendoient que le chaffeur eût tiré fon coup ; & fans lui donner le tems - de recharger fon fufil , ils fondoient fur lui brufquement & TafTommoient. Une vingtaine d'hommes avoient difparu , avant qu'on eût fil comment. Dès qu'on en fut inftruit , on marcha contre les agreffeurs ; on les battit y on brûla leurs carbets ; on maffacra leurs femmes , leurs enfans ; & ce qui avoit échappé à ce carnage , quitta la Martinique en 1658 » pour n'y plus reparoltre.

Les François , devenus par cette retraite , XX. feuls polTeiTeurs de Fifle entière , occupèrent ^. '^"""^'^

92 Histoire philosophkiue

François à tranquillement les pofles qui cojivenoient îe ' mieux à leurs cultures. Ils formoient alors deux claffes. La première étoit compofée de ceux qui avoient payé leur paffage en Amé- rique : on les appelloit habitans. Le gou- vernement leur diflribuoit des terres en toute propriété , fous la charge d'une redevance annuelle. Ils étoient obligés de faire la garde chacun à leur tour , & de contribuer à pro- portion de leurs moyens, aux dépenfes qu'exi- geoient l'utilité & la fûrcté communes. A leurs ordres , étoient une foule de miférables , qu'ils avoient amenés d'Europe à leurs frais , fous le nom Rengagés. C'étoit une efpèce d'efcla- vage qui durcit trois ans. Ce terme expiré , les engagés devenoient, parle recouvrement de leur liberté , les égaux de ceux qu'ils avoient fervis.

Les uns & les autres s'occupèrent d'abord uniquement du tabac & ài\ coton. On y joignit bientôt îe rocou & l'indigo. La culture du fucre ne commença que vers l'an 1650. Benjamin Dacofta , l'un de ces juifs qui puifent leur induftrie dans l'opprefiion même efl tombée leur nation après l'avoir exercée , planta, dix ans après, des cacaotiers. Son

DES DEUX Indes, 9 j

exemple fut {ans influence jufqu en 1684, le chocolat devint d\in ufage afTez commun dans la métropoLe. Alors , le cacao fut la ref- fource de la plupart des colons, qui n avoient pas des fonds fuflilans pour entreprendre la culture du fucre. Une de ces calamités , que les faifons apportent & verfent , tantôt fur les hommes & tantôt fur les plantes, fit périr, en 172.7 , tous les cacaotiers. La défolation fut générale parmi les habitans de la Marti- nique. On leur préfenta le cafier , comme une planche après le naufrage.

Le minillère de France avoit reçu des Hoilandois en préfent , deux pieds de cet arbre , qui étoient confervés avec foin dans le jardin royal des plantes. On en tira deux rejetions. M. Defclieux, chargé, en 1726, de les porter à la Martinique , fe trouva fur un vaiffeau Teau devint rare. Il partagea, avec fes arbuftes , le peu qu'il en recevoit pour fa boiifon ; & par ce généreux facrifice, il parvint à fauver la moitié du précieux dépôt qui lui avoit été confié. Sa magnani- mité fut récompenfée. Le café fe multiplia avec une rapidité , avec un fuccès extraordi- naires ; & ce vertueux citoyen a joui jufqu'à

94 Histoire PUiLosopH JQU£

la fin de 1774, avec une douce fatisfadion du bonheur fi rare d'avoir fauve , pour ainiî dire , une colonie importante , &■ de l'avoir enrichie d'une nouvelle branche d'induftrie. Indépendamment de cette relTource , la Mar- tinique a voit des avantages naturels , qui fembloient devoir l'élever en peu de tems à ime fortune confidérable. De tous les éta- bliffemens François , elle a la plus heureufe fituation , par rapport aux vents qui régnent dans ces mers. Ses ports ont l'irieflimable commodité d'offrir un afyle fur contre les ouragans qui défolent ces parages. Sa pofition l'ayant rendue le fiège du gouvernement, elle a reçu plus de faveurs , & joui d'une adminiflration plus éclairée & moins infidelle. L'ennemi a conflamment refpedé la valeur de fes habitans , & l'a rarement provoquée 9 fans avoir lieu de s'en repentir. Sa paix in- térieure n'a jamais été troublée, même lorf- qu'en 1717, excitée par un mécontentement général , elle prit le parti , peut-être audacieux, mais conduit avec mefure , de renvoyer en Europe un gouverneur & un intendant qui la faifoient gémir fous le defpotifme de leur avarice. L'ordre, la tranquillité, l'union qua

DES DEUX Indes. 95-

les colons furent maintenir en ce tems d'anar- chie , prouvèrent plus d'averfion pour la îyrannie, que d'éloignement pour Fautorité, & jurûiièrent , en quelque forte , aux yeux de la métropole , ce que cette démarche avoit d'irrégulier & de contraire aux principes reçus.

Malgré tant de moyens de profpérité , la Martinique , quoique plus avancée que les autres colonies Françoifes , Fétoit cependant fort peu à la fin du dernier fiècle. En 1700, elle n'avoit en tout que fix mille cinq cens quatre-vingt-dix-fept blancs. Le nombre des fauvages , des mulâtres , des nègres libres , hommes , femmes , enfans , n'étoit que de cinq cens fept. On ne comptoit que quatorze mille cinq cens foixante-fix efclaves. Tous ces objets réunis ne formoient qu'une popu- lation de vingt- un mille fix cens quarante peribnnes. Les troupeaux fe réduifoient à trois mille fix cens foixante-huit ciievaux ou mulets , & à neuf mille deux cens dix-fept bêtes à corne. On cuîtivoit un grand nom- bre de pieds de cacao, de tabac , de coton, & l'on exploitoit neuf indigoteries , & cent quatre-vingt-trois foibles fucreries.

o6 Histoire philosopkiq^ue yçyr^ Lorfque les guerres longues & cruelles qui

la Marti- portoient la défolation fur tous les continens nique jette ^ ^^^^ toutes les mers du monde , furent aflbu-

un grand

éclat. Cau- pies , & que la France eut abandonné des fes de cette projets de Conquête, & des principes d'ad-

profjperite. ' , . ., . - ,

miniitration qui 1 avoient long-tems égarée , la Martinique fortit de Fefpèce de langueur tous ces maux Tavoient laiffée. Bientôt fes profpérités furent éclatantes : elle devint le marché général des établiffemens natio- naux du Vent. C'étoit dans (es ports que les ifles voilines vendoient leurs productions; c'étoit dans fes ports qu'elles achetoient les marchandifes de la métropole. Les naviga- teurs François ne dépofoient , ne formoient leurs cargaifons que dans fes ports. L'Europe ne^connoiffoit que la Martinique. Elle mérita d'occuper les fpéculateurs , comme agricole, comme agente des autres colonies , comme commerçante avec l'Amérique Efpagnole & Septentrionale.

Comme agricole, elle occupoit, en 1736, foixante - douze mille efclaves , fur un fol nouvellement défriché en grande partie , & qui donnoit par conféquent des récoltes très- abondantes.

tiES DEUX Indes, py

Ses rapports avec les autres ifles lui va- loient la commiflion & les frais de tranfport, parce qu'elle feule avoit les voitures. Le gain qu'elle faifoit pouvoit s'élever au dixiè- me de leurs productions , qui devenoient de jour en jour plus confidérables. Ce fonds de dette rarement perçu , leur étoit laiffé pour l'accroiflement de leurs cultures. Il étoit augmenté par des avances en argent , en efclaves , en autres objets de premier befoin , qui , rendant de plus en plus la Mar- tinique créancière des colonies , les tenoit toujours dans fa dépendance , fans que ce fût à leur préjudice. Elles s'enrichiffoient toutes par fon fecours , & leur profit tour» noit à fon utilité.

Ses liaifons avec l'ifle Royale , avec le Canada , avec la Louyfiane , lui procuroient le débouché de fon fucre commun , de fon café inférieur , de fes firops & taffias que la France rejettoit. On lui donnoit en échange de la morue , des légumes fecs , du bois de fapin, & quelques farines.

Dans fon commerce interlope aux côtes de l'Amérique Efpagnole , tout compofé de marchandifes de fabrique nationale , elle Toma FIL Q

c)8 Histoire philosophique

gagnoit le prix du rifque auquel le marchand François ne vouloit pas s'expofer. Ce trafic moins utile que le premier dans fon objet , étoit d'an bien plus grand rapport dans fes effets. Il lui rendoit un bénéfice de quatre- vingt ou quatre-vingt-dix pour cent, fiir une valeur de trois à quatre millions , qu'on portoit tous les ans à Caraque , ou dans les colonies voifines.

Tant d'opérations heureufes avoient fait entrer dans la Martinique un argent immenfe. Douze millions y circuloient habituellement avec une extrême rapidité. C'efl peut-être le feul pays de la terre l'on ait vu le nu- méraire en telle proportion , qu'il fut indif- férent d'avoir des métaux ou des denrées.

L'étendue de fes affaires attiroit annuelle- ment dans fes ports deux cens bâtimens de France , quatorze ou quinze expédiés par la métropole pour la Guinée , trente du Ca- nada , dix ou douze de la Marguerite & de la Trinité ; fans compter les navires Anglois & Hollandois qui s'y gliffoient en fraude. La navigation particulière de l'ifle aux colonies feptentrionales , au continent Efpagnol, aux ifies du Vent , occupoit cent trente bateauif

Martini-^ que.

DES DEUX Inde Se 9^

de vingt A ibixante-dix tonneaux, montés par iix cens matelots Européens de toutes les nations , & par quinze cens eiclaves for- més de longue main à la marine.

Dans les premiers tems , les navigateurs Xxiî. qui fréquentoient la Martinique abordoient ^^"^^^^ dans les quartiers ou le recoitoient les den- j-^j^ j^ ^^^^ rées. Cette pratique , qui lembloit naturel- merce à la le , étoit remplie de difficultés. Les vents du Nord & du Nord-Ell qui régnent fur une partie des côtes , y tiennent habituellement la mer dans une agitation violente. Les bon- nes rades , quoique multipliées , y font affez coniidérablement éloignées , foit entre elles, foit de la plupart des habitations. Les cha-» loupes deftinées à parcourir ces intervalles ^ étoient fouvent retenues dans Tinaâion par le gros tems , ou réduites à ne prendre que la moitié de ce qu'elles pouvoient porter. Ces contrariétés retardoient le déchargement du vaifTeau , & prolongeoient le tems de fon chargement. Il réfultoit de ces lenteurs un grand dépériffement des équipages, & une augmentation de dépenfes pour le vendeur & pour Tacheteur.

Le commerce qui doit mettre au nombre

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100 Histoire philosophkiue de fes plus grands avantages, celui d'accé- lérer fes opérations , perdoit de fon aftivité par un nouvel inconvénient : c'étoit la né- ce/Tité fe trouvoit le marchand , même dans les parages les plus favorables , de ven- dre {qs cargaifons par petites parties. Si quel- que homme induftrieux le déchargeoit de ces détails , fon entreprife devenoit chère pour les colons. Le bénéfice du marchand fe me- fure fur la quantité des marchandifes qu'il vend. Plus il vend , plus il peut s'écarter" du bénéfice qu'un autre qui vend moins eft obhgé de faire.

Un inconvénient plus confidérable enco- re , c'eil que certaines marchandifes d'Europe farabondoient en quelques endroits , tandis qu'elles manquoient en d'autres. L'armateur étoit lui-même dans rimpofîibilité d'afîbrtir convenablement fes cargaifons. La plupart des quartiers ne lui otFroient pas toutes les denrées , ni tontes les fortes de la même denrée. Ce vuide l'obligeoit de faire plu- fieurs efcales , ou d'emporter trop ou trop peu de productions convenables au port oii il devoit faire fon retour.

Les vaiffeaux eux-mêmes éprouvoient de

DES DEUX Indes, lor

grands embarras. Plufieurs avoient befoin de fe caréner ; la plus grande partie exigeoit au moins quelque réparation. Ces fecours manquoient dans les rades peu fréquentées , les ouvriers ne s'étabiiffoient point dans la crainte de n'y pas trouver affez d'occu- pation. Il falloit donc aller fe radouber dans certains ports , & revenir prendre fon char- gement dans celui oii l'on avoit fait fa vente. Toutes ces courfes emportoient au moins trois ou quatre mois.

Ces inconvéniens , & beaucoup d'autres, firent defirer à quelques habitans & à tous les navigateurs , qu'il fe formât un entrepôt les objets d'échange entre la colonie & la métropole , fuffent réunis. La nature paroif- foit avok préparé le fort Royal pour CQttQ deftination. Son port étoit un des meilleurs des ifles du Vent , & fa fureté fi généralement connue , que lorfqu'il étoit ouvert aux bâti- mens HoUandois , la république ordonnoit qu'ils s'y retirâffent dans les mois de juin, de juillet & d'août , pour fe mettre à l'abri des ouragans (i fréquens & fi furieux dans ces parages. Les terres du Lamentin , qui ïvqïï font éloignées que d'une lieue , étoient les

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ÎG2 Histoire philosophjçiv e plus fertiles , les plus riches de la colonie. Les nombreiifes rivières qui arrofoient ce pays fécond, poftoient. des canots chargés, jufqu'à une certaine diftance de leur embou- chure. La protedion des fortifications , aflu- roit la jouifTance paiiible de tant a avantages. Mais ils étoient contrebalancés par un terri- toire marécageux & mal-faïn. D'ailleurs cette capitale de la Martinique étoit Tafyle de la marine militaire , qui dédaignoit alors , qui même opprimoit la marine marchande. Ainii le fort Royal ne pouvant devenir le centre des affaires , elles fe portèrent à Saint-Pierre. Ce bourg qui, malgré les incendies qui Font réduit quatre fois en cendres , contient encore dix-huit cens maifons , eft fitué fur la côte occidentale de Tille , dans une anfe ou enfoncement, à-peu-près circulaire. Une partie eft bâtie le long de la mer fur le rivage même; on l'appelle le mouillage : c'eft-là font les vaiffeaux & les magafuis. L'aiUre partie du bourg eft bâtie fur une petite col- line peu élevée : on l'appelle le fort, parce que c'eft-là qu'eft placée une petite fortifi- cation , qui fut conftruite en 1665 , pour iéprimer les féditions des habitans contre la

DES DEUX Indes. 103

tyrannie du monopole, mais qui fert aujour- d'hui à protéger la racle contre les ennemis étrangers. Ces deux parties du bourg font réparées par un ruiffeau, ou par une rivière guéable.

Le mouillage eft adoffé à un coteau affez élevé, & coupé à pic. Enfermé, pour ainfi dire , par cette colline , qui lui intercepte les vents de ïqÛ, les plus conllans & les plus falutaires dans ces contrées ; expofé fans aucun foufïle rafraîchiffant aux rayons du foleil qui lui font réfléchis par le coteau , par la mer , & par le fable noir du rivage , ce féjour eft brûlant & toujours mal-fain. D'ailleurs , il n'a point de port ; & les bâ- timens qui ne peuvent tenir fur fes côtes durant l'hivernage , font forcés de fe réfu- gier au fort Royal. Mais ces défavantages font compenfés ; foit par les facilités que préfente la rade de Saint-Pierre pour le dé- barquement & l'embarquement des marchan- difes ; foit par la liberté que donne fa posi- tion de partir par tous les vents , tous les jours , & à toutes les heures.

Ce bourg fut le premier qu'on édifia dans rifle j & le premier qui vit fon territoire

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104 Histoire philosophkiué

cultivé. Il dut moins cependant à (on an- cienneté qu'à fes commodités , l'avantage de devenir le point de communication entre la colonie & la métropole. Saint-Pierre reçut d'abord les denrées de certains cantons , dont les habitans fitués fur des cotes orageufes & conftamment impraticables , ne pouvoient faire commodément leurs achats & leurs ventes fans fe déplacer. Les agens de ces colons n'étoient dans les premiiers tems que des maîtres de bateau , qui s'étant fait con- noître par leur navigation continuelle autour de l'ifle , furent déterminés par l'appât du gain , à prendre une demeure fixe. La bonne- foi feule étoit l'ame de ces liaifons. La plu- part de ces commiffionnaires ne favoient pas lire. Aucun d'eux n'avoit ni livres , ni re- giftres. Ils tenoient dans un coiFre, un fac pour chaque habitant dont ils géroient les affaires. Ils y mettoient le produit des ven- tes ; ils en tiroient l'argent néceffaire pour les achats. Quand le fac étoit épuifé , le commifTionnaire ne fournifibit plus ; & le compte fe trouvoit rendu. Cette confiance, qui doit paroître une fable dans nos mœurs & dans nos jours de fraude & de corruption.

DES DEUX Indes, 105 ^tolt encore en ufage au commencement du iiècle. Il exifte des hommes qui ont pratiqué ce commerce , la fidélité n'avoit pour garant que fon utilité même.

Ces hommes limples furent remplacés fucceiîivement par des gens plus éclairés qui arrivoient d'Europe. On en avoit vu paffer quelques-uns dans la colonie , lorfqu'elle étoit fortie des mains des compagnies exclufives. Leur nombre s'accrut à mefure que les den- rées fe multiplioient ; & ils contribuèrent eux-mêmes beaucoup à étendre la culture , parles avances qu'ils firent à l'habitant , dont les travaux avoient langui jufqu'alors faute de moyens. Cette conduite les rendit les agens néceffaires de leurs débiteurs dans la colonie , comme ils l'étoient déjà de leurs commettans de la métropole. Le colon même qui ne leur devoit rien , tomba , pour ainii dire , dans leur dépendance , par le befoin qu il pouvoit avoir de leur fecours. Que le tems de la récolte foit retardé; que le feu prenne à une pièce de cannes ; qu'un moulin foit démonté : que des édifices croulent ; que la mortalité fe mette dans les befliaux ou parmi les efclaves ; que les féchereffes ou les

îo6 Histoire p hilosophkiue

pluies mûnent tout : trouver les moyens de foutenir Thabitation pendant ces ravages , & de retnédier à la perte qu'ils caufent ? Ces moyens font en vingt mains différentes. Qu'une feule refufe du fecours ; le cahos , loin de fe débrouiller, augmente. Ces confi- dérations déterminèrent ceux qui n'avoient pas encore demandé du crédit, à confier leurs intérêts aux commifTionnaires de Saint-Pierre, pour être , en cas de malheur , afTurés d'une refTource.

Le petit nombre d'habitans riches qui fem- bioient , par leur fortune , être à l'abri de ces befoins , furent comme forcés de s'adreiTer à ce comptoir. Les capitaines m.archands trou- vant un port , , fans fortir de leurs magafms & même de leurs vaifTeaux , ils pouvoient terminer avantageufement leurs affaires , dé- fertèrent le fort Royal , la Trinité , tous les autres lieux , le prix des productions leur étoit prefque arbitrairement impofé , les paiemens étoient incertains & lents. Parcette révolution , les colons fixés dans leurs atte- liers , qui exigent une préfence continuelle & des foins journaliers , ne pouvoient plus fuivre leurs denrées. Ils furent donc obligés

DES -DEUX Indes, 107

de les confier à des hommes intelligens , qui , s'étant établis dans le feiil port fréquenté, fe trouvoient à portée de feifir les occafions les plus favorables pour vendre & pour acheter : avantage inappréciable dans un pays le commerce éprouve des viciflitudes continuelles. La Guadeloupe, la Grenade, fuivirent l'exemple de la Martiniqife. Les mêmes befoins les y déterminèrent.

La guerre de 1744 arrêta le cours de ces profpérités. Ce n'eft pas que la Martinique fe manquât à elle-même. Sa marine conti- nuellement exercée, accoutumée aux avions de vigueur qu exigeoit le maintien d\m com- merce interlope, fe trouva toute formée pour les combats. En moins de fix mois , quarante corfaires armés à Saint-Pierre , fe répandirent dans les parages des Antilles. Ils firent cjes exploits dignes des anciens Flibuftiers. Cha- que jour , on les voyoit rentrer en triomphe, chargés d'un butin immenfe. Cependant au milieu de ces avantages , la colonie vit fa navigation , foit au Canada , foit aux côtes Efpagnoles , entièrement interrompue , & fon propre cabotage journellement inquiété. Le peu de vaiffeaux qui arrivoient de France,

io8 Histoire philosophiq^ue pour fe dédommager des pertes dont ils coii- roient les rifques , vendoient fort cher , ache- toient à bas prix. Ainfi les prodiiâions tom- bèrent dans Faviliffement. Les terres furent mal cultivées. On négligea l'entretien des atteliers. Les efclaves périlToient faute de nourriture. Tout languiffoit , tout s'écrouloit. Enfin la paix ramena , avec la liberté du com- merce , Tefpoir de recouvrer l'ancienne prof- périté. Les événemens trompèrent les pre- miers efforts que Ton fit. XXIII. Il n'y avoit pas deux ans que les hoftilités La Marti- avoient ceiî'é , lorfque la colonie perdit le cheoit.Cau- commerce frauduleux qu'elle faifoit avec les fc de cette Américains Efpagnols. Cette révolution ne fut point TefFet de la vigilance des garde- côtes. Comme on a toujours plus d'intérêt à les braver qu'eux à fe défendre , on méprife des gens foiblement payés pour protéger des droits ou des prohibitions fouvent in- jures. Ce fut la fubflitution de^ vaiffeaux de registre aux flottes , qui mit des bornes très-étroites aux entreprifes des interlopes. Dans le nouveau fyilôme , le nombre des bâtimens étoit indéterminé , & le tems de leur arrivée incertain ; ce qui jetta dans le

DES DEUX Indes. 109 prix des marchandifes une variation qui n'y avoit pas été. Dès-lors , le contrebandier , qui n'étoit engagé dans fon opération que par la certitude d'un gain fixe & confiant , cefla de fuivre une carrière qui ne lui affu- roit plus le dédommagement du rifque il s'expofoit.

Mais cette perte fut moins fenfible pour la colonie , que les traverfes qui lui vinrent de fa métropole. Une adminiflration peu' éclairée embarraffa de tant de formalités, la liaifon réciproque & néceffaire des ifles avec l'Amérique Septentrionale , que la Martini- que n'en voy oit plus en 1755 que quatre ba- teaux au Canada. La direction des colonies en proie à des commis avides & fans talent , fut promptement dégradée , avilie , & proHi- tuée à la vénalité.

Cependant , le commerce de France ne s'appercevoit pas de la décadence de la Martinique. Il trouvoit à là. rade de Saint- Piierre , des négocians qui lui achetoient bien fes cargaifons , qui lui renvoyoierit avec célérité fes vaifTeaux richement char- gés ; & il ne s'informoit pas fi c'étoit cette Colonie ou les autres , qui confommoient

iio Histoire philosophiq^u e & qui prodiiifoient. Les nègres même qu'il y portoit, étoient vendus à un fort bon prix : mais il y en reûoit peu* La plus grande par- tie paffoit à la Grenade , à la Guadeloupe , même aux ifles neutres; qui, malgré la li- berté illimitée dentelles jouiffoient, préfé- roit les efclaves de traite Françoife , à ceux que les Anglois leur offroient à des condi- tions en apparence plus favorables. On s'é- toit convaincu par une alTez longue expé- rience, que les nègres choifis, qui coûtoient le plus cher, enrichiffoient les terres, tandis que les cultures dépériffoient dans les mains des nègres achetés à bas prix. Mais ces pro- fits de la métropole étoient étrangers & prefque nuifibles à la Martinique.

Elle n'avoit pas encore réparé fes pertes durant la paix , ni comblé le vuide des dettes qu'une fuite de calamités l'avoit forcée à contrarier ; lorfqu'elle vit renaître le plus grand de tous les fléaux , la guerre. Ce fut pour la France une chaîne de malheurs , qui, d'échec en échec , de perte en perte , ût tomber la Martinique fous le joug des An- glois. Elle fut reftituée au mois de juillet 1763 , feize mois après îivoir été conquife;

DES DEUX Indes. tit

mais on la rendit dépouillée de tons les moyens accefToires de profpérité qui liii avoient donné tant d'éclat. Depuis quel- ques années , elle avoit perdu la plus grande partie de fon commerce interlope aux côtes Efpagnoles. La cefîion du Canada & de la Louyfiane lui ôtoit tout efpoir de rouvrir une communication qui n'avoit langui que par des erreurs paflagères. Elle ne pouvoit plus voir arriver dans fes ports les produc- tions de la Grenade , de Saint-Vincent , de la Dominique , qui étoient devenues des poffef- fions Britanniques. Un nouvel arrangement de la métropole qui lui interdifoit toute liai- fon avec la Guadeloupe , ne lui permettoit plus d'en rien efpérer.

La colonie réduite à elle-même, ne devoit donc compter que fur fes cultures. Malheu- reufcment , à Fépoque fes habitans pou- voient commencer à s'en occuper utilement, parut dans fon fein une efpèce de fourmi inconnue en Amérique , avant qu'elle eiit ravagé la Barbade au point d'y faire délibérer s'il ne convenoit pas d'abandonner une co- lonie autrefois fi floriiïante. On ignore fi ce

fut du continent ou de cette ifle que l'infecte

/

m Histoire philosophique paffa à la Martinique. Ce qui eft fiir , c'eft qu'il caufa des ravages inexprimables dans toutes les plantations-de fucre il (e montra. Cette calamité , trop mollement combattue , duroit depuis onze ans , lorfque les colons affemblés arrêtèrent , le 9 mars 1775 , "^^ récompenfe de 666,000 liv. pour celui qui trouveroit un remède contre un fléau fi def- trufleur.

Ce fecret important avoit déjà été Imaginé & mis en pratique par un officier nommé Defvouves , fur un des terreins le plus in- feftés de fourmis. Cet excellent cultivateur avoit obtenu d'abondantes récoltes , en mul- tipliant les labours , les engrais & les farcla- ges ; en brûlant les pailles cet infede fe réfugie ; en replantant les cannes à chaque récolte & en les difpofant de manière à faci- liter la circulation de l'air. Cet exemple a été enfin fuivi par les colons riches. Les autres l'imiteront , félon leurs moyens , & on peut efpérer, qu'avec le tems , il ne ref- tera que le fouvenir de ce grand défafire.

Cette calamité étoit dans fa plus grande force, lorfque l'ouragan de 1766, le plus furieux de ceux qui ont ravagé la Martinique,

vint

DÈS DEUX ï N D E S. Itf

vint y détruire Ijs vivres, moiiTonncr les récoites , déraciner les arbres , renverfer même les bâtimens. La deflrudlion fut li gé- nérale , qu'à peine rella-t-il quelques habi* tans en état de confoler tant de malheureux^ de Ibula^er tant de mifères*

Le haut prix , depuis quelques-tems ^ étoit monté le café, aidoit à fupporter tant d'infortunes. Cette produdion , trop miilti* pliée , tomba dans FavilifTement ; & il ne refta à fes cultivateurs que le regret d'avoir confacré leurs terres à une denrée dont la valeur ne fuffifoit plus à leur fabfiitance.

Pour comble de malheur , la métropole îaiffoit manquer fa colonie des bras nécJeflai^ res à fon exploitation ; depuis 1764 jufqu'en Ï774 , le commerce de France n'introduifit à la Martinique que trois cens quarante-cinq ef^ claves année commune. Les habitans étoient réduits à repeupler leurs atteliers du rebut des cargaifons Angloifes introduit en fraude.

Un miniftère éclairé , & dont les foins vigilans fe feroient étendus fur toutes les parties de Fempire , aiiroit adouci le fort d'un grand établifîement , fi cruellement ai'^- îligé. il n'en fut pas ainfi. De nouvelles T0:IX Fil, H

ÎÏ4 Histoire philosophiq^ué charges prirent dans la colonie la place des fecours qu'elle avoit droit d'attendre.

Dans les établiffemens François du Non-» veau-Monde , & dans ceux des autres nations fans doute , les Africains fe corrompoient beaucoup : c'eft qu'ils étoient affurés de l'im- punité. Leurs maîtres , féduits par un intérêt aveugle , ne déféroient jamais les criminels à la juftice. Pour faire ceffer un fi grand défordre , le code noir régla que le prix de tout efclave qui feroit condamné à mort, après avoir été dénoncé au magiftrat par le propriétaire , feroit payé par la colonie.

Des caiffes furent aufli-tôt formées pour cet objet utile : mais on ne tarda pas à y puifer pour des dépenfes étrangères à leur inftitution. Celle de la Martinique étoit en- core plus grevée que les autres de ces injufti- ces, lorfqu'en 1771 , elle fe vit chargée des frais que faifoit la chambre d'agriculture de la colonie , des honoraires d'un député que fon confeil entretient inutilement dans la métropole.

L'opprelïion fut poùffée plus loin. Les droits que le gouvernement faifoit percevoir, à la Martinique, étoient originairement très*

DES DEUX Indes. ïic légers & fe payoient en denrées. Elles furent converties en métaux , lorfque ces agens iiniverfels du commerce fe furent multipliés dans rifle. Cependant Fimpofition fut mo- dérée jufqu en 1763. Elle fut alors portée à SoOjOCX) livres. Trois ans après , il fallut la réduire : mais cette diminution , arrachée par le malheur des circonftances , finit en 1772. Le tribut fut de nouveau baiffé en 1778 à la fomme de 666,000 livres , formant un mil- lion des ifles. Il efl payé avec une capitation fur les blancs & fur les noirs , avec un droit de cinq pour cent fur le prix du loyer des maifons , avec le droit d'un pour cent fur toutes les marchandifes de poids qui entrent dans la colonie & un droit égal fur toutes les denrées qui en fortent , à l'exception du café qui doit trois pour cent.

Au premier janvier 1778 , la Martinique xxiV. comptoit douze mille blancs de tout âge & Etataftuel

ds 11 iVlir-

de tout fexe ; trois mille noirs ou mulâtres tj^^ique libres , plus de quatre- vingt mille efclaves , quoique (qs dénombremens ne montâflent qu'à foixante-douze mille.

Elle avoit pour fes troupeaux huit mille deux cens mulets qu chevaux , neuf mille

H 2

iî6 Histoire phîlosophkiu e fept cens bêtes à corne , treize mille cent porcs , moutons ou chèvres.

Ses fucreries étoient au nombre de deux cens cinquante-iept qui occupoient dix mille trois cens quatre-vingt-dix-lept quarrés de terre. Elle cultivoit leize millions fix cens deux mille huit cens foixante-dix pieds de café ; un million quatre cens trente mille vingt pieds de cacao ; un million fix cens quarante-huit mille cinq cens cinquante pieds de coton.

En 1775 , les navigateurs François char- gèrent fur cent vingt-deux bâtimens , à la Martinique deux cens quarante-quatre mille quatre cens trente-huit quintaux cinquante- huit livres de fucre terré ou brut , qui furent vendus dans la métropole 9,971,1 5 5 1. 3 fols 7 deniers j quatre- vingt-feize mille huit cens quatre-vingt-neuf quintaux foixante-huit li- vres de café, qui furent vendus 4,577,259 1. 16 f. ; onze cens quarante-fept quintaux huit livres d'indigo, qui furent vendus 975,018!.; huit mille fix cens cinquante-fix quintaux foi- xante-trois livres de cacao , qui furent vendus 605,964 liv. 12 f. ; onze mille douze quintaux de coton, qui furent vendus 2,753,100 liv. ;

DES DEUX Indes. i 17

neuf cens dix-neuf cuirs , qui furent vendus 8271 livres; vingt-neuf quintaux dix livres de carret , qui furent vendus 29,100 livres; dix-neuf cens foixante-fix quintaux trente- cinq livres de canefîce , qui furent vendus 52,980 I. 10 f.; cent vingt-cinq quintaux de bois , qui furent vendus 3125 1. Ce flit en tout 18,975,974 liv. 1 fol 10 den. Mais la fomme entière n'appartenoit pas à la colonie. Il en devoit revenir un peu plus du quart à Sainte-Lucie & à la Guadeloupe qui y avoient verfé une partie de leurs produclions.

Tous ceux qui , par inftinâ: ou par devoir, XXV. s'occupent des intérêts de leur patrie , defi- .^^ ^^'^l'

^ ... nique pnit-

reroient de voir les productions fe multiplier giic efpérer

à la Martinique. On fait , il efl vrai , que <ievoiramé.

, iio<- f r-i rintérieur de cette ifîe , rempli de rochers conaitioa ?

affreux, n'eil: point propre à la culture du fucre , du café , du coton ; qu'une trop grande humidité y nuiroit à ces produiticns ; & que û elles y réufïiffoient , les frais de tranfport , au travers des montagnes & des précipices , rendroient inutile le fuccès des récoltes. Mais on pourroit former dans ce grand ef~ pace d'excellentes prairies ; & le fol n'at- tend que la faveur du gouvernement pour

H3

Ii8 Histoire philosophiq^ué

fournir aux habitans ce genre de fécondité reprodudivc des befliaux fi néceffaires à la culture & à la fubfiftance. L'ifle a d'autres quartiers d'une nature ingrate : des terreins efcarpés , que les torrens & les pluies ont dégradés; des terreins marécageux, qu'il efl difficile & peut-être impofîible de deffécher ; àes terreins pierreux , qui fe refufent à tous les travaux. Cependant les obfervateurs qui connoifl'ent le mieux la colonie s'accordent tous à dire que fes cultiures font fufceptibles d'augmentation , & que l'augmentation pour- roit être de près d'un tiers. On arriveroit même , fans nouveaux défrichemens , à cette amélioration , par une culture meilleure & plus fuivie. Mais pour atteindre ce but , il faudroit un plus grand nombre d'efclaves. C'eft beaucoup que les habitans aient pu jufqu'à nos jours maintenir leurs atteliers dans l'état ils les avoient reçus de leurs pères. Nous ne croyons pas qu'il foit en leur pouvoir de les augmenter.

A la Martinique , les propriétaires des terres peuvent être divifés en quatre claiTes. La première poffède cent grandes fucreries, exploitées par douze m.ilie noirs. La féconde.

DES DEUX Indes, 119

cent cinquante , exploitées par neuf mille noirs. La troilième , trente -fix, exploitées par deux mille noirs. La quatrième , livrée à la culture du café , du coton , du cacao , du manioc , peut occuper vingt mille noirs. Ce que la colonie contient de plus en efcla- ves des deux (txts , eit employé pour le fer- vice domeftique , pour la pêche , pour la navigation ; efl dans l'enfance ou dans un état de décrépitude.

La première clafTe eil toute compofée de gens riches. Leur culture eft pouffée auiîl loin qu'elle puiffe aller; & leurs facultés la maintiendront fans peine dans Fétat floriffant ils l'ont portée. Les dépenfes même qu'ils font obligés de faire pour la reproduûion , font moins confidérables que celles du colon moins opulent , parce que les efclaves qui naiffent fur leurs habitations, doivent rem- placer ceux que le tems & les travaux dé-. truifent.

La féconde claffe , qu'on peut appeller eelle des gens aifés , n'a que la moitié des cultivateurs dont elle auroit befoin , pour atteindre à la fortune des riches propriétai-- ^es, Euffent-ils les moyens d'acheter les ef*

120 HlSTÙI RE PHILOSOPÏÎIQUS

claves qui leur manquent , ils en feroient détournés par une funeiie expérience. Rien Je fi mal entendu que de placer un grand nombre de nègres à la fois fur une habitation. Les maladies que le changement de climat & de nourriture cccafionne à ces malheu-^ reux ; la peine de les former à \n\ travail dont ils n'ont ni l'habitude, ni le goût, ne peuvent que rebuter un colon par les foins futigans & multipliés que demanderoit cette éducation des hommes pour la culture des terres. Le propriétaire le plus aclif eft celui qui peut augmenter fon attelier d\m fixième d'efclaves tous les ans. Ainfi la féconde clafTe pourroit acquérir quinze cens noirs par an , Il le produit net de fa culture le lui permet- toit. Mais elle ne doit pas compter fur des crédits. Les négocians de la métropole ne paroiiTent pas difpofés à lui en accorder; & ceux qui faifoient travailler leurs fonds dans la colonie , ne les y ont pas plutôt vus oififs ou hafardés , qu'ils les ont portés en Europe oti à Saint-Domingue.

La troifi.èrae clafTe qui eik. à-peu-près in-» digente , ne peut for-ir de fa fituation par ^ucun moyen pris dans Tordre naturel du

BES DEUX Indes, ni

commerce. Ceft beaucoup qu elle puiffe fub- fider par elle-même. Il n^ a que la main bienfaifante du gouvernement qui puiffe lui donner une vie utile pour l'état , en lui prê- tant , fans intérêt , l'argent néceffaire pour monter convenablement les habitations. La recrue des noirs peut s'y éloigner fans ui- convénient des proportions que nous avons fixées pour la féconde claffe ; parce que cha- que colon ayant moins d'efclaves à veiller, fera en état de s'occuper davantage de ceux dont il fera Facquifition.

La quatrième claffe , livrée à des cultures moins importantes que les fucreries , n'a pas befoin de fecours aufîi puiffans pour recou- vrer l'état d'aifance d'où la guerre , les oura- gans & d'autres malheurs l'ont fait décheoir. Il fuffiroit à ces deux dernières claffes d'ac- quérir chaque année quinze cens efclaves , pour monter au niveau de la profpérité que la nature permet à leur induftrie.

' Ainfi , la Martinique pourroit efpérer de porter fes cultures languiiTantes jufqu'oii elles peuvent aller , fi , outre les rempîa- cemens , elle recevoit chaque année une a.ugmentation de deux ou trois mille nègres.

lii Histoire ph ilosoph kiue Mais elle eft hors d'état de payer ces recrues,' &: les raifons de ion impuiffance font connues. On fait qu'elle doit à la métropole , comme dettes de commerce, à-peu-près un million. Une fuite d'infortunes Fa réduite à en em- prunter quatre aux négocians établis dans le bourg Saint-Pierre. Les engagemens qu'elle a contrariés à l'occafion des partages de fa- mille , ceux qu elle a pris pour l'acquifition d'un grand nombre de plantations l'ont ren- due infolvable. Cette fituation défefpérée ne lui permet pas de remplir , du moins de long- tems , toute la carrière de fortune qui lui étoit ouverte. XXVI. Encore eft-elle expcfée à l'invaiion. Mais La Marti- quoique cent endroits de fes côtes offrent à

nique peut- ,, ,,-...,,, ^ r ^ M

elle être ^ ennemi les facilites d une delcente , il ne eonquifc? l'y fera pas. Elle lui deviendroit inutile, par rimpoffibilité de tranfporter à travers un pays extrêmement haché , fon artillerie & fes munitions au fort Royal qui fait toute la défenfe de la colonie. C'eft vers ce parage feul qu'il tournera fes voiles.

Au devant de ce chef-lieu , eft un port célèbre fitué fur la partie latérale d'une large baie , dans laquelle on ne s'enfonce qu'en

DES DEUX Indes. 123

courant des bordées , qui doivent décider du fort de tout vailTeau forcé d'éviter le combat. S'il a le défavantage d'être dégréé , de n'être qu'un mauvais boulinier , d'elTuyer quelque accident de la variation des rafales , des cou- rans & des raz de marée ; il tombera dans les mains d'un affaillant qui faura louvoyer plus heureufement. La fortereffe même peut de- venir le témoin inutile & honteux de la dé- faite d'une efcadre ; comme elle l'a été cent fois de la prife des navires marchands.

L'intérieur du port eft détérioré , depuis que , pour oppofer une digue aux Anglois dans la dernière guerre , on y a fait couler à fond les carcaffes de plufieurs navires. On a relevé ces bâtimens : mais il refte beaucoup de dépenfes à faire , pour voir difparoître les amas de fable qui s'étoient élevés autour d'eux, & pour remettre les chofes dans l'état oii elles étoient. Ces travaux ne fouifriront ni délai , ni retardement ; puifque le port, quoique d'une grandeur médiocre , eft le feul les vaifieaux de tous les rangs puiffent hiverner; le feul ils trouveront des mâts, des voiles , des cor<lages , & une grande fa- cilité à fe procurer de l'eau excellente qui

124 H ISTOIRE FH ILOSOPHIQUe

y arrive de plus d'une lieue , par un canal très-bien entendu.

C'eft à fon voifinage que Taffaillant fera toujours fon d ebarquement , fans qu'il foit poflible de Ten empêcher , quelques précau- tions que Ton prenne. La guerre de campa- gne qu'on pourroit lui oppofer ne feroit pas longue ; & l'on feroit bientôt réduit à s'en- fevelir dans des fortifications.

Autrefois elles fe réduifoient à celles du fort Royal , l'ignorance avoit fait enfouir fous une chaîne de montagnes des dépenfes extravagantes. Tout Fart des plus habiles ingénieurs n'a pu donner une grande force de réfiftance à des ouvrages conftruits au hafard par l'incapacité même , fans aucun plan fuivi. Il a fallu fe borner à ajouter un chemin cou- vert , un rempart , & des flancs aux parties de la place qui en étoient fufceptibles. Ce- pendant le travail le plus important a été de creufer dans le roc , qiii fe prête aifément à tout ce qu'on en veut faire , des fouterreins aérés, fains, propres à mettre en fureté les munitions de guerre & de bouche , les ma- lades , les foldnts , ceux des habitans à qui l'attachement pour la métropole , infpireroit

DES DEUX Indes, I2Ç

!e courage de défendre la colonie. On a pen(e que des hommes qui , après avoir bravé les périls fur un rempart, trouveroicntun repos affuré dans ces fouterreins , y oublieroient aifément leurs peines , & fe préfenteroient avec une nouvelle vigueur aux affauts de Tennemi. Cette idée eft heureufe & fage. Elle appartient, fi ce n'efl pas à un gouver- nement patriotique , du moins à quelque miniitre éclairé par un efprit d'humanité.

Mais la bravoure qu'elle doit exciter ne fuffifoit pas pour conferver une place qui eft dominée de tous les côtés. On a donc cru qu'il falloit chercher une pofition plus avan- tageufe ; & on l'a trouvée, dans le morne Garnier , plus' haut de trente-cinq à quarante pieds que les points les plus élevés du Pata- te, du Tartanfon & du Cartouche , qui tous plongent fur le fort Royal.

Sur cette élévation , a été conftruite une citadelle compofée*de quatre bafiions. Ceux du front , le chemin couvert , les citernes , les magalins à poudre , tous ces moyens de défenfe fon prêts. Il ne relie plus à conf- truire que les cazernes & quelques autres bâtimens civils. Alors , quand même les re-

îi6 Histoire philosophique doutes & les batteries établies pour réduire Fennemi à aller faire fa defcente plus loin que Tance à la café il a pris terre à la dernière invadon , n'opéreroient pas l'effet qu'on s'en ell promis, la colonie oppoferoit une réfiftance d'environ trois mois. Quinze cens hommes défendront Garnier trente ou trente-lix jours contre une armée de quinze mille hommes ; & douze cens hommes fe foutiendront vingt ou vingt-cinq jours dans le fort Royal , qui ne peut être affailli qu'a- près la prife de Garnier. Voilà ce qu'on peut attendre d'une dépenfe de I0,000,000 de liv. Une dépenfe fi confidérable a paru dépla- cée à ceux qui croient que c'eft à la marine feule de protéger les colonies. Dans l'im- puiffance l'on étoit , difent-ils , d'élever en même tems des fortifications & de conf- truire des vaifTeaux; il falloit préférer les moyens de première nécefîité, à des reffour- ces qui ne font que du fécond ordre. S'il efl fur-tout dans le caraftère de rimpétuofité Françoife d'attaquer plutôt que de fe défen- dre, c'efl à elle de détruire des fortereffes & non d'en condruire ; ou plutôt il ne lui con- vient d'élever que de ces remparts aîlés &

DES DEUX Indes, i 27

îîiobiles qui vont porter la guerre , au lieu de l'attendre. Toute puiffance qui afpire au commerce , aux colonies , doit avoir des vaif- feaux qui enfantent des hommes & des ri- cheffes , qui augmente la population & la circulation , tandis que des bailions & des foldats ne fervent qu'à confumer des forces & des vivres. Ce que la cour de Verfailles peut fe promettre des dépenfes qu'elle a faites à la Martinique : c'eft que û cette ifle eft attaquée par le feul ennemi qui foit à craindre , on aura le tems de la fecourir. Le génie Anglois va lentement dam, les fièges. Il marche toujours en règle. Rien ne le dé- tourne d'achever les ouvrages d'où dépend la fureté des affailians. La vie du foldat lui eft plus précieufe que le tems. Peut-être cette maxime , fi fenfée en elle-même , n'eft- elle pas bien appliquée dans le climat dévo- rant de l'Amérique : mais c'eft la maxime d'un peuple chez lequel le foldat efl un hom- me au fervice de l'état, & non pas un mer- cenaire aux gages du prince. Quoi qu'il en foit du fort à venir de la Martinique , il eft tems de connoître le fort aâ:uel de la Gua- deloupe.

128 Histoire philosophique

XXVîl. Cette ille , dont la forme ei\ fort irrégiiliè-

Les Fran- j.^ ^ p^m- avoir quatre-vingts lieues de tour»

Tir Tu Elle eft coupée eh deux par un petit bras de

GviiKitloii- mer , qui n'a pas plus de deux lieues de

pe. Caïami- j ^^jj. ^pg lar^^eur de quinze à quarante

tes qu'ils y o -1 1 -v

éprouvent, toifes. Ce canal connu lous le nom de nviere faléc , eil navigable : mais ne peut porter que des pirogues.

La partie de Tifle qui donne foïi nom à la colonie entière , efl hériffée dans fon centre de rochers affreux il règne un froid conti- nuel , qui n'y laifl'e croître que des fougères & quelques arbufles inutiles couverts de moufle. Au fommet de ces rochers , s'élève à perte de vue , dans la moyenne région de Tair , une montagne appellée la Souphrière.Elle exhale par des ouvertures , une épaiffe & noire fu- mée , entremêlée d'étincelles vilibles pendant la nuit. De toutes ces hauteurs coulent des fources innombrables qui vont porter la fer- tilité dans les plaines qu'elles arrofent , & tempéfer l'air brûlant du climat par la fraî- cheur d'une boiffon fi renommée , que les galions qui reconnoiflbient autrefois les ifies du Veut , avoient ordre de renouveller leurs provificns , de cette eau pure & féiUibre.

Telle

DES DEUX Indes. 129

Telle eft la portion de Tifle , nommée par excellence la Guadeloupe. Celle qu'on ap- pelle communément la Grande-Terre , n'a pas été fi bien traitée par la nature. Son fol n'eft pas aufli fertile , ni fon climat aufli faiii & aufll agréable. Elle eft à la vérité moins hachée & plus unie : mais les rivières lui manquent généralement. On n'y voit pas même des fontaines. Des aqueducs , qui in'enîraîneroient pas de grandes dépenfes , la feront jouir , fans doute , avec le tems , de cet avantage de l'autre partie de la colonie.

Aucune nation Européenne n'avoit occupé cette ille , lorfqne cinq cens cinquante Fran- çois , conduits par deux gentilshommes nom- més Loline & Duplefiis , y arrivèrent de Dieppe le 28 juin 1635. ^^ prudence n'avoit pas dirigé leurs préparatifs. Leurs vivres avoient été H mal choiiis , qu'ils s'étoient corrompus dans la traverfée ; & on en avoit embarqué ii peu , qu'il n'en refta plus au bout de deux mois. La métropole n'en envoyoit pas ; Saint-Chriftophe en refufa , foit par difette , foit faute de volonté ; <S: les premiers travaux de culture qu'on avoit faits dans le pays , ne pouvoient encore rien donner. Il Tomi VIL I

130 Histoire philosophique ne reiloit de reffonrce à la colonie que dans les fauvages : mais le fnperflu d'un peuple y qui, cultivant peu, n'avoit jamais formé de magafins , ne pouvoit être confidérable. On ne voulut pas fe contenter de ce qu ils appor- toient volontairement eux-mêmes. La réfo- lution fut prife de les dépouiller ; & les hoftilités commencèrent le 6 janvier 1636.

Les Caraïbes ne fe croyant pas en état de réfifrer ouvertement à un ennemi qui tiroit tant d'avantage de lafupériorité de (qs armes, détruifirent leurs vivres , leurs habitations , & fe retirèrent à la Grande-Terre ou dans les ifles voifmes. C'eil de-là que les plus furieux repaiïant dans Fifle d'où on les avoit chaffés, alloient s'y cacher dans Tépaiffeur des forêts. Le jour, ilsperçoient de leurs flèches empoi- fonnées , ils afTommoient à coup de mafïïie tous les François qui fe difperfoient pour la chaiTe ou pour la pêche. La nuit , ils brûloient les cafés , & ravageoient les plantations de leurs injuftes raviffeurs.

Une famine horrible fut la fuite de ce genre de guerre. Les colons en vinrent jufqu'à brouter l'herbe , jufqu'à manger leurs propres excrémens , jufqu'à déterrer les cadavres pour

DES DEUX Indes. iji

•i 'en nourrir. Pliifieurs qui avoient été efc laves à Alger , cîéteflèrent la main qui avoit brifé leurs fers ; tous rr.audiffoient leur exilîence. OqÛ. ainfi qu'ils expièrent le crime de leur invafion , jufqu'à ce que le gouvernement d'Aubert eut amené la paix avec les fauvages, à la fin de 1640. Quand on penfc à Finjuilice des hoflilités^que les Européens ont commifes dans toute l'Amérique , on ell tenté de fe réjouir de leurs défaflr«s , & de tous les fléaux qui fiiivent les pas de ces féroces oppreffeurs. L'humanité , brifant alors tous les nœuds du fang & de la patrie qui nous attachent aux ha- . bitansde notre hémifphère, change de liens, & va contrader au-delà des mers , avec les fauvages Indiens , la parenté , qui 'unit tous les hommes , celle du malheur & de la pitié. xxvill Cependant , le fouvenir des maux qu'on La Gnade- avoit éprouvés dans une iile envahie , excita ""^f "*'"

^ .' , pcii-a-pea

puiffamment aux cultures de première né- aeia mifè- ceflité , qui amenèrent enfuite celles du luxe ^^ ^^^^

1 , , 1 T 1 1M 1 ne devient

de lametropole. Le petit nombre d habitans, une colonie échappés aux horreurs qu'ils avoient méri- florilTante tées , fut bientôt grofîi par quelques colons a^Jr'g'L de Saint - Chriflophe , mécontens de leur conquife fituation ; par des Européens , avides de î!jgtgj.j."'

I 2

1^1 Histoire philosophique

nouveautés ; par des matelots , dégoûtés de la navigation ; par des capitaines de navire, qui venoient, par prudence, confier au fein d'une terre prodigue , un fonds de richefTe fauve des caprices de Tocéan. Mais la prof- périté de la Guadeloupe fut arrêtée ou tra- verfée , par des obilacles qui naifibient de fa fituation.

La facilité qu'avoient les Pirates des ifies voifines de lui enlever-fes beftiaux, fes efcla- ves , fes récoltes même , la réduifit plus d'une fois à des extrémités ruineufes. Des troubles intérieurs , qui prenoient leur fource dans des jaloufies d'autorité, mirent fouvent fes cultivateurs aux mains. Les aventuriers qui paffoient aux ifles du Vent , dédaignant une terre plus favorable à la culture qu'aux arm^emens , fe laiffèrent attirer à la Marti- 'nique par le nom.bre & la com.modité de fes rades. La protedion de ces intrépides cor- faires , amena dans cette ifle tous les négo- cians qui fe flattèrent d'y acheter à vil prix les dépouilles de l'ennemi , & tous les cul- tivateurs qui crurent pouvoir s'y livrer fans inquiétude à des travaux paifibles. Cette prompte population devoit introduire le

DES DEUX Indes, 153

*Tôiîvernement civil & militaire des Antilles à la Martinique. Dès-lors , le miniftère de la métropole s'en occupa plus lerieufement que des autres colonies , .qui n étoient pas autant fous fa diredion; & n'entendant parler que de cette ifle , y verfa le plus d'encouragemens.

Cette préférence fit que la Guadeloupe n'avoit , en 1700 , pour toute population que trois mille huit cens vingt-cinq blancs ; trois cens vingt-cinq fauvages , nègres , ou mulâtres libres ; fix mille fept cens vingt-cinq efclaves , dont un grand nombre étoient Caraïbes. Ses cultures fe réduifoient à fDixante petites fu- creries; foixante-fix indigoteries; un peu de cacao , & beaucoup de coton. Elle pofTédoit feize cens vingt bêtes à poil , & trois mille fix cens quatre-vingt-dix-neuf bêtes à corne. C'étoit le fruit de foixante ans de travaux.

La colonie ne fît des progrès remarqua- bles, qu'après la pacification d'Utrech. On y comptoit neuf mille fix cens quarante-trois blancs , quarante-im mille cent quarante ef- claves , & les befciaux , les vivres proportion- nas à cette population , lorfqu'au mois d'avril 1759, elle fut conquife par les armes de la «Grande-Bretagne.

î 3

134 Histoire philc sopukivr

La France s'affligea de cette perte : mais la colonie eut des raifons pour Te ccnfoler d\m événement en apparence {\ fâcheux. Durant un fiège de trois mois , elle avoit vu détruire fes plantations , brider les bâtimens qui fer- voient à Tes flibriques , enlever une partie de fes efclaves. Si Tennemi avoit été obligé de fe retirer après tous ces dégâts , l'iUe reftoit fans reflburce. Privée du fecours de la métro- pole , qui n'avoit pas la force d'aller à fon fecours , & faute de denrées à livrer, ne pou- vant rien efpérer des HoUandois , que la neutralité aqienoit fur fes rades ; elle n'auroit pas eu de quoi fubfider jufqu au tems des reprodudions de la culture.

Les conquérans la délivrèrent de cettQ in- quiétude. A la vérité, les Angîois ne font pas marchands dans leurs colonies. Les proprié- taires des terres, qui, pour la plupart , ren- dent en Europe , envoient à leurs repréfen- tahs ce qui leur ed néce/Taire , & retirent, -par le retour de leur vaiiléau , la récolte entière de leurs fonds. Un commifTionnaire établi dans quelque port de la Grande-Bre- tagne , ell chargé de fotirnir l'habitation & d'en recevoir les produits. Cette méthode ne

DES DEUX Indes. 13c pouvoit être pratiquée à la Guadeloupe. Il fallut que le vainqueur adoptât , à cet égard, Tufage des vaincus. Les Anglcis , prévenus <Ies avantages que la France retirait de fon commerce avec fes colonies , fe hâtèrent d'expédier comme elle des vaiHeaux à Fifle conquiie , & multiplièrent tellement leurs expéditions, que la concurrence, excédant de beaucoup la confonimation , fit tomber à vil prix toutes les marchandifes d'Europe. Le colon en eut preique pour rien ; & par une fuite de cette- furabondancc , obtint de longs délais pour le paiement.

A ce crédit de nécelîité , fe joignit bientôt un crédit de fpéculation , qui mit la colonie en état de remplir (es engagemens. La nation viûorieufe y porta dix-huit mille fept cens vingt-un efclaves, avec refpoir de retirer un jour de grands avantages de leurs travaux. Mais fon ambition fut trompée ; & la colonie fut redituée à fcn ancien pofl'eiTeur, au mois de juillet 1763.

L'état floriflant oîi la Guadeloupe avoit été xxix. élevée par les Angiois , frappa tout le monde , Variations

, - ,.f , o ? 11 » duminiftèrc

lorlqu ils la rendirent. On conçut pour elle de France ce fentiment de confidération , quinfpire tlauslegoir-

t'e la Giia. licloiipe

136 Histoire philosophique

Teinement aujourd'hui Fopulence. La métropole la vît avec une forte de refpeâ. Jufqu alors elle avoit été fiibordonnée à la Martinique, comme toutes les ifîcs Ffançoifes du Vent. On la délivra de ces liens , qu'elle trouvoit hon- teux , en lui donnant une adminiftration in- dépendante. Cet ordre de chofes dura juiqu'en 1768. A cette époque , elle fut refflïfe fous l'ancien joug. On l'en retira, en 1772, pour l'y faire rentrer iix mois après. En 1775 , on lui accorda de nouveau des chefs parti- culiers ; & il faut efpérer qu'après tant de variations , la cour de Verfailles fe fixera à cet arrangement, le feul conforme aux prin- cipes d'une politique éclairée'. Si le miniftère s'écartoit jamais de cet heureux plan , il ver- roit encore les gouverneurs & les intendans prodiguer leurs foins , leur crédit, leurs aiFec- tions à rifle métropolitaine , immédiatement foumife à leur infpeftion ; tandis que l'ifle aflervie feroit abandonnée à des fubalternes , fans force , fans confidérations ; & par con- féquent , fans aucun pouvoir , fans aucune volonté d'opérer le bien.

Les gens de guerre , qui ont opiné pour la réunion des deux colonies fous les mêmes

DES DEUX Indes. 137

chefs , ie fondoient fur Tavantage qu'il y aiiroit à pouvoir réunir les forces des deux ifles pour leur défenfe mutuelle. Mais ont-ils penfé , qu entre la Martiriique & la Guade- loupe , fe trouvoit à une dillance égale , la Dominique , établiffement Anglois , qu'on ne peut éviter , & qui infpede également le double canal , qui le fépare des pofleiîions Françoifes. Si vous êtes inférieur en forces maritimes , la communication ell impratica- ble , parce que les fecours refpedifs ne fau- roient manquer d'être interceptés ; û vous êtes fupérieur, la communication eft inutile, parce qu il n'y a point d'invafion à craindre. Dans les deux cas , le fyftême qu'on veut établir n'efl qu'une chimère.

Il en feroit tout autrement , s'il s'agiffoit d'exécuter des projets ofFenfifs. La réunion des moyens propres à chaque lûe , pourroit devenir utile , néceflaire même dans ces cir- conftances. Alors, on confieroit le comman- dement militaire à l'un des gouverneurs, & fa prééminence cefleroit après l'entreprife projettée.

Mais convient -il de laifTer libre le ver- fement des produtlions territoriales d'une

Î3S Histoire philosophique

colonie dans l'autre ? Jiifqirà la conquête de la Guadeloupe par les Anglois , fes liaifbns direûes avec les ports de France s'étoient bornées à fîx ou fept navires chaque année. Ses denrées , par des motifs plus ou moins réfléchis , prenoient la plupart la route de la Martinique. Lorfqu'à l'époque de la refti- tution , l'adminiflration des deux ides fut féparée , on fépara aulîi leur commerce. Les communications ont été r'ouvertes depuis, & font encore permifes au tems nous écrivons.

Cet ordre de chofes trouve des cenfeurs en France. Il faut , difent-ils avec amertume , que les colonies rempliflent leur deftination , qui eu de confommer beaucoup de marchan- difes de la métropole , & de lui renvoyer upe grande abondance de productions. Or, avec les plus grands moyens pour remplir cette double obligation , la Guadeloupe ne fera ni l'un ni l'autre , tout le tems qu'il lui fera permis de porter fes denrées à la Marti- nique. Cette liaifon fera toujours la caufe ou l'occafion d'un verfemcnt immenfe dans les marchés étrangers , principalement à la Do- minique. Ce n'eft qu'en coupant le pont de

DES DEUX Indes, 139

communication, qu'on arrêtera ce commerce frauduleux & qu'on déracinera Thabitude de la contrebande.

Ces argumens puifés dans l'intérêt parti- culier , n'empêchent pas que la Guadeloupe & la Martinique ne doivent être confirmées dans les liaifons qu'elles ont formées. La liberté eu. le vœu de tous les hommes ; & le droit naturel de tout propriétaire eft de vendre à qui il veut & le plus qu'il peut les produc- tions de fon fol. On s'eft écarté , en faveur de la métropole, de ce principe fondamental de toute fociété bien ordonnée ; & peut-être ie falloit-il dans Fétat aâuel des chofes. Mais vouloir étendre plus loin les prohibitions, qu'éprouve le colon : vouloir le priver des commodités & des avantages qu'il peut trou- ver dans une communication fuivie ou paf- fagère avec fes propres concitoyens; c'eftun afte de tyrannie que le commerce de France rougira un jour d'avoir follicité , & qui ne fera jamais accordé que par un miniflère ignorant , corrompu ou lâche. Si, comme on le prétend , la navigation aduellement per- mife entre les deux ifles , donne une portion de leurs denrées à des rivaux rufés & avides.

140 Histoire philosoph iqué

le gouvernement trouvera des moyens honnêtes pour faire couler dans le fein du royaume les richefles territoriales de la Guadeloupe & des petites ifles qui en dé- pendent. ^^^- La Deiiradc , éloignée de quatre ou cinq

font les dé- ïi^^^^^ de la Guadeloupe, eilune de ces ifles.

pendances Son tcrrein , excefîivement aride & de dix e a lia- Yiqwqs de circonférence , ne compte que peu d'habitans , tous occupés de la culture de quelques pieds de café , de quelques pieds de coton. On ignore en quel tems précifé- ment a commencé cet établiffement , mais il eft moderne.

Les Saintes , éloignées de trois lieues de la Guadeloupe , font deux très-petites ifles qui , avec un iflot , forment un triangle & un aflTez bon port. Trente François , qu'on y avoit envoyés en 1648 , furent bientôt forcés de les évacuer par une fécherefîe extraordinaire qui tarit la feule fontaine qui donnât de Teau, avant qu'on eût eu le tems de creufer des citernes. Ils y retournèrent en 1652 , & y établirent des cultures durables qui produifent aujourd'hui cinquante milliers de café &cent milliers de coton.

DES DEUX Indes. 141 A ûx lieues de la Guadeloupe eft Marie- Galante , qui a quinze lieues de circuit. Les nombreux iauvages qui Foccupoient en furent chafiés, en 1648 , par lesFrançois qui eurent des attaques vives & fréquentes à repouffer pour fe maintenir dans leur ufurpation. C'dl un fol excellent s'ell fucceffivement for- fnée une population de fept ou huit cens blancs & de fix ou fept mille noirs , la plupart occu- pés de la culture du fucre.

Saint-Martin & Saint-Barthelemi font auffi dans la dépendance de la Guadeloupe , quoi- qu'ils en foient éloignés de quarante-cinq & cinquante lieues. On a parlé de la première de ces ifles dans l'hiftoire des établiffemens HoUandois. Il refle à dire quelque chofe de la féconde.

On lui donne dix à onze lieues de tour. Ses montagnes ne font que des rochers & (es vallées que des fables , jamais arrofées par des fources ou par des rivières , & beaucoup trop rarement par les eaux du ciel. Elle eft même privée des commodités d'un bon port, quoique tous les géographes Faient félicité de cet avantage. En 1646, cinquante François y furent envoyés de Saint - Chriilophe,

Î42 Histoire pnilosophiqu e

MafTacrés par les Caraïbes en 1656, ils ne furent remplacés que trois ans après. L'aridité du fol les fit recourir au bois de gayac qui couvroit leur nouvelle patrie , & dont ils firent de petits ouvrages qu'on recherchoit afTez généralement. Cette refTource eut un terme , & le foin de quelques beftiaux qui alloient alimenter les ifles voifines , la rem- plaça. La culture du coton ne tarda pas à fuivre , & la récolte s'en élève à cinquante ou foixante milliers , lorfque , ce qui arrive le plus fouvent , des fécherefTes opiniâtres ne s'y oppofent pas. Jufqu'à ces derniers tems , les travaux ont tous été faits par les blancs ; & c'eil: encore la feule des colonies Européennes établies dans le Nouveau- Monde , les hommes libres daignent par- tager avec leurs efclaves les travaux de l'agriculture. Le nombre des uns ne pafTe pas quatre cens vingt-fept, ni celui des autres trois cens quarante-cinq. L'ifle , dans fon plus grand rapport , en nourriroit difficilement beaucoup davantage.

La mifcre de fes liabitans efl û générale- ment connue , que les corfaires ennemis qu'on y a vu fouvent relâcher , ont toujours

DES DEUX Indes. i^j fidèlement payé le peu de rafraîchiflemens qui leur ont été fournis , quoique les forces man- quaient pourles y contraindre. Il y a donc encore de la pitié , même entre des ennemis & dans Famé des corfaires. Ce n'ell: donc que la crainte & l'intérêt qui rendent l'homme méchant. Il n'efl jamais cruel gratuitement. Le pirate armé , qui pille un valffeau riche- ment chargé , n'eil pas fans équité ni fans entrailles pour des infulaires que la nature a laifles fans refTource & fans défenfe.

Au premier Janvier 1777 , la Guadeloupe , XXXL en V comprenant les ifles plus ou moins Situation

r -, r -r ^ r aftuelle de

fertiles loumiles a Ion gouvernement, comp- j^ cuade- toit douze mille fept cens blancs de tout âge loupe & des

« j ^ ^ r ^ ^ petites ifles

& de tout lexe , treize cens cinquante noirs ,j i^^j j- ou mulâtres libres , & cent mille efclaves , foumifes. quoique leur dénombrement ne montât qu'à quatre-vingt-quatre mille cent.

Ses troupeaux comprenoient neuf mille deux cens vingt chevaux ou mulets , quinze mille fept cens quarante bêtes à corne , & vingt-cinq mille quatre cens moutons , porcs ou chèvres.

Elle avoit pour fes cultures quatre cens quarante -neuf mille fxx cens vingt-deux pieds

144 Histoire philosopkkiue

de cacao; onze millions neuf cens (bixante- quatorze mille quarante-fix pieds de coton; dix-huit millions fept cens quatre-vingt-dix- neuf mille fix cens quatre-vingt pieds de café ; trois cens quatre-vingt-huit fucreries qui oc- cupoient vingt-fix mille quatre-vingt-huit quarrés de terre.

Son gouvernement, fon tribut & Ïqs impo- fitions étoient les mêmes qu'à la Martinique.

Si ces fupputations fréquentes fatiguent un leûeur oifif , on efpère qu'elles ennuieront moins des calculateurs politiques qui, trou- vant dans la population & la produdion des terres la jufle mefure des forces d'un état, en fauront mieux comparer les reffources natu- relles des différentes nations. Ce n'eft que par un rcgiftre bien ordonné de cette efpèce qu'on peut juger avec quelque exaditude de l'état aduel des puiffances maritimes & com- merçantes qui ont des établiflemens dans le Nouveau-Monde. Ici , l'exaâiitude fait mérite de l'ouvrage ; & l'on doit peut-être tenir compte à l'auteur des agrémens qui lui manquent , en faveur de l'utilité qui les rem- place. Affez de tableaux éloquens , aflez de peintures ingénieuies amufent & trompent la

multitude

DES DEUX Indes, i4f

iniiltitiide fur les pays éloignés. Il eft tems d'apprécier la vérité , le rélultat de leur liifloire , & de lavoir moins ce qu ils ont été que ce qu'ils font : car rhiftoire du paiTé, fur-tout par la manière dont elle a été écrite, n'appartient guère plus au fiècie nous vi- vons que celle de l'avenir. Encore une fois , qu'on ne s'étonne plus de voir répéter û fou- vent un dénombrement de nègres & d'ani- maux , de terres & de produftions ; en un mot , des détails qui , malgré la féchereffe qu'ils offrent à l'efprit , font pourtant les fon- demens phyfiques de la fociété.

La Guadeloupe doit obtenir de fes cultures une maffe de productions très-co. ''^dérable , &L même plus conficlérable que la Me. . dnique. Elle a beaucoup plus d'efclaves ; elle en em- ploie moins à fa navigation & à fon com- merce ; elle en a placé un grand nombre fur im fol inférieur à celui de fa rivale , mais qui, étant en grande partit nouvellement dé- friché , donne des récoltes plus abondantes que des terres fiitiguées par une longue exploi- tation. Aufîi eft-il prouvé que ies plantations, qui ne font pas dévorées par les fourmis, lui forment un revenu fort fupérieur à celui Tom^FII. K

^46 Histoire philosophkiue qu'obtient la Martinique. Cependant quatre- vingt & un bâtimens de la métropole n'enle- vèrent, en 1775, de cette ifle que cent quatre- vingt-huit mille trois cens quatre-vingt-fix quintaux fix livres de fucre brut ou terré , qui rendirent en Europe 7,137,930!. l6f.f foixante-trois mille vingt-neuf quintaux deux livres de café, qui rendirent 2,993,860 1, 19 f. ; quatorze cens trente-huit quintaux vingt-fept livres d'indigo , qui rendirent 1,222,529 1. lof.; mille vingt-trois quintaux cinquante-neuf livres de cacao , qui rendirent 71,65 1 1. 6{,', cinq mille cent quatre-vingt- treize quintaux foixante -quinze livres de coton, qui rendirent 1,298,437 1. 10 f.; fept cens vingt-fept cuirs , qui rendirent 6973 1.; feize quintaux cinquante-fix livres de carret^, qui rendirent 16,560 livres ; douze quintaux foixante-deux livres de canefice, qui rendi- rent 336 1. 1 5 f. 10 d. ; cent vingt-cinq quin- taux de bois , qui rendirent 3 125 1. Ces fom- jnes réunies ne fe montent qu'à 12,75 1,404 L 16 f. 10 den.

Quelques productions de la colonie paf- foient à la Majrtinique. Elle livroit fes firops & quelques autces denrées aux Américains-

DES DEUX Indes, î^j Ûe qui elle recevoit du bois , des befliaux ^ des farines & de la morue ; fes cotons à la Dominique qui lui fcurniffoit des efclaves; fes fueres à Saint-Euflache qui payoit en ar- gent ou en lettres-de-change & en marchan- difes des Indes Orientales.

La vigilance des derniers adminiftrateurs a mis quelques bornes à ces liaifons inter- lopes. Aulîi-tôt fe font multipliés les navires, François deftinés à Fextraûion des denrées. L'habitude en a conduit beaucoup dans la Guadeloupe proprement dite, à Saint-Charles de la Baffe-terre , fe fâifoient autrefois tous les chargemens , quoique ce ne foit qu'une rade foraine dont Faccès eft difficUe, & le féjour eft dangereux: mais un plus grand nombre fe font portés à la Pointe-à- Pitre,

C'eft un port profond & affez fur, placé à l'une des extrémités de la Grande-Terre, ' îl fut découvert par les Anglois dans le tems qu'ils reftèrent les maîtres de la colonie ; & ils s'occupoient du foin de lui donner de la falubrité , lorfque la paix leur arracha leur proie. La cour de Verfailles fuivit cette idée d'un vainqueur éclairé , & fît tracer , fans

IV. 2,

Ï48 Histoire philosophi<iué

délai , le plan d'une ville qui s'efl accrue très*^ rapidement. La nature , les vents , le giiTement des côtes : tout veut que le commerce pref- que entier d'une fi belle poffefîion fe con- centre dans cet entrepôt. Il ne doit rei^er à Saint-Charles que la réunion des beaux fucres des Trois-Rivières , & des cafés qui fe récoltent dans les quartiers du Baillif , de Deshays , de Bouillante & de la Pointe-Noire. Cependant cette ville continuera à être le liège du gouvernement , puifque c'eft~là qu'eft la force , que font les fortifications.

Si l'on en croyoit quelques obfervateurs , la colonie devroit s'attendre à décheoir. Sa partie , connue fous le nom de Guadeloupe , & cultivée depuis très-long-tems , n'efl pas , difent-ils , fufceptible d'une grande amélio- ration. Ils affurent , d'un autre côté , que la Grande-Terre ne fe foutiendra pas dans l'état florifTant un heureux hafard Ta portée. Ce vafte efpace , couvert prefque uniquement ' de ronces , il y a dix-fept ou dix-huit ans, & qui fournit aujourd'hui les trois cinquièmes des richeffes territoriales , n'a pas un bon fol. Les iucres y font d'une qualité très-inférieure, -Privé de forêts , de rofées & de rivières , \X

DES DEUX Indes. Y45

èft expofé à de fréquentes féchereffes qui détruifent fes befliaiix & (es pfoduâions. Le tems ne fera qu'accroître ces calamités.

Nons femmes bien éloignés d'adopter ces inquiétudes ; & l'on jugera des raifons de notre fécurité. Les fléaux d'une guerre mal- heureufe avoient comme anéanti la Guade- loupe. Mais à peine eut-elle fubi un joug étranger en 1759 > que fes cultivateurs fe hâtèrent de relever les ruines de leurs manu- fadures pour profiter du haut prix que le conquérant mettoit à leurs produdions. Les trois années qui fuivirent la reilitution furent employées à réédifier des bâtimens conflruits avec précipitation. Dans les années 1767 & 1768, les chemins de la colonie furent tous refaits , & l'on ouvrit une communication facile entre la Guadeloupe & la Grande-Terre, par le moyen de deux levées de trois mille toifes chacune , qu'il falkit pratiquer dans des marais. Antérieurement & poftérieurement à cette époque , furent érigées des fortifications confidérables & plus de cent batteries fur les côtes. Ces travaux ont long-tems privé les terres d'une partie des bras deftinés à les féconder. A£tuellemçnt que les efclaves font

ip Histoire philosophique

tous rendus à leurs atteliers , n'eft-ce pag une heureufe nécelTité que les denrées fe multiplient ?

La colonie a d'autres raifons encore pour cfpérer des accroiffemens rapides. Il lui relie des terreins en friche , & ceux qui font déjà cultivés font fufceptibles d'amélioration. Ses dettes font peu confidérables. Avec moins de befoins que les établiffemens la richeffe a depuis long-tems multiplié les goCits & les defirs , elle peut accorder davantage au progrès de (es cultures. Les ifles Angloifes continueront à lui fournir des efclaves , fi les navigateurs François fe bornent toujours à lui en porter annuellement cinq ou fix cens comme ils l'ont fait. La réunion de ces cir~ conftances fait préfumer que la Guadeloupe arrivera bientôt d'elle-même au faite de fa profpérité , fans le fecours & malgré les en- traves du gouvernement. XXXII. Mais la France peut-elle s'affurer de jouir Mefures long-tems & tranquillement de cette pof- Fiance pour i^"io" ^i 1 ennem.i qui attaqueroit la colonie preiei ver la ne vouloit que ravager la Grande-Terre , y uac e oiipe gj^jg^gj- jgg efclaves & les beiliaux , il feroiî

de 1 inva- '

ijfin. impoffibîe de l'en empêcher , ou même de

B E s DEUX Indes. ici

Fen punir , à moins qu'on ne lui oppofât une armée. Le fort Louis , qui défend cette partie de rétabliffement , n'eft qu'un miférable fort à étoile , incapable d'une réfiftance un peu opiniâtre. Tout ce que l'on pourroit fe pro- mettre, ce feroit d'empêcher que la dévafta- tion ne s'étendît plus loin. La nature du pays offre plulieurs portions plus heureufes les imes que les autres , pour arrêter fûrement un affaillant , quelle que foit fa valeur , quelles que foient fes forces. Il feroit donc obligé 1 de fe rembarquer , pour aller attaquer la Guadeloupe proprement dite.

Sa defcente ne pourroit s'opérer qu'à la baie des Trois-Rivières & à celle du Baillif; ou plutôt ces deux endroits feroient plus avantageux au fuccès de fon entreprife , parce qu'ils l'approcheroient plus près que tous les autres du fort Saint- Charles de la Baffe-terre , & qu'ils lui préfenteroient moins d'obftacles à furmonter.

Qu'il préfère de ces. deux plages celle qu'il lui plaira , il ne trouvera en arrivant à terre , qu'un terrein couvert de bois , coupé de rivières , de chemins creux , de gorges , 4'efcarpemens , qu'il faudra paffer fous le feij

K4

1^1 Histoire philosophique

des partis François. Lorfque , par la fiipériorité de {qs forces , il aura vaincu ces difficultés , il fera arrêté par la hauteur du grand Camp. Ctit un plateau que la nature a entouré de la rivière du Gallion , & de ravines efFroyableSi L'art y a ajouté des parapets , des barbettes , des flancs , des embrâfures , pour donner à l'artillerie qu'on y a placée la meilleure di- reûion qu'il étoit pofîible. Ce retranchement, quoique redoutable , doit être pourtant forcé. On ne préfume pas qu'un général intelligent pût jamais fe déterminer à laiffer derrière lui un pofte de cette nature. Ses convois feroient trop expofés , & il ne pourroit que difficile- ment fe procurer tout ce qui eft néceffaire poiir fes opérations du fiège du fort Saint- Charles.

Si ceux qui furent chargés les premiers de mettre en fureté la Guadeloupe , enflent été gens de guerre , ou même fimplement ingé- nieurs , ils n'auroient pas manqué de prendre la pofition qui fe trouve entre la rivière de la grande Anfc & celle du Gallion , pour leur point à fortifier. Leur place auroit eu du côté de la mer un front qui auroit renfermé jun baffin capable de contenir une quarantaine

DES DEUX Indes. 153'

de navires , qui eût inquiété les vaiffeaux ennemis au large , & qui eût été lui-même hors d'iniulte. Ses fronts, du côté des rivières de la Grande-Anfe & du Gallion euffent été inacceffibles , étant afTis fur le fommet de deux efcarpemens fort roides. Le quatrième front auroit été le feul attaquable , & il étoit aifé de le renforcer autant qu'on auroit voulu.

En fe déterminant à la pofition actuelle du fort Saint- Charles , les ouvrages qu'on y conftruifit auroient au moins fe flanquer , fe défiler réciproquement de la mer & des hauteurs. Mais on s'éloigna fi fort des bons principes , que les feux des fortifications furent tout-à-fait mal dirigés , que l'intérieur des ouvrages étoit vu à découvert de toutes parts , qu'on pouvoit battre les revêtemens par le pied.

Tel étoit le fort Saint-Charles , lorfqu'en 1764 on voulut s'occuper du foin de le mettre en état de défenfe. Peut-être eût-il convenu de le rafer , & de placer les nouvelles forti- fications fur la pofition qu'on a indiquée. On fe borna à revêtir d'ouvrages extérieurs le mauvais fort élevé par des mains mal habilesj

ÎÇ4 ffiSTofkE PH ILOSOPHIQUÉ

d'y ajouter deux baftions du côté de la mer; un bon chemin couvert qui règne tout autour avec des glacis , partie coupés & partie en pente douce ; deux grandes places d'armes rentrantes , ayant chacune un bon réduit , & derrière elles de bonnes tenailles ,. avec caponnières & poternes de communication au corps de la place ; deux redoutes , Fune fur la prolongation de la capitale de Tune des deux places d'armes , & l'autre à l'extré- mité d'un excellent retranchement fait le long de la rivière du Gallion , & dont le terre- plein eft défendu par le canon tiré d\m autre retranchement fait fur le fommet de l'efcar- pement du bord oppofé de la même rivière ; des foffés larges & profonds ; une citerne & im magafiU à poudre , à l'épreuve de la bombe ; enfin , affez de fouterreins pour loger le tiers de la garnifon. Tous ces dehors bien entendus , ajoutés au fort , mettront un com- mandant aâif & expérimenté , en état de foutenir avec deux m.ille hommes , un fiège de deux mois , & peut-être davantage. Quoi qu'il en puiiTe être de laréfi-flance qu'oppofera la Guadeloupe aux attaques de fes ennemis ^ il eft tems de s'occuper de Saint-Domingue^

DES DEUX Indes, 155

- Cette ifle a cent Soixante lieues de long. XXXTII. Sa largeur moyenne eflà-peu-prèsde trente, ^^"pjj^,/'^; & fon circuit de trois cens .cinquante ou de nile de s. fix cens , en faifant le tour des Anfes. Elle Domingue. €ft coupée dans toute fa longueur , qui va de Teft à loueft , par une chaîne de mon- tagnes d'où Ton tiroit de Tor , avant que le continent de FAmérique eût offert des mines infiniment plus riches.

Le navigateur qui approche de la partie Efpagnole n apperçoit quun amas informe de terres entaiiées , Couvertes d'arbres & découpées vers la mer par des baies ou des promontoires : mais il eft dédommagé de cette vue peu riante par le parfum des fleurs d'acacia , d'oranger ou de citronnier que les vents de terre lui portent foir & matin du fond des bois.

La côte Françoife , quoique cultivée , n'offre pas un afpeâ: beaucoup plus riant. C'efl toujours un horizon femblable ; ce font par-tout les mêmes accidens , les mêmes cultures , les mêmes couleurs , les mêmes bâtimens. L'œil fatigué ne peut fe renofer en aucun endroit , fans retrouver ce qu'il quitte , fans revoir ce qu'il a vu. Il n'y a que

156 Histoire ph ilosôphiq^ue

la partie du nord , remplie de riches planta- tions , depuis Tocéan jufqu'à la cime des collines , qui offre une perfpedive digne de quelque attention. Ce payfage eft unique dans rifle , fans être comparable à ceux de l'Europe la nature & Tart font bien plus féconds en beautés touchantes.

Les chaleurs font toujours vives dans la plaine. Quoique la température des vallons dépende , en partie , de leur ouverture à Tefl ou à Touefl , on peut dire en général que l'air , humide & frais avant & après le coucher du foleil , y efl embrâfé dans la journée. La, différence du climat n'efl véri- tablement fenfible que fur les montagnes* Le thermomètre y efl à dix-fept degrés à Tombre , lorfqu'à la même expofition , il efl à vingt-cinq dans la plaine. XXXIV. L'Efpagne occupoit , fans fruit comme fans Des vaga- partage , cette grande pofTefîîon , lorfque

bonds Fran- ,.,.„,„ . . , r

çois fe réfu- ^^^ Anglois & des François qui avoient ete gient à S. chaffés de Saint-Chriftophe , s'y réfugièrent

Domingue. . ^ 1 a /• . 1 <

en 1630. Quoique la cote ieptentrionale ou ils s'étoient d'abord établis, fût comme abanr donnée , ils fentirent que , pouvant y être inquiétés par leur ennemi commun , ils

DES DEUX Indes. 15^

Volent fe ménager un lieu fur pour leur re- traite. On jettales yeux furlaTortue, petite ifle fituée à deux lieues de la grande ; & vingt- cinq Eipagnols qui la gardoient, fe retirèrent à la première fommation.

Les aventuriers des deux nations , maîtres abfolus d'une ifle qui avoit huit lieues de long fur deux de large , y trouvèrent un air pur , mais point de rivières & peu de fontaines. Des bois précieux côuvroient les montagnes, des plaines fécondes attendoient des culti- vateurs. La côte du Nord paroifToit inaccef- fible. Celle du Sud ofFroit une rade excellente , dominée- par un rocher , qui ne demandoit qu'une batterie de canons pour défendre l'en- trée de rifle.

Cette heureufe pofition attira bientôt à la Tortue , une foule de ces gens qui cherchent la fortune ou la liberté. Les plus modérés s'y livrèrent à la culture du tabac , qui ne tarda pas à avoir de la réputation. Les plus adifs alloient chaffer des bœufs fauvages à Saint-Domingue , dont ils vendoient les peaux auxHollandois. Les plus intrépides armèrent en courfe , & firent des adions d'une témérité brillante , dout le fouvenir durera long-tems.

158 Histoire philosofh tqus

Cet ctabliffement alarma la cour de Madric!. Jugeant par les pertes qu elle efTuyoit déjà des malheurs qui la menaçoient, elle ordonna la deftruûion de la nouvelle colonie. Le général des Galions choifit pour exécuter fa commiffion , Tinflant la plupart des braves liabitans de la Tortue étoient à la mer ou à la chaffe. Il fit pendre ou paiTer au fil de Fépée ^ avec la barbarie qui étoit alors ii familière à fa nation , tous ceux qu'il trouva: ifolés dans leurs habitations ; & il fe retira fans laiffer de garnifon , perfuadé que les vengeances qu il venoit d'exercer , rendoient cette précau- tion inutile. Mais il éprouva que la cruauté n'efl pas le meilleur garant de la domina- tion.

Les aventuriers inftruits de ce qui venoit de fe paffer à la Tortue , avertis en même- tems qu'on venoit de former à Saint-Domin- gue un corps de cirrq cens hommes defliné à les harceler , fentirent qu'ils ne pouvoient éviter leiu- ruine, qu'en ceiTant de vivre dans l'anarchie. Aufîi-tôt facrifîant l'indépendance individuelle ù la fureté fociale , ils mirent à leur tête Willis , Anglois , qui s'étoit diftin- gué dans cent occafions par fa prudence &

DES DEUX Indes, 1^9

jpar fa valeur. Sous la conduile de ce chef, on reprit poflelîion fur la fin de 1638 , d'une ifle qu'on avoit occupée pendant huit ans ; & pour ne plus la perdre , on s'y fortifia.

Les François fe reffentirent bientôt de la partialité de l'efprit national. Willis ayant attiré un aflez grand nombre de fes compa- triotes , pour être en état de donner la loi , traita les autres en fujets. C'eft-là le progrès naturel de la domination. Ainfi fe font for- mées la plupart des monarchies. Des com- pagnons d'exil , de guerre ou de pirateri-e , fe donnent un capitaine , & celui-ci ne tarde pas à s'ériger en maître. Il partage d'abord le pouvoir ou le butin avec les plus forts , jufqu'à ce que la multitude écrafée par le petit nombre, enhardiffe le chef à s'emparer de toute la puiffance , & la monarchie alors n'eft plus que defpotifme. Mais il faut des fiècles & de grands états pour donner car- rière à cette fuite de révolutions. Une ifle de feize lieues quarrées , n'eft pas faite pour ne contenir que des efclaves.Le commandeur de Poinci , gouverneur général des ifles du Vent , averti de la tyrannie de Willis , fit

t

iéo Histoire philosophique partir fur le champ de Saint - Chriftophe quarante François qui en prirent cinquante autres à la côte de Saint-Domingue. Ils débarquèrent à la Tortue , & s'étant joints aux habitans de leur nation, ils fommèrent tous enfemble les Anglois de fe retirer. Ceux-ci déconcertés par cet adle de vigueur inattendu , & ne doutant pas que tant de fierté ne fût foutenue par des forces plus _^nombreufes qu'elles ne l'étoient , évacuèrent rifle pour n'y plus revenir.

L'Efpagnol montra plus d'opiniâtreté. Les corfaires qui fortoient tous les jours de la Tortue , lui caufoient des pertes fi confidé- rables , qu il crut que fa tranquillité , fa gloire & {es intérêts , exigeoient également qu'il la fit rentrer fous fa domination. Trois fois il réuffit à s'en emparer , & trois fois il en fut chaffé. Enfin elle refla en 1659 aux François , qui i'évacuèrent lorfqu'ils fe virent folidement établis à Saint-Domingue, mais fans renoncer à fa propriété. Le gou- vernement en a toujours tiré les bois né- cefTaires à fes conflrudions , au fervice de fon artillerie , aux befoins de fes troupes ,

jufqu'à

DES DEUX Indes, X6t ^

jiifqirà ce qu'un miniftre avide 1/âlt arrachée au fifc , pour en augmenter l'héritage de la famille.

Cependant les progrès de ces aventuriers furent lents & ne fixèrent les regards de la métropole qu'en 1665. Ce n'eft pas qu'on ne vît errer d'une irte à l'autre affez de chaf-* feurs & de pirates : mais le nombre des cul-^ îivateurs qui étoient proprement les (euls colons , étoit excefîivement borné. On fentoit la néceiîité de les multiplier ; & le foin de cet ouvrage difficile fut confié à un gentilhomme d'Anjou , nommé Bertrand Dogeron.

Cet homme que la nature avoit formé XXXV, pour être grand par lui-même , f^ms le fe- ,, ^"^^^' '^®

*^ , VeiTailles

cours , ou malgré les traverfes de la fortune , avoue ces 3Voit fervi quinze ans dans le régiment de hommes en* la Marine, lorfqu'en 1656 il pafTa dans 1^ lorfqueieuê Nouveau-Monde. Avec les meilleures com- fitiution a î^inaifons , il échoua dans fes premières !!",^.*.'^. \

_ itabihte , «j

entreprifes : mais la fermeté qu'il montra leur donn? dans fes malheurs , donna plus d'éclat à fa ""SO"ve?> yertu; & les reffources qu'il eut l'habileté de fe procurer , ajoutèrent à l'opinion qu'on,

TO!!^ Fil. ,i

\6i Histoire philosophkiué

avoit de ion génie. L'eflime & l'attachement qu'il avoit infpiré aux François de Saint- Domingue & de la Tortue , engagèrent le gouvernement à le charger d'en diriger, ou plutôt d'en établir la colonie.

L'exécution de ce projet étoit remplie de difficultés. Il s'agifToit d'élever Tordre focial fur les ruines d'une féroce anarchie ; de réduire le brigandage indépendant , fous l'autorité fainte & févère des loix ; de repro- duire le fentiment de l'humanité dans des âmes endurcies par l'habitude du crime ; de fubllituer les inftrumens innocens de l'agri- culture aux armes deftruftives du meurtre ; de réfoudre à une vie laborieufe des barbares accoutumés à l'oiiiveté , compagne des ra- pines ; d'inipirer la patience à des hommes violens ; la préférence des fruits lents d'un travail opiniâtre, à des jouiffances rapides, obtenues d'un coup de main ; le goût de la paix à la foif du fang ; la crainte du péril à celui qui fe plaifoit à le chercher ; l'eftime de la vie à celui qui la méprifoit; enfin le relpeâ: pour le privilège d'une compagnie exclufive .formée en 1664 pour tous les établiffemens François , à celui qui n avoit jamais rien

DES DEUX Indes. i6j

tefpeclé , & qui étoit en poffefTion de traiter librement avec toutes les nations. Après avoir obtenu tous ces facrifices , il falloit par les douceurs d'une adminiftration chérie, attirer de nouveaux habitans dans une terre dont le climat étoit aufTi décrié que la fer- tilité en étoit peu connue.

Dogeron efpéi^ , contre l'opinion de tout le monde , qu'il réuffiroit. L'habitude de vivre avec les hommes qu'il devoît gouverner , lui avoit appris les moyens les plus propres à les gagner : & fes lumières n'en ofFroient ki^ fon ame honnête que de nobles & de juftes. Les Flibufliers étoient déterminés à chercher des parages plus avantageux : il les retint , en leur cédant la part que fa place lui donnoit fur leur butin , en leur obtenant du Portugal des commifllons pour courir fur les Efpagnols, même après qu'ils eurent fait la paix avec la France. C'étoit Tunique moyen d'attacher à la patrie des hommes qui en fuffent devenus les ennemis plutôt que de renoncer au pillage. Les boucaniers ou les chaffeurs qui ne fou- haitoient que des reffources pour former des habitations , trouvoient dans fa bourfe des avances fans intérêt ^ ou bien en obtenoient

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1^4 Histoire philosophiq^uê

par fon crédit. Pour les cultivateurs qti'iî chériffoit par préférence à tous les autres colons , il les fécondoit par tous les encou- ra^emens qui dépendoient de fbn induflrieufe activité.

Ces chan2;emens heureux n'avoient befoin que de prendre de la confiftance. Le fage gouverneur imagina que des femmes pou- voient feules cimenter à jamais le bonheur des hommes & la profpérité de la colonie, par les doux plaifirs qui amènent la popula- 4 tion. Cette idée étoit naturelle. Mais quelles dévoient être les femmes dont on pouvoit fe promettre des effets aufîi doux ! Des femmes nées de parens honnêtes & bien élevées , des femmes fages & laborieufes ; des femmes qui devinffent un jour dignes époufes & tendres mères. La difette abfolue d\m fexe , dans le nouvel établiffement , condamnoit l'autre au célibat. Dogeron fon- gea à remédier à cette efpèce d'indigence qui eft la plus cruelle à fupporter , & qui précipite Thomme dans la mélancolie & dans le dégoût d'une vie qui manque pour lui de Fattrait le plus puifliint. La métropole lui £t paffer cinquante jeunes perfonnes qu'on

n E s DEUX Indes» i6f n'obtint qu'au plus haut prix. Bientôt après il en reçut un pareil nombre qui furent ob- tenues à des enchères encore plus fortes. Elles furent vendues comme des efclaves , & achetées comme une marchandife ordi- naire. Ce fut Fargent & non le choix de leur cœur qui décida de leur delHnée. Qu'atten- dre d'unions ainii contrariées ? Cependant c'étoit la feule voie de fatisfaire la paffion la plus impétueufe fans entraîner des querelles, & de propager le fang des hommes fans le verfer. Tous les habitans s'attendoient à voir arriver de leur patrie des compagnes qui viendroient adoucir & partager leur fort. Ils furent trompés dans leur efpérance. On ne leur envoya plus que des filles de joie , de viles & méprifables créatures qui s'em- barquèrent avec tous les vices de l'ame & du corps attachés à une abjede condition dont elles étoient bien éloignées de rougir, puifqu'eiles ne montrèrent aucune répugnan- ce à s'engager pour trois ans au fervice des hommes. Cette manière de purger la mé* tropole en infeûant la colonie , entraîna de fi grands défordres , qu'on fupprimaun remèdg ifunefte , mais fans fubvenir au befoin qu'il

i66 Histoire philosopmjuvé

devoit appaifer. Par cette négligence , Saint» Domrngiie perdit un grand nombre de braves gens que l'inquiétude éloigna de fes bords, &un accroiffement de population qu'auroient pu lui procurer les colons qui lui reftoient fidèles. La colonie s'eft long-tems reffentie, & fe reffent peut-être encore d'une faute il capitale.

Cette erreur n'empêcha pas que Dogeron dans le court efpace de quatre ans , ne portât à quinze cens le nombre des cultivateurs qu'il avoit trouvé à quatre cens. Ses fuccès augmentoient tous les jours, lorfqu'il les vit arrêtés en 1670 par un foulé vement dont l'incendie embrâfa la colonie entière. Per- fonne ne lui imputa le malheur d'un événe- ment où il n'avoit pas en eifet la moindre part.

Lorfque cet homme vertueux fut nommé par la cour de France au gouvernement de la Tortue & de Saint-Domingue, il ne réuffit à faire connoitre fon autorité , qu'en laiffant cfpérer que les ports qui lui alloient être ioumis ne feroient pas fermés aux étrangers. Cependant, avec l'afcendant qu'il prit fur les efprits , il établit peu- à- peu dans fa

DES DEUX Indes, 167. colonie , le privilège exclufif de la compar gnie, qui parvint à négocier enfin lans con- ciirrens. Mais fa proipérité la rendit injufte au point qu'elle vendoit (es marchandifes deux tiers de plus qu'on ne les avoit payés jufqu'alors aux Hollandois. Un monopole il dellrudif fouleva les habitans. Ils prirent les armes , & ne les mirent bas , après un an de trouble , qu'à condition que tous les vaif- feaux François auroient la liberté de trafiquer avec eux , en payant à la compagnie cinq pour cent d'entrée & de fortie. Dogeron qui étoit l'auteur de l'accommodement, faifit cette circonilance pour fe procurer deux bâtimens , deflinés en apparence à porter fes récoltes en Europe ; mais qui réellement étoient plus à fes colons qu'à lui. Chacun y embarquoit fes denrées pour un fret modique. Au retour, le généreux gouverseur faifoit étaler la cargaifon à la vue du public. Tous y prenoient ce dont ils avoient befoin , non- feulement au prix de l'achat primitif, mais à crédit , fans intérêt , & même fans billet. Dogeron avoit imaginé qu'il leur donneroit de la probité , de l'élévation , en fe conten- tant de leur promefTe verbale pour toutç

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l58 Histoire phi losophiq^vé

iïireté^ Il fit voir par cette conduite que It cœur humain lui étoit bien connu. Celui que vous avez avili à fes propres yeux par de la méfiance , n'ayant rien à perdre dans votre efpnt, ne ie fera aucun fcrupule de fe mon- trer dans Toccaiion , fourbe, lâche, traître, impofteur tel qu'il eft , ou môme peut-être tel qu'il n'eft pas , mais tel qu'il fait que vous î'avez jugé ; tandis que celui auquel vous avez témoigné de Teftime , ne fe dégradera point s'il le méritoit , ou fe piquera d'hon- neur s'il ne le méritoit pas. Suppofer aux hommes des vertus ou des vices , c'eft fou- vent un moyen de leur en donner. La m.ort furprit en 1675 Dogeron au milieu de ce3 foins paternels.

Miniilres & dépofitaires de l'autorité royale* Au lieu ae ces longues & inutiles inftruclions , drefféeS par àts commis auiîi ignorans qu'avi- des , Sr remifes à ceux que vous prépofez à iadminiftration des colonies, qui ne les ou* vrent que pour les méprifer ; faites écrire pour leur ufage la vie de Dogeron, & qu'elle fîniffe par ces mots : Ayez les vertus

DE CET HOMIVIE , ET CONFORMEZ VOTRE ^CONDUITE A LA SIENNE.

DES DEUX Indes, 169

O Dogeron ! ta cendre inhonorée repofe dans quelque endroit peut-être inconnu de Saint-Domingue ou de la Tortue. Mais li ta mémoire s'eft éteinte dans ces contrées ; fi ton nom tranfmis des pères aux enfans ne s'y prononce pas avec attendriiTement : les neveux âits colons que tu rendis heureux par tes talens , ton défmtéreffement , ton courage , ta patience & tes travaux , font des ingrats qui ne méritent pas d'autres gouver- neurs que la plupart de ceux qu'on leur envoie.

Dogeron laifia pour tout héritage des exemples patriotiques à fuivre , des vertus humaines & fociales à cultiver. Pouancey lui fuccéda : mais avec les qualités de fon oncle , il ne fut pas aujîi grand , parce qu'il marcha fur fes traces par efprit d'imitation plutôt que par caraftère. Cependant la mul- titude qui ne fait pas ces diftinftions , n'ac- corda guère moins de confiance à l'un qu'à l'autre ; & ils eurent tous deux la gloire & le bonheur de donner une forme & de la habilité à la colonie , fans loix Sr fans foldats. Leur fens naturel & leur droiture reconnue î^rminoient à la fatisfadlion de tout le monde.

'l'jo Histoire philosophi<iu€ les différends qui s'élevoient, entre les par- ticuliers ; & Tordre public étoit maintenu par cette autorité que prend naturellement le mérite perfonnel.

Une conflitution fi fage ne pouvoit durer. II falloit trop de vertu pour la perpétuer. On s'apperçut en 1685 que tous les liens fe relâchoient : & Ton tira de la Martinique ^ la police avoit déjà pris de bonnes racines , deux adminiftrateurs qui furent chargés d'établir la règle & la fubordination à Saint- Domingue. Ces légiilateurs alTurcrent l'ou- vrage de la civililation , en formant des tri- bunaux de juftice en différens quartiers , fous la révifion d'un confeil fupérieur qui fut érigé au petit Goave. Cette jurifdièlion devenant trop étendue avec le tems , on créa en 1701 un femblable tribunal au cap François , pour la partie du Nord.

Toutes ces innovations pouvoient éprou- ver des difficultés. Il étoit à craindre que les chafleurs & les corfaires qui formoient -Je gros de la population , ennemis du frein qu'on mettoit à leur licence, ne fe retirâfîent chez les Efpagnols & à la Jamaïque , l'offre féduifante de grands avantages fembloit lei

DES DEUX Indes. 171'

"appeller. Les cultivateurs eux-mêmes y étoknt comme attirés , par le dégoût que leur donnoit le vil prix de leurs productions , dont le commerce étoit chargé d'entraves continuelles. On gagna les premiers à force de careffes , & les féconds par la perfpeâive d'un changement dans leur fituation , qui étoit vraiment défefpérée.

Les cuirs , fruit unique des courfes des boucaniers , avoient été le premier objet d'exportation de Saint-Domingue. La cul- ture y ajouta depuis le tabac qui trouvoit un débit avantageux chez toutes les nations. Il fut bientôt gêné par une compagnie exclu- iive. On la fupprima , mais inutilement pour la vente du tabac , puifqu'elle fut mife en ferme. Les habitans efpérant pouf prix de leur foumiiîion , quelque faveur du gouver- nement , oifrirent au roi de lui donner , af- franchi de tous frais , même de celui du fret , le quart de tout le tabac qu'ils enverroient dans le royaume , à condition qu'ils auroient la difpofition libre des trois autres quarts. Ils prouvoient que cette voie apporteroit au fifc plus de revenu que les quarante fols pour cent qu'il retiroit du fermier. Des intérêts

jji Histoire PH iLOSOPHiQUE

particuliers firent rejetter une ouverture il raifonnable.

Dans ces circonflances , je fuis toujours étonné de la patience des opprimés. Je me demande pourquoi ils ne fe rafTemblent pas tous ; & le tranfportant chez Thomme du minillère qui les gouverne , ils ne lui diient pas ; « Nous fbmmes las d'une autorité qui » nous vexe. Sortez de notre contrée , & » allez dire à celui que vous repréfentez ici » que nous ne fommes pas des rebelles , parce » que c'efl contre un bon roi qu'on le ré^ » volte , & qu il n'eft qu'un tyran contre » lequel nous avons le droit de nous foulever. » Ajoutez que s'il eft jaloux de pofleder une » contrée déierte , il fera bientôt fatisfait : » car nous fommes tous réfolus à périr , » plutôt que de vivre plus long-tems mal^ » heureux fous une adminiflration injufte ». Le colon ne prit pas le parti du défefpoir : mais dans fon dépit il tourna heureufement fon adivité vers la culture de l'indigo & du cacao. Le coton le tenta par les richeffes que cette plante avoit données aux Efpagnols dans les premiers tems : mais il s'en dégoûta Jsientôt , on ne fait pour quelle raifon , &

t> E s DEUX 1 N t> E S. IJ^

l'abandonna au point que quelques années après , on ne voyoit pas un feul cotonnier fur pied.

Jufqu alors les travaux avoient été faits par les engagés , & par les plus pauvres des habitans. Des expéditions heureufes fur les terres des Efpagnols , procurèrent quelques nègres. Leur nombre fut un peu grofîi par deux ou trois vaifTeaux François , & beaucoup plus par les prifes qu'on fit fur les Anglois durant la guerre de l688 , par une defcente à la Jamaïque , d'où Ton en enleva trois mille en 1694. C'étoient des inftrumens fans lef- quels on ne pouvoit entreprendre la culture du fucre : mais ils ne fufEfoient pas. Il falloit des richefies pour élever des bâtimens , pour fe procurer des uftenfiles. Le gain que firent quelques habitans avec les Flibuftiers , dont les expéditions étoient toujours heureufes , les mit en état d'employer les efclaves. On fe livra donc à la plantation de ces cannes , qui font paffer l'or du Mexique aux mains des nations qui n'ont au lieu de mines que des terres fécondes.

Cependant la colonie qui , même en fe XXXVI. ^4peuplant d'Européens, avoit fait au milieu .^^ '"^"' '

*■ *■ Ci ^tre forme

174 Histoire philosoph ique

«ne compa- des ravages qui précédèrent la paix de ^artir!!^ ^'RilVich , quelques progrès au Nord & à Sud de S. rOueft , n'étoit rien au Sud. Cette partie ne Domingiie. .comptoit pas cent habitans tous logés fous des hutes , & tous miférables. Le gouverne- ment n'imagina pas de meilleur moyen pour tirer quelque avantage d\m fi grand terrein, que d'en accorder en 1698 pour un demi- iiècle , la propriété à ime compagnie qui prit le nom de Saint-Louis.

Elle s'engagea fous peine de voir fon odroi annullé , à former une caille de douze cens mille livres ; à tranfporter , dans les cinq premières années , fur l'étendue de fa con- ceffion , quinze cens blancs & deux mille cinq cens noirs ; cent des premiers , deux cens des féconds , chacune des années fuivantes. On la chargeoit de diftribuer des terres à tous ceux qui en demanderoient. Chacun félon fes befoins & fes talens , devoit obtenir des ef- claves payables en trois ans , les hommes à raifon de fix cens francs , les femmes pour quatre cens cinquante livres. Le même crédit étoit accordé pour les marchandifes.

A ces conditions , le privilège afTuroit à la nouvelle fociété le droit d'acheter & de.

DES DEUX Indes. lyf

vendre exclufivement dans tout le territoire qui lui avoit été abandonné , mais feulement aux prix établis dans les autres quartiers de Fifle. Encore cette dépendance onéreufe au colon étoit-elle adoucie par la liberté qui lui reftoit de prendre il voudroit toutes les chofes dont on le laifferoit manquer , & de payer avec fes denrées ce qu'il auroit acheté.

Le monopole fe détruit par fon avidité même. C eft un torrent qui fe perd dans les gouffres qu'il creufe. La compagnie de Saint- Louis eft une preuve de fait ajoutée à cent autres , pour confirmer le vice & Fabus des fociétés exclufives. Elle fut ruinée par les infidélités, par les profuiions de fes agens, fans que le territoire confié à (es foins pro- fitât de tant de pertes. Ce qui s'y trouva de culture , de population , lorfqu'elle remit en 1720 fes droits au gouvernement , étoit pour îa plus grande partie Fouvrage des interlopes.

Ccû durant la longue & fanglante guerre xxxvil ouverte pour îa fucceiîion d'Efpagne , que Malgré les s'étoit opéré ce commencement de bien. Il '^^ f "J^*^"

^ qu elle

fembloit devoir faire de rapides progrès , éprouve , u avec la tranquillité que la paix d'Utrecht colonie de rendit aux nations. Une de ces calamités gue devient

176 Histoire philosoph iq^ue

le plus bel que les hommes ne peuvent prévoir, recula etabiiffe- ^^ ^^ belles elpérances. Tous les cacaoyers

ment du ^ -^

Nouveau- de la colonie périrent en 1715. Dogeron Monde. avoit planté les premiers en 1665. Ils s'é- toient multipliés avec le tems , fur-tout dans les gorges des montagnes du côté de Foueft. On voyoit des habitations cii il y en avoit juiqu à vingt mille ; de forte que quoique le cacao ne fe vendît que 5 fols la livre , il étoit devenu une fource abondante de riçheffes.

Des cultures importantes compenfoient cette perte avec ufure , lorfqu un fpedacle des plus affligeans conilerna la colonie entière. Un affez grand nombre de fes habltans , qui avoient confacré vingt ans d'un travail con- tinuel fous un ciel brûlant , à fe préparer une vieilleffe heureufe dans la métropole, y étoient paffés avec une fortune fuffifante pour payer leurs dettes & pour acquérir des terres. Leurs denrées leur furent payées en billets de banque, qui périrent dans leurs mains. Ce coup accablant les força à retour- ner pauvres dans une iile d'où ils étoient

fortis riches , & les réduifit à demander, dans ■*■'

lin âge avancé , de l'occupation aux mêmes

gens qui avoient été autrefois à leur fefvice,

La

DES DEUX Indes, ijy La vue de tant d'infortunés infpira un grand éloignement pour îa compagnie des Indes qu'on rendoit refponfable de ces calamités. Cette averfion, née de la compaffion feule, ne tarda pas à fe changer en une haine pro- fonde ; & ce ne fut pas fans de grands motifs. Depuis leur établiiTement , les colonies Françoifes recevoient leurs efclaves des mains du monopole , & en recevoient par. conféquent fort peu & à un prix exorbitant. Réduit , en 171 3 , à Timpollibilité de conti- nuer {qs opérations languiffantes , le privi- lège affocia lui-même à fon commerce les îiégocians particuliers , fous la condition qu'ils lui paieroient quinze livres pour cha- que noir qu'ils porteroient aux ifles du Vent, & trente pour ceux qu'ils introduiroient à Saint-Domingue. Cette nouvelle combinai- fon fut fuivie d'une telle adivité , que le gouvernement commença enfin à fe détacher deTexclufif, en conférant, en 17 16, la traite de Guinée aux ports de Rouen , de Bordeaux, de Nantes & de la Rochelle. Il devoit leur en coûter deux pifloles pour chaque efclave qui arriveroit en Amérique : mais les denrées qui proviendroient de la vente de ces mal- Tonu Fil. M

178 Histoire phi losophiq^ub

heureux étoient déchargées de la moitié des droits auxquels les autres productions étoient afTervies.

On commençoit à fentir le bien qu'alloit produire cette liberté , toute imparfaite qu'elle étoit , puifqu'elle fe bornoit à quatre rades ; lorfque Saint-Domingue fut encore condamné à recevoir fes cultivateurs de la compagnie des Indes , qui n'étoit même obligée de lui en fournir que deux mille chaque année. En vérité , on ne fait ce qui doit le plus étonner dans le cours des événcmens relatifs au Nouveau-Monde , ou de la rage à&s premiers conquérans qui le dévaflèrent , ou de la fliupidité des gouvernemens qui , par une fuite de réglemens infenfés , femblent s'être pro- pofé , ou d'en perpétuer la mifère , ou de l'y replonger lorfqu'il fe prom.ettoit d'en fortir.

Ce fut en 1722 qu'arrivèrent dans la co- lonie les agens d'un corps odieux. Les édifices qui fervoient à leurs opérations, furent réduits en cendres. Les vailTeaux qui leur arrivoient d'Afrique , ou ne furent pas reçus dans les ports , ou n'eurent pas la liberté d'y faire leurs ventes. Le gouverneur général qui voulut s'oppofer à une licence excitée par

DES DEUX Indes, lyp

I abus cie Fautonté , vit méprifer des ordres qui n'ctoient pas foutenus de la force ; il fut même arrêté. Toutes les parties de Tifle retentiffoient de cris féditieux & du bruit des armes. On ne fait oii ces cxchs auroient été poufies , fi le gouvernement n'avoit eu la modération de céder. Pour cette fois , les peuples ne furent point châtiés du délire de celui qui les gouvernoit ; & le duc d'Orléans montra bien , dans cette circonilance , qu'il n'étoit point un homme ordinaire , en s'a- vouant lui-même coupable d'une rébellion qu'il avoit excitée par une inftitutionvicieufe, & qui auroit été févérement punie fous un adminiftrateur moins éclairé ou moins modéré. Après deux ans de troubles & de confuûon , les inconvéniens qu'entraîne l'anarchie , ra- menèrent les efprits à la paix ; & la tranquillité fe trouva rétablie , fans les remèdes violens ^ de la rigueur.

Depuis cette époque , jamais colonie ne mit fi bien le tems à profit que Saint-Domingue. Ses pas vers la profpérité furent prompts & foutenus. Les deux guerres malheureufes qui troublèrent fes mers , ne firent qu'en comprimer le reffprt. Sa force s'en accrut ;

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^i8o Histoire puitosoPHidu é fon aftion en devint plus rapide. La plaie fe referme bientôt , lorfque la conftitution du corps n'eft pas altérée. Beaucoup de maladies ne font dans l'état & dans Tanimal que des efpèces de remèdes qui difîipent les humeurs vicieufes , & reftituent une vigueur nouvelle à un tempérament robufle. Les indifpofitions funeiles à l'un & à l'autre, ce font celles qui , étant lentes , les tiennent dans un mal-aifo habituel & les conduifent imperceptiblement au tombeau. Mais après que celles qui font vives ont caufé une crife violente , le délire ceffe , la foibleffe fo paffe; & il s'établit , avec le recouvrement de la force , un mouvement imiforme & régulier qui promet à la machine une longue durée. Ainfi la guerre fomble renforcer & foutenir le caraûère national chez pluheurs peuples de l'Europe , que la proipérité du commerce & les jouiffances du luxe pourroient énerver & corrompre. Les pertes énormes qui fuivent prefque également la vidoire & les défaites , laiffent place à l'induftrie & raniment le tra- vail. Les nations refleuriffent , pourvu que le gouvernement veuille féconder leur pente, plutôt que de diriger leur marche. Ce principe

DES DEUX Indes. i8î

êft fur-tout applicable à la France , qui ne demande pour prolpérer, qu'un champ ouvert ^ à Fadivité de fes habitans. Par-tout la na- ture leur laiffe une libre carrière , ils réuffiffent à lui donner tout fon effor. Saint-Domingue a finguliérement éprouvé tout ce que peut un fol heureux, une pofition avantageufe, entre les mains des François.

La partie du Sud , occupée par cette nation ? XXXVlir. s'étend aduellement depuis la Pointe-à-Pitre ^^^^^f'^-

^ mens for-

jufqu au cap Tiburon. A l'époque de leurs mes dans la conquêtes dans le Nouveau -Monde , les ^^^^^^ ''"

. ^ . r A , Sud de S.

Efpagnols avoient bâti fur cette cote deux Domingue. grandes bourgades qu'ils abandonnèrent dans des jours moins brillans. La place qu'on îaifibit vuide ne fut pas d'abord remplie par les François qui dévoient craindre le voifinage de San-Domingo , étoient concentrées les principales forces de la puiffance fur la ruine de laquelle ils s'élevoient. Leurs cor- faires , qui s'affembloient ordinairement dans îa petite ifle à Vache , pour courir fur les Caftillans , & pour y partager le butin qu'ils avoient fait , enhardirent quelques cultiva- teurs à commencer, en 1673 5 ^^^ P^tit éta- bliffçmçnt dans le continent. Prefque auiîi-tôt

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iSz HlSTOIP.E PHILOSOPHKIUE

détruit , il ne h\t repris qii'aflez long-tems après. La compagnie établie pour raffermir & pour rétendre , remplit mal les obligations. Il dut fes progrès aux Anglois de la Jamaïque & aux Hollandois du Curaçao , qui , s'étant aviles d'y porter des efclaves , retiroient feuls les productions d'un fol , que feuls ils met- toient en valeur. Ce ne fut qu'en 1740 que les négocians de la métropole ouvrirent les yeux. Depuis cette époque , ils ont un peu fréquenté cette partie de la colonie , malgré les vents qui en rendent fouvent la fortie longue & difficile.

Le quartier , qui eft à l'Eft de tous les autres établiflemens , fe nomme Jacmel. Il eil formé par trois paroifTes qui occupent trente-lix lieues de côte , fur une profondeur médiocre & très-inégale. Ce vafte efpace eil rempli par cent-foixante caféyères , foixante-deux indi- goteries , & foixante cotonneries. La plupart de leurs cultivateurs font pauvres , & ne peu- vent jam.ais devenir bien riches. Un terrein généralement montueux , pierreux , expofé aux féchereiTes , leur défend d'afpirer à l'opu- lence. Cette ambition n'eft permife qu'à ceux oui partagent la plaine de Jacmel. Il y a vingt

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habitations très-vaftes , dont dix lei'^ inent font arrolees , quoique toutes foieni. liifcepti- bles de cet avantage : c'efl-là que , dans un fol ufé , on fait de Tindigo qui demanderoit des terres vierges. Lorfque les bras & les autres moyens d'une grande exploitation ne manqueront plus , on lui fubUituera le fucre, qui réuffit, aufii-bien qu'on puiffe le defirer, dans la feule plantation on ait commencé à le cultiver.

Aquin a quinze lieues fur le rivage de la mer, & trois , quatre , quelquefois fix lieues dans l'intérieur des terres. Cet établiffement compte quarante plantations en indigo , vingt en café & neuf en coton. Ses montagnes, moins éle- vées que celles qui les joignent, ne jouiffent par cette raifon que de peu de fources , que de peu de pluies , & ne promettent qu'une grande abondance de coton qu'on leur de- mandera quelque jour fans doute. Pour ce qui concerne les plaines , elles furent autre- fois aiïezflorifTantes: mais les féchereffes, qui ont graduellement augmenté à mefure. que le pays s'elî: découvert , ont de plus en plus diminué la quantité & la qualité de l'indigo qui faifoit toute leur riclieiTe. Cette plante ,

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i84 Histoire philosophiq^vê qui laiffe la terre prefqu'liabituellement ex« pofée aux ardeurs d'un foleil brûlant , doit être remplacée parle fucre qui la tiendra couverte dix-huit mois de fuite , & y confervera long- tems les moindres fraîcheurs. Déjà , quatre habitans des plus aifés ont fait ce changement dans leurs plantations. La nature du fol permet à vingt-cinq colons de fuivre cet exemple ; & ils s'y détermineront fans doute , lorfqu'ils en auront acquis les moyens , lorfque les eaux de la rivière Serpente auront été fage- ment diftribuées. Dans Tétat actuel des chofes, toutes les productions du quartier fe réuniffent dans un feul bouro; très-enfoncé dans les terres. L'im.pofîlbilité de les tranfporter fur la côte dans la faifon des pluies , les frais indifpenfa- bles pour les y voiturer dans les tems même les plus favorables , avoient fait imaginer de former cet entrepôt fur les bords d'une baie profonde Ton embarque les denrées. Mais cette pofition n'offre pas un arpent de terre qu'on puiffe cultiver ; mais on n'y trouve point d'eau potable ; mais les eaux Gagnantes lie la mer y corrompent l'air. Ces raifons ont fait perdre de vue un projet , dont les incon- véniens furpaffoient les avantages.

Ides deux Indes: iSj

Saint-Louis eft une efpèce de bourgade qui , quoique bâtie au commencement du fiècle, n'a qu'une cinquantaine de maifons. Un très- bon port , même pour les vaifleaux de ligne , décida cet établiffement. Sur un iflet fitué à l'entrée de la rade, on éleva des fortifications confidérablesqui, en 1748, furent détruites par les Anglois , & qui depuis n'ont pas été rétablies. Le territoire de ce quartier s'étend cinq à fix lieues fur la côte. Ses mo-ntagnes , encore couvertes de bois d'acajou , font la plupart fufceptibles de culture ; fa plaine inégale offre quelquefois un fol fertile , & fes nombreux marais peuvent être deiféchés. On n'y compte que vingt cafeyères , quinze indigoteries , fix cotonneries & deux fucre- ries. Cette dernière produûion réufTiroit dans dix ou douze plantations , fur- tout fi elles étoient arrofées par les eaux de la rivière Saint-Louis , comme on le croit très-prati- cable.

Cavaillon n'occupe que trois lieues fur les bords de l'océan. C'efl une grande gorge qui s'étend huit ou neuf lieues dans les terres. Elle eu partagée par une affez grande rivière qui, raalheureufement dans les grolTes pluies.

i86 Histoire philosophiq^ve

fe répand au loin & caiife fouvent de grands malheurs. A deux lieues de fon embouchure eft un petit bourg arrivent les navires & ils chargent les denrées que fourniiTent vingt plantations de café , dix d'indigo , iix de coton & dix-fept de iiicre. Le nombre des dernières pourroit être aifément doublé dans une plaine qui a cinq ou fix mille quarreaux d'étendue : mais les trois les plus floriffantes de celles qui exiftent ont à peine atteint la moitié de leur culture ; & les autres ne don- nent qu'un foible produit & de mauvaife qualité. Les montagnes , quoique couvertes d'une terre excellente , ne rempliffent pas le vuide. Les conceflions que le gouvernement y a faites referont incultes , jufqu'à ce qu'on ait pratiqué des chemins pour l'extraûion des denrées. Cette entreprife , qui eft au- defiiis des moyens des habitans , devroit être exécutée par les troupes. L'oiiiveté & des marais infeds ont engourdi jufqu'ici les fol- dats , les ont fait périr fur les rivages de la mer : la fraîcheur des lieux élevés , l'air pur qu'on y refpire , un travail modéré , l'aifance dont il feroit jufte de les faire jouir : toutes CQS caufes réunies ne lesmaintiendroient-elles

DES DEUX Indes, 187 pas dans leurs forces naturelles , n affure- roient-elles pas leur confervation ?

La plaine du fonds de llile-à-Vache , con- tient vingt-cinq mille quarreaux d'un fol excellent par-tout , à l'exception de quelques parties que les torrens ont couvertes de gravier, & d'un petit nombre de marais , dont le defféchement ne fercit pas difficile. Il s'y eil fucceiHvement formé quatre-vingt-trois fucreries, & l'on peut y en établir encore environ cinquante. Celles qui exiftent n'ont guère qu'un tiers de leur domaine en valeur; & cependant elles donnent une immenfe quantité de fucre brut. Qu'on juge de ce que le territoire entier en fourniroit , s'il étoit convenablement exploité. On pourroit comp- ter fur un produit d'autant plus régulier , que les pluies manquent moins fouvent dans ce quartier que dans les autres , & que trois rivières qui y coulent , s'offrent pour ainfi. dire d'elles - mêmes , pour l'arrofement de toutes les plantations.

Le fucre & l'indigo qui croifTent dans la plaine ; le café & le coton qui defcendent des montagnes : tout ell porté à la ville des Cayes , formée par près de quatre ceiis

Îï88 Histoire philosophique

maifons , toutes enfoncées dans un terrein marécageux , & la plupart environnées d'une eau croupifTante. L'air qu'on refpire dans ce féjour , manque également de^effort & de falubrité.

Cet entrepôt a été comme jette fans ré- flexion dans renfoncement d'une rade qui n'a que trois paffes , dont la profondeur , infufîiiante en elle-même , diminue encore tous les jours. Le mouillage y eft fort refîerré, & il dangereux durant Féquinoxe , que les bâtimens qui s'y trouvent alors , périffent très-fouvent, La grande quantité de vafe qu'y dépofent les eaux de la ravine du fud, s'ac- croît au point que dans vingt ans , on n'y pourra plus entrer. Le canal , formé par le voifinage de l'Ifle-à-Vache , n'y fert qu'à gêner la fortie des navigateurs. Ses anfes font le repaire des corliiires de la Jamaïque. C'eft-là que croifant fans voiles & voyant fans être vus , ils ont toujours l'avantage du vent , fur des bâtimens auxquels la force & le lit confiant des vents , ne permettent pas de paffer au- defTus de l'ifle. S'il étoit poffible que des vaiffeaux de guerre relâchâffent dans ce mauvais port, rimpofTibilité de vaincre est

h E s DEUX Indes. 189

obflacle & celui des courans , pour gagner k vent de Tifle , les forceroit de fuivre la route des navires marchands. Ainfi , doublant la pointe de Labacou , Tun après l'autre , à caufe des bas fonds , ces vaiffeaux , qui fe trou- veroient entre la terre & le feu de Fennemi , avec le défavantage du vent , feroient infal- liblement détruits par une efcadre inférieure. La mauvaife température de la ville , le vice de fa rade ont fait defirer à la cour de Verfailles que les affaires qui s'y traitent , fe portâfTent à Saint-Louis. Ses efforts ont été inutiles , & ils dévoient l'être ; parce qu'il eft tout fimple que les échanges s'établiffent dans l'endroit qui produit & confomme davantage. S'obfliner à contrarier encore cet ordre de chofes prefcrit par la nature , ce feroit retarder en pure perte les progrès d'un bon établifle- ment. Les caprices même de l'induftrie méri- tent l'indulgence du gouvernement. La moin- dre inquiétude du négociant le conduit à la défiance. Les raifonnemens politiques & mili- taires ne peuvent rien contre ceux de l'intérêt. Le commerce ne profpère que dans un terrein qu'il a choifi lui-même. Tout genre de con- trainte l'effraie.

190 Histoire philosophiq^ve

Ce que le minillère de France peut raifcn- nablement fe propofer , c'eft de retirer les tribunaux de Saint-Louis , qui n'ell & ne fera jamais rien , pour les donner aux Cayes , la population & les productions , déjà confi- dérables, doivent beaucoup augmenter; c'eft de former un lit à une ravine dont les débor- demens furieux caufent fauvent des ravages inexprimables ; c'eft de purifier & de fortifier tm peu la ville. On feroit l'un & Tautre , en creufant tout autour un fofie , dont les déblais ferviroient à combler les lagons intérieurs. Le fol , exhauffé par ce travail , fe deffécheroit lui-même. L'eau de la rivière , qu'on feroit coul -r par une pente naturelle dans ce foffé profond , mettroit la ville , avec le fecours de quelques fortifications , à l'abri des entre- prifes des corfaires , aflureroit même une défenfe momentanée , qui donneroit les moyens de capituler devant une foible ef- cadre.

On peut, ondoitaller plus loin. Pourquoi ne pas donner un port fadice à un entrepôt important , qui bientôt fe trouvera bouché ? Les navires marchands , qui vont chercher imafyle à la baie des Flamands, fituée à deux

I

DES DEUX Indes, ipi

lîeiies au vent des Cayes , femblent y avoir déïigné d'avance le havre dont cette ville a tefoin. Ce port peut contenir un grand nom- bre de vaiffeaux , même de guerre , à Fabri de tous les vents ; il leur offre plulieurs carénages, il leur permet de doubler au vent de l'Ifle- à-Vache , & de conferver avec la ville un cabotage qui , protégé par des batteries bien diilribuées , feroit refpedé de tous les cor- faires.Un feul inconvénient diminue la faveur de cette polition. C'eft que la qualité du fonds & le calme de la mer, y rendent la piquure des vers plus commune qu'ailleurs , & plus dangereufe pour les vaiffeaux.

L'Abacou eff une péninfule que l'abondance & la qualité de fon indigo , rendirent autrefois floriffante. Depuis que cette plante vorace a détruit tout principe de végétation , fur les petites collines très-multipliées de ce quartier, on ne cultive avec quelques fuccès que les bords de la mer , enrichis de la dépouille des terres fupérieures. Cette dégradation a déter- miné un affez grand nombre de colons à porter ailleurs leur activité. Ceux qui par habitude ou par raifon ont perfévéré dans leurs plan- tations 3 fe font agrandis de tout ce qui étoit

ïpi Histoire ph ilosophiq^ue à leur bienféance. Ils fe ifoiitiennent encore en laiffant repofer une partie de leur héritage , pendant que Tautre efl mife en valeur : mais cette refTource n'eft pas ce qu'elle feroit en Europe. C'eft l'opinion des habitans eux- mêmes, qui dirigent leur induftrie vers le fucre , autant que leur fortune & leur'crédit ie leur permettent.

C'eft fur les hauteurs défrichées , épuifées de ce quartier , qu'il conviendroit de multi- plier les troupeaux. Le gouverneràent s'eft mépris , lorfqu'il a concédé des montagnes , fous la condition qu'on les couvriroit de bêtes à corne. Outre qu'il n'étoit pas raifonnable d'employer en pâturages des terres vierges , qu'on pouvoit rendre plus productives pour l'état ; il étoit impoffible d'efpérer que des hommes entreprenans fe feroient pafteurs, lorfqu'ils pouvoient tirer un meilleur parti de leur attelier , à quelque culture qu'ils rem- ployaient. On peut même aflurer que les befliaux feront toujours infiniment rares à Saint-Domingue , même dans les lieux qui ne peuvent pas avoir une autre deflination, tout le tems que le monopole des boucheries fub- iiftera dans la colonie.

Les

DES DEUX Indes.

Les Coteaux occupent environ dix lieues âe rivage, Tur une profondeur de deux jur~ qu'à cinq lieues. Par-tout on trouve de petites anfca cil le débarquement eil facile , fans qu'aucune offre une abri fur contre les mau- vais terns. Le quartier contient vingt-quatre cafeyères , trois cotonneries , foixante-fix indigoteries. Cette dernière produdiion y a moins diminué en quantité, y a moins dé- généré en qualité qu'ailleurs, avantages qu'il faut attribuer à la nature & à la difpolition du terrein. Cependant le tems ne paroît pas éloigné les bords de la mer verront s'é- lever quatorze ou quinze fucreries , fur les débris de la culture ancienne. L'habitude & la facilité d'obtenir àes efclaves par des liaifons interlopes , rendront révolution facile.

Tiburon, qui a douze lieues d'étendue fur les bords de la mer, & deux, trois, quatre dans l'intérieur des terres, termine la côtCi La rade de ce cap n'offre pas un abri fuffifant contre les tempêtes : mais des batteries bien placées en peuvent faire un lieu de retraite & de proteclion , pour les bâtimens François ^ pourfuivis en tems de guerre dans ces paragesi Toms VIL N.

I

194 Histoire ph ilosoph iq^îté

Cet établiâement a quatre habitations en

coton , trente en indigo & trente-lept en

café. Depuis la paix , il s'y efl formé quatre

fucreries , dont le nombre peut s'élever à

feize.

XXXIX. Les établiffemens qu'on vient de par-

pourroient courir, languiflenî tous dans une miiere plus

améliorer OU moins grande. Aufîi les ventes & les achats

les cultures ^^ ' font-ils pas avcc des métaux, comme

dans le fua ■' * _ ^

tic la colo- au nord & à l'oueft de la colonie. Au fud , ^^^' on échange les marchandifes d'Europe contre

les productions de l'Amérique. Il réfulte de cette fauvage pratique des difculHons éter- nelles, des fraudes innombrables , des retards ruineux, qui éloignent les navigateurs, ceux principalement qui s'occupent du commerce des efclaves.

C'eû une vérité trop bien prouvée que la perte annuelle des noirs s'élève naturelle- ment au vingtième , & que les accidens la font monter au quinzième. Il fuit de cette expérience que la contrée qui nous occupe & qui réunit plus de quarante mille efclaves, eu a vu mourir vingt-cinq mille en dix ans de tems. Huit mille cent trente-quatre Afri- cains, que les armateurs François ont intr^-j

DES DEVX Indes:

Hults depuis 1763 jtifquen 1773, n'ont pas affurément rempli ce grand vuide. Quel auroit donc été le fort de ces établilTemens , fi les interlopes n'avoient pourvu au rem- placement? Ce ïiQÛ. pas tout.

La partie du fud de Saint-Domingue a un grand délavantage. Les montagnes qui la dominent , la privent , ainfi que la côte de Toueft, durant environ fix mois , des pluies du nord , du nord-efl , qui fécondent les campagnes feptentrionales. Elle fera donc en friche ou mal cultivée jufqu'à ce que les eaux du ciel y aient été remplacées pac celles des rivières. Cette opération, qui tri-^ pleroit les productions , exige de gros capi- taux & beaucoup d'efclaves. Le commerce de France, foit impoiïibilité, foit défiance, ne les fournit point.

Quel parti doit prendre le gouvernement ? Celui d'ouvrir pendant dix bu quinze ans cette portion de fa colonie à tous les étrangers. Les Anglois y porteront des noirs ; les Hollan- dois feront des avances à un intérêt , que peuvent très- bien fupporter les cultures du Nouveau - Monde. Le fuccès eft infaillible 5 jft Ton fait des loix qui donnent une {q^

N z

iç6 Histoire philosophique

lidité convenable aux créances des deux nations.

Les pcrîs de îa métropole s'élèveront d'abord avec violence , contre cette inno- vation. Mais lorfque îe monopole leur fera rendu; loifqa'iîs jouiront exclufivement de Taccroiffement immcnfe que la navigation^ les ventes , les achats auront reçu , ils bé- niront la main courageufe , qui aura préparé leur profpérité. XL. L'Oueft de la colonie eft bien différent

^^ [ ^' du Sud. Le premier établiffement digne de

mens tnr- *^ o

mes dans quelque attention qui s'y préfente , c'eft roueft de j^rémie OU la Grande-Anfe. Il occupe vingt

St. Domin- . ^ , . ! ,

giie. lieues de côte , depuis Tiburon jufqu'aii

Petit -Trou, & quatre ou fix lieues dans les terres. Comme c'efl un quartier naif- fant , il n'y a guère que les bords de la mer qui foient habités , & encore le font- ils fort peu. Cependant toutes les denrées qui enrichiffent le relie de l'ifle y font cul- tivées. Une produûion qui lui eft particu- lière & dont il recueille annuellement cent cinquante milliers , c'eft le cacao , qui ne 'réuiïiroit pas dans des cantons plus décou- verts. Le point de réunion ell un bour^

1

DES DEUX Indes, i^j

îoîiment bâti & fitué fur une hauteur l'air eft très-falubre. Le tems doit rendre ce marché confidérable. Malheureufement fa nie eH mauvaife. Aufli-tôt que le vent du Nord fouffle avec quelque violence , les navires font obligés de fe réfugier au cap Dame-Marie , Ton n'a pris aucune me- fure pour leur affurer une proteûion , ou d'aller chercher Tifle des Caymites expofée aux entreprifes des corfaires.

Le petit Goave eut autrefois un grand éclat , & il en fut redevable à \m port les vaiffeaux de toute grandeur trouvoient un mouillage excellent , des facilités pouf s'abattre , un abri contre tous les vents. C'étoit Tafyle le plus convenable pour des aventuriers , qui ne fongoient qu'à s'ap- proprier les dépouilles des navigateurs Ef- pagnois. Depuis que les cultures ont rem- placé la piraterie , ce lieu a beaucoup perdu de i'a célébrité. Ce qui lui refle de confi- dération , il le doit à fes richefTes territo- riales , bornées à quinze plantations en fu- cre , vingt en café , & douze en indigo ou en coton ; il le doit encore davantage au produit de vingt - quatre fucreries , de

N 3

^p§ Histoire philosophique

cinquante indigoteries , de foixante - (epî cafeyères , de trente-quatre cotonneries, que les paroifles du Petit-Trou , de Lance-à- iVeaux , de Saint-Michel & du grand Goave , :Verfent dans (on entrepôt. Il eft mal fain & îe fera , jufqu'à ce qu'on ait réufîî à donner de la pente à la rivière Abaret , dont les eauxcroupifTantes forment des marais infe£ls* Les dépendances de Léogane ont de l'é- tendue. On y compte vingt habitations con- sacrées à l'indigo , quarante au café , dix au coton , cinquante-deux au fucre. Avant le tremblement de terrre de 1770, quidétruiHt tout , la ville avoit quinze rues bien ali- gnées & quatre cens maifons de pierre , qui ne font plus qu'en bois. Sa pofition dans une plaine étroite , féconde , arrofée , ne laiiïeroit pas beaucoup à defirer , fi un canal de navigation lui ouvroit une communica- tion facile avec fa rade , qui n'eft éloignée que d'un mille.

S^il étoit raifonnable de faire une place de guerre fur la côte de l'Ouefl: , Léogane niériteroit la préférence. Elle eft alfife fur un terrein uni ; rien ne la domine , & les yaiifeaux ne peuvent pas l'infulter, Mais

hss DEUX Indes.

^u moins auroit-il fallu la mettre à Tabri «l'un coup de main , en Fenveloppant d'un rempart de terre avec un foffé profond , qu'il eût été facile de remplir d'eau fans les moindres frais. Ces travaux auroient infini- ment moins coûté , que ceux qui ont été entrepris au Port-au-Prince.

La première partie de l'ifle que les Fran- çois cultivèrent, fut celle de l'Oueft, comme la plus éloignée des forces Efpagnoles qu'on avoit alors à craindre. Située au milieu lies côtes qu'ils occupoient , ils y établi- rent le fiège du gouvernement. On le plaça d'afeord au petit Goave ; il fut depuis trans- féré à Léogane ; & c'eft , en 1750, au Port- au-Prince , qu'on l'a fixé.

Le territoire de ce quartier contient qua- rante fucreries , douze indigoteries , cin- quante cafeyères , quinze cotonneries. Ce produit eft grofîi par d'autres beaucoup plus confidérables , qui lui viennent des riches plaines du Cul - de - Sac , de l'Ar- cahaye & des montagnes du Mirbaîais. Sous ce point de vue , le Port-au-Prince eft un entrepôt important auquel il falloit mé- fîa|;er ime 'proteâ:ion fufHfante pour pré-

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I

200 Histoire p h i losop h iq_us

venir une furprife & pour affurer la re= traite des citoyens. Mais convenoit-il d'y concentrer rautorité civile & militaire, les tribunaux, les troupes, les munitions, les Vivrcs, l'arme! ' al ; tout ce qui fait le fou= tien d une grande colonie ? On en jugera.

Une ouverture d'environ quatorze cens toifes 5 prifes en ligne directe , dominée de deux cotés , eft remplacement qu'on a choifi pour la nouvelle capitale.. Deux ports , formés par des' iflets , ont fervi de pré- texte à ce mauvais choix. Le port des marchands , à moitié comblé , ne peut plus recevoir fans danger des vaifleaux de guerre i & le grand port qui leur cil defiiné , aufîi mal-faih que l'autre par les exhalaifons des iîîets , n'elt défendu par rien , & ne le peut être contre un ennemi fupérieur.

Une foible efcadre fuffiroit mcme pour en bloquer une plus forte , dans une po- fition fi défavantageufe. La Gon.ive , qui divife la baie en deux, laineroit à la petite efcadre une croifière libre i. uire ; les veiits de mer empêcheroient qu'on ne vint à elle i ' ceux de terre, en ouvrant la forijc du port aux vaiiTeaux qu'on lui oppoferoit.;^.

i^Es DEUX Indes. ibî

lui faciliteroient le choix de la retraite entré les deux pertuis de Saint- Mare & de Léo- gane. A égalité de maKœuvre , elle auroit toujours Tavantage de fnettre la Gonavë entre elle & Fefcadre Françoilé.

Que feroit-ce , û celle-ci (e trouvoit la moins nombreuie ? Défemparée & pourfuivie^ elle ne pourroit atteindre une relâche auflt enfoncée que le Port-au-Prince , avant que le vainqueur eût profité de fa déroute. Si les vaiffeaux battus y arrivoient , aucun ouvrage n'empêcheroit l'ennemi de les pour- fuivre prefqu'en ligne , & d'entrer jufques dans le port du roi ils fe retireroient.

La plus heureufe des ftations , en fait de croiiière , eu. celle qui donne la facilité d'accepter ou de refufer le combat, de n avoir qu'un petit efpace à garder , de dé- couvrir tout d\m point central , de trouver des mouillages fùrs au bout de chaque bor- dée , de pouvoir fe cacher fans s'éloigner ,. de faire du bois & de l'eau à volonté , de naviguer dans de belles mers , l'on n'a que des grains à craindre. Tels font les avantages qu'une efcadre ennemie aura tou- jours fi-u: les vaiifeaux François , mouillés a.u.

^02 Histoire PffiiosopHîQt/s

Port-au-Prince. Une frégate pourroit fans rirque , venir les y braver. Elle fiiffiroit pour intercepter à l'entrée ou à la (ortie , tous les navires marchands qui navigue- roient fans efcorte.

Cependant un port û défavorable a dé- cidé la conlirudion de la ville. Elle occupe en longueur fur le rivage , douze cens toifes , c'eft - à - dire , prefque toute l'ou- verture que la mer a creufée au centre de la côte de TOueit. Dans ce grand efpace qui s'enfonce à une profondeur d'environ cinq cens cinquante toifes , font comme perdues cinq cens cinquante-huit maifons , ©u cafés , difperfées dans vingt-neuf rues. L'écoulement des ravines qui tombent des mornes, entretient dans ce féjour une hu- midité continuelle & mal - faine. Ajoutez à cette incommodité , le peu de fiireté d'une place , qui , commandée du côté de la terre , eft par -tout abordable du côté de la mer. Les iflets même qui diftinguent les deux ports , loin de garantir d'une defcente , ne ferviroient qu'à la couvrir.

Tel eft l'emplacement que des intérêts particuliers ont fait malheureufement choifw

te J? 5 DEUX I N DE Si 2ôj^

pour y édifier la capitale de Saint-Domingue. Un tremblement de terre , arrivé en 1770, Fa détruite de fond en comble. C'étoit le moment du repentir. On avoit d'autant plus raifon de l'efpérer , que tout porte à croire que la nouvelle cité efl afïife fur la voûte du volcan. Vain efpoir ! Les maifons particulières , les édifices publics : tout a été rétabli.

Infenfé Domingoîs , dors donc , puifque tu en as l'intrépidité , dors fur la couche fragile & mince qui te fépare de l'abîme de feu, qui bouillonne fous ton chevet. Ignore le péril qui te menace , puifque tes alarmes empoifonneroient tous les inflans de ta vie & ne te garantiroient de rien. Ignore com- bien tonexiftence efl précaire. Ignore qu'elle tient à la chute fortuite d'un ruiffeau, à l'in- filtration peut - être avancée d'une petite quantité des eaux qui t'environnent , dans la chaudière fouterraine à laquelle on a voulu que ton domicile fervît de couver- cle. Si tu fortois un moment de ta flupi- dité , que deviendrois-tu ? Tu verrois la snort circuler fous tes pieds. Le bruit fourd des torrens du foufre mis en expanfion 5

i04 Histoire ph ilosophiq_u e

obféderoit ton oreille. Tu fentirois ofciller la croûte qui te foutient. Tu l'entendrois s'entr'ouvrir avec fracas. Tu t'élancerois de ta maifon. Tu courrois éperdu dans tes rues. Tu croirois que les murs de ton habitation , que tes édifices s'ébranlent , & que tu vas defcendre au milieu de leurs ruines , dans le gouffre creufé , iinon pour toi , du moins pour tes infortunés defcendans. La confom- mation du défaire qui les attend , fera plus courte que mon récit. Mais s'il exifte une juflice vengereffe des grands forfaits ; s'il eïl: des enfers : c'eft- , je l'efpère , qu'i- font gémir dans des flammes qui ne s'étein- dront point , les fcélérats qui , aveuglés par des vues d'intérêt , en ont inipofé au trône , & dont les funefles confeils ont élevé le monument d'ignorance & de flu- pidité que tu habites , & qui n'a peut-être qu'un moment à durer.

Saint-Marc , qui n'a que deux cens mai- fons , mais agréablement bâties , fe pré- fente au fond d'une baie couronnée d'un croiffant de collines , remphes de pierre de taille. Deux ruiffeaux traverfent la ville ^ & l'air qu'on y refpire eflpur. On ne compte

DÈS DEUX Indes» 205

fur fon territoire que dix fucreries , trente- deux indigoteries , cent cafeyères, foixante- douze cotonneries. Cependant fa rade , quoique mauvaife , attire un grand nombre de navigateurs ; & c'eft aux richelTes de TArtibonite qu'elle doit cet avantage.

Cefl une excellente plaine de quinze lieues de long, fur une largeur inégale de quatre à neuf lieues. Elle ell: coupée en deux parties par la rivière qui lui a donné fon nom & qui coiile rapidement fur fa crête , après avoir parcouru quelques pofTeiîions Efpagnoles Sf leMirbalais. L'élévation de ces eaux a faiç naître l'idée de les fubdivifer. Des opéra- tions géométriques en ont démontré la poflibilité : tant les nations fayantes ont d'empire fur la nature. Mais un projet, ap- puyé fur la bafe des connoiffances mathé- matiques exige des précautions extrêmes dans l'exécution.

Dans l'état aûuel des chofes , les plan- tations formées fur la rive droite , font expo- fées à de fréquentes féchereffes , qui ruinent fouvent les efpérances les mieux fondées. Celles de la rive gauche , fenfiblement plus fealTes , font bien arrofées & parvenues pas

Xo6 Histoire PHitosopHiq^usi

cet avantage , au dernier période de leng culture. Les propriétaires des premières preffent la diftribution des eaux ; les au- tres la repouffent , dans la crainte de voie leurs terres fubmergées.

Si , comme le bruit en eft généralement répandu , on a des moyens fûrs pour rendre une partie fertile , fans condamner l'autre à la rtérilité : pourquoi retarder une opé- ration qui doit donner une augmentation de dix ou douze millions pefant de fucre ? Cet accroiffement deviendroit encore plus confidérable , s'ilétoit pofiible de deffécher entièrement cette partie de la côte, qui eft noyée dans les eaux de FArtibonite. C'eft ainfi qu'en changeant le cours des fleuves , rhomme policé (bumet la terre à fon ufage. La fertilité qu'il y répand peut feule légi- timer fes conquêtes : fi toutefois l'art & 1er travail , les loix & les vertus , réparent avec le tems Finjuflice d'une invafion.

Le territoire des Gonaïves efî plat , affez uni & fort fec. Il a deux plantations en fu- cre, dix en café, fix en indigo, & trente en cotoji. Cette dernière produdion pour« iroit être aifément multipliée ftu: une grande

SES DEUX Indes: %Qr) ëtendue de fable qui ne paroît aftiiellement propre qu'à cette culture. Mais fi les eaux de l'ArtJbonite font jamais diftribuées avec intelligence , une partie confidérable de ce grand quartier fe couvrira fùrement de cannes. Alors on verra peut-être que c'é- toit dans fon port excellent & facile à for- tifier qu'il eût fallu placer le fiège du gou- vernement. Un autre avantage doit rendre cette contrée intéreffante. Il s'y trouve des eaux minérales. On les négligea long-tems dans une colonie toujours remplie de con- valefcens &de malades. Enfin en 1772, on y bâtit des bains , des fontaines , quelques logemens commodes , un hôpital pour les foldats & les matelots.

Les colonies nous offrent quelques phé- J^^^' nomènes contradidoires qu'il eft impoflible fur ic pea de nier, & qui femblent difficiles à concilier, 'l'intérêt

Eflimons-nous beaucoup les productions tiopoies & des colonies ? Je crois qu'on n'en fauroit ^cs colonies

\ T\ -1 r prennent

douter. Pourquoi donc prenojis-nous 11 peu [esunesaus d'intérêt à leur profpérité & à la conferva- autres. tion des colons ? Que la fureur d'un ou- ragan aitenfevelides milliers de ces malheu- reux fous la niine de leitrs habitations , & le

%o8 Histoire philosophkiue dégât de leurs poirefTions , nous nous en oc* cupons moins que d'un duel ou d'un aflal- finat commis à notre porte. Qu'une vafte contrée de ce continent éloigné continue d'être dévaftéû par quelque épidémie, on s'en entretient ici plus froidement que du retour incertain d'une petite - vérole ino- culée. Que les horreurs de la disette rédui- fent les habitans de Saint-Domingue ou de la Martinique à chercher leur nourriture dans la campagne, ou à fe dévorer les uns les au- tres , nous y prendrons moins de part qu'au fléau d'une grêle qui auroit haché les moiffons de quelques-uns de nos villages. Il efl affez naturel de penfer que cette indifférence efl un effet de l'éloignement , & que les colons ne font pas plus fenfibles à nos malheurs que nous aux leurs.

Mais, réplique-t-on, nos villes font con- ligués à nos campagnes. Nous avons fans ceffe fous les yeux la mifère de leurs habitans. Nous n'en defirons pas moins d'abondantes récoltes en tout genre, & l'on ne peut guère pouffer plus loin le mépris pour l'encoura-^ gement , la multiplication & la confervation du cultivateur. D'où naît cette étonnante

contradi6liori

DES D^EUX Indes, 209

contradîdion ? De ce que nous fommes fous dans ia manière dont nous en ufons avec nos colons , & inhumains & fous dans notre con- duite avec nos payfans , puilque nous vou- lons la chofe de prcs & de loin ; & que ni de près ni de loin , nous i\Qn voulons les moyens. Mais comment arrive-t-il que cette incon- féquence des peuples , foit aufîi le vice dâi gouvernemens ? C'ell qu'il y a , lelon toute ap- parence, plusde jaloufie que de véritable in- térêt , foit dans l'acqnifition , foit dans la con- fervation de cette efpèce de propriété loin- taine ; c'efl que les fouverains ne comptent guère les colons au nombre de leurs fujets. Le dirai-je? oui je le dirai, puifque je le penfe; c 'efl qu'une invalion de la mer qu'. engloutiroit cette portion de leur domaine , les aifede- roit moins que la perte qu'ils en feroient par l'invafion d'une puiiTance rivale. Il leur im- porte peu que ces hommes meurent ou vivent, pourvu qu'ils n'appartiennent pas à un autre. Je m'adrefferai donc d'abord aux fouve- rains, &: je leur dirai: ou abandonnez ces hommes à leur fort, ou fecourez-les ; enfuite aux colons , & je leur dirai : implorez Taffif- tance de la métropole à laquelle vous êtes fou* Tome FIL Q

210 Histoire philqsôp hiquë

mis ; & Il vous en éprouvez un refus , rompez avec elle. C'ell trop que d'avoir à fupporter à la fois la mifère , rindifterence & Tefclavage. Mais pourquoi les colonies font-elles & plus mal adminiflrées , & plus malheureufes encore fous les puifîances , à la force & à la fplendeur defquelles elles font le plus nécef- fkives } C'eft que ces puiflances font encore plus folles que nous. C'eft que plus commer- çantes, Tefprit de Tadminiflration eft encore plus cruel. C'eft que femblables au fermier qui n'eft pas fur de jouir d'un nouveau bail , elles épuifent une terre qui peut d'une année à une autre , pafîer entre les mains d'un nouveau poffefîeur. Lorfque les provinces d'un état font contiguës , les plus voiiines de la fron- tière font les plus ménagées. C'efl tout le con= traire pour les colonies. On les vexe par la feule crainte que dans une circonstance pé- rilleufe, le ménagement qu'on auroiteu pour elle ne fiit en pure perte. 5ÇLTI. L'oueft de Saint - Domingue eft féparé dta

EtHhiifTe- Nord par le mole Saint-Nicolas, qui participe inésaiinoni ^'^^ deux côtes. A l'extrémité du cap eft un de Saint- port également beau, fiir & commode. La

Doniiniiue. , , . , . - . ,

nature en le plaçant vis - a -vis la pointe du

T>ES ÏDEVX lîJJÛES, tli

Maifide rifle de Cuba, femble l'avoir deftiné à devenir le pofte le plus intéreffant de TA- inérique , pour les facilités de la navigation. Sa baie a quatorze cens cinquante toifes d'ou- verture. La rade conduit au port , & le port au ba/îin. Tout ce grand enfoncement eft fain, quoique la mer y foit comme flagnante. Le baflin qu'on diroit fait exprès pour les caré- nages , n'a pas le défaut des ports encaifTés : il eit ouvert aux vents d'oue/t & de nord , fans que leur violence puifle y troubler ou y re- tarder aucun des mouvemens des travaux in- térieurs. La péninfule le port eft fîtué, s'élève comme par degrés jusqu'aux plaines qui repofent fur une bafe énorme. C'eft pour ainli dire une feule montagne qui, d'un fommet large & uni , va par une pente douce , fe re- joindre au refte de l'ifle.

Le morne Saint - Nicolas n'avoit jamais fixé l'attention publique. Des coteaux pelés & des rochers applatis , n'avoient rien d'at- trayant pour la cupidité. L'ufage que firent les Anglois de cettfe pofition durant la guerre de 1756 , la tira du néant elle étoit refiée. Le miniflère de France éclairé par (ts ennemis même, y établit en 1767 un entrepôt les

O 2

212 Histoire phi losophkiue

navigateurs étrangers pourroient librement échanger les bois & les befliaux qui man- quoient à la colonie contre {q.s firops & fes eaux-de-vie de fucre que la métropole rejet- toit. Cette communication qu'une tolérance raifonnable & une fraude induflrieufe éten- dirent encore à d'autres objets , donna naif- fance à une ville aûuellementcompofée d'en- viron trois cens mairons de bois, apportées toutes laites de la Nouvelle- Angleterre.

A quelque diilance du port, mais toujours dans le diftrid du mole, e(l la bourgade de Bombardopolis. Les Acadiens & les Allemands qu'on y avoit trafportés en 1763 , y périrent d'abord avec une eifrayante rapidité. C'eft le fort inévitable des nouveaux établiAemens fondés entre les tropiques. Le peu de ces in- fortunés qui avoient échappé aux atteintes funefles du climat , du chagrin & de la mifcre , ne fongoient qu'à s'éloigner d'un fol peu fer- tile, lorfqiie les combinaifons faites à leur voifniage , relevèrent un peu leurs efpé- rances. Ils cultivent des vivres , des fruits , des légumes qu'ils vendent aux navires ou aux jiabitans du port , & même un peu de café^ un peu de coton pour l'Europe,

DES DEUX Indes, 213

Après le mole Saint- Nicolas , le premier établiiTement qu'on trouve à la côte du nord, c'eft le port de paix. Il dut fa fondation au voifinage de la Tortue , dont les habitans s'y réfugioient à mefure qu'ils abandonnoient cette ifle. L'ancienneté de (es défrichemens a rendu ce canton un des moins mal-fains de Saint-Domingue, & il efl parvenu depuis long-tems au point de richeffe & de popula- tion où il pouvoit arriver. Mais Fun & l'autre font peu de chofe, quoique Finduitrie ait été jufqu'à percer des montagnes pour conduire les eaux & arrofer les terres. La difficulté qu'on trouve de tous les côtés d'aborder au port de Paix , la fépare en quelque forte du refte de la colonie.

Le petit Saint-Louis , le Borgne , le port Margot, Linibé, Lacul , font auffi fans com- munication entre eux. Ces quartiers font fé- parés par des rivières qui inondent & rava- gent leurs meilleures terres. Aufîi font- elles généralement trop froides , pour que les cannes y puifTent profpérer. On devroit con- tenir les eaux de ces torrens dans des lits larges & profonds. Après ces travaux, il feroit facile d'établir des ponts quirapprocheroient

O 3

ixj^ Histoire philosophiq^us

les habitans , les mettroient à portée de faire part Je leurs lumières , & les feroient jouir des avantages d'une fociété mieux or- donnée. Alors les plantations d'indigo s'amé-. lioreroient , & celles de fucre fe multiplie- roient , fans que le café fût abandonné. Oa le regarde comme le meilleur de la colonie. Limbe en récolte feul deux millions pefant , comparable à celui de la Martinique.

Xini. C'efl peu , fr c'efl même quelque chofe , en.

ran e i - QQj-j-jp^j-aifQfj jg5 produdions de la plaine du

portarce de r i i

]ri ville (lu cap , qui a vingt lieues de long , fiu* environ Cap inn- ^^^^^q ^q large. Il y a peu de pays plus fur la côte arrofés : mais il ne s'y trouve pas une rivière du nord de oùune chaloupcpuilTe rerfionter plus de troisi

SaiHt -Do- .„ ^ ^ ^ , , n / 1

j^iinsruc. milles. Tout ce grand eipace elt coupe par des. chemins de quarante pieds de large tirés au cordeau ; bordés de haies de citronniers , & qui ne lailferoient rien à defirer , s'ils étoient ornés de futaies propres à procurer un om- b-rage délicieux aux voyageurs , & à prévenir la difette de bois qui commence à fe faire ^Fop fentir. C'efl le pays de l'Amérique qui produit le plus de fucre , & de mei.leure qualité. La plaine eft couronnée par une chaîne de montagnes , dont la profondeur e^l

I

DES DEUX Indes. 21J

depuis quatre Jurqu'à huit lieues. La plupart n'ont que peu d'élévation. Plufieurs peuvent être cultivées jufqu'à leur fommet. Toutes font réparées par des vallées remplies d'un nombre prodigieux de cafiers , & de très- belles indigoteries.

Quoique les François eufTent reconnu de bonne heure le prix d'un terrein , dont la fertilité furpaiTe tout ce qu'on en peut dire, ils ne commencèrent à le cultiver qu'en 1770, époque à laquelle ils cefTèrent de craindre l'Efpagnol , qui jufqu'aîors s'étoit tenu en force dans le voifinage. Ce fut un de ces hommes que l'intolérance religieufe com- mençoit à profcrire dans leur patrie , le cal- vinifle Gobin , qui alla planter la première habitation au Cap. Les maifons s'y multi- plièrent , à mefure que les campagnes limi- trophes étoient défrichées ; & vingt aiis après , ç'étoit une ville affez floriffante pour exciter la jaloufie. En 1695 , elle fut atta- quée, prife , pillée , & réduite en cendres par les forces réunies de la Caftille & de l'Angle- terre.

On pouvoit tirer de ce défaftre un grand avantage. Dans. une rade quia trois lieues d^

O 4

2i6 Histoire phi Losopjiiqvs circonférence , Tintérêt qui efl: le premier fon» dateur des colonies , avoir fait choifir pour l'emplacen ent du Cap le pied d'un morne fort élevé, parce que c'étoit le terrein le plus à portée du mouillage ordinaire. Il convenoit d'y ùibftituer une pcfition plus faine, plus comn ode & plus fpacieufe. On n'y longea pas. C'eft dans uji gouffre qui n'^eil jamais ra- fraîchi par la douce haleine des vents de terre , & la réverbération des montagnes double les ardeurs du foleil ; c'efl-là qu'on rétablit une ville qui n'auroit jamais y être bâtie. Cependant la richeffe des campagnes voifines n'a ceffé d'agrandir cet établiffement.

Vingt-neuf rues tirées au cordeau , coupent aujourd'hui le Cap en deux cens vingt- cinq ifiets de maifons riantes , qui montent au nombre de neuf cens. Mais les rues étroites & fans pente , quoique le terrein foit en dos d'âne, font tonjous bourbeufes, parce que n'étant pavées qu'au milieu, les ruifleaux des côtés, qui n'ont pas une chute é^ale, forment des cloaques , au lieu de fervir à Técoule- ment des eaux.

L'ancienne place de Notre - Dame , & le temple bâti avec des pierres apportées d'Eu-

\

DES DEUX Indes. 217 rope qui la termine ; la nouvelle place de Cliigny , Ton a établi le marché ; les fon- taines qui décorent Tun & l'autre de ces mo- numcns ; le gouvernement , les cafernes , la falle de la comédie : aucun de ces édifices publics ne fixeroit Tattention d'un voyageur curieux qui auroit quelques bons principes d'architeûure , & peut-être détourneroit- il fes regards de la plupart. Mais ii la nature Tavoit fait fenfible , fon cœur fe dilateroit au feul nom des maifons de la Providence.

La plupart des aventuriers qui arrivent dans la colonie , n'ont ni refiburces , ni talens. Avant qu'ils aient acquis aïTez d'induftrie pour fubfiller, ils font expofés à des maladies trop fouvent mortelles. Un citoyen hum.ain & généreux fonda au Cnp , pour ces malheu- reux fans fortune , deux hofpiccs oiiles hom-- mes & les femmes dévoient trouver féparé- ment les fecours que leur fituation pouvoit exiger. Cette belle inftitution , unique dans le Nouveau - Monde , & qui ne pouvoit jamais être aiTez protégée par l'autorité 5, aflez enrichie par les dons des citoyens , a vu peu - à - peu réduits à rien fes reve- nus , par l'infidélité de ceux qui les régif-

ii8 Histoire fhi losophi<iu e

foient & par l'indifFérence du gouverne- ment.

Rien de bien ne peut donc fubfifter parmi les hommes ! Et le riche attaquera l'indigent, même jufques dans fon afyle, Il la préfence du gibet ne le contient. Malheureux ! vous ne connoiffez pas toute l'atrocité de votre conduite. Si Ton traduifoit devant vous un de vos femblables , convaincu d'avoir faili pen- dant la nuit un paffant à la gorge , & de lui avoir appuyé le piftolet fur la poitrine pour avoir fa bourfe , à quel fupplice le condamne- riez-vous? Quel qu'il foit, vous en méritez lin plus grand. Vous joignez la lâcheté , l'inhu- manité , la prévarication au vol; & à quelle efpèce de vol encore ? Vous arrachez à celui qui meurt de faim , le pain qu'on vous.a confié pour lui. Vous dépouillez la mifère , aban- donnée à votre follicitude. Vous la dépouillez, clandellinement & fans péril. L'imprécation que je vais lancer contre vous, je l'étends à tous les adminiftrateurs infidèles.des hôpitaux de quelque contrée qu'ils foient , fuffent-ils de la mienne; je l'étends à tous les minières négligens , auxquels ils déroberont leurs for- faits ou qui les fouffriront^ Puiffe l'ignominie 3.

]^ES 9EUX IiVnES. 219

puiffent les châtimens réfervés aux derniers des malfaiteurs , tomber fur la tête profcrite des fcélérats capables d'un crime auffi énorme contre l'humanité, d'un attentat aufïi contraire à la faine politique ; & s'il arrive qu'ils échap- pent à la flétriffure & à la punition , puiiTe miniftère qui aura ignoré ou toléré cet excès de corruption , être un. objet d'exécratioi? pour toutes les nations & pour tous les ftècles !

Malgré le défordre font tombées les maifons de la Providence , très-favorables à laconfervation de l'efpèce humaine , il meurt, proportion gardée, moins de m.onde au Cap, que dans aucune autre des villes maritimes de la colonie. Il faut attribuer cet avantage au défrichement entier du territoire , au comr blement des cloaques voifins , à la difTipation , aux commodités , à l'aâ-ivité , aux fecours de toute efpèce ^^on trouve réunis dans une fociété nombreufe & agifTante. L'air aura toute la falubrité que la nature des chofes permet, lorfqu'on aura deiféché les marais de la petite Anfe, qui, dans les grandes féchereffes, ré- pandent une odeur infede.

Le port ell: digne de la ville. Il eil admira- blement placé pour recevoir ks vauTeaux q\ii.

220 Histoire philosophique arrivent d'Europe. Ceux de toute grandeur y font commodément & en fureté. Ouvert feu- lement au vent du Nord-Eft, il n'en peut recevoir aucun dommage , fon entrée étant femée de récifs , qui rompent rimpétuofité des vagues.

Ceft dans ce fameux entrepôt que font verfées plus de la moitié des denrées de la colonie entière. Elles y arrivent des monta- gnes ; elles y arrivent des vallées; elles y arrivent principalement de la plaine. Les pa- roiffes qui fourniffent les plus importantes, font connues fous les noms de Piaine-du- Nord , de la petite Anfe , de la grande Rivière, de Morin , de Limonade , du Trou , du Terrier- Rouge, du fort Dauphin & d'Ouanaminthe, qui fe termine à la rivière du Maffacre. Le quartier Morin & Fiflet de Limonade , font fort au-deffus des autres étâblinemens, pour Tabondance & la qualité de leurfucre. XLîV. Toutes les produftions de Saint-Domingue

Kature & (q réduifoient , en 1720, à vingt-un million

quantité lies ,- , ^ , , .,,.

proihiftions P^i^^t de fucre brut; a un million quatre cens

que laFran- mille livres de fucre terré ; à un million deux

^^*î?' cens mille livres d'indigo. Ces denrées fe font

annuelle- o

meut de fa rapidement & prodigieufement accrues. On y

DES DEî/x Indes, ni

a ajouté le coton & le café vers 1737. La colonie de culture même du cacao a été reprise , mais ^'^^ °'""^' un peu plus tard.

En 1775, la France reçut de cette colonie fur trois cens cinquante-trois navires , un mil- lion deux cens trente mille ûx cens foixante- treize quintaux foizante-dix liv. de fiicre qui valurent 44,7 3 8, 1 39 1. 2 f. 2 den. ; quatre cens cinquante- neuf mille trois cens trente -neuf quintaux quarante-une liv. de café , qui valu- rent 21,81 8,62 il. 1 9 f. 6 den. ; dix-huit mille quatre- vingt -fix quintaux vingt-neuf livres d'indigo, qui valurent 15,373,346!. lofols; cinq mille fept cens quatre-vingt -fept quin- taux foixante- quatre livres de cacao , qui va- lurent 405,134 liv. i6f.; cinq cens dix-huit quintaux foixante -une livres de rocou qui valurent 32,663 liv. 2 fols 6 den.; vingt-fix mille huit cens quatre-vingt douze quintaux quatre-vingt-deux livres de coton , qui valu- rent 6,723,205 1. ; quatorze mille cent vingt- quatre cuirs , qui valurent 164,6 5 7 liv.; qua- rante-trois quintaux quarante - fix livres de carret , qui valurent 43,460 1. ; quatre-vingt- dix quintaux dix-neuf livres de canefice, qui valurent 243 5 1. o f. 1 1 d. ^ quatre-vingt-douze

i2i Histoire phi losophique

mille fept cens quarante-flx quintaux quatre-^ vingt - douze livres de bois , qui valurent ^08,368 livres 3 fols 8 deniers ; en menues productions , dont quelques - unes apparte- îioient aux autres colonies 1,351,148 livres; & enfin en argent 2,6oo,000 liv. Réuniffez toutes ces femmes , & vous trouverez un revenu de 94,162^178 livres 16 fols 9 deniers.

Si, aux 94^162,1781, 16 fi 9 den. produits par Saint-Domingue , on ajoute les 488,598 1. 3 f. 3 den. produits par Cayenne ; fi l'on y ajoute les 18,975,974!. l.f. 10 d. produits par la Martinique ; fi Ton y ajoute les 1 2,75 1 ,404 1. l6f. 10 den. produits par la Guadeloupe, Ton ■Verra qu'en 1775 , la France reçut de (qs pof- fefîions du nouvel hémifphère fur cinq cens foixante-deux navires 126)378,155 liv. 18 f. 8 deniers.

Le royaume ne confomma de ces produc- tions que pour 52,793,763 1. 5 f. 8 deniers. l! en vendit donc à l'étranger pour 73 ,5 84,392 L 13 fols.

Cette grande exportation fut formée pat tm million quarante mille neuf cens quatre- vingt-dJLX-hiiit quintaux foixante-fix livres

DES DEVX Indes, 223 fucfe , qui rendirent 38,703,463 liv. ; par cinq cens mille cinq cens quatre-vingt-deux quintaux quarante-iix livres de café, qui ren- dirent 23,727,608 liv. 13 fols; par onze mille trois cens fix quintaux trente-huit livres d'in- digo, qui rendirent ^,610,423 liv.; par fept miliv; neuf cens vingt-deux quintaux foixante- quinze liv. de cacao, qui rendirent 554,592!. 10 fols; par quinze cens trente-un quintaux foixante-dix'huit livres de rocou, qui ren- dirent 95,838 liv.; par mille vingt quintaux onze liv. de coton , qui rendirent 255 ,027 liv. 10 fols ; par douze cens fept quintaux cin- quante-neuf livres decanefîce, qui rendirent 32,605 liv.; par quarante-un mille huit cens huit quintaux vingt livres de bois , qui ren- dirent 598,723 liv.; par cinq cens foixante- huit cuirs , qui rendirent 5 1 1 2 liv. ; par cent livres de carret, qui rendit lOOO livres.

Pour revenir à Saint-Domingue , fes éton- nantes richeffes étoient produites par trois cens quatre-vingt-cinq fucreries en brut & deux cens foixante -trois en terré; par deux mille cinq cens quatre-vingt-feptindigoteries ; par quatorze millions dix-huit mille trois cens Èrente-fix cotonniers; par quatre-vingt-douze

124 Histoire ph i losophique

millions huit cens quatre-vingt-treize mille quatre cens cinq cahcrs ; par lept cens cin- quante-fcpt mille tix cens quatre-vingt-onze cacaoyers.

A la même époque , la colonie avoit pour fes troupeaux foixante-quinze mille neuf cens cinquante-huit chevaux ou mulets, & foixan- te-dix-fept mille neuf cens quatre bêtes à corne. Eile avoit pour fes vivres fept millions fept cens cinquante-fix mille deux cens vingt- cinq bananiers; un million cent foi:.ante-àix- huit mille deux cens vingt-neuf foffcs de m.a- nioc ; douze mille fept cens trente- quatre quarreaux de maïs ; dix -huit mille fept cens trente-huit de patates ; onze mille huit cens vingt-cinq dignanies , & fept mille quarante- fix de petit mil.

Les travaux occupoient trente-deux mille fix cens cinquante-blancs de tout âge & de tout fexe; fix mille trente-fix nègres ou mu- lâtres libres , & environ trois cens miille ef- claves. Le dénombrement de Tannée nepor- toit , il eil vrai , qu'à deux cens quarante mille quatre-vingt-quinze le nombre de ces mal- heureux captifs : mais il eft connu qu'alors chaque cultivateur en déroboit le plus qu'il

pouYoiî

DES DEUX Indes, 22c

pouvoit aux recherches du fifc , pour fe fonftraire à la rigueur des importions.

Ces cultures , ces habitans font répartis fur quarante-fix paroifles. Il y en a dont la circon- férence eft de vingt lieues. Les limites d'ua grand nombre ne font pas fixées. La plupart n'ont que des cabanes ou des ruinées pour églife. Dans prefque aucune , le fervice public ne fe fait avec la décence convenable. Celles du Sud & de l'Oueft font dirigées par des do- minicains ; & celles du Nord, par des capu- cins qui ont fuccédé aux jéfuites. Toutes ont un bourg ou une ville.

Les bourgs font formés par les boutiques de quelques marchan.ds , par les atteliers de quelques artifans , les uns & les autres conf- truits autour du presbytère. Il s'y établit les jours de fête une efpèce de marché oii les ef- claves viennent troquer les fruits, les volail- les , les autres petites denrées qui ieiu: font propres, contre des meubles, des vêtemens, cJes parures qui, quoique de peu de valeur, leur procurent quelques commodités,, & les diftinguent de ceux de leurs femblables , qui a'ont^pas les mêmes jouiffances. On ne fanroit sffez s'indigner que la tyrannie les pourfiiiye Tums VU, P

226 Histoire philosophique

au milieu de ces foibles échanges ; & que les vils fateîlites de la juHice , chargés de la po- lice de ces aiïemblées, falTent fentirà ces in- fortunés la dureté de leur condition, juiques dans les courts inftans de relâche, qui leur font accordés par leurs barbares maîtres.

Il y a deux perfonnages bien odieux , Tarcher qui tourmente Tefciave , & Tadminif- trateur qui ne févit pas contre l'archer. Mais celui-là eft un homme fans pitié , que fes fondions journalières ont peut-être endurci au point de s'ennuyer , lorfque l'exercice en efl fufpendu , & qu'il manque d'occafions de fîiire fouffrir ; au lieu que celui-ci efl un ma- giilrat qui ne porte pas dans fon ame la même férocité, dont le rôle habituel eil démontrer de la dignité , & en qui la compafîion doit régner à côté de la juftice. Pourquoi deux êtres aufîi différens femblent - ils concourir enfembie au malheur des efclaves ? feroit-ce par un cruel mépris pour ces malheureux qu'on a prefque rayés du rang des hommes ? les auroit-on tellement dévoués à la douleur & à la peine , que leurs cris & leurs larmes ne feroient plus aucune impreiîîon ?

Les villes de la colonie , & en général

DES DEUX Indes, ivy

toutes celles des ifles, d'Amérique , prélen- tent un fpeclacle bien différent des villes de TEurope. En Europe , nos cités font peu- plées d'hommes de toutes les clafles , de toutes les profeflions , de tous les âgesj les uns riches & oififs , les autres pauvres & occupés; tous pourfuivant dans le tumulte & dans la foule l'objet qu'ils ont en vue, ceux-ci le plaifir , ceux-là la fortune , d'autres la réputation ou le bruit du moment qu'on prend fouvent pour elle, d'autres enfin leur fubfillance. Dans ces grands tourbillons , le choc & la variété des pafÏÏons, des intérêts, des befoins produifent néceflairement de grands mouvemens , des contrailes inatten- dus, quelques vertus & beaucoup de vices ou de crimes. Ce font des tableaux mouvans ,, plus ou moins animés à raifon du nombre des aûeurs & par conféquent des fcènes qui s'y jduent. A Saint-Domingue & dans le reile de Tarchipel Américain , le fpet^acle des villes eft uniforme & monotone. Il n'y a ni nobles ^ ni bourgeois , ni rentiers. Elles n'offrent que àQS atteliers propres aux denrées que le fol produit & aux différens travaux qu'elles exigent. On n'y voit que des commifîiort-

P 2

228 Histoire ph ilosophiq^ue

naires des aubergiftes & Aqs aventuriers 5 s'agitant pour trouver un pofle qui les nour- rifle , & acceptant le premier qui fe préfente. Ghacun fe hâte de s'enrichir, pour s'éloigner d'un féjour l'on vit fans diminuions, fans honneurs , fans plaifirs , & fans autre aiguillon que celui de l'intérêt. Perfonne ne s'arrête avec le deiïein d'y vivre & d'y mourir. Les regards font attachés fur l'Europe ; & la prin- cipale jouiffanoe qu'y procure raccroi/Tement des richeffes confiiie dans l'efpoir plus ou moins éloigné de les rapporter parmi les fiens dans notre hémifphère. XLV. Indépendamment des immenfes produc-

Liaifnm Je j.-jQj^5 que la colonie envoie à fa métropole &

s. Domin- , _ ^

gne avec les ^^-lî peuvent au m.oins augmenter d'un tiers , mtions elle Q^ YwïQ quelques foibles portions à fon

étrangeics. . , ,

indolent voifin. C'elt avec du fucre , du taffia , & fur - tout avec les boiffons & les manufactures de l'Europe , qu'elle paie ce que la partie Efpagnole de Saint-Domingue lui fournit de porc & de bœuf fumés , de bois , de cuirs , de chevaux &. de bêtes à corne pour fes atteliers ou (qs boucheries ; qu'elle s'approprie tout l'argent envt)yé ùts mines du Mexique dans cet ancien- établilTemeat»

DES DEUX Indes. 229

La cour de Madrid a cherché à diminuer la vivacité de cette liaifon , en profcrivant les îiiarchandiles étrangères dans fa poffefTion , & en chargeant de droits excefTifs les bef- itiaiix qui en fortiroient. Ce règlement vi- cieux n'a eu d'autre effet que de mettre de Ja gêne dans ces échanges qui, pour l'intérêt des deux peuples , auroient continuer avec liberté. C'eft fur-tout dans cette partie du Nouveau-Monde que le befoin l'emporte fur l'antipathie de caraûère , & que Funifor- mité du climat étouffe ce germe de divifion.

Les Hollandois de Curaçao envahifîent une grande partie du commerce de la colonie Françoife , durant les guerres ils ne font pas engagés : mais ils y enlèvent aufïï quel- ques denrées durant la paix. C'efl avec des productions des Indes Orientales , c'eft avec des lettres -de -change, qu'ils entretiennent CQS foibies liaifons.

Celles des Jamaïcains avec Saint-Domin- gue font beaucoup plus confidérables. Les douze ou treize mille efclaves que portent annuellement à la colonie les navigateurs François, ne, l'empêchent pas d'en recevoir quatre ou cinq mille des Anglois. Les derniers

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2.30 Histoire phi losoph iqu e

lui coûtent un fixième de moins que les au* très , & font payés avec du coton , fur-tout gvec de l'indigo , accepté à plus haut prix que par le commerce national. Ces interlopes l'introduifent dans leur patrie comme une produ£lion des ifles Britanniques, & reçoi- vent wnQ gratification de douze fols par livre* Cependant, ç'eil avec l'Amérique Sep- tentrionale que Saint-Domingue entretient rme communication plus fuivie & plus né- cefiaire. Dans à&s calamités prenantes , les navires de cette valle contrée du Nouveau^ Monde font admis dans toutes les rades , & feulement au mole Saint- Nicolas , dan§. les tems ordinaires. Des bois de conftruc- tion, des légumes, des belliaux , des fari- lies , du poiffbn falé , forment leurs cargai- fons. Ils enlèvent publiquement vingt-cinq ou trente mille barriques de firop , & en fraude toutes les denrées qu'on peut ou qu'on veut leur livrer. XLVÏ. Tel eft , durant la paix , le partage qui

- ", ^^'l' fe fait des richefTes territoriales de Saint?

ions de 1.1 _ '

France Pomingue. La guerre çuvre une autre fcène, avec S. Do- AufTi-tôt que le fignal des hoftilités a été

îningue de- ^ .

vicnnciifc ^pnné , TAnglois s'empare de tous les pa^

I

la guerre, ourquoi ;

DES DEUX Indes, 231

rages de la colonie. Il en gêne les expor- <ian?ereu

M '' 1 ^ ^" r^ fes pendant

îations , il en gène les importations. Ce qui . 1,,,^^^^ veut entrer , ce qui veut fortlr tombe dans p fes mains ; & le peu qui 'cRiroit échappé dans le nouvel hémifphère eft intercepté fur lés côtes de l'ancien , il efl également en force. Alors, le négociant de la métropole interrompt fes expéditions; l'habitant de Tifle néglige fes travaux. A des communications importantes & rapides , fuccèdent une lan- gueur & un défefpoir, qui durent aufiî long- tems que les diviiions des puiflances belli- eérantes.

Il en auroit été autrement, û les premiers François qui parurent à Saint - Domingue avoient fongé à établir des cultures. Ils au- roient occupé , comme ils le pouvoient , la partie de l'ide qui eft fituée à TEll. Elle a des plaines vaftes & fertiles. Le rivage en eft fur. On entre dans fes ports le jour qu'on les découvre. Dès le jour qu'on en fort , on les perd de vue. La route eft telle que l'ennemi n'y peut préparer aucune embuicade. Les croiilères n'y font pas faciles. Ses parages font à l'abord des Européens & les voyages fort abrégés. Mais comme le projet de ces

P 4

232 Histoire philosophique aventuriers fut d'attaquer les navires Efpa- gnols & d'inftfler le golfe du Mexique de leurs brigandages, les pofTelTions qu'ils occu- pèrent , fur une côte tortueufe , fe trou- vèrent enveloppées par Cuba, la Jamaïque, les Turques ; par la Tortue , les Caiques , la Gonave , les ifles Lucayes ; par une foule de bancs & de rochers , qui rendent la marche des bâtimens lente & incertaine; par àes mers refferrées , qui donnent néceifaire- ment un grand avantage à l'ennemi pour aborder , bloquer & croifer.

La cour de Verfailles ne parviendra jnmais à maintenir , pendant la guerre , àes liai- fons fuivies avec fa colonie , que par le moyen de quelques vaiffeaux de ligne au Sud & à rOueft , & d'une bonne efcadre au Nord. La nature y a créé , au fort Dauphin, lin port vafte , commode , fur, & d'une dé- fenfe aiféc. De cette rade , fituée au vent de tous les autres établiffemens , il fera facile d'en protéger les différens parages. Mais il faut réparer & augmenter les ou- vrages de la place; il y faut fur-tout former lin lirfenal convenable marine. Alors , afTurés d'un afyle & de tous les fecours né-

DES DEUX Indes. 233 «effaires , après un combat teiireux ou mal- heureux , les amiraux François ne crain- dront plus de fe meuirer avec les ennemis de leur patrie.

Les mefures qu'il conviendroit de pren- XLVII, dra, pour prévenir les ravages qu'il l'eroit ^^ V'^Do! pofTible'aux Efpagnols de commettre dans '"Jn^"e oc- 1 intérieur de Saint - Dommgue , mentent jç5p,.j,„„pj5 aufii quelque attention. 5'^"*^ '^'^''^

-,,.,, . , , ntt.icjuéoi'.rr

La Caiblle, qui occupe encore les (leu:sc jg^ {ifpa- tiers de cette iile , la pofTédoit toute en- g»ols cjuî

v , ^ , , ... , en poTie-

tiere , loriqu un peu avant le milieu au ^^^^^ isutrc dernier fiècle , quelques François hardis & partie. entreprenans allèrent y chercher un refuge contre les loix ou contre la miiere. On voulut les repoufler; &, quoique fans autre appui que leur courage , ils ne craignirent pas de foutenir la guerre contre un peuple armé fous une autorité régulière. Ils furent avoués de leur nation , lorfqu'on les crut affez forts pour fe maintenir dans leurs ufur- pations ; & on leur envoya un chef. Le brave homme , qui fut clioiil pour com- mander le premier à ces intrépides aven- turiers , fe pénétra de leur efprit au point de propofer à fa cour la conquête de Tlils

234 Histoire philosophkive

entière. Il répôndoit fur fa tête du fuccès de cette entreprife , pourvu qu'on lui en- voyât une efcadre afTez forte , pour bloquer le port de la capitale.

Pour avoir négligé un projet d'une exé- cution plus fure & plus facile qu'elle ne le paroilfoit de loin , le miniflère de Verfailles laiiTa fes fujets expofés à des attaques con- tinuelles. Ce n'efl pas qu'on ne les repouffàt conftamment avec fuccès , qu'on ne portât même la défolation fur le territoire ennemi : mais ces hoflilités nourriffoient dans Famé des nouveaux colons l'amour du brigandage ; elles les détournoient des travaux utiles & arrêtoient les progrés de la culture, qui doit être le but de toute fociété bien dirigée.

La faute qu'avoit faite la France , en refufant à l'acquifition de l'ifle entière , l'ex- pofa au péril de perdre ce qu'elle y polTé- doit. Pendant que cette couronne étoit oc- cupée à foutenir la guerre de 1688 contre toute l'Europe , les Efpagnols & les An- glois , qui craignoient également de la voir folidement établie à Saint-Domingue , uni- rent leurs forces pour l'en chafler. Le début de leurs opérations leur faifoit efpérer wn

DES DEUX Indes, 235

fuccès complet , lorfqu'ils fe brouillèrent d'une manière irréconciliable. Ducaffe , qui conduilbit la colonie avec de grands talsns & beaucoup de gloire , profita de leur di- vilion pour les attaquer fucceffivement. D'a- bord , il infidta la Jamaïque , tout fut mis à feu & à fang. De - (es armes alloient fe tourner contre San -Domingo , dont il étoit comme afluré de fe rendre maître ; lorfque les ordrçs de fa cour arrê- tèrent cette expédition.

La maifon de Bourbon monta fur le trône d'Efpagne , & la nation Françoife perdit l'Efpérance de conquérir Saint - Domingue. Les hoflilités que les traités d'Aix- la -Cha- pelle , de Nimègue & de Rifvick , n'y avoient pas même fufpendues , ceffèrent enfin entre deux peuples qui ne pouvoient s'aimer. Celui qui avoit établi des cultures tira quelque avantage de ce rapprochement. Depuis un tems fes efclaves profitoient des divifions nationales , pour brifer leurs chaî- nés , & fe retirer dans un territoire ils trouvoient la liberté fans travail. Cette dé- ieriion fut rallentic par l'obligation que contraûèrent les Efoa^nols, de sraracnerîc^.

1^6 Histoire philosophi qu e

transfuges à leurs voilîns pour la fomme de 250 livres par tête. Quoique la convention ne tut pas trop exactement oblervée , elle devint un frein puifTant jufques aux brouil- leries qui divifèrent les deux nations en 17 18. A cette époque les nègres quittèrent en fouie leurs atteliers. Cette perte fît re- vivre dans Famé des François le projet de chaffer entièrement de Fille , des voilîns prefque auiîî dangereux par leur indolence même , que d'autres Fauroient été par leur inquiétude. La guerre ne dura pas afTez long- tems pour amener cette révolution. A la fin des troubles , Philippe V ordonna de reftituer tout ce qu'on pourroit ramaifer d'efclaves fugitifs. On les avoit embarqués pour les conduire à leurs anciens maîtres ; Icrfque le peuple foule les remit en li- lîerté, par un de ces mouvemens qu'on ne fauroit défaprouver , s'il eût été infpiré par l'amour de l'humanité , plutôt que par la haine nationale. Il fera toujours beau voir des peuples révoltés contre Fefclavage des nègres. Ceux-ci s'enfoncèrent, dit-on, dans des montagnes inacccilîbles , ils fe font multipliés au point d'offrir un afyle

DES DEUX Indes, 237

affuré à tous les efclaves qui peuvent les y aller joindre. Cefl-là, que, grâces à la cruauté des nations civilifées , ils de- viennent libres & féroces comme des tigres ; dans l'attente peut - être d\in chef & d'ua conquérant qui rétabliiTe les droits de Thu- manité violée, en s'cmparant d'une ifle que la nature femble avoir dellinée aux efclaves qui la cultivent , & non aux tyrans qui Tar- roient du fang de ces vidimes.

Les combinaifons actaelles de la poli- tique n'ordonnent pas que FEfpagne & la France fe faffent la guerre. Si quelque évé- nement mettoit les deux nations aux prifes, malgré le pade des couronnes ; ce feroit vraifemblablement un feu pafiager, qui ne dooneroit ni le loifir, ni le projet de fiire des conquêtes qu'on feroit obligé de re>- tituer. Les entreprifes , de part & d'autre , fe réduiroient donc à des ravages. Mais alors la nation qui ne cultive pas , du moins à Saint - Domingue , fe trouveroit redoutable par fa mifère même , à celle dont la culture a fait des progrès. Un gou- verneur Cailillan fentoit fi bien l'avantage que lui donnoient l'indolence & la pau-

138 Histoire philosophkiuê

vreté des fiens , qu'il écrivit au commanw; dant François que , s'il le forçoit à une in- vafion , il détruiroit plus dans une lieue , qu'on ne le pourroit faire en dévaftant tout le pays fournis à fes ordres.

Cette pofition démontre que , fi l'Europe voyoit commencer les hoftilités entre les deux peuples , le plus adif devroit de<- mander la neutralité pour cette ifle. Il auroit même , dit - on fouvent , foUiciter la ce/Tion abfolue d'un territoire inutile ou onéreux à fon poffeffeur. Nous ignorons fi. la cour de V^erfailles a jamais manifeilé cette ambition. Mais combien il falloit fnppofer le miniilère Efpagnol éloigné de cette corn- pîaifance , quand il fe montroit fi difTicile fur la fixation des limites confufes & incer- taines des deux nations ! Ce traité , vivement defiré , long-tems projette , entamé même à XLVllî. pîi^i^ieurs reprifes , a été enfin conclu en 1776, Les limites Quelle devoit être la bafe d'une négo- pa-'ie & la ciaîion jufte & raifonnabîe ? l'état des pof- Franceont- ffeïïions en Î700. A Cette époque, les deux rlicîeuie- '" P^iiples , devcHus amis , repèrent de droit lîunt iixL'cs 1^5 maîtres de tous les terreins qu'ils occu-

àS.Domin- . _ ^ .

-ue ? poient. Les uiurpations que peuvent avoir

DES DEUX Indes. 239

faites depuis les fujets d'une des couronnes , font des entreprifes de particulier à parti- culier. Pour avoir été tolérées , elles n'ont pas été légitimées. Aucune convention di- rede ou indirede ne leur a imprimé le fceau de l'approbation publique.

Or , des faits inconteflables prouvent qu'au commencement du fiècle , & même plufieurs années auparavant, les poffeiîions Françoifes, aujourd'hui bornées au Nord par une des branches de la rivière du Maffacre, s'étendoient jufqu'à celle de Reboue; qu'au Sud ces limites , aûuellement arrêtées à l'Anfe-à-Pitre , fe prolongeoient jufqu'à la rivière de Neybe. Cette furprenante révo- lution s'opéra par une fuite naturelle du fyflême économique des deux peuples voi- lins. L'un devenu de plus en plus agricole , fe rapprocha des ports fes denrées dé- voient trouver un débit fur & avantageux. L'autre , refté toujours pafteur , occupa les plages abandonnées , poiu* élever de plus nombreux troupeaux. Par la nature des cho- fes , les pâturages fe font étendus ; & les champs fe font rétrécis , du moins rapprochés.

Une négociation 5 convenablement dirigée.

240 Histoire philosophkiue aiiroit rétabli la France dans la fituation elle étoit , lorfqu'elle donna un roi aux Efpa- gnols. Cétoit le vœu de la juflice ; c'étoit le vœu de la raifon qui ne vouloit pas que des colons adifs & qui rendent utile la terre qu'ils fécondent, fliffent immolés à un petit nombre de vagabonds , qui confomment fans repro- duire. Cependant, par une politique dont les refforts nous font inconnus , la cour de Ver- failles a renoncé à ce qu'elle avoit poffédé an- ciennement, pour fe réduire à ce qu'elle poiTé- doit aux bords de la mer, à l'époque de la con- vention. Mais cette puiffance a-t-elle du moins regagné dans l'intérieur des terres ce qu'elle facrifioit fur la côte ? S'il faut le dire ; le moin- dre dédommagement ne lui a pas été accordé. Avant le traité , la colonie Françoife for- moit une efpèce de croiffant , dont la con- vexité produifoit autour des montagnes un développement de deux cens cinquante lieues de côte , au Nord, à rOuefl, au Sud de l'ifle* C'eil le même ordre de choies , depuis que les limites ont été réglées. On reviendra un peu plutôt, un peu plus tard fur cet arrangement, par une raifon qui doit faire taire toutes les iutres confidérations.

Les

DES DEUX Indes. 241' Les établifTemens François de rOueft & ûu Sud font féparés de ceux du Nord par le territoire Efpagnol. L'impoflibilité ils font de fe fecourir , les expofe féparément à rinvafion d'une puiffance également ennemie des deux nations. Un intérêt commun dé- t'Crminera la cour de Madrid à fixer les bor- nes , de manière que fon allié y trouve les commodités dont elle a befoin pour fa dé- fenfe. Or , cela ne fera jamais , à moins qu'une ligne de démarcation , tirée des deux: points arrêtés fur les rives de l'Océan , ne détermine les propriétés des deux peuples. Inutilement, TEfpagne accorderoit pour tou- jours à foQ voifin la liberté de traverfer fes états, comme elle le lui permit paffagére- ment en 1748. Cette complaifance ne fer- viroit de rien. Cet efpace , de quinze & de vingt lieues , eft coupé par des montagnes û efcarpées , par des forêts fi épaiffes , par des ravins fi profonds, par des rivières ii ca- pricieufes, qu'il efl militairement imprati- cable dans fafituationaduelle. Pour le rendre utile , il faudroit de grands travaux ; &; ces travaux ne feront jamais ordonnés que par une couronne qui opérera fiu: fon domaine. Toms Fil. Q

24Î Histoire philosophiq^ue

La cour de Madrid fe déterminera d'autant plus airément à céder cette communication y il néceffaire à une nation qui fait caufe com- mune avec elle, que ce terrein intermédiaire n'a que peu de valeur. Il eft inégal , peu fertile & fort éloigné de la mer. On n'y voit que quelques troupeaux épars. Cependant les propriétaires de ce fol inculte feront dé- dommagés par la France avec une généro- fité qui étouffera tous les regrets. XLIX. Quand la colonie aura toutes fes pofTeffions (f'ii'a la par- ^^^'^^ ^ foutenues au-dedans par une com- tieFranqoi- munication fuivic & non interrompue, on ^/ ^ °' aura plus de facilité pour repouffer l'ennemi, powr fe gs- Si l'Anglois veut entamer Saint - Domingue îs»tir d'une j-Queff OU le Sud , il raffemblcra fes

mvaiion

étrangère, forces à la Jamaïque, Si c'eft par le Nord, il fera fes préparatifs aux ifles du Vent, & plus probablement à Antigoa , efl l'entrepôt de fes munitions navales.

L'Oueff & le Sud ne fauroient être dé-, fendus. L'immenfité de terrein empêche de mettre de la liaifon & du concert dans les mouvemens. Si on difperfe les troupes , elles deviennent inutiles par la divifion des for- ces. Si Qn les raffcmble pour foutenir des

DES DEUX INOES, l^J

l^oftes que leur foibleffe locale expofe le plus à l'attaque , on lifque de les perdre toutes à la fois. De gros bataillons ne feroient qu'un fardeau pour de vaftes côtes , qui pré- fentent trop de flanc ou trop de front à Ten- îiemi. On doit fe borner à conftruire , à entretenir des batteries qui protègent les rades , les navires marchands & le cabotage 5 qui puiffent éloigner des corfaires , ou même garantir des équipages d'un ou deux vaiffeaux de guerre qui viendroient faire le dégât ou lever des contributions. Les troupes légères qui fuffifent pour foutenir ces batteries , aban« donneront du terrein à proportion des mar« ches de Fennemi , & fe contenteront de ne pas fe retirer , fans être menacées.

Ce n'efl pas qu'on doive renoncer à toute efpèce de défenfe. Chaque côte devroit avoir fur fes derrières un lieu d'afyle tou- jours ouvert à la retraite , loin de la portée de Fennemi , à l'abri de fes inCultes , & ca- pable de repouiTer fes attaques. Ce devroit être une gorge, l'on pût fe retrancher & fe défendre avec avantage. De ces re- traites inexpugnables , on harceleroit con- tinuellement le ÇQnquérant qui , n'ayaot

144 Histoire philosophique

point de places fortes , feroit expofé à mille fiirprifes , & réduit un peu plutôt , un pen plus tard à fe rembarquer.

La côte du Nord , plus riche , plus peuplée & moins étendue que les deux autres , eft iiifceptible d\ine guerre de campagne , & d'une (\é{Qn(Q fuivie & régulière.

Le bord de la mer plus ou moins couvert de récifs y offre une terre marécageufe dans beaucoup d'endroits, les mangliers , qui cou- vrent un fol noyé , rendent les lagons plus impénétrables. Cette défenfe naturelle eft devenue moins commune , par les coupes de plufieuFS taillis. Mais les embarcadaires , qui ne font ordinairement que des trouées flanquées de ces bois inondés , n'exigent pour être fermées , qu'un front médiocre. Les magafms & les autres bâtimens en pierre y font communs: ils fournirent des poftes à créneler, & aiTurent quelques feux couverts.

Cette première ligne de la plage femble faire efpérer qu'un rivage de dix-huit lieues, fi bien défendu par la nature , pour peu qu'il fut fécondé de la valeur Françoife , mettroit l'ennemi dans le rifque d'être battu , dès le moment de la defcente. Si fes projets

BES DEUX Indes, 24J

©tolent connus , fi fes difpofitions fur mer indiqiioient de loin le lieu de Ion débarque- ment , on pourroit s'y porter & le prévenir. Mais l'expérience affure un avantage in- faillible aux efcadres emboffées.

Ce n'cft point uniquement par ces nappes de feu, qui, partant des vaiiTeaux, couvrent r.ibord des chaloupes ; c'efl: par rimpoffibi- lité l'on eft d'occuper tous les points de la côte, qu'une efcadre mouillée a la fa- cilité de faire des defcentes. Elle menace trop de lieux à la fois. Des troupes de terre rampent , pour ainfi dire, autour des fmuo- fités, dans le tems que les canots & les chaloupes volent par un chemin plus court. L'attaquant fuit la corde , tandis que le dé- fenfeur a l'arc à parcourir. Trompé & fatigué par divers mouvemens,celiii-ci n'eii pas moins inquiet de ceux qu'il voit faire en plein jour , que des manœuvres que la nuit lui dérobe. Pour fe mettre en état de réfiHer à une defcente , il faut d'abord la croire exé- cutée. On emploie alors fori courage & fes forces , à profiter des lenteurs ou des fautes de l'ennemi. Des qu'on le voit fur mer , il imit l'attendre à terre , comme s'il devoit y

Q3

24^ Histoire philosophkiué

tomber du ciel. Une grande plage aborda- ble , laiffera toujours la plaine du cap ou- verte à la defcente. C'efl moins aux bords de la côte , qu'à l'intérieur des terres > qu'il faut regarder.

Elles font généralement couvertes de cannes , dont la hauteur , proportionnée aux diiférens degrés de la maturité , change fuccefTivement les champs comme en au- tant de bois taillis. On y met le feu , foit pour couvrir fes flancs ou fa marche , foit: pour retarder la pourfuite de l'ennemi 5 pour le tromper ou l'étonner. En deux heures de tems , l'incendie offre à la place d'un pays couvert , des efpèces de chau- mes ou de guérets à perte de vue.

La féparation des pièces de cannes , les favanes & les places à vivres , ne gênent pas plus les mouvemens d'une armée , que ne le font nos prairies. Au lieu de nos vil- lages , ce font àQ.s habitations , moins peu-= plées , mais plus multipliées. Les haies de citronniers épaiires& tirées au cordeau, plus impofantes & moins pénétrables que les clô- tures de nos champs : c'eft-là ce qui fait 1^ plus grande différence de perfpeÛive j

DES DEUX Indes, i^y

entre les campagnes de l'Amérique & celles de l'Europe.

Peu de rivières ; quelques ravines ; cîc foibles monticules ; un fol généralement imi; des digues contre les inondations ; peu ou point de foffé ; un ou deux bois d'une foible épai/Teur ; un petit nombre de maré- cages ; ime terre qui fe couvre d'eau dans un orage , & de pouffière en douze heures de foleil ; des fleuves d'un jour , taris le len- demain : voilà ce qui caradérife le mafîif de la plaine du cap. C'efl: dans fa diver- iité qu'on doit trouver des campemens avan- tageux ; fans oublier que dans une guerre défenfive , le pofte qu'on va prendre ne fauroit être trop voiiin de celui que Ton quitte.

Ce n'eft pas aux écrivains à prefcrire des règles aux gens de guerre. Céfar lui-même a dit ce qu'il a fait , & non ce qu'il falloit faire. Les defcriptions topographiques, l'ap- préciation des poftes, la combinaifon des marches , l'art des campemens & des retraites , la plus favante théorie : tout eu. fournis au coup-d'œil du général, qui , avec les prin- cipes dans fa tête & les matériaux dans

Q4

24^ Histoire philosophique

fa main , applique les uns & les apures auX circonûances locales & momentanées, le hafard Ta placé. Le génie militaire , tout mathématique cu'ilefl, eft dépendant de la fortune qui fubordonne Tordre des opéra- tions à la variabilitc £es données. Les règles font hériffées d'exceptions, que le taft doit prefl'entir. L'exécution même change prefque toujours le plan & dérange le fyflême d'une aftion. Le courage ou la timidité des trou- pes ; la témérité de l'ennemi ; le fuccès éventuel de {qs meiiires ; une rencontre , un événement imprévus ; un crage qui gonfle un torrent ; le vent qui dérobe un piège ou une embuicade , fous des tourbillons de pouflière i la foudre qui épouvante les che- vaux, ou qui fc confond avec le bruit des canons; la température de l'air, dont l'in- fluence agit continuellement fur les efprits du chef & fur le fang des foldats : ce font autant d'élémens phyfiques ou moraux , qui , par leur inconfiance , entraînent un renverfement total dans les projets les mieux concertés.

Quel que foit le choix du lieu pour une defcente au Nord de Saint - Domingue , la

DES DEUX Indes, 249

ville du Cap en fera toujours Tobjet. Le débarquement fe fera fans doute dans la baie du Cap même , les vailTeaux feroient à portée d'augmenter les forces de terre par les deux tiers de leurs équipages , & de fournir Fartillerie , les vivres & les mu- nitions néceffaires pour afliéger cette opu- lante fortereffe. C'efl aufli de ce boulevard de la colonie , que tous les mouvemens de défenfe doivent tâcher d'éloigner l'affail- lant. On cherchera par l'avantage des po- sitions, à diminuer l'inégalité des forces. Au moment de la defcente , il faut chicaner le terrein , en foutenant un commencement d'attaque, fans compromettre la totalité des troupes. On fe poltera de façon à fe mé- nager deux branches de retraite , l'une vers le Cap pour en former la garnifon , & l'autre dans les gorges des montagnes , pour y tenir une efpèce de camp retranché , d'où l'on ira troubler les travaux du fiège , & re- tarder laprife delà place. Fût-eUe emportée, comme il feroit facile en l'évacuant de fa- vorifer Févafion des troupes, tout ne feroit pas fini. Les montagnes elles fe réfu- gieroientj inaccefîibles pour une armée »

2^0 Histoire philosophiq^ue

enveloppent la plaine d'une double ou triple chaîne. Les quartiers habités en font comme gardés par des gorges fort ferrées & faciles à défendre. La principale de ces gorges , qui eft celle de la grande rivière , oppofe à Fennemi deux ou trois partes de rivière , <jui s'étendent d'une montagne à l'autre. Quatre ou cinq cens hommes y arreteroient les plus nombreufes forces , avec la feule précaution de creufer le lit des eaux. Cette réliilance pourroit être fécondée par vingt- cinq mille habitans blancs ou noirs, établis dans ces vallées. Comme les blancs y font plus multipliés que dans les terres plus ri- ches , la modicité de leurs récoltes ne leiir permettant point de confommer beaucoup de denrées d'Europe , ils cultivent des pro- dudions dont ils vivent ; & dès-lors , ils pourroient en fournir aux troupes qui défen- droient leur pays. Ce qu'ils ne donneroient pas en viande fraîche , feroit remplacé par les Efpagnols , qui , fur les derrières de ces montagnes , élèvent de nombreux trou- peaux.

Cependant il peut arriver que la confiance des troupes s'épuife par le manquement des

DES DEUX Indes, i^t

«vivres ou des munitions , & qu'elles foient ou forcées ou tournées. C'ell ce qui fît ima- giner à Verfailles , il y a quelques années , de bâtir une place forte dans le centre des montagneso Le maréchal deNoaillesappuyoit vivement ce projet. On penfoit alors qu'a- vec des redoutes de terre difperfées fur la cote , on pourroit engager Tennemi à des at- taques régulières , & le miner fourdement par la perte de beaucoup d'hommes, dans un climat les maladies les confomment plus rapidement que les combats. On ne vouloit plus de ces places de guerre , expo- fées fur la frontière à Finvafion des maîtres de la mer , parce qu'incapables de défendre l'habitant , elles fervent de boulevard au vainqueur , qui les prend & les garde faci- lement avec des vaiffeaux , y dépofe & en tire à fon gré des armes & des troupes pour contenir les vaincus. Un pays entièrement ouvert valoit mieux , difoit - on , pour une piiilTance fans forces maritimes , que des forces éparfes & abandonnées , fur des ri- vages dévalués & dépeuplés par l'intempérie du climat.

Cétoit dans k centre de Tifle gu'on fe

1^1 Histoire philosophique

promettoit d'établir folidement l'a défenfe. Une route de vingt à trente lieues , entrer- coupée d'obilacles , oii chaque marche feroit achetée par des combats , dans lef- quels l'avantage des poftes rendroit un déta- chement redoutable à toute une armée ; oii les tranfports d'artillerie lents & laborieux , la difficulté des convois & l'intervalle de la communication avec l'océan , tout enfin confpireroit à la deflruclion de l'ennemi ; tel de voit être , pour ainii dire, le glacis de la place qu'on fe propofoit de conflruire. Cette capitale fituée dans un lieu l'élévation des terres tempérant la chaleur du climat , épureroit Finfluence! de l'air ; au milieu d'une campagne qui fouruiroit les commef- tibles les plus nécefTaires ; environnée de troupeaux qui , paiffant fur un terrein le plus favorable à leur multiplication , feroient confervés pour l'inftant des befoins ; munie de magafins proportionnés à fa grandeur & à fa garnifon : une telle ville auroit changé en un royaume, qui fe foutiendroit long-tems de lui-mcme , une colonie dont l'opulence ne fait que diminuer la force , & qui don- nant le fuperflu fans avoir ie nccelTairej

DES DEUX Indes, 2^3' 'enrichit un petit nombre de propriétaires, qu'elle ne peut cependant faire fubfifter.

Si l'ennemi devenu maître des côtes qu'ors ne lui difputeroit pas, vouloit en recueillir les produftions , il lui faudroit des armées pouributenir la défenlive , les excurfions perpétuelles du centre le réduiroient à fe borner. Les troupes de l'intérieur de Tifle , toujours fûres d'une retraite refpeûable , pourroient être aifement rafraîchies par des fecours venus d'Europe , qui pénétreroient fans peine au centre d'un cercle dont la cir- conférence eft 11 vafte , tandis que toutes les flottes Angloifes ne fuffir^ient pas à rem- plir les vuides que le climat feroit conti- nuellement dans leurs garnifons.

Malgré les avantages qu'on croyoit entre- voir dans la conilruftion de cette place in- térieure , le projet en fut abandonné pour s'occuper d'un fyftême qui reduiroit au mole Saint - Nicolas toute la défenfe de la colo- nie. Le nouveau plan ne pouvoit manquer d'être applaudi parles colons qui ne voient jamais fans chagrin auprès de leurs planta- tions , des citadelles & des garnifons , d'où réfulte moins de fureté que de dévafta-.

254 Histoire philosofhi<iuz

tion. Ils comprirent que toutes les forceâ étant portées fur un feul point , ils n'au- roient plus clans leur voifinage fur les trois côtes , que des troupes légères qui , fuffi- fant pour éloigner des corfaires par des bat- teries , font d'ailleurs des défenfeurs com- modes, prêts à céder fans réfîftance , à fe difperfer , ou à capituler au moindre iigne d'une defcente.

Ce plan favorable à l'intérêt particulier, fe trouva conforme à l'opinion de militaires très - éclairés. Ils penfèrent que le petit nombre de troupes dont la colonie eft fuf- ceptible , étant comme perdu dans une ifle aulîi grande que Saint-Domingue, paroîtroit quelque chofe au mole. C'eil Bombardopolis qu'on choifit comme le pofle le plus refpeda- ble. Cette nouvelle ville efl placée à l'ex- trémité d'une 'grande plaine dont l'élévation afïïire la fraîcheur. Une favane naturelle couvre fon territoire , embelli par des bof- quets de palmiers & de latoniers. Rien ne le domine, ce qui eft rare à Saint-Domin- gue. On pourroit y bâtir une place régulière auffi forte qu'on le voudroit. Si elle ne préfer- voitpasles côtes d'imeinvafion, elle empêche-

DES DEUX Indes, 2Çf

rûit le conquérant de s'y établir fblidement.

Il feroit à Ibuhaiter , ajoutent les par- îifans de ce nouveau fyftême , qu'au mo- ment qu'on a commencé les travaux au mole, on y eût fait toutes les fortifications que comportoit une pofition fi avantageufe, C'eft un tréfor qu'on ne devoit découvrir qu'en s'en affurant la pofTeflîon. Si cette précieufe clef de Saint-Domingue , & même de l'Amérique , venoit à tomber entre les mains des Anglois , ce Gibraltar du Nouveau- Monde feroit plus fatal à TEfpagne & à la France , que celui de l'Europe même.

Au refte , qu'on ne s'étonne pas de voir {i peu de folidité dans toutes les précautions qu'on a prifes jufqu'ici pour la défenfe de Saint-Domingue. Tant que la prévoyance & la proteftion étoient bornées à des moyens du fécond ordre , qui ne pouvoient que retarder 8z: non empêcher la conquête de cette ifle , iln'étoit pas pofllble de fuivreun plan invariable. Les principes fixes appar- tiennent exclufivement aux nations qui peuvent compter fur leurs forces navales pour conferver ou pour recouvrer leurs co- ÎQnies. Celles de la France n'ont pas été juf-

156 Histoire philosophiq^u e

qu'ici gardées par ces arfenaux mouvans , qui peuvent a la fois attaquer & ^défendre : mais cette puifl'ance a ouvert les yeux , & fa marine devient formidable. Il refte à exa- miner (\ elle a conduit fes poffeflîons éloignées dans les maximes d'une politique éclairée & bien ordonnée ?

Le gouvernement Britannique , toujours dirigé par Tefprit national , qui ne s'écarte guère des vrais intérêts de l'état, a porté dans le Nouveau-Monde le droit de pro- priété , qui fait la bafe de fa légiflation. Convaincu que l'homme ne croit jamais bien pofféder que ce qu'il a légitimement acquis , il a vendu , mais à un prix très - modéré , le fol qu'on vouloit défricher dans fes ifles. Cette méthode lui a femblé la plus fûre , pour hâter l'exploitation des terres , pour empêcher les partialités & les jaloufies que feroit naître une diflribution guidée par les caprices de la faveur. ^' La France a tenu une conduite plus

Le droit , , . .

(jepiopriété ^^blc en apparence , mais en enet moms eft-ii bien fage , en accordant gratuitement des pof- e a 1 ans {•^ij^qj^j ^ ccux qui en demandoient. Dans

les illes >■

Francjoires? le premier âge de fes colonies, un vagabond.

s'enfonçoit

DES DEUX Indes: içy

s*enfonçoit dans les forêts ^ y marquoit Fefpace plus ou moins étendu qu'il lui plai- foit d'occuper j & en fixoit les limites en abattant tout autour des arbres. Ce défordre ne pouvoit durer. Cependant l'autorité ne fc permit pas de dépouiller ceux qui s'é- toient fait à eux-mêmes un droit : elle régla feulement que dans la fuite il n'y auroit de propriété légitime que celle qui feroit accordée par les adminiftrateurs. Sans aucun égard aux talens & aux facultés, la pro- teûion devint alors la mefure unique des diftributions. On ftipuloit à la vérité que les colons commenceroient leur établiffement dans l'année même de la conceffion , & qu'ils n'en difcîontinueroient pas le défrichement , fous peine de confîfcation. Mais outre l'inconvénient d'obliger aux dépenfes de l'exploitation, des hommes qui n'avoient pas eu les moyens d'acquérir un fonds , la peine n'étoit infligée qu'à ceux qui , fans fortune & fans naiffance , n'intéreffoient perfonne à leur avancement , ou à des mineurs foibles & abandonnés , que la com- mifération publique auroit du fecourir dans la mifère la mort de leurs parens les Tome VU. R

^55 Histoire philosophique

laifToit expofés. Tout propriétaire qui troii^ voit de la recommandation ou de l'appui , pauvoit impunément garder fon domaine en friche.

A cette prédileftion qui devoit retarder fenfiblement le progrès des colonies , s'eft jointe une foule d'arrangemens économiques plus vicieux les uns que les autres. On a d'abord aiïiijetti tous ceux à qui l'on don- noiî des terres , à y planter cinq cens foffes de manioc pour chaque efclave qu'ils au- roient fur leur habitation. Cet ordre blefToit également , & l'intérêt des particuliers , en les forçant à cultiver une produftion vile fur un terrein qui pouvoit en rapporter de plus riches ; & l'intérêt public , en rendant inutiles ks terreinsfecs qui n'étoient propres qu'à ce genre de produftion. C'étoit wn double vice qui devoit diminuer la culture de toutes les denrées. Auffi la loi qui fai- foit violence à la difpofition de la propriété , n'a-t-elle jamais été rigaureufement exé- cutée : mais comme on ne l'a pas révoquée , elle eft toujours un fléau entre les mains de l'admii'iiftrateur ignorant , bizarrcou paf- fionhé , qui voudra s'en fervir contre les \\m

tors DEUX Indes, i^^

b'itans. C'eil pourtant le moindre des maux qu'ils ont à reprocher à la légiflation. La contrainte des loix agraires eft encore ag- gravée par le poids des corvées.

Il fut un tems en Euroçe, c'étoit celui du gouvernement féodal , les métaux n'en- troient guère dans les flipulations publiques ou particulières. Les nobles fervoient l'é- tat , n«« de leur bourfe , mais de leur per- fonne ; & cqux de leurs vaflfaux qu'ils s'é- toient comme appropriés par la conquête, leur payoient des redevances , foit en den- rées , foit en travaux. Ces ufages deflruc- tifs pour les hommes & les terres , dévoient perpétuer la barbarie dont ils tiroient leur origine. Mais enfin ils tombèrent par degré, à mefure que l'autorité des rois , fous l'ap- pât de l'affranchiffement des peuples, vint à fapper l'indépend mce & la tyrannie des grands. Le prince devenu feul maître, ab.olit comme magilTirat , quelques abus nés du droit de la guerre qui détruit tous les droits. Il conferva cependant beaucoup^e ces ufur- pations confacrées par le tems. Celle des corvées s'efl maintenue en quelques états, ©il la nobleffe a prefque tout perdu , fans

Ri

2.(>o Histoire philcsophi^us que le peuple y ait rien gagné. La France voit encore fon aifance gênée par cette fervitude publique , dont on a réduit Tin- juftice en méthode, comme pour lui donner une ombre d'équité.

Qui croiroit que fous le fiècle le plus éclairé de cette nation ; au tems oit les droits- de l'homme avoient été le plus févérement difcutés; lorfque les principes de la morale naturelle n'avoient plus de contradicteurs; fous le règne d'un roi bienfaifant ; fous des minières humains; fous des magiftrats in- tègres , on ait prétendu qu'il étoit dans l'ordre de la juftice , & félon la forme conf- titutive de l'état , que des malheureux qui n'ont rien fuffent arrachés de leurs chau- mières , diUraits de leur repos ou de leurs travaux , eux , leurs femmes , leurs enfans & leurs animaux , pour aller , après de longues fatigues , s'épuifer en fatigues nou- velles , à conftruire des routes encore plus- faftueufes qu'utiles, à l'ufage de ceux qui poffèdent tout , & cela fans folde & fans nourriture.

Ames de bronze , faites un pas de plus.. 6c bientôt vous vous perfiiaderes qu'il vous

DES DEUX Indes. 261

eft permis je m'arrête, ^indignation

me poufferoit trop loin. Mais il convient d'avertir le gouvernement que Taifreux iyf^ tême des corvées eu. encore plus funefte à Tes colonies. La culture des terres , par la nature du climat & la nature des pro- çludions, exigeant plus de célérité, ne peut que foufFrir extrêmement de rabfence de (es agens, qu'on occupe loin de leurs atte- liers à des ouvrages publics, fouvent inu- tiles , & toujours faits pour des bras oififs. Si la métropole, malgré la foule des moyens qu'elle a (oiis la main , n'eft pas encore par- venue à corriger ou à tempérer la vexation des corvées, elle doit juger combien il en réfulte d'inconvéniens au-delà des mers , quand la direftion de ces travaux eu. con- tée à deux adminiflrateurs qui ne peuvent être ni dirigés, ni redreffés, ni arrêtés, dans l'exercice arbitraire d'un pouvoir abfolu. Mais le fardeau des corvées efl doux S: lé- ger , au prix de celui des impôts.

On peut définir l'impôt , une contribu- tJ. tion pour la dépenfe publique , qui eu. né- ^^^ i^rots celiaire a la coniervation de la propriété venabie- particulière. La jouiilance paifible des terres •"^"^ »fli«

R3

i6i Histoire philosophique

ê.wfi les if- gr (jg5 revenus , exige une force qui les fcs? ' ' ' défende de Tinvafion, une police qui afliire la liberté de les faire valoir. Tout ce qu'on paie pour ie maintien de cet ordre public, eil de droit & de ju{l:ice;ce qu'on levé de plus extorfion. Or, toutes les dépenfes du gouvernement que la métropole fait pour les colonies, iiii font payées par la contrainte qui leureftimpofée, de ne cultiver que pour elle , & de la manière qui lui convient. Cet affujetàiTement efl le plus onéreux des tri- buts, &devroit tenir lieu de tons les impôts. On fentira cette vérité , pour peu qvi'on réfléchifle à la différence de fituation qui fe trouve entre Fancien & le Nouveau- Monde. En Europe , la fubfiftance & les confommations intérieures font le but prin- cipal du travail àes terres & des manu- faftures : on ne deftine à l'exportation que le fuperflu. Dans les ifles , tout doit être envoyé au-dehors. La vie & les richeiTes y font également précaires.

En Europe , la guerre ne prive le manu- fadhirier & le cultivateur que du commerce extérieur : la reffource de l'intérieur leur relie. Dans les ifles les hoflilités anéantif-

DES DEUX Indes, 163

fent tout. Il nj a plus de ventes , plus d'a- chat , plus de cireulatiofi. A peine le colon retire-t-il (es frais.

En Europe , le colon qui a peu de terres, & qui ne peut faire que des avances peu confidérables , cultive à proportion aufli utilement que celui dont les domaines font étendus & les tréfors immenfes. Dans les ifles, l'exploitation de la moindre habitation exige des dépenfes qui fuppofent d'aflez grands moyens.

En Europe , c'eft en général un citoyen qui doit à un autre citoyen : l'état n'eft pas appauvri par ces dettes intérieures. Les dettes des ifles font d'une autre nature. Plufieurs colons , pour travailler à leurs dé- fi-ichemens , pour fe relever du malheur des guerres qui avoient arrêté leurs exporta- tions , fe font tellement obérés par la ref- fource des emprunts , qu'on peut les re- garder plutôt comme des fermiers du com- Kîerce , que comme les propriétaires des habitations.

Soit que ces réflexions aient échappé au miniftère de France , foit que les circonf- lances l'aient entraîné loin de fes vue» » il

R 4

264 Histoire philosophiq^ue

a ajouté de nouveaux impôts à robligation impofée aux colonies , de tirer tous leurs befoins de la patrie principale , & de lui livrer toutes leurs denrées. On a taxé chaque tête de noir. Cette capitation a étéreftreinte dans quelques établiffemens , aux efclaves qui travailloient; & dans quelques autres , elle efl: indifféremment étendue à tous les efclaves. Les deux difpofitions ont été com- battues par la colonie de Saint - Domingue affemblée. On va juger de la force de fes preuves.

Les enfans , les infirmes , les vieillards, forment à-peu-près le tiers du nombre des efclaves. Loin d'être utiles au cultivateur , les uns ne font pour lui qu'un fardeau que l'humanité feule lui fait fupporter ; les au- tres ne lui donnent que des efpérances éloignées & incertaines. On comprend diffi- cilement comment le fifc a pu exiger un tri- but , d'un objet qui coûte au lieu de rendre,

La capitation des noirs s'étend au-delà à\\ tombeau; c'eft-à-dire, qu'elle exifte fur une tête qui n'eft plus. Qu'un efclave meure après que le recenfement a été fait ; le co- jLpn , malheureux de la diminution de fon

DES DEUX Indes, 265 revenu , malheureux de la diminution de fon capital , fe voit encore réduit à payer un droit qui lui rappelle fes pertes , &: qui en aggrave rarmertume.

Les efclaves même qui travaillent , ne font pas un tarif exad de Tappréciation des revenus. Avec peu de noirs fur un terrein excellent , on retire plus de productions , qu'un grand nombre n'en donne fur des terres médiocres ou mauvaifes. Les denrées qui occupent ces bras chargés du même impôt , n'ont pas toutes la même valeur. Le palTage d'une culture à l'autre que le fol exige, éloigne par intervalles le produit des travaux. Les féchereifes , les inondations , les incendies , les infedes dévorans , rendent fouvent les peines inutiles. Toutes chofes d'ailleurs égales , un moindre nombre d'ouvriers fait une moindre quantité proportionnelle de fucre ; foit à caufe de la néceîîité de l'en" femble , foit parce que les travaux ne font vraiment produ£lifs , qu'autant- qu'on peut failir le moment qui leureftle plus favorable.

La capitation des noirs devient encore phis intolérable par la guerre. Un colon qui 5 fans déboi^ché pour fes denrées , elî:

266 Histoire philosophique

obligé de s'endetter pour foutenir t'a vie, & fuftenter fa terre, fe trouve encore réduit à payer un impôt pour des efclaves dont le travail équivaut à peine à leur entretien. Souvent même , il a le chagrin d'être forcé de les envoyer loin de fon habitation , pour les befoins imaginaires de la colonie , de les y nourrir à fes frais , & de les voir périr inu- tilement , avec la cruelle nécefîité de les rem- placer un jour , s'il veut faire revivre fes fonds languiiîans & comme anéantis.

Le fardeau de la capitation étoit plus pefant encore , pour les habitans abfens de la colonie qu'on condamnoit au triple de cet impôt : furcharge d'autant plus injufte , qu'il n'impoctoit guère à la France que fes iTiarchandifes fe confommâffent dans le feiji du royaume ou dans fes iiles. Prétendoit-elle empêcher l'émigration des colons ? Ce n'eft que par la douceur du gouvernement qu'on fixe des citoyens dans un pays , & non par des prohibitions & des peines. D'ail- leurs , des hommes qui , fous un ciel brii-? lant , avoient accru par des travaux hafar- deux la profpérité publique, dévoient avoir ia douceur de finir leur carrière dans le

BE5 VEUX Indes: 2^7

fêjour tempéré de la métropole. Quoi de plus propre que le fpeftacle de leur for- tune , à réveiller l'ambition & Tadivité d'un grand nombre d'hommes oififs , dont l'état fe délivreroit au profit de l'induflrie & du commerce ?

Rien de plus nuifible à l'un & à l'autre que cette capitation des noirs. La nécefTité de vendre oblige le colon de bailler le pnx de fa denrée. Le bon marché peut être avan- tageux , lorfqu'il eft le fruit d'une grande abondance , & la fuite d'une vivacité ex- trême dans les affaires. Mais tout eft perdu , ii l'on eft réduit à perdre habituellement fur fes marchandifes , pour payer le retour d'un impôt. La finance efl comme un ulcère , les chairs mortes dévorent les chairs vivantes. A mefure que le fang paffe dans une plaie par la circulation , il fe corrompt pour la nourrir. Le commerce tarit par les canaux abforbans du iifc, qui reçoit tou- jours fans jamais rendre. _

Enfin l'impôt dont il s'agit , ell: d'une perception très-difîicile. Il faut néceffaire- ment que tout propriétaire qui a des efcîa- yes , en donne chaque année une déclara-

268 Histoire philosophique

tion. Il faut , pour prévenir les fauffes dé- clarations, les faire vérifier par des commis. Il faut confifquer les nègres non déclarés : pratique infenfée , puifque le nègre culti- vateur eft un capital , & que par fa confif- cation on diminue la culture, on anéantit Tobjet même pour lequel le droit eft établi. C'eft ainfi que dans des colonies rien ne peut profpérer fans une tranquillité pro- fonde , il s'établit entre la finance & le cul- tivateur une guerre deftrudive. Les procès fe m.ultiplient; les déplacemens deviennent fréquens , les voies de rigueur néceflaires, les frais confidérables & ruineux.

Si l'impôt aiîis fur la tête des nègres eft injufte dans fon étendue , fans égalité dans fa répartition, compliqué dans fa percep- tion ; Timpôt établi fur les denrées qui for- tent des colonies , n'eft guère moins blâmable. Le gouvernement fe Teft permis , dans la perfuafion que ce nouveau droit feroit en- tièrement fupporté par le confommateur , ou par le marchand. 11 n'y a point d'erreur plus dangereufe en économie politique.

L'adion de confommer ne donne point d'argent pour payer les chofes que Ton con-

DES DEUX Indes,

fomme. Le confommateur l'obtient de fon travail ; & tout travail , quand on en fuit la chaîne , eft payé par les premiers pro- priétaires du produit des terres. Dès - lors une denrée ne fauroit renchérir conftam- ment , que les autres ne renchériffent à proportion. Dans cet arrangement , il n'y a de gain pour aucune. Otez cet équilibre , la confommation de la denrée renchérie diminuera néceffairement; & û elle diminue, fon prix tombera. Sa cherté n'aura été que paflagère.

Le négociant ne fera pas plus en état que le confommateur de fe charger du droit. Il pourra bien en faire les avances deux ou trois fois. Mais s'il ne fait pas fur les mar- chandifes taxées le bénéfice naturel & né- ceffaire , il en difcontinuera bientôt le com- merce. Efpérer que la concurrence le for- cera à prendre fur fes profits le paiement de l'impôt, c'eft fuppofer qu'il faifoit de trop gros bénéfices , & que la concurrence , qui n'étoit pas alors fuffifante , deviendra plus vive , lorfque les profits feront diminués. Si 'les chofes étoient au contraire telles qu'elles dévoient être , & que les bénéfices ne tuffent

lyO HrSTOÎRE PHILOSOPHKZUÉ

que fiiffifans : c'eft fuppofer que la concur- rence fubfiftera , quoique les profits qui la fai- foient naître ne flibrillent plus. Il faut ad- mettre toutes ces abiurdités , ou convenir que c'eft le cultivateur des ifles qui paie rimpôt : qu'il foit perçu dans la première , dans la féconde ou dans la centième main. Loin d'attaquer ainfi la cultivation des colonies par des impôts, on devroit l'encou- rager par des libéralités , puifque par l'état de prohibition l'on tient le commerce des colonies , ces libéralités feroient né- ceflairement rapportées à la métropole , avec tous les fruits dont elles auroient été la femence.

Que fi la (ituation d'un état arriéré par fes pertes & par fes fautes , ne permet pas de donner des leviers & d'ôter des far- deaux ;" on pourroit fe rapprocher de la meil- leure adminiftration , en fupprimant du moins le paiement des taxes dans les colonies même , pour en lever le produit dans la mé- tropole. Ce nouveau fyftême feroit égale- ment agréable aux deux mondes.

Rien ne peut flatter l'Américain , comme d'éloigner de fes yeux tout ce qui lui annonce

DES DEUX Indes. 271

fa dépendance. Fatigué de rimportunité des exadeurs , il hait une taxe habituelle ; il en craint l'augmentation. Il cherche envaiii la liberté qu'il croyoit avoir trouvée à deux- mille Ueues' de l'Europe. Il s'indigne d'un joug qui le pourfuit à travers les tempêtes de l'océan. Il ronge en murmurant les relies de fon frein , & ne penfe qu'avec dépit à une patrie qui , fous le nom de mère , lui de- mande du fang, au lieu de le nourrir. Otez- lui la vue & l'image de fes entraves. Que fes richefles ne paient tribut à la métropole qu'en y débarquant : il fe croira libre & privilégié , lors même que par la diminution de la valeur de fes denrées , ou par le fur- crQÎt du prix qu'il mettra à celles d'Europe, il aura réellement porté par contre - coup tout le poids de l'impôt qu'il ignore.

Les navigateurs trouveront un avantage à ne payer des droits que fur une marchan- dife 5 qui , déformais fans rifque dans toute fa valeur , fera parvenue à fa dellination y & fera rentrer dans leurs mains le capital de leurs fonds avec le bénéfice. Ils n'au- ront pas la douleur d'avoir acheté du prince le rifque même dw naufrage , en perdant en

%•/! Histoire puilosophiquê route une cargaifon dont ils avoient payé ïâl taxe à rembarquement. Leurs navires ait contraire rapporteront en denrées le mon- tant du droit, & la valeur des produftions ayant augmenté par leur exportation, le droit en paroitra moins fort.

Enfin le coniomm.ateur y gagnera lui- même, parce qu'il n'eft pas pofiible que le colon & le négociant fe trouvent bien d'une difpofition, fans qu'il lui en revienne, avec le tems , quelque utilité. Aufii-tôt que tous les impôts auront été réduits à un impôt imique , il y aiura moins de formalités , moins d'embarras , moins de lenteurs, moins de frais , & par conféquent la marchandife pourra être donnée à meilleur marché.

Ce fyftême de modération , que tout femble prefcrire, s'établira fans peine. Toutes les produdions des ifles font affujetties , en en- trant dans le royaume, à un droit connu fous le nom de domaine d'Occident, & qui eft fixé à trois & demi pour cent avec huit fols pour livre. Leur valeur , qui fert de règle au paiement du droit , eu déterminée dans les mois de janvier & de juillet. On la fixe à vingt ou vingt- cinq pour cent au-

defTou?

BES DEUX Indes, 273

«îeffous du cours réel. Le bureau d'Occi- dent accorde d'ailleurs une tarre plus con= fidérable que ne le fait le vendeur dans le commerce. Qu'on ajoute à cet impôt celui du même rapport à peu près que paient les denrées aux douanes des colonies , ceux qui font payés dans l'intérieur de ces ifles, & le gouvernement fe trouvera avoir tout le revenu qu'il tire de fes établiffemens du Nouveau-Monde.

Si ce fonds étoit confondu avec les autres revenus de l'état, on pourroit craindre qu'il ne fût pas employé à fa dellination , qui doit être uniquement la proteûion des ifles. Les befoins imprévus du tréfor- royal lui feroient prendre infailliblement une autre direûion. Il ell des inflans la crife du mal ne permet pas de calculer les incon*- véniens du remède. La néceflité la plus ur- gente abforbe toute l'attention. Rien n'eil alors à l'abri du pouvoir arbitraire, dirigé par le befoin du moment. Le miniflère prend & vuide toujours, dans la fauife efpérance d'un remplacement prochain que de nou- veaux befoins ne cefTent de reculer.

D'après ces réflexions , ne feroit - il pas Tom& FIL S

2J4 Histoire philosophique efTentiel que la calffe delîinée à recevoif les droits établis fur les productions des co- lonies fût entièrement féparée des fermes du royaume ? L'argent , qui y feroit tou- jours comme en dépôt , couvriroit les dé- penfes de ces établiiTemens. Le colon qui a continuellement des fonds à faire paffer en Europe , le donneroit volontiers pour des lettres-de-change , dès qu'il feroit affuré qu'elles ne fouffriroient ni délais ni diffi- cultés. Cette efpèce de banque formeroit promptementun nouveau lien decorrefpon- dance entre les ifles & la métropole. La cour connoîtroit plus exadement la fîtuation des affaires publiques dans les pays éloignés: elle y recouvreroit un crédit qu'elle a tout- à-fait perdu depuis long-tems , quelque befoin qu elle en ait , fur-tout dans des tems de guerre. Nous ne poulTerons pas plus loin les difcuffions fur l'impôt: & nous paiTerons à ce qui regarde les milices, III. Les ifles Françoifes, de même que celles

Les niili- ^^ç autres nations , n'eurent dans l'origine

ces lont-el-

lesbien or- aucuncs troupcs réglées. Lcs aventuriers qm données j^g avoient conquifes, regardoient comme Francioifes? vuî privilège Xq droit de fe défendre eux-

DES DEUX Indes, 275

mêmes ; & les defcendans de ces hommes in- trépides fe crurent affez forts pour garder leurs poffefîîons. Qu'avoient - ils en effet qu'à repouffer quelques bâtimens qui dé- barquoient des matelots & des fbldats aulli peu difciplinés que les hnbitans qu'ils ve- noient infulter ?

Tout efl changé & a dii changer. Lorf- qu'on a prévu que ces établiffemens , devenus confidérables parleurs richefles , feroient at- taqués tôt ou tard par des armées Européen- nes tranfportées fur de nombreufes flottes, onyafait paffer d'autres défenfeurs. L'évé- nement a prouvé que quelques bataillons épars étoient infufFifans contre les forces ter- reflres & maritimes de l'Angleterre. Le coloa lui-même a jugé (qs efforts incapables de re- tarder la révolution. Il a craint que l'ennemi vidorieux ne lui fît payer un obftacle fu- perflu;& on l'a vu moins difpofé à com- battre , qu'occupé des fuites de la capitu- lation. Bientôt calculateur politique, il a fenti que les fondions militaires ne conve- noient plus à (on état d'impuiffance : & il a donné de l'argent pour être déchargé d'un foin qui, glorieux dans fon principe, étoit

Si

'276 Histoire philosophi<ive dégénéré en une fervitude onéreufe. Les milices furent fupprimées en 1763.

Cet afte de complaifance mérita l'appro- bation de ceux qui n'enrifageoient cette inftitution que comme un moyen de pré- ferver les colonies de toute invafion étran- gère. Ils penfèrent judicieusement qu'il étoit abfurde d'exiger que des hommes qui ont vieilli Tous un ciel ardent , pour élever l'é- difice d'une grande fortune , s'expofâffent aux mêmes dangers que ces malheureufes victimes de notre ambition , qui jouent à chaque moment leur vie pour une folde infuffifante à leur fubfiftance. Un pareil fa- crifice leur parut contrarier trop la nature , pour qu'il fût raifonnable de l'efpérer ; & ils applaudirent au miniftère , qui avoit fenti qu'il convenoit de renoncer à une défenfe fi vaine & fi onéreufe.

Les obfervateurs , à qui les établilTemens du Nouveau-Monde font mieux connus ^ portèrent de cette innovation un jugement moins favorable. Les milices, difoient-ils , font néceffaires pour maintenir la police in- térieure des ifles ; pour prévenir la révolte des efclaves ; pour curéter les courfes des

DES DEUX Indes. l'jj nègres fugitifs ; pour empêcher Fattroiipe- ment des voleurs y pour protéger le cabotage ; pour garantir les côtes contre les corfaires. Si les colons ne forment pas des corps , s'ils n'ont ni chefs ni drapeaux , comment éloigner tant de dangers ? comment difîiper ces fléaux deilruâeurs , lorfqu'il n'aura pas été po/Rble de les étouffer avant leur naif- fance ? d'où naîtront cette harmonie & cet accord , fans lefquels rien ne fe fait conve- nablement ?

Ces réflexions , qui , toutes frappantes , toutes naturelles qu'elles font , avoient pour- tant échappé à la cour de Verfailles, ne tardèrent pas à changer {es difpofitions. Elle fe pénétra de la nécefTité de rétablir les milices , mais fans vouloir renoncer aux taxes confenties pour l'entretien des troupes régulières. La difKculté étoit d'a- mener les peuples à cet arrangement. Oa négocia , on corrompit , on menaça. La- Guadeloupe S: la Martinique , quoique ré- voltées des abus d'une autorité inconflante & précipitée , fe foumirent enfin aux volontés du miniflère en 1767: mais cet exemple ne iit pas fur Saint » Doœingue rimprefîion

s 3

3.yS Histoire fh ilo soPNiqus

dcûvée , efpérée peiit-ctre. L'année fuivante ^ ii £iliut faire la guerre à cette riche colonie ; & ce ne fut qu'après avoir mis aux fers les migiflrats de l'oueil: & du fud de Tifle ;, qu'après avoir jonché la terre de cadavres , qu'il fut pofTible de réduire à la foumifîion des cultivateurs , aigris par les vexations d\in gouvernement avide.

Depuis cette époque , malheureufement gravée en lettres de fang , tous les habitans des poiTefTions Françoifes dans l'autre hé- îiiifphère , font de nouveau enrégimentés. Les obligations, que cette efpèce .d'enrôle- ment impofe , ont fouvent varié , & ne font pas encore clairement énoncées. Cette obf- curité , toujours dangereufe dans les mains de chefs , ians cefTe occupés du foin d'é- tendre leur jurifdidion , tient le citoyen dans des alarmes continuelles pour fa liberté dont on eft plus jaloux en Amérique qu'en Europe ; elle l'expofe chaque jour à des vexations. De-là fuit pour ce genre de fer- vitude , une horreur qui ne peut étonner que des tyrans ou des efclaves. On doit ,, s'il fe peut , effacer les impreffionsdu paffé ^ on doit dijfîîper les défiances pour l'avenir*

DES DEUX Indes, ly^

La légiflatioii y réiiiïira , ej! faifant dans îa forme des milices , tous les changemens qui peuvent fe concilier avec la police & la fureté qu'elles doivent avoir pour objet. Ceû. le bonheur ûqs peuples gouvernés , qu'il faut envifager dans l'ufage de Fautorité. Si le fouverain ne marche pas vers ce but , il ne vivra que fur des métaux ou des re- giftres , bientôt ufés par le tems , ou dé- daignés de la poilérité. Envain,la flatterie élève aux princes des monumens fuperbes & multipliés. La main de l'homme les érige : mais ceù. le cœur qui les confacre. L'amour y met le fceau de l'immortalité. Sans lui , les hommages publics n'étalent que la ba{^ feffe du peuple & non la grandeur du maî- tre. Il y a dans Paris une llatue , qui fait treffaillir tous les cœurs d'un fentiment de tendreffe. Tous les regards fe tournent vers cette image de bonté paternelle & popu- laire. Les larmes des malheureux l'invo- . quent dans le filence de l'oppreflion. On bénit en fecret le héros qu'elle éternife. Toutes les voix fe réuniffent après deux fiècles pour célébrer fa mémoire. Du fond de l'Amérique , on réclame fon nom. Dans

S4

l2o Histoire philosophiq^ue

tous les cœurs , il protefte contre les abus de l'autorité; il prefcrit contre les usur- pations des droits du peuple ; il promet aux fujets la réparation des maux & Famé- lioration du bien; il demande Tune & l'autre aux miniftres. LUI, On doit mettre au rang des chofes qu'il

lepartase r^^^^ réformer, ïukoQ établi dans les por- tes henta- r

ges eft - il leliions jFrançoiles du Nouveau-Monde , de titiiemtnt partager également , entre des enfans , Thé-

ré^lé dans , , v , ,

les ilkr. ntage de leur père ; entre des cohéritiers ,

Franqoifcs? la iucceflion de leur parent.

Nous abhorrons avec tous les hommes raifonnables , que l'orgueil ou le préjugé n'ont point corrompus , nous abhorrons le droit abfurde de primogéniture, qui trans- fère le patrimoine entier d'une maifon à un aîné qu'il corrompt , & qui précipite dans l'indigence fes frères & fes fœurs , punis comme d'un crime du hafard , qui les a fait naître quelques années trop tard. En font- ils moins légitimes ? celui qui leur a donné l'exiflence ell-il moins refponfable de leur bonheur ? Un chef de famille n'eil que dépofitaire ; & h\t - il jamais permis à un dépofitaire de divifer inégalement le dépôt

DES DEUX Indes. 281

entre àcs intéreffés qui ont un droit égal ? Si un fauvage laiffoit en mourant deux arcs & deux enfans , & qu'on lui demandât ce qu'il faut faire de ces deux arcs, ne répon- droit-ilpas qu'il en faut donner un à chacun ; & s'il les léguoit tous deux au même , ne laifferoit-il pas entendre que le profcrit eft un fruit des mauvaifes mœurs de fa femme ? Dans les contrées cette monftrueufe exhérédation eft autorifée , le père eft moins refpefté de tous ; de l'aîné auquel il ne peut rien ôter , des cadets auxquels il ne peut rien donner. Alatendrefîe filiale qui s'éteint, fuccède un l'entiment de bailefle , qui accou- tume prefque dès le berceau trois ou quatre enfans à ram^per aux pieds d'un feul, qui en conçoit une importance perfonnelle , qui ne manque guère de le rendre inlolent. Des pères & des mères honnêtes craignent de multiplier autour d'eux des indigens con- damnés au célibat. Tout l'héritage efl placé <lans les mains d'un fou , dont on n'arrête les difîlpations , que par la fubflitution , qui eil un autre mal. De fi grandes calamités doivent faire prcfumer que le droit de pri- mogéniture, que lafuperilition ne ccnfacra

2,82 Histoire philosophiq^us

pas à fon origine & que le defpotifme na. aucun intérêt à perpétuer, fera tôt ou tard aboli. C'eft un refte de barbarie féodale y dont nos defcendans rougiront un jour.

Cependant, la loi de Tégalité, qui femble diftée par la nature même ; qui fe préfente la première au cœur de Fliomme jufte & bon ; qui ne laiffe d'abord aucun doute à l'efprit fur fa reditude & fon utilité: cette loi peut être quelquefois contraire au maintien de nos fociétés. On en a l'exemple dans les ifles Françoifes qu'elle écarte de leur deftina- tion & dont elle prépare deloin la ruine.

Le partage fut néceiTaire dans la forma- tion des colonies. On avoit à défricher des contrées immenfes. Le pouvoit-on ians po- pulation ? & comment , fans propriété , fixer dans ces régions éloignées & défertes , des hommes , qui , la plupart , n'avoient quitté leur patrie que faute de propriété? Si le gouvernement leur eût refufé des terres , ces aventiu"iers en auroient cherché de cli- mat en climat , avec le défefpoir de com- mencer des établiflemens fans nombre, dont aucun n'auroit pris cette confidance qui les rçnd utiles à la métropole.

DES DEUX Indes. iSj

Mais depuis que les héritages , d'abord trop étendus , ont été réduits par une fuite de fiiccefTions & de partages ibudivifés , à la jufte mefure que demandent les facilités, de la culture ; depuis qu'ils font affez limités pour ne pas relier en friche , par le défaut d'une population équivalente à leur étendue , urte divifion ultérieure de terreins les feroit rentrer dans leur premier néant. En Europe , un citoyen obfcur , qui n'a que quelques arpens de terre , tire fouvent un meilleur parti de ce petit fonds , qu'un homme opu- lent des domaines immenfes que le hafard de la naiiTance ou de la fortune a mis entre fes mains. En Amérique , la nature des den- rées qui font d'un grand prix , l'incertitude des récoltes peu variées dans leur efpèce , la quantité d'efclaves , de beiliaux , d'uften- files néceffaires pour une habitation : tout cela fuppofe des richeffes confidérables ^ qu'on n'a pas dans quelques colonies , & que bientôt on n'aura plus dans aucune , fi le partage des fuccefîions continue à mor- celer , à divifer de plus en plus les terres. Qu'un père , en mourant laiffe une fuc~ ceiîion de trente raille livres de rente. Sa

i84 Histoire philosoph idUE

fuccefTion le partage également entre trois enfans.Ils feront tous ruinés , fi Ton fait trois habitations ; l'un , parce qu'on lui aura fait payer cher les bâtimens , & qu'à propor- tion il aura moins de nègres & de terres ; les deux autres, parce qu'ils ne pourront pas exploiter leur héritage fans faire bâtir. Ils feront encore tous ruinés , fi l'habitation entière refte à l'un des trois. Dans un pays la condition du créancier eft la plus mau- vaife de toutes les conditions , les biens fe font élevés à une valeur immodérée. Celui qui reliera poiTeffeur de tout , fera trop heu- reux , s'il n'eil: obligé de donner en intérêts que le revenu net de l'habitation. Or , comme la première loi ell celle de vivre , il com- mencera par vivre & ne pas payer. Ses dettes s'accumuleront. Bientôt , il fera in- iblvablc; & du défordre qui naitra de cette fituation , on verra fortir la ruine de tous les cohéritiers.

L'abolition de l'égalité des partages , eft le feul remède à ce défordre. 11 elt tems que la légiilation , aujourd'hui plus éclairée , voie dans fes colonies plutôt des établiffe- mens de chofes ^ que de perfonnes. Sa fageffe

DES DEUX In DE Si iSf

ïiii infpirera des dédommageraens conve- nables , pour ceux qu'elle aura dépouillés Se facrifîés en quelque manière à la fortune pu- blique. Elle leur doit les moyens de fub- fifter par le feul travail pofilble à cette ef- pèce d'hommes , en les plaçant fur de nou- veaux terreins ; & elle fe doit à elle-même d'acquérir de nouvelles richelTes par leur induftrie.

Sainte-Lucie & la Guyane ofFroient, à la paix , un beau moment pour la réforme qu'on propofe. La France devoit profiter de cette occafion , peut-être unique , pour fupprimer la loi du partage , en diftribuant à ceux qu'on auroit dépouillés de leurs ef- pérances , les terres qu'on vouloit mettre en valeur ; & pour les avances de cette exploitation, les fommes immenfes qu'on y* a jettées fans fruit. Des hommes habitués au climat ; familiarifés avec la feule culture qu'on pouvoit avoir en vue ; encouragés par l'exemple , les fecours & les confeils de leur famille ; aidés enfin par les efclaves que l'état leur auroit fournis , étoient plus propres que des vagabonds ramaifés dans les t)oues de l'Europe, à porter de nouvelles

286 Histoire philosophique colonies au degré d'opulence & de proipé- rite qu'on devoit s'en promettre. Malheu- reufement on ne vit pas que les premières colonies en Amérique a voient fe faire d'elles-mêmes lentement , avec de grandes pertes d'hommes , ou des reiïbuces extraor- dinaires de bravoure & de patience , parce qu'elles n'avoient point de concurrence à foutenir : mais que les nouveaux établiffe- mens ne peuvent fe former que par voie de génération , comme un nouvel effaim s'en- gendre d'un ancien. La furabondance de la population dans une ifle , doit déborder dans une autre , &: le fnperflu d'une riche colonie fournir le néceffaire à une peuplade naifTante. C'eft - l'ordre naturel , que la politique prefcrit aux puiHances maritimes & com- merçantes. Tout autre moyen eu. déraifona- ble, & ne produit que la deflrudion. Pour n'avoir pas faili un principe fi funple & fi fécond, la cour de Verfaiiles ne doit pasre- jetter le projet d'empêcher les nouvelles di- visons des terres. Si la nécefîité de cette loi eft prouvée, il faut la faire, quoique dans un tems moins favorable que celui qu'on a laiiTé échapper. Quand on aura arrêté la dé-

DES DEUX Indes. iS^

cadence des habitations, par la fuppreffion des partages , qui leur coupent tous les reflbrts de la reproduction , on pourra les '

forcer à fe libérer des dettes dont elles font obérées.

VnQ partie de ces dettes tire fon origine £|y des droits qu'une loi peu réfléchie donnoit A-t-on aux difFérens cohéritiers. Cet état de détreffe P°"^^" '^"

gement au

a augmenté , à mefure que les colonies de- paiement venoient plus riches. Parvenues au point ^^^ ''^"f^

.^ . ^ , . contradtees

d'avoir plus d'habitans que de plantations par les ifles à faire , la population fural^ondante efl reftée Frant;oifes? dans Foiiiveté, créancière des terres qu'elle n'occupoit pas , & dès-lors inutile, onéreufe même à la culture.

Il efl d'autres créances qui proviennent de la vente que les colons fe font faite mu- tuellement de leurs habitations. Rarement va-t-on en Amérique , fans le projet de re- venir jouir en Europe des richeffes qu'un travail opiniâtre ou des hafards heureux , donnent ordinairement. Ceux qui ne s'é- cartent point de leurs vues , vivent avec plus ou moins d'économie , & font paffer dans leur patrie ce qu'ils ont pu épargner de leurs revenus. Aufîi-tôt qu'ils ont atteint le degré

iS8 Histoire philosophique

de fortune ils afpiroient, ils cherchent à fe débarrafier de leurs plantations. Dans une région le numéraire manque , il faut les vendre à crédit ou les garder; & la plupart des propriétaires aiment encore mieux livrer leur héritage à des acquéreurs qui manquent quelquefois à leurs engage- mens , que de les confier à des régitleurs rarement fidèles.

Enfin, les avances faites aux colons ont été Toccafion de beaucoup de créances. Les terres des ifles Françoifes , comme des autres iiîes de l'Amérique , n'offroient originaire- ment aucune production qu'on pût exporter. Pour leur donner de la valeur , il falloit des fonds; & les premiers Européens qui les oc- cupèrent ne pofTédoient rien. Le commerce vint à leur fccours. Il leur fournit les uften- fiies , les vivres , les efclaves néceffaires pour créer des denrées. Cette affociation des capitaux avec Finduflrie donna naifTance à une grande quantité de dettes, qui fe font multipliées, à mefure que les défrichemens fe font étendus.

Les débiteurs n'ont que trop fouvent nianqué aux obligations qu'ils avoient

contrariées.

DES DEt/x Indes, 1S9

contra£lée$. Un luxe effréné , que rien ne peut excufer dans dQS hommes nés dans la mifère, en a réduit plufieurs à ce manque- ment de foi. D'autres y ont été entraînés par une indolence inconcevable dans des efprits ardens qui avoient été chercher au - delà des mers un terme à leur indigence. Les moyens les plus abondaus ont péri dans les mains de quelques - uns qui manquoient de rintelligence néceffaire pour les faire fruc- tifier. Il s'eft aufîi trouvé des colons fans pu- deur & fans principes, qui , en état de fe li- bérer avec leurs créanciers , fe font auda~ cieufement permis de retenir un bien étran- ger. D'autres caufes ont encore concouru à diminuer la force des engagemens.

Des ouragans , dont on retraceroit diffi- cilement la violence , ont boule verfé les cani- pagnes & détruit les récoltes* Les bâtimens les plus difpendieux , les plus néceflaires ont été engloutis par des trembîemens de terre. Des infedes indeftrudtibles ont dévoré pendant une longue fuite d'années tout ce qu'on pou voit fe promettre d'un fol fertile & bien cultivé. Quelques denrées , dont la îeproduûion a furpailé la confommation j, Tffmc ril> T

290 Histoire philosophkiue ont perdu leur valeur & font tombées dans le dernier aviliiTement. Des guerres lon- gues & cruelles , en oppofant des obftacles iniurmontables à la fortie des produûions , ont rendu inutiles les travaux les mieux fiiivis , les plus opiniâtres.

Ces calamités , qu'on a vu quelquefois réunies & qui fe font au moins trop rapide- ment fuccédées , ont donné naifiance à une jurifprudence favorable aux débiteurs. Le législateur a embarraffé de tant de formalités la faifie des terres & des efclaves , qu'il paroit avoir eu le projet de la rendre im- praticable. Uopinion a flétri le petit nombre de créanciers qui entreprenoient de vaincre ces difficultés ; & les tribunaux eux-mêmes ne fe prêtoient qu'avec une extrême ré- pugnance aux rigueurs qu'on vouloit exercer.

Ce fyftême , qui a paru long-tems le meil- leur qu'on pût fuivre , trouve encore quel- ques partifans. Qu'importe à l'état, difent ces calculateurs politiques , que les richeffes foient entre les mains du débiteur ou du créan- cier, pourvu que la profpérité publique foit augmentée? Mais la profpérité publique peut - elle augm.e.nter , lorfqu'on foule aus;;

I

DES DEUX Indes. 29 if

pieds la juftice ; lorfqiie le miniftère encou- rage la mauvaife foi en lui offrant un alyie fous la proteftion de la loi, car fila loi ne pourfuit pas elle protège ; lorfqu'on fomente entre les citoyens le germe d'une méfiance qui doit , en fe développant , en faire autant de fripons ennemis les uns des autres ; lorf- que des emprunts , fans aucune forte de ga- rantie, feront devenus impofîibles ou rui- neux ; lorfque le brigandage de Tufure s'exercera fans aucun frein qui le retienne; lorfqu'il n'y aura plus de crédit , ni au-dehors ni au-dedans de l'état , & que la nation entière paffera pour unaiTemblage d'hommes {^ms mœurs & fans principes ? Non , la féli- cité générale ne peut avoir de bafe folidc, fans la validité des engagemens qui en font la fource. Le fifc lui-même doit fe libérer par les voies & les règles de la juftice. La banqueroute du gouvernement eft un fcan- dale , une atteinte plus funeile encore à la morale de la fociété qu'à la fortune des citoyens. Un tems viendra que toutes les iniquités feront citées au tribunal des nations ^ & que la puiffance qui les commet , fera eik-rîiême jugée par fes vi<^imes.

T 2

api Histoire philosophiq^vs^

D'autres ipcculateurs , moins relâchés dans leurs principes , ont avancé qu'une légiflation éclairée annulleroit les dettes an- térieures à une époque qu'il faudroit fixer. On n'examinera pas fi cette pratique de cjuelques républiques anciennes a jamais pu être {aiutaire : mais nous affirmerons , fans crainte de nous égarer , qu'une pareille vio- lation de la foi publique , fi elle étoit com- mune , replongeroit FEurope , devenue commerçante , dans la barbarie , dans Ti- na£):ion & dans la mifère oii elle étoit il y a trois ou quatre fiècles. Heureufement , cette révolution deflruclive n'efl pas à craindre. Le refpedl pour la propriété s'étend de jour en jour jul'que chez les nations les moins éclairées. Avec le tems , il s'établira dans les ides Françoifes , comme ailleurs , fi le gouvernement réduit enfin les colons à donner quelque fatisfaûion à leurs créan- ciers. On ne s'accorde pas fur les voies les plus propres à amener cet ade de juflice.

Les uns fouhaiteroient des loix fomp- tuaires qui , en bornant- les dépenfes de l'ha- bitant, le mettroient en état de remplir fes «ngagemens. Comûient a-t-ilpu tomber daiis

BES DEUX InE^ES. Zp^

refprit d'ériger en maxime les privations dans les colonies ? Leurs productions tirent tout leur prix des échanges. Anéantir ces échan- ges , ne ieroit - ce pas forcer les Américains à faire peu de denrées ou à les donner pour rien ? Que fi la métropole vouloit remplacer par des métaux la vente de fes marchan- difes , tout lor qu'on tire d'une partie du Nouveau-Monde , ne reflueroit-il pas dans l'aiure ? Après quinze ou vingt ans d'un pa- reil commerce , les puiffances ennemies de la France n'auroient-eiles pas un motif de plus pour attaquer des polTcffions dont la ferrilité leur caufe tant d'étonnement &: de jaloulie ?

D'autres ont imaginé que tout crédit devroit être déformais prohibé. Mais les cultures , aftuellement établies , ne fouffriroient-elles donc rien de ce fyiiême abliirde ? Mais le défrichement des terres vierges , qui font généralement les plus productives , ne feroit- il pas arrêté ? Mais les opérations des négo- cians de la métropole ne deviendroient-elies pas de jour en jour plus languifîantes ? On connoitle chagrin qu'ils ont de voir le colon îiche s'accoutumer à envoyer lui-même fes-

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iL94 Histoire philosophiq^ue produits en Europe , à tirer d'Europe fes confommations , & à réduire fes correfpon- dans à n'être que ies commiiTionnaires. Si la dépendance , qui eft une fuite néceffaire des dettes venoit à ceffer , ce ne feroit plus un petit nombre de cultivateurs , ce feroit ïa colonie entière qui feroit fes achats & fes ventes. Elle deviendroit commerçante , & le feroit bientôt fans concurrens , parce qu'elle feule connoitroit le terme de fes be- foins.

Piuile^urs voudroient qu'il K\t permis de faifir & de vendre les efclaves d'un débi- teur. Ceux qui cefTeroient d'arrofer de leurs fueurs une plantation , iroient, dit-on , en cultiver une autre ; & la colonie ne per- -droit rien. Quelle erreur ! Non , jamais les noirs ne pafTeront impunément d'un attellera l'autre. Ces hommes, déjà trop malheureux, ne prendroient pas les nouvelles habitudes qu'exigeroit un changement de local , de înaître , de méthode & d'occupation. Ils ne fauroient fe pafTer de leurs maîtreffes & de ïenrs enfans qui font leur plus chère con- foîation , le feul bien qui les attache à la vie. Loin de cet unique bien des âmes i^vk-

DES DEUX Indes. ic)^ dres & foufFrantes , ils languiffent , il tom-, bent malades, louvent ils défertent , ou du moins ils ne travaillent qu à regret & fans ardeur. D'ailleurs , en àfTarant le paiement d'un créancier , on en ruincroit infaillible- ment plufieurs. Le cultivateur le plus in- telligent & le plus a6lif , privé d'une partie des bras néceffaires aux travaux de fa plan- tation , deviendroit en peu de tems & pour toujours infolvable.

L'honneur a paru à quelques perfonnes une reiTource plus efficace que toutes ]es autres. Notez, ont - elles dit, notez d'in- famie le débiteur qui manque à fes enga- gemens, déclarez - le incapable de jamais exercer aucune fonction publique ; & ne craignez pas qu'il fe joue de ce préjugé. Les hommes les plus avides ne facrifient une partie de leur vie à des travaux pé- nibles , que dans l'efpoir de jouir de leur fortune. Or, il n'eil point de jouiiTance dans l'opprobre. Voyez avec quelle exaitude les dettes du jeu font payées. Ce n'eft pas un excès de délicatefie , ce n'eil pas l'amour de la jullice qui ramènent dans les vingt- quatre heures un joueur ruiné aux pieds

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2ç6 Hl STOIRE PN ILOSOPH IQ^US

d'un créancier quelquefois lufped. C'eH Ihonneur; c'eft la crainte d'être exclu de la fociété. Mais dans quel fiècle , en quel tems invoqîiet-on ici le nom facré de Thon- iieur? N'eil-ce pas au gouvernement adonner l'exemple de la juflice qu il veut qu'on pra- tique? Seroit-il poilible que l'opinion pu- blique tînt pour flétris des particuliers qui B auroient f it que ce que Tétat fe permet ouvertement ? Lorfque l'opprobre s'intro- duit dans les grandes maifbns , dans les premières places , dans les camps & dans le fançîuaire , fait- on rougir encore ? Qui pourra craindre d'être déshonoré, fi ceux qu'on appelle gens d'honneur n'en con- noiffent plus d'autre que celui d'être riches pour être placés , ou placés pour s'enrichir j fi , pour s'élever , il faut ram.per ; pour fervir l'état , plaire aux grands & aux femmes ; & fi tous les dons de plaire fuppofent, au moins, de rindifFérence pour toutes les vertus? l'honneur qui s'exile des climats de l'Europe , ira-t-il fe réfugier en Amérique ? La cour de Vcrfailîes , perpétuellement égarée par les adminixlrateurs de fcs colo- nies, a toujours paru vouloir que l'acquitte-

TJES DEUX Indes» 297

nient des dettes y dépendit de leurs volontés arbitraires. Jamais on n'a pu lui faire en- tendre que c'eroit établir un plan de tyrannie dans le Nouveau- Monde. Des chefs igno- rari5^, capricieux, interéfîes ou vindicatifs peuvent choifir , à leur gré , ceux des dé- biteurs qu'il leur convient de ruiner. II leur ell également facile d'être inj-uiles envers les créanciers. Ce ne fera , ni le plus an- cien, ni le plus preffé, ni le plus honnête qu'ils feront payer : mais le plus puiffant, le plus protégé , le plus aclif ou le plus vio- lent. En quelque lieu du monde ou par quelque motif que ce puiiTe être , l'autorité ne doit points'affeoir à la place de lajuHice, ni la probité ou la vertu , à la place de la loi ; parce qu'il n'y a point d'autorité qu'on ne puiiTe corrompre ; parce qu'il n'y a ni probité , ni vertu qu'on ne puiffe ébranler.

Deux fiècles perdus dans des effais , des expériences , des combinaifons doivent avoir convaincu le miniftère de France que la calamité qu'on déplore ici ne trouvera fon terme que dans des réglemens clairs 5 fimples d'une exécution facile. Lorfque les créanciers pourront faire fans délai , fans

298 Histoire philosophkiue frais , fans formalités gênantes toutes les propriétés de leur débiteur , alors feulement Tordre s'établira. Cette jurifprudence fevère n'aura pas un effet retroadif. L'humanité & la politique indiqueront les tempéra- mens qu'il conviendra de prendre pour la liquidation des dettes anciennes. Mais pour les engagemens nouveaux, rien ne pourra les fouftraire à la rigueur de la loi qu'on aura portée.

Des réclamations amères &très-amères fe feront d'abord entendre. Quel fera , dira- t - on , le cultivateur affez téméraire poiu: former quelque entreprife un peu confidé- rable , quand il verra fa ruine certaine , fi la fortune & les élémens ne fécondent pas fes travaux au jour marqué par fes engage- mens } La crainte de la mifère & de l'op- probre s'emparera de tous les efprits. Dès- lors plus d'emprunts , plus d'affaires , plus de circulation. L'a6l:ivité tombera dans l'iner- tie , le crédit fera détruit par le fyflême même imaginé pour le rétablir.

Nous n'en doutons point, ce fera le premier langage des colons. Mais à la fin , & bien- tôt, cet ordre de cliofes fera chéri par ceux

DES DEU X I W DE S. 299

toêffle qu il aura d'abord le plus révoltés. Eclairés par les lumières publiques & par l'expérience , ils fentiront que la facilité de ne pas payer leur étoit onéreufe , & qu'ils ne trouYoient du crédit qu'en Tachetant à un prix qui balançât le rilque de leur prêter. Les tempéramens qui pouvoient convenir au premier âge des colonies , ieroient de nos ; jours une foiblefTe impardonnable. Jamais ces établiffemens ne prospéreront convenablement que les moyens d'exploita- tion ne Te multiplient, & ils ne fe multi- plieront que lorfque le créancier pourra prendre une confiance entière en fon débi- teur. Renveriez le lyftême favorable à Fim- péritie , à la témérité , à la mauvaife foi : bientôt tout changera de face. Le négociant de l'Europe qui ne fait aujourd'hui qu'en tremblant de foibles avances au cultivateur de l'Amérique , ne verra pas un meilleur emploi de fes capitaux. Avec de plus grands fecours , il fe formera d'autres plantations. Les anciennes acquerront une valeur nou- velle. Les ifles Françoifes atteindront enfin au degré de fortune la richelTe de leur loi les appelle vainement depuis fi long-

^o© Histoire philosophîq^us tems. Si , malgré les progrès des connoiflan^ ces , la cour de Verfailles n'imaginoit pas une légiflation plus lavante & plus parfaite que celle qui ell établie dans les poffefTions AngloiCes & HoUandoifes , il ne faudroit pas balancer à Fadopter. Déjà les trois puiffances ont d'autres traits de conformité dans leurs principes. Elles ont également concentré les Jiaifons de leurs établiffemens du Nou- veau-Monde dans la métropole. LV. Toutes les colonies n'ont pas eu une même

a métro- Qj-jgjj^g^ Lgj pj-g, niières durent leur naiffance

polc , en c *

•biigcant à l'inquiétude de quelques hordes de bar- fcsillesa ne ^^j-g^ q^i ^ après avoir long- tems erré dans.

livrer qu'a ^ ^ °

«lie leurs des Contrées défertes , fe fixoient enfin par produc- laffitude dans un pays ils formoient une

tions , eu a- _ _ * •'

t-eiie fuffi- nation. Dautres peuples , chalTés de leur fnmmentnf- territoire par un ennemi puifTant, ou attirés

furc l'ex-

uadiea? par quelque hafard dans un fol préférable à celui de leurs pères , fe tranfplantèrent fous un nouveau ciel , & y partagèrent les terres avec les premiers habitans de ce climat étranger. L'excès de la population , riiorreur pour la tyrannie , des faûions , des révolutions , déterminèrent des citoyens à quitter leur patrie, pour aller bâtir iiiileufs.

S^ES DEUX Indes, 30$

iâê nouvelles cités. L'efprit de conquête ift établir une partie des foîdats vainqueurs dans des états fubjugués, pour s'en affurer la propriété. Aucune de ces colonies n'eut pour objet le commerce. Celles même que fondèrent Tyr , Carthage , Marfeille , repu* bliques commerçantes , n'étoient que des retraites néceffaires ûir des côtes barbares y & des entrepôts , les vaifTeaux partis de difFérens ports , & fatigués d'une longue navigation , faifoient réciproquement leurs échanges.

La conquête de l'Amérique a donné ridée d'une nouvelle efpèce d'établiiïe- ment , qui a pour bafe Fagriculture. Les gouvernemens , fondateurs de ces colonies, ont voulu que ceux de leurs fujets qu'ils y tranfportoient , ne pufTent confommer que les marchandifes que leur foiurniroit la mé- tropole , ne puflent vendre qu'à la métro- pole les productions des terres qu'on leur accordoit. Cette double obligation a paru de droit naturel à toutes les nations , in- dépendante des conventions , & née de la chofe même. Elles n'ont pas regardé une communication excluûve avec leurs colo«

30i Histoire fhîlosophkiue nies , Gomme un dédommagement excefîif à^s dé-penfes faites pour les former , à faire pour les conferver. Tel a toiijours été le fyflême de l'Europe à l'égard de l'Amérique.

La France comme les autres nations ^ voulut toujours que {q% étdbliffemens du Nouveau - Monde lui envoyâiTcnt tous le> produits de leur culture , rcçuffent d'elle tous leurs approvilionnemens. Mais dans l'état adiuel des chofes , cet arrangement ell-il praticable ?

Ses iiles ont befoin de farines , de vins , d'huiles, de toiles, d'étofTes , de meubles, de tout ce qui peut contribuer à rendre la vie agréable. Elles doivent recevoir tous ces objets delà métropole qui , même dans îe fyllême d'une liberté indéfinie , les vendroit exclulivement , à l'exception des farines que l'Amérique Septentrionale pour- roit donner à meilleur marché.

Mais il faut auiîi à ces pofTeffions des noirs pour leurs travaux. La métropole n'a fourni jufqu'ici que très -imparfaitement à ce grand befoin. On doit donc fe réfoudre à recourir aux Anglois , feuls en état de remplir le vuide. L'unique précaution qu'ii

DES DEUX Indes, ^03

conviendroit de prendre , ce feroit d'établir peut-être fur les fecours qu'on recevroit de ces rivaux , un impôt qui les privât de l'a- vantage que des circonflances particulières leur donnent fur les négdcians François.

Enfin dans l'état font ces colonies, les beftiaux , le poiffon falé , les bois étrangers ibnt devenus pour elles d'une nécefîité ab- folue. On doit regarder comme impofiible de les leur porter d'Europe, Ce n'efl que de la Nouvelle- Angleterre qu'elles peuvent obtenir ces moyens effentiels à l'exploita- tion de leurs plantations.

La contrebande plus ou moins tolérée ^ a été jufqu'ici la reiiource des colons. Cette voie ell trop chère, malhonnêie & infuffi? fante. 11 eft tems que les loix prohibitives plient fous Fimpérieufe loi de la néc-eiîité. Que le gouvernement indique les ports fei^ont reçues les produdions étrangères ; qu'il règle les denrées qu'on pourra livrer en échange ; que des inftitutions fages don- nent de la confillance à cet arrangement; & l'on verra fortir de ce nouvel ordre de chofes des avantages qui ne feront fuivis d'aucun inconvénient. Il fut fait un effai

«04 Histoire philosophique

de ce fyftême en 1765. Si Ton abandonna un fi heureux plan , ce fut par une fuite de cette fatale inllabilité qui, depuis fi long-* tems , décrie les opérations maritimes de la France. On le reprendra d(^nc , & Ton aiTu* rera en même -tems aux colonies le débou- ché de toutes leurs productions.

Ces établiflemens offrent chaque année à la métropole , leur confommation pré- levée , cent mille barriques de firop , dont la valeur peut être de neuf à dix miUions» Par un intérêt mal entendu , elle les a privées , elle s'eft privée elle-même de ce bénéfice, dans la crainte de nuire au débit de (es pro- pres eaux-de-vie. Celles de fucre toujours au de/Tous de celles de vin , ne peuvenî être que la boiffon des peuples pauvres , ou même des gens les moins aifés chez les nations riches. Elles n'obtiendront la pré- férence que fur celles de grain que la France ne diflille pas. Les fiennes auront toujours pour confommateurs , mêm.e dans les ifles, la claffe d'hommes afiez aifée pour les payer. Le gouvernement ne pourroit donc revenir trop tôt d'une erreur également injufte & funellc , ni recevoir trop tôt dans ies ports

leii

, DES DEUX Indes, joç ïes ilrops & les taffias , pour y être conibm- més on pour être envoyés le befoin les appellera. Rien n'en étendroit davantage la conibmmation, que d'autorifer les navigateurs François à les porter diredement dans les marchés étrangers. . Cette faveur devroit même s'étendre à toutes les denrées des co- lonies. Comme une opinion qui choquera tant d'intérêts , tant de préjugés , pourroit être conteftée , il convient de la fonder fur des principes développés.

Les ifles Françoifes fournirent à leur mé- tropole , des fucres , du café , du coton , de l'indigo , d'autres denrées , dont elle con- fomme une partie , & verfe l'autre chez l'étranger, qui lui donne en échange de l'ar- gent ou d'autres marchandifes dont elle a befoin. Ces mêmes iiles reçoivent à leur tour de la métropole des vêtemens , des fubfillian- ces , des inftrumens de culture. Telle eil la double deilination des colonies. Pour qu'elles puiffent la remplir , il faut qu'elles foient riches. Pour qu'elles foient riches , il faut qu'elles obtiennent une grande abondance de produdions, & qu'elles en aient le débit au meilleur prix poffible. Pour que ce débit Tome FIL V

5o6 Histoire philosophique

porte ces procuiâ:ions au plus haut prix , faut quil Ibit le plus grand poffible. Pour qu'il puiiTe être le plus grand pofTible, il faut qu'il jouifTe de la plus grande liberté poiîible. Pour qu'il jouiiTe de la plus grande liberté poffible , il faut que cette liberté ne foit grevée d'aucunes formalités , d'aucunes dé- penfes, d'aucuns travaux , d'aucunes charges inutiles. Ces vérités démontrées par leur intime liaifon, doivent décider s'il eft avan- tageux que les productions des colonies foient aiîujetties aux lenteurs , aux dépeniés d'un entrepôt en France.

Il faudra néceiïairem.ent que ces frais in- termédiaires retombent fur le confommateur ou fur le cultivateur. Si le premier les paie, il confommera moins , parce que fes facultés n'augmentent pas en railbn de l'augmentation des frais. Si c'eft le fécond , recevant un moindre prix de fes denrées , il rendra moins d'avances à la terre , & n'en tirera plus autant de reproductions. Le progrès évident de ces conféquences de^ruclives , n'empêche pas qu'on n'entende dire tous les jours avec aiffu- rance , que les marchandifes doivent , avant d'être conjijppi.mées , faire beaucoup de frais

DES DEUX Indes, 307

de main-d'œuvre & de trtinfport ; que ces frais occupant & nourriffant bien du monde , contribuent à foutenir la population , & à augmenter les forces d'un état. On efl il aveuglé par le préjugé , qu'on ne voit pas , que s'il efl avantageux que les denrées avant d'être confommées faffent des frais comme deux , il fera plus avantageux qu'elles en faffent comme quatre, comme huit , comme douze , comme trente , pour la plus grande prolpérité nationale. Dès-lors tous les peu- ples doivent rompre les chemins , combler les canaux , interdire la navigation des rivières , bannir même les animaux de la culture , & n'y employer que des hommes, afin d'ajouter im fiircroît de frais aux frais qui déjà précèdent la confommation. Voilà pourtant toutes les abfurdités qu'il fuit dévorer, quand on s'en- gage dans le faux principe qui vient d'être combattu.

Mais les queftiçns d'économie politique veulent être long-tems agitées , avant d'être éclaircjes. J'avancerai fans crainte d'être contredit , que la géométrie tranfcendante n'a ni la profondeur , ni la fubtilité de cette efpèce d'arithmétique. Il n'y a rien de pof-

V 2

3o8 Histoire ph ilosophkiue

fible en mathématique , dont le génie de - Newton ou de quelques-uns de i'es fuccefTeurs n'ait pu fe promettre de venir à bout. Je n'en dirai pas autant d'eux , dans les matières qui nous occupent. On croit, au premier coup- d'œil , n'avoir qu'une difficulté à réfoudre : mais bientôt cette difficulté en entraine une autre , celle-ci une troifième , & ainfi de fuite jufqu'à l'infini ; & l'on s'apperçoit qu'il faut ou renoncer au travail , ou embraffer à la fois le fyflême immenfe de l'ordre focial, fous peine de n'obtenir qu'un réfultat in- complet & défe£lueux. Les données & le calcul varient félon la nature du local , fes produûions , fon numéraire, fes reffources , {qs liaifons , fes loix , (es ufages , fon goût , fon commerce & (qs mœurs. Quel eftl'homme affez inflruit pour faifir tous ces élémens ? Quel efl l'efprit affez jufte pour ne les appré- cier que ce qu^ils valent ? Toutes les con- noiffances des différentes branches de la fociété ne font que les branches de l'arbre qui conftitue la fcience de l'homme public. Il eft eccléfiaftique ; il eft militaire ; il eft magiftrat ; il efl financier ; il eft commerçant ; il efl agriculteur. Il a pefé les avantages &

DES DEUX Indes, 309

les obftacles auxquels il doit s'attendre des paffions , des rivalités , des intérêts particu- liers. Avec toutes les lumières qu'on peut acquérir fans génie ; avec tout le génie qu'on. peut avoir reçu fans lumières , il ne fait que des fautes. Après cela eft-il étonnant que tant d'erreurs fe foient accréditées parmi le peuple qui ne répète jamais que ce qu'il a entendu ; parmi les fpéculateurs qui fe laiffent entraîner par Fefprit fyflématique , & qui ne balancent pas à conclure une vérité générale de quel- ques fuccès particuliers ; parmi les hommes d'affaires, tous plus ou moins affervis à la routine de leurs prédécefTeurs , & plus ou moins retenus par les fuites ruineufes d'une tentative hors d'ufage ; parmi les hommes d'état que la naiffance ou la proteQion con- duifent aux places importantes ils ne por- tent qu'une profonde ignorance qui les aban- donne à la difcrétion de fubalternes corrompus qui les trompent ou qui les égarent. Dans toute fociété bien ordonnée , il ne doit y avoir aucune matière fur laquelle on ne puiffe librement s'exercer. Plus elle eil grave & diffi- cile, plus il eil: important qu'elle foit difcutée» Or en eft-il de plus importantes ou de plus

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310 Histoire philosophkiue

ccnipliqiiées que celles de gouvernement ? Qii'auroit donc de mieux à faire une cour qui aimeroit la vérité , que d'encourager tous les efprits à s'en occuper ? Et quel jugement feroit-on âutorifé à porter de celle qui en interdiroit Fétude , fi ce n'eft ou la méfiance de fes opérations , ou la certitude qu'elles font mauvaifes ? Le vrai réfumé d'un édit prohibitif fur ce grand objet , ne feroit-il pas : Le souverain défend qu'on lui démon- tre QUE SON MINISTRE EST UN IMBÉCILLE OU UN FRIPON , CAR TELLE EST SA VOLONTE qu'il SOIT l'un ou l'autre , SANS QU'ON Y FASSE AUCUNE ATTENTION. Le Confeil dc Verfailles long-tems aveuglé par les ténèbres il laifToit dormir fa nation , n'a pas encore pu s'éclairer fur l'adminiftration qui conve- noit le mieux à fes colonies. Il ne fait pas encore quel eit le gouvernement le plus pro- pre à les faire profpérer. . , Les colonies Francoifes établies par des

L'aiitonte . "...

aux ifles hommes fans aveu , qui fuyoient le frein Fianqoifes, qu le glaive àç.s loix , fembloient dans Fori- les mains les g^"^ » " avou-Deloin quc Cl une police ievere. pliispropies On les confia donc à des chefs , dont Faut'o- ! T '.T^^ rite étoit illimitée. L'efprit d'intri"ue naturel

IVI.

DES DEUX Indes. 311

à toutes les cours , mais plus faiTiilier chez une nation la galanterie donne aux femmes un afcendant univerfel, fit de tout tems par- venir aux grandes places en Amérique , des hommes fans mœurs , chargés de dettes & de vices. Le miniftère, par un refle de pudeur, craignant de les élever fur le théâtre même de leur déshonneur, les envoya réparer ou cimenter leur fortune au-delà des mers , leurs défordres n'étoient pas connus. Une compafTion mal entendue, une faufle maxime de cour , qui fuppofe la fourberie nécefTaife & les fripons utiles , ût facrifier de fang-froid à des brigands dignes des prifons , la tran- quillité des cultivateurs , la fureté des colo- nies , l'intérêt même de Tétat. Ces rainiftres de rapine & de débauches , étouffèrent les germes du bien , & retardèrent la profpérité qui naifToit d'elle-même.

La puifTance abfolue porte dans fa nature un poifon fi fubtil , que les defpotes même qui s'embarqiioient pour l'Amérique avec des vues honnêtes , ne tardoient pas à s'y corrompre. Quand l'ambition , l'avarice ou l'orgueil ne les auroient pas entamés , pou- voient-ils réfifler à la flatterie , qui ne manque

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312 Histoire philosophique jamais d'élever fa baffeffe fur la fervitude gé- nérale , & d'avancer fa fortune dans les maux publics ?

Le peu de gouverneurs , qui échappèrent à la corruption , n'ayant aucun point d'appui dans une adminiftration fans limites , paffoient continuellement d'une erreur à l'autre. Ce ne font pas des hommes qui doivent gouver- ner les hommes , c'eil: la loi, Otez mm ad- miniflrateurs cette mefure commune, cette règle de leurs jugemens ; il n'y aura plus de droit , plus de fureté , ni de liberté civile. Dès-lors on ne verra qu'une foule de décilions contradidoires ; que des réglemens pafTagers qui s'entre-choqiieront ; que des ordres qui , faute de maximes fondamentales , n'auront aucune liaifon entre eux. Si l'on déchiroit le corps des loix , dans l'empire même le mieux conftitué par fa nature , on verroit bientôt que ce ne feroit pas affez d'être jufte , pour le bien conduire. La fageffe des meilleures tètes n'y fuffiroit pas. Comme elles n'auroient pas toutes le même efprit , & que l'efprit de chacune ne feroit pas toujours dans la même fituation , l'état ne tarderoit pas à être bou- leverfé. Cette efpèce de cahos fut continuel

DES DEUX Indes. 313

dans les colonies Françoifes; & d'autant plus grand, que les chefs ne failbient qu'y paroître, pour ainfi dire , & en étoient rappelles avant d'avoir rien vu par eux-mêmes. Après avoir marchés trois ans fans guide , dans un pays nouveau , fur des plans informes de police & de loix , ces adminiftrateurs étoient remplacés par d'autres , qui , dans un terme auffi court , n'avoient pas le tems de former des liens avec les peuples qu'ils dévoient conduire , ni de mûrir aiTez leurs projets , pour leur donner ce caraftère de juftice & de douceur , qui en aîFure l'exécution. Ce défaut de règle & d'ex- périence , intimidoit fi fort un de ces magiilrats abfolus , que , par délicateffe , il n'ofoit pro- noncer fur les chofes les plus communes. Ce n'eft pas qu'il ne fentit les inconvéniens de fon indéciiion : mais tout éclairé qu'il étoit , il ne fe croyoit pas les lumières d'un législateur , & il ne vouloit pas en ufurper l'autorité.

Cependant il étoit aifé de tarir la fource de ces défordres , en mettant à la place du gouvernement militaire , violent en lui-même, & fciit pour des tems de crife & de péril , une législation modérée, fixe & indépendante des

/

3ï4 Histoire philosophique

volontés particulières. Mais ce projet, mille fois proposé , déplut aux gouverneurs , jaloux d'un pouvoir abfolu , qui , redoutable en lui- même, eft toujours plus odieux dans un fujet. Ces efclaves , échappés à la tyrannie fecrète de la cour , n'aimoient rien tant que cette juflice Alîatique , dont ils épouvantoient juiqu'à leurs créatures. La réforme fut même rejettée par des gouverneurs qui , d'ailleurs vertueux , ne voulurent pas voir , qu'en fe réfervant le droit de faire le bien, ils laiflbient à leurs fucce fleurs la facilité de faire le mal impunément. Tous fe déclarèrent hautement contre un plan de légiflation qui avoit pour but de diminuer la dépendance des peuples : & la cour eut la foiblefîe de céder à leurs infinuations ou à leurs confeils , par une fuite de cette pente que les princes & leurs mi- nières ont naturellement vers le pouvoir arbitraire. Elle crut faire aflez pour fes co- lonies , en leur donnant un intendant qui devoit balancer le commandant.

Ces établiflemens éloignés , qui , jufqu'à ce moment, avoient gémi fous le joug d'un feul , fe virent alors en proie à deux pouvoirs, également dangereux , & par leur divifion

DES DEUX Indes. 315

& par leur union. Lorlqu ils fe choquoient , ils partageoient les efprits , ils femoient la difcorde entre leurs partifans , ils allumoient une efpèce de guerre civile. Le bruit de leurs difcuflions retentiffoit jufqu'en Europe , chacun d'eux avoit Tes protedeurs , animés par lorgueil ou par l'intérêt à les maintenir dans leur place. Lorfquils étoient d'accord, ou parce que leurs vues bonnes ou mauvaifes fe trouvoient les mêmes , ou parce que l'un prenoit un afcendant décidé iiir l'autre , la condition des colons devenoit encore plus fâcheufe. Quelle que fiit Toppreffion de ces viftimes, leurs cris n'étoient jamais écoutés par la métropole, qui regardoit l'harmonie de fes délégués , comme la preuve la plus décifive d'une adminiftration parfaite.

Le fort des colonies Françoifes n'a que peu changé. Leurs gouverneurs , outre la difpo- fiîion des troupes réglées , ont le droit d'en- régimenter les habitans , de leur prefcrire les manœuvres qu'ils jugent à propos , de les occuper comme il leur plaît pendant la guerre, de s'en fervir même pour conquérir. Dépoii- taires d'un pouvoir abfolu , libres & jaloux de s'en arroger toutes les fonilions qui peuvent

516 Histoire philosophique

l'étendre ou l'exercer , ils font dans Fiifage de connoître des dettes civiles. Le débiteur efl mandé , condamné à la prifon ou au cachot , & forcé de payer , fans d'autres formalités : c'eil ce qu'on appelle le fervice ou le dépar- tement militaire. Les intendans décident feuls de l'emploi des finances , & en règlent pour l'ordinaire le recouvrement. Ils appellent trop fouvent devant eux les affaires civiles ou criminelles; foit que la juftice n'en ait pas encore pris connoifTance , foit qu'elles aient été déjà portées aux tribunaux même fupé- rieurs : c'efl ce qu'on appelle adminiflration. Les gouverneurs & les intendans accordent en commun les terres qui n'ont pas été don- nées , & jugeoient , il n'y a que peu d'années , de tous les différends qui s'éle voient au fujet des anciennes poffeflions. Cet arrangement mettoit dans leurs m.ains, dans celles de leurs commis ou de leurs créatures , la for- tune de tous les colons; & dès-lors rendoit précaire le fort de toutes les propriétés. On ne fauroit imaginer un plus grand défordre. Dans la méchanique , plus les puiffances réfiilantes font éloignées du centre , plus les forces motrices doivent être augmentées : de

DES DEUX Indes, 317

même , a-t-on dit , on ne peut s'affurer des colonies que par un gouvernement violent & abfolu. S'il en eft ainfi , le chevalier Petty n'aura pas eu tort de défapprouver ces fortes d'établiffemens. Il vaut mieux que la terre refte dépeuplée , ou peu habitée , que de voir quelques puiffances s'étendre pour le malheur des peuples. C'eft à la France de combattre le iyftême d'un Anglois contre les colonies , en s'éclairant de plus en plus fur la manière de les gouverner. L'efprit de lumière qui ca- radérife ce fiècle , quoi qu'en difent ceux qui attribuent au mépris de certains préjugés les vices inféparables du luxe ; à la liberté de penfer & d'écrire , les mauvaifes mœurs , qui vieilnent des pafîions des grands & des abus du pouvoir : cet efprit de lumière , qui nous foutient & nous guide encore , quand la mo- rale croule fur des fondemens ruineux, ramè- nera la cour de Verfailles aux bons principes , que nous-mêmes nous avons li fôuvent ra- menés fous fes yeux. Si quelqu'un s'en eft ofFenfé , interrogez-le, & vous trouverez que c'eft un vil flatteur des grands , ou quelque perfonnage fubalterne , attaché par état ou par intérêt à l'adminiftration , dont il efl le

3i§ Histoire philosoph iq_ve

panégyriûe. Prononcez qu'il ignore le dévoie de tout citoyen envers la patrie. Quoi , je ferois le complice d'un fcélérat , fi je ne criois pas , lorfque je lui verrois jetter une torche allumée dans la mailbn d'un concitoyen ; & mon filence feroit innocent , lorfque fous mes yeux on menaceroit d'incendier Fempire ! L^ fujet fidèle , ce n efl pas celui qui aveugle le fouverain fur les périls de fa fituation : c'efl: celui qui l'en inflruit avec franchife , au rifque de s'attirer fon indignation. Mais au lieu de vous adreffer au public, que ne vous adreflez-vous , dit-on , à l'oreille de ceux qui gouvernent ? Eft-ce qu'on en ap- proche ? eft-ce qu'on en eft écouté ? eft-ce qu'ils croient ignorer quelque chofe ? eft-ce qu'ils jugent par eux-mêmes? eft-ce que les fpéculations les plus importantes ne feroient pas renvoyées dans des bureaux & foumifes à la décifion d'un commis, qui ne manqueroit pas de les improuver , ou par ignorance , ou par vanité , ou par quelque autre motif moins fecret & plus vil ? Quand ma voix feroit appuyée de cent mille autres voix , il eft incertain qu'elle fe fît entendre. Laiftez- moi donc parler. Laiftez-raoi dire à ma nation

DES DEUX Indes. 315I

ce qui peut élever Tes établiflemens du Nouveau-Monde au degré de profpérité , au degré de bonheur dont ils font Cufceptibles.

On ne trouvera que peu de changeraens lviL à faire dans ce qui concerne le culte public. Change-

,. , . ^ mens qu'il

Il a été fubordonné , autant qu'il étoit poffi- convien-

ble , à Fautorité civile. Ses miniilres font des ^^^'^^ '^^

moines , dont l'extérieur compofé , i'habil- i-at^minif.

lement bizarre , font plus d'impreffion fur trationdes

des nègres bornés & fuperftitieux , qu'on ne ^ " ^^^'

, , çoiies.

pourroit l'attendre de la fublime rRorale de

la religion. L'attrait de la nouveauté , fi puif- fant en France , avoit infpiré , il n'y a que peu d'années , le projet de fubftituer à ces pafteurs commodes des évêques & un clergé nombreux. En vain tous les efprits s'étoient réunis , pour repouffer un corps redoutable par fon ambition , par fon avarice & fes pré- tentions. Sans la chute du miniflre inquiet & mal habile qui avoit formé ce plan deftruûeur, les ifles Françoifes alloient être tourmentées par une calamité plus fâcheufe encore , que celle qu'elles éprouvent depuis û long-tems du côté de la juftice.

Un hafard , heureux ou malheureux , fonda ces grands établiffemens , un peu avant le

320 Histoire philosophiquî- milieu du dernier fiècle. On n'avoit alors aucune idée arrêtée fur les contrées du Nou- veau-Monde. Il arriva de -là quon choifit pour les conduire la coutume de Paris & les loix criminelles du royaume. Les gens fages ont bien compris depuis qu'une pareille ju- rifprudence ne pouvoit pas convenir à un pays d'efclavage & à un climat , à des mœurs , à des cultures, à des poffefTions, qui n'ont aucune reiTemblance avec les nôtres : mais ces réflexions de quelques particuliers n'ont eu aucune influence liir Faclion du gouver- nement. Loin de corriger ce que ces premières inflitutions avoient de vicieux, il a ajouté à l'abfurdité des principes l'embarras , la con- fufion , la multiplicité des formes. AufTi la juflice n'a-t-elle pas été rendue.

Il en fera ainfi , jufqu'à ce qu'une légifîa- tion particulière aux ifles , rende po^ibles , faciles même les déciiipns : mais cet ouvrage important ne fauroit être .fait en France, Laiûez aux colons aifemblés le foin de vous éclairer fur leurs befoins. Qu'ils forment eux- mêmes le code qu'ils penferont convenir à, leur fituation. : Lorfque.ce gr.ai?d travail aura été exécuté avec la maturité convenable ,

il

DES DEUX Indes, 321 il fera livré aux difduffions les plus profonde* & les plus févères. La fanâ:ion du gouver- nement ne lui fera accordée que lorfque Ton n'aura pas le moindre doute fur fon utilité , fur fa perfeûion. Ne craignez pas alors de manquer de bons magiftrats. Les loix feront û précifes , fi claires , fi bien adaptées aux affaires , que les tribunaux ne pourront plus être accufés d'ignorance , d'inapplication , ou de mauvaife foi.

De ce nouvel ordre de chofes , fortlra une police exaâ:e. Ce moyen de contenir les citoyens dans la règle eft facile en Europe, Le père fait la fondion de cenfeur dans fa famille : il furveille fa femme , fes enfans , fes domeftiques. Le propriétaire ou le prin- cipal locataire exerce la même magillrature dans fa maifon ; le manufadurier ou l'artifan, dans fa boutique ou fon attelier. Le voifin efl une efpèce d'infpedeur de fon voifin. Les corps ,. jaloux de leur honneur , ont fans ceffe les yeux ouverts fur la conduite & les aftions des membres qui les compofent ; on n'y reçoit point un homme mal famé ; on en chaffe celui qui fe déshonore. L'homme dan- gereux efl bientôt connu, & trouve les portes Tonu VIL X

322 Histoire philosophique

fermées. L'honneur a fon tribunal & la mé- dilance a le lien. Les mœurs exercent une efpèce de juftice que perfonne ne peut dé- cliner. Qui eft-ce qui n'eft pas plus ou moins retenu par le jugement public ? Toutes ces fortes d'autorités abrègent les fondions du gouvernement. L'Amérique, remplie d'indi- vidus ilblés , fans patrie , fans parens , qui fe déplacent continuellement, qui fe renouvel- lent fans ceiTe , & que la fpif des richeffes pouffe toujours aux entreprifes les plus har- dies : l'Amérique exige une furveillance plus adive , plus iiiivie & plus détaillée.

Cependant un officier , qui , fous le nom de lieutenant du roi , réfidoit dans un port ou dans une bourgade , fut feul chargé pen- dant long-tems , dans les ifles Françoifes , de ce foin important. C'étoit un petit tyran, qui vexoit les cultivateurs , qui rançonnoit 1^ commerce , & qui aimoit mieux ^'endre un pardon , que prévenir des fautes. Depuis quelques années , les commandans des milices de chaque quartier font chargés , fous l'inf- pectïon du chef de la colonie, du maintien de la tranquillité publique. Ce nouvel arran- gement eft moins vicieux que l'ancien : mais il ell encore trop arbitraire. Il efl doux d'ef-

DES DEUX Indes. 323 pérer que le même code , qui mettra la for- tune des particuliers fous la proteûion des loix, y mettra aufli leur liberté.

A cette époque , le commerce fera mieux réglé qu'il ne l'a été. Les négocians de France ne vont pas eux-mêmes aux ifles. Ils y en- voient des cargaifons plus ou moins riches. Celles qui n'ont que peu de valeur, font or- dinairement dilliibuées au comptant par les capitaines des navires. Les plus importantes , telles que celles des efclaves, font générale- ment livrées à crédit; 8: ce font des commif- fionnaires fixés dans ces établiffemens , qui font chargés des recouvremens. Le paiement fe fait rarement aux échéances convenues ; & ce manquement de foi a toujours divifé les colonies & la métropole. Le miniHère cherche depuis long-tems un terme à ces difcordes éternelles. Ne pourroit-on pas établir dans chaque juriicliûion un regiilre toutes les dettes feroient infcrites , dans l'ordre elles auroientété contraftées ? Lorfqu'au jugement des experts , le fonds de rhabitation fe trou- veroit grevée de plus de la moitié de fa valeur, chaque créancier auroit le droit de la faire ■vendre.

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324 Histoire philosophique

Cet arrangement , quoique fage , quoique néceffaire , déplairoit fiirement aux colons : mais ils fe confoleroient de ce qu ils auroient d'abord regardé comme une infortune , fi cette rigueur étoit tempérée par une meilleure ad- miniflration des finances. Le gouvernement eut la dureté de demander , dès Torigine , des tributs à des malheureux qui avoient été chercher leur fubfiftance dans un Nouveau- Monde. On exigea d'eux de plus fortes con- tributions , à mefure que leurs travaux & les fruits de leurs travaux fe multiplioient. Cepen- dant rénorme fardeau , dont leurs denrées , leurs confommations , leurs efclaves font furchargés , excitent à peine quelques foibles réclamations. Les plaintes portent généra- lement fur la manière tyrannique dont le revenu public ell perçu , fur les ufages perni- cieux auxquels il efl dcftiné. Le fifc fe dit ou fe croit accablé par les dépenfes qu'exige la confervation des ifles. Elles offrent de fournir abondamment à tous ces frais , pourvu que ce foient les affemblées nationales qui ordon- nent les impôts , pourvu qu'elles en aient la difpofition. Alors les troupes feront plus régu- lièrement payées , & les fortifications mieux

DES BEUX Indes. 325; entretenues , fous rinfpeftion du gouverne- ment lui-même. Débarraffées de cette foule d'officiers, qui, fous le nom d'états-majors , les épuiienî ; de ces légions de traitans avides qui les prelTurent fans fin & fans mefure , les colonies s'occuperont de leur amélioration. Il s'ouvrira des voies commodes de tous les côtés. Les marais feront defféchés. On creu- fera un lit aux torrens ; celui des rivières fera redreffé ; & Ton conftruira des ponts qui affu- reront les communications. Les jeunes créoles recevront fur leur propre fol une inftrudion convenable , qu'ils ne trouvoient'pas même en pailant les mers. Enfin , il y aura un corps autorifé à pourfuivre jufqu'au pied du trône cette rage defpotique qui faifit le plus fouvent les hormmes vains ou corrompus , choifis par l'intrigue ou par l'ignorance pour conduire ces régions lointaines.

Rien ne paroît plus conforme aux vues d'une politique judicieufe , que d'accorder à ces infulaires le droit de fe gouverner eux- mêmes , mais d'une manière fubordonnée à Timpuliion de la métropole, à-peu-près comme une chaloupe obéit à toutes les dire£lions du vaiffeauqui la remorque. Peut-être dira-t-on

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32.6 HlSTOlBE PHILOSOPHIQUE

que le peuple fe renouvellant fans ceffe dans ces ifles éloignées , par rinflabilité que le commerce y donne aux richefies , cette fer- mentation y jette beaucoup d'écume ; & qu'on n'y verra que bien tard afiez de mœurs & de lumières pour y faire naître cet efprit de patrie &. ce ton de gravité qui foutiennent dignement le poids des afîaires & les intérêts d'une nation. Cette objeûion fcmbleroit fondée, û l'on ne confultoit que le caracière des Européens, pcuf/és en Amérique par leurs befoins ou par leurs vices; devenus par ces tranfplantations volontaires ou forcées , étrangers par-tout; ordinairement corrompus par le défaut de loix que remplace mal une police arbitraire, par ce goiit dépravé de domination qui réfulte de l'abus de l'efclavage , par l'éclat d'une gran- de fortune qui leur fait oublier leur première çbfcurité. Mais cette clafîe d'hommes expa- triés ne devroit point avoir d'influence dans une aclm/niifiration qu'on laifTeroit aux pro- priétaires , nés la plupart dans les colonies : puifque la juilice fuit naturellement la pro- priété, & que perfonne n'a plus d'intérêt & de droit au bon gouvernement d'un pays que ceux à qui la naifiance y donne de plus grandes

DES DEUX Indes, ^ij^ pofleffions. Ces créoles qui naturellement ont de la pénétration , de la franchife , de Fciéva- tion , un certain amour de la jullice qui naît de ces belles qualités , touchés des marques d'eftime & de confiance que leur donneroit la Aiétropole , en les chargeant du foin de régler rintérieur de leur patrie , s'attacheroient à ce fol fertile, fe feroient une gloire , un bonheur de l'embellir , & d'y créer toutes les douceurs d'une fociété civilifée. Au lieu de cet éloigne- ment pour la France , dont le reproche eil une accufation de dureté contre (qs minières, on verroit naître dans les colonies cet atta- chement que la confiance paternelle inlpire toujours à des enfans. Au lieu de cet empreffe- ment fecret qui les fait courir durant la guerre au-devant d'un joug étranger, on les verroit multiplier leurs efforts pour prévenir ou pour repouffer une invaiion. Si la crainte retient les hommes fous les yeux d'un maître puiiTant & terrible , il n'y a que l'amour qui puiife leur commander au loin. C'eflle feul reffort peut- être qui agiffe dans les provinces frontières d'un grand état , quand la molleffe & la cupi- dité fe taifent dans la capitale devant l'autorité qui menace. L'amour eil un fentiment qu'on

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328 Histoire philosofhi^v e ne faiiroit trop ménager , trop étendre. Mais fi le prince ne fait ni le mériter, ni le rendre, on ne le lui prodiguera pas long-tems. Alors plus de joie dans les fêtes publiques , plus de tranfports dans les réjouiffances , plus de ces cris involontaires qui échappent à la vue de* ridole adorée. La curiofité mène & prefTe la foule à tout ce qui fait fpedacle : mais le con- tentement n'y brille plus dans les regards. Une inquiétude morne s'empare des efprits.EUe fe communique d'une province à l'autre , & de la métropole dans les colonies. Toutes les fortunes frappées ou menacées à la fois , font dans l'alarme & le mouvement. Des coups d'autorité multipliés par la précipitation qui les hafarde , bleffent tous k . cœurs, & tombent fuccefîivement fur tous les corps. Du fond même de l'Amérique , font traduits en crimi- nels dans les prifons de l'Europe , les vengeurs du crime & les défenfeurs du droit des colons. Les armes qui fembloient émouffées devant î'ennemi, s'aiguifent contre ces ûijets précieux à l'état. Oa va épouvanter dans la paix ceux même qu'on n'a pas fu défendre durant la guerre. Non , jamais le miniflère de France n'a donné à fes poffcfllons du Nouveau-Monde

DES DEUX Indes. 32^

Tappui néceflaire pour les préferver des rava- ges ou de rinvafion , & jamais il ne remplira cette obligation , à moins qu il ne multiplie dans l'ancien fes arfenaux , fes atteliers & fes efclaves. Philofophes de tous les pays , amis des hommes, pardonnez àun écrivain François d'exciter fa patrie à élever une marine formi- dable. C'eft pour le repos de la terre qu'il fait des vœux , en fouhaitant de voir établir fur toutes les mers l'équilibre qui fait aujourd'hui la fureté du continent.

Douteroit-on que la France pût afpirer à ce LVIir. #. genre de puiffance ? Voyez fa pofition. Affez ^^ ^'■f"'=^

^ *■ -^ "• ^ peut-elle

vaile pour n'être dépendante d'aucune des avoir une puifîances qui l'environnent ; affez heureu- m^"ne'mi-

. ,. . , ,. - M V r litaire?Lui

iementhmitee pour n être pas aftoiblie par la convient-ii grandeur , cette monarchie efl lituée au centre ^^ lavoir ?

. JVIefures

de l'Europe entre l'océan & la méditerranée. ^^^-^ug ^^jj. Elle peut tranfporter toutes fes productions prendre d'une mer à l'autre , {lins paffer fous le canon ^^"^ ^'

' '^ voir.

menaçant de Gibraltar , fous le pavillon inful- tant des Barbarefques. Ses provinces font la plupart arrofées par des rivières ou coupées par des canaux qui affurentla communication de fes terres centrales avec fes ports , de fes ports avec fes terres centrales. Un heureux

^]0 Histoire philosophique

harardîuia donnédes voifins qui ne favent pas fournir à leur fublillance , ou qui n'ont qu'un commerce purement paffif, La température de l'on climat lui procure Favantage ineftima- ble d'expédier & de recevoir fes navires dans toutes les faifons. Elle doit à la profondeur de (es rades de donner à fes vailTeaux la forme la plus propre à la célérité , à la fureté.

La France manqueroit-elle d'objets & de matières à exporter. Tous les peuples fe difpu- tent {qs produdions de l'ancien & du Nouveau- Monde : mais c'eft encore plus par fes manu- fa 6lures & par fes modes qu'elle a fubjugué l'Europe & quelques partiesde l'autre bémif- phère. Les nations font fafcinées & n'en re- viendront'point. Les efforts qu'on a faits par- tout pour s'aiïranchir d'un tribut ruineux , en copiant cette induflrie étrangère , n'ont eu nulle part le fuccès qu'on en attendoit. La fécondité de l'invention devancera toujours la promptitude de l'imitation ; & la légèreté d'un peuple qui rajeunit tout dans fes mains, qui vieillit tout cHeZf fes voifins , trompera la jaloufie & l'avidité de ceux qui voudront la furprendre en la contrefaifant.Quelle pourroit être la navigation d'un empire qui fournit aux;

»

DES DEUX Indes: 331

autres états les alimens de leur vanité , de leur luxe , de leur volupté ?

La population de la France feroit-ellc jugée infuffiiante pour des armemens nombreux ? Qui peut ignorer aujourd'hui que cette puLf- fance compte vingt-deux millions d'habitans ? Le reproche qu on lui fait d'avoir fur chaque navire plus de matelots que (qs rivaux, ne prouve-t-il pas lui feul que , dans cet état , ce ne font pas les hommes qui manquent à Fart , mais que c'eft Fart qui manque aux hommes. Cependant , quel peuple a reçu de la nature plus de cette vivacité de génie qui doit per- fedionner la conftrutlion des vaiffeaux , plus de cette dextérité de corps qui peut écono- ■mifer le tems & les frais de la manœuvre par la fimplicité , par la célérité des moyens ?

La France feroit-elle réduite à FimpuifTance d'avoir une marine , parce cpi'elle ne trouve- roit pas dans {on fein toutes les munitions navales ? Mais fes rivaux ne font-ils pas obli- gés comme elle , & plus qu'elle , à demander ' des fecours au nord de l'Europe ? Leur climat , leur induflrie & leurs colonies leur donnent- ils les mêmes facilités pour confgmmer leurs échanges avec la mer Baltique ?

532 Histoire thilosothiq^ue

La France a donc tous les moyens convena- bles pour être une puiffance vraiment mariti- me. Mais lui convient-il d'avoir cette ambition? On ne connut long-tems que des armées nombreufes & aguerries pour arriver à la for- tune & à la gloire. Les deux Indes furent dé- couvertes ; & cet événement imprévu Çit une révolution étonnante dans tous les efprits. Peut-être une ambition raifonnable fe feroit- elle bornée à obtenir par des échanges les richeffes & les prqdudions de ces deux gran- des parties du globe. L'amour de la domina- tion , trop ordinaire aux nations , fît préférer généralement le fyftême ruineux & deilruc- teur des conquêtes. Ces immenfes contrée-s furent la plupart affervies. On alla plus loin. Les hommes qui habitoient ces nouveaux climats étoient ou trop foibles , ou trop indo- lens , pour fervir d'inilrumens à la cupidité d'un raviffeur injufte. En plufieurs endroits ils furent exterminés ou chaffés des campagnes qui les avoient vu naître , & rernplacés par des Européens , par des efclaves Africains , qui multiplièrent les denrées dont ils avoient trouvé le germe , qui établirent d'autres cultu- res auxquelles fe prêtoit aifément un fol neuf^ fécond & varié.

^

DES DEUX Indes. 333 li falloit donner de la habilité à ces établif- femens. On pouvoit craindre , & Finquiétude des nations qui étoient entrées en partage de ces régions intaûes, & la jaloufie des nations qui n avoient pas eu cet avantage : des forces navales pouvoient feules donner de la con- fiftance aux colonies naiifantes , aux colonies même qui avoient fait le plus de progrès. Pour les préferver de Tinvafion , on conftruifit , on arma des flottes. A cette époque remarquable, la politique changea tout-à-fait de face. La terre ?e vit , en quelque manière , foumife à la mer ; & les grands coups d'état furent frap- pés fur l'océan.

La France , moins accoutumée à fervir de guide qu'à furpafTer fes maîtres , la France vit fans émulation s'élever un nouveau genre de puiffance. La marine n'entra même pour rien dans les trop vaftes projets de l'ambitieux Richelieu. Il étoit réfervé au monarque dont il avoit préparé la grandeur de faire refpeder fbn pavillon dans les deux hémifphères: mais cette gloire n'eut que peu de durée. Louis XIV fouleva par fes entreprifes tout le continent de l'Europe ; & pour réfifter aux ligues qui s'y formèrent , il lui fallut foudoyer des armées.

334 J^ISTOIBE PH I LOSOPH IQUE

innombrables. Bientôt ion royaume ne fut plus qu'un camp ; fes frontières ne furent plus qu'une haie de places fortes. Sous ce règne brillant, les reflbrts de Fétat furent toujours trop tendus. Cn ne fortoit d une crife que pour entrer dans une autre. A la fin, le dé- fordre rait dans les finances ; & dans Fim- pofTibilité de fuflire à toutes les dépenfes , le facrifice des forces navales fut jugé , mal-à- propos peut-être , indifpenfable.

Depuis la fin d'un fiècle , oii la nation fou- tenoit du moins fes difgraces par le fcuvenitr de fes fuccès , en impofoit encore à FEurope par quarante ans de gloire , chérifibit un gou- vernement qui Favoit honorée, & bravoit ÙQS rivaux qu'elle avoit humiliés : depuis cette époque , la France a perdu beaucoup de fa fierté , malgré les acquifitions dont fon terri- toire s'efl agrandi. De longues paix ne Fau- roient pas énervée , fi Fon eût tourné vers la navigation des forces trop long-tems prodi- guées à la guerre : mais fa marine mihtaire n'a pris aucune confiflance. L'avarice d'un miniflère , les prodigalités d'un autre, l'indo- lence de plufieurs ; de fluiffes vues , de petits intérêts; les intrigues d'une cour qui mènent

DES DEUX Indes. 35 j

le gouvernement ; une chaîne de vices & de fautes; une foule de caufes obfcures & mépri- fables : tout a empêché la nation de devenir fur mer ce qu'elle avoit été dans le continent", d'y monter du moins à l'équilibre du pouvoir, il ce n'étoit pas à la prépondérance. Les pertes même qu'elle Ht , dans toutes les parties du globe , durant les hoflilités commencées en 1756 , les humiliations qu'il lui fallut dévo- rer à la paix de Ï763 , ne rendirent pas l'efprit de fageiTe au conleil qui la gouvernoit , ne ramenèrent pas l'es projets & fes efforts au fyflcme d'une marine redoutable.

Mais par quelles voies la France parvien- droit-elle à créer , à maintenir des forces navales ?

Une première opération , fans laquelle les antres feroient inutiles ou funeftes , fera l'en- couragement de la navigation marchande. Seule , elle peut former des hommes endurcis aux injures des climats , aux fatigues du tra- vail, aux dangers des tempêtes. Cette vérité, i3ien fentie , fera fupprlmer les innombrables entraves qui jufqu'ici ont exclufivement af- furé aux bâtimens étrangers l'exportation des denrées du royaume , qui même leur livrent

336 Histoire fh ilosophique

trop fouvehtfon propre cabotage. On n'affir- mera pas qu'un afte de navigation pareil à celui qui a produit la grandeur de l'Angleterre convînt à la France : mais du moins cette couronne devroit-elle faire de tels réglemens que {es fujets puflent entrer en partage des bénéfices que les Suédois , les Danois & les HoUandois viennent leur enlever jufque dans fes rades ?

Ce nouvel ordre de cliofes ne s'établira jamais li la marine marchande ne fort de l'hu- miliation où jufqu'ici elle a été malheureufe- ment plongée. La loi veut que nul navigateur ne puiffe commander un bâtiment de com- merce, fans avoir fait trois campagnes fur un vaiffeau de roi ; elle veut qu'après cette épreu- ve , on puiffe le forcer à y fervir encore du- rant la guerre. L'état d'abjedion on le tient dans ce fervice,écarte néceffairement de la mer les hommes qui ont reçu de l'éducation , qui jouiflent de quelque fortune , ou qui fe trou- vent de l'élévation. Il faut brifer ces honteufes , chaînes, ou renoncer à l'efpoir de voir l'océan fe couvrir de nombreux , de riches armemens.

L'oppreliion fous laquelle on tient les ma- telots , elt un autre Qbltacie à la multiplication

des

DES DEUX Indes, 33^

des expéditions. Ces hommes qui contribuent û effentieilement à l'opulence & à la force du royaume , font tous infcrits fur des regiflres avec l'obligation de s'embarquer dans les vaif- feaux de guerre , au premier ordre du minif- tère , pour le tems qu'il veut , & au prix qu'il juge à propos d'y mettre , fans que les talens ni l'âge puiffent rien changer à la dureté de ces conditions. Lors même que le fervice pu- blic ne les occupé pas , ils ne peuvent difpofer de leurs bras & de leur loifir que de l'aveu d'un agent du gouvernement. Cet efclavage détourne d'une profefîion (i néceffaire la plu- part de ceux que leur inclination y porteroit, il elle n'étoit pas deftrudive de toute liberté. Qu'on fupprime les claffes , qu'on en tempère du moins la rigueur , & l'on verra les ports, les côtes de la France fe couvrir de navigateurs. Mais qui les conduira aux combats , à la défenfe de la patrie ? Seignelay décida que ce feroit la noblefle , & l'on a penfé depuis comme Seignelay. La nature a -t- elle donc exclusivement accordé au gentilhomme une conilitution phyfique que les climats , la fliim, les fatigues ne fauroient altérer ? Lui a-t-elle exclufivement donné l'audace qui fait braveç Tonu VU, Y,

338 Histoire philosoph iq^ue les périls, le fang-froid qui les fait fiirmonter!^ Lui a-t-elle exclufivement départi le génie qui décide & fixe la vidoire ? L'opinion , le préjugé donnent , dit-on , aux hommes de cet ordre , une ardeur pour la gloire , une indif- férence pour les richeffes qui ne fe trouvent pas dans les autres conditions. Quoi I ce feroit au fein d'une cour corrompue , dans les décombres d'un château ruiné qu'il faudroit aller chercher de préférence des principes d'élévation ou de défintéreffement ? Ah ! croyez que le fils d'un armateur, dont la for- tune a couronné les heureux travaux , & qui ne peut avoir d'ambition que celle d'illuflrer fon nom, n'eil: pas moins appelle aux aâ:ions mémorables , aux grands facrifices , que ce jeune noble qui s'environne fans cefTe des lauriers de (es aïeux. Depuis quand le titre qu'on a eH-il un aiguillon plus puifTant que le titre auquel pn afpirc ? Le premier qui mérita la nobleffe, qu'étoit-il avant que de l'avoir obtenue ? Mettez à fa place un de (qs illuftres defcendans , & il auroit laiffé roturiers fes enfans & fes neveux. La véritable nobleffe étoit dans le fang & dans la deflinée avant que d'exifler fur un parchemin. Il faut du

DES DEUX Indes. ^-ta bonheur & du mérite ; du bonheur qui nous préfente aux grandes occalions ; du mérite qui nous y fafTe répondre. Tous ceux qui dans les fiècles paffés fe font anoblis ; tous ceux qui s'anobliront dans les fiècles à venir, ont prouvé & prouveront que le ciel ouvre ces deux grandes voies à un petit nombre d'hommes , & qu'il eft aufîi facile d'avoir l'ame haute fous un vêtement bourgeois, que l'ame baffe fous un cordon. Le courage, la vertu & le génie font de toutes les conditions. Mais voulez- vous favoir de bonne foi ce qui en eft? Ouvrez indiftinâ:ement la carrière à tous ceux qui auront reçu une éducation bon» nête. Qu'ils foient embarqués fur des vaif- feaux de guerre ; qu'ils faffent quelques cam- pagnes fous des chefs expérimentés ; qu'ils foient affujettis à tous les travaux, à toutes les privations qu'exige une profeffion diffi- cile. Après ces épreuves , vous admettrez dans la marine royale les élèves qui auront montré le plus de vigueur , d'intelligence , de courage & d'émulation.

La beauté d'un art qui fait quelquefois maîtrifer les élémens ; les avantages d'un métier les occafions font plus fréquentes ;>

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^40 Histoire philosophiqïïé

& dans lequel la gloire eft individuelle dès qu'on eft appelle au commandement du plus petit bâtiment : ces raifons les poufferont à étudier , à réfléchir , fur-tout à defirer de pratiquer fans ceffe : car c'eft dans ce métier que la théorie la plus favante a befoin d'être accompagnée de la pratique la plus conti- nuelle. Soit dans les combats , foit dans la limple navigation , les réfolutions doivent être fi promptes qu'elles paroiffent plutôt l'effet du fentiment que celui de la réflexion. L'homme de mer a fur-tout befoin de ces penfées décifives , de ces illuminations fou- daines , comme les avoit fi bien définies un orateur fublime dans l'éloge d'un grand capi- taine ; & ces coups d'inftinâ: & de talent , pour parler un langage moins élevé , doivent plus fouvent être le partage de la pratique , que celui de la théorie.

Une pratique continuelle î que ce mot e& étranger à la marine de France. Des armé- niens découfus. Des campagnes d'un jour ,' oii l'on voit en fortant du port le jour qu'on doit y rentrer. Des côtes que l'on parcourt avec aufîi peu d'attention que les pays l'on voyage en pofte. Des colonies d'où Ton

DES D E 1/ X Indes. 341

part auffi étranger qu'on y eft arrivé. Des miffions Ton ne porte que des idées d\in prompt retour , & l'on a les yeux & le cœur conftamment tournés vers l'es habitu- des. Des vaiffeaux que l'on envifage comme des priions , & que l'on quitte avec tranfport fans en connoitre ni les défauts , ni les qua- lités. O François ! 6 mes concitoyens ! voilà dans la plus exade vérité , voilà quel a été jufqu'ici le déplorable emploi des forces na- vales de votre patrie.

A ces armemens fuccefîifs de quelques fré- gates ifolées , dont la miifion paffagère n'eft d'aucune utilité réelle , fiibflituez des efcadres permanentes durant trois ans ou plus dans tous les parages de l'ancien & du Nouveau- Monde , vous avez des établiffemens , ou vous faites un grand commerce. Que ces croi- Hères inflrudives occupent conftamment la moitié de vos bâtimens inférieurs , & quel- ques vaiffeaux de ligne. Alors les officiers qui ne tiennent à leur état que par la facilité de n'en pas remplir les devoirs , prendront le parti de fe retirer. Alors ceux qui perfévé- reront dans ce métier périlleux & honorable, acquerront des lumières 5 de l'expérience >

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342. Histoire philosofh iq^ue l'amour d'un élément ils doivent trouver leur gloire & leur fortune. Alors des inférieurs jaloux de plaire à des chefs deflinés à leur commander long-tems , connoîtront la fubor-- dinarion. Alors les équipages formés avec foin au fer vice & à la manœuvre par des ca- pitaines qui devront recueillir le fruit de tant de peines , fe battront avec plus de réfolution & plus de capacité. L'Europe a paru étonnée que les François , dignes émules des Anglois au comm.encement des dernières guerres , aient perdu avec le tems , cette honorable égalité. Plufieurs caufes ont influé dans la révolution. La principale qui n'a pas été ap- perçue , c'efl que les premiers ont eu de nou- veaux matelots à chaque campagne , & que leurs rivaux ont confervés les mêmes mate- lots jufqu'à la fin des hoftiiités.

L'établilTement des dations fera fuivi d'au- tres innovations non moins importantes. Le corps de la marine , aduellement trop nom- breux , aduellement furchargé de membres inutiles & oififs, fera proportionné au nom- bre des vaifleaux & des armemens. On abolira ces funefles départemens qui excitent des jaloufies fans émulation , & qui par des haines

DES DEUX Indes, 343

héréditaires font fouvent avorter les projets le mieux combinés. L'ordre du tableau , qui par-tout & dans tous les fiècles a étouffé le génie & les talens , ceffera de préfider aux promotions & aux récompenfes. Dans le trop grand nombre de grades qu'iUaut paicoanr, plufieurs feront fupprimés , afin qu'il toit pof- fible d'arriver au commandement , avant Fâga prefcrit par la nature pour le quitter. Si Ton croit devoir conferver les claiTes , la direc- tion en fera changée & mieux ordonnée. Les Amiraux dont l'âge , les travaux , les bleffures auront diminué les forces , le courage ou Taûivité , compoferont un tribunal qui pré- fidera au choix des munitions navales à leur confervation & à leur emploi. C'eft lui qui admettra dans le corps , qui décidera des pro- motions , qui donnera les commandemens , qui réglera les croifières , qui dirigera, autant qu'il fe peut, les opérations. Tel fera défor- mais le confeil d'un miniftre , qui étranger à its fondions , placé à cent lieues de la mer, livré par goût ou par néceiîité aux intrigues d'une cour orageufe , n'a ceffé d'être jufqu'à nos jours le jouet de quelques aventuriers obfcurs, ignorans & intérefles.

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344 IIl STOIRE FHIIOSOPUIQ^WM

A mefure que les plans cle réformatiois qu'on vient cle tracer , s'exécuteront , les vaiffeaux qui pourriffoient dans Finaûion feront réparés , il en fera conftruit d'autres, La France fe verra dans peu de nombreufes flottes. Mais trouver des reffources pour les mettre en aûivité !

Démoliffez des édifices trop magnifiques ou inutiles , dont l'entretien devient ruineux. Mettez fin aux infidélités trop ordinaires dans l'achat des munitions navales , à la négligence qu'on a porté jufqu'ici à leur confervation. Renvoyez ces manœuvres défœuvrés que la proteûion a multipliés fans mefure dans vos arfenaux. Simplifiez la marche de votre ad- miniflration en mettant de la juflice & de l'exadHtude dans vos paiemens. Diminuez les équipages trop nombreux de vos armemens 9 de l'aveu de tous les gens défintéreffés. Ré- duifôz à la demi-folde tous ceux de vos offi- ciers que le fervice de l'état n'occupera pas à la mer. Banniffez tous les genres de luxe , de délieateffe , de volupté qui énervent vos défenfeurs & ruinent vos efcadres. Rendez les radoubs, les réparations de vos vaiffeaux plus rares. Après ces changemens , les fonds

DES DEUX Indes, 34 j

a£liiellement affignés pour la marine , fe trou- veront fufnfans pour élever à un degré ref- peftable cette branche fi effentielle de votre puiffance. Il efl même un moyen très-fimple de la porter plus haut fans de nouvelles dé- penfes; & le voici.

- La France a formé dans le Nouveau-Monde des colonies qui lui envoient chaque année pour cent trente millions de denrées. Un pro- duit fi confidérable ne pourroit lui.échapper, fans laiffer un vuide immenfe dans fon numé- raire , dans fa population , dans fon induftrie , dans fon revenu public. L'importance de con- ferver ces riches établiffemens a été fentie ; & pour y parvenir , on a eu recours à des bataillons , à des forterefles. L'expérience a. prouvé la foibleffe de cette défenfe. Elle ap- partient à la marine , & ne peut appartenir qu'à elle. Qu'on mette donc les ifies fous (es voiles , & qu'on verfe dans fes caifTes ce que coûtoit la protedion infuffifante qu'on leur accordoit : alors les fonds ordinaires de la marine de France fe trouveront fuffifans pour donner à fes opérations de la dignité & des

avantages.

Telle efl Tefpérance de l'Europe. Elle ne croira pas fa liberté afTurée jufqu'à ce qu'elle

^46 Histoire philosophique , &c, voie voguer fur l'océan un pavillon qui ne tremble point devant celui de la Grande-Bre- tagne. Le vœu des nations eft maintenant pour la puiffance qui faura les défendre contre la prétention d'un iéul peuple à la monarchie univerfelle des mers ; & il n'y a en ce moment que la France qui puiffe les délivrer de cette inquiétude. Le l'yUôme de l'équilibre ordonne donc que la cour de Verfailles augmente fes forces navales , d'autant plus qu'elle ne le peut fans diminuer fes forces de terre : alors fon influence partagée entre les deux élémenSj, ne fera plus redoutable fur aucun qu'à ceux qui voudroient en troubler l'harmonie.

Et puiffe avant que je meure , cette grande révolution déjà commencée , s'achever à la fuite de quelques-unes des réformes que j'ai indiquées. Alors j'aurai obtenu la véritable récompenfe de mes veilles. Alors je m'écrie- rai : Ce n'eil donc pas en vain que j'ai ob- fervé , réfléchi , travaillé. Alors je m'adreffe- rai au ciel , & je lui dirai : « A préfent tu peux » diipofcr de moi , car mes yeux ont vu la M fplenJcur de mon pays , & la liberté des » mers redituée à toutes Xt.^ nalions ».

Fin du trci:^cmi Livre,

HISTOIRE

PHILOSOPHIQUE

E T

POLITIQUE

DES ÉTABLISSEMENS ET DU COMMERCE DES EUROPÉENS DANS LES DEUX INDES»

. -^ LIVRE QUATORZIÈME.

Ètablijfcmcns des Anglais dans Us ijlcs ds . ^Amérique.

\j N nouvel ordre de chofes va (e pré- fenter à nos regards. L'Angleterre eft, dans rtiiftoire moderne , la contrée des grands phénomènes politiques. C'eft-là qu'on a vu la liberté le plus violemment aux prifes avec le derpotilme , tantôt foulée fous (es pieds ,

54^ Histoire philosophique & tantôt récrafant à fon tour. C'eft-là qu'elle a fini par triompher, & que, julqu'au fana- tifme de religion , tout a concouru à fon triomphe. C'eft-îà qu'un roi , traîné juridi- quement fur réchafaud , & qu'un autre , dé- pofé avec toute fa race par un arrêt de la nation , ont donné une grande leçon à la terre. C'efl-là qu'au milieu des convulfions civiles , & dans les intervalles d'un calme momentané , on a vu les fciences exaâ:es Se profondes portées le plus loin ; les efprits s'accoutumer à raifbnner , à réfléchir , à s'oc- cuper fur-tout du gouvernement. C'efl-là enfin qu'après de longues & violentes fe- couffes , s'efl formée cette conflitution, li- non parfaite , finon exempte d'inconvéniens , du moins la plus heureufemént affortie à -la fituation du pa3^s ; la plus favorable à fon commerce ; la plus propre à développer le génie , l'éloquence , toutes les facultés de- l'efprit humain ; la feule , peut-être , , depuis que Fhomme vit en fociété , les loix îui aient afîuré fa dignité, fa liberté perfon- nelle , fa liberté de penfer ; elles l'aient fait, en un mot, citoyens, c'ell-à-dire, partie conflituante & intégrante de l'état & de la nation.

DES DEUX Indes, 349

L'Angleterre n'avoit pas encore donné au ^\ monde ce grand fpeûacle , lorfqu'elle corn- l'^t^t de mença fes établiffemens dans l'archipel de l'Angleter- FAmérique. Son agriculture n'embraffoit alors qi^^lie com- ni le lin , ni le chanvre. Les tentatives qu'on menqa à avoit faites pour élever des mûriers & des g-^^J'j^^''^* vers à foie , n'avoient pas été heureufes. mens dans 1 Tous les foins du laboureur étoient tournés J" '^^^ ^^

1 Amériques

vers la multiplication des bleds , qui , malgré le goût de la nation pour la vie champêtre , fuffifoient rarement à la fubfiftance du royau- me. Une grande partie de fes greniers étoient approvifionnés par les champs qui bordent la mer Baltique.

L'induftrie étoit encore moins avancée que ragriculture. Elle fe réduifoit à des ou- vrages de laine. On les avoit multipliés de- puis quelques années que l'exportation de la matière première étoit défendue : mais un peuple infulaire, qui fembloit ne travailler que pour lui, n'avoit pas fu donner à fes étoffes , les agrémens du luxe , que le goût imagine pour le débit & la confommation. Elles alloient recevoir la teinture & le luftre en Hollande , d'où elles circuloient dans toute l'Europe , & repaffoient même en Angleterre,

350 Histoire ph ilosoph iq^u s

La navigation occupolt à peine dix mille matelots. Ils étoient au fervice des compa- gnies excliifives , qui s'étoient emparées de toutes les branches de commerce , fans en excepter celle des draps , dont les autres enfemble ne formoient qu'un dixième dans la mafle des richeffes vénales de la nation. Celles-ci fe trouvoient ainfi concentrées dans les mains de trois ou quatre cens per- fonnes , qui s'accordoient pour fixer à leur profit le prix des marchandifes , foit à l'en- trée , foit à la (ortie du royaume. Le privi- lège de ces monopoleurs s'exerçoit dans la capitale , oii la cour vendoit les provinces. Londres feul avoit fix fois plus de vaiffeaux, que tous les ports de l'Angleterre.

Le revenu public n'étoit pas , ne pouvoit pas être fort confidérable. Il étoit en ferme ; méthode ruineufe qui a précédé la régie dans tous les états , & qui ne s'eil perpétuée que dans les gouvernemens abfolus. La dépenfe étoit proportionnée à la modicité du û(c. La flotte n'étoit pas nombreufe ; & les bâti- mens qui la compofoient étoient fi foibles , qu'au befoin , les navires marchands étoient convertis en vailTeaux de guerre. Cent

DES DEUX Indes. 351' foixante mille hommes de milice, qui com- pofoient les forces nationales , étoient armés en tems de guerre. Jamais on ne voyoit de troupes fur pied durant la paix ; & le prince même n'avoit point de garde.

Avec des moyens fi bornés au-dedans , la nation ne devoit guère s'étendre par des colonies. Cependant elle en fonda , qui jet- tèrent de profondes racines de profpérité. Ces établifiemens durent leur origine à des événemens , dont la caufe avoit des fources bien éloignées dans le pafle.

Quand on connoît Thiftoire & la marche If-

1 ^ A 1 i' s. p Caufes qui

du gouvernement Anglois , on lait que 1 au- j^.,< j torité royale ne fut long-tems balancée, que population par \\\\ petit nombre de grands propriétaires ^^^ " appelles barons. Ils opprimoient continuel- lement le peuple , dont la plus grande partie étoit avilie par l'efclavage ; & ils luttoient fans ceffe contre la couronne , avec plus ou moins de fuccès , fui vant le caradlère des chefs & le hafard des circonllances. Ces querelles politiques faifoient verfer des torrens de fang. Le royaume étoit épuifé par des guerres inteftines de deux cens ans, lorfque Henri VII en prit les rênes au fortir d'un champ de

352 Histoire ph ilosophiq^ue

bataille , la nation, divifée en deiixcampSj avoit combattu pour fe donner un maître. Ce prince habile profita de la laflitude , de longues calamités avoient laiffé fes fujets, pour étendre l'autorité royale , dont l'anar- chie du gouvernement féodal n'avoit jamais pu fixer les limites , en les refferrant fans ceffe. Il étoit fécondé dans cette entreprife j, par la faftion qui lui avoit mis la couronne fur la tête , & qui étant la moins nombreufe^ ne pouvoit efpérer de fe maintenir dans les principaux emplois elle fe voyoit élevée, qu'en appuyant l'ambition de fon chef. On donna de la folidité à ce plan , en autorifant pour la première fois la nobleffe , à aliéner fes terres. Cette faveur dangereufe, jointe à l'attrait du luxe qui perçoit en Europe , produifit une grande révolution dans les for- tunes. Les fiefs immenfes des barons fe difîl- pèrent par degrés , & les poffefiîons des com- munes s'étendirent.

Les droits , qui fuivent les terres , s'étant divifés avec les propriétés , il n'en fut que plus difficile de réunir les volontés &: les for- ces de plufieurs , contre l'autorité d'un feul. Les monarques profitèrent de cette époque

favorable

DES DEUX I îf D E S, ^ei

Favorable à leur agrandiffement , pour gou- verner fans obftacle & fans contradiâ;ion. Les feigneurs déchus , craignirent un pou- voir qu'ils avoient renforcé de toutes leurs pertes. Les communes fe crurent affez ho- norées d'impofer les taxes nationales. Le peuple un peu foulage de fon joug par ce îéger mouvement dans la conftitiition , tou- jours borné dans letroite enceinte de {qs idées , au foin de {qs affaires ou de {&s tra- vaux , étoit dégoûté des féditions par le dégât & les mifères qui l'en punifToient. Ainfi , lorfque les yeux de la nation cher- choient le fouverain pouvoir qui s'étoit égaré dans la confufion des guerres civiles , le monarque feul arrêtoit tous les regards. La majefté du trône , qui concentroit fur lui toute fa fplendeur , fembloit la fource de l'autorité, dont elle ne devoit être que le figne vifible & l'organe permanent.

Telle étoit la fituation de l'Angleterre , lorfque Jacques I y fut appelle d'Ecoffe, comme feul héritier de deux royaumes , que fon avènement réunit fous la même main. Une nobleffe inquiète , agitant de {^s fureurs fes barbares valTaux , avoit mis le trouble & Toma FIL Z

354 Histoire ph ilosophiq^ue

le feu des féditions dans ces montagnes du Nord*, qui partageolent Tifle en deux états. Le monarque avoit pris , dès fon enfance , autant d'éloignement pour Fautorité limitée, que le peuple àvoit conçu d'horreur pour le defpotifme de la monarchie abfolue. Celle-ci régnoit dans toute l'Europe. Egal des autres fouverains, comment le nouveau roi n'au- roit-il pas ambitionné le même pouvoir ? Ses prédéceffeurs en avoient joui , depuis un fiècle , en Angleterre même. Mais il ne voyoit pas que c'étoit un bonheur dont ils avoient été redevables à l'habileté de leur politique, ou à la faveur des conjonûures. Ce prince théologien , croyant tenir tout de Dieu, rien des hommes , voyoit en lui feul Tefprit de raifon , de fageffe , de confeil; & fembloit s'attribuer l'infaillibilité , que la réformation dont il fuivoit les dogmes fans les aimer, avoit ôtée aux papes. Ces faux principes , qui feroient du gouvernement un myftère de religion , d'autant plus révoltant qu'il porteroit à la fois fur les opinions , fur les volontés & fur les adions , s'étoient li fort enracinés dans fon efprit , avec tous les autres préjugés d'une m.auvaife éducation^

DES DEUX I If D E S. 355

qu'il ne penfoit pas même à les appuyer d aucune des reflTources humaines de la pru- dence ou de la force.

Rien ne s'accordoit moins que ce fyilê- me , avec la difpofition générale des efprits- Tout s'agitoit au-dedans & au-dehors. La naiffance de l'Amérique avoit hâté la matu- rité de l'Europe. La navigation embraiToit le globe entier. La communication entre les peuples alloit être le fléau des préjugés : elle ouvroit une porte à Tinduflrie & aux lumières. Les arts méchaniques & libéraux s'étendoient , & marchoient à leur perfedion par le luxe. La littérature prenoit les orne- mens du goût. Les fciences acquéroient la folidité que donne Tefprit calculateur du commerce. La politique agrandiflbit la fphère de fes vues. Cette fermentation univerfelle, élevoit , exaltoit les idées des hommes. Bientôt tous les corps qui formoient le co- lofle monftrueux du gouvernement gothique, endormis depuis plulieurs fiècles dans la lé- thargie de l'ignorance , commencèrent de toutes parts à fe remuer , à former des en- treprifes. Dans le continent , le prétexte de la difcipline avoit enfanté des armées

Z z

^56 Histoire philosophique

mercenaires, la plupart des princes acquirent une autorité fans bornes , opprimant leurs peuples par la force ou par l'intrigue. En Angleterre , Famour de la liberté fi naturel à rhomme quife fent ou qui penfe ; excité dans le peuple , par les novateurs en matière de religion ; réveillé dans les efprits cultivés par un commerce familier avec les grands écrivains de Tantiquité , qui puifèrent dans la démocratie le fublime de la raifon & du fentiment : cet amour de la liberté alluma clans les cœurs généreux , la haine excefîive d'une autorité fans limites. L'afcendant que fut prendre & conferver Elifabeth , par une profpérité de quarante ans , retint cette in- quiétude , ou la détourna vers des entrepri- fes utiles à l'état. Mais on ne vit pas plutôt une branche étrangère fur le trône , & le fceptre dans les mains d'un monarque peu redoutable par la violence même de fes pré- tentions , que la nation revendiqua fes droits, & conçut l'ambition de fe gouverner.

Alors éclatèrent des difputes vives, entre, la cour & le parlement- Les deux pouvoirs fembloient efiayer leurs forces , en fe cho- quant continuellement. Le prince prétendoit

DES DEUX Indes, 3^7

qu'on lui devoit une obéiffance purement paffive , & que les aflemblées nationales ne fervoient que d'ornement , & non de bafe à la conditution. Les citoyens réclamoient avec chaleur contre ces principes , toujours foibles dès qu'ils font difcutés , & foutenoient que le peuple faifoit Teffence du gouverne- ment , autant & plus que le monarque. L'un efl la matière , l'autre la forme. Or la matière peut & doit changer de forme , pour fa con- fervation. La loi fuprême eft le falut du peii- ple, & non du prince. Le roi peut mourir,' la monarchie périr , & la fociété fubfifler , fans monarque & fans trône. Ainli raifon- noient les Anglois , dès l'aurore de la liberté. On fe chicanoit ; on fe contrarioit ; on fe menaçoit. Jacques finit fa carrière au milieu de ces débats , laiffant à fon fils (qs droits à difcuter , avec la réfolution de les étendre; L'expérience de tous les âges a prouvé que la tranquillité qui nait du pouvoir ab- folu , refroidit les efprits , abat le courage , rétrécit le génie, jette une nation entière dans une léthargie univerfelle. Mais expo- fons les degrés fucceflifs de cette mifère , & que 1q« peuples connoiflent le profond,

Z5

3^8 Histoire philosophique

anéantiffement dans lequel ils croupiffent ou dont ils font menacés.

Au moment s'eft élevé , au centre d'une nation , le grand fantôme fur lequel on ne porte fes regards qu'en tremblant , les fujets fe partagent en deux clafTes. Les uns s'éloi- gnent par crainte ; les autres s'approchent par ambition ; & ceux-ci fe promettent la fccurité dans la confcience de leur baffeiTe. Ils forment entre le defpote & le refle de la niîtion, un ordre de tyrans fubalternes , non moins ombrageux & plus cruels que leur maî- tre. Ils n'ont à la bouche que ces mots : Le roi; le roi l'a dit; le roi le veut; j'ai vu le roi; j'ai foupé avec le roi; c'eft l'intention du roi. Ces mots font toujours écoutés avec étonnement, & finiffent par être pris pour des ordres fouverains. S'il refte quelque énergie , c'eft dans le militaire qui fent toute fon importance , & qui n'en devient que plus infolent. Et le prêtre, quel rôle joue-t-il? Favorifé , il achève d'abrutir les peuples par fon exemple & par (es difcours. Négligé , il prend de l'humeur ; il devient faftieux , & cherche un faUvitique qui fe dévoue. Par- tout où il n'y a ni loix fixes , ni juflice , ni

DES DEUX Indes, 359

formes confiantes , ni propriétés réelles , le magiflrat eft peu de chofe , ou n'ell c-- •, ; il attend un figne pour être ce qu'on voudra. Le grand feigneur rampe devant le prince , & les peuples rampent devant le grand fei- gneur. La dignité naturelle de Thomme s'eft éclipfée. Il n'a pas la moindre idée de fes droits. Autour du defpote , de fes fuppots , de fes favoris , les fujets font foulés aux pieds , avec la même inadvertance , que nous écrafons les infeftes qui fourmillent dans la poufTière de nos campagnes, La morale efl corrompue. Il vient un moment les vexa- tions les plus criantes , les attentats les plus inouis ont perdu leur caractère d'atrocité & ceiTent de révolter. Celui qui prononceroit les noms de vertu, de patriotifme, d'équité, ne feroit qu'une tête exaltée , exprefïion qui décèle toujours une indulgence abjefte pour des défordres dont on profite. La maffe de la nation devient diffolue & fuperilitieufe : car le defpotifme ne peut ni s'établir fans l'entremife , ni fe foutenir fans l'étai de la fuperftition : car la fervitude conduit à la débauche , qui confole & qui n'eft jamais réprimée. Les hommes inftruits , quand

Z 4

360 Histoire philosophique

en relie , ont des vues , font la cour aujç grands & profeflent la religion politique» La tyrannie menant à fa fuite Tefpionnage & la délation , il y a des délateurs & des efpions , dans tous les états, fans en excepter les plus diflingués. La moindre indifcrétioii prenant la teinte du crime de lèze-majefté, les ennemis font très-dangereux , & les amis deviennent fufpecls. On penfe peu ; on ne parle point , &: Ton craint de raifonner. On s'effraie de fes propres idées. Le philofophe retient fa penfée, comme le riche cache fa fortune. La vie la plus fage , eil la vie la plus ignorée. La méfiance & la terreur for- ment la bafe des mœurs générales. Les ci- toyens s'ifolent; & toute une nation devient mélancolique , pufillânime , ilupide & muette. Voilà les chaînes, les fymptômes funeftes, ou l'échelle de mifère fur laquelle chaque peuple connoîtra le degré de la iienne.

Si vous revenez fur les phénomènes qui précèdent , & que vous en imaginiez de con- traires , ils vous indiqueront le mouvement des légiilations , qui tendent à la liberté. Il eft troublé ; il ell rapide ; il eft violent, C'efl une fièvre plus ou moins forte , mais

DES DEUX Indes, 361

toujours convulfive. Tout annonce de la fédition , des meurtres. Tout fait trembler pour une diffolution générale ; & fi le peu- ple n'eft pas deftinéau dernier malheur , c'eft dans le fang que fa félicité renaît.

L'Angleterre l'éprouva dans les premiers tems de Tadminiflration de Charles I , moins pédant , mais aufîi avide d'autorité que fon père. La divifion commencée entre le roi & le parlement, s'empara de toute la nation. La haute noblefîe , celle du fécond ordre , qui étoit la plus riche , craignant de fe voir confondue avec le vulgaire , embrafia le parti du monarque , dont elle recevoit ce luftre emprunté , qu'elle lui rend toujours , par une fervitude volontaire & vénale. Comme ils poffédoient encore la plupart des grandes terres , ils attachèrent à leur caufe prefque tous les peuples des campagnes , qui naturel- lement aiment le prince , parce qu'ils fentent qu'il doit les aimer. Londres & les villes confidérables , à qui le gouvernement muni- cipal donne un efprit républicain , fe déclarè- rent pour le parlement, entraînant avec elles les commerçans , qui, ne s'ellimant pas moins que ceux de la Hollande , afpiroient à k li- berté de cette démocratie.

362 Histoire philùsophkiue

Du fein de ces diflentions , fortit la guerre

civile la plus vive , la plus fanglante , la plus

opiniâtre, dont Thilloire ait confervé le fou-

venir. Jamais le cara£l:ère Anglois ne s'étoit

développé d'une manière fi terrible. Chaque

jour éclairoit de nouvelles fureurs , qu'on

croyoit pouffées au dernier excès , & qui

étoient effacées par d'autres encore plus atro=

^ ces. Il fembloit que la nation touchoit à fon.

dernier terme; & que tout Breton avoit juré

de s'enfevelir fous les ruines de fa patrie.

Iir. Dans Fembrâfement univerfel , des efprits,

. '^ "'"r ^ moins ardens cherchèrent un refuge paifible

nommes Fii- *=* ^

rent peu- vcrs Ics iflcs de i' Amérique , dont la nation ?'^" a ^^ Angloife venoit de s'emparer. La tranquillité gloifes. qu'ils y trouvèrent , multiplia les émigra- tions. A mefiire que l'incendie gagnoit la, métropole , on vit les colonies s'accroître & fe peupler. Aux citoyens qui fuyoient les fanions , fe joignirent bientôt les royaliftes opprimés parles républicains,, dont les armes avoient enfin prévalu.

Sur les traces des uns & des autres , on vit pafTer au Nouveau-Monde , ces hommes in- quiets , pleins de feu , à qui de fortes pafTions donnent de grands defirs , infpirent des pro«

DES DEUX Indes, 365

jets vaftes , qui bravent les dangers , les ha- fards & les travaux , dont ils ne voient que deux iffues , la mort ou la fortune ; qui ne connoiffent que les extrémités de l'opulence, ou de la mifère : également propres à ren- verfer ou à fervir la patrie , à la dévafter ou à l'enrichir.

Les ides furent encore Tafyle des négo- cians , que le malheur de leurs affaires , ou les pourfuites de leurs créanciers , avoient réduits à Tindigence & plongés dans Toiii- vcté. Forcés de manquer à leurs engagemens, cette difgrace fut pour eux la route de la profpérité. Après quelques années , on les vit rentrer avec éclat , & monter à la plus haute confidération , dans les provinces d'où rie;nominie & un abandon univerfel les avoient bannis.

Cette reffource étolt encore plus nécef- faire à de jeunes gens , que la première effer- vefcence de Tâge des plailirs , avoit entraînés dans les excès de la débauche & du déran- gement. S'ils n'euffent quitté leur pays, la honte & le cri , qui ne manquent jamais de flétrir Tame , les auroient empêchés d'y recouvrer les bonnes mœurs & l'eftime pu-

364 JilSTOIRE PH IlOSOPHIQUÉ

bliqiie. Mais dans une nouvelle terre , ou rexpérience du vice pouvoit devenir pour eux une leçon de fagefle , ils n'avoient à effaceï aucune împrefTion de leurs fautes , ils trouvèrent après le naufrage, une planche qui les ramena au port. Leur travail répara les défordres de leur conduite ; & des hom- mes fortis de l'Europe en brigands qui la déshonoroient , y retournèrent honnêtes , & furent d'utiles citoyens.

Tous ces divers colons eurent à leur dif- pofition , pour défricher <S: cultiver leurs terres , les fcélérats^des trois royaumes d'An- gleterre , qui pour des crimes capitaux, avoient mérité la mort : mais que par un ef- prit de politique humaine & raifonnée , on faifoit vivre & travailler pour le bien de la nation. Tranfportés aux ifles , ils dévoient paffer un certain nombre d'années dans Tef- clavage , ces malfaiteurs contra(itèrent dans les fers le goût du travail , & des habitudes qui les remirent fur Li voie de la fortune. On en vit qui , rendus à la fociété par la liberté , devinrent cultivateurs , chefs de famille , & propriétaires des meilleures ha- bitations : tant cette modération dans les

DES DEUX Indes, 365

lolx pénales , fi conforme à la nature humaine

qui eft foible & fenfible , capable du bien

înême après le mal , s'accorde avec l'intérêt

des états civilifés !

Cependant Tiile métropolrtaine étoit trop ^^•

^ ,. /v 1 /L- ^°"5 quelle

occupée de les diffentions ûomeltiques , pour f^j-me d*ad-

fonger à donner des ioix aux ifles de fa dé- mmiftra- pendance ; & les colons n'avoient pas affez ^i^^^^^ les de liirnières pour combiner eux-mêmes une ifles An- iégifiation propre à une fociété naiffante. ^^ ^^ A mefure que la guerre civile épuroit le gouvernement de l'Angleterre , fes colonies, fortant des entraves de l'enfance , formèrent . leur conftitution fur le modèle de leur mère. Dans chacun de ces établifTeniens féparés , un chef repréfente le roi ; un confeil tient lieu des pairs ; & les députés des difFérens quartiers , compofent la chambre des com- munes. L'affemblée générale fait les Ioix, règle les impôts , juge de l'adminiflration. L'exécution appartient au gouverneur. Il décide encore provifoirement fur les affaires qu'on n'a pas prévues. Ce n'eft , il eft vrai , qu'avec le confeil & à la pluralité des voix: mais comme les membres de 'ce corps lui doivent ordinairement leur rang , il eft rare qu'ils traverfent fes vues.

366 Histoire ph ilosophique

Pour concilier fes intérêts avec la liberté de (es colonies , la métropole a voulu qu'on n'y pût faire aucune loi qui contrariât les iiennes; elle a voulu que fes délégués jurâf- fent qu'ils ne permettroient jamais que dans les lieux fournis à leur autorité , on s'écartât, pour quelque caufe que ce pût être , des réglemens imaginés pour la profpérité de fon commerce. Cette religion du ferment a été imaginée , parce que les ifles réglant & payant elles-mêmes la majeure partie des gages de leurs chefs , il étoit à craindre que quelques- uns de ces commandans ne cherchâffent à exciter la libéralité par leurs complaifances. Un autre frein a été mis à la corruption. Il faut que la rétribution accordée au gouver- neur s'étende à toute la durée de fon admi- niftration , & qu'elle foit l'objet du premier bill qui fe paffe à fon arrivée. Ces précau- tions parurent cependant infuffifantes à quel- ques defpotes. AufTi opinèrent-ils à profcrire un ufage qui faifolt dépendre en quelque manière ceux qui ordonnoient des hommes qui leur étoient fubordonnés. Le parlement ferefufa toujours à ce changement. Craignant avec raifon l'orgueil & l'avarice qui font

DES DEUX Indes, 367 paffer les mers , il a toujours maintenu une pratique qu'il croyoit propre à arrêter la cupidité & la tyrannie. C'eft dans le même efprit qu il a décerné contre les gouverneurs qui violeroient les ftatuts des colonies , les peines infligées en Angleterre aux infradeurs des conftitutions nationales.

Ce corps a aufîi autorifé les illes à entre- tenir dans la métropole des députés chargés de leurs intérêts. Leur fondlion principale eil d'obtenir la confirmation des flatuts pafTés dans les colonies. Ces aûes font provifoire- ment exécutés : mais ils n'ont force de loi que lorfqu'ils ont été approuvés par le mo- narque. Cette fanclion une fois obtenue , ils ne peuvent être révoqués que par l'afTem- blée de la colonie elle-même, ou par le parlement qui exerce la fuprcme autorité dans tout l'empire. Les agens des iHes font à Londres ce que les députés du peuple font dans le fénat Britannique. Malheur à l'état , s'il devenoit fourd au cri des repré- fentans , quels qu'ils foient. Les comtés fe foulèveroient en Angleterre ; les colonies fe détacheroient en Amérique; les tréfors des deux mondes feroient perdus pour l'ifle mé-

^68 Histoire philosophkiué

tropolitaine. L'empire entier tomberoit dans la confufion.

Les fources de la félicité publique n'ont pas été jufqu'ici corrompues par ce mauvais efprit. Les établiffemens formés dans les Indes Occidentales, ont toujours tenu à leur patrie par les liens du fang , par les nœuds du befoin. Leurs cultivateurs ont eu fans ceffe les yeux attachés fur une mère qui veilloit à leur fureté , qui s'occupoit de leur amélioration. Semblable à l'aigle qui ne perd jamais de vue le nid de fes aiglons , Londres voit du fommet de fa tour , fes colonies croître & profpérer fous fes regards attentifs. Ses innombrables vaiiTeaux couvrant de leurs voiles orgueilleufes un efpace de deux mille lieues , lui forment comme un pont fur l'o- céan , pour communiquer fans relâche d'un monde à l'autre. Avec de bonnes loix quj maintiennent .ce qu'elles ont établi , elle n'a pas befoin pour garder fes poffeffions éloi- gnées de troupes réglées qui font toujours un fardeau pefant & ruineux. Deux corps très-foibles , fixés à Antigoa & à la Jamaïque, fuffifent à une nation qui penfe avec raifon que des forces navales bien entretenues,

continuellement

DES DEUX î N D E Si ^6^

eontinuellement exercées , toujours dirigées vers l'utilité publique , font les vraies forti- fications de ces utiles établiffemens.

Par ces foins bienfaifans , qu'une politique éclairée puifa dans l'humanité même , les ifles Angloifes furent bientôt heureufes, mais peu riches. Leur culture fe bornoit au tabac , au coton , au gingembre , à l'indigo. Quelques colons entreprenans allèrent chercher au Bréfil des cannes à fucre. Elles multipIisrenÉ prodigieufement , mais fans beaucoup d'uti- lité. On ignoroit l'art de mettre à profit cette précieufs plante ; >& on n'en tiroit qu'un foible & mauvais produit , que l'Europe rejt t* toit ou n'acceptoit qu'au plus vil prix. Une fuite de voyages à Fernaïubuc apprit à cultiver le tréfor qu'on y avoit enlevé ; & les Portugais qui Jufqu'alors avoient feuls fourni le fucre, eurent en 1650 , dans un allié dont l'induftrie leur fembtoit précaire, un rival qui devoit s'approprier un jour leurs richeflés, V,

Cependant la métropole n'avoit qu'une ^°y^" ^"^'^

ployé par la

part très-bornee aux profpérités de fes colo- métropole , nies. Elles répandoient elles-mêmes direde- P»""^ ^'^^^-^

^1 1 / \ il r ' ^'^^ toutes

ment leurs denrées par-tout ou elles en eipe»- j^j, pig^^u-.

roknt un meilleur débitj & les navigateui's ti"^"s defcj

Tome FIL A a '^'*'

yjo Histoire pmiosoprrzQvs

de toutes les nations étoient indiftindement reçus dans leurs ports. Cette liberté illimitée livroit preiqu'entiérement ce commerce à un peuple voifin , qui à raifon du bas intérêt de fon argent, de l'abondance de fes capitaux, du nombre de fes navires , de la médiocrité de {es droits d'entrée & de fortie, pouvoit faire de meilleures conditions au vendeur & à l'acheteur. La Hollande étoît ce peuple. Elle réunilToit tous les avantages d'une armée fupérieure t^nl , toujours maîtreffe de la campagne , a toutes (q§ opérations libres. Elle s'empara bientôt ^u profit de tant de produdions qu'elle n'avbit ni plantées , moiffonnées. On voyoit dans les ifles An- gîoifes , dix de fes vaiiTeaux pour un navire Anglois.

Ce défordre avoit peu occupé la nation durant le tems que les guerres civiles l'avoient bouîeverfée : mais auffi-tôt qu'eurent cefle ces troubles & ces orages qui l'avoient con- duite au port par la violence même des vents & des courans , elle jetta fes regards au-dehors. Elle vit que ceux de fes citoyens, qui s'étoient comme fauves dans le Nouveau - Monde , feroient perdus pour l'Etat, fi les étrangers

'DES DEUX Indes. 371 ^ui dévoroient le fruit de fes colonies , n'en étoient exclus. Cette réflexion approfondie & méditée, % éclorre en 165 1 ce fameux a£î:e de navigation qui , n'ouvrant qu'au pa- villon Anglois l'entrée des ifles Angloifes, en devoit faire exporter direûement toutes les productions dans les pays fournis à la natfon. Le gouvernement qui prefTentoit & brav®it les inconvéniens" de cette exclufion , n'envifageant l'empire que comme un arbre , crut devoir faire refluer vers le tronc , des fucs qui fe portoient avec trop d'abondance dans quelques branches.

Toutefois on ne pourfuivit pas à la rigueur Fobfervation de cette loi gênante. Peut-être les navires marchands de la métropole n'étoient-ils pas affez multipliés pour enlever toutes les produâions àes ifles ? Peut-être craignit-on d'aigrir ces colonies en privant fubitementl leurs rades d'une concurrence qui augmentoit le prix des denrées ? Peut-être les plantations avoient-elles encore befoin de quelque tolérance pour porter leurs cul- tures au point on les defiroit ? Ce qui eft fur , c'efl que l'ade de navigation ne fut fé- vérement exécuté qu'en 1660. A cette épo-

A a 2

^7^ Histoire PniiosopifiQuÉ que, les fiictes Anglois avoient remplacé fiicre Portugais dans tout le nord de l'Europe. On peut croire qu'ils Tauroi^t également fupplanté au midi , û Tobligation im.pofee aux navigateurs d'aborder dans les ports Britanniques , avant de paffer le détroit de Gibraltar , n avoit mis des obftacles infur- montables à ce commerce. Il ell vrai que pour acquérir cette fupériorité fur la feule nation qui fût en poffe/iion de cette denrée ^ les Anglois avoient été obligés de baiffer confidérablement les prix : mais l'abondance des récoltes les dédommageoit avantageufe- ment de ce facrifîce. Si le fpeûacle de cette fortune encourageoit d'autres peuples à cul- tiver, du moins , pour leur confommation j l'Ançrleterre s'ouvroit de nouveaux débou- chés qui rempliiToient le vuide des anciens» Le plus grand malheur qu elle éprouva dans une longue fuite d'années , ce fut de voir beaucoup de (es cargaifons enlevées & ven- dues à vil prix par des corfaires François. Le cultivateur en reffentoit le double incon- vénient de perdre une partie de fes fucres , & de n'en débiter l'autre qu au-defTous de fa valeur.

DES D E U X I N D E S, 373

Malgré ces pirateries paffagères , que le VL

calme de la paix faifoit toujours ceffer, les Dimi^uition , , 111 ^^'^ a vanta-

travaux s accrurent de plus en plus dans les gg^ j^,e

ifles Angîoifes. Toutes les productions pro- l'Angi ter-

,,,.,. , . ^1 re retiroit

près a lAmenque y obtinrent de nouveaux ^^ j.^^ .^^^^^ foins : mais les riches propriétaires s'attache- Q.iieiie en rent plus particulièrement au fucre , dont ^"t^^'^^"^*^- le débit augmentoit chaque jour dans l'Europe entière. Cette profpérité duroit depuis un demi-fiècle , lorfque les efprits attentifs s'ap- perçurent que les exportations fe ralentif- foicnt. On crut alors aflez généralement que les coknies étoient ufées. Le fénat de la nation adopta lui-même ce préjugé, fans confidérer que fi le fol n'avoit plus cette fécondité particulière aux campagnes nou- vellement défrichées , il lui reftoit toujours le degré de fertilité que la terre perd rarement, à moins que des fléaux & des écarts de la nature ne changent fa fubftance. La vérité ne tarda pas à fe faire jour. Il fallut recon- jioitre que les marchés étrangers fe fermoicnt peu-à-peu pour la Grande-Bretagne , & ne s'ouvriroient bientôt que pour la France.

Cet empire qui , par fes avantages naturels & le génie a^^if de fes habitans , devroit être

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374 Histoire philosophique

le premier à tout entreprendre , s'eft long» tems trouvé , par les entraves de fon gou- vernement , un des derniers à s'inftruire de {es intérêts. Il reçut d'abord fon fucre des Anglois. Enfuite , il en cultiva pour fes ufages ; puis pour vendre , jufqu à ce que les gênes de tous les genres Teuffent réduit k{es léuls befoins. Ce ne fut qu'en 171 6 que (es /ifles recommencèrent à apprqvifionner les autres nations. La qualité fupérieure de leur fol ; l'avantage d'exploiter des terres neuves; l'économie forcée de leurs cultivateurs encore pauvres : tout fe réuniffoit pour les mettre en état d'offrir leur produdlion à un prix plus bas que les colonies rivales. D'ailleurs elle étoit meilleure. Auiïi à mefure qu'elle fe multiplioit , celle cju'autrefois on recher- choit fi fort , étoit-elle repoufTée dans tous les marchés,. Vers l'an 1740, le fucre des plantations Françoifes fe trouva fuffifant pour Tapprovifionnement général ; & à cette épo- que , les Anglois fe virent réduits à ne cultiver que pour leurs befoins. Ils étoient encore très- bornés au commencement dufiècle : m^ais Tu- fage du thé & d'autres nouveaux goûts en ont prodigieufement augmenté la confommation»

DES DEUX Indes. 375

La Barbade étoit une des pofleffions Bri- vtt. tanniques qui fourniffoient le plus de cette l-'^sAii-îois denrée. Cette ine , lituee au vent de toutes ^ la Barba- les autres , ne paroifToit pas avoir été habitée , ''^ Grands même par des fauvages , lorfqu'en 1627 quel- Jg° ^^^^te'' ques familles Angloifes s'y tranlportèrent , ii^^- mais fans aucune influence de l'autorité pu- blique. Ce ne fut que deux ans après qu'il s'y forma ime colonie régulière aux dépens & par les foins du comte de Carlifle, qui, à la mort tragique de Chra'les I , perdit une propriété que ce foible prince lui avoit im- prudemment accordée. On la trouva couverte d'arbres fi gros & fi durs , qu'il failoit pour les abattre , un caraftère , une patience , & des befoins peu communs. La terre fut bientôt libre de ce fardeau , ou dépouillée de cet ornement : car il efl: douteux , fi la nature n'embellit pas mieux fon ouvrage que la main de l'homme qui change tout pour lui feul. , Des citoyens , las de voir coider le fang de leur patrie ,fe hâtèrent de peupler ce féjoiir étranger. Tandis que les. autres colonies étoient plutôt dévallécs que cultivées, par des vagabonds que la mifere & le libertinage avoient bannis de leurs foyers , la Barbade

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376 Histoire ph ïlosoph iq_v e

recevoit tous les jours de nouveaux habitans > qui lui apportoient avec des capitaux , du goût pour l'occupation , du courage , de Faûivité , de l'ambition ; ces vices & ces vertus qui font le fruit des guerres civiles. Avec ces moyens , une ifîe qui n'a que fept lieues de longueur, depuis deux jufqu à cinq de largeur, & dix-huit lieues de circonfé- rence , s'éleva en moins de quarante ans à une population de plus de cent mille am.es , à un commerce qui occupoit quatre cens navires de cent cinquante tonneaux chacun. Jamais peu^être le globe n'avoit vu fe former -- . un 11 grand nombre de cultivateurs dans un efpace fi refl'erré , ni créer de fi riches pro- dudions en fi peu de tems. Les travaux , dirigés par des Européens , étoient fupportés par des malheureux achetés fur les piages Africaines , ou même volés en Amérique. Kx Cette dernière efpèce de barbarie étoit un appui ruineux pour un nouvel édifice. Elle faillit en caufer le renverfement. VIîî. Des Anglois débarqués fur les côtes du

4.-^^Z^-^^\ contintint pour v faire des efclaves, furent

tion roinie^ l j 7

à la Barfaar découverts par les Caraïbes qui fervoient

rfe psï les j j^,^^j.^^ ^ 2 ^^g courfes. Ces fauvages fon^

efc laves, o -

DES DEUX Indes, 377

clirent fur la troupe ennemie , qu ils mirent à mort ou en fuite. Un jeune homme long- tems pourfuivi , fe jetta dans un bois. Uae Indienne l'ayant rencontré, fauva fes jours , le nourrit fecrètement , & le reconduifit après quelque tems fur les bords de la mer. Ses compagnons y attendoient à Tancre ceux qui s'étoient égarés : la chaloupe vint le prendre. Sa libératrice voulut le fuivre au vaiffeau. Dès qu'ils furent arrivés à la Barbade , le monftre vendit celle qui lui avoit confervé la vie, qui lui avoit donné fon cœur, avec tous les fentimens & tous les tréfors de î'amour. Pour réparer Fhonneur de la nation Angloife , un de (qs poètes a dévoué lui- même à rhorreur de la poftérité , ce monu- ment infâme d'avarice & de perfidie. Plufieurs langues l'ont fait détefter des nations.

Les Indiens , quj^n'étoient pas affez hardis pour entreprendre de fe venger, communi- quèrent leur reffentiment aux nègres , qui avoient encore plus de motifs , s'il étoit -ÇioMAe , de haïr les Anglois. D'un commun accord , les efclaves jurèrent la mort de leurs tyrans. Cette conlj[3iration fut conduite avec .tant de fecret, quç la veille de l'exécution

J78 Histoire philosophiqu e la colonie étoit fans défiance. Mais comme fi la générofité devoit toujours être la vertu des malheureux, un des chefs du complot en avertit l'on maître. Des lettres aufîi-tôt ré- pandues dans toutes les habitations, arrivèrent à tems. On arrêta la nuit Suivante les efclaves dans leurs loges ; les plus coupables furent exécutés dès le peint du jour , & cet afte de févérité fît tout rentrer dans la foumiffion, . ïx. Elle ne s'eft pas démentie depuis; &cepen-

Etatadiiel ^^^it j^ colonie a prodigieufement déchu de

tle la Bar- - . r < - ' r- ■> a. '

feaile. ^^^ ancienne prclpente. Ce n elt pas qu on

n'y compte encore dix mille blancs & cin- quante mille noirs : mais les récoltes ne ré- pondent pas à la population. Elles ne s'élè- vent pas dans les meilleures années au-defTus de' vingt millions pefant de fucre, & relient très-fouvent au-delTous de dix millions. Encore , pour ol^tenir ce fçible produit, faut-il faire des dépenfes beaucoup plus confidéra- bles que n'en exigeoit un revenu double dans les premiers tems.

Le fol de la colonie , qui n'ell: qu'un rocher de pierre calcaire recouvert de fort peu de terre ", ell entièrement uie. Tous les ans il faut l'auvrir à une affez grande profondeur^

DES DEUX Indes. 379

S: remplir de fumier les trous qu'on a faits. Le plus ordinaire de ces engrais eil le varecf, que le flux jette périodiquement à la cote. C'eil dans cette herbe marine que les cannes font plantées. La terre n'y fert guère plus à la production que les caiffes dans lefquelles (ont mis les orangers%h Europe.

Le fucre , qui fort de fes cultures , a géné- ralement fi peu de confiflance , qu'on ne peut l'expédier brut, & qu'il a fallu le terrer: méthode qu'on ne fuit pas dans les autres établiffemens Anglois , quoiqu'elle n'y foit pas prohibée , comme plufieurs écrivains l'ont avancé. Ce qui prouve encore mieux fa mauvaife qualité , c'eft qu'il fe réduit en melaffe beaucoup plus que par-tout ailleurs. Les féchereffes , qui fe répètent fouvent à la Barbade , depuis qu'elle eft entièrement dé- couverte , mettent le comble aux malheurs des habitans de cette ifle , autrefois fi flo- riffante.

Aufîî , quoique les taxes annuelles ne paf- fentpas 136,291 livres, payées par une foible capitaticn fur les noirs & quelques autres impofitions , les colons font-ils réduits à une médiocrité qui approche de l'indigence. Cette

580 Histoire philosophkiue

litiiation les empêche d'abandonner le foin de leurs plantations à des fubalternes , pour aller habiter des climats plus doux. Elle les rend même inhumains envers leurs efclaves , qu'ils traitent avec une cruauté inconnue dans les autres colonies.

Aux ifles du Vent , la Barbade étoit naguère la feule pofTeiTion Britannique qui fïit com- merçante. Les navires qui venoient d'Afrique, y abordoient généralement. Ils livroient leur cargaifon entière à un feul acheteur & à un prix commun , fans diftinguer dans le marché ni rage , ni le fexe. Ces nègres , que les négocians avoient achetés en gros , ils les vendoient en détail dans Tifle même, ou dans les autres établiffemens Anglois ; & le rebut étoit introduit clandeftinement ou à décou- vert dans les colonies des autres peuples. Ce grand mouvement a beaucoup diminué depuis que les autres iiles Britanniques ont la plupart voulu recevoir leurs efclaves di- reâement de Guinée , & fe font foumifes à Fufage établi de les payer en lettres-de- change à quatre-vingt-dix jours de vue. On a depuis étendu à un an ce crédit trop limité , & très-fouvent il a fallu le proroger encore*

DES DEUX Indes", 3S* Antérieurement à cette révolution , il cir- culoit un affez gros numéraire à la Barbade. Le peu d'argent qu'on y voit encore aujour- d'hui efl tout Efpagnol , regardé comme mar- chandife , & ne fe prend qu'au poids. La marine , qui appartient en propre à cet éta- bliflement, confifte en quelques bateaux né- cefiaires pour fes diverfes correfpondances, & en une quarantaine de chaloupes , em- ployées à la pêche du poiffon volant.

La Barbade eu. aiïez généralement unie, & , à l'exception d'un très-petit nombre de ravins, par-tout fiifceptible de culture. Ce n'efl qu'au centre que le terrein s'élève in- fenfiblement &: forme une efpèce de mon- tagne couverte jufqu'à fon Ibmmet de plan- tations commodes & agréables ; parce que , comme les autres , elles furent toutes formées dans des tems d'une grande opulence. L'ifle neR point arrofée : mais les fources d'eau potable y font affez communes ; de très-beaux chemins la coupent d'une extrémité à l'autre. Ils aboutiffent à Bridgetown , ville mal fituée mais bien bâtie , font embarquées les denrées qu'on doit exporter , quoique ce ne foit qu'une rade ouverte à plufieurs vents.

3§2 Histoire philosophique X. La colonie , partagée en onze paroiffes ^

ta Barbade i^'ofFre pas une pofition l'on pût arrêter ceptiblc " " ^^^ ennemi qui feroit débarqué ; & le débar- d'une gran- quement , impofTible dans plufieurs points dedéfenfe? ^^^ ^.^^^ ^ ^^ très-praticable en d'autres,

malgré les redoutes & les batteries placées pour l'empêcher. Les gens de l'art penfent que le plus fur moyen de faire réuffir une attaque feroit de la former entre la capitale & le bourg de Holetown.

Cette entreprife exigeroit des forces plus confidérabîes qu'on ne feroit porté à le pen- fer , en confidérant que la Earbade n'a point de troupes régulières. Elle efl: remplie de petits cultivateurs braves , adifs , accoutu- més aux exercices militaires , & qui vraifem- blablement ne feroient guère moins de réfif- tance qu'une milice mercenaire. C'eft de l'Europe que devroit partir l'armement def- tiné à faire cette conquête. Si on le formoit à la Martinique ou à quelque autre établifîe- ment fîtué fous le vent , les efcadres Angloifes, qui feroient dans ces parages , pourroient bloquer le port , dans lequel fe prépareroit l'expédition , ou bien arriver à tems à la Barbade , pour troubler ks opérations de- l'aiTailiant.

DES DEUX Indes, 383 Cette ifle efl au vent de toutes les autres; & cependant on ne fauroit tirer de grands avantages de la pofition confidérée militai- rement. Elle n'a que des rades foraines; &, quoique moins expofée aux tempêtes & aux ouragans que les parages voifins , elle n offre dans aucun tems un afyle fur aux vaiifeaux de guerre , & moins encore dans les fix derniers mois de l'année oii la mer eft plus orageufe. Aufli la métropole n'y- a-t-elle formé aucun établiflement de marine. Les efcadres nationales n'y font jamais en dation. S'il y en paroît quelquefois , ce n'eft que pour peu de tems. Ceft ainfi qu'en 176 1 & en 1762 , on y raffembla au mois de janvier & de février , dans la belle faifon , les flottes deftinées à s'emparer de la Martinique & de la Havane.

5CT'

Antigoa qui a une forme circulaire & en- E^^nemens

viron vingt milles de long , fut trouvée arrivés dans

tout-à-fait déferte par le petit nombre de p"Jjf,^jgj^5

François qui s'y réfugièrent , lorfqu'en 1628 & charges

ils furent chaffés de Saint-Chriilophe par les ''^ <^^"^

Efpagnols. Le défaut de fources qui , lans ^ance dont

doute, avoit empêché les fauvages de s'y elle efl pour

, , ,. ^ r ' ^ ,/^ . , la Grande-

etablir , en ût fortir les nouveaux réfugies , greta-ne.

3^4 IÎÏSTÙIR.E FHÎLOSOPHKIU E

auffi-tôt qu'ils purent regagner leurs pre- mières habitations. Quelques Anglois , plus errtreprenans que les François & les Caraïbes, fe flattèrent de furmonter ce grand obilacle , en recueillant dans dci citernes Teau de pluie ; & ils s y fixèrent. On ignore en quelle année précifément fut commencé cet établiiTement: mais il eilproiiyé qu'au mois de janvier 164O, on y voyoit une trentaine de familles.

Ce nombre n étoit guère augmenté , lorf- que le lord Willoughby , à qui Charles II venoit d'acorder la propriété d'Antigoa, y fit pafler à fes frais , en 1666, un affez grand nombre d'habitans. Le tabac , Tindigo , le gingembre, qui feuls les occupoient, ne les auroient jamais vraifemblablement enrichis, fi le colonel Codrington n'eût porté en î68o dans rifle, qui étoit rentrée au domaine de ia nation , une fource de profpérité par Fin- troduélion du fucre. Celui qu elle produifit d'abord fut noir , acre & grofiier. On le dé- daignoit en Angleterre ; & il ne trouvoit des débouchés qu'en Hollande & dans les villes Anféatiques , il fe vendoit beaucoup moins que celui des autres colonies. Le travail plus opiniâtre , l'art plus ingénieux que la nature

n'eil

DES DEUX Indes, 3^^

U^eù. rebelle , donnèrent avec le tems à cette denrée ce qui lui manquoit de prix & de per- fedion. L'ambition de tous fut alors de la multiplier. Ce foin occupoit trois mille cinq cens trente-huit blancs & vingt-fept mille quatre cens dix-huit noirs en 1741. Depuis cette époque , le nombre des hommes libres a beaucoup diminué > & celui des efclaVes s'eû. accru confidérablement. Leurs travaux: réunis font naître dix-huit ou vingt millions pefant de fucre brut & une quantité de rum proportionnée. Ce revenu diminue confidé- rablement dans les années trop fouvent répé- tées , la fécherefîe afflige la colonie qui ^ par cette raifon , tiî fort endettée.

C'efl à Saint-Jean , fitué à Toueft de Tifle , que font tous les tribunaux. C'cil aufîi dans ce bourg que s'cft concentrée la plus grande partie du commerce. Malheureiifement fon port eft fermé par une barre fur laquelle il ne refte que douze pieds d'eau. Si elle diminue encore, les navigateurs prendront leur char- gement au nord de la colonie , dans la rade de Parham , beaucoup meilleure que celle qu ils fréquentent , mais infiniment moins commode pour la réunion des denrées. Tome FIL Bb

Histoire philosophique

Un grand intérêt doit exciter TAngleterre à prévenir par tous les moyens pofTibles , la décadence d'un fi précieux établiflement. C'ell: l'unique boulevard des nombreufes & petites illes qu'elle occupe dans ces parages. Toutes ont les yeux fixés fur Antigoa & fur le Havre Anglois , port excellent mouillent les forces navales chargées de leur fureté , & cil les efcadres trouvent réunis dans des arfenaux & des magafms très-bien entendus, les objets néceffaires pour affurer leurs opé- rations. L'entretien des médiocres fortifica- tions qui entourent les deux principales rades; une partie de la folde des fix cens hommes chargés de leur défenfe; les frais qu'entraîne l'artillerie : ces dépenfes fout à la charge de la colonie , & abforbent les deux tiers des 272,582 liv. qu'elle efl obligée de demander annuellement à fes habitans.

C'efl un trop grand fardeau. Pour en di- minuer le poids , l'afTemblée de l'ifle imagina de mettre une taxe fur tous ceux de fes pro- priétaires qui réfideroient en Europe : mais la métropole annulla un règlement qui blef- foit ouvertement la liberté individuelle. Alors la colonie ordonna que les cultivateurs

DES DEUX Indes, 387

auroîent à Tavenir fur leurs plantations un blanc ou deux blanches pour chaque trentaine de noirs. Cette loi qui fut adoptée par plufieurs autres ifles n'eft guère obfervée , parce qu'il en coûte moins cher pour la violer que pour entretenir des êtres libres dont les foins ne font pas indifpenfables. Aufii les amendes réglées , pour en punir la tranfgrefllon , font- elles devenues une des plus grandes reffources du tréfor public de cet établiffement.

Son corps légiflatif a quelquefois montré un courage remarquable. Les ifles Angloifes n'ont point de monnoies qui leur foient pro- pres. Celles qu'on y- voit circuler font toutes étrangères. La métropole crut en devoir régler la valeur au commencement du fiècle. Cet arrangement fut jugé contraire à l'intérêt de la colonie- qui les établit elle-même fur un pied plus haut. 11 étoit raifonnable de penfec que le parlement annuUeroit un r.cle fi con- traire à fon autorité. Les avocats s'engagè- rent, fi cet événement arrivoit, de ne jamais prêter leur miniflère à aucun de ceux qui auroient refufé de prendre les efpèces au prix fixé par l'afTemblée.

Une autre occafion développa encore

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■388 Histoire philosophique

mieux refprit qui régnoit à Antigoa. Son gouverneur , le colonel Pach , bravant éga- lement les loix', les mœurs & les bienféancesy ne connoifîbit ni frein ni meliire. La colonie demanda & obtint Ton rappel. Comme il ne le dirpolbit pas à partir 7 plufieurs des plus confidérables habitans allèrent lui faire de très-vives repréfentations fur cette efpèce de défobéifiance. Ses gardes les repouffent avec brutalité. On prend les armes. Le tyran eft attaqué dans fa maifon , & meurt percé de mille coups. Son cadavre jette nud dans la rue , efl mutilé par ceux dont il avoit désho- noré la couche. La métropole , plus tou- chée des droits facrés de la nature , que jaloufe de fon autorité , détourne les yeux d'un attentat que fa vigilance auroit prévenir, mais dont Téquité ne lui permettoit pas de tirer v^engeance. Ce n'eft que la tyrannie qui , après avoir excité la rébellion , veut l'éteindre dans le fang des opprimés. Le machiavélifme , qui enfeigne aux princes l'art de fe faire craindre & détefler , leur ordonne d'étouffer les vidimes dont les cris impor- tunent. L'humanité prefcrit aux rois la julHce dans la légiflation , la douceur dans l'admi-

DES DEUX Indes, 3891 îiiftratîon , la modération pour ne pas occa- fionner les foulèvemens , & la clémence pour les pardonner. La religion ordonne l'obéif- iance aux peuples : mais avant tout , Dieu commande aux princes l'équité. S'ils y man- quent , cent mille bras , cent mille voix s'élè- veront contre un feul homme, au jugement du ciel & de la terre.

Le confeil d'Antigoa n'étend pas fa jurif- ^liftion fur les ifles voifines qui ont toutes leurs aifemblées particulières : mais fon chef l'eft aulTi des autres , excepté de la Barbarie , qui , à caufe de fa pofition & de fon impor- tance , a mérité d'être diftinguée. Ce com- mandant général doit faire tous les ans Tinf- peftion des lieux fournis à fon autorité ; & c'eft par Montfcrrat qu'il commence ordinai- rement fa tournée.

Cette ifle , reconnue en 1493 P^^ Colomb XIT. &: occupée en 1632 par les Anglois , n'a y^<j„,^"i?éta- que huit ou neuf lieues de circonférence. bUffement Les fauvaees qui y vivoient paifiblement en /"'"'^ ''".

^ ^- J r les An>^lois

furent , félon l'ufage , chafTés par les ufurpa- à Montfer- teurs. Cette injuftice n'eut pas d'abord des "'• fuites fort heureufes. La marche du nouvel établiffement fut long-tems fi lente , que

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390 Histoire philosophique

cinquante-fîx ans après fa fondation , on y comptoit à peine fept cens habitans. Ce ne fut que vers la fin du fiècle que la populatiori en blancs & en noirs devint ce qu'elle pou- voit être dans une pofTêlîîon fi refferrée. Des cannes furent alors fubftituées aux denrées de peu de valeur qui avoient fait languir leurs cultivateurs dans la mifère. La guerre & les élémens renverfèrent , à plufieurs reprifes , les efpérances les mieux fondées, & forcèrent les colons à contraûer des dettes qui ne font pas encore acquittées. A l'épo- que où nous écrivons , la vigilance de mille perfonnes libres & le travail de huit mille efclaves font naître cinq à fîx millions pefant de fucre brut fur de petites plaines ou dans des vallons que fertilifent les eaux tombées des montagnes. Un des défavantages de cette îfle , la dépenfe publique ne pafTe pas annuellement 49,887 livres , c'eû qu elle n'a pas une feule rade les chargemens , les déchargemens foient faciles. Les navires même feroient en danger fur fes côtes , fi ceux qui les conduifent n'avoient l'attention, lorfqu ils voient approcher les gros tems , de prendre le large ou de fe retirer dans les ports

DES DEUX Indes, 39Ï

voifms. Nièves eu expofée au même incon- vénient.

L'opinion la plus généralement reçue eft Xlir. que cette ifle fut occupée en 1628 par les ^^"•"s^"-

* ^ ^ ciennes &

Anglois. Ce n'efl proprement qu'une mon- état aftnel taene très- haute , & d'une pente douce , ''^ J'*^^ '^^

° ^ A y Nieves,

couronnée par de grands arbres. Les plan- tations régnent tout autour; & commençant au bord de la mer , s'élèvent prefque jufqu'au Commet. Mais à mefure qu'elles s'éloignent de la plaine , leur fertilité diminue , parce que leur fol devient plus pierreux. Cette ifle efl: arrofée de nombreux ruiffeaux. Ce feroit des fources d'abondance , fl dans les tems d'orages il ne fe changeoient en torrens, n'entraînoient les terres , & ne détruifoient les tréfors qu'ils ont fait naître.

La colonie de Nièves fut un modèle de vertu , d'ordre & de piété. Elle dut ces mœurs exemplaires aux foins paternels de fon pre- mier gouverneur. Cet homme unique exci- toit , par fa propre conduite , tous les habitans à l'amour du travail , à une économie raifon- nable , à des délaffcmens honnêtes. Celui qui.commandoit, ceux qui obéiffoient: tous n'avoient pour règle de leurs actions , que la

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"592 IiISlÙÎRE PHJLOSOPHKIUÉ

plus rigide équité. Les progrès de ce finguliet établiflement furent fi conlidérables , que quelques relations n'ont pas craint d'y comp- ter jurqu'à dix mille blancs , jurqu'à vingt mille noirs. Le calcul d'une pareille popula- tion , fur un terrein de deux lieues de long & d'une de large , fut-il très-exagéré, n'en fup- pofe pas moins un effet extraordinaire , mais infaillible , de la profpérité qui fuit la vertu . dans les fociétés bien policées.

Cependant la vertu même ne met ni l'hom- me ifolé , ni les peuples , à Fabri des fléaux de la nature , ou des injures de la fortune. En 1689 , une afîreufe mortalité moiffonna la moitié de cette heureufe peuplade. Une efcadre Françoife y porta le ravage en 1706, & lui ravit trois ou quatre mille efcîaves. L'année fuivante , la ruine de cette ifle fut confommée par le plus furieux ouragan dont on ait confervé le fouvenir. Depuis cette fuite de défaflres , elle s'efl un peu relevée. On y voit fix cens hommes libres & cinq mille efcîaves , dont les iinpofitions ne paiïent pas 45,000 livres , & qui envoient à l'An- gleterre trois ou quatre millions pefant de îmxQ brut , que les navigateurs chargent en

DES DEUX Indes. 393* totalité fous les murs de la jolie ville de Charles-Town. Peut-être ceux qui s'affligent le plus de la deftrudlion des Américains & de la fervitude des Africains , feroient-ils un peu confolés , fi les Européens étoient par-tout auffi humains que les Anglois l'ont été à Nièves ; û les ifles du Nouveau-Monde étoient toutes aufîi-bien cultivées à propor- tion : mais la: nature & la fociété voient peu de ces prodiges.

Saint-Chridophe fut le berceau de toutes xiv. les colonies Angloifes & Françoifes du Nou- ^- ^^^rifto-

,, , , , . . , phe,d'aborii

veau-Monde. Les deux nations y arrivèrent partagé en- le même jour, en 1625. Elles fe partagèrent ^^^ ^^s An. l'iile ; elles fignèrent une neutralité perpé- ^^^^^ ^^^ tuelle; elles fe promirent des fecours mutuels refte à la contre l'ennemi commun : c'étoit rEfpagnol ^^"'^"

^ ° Bretagne.

qui , depuis un fiècle , envahiffbit ou troubloit

l'un & l'autre hémifphères. Malheureufement,

par une convention peu réfléchie , oji avoit

iaifTé en commun la chafTe , la pcche , les bois,

les rades , les falines. Cet arrangement mêloit

trop des hommes qui ne pouvoient s'aimer;

&la jaloufie divifa bientôt ceux qu'un intérêt

momentané avoit unis. Cette funefle pafTion

enfantoit tous les jours des querelles , des %

594 Histoire phïlosophiq^ue

combats , des dévaftations : mais c'éîoient des animofités particulières , dont les goii- vernemens refpedifs ne s'occupoient pas. Des caufes plus graves ayant, en 1666, allumé entre les métropoles des guerres qui remplirent prefque fans interruption le refte du fiècle , leurs fujets de Saint-Chriftophe fe battirent avec un acharnement qu'on ne retrouvoit pas ailleurs. Tantôt vainqueurs, tantôt vaincus , ils fe chafioient tour-à-tour de leurs plantations. Cette alternative , fi long-tems balancée , de fuccès & de difgraces» finit, en 1702, par Texpulfion des François auxquels le traité d'Utrech ôta tout efpoir de retour.

Ce facrifice devoit peu coûter à un peuple qui ne s'étoit jamais férieufement occupé du foin de faire naître des produôions fur fon domaine. La population s'y réduifoit à fix cens foixante-fept blancs de tout âge & de tout fexe , à vingt -neuf noirs libres , à fix cens cinquante-neuf efclaves. Cent cinquante- fept chevaux , deux cens foixante-cinq bêtes à corne , form.oient les troupeaux. Elle ne cultivoit qu'un peu de coton & d'indigo; elle n'avoit qu une ikcrerie.

DES DEUX Indes. 39c

Quoique l'Angleterre eût fu depuis long- XV. îems mieux faire valoir fes droits dans cette ^?^.^"*^ ^*^'

,, , Chriftophe

ifle , elle ne profita pas d abord de la ceflion eft devenu qui la lui laiffoit toute entière. Sa conquête f«"siado-

"7 . , , mination

fut long-tems en proie a des gouverneurs Britanni-

avides, qui vendoient les terres à leur profit, 1"^-

ou qui les diflribuoient à leurs créatures ,

fans pouvoir garantir la durée de la vente ou

de la conceflion , au - delà du terme de leur

adminiflration. Le parlement fit enfin cefier

ce défordre. ïl ordonna que toutes les terres

fuflent mifes à l'encan , & que le prix en fut

porté aux caiffes de l'état. Depuis cette fage ^

difpofition, les pofiefîions nouvelles fiirent

cultivées comme les anciennes.

L'ifle , qui efl généralement , mais très- inégalement étroite, peut avoir une furface de trente-fix lieues quarrées. Des monts enîaffés , flériles , quoique couverts de ver- dure & qui occupent le tiers du terrein, la coupent dans prefque toute fa longueur. Du pied de ces montagnes fortent une infi- nité de fources qui , la plupart , tariffent malheureufement dans la faifon fèche. On voit éparfes dans la plaine , des habitations

59^ Histoire Tnitosoviii<ivz

agréables , propres , commodes , ornées d'avemies, de fontaines Se de bofqiiets. Le goût de la vie champêtre , qui s'eft plus con- fervé en Angleterre que dans les autres con- trées de FEurope civilifée , eft devenu une forte de paffion à Saint- Chriilophe. Jamais on n'y fentit la néceflité de fe réunir en petites affemblées , pour tromper Tennui; & fi les François n'y avoient laifTé une bourgade leurs mœurs régnent encore, on n'y con- noîtroit point cet efprit de fociété qui enfante plus de tracafferies que de plaifirs ; qui , nourri de galanterie , aboutit à la débauche ; qui commence par les joies de la table , & finit par les querelles du jeu. Au lieu de ce fimu- lacre d'union , qui n'eft qu'un germe de divi- lion , les repréfentans des propriétaires , pref- que tous fixés en Europe , vivent au nombre de dix-huit cens fur les plantations , dont , par les bras de viiigt-quatre à vingt-cinq mille efclaves , ils arrachent dix-huit millions pefant d'un fucre brut , le plus beau du Nouveau- Monde. Ce produit met la colonie en état de fournir aifément aux dépenCes publiques , qui ne paffent pas annuellement 68,145 liv, 10 fols.

DES DEUX Indes. 197

C'eft à Saint-Chriftophe que le paffa , en XVL ^756, une fcèiie digne d'être racontée. Dép'orables

Un nègre fut affocié dès l'enfance aux '^^^'^••«nhes

, . arrivi5os à

jeux de Ion jeune maître. Cette familiarité , St. Chiifto* communément fi dangereufe , étendit les idées ^^^' de Tefclave , fans altérer fon caractère. Quazy mérita bientôt d'être choifi pour diredeur àes travaux de la plantation ; & il m.ontra , dans ce pofte important , une intelligence rare & un zèle infatigable. Sa conduite & fes talens augmentèrent encore fa faveur. Elle paroifToit hors de toute atteinte , lorfque ce chef des atteliers , jufqu'alors li chéri & li diftingué , fut foupçonné d'avoir manqué à la police établie , & publiquement menacé d'une punition humiliante.

Un efclave , qui a long-tems échappé aux châtimens , infligés trop facilement & trop fouvent à Ïqs pareils , ell infiniment jaloux de cette dillinûion. Quazy , qui craignoit l'opprobre plus que le tombeau & qui ne fe flattoit pas de faire révoquer par (ts fuppli- cations l'arrêt prononcé contre lui , fortit , à l'entrée de la nuit , pour aller invoquer une médiation puifTante. Son maître l'apper- çut malheureufement , & voulut l'arrêter.

398 Histoire philosophique On fe prend corps à corps. Les deux cham- pions, adroits & vigoureux, luttent quelques momens avec des fuccès variés. L'efclave terraffe à la fin fon inflexible ennemi , le met hors d'état de fortir de cette fituation fâcheufe, & lui portant un poignard fur le fein , lui tient ce difcours :

« Maître , j'ai été élevé avec vous. Vos » plaifirs ont été les miens. Jamais mon cœur » ne connut d'autres intérêts que les vôtres. » Je fuis innocent de la petite faute dont on » m'accufe ; & quand j'en aurois été coupable, » vous auriez me la pardonner. Tous m^ » fens s'indignent au fouvenir de l'afiront » que vous me prépariez ; & voici par quels » moyens je veux l'éviter ». En difant ces mots , il fe coupe la gorge , & tombe mort fans maudire un tyran qu'il baigne de fon fang.

Dans la même ifle , l'amour Sl l'amitié fe font fignalés par une tragédie , dont la fable & l'hiiloire n'avoient point encore fourni l'exemple.

Deux nègres , jeunes , bien faits , robulles, courageux , nés avec une ame rare , s'aimoient depuis l'enfance. AlTociésaux mêmes travaux.

DES DEUX Indes, 399

jîs s'étoient unis par leurs peines , qui , dans l8s cœurs feniibles , attachent plus que les plaifirs. S'ils n'étoient pas heureux , ils fe confoloient au moins dans leurs infortunes. L'amour, qui les fait toutes oublier, vint y mettre le comble. Une négreffe , efclave comme eux , avec des regards plus vifs fans doute & plus brûlans à travers un teint d'ébène que fous un front d'albâtre , alluma dans ces deux amis une égale fureur. Plus faite pour infpirer que pour fentir une grande pafîion, leur amante auroit accepté Fun ou l'autre pour époux : mais aucun des deux ne vouloit la ravir , ne pouvoit la céder à fon ami. Le tems ne fit qu'accroître les tourmens qui dévoroient leiirame , fans aftbiblir leur amitié ni leur amour. Souvent leurs larmes couloient amères & cuifantes , dans les embrafTemens qu'ils fe prodiguoient à la vue de l'objet trop chéri , qui les dcfefpéroit. Ils fe juroient quelquefois de ne plus l'aimer , de renoncer à la vie plutôt qu'à l'amitié. Toute l'habi- tation étoit attendrie par le fpcdacle de ces combats déchirans. On ne parloit que de l'amour des deux amis pour la belle né- greffe.

400 Histoire ph i losophi<iue

Un jour ils la fuivirent au fond d'un bois. Là, chacun des deux l'embrafie à l'envi , la ferre mille fois contre fon cœur, lui fait tous le-s fcnncns, lui donne tous les noms qu'in- venta la tendreffe ; & tout-à-coup, fans fe parier , fans fe regarder , ils lui plongent à la fois un poignard dans le fein. Elle expire ; & leurs larmes , leurs fanglots , fe confondent avec fcs derniers foupirs. Ils rugiifent. Le bois retentit de leurs cris forcenés. Un efclave accourt. Il les voit de loin qui couvrent de leurs baiferslavidimede leur étrange amour. Il appelle , on vient , & l'on trouve ces deux amis qui , le poignard à la main , fe tenant embraflcs fur le corps de leur malheureufe amante , baignés dans leur fang , expiroient eux-mêmes dans les flots qui ruiffeioient de leurs propres bleflures.

Ces amans , ces amis étoient dans les fers. C'eft dans cette condition aviliffante , que naiffent des adions dignes d'étonner l'univers. Malheur à celui que l'énergie de cet amour féroce ne fait pas frémir d'horreur & de pitié. La nature Ta formé , non pas pour l'efclavage des nègres , mais pour la tyrannie de leurs maîtres. Cet homme aura vécu fans comrai-

féradcnj.

DES DEUX Indes, 4Ô*. (eration, il mourra l'ansconfolation ; il n'aurct jamais pleuré , jamais il ne.lera pleuré.

La Barboude , qui appartient toute entière ^VÏT à la famille de Codrington , & dont îa circon- Particula- férence eft de lix à fept lieues , a des côtes "^" "^ * dangereufes. C'efl peut-être ,, de toutes les ifles de l'Amérique , la plus unie. Les arbreS' qui la couvrent font foibles & peu élevés , parce qu'il ne s'y trouve jamais plus de lix ou fept pouces de terre , fur une couche de pierre à chaux. La nature y a placé une grande abondance de tortues ; un caprice y a fait envoyer des bêtes fauves & plulieurs efpèces de gibier ; le hafard y a rempli les bois de pintades & d'autres volailles , échappées des navires dans quelques naufrages. Sur ce fol , font nourris des bœufs , des chevaux , des mulets, pour les travaux des établiiiemens voifms. On n'y connoît d'autre culture que celle de l'herbe de Guinée , néceffaire pour la nourriture de ces nombreux troupeaux 9 dans les faifons oii les pâturages manquent. Sa population fe réduit à trois cens cinquante efclaves , & au petit noniljre d'hommes libres 9 chargés de les conduire. Cette propriété par- ticulière ne paie aucun tribut à la nation, Tonu FÎL Ce

4C2 Histoire philôsophtqvé

quoiqu'elle foit foumife aux tribunaux d'An-» tigoa. L'air y eft très-pur & très-fain. Autre- fois , les infirmes des autres iiles AngloireS lalloient refpirer , pour arrêter le progrès de. leurs maux , ou pour rétablir leurs forcesJ Cet ufage a ceffé, depuis que quelques-uns d'entre eux fe font permis des chaffes def* trudives.

Quoi , pour nourrir des animaux , on laif- fera périr des hommes ! Comment fouffre-t-on que cet ufage atroce qui attire les impréca- tions de prefque toute l'Europe fur les fou- verains , fur les feigneurs de nos contrées ,' s'établiffe au-delà des mers ! Je l'ai demandé, & l'on ma répondu que Tifle appartenoit aux Çodringtons , & qu'ils avoient le droit de difpofer de leur propriété à leur fantaifie.' Je demande à préfent fi le droit , facré fans doute, de la propriété n'a point de limites? û ce droit n'efl pas dans mille circondances , facrifîé au bien public ? fi celui qui pofTède une fontaine peut refufer de l'eau à celui qui fe meurt de foif ? fi un Codrington mangeroit d'une de ces précieufes pintades , qui auroit coûté la vie à fon compatriote , à ion fem- blable ? fi celui qui feroit convaincu d'avoir

DES DEUX Indes. 40^

laiffé mourir un malade à fa porte , feroit fiiffifamment puni par l'exécration générale, & s'il ne mériteroit pas d'être traîné au tri- bunal des loix comme afTafîin ? PoiTeffeur de h. Barboude , vous l'êtes de tous ceux à qui vous avez enlevé la falubrité de l'air , qui les auroit confervés ; & fi vous nen êtes pas défefpéré en mourant , c'eil que vous braverez au fondducœurlajuflice divine. Hâtez- vous de rappeller cet impudique repréfentant , qui alarmé pour un ferrail de mulâtreffes , qui feit , dit-on fes délices , pourluit à la rigueur l'exécution de votre barbare défenfe.

L'Anguilîe a fept ou huit lieues de long, XVIir. fur une lars;eur très-inée:ale , mais qui n'excède ,,^ coiome

. , . . d'AngiuUe

jamais deux lieues. On n'y voit ni monta- eft très-mi- gnes, ni bois, ni rivières. Son fol n'eil que 5^°^'^^^^' ^ de la craie. peut pas

Quelques vagabonds Anglois s'établirent changer. , iur ce rocher poreux & friable, vers l'an 1650. Après un travail opiniâtre , ils arrachèrent enfin à cette efpèce de tuf un peu de coton , un peu de millet & quelques patates. Six veines de terre végétale , qu'on découvrit avec le tems, reçurent des cannes qui, dans les meilleures récoltes , ne donnent que

Gc 2

^o4 Histoire ph îlosophiqué

cinquante milliers de fucre , &n'en procliiifenS quelquefois que cinq ou iix milliers. Ce qu2 fort de plus de la colonie y a été porté clandeiiinement de Sainte-Croix , les liabitans d'Anguille ont formé plufieurs plan- tations.

Dans les années de fécherefle , qui fe répè- tent trop fouvent , Fiile ne trouve éts ref- fources que dans un. étang dont on livre le fel aux nouveaux Angîois, & dans la vente des moutons & des chèvres, qui.réuffilTent mieux fous ce climat fec , fur ces plaines arides , que dans le refle de FAmérique.

Anguille ne compte que deux cens per- fonnes libres & cinq cens efcîaves. Elle a cependant une afTem^blée & même un chef, toujours choili par les habitans & confirmé par le gouverneur d'Antigoa. Un étranger, envoyé pour conduire ce foible établilTe- ment , feroit infailliblement repouffé par des hommes "qui ont confervé quelque chofe du cara^l:ère indépendant & des mœurs un peu fauvages de leurs pères.

Les côtes de Tifle n'offrent que deux rades ; & encore n'y a-t-il que de très-petits bateaux qui puiffent y mouiller. L'une & l'autre font

verncment.

DES DEUX Indes, 405* protégées par quatre canons , qui , depuis un demi-iiècle , font hors de tout fervice.

Les Vierges font un grouppe d'une foixan- xîX. taine de petites ifles , la plupart montueufes, Tortola cft ieches & arides , les Efpagnols de Por- ifles^Y^r- toric péchèrent long-tems feuls , des tortues ges que les qui V étoient très-abondantes. Les Hollan- "^ "'^ ,^.

1 J aient ciilti-

dois venoient d'y commencer un petit éta- vée. Rcpro- bliffement à Tortola, une des meilleures & «^heaugou- celle qui a le port le plus fur , lorfqu'en 1666 ils en furent chaffés par les Anglois. Ceux-ci ne tardèrent pas à fe répandre fur les iflots & les rochers voifms. Là, ils vécurent, pendant près d'un fiècle , comme des fauvages, uniquement occupés de la culture du coton. Ce ne fut qu'après la paix de 1748 , que leur activité fe tourna vers le fucre , dont depuis ils ont envoyé affez régulièrement tous les ans quatre ou cinq millions pefant à leur métropole.

Avant cette époque , il n'y avoit eu ni gouvernement régulier , ni culte public a Tortola. L'nn & l'autre ont été établis très- récemment ; & ce qui étoit peut-être plus difficile , on a fait confentir fes habitans à payer au iîfc quatre & demi pour cent , à

Ce 3

4o6 Histoire philosophiq^uê

la fortie de leurs prodiidions. Une adminii^ tration prévoyante aiiroit foUicité un bill , pour afFcrmir les propriétés. Toutes ou la plupart ont été tranfmifes d'une manière aflei irrégulière ; & fi elles étoient juridiquement attaquées , il y a peu de colons qui ne puffent * être légalement ruinés.

Voilà donc à Tortola le gouvernement très-ardent à tirer de l'argent des colons , 8t très-peu fbucieux d'affurer leur bonheur , quoiqu'il ne lui en eût coiité qu'un peu de bienveillance , fans aucun facrifice. Peut-on dire à des hommes dune manière plus im- pudente : «Vous ne nous êtes rien. Payez, » payez encore ; & lorfque vous ne ferez » plus en état de payer, foyez malheureux, » périfiez , mourez ; peu nous importe. L'in- » térêt que nous prenons à votre fort , efl » en raifon des fommes que vous nous four- » niiTez ». On ne tient nulle part ce propos inhumain : mais on a par-tout la même façon de penfer , la même façon d'agir. Par - tout on traite les fujets , comme des mines qu'on ceffe d'exploiter , quand elles ne rendent plus rien. Par-tout on oublie qu'avec un peu de juftice & de proteâion , on les rendroit

DES DEUX Indes, 407

înépuifables. Par-tout les empires fe croient éternels, & ceux qui les gouvernent fe con- duifent comme s'ils n'avoient pas un jour à durer. Le danger de Tortola n'efl pas celui de la Jamaïque.

Cette ifle , qui eu. fous le vent des autres xx. îfles Angloifes , & que la géographie a placée Defcription au nombre des grandes Antilles , peut avoir lue! "^^* quarante-trois ou quarante-quatre lieues de long , & feize ou dix-fept dans fa plus grande largeur. Elle eu. coupée de plufieurs chaînes de montagnes , irrégulières , des rochers affreux font confufément entaffés. Leur fié- rilité n'empêche pas qu'elles ne foient cou- vertes d'une prodigieufe quantité d'arbres de différentes efpèces , dont les racines , pé- nétrant dans les fentes des rochers , vont chercher l'humidité, que laiffent des orages & des brouillards fréquens. Cette verdure perpétuelle , alimentée , embellie par une foule d'abondantes cafcades , forme un prin- tems de toute l'année, & préfente aux yeux enchantés , le plus beau fpe<^acle de la nature. Mais ces eaux , qui , tombant des fommets arides , verfent la fécondité dans les plaines , çnt un goût de cuivre , défagréable & mal-

Ce 4

4o8 Histoire ph iioscpn ique

fain. Le climat eil plus dangereux encore. De toutes les ifîes de FAmérique , c'eft la Jamaïque qui efl la plus meurtrière. On y périt très-rapidement ; & , après deux iiècles de dénichemens , il fe trouve des dillrids très- fertiles , même près de la capitale , un ho^ime libre ne paiTeroit pas la nuit fans une extrême nécefllté. XXI. Colomb découvrit en 1494 cette grande

Les pa- ^^g j^^^-^ ^jî j^Y forma point d'établiffement,

gnols de- _ •'

lent la Huit ans après , il y fut jette par la tempête.

eoiiv

Jamaïque , ^^ perte de fes vaiffeaux , le mettant hors

& s'y éta- 1' r M 1 im , ^

Lliffent u état d en lortir, il implora 1 humanité des quelque ^ fauvages , & il en reçut tous les fecours de

tenis après. , .^, . 1% ^ ^

la commileration naturelle. Cependant ce

peuple qui ne cultivoit que pour les befoins , fe laifa de nourrir des étrangers , qui Fexpo- foient à mourir lui-même de dil'ette , & il s'éloigna peu-^à-peu des côtes. Les Eipagnoîs ne gardèrent plus alors de ménagement avec ces timides Indiens qu ils avoient déjà effa- rouchés par àes aftes de violence ; & ils s'emportèrent jufqu'à prendre les armes con- tre un chef humain & juile qui n'approuvoit pas leurs férocités. Pour fortir de zetto. fitua- tion déiefpéréç 5 Colomb profit^ d'un de c^s

DES DEUX Indes. 409

pliénomènes de la nature oùrhomme de génie trouve quelquefois des reffources pardonna- bles à la néceffité.

Ses connoiflances aftronomiques l'inflirui- fbient qu'il y auroit bientôt une éclipfe de lune. Il fît avertir les caciques voiiins de i'affembler pour entendre des chofes utiles à leur confervation. « Pour vous punir , » leur dit-il d'un air infpiré , de la dureté » avec laquelle vous nous laiffez périr mes » compagnons & moi , le dieu que j'adore va w vous l'rapper de {qs plus terribles coups. » Dès ce foir , vous verrez la lune rougir , ^ puis s'obfcurcir, & vous refuler fa lumière. » Cène fera que le prélude de vos malheurs, » fi vous vous obllinez à m.e refufer des » vivres ».

A peine l'amiral a parlé , que fes prophéties s'accomplifTent. La défolation efl extrême parmi les fauvages. Ils fe croient perdus , de- mandent grâce , & promettent tout. Alors on leur annonce que le ciel, touché de leur repentir , appaife fa colère , & que la nature va reprendre fon cours. Dès ce moment, îes fubfiilances arrivent de tous cotés , & Colomb n'en manqua plus jufqu'à fon départ.

4iO Histoire philosophiq^vé

Ce fut don Diegue , fils de cet homme extraordinaire, qui fixa les Efpagnols à la Jamaïque. En 1 509 , il y fit pafTer de Saint- Domingue , foixante-dix brigands fous la conduite de Jean d'Efquimel. D'antres ne tardèrent pas à les fuivre. Tous fembloiënt n'aller dans cette ifle paifible que pour s'y baigner dans le fang humain. Le glaive de ces barbares ne s'arrêta que lorfqu'il n'y refla pas un feul habitant, pour conferver la mé- moire d'un peuple nombreux , doux , fim.ple & bienfaifant. Pour le bonheur de la terre , fes exterminateurs ne dévoient pas remplacer cette population. Auroient-ils voulu même fe multiplier dans une iile qui ne fournifToit pas de l'or ? Leur cruauté fut fans fruit pour leur avarice ; & la terre qu'ils avoient fouillée de carnage , fembla fe refufer aux efforts d'inhumanité qu'ils firent pour s'y fixer. Tous les établiffemens élevés fur la cendre des naturels du pays , tombèrent à mefure que le travail & le défefpoir achevèrent d'épuifer le refle des fauvages échappés aux fureurs des premiers conquérans. Celui de Sant-Ligo delà Vega , fut le feul qui fe foutint. Les habitans de cette ville , plongés dans

DES DEUX Indes. 411

î'oîiiveté qui fuit la tyrannie après la dévaf-v tation , fe contentoient de vivre de quelques plantations dont ils vendoient le fuperflu aux vaiffeaux qui paffoient fur leurs côtes. Toute la population de la colonie , concentrée au petit territoire qui nourriffoit cette race de deftruûeurs , étoit bornée à quinze cens ef- claves commandés par autant de tyrans ; lorfque les Anglois vinrent enfin attaquer cette ville , s'en rendirent maîtres , & s'y établirent en 165?.

Avec eux y entra la difcorde. Ils en appor- XXÎI. toient les plus funefles germes. D'abord la La jamaï,

, . , 11- quecft coi-

nouvelle colonie n eut pour habitans que qj,j[-g trois mille hommes de cette m.ilice fanatique , les Anglois. qui avoit combattu & triomphé fous les dra- ^f '\ "!^"'

^ r aiTivesdans

peaux du parti républicain. Bientôt ils furent rifle depuis joints par une multitude de royaliftes , qui J"^^^^" efpéroient trouver en Amérique la confola- maitres. tion de leur défaite , ©u le calme de la paix. L'efprit de divifion , qui avoit fi long-tems & fi cruellement déchiré les deux partis en Europe , les fuivit au-delà des mers. C'en étoit affez pour renouveller dans le Nouveau- Monde les fcènes d'horreur & de f;ing tant de fois répétées dans l'ancien. Mais Pcnn &

4îl HlSTOIP.E PHILOSOPHKIUÉ Venables , conqiiérans de la Jamaïque , en avoient remis le commandem-ent à Thomme le plus fage , qui fe trouvoit le plus ancien officier. C'étoit Dodley , qui avoit plié fous l'autorité d'un citoyen vainqueur , mais fans rien perdre de fon attachement pour les Stuarts. Deux fois Cromwel , qui avoit dé- mêlé ces fentimens fecrets , lui fubftitua de fes partifans , & deux fois leur mort replaça Dodley à la tête des affaires.

Les confpirations qu'on tramoit contre lui furent découvertes & difîipées. Jamais il ne laifla impunies les moindres brèches faites à la difcipline. La balance fut, dans fes mains, toujours égale entre la faûion que fon cœur dételloit & celle qu'il aimoit. L'indultrie étoit excitée , encouragée par fes foins , {es confeils & fes exemples. Son défintéreffement appuyoit fon autorité. Content de vivre du produit de fes plantations , jamais on ne réufTit à lui faire accepter des appointemens. Simple & flimJlier dans la vie privée , il étoit dans fa place intrépide guerrier , commandant ferme & févère , fage politique. Sa manière de gouverner fut toute militaire : c'eft qu'il avoit à contenir ou policer une colonie naif-

DES DEUX Indes, 413 fante , uniquement compofée de gens de guerre; à prévenir ou repouffer une invafion des Espagnols , qui pouvoient tenter de re- couvrer ce qu'ils venoient de perdre.

Mais, lorfque Charles II eut été appelle au trône, par la nation qui en avoit p.écipité fon père , il s'établit à la Jamaïque un gou- vernement civil , modelé comme dans les autres iffes , fur celui de la métropole. Ce- pendant , ce ne fut qu'en 1682 que fe forma ce corps de loix , qui tient aujourd'hui la colonie en vigueur. Trois de ces fages flatuts méritent l'attention d^s leâieurs politiques.

Le but du premier eil d'exciter les citoyens à la défenfe de la patrie , fans que la crainte de commetre leur fortune particulière puiffe les détourner du fervice public. Il ordonne que tout dommage fait par l'ennemi , fera payé fur le champ par l'état ; & aux dépens de tous les fujets , fi le fîfc n'y fufîit pas.

Une autre loi veille aux moyens d'aug- menter la population. Elle veut que tout maître de vaiffeau , qui aura porté dans la colonie un Ijomme hors d'état de payer fon paffage , reçoive une gratification générale de 22 liv. 10 f. La gratification particulière

414 Histoire philosophiq^ue eft de l68 liv. 1 5 f. pour chaque perlbnne portée d'Angleterre ou d'Ecoffe ; de 135 liv. pour chaque perfonne portée d'Irlande ; de 78 liv. 1 5 f. pour chaque perfonne portée du continent de l'Amérique ; de 45 livres pour chaque perlbnne portée des autres illes, La troiiîème loi tend à favorifer la culture. Lorfqu'un propriétaire de terres n'a pas la faculté de payer l'intérêt ou le capital de {qs emprunts , fa plantation eft vendue au prix eftimé par douze propriétaires. Sa valeur, quelle qu'elle foit , libère entièrement le débiteur. Mais fi elle excédoit les dettes , on feroit tenu de lui rembourfer le furplus. Cette jurifprudence , qu'on pourroit trouver par- tiale , a le mérite de diminuer la rigueur des pourfuites du rentier & du marchand contre le cultivateur. Elle eil à l'avantage du fol & des hommes en général. Le créancier en foufFre rarement , parce qu'il efl: fur fes gar- des ; & le débiteur en ell plus tenu à la vigi- lance , à la bonne-foi , pour trouver des avances. C'eft alors la confiance qui fait les engagemens, & cette confiance ue fe mérite & ne s'entretient que par des vertus. ^ Le tems a amené d'autres réglemens. On

s ES DE u X In d e s, 4 1 5

Si'apperçiit que les Juifs , établis en grand nombre à la Jamaïque , fe faifoient un jeu de tromperies tribunaux de juftice. Unmagiftrat imagina que ce défordre pouvoit venir de ce que la Bible qui leur étoit préfentée étoit en anglois. Il fut arrêté que ce feroit fur le texte hébreu qu'ils Jureroient dans la fuite , & après cette précaution les faux fermens devinrent infiniment plus rares.

En 1761 , il fut décidé que tout homme qui ne feroit pas blanc ne pourroit hériter que de 13,629 liv. 3 f. 4 d. Ce ftatut déplut à plulieurs membres de TafTemblée qui s'in- dignèrent qu'on voulût ravir à des pères tendres la fatisfadion de laifier une fortune achetée par de longs travaux à une poftérité chérie , parce qu'elle ne feroit pas de leur couleur. On fe divifa , & le parlement d'An- gleterre fe faifit de la conteftation. Un des plus célèbres orateurs de la chambre des communes fe déclara hautement contre les nègres. Son opinion fut que c'étoient des êtres vils , d'une efpèce différente de la nôtre. Le témoignage de Montefquieu fut le plus fort de (es argumens , & il lut avec confiance le chapitre ironique de l'efprit des Loix fuf

4i6 Histoire philosophiq^ue

Tefclavage. Aucun des auditeurs ne foup^. çonna les véritables vues d'un écrivain û. judicieux , & fon nom fubjugua tout le fénat Britannique.

Tout le fénat Britannique ! tout un corps aflemblé pour difcuter les intérêts de la nation & prononcer gravement fur une motion , dont rinjuftice & la déraifon ne m.éritoient que des huées ! Et pourquoi ne pas opiner que ces noirs fuiTent entièrement déshérités ? Si leur couleur autorifoit à les priver d'une portion du bien de leurs pères , pourquoi pas de tous? C'eft par le ridicule , & non par des argumens qu'il falloit combattre des opinions d'une auffi palpable abfurdité. Et quand, contre toute vraifemblance , cciit été le fen- timent de Montefquieu , qu'importoit fon autorité? Du moins falloit-il d'ailleurs s'afïïi- rer du fentiment de cet auteur.

Le bill aiioit s'étendre aux Indiens , lorf- qu'un homme , moins aveuglé que les autres, obferva que ce feroit une injullice horrible de confondre les anciens propriétaires de fifle avec les Africains , & qu'il nen. refioit d'ail- leurs que cinq eu fix familles.

Avant qu'aucune de cesloix eûtétéportée,

la

DES DEUX Indes. 41J ïa colonie avoit acquis une affez grande cé- lébrité. Quelques aventuriers , autant par haîne ou jaloufie nationale, que par inquié- tude d'efprit, & befoin de fortune, attaquè- rent les 'wifl'eaux Efpagnols. Ces corfaires furent fécondés par les foldats de Cromwel, qui , ne recueillant après fa mort que Faver- fion publique attachée à fes cruels fuccès , cherchèrent au loin un avancement qu'ils îi'efpéroLent plus en Europe. Ce nombre fut grofîi d'une foule d'Anglois des deux partis, accoutumés au fang par les guerres civiles qui les avoient ruinés. Ces hommes avides de rapine & de carnage , écumoient les mers , dévafloient les côtes du Nouveau -Monde. C'étoit à la Jamaïque quétoient toujours portées par les nationaux & fouvent par les étrangers , les dépouilles du Mexique & du Pérou. Ils trouv oient dans cette ifle plus de facilité, d'accueil ., de proteftion & de liberté qu'ailleurs ; foit pour débarquer , foit pour dépenfer à leur gré le butin de leurs courfes, C'eft-là que les prodigalités de la débauche les rejettoient bientôt dans la mifère. Cet unique aiguillon de leur fanguinaire induf- trie , les faiibit voler à de nouvelles proies* Tonii FI h I> tl

4iS Histoire philosophique

Ainfi , la colonie profitoit de leurs conti* miellés viciffitudes de fortune ; & s'enri- chiflbit des vices qui étoient la fource & la ruine de leurs tréfors.

Quand cette race exterminante fet éteinte, par fa meurtrière aûivité , les fonds qu'elle avoit laiffés, & qui n'étoient, après tout, dérobés qu'à des ufurpateurs plus injuftes & plus cruels encore , ces fonds devinrent la bafe d'une nouvelle opulence, par la facilité qu'ils donnèrent d'ouvrir un commerce inter- lope avec les poffefîions Efpagnoles. Cette veine de richeffe , qu'on avoit ouverte vers 1672 , s'accrut fucceiîivement , & très-rapi- dement vers la fin du fiècle. Des Portugais, avec un capital de trois millions , dont leur fouverain avoit avancé les deux tiers, s'en- gagèrent, en 1696, à fournir aux fujets de la cour de Madrid, cinq mille noirs, chacune des cinq années que devoit durer leur traité. Cette compagnie tira de la Jamaïque un grand nombre de ces efclaves. Dès-lors , le colon de cette ifle eut des liaifons fuivies avec le Mexique & le Pérou ; foit par l'en- tremife des agens Portugais ; foit par les ca- pitaines de fes propres vaifTeaux employés

n £ s DEUX Indes. 41^

à la navigation de ce commerce. Mais ces iiaifons furent un peu ralenties , par la guerre de la fueceflion au trône d'Efpagne.

A la paix , le traité de TAfliento donna des alarmes à îa Jamaïque. Elle craignit que la compagnie du Sud , chargée de pourvoir de nègres les colonies Efpagnoles , ne lui fermât entièrement le canal & la route des mines d'or. Tous les efforts qu'elle fit pour rompre cet arrangement, ne changèrent poinÉ les mefures du miniiihre Anglois. Il avoit fagement prévu que Fadivité des Aiîientiftes^ donneroit une nauvelle émulation à l'ancien commerce interlope ; & fes vues fe trouvè- rent juiles.

Le commerce prohibé que faifoit la Jamaï- que étoit iimple dans fa fraude. Un bâtiment Anglois feignoit qu'il manquoit d'eau , de bois , de vivres ; que fon mât étoit rompu ^ ou qu'il avoit une voie d'eau , qu'il ne pou- voit ni découvrir , ni étancher , fans fe dé- charger. Le gouverneur permettoit que le navire entrât dans le port & s'y réparât* Mais , pour fe garantir ou fe difculper de toute accufation auprès de fa cour , il faifoit- mettre le fceau fur la porte du magafm oii

Dd 2

420 Histoire philosophique Ton.avoit enfermé les marchandifes du vaif- feau ; tandis qu il reftoit une autre porte non fcellée , par l'on entroit & Ton fortoit les effets qui étoient échangés dans ce com- merce fecret. Quand il étoit terminé, l'é- tranger , qui manquoit toujours d'argent demandoit qu'il lui fut permis de vendre de quoi payer la dépenfe qu'il avoit faite : per- mifîion qu'il eût été trop barbare de refufer. Cette facilité étoit néceffaire , pour que le commandant ou fes agens puiTent débiter im- punément en public ce qu'ils avoient acheté d'avance en fecret; parce qu'on fuppoferoit toujours que ce ne pouvoit être autre chofe que les effets qu'il avoit été permis d'acquérir. Ainfi fe vuidoient & fe répandoient les plus groffes cargaifons.'

La cour de Madrid fe flatta de mettre fin à ce défordre , en défendant Fadmifîîon des bâtimens étrangers dans fes ports , fous quel- que prétexte que ce pût être. Mais les Ja- maïcains , appellant la force au fecours de l'artifice , fe firent protéger dans la conti- nuation de ce commerce par les vaiffeaux de guerre Anglois , qui recevoient cinq pour cent fur tous les objets dont ils favorifoient rintrodu^lion frauduleufe.

DES DEUX Indes. 421

Cependant , à cette violation éclatante & manifefte du droit public , en fuccéda une plus fourde & moins menaçante. Les navires expédiés de la Jamaïque fe rendoient aux rades de la côte Efpagnole les moins fré- quentées : mais fur-tout à deux ports égale- jiient déferts ; celui de Brew à cinq milles de Carthagène , & celui de Grout à quatre milles de Porto-Belo. Un homme qui favoit la langue du pays, étoit mis promptement à terre , pour avertir les contrées voifines de l'arrivée des vaiffeaux. La nouvelle fe répandoit de proche en proche , avec la plus grande célérité , jufqu aux lieux les plus éloi- gnés. Les marchands venoient avec la même dihgence ; & la traite commençoit , mais avec des précautions dont Texpérience avoit enfeigné la nécefîité. L'équipage du bâtiment étoit divifé en trois parties. Pendant que l'une accueilloit les acheteurs avec politeife & veilloit d'un œil attentif fur le penchant & l'adre/Te qu'ils avoient pour le vol ; l'autre étoit occupée à recevoir la vanille , l'indigo , la cochenille , l'or & l'argent des Efpagnols, en échange des efclaves , du vif- argent , des foieries , & d'autres marchandifes qui

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^12 Histoire phi losophkilé leur étoient livrées. En même-tems , la trai- iième divifion retranchée en armes ûir le tillac , veilloit à la fureté du navire & cle l'équipage , ayant foin de ne pas laiffer en.' trer plus de monde à la fois qu'elle n'en pouvoit contenir dans Tordre.

Lorfque les opérations étoient terminées , i'Anglois regagnoit fon ide avec fes fonds qu'il avoit communément doublés , & TEfpa-- gnol fa demeure avec fes emplettes , dont i[ efpéroit retirer un fembîable & même un plus grand bénéfice. De peur d'être découvert , il évitoit les grandes routes & marchoit daiiiS des chemins détournés , avec des nègres qu'il venoit d'acheter & qu'il avoit chargés de marchandifes , diftribuées en paquets , d'une forme & d'un poids faciles à porter.

Cette manière de négocier profpéroit de- puis long-tems au grand avantage des colo- nies des deux nations ; lorfque la fubftitutioii des vaifTeaux de regilire aux gallions ralentit, comme l'Efpagne (e l'étoit propofé , la marche de ce commerce. Il diminua par degrés ; Se dans les derniers tems , il étoit réduit à peu de chofe. Le minidère de Londres , voulant le Vanimer , penfa , en 1766, que le meilleur;

DES DEUX Indes, 423^

«xpédient, pour rendre à la Jamaïque ce qu'elle avoit perdu , étoit d'en faire un port franc.

AufTi-tôt les bâtimens Efpagnols du Nou- Yeau-Monde y arrivèrent de tous les côtés pour échanger leurs métaux & leurs denrées cona'e les manufadures Angloifes. Cet em- preiferaent avoit cela de commode , que le gain , dont il étoit la fource , étoit fins danger & ne pouvoit être Toccalion d'aucune brouil- lerie : mais il falloit s'attendre que la cour de Madrid ne tarderoit pas à rompre une com- munication fi nuifible à fes intérêts. La Grande- Bretagne le penfa ainfi ; & pour continuer à faire couler dans fon fein les richefles du continent voifin , elle jetta fur la côte des Mofquites les fondemens d'une colonie.

Quel que foit un jour le fort de ce nouvel xxill. établiiTement , il ed certain que la Jamaïque Cultures

, , , ,, établie'; à la

S occupa long- tems beaucoup trop d un com^ jamauiue. merce frauduleux , Se trop peu de fes cultures. La première à laquelle les Anglois fe livrèrent fut celle du cacao qu'ils avoient trouvée bien établie par les Efpagnols. Elle profpéra tant que durèrent les plantations de ce peuple qui çn faifoit fa principale nourriture & fon né-,

Vd 4

4i-4 JIl STOIRE PHIL0S0PHI(IUÈ

goce unique. Les arbres vieillirent ; il fallut \qs renouveller : mais foit défaut de foins ou d'intelligence , ils ne réuifirent pas , & oa leur fuWlitua Findigo.

Cette produdionprenoit des accroiflemens confidérables , lorfque le parlement la chargea d'un drcit qu'elle ne pcuvoit porter , & qui en fit tomber la culture à la Jamaïque , com.me dans les autres iflcs Angloifes. Cette im- prudente taxe fut depuis fupprimée; on lui fubftitua même des gratifications : mais cette générofité tardive n'enfanta que des abus. Pour jouir du bienfait , les Jamaïcains con- tradèrent l'habitude qu'ils ont confervée de tirer cette précieufe teinture de Saint- Domingue & de l'introduire dans la Grande- Bretagne comme une richeffe de leur propre fol.

On ne fauroit regarder cçmme entièrement perdue la dépenfe que fait à cette occafion le gouvernement , puifque la nation en pro- fite : mais elle entretient cette défiance & , s'il faut le dire , cette friponnerie que l'efprit de finance a fait naître dans toutes nos légifia- tions modernes entre l'état & les citoyens. Depuis que le magiflrat n'a ceffé d'imaginer

BES DEUX Indes. 425 des moyens pour s'approprier Targent du peuple , le peuple n'a ceffé de chercher des rufes pour fe Ibuftraire à Tavidité du magiftrat. Dès qu'il n'y a point eu de modération dans les dépenfes , de bornes dans rimpofition , d'équité dans la répartition, de douceur dans le recouvrement ; il n'y a plus eu de Icru- pule fur la \'iolation des loix pécuniaires, de bonne-foi dans le paiement des impôts, de franchife dans les engagemens du fujet avec le prince. OpprefTion d'un côté , pillage de l'autre. La finance pourfuit le commerce , & le commerce élude ou trompe la finance. Le fifc rançonne le cultivateur, & le cultiva- teur en impofe au fifc par de fauffes déclara- tions. Ce font les mœurs des deux hémif- phères.

Dans le nouveau , il exiftoit encore quel- ques plantations d'indigo à la Jamaïque , lorfqu'on commença à s'y occuper du coton. Cette produdion eut un fuccès rapide & tou- jours fuivi, parce qu'elle trouva fans inter- ruption un débouché avantageux en Angle- terre , on la mettoit en œuvre avec une adreffe qui a été plutôt imitée qu'égalée par ks nations rivales.

426 Histoire philosophique

Le gingembre a été moins utile à la colonie» Les fauvages , que les Européens trouvèrent dans les ifles d'Amérique , en faifoient affez généralement ufage : mais leur confommation en ce genre , comme dans les autres , étoit il bornée , que la nature brute leur en four- niffoit fuffiiamment. Les ufurpateurs prirent une efpèce de palTion pour cette épicerie. Ils en mangeoient le matin , pour aiguiler leur appétit. On leur en fervoit à table , confît de plufieurs façons. Ils en ufoient après le repas, pour faciliter la digeftion. C'étoit 9 dans la navigation , leur antidote contre le fcorbut. L'ancien monde adopta le goût du nouveau, & ce goût dura jufqu'à ce que le poivre , qui avoit eu long-tems une valeur extraordinaire , fut baifTé de prix. Alors le gingembre tomba dans une efpèce de mé- pris ; & la culture en fut à-peu-près aban-- donnée par-tout , excepté à la Jamaïque.

Cette ifle produit & vend une autre épi- cerie , connue fous le nom impropre de poi- vre de la Jamaïque. L'arbre qui le produit ^eft une efpèce de myrte , qui croit ordinaire^ ment fur les montagnes & s'élève à plus de trente pieds. Il eft très-droit , d'une groifeur

DES DEUX Indes, 41^) médiocre , & couvert d'une écorce grifâtre , unie & luifante. Ses feuilles , qui ont une bonne odeur , reffemblent pour la forme & pour la difpofition à celles du laurier, & les branches font terminées par de corymbes de fleurs en tout femblables à celles du myrte ordinaire. Les fruits qui leur fuccèdent font tje petites baies un peu plus greffes que celles de genièvre. On les cueille vertes , & on les met fécher au foleil. Elles brunif- fent , & prennent une odeur d'épicerie qui , en Angleterre , a fait appeller ce piment allspice. L'ufage en eil excellent pour forti- lier les eftomacs froids : mais qu efl-ce que cet avantage en comparaifon de tous ceux que procure le fucre ?

L'art de le cultiver ne fut connu à la Ja- maïque qu'en 1668. Il y fut porté par quel- ques habitans de la Barbade. L'un d'entre eux avoir tout ce qu'exige la forte de créa- tion qui dépend des hommes : c'étoit Tho- mas Moddifort. Son a<fbivité , fes capitaux, fon intelligence le mirent en état de défri- cher un terrein immenfe , & relevèrent , avec le tems , au gouvernement de la CO" lonie. Cependant le fpeaacle de fa fortunQ

428 Histoire philosophiq^ue

& fes vives follicitations ne pouvoient en- gager aux travaux de la culture des hommes nourris la plupart dans Foiliveté des armes. Douze cens malheureux , arrivés en 1670 de Surinam , qu'on venoit de céder aux Hol- landois , fe montrèrent plus dociles à (qs leçons. Le befoin leur donna du courage , & leur exemple infpira l'émulation. Elle fut nourrie par l'abondance d'argent que les fuc- cès continuels des Flibuftiers faifoient entrer chaque jour dans Tifle. Une grande partie fut employée à la conftruûion des édifices , à l'achat des efclaves , des uftenfiles , de tous les meubles néceflaires aux habitations naif- fantes. Avec le tems , il fortit de cette pof- feflion une grande abondance de fucre , infé- rieur , à la vérité , à celui qu'on fabriquoit dans la plupart àes autres colonies , mais dont le rum avoit une fupériorité marquée.

Le cafier profpéroit dans les établiffemens HoUandois & François du Nouveau-Monde, avant que les Anglois euffent fongé à fe l'approprier. La Jamaïque fiit même la feule des ifles Britanniques qui crut devoir l'adop- ter 5 mais elle n'en pouiîa jamais la culture au/fi loin que les nations rivales.

DES DEUX Indes* 41^

Cétoit, en 1756, une opinion générale- ment reçue, que la Jamaïque étoit dans le plus grand état de profpérité elle pût atteindre. Une ifle occupée depuis un fiè- cle par un peuple aûif & éclairé. Une ifle la piraterie & un commerce frauduleux avoient verfé fans interruption les tréfors du Mexique & du Pérou. Une ifle à laquelle aucun moyen d'exploitation n'avoit jamais manqué. Une ifle dont les parages fûrs & les rades excellentes n'avoient cefl^é d'appeller les navigateurs. Une ifle qui avoit toujours vu fes productions recherchées par l'Europe entière : un tel établifl^ement devoit paroî- tre , même aux efprits les plus réfléchis , avoir fait tous les progrès dont la nature l'avoit rendu fufceptible.

La guerre , qui rendra cette époque à ja- mais célèbre , diflîpa une illufion fi raifon- nable. Un fléau , qui quelquefois bouleverfe les états & toujours les épuife , fut une fource de fortune pour la Jamaïque. Les négocians Anglois , enrichis des dépouilles d'un ennemi, par-tout vaincu, par-tout fu- gitif, fe trouvèrent en état de faire de grofles avances & de longs crédits aux cultivateurs.

430 Histoire philosophkiué

Les colons eux-mêmes , animés par le dé- coiiragement des Lcrlons François , dont leâ travaux avoient jufqu'alors été fi heureux ^ profitèrent avec chaleur des facilités que des événemens inattendus mettoient dans leurs mains. La paix n'arrêta pas Timpuilion reçue. Ce mouvement rapide a continué; & les produdions de la colonie (ont de près d'un tiers plus confidérables qu elles ne Fétoient il y a trente ans. XXIV. L'ifle entière peut contenir trois millions tle la Jamai- ^"^*^ ''^"^ mille acres de terre. Les monta- gne , confi- gnes , les rochers , les lacs , les marais , les

dérée Tons -v j^ ^ r- ' /r

x„„ f rivières , d autres heux necellairement per-

tonsltsiap- ' '■

pc'tts, dus pour les travaux utiles en occupent un

million lept cens vingt-huit mille quatre cens trente - un , félon les lumières d'un homme judicieux & appliqué qui a long- îems conduirla colonie. Le gouvernement en a fucceflivement .accordé un million iix cens foixante-onze mille cinq cens foixante- rîeuf qui font défrichés ou qui peuvent l'être. Il en refle encore à concéder quatre cens mille qui attendent des bras & des moyens d'exploitation.

En 165 S 5 la Jamaïque comptoit quatre

DES DEUX Indes. 43 ï

mille cinq cens blancs & quatorze cens ef- claves; en 1670, fept mille cinq cens blancs & huit mille efclaves ; en 1734, fept mille ûx cens quarante-quatre blancs & quatre- vingt-fix mille cinq cens quarante-fix efcla- ves; en 1746, dix mille blancs & cent douze mille quatre cens vingt -huit enclaves; en 1768 , dix-fept mille neuf cens quarante-fept blancs & cent foixante-fix mille neuf cens quatorze efclaves; en 1775, dix-huit mille cinq cens blancs , trois mille fept cens noirs ou mulâtres libres , & cent quatre-vingt-dix mille neuf cens quatorze efclaves. Cent dix mille de ces malheureux font placés -fur fix cens quatre-vingts fucreries. Le refte eft employé à des cultures moins précieufes dans quatorze cens foixante habitations, à la navigation , au fervice domeftique , & à d'autres travaux de néceffité première.

Les dépenfes publiques de la colonie s'é- lèvent annuellement à 817,750 livres. C'eft avec des importions fur les maifons , fut les différentes productions du fol , fur les boiffons étrangères , fur la tête des noirs ; & , dans les cas extraordinaires , avec un doublement de capitation, qu'on pourvoit

432 Histoire philosophique à ces befoins. Les comptables chargés , dans les dix-neuf paroiffes , de lever les contri- butions ordonnées par raffemblée générale , ont obtenu pour prix de leurs foins deux & demi pour cent , & le receveur général en retient cinq.

Les monnoies , qui circulent habituelle- ment dans rifle, ne paffent pas 954,041 liv. Ce numéraire eft plus que fuffifant , parce qu'il ne fert qu'aux plus petits détails de commerce. Les e£claves apportés d'Afrique; les marchandifes que l'Europe envoie : tout ce qui a une grande valeur eu payé ^n lettres-de-change far Londres & fur quel- qu'un des autres ports BritcUiniques les colons envoient leurs denrées pour leur propre compte.

Le prix de ces produirions n'eft pas uni- quement deftiné aux befoins fans ceffe re- naiffans de la Jamaïque. Une grande partie doit fervir à l'acquittement des dettes qu'un luxe immodéré & des malheurs trop répétés lui ont fait fucceiîivenient contrader. Ses engagemens , autant qu'on en peut juger ^ s'élèvent aux deux tiers de fes richeffes apparentes. Le plus grand nombre de fes

créanciers

'DES DEUX I K D ES, 433'

bréanciers eft fixé en Angleterre. Les autres font des négocians paffagérement établis dans î'ifle , parmi lefqiiels on compte beaucoup de Juifs. Puifle ce peuple , d'abord efclave , puis conquérant & enfuite avili pendant vingt fiècles , pofféder un jour légitimement la Jamaïque , ou quelque autre ifle riche du Nouveau -Monde î PuiiTe-t-il y xaiTembler tous fes enfans , & les élever en paix dans ïa culture & le commerce , à Fabri du fa- natifme qui le rendit odieux à la terre , & de la perfécution qui Fa trop rigoureufement puni de fes erreurs ! Que les Juifs vivent enûn libres , tranquilles & heureux dans un coin de l'univers ; puifqu'ils font nos frères par les liens de l'humanité , & nos pères par les dosimes de la relisîion I

La colonie envoie aduellement , chaque année , à fa métropole huit cens mille quin- taux; de fucre , qui , à 40 livres le quintal , produifent 32,000,000 livres. Quatre mil- lions galons de rum , qui , à i livre lO fols le galon , produifent 6,000,000 livres. Trois cens mille galons de melaffe , qui , à 10 fols le galon, produifent 1 50,000 liv. Six mille quintaux de coton , qui, à 150 livres le Tome FIL Ee

Histoire philosofhkiu é quintal, produifent 900,000 livres. Six miÏÏe quintaux de piment , qui , à ai livres le quintal, produifent 252,000 !iv. Dix-huit mille quintaux de café , qui , à ^O livres le quintal , produifent 900,000 livres. Trois mille quintaux de gingembre , qui , à 70 liv, le quintal, produifent 210,000 livres. Pour 400,000 livres en bois de teinture ou de marqueterie. Tous ces objets réunis portent les produits de la Jamaïque à 40,812,00c livres.

Les navires deflinés à leur extraction font très -multipliés : mais du port de cent cin- quante à deux cens tonneaux feulement.

Un petit nombre prennent leur charge- ment au port Morant , qu'il faudroit regarder comme bon fi l'entrée en étoit moins difficile» Cette rade , fituée dans la partie méridionale de rifle , n'efl défendue que par une batterie mal-conftruiîe & m.al- placée. Douze hom- mes , commandés par un fergent , y font continuellement la garde. Non loin de eft ime baie du même nom , plus commode & plus fréquentée par les navigateurs.

La côte n'offre plus de mouillage que pour «le très -petits bateaux jufquau Fort- Royal

DES DEUX I n tXE S. 4 j I

Ou eft embarquée la moitié des produirions de la colonie deftinées pour FEurope.

Plus loin efl le vieux havre , communé- ment afl'ez fréquenté» Les planteurs voifuis ontfouvent réfolu d'élever quelques ouvra- ges pour protéger contre les petits corîaires les bâtimens quiy formeroientleur cargaifon» Ce projet difpendieux paroît tout-à-fkif aban- donné. On a compris enfin que Tembarras de l'entrée feroit toujours la meilleure des défenfes.

La baie de la rivière Noire exigeroit une bonne batterie. On Tétabliroitfans beaucoup de fr.îis, & elle feroit la fiireté du grand nom- bre de petits navires qui la fréquentent.

Savane-la-Marr n'a jamais que peu d'eau, & fon entrée efl: par- tout embarraffée de récifs & de rochers fubmergés. C'eil le plus mauvais port de la colonie. Il efl: pourtant devenu l'entrepôt d'un aflez grand commer- ce , depuis que le territoire voifin a été défriché. Ses habitans voulurent autrefois s'entourer de fortifications. Louvrage fut abandonné après qu'on y eut dépenfé plus de cent mille écus. Il ne relie plus de ces travaux qu'un amas de ruines.

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'4;^6 Histoire philosophique

L'ifle n'a fur fa côte occidentale très- îeflerrée , qu'un ieul port , & c'eft celui d'Orange. Sept ou huit bâtimens y prennent annuellement leur charge.

Le premier havre au nord , c'eft celui de Sainte-Lucie. Il eft fpacieux ; il eft fur ; il QÛ. défendu par un fort , capable de faire quelque réfiftance, s'il étoit réparé, li fon artillerie étoit mife en état de fervir. On y entretient toujours une foible garnifon.

Huit ou neuf ligues plus loin , efl l'excel- lente baie de Montego. La cinquième partie des produdHons de la colonie efl embarquée dans fa petite ville de Barnet-Town , défenr due par une batterie de dix canons.

Des bas-fonds rendent difficile l'entrée du port Sainte-Anne. A peine reçoit-il tous les ans quinze ou feize navires.

Le port Antonio efl un des plus fûrs , mais non des plus fréquentés de l'ifle. Son fort efl gardé par un détachement , que commande un officier.

La côte orientale n'offre que le havre de Manchineel. Le mouillage y efl bon , mais dans les parages voifms , la mer efl toujours violemment agitée par les vents d'efl. C'ef\

DES DEUX Indes, ^yj ïe quartier le plus expole à l'invafion; & lat batterie de dix canons qu'on y a conftruite,' ne le mettroit pas à l'abri du danger , fi fes richeffes étoient plus conlidérables. Toute la défenfe de la colonie réfide proprement dans le Port-Royal.

Les Anglois ne fe furent pas plutôt rendus xxv. maîtres de la Jamaïque , que le foin de ren- Moyens dre cette conquête utile & de s en affurer la maïque pofTeffion , les occupa. Les défrichemens , po""^ ^^ ^^^ entrepris par les Efpagnols , & les avantages ['^nyafioa. d'une rade immenfe , fûre , commode , arrê- tèrent fagement leurs regards fur Port-Royal. La ville qu'ils y bâtirent , quoique placée dans des fables fur une langue de terre très- étroite, quoique privée par la nature d'eau potable & de tous les autres foutiens de la vie , devint en moins de trente ans , une cité célèbre. Elle dut cet éclat au mouvement rapide , qu'y entretenoient les productions de l'ifle , le butin des Flibuftiers , le com- merce ouvert avec le continent voifin. Il y avoit peu d'entrepôts fur le globe, oii la ibif des richeffes & des plaifirs eût réuni plus 4'opulence & de corruption.

Vt\ moment détruit, le 7 juin 1692, ca

438 Histoire PHILOSOPHIQUE bniiant fpedacle. Le ciel, d'un azur clair §à ferain , devient Ibrabre & rougeâtre , dans toute retendue de la Jamaïque. Un bruit {ourd i'c répand lous terre , des montagnes dans la plaine. Les rochers Te tendent. Dqs coteaux le rapprochent. A la place des monts engloutis s'élèvent des marais infedis. De vaftes forêts font tranfportées à plulieurs milles de leur fituation première. Les édifi- ces difparoiffent dans des gouffres , on tom- bent renverfçs fur leurs fondemens. Treize mille hommes îrouvent.la mort dans ce tom- beau de Tifle entière i trois mille périffent de la contagion , qui fuit ce fléau deûrudeur, A cette époque , la nature perd , dit-on , de fa beauté , Tair de fa pureté , le fol de fa fertilité. Les Européens apprennent de ce phénomène épouvantable , ou ils ne l'ap- prendront jamais , à ne pas fe repofer fur la pofîtfTion d un monde qui chancelé fous leurs pieds , qui femble fe dérober à leurs avides mains.

Dans ce défordre général. Port- Royal voit enfevelis dans les flots irrités, ou jettes au loin fur des plages défolées , les nom-» |)i:eux vaifAcaux, dont les orgueilleux pavil^.

DES DEUX 1 1^ D E S, 439

Ions le rendoient fi fier. La ville elle-même eft détruite & fubmergée. Vainement on la tire de les débris. Téméraires travaux ! un. nouvel ouragan renverfe (es murs renaifTans. Port-Royal , comme Jérufalem, ne peut être réédifîé. La terre ne fe lailTe creufer, que pour Tengloutir encore. Par une fingularité, qui confond tous les efforts & les raifonne- mens de Thcmme , les feules maifons qui échappent au nouveau bouleverfement , ref- tent bâties à l'extrémité d'une pointe infini- ment étroite , qui s'avance plufieurs milles clans la mer : comme fi l'inconfiance de l'o- céan eût offert une bafe folide à des édifices que la terre-ferme fembloit rejetter.

Les habitans de Port-Royal , découragés par ces calamités répétées , fe réfugient à Kingtliown , fitué fur la même baie. Bientôt leur adivité & leur induftrie , font de ce bourg, jufqu'alors obfcur, une ville agréable & floriiTante. Les affaires même y font peu- à-peu devenues plus vives qu'elles ne le furent à aucune époque dans les marchés qu'elle a remplacés ; parce que la colonie a plus gagné par l'augmentation de (qs cultures,

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440 Histoire phi losophique qu'elle n'a perdu par la diminution de (on commerce interlope.

Cependant Port-Royal n^avoit jamais été , & Kingftown ne devenoit pas la capitale de l'ifle. Sant-Yago de la Vega , que les Anglois ont appelle Spanish-Tovn , continuoit à jouir àç cette utile prérogative. Cette ville , bâtie par les Efpagnols à quelques milles de la m.er , fur la rivière de Cobre , la plus confidérable du pays , fans être navigable , étoit toujours le iiège du corps législatif , du gouverneur général , des tribunaux de jiiilice , & par con- féquent le féjour des colons les plus riches.

L'amiral Knowles jugea cet arrangement contraire au bien public; &, en 175^» ^^ ^^ décider par Faffemblée générale , que tous les reflbrts , tous les pouvoirs de Fadminif- tration , feroient réunis à Kingftown. Des haines perfçnnelles contre l'auteur du pro- jet; la dureté des mefures qu'il employoit à l'exécution ; l'attachement qu'on prend pour les lieux comme pour les chofes même; une foule d'intérêts particuliers , que la révolu- tion devoir néceffairement bleffer : toutes ces caufes infpirèrent à beaucoup de colons un éloignement invincible pour une innot

j3 E s DEUX Indes. 441 vat'ion qui pouvoit bien avoir quelques in- convéniens : mais qui étoit appuyée fur des raifons décifives & qui préfentoit de grands avantages. Les entraves , dont les oppofans cmbarraffèrent le nouveau lyftême , n'arrê- tèrent pas l'autorité. Ce fut même le tems qu'elle choifit pour réparer le fort Charles , qui fert de citadelle à Port-Royal , & pour auËtmenter de l'autre côté de la baie les for- tifications très-bien entendues de Mofquito- Point , qui dominent le canal doivent paffer les bâtimens deftinés pour Kingftown. Si au lieu d'entrer dans la baie , l'ennemi vouloit débarquer au nord de la nouvelle- capitale , il fe trouveroit arrêté dans fa mar- che par Zock , fort conftruit avec intelligence & entretenu avec foin dans un défilé très- ferré , à une lieue de la ville. Dans ces difFé- rens ouvrages & dans quelques autres poftes moins importans , font habituellement répar- tis deux régimens. Ils reçoivent une folde de la métropole : mais la colonie y ajoute une gratification journalière de douze fols jxDur' chaque foldat , & une gratification double poui^tout officier. Ces troupes, fiifTent-ellcs aufTi bonnes -qu'elles font mauvaifes , ne

44^ Hl STOIRE PHI LOSOPHI(lUÉ

préferveroient pas Tifle de rinvafion & fe- roient bientôt réduites à capituler devant des forces navales , fupérieures à celles qu'on auroit deftinées pour les appuyer.

Quand mcme la Jamaïque pourroit fe ga- rantir des malheurs d'une invailon étran<^ère, elle n'en refleroit pas moins expofée à des dangers domelliques, plus à craindre encore. XXVr. Lorlque les Eipagnols furent obligés d a-

Biii mena- ^^udonuer la Jamaïque à FAngleterre , ils y cent la ja- laiffèrent un affez grand nombre de nègres danTr ^ ^^ mulâtres , qui , las de leur efclavage , propre fein. prirent la rélolution de . iauver , dans les montagnes , une liberté que fembloit leur offrir la fuite de leurs tyrans vaincus. Après avoir établi desréglemens qui dévoient affu- rer leur union , ils plantèrent du maïs & du cacao dans les lieux les plus inaccefTibles de leur retraite. Mais rimpoffibilité de fub- iîiler jufq^au tems de leur récolte, les força de defcendre dans la plaine , pour y dérober des vivres. Le conquérant fouffrit ce pillage d'autant plus impatiemment , qu'il n'avoit rien à perdre , & déclara la guerre la plus vive à ces raviffeurs. Plufieurs furent maf- facrés. Le plus grand nombre le fournit^

DES DEUX Indes. 443

Cinquante ou foixante feulement , trouvè- rent encore des rochers , pour y vivre ou mourir libres. .

La politique , qui a des yeux & point d'entrailles, vouloit. qu'on achevât d'exter- miner ou de réduire cette poignée de fugi- tifs , échappés à la chaîne ou au carnage. Mais les troupes , qui périffoient , ou s'é- puifoient de fatigue , ne goûtèrent pas un fyilême de deilrudtion, qui devoit leur coû- ter encore du fang. On y renonça, dans la crainte de les fouîever. Cette cortdefcen- dance eut des fuites funeftes. Les efclaves que rhorreur du travail ou la^peur des châ- timens, jettoit dans le défefpoir, ne tardè- rent pas à chercher un afyle dans les bois , ils étoient fûrs de trouver des. compa- gnons prêts à les affifler. Le noirbrp -des fugitifs augmenta tous les jours. On les vit bientôt déferter par efTaims ,.. après avoir maffacré leurs -maîtres , & dépouillé les ha- bitations', quiis livroient aux flaunmes. Inu- tilement on employoit contre eux. des par- tifans actifs , auxquels on affura ^oo livres pour chaque noir raaffacré , dont ils préfen- teroient la tète. Cette rigueur ne change^

'444 Histoire ph ilosophi<iué

rien ; & la défertion n'en devint que plus générale. "

Le nombre des rebelles accrut leur audace; Jufqu'en 1690, ils s'étoient bornés à fuir. Mais enfin fe croyant affez forts , même pour attaquer , on les vit fondre par bandes fé- parées fur les plantations Angloifes, 011 ils ■firent des dégâts horribles. En vain furent-ils repouffés avec perte dans leurs montagnes ; en vain pour les y contenir ,conilruifit -on des forts de diftance en diftance, avec des torps-de-garde : malgré ces précau'tions, les ravages recommencèrent à diverfes reprifes. Le reffentiment de la nature violée par une police barbare , mit tant' de fureur dans Tame des noirs , achetés par les blancs , que ceux- ci, pour couper, diforent^ils , la racine dii mal , réfolurent , en 173 5: , d'employer toutes les forces de la colonie , à détruire un en- nemi juftement implacable. "' Auffi-tôt les loix militaires prennent la place de toute adminiftration civile. Tous les colons le partagent en côVps de troupesl On fe met en mouvement; on marche aux rebelles , par différentes î^bùtès. Un parti 4q charge d'attaquer la viîte de Naiiny, que les

DES DEUX Inde s. 44^

hoirs avoient bâtie eux-mêmes dans les montagnes bleues. Avec du canon , on réuflit à réduire une place conftruite fans règles ,' défendue fans artillerie. Mais les autres en- îreprifes n'ont qu'un fuccès équivoque, ou balancé par des pertes. Les efclaves plus glo- rieux d'un triomphe qu'abattus de dix revers» s'ônorgueilliffent de ne plus, voir dans, leurs tyrans que des ennemis à combattre. S'ils font vaincus , ce n'efl pas fans vengeance. Leur fang efl au moins confondu avec celui de leurs barbares maîtres. Ils vont au-devant de l'épée de l'Européen , pour lui plonger un poignard dans le cœur. Les réfugiés , forcés de céder au nombre ou à l'adreffe , fe re- tranchent dans des lieux inacceiTibles , & s'y difperfent en petites troupes réfolus de n'en plus fortir , & bien affurés d'y vaincre. Après neuf mois de combats & de courfes, on abandonne enfin le projet de les fou- mettre.

Ainfi l'emportera tôt ou tard, fur des ar- mées nombreufes , aguerries , & même difci- plinées , un peuple défefpéré par l'atrocité de la tyrannie ou l'injuftice de la conquête, 5'il a le courage de fouffrir la faim plutdt

44^ Histoire PHiLOsoFHiQ^us

que le joug ; s'il joint à Ihorreur d'être affervi , la réibluîion de mourir ; s'il aime mieux être effacé du nombre des peuples , que d'augmenter celui des efclaves. Qu'il cède la plaine à la multitude des troupes, à l'attirail des armes , à l'étalage des vivres, des munitions & des hôpitaux , & qu'il Te retire au cœur des montagnes , fans bagage, fans toit , fans provifions ; la nature (aura bien Ty nourrir & Fy défendre. Qu'il y refte , s'il le faut des années , pour attendre que le climat, la chaleur, l'cifiveté, la dé- bauche aient dévoré ou confumé ces camps nombreux d'étrangers, qui n'ont ni butin à efpérer , ni gloire à recueillir. Qu'il defcende quelquefois avec les torrens , pour furpren- dre l'ennemi dans (qs tentes , & ravager fes lignes. Qu'il brave enfin les noms injurieux de brigand Ôi d'affaffin , que lui prodiguera fans honte une grande nation , affez lâche pour s'armer toute entière contre une poi- gnée d'hommes chaffeurs , & affez foible pour ne pouvoir les vaincre.

Telle {\\t la conduite des nèçres avec les Anglois. Ceux-ci rebutés de courfes & d'ar- memens inutiles, tombèrent dans un décou-

DES DEUX Indes. j^^*^ Tagement univerfël. Les plus pauvres d'entre eux n'ofoient accepter les terreins , que le gouvernement leur offroit au voifinage des montagnes. Des établiffemens plus éloignés des rebelles aguerris , furent négligés , ou même abandonnés. Plufieurs endroits de rifle , qui , par leur afpeâ: , annonçoient l'e plus de fécondité , refièrent dans leur état inculte.

Dans cette iituation, Trelaunay fut chargé cle radminiilratîon de la colonie. Ce gou- verneur fage & fans doute humain , ne tarda pas à fentir que des hommes , qui , depuis près d'un fiècle , vi voient de fruits fauvages, îius , expofés à toutes les injures de Tair ; qui , toujours aux prifes avec un affaillant plus fort & mieux armé , ne ceffoient de combattre pour la défenfe de leur liberté , ne feroient jamais réduits par la force ou- verte. Il eut donc recours aux voies de con- ciliation. On leur offrit, non-feulement des terres en propriété, mais la liberté, mais rindépendance. Ces ouvertures furent ac- cueillies favornblement. Le traité conclu avec eux en 1739, porta que le chef qu'ils choifiroient eux-mêmes , recevrait fa com-

44^ Histoire philosophique

mifîion du gouvernement Anglois ; qu'il fe rendroit tous les ans dans la capitale de la colonie , s'il en étoit requis ; que deux blancs réfideroient habituellement auprès de lui 5 pour maintenir une harmonie utile aux deux nations ; & qu'il prendroit les armes avec tous les fiens, fi la colonie étoit jamais atta- quée.

Tandis queTrelaunay faifoit cet accommo- dement au nom de la couronne , Taflemblée générale de la colonie propolâ Ion arrange- ment particulier. Dans ce leccnd accord , le nouveau peuple s'engagea à ne plus donner de retraite aux efclaves fugitifs ; & on lui afTura une fomme fixe pour chaque défer- teur qu'il dénonceroit , luie récompenfe plus confidérable pour ceux qu'il rameneroit dans leurs plantations. Depuis ce paûe honteux, la petite république rétrograda toujours. Elle ne compte plus dans fon fein que treize cens individus , hommes , femmes , enfans , répartis dans cinq ou fix villages.

Soit que ce qui venoit de fe paffer eût inf- plré de l'audace , ou que la dureté du joug Anglois eût foulevé la haîne , les nègres ef- claves réfolurent d'être libres aufîi. Pendant

que

DES DEUX Indes, 44^

k^ue la guerre d'Europe embrafoit l'Améri- que, ces malheureux cortvinrent , en 1760, de prendre tous les armes le même jour, de maffacrer leurs tyrans , & de s'emparer du gouvernement. Mais limpatience de la li- berté déconcerta l'unanimité du complot, en prévenant le moment de l'exécution. Quelques - uns des conspirateurs mirent , avant le tems convenu , le feu aux habita- tions , en poignardèrent les maîtres ; & ne fe voyant pas en état de réfifler à toutes les forces de Tifie , que leur entreprife préma- turée avoit réunies en un moment , ils fe réfugièrent dans les montagnes. De cet af'yle impénétrable , ils ne cefTèrent de faire des forties meurtrières & deiiruâiives. Les An- glois, dans leur défefpoir, furent réduits à rechercher à prix d'argent , le fecours des nègres fauvages , dont ils avoient été forcés de reconnoître l'indépendance par le fceau d'un traité. On leur promit une forte fomme, pour la têtç de chaque efclave qu'ils auroient tué de leur main. Ces lâches Africains , in- dignes de la liberté qu'ils avoient recouvrée, n'eurent pas honte de vendre le fang de leurs frères : ils les pourfuivirent , ils en tuèrent

Tome rih ^^

4fô Histoire philosophi(iué

un gr^nd nombre par fiirprife. Enfin les con-*' jurés affoiblis & trahis par leur propre race, reftèrent long-tems dans le filence & Ti- jiaclion.

On croyoit le feu de la conrpiralion éteint fans retour , lorfque les révoltés accrus par îe renfort des déferteurs qui s'étoient échap- pés de diverfes plantations , reparurent avec une nouvelle fureur. Les troupes réglées ^ les milices , un corps nombreux de matelots^, tout fe réunit contre des efclaves. On les combattit, on les vainquit en pluiieurs ren- contres. Il y en eut beaucoup de tués & de pris. Le refte fe difperfa dans les bois & dans les rochers. Tous les prifonniers furent fu- fiUés, pendus ou brûlés. Ceux qu'on croyoit les auteurs de la confpiration furent attachés vivans à des gibets oii ils périrent lentement^ cxpofés & confumés au foleil ardent de la Zone-Torride , fupplice plus cuifant , plus affreux que celui du bûcher. Cependant leurs tyrans favouroient avec avidité les tourmens de ces miférables , dont le feul crime étoit d'avoir voulu recouvrer par la vengeance des droits que l'avarice & l'inhumanité leur avoient ravis.

'DES DEUX Indes.. 4^'! Le même efprit de barbarie dida les me- {lires qu'on prit pour prévenir de nouveaux" ibulèvemens. Un efclave eil fuftigé dans les- places publiques , s'il joue 11 quelque jeu que ce ibit , s'il ofe aller à la chaiTe , ou s'il vend autre chofe que du lait ou du poiiïbn. Il ne peut fortir de l'habitation oii il fert , fans être accompagné d'un blanc , ou fans une permifîion par écrit. S'il bat du tambour, ou s'il fait ufage de quelque inllrument bruyant, fon maître fera condamné à une amende de 22^ liv. C'efl: ainfi que les Anglois , ce peuple fi jaloux de fa liberté , fe joue de celle des autres hommes. C'eft à cet excès de barbarie que le commerce & l'efclavage des nègres ont conduire des ufurpateurs. Tels font les progrès de l'injuftice & de la violence. Pour conquérir le Nouveau-Monde , il a fallu fans doute en égorger les habitans. Pour les remplacer, il falloit acheter des nègres, feuls propres au climat , aux travaux de l'Amérique. Pour tranfplanter ces Africains qu'on dcilinoit à cultiver la terre fans y rien pofféder , il a fallu les prendre par force & les rendre efclaves. Pour les tenir ^ans l'efclavage, il faut les traiter durement.

452 Histoire philosophique Pour empêcher ou punir les révoltes que doit exciter la dureté de la fervitude , il faut des fuppîices , des châtimens , des loix atro- ces contre des hommes qui le font devenus. Mais enfin la cruauté même a fon terme dans fa nature deflrudive. Un moment fuffit; ime defcente heureufe à la Jamaïque y peut faire paffer des armes à des hommes qui ont Tame ulcérée , & le bras levé contre kurs opprefTeurs. Le François qui ne fongera qu'à nuire à fon ennemi , fans prévoir que la ré- volte des nègres dans une colonie les peut foulever dans toutes , ira hâter une révolu- tion pendant la guerre. L'Anglois placé entre deux feux perdra fa force , fon courage , & laiflera la Jamaïque en proie à des efclaves & à des conquérans , qui fe la difputeront par de nouvelles horreurs. Voilà Tenchaîne- ment de Finjuftice. Elle s'attache à Thomme par des nœuds qui ne fe rompent qu'avec le fer. Le crime engendre le crime. ; le fang attire le fang, & la terre demeure un théâtre éternel de défolation , de larmes , de mifère & de deuil , les générations viennent fuc- cefîlvement fe baigner dans le caxnage , s'ar- racher les ejitrailles , & fe renverfer dans h pouffière.

'des deux Indes, 455 Ce feroit pourtant une perte funefte à XXVI!. r Angleterre que oelle de la Jamaïque. La avantages nature a placé cette ille a 1 entrée du golfe que pour k du Mexique , & Ta comme rendue la clef S"eiTe. Dé- de ce riche pays. Les vaiffeaux qui vont p7u"la^S- deCarthagène à la Havane, font forcés de vigation, pafler fur fes côtes. Elle eft plus à portée qu'aucune autre ifle des différentes échelles du continent. La multitude & rexcellence de fes rades , lui donnent la facilité de lancer des vaifTeaux de guerre de tous les points de fa circonférence. Tant d'avantages font ache-; tés par des inconvéniens.

Si l'on arrive aifément à la Jamaïque par les vents alifés , en allant reconnoitre les petites Antilles , il n'ell pas Wffi facile d'en fortir, foit qu'on prenne le détroit de Baha- ma , foit qu'on fe détermine pour le paffage fous le vent.

La première de ces deux routes a toute la faveur du vent durant deux cens lieues : mais dès qu'on a doublé le cap Saint-Antoine, on rencontre à l'avant le même vent qu'on avoit à l'arrière. Ainfi l'on perd plus de tems qu'on n'en avoit gagné , avec le rifque d'ctro enlevé par les gardes -côtes de la Havane^

F f 3

454 Histoire philosophique

De ce péril on tombe dans les écueils de Floride, oii les vents & les courans portent avec une extrême violence. UElifabet , vaif- feau de guerre Anglois , alloit infailliblement y périr en 1746 , lorfqull aima mieux entrer dans la Havane. C'étoit un port ennemi ; c'étoit dans le teii de la guerre. « Je viens , » dit le capitaine Edward au gouverneur de ^> la place , je viens vous livrer mon navire , M m^es matelots, mes lo'dats & moi-même; » je ne vous demande que la vie pour mon ^> équipage. Je ne commettrai point , dit le » commandant Espagnol , une aûion désho- 5> norante. Si nous vous avions pris dans le 5> combat, en pleine mer, ou fur nos côtes , » votre vaifTeau feroit à nous , & vous fe- » riez nos prifonniers. Mais battus par la » tempête , & pouffes dans ce port par la f> crainte du naufrage , j'oublie & je dois *> oublier que ma nation eft en guerre avec » la vôtre. Vous êtes des hommes , & nous » le fommes auffi. Vous êtes malheureux, » nous vous devons de la pitié. Déchargez » donc avec affurance , & radoubez votre » vailTeau. Trafiquez, s'il le faut, dans ce » port 5 pour les frais que vous devez payer.

h ES DEUX ÎN D ES, 4^f

^ Vous partirez enfuite, & vous aurez un f> pîiffe-port jufqu'au- delà. des Bermudes. Si » vous êtes pris après ce terme , le droit de f> la guerre vous aura mis dans nos mains : » mais en ce moment , je ne vois dans des » Angiois que des étrangers pour qui Fhu- » m.anité réclame du fecours ».

Mais Etpagnol , race incompréhenfibîe , dis-moi donc, puifque tu fais fentir & parler ainii à un ennemi que les vents te livroient, pourquoi n'as-tu pas iu refpeder le fauvage innocent qui fe proilernoit à tes pieds , & qui t'adoroit? Ah! je le conçois, le navire d'Edward n'étoit pas chargé de la pouffière jaune dont la vue te change en bête féroce. Peut-être te calomnié -je : mais je t'ai vu tant de fois au-dcflbus de ton efpèce, que tu as bien mérité que je doutaffe de tes ver- tus , fur-tout lorfque tu me les montres avec îe caractère d'un héroïfme qui m'attendrit & qui m'étonne. J'oppofe des foupçons , peut- être injuftes , à mon admiration & à mes larmes prêtes à couler.

La féconde route n'offre pas moins de dif- ficultés & de périls. Elle aboutit à une petite i/îe que les Angiois nomment Crooked , &c

Ff 4

4')6 Histoire PMîiosopÉiqpà

qui efl fitiiée à quatre-vingts lieues de Jamaïque. Il faut communément lutter pen- dant tout ce trajet contre le vent d'Eft, ran- ger de fort près les côtes de Saint-Domingue, de peur d'être pouffé fur les baffes de Cuba, & paffer par le détroit que forment les pointes de ces deux grandes ifles , il eft bien difficile de n'être pas intercepté par leurs corfaires , ou par leurs vaiffeaux de guerre. Les navigateurs partis des ifles Lucayes j n'éprouvent pas les mêmes difficultés. XXVIlî. On en compte environ deux cens , toutes Kevolu- fituées au nord de Cuba. La plupart ne font vées dans ^^-^c des rochers à fleur d'eau. Colomb qui lesLucaye-;. Jes découvrit en arrivant dans le Nouveau- tés '' Monde , & qui donna le nom de San-Salvador à celle il aborda , n'y fît point d'établif- fement. Les Caftillans ne s'y fixèrent pas non plus dans la fuite : mais en 1 507 ils en enlevèrent tous les habitans qui périrent bientôt dans les travaux des mines , ou par la pêche des perles. Ce petit archipel étoit entièrement défert; lorfqu'en 1672 quelques Anglois s'aviierent d'aller occuper l'ifle de la Providence. Chaffés fept ou huit ans après par les ordres de la cour de Madrid 5 ils y

DES DEUX Indes. 4^*) retournèrent en 1690, pour en être expulfés de nouveau en 1703 par les Efpagnols & les François réunis. Un événement particulier la repeupla.

En 17 14, des vaiffeaux richement chargés furent engloutis par la tempête fur les côtes de la Floride. Les trélbrs qu'ils portoient appartenoient à l'Efpagne, qui les fît pêcher. Une fi riche proie tenta quelques habitans de la Jamaïque. On refafa de les admettre au partage ; & Jennings , le plus hardi d'entre eux , eut recours aux armes , pour foutenir ce qu'il appelloit un droit naturel & impref- criptible. La crainte d'être févérement puni pour avoir troublé une paix après laquelle l'Europe avoit long-tems fqupiré , & dont .on ne commençoit qu'à jouir , le fit pirate. Ses compagnons furent bientôt en affez grand nombre , pour qu'il fallût multiplier les ar- memens. LesLucayes devinrent leur repaire. C'efl de-là que ces brigands s'élançoientpour attaquer tous les navigateurs indiflinde- ment, les Anglois ainfi que les autres. Les /

nations craignoient de voir fe renouveller dans le Nouveau-Monde les fcèncs d'I erreur qu'y avoient données les anciens Flibuiiiers j

45^ Histoire philosophique

lorfque George I réveillé par les cris de fon peuple & par le vœu de Ion parlement , fit partir en 17 19 des forces fuffiiantes pour réduire ces forbans. Les plus déterminés re- furèrent Tamniflie qui leur étoit offerte , & allèrent infefter l'Alie & l'Afrique de leurs brigandages. Les autres groffirent la colonie que Vooder Rogers amenoit d'Europe.

Elle peut être aujourd'hui compofée de trois ou quatre mille âmes. La moitié ell établie à la Providence , Ion a conftruit le fort Naflau, 6l qui a un port furliiant pour de petits bâtimens : le relie cil réparti dans les autres iiles. Ils envoient annuellement à TAngletetre pour quarante ou cinquante mille écus en coton , en bois de teinture , en tortues vivantes ; & avec leur fel , ils paient les vivres que leur fournit l'Amérique Septentrionale.

Quoique le fol des Lucayes ne puifîe pas être comparé à celui de plufieurs colonies, il feroit fufîifant pour faire vivre dans une affez grande abondance par le travail , une population beaucoup plus confidérable que celle qui s'y trouve aduellement en hommes libres ou en efclayes. Si la culture y eft fi

. DES DEUX Indes, '4^0 négligée, ceft aux premières mœurs, c'efl aux inclinations aduelles qu'il faut Tattri- buer. Ces ifles féparées d'un côté de la Flo- ride par le canal de Bahama , forment de 1 autre une longue chaîne qui fe termine à la pointe de Cuba. commencent d'autres ifles nommées Turques ou Calques , qui fe prolongent jufques vers le milieu de la côte feptentrionale de Saint-Domingue. Une po- fition fi favorable à la piraterie , a tourné les vues des habitans vers la courfe. Sans ceffe ils foupirent après des hoUilités qui puiffent faire tomber dans leurs mains les produftions Efpagnoles ou Françoifes. Les Bermudes offrent un tableau plus calme.

Ce petit archipel éloigné d'environ trois XXIX. ^

,. , 1 . 1 . -ti r T ' Pauvreté

cens lieues de celui des Antilles , tut decou- ^^^ Bermu- vert en 1527 par l'Efpagnol Jean Bermudes-, des. Caiac-^ qui lui donna fon nom , mais fans y aborder, f^^ \ , Ferdinand Camelo , Portugais, en obtint l'an tans. 1572 de Philippe 11 , une concefîion qui n'eut point de fuite. Le navigateur François Barbotiere y fit naufrage en 1 593 , & n'y penfa plus après en être forti. Le vaifTeau de George Sommers s'y brifa en 1609. Avec les débris de ce navire , on conflruiiit un petit

46a BtSTOIRE PHILOSOPHIQUE

bâtiment qui eut le bonheur de regagner l'Angleterre.

Trois ans après fut formée à Londres une compagnie pour peupler les Bermudes en- tièrement défertes. On y envoya foixante hommes que beaucoup d'autres ne tardèrent pas à fuivre. Ils occupèrent d'abord Saint- George , celle de ces ifîes qui avoit le meil- leur port , & avec le tems toutes celles qui étoient fufceptibles de culture. Les terres furent exadement mefurées & diftribuées aux habitans , félon que leurs familles étoient plus ou moins nombreufes.

Ce qu'on publioit de la falubrité , de la douceur de ce climat y attira des colons de toutes les parties de l'empire Britannique. On s'y rendoit des Antilles pour recouvrer la fanté , & des provinces feptentrionales pour jcruir paifiblement d'une fortune acquife par d'heureux travaux. Plufîeurs royaliftes allèrent y attendre la fin des jours de Cromwei qui les opprimoit. Waller entr au- tres , poëte charmant , ennemi de ce tyran libérateur, paffa les mers, & chanta ces ifles fortunées , infpiré par Tinfluence de l'air & la beauté du payfage , vrais dieux de U

DES DEUX Indes. I461'

pQéCie. Il fit paffer Ion enthoufiafme à ce fexe qu il eft fi doux d'enflammer. Les dames An- gloifes ne fe croyoient belles & bien parées , qu'avec de petits chapeaux faits de feuilles de palmier, qui venoient des Bermudes.

Mais enfin le charme difparut , & ces ifles tombèrent dans l'oubli que méritoit leur pe- titeffe. Elles font extrêmement nombreufes 9 & n'occupent qu'un efpace de fix à fept lieues. Le fol y efl d'une qualité médiocre, fans aucune fource pour l'arrofer. On n'y boit d'autre eau que celle des puits & des citernes. Le maïs , les légumes , beaucoup de fruits excellens , y donnent une nourri- ture abondante & faine. Il n'y croît point de ce fuperflu qu'on exporte aux nations. Ce- pendant le hafard a raffemblé fous ce ciel pur & tempéré quatre ou cinq mille habi- tans , pauvres , mais heureux d'être ignorés. Leurs liaifons avec l'Angleterre ne pafTent pas annueliemtînt cent vingt mille livres , & celles qu'ils ont formées dans le continent de l'Amérique ne font guère plus étendues. . Pour augmenter l'aifance de cette foible colonie , il a été fuccefîivement propQfé d'y cultiver la foie , la vigne , la cochenille,

462 Histoire philosophique

Aucun de ces projets n'a eu Ion exécution, L'induftrie s'y eil bornée à la fabrique des toiles à voile : occupation qui s'allioit fi na- turellement avec la conftrudion de ces petits bâtimens de cèdre ou d'acajou qui n ont ja- Tîiais eu d'égaux , fur le globe , ni pour la marche , ni pour la durée.

Les principaux habitans des ifles Bermu- <des formèrent , en 1765 , une fociété, dont les flatuts font peut-être le monument le plus ïefpeûable qui ait jamais honoré l'humanité. Ces vertueux citoyens s'engagèrent à former une bibliothèque de tous les livres écono- miques, en quelque langue qu'ils euffent été écrits ; à procurer aux perfonnes valides des deux fexes , une occupation convenable à leur caraûère ; à récompenfer tout homme qui auroit introduit dans la colonie un art nouveau , ou qui auroit pcrfefiionné un art déjà connu; à donner une penfion à tout journalier, qui, après quarante ans d'un tra- vail aflidu & d'une réputation faine , n'auroit pu amafler des fonds fuffifans pour couler fes derniers jours fans inquiétude ; à dédom- magerenfin tout individu, que le miniflère 9U le magiiîrat auroient opprimé.

DES DEUX Indes. 465

Garde ces avantages , peuple laborieux fans richeffes , heureux de ton travail & de ta pauvreté qui confervent tes rriœurs. Un ciel pur & ferein veillent fur tes jours inno- cens. Tu refpires la* paix de Famé avec la fanté. Aucun poiibn du luxe n'a coulé dans tes veines. Tu n'excites , ni n'éprouves l'en- vie. Les fureurs de l'ambition & de la guerre expirent fur tes bords , comme les tempêtes de l'océan qui t'environnent. C'efl: pour jouir du fpedacle de ta frugalité , que l'homme vertueux voudroit paiier les mers. Ah! que les vents ne t'apportent jamais lesévénemens du monde oii nous vivons ! Tu iiiurois. . . . hélas ! . . . non , mon efprit fe trouble , ma plume tombé , & tu n'apprendras rien. . . .

Telles étoient les poffeffions Britanniques, dans l'archipel Américain , lorfque les fuccès de la guerre , terminée en 1763 , y donnèrent au domaine de cette puiffance une extention confidérable , dont la Grenade fut la partie la plus riche.

Cette ifle a vingt-une lieues de circonfé- xxx rence , fix dans fon plus grand diamètre qui eft du nord au fud, & quatre de l'eft à l'oueft. occupée pat Son terrein, quoique fort haché , efl prefque i^s Frau

La Grenade fut li'abord

464 Histoire philosophique

çoîs. Ce généralement fertile , & fufceptible de quel- qu'y firent q^g culture fuivant fa qualité & fon expoU-

les premiers .

colons. tion qu'on n'étudie pas affez. Cependant le fol eu d'autant moins productif qu'il eft plus éloigné des côtes : ce qui peut venir de ce que les pluies trop fréquentes au pied des montagnes , lors même que le reile de l'ifie efi: affligé par la féchereffe , entretiennent dans les terres prefque toutes argilleufes qui les avoifnient une fraîcheur & une humidité contraires à leur ameubliffement & par con- féquent à leur fécondité.

Dix rivières arrofent la partie de Toueft; trois la partie du nord ; huit la partie de l'eft & cinq celle du fud. Outre ces fources, toutes affez confidérables pour faire rouler des moulins à fucre , on en voit plufieurs de moins abondantes très-utiles aux cafeyères.

Le continent voifin préferve la Grenade de ces funeftes ouragans qui portent la dé- folation dans tant d'autres ifles ; & la nature y a multiplié les anfes, les baies, les rades, qui favorifent l'exportation des denrées. Son port principal fe nomme Baffe -Terre ou Saint - George. Il fourniroit un abri fur à foixante vaiffeaux de guerre.

Quoique

DES DEUX I N D E Si 4^$

Quoique les François , inftmits de la fer- tilité de la Grenade , euffent formés -dès Tan 1638 le projet de s y établir , ils ne Texécutèrent qu'en 165 l. En arrivant, ils donnèrent quelques haches , quelques cou- teaux , un barri! d'eau-de-vie au chef des fauvages qu'ils y trouvèrent ; & croyant à ce prix avoir acheté Fifle , ils prirent le ton de fouverains , & bientôt agirent en tyrans. Les Cr.raibes, ne pouvant les combattre à force ouverte , prirent le parti que la foibleffe infpire toujours contre l'oppreiiion , de maf- facrer tous ceux qu'ils troiivoient à l'écart & fans défenfe. Les troupes qu'on envoya pour foutenir la colonie au berceau , ne virent rien de plus fur, de plus expéditif, que de détruire tous les naturels du pays. Le refle «les malheureux qu'ils avoient exterminés , fe réfugia fur une roche efcarpée , aimant mieux fe précipiter tout vivans de ce fommet, que de tomber entre \es mains d'un implacable ennemi. Les François nommèrent légèrement ce roc, le morne des fauteurs , nom qu'il con-, ferve encore.

Comment ce peuple tVivole perdroit-il clans des contrées éloignées le ton de plai- Tome VII» G g

466 Histoire philosophkius

fanterie qu'il garde dans fon pays , au milieii des plus grandes calamités ! Il n'efl point cruel , mais une gaieté indigène qui le fuit fous des tentes , au milieu des camps , fur un champ de bataille , fur un matelas d'hôpital on Fa dépofé couvert de blelTures dont il expirera dans un moment , lui fuggère un mot bizarre qui fait fourire fes camarades aufli maltraités que lui ; & la difparate du caradlère avec les circonftances fe manifeftera de la miême manière dans tous les François, & dans quelques originaux chez tous les peuples de la terre.

Un gouverneur avide , violent , inflexible ^ les paya juftement de tant de cruautés. La plupart des colons révoltés de fa tyrannie , fe réfugièrent à la Martinique ; & ceux qui étoient reftés fous fon obéiffance le condam- nèrent au dernier fupplice. Dans toute la cour de juftice qui fit authentiqucment le procès à ce brigand , un feul homme nommé Archangeli , favoit écrire. Un maréchal fer- rant fît les informations. Au lieu de fa figna- ture , il avoit pour fceau un fer à cheval , autour duquel Archangeli , qui rempliffoit Tofîice de greffier , écrivit gravement: Marqua de monjieurdc la Bric, confcillcr-rapporteuu

DES DEUX Indes, 46^ On craignit fans doute que la cour de France ne ratifiât pas un jugement fi extraor- dinaire & réduit à des formalités inouks, quoique diâées par le bon fens. La plupart des juges du crime, & des témoins dufupplice, difparurent de la Grenade. Il n'y demeura que ceux qui , par leur obfcurité , dévoient fe dérober à la perquifition des loix. Le dé- nombrement de 1700 atteûe qu'il n'y a voit dans rifle que deux cens cinquante-un blancs, cinquante-trois fauvages ou mulâtres libres , & cinq cens vingt-cinq efclaves. Les animaux utiles fe réduifoient à foixante-quatre che- vaux > & cinq cens foixante-neuf bêtes à corne. Toute la culture confifloit en trois fucreries, & cinquante-deux indigoteries.

Tout changea de face vers Fan 17 14, & ce changement fut l'ouvrage de la Martini- que. Cette ifle jettoit alors les fondemens d'une fplendeur qui devoit étonner toutes les nations. Elle envoyoit à la France des produirions immenfes , dont elle étoit payée en marchandifes précieufes, qui la plupart étoient verfées fur les côtes Efpagnoles. Ses bâtimens touchoient en route à la Grenade , pour y prendre des rafraichiffemens. Les

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468 TIîSTOTRE PHILOSOPÎÏTQUS corsaires marchands qui fe chargeoient de cette navigation , apprirent à cette ifîe le lecret de fa fertilité. Son fol n'avoit bcfoiit que cfêtre mis en valeur. Le commerce rend tout facile. Quelques négocians fournirent les efclaves & les uftenfiles pour élever des fucreries. Un compte s'établit entre les deux colonies. La Grenade fe libéroit peu-à-peii avec fes riches produdions ; & la folde en- tière alloit fe terminer, lorfque la guerre de 1744 , interceptant la communication des deux ifîes , arrêta les progrès de la plus im- portante culture du Nouveau-Monde. Alors furent plantés des cotonniers, des cacaoyers, fur-tout des cafiers qui acquirent durant les hofiilités raccroiflement néceffaire pour don- ner des fruits abondans. La paix de 1748 ne fit pas abandonner ces arbres utiles : mais les cannes turent de nouveau pouflées avec une ardeur proportionnée à leur importance. Des malheurs trop mérités privèrent bientôt la métropole des grands avantages qu'elle fe promettoit de fa colonie.

La rage de jouir avant le tems , & fans mefure; cette maladie qui a gagné le gouver- nement d'une nation , digne pourtant, d'êtrsi

'i} E s DEUX Indes, 469

a'mée de fes maîtres ; cette prodigalité qiii jTîoiffonne quand il faiidroit femer ; qui détruit d'une main le paffé , de l'autre l'avenir ; qui fèche & dévore le fond des richeffes par Fan- ticipation des revenus ; ce défordre qui réfulte àes belbins le défaut de principes & d'expérience ne manque jamais de réduire im état qui n'a que des forces fans vues «Sr. des moyens fans conduite ; l'anarchie qui règne au timon des affaires ; la précipitation , la hrigue fubalterne , le vice ou le manque de projets; d'un côté, la hardieffe de tout faire impunément , & de l'autre , la crainte de parler, même pour le bien public: ce concours de maux qui s'entraînent de loin , fît paffer la Grenade au pouvoir de la Grande-Bretagne qui fut maintenue dans fa conquête par le traité de 1763.

Les Anglois n'y débutèrent pas heurciife- XXXL nient. Un grand nombre d'entre eux voulu- Eveuemer*?

, . arrivesilaiir;

rent avoir des plantations dans ime iile dont \^ Grenade on s'étoit fait d'avance la plus haute idée ; "'^pui'î

01 1 1 /' /• Ml 1 > (lu'ell; -cft

ik. dans leur enthouiiaîme, ils ics acnetcrcnt tombJc iv.us beaucoup au-dcfTus de leur valeur réeilt-. la domina- t>eti;e fureur qui expuJia d anciens coloiis . habitués au climat , fit fortir de la métropole

470 Histoire ph ilosopm2Q_vé trente-cinq ou trente-fix millions de livres^ A cette in^prudence fuccéda une autre im- prudence. Les nouveaux propriétaires, aveu- glés ians doute par Forgueil national, fubfti- tuèrent de nouvelles méthodes à celles de leurs prédéceffeurs. Ils voulurent changer la manière de vivre des efclaves. Par leur igno- rance même attachés plus fortement à leurs habitudes que le commun des hommes , les nègres fe révoltèrent. Il fallut faire marcher des troupes , & verfer du fang. Toute la co- lonie fe remplit de foupçons. Des maîtres , qui s'étoient jettes dans la néceffité de la vio- lence, craignirent d'être brûlés ou affafTinés dans leurs habitations. Les travaux langui- rent , furent même interrompus. Le calme fe rétablit enfin : mais un nouvel orage le fuivit de près.

Sur toute Fétendue de Tempire Britannique, les fedateurs du culte romain font rigoureu- fement privés de la moindre influence dans les réfolutions publiques. En établiiïlmt le gouvernement Anglois , à la Grenade , le miniftère crut devoir s'écarter des principes généralement reçus ; & il voulut que les anciens habitans 5 auelle que fût leur religion^

DES DEUX Indes. 47Î piiffent donner leur voix dans Faffemblée coloniale. Cette innovation éprouva la ré- fiftance la plus o,piniâtre : mais enfin le par- lement qui avoit perdu quelque chofe de fes préjugés , fe déclara pour l'adminiflration ; & les catholiques furent autorifés à s'occuper de rintérêt commun comme les autres.

La prédiledion que George III avoit mon- trée pour les François devenus fes fujets, lui £t penfer que fes volontés ne trouveroient aucune oppofition dans un établiflement ils formoient encore le plus grand nombre. Dans cette confiance , il ordonna qu'on y perçût, àlafortie des produdions , les quatre & demi pour cent que toutes les ifles Britan- niques , excepté la Jamaïque , avoient très- anciennement accordés dans un accès de zèle. On lui conteila ce pouvoir. La caufe fut plaidée folemnellement , & la d'écifion ne fut pas favorable au monarque.

Cette vidoire enfla le cœur des colons. Pour accélérer les cultures , ils avoient fait de gros emprunts aux capitalises de la métro- pole. Ces dettes qui s'élevoient à cinquante millions de livres , ne furent pas acquittées à leur échéance. Les prêteurs s'armèrent du

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47^ .Histoire philosophiqus glaive de la loi qui les aiitorifoit à faifir les plantations hypothéquées, à les faire vendre publiquement, & à en exiger après huit mois la valeur entière. Cette levérité répandit la confLcrnation. Dans fon défefpoir, le corps légiilatif de FiiIe porta le 6 Juin 1774 un bilî qui partageoit en cinq paiemens le prix de l'acquifition , & qui recuîoit jufquà trente- deux mois le dernier terme. Le motif fecret de cet ade ungulier , étoit fans doute de mettre les débiteurs à portée de fe rendre adjudicataires de leurs propres biens , & de leur procurer par ce moyen des délais qu'ils auroient vainement attendus de la comraifé- ration de leurs créanciers.

Une entreprife û hardie fouleva l'Angle- terre enîicre. On y fut généralement bleifé qu'une très-fciblc partie de l'empire fe crût en droit d'anéantir des engagemens contractes fous la difpoiiricn d'une loi univerfelle dans la bonne foi du commerce. Cette indignation fut partagée par les ifics même de l'Amérique , qui comprirent bien qu'il n'y auroit plus de crédit à efpérer , fi la confiance n'avoit phis de bafe. Les Bretons de l'ancien & du Nouveau- blonde unirent leurs voix pour prelTer la

DES DEUX Indes. 473; piiiffance fiiprême de rcpouffer fans délai cette grande brèche faite au droit important & im- prefcrlptible de la propriété.

Le parlement , quelle que dût être la dé- XXXlT. treffe d'une fi précieufe acquilition , P^ï^^'^ j^; "''"q^c- comme les peuples. En 1771 & en 1775, nade ^c des Saint-George fut réduit en cendres par des Grenadins, incendies effroyables. La colonie éprouva d'autres calamités , & cependant {es pro- dudions ont triplé depuis qu'elle eft fortie des mains des François. Elle eu. devenue fous l'autre hémifphère , la féconde des ifles An- gloifes. Sa nouvelle métropole en reçoit annuellement dix -huit millions pefant de fucre, qui à 40 livres le quintal, produifcnt en Europe 7,200,000 livres; un million cent mille galons de rum , qui à l liv. lO fols le galon, produil'ent 1,656,000 livres; trente mille qiiintanx de café , qui à 50 livres le quintal, produilent 1,^00,000 livres ; trois mille quintaux de cacao , qui à 50 livres le quintal, produifent 150,000 livres ; .trois cens quintaux d'indigo , qui à 800 livres le quinlal , produifent 240,000 livres ; treize mille quintaux de coton , qui à 150 livres le quintal, produifent 1,950,000 livres, c'cft

474 MiSTOîRE PHILOSOPHIQUE

en tout 12,690,000 liv. ; mais dans ce revenu eft compris celui que donnent les Grenadins.

Ce font une douzaine de petites ifles de- puis trois jurqu'à huit lieues de circonférence. On n'y voit point couler de rivière, & le climat en eft cependant très-fain. La terre feulement couverte de halliers clairs , n'a pas été défendue des rayons du foleil pendant des fiècles ; & Ton peut la travailler fans qu'elle exhale dans aucun tems ces vapeurs mortelles qui attaquent ailleurs généralement les jours des cultivateurs.

Cariacou , la feule de ces ifles que les François euffent occupée , fut d'abord fré- quentée par des pécheurs de tortue qui , dans les intervalles de loifir que leur laifToit cette occupation , effayèrent quelques cul- tures. Leur petit nombre fut bientôt augmenté par piufieurs habitans de la Guadeloupe que des infeûes mal-faifans avoient chaffés de leurs plantations. Ces bonnes gens aidés de huit ou neuf cens efclaves , s'occupèrent afiez utilement du coton. Cet arbufte fut porté par les Anglois dans les autres Grena- dins , & ils formèrent même une fucrerie à jBequia, & deux à Cariaccai.

DES DEUX Indes, 475 Tabago acqms à la Grande-Bretagne à la XXXIIT. même époque & par le même traité , n'eft ^'^^^ ''^

r, r 1 1 1 nr / Tabago,qili

féparé de Fille Elpagnole de la Trimte que occafioi

jnna

par un canal de neuf lieues. Cette pofiefîion ^^ grands

,. ,. 1 , r I ri combats en-

ci dix lieues de long lur quatre dans la plus ^^.^ ^^^ ^^^^

grande largeur. A fa côte feptentrionale eft landois &

1 ^ ' ^ ^ J„ lesFranqois

une rade qui a vingt-cinq a trente pieds ^^^^.^^^^ ^^^^ d'eau , & à fa côte feptentrionale il en eft pofleffion une autre Ton n'en trouve que vingt ou B"tanm- vingt-cinq. Toutes deux font a l'abri de la plupart des vents , avantages dont ne jouit pas celle du fud. Parmi les monticules qui occupent le centre de l'iile , il en eft un plus élevé , dont la couleur noire ou rougeâtre paroît indiquer les débris d'un ancien volcan. Elle n'eft pas expofée à ces terribles ouragans qui caufent ailleurs de fi grands ravages. Le voifmage du continent peut lui procurer ce bonheur.

Aufîi Tabago fut-il autrefois extrêmement peuplé , félon quelques traditions. Ses habi- tans y réfiftèrent long-tems aux attaques vives & fréquentes des fauvages delà Terre-ferme , ennemis opiniâtres, implacables. Enfin lafTés de ces incurfions toujours renaiftantes du continent , ils fe difperfcrent dans les ifles voifines.

476 Histoire philosophkius

Celie qu'ils avoient abandonnée , éfolt ouverte aux inyafions de l'Europe, lorfqu'en 1632 il y débarqua deux cens FlefTinguois , pour y jetter les fondemens d^me colonie Hoîîandoiie. Les Indiens du voifmage fe joignirent aux Efpagnols de la Trinité, contre un établifîement qui leur portoit ombrage. Tout ce qui voulut arrêter leur impétueufe fureur , fut mafTacré ou fait prifonnier. Le peu qui fe fauva de leurs mains à la faveus des bois , ne tarda pas à déferter Fifle.

La Hollande oublia durant vin lit ans un

o

établiilement qu'elle ne connoilToit que par les défafires de fa nailTance. En 1654 , on y fit pafTer une nouvelle peuplade. Elle en ïut cliaflce en 1666. Les Anglois fe virent bientôt arracher cette conquête par les François. Mais Louis XIV content de vain- cre , rendit à la république , fon alliée , une ifle qu'elle avoit poffédée. Cet établifîement ne profpéra pas mieux que to\\iç.s les colonies agricoles de cette nation commerçante. Ce qui détermine ailleurs tant d'hommes à pafier en Amérique , n'y a jamais pouffer les Hollandois. Leur métropole offre à l'induilrie de fes citoyens toutes les facilités d\in com-

DES DEUX I if D E S, 477

iiierce avantageux : ils n'ont pas befoin de s'expatrier pour faire leur fortune. Une heu- Teufe tolérance, achetée, comme la liberté, par des fleuves de fang, y laifTe enfin refpirer les coniciences : jamais des fcrupules de religion n'y réduifcnt les âmes timorées , à fe bannir du fol le ciel les fît naître. La patrie pourvoit avec tant de i'ageffe & d'hu- manité à la fiibfiflance & à l'occupation des pauvres, que le défefpoir ne contraint point ■d'aller défricher une terre accoutumée à dé- vorer fes premiers cultivateurs. Tabago n'eut donc jamais phis de douze cens hommes oc- cupés à cultiver un peu de tabac , un peu de coton , ua peu d'indigo , & à exploiter fix fucreries.

La colonie étoit bornée à cet effor d'in- duftrie , quand elle fut attaquée pair la nation même qui Tavoit rétablie dans (es droits pri- mitifs de pofft fîion & de propriété. Au mois de février 1677, une flotte Françoife deflinée à s'emparer de Tabago , rencontra la flotte Hoilandoife qui devoit s'oppofer à cette in- vafion. L? combat s'cncyaoea dans une des rades de l'ifle , qui devint fameufe par cette aftion mémorable , dans un fiècle fécond en

478 Histoire philosophique grands événemens. L'acharnement de la va« leur fut tel des deux côtés , que les vaifTeaux étoient fans mâts , fans agrêts , fans matelots pour manœuvrer , & qu'on fe battoit encore. La bataille ne finit que quand on vit douze bàtimens brûlés & plufieurs coulés à fond. Les affaillans perdirent moins de monde , & les défenfeurs gardèrent encore Fifle.

Mais d'Eflrées qui vouloit l'emporter , y defcendit cette même année au mois de dé- cembre. Il n'y avoit plus de flotte pour arrêter ou détourner fes forces. Une bombe lancée de fon camp , alla tomber fur le magafm à poudre. Ce coup ordinairement déciiif , mit l'ennemi hors d'état de défenfe : il fe rendit à difcrétion. Le vainqueur avec toute la ri- gueur du droit de la guerre , non content de rafer les fortifications , réduifit les plantations en cendres , s'empara de tous les navires , & tranfporta les habitans hors de l'ifle qu'il avoit prife. La conquête en fut aflurée à la France , par la paix qui fuivit une aâ:ion la défaite fut fans honte , & la vi^loire fans avantage.

La cour de Verfailles négligea cette ifie importante , au point de n'y pas envoyer ur»

'DES DEUX I N^ D E Si 47^

leiiî homme. Peut-être dans Fivreffe d'une fanfTe grandeur , voyoit-elle avec indifférence tout ce qui n étoit qu'utile. Elle prit même une mauvaife opinion de Tabago , jufqu'à la regarder comme un rocher ftérile. Cette erreur s'accrédita par la conduite des François qui, trop nombreux à la Martinique, fe débordèrent aux ifles de Sainte-Lucie , de Saint- Vincent , de la Dominique. Celles-ci étoient des pofTeffions précaires , & d'une qualité médiocre. Les auroit-on préférées à une ifle dont le terrein étoit meilleur & la propriété inconteflable ? Ainfi railbnnoit un gouvernement qui n'avoit pas alors fur le commerce & les plantations des colonies , affez de lumières pour difcerner les vrais motifs du peu de penchant que {qs fujets avoient pour Tabago.

Une colonie naifTante , fur-tout quand elle eft fondée avec de foibles moyens , a befoin de fecours immédiats pour fubûiler. Elle ne peut faire des progrès qu'à mefure qu'elle trouve la confommation de fes premières denrées. Celles-ci font pour l'ordinaire d'une <efpèce commune qui , ne valant pas les frais d'une longue exportation , ne fe vend guère

4So Histoire philosophiqu e

que clans les lieux voiiins , & doit mener in- ienliblement par des profits médiocres , à l'entreprife des grandes cultures , qui font Tobjet du commerce des Européens avec les Antilles. Or Tabago étoit trop éloigné des grands établiffemens François , pour attirer des habitans par cette gradation de iiiccès. On lui préféra des ifles moins abondantes , mais plus rapprochées des refîburces.

Le néant cii tout Favoit plongée , ne Tavoit pas dérobée à Fœil avide de FAngle- terre. Cette ifle orgueilleufe qui fe croit la reine des iiles , parce qu'elle efl la plus flo- rifTante de toutes , prétendoit avoir des droits imprefcriptibîes fur Tabago , pour Favoir occupée pendant fix mois. Ses forces cou- ronnèrent fes prétentions , & la paix de 1763 juftifia ie fuccès de fes armes , en lui afTurant une pofTefHon qu'elle vengera de Finadion des François. XXXIV. Prefque toutes les propriétés des Antilles Plan tie de- devinrent le tom.beau de leurs premiers colons

f richement , . ,^ , r i i i i-

pour les if- ^"^ î aguiant au naiard dans cies tems d inex-

"les d'Ame- périence , fans aucun concours de leur mé~

**^"^' tropole , faifoient autant de fautes que de pas.

Leur avidité méprifa la pratique des naturels

du

DES DEUX Indes, 48 r 2u pays qui , pour diminuer la trop piaiitle influence d'un foleil éternellemejit ardent, féparoient les petites portions de terrein qu'ils étoient forcés de défricher par de grands eipaces couverts d'arbres & d'ombre. Ces fauvages inilruits par l'expérience , pla- çoient leurs logemens au milieu àes bois, dans la crainte des exhalaifbns vives & dan- gereufes qui Ibrtoient d'une terre qu'ils ve- noient de remuer.

Les deftrudeurs de ce peuple iage, prefTés de jouir , abandonnèrent cette méthode trop lente; & dans l'impatience de tout cultiver, ils abattirent précipitamment des forêts en- tières. Aufîi-tôt des vapeurs épaiffes s'élevè- rent d'un fol échauffé pour la première fois des rayons du foleil. Elles augmentèrent à mefure qu'on fouilla les champs , pour les enfemencer ou pour les planter. Leur mali- gnité s'introduifit par tous \qs pores , par tous les organes du cultivateur , que le travail mettoit dans une tranfpiraîion excefîive & continuelle. Le cours des liqueurs fut inter- cepté; tous les vifcères fe dilatèrent , le corps enfla , l'eflomac cefTa fes fonctions. L'homme mourut. Echappoit~on aux ardeurs peflilen- Tome FIL H h

4^2 Histoire PHiLosQPH iQUÉ tielles du jour , la nuit on refpiroit la mort avec le fommeil , clans des cabanes dreffées à la hâte au milieu des terres défrichées , fur lin fol dont la végétation trop adive & mal- faine, confumoit les hommes avant de nourrir les plantes.

D'après ces obfervations , voici le plan qu'il feroit bon de fuivre dans Fétabliffement d'une colonie nouvelle. En y arrivant, nous examinerions quels font les vents qui régnent le plus dans l'archipel de l'Amérique , & nous trouverions qu'ils y font réguliers du fud-eft au nord-eft. Si nous avions la liberté du choix s fi la nature du terrein n'y mettoit point d'obilacle , nous éviterions de nous placer fous le vent , de peur qu'il n''apportât con- tinuellement dans notre fein la vapeur des terres nouvellem.ent défrichées, & n'infeûât par l'exhalailbn des plantations neuves , une plantation qui fe feroit purifiée avec le tems. Ainli nous devrions fonder notre colonie au vent de tous les pays , qu'il s'agiroit de mettre en culture. D'abord on conûruiroit dans les bois tous les logemens, autour defquels nous ne laifferions pas couper un feul arbre. Le féjour des bois eu. fain. La fraîcheur qu'ils

DES DEUX Indes, 483

coniervent même pendant la plus grande chaleur du^jour , empêche cette iurabondance de tranfpiration , qui îàit périr la plupart des Européens , par la féchereffe & lacrimonie d'un fang inflammable & dépouillé de fon fluide. On allumeroit du feu pendant la nuit dans les cafés, pour divifer le mauvais air qui pourroit s'y être introduit. Cet ufage établi conftaniment dans certaines parties de TAfrique, auroit en Amérique TefFet qu'on doit en attendre , eu égard à l'analogie des deux climats.

Ces" précautions prifes, nous commence- rions à abattre le bois, mais à Téloignement de cinquante toifes au moins des cabanes. Lorfque la terre feroit découverte , les efcla- ves feroient envoyés au travail à dix heures du matin feulement , c'eil-à-dirc , après que îe foleil auroit divifé les vapeurs , & que le vent les auroit chaflees. Les quatre heures perdues depuis le lever du jour, feroient plus que compenfées par l'adivité des cultivateurs dont on ménageroit les forces , & par la con- fervation de Fefpcce humaine. On continue- roit cette attention, foit qu'il faHût défricher les terres ou les enfemencer, jufqu'à ce que

HU X

4^4 Histoire philosophique

le fol bien purgé , bien confoliclé , permît d'y établir les colons , & de les occuper à toutes les heures du jour , faiis avoir rien à craindre pour leur iïïreté. L'expérience a juftifîé d'a- vance la néccfîité de toutes ces mefures. XXXV. Pour n'avoir p::s fuivi la route que nous Malheurs ^çj^çj-^s j^ tracer , les Aneîois & leurs efclaves

arrives aux _ ^ *^ _

Airçlois à périrent en foule à Tabago , quoique venus Tabago, 1^ plupart enfcmble des colonies voifines. e'cartés îles Eclairés par ce défaftre , ils fe placèrent au- maximes deiTus du vent, & la mort ceffa les ravages. venoHs" de L'ufage oii cil le gouvernement Britannique tracer, de vendre le fol de (qs illes & les form.ali.tés inféparables d'un pareil fyftême , retardèrent la formation d'un éîabliffement qu'avec des maximes moins fages peut-être , on auroit com.mencé immédiatement après la paix. Ce ne fut qu'en 1766 que furent adjugés qua- torze mille acres de terre , divifés en portions de cinq cens acres chacune. De nouvelles adjudications furent faites dans la fuite : mais il ne fut jamais permis à aucun cultivateur d'acquérir plus d'un lot.

L'ille , dont les terres fe font trouvées trop fablonneufes , n'efl encore habitée que par c[uatr€ cens blancs & huit mille noirs. Ils

T> E s DEUX Indes. 4S5

ont été arrêtés au commencement de leur carrière par les fourmis , qui ont dévoré la plus grande partie des cannes déjà plantées. Les quarante mille quintaux de fucre que rendoient trente habitations, ont été réduits à la moitié. Le vuide a été rempli par le coton , dont on récolte huit cens mille livres pefant , & par l'indigo dont on obtient douze mille livres. Saint-Vincent n a pas éprouvé la même calamité.

Lorfque les Anglois & les François , qui XXXVT, ravageoient depuis quelques années les ifles _' ^o'^^'es

i 1 T. Sauvages tle

du Vent, voulurent donner, en 1660, delà s. Vincent. confiflance à des établiflemens qu'on n'avoit encore qu'ébauchés , ils convinrent que la Dominique & Saint-Vincent reileroient en propre aux Caraïbes. Quelques-uns de ces iauvages , difperfés jufqu'à ce moment, allè- rent chercher leur afyle dans la première, & le plus grand nombre clans la féconde. C'eft-là que ces hommes doux , modérés , amis de la paix & du filence , vivoient au milieu dès bois , en familles éparfes , fous ladirediond'un vieillard, que l'âge feuî aroit infiruit & appelle au gouvernement. L'empire paflbit fuccefîivement dans toutes les familles,

Hh 3

4§6 Histoire philosopïiiq^ué oii le plus âgé devenoit toujours roi , c'efl-à* dire , guide & père de la nation. Ces fauvages ignorans ne connoiffoient pas Tart fubîime de- foumettre & de gouverner les hommes par la force des armes ; d'égorger les habitans d'un pays , pour en pofléder légitimement les terres ; d'accorder au vainqueur la pro- priété , au vaincu le travail des pays de con- quête ; & de dépouiller à la longue l'un & l'autre des droits & des fruits , par des taxes arbitraires.

La population de ces enfans de la nature , s'accrut tout-à-coup d'une race d'Africains , dont on n'a pu favoir exactement l'origine. Un navire , dit-on , qui tranfportoit des nè- gres pour les vendre , vint échouer à Saint- Vincent ; & les efclaves , échappés au nau- frage , y furent accueillis comme des frères par les fauvages. D'autres prétendent que ces noirs font des transfuges , qui ont déferté* les plantations des colonies voifines. Une troifième tradition veut que ce fang étranger provienne des nègres que \qs Caraïbes enle- voient aux Efpagnols , dans les prem.ières guerres de ces Européens contre les Indiens. Si l'on en croit du Tertre , le plus ancien

1d E s DEUX Indes. 4S7

hillorien des Antilles , ces terribles faiivages, impitoyables envers les maîtres, épargnoicnt les captifs , les emmenoient chez eux , leur rendoient la liberté pour jouir de la vie, c'eft~à-dire , du ciel & du fol ; en un mot , des biens de la nature , qu'aucun homme ne doit ni ravir , ni refufer à perfonne.

Ceft peu. Les maîtres de Fifle donnèrent leurs filles en mariage à ces étrangers , quel que fût le hafard qui les eût conduits. L'efpèce procréée de ce mélange , forma une géné- ration, qu'on appella Caraïbes noirs. Ils ont plus confervé de la couleur primitive de leurs pères , que de la nuance mitoyenne de leurs mères. Le Caraïbe rouge eft de petite llature . le Caraïbe noir eft grand, robufte ; & cette race doublement fauvage , parle avec une véhémence , qui femble tenir de la colère.

Cependant le tems éleva des nuages entre XXXVIL ces deux nations : ils furent apperçus de la ^^^.^^^J^^ Martinique. On réfolut de profiter de cette çois à Sl méfmtellio;ence , pour s'élever fur les ruines 7'"""*^ ,

° ' ^ brouille les

de Fun & de l'autre parti. On prétexta que Caraïbes les Caraïbes noirs donnoicnt afyle aux efcla- "^i" avec vesdéferteursdesiflesFrançoifes.L'impoIlure jo^,„ês. n'enfante que Tinjuilice. On attaqua fans

Hh 4

Histoire fh i losophiquz raifon ceux qu'on accufoit à tort. Mais le peu de monde qui fut employé à cette expédition; la jaloufie des chefs qu'on y deftina ; la dé- fedion des Caraïbes rouges, qui ne voulurent donner contre leurs rivaux aucun des fecours qu'ils avoient promis à des alliés trop dan- gereux ; la difficulté des fubfiflances ; l'im- poffibilité d'atteindre des en.iemis cachés dans des bais & dans des montagnes : tout concourut à faire échouer une entreprife auffi téméraire que violente. Il fallut fe rembar- quer , après avoir perdu bien des hommes utiles : m^ais la vidoire des fauvases ne les empêcha pas de demander la paix enfupplians. Ils invitèrent même les François à venir vivre avec eux , leur jurant une amitié fincère, une concorde inaltérable. Cette propofition fut acceptée ; & Ion vit dès l'année fuivante , qui fut 1719, plufieurs habitans de la Mar- tinique , aller fe fixer à Saint-Vincent.

Les premiers s'établirent paifiblcment ; non-feulement de l'aveu , mais avec le fecours du Caraïbe rouge. Ce fuccès attira d'autres colons , qui , par jaloufie eu par d'autres motifs , enfeignèrent aux fauvages un funeflc fecrct. Ce peuple , qui ne connoiiloit de

DES DEUX Indes, 4$^

propriétés que celles des fruits , parce que c'efl la récompenfe du travail , fut étonné d'apprendre qu'il pouvoit vendre la terre qu'il avoit cru jufqu'alors appartenir à tous les hommes. Cette découverte lui mit latoife à la main. Il pofa des bornes ; & dès ce mo- ment la paix & le bonheur furent exilés de fon iûe. Le partage des terres amena la di- vifion entre les bornâmes. Voici les caufes de la révolution qui fuivit Tefprit d'ufurpation. Lcrfque les François étoient arrivés à Saint-Vincent , c'étoit avec des efclavespour défricher & pour cultiver. Les Caraïbes noirs , humiliés , effrayés de reffembler à des hommes avilis par la fervitude , craignirent qu'on n'abufât un jour de la couleur qui trahiffoit leur origine , pour les attacher au même joug & ils fe réfugièrent dans la plus profoTide épaifieur des bois. , pour s'imprimer à jamais une marque diftindive qui fût le ligne de leur indépendance , ils applatirent le front de leurs enfans , à mefure qu'ils venoient au monde. Les hom.mes & les femmes dont la tête n'avoit pu fe plier à cette étrange forme , nofèrent plus fe montrer fans le caraûère ineffaçable & vifibie de la liberté. La gêné-

490 îfiSTOTRE PHILOSOPHIQUE

ration fuivante parut un peuple nouveau.' Les Caraïbes au front applati , tous à-peu-près du même âge , grands , bien faits , vigoureux & farouches , vinrent fur les côtes , planter des cabanes.

Dès qu'ils furent le prix que les Européens mettoient à la terre qu ils habitoient , ils prétendirent y participer comme les autres infulaires. On appaifa d'abord ce premier inftind de cupidité , par des préfens d'eau- de-vie & de quelques fabres. Mais peu con- tens de ces armes , ils demandèrent bientôt des fufils , comme en avoient reçu les Caraïbes rouges. Alors ils voulurent avoir leur part à la valeur de tout le terrein qui fe vendroit à l'avenir , au produit des ventes qu'on avoit déjà faites. Irrités de ce qu'on leur refufoit de les affocier à ce partage fraternel , ils formèrent une tribu féparée , jurèrent de ne plus s'aljier avec les Caraïbes rouges , fe don- nèrent un chef, & commencèrent la guerre. Le nombre des combattans pouvoit être égal de part & d'autre : mais la force ne l'étoit pas. Les Caraïbes noirs eurent fur les rouges tout l'afcendant que Finduftrie , la valeur & l'audace , prennent bientôt fur la foibleffe de

DES D EV X Indes. 491' tempérament & la timidité de caradlère. Ce- pendant Feiprit d'équité , qui n'abandonne guère rhomme fauvagc , fit confentir le vain- queur à partager avec le vaincu le territoire de rifle fitué fous le vent. C'étoit le feul dont les deux partis fuffent jaloux, parce qu'il leur attiroit les prélens à^s François.

Le Caraïbe noir ne gagna rien à l'accord qu'il avoit diclé lui-même. Les nouveaux cultivateurs qui débarquoient dans l'iUe al- loient tous s'établir dans le quartier de fon rival , la côte étoit plus accefîible. Cette préférence ranima une haine mal éteinte. Les combats recommencèrent. Les rouges , tou- jours battus , fe retirèrent au vent de Tifle. Plufieurs allèrent fur leurs canots defcendre en terre-ferme , ou fe réfugier à Tabago. Le peu qui refta vécut féparé des noirs.

Ceux-ci, conq^uérans & maîtres de toute la côte fous le vent , exigèrent des Européens qu'ils achetâffent de nouveau les terres qu'ils avoient déjà payées. Un François voulut montrer un contrat d'acquifition paiTé avec un Caraïbe rouge. Je ne fais point , lui dit un Caraïbe noir, ce que du ton papier , mais lis ce qui ejl écrit fur ma flèche. Tu dois y voir en

49^ ^I STOIRE PHILOSOPHIQUE

cara^ères qui ne mentent point , que fi tu ne mS donnes pas ce que je te demande , j^irai brûler cefoir ton habitation, C'efl ainfi que raifonnoit avec des fi^ifeurs d'écriture un peuple qui n'avoit point appris à lire. Il ufoit du droit de la force avec autant d'afiurance , avec auffi peu de remords , que s'il avoit connu le droit divin , le droit politique & le droit civil.

Le tems , qui change les procédés avec les -- întétêts , mit fin à ces vexations. Les François,,

fans doute , furent les plus forts à leur tour. Ils ne s'amufèrent plus à élever des volailles , à cultiver des légumes , du irtanioc , du maïs ^ du tabac , pour aller les vendre à la Martini- que. En moins de vingt ans , des cultures plus importantes occupèrent huit cens blancs &, trois mille noirs. Saint-Vincent étoit dans cette fituation , quand il tomba fous la domi- nation Angloife , & y fut attaché par le traité

, de 176^. xxxviii. ^ ^ . ,.

St. Vincent Cette ifîe , qui peut avoir quarante lieues

tombe au Je circuit, cft moutueufe , mais coupée par

An-lois. d excellens vallons & arrofee par quelques

Sort lie l'ifle rivières. Ceft dans fa partie occidentale que

fous cette j fraucois avoient commencé la culture du

domination. '

DES DEUX Indes, 495

cacao & du coton , & pouffé nffez loin celle du café. Les ccnquérans y formèrent quel- ques fucreries. L'impoffibilité de les multi- plier fur un terrein inégal & rempli de ravins , leur fit defirer d'occuper les plaines de l'Eft- Les fauvages qui s'y étoient réfugiés , refli- foient de les abandonner, & Ton eut recours aux armes pour les y contraindre. La réfif- îance qu'ils oppofèrent aux foudres de la ty- rannie Européenne , ne fut pas & ne pouvoit être que très-difficilement opiniâtre.

Un officier arpentoit le fol qui venoit d'être envahi , lorfque le détachement qui Tefcortoit fut inopinément attaqué Ôc prefque totalement détruit le 25 mars 1775. Pcrfonne ne douta que les malheureux qu'on venoit de dépouil- ler ne fuffcnt les auteurs de cette violence , & les troupes fe mirent en mouvement pour les détruire.

Heureufement , il fut conftaté à tems que ks Caraïbes étoient innocens ; qu'ils avoient pris ou maffacré plufieurs efclaves fugitifs coupables de ces cruautés ; & qu'ils avoient juré de ne ^s'arrêter que lorfqu'ils auf oient purgé l'ifle de ces vagabonds dont les atro- jCités leur étaient fouvent imputées. Poui;

494 Histoire ph ilosophkiue

affermir les fauvages dans cette réfolution -par Tattrait des récompenfes , le corps légif- latif paffa un bill pouraffurer une gratification de cinq moïdes ou cent vingt livres à quicon- que apporteroit la tête d'un nègre déferteur depuis trois mois.

La Grande-Bretagne n'a pas recueilli juf- qu'ici un grand truit de ces barbaries. Saint- Vincent ne compte encore que cinq cens blancs & fept ou huit mille noirs. Leurs tra- vaux ne donnent que douze cens quintaux de coton , fix millions pefant de très-beau fucre & trois cens foixante mille galons de rum. Ces productions croiffent iiir une terre très-légère , & que pour cette raifon on croit devoir être bientôt iifée. C'efc une opinion généralement établie en Amérique. Il leroit utile d'examiner 11 elle efl bien fondée.

Sans doute des pluies qui tom.bent en tor- rens fur un pays haché doivent entraîner plus facilement une terre fablonneufe qu'une terre argilleufe & dont les grains feroient plus adhérens entre eux. Mais comprend-on com- ment un fol pourroit s'épuifer ? Seroit-ce par la perte de ces parties terreufes dans lef- guelles les plantes qu'il produit fe réduifenî

DES DEUX Indes, 405

enfin & dont il femble qu'on le dépouille, îorfque les plantes ne périment pas fur le lien oii elles ont été cultivées ? Mais il eft prouvé par l'expérience de Vanhelmont, que les plantes n'enlèvent aucun poids fenfible à la terre : c'efl l'eau feule dont elle eft arrofée qui fait tous les frais de la végétation, Seroit-ce par la perte des fels qu'elle four- nit pour les développemens fucceffifs de la plante ? Mais il eft également prouvé par les nombreufes expériences de M.Tillet, & de plufieurs autres phyficiens , que la terre n'eft autre chofe qu'une matrice dans laquelle les germes des plantes reçoivent leur dévelop- pement qu'elles ne paroiffent devoir qu'à la chaleur & à l'humidité. Toutes ces expé- riences rapprochées paroiflent aufii prouver que l'eau feule des arrofemens ou naturels ou artificiels contient tous les fels , tous les principes qui doivent concourir à ce déve- loppement.

Bornons-nous donc à dire que telle efpèce de terre eft plus ou moins facilement mife en état de recevoir & de conferver la quantité d'eau nécefTaire à une végétation complette. Le moindre travail foulé ve la terre légère;

496 Histoire piiilosophi q^ve

]a moindre pluie la pénètre alors : mais une pluie forte railaiffe, & le fbleil en pompant très-aiiement rbumidité dont elle n'avoit pu , dans cet état d'affaiffement , s'abreuver qu'à une très-petite profondeur, lui enlève Tuni- que efpèce de nourriture qu'elle fourniffoit à la plante , & fans laquelle la plante ne pou- voit fubfifter. Cependant on n'accufe point la faifon , encore moins Tignorance de celui qui n'en fait point modérer les effets. Le préjugé déclare la terre ufée , ruinée. On ne la travaille plus qu'à regret 5: mal par confé- qiient. On l'abandonne. Elle n'aîtendoit qu'une culture convenable pour enrichir le propriétaire qui la néglige.

Quelques degrés de friabilité de moins donnent ce qu'en appelle une terre forte qui exige une plus grande quantité de labours & àes labours plus pénibles : mais une fois préparée, ameublie, humeclée, la terre forte conferve beaucoup plus long-tems fon lumii- dité , véhicule néceffaire des fels , foit qu'ils y foient continuellement portés & fuccefli- vement remplacés par l'eau des pluies ou des arrofemens.

A quoi fert donc le fumier , dira-t-on ?

41

DES DEUX Indes, 497 à fouiever plus ailement , plus généralement îa terre par la fermentation qu'il y excite, & à la tenir plus long-tems foulevée, ameu- blie , fbit par fes parties aQives qui ne peu- vent ie développer que par degrés dans les terres compa£les , comme celles de la féconde efpcce qu'on divife en l'échauffant ; foit par ÎQS parties ondueufes qui, en engraiffant la terre de la première eipèce , y retiennent plus long-rems l'humidité que fa trop grande po- rolité & l'incohérence de i(is grains laiiTeroit bientôt échapper.

Ainli , le fumier , employé à propos & fui van t fa qualité , fupplée en partie aux la- bours. Les labours peuvent-ils fuppléer au fumier ? Je ne le crois pas pour les terres légères. Heureufement , il leur en faut peu. Je le crois pour les terres fortes , & il leur en faudroit beaucoup. Mais rien ne peut fuppléer à la pluie qui, en Amérique, lorf- qu'elle efl abondante , rend toutes les terres à-peu-près égales. Quelques fruits hâtés par la faifon pourrirent dans les excellentes : mais prefque tous acquièrent leur pertodion dans les terres les plus communes. En Am*é- rique , point d'année pluvieufe qui ne foi.t

Jomi Fil, li

Histoire philosopéiqué

fertile. Dans une année fèche , le revenu diminue quelquefois de la moitié.

L'unique objet qui mérite Tattention des habitans de Saint- Vincent , comme de tout pofTefleur d'une terre légère , dans quelque zone qu'elle puiffe être fituée , doit donc être de l'arrêter fur leurs mornes , d'y préférer la culture des plantes qui la couvrent le plutôt & qui la laiffent le moins expofée au choc immédiat des fortes pluies qui l'afFaiffent de plus en plus quand elle n'elt pas labourée, & l'entraînent quand elle efl ameublie; de chercher fur-tout le fyflême de culture qui , fans trop contrarier la plante , lui donne le degré d'accroiffement néceffaire pour garantir le fol au moment du plus grand befoin , dans cette faifon les averfes plus fréquentes ne manqueroient pas à la longue de le dépouiller jufqu'au tuf. Pendant qu'il fera couvert d'une terre quelconque , ne redoutons point fa ftérilité. Le fol qui fufïit une fois à la nour- riture d'une plante , remis par les foins du cultivateur à fon premier état, y fuffira juf- qu'à la confommation des fiècles. XXXIX. La Dominique étoit habitée par (es propres jjj^ ™ç '^' enfans. En 1732, on y trouva neuf cens

DES DEUX 'Indes. ^c)^ trente-huit Caraïbes , répandus dans trente- entre ea deux carbets. Trois cens quarante-neuf Fran- pofTefïïon çois y occupoient une partie de la côte que minLue." les fauvages leur avoient abandonnée. Ces Européens n'avoient pour inftrumens , ou plutôt pour compagnons de leur culture , que vingt-trois mulâtres libres, & trois cens trente- huit efclaves. Tous étoient occupés à élever des volailles , à produire des denrées comefti- bles pour la confommation de la Martinique , & à foigner foixante-douze mille deux cens pieds de coton. Le café vint augmenter la mafTe de ces foibles produdiorts. Enfin i'ifle comp- toir fix cens blancs & deux mille noirs à la paix de 1763 , qui en fit une poiTeffion Angloife.

Dès la fin du dernier fiècle , la Grande- Bretagne , qui marchoit à l'empire des mers , en acculant la France d'afpirer à la monarchie du continent , avoit montré pour la Domi- nique la même ardeur qu'elle témoigna dans les dernières négociations , la victoire lui donnoit le droit de tout choifir. Sur cette ifle fe ibnt liicceiïïvement établies neuf paroiffes , , au premier janvier 1778 , on cçmptoit quinze cens fçixante-quatorzQ

li 2

500 Histoire philosopjîkive blancs de tout âge & de tout fexe ; cinq cens' foixante-qiiatorze mulâtres ou noirs libres y quatorze mille trois cens huit efclaves.

Ses troupeaux ne s'élevoient pas au-deffus de deux cens quatre-vingt-huit chevaux , de fept cens fept mulets , de trente-quatre ânes , de dix-huit cens trente bêtes à corne , de neuf cens quatre-vingt-dix-neuf cochons & de deux mille deux cens vingt-neuf moutons ou chèvres.

Pour fes cultures , elle avoit foixante-cinq fucreries qui occupoient cinq mille deux cens cinquante -fept acres de terre. Trois mille trois cens foixante-neuf acres plantés en café , à raifon de mille pieds p^r acre. Deux cens foixante-dix-fept acres plantée en cacao , à raifon de cinq cens pieds par acre. Quatre- vingt-neuf acres plantés en coton, à raifon de mille pieds par acre. Soixante-neuf acres d'indigo & foixante arbres de canéiîce.

Ses vivres condftoient en douze cens deux ^cres de bananiers , feize cens quarante-fept acres d'ignames ou de patates ; & deux mille fept cens vingt-neuf fofies de manioc.

Dix-neuf mille quatre cens foixante-dix- huit acres étoient occupés par les bois 4

DES DEUX Indes. 501

quatre mille deux cens quatre-vingt-fcize par des prairies ou favaiies ; trois mille fix cens, cinquante-cinq étoient réfervés pour la cou- ronne ; & trois mille quatre censtrentcquatra entièrement ftériles.

C'étoit tout ce que quinze ans de travaux' avoient pu opérer fur un fol extrêmement montueux & très-peu fertile.

Cet établiffement effuya , dès (qs premiers XL pas , une infidélité des plus criminelles. Plu- DifcorJe

* ' «Il entre les

fieurs de fes cultivateurs avoient obtenu du Anglois de commerce des avances très-confidérables. laDominl-

1 1 •■{ r ' c ?^ie & les

Pour ne pas payer leurs dettes , ils le retu- piaHc-ois gièrent avec leurs efcîaves dans les iFies des iflcs Françoifes , une protedion marquée leur ^°' ^'^^'^' fut accordée. Ir^utilement , on les réclama; inutilement on demanda qu'ils fuffent tenus de fatisfaire à leurs créances : les follicitations furent inutiles. Alors le corps législatif fît une loi qui affuroit à tous les émigrans FrançoS l'avantage de jouir avec fécurité de toutes les richeffes qu'ils porteroientà la Dominique.

Examinons , fans partialité , la conduite des deux nations , & nous la trouverons mau- vaife de part & d'autre.

François! répondez -moi. Ces transfuges

H 3.

J

501 Histoire philosophique lî'étoient-ils pas des voleurs? Pourquoi donc leur accordez-vous un afyle. Lorfqu on les réclama , pourquoi en refufâtes-vous la refti- tution ? On vous l'aura demandée impérieu- fement. Je l'ignore : mais je le fuppofe. Ce n'étoit pas le ton qu'il s'agifibit d'examiner, mais la juftice de la demande. Ce n'eft pas le momicnt de répondre à la morgue par de la morgue. Une aQion folUcitée par la juftice ne peut jamais humilier. Mettez-vous pour lin moment à la place des créanciers , & dites- moi û vous n'auriez pas fait entendre à la cour de Londres les mêmes repréfentations & les mêmes plaintes ; fi fon filence ou fon refus ne vous auroient pas également indi- gnés ? Eft-ce qu'il y a deux juftices ?

Et vous Anglois, lorfque par repréfailles, vous offrîtes un afyle aux émigrans François, ne doublâtes-vous pas le même délit ? N'in- f itâtes-vous pas au vol & à la défertion les débiteurs infidèles qui étoient tentés d'échap- per à la pourfuite légitime de leurs créanciers ? Si les nations qui fe font partagées le Nou- veau-Monde avoient , à votre exemple, pris le môme parti ; qui eut fait à fes colons les avances dont ils auroient eu befoin ? Que

DES DEUX Indes, 503

feroit devenue l'Amérique , fi ce mauvais efprit s'étoit manifeflé à Torigine des con- quêtes ? Que deviendroit-elle , s'il s'étendoit ? RéfléchiiTez-y un moment , & vous vous convaincrez qu'une lufpeniion générale de la juflice deviendroit un des plus redoutables fléaux , dont l'efpèce humaine put être affli- gée. Vous fentirez qu'un accord auffi funefle des nations rameneroit l'univers à un état de brigandage & de barbarie , dont nous n'avons pas même l'idée. Quel avantage trouverez- vous à nous remplir de vos fcélérats & à vous înfeder des nôtres? Quel intérêt, quelle con- fiance peut-on prendre à des hommes fans foi envers leurs concitoyens? Vous promettez- vous plus de probité des nôtres ? Si vous les accueillez , pourquoi une troilième nation les repoufferoit-elle ? Votre projet efl-il que la perfidie puifTe impunément errer de con- trée en contrée , & fe promener avec impu- nité fur toute la furface du globe ? J'exagère les faites de votre procédé : mais fi l'on veut juger fainement d'une aâion , il faut en porter les effets à l'extrême. C'eft un moyen file d'en faire fentir avec force le réfultat. Mais , me répliquez-vous , que falloit-il

Ii4

,504 Histoire PHiLosopHiçiuE faire ? Ce qu'il faîloit faire ? D'abord ce que vous avez fait. Enfulte defcendre , à main armée , dans les afyles de vos déferteurs , & les ravager. Et c'efl ainfi. que vous vous feriez: montrés des hommes braves &: julles. Le fang répandu ne vous auroit pas, été imputé ; & vous auriez été applaudis par tous les peuples de TEurope intéreffés dans la même caufe.

Au relie , dois- je être furpris que vous donniez réciproquement retraite à vos mal- faiteurs , lorfque je vois tous les jours que vous vous arrogez le droit de vous les en- voyer, en prononçant contre eux le bannif- fement : loi aufii contraire au droit commun que le feroit au droit particulier celle qui autoriferoit un citoyen , dont le chien devient enragé , à le lâcher dans la maifon de fon yoifin ?

Mais un homme qui a deux bras eft toujours

un bon effet Donc il ne faut pas le

receler Et il n'eil pas fans efpoir ,

comme il n'efl pas fans exemple, qu'un mié-

chant s'amende Oui, un contre cent.. . ..

Relie à favoir fi pour un fcclérat qui fe cor- rigera , vous vouiez acquérir cent fcélérats iBcorrigibles.

DES DEUX Indes, 50Ç

Cependant un autre objet que des établif- XLT. lemens de culture entroit oe loin oans les vues co„|-^j^e étendues de l'Angleterre. Elle vouloit attirer rimportnn- à la Dominique les productions des colonies «^^'iclaDo* Françoifes , pour en faire elle-même le com- merce. C'eil pour Fexécution de ce grand projet qu'en 1766 furent rendues libres toutes les rades de cette ifle. Aufïï-tot accoururent d'Europe & de l'Amérique Septentrionale, une foule d'hommes aftifs & entreprenans. Des dépôts immenfes de farines , de poifTon falé , d'efclaves , furent formés au Rofeau. Cette bourgade fournit aux befoins de la Martinique , de la Guadeloupe , de Sainte- Lucie , & en reçut en paiement des denrées plus ou moins précieufes. Les échanges au- roient été même plus confidérabîes fi , par une avidité fîfcale mal entendue, la Grande- Eretacne n'avoit elle-m.ême reilerré les bôr- nés de ces liaifons frauduleufes.

Les événemens qui ont détaché de l'An- gleterre le c-ontinent de l'Amérique , & les efforts que font les François pour étendre leurs liaifons en Afrique , doivent bientôt réduire à rien ou à peu de chofe , l'entrepôt de la Dominique : mais rien ne peut lui ôter

506 Histoire philosophiq^ué

l'avantage de fa polîtion. Située entre îa Guadeloupe & la Martinique , à fept lieues feulement de Tune & de Fautre , elle les menace également. A fes deux extrémités, nord & fud , font deux excellentes rades , d'où les corfaires & les efcadres intercepte- ront la navigation de la métropole avec fes colonies , la communication même àzs deux établiffemens entre eux. Que feroit-ce fi , comme il eft facile , la rade du nord , connue fous le nom de prince Rupert, étoit convertie en port , & entourée de fortifications. Le projet en a été , dit-on , arrêté dans le confeil de George III. Tout porte à croire qu'il ne fera jamais exécuté. La nation met trop de confiance en fes forces navales , pour fe prêter jamais à cette dépenfe. xni. La Dominique a fixé dans les derniers tems

loix parti- l'attention de l'Amérique entière par un évé-

«ulières à la i i r

Domini ue "^"^^"^ *^^"^ ^^^ cauies remontent , ou peu s'en faut , à la découverte du Nouveau- Monde.

Les Européens avoient à peine imprimé leurs pas fanglans fur cet autre hémifphère ^ qu'il fallut demander à l'Afrique des efclaves pour le défricher. Dans cette efpèce dégradée

DES DEUX Indes. 507 fe trouvoient ries femmes que le befoin rendit ao^réables aux premiers colons. De cette al- liance que la nature fembloit réprouver 9 fortit une génération mixte , dont la tendreffe paternelle rompit très-fouvent les fers. Une bonté innée dans Thomme , fît tomber en quelques occafions d'autres chaînes , & l'ar- gent rendit encore un plus grand nombre de captifs à la liberté. En vain une politique ibupçonneufe & prévoyante voulut s'élever avec force contre cet ufage applaudi par rhumanité : les affranchifTemens ne difcon- tinuèrent pas. On en vit même augmenter ie nombre.

Cependant les affranchis ne furent pas égalés en tout à leurs anciens maîtres. Les loix imprimèrent généralement à cette clafTe un caradère d'infériorité. Le préjugé l'abaifTa encore davantage dans les fréquentes concur- rences de la vie civile. Sa pofition ne fut jamais qu'un état intermédiaire entre l'efclavage & la liberté originaire.

Des diftindions û humiliantes remplirent de rage ces affranchis. L'efclave eft commu- nément fi abruti , qu'il n ofe braver fon tyran ; il ne peut que le haïr : mais le cœur de l'hom-

508 Histoire philosopnkiue

me qui a vu tomber fes fers a plus d'énergie^ Il hait & brave les blancs.

Il falloit prévenir les dangereux effets de ces dirpofitions finiflres. Dans les fociétés de l'Europe , tous les membres font égaux , rintérêt de chaque individu elî l'intérêt de tous , il n'eft pas permis de fuppofer à un citoyen l'intention de nuire au bien général fans de bonnes preuves. Mais en Amérique , un corps monftrueux , bizarre , divifé de fentimens , eÇi compofé de trois clafTes diffé- rentes , on fe croit en droit de facrifîer les deux dernières à la fiireté de la premièrei L'efcîave efl retenu dans une oppreiîion per- pétuelle , & l'affranchi eH eraprifonné au moindre foupçon. Son averfion pour les blancs eft regardée comme un délit fort grave , & juflifîe aux yeux de l'autorité les précautions qu'on prend contre lui. C'efl à cette étrange févérité que la plupart des nations ont voulu attribuer Fefpèce de tranquillité dont elles ont joui dans leurs établiiTemens du Nouveau- Monde.

Dans les feules colonies Angîoifes , le noir libre efl aiïimilé au blanc. La préfomption la plus forte ne fufïït pas pour attenter plutQt,

DES DEUX Indes. pp

a la liberté de Fiin que de l'autre. Il arrive de-là que la loi qui craint de fe méprendre fur le choix du criminel , relie quelquefois dans l'inaclion plus long-tems que l'avantage public ne le voudroit. Les afîranchis ont quel- quefois abufé de ces ménagemens dans les iiles Britanniques. Leurs mouvemens fédi- tieux ont déterminé la Dominique à changer de fyilême.

Par un bill du mois de feptembre 1774, il ne fera plus permis à aucun colon de donner la liberté à fon efclave , avant d'avoir verfé cent piftoles dans le tréfor public. Mais fi cet alfranchi prouvoit dans la fuite que fon travail ne fuiFit pas à fa fubfiilance , il rece- vroit 80 livres tous les iix m.ois , jufqu'à ce que des circonstances plus heureufes lui per- miffent de fe paffer de ce fecours.

Tout affranchi convaincu devant deux juges de paix par la dépolition de deux témoins libres ou efclaves de quelque délit qui ne fera pas capital , fera puni par le fouet , par luic amende , ou par la prifon , félon que les magiflrats l'eflimeront convenable. On lut impofera les mêmes peines pour avoir troublé l'ordre public , pour avoir infulté , menacé pu battu un blanc.

po Histoire philosoph ique

Un afFranchi qui aura favorifé la défertion d'un efclave , qui lui aura donné afyle ou accepté fes fervices , fera comdamné à une amende de deux mille livres applicable aux befoins publics. Si le coupable étoit hors d'état de payer cette fomme , on lui feroit fubir une prifon de trois mois, ou on lui infligeroit le fouet, félon que les juges de *paix Tordonneroient.

Aucun nègre , mulâtre ou métis libre ne

pourra voter à Téleftion du repréfentant de

fa paroiffe dans TafTemblée générale de la

colonie. La faveur ni la fortune ne pourront

jamais effacer ce fceau de réprobation.

XIllI- Après avoir parlé féparément de chacune

Plan conqu jgg j-^qjs [{[q^ neutrcs acquifcs à l'Angleterre

niftère Bri- P^^ ^^ traité de ijô} , il convient d'expofer

tannique , \q^ moycns que cette puiffance a cru devoir

fl^riffamer employer pour tirer des avantages folides de

les trois if- fes profpérités.

les autre- D'abord le gouvernement jugea qu'il lui fois lieu- ^ . , .

très. convenoit de vendre les différentes portions

du fol étendu que les fuccès de la guerre lui avoient donné. Si elles avoient été gratui- tement accordées , la faveur & l'intrigue les euifent obtenues ; & de iong-tems elles n euf-

y

DES DEUX Indes, 511

lent été utiles. Mais la nation étoit bien afliirée que tout citoyen qui auroit employé une partie de fes capitaux à Tacquifition d'un fonds , feroit les dépenfes néceflaires pour mettre en valeur fa propriété.

Cependant , les nouvelles plantations de- mandent tant de dépenfes en bâtimens , en beftiaux , en efclaves , qu'il pouvoit être fu- nefte d'exiger tout-à-coup le prix des terres concédées. Cette confidération fit régler que l'acheteur ne feroit tenu de donner que vingt pour cent dans le premier moment; dix pour cent chacune des deux années fuivantes ; & enfin vingt pour cent les autres années , juf- qu'à la fin de fon paiement. Il devoit être déchu de tous fes droits , fi, aux époques fixées , il ne rempliffoit pas fes obligations.

Pour adoucir ce que cette loi pouvoit avoir de trop rigoureux , on laiffa au cultivateur la liberté de convertir fa dette en une rente perpétuelle. Ce cens même ne devoit com- mencer que douze mois après le défrichement.

Comme dans les ifies depuis long-tems pofTédées par l'Angleterre , la trop vafte étendue des héritages avoit vifiblement di- minué la maffe des productions y on crut

512 Histoire philosophique devoir prendre des mefiires pour éloigner ce défordre des acquiiîtions nouvelles. Il fut ilatué que perfonne ne pourroit acquérir plus d'une plantation , &que la plus grande n excé- deroît pas cinq cens acres. On la borna iTiême à trois cens pour la Dominique , dont la po- fition & la deftination exigeoient un plus grand nombre d'Européens. L'autorité arrêta encore que fur chaque centaine d'acres , en feroit défriché cinq tous les ans , jufqu'à ce que la moitié de l'habitation eût été mife en valeur ; & que ceux qui n'auroient pas rempli cette obligation, de vroient une amende de cent douze livres dix fols toutes les années, pour chaque acre de terre qui n^auroit pas été cultivé dans le tems prefcrit. Chaque colon fut de plus affervi à mettre fur fon ter- ritoire un blanc ou deux blanches pour chaque centaine d'acres , fous peine de payer tous les ans au fifc neuf cen^ francs pour chaqiie homme , & la moitié de cette fomme pour chaqu.e femme qui manqueroit au nombre qu'il devoit avoir.

: Cette dernière précaution devoit donner quelque confiftance aux nouveaux établille-? ïiiens : mais on jugea qu'un jour ils auroient

befoia

'DES DEUX Indes. çii befoîn de plus grandes forces. Pour les leuf procurer de bonne heure , des concefîions gratuites, depuis dix jufqu'à trente acres , .furent ordonnées en faveur des pauvres qui voudroient fe fixer dans les ifles. C'étoit afTez de terrein pour les faire vivre par le travail dans une aifance qu'ils n'auroient jamais con- nue dans Fancien hémifphère. La crainte qu'ils ne prêiâiTent leur nom à quelque homme avide , ou ne lui vendîfTent enfuite leur pro- priété , fit flatuer qu ils feroient tenus de prendre eux-mêmes poiTeilion du fol trois mois après qu'il leur auroit été donné , d'y habiter douze mois de fuite , & de le garder fept ans entiers. Leur petit lot devoit être exempt de tout droit pendant quatre années. Après ce terme ils dévoient un cens de douze fols pour chacun des acres qui feroient en valeur, & deux livres cinq fols pour ceux qui refleroient incultes.

Les ifles Angloifes fc plaignoient depuis îong-tems de manquer de pluie , parce que .toutes les forêts y avoient été abattues. Afin de prévenir cet inconvénient dans les nou- velles poiiefTions , les commiffaires eurent prdre de réferver à la couronne les bois Tome FIL Kk

CI4 Histoire ph i losoph iq^ue

nécefliiires pour attirer des nuages , & pour entretenir rhumidité , dont toutes les plantes propres à TAmérique ont plus ou moins befoin.

Enfin , aucune àcs femmes que la vente des terres pourroit rendre , ne devoit tourner au profit du fifc. Elles dévoient être toutes confacrées à des chemins , à des fortifications , à des objets utiles à ces iiles.

Il refloit à régler le fort des François établis en grand nombre à la Dominique & à Saint- Vincent. Ces cultivateurs n'avoient aucune inquiétude fur leur propriété. Ils Tavoient obtenue ou achetée des Indiens , & y avoient été confirmés par le gouvernement de la Martinique qui, en reconnoiffance , exigeoit d'eux un léger tribut. Le premier de ces titres ne pouvoit être d'aucun poids aux yeux de la puifTance conquérante ; & le fécond étoit manifeflement contraire aux conventions des cours de Londres & de Verfailles , qui s'étoient engagées, à ne pas permettre que leurs fujets refpedifs s'établlfTent dans ces illes neutres.

Aufîi fattente des hommes actifs qui dé- voient accélérer les progrès de deux colonies qu'ils avoient fu fonder , fut-elle entièrement

DES DEUX Indes. çit

trompée. Soit que le mlniftère Britannique craignît de dégoûter les Anglois , en leur faifant payer un terrein que leurs anciens rivaux auroient continué à pofféder gratui- tement ; foit qu'on defirât de fe débarraffer de ceux de ces étrangers que leur religion & leurs habitudes pouvoient attacher trop fortement à leur première patrie , il fut réglé que les François ne jouiroient à Favenir de leurs plantations qu'à bail perpétuel.

Cette dureté 11 contraire aux maximes d'une faine politique , les difperfa. L'émigra- tion ne fut pas pourtant univerfelle. Après la première humeur du mécontement , les plus fages comprirent qu'ils gagn^roient en- core plus à racheter les terres dont ils jouif- foient , qu'à s'aller établir fur un nouveau fol dont le fonds ne leur coùteroit rien.

La Grande-Bretagne fe promettoit beau- XLIV. coup des mefures qu'elle avoit prifes pour la ^ . J.^^^^ ^' profpérité de ies conquêtes. Le fuccès n'a oppofés à la pas répondu à fon attente ,' & les.caufes de P'^O^ente

* ^ ^ des illes

cet étrange mécom.pte font connues. neutres.

A peine les traités eurent afTuré les trois ifles neutres à l'Angleterre , que la fureur d'y avoir des établiffemens devint univerfelle.

Kk 2

'ji6 Histoire philosophiq^ué

Cette manie épidémique donna un prix extra- vagant aux terres que le gouvernement faifoit vendre. Comme la plupart des acquéreurs n'avoient que leur hardiefie pour toute for- tune , le crédit devint leur reffource unique. Ils en trouvèrent à Londres & dans quelques autres places de commerce , doiit les négo- cians égarés par la même illuiion , puifoient dans les banques des fommes confidérables à un intérêt modique , pour les confier à un intérêt plus fort à ces fpéculateurs entrepre^^ nans.

Les nouveaux propriétaires , qui , la plu- part , s'étoient fait adjuger un fol, fans pren- dre la peine de le reconnoître , portèrent la même légèreté dans la formation de leurs plantations. Les côtes & l'intérieur des ifles acquifes fe trouvèrent tout -coup cou- verts de maîtres & d'efclaves , également inexpérimentés dans l'art difficile & pénible des défrichemens. Ce furent des fautes fur des fautes , des malheurs fur des malheurs. Le défordre étoit extrême. Il ne tarda pas à éclater.

Le colon avoit fait fes emprunts à huit pour cent, en 1766 ou vers cette époque.

DES DEUX Indes. ^17

îl dévoit remboiirfer cinq ans après. L'im- poffibilité il fe trouva de remplir fes en- gagemens alarma fes créanciers d'Europe. Fruftrés des remifes auxquelles ils s'étoient attendus, ces prêteurs avides ouvrirent enfin les yeux. Plus leur confiance avoit été cré- dule , plus leur inquiétude devint aâ:ive. Armés du glaive de la loi , ils expulfèrent des plantations les infortunés qu'un efpoir téméraire avoit malheureufement féduits. Ainfi fe termina le beau rêve des nouvelles colonies Angloifes.

Mais cette grande agitation doit avoir des fuites favorables. Les défrichemens , entre- pris par des hommes fortis du néant & qui y font rentrés , feront pour la nation le réfultat avantageux d'une fermentation irrégulière & défordonnée. Un fol, qui languifToit dans les mains des premiers poffefTeurs , fera cultivé avec de plus grands moyens , avec plus d'in- telligence & d'économie. En attendant ce nouvel effort d'induflrie & d'aftivité , réfu- mons les poffefîions Angloifes dans i'arcliipel Américain. Pour une puilTance maritime & commerçante , évaluer fes colonies , c'efî; apprécier fes forces.

ti8 Histoire philosofitiq^ue

XLV. Aux Indes Occidentales , les ifles Britan-

Etataftuel niqiics font en général plus étendues que An-loifes. fertiles. Des montagnes , qu on ne fauroit cultiver , occupent beaucoup d'efpace dans quelques-unes , & d'autres font formées en tout ou en partie , d'une craie très-peu pro- ductive. Les meilleures font défrichées de- puis long-tems , & ont befoin du fecoiu-s des engrais imparfaits & rares dans cette partie du Nouveau-Monde. Prefque toutes ont été dépouillées des forêts qui les couvroient originairement , & fe trouvent expofées à des féchereifes qui ruinent fouvent les tra- vaux entrepris avec le plus d'attention & de dépenfe.

Aufîi l'augmentation des denrées n'a-t-clle pas proportionnellement fuivi la multiplica- tion des bras employés pour les obtenir. Il y a de nos jours , dans ces colonies , près de quatre cens mille efclaves dont les fueurs forment à peine les deux tiers du revenu qu'avec les mêmes moyens on obtient fur un fol plus riche.

Le nombre des blancs a diminué affez gé- néralement , à mefure que celui des noirs augmentoit. Ce n'eil pas qu'il n'y eût , pour

DES DEUX Indes, 519 remplacer ceux qui périfToient ou qui clif- paroiffoient avec la fortune qu'ils avoient acquife , autant d'hommes indigens ou défœu- vrés , en Angleterre , que dans les premiers tenis de Témigration : mais cet efprit d'aven- ture , que la nouveauté des objets & le con- cours des circonftances avoient fait éclorre , a été arrêté ou étouffé. D'un côté', Fefpace qu'occupoient les petites cultures a été fondu fuccefîlvement dans les fucreries qui exigent un terrein fort vafte ; de Tautre , les proprié- taires de ces grandes plantations ont réduit , le plus qu'il étoit poffible , des agens dont les falaires étoient devenus un fardeau pelant. Depuis cette révolution , les ifles Britan- niques ont plus que jamais à craindre des ravages ou une invafion. Leurs colons , tous enrégimentés , furent autrefois en force fiiffi- fante pour repoufl'er du moins un ennemi foible & mal armé. Si la marine de la métro- pole celToit aujourd'hui un moment de les protéger, elles pourroient être, la plupart, emportées par un coup de main. C'ell beau- coup que , dans l'état elles font , les milices puiffent contenir les noirs , plus malheureux fous la domination Angloile que fous aucune

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^10 Histoire fh iiosoFiiiqvË autre : car il femble que Tefclayage foit d'au- tant plus dur chez les nations libres qu'il y eftplus injufte & plus étranger. Telle eft donc la marche de l'hamme vers Findépendance, qu'après avoir fecoué le joug, il veut l'im- pofer; & que le cœur le plus impatielit de la iervitude devient le plus amoureux de la domination !

Jamais les Indes Occidentales ne furent afTujetties à aucun impôt par la Grande- Bretagne. Seulement en 1663 » ^^- Barbade & les autres ifies , excepté la Jamaïque , s'engagèrent librement à lui pa)^er à perpé- tuité quatre & demi pour cent pour toutes celles de leurs productions qui feroient ex- portées. Une 11 grande générofité parut de- puis onéreuie & le poids en fut allégé autant qu'il étoit poifible. Comme cette obligatioi* eft acquittée avec d^s denrées , on ne livre guère au gouvernement que celles qui ont quelque imperfedion ; & Ton n'eft pas plus fcrupuleux fur le poids que fur la qualité. De cette manière le fifc ne reçoit que \&s deux tiers du don , qui lui fut anciennement accordé,

C'ell encore trop pour des établiffemens

DES DEUX Indes. 521

chargés de fournir eux-mêmes à leurs dépenieS' intérieures. Elles furent très-confidérables , lorfque ces colonies réglcient leur organi- iation, ou élevoient des fortifications Jugées nécelTaires à leur fureté. Les taxes étoient rcultipliées à cette époque ; & chaque évé- nement fâcheux en amenoit de nouvelles, parce qu'on trou voit plus fage de demander des contributions au citoyen , que d'avoir recours à des engagemens publics. Le tems a diminué le-t befoins. Il a fallu même pourvoir, avec plus d'économie , à ceux qui reftoient , parce que les reffources 'des cultivateurs ne font plus les mêmes. Les tributs font aduel- lement peu de cliofe , & on pourroit les réduire encore , fi , par une contradidion manifeile avec Tefprit républicain , qui cfl: un efprit de défintérefl'ement , ceux qui remplifient les -places d'adminiflration n'exigeoient de trop gros falaires.

Mais c'eft un inconvénient inévitable chez lin peuple commerçant. Libre ou non , il vient à n'aimer, à n'efiimer que les richefies. La foif de l'or étant plus l'ouvrage de l'imagina- tion que du befoin , on ne fe raffafie pas de Éréfors comme des alimens des autres paffions.*

522 HiSTOI RE PH ILOSOPH IQUE

Celles-ci font iiblées & n'ont qu'un tems ; elles fe combattent ou fe fuccèdent. La paiïîon de Targent nourrit & fatisfait toutes les autres, du moins elle y fuppiée à mefure qu'elle les iife par les moyens qu'elle fournit de les aiTouvir. Il n'eit point d'habitude qui fe fortifie plus par l'ufage que celle d'amaffer : elle femble s'irriter également par les jouiffances de la vanité & parles privations de l'avarice. L'homme riche a toujours befoin de remplir ou de groflir fon tréfor. C'eftune expérience confiante qui s'étend des individus aux na- tions.

Depuis que le commerce a élevé des for- tunes confiderables dans toute TAngleterre, la cupidité y eft devenue le mobile univerfel & dominant. Les citoyens qui n'ont pas pu ou qui n'ont pas voulu s'attacher à cette pro- fefTion la plus lucrative , n'ont pas renoncé cependant au lucre , dont les mœurs & l'opi- nion leur faifoient un befoin. Même en af- pirant à l'honneur , ils couroient aux richeffes. Dans la carrière des loix & des vertus , qui doivent fe chercher & s'appuyer mutuelle- ment , dans la gloire de fiéger au parlement, ils ont vu le moyen d'agrandir leur fortune.

DES DEUX Indes. 523

Pour ie faire éiire membres de ce corps piiif- fant , ils ont corrompu les fuffrages du peuple , & n'ont pas plus rougi de revendre à la cour ce peuple que de l'avoir acheté. Chaque voix eft devenue vénale dans le fénat de Tempire. Un miniilre célèbre avoit le tarif des probi- tés , & s'en vamoit publiquement , à la honte des Anglois. C etoit, difoit-iî , un devoir de fa place d'acheter les repréfentans de la nation pour les faire voter , non pas contre , mais félon leur confcience. Eh ! que dit la confcience l'argent a parlé ? Si l'efprit mercantille a pu répandre dans la métropole la contagion de l'intérêt perfonnel , comment n'auroit-il pas infeclé les colonies dont il eft le principe & le foutien ? Ell-il bien vrai que chez la fîcre Albion , un citoyen affez géné- reux pour fervir la patrie par amour de la gloire , feroit un homme du monde & d'un fiècle qui ne font plus? lile fuperbe, puiffent tes ennemis ne plus s'abandonner à ce vil efprit d'intérêt ? Tu leur rendras, un jour, tout ce qu'ils ont perdu.

Cependant tout refpire l'opulence dans les établiffemens Anglois des Indes Occidentales : c'efl que les aftes d'une autorité arbitraire

524 Histoire philosophique

qui défolent tant d'autres contrées n'y font pas connus : c'eft que ces vils inftrumcns du fifc qui ruinent le fonds pour établir la forme ne s'y trouvent pas : c'efl que la culture du fucre y a été fubftituée aux productions de peu de valeur : c'eil que les plantations appar- tiennent généralement à des hommes riches ou à dps affociations puiffantes qui ne les laiffent Jamais manquer des moyens nécef- faires pour la meilleure exploitation : c'efl que fi des hafards malheureux réduifent un colon à faire des emprunts , il les obtient facilement & à bon marché, parce que fes pofTefTions refient hypothéquées à fon créan- cier , & que le paiement efl afïïiré aux épo- ques convenues : c'efl que ces ifles font moins expofées au dégât S: à l'invafion que les pof- fefîions des puifTances riches en produ£lions & foibles en vaifTeaux : c'efl que les évé- nemens des guerres les plus opiniâtres & les plus meurtrières n'empêchent jamais & ne retardent que rarement l'exportation de leurs denrées : c'eft que les ports Britanniques ouvrent toujours à leurs principales récoltes un débouché plus avantageux que leurs ri- vaux n'en peuvent efpérer ailleurs. AufTi les

DES DEUX Indes, 525

terres fe vendent-elles conftamment à un très- haut prix dans les ifles Angloifes. On voit un égal empreffement parmi les Européens , parmi les Américains , pour en acheter.

Ce fol auroit été plus recherché encore , il les Indes Occidentales euffent été moins févérement fermées aux navigateurs étran- gers ; fi elles avoient eu la liberté de choilir elles-mêmes leurs acheteurs fur tout le globe : mais des loix , dont il n'a jamais été pofTible d'éluder les difpohtions , ont concentré leurs îiaifons dans les limites de l'empire Britanni- que , avec les provinces nationales de l'un & l'autre hémifphère.

Ces colonies ne voient croître fur leur ter- ritoire ni vivres pour leur fubfiflance , ni hQtQs de fomme pour leurs travaux , ni bois pour leurs édifices. Ces objets de nécefîité première leur étoient fournis par l'Amérique Septentrionale qui recevoit en paiement du rum & d'autres produftions pour trois ou quatre millions chaque année. Les troubles qui ont divifé la vieille & la nouvelle Angle- terre ont interrompu cette communication , au grand détriment des ifles. Jufqu'à ce que àQS befoins impérieux la faffent r'ouvrir ou

^z6 Histoire pn i losoPHiqu e qu'il fe forme des combinailbns qui la rem- placent ; les Indes Occidentales n'auront de débouché que celui que leur fournira la Grande-Bretagne.

ATépoque nous écrivons, l'Angleterre reçoit tous les ans , des ifles qu'elle occupe dans les Indes Occidentales , pour environ quatre-vingt-treize millions de denrées , en y comprenant feize ou dix-fept millions qu el- les paient au fifc , & le rum que l'Irlande reçoit direfîement en paiement des falaifons qu'elle fournit à ces colonies.

Prefque tout le fucre , qui forme les trois quarts du produit des ifles , fe confomme dans le royaume même eu efl porté en Irlande. Ce n'eft que rarement qu'on en envoie à Hambourg ou dans d'autres marchés.

Les exportations que fait la Grande- Bretagne des produdions de (es ifles , ne s'élèvent pas annuellement au-C'efTiis de fept ou huit millions de livres. Ajoutez à cette fom.me ce qu'elle doit gagner fur les cotons, qu'elle manuf?âure avec tant de fuccès & qui fe répandent dans une grande partie du globe , & vous aurez une idée affez jufte des avantages que cet empire retire des Indes Occidentales.

DES DEUX Indes. 527

Les ifles reçoivent en paiement leurs meu- bles & leur vêtement, les uftenlilesnéceffa ires à leurs fabriques , beaucoup de quincaillerie & les efclaves qui doivent exploiter leurs terres. Mais combien il s'en faut que ce qu'on leur envoie approche de ce qu'on obtient d'elles ! Il faut prélever les fhiis de naviga- tion , les affurances , la commiffion , ou le bénéfice du marchand. Il faut prélever l'intérêt de feize millions fterlings ou de trois cens foixante millions tournois , que cqs colonies doivent à la métropole. Il faut prélever ce que les propriétaires des plus riches planta- tions dépenfent en Angleterre , ils réfident habituellement. Si l'on excepte les pofTeiîions acquifes ou affurées par les traités de 1763, dont les plantations nailfantes ont encore befoin d'avances , les autres pofTefïions des Indes Occidentales voient à peine arriver dans leurs rades la quatrième partie des va- leurs qui en font forties.

Cétoit la capitale de l'empire qui faifoit autrefois prefque tous les envois : c'étoit elle qui recevoit prefque tous les retours. Va pareil défordre blcffoit juftement les gens éclairés. Mais du moins Londres ell le plus

52S Histoire philosophique beau port de l'Angleterre ; Londres conftruif des vaiffeaux & fabrique des marchandifes ; Londres fournit des matelots à la navigation & des bras au commerce ; Londres efl dans une province tempérée , féconde & centrale. Tout peut y arriver , tout peut en fortir. Elle Cil vraiment le cœur du corps politique, par fa fituation locale. Cette cité n'eil pas remplie de fuperbes oififs , qui ne font qu embarraffer & furcharger un peuple laborieux. Ceft le iiège de la nation affemblée. Là, le palais du prince n'ell: ni vafte , ni vuide. Il y règne pae fa préfence , qui vivifie tout. Le fénat y di6le des loix, au gré du peuple quil repréfente. Il n'y craint pas l'afpeâ: du monarque , ni les attentats du miniftère. Londres n'eft point parvenue à fa grandeur , par Finfluence du gouvernement, qui force & fubordonne toutes les caufes phyfiques : mais par Fimpulfion naturelle des hommes & des chofes , par une forte d'attraction du commerce. C'efl: la mer , c'eft l'Angleterre , c'eil le monde entier, qui veulent que Londres foit riche & peuplé.

Cependant cet entrepôt immenfe a perdu, avec le tems , quelque chofe de Tefpèce de monopole , qu'il exerçoit fur les colonies &

DES DEUX Indes, 5 2.9

fur les provinces. Brillol , Liverpool , Lan- cafter, Glafcou, ont pris une part affez con- fidérable à ce grand mouvement. Il le feroit même établi une concurrence , plus univer- ielle , des mœurs nouvelles , le dégoût d'une vie retirée , le defir d'approcher du trône , une moUefle & une corruption qui ont paffé toutes les bornes , n'eulTent réuni à Londres ou fur Ton territoire , le tiers de la population du royaume , & principalement les grands confommateurs.

L'hiftoire du grand archipel de l'Amérique xLVî. ne fauroit être, ce femble , mieux terminée Réfumé des

r i o n t fît? *c

que par une récapitulation des avantages qu'il fortent procure aux puiffances , qui l'ont fucceiîive- (ietoutl'ar- ment envahi. C'ell: uniquement par l'impulfion '^ "^.^ ^^' que fes immenfes produdions ont donnée au commerce , qu'il doit tenir une place éter- nelle dans les faftes des nations ; puiiqu'enfîn les richeffes font le mobile des révolutions rapides , qui tourmentent le globe. Ce furent , les colonies de l'Afie mineure , qui amenèrent fa fplendeur & la chute de la Grèce. Ronie, qui n'aima d'abord à dompter les peuples que pour les gouverner , s'arrêta dans fa grandeur, Tome FIL LI

550 Histoire philosophkivé

quand elle eut fous fa main les tréfors àe l'Orient. La guerre fembla s'affoupir un mo- ment en Europe , pour aller envahir le Nou- veau-Monde ; & ne s'eft depuis fi fouvent réveillée, que pour en partager les dépouilles. La pauvreté , qui fera toujours le partage du grand nombre des hommes , & le choix du petit nombre de fages , ne fait pas de bruit fur la terre. Les annales de l'univers ne peu- vent donc s'entretenir que de maffacres ou de richeffes.

Les ifles de l'autre hémifphère , donnent annuellement quinze millions à l'Efpagne; huit au Danemarck ; trente à la Hollande ; quatre-vingt-deux à l'Angleterre ; cent vingt- fix à la France. C'eft donc environ deux cens foixante-un millions , que font vendues dans notre continent les productions recueillies dans des champs , qui étoient entièrement incultes il n'y a pas trois fiècles.

Ce n'efl pas un don que le Nouveau- Monde fait à l'ancien. Les peuples qui reçoi- vent ce fruit important du travail de leurs fujets , établis en Amérique , livrent en échange , mais avec un avantage marqué , ce que leur fol & leurs atteliers fourniffent.

DES DEUX Indes, 531 Quelques-uns confomment en totalité , ce qu ils tirent de ces pofleiîions éloignées ; les autres font de leur fuperflu la bafe d'un com- merce floriffant avec leurs voiiins. Ain(i chaque nation propriétaire dans le Nouveau- Monde, quand elle eft vraiment induftrleufe , gagne moins encore par le nombre des hom- mes qu'elle entretient au loin fans aucuns frais , que par la population que lui procure au-dedans celle du dehors. Pour nourrir una colonie dans l'autre hémifphère , il lui faut cultiver une province en Europe ; & ce fur- crolt d'occupation augmente fa force inté- rieure , fa richeffe réelle. Tout le globe fe refTent de cette impuliîon.

Les travaux des colons , établis dans ces ifles long tems méprifées , font l'unique bafe du commerce d'Afrique ; étendent les pê- cheries & les défrichemens de l'Amérique Septentrionale ; procurent des débouchés avantageux aux manufaftures d'Afie ; dou- blent, triplent peut-être l'aftivitéde l'Europe entière. Ils peuvent être regardés, comme la caufe principale du mouvement rapide qui agite l'univers. Cette fermentation doit aug- menter , à me/ure que des cultures fi fufcepti-

Ll î

çji Histoire ph i losophique

blés d'extenfion approcherpnt davantage de

leur dernier terme.

XLVII. Rien ne feroit plus propre à avancer cet

Moyen le j^g^j-eux période , que le facrifice du com- plus propre r r . T ' à multiplier merce exclulir , que le iont relerve toutes

les prodiic- Iq^ nations , chacune dans les colonies qu'elle l'archipel ^ fondées. La liberté illimitée de naviguer de l'Amé- aux iilcs , cxciteroit les plus grands efforts, i^*l"e. échauffe roit les efprits par une concurrence

générale. Les hommes qui , ofant invoquer Tamour du genre -humain , puifent leurs lumières dans ce feu facré, ont toujours fait des vœux pour voir tomber les barrières qui interceptent la communication diredte de tous les ports de l'Amérique , avec tous les ports de TEurope. Les gouvernemens qui, prefque tous corrompus dans leur origine , ne peuvent fe conduire par les principes de cette bien- veillance univerfelle, ont cru que des fociétés, fondées la plupart fur. l'intérêt particulier d'une nation ou d'un feul homme , dévoient reflreindre à leur métropole toutes les liai- fons de leurs colonies. Ces loix prohibitives, ont-ils dit , affurent à chaque nation com- merçante de FEurope , la vente de (es pro- dudions territoriales , des moyens pour fe

DES DEUX Indes. ^33

procurer des denrées étrangères dont elle a befoin , une balance avantageiile avec toutes les autres nations commerçantes.

Ce fyftême , après avoir été jugé long- tems le meilleur , s'efl vu vivement attaqué , lôrfque la théorie du commerce a franchi les entraves des préjugés. Aucune nation , a-t-on dit , n'a dans fa propriété de quoi fournir à tous les befoins que la nature ou l'imagination donnent à fes colonies. Il n'y en a pas une feule qui ne foit obligée de tirer de l'étranger de quoi completter les cargaifons qu'elle deftine pour fes établiffemens du Nouveau- Monde. Cette nécefiité met tous les peuples dans une communication , du moins indireûe , avec ces pofTeflions éloignées. Ne feroit-il pas raiicnnable d'éviter la route tortueufe des échanges , & de faire arriver chaque thofe à fa deilination par la ligne la plus droite ? Moins de frais à faire , des confommations plus confidérables , une plus grande culture , une augmentation de revenu pour le fifc : mille avantages dédommageroient les métro- poles du droit excluhf qu'elles s'arrogent toutes à leur préjudice réciproc[ue.

Ces maximes font vraies , folidcs , utiles ;

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'^j4 Histoire philosophique

mais elles ne feront pas adoptées. En voici la railbn. Une grande révolution fe prépare dans le commerce de lEurope ; & elle eu. déjà trop avancée pour ne pas s'accomplir. Tous les gouvernemens travaillent à fe paffer de rinduftrie étrangère. La plupart y ont réufîi ; les autres ne tarderont pas à s'affran- chir de cette dépendance. Déjà les Anglois & les François , qui font les grands manu- faduriersde FEurope, voient refufer de toutes parts leurs chefs-d'œuvre. Ces deux peuples qui font en même tems les plus grands culti- vateurs des ifles, iront-ils en ouvrir les ports, à ceux qui les forcent , pour ainli dire , à fermer leurs boutiques ? Plus ils perdront dans les marchés étrangers , moins ils vou- dront confentir à la concurrence dans le feuî débotiché qui leur reftera. Ils travailleront bien pliitôt à l'étendre , pour y multiplier leurs ventes , pour en retirer une plus grande quantité de produâ:ions. C'eil avec ces retours qu'ils conferveront leur avantage dans la balance du commerce , fans craindre que l'abondance de ces denrées les fiiife tomber dans l'aviliffement. Le progrès de l'induftrie .dans notre continent , ne peut qu'y faire

DES DEUX Indes, 535

augmenter la population , Vaifance , & dès- lors, la confommation & la valeur des pro- duûions qui viennent des Antilles.

Mais cette partie du Nouveau-Monde , XLVIir. que devicndra-t-elle ? Les établiffemens qui , , V"'

*■ _ _ T- être le l(jrt

la rendent florifTante , refteront-ils aux nations futur des qui les ont formés ? chanfreront-ils de maître? ^^^^^ '"^

, . . l'Aniéri(|ue.

S'il y arrive une révolution , en faveur de quel peuple fe fera-t-elîe, & par quels moyens? Grande matière aux conjeâures: mais il faut les préparer par quelques réflexions.

Les ifles font dans une dépendance entière de l'ancien monde , pour tous leurs bêfoins. Ceux qui ne regardent que le vêtement , que les moyens de culture , peuvent fupporter des délais. Mais le moindre retard dans l'ap- provifionnement des vivres , excite une dé- folation univerfelle , luie forte d'alarme , qui fait plutôt defirer , que craindre Fapproche de l'ennemi. Auffi paffe-t-il en proverbe aux colonies, qu'elles ne manqueront jamais de capituler devant une efcadre , qui , au lieu |k

de barils de poudre à canon , armera (qs ver- gues de barils de farine. Prévenir cet incon- vénient, en obligeant les habitans de cultiver pour leur fubfillance , ce feroit fapper pai:

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536 Histoire PiiiLOsopuiquE les fonclemens Tobjet de FétablifTement, fani utilité réelle. La métropole fe priveroit d'une grande partie des riches prodiidions qu'elle reçoit de les colonies, & ne les préferveroit pas de rinvafion.

En vain efpéreroit-on repouffer une def*» ccnte avec des nègres , qui , nés dans un climat la moUeffe étouffe tous les germes du courage , font encore avilis par la fervi- tude , & ne peuvent mettre aucun intérêt dans le choix de leurs tyrans. Dans de telles mains , les meilleures armes doivent être im.puifTantes. On pourroit même craindre qtî'ils ne les tournâlTent contre leurs impi* toyables oppreffeurs.

Les blancs paroifient de meilleurs défen- fcurs pour les colonies. Outre le courage qu'in-fpire naturellement la liberté, ils doivent être encore animes de celui qui appartient exclufivctoent aux grands propriétaires. Ce ne font pas des hommes avilis par des travaux grofiiers , par des occupations obfcures , ou par rindlgence. L'empire abfoîu qu'ils exer- cent dans leurs plantations , a dii leur infpirer de la Herté & agrandir leur ame. Mais difperfés dans de vaftes héritages y que peuvent-ils en

DES DEUX Indes. f^^^f û petit nombre? quand ils poiirroient empê- cher une invafton , le vouclroient-ils ?

Tous les colons ont pour maxime , qu'il laut regarder leurs ifles , comme ces grandes villes de l'Europe , qui , ouvertes au premier occupant, changent de domination fans atta- que , fans fiège , & prefque fans s'appercevoir de la guerre. Le plus fort eft leur maître. yive le vainqueur , difent leurs habitans , à l'exemple des Italiens , paiTant & repayant d'un joug à Fautre , d.ms une feule campagne. Qu'à la paix la cité rentre fous fes premières loix , ou refte fous la main qui l'a conquife, elle n'a rien perdu de fa fplendeur ; tandis que les places revêtues de remparts & diffi- ciles à prendre , font toujours dépeuplées & réduites en \in monceau de ruines. Aufii n'y a-t-il peut-être pas un habitant dan's l'archipel Américain , qui ne regarde comme un préjugé dedrufteur , l'audace d'expofer fa fortune pour fa patrie. Qu'importe à ce calculateur avide , de quel peuple il reçoive la loi , pourvu que fes récoltes refient fur pied. C'eft pour s'enrichir qu'il a pafl/j les mers. S'il con^QïYQ fes tréfors , il a rempli fon but. La métropole qui l'abandonne, fouvent après l'avoir tyran-

Ç38 Histoire philosophique

nifé ; qui le cédera , le vendra peut-être ïi la paix , fhérite-t-elle le facrifice de fa vie } Sans doute il eflbeau de mourir pour la patrie. Mais un état la profpérité de la nation eft facrifîée à la forme du gouvernement ; Fart de tromper les hommes , efl Fart de fa- çonner des fujets ; Ton veut des efclaves & non des citoyens ; l'on fait la guerre & la paix , fans confulter , ni Fopinion , ni le vœu du public ; les mauvais deffeins ont toujours des appuis dans les intrigues de la débauche , dans les pratiques du monopole ; les bons projets ne font reçus qu'avec des moyens & des entraves qui les font avorter: eft-ce la patrie à qui Fon doit fon fang ? Les fortifications élevées pour la défcnfe des colonies , ne les mettront pas plus à couvert que le bras des colons. Fuffent-elles meilleures , mieux gardées , mieux pourvues qu elles ne Font jamais été ; il faudra toujours finir par fe rendre , à m.oins qu'on ne foit fecouru. Quand la réfiftance des affiégés dureroit au-delà de fix mois , elle ne rebu- teroit pas Faflaillant , qui , libre de fe pro- curer des rafraîchilTemens par mer & par terre , foutiendra mieux Fintempérie dp

DES DEUX Indes, ^39

Climat , qu'une garnifon ne fauroit réfifter à la longueur d'un fiège.

Il n'eft pas d'autre moyen de conferver les ifles , qu'une marine redoutable. C'eil: fur les chantiers & dans les ports de 1 Europe , que doivent être conftruits les baftions & les boulevards des colonies de l'Amérique-Tandis que la métropole les tiendra , poxir ainfi dire , fous les ailes de fes vaiffeaux ; tant qu'elle remplira de fes flottes le vafte intervalle qui la fépare de ces ifles , filles de fon induftrie & de fa puiflance ; fa vigilance maternelle fur leur profpérité, lui répondra de leur atta- chement. C'efl: donc vers les forces de mer que les peuples , propriétaires du Nouveau- Monde , porteront déformais leurs regards. La politique de l'Europe , veut en général garder les frontières des états , par des places. Mais pour les puiflTances maritimes , il fau- droit peut-être des citadelles dans les centres , & des vaïfleaux fur la circonférence. Une ifle commerçante , n'a pas même befoin de places. Son rempart , c'eft la mer qui fait fa fiireté , fa fubfiftance , fa ricliefle. Les vents font à fes ordres , & tons les élémens confpirent à fa gloire.

Ç40 Histoire philosophique , 6c.

A ces titres, la Grande-Bretagne poiivoît naguère tout ofer , tout fe promettre. Ses ifles étoient en fureté , & celles de (es rivaux expolees à Ton invailon. Les fentimens qu'elle avoit conçus de fa valeur; la terreur que (qs armes avoient infpirée ; le fruit d'une heu- reufe expérience acquife par fes amiraux ; la multitude & la bonté de fes efcadres : ces différens moyens d'agrandifiement dévoient s'anéantir dans le calme d'une longue paix. L'orgueil de (es fuccès ; l'inquiétude infépa- rable de fes profpérités ; le fardeau même des conquêtes , qui femble être le châtiment de la viQoire : tout la ramenoit donc à la guerre. Les projets de fon acî:ive ambition ont été anéantis par la révolution" qui a détaché de fon empire l'Amérique Septentrionale ; mais la poflefîion des ifles , devenues très-riches ^ que la nature a placées au voiiînage de ce grand continent , encore pauvre , eft-elle maintenant plus affurée aux nations qui les ont défrichées ? C'eft dans la pofition , c'eft dans les intérêts , c'eft dans l'efprit des nou- velles républiques , que nous allons étudier le fecret de nos deftinées.

Fin du quatoi^ihîic Livre,

TABLE

ALPHABÉTIQUE

DES MATIERES

Contenues sans ce Volume, A

BA ëou ( r ) , péninfule de l'ifle à Vache , état de fon fol 191, Parti qu^on devroit en tirer 19a. Avan- tages de iës coteaux 193.

Angleterre (!') , a vendu a bas prix aux Colons les terres à défricher dans fes illes d'Amérique 25e. Eft la con- trée des grands phénonaènes politiques 347. Son état iors de fes établilfemens en Amérique 349. Quelle étoit alors fa navigation 350. Caufes de la promte population de fes ifles dAmérique 3 51. & Juiv. Ses troubles fous Charles I. 361. & fuiv.

Anglais (les) , prennent en 1759 la Guadeloupe 133. La rendent en 1763 , 135, Leurs mefures pour rendre les trois ifl-es neutres JiorifTantcs 510 & J'uiv. Com- ment règlent le fort des François à la Dominique ÔC à St. Vincent 515. Pouvoient tout fe promettre de la force de leur marine 540.

Anguille (T) , l'une des Antilles , aux Anglois ; fon étendue , fon fol , fes produdions 403. Sa population , fes rades 406.

Andgoa , l'une des Antilles , aux Anglois ; fa forme , fon étendue 383. Pourquoi quittée par les François Se les Caraïbes 384. Occupée par les Anglois qui y

Tome y IL Mm

542 TABLE

remédient il>id. Ses produélions ibid. Sa population 385. A un excellent port bien muni d'arfenaux 386. Son entretien &: fa garnilbn eft à charge à la Colonie iéid> Loi pour y remédier , inutile 387. Son chef gouverne toutes les autres jfles Angloifes excepté la Barbade

389- Antilles (les) ifles d Amérique , olan pour le défriche- ment de la plus grande partie 480 & fuiv. Etat de ce qu'elles rendent aux Puiifances Européennes qui les polïedent 53c. Moyens d'en multiplier les productions 53a. Quel doit être leur fort futur? 535. Maxime de leurs Colons 537. Unique moyen de les conferver

539-

Antonio , port de la Jamaïque , tres-bon 436.

Approuague , fleuve de la Guyane , fonds de fon embou- chure 49.

Aquin , établifTement François à St. Domingue , fa fi- tuation , fes plantations 183. Pourquoi l'indigo y a dé- généré ibid.

Artibonite , plaine du nom de la rivière qui la traverfe, à l'oucfl de St. Domingue ; établifl'emem François , fa qualité aoj.

Aubert ( Mr. ) gouverneur François à la Guadeloupe , V fait la paix avec les Sauvages 13 1.

B

XS A R BADE (la), une des Antilles , fut d'abord habitée en 1627 par quelques familles Angloifes 375, Devint colonie régulière fous le Comte de Carlifle ibid. Son étendue , fa population 376. Ingratitude monl- trueufe d'un Anglois de la Barbade 377. Confpiration des efclaves ibid. & fuiv. Son état aftuel , nature de de fon fol 378. Ql alité de fon fucre 379. Etoit la feule ifle du vent , Britannique , qui fut commerçante 380, Defcription de cette ifle 381. Comment peut être dé- fendue d'mvafion 38a. îv 'offre aucun afyle aux vaif- feaux de guerre 383*

Barboude (la) , l'une des Antilles Angloifes , appartient

DES MATIERES. J45

à la famille Codrington , fon étendue , fon fol , fes produftions , fa population 40I. Salubrité de fon ait* 40a.

Barnu - Town , ville de la Jamaïque , près la bay« Montage 436-

Sajfe-Terre , ou St. George , port principal de l'ifle de Grenade 464.

Bermudes ( les ) , Archipel de petites ifles , fort loin au nord des Lucayes 459. leur climat 460. Ont été célé- brées par le poète Waller ibid. Leur fol , nombre des habitans &c produélions 46I. Société littéraire formée en 1765 , 462.

Bombardopolis , bourgade au nord de St. Domingue ) fon climat eft meurtrier aia.

Brldgetoiyn , ville de la Barbade 381.

\^ j4Sikr , arbre qui produit le café ; il ne fiit intro-.

duit qu'à la Jamaïque par les Anglois 42.8. Canada , partie de l'Amérique Septentrionale 38, C ap-Dame- Marie ^ au quartier Jéicmie, à l'Oueft de St.

Domingue I97. Cap-François , ville au nord des établiflemens François de St. Domingue , fon importance 113 & fuiv. Sa defcription ai6. Bel établilTement fondé par un Citoyen aiy. Son port 219 & fuiv. Eft le boulevard de la Colonie 2,49. Cap Tiburon , à St. Domingue , borne des établiifemens

François 181. Sa rade I93. Ses plantations 194. Caraïbes , Infulaires des Antilles du vent , comment élifoient leurs chefs 2.5. 485. Attaquent les François à la Martinique 90. & à la Guadeloupe 130. Maflacrerenc en 1656 cinquante François dans l'ifle St. Barthélémy 14a. Maffacrent une troupe d'Anglois de la Barbade [ 376 6- fuiv. .& les François dans la Grenade 465. Leur conduite a l'égard des Mègres échappés 486. Caraïbes noirs , leur defcription 487. Defcription du Caraïbe rouge ibid. Comment les noirs ditierencicnt

Mm 2

^41 TABLE

leurs enfans âe ceux des efclaves Nègres 489, Leur afcendant fur les rouges 490. Réponfe d'un d'entr'eux à un François 49^' Carbet , hameau renfermant une famille Caraïbe aux An- tilles du vent , 25, Cariacou , l'une des Grenadins, fon état 474. Carlijle ( le Comte de ) , forme une colonie régulière à

la Barbade 375. Cavaillon , Gorge dans les établiflèmens françois à St, Domingue , fa fiîuation 185. Ses plantations , fes pro- duclions 186. Cayenne (la) , petite ille feparée de la Guyane par um petit détroit , occupée en 1643 par les François a8o Infultée par les Anglois en 1667 , 30. Sa defcription 31. Ses produflions 32. Etat de cette colonie en 1763 à l'époque de la paix 33. Elle pouvoit fervir d'entrepôt 44. La plus propre à fervir de chef - lieu d'un établiîfe- ment François à la Guyane 60. Nombre aftuel de fes plantations 63. Charles I. roi d'Angleterre, cara(?lère de ce prince 361, Charles 11^ roi d'Angleterre , établit un gouvernement

civil à la Jamaïque 413. Charles , Fort de la Jamaïque , qui fcrt de Citadelle à

Port-Royal 441. Cobre , la plus grande rivière de la Jamaïque , n'eft pas

navigable 440. traverfe Sant-Yago de la Vega ibid. Colbert , Miniftre d'Etat en France , comment fe con- duifit à l'égard des établilfemens François en Amérique II. Colomb ( Chrifîophe ) découvre en 1494 la Jamaïque

408. Comment il s'y procure des vivres 409. Colonies Francoifes j, furent vendues en 1650 à divers particuliers 9. Comment forent gouvernées lo. Mau- vais remède qu'y apporta Colbert il. à quel prix il les avoit rachetées ibid. ^ fuiv. Comment furent réta- blies par la cour de France au moment de leur ruine 13. Obftacles à leur profpérité 14 6- fuiv.^ Le fucre étoi*: leur plus riche production 17. Ce qui empêcha leur dépériffement ai. Règlement favorable de la cour ihid. Réflexions fur le peu d'intérêt qu'elles prennent

DES MATIERES. 545

h& unes aux autres 107. Vices de leurs règlemcns pou» îa culture dans les Ifles 158. Pourquoi l'aifujettiflemenc aux corvées y eft funefte 261. Ainfi que les impots 2,62, Combien y eft injufte la capitation fur les noirs 264 & fuiv. Réflexions fur la confommation 1 68 &fuiv. fur le préférable d'y lever des milices ou d^y avoir des troupes réglées 275 &fuiv. Variations à cet égard ibid. & fuiv. EtablilTement en 1767 des milices 277, Le partage des héritages y efl: à reformer 280. Pourquoi 283. Inconvéniens des partages par égalité 284. Etat primitif des premiers Colons 288. Calamités fréquentes aux Colonies 289. Règles &: loix qui peuvent y ctre néceflaires 2926'yù/v. Principalement entre les Créanciers & leurs débiteurs 295. Les colonies n'ont pas routes la même origine 300. Etat de leurs befoins 302. Leurs fournitures à la France 305. Qui en furent les^ pre- miers chefs 310. Remède au gouvernement militaire 313 & fuiv. Leur fort a peu changé 340. Change- mens à faire dans l'adminiflration 319, Inconvéniens d'un lieutenant du Roi 322. Et des officiers qui per- çoivent le droit du fifc. 324. Conjment y attacher les Crïoles 327.

Comte d'Ennery (le) fondateur d'un établiffement à Ste.' Lucie 80.

Cromjvel , ôte deux fois au fage Dodley le gouverne- ment de la Jamaïque 412.

D

JL^.4costj4 (Benjamin) , de nation Juive, planta le premier des cacaoyers à la Martinique 92.

Denambuc , capitaine françois , aborde en 1625 à St. Chriftophe 6. S'établit à la Martinique 89.

Defclieux (Mr.) , Phificien françois porte le cafter A la Martinique , avec quel facrificc ? 93. . ,

Defirade (la) , ifle dépendante de la Guadeloupe , foR étendue j fcs habitans , fes produdions 140,

M ni :;

^^6 TABLE

Defvouves , officier François , colon de la Martiniqae , y détruit les fourniis qui ravageoient fa plantation & toute l'ifle lia.

Détroit de Bahama (le) , aux Antilles , eft entre la Floride & les Ifles 453.

Dodley , gouverneur de la Jamaïque , fon caraélère 41a. Idée de fa manière de gouverner ibid. Deftitué deux fois par Cromwel , il eft rétabli pour la troifième ibid.

Dogeron , Bertrand , gentilhomme François , gouverneur de la Tortue 16I0 Y retient les Flibuftiers 164. Y fait venir des femmes pour en retenir les habitans &c les y attacher 164. Il y réufïît 166- Témoignages de fa générofité 167. Sa mort 168. Son éloge 169. li avoit planté les premiers cacaoyers à St. Domingue

Dominique (la) , une dès Antilles , par qui étoit habitée en 1732, & nombre de fes habitans 498 & fuiv. Quel il étoit en I778 & leur occupation 499 & fuiv. Ses cultures , fes plantaiions 500. Infidélité qu'cfTuya cet ctabliffement 501. Réflexions fur ce qui la favorifa 502, Importance de cette ifle pour l'Angleterre 505. Loix qui y font particulières 506 & fuiv. Comment le for£ des François y eft réglé 514-

Du Cajfe , commandant François , propofe aux Flibuf- tiers le pillage de Surinam 31. Attaque les Efpagnols & les Anglois à St. Domingue 235.

E

XS 2) ^^Jîs , capitaine de TElifabeth ^ vaifleau de guerre Anglois ; avec quelle magnanimité il eft reÇu par le gouverneur de la Havane en tems de guerre 454*

Elijfabetk , Reine d'Angleterre , fon afcendant fur fes fujets 356.

Etablijfemens François en Amérique , I. Réflexions fur ces pofTeffions étrangères 1 & fuiv. Le premier en 1615 fat St. Chriftophe 6. Qui effuya diverfes révolu- tions 7 & fui V.

D E s M A T I E R E s. ^47

JJr^vck (la), doit fe monter une marine formi- dable 329. Par quels moyens ibid. Ses objets à ex- porter 330. Ses moyens pour les armcmens 331. Elle les a tous 332.. Elle eut une marine éphémère fous Louis XIV. 333. Comment a été énervée 334. De- vroit avoir des règlemens de Marine 336. dureté du gouvernement pour les matelots ibid. & fuiv. qui , hors d'efclavage , vaudront la noblelle fur mer 337- Idée de fes armemens 340 6' fuiv. Abus à reformer 341 (S- fuiv. Moyen unique pour elle de devenir ref- pedable par fa marine 345.

François , époque de leur établiffement à la Martmique 88'. Y repoulTent & font la paix avec les Caraïbes 90. Leur guerre avec ceux de la Guadeloupe , &C extré- mité à laquelle ils y font réduits 130 & fuiv. Doivent fe former une marine formidable 319. Mefures qui procureront ibid. ^ fuiv.

CroBim , Calvinifle , planta la première habitation au

Cap-François 0.15. ,,_ ^ ,

Gonaives (,es) , Etabliflement François , a lOuelt ae St. Domingue , fes plantations 106. Avantages de cet emplacement 207. 1 c

Gonave (la) , près de Port-au-Prince , dans St. Do- mingue , fa pofition aoo,

Grenade (la) , une des Antilles , a quel prix fut vendue en 1650 à Duparquet 9. Fut cédée en 1763 aux An- glois 24. 469. Son étendue & nature du fol 463. "Nombre des rivières qui y coulent 464. Jugement fin- gulier 466 & fuiv. Cultures introduites en 1744' 400. Révolte des Nègres contre les Anglois 470. Produc- tions de cette ifle 473. ,

Grenadins (les), petit^ archipel dépendant de ^ 1 iflc de

Grenade 474.

Mm 4

548 TABLE

Guadeloupe (la), une des Antilles , à quel prix avo * été vendue à BoiflTeret en 1649 , 9. Sa defcription 128 Fut d'abord occupée en 1635 par les François II9 qui y furent attaqués par les Caraïbes 130. Obftacles qui s'oppofent à la profpérité de cette ille 131 & fulv Prife en 1759 P^'' ^^^ Anjlois 13-3. Rendue en 176 J à la France 135. Variations du gouvernement à fon égard 136. Ses dépendances 140. Son état aéluel èc celui de Tes dépendances 143 & fuiv. Doit devenir très-impor- tante par fes culture^ I45. Etat de fes productions en Ï775 , 146. Raifons d'efpérance pour ia profpérité 149. Mefures p.rifes pour la garantir d'inva^on i 50 iS" fuivc

Guyane , grande province de l' Amérique Méridionale , aux François ôc aux Hollandois ; le; Caraïbes étoient fes habitans naturels 25. Eleftion de leurs chefs ibi(L Alphonfe OJeda y aborda le premier a6. "^Valter Raleigh y arrive en 1595 , '2.7- En 1604 La Ravardiere s'y rend a8. Tems des pluyes en Guyane 44. Idée qu'il faut fe former de fon fol &c de fes côtes 48 & fulv. Elle n'a pas les chaleurs étouffantes des autres contrées ce l'A- mérique Méridionale jo. Nature de fon fol ihid. & 5I, Elle n'a plus ni feux fouterrains , ni tremblemens de terre, ni ouragans 53- Population ô<: mœurs des habi- tans de l'intérieur des terres 55 & fuiv. Tout eft en- core a faire dans la Guyane Françoife 63. Elle fut occu- pée en 1^39 par les Anglois 67.

H

Xx^

.avrs-Anglois (le), port excellent de l'ifle An- tigoa , muni d^arfenaux &c de map-afins bien entendus

Henri VU ^ roi d'Angleterre, prit la couronne 35Î;,

Fut fouverain abfolu 351 & fuiv. HsletoTVn , bourg de la Barbade 382.

D E s M A T ï È R E s. ^49

J ACM.EZ , quartier à l'eft des établiffemens François à St. Domingue , fes diverfe.= plantations 182.

Jacques! ^ roi d'Angleterre, réunit à fa couronne l'An- gleterre &C l'EcofTe 353. Il étoit monarque abfolu Se théologien 354. contre le défir des Anglois 355. Débats entre la cour Se le parlement , au milieu defquels il vient à mourir 357.

Jamaïque ( la ) , une des Antilles , fa defcription 407. Fut découverte en 1494 par Chriftophe Colomb 408. Oui y obtient des vivres à la faveur d'une éclipfe de lune 409. Cruautés des Efpagnols envers les naturels de cette ifle 410. Conquife en 1655 P^r ^^^ Anglois 411. Sous la conduite de Penn & de Venables 412. Qui en éta- blifTent le fage Dodley gouverneur ibii. Loix cfui y furent établies en 1682., 413. fit en I761 ,415. Com- ment étoit devenue célèbre avant ces loix 417. Eut quelques allarmes du traité de Yajfiento 419. Quel com- merce prohibé s'y faifoit ibid. Comment avec Cartha- gène &: Porto-Belo 421. De quelle manière il eft in- terrompu 422. Le miniftère de Londres en fait en lj66 un port franc 423. Cultures de la Jamaïque ibid. Ses diverfes produftions 424 6- fuiv. La culture du fucre y fut portée en 1668 de la Barbade 427. Son état en 1756 , 4^9. Etat aftuel de fa fituatiou &: de fon com- merce 430 & fuiv. Ses ports , havres &: bayes 434 ^ fuiv. Calamité qu'elle elTuya en 1692 , 437 &fuiv. Port -Royal en eft détruit 439. Suites de cet accident ibid. & fuiv. Dangers qui la menacent de la part des nègres échappés 442 & fuiv. Preuves de leur audace 444 & fuiv. Sa décadence depuis le traité particulier de la colonie avec les nègres 448. Combien efl: avanta- geufe aux Anglois en tems de guerre 453.

Jennings , habitant de la Jamaïque , pourquoi fc fit pirate 456.

Jéjuites , exemple de leur ioflucncJ fur l'efpnt des, ncgreï dans la Guyane 59.

5^0 TABLE

J.SZES Angloifes d'Amérique , caufes de leur promte population 3516' /uh. Qui Eirent ceux qui y paflfe-, xent les premiers 3626' /uiv. à qui l'on envoya comme efclaves les criminels dignes de mort 364. Quel gou- vernement y fut établi 365, Elles envoyent des de pûtes à Londres 367. Leurs productions 36^. Moyen em- ployé par l'Angleterre pour fe les alïurer toutes 37I. Mis févèrement en effet en 1660 , ibid. & fuiv, Pour-

quoi les avantages en diminuèrent pour lAngleterre 373 ^ /"^"v- Elles n'ont point de monnoye qui leur foit propre 387. Leur état aftuel 518. Ont à craindre des ravages ou l'invafion 519. A quel droit fe font toutes engagées excepte la Jamaïque 520. Elles refpirent l'o- pulence 513. Elles ne cultivent ni bois, ni vivres , ni bêtes de fomme 515. Le fucre fait les trois quarts de leur produit 526. Effets qu'elles reçoivent en payement 517.

IJle des Caymhes , près St. Domlngue , à l'Oueft 197.

IJle s du Salut , à trois lieues de la Guyane 48. Combien peuvent être rendues utiles ibid. & fuiv,

K

J\ iNGSTowN , ville de la Jamaïque , oii fe réfugient les habitans de Port - Royal après fon renverfement 439.

Knoïrles , amiral Anglois , arrangemens qu'il fit en 170 à la Jamaïque 440.

Krooked ou Samana , l'une des Lucayes 455*

L

^MgNTijf C le ) , eontrée la plus fertile de la Martini- que loi & fuiv. Léogane , étabUifeaient François à l'oueft de St. Domin-

DES MATIERES. jçi

gue 198. Ses habitations : feroii une bonne place de guerre

ibU. Londres , capitale de l'Angleterre , fes avantages pour le

commerce 528. Louis XlV ^ les armées innombrables qu'il avoit a fou-

doyer le forcèrent à laifTer dépérir fa marine 333 ô" fuiv^ Lucayes ( les ), archipel au nord des Antilles , leur nombre

456. Elles devinrent en 1714 un refuge de pirates Anglois

457. Nature de leur fol 458.

M

lYt^ziovËT (Mr.), adminiflrateur des établiflêmens François de la Guyane JI. Encouragemens qu'il a donnés à fes Colons 65.

Manchinéel , havre de la Jamaïque. Sa qualité 436.

Marie-Galante , une des Antilles , aux Franf ois , vendu» en 1649 ^ Boiflêret 9. Dépendante de la Guadeloupe, Son étendue , fou fol , population 141.

Marony , fleuve de la Guyance , couvert par un pofte-mi- litaire François 61.

Martinique (la ) , une des Antilles. A quel prix fut vendue en 1650. Duparquet 9. Les François s'y étabiifîent ; fon étendue , fon intérieur 88. Y repouflent les Caraïbes 90. Quels y furent les premiers travaux 9a. Ils y plantent le Cafier avec fiiccès 93. Caufes de la profpérité de cette jfle. 94. Quelle étoit en 1700 fa population 95. Avan- tages qui rendirent fes profpérites éclatantes 96. Son commerce 97 & fuiv. Bonté de fon port du Fort-Royal lOl. EtablifTement de fon entrepôt à St. Pierre I04. Caufes du décbéement de fon commerce I08. Une efpèce de fourmi la ravage 1 1 1 & fuiv. L'ouragan en détruit l'an 1766 toutes les récoltes lia 6^ Juiv. Son oppre/Tîon par le gouvernement II4 Çf fuiv. Etat aftuei de fuuation ; population , fes troupeaux 1 1 5 . Ses produâions I16. Ses exportations en 177J , ibj^. &■ fuiv. Peut-elle fe relever? 117 : Elle comprend quatre claflês de propriétaires n8 & fuiv. Elle craint peu les invafions 122 Gf fuiv.

5^2 TABLE

Ses forts 12.4 & fuiv. Donfieront le tcms de la fé=

courir il'J. Môle St. Nicolas ( le ) féparè roueft de St. Domingue

du nord des Etâbliflemens François 2lo. Ses avantages

2,11. Ils furent connu* par l'ufage qu'en firent ©n 1756

les Anglois ibid' Il devint en 1767 un entrepôt ibid. &

fuiv. D&fignation de divers endroits qui en tont voifins

2,1a & fuiv. A été choifi pour en faire le centre de défenfe

de la colonie a53. Montego , baye de la Janfiaïque , excellente 436. Montferrat ^ ifle d'Amérique, l'une des Antilles , reconnue

en 1493 par Colomb 389, Sa population , fa pioduc-

tion aéluelle 390* Mopant , port de la Jamaïque dont l'entrée eft difficile 434. Morne fortuné ( le ) , hauteur de Ste. Lucie , propre pour

y conftruire une citadelle 86. Morne des Sauteurs ( le ) , roche efcarpée de la Grenade ;

raifons de ce nom 4^5* Mofquito-Point , fort de la Jamaïque 441. Motte-Aigron ( Mr. de la ) , porta en 1712 le café à la

Cayenne 32,

N

lyi AssAu , fort de la Providence , une des Lucaycs

Nauny , ville de la Jamaïque , bâtie par les nègres révol- tés 444. Priie par les Anglois 445.

Nègres , originaires d'Afrique , loi pour arrêter leur cor- ruption en Amérique II4. Les François en enlèvent 3000 aux Anglois en 1694 à la Jan^^ique I73. Fin tragique du nègre Quazy 397 & fuiv. Exen^ple héroïque d'amitié êc d'amour de deux nègres de St. Chriftophe "^(^S & fuiv. Ceux révoltés à la Jamaïque y bâtiflent la ville de Nauny 444. Leur guerre avec les Anglois de cette ifle 445. Ils font un traité en 1739 avec Tré- launay gouverneur Anglois 447, Réiblution des nègres efclaves de la Jamaïque d'être libres 448. Supplices qui îeur y font infligés 4?o & fuiv. Ils fe révoltent dans h Gxenadc contre les Anglois 470,

DES MATIERES. yçj

Ifihes , ifle d'Amérique , une des Antilles , fat occupée en lél8 par les Anglois. Sa defcription 391. Caraâère de fes habitans ibid. Sa population 39a, Calamités éprouvées en I706 ; Son état a(5luel ibid.

o

kJ RAVGw , port de la Jamaïque, à rouefl:436. Oyapock ( 1' ) , rivière de Guyane 48. Avoit été prife pour

le Vincent-Pinçon 63. Oyeda ( Alphonfe ) Efpagnol , aborda le premier en 1499

dans la Guyane 16.

P

JL^cH ( le colonel ) , gouverneur d'Antigoa , fon carac- tère 388. Sa mort ibid.

Penn , amiral Anglois , fait avec Venables la conquête de la Jamaïque êc y établit pour gouverneur le fage Dodley 411 (S- juiv.

Peùt-Goa.ve , établilTement François a l'ouell de St. Do- mingue , fa rade , fes plantations 197.

Plaine du. cap , à l'ifle de St. Domingue , établifl'ement François 114.

Plaine ( la ) , du fonds de l'ifle à Vache , dans les établi/- femens François à St. Domingue , étendue &; nature de fon' fol 187. Ses productions ibid. Sa fituation &C fes inconvéniens 188 6' fuiv.

Pointe-à-Pitre , port de la Guadeloupe I47«

Pointe- à-Pitre , dans l'ille St. Domingue , borna des cta- bliflèmens François du fud 181.

Poivre de la Jamaïque , defcription de l'arbre qui le porte 4a6. De fes feuilles &C de fon fruit ; ufage de ce der- nier 417. o ■>

Poncet de Bretigny , eft maUacré en Guyane ao. _ "

Port du carénage , dans Ste. Lucie, le meilleur des Antilw les ; avantages de fa pofition 84 & fuiv.

ÇÇ4 TABLE

Port de paix , établilTement François à Toueft de St. Do«

mingue , eft de difficile abord 213.

Port-au-Prince , établifTement François à l'oueft de St. Domingue , fes plantations ; eft le chef- lieu de cette colonie 199. Défavantages de fa fituation pour fa dé- fenfe aoo. Fut détruit en I770 par un tremblement de terre 203. Triftes préfages de fa deflinée ibid.

Port - Royal , ville de la Jamaïque , dont le port étoit l'entrepôt de fon exportation en Europe 434. Détruite le 7 Juin 169a par un tremblement de terre 438 & juiv.

Providence ( la ) , une des Lucayes , révolutions qu'elle eflliye 456 & fuiv.

Providence (les maifons de la), hofpices François k St. De mingue , pour les étrangers indigens qui arrivent 2-I7.

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"i^'u^ZY , nègre de St. Chriflophe, anecdote extraordi- naire 397. Sa fin tragique 398.

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.jiVjiRDtijiE ( la ) , avanturier François , vient en Guyane chercher le pays del Dorado 28.

Richelieu (le cardinal de) ne fit aucune attention â It marine dans fes projets 333.

Roujfelan , François de nation , s'établit en 1650 à Ste. Lucie 70.

ijjii2fTKs (les) , ifles dépendantes de la Guadeloupe/,

leur état , leurs produâions I40. Sainte-Anne , port de la Jamaïque 43^* Saint-Barthelemy , ifle dépendante de la Guadeloupe , Ù

fituation , fon étendue 141. Ses produétions 142,. Saim Chrifiophe , une des Antilles , premier établiflêmenî

DES MATIERES. yçç

François en Amérique 6. A quel prix fut vendue aux Malthois avec d'autres ifles 9. Sous quelles conditions ibid. Fut cédée par la paix d'Utrecht aux Anglois 1^, qui y étoient arrivés en 162.5 avec les Franqois 393, Delcription de cette ifle 395. Mœurs de fes habitans 296. Nonnbre de Tes habitans ibid. Elle produit le plus fceau fucre d'Amérique ibid. Anecdote du nègre Quazy 397 &fuiv. Autre anecdote tragique de l'amitié de deux nègres 398 6- fuiv.

Sainte - Croix , une des Antilles, avolt été vendue en 16 51 aux Malthois 9, Fut évacuée en 1696 par les Fran- çois 24.

Saint - Domingue , une des plus gran-les Antilles , aux François ôc aux Efpagnols , defcription de cette ifle

155. Etat &C defcription de la côte Françoife ibid. &- fuiv. Fut occupée en 1630 par des avanturiers François

156. Sa profpérité fous le gouvernement de Dogeron 166 & fuiv. Le miniftère François forme une compa- gnie en 1698 pour la partie du fud I74. La colonie Françoife fe relève après de grandes calamités 176 & fuiv. Comment 177 &' fuiv. Etendue de cette co- lonie &C fes divers établiflemens 181 & fuiv. Dé;avan- tages de la partie du fud de St. Domingue 195. Etablif- femens François à l'oueft I96 & fuiv. Ceux du nord 2,10 & fuiv. Produétions que fournit St. Domingue à la France 12.0 & fuiv. Spécification de fes plantations Françoifes 223 & fuiv. Etat de fes habitans & de fes

, beftiaux 224. Nature de Ces bourgs aaj. Abus contre les nègres 116. Spedacle qu'y prefentent les villes de la colonie Françoife 22.7* Ses Ûaifons avec les nations étrangères 228. Celles avec la France dangereufes en tems de guerre 230 &fuiv. Mefures à prendre contre les Efpagnols 233. Révolutions que l'ille a éprouvées 134 6' fuiv. Ses limites entre les E("pagnols & les Fran- çois mal fixées 239 & fuiv. Les établillèmens François de l'oueft Se du fud y font féparés de ceux du nord par les Efpagnols 241. Inconvéniens qui en réfuirent ibid. Manière de garantir la partie Françoife d'invafion 442 &fuiv Différence CBUe fes campagnes & celles

5^6 TABLE

d'Europe 247. Quelle efl: la partie qu'on fe propofoit de fortifier ajj.

Saint Georges , la plus grande & qui a le meilleur port des Bermudes 460.

Saint Jean , bourg d'Antigoa , en font les tribunaux 6c le commerce 385.

Saint Louis , bourgade des établifiTemens François à St. Domingue , fon port, fa fituation , fes plantations &C produélioris 185.

Sainte Lucie ^ une des Antilles , avoit été vendue en 1650 à Duparquet 9. Elle fut occupée d'abord par les An- glois 67. Pourquoi y furent prefque tous maflâcrés par les Caraïbes ibid. Les François y forment en 1650 j[e premier établiiTement 70. Et la redemandent en I763 pour en faire un entrepôt 71 &fuiv. Ils y forment fans fuccès des cultures 74. Opinion qu'il faut avoir de cette ifle 76 & fuiv. Etat acluel de fa colonie 78 6- fuiv. Sa population en I777 et fes troupeaux 79. Ses produc- tions & leur débouché 80. Remèdes aux obftacles à fa profpérité 81 & fuiv. Moyens de la garantir d'inva- {îon 83 É' fuiv.- Avantages de fon port du Carénage 84 & fuiv. Comment peut être bien fortifiée 86 & fuiv.

Sainte Lucie , port de la Jamaïque , au nord de l'ifle

Saint Marc , bourg à l'ouefi: de St. Domingue , établif- fement François , fa fituation 204. Ses plastations , fa rade 2.05.

Saint Martin , une des Antilles , appartenant aux Fran- çois & aux Hollandois , vendue en 1651 à Malthe 9. Dépendante de la Guadeloupe 141.

Saint Pierre , bourg de la Martinique , entrepôt de fon commerce , fa fituation loa. Fut le premier bourg édifié dans cette ifle 103. Manière dont y ufoient les premiers commiflîonnaires I04. Changemens furvenus 105. Exploits de fes corfaires à la guerre de 1744 ? 107.

Saint-Vincent , une des Antilles , aux Anglois , fon éten- due 492. Ses cultures 493. Sa population aftuelle , fes productions 494. Nature du fol &: attention que doi- vent apporter f^s habitans pour fa bonification 495 ô"

DES MATIERES. ^^7

fuiv. Comment l'Angleterre y règle le fort des Fran- çois 514 6- fuiv.

Sant Yago de la Vega , capitale de la Jamaïque , fut appelée par les Anglois Spanish-Town , fa fituatioa 440. Fut le fiège des tribunaux ibid.

San-Salvador , une des Lucayes , première ifle d'Amé- rique où aborda Colomb quand il découvrit le Nouveau- Monde 456.

Savane la Marr , port de la Jamaïque , très - mauvais

435- Sinamary f fleuve de la Guyane 5J. jufqu'auquel les Hol-

landois voudroient étendre leurs frontières 01. Sucre ( le ) , fait les trois quarts du produit des colonies

Angloifes des Antilles 516.

«t j4Su4c ; celui de la Guyane a les mêmes vertus que celui du Bréfsl 6j.

Xabago ^ une des Antilles , fa fituation 475. Combien avoit été peu avantageufe aux HolUndois ^Jo. Combat naval mémorable fur fes côtes 477 & fuiv. Prife êc dé- vaftée en 1677 par d'Eftrées 478. Cédée aux Anglois par la paix de 1763 , 480. Méthode d'en faire le défri- chement , ainfi que des autres Antilles ibid. & fuiv, Sg-

gcfle des fauvages d'y habiter les forêts 481. Calami- tés furvenues aux premiers Colons qui eurent l'impru- dence de les détruire ibid. & fuiv. Et aux Anglois par la même caufe 484.

Thomas Moddiforc cultive , le premier , le fucre à la Jamaïque 417.

Tortola , l'une des Vierges , aux Anglois , la meilleure , avec un bon port , fournit des fucres 405. Nature de (on gouvernement ibid. & fuiv.

Tortue ( la ) , une des Antilles , aux François , avoit été vendue en 1651 a l'ordre de Malthe 9. Avoit été enle- vée en 1630 aux Efpagnols par des avanturiers Fran- çois 156 ù fuiv. Cruauté qu'y exerça contr'eux le gé- néral des galions d'Efpagne 158. Après diverfcs révo-

Tome VIL Nii

5t§ TABLE DES MATIERES.

Jutions , refta en 165 9 aux François 160. Sa profpé'

rite fous Dogeron 167 & fuiv. Trclaunay , gouverneur Anglois à la Jamaïque , honnme

fage ôc humain , fait en I739 un traité avec les nègres

révoltés 447 & fuiv. Turques ou Calques ( les ) , ifles près la côte feptentrio-

nale de St. Domingue459.

r ^nxcu , plante marine , propre à l'engrais des terres^

dont on fait grand ufage à la Barbade 379. Véneries » général Anglois , fait avec Penn la conquête

de la Jamaïque , oii ils établiflent pour gouverneur le

fage Dodley 412. Vierges ( les ) grouppe d'une foixantaine de petites ifles ,

priles fur les Étpagnois en 1666 par les Anglois 40Î' Vigie (la) , pointe de l'ifle Ste. Lucie , qui y commande

le port du Carénage 85 & fuiv. Vincent-Pinçon , rivière de la Guyane 48. Avoit été prife

pour l'Oyapock63.

W

W.

yiZTER Raleigh (Anglois), paflè dans la Guyaue en 169J. Caraétère de cet homnvs extraordinaire 27.

jg^ ocK , fort de la Jamaïque , fe defcription 441. Fin de la Table des matîlres du Tome feptUmel

D 22

R272 t. 7

Raynal, Guillaume Thomas Frangois

Histoire philosophique

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