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HISTOIRE RELIGIEUSE

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RÉVOLUTION FRANÇAISE

DU MÊME AUTEUR, A LA MÊME LIBRAIRIE

Histoire de la seconde République française. Deux volumes in-8'.

Histoire du second Empire. Tomes I et H (1852-1859). Deux volumes in-S" avec cartes.

Tome III (1859-1861). Un volume in-S" avec cartes.

Tome IV' (1861-1866). Un volume in-8"' avec cartes.

Tome V (1866-janvier 1870). Un volume in-8".

Tome VI (2 janvier-7 août 1870) Un volume in-8'' avec 4 cartes.

Tome VU (6 août 1870-4 septembre 1870). Un volume in-S" avec 6 cartes.

(Ouvrage couronné par l'Académie française, prix Alfred \ée et grand prix Goberl.)

Histoire religieuse de la Révolution. Tome I". Un volume in-8».

Tome II. Un volume in-8° avec caries.

Tome III. Un volume in-8'' avec cartes.

Tome IV. Un volume in-8"' avec cartes.

Ce volume a été déposé au ministère de l'intérieu'* en 1909,

PIERRR DE LA GORGE

l'E L ACAI'EMIE FRANÇAISE

HISTOIRE BELIGIEIISE

RÈVOL[]TION FRANÇAISE

TOME PREMIER

PARIS

LIBRAIRIE PLON

PLON-NOURRIT et C», IMPRIMEURS-ÉDITEURS

8, RUE OARANCIÊRE 6*

1922

Tous droils réieriét

APRZZmB

Tous droits de reproduction et de traduction réservés puur tous pays

Publistie I 16 June 1909

Privilège of copyright in tiie United States reserved under Uie Aci approved March 3<i 1905 by Plon-iNourrit et C"«.

PRÉFACE

Je voudrais reconstituer en un tableau d'ensemble l'histoire des catholiques et des prêtres de France, depuis le jour la Révolution naissante les dépouilla de lours privilèges, jusqu'à cet autre jour où, purifiés par la pauvreté, épurés par la persécution, grandis par le martyre, ils rentrèrent en leurs temples abandonnés et, à l'aurore d'un siècle nouveau, y chantèrent V Alléluia de Pâques.

Cette époque de douze années, mémorable entre toutes pour l'Eghse galhcane, se subdivise elle-même en quatre périodes distinctes.

La première, qui est racontée dans le présent volume, s'étend depuis l'ouverture des Etats généraux jusqu'à la séparation de l'Assemblée constituante. Elle pourrait se résumer d'un mot : du Privilège à la persécution. C'est alors, en effet, que l'Eglise, frappée par coups successifs, perd d'abord ses immunités et ses biens, puis est mutilée dans ses Ordres religieux, et enfin subit, par la Constitution civile, la grande coupure qui crée deux clergés, deux Frances.

II HISTOIRE RELIGIEUSE DE LA RÉVOLUTION

La deuxième période se résume dans la série de décrets de police, forgés par l'Assemblée législative, perfectionnés par la Convention. De par ces décrets, le prêtre réfractaire descend du rang de citoyen à celui de suspect, que l'autorité peut, suivant son caprice, retenir dans son pays en l'emprisonnant ou chasser loin de sa patrie en le déportant. Cette période pourrait s'appeler celle de la persécution légale. Cependant, des hommes de main ont pris au mot les déclamations des rhéteurs, et les massacres de septembre fournissent le premier exemple de l'action directe populaire.

Avec l'année 1793 s'ouvre une troisième période, à la fois sanglante et sublime, pleine d'exils et d'immo- lations, pleine aussi de révoltes et d'héroïsme. Sur la scène, tout encombrée de visions confuses, l'œil distingue quatre sortes d'acteurs : à l'étranger, le prêtre banni, étroit souvent et intransigeant mais purifié par l'épreuve, se traînant dans une sécurité misérable, avec une seule joie, celle de se sentir vivre; dans l'Ouest insurgé, le Vendéen, son fusil à la main, combattant pour son Dieu plus encore que pour son prince; dans les prisons des villes, les confesseurs de la foi, prêtres ou laies, élevant les yeux vers le ciel et attendant qu'ils soient, un à un, tirés de la captivité pour l'échafaud; puis, un peu partout, des chrétiens fidèles, de saintes femmes, gardant, sous les édits de mort, avec une vaillance obstinée et obscure, les restes du culte pros- crit, comme on garde sous les cendres les dernière» étincelles d'un feu sacré. Cependant, le clergé consti- tutionnel s'effondre comme l'autre. Les seules fêtes sont

PRÉFACÉ III

celles de la Raison, puis de VEtre suprême, et, pour un instant il semble que du christianisme toutes les traces doivent à bref délai s'effacer.

Elles ne s'elTacent que pour reparaître. Ce qu'on croit nuit noire se colore presque aussitôt de quelques pâles rayons. Une quatrième période commence, celle de la renaissance du culte. Les premières lueurs sont à peine visibles; et il ne faut pas qu'elles le soient trop, tant il importe de ne pas fixer les regards, à peine distraits, des proscripteurs! Quelques prêtres, un à un, sortent de leurs retraites; quelques autres reviennent de l'étran- ger. Ils rallient ce qui reste des communautés de fidèles dispersées, se dépensent en efforts obstinés et timides, se cachent, reparaissent, se cachent encore, et profitent de chaque accalmie pour reconquérir quelque chose de l'empire des âmes. Leur office est celui de mission- naires et, en effet, parmi les principaux d'entre eux, plusieurs s'intitulent préfets de mission. Les lois de dé- portation ou de mort subsistent, en sorte que la seule garantie est celle d'une précaire tolérance et que, même dans une demi-sécurité apparente, le péril peut renaître tout à coup. Il renaît, en efTet, à plusieurs reprises, en de terribles retours de violence. En même temps que le clergé fidèle, le clergé constitutionnel essaie de se reformer : de un nouvel élément de confusion. Cepen- dant, d'année en année, la vraie foi se ranime. Le culte se célèbre en des lieux privés, en des oratoires, parfois dans les églises elles-mêmes. Enfin, paraît l'édit de pacification religieuse qui demeurera pour le Premier Consul le titre le plus solide de sa gloire.

IV HISTOIRE RELIGIEUSE DE LA REVOLUTION

Telle est, dans ses lignes les plus générales, l'époque que j'ambitionnerais de recomposer.

Je crains que, parmi ceux qui me liront, plusieurs n'estiment que la Révolution est dépeinte ici sous des traits trop sombres. Je voudrais qu'on ne vît dans cette sévérité ni manque de justice ni trace de passion. Si j'avais à juger dans son ensemble l'œuvre des Consti- tuants ou de leurs successeurs, je ne manquerais pas de mettre en relief, entre toutes les réformes accomplies par eux, celles qui ont réalisé, en matière administra- tive et surtout dans la législation civile, financière ou criminelle, de mémorables progrès. Mais, parmi les œuvres révolutionnaires, j'ai étudier la pire de toutes, c'est-à-dire l'œuvre religieuse : de une rigueur qui n'a pu que rarement s'adoucir. Le sentiment de répro- bation s'accroît quand on mesure tout ce que les conflits religieux ont introduit d'irritants ferments dans les questions politiques. Plus d'une fois le retour à la mo- dération et à la sagesse rencontrerait pour principal obstacle les divisions nées des luttes confessionnelles ou le fanatisme de l'impiété, et c'est ce qu'on verra par la suite de ce récit.

L'histoire religieuse est, en certains endroits, mal- aisément séparable de l'histoire politique. Une méthode assez ordinairement pratiquée par les écrivains con- temporains consiste à supposer chez le lecteur la con- naissance complète des événements principaux et à concentrer toutes les lumières sur les faits inconnus ou peu connus. Je n'ai osé faire crédit à tous ceux qui me liront de cette science préalable, et on trouvera ici, sous

PRÉFACE ?

une forme extrêmement brève, quelques rappels de l'histoire générale. Que ceux qui savent me pardonnent cette concession à ceux qui ignorent. C'est que j'ai voulu écrire, non pour les érudits, mais pour le public.

Quoique les faits que l'on rapporte soient déjà vieux de plus d'un siècle, ils éveillent des émotions encore mal apaisées : de la nécessité d'un certain effort pour retracer, avec un esprit équitable, des événements qui sembleraient, par leur date, entrés déjà dans la paix de l'histoire. Il y a l'impartialité qui naît de l'indifférence. Celle-là, je n'ai ni l'espoir ni le désir d'y atteindre; et, en racontant les épreuves chrétiennes de nos pères, je n'ose assurer que mon cœur ne vibre jamais de leurs souffrances pour l'Eglise et pour Dieu. Si, au début de ce livre, je promettais d'être impassible, je risquerais de tromper tout à la fois les autres et moi-même, deux sortes de faussetés pareillement haïssables. Il y a une autre impartialité : celle qui réside, non dans l'abdica- tion de la pensée personnelle, mais dans le strict respect de la vérité, celle qui consiste à ne jamais altérer un fait, dût ce fait déplaire, à ne jamais mutiler un texte, dût ce texte être importun, à ne jamais défigurer sciem- ments les traits d'une âme humaine, cette âme fût-elle celle d'un ennemi. C'est cette grâce d'impartialité supérieure, c'est ce don d'intégrale justice que je de- mande à Dieu de m'accorder, comme une émanation de sa lumière, comme une faveur de sa bonté.

Plusieurs de ceux à qui ce travail s'adresse y cher- cheront des rapprochements avec les temps d'aujour- d'hui. Ces rapprochements, je n'ai ni le goût ni le cou-

VI HISTOIRE RELIGIEUSE DE LA RÉVOLUTION

rage de les souligner. Ce livre sera peut-être lu hors de France. Qu'il y porte le récit de nos vicissitudes d'au- trefois; que, du moins, il n'y ajoute pas le détail de nos misères présentes. Une autre considération m'a fixé dans la réserve. L'histoire est un enseignement, mais un enseignement qui gagne à ne jamais s'imposer. Sur l'histoire du passé, je n'ai laissé refluer aucune des préoccupations contemporaines. C'est au lecteur que je m'abandonne pour préciser, s'il le veut, les leçons.

HISTOIRE RELIGIEUSE

DE LA RÉVOLUTION FRANÇAISE

LIVRE PREMIER

L'EGLISE PRIVILÉGIÉE

SOMMAIRB

I. Les privilèges ecclésiastiques dans l'ancien régime: la primauté i le culte public: le privilège de juridiction; les privilèges en matière d'impôt.

II. Les richesses de l'Eglise: de l'embarras de les évaluer: richesses immobilières; leur valeur : les dîmes : de l'ensemble des revenus ecclé- siastiques.

IIL Origine du patrimoine ecclésiastique. Comment l'Elglise amé- liore et transforme les biens qui lui sont donnés ou légués. Double charge dont est grevée la propriété ecclésiastique : œuvres de cha- rité au profit des vivants, prière pour les morts. Comment, à la fin de l'ancien régime, ce double devoir est imparfaitement rempli ou méconnu. La Commende au dix-huitième siècle, et comment cet abus devient scandale.

[V. La hiérarchie ecclésiastique. Le curé. Presbytères; mode de nomination; attributions, et en quoi le curé participe au pouvoir civil : habitudes intellectuelles, vie morale, tendances sociales; com- ment les curés inclinent vers les réformes : leur sort matériel : curés décimateurs et curés à portion congrue.

V. Suite de la hiérarchie ecclésiastique. Les abbayes : leur aspect i leur grandeur et leurs richesses. se consomme cette richesse : les abbés commendataires. Symptômes de décadence : peu de vices ou de scandales, mais insufiisance de services et de vertus. Sous quels aspects de splendeur se cache la décadence; quels sentiments de rivalité un peu envieuse la richesse des moines inspire au bas clergé.

VL Suite de la hiérarchie ecclésiastique. Les Chapitres -. chapitres des cathédrales : chapitres des coUégiedes : éclat et richesses de quel- ques-uns. — Esprit de rivalité entre les chanoines et les curés.

2 HISTOIRE RELIGIEUSE DE LA RÉVOLUTION

VII. Suite de la hiérarchie ecclésiastique. Les Evèques : par qui et dans quelle condition sociale ils sont choisis : grands et petits diocèses « revenus : la résidence : affaires civiles, assemblées des Etats, assemblées provinciales : les évêques et les curés : comment beaucoup de prélats, entre beaucoup d'aptitudes, manquent surtout de celles qui convien- draient à leur charge : comment la rivalité se creuse entre le haut et le bas clergé.

VIII. De la grandeur apparente et de la faiblesse réelle de l'Eglise de France à la veille de la Révolution. En quoi l'Eglise paraît maîtresse: aspect d'influence : immense clientèle : liens dans le gouvernement «t à la Cour. Les villes cléricales : comment tout y est marqué à l'estampille de l'Eglise; cérémonies religieuses et processions.

IX. Quelles faiblesses se cachent sous l'aspect de celte puissance! Point de désordre, maùs alanguissement assez général : sorte de dé- suétude des fonctions sacrées : complication des intérêts matériels : La vie des prêtres dans les villes et particulièrement des chanoines : les compromissions avec les philosophes : les assemblées de francs- maçons. Contraste entre la faiblesse de la défense de l'Eglise et la hardiesse toute-puissante des attaques contre elle. Comment le péril s'accroît par un aspect de calme qui fait illusion.

X. Par quelles vertus se rachètent les défaillances de l'Eglise de France ; la pratique de la charité chez, les évêques, dans les chapitres, dans les abbayes.

XI. Gomment, dans l' alanguissement de tout le reste, les religieuses ont en général conservé intact le trésor de leur ferveur : religieuses enseignantes ^ religieuses consacrées aux œuvres de bienfaisance» religieuses contemplatives.

L'ancien régime reposait sur le privilège, comme le régime moderne croit reposer sur l'égalité. A l'origine, la plupart des privilèges avaient été le prix de services mémorables ou la com- pensation de lourdes charges; puis, les institutions dégéné- rant et les hommes aussi, ils avaient survécu à tout ce qui les justifiait. L'Eglise, modelée sur la société civile et fai- sant corps avec elle, en reproduisait l'image. Elle était pri- vilégiée, et l'était même doublement. D'abord, il se trouvait qu'à beaucoup de dignités ecclésiastiques étaient attachés des titres féodaux. Les évêques, les abbés, les membres des

L'EGLISE PRIVILÉGIÉE 3

chapitres ou des collégiales étaient souvent seigneurs tem- porels, en vertu des prérogatives que les libéralités des prin- ces ou des grands avaient incorporées à leur charge. De la réunion sur la même tête de la puissance religieuse et de la puissance séculière. Tel était le premier aspect sous lequel l'Eglise apparaissait dans l'ancienne société. En dehors de ces privilèges qui s'exerçaient comme ceux de la noblesse et qu'on pourrait, si les deux mots ne juraient ensemble, ap- peler privilèges de droit commun, l'Eglise avait ses privi- lèges à part. Elle en avait surtout qpiatre qui se détachaient du miheu de tous les autres : privilège d'honneur privilège du culte public exclusivement exercé : privilège de juridic- tion : privilège en matière d'impôt.

Le privilège d'honneur datait de loin. Dès l'époque méro- vingienne, on avait vu les Leudes s'r^ffacer, quoique en mur- murant, devant les évêques. Le moyen âge avait proclamé et fortifié la prééminence de l'ordre ecclésiastique. Philippe le Bel et les légistes s'étaient appliqués à restreindre le do- maine de l'Eglise; mais à travers toutes les diminutions de puissance, les formes extérieures de respect n'avaient été que faiblement atteintes. Dans les rares assemblées des Etats- généraux, le premier rang avait été réservé au clergé. En avril 1695, un édit royal avait solennellement consacré cette primauté (1).

Seuls les ministres de la religion catholique avaient droit à célébrer publiquement les cérémonies du culte. En 1685, Louis XIV, en révoquamt l'édit de Nantes, avait rapporté toutes les concessions accordées par Henri IV aux protes- tants. Parmi les religionnaires c'est ainsi qu'on appelait les réformés les uns, à travers tous les périls, avaient cherché un asile à l'étranger; les autres, demeurés en France, n'avaient gardé d'autre liberté que celle de lire à la dérobée l'Ecriture sainte dans l'intimité de leur foyer. Les plus ardents s'étaient

(1) V. préambule et article 45. (Isambebt, Recueil des anciennes lois françaises, t. XX, p. 243 et 256.;

4 HISTOIRE RELIGIEUSE DE LA RÉVOLUTION.

obstinés à se réunir en secret pour leur prêche, mais au risque d'impitoyables châtiments. En 1724, un édit terrible avait encore empiré la condition des non-catholiques. Tout le dix- huitième siècle s'était écoulé en de capricieuses alternatives de demi-tolérance et de répressions. Cependant le contraste était étrange entre les lois, rigoureuses jusqu'à la cruauté, et l'esprit nouveau qui venait de pousser le protestant Necker jusque dans les conseils du roi. Un édit tout récent avait, à la date du 28 novembre 1787 (1), restitué aux réformés le droit de faire constater leur état civil, c'est-à-dire les nais- sances, les mariages, les décès, soit devant le clergé, soit devant le juge du lieu, sans être réduits à l'obligation de déguiser ou d'abjurer leurs croyances. Cet octroi serait sans doute le prélude de mesures plus larges. Mais, quels que dussent être les adoucissements ultérieurs, il paraissait peu vraisemblable qu'on allât jusqu'à la reconnaissance offi- cielle du culte protestant. Le 19 novembre 1787, le garde des sceaux Lamoignon, parlant au, nom du roi, s'exprimait en ces termes : « Sa Majesté ne veut d'autre culte public dans son royaume que celui de la religion catholique, apos- tolique et romaine. »

De bonne heure l'Eglise avait aspiré au rôle de justicière. Avec une laborieuse patience elle avait recueilli, par frag- ments successifs, tout ce que lui abandonnait la confiance ou l'inertie des princes. Au moyen âge ses ambitions s'étaient trouvées réalisées, et pour le plus grand bien du monde; car nul pouvoir ne l'égalait alors par la science, l'esprit de jus- tice, l'humanité. Sous le nom d'officialités, des tribunaux ecclésiastiques s'étaient créés. Ces tribunaux jugeaient tous les procès civils ou criminels un clerc figurait à titre de défendeur : en outre, ils évoquaient à eux, même les causes entre laïcs lorsqu'elles touchaient à un titre quelconque, soit aux sacrements et en particulier au mariage, soit aux objets

(1) IsAMBERT, Recueil des anciennes lois françaises, t. XXVIII, p. 473.

L'EGLISE PRIVILÉGIÉE 5

de foi : enfin, en certaines matières telles que les testaments, ils exerçaient leur compétence concurremment avec les tri- bunaux laïcs. Au quatorzième siècle, les légistes, tout im- prégnés du droit romain, avaient, les premiers depuis le christianisme, introduit dans le monde une science qui ne relevait point de l'Eglise. Dès lors, au travail qui avait peu à peu tout ramené vers la puissance ecclésiastique, s'était substitué un travail inverse pour restituer à l'autorité sécu- lière les portions démembrées de son domaine. A la fin de l'ancien régime, l'œuvre d'émancipation pouvait être consi- dérée comme à peu près achevée. En droit, les clercs n'avaient point perdu la faculté de réclamer des juges spéciaux. Au chef-lieu de chaque diocèse siégeait encore un tribunal ecclésiastique qui avait son officiai chargé de juger, son promoteur chargé d'introduire les procès, son greffier, ses hommes d'affaires chargés des procédures. Mais les seules causes qui y fussent portées étaient, hormis de rares excep- tions, les causes disciplinaires entraînant des peines cano- niques telles que la suspense ou l'interdit. La puissance civile avait récupéré tout le reste.

En matière d'impôts, le privilège, quoique très justement battu en brèche, s'était maintenu très vivace. Trois grands impôts directs existaient sous l'ancien régime : la taille, impôt réparti par village et qui pesait sur les roturiers, sur les paysans surtout (1) : la capitation, véritable impôt sur le revenu : les vingtièmes, sorte d'impôt supplémentaire qui se superposait aux autres. Le clergé partageait avec la noblesse l'immunité de la taille. En outre, il ne supportait ni la capitation ni les vingtièmes, et en cela différait de la noblesse elle-même, qui acquittait l'une et l'autre contribution. En dépit de tant de faveurs accumulées, il ne laissait pas que de concourir aux charges publiques. D'abord l'organisa- tion qu'on vient de dire ne s'appliquait qu'au clergé dit

(1) On ne parle ici que de la taille personnelle, la taille réelle n'étant îjue l'exception.

6 HISTOIRE RELIGIEUSE DE LA RÉVOLUTION

clergé de France. Le clergé des pays conquis, c'est-à-dire des territoires réunis à la monarchie depuis la fin du seizième siècle, était régi par des règles différentes : en Flandre, en Artois, en Hainaut, en Gambrésis, il était assujetti, dans la même proportion que la noblesse, aux impôts établis dans ces provinces; en Alsace, en Franche-Comté, en Lorraine, en Roussillon, dans la principauté d'Orange, il n'était nul- lement affranchi de la capitation et des vingtièmes, mais les payait d'après des abonnements séparés conclus avec le Trésor royal (1). Même à ne considérer que le clergé des anciennes provinces appelé clergé de France, ses privilèges, si étendus, si exorbitants qu'ils fussent, n'étaient point exemp- tion. S'il ne payait pas directement la taille, ses fermiers y étaient soumis sous le nom de taille d'exploitation et en cal- culaient le montant dans la supputation de leurs fermages, en sorte que la charge définitive retombait sur le propriétaire du sol. Quant à la capitation et aux vingtièmes, le clergé n'en avait pas été gratuitement dispensé, mais s'en était exonéré. Il s'était, en 1710, libéré de la capitation par le versement immédiat d'un capital de 24 millions (2), et s*était, vers la même époque, affranchi des vingtièmes moyennant la somme, d'ailleurs assez dérisoire, de 8 millions (3). En outre, l'Ordre ecclésiastique concourait aux dépenses nationales sous une forme volontaire et qui, à elle seule, avait un aspect très marqué de privilège. Tous les dix ans, il tenait des assem- blées, dites grandes assemblées, où, sur la réquisition d'un commissaire royal, il votait, sous le nom de don gratuit, des subsides pour les besoins de l'Etat; puis, par ses agents généraux et ses agents diocésains, il répartissait entre tous ses membres la charge à supporter, et procédait au recouvre-

(1) Neckeb, De l'administration des finances de la France, t. II, p. 308. 309 et 330.

(2) GUYOT, Répertoire de jurisprudence, t. IX, p. 65 et 66.

(3) V. les Finances de l'ancien régime et de la Révolution, par M. Stotjrm, t. I. p. 11.

L'ÉGLISE PRIVILÉGIÉE 7

ment. A ce titre et à des titres divers, 10 millions environ étaient levés chaque année sur le clergé dit clergé de France. Ces sommes ne rentraient pas d'ailleurs directement dans les caisses publiques, mais étaient appliquées en tout ou en partie, soit à rembourser le capital, soit à servir les intérêts des avances qu'en de nombreuses occasions l'Eglise avait faites à la monarchie.

II

Je m'applique à abréger ce tableau; car je ne veux décrire de l'ancien régime que ce qui est nécessaire pour éclairer le régime nouveau. Visiblement, sous la poussée de l'opinion publique, sous l'influence des philosophes, les privilèges dé- clinaient. Dans la diminution graduelle ou le discrédit de ses prérogatives, l'Eglise conservait son opulence; et ses ri- chesses, si on n'y portait atteinte, suffiraient, même à défaut du reste, à maintenir la splendeur de son rang.

Quelle était, à la veille de la Révolution, l'importance du patrimoine ecclésiastique?

Si l'on songe aux complications qu'offrent parfois les exper- tises, même pour les successions privées, on comprendra la difficulté d'estimer l'immense domaine de l'Eglise. L'em- barras naît moins encore de l'importance des richesses que des éléments multiples qu'il est essentiel de combiner entre eux.

Quand on approchait d'une abbaye, l'œil était presque toujours attiré par l'ampleur et la surabondance des cons- tructions. Epaisses étaient les murailles et au loin s'éten- daient les enclos. Clochers et clochetons se profilaient avec un relief d'autant plus puissant qu'ils dominaient le plus souvent sans rivaux. Le portique, par ses proportions, an- aonçeiit une seigneuriale demeure. Si Ton franchissait le

8 HISTOIRE RELIGIEUSE DE LA RÉVOLUTION

seuil, tout révélait un fondateur qui n'avait épargné ni l'es- pace, ni la matière, ni le travail de l'homme, et avait créé pour durer. Le bâtiment des étrangers était spacieux, lar- gement ouvert et, si les deux mots pouvaient s'associer, d'une confortable austérité. Les cloîtres s'alignaient dans une harmonie sévère, encadrant les grands préaux. Dans l'église, dans les chapelles s'étalait la somptuosité, bannie partout ailleurs, à moins que le relâchement des règles ne l'eût glissée dans la. maison de l'Abbé. Les cellules elles-mêmes, frustes mais larges et couvrant beaucoup d'espace, offraient l'aspect d'une pauvreté dispendieuse. Cette seule apparence décon- certait toute évaluation. Il était malaisé de négliger ces si- gnes si visibles de richesse. D'un autre côté, comment tarifer ces magnifiques amoncellements de pierre, qui ne seraient plus bons que pour se parer peu à peu de la beauté des ruines si on en changeait jamais la destination?

Ce qui était vrai pour les abbayes l'était aussi, quoique à un bien moindre degré, pour les couvents installés dans les villes. Un jour, on estimerait à 150 millions les seules mai- sons religieuses situées dans l'enceinte de Paris (1). La sup- putation pouvait être exacte si on détaillait chaque construc- tion une à une, si on mesurait à la toise et d'après tous les lotissements ultérieurs, la valeur vénale du terrain. Cepen- dant, quel n'était pas le hasard de ces calculs, fondés moins sur l'état présent que sur les transformations aléatoires de l'avenir!

Pour les biens ruraux du clergé séculier ou régulier, les évaluations seraient relativement aisées dans les pays de terres riches, tels que la Flandre, le Gambrésis, le Hainaut, l'Alsace. En ces régions d'agriculture avancée, la régularité des rendements, les mutations assez fréquentes et d'après des taux qui variaient peu, avaient permis d'assigner un cours à la propriété foncière. On pourrait à toute rigueur

(1) Discours de Treilhard, Assemblée constituante, séance du 18 dé- cembre 1789.

L'ÉGLISE PRIVILÉGIÉE 9

évaluer sans grande chance d'erreur, aux bords de la Scarpe ou de l'Escaut les grasses terres de l'abbaye d'Anchin, aux confins des Pays-Bas les domaines de l'abbaye de Saint- Bertin, dans la plaine d'Alsace les prairies de la Zorn ou de la Sauer. Mais que valaient, dans les pays pauvres, peu peuplés, aux transactions rares, les grandes terres ecclésias- tiques? Ces terres, aux limites parfois indécises, n'avaient en général point d'équivalent dans la même région, et pour une évaluation monétaire, même approximative, tout point de comparaison manquait. Nul n'eût pu dire ce que ces domaines représentaient, ni surtout ce qu'ils eussent rap- porté avec une culture plus intensive et sous l'action du morcellement. Qui eût pu sûrement estimer, aux confins de l'Auvergne et du Velay, les grands bois, les pâturages mal délimités de l'abbaye de Ja Chaise-Dieu?

Le plus solide élément d'appréciation, c'étaient les fer- mages établis par des baux. Mais fallait-il calculer unique- ment le fermage net et liquide? Ne convenait-il pas d'y ajouter le produit des plantations, les fruits consommés sur place, toutes les redevances secondaires qui se superposaient à la redevance principale? Quand on aurait saisi, cru saisir un chiffre exact, bien vite on s'apercevrait qu'on s'était abusé. Il n'était point de grand bien épiscopal ou abbatial qui, sur la fin de l'ancien régime, ne fût grevé de charges. Ici, c'étaient des pensions au profit d'autres ecclésiastiques : là, c'étaient des subventions pour les hôpitaux, les établissements de bienfaisance, les séminaires, les universités : ailleurs, c'étaient des bourses en faveur d'étudiants pauvres. Il faudrait, par déductions successives, obtenir le revenu réel. Lorsqu'on se figurerait le tenir enfin, on constaterait que tout était à re- commencer. C'est que la double qualité de débiteur et de créancier se rassemblait souvent en la personne du même propriétaire. Tel qui, d'une main, payait les pensions, en recevait d'une autre main. Les clauses emmêlées des anciens contrats, les restes bizarres de la féodalité, par-dessus tout

10 HISTOIRE RELIGIEUSE DE LA RÉVOLUTION

les grâces royales avaient créé cet enchevêtreraent^de béné- fices et d'obligations. De pour l'évaluateur la nécessité de retoucher son travail et d'additionner de nouveau, après avoir soustrait. L'ancien régime était pétri de complications, comme le nôtre s'est complu dans l'uniformité.

On comprend que sur des bases d'estimation si peu sûres, se soient échafaudés des calculs très variables. B£irbier(l ), dans son journal publié sous le règne de Louis XV, a évalué la pro- priété du clergé au tiers du territoire français. Cette apprécia- tion, vraie peut-être pour le Cambrésis et la Flandre, est, pour l'ensemble du pays, exagérée de plus de moitié. Necker, qui écrivait en 1784, incline à croire que les revenus ecclé- siastiques s'élevaient à 130 millions environ (2). Le consti- tuant Dupont de Nemours parlerait, en 1789, de 60 millions seulement (3) : en revanche, Chasset, un autre constituant, formulerait, en 1790, le chiffre de 170 millions (4). A l'in- verse, les assemblées du clergé, de 1755 à 1765, n'avaient attribué aux propriétés de l'ordre ecclésiastique qu'un re- venu de 62 millions (5). Talleyrand, en 1789, estimera ce revenu à 70 millions (6).

Entre ces évaluations fort diverses, le document le plus digne de foi me paraît être un rapport de M. le marquis de Montesquiou sur les finances, rapport publié à la fin de la Constituante, alors que les déclarations des intéressés, les enquêtes, et enfin les premières ventes, réalisées en général à un taux avantageux pour le Trésor, auraient fourni un notable supplément de lumières. M. de Montesquiou, par une série de calculs et d'analogies, attribuerait à l'ensemble des immeubles ecclésiastiques une valeur globale de 3 mil- liards, ou, pour parler plus exactement, de 2 992 538 140 li-

(1) Babbiee, Journal, t. III, p. 208.

(2) Neckeb, De l'administration des finances de la France, t. II, p. 317.

(3) Assemblée constituante, séance du 24 septembre 1789.

(4) Assemblée constituante, séance du 9 avril 1790.

(5) Necker, De l'administration des finances de la France, i. II, p. 316.

(6) Assemblée constituante, séance du 10 octobre 1789.

L'ÉGLISE PRIVILÉGIÉE 11

vres. Sur ces trois milliards, le domaine forestier serait estimé à 392 millions. En allouant aux bois un revenu de 2 1/2 pour 100, en évaluant à 100 millions les édifices somp- luaires ou d'aiïjctation purement religieuse qui ne rappor- taient rien, en capitalisant le reste des propriétés au taux de 3 pour 100, on arrive à un revenu total de 85 millions environ. De tous les chiffres qui ont été produits, celui-ci paraît le plus rapproché de la vérité (1).

A ses biens fonciers, le clergé joignait un autre élément de richesse, à savoir les dîmes. On en trouvait l'origine aux premiers temps de l'Eglise et jusque dans cette parole de saint Paul, en son Epître aux Galates : « Le fidèle doit assister de ses biens celui qui l'instruit. » Elle avait été réglementée par Charlemagne, s'était perpétuée durant tout le moyen âge, avait survécu aux transformations des âges suivants, et, quoique très attaquée, se maintenait encore au dix-huitième siècle. Loin d'être établie d'après des règles uniformes, elle variait suivant les régions, soit quant à son taux, soit quant à son objet. Elle ne frappait pas, comme son nom l'indique, le dixième des produits, mais en moyenne le dix-huitième seulement. En certaines provinces comme en Artois, elle portait non seulement sur les céréales, mais sur les four- rages, le chanvre, les laines, et, sous le nom de dlme de sang, se prélevait même sur les animaux. En d'autres lieux, elle ne portait que sur les grains. Souvent, dans la même contrée, elle variait de paroisse à paroisse. En Franche-Comté, elle était pour le blé ici d'une gerbe, de deux gerbes pour la même mesure de terre : un peu plus loin, elle se répai'tissait par foyer ou bien encore se payait suivant le nombre do bêtes ou de charrues. Le produit total des dîmes pour la

(1) Cette évaluation est celle qui est fournie par Lavoisier. (De l'état des finances de la France au 1^ janvier 1792 par un député suppléant, p. 80 et suiv.) Ce chiffre doit être considéré comme un chiffre mini- mum, car il paraît reconnu que l'estimation des bois est notablement inférieure à la réalité.

12 HISTOIRE RELIGIEUSE DE LA REVOLUTION

France entière serait évalué, en 1790, par le représentant Chasset, à 123 millions (1). Cette évaluation, qui paraît sensiblement exagérée, ne figurait en tous cas que le chiffre brut de la redevance. La dîme, soit qu'elle appartînt aux curés, soit qu'elle fût revendiquée par les abbayes investies des droits curiaux, était généralement recueillie par des fer- miers qui prélevaient, à titre d'intermédiaires, d'assez gros bénéfices. En outre, les paysans, qui, en certaines provinces, commençaient à s'enhardir un peu, trouvaient des raisons très subtiles, très tenaces, pour discuter ou restreindre leur dette. Aux contestations s'ajoutait la fraude qui, aux ap- proches de la Révolution, semblait très vénielle vis-à-vis de l'Eglise. Une tendance assez générale était de réduire la dîme aux gros fruits, c'est-à-dire aux grains ou autres céréales, et de s'affranchir du reste. Le temps était peu favo- rable aux réclamations ecclésiastiques, même légitimes. Placés entre le scandale d'un procès avec leurs paroissiens et l'ennui de leurs ressources diminuées, les curés s'exaspé- raient parfois jusqu'à plaider; le plus souvent, ils cédaient. C'est ainsi que le produit brut se fondait sous les prélève- ments des fermiers, puis se fondait encore par les calculs ou les réclamations des débiteurs. On comptait de ce double chef une déperdition de 30 pour 100 environ, ce qui réduisait à 80 millions à peu près la recette nette des dîmes.

Telles étaient pour l'Eglise les deux grandes sources de ses richesses. Pour être complet, il convient d'ajouter les rentes diverses dont jouissaient parfois les abbayes et les évêchés et qu'on pouvait évaluer en totalité à une quinzaine de mil- lions. On arrive ainsi, en laissant de côté le casuel et les quêtes, à un revenu global de 180 millions : 85 millions pour les immeubles, 80 millions pour les dîmes, 15 millions pour les rentes. Un seul élément demeure en dehors de cette éva- luation : ce sont les richesses de l'Eglise en métaux précieux,

(1) Assemblée constituante, séance du 9 avril 1790

L'EGLISE PRIVILÉGIÉE 13

en pièces d'orfèvrerie, en tapisseries, en ivoires, en émaux, en objets d'art. Mais ces richesses, qui étaient immenses, échap- pent à toute estimation, car on n'en possède que des descrip- tions partielles, incomplètes; et elles seraient plus tard anéan- ties par goût de détruire, cédées à vil prix, dispersées dans un gaspillage inouï. Quelle qu'en fût la valeur intrinsèque, elles n'ajoutaient d'ailleurs rien au revenu réel du clergé. Elles étaient immobilisées, improductives et n'avaient, au moins par leur destination première, d'autre objet que de décorer le temple et de rehausser le culte divin.

III

Cette richesse, par son origine, fut aussi régulière qu'au- cune autre le fut jamais. Dans les archives publiques ou pri- vées, on retrouve encore bon nombre des chartes qui ont cons- titué la propriété ecclésiastique. Rois et princes, bourgeois et seigneurs, clercs et laïques, membres de corporations, tous ont contribué, d'âge en âge, à fonder, à grandir le patrimoine sacré. Celui-ci a donné en exécution d'un vœu fait dans les périls d'un voyage, dans les anxiétés d'une tempête, dans la fortune chancelante d'une bataille, ou bien encore pour l'heureux retour des Croisades; celui-là a voulu remercier Dieu pour une épidémie apaisée : tel autre, en quittant le monde pour le cloître, a déposé sur le seuil même du cloître tout ce qu'il avait de richesse. Le plus souvent, c'est à l'ap- proche de la mort que s'aiguise le désir d'acheter les biens du ciel par ceux d'ici-bas, et la forme la plus générale des dona- tions est la forme testamentaire. Il y a les âmes pieuses qui s'appliquent à sanctifier leur fin. Il y a les âmes tremblantes, toutes palpitantes de terreur sous les aiïres du trépas, et qui éperdument jettent tout aux pieds de Dieu dans l'espoir de

14 HISTOIRE RELIGIEUSE DE LA REVOLUTION

le rendre propice. Il y a les délaissés qui, n'ayant plus de parents, veulent se survivre en quelque grande fondation pieuse leur nom s'encadrera comme dans l'auréole d'une légende. Souvent le don s'accompagne de conditions se maïque le souci de stipuler pour ce monde au moment même de le quitter. L'un ordonne que, dans l'église bâtie ou res- taurée par son legs, une chapelle castrale avec banc privilégié sera établie pour ses descendants. L'autre, qui dote une cure, une chapelle, une collégiale, réserve pour sa postérité le droit de nommer les curés, les chapelains, les chanoines. Un troi- sième exige que son corps repose sous les dalles du chœur et qu'au lieu le plus apparent du sanctuaire une inscription, mêlant les vanités de la vie au néant de la mort, rappelle à jamais aux fidèles tout ce qu'il fut ici-bas. Infinis sont les privilèges se marque la reconnaissance des libéralités. Ainsi l'Eglise qui reçoit est appelée à concéder à son tour. De le bizarre enchevêtrement de services et de charges qui, s'accumulant avec les siècles, prêteront à la fin de l'ancien régime un aspect d'inextricable confusion. Cependant les dons les plus magnifiques ont pour origine le besoin d'expier. Dans le Nord, dans l'Est de la France, l'Eglise est devenue plus riche qu'en aucune autre contrée. C'est que là-bas ont vécu, aux bords de la Moselle les Leudes Austrasiens, aux rives de la Manche les seigneurs normands, grands pillards devant les hommes, mais à leur mort tout torturés de terreur et ne se calmant qu'en payant rançon à Dieu. Il arriverait donc que les lieux l'on donnerait le plus seraient précisé- ment ceux l'on aurait le plus péché.

L'Eglise a doublement légitimé sa propriété en la faisant sienne par une occupation féconde. On lui a livré des landes, elle en a fait des champs; on lui a concédé des forêts, elle les a défrichées; on lui a donné des marais, elle les a desséchés. il y avait de grands espaces vides, elle a construit les monas- tères; autour des monastères, des maisons se sont groupées qui sont devenues villages, bourgs, villes. Sous le travail

L'ÉGLISE PRIVILEGIEE f6

séculaire des moines, la propriété a décuplé, comme un métal précieux sous la main de l'artiste qui le cisèle, et le monde qui, un jour, pourra dépouiller l'Eglise, n'est déjà plus le maître d'effacer la trace de ses bienfaits.

Vers le quatorzième siècle, les légistes paraissent, tout fiers du droit romain retrouvé. La propriété ecclésiastique les déconcerte et ils disent : « Voilà une propriété qui ne ressemble à aucune autre ». Ils ne se trompent pas. Cette propriété porte avec elle d'augustes servitudes. Elle est grevée d'un double fidéicommis : fidéicommis au profit des vivants, fidéicommis au profit des morts.

Les vivants, ce sont les pauvres, pauvres par l'indigence, pauvres par l'ignorance, pauvres par la maladie, pauvres par l'infirmité. J'ouvre les testaments. Presque partout l'abbaye, la collégiale, le chapitre, l'évêché n'est que l'inter- médiaire : le vrai donataire, c'est le Christ honoré dans ceux qui souffrent. Aux donations, aux legs, des chaiges correspondent qui varient à l'infini : ce sont les indigents à nourrir, les enfants à enseigner, l'hospitalité à exercer vis- à-vis des voyageurs, les blessés des combats à recevoir et à panser, les troupes en marche à héberger, les infirmes à recueillir, les nouveaux convertis à confirmer dans la foi. Ces hbéralités privées, accumulées d'âge en âge, forment le vrad budget de l'assistance, et pendant de longs siècles la société n'en connaît guère d'autre.

Ce fidéicommis n'est point le seul ni même le principal. Il y a d'autres pauvres, les pauvres de là-haut, ceux qui, d'après le dogme chrétien de l'expiation, souffrent en atten- dant la délivrance. La propriété a été grevée d'une charge sacrée, la prière pour les morts. Les testateurs ont dit : t Voici ma terre, elle est vôtre; voici mon or, il vous appar- tient; voici mes bijoux, je vous les donne ou plutôt je les donne à Dieu pour la magnificence de son culte. Seulement, quand on m'aura déposé dans la bière, quand, au moment de clouer le cercueil, on aura placé dans mes mains, en signe

16 HISTOIRE RELIGIEUSE DE LA RÉVOLUTION

de résurrection, un rameau de la dernière Pâque, vous ne m'abandonnerez pas. Quand vos moines psalmodieront à leurs stalles, mon nom, par intervalles, se fixera sur leurs lèvres; sur la pierre je reposerai, un autel s'élèvera le saint-sacrifice se célébrera pour moi^; quand vous accom- plirez les œuvres de miséricorde, vous vous sou%'iendrez de mon âme en détresse, afin que le Christ, soulagé dans les souffrances de ses pauvres, abrège aussi pour moi les souf- frances de l'expiation. » Ainsi ont parlé les testateurs. Souvent les termes s'élargissent. Celui qui teste au moment de mourir stipule l'aumône de la prière, non seulement pour lui, mais pour ses pères, pour ses descendants, pour tous ceux qu'il a connus et aimés, pour son suzerain, pour ses vas- saux. Parfois le cœur s'agrandit à la mesure de l'amour divin, et la seule charge du legs, c'est à perpétuité la prière universelle pour tous les hommes venus en ce monde, pour tous ceux qui y viendront jusqu'à la fin des âges. Le bien- faiteur s'oublie dans une abnégation sublime, s'absorbe dans le sein de Dieu jusqu'à lui tout remettre, même son salut, et ne veut plus qu'une chose, c'est qu'à toute heure. Dieu, prêtant l'oreille aux bruits de la terre, entende une voix adoratrice, montant vers lui.

L'Eglise est tout d'abord demeurée l'économe fidèle des biens déposés dans ses mains. Scrupuleusemont, elle a rempli son double ministère de soulager les vivants, d'implorer pour les morts. A l'époque que j'essaye de décrire, une grande corruption l'a depuis longtemps gagnée.

Je voudrais d'un mot marquer cette décadence. Elle se résume dans la séparation de deux choses moralement indivisibles : à savoir, les biens accumulés par la libéralité des fidèles, et les obligations pieuses qui ont été la charge de ces dons.

Les biens s'appellent d'un nom générique se marque déjà quelque excès de prédilection pour les richesses hu- maines. On les appelle des bénéfices. Il en est de magnifiques,

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il en est d'infimes. Il y a les abbayes qui rapportent cent mille livres; il y a les chapelles établies au bord du chemin, et dotées, pour le service religieux, de quelques arpents de médiocre terre. Il y a les canonicats opulents; il y a les prébendes, les semi-prébendes pauvres, presque misérables. Grands ou petits, ces biens sont âprement désirés, car il y a des convoitises de toute taille. C'est déjà un mal que cette avidité. Mais voici le mal bien plus grand. Une pra- tique s'est établie, tolérée d'abord, expliquée même par des raisons assez plausibles, mais devenue funeste pour la discipline et le bon renom de l'Eglise : le bénéfice, c'est- à-dire l'émolument foncier et pécuniaire, peut se fixer, se fixe souvent sur la tête d'un ecclésiastique étranger, parfois d'un clerc revêtu seulement des ordres mineurs et qui, par corruption des mots, porte dans le monde le nom d'abbé. Ce titulaire n'est pas tenu de résider et ne réside pas. A des intervalles plus ou moins rares, il vient visiter son bénéfice, comme un propriétaire sa ferme. Il règle les coupes, marque les arbres, inspecte les bâtiments., puis il part en emportant ce qu'il peut d'argent et va le dépenser au loin. Ainsi, il y a divorce entre la richesse, d'un côté, et, de l'autre, tout ce que cette richesse comporte avec elle de charges : ainsi les mêmes mains qui recueillent les revenus ne sont plus celles qui s'étendent vers le pauvre ou célèbrent le saint sacrifice pour les morts.

De une terrible décadence des deux plus augustes ministères chrétiens, le ministère de la charité, le ministère de la prière. Sûrement la charité n'est pas morte, mais exercée loin de l'œil du maître et comme par procuration, elle s'alan- guit et perd son sens divin, celui de la fraternité dans le Christ. Quant à la prière, elle se délègue, comme on ferait d'une fonction inférieure qui se remplit au rabais. Il y a dans le clergé deux classes, ceux qui jouissent des revenus des fondations, ceux qui acquittent les charges de ces mêmes fondations. Ceux qui jouissent, on les retrouve à la Cour,

18 HISTOIRE RELIGIEUSE DE LA RÉVOLUTION

dans les salons, dans les académies, dans les chaires des grandes villes. Avec le temporel de leur bénéfice ils font bonne figure, et dans le costume ou dans les manières gardent juste assez de l'Eglise pour expliquer de vivre d'elle. Je ne veux point dire que le jugement s'applique à tous les bénéficiers, mais vis-à-vis d'un grand nombre, il n'est que vrai. Cependant aux lieux les donateurs ont vécu, au milieu des terres dont ils se sont dépouillés, il y a d'autres prêtres, mais jugés de second ordre et diminuant peu à peu par extinction. Ces prêtres inférieurs vivent de ce que le titulaire du bénéfice veut bien ne pas emporter, exercent la charité comme ils peuvent, puis, à l'autel ou dans leurs stalles, recommandent les pauvres morts qui, selon l'expression du psalmiste, « du fond de l'abîme crient vers Dieu ». Et c'est le signe des temps qne cette dégrada- tion du sens chrétien qui honore la fonction subalterne, celle de jouir, relègue au second rang la fonction sublime, celle de prier.

Pour les bénéfices les plus importants, presque tous à la nomination du roi, cette appropriation des biens sans accomplissement personnel des charges se désignait d'un nom tout spécial. On l'appelait la Coirunende.

On nommait ainsi la délégation à un personnage séculier des revenus d'un bénéfice régulier, généralement d'une abbaye ou d'un prieuré, avec dispense de régularité. En principe, le bénéficiaire devait être engagé dans les ordres ou les recevoir dans un délai déterminé : en fait, on était parvenu à tourner la règle et à étendre jusqu'aux laïques la jouissance des biens ecclésiastiques, soit par une sorte de fidéicommis désigné sous le nom de confidence (1), soit au moyen de pensions imposées aux abbayes par le roi. La Commende étalait, sous son image la plus frappante, l'abus qu'on vient de décrire. Le commendataire était loin, recueil-

(1) V. GuYOT, Répertoire de jurisprudence civile et canonique, t. I\ , p. 426.

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lait par lui-même ou par un régisseur les revenus du bion qui était le bien de Dieu. Puis il laissait comme par grâce quelque chose pour l'entretien des bâtiments et les charges, quelque chose pour la subsistance des moines, quelque chose aussi pour la charité. Cependant, celui qui remplaçait l'abbé commendataire et qu'on désignait sous le nom de prieur claustral pourvoyait, tant bien que mal, aux œuvres de misé- ricorde. A la fin de l'ancien régime, l'abus avait pris les pro- portions d'un fléau. Les abbayes de femmes étaient en règle. Mais, parmi les abbayes d'hommes, les quatre cinquièmes au moins étaient en commende. Qui eût dénoncé le scandale? La royauté? Mais cette pratique lui permettait de doter ses favoris. Les philosophes? Ils raillaient le mal, mais on assour- dissant leurs critiques; car les abbés commendataires qu'ils rencontraient dans les salons étaient parfois leurs amis, je n'ose dire leurs protégés. Le Saint-Siège? Mais il avait perdu son autorité antique; il craignait l'opposition du haut clergé séculier; il redoutait que le pouvoir civil, par représailles, ne mît sous sa main tout ou partie des biens des abbayes. Lui- même, d'ailleurs, en une certaine manière, participait à i'abus; en 1788, deux des cardinaux romains étaient com- mendataires en France : le cardinal Zelada, pour l'abbaye de Marsillac; le cardinal Doria, pour l'opulente abbaye de Gorze (1). Restait la masse, ce que, plus tard, on appellerait le peuple. Mais ignorant de sa puissance, il ne savait encore que bénir pour les bienfaits, que gémir sous les oppressions. Dans une soumission toute proche d'un réveil terrible, il se taisait, jusqu'au jour où, devenu de timide violent, de sup- pliant féroce, il se ruerait, moitié larron, moitié justicier, sur les biens détournés de leur fin.

(1) V. VAlmanach royal de 1788,

20 HISTOIRE RELIGIEUSE DE LA RÉVOLUTION

IV

J'ai essayé de dire les privilèges du clergé, d'énumérer ses richesses, de marquer la perversion de ces richesses elles- mêmes. En cet ordre privilégié, il y avait des degrés infinis dans les privilèges, les uns accaparant tout, les autres n'ayant de privilégié que le nom. Je touche ici à l'une des principales faiblesses de l'Eglise gallicane. Telle était l'iné- gale répartition des avantages sociaux que tout semblait préparé par avance pour l'esprit de compétition, non pour la solidarité.

En étudiant de bas en haut la hiérarchie ecclésiastique, on se rendra compte de ce grand mal qui, à la veille de la Révolution, travaillait le clergé de France.

Au dernier degré de la hiérarchie est le curé de village. Il est le plus humble par le rang, mais aussi le premier par l'influence; car, seul, il est en contact direct, permanent, intime avec ses ouailles. En chaque paroisse le presbytère est généralement près de l'église, qui est elle-même entourée du cimetière. Il diffère d'aspect suivant les régions et aussi suivant les goûts du pasteur. En Picardie, le clergé rural, assez rustique, vit comme le paysan, il prend un aspect de ferme et s'entoure d'une étable, d'une grange, parfois même d'une bergerie. En Artois, on dirait une demeure de ména- gers aisés : point d'étage à l'ordinaire et à l'ordinaire aussi un toit de chaume; mais des pièces spacieuses, un vaste jardin, souvent près du porche un gros tilleul, dont plu- sieurs subsistent encore. En Bretagne, les paroisses sont très étendues et renferment, suivant l'expression consacrée, un grand nombre de « communiants », le logis du recteur se proportionne à rimportaace de sa charge et, sans être jamas

L'ÉGLISE PRIVILÉGIÉE 21

luxueux, domine un peu plus les autres habitations; puis des succursales, désignées sous le nom de trêves, et desservies par des prêtres auxiliaires, subviennent aux besoins spirituels des hameaux trop éloignés. Dans le sud de la France, dans le sud-est surtout, les villages, au lieu de s'étaler, s'ac- crochent tout resserrés aux flancs des collines et descendent en ruelles étroites, la maison curiale se confond dans la masse des constructions voisines : le plus souvent point de jardin, mais une simple terrasse soutenue par un mur en pierre sèche et médiocrement ombragée par deux ou trois figuiers : tout prés de là, l'église, souvent à l'air de forteresse, qui profile dans le ciel bleu son campanile tout bistré de soleil et ses cloches en plein vent. Tel est l'aspect dans le Vivarais méridional, en Languedoc, en Provence.

Ceux que la Providence a fixés en ces presbytères de campagne, souvent pour toute leur vie, y ont été conduits par des volontés très diverses. Une règle universelle confère aujourd'hui aux évoques le choix des curés de village. Tout autre apparaît l'ancien régime. Le droit de collation aux cures a été souvent réservé à ceux qui ont créé la paroisse, ont construit l'église ou l'ont dotée. Dans le diocèse de Bou- logne, sur 286 paroisses, i'évêque ne nomme qu'à 69 cures ; une cure est réservée à la nomination du roi ; les autres col- lateurs sont les évêques de Saint-Omer et d'Ypres, les cha- noines de Boulogne, d'Ypres, de Saint-O/ner, d'Hesdin, de Saint-Pol, les administrateurs de l'hôpital de Boulogne, enfin divers abbés, prieurs, ou même patrons laïcs. Dans les diocèses voisins d'Arras et de Saint-Omer, le droit épiscopal est encore plus restreint (1). En Bourgogne, I'évêque de Mâcon ne dispose que de 69 cures sur 215 (2). Pareillement, en Berry, l'archevêque de Bourges ne nomme qu'à un très

(1) Deramecourt, Le Clergé du diocèse d'Arras, Boulogne et Saint-Omer pendant la Révolution, t. I, documents annexés, p. 448-482.

(2) Abbé Chaumokt, Recherche sur la persécution religieuse d( ns le diocèse de Mâcon, p. xix et suiv.

22 HISTOIRE RELIGIEUSE DE LA RÉVOLUTION

petit nombre de charges curiales (1). En Franche-Comté, dans le diocèse très étendu de Besançon, le chapitre métro- politain nomme à 24 cures, les abbayes à plus de 100, les seigneurs à 70, le roi à 6; dans cinq paroisses s'est conservé l'ancien système des élections par les paroissiens. Que reste- t-il à la disposition de l'archevêque? On a calculé que, sur qumze cents bénéfices de toute sorte, une centaine seulement étaient conférés directement par lui (2). Des constatations pareilles pourraient être faites en la plupart des diocèses. L'évêque, pour les cures auxquelles il ne nommait pas, ne conservait que le droit d'institution; il ne la refusait quj pour indignité au point de vue de la foi ou des mœurs.

Très dissemblables entre elles étaient les paroisses par l'importance ou la population. On en voyait qui couvraient plus de dix lieues carrées; d'autres ne comptaient qu'une vingtaine de chaumières. Les limites n'étaient pas toujours invai'iables : c'est ainsi que, dans la Beauce et la Sologne, il se trouvait des fermes qui appartenaient alternativement et pendant une année à une paroisse ou à une autre (3). Que son domaine fût petit ou grand, le curé ne laissait pas que de s'y mouvoir avec une assez enviable indépendance. Il était en général inamovible. S'il lui était accordé un vicaire, il avait le droit de le choisir. Il n'était pas seulement prêtre, mais en une certaine manière magistrat. Tandis que, dans les villes, s'étaient développées les institutions municipales, les communautés d'habitants dans les campagnes ne con- naissaient guère d'autre lien que celui de la paroisse : or, la paroisse, unité empruntée à l'ordre religieux, avait pour beffroi le clocher, pour forum la place ou le porche de l'église, pour lieu d'assemblée l'église elle-même, pour chef naturel le

(1) Vicomte db Bbimont, M. de Puységur et l'église de Bourges pendant la Révolution, p. 31.

(2) SiuZAY, Histoire de la persécution religieuse dans le département du Doubs, t. I, p. 168.

(3) JoussB, Traité du gouvernement temporel et spirituel des paroisses, p. 2.

L'ËGLISE PRIYILÉGIÉE 2i

curé. Le curé tenait l'état civil, c'est-à-dire le registre des naissances, des mariages, des sépultures. Il avait droit de contrôle sur l'école, s'il en existait une(l). L'intendant de la province ne dédaignait pas de l'interroger sur l'agriculture, sur la condition économique du pays, sur les besoins maté> riels ou moraux des populations, et le peu qu'on savait de statistique, souvent on ne le savait que par lui. Le dimanche, au moment du prône, le curé revêtait visiblement le double cai'actère de pasteur des âmes et d'officier civil. Quand, du haut de la chaire, il avait annoncé les fêtes de la semaine ut recommandé les morts, il continuait sa lecture et, transformé en héraut du pouvoir séculier, il notifiait les édits, lisait ks bulletins de victoire, résumait les traités, publiait les nais- sauces ou les décès dans la maison royale. 11 devenait ainsi le messager dus grandes nouvelles auprès de ceux qui, sans lui, eussent tout ignoré. Ce n'était pas tout. Il devenait, en cer- taines circonstances, l'auxiliaire de la justice. Quand un crime avait éîé commis, il publiait en chaire, sous le nom de titoiiàoire, un avis pour inviter ses paroissiens, sous peine d'excommunication, à révéler ce qu'ils savaient, à découviii* le coupable. Le pouvoir civil tendait même à abuser de cette pratique des monitoires; et l'un des soucis de l'autorité reli- gieuse était de limiter aux cas tout à fait exceptionnels ces appels à la dénonciation.

Ce clergé rural, à la fois si humble par le rang et si impor- tant par le rôle, se recrutait dans la petite bomgeoisie des villes et surtout parmi les fils de fermiers. Les mœurs en général étaient bonnes. Toutefois, en quelques diocèses gou- vernés par des prélats de vie libertine ou d'esprit faux, le mauvais exemple était descendu dans les rangs inférieurs : c'est ainsi qu'au Mans, les prêtres s'étaient un peu gâtés sous le contact d'un indigne évêque, M. de Grimaldi : de même à Viviers, l'influence du plus étrange des prélats, M. Lafont de

(1) V. JoussE, Traité du gouvernement spirituel et temporel des pa- roisses, p. 233 et suiv.

24 HISTOIRE RELIGIEUSE DE LA RÉVOLUTION

Savine, avait amené un grand trouble dans les idées, un réel relâchement dans la discipline. Parmi les professeurs des séminaires, beaucoup avaient gardé les traces du jansénisme; et ces traces se retrouvaient, plus ou moins affaiblies, en ceux qu'ils avaient façonnés à la vie sacerdotale. En plu- sieurs diocèses, les évêques avaient institué la pratique des concours pour les cures dont ils disposaient, et cette émula- tion avait avivé le goût du travail. Le degré de savoir, les goûts intellectuels variaient d'ailleurs beaucoup de province à province. Dans le Hainaut, dans la Flandre française, la plupart des curés étaient instruits : qu'on descendit vers l'Artois, vers la Picardie surtout, et on rencontrait des prêtres de culture beaucoup moins affinée, tout absorbés par les soins de la vie matérielle. Quelques diocèses étaient renommés par les lumières de leur clergé : tel était le diocèse de Rouen : tel était surtout le diocèse de Besançon, vivaient, même dans les presbytères les plus modestes, de véritables savants. Le dix-huitième siècle se piquait de bienfaisance et d'améliorations sociales. Ces pensées avaient pénétré jusque dans les plus humbles villages. Les curés, non contents d'être charitables suivant les anciennes traditions de l'Eglise, se piquaient par surcroît d'être philantùropes. Les documents contemporains révèlent, en un grand nombre d'entre eux, un goût très vif du progrès, un éveil constant pour le sort matériel de leurs ouailles. Ils ont l'esprit tendu vers l'agriculture, recherchent et conseillent les meilleures méthodes, distribuent des semences, font, quand ils le peu- vent, des avances pour l'achat d'outils. Leur sollicitude se répand de tous côtés. On en voit qui achètent du chanvre pour occuper les femmes et les filles pendant l'hiver : on en rencontre d'autres qui songent à organiser des ateliers de charité : celui-ci s'applique à concilier les procès; celui-là s'ingénie à propager la vaccine. Témoins journaliers de la misère de leurs paroissiens, de tant d'accidents, de tant de maladies aggravées par incurie, devenues mortelles par

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absence de secours, ils rêvent, en des rêves ardents et soli- taires, les remèdes qui préviendront ou adouciront ces maux. Parfois ils se hasardent à fixer leurs pensées. Une chose les a frappés, l'impéritie des chirurgiens, l'ignorance des sages- femmes, tant d'enfants, tant de jeunes mères sacrifiés; et en des mémoires dans le goût du temps, à la fois emphatiques et tendres, ils appellent sur ce péril l'attention des autorités publiques. Ils tracent le plan de vrais bureaux de bienfai- sance où se grouperont les bonnes volontés paroissiales. Ils réclament des hospices pour les enfants trouvés, les aliénés, les incurables. En cela leur cœur bat tout ensemble à l'unis- son du christianisme et à l'unisson du siècle : car l'Evangile a dit : t Quiconque donnera un verre d'eau au plus petit des miens recevra sa récompense »; et Voltaire, dans son Dic- tionnaire philosophique, a répété : « Que les curés soient bons, indulgents, compatissants. »

J'ai cité Voltaire. Celui que l'engouement du dix-huilième siècle a appelé « le premier des êtres pensants » était-il par- venu jusqu'au fond des presbytères de campagne? Le clergé rural avait-il, par éloignement du monde, échappé à l'in- fluence des philosophes, ou l'avait-il, au contraire, subie? Des témoignages contradictoires sembleraient attester chez les uns la plus extraordinaire ignorance, chez les autres la plus malséante curiosité. On cite un prêtre qui atteignit la vieillesse sans connaître, même de nom, Jean-Jacques Rous- seau : en sens inverse, on a retrouvé dans le Périgord, deux listes de souscripteurs à V Encyclopédie qui contenaient, sur quarante noms, ceux de vingt-quatre curés (1). Ces faits ne sont rapportés que parce qu'ils sont exceptionnels, et des exceptions on ne peut rien conclure. La vérité, c'est que nul, au dix-huitième siècle, ne pouvait se vanter d'avoir échappé à Voltaire, à Rousseau. Leurs pensées se communiquaient, même à ceux^qui ne les lisaient guère; elles se monnayaient

(l) Te Botsson, Le Clergé pt'rigourdin pendant la Révolution p. 49.

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dans les autres livres; elles se diluaient dans les entretiens; elles flottaient dans l'atmosphère ambiante, et on les respi- rait comme l'air, inconsciemment. Quand les curés visitaient les châtelains du voisinage, sur les rayons s'étalaient les volumes fameux. Ils les regardaient, les maniaient timide- ment, se hasardaient à en emporter un. Ils le commençaient avec un grand mélange de curiosité et de remords, le refer- maient, puis le reprenaient en se disant qu'il fallait bien ne pas ignorer ce que tout le monde connaissait, et au bout de quel- ques heures, ils se trouvaient tout étonnés, tout repentants aussi, de feuilleter la dernière page. L'homme de loi qui ve- nait de la ville, le collecteur d'impôts qui passait par le village, le régisseur qui arrivait pour recevoir les redevances, tous détaillaient le fruit défendu. Les curés écoutaient, ne répondaient rien et ce silence était déjà un signe des temps puis ils s'éloignaient, scandalisés mais atteints. C'est que, pour arriver jusqu'à leur intelligence, jusqu'à leur cœur, les idées nouvelles trouvaient un chemin facile. Vivant côte à côte avec les paysans, témoins d'insuppor- tables sujétions, ils tentaient de vains efforts pour haïr les redresseurs d'abus. Ils faisaient bon marché des privilèges, les voyant surtout chez les autres. Leur origine était dans la petite bourgeoisie ou dans le peuple, c'est-à-dire dans la classe que travaillait l'ardeur à monter. Ils avaient en géné- ral trop peu de lumières pour tracer le partage entre tout ce qu'il fallait conserver du régime ancien et tout ce qui n'était plus que du bois mort bon à détruire. Puis il y avait ceux sur qui Rousseau avait gravé son empreinte, qui avaient beaucoup rêvé, beaucoup souffert, beaucoup pleuré, qui avaient à calmer une sensibilité à la fois exaltée et amè/e. Ils ne parvenaient point tous, les pauvres prêtres, à recon- quérir la sérénité de l'esprit, la paix du cœur. Plusieurs, parmi eux, subissaient, sans se l'avouer, ces accès d'humeur dénigrante, familiers aux hommes qui se sentent à la fois indispensables et subalternes : de dans l'intimité de leurs

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pensées une rancune très secrète, presque mconsciente, contre une organisation qui, ne pouvant se passer d'eux, avait placé tout le monde au-dessus d'eux.

Beaucoup aussi inclinaient aux réformes parce qu'ils étaient pauvres. En principe, le clergé rural puisait ses revenus à une double source : la dîme d'abord, puis, s'il y en avait, les biens paroissiaux. Mais l'évolution des choses avait altéré cette simplicité et avait partagé les curés en deux classes très distinctes quant à leur sort matériel. A côté de ceux qui, d'après la règle générale, percevaient la dîme par eux-mêmes ou par leurs fermiers et jouissaient pa- reillement des immeubles curiaux, il y avait, et en grand nombre, d'autres pasteuis de condition plus précaire. Il fallait remonter assez haut pour trouver l'origine de cette démarcation. En des temps reculés, beaucoup d'abbayes ou d'autres corporations religieuses avaient eu la charge de pourvoir aux besoins spirituels des villages. A ce titre, elles avaient perçu à leur profit la dlme. Plus tard, des prêtres séculiers leur avaient été substitués. En abandonnant à ces prêtres le ministère, les abbés ou autres ecclésiastiques ne les avaient reconnus que comme des délégués. Quant à eux, ils ne s'étaient point dessaisis de leur titre originaire; sous le nom de curés primitifs, ils s'étaient attribué sur leurs remplaçants une sorte de patronage honorifique, et de plus avaient continué à percevoir la dîme. Cette smvivance de primauté et surtout de profits avait créé pour le curé réel, réduit ainsi à l'état de desservant, une condition assez mor- tifiante, assez misérable aussi. Quand les récoltes étaient mûres, le curé primitif envoyait à travers le village son déci- mateur qui percevait les grains, les fourrages, le lin, le chan- ^re, les raisins, les olives, en un mot tout ce que la coutume autorisait de prélever. Cependant il fallait que le prêtre préposé au culte, vrai curé mais seulement pour la peine, eût de quoi vivre. Le curé primitif lui remettait quelque chose de sa dîme. Cet émolument, abandonné sans généro-

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site, reçu sans gratitude, était désigné dans le langage du temps sous le nom de portion congrue. Diverses décisions royales en avaient fixé le minimum, en 1690, à 300 livres; en mai 1768, à 500 livres. Quatre années avant la Révolu- tion, il serait élevé à 700 livres (1). Il y avait donc, à la fin de l'ancien régime, deux sortes de curés : les uns décima- teurs pour leur compte, en outre usufruitiers du bien curial et jouissant d'un revenu qui, dans les paroisses rurales moyennes, variait entre 800 et 1 500 livres : les autres à portion congrue, c'est-à-dire pensionnés sur la dîme, mais ne la percevant pas. On devine la conséquence. Dans le clergé, les curés à portion congrue formaient une démo- cratie mécontente, toute prête pour acclamer un ordre nouveau. Les curés qui percevaient eux-mêmes la dîme n'échappaient point toujours aux embarras, tant le recou- vrement, en certains villages, était devenu malaisél Cepen- dant tous ces prêtres étaient bons, pénétrés en général de leurs devoirs, charitables dès qu'ils pouvaient l'être, et se souvenant trop des maximes de l'Evangile pour ignorer le mérite divin du renoncement. Donc, par intervalles, pros- ternés devant l'image de Jésus pauvre, ils acceptaient leur condition précaire, se promettaient d'aimer l'humilité de leur ministère, de chercher dans cette humilité même leur salut. Mais à peine le sacrifice se consommait-il que, dans le chrétien triomphant, l'homme de chair et de passion se réveillait. Ce qui exaspère la pauvreté, c'est moins la pau- vreté elle-même que le spectacle irritant de la richesf;e voisine. Le curé, un instant résigné, se révoltait à la pensée de ceux qui s'abandonnaient aux délices tandis qu'il se privait, ne servaient point tandis qu'il peinait. Et en vérité, pour éprouver quelque amertume de son sort, il lui suffisait de regarder à côté de lui et au-dessus de lui.

(1) ISAMBEET, Anciennes lois françaises, t. XXVIII, p. 232.

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A côté de lui se montre l'abbaye. Tantôt ella se dresse en pleine campagne, tantôt elle émerge au-dessus des vil- lages, des bourgs ou des villes auxquels elle a servi de ber- ceau. Elle étale au large ses bâtiments, ses cloîtres, et de son clocher montant vers le ciel, domine les bois, les champs, les prés, les fermes qui le plus souvent lui appartiennent. Il y a en France 755 abbayes d'hommes, 253 abbayes de femmes (1). C'est au nord, au nord-ouest et à l'est que l'Eglise a multiplié ses plus importantes fondations. Aux limites de la Flandre et de l'Artois, elles se pressent au point d'accaparer, dit-on, près d'un tiers du sol. Au pied de la colline de Saint-Omer, l'abbaye de Saint-Bertin dresse sa grosse tour au milieu des terres basses, et ses domaines, conquis en partie sur les eaux, vont rejoindre, au delà d'étangs limpides et tranquilles, les prairies et les bois do l'abbaye de Clairmarais. Près de Douai, les moines d'An- chin sont les maîtres à qui, bien loin à la ronde, tout obéit. Arras montre la puissante abbaye de Saint-Vaast, antique comme celle de Saint-Bertin, illustre comme elle par les hôtes qu'elle a abrités, regorgeant de richesses accumulées, et qui, en 1788, se reconstruit en partie. Puis à quelques lieues vers l'ouest, se dresse, sur une colline isolée, l'abbaye de Saint-Eloi, qui, de ses deux tours comme d'un double phare, domine toute la plaine artésienne. En toute cette ré- gion, les ordres de femmes ont aussi marqué leur place, avec le monastère de Flines, avec les chapitres nobles do Denain et de Maubeuge. En Picardie comme en Flandre et en

(1) ExpiLLY, Dictionnaire, 1762, t. I, p. 2. Hesseln, Dictionnaire de la France. 1771, t. I, p. 3.

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Artois, l'Eglise s'est taillé un large domaine. Au nord de la vallée de la Somme, s'élève l'abbaye de Saint-Riquier et sur- tout l'abbaye bénédictine de Corbie, avec ses grands murs d'enclos, son église, sa porte monumentale récemment ache- vée; car au moment de périr on bâtit encore. Qu'on descende un peu vers le sud, et au cœur de l'antique Neustrie, se montre sur les rives de l'Oise l'abbaye cistercienne d'Ours- camps, puis, dans Soissons, Saint-Jean-des-Vignes, qui sert de séminaire, et Saint-Médard, revivent, avec leurs sou- venirs, les deux premières races de la monarchie. Qu'on incline vers l'ouest : la Normandie, pays de grandes rapines expiées par de grandes donations, a vu s'élever les abbayes de Saint-Ouen, du Bec, de Sainte-Wandrille, de Jumièges, de Saint-Etienne-de-Gaen. Je ne parle ici que des plus riches. La Lorraine a l'abbaye de Saint- Vincent, l'abbaye de Gorze; et Remiremont garde son fameux chapitre de chanoinesses. Au pays de Saint-Bernard, Glairvaux, Giteaux, Gluny con- servent leur magnificence, à défaut de leur ferveur passée. Cependant, à mesure qu'on s'avance vers le midi de la France, les abbayes sont à la fois moins nombreuses et de moindre aspect. G'est qu'en ces contrées, en général moins riches, moins remuées d'ailleurs par les grandes transfor- mations féodales, les fidèles ont mesuré davantage leurs libé- ralités. Puis le caractère des peuples, plus extérieur, plus dissipé en paroles, trop mobile pour fixer longtemps l'idée du trépas et de l'éternité, s'est moins prêté que sous le ciel du Nord au développement de la vie cénobitique.

Sur les curés de paroisses, les abbayes projettent leur grande ombre. Ils contemplent avec un ahurissement ad- miratif ces demeures la pauvreté individuelle de cnaque moine s'absorbe dans la splendeur de l'Ordre, tout s'est accumulé de siècle en siècle comme en un trésor qui toujours a reçu, que la main d'aucun prodigue n'a dilapidé. De vrai, en certains monastères, les richesses sont immenses. Saint- Vaast, à Arras, a, dit-on, 500 000 livres de revenu; Saint-

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Berlin, 150 000, sans compter les terres des Pays-Bas; Saint- Eloi, 130 000; Glairmarais, 80 000 (1). Saint-Médard de Sois- sons rapporte plus de 60 000 livres, rien que pour la part de l'abbé commendataire (2). Coibie en Picardie, Saint-Etienne de Caen, Saint-Ouen, Sainte-Wandrille en Normandie, Gluny en Bourgogne, Signy et TroisfontaLnes en Cham- pagne, offrent l'aspect des mêmes splendeurs; et l'énuméra- tion est forcément incomplète. Au dehors, on ne sait point les chiffres, et les curés ne sont guère mieux informés que les autres : mais, à tout hasard, on calcule, on estime, on addi- tionne. Les pauvres, quand ils font les comptes dos riches, ne regardent point à arrondir les nombres, et au revenu réel on ajoute des grossissements fantastiques. Tout de même que dans un ensemble, les grandes masses seules se déta- chent, entre tous les monastères on ne distingue que les plus considérables; et pourtant il en est beaucoup de médiocres, beaucoup qui n'ont que cinq ou six mille livres de rente; il en est de gênés ou du moins d'appauvris, appauvris par leurs constructions, appauvris par le recouvrement inexact des fermages, appauvris aussi par les bonnes œuvres; car si la charité est souvent languissante, il en subsiste assez pour que la tradition s'en conserve. Mais dans l'esprit simpliste du peuple et le curé est peuple une idée s'affermit, s'enracine, celle que parmi les moines il n'y a que dos riches. Cette richesse se produit autour du monastère, mais c'est ailleurs qu'elle s'éparpille et se consomme. Six cent vingts cinq abbayes environ sont en commende. L'abbé est au loin. Un des religieux, sous le nom de prieur claustral, le rem- place. Chacun, suivant son crédit auprès des grands, auprès du roi, s'est taillé sa part dans l'abondante proie. Les plus considérables des abbayes sont réservées à des princes de l'Eglise, à des prélats de siège auguste et de nom illustre.

(1) Debamscoitst, le Clergé du diocèse d' Arras, Boulogne et Saint-Omer pendant la Révolution, t. I, p. 327. 329, 332.

(2) Frédéric Masso^, le Cardinal de Bernis, p. 4-5.

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Gluny a pour commendataire le cardinal de La Rochefou- , cauld; Gercaraps en Artois, l'archevêque de Reims; Ours- camps, l'archevêque de Bordeaux. Les plus favorisés cumu- lent les bénéfices de plusieurs abbayes. Les revenus de Saint- Vaast et de la Chaise-Dieu vont au cardinal de Rohan; ceux de Sainte- Wandrille, de Saint-Ouen, de Gorbie, au cardinal de Brienne; ceux de Signy en Champagne et de Saint- Etienne-de-Gaen, à Dillon, archevêque de Narbonne; ceux de Troisfontaines, de Saint-Médard de Soissons, du Pi-ieuré de la Gharité, au cardinal de Bernis; ceux de Saint-Victor et du Bec, à Marbeuf, archevêque de Lyon. Ges richesses des abbayes servent aussi à prolonger la splendeur d'augustes proscrits : le cardinal d'York, en qui s'éteint la race des Stuarts, est commendataire de l'abbaye d'Anchin et aussi, aux limites du diocèse de Tournai, de l'abbaye de Saint- Amand, tandis que la duchesse d'Albany, fille de Gharles- Edouard, est chanoinesse d'honneur de Migette.

A certains jours l'abbaye s'anime. G'est qu'on attend l'abbé. Il vient rarement. Le plus souvent un simple homme d'affaires le représente, à la manière d'un régisseur qui compte et emporte le produit d'une ferme. En l'honneur du haut dignitaire, de grandes pompes se déploient, avec une recherche extrême pour élargir la règle monacale sans la briser. Cependant on pare le monastère, mais pas trop, et on a soin, s'il y a quelque lézarde, de ne pas la cacher. L'usage s'est introduit que les revenus se divisent en trois parts : une part pour le commendataire, une part pour la subsistance des moines, une part pour l'entretien des bâtiments, les cons- tructions, et sans doute aussi la charité. En mettant la main sur une des trois parts, le bénéficiaire des émoluments abba- tiaux subit la tentation assez humaine de rogner les deux autres. Donc à l'hôte qu'on tient pour quelques jours, on détaille non seulement les splendeurs mais les misères, c'est- à-dire les crevasses des murs, l'humidité des cellules, le dé- labrement des fermes, des bergeries, des moulins, G'est, pen-

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dant la courte visite, une émulation très aiguisée, très sa- vante aussi, entre les moines pour tout montrer et le com- mendataire pour demeurer à la fois très affable et très dis- trait. Ainsi fait un métayer qui promène à travers le domaine un propriétaire longtemps absent. Puis les requêtes commen- cent pour les besoins de la région, pour les églises voisines, pour les orphelins, pour les malades, pour les pauvres, pour tout ce que l'abbaye a jadis aidé et soutenu. Les économistes ont coutume de dire, au dix-huitième siècle : « Tout écu de six livres doit se rendre à la Cour par une pente insensible dans l'espace de cinq ou six années. » Parmi les moines, un effort désespéré se tente pour soustraire à l'émigration un peu de tout cet argent qui va partir. Le commondataire est généralement bon, sensible, et, si on peut le saisir, il donne largement, gracieusement, avec un charme simple qui re- hausse le bienfait. Il aura même de ces élans qui illustrent avec avantage un livre de morale en action : il descendra de sa voiture pour voir un malade ou l'administrer; il visitera dans sa cellule un moine infirme et lui soufflera, avec une piété très sincère, de réconfortantes paroles; s'il y a eu dans le pays quelque sinistre récent, il promettra de rebâtir à ses frais la ferme ou la chaumière. Que si on le presse davantage, que si on essaie de substituer au bienfait accidentel, aux accès de bon cœur, l'exercice de la charité active, réglée, permanente, il se dérobe. Il a des hommes d'affaires, qu'on se remette à eux. Ceux-ci viendront en effet et mettront par- fois la rudesse le grand seigneur, en sa courte apparition, n'a voulu déployer que la bonne grâce et l'abandon. Cepen- dant la visite s'achève. On insiste une dernière fois pour les constructions, pour les réparations, pour les pauvres. Le commendataire n'écoute plus ; il a trop à faire à se dépenser en adieux aimables. Puis, lui aussi, il compte mentalement : il a là-bas, dans son diocèse ou à la cour, tout un train de vie à soutenir : en se remémorant ses propres charges, il s'excuse, il s'amnistie; il se loue même de sa prévoyance. Donc il

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brusque le départ et, dans un dernier geste de bénédiction, s'éloigne au galop de ses chevaux.

La richesse éveille la jalousie; le faste est un sujet de scan- dale pour les faibles. Le pire, c'est que, sous ces apparences de splendeur, se découvrent tous les signes du déclin.

Ce n'est pas que dans les monastères régnent en général de grands désordres. Je lis d'une abbaye qu'elle n'est plus qu'une assemblée de jeu, d'une autre que les religieux vivent au dehors, d'une troisième que les mœurs y sont perverties. Il faudrait s'abstenir de généraliser. Si le vice n'apparaît que par taches clairsemées, rares aussi sont les cloîtres s'est conservée la ferveur. L'état ordinaire n'est nullement la corruption, mais le relâchement. Dans les maisons en com- mende, la règle se resserre ou s'amollit suivant le zèle ou la tiédeur du prieur claustral. Peu de moines. Dans l'ordre de Citeaux, sur 250 maisons, 5 ont plus de 40 religieux, 5 en ont plus de 20, 6 en ont plus de 15; en revanche, 69 n'en ont que 3 ou même moins (1). Des états qui seraient produits plus tard et qui sont conservés partiellement aux archives, an peut conclure que la population moyenne de chaque abbaye, à la veille de la Révolution, était de 7 ou 8 religieux.

Cette décadence dans les vocations répond à une déca- dence dans les services. Ce serait calomnier les moines que de les accuser de coopérer au mal; on peut leur imputer de faire languissamment le bien. On leur a reproché leur pa- resse, et à tort; leur journée, au contraire, est en général très ordonnée. Mais ils se sont accoutumés à faire peu de chose en beaucoup de temps et, pour ainsi dire, à ralentir leur vie. Ne sont-ils pas excusables? Les transformations de la société séculière leur ont ravi une à une leurs fonctions, et ils ne sont plus que les gardiens de choses périmées. Ils conservent pour les étrangers de belles et spacieuses demeures : mais le temps est passé de l'hospitalité chrétienne. Ils ont été jadis

(1) Archives nationales, D"*, Papiers du eomité ecclésiastique, carton 10.

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grands défricheurs de terres : mais aujourd'hui le gros de l'œuvre est achevé, et d'autres recueillent le bienfait, ne se souvenant plus de ceux qui ont récolté la première moisson. Ils ont été les maîtres de la science : mais la science s'est échappée du cloître et ils n'en gardent plus qu'une portion jugée un peu archaïque et démodée. Ils ont été les grands dispensateurs de la charité : charitaJbIcs ils le sont encore; mais malgré l'aspect de la richesse, l'argent leur manque pour donner suivant leur cœur; souvent le commendataire a tout emporté.

La prière reste. Ils prient, mais avec une ferveur un peu inégale. Les chartreux ne se sont guère relâchés dans leurs oraisons. En beaucoup d'abbayes bénédictines, la déviation n'est pas trop sensible; j'ai sous les yeux le tableau des offices de la grande abbaye de Saint-Vaast; il comporte six heures de chœur, et il semble que jusqu'à la fin cette assiduité n'ait pas cessé. A l'inverse, en certaines maisons cisterciennes, la cloche persiste chaque nuit à convoquer les moines à l'office; mais nul ne se lève plus. Cependant les vieux religieux qui psalmodient dans leurs stalles ne voient plus autour d'eux de novices appelés à les remplacer. Plus on avance,, plus le recrutement se ralentit. En cette solitude croissante, la plupart se replient sur eux-mêmes, résignés à disparaître un à un, et trouvent le calme, soit dans l'abandon à Dieu, soit dans l'engourdissement de leurs pensées. D'autres plus avisés se disent que la société transformée exige d'eux pareillement des services trans- formés; de chez quelques-uns une aspiration à se renou- veler. C'est ainsi qu'on rencontre chez plusieurs Bénédictins le vœu que leur ordre devienne un gi'and ordre enseignant et recueille la place que les jésuites, très regrettés en beau- coup de villes, ont laissée vacante.

Même en cette crise, on garde les apparences de l'espoir. En tout religieux, il y a un bâtisseur. Quand le commen- dataire leur laisse un peu d'argent, les moines, même à la

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veille de la révolution, construisent ou du moins restaurent. Ce travail répond à leur foi, satisfait à leur ambition pour leur Ordre, fournit en outre à leur activité physique un aliment; souvent la révolution les surprendra, rassemblant les matériaux pour l'embellissement de leur monastère, et des tas de pierre inemployés se bâtiront les édifices du régime nouveau.

Cet aspect de confiance fait illusion et garde aux monas- tères le double renom de la puissance et de la richesse. En leurs villages tout englobés dans le patrimoine abbatial, les curés ne laissent pas de se sentir bien petits près de leurs grands voisins. Involontairement ils comparent. Les grosses cloches de l'abbaye résonnent bien loin dans la cam- pagne : la cloche grêle de la paroisse s'entend à peine aux dernières maisons du bourg. Dans l'église du monastère s'accumulent les calices, les soleils, les aubes, les chasubles, les marbres, les tableaux, les statues: dans l'église de la pa- roisse règne la médiocrité, souvent l'indigence. Le curé recueille tout ce qui se dit sur le monastère; les rumeurs, quand même il ne chercherait pas à les saisir, parviennent jusqu'à lui : on lui énumère ceux qui vivent de l'abbaye, la gouvernent ou gravitent autour d'elle : il y a dans les plus considérables le grand prévôt, le grand bailli; il y a le rece- veur, le trésorier; il y a le grainetier, le cellerier, le vinier, l'hôtelier; il y a le sous-prieur et parfois même, comme à Saint- Vaast d'Arras, le tiers et le quart-prieur. Avec une nuance d'ironie, l'humble prêtre suppute toute cette foule, peu utile ou qui a cessé de l'être. Il va chez le prieur, on le fait attendre, et il compte les minutes avec l'humeur ombra- geuse du pauvre qui d'avance est prêt à s'offenser. Il est reçu, inventorie le mobilier, se dit qu'il ne devrait pas y avoir d'exception dans l'austérité monacale, que tout le superflu devrait être réservé pour la maison de Dieu. Il demande pour les malades, pour les orphelins, pour les infirmes, pour les sinistrés : on lui donne, mais pas autant

L'EGLISE PRIVILÉGIÉE 37

qu'il espérait. Cependant il calcule l'opulence d'après l'aspect extérieur des choses. Aussi il se retire, tout murmurant contre la lésinerie, et calculant, non ce qu'il a reçu, mais ce qu'il aurait pu recevoir. Un petit flot d'humeur égalitaire monte à son cerveau, mais à son insu; car il se figure, faisant de son vice vertu, s'indigner pour la charité et pour la jus- tice. Souvent l'Abbé a gardé le titre de curé primitif. Alors les conflits sont incessants pour la portion congrue. Puis, ^au nom de son titre originaire, le curé primitif revendique le privilège d'ofTicier à l'église paroissiale les jours de grande fête, d'y recueillir la moitié des ofi'randes; paifois aussi, en vertu de cette subordination, le desservant est tenu d'aller à l'abbaye pour y chanter l'épître, pour y réciter une leçon à matines, pour y tenir le dais à la procession, et il sup- porte impatiemment ces petites charges comme autant de mortifiantes servitudes. Qu'ajouterai-je? La rivalité grandit, s'affermit, ne se trahissant qu'à de rares inter- valles, ne se discernant pas toujours elle-même, mais se glissant traîtreusement jusque dans les plus profonds replis des cœurs. Qu'une grande crise survienne, que la foudre frappe ces hautes demeures abbatiales, et ceux que l'on nomme le clergé du second ordre ne porteront que le petit deuil. Sera-ce même le deuil? Avec une sécurité qui aura de la peine à n'être qu'indifférente, plusieurs se diront : ï Ce n'est pas moi qui suis atteint «>

VI

Le prêtre de campagne.se rend parfois à la ville. C'est pour lui une autre occasion d'exercer la vertu de renon- cement. Il contemple de loin les hauts clochers, entre dans les églises somptueuses, voit ses confrères des cures urbaines.

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généralement aisés, riches même, recrutés dans la haute bourgeoisie, tranchant déjà du haut clergé. Autour de la cathédrale, autour des paroisses principales se groupent des habitations, souvent adossées à l'église elle-même, propres, silencieuses, recueillies. Ce sont les maisons des chanoines. D'anciennes fondations ont multiplié le nombre des chapitres-cathédrales et des collégiales. Le diocèse du Mans en compte douze (1), celui de Besançon dix-sept (2); les diocèses de Soissons et de Laon en ont ensemble dix (3); onze sont répartis dans les trois diocèses de Boulogne, d'Arras et de Saint-Omer (4). Quelques-uns dominent par leurs richesses. Le chapitre de l'église-cathédrale d'Arras a 150 000 livres de revenu, celui de Laon 163 000, celui de Soissons 166 000, celui de Besançon 130 000, celui du Mans 114 000, ceux d'Amiens et de Béziers plus de 100 000. Plusieurs collégiales rivalisent avec les chapitres : ainsi en est-il de la collégiale de Saint-Quentin (5). A côté de ces associations si bien rentées, d'autres, par contraste, sont misérables : tels sont les chapitres des petits évêchés de Provence. Bien souvent le revenu annuel de chaque corpo- ration ne dépasse guère cinq ou six mille livi-es. En outre, dans les chapitres ou collégiales riches, le nombre des titu- laires réduit beaucoup les parts individuelles : l'église-cathé- drale de Besançon a 43 prébendes, celle du Mans et celle

(1) Dom PiolXN, Histoire du diocèse du Mans pendant la Révolution, t. I, p. 1-2.

(2) Satjzay, Histoire de la persécution religieuse dans le diocèse de Besançon, t. I, p. 13. ,

(3) Fleury, Le Clergé de l'Aisne pendant la Révolution, t. I, p, 15 et suiv.

(4) Deeamecouet, Le Clergé des diocèses d'Arras, Boulogne et Saint- Onier pendant la Révolution, t. I, p. 24-31.

(5) Debamecouet, Le Clergé du diocèse d'Arras pendant la Révolution, t. L Fleuby, Le Clergé de l'Aisne pendant la Révolution, t, I, p. 15-23. Sauzaï, Histoire de la persécution religieuse dans le diocèse de Be- sançon, t. I, p. 82. Dom PiOLTN, Histoire du diocèse du Alans pendant la Révolution, t. I, p. 55. Le Sueur, Le Clergé picard pendant la Ré- volution, t. I, p. 24. Saueel, Histoire du Clergé de l'Hérault pendant la Révolution, t. I, p. 70.

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d*Arras 40, celle de Troyes 36, celle de Saint-Omer 30. Muis, ici comme pour les monastères, l'esprit simpliste du peuple ne retient que ce qui émerge, ne se complique pas jusqu'à faire la répartition, et garde l'idée d'une richesse universelle. Entre tous ces chapitres, il on est, comme ceux de Be- sançon, de Strasbourg ou de Lyon, qui ne s'ouvrent qu'aux nobles; de un petit ferment de jalousie contre ces béné- fices conférés par droit de naissance. Cependant le prêtre de campagne suppute tout ce qui gravite autour des chapitres les plus opulents, officiers laïques, employés, musiciens, enfants de chœur, et involontairement il compare à sa pauvreté tout ce personnel qui, en certaines cathédrales comme celle d'AiTas, n'est pas évalué à moins de 150 per- sonnes (1). Il entre à l'église à l'heure de l'office. Il s'imagine voir dans leurs stalles les chanoines revêtus du surplis et de l'hermine mouchetée de noir. Mais il arrive parfois que l'office de la prière a été délégué à des chapelains. Parmi les titulaires, beaucoup ne résident pas. Ils sont établis au loin et réunissent sur leur tête les revenus de plusieurs bénéfices. Alors le pauvre curé devient songeur. Le voici qui se met à ruminer des plans de réforme. Tous ces chanoines qui sont choisis, les uns par le roi, les autres par les évêques, quelques-uns par les patrons laïques descendants des anciens fondateurs, il voùdi'ait qu'ils fussent nommés au concours ou pour prix de longs services. Tous ces dignitaires qu'il juge inutiles ou insuffisamment utiles, il souhaiterait qu'ils fussent appliqués à l'enseignement, à la prédication, à la charité. Il demanderait que ces bénéfices fussent la retraite ou la récompense de ceux qui ont peiné dans le service des paroisses. Ainsi raisonnent les curés. Le respect enchaîne encore leur langue; mais tout ce qu'ils n'osent proclamer eux-mêmes, ils sont prêts à l'applaudir dans la bouche d'autrui. Les novateurs peuvent venir. Ils sont assurés de

(1) Dbbamscoust, Le Clergé du diocèse d'Arras, t. I, p. 19.

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n'être pas seuls. Ils trouveront, dans l'Ordre même qu'ils veulent atteindre, des complices ou du moins des complai- sants pour leurs desseins.

VII

Tout près de la cathédrale, un édifice s'élève, plus haut que les autres, et avec un aspect, non d'habitation privée, mais de palais. C'est l'évêché. Dans les petites villes surtout, la comparaison des autres demeures fait ressortir tout ce que celle-ci a d'ample, de majestueux, de seigneurial, et en effet l'évêque, dans sa résidence épiscopale, est souvent seigneur suzerain, en sorte qu'il peut requérir une double obéissance de ceux qui sont à la fois ses diocésains et ses vassaux.

En cette demeure, le curé pénètre rarement, et toujours avec une grande crainte révérentielle. L'évêque est son chef et, suivant la parole même de Jésus, le successeur des apôtres. Mais sur cette dignité d'ordre tout surnaturel, le temps et l'orgueil humain ont accumulé tant d'honneurs périssables qu'il faut les déblayer, comme on ferait d'une épaisse couche de plâtre, pour retrouver l'indestructible granit de l'Evangile.

Ce haut personnage, c'est le roi qui le choisit. Ainsi l'a réglé le concordat de 1515. Aucune présentation, soit des évêques de la province, soit des autorités locales, ne guide ou n'embarrasse la décision du prince. Sous le nom de mi- nistre de la feuille, le souverain a une sorte de ministre des cultes qui lui propose les candidats à nommer. Générale- ment, le ministre de la feuille est lui-même un évêque. A l'approche de la révolution, cette grande charge est remplie, depuis 1777, par M. de Marbeuf, archevêque de Lyon.

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Mais auparavant elle a eu pour titulaire Jarente, évêque d'Orléans, prélat indigne qui serait remplacé sur son siège épiscopal par un neveu pire encore. Rarement, très rare- ment le Saint-Siège refuse l'institution.

Longtemps l'usage s'était conservé de recruter les évêques, même dans un rang assez humble, quand l'éclat de leur tal.nt ou leur mérite moral leur valait cette élévation. A la fin du règne de Louis XIV, Massillon écrivait encore : « L'Eglise n'a pas besoin de grands noms, mais de grandes vertus ». Avec le dix-huitième siècle la pratique s'était établie de ne nommer aucun prélat qui ne fût gentilhomme. L'esprit d'exclusivisme nobiliaire s'exagérait et pour ainsi dire s'exacerbait, comme il arrive souvent aux choses qui vont mourir. J'ouvre VAlmanach royal de 1788. Dans la liste des évêques on trouve représentées toutes les grandes maisons de la monarchie. II y a à Metz un Montmorency, à Strasbourg un Rohan et encore un Rohan à Cambrai, à Châlons-sur-Marne un Glermont-Tonnerre, un Grussol d'Uzès à La Rochelle, un Durfort à Besançon, un Sabran à Laon, un Roquelaure à Senlis, un La Tour-du-Pin à Auch, un Maillé de la Tour-Landry à Saint-Papoul. Il y a trois La Rochefou- cauld à Saintes, à Rouen, à Beauvais. II y a même, à partir de 1789, deux Talleyrand, comme si un seul n'eût pas sufil.

Le temps, la coutume avaient d'ailleurs chargé les évêques de tant de titres que seul un gentilhomme saurait bien les porter. Ceux-ci étaient pairs ecclésiastiques, ceux-là étaient de droit présidents des états de leur province; plusieurs étaient princes dans leur ville épiscopale, plusieurs autres étaient princes du Saint-Empire; quelques-uns, en souvenir de leur suzeraineté féodale, avaient le droit de se parer d'attributs guerriers. Tant d'éclat extérieur eût mal cadré avec le train d'une existence roturière. Entre toutes les appellations honorifiques, une seule était refusée ou con- testée aux évêques, celle de monseigneur, et c'est précisé- ment la seule que l'usage n'ait point abolie.

42 HISTOIRE RELIGIEUSE DE LA RÉVOLUTION

Rien n'est moins semblable que les diocèses entre eux. Il y en a de très grands, il y en a de minuscules : le diocèse de Rouen a 1 388 paroisses, celui de Limoges 900, celui de Bourges et celui de Glermont 800; à l'inverse, le diocèse de Marseille en a 28, celui de Grasse 22, celui de Toulon 20, celui d'Agde 19 (1). Il y a des résidences épiscopales avan- tageusement placées, pas trop loin de Versailles, sur une grande route de passage, en sorte que les nouvelles y arrivent vite et que les hôtes y sont nombreux; il en est d'autres situées au fond de la Provence, du Languedoc ou de la Gascogne, en des villes qu'on appelle Sisteron, Riez, Glan- dève, Senez, Vence, Saint-Papoul, Lectoure, Lombez, lieux solitaires la seule ressource est de regarder vers ses ouailles ou vers Dieu. Il y a des évêchés riches, très riches : il en est de presque pauvres. Rouen, Bayeux, Beauvais, Albi, Auch, Toulouse représentent un revenu annuel de 100 000 livres environ; l'archevêché de Narbonne rapporte 160 000 livres, l'évêché de Cambrai 200 000, celui de Stras- bourg, le plus opulent de tous, vaut 400 000 livres. Je prends ici les chiffres de VAlmanach royal qui sont généralement fort au-dessous de la réalité. Tout à l'inverse, on peut compter une douzaine de sièges dont les émoluments varient de 12 000 à 15 000 livres et trois autres dont le revenu s'abaisse jusqu'à 7 000 livres. De ces situations très diffé- rentes est un calcul très humain. Pour certains prélats, les résidences les moins favorisées ne sont qu'une étape. Ils aspirent à monter de siège en siège, jusqu'à ceux qui sont les mieux rentes, les plus propices à l'influence. Les petits évêchés ont reçu un nom se pein.t bien le dédain des gens de cour : on les appelle les évêchés de passage ou, sous une appellation plus méprisante, les évêchés crottés.

Le curé ne franchit point le seuil du palais épiscopal, sans mesurer bien vite tout ce qui le sépare de celui dont il

(1) Almanach royal, 1788.

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attend audience. A la fois intimidé et un peu murmurant, il discerne, à travers l'esprit hiérarchique qui est légitime et nécessaire, l'esprit de caste qui n'est ni l'un ni l'autre. C'est dans ces dispositions qu'il aborde son chef. Mais par- vient-il aisément à pénétrer jusqu'à lui?

Il y avait en France, à la veille de la Révolution, 130 arche- vêques et évêques (1). On a calculé qu'une trentaine au moins ne résidaient pas : les uns étaient retenus loin de leur diocèse soit par les emplois diplomatiques ou la défense des intérêts du clergé, soit par les charges de la grande aumônerie; les autres étaient attirés vers la cour par les charmes de la vie mondaine ou par les séduations du plaisir. Outre ceux qu'on ne voyait jamais, il y avait ceux qui essayaient de concilier les attraits de Versailles avec les exigences de leurs devoirs sacrés. Ils partaient à l'entrée de l'hiver, se cherchant, se trouvant toutes sortes d'excuses et ne revenant que pour le temps pascal; d'année en année, ils prolongeaient leurs absences; pour calmer leurs scru- pules, ils se forgeaient toute espèce de raisons : l'adminis- tration, la politique, le soin même des affaires religieuses qui se traitaient plus aisément à Versailles. On ne peut guère évaluer à plus de la moitié ceux des évêques qui vivaient assidûment au milieu de leurs ouailles.

Même dans leur diocèse, certains évêques savaient se créer des retraites ne les troubleraient pas trop les soins de leur ministère. Dans le voisinage des villes épiscopales, des châteaux, des villas se voient encore qui, en souvenir de leurs hôtes de jadis, ont parfois gardé le nom de maison de Vévêque. Cette façon de se dérober sans s'éloigner beaucoup était assez fréquente. En ces demeures champêtres plusieurs s'engourdissaient dans une molle paix : tel M. de Chalabre,

(1) On ne compte dans cette supputation ni les quatre évêchés du Comtat-Venaissin, ni les cinq évêchés de la Corse, on n'y compte pas davantage l'évêché de Bethléem, transféré à Clamecy, mais sans juri- diction.

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évêque de Saint-Pons, qui avait pris pour devise ces mots : Sola fides sufflcit. « Oui, sa foi lui suffit, disaient ironiquement ses prêtres, elle lui suffit si bien qu'il ne juge à propos d'y rien ajouter. » Ce qui était chez les uns séjour de repos si- lencieux devenait pour les autres lieu de réception. Il arri- vait alors que la résidence rurale de l'évêque s'emplissait de bruit comme celle du plus mondain des grands seigneurs : tel apparaissait à Saverne le château des cardinaux de Rohan, au pied des collines vosgiennes, et couronné des belles forêts que la France n'a plus.

Donc il se trouve que le curé frappe en vain à la porte de ceux dont il réclame les lumières ou l'assistance. Fréquem- ment l'évêque n'est point là. Même quand il est présent, sa pensée s'absorbe paifois dans les affaires temporelles au point d'oublier les autres. L'un des besoins les plus répandus du dix-huitième siècle est de déployer ses talents hors de son état. Les prélats n'échappent point à la tendance commune. Necker vient d'établir les assemblées provinciales. La première expérience a été tentée en Berry, ensuite dans la haute Guyenne, puis l'institution s'est propagée. En général ce sont les évêques qui président ces réunions. Il leur arrive aussi de présider les assemblées des Pays (TEtats : tel l'ar- chevêque de Narbonne en Languedoc, l'archevêque d'Aix en Provence, l'évêque de Pamiers dans le comté de Foix. Leur rôle est prépondérant. La plupart des grands seigneurs sont peu exercés aux affaires; s'ils les connaissent, ils sont trop inconstants, trop peu laborieux pour l'effort continu. Chez les évêques, souvent chez les évêques seuls, on ren- contre l'instruction, la largeur de vues, l'esprit de suite, l'aspiration aux vastes desseins. Leur foi un peu molle, leur piété fort alanguie leur souffle une ardeur médiocre pour leurs fonctions spirituelles. Au contraire, dans le service de la société civile, leur esprit, à l'étroit ailleurs, se d late. Ils tranchent à la fois du grand seigneur anglais mêlé aux choses publiques par droit de naissance, par tradition de

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patronage, et de l'évêque d'autrefois, défenseur de la cité, defensor civitatis. En eux se croisent toutes sortes de senti- ments. Ils se flattent de continuer leur ministère, même en paraissant le négliger : quand Voltaire et les philosophes re- prochent à l'Eglise ses tendances archaïques, n'est-ce pas leur fermer la bouche que de leur montrer le clergé mêlé à tous les progrès? C'est ainsi qu'ils s'amnistient de servir trop exclusivement le siècle, en reflétant en eux ce que le siècle a de meifleur. L'ambition aussi les guide : ils sont sept ou huit pour qui la pratique des afl^aires provinciales n'est qu'un apprentissage et que hante l'ombre des grands cardinaux jadis premiers ministres. Un seul, Loménie, gravit le pre- mier rang et c'est entre tous le plus indigne d'y monter. En attendant, dans leur sphère restreinte, plusieurs de ces évo- ques marquent fortement leur trace, si fortement que l'em- preinte en dure encore. Ils animent de leur parole, ils rem- plissent de leurs projets les assemblées des Etats, les assem- blées provinciales. Travaux publics, institutions de bien- faisance, industrie, agriculture, tout se développe sous leur initiative. Leur influence est surtout grande dans le Mdi, en Provence, en Languedoc, dans le comté de Foix, dans le Rouergue. Grâce à eux, les manufactures sont encouragées, la culture se transforme par l'irrigation des prairies, d'an- ciennes conduites d'eau sont réparées, des routes percent les régions les plus montagneuses, des mesures sont prises contre le chômage, contre la disette. Quelques noms se détachent avec un vif relief : DiUon, archevêque de Narbonne, Boisge- lin, archevêque d'Aix, Seignelay-Golbert, évêque de Rodez, Barrai, évêque de Castres, SuiTren de Saint-Tropez, évêque de Sisteron. Dans les assemblées provinciales naissantes, les évêques, loin de restreindre l'esprit de contrôle, s'appliquent à le développer. Ils excellent à contrebalancer les intendants qui, par routine, goût de centralisation, jalousie d'autorité personnelle, se montrent en général plus hostiles que favo- rables aux corps délibérants créés par Necker : l'archevêque

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de Bourges demande que les sessions interrompues soient reprises, l'évêque de Rodez que les procès-verbaux soient imprimés (1) : « Entre tous les corps, écrit Mercier dans le Tableau de Paris, le clergé est celui qui a le moins de pré- jugés. » Sous cette forme l'éloge est un peu équivoque. Il n'est que juste si on veut par signaler chez un grand nom- bre d'évêques le goût du progrès, des améliorations intel- ligentes, de la liberté réglée (2).

En cette transformation brillante, un danger réside, celui que le ministère épiscopal, tout détourné vers les choses humaines, se laïcise tout doucement. Le public fait déjà une distinction entre les prélats : « Il y a, dit-on, les prélats ad- ministrateurs de provinces et les prélats administrateurs de sacrements. » A qui s'exerce à jouer Turgot ou Necker, l'humble paroisse rurale n'apparaît que comme un petit point obscur les regards ne portent que distraitement. Et le curé s'en aperçoit par l'embarras d'atteindre celui dont il recherche la direction.

A la vérité, quand il est reçu, il est aussitôt conquis. La plupart de ces évêques sont bons, d'abord facile, gracieux par usage du monde, bienveillance naturelle, et aussi man- suétude chrétienne. On compte ceux qui, dans la forme, sont durs pour leurs prêtres, les éconduisent, ou font pour eux dresser une table à part entre celle du maître et celle de l'of- fice. Il y a quelques incrédules avérés, quelques libertins : ce sont ceux qui forment cercle autour des philosophes, ont ouï, dit-on, en « s'amusant infiniment » la répétition du Mariage de Figaro (3), jouissent, à ce qu'on assure, en cer- tains théâtres de société, d'une loge réservée (4). Combien

(1) V. Léonce DB La VEEGNB, ies Assemblées provinciales, p. 60 et 89.

(2) Sur cette action politique et sociale des évêques de l'ancien régime, on lira, avec autant d'intérêt que de fruit, les chapitres vrn-xi (t. I) du très remarquable ouvrage de M. l'abbé Sicard sur l'Ancien clergé de France.

(3) Lettre de Beaumarchais au lieutenant de police. (Beaumarchais et son temps, par M. du Loménie, t. II, p. 304.)

(4) Tat.t.kyband, Mémoires, t. I, p. 49.

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sont-ils? On cite quatre ou cinq noms : Jarente, évêque d'Orléans; Loménie, archevêque de Sens; Rohan, évêque de Strasbourg; Tallejrrand, qui vient d'être appelé à l'évêché d'Autun. Cette liste pourrait à toute rigueur se doubler, se tripler même, ce qui fixerait à une douzaine de membres la portion indigne de l'épiscopat français. Du reste on peut faire deux parts : les évêqucs exemplaires, assez clairsemés, mïiis trois ou quatre fois plus nombreux que les indignes; puis les autres qui forment la masse et sont de mœurs cor- rectes, de piété très décente, de vertu moyenne quoique un peu courte pour qui doit montrer au peuple les voies da Dieu. Cependant, après quelques instants d'audience, I0 curé, charmé tout d'abord, devine une direction qui se dérobe, faute de pouvoir se préciser. Il se trouble, s'inqpiiète de ne trouver qu'un homme du monde même il espérait un conducteur d'âmes. Le prélat ne cesse pas d'être affable, très affable, mais à la condition que l'entretien ne soit pas trop iong; car son temps est limité, tant il l'a laissé absorber par les servitudes de la vie sociale! Si le prêtre lui réclame un secours pour ses paroissiens, pour ses créations charitables, il est tout prêt à l'accorder : mais il est réduit à compter, car il a des charges; souvent il est bâtisseur, et du gentilhomme il a tous les luxes, parfois même celui d'avoir des dettes. Au récit des infortunes, il est touché; très vite ses yeux se mouil- lent de larmes; puis en lui l'homme du monde repai'alt, sou- riant, léger, ayant balayé son émotion, habilement insaisis- sable quoique toujours charmant. Dans sa bouche se re- trouve le langage évangélique, mais un peu teinté de la phraséologie de Rousseau, un peu dilué dans la grâce affadie de Berquin; et il faut le découvrir à travers ces travestisse- ments comme l'or pur sous les scories. On sent des idées déviées quoique non perverties, des habitudes relâchées quoique non corrompues. Le prêtre, bien que déjà décon- certé, se hasarde à vider son âme, à exposer les besoins de sa paroisse, à dire ses mécomptes, à confier peut-êt-i^ ses cas

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de conscience. Alors décidément le prélat devient distrait. Ses réponses sont brèves, bien que toujours obligeantes, avec des silences qui invitent à raccourcir. C'est ici que se révèle la faiblesse commune à presque tous les personnages que la désignation royale a ceints de la mitre. Le choix des familles a d'avance décidé leur carrière. Il y avait assez de soldats, assez de diplomates; le tour était venu d'avoir un homme d'Eglise. C'est vers l'Eglise que tout jeunes ils ont été dirigés. On leur a d'abord enseigné les beaux usages; puis un maître de théologie a été appelé. Ils ont été peu au séminaire, ont obtenu les grades, souvent par faveur. Une fois promus au sacerdoce, ils ont été aumôniers des princes ou attachés à l'Agence générale du clergé; les plus diserts d'entre eux ont prêché à la cour; pendant quelque temps ils ont été grands vicaires, mais le plus souvent sans résider. Tel a été pour eux le chemin des honneurs. Ils n'ont point été vicaires, ils n'ont point été curés, et le ministère paroissial est ce qu'ils ignorent le plus. Ils écoutent donc leurs modestes auxiliaires comme on écoute un langage mal connu, avec ce banal sourire des grands qui feignent de comprendre et ne comprennent pas. L'expérience leur man- que et leur manquera toujours; car ils sont trop haut placés pour commencer l'initiation. L'audience s'achève dans le découragement intimidé de celui qui demande conseil, dans les réponses flottantes, de plus en plus rares, de celui qui a tout appris hormis l'essentiel de son état. L'évêque esquisse sa bénédiction, ce congé des dignitaires ecclésiastiques, et le curé s'éloigne, charmé mais point éclairé, ou pourvu de conseils vagues qui ne peuvent pas plus le guider que l'en- traver.

Il va reprendre la route de son village. Avant de quitter la ville, il veut voir quelque parent, quelque ami. Ce sont des bourgeois, souvent tI^ès pénétrés de philosophisme, qui lui parlent des abus, des réformes nécessaires, ou lui détaillent une page de Rousseau sur l'égalité des hommes. Il part.

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Chemin faisant, il retrouve sur sa route l'abbaye, cette autre grande demeure et, comme le palais épiscopal, écrasante pour sa petitesse. Il rentre en son presbytère. Si compliqué que soit son état d'âme, il n'est pas impossible de l'ana- lyser. Peu à peu il se dérobe au prestige de ce haut person- nage aux mains blanches, au geste onctueux, et que, sous peine de péché, il se croit tenu de révérer. Il est sorti de chez lui et a vu tout le monde au-dessus de lui. Il garde dans les yeux les splendeurs qu'il a contemplées; par comparaison il juge misérable sa demeure qui n'est que modeste, et il s'irrite moins d'avoir peu que de penser à ce que tant d'autres ont de trop. Cependant il retrouve les conflits, avec ses paroissiens s'il recueille lui-même la dîme, avec le décimateur s'il est à portion congrue. Entre temps, il se sonde lui-même, scrute ses pensées, se fait horreur d'y découvrir l'envie et d'un effort vigoureux essaie de s'arra- cher au péché. Il saisit son bréviaire et tâche de s'y absorber; il lit l'Evangile mais en une grande sécheresse de l'âme, car le premier signe de la grâce d'en haut, c'est de trouver dans le livre divin ce que Jésus y a mis. Il se mortifie, mais tout bouillonna en lui, l'esprit, le cœur, les sens. La plupart triomphent du mal, se fixent dans la sainte humilité ou se contentent de garder une tristesse silencieuse de la modestie de leur sort. Chez quelques-uns perce décidément la révolte. Dos philosophes, ils se remémorent tout ce qu'ils ont lu et, dans ce qu'ils ont réprouvé jadis, trouvent aujourd'hui qu'il y a du bon. Il y a un journal, les Nouvelles ecclésiastiques, journal teinté de jansénisme, qui raille le luxe et les pré- jugés nobiliaires introduits dans l'Eglise. S'ils en possèdent quelques numéros, ils s'en alimentent avec joie. Ils répètent les épigrammes, les fixent en leur mémoire et, pour se ras- surer, se disent qu'à se montrer un peu égalitaire, on ne risque point son salut. En cet état, leur esprit offre pour toutes les nouveautés un merveilleux terrain d'éclosion. Ces germes, ils les arracheront peut-être, par scrupule, par re-

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mords, mais d'une main secrètement complaisante qui les détruira juste assez pour qu'ils poissent renaître. Quand l'Eglise a énuméré les sept péchés capitaux, elle a fourni une classification pour les historiens de tous les temps. Le clergé a, comme le reste de la nation, son tiers-état et sa noblesse. L'un résiste mal à l'envie : l'autre est gâté par la richesse, par l'attachement aux biens de la terre, par les péchés des sens. Cependant, aux grands et aux petits, un vice est commun : les uns et les autres sont travaillés par l'orgueil; et peut-être est-il plus aiguisé chez les plébéiens qui se révoltent de l'humilité de leur rang que chez ceux qui se reposent, à la veille de l'orage, dans leur tradition- nelle domination.

VIII

J'ai essayé de montrer tout ce que, dans l'ordre ecclé- siastique si funestement divisé en deux classes, la vertu chrétienne avait laissé filtrer de rivalités.

A peine ai-je achevé ce tableau que je voudrais le res- saisir. Les peuples jeunes se présentent sous un aspect sim- pliste et souffrent qu'on les dépeigne avec des couleurs tran- chées. Tout autre est l'ancien régime, tellement enchevêtré de bien et de mal, de vices et de vertus, que la description n'est vraie que si chaque trait s'atténue presque en même temps qu'il se grave.

Une façade superbe, puis derrière cette façade, des bâ- tisses minées de toutes parts, telle était, au déclin de l'an- cien régime, l'image de KEglise de France. Et l'étonnement est égal de tout ce qu'elle occupe encore de place, de tout ce qu'elle cache déjà de ruines.

Du dehors et à distance, l'aspect est celui de la force et même de la souveraineté. L'Eglise, premier ordre de l'Etat,

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revendique, avec la primauté pour elle-même, l'exclusion de tout culte qui n'est pas le sien. Le roi, dans le serment tra- ditionnel du sacre, jure non seulement de la protéger, mais d'exterminer ses ennemis. La formule, si surannée qu'elle soit, n'est point tout à fait vaine : le bras séculier, bien qu'en- gourdi, n'est point paralysé, et, en 1762, par application de l'édit du 14 mai 1724, un pasteur réformé a été condamné à mort par le parlement de Toulouse. Les ordonnances sur la liberté d'écrire sont tellement sévères qu'il semble qu'il appartienne au clergé lui-même de doser ce qu'il veut supporter de critique. Le 16 avril 1757, un édit est allé jus- qu'à punir de mort « quiconque serait convaincu d'avoir composé, fait composer et imprimer des écrits tendant à attaquer la religion (1) » : édit atroce, à moins qu'il ne soit que dérisoire, tant il demeurera vain! L'Eglise a retenu le droit de façonner la jeunesse : elle contrôle ou dirige dans les universités les hautes études : par ses prêtres, par les corporations séculières ou régulières qui ont remplacé les jésuites, elle distribue renseignement secondaire : elle exerce sur l'instruction primaire une double surveillance, la surveillance générale de l'écolâtre au chef-lieu de chaque diocèse, la surveillance particulière du curé au siège de chaque paroisse. Elle fournit par ses fondations le vrai budget des pauvres. Elle est moins puissante qu'on ne le croirait par le nombre, car le total des personnes des deux sexes engagées dans les liens sacrés ne dépasse guère 125 000 (2). Mais elle emprunte à toutes les classes ce qu'elles ont de meilleur. Elle recrute dans la noblesse les évêques, les grands vicaires, les chanoines des grands chapitres; dans la

(1) ÏSAMBîiRT, Anciennes lois françaises, t. XXII, p. 272.

(2) Ce nombre se décompose ainsi :130 évêques; cinq ou six cents grands vicainjs; 50 mille curés ou vicaires; 15 à 18 000 chanoines, chapelains, bénéficiers, ou prêtres sans bénéfices; 60 mille religieux ou religieusts. Les chiffres fournis par Sieyès dans sa brochure : {'u'est-ce que le Tiers- Etat? p. 33-Bi, sont inexacts, quant au nombre des religieux, et paraissent, quant aux chanoines, chapelains et bénéficiers, inférieurs à la réalité.

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bourgeoisie les chapitres moyens, les membres des collé- giales, les titulaires des cures urbaines; par les curés de cam- pagne elle plonge jusque dans le peuple. A l'ordre ecclésias- tique sont attachées, à la manière d'une clientèle, des con- fréries en nombre infini qui rassemblent tantôt les hommes d'une même classe ou d'une même profession, tantôt les habitants d'un même quartier. Ces confréries ont leur lieu de réunion, leur chapelle, leurs reliques, leur bannière, leur aumônier, leur fête patronale, leurs statuts, leurs privilèges, leurs œuvres, souvent même leur histoire ou leur légende. J'en compte une quinzaine à Arras, une vingtaine à Mont- pellier, trente-six dans la seule ville de Besançon. L'Eglise a d'autres clients sous une dépendance plus immédiate encore; car ils attendent d'elle leur pain quotidien; ce sont les officiers dits du bas-chœur, sacristains, bedeaux, sonneurs, musiciens, choristes, servants de messe. A ce patronage d'ordre reli- gieux, l'Eglise joint un autre patronage, celui qu'elle exerce comme propriétaire : elle a les receveurs de ses rentes, les collecteurs de ses dîmes, ses avocats, ses procureurs; elle retient les resl^s de ses droits seigneuriaux; elle a ses fermiers, ses métayers, puis pour son vaste domaine forestier, ses gardes, ses émondeurs, ses bûcherons; dans les terres abba- tiales où subsiste le système de l'exploitation directe, elle tient sous sa dépendance ses laboureurs, ses gardeurs de troupeaux, ses vignerons, tous ceux qui viennent s'asseoir à la table du couvent et, chaque semaine, des mains du Père procureur, reçoivent leur salaire. A l'influence qu'elle exerce, qu'elle paraît exercer en bas, l'Eglise ajoute le crédit qu'elle recherche, qu'elle semble obtenir en haut. Quels qu'aient été les reculs de sa puissance, une tradition obs- tinée, tenace comme la France elle-même, lui conserve sa part dans le maniement des affaires nationales. On a dit le rôle de l'épiscopat dans les pays d'Etat, dans les assemblées provinciales. En 1787 se tient l'assemblée des notables : seize archevêques ou évêques y sont convoqués. Ce n'est

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pas tout. Les membres du clergé pénètrent jusqu'à la cour à titre de prédicateurs de la chapelle royale, de précep- teurs des grands, d'aumôniers. Le roi a dans Versailles son grand aumônier, son premier aumônier, son aumônier ordi- naire, sans compter les aumôniers par quartier et les menus chapelains. La maison ecclésiastique de la reine, celles de Monsieur, du comte d'Artois, des princesses, ne sont pas organisées avec une moindre profusion. Le dix-huitième siècle avait amplifié tous ces titres loin de les restreindre, comme si le nombre des confesseurs fût en raison inverse des repentirs ou des aveux. Ce qui n'est plus un apostolat demeure un moyen de parvenir. Ces fonctions sans emploi sont comme un marchepied pour les honneurs. Celui-ci est associé à l'administration; celui-là est mêlé aux affaires diplomatiques. Un jour, l'un des prélats de cour devient même premier ministre. Il est vrai que c'est l'indigne Lo- ménie de Brienne. Par le siècle incrédule mêle une ironie à son hommage et, résigné à subir encore un homme d'église, choisit celui qui l'est le moins.

Certaines villes de province, de population moyenne, re- cueillies dans la paix du passé, non encore trop gagnées par le commerce ou l'industrie, permettent de surprendre sur le vif les derniers jours de cette apparence dominatrice. Il en est une vingtaine qui peuvent servir de type. Tantôt, comme Laon, comme Langres, elles se dressent sur une mon- tagne avec un aspect moitié guerrier, moitié mystique; tantôt, comme Arras ou Saint-Omer, elles élèvent leur bef- froi ou leur tour abbatiale au-dessus des remparts Vau- ban les a enfermées. Troyes, toute pleine d'églises déjà' un peu dégradées, Poitiers, avec ses vastes espaces parsemés de couvents, Soissons, la vieille ville des perfidies et des expia- tions mérovingiennes, Besançon, toute marquée encore de la piété espagnole, offrent la même physionomie de cités religieuses. Si l'on pénètre dans l'intérieur, les rues s'al- longent, souvent sans maisons, entre de hautes murailles qui

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limitent les enclos des monastères. Un grand silence : point d'autre bruit que celui des cloches et parfois aussi celui des armes; car ces villes de prêtres sont aussi villes de soldats. A mesure qu'on avance, les églises se pressent, élises des paroisses, des confréries, de l'ordre de Malte. Elles se tou- chent, l'abside de l'une rejoignant presque le portail de l'autre, et la seule recherche est celle des fidèles qui pour- raient peupler tous ces sanctuaires. Puis ce sont de nouveaux couvents avec de nouveaux jardins, de nouveaux cloîtres, et toujours la même paix solitaire. Les noms mêmes, très suggestifs, sont le plus souvent empruntés à la vie cléricale ; il y a la rue des Louez-Dieu, la rue du Cierge-en-procession, la rue des Brigittines, la rue des Nonnains, la rue du Grand- Cloître, la rue des Petits-Moines. Si d'un point culminant on contemple la campagne environnante, tout ce que l'œil embrasse enseigne la puissance de l'Eglise. Telle exploitation s'appelle la Métairie du, Chapàre, la Métairie des Ei)êques: tel bois se nomme le Bois des Dames, le Bois des Chanoi- nesses, la Fagne des Bojis-Pères, la Haie des Carmes. Des fermes apparaissent, souvent ornées d'un petit campanile et flanquées d'un pavillon de maître : ce sont les prieurés, sortes de colonies monastiques que les abbayes, soit par obéissance aux volontés du donateur, soit pour le service religieux des paysans, ont semées à travers leurs domaines. Toutes ces désignations se sont bien profondément gravées dans la mémoire des peuples; car plusieurs survivront à tous les renou»cdements des choses et demeureront encore quand tout ce qu'elles évoquent aura péri.

Qu'on ramène le regard vers la ville. Vraiment tout y paraît vivre pour l'Eglise comme dans certaines cités mari- times tout vit pour l'Océan. EII^î semble l'universelle pro- priétaire. Les énumérations sont forcément incomplètes. Il faut pourtant figurer par quelques chiffres cette place que tient l'Eglise. Saint-Omer compte 500 personnes engagées à des titres divers dans l'état ecclésiastique. A Arras, il y a.

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outre 14 paroisses, 19 couvents sans compter l'abbaye de Saint-Vaast, et mémo au dix-huitième siècle, les commu- nautés religieuses reculent encore, non sans plainte de la population civile, les murs de leurs habitations et de leurs jar- dins (1). Au Mans il y a, dit-on, 300 prêtres (2). Soissons a 4 chapitres, 9 paroisses, 6 abbayes d'hommes ou de femmes, 13 couvents (3). Troyes, pour une population de 22 000 habitants, possède 11 paroisses, sans compter les cha- pelles, et c'est un dicton familier qu'on ne peut marcher dans les rues sans heurter un prêtre ou un garde du corps (4). Besançon compte 2 grandes abbayes, 2 chapitres, 20 maisons religieuses, 4 collèges de chapelains (5). Clairsemés, très rares même en certains endroits, les ecclésiastiques, en ces villes toutes façonnées par l'Eglise, se pressent au point de prendre une apparence de multitude. Il y a l'évêque, il y a les vicaires généraux, pa? fois au nombre de 9 ou 10 et, dans quelques diocèses, les assesseurs au vicariat. Il y a les curés. Il y a les ordres religieux, les uns ayant gardé leurs statuts primitifs, les autres et c'est le plus grand nombre ayant subi une ou deux réfonnes. Puis il y a les chanoines : ici l'esprit se perd à compter toutes les institutions ils s'encadrent. On dirait une infinité de branches latérales, se détachant du grand tronc de l'Elise, se croisant, s'em- mêlant, et tantôt florissantes, tantôt se desséchant, mais même desséchées, se soutenant par tout ce qui les entoure et les étaie. Il y a les chapitres des cathédrales, les chapitres des collégiales, puis les corps de chapelains attachés à cer- taines églises. Dans les plus illustres chapitres, les chanoines, soit pour ajouter à la solennité des prières canoniales, soit

(1) Deba&iecoust, Le Clergé du diocèse d'Arras pendant la Révolution, t. I, p. 202.

(2) Dom. PlOLiN, Le Diocèse du Mans pendant la Révolution, t. I, p. 33.

(3) Fleuby, Le Clergé de V Aisne pendant la Révolution, t. I, p. 84-86.

(4) Albert Babeatj, Histoire de la ville de Troyes, t. I, p. 6.

(5) Sattzay, Histoire de la persécution religieuse dans le diocèse de Be- sançon, t. I, passim.

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pour être suppléés en certains offices, sont pourvus d'auxi- liaires qui ont eux-mêmes parfois des remplaçants. Les déviations de l'égalité chrétienne, les infiltrations des va- nités humaines ont créé à l'envi des rangs, je dirais presque des castes. Il y a des chapitres nobles, des cha- pitres bourgeois, puis d'autres mixtes avec un bas-chœur qui est roturier, un haut-chœur qui ne s'ouvre qu'aux gentilshommes et aussi en général aux docteurs; car dans l'ancien régime, sauf aux dernières années du dix- huitième siècle, le mérite reconnu force presque toujours les barrières de la naissance. Dans la petite ville de Brioude, le chapitre est divisé en cinq classes : les chanoines nobles, les chanoines sacerdotaux, les prébendes, les semi-prébendés, les expectants. En certaines contrées, le nombre des charges déconcerte. Dans la région qui sera plus tard le département de l'Hérault, il y a cinq diocèses; or, on rencontre dans les seuls chapitres-cathédrales de Béziers, d'Agde, de Lodève, de Saint-Pons, 52 titres de chanoines, avec un nombre presque triple de titres de prébendiers, semi-prébendiers, hebdomadiers (1). Qu'on ne calcule pourtant point le chiffre des ecclésiastiques d'après celui des bénéfices, car souvent plusieurs bénéfices reposent sur la même tête; puis les béné- ficiers sont souvent pourvus de fonctions dans le clergé paroissial et à ce titre ils y sont comptés : de vient même, pour l'ensemble du clergé français, l'embarras de toute supputation numérique globale. Même cette réserve faite, quelle n'est pas la foule! Chaque grande église a ses prêtres à la suite, prêtres habitués, obituaires, employés à des titres divers. Puis il y a toutes les institutions locales ou provinciales : tels les Familiers de Franche-Comté, corpo- rations d'ecclésiastiques recrutés en général dans la meil- leure bourgeoisie et remarquables par leurs vertus et leurs lumières. Il y a 15 Familiers à Pontarher, 12 à Baume-

(1) Saubel, Histoire religieuse du département de l'Hérault pendant la Révolution, t. I, passim.

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les-Dames, 9 à Ornans, 7 à Quingey (1). Les mêmes prêtres qui s'appellent en Franche-Comté familiers s'appellent en Bourgogne Mépartistes (2). Ce n'est pas tout. Aux ordres réguliers il faut joindre les ordres séculiers. Aux congréga- tions répandues sur toute la surface du pays, il faut ajouter quantité de petites congrégations locales ou provinciales, souvent vénérables par leur origine, précieuses par leurs services, et populaires dans le cercle restreint elles ont fleuri. Puis, parmi les confréries, il s'en trouve, quoique en petit nombre, qui, par la rigueur de leur règle, se rap- prochent de la vie religieuse. Enfin, à une distance plus ou moins grande des villes, il y a ceux qu'on pourrait appeler les indépendants de la pénitence chrétienne, les solitaires, les ermites; il s'en trouve encore un assez grand nombre à la veille de la Révolution, en Franche-Comté, en Pro- vence; et les Archives gardent la trace des demandes de secours qu'ils adresseront plus tard à l'Assemblée consti- tuante. Telle est, dans une énumération longue, mais incom- plète, l'armée de l'Eglise, armée chaque âge a apporté son contingent, tout s'est surajouté sans règle, de puissantes réserves de vie soutiennent encore ce qui se désagrège, armée immense, mais confuse, si confuse que ceux même qui prétendent la conduire ne savent point toujours elle commence et elle finit.

Cette armée a ses revues solennelles. Ce sont les proces- sions. Il y a les processions locales, en commémoration d'un miracle fameux, en remerciement d'une épidémie con- jurée, en action de grâces pour l'ennemi éloigné de la ville ou pour une victoire remportée. Il y a surtout, en toutes les villes de France, chaque année au retour du printemps, la procession dite de la Fête-Dieu. Ce jour-là est bien celui

(1) Sauzay, Histoire de la persécution religieuse dans le département du Doubs de 1789 à 1801, t. I, p. 13.

(2) Recherches sur la persécution religieuse dans le département de Saône-et-Loire pendant la Révolution, par l'abbé Bauzon, t. I, p. 342.

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l'Ordre ecclésiastique étale tout ce qu'il a de milices, laisse inventorier tout ce qu'il a de richesses. Avec les mas- fiiers, les halebardiers, les suisses, les choristes, les musiciens, les enfants de chœur, les porte-croix, se développent les premières magnificences. La marche se continue avec les confréries. Toutes, elles sont avec leurs bannières, avec leurs écussons, surtout avec les reliques de leurs patrons; car même dans la décadence de la foi, il n'en est guère qui ne gardent intacte la dévotion de leurs saints. Elles s'ap- pellent à Limoges la confrérie de Saint-Martial, à Besançon la confrérie de la Croix, à Arras la confrérie de la Sainte- Chandelle, Il y a les gentilshommes, tout parés d'attri- buts guerriers et groupés sous le vocable de saint Michel ou de saint Georges. Il y a les peintres, tailleurs d'images, verriers, brodeurs, rangés autour de l'étendard de saint Luc. n y a tous les corps de métiers, tisserands, couvrem's, char- pentiers, cordonniers, honorant ceux-ci saint Liévin ou saint Léonard, ceux-là saint Amé ou saint Grépin, Avec leur infinie variété d'aspects, ces confréries symbolisent toutes les diversités de la vieille France. Tantôt, comme la Confrérie des Charitables éiahlie en Artois pour la sépulture des morts, elles foncent de teintes sombres les éclatantes couleurs du cortège : tantôt dans les cités flamandes, elles se montrent sous leurs riches costumes, robustes et réjouies, dévotes mais leurs aises sauves, prêtes au banquet non moins qu'à ia prière; peut-être Memling les . ai d<' daignées, mais Franz Hais les eût trouvées à point pour son pinceau. Elles défilent au pied du beffroi tandis que le carillon lance ses notes tour à tour allègres et caressantes, comme pour mettre un peu de joie sous le ciel gris. Cependant, à la même heure, à l'autre extrémité de la France, s'allongent en files les pénitents de toutes couleurs, enveloppés de leurs cagoules et leurs cierges allumés. Ainsi les voit-on, tantôt laissant flotter leurs rangs dans les larges espaces de MontpeUier, tantôt s'amincissant sous la conduite de leurs régidors.

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dans les rues étroites de Perpignan. A la suite des con- fréries, s'avancent les ordres religieux. II y a tous les ûls spirituels de saint François, capucins, récoUets, cor- deliers, puis les grands carmes déchaussés, puis les domi- nicains, puis les ordres séculiers, puis toute la foule des ordres aujourd'hui disparus et que nous ne connaissoris que par les gravures. Le défilé est long, et pourtant les vied- lards remarquent des lacunes; ils cherchent en vain des yeux d'autres congrégations qu'ils ont vues dans leur jeu- nesse et qui se sont fondues sous le souille du siècle, sous la langueur des vocations ou par les édits des rois. Après les religieux, les chapitres de toute sorte. Parfois les rangs ne se sont pas établis sans peine, car il régne entre eux des disputes pour les préséances et des émulations très aiguisées pour l'antiquité ou les privilèges. Avec les chanoines s'étale tout ce que le trésor des églises conserve, chandeliers en argent ciselé, statuettes d'ivoire, châsses gothiques, reli- quaires de la Renaissance, croix processionnelles ornées de pierreries. Eux-mêmes apparaissent dans toute la somp- tuosité de leurs ornements en drap d'or et d'argent, en velours, en soierie de France ou d'Orient. Et toutes ces pièces d'orfèvrerie, tous ces hrocai'ts savamment tissus ont leur marque d'origine. Ils rappellent la bienvenue d'un roi à son avènement ou à son passage, la reconnaissance ou la faveur d'un prince, l'exécution d'un vœu, l'expiation d'une faute, en sorte que quiconque recèlerait toutes ces mer- veilles retrouverait l'histoire de la province et, morceaux par morceaux, referait l'hist-oire de France. Cependant, à la pompe religieuse s'ajoutent les pompes civdes. La religion catholique n'est-elle point la religion de l'Etat? Bien plus, n'est-elle point le seul culte reconnu.^ Tous sont là, conseillers du Parlement ou juges du présidial, chefs militaires, prévôts des corporations, élus des villes, magis- trats de toute sorte qui, à travers l'absolutisme croissant des princes, figurent les vestiges des anciennes franchises.

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Dans cette apparente unanimité d'hommages, qui pourrait croire qu'il y ait en France un dissident? Et c'est au milieu de ces splendeurs que chemine, tout éclatant de pierreries, l'ostensoir sont enfermées les divines espèces. Par inter- valles, le cortège s'arrête. Au milieu des tapisseries pré- cieuses et des feuillages se montrent les reposoirs. Souvent ils sont établis à la porte des monastères se cachent, les mains tendues vers le ciel, les Carmélites, les Annon- ciades, les Glarisses, ces autres membres de la grande famille chrétienne. Les fidèles s'agenouillent, se remettent en marche, s'agenouillent encore. Et les cloches de toutes les paroisses se répondent, et les musiques sacrées remplissent l'air, et le canon tonne. Enfin le cortège, rentrant dans le sanctuaire, y enroule ses replis. Tandis que les derniers nuages de l'encens s'évaporent, les bannières se recouvrent, les armoires du trésor ressaisissent jalousement tout ce qu'elles ont laissé échapper. Pour qui ne voit les apparences, l'aspect est celui d'une Eglise non seulement assurée de vivre, mais maîtresse et triomphante. Les témoins du spectacle le gardent en leurs yeux, mais distraitement et sans que leur mémoire s'applique à le graver; car à coup sûr, pensent-ils, ils reverront l'année suivante les mêmes magnificences; leurs enfants les verront après eux, et nul ne se doute, nul n'imagine que la radieuse solennité qui s'achève soit la revue de tout ce qui va mourir.

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On a montré les splendeurs. Voici l'envers du tableau. C'est dans les villes mêmes la religion semble, par tous les signes extérieurs, maîtresse, qu'on peut mesurer l'alan- guissement vital de la France chrétienne et compter les battements ralentis de son grand cœur.

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On vient de voir en certaines cités de véritables accu- mulations de prêtres. De ces prêtres on répétera ce qu'on a dit des évêques, ce qu'on a dit des moines : parmi eux le libertinage de l'esprit, la dépravation des mœurs sont à l'état d'infime exception. Qu'on compulse les documents contem- porains, et l'on s'assurera que les noms cités avec flétrissure sont toujours les mêmes. Ils reviennent comme ces figurants de théâtre qui, à force de passer sur la scène, finissent par graver l'impression d'une foule. Il faut s'abstenir de cette illusion grossissante et se garder de traduire deux par plu- sieurs, et trois ou quatre par un gî'and nombre. Mais si les scandales de conduite furent rares, si l'impiété le fut plus encore, on peut reprocher à beaucoup d'ecclésiastiques, non leurs vices, mais l'insuffisance de leurs vertus.

Ce qui s'observe, c'est la désuétude des fonctions sacrées. Les titres subsistent, mais avec des noms qui n'évoquent plus que des services passés. Dans les grands chapitres, il y a un théologal; il faisait autrefois un cours, il ne le fait plus : il y a un écolâtre; il était chargé de surveiller les écoles, il ne les surveille plus que mollement : il y a un grand péni- tencier, mais qui figure une dignité désormais sans emploi. Le ministère de la prédication s'est ralenti. Ceux qui l'exercent revêtent volontiers de formes toutes profanes l'éloquence de la chaire. On s'abstient de citer l'Ancien Testament, l'Evangile, les Pères de l'Eglise. Le seul ensei- gnement est celui de la morale, et d'une morale si vague qu'elle n'a ni l'efficacité d'une direction ni la puissance d'un frein. Le discours, harangue plutôt que sermon, semble à deux fins, pour la chaire ou pour un éloge académique. Les périphrases se multiplient, cachant comme une secrète honte de proclamer, en sa simplicité rude, la vérité sacrée. Dieu devient, comme dans Rousseau, l'auteur divin des choses, en attendant qu'il soit VEtre suprême. Le prêtre se dilue dans l'homme sensible, l'apôtre s'absorbe dans l'ami du progrès, et Jésus se nomme le législateur des chrétiens.

«2 HISTOIRE RELIGIEUSE DE LA REVOLUTION

Tout ce monde ecclésiastique apparaît fort enlacé dans les affaires humaines. Il n'est point de richesse dans l'ancien régime qui ne soit grevée d'une grande variété de charges. A côté des redevances ou des rentes à recevoir, il y a les redevances ou les contributions à fournir : redevances de blé pour le séminaire, de vin pour l'hôpital, de cire pour les églises; subsides pour les Universités; cotisations imposées pEir le roi pour la reconstruction des édifices religieux on civils. Puis il y a les pensions, pensions données ou reçues et qui, suivant toutes les bizarreries des donations primi- tives ou du caprice royal, viennent en déduction ou en accroissement des revenus. Enfin il y a tous les embarras de perception, tous les débats pour les droits seigneuriaux, toutes les discussions pour la nature des produits sujets à la dîme, pour la quotité de la dîme elle-même. Delà une gestion compliquée qui encombre de soucis tout matériels les riches. Les pauvres et il y en a beaucoup sont encore plus englués dans les liens terrestres; car il s*agit pour eux non du superflu mais du pain. Dans certains petits chapitres comme ceux de la H au te- Provence chaque charge ne rap- porte que deux ou trois cents livres, toutes sortes de querelles s'élèvent avec les ordres religieux pour les limites des pro- priétés ou les privilèges, avec les curés pour les portions con- grues. On multiplie les notes, les mémoires, les menaces d'actions judiciaires. Parfois dans la même corporation les chanoines titulaires entrent en conflit avec les pré- bendiers, puis il arrive qu'on se réconcilie pour se liguer contre l'évêque. Les avocats du clergé sont les confidents de ces misères; ils les graveront dans leur souvenir et seront plus tard imJ)itoyables contre l'Eglise, en ayant vu, non les grandeurs, mais seulement les petitesses.

En dépit de ces compétitions, la vie s'écoule assez douce, an moins dans les régions de richesse moyenne les pré- bendes assurent à leurs titulaires un sort tranquille. Beau- coup de chanoines, de membres des collégiales, de béné-

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ficiers ne résident pas. Ce qui reste d'entre eux suffit à peupler les abords de la cathédrale ou des principales églises. Ils s'abandonnent au fil de Ifurs jours, fuyant le vice et volon- tiers faisant le bien. Ils participent aux offices, assez pour se mettre en règle avec Dieu. L'abondance des choses leur permet beaucoup d'aises, avec des émoluments qui paraî- traient aujourd'hui fort médiocres, et doucement ils se pelo- tonnent en s'abritant contre les cahots. Ils ont de beaux livres, les lisent en gens de goût, au reposé, comme on ne lit plus guère aujourd'hui, et par plaisir désintéressé de l'esprit; puis ils les replient en inscrivant parfois dans la marge, d'une belle écriture bien tracée, point hâtée, quelques vers latins; car ils sont la plupart fort bons humanistes. Ils font aussi des vers français, et souvent d'un tour assez galant. Cela ne les empêche pas de se montrer, à l'occa- sion, jansénistes et, ainsi qu'il arrive à Bourges, d'interdire dans la cathédrale comme trop mondaines les symphonies à grand orchestre. S'il y a dans leur ville une Académie, ils y lisent des Mémoires, des Eloges, et en oublient totalement la chaire sacrée. Ils aiment à collectionner de beaux meubles, des tryptiqucs, des ivoires. Volontiers aussi ils sont érudits, quoique sans la flamme qui évoque le passé. Il y a parmi eux des théologiens, des hébraïsants, des hommes versés dans l'explication des textes sacrés; mais à la mode de leur siècle, ils s'appliquent de préférence hors de leur profession. On cite d'eux des mémoires sur les finances, sur la maladie de la vigne, sur la pomme de terre, sur le magnétisme, sur les aérostats. Souvent, ils sont dans leur ville administra- teurs de l'hôpital ou de l'hospice et s'y montrent très chari- tables. Ils secourent les pauvres, car ils sont bons, mais ne vont guère les chercher, étant de zèle ralenti. L'une des formes habituelles de leur charité est de discerner, soit dans leur voisinage, soit dans leur maîtrise, quelques enfants d'es- prit délié. De leurs deniers ils aident leurs études, veillent à ce qu'on leur enseigne le grec, le latin, l'art de déclamer, !e

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goût de l'antiquité, l'admiration de Brutus surtout ainsi que la haine des tyrans, et ne retirent leur main qu'après les avoir jetés dans la vie, vides d'argent, bourrés de rhé- torique, enflammés de désirs. Le plus judicieux de ces actes de bienfaisance est celui d'un des prêtres du chapitre d'Arras, obtenant pour le jeune Robespierre une bourse au collège Louis-le-Grand (1). Les bons chanoines ne regardent pas si loin. Ils reçoivent et visitent leurs amis, combinent sagement leurs jours afin d'y mettre ce qu'il faut de travail pour aiguiser la saveur du repos, et croient d'ailleurs la religion si puis- sante qu'on peut bien se permettre quelques hardiesses. Ainsi vivent-ils, à la fois très éclairés et très aveugles, culti- vant leur esprit et engourdissant leur prévoyance, sans vision de l'avenir ou fermant les yeux de crainte de trop voir. Dans les vieilles villes cléricales, on retrouve encore à l'ombre des églises les demeures se sont écoulées ces existences doucement nuancées d'égoïsme, toutes ménagées pour l'étude, mais pour l'étude qui ne trouble ni les aises ni la paix; on revoit presque intact le cadre extérieur, les fenêtres à petits carreaux, la porte massive qui se verrouillait à V Angélus, le lourd marteau qui servait d'appel, tout ce qui attire par le contraste d'une vie qui fut l'antipode de la nôtre, tout ce qui plaît par son aspect archaïque, tout ce qu'il faut pourtant ne pas trop aimer, car ce qui sommeille trop est bien près de mourir.

Beaucoup de ces prêtres de ville, grands liseurs, ont touché aux philosophes. L'enseignement du premier âge, les tradi- tions familiales, l'éducation du séminaire ont déposé au plus profond de leur cœur des germes si tenaces que ces germes subsistent en eux, même dans la poussée des germes con- traires. Seulement, dans la confusion de leur esprit, ils essaient d'opérer un classement. Ils arrivent à séparer comme par une cloison étanche ce qu'ils doivent croire pour

(1) J.-A. Paris, la Jeunesse de Robespierre, p. 21.

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assurer leur salut, ce qu'ils doivent accepter pour vivre à l'unisson de la bonne compagnie. Ils adorent les choses divines et doucement ils les sapent ou du moins les laissent saper; ils s'enlacent dans les liens de la foi, puis s'en déga- g lit pour pratiquer de gi'andes audaces intellectuelles, sauf à reprendre incontinent ces mêmes liens dans lesquels ils veulent mourir. Ce dédoublement de la personnalité s'ac- complit sans hypocrisie, sans trahison, mais par la faiblesse naturelle à des âmes que rassure la paix matérielle du présent et qui, n'ayant jamais combattu, n'ayant jamais imagné le péril de l'Eglise, ignorent, ignoreront jusqu'au jour de l'épreuve ce qu'exige le devoir viril de confesser Dieu. Donc, chaque matin à l'autel, le prêtre prie, et d'une prière très sincère. Plus tard, il prie encore, un peu distrait déjà, mais avec des lèvres qui veulent louer Dieu. La journée s'avan- çant, les pensées s'égarent loin des doctrines que le cœur, demeuré fidèle, professe. Dans l'âme à deux compartiments, le compartiment sacerdotal se ferme et l'autre s'ouvre. C'est l'heure des lectures téméraires, celle la plume compose les éloges académiques et, par mode, par vanité littéraire, se moule sur la marque du siècle. C'est l'heure douce des entre- tiens, si attirants au dix-huitième siècle, si dangereux aussi; car, de causerie en causerie, les vérités traditionnelles s'ef- fondrent, et par émiettements si insensibles qu'on ne verra la ruine que quand on ne pourra plus la réparer. L'esprit de société, en arrondissant tous les angles, a émasculé toutes les vigoureuses indignations. Le prêtre se défend juste assez pour n'avoir pas trop l'air d'un complice. Puis le soir, dans les assemblées de bonne compagnie, il retrouve les philo- sophes qu'il accable de civilités; et ceux-ci se déclarent eux- mêmes, avec un surcroît d'embrassement, leur très humble serviteur.

Parmi les assemblées, il en est de particulièrement sus- P'^ctes. Au dix-huitième siècle, dans la plupart des villes de quelque importance, se sont établies des loges maçonniques.

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Les appellations ne varient guère : elles se nomment V égalité, la sincérité, la parfaite union ou bien encore la parfaite amitié. On y mange, on y boit, on y lit des vers, on y fait de la musique, on y quête pour les indigents : tel est le côté le plus extérieur, celui que le public est admis à regarder (1). Le programme est de ne point parler de religion; seulement on ne cesse de flétrir la superstition, et on englobe sous ce vocable tout ce que la vénération des hommes a proclamé sacré. De la sorte tout s'élague jusqu'à ne plus laisser sub- sister, suivant l'expression d'un contemporain, que le théisme dans toute sa simplicité (2). En ces réunions, qui se fût attendu à rencontrer des prêtres? On en voit pourtant quelques-uns, tant est extraordinaire la confusion des choses! A Béthune, plusieurs prêtres font partie de la loge (3). A Arras, un oratorien, le Père Spitalier, en est un des digni- taires (4). Au Mans, des chanoines de Saint-Pierre de la Cour comptent parmi les maçons (5). A Besançon, on note, parmi les affiliés, des bénédictins, des bernardins, un carme, cinq chanoines du chapitre de Saint-Jean; en la même ville l'un des chanoines de la collégiale de la Madeleine est secrétaire d'une des loges (6). Parmi les évêques, il en est qui s'indi- gnent : tel M. Conen de Saint-Luc, évêque de Quimper, qui reproche avec véhémence à un certain cordelier qu'on appelle le Père Etienne son affiliation. Mais le Père Etienne trouve un défenseur dans la personne de M. de Gonzie, ar- chevêque de Tours. Le 15 juillet 1778, ce prélat, très libéré de préjugés, écrit à M. de Brienne, un autre archevêque :

(1) Mbbcibb, Tableau de Paris, t. V, chap. 585.

(2) Aenattlt, Souvenirs d'un sexagénaire, t. I, p. 149.

(3) Beghin, Béthune pendant la Révolution, p. 46.

(4) Deramecotjet, Le Clergé du diocèse d" Arras pendant la Révolution, t. I, p. 286,

(5) Dom. Phjlin, Histoire du diocèse du Mans pendant la Révolution, t. I, p. 6.

(6) Sauzay, Histoire de la persécution religieuse dans le département du Douhs de 1789 à 1801, t. I, p. 12 et passim.

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Il m'a paru très plaisant que le grand reproche du sei- gneur Saint-Luc contre ce religieux est qu'il est franc- maçon. » Et il ajoute, avec tout le dédain méprisant d'un prélat de cour pour un évêque arriéré de la Bretagne bre- tonnante ; « Suivant lui, franc-rnaçonnerie et impiété sont même chose (1). »

Ces sortes d'affiliations sont rares, et c'est à titre d'excep- tion, d'exception d'ailleurs très suggestive, qu'on les rap- porte ici. Au milieu de leur apparente puissance, beau- coup d'évêques ont des réveils pleins d'anxiété. En 1762, dans l'assemblée du clergé, ils déplorent « l'affaiblissement de la foi et la licence des écrits (2) ». En 1775, ils renouvellent l'expression de leurs alarmes (3). En 1780, en un mémoire au roi, ils réclament ce sont leurs propres paroles un t nouveau règlement sur toute la manutention de la librairie concernant la religion et les mœurs (4) ». Entre temps, ils se plaignent que les conciles provinciaux soient interdits, que certains ordres religieux soient supprimés. En 1782, par l'organe de M. du Lau, archevêque d'Arles, ils énumèrent derechef toutes leurs doléances. Le prélat dénonce un nou- veau dogme, celui de « l'indépendance de toute autorité ». Il signale la difTusion publique des « œu\Tes entières et com- plètes de Voltaire et de J.-J. Rousseau ». Il se plaint que les écrits licencieux, non seulement circulent dans les cam- pagnes, mais soient jetés la nuit par des mains inconnues « jusque dans les enclos des monastères de filles ». Il demande cfu'à ï'édit de 1757 sur la presse, inefficace par l'excès même de sa rigueur, soit substitué un système de sévérités gra- duées, moins inapplicables parce qu'elles seront un peu

(1) V. Charles Gébin, La Commis$ion des Réguliers. (Revue des ques~ lions historiques, juillet 1875, p. 113.)

(2) Discours de l'archevêque de Narbonne au roi le 9 mai 1762. [Procès' çerbal de l'assemblée du Clergé, 1762.)

(3) Procès-verbal de l'assemblée du Clergé, 1775, p. 259, 1047-1048 et passim.

(4) Procès-verbal de l'assemblée du Clergé, 1780, p. 335.

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Les appellations ne varient guère : elles se nomment régalitê, la sincérité, la parfaite union ou bien encore la parfaite amitié. On y mange, on y boit, on y lit des vers, on y fait de la musique, on y quête pour les indigents : tel est le côté le plus extérieur, celui que le public est admis à regarder (1). Le programme est de ne point parler de religion; seulement on ne cesse de flétrir la superstition, et on englobe sous ce vocable tout ce que la vénération des hommes a proclamé sacré. De la sorte tout s'élague jusqu'à ne plus laisser sub- sister, suivant l'expression d'un contemporain, que le théisme dans toute sa simplicité (2). En ces réunions, qui se fût attendu à rencontrer des prêtres? On en voit pourtant quelques-uns, tant est extraordinaire la confusion des choses! A Béthune, plusieurs prêtres font partie de la loge (3). A Arras, un oratorien, le Père Spitalier, en est un des digni- taires (4). Au Mans, des chanoines de Saint-Pierre de la Cour comptent parmi les maçons (5). A Besançon, on note, parmi les affiliés, des bénédictins, des bernardins, un carme, cinq chanoines du chapitre de Saint-Jean; en la même ville l'un des chanoines de la collégiale de la Madeleine est secrétaire d'une des loges (6). Parmi les évêques, il en est qui s'indi- gnent : tel M. Conen de Saint-Luc, évêque de Quimper, qui reproche avec véhémence à un certain cordelier qu'on appelle le Père Etienne son affiliation. Mais le Père Etienne trouve un défenseur dans la personne de M. de Conzie, ar- chevêque de Tours. Le 15 juillet 1778, ce prélat, très libéré de préjugés, écrit à M. de Brienne, un autre archevêque :

(1) Mbrcihb, Tableau de Paris, t. V, chap. 585.

(2) Abnault, Souvenirs d'un sexagénaire, t. I, p. 149.

(3) Beqhtn, Béthune pendant la Révolution, p. 46.

(4) Deramecoubt, Le Clergé du diocèse d' Arras pendant la Révolution, t. I, p. 286.

(5) Dom. ProtlK, Histoire du diocèse du Mans pendant la Révolution, t. I, p. 6.

(6) SatjzaY, Histoire de ta persécution religieuse dans le département du Doubs de 1789 à 1801, t. I, p. 12 et passim.

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L'ÉGLISE PRIVILÉGIÉE

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c II m'a paru très plaisant que le grand reproche du sei- gneur Saint-Luc contre ce religieux est qu'il est franc- maçon. » Et il ajoute, avec tout le dédain méprisant d'un prélat de cour pour un évêque arriéré de la Bretagne bre- tonnante : « Suivant lui, franc-rnaçonnerie et impiété sont même chose (1). »

Ces sortes d'affiliations sont rares, et c'est à titre d'excep- tion, d'exception d'ailleurs très suggestive, qu'on les rap- porte ici. Au milieu de leur apparente puissance, beau- coup d'évêqucs ont des réveils pleins d'anxiété. En 1762, dans l'assemblée du clergé, ils déplorent « l'afTaiblissemcnt de la foi et la licence des écrits (2) ». En 1775, ils renouvellent l'expression de leurs alarmes (3). En 1780, en un mémoire au roi, ils réclament ce sont leurs propres paroles un t nouveau règlement sur toute la manutention de la librairie concernant la religion et les mœurs (4) ». Entre temps, ils se plaignent que les conciles provinciaux soient interdits, que certains ordres religieux soient supprimés. En 1782, par l'organe de M. du Lau, archevêque d'Arles, ils énumérent derechef toutes leurs doléances. Le prélat dénonce un nou- veau dogme, celui de « l'indépendance de toute autorité ». Il signale la diffusion publique des « œuvres entières et com- plètes de Voltaire et de J.-J. Rousseau ». Il se plaint que les écrits licencieux, non seulement circulent dans les cam- pagnes, mais soient jetés la nuit par des mains inconnues « jusque dans les enclos des monastères de filles ». Il demande qu'à l'édit de 1757 sur la presse, inefficace par l'excès même de sa rigueur, soit substitué un système de sévérités gra- duées, moins inapplicables parce qu'elles seront un peu

(1) V. Charles GÉBIN, La Commission des Réguliers. {Revue des ques- tions historiques, juillet 1875, p. 113.)

(2) Discours de l'archevêque de Narbonne au roi le 9 mai 1762. {Procès- verbal de l'assemblée du Clergé, 1762.)

(3) Procès-verbal de l'assemblée du Clergé, 1775, p. 259, 1047-1048 et passim.

(4) Procès-verbal de l'assemblée du Clergé, 1780, p. 335.

68 HISTOIRE RELIGIEUSE DE LA RÉVOLUTION

moins inhumaines. Telle est l'expression dès alarmes et des vœux de l'épiscopat (1). Dans les cahiers rédigés pour les Etats généraux, on retrouvera, par endroits, les mêmes plaintes, et poussées jusqu'à l'elTarement. Mais tout manque pour le combat.

Tout d'abord, c'est en vain qu'on cherche un chef. Il y a dans le haut clergé beaucoup d'hommes distingués, mais c'est tout. Donc on se consume en efforts partiels. Aux ministres on adresse des remontrances écoutées avec res- pect, éludées avec obstination. On publie des mande- ments pour interdire la lecture des philosophes. En 1775, on essaie de patronner et d'étendre une association de théo- logiens et de gens de lettres qui ont entrepris avec l'abbé Guénée, le seul notable d'entre eux, de combattre l'incré- dilité. En 1782, on souscrit une somme de 40 000 livres pour rééditer, après les œuvres de Bossuet, celles de Fénelon. On recommande à la munificence du ministre de la feuille les écrivains défenseurs de la bonne cause. On décide d'ac- corder sur les fonds du clergé six pensions de 1 000 livres et deux de 600 livres à six ecclésiastiques et à deux laïques recommandables par leur zèle pour la religion. Ainsi essaie- t-on de boucher quelques brèches aussitôt rouvertes que fermées.

L'impuissance naît encore moins de la faiblesse du clergé que de la force extraordinaire de l'ennemi. L'ennemi, ce sont les philosophes. Or les philosophes, ils sont partout, ils s'insinuent partout; par soixante ans de prédications et d'efforts, ils ont façonné la société à leur image. Ils ont pour eux, à des degrés divers, les bourgeois envieux du haut cierge, les légistes favorables par tradition à quiconque abaisse l'Eglise, les grands seigneurs à qui ils dédient leurs livres et qui en retour leur sourient, les hébergent, les pen- sionnent, les prennent, en cas d'audace trop compromet-

(1) Procès-verbal de l'assemblée du Clergé, 1782, p. 86-90, 110-111, 166 et passim.

L'ÉGLISE PRIVILÉGIÉE 69

tante, sous leur protection. Les petits gentilshommes, bien que très chrétiens au fond de l'âme, se hasardent à monnayer leurs plaisanteries dans les disputes contre l'abbé du voi- sinage ou contre le curé. Les jansénistes, qui les condam- nent au Parlement, les lisent avec scandale mais avec dé- lices, tant leurs rancunes se trouvent bien vengées! Dans les salons, dans les cercles, ils sont les maîtres de la causerie. Ils ont accaparé, comme par un trust formidable, toute la littérature, et quiconque s'élève contre eux est condamné comme Fréron au ridicule ou Gilbert à l'abandon. Leurs doc- trines ont pour instrument de propagande et comme pour véhicule une langue limpide, alerte, tour à tour pétillante de malice et brûlante de passion, en sorte que leurs adversaires eux-mêmes, enlacés par le plaisir de l'esprit, deviennent par degrés et inconsciemment les tributaires de leurs pensées. Ils ont eu, en 1778, quand Voltaire est venu à Paris, leui fête inoubliable, vraie fête de l'incrédulité canonisée.. Les gens en place, les ministres les grondent, mais leur sourient et craignent moins d'enfreindre les lois que d'encourir leur colère. Contre les philosophes il n'y a vraiment qu'un homme, le roi, mais indécis autant que bon, médiocre autant que pieux, ayant surtout la défiance de lui-même en attendant que l'expérience de la vie lui inspire la défiance d'autrui.

Donc l'inégalité de la lutte paralyse la lutte même. On essaie de se rassurer et, à force de se tromper soi-même, on y parvient. Certaines apparences autorisent les illusions. Le désordre des idées n'engendre aucun désordre matériel, et tout se désagiège en un chaos tranquille. Le peuple, croyant encore, garde toutes les augustes servitudes que déjà les grands ont secouées. Il semble que les audaces soient purement intellectuelles et que les gens du bon ton, seuls vraiment émancipés, puissent à volonté ressaisir tout ce qui ne s'est pas encore échappé de leur cercle. Il y a des appro- ches d'orage qpii ont ces grands aspects de calme. Un à un tous les grands artisans de démolition sont morts, VoltaJ e

70 HISTOIRE RELIGIEUSE DE LA RÉVOLUTION

et Rousseau en 1778, Condillac en 1780, d'Alembert en 1783, Diderot en 1784, Mably en 1785. Un seul demeure, l'abbé Raynal, dévoré de pressentiments qu'il n'ose publier. Les livres contre l'Eglise sont plus rares, et les optimistes pren- nent pour accalmie ce qui est dédain d'un ennemi jugé abattu. Le 17 juillet 1787, M. do Montmorin, ministre des affaires étrangères, attentif à calmer les inquiétudes du pape, écrit au cardinal de Bernis, ambassadeur à Rome : « On ne lit presque plus les livres contre la religion depuis la mort de Voltaire, et on n'en fait plus (1). r Ainsi raisonnent les im- prévojants. D'autres sont trop perspicaces pour se payer do vains espoirs, mais, convaincus de leur impuissance, s'en- ferment dans la pieuse sollicitude de leur salut éternel, et avec une sécurité douce quoique un peu frissonnante, se blottissent au lieu le sort les a placés. Cette crise, d'ail- leurs, la verront-ils jamais? Chanoines des cathédrales, cha- pelains des collégiales, prieurs des monastères calculent si- lencieusement le nombre de leurs jours, mesurent les étapes continues mais lentes de l'incrédulité qui grandit. Sous les arceaux ils ont tant de fois prié, dans les stalles ils psalmodient, ils pressentent vaguement qu'ils n'auront point de successeurs. Ayant effleuré ces pensées mélancoliques, ils les secouent comme soucis inutiles, et dans un engourdis- sement qu'on peut appeler à volonté résignation ou égoïsme car il est l'un et l'autre ils remettent à Dieu le soin de modérer ou de prévenir une crise qui, sans doute, n'éclatera que sur leur tombeau.

Dans l'alanguissement elle était tombée, l'Eglise au- rait pour la racheter deux grandes choses : d'abord l'esprit

(1) Archives du ministère des affaires étrangères.

L'ÉGLISE PRIVILÉGIÉE 71

de charité, demeuré très vivace en dépit de toutes les dé- viations; puis l'esprit de ferveur qui, presque pailout vacil- lant, gardait sa pure flamme dans le cœur des vierges con- sacrées à Dieu.

Le christianisme avait été fondé sur la charité. A travers la décadence elle subsistait. C'était la divine estampille posée par Jésus sur son oeuvre; et on la retrouvait, sous les souil- lures humaines, comme sur une monnaie on retrouve, sous le grattage de la rouille, l'effigie du roi qui l'a frappée.

Je vois parmi les évêques, parmi les prêtres, quelques in- crédules quoique en petit nombre, quelques débauchés quoique en petit nombre aussi, en outre beaucoup de tièdes, beaucoup d'hommes dévoyés dans la politique, englués dans les intrigues de cour, travaillés d'orgueil, insolents de faste, enivrés de délices. Je n'en sais point qui ait oublié la loi de l'Evangile au point de se montrer sciemment, délibérément dur envers les pauvres.

Il n'en est pas d'impitoyobles; il en est au contraire beau- coup qui, même en cette décadence, accomplissent magni- fiquement la charité. C'est M. de Juigné, archevêque de Paris, dont les revenus n'ont d'égal que l'abondance de ses aumônes; c'est M. de La Rochefoucauld, évêque de Beauvais, qui, au dire de ses adversaires eux-mêmes, a « le cœur aussi giand que la naissance »; c'est M. de Partz de Pressy, évêque de Boulogne, mort à la veille de la Révolution, et laissant de sa bienfaisance des souvenirs qui, longtemps après lui, se retrouveront dans la bouche des vieillards. M. de Beausset, évêque d'Alais, est béni pour sa charité, non seulement par les catholiques, mais par les protestants. M. de Fumel, évêque de Lodève, porte sur les pauvres ses premières sol- licitudes et fait venir dans sa ville épiscopale les filles de Saint- Vincent-de-Paul a pour donner, dit-il, des mères aux enfants qui n'en ont plus », De M, de Durfort, archevêque de Besançon, on dit que son train est celui d'un bourgeois, mais que ses largesses sont celles d'un prince. La Provence, qui a

72 HISTOIRE RELIGIEUSE DE LA RÉVOLUTION

ses évêques politiques, a aussi ses saints évoques : tel M. de Vareilles, évêque de Gap, parcimonieux pour lui-même au- tant que large pour autrui; tel M. du Tillet, évêque d'Orange, attentif à se réduire au strict nécessaire, toujours en quêle des malades, des prisonniers, des pauvres honteux, des in- firmes, et qui, dans l'un des bureaux des Etats généraux, demandera que le haut clergé, uni à la noblesse, prenne à sa charge l'acquittement de la dette publique (1). A Noyon, on calcule que l'un des derniers évêques, M. de Bourzac, a, durant son épiscopat, donné aux pauvres 25 000 livres chaque année (2). A Amiens, M. de Machault, quoique d^r d'aspect et peu abordable à son clergé, multiplie dans son diocèse les fondations bienfaisantes : il institue un bureau de charité pour prêts gratuits sur gages; il entretient des écoles pour les filles indigentes; il tente d'organiser l'assurance mutuelle contre l'incendie et, en attendant, distribue d'abon- dants secours aux sinistrés (3). Quelques-uns ne se conten- tent pas de donner leur or, mais se donnent eux-mêmes. Dans un incendie, l'archevêque d'Auch, M. d'Apchon, ar- rache lui-même un enfant aux flammes (4). Pendant une inondation, M. de la Ferronnays, futur évêque de Bayonne, s'élance au secours d'un jeune homme qui se noie et le ramène au rivage; ce qui fait dire au roi ce bon mot, répété aussitôt par les courtisans : « M. de la Ferronnays va à l'eau comme son frère va au feu! »

Les chanoines des chapitres, même dans leur relâchement, gardent, eux aussi, les plus nobles traditions de charité. Qu'il suffise de rapporter quelques témoignages, entre un grand nombre. A Toulouse, le chapitre de Saint-Gernin ne manifeste, dit-on, « son opulence que par l'abondance de ses

(1) BoNKBi, Notice biographique sur Guillaume du Tillet, évêque d'Orange, passim.

(2) Adresse des officiers municipaux de la commune de Noyon, mai 1790. {Archives nationales, AD^^"", carton 31.)

(3) Le SuEtTR, Le Clergé picard pendant la Révolution, t. I, p. 19-21.

(4) Bachattmont, Mémoires secrets, 31 mai 1781, t. XVII, p. 199.

L'ÉGLISE PRIVILÉGIÉE 73

secours aux pauvres »; tout récemment il a établi et doté Tinsti- tution des sœurs grises (1), En Bourgogne, on voit des cha- noines créer une filature de coton pour procurer du travail aux pauvres, et consacrer une partie de leur patrimoine à l'élablj- sement des frères de la doctrine chrétienne. A Amiens, l'hôpital général est alimenté en partie parla générosité du chapitre. A Noyon, les chanoines ont, de 1730 à 1789, donné ou légué plus de 200 000 livres à l'hôpital, ce qui a permis de porter le nombre des lits disponibles de 37 à 134; en outre, grâce à leurs libéra- ntes, les pauvres honteux ont été assistés, les frères de la doc- trine chrétienne ont été installés, des sœurs pour les malados ont été établies, des ateliers de bienfaisance ont été créés (2). Les monastères déclinent et se dépeuplent. Pourtant, parmi les gens des villes, parmi les paysans surtout, une habi- tude subsiste, celle de se tourner, aux heures de détresse, tout d'abord vers l'abbaye. Les secours sont plus ou moins abondants, suivant les ressources, suivant les commenda- taires; mais il est inouï que les requêtes aient été repoussées. En cas de récolte compromise par la gi'êle, l'inondation, la sécheresse, les religieux allègent les redevances de leurs te- nanciers; puis ib soulagent les ménages pauvres en distri- buant des farines, en pourvoyant à l'acquittement des im- pôts, en fournissant des semences. Un incendie éclate-t-;l? Ils accourent avec leurs frères, leurs serviteurs, et parfois réussissent à le circonscrire; que si la ruine est irrémédiable, c*est souvent à leurs frais que s'élèvent les reconstructions. Ils prennent presque entièrement à leur compte certaines charges publiques; c'est ainsi qu'ils logent très fréquemment toutes les troupes de passage. Ici les religieux entretiennent les écoles, ils paient la pension des orphelins ou pourvoient aux frais d'apprentissage. Telle abbaye secourt, dit-on, 12

[\) Pétition des habitants de Toulouse en faveur du chapitre de Samt-Cernin, avril 1790. (Archives nationales. Papiers du comité ecclésiastique, carton 50.)

(2) Adresse des officiers municipaux de Noyon. mai 1790. [Archn-ea nationales, AD"", carton ol.)

74 HISTOIRE RELIGIEUSE DE LA RÉVOLUTION

OU 1 500 pauvres; telle autre habille tous les enfants indigents du voisinage. Dans les cartons des archives, on peut lire les lettres, les adresses qui attestent cette bienfaisance. Les moines sont « la Providence des pauvres »; ils sont les « nourriciers des indigents ». Telle est la formule qui se retrouve partout, et pour être complet, il faudrait la redire deux ou trois cents fois (1). A la veille de la Révolution, le rigoureux hiver de 1788 à 1789, en provoquant une grande recrudescence de toutes les misères, provoqua aussi une grande explosion de charité. C'est de l'Eglise que vinrent les plus abondants secours. A Paris, M. de Juigné, pour donner davantage, contracta un em- prunt de 400 000 livres sous la garantie de son frère. M. du Lau, archevêque d'Arles, prit l'initiative des souscriptions publiques. A Aix, M. de Boisgelin promit 100 000 livres, puis fit arriver le blé, et, par un miracle de prestige, obtint même du peuple qu'il reportât aux greniers publics les grains pré- cédemment enlevés. A Béziers M. de Nicolal, à Evreux M. de Narbonne-Lara firent livrer le blé à bas prix et payèrent la différence aux marchands. M. de Castries, évêque de Vabres, établit dans sa petite ville épiscopale un grenier d'abon- dance (2). Beaucoup d'abbayes, surtout dans l'Ile-de-France et la Champagne le mal fut le plus grand, déployèrent une bienfaisance pareille; et si on limite les citations, ce n'est point par épuisement de la matière, mais par nécessité d'abréger.

XI

Près de Dieu, l'Eglise de France, malade, mais point jusqu'à mourir, aurait surtout pour plaider sa cause les vertus de ses religieuses.

(1) V. Archives nationales. Papiers du comité ecclésiastique, D"", car- tons 14, 15 et passim.

(2) V. l'abbé Sicabd, L'ancien Clergé de France, t. I. p. 494-497.

L'ÉGLISE PRIVILÉGIÉE 75

Elles sont environ 35 000. Trois mille d'entre elles appar- tiennent aux abbayes ou aux chapitres de chanoinesses. Celles-là ne remplissent peut-être qu'une mission incom- plète, bien que la plupart puissent invoquer une origine auguste, les souvenirs d'antiques services, des traditions de charité qui ne se sont pas perdues, un esprit de foi qui se retrouvera dans l'épreuve. Mais que dire des 32 000 autres! En ces 32 000 cœurs de vierges s'est conservé dans sa pureté primitive tout ce que l'Evangile a fait jaillir de vertus.

L'Evangile adit:« Allez et enseignez »; et les saintes reli- gieuses enseignent. On peut dire que tout l'enseignement des filles repose sur elles; car, en dehors d'elles, il n'y a que choses négligeables ou rudimentaires. Eles sont dans toute la France 13 ou 14 000 vouées à l'instruction. Les plus nombreuses sont les Ursulines. Celles-ci ont pénétré dans toutes les régions et jusque dans les plus humbles bourgades. On les retrouve dans le diocèse d'Autun à Flavigny, à Mar- cigny, à Saulieu, à Vitteau, à Bourbon-Lancy, dans le dio- cèse de Grenoble à Vif, à Tullins, à Bourg-d'Oisans, dans le d ocèse de Fréjus à Lorgues, à Barjols, à Pignans, à Aups, dans le diocèse de Mendo à Monistrol, à Saugues, au Malzieu. Enfants aisées, enfants indigentes, toutes viennent à elles. Aux unes comme aux autres, avec une humble et magnifique égo] ité chrétienne, elles communiquent tout ce qu'elles savent : la science de Dieu, et, avec elle, la science d'être honnête et heureux, puis, dans une proportion modeste mais suffisante pour un destin modeste aussi, la science humaine. Le nombre des institutrices suppose des écoles très fréquen- tées et, pour chaque enfant, des soins individuels très vigi- lants : dans certaines écoles de petites villes, notamment dans les diocèses d'Autun et de Grenoble, on compte jus- qu'à 15 et même jusqu'à 20 religieuses (1). On accourt des villages voisins, et les bonnes sœurs se rappellent ces paroles

(1) Archives nationales. Papiers du comité ecclésiastique, D"», Décla- ration des religieuses.

76 HISTOIRE RELIGIEUSE DE LA RÉVOLUTION

de l'Evangile : « J'ai compassion de ce peuple, je ne veux pas qu'il tombe en défaillance sur le chemin »; aussi, à beaucoup d'enfants venues de loin, elles donnent le repas du milieu du jour. Cependant elles sont pauvres. Ce n'est pas que cha- cune d'elles n'apporte une petite dot; mais ce modeste ap- port se consacre aux fondations nouvelles. A Besançon, on calcule qu'elles ont en moyenne pour chacune 150 livres par an. A Ornans, elles ont un revenu net de 1 104 livres (1). A Pamiers, elles se partagent à dix 1 692 livres (2). A côté des Ursulines, combien d'autres ordres enseignants! En un coin de Lorraine est née, de l'inspiration du bienheureux Pierre Fourier, la congrégation des Filles de Notre-Dame. Elle s'est étendue par rayonnement dans les diocèses de Toul, de Nancy, de Metz; puis elle s'est propagée plus au sud, vers Lyon, vers Belley. Certains ordres, contemplatifs par l'objet principal de leur institut, donnent aussi l'instruc- tion : telles les Dominicaines, telles les Glarisses qui s'ap- pliquent surtout à perfectionner le travail de l'aiguille. Puis il y a la foule des ordres locaux, les Sœurs de l'Union chré- tienne dans le Poitou, les Filles de la Foi dans le Sarladais, les Dames Noires à Montauban.

L'Evangile a dit : « Tout ce que vous ferez pour le plus petit d'entre vous, c'est à moi que vous le ferez. » Les reli- gieuses ont gravé dans leur cœur cette parole. Au ministère de l'enseignement, elles joignent celui, plus haut encore, de soulager la misère. Huit ou neuf mille d'entre elles se sont faites, avec toute l'allégresse du sacrifice volontaire, les ser- vantes de ceux qui souffrent.

Au premier rang de ceux qui souffrent il y a les enfants sans mère. Dans les tableaux qui seraient dressés plus tard et qui sont conservés aux archives, se trouve, en presque tous les diocèses, une ou plusieurs maisons qui ont pour destination principale ou accessoire de fournir un asile aux

(1) Archives nationales. Papiers du Comité ecclésiastique, D"'", carton 81.

(2) Ibid., D»", carton 17.

L'EGLISE PRIVILÉGIÉE 77

orphelins ou aux abandonnés. Les plus malheureux sont aussi les plus chers. Une sollicitude plus tendre suit et sur- veille l'éducation, l'apprentissage des enfants trouvés. En plusieurs lieux, notamment à Besançon, les religieuses hos- pitalières ajoutent à leurs vœux un vœu complémentaire, celui de « dévouement particulier aux pauvres enfants illé- g' limes reçus dans la maison (1) ».

Après les enfants, les malades. Les religieuses les soignent dans les hôpitaux, suppléant de leur mieux à tout ce qui manque du côté de la science, du côté de l'hygiène. Outre les ordres liés par des vœux, il y a, en grand nombre, de P'^uses congrégations locales, vouées au même ministère : telles sont, au diocèse de Langres, les Filles de la Provi- dence (2). Il y a aussi les religieuses qui vont de maison en maison, faisant le ménage des infirmes, visitant à domicile les malades, les pansant, les veillant; telles sont les sœurs grises. Puis il y a les sœurs noires qui, toujours sur pied, mendient aux portes des riches pour les indigents, pour ceux qui souffrent et que, dans le nord de la France, on appelle les filles du pain pour Dieu. Il y a, en Bourgogne, les sœurs qui préparent la soupe dos ouvriers sans famille ou des impo- tents, la leur portent au milieu du jour, et qui sont dites sœurs de la marmite. Il y a encore d'autres sœurs qui prêtent le linge, le raccommodent, confectionnent les bandes de toile pour les blessés et que, dans le diocèse d'Angoulême, on nomme les lingères des pauvres.

Ces servantes d' toutes les misères humaines se piquent en général de ne rien coûter. Elles ne sollicitent d'autre pri- vilège que celui de la première place dans la peine. Souvent, dans les hôpitaux, elles réclament le logement, de quoi se vêtir, et rien de plus. Parfois, loin de demander, elles donnent. Ainsi font-elles à Angoulême elles desservent, dans la ville r Hôtel-Dieu ou hôpital des malades, hors de la ville

(1) Archives nationales, Papiers du comité ecclésiastique, D»", carton 2.

(2) Ibid., D'^», carton 12.

78 HISTOIRE RELIGIEUSE DE LA RÉVOLUTION

l'hospice général. Elles se nourrissent avec le produit de leur petite dot. Quand elles meurent, la moitié de la dot va à la masse des hospitalières. A qui va l'autre moitié? aux pauvres (1).

Une sollicitude pleine de recherche a mis à côté de chaque misère son secours. Il y a des asiles pour les veuves, pour les infirmes, pour les filles repenties; il y en a, disent les statuts de certaines congrégations, « pour les filles ou femmes qui embarrassent leur famille ou sont séparées de leur mari »; il y a des refuges pour les femmes en couches. Dans quelques manufactures, des religieuses sont établies pour les soins des ouvriers, des ouvrières malades ou infirmes. D'autres s'occupent de répartir l'hiver le travail entre de pauvres femmes qu'on occupe à filer. A Paris, rue Vieille- du-Temple, l'hospitalité de nuit se pratique chez les soeurs hospitalières de Saint-Gervais qui sont tenues aux termes de leur règle « de recevoir les pauvres passagers, mais pour trois nuits seulement, et de leur donner (je cite le texte même) à souper à discrétion ». Rue Saint-Denis, les soeurs de Sainte-Catherine remplissent le même office charitable. Elles donnent l'hospitalité « aux femmes et aux filles qui n'ont pas le moyen de se loger, aux étrangers pauvres que leurs affaires appellent à Paris ». A côté de l'indigence qui s'étale, il y a celle qui se cache. Aussi y a-t-il des sœurs qui ont pour ministère spécial de rechercher, de dépister, pour ainsi dire, les pauvres honteux. Les clauses spéciales, consignées dans les testaments des bienfaiteurs, ajoutent toutes sortes d'obli- gations supplémentaires aux devoirs généraux des congré- gations : tel couvent doit à l'entrée de l'hiver distribuer aux pauvres un nombre déterminé de vêtements; tel autre doit chaque année mettre en réserve un secours pour les pèlerins revenus de Terre sainte. A Lisieux, l'une des mai- sons religieuses est tenue d'hospitaliser quatre soldats

(1) Archives nationales. Papiers du comité ecclésiastique, D"", carton 1.

L'ÉGLISE PRIVILÉGIÉE 79

infirmes. Aucun soin ne répugne. Dans les règles de plu- sieurs ordres, je relève une obligation spéciale, celle de soigner les lépreux. Les religieuses de Saint-Thomas de Villeneuve accueillent tous les pauvres qui viennent se faire panser et en particulier « soignent journellement les teigneux ». Il y a des religieuses qui ensevelissent les morts, les veillent, les accompagnent jusqu'à la sépulture. Et elles vont chercher pour ces soins suprêmes, pour cette aumône des dernières prières, ceux qui ont fini dans l'abandon de leur famille, dans le mépris des hommes, dans la flétrissure. C'est ainsi que, rue Saint-Denis, les religieuses de Sainte- Catherine, les mêmes qui pratiquent l'hospitalité de nuit, ensevelissent elles-mêmes « les morts de la ville et banlieue de Paris déposés à la basse geôle du Châlolet (1) ».

L'Evangile a montré Marie s'absorbant dans les paroles de Jésus au point de tout oublier, et Jésus disant à Marthe qui murmure : « Marthe, de quoi vous troublez-vous? Marie a choisi la meilleure part ». Entre toutes les religieuses, il y a cellÊS qui ont choisi, elles aussi, la meilleure part. Elles sont en France onze ou douze mille qui ont pour unique ministère ou du moins pour ministère principal l'auguste fonction d'adorer. Plus tard, aux premiers jours de la Révo- lution, quand on leur demandera l'objet de leur institut, elles répondront avec une brièveté humble Bt superbe : Prier Dieu. Les foules s'agitent, elles prient; les philosophes écrivent, elles prient encore. Les voix impies emplissent de plus en plus la terre : elles poursuivent leur prière. Du monde elles ne veulent rien savoir, ni Voltaire divinisé, ni la société qui se décompose, ni l'Eglise elle-même gagnée de tiédeur ou travaillée de corruption. En certains salons, un affreux manuscrit circule, composé par Diderot, et qui les diffame; elles l'ignorent ou n'en ont cure, et la vague de haine et de calomnie vient expirer à leurs pieds.

(1) Archives nationales. Papiers du comité ecclésiastique, D"*, cartons 1- 6 et passim.

80 HISTOIRE RELIGIEUSE DE LA RÉVOLUTION

Elles prient, et leur prière, à la fois ardente et tranquille, se fond dans une adoration infinie. Elles prient au chœur, elles prient dans leur cellule; elles prient par les paroles de leurs lèvres, elles prient par les transports d'amour qu'aucun mot ne peut rendre; elles prient par leurs penchants sacrifiés, par leur chair meurtrie, par leur corps réduit en servitude, par toutes leurs affections terrestres renoncées. Et elles attendent avec une espérance assurée que leur exil d'ici-bas se change en joie. Et dès ce monde il arrive qu'elles reçoivent, en une première récompense, le prix de leur volontaire immolation. Dieu, propice aux humbles, abaisse jusqu'à leurs yeux un rayon de sa clarté. Il amincit pour elles, autant qu'il l'épaissit pour les superbes, le voile qui cache les choses éternelles. A travers cette transparence lucide, elles de- vinent, perçoivent, contemplent presque, croient toucher le Maître bien-aimé. A cette vision, leur allégresse éclate. Matériellement dans leurs cellules, mais déjà transportées dans l'infini, immolées mais radieuses, elles se soulèvent, soulèvent la terre avec elles sous le large souffle de l'éternité, et avec une puissance souveraine, face à face avec Dieu, elles rachètent, elles effacent les péchés des hommes.

Il n*est guère de ville en France ne s'accomplisse ce ministère de pénitence. Les noms, les costumes, les règles diffèrent; le but, toujours le même, est de placer l'expiation partout le monde a placé l'outrage. Il y a les carmélites, sévères en leur robe de bure. Il y a les annonciades célestes que nous ne connaissons plus que par les gravures, et dont le beau costume d'un bleu virginal semble moins celui de la terre que celui d'une apparition. Il y a les bénédictines qui mêlent souvent l'éducation de la jeunesse à la prière. Il y a les clarisses, parfois aussi institutrices mais du peuple, humbles parmi les humbles et, entre toutes, sanctifiées. Puis il y a toutes les petites congrégations pénitentes, limitées à une région, à une province. Cependant, parmi les ordres contemplatifs, il en est un l'austérité se mêle de grâce,

L'ÉGLISE PRIVILÉGIÉE 81

Ifi règle, tempérée dans ses rigueurs, courbe par degrés 1^ na- ture sans la briser, les âmes, blessées par le monde, sont recueillies comm^ en un lieu de retraite apaisante et enlacées dans les larges bras de la charité. Sur Vordre de la Visita- tion — car c'est de lui qu'on parle ici plane l'image aimable et douce de saint François de Sales.

Tous ces couvents répandus dans les villes, bien qu'instal- lais parfois fort largement, sont en général pauvres ou de bien médiocre. A Besançon, les carmélites, les visitandines, les annonciades, n'ont guère en moyenne que 150 livres par tête. Dans le diocèse d'Embrun, sur trois couvents de femmes, deux sont dans la plus extrême indigence. A Pamiers, les carmélites ont, pour 18 religieuses et 3 con- verses, un revenu de 3 150 livres. Entre les pauvres, voici pourtant les plus pauvres : dans les quartiers les plus excentriques des villes, souvent dans les faubourgs se cachent les maisons des Glarisses. A Bayonne, elles sont 12, ont ensemble 800 livres, et ne vivent que grâce à la pension de quelques jeunes Espagnoles à qui elles donnent a^ile. A Besançon elles sont 27, elles ont leur maison et deux journels et demi de terre. Pour vivre, elles travail- lent à des travaux de couture et parfois tiennent une école. Puis elles prient, elles prient le jour, elles prient la nuit. Il arrive parfois qu'un somptueux carrosse s'arrête devant l}ur porte. C'est une mère qui leur recommande sa fille en couches, son fils à l'armée; car on les sent les propitia- trices suprêmes auprès de Jésus. Ces pieuses servantes de Dieu sont aimées, car elles sont humbles autant qu'indi- gentes et pour le peuple simpliste, point énervé de philo- sophie, leur présence est comme une bénédiction. Il en est qui resteront pendant toute la Révolution au lieu la Providence les aura fixées, vivant en commun, ne sachant rien de ce qui se détruit, ni rien de ce qui renaît. Veut- on connaître ce que les plus austères de ces saintes filles accomplissent de macérations? Qu'on lise la réponse des

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82 HISTOIRE RELIGIEUSE DE LA RÉVOLUTION

clarisses de Poligny à ceux qui enquêteront sur elles avant de les proscrire : elles chantent chaque jour le grand office, à minuit les matines; toute l'année elles font maigre et jeûnent; elles ne portent pas de linge; elles vont nu-pieds hiver et été; elles gardent sévèrement la clôture; elles n'ont ni fonds, ni revenus et ne vivent que de charités. Je me hâte, de peur que ceux qui s'indignent du relâchement des chanoines ne s'indignent une seconde fois des mortifications des clarisses (1).

C'est en ces lieux de pénitence que s'accumuxent jour par jour les réserves de vie se retrempera l'Eglise. Au déclin du dix-huitième siècle, en dépit de magnifiques restes de vertus, tout est énervé parmi les chrétiens de France; et déjà plusieurs célèbrent le catholicisme détruit. Cepen- dant, ceux qui, par clairvoyance de haine ou perspicacité de génie, pénètrent jusqu'aux ressources intimes et cachées de l'Eglise, ne croient pas, ne peuvent pas croire qu'ils aient encore vaincu. Un jour c'était pendant le triomphant voyage de 1778 Voltaire, venu de Ferney à Paris après de longues années d'une sorte d'exil, se rendit chez une femme de noble esprit et de noble cœur qu'autrefois il avait connue dans les salons et qui était alors presque ago- nisante. Celle-ci, en cet adieu suprême, tenta d'amollir les haines religieuses du grand homme. En des paroles pres- santes — car elles exprimaient un vœu ardent, timides aussi, car elles semblaient demander grâce elle l'exhorta à la générosité : t Soyez, dit-elle, modéré après la victoire. Vos ennemis sont à terre ». A ce langage. Voltaire, dit-on, sursauta avec un feu de colère en ses yeux de vieillard : Non, non, dit-il, l'ennemi n'est point abattu. Ce que vous voyez est un feu couvert, ce n'est pas un feu éteint ». Contre la pauvre femme mourante qui plaidait la pitié pour le christianisme abaissé. Voltaire avait raison. Il avait raison

(1) V. Archives nationales. Papiers du comité ecclésiastique, D»". cap- tons 1-9, 12 et passim.

L'ÉGLISE PRIVILÉGIÉE 83

en ses doutes sur sa victoire. On pourrait abattre l'Eglise privilégiée. Derrière cette Eglise toute pétrie de vanités humaines, il restait la grande armée de ceux qui gardaient la tradition de la charité, il restait surtout, dans l'obscurité du cloître, la grande armée des vierges, je veux dire celles qui adoraient, celles qui souffraient, celles qui étaient pauvres, celles qui étaient humbles, celles qui, comme Made- leine à la veille de la Passion, versaient, sans l'épuiser jamais, le parfum de leur amour aux pieds du Christ insulté. Leur prière, à la manière des anges dans la vision de Jacob, monte sans cesse vers le Ciel pour y porter la sup- plication et sans cesse en descend chargée de miséricorde. sont les vraies rédemptrices. Sur tout le reste le siècle a posé sa marque. Sur elles du moins pas une souillure, et la pre- mière tache sur leur robe virginale sera; dans les jours de la persécution prochaine, celle de leur sang versé par le bour- reau.

LIVRE DEUXIEME

LA DESTRUCTION DES PRIVILÈGES

8 0 M U A I R B

I. L'annonce des Etats généraux : le règlement du 24 janvier 1789; le doublement du tiers.

II. Réunion des électeurs au bailliage ou à la sénéchaussée (mars et avril 1789). Dispositions réciproques; inexpérience générale. L'Ordre ecclésiastique : comment le système électoral assure aux curés une immense prépondérance numérique, et comment il dépend d'eux, suivant leur attitude, de précipiter ou de retenir les événe- ments.

III. Le bas clergé : excitations; pamphlets. Pour quelles causes certains prêtres, même parmi les meilleurs, sont gagnés par l'esprit de nouveauté. La Chambre du Clergé : le caliier des Vœux : par quels traits communs les cahiers se rapprochent. Divisions sourdes ou luttes ouvertes entre le haut et le bas clergé. Comment les élec- tions marquent la victoire du clergé du second ordre.

IV. Le 5 mai 1789 : séance du 6 mai : la question de la vérification des pouvoirs séparément ou en commun; comment de cette question dé- pend le sort de l'ancien régime : le tiers état, la noblesse : le clergé et sa condition particulière: quelles avances il fait au tiers état et quel espoir le tiers état fonde sur lui. Les commissaires conciliateurs. Target dans la Chambre du clergé, et son adjuration au nom du « Dieu de paix ». En quel trouble s'achève le mois de mai. Comment le gouvernement s'abstient de toute direction précise. Nouvelles, mais inutiles réunions des commissaires conciliateurs. Sieyès t sommation aux deux ordres privilégiés de se réunir aux Commun s pour la vérification. Comment les événements se précipitent : l'Assera. blée nationale (17 juin). Désagrégation de l'Ordre ecclésiastique. L'archevêque de Vienne et les curés à l'église Saint-Louis (22 juin 1789.) Du 22 au 27 juin: comment l'Ordre ecclésiastique est aboli.

V. Comment les autres privilèges ecclésieistiques disparaissent. Du 27 juin au 4 août. La nuit du 4 août. Comment l'Eglise perd tous ses privilèges féodaux, toutes ses immunités pécuniaires : com-

86 HISTOIRE RELIGIEUSE DE LA RÉVOLUTION

ment elle perd par surcroît ses dîmes : le rachat : Mirabeau et Sieyès. Comment la déclaration des Droits de l'homme achève de courber l'Eglise sous le niveau commun.

Le 10 mai 1774, Louis XVI avait commencé à régner. A peine élevé jusqu'au trône, il avait plié sous le poids de toutes les misères accumulées dans le gouvernement par un siècle de despotisme, dans la société par un libertinage sans frein. Le mal le plus apparent était celui d'une grande dé- tresse financière. Ce désordre, quoique le plus visible, n*était point le plus grave, et facilement on y eût porté remède avec un peu de persévérance et de vouloir. Un danger, plus caché, plus subtil, mais bien plus terrible, résidait dans l'extraordinaire contraste entre les institutions qui étaient demeurées en bloc, celles du passé, et les mœurs publiques qui ne cadreraient plus qu'avec un Etat tout renouvelé. était le véritable, le pressant péril. Pour ménager la transi- tion entre les temps anciens et les temps nouveaux, tout manquait à Louis XVI, et, vu la difficulté de la tâche, on peut se demander quel autre y eût réussi. Le roi varia ses ministres. Ensemble il mêla dans ses conseils le vieux Mau- repas, dont la courte et légère prévoyance se limitait à la brièveté de ses propres jours, et Turgot, réformateur très rempli de grands desseins, mais si entreprenant, en outre si mal aidé, qu'il serait écrasé sous le poids même de tout ce qu'il soulèverait. Ni l'administration prudente de Necker ni l'assurance osée de Galonné ne dissipa le malaise crois sant. Une première fois, en 1787, les Notables du royaume se réunirent, mais sans profit appréciable pour le bien public. Enfin vint Brienne, travaillé d'ambitions tenaces et précédé d'un murmure flatteur qui célébrait son génie. Sous l'épreuve

LA DESTRUCTION DES PRIVILÈGES 87

du pouvoir, tout ce renom se fondit; et ce personnage appa- rut bientôt sous son véritable aspect, homme d'Eglise in- digne, non moins médiocre homme d'Etat, ne gardant d'autre force que celle de l'intrigue de Cour qui l'avait imposé au souverain.

Depuis un an, l*idée des Etats généraux flottait dans l*air. C'était l'inconnu, et dans l'inconnu il y a l'espérance. Le 8 août 1788, une décision ofTicielle les annonça. Ils s'ouvri- raient au mois de mai 1789. Le 24 août, Necker, fortifié par l'insuccès de tous ses rivaux et jugé l'homme indispensable, remplaça Bricnne si promptemont usé.

La dernière réunion des Etats remontait à 1614. De cette longue désuétude naquit un extrême embarras. Quelle serait la forme des convocations? Qui serait électeur? Qui serait éligible^ Comment seraient délibérées les instructions re- mises aux députés pour l'exercice de leur mandat? Quel serait le nombre des élus? Dans quelle proportion serait re- présenté chacun des trois Ordres? Sur tous ces points, le roi, très perplexe, décida de recueillir l'opinion des Notables et, au mois de novembre 1788, les rassembla de nouveau à Versailles.

Les indécis demandent volontiers des avis; la même irré- solution qui les rend avides de conseils les rend rebelles aux conseils qu'ils ont réclamés. Ce ne fut point sur les suggestions de la majorité des Notables que Louis XVI modela sa con- duite. En un rapport de Necker, daté du 27 décembre, se marqua le programme du gouvernement royal. Puis à quel- que temps de là, le 24 janvier 1789, un règlement parut qui organisait, non sans obscurité d'ailleurs, la procédure de la prochaine consultation nationale.

Les élections se feraient au chef-lieu de chaque séné- chaussée ou bailliage principal. Les convocations seraient envoyées par le bailli ou le sénéchal. Qui serait électeur? Une doctrine très large conféra en principe le droit de par- ticiper au vote à tout Français, âgé de vingt-cinq ans, ayant

88 HISTOIRE RELIGIEUSE DE LA REVOLUTION

un domicile régulier et compris au rôle des impositions. Mais ce droit de suffrage s'exercerait de façon fort inégale. Il convenait de distinguer à cet égard entre le tiers état, d'un côté, et, de l'autre, le clergé et la noblesse. Dans le tiers état, les gens de la campagne se réunireiient au siège de leur paroisse, y rédigeraient leurs vœux ou doléances et nomme- raient deux délégués par deux cents feux, trois par trois cents feux, quatre par quatre cents feux et ainsi de suite. Ces délégués porteraient le cahier de vœux au chef-lieu du bail- liage ou de la sénéchaussée et y contribueraient par leur vote au choix des députés définitifs. Pour les habitants des villes, un système à peu près pareil prévalait. Les membres des corporations d'arts et métiers choisiraient un délégué par cent électeurs présents : les bourgeois groupés dans les pro- fessions libérales ou n'appartenant à aucune corporation auraient droit, pour un même nombre d'électeurs, à une re- présentation double. Ces délégués, réunis à l'Hôtel de Ville, rédigeraient le cahier de doléances, puis, porteurs de ce cahier, se rendraient, comme les délégués ruraux, au chef- lieu du bailliage ou de la sénéchaussée et, comme eux, nom- meraient par leurs votes les représentants de leur Ordre aux Etats généraux. Ainsi était organisé, pour le tiers état, le suffrage à deux degrés. Les nobles, au contraire, qu'ils fussent ou non possesseurs de fiefs, iraient voter sans inter- médiaire au chef-lieu. Quant au clergé, un système mixte avait été établi. Les curés et autres ecclésiastiques ayant bénéfices iraient voter directement, soit par eux-mêmes, soit par procureur. A l'inverse, les chapitres et autres corpora- tions de prêtres, ainsi que les communautés régulières, étaient beaucoup moins favorisés : les chanoines n'auraient d'autre droit que de nommer, dans la proportion d'un sui dix, un ou plusieurs délégués qui les représenteraient au bailliage ou à la sénéchaussée : cette représentation était réduite à un sur vingt pour les prêtres attachés au service du chapitre, et pour les divers ecclésiastiques sans bénéfice

LA DESTRUCTION DES PRIVILÈGES 89

résidant dans les villes. Enfin, quant aux communautés ecclésiastiques de l'un ou de l'autre sexe, le règlement ne leur reconnaissait d'autre faculté que celle de désigner un seul délégué ou procureur fondé, pour voter à leur place. Tel serait en gros car nous négligeons beaucoup de détails le corps électoral. Qui serait éligible? L'un des bureaux des Notables avait proclamé que l'unique base devait être la « confiance des électeurs ». Il semble que le règlement du 24 janvier se soit inspiré de cette pensée; car aucune restriction ne limitait la liberté des choix. Quel serait le nombre des élus? Pour chaque bailliage, pour chaque sénéchaussée, il serait proportionné, autant que possible, à la population ainsi qu'au chiffre des impôts et ne devrait pas être au-dessous de mille. Cependant une question surgissait, plus importante que toutes les autres : le tiers état, qui englo- bait en lui l'immense majorité de la nation, n'aurait-il pas ui^e représentation plus forte que les deux autres Ordres? Sur les six bureaux qui composaient l'assemblée des notaibles, un seul, celui que présidait le comte de Provence, frère du roi, avait émis l'avis que le nombre des députés du tiers état égalât celui des deux autres ordres réunis. C'était ce que, dans le langage du temps, on nommait le doublement du tiers. En dépit des cinq autres bureaux, Necker, impressionné par le vœu de l'opinion et, comme il disait lui-même, « par le bruit de l'Europe (1) », se prononça pour le doublement.

II

En mars et en avril 1789, à des époques diverses suivant les dates des convocations, on vit arriver au chef-lieu des bailliages ou des sénéchaussées les gentilshommes de la

(1) Rapport de Necker, 27 décembre 1788.

«0 HISTOIRE RELIGIEUSE DE LA RÉVOLUTION

région, les curés et les représentants des divers corps ecclé- siastiques, enfin les membres du tiers état délégués par les assemblées primaires des villes ou des paroisses. La légende prêterait après coup à ces réunions un aspect d'allègre em- pressement et d'enthousiaste confiance. Il semble qu'il faille rabattre de ces récits. On achevait un hiver rigoureux, fécond en misères. Beaucoup murmuraient contre le déran- gement. La grande affluence provoquait un extrême en- combrement et une hausse extraordinaire de toutes choses : en des villes connues pour l'habituelle modicité de leurs prix, la moindre chambre coûtait par nuit trois livres, le moindre repas quatre livres. Ainsi en était-il à Poitiers. A Amiens, la journée d'auberge était de cent sols par jour. C'est de quoi se plaignaient les correspondances, plus préoccupées de ces vulgarités qu'exaltées par la politique. Nobles et bourgeois se rendirent visite, et dans ces premières rencontres se pi- quèrent d'extrême civilité. En beaucoup de lieux, les plus grands seigneurs donnèrent des fêtes ils déployèrent en- vers tous une bonne grâce magnifique : car, par coquetterie, pointe d'esprit factieux, mode libérale importée d'Amérique, ils souriaient aux réformes et s'amusaient infiniment à des- cendre, persuadés qu'ils remonteraient à leur gré. Les gen- tilshommes de moindre parage étaient d'humeur un peu plus maussade et s'ils frayaient avec les paysans qui seraient toujours leurs inférieurs, tenaient à distance les bourgeois, par crainte d'égalité. A travers des protestations d'entente qui voulaient être très sincères, la rivalité perçait; et les roturiers, épiant partout des manques d'égards, reprochaient aux privilégiés, s'ils étaient fiers leur mépris, s'ils étaient familiers leur protection. De l'extrême ignorance sur les réalités politiques les plus élémentaires naissait, en outre, un très grand embarras. Un président, des secrétaires, des billets de vote, des tours de scrutin, des ballottages, des candida- tures à accueillir ou à repousser, tout ce vocabulaire comblait l:ingue inconnue; et les mêmes hommes, les plus déliés dans

LA DESTRUCTION DES PRIVILEGES 91

les entretiens, les plus brillants dans les épigrarames ou la déclamation, laissaien'. pressentir, dans la pratique, des gaucheries enfantines. Tout un siècle d'inaction ardente avait produit ce contraste d'une prodigieuse pléthore dans les idées, d'une inaptitude non moins prodigieuse aux réali- sations; et cette inexpérience ne se corrigerait que par une explosion subite qui emporterait tout. Necker auiait pu guider les esprits par des instructions précises ou soufller discrètement les pensées et les vœux. Il s'était gardé de l'une et de l'autre conduite, soit qu'il se fît scrupule d'in- fluencer les résolutions ou qu'il participât à l'inexpérience générale, soit que, dans la première poussée d'indépen- dance, il redoutât de n'être point obéi. Pourtant le pouvoir royal, décidé à s'abstenir, avait assez naïvement, sous le ministère même de Brienne, invité tous les Français à publier leurs vues sur l'état de la France. De une foule de brochures se déversait le trop plein des hardiesses jusque- contenues. La plus fameuse fut celle de Sieyès : Qu'est-ce que le tiers état? Ces écrits, très nombreux, car chaque province eut les siens et on en compterait près de trois mille ces écrits échauffaient les cerveaux sans les éclairer beau- coup et y produisaient une ébullition confuse. C'est en ces dispositions que s'ouvrit l'assemblée des électeurs. Il y eut messe du Saint-Esprit, « entendue tant bien que mal », nous dit un contemporain (1), puis cérémonie d'inauguration avec discours du procureur du roi et aussi du bailli et du sénéchal. Les harangues, toutes d'apparat, dénoncèrent les abus pas- sés, célébrèrent les félicités de l'avenir, louèrent surtout Louis XVI « dont le nom serait éternellement gardé avec amour dans le cœur de tous les Français ». Pendant ce temps on achevait d'aménager pour chacun des trois ordres une salle ils pussent délibérer : l'Hôtel de Ville, le bailliage, l'évêché. le réfectoire du séminaire, la bibliothèque du col-

(1) BeugNOT, Mémoires, t. I, p. 127.

92 HISTOIRE RELIGIEUSE DE LA REVOLUTION

lège fournirent, suivant les lieux, l'installation pour le clergé, la noblesse, le tiers état.

Tel fut le spectacle des premiers jours. A travers l'obscu- rité des choses, un grand fait apparaissait, c'était la prépon- dérance du tiers état, appelé à fournir wne représentation égale à celle des deux autres ordres réunis. Cette prépondé- rance irait-elle jusqu'à la domination? Le résultat dépen drait de la conduite du clergé. Ici l'histoire religieuse et l'his- toire politique se soudent étroitement l'une à l'autre. A la hardiesse qui avait décidé le doublement du tiers, Necker avait joint une autre hardiesse moins remarquée, non moins mémorable. Dans l'ordre ecclésiastique il avait discerné un tiers état, c'est-à-dire le bas clergé; et plein de sollicitude pour ce tiers état en soutane aussi bien que pour l'autre, il lui avait accordé une représentation proportionnelle, non seulement double, mais quadruple ou quintuple de celle du haut clergé. Les chapitres, quels que fussent leurs richesses, leur antiquité, leurs services, n'auraient au bailliage ou à la sénéchaussée qu'une seule voix pour dix chanoines. Les cor- porations ou communautés religieuses, même les plus consi- dérables, n'auraient qu'un seul mandataire, c'est-à-dire un seul suffrage. Au contraire, chaque curé, fût-il le plus humble, le plus pauvre, aurait sa voix. D'un trait avait été constituée une démocratie cléricale à côté de la démocratie laïque. Lee curés, par tradition ou discipline, timidité ou abnégation, se rangeraient-ils derrière les prélats? Jugeraient-ils au con- traire leur part de privilèges trop mince pour qu'ils en eussent souci et viendraient-ils s'absorber dans le peuple d'où ils étaient sortis? Si l'ordre ecclésiastique faisait masse, il pourrait, uni à la noblesse, soutenir quelque temps encore l'ancienne société. Sous le confluent des deux démocraties, l'ancien régime serait submergé sans retour, t Qui je défends est maître », disait Henri VIII dans le conflit entre Fran- çois 1er et Charles-Quint. En chaque chef-lieu de bailliage, il n'était point de curés qui ne pussent répéter la même parole

LA DESTRUCTION DES PRIVILÈGES 93

au moment où, à la suite do l'évêque ou do son représen- tant, ild entraient dans la chambre des délibérations du clergé.

III

Ils avaient le sentiment de leur puissance. Pour en être assurés, il leur sufTirait de se compter, puis de supputer le nombre des procurations dont ils étaient porteurs. Ils se- raient, à Troyes, 107 contre 47 (1); à Amiens, 396 contre 121; à Cliâlons-sur-Marne, 133 contre 72; à Moulins, 291 contre 57 (2); à Arras, ils pourraient constater que sur 600 voix ils en auraient 470 (3). Eussent-ils été trop primitifs pour ces pointages qu'ils auraient compris leur pouvoir par les flat- teries qui montaient vers eux. C'est vers ce temps-là que les gens de loi, les brochuriers, les philosophes commencent à parler des t vertueux pasteurs du second ordre ». Les mêmes pasteurs, en un langage très onctueux, sont qualifiés de a vénérables et discrets messires ». A Laon, une circulaire de l'intendant du duc d'Orléans proclame, au nom de Son Altesse Royale, que « MM. les curés sont destinés à faire la consolation et le bonheur dos campagnes (4) n. La tentation revêt tous les masques, particulièrement celui de la convoi- tise, et on promet des règles toutes nouvelles qui permettront do passer « d'une pauvre cure à une meilleure cure, d'une meilleure cure à un bon canonicat ».

Les curés, passés tout à coup à l'état d'arbitre, useront-

(1) Babeau. Histoire de Troyes, t. I, p. 152.

(2) Brbtte, Recueil de documents relatifs à la eonoocation des Etala généraux, t. III, p. 69, 191, 510.

(3) DBRAMErouBT, Le Clergé du diocèse d' Arras pendant la Révolution, t. I, p. 391.

(4) Fleury, Le Clergé de l'Aisne pendant la Révolution, t. I, p. 46-48,

94 HISTOIRE RELIGIEUSE DE LA REVOLUTION

ils de leur pouvoir inattendu? Plusieurs d'entre eux entre- prennent de soulever leurs confrères. En un pamphlet qui est publié en Bourgogne par un ancien curé du diocèse d'Autun, on lit ces lignes : « La classe des gros bénéficiaires ecclésias- tiques ressemble à l'ulcère chancreux qui ronge le corps de la nation jusqu'aux os. » En un autre écrit, attribué au curé de Saint-Pancrace à Autun, on rencontre cette déclaration : « L'utile pasteur n'a que très peu de considération à cause de son indigence : le chanoine, dont les fonctions sont moins honorables que celles d'un curé, est fort considéré dans le monde. Le pasteur, à la fin de sa vie laborieuse, n'a point de retraite : l'inutile chanoine jouit de toute sa prébende (1). » A Arras paraissent Y Avis aux Curés par un curé, puis YAvis au bas clergé d'Artois par un membre du clergé : la conclu- sion de ces brochures, c'est qu'il faut proscrire des Etats généraux « tout noble, tout étranger ». Le noble, c'est l'évêque; les étrangers, ce sont les grands vicaires, les cha- noines, les abbés de cour que l'évêque traîne après lui.

Les prêtres qui osent parler de la sorte sont déjà pervertis ou le seront bientôt. Mais presque inconsciemment l'esprit de révolte s'est glissé jusque dans les meilleures âmes. Beau- coup de curés, très pieux, très respectables, se jugent pau- vres, bien pauvres même, quand ils énumèrent les richesses des hauts dignitaires. Certaines distinctions de rang, trop affichées, provoquent en eux, par intervalles, de légers fré- missements de fierté. En outre, ils gardent un souvenir un peu amer de l'ostracisme passé. Le clergé paroissial n'a été que peu ou point représenté dans les assemblées du clergé, dans les assemblées des pays d'Etat, dans les assemblées provinciales récemment créées : de une tentation très humaine, celle de pratiquer par représaille l'exclusion. Enfin les curés, venus de leur bourg, de leur village, y ont laissé la misère. Le blé est à 30 et en certains endroits à

(1) V. Recherches historiques sur la persécution religieuse dans le dépar- tement de Saône-et-Loire, par l'abbé Paul MtroTJBT, t. I, p. 17 et suiv.

LA DESTRUCTION DES PRIVILEGES 95

35 livres (1) le setier; les vignes, les arbres fruitiers ont gelé; on a presque partout recommencer les semailles : il y a des dettes, point de pain, et les collecteurs vont venir pour l'impôt. Les yeux tout remplis encore de ces tristesses, les pauvres prêtres arrivent dans les villes, y trouvent parmi les privilégiés le luxe ou du moins ce qui semble le luxe par comparaison avec l'indigence de là-bas. A cette vue, ils s'irritent contre la société qui permet ces contrastes; les voici façonnés tout à point pour écouter les discours des nova- teurs; en attendant, ils s'exaltent en un grand soulèvement de charité, mais de cette charité aigrie, un peu exaspérée, qui se trompe elle-même, se réjouit de dépouiller le riche presque autant que de vêtir le pauvre, et recèle l'envie sous la pitié. En la plupart des bailliages l'esprit d'indépendance éclate. A Digne, les curés refusent de se réunir au palais épiscopal, et on est obligé d'aménager pour les séances de l'ordre ecclé- siastique la chapelle des pénitents blancs (2). Au Mans, dan» la chambre du clergé, ils osent couper la parole à l'évêquei l'un d'eux s'oublie jusqu'à l'appeler monsieur (3). A Agen, ils fomentent, suivant l'expression d'une correspondance contemporaine « une insurrection terrible » contre le chef du diocèse (4). A Belley, ils donnent un spectacle à peu près pareil d'insubordination (5). En Poitou, en Artois, ils for- ment des petits comités secrets ils s'exercent, avec une inexpérience ardente, à préparer les vœux, à discipliner les suffrages. A Bourges, à Lyon, à Troyes, à Draguignan, ils entrent en altercation avec les chanoines. En beaucoup de bailliages, ils réclament le pas sur les chapitres (6). Au Puy,

(1) Le setier représentait environ un hectolitre et demi

(2) Archives nationales, B^, 66, p. 505-509.

(3) PiOLiN, Histoire du diocèse du Mans pendant la Révolution, i. I, p. 12.

(4) Lfittre du lieutenant- général d' Agen à Necker, 12 mars 1789. (Archives nationales, B'", 1.)

(5) Archives nationales, B"", 30.

(6) V. Bebttb, Recueil de documents sur la convocation des Etat$ généraux, t. \, p. t.»x xiit.T.-yv viv.

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les assemblées offrent, au dire d'un témoin, « un aspect de cohues (1) », et une portion importante du bas clergé quitte la chambre ecclésiastique pour se réunir à la noblesse (2). A Ghaumont, le zèle d'émancipation est tel que, si l'on en croit un contemporain (3), on marche tout droit au pres- bytérianisme. Entre tous les évêques, l'un des plus mo- lestés est Tévêque d'Evreux, et dans une longue lettre à Necker, il énumère ses déboires. Ses curés sont, dit-il, animés d'un « esprit de cabale » qui porte partout le trouble. « Ils veulent être les maîtres de toutes les opérations. » Ils ne cessent de se concerter et « se font passer des billets, même pendant la messe du Saint-Esprit ». « Ils courent, ils crient comme dans une place publique et, sous prétexte que tout le monde est égal, s'emparent des premières places et ren- voient tous les autres derrière eux. Tout ce que nous désirons, l'évêque de Lisieux et moi, est aussitôt rejeté avec le mépris le plus marqué. » Et le pauvre prélat ajoute, avec un décou- ragement profond : t Rien ne peut leur être disputé. Ils sont trente contre un (4). »

C'est en cet échauffement des esprits que se nomme la Commission chargée de coordonner et de rassembler les vœux. A Amiens, l'évêque ayant voulu désigner lui-même les commissaires afin de faire la part aux religieux et aux chanoines, les curés s'insurgent et vont jusqu'à mander dans l'assemblée deux notaires pour prendre acte de leur protestation (5). Déjà quelques évêques, inhabitués à la résistance, ont, de colère, quitté la Chambre ecclésiastique. Tel est M. de Flamarens, évêque de Périgueux (6). D'autres

(1) Lettre du secrétaire de la chambre ecclésiastique à Necker, 18 avril 1789. {Archives nationales, B*, carton 70.)

(2) Archives nationales, B"', 125.

(3) Beugnot, Mémoires, t. I, p. 129.

(4) Lettre de l'évêque d'Evreux à Necker, 20 mars 1789. {Archives na- tionales, B", carton 40.)

(5) Archives nationales, B'", 4. p. 405.

(6) R. DE BoYSSOS, Le Clergé périgourdin pendant laRévolulion, p. 73-80.

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prélats, plus politiques, essayent de maîtriser l'opposition sans la pousser à bout. Ils interdisent aux curés les comités particuliers. Puis, afin d'empêcher les motions trop hardies, ils prennent place, avec une certaine affectation d'égalité, dans le bureau se résumeront les cahiers de doléances.

Après un travail de durée fort variable suivant les bail- liages, le cahier des vœux fut lu et adopté. Quel fut le sens de cette consultation sollicitée et recueillie sur tous les points de la France? Il est assez malaisé de formuler un juge- ment général, tant le langage diffère suivant les lieux! De la comparaison des doléances on peut pourtant, sans trop grands risques d'erreurs, tirer quelques conclusions.

Il semble que le clergé ait gardé, sans altérations essen- tielles, sa sollicitude pour la foi chrétienne. La plupart des cahiers débutent par une plainte angoissée sur l'état de la religion. On en déplore le dépérissement affreux ». On prédit une époque o d'hérésie universelle ». « Les progrès de l'incrédulité, écrit-on ailleurs, pourront amener une révo- lution également dangereuse pour le trône et pour l'autel. » Un zèle anxieux s'applique à rechercher les moyens pour contenir la dépravation des mœurs, remettre les fêtes eu honneur, restaurer la sanctification du dimanche. La licence de la presse est surtout un objet d'effroi, et le clergé d'un des bailliages, celui d'Amiens, propose assez naïvement pour l'inspection de la librairie un triumvirat composé, dit-il, « d'un magistrat intègre, d'un homme de lettres incor- ruptible, d'un théologien exact ». On demande le rétablis- sement des synodes diocésains, des Conciles provinciaux. On s'efforce de ranimer le ministère un peu alangui de la prédication, et comme si les séminaires n'étaient pas suffi- sants, on réclame des écoles spéciales de jeunes prêtres se formeront pour la chaire. Ce qui ne pourra se dire par la parole se propagera par les écrits; c'est dans ce but que, dans l'une des sénéchaussées du Midi, on propose de com- poser et de répandre un hréviaire-catéchisme national, sorte

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d'exposé populaire toute la doctrine catholique se con- densera.

Dans quelle mesure les privilèges tiennent-ils à cœur? Les cahiers de vœux révèlent tout à la fois une grande propen- sion à beaucoup concéder et une grande âpreté à beaucoup retenir. De l'ancien régime politique le clergé semble faire assez bon marché. Il n*est pas éloigné de sacrifier ses immunités pécuniaires. La périodicité des Etats généraux, le vote régulier de l*impôt, l'abolition des lettres de cachet, le développement des assemblées provinciales, tout ce pro- gramme libéral du régime nouveau ne soulève que peu d'ob- jections.— Mais aussitôt le langage change quand il s'agit de sacrifier, non plus les privautés communes aux deux ordres privilégiés, mais les prérogatives spéciales de l'ordre ecclésiastique. On se résigne à une société égalisée, mais à la condition que, dans le nivellement général, l'Eglise garde, au moins théoriquement, son haut domaine, comme, au-dessus des villages et des villes, elle dresse ses tours, ses clochers. L'exigence est d'autant plus tenace qu'on s'abrite derrière la cause de Dieu et qu'en se mon- trant intraitable on croit se sanctifier. Presque tous les cahiers rappellent, avec une hauteur mêlée d'inquiétude, que le clergé est le premier ordre de l'Etat. Ils réclament pour l'Eglise catholique l'exercice exclusif du culte public. A cet égard une crainte obsédante règne, celle des empiéte- ments protestants. Un édit récent, celui de 1787, a restitué aux réformés la faculté de faire constater leur état civil. Ce qu'on redoute, c'est que, de proche en proche, les dissidents arrivent à s'introduire dans l'enseignement, à élever publi- quement autel contre autel. Par avance, les cahiers s'appli- quent à dénoncer, à prévenir, à déjouer ces desseins. Cepen- dant les formes diffèrent suivant les lieux. Trop souvent elles sont âpres, hautaines, et s'imprègnent de l'intolérance qui a inspiré la législation sous Louis XIV et sous Louis XV. Ailleurs, au contraire, elles s'adoucissent, marquent le dé-

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saveu de toute vexation, se pénètrent d'une charité tout évangélique. Le clergé de la sénéchaussée de Saintes, après quelques observations sur Tédit de 1787, ajoute : « Nous considérons les protestants comme des frères qu'il faut chérir. Nous ne cesserons de réclamer la modération, de demander même l'abolition des lois pénales portées durant les deux derniers règnes. » Les prêtres du bailliage d'Evreux s'expriment à peu près de même et rendent hommage aux « vertus morales et civiques » de ceux qu'ils appellent « leurs frères errants ».

Ces privilégiés, à la fois très prodigues et très jaloux de leurs privilèges, sont travaillés d'un grand zèle pour le bien public. On a dit combien, sur la fin de l'ancien régime, le clergé, notamment le clergé paroissial, se piquait de philan- tliropie. Les cahiers lui fournissent l'occasion de publier ce que tant de fois il a pensé- On projette d'établir dans les bourgs des asiles pour les vieillards, pour les infirmes; on souhaiterait que, par la création de bureaux de bienfaisance, chaque paroisse pût nourrir ses pauvres. On s'occupe de l'as- sistance médicale à assurer aux malades, aux femmes en couches. On réclame des dépôts de remèdes gratuits dans les campagnes. Souvent le langage est celui d'hommes bien- faisants plus encore que de ministres des autels; car on tend à séculariser la charité et à pratiquer l'Evangile en le démar- quant. Les projets, amorcés plutôt que complétés, s'étendent sur toutes matières. Les pasteurs ont pitié de leurs ouailles. Dans cet esprit, ils désireraient que les droits casuels pus- sent être supprimés pour l'avenir, que les dispenses sollicitées en cour de Rome fussent gratuites. Décentralisateurs par bon sens, par intérêt personnel aussi, ils expriment le vœu que les grades, les dignités soient réservés aux gens du pays, que l'argent se dépense au lieu il se produit. Ils deman- dent, pour les bénéfîciers, l'obligation de la résidence et proscrivent la pluralité des bénéfices sur la même tête. Des abbayes ils parlent beaucoup, mais en termes si différents

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que toute conclusion générale serait téméraire. Souvent ils les défendent, mais par des motifs un peu étranges en des bouches de prêtres. C'est ainsi que le clergé de Charolles réclame le maintien des moines « pour la décharge des fa- milles ». Toutes sortes de systèmes se développent pour sti- muler la vie languissante des ordres religieux. Le souhait le plus fréquemment exprimé est qu'ils soient utilisés pour l'instruction de la jeunesse; de la sorte ils remplaceraient les jésuites, dont beaucoup de cahiers déplorent la disparition. A tout prendre la foi n'est pas trop entamée, en outre la charité subsiste. Mais voici la grave déformation des âmes sacerdotales : presque à chaque page des cahiers se devine l'impatience du joug hiérarchique. Partout il semble qu'un ennemi soit visé, ennemi qu'on ne nomme point, mais auquel on pense toujours. Cet ennemi, c'est l'évêque; c'est, autour de l'évêque, cette collectivité superbe qu'on appeîîe le haut clergé. Les réclamations se formulent, sages en elles-mêmes et légitimes, mais moins avec le désir d'un avantage pour soi-même qu'avec l'arrière-pensée secrète d'une revanche contre le maître. En ce repli caché se dissimule la petite poche de fiel qui infecte tout. En majorité dans la commission des cahiers, les curés protestent contre leur sort précaire : mais ils ont en vue moins leur pauvreté que la richesse qui est au-dessus d'eux. Chaque doléance porte avec elle sa glose, très transparente quoique rarement exprimée. Pour les dignités ecclésiastiques on demande le concours, un mini- mum d'âge, des règles d'ancienneté. Quoi de plus juste? Mais le vœu n'est anonyme qu'en apparence; aux yeux de ceux qui le développent, il se personnifie sous une forme con- crète, celle de l'évêque nommé trop jeune, du grand vicaire qui ne sait rien, du chanoine promu à vingt-cinq ans, et pour qui, à vingt-cinq ans, a commencé le repos. Certaines for- mules se répètent, à la fois onctueuses et perfides : on parle des a vertueux pasteurs blanchis sous les travaux du minis- tère »; de tout son poids l'éloge retombe en blâme sur ceux

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qui n'ont blanchi que dans l'inaction. Puis il y a dans le bas clergé certains arriérés d'humiliation à liquider. L'évêque, en vertu d'un ancien édit, a le droit, de sa propre autorité, d'infliger à ses curés un internement de trois mois au sémi- naire : contre cette pénitence disciplinaire les cahiers, un peu partout, au nord comme au midi, à l'est comme à l'ouest, s'insurgent en une grande montée de révolte. Cependant les curés, en leur zèle pour prendre un peu en haut, pour ajouter un peu en bas, se mettent à répéter des phrases toutes faites, vagues, imprécisées, mal comprises, qui peuvent servir à deux fins, pour décorer des pensées de justice, pour inaugurer la confiscation. Ils parlent de bénéfices à réunir, de revenus abbatiaux à appliquer en partie au culte ou à la charité, de caisse centrale alimentée avec le superflu des riches et admi- nistrée par l'autorité civile : par ils fournissent à la Révo- lution naissante les premiers fils de la trame la Révolu- tion triomphante les enveloppera.

Cette disposition envieuse vicie même le bien. C'est pour- quoi la rédaction des cahiers s'achève souvent dans le trouble et la dispute. En maints endroits l'évêque tient à formuler ses réserves. A Amiens, il exprime la crainte que les Etats généraux contiennent trop peu de prélats et que les questions religieuses y soient discutées sans compé- tence (1). A Clermont, il proteste contre la prétention des curés à s'assembler pour débattre leurs intérêts et à se cons- tituer « en corps particulier dans le clergé (2) ». A Verdun, il s'élève contre le vœu de ses prêtres qui aspirent à nommer eux-mêmes les chefs de chaque décanat (3). A Evreux, il raille durement la présomption des curés qui, à propos des cahiers, veulent régler toutes choses et se piquent d'être à la fois « administrateurs, légistes, financiers » (4). Au Mans, le

(1) Archives parlementaires, t. I, p. 736-737.

(2) Ibid., t. V. p. 562.

(3) Ibid., t. VI, p. 128.

(4) Archives nationales, B», carton 40.

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chef du diocèse, avant de signer les doléances, ajoute au- dessus de son nom ces mots : « Sous réserve de tout ce qui peut être contraire à mes droits (1). » Pareillement l'évêque de Troyes inscrit sur le cahier la mention suivante : « Je n'ai point été d'avis d'un grand nombre des articles; c'est pour- quoi je fais toutes protestations et réclamations (2). » En plusieurs lieux, les chanoines, les abbés, les délégués des couvents sont plus irrités encore que l'évêque. C'est qu'à la réprobation des nouveautés s'ajoute pour eux le dépit du droit de vote qui leur a été si parcimonieusement mesuré. A Rouen, le chapitre dénonce l'envahissement des « pasteurs du second ordre » appelés tous, fussent-ils congruistes, à l'assemblée bailHagère. A Paris, le chapitre de Notre-Dame redoute que le haut clergé soit insuffisamment représenté et, dans cette prévision, supplie le roi de déléguer de sa propre autorité plusieurs évêques de chaque métropole pour siéger aux Etats (3). A Arras, les abbés réguHers, chanoines, dé- légués des communautés religieuses, en une remontrance solennelle revêtue de 102 signatures, protestent par avance contre la composition des Etats généraux : « Les quatre cin- quièmes des représentants du clergé, disent-ils avec un dépit hautain, seront uniquement composés de curés, députés par d'autres curés (4). » Plus les élections s'approchent, plus les esprits sont excités. Au Mans, quelques ecclésias- tiques font circuler un avis ainsi conçu : « Si quelqu'un re- trouve le bon sens de Monseigneur, il est prié de le rapporter à l'évêché, chez M. B***. » M. B*** est un chanoine qui passe pour le confident de l'évêque (5). A Arras, à la veille du scrutin, un pamphlet dénonce l'évêque, M. de Gonzie, comme a l'ami de Brienne », comme « l'espion du gouvernement »

(1) PiOLlN, L'Eglise du Mans pendant la Révolution, t. I, p. 27-28.

(2) Archives parlementaires, t. VI, p. 75.

(3) Ibid., t. V, p. 268.

(4) Paris, La jeunesse de Robespierre, p. 367 et appendice, p. 65.

(5) PiOLiN, U Eglise du Mans pendant la Révolution, t. I, p. 12.

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comme un homme à peine digne « du poste de souffleur d'en- censoir ». Gomme on n'est trahi que par les siens, il se trouve que l'auteur anonyme du libelle est un juge au tribunal de l'évêché, ennemi de Conzie, mais pour tout dire ennemi aussi de Robespierre, qu'il qualifie d' t agneau enragé ». Le haut clergé exerce, à l'occasion, des représailles : à Lyon, un gi*and vicaire s'oublie jusqu'à désigner d'un geste méprisant les ecclésiastiques du second ordre et les traite de « tas de curés (1) ». Parfois des retours de mansuétude chrétienne substituent tout à coup à des scènes de reproche des scènes d'attendrissement. A Troyes, un prêtre ayant osé attaquer très vivement l'évêque, celui-ci, comprimant son cœur, va à son adversaire, le remercie de sa franchise, et aux applau- dissements de toute l'assistance, l'embrasse. Cependant, parmi les prélats, il en est quelques-uns qui, en s'installant à la commission des cahiers, ont réussi à écarter les vœux les plus téméraires. Tels sont les évoques de Luçon et de Poitiers. Alors c'est au tour des curés de se dire joués : « Le cahier, écrit avec dépit l'un des curés vendéens, n'est à proprement parler que le cahier de Nosseigneurs les évêques; aussi est-il sans ordre, sans énergie, sans style et sans fran- çais (2). »

0 Je crois que pour la députation les curés feront la voile », écrivait familièrement à Necker le lieutenant général d'Agen (3). Il ne se trompait pas. Les élections furent le triomphe de la démocratie ecclésiastique. A Soissons, l'évêque, M. de Bourdeilles, fut jugé si impopulaire que ses amis eux-mêmes n'osèrent le présenter. La province d'Artois ne nomma que des curés. A Amiens, l'évêque fut élu, maiA par 239 voix seulement sur 457 votants. Au Mans, l'évêque

(1) GtJiLLON DB MoSTLÉON, Mémoires pour servir à l'histoire de la ville de Lyon, t. I, p. 38.

(2) Lettre de l'abbé Jallet, cure de Ghérigné, en Poitou. (Chassin, La Préparation de la guerre de Vendée, t. I, p. 68.)

(3) Archives nationales, B™, carton 1, p. 104.

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ne triompha qu'avec peine, et par l'influence d'un de ses prêtres. A Bourges, l'archevêque fut nommé, mais, dil-on, moins par sympathie que par des circonstances particulières qui ne permirent pas de l'exclure. L'évêque de Luçon, quoique ayant accaparé la rédaction des cahiers, fut élu le dernier, et pareillement l'évêque de Poitiers. Dans le grand diocèse de Besançon, les sept députés furent cinq curés et deux membres de collégiales de second ordre. L'évêque de Tulle échoua. Il en fut de même de l'évêque d'Aire, de l'évêque de Troyes et aussi des évêques de Dax et de Belley, qui supportèrent impa- tiemment le mécompte de l'insuccès. A Mâcon, à Chalon-sur- Saône, l'évêque fut pareillement supplanté par des curés. Sur 296 membres ecclésiastiques élus, il y aurait 47 évêques, 12 chanoines, 6 grands vicaires, 23 abbés, religieux, profes- seurs ou prêtres sans fonctions, 208 curés. Que ces 208 curés fussent, même en partie seulement, attirés vers le tiers état, et c'en serait fait de l'Eglise privilégiée.

IV

Le 4 mai, les membres des trois ordres convoqués à Ver- sailles se rendirent processionnellement de Notre-Dame à Saint-Louis. Les historiographes nous apprennent que les évêques étaient séparés du bas clergé par un corps de mu- sique. Ainsi le cérémonial s'appliquait à graver les rangs loin de les confondre. La messe du Saint-Esprit fut célébrée. En une harangue de circonstance, l'évêque de Nancy, M. de la Fare, offrit au roi « les hommages du clergé, les respects de la noblesse, les très humbles supplications du tiers état ». Les gens du tiers écoutaient, l'amour-propre très en éveil, et médiocrement satisfaits de la gradation. En re- vanche, ils purent applaudir à leur aise quand, à la fm du

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discours, le prélat, excitant ceux qu'il venait d'humilier, dépeignit en paroles presque factieuses la misère des cam- pagnes, la patience du peuple, « vrai peuple martyr », et l'odieuse rapacité des agents du fisc.

Le 5, le roi ouvrit solennellement les Etats. Il s'était, à ce qu'on rapporte (1), répété plusieurs fois son discours et le prononça avec une dignité assurée qui plut. Le garde des sceaux, M. Barentin, gâta par l'abondance des lieux com- muns les plus généreuses maximes et les conseils les plus sages. Puis, en un long rapport, Necker accumula les chilïres et les faits : tel était le goût de rhétorique que les députés lui reprochèrent de les avoir traités comme de simples notables ou comme les membres d'une simple assemblée provinciale.

Au milieu de toutes ces pompes, une pensée dominait. Les pouvoirs des députés seraient-ils vérifiés en commun, c'est-à-dire dans l'assemblée générale des trois Ordres? Au contraire chaque ordre contrôlerait-il séparément les man- dats de chacun de ses membres? La question, quoique de simple procédure, serait, suivant l'issue, féconde en consé- quences. Si les trois ordres se rassemblaient pour délibérer en commun, même en vue d'un objet limité, il était vrai- semblable que, le précédent s'érigeant aussitôt en règle, ils ne se sépareraient plus; or, cette fusion des Ordres, ce serait la fin de l'ancien régime.

Le 6, de grand matin, un placard fut affiché qui contenait ces lignes : « De par le roi. Sa Majesté ayant fait connaître aux députés des trois ordres l'intention elle était qu'ils s'assemblassent dès aujourd'hui 6 mai, les députés sont avertis que le local destiné à les recevoir sera prêt à neuf heures du matin. » Les représentants du tiers ne connais- saient d'autre « local » que la salle des Menus-Plaisirs, la veille le roi avait inauguré les Etats. C'est que, dès neuf heures, ils arrivèrent par groupes. C'était une vaste salle,

(1) Mme Campan, Mémoires, t. II. p. 37.

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longue de 120 pieds, large de plus de 50, propice aux grands auditoires et aux grands effets d'éloquence. Eloquents, les nouveaux venus ne demandaient pas mieux que de l'être, et même ils ne doutaient point qu'ils ne dussent faire beau- coup de bruit dans le monde. Mais à cette première heure, ce qui dominait en eux, c'était l'embarras. Tout leur était inconnu, Versailles, la cour, le gouvernement, les lieux eux-mêmes. De traditions, il n*y en avait point, hormis les précédents de 1614, bien vieux pour qu'on en eût cure. Los représentants se groupèrent par province ou bien au hasard des rencontres faites à l'hôtel ou au restaurant. Après coup on a établi entre eux des classifications. A ce début il n'y en avait pas l'ombre. Ils étaient à la fois impor- tants et gênés, secrètement avides d'un mot d'ordre, mais aussi très impatients de paraître commander; car rien n'est indépendant comme l'inexpérience. L'heure s'avançait. On attendit les gentilshommes, les ecclésiastiques. Nul ne vint. En revanche, la salle s'emplit d'hommes de toute sorte, non seulement députés mais étrangers; quiconque avait une mise décente entrait librement et s'asseyait sans façon parmi les représentants. Dans cette confusion, 0 y avait urgence à introduire un peu de discipline. Nul n'émergeait, hormis Mirabeau connu surtout par ses vices, Target par ses succès au palais. Meunier par son rôle dans les assemblées du Dauphiné, sa patrie. Ni Sieyès, ni Bailly n'étaient là; car ils seraient envoyés à l'assemblée par la ville de Paris. Or, Paris n'avait pas encore achevé les opé- rations du scrutin, et cette session ouverte sans que les élec- tions fussent terminées n'était pas une des moindres sin- gularités d'une époque qui en compterait beaucoup. Faute de mieux, on s'enquit du plus âgé des élus : on lui confia une sorte de police et on lui adjoignit, pour l'aider, six assis- tants. Le principal souci se portait sur l'attitude des privilégiés. Gomme le temps s'écoulait sans qu'aucun d'eux parût, un murmure s'éleva avec une réprobation

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grandissante. Sur les bancs, on se rappelait les petites humi- liations des derniers jours : les nuances de rang dans la pré- sentation au roi, les gradations méprisantes de l'évêque de Nancy, et surtout les difîérences de costume dans la pro- cession de Notre-Dame à Saint-Louis. « Avec nos habits noirs, disaient les uns, nous ressemblions à des frères des Ecoles chrétiennes. Non, répondaient les autres, mais plutôt à Orgon dans Tartufe (1). » On atteignit midi, puis une heure. Nobles et prêtres n'arrivaient point. De leur abs- tention il y avait un bon motif. A chacun des deux premiers ordres une chambre spéciale de délibération avait été ré- servée dans V Hôtel des Menus : c'était pour le clergé la sall« des Cent-Suisses, pour la noblesse la salle des Gardes. Ils s'y étaient rassemblés, venaient même de décider qu'ils procéderaient séparément à la vérification des pouvoirs. A deux heures et demie, les membres du tiers état se sépa- rèrent, fort déçus de leur isolement, mais obstinés plus encore que déçus.

Dès le premier jour, les trois Ordres venaient de se fixer dans l'attitude ils persévéreraient.

Le tiers état, après cette séance résumée en une attente de cinq heures, semblait mystifié. Il ne l'était qu'en appa- rence. D'abord, tandis que les prêtres et les nobles étaient relégués en des locaux d'étendue médiocre, à peine suffisants pour eux-mêmes, ils avaient, eux, gens de roture, la grande salle, et ayant la grande salle, ils figureraient aux yeux du peuple, par le fait seul de cette image matérielle, la vraie, l'unique représentation. A ce bénéfice de la possession s'ajoutait pour eux un autre avantage, celui d'avoir, dès le premier jour, discerné, reconnu, conquis un solide terrain de. combat. Ce fut l'instinctif génie de chacun et de tous sans que l'honneur de l'inspiration puisse revenir spéciale- ment à personne de comprendre que le meilleur moyen

(1) La Réveuxkrb-LkteauXj Mémoires, p. 71.

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de vaincre l'adversaire serait de l'énerver par obstination, de ne lui laisser en quelque sorte d'autre alternative que la responsabilité d'un brisement ou l'union. Les gens du tiers venaient d'attendre pendant plusieurs heures; ils attendraient pendant plusieurs jours, plusieurs semaines s'il le fallait, jusqu'à ce que par patience ils amenassent les dissidents des deux autres Ordres, puis les deux autres Ordres eux-mêmes à venir vers eux. Leur devise serait obstination passive, et cette obstination, fruit d'un accord tacite, d'une intuition collective, simultanée, conquerrait la victoire.

La noblesse s'était hâtée, comme le tiers état, de marquer son orientation. En cette séance du 6 mai, réunie dans la salle des Gardes, elle avait, par 188 voix contre 47, voté la vérification séparée. Les seuls dissidents avaient été les députés du Dauphiné, avec eux quelques grands seigneurs, inclinés par générosité ou coquetterie vers les nouveautés, en outre quelques amis de Necker. Le tiers état s'absorbe- rait dans une seule pensée : conquérir par patience la fusion. La noblesse se fixerait dans une pensée unique aussi : prolonger la séparation.

Autant la noblesse et le tiers état se distinguaient par le net relief de leur volonté, autant l'ordre ecclésiastique était travaillé de pensées divergentes. Il s'était rassemblé dans la salle des Suisses sous la présidence du cardinal de La Rochefoucauld, personnage plus décoratif par les titres qu'éminent par les lumières. Les évêques s'étaient assis sur des bancs à part, et un peu plus loin les curés. Gomme dans la chambre de la noblesse, on avait décidé la vérification séparée, mais par 133 suffrages seulement contre 114. Qu'on déplaçât 10 voix, et la majorité n'existerait plus. En ce partage d'opinions, les hauts dignitaires sentaient l'urgence de concéder quelque chose pour ne pas tout perdre : beau- coup de curés, de leur côté, inclinaient à accueillir des accords qui préviendraient toute scission publique dans leur Ordre, tout déchirement dans la représentation natio-

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nale. Tandis que le tiers état s'obstinerait, tandis que la noblesse se cabrerait, le clergé flotterait entre l'un et l'autre, avec le vague espoir d'étendre son arbitrage sur tous deux.

Le tiers état aurait été bien mal informé s'il avait ignoré cette disposition, bien mal inspiré s'il l'eût négligée. Le clergé divisé lui fournirait l'appoint numérique et moral néces- saire pour vaincre. Le 7 mai arrivèrent, de la salle des Menus dans la salle des Suisses, deux messagers : c'était Leroulx, doyen du tiers état, puis Mounier, représentant du Dau- phiné, et très influent sur l'archevêque de Vienne. Ils de- mandèrent la vérification en commun. Alors commença, entre le tiers qui avait besoin du clergé et le clergé déjà attiré en partie vers le tiers, une série de prévenances pous- sées jusqu'à la coquetterie. Les délégués furent reçus, dit une relation contemporaine, « avec la plus grande honnê- teté (1) », puis on les reconduisit avec de grandes marques d'honneur. Dans la journée, une députation, dans laquelle on fit entrer deux évêques, alla porter la réponse : cette réponse consistait dans la promesse de désigner des com- missaires conciliateurs qui s'aboucheraient avec ceux des deux autres ordres. Le clergé insista, en outre, auprès de la noblesse pour que celle-ci se prêtât aux pourparlers. Sur ces entrefaites, l'un des députés du tiers état mourut. Aussitôt le clergé décida que la première messe célébrée serait dite pour lui; une députation fut choisie pour assister aux funé- railles, auxquelles se rendirent d'eux-mêmes presque tous les curés. L'un des contemporains, en rendant compte des obsèques, a soin de remarquer que « cette cérémonie, toute triste qu'elle a été, a beaucoup flatté le tiers (2) ». Puis on se mit à nommer les commissaires. Enfin, pour bien marquer son esprit conciliant, l'ordre ecclésiastique

(1) Récits des principaux faits qui se sont passé dans la salle du Clergé, par l'abbé Vallbt, p. 8.

(2) Jbid., p. 11.

HO HISTOIRE RELIGIEUSE DE LA RÉVOLUTION

suspendit la vérification des pouvoirs de ses membres.

L'inexpérience allongeait tout. Ce fut le 23 mai seulement que les commissaires conciliateurs purent se réunir. La no- blesse avait choisi huit députés, entre autres le duc de Luxembourg, le comte d'Entraigues, puis Gazalès, qui déjà avait laissé échapper ses premières bouffées d'éloquence. Le tiers état avait nommé pour délégués plusieurs de ceux qui bientôt monteraient au premier rang : Thouret, Le Cha- pelier, tous deux avocats, l'un venu de Normandie, l'autre de Bretagne, Rabaut Saint-Etienne, pasteur réformé et fils de pasteur, en outre Target, Mounier, et Barnave encore inconnu. Le débat, quoiqpie prolongé pendant deux jours, fut stérile et devait l'être; car les députés du tiers avaient pour mandat exclusif la vérification en commun. Quant aux gentilshommes, ils se jugeaient constitués, avaient déjà entamé dans leur chambre leur propre vérification; et tout ce qu'ils pouvaient ou voulaient accorder, c'était que, le passé se trouvant irrévocable, la question fût examinée en vue des prochains Etats généraux. Les délégués du clergé étaient les archevêques d'Arles et de Bordeaux, l'évêque de Clermont, un archidiacre et quatre curés. Ils laissèrent se développer les prétentions contradictoires. Quand nobles et bourgeois se furent tus, l'un d'eux suggéra un plan de conciliation : leur proposition maintenait la vérification par ordre, mais soumettait aux trois ordres réunis les élections contestées.

Il semble que les députés du tiers état aient attendu davantage de l'Ordre ecclésiastique. Dans l'espoir de brus- quer le succès, ils imaginèrent une démarche solennelle, bien propre à frapper les imaginations et à rallier d'un mouve- ment spontané les curés à la cause du peuple. Le 27 mai, les membres du clergé étaient dans leurs bureaux, occupés au dépouillement des cahiers, quand on leur annonça une dépu- tation du tiers. En hâte, ils rentrèrent en séance. Aux abords de la salle et dans la cour des Menus, un grand nombre de

LA DESTRUCTION DES PRIVILÈGES Ifl

curieux s'étaient assemblés. La délégation, très nombreuse, avait à sa tête Target, avocat puissant mais de langage emphatique, un peu noyé dans son éloquence. En des paroles souvent rapportées depuis, il adjura les memibres du clergé, a au nom du Dieu de paix et au nom de la nation, de se réunir à eux dans la salle de l'assemblée générale et d'y aviser aux moyens de rétablir la concorde «.Les délégués escomp- taient un vote d'acclamation. Un instant, ils purent croire qu'ils le tenaient; car qpielques prêtres et avec eux l'évêque de Chartres proposèrent qu'incontinent la fusion s'opérât. Cependant deux des députés du tiers déclarèrent qu'il s'agis- sait, non de vues à échanger dans une assemblée générale, mais d'une délibération à commencer immédiatement et avec le vote p£ir tête. Sur cette remarque, la réflexion reprit ses droits, et la décision définitive fut ajournée.

Cette époque fut celle de la plus grande confusion.

La chambre du tiers état éveillait l'idée d'une grande puissance, mais d'une puissance inorganisée et qui se dé- gage mal du chaos. Point de règlement encore, mais de sim- ples projets pour en édicter un; point d'ordre du jour fixe; au bureau, un doyen entouré d'assesseurs, à raison d'un par gouvernement provincial; point de reproduction des débats, mais de simples notes; partout sur les bancs, des étrangers (1). Un jour Malouet ayant demandé qu'on les expulsât, on lui répondit : « Y pensez-vous? nous sommes tous frères. » Quelques-uns commençaient à se créer leur place : ainsi en était-il de Barnave, dont Mirabeau disait ; « Ce jeune Dau- phinois annonce de grands talents et particulièrement ceux d'orateur. » Certains représentants observaient en silence les lieux, les hommes, et traçaient l'horoscope de leurs col- lègues. Tel était Robespierre, perspicace par envie comme d'autres par génie, a Target, écrivait-il, dit avec emphase

(1) V. Baillt, Mémoires, t. I, p. 76-88. V. aussi Etienne Dumont (de Genève), Souvenirs, passim.

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des choses communes. Quant à Mirabeau, son caractère moral lui ôte toute considération. Mounier jouera ici un moindre rôle que dans sa province. » Puis il ajoutait, en un ton perçait déjà le dénonciateur : « Le plus suspect des patriotes, c'est Malouet (1). » Malouet, ancien intendant de la marine, méritait par sa sagesse et ses lumières ce pro- nostic haineux. Les amours-propres, perpétuellement en éveil, guettaient partout des manques d'égards : on s'indi- gnait, tantôt que le roi eût ajourné une réception, tantôt qu'un maître des cérémonies eût, sous une forme un peu familière, assuré le doyen de « son vif attachement ». Le nom de tiers état humiliait, a Ce mot, écrivait Robespierre, est ici proscrit comme un monument de l'ancienne servi- tude. » Aussi une autre désignation avait prévalu, celle à' Assemblée des Communes, nom plus éclatant et qui réson- nerait mieux dans le monde. Cependant aux petitesses de la vanité se mêlaient les grandeurs de l'obstination. Les députés calculaient en chiffres fort précis que, sur cent citoyens, ils en représentaient 96. «Nous sommes, disaient-ils, les mandataires de 25 millions d'hommes, et on ne nous fera pas faire ce que nous ne voulons point. »

En sens inverse la noblesse s*exaspérait. En sa chambre séparée, elle achevait la vérification des pouvoirs de ses membres. Elle s'était accrue des députés de Paris, nommés, comme on le sait, après la convocation des Etats généraux. Ils s'appelaient Lally-Tolendal, Clermont-Tonnerre, Du- port, Saint-Fargeau, le duc de La Rochefoucauld, et à des degrés fort divers, inclinaient presque tous vers le parti des réformes. Mais les amours-propres étaient trop engagés pour qu'ils pussent exercer une influence modératrice. Puis, même dans les esprits les plus conciliants, un grand scrupule naissait, par suite des mandats très impératifs qui enjoi- gnaient le maintien des anciennes formes. Le 28 mai, la

(1) Lettre du 24 mai. (Pakis, La jeunesse de Robespierre, appendice.)

LA DESTRUCTION DES PRIVILÈGES 113

noblesse, creusant la séparation, proclama la distinction des Ordres comme loi fondamentale de la monarchie.

Quant au clergé, de jour en jour il se désagrégeait. L'ar- chevêque de Paris, M. de Juigné, venait d'être nommé. Avec neuf autres ecclésiastiques dont le plus notable était l'abbé de Montesquiou, il avait été délégué aux Etats généraux par le clergé de la capitale. Il fit dans la salle une entrée solennelle, en grand costume et précédé de la croix. On sa- vait le prélat très attaché à l'ancien régime. Quelques curés virent dans cet appareil, soit une dérogation à l'égalité, soit un essai d'intimidation, et on put saisir parmi eux un léger, très léger murmure. Plusieurs prêtres se signalaient par leur zèle novateur : tels étaient Dillon, curé du Vieux-Pouzauges, Thibault, curé de Souppes, Gouttes, curé d'Argeliers, puis Grégoire, curé d'Embermesnil. Au-dessus d'eux, on citait les évêques favorables ou acquis à la cause populaire : M. de Lubersac, évêque de Chartres, M. de Seignelay-Colbert, évêque de Rodez, M. de Cicé, archevêque de Bordeaux, puis le vénérable M. Lefranc de Pompignan, archevêque de Vienne. Fort inquiets de leur majorité de plus en plus pré- caire, les partisans de l'ancien régime cherchaient un expé- dient qui leur donnât l'apparence de l'entente avec les Gom munes sans les contraindre à s'absorber en elles. Leur habi- leté serait extrême s'ils parvenaient à devancer le tiers en sollicitude démocratique et à noyer dans un flot de mesures bienfaisantes l'irritant problème de la vérification. Sur ces entrefaites, un prêtre, M. de Goulmiers, abbé d'-Aibecourt, fournit la diversion souhaitée. L'abbé parla de la rareté des subsistances, de la pénurie des blés, déposa même sur le bureau un horrible morceau de pain noir pris dans une mai- son voisine, ce qui excita, dit un témoin oculaire, t beau- coup de compassion (1) »; puis il conclut à l'élection d'un comité pour remédier aux misères du peuple. L'idée rallia

(1) Récit des principaux faits qui se sont passés dans la salle du Clergé, par l'abbé VAi.Tj:r, p. 47.

114 HISTOIRE RELIGIEUSE DE LA RÉVOLUTION

toutes les opinions, et aussitôt l'évêque de Nîmes fut délé- gué vers l'assemblée du tiers pour demander qu'elle s'as- sociât à l'initiative du clergé. L'évolution ne laissait pas que d'être avisée. Si les Communes adoptaient le projet, elles risquaient que la vérification fût reléguée au second plan. Si, au contraire, elles négligeaient la suggestion, elles pa- raîtraient moins empressées que les privilégiés pour les be- soins du peuple. Avec une rare prestesse, le doyen, qui était Bailly, esquiva la réponse : « Que messieurs du clergé, dit-il, viennent à nous, et alors nous travaillerons ensemble à sou- lager les misères publiques et à en prévenir le retour. »

En cette rivalité, il semblait que le gouvernement pût agir utilement sur les esprits, et il ne manquait pas de voix pour l'y convier. Malouet aboucha Mirabeau avec Necker. C'était, autant qu'on peut fixer les dates, vers la fin de mai 1789. Mirabeau, qui avait déjà marqué sa place dans l'assemblée, craignait l'anarchie croissante, semblait disposé à servir, si elle était raisonnable, la politique royale. Par malheur, à la Cour, on le détestait sans le redouter encore. La réception du ministre fut froide, avec une nuance de dédain comme on ferait vis-à-vis d'un stipendié qu'on achète. Mirabeau, méritant peu l'estime, la souhaitait par-dessus tout. Il sortit ulcéré, et d'allié entrevu devint ennemi (1). Dans le même temps, une solution fut préconisée qui consisterait à mêler ensemble les éléments qui s'harmoni- saient, c'est-à-dire à fusionner en une haute chambre le haut clergé et la noble^Tse, puis à réunir le clergé du second ordre aux Communes. La combinaison avait été proposée par l'évêque de Langres, M. de la Luzerne. Fût-on parvenu, dans l'ardent travail d'une Révolution commen- çante, à contenir l'une des deux chambres par l'autre? Nul, après coup, ne le peut dire. En tout cas, rien ne fut tenté. Cependant Louis XVI souhaitait la paix, et avec passion.

(1) Malouet, Mémoires, t. I, chap. xii

LA DESTRUCTION DES PRIVILÈGES H5

Sur son initiative, les commissaires conciliateurs se rassem- blèrent derechef, en présence du garde des sceaux. Il y eut plusieurs réunions. Le plan déjà proposé fut repris; pour essayer de le rendre plus acceptable, on y ajouta un amen- dement qui, en cas de désaccord entre les ordres sur les élections contestées, remettait au roi la décision souveraine. Mais l'arrangement ne fut agréé que pai" le clergé; la noblesse ne s'y prêterait que par obéissance; le tiers état le rejeta.

Depuis un mois, les députés des Communes temporisaient. Tout étant miné dans le clergé, et la noblesse seule faisant bloc, le moment parut venu des coups de hardiesse. Le 10 juin, Sieyès proposa une dernière invitation aux privi- légiés (il avait dit d'abord sommation) pour l'examen des pouvoirs en commun. S'ils ne se rendaient pas de suite à la salle des Etats, on commencerait sans eux la vérifica- tion générale, et on prononcerait défaut contre les absents.

On savait l'opposition de la noblesse. Que ferait le clergé? Lell juin,iln'yavaitpointdeséance, à cause de la Fête-Dieu. Spontanément, en une extrême surexcitation, une centaine de curés se rassemblèrent. Ils voulaient de suite se rallier aux Communes. On eut peine à obtenir de leur impatience un sursis. Le 12, on commença dans la chambre ecclésias- tique à délibérer sur la motion de Sieyès. M. de Juigné, arche- vêque de Paris, M. de Boisgelin, archevêque d'Aix, prê- chèrent la résistance. La même cause eut aussi pour avocat un prêtre, député de Péronne, qui se rendrait bientôt fa- meux par son éloquence et qu'on appelait l'abbé Maury. Pen- dant cinq jours la discussion traîna, soit par incertitude des esprits, soit par attente d'une décision royale qui épargne- rait l'embarras de se prononcer. Du côté du pouvoir, il n'y eut que des conseils, mais point de résolution, et les mi- nistres du roi ne surent ni remanier les Etats, ni les guider, ni les dissoudre. Tandis que les débats se prolongeaient dans la chambre du clergé, on voyait de temps en temps un prêtre se lever, se glisser silencieusement hors de l'enceinte

116 HISTOIRE RELIGIEUSE DE LA RÉVOLUTION

et passer dans la salle du tiers. A la vue de chaque soutane, les applaudissements éclataient. De proche en proche, ils se continuaient dans la foule massée au dehors; car chaque jour une multitude tout enfiévrée des événements accourait de Paris à Versailles. Trois curés arrivèrent le 13 juin aux Communes, six le 14, deux le 15, six le 16, en tout dix-sept. Ceux des ministres qui étaient liés au parti de la cour affec- taient le dédain : « Je vous fais mon compliment, disait avec ironie le garde des sceaux Barentin à Bailly, sur les con- quêtes que vous venez de faire. La conquête est petite, répliqua Bailly, mais elle est le présage d'une bien autre victoire. »

Cette victoire, les Communes avaient hâte de l'assurer. Le 12 et le 13 juin, dans la salle des Menus, on avait procédé à l'appel des membres du clergé et de la noblesse, puis des membres du tiers état. Ceux-ci seuls avaient répondu. Ainsi s'était accompli le simulacre de la vérification des pouvoirs. Mis en goût d'usurpation, les députés tentèrent un second coup d'audace. Se jugeant constitués, ils se mirent à recher- cher pour eux-mêmes une appellation se marquerait à la fois l'effacement des anciennes distinctions, l'égalité des man- dataires du peuple. Plusieurs motions se succédèrent, applaudies d'abord, puis rejetées. Sur ces entrefaites, le 16 juin, un député inconnu qu'on appelait Legrand et qui jamais ne sortirait de robscurité, hasarda le nom d^assemblée nationale. Le soir, la proposition fut reprise par Siéyès et le 17 fut adoptée par 491 voix contre 90.

Dans la chambre ecclésiastique se traînait, à propos de l'examen des pouvoirs, un débat déjà tranché ailleurs, beaucoup de curés avaient cessé d'écouter. Leurs oreilles se tendaient vers la grande salle, la seule vibrante, la seule connue du peuple. On était sur le point d'aller aux voix quand on sut le vote de la nouvelle motion Sieyès. Il n'y eut point de séance le 18 à cause de l'octave de la Fête- Dieu. A l'ouverture de las'^ance suivante, sous l'impression

LA DESTRUCTION DES PRIVILEGES 117

toute chaude encore de l'événement, le scrutin s'ouvrit. Il y eut 135 voix pour la vérification séparée, 127 pour la véri- fication en commun, puis 12 autres voix pour ce dernier avis, mais avec la réserve de la distinction des ordres. Brusque- ment le cardinal de La Rochefoucauld leva la séance. Après son départ, les partisans de la fusion reprirent leur place, recommencèrent l'appel, rédigèrent une adresse pour de- mander la vérification dans l'assemblée générale. Cette adresse fut signée par 122 membres, puis, après dîner, par 22 autres, et enfin par 5 retardataires, en sorte que le nombre total des adhérents fut de 149. La majorité était mince, peut-être même un peu racolée, mais on la tenait.

On sait le reste : la stupeur indignée de la cour à la nou- velle de l'assemblée nationale constituée; Louis XVI faisant fermer le 20 juin la salle des Menus sous prétexte des pré- paratifs d'une séance royale; les députés se réunissant dans l'enceinte du jeu de paume et y jurant de ne point se séparer avant d'avoir assuré la constitution du royaume; le pouvoir, tracassier au lieu d'être énergique, faisant fermer le feu de paume aussi bien que la salle des Etats; les représentants à la fois obstinés et nomades, cherchant le 22 juin un asile, d'abord à la chapelle des Recollets, puis à l'église Saint- Louis.

C'est en cette église que se consomma la fusion de la dé- mocratie et de l'Eglise. Depuis quelque temps, les gens des Communes étaient en séance, quand l'évêque de Chartres survint, annonçant l'arrivée des ecclésiastiques qui avaient voté l'union. Plusieurs de ces prêtres, s'illusionnant encore et limitant la portée de leur démarche, se flattaient de sauver la distinction des Ordres en acceptant la vérification en commun. Ils entrèrent par les portes du chœur, conduits par l'archevêque de Vienne. A leur vue l'assemblée se leva, puis éclata en applaudissements. Le président Bailly, pour marquer leur préséance, les invita à se ranger dans la partie supérieure de la nef d'où les membres du tiers état s'étaient

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courtoisement retirés (1). Il plaça à ses côtés, avec de grandes marques de respect, M. Lefranc de Pompignan. Puis au milieu des transports et des embrassements, il célébra les « dignes pasteurs dont les noms seraient inscrits dans les fastes de la patrie ».

Les événements qui suivirent n'appartiennent plus qu'à l'histoire générale. Il n'était bruit que de la conduite du clergé quand s'ouvrit le 23 juin la séance royale. Louis XVI proclama la nécessité du vote de l'impôt par les états géné- raux, annonça des Etats provinciaux librement élus, promit l'abolition de la taille et de la corvée, la suppression des douanes intérieures, l'abolition des lettres de cachet, la refonte des lois civiles et criminelles. Presque tout ce que les temps nouveaux réaliseraient de sage reposait en subs- tance dans la déclaration du monarque. Mais l'heure était passée des octrois royaux. L'impression fut d'ailleurs gâtée par les paroles finales. Le roi, comme il eût fait en un lit de justice, ordonna aux trois Ordres de se séparer de suite et de reprendi'e leurs séances dans Jcurs salles séparées. Ayant parlé de la sorte, Louis XVI se retira, suivi des gentilshommes et aussi des membres ecclésiastiques, même de ceux qui la veille avaient voté l'union. Les députés des Communes et, avec eux, quelques curés restèrent, résolus quoique non sans inquiétude, et bien éloignés des bravades que la légende surajouterait à l'histoire. La force publique se montra, puis disparut; et cette retraite rendit presque tout le monde patriote. Qu'ajouterai- je? Les prêtres qui, à la suite de l'archevêque de Vienne, s'étaient ralliés le 22 juin aux Communes, puis s'en étaient séparés le 23, y revinrent le 24. Le 25, 47 membres de la noblesse rejoi- gnirent aussi l'assemblée générale. Le 26, au début de la séance, on vit entrer dans la salle l'évêque d'Orange, puis l'évêque d'Autun, Talleyrand. Pour compléter la désagré-

(1) Le Point du Jour, 23 juin 1789.

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gation, un peu de violence ne messiérait pas. Dans les rues de Versailles, l'archevêque de Paris fut poursuivi, insulté, menacé, contraint de promettre qu'il se rallierait à la cause du peuple. Docilement il se rendit à l'assemblée et y fut accueilli avec une vénération dédaigneuse. Cette grande conquête achevait la victoire du tiers état. Mais y avait-il encore un tiers état? Ce jour du 26 juin fut le dernier de notre histoire ce nom gardât une significa- tion. Le 27, Louis XVI, contremandant tout ce qu'il avait ordonné le 23, prescrivit à la noblesse, au clergé, la fusion, en sorte que, l'usurpation devenant le droit, les Etats géné- raux s'absorbèrent dans l'Assemblée nationale. L'Ordre ecclésiastique, proclamé dès le moyen âge le premier de tous, reconnu comme tel pendant tout l'ancien régime, con- firmé dans ses honneurs par l'édit de Louis XIV, maintenu dans sa préséance cinq jours auparavant par Bailly rece- vant l'archevêque de Vienne, l'Ordre ecclésiastique avait cessé d'exister.

Les privilèges, entamés par l'abolition des Ordres, seraient abattus en masse dans la nuit du 4 août.

Depuis le 27 juin, les événements s'étaient précipités. Le 14 juillet, la Bastille avait été prise. La nouvelle avait provoqué une prodigieuse excitation. Les paysans s'étaient dit : « Puisque les Parisiens ont détruit leur forteresse, nous pouvons bien détruire les châteaux ». Et ils se jetèrent sur les châteaux, sur les abbayes aussi.

Ce fut une franche-lippée de pillage, une fureur de tout casser, un brutal accès de la bête populaire démuselée. On défonçait, on incendiait, on détruisait bien plus encore qu'on ne volait. Dans tout papier au sceau royal, on dia-

120 HISTOIRE RELIGIEUSE DE LA RÉVOLUTION

gnostiquait au hasard une charte de servitude; et en mon- ceau on brûlait tout, avec de grands cris d'esclaves déchaînés. En Normandie, dans le Maine, en Languedoc, ces scènes se répétèrent; la perturbation fut plus grande encore en Alsace, en Franche-Comté, en Bourgogne, en Beaujolais. A Lyon, si nous en croyons un contemporain, on apercevait au loin, de l'autre côté du Rhône, sur la rive dauphinoise, les colonnes de fumée des châteaux qui flambaient (1).

Ces nouvelles, arrivant par chaque courrier à l'Assemblée nationale, y répandaient l'effroi. Les plus hardis des nova- teurs, presque tous fort honnêtes gens, n'avaient prévu rien de pareil. On imagina un arrêté qui recommanderait au peuple d'être calme et d'exécuter sagement les lois en attendant qu'elles fussent abolies. Cet arrêté se diluerait dans une pro- clamation apaisante que les curés seraient chargés de lire au prône. Cependant, les troubles avaient partout pour prétexte ou pour cause la haine des vestiges féodaux. L'heure n'était- elle pas venue de sacrifier ces restes, de les sacrifier d'un seul coup comme on sacrifie du bois mort? C'est ce que se répé- taient, dans la journée du 4 août, quelques représentants.

En cet état des esprits s'ouvrit la séance du soir. Target lut la proclamation projetée la veille. A ce moment se leva le vicomte de Noailles. C'était un homme jeune, beau-frère de La Fayette, comme lui soldat de la guerre d'Amérique, comme lui appartenant à la minorité libérale de la noblesse, comme lui avide de popularité. Il observa que la déclaration ne serait efficace que si elle s'accompagnait de grands sacri- fices. Dans cette pensée, il proposa de décréter que l'impôt serait désormais égal pour tous et proportionnel aux revenus, que les charges publiques seraient supportées également par tous, que les droits féodaux seraient rachetables, que les corvées seigneuriales et toutes les servitudes person- nelles seraient abolies sans rachat.

(1) GuTLLON DE MoNTLÉON, Mémoires pour servir à l'histoire de Lyon, t. I, p. 42.

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Tout grava l'impression, et la solennité des circonstances, et l'importance des réformes, et le rang de ce destructeur de privilèges qui était lui-même un des plus illustres parmi les privilégiés. Ce qu'un grand seigneur venait de dire, un autre grand seigneur, le duc d'Aiguillon, le répéta. « Nous réprimons, dit-il, les désordres; ne trouvent-ils pas leur excuse dans les abus qui les ont enfantés? » Il demanda, pour les villes, corporations, communautés, individus, la suppression de toute exemption personnelle. Il ajouta pour- tant que les droits féodaux et seigneuriaux, quoique suppri- més, devraient être perçus jusqu'à leur remboursement. Dans cette réserve il y avait prévoyance, inquiétude aussi; car il était à redouter que le peuple fit des lois votées deux parts, prenant acte de sa libération, mais répudiant toute condition onéreuse de rachat.

Cette ombre soucieuse ne fit que passer. Dans la brèche que deux gentilshommes venaient d'ouvrir à travers leur propre domaine, tout le monde se précipita. Une foule de députés, nobles pour la plupart, entouraient le bureau, rivalisant de motions, luttant pour la psirole. M. de Beau- harnais proposa la suppression de toute inégalité dans les peines, l'admissibilité de tous à tous les emplois; le repré- sentant Gottin réclama l'abolition des justices seigneuriales. Les prélats jusqu'ici s'étaient tus. L'évêque de Nancy de- manda que le rachat des droits féodaux s'étendît aux fonds ecclésiastiques, que l'argent provenant de ce rachat s'appli- quât à des œuvres de bienfaisance. L'archevêque d'Aix fit déclarer nulle toute convention qui, en tout ou en partie, ressusciterait le régime féodal. L'évêque de Chartres de- manda l'abolition du droit exclusif de chasse. Telle était l'émulation de sacrifices que les nobles applaudirent, même à la mesure qui restreignait le plus passionnant de leurs plaisirs. Toutefois on entendit le duc du Châtelet murmurer : « Ah! l'évêque nous prend la chasse, moi je vais lui prendre aussi quelque chose ». Et, en effet, un instant plus tard, il

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fit voter, quoique avec rachat, la suppression des dîmes. Le président était ce jour-là Le Chapelier, bourgeois de Rennes, avocat très distingué au Parlement de sa province. Sur l'assemblée il jetait des regards stupéfaits, ne com- prenant rien à cette gr'iserie de sacrifices. On le vit, dit-on, tenter un ou deux efforts timides pour interposer un peu de réflexion à travers les entraînements; puis il lâcha les rênes, jugeant que, s'il plaisait aux évêques et aux gentils- hommes de se dépouiller avec cette furie, il n'avait, lui roturier, rien à y redire. Mirabeau et Sieyès, ces deux membres influents de l'Assemblée, n'étaient point là. La nuit était déjà fort avancée, et les motions ne cessaient point. Quand on eut sacrifié son propre bien, on chercha ce qu'on pouvait sacrifier du bien d'autrui. A l'abandon des privilèges individuels succéda l'abandon des privilèges col- lectifs. Les représentants des pays d'Etats renoncent aux privilèges de leur province, les uns sans restriction, les autres sous la réserve de l'assentiment de leurs électeurs. Après les privilèges des provinces, ceux des villes sont jetés dans le même creuset. Nul ne s'aperçoit, nul ne semble s'apercevoir que ce qu'on nomme privilège n'est que reste épargné des anciennes libertés. Le temps s'écoule. Partout on fouille, en quête de vestiges à détruire. Qui eût pu, fussent les acteurs eux-mêmes, démêler en chaque motion les sentiments complexes qui la dictent? Un élan de géné- rosité inouïe a inspiré les premiers renoncements. Puis les fimes se sont exaltées dans l'émulation des abatages, dans cet emportement des foules qui se grisent à briser. L'ancien régime est si enchevêtré que tout ce qui simplifie plaît : de le goût des grandes éclaircies. Un peu d'envie se glissant jusque dans l'abnégation, celui qui s'est sacrifié ne veut pas que son voisin soit indemne; ainsi les privilèges sont dénoncés de proche en proche et tombent les uns sur les autres comme des arbres sous le vent sur une même rangée. L"6vêque de Goutances fait en son nom le sacrifice du droit

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de déport. Quelques curés renoncent à leurs bénéfices pour s'en tenir à leur cure. Un député du clergé de Lorraine, généreux aux dépens de la cour de Rome, demande la sup- pression des annales. Parmi les motionnaires, c'est à qui prendra d^assaut la tribune. Celui-ci qui est officier de justice ofîre l'abandon de ses privilèges; celui-là proi)Ose, au milieu des applaudissements, que la vénalité des offices soit abolie; d'autres réclament, toujours sous couleur de liberté, la suppression de leur Pai'lement. Un député du Beaujolais se glisse jusqu'au bureau et demande la réforme des corporations d'arts et métiers. Point de vote, mais un murmure presque ininterrompu d'acclamations; aucune place pour la réflexion, mais une suite d'élans téméraires ou superbes qui excluent tout délai. Soit étourderie ou confusion, soit jalousie de popularité, les mêmes projets se reproduisent plusieurs fois. Les secrétaires ont peine à fixer tout ce qui se propose, tout ce qui s'adopte ou paraît s'adopter, et la plume tremble dans leurs doigts lassés. Enfin un peu de silence se fait, moitié par fatigue d'une séance de plus de six heures, moitié par impuissante re- cherche d'une institution à détruire. Pour célébrer l'ancien régime aboli, le duc de Liancourt propose une médaille, l'archevêque de Paris un Te Deum; Lally-Tolendal veut qu'à Louis XVI soit décerné le titre de restaurateur des libertés françaises. Les bouches déjà lasses d'acclamer s'ouvrent pour un dernier cri d'enthousiasme. Puis aux clartés naissantes de l'aube, la salle se ferme sur ceux qui, taillant à vif dans l'édifice des siècles, à la fois sages et fous, inconsidérés et sublimes, viennent de couvTir la France de débris.

Le lendemain, dans l'ivresse dissipée, les députés suppu- tèrent tout ce qu'ils avaient donné, et l'addition de leurs générosités les rendit un peu mélancoliques. Les parents, les amis, les gens de Cour survinrent et leur reprochèrent d'avoir été dupes. Puis leurs mandats, strictement impératifs,

124 HISTOIRE RELIGIEUSE DE LA REVOLUTION

leur revinrent en mémoire, et ils ressentirent le trouble de leurs pouvoirs dépassés. C'est dans cette disposition qu'ils se rendirent à l'Assemblée, très glorieux en apparence, au fond un peu déconvenus. Tout haut ils se livraient, suivant les journaux « à la plus douce des émotions ». Tout bas, très bas, ils se diseiient : qu'avons-nous fait? Le procès-verbal fut lu; il contenait dix-neuf pages. Toutes les motions brû- lantes de la veille, une fois fixées sur le papier, ne parurent plus que lave refroidie. Les jours suivants, quand il fallut traduire en décret les propositions des représentants, on put surprendre en quelques discours un vague désir de rétrograder un peu sans paraître se repentir. Mais l'assem- blée ne lâcherait rien de sa proie, et tout ce qui avait été décidé dans le tumultueux désordre de la nuit fameuse se fixerait dans le code de la France nouvelle. Les seuls chan- gements auraient pour but d'étendre, non de restreindre les sacrifices. Ainsi en serait-il pour les dîmes ecclésiastiques.

Elles avaient été supprimées le 4 août, mais moyennant rachat. Fidèle à cette règle, le projet de décret, libellé le 6 par le comité de rédaction, avait stipulé qu'elles seraient convertibles en argent et que les redevables se libéreraient, soit par des arrangements amiables, soit suivant un taux fixé par la loi. Presque aussitôt cette modération déplut à ceux qui voulaient, non transformer la dette, mais l'abolir. Ils allèrent répétant que la dîme ecclésiastique n'était pas, comme les droits féodaux, une propriété, mais simplement un impôt et que, si les propriétés se rachètent, il n'y a, quant aux impôts, qu'à les supprimer. Ils ajoutèrent que l'allége- ment serait dérisoire si on devait compenser en argent ce qu'on ne paierait plus en nature. C'est avec cette glose toute nouvelle que le projet vint le 10 août à l'Assemblée. La sup- pression pure et simple eut pour avocat Mirabeau. Le rachat eut pour défenseur Sieyès.

Mirabeau commença par marquer le caractère vexatoire de la dîme. Il énuméra les objets multiples sur lesquels elle

LA DESTRUCTION DES PRIVILÈGES 125

pouvait porter : le lin, le chanvre, les fruits, les olives, quel- quefois les fourrages ou les animaux. Il dénonça la condition du décimateur qui ne participait ni aux travaux des champs ni aux avances pour semences ou engrais, ni à aucun risque agricole, ni aux impôts, mais venait prélever sa part sur la récolte toute mûrie. « La dîme, poursuivit-il, n'est point une propriété; elle n'est point, davantage un droit foncier, mais elle est une simple jouissance annuelle. Dès lors que parle- l-on de rachat?» «On considère, continua Mirabeau, la dîme comme une institution nationale, et elle l'est en effet. Mais la nation peut retirer ce qu'elle a concédé. Au mode antique établi pour la subsistance du clergé, elle peut substituer un mode tout nouveau. » La suite du discours laissa entrevoir cette organisation toute nouvelle qui ne serait autre que celle du clergé appointé. Mirabeau, précisant sa pensée, parla de la contribution, du subside national qui salarie- rait les officiers de police et d'instruction. A ces paroles, des bancs du clergé s'éleva un violent murmure. « J'entends, reprit Mirabeau, que ce mot de salaire révolte. Mais il fau- drait abjurer les préjugés d'ignorance orgueilleuse. Il n'y a que trois manières de vivre dans la société : être mendiant, voleur ou salarié, et le propriétaire lui-même est le premier des salariés. »

On s'ajourna jusqu'à la séance du soir. Quand elle s'ou- vrit, l'abbé Sieyès prit la parole.

Il était alors en tout l'éclat de son prestige qui, dans les années suivantes, décroîtrait un peu. Sa brochure sur le tiers état l'avait popularisé. A l'ouverture des Etats géné- raux, son nom s'était retrouvé dans toutes les bouches, avec un grand regret de son absence. Il n'était arrivé qu'un peu plus tard, avec la députation de Paris; seul parmi les ecclésiastiques, il tenait du tiers état son mandat. Dès les premiers jours, son austérité, la brièveté de ses sentences, son silence même qui semblait plein de profondeurs, accrut sa réputation; et on se mit à l'admirer, non seulement pour

186 HISTOIRE RELIGIEUSE DE LA RÉVOLUTION

«e qu'il disait, mais pour tout ce qu'il paraissait retenir. II avait su intervenir à point dans la réunion des ordres, et à son nom s'était attachée la motion qui avait constitué l'As- semblée nationale. A cette heure il surpassait en renommée Mirabeau. Celui-ci supportait impatiemment d'être dis- tancé; et il lui tardait de rouler dans les flots de son élo- quence, comme un caillou dans un torrent, les sèches et dogmatiques sentences de l'importun rival. Pour la pre- mière fois, ces deux hommes se trouvaient en face l'un de l'autre, et cette lutte de prééminence ajoutait à l'intérêt du débat.

SJeyès ne s'attarda point à justifier les dîmes; bien au contraire il ne dissimula ni les contestations dont elles étaient îa source, ni les gênes qu'elles imposaient à l'agriculture. Mais son habileté fut de marquer de suite à qutleur abolition profiterait. D'abord simples offrandes volontaires, elles s'étaient transformées par les extensions du culte en cou- tume universelle, puis en contribution obligatoire. Donc les biens, acquis soit par héritage ou par donation, soit à titre onéreux, n'étaient passés de mains en mains que grevés de cette redevance. Depuis un temps immémorial, la valeur in- trinsèque ou les revenus des immeubles n'étaient calculés que sous déduction de la dîme. Qu'on la supprimât sans in- demnité, sans condition onéreuse de rachat, et à qui ferait- on un présent? Aux propriétaires qui se trouveraient dé- grevés, c'est-à-dire aux riches. A qui porterait-on préjudice? A l'Etat, c'est-à-dire à la communauté qui serait obligée de subvenir par la voie de l'impôt à la subsistance de ceux que jusqu'ici la dîme avait nourris. « C'est en vain, continua Sieyès, qu'on invoque l'avantage des fermiers : les proprié- taires, dans le renouvellement des baux, supputeront le bénéfice de la dîme supprimée et relèveront dans une pro- portion égale les fermages. On allègue l'intérêt des petits propriétaires : mais qui empêche d'adoucir pour les moins aisés d'entre eux les conditions du rachat? » Après avoir

LA DESTRUCTION DES PRIVILÈGES 127

parlé de la sorte, Sieyès mit en relief le danger des contra- dictions législatives : « Vous avez, dit-il, déclaré le 4 août la dîme rachotable; poiivez-vous, le 10 août, voter qu'elle sera supprimée sans rachat? » Il poursuivit : « Vous proclamez la dîme abolie, sauf à aviser aux moyens de la remplacer. Je n'aime pas ces façons étourdies et violentes. On ne détruit pas une ville en laissant à l'avenir le soin de décider com- ment on la rebâtira... Voulez-vous, continua Sieyès, qu'on dise de vous que le bien même, vous le faites mal? » Puis condensant sa pensée en une de ces maximes lapidaires qu'il afTectionnait, il ajouta : t Vous voulez être libres, vous ne savez pas être justes. » La conclusion du discours fut que les dîmes seraient rachetables de gré à gré entre les communau- tés et les décimateurs, ou d'après le mode fixé par l'Assem blée nationale. Le prix du rachat serait converti en revenus assurés qui seraient employés pour l'Eglise, pour ses mi- nistres, pour les pauvres. Ainsi parla Sieyès, mais avec plus de raison éloquente que d'efficacité. Quelques-uns chu- chotaient dédaigneusement ; « C'est un prêtre qui vient plaider pour les intérêts de son ordre, » Même sur les bancs de la droite, plusieurs supputaient les bénéfices de la mesure et se consolaient de tous les sacrifices du 4 août par la pers- pective de la dlme abolie sans indemnité. « A la suppression pure et simple, disait l'un des plus riches, je vais gagner 30 000 livres de rente. » Sieyès, qui venait de s'exprimer avec tant de sagesse, avait naguère été l'un des premiers à pousser la Révolution, et il semblait qu'il se déjugeât en essayant si vite de contenir tout ce qu'il avait encouragé. Quand il fut descendu de la tribune, son adversaire, Mirabeau, alla à lui, le complimenta un peu ironiquement, puis lui glissa ces mots : « Que voulez-vous, mon cher abbé? Vous avez déchaîné le taureau; pouvez-vous vous étonner qu'il frappe de la corne (1)? »

(1) Et. DtTMONT (de Genève), Souvenin, p. 147.

128 HISTOIRE RELIGIEUSE DE LA RÉVOLUTION ^

L'intervention du clergé abrégea le débat. A la disgrâce de la spoliation il préféra le dépouillement volontaire. Le 11 août, à l'ouverture de la séance, plusieurs curés re- noncèrent à leurs dîmes. Une adresse fut rédigée en ce sens et recueillit de nombreuses signatures. L'archevêque de Paris consomma le sacrifice : « Nous remettons, dit-il, toutes les dîmes ecclésiastiques entre les mains d'une nation juste et généreuse. Que l'Evangile soit annoncé, que le culte divin soit célébré avec décence et dignité, que les églises soient pourvues de pasteurs vertueux et zélés; que les pauvres soient secourus : voilà la destination de nos dîmes. Nous nous confions dans l'Assemblée nationale pour nous permettre de remplir dignement des objets aussi respecta- bles et aussi sacrés. »

Ces paroles mirent fin à toute discussion. La dîme fut déclarée, non rachetable, mais abolie. Cependant il fallait pourvoir à tout ce qu'elle soutenait. L'Assemblée qui venait de la supprimer déclara qu'elle « continuerait à être perçue en la manière accoutumée » jusqu'à ce qu'on eût trouvé un autre moyen de subvenir à l'entretien du culte. Et on ne sait ce qui doit le plus étonner, ou de l'impéritie qui supprimait les ressources sans aucune vue précise de leur remplacement, ou de l'illusion qui se flattait d'obtenir des peuples l'acquit- tement d'un impôt proclamé inique et, en principe, détruit.

On était au milieu d'août. Si l'Eglise eût fait l'inventaire de ce qu'elle avait perdu ou sacrifié, elle aurait reconnu que de ses anciens privilèges il ne restait presque plus rien. Depuis le 27 juin, elle n'existait plus comme ordre politique. Dans la nuit du 4 août, elle avait renoncé, comme la noblesse, à tous les droits seigneuriaux attachés à beaucoup d'évêchés, d'abbayes, de canonicats. Elle avait en outre abdiqué toutes ses exemptions pécuniaires, toutes ses franchises en matière d'impôt. Par surcroît, les dîmes venaient de lui être ravies.

Les jours suivants verraient disparaître le peu qui avait échappé. Le 23 août, l'Assemblée, en discutant la DéUa-

LA DESTRUCTION DES PRIVILÈGES 129

ration des droits de l'homme, y inséra cette formule : « Nul no peut être inquiété pour ses opinions, même religieuses. » Donc, plus de patronage de la puissance civile, plus de re- cours au bras séculier. La conséquence logique (et celle-là très digne de réjouir tous les vrais chrétiens) serait l'abolition des lois rigoureuses qui, depuis le rappel de l'Edit de Nantes, avaient frappé les protestants. Ils seraient rétablis dans tous leurs droits civils et politiques, admissibles à toutes les charges, relevés de toutes leurs déchéances; plus tard l'Assemblée déciderait même qu'ils seraient rem'S en jouis- sance ou indemnisés de leurs biens perdus (1). Quoicpie avec des visibles retours de répugnances, quoique après bien des ajournements, l'égalité finirait par s'étendre jusqu'aux juifs, d'abord aux juifs dits juifs portugais, espagnols, angnonais, puis aux juifs de Metz et d'Alsace (2).

Cependant l'Eglise, ramenée vers le droit commun, ne garderait-elle pas une sorte de primauté d'honneur justi- fiable par son antiquité, par ses services, par la solidarité de ses destinées avec celles de la nation? En recevant, le 22 juin, le clergé dans l'église Saint-Louis, Bailly s'était lui-même souvenu de cette prééminence, l'avait marquée par son langage, et en assignant aux ecclésiastiques leur rang, avait pris soin que ce rang fût le premier. Le 28 août, comme on abordait le débat sur la Constitution, un repré- sentant, l'abbé d'Eimar, essaya d'y introduire ce principe que « la religion catholique était la religion de l'Etat ». Cette motion fut repoussée. Dans les temps qui suivraient, elle serait, à deux reprises différentes (3), écartée ou éludée.

Telle serait la fin de l'Eglise privilégiée. Nous ne sommes qu'au début de la disgrâce. Est-ce même la disgrâce? Doit-on

(1) V. décrets du 24 décembre 1789, du 10 juillet 1790, 9 décembre 1790. (DrrvERGiEE, Collection des lois, t. I, p. 89 et 339, t. II, p. 89.)

(2) V. décrets du 28 janvier 1790 et du 28 septembre 1791. (Collection, Du\'t:rgier, t. I, p. 96 et t. III, p. 374.)

(3) Assemblée constituante, séance du 13 février et séance du 13 avril 1790.

130 HISTOIRE RELIGIEUSE DE LA REVOLUTION

regretter tout ce que le temps avait amoncelé d'honneurs humains sur la religion du Christ? L'accumulation des dignités périssables n'était souvent que le poids mort qui alourdissait les âmes dans leur essor vers Dieu. C'est pourquoi je me suis appliqué à abréger ce chapitre. Volontiers même je l'aurais omis si le cadre général du sujet se fût accom- modé de cette lacune. Nous allons voir le clergé de France perdant son patrimoine et mutilé dans ses ordres religieux, puis atteint dans sa discipline, et frappé, enfin, dans l'es- sence même de sa foi. A travers l'Eglise dépouillée de ses privilèges, puis, ainsi qu'on va le dire, de ses biens, je vou- drais me hâter vers l'Eglise souffrante, militante, persécutée, celle qui rachètera les tiédeurs, les défaillances du passé, et méritera de revivre à force d'expier.

LIVRE TROISIÈME

LA SÉCULARISATION

tOMHAIRB

I. Comment la sécularisation s'acco:iiplit en partie double : sécularisa- tion des biens et sécularisation des personnes.

II. Le patri.'noine ecclésiastique : co'Minent l'idée d'y porter atteinte rencontre, même sous l'ancien régime, quelque faveur. La situa- tion nnancière en 1789 : insuccès des combinaisons de Xecken jire- mières motions contre les biens d'Eglise. Comment l'état général empire l'état des finances, et comment le désordre des finances afTer- mit le dessein de chercher le remède dans la sécularisation.

III. Motion de M. de Talleyrand, évêque d'Autun (10 octobre 1789); r a opération » sur les biens ecclésiastiques; Mirabeau: Barnave; le pro- jet de Malouet. Quelles diversions de toute sorte interrompent les dé- bats. Ils sont repris le 23, puis le 30 octobre; défenseurs et adver- saires de la loi. Le Chapelier; rédaction adoucie proposée par Mira- beau; vote du projet (2 novembre 1789).

IV. Comment et pour quelles raisons le décret éveille peu de réproba- tion. — Comment des décrets successifs développent le décret du 2 novembre et en font sortir toutes les conséquences; quels sont ces décrets. A la sécularisation des biens s'ajoute la sécularisation des personnes; proposition de Treilhard (11 février); les vœux monas- tiques: les ordres d'hommes, les ordres de femmes. Suite des décrets.

Proposition Chasset qui remet à l'autorité civile l'administration des biens ecclésiastiques (9 avril 1790).

V. Comment la proposition Chasset dissipe les deraières illusions du clergé. Discussion. La motion Gerle : quelle émotion elle éveille; comment elle est retirée par son auteur, reprise par la droite et rejetée.

Vote de la proposition Chasset; vote des lois successives qui autori- sent, puis qui imposent l'aliénation des biens ecclésiastiques.

VI. Les religieux et religieuses; comment s'écoule l'hiver de 17S9 à 1790: première enquête du Comité ecclésiastique; comment cette en- quête permet de dénombrer approximativement le chiffre des religieux et religieuses en 1790. Visites, inventaires et interrogatoires.

131

132 HISTOIRE RELIGIEUSE DE LA RÉVOLUTION

Les religieuses. Nombreuses défaillances des hommes; fidélité pres- que unanime chez les femmes.

VII. L'opinion publique et les religieux; comment les populations s'émeuvent pour les reliques ou les statues pieuses. Les religieux dans leurs couvents en 1790 : misères; comment de tous côtés on se dis- pute les dépouilles des couvents; absence de solidarité entre les victimes. Comment ce qui reste de religieux fidèles est rassemblé dans les cou- vents ou monastères conservés.

VIII. La vente des immeubles ecclésiastiques; quand elle commence; sentiment public; l'Alsace; se rencontrent quelques inquiétudes ou quelques mécomptes. En quelle classe se recrutèrent les premiers acquéreurs; comment les premières ventes furent consenties en général à un taux très avantageux pour le trésor. Gomment les biens, exceptés de la vente, y seront dans la suite et, par décrets successifs, englobés. Les assignats : comment les biens ecclésiastic[ues seraient bien vendus, mais mal payés.

Sous le nom général de sécularisation, je voudrais grouper ici deux ordres de mesures. Les unes atteignent la propriété ecclésiastique; les autres visent les religieux consacrés à Dieu. On rend au siècle les biens d'abord, puis les personnes préalablement dépouillées. Les deux entreprises s'entre- croisent, s'entr' aident, en sorte qu'on s'autorise de ce que la maison est sous le séquestre pour la vider de ses hôtes, puis de ce que les hôtes se dispersent pour consommer la spolia- tion. Ce double travail, incessamment poursuivi, prête aux choses un certain aspect de complication, mais l'entière clarté ne s'obtiendrait qu'au prix de la vérité sacrifiée. Le dessein s'accomplit avec une remarquable science de grada- tion. Le premier coup est porté doucement. Des biens ecclé- siastiques on investit la nation, mais sans en dessaisir encore l'Eglise, et celle-ci, laissée en jouissance, peut entretenir l'illu- sion d'un provisoire indéfini. Bientôt on rassemble les états statistiques, on inventorie. Entre temps le législateur jette un regard sur les moines, sur les religieuses, mais tout d'abord

LA SÉCULARISATION 133

pour les protéger. Il ouvre les portes à ceux qui voudraient quitter le cloître, mais rassure en même temps ceux qui veulent y demeurer, en sorte que tout se colore de liberté. Cependant l'heure est venue d'une nouvelle étape, d'une nouvelle usurpation sur les biens ecclésiastiques : on en retire l'administration au clergé. Enfm, par décrets succes- sifs, on prescrit, puis on ordonne l'aliénation. De la sécula- risation des biens, on revient à la sécularisation des per- sonnes. Même en cette montée de hardiesse, les mesures se dosent si bien que chaque décret isolé semble décret de clé- mence. Derrière ceux qu'on épargne, l'œil voit mal ceux qu'on frappe. En fermant les portes des monastères, on en maintient quelques-uns à l'usage des obstinés qui veulent mourir fidèles. Provisoirement on laisse aux femmes leurs asiles. Par on obtient, tantôt le silence de ceux qui espè- rent l'oubli, tantôt la gratitude de ceux qui ne seront pros- crits que demain. Demain ce sera, après les hommes, le tour des femmes, d'abord des femmes qui prient, puis de celles qui enseignent, enfin de celles qui pratiquent le ministère de miséricorde. C'est cette œuvre de destruction progressive qu'il faut dépeindre, au moins à ses débuts, car elle ne s'achè- vera qu'avec la révolution consommée.

II

De tout temps les richesses du clergé avaient éveillé les convoitises des princes : de une doctrine qui transformait la propriété ecclésiastique en une jouissance révocable, la plaçait sous la haute main du pouvoir civil, et y voyait une réserve suprême pour les cas de détresse. Les légistes avaient, en termes plus ou moins voilés, formulé ces maximes et les avaient vulgarisées par leur enseignement. Les derniers ro's,

134 HISTOIRE RELIGIEUSE DE LA RÉVOLUTION

sans toucher au patrimoine sacré, s'étaient appliqués pour qu'il ne s'accrût pas. C'est ainsi qu'en 1749, un édit avait prohiLé toute disposition testamentaire en faveur de l'Eglise; quant aux acquisitions par dons entre vifs ou à titre onéreux, elles ne seraient valables que moyennant au- torisation (1). Cependant les philosophes se faisaient les continuateurs des légistes. Plusieurs économistes reflétaient dans leurs écrits les mêmes pensées, et Tmgot,dâïïsV Encyclo- pédie, proclamait le droit du gouvernement à supprimer, par raison d'utilité publique, toutes les fondations (2). La mau- vaise gestion de beaucoup de biens d'Eglise, les scandaleuses dissipations des abbés commendataires suggéraient, même à des esprits de médiocre hardiesse et de probité délicate, l'idée de grands virements qui rendraient les revenus ecclé- siastiques à leur véritable fin. Sur ces entrefaites avaient été rédigées les doléances pour les Etats généraux. Rarement on s'était haussé jusqu'à un plan général de sécularisation. Mais parmi les cahiers du tiers état et aussi de la noblesse, beaucoup avaient réclamé qu'on appliquât au culte ou à l'assistance publique, soit les bénéfices sans fonctions, soit une partie des richesses monastiques. Le bas clergé lui-même, en certains bailliages, s'était plus ou moins ouvertement approprié ces vues; car dans le domaine ecclésiastique il dis- tinguait la petite propriété, c'est-à-dire la sienne, qu'il ju- geait très sacrée, et la grande, c'est-à-dire celle des gros décimateurs, dont il ne porterait qu'un deuil très consolé.

En cette condition, si une suite de mécomptes mettait à nu les besoins du Trésor public, il y avait lieu de conjecturer que les regards se porteraient sur les biens du clergé et qu'après les avoir proclamés le patrimoine des pauvres, oa ajouterait que l'Etat était le premier des pauvres.

A l'ouverture des Etats généraux, les déclarations finan- cières de Necker furent d'abord assez rassurantes. II n'ac-

(1) ISAMBERT, Anciennes lois françaisesi t. XXII, p. 226.

(2) Encyclopédie, au mot Fondations, t. VII, p. 75.

LA SECULARISATION 435

cusa entre les recettes et les dépenses ordinaires qu'un écart do 56 millions. A cette insuflîscince s'ajoutait un déficit d'un© trentaine de millions sur les dépenses extraordinaires. En outre, des contrats d'emprunts antérieurs imposaient à l'Etat, pour une période assez longue, 76 millions de rem- boursements annuels. De ces embarras on pouvait triom- pher de deux façons, soit par initiative audacieuse, soit par gestion prudente : « Si Necker, écrivait Mirabeau, avait l'ombre de talent ou des intentions perverses, il aurait sous huit jours 60 millions d'impôts, 150 millions d'ompiunt, et lo neuvième jour nous serions dissous (1). » Moitié par pro- bité, moitié par médiocrité de génie, le ministre préféra à l'audace la prudence. Sur l'heure, il n'annonça ni impôts, ni emprunt. Il se contenta d'exposer un plan de détail qui, par économies partielles et un meilleur aménagement du budget, assurait sur les dépenses une économie de 50 mil- lions. C'était la voie sage, lente, un peu timide, la meilleure peut-être. Cette sagesse, pour réussir, exigeait l'ordie ma- tériel. Or on eut la Bastille prise, les bureaux des aides pillés, la fraude presque publique sur le sel, la disette croissante du blé, toutes les perceptions arrêtées.

Le 7 août, Necker reparut, un peu mélancolique. Il con- fessa la pénurie du Trésor et, pour satisfaire aux prochaines échéances, proposa un emprunt de 30 millions à 5 pour 100. Les noms des prêteurs seraient gravés dans un Mvre d'hon- neur qui serait conservé pour la postérité. L'Assemblée sup- prima le livre d'honneur et abaissa l'intérêt à 4 1/2 pour 100. L'opération échoua; au bout de quinze jours, on n'avait reçu quL' 2 600 000 livres (2). Le 27 août, un second emprunt, cette fois de 80 milhons, fut voté et, malgré de grands avan- tages assurés aux souscripteurs, ne rencontra lui-même que le plus médiocre succès.

(1) Lettre de Mirabeau, mai 1789. {Correspondance de Mirabeau et du comte de Lamarck, t. I.)

(2) Mémoire présenté par Necker à V Assemblée^ 27 août 1789t

136 HISTOIRE RELIGIEUSE DE LA RÉVOLUTION

Entre temps, plusieurs avaient proclamé assez haut qu'il était naïf d'emprunter quand on pouvait prendre. Le pre- mier mot avait été dit par Buzot, le futur girondin. Dès le 6 août, il avait lancé dans l'Assemblée cette phrase radi- cale et tranchante : « Je soutiens que les biens ecclésiastiques appartiennent à la nation. » Deux jours plus tard, la même thèse avait été reprise par un député du Charolais, le mar- quis de Lacoste. Dans l'espoir de détourner l'orage, les évêques offrirent d'hypothéquer leurs biens pour garantir les engagements de l'Etat. A ce moment se leva un jeune représentant du pays de Bigorre, très élégant de tenue, très raffiné de langage. Il s'appelait Barrère de Vieuzac, et serait connu sous le nom de Barrère. « La nation, dit-il, n'a besoin que d'elle-même. » Puis il insinua en termes très doux qu'il y aurait candeur à hypothéquer ce que bientôt sans doute on aurait à soi. Ainsi parla-t-il, s'exerçant déjà à la perfidie.

A cette première alerte, le clergé échappa. Mais l'état général des esprits et la pénurie financière croissante n'au- torisaient qu'une précaire sécurité.

Des biens d'Eglise on parlait dans le public comme de propriétés sans maîtres. Les uns y voyaient un secours; les autres, plus ardents, y aspiraient comme à une proie. J'ai sous les yeux plusieurs des brochures contemporaines. Elles ne varient guère. Au début s'étale la peinture des abus ecclésiastiques. Puis un plan se développe, toujours le même, qui consiste à salarier le clergé, à laisser les moines s'éteindre avec une pension de quatre à cinq cents livres. L'une de ces brochures conclut ainsi : « Le surplus ira à notre bon roi. » Une autre propose de faire du roi l'abbé général de toutes les abbayes ; à ce titre, il réglera à son gré les pensions et appli- quera « le reste » aux besoins de l'Etat. Quel sera ce reste? Les pauvres ne connaissent point de limites dans la suppu- tation des biens des riches. On évalue de confiance le patri- moine du clergé à 10, 12, 15 milliards. Un jour on se hasardera jusqu'à lancer sérieusement le chiffre de 30 milliards.

LA SÉCULARISATION i37

Cependant ce peuple, aux oreilles tout assourdies par les bruits de spoliation, garde avec une persévérance remar- quable ses habitudes de piété. Il demeure dévot, quoique avec une manière nouvelle à Fa fois enfiévrée et factieuse. Il multiplie les services religieux pour les morts du 14 juillet. « Qu'elles sont touchantes, ces cérémonies de la religion nationale », écrit le rédacteur des Révolutions de Paris (1)! Et l'approbation serait complète si l'on ne remarquait qu'à Saint-Martin des Champs les chaises ont été cotées « 24 solz » et que la quête y a été faite par Mme la présidente de Ro- sambo. Puis on imagine des pèlerinages à Sainte-Geneviève en actions de grâces pour la liberté conquise : on fait bénir sur la châsse des bouquets, des rubans tricolores, des cierges, et surtout des brioches qu'on rapporte à l'Hôtel do Ville et qu'on offre à Bailly. Les gens du faubourg Saint-Antoine trouvent mieux encore : ils partent, « accompagnés, dit un journal du temps, des jeunes vierges de ces cantons et pré- sentent en ex veto à la patronne de la capitale une réduction de la Bastille, haute de quatre pieds ». Sur ces entrefaites, la garde nationale, ayant reçu ses drapeaux, juge qu'il y a urgence à les faire incontinent bénir. Derechef les églises se remplissent, et sous \qs voûtes le Te Deiim retentit. A Saint-Nicolas des Champs, Lafayette, pour la première fois, se montre en uniforme. A Saint-Roch, Mme Bailly quête. Il faut un prêtre pour célébrer l'alliance de Dieu et de la liberté : il s'en rencontre plusieurs, un surtout, d'éloquence à la fois mystique et furibonde, qui, sur ses harangues patrio- tiques, échafaude sa renommée. On l'appelle l'abbé Fauchet, vicaire général de Bourges, prédicateur ordinaire du roi, abbé commendataire de Mont fort. Tels sont du moins les titres dont il orne ses brochures. Plus tard il abrégera ses dignités et s'appellera simplement Fauchet, évêque consti- tutionnel du Calvados. En l'église Saint- Jacques et des Saints-

(1) Révolution de Paris, n* 4.

138 HISTOIRE RELIGIEUSE DE LA RÉVOLUTION

Innocents, il suscite un tel enthousiasme qu'une couronne civique lui est sur-le-champ décernée et que deux compa- gnies de la garde nationale le conduisent triomphalement à l'Hôtel de Ville. A Notre-Dame, il annonce que les temps sont accomplis, que « le plus esclave de tous les peuples en est devenu le plus libre ». A ce langage du « prédicateur ordi- naire du roi », l'effervescence ne connaît plus de limites et pour marquer sa joie, la garde nationale n'imagine rien de mieux que de tirer des coups de feu dans l'église (1). Fauchet n'était pas au bout de ses faveurs. A quelques jours de là, l'un des comités de l'Hôtel de Ville proposa qu'il fût nommé grand-aumônier de la Commune. Bailly ayant osé com- battre, au nom de l'égalité, cette appellation de Cour, des murmures s'élevèrent, et peu s'en fallut que le maire de Paris ne fût suspecté comme un simple aristocrate.

Cette oisiveté ardente, cette perpétuelle divagation sur la place publique n'aidaient guère au rétablissement des finances. Aides, gabelles, rien ne se payait. Les ressources anciennes étaient taries sans qu'aucune ressource nouvelle eût été créée. Le 24 septembre, Necker revint de nouveau à l'Assemblée, et cette fois tout à fait découragé. Il énuméra tristement tout ce qu'il pouvait retrancher sur la guerre, les affaires étrangères, les haras, les pensions, la maison du roi. Puis il proposa, sous le nom de contribution patriotique, un impôt une fois payé et qui serait égal au quart du revenu. Chaque citoyen serait taxé suivant son propre dire sans qu'aucune inquisition ne fût tolérée, et cette confiance, non dépourvue de grandeur, marquait bien cette époque inexpé- rimentée, toute prête pour les choses folles, pour les choses nobles aussi. Sur le projet, longtemps l'Assemblée discuta. Enfin Mirabeau intervint, évoqua le spectre de la banque- route, fixa, sous cette impression de terreur, les volontés indécises; et ce ne fut pas une mince humiliation pour

(1) Bailly, Mémoires, t. II, p. 394.

LA SÉCULARISATION 139

Neckcr do devoir le vote à un rival qu'il détestait et de qui lui-même était haï.

Quelles ressources fournirait cet expédient? On ne le savait pas bien. Les regards pleins de convoitises ne se détournaient des biens ecclésiastiques que pour s'y porter de nouveau. Le 26 septembre, un député revendiqua pour les besoins publics l'orfèvrerie des églises. C'était comme le petit sa- crifice en attendant le grand. Parmi les membres du clergé, plusieurs se raccrochèrent à l'espoir d'obtenir, en cédant de bonne grâce, en cédant de suite, quittance sur le reste. A la tribune on vit paraître l'archevêque de Paris qui promit, en son nom et au nom d'un gi-and nombre de ses collègues, d'abandonner au Trésor toute l'argenterie, tous les orne- ments non indispensables à la décence du culte. On applau- dit, d'un applaudissement équivoque qui n'indiquait qu'un appétit mal satisfait. Le 28 septembre, une adresse fut lue pai- laquelle les bénédictins de Saint-Martin des Champs faisaient hommage à l'Etat de leurs biens, à charge de pen- sion. Les transports éclatèrent. On sut bientôt que la motion n'était que l'œuvre de quelques religieux ou frères lais sans mandat, sans autorité, stipulant témérairement au nom de leur ordre. Mais dans le pubhc l'impression était produite, et l'on s'encouragea à prendi-e ce qu'offraient eux-mêmes, disait-on, des moines patriotes.

Sur ces entrefaites se consomma l'attentat des 5 et 6 oc- tobre. On sait les événements de ces deux journées : la rareté du pain, les bruits d'accaparement exploités contre la cour, le veto royal travesti en moyen de despotisme, ce mot mystérieux, incompris, devenu une injure dans la langue du peuple, le banquet des gardes du corps et les impru- dentes provocations de la fidélité, les bandes d'hommes et de femmes s'acheminant le 5 sur Versailles, la soirée agitée, la nuit d'une sécurité trompeuse, le matin tragique, le roi entraîné vers Paris et commençant son long martyre. La stupeur fut immense dans, toute la France, immense aussi

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en Europe. C'est en ce temps-là qu'à M. de Ségur, rentrant de Russie dans son pays, le général polonais Branitski offrait une paire de pistolets : « C'est, disait-il, le cadeau le plus utile qu'on puisse aujourd'hui faire à un Français (1). » Les mêmes calomnies qui atteignaient la cour salirent comme par éclaboussure le clergé. A Paris, à Versailles même, les dé- putés ecclésiastiques furent insultés. Cependant, sous l'im- pression de la crainte ou du dégoût, une centaine de députés s'éloignèrent, demandèrent des congés ou cessèrent de venir à l'Assemblée. « Dès le milieu d'octobre, dit une correspon- dance du temps, toutes les places au bureau des diligences étaient retenues jusqu'à la fin du mois. » Ceux qui partaient laissaient à leurs adversaires la place libre. Pour le dépouille- ment de l'Eglise, l'heure propice était venue.

III

Le coup était prévu. Ce que nul n'eût pressenti, ce fut la main qui le porta. L'Assemblée comptait beaucoup d'in- crédules, beaucoup d'impies; incrédules ou impies gardèrent d'abord le silence : elle avait des légistes, des économistes, des philosophes; les uns et les autres, dans le premier moment, se turent : elle s'était divisée en comités et avait en parti- culier un comité ecclésiastique ; celui-ci n'avait encore ébauché aucun plan. Pour abolir la propriété du clergé, le promoteur fut un évêque.

Cet évêque fut Talleyrand. A première vue, nul ne sem- blait moins préparé pour cette hardiesse. Ancien agent gé- néral du clergé, il avait proclamé le domaine de l'Eglise in- tangible. Au début des Etats généraux, il avait soutenu la

(1) SÉGTJB, Mémoires, t. III, p. 550.

LA SECULARISATION 141

Cour, conseillé la résistance, et ne s'était rallié qu'assez tard à l'Assemblée nationale. Les dévastations qui avaient suivi le 14 juillet l'avaient atteint jusque dans ses intérêts propres : le château de Sénozan, l'un des plus beaux du Ma- çonnais, incendié le 28 juillet, était une propriété de sa fa- mille; Mais plus il était suspect, plus éclatant devait être le gage fourni par lui à la cause désormais victorieuse. En pre- nant l'initiative de dépouiller son Ordre, il ravirait à la Révolution le droit de douter de lui, aussi bien qu'à lui- môme la faculté de revenir sur ses pas.

La spoliation, qui était au fond des choses, ne se retrou- verait point d'abord dans les mots. Ce fut le 10 octobre que Talleyrand gravit la tribune pour y lire sa motion. Celle-ci se rattachait, paraissait se rattacher à un plan général de réorganisation financière, en sorte que le clergé qui allait être dépossédé ne semblerait atteint qu'incidemment. Etait-il même atteint? La main qui frappait était très douce, et on eût dit le toucher presque caressant qui accompagne le sacrement de confirmation. Un ton très simple, une aisance très dégagée achèveraient de tromper, et si bien que tout serait à terre sans qu'on eût entendu le bruit de la démoli- tion.

L'évêque d'Autun commença par énumérer les grands besoins de l'Etat; il montra l'inanité des expédients proposés; puis, en une revue de toutes les richesses publiques ou privées, il feignit de rechercher, comme indécis encore, se décou- vriraient des ressources nouvelles. C'est ainsi qu'il vint à parler, comme il eût fait pour la chose la plus simple, d'une « opération sur les biens ecclésiastiques ». S'affermissant par degrés, il annonça que cette opération était inévitable, puis qu'elle devrait être très étendue. Dans les esprits ainsi préparés, il versa des doctrines point du tout nouvelles, mais renouvelées par l'art qui les graduait. Il reconnut à la puissance civile le droit de détruire dans le clergé les corpo- rations particulières devenues inutiles : nécessairement,

142 HISTOIRE RELIGIEUSE DE LA RÉVOLUTION

ajouta-t-il, le patrimoine de ces corps supprimés devrait faire retour à la nation : les bénéfices sans fonction pourraient pareillement être abolis avec le même droit de réversion à l'Etat. Les autres bénéfices seraient-ils respectés? On eût pu le croire, mais il n'en était rien. Avec la même hardiesse progressive et tranquille, Talleyrand n'admettait le droit des bénéficiers que dans les limites de leur subsistance, La conclusion suivait, très hardie, mais si bien ménagée qu'elle se dépouillait de ses brutalités. Elle consistait dans la recon- naissance du droit de l'Etat sur tous les biens d'Eglise, sous la double charge de pourvoir à la subsistance du clergé et d'acquitter les fondations. Tout ce qui excéderait cette charge servirait à soulager le Trésor dans sa détresse. Tal- leyrand finissait par un tableau très flatteur de l'avenir, beaucoup trop flatteur même; car s'il évaluait les biens du clergé à deux milliards de capital, à 70 millions de revenu, c'est-à-dire fort au-dessous de leur valeur, il paraissait croire, par une illusion singulière, que la dîme, supprimée comme ressource pour l'Eglise, pourrait, sous la forme d'une prestation en argent, se maintenir au profit de l'Etat.

Dans la voie tracée par un évêque se précipitèrent Mira- beau et Barnave.

Mirabeau burina de sa main vigoureuse les traits que Talleyrand n'avait osé gi'aver. Après l'habileté, l'audace. Il ressaisit le projet, le resserra, en dégagea la disposition maîtresse. Sans ambages, il demanda que tous les biens du clergé fussent déclarés propriété de la nation. La seule charge serait la dépense du culte et l'entretien des ministres des autels. Il importait de désintéresser une portion de ceux qu'on voulait spolier et de tenir ainsi l'ennemi divisé. A la suite de Talleyrand, Mirabeau réclama pour les curés un traitement minimum de 1 200 livres, outre le logement. Ainsi parla-t-il, moins par sollicitude pour les petits que pour isoler les grands.

Mirabeau s'avançait volontiers s'engageait Barnave.

LA SÉCULARISATION 143

En ce jeune homme de vingt-neuf ans, arrivé obscur de sa province, dominait la soif du premier rang, et l'insupportable dépit de la grande ombre qui le couvrait. Ici son ardeur n'avait pas besoin des excitations de la jalousie. protes- tant, il s'était pénétré dès l'enfance des griefs de ses coreli- gionnaires, et tout abaissement des catholiques aurait pour lui la saveur d'une vengeance. En son discours se refléta toui ce que son âme aux apparences calmes recelait de res- sentiments contenus. Hardiment il nia qu'il y eût une pro- priété ecclésiastique. Les fondations pieuses n'étaient à ses yeux qu'un dépôt avec charges entre les mains du clergé : d'où il conclut que la nation, la nation souveraine, pouvait saisir le dépôt à la condition d'acquitter les charges. Une manière assurée et tranchante, une froideur qui semblait exclure toute passion, communiqua à ce sophisme un certain aspect de logique. Puis Barnave invoqua les exemples passés : les princes avaient jadis aliéné des biens d'Eglise : l'Assem- blée nationale ne pourrait-elle pas faire ce qu'avaient fait les rois? Un argument spécieux suivit, tiré de la condition des curés : privés de la dîme, les pasteurs du second ordre n'avaient plus de subsistance ; il fallait pourtant assurer leur sort ; comment y pourvoir sans toucher aux biens ecclé- siastiques? Le discours se termina par une nouvelle et hau- taine affirmation du droit du peuple sur tout le domaine de l'Eglise. De Talleyrand à Mired^eau, de Mirabeau à Bar- nave, la gradation se marquait. Talleyrand, en prêtre que secoue encore le scrupule, avait insinué la confiscation; Mirabeau en tribun l'avait proclamée; Barnave en sectaire s'y complaisait avec dilection.

Telle fut l'attaque, attaque plus dangereuse qu'originale; car elle se bornait à répéter les arguments que les philo- sophes avaient, depuis soixante ans, monnayés à l'usage des masses. On entendit les défenseurs du clergé. Ce furent l'avocat janséniste Camus, bientôt cruel ennemi de l'Eglise et cette fois son champion, puis l'abbé d'Eymar, enfin l'abbé

144 HISTOIRE RELIGIEUSE DE LA RÉVOLUTION

Maury, qui se donna le plaisir d'opposer à Talleyrand, évêque d'Autun, promoteur de spoliation, le même Talley- rand, pèus jeune, simple abbé de Périgord, soutenant contre la maison de Savoie le caractère sacré des biens ecclésias- tiques.

Les dispositions de l'Assemblée exigeaient un sacrifice. En ces conjonctures, un représentant de l'Auvergne, Ma- louet, celui que déjà on appelait le sage Malouet, essaya d'une transaction qui sauverait ce qui était encore sauvable.

Il commença par définir la propriété ecclésiastique. « Elle est, dit-il, la dotation du culte et des pauvres : c'est en ce sens seul, observa-t-il, qu'on peut la considérer comme le bien de la nation. » Il convia l'Assemblée à garder le calme, à s'élever au-dessus des passions : « Nous avons, poursuivit- il, rallié naguère à nous les ministres de l'Eglise au nom du Dieu de paix; pouvons-nous aujourd'hui nous faire leurs spoliateurs? » Il marqua que le sort du clergé demeurerait un peu précaire si sa subsistance n'était gagée par une dotation en immeubles. Il exprima la crainte que la vente simultanée d'une masse immense de biens-fonds ne provo- quât un incroyable avilissement des prix. Ayant parlé de la sorte, il exposa un plan qui visait à satisfaire les besoins publics en ménageant l'Eglise. Une commission, non laïque mais ecclésiastique, déterminerait le nombre d'évêchés, cures, chapitres, séminaires, monastères qui devraient être gardés, et la quantité de biens-fonds ou de revenus à assigner à chacun d'eux. Ce serait donc à l'amiable et sur l'avis du clergé lui-même que seraient décidées les suppressions, que serait fixée la dotation des établissements conservés. Sur le surplus des biens on prélèverait de quoi alimenter dans chaque ville et bourg une caisse de charité pour le soulage- ment des pauvres. C'est seulement quand on aurait pourvu aux besoins du culte et à l'assistance des indigents que l'excédent du patrimoine ecclésiastique pourrait être ap- pliqué aux besoins de l'Etat.

LA SECULARISATION 145

Dans ce projet il n'était pas malaisé de découvrir une large part d'illusion. Le clergé, même ramené par les circonstances à des pensées très résignées, se prêterait-il à fixer lui-même ses amoindrissements? En outre, le plan reposait sur l'idée que les dîmes continueraient à se percevoir ou, sous une forme quelconque, seraient remplacées : car, si l'on faisait abstraction de la dîme, les rentes et revenus du clergé attei- gnaient à peine cent millions; or, quand on aurait doté les établissements ou les titres ecclésiastiques conservés, quand on aurait organisé, même sans munificence, les bu- reaux de charité, cette somme ne serait-elle pas à peu près absorbée? En dépit de ces critiques, la combinaison de Ma- louet substituait à l'injustice le désir de l'équité, à l'esprit de lutte l'esprit de paix. On ne disposerait de l'Eglise qu'avec le concours ou du moins avec l'avis de l'Eglise, en sorte que si l'on provoquait des froissements, on aurait toute chance d'éviter les conflits aigus. De son antique do- maine foncier le clergé conserverait assez pour être indé- pendant, sinon assez pour être riche. La part des pauvres serait réservée, et mieux peut-être qu'elle ne l'était dans le gaspillage des commendataires. Que reviendrait-il à l'Etat? Ici régnait l'incertitude. Mais quel que fût le profit, il serait recueilli sans spoliation violente, sans alarme pour les cons- ciences, sans risques pour la paix civile.

îl semble que ce plan qui, à distance, attire et séduit, se soit perdu, sur l'heure, dans le nombre et l'intensité des préoccupations publiques. C'était à la séance du 13 octobre que Malouet avait exposé ses vues. Dès le lendemain^ toutes sortes d'objets, se jetant à travers l'ordre du jour, interrom- pirent le débat des biens ecclésiastiques. Le discrédit de toutes les autorités anciennes rendait urgente la création de pouvoirs nouveaux : on se mit à discuter une loi sur les municipalités. Le roi, à la suite des événements du 6 octobre, avait été ramené à Paris : il fallait y établir le gouverne- ment. Le 15 octobre, les députés tinrent leur dernière séance

10

U6 HISTOIRE RELIGIEUSE DE LA REVOLUTION

à Versailles. Quel serait à Paiis leur lieu de réunion? Rien n'était préparé. En attendant que l'enceinte du Manège, non loin des Tuileries, fut prête pour les recevoir, l'arche- vêque leur offrit la grande salle de son palais. Ils s'y ins- tallèrent le 19 octobre, mais diminués par les congés, absences, démissions : Mounier avait regagné le Dauphiné; Lally-Tolendal allait s'éloigner; l'archevêque de Paris était sur le point de partir pour la Savoie. Toutes les passions qui avaient excité l'émeute de Versailles continuaient à gronder. Le 21 octobre, un boulanger, du nom de François, sous l'accusation de cacher des farines et de vouloir affamer le peuple, fut massacré. L'Assemblée répondit le jour même ■par une loi sur les attroupements qui serait connue sous le nom de loi martiale. A l'agitation matérielle se mêlait l'agitation religieuse. En une lettre du 2 septembre, Louis XVI avait sollicité des évêques leur intervention morale et leurs prières : de un grand nombre d'instructions pastorales. La plupart ne prêchaient que l'apaisement. Cependant l'un des évêques, celui de Tréguier, s'était départi de cette pru- dence, et à la peinture des misères récentes avait joint des vœux non déguisés pour le retour à l'ancien régime. Le man- dement fut dénoncé à l'Assemblée comme un signal contre- révolutionnaire. Sur ces entrefaites, on apprit que, dans la petite ville de Tréguier, quelques jeunes gens voulaient con- fier à des gentilshommes les grades dans la garde nationale. Ce projet prit, pour les yeux prévenus, un aspect de complot; on traita de conspiration ce qui était à peine une ligue toute locale de résistance; et contre l'évêque une instruction fut ordonnée pour crime contre la si'ireté de l'Etat (1). Ces nou- velles, répandues dans le peuple, y entretenaient l'irritation. A la sortie des séances, les députés ecclésiastiques étaient hués. On les poursuivait avec l'appellation, toute nouvelle alors, de calottins. Autour de l'Assemblée, des brochures se

(1) Archives nationales, Y 10507. Assemblée constituante, séance du 22 octobre 1789.

LA SECULARISATION 447

répandaient, pleines d'attaques contre le dogme ou le culte. La plus fameuse, connue sous le nom de catéchisme du genre humain, serait dénoncée par l'évêque de Clermont. Do temps en temps quelques religieux, en rupture de clôture, venaient offrir à l'Assemblée, au nom de leurs couvents, des biens qui ne leur appartenaient pas. Au milieu de cette agitation, le plus grand embarras était celui des finances. Que donnerait la contribution du quart? On l'ignorait. Les particuliers avaient été invités à porter leur argenterie à l'hôtel des monnaies. Montres, couverts, petites bourses de collégiens, économies d'ouvrier, tout afflua, avec dos lettres qu'on aurait tort de juger ironiquement; car plusieurs, quoique déparées par l'en- flure du temps, étaient d'inspiration admirable. Quand les caisses publiques furent pleines de boucles d'argent, de taba- tières, de petites cuillers, de pinces à sucre, il fallut bien se convaincre que ces menus dons illustreraient un livre de morale, mais ne referaient pas les finances. C'est ainsi qu'on fut ramené vers la discussion des biens ecclésiastiques.

On la reprit le 23 octobre pour l'abandonner le jour même, puis on y revint le 30. Combien la motion Malouet parais- sait déjà chose vieillie! Sans souci du contre-projet sauveur, la lutte se concentra entre les adversaires et les partiseins de la proposition.

A la défense du décret se portèrent en masse les légistes : Thouret, Treilhard, puis tout à la fin Le Chapelier. Ils tra- cèrent la démarcation entre les individus et les corps : les uns préexistaient à la loi et tenaient de la nature des droits imprescriptibles; les autres n'existaient que par la nation qui, les ayant créés, pouvait toujours les anéantir. Le droit de suppression se transformerait même en devoir si ces corps avaient cessé de répondre à leur objet primitif et, au lieu de rendre des services, ne représentaient plus que des abus. Or, quels n'étaient pas les abus dans les prieurés, dans les abbayes, et que diraient les fondateurs, si, revenant sur terre, ils voyaient l'usage fait de leurs donsî

148 HISTOIRE RELIGIEUSE DE LA REVOLUTION

Mirabeau avait déjà parlé. Il reparut à la tribune. Son discours eut surtout pour objet de vaincre les scrupules que suggéraient l'esprit de tradition et le culte des morts. « L'utilité publique, dit-il brutalement, est la loi suprême. Il faut se dégager d'un respect superstitieux pour ce qu'on appelle l'intention des fondateurs. Comment des particu- liers ignorants et bornés auraient-ils eu le droit d'enchaîner à leur volonté capricieuse les générations qui n'étaient point encore? Les fondations, toujours multipliées par la vanité, absorberaient à la longue tous les fonds, toutes les propriétés particulières; aussi il faut bien qu'on puisse à la fin les détruire. Aucun ouvrage des hommes n'est fait pour l'immortalité; si tous ceux qui ont vécu avaient eu un tom- beau, il aurait bien fallu, pour trouver des terres à cultiver, renverser ces monuments stériles et remuer les cendres des morts pour nourrir les vivants. » L'Assemblée applaudit : mais était-ce bien Mirabeau qu'elle acclamait? Cette portion ^<è la harangue reproduisait mot pour mot l'article que, dans l'Encyclopédie, Turgot avait consacré aux fondations

La propriété d'Eglise eut deux sortes de champions : Maury qui, se levant une seconde fois, la légitima en bloc, les autres membres ecclésiastiques qui ne la défendirent qu'avec la pensée résignée d'en sacrifier une partie.

En cette assemblée vieille de cinq mois, l'abbé Maury, très effrayé d'abord par les débuts de la révolution, commençait à prendre sa place. Déjà il apparaissait avec ses principaux traits : l'audace, la vivacité de riposte, l'improvisation abon- dante et toujours prête, une attitude il entrait plus de fougue que de gravité, une éloquence souple, aisée, brillante, mais qui semblait jeu de l'esprit, plus qu'inspiration de l'âme. Toute cette physionomie, encore un peu indécise, se fixerait plus tard, et c'est alors qu'on la pourra marquer. Maury railla d'abord la feinte modération de ses adversaires. « On prétend, dit-il, nous exproprier sans nous spolier ; mais il n'y a pas de mort violente sans homicide, ni d'ex-

LA SÉCULARISATION 149

propriation sans envahissement. On a tenté, continua-t-il, de tracer une démarcation entre les individus qui tiennent leurs propriétés du droit naturel et les corps qui la tiennent de la loi : la distinction n'est que subtile, car la loi est à l'origine de toutes les propriétés, quelles qu'elles soient; elle les consacre et les protège toutes. On a parlé de l'incapacité d'aliéner : l'incapacité d'aliéner ne vicie pas plus la propriété ecclésiastique que la charge de substitution ne vicie la pro- priété laïque. Vous vous plaisez à répéter, poursuivit l'abbé, que vous êtes forts et que nous sommes faibles : si vous avez la force, elle vous a été donnée pour nous protéger, non pour nous écraser. » Ainsi se déroula le discours, vif, ponctué de traits heureux, mais d'une science inégale au sujet qui se trouvait effleuré plutôt qu'approfondi. Maury, dés cette époque, était de ceux qui volontiers poussent les choses à bout. Il termina par un tableau très assombri des misères des provinces, de la fermentation du royaume, des ruines ac- cumulées, et il s'assit au milieu des murmures que sa nature provocante aimait presque à l'égal des applaudissements. Tout ce qui était intransigeance chez Maury se transfor- merait chez ses collègues ecclésiastiques en appels conci- liants. En paroles très mesurées, ils proclamèrent la légiti- mité de leur domaine, doublement consacré par le temps et par les services rendus. Ils confessèrent d'ailleurs les abus, et avec une remarquable franchise. Ils remarquèrent que, si l'Eglise était dépouillée de ses biens, il faudrait établir un impôt pour le culte : si le peuple supportait cet impôt, il reverserait en détail et chaque année ce que l'Etat aurait pris en bloc; s'il s'y dérobait, ce serait, pour les ministres de la religion, le dénument. Ainsi s'exprimèrent deux évêques et, avec eux, l'abbé de Montesquiou, le plus insinuant parmi les membres du clergé. Ce langage révélait un grand désir d'entente. De tous les prélats, le plus qualifié par le rang était l'archevêque d'Aix. « Si le crédit ne renaît pas, dit-il, c'est en vain que nous entasserions les fonds ecclésiastiques dans

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la caisse nationale. » Après avoir parlé de la sorte, il marqua parmi les vrais remèdes, un subside extraordinaire du clergé. « Le clergé, dit-il, n'a jamais refusé, dans les jours de détresse, d'aider à la chose publique. Que l'Assemblée décide ce qu'il doit donner; il s'y soumettra. »

L'offre était habile plus encore que généreuse. Elle ravis- sait aux auteurs du projet leur principal argument, celui du déficit à combler, et il ne resterait pour le décret que ceux qui, à tout prix, voulaient prendre. La majorité semblait ébranlée. En ces conjonctures, Le Chapelier, avec une dextérité rare, se chargea de ramener les modérés, o Si le clergé, dit-il, demeure propriétaire, il continuera à figurer un Ordre dans la nation. » A cet argument fait à point pour piquer l'esprit d'égalité, une autre sugges ti on s' a j out a p our réveiller l'amour-propre du b as- clergé : 0 II me semble, observa Le Chapelier, que si j'avais l'honneur d'être ministre des autels, j'aimerais mieux recevoir de la nation que d'une assemblée de prélats ou d'abbés. » Le discours se termina par la promesse réitérée d'une dotation de 1 200 livres au profit des curés; cette dotation serait indé- pendante du logement et pourrait être payée en grains.

Le Chapelier avait ressaisi la majorité. Mirabeau la con- solida. Cet homme, aux ardeurs méridionales, recelait en lui toutes les finesses italiennes. Les plus fougueux d'appa- rence sont souvent aussi les plus raffinés. Dans le décret il substitua à la dépossession formelle du clergé une rédaction adoucie, équivoque, qui mettait les biens ecclésiastiques à la disposition de la nation. Ainsi la nation avait la main sur le patrimoine de l'Eglise, mais sans qu'on déterminât le jour cette main s'étendrait jusqu'à prendre. La con- fiscation subsistait à l'état de menace, mais sans qu'on en prononçât le nom. Tous ceux qui ne demandaient qu'à apaiser leurs scrupules se jetèrent sur l'expédient, et n'étant spoliateurs qu'à terme imprécisé, se persuadèrent, arrivèrent à se persuader qu'ils n'étaient pas spoliateurs du tout. Le 2 novembre, par 568 voix contre 346, le décret fut adopté.

LA SÉCULARISATION iVi

IV

Il fut sanctionné de suite. Il fut publié sous la sign?iture do Louis XVI, sous le contre-seing de M. de Gicé, garde des sceaux et archevêque de Bordeaux. La Ioi>dans son ensemble, s'offrait avec une apparence assez débonnaire. La nation recouvrait la libre disposition des b'ens ecclésiastiques : il n'y avait en ce langage rien qui scandalisât; car les écrits des légistes et les maximes courantes enseignaient la haute maîtrise de l'Etat sur le domaine du clergé. Les engagements pris par la puissance publique avaient de quoi rassurer : il serait pourvu avec décence, disait le décret, aux dépenses du culte, à l'entretien de ses niinistres, au soulagement des pauvres. Le nouveau budget de l'Eglise serait réparti, aux termes de la loi, sous la surveillance des administrations provinciales : or, ces administrations se composaient presque partout d'hommes éclairés, équitables, très convaincus de l'utilité de la religion quoique souvent teintés de philoso- phisme, et pénétrés de ces traditions d'intégrité qui faisaient l'honneur de la haute bourgeoisie française. C'est par ces mains probes et pures que les ressources tirées des anciens revenus ecclésiast'ques iraient alimenter le service des autels et la charité.

Aussi la mosure, enfermée dans un texte savamment adouci, ne rencontra tout d'abord que peu ou point de ré- probation. En plusieurs correspondances contemporaines, nous lisons que le décret fut accueilli avec grand plaisir (1). Dans la bonne compagnie, aucun émoi, soit que la portée de la transformation échappât, soit qu'au milieu de tant de

(1) V. notamment : Pierre de Vaissières, Lettres d'aristocrates, p. 158.

452 HISTOIRE RELIGIEUSE DE LA REVOLUTION

destructions, celle-là parût moins téméraire que beaucoup d'autres. Mme de Staël, protestante à la vérité, fut charmée du rapport de Talleyrand et déclara (ce qui surpassait à ses yeux tous les autres éloges) qu'on y trouvait des pages dignes de Necker (1). Le coup fut si habilement amorti que, sur l'heure, on n'entendit aucun cri, pas même celui des vic- times. Les curés se sentaient peu atteints. Quant aux évêques et aux membres du haut clergé, ils se savaient impopulaires et aimaient mieux le silence qu'une plainte sans écho. Puis en gentilshommes, ils jugeaient peu digne de se lamenter pour de l'argent. Ils prévoyaient d'autres attaques, celles-là contre l'Eglise elle-même, et se réservaient. Enfin un espoir très général restait, celui que l'exécution serait lointaine, que peut-être même on y échapperait. Cette opinion était entretenue jusque dans les sphères officielles; et dans ses dépêches au cardinal de Bernis, ambassadeur à Rome, M. de Montmorin, ministre des relations extérieures, s'ap- pliquait à rassurer le gouvernement pontifical (2).

On vit alors se produire pour la première fois une pratique qui se répéterait pendant toute la Révolution. Elle consis- terait à obtenir de l'Assemblée des votes de principe qui, semblant dépourvus d'application immédiate, paraissant même assez inoffensifs, seraient acceptés par les gens des centres : puis on s'aiderait du principe proclamé pour en tirer pièce à pièce les conséquences. Les modérés, enlacés par leur premier vote, ne pourraient, sous peine de manquer de logique, se dérober aux votes subséquents : ainsi arrive- rait-il qu'entraînés sur une pente savamment ménagée, sans palier pour se retenir, sans point d'appui pour remonter, ils glisseraient par degrés, avec des résistances de plus en plus amollies, jusqu'à des mesures qu'en bloc ils eussent résolument réprouvées.

L'affaire des biens du clergé fournit le modèle initial de

(1) Journal de Gouverneur Morris, p. 123.

(2) Archives du ministère des affaires étrangères.

LA SÉCULARISATION 153

cette manière captieuse. La loi simple loi de principe, disaient certains catholiques, avait été votée le 2 no- vembre. Cinq jours plus tard, Talleyrand parut à la tri- bune. Il expliqua du ton le plus tranquille que les propriétés ecclésiastiques ayant été déclarées à la disposition de la nation, on pouvait craindre que ce bien, devenu le bien de tout le monde, ne fût pillé ou dilapidé. Pour prévenir cet abus, l'évêque d'Autun demanda que les scellés fussent mis sur les chartriers et que des meubles il fût fait inventaire. « C'est une prise de possession, » s'écria Cazalès et après lui l'abbé Maury. L'Assemblée sur l'heure refusa les scellés, refusa l'inventaire. Elle se borna à déclarer que les biens ecclésiastiques seraient placés sous la surveillance de l'au- torité.

Six jours s'écoulèrent. Le bruit courait que le clergé abusait de ses propriétés comme on fait d'un bien qu'on va perdre. Treilhai-d reprit en pai-tie la proposition de Talley- rand et demanda les scellés sur les chartriers. L'évêque de Clermont se leva : « On ne met, dit-il, les scellés que sur les biens des morts, des banqueroutiers ou des suspects. C'est une mesure conservatoire », répliqua Treilhard. Cette fois, encore, les représentants, après une épreuve douteuse, re- jetèrent la mesure des scellés. Toutefois ils imposèrent aux chefs des communautés ecclésiastiques l'obligation de dé- clarer tous leurs biens dans les deux mois.

Jusqu'ici les étapes étaient si peu sensibles qu'à peine on les pouvait marquer. On atteignit le mois de décembre. L'Assemblée créa une caisse dite de V extraordinaire dans laquelle seraient versés les fonds de la contribution patrio- tique. Par malheur cette contribution n'avait produit presque rien (1). Dans la caisse nouvellement créée, il fal- lait pourtant mettre quelque chose. C'est alors que, dans le décret même, un article se glissa qui prescrivait la vente

(1) V. Rapport de M. Dupont, député de Bigorre, 7 mars 1790.

154 HISTOIRE RELIGIEUSE DE LA REVOLUTION

de domaines de la couronne et de domaines ecclésiastiques jusqu'à concurrence d'une somme de 400 millions. La con- fiscation commençait, mais elle s'insinuait plutôt qu'elle ne se proclamait; elle se décrétait partiellement, incidemment. Incidemment aussi, sans débat pour ainsi dire, fut ordonnée )a création de 400 millions de bons à intérêt, gagés sur les Diens à vendre; ce serait l'origine des assignats.

L* Assemblée se défendait de toute irréligion. Dans les pro- cédés régnait même, par intervalles, une déférence courtoise. Le 23 novembre, le président élu fut l'archevêque d'Aix, M. de Boisgelin; un peu plus tard, ce fut l'abbé de Montes- quieu. Dans le fracas de tout ce qui s'abattait, parlements, provinces, institutions de toutes sortes, la menue besogne des affaires ecclésiastiques passait inaperçue. L'année 1790 s'ouvrit. On continua de s'acheminer vers le but, par dé- crets de détail, isolément négligeables, intercalés dans les coins de séances, et qui ne seraient graves que par accumu- lation. Le 5 janvier, on décida que les propriétés des béné- ficiers qui résidaient hors de France seraient placées sous séquestre : le but était d'atteindre l'archevêque de Paris qui, abandonnant un peu vite son diocèse, s'était réfugié en Savoie. Le 5 février, il fut prescrit que tous les bénéficiers feraient connaître dans le mois le nombre et le lieu de leurs bénéfices. Ainsi à la statistique, "ordonnée le 13 novembre et qui révélerait les biens de chaque communauté, viendrait s'ajouter une autre statistique, personnelle à chaque membre du clergé; et les deux documents, s'éclairant l'un par l'autre, permettraient de ne rien perdre de la proie le jour l'on voudrait la saisir.

Dans cette progression continue, l'Eglise serait bientôt atteinte en une place plus sensible. Au travail qui dépouil- lerait les couvents se joindrait un autre travail, celui qui les dépeuplerait.

Déjà le 28 octobre 1789, un décret, surpris à l'Assemblée en une fin de séance, avait suspendu à titre provisoire l'émis-

LA SÉCULARISATION 455

sion des vœux solennels dans les monastères. Dans le Comité ecclésiastique, l'avocat Treilhard avait recueilli l'idée et l'avait fort élargie. La composition du Comité, hostile aux trop grandes hardiesses, avait d'abord fait obstacle à la pu- blication de ses vues. Mais le Comité venait d'être doublé, et ce remaniement avait assuré la majorité aux novateurs. Le 11 février 1790, Treilhard, désormais certain d'être sou- tenu, parut à la tribune. Il tenait à la main un rapport prêt depuis deux mois déjà et qui, sous couleur de réforme, bouleversait toute la vie religieuse.

Le début sembla la préface d'un édit de liberté. Treilhard re- marquait que, sous l'ancienne loi, le pouvoir civil reconnais- sait les vœux et s'employait à en assurer l'observation exté- rieure. Le rapporteur rejetait cette immixtion de l'autorité laïque en des objets d'ordre spirituel : c'est pourquoi il procla- mait pour tout religieux de l'un ou de l'autre sexe le droit de renoncer à ses engagements sacrés,sans avoir d'autres comptes à rendre qu'à ses supérieurs et à Dieu. A qui voudrait rompre la clôture, les portes s'ouvriraient toutes grandes, la loi sécu- lière ne jugeant pas ce qui ne relevait que de la conscience. Telle était la doctrine libérale. A peine s'était-elle formulée qu'elle se désavouait elle-même. Le projet, en effet, ne se contentait pas d'ôter aux vœux toute sanction légale, mais faisant violemment irruption dans le sanctuaire de la conscience, il les interdisait pour l'avenir : par il usur- pait sur le domaine spirituel dans l'acte même il pré- tendait le dégager du temporel. Par cette prohibition des vœux solennels, presque tous les grands Ordres des deux sexes, les plus anciens, les plus augustes, se trouvaient frappés. Ils ne pourraient recevoir de novices, et, ne se recrutant plus, finiraient par extinctio.^. S'ils étaient dans l'avenir condamnés à disparaître, ils étaient soumis, dans le présent, à des traitements assez divers. Ici se retrou- vait, suivant la manière de la révolution commençante, un habile mélange de ménagements et de rigueurs. Les roli-

156 HISTOIRE RELIGIEUSE DE LA RÉVOLUTION

gieux des monastères et des couvents, s'ils optaient pour la vie commune, seraient rassemblés dans quelques maisons conservées, et là, tristement transplantés, mesurant d'après leurs propres jours la durée de leur institut, achèveraient un à un de mourir. Quant aux religieuses, Treilhard propo- sait qu'un règlement spécial, plus débonnaire, plus adouci, fixât leur sort viager. Dans la discussion, l'abbé de Montes- quiou obtiendrait pour elles, à titre provisoire, le droit de subsister elles avaient vécu. Il ne serait d'ailleurs rien innové, jusqu'à nouvelle réglementation dans les maisons d'éducation ou établissements de charité.

La proposition de Treilhard fut votée le 13 février. Puis de la sécularisation des religieux on revint à la sécularisa- tion des biens. L'œuvre avançait, accomplie par petits bouts, sans beaucoup d'ordre bien qu'avec une remarquable ténacité. Jusqu'ici la seule aliénation votée était celle de 400 millions. Cependant un certain doute naissait sur le succès de la vente : on redoutait que de grands immeubles, trop vastes pour des usages privés, trouvassent malaisément preneur : surtout on appréhendait que les acheteurs ne fussent, par scrupule de conscience, détournés des enchères. La crainte d'un échec suggéra la combinaison d'une vente qu'on pourrait appeler vente à deux degrés. Tel fut l'objet d'un décret voté le 17 mars 1790. La municipalité de Paris et les diverses municipalités du royaume seraient admises, invitées même à acquérir tel lot de biens ecclésiastiques qu'il leur plairait de choisir; puis elles les revendraient en détail aux particuliers, avec le bénéfice d'une commission qui serait fixée plus tard (1) au seizième du prix. De deux avantages : le premier serait d'intéresser aux ventes les ad- ministrations communales : le second, beaucoup plus im- portant, serait de donner à tout acquéreur le droit, à la vérité un peu judaïque, de se prétendre adjudicataire de

(1) Décret du 14 mai 1790. article 11

LA SÉCULARISATION 157

seconde origine. Si à l'acquisition s'attachait un discrédit moral ou une censure spirituelle, la municipalité, corps anonyme, prendrait, semblerait prendre l'un ou l'autre à son compte. Entre ses mains, le bien se purgerait de son impu- reté, et l'acheteur, ne recevant des villes qu'une propriété déjà démarquée de l'Eglise, jouirait tout ensemble d'un patrimoine agrandi et d'une conscience en paix.

Trois jours plus tard, le 20 mars, les affaires religieuses revinrent à l'Assemblée. Ce fut de nouveau Treilhard qui les y porta. Le Comité ecclésiastique l'avait choisi pour pré- sident. On a déjà nommé cet homme et on le retrouvera bien des fois. C'était un légiste à l'érudition étendue, au travail infatigable, à l'esprit faux et actif, à la fo:3 très pétri d'absolutisme et très paré de liberté. Sa motion fut à double fin, visant à la fois les biens et les personnes. Au mois de décembre, l'Assemblée, se bornant à prescrire une déclaration, avait refusé d'ordonner l'inventaire dans les maisons religieuses. Treilhard proposa que, pour les couvents d'hommes, il fût accompli dans la huitaine par les officiers municipaux. Ceux-ci dresseraient en outre la liste des reli- gieux avec leur nom, leur âge, la date de leur profession. Enfin, ils interrogeraient chacun d'eux sur leur volonté de rentrer dans le monde ou de rester dans le cloître. La proposition fut faite à une séance du soir et presque sans débat fut votée.

Ainsi se rapprochait-on des biens ecclésiastiques, comme on ferait d'une place par des travaux d'investissement. On les estimait, on les dénombrait, avec une certaine hésita- tion à porter le grand coup. Une aliénation de 400 millions avait été ordonnée : mais le reste était en suspens; et par la possession, par les actes de gestion, le clergé demeurait propriétaire apparent de tout ce que la nation avait proclamé son domaine. Il faudrait enfin dissiper l'équivoque. Le 9 avril 1790, le représentant Chasset, organe de plusieurs comités réunis, déposa un projet qui se résumait en deux dispositions principales : la première transférait, sauf certaines exceptions,

158 HISTOIRE RELIGIEUSE DE LA RÉVOLUTION

à l'autorité civile, c'est-à-dire aux directoires de départe- ment ou de district, l'administration des biens ecclésiasti- ques : la seconde, qui était la consécpience de la première, proclamait, comme règle de l'avenir, le salaire en argent. Que les biens désormais retournés à l'Etat et gérés par lui fussent vendus, qu'une loi de détail fixât la rétribution du clergé, et toute trace de l'ancienne Eglise propriétaire serait effacée.

Sous ce dernier coup, il y eut dans l'épiscopat, presque résigné, le plus souvent silencieux, un sursaut de révolte.

« Vous avez fait, disait un jour à ses collègues l'abbé Maury, de remarquables progrès dans la conquête du bien d'autrui. » Les prélats ne s'emporteraient pas jusqu'à ce rude langage. Mais leurs protestations surgirent, graves autant qu'attristées. Ils rappelèrent que la plupart des cahiers avaient demandé la réforme des abus, mais non l'entière destruction du passé. Ils prédirent l'insuccès des aliénations qui, accomplies toutes ensemble ou à de brefs intervalles, ne se feraient qu'à des cours avilis. Ils observè- rent que, l'Eglise ne soutenant plus les indigents, il faudrait, comme en Angleterre, établir la taxe des pauvres. Ainsi s'ex- prima l'évêque de Nancy. L'archevêque d'Aix avait naguère proposé le plus large concours de l'Eglise pour combler le déficit des finances. Sans beaucoup d'espoir il renouvela son offre, parla d'un emprunt de 400 millions qui serait hypothéqué sur les biens du clergé et dont le clergé porte- rait tout le poids; car il en servirait les intérêts, et par des ventes successives, il en rembourserait le capital. Les curés écoutaient légèrement anxieux. Ils avaient souhaité le sa- laire. Sous la menace d'être dépouillés de leurs modestes

LA SÉCULARISATION 159

biens-fonds tout de même que les évêques ou les abbés de leurs grands domaines, ils hésitaient, devenaient un peu sombres, mettaient en doute la solidité des engagements de l'Etat. Mais l'Assemblée semblait résolue à homologuer ce que les comités avaient décidé. Après tant do décrets prépa- ratoires, elle voulait le décret définitif, et déjà Treilhard, parlant des biens ecclésiastiques, les désignait sous le nom qui leur resterait : il les appelait les biens nationaux.

Sur ces entrefaites un incident survint qui, en gran- dissant le débat, le déplaça tout à coup,

A l'Assemblée siégeait, parmi les députés de l'Auvergne, un chartreux qu'on appelait dom Gerle. C'était un moine d'âme exaltée et crédule, d'esprit étrange et faible, dupe des mots, inhabile à maîtriser ses impressions, tout attiré vers la Révolution comme vers un rêve brillant, pieux jusqu'au mysticisme et affilié à la Société des Amis de la Constitu- tion (1). Il faisait partie du Comité ecclésiastique que les membres de la droite accusaient d'hostilité contre la reli- gion. L'imputation venait d'être reproduite par l'abbé de Montesquieu. Sous l'attaque, dom Gerle se porta vers la tribune : « Non, dit-il, il n'y a point de parti-pris dans le comité ecclésiastique; non, c'est calomnier l'assemblée que de déclarer qu'elle ne veut point de religion. » Puis, pour tranquilliser les consciences, il invita ses collègues à décréter séance tenante « que la religion catholique, apostolique et romaine était et demeurerait toujours la religion de la nation et que son culte serait seul autorisé ».

Dom Gerle n'avait prévenu personne, et tout spontané- ment la motion jaillissait de son âme impétueuse (2). A cet ardent appel jeté à travers les débats, l'émoi fut extraordi- naire. Les députés ecclésiastiques saisirent quel avantage

(1) La société des Amis de la Constitution était le club qui serait plus tard connu sous le nom de club des Jacobins.

(2) Francisque Mèqe, Dom Gerle. (Mémoires de l'Académie de Cler- mont-Ferrand, 1865, p. 444-446.)

160 HISTOIRE RELIGIEUSE DE LA RÉVOLUTION

cette intervention leur offrait. En plaidant pour les biens d'église, ils étaient mal à l'aise, semblant plaider pour eux- mêmes. Ils sentaient les arguments rebattus, la cause impo- pulaire, l'Assemblée ne les écoutant que par patience. Voici que la motion de dom Gerle, venant à leur secours avec une incroyable opportunité, substituait aux intérêts matériels la religion elle-même. Si, dans l'élan de la première surprise, ils obtenaient une solennelle reconnaissance de l'Eglise na- tionale, combien cette acclamation de la foi traditionnelle ne les consolerait-elle pas de leur patrimoine ravi! Ce patri- moine, le perdraient-ils même tout à fait? La courte trêve qui suivrait le vote offrirait peut-être une heure favorable aux transactions; peut-être pourrait-on reprendre, quitte à accentuer encore les sacrifices, les pensées de l'archevêque d'Aix. De la sorte les finances de l'Etat seraient sauvées sans que le passé fût entièrement aboli.

Aux paroles de dom Gerle, la droite répondit par des acclamations. Avec une équitable sagesse, elle applaudit un amendement qui tempérait la proposition et consacrait tous les droits accordés par les décrets, précédents aux non catholiques. L'essentiel serait de brusquer le vote. Un instant on put croire qu'on le tenait. Mais déjà il était tard. La gauche, d'abord désemparée, se ressaisit. Sa tac- tique fut de réclamer la remise au lendemain. Sur l'ajourne- ment, une première épreuve fut douteuse : après une seconde épreuve, le président leva la séance. Les membres de la droite demeurèrent quelque temps sur les bancs, très irrités, protestant, réclamant l'appel nominal, et ce ne fut que bien tard qu'ils se dispersèrent.

Le répit permettait à la gauche de discipliner ses forces. Elle n'y manqua pas. Il fallait tout d'abord morigéner dom Gerle, cet enfant terrible qui avait failli tout compro- mettre (1). Il s'apaisa comme il s'était emporté et s'excusa

(1) AtTLARD, la Société des Jacobins, t. I, p. 59.

LA SECULARISATION 161

(le l'incartade. Au palais royal, dans les cafés, au club des Amis de la Constitution, de grands murmures s'élevèrent contre les fanatiques qui aspiraient à restaurer l'ancienne intolérance. On comptait, non sans raison, que les députés indécis fléchiraient sous cette menaçante agitation et se ran- gcraiient les porterait la peur. Pendant ce temps, les re- présentants de la droite, rassemblés aux Capucins, tenaient aussi leurs conciliabules : ils décidaient que, si le vote leur était défavorable, ils porteraient leur protestation jusqu'au roi et, par une adresse répandue dans le pays, pubreraîent les périls de la religion. Mais cette ressource leur échapperait; car le garde des sceaux averti leur manderait officieusement que le roi ne les recevrait point. Ils venaient d'effleurer le succès. Ce qui était occasion retardée serait occasion perdue. On le vit clairement quand le lendemain, bien avant la séance, les abords de l'enceinte, les tribunes elles-mêmes se remplirent d'agitateurs. Depuis le matin, trois cents colpor- teurs répandaient dans la ville une petite feuille intitulée : Assemblée des Aristocrates aux Capucins; riouveau complot découi'ert (1). La gauche avait un avantage : la proposition, combattue par elle, après avoir déclaré la religion catholique reUglon do la France, ajoutait que son culte seul serait reconnu comme culte public : de là, un air de monopole peu compa- tible avec les maximes nouvelles. La tactique serait de mettre en pleine lumière cet aspect du projet et d'en détourner amsi les libéraux. Pour compléter les chances, il faudrait en outre rallier à soi tout ce qu'on pourrait de catholiques : on y réus- sirait en étalant vis-à-vis de l'Eglise tant de respect que la oroposition Gerle, submergée sous les effusions pieuses, sem- blerait redondance inutile. Le baron de Menou, qui, neuf ans plus tard, en Egypte, se ferait musulman, fut le porte-parole do l'orthodoxie : « Je commence, dit-il, par faire ma profession de foi : je respecte la religion catholique, apostolique et ro-

(1) Révolutions de France et de Brabant, 21.

11

ie.2 HISTOIRE RELIGIEUSE DE LA RÉVOLUTION

maine; je la crois la seule véritable et je déclare que je lui suis soumis de cœur et d'esprit. » A ces mots, tout à l'adresse des catholiques, Menou ajouta, à l'adresse des libéraux : t Ma conscience et mon opinion appartiennent à moi seul; je ne dois pas plus troubler les convictions religieuses des autres qu'on ne doit troubler les miennes... il ne peut donc y avoir de religion dominante. » Qui n'eût souscrit à un lan- gage, à la fois si dévot et si respectueux du droit d'autrui? L'Assemblée fut ravie, et très particulièrement dom Gerle qui retira sa motion. La droite la reprit. Cazalès essaya de parler; il en fut empêché. Cependant il importait de ne sou- mettre au vote de l'Assemblée qu'une rédaction attirante par la modération de ses termes et par le nom de celui qui la présenterait. Le duc de La Rochefoucauld proposa un ordre du jour ainsi conçu : « L'Assemblée nationale, considé- rant qu'elle n'a ni ne peut avoir aucun pouvoir à exercer 8U1 les consciences et sur les opinions religieuses; que la majesté de la religion et le respect qui lui est ne permet-» tent pas qu'elle devienne l'objet d'une délibération; que l'attachement de l'Assemblée nationale au culte catholique, apostolique et romain, ne saurait être mis en doute dans le moment ce culte seul va être mis par elle à la première classe des dépenses publiques, a décrété et décrète qu'elle ne peut ni ne doit délibérer sur la motion proposée. » A ce langage qui exagérait le respect pour échapper à l'hommage, la gauche se pâma d'aise, admirant le bien joué. La droite bondit exaspérée. D'Espréménil s'écria : Lorsque les juifs crucifièrent Jésus, ils lui dirent : nous vous saluons. » L'invec- tive manqua son effet par son excès même. Pendant une heure, ceux qu'on appelait, tantôt du nom d'aristocrates, tantôt de celui de fanatiques, s'agitèrent impuissants et furieux. Puis, désespérant de la lutte, ils sortirent. Au dehors, ils furent accueillis par les menaces; car les abords du Manège étaient fort tumultueux, et Lafayette avait doubler les forces de la garde nationale. Maury fut assailli

LA SÉCULARISATION 163

par la foule et dut chercher un refuge dans une maison de la rue Sainte-Anne. Pendant ce temps, la séance s'achevait. A quatre heures, l'ordre du jour de M. de La Rochefoucauld fut voté.

Le lendemain 14 avril, dans l'Assemblée toute vibrante encore, on revint aux biens ecclésiastiques. La défaite de la veille disait le sort des motions qui suivraient. Séance te- nante, le projet Ghasset fut adopté. Le soir même Lindet, le futur évêque constitutionnel de l'Eure, écrivait triompha- lement à ses commettants : « Messieurs, le dernier coup vient d'être porté au clergé (1). » Et, en effet, le domaine de l'Eglise serait désormais aux mains de l'autorité civile.

Il ne restait plus qu'à mener à bien l'opération écono- mique qui réaliserait la grande proie. Un comité avait été établi par l'Assemblée pour l'aliénation des domaines natio- naux. C'est à ce comité que seraient transmises les demandes des municipalités ou même les offres directes des particu- liers. Les estimations, à moins qu'elles ne fussent fixées par une expertise, seraient de vingt-deux fois le revenu pour les terres, de vingt fois pour les rentes en nature, de quinze fois pour les rentes en argent. Les ventes se poursuivraient au directoire du district. Elles seraient précédées de publica- tions, se feraient aux enchères, à un taux qui ne pourrait être inférieur à celui des estimations. Une portion du prix, va- riant entre 12 et 30 pour 100, serait payée de suite; le reste se réglerait en douze annuités. Telle fut, en gros, la procé- dure organisée (2). La droite avait renoncé à influencer les débats. Son grand souci était de protester contre le rejet de la motion Gerle. Sa protestation parut, revêtue de 297 si- gnatures, et fut distribuée à profusion. Cependant les municipalités, prises d'émulation, envoyaient à l'Assemblée leurs soumissions à l'effet d'acquérir les biens nationaux.

(1) LrNDBT, Correspondance, p. 132.

(2) Décret du 14 mai 1790. (Dcvbbgieb, Collection des loi», t. I, p. 172 et suiv.)

164 HISTOIRE RELIGIEUSE DE LA REVOLUTION

Bientôt les demandes dépassèrent de beaucoup la valeur de 400 millions, chiffre de la vente primitivement ordonnée. Deux décrets successifs, votés en juillet et en octobre 1790 (1), autorisèrent, puis imposèrent l'aliénation générale des biens ecclésiastiques. L'Etat ne conserverait que les forêts. Il y eut aussi quelques autres exceptions inspirées par des rai- sons de piété, d'utilité publique ou de bienfaisance. C'est ainsi qu'on ajourna toute décision pour les biens des fonda- tions établies dans les églises paroissiales, et pareillement pour les propriétés des fabriques, des hôpitaux, des établis- sements d'instruction, des maisons de charité (2). La suite du récit montrera combien de temps pèseraient les scru- pules et comment une à une les lois postérieures reprendraient tout ce que la Constituante aurait épargné.

VI

On vient de voir par étapes progressives la spoliation se consommer. Il faut maintenant marquer la condition des victimes.

Elles n'étaient point toutes pareillement à plaindre. Le clergé séculier maintenait sa hiérarchie et trouverait dans le salaire une compensation pour son patrimoine perdu. Bien plus sensible serait le coup pour le clergé régulier: il n'y au- rait de joie que pour les religieux ou religieuses, las de leur état et dès à présent assurés d'une pension (3); pour les autres, la ruine serait double : ruine matérielle par la perte des biens, ruine morale par les vœux proscrits, par le recru-

(1) V. DuvBRGiEE, Collection des lois, t. I, p. 235 et suiv., p. 427 et suiv.

(2) Décret du 28 octobre 1790. (Duvergieb, Collection, t. I, p. 427.)

(3) Décrets des 13 et 20 février 1790. (Duveecieb, Collection des lois, t. I, p. 100 et 101.)

LA SÉCULARISATION 165

tement arrêté; et le seul espoir serait de garder un asile viager dans le cloître conservé par grâce.

Ceux contre qui l'Assemblée venait de forger tant de lois avaient passé depuis un an par tous les effarements de la tranquillité troublée, par toutes les émotions de la colère, par toutes les transes de la peur, par toutes les angoisses pour leur vie religieuse menacée.

Des Etats généraux ils avaient retenu peu de chose, hormis le souvenir d'une représentation insuffisante au bailliage. Après le 14 juillet, leur inquiétude avait commencé. Puis la loi du 2 novembre avait paru. Dès lors, pas un jour ne s'était écoulé sans souci.

Par les gazettes égarées au village, par les déclamations des clubs naissants, par les récits des voyageurs aux haltes des diligences, les paysans avaient appris que les biens d'Eglise étaient à la disposition de la nation. La nation, n'était-ce pas eux? Justement on entrait dans l'hiver. Ils se répandirent en tous ces bois qu'on appelait bois des Cha- noinesses, bois des Carmes, bois des Bons-Pères, et se donnè- rent à cœur joie de couper taillis, baliveaux, gros chênes même. Puis, réunis en bandes, ils se mirent à détruire, dans le Midi, les murs en pierres sèches qui clôturaient les vigno- bles, en Normandie, les haies vives qui séparaient les her- bages; un autre jour, ils fouillaient en terre, déterraient les bornes, les reportaient plus loin. Par tous ces moyens ils agrandissaient, aux dépens du bien de moines, les biens com- munaux. Les plus hardis se portaient vers le prieuré ou l'abbaye, exigeaient la remise des titres de propriété et indistinctement détruisaient tout. Parmi les religieux, les uns, comme l'abbé de Franquevaux en Languedoc, n'ima- ginaient rien de mieux que de se réfugier dans les villes et d'y mettre en sûreté leurs papiers les plus précieux; les autres se plaignaient à l'Assemblée, mais avec un médiocre espoir d'être entendus : tel était le prieur de Saint-Etienne de Gaen qui, après avoir parlé de biens pillés, de papiers

166 HISTOIRE RELIGIEUSE DE LA RÉVOLUTION

brûlés dans la région de Falaise, ajoutait, en manière d'ex- cuse et avec une indulgence remarquable., que o c'était la manie ordinaire de ces cantons (1) ».

Les paysans, si prompts à s'arrondir, étaient prodigieu- sement en éveil pour dénoncer les dilapidations des moines. Une crainte les obsédait, celle que les religieux ne détournas- sent ce qui semblait déjà le gage de la nation. En plusieurs lieux, des sentinelles se relayèrent pour surveiller tout ce qui sortirait des monastères ou des couvents. Un jour, en Auvergne, quelques paysans, en fouillant le chariot d'un fermier abbatial, y découvrirent douze couverts d'argent, six cuillers à café, trois cuillers à ragoût, onze cent quarante livres en numéraire. Le fermier fut arrêté et pendant plu- sieurs jours détenu, sous la suspicion de vol au préjudice de la nation. Mais, en général, toutes les perquisitions, toutes les fouilles furent vaines, et les papiers des archives ne révèlent que de rares exemples de détournements.

Ces religieux, enviés comme des riches, étaient bien près d'être dépourvus comme des pauvres. Les dîmes, quoique légalement maintenues jusqu'à ce qu'elles fussent remplacées, ne rapportaient presque plus rien. Les fermiers attendaient, défiants, ne sachant bien qui était le vrai propriétaire. Plus de régularité dans les rentes ou dans les redevances. Cepen- dant, à la porte des monastères, les curés venaient frapper, réclamant non sans aigreur leur portion congrue.

Ainsi s'écoulait l'hiver. L'unique consolation des religieux fidèles résidait dans les regrets qu'éveillait en beaucoup d'en- droits l'annonce de leur disgrâce. En leur faveur les pétitions affluaient à l'Assemblée. Si on réunissait toutes celles qui sont éparses dans les cartons du Comité ecclésiastique, on en compterait, je crois, plusieurs centaines. Presque toutes rendent hommage à la charité des ordres monastiques. Plusieurs invoquent les cahiers des baiUiages qui jamais

(1) Archipes nationales. Papiers du Comité ecclésiastique, carton 14 •t pastim.

LA SECULARISATION 167

n*ont entendu conférer à leurs mandataires un tel pouvoir de bouleversement. En certains endroits, il y eut un re/eren- dum sur le maintien ou la suppression des maisons existantes, et les résultats numériques en furent envoyés à rassemblée(l).

Vers le commencement de mai's, dans les maisons reli- gieuses des deux sexes, arriva un questionnaire à remplir. Or réclamait pour chaque établissement sa règle, Tobjet de son institution, les noms, prénoms et âge de tous ceux qu'il abritait. L'initiative de cette enquête appartenait au Comité ecclésiastique. C'était d'ailleurs pai' l'intermédiaire officieux de l'évêque qu'en chaque diocèse, il transmettait sa demande aux couvents. Ainsi l'apparence de l'union subsisterait jusque dans les actes qui préluderaient au brisement.

Quoique déguisée sous l'estampille épiscopale, cette in- quisition troubla fort. Pourtant on ne songea point à se dé- rober, et très docilement la statistique fut livrée. Les lettres d'envoi adressées au Comité ecclésiastique surprennent même par leur ton d'obéissance. Ceux que déjà l'on accuse de fa- natisme ne se lasseraient que bien tard de la soumission. Los députés sont appelés, « nos seigneurs de Tauguste As- gomblée nationale »; on se hasarde à les nommer « les régé- nérateurs de la patrie »» Parfois l'excès de l'humilité suggère des formes naïves, presque reconnaissantes, qui déconcer- tent. Au diocèse de Périgueux, la supérieure d*une congi'é- gation hospitalière, en expédiant son état au président du Comité ecclésiastique, s'exprime en ces termes : « C'est bien trop d'honneur pour moi d'écrire à un monsiera* si respec- table et si distingué à qui je me fais gloire d'obéir. Je supplie très humblement votre bonté de pardonner ce qui pourra vous déplaire dans mon style, en l'attribuant à mon igno- rance (2). »

Cette statistique serait précieuse pour l'histoire. Elle fournit l'élément le plus important pour déterminer le

(1) Papiers du Comité ecclésiastique, carton 47-51 et passim.

(2) Archives nationales. Papiers du Comité eectêsiastique, carton 8,

168 HISTOIRE RELIGIEUSE DE LA RÉVOLUTION

nombre de religieux ou religieuses au début de la Révolution. Je trouve dans les relevés conservés aux archives 20 975 re- ligieux y compris les frères lais, 27 393 religieuses y compris les sœurs converses, en tout 48 368 personnes. L'énuméra- lion n'est pourtant pas complète, car il semble que, pour quelques diocèses, certaines déclarations aient manqué ou se soient égarées. En outre on remarquera que les états ne s'appliquaient qu'aux ordres les règles prescrivaient les vœux solennels. C'est pourquoi l'on chercherait vainement, parmi les congrégations d'hommes les Lazaristes ou les Eudistes, parmi les congrégations de femmes les filles de Saint- Vincent-de-Paul. Pour la même raison, beaucoup de petites congrégations répandues dans les provinces et ne se pra- tiquaient que des vœux renouvelés d'année en année se dis- pensèrent d'envoyer leur déclaration. C'est ce qu'expliquent les é\êques dans leur correspondance avec le Comité ecclé- siastique (1). Le chiffre de 48 368 religieux ou religieuses doit être, de ce chef, grossi d'un cinquième pour les hommes, de plus d'un quart pour les femmes, ce qui donnerait pour la France entière en 1790 une population globale de 60 000 re- ligieux ou religieuses (2). Ce chiffre, beaucoup plus élevé au milieu du dix-huitième siècle, s'était, depuis quarante ans, abaissé pour diverses causes. Une commission dite des régu- liers, instituée en 1766, avaitsupprimé neuf congrégations (3). Un ordre, considérable par son importance, par la grandeur de ses services, l'ordre des jésuites, avait disparu. Par un édit de 1768, l'âge des vœux avait été reculé. L'esprit du temps avait, plus que tout le reste, contribué à diminuer les vocations religieuses. Dans les statistiques de 1790, ce qui frappe, c'est la pénurie de sujets jeunes : en beaucoup de

(1) Papiers du Comité ecclésiastique, carton 12.

(2) Ce chiffre est pareillement celui qui est adopté par M. Tainb, Ori- gines de la France contemporaine, t. I, appendice, note 1.

(3) GÉEIN, les Monastères et la Commission des réguliers. {Revue des questions historiques, juillet 1875, p. 88-89.)

LA SÉCULARISATION 169

couvents, les quatre cinquièmes des religieux ou religieuses ont dépassé cinquante ans, et il semble qu'en bien des en- droits le recrutement ait presque cessé, avant même que la Révolution ne l'arrête violemment.

Ces statistiques étaient à peine parties quand, au mois d'avril, à la porte des monastères ou des couvents d'hommes, on vit paraître les officiers municipaux. Ils venaient, en vertu du décret du 20 mars, pour l'inventaire d'abord, puis pour l'interrogatoire. C'était la seconde inquisition, suivant de près la première. Un peu plus tard, les délégués des ad- ministrations de district ou de département se présente- raient, pour le même objet, dans les maisons religieuses des deux sexes.

Une expérience, très novice encore, présida à ces préludes de persécution. Les officiers municipaux venaient d'être nommés. Ils étaient le plus souvent très ignorants. Ils ne savaient pas toujours commençait, finissait leur com- pétence. Le 5 avril 1790, les religieux de l'abbaye de Mores virent arriver les officiers municipaux de Bar-sur-Seine, puis ceux de Celles, enfin ceux de Landreville, tous venant pour l'inventaire. « Nous ne pouvons, écrivirent les moines au Comité ecclésiastique, dépendre à la fois de trois municipa- lité. » Quelques-uns se présentèrent, rogues et durs. D'autres, au contraire, transformèrent leur mission en mission pieuse : au Lieu-Dieu, en Picardie, les officiers municipaux allèrent tout d'abord à la chapelle, y firent leurs prières et y touchè- rent dévotement les reliques. Parfois les abbés avaient été nommés maires, en sorte qu'ils devaient agir contre eux- mêmes. Ailleurs, les gens de la municipalité étaient aussi les fermiers de l'abbaye ou du prieuré. Cependant, pour les messagers de l'Assemblée, l'embarras fut grand quand ils durent dresser les listes de l'inventaire; il redoubla quand on les eut introduits dans le chartrier; car beaucoup savaient à peine lire.

Les moines se montrèrent en général assez accommodants.

Ï70 HISTOIRE RELIGIEUSE DE LA RÉVOLUTION

Souvent pour leurs visiteurs ils dressèrent une table abon- dante et obtinrent, en les traitant bien, de diriger eux-mêmes les opérations. En plusieurs endroits ils mirent leur malice à brouiller d'avance tous les titres, tous les papiers; en quoi ils usèrent d'un raffinement superflu, les officiers munici- paux n*ayant pas besoin de cette ruse pour s'égarer. Point d'action concertée, hormis en Alsace la Chambre ecclésias- tique envoya aux bénéficiers, abbés, prieurs, et chanoines, un modèle de protestation. Quelques-uns réclamèrent des exceptions, et, assez misérablement, des faveurs; d'autres menacèrent de se plaindre, mais à qui? A l'Assemblée na- tionale. Il y eut des discussions, mais de détail, beaucpup de religieux voulant bien montrer leur couvent, mais point leurs cellules. En cinq ou six endroits seulement les portes se fer- mèrent, mais moins par suite d'un refus absolu que par la résolution d'attendre de nouveaux ordres du Comité ecclé- siastique.

Après l'inventaire, les interrogatoires. Autant les inventai- res, avec leurs incidents médiocres ou vulgaires, ofïrent peu d'intérêt pour l'histoire, autant les déclarations de volonté doivent être retenues avec soin; car elles permettent de me- surer ce qui s'était conservé ou éteint de flamme chrétienne dans les asiles consacrés jadis à la charité et à l'étude, à la pénitence et à la prière.

L'impression est très diverse suivant qu'on considère les religieux ou les religieuses.

J'ouvre les cartons des archives sont consignées les déclarations des religieux. J'y rencontre quelques procès- verbaux qui permettent de reconstituer des scènes dignes des meilleurs temps de l'Eglise. A l'abbaye bénédictine de Maroilles, au diocèse de Cambrai, le prieur, sur la nouvelle que les magistrats vont venir, assemble solennellement les vingt et un moines de son monastère. Il leur lit la formule de leur profession. Puis tous, après avoir invoqué Dieu, dé- clarent que « leur intention et leur désir sont de vivre et de

J

LA SECULARISATION 171

mourir sous la règle qu'ils ont embrassée et dans la mfiison à laquelle ils sont attachés par le vœu le plus solennel de stabilité ». On décide que la délibération sera inscrite sur Ifl registre aux actes capitulaires et que copie en sera envoyée aux officiers municipaux pour être transmise par eux à l'assemblée nationale (1). En Alsace, à la chartreuse de Molsheim qui compte vingt religieux, la scène est la même et l'accord est égal. Les dominicains de la Rochelle donnent le même exemple de constance. Chez les Capucins, un peu vulgaires, d'allures parfois trop libres, mais en général zélés, et point gâtés par la richesse, on trouve pareillement une méritoire fermeté : dans leurs couvents de Phalsbourg, de Seyssel, do Ferrette, de Saint-Antonin-en-Rouergue, pas une défaillance. Et à ce signe, on devine que les plus pauvres seront en général aussi les plus fidèles.

A côté de cette persévérance unanime, voici la défection, unanime aussi. Le 23 mars, le prieur de l'abbaye de Neu- bourg, en Basse- Alsace, écrit : « Tous mes confrères se féli- citent du bonheur qu'ils ont d'être à même de profiter avec la plus vive et la plus tendre reconnaissance du décret de l'Assemblée nationale rendu le 13 février sur la suppression des ordres religieux (2). » Le prieur de l'abbaye de Preuilly s'exprime, au nom de ses dix religieux, en termes à peu près pareils : « Comme nous sommes tous, écrit-il, mes confrères et moi, zélés partisans de la Révolution actuelle, nous n'attendons que le premier signal pour émigrer de cette maison (3). » Au diocèse de Blois, les religieux, à la première nouvelle du décret, se font couper la barbe, laissent croître leurs cheveux et, dit une lettre du temps, « se pro- mènent en habits courts dans la ville de leur résidence, en manifestant le vif désir de quitter leur cloître ». Puis il y a les déclarations isolées ou collectives qui trahissent tantôt

(1) Archives nationales. Papiers du Comité ecclésiastique, carton 13.

(2) Ibid., carton 10.

(3) Ibid., carton 10.

172 HISTOIRE RELIGIEUSE DE LA REVOLUTION

le dégoût de la vie religieuse, tantôt la révolte ouverte : celui-ci demande « à briser sa chaîne » ou veut o se soustraire au despotisme outré qui règne dans l'ordre de Citeaux »; tel autre déclare en style de club « qu'il ne reconnaît que Dieu et la loi ».

Ce n'est qu'à titre d'exception qu'on rencontre, soit l'extrême ardeur d'être fidèle, soit l'extrême impatience de déserter. Ce qui domine, ce n'est ni la ferveur, ni l'apos- tasie. En quel sens pencha la majorité? Je crois que, pour les hommes, la part de la faiblesse fut plus grande que celle de la constance. Mais quels furent les chiffres? Toute sta- tistique serait, je crois, impuissante à classer des volontés qui ne se démêlaient point elles-mêmes. Les religieux sont interrogés : en général, ils ne répondent ni oui ni non. Ils veulent bien l'épreuve, mais pas trop, et en de molles paroles marquent avec une simplicité sincère, bien humaine, les limites s'arrêtera leur courage. Ils souhaitent garder la vie religieuse, mais, ajoutent-ils en se reprenant, « autant qu'ils le pourront » ou bien encore « autant qu'il n'en résul- tera pas pour eux d'inconvénient grave et important ». Avec une prudence très en éveil sur l'avenir, ils interrogent au lieu de s'expliquer : « irons-nous? resterons-nous dans le même couvent? » Et comme les officiers munici- paux ne peuvent les fixer, eux-mêmes se dérobent en paroles évasives ou ajournent l'heure de se prononcer. Ils se de- mandent s'ils auront une pension, quel en sera le chiffre, elle leur sera payée. Un scrupule les agite : hors de leur couvent, pourront-ils dire la messe? L'autorité spirituelle les relèvera-t-elle de leurs vœux? En certains couvents, on sent la défiance, la crainte des supérieurs : c'est ainsi qu'à Valenciennes, à Vervins, à Fleurbaix, les chartreux demandent à faire leur déclaration par bulletins cachetés afin d'échapper aux reproches du prieur ou de l'abbé. Cet esprit de contention est assez rare. Le plus souvent les paroles de ceux qui s'éloignent se voilent d'excuses, se

LA SÉCULARISATION tli

tempèrent de doux adieux. Les vieillards, au moment de partir, détaillent, pour se justifier, leurs infirmités : ils veu- lent, comme dit à Tarascon un vieux moine de 90 ans, « finir leur carrière avec douceur »; quelques-uns expri- ment, dans le style du temps, avec une bonne grâce plus mondaine qu'évangélique, leurs t sensibles regrets d'être séparés de leurs aimables confrères ». Certains religieux sont employés au dehors, comme desservants de paroisses, comme vicaires, comme aumôniers; ayant quitté le couvent, ils s'en désintéressent : tel ce cordelier, aumônier au régi- ment de Noailles-Dragons, qui ne « demande qu'à finir ses jours dans un régiment aussi bien composé ». Beaucoup plaident pour leur maison, mais avec des arguments tout humains et que ne traverse aucune grande flamme chré- tienne. L'abbé de Prémontré sollicite la conservation de son monastère. Est-ce pour les souvenirs qu'il évoque? pour les morts augustes qui reposent en terre bénite? pour tous ceux qui font encore monter vers Dieu la prière? Ces pensées austères sont comme reléguées au second plan. n II serait grand dommage, dit l'abbé, qu'un des plus beaux monuments qui existent en France en fait d'établissement religieux fût destiné à n'être bientôt plus qu'une magni- fique ruine environnée de broussailles, triste objet de la curiosité des voyageurs (1). » Les pauvres moines, dans leur langage, se peignent sur le vif, ni héros, ni renégats, mais réveillés en sursaut dans leur tiède quiétude, dans leur assoupissante psalmodie. Ils ne savent pas, ils ne com- prennent pas, ils ont besoin de se reconnaître. Tout ce qui s'éveille en eux de sens grossiers ou d'indépendance mal assouplie leur suggère de sortir. Puis au moment de s'y résoudre, ils se rejettent en arrière, par épouvante de la vie séculière qu'ils ne connaissent pas, par habitude de la règle qui leur impose d'obéir mais les décharge de penser, par

(1) Archives nationales. Papiers du Comité ecclésiastique, carton 12.

474 HISTOIRE RELIGIEUSE DE LA RÉVOLUTION

esprit de foi aussi, car leurs croyances un peu engourdies, dès qu'on y touche, se ravivent. Oui, au fond, ils aiment leur cloître, mais l'aiment-ils jusqu'à la pauvreté, jusqu'à l'entier renoncement, jusqu'au péril, jusqu'au martyre? De des fidélités, mais conditionnelles, avec toutes sortes de petits tributs à la faiblesse humaine. A Pont-à-Mousson, les Prémontrés, quand on les interroge, répondent avec beaucoup de fermeté qu'ils veulent vivre et mourir dans leur état : cependant ils ont le culte des lieux ils ont vécu; ce qui les attache, ce n'est pas seulement leur cellule, leur stalle au chœur, c'est aussi leur jardin, leur enclos, les fruits de leur pays natal, leur gracieuse nature mosellane; et ils tempèrent leur engagement : « Oui, disent-ils, nous reste- rons fidèles, à la condition qu'on ne nous transporte pas dans un monastère hors de la Lorraine. » Parmi les décla- rations, il en est quelques-unes qui sont traversées de pres- sentiments. A l'abbaye de Marmoutiers, un vieillard de 81 ans réplique à ceux qui l'interrogent : « Je regretterai toute ma vie les devoirs de mon état. » Puis il ajoute tris- tement : « Si je me décide à partir, c'est que je crains d'y être forcé par la suite. » Dans les réponses de beaucoup de moines excellents, on retrouve cette phrase ; « Je voudrais au moins être assuré de rester ici ma vie durante. » Et on sent qu'ils ne l'espèrent guère, et on devine qu'ils voudraient être plus vieux pour ne pas voir l'épreuve, pour dormir leur dernier sommeil au lieu ils ont vécu.

Je me suis attardé à ces interrogatoires, car ces réponses peignent sur le vif tout ce que la vie monastique garde à la fois d'intact et d'altéré. Je passe aux religieuses. Avec elles l'aspect change, et d'un grand coup d'aile on remonte de la plaine vers les cimes.

Elles ont le noble orgueil de leur antiquité. A qui les dénombre, à qui les interroge, elles montrent les actes augustes qui les ont établies. Telle abbaye, comme celles de Saint- Jean le Grand à Autun ou de Saint-Glossinde à

LA SECULARISATION 175

Metz, remonte au septième siècle. A Bourges, l'abbaye royale de Saint-Laurent a été établie au huitième siècle pour l'éducation des jeunes Saxonnes. Au diocèse de Sens, l'abbaye du Lys doit son origine à saint Louis. Les patrons s'ap- pellent, à Montfleury, Hurabert, second dauphin, à Bons près de Belley, Marguerite de Savoie. Et ce ne sont pas seulement les maisons puissantes et riches qui se prévalent de cette vénérable antiquité, mais souvent aussi les plus humbles. A Saint-Pol en Artois, les sœurs grises rappellent qu'elles ont été fondées en 1285 par Guy de Chatillon, comte de Saint-Pol « pour chanter les louanges de Dieu, soigner les malades, instruire la jeunesse de la ville et des cam- pagnes », et elles finissent ainsi : « Puissent les services que nous avons rendus nous mériter l'insigne faveur que noua ambitionnons toutes à l'envi de vivre et de mourir dans le religieux asile nous bénissons la Providence (1). »

Chez beaucoup de religieuses tout à coup mises en contact avec le monde, on observe comme un retour sur elles-mêmes et, à la suite de ce retour, un regret, presque un remords. Brusquement éclairées par les lumières du siècle, elles s'éveillent avec l'impression très vive de leurs services alanguis, vieillis ou incomplets. Elles ont été créées, ici pour élever de jeunes Saxonnes, pour les orphelines des croi- sades, ailleurs pour les nouvelles converties. Sous le stimu- lant de l'épreuve, elles se demandent quel ministère a rem- placé celui-là, et tremblent de n'être plus que les gardiennes de choses mortes. A Faremoutiers.l'abbesse, Mme de Durfort, produit le testament de la fondatrice, sainte Fare, qui, en 632, a donné ses champs, ses métedries, ses villages pour la création d'un monastère « Dieu serait honoré, l'aumône serait faite aux pauvres, quelques pensionnaires seraient gratuitement reçues»; puis, après une sorte d'examen de conscience silencieux, elle ajoute comme par le désir

(1) Arrives nationales. Fapier$ du Comité ecclésiastique, caitoa 2.

176 HISTOIRE RELIGIEUSE DE LA REVOLUTION

d'une vocation renouvelée et agrandie : « Si l'auguste nation nous croit capables de fonctions qui tendent plus efficace- ment à l'utilité publique, nous sommes disposées à remplir ses intentions, et en cela nous ne serons que les interprètes fidèles de l'esprit de notre règle et de nos fondateurs. »

Ni la ruine qui est menaçante, ni la dispersion qui est peut-être proche, n'inspirent d'indignes supplications. L'ha- bitude d'invoquer Dieu a déshabitué d'implorer les hommes, et les prières planent trop haut pour descendre aisément jusqu'à la terre. Je lis des déclarations très fières, j'en note d'autres d'une humilité excessive, je n'en rencontre aucune qui soit plate ou vulgaire. Tout au plus dans les correspon- dances conservées, trouve-t-on quelque allusion aux titres que les maisons religieuses peuvent avoir à la bienveillance des pouvoirs publics. En une lettre des Filles de saint Thomas, on relève ce passage : « Nous avons élevé beaucoup de jeunes filles alliées à des membres de l'Assemblée. » Rares sont ces évocations des liens anciens. En ce langage n'y a-t-il pas d'ailleurs une ironie, un reproche presque autant qu'un appel à la reconnaissance?

Beaucoup de religieux pensent à eux : les religieuses pensent aux autres. J'ai dit qu'elles n'implorent pas; il leur arrive pourtant de descendre jusqu'à la prière, non pour elles-mêmes, mais pour celles que, par répercussion, leur disgrâce pourrait atteindre. Dans les couvents, il y a de pauvres femmes qui, sans quitter l'habit laïque, ont donné à l'Ordre leur petit pécule à la condition de trouver, leur vie durante, le vivre et le couvert à l'ombre du cloître; il y a d'anciennes filles de service; il y a des personnes pieuses et indigentes, employées à parer la chapelle, à toucher l'orgue, et pour qui l'aumône se déguise sous la forme d'une rétri- bution. Pour cette clientèle de pauvres, les religieuses intercèdent; pour elles-mêmes elles se confient à Dieu.

Elles s'y confient sans scruter les duretés ou lee adoucis- sements de leur sort futur. Quelques-unes faibli8>;ent :

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celle-ci déclare qu'elle n'a pu « s'habituer à un état qu'elle abhorre »; celle-là se plaint « d'avoir été traînée depuis l'âge de six ans de prison claustrale en prison claustrale »; d'autres protestent « contre le joug tjTannique de leur supérieure ». Mais toutes celles qui persévèrent portent dans leur réponse la sérénité sainte de la certitude chré- tienne. Elles ne posent pas de conditions à Dieu, elles ne veulent prévoir aucun événement qui les délie d'être fidèles. Elles parlent parce qu'elles croient, et elles croient d'une foi simpliste, intégrale, qui ne mesure ni pour le présent, ni pour l'avenir le péril de croire : « Ce serait nous donner la mort que nous arracher du cloître, écrivent les Annon- ciades de Besançon. » t Serait-il vrai, disent les Cla- risses de Rouen, que la courte durée de nos jours doive être celle de notre observance régulière?» et elles ajoutent: « Nous sommes prêtes à signer notre protestation de notre sang. » t Pour la conservation de notre saint état, disent les sœurs de Saint- Joseph de Baugé, nous sacrifierions mil vies si nous les avions. » A Paris, les carmélites rappellent qu'au Canada, l'Angleterre protestante les protège : Comment seraient- elles proscrites par la France catholique (1)? »

Les statistiques sont fort incomplètes. Tout ce que nous savons des abbayes, des couvents révèle, parait révéler une fidéUté presque unanime. A l'abbaye cistercienne de Kônigsbrùck au diocèse de Strasbourg, l'abbesse réunit au son de la cloche la communauté, notifie le décret de l'Assem- blée : f Mes filles, dit-elle, vous êtes pleinement libres. » Aussitôt toutes renouvellent leurs promesses et déclarent qu'elles aiment mieux mourir que de devenir, suivant leur expression, voîifrages (2). A l'abbaye de Maubuisson, il y a vingt religieuses, à Locmaria il y en a vingt et une, à Juvigny, à Valognes il y en a cinquante-deux, pas une défection. Les rehgieuses fidèles sont dans le département

(1) Archives nationales. Papiers du Comité ecclésiastique, carton 16.

(2) Ibid., carton 13,

178 HISTOIRE RELIGIEUSE DE LA RÉVOLUTION

du Doubs trois cent vingt-neuf contre vingt-sept, dans les Côtcs-du-Nord cinq cent quinze contre quatre, dans l'Aude cent quatre-vingt-treize contre deux. Dans les Landes, sur deux cent sept religieuses, il n'y a pas une défaillance; le Lot, le Lot-et-Garonne avec trois cent quatre-vingt-deux religieuses offrent le même exemple d'unanime fermeté (1).

C'est près de Dieu que les saintes filles ont établi leur demeure. De ce haut et inviolable refuge, elles parlent avec une sérénité qui ne connaît ni la colère, ni la peur. Parmi les lettres conservées aux Archives, plusieurs sont de vrais chefs-d'œuvre par le souffle qui les anime. A la première nouvelle de la suspension des vœux, les Annonciades de Rodez écrivent à l'Assemblée. Elles passent rapidement, presque dédaigneusement, sur leur sort matériel : « Votre équité, disent-elles, nous rassure sur notre subsistance. » Puis elles arrivent au grand objet de leur anxiété : « Nous supplions votre sagesse de dissiper les doutes qui s'élèvent sur notre existence religieuse. Les motifs les plus saints, les considérations les plus douces nous attachent à notre état. Libres dans notre choix, nous n'avons obéi qu'à l'impulsion de notre conscience. La main qui nous a guidées vers le cloître a su verser pour nous sur ce séjour la consolation et la paix. Ce que nous avons fait, nous le ferions encore. Nos vœux librement prononcés ont eu Dieu pour objet, la loi pour garant. Le ciel les a reçus, la terre les a ratifiés. Voilà nos titres, voilà le nœud indissoluble, voilà les chaînes sacrées qui nous lient. Vous ne les briserez pas, Nossei- gneurs. Pour nous rendre notre liberté, vous ne nous ôterez pas celle d'en faire le sacrifice. » Et elles finissent par cette prière : « Laissez-nous mourir en paix sous le même toit et sous la même règle (2). *

Cette lettre n'est point unique. On en pourrait trouver plusieurs de même inspiration. En voici une qui, dans sa

(1) Archives nationale». Papiers du Comité ecclésiastique, carton 17.

(2) Ibid., carton 16.

LA SECULARISATION 17»

brièveté, est plus suggestive encore. A Lyon, les sœurs de Sainte-Claire ont appris dans Jeur retraite la nouvelle que les vœux étaient interdits et que, ne pouvant plus recevoir de novices, elles étaient condamnées à s'éteindre. Cependant les magistrats ont cru adoucir le coup en énumérant les pensions qui seraient accordées. A l'annonce de la double mesure qui les frappe dans leur recrutement et, comme pour les dédommager, leur assure un salaire.les saintes religieuses s'alarment pour leur pauvreté et puisqu'elles doivent s'éteindre, veulent du moins finir dans l'entier dénument évangélique. Elles écrivent au Comité ecclésiastique: « Nous demandons pour toute grâce que l'Assemblée veuille bien ne pas nous contraindre à prendre des pensions ou des rentes. Les aumônes et les bienfaits ont suffi à nos sœurs pour leur nourriture et leur entretien; elles leur suffiront encore : leur demande étant absolument conforme à leur institut, elles espèrent que rA«îsemblée voudra bien la leur accorder. »

Celles qui méprisent à ce point les biens terrestres sauroni aussi, quand l'heure sera venue, mépriser la mort. La Révo- lution ajoutera bientôt un nouveau livre aux actes des martjTS. Do ce livre les lettres, les déclarations qu'on vient de citer sont comme la préface, et c'est à ce titre qu'elles méritent d'être gardées.

VII

Beaucoup de villes avaient demandé par voie d'adresse le maintien de leurs couvents, beaucoup de villages la conser- vation de leur abbaye. Les sympathies n'allèrent guère au delà de ces témoignages. On ne signala d'agitation sérieuse qu'à Montauban subsistait le souvenir des anciennes luttes entre calvinistes et ca^ iioliques. Là-bas l'inventaire

180 HISTOIRE RELIGIEUSE DE LA RÉVOLUTION

devait s'accomplir le 10 mai dans la maison des Cordeliers. De bonne heure, cinq cents ou six cents femmes, armées de bâtons, se massèrent devant la chapelle. Les plus exaltées se couchèrent en travers des portes, disant qu'il faudrait leur passer sur le corps pour entrer. La municipalité dut surseoir à l'opération. Dans la journée, un conflit surgit entre les catholiques, excités jusqu'à la plus extrême violence, et les protestants; plusieurs de ceux-ci furent tués ou blessés.

Diverses causes contribuèrent à prévenir les résistances. En beaucoup de lieux, les religieux étaient aimés, mais point assez pour qu'on se compromit jusqu'aux actes. On avait cru d'abord à la suppression de tous les ordres régu- liers. Les lois, connues dans leur détail, adoucirent l'impres- sion. On sut que les congrégations hospitalières et ensei- gnantes seraient sur l'heure épargnées, que les religieuses garderaient provisoirement leurs demeures, que la seule exécution immédiate serait le rassemblement des moines en quelques maisons conservées. Cette proscription à terme, dirigée surtout contre les vocations futures, perdit son aspect de brutalité, et ceux même qui volontiers se fussent émus se replièrent dans leur paix. Les pouvoirs publics n'épargnèrent rien pour calmer les consciences. En une adresse à leurs électeurs, les députés du bailliage d'Amiens s'expri- maient en ces termes : « Que la suppression des ordres reli- gieux n'alarme pas ceux d'entre vous qui reçoivent des secours. Ceux que l'Assemblée nationale vous destine seront aussi abondants, plus utiles et mieux dirigés. Nous veillons de tout notre pouvoir à ce que la religion ne porde rien de son éclat et de sa sainteté... Nous prions vos respectables pasteurs de lire à leur prône et de vous expliquer ce qui pourrait n'être pas suffisamment entendu de quelques-uns d'entre vous. »

Quand les populations s'émurent, ce ne fut pas pour les moines, mais pour les souvenirs que les moines consei'vaient. Les monastères, les couvents étaient parfois les gardiens de

LA SÉCULARISATION 181

saintes reliques ou bion encore de statues ou d'images ré- putées miraculeuses. On vit alors les gens des villes et des campagnes se troubler, s'ameuter même, pour les objet» de leur culte. A Saint-Valery-sur-Sorame, dans le chœur do l'abbaye, était déposée la châsse du saint qui avait donné son nom à la bourgade. Marins et bourgeois n'eurent point do repos qu'ils n'eussent transféré dans l'église paroissiale les restes vénérés. Leur sollicitude s'étendit à une chapelle dépendant du patrimoine abbatial et qui, située à l'entrée de la baie de Somme, était à la fois pour les gens de mer un signal dans leurs navigations et un lieu de pèlerinage au retour. Dans l'Allier, dans l'Aisne, au milieu de populations peu renommées pour leur piété, on remarqua la même vigilance pour conserver les statues ou images pieuses honorées dans les sanctuaires monastiques. A Elnes, petite cité épiscopale au sud de Perpignan, ce soin jaloux fut poussé si loin qu'une émeute faillit éclater. Le 28 juillet 1790, arrivèrent dans la ville les délégués chargés d'inventorier les établissements religieux. Comme ils approchaient, le tocsin se mit à sonner : devant la cathédrale étaient rangés des hommes à l'aspect fort excité, et armés, les uns de bâtons, les autres de haches. Tout effrayés, les commissaires rétrogra- dèrent. Trois jours plus tard ils revinrent, escortés cette fois de deux brigades de gendarmerie, de cent cinquante soldats de ligne et d'un gros détachement de gardes nationaux ; ils se heurtèrent aux ofTiciers municipaux, aux syndics des com- munautés ecclésiastiques, aux Régidors des confréries. Cette fois on s'expliqua. Ce n'était pas contre l'inventaire que le peuple se soulevait, mais contre l'enlèvement de reliques vénérées qui. disait-on, allaient être transportées à Per- pignan. Les magistrats promirent que les précieuses châsses ne bougeraient pas, et subitement le calme se rétablit (1), Au milieu de leurs meubles inventoriés, dans leurs maisons

(1) Archives nationales. Papiers du Comité ecclésiastique, carton 96,

182 HISTOIRE RELIGIEUSE DE LA RÉVOLUTION

qui déjà n'étaient plus à eux, les religieux fidèles vivaient les premiers jours de leur vie persécutée. Tandis qu'une loi, à la vérité provisoire et précaire, laissait les religieuses dans leurs asiles, ils n'avaient, eux, d'autre perspective que la concentration en quelques monastères conservés ils attendraient la mort. Déjà ils étaient fort diminués par les défections. Parmi ceux qui demeuraient avec eux, ils devi- naient des vocations douteuses, prêtes à défaillir. Cependant ils ignoraient on les transplanterait, et cette incertitude accroissait leur anxiété. Au regret du changement s'ajou- taient parfois les scrupules de la conscience, car plusieurs avaient fait vœu de stabilité dans les monastères qu'ils seraient contraints de quitter.

De plus en plus, l'aisance ou la richesse se transformait en misère. La loi du 14 avril 1790 avait transféré aux auto- rités civiles l'administration des biens ecclésiastiques. A défaut de fermages, de dîmes, de rentes, des pensions avaient été ou seraient votées (1). Mais elles ne seraient payables qu'au 1" janvier 1791. Des monastères, des couvents, arrivent aux directoires de département ou de district des appels lamentables. A Saumur, les Récollets demandent qu'on les autorise à vendre un peu de mobilier. Et ils ajoutent; a Nous espérons de votre justice et de votre humanité que vous ne laisserez pas mourir de faim des religieux (2). » Dans le Cher, les Augustins d'Aubigny et plusieurs autres communautés implorent un secours (3). De tous côtés les mêmes prières se formulent : qu'on nous permette d'aliéner un peu de bois taillis, un peu d'argenterie; nous sommes privés de tout. Parfois l'excès du dénuement inspire des lettres amères : « N'avez-vous détruit la mendicité que pour

(i) Elles varieraient pour les religieux entre 700 et 1 200 livres et pour les religieuses, seraient fixées à 700 livres.

(2) Lettre du 19 mai 1790. {Papiers du Comité ecclésiastique, car- ton 56.) . _

(3) Archives nationales. Papiéié^ du Comité ecclésiastique, carton 74.

LA SÉCULARISATION 183

la faire renaître parmi nous? » écrivent les bénéficiers de Glandève. Et c'est ainsi que, dans l'extrémité du besoin, la pension, d'abord jugée humiliante, apparaît comme un bienfait.

Tous ces pauvres, riches hier encore, entendent monter jusqu'à eux les requêtes de ceux qui se disputent leurs dé- pouilles. Ils assistent vivants au dépècement de leur héri- tage. Déjà les villes réclament pour les bibliothèques muni- cipales les livres, les manuscrits; elles voudraient aussi les chandeliers, les objets d'orfèvrerie, les grilles en fer forgé. Elles ambitionnent pour leur musée les émaux, les tableaux, les ivoires. Puis les cloches, les belles cloches sont un grand objet de convoitise. « Nos cloches sont petites, écrivent les officiers municipaux de Moytiers au diocèse de Coutances, donnez-nous celles de Blanchelande ou de Saint- Sauveur. » A ce partage les curés ne sont pas toujours les moins avides; ils rivalisent d'ardeur pour attirer dans leur éghse les châsses, les aubos, les ostensoirs, les chasubles, tout ce qui longtemps les a éblouis.

Au milieu des douleurs, voici la douleur la plus granae. Aucune solidarité entre les proscrits d'hier et ceux qui ne seront proscrits que demain. Nul ne soupçonne tout ce que l'union dans la disgrâce recèle de force et ménage de conso- lations. Tout le monde se défend, mais en invoquant des exceptions. Il y a les étrangers qui se prévalent du béné- fice de l'extranéité. Il y a le clergé d'Alsace qui, se fondant sur le traité de Westphahe, veut se tailler une condition à part. Le désir de survivre dût-on survivre seul suggère certains étalages de services qui prennent des airs de dénon- ciation contre l'inutilité des autres : ainsi font les Augustins de la place des Petits-Pères empressés à expliquer qu'il n'y a rien de commun entre eux et les autres ordres. La loi a établi une pension plus forte pour les religieux non men- diants que pour les religieux mendiants : alors c'est à qui se dira religieux non mendiant et étalera ses biens après les

184 HISTOIRE RELIGIEUSE DE LA RÉVOLUTION

avoir cachés. Il y a des demandes qui déconcertent : à Monldidier, des religieuses hospitalières veulent réparer un bâtiment qui tombe en ruines; elles s'adressent à l'Assemblée et sollicitent un secours : sur quel fonds? Sur le fonds des biens ecclésiastiques (1). Au village d'Aniane, le curé, au moment de célébrer la fête des Rogations, s'adresse au Comité ecclésiastique; il lui expose qu'il a dans sa paroisse une abbaye de Bénédictin! avec laquelle il a jusqu'ici été obligé d'assister aux processions. Mais, continue-t-il, les corps religieux sont supprimés. Aussi il sollicite comme une faveur le droit de souligner, lui prêtre, l'abandon vis-à-vis des moines proscrits, et de pouvoir faire ce sont ses propres paroles toutes les processions sans s'associer aux religieux (2).

Après une attente plus ou moins longue suivant les dépar- tements, les religieux apprirent, par voie de notification, en quels monastères ils seraient rassemblés. Gomme font des militaires avec une feuille de route, ils s'acheminèrent vers leur destination nouvelle. Ils partirent sans bruit, presque sans adieux. Cependant, en Alsace, des pétitions très vives protestèrent, à Ribeauvillé contre le départ des Augustins, à Colmar contre celui des Capucins : « Ils sont chers, disaient les pétitionnaires, non seulement aux catho- liques, mais aux luthériens (3). » Les instances furent si chaudes qu'un sursis fut accordé. En chaque département, deux ou trois maisons reçurent ce qui restait de religieux fidèles. Malgré les instructions contraires, les différents ordres furent souvent mêlés les uns aux autres, ce qui ren- drait malaisée l'observation des règles et provoquerait parfois des dissentiments. Vers le milieu de 1791, l'émi- gration serait terminée, et les portes se refermeraient sur ces lieux de retraite conservés par grâce, moitié hospice de vieillards, moitié prison.

(1) Archives nationales. Papiers du Comité ecclésiasiiQ'ie, carton 57.

(2) Ibid., carton 48.

(3) Ibid., carton 86.

LA SÉCULARISATION 186

VIII

A la fin de l'automne de 1790, sur les murailles des monas- tères et des couvents, les uns encore habités, les autres déjà vides, furent apposés les placards qui annonçaient les adju- dications. L'exécution avait été un peu entravée par Tinex- périence des directoires récemment installés, par l'embarras des formedités et, en certains endroits, par les retards dans l'impression des affiches. A Paris, les premières ventes se firent le 18 octobre 1790. Elles commencèrent dans la Gi- ronde et dans le Gard au mois de novembre, dans le Bas- Rhin et la Seine-Inférieure au mois de décembre, dans les Charcutes et dans le Cher au mois de janvier 1791 seule- ment.

De l'aliénation étaient exceptés les forêts, et aussi les biens des fondations, des fabriques, des établissements hospitaliers et enseignants. Même ainsi délimitée, l'opéra- tion était immense si l'on songe que le patrimoine ecclésias- tique valait environ trois milliards. L'importance des im- meubles à réaliser varierait beaucoup, depuis les modestes arpents de terre attachés aux petites cures et aux chapel- lenies jusqu'aux grandes fermes des évêchés ou des abbayes. Les mêmes différences se retrouveraient suivant les contrées. En Flandre, dans le Gambrésis, en Artois, en Alsace, l'Eglise possédait une grande partie des terres. A Paris, si on eût relevé sur une carte les biens du clergé, on eût constaté que, sur la rive gauche, les enclos ecclésiastiques s'étendaient, au sud du Luxembourg, sur un tiers du sol. Même dans le populeux quartier Saint- Honoré, les couvents des Capucins, des Jacobins, des Feuillants, avec leurs cloîtres et leurs jardins, avaient découpé de vastes îlots, depuis les Tuileries

IS6 HISTOIRE RELIGIEUSE DE LA REVOLUTION

jusqu'à la rue Basse-du-Rempart (1). Tout à l'inverse, en certaines régions, le domaine foncier du clergé était comme perdu dans la propriété laïque; il représentait un peu plus de 5 pour 100 du sol dans le pays de Gaux (2), 2 à 4 pour 100 dans la Charente-Inférieure (3).

On avait craint que les scrupules religieux ne fussent un obstacle pour le succès des enchères. Comme les ventes approchaient, on put observer dans le public des répugnances fort atténuées. L'Etat, en échange de ce qu'il prenait, avait solennellement promis de pourvoir au culte, à ses ministres, aux pauvres. Les biens d'Eglise avaient été si étrangement détournés de leur fm qu'on avait peine à y voir un patri- moine sacré. Le pape avait protesté, mais par une protes- tation non publique, et par suite, inconnue aux fidèles. Enfin ceux qui voulaient se tromper eux-mêmes se disaient, avec plus de subtilité que de bonne foi, que les biens s'étaient purgés de leur tache originelle en passant par les munici- palités.

On lit dans certains documents contemporains que le public se porta aux ventes comme à une fête. J'ai peine à croire à cet excès de joie. Ce qui est certain, c'est que l'impro- bation fut peu marquée, peu bruyante surtout. Il n'y eut de vraie résistance qu'en Alsace. Là-bas, une crainte terrible régnait, celle que les juifs, en accaparant les domaines ecclésiastiques, n'y détinssent le sol comme ils détenaient déjà les capitaux. Dès le printemps de 1790, une protes- tation contre la vente des biens d'Eglise avait recueilli dans le Bas-Rhin quinze mille signatures et dans le Haut-Rhin six mille (4). A Strasbourg, quand le premier acquéreur de pro- priétés nationales se présenta à la Société des amis de la

(1) ViAiXAY, la Vente des biens nationaux, p. 198 et carte.

(2) Lecabpentieb, la Vente des biens nationaux dans la Seine- Inférieure, {Revue historique, septembre-décembre 1901, p. 73.)

(3) Lbmonnibb, la Vente des biens nationaux dans la Charente-Infé- rieure. (Revue des questions historiques, janvier 1906, p. 142.)

(4) Discours de Rewbell à V Assemblée constituante, 10 mai 1790.

LA SÉCULARISATION 187

Constitution, on le félicita comme on eût fait pour un acte d'héroïsme, puis on lui offrit un banquet et, au sortir de table, un fusil lui fut donné pour se défendre contre les aristocrates.

En plusieurs classes de citoyens, les ventes produisirent bien quelque émotion, mais une émotion les scrupules religieux n'entrèrent pour aucune part.

Les fermiers des abbayes se troublèrent d'abord, dans la crainte que les ventes n'emportassent résiliation de leurs baux. Dans la loi du 14 mai 1790, un article spécial fut inséré pour sauvegarder leurs droits. En dépit de cette garantie, ils ne se sentirent pas rassurés, et ils vécurent quelques mois dans l'anxiété de l'éviction. Ils ne se calmèrent que pour passer de l'inquiétude à la joie. Leurs fermages, cal- culés en général sur un taux très modéré, leur avaient souvent permis de grosses économies : dans les temps qui suivraient, on les verrait supputer l'argent mis en réserve, et parfois se hausser jusqu'à acquérir les biens dont ils avaient été les tenanciers.

Il y eut au début d'autres mécontents, ce furent en certains endroits les paysans eux-mêmes. Ils auraient sou- haité, non acheter, mais prendre. Leur rêve eût été que les biens restassent invendus et comme vacants, qu'ils pussent, polit à petit et par tolérance tacite, les occuper. Quand ils entendirent parler des premières ventes faites par gros lots, loin d'eux, au chef-lieu du district, ils éprouvèrent plus de dépit que de satisfaction. Roturier ou abbé crosse, qu'im- portait le propriétaire si eux-mêmes ils n'y gagnaient rien. C'est ainsi que la même opération qui bientôt les enrichirait parut tout d'abord passer au-dessus d'eux.

La sécularisation fit quelques victimes frappées par réper- cussion. Parmi les possesseurs de bénéfices, il y avait en assez grand nombre des gens du monde, des lettrés, abbés seulement de nom, souvent amis des philosophes. Ils avaient complaisamment poussé aux nouveautés. Voici que la même

188 HISTOIRE RELIGIEUSE DE LA RÉVOLUTION

révolution qui exaltait leurs idées renversaient leur for- tune. Ils se trouvaient atteints comme par ces boulets de malheur qui, forgés contre des ennemis, s'égarent de loin en loin dans les rangs amis. Parmi ces disgraciés fut le célèbre abbé Morellet. Il avait obtenu en 1788 un bénéfice, celui de Thimer, d'un revenu de 16 000 livres et qui, se cumu- lant agréablement avec une pension de 4000 livres sur les économats, lui permettait très bonne figure dans le monde. Tout s'écroula. « En juin 1790, a écrit mélan- coliquement Morellet, je me rendis à Thimer pour la dernière fois. je vis vendre aux enchères la maison que j'avais réparée, le jardin que j'avais planté. » Et il ajoute car il est bon latiniste Barbarus has segetes. Revenu à Paris, il n'eut d'autre ressource que de conter sa mésaventure à Mirabeau : a Que voulez-vous? lui répliqua celui-ci, non sans ironie. Votre sort est celui des soldats blessés dans une armée victorieuse. » On ignore ce que répliqua l'abbé à la consolation que lui infligeait Mirabeau.

Les actes d'adjudication n'indiquent point toujours la profession des acquéreurs. Il semble qu'ils se soient recrutés dans toutes les classes sociales, mais en particulier dans la bourgeoisie. Parmi les acheteurs figurent des hommes de loi, des médecins, des notaires, des négociants, des entrepreneurs de bâtisses, puis des juges, des fonctionnaires. A ce début des opérations on rencontre quelques fermiers, mais peu de pay- sans. Dans les premières ventes, l'élément rural est surtout représenté par les marchands de bétail ou de grains, les meuniers, les maquignons, les maîtres vignerons, les maîtres bûcherons, gens de commerce plus encore que de culture, joignant à l'âpreté de l'homme de la terre l'instinct retors du trafiquant, connaissant les foires, les marchés, sc^'iaiit l'art de revendre, et déjà devinant l'art de morceler.

On serait étonné de certains noms qui figurent au bas dos procès-verbaux d'aliénation. On trouve, parmi les adjudica- taires, des hommes réputés jusque-là pour leur conscience

LA SECULARISATION 189

délicate, pour leur attachement à l'ordre social et même pour leur fidélité à l'église. Plusieurs d'entre eux seraient plus tard traduits devant les tribunaux révolutionnaires. On verait alors les malheureux tout éperdus invoquer, comme moyen de salut, comme preuve de civisme, leur condition d'acquéreurs de biens nationaux. Parmi les acquéreurs, il y eut, non seulement de hauts bourgeois, mais quelques gen- tilshommes qui fourniraient eux-mêmes dans les années suivantes le second ban de la proscription. Ainsi arriverait-il que la nation confisquerait, comme biens d'émigrés, des b'ens que les émigrés eux-mêmes avaient tout récemment acquis comme biens d'église.

Voici une constatation plus déconcertante. L'érudition contemporaine s'est appliquée, en diverses provinces, à dépouiller un à un les dossiers. Parmi les acquéreurs des propriétés ecclésiastiques, on peut noter des prêtres : une vingtaine dans le Bordelais, quelques-uns en Anjou, près de cent en Berry. Ces prêtres achetèrent, non seulement les biens de leurs cures dont ils avaient l'habitude de jouir, mais parfois d'autres encore. La plupart se rallieraient à la constitution civile du clergé, mais pas tous; car on en compte qui seraient presque simultanément acquéreurs de biens d'Eglise et rebelles à la loi du serment (1).

Dans les ventes, il y eut beaucoup de fraudes. Il arriva que ceux qui étaient chargés de présider aux adjudications furent acquéreurs par personnes interposées. Afin d'obtenir les biens à vil prix, ils restreignirent la publicité, devancèrent l'heure fixée pour les opérations, dissimulèrent une partie des fermages et en particulier les prestations en nature^ D'autres fois, des acheteurs isolés ou syndiqués écartèrent leurs rivaux par promesses, intimidation ou violences. En dépit de ces manœuvres dolosives, les résultats dépassèrent l'attente. Le plus souvent, les prix d'achat dépassèrent, tan-

(1) MAniON, La Vente des biens nationaux pendant la Révolution, p. 43- 46, p. 80.

190 HISTOIRE RELIGIEUSE DE LA RÉVOLUTION

tôt d'un quart ou d'un tiers, tantôt de la moitié, les estima- tions. On vit se capitaliser des biens ruraux à moins de 3 pour 100, des immeubles urbains à 4 pour 100 (1). A ce début, il n'y eut de mal vendus que les églises, les cloîtres, les bâtiments claustraux : on ne les évalua que pour les matériaux à démolir, et trop souvent, en effet, on les dé- molit.

Ceux qu'on appelait alors les patriotes se réjouissaient. Ils envoyaient à l'Assemblée des nouvelles triomphantes; et au cours des séances les lettres étaient lues au milieu des applau- dissements. Dès lors une maxime se répandit, celle que l'éco- nomie était inutile. N'avait-on pas la grande, l'inépuisable ressource des biens du clergé?

Dans la langue courante, on les appelait déjà les biens nationaux. La nationalisation ayant réussi, l'idée vint de l'étendre. Le progrès de l'esprit de violence stimulerait les usurpations. Toutes les exceptions introduites dans les lois de 1790 seraient, les unes après les autres, révoquées. On avait excepté des ventes les immeubles affectés aux fonda- tions; une loi du 10 février 1791 (2) les y comprendrait : on avait excepté les biens des ordres militaires; deux décrets des 17 mars et 19 septembre 1792 en prescriraient l'aliéna- tion (3) : on avait excepté les palais épiscopaux; une loi du 19 juillet 1792 ordonnerait qu'ils fussent réalisés (4) : on avait excepté les biens des fabriques; ils seraient, par une loi du 19 août 1792, déclarés propriété nationale (5) : on avait excepté les maisons des religieuses; les couvents de femmes, en vertu d'une loi du 17 août 1792, seraient à leur tour vendus (6) : on avait déclaré intangibles les biens des hôpi- taux et des étabhssements de charité : ceux-ci, par les lois

(1) VlAlXAY. La vente des biens nationaux, p. 126.

(2) DuvERGrER, Collection des Lois, t. II, p. 199.

(3) Id., ihid.. t. IV, p. 84 et 473.

(4) Id., ibid., t. IV. p. 253.

(5) Id., ibid., t. IV, p. 338. (1) Id., ibid., t. IV, p. 319.

LA SÉCULARISATION 1«1

des 19 mars 1793 et 23 messidor an II (1) subiraient eux- mêmes la mainmise de la puissance publique.

L'enrichissement eût été sans limites si, à tant de nouvel'''9 manières de prendre, n*eût correspondu une nouvelle manière de payer. Un papier-monnaie avait été créé dont les biens ecclé- siastiques seraient le gage. Il deviendrait fameux sous le nom d'assignats. A une première émission, une deuxième succéde- rait, puis une troisième. L'Assomblée constituante jetterr;it dans la circulation 1 800 millions d'assignats, et sa prodigalité semble prudence si on la compare à tout ce qi i suivrait. L'as- signat, né en 1790 des biens nationaux, tuerait le bénéfice des biens nationaux eux-mêmes. Les acquéreurs s'étaient engagés à solder par annuités le prix de leur adjudication. Leurs paie- ments échelonnés vaudraient ce que vaudraient les assignats. Or, le cours des assignats serait de 95 pour 100 en 1790; il varierait en 1791 entre 91 et 84 pour 100; il s'abaisserait en 1792 jusqu'à 61 pour 100 et en 1793 jusqu'à 21 pour 100; quelques années plus tard, il descendrait à rien. Les adjudi- cataires des biens d'éghse, au moins ceux du début, avaient acheté cher; mais leurs versements successifs coïncidant avec la dépréciation progressive de l'assignat, un jour Tiendrait ils achèveraient de se libérer avec des billets qui n'auraient plus que la valeur du papier.

Cette époque l'assignat commencerait à se discréditer serait aussi celle le paysan, ayant enfin compris le moyen de s'enrichir, entrerait dans l'opération. Il dépècerait ce qui resterait des biens d'église et plus encore se jetterait sur les biens d'émigrés. C'est en ce sens qu'il hériterait de tous ceux que la Révolution dépouillerait. Ce fait est, au point de vue social économique, politique, rehgieux même, l'un des plus importants de l'époque moderne. Mais cette histoire est déjà celle d'un autre temps, et c'est dans la suite de ce récit que nous la retrouverons.

(1) DtJVBROiBB, Collection des Lois, t. V, p. 204,

LIVRE QUATRIÈME

LA CONSTITUTION CIVILE DU CLERGE

SOMMAIRE

I. Comment les abus passés suggèrent l'idée de large» réformes. Vœux déposés en 1789 dans les cahiers du clergé. Le Comité ecclé- siastique de l'Assemblée : rapport lu au Comité le 23 novembre 1789 par M. Durand de Maillane; mélange de vues très sages et de témérité»; ce qui paralyse les projets d'innovation du Comité ecclésiastique.

II. Remaniement du Comité ecclésiastique (février 1790), et comment les novateurs sont assurés de la majorité. Le Comité ecclésiastique renouvelé : ses principaux membres : Treilhard, Lanjuinais, Chasset, Durand de Maillane, Martineau; comment la droite s'élimine; les mem- bres ecclésiastiques. Esprit général qui anime le Comité; idée de la toute-puissance de l'Etat; idée du prêtre fonctionnaire; le prétendu retour à la primitive Eglise.

III. Les évêques et leurs alarmes. Comment ils essaient de se dé- fendre par des brochures; comment ils se flattent de désar;iier l'Assem- blée par une sorte d'acquiescement total ou partiel au projet sur le» biens ecclésiastiques. Le rapport Chasset, et quelles lumières il jette sur les projets du Comité ecclésiastique. Comment le rapport Martineau (21 avril 1790) dissipe toutes les obscurités.

IV. Rapport Martineau sur la Constitution civile du clergé. Ce que le projet supprime : les chanoines. Remaniement des diocèses : les circonscriptions paroissiales. Du système électif appliqué au recru- tement du clergé : quel est le corps électoral. De l'institution cano- nique : comment elle est enlevée au pape. Des servitudes des évêques : comment leur pouvoir s'absorbe dans celui des vicaires épiscopaux. Des traitements du clergé : avec quelle sage équité ils sont réglés; salaire et propriété immobilière. De la dernière disposition du projet Martineau, et quelle arrière-pensée elle semble révéler.

V. L'Assemblée constituante : sa composition et son état d'esprit au moment s'ouvre la discussion; les évêques : l'abbé Maury; la droite.

VI. La discussion générale. Les évêques. Les défenseurs du pro- jet; Treilhard et les légistes; Camus et les jansénistes; de quelques

193 13

194 HISTOIRE RELIGIEUSE DE LA RÉVOLUTION

curés partisans du décret; Robespierre. On passe à la discussion des articles. Physionomie de l'Assemblée : comment les débats, ternes et écourtés, sont disproportionnés à la grandeur du sujet; objets divers qui s'intercalent à travers la discussion. Quels sujets retiennent un peu plus l'attention de l'Assemblée : la primauté pontificale; le système électif; le salaire et les derniers vestiges de la propriété ecclésiastique.

VII. La première explosion des troubles religieux. La ville de Nîmes : les catholiques et les calvinistes. Comment à l'harmonie succède l'esprit de lutte. Incidents divers qui surexcitent l'antago- nisme. — Première échauffourée (2 et 3 mai 1790) suivie de réconcilia- tion. — Comment la réconciliation dure peu. Exaspération croissante des âmes. Comment éclate la guerre civile (13 juin 1790). Ar- rivée des contingents protestants. Le couvent des Capucins. Froment et l'inutile défense des catholiques. Les journées des 14 et 15 juin. Désastres et pillages. Retour au calme. Comment les répressions ne s'exercent que contre les victimes.

VIII. Fin des débats sur la Constitution civile. Physionomie de l'Assemblée. Nombreux intermèdes. Vote des derniers articles.

IX. De l'ensemble du décret sur la Constitution civile du clergé. Sur quels points l'Assemblée a remanié ou changé la rédaction du Co- mité ecclésiastique. Comment la Constitution civile n'est de nature à satisfaire ni les amis, ni les ennemis de l'Eglise. Caractère composite de l'œuvre. Comment elle n'a rien de commun, soit avec l'Eglise primitive, soit avec l'Eglise libre telle que la conçoivent les théories modernes. Comment elle continue l'idée de VEglise d'Etat et semble vouée à la servitude, à moins qu'elle n'engendre la guerre civile. De l'imprévoyance de l'Assemblée. Quel faible espoir réside encore dans l'intervention de Louis XVI et la sagesse de Pie VI.

Par l'abolition des ordres et les décrets du 4 août, TEglise avait perdu ses privilèges. Par la loi du 2 novembre 1789 et les lois subséquentes, elle avait perdu ses richesses. Par la loi du 13 février 1790, elle avait été frappée dans ses ordres monastiques. Une entreprise plus audacieuse allait l'atteindre, non encore dans ses dogmes, mais dans sa hié- rarchie, dans sa discipline, dans son union avec le Saint- Siège. On veut parler ici de la Constitution civile du clergé.

Les conceptions fausses sont dangereuses, moins par les

LA CONSTITUTION CIVILE DU CLERGÉ 19i

emreiirs qu'elles recèlent que par la portion de vérité qu'elles contiennent. C'est sous le déguisement de cette vérité qu'elles s'insinuent, gagnent de proche en proche, pren- nent enfin possession, des esprits-. Les membres du Comité ecclésiastique de l'Assemblée avaient saisi dans l'Eglise des abus très réels, très graves même, déploifés et dénoncés par les chrétiens les pLus sincères. Sous la séduisante appa- rence de guérir ces abus, se glisseraient des témérités pires» que tous les maux qu'on prétendait léformer.

Les- vices de l'organisation ancienne n'étaient pa» ma- laisés à démêler. Ils s'étaient révélés non seulement dans les cahiers de la noblesse ou du tiers état, mais dans ceur du clergé.

Appelés à rédiger leurs doléances, les curé» avaient porté tout d'abord leurs regard* en haut. A la place de leurs évêques, ils avaient rêvé d'autres pasteurs, plus fidèles à la résidence, plus accessibles par le rang, plus édificints par les vertus. Les uns avaient demandé que le roi, pour »' abriter contre l'erreur, a'entourât d'un conseil de conscience; les autres avaient réclamé, pour l'élévation à l'épiscopat, cer- taine» conditions d'ancienneté et un âge minimum de qua- rante ans. Plusieurs avaient exprimé le souhait que l'évêque- fût choisi parmi les prêtres du diocèse à pourvoir. Enfin, en quelques bailliages, on avait vu poindre l'idée de l'élection, limitant ou tempérant le choix royaL A Blois, les cahiers de l'ordre ecclésiastique avaient proposé que les nominations épiscopales fussent faites sur la présentation du clergé; à Beauvais, ils avaient hardiment sollicité le système électif eii n'avaiait réservé au roi que le droit de confirmation.

Les- eurés ne s'étaient pa& montrés moins attentifs à régies leur propre condition. En phisie^irs- endroits, ils avaient émis le vœu que le& fonctions curiales fussent données au concours, qu'on n'y pût être promu qu'à trente ans et après- cinq années de sûccrdoce. ïb avaient surtout apporté une sollicitude très humaine à bien établir leurcon-

196 HISTOIRE RELIGIEUSE DE LA RÉVOLUTION

dition matérielle. Par des supputations très minutieuses, ils étaient arrivés à fixer un minimum pour leurs besoins, 1 500 livres pour les curés, 800 livres pour les vicaires. Cependant la portion congrue n'atteignait point ce chiffre; ni la dîme ni les biens curiaux n'y arrivaient toujours. pren- drait-on ce qui manquait? En (juelques cahiers s'était claire- ment montré le dessein de combler le déficit avec les biens des hauts dignitaires ecclésiastiques. « Quel riche fonds, disait le clergé de Gien, l'Etat ne trouverait-il pas pour la dotation des pauvres curés ou vicaires, s'il plaisait au roi et aux Etats généraux de réduire à un revenu honnête les gros biens de Nosseigneurs les archevêques et évoques, abbés commendataires, couvents riches. » Rare était cette brutale ardeur de confiscation. Mais de la tendance à niveler les traitements avait découlé la pensée d'un fonds commun à répartir entre les membres du clergé paroissial. On rencontre ici l'idée d'établir des « caisses ecclésiastiques provinciales », le dessein de créer une « caisse centrale de religion ». Ail- leurs on parle d'assurer aux ecclésiastiques une « pension honnête ». Les nouveautés que le clergé se contente d'in- sinuer, le tiers état les précise. A Brest, à Caen, à Carcas- sonne, il exprime le vœu que les prêtres reçoivent des appointements. A Digne, la rétribution est déguisée sous le nom un peu plus adouci à*honoraires. Le tiers état de Ne- mours s'approprie enfin la définition qu'ont formulée les philosophes, que reprendra la Révolution, et qualifie le service de l'autel de service public, relevant à ce titre du budget de l'Etat.

En leurs cahiers de vœux, les curés avaient déposé de bien autres germes de pensées. Ils jugeaient bien nombreux les chapitres de chanoines ou les collégiales, n'eussent point été éloignés de les restreindre par extinction, auraient souhaité que les corporations maintenues servissent de re- traite aux ecclésiastiques âgés ou infirmes. Ils prisaient moins encore les grands vicaires, prêtres souvent jeunes et

LA CONSTITUTION CIVILE DU CLERGÉ 197

ambitieux, cassants d'allures, vains de leur naissance, et commandant avec une inexpérience impérieuse sur des matièics qu'ils ignoraient. Au-dessus du haut clergé, au- dessus des évêques, il y avait le pape. La double influence des jansénistes et des philosophes avait un peu affaibli, même en certaines âmes sacerdotales, le respect de la pri- mauté romaine. Jusque dans les milieux ecclésiastiques, on s'élevait volontiers contre les tributs prélevés par le Saint-Siège sous le titre d^annates ou sous tout autre nom. Dans le cahier du clergé de Loudun, on lit ces lignes, d'une ironie à peine voilée : « Sans rompre le lien sacré qui nous unit au chef de l'Eglise universelle, ne pourrait-on pas trouver le moyen de lui rendre l'hommage de notre respect filial d'une manière moins préjudiciable à nos finances? » Cependant, parmi les cahiers du clergé, un grand nombre se répandait en doléances sur l'état de la religion, sur le discrédit elle était tombée. Et par ces plaintes, les prêtres eux-mêmes semblaient appeler des réformes qui fussent à la proportion du mal.

Réformateurs, les membres du Comité ecclésiastique ne doutaient point qu'ils ne fussent appelés à l'être. Ils tra- vaillaient en hâte, comme ceux qui, en un temps limité, ont beaucoup à détruire, beaucoup à créer. Dès le 23 no- vembre 1789, l'un d'eux, M. Durand de Maillane, vint lire à ses collègues de la Commission un projet qui ne visait rien moins que l'entière refonte de l'Eglise gallicane.

Il est malaisé de juger ce projet. Il abondait en aperçus sages, en paroles édifiantes; mais au milieu de vues très ac- ceptables, excellentes même, s'intercalait une grande témérité qui viciait tout.

Au sommet de la hiérarchie, M. Durand de Maillane ren- contrait les évêques. En cas de vacance, une Hste de pré- sentation serait dressée conjointement par le chapitre, le? deux évêques les plus voisins du siège à pourvoir, et aussi la commission administrative départementale qui représen-

198 HISTOIRE RELIGIEUSE DE LA REVOLUTION

terait l'élément laie. Cette liste comprendrait trois noms entre lesquels le roi choisiradt. Tel était l'expédient imaginé pour mettre à l'aJari du hasard ou de la brigue les nomina- tions épiscopales. Des évêques, le rapporteur descendait aux chanoines et aux membres des collégiales. Il ne laissait subsister qu'un seul chapitre par diocèse, celui de l'église cathédrale, et très radicalement supprimait tout le reste. Dans ce seul chapitre conservé, toutes les charges seraient à la collation de l'évêque, seraient pourvues d'avantages égaux, seraient réservées jusqu'à concurrence de moitié aux prêtres du diocèse. C'est sur le sort des curés que M. Durand de Maillane s'étendait le plus complaisamment. Ils seraient tous, ainsi que les vicaires, choisis par l'évêque; ainsi se trouvaient abolis les anciens droits de collation. Ils seraient peu nombreux et préposés seulement aux villes ou aux villages de quelque importance : les paroisses, de population ou d'étendue trop minime, seraient desservies par de simples vicaires. Le salaire annuel minimum serait de 1 200 livres pour les curés, de huit ou neuf cents livres pour les vicaires- Ce traitement serait garanti de la façon la plus solennelle, et l'Assemblée, en déclarant la rehgion catholique religion de l'Etat, décrét-erait solennellement une liste reli- gieuse comme elle avait décrété une liste civile. De rigou- reuses conditions d'âge seraient imposées pour l'exercice du saint ministère : nul ne pourrait être curé avant trente-cinq ans, vicaire avant trente ans. Jusqu'à trente ans les jeunes prêtres seraient employés dans les petites écoles; ils travail- leraient à orner le temple et rehausseraient de leur présence et de leur nombre les cérémonies du culte; ils s'exerceraient à la prédication, mais le-redoutable ministère du confession- nal leur serait interdit. Dans ce long apprentissage, ils acquerraient la maturité de l'esprit, la maîtrise d'eux-mêmes; ils tiendraient d'ailleurs leur grande place dans la vie parois- siale ; car les catéchismes leur seraient presque exclusivement réservés. En de belles paroles, aussi pieuses que belles.

LA CONSTITUTION CIVILE DU CLERGÉ 19t

Durand de Maillane s'appliquait à rehausser cette humble fonction : « Il n'est pas, disait-il, de fonction plus impor- tante que celle par je veux éprouver les nouveaux prêtres avant qu'ils arrivent aux fonctions pastorales. C'est par les premières instructions que l'on dresse plus facilement les jeunes cœurs à la vertu. C'est par les catéchismes que se forment dans l'Eglise les bons chrétiens. On peut s'égarer, se laisser entraîner dans un âge plus avancé; mais on n'oubliera jamais les grandes vérités qui, en faisant aimer les lois de Dieu, apprennent à mieux observer les lois de la patrie. » Tel était le plan de Durand de Maillane, et il paraissait tracé par une plume sincère, sous l'inspiration d'une pensée vraiment chrétienne. Mais voici la grande inno- vation qui le rendrait inacceptable pour tous les catholiques : quand l'évêque aurait été nommé par le roi, la confirmation canonique serait réservée à l'archevêque, désigné sous le nom de métropolitain. Nulle intervention du pape ne serait nécessaire ni même tolérée. Vis-à-vis du souverain pontife, le prélat nouvellement nommé n'aurait d'autre devoir que de lui envoyer, sous forme de lettre, sa profession de foi, en témoignage d'union avec le siège apostoUque. Ainsi se trou- vait du même coup viciée toute la réforme, car elle recelait le schisme dans ses plis. (1)

Dans le Comité ecclésiastique siégeaient deux évêques : l'évêque de Clermont qui en était le président, puis l'évêque de Luçon. En son rapport, Durand de Maillane n'avait pas négligé de leur rendre hommage. On pourrait sans crainte, avait-il dit, les présenter comme modèles. » Cet éloge n'avait pas aveuglé les prélats sur le péril de la motion proposée. Dans le projet de réorganisation du clergé étaient d'ailleurs englobées d'autres dispositions qui non seulement

(1) V. Plan du rapport à faire à l'Assemblée nationale par son Comité ecclésiastique il a été lu par Durand de Maillane, membre de ce Comité, dans une de ses séances, le 23 novembre 1789. {Archives nationales, AD''"», carton 31.)

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consacraient mais hâtaient la confiscation des biens ecclé- siastiques. Sur les 15 membres qui composaient le comité, les évêques ralliaient autour d'eux six ou sept voix. Ces six ou sept voix, jointes à leurs deux suffrages, leur permet- taient de déjouer toute tentative téméraire ou peu ortho- doxe. Pendant le mois de décembre 1789, pendant le pre-» mier mois de l'année suivante, la motion Durand de Mail- lane demeura donc en suspens, les deux partis se balançant et se refusant à transiger. Les novateurs avaient développé leurs vues; au moment de les réaliser, ils se trouvaient comme bloqués. Pour vaincre l'opposition passive des prélats, une ressource leur restait, celle de refondre la Com- mission elle-même et d'y noyer leurs ennemis.

II

L'exécution ne tarda pas. Le 5 février 1790, Treilhard, à la tribune de l'Assemblée, énuméra les travaux du Comité ecclésiastique, invoqua son insuffisance à remplir sa tâche et demanda qu'il y fût adjoint quinze membres nouveaux. Les représentants comprirent ce qu'on réclamait d'eux. Docilement ils se prêtèrent à doubler la commission, et les choix s'inspirèrent de l'esprit qui avait inspiré Treilhard lui- même. D'un seul mot Durand de Maillane a dépeint les résultats de cet opportun remaniement. « Dès lors, a-t-il écrit, le Comité fut en état d'aller et d'opérer (1). »

La même besogne, devenue facile par impuissance de tout gêneur, deviendrait d'ailleurs obligatoire. Treilhard, qui venait de proposer le doublement du comité, suggéra une autre motion. Sur son initiative, l'Assemblée décida

(1) DtXEAND DB Maillanb, Histoire du Comité ecclésiastiqite.

LA CONSTITUTION CIVILE DU CLERGÉ 20!

que le comité ecclésiastique lui a présenterait incessamment un plan constitutionnel pour l'organisation du clergé ».

Il faut entrer dans ce comité qui a reçu par un vote som- maire le mandat impératif de réglementer toute l'Eglise de France. Les réunions se tiennent, non dans les dépen- dances immédiates de la salle du manège, mais à Vhôtel de la Chancellerie. se rassemblent des hommes de langage grave, de costume austère, de probité intacte, affectant ce rigorisme intransigeant qui n'est point toujours l'image de la vraie fermeté de l'âme, disposés à se montrer sévères, mais surtout contre l'Eglise qui se défend mal ou ne se dé- fend plus. Entre tous ces personnages les plus importants sont les légistes. Au premier rang apparaît Treilhard, avocat renommé du barreau de Paris, de labeur prodigieux, d'élo- quence lourde mais puissante par l'amoncellement d'éru- dition, en revanche d'âme médiocre, d'esprit faux, rogue d'apparence pour être souple plus à son aise, et fait pour s'encadrer dans toutes les servitudes, celle de la Révolu- tion qu'il suivra jusqu'à voter la mort du roi quoique avec le scrupule du sursis, celle de l'Empire qui le fera sénateur et comte. Le comité l'a choisi pour président et il y est le premier par le crédit, quoique l'un des moindres par la nature morale. Tout autre, à côté de Treilhard, est Lan- juinais, professeur de droit canonique et avocat au parle- ment de Rennes. Dans les jours de péril son nom deviendra synonyme de courage, et son âme haute ne se traînera dans aucune servilité. Mais son cœur est plus vaillant contre le danger que son intelligence n'est aguerrie contre le sophisme. Entre toutes les conceptions fausses, celle d'une Eglise re- maniée de toutes pièces par l'Assemblée a conquis son esprit; il s'y est attaché avec une véhémence impétueuse; en la soutenant il croit accomplir car il est chrétien sincère une œuvre méritoire, et en Breton entêté il met à la défendre la même obstination indomptable qu'il déploiera plus tard contre les factions. Autour de la table du comité, d'autres

Î02 HISTOIRE RELIGIEUSE DE LA RÉVOLUTION

figures se détachent en relief : Chassai, très mêlé aux affaires des biens d'Eglise, et grand enquêteur de chiffres en un temps la statistique est presque inconnue : Durand de Mail- lane, avocat d'Aix, esprit distingué, âme droite, destiné à traverser la Révolution sans souillure, et portant avec lui le renom de son récent rapport dont les conclusions modérées seront bientôt dépassées : Martineau, avocat, comme Treil- hard, au parlement de Paris, laborieux, actif, érudit, futur rapporteur du projet définitif qui deviendra la Constitution civile. Si l'on excepte Treilhard, hostile à la religion elle- même, tous côs légistes se piquent de ne poursuivre que les abus, de n'enlever que les plantes parasites sur le vénérable tronc de l'Eglise, d'être en un mot réformateurs non des- tructeurs. Par malheur, leur compétence est toute de sur- face, et la grande œuvre qu'ils prétendent refondre leur échappe. Plusieurs ont été les avocats du clergé : à ce titre ils n'ont pénétré le monde ecclésiastique que par ses peti- tesses, ses rapacités, ses compétitions vaniteuses; et n'ayant vu que quelques dossiers pleins de misères, ils se sont per- suadés que toute la vie cléricale n'est que la répétition de ces mêmes dossiers. Ayant placé l'Eglise trop bas, ils placent, en vrais jansénistes qu'ils sont pour la plupart, Dieu trop haut : de une opinion doublement faussée par l'exagération des scandales de la terre, par l'ignorance de la bonté divine. Ce qu'ils ont de savoir achève de les égarer : ils sont cano- nistes ou théologiens, mais juste à ce point d'instruction orgueilleuse qui complique et subtilise l'esprit sans ouvrir le sens des choses sacrées. Leur érudition est remarquable, mais souvent elle perd en précision ce qu'elle a conquis en étendue : à la manière des hommes du dix-huitième siècle, Ils ont, par un méritoire effort, exploré presque tous les domaines, mais presque partout se sont contentés de tracer des contours. Parmi les sciences auxiliaires de la science re- ligieuse, l'histoire est l'une de celles qu'ils ont le plus étudiée, mais qu'ils ont le moins comprise. Ce qu'ils savent du temps

LA CONSTITUTION CIVILE DU CLERGÉ SOS

passé, ils l'adaptent mal au temps présent, en théoriciens qui n'ont jamais connu le gouvernement des hommes, en avocats qui ne connaissent d'autres affaires que celles du Palais. Ayant observé pendant plusieurs siècles les élections dans l'Eglise ils commencent à s'éprendre de cette pratique, dédaignent d'analyser ou d'approfondir tout ce qui la tem- pérait dans les âges de foi, et méditent de l'acclimater de toutes pièces parmi les contemporains de Voltaire. Tels apparaissent dans le comité renouvelé les légistes. Durand de Maillane a traduit quelques-unes de leurs pensées; mais soit modération naturelle, soit émancipation incomplète, il a esquivé ou adouci les plus grandes audaces et, d'un bout à l'autre de son rapport, s'est enveloppé de piété. Ses collè- gues vont graver profondément les traits que sa main timide s'est contentée de marquer. Ils sont les maîtres. La droite, de- venue minorité par le remaniement de la Commission, achève sa défaite en s'éliminant elle-même. Parmi ceux qu'il a na- guère présidés, l'évêque de Clermont ne parait plus, et se borne à recueillir avec effroi tous les bruits qui parviennent jusqu'à lui. Ce n'est pas que, même après ces retraites, le comité manque de prêtres. Il en renferme six ou sept, mais tels que, pour l'honneur du sacerdoce, il vaudrait mieux qu'ils ne fussent pas là. Aux séances on les voit se glisser timidement jusqu'à leur place. Ils parlent peu et cherchent à deviner, pour s'y modeler, l'opinion des légistes qui décidément dominent. Ils sont dociles, avec la perspective d'une com- plaisance qui sera récompensée. Ces prêtres, on les retrouvera plus tard dans le clergé nouveau. Celui-ci s'appelle Expilly et deviendra évêque du Finistère : celui-là s'appelle Thi- baut et sera évêque du Cantal : cet autre se nomme Massieu et sera promu à l'évêché de l'Oise.

Il fallait aller vite, et, pour aller vite, concentrer Tes déli- bérations. Dans le comité, une sous-commission fut nommée pour préparer ce qu'on appelait déjà la Constitution civile du clergé. Tous ceux qui élaborent le grand projet sont

204 HISTOIRE RELIGIEUSE DE LA RÉVOLUTION

dominés par quelques idées maîtresses. D'abord ils croient fermement à leur toute-puissance. Ont-ils tort? Tout proclame leur pouvoir, et le mandat redoutable que leur a délégué l'Assemblée, et de récents décrets qui ont grandi outre mesure les comités en leur donnant le droit de faire toutes recherches dans les papiers publics, de corres- pondre avec toutes les autorités, de les guider par tous avis ou éclaircissements utiles. A quelque temps de là, l'abbé de Montesquieu pourra dire : « A quoi bon monter à la tribune? les comités ont tout décidé. » Ces mêmes hommes, si pénétrés d'eux-mêmes, révèrent pourtant au-dessus d'eux une autre puissance, celle de l'Etat. L'étude des lois, des lois romaines surtout, a gravé dans leur esprit le concept d'une autorité supérieure qui a le droit d'absorber les individus, de briser toutes les agglomérations corporatives, d'étendre partout son niveau régulier, et qui semble si nécessaire qu'elle ne cesse de paraître légitime, même en devenant tyrannique. Cette idée, inculquée dès la jeunesse, est des- cendue si profondément dans les intelligences qu'aucune rénovation des choses ne l'en bannira. L'Etat, maître sou- verain, prendra corps dans l'Assemblée, puis dans le peuple, comme jadis il s'est fixé dans le roi; et à travers toutes les ruines, la même puissance, permanente, indestructible, lé- gitimement oppressive, ne fera que changer d'incarnation. Quand tout est subordonné, le prêtre pourrait-il ne pas l'être? Le législateur nouveau lui assignerait sa place dans la grande armée des fonctionnaires. Il n'aura ni privilèges ni propriétés corporatives; comme les fonctionnaires, il recevra de l'Etat un salaire; comme les fonctionnaires, il sera assujetti à un serment. L'Etat qui le paie lui circons- crira dans quelles limites il exercera sa juridiction et, en lui assignant sa compétence territoriale, lui marquera aussi son rang hiérarchique. Il se recrutera à la façon des autres fonctionnaires; et si l'élection est la source d'où découlent les offices publics, c'est de l'élection aussi qu'il tiendra sa

LA CONSTITUTION CIVILE DU CLERGÉ 205

charge. En légiférant de la sorte, les gens du comité sont-ils des novateurs? Ne sont-ils pas plutôt les copistes de Raynal, des Encyclopédistes, de Voltaire surtout? « En tous pays, a dit Voltaire, les prêtres doivent être nourris de l'autel puisqu'ils servent la République (1) ». o Dans un Etat, a-t-il ajouté, ils sont à peu près semblables aux précepteurs dans la maison des citoyens. Ils ne peuvent avoir aucune autorité sur les maîtres de la maison, à moins qu'on ne prouve que celui qui donne des gages doit obéir à celui qui les reçoit (2). » Ce qui s'exprime avec décence dans le Dictionnaire philo- sophique se répète avec cynisme dans la Correspondance. Au Russe Schouwalof, Voltaire écrit en 1768 : « Il n'y a que votre illustre souveraine qui sait régner; elle paie les prêtres; elle leur ouvre la bouche et la ferme; ils sont à ses ordres, et tout est tranquille (3). »

Un fonctionnaire ne doit pas servir deux maîtres; de l'exclusion de l'autre maître, celui qui est à Rome. Tout ici avive l'esprit de séparation. Dans les Parlements, les lé- gistes ont recueilli l'écho des anciennes luttes contre l'ultra- montanisme et pour l'Eglise gallicane. Dans les hautes et sévères demeures du Marais, ils retrouvent, à travers leurs souvenirs de jeunesse, des magistrats austères frappés par les condamnations pontificales contre le jansénisme : ces magistrats, ils les ont connus et révérés; ils ont comparé la dignité de leur vie chrétienne au désordre de l'orthodoxie libertine; ils les ont assistés et visités dans leur vieillesse inconsolée; et voici que, puissants à leur tour, ils tressaillent à la tentation de les venger. Puis ils ont, comme tout le monde, lu Voltaire, et contre le Saint-Siège le pétillement de ses railleries s'ajoute à l'amertume douloureuse de leurs rancunes. La papauté a d'ailleurs décru dans le respect pu- blic. Elle n'a plus comme aux temps apostoliques l'auréole

(1) Dictionnaire philosophique, mot Curé.

(2) Ibid., mot Prêtre.

(3) Lettre du 3 décembre 1768.

206 HISTOIRE RELIGIEUSE DE LA RÉVOLUTION

de la persécution, comme au moyen âge le prestige de la puissance, comme au siècle de Léon X le renom des lettres et des arts protégés, comme au temps de Paul III et de Pie V le double honneur du Turc refoulé et de la réforme protestante combattue. Elle se traîne dans la mémoire des services antiques qu'elle ne renouvelle plus. Ses amis ne s'oc- cupent guère d'elle. Ses ennemis répandent calomnieusement le bruit qu'elle n'a d'autre souci que celui des prélèvements de chancellerie par lesquels elle soutient le train de son luxe et de ses archaïques cérémonies. Dans le Comité ecclésiastique, un mot se murmure, celui à^évêque de Rome, mot bref et osé tout le schisme se condense. Le mot s'écrit, mais un peu timidement; puis il s'efface, reparaît, s'efface encore. Le plan est d'affranchir les évêques gallicans, mais non tout à fait jusqu'à l'oubli du Saint-Siège. En effet, à la pensée d'un bri- sement complet, les plus hardis s'effraient et, en travaillant à distendre le lien, ils se défendent de le rompre tout à fait. Les prêtres seront donc non seulement des fonction- naires, mais des fonctionnaires jalousement nationalisés. Quelles seront leurs fonctions? Ici se continue l'idée d'assi- miler les ministres des autels aux ministres des grands services publics. La société civile a des officiers préposés à la justice, à l'armée, à la police. Les prêtres, eux, seront des officiers de morale et d^ instruction. La formule a été fournie un jour par Mirabeau. Ceux qui ont trouvé la définition ou la rééditent se défendent qu'on y voie aucune idée d'abais- sement. Le curé sera un fonctionnaire, mais le plus utile de tous, celui qui enseignera aux hommes l'art d'être honnêtes et heureux. Il sera le conseiller des familles, le conciliateur des différends; il combattra la routine, se tiendra à l'affût des progrès. Il prêchera la vertu comme le Vicaire savoyard de Y Emile ou « tâchera de faire des gens de bien et de l'être » comme le Théotime de Voltaire (1). On ne le supprime pas;

(1) VOMAIRB, Dictionnaire philosophique, catéchisme du curé.

LA CONSTITUTION CIVILE DU CLERGE 207

tout doucement on le laïcise. Telle n'est pas la pensée des légistes dont plusieurs sont des chrétiens très sincères; mais Voltaire a si bien pénétré son siècle qu'ils le traduisent sans le savoir et sont pour ainsi dire voltairiens malgré eux.

Il fallait revêtir d'une apparence pieuse cette conception bizarre qui, sous prétexte de renouveler l'Eglise, l'encadre- rait de toutes pièces dans la hiérarchie civile. Le clergé ayant donné l'exemple de grands scandales, et s'étant perdu par de grandes richesses, l'habileté serait de se parer d'un nom qui évoquât l'idée d'une extrême pureté de mœurs et d'un détachement tout évangélique. Dans le Comité ecclé- siastique, on se mit à parler du retour à la primitive Eglise. Le mot fit fortune; et on ne sait ce qu'on doit le plus admirer, ou de la surprenante assurçmce qui mit en circulation la formule, ou de l'ignorance prodigieuse qui crédulement l'accueilUt.

III

Les évêques étaient aux écoutes. Ils ne savaient qu'incom- plètement ce qui se passait dans le Comité. Ce qu'ils re- cueillaient suffisait à les consterner. Dès le commencement de mars 1790, ils connurent le projet de remanier les diocèses, d'en supprimer un grand nombre, d'en maintenir un seul par département. Très impressionnés de cette nouveauté bien qu'elle ne fût pas la plus dangereuse, ils cherchèrent des juris- consultes versés dans la science canonique, les choisirent, pour qu'ils ne fussent pas suspects, sur les limites du jan- sénisme, et sollicitèrent d'eux un avis qui fixât les droits réciproques de l'Eglise et de l'Etat. La consultation, signée de l'avocat Jabineau et de huit autres noms, parut le 15 mars 1790. Jabineau et ses confrères s'étonnaient qu'une assemblée, connaissant les vrais piincipes, eût pu former

208 HISTOIRE RELIGIEUSE DE LA RÉVOLUTION

un projet qui les heurtait tous. Ils protestaient contre la subordination de l'Eglise au pouvoir civil et rétablissaient l'indépendance des deux domaines. Puis ils réfutaient fort savamment la prétention du pouvoir séculier à déplacer, à changer ou à détruire, par sa seule volonté, les juridictions épiscopales. « Louis XIV, disaient-ils, et Joseph II, quel- que pénétrés qu'ils fussent des droits de l'Etat, avaient reculé devant une telle usurpation. »

L'Assemblée n'avait que faire des exemples passés, et la candeur des prélats eût été grande s'ils avaient gardé de longues illusions sur l'efficacité des brochures. Ils essayèrent de désarmer par sacrifice ceux qu'ils désespéraient de con- vaincre par persuasion. En s'allégeant résolument d'une partie de leurs biens, n'obtiendraient-ils pas que les juridic- tions et la discipline de l'Eglise gallicane fussent respectées? L'abbé de Montesquiou semble avoir caressé cette espérance. Le 17 mars 1790, à propos de la vente aux municipalités d'une portion des propriétés ecclésiastiques, il prononçait ces paroles : « Cette vente intéresse à la fois la nation et le clergé lui-même qui, dans mon opinion, ne retrouvera la paix que quand vous aurez satisfait à votre décret. » Ainsi s'exprima le plus politique parmi les représentants du clergé. Mais cette bonne grâce à s'exécuter soi-même se dépensait en pure perte; car l'Assemblée se souciait peu qu'on lui concédât en partie ce qu'elle avait décidé de prendre en totalité.

On continuait à épier toutes les rumeurs. Le 9 avril, la motion du représentant Chasset, qui consommait l'œuvre de la sécularisation, révéla comme par voie de conséquence le sort prochain du clergé. Les prêtres n'ayant plus de patrimoine, il fallait, suivant un mot échappé un jour à Mirabeau, qu'ils fussent mendiants ou salariés. Chasset, qui réclamait l'abolition du régime passé, marqua du même coup le régime de l'avenir. Il annonça l'assimilation des ressorts diocésains aux ressorts départementaux. Il parla

LA CONSTITUTION CIVILE DU CLERGÉ 209

d'une nouvelle délimitation des paroisses. A la subsistance du clergé ainsi réorganisé, les pouvoirs publics pourvoie- raient par voie de salaire. Une sorte d'état de prévision indiqua les crédits affectés aux traitements des évêques, aux appointements des curés, aux pensions pour charges supprimées. Les chiffres étaient établis sans lésinerie; car ils montaient à une somme totale annuelle de 133 millions, qui s'abaisserait d'année en année par l'extinction gra- duelle des pensions, et finirait par diminuer de plus de moitié. Pour qu'aucune illusion ne subsistât, Chasset pro- clamait qu'il avait par avance concerté son langage avec celui du Comité ecclésiastique. Dans les évaluations budgé- taires, aucune somme n'était prévue pour les chanoines; d'où l'on conclut que l'intention était de les abolir.

Ainsi se découvrait, comme par fragments, l'œuvre éla- borée à huis clos. Cependant, sur les innovations les plus importantes, un reste de doute planait. Toutes les obscurités ne tarderaient pas à se dissiper. La Commission avait choisi comme organe le représentant Martineau. Le 21 avril 1790, il déposa son rapport sur le bureau de l'Assemblée.

IV

Ce document, fameux à juste titre, commençait par pro- clamer la nécessité de la religion. Plus elle était nécessaire, plus il importait de l'épurer. Et quel meilleur moyen de l'épurer que de rétablir les maximes de l'ancienne discipline!

Pour restaurer la simplicité de l'Eglise primitive, Mar- tineau proposait d'abord toute une série de suppressions. Il détruisait tous les bénéfices auxquels n'était attachée aucune charge, car, disait-il « nul ne doit vivre de l'autel que celui qui sert à l'autel ». Il retranchait comme inutiles

14

210 HISTOIRE RELIGIEUSE DE LA RÉVOLUTION

tous les chapitres des églises collégiales. Il abolissait pareil- lement, quoique avec une certaine hésitation, car le projet Durand de Maillane les avait maintenus les chapitres des églises cathédrales. Parmi les prélats, il ne laissait subsister qu'un seul évêque par département, et avec une brièveté tranquille, destituait tous les autres. Les archevêques, réduits à dix, seraient désormais désignés sous le nom d'évêques métropolitains. Dans les villes de moins de dix mille âmes, un seul curé serait conservé. Quant aux paroisses rurales, une opération géométrique mesurerait leurs terri- toires et, si elles ne s'étendaient pas à trois quarts de lieue de tous côtés, elles seraient supprimées. Elles disparaîtraient pareillement, quelle que fût leur étendue, si elles n'étaient pas à plus de trois quarts de lieue d'un bourg ou d'une ville.

Ces réductions diminueraient beaucoup le nombre des prêtres. Comme on en aurait peu, on ne doutait pas que désormais ils ne fussent excellents. Voici le mode de recru- tement qui assurerait au clergé le maximum de oualités professionnelles et de vertus morales :

Une loi du 22 décembre 1789 avait conféré le droit d'être électeur dans les Assemblées primaires à tout citoyen fran- çais, majeur de vingt-cinq ans, domicilié depuis un an dans le canton, non serviteur à gages, et assujetti à une contri- bution équivalente à trois journées de travail. L'exercice du droit de vote serait subordonné à la prestation préalable du. serment civique. Ces électeurs du premier degré, désignés sous le nom de citoyens actifs, nommeraient, à raison d'un pour cent, des électeurs du second degré pris exclusive- ment parmi ceux qui acquittaient une contribution montant à la valeur de dix journées de travail. Ces électeurs du second degré, véritable corps politique, formeraient dans chaque département l'assemblée électorale. Ils se réuniraient dans leurs comices départementaux pour nommer les repré- sentants du peuple ou les administrateurs de département.

LA CONSTITUTION CIVILl!: DU CLERGÉ £H

et dans leurs comices de district pour nommer les adminis- trateurs ou fonctionnaires do district. C'est à ce corps poli- tique qu'était réservé le choix des ministres du culte. Les évêques, hauts fonctionnaires, seraient élus par les électeurs de tout le département, les curés, fonctionnaires moindres, par ceux du district. Aucune présentation venant du clergé ne guiderait les votes, et la même compétence qui désignerait les agents de l'ordre civil désignerait aussi ceux de l'ordre ecclésiastique. Les électeurs du district éliraient les curés, sans aucune adjonction spéciale des paroissics à pourvoir do pasteurs, en sorte que ceux-ci tiendraient leur mandat c' ? la petite oligarchie composant l'Assemblée du district, mais non de leurs paroissiens, seuls intéressés à un bon choix. Nul ne serait exclu du droit électoral, ni les libres penseurs, ni les hérétiques, ni même les juifs. La seule condition pour participer au vote serait d'assister à la messe paroissiale qui précéderait le scrutin. Cette conception, nouvelle autant qu'étrange, permettait de mesurer le chemin parcouru depuis le remaniement du premier comité. Au mois de no- vembre, Durand de Maillane, en son rapport, avait conféré aux évêques la nomination des curés et, quant aux évêques eux-mêmes, s'était borné à organiser un système de présen- tation qui, en limitant le choix royal, préviendrait les abus du favoritisme ou les erreurs. Cependant par un reste de prudence qui bientôt serait jugé excessif, Martineau avait tenté de se prémunir contre les égarements du suffrage. Le roi serait appelé à agréer les élections épiscopales et pourrait exercer à deux leprisos son droit de veto. Ce n'est qu'après un troisième vote se fixant sur le même candidat que l'appro- bation royale deviendrait obligatoire (1).

Tel était le système par lequel le Comité ecclésiastique prétendait ressusciter les acclamations pieuses des fidèles dans la primitive Eglise. Quelle que fût la vertu de l'élec-

(1) Articles 13 et 14 du titre II du projet.

212 HISTOIRE RELIGIEUSE DE LA REVOLUTION

tion, on n'allait pas jusqu'à prétendre qu'elle pût, au point de vue spirituel, conférer la juridiction. Donc le choix popu- laire ne se confondrait pas avec l'institution canonique : celle-ci serait donnée au curé par l'évêque, à l'évêque par le métropolitain. Ce serait aussi le métropolitain qui, en procédant à la cérémonie du sacre, conférerait au nouvel évêque le caractère épiscopal. En cas de refus d'institu* tion, on assemblerait pour les évêques le synode de la métropole, pour les curés le synode diocésain, et c'est au synode qu'appartiendrait la décision.

Le projet du comité, remarquable par tout ce qu'il inno- vait, ne l'était pas moins par tout ce qu'il passait sous silence. Un nom auguste, celui du Saint-Père, était à peine prononcé. C'est en deux textes très brefs qu'on semblait, comme par prétérition, l'exclure. L'article 4 (1) interdisait « à toute église ou paroisse de l'empire français de recourir à un métropolitain établi sous la domination d'une puissance étrangère ou à son délégué résidant en France ou ailleurs »; et bien que cet article fût un peu ambigu, il n'était pas invraisemblable de croire qu'il s'étendait au souverain pontife lui-même. L'article 20 (2), beaucoup plus clair en sa précision, après avoir établi pour les évêques les formes nouvelles de l'institution canonique, ajoutait : « Le nouvel élu ne pourra s'adresser à l'évêque de Rome. Il ne pourra que lui écrire, comme au chef visible de l'Eglise universelle, en témoignage d'unité de foi. »

Les évêques seraient affranchis du pape, mais du pape seulement; en leur propre palais épiscopal ils trouveraient des auxiliaires qui, sous l'apparence de collaborateurs, seraient leurs maîtres. Aux anciens grands vicaires étaient substitués des vicaires épiscopaux, au nombre de douze ou seize suivant l'importance des diocèses. Ces vicaires épis- copaux, les évêques les nommeraient; mais les ayant nom- Ci) Titre I" du projet, (2) Titre II du projet.

LA CONSTITUTION CIVILE DU CLERGÉ 213

mes, ils en subiraient le joug; car ils ne pourraient accomplir sans eux aucun acte de juridiction (1); ils n'auraient pas plus le droit de les destituer que de s'élever au-dessus d'eux et, en ces vicaires supérieurs réunis en corps, résiderait, comme en une collectivité toute-puissante, le vrai pouvoir épiscopal.

La suite du décret avait pour objet de réglrr la condition matérielle du clergé. Avec une remarquable précision de calcul, le projet se préoccupait d'assurer aux ministres du culte une vie décente qui ne fût jamais la gêne, jamais le luxe non plus. La même loi, qui faisait du prêtre un fonc- tionnaire, veillait à ce qu'il fût un fonctionnaire convena- blement traité, heureux à la condition d'être souple, et attiré ou retenu dans le sacerdoce par d'enviables perspec- tives d'aise et de sécurité. Dans cette minutieuse supputa- tion, il y avait esprit de justice car tous ces légistes étaient gens de probité. mais il y avait aussi calcul, car l'habileté principale serait d'attacher au nouveau régime assez d'avantages matériels pour que les « pasteurs du second ordre » n'y perdissent rien ou, s'ils y perdaient, se consolassent de leurs pertes par la perte plus grande du haut clergé. Les prélats, dépouillés de l'ancienne opulence si funeste à leur vertu, étaient dotés sans profusion mais sans parcimonie. Les archevêques, désignés dans le projet sous le nom de métropolitains, recevraient à Paris 50 000 livres, ailleurs 20 000; le traitement annuel des évêques serait de 12 000 livres. Les traitements des vicaires épiscopaux varieraient, suivant les villes, de 8 000 à 2 000 livres. Quant aux curés, une gradation savante les partageait, comme des employés de finances ou d'adminis- tration, en huit classes, depuis Paris les émoluments étaient fixés à 6 000 livres jusqu'aux paroisses de moins de mille âmes ils s'abaisseraient jusqu'à 1 200 livres.

(1) Article 15 du titre I" du projet, article 23 du titre H.

214 HISTOIRE RELIGIEUSE DE LA RÉVOLUTION

Les vicaires paroissiaux, nommés par les évêques sur la présentation des curés, recevraient des indemnités qui mon- teraient à Paris jusqu'à 2 400 livres et descendraient dans les plus petites bourgades jusqu'à 700 livres. Cette échelle de tarifs, avec sa prévoyance tout humaine, rapprochait' de plus en plus le prêtre du fonctionnaire et lui soufflerait, comme au fonctionnaire, toutes les petites ambitions de l'avancement. Le synode diocésain fixerait chaque année les dépenses nécessaires du séminaire. Le casuel serait sup- primé; quant aux oblations volontaires des fidèles, elle? seraient vaisées dans ime caisse de secours pour les pauvres. Une disposition qui ne se retrouverait plus dans le projet définitif annonçait une revision des traitements tous les vingt ans, suivant la cherté croissante de la vie. Ainsi s'accu- mulaient les textes, d'une sagesse très ordonnée, très louable même, mais un peu vulgaire pour qui prétendait ressusciter la primitive Eglise. Le désir de gagner le clergé rural sug- gérait même une combinaison mixte qui associait au salaire en argent la propriété immobilière. Dans les cures dotées de biens fonds, l'usufruit des biens pourrait être laissé aux curés, jusqu'à concurrence et en déduction du quart de leur traitement. Si les paroisses n'avaient point d'immeubles, mais des biens nationaux, les curés pourraient être mis en jouissance de ces biens dans la même proportion. Ces dis- positions, que la rigoureuse logique de l'Assemblée ferait disparaître, marquaient une concession curieuse aux curés de village, très ravis du salaire mais vaguement inquiets sur sa solidité, et ne lâchant qu'à regret la propriété immobi- lière, celle qui demeure sous une forme tangible et ne s'éva- nouit pas.

Tel était le projet Martineau. Tout à la fin un dernier article se glissait qui était ainsi conçu : « Le roi sera supplié de prendre toutes les mesures qui seront jugées nécessaires pour assurer l'exécution du présent décret. » Que voulait- on du roi par ce langage énigmatique, sinon qu'il apla iît

LA CONSTITUTION CIVILE DU CLERGÉ 215

du côté de l'autorité religieuse, de l'autorité pontificale piut-être, les obstacles aux volontés de la représentation nationale? Sous une forme péremptoire et commandante, les membres du Comité ecclésiastique venaient de tracer le plan qui renouvellerait l'Eglise de France. Au moment de signer leur œuvre, il semble qu'un doute, un léger doute les ait saisis. De un petit frisson de crainte; de un petit souffle d'humilité à travers l'orgueil; de là, en un style équivoque et obscur l'appel à une intervention royde qui interpréterait les volontés de l'Assemblée, les tempérerait peut-être pour les rendre exécutables, et désarmerait cette papauté elle-même dont on venait presque d'effacer le nom.

Dans l'Assemblée allait s'ouvrir le débat qui, suivant l'échec ou le succès, jetterait la France dans le schisme ou la retiendrait dans l'unité.

En combattant l'œuvre du Comité^ la droite lutterait sur un terrain doublement solide, car elle défendrait à la fois la religion et la sagesse. Mais des circonstances diverses concourraient à l'amoindrir ou à la désagréger.

Si l'on eût interrogé un a un, dans un entretien privé, les membres de l'Assemblée, il n'est pas douteux qu'on eût recueilli, sur les lèvres du plus grand nombre, des assurances très satisfaisantes pour l'ordre matériel et l'ordre social. Dans la Salle du Manège, l'extrême gauche ne comptait pas 150 membres. Quand Petion, le 28 octobre 1789, avait été porté à la présidence, il avait recueilli 143 voix : ce chiffre minime représentait à peu près celui des hommes pervers ou décidément dévoyés (1). Mais beaucoup de dé-

(1) V. le Moniteur, t. I, p. 51J, note.

216 HISTOIRE RELIGIEUSE DE LA REVOLUTION

pûtes, quoique très attachés au parti de l'ordre, n'étaient nullement effarouchés par le décret sur le clergé et, dans le catholicisme, même amendé par le Comité ecclésiastique, découvraient encore plus de religion qu'ils n'en pratiqueraient jamais. Quelques-uns déploraient en secret les usurpations sur le domaine ecclésiastique, mais par mollesse de croyance ou crainte du ridicule, se garderaient bien de se compro- mettre pour des prêtres. Plusieurs étaient tellement pénétrés des scandales de l'ancien régime que, de confiance et sans examen, ils suivraient quiconque se proclamerait réfor- mateur. D'autres enfin affichaient un grand respect pour Dieu, pour l'Evangile; quand ils avaient parlé de la sorte avec une piété voisine de l'édification, ils se ravisaient et prenaient grand soin qu'on séparât leur cause de celle des fanatiques. Qu'on les pressât un peu et on reculait effrayé; car ces mêmes hommes englobaient sous le nom de fana- tisme presque tout ce que la tradition des peuples avait jusque-là proclamé sacré.

Ce dédaigneux éclectisme, cette foi inerte ou rougissante d'elle-même, ce sentiment chrétien, non éteint mais par- tout émasculé, diminuerait fort les chances de la lutte. En outre les rangs s'étaient déjà éclaircis. Après le 6 octobre^ une centaine de Constituants, tous de la droite, avaient demandé des passeports. D'autres s'étaient déshabitués de venir ou s'abstenaient de voter. Un décret tout récent, du 3 avril 1790, avait même ordonné qu'on imprimât la liste des députés absents.

Il n'y avait point de groupe catholique, mais seulement des catholiques mêlés dans tous les groupes de la droite ou du centre. Ces groupes eux-mêmes variaient à l'infini : il y avait l'extrêrne droite, la droite, puis ces monarchistes constitutionnels qu'on désignerait sous le nom de monar- chiens, enfin tous ces affamés d'indépendance qui se rassem- blaient au nombre de trois ou quatre et souvent finissaient par se brouiller entre eux. C'est à travers tous ces émiet-

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tements qu'il faudrait rechercher les adversaires du projet. Quand on croirait les avoir découverts, il faudrait les unir pour une conduite commune. Ici tous les efîorts risqueraient d'échouer, car la disciphne était ce que la droite de la Cons- tituante ignorait le plus.

Ceux que l'on convierait à combattre étaient déjà lassés par plusieurs échecs. Ils avaient, dan? les questions reli- gieuses, subi trois grandes défaites, à propos des biens ecclésiastiques, à propos du projet Chasset qui préjugeait en plusieurs points la Constitution civile, enfin à propos de la motion Gerle. Une foi robuste eût recommencé la lutte. Mais, de foi robuste il n'y en avait nulle part.

Sous des chefs vigoureux l'ai-mée eût peut-être repris courage. Mais trouver ces chefs?

Il y avait les évêques et, puisqu'il s'agissait de la religion, il paraissait naturel que la direction leur appartînt. Plusieurs étaient très considérables par le rang, les qualités d'esprit, l'expérience. M. de Boisgelin, archevêque d'Aix, se recom- mandait par son jugement pondéré, son habitude des grandes affaires; et ses amis ne manquaient pas de rappeler avec quel succès éclatant il avait jadis participé à l'administra- tion de la Provence. Le nom de M. du Lau, ai^chevêque d'Arles, évoquait le souvenir d'un rôle prépondérant dans les Assemblées du clergé, et bien qu'un léger embarras de pro- nonciation le rendit peu apte aux longs discours, on ne laissait pas que de compter sur lui. En M. de Bonal, évêque de Clermont, on louait une pété sincère, une modération pleine de sagesse, une parole douce, ferme, pénétrée d'onc- tion, qui émouvait souvent et ne blessait jamais. Quoique non revêtu du caractère épiscopal, l'abbé de Montesquiou se rapprochait des évêques par sa naissance et aussi par les hautes fonctions qu'il avait remplies comme agent général du clergé. Le trait dominant de sa nature était la finesse. Il se montrait précis et simple en une époque domi- naient la diffusion et l'enflure. Au risque de désobliger ses

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amis, il poussait jusqu'à la coquetterie les ménagements vis-à-vis de ses adversaires. Nul n'était plus expert que lui en l'art des amendements conciliateurs, des combinaisons savantes; et dans une Assemblée qui eût prisé la mesure plus encore que la force, il eût tenu l'une des premières places. « Méfiez-vous de ce petit serpent, disait de lui Mirabeau, car il vous séduira. » Cependant tous ces personnages, d'esprit distingué plutôt que supérieur, semblaient plus faits pour s'encadrer avec honneur dans une époque paisible que pour dominer des temps agités. Ils n'avaient ni le génie qui subjugue, ni l'éloquence qui entraîne, ni la foi ardente qui transporte, ni l'indomptable volonté qui violente la victoire. Quand l'abbé de Montesquiou, correct et courtois, paraissait à la tribune, volontiers on lui accordait la bien- veillance que méritait un prêtre si tolérant, un si galant homme. Mais toutes ses habiletés de demi-teinte se per- draient dans les grandes mêlées. Quant aux évêques, leur sort serait pire encore; car leur armure, trop pesante pour les petits engagements, n'était point assez fortement trempée pour les vraies batailles. S'ils se mettaient à parler, un certain respect, fait d'habitude, de bonne éducation, d'estime pour des talents honorables, leur valait d'abord le silence. Bientôt, sous la répétition des mêmes formules vagues, onctueuses, plaintivement véhémentes, l'attention se lassait. Ces prélats avaient centre eux leur grandeur même. Ils ne parvenaient pas à se défaire de leur aspect décoratif. Habi- tués à parler sans contradicteurs, ils étaient surpris par l'inattention, déconcertés par les murmures, cachaient sous l'orgueil blessé ce qui n'était souvent que timidité ou embarras, et à un langage peu politique ils ajoutaient des froissements ou des retraites plus impolitiques encore. Ainsi s'étaient montrés jusqu'ici les évêques. Au-dessous d'eux s'agitait tout le peuple ecclésiastique, c'est-à-dire les 200 curés, membres de l'Assemblée. Mais les uns, déjà gagnés par les nouveautés, ne cherchaient que l'avancement

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de leur fortune; les autres, quoique d'orthodoxie intacte, se sentaient trop séparés dos prélats pour faire masse autour d'eux. Sous les dédains réitérés en haut, sous les jalousies accumulées en bas, la solidarité avait péri; et parmi ces prêtres même fidèles, plusieurs, sans se l'avouer à eux-mêmes, trouveraient, dans la défaite de leurs chefs, un allégement à l'humiliation de leur foi.

Un homme dans l'ordre eclésiastique semblait pourtant un champion pour le grand combat. On a vu l'abbé Maury se portant à la défense des biens du clergé. Combien ici la cause ne serait-elle pas plus digne de l'inspirer! Une année de débats parlementaires avait assoupli son talent qui était alors en toute sa maturité. Une merveilleuse faculté de s'assimiler toutes choses lui permettait d'être prêt à toute houre et presque sur tous les sujets. D'intelligence prompte, d' présence d'esprit admirable, il excellait dans l'impro- visation, et cela en un temps l'on ne connaissait guère que les harangues écrites. Quoique composés sur quelques notes, ses d scours se déroulaient en un ordre méthodique, avec une abondance d'arguments qui surprenait à la fois ses adversÊÙres et ses amis. Gomme tous les hommes de tribune, il était d'érudition point toujours sûre, mais les c ntours en général étaient exacts, et l'habile groupement des faits rendait malaisée la réfutation. Il avait la clarté, le mouvement, l'à-propos surtout. Sous les interruptions il rebondissait loin de se troubler, et ses ripostes se précipi- taient, tantôt légères comme un trait, tantôt lourdes comme une massue. Dès cette époque il avait ses admirateurs : tel Marmontel qui lui rendit le plus magnifique hommage (1); tel Vergn'aud qui, l'ayant entendu dans l'une des tribunes de l'Assemblée, le jugea de « rare talent ». Du milieu de ses amis de la droite, il se détachait avec un aspect singulier, démocrate d'allures, ignorant du tact mondain, et en per-

(1) Marmontbl, Méniûires, t. IV, p. 242.

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pétuel contraste avec ceux qu'il défendait. Fils d'un cor- donnier du Gomtat-Venaissin, il n'avait appris dans les salons sa vanité aimait à se produire qu'une politesse de surface, et quand il s'oubliait ce qui arrivait souvent il montrait à nu sans vergogne toutes les brutalités de son origine, toutes les ardeurs de son pays. Cette apparence vulgaire qui nuisait à son autorité ne laissait pas que d'ajou- ter au relief de sa physionomie. La tribune lui appartenait; il s'y mouvait avec une aisance osée, s'y étalait avec sa carrure puissante de plébéien parvenu; et comme un jour un de ses collègues essaierait de s'y substituer à lui, on le verrait l'en écarter par un geste de pugilat. « J'ai entendu, a écrit Montlosier, les craquements de la tribune (1). » Il y avait en cet hoinme du peuple tout frotté de littérature, tout pétri d'éloquence, une sorte de courage fait de vigueur physique et de sang-froid, d'humeur allègre et d'insolence. Armé de ce courage, il pratiquait cette défense agressive qui commence par provoquer, et c'est avec ostentation qu'il bravait l'impopularité. Au dehors, ce même courage le soutenait contre ceux qui plus d'une fois l'assaillirent; car les journaux l'avaient désigné à la haine par des insultes sans nom. Quand, au sortir de l'Assemblée, des groupes hostiles l'enserraient, il ne s'émouvait guère; mais tantôt d'une saillie osée et cynique, tantôt d'un grand déploiement de muscles, il déconcertait ses agresseurs; au besoin il les saisissait au collet et les conduisait lui-même jusqu'au district. La foule riait, s'écartait et pardonnait à ce prêtre d'être prêtre, tant il le paraissait peu! Non, par les appa- rences il ne l'était guère. Par les réalités, l'était-il davan- tage? — Ici se montrait la faiblesse de cet homme fort. Tout enfant, en son échoppe de Valréas, il avait rêvé grandeurs. Malgré l'envahissement du privilège, l'Eglise demeurait, entre toutes les carrières, celle l'on pouvait le mieux se

(1) Montlosier, Mémoires, t. I, p. 54.

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passer de naissance. Il s'y était jeté, s'était poussé par mérite, par travail, par intrigue, avait prêché devant les grands, devant le roi, avait cueilli des couronnes acadé- miques, avait franchi l'Académie elle-même, avait obtenu une abbaye, puis encore un prieuré. Ainsi avait-il apparu à l'Assemblée, prêtre qui s'était fait prêtre pour grandir, non pour être prêtre. Rien n'était venu détruire cette impression ou l'atténuer. Il n'y avait ni gravité dans ses mœurs, ni grande dignité dans sa tenue, ni austérité dans ses entretiens. Ce qu'il eût, malgré tout, regagné de crédit à force de talent, il le perdait par incartades. L'empire de l'éloquence se mesure moins aux paroles qui se prononcent qu'à l'accent qui les dicte, et quand la cause est celle de Dieu, nul artifice de l'esprit ne remplace l'élan de la foi. il eût fallu un apôtre de l'Evangile, on trouvait un condottiere de l'ordre ecclésiastique. Le condottiere était jouteur sans égal, d'incomparable souplesse pour porter ou parer les coups. Mais, comme aucun véhément amour ne l'absor- berait, ni celui de Dieu, ni celui de l'Eglise, ni celui de son pays, il ne serait jamais que le premier parmi les hommes secondaires. Credidi, propter quod locuiiis sum, a dit ^e psalmiste; j'ai cru, c'est pourquoi j'ai parlé. Jamais de la poitrine de Maury ne jaillirait ce cri, et c'est pourquoi ja- mais non plus il ne serait vraiment grand.

Trouverait-on parmi les laïcs ce chef que vainement on eût cherché dans le clergé? Dans la droite, on eût rencontré un assez grand nombre d'hommes distingués. En gens du monde, ils étaient plus versés dans l'art de la conversation qu'exercés dans la parole publique. Leurs discours, presque toujours écrits, pomt toujours composés par eux, servaient a peu de chose, hormis à leur vanité. En un débat dont l'Eglise était l'enjeu, ils auraient de bonnes raisons de ré- cuser le premier rôle. Les plus pieux d'entre eux étaient des jansénistes, ou bien encore des hommes étranges, comme ce Montlosier qui, suivant ses propres expressions « allait à la

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tribune de colère et d'impatience (1) » et tirerait parfois de son cœur des accents superbes, mais en des harangues d'un décousu qui confond. Un seul homme supérieur, Gazalès, émergeait du milieu de ses collègues. Il y avait en sa manière une véhémence simple et naturelle, une spontanéité vive qui n'excluait pas l'habileté, un accent sincère qui allait droit à l'âme, une belle indignation contre l'injustice, un grand respect de la vérité et de l'honneur. Son talent se cou- ronnait de désintéressement et de loyauté. Mais, nouveau dans les affaires, simple officier de cavalerie jeté subitement dans la politique, en outre de petite naissance, il semblait

surtout en une assemblée qui répugnait à toute discipline

fait pour combattre avec éclat en partisan, non pour commander. De savoir très nouvellement acquis, il n'avait point la compétence. Puis ses goûts, sa vie un peu dissipée lui interdisaient, en un débat d'ordre religieux, une inter- vention trop dominante. Il pourrait être un allié utile, sin- cère, éloquent. Il ne serait rien de plus.

VI

La discussion générale s'ouvrit le 29 mai, avec un grand aspect d'ampleur et au milieu d'une affluence qui bientôt se lasserait. Le plus considérable parmi les membres du clergé M. de Boisgelin, archevêque d'Aix, parut le premier à la tribune. Son langage avait été concerté sans doute avec celui de ses collègues car l'évêque de Clermont parlerait comme lui et de même l'archevêque d'Arles, qui d'ailleurs ne prononcerait que quelques mots. Avec une gravité proportionnée à la cause, avec une modération très poli- Ci) MONTLOSIER, Mémoires, t. I, p. 235.

LA CONSTITUTION CIVILE DU CLERGÉ 223

liqiio, M. de Boisgelin convint de l'opportunité des réformes. « Si le comité ecclésiastique, dit-il avec une pointe d'ironie, veut ramener l'Eglise à sa pureté primitive, ce ne sont pas les évoques, successeurs des apôtres, qui pourront contredire à de telles pensées. » Puis il continua en ces termes : « A ceux qui nous font souvenir de nos devoirs nous sommes fondés à rappeler nos droits. » Partant de là, il établit les préro- gatives de l'autorité spirituelle, et avec beaucoup d'énergie quoique au milieu d'un premier bruit de murmures, nia la compétence de l'Assemblée pour changer la discipline ecclé- siastique. Entre les nouveautés du projet, il dénonça surtout le bouleversement des juridictions diocésaines. En quoi son discours manqua peut-être d'à-propos; car, en paraissant remarquer presque exclusivement les atteintes portées aux circonscriptions épiscopales, il semblait plaider la cause personnelle de ses collègues plutôt que celle de l'Eglise elle- même; en outre il reléguait, avait l'air de reléguer au second plan des hardiesses bien plus grandes : tel était l'établisse- ment du système électif pour les ministres du culte, telle était la négation du droit pontifical en matière d'institu- tion canonique. L'archevêque d'Aix conclut en réclamant que l'Eglise gallicane fût constituée en concile national : « Dans le cas, ajouta-t-il, cette proposition serait re- poussée, nous déclarons ne pas pouvoir participer aux débats. »

Le projet du comité eut quatre sortes d'apologistes : les légistes, jaloux de défendre l'œuvre marquée de leur estam- pille; les jansénistes, ravis de Rome abaissée; les prêtres, déserteurs de l'ancienne Eglise et impatients de prendre date dans l'ordre nouveau; enfin les hommes d'extrême gauche, attentifs à pousser, par la réforme religieuse, la réforme politique.

Les légistes parlèrent les premiers. Treilhard fut leur organe. Nous le retrouverons dans toutes les affaires reli- gieuses, toujours préparant à l'Eglise des chaînes. Dès qu'il

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se leva, les tribunes racclamèrent, comme par consécration anticipée de tout ce qu'il allait dire. Il traça une peinture, hélas! facile, des abus passés. Puis il marqua tout ce que le projet supprimait, tout ce qu'il établissait. A l'inverse de l'archevêque d'Aix, il mit en relief le système électif intro- duit dans l'Eglise. Loin de s'embarrasser de cette innova- tion extraordinaire, il paya d'audace : « Ce chapitre, dit-il, ne saurait être attaqué. N'est-il pas évident que la voie des élections assurera à l'Eglise les pasteurs qui conviendront le mieux aux fonctions ecclésiastiques? » Ayant énuméré les réformes, Treilhard, avec la même assurance péremp- toire, proclama le droit de l'Assemblée à les accomplir ; « Je vais essayer, dit-il, de poser les limites de l'autorité tempo- relle et spirituelle. » l'on attendait une discussion, on n'eut guère qu'une série d'affirmations : « La juridiction spirituelle, déclara Treilhard, n'embrasse que la foi et le dogme. » De cette conclusion que « tout ce qui relevait de la discipline appartenait à l'autorité temporelle ». Le dis- cours se continua par cette maxime tranchante qui pouvait servir de devise à tous les despotismes : « Quand le souverain croit une réforme nécessaire, nul ne peut s'y opposer. » Avant de finir, Treilhard esquissa le tableau de l'Eglise nou- velle : « Vous serez vraiment, dit-il à ses collègues, les chré- tiens de l'Evangile. » Il traita de chimériques toutes les appréhensions, se porta garant de l'adhésion des prêtres français, annonça qu'en matière religieuse tous les bons citoyens n'avaient qu'un cœur et qu'une âme. Il descendit de la tribune, salué d'applaudissements enthousiastes, et comme déjà maître de l'Assemblée et de sa cause. De plu- sieurs côtés on demanda l'impression du discours qui fut votée d'acclamation. « Le discours de Treilhard fut sublime », écrivait le lendemain le Journal des Débats et décrets.

Les jansénistes attendaient depuis un siècle leur revan- che. Camus fut l'organe de leurs rancunes. Il parla deux fois. On a déjà nommé cet ancien avocat du clergé, intègre, de

LA CONSTITUTION CIVILE DU CLERGÉ 225

science très réelle, outre cela vertueux, mais d'une vertu acre à faire regretter le vice. Vengeur de ceux que, dans sa jeunesse, il avait vus persécutés, il ne poursuivait dans les décrets nouveaux que la confusion de la papauté; et, dans son ardeur à dépouiller Rome il était prêt à jeter en pâture à la puissance séculière tout ce qu'il ravissait à l'autorité sacrée. De ses discours faits plutôt pour un concile que pour une assemblée politique, ces mots incroyables se détachèrent : « Nous sommes une Convention nationale; nous avons assurément le pouvoir de changer la religion, mais nous ne le ferons pas. »

Cependant dans l'Assemblée, au milieu des curés fidèles, d'autres prêtres s'agitaient, tout pénétrés d'importance, tout enfiévrés de convoitise. Du 29 mai au 1" juin, la dis- cussion générale, fermée une première fois, puis rouverte, fournit l' jccasion d'en entendre plusieurs. Les principaux furent Gouttes, futur évêque de Saône-et-Loire, Gobel, futur évêque de Paris, Massieu, futur évêque de l'Oise, Dumouchel, futur évêque du Gard, Jallet futur évêque des Deux-Sèvres, mais qui refuserait la mitre et peu après mourrait. Les perspectives ambitieuses ne les absorbaient point tel- lement qu'un peu de perplexité ne troublât leur défection. L'intérêt de leurs discours résida, non dans leurs aiguments, médiocres ou déjà répétés, mais dans tout ce que leurs dé- clarations trahirent d'arrière-pensées. En adhérant aux décrets, on les vit, pour s'amnistier aux yeux des autres, pour s'absoudre à leurs propres yeux, se répandre en pro- testations d'amour pour l'Eglise, promettre, s'il le fallait, de verser leur sang pour elle. Ainsi parla l'abbé Gouttes, l'abbé Massieu, et au côté gauche, plusieurs ecclésiastiques se levèrent en signe d'assentiment. Le langage de Gobel, appuyé par l'abbé Dumouchel, fut plus suggestif encore. En cette âme timide, craintive à la fois des hommes et de Dieu, se débattaient les convoitises et les remords. Il adhéra au projet dont il proclama la sagesse, mais avec le vœu

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226 HISTOIRE RELIGIEUSE DE LA RÉVOLUTION

que le roi suivît pour l'exécution les formes canoniques.

A l*extrême-gauche le débat importait peu. Il n'aurait de valeur qu'à titre de répercussion, et par son influence sur 1? Révolution grandissante. Un seul homme se leva, qui était alors dédaigné de la plupart, redouté seulement d'un petit nombre : ee fut Robespierre. Son discours âpre, tranchant, tout pétri d'envie, passait le niveau sur tout ce qui émer- geait. Il demanda qu'on supprimât les cardinaux, qu'on supprimât les archevêques, qu'on égalisât les traitements. Puis, insinuant ce qu'il n'osait dire, à la fois timide d'ac- cent et audacieux de pensée, il fit valoir la convenance de rattacher plus étroitement les ministres du culte à la société civile. Quel serait ce lien nouveau? Robespierre voulait parler du mariage des prêtres. Il ne finit pas. Sa motion, à peine devinée, se perdit dans une formidable montée de murmures. Et cette interruption violente qui laissa le dis- cours inachevé marqua tout ensemble ce que l'Assemblée gardait de scrupules, ce que Robespierre, à ce début de sa carrière, inspirait de méprisante répulsion.

Le juin on aborda la discussion des articles. Jamais débat ne fut plus inférieur à la grandeur du sujet. Les évo- ques avaient annoncé par la bouche de M. de Boisgelin que, si la motion d'un concile national était écartée, ils se fixe- raient dans l'abstention. En cet effacement, le poids de la défense retomba sur quelques ecclésiastiques du second ordre : l'abbé Jacquemart, l'abbé Goulard, l'abbé Grandin, l'abbé Leclerc. C'étaient des prêtres respectables, nullement hostiles à l'ordre nouveau, très convaincus des abus, très désireux d'y remédier et qui, l'année précédente, dans la chambre du clergé, avaient acclamé Target venant leur tendre la main « au nom du Dieu de paix ». Avec bon sens et logique, ils signalèrent les imprudences, dénoncèrent les dangers, essayèrent d'amender le projet jusqu'à le rendre moins inacceptable. Mais dans l'Assemblée les membres du Comité dominaient en maîtres. Ils avaient des auxiliaires

LA CONSTITUTION CIVILE LU CLERGÉ 2î7

plus intransigeants qu'eux-mêmes : c'était Camus, qui plus d'une fois, reprit la parole : c'était Barnave, calviniste de naissance et en qui bouillonnaient les rancunes de ses core- ligionnaires. — A l'empressement des premiers jours (wait succédé une indifférence morne. Peu de députés sur le? bancs; peu de monde dans les tribunes : des textes mal lus, à peine compris, votés au milieu de brèves et ternes paroles : un ordre du jour surchargé par les affaires financières, judi- ciaires, militaires, et de une grande ardeur à abréger : l'Eglise de France, renouvelée comme au pied levé, avec une hâte à la fois cavalière et excédée. Ce que l'impatience parlementaire accordait de temps à la Constitution du clergé se trouvait raccourci pai* toutes sortes de diversions. Le 3 juin, l'Assemblée n'eut pas de séance : c'était, à l'occasion d<? la Fête-Dieu, procession à Saint-Germain-l'Auxerrois. Huit jours plus tard, nouveau congé, cette fois pour la pro- cession, dite de VOctave. Derechef entre le vote de la veille et celui du lendemain, les représentants parcoururent dévote- ment les rues, allongés en file derrière le dais. Pendant ce temps, au Palais- Royal, et jusqu'aux portes de la salle du ma- nège, des pamphlets, des caricatures immondes se distri- buaient impunément contre le clergé. Toutes sortes d'a- dresses arrivaient, celles des villes qui soumissionnaient pour l'acquisition de biens nationaux, celles des chanoines qui protestaient contre leur suppression, celles des gens d'Eglise privés de leurs ressources par les diminutions du culte et clamant leur misère. Sur ces entrefaites, le 11 juin, la mort de Franklin, annoncée par Mirabeau, fournit un nouveau sujet de harangues supplémentaires, et un deuil de trois jours fut ordonné. Cependant les évêques, décidés à garder le silence dans l'Assemblée, tentaient, sans beaucoup d'es- poir, quelques démarches pour conjurer les prochains dan- gers. Ils agissaient à la fois auprès du nonce pour que le pape se montrât conciliant auprès du gouvernement pour que celui-ci, s'il en était temps encore, essayât de modérer

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un peu le Comité. Mais dans l'épiscopat l'unanimité régnait- elle? On en put douter en lisant le 15 juin une lettre pastorale de l'évêque d'Angers qui, tout débordant de satisfaction, invitait ses ouailles à remercier l'Assemblée pour les bien- faits qu'elle accumulait sur la France.

Si ternes, si écourtés que fussent les débats, trois dis- cussions ranimèrent un peu l'attention engourdie. Les dispositions sur la primauté romaine réveillèrent quelques scrupules de foi. Les articles qui établissaient le régime électif provoquèrent une certaine révolte du bon sens. Enfin, à propos de la délibération sur les salaires, se mani- festa chez les curés l' arrière-regret de la propriété territo- riale perdue.

On a dit comment le comité ecclésiastique avait, par son projet, banni, paru bannir le pape de l'Eglise de France. L'article 4 du titre premier interdisait à toute église, à toute paroisse, à tout citoyen de reconnaître l'autorité d'un mé- tropolitain établi à l'étranger ou celle de ses délégués rési- dant en France ou ailleurs. Par ces paroles ambiguës, qu'avait voulu dire le Comité? Sûrement il avait entendu proscrire la juridiction des évêques belges ou allemands qui s'exerçait sur certaines portions des Flandres, sur certains territoires de Lorraine ou d'Alsace. Mais qui s'inquiétait des évêques de Tournay, d'Ypres ou de Spire? Un seul nom se fixait sur toutes les lèvres, celui du pape. Avec une fougue véhémente, d'Espreménil s'apphqua à dissiper l'équivo- que : « Je demande, s'écria-t-il, si le souverain pontife est renfermé dans cet anathème. » D'Espreménil appartenait à l'extrême droite, et sa protestation n'avait rien qui surprît. La curiosité s'éveilla quand des bancs de la gauche l'abbé Grégoire se leva et demanda que la proposition ne fût votée que sans préjudice des droits du Saint-Père. Il l'emporta, et une disposition additionnelle, acceptée d'ailleurs par la commission, affirma « l'unité de foi et de communion avec le chef visible de l'Eglise ». On aurait eu tort d'exagérer le

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petit succès. La rédaction remaniée consacrait la recon- naissance d'une simple primauté d'honneur. Il n'y fallait voir rien de plus; car, à quelques jours de là, l'Assemblée adhérerait au projet du comité qui refusait l'institution canonique au pape et la remettait au métropolitain.

Quand, le 9 juin, les députés abordèrent le mode de pour- voir aux ofTices ecclésiastiques, on put pareillement saisir, en bien des esprits, des doutes, des objections, des flotte- ments. L'abbé Jacquemart montra avec une précision re- marquable le péril de transporter de toutes pièces dans l'ordre religieux le système électoral politique. Puis il de- manda que les évêques fussent élus par le clergé du dépar- tement réuni en synode et auquel on pourrait joindre les membres de l'assemblée administrative. Ce discours, simple, sensé, modeste, fut écouté au milieu d'un silence universel et ponctué de chaudes approbations. Par un témoignage accordé bien rarement à la minorité, l'impression en fut votée. L'amendement recueillit aussitôt de notables adhé- sions, celles de Goupil de Préfeln, de Garât l'aîné, de Mar- tineau lui-même qui, en son nom personnel et sous réserve des sentiments du Comité, déclara l'approuver. Deux fois on demanda que les débats fussent fermés; deux fois l'Assem- blée, si expéditive à l'ordinaire, décida qu'ils continueraient. Plusieurs autres amendements furent déposés, soit pour exclure du corps électoral les non-catholiques, soit pour y adjoindre les membres du clergé. Pour rallier les suffrages indécis, il fallut l'intervention de Le Chapelier, celle de Bar- nave lui-même, et ce n'est qu'après deux heures de discus- sion confuse que le projet de la commission fut adopté. Il ne le fut ni sans arrière-pensées ni sans regrets; car six jours plus tard, à propos de l'élection des curés, le débat recommença. Derechef l'abbé Jacquemart, soutenu par un autre prêtre, l'abbé Grandin, prit la parole. En une vive peinture il retraça les dangers des élections curiales, les in- trigues des vicaires jeunes et ambitieux, transformés en

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solliciteurs de suffrages auprès des châtelains, des riches fermiers, des paysans eux-mêmes : « Pour réussir, poursuivit- il, il faudra visiter les châteaux et les cabanes, assister aux noces et aux banquets, être bon compagnon, agréable con- vive, caresser celui-ci, donner de l'argent à celui-là. La popu- larité suppléera aux vertus, et les prêtres, stricts observa- teurs de leurs devoirs, seront condauméa à vieillir dans les emplois subalternes. » a Le sacerdoce, ajouta avec gravité l'abbé Jacquemart, deviendra en moins d'un demi-siècle le pire de tous les Etats. » II conclut en demandant le recrute- ment par la voie du concours. Une animation inaccou- tumée suivit ces paroles. Comme pour l'élection des évêques,. divers amendements s'entre-croisèrent. Les uns sollicitèrent la nomination par l'évêque, comme l'avait voulu dans le projet primitif Durand de Maillane; les autres proposèrent l'adjonction au corps électoral, soit de l'évêque et des mem- bres de son conseil, soit du clergé du district. Longtemps la discussion se poursuivit, et il semble que si la rédaction du comité triompha, ce fut bien moins par complète adhésion des esprits que par embarras de s'accorder sur les amende- ments.

Les curés enviaient les grandes propriétés abbatiales et volontiers les tenaient pour inutiles et nuisibles. Combien ne jugeaient-ils pas différemment les biens attachés aux cures! D'abord c'était leur bien. Puis ces biens, en général d'étendue modeste, n'éveillaient pas les convoitises. Par la possession de la terre, ils vivaient en communauté d'intérêt avec le paysan. Enfin, paj^ans eux-mêmes pour la plupart, ils appréciaient, au-dessus de toute richesse, celle du soL Qu'en frappant les grands, on éparçnât les petits, tel était leur désir : les petits, c'étaient eux. Le jour avait été discutée la motion Chasset, l'abbé Grégoire avait plaidé pour ses confrères et demandé que la dotation des curés fût constituée en biens fonds. Le Comité ecclésiastique avait recueilli quelque chose de ce vœu, et le projet Marti-

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neau avait admis que, jusqu'à concurrence du quart, les revenus des curés pussent consister en immeubles. Cepen- dant l'Assemblée avait proclamé, à titre de principe, l'inaptitude du clergé à toute propriété territoriale, et cette volonté, très formelle, rendait peu probable un remanie- ment du projet. Le 17 juin, les curés défendirent, pour la dernière lois, la cause, non de la propriété ecclésiastique» mais de leur petite propriété qu'ils aspiraient, par voie d'exception, à maintenir. Assez habilement ils choisirent pour avocat l'abbé Gouttes, membre du Comité ecclésias- tique, très influent dans l'Assemblée, et acquis d'ailleurs à la Constitution civile. Gouttes répéta, quoique avec moins d'ampleur, quelques-uns des arguments développés nagiière par l'abbé Grégoire. Le discours ne laissa pas que de rencon- trer faveur. Quand on alla aux voix, deux épreuves furent déclarées douteuses, et la décision fut remise à la séance suivante. Le lendemain 18 juin, Martineau, au nom du Co- mité, proposa une rédaction transactionnelle qui permettait d'accorder aux curés une contenance maximum d'un arpent. La prétention» à force d'être humble, avait chance d'être adoptée. L'Assemblée tint bon et, avec une logique qui ne comportait pas d'exception, passa sur tous le niveau du salaire. Beaucoup de curés, même parmi les plus novateurs, murmurèrent. Si petit que fût le morceau de terre, ils en auraient voulu un. Le salaire les charmait par son chiffre qui, surtout pour l'époque, n'était pas méprisable; mais, même garanti par de solennelles promesses, il ne les consolait pas du sol qui donne chaque année sa moisson sans qu'on sollicite ni sans qu'on salue. Grégoire avait traduit les appréhensions communes quand, deux mois auparavant, il avait dit : « N'avons-nous pas à redouter que la rareté du numéraire, les besoins d'une guerre ou tout autre cause ne frappent un jour les pasteurs d'un brevet de retenue? »

On était au 18 juin et déjà la portion la plus importante

232 HISTOIRE RELIGIEUSE DE LA RÉVOLUTION

du décret était votée. Sur ces entrefaites, une nouvelle grave se répandit dans l'Assemblée : à Nîmes, catholiques et protestants étaient entrés en lutte. Il y avait là-bas des morts, des blessés, et des explosions de haine qu'aucune influence ne réussissait à contenir ou à apaiser. Sous les ar- deurs du Midi, en des âmes crédules, violentes et grossières, venaient d'éclore les premiers fruits de la politique reli- gieuse que la Constituante acclamait à Paris.

VII

La ville de Nîmes, en 1789, comptait 40 000 catholiques, 13 000 calvinistes. Si les catholiques avaient le nombre, les protestants, adonnés en général au commerce, détenaient, pour une notable partie, les capitaux. Dans la région ou, comme on dirait bientôt, dans le département du Gard, les deux cultes se partageaient très inégalement. A l'est de la ville et sur la côte du Rhône, depuis Roquemaure jusqu'à Arles, on ne voyait guère que des catholiques. A l'ouest, au contraire, dans les villages des hautes et basses Cévennes, les protestants formaient en beaucoup d'endroits la majorité; ils dominaient surtout dans la portion de la vallée du Gardon qu'on appelait la Gardonnenque, et dans le pays de vignobles qu'on désignait sous le nom de la Van- nage.

La Révolution, loin de séparer les deux communions, parut d'abord les réunir. Catholiques et protestants comprimè- rent, les uns le regret de leur primauté menacée, les autres le désir de se venger. Les élections aux Etats généraux s'ac- complirent en un grand calme, et à tel point que, « sur les bords du Gardon on ne voyait plus, dit une brochure con- temporaine, qu'une seule famille ». L'un des élus fut

LA CONSTITUTION CIVILE DU CLERGÉ 233

Rabaut-Sainl-Etienne, pasteur et fils lui-même de pasteur. Les plus notables des catholiques applaudirent à la réunion des Ordres, à la prise de la Bastille. Souvent ils se confon- dirent avec les protestants dans les mêmes actions de grâces au ciel. C'est ainsi qu'à Vauvert, après le 14 juillet, catholiques et réformés chantèrent ensemble à l'Eglise un Te Deum avec le curé, puis entonnèrent, ensemble aussi, un psaume sur la place avec le pasteur (1).

Cette harmonie ne dura pas, et bientôt toutes sortes de froissements, s'ajoutant les uns aux autres, ravivèrent les anciennes rivalités.

De la formation de la garde nationale naquirent à Nîmes les premiers désaccords. Les protestants furent les plus em- pressés à se faire inscrire. Puis, comme ils étaient les plus aisés, ils pourvurent eux-mêmes à leur armement, à leur équipement. Ils façonnèrent l'état-major à leur gré. En outre ils recrutèrent, en grande partie parmi eux, un petit corps de dragons, monté de très beaux chevaux et de tenue presque luxueuse. En peu de temps, vingt-quatre compagnies s'orga- nisèrent, avec un effectif de 1500 hommes environ. La vigi- lance des catholiques ne s'éveilla que tardivement. Se sen- tant distancés, ils s'encadrèrent à la hâte en des compagnies complémentaires ils dominèrent à l'exclusion de tous autres. Ils choisirent pour chefs quelques hommes ardents, Descombiès, l'avocat Folacher, François Froment. Cepen- dant les fusils étaient rares; comme les nouveaux légion- naires étaient pauvres, ils ne pouvaient ni s'armer ni s'habiller à leurs frais. On les vit donc monter leurs premières gardes en costume d'ouvrier et souvent pourvus de simples fourches : en revanche ils portaient assez fièrement la cocarde blanche. Ainsi se formèrent, dès le début, dans la milice nationale deux catégories : d'un côté les catholiques, sortis en général du menu peuple et ne se lassant pas

(1) RoTJViÈRE, Histoire de la Révolution française dans le département du Gard, t. I, p. 51.

134 HISTOIRE RELIGIEUSE DE LA REVOLUTION

d'envier les beaux habits, les belles armes qui reluisaient à côté d'eux; de l'autre les protestants, dédaigneux des nou- veaux enrôlés qu'ils qualifiaient ironiquement de cebets ou mangeurs d'oignons et que, par un contraste singulier, ils dénonçaient en même temps comme aristocrates.

L'automne s'avançant, on connut la loi sur les biens du clergé, puis le premier décret sur les vœux monastiques. Parmi les prêtres, parmi les religieux qui avaient salué avec joie la Révolution, plusieurs se refroidirent. Ils se mirent à craindre que le même régime, qui assurait à leurs adversaires la liberté, n'inaugurât pour eux la suspicion.

C'est au milieu de ces rivalités déjà un peu ranimées que se préparèrent, au début de 1790, les élections municipales. Les plus influents des catholiques souhaitaient l'entente avec leurs anciens rivaux. L'un des vicaires généraux, M. de Ro- chemore, protesta publicjuement contre toute politiqpie d'exclusion (1); le baron de Marguerittes, député à l'Assem- blée nationale, proposa que les calvinistes eussent un nombre de places proportionné à leur nombre. Des pourparlers s'en- gagèrent. Ils échouèrent pour plusieurs causes, mais prin- cipalement par les prétentions des réformés qui réclamèrent la moitié des sièges et en outre le droit de choisir le maire (2). Certains catholiques, intransigeants jusqu'à la violence, loin de déplorer la rupture, s'en réjouirent : ils allaient partout» disant des huguenots qu'il fallait « n'avoir rien de commun avec ces gens-là ».

Le vote assura la victoire des catholiques. Un seul protes- tant fut nommé. Les nouveaux élus triomphèrent modes- tement. Le 28 mars 1790, à l'installation de la municipalité, le maire, M. de Marguerittes, fit appel à l'union. Cependant

(1) Rapport du représentant Alquier au nom des comités des rapports et des recherches sur les troubles de Nîmes, Assemblée nationale, 19 ▼rier 1791. {Archives parlementaires, t. XXIII, p. 304.)

(2) Compte rendu par M. de Marguaitte, Assemblée nationale, 22 vrier 1791. (Archives parlementaires, t. XXIII, p. 421.

LA CONSTITUTION CIVILE DU CLERGÉ Î35

les protestants gardaient rancone de leur disgrâce. Recou- vrant la mémoire après une année de sage oubli, ils se remémoraient l'édit de Nantes révoqué, les lois atroces, les tribulations de leurs pères, et par instants rêvaient non seu- lement égalité, mais représailles. Sous le nom d^ Amis de la Constitution ils créèrent un club. Puis ils pratiquèrent des intelligences dans le régiment de Guyenne qui tenait gar- nison à Nîmes. Par le club une sélection habile mêlerait aux protestants quelques catholiques, ils battraient en brèche la municipalité. Par les soldats de Guyenne, ils s'assureraient des auxiliaires en cas de sédition.

Les catholiques notaient ces signes et par inlervanes subissaient, eux aussi, le repentir de leur sagesse. Sur ce foyer tout prêt à s'allumer, chaque courrier venu de Paris jetait son étincelle. Un jour c'était vers la fin de mars 1790 on apprit que Rabaut-Saint-Etienne venait d'être nonamé président de l'Assemblée. Une telle élévation surprit. Depuis les épreuves des pasteurs du désert jusqu'à la con- quête de la seconde place de l'Etat, quel n'était point le chemin parcouru! Décidément les protestants étaient bien prompts à franchir les étapes. On avait accepté des égaux : bientôt n'aurait-on point des mottres? Ainsi parlaient les Nlmois rassemblés, au premier renouveau du printemps, Bur la promenade du Grand Cours. Dans le même temps, on connut les disgrâces des religieux : ils étaient condamnés à disparaître : on allait faire l'inventaire en leurs demeures. Certains couvents étaient populaires par leurs services, par leurs aumônes. Contre les huguenots, des pamphU4s circu- lèrent, indignement calomnieux. Les plus actifs distributeurs de ces odieux libelles étaient, assurait-on, les capucins. Pou- vait-on s'étonner de leur propagande? A la même époque, les protestants montraient leur église située dans le plus beau quartier de la ville à l'angle de l'Esplanade, et disaient ouvertement : « Voilà bientôt nous établirons notre temple. »

236 HISTOIRE RELIGIEUSE DE LA RÉVOLUTION

Les nouvelles ne chômaient point. On connut la motion Chasset. Puis on sut le vote de l'Assemblée qui, à propos de la motion Gerle, avait implicitement refusé de déclarer la religion catholique religion de l'Etat. On était au temps de Pâques. Les fidèles se pressaient aux autels. En un lan- gage tout imprégné des rudesses du patois languedocien, des prédicateurs populaires attisaient les colères. Le di- manche 20 avril 1790, les plus militants des catholiques se réunirent en l'église des Pénitents blancs. Les chefs étaient l'abbé de Lapierre, théologal du chapitre, puis Vigne, Fo- lacher, tous deux capitaines dans les nouvelles compagnies de la garde nationale. Le plus actif était François Froment, avocat, receveur du chapitre, homme remuant, courageux, très mêlé aux menées contre-révolutionnaires, poursuivant en outre, dans le triomphe des catholiques, sa propre ven- geance; car une accusation, ourdie en grande partie par des négociants protestants, avait jadis attaqué la probité de son père. Une adresse fut votée à l'Assemblée constituante. On y réclamait que la religion catholique fût seule déclarée religion de l'Etat, que seule elle jouit du culte public. On demandait qu'il ne fût fait aucun changement dans la hié- rarchie ecclésiastique sans le concours d'un concile national. Les représentants du peuple étaient suppliés de faire rendre au roi la plénitude du pouvoir exécutif. Le roi serait appelé à examiner de nouveau tous les décrets rendus depuis le mois de septembre dernier et à leur donner, s'il y avait lieu, une nouvelle et définitive sanction. L'adresse fut signée par 3 127 citoyens nimois : 1 560 autres y adhérèrent, ne sa- chant écrire. Le 29 avril, elle fut publiée dans le Journal de Nîmes. Puis elle fut imprimée en un grand nombre d'exem- plaires et envoyée aux principales villes du midi.

La municipalité se tut, un peu effrayée de ses amis et ne voulant ni les combattre, ni les approuver. Les protestants crièrent au scandale. Fort habilement ils s'appliquaient à démarquer leur étiquette relisrieuse et se désignaient sous

LA CONSTITUTION CIVILE DU CLERGÉ 237

le nom de patriotes. Par ils attiraient à eux beaucoup de catholiques, tièdes pour leur foi, mais d'attachement très vif à la Révolution. Par la voie du club, ils dénoncèrent à l'Assemblée les agissements des fanatiques. Comme s'ils eussent été sous le coup d'un complot, ils expédièrent des émissaires dans la Gardonnenque, dans la Vannage,- pour s'assurer, en cas de péril, des auxiliaires. Puis les intrigues redoublèrent pour conquérir le régiment de Guyenne.

Ces menées réussirent, elles réussirent même trop bien; car de ces excitations sur les soldats naquit la première escarmouche, prélude de la vraie bataille.

Les légionnaires catholiques, ceux qu'on appelait dédai- gneusement les Cébets, avaient conservé la cocarde blanche qu'aucune loi n'interdisait encore. A l'instigation des gardes nationaux protestants, l'un des sous-ofïïciers du régiment de Guyenne forma, avec quelques-uns de ses camarades, Il gageure de la leur arracher. C'était le dimanche 2 mai. Vers six heures du soir, sur le Grand Cours tout rempli d'ani- mation et de bruit, circulaient les Cébets. Ils étaient fort minables de costume, mais étalaient, non sans affectation, leurs couleurs; car, entre toutes les grandes villes, Nîmes oiîrait cet exemple unique que l'exaltation royaliste était l'apanage des plus pauvres. Les sous-officiers de Guyenne abordèrent les porteurs de cocarde, les sommèrent de détacher leurs emblèmes et, sur leur refus, les leur ravi- rent violemment. A cette attaque les légionnaires catholiques surgirent de tous côtés, ramassèrent des pierres, fondirent sur leurs agresseurs, les acculèrent jusqu'en une maison voisine. Le lendemain, aux rixes se mêlèrent les coups de feu : il y eut plusieurs blessés : parmi les militaires, un gre- nadier fut même atteint mortellement.

Tel fut le premier conflit. Le 4 mai, contre toute attente, l'intervention de M. de Marguerittes rapprocha les deux partis. La réconciliation fut aussi bruyante que l'alerte avait été vive. Gardes nationaux de toute opinion, sous-officiers et

238 HISTOIRE RELIGIEUSE DE LA REVOLUTION

soldats de Guyenne, citoyens de toute classe se rassemblè- rent sur la Place des Casernes et jurèrent de vivre en frères, f Ils firent le tour de la ville, dit un document contemporain, en se tenant par la main et en s'embrassant de temps en temps (1). » Puis « ils se portèrent en dansant vers l'hôtel du maire pour le remercier de ses soins infatigables ». On chantait des couplets; on criait : Vive le roi/ Vive la naiionf Vice la loi! Vive le maire! Vive le régiment de Guyenne! Vive Vunionf Le soir, les mêmes mains qui avaient versé le sang s'enlacèrent pour la farandole. A la iiuit tout s'illumina, hormis toutefois les maisons des membres du club (2). I Toute la ville est dans l'ivresse du bonheur, mandaient dans un rapport les officiers municipaux (3). »

L'union dura ce que dure un feu de joie. Les illuminations du 4 mai venaient de s'éteindre quand, le lendemain dès l'aube, les abords de la maison des Capucins se remplirent de monde. C'était le jour fixé pour l'inventaire du couvent. Les femmes surtout s'agitaient, de dévotion furieuse et ardente (4). Quelques jours plus tard, on apprit que M. de Marguerittes venait d'être cité à la barre de l'Assemblée. Dans le même temps, on sut qu'à Paris la Constitution civile allait être discutée. L'irritante politique des Consti- tuants défaisait un à un les efforts des gens de paix.

Sous le coup de toutes ces excitations, les légiounaires des deux partis recommencèrent à s'insulter. Les Cébets, sur l'injonction de la municipalité, avaient abandonné la co- carde blanche; mais en signe de ralliement, ils adoptèrent des houppettes ou poufs rouges au chapeau. Le 1" juin, jour de la procession du Saint-Sacrement, on crut qu'on allait

(1) Rapport des officiers municipaux de Nîmes, 4 mai 1790. (Archives nationales, F" 3677.)

(2) Compte rendu par M. de Marguerittes, Assemblée nationale, 22 fé- vrier 1791. (Archives parlementaires, t. XXIII. p. 428-429.)

(3) Archives nationales, F'' 3677,

(4) Rapport du représentant Alquier au nom des Comités des recher- ches et des rapports. [Archives parlementaires, t. XXIII, p. 354.)

LA CONSTITUTION CIVILE nU CLERGÉ 839

se battre (1). Cependant l'époque approchait seraient élus à Nîmes les administrateurs du département. Ce serait pour les réformés une occasion de réparer les élections munici- pales. Le 4 juin se réunit l'assemblée électorale. Elle sem- blait favorable aux patriotes. Les Cébets, moitié curieux, moitié hostiles, se pressaient autour du local des séances. L'un d'eux, à ce qu'on affirme, injuria deux des électeurs (2). Les commissaires du roi, chargés d'assurer le scrutin, com- mandèrent des patrouilles et les confièrent aux dragons nationaux, presque tous protestants. Ces patrouilles, jour et nuit, au pas précipité des chevaux, communiquaient à la ville un aspect de guerre. Deux ou trois personnes furent renversées. En signe de dérision, les Cébets ou poufs ronges rassemblèrent des ânes et, ainsi montés, organisèrent une cavalcade à travers les rues. La mimicipalité intervint, interdit les patrouilles, se contenta d'ordonner que vingt dragons, en permanence à l'évêché, se tinssent toujours prêts à monter à cheval. C'était trop encore au gré des poufs rouges, et ils observaient aveo une surexcitation crois- sante ces insolents dragons qu'ils jalousaient pour leur bel équipement, qu'ils haïssaient comme les ennemis de leur foi. Pour maintenir l'ordre, une force restait, le régiment de Guyenne. Mais les protestants et leurs amis, déguisés sous l'appellation de patriotes, l'avaient de plus en plus gagné par dons, promesses, libations (3). Dans ses rapports, le marquis de Bouzols, commandant en second de la pro- vince du Languedoc, dénonçait le péril. Il marquait le réveil des fureurs religieuses à Sommières et dans toute la région céné vole. Quant aux troupes stationnées à Nîmes, il écrivait d'elles dès le 21 mai : « Je ne réponds plus du

(1) Procès-verbal de la municipalité de Nîmes sur les événements des 13, 14, 15 juin. (Archives nationales, F' 3677.)

(2) François RotrvièBK, Histoire de la Rwolution daiis le département du Gard^ t. I, p. 127-128,

(3) Archives nationale», F^ 3677

440 HISTOIRE RELIGIEUSE DE LA REVOLUTION

régiment de Guj'^enne (1). » C'est ainsi que, sans complot d'aucun côté, mais par une continuelle et terrible montée de colère, par un formidable retour des passions anciennes, on se trouvait à la merci du premier coup de fusil qui parti- rait.

Le 13 juin éclata Texplosion. C'était un dimanche. Le chômage du jour férié, la beauté de la saison favorisaient les rassemblements. Des deux côtés l'animation était extrême. Les catholiques s'exaspéraient surtout de ces cavaliers hugue- nots, gardiens attitrés de l'assemblée électorale, patriotes, mais en paroles seulement, et pratiquant le privilège en prêchant l'égalité. Vers six heures du soir, un garde natio- nal à pouf rouge se rendit à l'évêché et réclama, d'abord verbalement, puis par un billet, que les dragons évacuassent l'édifice. « L'évêché, disait-il, n'est point un corps de garde. » Il fut d'abord éconduit, puis retenu. Une certaine obscu- rité pèse d'ailleurs sur ce commencement de querelle; car on n'a jamais ni entendu le garde national, ni produit le billet (2). Tumultueusement les poufs rouges s'attroupèrent, réclamèrent leur camarade, lancèrent des pierres contre le poste. Les dragons parlementèrent d'abord; bientôt écla- tèrent les coups de feu. Plusieurs poufs rouges tombèrent tués ou blessés.

A l'hôtel de ville, en cette soirée du dimanche, il n'y avait que trois officiers municipaux, l'abbé de Belmont, M. Ferrand de Missols, M. Pontier. A six heures et demie, un messager survint qui annonça les troubles. Le bruit des détonations s'entendait du côté de la cathédrale et se pro» longeait vers la rue des Lombards. Ferrand et Pontier se

(1) Archives nationales, T'' 3677.

(2) Compte rendu par M. de Marguerittes, Assemblée nationale, 23 fé- vrier 1791. (Archives parlementaires, t. XXIII, p. 472.) V. aussi . Fso- MENT, Massacre de Nîmes, p. 7 et suiv.

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hâtèrent vers l'évêché, s'interposèrent entre les combattants et, par leur intervention, obtinrent un instant de trêvCi mais rien qu'un instant.

Cependant les protestants étaient armés, organisés, étaient en outre maîtres de l'état-major, avaient enfm pour eux la troupe de ligne. Ce jour-là même, la compagnie de garde nationale, qui se trouvait de service, était entièrement à leur dévotion. De là. parmi eux, le dessein de légaliser à leur profit la violence et d'écraser leurs adversaires en pa- raissant défendre la loi. Après le départ de Ferrand et de Pontier, un seul officier municipal était demeuré à l'hôtel de ville, l'abbé de Belmont, Les dragons lui dépêchèrent des délégués, demandant qu'on proclamât la loi martiale, qu'on déployât le drapeau rouge. La perplexité de M. de Belmont fut extrême. Autant qu'aucun de ses collègues, il souhaitait k maintien de l'ordre. Mais proclamer la loi martiale, c'était se livrer à la force publique : or, la force publique se compo- sait de la garde nationale dont les seules compagnies bien armées étaient protestantes, des dragons nationaux qui étaient protestants, du régiment de Guyenne qui était acquis eux protestants.

Il se résigna, quoique bien à regret. A la chute du jour, on vit le pauvre prêtre, moitié libre, moitié contraint, sortir de l'hôtel de ville et déployer au-dessus de sa tête le drapeau rouge. Tout cet appareil fut inutile. Dans les rues gisaient les blessés et les morts, et de part et d'autre l'animatior était au comble. Entouré d'ennemis, suspect aux calvinistes comme catholique, comme officier municipal, comme prêtre, l'abbé de Belmont subissait les insultes, les coups même de ceux dont il était le nrisonnier plutôt que le conducteur. Sur ces entrefaites, les volontaires à houppe rouge survinrent; ils se ruèrent sur le cortège, arrachèrent le drapeau et déli- vrèrent l'abbé de Belmont lui-même (1).

(1) Déclaration de l'abbé de Belmont. (Archives nationales, F' 3677.)

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régiment de Guyenne (1). » C'est ainsi que, sans complot d'aucun côté, mais par une continuelle et terrible montée de colère, par un formidable retour des passions anciennes, on se trouvait à la merci du premier coup de fusil qui parti- rait.

Le 13 juin éclata l'explosion. C'était un dimanche. Le chômage du jour férié, la beauté de la saison favorisaient les rassemblements. Des deux côtés l'animation était extrême. Les catholiques s'exaspéraient surtout de ces cavaliers hugue- nots, gardiens attitrés de l'assemblée électorale, patriotes, mais en paroles seulement, et pratiquant le privilège en prêchant l'égalité. Vers six heures du soir, un garde natio- nal à pouf rouge se rendit à l'évêché et réclama, d'abord verbalement, puis par un billet, que les dragons évacuassent l'édifice. «L'évêché, disait-il, n'est point un corps de garde.» Il fut d'abord éconduit, puis retenu. Une certaine obscu- rité pèse d'ailleurs sur ce commencement de querelle; car on n'a jamais ni entendu le garde national, ni produit le billet (2). Tumultueusement les poufs rouges s'attroupèrent, réclamèrent leur camarade, lancèrent des pierres contre le poste. Les dragons parlementèrent d'abord; bientôt écla- tèrent les coups de feu. Plusieurs poufs rouges tombèrent tués ou blessés.

A l'hôtel de ville, en cette soirée du dimanche, il n'y avait que trois officiers municipaux, l'abbé de Belmont, M. Ferrand de Missols, M. Pontier. A six heures et demie, un messager survint qui annonça les troubles. Le bruit des détonations s'entendait du côté de la cathédrale et se pro- longeait vers la rue des Lombards. Ferrand et Pontier se

(1) Archives nationales, T'' 3677.

(2) Compte rendu par M. de Margueritles, Assemblée nationale, 23 fé- vrier 1791. {Archives parlementaires, t. XXIII, p. 472.) V. aussi . Fso- llBî^T, Massacre de Nîmes, p. 7 et suiv.

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LA CONSTITUTION CIVILE DU CLERGE

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hâtèrent vers l'évêché, s'interposèrent entre les combattants et, par leur intervention, obtinrent un instant de irêve^ mais rien qu'un instant.

Cependant les protestants étaient armés, organisés, étaient en outre maîtres de l'état-major, avaient enfin pour eux la troupe de ligne. Ce jour-là même, la compagnie de garde nationale, qui se trouvait de service, était entièrement à leur dévotion. De là, parmi eux, le dessein de légaliser à leur profit la violence et d'écraser leurs adversaires en pa- raissant défendre la loi. Après le départ de Ferrand et de Pontier, un seul officier municipal était demeuré à l'hôtel de ville, l'abbé de Belmont. Les dragons lui dépêchèrent des délégués, demandant qu'on proclamât la loi martiale, qu'on déployât le drapeau rouge. La perplexité de M. de Belmont fut extrême. Autant qu'aucun de ses collègues, il souhaitait le maintien de l'ordre. Mais proclamer la loi martiale, c'était se livrer à la force publique : or, la force publique se compo- sait de la garde nationale dont les seules compagnies bien armées étaient protestantes, des dragons nationaux qui étaient protestants, du régiment de Guyenne qui était acquis aux protestants.

Il se résigna, quoique bien à regret. A la chute du jour, on vit le pauvre prêtre, moitié libre, moitié contraint, sortir de l'hôtel de ville et déployer au-dessus de sa tête le drapeau rouge. Tout cet appareil fut inutile. Dans les rues gisaient les blessés et les morts, et de part et d'autre l'animatioD était au comble. Entouré d'ennemis, suspect aux calvinistes comme catholique, comme officier municipal, comme prêtre, l'abbé de Belmont subissait les insultes, les coups même de ceux dont il était le prisonnier plutôt que le conducteur. Sur ces entrefaites, les volontaires à houppe rouge survinrent; ils se ruèrent sur le cortège, arrachèrent le drapeau et déli- vrèrent l'abbé de Belmont lui-même (1).

(1) Déclaration de l'abbé de Belmont. {Arehioes nationales, F' 3677.)

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m HISTOIRE RELIGIEUSE DE LA REVOLUTION

La nuit fut presque calme, mais de ce calme qui précède les redoublements d'orage. Le lendemain, 14 juin, dès la pointe du jour, on aperçut, du côté de l'ouest et du sud- ouest, des bandes d'hommes qui, descendant des collines, se déroulaient à travers la plaine et fonçaient, comme de grandes taches noires, la verdure pâle des oliviers. C'étaient les con- tingents protestants de la Gardonnenque, de la Vannage, avisés en hâte de la prise d'armes et accourant à l'aide de leurs coreligionnaires. Ils venaient de sept à huit lieues Comment, en si peu d'heures avaient-ils pu être prévenus, se préparer au départ, accomplir la longue route? Cette ra- pidité incroyable ne peut s'expliquer que par des messages antérieurs qui avaient prescrit de se tenir prêts, et mis toutes choses à point pour l'immédiat secours.

Vers six heures, ces bandes, entrées dans Nîmes, commen- cèrent à se ranger sur l'Esplanade. Durant toute la matinée arrivèrent de nouveaux contingents. Aux protestants se mêlaient quelques catholiques, quelques prêtres même, les uns abusés et croyant s'interposer pour la paix, les autres traînés en manière d'otages. Les armes étaient diverses, depuis les fusils et les sabres jusqu'aux bâtons. En ces âmes frustes, violentes, rudes jusqu'à la férocité, une pensée do- minait, la vengeance des vexations passées. Les yeux s'allu- maient aussi par la convoitise du butin, et plusieurs portaient des sacs pour le pillage.

Devant cette invasion grandissante, les catholiques com- prirent toute l'horreur de leur condition. Ils avaient la double infériorité de l'armement et de l'organisation. Ils auraient à la fois contre eux les troupes régulières qui re- présentaient l'ordre et les troupes indisciplinées qui ne connaissaient que la violence. Ils seraient proscrits au nom de la loi et massacrés au nom de la force. Pendant la nuit. Froment et Descombiès avaient envoyé un message à Mont- pellier à M. de Bouzols, commandant en second la pro- vmce de Languedoc, pour lui demander le renfort d'un ré-

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giment de dragons (1), La lettre avait été interceptée à Uchaud. La seule autorité propice, c'étaient les officiers municipaux; mais ils étaient impuissants, menacés eux- mêmes dans leur personne et dans leur vie.

Un affreux épisode montra bientôt à quelle extrémité Nimes était livrée. Sur l'esplanade campaient les gardes nationaux des campagnes, s'élevait le couvent des Capu- cins. Il occupait à peu près l'emplacement l'on voit au- jourd'hui l'église Sainte-Perpétue. Sur le soupçon qu'il .v3célait des combattants et des armes, le monastère avait été visité dès le matin, mais sans pillage. Toutes les portes, toutes les fenêtres avaient été soigneusement fermées Vers le milieu du jour, l'un des étrangers campés sur la place fut blessé mortellement d'un coup de feu. Le coup fut-il tiré de la maison des Capucins, comme l'ont affirmé les cal- vinistes, en s'appuyant sur de nombreux témoignages (2)? L'accident fut-il dû, au contraire, comme l'ont prétendu, non sans de graves raisons, les catholiques, à la maladresse d'un des gai'des nationaux qui aurait laissé partir son arme (3)? Aussitôt les volontaires, i\Tes de fureur, se précipitèrent vers le couvent. Sous leurs efforts la porte céda. Ils s'engouffrent dans le monastère, atteignent cinq capucins, les massacrent, tuent pareillement deux jeunes clercs qui balaient l'église, et un aide- jardinier. Meubles, ustensiles, livres, ornements sacerdotaux, tout est pillé ou volé. Deux ostensoirs sont brisés, plusieurs vases sacrés sont enlevés. Ce qui survit de religieux parvient à s'échapper (4).

Le plus ardent des catholiques, celui qui aspirait au rôle

(1) V. pièces annexées au rapport du représentant Alquier. {Archives parlementaires, t XXIII, p. 320.)

(2) Rapport du représentant Alquier. {Archives parlementaires, t. XXII, p. 314.)

(3) Compte rendu par M. de Marguerittes. (Archives parlementaires, t. XXIII, p. 475.)

(4) Rapport du représentant Alquier. (Archives parlementaires, t. XXIII, p. 314.)

WH HISTOIRE RELIGIEUSE DE LA RÉVOLUTION

de chef, était François Froment. Depuis la veille il voyait tout s'écrouler. Du dehors aucun secours. Peu ou point d'armes. Sur les compagnies à poufs rouges, trois seulement s'étaient rassemblées. En cette extrémité, avec une poignée d'hommes résolus, il s'était retranché dans une tour attenant aux remparts et voisine de sa propre maison. De là, il domi- nait tout un des quartiers de la ville, c'est-à-dire les Casernes, la place des Carmes, les Calquières. Autour de lui s'étaient groupés Descombiès, Folacher et son propre frère, Pierre Froment. Pendant plusieurs heures, ils tinrent bon. Un sombre fanatisme les animait. Ferrand, l'un des officiers municipaux, catholique mais tout affamé de conciliation, étant venu leur demander de se rendre, ils le reçurent fort mal : t Ah, dit François Froment, si la municipalité n'avait pa? autant ménagé nos ennemis, si elle avait veillé à ce que nous fussions armés comme eux, nous ne serions pas aujourd'hui exposés à périr (1). » Cependant tous les appels étaient demeurés vains. Vers quatre heures du soir, Froment se décida à parlementer. L'envoyé fut un domestique de Descombiès qui s'avança vers le poste voisin, portant une lettre et agitant un drapeau blanc. Le commandant du poste renvoya cet homme à l'assemblée électorale qui, dans l'im- puissance des officiers municipaux et dans l'anarchie géné- rale, avait recueilli l'autorité. Les commissaires de l'assem- blée survinrent : dans la rue, des négociations s'engagèrent. Il fut convenu que Froment et ses compagnons mettraient bas les armes, se placeraient sous la sauvegarde de l'assem- blée électorale. Durant ces pourparlers, les plus exaltés parmi les protestants murmuraient, réclamant la tête des chefs. Plusieurs pièces de canon avaient été amenées de l'arsenal. Sur ces entrefaites, soit imprudence, soit fanatisme, un coup de feu partit de la tour et ranima les hostilités à demi suspendues. Le canon tonna. Après une courte lutte,

(1) Procès-verbal de la municipalité de Nîmes sur les événements des 13, 14, 15 juin 1790. [Archives nationales, F' 3677.)

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le dernier refuge des catholiques fut emporté. Tous ceux qu'on put saisir parmi les combattants furent mis à mort. Pierre Froment fut égorgé et son cadavre fut jeté du haut des rem- parts. Descombiès, Folacher, François Froment parvinrent à fuir.

La lutte était finie. Il n'y avait plus de place que pour le massacre. Il s'étala dans toute son horreur. Pendant toute la soirée, des perquisitions, d'une fureur sauvage, scru- tèrent tous les lieux que le cri public dénonçait comme les asiles des vaincus. Non loin de la tour Froment avait tenté la défense, était le collège. Des bandes s'y portèrent, y tuèrent trois hommes, puis tout près de l'entrée en massa- crèrent trois autres. Dans le voisinage, le couvent des dominicains, dont l'église est aujourd'hui le Grand temple, fut entièrement dévasté. Le 15 au matin, de nouveaux contingents arrivèrent de la région des Cévennes. D'après les calculs les plus dignes de foi, le nombre des étrangers s'élevait à près de quinze mille. Au milieu de ces hommes rudes, ardents, crédules, tout ressaisis par le souvenir des luttes passées, le bruit s'était répandu que les ca- tholiques avaient voulu égorger les calvinistes. Ils se figu- reraient donc être des vengeurs, tandis qu'ils ne seraient que des assassins. Tous les citoyens qui avaient porté des houppes rouges étaient recherchés et, s'ils étaient découverts, im- molés. Que si on leur faisait grâce de la vie, on les traînait, au milieu des coups, jusqu'à la maison commune : la seule ressource des magistrats était de les entasser sans examen dans les prisons, et cette rigueur s'appelait elle-même clé- mence; car c'eût été les livrer à la mort que de les élargir (1). L'un des officiers municipaux, du Roure, qui, dans ces con- jonctures, se multiplia pour sauver des vies innocentes, a raconté que, toute la journée, il eut auprès de lui un légion- naire étranger qui ne cessait de lui vanter « la bonté, la

(1) Procès-verbal de la municipalité de Nîmes sur les événements des 13, 14, lo juin 1790. {Archives nationales, F^ 3677.)

246 HISTOIRE RELIGIEUSE DE LA RÉVOLUTION

beauté de son sabre, bien propre, disait-il, à faire sauter des têtes (1) ». On assassinait dans les rues, dans les maisons sur les places publiques; un homme fut égorgé jusque dans l'hôtel de ville. Ceux des protestants que n'égarait pas cet excès d'emportement demeuraient impuissants et cons- ternés. Au meurtre s'ajouta le pillage. On a évalué à une centaine le nombre des maisons dévastées. Ce n'étaient pas seulement les demeures des prêtres, des moines, des fonc- tionnaires suspects, des notables, mais aussi celles des artisans : parmi les victimes des déprédations, on compte- rait des hommes des plus humbles métiers, journaliers, coiffeurs, maçons, serruriers (2). La lassitude de tuer ou de voler commençait à alourdir les bras quand, vers cinq heures du soir, arrivèrent les gardes nationaux de Mont- peUior. Grâce à eux, vers la fin du jour, l'ordre commença à se rétablir. Il était temps^ Le nombre des morts, d'après les calculs les plus atténués, s'élevait à plus de trois cents (3).

Une avanie manquait aux vaincus, celle d'être traités en coupables. Cet excès de disgrâce compléta leur malheur. Le thème officiel fut d'abord de réduire les événements aux proportions d'une querelle entre légionnaires; puis. ce rapetissement ne pouvant se soutenir, on feignit d'im- puter aux catholiques un complot contre-révolutionnaire; de la sorte, les violences, les meurtres eux-mêmes se voile- raient sous les entrainements du patriotisme; les désigna- it) Procès-verbal de la municipalité.

(2) Archives départementales du Gard, I, L*. 82.

(3) V. Rapport Alquier. {Archives parlementaires, t. XXIII, p. 320.) M. de Marguerittes estime {Compte rendu, p. 477) que 300 personnes furent massacrées dans les seules journ-'es des mardi et mercredi. l'roment (Massacres de Nîmes, p. 15) parle de « plus de 800 morts », et M. de Pontécoulant (Histoire des révolutions de Nîmes et d'Uzès) de 600. J'ai cru devoir adopter le chiffre produit par le représentant Alquier, rapporteur du Comité des recherchas et des rapports. Ce chiffre est certai- nement un chiffre minimum, car Alquier, très visiblement favorable aux réformés, a voiler plutôt que grossir le nombre des victimes. M. Daudet (Histoire des conspirations royalistes du Midi, p. 23) s'est oiTêté aussi à cette évaluation.

LA CONSTITUTION CIVILE DU CLERGÉ 247

lions confessionnelles s'absorberaient dans celles d'amis ou d'ennemis de la Constitution, et il n'y aurait de suspect que les victimes. Le 16 juin, tandis que les cadavres étaient transportés au cimetière de Vliôpital, sur le chemin de Mont- pellier, et qu'à la hâte on les recouvrait d'un peu de chaux, les administrateurs, tout récemment élus par l'Assemblée électorale, passèrent en revue les contingents étrangers, les flattèrent autant qu'ils les craignaient, reçurent leur serment de « s'aimer en frères, de protéger la propriété, de payer les impôts, d'être fidèles au roi, de ne vouloir qu'une sage liberté, de révérer l'Eternel souverain des êtres (1) ». Ainsi s'éloignèrent-ils, non seulement impunis mais ab- sous. Ils ne partirent pas tous. Il en resta assez pour l'oppression des catholiques. Plusieurs de ceux-ci, mal rassurés, placèrent sur leur porte un écriteau avec ces mots : Bon citoyen, afin d'écarter de leur demeure la proscription et le pillage (2). On a calculé que douze cents familles cher- chèrent un abri hors de Nîmes. Il fallait pallier les excès. Les administrateurs récoltèrent quelques certificats de prêtres, de religieux, attestant, les uns qu'ils avaient été protégés, les autres que les objets du culte n'avaient pas été profanés (3). Sur ces entrefaites, on apprit que sept calvinistes avaient été massacrés dans la région du Rhône, entre Nîmes et Beaucaire (4); et les protestants, publiant avec éclat ces immolations, masquèrent un peu sous ces odieuses représailles leurs propres crimes. Tout fut ménagé pour l'humiliation des vaincus. Les officiers municipaux avaient été élus par les catholiques; ils seraient plus tard •destitués et déclarés non rééligibles (5). Les compagnies à pou^s rouges furent désarmées; des vingt-quatre compagnies

(1) Babagkon, Abrégé de l'histoire de la cille de Nîmes, t. II, p. 516.

(2) Procès-verbal de la municipalité. {Archives nationales, F' 3677.)

(3) Archives départementales du Gard, I, L*, 82.

(4) Rapport du représentant Alquier. {Archives parlementaires, t. XXIII, p. 318.)

(5) Assemblée nationale, séance du 26 février 1791.

248 HISTOIRE RELIGIEUSE DE LA RÉVOLUTION

conservées, il se trouva que vingt-deux furent commandées par des prolestants. Le commandement de la Légion fut confié à l'officier qui avait braqué les canons contre la Tour Froment s'était défendu. Quelques sous-officiers du régiment de Guyenne, à la suite de la bagarre du 2 mai et des cocardes blanches violemment arrachées, avaient été punis de prison; ils furent déhvrés, complimentés; on leur offrit des couronnes, on donna même un bal en leur honneur (1). Cependant, en cette ville de Nîmes, il y avait des veuves qui, du fond de leurs demeures, pleuraient leur mari assassiné. On soupçonnait, parfois on connaissait les meurtriers. Elles ne purent obtenir justice. Aucun huissier ne voulait signifier leurs actes, et quiconque se chargeait, comme avocat, de leurs intérêts, devenait suspect (2). Le 23 juin, il y avait 149 personnes en prison (3). Tous étaient des catholiques. « On emprisonnait, dit un rapport officiel, tous ceux qui étaient soupçonnés d'avoir participé au com- plot que le courage des bons citoyens avait déconcerté (4). » Folacher fut arrêté à Villeneuve-de-Berg, Descombiès fut- détenu au Pont-Saint-Esprit. Quant à François Froment, il avait trouvé asile dans les Etats sardes. Toutes les plaintes, tous les documents allaient se perdre à Paris aux Comités des recherches et des rapports. Au mois de février 1791, l'affaire de Nîmes, la bagarre de Nîmes comme on disait par euphé- misme, viendrait enfin à l'ordre du jour de l'Assemblée cons- tituante. Celle-ci déciderait l'amnistie pour tous, hormis pour ceux qui avaient abattu le drapeau rouge, c'est-à-dire pour une quinzaine de catholiques. Elle conclurait d'ailleurs en invitant les Nîmois « à rechercher dans les douceurs de l'union la plus inaltérable la consolation de leurs maux ».

(1) RonviÈBB, Histoire de la Révolution dans le département du Gard, t. I, p. 213.

(2) Compte rendu par M. de Marguerittes, et pièces annexées.

(3) François Rouvière, Histoire de la Révolution dans le département du Gard, t. I, p. 174, note.

(4) Archives nationales, F'' 3677.

LA CONSTITUTION CIVILE DU CLERGÉ 249

VIII

J*ai raconté avec quelque détail les événements de Nîmes, non par recherche d'irritants souvenirs, mais pour montrer comment les maximes sectaires arment les bras criminels. L'Assemblée constitucinte forgeait des lois contre les catho- liques comme jadis l'ancien régime avait forgé des édits contre les protestants; des deux paits, la conséquence était pareille, à savoir, l'exaspération des haines hérédi- taires et l'effusion du sang. Tandis que s'allumaient dans le Midi les premiers feux de la guerre civile, la discussion sur l'état du clergé se poursuivait, mais de plus en plus iné- gale au sujet et dans une indécente impatience de finir.

La droite s'était fixée dans l'abstention. Son abstention elle-même manqua de logique; car parfois, sous l'aiguillon de la mauvaise humeur ou de la colère, elle essayait quel- ques retours offensifs. C'étaient des attaques impétueuses, mais courtes, non poussées à fond, en sorte qu'on perdait la dignité du silence sans conquérir les bénéfices du combat. Aucune véhémente enlevée de passion; aucun accent de cette foi faite de certitude qui communique sa chaleur à force d'être brûlante : aucun cri de cette robuste espé- rance qui, jusqu'au dernier souffle, compte sur elle-même parce qu'elle compte sur Dieu. A la théologie plaidere'sque des légistes nul n'opposa, avec une autorité dominatrice, la vraie science des choses divines. On put détruire la pri- mauté romaine en affectant de la respecter, sans qu'aucune voix maîtresse répétât le mot de Bossuet au siècle précédent : « 0 Eglise romaine, que ma langue s'attache à mon palais si jamais je t'oublie! » Quand un travestissement osé déna- turait la primitive Eglise^ il manaua, pour tracer le vrai

250 HISTOIRE RELIGIEUSE DE LA RÉVOLUTION

tableau des temps apostoliques, un homme, un seul homme, animé du souffle des premiers fidèles, capable d'en aimer la sainte pauvreté, d'en embrasser les souffrances, d'en envier jusqu'au martyre. Ces sentiments augustes n'étaient point éteints, mais tout enfouis sous les richesses, les vanités, la science humaine, et il faudrait déblayer toute cette couche épaisse pour rendre l'essor aux vertus cap- tives. Qu'on lise les débats : quelques discours sensés de curés sages et perspicaces; quelques interruptions heu- reuses, et c'est tout. Maury ne parut point à la tribune. Cazalès, le généreux Cazalès, y monta une seule fois. Ce fut, non à propos des grands intérêts religieux, mais pour signaler l'insuffisance du traitement des évêques, en sorte que le haut clergé sembla s'être mis en peine d'un avocat, non pour l'Eglise, mais pour son argent. Cazalès eut un adver- saire, Robespierre qui jugeait l'Assemblée trop généreuse, un allié, l'abbé Gouttes qui méditait d'être évêque et le serait.

Toutes choses se rapetissant, il arriva qu'en dehors même de la droite, les plus grands se turent. Dans les débats n'in- tervinrent ni Talîeyrand ni Sieyès. Une abstention fort remarquée fut celle de Mirabeau. Il n'avait pour les questions religieuses ni goût ni compétence. « Il faut, disait-il avec un dédain méprisant, faire taire les prêtres, les payer, et les laisser tranquilles. » En ce temps-là même il négociait avec la Cour. En ces conjonctures, son abstention s'inspi- rait d'une double crainte^celle d'exaspérer le roi en sou- tenant la Constitution civile, celle de risquer sa popularité en la combattant.

En cet amoindrissement des débats, les hommes de second rang, dédaignés jusqu'ici, se poussaient. Robespierre parla quatre fois. Doucement, traitreusement il montait, graduant ses audaces, toujours sur les bancs quand les autres désertaient l'enceinte, et recueillant peu à peu les bénéfices de l'ambition opiniâtre qui ne connaît point le

LA CONSTITUTION CIVILE DU CLERGÉ 25i

repos. Autour de lui quelques autres, qui resteraient obscurs, tentaient de faire leur trouée. Ces interventions, toutes conçues dans le même esprit, dénonçaient le projet pour ses ménagements. On trouvait les traitements trop élevés, les prélats trop grands, les surfaces point assez nivelées. Surtout on n'admettait point que le droit populaire souffrît une limite. Les évêques, élus par le suffrage, étaient tenus de demander la confirmation canonique, et cette confirma- tion pouvait leur être refusée par le métropolitain. Aux logiciens de la gauche l'exigence parut injurieuse, nul n'ayant le droit de réformer ce que le peuple avait décidé. Ainsi s'exprima un représentant de Bar-le-Duc qu'on appelait Duquesnoy. Le plus singulier, c'est qu'il trouva pour auxi- liaires deux curés. Bourdon, curé d'Evaux, Dillon, curé du Vieux-Pouzauges. Contre cette opposition, surgissant cette fois à gauche, le Comité ecclésiastique dut défendre son œuvre. « La confirmation canonique des évêques, dit Lan- juinajs, est absolument distincte de l'élection; les confondre, c'est mêler le spirituel et le temporel. «Comme les objections continuaient, un peu d'impatience monta . jusqu'aux lèvres de ce Breton vaillant, honnête et têtu. « L'Assemblée, observa- t-il, entend-elle faire des lois pom^ la religion catholique, ou pour une religion toute nouvelle qu'il lui plairait de fonder? » On expédiait chaque jour quelques articles, comme on fait d'une besogne fastidieuse accomplie par petits bouts. Les intermèdes se multipliaient. On apprit qu'une sédition avait éclaté dans le Comtat-Yenaissin, que des troubles s'étaient produits à Perpignan, que le vicomte de Mirabeau, frère du grand orateur, avait été arrêté à Castelnaudary. Puis il y avait les députations à recevoir, et jamais' sans accompagnement de discours. Le 19 juin, à la séance du soir, un Prussien qu'on appelait Anacharsis Clootz parut, escorté de quelques étrangers et de beaucoup de Français déguisés en étrangers. Ces gens avaient dévalisé les magasins de décors des théâtres et s'étaient costumés en Arabes, en Turcs,

252 HISTOIRE RELIGIEUSE DE LA RÉVOLUTION

en Arméniens. Tous ensemble ils venaient proclamer l'union de tous les peuples; de beaucoup de bruit, de grands attendrissements, de grandes protestations d'être frères et de haïr les tyrans. Cette scène eut un épilogue mémorable. Sous l'excitation des harangues, il plut à quelques repré- sentants, appartenant en général à la noblesse, de rééditer la nuit du 4 août. On commença, sur la motion d'Alexandre d( Lameth, par voter la destruction des figures enchaînées qui ornaient, sur la place des Victoires, la statue de Louis le Grand. Bientôt ce fut une extraordinaire griserie de paroles, une enchère inouïe de sacrifices. M. de Lambel demanda l'abolition des titres et, après lui, M. Charles de Lameth, l'abolition de la noblesse héréditaire. On applaudit. Goupil de Préfeln parut alors à la tribune : « Abolissons dit-il, le titre de Monseigneur. » Et les acclamations re- prirent, a Qu'on proscrive les livrées, ajouta le vicomte de Noailles. » o Que nul ne porte plus de nom de terre, mais simplement le nom originaire de sa famille, poursuivit Le- pelletier de Saint-Fargeau. » Quelques-uns, de sens plus rassis, essayèrent de modérer cette ardeur d'abdication. Mais les sacrifices se précipitaient avec la furia d'une charge de cavalerie. « Supprimons les armoiries, s'écria M. de Mont- morency, et ne gardons que les enseignes de la liberté. » « Abolissons les titres &* Altesse, d^Eminence, observa Lan- juinais. » Il était onze heures du soir. Au pied levé l'Assem- blée vota tout. Le lendemain Mirabeau s'appela Riquetti; Montlosier, Raynaud; La Fayette, Motier; d'Espreménil, Duval; Saint-Priest, Guignard. Il fallut à chaque nom ajouter une glose. Cependant, en cette même séance, l'Assem- blée qui abolit la noblesse ancienne en créa une nouvelle. Il fut décidé que les combattants de la Bastille recevraient un brevet d'honneur; puis on décréta, par une grande res- semblance avec les anciennes lettres royales, que t leurs noms seraient pour jamais conservés dans les archives de la liberté ». Le lendemain, en face des bancs dégarnis, on reprit avec

LA CONSTITUTION CIVILE DU CLERGÉ 253

une lassitude croissante la corvée de la Constitution civile. On discuta le casuel ecclésiastique. Il fut supprimé, mais moins radicalement que ne le voulait le projet, car on toléra quelques honoraires, non pour les rites religieux, mais pour les pompes accessoires qui accompagneraient les mariages ou les cérémonies funèbres. On traita ensuite de la résidence : il fut décidé qu'aucun prélat ne pourrait s'absenter plus de quinze jours chaque année, hormis dans le cas d'urgente nécessite et avec l'autorisation du direc- toire départemental. L'organisation nouvelle laissait sans ressources ceux qu'elle dépossédait : de des indemnités pour les évêques supprimés, les chanoines, les chapelains, les bénéfîciers de toute sorte. Les administrations dépar- tementales furent pareillement autorisées à allouer des secours aux employés laïcs des églises, laissés sans emploi. Cependant, aux abords de la Salle du Manège, se pressaient de nombreux solliciteurs; c'étaient les délégués des villes, anxieuses de conserver leur évêché ou convoitant celui d'une cité voisine. Les membres des clubs, déjà fort en crédit, furent en général chargés de ces ambassades. L'intérêt IoceJ les rendant fort dévots, on les voyait invoquer, pour gagner leur cause, la beauté de leur église, très digne de demeurer ou de devenir cathédrale, la paix de leur cité, très séante au recueillement sacerdotal, la commodité des édifices vacants, très propices à l'installation des séminaires. L'ardeur des compétitions ne laissait pas que d'embarrassser les députés. En plus de soixante départements, l'Assemblée fixa au chef-lieu le siège de l'évêché; dans les autres, elle l'établit ailleurs, soit à raison de la convenance des locaux, soit par respect des souvenirs anciens ou par désir de partager les faveurs. Les dix évêchés métropolitains furent établis dans les villes de Paris, Rouen, Reims, Besançon, Lyon, Aix, Toulouse, Bordeaux, Bourges, Rennes. L'ensemble du décret fut adopté le 12 juillet. Toutefois les dernières dis- positions additionnelles ne furent votées que le 24 juillet.

254 HISTOIRE RELIGIEUSE DE LA REVOLUTION

IX

L'Assemblée, déjà entraînée par d'autres soucis, se dé- tourna presque de son œuvre avant qu'elle fût achevée. Cette œuvre a porté de si graves conséquences qu'il importe d'approfondir tout ce que les contemporains, sollicités ailleurs, n'ont regardé qu'en courant.

La loi définitive reproduisait, dans son économie géné- rale, le projet du comité, mais point tout à fait; car elle y apportait, outre quelques retouches de détail, quatre modi- fications assez notables, et en ces changements se marquait l'abolition des vestiges que le Comité n'avait osé efîacer.

La commission avait réservé aux synodes métropoli- tains ou diocésains l'arbitrage des conflits entre les métro- politains et les évoques, entre les évêques et les curés, entre les curés et les vicaires. Ce mot synode, la Constituante l'avait partout rayé. Peut-être recula-t-elle devant l'embarras de réglementer de telles réunions. Peut-être aussi redoutait-elle que ces assemblées, surtout si elles devenaient périodiques, n'entretinssent ou ne réveillassent dans le clergé cet esprit de corps qui aisément dégénère en esprit d'indépendance.

Le second changement portait sur la nomination des ministres du culte. En adoptant le régime électif, il semble que les commissaires aient ressenti la frayeur d'une inno- vation si hardie. De le dessein de conférer au roi une haute tutelle sur le corps électoral : le souverain pourrait, d'après le projet, casser jusqu'à trois fois les élections épiscopales. L'Assemblée venait d'abolir cette intervention, la jugeant incompatible avec la plénitude du droit populaire.

Soit reste de faveur pour le régime ancien, soit désir de plaiie au clergé du second ordre, le projet avait gardé

LA CONSTITUTION CIVILE DU CLERGÉ 255

quelques débris de la propriété curiale. La rédaction défi- nitive ne reconnaissait plus qu'un seul mode de rétribution : le salaire en argent.

L'Assemblée, par un quatrième et dernier changement, avait marqué sa volonté de dérober son œuvre à tout con- trôle, de désavouer par avance tous pourparlers ultérieurs. Les membres du Comité ecclésiastique n'avaient dénoué que d'une main un peu tremblante les liens qui rattachaient l'Eglise gallicane au souverain pontife. Par une appellation dégagée jusqu'à l'impertinence, ils avaient désigné le pape sous le nom d^évêque de Rome. Ayant été très novateurs dans la forme, ils s'étaient ravisés avant de poser la plume, et avaient écrit ces lignes : « Le roi sera supplié de prendre toutes les mesures qui seront jugées nécessaires pour l'exécu- tion du présent décret. » Ou ce texte ne signifiait rien, ou il marquait une sorte d'invite à négocier, une sorte d'appel à un arrangement par les voies canoniques. L'Assemblée, à certains égards, s'était montrée plus respectueuse que son comité; car au mot à^évêque de Rome elle avait substitué celui de pape; de plus, sur la demande de l'abbé Grégoire, elle avait, non en un seul article mais en deux, protesté « de l'unité de foi et de communion avec le chef de l'Eglise universelle ». Elle n'avait cédé sur le fond que pour se mon- trer plus péremptoire dans la forme. Elle avait supprimé comme inutile, dangereuse, la latitude laissée au roi. Avec toute l'âpreté d'une logique implacable, elle avait répété : quand un décret est rendu, le roi n'a qu'un devoir, celui d'en assurer l'exécution.

Tel fut le décret devenu fameux sous le nom de Consti- tution civile du clergé. Peu d'actes ont aussi mal résisté au temps. Vu à distance, celui-ci ne répond à aucune concep- tion nette. Les croyants lui reprocheront d'avoir altéré l'Eglise cathohque, les autres de l'avoir beaucoup trop conservée.

Si l'on embrasse l'ensemble de l'œuvre, l'aspect semble

256 HISTOIRE RELIGIEUSE DE LA RÉVOLUTION

celui d'un édifice composite, tout fait de mains d'hommes, ^ et de mains présomptueuses et débiles. Dans la Constitu- tion civile, les jansénistes ont cherché une revanche contre Rome, les légistes la sujétion de l'Eglise, les âmes candides la réforme des abus; puis il y eut les voltairiens qui n'y voulurent mettre que ce qu'il fallait de religion pour le peuple, enfin les impies déclarés, qui n'y virent qu'une étape vers l'anéantissement de toute foi. De ces collaborations de pensées est née une confusion immense. Chaque dispo- sition s'accompagne de gloses contradictoires. On sent une œuvre à plusieurs faces, fragile, travaillée de germes dis- solvants, et destinée à périr, soit sous la foi intégrale qui renaîtra, soit sous la montée de l'incrédulité qui submergera tout.

Entre toutes les prétentions des Constituants, aucune ne fut plus impertinente que celle de restaurer l'Eglise pri- mitive. L'Eglise primitive, née de Jésus-Chrit, s'était déve- loppée par elle-même, en dehors du pouvoir qui, pendant trois siècles, ne la connut que pour la persécuter : l'Eglise nouvelle, née d'un vote législatif, ne créait qu'une hiérarchie d'agents officiels consacrés au culte. Dans leurs temples qui n'étaient encore que des demeures agrandies, les pre- miers fidèles avaient parfois, d'une acclamation inspirée, désigné leurs chefs : un prodige d'ignorance ou d'illusion verrait seul, dans les Assemblées de département ou de district, le prolongement de ces assemblées pieuses qui agissaient, croyaient agir sous la suggestion même de l'Esprit-Saint. L'Eglise primitive s'était alimentée de la prière en commun, sorte de dialogue ardent et mystique entre l'officiant qui appelait Dieu sur l'autel, et les assistants qui achevaient par leurs réponses la supplication du prêtre : l'Eglise nouvelle s'élevait sur les ruines de tous les asiles consacrés à la prière. Les premiers fidèles avaient vécu tout imprégnés du souvenir récent du Christ qui, en absolvant Madeleine la pécheresse, avait enseigné à pardonner et,

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en expirant sur la croix, avait enseigné à mourir; de une double leçon, celle de la mansuétude pour autrui, et, pour soi-même, de l'immolation : l'Eglise nouvelle avait deux sortes de parrains, les jansénistes à l'austérité intolérante, les voltairiens aux croyances affaiblies ou demi-mortes; et elle n'apprendrait pas plus des uns la science de la charité que des autres la science du sacrifice. L'Eglise primitive, tout illuminée des clartés évangéliques, toute vivifiée de sa flamme intérieure, s'était élancée à la conquête du monde, avec le grand soulèvement de son soufllo matinal : les Cons- tituants, organisateurs de l'Eglise nouvelle, voyaient dans la religion, non une puissance triomphante, mais une force déclinante; la jugeant, pour des raisons de bonne police, très profitable à l'ordre social, ils avaient voulu l'empri- sonner dans un cadre officiel elle se conserverait, sans se renouveler ni s'étendre. Se conserverait-elle toujours? La plupart ne le croyaient guère, et ne songeaient qu'à abriter quelque temps encore ce que le peuple vulgaire gardait do foi.

Les Constituants n'avaient pas le droit de se réclamer du passé. Ils n'étaient pas davantage des précurseurs. Un système naîtrait plus tard qui, en dépouillant l'Eglise de ses privilèges, la déchargerait aussi de ses dépendances. Elle se développerait, en dehors de toute attache ollicielle, par la libre propagation de sa doctrine, par la salutaire contagion de ses vertus. Cette théorie, toute moderne, pourrait, autant qu'aucune autre, favoriser l'essor de la société chrétienne, sous la seule condition que la pratique en fût sincère. Une telle conception ne paraît pas même avoir effleuré l'esprit des Constituants. A l'ancienne préémi- nence de la tiare sur l'épée, ils ne songèrent qu'à substituer une prééminence inverse. Tout de même qu'au moyen âge on avait dit : « L'Etat est dans l'Eglise », ils diraient en renversant la formule : « L'Eglise est dans l'Etat. » Ils l'y enserraient en effet, et jusqu'à l'étouffer.

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«58 HISTOIRE RELIGIEUSE DE LA RÉVOLUTION

Eglise (VEtat, tel est le nom qui convient le mieux à l'œuvre des Constituants. Mal affranchis de l'ancien régime tout en le détruisant, peu originaux quoique téméraires, ils piétinèrent assez servilement dans les traces mêmes de ce qu'ils abolissaient. Par leurs décrets, la religion d'Etat se perpétuerait, avec l'avantage de notables abus supprimés, mais aussi avec de grands dangers accrus

Le principal serait celui de la servitude. Sous l'ancienne monarchie, l'Eglise d'Etat était protégée, quoique fort imparfaitement, dans son indépendance par les traditions vénérables que le temps avait consacrées, par la grandeur des hommes appelés au service des autels. Le haut rang des dignitaires ecclésiastiques, les titres augustes attachés aux églises défiaient les trop grands empiétements du pouvoir civil ou du moins les rendaient malaisés. Ce qui était source de vanité tournait donc parfois à bienfait. La loi nouvelle créait toute une hiérarchie de fonctionnaires faits juste à point pour servir. Ils commenceraient de bonne heure. - Toutes les charges dépendant de l'élection, les plus avisés, dès leur jeunesse, courtiseraient les électeurs du district pour obtenir une bonne cure, puis les courtiseraient une seconde fois pour obtenir une meilleure cure. Entre temps, ils salueraient très bas les officiers municipaux qui les sur- veilleraient, et peut-être aussi le club, maître des suffrages. Ainsi se formerait tout un clergé politicien. La course aux honneurs ne s'arrêterait pas là. Entre les plus entrepre- nants des curés une poussée vigoureuse commencerait à qui conquerrait la mitre. Il faudrait faire campagne sur un théâtre agrandi et sourire à tous les électeurs du départe- ment. L'évêque serait le type du fonctionnaire bien assoupli. Il dépendrait des électeurs par les gages qu'il leur aurait donnés, dépendrait du directoire départemental qui le paierait, le dominerait et, en cas d'absence de plus de quinze jours, lui retiendrait son salaire. Il dépendrait enfin des vicaires épiscopaux qui, formant ensemble nne sorte d'épis-

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copat collectif, communiqueraient au gouvernement du diocèse un air très marqué de presbytérianisme. Courbé sous tant de jougs, l'évêque n'aurait le droit de se relever que vis-à-vis d'un seul homme : le pape. Cette indépendance, cette unique indépendance, qui jetterait dans le schisme l'Eglise de France, compléterait la servitude de cette même église. Jusque-là, les deux souverainetés, celle de Paris, celle de Rome, s'étaient contre-balancées, et jamais les conflits car il y en avait eu de fort aigus n'étaient devenus brisement. En dépit de toutes les compétitions, de sages accords étaient intervenus qui avaient déterminé les droits des deux puissances, et permis au clergé, aux catholiques, de rendre à chacun des deux maîtres une juste mesure de devoir, en toute dignité, en toute liberté. La primauté romaine disparaissant, l'Etat aurait toute latitude pour étendre sa main sur la société religieuse et, ne discernant plus aucune autre puissance à côté de la sienne, serait enclin à ne voir dans le domaine spirituel qu'un démembrement de sa propre puissance. L'Eglise se trouverait nationalisée ; Ta^ia en devenant Eglise nationale, elle deviendrait du même coup Eglise asservie.

Ce serait la servitude, à moins que ce ne fût la révolte. La Constitution du clergé portait en elle, en cas d'obéis- sance, l'esclavage, en cas de rébellion des consciences, la guerre civile. On n'échapperait point à l'une ou à l'autre alternative. Cette révolta, si elle éclatait jamais, serait, comme toutes les luttes religieuses, lente à éclater, lente aijssi à apaiser. Elle mêlerait ses ferments à toutes les agi- tations politiques et les aggraverait. Elle vicierait ou rendrait vains tous les retours à l'ordre, tous les essais de concilia tion. Elle se produirait sous toutes les formes, débordante de valeur guerrière aux premiers jours de l'insiu-rection vendéenne, passivement héroïque sur l'échafaud monte- raient les martyrs, intransigeante jusqu'à l'étroitesse au milieu des privations et dans la misérable sécurité de l'exil,

860 HISTOIRE RELIGIEUSE DE LA RÉVOLUTION

triste, obstinée et douce dans les demeures tant de femmes pieuses, traversant les temps troublés sans s'avilir, brave- raient tous les périls plutôt que d'accepter d'autres prêtres que les prêtres de leur foi. Elle subsisterait, cette résistance, quand tout le reste serait réduit ou abattu, et elle demeu- rerait si tenace que le seul acte qui clôturerait vraiment la révolution serait celui qui rendrait aux consciences la paix.

L'imprévoyance parlementaire a des profondeurs inson- dables. C'est d'une main inconsciente et innocente que l'As- semblée donna le vol à toutes les semences qui répandraient tant de maux. L'œuvre accomplie, elle passa tranquille- ment à d'autres objets, sans éprouver aucun besoin de se reposer, car distraitement, d'un cœur léger, d'un esprit insouciant, elle avait voté tout le décret, et elle ne se sentait pas fatiguée du tout. Elle se fixait dans la contemplation des abus très réels qu'elle avait supprimés : il y avait moins d'évêchés, une meilleure circonscription des paroisses et des diocèses, un partage plus équitable des avantages maté- riels, une plus juste distribution des honneurs. Satisfaite d'avoir établi d'autorité des réformes qu'avec un peu de ténacité patiente on eût réalisées d'accord avec la puissance spirituelle, elle fermait les yeux sur le reste ou ne les ouvrait que pour s'admirer. Un trait peint bien l'excès de son aveu- glement. Dans ce décret qui bouleversait l'Eglise, elle n'avait pas inséré une seule disposition qui prévît l'indocilité, qui punît la désobéissance. Elle n'imaginait pas que la nation pût répudier ce qu'elle, assemblée toute-puissante, avait voulu.

Cependant, pour les âmes assez rares qui, dès le début, s'étaient émues, un double espoir restait. Le roi, armé du droit de veto, ne réussirait-il pas à conjurer les fautes irré- parables? Le pape, de son côté, ne parviendrait-il pas à suggérer quelque expédient sauveur? Sur Louis XVI, sur Pie VI reposaient les dernières chances de conserver la paix

LA CONSTITUTION CIVILE DU CLERGÉ 861

religieuse. Au moment l'Assemblée achevait son oeuvre, quelques jours leur restaient pour opposer, si elle pouvait être entendue encore, la voix de la sagesse à celle de la témérité. Il faut ici raconter les négociations par lesquelles ils s'effor- ceraient de prévenir le mal ou de le tempérer.

LIVRE CINQUIÈME

LE PAPE, LE ROI, LA SANCTION

SOtrUAIRB

I. Pie VI : les diminutions de la puissance pontificale s la ville de Rome; splendeurs et décadence; le cardinal de Bernis. Comment Pie VI cherche un appui dans le gouvernement français et comment celui-ci se dérobe.

II. Premiers sujets d'inquiétude du côté de la France : les Etats géné- raux : les annates : les biens ecclésiastiques : les vœux monastiques. Allocution pontificale du 29 mars 1790.

m. Comment on apprend à Rome le projet de Constitution civile « inquiétudes de Pie VI; réserve et silence calculé do gouv-ernement français; sages conseils de Bernis.

ÏV. Le roi à Saint-Cloud : quels scrupules éveille en lui la Constitution civile du clergé. Acceptation ou veto : quelles forces restent à Louis XVI : la fête du 14 juillet 1790 : quelles considérations engagent Louis XVI à ne point entrer en lutte avec l'Assemblée. M. de Cicé, archevêque de Bordeaux, M. Lefranc de Pompignan. Plan de négo- ciations avec Rome, et tentative pour obtenir de Pie VI une appro- bation, au moins provisoire, de la Constitution civile. Louis XVI promet sa sanction, mais suspend la promulgation des décrets. Etranges instructions transmises au cardinal de Bernis.

V. Le cardinal de Bernis : arrivée du courrier qui lui apporte ses instructions: le cardinal est reçu en audience par Pie VI (13 août 1790) : affliction du pape; ses inquiétudes; sa modération : comment il donne peu d'espoir d'entente, mais promet de consulter les cardinaux. Comment toutes choses se précipitent à Paris et comment, sous la pression de l'Assemblée, la promulgation est ordonnée (24 août 1790).

VI. Comment une dépêche de M. de Montmorin et une lettre de Louis XVI à Pie VI annoncent la promulgation. Grande douleur de Pie VI, comment il contient son émotion. La réunion des cardi- naux : réflexions anxieuses de Pie VI : sa résolution de ne reculer devant aucun sacrifice compatible avec l'unité de l'Eglise. Comment il apprend qu'en France la Constitution civile commence à être appliquée.

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264 HISTOIRE RELIGIEUSE DE LA RÉVOLUTION

VII. Notification de la Constitution civile aux évêques et aux cha- pitres. — Protestations de l'épiscopat : mort de l'évêque de Quimper : l'exposition des principes : attitude passive des évêques et comment ils affectent d'ignorer la loi. Protestations des chapitres. Les autorités civiles; comment elles ont applaudi aux premières mesures de la Révolution; en quoi la Constitution civile leur agrée fort et en même temps les embarrasse un peu. Mesures d'exécution contre les chanoines. Premières mesures coercitives contre les évêques. De quelques symptômes d'agitation : comment l'Assemblée, loin d'être éclairée par ces premiers signes d'opposition, s'affermit dans le dessein d'imposer la loi nouvelle.

VIII. La proposition Voidel : rapport lu à l'Assemblée (26 novembre). Comment et à qui le serment est imposé dans un délai fixé. Effort de la droite pour obtenir un ajournement; discussion immédiate : Mirabeau; singulière situation de cet illustre personnage; comment il semble cacher, sous l'abondance des injures, une sorte de répit pour le clergé. Discours de l'abbé Maury. Vote du projet Voidel (27 no- vembre 1790).

IX. Le roi: la cour: impression pénible causée par la loi du 27 no- vembre 1790. Louis XVI : ses perplexités : quels avis il réclame ; conseils de l'archevêque d'Aix et mémoire rédigé par celui-ci. Tentative nouvelle pour obtenir du pape une approbation provisoire de la Cons- titution; pression exercée sur Pie VI.

X. Le cardinal de Bernis reçoit les nouvelles instructions de sa cour (14 décembre 1790) : son embarras. Il est reçu en audience par Pie VI. Nouvelle délibération des cardinaux : billet de Pie VI au cardinal de Bernis. Comment le pape suspend encore sa réponse définitive.

XI. Le mois de décembre 1790. Anxiété du roi : comment tout manque pour la politique de résistance : Louis XVI : les ministres : La Fayette : Mirabeau : effarement et faiblesse de la plupart des évêques qui sont alors à Paris. Pression de l'Assemblée : réponse évasive du roi : nouvelles instances. La cour : conseils divers. Nouvelle lettre de l'archevêque d'Aix et ses timides avis. Lettre attristée de M. de Saint-Priest. Comment le roi se décide à capituler devant l'Assemblée. Message du 26 décembre et sanction de la loi sur le serment.

Pie VI, élu pape en 1775, avait pu, dès les premiers jours de son pontificat, percevoir les craquements de l'ancien édifice religieux qui s'écroulait. Contre l'Eglise, une coali-

LE PAPE, LE ROI, LA SANCTION 265

tion générale avait rassemblé les princes et tous les beaux esprits. Aux assauts des philosophes, qui niaient la reli- gion, s'étaient jointes les sourdes attaques des jansénistes, qui la minaient dans son chef et, sous prétexte de l'épurer, risquaient de la détruire. La suppression des jésuites, con- sommée sous Clément XIV, avait ravi à la papauté sa garde sacrée, sans lui ramener un seul de ses ennemis. Pie VI avait subi, avec Joseph II, les usurpations des grands et, avec Léopold de Toscane, les avanies des petits. Du plus puissant jusqu'au plus débile, c'était à qui supprimerait le plus de monastères, mettrait le mieux la main dans le choix des évêques, et, sous prétexte de libérer l'esprit humain, réglementerait le plus étroitement les choses cul- tuelles ou liturgiques. Il n'était pas jusqu'à la cour de Naples qui n'eût jugé l'heure favorable pour l'émancipa- tion. Appelée à payer à la cour de Rome un tribut annuel, elle s'était refusée à l'acquitter sous les antiques formes féodales, avec les génuflexions traditionnelles et la présen- tation de la haquenée blanche. Cette petite querelle était devenue gros différend. A propos de ce misérable conflit, à propos de l'affaire de la haquenée, comme on disait en style diplomatique, la curie romaiine avait rempli les chan- celleries de ses plaintes, soit qu'à la manière des faibles elle supportât plus impatiemment les manques d'égards que les diminutions de puissance, soit qu'eUe vît dans ce refus d'hommage un signe décisif se montrait le déclin de l'an- cien respect.

Le bel aspect des choses extérieures masquait à Rome les diminutions de la puissance pontificale. Chaque hiver la ville se remplissait d'étrangers. Les illuminations de Saint-Pierre, les chants de la chapelle sixtine, les cérémonies de la Semaine Sainte, les fêtes des diverses églises natio- nales offraient à la curiosité des uns, à la dévotion des autres, des attraits sans pareils. Les magnificences du culte cachaient les décadences de la foi. Même dans le déclin du

266 HISTOIRE RELIGIEUSE DE LA REVOLUTION

prestige, tous les attributs de la souveraineté la plus révérée demeuraient intacts. L'art brillait encore, non plus l'art sévère et sublime de Michel-Ange, mais l'art de Ganova après l'art pompeux, surchargé, tout drapé du Bernin, et l'illusion de la grandeur se pouvait soutenir pour quiconque se ccMitentait des apparences et ne pénétrait pas au delà, Rome n'était plus le centre des affaires, mais demeurait le centre des nouvelles, par la constante affluence des touristes illustres qui s'y remplaçaient. Dans les dernières années, d'augustes voyageurs étaient venus, le grand-duc Paul de Russie, le roi de Suède Gustave III, puis Joseph II lui- même, ennemi de l'Eglise, mais ennemi fantasque, énig- matique, et qui prenait parfois des façons d'ami. La con- versation avait remplacé le travail, et même s'était déployé le génie des affaires, l'esprit se contentait de briller. Mais la conversation s'imprégnait de la majesté des choses ambiantes et, même lorsqu'elle portait sur des sujets fri- voles, gardait un tour grave et noble. Gomme la puissance civile avait ressaisi tout le domaine politique et en outre s'arrogeait volontiers le domaine spirituel, la diplomatie chômait souvent, vide d'emploi. Les principaux efforts se consumaient en sollicitations pour les charges, abbayes, canonicats à la disposition de Rome, en demandes de réduc- tion sur les droits de chancellerie, en intrigues pour le choix des cardinaux, en démarches pour promouvoir les causes de béatification que recommandait le zèle pieux des prin- cesses ou des congrégations religieuses. Par intervalles, le bruit se répandait d'une indisposition du pape : aussitôt les ambassadeurs, ravis d'être occupés, s'absorbaient en cu- rieux pointages, et pour un instant se remettaient à croire à leur importance en dressant, non toujours sans malice, la liste des cardinaux papables. Une surface brillante cachait toutes les misères, et quand les envoyés des puissances se montraient en carrosse de gala dans les rues de Rome, nul n'eût imaginé que des personnages si bien parés fussent

LE PAPE, LE ROI, LA SANCTION 267

inutiles, ou que quelque chose eût décru dans le prestige du Vatican. Les ambassades, avec les églises nationales qui dépendaient d'elles, avec les institutions pieuses ou chari- tables qui reconnaissaient leur patronage, avec tout ce que le temps leur avait attaché de clientèle, formaient chacune un monde à part, et tous ces mondes, comme autant de satelhtes, servaient à la décoration du trône pontifical. Au fond et à bien juger les choses, elles étaient surtout des hôtelleries à l'usage des étrangers de distinction. Mais quelles hôtelleries que celles se montrait tour à tour tout ce que l'Europe avait de plus grand! Parmi les ambassa- deurs, le plus en vue était le cardinal de Bernis, archevêque d'Alby, et représentant de la France. Le temps avait passé sur les dissipations de sa jeunesse, et le monde ne rappelait plus qu'avec une malice indulgente les poésies légères qui lui avaient valu jadis un renom si peu séant pour un homme d'Eglise. Vieux de soixante-treize ans à la veille de la Révo- lution, il était par l'âge le doyen du corps diplomatique : il était pareillement le premier par le crédit, le premier par les dignités, le premier aussi par les profusions magni- fiques. Nulle hospitalité n'égalait la sienne, nulle table n'avait les mêmes délicatesses, nulle décoration ne portait la marque d'un goût plus exquis. Les étrangers emportaient de Rome jusque dans leur pays le souvenir de ses récep- tions où la bonne grâce était plus grande encore que le luxe, la gravité de la vieillesse se tempérait d'indulgence et d'abandon. De ses succès le cardinal jouissait pleinement, en fidèle serviteur du roi qui croit honorer son maître en dépensant noblement, en épicurien mais bienveillant et bon et plus attentif, sur le déclin de l'âge, aux plaisirs d'autrui qu'aux siens propres, en mondain mais assagi par les années et qui se remémore qu'il est prêtre. « Je suis, écrivait-il un jour, le second personnage de Rome. » Cette bouffée d'or- gueil ne le grisait point tellement que son regard ne perçât l'atmosphère tranquille s'engourdissait la société ro-

268 HISTOIRE RELIGIEUSE DE LA RÉVOLUTION

maine. En des heures de clairvoyance très vive quoique incomplète, il lui arrivait de pénétrer les périls de l'Eglise, ceux de son pays, les siens propres. « Je suis vieux, man- dait-il dès 1787 au ministre des affaires étrangères, mais je voudrais l'être plus encore, car j'avoue que l'avenir me fait peur (1). »

Pie VI, par ses qualités, par ses défauts même, semblait créé tout à point pour prolonger, même à travers la déca- dence, l'illusion d'une grandeur non atteinte. D'admirable stature, de formes robustes, de physionomie assurée, il res- pirait la confiance et semblait la commander autour de lui. Il portait en public un visage reposé qui semblait ignorer les soucis ou les défier. Il était grand faiseur de projets, grand restaurateur de monuments, grand bâtisseur sur- tout, comme il convient à ceux qui comptent sur l'avenir. A l'inverse de Clément XIV économe au point d'être sor- dide, il aimait la représentation, la dépense, les fêtes, tout ce qui cadre avec le train des jours heureux. Actif, remuant, ne ménageant jamais ses forces, ne ménageant guère celles des autres, jaloux d'agir par lui-même au point d'effacer ou d'annihiler ses serviteurs, il laissait l'impression d'une âme qui se sent maîtresse du temps, du pouvoir et de la vie. Tel apparaissait Pie VI, au moins par les côtés qu'en cette pre- mière partie de son règne le public pouvait saisir : car plus tard, sous le premier choc des grandes infortunes, des dons nouveaux jailliraient en lui qui étonneraient à la fois ses adversaires et ses amis, à savoir, la prudence qui évite les éclats, la longanimité qui laisse sans vengeance s'accumuler les injures, la résignation chrétienne enfin qui est plus forte que tous les mdheurs, dussent les malheurs n'avoir d'autre terme que la vie.

La confiance n'aveuglait pas Pie VI au point de lui voiler

(1) Dépêche du 13 février 1787. {Archives du ministère des affaires étrangères.) Voir aussi le Cardinal de Bernis, par M. Frédéric Masson, passim.

LE PAPE, LE ROI. LA SANCTION 269

entièrement ses périls. En Autriche régnait l'hostilité, en Allemagne la malveillance raisonneuse, parmi les petits princes italiens l'envie des grandeurs pontificales et peut- être la convoitise de quelque lambeau du territoire ecclésias- tique (1). Dans ce délaissement, les regards du pontife se tournaient vers la France. Si elle effrayait par ses philo- sophes, elle attirait par son roi, si pieux, disait-on, et de mœurs si pures. De le dessein de nouer avec le prince une alliance intime et de ressaisir par lui quelque chose de tout ce qui échappait. « Tout mon espoir, disait un jour Pie VI au cardinal de Bernis, repose sur l'amour de Sa Majesté pour la religion, sur son attachement au Saint-Siège, sur sa sage politique. » De son côté, le cardinal Buoncompagni, alors secrétaire d'Etat, ne se lassait pas de remercier l'am- bassadeur de France pour l'intérêt que « le fils aîné de l'Eglise prenait à la religion persécutée ». Ainsi s'appli- quait-on, avec un raffinement très calculé, à remercier par avance le roi pour tous les services qu'on attendait de lui. Ni les dépêches assez rogues du ministre des affaires étran- gères, M. de Montmorin, qui volontiers comparait le gou- vernement du Saint-Père à celui du grand Turc, ni l'édit qui restitua l'état civil aux protestants, ni la suppression de divers ordres religieux ne découragèrent les suggestions. En dépit de l'opinion publique française, très défavorable à la papauté, on se flattait de gagner Louis XVI, de l'at- tirer, de conquérir sa protection, en paraissant ne pas douter de ses sympathies. Et le travail, quoique peu visible, était d'autant plus obstiné que, si l'on n'avait pas l'appui du cabinet de Versailles, on risquait fort de n'en avoir aucun.

(!) Dépêche du cardinal de Bernis à M. de Montmorin, 14 mars 1787, {Archives du ministère des affaires étrangères.)

t70 HISTOIRE RELIGIEUSE DE RÉVOLUTION

II

Pie VI et ses conseillers se débattaient en ce mélange de crainte et de confiance, quand on apprit la prochaine con- vocation des Etats généraux. Bientôt quelques-unes des innombrables brochures publiées à Paris furent introduites dans Rome. Elles y produisirent, par l'audace des nouveau- tés, une impression de stupeur. Cardinaux, nobles ro- mains, diplomates, tous guettaient les courriers de France. Ce qui accroissait l'inquiétude de Bernis, c'était l'attitude de son gouvernement. Montmorin gardait le silence ou, s'il répondait à l'ambassadeur, lui parlait de toutes choses, hormis de la politique de son pays. Tantôt il s'égarait en de prolixes développements sur les promotions de cardi- naux ou sur les affaires de Naples, tantôt il déplorait, avec de longs détails, les rigueurs extraordinaires de l'hiver qui avaient fait périr tous les arbres fruitiers. A quoi Bernis, ne voulant pas se laisser dépasser en banalités, répliquait avec une nuance de persiflage que le froid avait été très vif aussi à Rome, mais pourtant n'avait atteint que les orangers et les citronniers. Comme Montmorin ne remarquait point ou négligeait cette discrète impertinence, le cardinal se hasarda vers le printemps à donner à ses questions un tour un peu plus pressant : n Les pays étrangers, écrivait-il le 18 mars 1789, s'occupent beaucoup de nos affaires intérieures. » Et il ajoutait, comme pour provoquer quelque information ; « Je voudrais pouvoir annoncer qu'elles vont s'arranger. » Mais le ministre ne se départissait point de sa réserve. Il se contentait, tantôt d'annoncer la publication d'un bul- letin périodioue qui résumerait les événements, tantôt de rassurer par des phrases générales il exprimait

LE PAPE, LE ROI, LA SANCTION 171

l'espoir que « la voix des gens sages prévaudrait (1) ». Dans la nuit du 4 août 1789 fut portée la première at- teinte notable aux intérêts du Saint-Siège. Conformément à d'anciens usages abolis au quinzième siècle, puis rétablis, la curie romaine percevait des droits pour les expéditions des actes pontificaux ; bulles, brefs, rescrits, dispenses de toute sorte. En outre, sur les principaux bénéfices vacants, elle exerçait, sous le nom d'annates, un prélèvement qui équivalciit, en général, à la première année du revenu. L'opinion publique en France et aussi dans les autres pays de l'Europe se montrait fort hostile à cet exode de capi- taux, en évaluait le montant à des sommes fantastiques, exagérait des abus d'ailleurs fort réels, et réclamait, soit un système général de gratuité, soit que les pouvoirs réservés au Saint-Siège fussent transférés aux chefs des diocèses. Les deniers encaissés par le Trésor pontifical dans les dix dernières années, pour expéditions de toutes sortes, s'éle- vaient, non au chiffre que se figurait à tout hasard le public, mais à la moyenne annuelle de 367 000 livres tournois (2). L'ardente et fiévreuse inquisition qui, dans la nuit du 4 août, rechercha partout les abus pour les supprimer, ne manqua pas de découvrir ce tribut impopulaire et, sans plus ample examen, l'abolit. La nouvelle parvint à Rome au moment l'église Saint-Louis des Français se parait pour la fête du roi. La perte matérielle toucha, et plus encore le pro- cédé. Cependant le pape était résolu à se montrer patient. « Que ne perdrais- je pas, disait-il vers ce temps-là à Bernis, si je venais à perdre l'appui de la France? » Il dévora son déplaisir, imposa silence au Sacré-Collège. Seulement le 13 septembre, dans une lettre très confidentielle à Louis XVI, il l'exhorta, en un langage plein de sollicitude paternelle,

(1) Dépêches de M. de Montmorin au cardinal de Bernis, 31 mars et. 28 avril 1789. (Archives du ministère des araires étrangères.)

(2) Note remise par le nonce à M. Lefranc de Pompignan, archevêque de Vienne, août 17S9. [Archives du ministère des araires étrangères.)

272 HISTOIRE RELIGIEUSE DE LA RÉVOLUTION

« à veiller sur le dépôt de la foi, à ne pas permettre que Ter- reur s'emparât du sanctuaire ». Cette lettre, très générale, ne contenait pas un mot qui pût blesser. Quant aux annates et aux autres droits, Pie VI annonça d'abord qu'il en sus- pendait le recouvrement; puis, après avoir consulté son conseil, il se refusa à un engagement écrit. En fin de compte, il parait avoir été convenu que provisoirement la percep tion cesserait; mais cet arrangement serait tenu très secret, de façon à éviter les réclamations des autres puissances catholiques. On n'exigerait que les honoraires des employés préposés au service des expéditions (1).

Cette affaire s'absorba bientôt dans une émotion plus grande. Tandis que le pape et les cardinaux goûtaient dans leurs villas aux environs de Rome le repos des vacances, on connut successivement et l'émeute du 6 octobre, et la loi de sécularisation des biens ecclésiastiques. De nouveau, et sous une forme plus irritée, le murmure du Sacré-Collège monta jusqu'à Pie VI. Derechef le pape, quoique très in- quiet, calma les colères. Il espérait, voulait espérer encore. Le 10 novembre 1789, Montmorin mandait à Bernis que l'Assemblée, en mettant à la disposition de la nation les biens ecclésiastiques, n'en avait pas déterminé l'emploi. Cotte réserve même semblait révéler une arrière-hésitation. Trois semaines plus tard, le ministre, en une dépêche du l^r décembre, parlait de « secours à tirer Âes biens du clergé », d'expédients qui pourraient « tout concilier ». Et il ajoutait : « Cette affaire sera sans doute plus d'une fois remise sur le tapis avant d'être définitivement terminée. » Dans l'ontrefaite, le Saint-Père avait reçu la réponse du roi à son message du 13 septembre. Cette lettre formulait de si pieuses assurances, respirait en même temps une si profonde tristesse que le seul sentiment, à la lecture de ces lignes, fut

(1) Dépêches du cardinal de Bernis à M. de Montmorin, 16 et 19 sep- tembre 1789. Billet du cardinal Campanelli au cardinal de Bernis, 18 septembre 1789. (Archives du ministère des affaires étrangères.)

LE PAPE, LE ROI, LA SANCTION 273

celui de la pitié. Pie VI venait de changer son secrétaire d'Etat, le cardinal Buoncompagni, et avait pris pour prin- cipal ministre le cardinal Zelada. C'était un vieillard de soixante-douze ans, plus avide de repos que d'action, ennemi des mesures rigoureuses, et tout acquis à la France. Une considération achevait d'incliner le Saint-Père à la modé- ration : dans les conseils de Louis XVI siégeait, non seule- ment l'archevêque de Bordeaux, M. Champion de Cicé, mais le vénérable M. Lefranc de Pompignan, ancien arche- vêque de Vienne, et le pape ne pouvait se figurer que le vertueux prélat, qui avait tant de fois dénoncé les philo- sophes, pût jamais faire le jeu de l'impiété.

Gomme l'automne s'achevait, on vit arriver à Rome les premiers émigrés français, le comte de Vaudreuil, les Poli- gnac, le duc et la duchesse de Guiche, le duc de Ghoiseul- Stainville (1). Déjà l'approche de l'hiver avait rempli la ville d'étrangers. Anglais, Russes, Allemands interrogèrent les nouveaux venus. Ceux-ci racontèrent le 14 juillet, le 6 octobre, tout ce qui faisait l'unique entretien de l'Europe. a Je prends grand intérêt, écrivait en ce temps-là M. de Maistre, à ce sermon terrible que la Providence prêche aux rois. » Ce « sermon de la Providence » n'était point encore assez gravé dans les cœurs pour que le goût du plaisir en fût banni. Les émigrés avaient transporté avec eux, dans une disgrâce sans doute passagère, tous les débris du luxe dont ils étaient coutumiers. On les vit charmer leurs hôtes par leur bonne grâce, leurs bons mots, leurs profusions. Ils n'avaient d'autres ennemis que leurs laquais qui fredon- naient des airs patriotiques, et aussi les pensionnaires de l'Académie de France, affiliés en assez grand nombre à la franc-maçonnerie. L'hiver fut plein de fêtes. Le plus ma- gnifiquement hospitalier fut le cardinal de Bernis, jaloux de prolonger par l'éclat de ses réceptions le prestige de son

(1) Dépêches du cardinal de Bernis, 4 novembre et 9 décembre 1789. {Archives du ministère des araires étrangères.)

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roi. Cependant il calculait, non sans mélancolie, l'écroule- ment prochain de ses superbes revenus, comme archevêque d'Alby, comme abbé commendataire de Trois-Fontaines et de Saint-Médard de Soissons. Aussi s'appliquait-il à régler ses somptuosités et, suivant sa propre expression, « à y mettre de l'ordre quoique sans lésinerie ».

Pour Pie VI il n'y aurait plus de vrai repos. Chaque jour se détachait quelque pierre de l'antique édifice. Au com- mencement de mars 1790, on connut la loi sur Us vœux mo- nastiques et sur la suppression des ordres religieux. Ainsi l'Eglise se trouvait atteinte, non seulement dans ses biens périssables, mais dans les institutions elle se retrempait par les austérités et la prière. Tandis que Rome s'abandon- nait aux fêtes du Carnaval, le pontife, tout obsédé de la grandeur des conjonctures, demeurait perplexe entre un silence qui paraîtrait inertie et une protestation qui peut- être exaspérerait. Joseph TI venait de m_ourir; on l'avait jugé persécuteur de l'Eglise. Serait-il vrai que ce qu'on avait vu ne fût qu'une préface et que le livre de la vraie persé- cution ouvrit seulement ses premières pages? Autour du pape bon nombre de cardinaux conseillaient un acte public. A ces avis s'ajoutaient les suggestions des émigrés français, très entraînés par la chaleur de leur imagination et empressés à tout précipiter. On parlait d'une encyclique aux évêques; on ajoutait même que le pape y travaillait déjà. Le cardinal de Bernis recueillait doubles informations : les siennes d'abord, puis celles du chevalier d'Azara, ministre d'Espa- gne, à qui le liait une étroite amitié. Usant du crédit que lui valaient son rang, son âge, sa longue pratique des affaires ro- maines, il courut au Vatican et, dans un entretien de deux heures avec le pape, lui représenta l'état de la France, l'ef- fervescence des partis, l'opportunité de temporiser. « Ja sens le prix de vos arguments, répliqua tristement Pie VI, mais je dois satisfaire à mon honneur, à ma conscience; je dois protester pour les lois de l'Eglise, pour les droits du

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Saint-Siège. Au moins, insinua Bernis, que Votre Sain- teté s'exprime en termes généraux, sans désigner nommé- ment la France. » Et pour mieux persuader le Saint-Père, il reprit une à une toutes les raisons de retarder un éclat. « Nos ennemis, ajouta-t-il, souhaitent une rupture. C'est pourquoi nous devons l'éviter. » Le pape avait écouté l'am* bassadeur, non seulement avec patience, mais avec la plus affable bonté. Il le congédia sans lui rien promettre, mais en laissant entendre qu'il prendrait pour règle de sa con- duite son affection pour Louis XVI, sa sollicitude pour la France (1).

L'événement répondit à ces bienveillantes assurances. Le 29 mars 1790, Pie VI, ayant tenu un consistoire secret, dénonça les nouveautés dangereuses que les lois récentes avaient consacrées. L'allocution, quoique très véhémente dans les termes, ne laissait pas que d'être au fond assez débonnaire. Elle ne fut pas publiée, mais fut discrètement consignée dans les actes consistoriaux pour paraître plus tard quand les passions seraient apaisées. Par surcroît de modération, les journaux reçurent l'ordre de se taire sur l'acte pontifical. Visiblement le Saint-Père n'avait d'autre dessein que de libérer sa conscience en établissant devant le conseil privé des cardinaux qu'il n'était ni aveugle ni inerte ni intransigeant sur les droits de l'Eglise. Ce devoir de sa charge accompli, il s'appliquerait à amortir lui-même le bruit de sa protestation. En deux dépêches du 7 et du 14 avril 1790, Bernis mit en relief la méritoire longanimité du pape. Ni la question des annates ni celle des biens ecclé- siastiques ne l'avait arraché à son silence. Frappé une troi- sième fois par l'atteinte aux vœux monastiques, il s'était résigné à rassembler ses griefs; mais il avait parlé toutes portes closes : « Le Sacré-Collège, ajoutait l'ambassadeur, a donné son entière approbation à la sagesse de Pie VI. »

(1) Dépêche du cardinal de Bernis à M. de Montmorin, 16 mars 1790. [Archives du ministère des affaires étrangères.)

Î7ù HISTOIRE RELIGIEUSE DE LA RÉVOLUTION

Attribuant à ses démarches, à son influence, ces résolutions si bénignes, le cardinal se rendait à lui-même témoignage : « J'espère, écrivait-il, que le roi et son ministre seront con- tents. » Cependant Bernis, si frivole en sa jeunesse et plus attentif, même en son âge mûr, au monde qu'à l'Eglise, grandissait au contact des événements. Après avoir constaté ce qui était, ce qu'il jugeait un succès, il ne laissait pas ignorer qu'un succès pareil ne se remporterait pas deux fois. Jugeant le rôle d'informateur insuffisant, il se haussait jusqu'à celui de conseiller : « Si l'on continue, disait-il, à traiter si durement l'Eglise de France, je ne saurais ré- pondre à la longue de la patience du chef de l'Eglise catho- liqiie. » Puis, avec un accent un peu fier et en homme qui se souvient de son caractère sacré, il marquait les limites de sa propre docilité : « On peut, disait-il, exiger de moi ce qui est possible, mais non ce qui est au-dessus de toutes les forces humaines dans des choses qui intéressent si directe- ment l'honneur, la conscience et le devoir. »

III

Ceux vers qui montaient ces dépêches avaient déjà laissé échapper le gouvernail. L'Assemblée constituante avait usurpé les affaires religieuses aussi bien que les affaires politiques. A l'heure Bernis communiquait à sa cour le premier avertissement de Pie VI, le Comité ecclésiastique mettait la dernière main au projet de Constitution civile.

Dès le commencement de mai 1790, les papiers publics parvenus â Rome annoncèrent les prochaines innovations. Cardinaux, prélats, étrangers de distinction, tous, suivant le degré de leur intimité ou de leur crédit, s'empressèrent autour de Bernis, essayant de pressentir ses instructions

LE PAPE, LE ROI, LA SANCTION 277

OU de sonder ses pensées. Celui-ci gardait une attitude calme et affectait même par intervalles de masquer ses soucis sous la frivole légèreté de sa jeunesse. Mais son assurance n'était qu'empruntée. Ce qui l'inquiétait le plus, c'était le silence de sa cour. En cette période si décisive pour l'Eglise, les dépêches de Montmorin, rares et courtes, demeuraient muettes sur la Constitution civile du clergé. Se jugeait-il impuissant à rien prévenir? Estimait-il que son incompé- tence en matière théologique lui commandait la réserve? Ou bien encore, au milieu des embarras de la politique, plaçait-il au second rang les questions religieuses, comme choses qui n'amènent pas d'émeutes et sont toujours sus- ceptibles d'arrangement? Un seul souci hante le ministre: prévenir toute protestation du Saint-Père. « La cour de Rome, écrit-il dès la fin de mars, ne pourrait que se com- promettre en risquant la moindre démarche ». « Toute lettre, quelle qu'elle soit, ajoute-t-il un peu plus tard, ne ferait qu'échauffer les esprits ». Une plainte, même générale, même discrète jusqu'à l'effacement, parait encore excessive. La recommandation se renouvelle avec tant d'insistance qu'il semble que tout soit sauvé si on a fermé la bouche au pape. Comme Bernis a fait valoir la modération de Pie VI, attentif à ne pas publier son allocution consisto- riale, Montmorin répond d'un ton légèrement dédaigneux : « Les objets qui intéressent la curiosité publique sont ici tellement variés qu'on a perdu de vue au bout de deux jours le consistoire secret, et il ne paraît pas qu'on se soit occupé de découvrir ce que Sa Sainteté a voulu cacher (1). b Avec une insignifiance voulue, la correspondance se rabaisse comme pour se mieux dérober. Elle s'éparpille en détails, peu séants à force d'être prolixes, sur le traitement matériel et les diminutions pécuniaires de l'ambassadeur. Sur ces entrefaites, un jour vient Montmorin prend la plume

(1) Dépêche de M. de Montmorin au cardinal de Bernis, 11 mai 1790. {Archives du ministère des affaires étrangères.)

27S HISTOIRE RELIGIEUSE DE LA RÉVOLUTION

avec un grand embarras. C'est que l'Assemblée constituante vient de rendre le décret qui abolit les titres, et supprime dans les actes toutes les appellations honorifiques. Le mi- nistre ne sait comment annoncer l'impertinente nouvelle; i! se confond en regrets, en excuses, et c'est après avoir épuisé tout ce que la langue française fournit de protesta- tions obséquieuses qu'il se décide à courber toutes les gran- deurs du cardinal sous le niveau de l'égalité récemment proclamée.

L'anxiété croissait au Vatican. A Paris le nonce, Mgr Du- gnani, n'était guère mieux informé que Bernis ne l'était à Rome. Mais le peu qu'il mandait ne pouvait qu'inquiéter. Vers la fin d'avril, il envoya au cardinal Zelada un pam- phlet infâme qui, sous ce titre : la Journée du Vatican^ circulait impunément au Palais royal. Le 10 mai 1790, il eut une entrevue avec M. de Montmorin : « Ah! lui dit celui-ci en faisant allusion à certains articles de la prochaine Constitu- tion civile, c'est en vain que j'ai essayé d'obtenir du Comité ecclésiastique une entente quelconque avec le Saint-Père ». Parmi les évêques, le représentant du Saint-Siège recueillait des impressions en générai décourageantes. Avec une inten- tion marquée, ils insistaient auprès de lui sur la nécessité de céder beaucoup. « Il faut, répétaient-ils, que Sa Sainteté vienne au secours de l'Eglise et, même au prix des plus grands sacrifices, sauve l'unité ». Si l'on en croit Dugnani, beaucoup ne paraissaient pas répugner à une nouvelle dé- marcation des diocèses. Le nonce était un ami de la France, en sorte que ses informations, loin d'être dictées par le déni- grement, demeuraient, selon toute apparence, au-dessous de la vérité. Sentant la crise prochaine, la jugeant inévitable, le Saint-Père se réfugiait en Dieu. Comme les fêtes de la Pentecôte approchaient, il ordonna qu'en ces jours les fidèles ont coutume d'invoquer les lumières d'en haut, des prières publiques fussent célébrées dans les principales églises de Rome. Elles se prolongèrent à Saint-Pierre, à Sainte-Marie-

LE PAPE, LE ROI, LA SANCTION 119

Majeure, à Saint-Jean-de-Latran, jusqu'au dimanche de la Trinité, et au milieu d'un extraordinaire concours. Chose sin- guhère! Montmorin prit ombrage, même de ces cérémonies pieuses. Il craignait que quelques évêques français ne voulus- sent s'y associer, que des pèlerins n'arrivassent des provinces méridionales, que le bruit de ces manifestations ne fournit un prétexte aux révolutionnaires. Quand Pie VI connut cet excès de circonspection, un peu de persiflage lui échappa à travers son habituelle patience : « Ah! dit-il au cardinal de Bernis, plût à Dieu que Sa Majesté très Chrétienne ne couiût d'autre péril que celui de nos prières ».

Laissé sans instructions, l'ambassadeur de France devi- nait tout ce que son gouvernement négligeait de lui mander. De plus en plus, ce prélat fastueux et mondain s'épurait jusqu'à la conception des vertus qu'il avait laissées som- meiller. Il avait, au début de la Révolution, beaucoup gémi sur la perte de ses biens ; voici qu'en dépit de quelques regards mélancoliques sur ses richesses, il se résignait à la médiocrité, en vieillard qui aura toujours assez pour mourir. Son langage se pénétrait d'une piété inaccoutumée. Le 26 mai, au moment des prières publiques ordonnées par Pie VI, il écrivait à M. de Montmorin « Nous prions ici de tout notre cœur pour ontenu' du Ciel les secours dont la religion, la papauté et les peuples ont besoin, même dans l'ordi^e politique ». Cependant les journaux, les correspon- dances, ne laissaient plus aucun doute sur les atteintes portées à l'Eglise de France. La Constitution civile se dis- cutait. Déjà un grand nombre d'ai-ticles avaient été votés. Une seconde fois, Bernis s'enhai^dit jusqu'au rôle de con- seiller : « Je viens de lire rapidement, écrivait-il le 30 juin à M. de Montmorin, ce que des feuilles imprimées rap- portent de l'-lssemblée nationale. » Il ajoutait, comme par un reproche discret au ministre qui le laissait dans l'igno- rance : « Il est vrai que ces feuilles n'ont point l'authenticité nécessaire, » Puis il relatait, d'après le bruit public, ce qu'il

280 HISTOIRE RELIGIEUSE DE LA RÉVOLUTION

savait sur les articles déjà votés, sur ceux qui demeuraient encore en projet. S'étant exprimé de la sorte, il poursuivait en ces termes : a La sanction de pareils décrets ne peut se faire sans l'avis réfléchi des évêques consultés, des docteurs, des théologiens et des canonistes les plus instruits. Une telle sanction intéresse particulièrement la conscience du roi très chrétien, fils aîné de l'Eglise; elle pourrait occasionner un schisme si elle n'était pas conforme aux Canons, aux Conciles, et aux principes établis dans le royaume. » Avec un surcroît de gravité, avec une singulière prévoyance, Bernis concluait en ces termes : « Je manquerais essentiellement à mon devoir si je n'avertissais du danger qu'il y aurait à statuer légèrement sur une matière si délicate, si importante, et dont la décision précipitée aurait infailliblement les suites les plus funestes. »

IV

Le roi était à Saint-Cloud. Dans cette belle retraite il séjournait pour la dernière fois, les bruits de la capitale ne lui arrivaient que par sons affaiblis. Combien le pauvre prince n'eût-il pas été heureux s'il eût pu s'en isoler tout à fait! Quand, des hauteurs qui dominent la Seine, les hôtes du château apercevaient de loin la grande ville, ils éprou- vaient une volupté intense, celle de sentir l'espace entre leurs ennemis et eux. o Paris, écrivait Mme Elisabeth, est bien beau, mais dans la perspective; je le vois d'ici comme je veux le voir. » La reine se reprenait aux goûts champêtres et, expansive comme on l'est dans l'infortune, se répandait en confidences : « Combien autrefois, disait-elle, n'ai-je pas aspiré à me trouver à Paris! Qui m'eût dit que j'y serais abreuvée d'amertumes (1)?» Le dauphin, jouissant du grand

(1) Mémoires de la duchesse de Tourzel, t. I, p. 111.

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air et des grands bois, souriait à la vie comme s'il eût eu de longs jours à vivre. Le roi s'essayait à oublier le trône et y parvenait quelquefois. Libre, il l'était encore, quoique vaguement surveillé, quoique déjà suspecté de fuite. Un jour, en une de ses promenades, il ne rentra pas à l'heure accoutumée; aussitôt, dans le château, le bruit s'accrédita qu'il s'était échappé.

Bon gré mal gré, le souci des affaires renaissait. Entre toutes les affaires, la plus importante était celle de la Cons- titution civile. Elle eût été grave pour tout le monde. Pour Louis XVI elle était angoissante. Non seulement croyant mais pieux, sa couronne le touchait moins que son salut, et il était de ceux qui craignent un péché plus encore qu'une faute. A la voix de la conscience religieuse s'ajoutait pour lui le souvenir des engagements solennels pris au début de son règne. N'avait-il pas, au joui" de son sacre, promis de protéger la religion catholique et de ne jamais souffrir qu'une atteinte y fût portée?

Vers la fin de juin, on ne put plus conserver aucun doute sur les intentions de l'Assemblée. La droite ne combattait plus, ayant perdu l'espoir. Encore quelques jours, et l'en- semble du projet serait adopté. Dès lors, la seule question fut de savoir si le roi sanctionnerait le décret ou y oppo- serait son veto.

Opposer son veto, le pouvait-il efficacement? Et son prestige demeurait-il assez intact pour lui permettre un acte viril d'autorité?

Même à travers la voie douloureuse il cheminait depuis un an, le pauvre prince avait recueilli maintes fois les té- moignages d'amour de ses sujets. L'Assemblée, tout en limitant inconsidérément ses attributions, ne le dépouillait qu'en l'environnant de respect. Elle lui avait décerné, après le 4 août, le titre de Restaurateur de la liberté fran- çaise. Quand, le 4 février 1790, il était venu, d'un beau mou- vement spontané, dans la salle du Manège pour affirmer son

Î82 HISTOIRE RELIGIEUSE DE LA RÉVOLUTION

union avec les représentants du peuple, son langage avait soulevé de telles acclamations que jamais monarque n'en recueillit de plus bruyantes. Lorsque les députés avaient régler la liste civile, ils avaient laissé courtoisement au roi le soin de la fixer lui-même, et ils avaient mis leur bonne grâce à la voter sans débat. La publication du livre des pensions, du livre rouge, en mettant à nu les pires scandales du favoritisme, avait atteint la cour plus encore que le monarque. Pendant l'hiver de 1789 à 1790 Louis XVI, triomphant de sa timidité naturelle et élargissant l'étiquette, s'était montré un peu plus au dehors : il avait visité les hôpi- taux, les églises, les établissements d'utilité publique, s'était même aventuré dans les faubourgs. Presque partout l'accueil aveiit été chaleureux, et plus d'une fois les feuilles révolutionnaires en avaient exprimé leur dépit. Les agita- teurs pervers, qui devaient, dans les années suivantes, dé- cupler par le nombre et l'audace, n'avançaient que par voie oblique ou se cachaient. Beaucoup de ceux qu'on appelait alors les patriotes étaient des démolisseurs incons- cients, non encore tout à fait gâtés, badauds plutôt que fanatiques, grisés de paroles factieuses plutôt qu'animés de desseins criminels. Bourgeois, gardes nationaux, membres des administrations locales souriaient au désordre, y aidaient même quelquefois, par imprévoyance, ineptie, goût de détruire; mais Louis XVI, avec sa bonhomie un peu brusque, avec sa fruste simplicité, avec son amour pour son peuple, demeurait celui que, dans leurs jours de calme et de sagesse, ils appelaient « notre bon roi ».

Au moment s'achevait le débat de la Constitution civile, Louis XVI puisa un regain de force dans une mani- festation qui semblait préparée pour humilier la royauté.

Les départements avaient expédié à Paris des délégués' pour célébrer l'anniversaire de la prise de la Bastille. Les fédérés (c'est ainsi qu'on appela les envoyés des provinces) assistèrent le 14 juillet à une fête, moitié patriotique moitié

LE PAPE, LE ROI, LA SANCTION Î83

religieuse, se multiplièrent, avec l'appareil théâtral du temps, les symboles de l'ancien régime anéanti. Le roi, par hasard, fut habile. Il vint de Saint-Gloud, se mêla au mou- vement et, en s'y mêlant, le confisqua à son profit. Dans les jours qui suivirent le 14 juillet, les gardes nationaux, demeurés dans la capitale, furent reçus aux Tuileries, chai'gés de divers postes d'honneur, présentés à ra fanuile royale. L'efîet fut prodigieux. Ces honmies simples, peu instruits, entamés plutôt que pervertis, ne résistèrent pas à la bonté du monarque, à l'attirante beauté de la reine. Le jeune dauphin surtout les toucha, et on les vît, au sortir du jardin réservé à l'enfant, se disputer quelques rameaux ou quelques feuilles que le petit prince avait touchés. Encou- ragés par la débonnaireté du souverain, ils lui exprimèrent leurs vœux. Avec ime familiarité ardente, et mieux inspii'és que ne le furent jamais les courtisans, ils l'exhortèrent à visiter les provinces, à prendre contact avec elles, à dissiper par sa présence les préjugés. Ainsi parlèrent les délégués delà Touraine, du Poitou, de la Normandie, du Dauphiné, de la Bretagne (1). Puis se répandant à travers la ville, ils la rem- plirent du cri de : Vii'e le roi! Avec un dépit plein de colère, Mai'at dans VAmi du -peuple, Loustalot dans les Piévolutions de Paris, Camille Desmoulins dans les Révolutiojis de France et de Brahant dénoncèrent la déviation de cette fête populaire devenue presque fête royaliste. Dans la correspondance du futur évêque constitutionnel Lindet, nous lisons ces hgnes : t Si la cour était mieux organisée, quel parti ne pourrait -elle pas tirer de l'enthousiasme absurde des têtes françaises (2)! » Un an plus tard, au retour de Varennes, Barnave exprimerait la même pensée ; « Ah! disait-il à Mme Elisabeth, si le roi avait su profiter de la fédération, nous étions perdus (3). »

(1) Mémoires de la duchesse de Tourzel, t. I, p. 147-151. V. aussi Mémoires du marquis de FerrièreSf t. II, p. 98 et 99.

(2) Correspondance, p. 212.

(3) Mémoires de Mme la duchesse de Tourzel, t. I, p. 151,

284 HISTOIRE RELIGIEUSE DE LA RÉVOLUTION

A ne consulter que les apparences, ce regain d'affection fidèle semblait convier Louis XVI à ressaisir enfin son pouvoir, à limiter ses longs sacrifices. Et quelle résolution eût été plus avisée que celle de ne pas compliquer par un lonflit religieux les embarras politiques!

Toutes choses tournant au profit de la Révolution, il arriva au contraire que ces témoignages de popularité amollirent, loin de la fortifier, la volonté déjà si faible du roi. Pendant l'été de 1790, Louis XVI, très revenu des projets contre-révolutionnaires, n'avait d'autre plan que de louvoyer prudemment, d'éviter les chocs, d'observer la Constitution, et d'attendre que la pratique en montrât les lacunes ou les dangers. Le discours du 4 février 1790 avait été l'exposition de ce programme, et le prince y était demeuré fidèle. Dans cette politique, toute faite de ména- gements, le roi plaçait son appui dans les bourgeois des villes, ravis de toute supériorité nobiliaire effacée, mais déjà inquiets que la Révolution dépassât leur niveau, dans les masses rurales, charmées des privilèges abolis, mais n'imaginant pas que leur sort pût se séparer de la royauté, dans les corps judiciaires récemment élus et en général choisis avec sagesse, dans les plus honnêtes des directoires de département et de district, dans les plus modérées des municipalités. Mais cette harmonie un peu fragile, nok tout à fait exempte de défiances, serait-elle à l'épreuve d'une lutte avec l'Assemblée? Le 14 juillet et dans les jours qui avaient suivi, Louis XVI avait recueilli, avec une sur- prise pleine de joie, les hommages des fédérés. Cependant les mêmes hommes qui criaient : FtVe le roi! criaient plus fort encore : Vive La Fayette! Ces amis si nouveaux, de fidélité sincère mais si peu affermie, ne seraient-ils pas troublés, rebutés peut-être par un conflit avec la Consti- tuante, et par un conflit naissant des affaires du clergé? Le peuple était ignorant, la bourgeoisie voltairienne ou janséniste, et plusieurs jugeraient sans doute misérable

LE PAPE, LE ROI, LA SANCTION 285

qu'on s'émût ainsi pour des prêtres. Une haute et maltresse prévoyance eût pu pressentir, mesurer, dévoiler avec auto- rité tout ce qu'il y a de gravité dans les querelles religieuses, tout ce qu'elles portent en elles de terribles et durables divisions. Mais à cet égard tout manquait, et un prince capable de proclamer ces maximes, et une nation capable de les comprendre. L'avenir seul montrerait dans ses consé- quences funestes l'œuvre de l'Assemblée. C'est ainsi que Louis XVI puiserait un redoublement de perplexité, même dans le passager retour de la faveur publique. Par scrupule de conscience, il inclinait à ne point céder : mais en même temps son âme affamée de paix tremblait de compromettre cette politique de conciliation dont il venait de goûter les premiers fruits.

Déjà le décret principal sur la Constitution civile était voté; il ne restait plus qu'à régler les traitements et à fixer les dispositions transitoires. La décision royale ne se pouvait plus guère différer. En ces troublantes conjonctures, l'avis des dignitaires ecclésiastiques serait, aux yeux du souverain, d'un inestimable prix. Dans les conseils du monarque sié- geaient, comme on l'a dit, deux prélats considérables : l'an- cien archevêque de Vienne, M. Lefranc de Pompignan, chargé de la feuille des bénéfices; puis le garde des sceaux, M. Champion de Cicé, archevêque de Bordeaux. Le premier avait passé sa vie à combattre l'incrédulité et jouissait d'une grande réputation de vertu, mais il était vieux, déjà peut-être un peu affaibli car il devait mourir quelques mois plus tard et en outre pénétré jusqu'à l'excès par la gravité des dangers publics. Le second incarnait assez bien en lui ces évêques du dix-huitième siècle, plus curieux de l'administration civile qu'absorbés dans leurs fonctions saintes. Il avait été l'ami de Turgot, avait présidé comme évêque de Rodez, l'assemblée provinciale de la Haute- Guyenne. La Révolution l'avait d'abord fort effrayé; puL«i se ravisant il avait été, aux Etats généraux, l'un des pro-

S86 HISTOIRE RELIGIEUSE DE LA REVOLUTION

moteurs de la réunion des ordres, ce qui lui avait valu, au dire de Montlosier, une popularité presque égale à celle de Necker. Son dévouement à l'Eglise n'était point suspect; mais la longue pratique des affaires et des ambitions humaines avait un peu voilé à ses yeux l'auguste et rigide simplicité des choses sacrées. Loin de pousser à la résistance, l'archevêque de Bordeaux jugea qu'il y aurait moindre mal \ ménager l'Assemblée qu'à l'irriter par un veto; quant à M. Lefranc de Pompignan, impressionné, comme il l'écrirait quelques jours plus tard à Pie VI lui-même (î), « par les nécessités d'un temps douloureux, par l'imminent péril d'un schisme », il accepta cet avis et en l'acceptant se l'appropria. Une combinaison surgit qui visait à satisfaire la repré- sentation nationale sans méconnaître trop ouvertement Tautorité du pape. Le roi promettrait sa sanction, mais ajouterait qu'il suspendait la promulgation jusqu'à ce que l'issue des pourparlers avec Rome permît d'exécuter les nouveaux décrets. L'expédient, loin d'être habile, n'était que décevant. On s'assurait des délais; et avec le temps, pensait-on, on obtiendrait du Saint-Père des sacrifices, de l'Assemblée peut-être des concessions. A cet égard la chi- mère était double, le pape ne pouvant pas bouleverser à son gré l'ancienne discipline, et l'Assemblée étant trop vaine pour rien retirer. Par ailleurs, le projet ne laissait pas que de cacher un artifice assez raffiné. En donnant la parole au chef de l'Eglise, on lui laissait la responsabilité du refus, ce qui permettrait de le dire intraitable et de s'amnistier soi-même plus aisément. En cet arrangement se recon- naissait toute la politique des faibles qui, ne voulant point céder, n'osent point non plus résister, se traînent en ajour- nements, se flattent d'avoir tout gagné quand ils n'ont fait qu'enhardir leurs ennemis, s'imaginent être fort avisés quand ils ont échelonné leurs capitulations, et essayent

(l-j Lettre du 29 juillet 1790. (Theiner, Documents relatifs aux affaires, religieuses de France, t. I. p. 283.)

LE PAPE, LE ROI, LA SANCTION 287

de se tromper sur leurs fautes en les dosant en deux fois.

Le décret complémentaire sur les pensions et traitements fut voté le 24 juillet. Vers ce temps-là fut remise à Louis XVI, par l'intermédiaire du nonce Dngnani, une lettre bien propre à raviver ses scrupules. Elle émanait du souverain pontife et portait la date du 10 ju'llet. Sentant que l'Assem- blée ne reculerait point et inquiet jusqu'à l'angoisse pour l'Eglise de France, le pape s'était décidé à marquer au roi, par un avertissement très net quoique affectueux, son jugement sur les innovations récentes. « Nous vous décla- rons, lui écrivait-il, de la manière la plus expresse que, si vous approuvez les décrets relatifs au clergé, vous entraî- nez par cela même votre nation entière dans le schisme..» Vous avez fait de grands sacrifices au bien de vos peuples, mais vous n'avez pas le droit d'aliéner en rien ni d'abandon- ner ce qui est à Dieu et à l'Eglise dont vous êtes le fils aîné. » Le pape, pour retenir Louis XVI dans la fidélité au Saint-Siège, se fiait aux archevêques de Bordeaux et de Vienne à qui il venait d'écrire : « Votre Majesté, mandait- il au prince, a dans son conseil deux archevêques : l'un, pendant tout le cours de son épiscopat, a défendu la reli- gion contre les attaques de l'incrédulité; l'autre possède une connaissance approfondie du dogme et de la discipline... Consultez-les (1). »

A quelle date Louis XVI eut-il cette lettre? On ne le sait point exactement. Mais il résulte d'une dépêche de M. de Montmorin au cardinal de Bernis (2), qu'elle lui fut remise avant le 27 juillet. Que déciderait le pauvre prince? La remontrance était grave. Mais quoi! le pontife désignait pour conseillers au roi précisément ceux dont le souverain venait de prendre l'avis. Or cet avis avait été de ne point

(1) Trbijskr, Documents relatifs aux affaires religieuses de France, t. I, p. 5-7.

(2) Dépêche du 27 juillet 1790. {Archives du ministère des affaires

étrangères.)

288 HISTOIRE RELIGIEUSE DE LA RÉVOLUTION

braver l'Assemblée. Le pape, renfermé au Vatican, était sans doute mal renseigné sur l'acuité des passions publiques : les archevêques, au contraire, vivant au centre de l'agitation, savaient quels sacrifices extraordinaires exigeaient des cir- constances, extraordinaires aussi; en outre, leur rang dans la hiérarchie sacrée prêtait à leurs conseils un caractère d'absolution. Autour du prince se murmurait partout le mot de « concessions » et ceux mêmes qui seraient plus tard très fermes n'osaient, à ce premier moment, prêcher la ré- sistance. On se persuada, on parvint à se persuader qu'il ne s'agissait que d'arrangements provisoires, que rien n'était définitivement conclu, que le champ resterait ouvert aux négociations. Louis XVI promit de sanctionner la loi. Il déclara seulement qu'il en suspendait la publication jusqu'à ce que, par entente, soit avec le Saint-Siège, soit avec les évêques, il eût pourvu aux moyens de l'exécuter (1).

Il fallait traduire, à l'usage de la chancellerie romaine, cette tortueuse politique, à la fois candide et osée, qui pré- tendait bouleverser l'Eglise avec le consentement de l'Eglise elle-même. Le ministre des affaires étrangères se récusa, alléguant son incompétence. M. de Cicé, archevêque de Bordeaux et garde des sceaux, prêta sa plume. Si nous en croyons M. de Montmorin, il eut pour collaborateur (et ce trait seul achève de peindre la confusion des esprits) le très vénérable et très pieux M. Lefranc de Pompignan. L'As- semblée était près et, en outre, menaçante : le pape était loin, débonnaire et désarmé. C'est au pape que l'on deman- derait les sacrifices. Les instructions gouvernementales, libellées sous la forme d'un mémoire au cardinal de Bernis, commençaient par proclamer, comme un fait accompli, l'ac- ceptation par le Roi de la Constitution civile. Puis, se con- tredisant aussitôt, elles semblaient subordonner l'exécution du décret à l'agrément du Saint-Siège, « à la sagesse et aux

(1) V. DuKAKD DK Matixane, Histoire du comité ecclésiastique, p. 86.

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lumières duquel il importait de recourir avant tout ». Ces formules de respect n'étaient d'ailleurs qu'apparence; car on ne consultait le chef de l'Eglise qu'à la condition qu'il fournît de suite la réponse qu'on lui dictait : « M. le cardinal de Bernis, disait l'instruction, devra donner au Saint-Père une connaissance exacte de la condition se trouve la France par rapport à la religion, et il conclura de ces cir- constances que l'exécution des décrets sur la religion ne peut souffrir de délai. » La suite du document énumérait les motifs que développerait l'ambassadeur pour déterminer l'approbation pontificale. Plusieurs de ces motifs étaient bien fragiles. D'autres ne pouvaient, vis-à-vis du Saint-Père, être exposés sans impertinence : c'est ainsi qu'on invoquait le sentiment de l'Assemblée qui jugeait la constitution du clergé comme « étant du ressort unique de la puissance civile ». Les rédacteurs de l'instruction, jugeant la foi chrétienne plus affaiblie encore qu'elle ne l'était, se fondaient pareille- ment sur l'esprit des peuples : « Leur disposition leur ins- pirera, selon toute apparence, de l'éloignement pour les pasteurs qui les guident encore, et leurs regards se tourne- ront vers ceux que la nouvelle loi leur assigne. Ils affecte- ront, dès ce moment, de méconnaître ceux qu'ils n'auront pas élus, » Le mémoire se continuait par un double hommage à l'Assemblée qui avait souvent manifesté l'intention de ne pas toucher à la religion, et au roi qui préférerait toujours se concerter avec le Saint-Siège. Derechef on proclamait que la promulgation était urgente et que, par suite, la réponse du Saint-Père ne se pouvait différer. Sous une forme péremp- toire, peu séante chez un laïque, tout à fait singulière chez un évêque, on énumérait les sacrifices que consentirait le Souverain Pontife. Il devrait autoriser les nouvelles distri- butions des métropoles. Il adhérerait pareillement à la nou- velle délimitation des diocèses. Il tolérerait les réformes dé- crétées dans les églises cathédrales et métropolitaines. Il jugerait bon que toutes dispenses fussent désormais conférées

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890 HISTOIRE RELIGIEUSE DE LA RÉVOLUTION

par les évêques. Enfin il ne s'opposerait pas au système qui établissait partout, pour les évêques comme pour les curés, le régime de l'élection et transportait à l'évêque métropolitain la confirmation canonique. Ces changements qui transfor- meraient toute l'Eglise de France étaient énumérés avec un aplomb tranquille, et avec un redoublement d'insistance pour que la réponse ne tardât pas. Cependant on admettait, on voulait bien admettre, que le pape fût un peu effarouché de cette promptitude et, avant de prendre une si grande déci- sion, tint à se ressaisir, à s'entourer d'avis. Aussi on consen- tait à juger toute naturelle, soit une consultation du sacré collège, soit des conférences entre délégués pontificaux et délégués français. Seulement ce qu'on sollicitait, ce qu'on réclamait, ce qu'on exigeait de suite, c'était une approba' tion provisoire. Ici se découvrait la véritable disposition du roi et de ses conseillers, pressés par l'Assemblée, n'osant lui résister, et courbant la tête, mais avec l'arrière-pensée de se relever un jour. Ils tiendraient une sorte de solution qui n'en serait pas tout à fait une et qui n'engagerait qu'à demij puis ils attendraient avec l'espoir vague, indéterminé, que le temps ou la raison des peuples userait les nouveautés et remettrait toutes choses à leur place. Ainsi agissent les faibles, nullement malhonnêtes par tempérament ou par intention préconçue, mais glissant par leur faiblesse même dans une duplicité inconsciente. Cette conduite, faite de peur vis-à-vis de l'Assemblée, ne laissait pas que d'être, vis-à-vis du pape, singulièrement osée. Ce qu'on lui demandait, c'était d'autoriser une Eglise nouvelle pour le plus grand service de la politique royale, sauf à refaire en tout ou en partie l'ancienne Eglise dès que cette même politique royale serait tirée de ses embaiTas. Soit qu'on n'imaginât point de bornes à la condescendance de Pie VI, soit qu'on le crût déjà frappé de terreur, on poussait plus loin l'exi- gence, et on se hasardait à lui suggérer, non seulement de ne point combattre, mais de patronner la Constitution civile.

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On prévoyait vaguement quelque résistance. Aussi le pape était supplié de prévenir par son intervention auprès des fidèles toute cause de troubles, d'unir son autorité morale à la force du bras séculier, de se faire, à sa manière, gen- darme pour l'exécution des décrets de l'Assemblée. Cette intervention, au surplus, serait comme le reste, provisoire; car elle durerait, disait l'instruction avec une obscurité voulue, jusqu'à ce que les choses aient pu être mûrement traitées à la satisfaction commune (1).

A ce mémoire, Montmorin joignit une dépêche pour Bernis, dans laquelle il recommandait de nouveau la bâte. Le paquet se compléta par une lettre de Louis XVI à Pie VI en réponse à son message du 10 juillet. Dans cette lettre, datée du 28 juillet, le prince protestait en termes émus de son attachement au Saint-Siège. « Je regarde, disait-il, comme un de mes plus beaux titres celui de fils aîné de l'Eglise. Ces sentiments ne s'affaiblissent pas au milieu des difficultés qui m'environnent. » Mais, après avoir parlé de la sorte, il ajoutait : « Je communique à Votre Sainteté les décrets de l'Assemblée nationale. Mon intention, publique- ment déclarée, est de prendre les mesures nécessaires pour leur exécution. » Il était prêt, poursuivait-il, à accueillir avec respect les observations du Saint-Père; toutefois il le suppliait de prendre en considération l'état de l'Eglise de France. Toutes ces pièces ayant été rassemblées, un cour- rier fut appelé auquel on ne prescrivit qu'une chose : arriver vite et à tout prix. Puis les conseillers du roi, aussi pressants vis-à-vis du pape que l'Assemblée était pressante vis-à-vis d'eux, se mirent à supputer fiéM^eusement le temps indis- pensable pour l'aller et le retour. Entre les deux voyages, l'impatience laissait à peine à Bernis quelques heures de répit pour courir au Vatican, au pape quelques heures de réflexion pour changer l'Eglise de France, au courrier quel-

(1) Archives du ministère des affaires étrangères.

292 HISTOIRE RELIGIEUSE DE LA RÉVOLUTION

ques heures de repos pour retraverser l'Italie et regagner Paris. « Qu'on aille vite, qu'on aille vite », tous les documents se résumaient en ces mots. Ainsi parlaient les archevêques, ainsi parlait Montmorin; et ils n'étaient en cela que les fi- dèles interprètes de Louis XVI, trop faible pour braver rAssemblée, trop bon chrétien pour braver le pape, tortu- rant sa pensée à concilier l'inconciliable, et attendant du Vatican avec angoisse la licence de capituler sans péché.

A Rome, Bernis s'effrayait du long silence de sa Cour, s'efforçait, en dépit de ses inquiétudes, de garder toute son assurance devant les étrangers, et continuait à transmettre à M. de Montmorin des conseils qui sans doute demeureraient inécoutés. Il était en ces dispositions quand, le 11 août, arriva à l'ambassade le courrier de cabinet dépêché par le gouvernement français. Le cardinal déplia le paquet, lut, relut le mémoire. Quand il s'en fut pénétré, son impression fut la stupeur, et après avoir regretté qu'à Paris on s'obsti- nât à se taire, il regretta davantage encore qu'on se fût décidé à parler.

A quatre cents lieues de son pays, il jugeait avec le calme de l'éloignement, avec le sang-froid de la sécurité personnelle, tout ce qu'on ne discernait à Paris qu'à travers le voile de la peur. « Les instructions sont très belles, écrirait-il à quel- ques jours de à M. de Montmorin. » On peut être assuré que ces mots, sous sa plume, n'étaient que pure politesse pour un document archiépiscopal. La réflexion, loin de calmer ses perplexités, les accrut. Son embarras fut double, et par la nature inouïe des demandes, et par la hâte plus inouïe qui refusait tout délai pour la réponse.

LE PAPE, LE ROI, LA SANCTION 293

Le 13 août, l'ambassadeur fut reçu par le Saint-Père. Le pape, depuis deux jours, connaissait la sanction. Cette nou- velle, si nous en croyons une dépêche du cardinal Zelada, l'avait plus affligé qu'aucune autre calamité de son règne. La perspective d'une négociation ultérieure, s'ouvrant après coup, n'avait été pour lui que médiocre allégement. Pie VI ne cacha point à Bernis sa surprise douloureuse, mais n'ajouta à l'expression de sa tristesse aucune parole malveillante ou amère. Bien au contraire, il loua les sentiments religieux du roi et avec émotion plaignit ses infortunes. « Je suis, dit-il, disposé à faire pour éviter un schisme tout ce que permettent la conscience et l'honneur. Mais vous comprendrez qu'en une matière aussi importante, je ne puis me décider légère- ment et sans consulter les cardinaux. » Bernis, en manda- taire fidèle de son gouvernement, répéta tout ce que ses instructions lui prescrivaient de dire. Sans produire ces ins- tructions elles-mêmes qui, présentées dans leur teneur ori- ginale, eussent certainement blessé, il parla d'arrangements qui ne seraient que provisoires, évoqua l'image des troubles et des malheurs qu'un retard pourrait entraîner. Le Saint- Père l'interrompit : « Je connais votre situation; autant et plus que vous je redoute le schisme; mais si les remèdes doi- vent être prompts, ils doivent être mûrement réfléchis. » Avec un accent de doux blâme, ie pontife regretta que le roi eût été amené à sanctionner les décrets avant tout concert avec lui. « Cette sanction, continua-t-il, m'ôte beaucoup de moyens que j'aurais pu employer. Aujourd'hui, dans le grand conflit des opinions, toute décision du Saint-Siège peut devenir dangereuse, et conduire au schisme ou du moins aux plus cruelles divisions. » Pie VI savait, par les lettres des évêques de France, les répugnances qu'éveillait chez beaucoup d'entre eux la nouvelle constitution du clergé. Avec à-propos, il s'arma de ces témoignages. « Les décrets, dit-il, blessent autant les maximes gallicanes que les règles de l'Eglise universelle. Je pourrais occasionner de grandes

294 HISTOIRE RELIGIEUSE DE LA RÉVOLUTION

scissions dans l'épiscopat français, soulever même une parti« du clergé contre Rome si, par quelque arrangement même provisoire, je n'avais aucun égard aux sentiments d'une Eglise qui jusqu'ici a fait tant d'honneur à la religion. » Bernis fut saisi par la justesse de cette remarque. Si la résis- tance de Pie VI était taxée d'entêtement, ses concessions ne seraient-elles pas taxées de faiblesse? Pendant deux heures l'entretien se prolongea, le cardinal développant avec une obéissance correcte la politique de son maître, le pape se dérobant avec une fermeté triste et aussi attentive à ne rien accepter qu'à ne rien briser. Il fut convenu que Bernis enver- rait au Saint-Père un extrait de ses instructions et qu'il ferait traduire cet extrait en italien afin que l'intelligence en fût plus aisée. A ces pièces, il joindrait un mémoire seraient consignées les vues de son gouvernement. Au mo- ment de lever l'audience, le pape dit à l'ambassadeur : t Je vais consulter, sans perdre de temps, une assemblée composée de cardinaux, chefs d'ordre, préfets de congréga- tions. » Par il entendait marquer sa volonté d'examiner les demandes françaises sans aucun parti pris de refus, mais au contraire avec un grand, un sincère désir d'accommode- ment. La seule chose qu'il repoussât, c'était une hâte aussi incompatible avec la gravité des conjonctures qu'avec le? habitudes traditionnelles l'Eglise (1).

Le courrier envoyé de Paris attendait. Le 18 août il re- partit pour la France, porteur d'une dépêche de M. de Ber- nis à M. de Montmorin et d'une lettre de Pie VI à Louis XVI. Dans sa dépêche, l'ambassadeur rapportait son entretien avec le Saint-Père, faisait valoir la bienveillance constante du pape, exhortait son gouvernement à pratiquer la pa- tience et à l'imposer autour de lui. Quant à Pie VI, tout en annonçant au roi la réunion prochaine des cardinaux, il s'abstenait de formuler trop d'espoir sur le résultat de ces

(1) Dépêche du cardinal de Bernis à M. de Montmorin, 18 août 1790. {Archives des affaires étrangères.)

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conférences. Rappelant sa conduite passée : « Si nous n'avons pas, disait-il, prêché sur les toits, nous n'avons pas non plus dissimulé la vérité.» Il s'appliquait enfin à pro- clamer, et avec une fermeté de langage qui ne laissait place à aucune équivoque, l'inaliénable souveraineté de l'Eglise dans les matières spirituelles (1).

Le mot décisif se prononcerait à Paris bien avant que le jugement du Saint-Siège se formulât à Rome. Ce que l'As- semblée pénétrait des perplexités royales l'irritait sans suffire à l'intimider. Dans la double infatuation de sa toute-puis- sance et de son savoir, elle n'imaginait pas que ses volonté» souffrissent un délai ou qu'une œuvre sortie d'elle eût be- soin de revision. Dès le commencement d'août, le comité ecclésiastique délégua deux de ses membres auprès du garde des sceaux pour réclamer une prompte promulgation. Hum- blement le ministre, qui n'était autre que l'archevêque de Bordeaux, réclama huit jours. Aux démarcUes privées s'ajoutèrent les sommations publiques. Le 16 août, le député Bouche porta à la tribune les impatiences de plusieurs de ses collègues : il avait, disait-il, interrogé le garde des sceaux, et celui-ci avait attribué le retard à l'Imprimerie royale; mais le directeur de l'Imprimerie royale, interrogé à son tour, avait déclaré n'avoir rien reçu. Trois jours plus tard. Bouche renouvela sa protestation. Certains incidents surex- citèrent l'Assemblée : telle fut la publication d'un mande- ment émané de l'évêque de Toulon et que le député Sil- lery dénonça avec un grand étalage d'indignation. Cepen- dant le répit de huit jours, sollicité par M. de Cicé, était expiré. Le comité ecclésiastique chargea son président, Durand de Maillane, de rappeler au ministre ses engage- ments : si de nouveau la promesse était éludée, l'Assemblée nationale serait solennellement saisie (2). Qu'a jouter ai- je?

(1) Lettre de Pie VI à Louis XVI, 17 août 1790. (Theuteb, DoeumenU relatifs aux affaires religieuses de France, t. I, p. 15-16.)

(2) Durand db Maillane, Histoire du comité ecclésiastique, p. 86.

296 HISTOIRE RELIGIEUSE DE LA RÉVOLUTION

Sous la menace le gouvernement céda, et à la première capi- tulation qui avait promis la sanction des décrets s'ajouta la secoride capitulation qui promit de les promulguer. M. Lefranc de Pompignan, déjà atteint de la maladie qui devait le conduire au tombeau, n'assista pas aux derniers conseils (1). Le 24 août 1790, avant que le courrier parti de Rome arrivât à Paris, avant même que la réponse du pape eût eu le temps matériel d'arriver, la Constitution civile fut publiée et passa au rang des lois de l'Etat.

VI

La cour de Rome redoutait la pression de l'Assemblée; mais elle n'imaginait pas chez le roi de France cette précipi- tation à se soumettre. Le mémoire remis par Bernis et tous les autres documents de la grande affaire furent transcrits, afin que les cardinaux, membres de la commission d'exa- men, en eussent chacun une copie. Le Saint-Père, se hâtant, mais à la manière de la curie romaine qui, même lorsqu'elle Be figure aller vite, n'est jamais bien prompte, se mit à consulter tous ceux qui, dans son entourage, avaient le renom de savants théologiens ou de canonistes experts. « Cette question, écrivait Bernis, agite le pape jour et nuit. » Cependant il importait de masquer les préoccupations, de démentir surtout un bruit accrédité parmi les étrangers et déjà colporté par la presse : celui d'une rupture imminente entre Paris et Rome. Le meilleur moyen de déconcerter ces rumeurs, ce serait de garder le calme extérieur des jours les plus paisibles, d'observer, sans en rien omettre, les règles

(1) Lettre de M. l'abbé Pichot, ancien secrétaire de M. Lefranc de Pompignan, à M. l'abbé Emery, 8 mars 1802. (Bibliothèque du séminaire de SainuSulpice, manuscrits.)

LE PAPE, LE ROI, LA SANCTION 29/

du cérémonial accoutumé. La date du 25 août ramenait la Saint-Louis. Elle fut célébrée avec toute la pompe tradition- nelle, et même avec un redoublement de solennité. L'arche- vêque d'Edesse officia pontifîcalement à Saint-Louis des Français. La grand'messe fut chantée par les musiciens de la chapelle du pape. A la sortie furent exécutées « les sym- phonies des meilleurs maîtres ». Puis le palais de l'am- bassade se remplit de prélats, de princes romains, d'étrangers notables, tous venus pour épier le visage du cardinal et ne surprenant sur ses traits que bonne grâce et sécurité. Les officieux notèrent tout, « jusqu'aux rafraîchissements qui furent distribués, rapportèrent-ils, avec abondance et de toute espèce ». Pour l'une des dernières fois, pour la dernière fois peut-être, se retrouvait le Bernis des anciens jours, comme jadis fastueux, comme jadis magnifique, cherchant à tromper les autres, à se tromper aussi lui-même, et dé- ployant avec l'aisance d'un grand seigneur tout l'appareil, moitié mondain moitié religieux, d'un prince de l'Eglise qui célèbre la fête du roi très chrétien.

Dès le 31 août, Montmorin mandait avec une brièveté assez rogue à Bernis : « Sa Majesté a fait ce que sa religion lui a inspiré. » Mais ce fut le roi lui-même qui annonça à Pie VI la promulgation définitive. Sa lettre, datée du 6 sep- tembre, rappelait, sans les reproduire de nouveau, les argu- ments développés dans les précédents messages. On y re- trouvait les mêmes sentiments de foi, le même et triste aveu d'une nécessité inéluctable. Pourtant le ton général était plus sec, presque brusque, et dans cette brusquerie se trahis- sait l'embarras de se justifier (1).

Au coeur de Pie VI l'émotion fut d'abord très vive. Ainsi, bien avant que la lettre pontificale du 17 août fût arrivée, la Constitution civile avait été déclarée loi de l'Etat; ainsi on n'avait sollicité de conseils que pour se décider avant de

(1) Archives du ministère des affaires étrangères.

198 HISTOIRE RELIGIEUSE DE LA RÉVOLUTION

les avoir entendus. Pie VI maîtrisa bien vite ce premier mouvement de l'âme. Dans les événements secondaires, l'incorrection des procédés blesse; qu'importaient les formes quand il s'agissait du destin de l'Eglise de France? Puis visiblement Louis XVI n'était plus libre, il ne devenait in- juste qu'à force d'être débile; et le Saint-Père, lisant entre les lignes de la lettre royale, devinait tout ce que la brièveté même du langage cachait d'angoisses inavouées.

On touchait à la réunion des cardinaux. Comme dans les conjonctures décisives, des prières publiques appelèrent sur eux les lumières divines. Il fut convenu qu'ils fourniraient leur avis par écrit et qu'ils s'imposeraient vis-à-vis du public le secret le plus absolu. L'assemblée se tint le 24 septembre. La promulgation récemment faite en France ne laissait pas que de décourager; car le seul espoir serait désormais de mitiger le mal plutôt que de le prévenir. Accepter la Cons- titution civile, nul n'y songeait. Quant à la condamner, on ne l'osait encore, par crainte du schisme et aussi par un reste de confiance dans un arrangement in extremis. Dans cet embarras, la vénérable congrégation adopta un avis qui ne l'engageait guère et qui n'était pas tout à fait propor- tionné à la longue préparation de ses travaux. Elle conseilla que le pape écrivît deux brefs : le premier, adressé au roi, résumerait la doctrine de l'Eglise dans les questions soule- vées par l'Assemblée nationale; le second, adressé aux membres de l'épiscopat français, les exhorterait à proposer les voies les plus efficaces pour tranquilliser les consciences et éviter de nouveaux troubles.

Appelé à dire le dernier mot dans le grand conflit, le Saint- Père usait sa pensée à chercher quelque moyen sauveur. Il savait nettement ce qu'il ne voulait pas : certes il ne vou- lait pas accepter les décrets sur le clergé; certes il ne se lais- serait pas prendre au piège d'une approbation provisoire. Mais quand il s'agissait de formuler autre chose qu'une négation, sa perplexité tournait à l'angoisse. Il lisait, reli-

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sait, sans y puiser beaucoup de lumière, les opinions des cardinaux. Bien qu'on fût à cette époque des vacances les Romains se reposent encore un peu plus que de coutume, il ne laissait point de loisir aux autres et ne s'en permettait pas à lui-même. Le cardinal Campanelli, l'un de ses prin- cipaux auxiliaires, était malade, et cette collaboration ne laissait pas que de lui manquer. Au grand grief de la Consti- tution civile s'ajoutaient pour le souverain pontife d'autres causes de déplaisir. L'Assemblée nationale ne négligeait aucune occasion de témoigner à la papauté les plus injurieux dédains. A Paris, les journaux, les pamphlets avaient toute licence pour les attaques contre le Saint-Siège. Pour comble de disgrâce, des émeutes avaient éclaté dans le Gomtat- Venaissin, avec la complicité de la France, déjà prête à confisquer l'enclave pontificale. En dépit de ces avanies, Pie VI ne perdait sa sérénité que pour la recouvrer presque aussitôt. Témoin de ce rare esprit de conciliation, devenu aussi grave qu'il avait été frivole dans sa jeunesse, Bernis multipliait ses conseils à son gouvernement. Après avoir prêché dans l'entourage du pape les concessions, il prêchait la modération à Paris, et dans ce rôle se haussait jusqu'à l'éloquence : « Il faut à tout prix, répétait-il dans ses dé- pêches, éviter le schisme. » Comme Montmorin s'obstinait à demander une approbation, au moins provisoire, des dé- crets : « Peut-on exiger, répliquait-il, que le chef de l'Eglise catholique en détruise tout l'édifice? » « Le roi, ajoutait-il dans une dépêche du 13 octobre, doit bénir le ciel d'avoir donné à l'Eglise un chef aussi sage qui cherchera toujours de bonne foi le repos, la paix de la France. Que d'autres papes auraient déjà tout brisé (1)! » Cependant Montmorin ne se lassait pas dans ses instances : « Ce serait, écrivait-il le 5 octobre, se bercer d'illusions que de croire qu'un refus pourrait ramener les esprits; il n'aurait d'autre effet que de

(1) Dépêches du cardinal de Bernis à M. de Montmorin, 6, 13, 20 oc- tobre 1790. {Archives du ministère des affaires étrangères.)

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produire une scission. » Et il ajoutait à quelques jours de là, par une prévision alors assez générale, quoique plus tard démentie par les faits : « Le plus grand nombre des ecclé- siastiques cédera sans murmurer (1). »

Le 22 octobre, Bernis fut reçu par le pape. Pie VI avait sur sa table un gros volume qui contenait les mémoires des membçes du sacré collège. « J'ai lu, dit-il, examiné, pesé tout cela. » Il avait aussi sous les yeux plusieurs lettres épis- copales, notamment de l'archevêque d'Aix dont il prisait fort les talents et la sagesse. Il ne dissimula pas à l'ambas- sadeur le sentiment des cardinaux. « Ceux-ci, répéta-t-il à plusieurs reprises, sont unanimes à juger qu'on ne peut, sans porter un coup mortel au catholicisme, approuver, tels qu'ils sont, les décrets sur le clergé. » Cependant le pape insista sur ces mots : tels quHls sont, marquant par qu'il était prêt à débattre tous les projets de changements, que, sa conscience une fois sauve, aucun sacrifice ne lui coûte- rait. Il poursuivit sur un ton de reproche : « Il faut moins de temps pour détruire que pour réparer. Qu'on me donne, pour soutenir l'édifice de l'Eglise, un peu du temps qu'on a mis à l'ébranler. » Puis le Saint-Père indiqua ses vues, conformes aux suggestions du sacré collège : il exposerait au roi l'affaire du clergé : il chargerait ensuite les évêques de France de rechercher les moyens praticables pour ac- corder les décrets de l'Assemblée nationale avec les règles canoniques, et c'est d'après leurs avis qu'il se déciderait.

En deux dépêches à son gouvernement, l'ambassadeur rapporta l'entretien. Derechef il fit valoir la longanimité du pape qui n'avait porté aucune condamnation, qui n'avait même formulé aucune censure. Mais l'heure des conseils efficaces n'était-elle point passée? Dans l'audience accordée au cardinal de Bernis, le Saint-Père avait tristement fait allusion à des messages reçus d'Angers, de Boulogne, et qui

(1) Dépêches de M. de Montmorin au cardinal de Bernis, 5 et 26 oc- tobre 1790. {Archives du ministère des araires étrangères. )

LE PAPE, LE ROI, LA SANCTION 301

annonçaient l'imminente destruction des chapitres. L'in- formation était exacte. Déjà, sur divers points de la France, la fatale Constitution civile commençait à s'exécuter, et déjà on pouvait surprendre les signes avant-coureurs de la lutte religieuse qui durerait dix années.

VII

Pendant les mois de septembre et d'octobre, la Constitu- tion civile fut publiée dans les départements. Elle fut affi- chée vers la fin de septembre à Nantes, le 21 septembre à Nîmes, le 2 octobre à Lyon, le 8 octobre à Bourges, le 12 oc- tobre à Digne. Dans certains diocèses fort éloignés, la len- teur des transmissions amena des refards plus grands en- core : c'est ainsi qu'à Senez, au fond de la Provence, les décrets sur le clergé ne furent placardés que le 7 novembre. Il fallait notifier officiellement aux intéressés la nouvelle loi. La procédure fut presque partout la même : au chef-lieu le procureur général syndic du département, et ailleurs le pro- cureur du district furent chargés de signifier aux évêques que tout était bouleversé dans leur pouvoir comme dans leur juridiction, «t aux membres des chapitres ou collégiales qu'ils avaient cessé de vivre.

On a vu les dispositions un peu tremblantes des prélats rassemblés à Paris. Dans les provinces, l'approche du danger inspira en général des pensées plUs viriles. Les protestations surgirent. Quelques-uns, comme l'évêque de Toulon, comme l'évêque d'Amiens, avaient déjà parlé. Il y eut les réfuta- tions savantes : telle fut celle de l'évêque de Boulogne, M. Asseline, qui, dans un mandement plein de vigueur, mit en relief la primauté du siège apostolique, définit l'autorité épiscopale et celle des conciles, fit justice des prétentions à

302 HISTOIRE RELIGIEUSE DE LA RÉVOLUTION

ressusciter la primitive Eglise, s'éleva contre des innova- tions qui eussent effrayé Louis XIV au temps de ses démêlés avec le Saint-Siège et qui plus récemment avaient décon- certé l'audace de Joseph II : quarante évêques adhérèrent à cette lettre pastorale et la répandirent parmi leurs ouailles. Ce qui était chez les uns discussion théologique se tra- duisit chez les autres en quelques traits hautains. Gomme le directoire du Rhône, en notifiant à l'archevêque de Lyon la Constitution civile, l'avait désigné sous l'appellation d'épé- que métropolitain de Rhône-et-Loire, celui-ci répliqua fière- ment : « Je vais vous parler en évêque, en archevêque, en Primat des Gaules, titres qui se sont perpétués dans mon siège depuis saint Irénée jusqu'à moi. » Ce rappel de tant de titres augustes ne laissait pas que d'avoir sa grandeur. Com- bien la leçon n'eût-elle pas été plus autorisée si l'archevêque, M. de Marbeuf, ce successeur de saint Irénée, n'eût dédaigné l'antique métropole des Gaules au point de n'y résider jamais! Le directoire de Morlaix, en notifiant à l'évêque de Saint-Pol-de-Léon la suppression de son évêché, avait placé sur l'adresse cette suscription : A M. Vancien évêque de Léon. L'évêque était M. de la Marche, ancien officier de cavalerie, ayant conservé au milieu d'admirables vertus l'allure de son ancien état, fort de l'affection de ses pieux Léonnais, un peu roi dans sa petite ville groupée autour de la cathédrale et dominée de loin par le Kreisker. Ayant re- connu le cachet du directoire, il répondit en ces termes aux gens du district : « Il m'est parvenu par la poste un paquet adressé à M. l'ancien évêque de Léon; ce paquet n'est donc pas pour moi et je ne le reçois point. » Il ajouta avec une tranquille impertinence : « Si, comme on dit, cet envoi a quelque rapport avec la Constitution civile, je profite de l'occasion pour dire ce que j'en pense. » Et brièvement il fit justice des fameux décrets. Aux discussions érudites ou profondes, aux répliques dédaigneuses se joignirent les pro- testations véhémentes ou émues. Soissons avait pour évêque

LE PAPE, LE ROI, LA SANCTION 303

M. de Bourdeilles. C'était un vieillard, ancien soldat comme M. de la Marche, hautain, intransigeant, malaisément ac- cessible à ses prêtres et, à tous ces titres, impopulaire, mais animé d'une inébranlable foi qui lui communiquerait une force singulière en temps d'adversité. Le directoire de l'Aisne lui ayant demandé dès le 8 octobre, s'il entendait se soumettre au serment et, en cas affirmatif, quel jour il le prêterait, il répliqua sur-le-champ qu'il ne pouvait qu'at- tendre le jugement du Saint-Siège, o Je fais cette réponse, ajouta-t-il, comme je ferais mon testament de mort. Mon âge, mon état d'infirmité écartent tout soupçon que j'aie pu écouter d'autre voix que celle de ma conscience. Je crois pouvoir dire avec saint Paul : a Je n'ai péché ni contre la loi, ni contre l'Eglise, ni contre César. » A une autre extré- mité de la France, à Senez, était un vieil évêque qui avait vécu au milieu des bénédictions de son peuple. Quand il vit la Constitution civile placardée sur les murs do sa petite cathédrale, son cœur déborda : « Je ne peux pas plus re- noncer, s'écria-t-il, au contrat spirituel qui me lie à mon Eglise que je ne puis renoncer aux promesses de mon bap- tême... Je suis à mon troupeau à la vie et à la mort. » Et en une image qui parut alors excessive, il évoqua le souvenir des anciennes persécutions : « Si Dieu, dit-il, veut éprouver les siens, le dix-huitième siècle aura, comme le premier siècle, ses martyrs. » Cependant la plupart des prélats s'appli- quaient à éviter la violence qui brise ou l'intransigeance qui creuse les séparations irréparables. Malgré l'ardeur de cer- taines paroles, la conclusion se résume presque toujours en un désir anxieux d'éviter le schisme, en un vœu pour un concile national, en une demande de délai pour permettre l'accord avec le Saint-Siège. On sent une guerre qui menace, mais si redoutée par l'Eglise qu'elle ira, plutôt que de s*y jeter, jusqu'à l'extrémité des sacrifices. A côté des lettres de M. de la Marche ou de M. de Bourdeilles, combien d'au- tres s'appliquent à tempérer par l'aménité des formes, par

»04 HISTOIRE RELIGIEUSE DE LA RÉVOLUTION

les égards personnels, la rigueur doctrinale des réponses! L'évêque de Tulle, en accusant réception des décrets au procureur général syndic de la Gorrèze, va jusqu'à le re- mercier de son honnêteté. L'archevêque d'Auch, très éner- gique pourtant, ayant reçu en tournée pastorale la signi- fication, se répand en témoignages de sympathie pour les administrateurs « qu'il révère, dit-il, et chérit. » (1)

Au milieu de cette émotion naissante, une protestation surgit qui remua vivement les âmes; car la mort, tout en la laissant à l'état d'ébauche, lui imprima comme une solen- nelle consécration.

Le siège de Quimper avait pour évêque M. Gonen de Saint- Luc. C'était un prélat de vieille origine bretonne, double» ment respecté pour son caractère et ses vertus. De santé pré- caire, il ressentait jusqu'à l'angoisse la crainte d'un avenir que sans doute il ne verrait pas. A plusieurs reprises, il avait signalé aux autorités civiles de son département les dangers de l'Eglise et avait même communiqué aux prêtres de son chapitre le plan d'une lettre pastorale contre la loi nouvelle. Il était depuis trois jours très malade quand, le 26 septembre, la notification des récents décrets l'atterra. « C'est mon arrêt de mort, dit-il, mais je veux répondre de suite. » Il se leva, prit la plume, mais ses forces le trahirent. Il appela alors près de son lit un de ses prêtres, l'abbé Boissière, et le chargea de coordonner l'écrit que les jours précédents il avait préparé. Le lendemain, la protestation, sommairement rédigée, lui fut lue, en présence de témoins, et il l'approuva. Peu après, devant plusieurs de ses chanoines, il la compléta et, en des paroles recueillies et transcrites aussitôt, il répéta, dans une profession de foi suprême, que « sur le point de paraître devant Dieu qui juge les vivants et les morts, il voulait remplir son dernier devoir pastoral en s'élevant contre les atteintes portées à l'Eglise de Jésus-Christ ». Il

(1) Collection Barruel, t. I, p. 412 et 421, t. II, p. 508. Archives na- tionales. Papiers du comité des recherches, carton 25, et AD»^", carton 32.

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attestait qu'en cas de retour à la santé, il refuserait le ser. ment. Il signalait enfin o tout ce que la Constitution ren- fermait de mortel pour l'Eglise, pour la monarchie, pour tout ce qu'avait établi la sagesse des siècles. »La pensée de l'évê- que était de mander auprès de lui quelques-uns des membres du directoire et au moment de l'extrême onction car déjà le mal semblait sans remède de leur remettre de sa main mourante sa protestation. Mais tant de soucis avaient épuisé les forces du prélat. Son intelligence s'obscurcit, et bientôt les ombres l'enveloppèrent au point de le retrancher du monde des vivants. La pièce resta donc sans signature, sorte de testament, authentique, affirmait-on, quoique inachevé. Le 30 septembre, M. Gonen de Saint-Luc expira.

En tout temps, la disparition d'un prélat si vertueux eût été, surtout en une terre si chrétienne, profondément res- sentie. Ce deuil, coïncidant avec les disgrâces de l'Eglise, communiqua aux regrets publics un tour plus grave et plus poignant. Le 5 octobre fut le jour des funérailles. La veille et le matin même avant l'aube, tous les chemins qui con- duisaient vers Quimper se remplirent de prêtres et de laïcs. On vit affluer vers la ville, non seulement les gens de Gor- nouailles, mais même, venus de fort loin, ceux du pays de Léon, tous déjà inquiets, tous déjà vaguement irrités, tous anxieux de savoir ce que l'Eglise courait de périls, ce qu'elle attendait de leur dévouement et de leur foi. Tandis que le glas gémissait dans les tours de la cathédrale, ils purent remarquer sur les murs du temple les premières démoli- tions révolutionnaires, c'est-à-dire les inscriptions et les écussons des anciens évêques effacés à coups de marteaux sur les enfeux. Quand se furent achevées les prières des obsèques, les chanoines produisirent la dernière profession de foi du mort. Recteurs, religieux, professeurs de sémi- naires, tous y adhérèrent. Le directoire du Finistère n'eut d'autre ressource que de contester la valeur du docu- ment; en effet, la pièce n'était ni écrite de la main du dé-

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306 HISTOIRE RELIGIEUSE DE LA REVOLUTION

funt ni signée par lui. Mais les chanoines affirmaient qu'il y fallait voir, sous sa forme la plus fidèle, la suprême pensée du prélat.

Les évêques, raemhres de l'Assemblée, avaient, outre les obligations générales de leur charge, le devoir particulier d'éclairer les fidèles sur la loi votée malgré eux et contre eux. Sous le titre A^ Exposition des principes sur la Constitution civile du clergé, ils publièrent le 30 octobre 1790 une réfu- tation complète de la loi. Tout ce que, dans la discussion, ils s'étaient, peut-être un peu vite, découragés de dire, ils le développèrent avec un ordre savant et lumineux. L'arche- vêque d'Aix, M. de Boisgelin, tint la plume, mais s'appliqua à traduire fidèlement la pensée de tous ses collègues, t Je puis affirmer, écrivait-il au cardinal de Bernis, qu'ils ont tous signé chaque ligne. » Le mémoire était bref, chose re- marquable à une époque la prolixité régnait dans les écrits. Il signalait l'étrangeté de donner comme origine au pouvoir épiscopal une élection modelée sur les élections poli- tiques. Il marquait l'état de dépendance des évêques, su- bordonnés désormais à leurs vicaires, lesqpiels, exerçant collectivement l'autorité, seraient évêques en corps. Il rap- pelait qu'un évêque ne peut être destitué que suivant les formes canoniques et que, si une démission peut rendre un siège vacant, elle ne supprime pas le siège lui-même. Il s'élevait contre la suppression des chapitres. Il affirmait la primauté apostolique. Trente archevêques ou évêques, membres de l'Assemblée nationale, signèrent l'exposé qui reçut en outre les adhésions de 93 prélats (1).

Telles furent les protestations épiscopales. Ayant libéré leur conscience vis-à-vis de Dieu et vis-à-vis de leurs ouailles, les évêques se retranchèrent dans une attitude passive qui n'était point sans habileté; car elle obligerait leurs adver- saires, ou à entrer en composition avec eux, ou à assumer

(1) V. BASRtTBL, Collection ecclésiastique, t. I, p. 236.

LE PAPE, LE ROI, LA SANCTION 307

l'odieux des premiers coups. Ils ne combattraient pat Tio- lemment la loi, mais fixés dans une sorte de rébellion néga- tive, ils feindraient de l'ignorer. Il y avait à remanier !es circonscriptions paroissiales : les évêques s'abstiendraient d'y participer. Toutes les limites des diocèses étaient bou- leversées .- les évêques supprimés gardèrent avec une assu- rance tranquille leur juridiction; à l'inverse, ceux qui étaient dotés de territoires accrus répudièrent tout agrandissement. Les anciens vicaires généraux furent conservés, sans souci des vicaires épiscopaux que créait la nouvelle loi. Comme si rien n'était changé, les chefs des diocèses continuèrent à conférer les dispenses; ils allèrent, en certains endroits, jusqu'à pourvoir aux cures vacantes; ils administrèrent le sacrement de confirmation et même avec moins de tiédeur qu'à l'ordinaire. Ajoutant à ce renouveau de zèle aposto- lique une petite bravade de gentilhomme, ils persistèrent même, en dépit des anciennes défenses, à se parer dans les actes publics de tous les titres attachés à leur siège et qui s'harmonisaient avec la splendeur de leur rang.

Après les évêques, les chanoines. Leur condition était pire, la loi les courbant tous sous le même arrêt de mort. En outre, un moindre intérêt s'attachait à leur existence, tant leur vie molle, rarement coupable, mais souvent peu utile, avait altéré leur institution primitive! La proscrip- tion secoua violemment leur torpeur, et ayant médiocre- ment vécu, ils eurent souci de bien finir. Donnant plus de regrets à leurs fonctions sacrées qu'à leurs honneurs ou à leurs biens, ils rappelèrent leur place dans la hiérarchie chrétienne et les objets multiples pour lesquels ils avaient été établis : ils acquittaient envers Dieu la dette journalière de la prière publique; ils satisfaisaient à de nombreuses fondations; ils étaient dans chaque église les dépositaires de la tradition; ils formaient le conseil de l'évêque; en cas de vacance du siège épiscopal, ils pourvoyaient au gouver- nement du diocèse. Ainsi s'exprimèrent à Rennes, à Saintes,

808 HISTOIRE RELIGIEUSE DE LA RÉVOLUTION

en bien d'autres endroits, les chapitres des églises-cathé- drales (1). La protestation était fondée. Elle l'eût été plus e^icore si, en beaucoup de lieux, les chanoines ne fussent de- venus les rivaux presque autant que les conseillers de l'évêque, si l'inertie n'eût parfois remplacé le zèle, si la dette de la prière publique, déléguée par les chanoines aux chapelains et par ceux-ci à des auxiliaires inférieurs, n'eût paru chose à charge, rejetée de degré en degré et comme acquittable au rabais. Certains chapitres essayèrent de puiser en d'augustes souvenirs un titre à être épargnés, A Tours, les chanoines gardaient le tombeau vénéré de saint Martin. Plusieurs des chanoines de Lyon, revêtus du titre de Comtes de Lyon, se prévalurent d'un antique droit de souveraineté sur la ville : ils l'avaient, disaient-ils, aban- donné en 1307 à Philippe-le-Bel, mais sous la réserve de tous leurs privilèges reconnus inviolables à jamais (2), Les chanoines de Saint-Urbain de Troyes rappelèrent que leur collégiale avait été bâtie sur l'emplacement de la maison d'Urbain IV, qu'elle avait été dotée par l'église de Rome, à qui elle payait une redevance; de la sorte, ils tentèrent de créer à leur profit un de ces privilèges d'extranéité pré- cieux en temps de révolution (3). En plusieurs endroits, les chapitres concentrèrent pieusement toutes leurs reven- dications sur les objets spirituels. A Béziers, à Aire-sur-1 a-Lys, ailleurs encore, ils déclarèrent renoncer, quoique avec dou- leur, à leur existence corporative. Tout ce qu'ils réclamaient, c'était la liberté de poursuivre leur ministère, dussent-ils subvenir eux-mêmes aux frais du culte. A Saint-Omer, les chanoines prirent l'engagement solennel de continuer en particulier les fonctions qu'ils ne pourraient plus exercer en public, d'acquitter les messes et les prières pour leurs fondateurs et bienfaiteurs, o De la sorte, ajoutaient-ils,

(1) Archives nationales, AD»^, carton 32.

(2) Ihid.

(3) Babbatj, Histoire de Troyes pendant la Révolution, t. I, p. 408.

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ceux-ci, pendant quelques années encore, ne seraient pas privés des secours spirituels qui avaient été l'objet de leur foi (1). »

Les administrations départementales avaient notifié la loi. En face de ces remontrances, que feraient-elles pour en assurer l'exécution?

Leur embarras ne laisserait pas que d'être assez grand. Elles avaient été élues à la fin du printemps de 1790, et le choix des électeurs s'était en général fixé sur des hommes modérés, d'une sagesse un peu bornée, ravis de grandir pai^ la Révolution, mais la proportionnant à leurs visées, et celles-ci une fois satisfaites, n'aspirant qu'à la paix. Ils avaient acclamé l'acte du 4 août qui, en nivelant tout ce qui était au-dessus d'eux, avaient réalisé leur vraie manière d'entendre l'égalité. La sécularisation des propriétés ecclé- siastiques leur avait fort agréé, car tout ce qu'ils avaient lu dans l'encyclopédie ou chez les philosophes, tout ce qu'ils avaient appris dans leurs études de légistes leur avait montré les biens d'église sous l'aspect d'un domaine pré- caire, toujours sous la mainmise de l'Etat. La suppression des congi'égations monastiques n'avait rien eu qui leur déplût; comme les religieuses étaient provisoirement main- tenues dans leurs couvents, comme les ordres hospitaliers et même, sur l'heure, les ordres enseignants échappaient à l'immédiate proscription, ils s'étaient aisément persuadés que, du vénérable tronc de l'Eglise, on n'ébranchait que le bois mort. Sur ces entrefaites, ils avaient connu la Cons- titution civile. Certes, en bourgeois teintés de jansénisme, ils approuvaient fort qu'on s'affranchit de Rome; certes le retour à la primitive église résonnait agréablement à leurs oreilles, et cette formule, inventée à souhait pour les déve- loppements oratoires, satisfaisait à la fois leur ignorance et leur goût de rhétorique; certes ils avaient clamé autant

(1) Dbbamscotjbt, Histoire du diocèse .d' Arraa pendant la Révolution. t. II, p. 62.

310 HISTOIRE RELIGIEUSE DE LA RÉVOLUTION

que personne contre les chapitres fastueux et inutiles, contre les évêques grands seigneurs et toujours absents. Pourtant l'œuvre dans son ensemble effrayait un peu leurs timides audaces. Quoique de foi bien entamée, ils avaient été façonnés dans l'ancien moule catholique et voulaient bien qu'on changeât leurs habitudes, mais pas trop. Par un contraste bizarre, jamais ils ne s'étaient portés davantage au pied des autels que depuis que les élections les avaient faits les magistrats du peuple. En beaucoup d'endroits, les scrutins avaient été précédés d'une messe chantée et d'un Veni Creator. Puis la Fédération, la fête du 14 juillet, les nom- breuses élections diverses avaient été marquées par dfis Te Deum. On a calculé qu'en quelques mois les autorités civiles assistèrent, à Arras à quatre grandes cérémonies religieuses, et à Besançon à neuf (1). Bien entendu, je ne parle ici que de la première couche de patriotes, ceux qai, dès la fin de 1791, seront rejetés dans le Feuillantisme, et parmi ces novateurs bourgeois je ne choisis que les meilleurs. Ces magistrats, si assidus aux églises, ne se lassaient pas de déclarer la religion immortelle; il est vrai qu'ils déclaraient pareillement immortelle la Constitution, et immortels aussi les assignats. Comme les couvents dépouillés possédaient parfois des reliques très vénérées, on les vit en certains endroits procéder eux-mêmes à la translation des ossements dans les églises peiroissiales et conduire pieusement les théories des fidèles, si bien que la spoliation s'acheva en procession dévote. En cette disposition des âmes, la Cons- titution civile fut applaudie et en même temps déconcerta. Elle gênait ce qui subsist-ait de règles consacrées et peut-être aussi ce qui surnageait de foi. Non, on n'aimait point le pape, mais un vague souvenir du catéchisme demeurait, et on ne s'acclimaterait que par degrés à l'appeler tout

(1) Sauzay, Histoire de la persécution reTtgreuse (fans le département du Doubs, t.I, p, 163. Dbbamjsgotjbt, Le Clergé du diocèse d'Ârras pen- dant la Révolution, t. II, p. 28 et suiv.

LE PAPE, LE ROI, SANCTION lU

uniment l'évêque de Rome. Les administrateurs des dépar- tements et des districts savaient par leur élection récente ce qu'étaient les scrutins, et malgré certaines illusions candides, se figuraient mal un évêque ou des curés élus. Puis ces évêques, ces grands vicaires, ces prêtres qu'en bloc ils ju- geaient avec sévérité, il arrivait souvent qu'en particulier et pris un à un, ils les révéraient fort. Les documents contem- porains abondent en témoignages rendus par les autorités civiles aux prélats. On loue leur bonté », « leurs grandes aumônes », « leur piété solide », et même (qui l'eût cru?) « leur simplicité digne des temps apostoliques ». On rend hommage aux vertus des pasteurs qui, disent pieusement les magistrats locaux, « dirigent les consciences ». Ce seraient ces hommes qu'il faudrait contraindre à la soumission, violenter peut-être. Dans cette tâche, les administrateurs de département ou de district ne pourraient se dérober; ils seraient au premier rang, ils seraient les vrais exécuteurs de la loi; et c'était bien ce qui troublait un grand nombre d'entre eux.

Plusieurs motifs vaincraient promptement ces légères, très légères hésitations de l'obéissance. Quand les peuples ont longtemps vécu sous l'ai^bitraire, le mot seul de loi exerce sur eux un empire sacré, et l'adoration de cette toute-puis- sance où ils se mirent eux-mêmes remplace tous les respects détruits. En outre, sous le nom de Sociétés populaires ou de Sociétés des amis de la Constitution, commençaient à s'établir dans les provinces des clubs qui déjà surveillaient les auto- rités, les dénonçaient, les dominaient; or, en ces concilia- bules, on s'était approprié la Constitution civile conmie on ferait d'un levier qui soulèverait tout le reste. Enfin, une dernière considéra Lion achevait d'apaiser les scrupules. Sans doute les décrets sur le clergé visaient les évêques, les prêtres, toute la hiérarchie ecclésiastique, mais la première besogne n'avait rien qui pût effaroucher à l'excès. Il ne s'agirait d'abord que de détruire les chanoines.

312 HISTOIRE RELIGIEUSE DE LA RÉVOLUTION

Vis-à-vis d'eux, l'exécution consisterait à apposer les scellés sur leur mobilier corporatif et aussi sur les lieux ils se réunissaient, soit pour délibérer, soit pour chanter l'office. De la sorte, trouvant portes closes, ils seraient con- traints de se dissoudre ou de s'assembler en secret, et du même coup ceux qu'on appelait les patriotes triompheraient. Ce qui semblait très simple ne laissa pas que d'entraîner quelque complication. La plupart des églises dotées de chapitres étaient en môme temps églises-cathédrales ou paroissiales, et c'était le plus souvent dans le chœur que se L'écitaient les psaumes sacrés. De un réel embarras pour séparer des choses malaisément divisibles, pour mettre à part les richesses des corporations proscrites sans séquestrer les objets nécessaires au culte, et surtout pour interdire l'entrée aux chanoines sans fermer l'accès du temple aux fidèles. Dans leur perplexité, les directoires des départe- ments tinrent des conduites très diverses. Certaines admi- nistrations, devenues très radicales soit par excès d'embar- ras, soit par crainte de mal obéir, prirent le parti de tout fermer. Ainsi fit le directoire de l'Aisne qui ordonna de clore la cathédrale de Laon. La même solution simpliste s'appliqua à l'église collégiale de Saint-Quentin (1). A Tulle, les scellés furent pareillement apposés sur toutes les portes de la cathé- drale. L'évêque (c'était le même qui, quelques jours aupa- ravant, avait remercié le procureur général syndic de son honnêteté), l'évêque prit l'injure fort à cœur. « Vous avez, écrivit-il avec indignation, fermé l'église aux chanoines, vous me l'avez fermée à moi-même (2). » Tout à l'inverse, en d'autres départements, une tolérance, faite moitié d'oubli, moitié de dédaigneuse faveur, ajourna assez longtemps l'exécution. On vit donc à la fête de la Toussaint, même à

(1) Archives nationales, AD"", carton 32. Flbury, Z,c Clergé du département de l'Aisne pendant la Révolution, t. I, p. 139.

(2) Lettre de l'évêque de Tulle aux adaiinistrateurs du département, 15 novembre 1790, (Archives nationales, AD»"', carton 32.)

LE PAPE, LE ROI, LA SANCTION 313

\a. fête de Noël, les chanoines revêtus de leur mosette et de leur aumusse, officier solennellement à leurs stalles comme aux jours les plus paisibles. En quelques diocèses, ils prolongèrent leur existence jusqu'à la fête de l'Epiphanie. A Bourges, ils ne furent dissous que le 11 janvier 1791 (1); à Saint-Pons, dans l'Hérault, ils allumèrent le cierge de la Chandeleur et étaient encore en fonctions le 8 février (2). Ces premiers proscrits de la hiérarchie ecclésiastique disparurent obscurément. Dans la grande transformation du monde, qui se fût inquiété d'eux? Le vide ne se marqua que dans certaines petites villes qui s'incarnaient en leur chapitre, vivaient de ses bienfaits, et n'avaient d'autre raison d'être que l'église-cathédrale ou collégiale aux flancs de laquelle elles avaient adossé leurs maisons. Quand les cloches cessèrent d'annoncer les psalmodies quotidiennes, quand la lampe d'argent, allumée jour et nuit devant l'autel, eût été descendue, quand dans les rues toutes verdies de mousse les pas se firent plus rares encore, quand on vit la petite bande des scellés se détacher sur la salle capitulaire, sur la sacristie, sur le trésor, sur les grilles du chœur, on comprit que la même révolution qui effaçait tant de vestiges antiques laisserait déserts les lieux s'était développée toute cette vie. L'évêché, qui disparaîtrait avec le chapitre, consommerait la décadence. Telle fut l'impression à Noyon, à Saint-Omer, à Agde, à Tréguier, à Saint-Pol-de-Léon, petites cités hiératiques qui sommeilleraient désormais dans le souvenir de tout ce que jadis elles avaient gardé. Une certaine irritation éclata aussi quand les autorités, par pas- sion ou crainte, ajoutèrent aux rigueurs légales les super- ïîuités de leur zèle. C'est ainsi qu'à Laon le peuple réclama et obtint la réouverture de la cathédrale. A Saint-Quentin,

(1) Vicomte db Bbimont, M. de Puységur et les églises de Bourges pendant la Révolution, p. 98-99.

(2) Saurel, Histoire religieuse du département de l'Hérault pendant la Révolution, t. II, p. 59.

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une réprobation pareille contraignit à dégager de scellés la grande porte de l'église collégiale (1). Mais ailleurs l'indif- férence régna. En une seule ville, à Cambrai, on put sur- prendre un commencement de sédition. Quand, le 4 no- vembre, les commissaires voulurent apposer les scellés sur les effets mobiliers du chapitre, ils trouvèrent la cathédrale remplie de groupes tumultueux, et telle fut l'hostilité que les délégués, craignant une vraie révolte, aiournèrent leur opération.

Les évêqnes demeuraient fixés dans leur insolente pas- sivité. Obstinément ils se refusaient, les uns à étendre leur juridiction, les autres à disparaître. Avec un optimisme un peu naïf, les autorités départementales se fièrent d'abord, en beaucoup d'endroits, à l'empire persuasif des brochures. Un prêtre, l'abbé Lecoz, qui devait être avec zèle évêque constitutionnel sous la Révolution et avec non moins de zèle archevêque concordataire sous l'Empire, avait publié une Défense des décrets sur le clergé. Le directoire du Finis- tère décida la diffusion « de ce monument de patriotisme, bien propre à absoudre du reproche d'impiété les fonda- teurs de la plus belle constitution de l'univers (2) ». Lecoz était d'ailleurs procureur syndic du district de Quimper. La brochure fut répandue et fut jugée si convaincante que le département d'IUe-et-Villaine l'imprima à son tour à trois mille exemplaires. Dans l'Aisne, un curé, du nom de Nusse, avait publié un mémoire en réponse à son évêque. Le directoire charmé prit la réfutation à son compte, en tira deux mille quatre cents exemplaires, l'envoya à toutes les municipalités (3). L'effet de toute cette propagande fut médiocre. Par degrés les administrateurs, même modérés, s'irritaient de la résistance. C'est alors que la correspon-

(1) Flstiby, Le Clergé du département de V Aisne pendant la Révolu- tion, t. I. p. 139.

(2) Délibération du 10 octobre 1790.

(3) Délibération du 22 octobre 1790.

LE PAPE, LE ROI, LA SANCTION 31b

dance des directoires fait allusion « aux moyens de réduire le mauvais vouloir des évêques (1) ». Quels seraient ces moyens? On les cherchait un peu à tâtons, au milieu d'une double inexpérience, celle des magistrats locaux, celle du comité ecclésiastique lui-même, afîolé de tout ce qu'on lui demandait de conseils. Les rigueurs se diversifièrent suivant les lieux. En un grand nombre de départements, la solli- citude des autorités s'employa à prévenir la publication des lettres pastorales : les délégués se transportaient à l'évê- ché, saisissaient les exemplaires des mandements, puis ils pratiquaient une descente chez l'imprimeur et tantôt bri- saient la planche, tantôt la mettaient sous les scellés; ces mesures se complétaient par la défense de lire en chaire le document épiscopal. Ailleurs, les autorités locales invitaient l'Assemblée à prendre les initiatives qu'elles n'osaient prendre elles-mêmes : à Dijon, le directoire départemental signalait l'attitude incivique de l'évêque et appelait toutes les sévérités de la loi sur « ce ministre supérieur de la reli- gion (2) » : à Lannion, le procureur syndic dénonçait l'évêque Je Tréguier, M. Le Miatier, connu depuis longtemps « pour sa haute et sublime aristocratie ». Un moyen, jugé fort habile, serait de priver de traitement ceux que déjà on appelait des rebelles. A Nantes, à Saint-Claude, à Tulle, cette mesure fut appliquée aux prélats par le directoire du département, et bientôt elle s'étendrait au point de se géné- raliser. Pour réduire les évêques, il y aurait quelque chose de plus efficace que de supprimer leurs émoluments, ce serait de subordonner à leur obéissance la continuation du culte. Ainsi en jugea le district de Langres. Avec une hardiesse qui devançait le temps, il ferma de sa propre autorité la cathédrale, en confia les clefs au secrétaire du

(1) Lettre du procureur général syndic du département de la Corrèr*». 24 novembre 1790. (Archives nationales, Papiers du comité des recherches. carton 25.)

(2) Archives nationales, Papiers du comité des recherches, carton 25.

316 HISTOIRE RELIGIEUSE DE LA RÉVOLUTION

district, et décida qu'elles seraient remises à l'évêque le jour il prêterait serment (1).

Ces rigueurs, inégales, incohérentes, n'apaisaient ni ne changeaient rien. Une foule de petits conflits naissaient, et l'on y pouvait voir la première image de la confusion l'on marchait.

A Quimper, la mort de M. Gonen de Saint-Luc avait rendu vacant le siège épiscopal, l'administration du diocèse appartenait d'après les anciennes règles au chapitre, d'après la Constitution civile aux vicaires épiscopaux. Les cha- noines, bien qu'officiellement dissous, prirent en main le gouvernement, nommèrent même à une cure. Le directoire, après avoir consulté le comité ecclésiastique, déclara le chapitre aboli, proclama la compétence des vicaires épis- copaux. Mais les vicaires épiscopaux n'existaient pas encore, en sorte qu'une seule chose régnait, l'anarchie. Le plus habile serait de précipiter le remplacement. Le 28 octobre, les électeurs se réunirent à Quimper. Ils étaient peu nombreux. Par 233 voix, un Constituant, l'abbé Expilly, curé de Mor- laix, fut nommé. Ce fut, dans l'ordre des dates, la première des élections épiscopales. En mandant ces nouvelles au cardinal de Bernîs, M. de Montmorin ajoutait : « M. Expilly est modéré, mais il fera valoir ses droits. » Il les fit valoir en effet, mais sans beaucoup d'illusions; car son métropoli- tain, M. de Girac, évêque de Rennes, avait marqué par avance sa volonté de ne se prêter à aucune institution anti- canonique (2).

Sur divers points l'agitation gagnait, et dans l'Ouest, dans le Midi, dans le Nord, on en pouvait noter les signes. Dôjà l'attitude, jusque-là peissive, se nuançait de résistance. Dans le diocèse de Tréguier circulait une profession de foi traduite en langue bretonne et par laquelle les curés ou

1) Délibération du 8 décembre 1790. (Archives nationales, AD"", carton 32.)

(2) Histoire de la persécution religieuse dans le Finistère, par M. Téphanï.

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vicaires s'engageaient à ne reconnaître pour pasteurs aucun df ceux qui auraient reconnu la Constitution civile (1). A Nantes, une adresse signée de 104 prêtres protesta publi- quement contre le décret sur le clergé. Ces prêtres n'étaient animés d'aucune hostilité contre le régime nouveau; on a même remarqué que l'un d'eux appartenait à la Société des Amis de la Constitution. L'imprimé fut saisi et déféré, le 10 novembre, à l'administration départementale. Celle-ci demanda à l'Assemblée constituante des poursuites contre les signataires et, en attendant, suspendit vis-à-vis d'eux tout traitement (2). Dans le Gers, on vit l'évêque se présenter lui-même dans une réunion l'on procédait à l'élection d'un curé et tenter de la dissoudre (3). Pen- dant ce temps, à l'autre extrémité de la France, le direc- toire de l'Aisne mettait en demeure l'évêque de So'ssons, M. de Bourdeilles, de fixer le jour il prêterait serment. Le prélat protesta, refusa de recevoir les délégués envoyés pour vaincre sa résistance, prit à témoin ses prêtres de sa fidélité à l'Eglise. Le directoire osa alors, par une décision du 12 novembre, déclarer l'évêque déchu de sa charge; puis il fixa la date du 25 novembre pour l'élection du successeur. Cependant, à Paris, le zèle fut jugé excessif et, sur les re- montrances d'un des députés du département, la délibéra- tion fut supprimée (4).

Telle était la condition des choses vers la fin de l'automne de 1790. Point encore de lutte ouverte, mais presque par- tout un calme précaire; point d'agitation dans les campa- gnes, lentes aux nouvelles, très vaguement informées, re- pliées jusqu'ici dans leur paix : en revanche, dans les villes, autour des chapitres ou des évêchés, une minorité pieuse

(1) Archives nationales. Papiers du comité des recherches, carton 25.

(2) Lallié, Le diocèse de Nantes pendant la Révolution, p. 50-54.

(3) Archives nationales. Papiers du comité des recherches, carton 25. '4} Fletjby, Le Clergé du département de l'Aisne pendant la Révolu- tion, t. I, p. 161 et suiv.

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très surexcitée; chez la plupart des catholiques une attitude expectante, avec des essais timides et rares d'organisation pour la résistance; de la part des autorités locales, des me- sures isolées l'on sent poindre la persécution, mais celle qui a honle d'elle-même, se dissimule et tâtonne. Point de flamme, mais partout de petites flammèches volant en l'air. Quelle serait celle qui communiquerait l'incendie?

N'était-il pas encore temps d'étouffer ces foyers de dis- corde? Depuis deux mois, la Constitution civile avait subi la première épreuve de l'expérience, et par ce premier essai on pouvait pressentir quelle serait la perturbation quand les campagnes seraient atteintes comme les villes, quand l'exé- cution descendrait des évêques et des chanoines aux curés, quand ceux-ci seraient touchés à leur tour, soit par le rema- nieme t des circonscriptions paroissiales ou par les élections en cas de vacance, soit par la contrainte du serment. Tout était commencé, rien n'était irrévocablement compromis. L'épiscopat, très effrayé, très transigeant ne demandait qu'à sacrifier le superflu, tout le superflu, pour conserver dans l'ordre spirituel le strict indispensable. Ce qu'on eût appris de la cour de Rome si on avait daigné s'occuper d'elle eût montré dans l'esprit de Pie VI la même disposition à tout concéder, hormis l'unité de l'Eglise. Qu'on mît à profit l'avertissement des premières réprobations, qu'on rema- niât l'œuvre alors qu'on le pouvait faire sans s'infliger à soi-même un trop pénible désaveu, et on éviterait la plus redoutable des révoltes, la révolte des âmes.

Pour ce retour à la sagesse, il eût fallu ce qui manque le plus aux peuples en travail de révolution, ce qui manquait par-dessus tout à l'Assemblée constituante^ à savoir la modestie e* l'esprit de transaction. Les Constituants, malgré de nombreux mécomptes, gardaient, avec l'orgueil de leur fausse logique, toute l'infatuation de leur toute-puissance. La sagesse conseillait de retoucher les décrets sur le clergé; mais l'art des retouches est ce qu'ignorent le plus les nations

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dans l'ivresse d'un récent affranchissement. Puis cette pru- dence ne satisferait ni les orgueilleux qui naïvement se croyaient infaillibles, ni les jansénistes qui poursuivaient une revanche contre Rome, ni les impies qui, voulant dé- truire, eussent été désolés de réformer. La loi rencontrait des répugnances; loin d'alléger ces répugnances, on s'ingé- nierait à établir par force ce qu'on ne réussirait pas à im- planter par persuasion. Loin d'adoucir la Constitution civile, on l'aggraverait. Gomme à la guerre on force un adversaire à sortir de ses lignes, on contraindrait à se démasquer ceux qui jusque-là s'étaient retranchés dans une résistance néga- tive. Une loi nouvelle forcerait non seulement les évêques, mais les prêtres à sortir de leur attitude expectante et, dans un délai fixé, les mettrait en demeure de se déclarer amis ou ennemis.

VIII

Le 5 novembre, un représentant obscur qu'on appelait Duquesnoy monta à la tribune et signala la mollesse des autorités à exécuter la Constitution civile. « Pourquoi, dit-il, des fonctionnaires prennent-ils encore le titre aboli d'arche- vêque? Pourquoi le chapitre de Notre-Dame est-il encore en activité? » Il conclut en demandant que, dans la quin- zaine, le comité ecclésiastique rendît compte de l'applica- tion des décrets. Le lendemain, Merlin de Douai, ancien avocat du clergé, dénonça les troubles de Cambrai. Dans la même séance, un représentant, nommé Lavie, s'exprima en ces termes : « Je demande que les corps administratifs soient autorisés à refuser tout traitement aux ecclésiasti- ques qui s'obstineraient à protester contre les décrets. »

Les excitations extérieures ne manquaient pas. Elles venaient de tous ceux qui, en tenant en éveil les passions

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religieuses aussi bien que les passions politiques, s'aidaient tour à tour des unes et des autres pour précipiter la révo- lution. Parlant des évêques, l'un des rédacteurs des /?éw- lutions de Paris écrivait avec un ricanement sinistre : « Deux ou trois de ces messieurs, traduits au tribunal du peuple et jugés par lui sommairement, auraient rendu les autres plus circonspects (1). » Des adresses arrivaient des sociétés popu- laires, invitant aux répressions. Il en vint d'Aix, de Tou- louse, d'Amiens, de Quimper. Le 16 novembre, l'adminis- tration départementale des Bouches-du-Rhône réclamait une prompte exécution de la loi. L'administration du Var allait plus loin et, le 22 novembre, imposait aux prêtres, de sa propre autorité, l'obligation du serment dans la quin- zaine.

Les administrateurs du Var ne faisaient que devancer l'Assemblée. Une idée s'accréditait en effet parmi les Cons- tituants, c'était celle d'un serment imposé à date fixe et qui, en rangeant le clergé en deux parts, montrerait prévalait la révolte, résidait la soumission.

Le Comité ecclésiastique, si nous en croyons l'un de ceux qui y siégeaient, M. Durand de Maillane, se montra peu fa- vorable aux nouvelles mesures. Plusieurs de ses membres en craignaient les funestes effets (2). Elles furent élaborées, à ce qu'il semble, sous l'influence dominante du Comité des Recherches. Un député obscur, Voidel, qui ne dut qu'à cette circonstance une passagère notoriété, fut le rapporteur du projet.

Le 26 novembre, à la séance du soir, il se présenta pour lire son rapport. Justement l'Assemblée venait d'entendre une délégation de gens de Nantes, arrivés tout exprès pour dénoncer leur évêque et en demander l'arrestation. C'est à ce moment que Voidel parut à la tribune. Il commença par vanter les maximes de l'Evangile et la ferveur des pre-

(1) Révolution de Paris, 71.

(2) Durand de Maillane, Histoire du comité ecelitiastique, p. 128.

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miers fidèles. A ce pieux éloge de l'Eglise ancienne, on ne put douter qu'une attaque se préparât contre l'Eglise nou- velle. Reprenant la thèse maîtresse déjà développée tant de fois, Voidel affirma que la Constitution civile ne touchait point au dogme, mais seulement à des objets de discipline ou de police que l'autorité laïque avait compétence pour résoudre. Avec un art assez raffiné, mais qui était d'un pamphlétaire plus que d'un rapporteur, il énuméra, parmi les nombreux abus, ceux qui impressionneraient le plus l'As- semblée et surtout le public des tribunes: Les conciles ont prescrit aux évêques la résidence : on sait ce qui est advenu de cette règle. Ils ont défendu la pluralité des bénéfices : on sait combien d'évêques ont accumulé sur eux les revenus de plusieurs abbayes! Des protestations fort vives se sont éle- vées contre les suppressions de paroisses : mais naguère on a supprimé l'une des paroisses de Metz, et on en a rasé l'Eglise pour élever sur ses ruines un palais à l'évêque. La disparition des monastères a soulevé de nombreuses récla- mations : mais parmi les évêques, l'un des plus ardents à dénoncer le scandale a daté sa protestation d'une maison de Gélestins qu'il a fait supprimer et dont il jouit. On a signalé, pour les élections épiscopales, le danger des choix populaires : les choix étaient-ils meilleurs quand ils dépen- daient comme jadis des ministres, des commis, des valets, des femmes?... Et ici le rapporteur s'arrêtait, comme saisi d'une pudeur vertueuse qui l'empêchait d'achever. Il fallait justifier la loi nouvelle qui venait se greffer sur la Constitution civile. Le représentant Voidel affirma qu'une ligue s'était formée contre l'Etat et ajouta-t-il avec une assurance osée contre l'Eglise. Pour appuyer cette affir- mation, il cita les mandements des évêques, les protesta- tions des chapitres, flétrit la véhémence, tourna à crime, en la taxant d'hypocrisie, la modération elle-même. Puis il recueillit quelques dénonciations contre les curés qui, disait- on, avaient en chaire condamné les acquisitions de biens

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322 HISTOIRE RELIGIEUSE DE LA REVOLUTION

nationaux ou poussé au refus de l'impôt. Le rapporteur poursuivait par un hommage à la majesté de la loi. « Quand la volonté publique s'est exprimée, les individus n'ont qu'à obéir. » C'est en effet à la soumission et au silence qu'étaient conviés tous ceux qu'atteignait la Constitution civile. Le rapport se terminait dans le goût du temps par une sorte d'adjuration solennelle : « Ministres de la religion, s'écriait Voidel, cessez de regretter les hochets de la vanité qui dé- gradaient la maison du Seigneur... Songez que la Révolution a fait de nous des hommes... A force de vertus, forcez-nous au respect. Oubliez vos antiques erreurs; renoncez à vos pré- jugés; ne pensez plus à ces biens qui vous avaient perdus. Il en est temps encore; désarmez par une prompte soumission le peuple irrité de votre résistance; le décret que je vais pré- senter est moins une loi sévère qu'une mesure d'indulgence. » Plus d'une fois ce langage souleva les applaudissements. Le projet de loi, dont ce long rapport n'était que la préface, obligeait au serment les évêques conservés en fonctions et les vicaires épiscopaux, les curés conservés et leurs vicaires, les supérieurs et directeurs des séminaires, les professeurs des séminaires ou collèges, et tous autres ecclésiastiques fonctionnaires publics. Le serment serait prêté un jour de dimanche, à l'issue de la grand'messe, et dans la huitaine à partir de la publication. Toutefois, les ecclésiastiques, mem- bres de la Constituante, le prêteraient à l'Assemblée natio- nale, et dans la huitaine qui suivrait la sanction. La formule serait d'être fidèle à la nation et au roi et de maintenir la Constitution décrétée par V Assemblée nationale et acceptée pat le roi. Comme on le voit, la Constitution civile du clergé n'était point expressément nommée, mais l'intention évi- dente du législateur était de la comprendre dans le mot générique de constitution, et nul ne songea à une autre in- terprétation. Quiconque refuserait le serment serait censé avoir renoncé à son office et serait remplacé. Les ministres d^^ culte qui, sans avoir prêté serment, continueraient à

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s'immiscer dans leurs anciennes fonctions, seraient pour- suivis comme perturbateurs du repos public et perdraient tous les droits de citoyens actifs, sans préjudice de plus grandes peines s'il y avait lieu. Les mêmes poursuites seraient exercées contre tous ecclésiastiques ou laïcs qui, par coalition, tenteraient d'organiser le refus d'obéissance contre les décrets de l'Assemblée.

La proposition jetait tout à coup dans une phase aiguë le conflit qui, depuis quelques mois, se traînait. La droite contenait mal son anxiété, sa colère. Désespérant de faire repousser la motion, elle essaya d'en obtenir l'ajournement. Dans ce dessein, Gazalès s'élança vers la tribune; des mur- mures couvrirent sa voix. Barnave intervint et fît voter la discussion immédiate.

Elle commença donc aussitôt, mais dans un déchainement de passion se perdrait toute pensée conciliante. On vit se lever M. de Bonal, évêque de Clermont. C'était, parmi les évêques, l'un des plus autorisés; à peine put-il, en quelques paroles hachées par les murmures, réclamer pour l'Eglise de France le droit de s'assembler en concile et d'y régler ce que l'autorité spirituelle avait seule compétence pour résoudre. Un peu après lui, l'abbé de Montesquiou, en dépit de son habileté et de son crédit, ne rencontra pas meilleure fortune. « Il n'obtint que l'indulgence », a écrit l'un des témoins de ces débats fameux (1). Et pourtant quelles n'étaient point les concessions! Entre plusieurs maux l'abbé de Montesquiou choisissait le moindre et, pour détourner le péril immédiat, imminent, d'un serment imposé à date fixe, il acceptait, semblait du moins accepter, que le roi pourvût à l'exécution de la Constitution civile.

Dans cette confusion, deux hommes seuls se feraient vrai- ment écouter : Mirabeau dans la soirée du 26; l'abbé Maury dans la journée du lendemain.

(1) Feebièkes, Mémoires, t. II, p. 192.

324 HISTOIRE RELIGIEUSE DE LA RÉVOLUTION

La condition de Mirabeau était singulière. Pour le public, il demeurait le tribun de génie incarnant en lui la Révolu- tion. Mais depuis assez longtemps, des liens, très soigneuse- ment dissimulés, le rattachaient à la cour. Il lui faisait passer des notes, il en recevait des subsides; pendant l'été, à Saint-Gloud, il avait vu secrètement la reine. Il n'avait point pris part aux débats sur la Constitution civile, car il était très incompétent sur les questions religieuses; et d'ail- leurs son âme, toute pétrie du limon terrestre, n'avait jamais été soulevée par l'anxieuse curiosité des choses divines. Cependant il n'ignorait pas, il ne pouvait ignorer la recherche obstinée de Louis XVI à trouver, tout à l'oxtrême des concessions, un terrain il pût se fixer sans courir l'horrible risque d'être damné. Mirabeau, bien qu'à part lui il jugeât fort misérables ces scrupules timorés, était contraint de paraître en tenir compte. De chez lui un calcul très raffiné pour se maintenir au degré de fougue qu'exigeait sa réputation de tribun, et pour introduire, en même temps, à travers le projet des comités, un contre- projet qui, en afîectant de ne rien concéder au clergé, eh l'accablant même sous les traits les plus insultants, lui offrirait, par le vague des termes, un moyen de se dérober. Le comte de Lamarck était l'intermédiaire entre la cour et le grand orateur. Celui-ci, dans une lettre qu'il lui adressa quelques heures avant la séance, s'exprimait avec une extrême sévérité sur le projet Voidel qu'il jugeait « bien âpre, bien violent, bien superlative ». En revanche, il par- lait d'une contre-proposition dont il était l'auteur. Cette contre-proposition était, disait-il, pleine de rigueurs, mais de rigueurs apparentes, étalées tout en surface; et, en sup- primant habilement tout terme fatal pour le serment, elle fournirait aux plus réfractaires un échappatoire. Mirabeau ne dissimulait pas qu'il serait contraint de cacher sous les invectives ce secours secret : « Mais, ajoutait-il, ce n'est qu'en se tenant dans une certaine gamme qu'on peut, au

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milieu de cette tumultueuse assemblée, se donner le droit d'être raisonnable. » « Peu importe le discours, observait-il comme en s'excusant, ce qui reste en dernière analyse, c'est le décret (1). »

Quand Mirabeau prit la parole, le public, qui ignorait toute cette intrigue, lui fit une longue ovation. Sur la tri- bune il déplia des notes qui lui avaient été fournies, dit-on, par l'abbé Lamourette, le futur archevêque de Lyon. Sur ces matériaux préparés par un autre, il soufflerait le feu de sa passion.

Il avait parlé au comte de Lamarck d'une certaine gamme dans laquelle il fallait se tenir. Cette gamme, la gamme révolutionnaire, résonna si constamment dans son discours que l'oreille la plus attentive n'eût pu marquer une disso- nance. Il débuta, comme Voidel, par la prétention osée de défendre la vraie religion. « L'ennemi de la religion, dit-il, c'est l'orgueil et le fanatisme des prêtres; le calcul est de pousser l'Assemblée à attaquer le dogme; on espère de la sorte la rendre odieuse et intéresser la piété des peuples à sa dispersion. » Avec une violence inouïe, l'orateur attaqua VExposition des principes, publiée le 30 octobre par les évêques appartenant à la Constituante, a Les évêques, dit-il, en appellent à la papauté. C'est à merveille. Mais quoi! ils dictent par avance au pape son jugement par la critique qu'ils font de la Constitution civile. Quels sont, continua Mirabeau, ceux qui blâment le mode d'élection des évê- ques? Ce sont ceux qui oseraient à peine avouer à quelles intrigues ils doivent leur élévation à l'épiscopat. On sait ce qu'était la feuille des bénéfices... Je ne veux pas remuer cette source impure qui a si longtemps infecté de sa corruption profonde l'Eglise de France. Les véritables intrus, ce sont ceux qui sont entrés par cette voie dans le bercail du trou- peau du Seigneur. » Une dissertation, d'une science un peu

(1) Correspondance de Mirabeau et du comte de Lamarck, t. II, p. 360-361.

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326 HISTOIRE RELIGIEUSE DE LA RÉVOLUTION

hasardée, suivait, sur la juridiction des évêques. Ainsi par- lait Mirabeau, allumant de sa chaleur tout ce que le travail d' autrui lui avait fourni d'arguments. Il avait le matin, dans sa lettre au comte de Lamarck, annoncé qu'il devait acheter par une certaine violence « le droit d'être raisonnable ». La dose de violence était comble, et le stipendié de la cour avait si bien épaissi son masque qu'il pourrait désormais se mon- trer modéré, sans aucun risque qu'on le crût vendu. Pour comble de raffinement, le contre-projet qui suivait voilait encore sous quelques aggravations ce qu'il cachait de dis- positions favorables : il déclarait déchu de son élection tout évêque qui recourrait au Saint-Siège pour l'institution cano- nique; il étendait le serment aux prêtres investis du minis- tère de la confession, et en outre il suspendait provisoirement les ordinations. Quant aux adoucissements, ils résidaient, non dans ce que le projet contenait, mais dans ce qu'il omettait de régler. Nul délai fixe n'était imparti pouc le serment, et cette disposition fondamentale du projet Voidel se trouvait comme escamotée dans le tourbillon d'éloquence qui avait transporté le public des tribunes. Par suite, la redoutable mise en demeure était ajournée; par suite la Constitution civile demeurerait provisoirement dépourvue de toute sanction positive, de toute clause pénale, et l'on pourrait se traîner quelques jours encore sous l'empire d'ane loi qui, supposant l'universelle adhésion, avait né- gligé de prévoir la désobéissance. Tel était le pauvre service que Mirabeau, après avoir donné le change à l'Assemblée par l'âpreté de ses invectives, offrait au roi, à la Cour, à ceux qu'il prétendait protéger.

Il était tard. La délibération fut remise au lendemain. La droite était consternée. Dans la harangue de Mirabeau, elle n'avait pu découvrir le secours honteusement caché sous l'abondance des injures. Peut-être eût-elle dédaigné, si elle l'avait discernée, la fragile et précaire assistance, ofîerte à la dérobée, à la façon d'une aumône. Le 27, à la

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séance du soir, l'abbé Maury se leva, moins pour le succès que pour l'honneur. Sentant tout perdu, il ne ménagea rien et, ne pouvant se flatter de vaincre, se donna du moins l'âpre joie d'exaspérer. Il commença par exprimer ses regrets pour l'impatience de l'Assemblée qui se refusait à attendre l'issue des négociations avec le Saint-Siège : pour- quoi ne pas supporter quelque délai? Pourquoi ne pas attendre la réponse qu'on a demandée? A ces mots les in- terruptions éclatèrent : « Nous n'avons rien demandé », s'exclamèrent rageusement plusieurs voix. « Sommes-nous Italiens ou Français? » s'écrièrent d'autres députés. Le re- présentant Voidel et après lui Mirabeau avaient, à propos du serment, rouvert le débat sur la Constitution civile. La vraie sagesse eût été peut-être de ne pas les suivre sur ce terrain, mais d'ouvrir à la discussion une nouvelle voie, de supposer par avance le refus de serment et, en se fondant sur la déclaration des droits, de revendiquer d'ores et déjà pour les prêtres insermentés le libre exercice du culte. Maury avait les hardiesses de la parole plutôt que celles de l'esprit; il était un orateur brillant plutôt qu'un penseur, et cette thèse ne semble pas l'avoir effleuré. Ses adversaires avaient refait l'apologie de la législation récente : il en refe- rait la réfutation, en adversaire prompt à la riposte, exercé à une joute brillante, et jaloux de porter des coups qui, s'ils n'étaient point mortels, laisseraient du moins de cuisantes marques. Il mit en relief l'énormité d'abolir 53 évêchés dans le royaume, sans aucune forme légale, par un acte absolu d'une volonté toute-puissante. « Quel est donc, dit-il, ce pouvoir que vous vous êtes arrogé et qui réunit sur vos têtes ks attributions de législateurs, de pontifes, de juges? » A partir de ce moment, les murmures ponctuèrent chaque phrase. Maury, loin de les craindre, ne les souhaitait-il pas? Il était de ceux qui volontiers attendent le bien de l'exagé- ration du mal. L'un de ses espoirs résidait dans un excès de violence qui soufflerait au pays l'esprit de réaction, au roi

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l'énergie de la résistance. Le président était Alexandre de Lameth. Il pénétra cette pensée. Toute son attention se dépensa à prévenir les interruptions, à calmer l'Assemblée. On dit que, du bureau, il se pencha plus d'une fois vers les secrétaires : « L'abbé, murmurait-il, voudrait bien qu'on l'interrompit, qu'on le forçât à descendre de la tribune. Je ne lui laisserai pas le petit plaisir de crier à l'oppression. Je lui maintiendrai la parole malgré lui (1). » Le discours se poursuivit avec un surcroît de provocante hardiesse. Comme les rumeurs redoublaient : « Vos prétentions, dit Maury, ne sont pas plus des droits que vos murmures ne sont des rai- sons. » Parlant de la juridiction des évêques : « Il est impos- sible, observa-t-il, qu'un décret puisse conférer la juridiction spirituelle aux nouveaux évêques dont on érige les sièges, et aux prélats anciens dont on agrandit le territoire. » Il railla le système d'élection les protestants, les juifs eux- mêmes, concouraient au choix des évêques et des curés. Voidel avait signalé la longue absence de l'archevêque de Paris. « Vous sied-il, dit Maury, de reprocher son absence à un prélat que, par vos menaces, vous avez contraint à fuir? » Ainsi se continuait le discours, sans beaucoup de suite, mais ponctué de traits acérés ou vengeurs. Cependant le comité ecclésiastique avait grandi ses attributions au point de tout absorber. « Qu'est-ce que ce comité? s'écria l'abbé Maury. Je n'y vois pas un seul évêque, seulement quelques curés connus par la haine qu'ils ont vouée au clergé. Ce comité s'est substitué au pouvoir exécutif. Il correspond avec les citoyens, il transmet les ordres, il se charge de faire exécuter les décrets, il les aggrave. Il s'est fait modestement roi de France. » Partant de là, Maury dénonça la tyrannie de ces commissions qui délibéraient en secret, travaillaient en secret, introduisaient comme en surprise leurs projets par un rapport, et précipitaient le vote des lois. Le discours

il) Febbièbbs, Mémoires, t. II, p. 193.

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se termina par l'éloge du clergé de France, par une allusion à la persécution naissante : « Prenez-y garde, dit l'orateur, il n'est pas bon de faire des martyrs. »

L'Assemblée était impatiente d'aller aux voix. Vainement Gazalès, en quelques paroles entrecoupées de rumeurs, de- manda-t-il l'ajournement. Cependant la contre-proposition de Mirabeau demeurait en présence du projet de Voidel. Camus, qui détestait Mirabeau et qui, clairvoyant par haine, avait peut-être lu à travers ses pensées, obtint la priorité pour la motion Voidel. Comme on allait commencer le vote, une partie de la droite, renouvelant une faute assez fréquente, déclara qu'elle n'y participerait point. Le décret fut adopté. C'était le 27 novembre 1790, date mémorable dans l'histoire religieuse. Jusque-là, en dépit de toutes les divisions, un espoir d'entente avait subsisté. Suivant l'expression d'un des contemporains, M. de Montlosier, « la loi du 27 novembre coupa tous les ponts ».

IX

En sanctionnant la Constitution civile, le roi avait gardé un reste d'espoir : espoir dans le pape qui, voyant sa dé- tresse, finirait bien par l'aider un peu; espoir dans l'esprit public qui, en certains départements, se prêterait aux mter- prétations les plus bénignes; espoir enfin dans l'imprévu. Les premières lenteurs, les premières incertitudes de l'exécu- tion n'avaient pas laissé que d'affermir cet optimisme. On avait atteint la fin de l'automne, et de toute la hiérarchie ecclésiastique il n'y avait de supprimé que les chanoines. Soit béate confiance en leur prestige, soit générosité ou étourderie, les Constituants n'avaient point prévu les suites de l'insoumission, et pour la résistance le clergé béné-

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ficiait des lacunes d'une loi qui avait oublié la coercition ou l'avait dédaignée.

On s'entretenait en ces pensées quand le projet nou- veau, en imposant un délai fixe pour le serment, en pré- cisant les conséquences du refus, était venu assurer à la Constitution civile son complément pénal. Aux Tuileries, le rapport du représentant Voidel avait dissipé ce qui restait d'illusions. Puis on avait lu, et avec indignation, le discours de Mirabeau. Ce qu'il offrait de précaire secours se noyait dans ce qu'il prodiguait d'injures. L'archevêque de Tou- louse, quoique en relations avec le grand orateur, écrivait au comte de Lamarck : « Le discours de Mirabeau m'a paru encore plus détestable en le lisant que lorsque je l'ai entendu. Ceux qui pourront saisir ce qui s'y trouve d'intel- ligible n'y verront que l'abus de déraisonner (1). » Enfin, on avait su l'éloquente mais inutile intervention de Maury, le désarroi de la droite, et le vote qui avait tout consommé.

a On ne peut s'imaginer la consternation qui règne ici », écrivait le 28 novembre Mme Elisabeth. En ces conjonc- tures troublantes, l'avis le plus compétent serait celui des évêques. M. Champion de Gicé avait quitté le ministère; M. Lefranc de Pompignan était dangereusement malade. Parmi les prélats qui siégeaient à l'Assemblée, le plus consi- dérable par le rang était M. de Boisgelin, archevêque d'Aix. Ce fut à lui que, dans son anxiété, Louis XVI s'adressa.

M. de Boisgelin avait donné à l'Eglise une dcuble preuve de sa fidélité en combattant la Constitution civile et en rédigeant tout récemment VExposition des principes. Sol- licité de suggérer un conseil en une circonstance aussi grave, il essaya dans une lettre au roi, datée du !«' décembre, de résumer ses pensées.

Elles révélaient une mollesse singulière. C'est qu'en pré- sence du péril imminent, impossible à conjurer désormais,

(1) Correspondance de Mirabeau et du comte de Lamarck, recueillie par M. DB Bacourt, t. II, p. 364-365.

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la plupart des évêques présents à Paris subissaient une crise passagère d'effarement. Ils s'effrayaient, non pour eux- mêmes, mais pour la monarchie, pour la religion. Devant l'épreuve du serment, ils tremblaient pour leurs prêtres. Us se persuadaient que la perspective de 83 places d'évêques, de 1 200 places de vicaires épiscopaux, vaincrait les scru- pules des ambitieux, et que de proche en proche tout le reste fléchirait. Ils se sentaient en union médiocre avec leur clergé qu'aux jours de prospérité ils avaient souvent dédaigné, et de qui les séparait l'infranchissable barrière de la naissance. La réponse de M. de Boisgelin se pénétra de toutes ces terreurs. Afin d'échapper au reproche trop flagrant d'inconséquence, il amplifia un peu les formules conciliantes déposées dans VExposition des principes, et affecta de s'y référer. Puis il s'appliqua à détruire les illu- sions : « Il y a, observait-il, 44 000 curés; quelle sera la faible proportion de ceux qui ne seront pas retenus par la crainte! » Il jugeait qu'il fallait mettre en garde la cour de Rome contre les avis venus de Turin, contre les suggestions des émigrés. Il ne croyait pas à une explosion publique de la foi chrétienne, et (chose assez étrange chez un évêque!) loin de souhaiter cet élan, il le redoutait. « On pense, di- sait-il, que le peuple serait en mouvement pour la religion : ce serait un grand mal; il n'y a rien que les évêques ne doi- vent faire pour l'empêcher, et ce mal n'arrivera pas, car il s'agit de Questions qui sont hors ae la portée du peuple ». M. de Boisgelin ajoutait : « Il serait à désirer que j'eusse la liberté d'aller moi-même à Rome. Je serai toujours prêt à m'y rendre au premier ordre de Votre Majesté. » Et il paraissait croire qu'en exposant la situation des choses à Paris, les sentiments du roi, les siens propres, il arracherait au Saint-Père les concessions refusées ou différées jusque-là. En attendant, il résumait en un mémoire joint à sa lettre et destiné à être transmis à Rome todt ce que l'état de l'Eglise de France semblait exiger de sacrifices. Dans ce

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mémoire on priait instamment le pape d'approuver la nou- velle division des métropoles et des évêchés, et d'exhorter les évêques supprimés à consentir à la suppression de leur diocèse. Le souverain pontife « autoriserait pareillement les métropolitains à donner l'institution canonique aux nouveaux évêques, en attendant qu'il soit fait un arrange- ment définitif ». Tout « en se réservant de répondre sur la suppression des chapitres des églises-cathédrales », Pie VI approuverait l'établissement des vicaires épiscopaux qui, sans empiéter sur la juridiction propre et personnelle de .'évêque, formeraient son conseil habituel et permanent. Enfin, le pape, sans vouloir rien préjuger encore sur la forme des élections, exhorterait les évêques à instituer dans leurs cures les curés élus, à moins que le refus se justifiât par leurs mœurs ou leur doctrine (1).

En jetant les yeux sur ce mémoire, Louis XVI put se rappeler avoir lu quelque chose de pareil. Quatre mois auparavant, M. Champion de Gicé s'était-il exprimé en d'autres termes? Dans l'extrémité il se trouvait, le mal- heureux prince n'avait qu'une pensée fixe : trouver un biais pour céder sans péché. En vérité, pouvait-il pécher en s' appropriant le langage d'un archevêque! Le temps pressait; car on sentait que l'Assemblée impatiente marchanderait jour par jour les délais. Au mémoire de M. de Boisgelin, M. de Montmorin joignit une dépêche pour le cardinal de Bernis. Il le priait, le suppliait d'obtenir du pape la forme canonique pour les changements prévus par la Constitu- tion civile. « L'Assemblée, disait-il, ne reculera pas. » Il ajoutait : « Le roi suspend encore sa sanction, et j'espère qu'il pourra la susprendre jusqu'à l'époque à laquelle nous recevrons la réponse du Saint-Père; mais croyez que cette époque est calculée et qu'il est impossible d'aller au delà ». « La crise est pressante, continuait-il. Si vous parvenez

(1) Pièces trouvées dans l'armoire de fer du château des Tuileries, 3* Recueil, pièces LXXII et LXXIV bis.

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à obtenir ce que le roi et les évêques désirent du pape, vous aurez rendu le plus grand service qu'un ministre ait jamais rendu à l'Eglise et à l'Etat. Si, contre mon attente, le succès ne couronnait pas vos efforts, vous pouvez vous attendre à tout. » Montmorin s'appuyait sur l'opinion des évêques ; « Tous ceux que j'ai vus, disait-il, et j'en ai vu beaucoup, pensent comme moi. » La dépêche se poursuivait avec un assez singulier mélange de redites confuses, de supplication éperdue et de légère intimidation : « C'est au pape à aider le roi. Le roi a fait jusqu'ici tout ce qui était en son pouvoir, et peut-être plus que les circonstances ne lui permettaient. C'est au pape à présent de l'aider. Il est certain que, si les choses prenaient une tournure fâcheuse, Sa Majesté ne pour- rait se faire aucun reproche puisqu'Elle aurait épuisé tous les moyens qui sont en son pouvoir et a été peut-être au delà de ce qu'on pouvait attendre de l'attachement le plus profond à la religion de ses pères. » Montmorin finissait en ces termes : « Sa Majesté a fait à cet égard tout ce qu'elle s'est interdit pour ce qui la concernait personnelle- ment. » D3 toute cette dépêche, cette dernière phrase était la plus vraie; car jamais le pauvre prince même destiné à céder ne s'était évertué pour garder ses pouvoirs comme il se torturait pour libérer sa conscience (1).

Le mémoire de l'archevêque et la dépêche de Mont- morin se complétèrent par une lettre de Louis XVI à Pie VI. Le canevas de cette lettre semble avoir été fourni par M. de Boisgelin. Le roi invoquait le « danger de la religion », ajou- tait que « le silence ou le refus de Sa Sainteté déterminerait infailliblement le schisme. » En hâte tous ces documents furent rassemblés. Le courrier, envoyé naguère à Rome, était revenu. Le 3 décembre il repartit. Il avait, comme à son premier voyage, l'ordre d'aller vite, mais aussi de ne pas trop se montrer sur la route, car la chatouilleuse vanité

(1) Dépêche de M. de Montmorin, 3 décembre 1790. (Archives du mi- nistère des affaires étrangères.)

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de l'Assemblée n'admettait pas qu'on pût débattre ce qu'elle avait décidé, et elle se fût effarouchée si elle avait su, paru savoir qu'on négociait officiellement avec le pape.

X

Depuis deux mois, la correspondance entre le cardinal de Bernis et M. de Montmorin pouvait se résumer en un dialogue fort court, sans conclusion possible. « Nous sommes à la veille d'un schisme, disait le cardinal, nous y verserons sûrement si l'Assemblée ne s'arrête point ». « Oui, répli- quait le ministre, nous sommes à la veille d'un schisme, nous y verserons sûrement si le pape ne se décide à de promptes, à de radicales concessions ». Les dépêches se multipliaient sans profit, avec le même accord sur la gravité du mal, avec la même divergence sur la nature du remède. C'est en ces conjonctures que, le 14 décembre, après onze jours de route, arriva le courrier de cabinet dépêché par M. de Montmorin. La lecture des documents venus de Paris plongea Bernis dans la plus cruelle perplexité. Il avait comme diplomate une trop longue expérience des affaires romaines, il avait comme prêtre trop de lumières, pour entretenir de grandes illusions sur le succès de la négo- ciation remise à ses soins. D'un autre côté, tout ce qui vibrait en lui de patriotisme s'alarmait des conséquences d'un échec, et il se disait que la France devait être bien agitée pour qu'un personnage aussi pondéré que l'arche- vêque d'Aix prît sur lui de recommander des sacrifices si extraordinaires. Ce qui accroissait son embarras, c'est que les demandes à présenter au Saint-Siège n'étaient que la réédition légèrement retouchée de demandes déjà pro- duites. L'urgence du péril amènerait-elle la papauté à accepter ce qu'elle avait virtuellement repoussé?

LE PAPE, LE ROI. LA SANCTIOiN 335

C*est tout obsédé de ces pensées que le cardinal, dans la soirée du 14 décembre, gravit les degrés du Vatican. Il trouva Pie VI profondément troublé des affaires françaises. Vers lui montaient les doléances des chanoines dépossédés, les réclamations des évêques dépouillés de leur siège. Une multitude de lettres lui arrivaient, les unes sollicitant ses directions, les autres lui suggérant des avis. Ces avis, presque toujours empreints d'une grande frayeur, dépeignaient pour le présent un état douloureux, pronostiquaient pour l'avenir une condition pire encore. Bernis s'inspira des instructions de Montmorin, insista sur l'exaltation des esprits, montra le schisme près de déchirer l'unité religieuse de son pays. Il ne niait pas que les sacrifices sollicités du Saint-Père ne fussent inouïs; mais il demandait, il osait demander si une situation extraordinaire, presque sans précédents dans l'histoire, n'autorisait pas des concessions, extraordinaires aussi. Pie VI écouta l'ambassadeur avec bienveillance quoique avec les marques d'une singulière affliction. Céder, c'était mutiler l'Eglise; résister c'était perdre peut-être le royaume de France Pour justifier son attitude, le pontife se prévalut de la récente Exposition des prin- cipes. « Si je ratifiais, dit-il, en tout ou en partie l'œuvre de l'Assemblée, j'encourrais la désapprobation non seule- ment de l'Eglise universelle, mais de l'Eglise gallicane. » Plusieurs fois, le pape troublé jusqu'à l'angoisse répéta : « Ah! je donnerais ma vie avec joie pour sauver la France d^un schisme et prévenir la persécution qui menace le clergé de ce royaume. » Il lut, relut la lettre de Louis XVI; son- geant aux malheurs immérités de ce prince, l'émotion le saisit, et à tel point, dit Bernis, qu'il versa des larmes. La soirée était déjà fort avancée quand le Saint-Père congédia l'ambassadeur : « Demain, lui dit-il, je convoquerai les car- dinaux, je leur remettrai les pièces, ils les examineront. » La nuit s'écoula pleine d'agitation pour Pie VI. On le vit se lever, passer dans sa bibliothèque et se plonger dans

336 HISTOIRE RELIGIEUSE DE LA REVOLUTION

le travail. Le souvenir de l'Angleterre, jadis perdue, l'assié- geait avec la puissance d'une obsession. Il se mettait à écrire, puis s'arrêtait. C'est ce qu'on sut peu après par les confi- dences de ses serviteurs.

Le 16 décembre, les cardinaux se réunirent au nombre de douze. Pendant qu'ils étaient assemblés, Bernis leur fit passer un mémoire que longuement ils étudièrent. Pie VI voulut lui-même faire connaître à l'ambassadeur le résultat de la conférence. Dans la soirée, il lui écrivit le billet auto- graphe suivant : « Parmi les douze cardinaux qui composent la congrégation, il ne s'en est pas trouvé un seul qui ait été d'avis que nous pouvons en conscience faire une concession quelconque sans les explications convenables et nécessaires. Mais ils ont conclu unanimement qu'il faut faire des ré- ponses paternelles au roi et aux évêques, en autorisant ceux-ci à nous proposer eux-mêmes les articles qu'ils croient absolument nécessaires et susceptibles d'être admis par nous. » Pie VI ajouta : « Nous écrirons au roi et à l'arche- vêque d'Aix afin que ce prélat puisse communiquer notre lettre aux autres évêques de France. »

Bernis craignait un relus absolu. « C'est déjà beaucoup, écrivait-il, d'avoir obtenu une réponse qui ne soit pas tout à fait négative. » Cependant les chances d'accord allaient s'évanouissant. Pie VI n'aspirait qu'à l'entente, et les lettres qu'il recevait des évêques, les messages qui lui arrivaient de simples prêtres lui montraient l'urgence de la conciliation; mais il voulait que les demandes fussent examinées point par point avec toute faculté de rejet, d'amendement ou de revision : l'Assemblée, au contraire, avec tout l'orgueil étroit de la fausse logique, trouvait son œuvre intangible et en bloc l'imposait. Le pape réclamait du temps : l'Assemblée disputait impérieusement les heures. Le Saint-Père estimait indispensable de consulter les évêques de France : l'Assem- blée n'admettait, en toute matière ecclésiastique ou civile, d'autre avis que le sien et, elle existante, jugeait toute

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autre délibération superflue ou factieuse. Pie VI retint le courrier arrivé le 14 décembre et qui devait repartir pour la France. Il voulait se donner le loisir d'une suprême réflexion et peut-être aussi, dans les fêtes de Noël, solliciter une dernière fois les lumières d'en haut. Mais déjà à Paris toutes choses allaient se précipitant.

Kl

Ce mois de décembre 1790 fut, pour les catholiques plein d'angoisses. Pièce à pièce, et en attendant le serment, la Constitution civile s'exécutait. On pourvoyait aux évêchés nouvellement établis : le 23 novembre, un évêque avait été élu pour les Ardennes; le 12 décembre, on en élut un dans la Mayenne. Les autorités départementales, un ins- tant indécises ou inertes, s'éveillaient sous la pression de l'Assemblée. Dans l'Aude, dans le Var, ailleurs encore, elles prenaient des arrêtés contre les prélats qui, malgré la sup- pression de leur siège, s'obstinaient dans l'exercice de leur charge. Les traitements étaient abolis, les lettres pastorales étaient recherchées et détruites, des poursuites étaient ordonnées. Le 6 décembre, le représentant Camus publia son Opinion sur la Constitution civile; aussitôt 27 curés, membres de l'Assemblée, y adhérèrent; de une grande crainte que cet exemple entraînât. Les partisans de l'état nouveau prédisaient les chutes : « Il ne faut pas croire, écrivait Lindet, futur évêque constitutionnel, que ces bons apôtres de prélats veuillent être martyrs ou confesseurs et perdre leurs vingt ou trente mille francs. » Il ajoutait le 11 décembre : « Bien des gens sont assez fous pour croire que le clergé refusera le serment. Il y aura bien quelques refus, mais le nombre en sera petit (1). »

(Il Correspondance, p. 246, 247, 248.

a

338 HISTOIRE RELIGIEUSE DE LA RÉVOLUTION

Nulle part le trouble n'était plus grand qu'aux Tuileries. Depuis une année, une longue suite de concessions émiettait les restes du pouvoir exécutif. La loi récente fournissait une occasion au souverain pour marquer, d'un mot vraiment royal, la limite qu'il ne franchirait pas. Cette fermeté avisée eût servi la religion, la monarchie; elle eût servi la Révolu- tion elle-même qui, en se dégageant des querelles religieuses, eût éliminé les ferments vicieux destinés tôt ou tard à tout corrompre. Mais pour cette politique d'énergie tout manquait.

Tout manquait, et d'abord le monarque. Chez lui, point de coup d'œil royal, aucun de ces éclairs de raison qui mettent en pleine lumière les moyens sauveurs. Sa vue, quoique souvent juste, était trop peu rapide pour les chan- gements soudains des révolutions. Quand un travail lent avait éclairé son intelligence, un travail non moins lent commençait pour fixer sa volonté, et pendant ce temps tout se renouvelait sur la scène, les'âcteurs comme les décors. Par intervalles il essayait, comme les irrésolus, d'échapper à l'indécision par la brusquerie, et par il achevait de tout gâter. Ainsi se traînerait-il à la suite des occasions fuyantes, et il irait de la sorte jusqu'au jour où, n'ayant plus qu'à souffrir, il se transformerait tout à coup et monterait jus- qu'au sublime.

Ce superflu de lumières et de décision, le pauvre roi le demanderait vainement à ses conseillers. Hormis M. de Montmorin qui garderait longtemps encore le portefeuille des relations extérieures, hormis M. de Saint-Priest qui se retirerait dans quelques jours, tous les ministres étaient nouveaux. Ils s'appelaient, à la guerre Duportail, à la marine Fleurieu, à la justice Duport-Datertre, aux finances Delessart. C'étaient des hommes obscurs, probes mais de talent médiocre, de dévouement ordinaire sauf Deles- sart, vaniteux et impuissants tout ensemble, à la fois grisés et intimidés de leur élévation, ne voyant rien au delà d'une paix précaire proportionnée à la courte durée

LE PAPE, LE ROI, LA SANCTION 339

de leur pouvoir. Entre tous les objets qui dépassaient leur clairvoyance, aucun ne leur échappait davantage que la Constitution civile. Leur courte raison y voyait une sorte de moyen terme entre l'irréligion qui les effrayait et la vraie foi que le souffle du siècle avait affaiblie ou éteinte en eux. L'organisation nouvelle gardait les cérémonies du culte, l'essentiel de la hiérarchie ecclésiastique, les pompes officielles consacrées par la longue habitude des peuples. Que voulait-on de plus? Le reste leur apparaissait comme obstination de dévot ou petitesse d'âme timorée. Loin d'aider le roi, ils ne lui passeraient ses scrupules qu'à la condition de s'en proclamer eux-mêmes très affranchis, La terreur de l'Assemblée paralyserait d'ailleurs sur leurs lèvres tout conseil viril. On saisit la trace de cet effroi jusque dans la correspondance de M. de Montmorin, si supérieur à ses collègues par l'autorité, par l'attachement à son maître, par la longue pratique des affaires. Un jour, dans une lettre au directoire du Tarn à propos de son archevêché d'Alby, le cardinal de Bernis avait laissé échapper cette phrase : « Il est notoire que le roi a consulté le pape. » Aussitôt Mont- morin, informé de ce langage et craignant que l'écho en parvienne jusqu'à l'Assemblée, morigène doucement l'am- bassadeur : « Le fait est vrai, lui écrit-il, mais personne ne peut dire en être instruit légalement; car on provoquerait des explications qui ne peuvent être données sans incon- vénients (1). »

Bien au-dessus des ministres à qui la Constitution créait un état très subalterne, deux hommes, l'un par éloquence, l'autre par ascendant sur le peuple, paraissaient dominer la Révolution. C'était Mirabeau, c'était La Fayette. Ni sur l'un ni sur l'autre le roi n'eût pu s'appuyer. Bien qu'il fût le stipendié de la royauté, bien que son bon sens lui montrât clairement les dangers de l'anarchie croissante,

(1) Lettre du 14 décembre 1790. LArchives du ministère de$ affaires étrangères.

340 HISTOIRE RELIGIEUSE DE LA RÉVOLUTION

Mirabeau se prêtait plus qu'il ne se donnait. De part et d'autre, on n'était allié qu'en cachette et en se réservant mutuollement de se trahir ou de se désavouer. Le tribun ne sacrifiait pas plus à la cour sa popularité que celle-ci ne le créditait de sa confiance. Eût-il consenti à se compro- mettre qu'il ne se fût pas risqué, lui libertin, lui ouverte- ment incroyant, sur l'enjeu d'une question religieuse. Il eût craint dans cette conduite le ridicule plus encore que l'in- succès. On a vu son attitude dans la récente discussion sur le serment. Puis il n'exerçait lui-même qu'un empire contesté, sur les masses qui commençaient à le suspecter, sur l'Assem- blée qui, le trouvant trop grand, se vengeait de son génie en le souffletant de ses vices. Quant à La Fayette, sa principale clientèle résidait précisément dans cette portion des classes moyennes que charmait la Constitution civile et qui, rêvant églogues religieuses, se délectait dans l'Eglise primitive retrouvée. D'ailleurs, dans sa conception funeste d'un pouvoir désarmé, il ne jugeait point encore la royauté assez affaiblie, et ne se porterait décidément à son secours qu'après l'avoir débilitée au point de la rendre inguéris- sable.

Même isolé de ces secours, peut-être Louis XVI eût-il trouvé dans le seul stimulant de sa foi l'énergie de résister. Encore eût-il fallu que les conseils ecclésiastiques missent dans son âme la fermeté au lieu d'y entretenir l'indécision. Ici se place une des causes qui aggravèrent le plus, au début, la crise religieuse. Un certain nombre d'évêques se trouvaient à Paris; c'étaient en général les plus politiques, les autres gardant la résidence. Or, dans le maniement trop exclusif des affaires humaines, la plupart .de ces prélats avaient perdu cet esprit de confiance qui, sans trop grand calcul des consé- quences terrestres, remet tout à Dieu. Ils n'étaient ni assez simplistes pour être résolus, ni assez détachés pour être calmes, ni assez croyants pour se fixer en haut. Ce n'est que petit à petit, par une sorte d'acclimatation à l'épreuve.

LE PAPE, LE ROI, LA SANCTION 341

qu'ils retrouveraient au fond de leurs consciences et ramè- neraient à la surface les vertus engourdies. Sur l'heure ils balançaient entre les maux pour discerner le moindre, cher- chaient à tâtons la route loin de la montrer, et au lieu d'exem- ples, apportaient des dissolvants. Il est juste d'ajouter que le silence longanime du pape, à beaucoup d'égards si sage, laissait planer une ombre d'incertitude sur les concessions légitimes, sur les sacrifices interdits. De une certaine excuse pour les fluctuations.

L'Assemblée était impatiente de sa proie. Il lui fallait, avant que l'année finit, tenir la religion, comme le reste, sous ses pieds. Déjà, à plusieurs reprises, des murmures s'étaient élevés sur la prolongation des délais. Le 23 dé- cembre, comme la séance du matin s'ouvrait, le représentant Camus prit la parole. Il demanda que le président se rendit chez le roi, s'enqult des motifs qui retardaient la sanction, et priât le souverain de la donner incessamment. La motion fut votée. A l'issue de la séance, c'est-à-dire vers le milieu du jour, le président se présenta aux Tuileries. Louis XVI fondait encore quelque espoir sur les concessions du pape, et dans cet esprit ne s'appliquait qu'à temporiser. Mais le seul aveu officiel de pourpai'lers avec Rome eût soulevé une tempête. Ces négociations, nul n'ignorait qu'on les eût entamées; toutefois la vanité parlementaire, l'une des plus irritables de toutes, l'une des plus puériles aussi, dé- fendait qu'on en prononçât le mot. Contraint d'omettre ce qui était sur toutes les lèvres, le pauvre prince, en termes ambigus et qui tournaient inconsciemment à la duplicité, protesta de son attachement à la Constitution. Il observa que le décret du 27 novembre n'était que la conséquence du décret plus général rendu au mois de juillet : puisqu'il avait sanctionné l'un, on ne devait concevoir aucun doute sur ses dispositions quant à l'autre. Ayant cru apaiser les représentants par ces explications, le roi, en phrases de plus en plus varies, parla des difficultés d'exécution, de son

342 HISTOIRE RELIGIEUSE DE LA RÉVOLUTION

respect pour la religion, de démarches dont il attendait l'effet d'un moment à l'autre, de son désir de prendre les moyens les plus doux, afin que la tranquillité ne fût point troublée; puis il exhorta l'Assemblée à lui faire crédit de la confiance qu'il méritait. Gomme ce langage manquait de netteté, le prince condescendit à le résumer dans une note écrite qu'il remit au-président sans la signer. L'écriture n'eut d'ailleurs pas plus de clarté que les paroles : car l'équi- voque était au fond des choses, et aucun art de rédaction ne la pourrait dissiper.

Le soir, la séance se rouvrit au milieu d'une affluence plus grande qu'à l'ordinaire. Le président rendit compte de sa visite aux Tuileries. Derechef Camus se leva. C'était par excellence l'homme des motions acerbes. De son accent le plus aigre, il discuta la prérogative royale, puis il observa que le roi parlait à tort des difficultés d'exécution; car on ne pouvait exécuter que les lois sanctionnées et précisément celle du 27 novembre ne l'était pas. La moindre allusion au pape avait le privilège d'irriter. Camus ne manqua pas de le nommer et, soit entraînement de paroles, soit rancune de janséniste, alla jusqu'à refuser tout chef à l'Eglise, hormis Jésus son fondateur. La gauche applaudit la négation hardie. « Quel décret, continua Camus, pourrions-nous rendre si nous devions toujours attendre la décision du souverain pontife? » Il conclut en proposant une nouvelle démarche auprès du roi. L'attaque avait été osée. La défense fut timide avec le représentant Toulongeon qui sollicita en termes très humbles un ajournement jusqu'au janvier. Elle se releva avec l'abbé Maury, mais en un discours sans espoir. A une heure tardive de la soirée, l'Assemblée vota la motion suivante : « L'Assemblée nationale décrète que son président se retirera demain vers le roi pour le prier de donner, sur le décret du 27 novembre dernier, une réponse signée de lui et contresignée par le secrétaire d'Etat. »

L'attitude des représentants ne laissait au roi d'autre

LK PAPE, LE ROI, LA SANCTION 343

alternative que la résistance ouverte ou l'entière soumission. Aux Tuileries, la journée du 24 décembre fut pleine de con- fusion. Les conseils contradictoires se croisaient. A plusieurs reprises, Madame Elisabeth supplia son frère de refuser la sanction. En sens inverse, le ministre de la justice, M. Du- port-Dutertre, subissant lui-même la pression de l'Assem- blée, harcelait le prince de ses obsessions, l'adjurant de céder, de céder au plus vite (1). Une conduite tendait à pré- valoir qui serait la pire de toutes parce qu'elle serait la moins royale : elle consisterait à tout concéder dans le pré- sent, avec la restriction mentale de tout reprendre en cas de meilleure fortune. Cependant des avis qui semblaient fondés prédisaient une prochaine démonstration populaire, et l'image d'un nouveau 6 octobre, le souvenir des périls de la reine en cette journée, achevait de troubler l'âme du monarque.

En cette détresse, Louis XVI recourut de nouveau à l'archevêque d'ALx. Le prélat s'entoura lui-même de con- seils, lut et relut les débats de l'Assemblée, puis il formula sa réponse. Celle-ci, qui fut retrouvée plus tard au château des Tuileries, ne porte point de date, mais on ne peut douter, d'après le contexte, qu'elle n'ait été écrite dans la soirée du 24 décembre ou dans la matinée du lendemain.

L'archevêque commençait par une critique aussi juste qu'inutile des décrets de la représentation nationale. Il exprimait le regret que la « sage et vertueuse réponse » du prince n'eût point obtenu la confiance qu'elle méritait si bien. Il déclarait ensuite que « les évêques sages seraient forcés de refuser le serment si les formes n'étaient point remplies ». Cette profession de foi semblait la préface de conseils virils. Il n'en était rien, et ce même prélat, attentif à sauvegarder sa propre conscience, ne portait au pied du trône que des conseils timides, indignes d'un monarque qui veut régner. En un langage torturé, comme l'était la pensée

(1) Mémoires de Mme la duchesse de Tourzel, t. I, p. 218.

244 HISTOIRE RELIGIEUSE DE LA RÉVOLUTION

elle-même, il semblait absoudre par avance l'acceptation du décret, mais à la condition que cette acceptation parût 0 un acte forcé ». On reconnaîtrait que la liberté du roi n'exis- tait plus s'il avait à subir à plusieurs reprises les instances de l'Assemblée, si ses ministres étaient impuissants à le défendre contre ces obsessions, si des menaces d'émeute inspiraient quelque crainte pour la sûreté de la famille royale. L'archevêque d'Aix jugeait que la violence morale résulterait, non seulement, d'une sédition ouverte, mais de simples signes de révolte. « Il ne faut pas attendre, pour- suivait-il avec un grand raffinement de prudence, que les chefs recourent à des attroupements. » Ressaisissant sa pensée, il ajoutait : « L'insistance opiniâtre de l'Assemblée devient, dans l'état actuel, la loi de la contrainte. » Cependant il serait urgent de reporter sur le pape cette contrainte que l'Assemblée exerçait sur le roi. M. de Boisgelin n'hésitait pas. fl Un second courrier, disait-il avec tranquillité, devra arra- cher au pape un consentement forcé. » Sans doute Pie VI ne refuserait pas de prévenir « les tristes effets dont son refus serait la cause ». « Il se passerait, continuait l'archevêque, quelque temps entre la destitution des évêques et l'élection de ceux qu'on voudrait leur substituer, et pendant ce temps on pourrait recevoir la réponse de Rome. » M. de Boisgelin for- tifiait son avis en l'appuyant sur celui d'un autre personnage que, sur l'ordre du roi, il avait consulté : « Voilà, concluait-il, le résultat de notre conférence. » Gomme si un vague remords l'eût saisi, il se hâtait de s'amnistier lui-même en s'abritant sous l'intérêt public, sous l'intérêt de la dynastie. Il finissait parl'expression de son dévouement à la personne royale. « Je suis prêt, disait-il, à donner ma vie pour être utile au roi. » Et cette chevaleresque protestation qui s'associait à de timides avis était sincère : car les révolutions, qui obscurcissent l'es- prit et troublent toutes les clairvoyances, mettent parfois des conseils pusillanimes dans la bouche d'hommes vaillants. J'ai tenu à reproduire en entier ce document. Quelle ne

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devait pas être la perplexité du malheureux roi quand il voyait la lumière vaciller dans la main même de ceux qui tenaient le flambeau! Il lut, relut cette lettre. Il avait un répit de quelques heures, car c'était le jour de Noël, et l'Assemblée ne siégeait pas. Tandis que les cloches, célé- brant la grande fête, appelaient pour la dernière fois les vrais fidèles dans les églises bientôt livrées au schisme, le monarque, chargé de soucis au milieu de l'allégresse chré- tienne, put, en une méditation suprême, mettre en balance le péril de l'énergie et le péril, plus grand peut-être, de la faiblesse. Le soir, un rassemblement de quatre ou cinq cents personnes, formé autour des Tuileries, vint pousser des clameurs jusque dans le jardin et sous les fenêtres du château. On eût dit que la Révolution, agissant comme à point nommé, apportait au prince juste ce degré de con- trainte qu'exigeait la casuistique de M. de Boisgelin. La nuit s'écoula pleine de trouble. Le lendemain, 26 décembre, dès le matin, un dernier message arriva au souverain. Il émanait de l'un de ses plus loyaux serviteurs, M. de Saint- Priest, qui venait de quitter le ministère. En termes d'une tristesse résignée, M. de Saint-Priest exhortait le monarque à accueillir les vues du garde des sceaux Duport-Dutertre, « si Sa Majesté n'y trouvait rien qui fût trop contraire à ses principes. » Il ajoutait, en homme qui sentait le prix du temps, qui subissait, lui aussi, la terreur de l'Assemblée : « Je supplie en grâce Votre Majesté de finir ce matin, si cela est possible, l'affaire de l'acceptation (1). » Que pouvait le malheu- reux roi? Eperdu sous les avis dissolvants, affamé de paix pu- blique, troublé, non pour lui-même mais pour les siens, par les sinistres images de l'émeute, Louis XVI se dit qu'après tout il ne pouvait pécher en marchant dans les traces d'un ar- chevêque, et il se résigna à consommer la grande humiliation. Le message qui abaissait devant l'Assemblée la vielle

(1) Pièces trouvées au château des Tuileries, 3* Recveil, pièce CLXXV.

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royauté chrétienne et menaçait de briser quatorze siècles d'unité religieuse était conçu en ces termes : « Je viens d'accepter le décret du 27 novembre dernier; en déférant au vœu de l'Assemblée nationale, je suis bien aise de m'ex- pliquer sur les motifs qui m'avaient déterminé à retarder cette acceptation et sur ceux qui me déterminent à la donner en ce moment. Je vais le faire ouvertement, franchement, comme il convient à mon caractère : ce genre de commu- nication entre l'Assemblée nationale et moi doit resserrer les liens de cette confiance mutuelle si nécessaire au bonheur de la France. J'ai fait plusieurs fois connaître à l'Assemblée nationale la disposition invariable je suis d'appuyer par tous les moyens qui sont en moi la constitution que j'ai acceptée et juré de maintenir. Si j'ai tardé à prononcer V acceptation sur un décret, c'est qu'il était dans mon cœur de désirer que les moyens de sévérité pussent être prévenus par ceux de la douceur; c'est qu'en donnant aux esprits le temps de se calmer, j'ai croire que l'exécution de ce décret s'effectuerait avec un accord qui ne serait pas moins agréable à l'Assemblée nationale qu'à moi. J'espérais que ces motifs de prudence seraient généralement sentis; mais puisqu'il s'est élevé sur mes intentions des doutes que la droiture coimue de mon caractère devait éloigner, ma confiance en l'Assemblée nationale m'engage à accepter. Je le répète encore, il n'est pas de moyens plus sûrs, plus propres à calmer les agitations, à vaincre toutes les résis- tances, que la réciprocité de ce sentiment entre l'Assemblée nationale et moi; elle est nécessaire, je la mérite, j'y compte. » Quand le 26 décembre, à la fin de la séance, le président fit connaître cette lettre, la gauche de l'Assemblée acclama bruyamment, non le roi, mais sa propre victoire. Si nous en croyons le journal de Camille Desmoulins, les applaudis- sements se prolongèrent pendant dix minutes (1). Il fut

(1) Révolutions de France et de Brabant, 57.

LE PAPE, LE ROI, LA SANCTION 347

décidé que le document serait imprimé, qu'il serait envoyé aux municipalités. Puis, à la chute du jour, à travers la Ville, les colporteurs se répandirent, clamant la sanction. Dans les masses qui plus tard seraient profondément re- muées, l'émotion, sur l'heure, fut médiocre. Dans une cor- respondance du temps. Je lis ces mots : « Il n'y a que les gens de bien qui soient désolés. » Il restait à notifier au Saint-Père la résolution. Le message ne laissait pas que d'être délicat : car deux fois on avait consulté le pape, et deux fois on s'était décidé avant que le temps matériel pour sa réponse fut écoulé. M. de Montmorin se tira d'embarras en invoquant l'impatience publique. II ajouta brièvement et sans autres explications : t Sa Majesté, considérant cet état de choses, s'est décidée à sanctioimer le décret sur l'état du clergé (1). »

Louis XVI avait cédé, et misérablement, avec la seule excuse des conseils timorés qui avaient circonvenu sa faiblesse. Il avedt montré par à ses ennemis qu'ils pou- vaient tout entreprendre, à ses amis qu'il étêiit vain de comp- ter sur lui, et il retrouverait plus menaçante l'émeute qu'il avait refusé a'affronter. Ce n'est pas sans confusion qu'on lit aujourd'hui cette lettre embarrassée, diffuse, humiliée, le pauvre prince a consigné sa capitulation. Heureuse- ment la destinée, clémente jusque dans ses plus grandes rigueurs, réservait une revanche à l'honneur du roi de France. Deux ans plus tard, jour pour jour, en cette même fête de Noël, non plus dans un palais mais dans une prison, non plus au bruit des cloches joyeuses, mais dans le silence morne d'un cachot, non plus au milieu de conseillers dis- solvants, mais dans la solitude visitée seulement par Dieu, Louis XVI reprendrait la plume, et n'ayant plus d'issue que vers les choses éternelles, abandonné de tous excepté de Celui qui ne trompe jamais, tirerait soudain de son cœur

(1) Dépêche du 2S décembre 1790. (Archives du ministère des affaires étrangères.)

348 HISTOIRE RELIGIEUSE DE LA RÉVOLUTION

des accents si sublimes qu'ils arracheront des larmes à nos plus lointains descendants. Dans une des vitrines des Archives est conservé pieusement en une place d'honneur le testament royal, et avec raison; car aucun des joyaux de la couronne n'égale celui-là. Aux yeux des âges futurs, tous les écrits équivoques, maladroits ou vulgaires s'effa- ceront dans la radieuse beauté de l'écrit suprême. Devant l'image terne, indécise, souvent attristante de Louis XVI roi, s'interpose l'image presque surhumaine de Louis XVI captif. Dans la lumière épurée se détache le prince déjà touché de la marque divine s'évanouissent toutes les ombres dont le monarque s'enveloppa. Et à celui qui cueillit la palme du martyre, la postérité pardonnera de n'avoir pas su, quand il le fallait, saisir l'épée de justice

LIVRE SIXIÈME

LES DEUX ÉGLISES

SOUMAIRB

I. Le serment à V Assemblée : l'abbé Grégoire; Talleyrand; Gobel; signes d'intolérance dans l'Assemblée; Barnave; Cazalès.

II. La séance du 4 janvier 1791 : l'agitation au dehors; les disposi- tions du clergé; dernière tentative de l'abbé Grégoire : Barnave. L'appel nominal; l'appel collectif. Serments prêtés ou refusés parmi les membres ecclésiastiques de l'Assemblée.

in. Le serment à Paris. Manœuvres et pression. La journée du 9 janvier 1791 : l'église Saint-Sulpice : les gardes nationaux officient dans certaines églises. Proportion des serments prêtés et refusés dans le clergé de Paris. L'Assemblée nationale : quelles craintes percent sous son assurance : loi du 7 janvier 1791 : Instruction du 21 janvier.

IV. Le serment dans les départements. Les curés : quels sentiments contradictoires éveille en eux la Révolution : l'homme de Dieu et l'homme de la terre. Comment l'année 1789 est, malgré certains signes troublants, l'année des espérances : l'année 1790 et ses désillu- sions. — La Constitution civile : impressions des curés de campagne.

Comment le décret du 27 novembre détruit tout espoir d'entente.

Terrible crise morale : quelles raisons poussent à prêter ou à refuser le serment. Serments et refus purs et simples : serments restrictifs : par quelles formules variées à l'infini les prêtres essayent de satis- faire à la fois à la loi civile et à leur conscience. Quelle a été la proportion des ecclésiastiques assermentés et des prêtres fidèles : épiscopat : clergé desvilles: clergé rural; quels éléments complexes rendent toute supputation difficile : quels chiffres paraissent devoir être adoptés.

V. Première organisation de l'Eglise nouvelle. Elections épisco- pales. De l'Institution canonique et du sacre; quel embarras met un instant en périll 'Eglise constitutionnelle. Talleyrand : le sacre dans l'Eglise de l'Oratoire (24 février 1791) : les consécrations qui suivent.

Les élections des curés : comment, à Paris, le recrutement du clergé

350 HISTOIRE RELIGIEUSE DE LA RÉVOLUTION

constitutionnel est assez aisé : comment, en province, on peut dèsl'abord deviner toutes les divisions qui éclateront.

VI. Installation des évêques constitutionnels. Les catholiques non conformistes : leurs critiques, leurs épigrammes : réside le vrai danger.

VII. Les populations des campagnes : comment jusqu'ici elles ont été peu atteintes par les innovations religieuses. Comment la loi sur le serment scinde en deux le clergé : quelles contrées sont particulière- ment troublées. Les deux curés, les deux cultes : mise en quarantaine de l'assermenté. Les brefs du pape {10 mars et 13 avril 1791). Premiers symptômes de lutte civile.

VIII. Les modérés : Bailly; La Fayette; les membres du directoire de Paris : comment ils craignent d'être débordés. Symptômes crois- sants d'intolérance religieuse : Mesdames, tantes du roi, arrêtées à Araay- le-Duc : scènes honteuses dans les chapelles oiïicient les non-confor- mistes.— Arrêté mémorable du département de Paris (11 avril 1791): en quoi il empire et améliore la situation des catholiques fidèles, et comment il établit, quoique avec d'inquiétantes restrictions, la liberté des cultes. Scènes de violence à l'église des Théatins. L'arrêté du département de Paris devant l'Assemblée : théorie de Treilhard : dis- cours de Talleyrand et de Siéyès: loi du 7 mai 1791 : au prix decpiels sacrifices elle accordait la liberté : quelle pourrait être, sous le régime de cette loi, la condition des catholiques romains.

IX. Comment tout conspire pour rendre impuissant tout essai de liberté des cultes. L'Assemblée : nouveaux décrets rigoureux. Dé- sordres et violences : scènes du Palais royal; nouvelles scènes à l'église des Théatins. Impuissance de l'autorité et surtout des ministres. Le roi : sa faiblesse : comment sa conduite offre un curieux mélange d'hommages et de résistances à la Constitution civile.

X. Le personnel de l'Episcopat constitutionnel : les hommes : les carac- tères : les premiers actes. Tournées pastorales : déceptions et ava- nies de toute sorte : les fidèles; les prêtres; les religieuses : comment, sous l'accumulation des mécomptes, les évêques intrus, d'abord bien intentionnés, s'exaspérèrent : comment s'affermit en eux l'idée de faire appel au bras séculier. est le bras séculier de la Révolution.

XI. Les clubs : leur origine; clubs de village ou de petite bourgade; clubs dans les villes; clubs à Paris. Les clubs et la religion. Com- ment les clubs sont attirés vers la constitution civile : comment les prêtres constitutionnels sont à leur tour attirés vers les clubs. Com- ment les membres des clubs, dans les provinces, reçoivent les évêques, les haranguent, organisent les fêtes en leur honneur. Comment ils deviennent, de thuriféraires, dénonciateurs, et provocateurs de mesures persécutrices. Essais d'intimidation ou d'émeute : les religieuses; les Carmélites des Couëts.

XII. L'événement de Varennes (21 juin 1791). Quelle en fut la réper- cussion sur les affaires religieuses. Idée de soumettre à un régime d'exception les prêtres assermentés. Arrêtés départementaux inter- nant ou éloignant les réfraciaires. Comment l'Assemblée constituante

LES DEUX EGLISES 331

homologue l'arrêté du département du Bas-Rhin (17 juillet 1791). De diverses mesures prises ou réclamées par les autorités locales. -~ Quel est le sort de la loi libérale du 7 mai. XIIL La fin de l'Assemblée constituante. De quelques symptômes de crainte ou de repentir : idée de fortifier un peu le pouvoir royal : répression du Champ-de-Mars, et mesures de réaction. Impuissance des constituants : comment la principale cause de cette impuissance réside dans la constitution du clergé. De quelques mesures se marque un léger retour de tolérance religieuse : l'amnistie. Le roi accepte la Constitution (13 septembre 1791): sous quelle impression l'Assemblée se sépare.

Un délai de huitaine était accordé pour le serment aux membres ecclésiastiques de l'Assemblée. Le 27 décembre 1790, on venait de discuter un projet sur l'organisation de la force publique, quand l'abbé Grégoire parut à la tribune. C'était un prêtre ardent jusqu'au fanatisme pour la révolu- tion, d'un esprit très sujet à l'erreur ou aux entraînements, dépourvu des dons éminents qui font le philosophe, le poli- tique ou l'orateur, mais désireux de garder la foi chrétienne, très pénétré de ses devoirs sacerdotaux, et entouré de l'es- time qui s'attache à la droiture, au courage, à la régularité de la vie. Il n'approuvait point la Constitution civile, mais satisfait que le dogme demeurât sauf, il jugeait que le parti le plus sage était la soumission. Son discours écouté en un profond silence car on sentait que plusieurs y cherche- raient une direction fut une défense plutôt qpi'une apo- logie. Il commença par attester « son inviolable attachement aux lois de la religion aussi bien qu'à celles de la patrie ». « De cette religion divine nous serons, dit-il, constamment les missionnaires; nous en serions, s'il le fallait, les martyrs. Il ajouta : « Après le plus mûr, le plus sérieux examen, nous déclarons ne rien apercevoir dans la Constitution qui puisse

852 HISTOIRE RELIGIEUSE DE LA RÉVOLUTION

blesser les vérités saintes que nous devons croire et ensei- gner. » En homme qui ne met dans les lois que ce qu'il y veut voir, il présenta des nouveaux décrets une glose fort adoucie; il garantit, non sans quelque témérité, le zèle religieux de l'Assemblée; puis il exprima ses vœux pour la paix du royaume, pour l'union entre les ouailles et les pasteurs. Enfin il prononça la formule du serment. Il eut soin d'adhérer non seulement à la Constitution en général, mais très expli- citement à la Constitution civile du clergé. La variante d'ail- leurs importait peu, la Constitution contenant la Constitution civile comme le tout contient la partie. Gomme Grégoire achevait son discours, un assez grand nombre de prêtres se détachèrent de leur banc et à leur tour se disposèrent à jurer. On en compta soixante-deux. Il y avait cinquante et un curés et trois ou quatre professeurs; le reste se composait d'ecclésiastiques qu'excitaient les superfluités du zèle ou la poussée de l'ambition, car ils n'étaient pas fonctionnaires, et on ne leur demandait rien. Dans les tribunes, les specta- teurs se chuchotaient les noms. Il y avait l'abbé Gouttes, naguère président de l'Assemblée; Dumouchel, recteur de l'Université de Paris; Expilly, qui venait d'être nommé évêque de Quimper; puis les curés Jallet, Balard, Lecesve, qui avaient eu naguère leur heure de célébrité, car les pre- miers, en 1789, à l'époque de la réunion des Ordres, ils s'étaient ralliés au tiers-état.

En rendant compte de cette journée, le représentant Lindet écrivait, avec quelque dépit : « Aucun évêque ne s'est laissé entraîner (1). » Le 28 décembre, la séance venait à peine de s'ouvrir quand on vit paraître M. de Talleyrand. Dans la salle, encore presque vide, il y avait à peine cent personnes. Il semblait avoir à dessein choisi ce moment, en homme de goût affiné qu'eussent humilié des acclamations vulgaires. Il était un peu plus pâle qu'à l'ordinaire, avec ce

(1) Correspondance, p. 254.

1

LES DEUX ÉGLISES 353

sourire mystérieux l'on pouvait à volonté tout lire. II avait, contre l'habitude, revêtu ses insignes et portait la croix pectorale. Il gravit la tribune, marchant moins lente- ment que de coutume et comme pressé d'acquitter une importune corvée. Les rares assistants s'attendaient à un discours. Il se garda d'en faire, soit que la rhétorique des harangues l'excédât, soit que, croyant encore un peu moins à l'Eglise constitutionnelle qu'à l'autre, il jugeât indigne d'un gentilhomme l'hypocrisie du dévouement. Avant que l'enceinte ne se remplîf, il se retira à la dérobée, comme sur la pointe des pieds, un peu honteux de la palinodie, heureux en même temps d'être libéré. Eglise ancienne, Eglise nou- velle, il se hâterait d'échapper à l'une et à l'autre, les jugeant toutes deux condamnées à mort et n'aimant pas les agonies.

Du 28 décembre au 1®' janvier, il y eut encore quatorze serments. Les masses, jusque-là ignorantes ou inertes, com- mençaient à s'éveiller un peu. « Il y aura bientôt, disait-on, du nouveau dans les Eglises. » Beaucoup de brochures cir- culaient pour ou contre les décrets. Cependant les religieuses, dans les chapelles de leurs couvents, élevaient vers le ciel de ferventes supplications. Des mains invisibles propageaient dans les rues ou glissaient sous les portes des feuilles de pro- testation, des formules de prières, de pieuses efligies du Sacré-Cœur; et toute cette propagande clandestine, à la fois timide et ardente, offrait les premières images d'une reli- gion qui se cachait (1).

Le dimanche 2 janvier, un personnage parut à la tribune, décoré comme Talleyrand de la croix pectorale. Etait-ce bien un évêque? S'il y avait des degrés dans l'épiscopat, il y eût occupé le dernier rang. Simple coadjuteur de l'évêque de Bâle, il n'exerçait sa juridiction que sur les parties françaises de ce diocèse. Ce prélat s'appelait Gobel et por- tait le titre d'évêque de Lydda. Ses amis le disaient chari-

[i) V. FBEErÈBBB, Mémoires, t. II, p. 204.

SS

354 HISTOIRE RELIGIEUSE DE LA RÉVOLUTION

table, bon, de foi un peu molle mais non sérieusement en- tamée. Il était d'esprit médiocre, de goûts fastueux, d'âme vaniteuse, à la fois ambitieux et débile, pusillanime autant que vain, et perpétuellement partagé entre deux craintes, celle de Dieu et celle des hommes. Pour écarter tout reproche de tiédeur, il excusa par son état de santé son retard à rendre hommage à la loi; puis il jura, mais avec un préam- bule qui insistait sur les droits de la juridiction spirituelle et exprimait la persuasion que l'Assemblée n'avait rien voulu décider de contraire au salut des âmes. On eût dit que, par ce langage, il voulût, tout en prêtant le serment, le retenir en partie, et cumuler, avec les applaudissements du public, le pardon de sa propre conscience. Ce manège ayant été éventé, il reprit la parole, protesta de son attachement à la Constitution civile, expliqua que le seul but de ses ména- gements avait été de calmer les scrupules de ses prêtres d'Alsace, fort troublés par les lois nouvelles. Ainsi se peignit- il doublement en ces deux harangues, avec la foi tremblante Qui avait soufflé ses restrictions et avec la lâche faiblesse qui rétractait les restrictions elles-mêmes.

Quatre nouveaux serments furent prononcés le 2 janvier. On en recevrait, en outre, vingt-deux autres le lendemain. Quoique les défaillances fussent assez nombreuses, elles étaient loin du chiffre espéré. Sous le dépit de l'insuccès, la gauche et avec elle le centre s'emportèrent dans une grande montée d'intolérance. On le vit bien quand, peu après l'in- tervention de Gobel, M. de Bonal, évêque de Glermont, se leva pour proposer une formule de serment, très explicite sur les droits de la puissance civile mais restrictive sur tous les objets spirituels. Dans le public, dans l'Assemblée, les murmures éclatèrent : « Nous ne voulons, dit Treilhard, qu'un serment pur et simple. » Ces âpres paroles furent cou- vertes d'applaudissements. Sous les invectives, M. de Bonal dut quitter la tribune. Pendant la nuit il fit imprimer son d:3cours. Le lendemain, autour de l'Assemblée, on le distri-

LES DEUX ÉGLISES 335

buait sous ce titre : Opinion que M. Vévêque de Clermont a voulu prononcer, mais que le despotisme du côté gauche Fa forcé de déposer simplement sur le bureau (1).

La séance du 3 janvier s'ouvrit sous cette impression irritée. Le lendemain expirerait le délai de huitaine imparti pour le serment. Plusieurs éprouvaient quelques scrupules d'appliquer à la lettre les rigueurs de la loi, et de déclarer forclos ceux qui n'avaient pas juré. Barnave se chargea de vaincre les dernières pudeurs des modérés. Protestant, il assouvissait les rancunes de ses coreligionnaires; ambitieux, il poussait à tout hasard sa réputation et, en saisissant la première place en un débat mémorable, caressait l'espoir d'égaler enfin ce Mirabeau insupportable à son envie. En cet homme destiné à se montrer bientôt si courageux, si clairvoyant, se personnifia, en ces jours, l'esprit d'âpreté qui creuse les dissentiments irrépai'ables. En un langage précis, sans flamme, sans objurgation mais sans pitié, il adjura l'Assemblée de ne rien ajouter à cette huitaine stricte après laquelle il y aurait deux clergés, deux Eglises, deux Frances aussi.

La décision n'alla pas sans une suprême défense. Cazalès eut l'honneur de ce noble effort. Il fut habile, persuasif, véhément sans violence, attristé sans amertume, clairvoyant sur les maux futurs et, malgré les clameurs hostiles, attentif à ne rien exaspérer. Il représenta que les évêques ne dési- raient que la paix, et que leur résistance n'avait d'autre origine que les obligations de leur conscience. Il puisa dans leur conduite même la preuve de leur modération : ils au- raient pu, après avoir rédigé VExposition des Principes, y faire adhérer le clergé de second ordre : c'eût été la guerre : ils s'étaient gardés d'agir de la sorte et, loin d'élargir le conflit, n'avaient cherché que la conciliation : ils attendaient la réponse du pape; fallait-il leur refuser un délai? Cazalès

(1) L'Ami du roi (de Royou), 3 et 4 janvier 1791.

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poursuivit : « Ce n'est pas, dit-il, aux représentants du peuple français à mettre des citoyens dans l'alternative d'être impies ou rebelles. » Il rappela les attaques contre le clergé et combien elles avaient rencontré de crédulité dans les masses : « Il est certain, observa-t-il, que les ministres du culte ont de nombreux ennemis, qu'on a voulu les rendre odieux au peuple et qu'ils seraient les premières victimes des troubles si une guerre civile ou religieuse se déclarait. » Le discours se termina en une invocation à la bonté, à la pru- dence, à la sagesse de l'Assemblée, c'est-à-dire en termes presque humbles, mais de cette humilité des vaillants qui peuvent supplier sans s'abaisser.

Gazalès avait pour lui le talent et, avec le talent, le renom d'estime qui s'attache au courage. Mais l'Assemblée, enivrée du pouvoir de tout faire, subissait ces accès d'intolérance collective qui rendent le despotisme parlementaire plus brutal qu'aucun autre. Elle se refusa à écouter cet homme à l'âme droite, au cœur chevaleresque, surgissant au dernier moment pour épargner une faute irréparable à son pays. Comme Gazalès avait observé que si l'Assemblée agissait avec rigueur, elle destituerait peut-être soixante ou quatre- vingts de ses membres : « Tant mieux! avait répliqué aussitôt une pai'tie du côté gauche. » Ce parti pris d'iniquité prédisait le vote, et la motion de Barnave fut adoptée.

II

Ce jour du 4 janvier serait donc le dernier jour de grâce, celui les membres ecclésiastiques de l'Assemblée devraient se soumettre ou abdiquer leur ministère.

Dès le matin, dans la clarté sombre de l'hiver, la Révo- lution mobilisa ses troupes. Des hommes résolus, quoique

LES DEUX ÉGLISES 387

en petit nombre, occupèrent les abords de l'Assemblée. Des pamphlets, des journaux circulaient; des cris de mort étaient vociférés contre ceux qui ne se conformeraient point à la loi. Une circonstance attisait les passions. L'avant- veille, la municipalité avait fait placarder le décret du 27 novembre. Or, par suite d'une violence de subalterne ou d'une erreur, les placards dénonçaient comme perturbateurs du repos public quiconque se refuserait à jurer. La diffa- mation était flagrante, car on flétrissait comme criminels ceux qui, par le refus de serment, n'encouraient, ne pou- vaient encourir que la perte de leurs fonctions. Bailly, maire de Paris, prévenu, s'était empressé de faire poser de nouvelles afïïches. Mais le remplacement n'avait pu s'opérer partout; d'ailleurs, le souvenir de la première lecture sub- sistait. De là, dans les masses, une impression qui ne s'effa- cerait pas, celle d'une mise hors la loi contre les ecclésias- tiques fidèles, celle d'une sorte de solidarité entre les prêtres non conformistes et les ennemis de la patrie (1).

Dans l'intérieur de la salle avait été aménagé le même appareil d'intimidation. Une organisation, qui se perfec- tionnerait sous l'Assemblée législative, avait déjà créé des bandes soudoyées, composées en grande partie de soldats licenciés ou déserteurs, et dont l'office était de peser, par clameurs ou violences, sur les délibérations. Bien avant la séance, les galeries se garnirent de ces hommes de désordre, peu nombreux encore mais disciplinés, et tout prêts à la manœuvre des applaudissements ou des vociférations. Ce qui restait de places vides fut bien vite assailli par les gens des clubs, et tout ce monde, grouillant dans les tribunes, s'apprêta par avance à déconcerter les résistances, à saluer les défections.

(1) Voir déclaration de Bailly, maire de Paris {séance de l'Assemblée constituante, 4 janvier 1791) et lettre du garde des sceaux {séance de V Assemblée constituante, 5 janvier). V. aussi Febrièebs, Mémoires, t. IL p. 208.

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Dans le clergé, les faibles avaient déjà succombé; il ne restait que les forts. Quoique agités d'un certain trouble car ils n'étaient point encore façonnés à la persécution ils s'encourageaient virilement à ne pas fléchir. Le mérite serait moindre pour les évêques, stimulés par le point d'honneur, que pour les curés, poussés vers la Révolution par les contacts d'origine, menacés par la misère, soutenus seulement par leur foi. Parmi ceux-ci plusieurs manifes- tèrent des sentiments admirables. Quelques heures avant la séance, un des curés du Ponthieu écrivait à l'évêque d'Amiens : « Je vivrai et mourrai inviolablement attaché au corps des évêques, ayant pour chef le chef même de l'Eglise universelle. » Et il ajoutait : « Quant à la vie maté- rielle, il est une Providence qui me dit et me démontre que les lys ne filent pas et que les oiseaux ne font pas de pro- visions (1). »

Un débat inécouté sur le jury occupa le commencement de la séance. A deux heures, l'ordre du jour fut interrompu pour les prestations de serment, et au bruissement des voix succéda soudain le silence. L'abbé Grégoii'e, en politique homme de combat, en religion homme de paix, tenta un dernier effort sur ses collègues ecclésiastiques. Par un rai- sonnement si subtil qu'il s'accommoderait mal avec l'en- tière sincérité, il ^tablit que l'Assemblée « ne jugeait point les consciences, qu'elle n'exigeait pas même un assentiment intérieur ». Puis ressaisissant sa pensée et assimilant la loi du serment aux lois civiles, il traça une distinction entre l'obéissance légale, seule chose qui pût être demandée, et l'entière adhésion intellectuelle et morale qui ne relevait que du for intérieur. Devenu sophistique à. force de vouloir être conciliant, il développa en termes peu intelligibles cette thèse très obscure, se défendit d'ailleurs de favoriser les restrictions mentales et, sur l'extrême hmite de la sou-

(1) Lettre de M. RoHin, curé de Verton, 3 janvier 1791 (Dehamecoubt, Hittoire du diocèse d'Arras pendant la Résolution, t. II, p. 96).

LES DEUX âGLISES 359

mission et de la résistance, essaya de définir un minimum d'adhésion qui préviendrait la guerre. Il termina son dis- cours par ces mots : a Attaché par une union fraternelle, pai' un respect inviolable à mes respectables confrères les curés, à nos vénérables supérieurs les évêques, je désira qu'ils acceptent cette explication, et si je connaisscds une manière plus fraternelle, plus respectueuse de les y inviter, je m'en servirais. »

Ce terrain d'accord était trop mouvant, trop instable pour ne pas s'écrouler aussitôt. Barnave d'ailleurs veillciit. II fut le mauvais génie de ces jours funestes. Avec lui, l'homélie apaisante devint impérieuse mise en demeure. De sa voix jeune, nette, froidement tranchante, il somma ses collègues de mettre un terme aux paroles et d'en venir aux actes. Puis, se hâtant vers la conclusion, il requit du président l'appel nominal de tous les membres ecclésias- tiques de l'Assemblée qui étaient fonctionnaires publics : ils seraient interpellés un à un sur leur volonté de prêter ou de refuser le serment.

Forts de leur majorité, décidés à cet écrasement que permet le nombre, les députés, cette fois encore, obéirent au geste de Barnave. Le président annonça l'appel nominal. Cependant, aux abords du manège et dans le jardin des Tuileries, les rassemblements avaient grossi et étaient de- venus fort tumultueux. On y suivait, par les émissaires venus de l'intérieur, tous les incidents de la séance. A la nouvelle que l'instant était venu pour le serment, les cla- meurs redoublèrent. On vociférait : A la lanterne les rebelles/ A la lanterne ceux qui ne jureront pas/ Le bruit arrivait jusque dans la salle. Cazalès, se tournant vers le président : t Entendez-vous, dit-il, les cris qu'on pousse autour de cette enceinte? » Quoique plus contenu, le public des galeries achevait de se discipliner pour les murmures ou les accla- mations. C'est dans cet appareil que commença l'appel nominal.

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"Le premier appelé fut l'évêque d'Agen. « Je ne donne, dit-il, aucun regret à ma place, aucun regret è ma for- tune; j'en donnerais à la perte de votre estime que je veux mériter; je vous prie donc d'agréer le témoignage de la peine que je ressens de ne pouvoir prêter le serment. » Après l'évêque, on appela un simple prêtre, l'abbé Fornetz, curé de Puymiclan. Il s'exprima en ces termes : « Je dirai, avec la simplicité des premiers chrétiens : je me fais gloire et honneur de suivre mon évêque, comme Laurent suivit son pasteur. » Après l'abbé Fornetz, l'abbé Leclerc s'avança : « Je suis enfant de l'Eglise catholique... » Jusque-là le res- pect, la surprise, une certaine estime accordée bon gré mal gré au courage avaient contenu les murmures, mais la con- tinuité des refus tournait à la manifestation. La courte tolérance des Constituants était à bout. Violemment ils interrompirent. Ils avaient double pouvoir pour tout oser, étant le nombre et en outre se parant de la liberté. On avait laissé toute licence à l'abbé Grégoire qui prêchait la sou- mission : on décida de ne permettre qu'un non sans phrases à ceux qui se dérobaient au serment. On avait décidé l'appel nominal : sans souci de se contredire, puisqu'on était tout puissant, on décréta que, l'appel nominal ne tournant pas bien, il n'y aurait pas d'appel nominal. « La majorité seule fait la loi », clamait impérieusement le président, M. Emery. Une inextricable confusion, fermant ou rouvrant les débats, laissait s'entrecroiser les motions contradictoires. « Frappez, mais écoutez, avait dit quelques instants auparavant l'abbé Maury. » On frapperait, mais, par-dessus tout, la résolution était de ne rien écouter.

A l'appel nominal qui avait mal réussi, l'Assemblée substi- tua l'interpellation collective. « En conséquence des ordres de l'Assemblée, dit le président, j'interpelle les ecclésias- tiques fonctionnaires qui n'ont pas prêté serment de monter è la tribune pour se conformer aux décrets. » Nul ne bougea, hormis un curé qu'on appelait Landrin et qu'incontinent les

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tribunes canonisèrent. Ce serment, ajouté à trois autres prêtés au début ou au cours de la séance, élevait à quatre pour cette journée du 4 janvier le nombre total des jureurs. « L'Assem- blée, observa M. Emery comme pour convier aux défec- tions, a déclaré à plusieurs reprises qu'elle n'entendait point toucher au spirituel. » « Que l'Assemblée consigne cette dé- claration par un décret! » s'écria impétueusement Cazalès. Le président, promenant son regard sur les bancs : « Ne se présente-t-il plus, dit-il, personne pour prêter serment? » A cette interrogation, la seule réponse fut un long silence, les prêtres demeurant cloués à leur place dans une muette con- fession de leur foi. L'attente durait depuis un quart d'heure, plus impressionnante qu'aucun bruit de paroles, quand un vieillard, se levant, gravit la tribune. C'était l'évêque de Poitiers. Les spectateurs des galeries se préparèrent à applau- dir, escomptant une faiblesse : « J'ai soixante-dix ans, dit l'évêque, j'en ai passé trente-cinq dans l'épiscopat, j'ai fait tout le bien que je pouvais faire. Accablé d'années, je ne veux pas déshonorer ma vieillesse, je ne veux pas prêter serment. » Sous le mécompte de ce langage, les murmures firent explosion. Le prélat ajouta, avec un accent d'humilité chrétienne : « Je prendrai mon sort en esprit de pénitence. > Et il regagna sa place, acclamé de la droite qui, réconfortée par cette constance, ressaisissait un peu son courage abattu. Le temps s'écoulait. Derechef Cazalès demanda que l'As- semblée consignât dans un décret sa volonté de ne point toucher aux choses spirituelles. La motion fut repoussée. Maury, qui avait à plusieurs reprises essayé de parler, tenta de nouveau de se faire entendre. Sous les protestations des tribunes, sa voix impopulaire fut étouffée. Il était cinq heures. « Pour la dernière fois, dit le président, j'invite les membres ecclésiastiques à prêter le serment. » Personne ne se leva. La proposition de Barnave portait, dans sa seconde partie, que tous les ecclésiastiques dont le serment ne serait pas consigné dans les procès-verbaux de l'Assemblée, seraient

S62 HISTOIRE RELIGIEUSE DE LA RÉVOLUTION

remplacés comme le voulait le décret du 27 novembre. Au milieu des murmures de la droite, la motion fut adoptée.

Le vote du 4 janvier inaugurait l'ostracisme pour le clergé de France. « La conduite de l'Assemblée vis-à-vis du clergé, a écrit Montlosier dans ses Mémoires, ne fut pas seulement inique, mais atroce (1). » Du moins la séance qui venait de finir avait sauvegardé, et au delà, l'honneur. « Ce jour a honoré la religion, écrivait le lendemain l'évêque d'Uzès, et nous nous sommes retirés, fiers de notre glorieuse pau- vreté (2). » Sur quarante-quatre évêques ou archevêques, deux seulement firent défection : Talleyrand et Gobel. Parmi les curés, quatre-vingt-onze faiblirent. A cette liste, il faut ajouter seize prêtres, les uns engagés dans l'enseigne- ment, les autres libres de tout lien. L'addition de tous ces chiffres faisait, pour les membres ecclésiastiques de la Cons- tituante, un total de cent neuf jureurs. Le lendemain et les jours suivants, ce nombre diminua par une vingtaine de ré- tractations, les unes portées à l'Assemblée qui ne voulut point les recevoir, les autres consignées en des lettres aux journaux (3). Ces défalcations ramenèrent à quatre-vingt- neuf, c'est-à-dire à un peu moins du tiers de la représentation ecclésiastique, le nombre des jureurs. A ces ouvriers de la première heure, la Révolution paierait sans tarder sa dette de reconnaissance. Dix-neuf deviendraient évêques (4).

(1) T. I, p, 373.

(2) Lettre de Mgr de Béthizy, évêque d'Uzès, 5 janvier 1791, lue dans la séance de l'Assemblée constituante du 22 février 1791.

(3) V. l'Ami du Roi, janvier 1791, passim.

(4) Ce furent Aubry (évoque de la Meuse); Bécherel (évêque de la Manche); Charrier de la Roche (évêque de la Seine-Inférieure); Dumouchel (évêque du Gard); Expilly (évêque du Finistère); Gausserand (évêque du Tarn); Gobel (évêque de Paris); Gouttes (évêque de Saône-et-Loire); Grégoire (évêque de Loir-et-Cher); Joubert (évêque de la Charente); Laurent (évêque de l'Allier); Lecesve (évêque de la Vienne); Lindet (évêque de l'Eure); MaroUes (évêque de l'Aisne); Massieu (évêque de l'Oise); Rigouard (évêque du Var); Royer (évêque de l'Ain); Thibaut (évêque du Cantal); Saurine (évêque des Landes).

LES DEUX EGLISES 863

III

Le 2 janvier 1791, le décret du 27 novembre avait été publié dans le département de la Seine. Après les députés ecclésiastiques, le clergé de Paris. Aux portes des églises, des avis apposés par les soins de la municipalité, annoncèrent que le serment serait prêté à la messe paroissiale, le dimanche 9 janvier.

Aussitôt un grand travail commença, pour vaincre par intimidation toutes les résistances. De petites feuilles, col- portées par les crieurs publics, propagèrent, avec toutes sortes de commentaires injurieux, la liste des députés ré- fractaires. Dans la presse, les attaques contre les prêtres fidèles n'avaient jamais cessé; elles redoublèrent d'ardeur. Marat, dans VAmi du Peuple, prêchait le crime; Prudhomme, dans les Révolutions de Paris, soufflait la violence; Camille Desmoulins, dans les Révolutions de France et de Bradant, ne maniait que le sarcasme, mais le sarcasme cruel qui blesse et tue. Sur les affiches de théâtre, pendant les premiers jours de janvier, on relève les titres suivants : Calas ou le fanatisme, les Vœux forcés, les Rigueurs du cloître, Jean Calas, Jean- Jacques Rousseau à ses derniers moments, V Autodafé ou le tribunal de V Inquisition, puis la Liberté reconquise ou le despotisme renversé, pièce dont on donne, le 7 janvier, une représentation gratuite. Ce que le théâtre ne pouvait pas dire s'insinuait, à ce début do l'année, sous forme d'almanachs, de scènes dialoguées, de catéchismes patriotes. Les excita- tions se complétaient par les caricatures contre le pape, les évêques, les abbés, contre les curés aussi, mais plus rare- ment; car ils étaient peuple, et par un manège double, on travaillait à les réduire par peur et à les enlacer par caresses.

364 HISTOIRE RELIGIEUSE DE LA RÉVOLUTION

La municipalité, pour grossir les apparences de défection, n'hésita pas à dénaturer la loi; non seulement elle convoqua pour prêter serment les ministres du culte fonctionnaires publics, c'est-à-dire les curés, vicaires professeurs, mais elle engloba, pour chaque paroisse, dans la même invita- tion, tous les ecclésiastiques domiciliés dans le ressort paroissial. Cette conduite, peu légale, ne laissait pas que d'être habile. On sait combien de prêtres, les uns d'esprit laux ou mdisciplmés, les autres de mœurs ou d'orthodoxie suspecte, viennent se perdre dans l'immensité de Paris. Ces hommes, ayant souffert ou cru souffrir de l'Eglise ancienne, trouveraient naturellement l'Eglise nouvelle excellente et, tout grisés d'émancipation, se précipiteraient dans la ser- vitude du serment. Cependant, vis-à-vis des curés des principales paroisses, vis-à-vis de ceux dont l'exemple entraî- nerait, les sollicitations individuelles ne parurent ni super- flues ni déplacées. Si nous en croyons les récits du temps, le maire Bailly, le garde des sceaux Duport-Dutertre, pesèrent de toute l'autorité de leurs suggestions sur l'abbé Marduel, curé de Saint-Roch (1). Le curé de Saint-Sulpice fut pareil- lement circonvenu (2). Le curé de Saint-Eustache, l'abbé Poupard, chef d'une paroisse immense et de plus confesseur du roi, parut encore plus précieux à conquérir; on assure même que Mirabeau ne dédaigna pas de se faire théologien pour la circonstance et passa toute une nuit à le pénétrer de ses arguments (3).

A la veille du jour décisif, l'activité redoubla. Le 8 au soir, de petites feuilles imprimées furent colportées à foison. Elles portaient ces titres : Examen pacifique du serment : Légiti-

(1) Conversation de M. le maire de Paris avec M. Marduel, son curé. Paris, Crapart, 1791 (cité par l'abbé Delarc, l'Eglise de Paris et la Révo^ lution française, t. I, p. 287). Histoire du serment à Paris, par M... (abbé Bossard), p. 18-22.

(2) Histoire des événements arrivés sur la paroisse Saint-Sulvice pendant la Révolution, p. 36-39. Imprimerie Crapart, 1792.

(3) Mémoires de Mme Campan, t. II, p. 136.

LES DEUX ÉGLISES 365

mité du serment civique. On y répétait que l'Assemblée n'avait point touché à la religion : elle n'avait aboli aucun sacre- ment : elle n'avait supprimé aucune cérémonie, ni la messe, ni les vêpres, ni les processions, ni « même l'offrande du pain bénit ». On ajoutait que, si les Pères du Concile de Trente pouvaient revenir, ils approuveraient les décrets de l'Assem- blée nationale.

La municipalité, si confiante en apparence, prit pourtant une précaution, celle de mettre sur pied la force publique. Le dimanche 9 janvier dés le matin, un grand nombre de gardes nationaux se rassemblèrent. Cette vigilance ne fut point inutile : dans l'une des églises, à Saint-Sulpice, une bagarre éclata, qui aurait pu devenir conflit.

Entre toutes les paroisses, celle de Saint-Sulpice était l'une des plus considérables, car vers l'ouest elle étendait ses limites jusqu'à l'extrémité du faubourg Saint-Germain. Elle était desservie par une communauté de plus de qua- rante prêtres, renommés pour leurs lumières et leurs vertus. Le curé, M. de Pancemont, était zélé, pieux, et surtout d'une admirable charité. « Si Saint-Sulpice succombe, disait-on, tout succombera. » De leur côté, les ennemis de l'Eglise com- prenaient quel serait pour eux le prix d'un succès. Pour servir leurs desseins, les hommes de désordre ne manquaient point. Non loin de siégeait le Club des Cordeliers.

De bonne heure des groupes suspects se formèrent sur la place. Puis, avant l'heure de la grand'messe paroissiale, la nef et les bas-côtés se remplirent d'une assistance très di- verse où se mêlaient aux fidèles et aux curieux les gens avides de troubles. Dans un des coins de la vaste église s'était massé un détachement de la garde nationale dont on voyait reluire les fusils. Après l'Evangile, le curé monta en chaire, au milieu d'un grand calme apparent. Cependant on remarqua que les prêtres et les séminaristes, au lieu de se placer comme d'habitude en face de lui, se serrèrent à sa droite et à sa gauche, comme pour le protéger. Le prône fut

166 HISTOIRE RELIGIEUSE DE LA RÉVOLUTION

écouté en silence; il fut suivi d'un compte rendu sur les œuvres charitables de la paroisse. Le curé allait descendre les degrés et regagner l'autel quand des cris répétés, montant vers lui, retentirent : Le serment! Le serment! Il étendit le bras, annonça qu'il voulait parler. Les clameurs, de plus en plus bruyantes, couvrirent sa voix. L'un des vicaires, doué d'un organe très puissant, essaya de dominer le tumulte, reprocha aux manifestants leur irrévérence, et ne réussit qu'à accroître le trouble, par ses efforts pour l'apaiser. Ce- pendant la frayeur avait poussé vers les portes beaucoup des assistants, et ils s'y pressaient au risque de s'y étouffer. Du haut de la chaire, M. de Pancemont marquait courageuse- ment, en paroles entrecoupées par le bruit, sa volonté de se refuser au serment, et ses prêtres, par leurs signes, s'asso- ciaient à sa résolution. Le désordre croissait. Les plus animés des perturbateurs étaient montés sur les confessionnaux, et de criaient : A la lanterne! à la lanterne! Heureusement les gardes nationaux, fendant la foule, parvinrent jusqu'au pied de la chaire, l'entourèrent, protégèrent la retraite du curé et l'accompagnèrent, avec l'aide de paroissiens fidèles, jusqu'à la sacristie. Là, sous la faiblesse de l'âge, sous le coup de l'émotion, le vénérable prêtre tomba en défail- lance. Pendant ce temps éclataient, au dehors, des rixes que l'intervention de la force publique empêcha de dégénérer en bataille. Le Saint-Sacrifice s'acheva dans un calme re- latif. M. de Pancemont fut reconduit chez lui. Il y trouva l'honnête Bailly, qui, prévenu du trouble, s'était empressé d'accourir. Il blâma fort les manifestants, mais plus encore le curé qui, dit-il, était cause de tout par sa désobéissance à la loi (1).

Cette matinée éclaira des scènes de fidélité vaillante et aussi de contagieuse faiblesse. Dans la petite paroisse de

(1) Histoire du serment, par M... (Bossard), 1791, p. 29-33. Histoire des événements arrivés sur la paroisse Saint-Sulpice pendant la Révo' lution, 1792. Imprimerie Crapart, p. 40-45.

LES DEUX ÉGLISES 367

Saint- Hippolyte, à l'extrémité du faubourg Saint-Marcel, ni les dispositions hostiles ni les menaces de pillage ne purent vaincre la constance du curé et de ses vicaires. A Sainte- Marguerite, l'abbé de Beaurecueil, vieillard de près de quatre- vingts ans, et doyen des curés de Paris, témoigna sa foi par des paroles tout apostoliques. A Saint-Roch, l'abbé Marduel résista à toutes les pressions, En revanche, à Saint-Etienne du-Mont, sur vingt et un prêtres, vingt prêtèrent serment. A Saint- Jacques-du- Haut- Pas, deux ecclésiastiques seuls résistèrent. Dans la grande et populeuse paroisse de Saint- Eustache, l'abbé Poupart succomba pareillement et entraîna dans sa défaillance la plus grande partie de son clergé. A Saint-Laurent, il n'y eut que trois refus. Dans plusieurs pa- roisses, tout le monde jura (1).

L'après-midi, à l'office des vêpres, on vit, en diverses églises le clergé avait refusé le serment, une scène qui tou- chait à la comédie. La loi du 27 novembre interdisait à tout ecclésiastique insermenté toute immixtion dans le minis- tère sacré. Soit crainte de poursuites, soit espoir d'impres- sionner le peuple par une sorte de grève du culte, plusieurs curés prirent à la lettre la prescription de s'abstenir. A l'heure accoutumée, les gens de service allumèrent les cierges, les cloches se mirent en branle, mais aucun prêtre, aucun chantre ne parut à l'autel. Les assistants, venus en grand nombre, attendirent, s'impatientèrent, et, en fin de compte, avisèrent les gardes nationaux rassemblés dans les postes voisins. Ceux-ci accoururent et puisqu'on manquait d'offi- ciants, n'imaginèrent rien de mieux que d'officier eux-mêmes. A Saint-Jean-en-Grève, à Saint-Gervais, à Saint-Roch, à Saint-Sulpice, le chœur se remplit de « soldats citoyens sans armes » qui entourèrent le lutrin et se mirent à chanter les psaumes. Les feuilles patriotes se déclarèrent charmées du

(1) V. Histoire du serment à Paris, par M... (abbé Bossard), 1991, passim. V. aussi l'Eglise de Paris pendant la Révolution française, par l'abbé Delaec, t. I, chap. VII.

368 HISTOIRE RELIGIEUSE DE LA RÉVOLUTION

spectacle. Le journal les Révolutions de Paris exprima sa joie par les lignes suivantes : « Qu'on ne dise pas que la reli- gion est perdue quand les fidèles en remplissent les devoirs d'une manière si touchante! Les prêtres auront beau déserter le culte de la patrie, il restera encore de vrais adorateurs en esprit et en vérité, et les intrigues des papistes ne prévaudront pas contre le catholicisme, seule religion reconnue par l'Etat (1). »

Quelle fut, pour Paris, la proportion des serments prêtés ou refusés? On ne le saurait que plus tard, et on le saurait mal; car on ne le saurait que par une statistique faussée. La municipalité avait, comme on l'a dit, élargi le décret du 27 novembre et l'avait arbitrairement étendu à tous les ecclésiastiques. On avait donc vu arriver dans chaque paroisse, au jour du serment, non seulement les curés, non seulement les vicaires attitrés, mais beaucoup d'autres à qui la loi ne demandait rien. Au-dessous des vicaires, au-dessous des prêtres employés à des titres divers, il y avait les prêtres sans pouvoirs, puis les précepteurs, habitant dans des mai- sons particulières, enfin la classe assez nombreuse des prêtres interdits, la classe non moins nombreuse des moines sortis de leurs couvents. Tous, ils furent appelés à opter entre l'Eglise ancienne qui les avait médiocrement traités, qu'eux- mêmes avaient médiocrement honorée, et l'Eglise nouvelle qui leur offrait l'appât d'une place à reconquérir. Quelques ecclésiastiques jurèrent, dit -on, deux fois. Pour faire nombre, on aligna à la suite du cortège des diacres, des sous-diacres, de simples tonsurés, et on jugea que, pour jurer, ils valaient bien des prêtres. Puis, pour allonger la file, se rangèrent, pêle-mêle, en plusieurs paroisses, les sacristains, les choristes, les serpents, gens qui, vivant du ;ulte, ne s'inquiétaient que de maintenir le cérémonial et estimaient que toute église on fait de la musique est vrai- Ci) Révolutions de Pans, 09 80, p. 60.

LES DEUX ÉGLISES 369

ment l'église orthodoxe. Les relevés ainsi établis fournirent un total de six cent vingt-neuf serments tandis que les cal- culs qui paraissent les plus exacts ne fixent qu'à quatre cent cinquante environ le chiffre des prêtres fidèles. Mais cette statistique a été inspirée par un désir si évident de forcer les chiffres, elle a si complaisamment ajouté aux prêtres ayant charge d'âmes tout ce qui gravitait autour des autels, qu'on ne saurait attribuer à ces évaluations la portée rigoureuse d'un document historique. Combien différent serait le ta- bleau, si l'on n'y comprenait que les prêtres investis d'un vrai ministère sacerdotal ou, pour parler le langage du temps, les prêtres fonctionnaires publics, c'est-à-dire les seuls que la loi assujettît au serment! Parmi les vicaires géné- raux, il n'y eut pas un seul serment. Il en fut de même au séminaire Saint-Sulpice. Parmi les directeurs ou professeurs des divers séminaires, il n'y eut que deux jureurs. Il y avait à Paris cinquante-deux curés : deux cures étaient vacantes . cinquante curés furent appelés au serment : vingt-trois le prêtèrent; vingt-sept le refusèrent. La majorité considé- rable inscrite dans l'état officiel ne fut obtenue que par l'ad- jonction des ecclésiastiques étrangers ou sans fonction, des moines en rupture de vœux et aussi de gens d'église qui n'étaient point prêtres du tout. Qu'on défalque cet appoint, et la majorité ne deviendra-t-elle pas minorité (1)?

L'Assemblée constituante suivait attentivement l'exécu-

(1) Tableau des ecclésiastiques de la ville de Pans qui ont prêté le ser- ment ordonné par le décret de l'Assemblée nationale du 27 novembre. L'Etat se termine par cette note : « Certifié par moi, soussigné, conforme aux minutes des déclarations et procès-verbaux déposés au secrétariat de la municipalité de Paris. Le secrétaire-greffier : Dejoly. Dans cette statistique officielle, je relève trente-trois religieux ou ci-devant reli- gieux, vingt et un chanoines ou chapelains, quarante-deux aumôniers de la garde nationale, un ancien aumônier, un « bénéficier », un < ancien fonctionnaire » un curé du département de Versailles », et en outre cent cinquante prêtres environ dont on aimerait à connaître le minis- tère. — Je note en outre cinq diacres, six sous-dlacres, sept ;lercs ton- surés, un t acolyte », un i instituteur », quatre sacristains, deux « maîtres

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$70 HISTOIRE RELIGIEUSE DE LA RÉVOLUTION

tion de ses décrets. Il ne semble pas qu'elle ait soupçonné la statistique triomphante qui plus tard serait publiée. Elle appréhendait les refus de serment, redoutait la pénurie de sujets pour remplacer les prêtres fidèles. Dès le 7 janvier, cette pensée soucieuse avait inspiré une loi qui abaissait temporairement, pour les dignités ecclésiastiques, les con- ditions édictées par la Constitution civile. Tout prêtre, actuellement curé ou ayant cinq ans de fonctions publiques ecclésiastiques, pourrait être élu évêque et, quelle que fût sa résidence, serait éligible dans toute la France. Tout prêtre, ayant cinq ans de prêtrise, serait de même éligible aux cures en tous les départements sans exception, ou pourrait être nommé vicaire épiscopal. Quant aux vicaires paroissiaux, ils pourraient être pris indistinctement par les curés parmi tous les prêtres français (1). Ce relâchement des exigences primitives laissait clairement percer les alarmes. Parlant des prêtres patriotes, le curé d'Argeliers, futur évêque consti- tutionnel d'Autun, disait : « C'est comme une goutte d'eau dans la mer (2). »

Ce qui préoccupait le plus, c'étaient les dispositions des provinces. Sur la proposition du représentant Aîquier, il fut décidé que le comité ecclésiastique élaborerait un projet

d'école », quatre musiciens, deux choristes, un maître de musique, un serpent.

Voir aussi (mais avec quelques réserves, car on y trouve des traces de passion ou d'erreur), Tableau comparatif exact et impartial contenant les noms, offices et diocèses des ecclésiastiques de la ville de Paris qui ont prêté le serment civique les 9 e< 16 janvier et de ceux qui l'ont refusé. Paris, Girouard, 1791, p. 10. Voir pareillement Histoire du serment à Paris, par M..., passim. Voir enfin Pisani, l'Eglise de Paris, chap. vn.

On observera que ces calculs ne s'appliquent qu'à la ville de Paris. Dans îa banlieue, au moins dans la banlieue nord et ouest, la seule pour laquelle nous possédions des chifîres précis, la grande majorité prêta serment. (Voir Archives nationales. Papiers du comité ecclésiastique, D"», carton 44).

(1) Loi du 7-9 janvier 1791 (Duvbeqier, Collection des Lois, t. II, p. 145).

(2) Séance du 7 janvier 1791.

LES DEUX ÉGLISES 374

d'instruction sur la Constitution civile, que cette instruction serait transmise aux autorités, qu'elle serait publiée partout. La résolution devint même l'origine d'une assez vive dispute. Mirabeau présenta un projet que le Comité accueillit et que le 14 janvier il lut en séance publique. Mais, à la lecture, Camus, qui ne prisait d'autre théologie que la sienne, marqua à plusieurs reprises sa réprobation. Camus était aussi aigre que Mirabeau était emporté, et les théologies de ces deux per- sonnages qui, d'ailleurs, se détestaient, s'entrechoquèrent très violemment. L'Assemblée se prononça pour Camus et, pour comble de disgrâce, confia quatre jours plus tard à l'abbé Grégoire la présidence qu'ambitionnait Mirabeau. Celui-ci bondit sous le procédé, dénonça ce qu'il appelait «la bûcherie de l'Assemblée (1) » et de dépit se tourna un peu plus vers la Cour (2), mais d'un retour tardif et inutile, car lui-même, deux mois plus tard, mourrait. Cependant le Co- mité ecclésiastique avait chargé le représentant Chasset de véàigQTV Instruction. Le 21 janvier 1791, celui-ci lut son tra- vail en séance publique. Le projet rééditait, sans les rajeunir beaucoup, tous les arguments cent fois développés à l'appui de la Constitution civile. Il affirmait, à quatre reprises diffé- rentes, que la foi n'était point en danger. Il proclamait l'at- tachement de l'Assemblée à la religion catholique dont le pape était le chef visible. Il mettait en relief le zèle des re- présentants à placer, au premier rang des dépenses publi- ques, le traitement du clergé et l'entretien du culte. Un danger sur lequel Chasset se gardait d'insister, mais qui dominait tous les esprits, serait celui de remplacer en masse tous les prêtres destitués pour refus de serment. Avec une habileté fort opportune, le projet décidait que les prêtres, même réfractaires au serment, pourraient continuer leurs

(1) Lettre de Mirabeau au comte de Lamarck, 15 janvier 1791. (Oor- respondance de Mirabeau avec le comte de Lamarck, t. H, p. 370.

(2) V. Correspondance de 2>liraheau avec le comte de Lamarck, t. II, passim, et aussi Malouet, Mémoires, t. II, chap. xv.

872 HISTOIRE RELIGIEUSE DE LA RÉVOLUTION

fonctions jusqu'à ce qu'ils fussent remplacés. De la sorte, on prévenait la brusque interruption du culte, on s'as- surait un répit pour le choix des nouveaux pasteurs et, en se rendant à soi-même service, on paraissait faire acte de tolé- rance vis-à-vis des adversaires. Cette disposition, la plus im- portante de toutes, était la seule qui tranchât sur la banalité du reste. U Instruction fut adoptée et aussitôt fut envoyée au Directoire, avec ordre de la propager jusque dans les vil- lages les plus reculés. Vers les départements, en effet, tous les regards se tournaient.

IV

Le clergé des petites villes, le clergé rural surtout, fixe- rait, par sa constance ou sa faiblesse, l'échec ou le succès de la Constitution civile. Il faut remonter un peu en arrière pour marquer l'état d'esprit le trouverait la mise en demeure du serment.

L'analyse la plus subtile serait impuissante à démêler tout ce que la Révolution, apprise par rumeurs incomplètes et tardives, avait déposé d'idées contradictoires dans le cerveau des curés de campagne. En eux coexistaient deux hommes : l'homme de Dieu, façonné dans le sanctuaire et attiré vers le ciel; l'homme de la terre, bourgeois ou paysan, ramené lourdement vers le sol. La Révolution, très idéale et très matérielle tout ensemble, avait à la fois surexcité l'un et l'autre. A l'un, elle avait montré les maximes évan- géliques de plus en plus rayonnantes, le pauvre devenu moins pauvre, les petits rapprochés des grands, en haut plus de fraternité, en bas moins d'humiliation; à l'autre, elle avait brutalement réjoui les yeux par la disgrâce de toiis ceux qu'il n'aimait pas. L'homme de Dieu avait mur- muré dans l'allégresse : « Il n'y aura plus d'opprimés », et

LES DEUX ÉGLISES 373

il avait rendu grâces au ciel comme de ses propres chaînes brisées : l'homme de la terre s'était dit : « Il n'y aura plus de maîtres », c'est-à-dire plus de haut clergé, et il s'était dilaté dans l'âpre bonheur de ne plus servir. L'homme de Dieu, noyé dans la contemplation d'un avenir meilleur, avait répété les paroles de Jésus : « Bienheureux les doux, bien- heureux les humbles, bienheureux ceux qui ont soif de la justice » : l'homme de la terre, paysan de race et non démar- qué, avait fixé les yeux sur le banc bientôt détruit du sei- gneur et avait enflé sa voix au verset du Magnificat : Depo- suit patentes de sede. L'homme de Dieu, dans l'impuis- sance désolée de son presbytère, avait ouï, montant jus- qu'à son cœur, la plainte gémissante ou sourdement irritée de ses ouailles : celui-ci pliait sous la corvée; celui-là, pour fraude sur le sel, capture de gibier, contravention forestière, retard vis-à-vis du collecteur, avait été brutalement em- prisonné; cet autre avait perdu toute sa récolte foulée par l'insolente bande des chasseurs; puis il avait vu le château désert ou ne rouvrant ses portes que pour le scandale, et le scandale aussi jusque dans l'Eglise, sous le camail du cha- noine inutile ou sous la robe violette de l'évêque libertin. Or, voici qu'il entendait parler d'une Assemblée réunie là-bas à Versailles, composée d'hommes éclairés, vertueux, sensibles, ayant le pouvoir comme la volonté de restaurer toutes choses, de rendre surtout à l'Eglise sa pureté primi- tive; et à cette éclaircie d'un ciel nouveau, il s'était soulevé sous un grand souffle d'espérance. Tel avait été le rêve de l'homme de Dieu. Pendant ce temps, l'homme de la terre faisait, lui aussi, son rêve. Il rêvait de grandes surfaces aplanies : dans l'universel nivellement rien qui fît saillie; des évêques évangéliques qui ressembleraient aux curés, et des curés (n'était-il pas curé?) qui ressembleraient aux évêques; une fraternité qui ramènerait à l'état de frères tous les supérieurs; plus de chanoines altiers dans les hautes cathédrales; plus d'abbés dominant orgueilleusement le

S74 HISTOIRE RELIGIEUSE DE LA RÉVOLUTION

sol, percevant insolemmenl la dîme et jetant au pasteur chargé du ministère l'aumône de la portion congrue; plus de ces patrons ecclésiastiques qui, sous prétexte d'un an- tique exercice des fonctions curiales, venaient dans la pa- roisse, aux jours de fête ou de procession, se faire offrir i'encens ou prendre, comme de droit, la première place. Le rêve se continuait avec cette joie démocratique qui se com- plaît aux grands amas de choses brisées. Bientôt le rêveur ramassait quelques-uns de ces débris et, pour son usage per- sonnel, les reprenait. A l'âpre plaisir d'envier succédait le plaisir plus tranquille de s'arrondir soi-même. Des innom- brables ai'pents de terres abbatiales on pourrait bien dé- tacher un arpent ou deux pour le bien curial; ce serait peu de chose, une simple rectification, une simple bordure, ce qu'eût souhaité dans la modestie de ses goûts le vicaire savoyard. Il y avait tant d'ornements dans les couvents qui étaient si riches; on en poui-rait transporter quelques-uns dans les paroisses qui étaient si pauvres; on y joindrait quelques reliques, ce qui sanctifierait les convoitises. Puis la dîme, si odieuse quand elle était recueillie par les moines, prenait un aspect bien respectable quand elle était perçue par le pasteur lui-même. Ainsi rêvait, d'un rêve fort matériel, l'homme de la terre. Au réveil il fixait ses rêves. Lui aussi, il savait qu'il existait une Assemblée nationale. En des péti- tions qui subsistent encore, il exposait à ceux qu'il appelait les « flambeaux du royaume » ou les « colonnes de la Liberté » le progi^amme de ses ambitions. Celui-ci souhaite l'élection des évoques par le clergé. Celui-là discute sur les émoluments; il réduit, comme de juste, le traitement des prélats qui auront bien assez avec 4 000 livres s'ils sont archevêques et 3 000 s'ils sont évêques; il déploie une égale parcimonie pour les curés de ville qui « n'ont pas besoin de cheval »; en revanche, un chiffre minimum de 1 800 livres semble à peine suffisant pour les curés de village, sujets à des dépla- cements, et qui doivent « faire le dimanche quelques honnê-

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tetés ». Puis on disserte sur le costume : on voudrait enlever un peu de violet aux évêques, eu donner un peu aux cuiys. Cependant, le décret sur les propriétés ecclésiastiques a été rendu. Alors des presbytères ruraux les mémoires arrivent à la lin de 1789 à l'Assemblée; l'un, n'ayant pas de jardm, sollicite timidement celui du prieuré voisin; l'autre, plus hardi, flétrit les « orgueilleux égoïstes du haut clergé » et demande nettement le bien des moines (1).

Rares sont les prêtres ainsi absorbés par l'intérêt matériel ou paj l'envie. Presque aussi rares sont ceux qui ne cher- chejit dans les événements que le bien des, pauvres et le lègne de Dieu. En ces âmes se mêlent le plus souvent les germes bienfaisants ou pervers, et ces germes naissent à de telles prOiOndeurs, grandissent en s'accrochant si mystérieu- sement qu'ils foiment un tout indivisible, pétri de bien et de mal. Qu'on se figure les curés en leurs presbytères. Lea courriers étant rares, les nouvelles leur arrivent par masses. Ils ne savent pas, ne comprennent pas. Doivent-ils applaudir ou pleurer? Toutes les lumières leur manquent : celles d'ici- bas, car leur savoii' est court; souvent aussi celles d'en haut, car le souffle du siècle les a touchés, et ils n'ont pas cet humble et tranquille détachement qui naît de la foi inté- grale. Ils tiennent par la h.ér£uxhie cléricale à l'ordre pri- vilégié, par la naissance au peuple; mais du privilège ils goûtent si peu, dans le peuple, au contraire, ils ont gardé de si fortes racines. Dune, en fin de compte, ils se décident à se réjouir, et d'abord sans scrupules, car la Déclaration des droits répète ce que Jésus est venu annoncer. Cepen- dant, ils analysent lem-s sensations, et voici qu'ils se troublent. Ils se réjouissent, mais de quoi? Est-ce bien de la charité plus abondamment répandue sur la terre? Est-ce des supé- riorités sociales plus âprement abaissées? Pourtant, le prêtre, en son petit coin perdu, voit s'agréger une à une les

(1) Archives nationales. Papiers du comité ecclésiastique, D»'S carton 51 et passim.

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molécules de ce qui sera la Révolution. Il voit naître les premiers conciliabules qui seront le club, les premiers ras- semblements qui seront la garde nationale, les premières petites feuilles imprimées qui deviendront le journal. A ces signes sa défiance se ranime. On lui a dit que la Révolution ne ferait que propager l'Evangile, et il s'étonne, il s'effraie des ouvriers que le Seigneur envoie pour cultiver sa vigne. Il se rejette en arrière; mais à l'instant la tentation se fait plus forte, plus subtile. Ceux même qu'il soupçonne le cir- conviennent, l'enlacent, distinguent sa cause de celle des privilégiés; le rangent parmi les bénéficiaires de l'ordre nouveaU; et le traitent si respectueusement de « vertueux pasteur » qu'il finit par croire à la vertu de gens qui parlent si bien. Tout ce que la morgue du haut clergé a, goutte à goutte, déposé de rancune en son cœur, revient derechef à la surface avec un insupportable arrière-goût d'humilia- tion. Non, il n'est pas de l'ancien régime, et que lui a donné l'ancien régime pour qu'il le soutienne? Il se dit, en capitu- lant avec ses scrupules, que si Dieu défend de haïr, il ne défend pas de se souvenir. Puis il est infiniment flatté de passer pour un curé patriote, à l'instar de ces curés d'élite qui siègent à l'Assemblée. Peu à peu il s'habitue à l'idée des grands abatages; cette conception d'une société nivelée qui ravit son âme égalitaire charme pareillement son or- gueil, car dans la destruction des hauts manoirs, des hautes abbayes, le presbytère, seule chose respectée, s'élèvera tout de même un peu au-dessus du reste, et il sera seul grain de sable un peu plus gros dans la poussière triturée. Alors, il paraît se décider tout à fait, orne de rubans trico- lores sa chasuble, chante des messes civiques, prononce des prônes civiques, entonne des Te Deum en abondance. Ce- pendant, quand à l'autel il se retourne vers les fidèles, il s'étonne de voir dans la nef tous ceux que jusqu'ici il n'a vus qu'ailleurs. Est-ce lui qui a converti les nouveaux néophytes ou n'est-il pas lui-même d'ores et déjà leur pri-

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sonnier? Redevenu soucieux, il rentre en sa maison curiale, ouvre fiévreusement son bréviaire, cherche sans le trouver quelque verset qui l'apaise, récite le Veni creator pour de- mander la lumière; celle-ci ne descendant pas, il achève de s'angoisser et, là-bas, dans sa solitude, avec un premier tressaillement de terreur, il remplace le Te Deum par le Miserere.

Malgré certains signes troublants, l'année 1789 avait été Tannée des espérances. L'année 1790 fut déjà celle des mécomptes. On avait tout promis aux « vertueux pasteurs du second ordre ». En attendant, en chaque paroisse rurale, la gêne régnait, presque la misère. L'Assemblée avait, en principe, aboli les dîmes, puis avait déclaré qu'elles seraient payées à titre provisoire jusqu'à leur remplacement. De la loi, le paysan n'avait retenu que le principe et s'était, d'au- torité, donné quittance plénière pour l'avenir.' Il arriva donc que les curés qui percevaient eux-mêmes la dîme et en vivaient, tombèrent dans le dénuement. Dans les paroisses la dîme était perçue, soit par les abbés des monastères, soit par tout autre patron ecclésiastique, à charge d'aban- donner, sous le nom de portion congrue, une pension fixe au desservant, la situation ne fut pas meilleure : les abbés, les prieurs, tous ceux qu'on appelait les gros décimaîeurs, ne recueillant plus rien, ne donnèrent plus rien. Aussi les pauvres desservants revenaient-ils de l'abbaye les mains vides, soupçonneux, persuadés que la dîme avait bien pro- duit quelque chose, et médiocrement sustentés par la Déclaration des droits de Vhomme. Pour comble d'ennui, les curés subissaient eux-mêmes de pressantes doléances. Sou- vent ils n'avaient été mis en possession de leur titre curial que par la résignation d'un titulaire qui avait stipulé à son profit quelque petite pension. Tous ces anciens curés ne croyaient pas plus à la pauvreté de leurs successeurs que ceux-ci ne croyaient à la pauvreté des couvents et, fort aigrement, ils réclamaient le pain promis à leur vieillesse.

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Donc, de haut en bas on se disputait, on s'imputait mu- tuellement le recel de quelques ressources inavouées. Par- fois, un huissier, un procureur, se rencontrait, essayant de tondre quelque chose sur toutes ces misères. En fin de compte, les malheureux prêtres recouraient à l'Assemblée (1).

En quel humble langage, on aurait peine à le soupçonner Celui-ci s'adressait aux « régénérateurs de la patrie »; celui- là, pour se rendre plus agréable, datait sa lettre de « l'an II de la liberté ». Les membres du comité ecclésiastique se ré- pandeiient en par-oies émollientes. Ils exhortaient les paysans à payer cette année, cette année encore, quelque chose de la dîme; puis ils promettaient aux curés de lire leurs mémoires, leur témoignaient.à défaut de faveurs tangibles, toutes sortes de menus égards, et, ne pouvant leur donner ni or ni argent, versaient sur eux des flots d'espérance. Le 30 avril 1790, ils écrivaient à l'un des curés d'Eure-et-Loir ; a Les décrets de l'Assemblée nationale relatifs aux traitements des curés vous promettent un traitement beaucoup plus heureux que celui dont vous avez joui jusqu'ici (2). » Combien de lettres pa- reilles ne retrouverait-on pas dans les archives! En attendant ces « heureux traitements », on s'appliquait à enlacer ou à retenir par les honneurs ces ouvriers nécessaires de la Révo- lution naissante, et quel honneur plus grand que celui de voir deux cents curés siéger sur les bancs de l'Assembléel L'un de ces pasteurs patriotes, l'abbé Gouttes, venait d'être appelé à la présidence; et les Constituants, par cette haute confiance, avaient voulu, disait-on, rendre hommage au corps tout entier.

Les honneurs étaient loin et posés seulement sur quelques têtes. La gêne était imminente et presque universelle. Cer- taines avanies très sensibles accrurent les déboires. Les municipalités procédaient à la répartition de la contribution

(1) Archives nationales. Papiers du comité ecclésiastique, D"», cartons 49, 50 et passim.

(2) Ibid., D"^", carlon 47.

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patriotique, volontaire à l'origine et devenue forcée. Qui fut surchai^gé outre mesure? Souvent le curé. « On agissait de la sorte, dit un document contemporain, par pique ou déri- sion. » Puis le mal de la délation, ce mal qui déshonorera toute l'époque révolutionnaire, commença à sévir : l'un fut dénoncé pour excès de zèle, l'autre pour tiédeur, un troisième pour prône incivique, un quatrième pour abatage de quel- ques vieux pommiers sur le bien curial. Dans le même temps, on vit poindre la violence contre quiconque, parmi les prêtrea de campagne, avait déplu. Un jour, dans l'Eure-et- Loir, un curé se présenta pour voter à l'Assemblée primaire d'Anet : on lui refusa le droit de suffrage; comme il protes- tait, on le contraignit à s'enfuir, et bientôt se multiplieraient, en maints endroits, les exemples de cet ostracisme. Dans la Gironde, un autre curé fut chassé de sa cure et menacé de mort s'il y rentrait jamais.

Une tradition de l'ancien régime remettait au curé le soin d'annoncer aux paroissiens, par la voie du prône, les actes principaux de la puissance publique. Cette coutume, con- firmée par l'Assemblée nationale, devint, pour les prêtres de conscience délicate, un sujet d'anxiété. Ils recevaient les décrets, les proclamations, avec injonction de les notifier aux fidèles. Quand eux-mêmes s'en étaient pénétrés, un grand scrupule les saisissait d'imprimer par leur lecture la consé- cration de la chaire chrétienne, soit à ral)ohtion des pro- priétés ecclésiastiques ou à la suppression des vœux religieux, soit à toutes les maximes téméraires qu'il plaisait au pouvoir civil de propager. Bientôt les autorités locales se mirent à imposer aussi la lecture de leurs arrêtés, en sorte qu'aux lois générales s'ajoutèrent toutes les élucubrations subalternes. Submergés sous l'abondance des papiers publics, aussi effrayés de se révolter qu'embarrassés d'obéir, les pauvres prêtres cherchaient misérablement quelque biais. Celui-ci ajournait les lectures ou les expurgeait; celui-là les rejetait à la fin de l'office et les étouffait de son mieux dans le brou-

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haha de la sortie. Le 29 avril 1790, en un mandement à son clergé, le vieil évêque de Senez en Provence dénonça cette transformation de la chaire sacrée. « On assimile, disait-il, votre ministère à celui des crieurs publics, nos églises sont devenues des maisons de ville, et le lieu saint n'est plus dis- tingué d'une assemblée de municipalité. » Plus tard, on pousserait la prétention jusqu'à contraindre les prêtres à publier en chaire les ventes des biens ecclésiastiques. Cette fois l'Assemblée elle-même déclarerait abusif cet excès d'as- servissement.

L'Assemblée se mit à discuter la Constitution civile. Une chose plut infiniment aux curés, le traitement minimum de 1 200 livres. La dîme, décidément irrécouvrable, leur rendait urgent ce salaire. Avec une précision de calcul plus humaine qu'apostolique, ils s'appliquèrent à supputer ce qu'ils pourraient, en devenant salariés, cumuler de ressources éventuelles. Ils ne perdirent que par degrés, comme on i'a dit, l'espoir de combiner avec la dotation en argent une cer- taine dotation territoriale. Cependant l'ensemble de la loi, lu à tête reposée, leur dévoila toutes les innovations qui bou- leverseraient les anciennes règles. C'est alors que l'inquiétude prit vraiment possession de leur cœur.

L'année 1790 s'écoula. Du chef de l'Eglise on ne savait rien; car il n'avait encore révélé sa pensée par aucun docu- ment public. Entre le haut et le bas clergé, entre les évêques et leurs subordonnés, la différence du rang s'interposait, empêchant cette confiance intime qui crée la solidarité. Dans leurs courses à la ville, les curés allaient volontiers consulter ceux qui, dans le rayon restreint du district, avaient la réputation de beaucoup savoir et d'être bien in- formés. C'étaient le plus souvent des légistes, très pré- venus contre l'ultramontanisme quoique parfois d'âme très chrétienne, très pénétrés de la « puissance du Prince » et transportant cette toute-puissance à l'Assemblée, Ils ef- frayaient leurs visiteurs par le danger de braver la loi; puis.

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s'ingéniant à les apaiser, ils leur récitaient quelque chose s'entremêlaient le dictionnaire philosophique de Voltaire, l'Evangile de Jésus-Christ, et aussi ce cinquième Evangile que Rousseau avait formulé dans la profession de foi du Vicaire savoyard; enfin ils leur montraient le décret sur la Constitution civile : un roi (et quelle n'était pas la piété de Louis XVI!) l'avait signé : un archevêque l'avait contre- signé. Les curés, tout affamés de lumière, lisaient, relisaient le préambule de la loi : Louis, par la grâce de Dieu, voulait et ordonnait ce qui suit. L'œuvre avait donc été ratifiée par le roi, par le roi très chrétien! Ainsi se rassuraient-ils, igno- rant jusqu'à quel point le malheureux prince avait perdu la puissance d'ordonner, aussi bien que l'énergie de vouloir.

Bientôt, vers l'automne, on parla de rigueurs, mais contre qui? Contre les chanoines ricnement dotés, contre les évê- ques. Des autres il n'était point question. L'orage grondait, mais sur les hauteurs : en se faisant petit, on le laisserait passer; et dans leur presbytère modeste, beaucoup de curés se terrèrent, avec cette sécurité égoïste, inconsciemment en- vieuse, du roseau qui plie quand le chêne est brisé.

Le décret du 27 novembre 1790 ravit la dernière cnance de se dérober en s'effaçant. Des plus grands jusqu'aux plus humbles, le serment obligatoire serait la pierre de touche se reconnaîtrait l'obéissance ou la rébellion. Pour les âmes sacerdotales, ce mois de décembre fut plein d'angoisses. Vaguement on espérait encore une entente avec Rome, une détente dans l'Assemblée. Un jour ce fut pendant le mois de janvier 1791, à une date plus ou moins éloignée suivant les régions le décret fut placardé, au chef-lieu du département d'abord, pxiis au district, enfin dans les villages. Ce jour-là commença le délai de huit jours imparti pour la soumission.

Alors s'ouvrit la grande crise. Il y avait certains prêtres au cœur simple, à l'esprit résolu, à la foi robuste, qui s'orien- taient sans hésiter vers le devoir et, avec une intrépidité tranquille, presque joyeuse, remettaient tout à Dieu. L'éclec-

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tisme avait trop désagrégé les croyances, trop amolli les volo'.ités pour que ce viril dessein de confesser l'Eglise, pour que cette sainte volupté de souffrir en son nom fût le lot du plus grand nombre. Tout à l'inverse, d'autres prêtres, en minorité aussi, se précipiteraient dès la première heure, avec tout l'empressement du zèle, dans l'ordre nouveau. Entre ces deux groupes, l'un et l'autre restreints, une masse im- mense s'agitait, composée d'hommes bons, bienveillants, sensibles aux maux d'autrui, charitables même, suQîsam- ment pieux, d'une culture intellectuelle sérieuse quoique trop amincie en surface, d'une foi sincère bien qu'un peu molle, d'un tempérament inaccoutumé à la lutte et qui jamais ne s'était trempé en prévision de l'épreuve. Depuis qu'avait grandi le conflit religieux, l'anxieux désir était celui d'une combinaison qui permît d'être fidèle et libérât d'être héroïque. En ces âmes, engourdies dans un train de vie paisible et jetées tout à coup en pleine tempête, allait se livrer le plus rude des combats.

Tout se coalisait pour conseiller l'obéissance. Le ser- ment, conçu en termes généraux, semblait s'appliquer en bloc à toute la Constitution, en sorte que le refus prendrait un aspect contre-révolutionnaire et s'appellerait dans le peuple rébellion. L'ancien régime aboli laissait dans la hiérarchie ecclésiastique des vides immenses à combler : de là, pour quiconque plierait, l'espoir d'une promotion sans pareille. Au contraire, le châtiment de la résistance serait l'exclusion de la cure, la suspicion, l'abandon, la persécution peut-être, et une précaire existence de missionnaire, sans asile, sans place, sans pain. Une insistance habile à prê- cher la soumission osait ajouter aux mobiles humains l'in- térêt de la religion elle-même : on laissait entendre que le re- fus de serment, en privant temporairement les fidèles de pas- teur, en étalant le spectacle public de discordes confession- nelles, discréditerait le vrai christianisme loin de le servir : on partait de pour insinuer que, s'il y avait un schisme, le

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vrai schismatique serait le réfractaire : ce serait lui qui por- terait la responsabilité de la scission. Il se trouvait donc que, par un audacieux renversement des rôles, on proclamait la défection, non seulement amnistiée, mais méritoire, en l'abri- tant sous le service de Dieu.

Par toutes les bouches, en ces derniers jours, arrivaient au prêtre ces suggestions. Elles leur parvenaient par les magistrats civils, par les administrateurs des départements, ou des districts, en majorité très ardents pour le décret et tenaces jusqu'à l'obsession. Aux utopistes, crédules et can- dides, ils vantaient la primitive Eglise restaurée; aux cupides ils énuméraient les gros traitements; aux ambitieux ils éta- laient les honneurs; puis, montrant les suites de l'obstina- tion, ils effrayaient les avides de bien-être par la perspective de l'indigence, les pusillanimes par la crainte du courroux populaire, les vieillards, les infirmes, par l'expulsion de leur demeure. Cependant, pour soulever les âmes, leur grand levier serait l'envie. Ils ne manquaient pas de rappeler les injustices anciennes, les démarcations insultantes jusque dans le temple de Dieu. A ces souvenirs, les meilleurs eux- mêmes vibraient parfois de révolte et marquaient que, s'ils demeuraient fidèles, ce serait sans solidarité avec ceux qui les avaient humiliés.

Il y avait d'autres pressions, pression de la famille et des amis taxant d'entêtement la fidélité, pression des jour- naux enregistrant un à un les serments et s'efforçant de créer la contagion de l'obéissance, pression des bandes ve- nues de la ville et essayant l'intimidation. En certains en- droits circulaient de faux brefs du pape autorisant la sou- mission. Enfin, dans chaque région, quelques prêtres, les uns par turbulence d'esprit, ambition, rancune, les autres peut-être par conviction sincère, s'étaient faits les infa- tigables champions des lois nouvelles. Ils allaient, venaient, se dépensaient en paroles, répandaient leurs écrits ou ceux des autres. Les archives départementales, les annales diocé-

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saines ont conservé les noms de plusieurs d'entre eux : c'est dans l'Artois, Duflos, curé d'Hesmond; en Normandie, Lefessier, curé de Bérus; dans l'Aisne, Nusse, curé et maire de Chavigny; dans le Finistère, Lecoz. A leur propagande s'ajoutaient les lettres qu'envoyaient de Paris les députés assermentés de l'Ordre ecclésiastique.

Harcelés de la sorte, les malheureux prêtres ont peine à se ressaisir. Ils cherchent à se joindre, se consultent, tâchent de combiner un plan de conduite. Dans un rapport du temps, nous lisons ces lignes : « On ne voit que des pelotons de prêtres s'aboucher, parler mystérieusement entre eux. Quelques-uns se félicitent. Le plus grand nombre tour- mente sa pensée pour aviser aux moyens d'éluder le terrible décret et de déjouer les mesures des officiers municipaux... Ils réduisent en problème les chances de la fortune qui pour- raient amener une contre-révolution; ils ont l'oreille au guet sur toutes les nouvelles et ne manquent pas de donner cours à celles qui peuvent leur être favorables (1) ». Le principal travail est de trouver une formule conciliatoire que l'autorité civile accepte et que l'orthodoxie ne réprouve pas. Il semble que, dans plusieurs régions, on se soit accordé sur les termes du serment; car en certains districts, comme celui de Gray, on retrouvera sur les lèvres d'un grand nombre de prêtres les mêmes restrictions renfermées dans les mêmes mots. Rentrés chez eux à la suite de ces confé- rences, les curés, dans la solitude du presbytère qu'ils quitteront bientôt, implorent le ciel par le jeûne, la péni- tence, la prière. Quelques-uns essayent de reculer le terme fatal. Ils demandent un délai de quinzaine, de huitaine. D'autres invoquent le serment civique, prêté par eux jadis, et tentent de persuader à la municipalité que, par cet acte, ils ont satisfait à la loi. Ainsi parlent-ils, se torturant à la recherche d'un compromis; car ces hommes, qu'on englobera

{i) Rapport du maire de Saint-Florent, district d'Issoire. (Papiers du comité ecclésiastique, D*'\ carton 96.)

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SOUS l'appellation de fanatiques; sont humbles à cette heure jusqu'à verser dans l'humiliation, et parfois on leur souhai- terait quelque accès de cette belle fierté humaine qui sauvegarde non seulement le salut là-haut, mais ici-bas l'honneur.

Le grand jour arrive. C'est un dimanche. La messe com- mence. Les officiers municipaux sont présents, souvent assis à l'ancien banc seigneurial, car généralement on ne l'a aboli que pour s'y mettre soi-même. Beaucoup de monde : outre les dévots, les curieux; puis c'est l'époque les campa- gnards, libres de l'agriculture, fréquentent volontiers l'église. L'évangile s'achève. Voici le prône. Le prêtre monta en chaire. C'est l'instant du serment. Souvent rien ne fait pressentir dans le discours qui commence l'engagement décisif (jui devra le terminer. Le paysan n'aime à dire ni oui ni non et, quand son intérêt est en jeu, son intelligence épaisse se délie soudain en prodigieux subterfuges. Les curés, si épurés qu'ils soient, sont à leur manière paysans. Il en est qui font une longue homélie sur les droits réci- proques de l'Eglise et de la société civile, et au milieu de la harangue, glissent négligemment, en mots précipités, ma articulés, souvent mêlés de latin, la phrase ils enferment leurs restrictions. Puis ils prêtent le serment. Le serment, qui, espère-t-on, sera seul acte, est pour les hommes; la phrase, un peu honteusement murmurée, d'une voix volon- tairement tombante, est pour les oreilles de Dieu. Beaucoup de ces pauvres prêtres parlent de mourir pour l'Eglise; en quoi ils ne se doutent point par quel terrible rappel les évé- nements prc :hains les prendront au mot; puis, pour balancer cet acte de foi, ils jurent de mourir pareillement plutôt que de souffrir la contre-révolution, et par ce sang promis des deux côtés, ils se flattent d'avoir apaisé la terre et le ciel. Il y a peu de refus purs et simples, mais des réserves qui varient à l'infini. Celui-ci jure de respecter la Consti- Wtion « quant au temporel »; celui-là promet de maintenir

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de tout son pouvoir la Constitution civile du clergé « autant et comme l'Eglise et la religion catholique, apostolique et romaine le lui permet ». Un troisième limite son adhésion à « tous les articles compatibles avec la religion catholique, apostolique et romaine ». Un quatrième excepte le gouver- nement spirituel des âmes « sur lequel l'auguste Assemblée 8*e8t déclarée incompétente (1) ». La latitude est grande pour les municipalités. Sont-elles bienveillantes? Elles n'enregistreront que le serment. Sont-elles mal disposées ou le prêtre est-il impopulaire? Elles souligneront toutes les réserves. Elles ne sont d'ailleurs pas tout à fait mal- tresses. Au fond de l'église il y a souvent des délateurs attentifs qui ont noté les paroles et argueront de faux ce qui aura été acte. Cependant, il arrive parfois que le curé, en son prône, n'ajoute rien à la prédication ordinaire. Il remonte à l'autel, continue le sacrifice, consacre l'hostie, consomme les saintes espèces. Puis, quand l'office est fini, an moment tout l'auditoire s'écoule, il s'avance, non vers la chaire mais vers la balustrade du chœur comme pour une annonce oubliée, et au milieu de tous les bruits de la sortie, dépêche en hâte quelques paroles mal entendues que la municipalité recueillera comme elle pourra. Il y a une dernière épreuve pour le curé. Du serment on dressera un procès-verbal, et ce procès-verbal il devra le signer. On voit des prêtres pris tout à coup de remords; dans la nuit ils ont réfléchi; décidément ils ne veulent pas, ils ne peuvent pas : au moment de tracer leur nom, la plume tremble dans leurs doigts; ils repoussent le papier, et d'un brusque bond en arrière, se rejettent dans le sein de leur mère l'Eglise. Des municipalités les procès-verbaux seront envoyés au district, de aux départements. L'embarras ne sera pas mince pour traduire des formules souvent ambiguës, pour peser des pensées qui à dessein se sont voilées. « Il y a des

(1) Archives nationales. Papiers du Oomité ecclésiastique, D^'S oar- toTB 94, 96, 97, 98 et passim.

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prêtres, écrira un peu plus tard au comité ecclésiastique le Directoire de la Mayenne, qui ont si bien entortillé leur serment qu'il ne sera possible de les juger que par leur rap- prochement ou leur éloignement du nouvel évêque (1) ».

Des volontés si peu précises sont malaisées à tra- duire par des chiffres. Un sérieux intérêt s'attache pour- tant à fixer les évaluations, c'est-à-dire à rechercher quelle fut, dans le haut et dans le bas clergé, la part de la faiblesse, la part de la fidélité.

Pour les évêques, le calcul est fort simple. Parmi les prélats préposés aux divers diocèses, quatre seulement jurèrent : Talleyrand, évêque d'Autun, Brienne, archevêque de Sens, Jarente, évêque d'Orléans, Lafont de Savine, évêque de Viviers. Il semble que l'Eghse de France se soit plutôt purgée qu'affaiblie par ces défections. On connaît Tal- leyrand; le cardinal de Brienné était surtout fameux par ses vices, M. de Jarente par ses dettes. Quant à Lafont de Sa- vine, il se recommandait par des qualités attirantes, mais montrait en même temps une telle incohérence d'esprit qu'on put plus d'une fois douter de sa raison. A ces quatre personnages il faut ajouter trois coadjuteurs ou évêques in partibus, à savoir : Gobel, coadjuteur de l'évêque de Bâle, Martial de Brienne, coadjuteur de son oncle à Sens, Dubourg-Miraudot, évêque de Babylone.

Gomme on le voit, le partage est ici bien net. Il n'est guère moins aisé, si les recherches se bornent au clergé urbain et surtout aux curés des villes importantes. Dans les grands centres, la fidélité est la règle, la faiblesse l'excep- tion. A Strasbourg, il n'y a que trois jureurs : un curé, un vicaire et le professeur Brendel qui serait évêque du Bas- Rhin. Metz, Besançon, Reims, Châlons-sur-Marne, Amiens, offrent les mêmes exemples de résistance. A Arras, les onze curés de la ville refusent le serment, hormis un seul qui,

(ij Archii'es nationales. Papiers du comité ecclésiastique, Ii^^^,C9siOT\ 84.

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incontinent, reçoit la mitre. Lille, quoique au milieu de la catholique Flandre, est un peu moins fidèle; on y enregistre, parmi les curés, trois défaillances, mais la majorité tient bon. A Nantes, sur 81 prêtres, 52 se dérobent au serment. A Rennes, un seul curé, un seul vicaire obéissent aux décrets. Les villes du Midi sont, en général, encore plus fermes que celles du Nord. A Bordeaux, trois prêtres seulement se sou- mettent à la Constitution civile. A Montpellier, pas un curé, pas un vicaire ne jure. A Nîmes, de tous les curés de la ville, un seul faiblit. A Aix, il n'y a d'autres défections que celle d'un vicaire. Même dans les départements du Centre, la majorité s'abandonne, on retrouve dans les grandes villes une courageuse constance; ainsi en est-il à Tours, à Limoges, à Bourges. A Nevers, sur onze curés, neuf demeurent fidèles. Une seule cité fait tache : Orléans, où, à la suite de Jarente, l'unanimité du clergé se précipite dans la soumission. Il y eut aussi, croyons-nous, beaucoup de serments à Lyon. A ne considérer que l'ensemble, les adhésions se noient dans le grand courant de la résistance. Telle est la condition des choses dans les grands centres l'instruction plus solide met davantage à l'abri du sophisme, les fausses nouvelles sont plus aisément démasquées, une situation matérielle meilleure rend les âmes moins accessibles aux suggestions de l'envie (1).

Jusqu'ici l'avantage demeure, et avec une indéniable évidence, aux prêtres non conformistes. La recherche, au contraire, se complique singulièrement, si des villes impor- tantes on descend jusque dans les bourgades, jusque dans les campagnes, si on s'efforce de dénombrer, dans la grande armée des curés et des vicaires, ceux qui faiblirent, ceux qui

(1) V. Arehioes nationales. Papiers du comité ecclésiastique, D*", car- tons 21 et 22, carton 80 et passim. V. aussi Lallié, Le diocèse de Nantes pendant la Révolution, p. 128; Deramecotxbt, Le clergé et le diocèse d'Arras pendant la Révolution, t. II, p. 107; Vicomte de Brimont, M. de Puy- iégur et l'église de Bourges pendant la Révolution, p. 91; Le Stjeub, Le clergé picard pendant la Révolution, t. II, p. 64.

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furent fidèles. Les Archives nationales conservent (1) pour quarante-sept départements les états envoyés à l'Assemblée par les directoires des chefs-lieux et contenant le relevé des serments prêtés ou refusés. Cinq de ces états, ceux de l'Orne, des Bouches-du-Rhône, de la Corse, de la Dordogne, de la Marne, ne s'appliquent qu'à un seul district ou offrent de trop évidentes lacunes pour qu'il convienne d'en tenir compte. Le tableau des quarante-deux autres départements présente un total de 23 093 prêtres appelés à jurer. Sur ces 23 093 prêtres, 13 118 ont prêté le serment, 9 975 l'ont refusé, ce qui fournit pour 100 prêtres, une proportion de 56 à 57 jureurs contre 43 à 44 réfractaires (2). Cependant, deux questions s'élèvent. Cette statistique officielle mérite- t-elle une entière créance? En second lieu, en la supposant tout à fait digne de foi, convient-il de l'appliquer par ana- logie à l'universalité du territoire français?

Je crois qu'on courrait grand risque d'erreur si, pour la comparaison numérique des deux clergés, on adoptait sans examen les tableaux gardés dans les archives. Avant de les accueillir, il convient de les soumettre à une critique ri- goureuse.

J'observe d'abord qu'en un assez grand nombre de com- munes, les officiers municipaux étaient favorables, zélés même pour la religion. De là, chez eux, le désir de conserver le calme dans la paroisse et, pour le conserver, d'éviter tout changement. Que le curé fût pieux, charitable, populaire, et ce désir s'accroîtrait de toute l'affection qu'il aurait su inspirer. En cet état d'esprit, si, à l'instant du serment, un scrupule 1 gitime suggérait au prêtre quelques réserves, la

(1) Archives nationales. Papiers du Comité ecclésiastique, cartons 21 et 22,

(2) La proportion exacte est de 56,80 contre 43,20 pour 100. M. Ph. Sagnac, dans une intéressante étude publiée par la Revue d'histoire mo- derne et contemporaine, novembre 1906, arrive à la proportion de 57,6 pour 100. Cette différence tient sans doute à ce qu'il ne comprend pas dans sa statistique le département du Nord, et y fait rentrer la Marne, la Seine- Inférieure et l'Ariège.

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pensée dominante des magistrats^serait d'adoucir, d'omettre même, dans leur acte officiel, des restrictions qui rangeraient le pasteur parmi les réfractaires. Le curé, en formulant ses réserves du haut de la chaire, avait lihéré sa conscience. Il signerait le procès-verbal en fermant volontairement les yeux. S'il n'y avait pas de club au village, la bienveillante omission ne serait point dénoncée, et l'autorité supérieure enregistrerait une soumission pure et simple. Ce qui ten- drait à prouver la fréquence de cette demi-collusion, c'est que beaucoup de prêtres portés comme assermentés refu- seraient bientôt, soit de reconnaître l'évêque constitutionnel, soit de lire son mandement. Ne serait-ce pas, au moins en partie, ceux que le zèle officieux de la municipalité aurait sauvés et qui, sur une nouvelle mise en demeure, publie- raient, cette fois sans accommodement possible, leur sépa- ration d'avec la nouvelle Eglise?

L'étude des relevés suggère une autre observation. Les états ne devraient comprendre que les prêtres fonctionnaires, seuls assujettis au serment, à savoir les évêques, les grands vicaires, les curés, les vicaires, les supérieurs ou directeurs des séminaires, les professeurs. Or, sur la liste des assermentés, on trouve des religieux ou prêtres habitués, affranchis de toute obligation, mais venus pour jurer à la suite des autres ecclésiastiques. J'en remarque 24 dans l'Allier, 91 dans le Puy-de-Dôme, 24 dans la Charente, 22 dans la Moselle, 40 à 50 dans les Gôtes-du-Nord, 9 dans l'Hérault, 4 dans la Côte-d'Or, une quinzaine dans le Var. Gomme la colonne des insermentés n'est faite que de prêtres fonctionnaires, il importe que celle des assermentés ne soit composée que des mêmes éléments. A cette condition seule, les états offi- ciels peuvent servir à la comparaison numérique des deux clergés. Il faut donc de deux choses l'une, ou défalquer de la liste des assermentés tous les prêtres non tenus au ser- ment, c'est-à-dire environ 230 noms, ou élargir démesu- rément le cadre et faire porter le calcul sur l'ensemble du

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clergé séculier et régulier, mais alors la balance pencherait d'un poids énorme du côté des insermentés, car le nombre des ecclésiastiques non fonctionnaires qui ont juré par ambi- tion ou superfluité de zèle est minime, en comparaison de tous ceux qui, n'ayant aucun engagement à prendre, se sont gardé d'en prendre aucun.

Voici une autre remarque. Bien qu'au début de 1791 les membres du clergé fussent encore en immense majorité au milieu de leurs ouailles, déjà plusieurs évêques, un cer- tain nombre de grands vicaires, quelques curés s'étaient éloignés de leur résidence et avaient cherché un asile, soit en quelque autre partie du territoire français, soit à l'étran- ger. On peut évaluer à six ou sept par département ces émigrés de la première heure. De là, cinq ou six cents ecclé- siastiques que les tableaux officiels ne mentionnent pas, mais qui doivent être ajoutés à la liste des insermentés, si l'on veut mesurer exactement les forces respectives des deux Eglises.

Les dates auxquelles ont été envoyés par les directoires les états départementaux, fournissent, en outre, des indi- cations très suggestives. Sur les quarante-sept états con- servés aux Archives, deux sont partis en mars 1791, seize en avril, douze en mai; dix-sept seulement ne portent point de date ou portent une date postéreure au mois de mai. Il faut calculer que ces tableaux avaient été arrêtés par les municipalités plusieurs semaines avant qu'ils ne fussent expédiés par les administrations départementales. Il en résulte que la moitié d'entre eux est antérieure au grand mouvement de rétractation qu'amèneraient les brefs de Pie VI, condamnant la Constitution civile, brefs connus seulement dans les campagnes à la fin du printemps. Au moment elles parvenaient à la connaissance de l'Assem- blée, les listes des assermentés avaient donc cessé d'être vraies tant la voix du pape provoquerait de retours vers l'ancienne Eglise! Jusque dans les rapports déposés aux

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Archives on trouve la preuve de ces retours. En envoyant son tableau le 8 juin 1791, le directoire de l'Ain faisait allusion aux ractations récentes que l'on évaluait à cin- quante environ pour le département; il ajoutait : « Nous apprenons que le nombre des refusants augmente assez sensiblement (1). » Dans le Var, la grande majorité du clergé avait accepté la Constitution civile. Quelques mois plus tard, ce qui était unanimité pour le serment devenait, en certains ( ndroits, quasi-unanimité pour la rétractation. Dans une dépêche du directoire départemental, nous lisons, en effet, ces lignes fort instructives : « Dans le district de Saint-Maximin, presque tous les prêtres ont rétracté leur serment (2). »

Un examen minutieux des tableaux statistiques eux- mêmes diminue d'ailleurs un peu la confiance qu'ils de- vraient inspirer. D'abord, je note en quelques lettres d'envoi de remarquables aveux. Le district d'Issoire, en transmettant son état, s'exprime en ces termes : « Cette liste peut ren- fermer quelques inexactitudes parce que, faute par beau- coup de maires d'avoir fourni les certificats de refus ou de prestation de serment, on n'a pu se décider que sur des présomptions. » Le directoire du Haut- Rhin écrit de son côté : Nous n'avons pu donner à notre état toute la régularité que nous aurions désiré, attendu que les districts ne nous ont pas indiqué nominativement les individus qui ont satis- fait à la loi ou qui s'y sont refusés. » Même dans les états réputés complets on remarque d'assez nombreuses omis- sions : dans le tableau de la Moselle, 34 curés ou vicaires ne sont pas mentionnés; dans la statistique du Finistère, je cherche en vain le clergé paroissial de la pieuse ville de Quimper. Si l'on songe que les autorités locales se vantent des serments comme d'un succès, s'excusent des refus comme on ferait d'un échec, on peut conjecturer avec beaucoup de

(1) Archives nationales. Papiers du Comité ecclésiastique, carton 21.

(2) Dépêche du 15 août 17 91 (Papiers du Comité teclésiastique.carionS^).

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vraisemblance que les communes qui n'ont rien envoyé n'avaient rien de favorable à transmettre et, ne pouvant communiquer de bonnes nouvelles, ont espéré par le silence se faire oublier. Voici d'autres inexactitudes. En plusieurs endroits des statistiques, je remarque qu'on note en masse dans une colonne d'observations consacrée aux insermentés, tantôt une vingtaine de professeurs, tantôt un curé et ses vicaires; puis, dans l'addition globale, on néglige de relever les ecclésiastiques mentionnés en bloc : de un certain nom- bre de prêtres fidèles indûment omis dans les tableaux. Je relève notamment cette erreur dans les états du Doubs et du Bas- Rhin. En d'autres départements, comme dans le Var, on grossit le nombre des assermentés en y ajoutant tantôt des Frères des écoles chrétiennes, tantôt un clerc ou un organiste. On surprend aussi entre les états numériques officiels et les dépêches, pareillement officielles, de curieuses contradictions. Le directoire du département du Doubs, dans un état du 10 avril 1791, accuse pour le district de Pontarlier, 41 serments purs et simples, 55 serments res- trictifs et seulement 2 refus; pour le district de Saint-Hippo- lyte, 54 serments purs et simples, 11 serments restrictifs et aucun refus. Cependant, on lit dans une lettre du 29 juillet : « A peine y a-t-il à présent le quart des prêtres qui soient constitutionnels dans les districts de Pontarlier et de Saint- Hippolyte. » Il faut supposer, ou que l'état du 10 avril est inexact, ou qu'entre le 10 avril et le 29 juillet, la masse de rétractations a changé le succès en échec et, dans les deux cas la liste définitive des assermentés doit subir une impor- tante réduction. Le relevé du directoire du Jura, à la date du 12 avril 1791, énumère, pour le district d'Orgelet, 68 as- sermentés et 10 réfractaires. Que penser de cette statistique triomphante quand un peu plus tard le même département demande des mesures de rigueur contre les réfractaires, en se fondant précisément sur l'état du district d'Orgelet ? D'après les rapports officiels, le chiffre des jureurs, dans le

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Haut-Rhin, égala, dépassa même légèrement celui des non-jureurs. Gomment concilier ce langage aveo les lettres effarées de l'évêque constitutionnel qui ne cesse de déplorer « le petit nombre de ceux qui ont prêté serment, le grand nombre de ceux qui se sont rétractés (1) ». Voici d'autres tableaux la confusion apparaît en signes manifestes. Dans le dossier de la Drôme, le relevé du district de Die fournit 88 jureurs et pas un seul réfractaire. N'est-ce pas trop beau? J'entre dans le détail des chiffres et, en l'un des cantons, le canton de Die, je trouve seulement six serments mentionnés, celui du curé de la ville, de ses quatre vicaires et du principal du collège. Et, cependant, dans le canton de Die, qui comprend aujourd'hui quatorze communes, il y avait certainement plusieurs curés. Avant d'accueillir la statistique officiellement dressée, on aimerait à savoir les noms de ces curés, la résolution adoptée par eux. Conti- nuons. Dans le département de la Haute-Saône, nous sai- sissons l'inexactitude sur le vif. Nous possédons pour le district de Gray les procès-verbaux des serments prêtés par 32 prêtres avec les restrictions les plus formelles sur les droits de l'Eglise (2). Or, dans le tableau général envoyé le 13 avril 1791, huit de ces prêtres sont classés comme ayant prêté un serment pur et simple.

J'éprouve quelque embarras à prolonger cet examen, n'aimant pas à intercaler la controverse dans l'histoire. Mais pour l'honneur de l'Eglise nationale, pour l'intérêt supérieur de la vérité, il importe de ne pas laisser s'affermir l'opinion qu'au jour de l'épreuve la majorité du clergé fran- çais a faibli. Dans les tableaux déposés aux Archives, il faut, pour établir le total des ecclésiastiques fidèles, ajouter à la liste des insermentés, tous ceux dont les municipalités bienveillantes n'ont point enregistré les restrictions, tous

(1) Lettre du 12 juin 1791, lettre du 3 août {Papiers du Comité ecclé- siastique, carton 86).

(2) Archives nationales. Papiers du Comité ecclésiastique, D"", carton 97.

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ceux qui, au nombre de quelques centaines, avaient déjà quitté leur résidence, tous ceux enfin (et ils atteignent le chiffre de plusieurs milliers) qui, après avoir juré, se sont rétractés. De la liste des assermentés, il faut au contraire retrancher les ecclésiastiques non fonctionnaires qui y ont été indûment portés. Il importe enfin de revoir les états eux-mêmes et d'y réparer certaines omissions inspirées par le désir de ne présenter à l'Assemblée nationale que des statistiques agréables. Ces remaniements opérés, que reste-t-il de la majorité assermentée? Cette majorité ne se transforme-t-elle pas en minorité?

Ce n'est pas tout. Même si l'on accepte sans rectification les relevés rassemblés aux Archives, on ne saurait sans témérité en étendre par analogie les résultats et d'une enquête faite sur une moitié de la France conclure aux sentiments de l'autre moitié?

J'énumère les départements au nombre de 35 sur lesquels les statistiques manquent. En les relevant sur la carte, j'en dislingue une dizaine les assermentés formèrent à coup sûr la majorité. Telles furent les Basses-Alpes « un dixième des prêtres seulement refusa de jurer (1) », l'Isère de déplorables défaillances seraient insuffisamment compensées par les rétractations postérieures (2), l'Yonne qui suivit l'exemple de Brienne, son scandaleux arche- vêque (3), le Cher, à part les districts de Bourges et de Sancerre, tout le reste faiblit (4), la Nièvre le district de Cosne fournit, sur 38 prêtres, 35 jureurs (5). La Somme, avec ses serments qui dépassèrent 60 pour 100, ne fut pas

(1) Lettre du Directoire des Basses- Alpes, 21 mars 1791 (Papiers du Comité ec'lésiastique, carton 87).

(2) A. M. DE Franclieu, La persécution religieuse dans le département de l'Isère de 1790 à 1802, t. I, chap. v.

(3) Archives nationales. Papiers du Comité eccltsiasiique, carton 98.

(4) V. M. de Puységur et l'église de Bourges pendant la Révolution, par le vicomte de Brimont, p. 91 et suiv.

(5) Archives nationale$. Papiers du Comité ecclésiastique, carton 80.

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non plus bien fidèle; et les prêtres, tout affolés de la pau- vreté entrevue, s'excuseraient plus tard par ce dicton de Picardie : « A avoir faim, on perd ses sens (1) ». Quoique les documents positifs fassent défaut, on peut présumer, sans crainte appréciable d'erreur, que la Seine-et-Oise, la Seine-et-Marne et le Loir-et-Cher, encadrés entre des dépar- tements acquis à la Constitution civile, donnèrent pareil- lement une majorité aux idées nouvelles. Dans le départe- ment de Saône-et-Loire les deux parties se balancèrent à peu près : il y eut parmi les curés 345 jureurs, 313 réfrac- taires (2). Mais voici la cause de l'Eglise romaine recon- quiert tous ses avantages : parmi les départements dont les statistiques n'ont point été dressées ou ont été perdues, je remarque les contrées les plus attachées à l'Eglise, les plus défiantes vis-à-vis du nouvel ordre des choses. Dans les re- levés officiels, on ne retrouve ni la Normandie peu entraînée, hormis l'Eure, vers la Révolution, ni la Sarthe, moins catho- lique que le Bas-Maine, mais pourtant si pénétrée d'influences religieuses, ni l'Ille-et- Vilaine où, d'après le propre témoignage des autorités « un quart à peine des prêtres a juré (3) », ni la Vendée de l'aveu même du directoire départemental « il n'y eut presque pas de serments purs et simples » (4); ni l'Anjou le pays saumurois accueillit avec faveur la Constitution civile, mais la région au sud de la Loire ne fournit que quatre curés assermentés pour le district de Saint-Florent et deux pour le district de Cholet (5). Les tableaux statistiques font pareillement défaut, à l'est pour la Meurthe, au midi pour la Haute-Garonne. Or, la Meurthe, hormis Toul, se montra,

(1) Lb Subttb, Le clergé picard pendant la Révolution, t. II, p. 96-105.

(2) Paul MoNTAELOT, Episcopat de Talleyrand. (Mémoires de la Sociéiê Eduenne, t. XXII, p. 137.)

(3) Lettre des achninistrateurs du département, 4 février 1791 (Papiers du comité ecclésiastique, carton 80).

(4) Lettre du Directoire de la Vendée, 16 mars 1791 (Papiers du comité ecclésiastique, carton 97).

(5) Célestin Port, La Vendée angevine, t. I, p. 128-129.

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à ce qu'on assure, très fidèle (1). Il en fut de même de la Haute-Garonne (2). En ce dernier département, le district de Revel ne fournit sur cent ecclésiastiques que six asser- mentés (3). Dans les états n'est pas compris davÊintage le Quercy où, selon un témoignage officiel, il y eut très peu de jureurs (4). On n'y retrouve point non plus les départements Cévenols : le Tarn les cantons montagneux seraient, à l'inverse de la plaine, très fermes dans la foi; l'Aveyron aux populations si chrétiennes; la Haute-Loire, les districts du Puy et de Monistrol compteraient sur 143 curés 32 jureurs seulement (5); la Lozère qui ferait le désespoir de son évêque constitutionnel Nogaret en attendant que plus tard elle s'insurgeât. Ainsi se détachent, à ne consi- dérer que les régions privées de statistiques ofTicielles et en laissant de côté les autres sur lesquels on s'est déjà expliqué, ainsi se détachent quinze ou seize départements le schisme eut peu de prise et qui compensent et au delà les déchets subis ailleurs.

Dans le bref du 13 avril 1791, il condamnerait la Constitution civile, Pie VI exprimerait à deux reprises différentes, mais en termes non identiques, son sentiment sur le nombre des prêtres jureurs. En l'un des passages du document pontifical, les ecclésiastiques coupables de défaillance seraient considérés comme formant une minorité infime, presque négligeable. Ils ne seraient qu'une poignée : Perpauci. En un autre endroit, au contraire, une appré- ciation moins dédaigneuse prévaudrait, et le Saint-Père se contenterait d'affirmer que la majorité des pasteurs de

(1) Mabtik, Histoire du diocèse de Nancy, t. III, p. 94.

(2) Salvan, Histoire de Véglise de Toulouse, t. IV, p. 504.

(3) Lettre du procureur syndic du district de Revel, 14 février 1791 {Papiers du comité ecclésiastique, carton 81).

(4) Lettre du président de l'Assemblée électorale du district de Cahors, 23 mars 1791 {Papiers du comité ecclésiastique, carton 95).

(5) Histoire du diocèse du Puy-en-Velay, 1789-1802, par Ernest Gonî^'Et, p. 121-122.

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second ordre {pastorum secundi ordinis major pars) s'était aissociée à la résistance des évêques. Volontiers je distin- guerais entre ces deux jugements. Quand le pape englobe les assermentés dans l'appellation générale de perpauci, il montre que vers les souverains ecclésiastiques comme vers les souverains laïques, la flatterie ne laisse monter que les nouvelles qui plaisent, et que, même dans le malheur, les grands ne sont pas préservés de cet autre malheur d'être circonvenus par l'adulation. Non, les assermentés ne furent point perpauci; ils furent nombreux, très nombreux, et dans beaucoup de départements l'emportèrent. Mais quand, retrouvant par bon sens cette exacte mesure des choses que les complaisants lui dérobent, Pie VI donne à sa pensée un tour moins optimiste et estime que les prêtres fidèles furent simplement major pars, c'est-à-dire la majorité, il formule un jugement qui sera, je crois, celui de l'histoire. Qu'on calcule tout ce que la passion, tout ce que le désir de plaire à l'Assemblée a introduit d'omissions ou de gros- sissements dans les états officiels; qu'on tienne compte des accords plus ou moins avoués entre certaines municipa- lités et les curés pour dissimuler à l'autorité supérieure les restrictions dans les serments; qu'on suppute, si l'on peut, les rétractations qui, pendant tout l'été de 1791, viendront amoindrir l'armée des assermentés; que pour les contrées privétâs de statistiques, on mette en parallèle, en face des dix ou onze départements acquis à la Constitution civile, en factî des six ou sept autres les deux partis se balan- cent, les quinze ou seize départements compacts dans leur foi; qd'on rassemble, qu'on compare tous ces éléments; et l'on recueillera l'impression très nette que la même cause qui eut pour elle le bon droit eut aussi pour elle, dans le clergé, la consécration du nombre. Quelle fut cette ma- jorité? De la comparaison des états officiels, des déclara- tions consignées çà et là, de l'étude attentive des monogra- phies provinciales, j'inclinerais à conclure que le chiffre

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des prêtres fidèles, si on pouvait en arrêter la liste six mois après la loi du serment, trois mois après le bref de Pie VI, varierait entre 52 et 55 pour 100. C'est une majorité faible, trop faible, et qui autorise bien des regrets, bien des remords aussi. Mais si j'hésite sur la proportion exacte de cette majorité, si je crois qu'elle fut modeste, très modeste, je suis persuadé qu'elle existe, et si jamais le dépouillement de toutes les archives départementales livre des chiffres précis, je ne doute guère que l'enquête définitire ne con- firme cette conclusion.

L'ancienne Eglise était mutilée; il restait à créer TEglise nouvelle.

Il y aurait d'abord à pourvoir aux évêchés et à presque tous, quatre évêques seulement ayant satisfeiit à la loi.

Il y avait déjà eu quelques scrutins épiscopaux, à Quimper M. Conen de Saint-Luc était mort, puis dans ceux des départements que l'ancienne organisation ecclésiastique laissait sans évêché. Mais ce fut seulement vers la fin de janvier 1791 que l'ensemble des élections commença. Le corps électoral ne serait composé ni du clergé qui eût dis- cerné les lumières, ni du peuple chrétien qui, livré à son sens fruste, eût peut-être, d'une inspiration émue, découvert et acclamé la sainteté. L'évêque était un haut fonction- naire et, comme l'avaient dit les administrateurs de la Côte- d'Or, un « ministre supérieur de la religion ». De cette con- ception fausse avait découlé l'idée non moins fausse de confier les choix épiscopaux à ceux qui nommaient les hauts fonc- tionnaires. La loi du 22 décembre 1789 avait, comme on l'a déjà dit, conféré la qualité de citoyen actif, c'est-à-dire d'électeur dans les assemblées primaires, à ceux qui réunis-

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soient les conditions suivantes : être Français et avoir prêté le serment civique, être, en outre, âgé de 25 ans, domicilié depuis un an dans le canton, non serviteur à gages, assujetti enfin à une contribution équivalant à trois journées de tra- vail. Ces assemblées primaires nommeraient à leur tour, « dans la proportion d'un électeur par cent citoyens actifs », les électeurs de département ou électeurs du second degré. Ceux-ci, étant chargés d'élire les administrateurs de dépar- tement, se trouveraient chargés pareillement d'élire les évêques.

Donc, ces électeurs d'élite furent convoqués. Le scrutin s'ouvrirait dans l'église-cathédrale un jour de dimanche. Pour se rendre au chef-lieu, l'empressement fut médiocre. C'était l'hiver. La fonction, toute nouvelle, étonnait un peu. Les plus scrupuleux parmi les catholiques se troublaient de ce vote comme d'une usurpation. Beaucoup d'entre eux se jugèrent sans mandat pour une mission si extra- ordinaire. Il arriverait donc que ces élections pour l'Eglise se- raient surtout faites par ceux que l'Eglise intéressait le moins.

En beaucoup de cathédrales, le souci d'empêcher les offices des chanoines avait fait fermer les grilles du chœur; parfois même le portail de la nef avait été clos, et le temple déserté avait pris un aspect d'abandon. On rouvrit le sanc- tuaire, on arracha les scellés, on en détruisit les marques. Il importait d'effacer, pour la cérémonie prochaine, toutes les traces des sévérités récentes et de ne faire reluire aux yeux du public qu'un christianisme pacifiquement renou- velé. En plusieurs endroits, les autorités locales affectèrent une grande piété : à Lons-le-Saulnier, le procureur de la commune, jugeant que l'élection épiscopale ne pouvait se mêler d'aucun divertissement profane, éloigna de la ville une troupe d'acteurs qui étaient venus, vers ce temps-là, jouer la comédie (1). Ailleurs, les directoires de départe-

(t) Maurice Pbreod, Vie de Moïse, évêque du Jura, p 43.

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ment s'appliquèrent, par une proclamation préventive, à dissiper dans les masses toute surprise, à y graver au con- traire le respect de la future assemblée. Les administra- teurs du Pas-de-Calais s'exprimèrent en ces termes : « Les mesures nouvelles n'ont d'autre but que de remettre le choix des ministres de la religion au plus digne organe, c'est-à-dire à la voix du peuple appelée par l' Ecriture-Sainte la voix de Dieu, à la voix du peuple qui proclama jadis les Chrysostôme, les Ambroise, les Augustin (1) ». Les Amis de la Constitution saluèrent pareillement de leur bienvenue les électeurs. Il leur arriva même, ainsi qu'ils firent à Soissons pour l'abbé Grégoire, de recommander l'un des candi- dats (2). Parmi les gens des clubs, la Constitution civile plaisait à tout le monde, aux modérés qui l'aimaient pour elle-même et aux violents qui n'y voyaient qu'une étape. Le grand jour vint. Dès le matin, les cloches sonnèrent à toute volée. Les délégués firent leur entrée. Ils étaient peu nombreux, un peu gênés de leur rôle, tout étriqués dans leur sévère costume noir et, quoique toute la révolution s'incar- nât en eux, ils semblaient bien petits sous les hautes nefs qu'avait édifiées la foi des siècles. Dans l'assistance, il y avait très peu de catholiques zélés, beaucoup de catholiques tièdes, un nombre plus considérable d'incrédules, par surcroît, des protestants, voire même quelques juifs. Toutefois, dans le Haut-Rhin régnaient de vieilles habitudes de bienséante tolérance, les luthériens eurent la sagesse de s'abstenir (3). Le droit de vote était subordonné à l'audition préalable de la messe. On la célébra, et très longue avec le Veni Creator, le sermon et le triple domine salvum fac pour la nation, pour la loi, pour le roi. Tous écoutèrent jusqu'au bout avec une

(1) Dkramecoubt, Le clergé du diocèse d'Arras pendant la Révolution, t. II, p. 153.

(2) Fletjry, Le clergé du département de V Aisne pendant la Révolution, t. I, p. 196.

(3) VÉBON-RÉviLLE, Histoire de la Révolution française dan» le dépar- tement du Raut-Rhin, p. 54.

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remarquable endurance, les catholiques, parce qu'il s'agissait de la messe, les autres, parce que la religion mutilée valait bien de perdre deux heures. La suite exigerait d'ailleurs une bien autre patience. Il faudrait entendre le discours du doyen d'âge, nommer un président, un secrétaire, ouïr de la bouche de chacun des assistants le serment civique, puis le serment de choisir le plus digne, éhre les scrutateurs, subir entre temps quelques harangues supplémentaires. Bien avant qu'on eût épuisé toutes ces formalités, la nuit était tombée, et on dut le plus souvent s'ajourner au lendemain. L'inexpé- rience ignorait l'art d'abréger. Parfois la nécessité de recom- mencer l'élection prolongea aussi la durée de l'assemblée : à Arras, les opérations durèrent quatre jours; à Laon, la surabondance des harangues dépassa toute imagination, elles ne s'achevèrent que le sixième jour.

En quelques diocèses, on put surprendre une tentative des non-conformistes pour se compter sur le nom de l'évêque insermenté. En général, la manœuvre échoua, les plus fer- vents des catholiques étant restés chez eux et l'ancien épis- copat étant peu populaire : à Troyes, M. de Barrai n'obtint qu'un nombre insignifiant de voix; à Tulle, M. de Saint- Sauveur en eut 30; à Besançon, M. de Durfort, quoique très respecté, n'en recueillit que 20 (1). Si les prélats de l'an- cien régime ne rencontraient que tiédeur, les nouveaux can- didats n'éveillaient eux-mêmes que de molles sympathies. L'élection s'accomplit par nécessité de faire un choix, par lassitude, presque jamais par acclamation. Les élus obtinrent dans le Pas-de-Calais 214 voix, 200 dans l'Aisne, dans la Gorrèze 85. Ce n'était guère plus de la moitié des suffrages exprimés. En d'autres diocèses, la proportion fut plus forte, mais sans que l'élan se marquât par une quasi-unanimité. Dans la Vendée, sur 471 électeurs, 173 seulement se présen-

(1) V. Albert BABEAtr, Histoire de Troyes, t. I, p. 414. René Faobs, Le diocèse de Tulle pendant la Révolution, p. 21. Sauzay, Histoire de la persécution révolutionnaire dans le Douhs, t. I, p. 383.

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tèreni; sur ces 173, 28 s'abstinrent et l'élection se fît à 77 voix; un peu plus tard, à une seconde élection, le candidat élu ne recueill* rait plus que 57 suffrages (1). Comme dans les scrutins politiques (au moins ceux d'autrefois), il y eut quelques élections multiples : Grégoire, Charrier de la Roche furent élus deux fois; Gobel, quatre fois. Les documents contemporains permettent de déterminer dans quelles pro- portions les diverses catégories d'ecclésiastiques concouru- rent à recruter l'épiscopat nouveau. On nomma 13 religieux, dont 4 oratoriens, 4 professeurs, 53 curés. Le reste se com- posa de chanoines ou de simples prêtres.

Sur ces formes électorales très humaines, il fallait plaquer le vernis des choses sacrées. La Constitution civile avait conféré au métropolitain la confirmation canonique. La première expérience du régime nouveau n'avait point été heureuse, et l'abbé Expilly, élu dès la fin d'octobre évêque de Quimper, avait vainement cherché qui l'instituerait. Instruite par cet échec, l'Assemblée, par une loi du 15 no- vembre 1790, avait organisé, en prévision des refus, une procédure bizarre autant que compliquée. Si le métropoli- tain refusait l'institution, l'élu, accompagné de deux no- taires, se présenterait tour à tour chez chacun des évêques suiïragants, jusqu'à ce qu'il en trouvât un qui voulût bien l'instituer. Si l'exploration était infructueuse jusqu'au bout, le prélat nommé n'aurait d'autre ressource que de congédier les deux officiers publics et de s'adresser au tribunal du dis- trict qui, devenu juge de la foi, de la discipline et des mœurs, validerait ou annulerait l'opposition. Dans le premier cas, l'élection serait déclarée non avenue et les électeurs seraient de nouveau convoqués; dans le second cas, le tribunal, de plus en plus éclairé d'en haut, désignerait lui-même l'évêque chargé de donner l'institution. Le prestige des Constituants n'avait pu sauver du ridicule cette combinaison, et ce voyage

(1) Chassln', La Préparation de la guerre de Vendée, t. I, p. 176 et suiv., p. 336.

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d'évêché en évêché, en compagnie de deux notaires, avait fortement éveillé la gaieté publique. L'Assemblée ne s'était nullement déconcertée, et avec l'aisance de ceux qui, pou- vant tout, se déjugent à leur gré, avait en toute hâte expédié le 27 janvier 1791 un second décret aussi simple que celui du 15 novembre était compliqué. Désormais, plus de sollicita- tions, plus de voyages successifs et surtout plus de notaires. Aux termes de la loi nouvelle, valable pour une année, les élus, s'il n'y avait dans leur arrondissement métropolitain aucun évêque s'étant soumis à la loi, s'adresseraient au Directoire départemental, et celui-ci leur désignerait, sans aucune limitation de lieu, un prélat français assermenté qui procéderait à la fois, à la confirmation canonique attributive de juridiction, et à la consécration d'où dériverait le caractère épiscopal.

Le choix paraissait très large et était, en fait, très res- treint. Il fallait un évêque assermenté. D'évêques asser- mentés, il n'y en avait que quatre, défalcation faite des évê- ques in partibus qui, décidément, manquaient de prestige. De ces quatre évêques, Lafont de Savine, évêque de Viviers, était loin et se dérobait. Le cardinal de Brienne et M. de Ja- rente déclinaient la fonction : à l'un et à l'autre on attribuait ce joli mot, forgé sans doute après coup : « Je jure, mais je ne sacre pas. » La conjoncture ne laissait pas que d'être embar- rassante. Les élus étaient très disposés à se passer de l'ins- titution donnée par Rome, mais ils ne pouvaient se passer du caractère épiscopal, qui ne serait valablement conféré que par ceux qui l'avaient reçu. Expilly, élu le 31 octobre évêque de Quimper, Marolles, élu le 21 janvier évêque de Soissons, s'étaient épuisés en démarches inutiles. Seul Tal- leyrand restait. Il consentit à prêter son ministère pour l'ins- titution canonique, pour la consécration; par il sauva l'Eglise nouvelle qui, sans lui, eût été condamnée, soit à dis- paialtre, soit à verser dans le presbytérianisme.

La cérémonie fut fixée au 24 février. Ce fut un grand jour

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pour l'Eglise constitutionnelle. Le lieu serait l'Oratoire du Louvre. Les prélats à consacrer seraient Expilly et Marolles. On a rapporté qu'à l'approche de l'acte décisif, Tallejnrand se troubla. Etait-ce remords? N'était-ce pas plutôt crainte de quelque vengeance? Car des lettres anonymes pleines de menaces lui furent envoyées. La veille, il découcha et passa la nuit à l'Oratoire. On a prétendu aussi que Marolles, tra- vaillé lui-même par un reste de perplexité, débattait encore au dernier moment avec les casuistes la légitimité du ser- ment. Le 24, dès le matin, l'église fut entourée par la garde nationale, garde à double fin, constituée pour l'honneur et aussi pour la sécurité. Les oratoriens n'avaient été avisés que la veille, de la cérémonie qui s'accomplirait chez eux. Leur supérieur venait de mourir. Le P. Poiret, qui les gou- vernait comme père assistant, était acqui-s à la Constitu- tion civile. Ceux d'entre eux qui étaient fidèles et ils for- maient la majorité s'échappèrent dès le matin, de peur d'être englobés dans la scène du sacre, et ne revinrent que le soir. A neuf heures Talleyrand parut à l'autel. Il avait pour acolyte l'évêque in partibus de Babylone, M. Dubourg- Miroudot, et Gobel, qui n'était point encore évêque de Paris. Dans le chœur, peu de prêtres, mais seulement quelques frères en surplis et, dit une relation du temps, « quelques petits ecclésiastiques ». En revanche, dans la nef, se déploya tout l'appareil officiel. Ils étaient là, tous ceux qui représen- taient la royauté doublement emprisonnée dans la Consti- tution politique et dans la Constitution du clergé, tous ceux qui, triomphateurs aujourd'hui, ne seraient plus demain que des Feuillants. Nul ne manquait, ni Duport, président de l'Assemblée, ni Bailly, ni Lafayette, ni le garde des sceaux Duport-Dutertre. Un orchestre militaire remplaça les orgues muettes. Cependant un prêtre fidèle s'était glissé dans l'en- ceinte. C'était M. de Sambucy, maître des cérémonies de Saint-Sulpice, envoyé à l'Oratoire par M. Emery. M. de Sam- bucy suivit la consécration et rapporta que le rite habituel

406 HISTOIRE RELIGIEUSE DE LA RÉVOLUTION

avait été observé. Toutefois il n'y eut pas de serment de fidélité au pape. En outre, les bulles pontificales ne furent pas lues, mais par cette raison fort simple qu'il n'y en avait pas (1). Quand la cérémonie fut achevée, Talleyrand déposa pour toujours les ornements sacrés, n'ayant plus qu'un désir, celui de quitter l'Eglise qui, décidément, ne mènerait plus a rien. Tandis qu'il rêvait de n'être plus évêque, Gobel, son ucolyte, rêvait aussi, mais de l'être à Paris. Les deux nouveaux prélats furent reconduits chez eux à pied, au son d'une musique guerrière. Dans la journée, ils parurent à l'Assemblée, dans leur costume tout neuf, avec la croix pec- torale. On leur fit grande fête, et on salua en eux les minis- tres d'une religion arrachée au fanatisme. Une humiliation attendait le roi, celle de subir la visite des nouveaux élus. Sans plus tarder, ils lui furent présentés. Marolles fit un dis- cours. L'attitude de Louis XVI ne fut ni celle du politique qui déguise ni celle du chrétien qui se redresse. Il entendit la harangue avec cet air brusque, embarrassé, vaguement étonné qui désolait ses amis. Aux évêques, il répondit par ces simples mots, prononcés d'un accent à la fois rude et débon- naire : « Je vous remercie de vos sentiments pour moi. » Et il leur tourna le dos.

Le grand obstacle était surmonté. Dès lors, les consécra- tions s'engendreraient comme un grain de blé devient mois- son. Expilly et Marolles, sacrés le 24 février par Talleyrand, participèrent, le 27 février, au sacre de Saurine, évêque des Landes. Saurine, évêque des Landes, sacré le 27 février, sacra à son tour le 13 mars cinq de ses confrères. Lindet, évêque de l'Eure, sacré le 6 mars, rendit le 20 mars le même obligeant office à Bécherel, évêque de la Manche, à Maudru, évêque des Vosges, à Robert, évêque de La Charente-Infé- rieure. Les rites de l'Eglise complétaient la vertu des suf- frages et à la voix du peuple s'ajoutait, disait-on, la voix de

(1) M. GossELm, Vie de M. Emery, t. I, p. 256.

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Dieu. Talleyrand s'était éloigné, méprisant plus encore que sceptique, et laissant opérer les dii minores de i'épiscopat. Les lieux varièrent pour les cérémonies. On se réunit cinq fois à l'Oratoire de la rue Saint-Honoré, puis à Notre-Dame, et enfin à Saiint-Roch. Plus tard, on fonctionnerait pareille- ment en province. A certains jours l'huile sainte se dépensa à profusion : on sacra 9 évêques le 27 mars, 15 le 3 avril, 10 le 10 avril. Le 26 avril, il y avait 60 évêques sacrés (1). C'était assez pour le culte; il ne restait qu'à conquérir le respect. Entre tous les consécrateura, le plus actif fut Gobel. On a calculé que, du 27 février au 26 avril, il sacra à lui seul 36 évêques. En manœuvre il acheva la besogne qu'avait dégrossie Talleyrand. Entre temps il avait reçu sa récompense. Etant le plus médiocre, il fut le plus élu. Simple suffragant^de l'évêque de Bâle, il fut proclaimé évêque quatre fois, à Agen, à Colmar, à Langres, à Paris. Entre tous ces sièges il choisit très particulièrement celui de Paris.

On était amplement muni d'évêques. Il fallait trouver des curés.

A Paris, les serments avaient été nombreux, les ambitions étaient très éveillées, les vides purent être assez aisément comblés. Une circonstance d'ailleurs simplifia l'opération. Le remaniement du clergé coïncidait avec le remaniement des circonscriptions paroissiales. Beaucoup de paroisses, qui ne répondaient plus à aucun besoin, ve- naient d'être supprimées : sur 52, 33 seulement avaient été maintenues. Il se trouva donc qu'il n'y eut à élire que 17 curés nouveaux. Pendant tout le mois de février, pen- dant tout le mois de mars, chaque dimanche, les électeurs du district de Paris se réunirent à Notre-Dame. On put admirer leur patience. Quoique francs-maçons en assez grand nombre, ils entendaient d'abord la messe, non expé- diée à la hâte mais chantée. Puis ils se rassemblaient dans

(1) PiSAKi, Répertoire biographique de I'épiscopat constitutionnel,

p. 455-456.

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leurs bureaux. On votait. On dépouillait les suffrages. Souvent la dispersion des voix exigeait plusieurs scrutins. La séance s'interrompait quelques instants vers le milieu du jour, puis se reprenait pour ne finir qu'à sept heures. Le prix de cette fastidieuse fatigue était chaque dimanche l'élection de deux curés. Tout s'allongeait, par les compli- ments du président, par les remerciements des élus, car on n'abrégeait pas plus les harangues que la messe. Pendant neuf dimanches consécutifs les assemblées se continuèrent. L'ennui de cette servitude hebdomadaire ne se trahit que dans les deux dernières semaines le chiffre des assistants fléchit de 550 membres à 350. Du scrutin, aucun nom ne sortit qui fût illustre ou qui dût plus tard le devenir. Le plus notable parmi les élus fut le nouveau curé de Saint-Sulpice, l'oratorien Poiret, vieillard bon, charitable, d'esprit cultivé, d'âme un peu vaine, qui mourrait plus tard dans la terreur de la Révolution grandissante. Plusieurs déclinèrent leur élévation, soit par scrupule ou pour infirmités, soit par pudeur de remplacer d'anciens amis; d'autres aussi se déro- bèrent, ayïmt trouvé mieux : tel fut Minée, nommé évêque de la Loire-Inférieure. On possède les discours des élus (1). Ils sont imprégnés de sentiments généreux, d'une charité banale, mêlée d'un peu de fiel contre le passé, d'une phra- séalogie toute idée se dilue au point de se noyer. Le 27 mars, après avoir élu 17 curés, les électeurs se sépai'èrent, doublement charmés de leur besogne et surtout qu'elle fût finie. Dans leur joie, avant de rentrer chez eux, ils re- mercièrent un peu tout le monde, leur président, le clergé, la garde nationale et résolurent, par surcroît,, de se remer- cier eux-mêmes. Ils décidèrent qu'en mémoire de leurs travaux, une médaille serait créée qui porterait d'un côté la figure de Minerve, de l'autre les attributs de la Justice et de l'Eglise. Hélas! la médaille n'aurait pas meilleure

(1) V. Etienne Chabavay, Assemblée électorale de Paris, p. 475 et suiv.

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fortune que la Constitution civile elle-même, car le projet serait rapporté et jamais elle ne serait frappée.

Autant il fut aisé à Paris de pourvoir aux cures vacantes, autant les remplacements susciteraient d'embarras dans les départements. Dès les premiers jours de janvier 1791, com- mencèrent à arriver des rapports efîarés. Ils venaient de l'Alsace, du Languedoc, du Poitou, de la région du Centre. On redoutait la pénurie de sujets pour remplacer les inser- mentés; on craignait les révoltes de l'esprit public. Le di- rectoire de l'Hérault allait jusqu'à demander à l'Assemblée de surseoir à l'envoi des décrets dans les départements du Midi jusqu'à ce que ceux du Nord, moins influencés par le fanatisme, eussent donné l'exemple (1). Déjà presque ache- vées à Paris, les élections pour les cures ne faisaient que commencer dans les provinces. Elles s'accomplissaient une à une, péniblement, au milieu des refus, des avanies, des mécomptes. Quelques jours auparavant, Mirabeau, dans un accès de sincérité, avait dit : « Si l'Assemblée se figure que la destitution de vingt mille prêtres ne produira aucun effet dans le pays, c'est qu'elle a d'étranges lunettes. » On va voir la prévision se vérfier.

VI

Vers la fin de l'hiver, dans les chefs-lieux de dépa tement, les populations virent arriver le nouvel évêque. Pour l'en- trée solennelle toutes les pompes se déployèrent, pompe civile, religieuse, militaire. Les municipalités allèrent jusqu'à une demi-lieue de la ville à la rencontre de l'élu. com- mencèrent les harangues dont le nombre bientôt ne se

(1) Archives nationales. Papiers du comité ecclésiastique, carton 95. V. aussi cartons 81, 85 et passim.

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compterait plus. Le canon tonna, toutes les cloches vi« brèrent, la garde nationale et la troupe firent la haie. Sur les flancs du cortège une foule compacte se pressait, le peuple étant attiré par curiosité et les officieux étant venus par ordre. Par les portes toutes grandes ouvertes de la cathé- drale, se découvrait la nef, ornée comme aux grands jours et, dans le fond, le chœur tout scintillant de flambeaux. Pour embellir le temple, les gens d'église avaient parfois trouvé des concurrents très inattendus : à Troyes, les mem- bres du club, très excités en faveur du nouveau culte, avaient revendiqué le soin de parer eux-mêmes l'au- tel (1). C'est au milieu de ces pompes que le cortège fran- chissait le portail; autour de l'évêque, des prêtres, mais en petit nombre; en revanche beaucoup de fonctionnaires; puis, au milieu d'eux, des hommes habillés de noir, humbles de costume, mais déjà dominateurs, qui représentaient la Société des amis de la Constitution et allaient, suivant le langage du temps, « rendre leurs actions de grâce à l'Eter- nel ». Ces actions de grâce ne furent, en style vulgaire, rien au Ire chose que la messe. Elle fut, en divers lieux, agrémentée d'une façon imprévue. Au Mans, à ce que rapporte un journal, « les musiciens citoyens et ceux du régiment de Chartres jouèrent l'air délicieux et national du Ça ira (2) », Il en fut de même à Sainte-Claude (3). Le même air, qualifié d'air de circonstance, retentit à Meaux, à ce qu'il paraît, au moment même de l'Elévation. Hormis ces singularités, rien ne manqua au rite accoutumé, et le nouvel élu reparut tout à fait évêque d'ancien régime par les hommages qu'on lui rendit. Aucun fâcheux ne troubla les fêtes. A peine remarqua-t-ou çà et deux ou trois perturbateurs qui

(1) Babbau, Histoire de Troyes, t. I, p. 434.

(2) Journal général de la Sarthe (cité par Piouw, Histoire de l'église du Mans pendant la Révolution, t. I, p. 180).

/3) Journal patriotique de Sainte-Claude (cité par M. Pebrod, Vie de Moïse, évêque du Jura, p. 68).

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furent, avec une célérité discrète, emprisonnés. L'après- midi fut consacré aux réjouissances, le soir à des banquets civiques. A la nuit les illuminations s'allumèrent : elle» furent superbes, d'autant plus superbes qu'en divers endroits elles furent obligatoires, sous peine de dix livres d'amende. Au chef-lieu du département les catholiques fidèles n'étaient, en général, que minorité : c'était une minorité a:dente, toute frémissante sous le joug qui s'alourdissait. Avec une malice fort aiguisée, ils se donnèrent l'âpre plaisir de scruter ceux qu'ils étaient contraints de subir. Le lende- main de la cérémonie, ils dénombrèrent ceux qui remplis- saient l'église, recueillirent les bruits, notèrent après coup les gestes, les paroles, les attitudes. Celui-ci, comme Lamou- rette à Lyon, était entré dans sa cathédrale « en conquérant d'évêché »; celui-là, comme Porion à Arras, officiait à « la manière d'un grenadier qui fait l'exercice ». Un soin attentif épia toutes les démarches des nouveaux pasteurs. La surprise fut grande, le scandale aussi, quand on sut que quelques-uns avaient réservé pour les clubs leur première visite, à la façon des députés qui tout d'abord remercient leurs électeurs. Au Mans, Prudhomme, pourtant modéré, s'empressa de porter ses hommages au Club des Minimes. A Laval, l'évê- que Villar, non moins modéré, fut appelé, dès le lendemain de son arrivée, à présider la Société des Amis de la Consti- tution (1). A Grenoble, les mêmes honneurs de la présidence furent conférés à l'évêque Pouchot, qui en témoigna « sa plus respectueuse reconnaissance (2) ». L'évêque de Tulle, Brival, fit mieux : ce ne fut pas lui qui alla au club : ce fut le club qui émigra chez lui et pour quelque temps s'installa à l'évêché (3).

(1) PlOLTN, Histoire de l'église du Mant pendant la dévolution, t. I, p. 202 et 204.

(2) Journal patriotique de Grenoble, 24 mai 1791 (A. M. dk Fbanclibtj, La Persécution religieuse dans l'Isère, t. l, appendice XVIII).

(3) Registre de la société des Amis de la Coastitution de Tulle du

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La médisance s'exerçait sans remords, s'abritant sous la foi à défendre et se jugeant non péché, mais vertu. On fouilla les origines, on scruta les mœurs. Tel avait sa mitre aux Influences de sa famille. Tel autre n'avait été élu que sur le refus d'ecclésiastiques plus scrupuleux. Très excités, les prêtres orthodoxes épiaient tout ce qui frapperait les imagi- nations. A Quimper, quand Expilly fit son entrée solennelle dans la cathédrale, l'air jusque-là d'une pureté admirable s'obscurcit tout à coup; les nuages s'abaissèrent comme s'ils voulaient raser jusqu'aux tours de l'église; à travers l'atmosphère déchirée, soudain le tonnerre éclata, et dans le croyant pays de Gornouailles, cette tempête dans un ciel calme parut à plusieurs un signe divin. A Poitiers, l'évêque Lecesve venait d'être nommé. Il mourut subitement. C'était le Vendredi-Saint; et ce trépas tragique, au milieu du deuil de l'église, secoua comme d'un frisson l'âme superstitieuse du peuple.

La critique du vainqueur est la consolation des vaincus. On observa que l'ancien régime en mourant avait transfusé ses vanités dans le régime nouveau. Les élus avaient beau- coup raillé les ornements fastueux qui étaient portés par d'autres : on remarqua qu'à leur tour ils mettaient à leur rochet tout ce qu'ils pouvaient de dentelles, étalaient com- plaisamment leur cro'x pectorale, plaçaient leur coquetterie à faire chatoyer leur bague toute neuve en distribuant les bé- nédictions. — Jadis Voltaire avait raillé les évêques du dix- huitième siècle qui, par une habitude récente, commençaient à se faire, disait-il, « Monseigneuriser » : l'appellation charma les oreilles des prélats démocratiques, et parmi les ruines de tant de titres abolis, le nom de Monseigneur, gardé par un grand nombre dans l'intimité des palais épiscopaux, marquerait une prééminence qui survivrait à tous les nivellements. On avait beaucoup jalousé les grands vicaires d'autrefois, jeunes

29 mars et du 6 avril 1791 (Comte de Seilhac, Scènes et portraits de la Révolution dans le Bas-Limousin, p. 196).

LES DEUX ÉGLISES 413

prêtres souvent fats et fastueux, laissant aux autres le tra- vail et ne gardant pour eux que les honneurs : quand on eut vu s'installer les vicaires épiscopaux, plusieurs, et non parmi les moins clairvoyants, pressentirent les prochains scandales. Les nouveaux venus s'appelaient Ysabeau à Tours, Chabot à Blois, noms déjà suspects, bientôt sinistres, et l'on re- gretta ceux qui n'étaient qu'inutiles. Les évêques de l'ancien régime s'étaient corrompus par leurs richesses : il parut bientôt que leurs successeurs ne goûteraient que chez les autres la pauvreté évangélique. Bien que leurs traite- ments fussent considérables pour le temps, on les vit dès le premier jour solliciter, sous le nom assez humble de gratifica- tions ou de secours, toutes sortes d'allocations supplémen- taires. Celui-ci avait « acheter trois chevaux et, en outre, répandre de bons ouvrages » (1). Celui-là avait dépensé tout son argent pour ses voyages et son sacre. Un troisième pré- textait, sans préciser davantage, les « exigences de la déco- ration épiscopale (2) ». Un quatrième, comme l'évêque de Cambrai, invoquait, à l'appui d'un crédit extraordinaire, l'étendue de son diocèse (3). Puis il y avait ceux qui n'étaient point satisfaits de leur installation : l'évêque de l'Ariége demandait que son palais épiscopal fût reconstruit; celui des Basses-Pyrénées qu'il fût restauré; car il était, disait-il, « démeublé et détérioré ». Ce qui transpirait de ces exigences ne laissait pas que d'égayer dans les petites villes les entre- tiens des « fanatiques et des aristocrates ». Cependant, au bout de quelques semaines, on vit s'éloigner discrètement de leur diocèse, ni plus ni moins que des prélats de cour, bon nombre des nouveaux élus. Ils se rendaient à Paris, les uns pour les séances de l'Assemblée, les autres simplement pour l'intrigue. Alors on rappela, non sans à-propos, tout ce que naguère ils avaient fulminé contre la non-résidence.

(1) Archives nationales. Papiers du Comité ecclésiastique, ca;ton93.

(2) Ihid.. carton 88.

(3) Ibid., carton 87.

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Cette petite revanche des opprimés serait pour les oppres- seurs médiocre péril. Au fond, les évêques importaient peu : on avait peu connu les anciens, et on ne se souciait guère des nouveaux. Ces petits ridicules demandaient, pour être saisis, une culture plus raffinée que n'était celle du vulgaire. Toutes ces colères se dissiperaient en propos de salons, en badinages élégants, en petites feuilles imprimées ou manuscrites, glissées sous les portes, en chansons surtout et qui bientôt ne se compteraient plus. Ce serait une opposition, toule étendue en surface, restreinte à ce qu'on appelait alors la bonne œmpagnie, et qui n'atteindrait pas les profondeurs de l'âme populaire. Mais voici résiderait le vrai danger :

Les populations des campagnes jusqu'ici n'étaient point touchées. Elles voyaient, sans déplaisir, morceler les biens des monastères, et c'était tout. A peine savaient-elles qu'il y eût une Constitution civile et surtout que cette Constitu- tion civile pût les atteindre jamais. Là-bas, le curé n'était point toujours aimé, point toujours populaire, mais jamais il n'était indifférent ou inconnu. Si un jour, subitement, il cessait de monter à l'autel, s'il cessait de célébrer par ses rites, d'authentiquer par sa plume les principaux actes de la vie, la naissance, le mariage, la mort, l'événement serait grand dans le village et la surprise aussi. Si on apprenait que le dépouillement n'était pas volontaire, et si le prêtre dépos- sédé descendait à l'état de suspect dans la paroisse même dont il avait été le pasteur, la surprise se nuancerait de trouble. Si ce prêtre, pourvu d'un successeur, mais encore résidant au milieu de ses ouailles, dénonçait ce successeur comme schismatique, comme séparé de l'Eglise universelle, et menaçait de damnation quiconque le suivrait, les con- sciences se secoueraient tout à fait, avec le frissonnement du salut éternel compromis, avec une première poussée d'irri- tation contre le nouveau venu, perturbateur du repos. Si l'ancien curé était aimé, si le curé nouveau était inconnu ou bien encore trop connu, l'hostilité s'accentuerait de tout ce

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que l'un inspirerait de regrets, de tout ce que l'autre éveil- lerait de répulsion. Entre deux prédications contraires, la confiance irait à celle qu'on avait toujours entendue, et ces âmes frustes et simplistes se diraient qu'on ne saurait pécher en suivant fidèlement la voie les ancêtres avaient marché. La puissance civile, en intervenant, intimiderait les esprits faibles, mais achèverait de buter les esprits obstinés qui s'exalteraient de la persécution même. Alors le fruit empoi- sonné de la Constitution civile se trouverait mûr, et alors aussi, bien loin de Paris, au fond des provinces, la résistance, la vraie résistance éclaterait.

VII

Elle n'éclata point en tous lieux, ni à la même heure, m surtout avec la même violence.

Dans beaucoup de communes le curé prêta serment et demeura au milieu de ses ouailles, la transition d'un culte à l'autre fut si douce qu'elle passa presque inape çue. Il y eut comme une entente tacite entre le pasteur pour jurer très bas et les paroissiens pour être inattentifs. Les consciences ont de ces subterfuges par lesquelles elles se trompent elles-mêmes et essaient de tromper Dieu. Le curé murmura à la dérobée son serment; hâtivement les officiers municipaux en prirent acte, et le procès-verbal fut envoyé au district. Le dimanche suivant, les offices se célébrèrent avec le même prêtre, les mêmes rites, les mêmes prières. Rien ne fut changé, ni aux messes, ni aux vêpres, ni aux compiles, ni aux baptêmes, ni aux mariages, ni aux enterre- ments. On était à la fin de l'hiver, au m lieu des semailles de mars, et les paysans avaient autre chose à faire qu'à s'enquérir de théologie. Entre temps il advint parfois qu'on

416 HISTOIRE RELIGIEUSE DE LA RÉVOLUTION

transporta, des monastères dans l'église paroissiale, quelque pieuse relique. Le transfèrement se fit avec de grandes apparences de respect, souvent avec le concours des autorités municipales; et ce supplément de dévotion acheva d'as- soupir les scrupules à peine éveillés.

Même dans les communes le clergé montra l'exemple de la fidélité, il arriva souvent que les protestations se per- dirent dans l'indifférence ou furent étouffées sous la peur. En ces paroisses, on assista au changement de curé comme on eût assisté à un changement de fonctionnaire. Au nou- veau ministre du culte on demanda, avec la même mol- lesse, les rares services qu'on réclamait de l'autre. Le main- tien des formes extérieures suffisait pour des pratiques, toutes extérieures aussi, et perpétuées par l'habitude plutôt qu'ins- pirées par la foi. L'église demeurait ouverte, le cérémonial y était le même. Que voulait-on de plus? Le reste valait-il la peine qu'on s'inquiétât, ni surtout qu'on se compromît avec l'autorité? Ainsi pensèrent en assez grande majorité les Picards, les gens de l'Ile-de-France, ceux de la Bourgogne, de l'Orléanais, de la Touraine, du Berry. Dans le sud-est, en Dauphiné, en Provence, la même conduite prévalut, et là-bas moins par indifférence que par goût des nouveautés; car en cette terre ardente, les germes révolutionnaires avaient plus vite qu'ailleurs grandi.

Tout autre est le spectacle dans les populations de Flan- dre et d'Artois, point encore déshabituées de leurs anciennes franchises et plaçant au premier rang de ces franchises la liberté de leur culte; parmi les bourgeois ou les paysans d'Alsace obstinément appuyés sur le traité de Westphalie qui les garantit contre toute innovation religieuse; parmi les montagnards du Rouergue, du Gévaudan, du Vélay, pro- tégés par l'éloignement contre les nouveautés disssolvantes, préparés par la lutte contre la nature à la lutte contre les hommes, et recueillis dans la simplicité de leur foi. Plus au sud, sur le versant méridional des Gévennes, au pays de»

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garrigues ensoleillées, la même disposition, plus bruyante, un peu moins durable, domine dans le Gard, dans l'Hérault, la fidélité catholique s'est fortifiée par la contradiction et par la guerre. Enfin, dans la région opposée de la France, si on trace du sud au nord une ligne qui remonte de Poi- tiers vers Rouen, tout ce qui est à l'ouest de cette ligne appartient, sauf quelques taches, à l'antique foi.

Dans ces contrées éclate, en plusieurs miniers de com- munes, la révolte des consciences.

Le curé a refusé le serment, est resté dans son presbytère. Un autre curé a été élu. Un message venu du district an- nonce sa prochaine arrivée dans la paroisse, requiert les au- torités communales qu'elles procèdent à son installation. La résistance revêt le plus souvent la forme de l'abstention. Les officiers municipaux se dérobent sous prétexte de ma- ladie ou d'absence; s'ils prêtent leur ministère, c'est sous la contrainte et par l'unique souci d'échapper au reproche de rébellion. Dans la paroisse qui sera la sienne, nul ne vient au-devant de l'assermenté. Pour lui nul n'a sonné les cloches, nul n'a pris soin de parer l'autel. Le presbytère lui est livré vide, comme une demeure qu'on aurait dépouillée avant de l'abandonner à l'ennemi. Pour le servir, pour l'aider, personne ne s'offre, et une mise en quarantaine, à la fois calme et terrible, crée un vide inexorable entre ses parois- sien et lui. Cependant, avant son départ, les autorités du district lui ont indiqué deux ou trois maisons la porte s'ouvrira pour lui. habitent des fermiers, des ménagers, récents acquéreurs de biens monastiques, délégués des clubs ou délateurs attitrés, et que pour cette raison on appelle des patriotes. C'est que le pauvre prêtre va prendre langue, un peu timidement, un peu honteusement; car il garde, malgré tout, le souvenir de son ordination sacrée. Entre ces gens et lui, la solidarité dans l'œuvre révolutionnaire crée cette liaison fragile, soupçonneuse, qui unit ensemble les complices. Mais il sent qu'on accueille en lui non le prêtre,

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418 HISTOIRE RELIGIEUSE DE LA REVOLUTION

mais celui qui progressivement cessera de l'être. Ainsi de- vient-il, dès la première heure, le protégé de ceux qui ne croient pas plus à l'Eglise d'hier qu'à celle d'aujourd'hui.

Le dimanche vient. Personne pour l'aider. Lui-même il sonne les cloches; lui-même il démêle de son mieux les clefs; lui-même dans la sacristie il cherche péniblement le linge, les ornements sacerdotaux laissés souvent dans un désordre voulu. Il est le chantre, le sacristain, le bedeau, l'officiant, mais un officiant dans le désert. Pourtant quelques hommes arrivent, mais en manifestants, non en fidèles. Et cette assistance est pire que l'entière solitude; car ceux qui assis- tent au Saint-Sacrifice sont venus, non pour célébrer le culte nouveau, mais pour enregistrer la proscription du culte ancien.

Il n'est point de parti qui, dans l'excitation de la lutte, ne finisse par se nuire à lui-même. A l'abstention légitime s'ajoute bientôt la mesquine, l'odieuse brimade. Les honmies 8*en mêlent et bien plus encore les femmes. La nuit elles dévastent le jardin du presbytère, jettent dans le puits de la paille de blé, déposent des ordures devant la porte, introduisent du sable dans les serrures. Quand l'assermenté sort, les enfants le suivent et imitent le chant du coq, par allusion à la trahison de saint Pierre. Sur son passage, les fermiers lâchent les chiens. On refuse de rien lui vendre ou, ce qui est pis, on l'exploite. Quand il est chargé de desservir deux paroisses et se rend le dimanche d'un territoire à l'autre pour la seconde messe, on l'attend au carrefour des routes avec des quolibets, des insultes, parfois des pierres. Toutes sortes de bruits courent : on dit de celui-ci qu'il a été comédien, de celui-là qu'il est marié, de tel autre qu'il a été condamné par la justice. Sous la répétition des insultes, l'assermenté s'exaspère. Le plus souvent il n'était que faible, de doctrine peu sûre, plus ou moins travaillé de vanité et d'envie. Il est venu avec un désir, peut-être sincère, d'évan- géliser les âmes; et peut-être sa confiante crédulité s'est-elle

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LES DEUX ÉGLISES 41»

laissé prendre de très bonne foi à la piperie de la primitive Eglise. La rancune des insultes éteint la petite flamme sacer- dotale qui vacillait encore en lui. De médiocre il devient mau- vais, de vaniteux il devient pervers. Il reprend, cette fois d'un pas plus assuré, le chemin des demeures suspectes naguère il n'a frappé qu'en rougissant. Il est encore prêtre, mais avec une aspiration à le devenir de moins en moins, De temps en temps, il jette les regards vers la ville voisine il y a les gendarmes, la garde nationale, les clubistes, tous ceux qui pourront réduire ses paroissiens rebelles. Il ne les appelle pas encore, mais déjà il y songe. Ce qu'il garde d'éducation sacerdotale retient en lui le désir de la vengeance; mais, visiblement, sa courte patience se lasse, et en attendant il met à noter dans son esprit les injures tout le soin qu'un vrai pasteur doit mettre à les oublier.

L'ancien curé est resté. A un bout du village il s'est ré- fugié dans une petite maison. En prévision de son remplace- ment, il a avancé la première communion des enfants. En certains diocèses, un évêque auxiliaire est venu pour admi- nistrer la confirmation. Le prêtre fidèle a la faculté de dire une messe basse à l'autel après son successeur; souvent il hésite à mettre à profit cette méprisante tolérance qui laisse subsister toutes les interdictions, celle de prêcher, de con- fesser, d'enseigner. En quittant le presbytère, il a emporté une chasuble, un calice, une pierre à consacrer, tout l'hum- ble appareil d'un culte qui semble déjà persécuté. Le di- manche, un grand exode amène vers lui tous ceux qui ont déserté l'église paroissiale. Il dit la messe dans une grange, dans une chapelle de château, parfois même dans sa cham- bre; et alors au dehors la foule déborde, tous les fronts dé- couverts, en dépit des rigueurs de l'hiver qui n'est pas encore fini. Il prêche. On l'accusera d'être factieux. Certainement il l'est ou le sera. Mais peut-il ne pas l'être? L'Assemblée ayant envahi tout le domaine spirituel, il touche, de quelque côté qu'il se tourne, au pouvoir civil qui a tout usurpé.

420 HISTOIRE RELIGIEUSE DE LA RÉVOLUTION

Cependant l'assermenté se flatte de ressaisir ses ouailles à l'heure de la naissance, du mariage, de la mort. Il les guette, les tient, croit du moins les tenir; car seul il est dans sa pa- roisse le rédacteur des actes qui confèrent l'état civil. Un 5oin ingénieux, subtil même, s'applique à tourner les règles, è obtenir une célébration régulière des baptêmes, des ma- riages dans quelque paroisse voisine, encore sous la juridic- tion d'un prêtre fidèle non remplacé. Pour les obsèques, l'ancien curé est appelé et récite les prières dans la maison du mort : c'est la vraie cérémonie, la seule qu'on veuille reconnaître. Quand le nouveau curé paraît pour la levée du corps, on ne le suit que jusque sur le seuil de l'église. le cortège se disperse plutôt que de pénétrer dans le sanctuaire désormais interdit, et on ne laisse à l'assermenté que ce qu'on ne peut lui ravir, à savoir le soin de dresser l'acte et de procéder dans la solitude à la sépulture.

On touche au temps de Pâques. L'Eglise officielle demeure à peu près déserte. Dans sa retraite, l'insermenté reçoit l'aveu des fautes, conseille, absout, admet les fidèles à la participation des divins mystères. Cependant, en grand secret, circulent les lettres pastorales par lesquelles les évêques légitimes protestent contre la nomination de leurs successeurs. Les évêques, on les connaît peu. On ne les a entre- vus qu'une fois ou deux, emportés au trot de leurs chevaux, et bénissant en courant les fidèles agenouillés. Déjà plusieurs sont loin de leur diocèse, retirés en des maisons de campagne, perdus dans Paris ou réfugiés à l'étranger. Pourtant on se passe de mains en mains les petites brochures dissimulées par leur format aux regards déjà éveillés des dénonciateurs. Sous le premier souffle de la mauvaise fortune, le langage s'est épuré. Les prélats ne donnent point de regrets à leur place et passent noblement sous silence leurs richesses per- dues : ils sont prêts à renoncer à leurs sièges, mais sur l'ordre du Souverain Pontife, et pour le bien reconnu de l'Eglise, non sur la sommation d'une autorité incompétente :

LES DEUX ÉGLISES «21

ils rappellent leurs titres, marquent les limites de leur ju- ridiction, flétrissent l'intrusion sur leur siège de succes- seurs sans pouvoir. Déjà ont éclaté quelques troubles dans le Rouergue à Milhau, dans le Languedoc à Uzés, dans le Morbihan à Sarzeau. Mais l'heure n'est point encore aux violences; elle est aux remontrances contenues et attristées. Des plus humbles villages les prières montent, tantôt supplisintes, tantôt un peu vibrantes d'émotion, vers l'As- semblée nationale. Il en vient, non seulement des régions les plus fidèles, mais de celles qu'on croit indifférentes; il m vient, non seulement de l'Artois, de la Normandie, de la Bretagne, mais de la Bourgogne, de la Touraine, de la Champagne, de la Limagne d'Auvergne. Les uns, comme les gens d'Abilly (1), de Broglie (2), de Marnaz, de Pou- lain (3), d'Hasparren (4), exposent que leur curé leur a toujours servi de a maire » et que, grâce à lui, leur paroisse a toujours été bien administrée, qu'il a toujours été le père des pauvres », que ses discours, « dictés par la charité », sont « i ou jours assaisonnés du sel de la sagesse »; les autres, comme les maires du canton de Foncquevillers, déclarent qu'ils sont prêts à perdre la vie plutôt que leur curé. En Artois, une association est projetée pour assurer la subsistance des prêtres fidèles (5). Ailleurs la sollicitude des populations se traduit sous une forme plus originale ou, pour mieux dire, plus moderne. Le 3 avril 1791, 400 ci- toyens actifs de la ville de Bédarieux se réunissent et, s'adressant à l'Assemblée nationale, demandent très nette- ment un référendum sur la question religieuse. « En qualité de citoyens, disent-ils, et de citoyens actifs, nous vous prions d'ordonner que toutes les communes du royaume s'assem-

(1) Archives nationales. Papiers du Comité ecclésiastique, carton 83.

(2) Ibid., carton "9.

(3) Ibid; carton 85.

(4) Ibid., carton 88.

(5) Lettre de M. Theillier de Poncheville, avocat, à l'Ami du roi, (L'Ami du roi (db MosTJOia), 4 février 1791.)

422 HISTOIRE RELIGIEUSE DE LA RÉVOLUTION

bleront incessamment dans leurs municipalités respectives pour prononcer sur le sort de la nouvelle constitution du clergé (1). »

Cependant, Pie VI hésite à parler. Le 19 janvier 1791, il a reçu la nouvelle que la loi du 27 novembre était sanc- tionnée. Toujours modéré, il s'est contenté de dire au car- dinal de Bernis : « Je sais les malheurs du Roi; pourtant il doit se souvenir à quoi l'obligent sa couronne et ses serments (2). » Puis il s'est recueilli en prières, il a suspendu encore son jugement public, par douloureuse sym- pathie pour Louis XVI, par égard pour la glorieuse et chré- tienne nation de France. Il s'est borné à déposer sa pensée, tantôt dans une lettre de blâme à l'archevêque de Sens. M. de Brienne, tantôt dans une lettre de louanges à l'abbé de Vauxpont, qui a refusé l'évêché de Laval. Enfin il se décide à marquer en deux brefs sa réprobation. L'un, daté du 10 mars, est une réponse aux évêques signataires de VExposition des principes; l'autre, daté du 13 avril, est adressé au roi, aux évêques, aux prêtres et au peuple de France. Dans ce dernier bref, le pape frappe de suspension tout jureur qui ne se sera pas rétracté dans l'espace de qua- rante jours. Il déclare nulles les élections épiscopales, sacri- lèges les consécrations. Il proclame peireillement nulles les élections aux églises paroissiales. Il suspend de l'ordre épiscopal les prélats consécrateurs, à savoir les évêques d'Autun, de Lydda, de Baljylone. Cependant la sévérité se tempère de mansuétude. La peine de la suspension est prononcée, mais le Saint-Siège ajourne encore les suprêmes censures. Le document pontifical se termine en exhortant les assermentés au repentir. Quant aux prélats, pr très et catholiques fidèles. Pie VI les b nit, les consolide, les encourage, et leur appliquant une parole de saint Léon :

(1) Archives nationales, AD^n.

(2) Dépêche du cardinal de Bernis à M. de Montmorin, 19 janvier 1791 {Archives des araires étrangères).

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« Je VOUS félicite, dit-il, de ce que vous êtes demeurés iné- branlables dans la doctrine évangélique et apostolique. »

Les brefs sont prohibés en France. En dépit des défenses, un zèle actif parvient à les propager. Clandestinement, ils sont imprimés, puis transmis par petits ballots à des adresses soigneusement choisies pour dépister les soupçons. Ils arri- vent tard, souvent à deux ou trois mois de leur date, mais ils arrivent. Dans les villes, des femmes pieuses emploient, pour les répandre, toutes les ruses d'un dévouement que surexcite l'obstacle. Dans les campagnes, les prêtres inser- mentés les notifient aux plus lettrés, les résument pour les plus humbles; les plus hardis d'entre eux, sans crainte des poursuites, les lisent au peuple dans les oratoires privés, dans les chapelles de châteaux. Les paysans n'ont point énervé leur foi dans les discussions du siècle, qui ont con- testé ou amoindri la primauté romaine. Dans les profon- deurs de leur mémoire engourdie, ils retrouvent par frag- ments, mais intact, l'enseignement de leur catéchisme, et ils s'encouragent à la constance. Les assermentés eux-mêmes sous la parole de Pie VI, en plusieurs endroits, se rétractent en grand nombre. De plus en plus la société religieuse est di\isée en deux camps ennemis. Dans la langue, deux mot« s'introduisent, créés à point nommé pour peindre le dé- chirement des âmes, celui d'intrus, celui de réfractaire. Ces deux mots, mots terribles, mots maudits, traverseront la Révolution. Prêtre intrus, prêtre réfractaire! Le premier ap- paraît comme un excommunié hors de la loi spirituelle; le second comme un proscrit hors de la loi civile, bon aujour- d'hui à interner, demain à emprisonner, après-demain à immoler; et voilà du même coup la guerre intestine dé- chaînée.

484 HISTOIRE RELIGIEUSE DE LA RÉVOLUTION

VIII

Cette guerre pouvait-elle encore être évitée? A Paris, des hommes se rencontrèrent, d'une confiance assez tenace pour l'espérer. De là, une tentative mémorable pour organiser l'existence parallèle des deux Eglises et assurer aux catho- liques fidèles l'exercice de leur culte.

Entre le parti de la cour et le parti du désordre, tout un parti existait, probe, éclairé, passionné pour la paix civile, capable de beaucoup d'erreurs par utopie, présomption, fai- blesse, inexpérience, mais pur d'intentions, ennemi non seu- lement du crime mais de toute violence. Ce parti avait deux représentants illustres : Bailly, Lafayette. Il dominait dans l'état-major et dans les bataillons les plus solides de la garde nationale, dans la bourgeoisie, dans la magis- trature, en plusieurs des corps administratifs et, en par- ticulier, dans le directoire du département de Paris. En ces milieux, la Révolution avait été accueillie avec enthou- siasme; depuis quelques mois on recherchait, avec une pointe d'inquiétude, le mot qui la pourrait clore. En matière reli- gieuse, la disposition générale était l'indifférence. Eglise poiu" Eglise, on préférait l'Eglise assermentée. On l'avait patronnée, on la patronnait encore. Surtout on eût sou- haité que le roi donnât l'exemple personnel de l'adhésion au culte officiel. Mais quels que fussent ces sentiments, on repoussait tout aspect de persécution. A défaut de l'Evangile, on croyait à la Déclaration des droits de Vhomme, et avec une bonne foi entière on en poursuivait l'application.

Pour ces hommes à l'optimisme robuste, les récents spec- tacles avaient été pleins de cruels mécomptes. Ils ignorai ient

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OU ne savaient qu'incomplètement ce qui se passait dans les provinces. Ce qu'ils observaient tout prés d'eux suffisait à leur ouvrir les yeux.

Ils voyaient, à l'occasion du serment, le trouble dans les paroisses, la scission dans le clergé, la discorde jusque dans les familles. Dans l'Assemblée, ils surprenaient des signes non moins inquiétants. Sous les résistances, les députés s'exaspéraient. Trop vains pour douter de leur œuvre, ils attribuaient tous les maux à l'incivisme des réfractaires et, loin d'adoucir la Constitution civile, ne songeaient qu'à étendre l'obligation du serment. Par un décret du 5 février 1791, ils l'avaient imposé aux prédicateurs; ils méditaient d'y soumettre pareillement les aumôniers des collèges ou hôpi- taux et toutes les personnes préposées à l'instruction. Quelque trouble surgissait-il? Bien vite, sans examen, ils accusaient les menées sacer«Jotales. Parmi eux régnait une disposition brutale à juger les choses légitimes, non parce qu'elles étaient équitables, mais parce qu'ils les vouladent ainsi. Un jour, à propos d'une des lois religieuses, un député de l'ordre ecclésiastique reprochait à l'un de ses collègues, M. Dionis du Séjour, de l'avoir votée et lui disait : « Le décret est injuste. Eh! qui vous dit qu'il soit juste, répliqua M. Dionis du Séjour? » Une vigilance soupçonneuse épiait partout les menées de ceux qu'on appelait les fana- tiques. Le 19 février 1791, les tantes du roi, quittant leur résidence de Bellevue, partirent pour Rome. Leur des- sein était de chercher à l'étranger la liberté de leurs pra- tiques pieuses. A la nouvelle du départ, l'émoi fut grand. Les voyageuses furent retenues quelques instants à Moret, puis arrêtées à Arnay-le-Duc, et eurent quelque peine à continuer leur route. A la manière d'une question d'Etat, l'affaire vint à l'Assemblée. Un mot du représentant Menou mit en lumière la puérilité du débat : Qu'importe, dit-il, que trois femmes aiment mieux entendre la messe à Rome qu'à Paris? » Cependant les catholiques se portaient en foule

426 HISTOIRE RELIGIEUSE DE LA RÉVOLUTION

vers les chapelles des hôpitaux et des couvents de religieuses les prêtres insermentés, non seulement célébraient la messe, mais prêchaient, confessaient, exerçaient, en un mot, toutes les fonctions de leur ministère. Aux abords de ces chapelles situées souvent dans les faubourgs, on voyait chaque dimanche, parfois aussi dans la semaine, de longues files d'équipages d'où descendaient des femmes élégantes. Elles s'entassaient dans la nef trop petite, débordaient sous le porche; entre les offices, elles assiégeaient les confessionnaux; car il y avait alors, suivant une expression de Madame Eli- sabeth, « un retour à Dieu de toute la bonne compagnie ». Dans ces quartiers pauvres, une curiosité mêlée de malveil- lance envieuse épia ces allées et venues. Bientôt une grande rumeur s'éleva contre ces conciliabules de dévotes et sur- tout contre les religieuses qui donnaient, disait-on, un asile aux réfractaires. Contre celles-ci toutes sortes de bruits furent inventés : on disait des unes qu'elles dépensaient en débauches avec leurs confesseurs l'argent reçu par elles pour le soulagement des malades; on attribuait aux autres le dessein de jeter de l'huile bouillante sur la tête du nouveau curé le jour de son installation. Toutes les calomnies, en ce temps-là, étaient crues, et plus elles étaient atroces, plus elles avaient le droit d'être niaises. Les abomi- nables diffamations portèrent leurs fruits. Le 7 avril, au faubourg Saint- Antoine, la maison des filles de Sainte-Marie fut envahie, au milieu des messes, par une troupe de femmes encadrées d'hommes pour les soutenir. Ces femmes portaient des verges à la main; elles atteignirent plusieurs sœurs tou- rières et se mirent à les fustiger. Les mêmes scènes honteuses, ordonnées, dit une brochure contemporaine, par « le Sénat populaire », se répétèrent le lendemain et le surlendemain dans une quinzaine d'églises ou de chapelles de couvents. Trois cents femmes furent, dit-on, flagellées (1).

(1) Le fouet donné aux sœurs grisettes le 7 avril 1791, Paris 1791. Liste de toutes les sœurs et dévotes qui ont été fouettées par les dames des

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A Paris, l'indignation se proportionna à la lâcheté de l'attentat. Le roi, par l'organe du ministre de l'intérieur, M. Delessart, se plaignit, avec plus d'énergie que de coutume, de l'ordre public violé. La lettre était adressée au directoire du département de Paris. Justement le directoire de Paris gardait la tradition libérale et l'attachement aux principes qui avaient dicté la déclaration des droits. siégeaient le duc de La Rochefoucauld, Talleyrand, Sieyès. A ce^ hommes, premiers ouvriers de la Révolution mais tout ef- frayés de leur œuvre pervertie, l'occasion parut belle pour introduire en un texte positif les maximes proclamées en 1789 et qui semblaient oubliées. De un arrêté pris le 11 avril 1791 et qui, sous couleur d'acte de police, visait la législation elle-même.

L'innovation législative se cachait habilement sous le luxe des mesures d'ordre. Bien plus, on traitait avec une singulière rigueur ceux qu'on voulait protéger. Les premières dispositions semblaient empirer le sort des insermentés. Un préposé laïc, nommé dans chaque paroisse de Paris, aurait pour mandat d'interdire toutes fonctions ecclésias- tiques aux prêtres non munis d'une licence épiscopale. Les chapelles des collèges, des hôpitaux, des maisons de charité, des couvents de religieuses, ne seraient conservées qu'à la condition qu'elles fussent fermées au public; en outre, elles devraient être desservies par des prêtres ayant à cet effet mission de l'évêque. Seules les religieuses cloîtrées avaient l'entière liberté de choisir leur aumônier. Ainsi les catho- liques fidèles se trouvaient expulsés des lieux jusqu'ici ils s'étaient rassemblés pour leurs cérémonies. C'est sous la devanture de ces règlements comminatoires que se dissi- mulait tout un régime nouveau. L'article 11 de l'arrêté autorisait « tous particuliers ». voulant se réunir a en grand nombre pour l'exercice d'un culte religieux quelconque, à

Marchés dans différents quartiers de Paris, Paris, 1791. V. aussi Annales patriotiques, journal libre dirigé par M. Mercier et M. Carra, 9 avril 1791.

428 HISTOIRE RELIGIEUSE DE LA RÉVOLUTION

louer pour cet usage tels édifices qu'il leur plairait ». Avec une opportune habileté, on donnait au texte une portée générale et, bien qu'on ne pensât qu'aux catholiques romains, on avait la précaution de ne pas les nommer. Cette liberté était subordonnée à deux conditions. On exigeait d'abord que, sur la porte principale des lieux consacrés au culte, fut placée une inscription approuvée par le Directoire et mar- quant la destination de l'édifice. On proscrivait, en outre, en ces réunions toute attaque, soit contre la Constitution ou les lois existantes, soit contre les autorités établies. Quant aux peines qui réprimeraient ces infractions, on s'en remettait à l'Assemblée. Tel était l'acte du Directoire. Il était modeste, car il débutait par des mesures de détail; mais en même temps il découvrait une hardiesse très osée; car il semblait l'acte récognitif de la déclaration des droits, et quelles que fussent les restrictions ou les rigueurs, il donnait un corps, une réalité à un principe toujours mé- connu ou contesté dans le passé, celui de la liberté religieuse.

L'arrêté était du 11 avril. La semaine sainte allait s'ou- vrir. C'était le temps des grandes solennités chrétiennes. Quelque insuffisant que fût l'octroi, les catholiques, dans le quartier Saint-Sulpice, résolurent d'expérimenter de suite le régime nouveau. L'ancien curé, l'abbé de Pancemont, était demeuré sur la paroisse. Sur le quai Voltaire, l'église des Théatins était vacante. Sous le nom d'une tierce personne, il la loua à la municipalité. Le 16 avril, la déclaration fut faite au Directoire. Il fut convenu que, sur le portail, serait gravée cette inscription : Edifice consacré au culte religieux par une société particulière : paix et liberté. Le lendemain, jour des Rameaux, l'église s'ouvrirait pour les offices (1).

On vit alors ce que pèse, pour les hommes de révolution, la liberté. Le dimanche 17, avant sept heures du matin, l'église fut entourée par les gens des clubs. Soit erreur ou malen-

(1) Histoire des événements arrivés sur la paroisse Saint-Sulpice pendant la Bévolution, p. 56. Moniteur, 20 avril 1791.

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tendu, soit à cause de l'heure matinale, l'écriteau n'avait point encore été placé. Les fidèles arrivaient; ils furent insul- tés, obligés de rebrousser chemin, violentés s'ils essayaient de pénétrer jusque dans le temple. Sur la porte, une poignée de verges fut attachée avec cette inscription : Avis aux dévotes aristocrates, médecine purgative distribuée gratis. Bailly sur- vint, requit la garde nationale, fît arracher le placard. Dès qu'il fut éloigné, on le replaça en y ajoutant ces mots ; Oté par ordre de M. Bailly, replacé par celui des citoyens. Le Directoire, prévenu, rédigea en hâte une adresse qui pro- clamait la légalité de la réunion. L'affiche fut arrachée. Le lendemain, beaucoup de journaux justifièrent l'émeute, la colorèrent presque d'un aspect religieux : les vrais schis- rnatiques étaient, disaient-ils, les sectateurs des Théâtins, et il ne devait pas y avoir deux cultes dans une même reli- gion (1).

Si faibles (jue fussent les Constituants, leur honnêteté se révolta. L'arrêté du Directoire bénéficia de ce retour. Quand il fut déféré à l'Assemblée, on put discerner chez un grand nombre de députés le désir sincère d'une combinaison qui réglât, sans trop de vexations, le sort des non-confor- mistes et, par cette tolérance, prévînt la guerre civile.

Toutefois la question ne fut point résolue sans débat. En deux séances, le 18 avril et le 7 mai, elle vint à l'ordre du jour. Tout le monde s'accorda pour proclamer la liberté; seulement une doctrine surgit, perfide et subtile à la fois, qui, tout en lui rendant hommage, aboutissait à la suppri- mer.

Cette doctrine eut pour orateur Treilhard. Il était de ces hommes néfastes, tout imprégnés des plus despotiques maximes de l'ancien régime, et prêts à empoisonner de ces maximes tout régime nouveau propice à leur ambition ou à leur envie. A toutes les spoliations ecclésiastiques son nom

(1) V. Les Révolutions de Paris, 93, p. 59.

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s'était associé. C'était sa manière à lui d'être libéral, car il se piquait de l'être, et jamais il n'abattrait une liberté qu'en la saluant. « La liberté des cultes, dit-il, est nécessaire parce qu'elle est une conséquence de vos décrets ». Ayant parlé de la sorte, il affecta très artificieusement de ranger dans la même foi les prêtres qui avaient prêté le serment et ceux qui l'avaient refusé. « Ils sont, continua-t-il, les adorateurs d'une même religion; seulement les uns sont fonctionnaires publics et les autres ne le sont pas. » Le plus sûr moj'en d'étouffer le culte non conformiste, c'était de nier qu'il y eût deux cultes. Les journaux démagogiques avaient déjà hasardé la thèse. Avec un aplomb osé, Treilhard la creusa : « Je ne connais, dit-il, qu'un culte dans l'Eglise catholique, apostolique et romaine; il ne peut en exister deux. Je ne puis voir une ligne de démarcation il n'y en a pas. » Il continua en ces termes : « Adopter l'arrêté du Directoire, ce serait dire que la nation est schismatique, ce qu'elle n'est pas, ce qu'elle ne peut pas être. » Ainsi ceux qui avaient créé la scission entreprenaient de la nier et refusaient la liberté, sous le prétexte même de cette unité qu'ils avaient brisée. Treilhard ressaisissait sa pensée en lui communi- quant une forme plus tangible : « Supposons, dit-il, que le ci-devant archevêque de Paris vienne aux Théatins faire des fonctions publiques, ordonner des prêtres; vous auriez établi la scission, le schisme, vous le perpétueriez. » Aux ecclésias- tiques insermentés Treilheird ne reconnaissait qu'un droit, celui de dire la messe, peut-être celui de confesser; puis ils disparaîtraient obscurément, par extinction, comme de vieux prêtres habitués qu'on enterre un à un. Mais, en abaissant les non-conformistes à l'état de parias dans le culte officiel, l'orateur les enfermait dans ce même culte et les y enserrait jusqu'à les étouffer. Avec toute l'obstination et aussi toute la hardiesse du sophisme, il répétait : la liberté des cultes suppose plusieurs cultes; et, pour être mieux proscripteur, il ne se lassait pas de redire qu'il n'y en avait qu'un. Ainsi

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imposait-il l'entière servitude sous l'invocation même de l'entière fraternité.

La cause de la liberté religieuse trouva dans l'Assemblée deux champions : Talleyrand, Sieyès.

« Je m'applaudis, dit Talleyrand, d'avoir prêté serment; car mon serment me donne l'espoir d'être écouté en pronon- çant des paroles qui ne sauraient être suspectes en ma bou- che. » Avec une hardiesse assez singulière chez un prélat d'ancien régime, il proclama comme un principe absolu l'entière liberté des cultes. Cette liberté, dit-il, est due aux protestants, aux juifs eux-mêmes; de quel droit la refuse- rait-on aux catholiques non conformistes? On se tromperait fort, continua-t-il, en exceptant les non-conformistes de la liberté commune sous prétexte qu'il n'existe pas de second culte catholique. C'est à la faveur de ces maximes que l'es- prit de persécution renaîtrait aujourd'hui. Talleyrand s'ap- pliqua à préciser la condition du prêtre insermenté : il n'est point un suspect; nul n'a le droit de mettre en doute son patriotisme : la seule déchéance résultant du refus de ser- ment, c'est l'inaptitude à remplir les fonctions ecclésias- tiques rétribuées par la Nation. Toute autre interprétation n'aboutirait qu'à l'intolérance et, sous prétexte d'éteindre l'ancien fanatisme, on en rallumerait incontinent un nou- veau. A l'appui de l'arrêté du Directoire, Talleyrand in- voqua enfin l'intérêt de la paix générale : si on proscrit les assemblées publiques des non-réformistes, on ne pourra empêcher leurs assemblées particulières : ce qui sera dange- reux, ce seront les conciliabules qu'aucune autorité ne pourra surveiller, toutes les prédications se donneront carrière et qui se transformeront en foyers de conspirations.

Ainsi parla Talleyrand. Après lui, Sieyès défendit à son tour l'arrêté du Directoire. Il flétrit les récents désordres : Les catholiques non conformistes s'étaient rassemblés pour l'exercice de leur culte : en quoi étaient-ils factieux? Quelle loi interdisait les réunicni paisibles et sans armes? L'orateur

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railla la subtilité sophistique qui, tout en reconnaissant la liberté religieuse, refusait l'exercice de cette même liberté. « N'avez-vous, dit-il, proclamé la liberté qu'avec l'inten- tion qu'on s'en privât jusqu'à nouvel ordre? Est-ce qu'une liberté peut être en principe sans être en conséquences? La liberté ne serait-elle qu'un dépôt d'abstractions dont le législateur se serait réservé la clef pour n'en laisser sortir que peu à peu, et à son gré, quelques parcelles appropriées aux circonstances? » Et résumant sa pensée en un mot, Sieyès ajouta : « Si telle est la liberté qu'on veut nous donner, elle ne vaut pas la Révolution. » En passant, il flétrit cette partie du comité^ecclésiastique qui n'avait vu dans les évé- nements récents qu'une occasion superbe de venger les in- jures de Port-Royal. « Si vous voulez excepter les catho- liques romains de la liberté généreJe, poursuivit Sieyès, dites-le, et faites franchement vous-même cette loi d'excep» tion. »

La tolérance l'emporta sur l'esprit sectaire. L'Assemblée homologua d'une façon générale l'arrêté du Directoire de Paris. Par un décret du 7 mai, elle reconnut aux prêtres insermentés le droit de dire la messe, mais la messe seule- ment, dans les églises constitutionnelles. En second lieu, elle autorisa implicitement les catholiques non conformistes à s'assembler pour la célébration de leur culte en des édifices loués par eux. Toutefois, une disposition pénale fort dure fut édictée comme une permanente menace : ces édifices seraient immédiatement fermés en cas d'attaque contre la Constitution et en particulier contre la Constitution civile du Clergé.

La droite ne prit point part au vote. On ne s'étonnera qu'à demi de cette abstention si l'on songe à tous les sacri- fices qui étaient le prix de la liberté, si l'on mesure tout ce que la liberté elle-même avait de fragile et d'incertain. A ceux qui, pendant des siècles, avaient dominé, on imposait ï'abdicaiion de leur prééminence. Ils étaient chassés des

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temples que la foi de leurs pères avait édifiés. Dans les églises qui portaient partout les marques de leur piété, ils ne seraient admis que par grâce, pour la messe et, disait le texte de la loi avec une vigilance ombrageuse, pour la messe seulement. A Paris, les chapelles où, depuis leur disgrâce, ils avaient cherché un asile, leur seraient fermées. C'est moyennant cette dure rançon qu'ils achetaient le droit de louer des em- placements pour leur culte et de s'y assembler. Cette liberté même serait doublement précaire par l'embarras de l'exer- cer, par le perpétuel contrôle du pouvoir. Il faudrait trouver des locaux, parer la nudité de l'édifice, quêter pour la décence du culte, vivre dans l'humilité des communautés religieuses aaissantes, tandis que tout à côté l'église usurpatrice étale- rait tout ce qu'avait accumulé la munificence des aïeux. Ce serait le sort de l'enfant légitime frustré de l'héritage ai- profit du fils de la concubine. Quand, au prix de tant d'ab- négation, on aurait cru obtenir la liberté de la prière, on sentirait la main de l'autorité toujours prête à frapper. Aux termes de la loi du 7 mai, toute parole contre la Constitution et spécialement contre la Constitution civile entraînerait la fermeture du lieu de réunion. Mais l'Eglise constitution- nelle étant née d'un déchirement avec l'Eglise ancienne, serait-il possible que les non-conformistes, par un miracle de charité, par un miracle plus grand d'adresse, s'abstinssent toujours de dénoncer ceux qui les avaient supplantés, ceux q^i'ils avaient le devoir doctrinal de condamner?

On comprend que, dominés par ces pensées, beaucoup de catholiques aient répugné au présent offert par les mains un peu suspectes de Talleyrand et de Sieyès. Si incomplet que fût le décret du 7 mai, il offrait pourtant ce grand avantage d'incarner, dans un texte positif, l'un des principes inscrits dans la déclaration des droits, et, à ceux qui étaient exclus du privilège, d'assurer du moins un minimum de liberté. La sagesse conseillait donc d'accepter l'insuffisant bienfait, de mettre à profit avec une résolution virile la parcimonieuse

28

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bienveillance de l'assemblée. Ainsi en avaient jugé les catho- liques de Saint-Sulpice qui, dès le lendemain de l'arrêté du Directoire, avaient loué la chapelle des Théatins. On avait beaucoup parlé de ressusciter la primitive Eglise. Cette primitive Eglise, elle revivrait parmi ces fidèles, ayant des premiers chrétiens la pauvreté, en ayant aussi le sort un peu incertain, et, comme eux, guettés par la persécution. Re- trouveraient-ils pareillement la ferveur des premiers âges? Peut-être la pierre nue ils s'agenouilleraient serait-elle plus saine pour eux que tout le luxe tant d'âmes s'étaient amollies. Qu'ils fussent unis dans le recueillement de l'épreuve, inviolablement serrés autour de leurs pasteurs, aussi riches de vertus que dénués de biens terrestres, forts par leur nombre, plus forts encore par leur foi épurée, et ils débor- deraient bientôt l'Eglise officielle livrée à sa pompeuse et opulente solitude. On verrait alors, sans secousse, par la force dissolvante des choses, s'effondrer d'elle-m.ême l'œuvre factice de la Constitution civile.

Je m'arrête, de peur de toucher ici à l'histoire hypothé- tique. A la loi manquerait l'épreuve de l'expérience. On vient de voir une tentative pour assurer aux non-conformistes un état légal. La tentative se perdrait dans le tumulte des pas- sions. Même limitée par tant d'entraves, cette liberté paraî- trait trop large encore pour ceux qui ne voyaient dans la Révolution que le droit de proscrire. L'essai d'Eglise libre succomberait par trois grandes causes : la faiblesse de l'autorité l'exaspération intolérante du clergé constitu- tionnel — la brutale intervention des clubs et, sous ces trois influences maltresses qu'il faut maintenant décrire, la guerre civile se développerait.

LES DEUX ÉGLISES 435

IX

Par chaque courrier les autorités départementales rece- vaient de vrais ballots de proclamations, de discours, de décrets. Incontinent il fallait lire, afficher, notifier tout ce qu'avait enfanté la fécondité législative. Puis les envois se faisaient aux districts qui opéraient eux-mêmes la réparti- tion entre les communes. Dans ce volumineux bagage se glissa, vers la fin de mai 1791, la loi qu'on vient d'analyser. Tout concourait à ce qu'elle passât inaperçue ou fût ma] comprise. Elle tenait peu de place, ne se composant que de deux articles. Par ses dispositions comminatoires, elle offrai l'aspect d'une loi pénale plutôt que d'une loi de li- berté. Les membres des directoires départementaux étaient d'ailleurs mal préparés pour cet état nouveau. Leur éduca- tion leur avait enseigné la toute-puissance de l'Etat. Jamais Us n'avaient imaginé d'autre culte que le culte officiel. Ce qu'ils avaient recueilli d'idées libérales leur était parvenu par les philosophes : or, dans la bouche des philosophes, liberté voulait dire guerre à l'idée religieuse; et pour adapter ce mot à la protection des catholiques, il faudrait renverser toutes les notions dont on avait vécu jusque-là.

Ce n'était pas que les magistrats locaux fussent mal inten- tionnés ou pervers. Beaucoup d'entre eux ne souhaitaient que la paix. Seulement ils étaient faibles. Ils auraient besoin qu'une impulsion virile, venue de haut, stimulât leur cou- rage et les affermît dans la tolérance, qu'en autres termes la loi du 7 mai, un peu équivoque en sa rédaction, fût sou- lignée, mise en relief, éclairée à leurs yeux par la glose qui l'accompagnerait. Ainsi s'habitueraient-ils peu à peu à cette idée jugée étrange, inouïe, incroyable, que les catholiques

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romains pussent être les bénéficiaires de la liberté; ainsi les catholiques romains eux-mêmes, un peu étonnés d'abord, se façonneraient-ils à un régime qu'ils n'eussent jamais imaginé. Pour cette acclimatation une loi ne suffisait pas^ il faudrait le commentaire persévérant, ferme surtout, qui prêcherait le respect des droits d'autrui. Or, ce libéralisme ferme et bienfaisant, on ne le trouverait nulle part.

On ne le trouverait pas dans l'Assemblée. Elle avait voté la loi du 7 mai, mais c'était tout. Au fond la thèse sophistique de Treilhard la travaillait. Son grand soin, en matière reli- gieuse, était alors d'intercepter les brefs du pape. De une loi pleine de rigueur contre quiconque imprimerait, lirait, distribuerait les actes pontificaux. Une autre loi s'élaborait contre tout curé remplacé qui continuerait à exercer les fonctions ecclésiastiques. Toujours reparaissait la même idée, celle de la Constitution civile implantée par force. Visiblement la loi du 7 mai n'avait été qu'un intermède; elle ne marquait pas un point d'arrêt.

Dans les autres nouvelles venues de Paris, les autorités départementales discernaient bien une orientation, mais dans le sens de l'intolérance, non de l'apaisement. Partout elles voyaient la violence, et la violence impunie.

On a parlé des brefs du pape. Quand ils furent connus à Paris, une manifestation s'organisa. Un matin c'était dans les premiers jours de mai un mannequin haut de huit pieds et qui représentait le pape Pie VI fut dès six heures amené sur un tombereau, de la Porte-Saint-Bernard, et dé- posé au Palais- Royal, dans le passage Radziwill. A dix heures, les rassemblements commencèrent autour du Café de Chartres. Un homme monta sur un banc et lut un réquisi- toire préparé de longue main, car il était imprimé depms l'avant-veille. Il dénonça dans Pie VI le « Mathan italien b et conclut en demandant que l'effigie du pape fût livrée aux flammes. Les applaudissements éclatèrent, concertés d'avance aussi bien que le discours. Les affidés allèrent

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quérir le mannequin, l'étalèrent aux yeux de ceux qu'on appelait le peuple. Sur le front et sur la poitrine deux écri- teaux furent fixés; on inscrivit sur l'un le mot fanatisme, auv l'autre le mot guerre civile : dans la main gauche fut placé l'un des deux brefs; dans la main droite un poignard : aucun ornement ne manqua, ni le rochet, ni la croix, ni l'an- neau, ni la calotte, ni l'hermine. Puis, la mise en scène se continuant, des gens armés de cannes se précipitèrent sur l'effigie et la frappèrent avec de grandes apparences de fureur. Entre temps, un étranger, survenant comme par hasard et qui avait eu justement « des parents assassinés dans les troubles de Nîmes », se livra, dit le récit du témoin auquel nous empruntons ces détails, « à une triste mais naturelle vengeance sur la machine inanimée ». Puis le bûcher s'alluma, alimenté par un grand nombre d'exem- plaires de VAmi du Roi, et au milieu de cris sauvages, le mannequin fut dévoré par le feu (1).

Durant cette longue matinée, la police avait mis sa vigi- lance à se trouver ailleurs. Le nonce, M. Dugnani, dénonça le scandale. M. de Montmorin, ministre des affaires étrangères, saisit de l'affaire son collègue, M. Delessart, ministre de l'intérieur. M. Delessart saisit à son tour le procureur gé- néral syndic du département. Pendant tout le mois de mai, la plainte voyagea de bureau en bureau, dans une grande émulation de peur. Le 26 mai 1791, le représentant du Saint-Siège renouvela ses doléances. « Je vois avec surprise, écrivait-il à M. de Montmorin, que rien n'est fait et qu'on cherche peut-être à effacer par l'oubli ce qui ne peut l'être que par une réparation convenable. » Le 29, le nonce partit pour Aix-les-Bains, s'absentant, disait-il, pour deux mois, en réalité pour toujours. Il laissa la gestion de la nonciature à M. Quarantotti, qui lui-même quitterait bientôt Paris. Comme il venait d'arriver à Aix^ une lettre l'y rejoignit, qui

(1) V. £« Courrier des 83 départemenis, par GORSAS, t. XXIV, 4. V. aussi Les Révolutions de Paris, n" 95, p. 186.

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était de Montmorin. Celui-ci s'excusait fort : « Les évén©« ments, disait-il, n'avaient pas permis de donner à la poursuite toute l'activité dont elle était susceptible (1). »

Quelle ne devait pas être, sur les autorités provinciales l'influence dissolvante de ces scènes scandaleuses! EUee eurent bientôt une autre occasion de s'étonner en voyarit la loi du 7 mai méconnue sur les lieux même elle avait été promulguée.

En dépit des avanies récentes, les catholiques romains ne voulaient pas renoncer à l'usage paisible de l'église des Théatins. Le jour de l'Ascension leur parut une occasion favorable pour se réunir de nouveau. C'était le jeudi 2 juin. Dès quatre heures du matin, les messes commencèrent. Sur le quai presque désert, il n'y eut longtemps d'autres allées et venues que celles des fidèles. Vers neuf heures se mon- trèrent les premiers groupes de séditieux. Ils grossirent à l'aise, la force publique étant absente. Pour une manifesta- tion hostile tout prétexte manquait, car sur le portail de l'église, s'étalait en grandes lettres l'inscription approuvée par le Directoire et voulue par la loi. Toutes sortes de bruits furent répandus sur les non-conformistes : c'étaient, disait- on, les vrais schismatiques et aussi, ajoutait-on, des profa- nateurs; car ils avaient, à ce qu'on affirmait, « communié, le matin même, deux ou trois fois de suite ». Pendant la célébration d'une des messes, une violente poussée jeta dans le temple une centaine de perturbateurs, suivis bientôt d'autres bandes. Soit hésitation, soit reste de respect pour les saints mystères, ils s'arrêtèrent quelques instants; mais dès rite, missa est, ils firent irruption dans le choeur, bri- sèrent les bancs, les chaises, dispersèrent violemment les fidèles, saccagèrent l'autel. La garde nationale arriva, mais, suivant la coutume, trop tard. L'après-midi les vêpres se dirent, cette fois, dans le calme; car la force publique proté-

(1) Archives du ministère des affaires étrangères.

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geait l'église, et dans la nef avaient pris place Bailly et La- fayette, un peu confus de la surprise du matin. Le soir, les séditieux, ne pouvant faire mieux, détachèrent l'inscription posée sur la porte de l'édifice et la brûlèrent. Le lendemain au reproche d'intolérance, les feuilles jacobines ne man- quèrent pas de répondre par l'argument de Treilhard : « Le peuple, disaient les Révolutions de Paris (1), voit manifeste- ment dans le culte des réfractaires une profanation du sien. 11 ne veut pas deux religions catholiques romaines. Selon lui, c'est bien assez d'une. » Le même journal ajoutait : a C'est par amour même pour la loi que le peuple l'enfreint en ce moment. »

En tout Etat régulier, les ministres, organes du pouvoir exécutif, impriment aux autorités locales la direction, et veillent à ce que les lois soient observées. L'Assemblée avait méconnu toutes ces règles. Elle avait décidé que les ministres no pourraient être pris qu'en dehors d'elle, n'auraient pas le droit de participer à ses délibérations. En établissant par- tout l'élection, elle leur avait ravi le choix des fonctionnaires : les seules nominations qui leur fussent conservées étaient celles des commissaires du roi, et en partie celles aux grades militaires. Ne nommant pas les agents du pouvoir, ils ne les dirigeaient pas davantage. C'est vers l'Assemblée que se tournaient les membres des corps élus; et les représentants, par la voie de leurs comités, s'étaient habitués à transmettre partout des avis, des ordres même. Vivant dans la terreur perpétuelle des députés, les ministres souriaient aux gens de gauche et en revanche évitaient les gens de droite, de peur, dit un contemporain, de se défavoriser (2). Leui' unique ambition était de sauvegarder de leur mieux la paix maté- rielle : comme les catholiques non-conformistes n'avaient pour eux que leur bon droit et leurs prières, comme leurs adversaires se montraient tout menaçants de tapage, il était

(1) 99.

(2) Mo:ntlo3IBB, Mémoires, t. II, p. 80.

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aisé de deviner quels seraient les sacrifiés. Le grand souci en matière religieuse semblait être de faire taire le pape que volontiers on eût jugé le provocateur. Bernis, qui s*était démis de ses fonctions, avait pour remplaçant un simple chargé d'affaires. Le 14 juin 1791, Montmorin lui écrivait : « Je voudrais que la cour de Rome se livrât au silence lors- qu'elle a la conviction que plus elle parle, plus elle ajoute aux difficultés de ramener le calme (1). » Quand on voulait obtenir une mesure d'ordre, volontiers on la payait par quelque révérence à l'Eglise constitutionnelle. C'était comme la rançon qui permettait d'être modéré impunément. Vers la Constitution civile allaient d'ailleurs, en général, les pré- férences personnelles des ministres, et l'un d'eux, le garde des sceaux Duport-Dutertre, s'était môme engagé dans cette voie jusqu'à la passion.

Au sommet de la hiérarchie, la Constitution avait gardé le roi. On commençait à le désigner d'un nom se peignait l'anéantissement de la monarchie : on l'appelait le « premier des fonctionnaires publics ». L'humiliation n'eût pas été sans avantage si le souverain, descendu à l'état de fonc- tionnaire, eût du moins ressaisi et exercé sa fonction. Loin de montrer à ses sujets la voie, le malheureux prince se traînait, par des chemins souvent obliques, dans l'indécision et l'impuissance. En matière religieuse, son histoire et il faut ici la dire au risque de remonter un peu en arrière n'était, depuis plusieurs mois, que celle de ses tortures morales.

Il avait sanctionné la Constitution civile, puis la loi du serment. En pliant sous l'Assemblée, il avait réservé, cru réserver sa conscience individuelle, et dans la chapelle des Tuileries s'étaient réfugiées toutes les pompes de l'ancienne Eglise. Pendant tout l'hiver, le monarque avait porté ce double rôle, pieux jusqu'à la dévotion dans son palais, et

(1) Dépêche de M. de Montmorin à M. Bernard, 14 juin 1791 {Archives du ministère des affaires étrangères).

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au dehors couvrant le schisme de son manteau royal. Le temps pascal était venu, avec les obligations confessionnelles qu'il ramène pour les catholiques et que l'étiquette autant que la foi consacrait à la cour de France. A ce moment, un grand scrupule avait saisi le prince, celui de son indignité à participer aux divins mystères. Il regardait son accepta- tion des décrets comme un acte forcé, conservait au fond du coeur la résolution de rétablir, s'il recouvrait la puissance, le culte catholique. Mais ces dispositions suffisaient-elles pour l'accomplissement du devoir chrétien? Un prêtre, consulté par lui, avait entrepris de le rassurer. Non apaisé, il avait invoqué les lumières de M. de Bonal, évêque de Glermont. C'était le 15 avril. Sa lettre, quoique très humble par son objet, trahissait cependant une impatience un peu ombra- geuse et une humeur refluait un souvenir de la toute- puissance : car il exigeait que le prélat se concertât de suite avec d'autres évêques, que la réponse lui parvint sans délai, c'est-à-dire le lendemain à midi, que sa lettre lui fût ren- voyée. L'évêque, bien que fort perplexe, avait conseillé, par une note du 16 avril, de surseoir à la communion pas- cale (1). Le prince, à la manière des irrésolus, n'aimait pas à détruire. Il déposa sa lettre et celle de M. de Bonal en une cachette qu'il croyait sûre et où, dix-huit mois plus tard, on la découvrirait pour l'invoquer contre lui.

Les partisans du décret sur le serment avaient une ambi- tion, celle de faire de Louis XVI un constitutionnel prati- quant. Leur triomphe eût été de traîner le monarque à Saint-Germain-l'Auxerrois, de l'y agenouiller au banc de communion, de le courber sous la main du curé assermenté. Terrifié par l'image de cette apostasie publique, le pauvre prince avait imaginé de se défendre, à la façon des faibles, en fuyant. Il avait formé le dessein d'un séjour à Saint- Cloud. Le prétexte serait d'y chercher, au premier retour

(1) Pièces trouvées dans l'armoire de fer du château des Tuileries, collection, pièces I.XIX, LXX.

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du printemps, le repos de la campagne. Le motif réel du voyage était d'échapper aux obsessions des assermentés. Le départ fut fixé au lundi 18 avril à dix heures du matin. Le projet s'était ébruité. Toutes sortes de rumeurs s'accré- ditèrent. Le roi, disaient les uns, voulait aller rejoindre à Saint-Gloud les évêques réfractaires; il y réunirait, ajou- taient les autres, des troupes en vue d'une contre-révolution. Dès le matin, des rassemblements se formèrent autour du château, avec i'mtention proclamée de retenir le monarque à Paris. La matinée s'avançant, ils devinrent si compacts qu'il serait malaisé de les percer. Les voitures de la Cour tout attelées stationnaient devant le palais. Le prince manda Lafayette. Celui-ci répondit qu'il était prêt à exécuter les ordres royaux, mais qu'il ne répondait pas qu'on pût s'ouvrir un passage seins recourir à la force. Pendant quelque temps on parlementa, on hésita; puis le roi contremanda le voyage et, déjà captif, rentra dans ses appartements.

La journée se continua dans l'agitation. Au Club des Gor- deliers, on dénonçait le château des Tuileries comme le refuge des prêtres révoltés; on affirmait que le roi, dans sa chapelle, avait communié des mains d'un réfractaire. « La fermentation, mandait au prince l'un de ses conseillers, M. Laporte, a toute la chaleur du fanatisme religieux ». Dans la famille royale, le trouble n'était pas moindre, par le double embarras des devoirs chrétiens à remplir et du courroux populaire à ménager. Mme Elisabeth avait vu son confesseur partir pour Rome avec Mesdames, tantes du roi. « J'aime mieux, écrivait-elle, avoir un confesseur dont on parle peu. » Et dans ce vœu si humble se marquait une dévotion déjà réduite à se cacher. C'est vers ce temps-là que la pieuse princesse se rendit en grand secret rue du Bac, à la maison des Missions étrangères, pour y chercher un prêtre à qui elle pût confier son âme. On lui indiqua un Irlandais, l'abbé Edgeworth. « Il a, écrivait-elle quelques jours plus tard, de l'esprit, de la douceur, une grande cou-

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naissance du cœur humain. » Elle ajoutait, ne croyant pas dire si vrai et comme par un pressentiment : o C'est un trait particulier de la Providence qui me Ta fait connaître. »

Autour du roi les instances redoublaient pour l'amener à la pratique ostensible, publique du culte constitutionnel. Les modérés, à part le respect des formes, n'étaient guère moins exigeants que les clubistes des Cordeliers. Le direc- toire du département de Paris, celui-là même qui venait de rendre l'arrêté du 11 avril, dénonça au prince les hommes dont il était entouré. L'adresse se renfermaient les avis arriva dans l'après-midi du 18 avril, au moment les dernières bandes populaires venaient de s'éloigner des Tuileries, a On voit avec peine, disaiient les membres du Directoire, que vous favorisez les réfractaires, que vous n'êtes servi presque que par les ennemis de la révolution. » Puis ils demandaient que le souverain, par « une démarche franche », écartât de lui les soupçons (1). Quelle serait cette démarche franche? Seraient-ce les Pâques consti- tutionnelles? Serait-ce la disgrâce de certains personnages de Cour ou l'éloignement des chapelains insermentés? Serait-ce un manifeste à la Nation ou à l'Assemblée? Le Directoire ne s'expliquait point.

A ces appels, d'autres conseils s'ajoutèrent. Pendant la nuit du 18 au 19 avril, un conciliabule se tint chez M. de Montmorin se trouvaient réunis quelques députés. On arrêta le projet d'une démarche d'éclat que le roi, sans être attendu, ferait sans retard à l'Assemblée (2). Dans le même temps, Laporte conseillait au prince de céder aux circonstances « qui n'avaient jamais été aussi critiques » et lui insinuait de faire un règlement sur l'intérieur de sa maison, c'est-à-dire de licencier le personnel de sa cha-

(1) Voir le texte de cette adresse dans les Annales patriotiques de Carra, 20 avril 1791.

(2) Pièces trourées dans l'armoire de fer du château des Tuileries, collection, XXXIII.

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pelle privée. Le lendemain, le même personnage, à la suite d'une conversation avec Lafayette, suppliait le roi de se rendre le jour de Pâques à Saint-Germain-l'Auxerrois; et il ajoutait cette phrase se peignait la misérable condition du souverain: « Je ne puis dissimuler à Votre Majesté qu'Elle ne pourra s'en dispenser. C'est le seul moyen d'éviter qu'on ne La force à y faire ses Pâques (1) ».

Ainsi s'exerçait sur le malheureux prince une double pression, pression violente du peuple, pression tenace des modérés. Qu'il écoutât la voix menaçante des séditieux ou la voix moins âpre de ceux qui se disaient ses amis, Louis XVI entendait résonner à ses oreilles le même mot, celui de capitulation. Timide par nature, environné de conseils plus timides encore, le roi, torturé d'incertitudes, lisait, relisait les messages, y inscrivait plus ou moins machi- nalement une date, une note marginale, puis il les classait car les indécis aiment à classer et s'imaginait les avoir dérobés à tous les regards quand il n'avait fait que fournir des documents à l'histoire et des armes à ses ennemis. A travers toutes les perplexités du monarque surnageait la foi vivace du chrétien. Non, il ne recevrait pas la commu- nion d'un prêtre constitutionnel. Plutôt que d'apostasier de kl sorte, il aimerait mieux mourir. Gela dit, sa provision d'énergie se trouvait épuisée, et il se demandait au prix de quelle rançon il obtiendrait, lui roi de France, le pardon de sa fidélité à l'Eglise.

C'est en cet état d'esprit que le 19 avril il reçut l'avis que ses ministres délibéraient, qu'ils lui proposaient de se rendre incontinent à l'Assemblée et d'y prononcer des paroles destinées à ramener le calme. A la chancel- lerie, le garde des sceaux Duport-Dutertre attendait la réponse du prince. Il avait même rédigé le projet de dis- cours que le souverain prononcerait. Tremblant vis-à-vis

(1) Pièces trouvées dans l'armoire de fer du château des Tuileries, collection, XLV.

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d^ l'Assemblée, les ministres de Louis XVI étaient très fermes contre le roi. Leur fermeté fut presque violente, comme l'est celle qui naît de la peur. Le monarque céda. Il semble pourtant qu'il ait fait un dernier effort pour affranchir sa conscience; car, de sa propre main, il rédigea un canevas de harangue, retrouvé plus tard, où, tout en réitérant sa sanction des décrets, il réservait ses opinions religieuses personnelles. Ce que le scrupule avait suggéré au monarque fut supprimé comme inutile redondance; et la rédaction de Duport-Dutertre fut, semble-t-il, adoptée en bloc. A l'Assemblée, la séance du matin allait s'achever quand le roi, prisonnier de ses conseillers comme la veille de l'émeute, parut dans la salle du Manège. Il récita la harangue placée entre ses mains. Une seule phrase s'en détachait, le reste étant négligeable, o J'ai juré, disait le prince, de maintenir la Constitution dont la Constitution civile fait partie, et j'en maintiens l'exécution de tou mon pouvoir. »

Le roi regagna les Tuileries. Il restait à souligner la sou- mission. Au château, la survivance de Tancienne étiquette avait maintenu jusque-là les charges pompeuses de la grande aumônerie, décoration surannée de la royauté très chrétienne. Cet appareil était coûteux autant qu'inutile, et l'avantage serait grand à s'alléger de ces superfluités. Seulement la dignité royale voulait que, pour ces retran- chements, le monarque fut juge de l'heure et se gardât de n'être réformateur que par obéissance. Brusquement et comme par l'effet d'une sommation, le sacrifice se consomma. On vit partir le cardinal de Montmorency, M. d' Roque- laure, évêque de Senlis, aumônier du roi, M. de Sabran, évêque de Laon, aumônier de la reine. Puis quelques per- sonnages de grand nom : le duc de Duras, le duc de Ville- quier, s'éloignèrent aussi de la Cour.

Ce fut l'événement de la Semaine Sainte. On en attendait un autre. Le dimanche approchait. Sûrement le roi ne

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communierait point de la main d'un assermenté; mais n'irait-il pas à la messe constitutionnelle? Le jour de Pâques se leva. A toutes volées les cloches sonnèrent à Saint-Ger- main-l'Auxerrois. A travers le Louvre, à travers l'enche- vêtrement des petites rues, on les entendait jusqu'aux Tuileries. Mme Elisabeth, faisant allusion aux rumeurs qui couraient, écrivait : « Le roi ira-t-il à l'office des asser- mentés? Je ne le croirai que quand je l'aurai vu ». La matinée s'avançant, Louis XVI descendit des Tuileries. A Saint- Germain-l'Auxerrois, la messe paroissiale allait commencer. Comprimant son cœur, il s'y rendit, accompagné de la reine, et fournit à l'église officielle ce nouveau gage. Cependant son âme s'égarait ailleurs et, loin de Paris, cherchait une terre il fût libre, libre comme roi, libre surtout comme chrétien. C'est en ces jours que se préparait l'entreprise de Varennes.

Quand le pouvoir défaille, la vraie liberté meurt aussi. Autorité et liberté sont les deux fruits d'un même arbre sain et vigoureux. La pauvre petite loi libérale du 7 mai, entre les mains d'autorités aveuglées par haine, troublées par faiblesse ou affolées par peur,^ ne serait plus qu'un fruit mal venu, destiné à tomber avant d'être mûr, fait pour être foulé aux pieds. Prêtres constitutionnels et clu- bistes, associés au moins passagèrement, allaient d'ailleurs s'unir pour l'écraser, et de leurs efforts combinés la persé- cution naîtrait.

Nous avons vu les évêques assermentés, entrant dans leur diocèse, au milieu de pompes bruyantes se perdent d'abord les épigrammes de leurs ennemis. Il faut maintenant

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pénétrer leur vie, marquer leurs actes, saisir leurs intentions, souvent louables, puis énumérer la longue série de leurs mé- comptes, et mesurer la pente la plupart glisseront jusqu'à devenir persécuteurs.

Quels étaient ces évêques issus du suffrage? Une quinzaine étaient indignes de l'épiscopat, indignes du sacerdoce, et dans les années suivantes, descendraient, par peur ou per- versité, jusqu'à l'abjection. Ce sont ceux qui plus tard, non seulement livreraient leurs lettres de prêtrise, mais apos- tasieraient avec ostentation. Neuf d'entre eux souligneraient en se mariant l'abandon de leur état : plusieurs seraient aussi fameux par la dépravation de leurs mœurs que par le reniement de leur foi. Quelques-uns laisseraient dans la poli- tique une renommée sinistre : tels seraient Lindet, évêque de l'Eure, qui oserait excuser les massacres de septembre et voterait la mort du roi; Minée, évêque de la Loire- Inférieure, qui porterait le stigmate de l'amitié de Carrier; Huguet, évêque de la Creuse, Massieu, évêque de l'Oise, Gay-Vernon, évêque de la Haute-Vienne, tous trois régicides avant d'être apostats, et tous trois ten'oristes acharnés.

Il serait injuste de juger sur cette minorité l'épiscopat constitutionnel. La plupart furent recrutés dans cette moyenne un peu terne, le système électif cherche volon- tiers ses favoris. Ils n'avaient pas de superflu du côté du talent ou de la vertu, mais on n'eût pu dire qu'ils fussent dépourvus de l'un ou de l'autre. Ils avaient en général des mœurs assez régulières, et les qualités qui font les prêtres corrects, sinon tout à fait les bons prêtres. Ils ne manquaient pas de savoir; mais, à la manière du temps, ils avaient dis- persé leur attention sur toutes sortes d'objets et étaient infectés de cet éclectisme qui énerve le vrai courage et dissout doucement la vraie foi. Ils croyaient à l'Eglise, juste assez pour la servir en temps calme, point assez pour accepter la souffrance en son nom. Leur cœur n'était point fermé aux généreuses inspirations; mais, comme beaucoup de leurs con-

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teraporains, ils étaient sensibles plutôt que charitables, et de cette sensibilité, qui s'attendrit sur tout, semble tout ré- former et ne crée rien. Ils n'étaient point méchants; mais, comme ils étaient faibles, ils pourraient le devenir par peur et, en cas de grande perturbation, prendre cet aspect violent qui est le masque de la poltronnerie. Il y avait parmi eux des jansénistes, des utopistes, des ambitieux, et surtout des vani- teux. Placés au second rang, souvent indignes du troisième, ils avaient traîné longtemps le dépit de n'être point au pre- mier. Quoique très vains, ils étaient en même temps timides, par humilité de naissance, éducation cléricale, et aussi gêne d'affranchi qui n'ose croire à son affranchissement. Dure- ment courbés sous l'aristocratie épiscopale, ils avaient salué avec un tressaillement d'envie joyeuse la chute de ceux qu'ils avaient courtisés et haïs. Etre évêques à leur tour, quel rêve! Plusieurs s'étaient baissés très bas pour ramasser la mitre, mais par l'effet de cette même vanité qui les avait poussés vers les grandeurs, ils s'étaient persuadé, une fois élus, qu'on leur avait offert ce qu'ils avaient imploré. Cette âpre con- voitise des honneurs fut la règle générale, mais point uni- verselle : quelques-uns, comme Séguin à Besançon, comme Lecoz à Rennes, hésitèrent, entrèrent en pourparlers avec l'ancien évêque, essayèrent de l'amener au serment, et pa- rurent n'accepter que sur son refus. Quelles dispositions apporteraient sur leurs sièges les nouveaux prélats? En gé- néral, ils seraient ce que l'Assemblée nationale avait voulu qu'ils fussent, à savoir des fonctionnaires dociles, des « offi- ciers de morale » préposés au culte comme d'autres à la justice, aux finances, à l'entretien des routes. Leur titre même, qui était celui du département qu'ils devaient régir, marquait l'assimilation avec les agents de l'ordre civil, et l'évêque du Jura ou des Landes faisait naturellement pen- dant au président du Directoire, qui administrait la même circonscription. Ils placeraient presque à l'égal du culte de Dieu le culte du pouvoir qui les avait élevés. Un jour. Ma-

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rolles, évêque de l'Aisne, ayant cité dans un de ses mande- ments cette parole des saints Livres : Serva mandata, en donna cette traduction : « Observez les décrets. » S'adressant à un candidat évêque, Lecoz, l'un des membres les plus honorables de l'épiscopat constitutionnel, lui écrivait en ces termes : « Venez, monsieur, installer notre bien-aimé pas- teur qui, à son tour et à notre très grande joie, ira aussi vous introniser dans quelqu'un des premiers sièges du royaume (1). » Ce souhait d'avancement ne trouverait-il pas sa place dans la correspondance de deux préfets se souhai- tant une classe supérieure? Ce qui rendrait piquant le con- traste, c'est que ces évêques fonctionnaires, en craignant beaucoup les maîtres d'ici-bas, ne pourraient se déshabituer de craindre le Maître d'en haut. De un perpétuel combat entre deux peurs contradictoires. Cette lutte intérieure serait surtout la torture du faible Gobel, évêque de Paris, et il la traînerait jusqu'à l'échafaud. J'ai nommé Gobel. Cet homme était le type auraient pu se reconnaître beaucoup des évêques nouveaux. Il les résumerait assez bien en lui, avec ses lâches compromissions, ses flatteries à la plèbe, sa vanité incurable, ses alternatives de bonté touchante et d'humeur persécutrice, sa foi débile mais tenace, toujours vacillante jamais éteinte. Ces traits ne sont pas applicables à tous les nouveaux élus, et il n'en manque point qui, par un aspect moins banal, débordent hors du cadre : tels Fauchet, évêque de Caen, et Lamourette, évêque de Lyon, tous deux décla- mateurs éloquents, l'un dans le genre furibond, l'autre dans le genre mystique quoique d'un mjrsticisme parfois teinté de violence, et tous deux destinés à l'échafaud. Quelques jansénistes se détachent aussi avec une physionomie à part : ainsi apparaît Moïse, évêque du Jura, austère, instruit, traversant la Révolution sans bruit mais sans avilisse- ment, et finissant dans une tristesse morose, avec un égal

(1) Lettre du 11 février 1791. (Li Ck>z, Correspondance, p. 2.)

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150 HISTOIRE RELIGIEUSE DE LA RÉVOLUTION

dédain de l'ancien épiscopat et du nouveau. D'autres dé- ploieraient plus tard un savoir-faire qui déconcerte et à co titre se dessinent en relief dans le tableau commun. Quel habile homme que ce Primat, évêque de Cambrai, qui, en 1793, déposerait ses lettres de prêtrise et qu'on retrouve- rait, aux jours de l'Empire, non seulement remis de sa défail- lance, mais ne s'en portant que mieux et pontifiant magni- fiquement sur le siège archiépiscopal de Toulouse. Ils au- raient, tous ces évêques, des fins très diverses, épiciers comme Porion, membres de l'Académie française comme Villar, employés d'hôpital comme Marolles, chefs de bureau comme Dumouchel, maîtres de pension comme Pontard, archi- vistes ou professeurs comme Massieu, notaires comme Mes- tadier, bibliothécaires comme Torné (1). Il n'y aurait que la Révolution pour retourner ainsi les destinées. Cependant, au milieu de cette foule, trois hommes émergent un peu au- dessus des autres ; Charrier de la Roche, Lecoz, Grégoire. De Charrier de la Roche, élu au siège de Rouen, on a pu dire avec justesse : « Il eût été digne de sa charge s'il ne l'eût usurpée. » Il avait la naissance, la haute culture intellectuelle, la droiture du caractère, la dignité de la vie. Il déposerait au bout de quelques mois l'épiscopat, quitterait l'Eglise nouvelle Bans rentrer dans l'ancienne, et demeurerait intrus hono- raire, jusqu'au jour le Concordat le ferait évêque de Ver- sailles. — Lecoz, par comparaison avec ses collègues, a été trop vanté, car il se montrerait plus d'une fois faible, into- lérant, servile; du moins il se préserverait des grandes lâ- chetés, pratiquerait vis-à-vis des pauvres la charité, et, plutôt que d'apostasier, souffrirait la prison : dans le culte réorganisé il deviendrait archevêque de Besançon. De tous ces évêques, Grégoire serait le plus important par les efforts qu'il tenterait plus tard pour perpétuer à travers la Révo- lution et même après le Concordat l'Eglise constitutionnelle.

(1) V. PiSAKi, Répertoire biographique de l'Epiteopat constitutionnel, patsim.

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C'était un personnage d'esprit étroit et entêté, médiocre orateur, médiocre écrivain, en outre exalté pour la révolution jusqu'au plus déraisonnable fanatisme; en revanche, il avait le courage, l'esprit de foi, la fermeté du caractère, et c'est par quoi il se distingue dans la tourbe dominent surtout les médiocres, les faibles, les ambitieux.

Ces nouveaux prélats arrivèrent presque tous dans leur diocèse avec un désir très sincère d'y apporter la paix. Une fois évêques, ils jugeaient la Révolution très bien terminée et ne demandaient qu'à rétablir le respect à leur profit. Ils étaient d'ailleurs animés de cette bienveillance un peu banale qu'inspire aux hommes le succès. Leur premier devoir serait, comme le voulait la Constitution civile, d'écrire au pape pour lui marquer qu'ils étaient en communion avec lui. La lettre était malaisée à écrire. Par excès d'illusions, ila sentirent à peine cet embarras. Ils reprirent à leur usage les plus onctueuses formules de vénération, et ils arrivèrent à se convaincre qu'ils n'étaient point schismatiques du tout; tout au plus laissèrent-ils percer, par intervalle, vis-à-vis de r « évêque de Rome » une petite pointe d'égalité dégagée, mais si comique, si naïvement vaniteuse, qu'elle cessait de choquer. Ils n'en voulaient à personne du trouble qu'ils jetaient dans l'Eglise et étaient tout prêts à se montrer cor- diaux, même vis-à-vis de ceux qu'ils remplaçaient. Porion, évêque d'Arras, parla d'aller rendre ses devoirs à Boulogne à l'ancien évêque, M. Asseline, et on eut quelque peine à lui persuader qu'une telle démarche marquerait plus d'incon- science que de bon vouloir. Pontard, évêque de Périgueux, publia une exhortation pour convier à l'accord les jureurs et les non-jureurs (1). Au Mans, un chanoine très connu pour sa fidélité étant mort, l'évêque ordonna qu'il lui fût fait de solennelles funérailles (2). L'évêque de Sainte-Claude se

(1) Dh Boysson, Le Clergé périgourdin pendant la Révolution, p. 135.

(2) PiOLiN, Histoire de l'église du Mans pendant la Révolution, t. 1, p. 225.

4B2 HISTOIRE RELIGIEUSE DE LA RÉVOLUTION

proclama, dans ses actes publics, évêque par la Providence divine et dans la communion du Saint-Siège (1). L'évêque de Fréjus recommanda très expressément à ses prêtres de ne pas oublier dans les prières liturgiques l'oraison pro papa (2). L'un des meilleurs moyens de persuader aux populations que rien n'était changé, ce serait de maintenir, d'accroître même, s'il se pouvait, la splendeur du culte. Rien ne fut négligé pour le cérémonial. Les églises se montraient très jalouses de recueillir les objets d'art, les reliques des abbayes (3) : les nouveaux prélats employèrent leur crédit pour grossir, au profit de leurs diocésains, la part de dépouilles. Certaines villes avaient demandé avec beaucoup d'instances l'achève- ment de leur cathédrale, l'achèvement de leur séminaire : de nouveau, le long des murailles, les échafaudages se dres- sèrent. Quelques documents épiscopaux abondent en effu- sions pieuses : c'est ainsi que, dans une lettre pastorale, Tévêque de Troyes, Sibille, s'efforce de ranimer la dévotion envers la Vierge et invite « tous les Français à marcher sous l'étendard de Marie ».

Il apparut bientôt que toutes ces avances seraient vaines. Dans une quarantaine de départements, c'est-à-dire dans la moitié de la France, l'histoire des mois qui suivirent ne fut pour les évêques constitutionnels que celle de leurs désil- lusions.

Ils officièrent pontificalement. Ce jour-là, ils purent voir dans l'Eglise les fonctionnaires, quelques jansénistes obsti- nés, quelques acquéreurs de biens nationaux venus, à leur façon, remercier Dieu. Puis, dans un coin de la nef, rendue plus grande par la solitude, quelques délégués des clubs, transformés en délateurs volontaires, notaient ceux qui étaient pour les classer parmi les patriotes, et aussi ceux

(1) Maurice Perrod, Vie de Moïse, évêque du Jura, p. 96.

(2) Laugier, L'Eglise constitutionnelle et la Persécution religieuse dans le Var, p. 100.

(3) V. Papiers du comité ecclésiastique, cartons 83, 96 et passim.

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qui étaient absents pour les ranger parmi les fanatiques.

Ils se montrèrent en parvenus dans la magnificence de leurs insignes. Ils recueillirent dos reproches presque autant que des compliments. Un jour, Villar, évêque de la Mayenne, qui avait appartenu à la congrégation des Pères de la Doc- trine, étalait complaisamment devant un de ses confrères sa belle croix pectorale toute neuve. « Ah! mon Père, lui ré- pondit le religieux, que d'alliage n'y a-t-il pas dans cette croix! » Dans le même temps, comme Prudhomme, évêque du Mans, et docteur en théologie, se prévalait de son titre épiscopal, la réponse fut une décision qui effaçait son nom sur la liste des membres de la société de Sorbonne.

Les nouveaux venus voulurent marquer par un mande- ment la prise de possession de leur siège. Ce qui devait con- sacrer leur pouvoir ne fit qu'en marquer la fragilité. Parmi ces mandements, il y en eut de déplorables, mais aussi d'excellents. En beaucoup de diocèses, le même sort attei- gnit les uns et les autres. Les paroisses étaient gouvernées, soit par les prêtres insermentés non remplacés encore et maintenus en fonctions, soit par les curés conformistes. Gé- néralement les insermentés se dispensèrent de publier l'œuvre de l'évêque intrus. Cette conduite était logique et n'étonna point. Quelle ne fut pas la surprise quand on ap- prit que, même parmi les assermentés, plusieurs se dérobaient à la lecture de la lettre,pastorale! Ces prêtres étaient ceux qui avaient prêté serment, avec des restrictions non comprises par les municipalités peu lettrées ou volontairement ignorées par les municipalités bienveillantes. A la faveur de cette équi- voque, ils avaient continué leur ministère. Mis en demeure de prendre parti pour le schisme en lisant le mandement épiscopal, ils se décidaient, peut-être avec un grand déchire- ment, à affirmer leur fidélité à l'Eglise. Ainsi la même ins- truction pastorale, destinée à ramener les réfractaires, n'aboutissait qu'à grossir le déchet du culte constitutionnel. En beaucoup d'endroits, ce furent les gendarmes qui dis-

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tribuèrent le mandement. A Pontarlier, la lettre pastorale de l'évêqne Séguin fut lue en chaire, dans l'une des églises par un avocat, dans l'autre par un procureur (1). Dans la plu- part des communes d'Alsace, elle fut simplement affichée à la Maison commune. A Ribeauvillé, dans le Haut-Rhin, non seulement le clergé, mais aucun des membres de la muni- cipalité ne voulut se charger de la publication, et un huis- sier fut envoyé par le Directoire du département pour lire à l'issue de la messe le document épiscopal (2).

Les évoques intrus, car on les désigne déjà sous ce nom, ne sont pas au bout de leurs mécomptes. Ils jugent que le devoir de leur charge les oblige à visiter leur diocèse. Ils sont accueillis avec grande pompe. La garde nationale est sur pied; les autorités civiles leur rendent hommage, les corps de musique jouent le Ça-ira. Si les rues sont pleines, l'église est vide ou ne se remplit que d'incroyants. Souvent la journée s'achève par une séance à la Société des Amis de la Consti- tution. Ainsi en est-il à Boulogne. Parfois la scène est encore plus suggestive. Dans l'une des petites villes de la Sarthe, Prudhomme, évêque du Mans, personnage d'opinions mo- dérées et de renom intact, ne peut éviter un banquet offert par les membres du club. A l'issue du repas, on lui offre des fleurs; puis un curé entonne des chansons à boire. Ces fêtes trop joyeuses ne sont qu'exception très rare; mais c*est un signe des temps qu'elles puissent se produire, même une fois.

Très confus de semblables alliés, les prélats poursuivent leur voyage. A chaque étape de leur tournée pastorale, ils éprouvent une double humiliation, et de ceux qui s'attachent à leurs pas, et de ceux qui obstinément se détournent de leui cortège.

(1) Saxtzay, Histoire de la persécution religieuse dans le Doubs, t. I. p. 544.

(2) VÉRON-RÉviLLE, Histoire du département du Haut-Rhin pendant la Réçolution, p. 58.

LES DEUX ÉGLISES 455

Ceux qui se détournent, ce sont les plus recommandeiblefl parmi les prêtres, ce sont les plus notables parmi les laïques. Parfois les religieux viennent à eux par ambition d'honneurs; mais d'autres se dérobent, ne voulant pas, disent-ils, « révé- render » l'intrus. Celles qui se détournent surtout, ce sont les religieuses.

Rien ne marque mieux la première résistance au schisme que la sainte et unanime révolte de toutes ces pieuses filles consacrées à Dieu. Dans la scandaleuse défection de tant de religieux, elles se sont gardées, elles, dans une courageuse cons- tance. Elles ne pleurent guère leurs biens perdus. Si l'on excepte quelques Ordres tièdes ou dissolus, elles sont au- dessus de la richesse. Puis ont-elles des richesses? Dans cer- tains chapitres, dans certaines abbayes, elles ont connu l'opulence. Partout ailleurs elles sont presque pauvres ou grevées de dettes, soit par leurs constructions, soit par leur charité. Souvent leur avoir est si modeste qu'il est inférieur aux pensions votées par l'Assemblée, en sorte que, matérielle- ment, elles gagnent au change (1). Seulement elles sont à la fois outrées et désolées. Ce qui les a outrées, ce sont les visites des magistrats du département ou du district qui ont fouillé leur couvent, recensé leur mobilier, interrogé à plusieurs re- prises, ensemble et séparément, les membres de la commu- nauté. Ce qui les désole, c'est la perspective de leur ordre aboli pour l'avenir, et, dans le présent, conservé par grâce. Dans leur détresse, elles se sont tournées vers Dieu. Depuis plusieurs mois, leur prière ne cesse pas. Elles ont redoublé leurs austérités. Dans la contemplation continue des choses divines, leur cœur s'est peu à peu affranchi de tout ce qui est matière. Elles ont embrassé toutes les images mystiques qui figurent une douleur pareille à leur douleur, l'image de Jésus persécuté, flagellé, mis à mort; et dans un abandon, à la fois résigné et héroïque, ardent et tranquille, elles se sont anéan-

(1) Archive* nationales. Papiers du comité teclisiastique , cartoa 17 6t passim.

4S8 HISTOIRE RELIGIEUSE DE LA RÉVOLUTION

lies au pied de la Croix. C'est dans cet état d'âme qu'on leur a annoncé la visite de l'intrus venu pour exercer son minis- tère pastoral. Tantôt il se présente seul, tantôt, soupçon- nant la résistance, il se fait précéder par un de ses vicaires. Parfois, comme Thibaut dans le Cantal, comme Minée à Nantes, il est accompagné, soit par les officiers municipaux, soit par les membres du Directoire départemental, en sorte qu'à côté du prélat qui bénit, il y a le magistrat civil prêt à punir l'insoumission. A Aurillac, à l'arrivée de l'évêque, toutes les religieuses quittent le choeur. Les commissaires du département tentent de vaincre leur refus. Leur réponse ne varie pas : « Nous aimons mieux obéir à Dieu qu'aux hommes (1). » A Nantes, comme l'évêque Minée essaie les caresses, puis les menaces, elles répliquent avec fermeté : « Nous sommes attachées à l'Evêque légitime, M. de la Lau- rencie, nous ne vous reconnaîtrons jamais (2). » Même refus à Saint-Omer, à Besançon, à Rouen, à Caen, à Châteauroux, en Bretagne, en Lorraine, dans le Périgord. Parfois les pau- vres filles essaient d'échapper par un prétexte. Ici elles font dire qu'elles sont couchées, que leur supérieure est à l'of- fice. Mais en général elles dédaignent ces subterfuges. Quand on les sollicite de recevoir le nouveau venu : o Notre évêque, disent-elles, n'est ni mort ni déposé. » Les formes de leur ré- sistance varient : elles s'abstiennent, tantôt de sonner les cloches pour le Te Deum en l'honneur de l'intrus, tantôt de décorer leur façade ou de participer par un reposoir aux pro- cessions schismatiques. Il y a la protestation humble des Glarisses, il y a la protestation un peu haute des chanoinesses; telle cette abbesse de Baume, Mme de Laubespin, qui, som- mée par les magistrats du district de reconnaître l'évêque Séguin, répond fièrement : « Quelle est la loi qui vous auto- rise à m'interroger? » Et, au nord comme au midi, dans les régions indifférentes comme dans les pays fidèles, les évê-

(1) Archives nationales. Papiers du Comité ecclésiastique, carton 88.

(2) Ibid. carton 83.

LES DEUX ÉGLISES 457

ques, d'un bout à l'autre de leur diocèse, sont accueillis par ce calme et doux mépris de femme qui vient souffleter leur grandeur récente et leur rappeler par contraste tout ce qu'ils ont oublié.

La tournée pastorale est finie. Les évêques sont rentrés dans leur palais épiscopal. Ils retrouvent leur bureau en- combré de dossiers, et chaque dossier représente un mé- compte. On a commencé le remaniement des paroisses; or, chaque paroisse réclame et veut être conservée. Voici les brefs du pape; on essaie, mais vainement, de les déclarer apocryphes; puis voici les messages effarés des districts qui annoncent les rétractations de serment. Les soucis s'accu- mulent. Un grand nombre de curés fidèles sont restés en fonctions; on ne sait comment ni par qui les remplacer, et, en attendant, dans leur presbytère conservé, ils entre- tiennent l'esprit de rébellion. En certaines provinces comme en Alsace, cet embarras est inextricable, t Je ne saurais, écrit l'évêque du Haut- Rhin, employer les prêtres igno- rants ou de mauvaise conduite. Quant aux autres, ajoute- t-il ingénument, j'ai l'honneur d'observer qu'aucun ne veut se prêter (1). » Les solennités de l'Eglise, nombreuses au printemps, sollicitent les fidèles à s'assembler. Ce sont les Rogations, ce sont les processions de la Fête-Dieu. Derrière l'officiant, peu de fidèles, et une haie de curieux plutôt que de fervents. La loi du 7 mai est décrétée. En beaucoup d'endroits les catholiques l'ignorent; en d'autres, ils dédai- gnent une liberté si incomplète, si chèrement achetée, su- jette à tant d'embûches. Mais ailleurs ils louent quelque chapelle, quelque église désaffectée, et dans le sanctuaire improvisé souvent la foule déborde. Ce qui porte jusqu'à l'affolement le trouble de l'évêque, ce sont les messages qui lui arrivent de ses prêtres. Tous ils dépeignent leur église vide, leur confessionnal déserté, leur presbytère suspect,

(1) Archives nationales. Papiers du comité ecclésiastique, carton 86.

458 HISTOIRE RELIGIEUSE DE LA RÉVOLUTION

l'indifférence des hommes, les insultes des femmes, les quoli- bets des enfants. Désolées d'abord, leurs lettres, par une gra- dation naturelle, se pénètrent bientôt de colère. Leur amoup- propre se refuse à discerner la vraie cause de leur défaveur, et ils appellent ligue, coalition, conspiration, ce qui n'est que révolte spontanée de la foi. A leurs ennuis très réels, ils ajoutent toutes les persécutions imaginaires qu'invente leur esprit soupçonneux ou frappé. Celui-ci se persuade qu'on a empoisonné l'eau de son puits, celui-là a cru voir des in- connus pénétrer la nuit dans son presbytère les armes à la main. Ils demandent des gendarmes, des gardes nationaux, des soldats. Tel ce curé d'Alsace qui écrit : « Quelques puni- tions extraordinaires des coupables mettraient tout à la raison (1). » Tandis que les plus fanatiques s'exaspèrent de la sorte, les faibles se découragent et offrent leur démission. Toutes ces dénonciations, tous ces appels plaintifs ou irrités aboutissent au palais épiscopal comme à leur naturel confluent. Quel n'est point l'embarras! Parmi les prélats, il en est qui, dans une confusion profonde quoique secrète- ment cachée, rougissent de leurs amis, sont envahis par le remords. « Depuis mon serment, dirait plus tard l'un d'eux, je ne consacre plus. » D'autres s'en prennent à leurs ouailles, à leur esprit obtus, à leur ignorance. Parlant de son diocèse, Lindet, évêque de l'Eure, écrit : « La morgue est l'apanage d'une certaine classe; l'imbécillité est l'apanage de tous (2). » Il s'en trouve qui accusent la loi du 7 mai, s'indignent des essais d'Eglise libre, et reprennent à leur usage l'argument de Treilhard. De Pamiers, l'évêque Front écrit à l'Assemblée : c La loi a autorisé la liberté religieuse; mais elle n'a pas en- tendu autoriser et reconnaître comme légitimes les démem- brements de l'Eglise catholique. Les réfractaires ne peuvent pas former une société particulière. En effet, l'Eglise catho- lique est essentiellement une, et une loi qui favoriserait sa

(1) Archives nationales. Papiers du Comité ecclésiastique, carton 86.

(2) Correspondance de Lindet, p. 278.

LES DEUX ÉGLISES 459

division la détruirait (1). » Cependant la plupart rééditent pour leur compte et portent à l'administration départemen- tale, au comité ecclésiastique, à l'Assemblée, les plaintes de leur clergé. A Lyon, Lamourette mande au Directoire de Rhône-et-Loire : « Nous sommes dans l'impossibilité de faire aucun bien et nos jours sont en danger (2). » « Je suis hué et insulté publiquement », écrit Nogaret, évêque de la Lo- zère (3). L'évêque du Haut-Rhin, Arbogast Martin, pousse un cri de détresse : « Aidez-moi, dit-il, je ne puis plus te- nir (4). »

Le temps s'écoule. Chez les évêques comme chez les curés, la même accumulation des mécomptes engendre la même amertume croissante dans les pensées. Par nature, ils sont timides plutôt qu'impérieux, vains plutôt que vindicatifs. Voici que, sous le redoublement des injures, sous l'excès des embarras, ce qui dort en eux d'instinct mauvais se dégourdit, s'étire et s'éveille. Ils subissent ces accès d'emportement qui parfois rendent pervers les vaniteux et violents les faibles. De l'idée, d'abord repoussée, puis accueillie, de rendre coup pour coup, d'imposer par coercition ce qui ne peut s'établir par douceur. Par eux-mêmes ils ne peuvent rien, n'ayant ni la force matérielle qui ne relève point d'eux, ni la force morale que leurs adversaires ont gardée. Mais quoique se réclamant de la Révolution, ils tiennent assez à l'ancien régime pour se souvenir des antiques appels au bras sécu- lier. Le bras séculier, pendant dix siècles, s'est personnifié dans le roi, avec ses juges, ses officiers, ses soldats. Aujour- d'hui le roi est impuissant. Il ne nomme plus les juges, n'arme plus les soldats, et bientôt le plus grand danger sera celui de sa faveur. La puissance séculière repose dans l'Assemblée; mais l'Assemblée, esclave autant que despote, dépend des

(1) Lettre du 11 juillet 1791. {Papiersdu comité ecclésiastique, carton 88.)

(2) Archives nationales. Papiers du comité des recherches, carton 22.

(3) Ibid., carton 96.

(4) Ibid., carton 86.

460 HISTOIRE RELIGIEUSE DE LA RÉVOLUTION

autorités locales; les autorités locales se résument dans les municipalités; les municipalités dépendent elles-mêmes des sociétés populaires qui, sous le nom d^Amis de la Cons- titution, de Jacobins, ou sous tout autre vocable, commen- cent, dès 1791, à couvrir la France. Là, pour la Révolution qui débute, est le vrai bras séculier, encore un peu inexpé- rimenté à porter les coups, mais de jour en jour s'enhardis- sant. Là, c'est-à-dire dans les clubs, réside le pouvoir ano- nyme et despotique, celui qui arme les gardes nationaux, réquisitionne les soldats, domine les juges ou les casse, commande les manifestations, crée le trouble ou l'apaise. Jadis l'ancienne Eglise s'était appuyée sur le bras séculier royal. L'Eglise nouvelle va s'appuyer sur le bras séculier populaire qui la soulèvera, l'aidera, la soutiendra jusqu'à ce que, la jugeant inutile, il la laisse dédaigneusement tomber.

XI

Le comte Beugnot raconte dans ses Mémoires que, t. ut au début de la Révolution, étant entré un jour dans une au- berge de petite bourgade, il y vit une dizaine d'hommes ras- semblés autour d'une table et discutant d'un ton très animé. Au milieu des verres et des bouteilles, on distinguait une écritoire, des plumes, et aussi une sorte de registre que l'un des assistants, un peu moins rustique que les autres, tenait entre ses mains. Un peu surpris, Beugnot prit à part la maîtresse de l'auberge, et celle-ci lui dit à voix basse : « Je ne sais pas ce que font ces gens-là. Ils sont ici du matin au soir à boire, à jurer, à tempêter contre tout le monde; ils disent qu'ils sont un comité. »

LES DEUX EGLISES 461

La petite scène que Beugnot venait de surprendre sur le vif aurait pu être observée partout. Les hommes récemment affranchis après une longue servitude sont à la fois très eni- vrés de leur liberté, et retenus dans la timidité par accoutu- mance du joug. Même libérés, ils hésitent à secouer leur chaîne. Pour se sentir vraiment libres, ils ont besoin de se crier les uns aux autres qu'ils sont les maîtres, de se commu- niquer mutuellement l'assurance, de resserrer leurs rangs comme pour faire face aux retours offensifs de l'adversaire vaincu. Ainsi sont-ils amenés à s'associer. Par instinct spon- tané, d'un bout de la France à l'autre, dès 1789, petits bour- geois et paysans, à la fois ravis et ahuris de leur subite for- tune, se liguèrent pour protéger leurs conquêtes et pour les accroître, pour se prémunir aussi contre leurs propres défail- lances. Que deux ou trois hommes parmi eux fussent de plume un peu moins rebelle à l'écriture, de verbe plus reten- tissant, de stature plus commandante, de geste plus domi- nateur, et voilà des chefs tout trouvés pour cette foule d'êtres isolément timides mais prêts à s'enflammer, et qui ne cesse- raient de subir la crainte que pour l'imposer. Le plus souvent le hasard fit les premières rencontres : on se rassembla pour signer une pétition, pour protester contre un impôt jugé vexatoire, pour aller en troupe demander une remise au seigneur. S'étant vus une fois, on se revit souvent. On se retrouvait à l'arrivée des courriers, à l'attente des diligences, à la Maison commune se formait la garde nationale, à l'auberge on lisait les journaux. D'habitude en habitude, les réunions devinrent périodiques, et l'on prit racine dans le lieu tout d'abord on s'était rejoint fortuitement. Un jour on acheta une table, le lendemain des chaises, le sur- lendemain un registre. Les autorités anciennes s'effondraient; les autorités nouvelles n'existaient point encore. Dans cet interrègne, la place était nette pour quiconque avait l'au- dace. Les plus osés parmi les membres de ces associations embryonnaires saisirent l'occasion d'usurper et, sous leur

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uniforme tout neuf de garde national, se mirent à interroger les voyageurs, à demander les passeports, à opérer des per- quisitions, à arrêter ou à relâcher à leur gré. Le soir on ren- dait compte de la journée. Aux actes succédaient les paroles, paroles avidement écoutées, car l'abondance des discours n'avait encore engendré aucune satiété d'entendre. Il ne manquait pas de greffier ou d'homme de loi pour tracer le procès-verbal. Et voilà bien à son origine la société popu- laire ou si l'on veut le club, bien que ce nom tout nouveau, récemment emprunté aux habitudes élégantes de l'Angle- terre, fût alors ignoré de ceux qui devaient le rendre si fameux.

A peine ai-je tracé ce tableau d'ensemble que je voudrais le retoucher. La Révolution se manifesta par des phéno- mènes si variés qu'une peinture trop générale pèche toujours par quelque endroit. L'organisation rudimentaire qu'on vient de décrire ne s'applique qu'aux villages, aux bour- gades, aux petites villes. Dans les centres populeux ou d'im- portance moyenne, l'aspect change. Ce qui est là-bas conci- liabule d'auberge devient ici réunion d'hommes du monde, moitié assemblée politique, moitié cercle. Les cadres sont empruntés, tantôt aux sociétés savantes ou aux académies, alors très nombreuses dans les provinces, tantôt, comme à Perpignan et à Lyon, aux loges de francs-maçons. Parmi les affiliés, on compte à Strasbourg et à Metz beaucoup d'of- ficiers d'artillerie, à Besançon beaucoup de gentilshommes. On aime aussi à s'orner de quelques chevaliers de saint Louis. Partout les hommes de loi dominent, formant le trait d'union entre la bourgeoisie et le peuple, et attentifs à s'aider des uns et des autres pour se pousser. Ce n'est pas toujours la poli- tique seule qui conduit au club. Ainsi à Lyon, les procu- reurs, les notaires s'y affilient, dans l'espoir d'y combattre certaines réformes professionnelles très redoutées par eux. Au-dessous des hommes aux manières distinguées, au cos- tume recherché, il y a tout un personnel inférieur, mais

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dissimulé comme dans la coulisse, et attendant avec une patience très politique le moment de faire irruption. Le programme, loin d'être teinté de violence, n'a rien en général qui puisse effaroucher : il ne s'agit, dit-on, que d'assurer les réformes, de déjouer la contre-révolution, de soutenir l'œuvre de l'Assemblée nationale. Les déviations ne vien- dront que plus tard. L'appellation répond à ces rassurantes apparences : les nouveaux associés ont adopté en beaucoup de lieux le nom d^Amis de la Constitution.

Ce nom débonnaire, ils ne l'ont pas inventé; le plus sou- vent ils l'ont copié. C'est la capitale qui le leur a fourni, de même qu'elle a fourni parfois un règlement, des sujets à débattre, des doctrines à propager. Les petites sociétés populaires répandues dans les bourgades sont en général nées spontanément. Dans les clubs des grandes villes, on retrouve au contraire, à un degré très visible, l'imitation de Pai'is, qui a devancé les initiatives locales ou les a per- fectionnées au point de les estampiller à sa marque. Au siège même du gouvernement, l'instinct de s'associer s'est déve- loppé avec la Révolution. Dès les premiers jours des Etats généraux, il s'est manifesté parmi les députés de Bretagne qui ont formé à Versailles le club appelé Club breton. Quand l'Assemblée vient à Paris, les députés bretons se rejoignent, démarquent bientôt leur origine provinciale en se fusionnant avec leurs collègues des autres départements, élargissent leurs cadres par l'adjonction de magistrats, d'avocats, de savants, d'hommes notables à des titres divers; puis tout absorbés déjà dans leur association agrandie, ils s'installent, après diverses migrations, tout près de la Salle du manège^ au couvent des Jacobins. Ainsi se forme la société dite des Amis de la Constitution, qui plus tard empruntera au lien même de ses séances son nom définitif. Rien dans l'aspect extérieur ne révèle les entreprises futures. L'apparence est celle d'un parlement par la nature des motions, d'une aca- démie par l'apprêt des paroles, d'un concile par le dogma-

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tisme des discours. La scène peut assez aisément se recom- poser : une salle froide et nue, un bureau, un ordre du jour, un règlement comme à l'Assemblée : pour auditeurs ou pour orateurs, des députés dont on doit admirer la patience, car ils ajoutent à l'ennui des harangues du Manège l'ennui de harangues supplémentaires prolongées souvent jusque dans la nuit; beaucoup de lettrés et de légistes voulant se donner l'illusion d'un rôle; des bourgeois, compassés, sévèrement vêtus de noir, tout gonflés de phrases apprises; puis quelques aristocrates novateurs, fourvoyés en ces lieux par ambition, amour du peuple, désir de progrès, coquetterie démocra- tique. Volontiers on leur fait fête et ils tiennent les fils que d'autres font mouvoir. Sur la liste des présidents on trouve, en février 1790 le duc d'Aiguillon, en juillet le vicomte de Noailles, en janvier 1791 le prince Victor de Broglie, et ainsi en va-t-il jusqu'à ce que l'on glisse, au mois d'août dans Pé- thion, au mois de décembre dans Gouthon.Très au-dessous de ces importants personnages qui siègent aux Jacobins, il y a le bas-chœur, petites gens admis par tolérance, envieux mais patients, terrés dans leur coin en attendant qu'ils émergent. Le programme, au moins celui qu'on montre, n*a rien de factieux. II consiste à pousser l'Assemblée vers les nouveau- tés, mais non vers celles percerait trop visiblement le désordre. Les exhortations apaisantes ne manquent' pas. On parle de la Cour avec mépris, mais du roi avec déférence; on respecte les notions fondamentales sur Dieu, la famille, la propriété. Tout rassure, jusqu'à l'ennui qui se dégage des discours et sûrement étouffera sur place les mauvaises doc- trines. Les formes sont correctes, et même avec une sorte d'affectation pédante et gourmée; en quoi on se distingue d'un autre club, le Club des Cordeliers, qui piétine les con- venances sociales avec ostentation. Cependant l'ambition s'accroît et suggère le désir d'une propagande qui suscitera des succursales en province ou reliera à la société des Amis de la Constitution, comme à une société maîtresse, les associa-

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lions déjà existantes. La tentative réussit. Au mois d'août 1790, on compte 152 affiliations; huit mois plus tard, on en compte plus de 400 (1). Vis-à-vis des sociétés départemen- tales, la Société des Jacobins agit à la manière d'une puis- sance régulatrice, modérant les uns, poussant les autres, e1 commençant à mettre une sorte d'unité à travers le chaos où, dans les provinces, la Révolution s'est agitée jusque-là.

Entre tous les traits multiples, un peu confus, qu'offrent à leur début les clubs, je voudrais noter les indices se révèlent leurs tendances religieuses.

Il ne semble pas qu'en général le dessein primitif, au moins le dessein ostensible, ait été de combattre ou de bannir les croyances catholiques. Sur les listes d'adhérents qui ont été conservées, l'on trouve, en beaucoup de lieux, des prêtres. Il y en a, vers la fin de 1790, 18 aux Jacobins de Paris. En plusieurs villes, ce sont des ecclésiastiques que l'on appelle à présider l'assemblée. Parmi les assidus des sociétés popu- laires, combien ne compterait-on pas d'oratoriens! Beau- coup de ces prêtres sont suspects, mais non tous. En Bre- tagne, en Périgord, ailleurs encore, quelques curés excellents, destinés à déployer la plus louable fidélité, sont, à la premièro heure, attirés vers le club. En maints endroits, on a soin de placer les séances hors des heures d'offices. A Mayenne, on inaugure le club par la célébration d'une messe et le chant du Veni Creator (2). A Montpellier, les clubistes. en 1790, sont tellement charmes des sermons de la Pentecôte prêches aux Pénitents blancs, qu'ils les font imprimer à leurs frais. Ces sermons sont au nombre de quatre; le quatrième est un panégyrique du roi (3). A Colmar, le registre des procès- verbaux porte à la première page cette inscription : In

(1) AULABP, La Société des Jacobins, t. I, p. LXXXI et suiv.

(2) PiOLiN, Histoire du diocèse du Mans pendant la Révolution, t. I, p. 193.

(3) Saurel, Histoire ecclésiastique du département de l'Hérault pendant la Révolution, t. I, p. 228.

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nomine redemptoris nostri Jesu Christi. Au-dessous une autre écriture tracerait beaucoup plus tard ces mots : Au nom de la République une et indinsihle (1).

La Constitution civile vint. Il se trouva qu'elle était juste à la taille des clubs. Elle dépouillait de leur pouvoir les superbes, en quoi elle plongeait dans le ravissement les envieux : or, les clubs avaient été fondés sur l'envie. Elle satisfaisait les esprits, moitié émancipés moitié timides, qui, n'étant pas assez alTranchis pour l'entière indépen- dance, étaient trop vains pour l'entière soumission : or, les clubs étaient pleins de ces demi-esprits forts, pétris tout ensemble d'incrédulité et de foi. Elle semblait légitimer les sécularisations en célébrant le dépouillement évangélique et en étendant partout le niveau du salaire; par elle char- mait les acquéreurs de biens nationaux, gens rivés à la révo- lution par leur propriété récente, comblés mais non rassurés, et en quête d'une religion qui louât l'Eglise d'être pauvre et les disculpât eux-mêmes d'être riches : or, les bourgeois, premiers acquéreurs des biens nationaux, remplissaient les clubs. Dans les clubs des villes, il y avait encore les voltai- riens joyeux du catholicisme diminué, les légistes jaloux d'emprisonner le clergé dans l'Etat, les amoureux de ligne droite charmés par le plan régulier de l'Eglise constitutio- nelle, les théoriciens en goût de nouveautés, et, au milieu de tout cela, quelques âmes excellentes rêvant un Evan- gile épuré. Dans les sociétés populaires rurales, il y avait aussi les robins, révoltés d'avoir jadis salué trop bas, les fermiers du clergé, s'indignant après coup des humiliantes redevances, les paysans, se remémorant les longues attentes sous le porche des monastères, les scribes de village et les déclamateurs d'auberge, poussant d'instinct à la révolution religieuse pour avancer la révolution politique. Pour les modérés des clubs,

(1) VÊBON-RÉviLLB, Histoire de la Révolution dans le département du

Haut-Bhin, p. 37.

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l'Eglise constitutionnelle représentait ce degré de religion que la France moderne avait besoin de garder à l'usage du peuple : pour les autres, c'était un palier à mi-chemin de l'incroyance et par Ton descendrait jusqu'à ne plus avoir de religion du tout.

Par une curieuse conjonction des choses, le clergé nouveau serait amené à demander au club tout ce que les clubs étaient disposés à lui offrir. Il irait à ceux qu'on appelait les Amis de la Constitution, non par goût naturel, non par confiance sans réserve, mais par nécessité de trouver un point d'appui. Visiblement les plus zélés parmi les catholiques lui échap- paient. Cependant il lui fallait une clientèle. Cette clientèle, il ne la trouverait ni dans les classes élevées acquises en majorité à l'ancien régime, ni dans le bas peuple qui, une fois déchaîné, dédaignerait l'Eglise constitutionnelle aussi bien que l'autre. En cette pénurie, il aperçut dans les villes à mi-dcgré de la hiérarchie sociale, dans les campagnes un peu plus bas, des bourgeois plus ou moins notables, des paysans plus ou moins aisés, disposés à lier la cause de la Constitution civile à celle de la Constitution politique, à les défendre en bloc toutes deux. Or, ces bourgeois, ces paysans avaient pour lieu de ralliement le club. Les évêques, les prêtres assermentés demeurèrent d'abord un peu perplexes. Involontairement et avec un cuisant regret, ils suivaient du regard le peuple fidèle et pieux qui les abandonnait. Peu à peu, sans beaucoup d'entrain, faute de mieux, ils allèrent à leurs nouveaux alliés. Une chose contribua fort à les déci- der : parmi les Amis de la Constitution, ils distinguèrent des administrateurs de département et de district, des magis- trats, des juges de paix, puis, en grand nombre, des gens qui portaient le fusil. Au club se fusionnaient à la fois les offi- ciers municipaux qui requéraient la force publique et la garde nationale qui la composait. Dès lors l'hésitation cessa. L'Eglise a toujours eu quelque complaisance pour le bras séculier. Pour le clergé assermenté l'attrait serait double;

468 HISTOIRE RELIGIEUSE DE LA RÉVOLUTION

car la coercition serait nécessaire précisément dans la me- sure où le prestige manquerait.

Donc la communauté d'intérêt fit l'union. A Paris, les Amis de la Constitution se portent garants pour le culte con- formiste; le jour même du serment, ils protestent par une circulaire contre l'idée que les patriotes veulent abolir la religion chrétienne. En province, les clubs interviennent presque partout dans le choix des évêques. Ici, ils ont un candidat; là, ils propagent des brochures. A Périgueux, comme le procureur général syndic essaie d'ajourner l'élec- tion épiscopale dans l' arriére-espoir d'un arrangement, ils pèsent violemment sur l'autorité et lui arrachent la convo- cation du collège électoral (1). Quand l'évêque est nommé, les Amis de la Constitution entrent en grande liesse. A Be- sançon, ils écrivent au nouveau prélat, M. Séguin : « Qu'elle nous sera chère, cette religion prêchée par vous, qu'elle sera chère à toute la France! » Gomme Séguin retarde son instal- lation solennelle, ils le gourmandent, l'invitent à se hâter (2). A Glermont-Ferrand, les clubistes reçoivent eux-mêmes l'évêque à son arrivée, et le président le harangue : « Vous ferez revivre, lui dit-il, les beaux jours de l'Eglise naissante; dignes émules des fidèles de Gorinthe et de Rome, nous ver- rons le pasteur et le troupeau ne faire qu'un corps et qu'une âme (3). » Transformés en maîtres de cérémonie, les clubistes, en maints endroits, préparent les arcs de triomphe, orga- nisent le cortège, surveillent les illuminations, stimulent le zèle, notent la négligence et, suivant l'expression d'un con- temporain, « règlent les élans de la sensibilité publique ». A Tulle, les fêtes se multiplient, fête pour Brival nommé évêque du département, fête pour l'abbé Gouttes appelé au siège d'Autun et qui est un enfant de la Gorrèze. A Albi, les

(1) Db Boysson, Le Clergé périgourdin pendant la Révolution, p. 37.

(2) Sauzay, Histoire de la persécution religieuse dans le département du Doubs, t. I, p. 398.

(3) Archives nationales, AD»"', carton 33.

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Amis de la Constitution font imprimer à leurs frais le procès- verbal d'installation de l'évêque Gausserand. La brochure porte ce titre : le Triomphe de la Vertu, avec cette devise : Silet terra in conspectu ejus. Cependant les gens de Castres sont jaloux de ceux d'Albi et invitent Gausserand à leur club, a Son entrée, dit le Procès-verbal des Délibérations, a été celle d'un père chéri qui se jette dans les bras de ses enfants. On cria : Vii>e notre évêque constitutionnel/ Vive le , libre choix du peuple/ Au milieu des élans de la joie la plus pure, l'évêque a été conduit à la place qui lui était réservée et M. Fossé, homme de loi, a prononcé un discours... La séance fut suivie d'un banquet civique, retentirent, au milieu des couplets en l'honneur du prélat chéri, les tendres noms d'amis et de frères. » Le banquet fut lui-même cou- ronné par des danses; puis les réjouissances se prolongèrent pendant trois jours, qui furent, dit le Procès-verbal, « pour les Amis de la Constitution, des jours de délices et pour sea détracteurs des jours de désespoir (1). »

Les mêmes hommes qui ont acclamé l'évêque garnissent dans les jours qui suivent les nefs de la cathédrale. A Troyes, les Amis de la Constitution font chanter un Te Deum pour la tentative avortée des Chevaliers du poignard (2). A Per- pignan, ils provoquent des prières publiques pour demander la pluie (3). Cependant Mirabeau Riquetti-Mirabeau, comme on l'appelle dans le langage du temps, vient de mourir. L'occasion est sans pareille pour la piété civique; presque partout on organise des services funèbres en l'hon- neur du « Démosthènes français », et de magnifiques assem- blées d'incrédules se pressent autour de l'autel, tandis que gémit sous les voûtes la plainte sublime et terrifiante du Dies iras. Parfois le zèle pour la nouvelle Eglise confine à la dévotion : ici, les clubistes ouvrent une souscription pour

(1) Archives nationales, AD»"™, carton 33.

(2) Babeau, Histoire de Troyes, t. I, p. 434.

(3) ToRREiLLES, Perpignan pendant la Révolution, t. I, p. 273.

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l'achat de douze flambeaux destinés au sépulcre du jeudi saint (1) : là, ils organisent la procession du Saint-Sacrement et ornent le dais, l'ostensoir même, de rubans tricolores (2). Le clergé constitutionnel serait bien ingrat s'il ne rendait en éloges ce qu'on lui prodigue en hommages. A Nantes, l'évêque Minée, dans son mandement d'installation, célèbre la société des Jacobins « illustre dés sa naissance par ses lumières et son énergie ». Quant aux curés assermentés, peuvent-ils ne pas patronner à leur tour ceux qui les pro- tègent si bien! Ils n'y manquent point, et en certaines pa- roisses une annonce nouvelle s'intercale dans le prône, celle du club qui se tiendra, dit le « vertueux pasteur », « les di- manches et fêtes après vêpres ».

Nous n'avons vu jusqu'ici que les congratulations. Voici J'envers de l'idylle. La résistance contre les intrus s'est affirmée. Evêques et prêtres assermentés sont à la fois éperdus et exaspérés. Alors, ils se retournent vers le club, non plus avec un geste de bénédiction, mais avec un grand signe de détresse. Au club, il y a les administrateurs qui disposent de la force publique; il y a la force publique elle- même avec les gardes nationaux, dont on a tant admiré les beaux fusils tout neufs; tout au-dessous, il y a les cadres in- férieurs, les gens de main, non admis aux séances mais gron- dant à la porte, contenus encore mais prêts à mordre si on les démuselé. Voilà le bras séculier de l'ère nouvelle. Les clubistes, thuriféraires du culte constitutionnel, changent de rôle et deviennent, par degrés successifs, dénonciateurs, provocateurs de mesures violentes, émeutiers.

Dénonciateurs d'abord. Ils le sont par goût, peut-être aussi par obligation, car il ne manque pas de clubs, comme ceux de Tulle et de Lorient, qui imposent dans leur règle-

(1) ToREBiLLBS, Perpignan pendant la Révolution, t. I, p. 273.

(2) Sauebl, Histoire eccl/siastique du département de l'Hérault pendant la Révolution, i. II, p. 166.

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ment la délation (1). Donc, les voici qui, pour le compte du clergé nouveau, rabattent le clergé fidèle. Ici, ils dénoncent les prêtres réfractaires qui, au mépris des lois, se hasardent à confesser dans les églises nationales; jà, ils signalent les châtelains qui imposent à leurs fermiers la messe de l'inser- menté. Puis il y a les curés insermentés, mais non remplacés, et, à ce titre, conservés dans leurs fonctions. Sur eux s'acharne la délation. Celui-ci ne chante ni le Domine salvam fac legem ni le Domine salvam fac gentem, « ces versets pa- triotiques que tout citoyen doit avoir dans le cœur »; celui-là omet au prône les annonces officielles; un troisième ne les omet pas, mais les lit mal, si mal que dans les Gôtes-du-Nord le district de Rostrenen est autorisé à instituer pour chaque commune « un lecteur patriote appointé à trois livres par semaine (2) »; un quatrième ne fait suivre « les actes de l'au- torité d'aucune réflexion propre à vivifier le civisme »; un cinquième se refuse à notifier le mandement de l'évêque; un sixième consent à le lire mais le fait « d'une voix insouciante, pour ainsi dire dédaigneuse, en outre d'un ton si bas que les assistants ne peuvent saisir les vérités évangéliques et cons- titutionnelles qui s'en dégagent ». Ceux qui ont paru se sou- mettre à la loi sont eux-mêmes surveillés. « Il y a, disent les jacobins de Glermont-Ferrand, des prêtres qui ont prêté leur serment de manière à se tirer d'affaires de toute façon. » Un intrus qui a sujet de se plaindre de ses paroissiens s'adresse aux magistrats s'il est d'âme simple; mais s'il est avisé, c'est au club qu'il recourt. Au club s'affilient les autorités, moitié par entraînement, moitié par peur : telle la municipalité de Troyes qui, un jour, s'y agrège en masse. Devant les clubs même les plus modestes, les évêques parfois n'hésitent pas à se courber. Dans les Deux-Sèvres, en la petite commune de

(1) DUCHATELIEB, la Révolution en Bretagne, t. Il, Appendice, p. 240.

Comte DE Seilhac, Scènes de la Révolution dans le Bas-Limousin,

p. 183.

(2) Archives nationales. Papiers du Comité ecclésiastiqu*, carton 80.

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La Mothe-Sainte-Héraye, qui reçoit d'abord le mandement d'installation de l'évêque? C'est le club : celui-ci le passe à la municipalité, et le curé ne vient qu'après (1).

La dénonciation prend bientôt corps et conclut aux rigueurs. A Moissac et un peu plus tard à Saint-Flour, le club demande l'extension du serment, même aux prêtres non fonctionnaires (2). A Brioude, il invite « les augustes légis- lateurs, pères de la patrie » à retirer tout pouvoir aux réfrac- taires, hormis celui de célébrer la messe, et « à vouer ces têtes coupables à l'anathème civil et politique (3) ». A Vannes, il sollicite l'abolition du costume que certains religieux con- servent pour a attirer la commisération et exciter conlre les lois ». A Fleurance, il réclame la suppression de toute pension pour les prêtres rebelles (4). A Tulle, dès la fin de février 1791, il demande que I^s prêtres insermentés soient obligés de quitter leur paroisse. Les Amis de la Constitution formulent un vœu pareil à Béziers, à Arles, en maints autres endroits. Dans le seul district de Morlaix, on compte plus de 50 dénonciations contre les prêtres non con- formistes (5). A Blois, les membres du club se réunissent le 6 avril, décident de demander l'éloignement de l'évêque, M. de Thémines : « Il faut, disent-ils, des mesures vigoureuses qui entraînent les subalternes. » Le lendemain, 7 avril, ils envoient aux « Très chers frères et amis de Nantes » un mes- sage triomphal : car ils ont parlé, ont été obéis, et le prélat a été éloigné (6).

Cependant, il arrive que les autorités résistent ou que les victimes sont obstinées. Alors les dénonciateurs changent de rôle et, à leur aide, appellent l'intimidation, se hasardent

(1) Archives nationales. Papiers du eomité ecclésiastique, passim.

(2) Jbid., cartons 95 et 93.

(3) Ibid., carton 83.

(4) Ibid., carton 94,

(5) Ibid., carton 83.

(6) Archives nationales, AD"", carton 33. Voir aussi Gazcsr, Etudeê d'histoire religieuse, p. 62-64.

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même jusqu'à l'émeute. Cette métamorphose coïncide avec ftne déviation dans les clubs eux-mêmes. Peu à peu les élé- ments les meilleurs s'éliminent. Bourgeois lettrés, théori- ciens de cabinet, philanthropes sincères, novateurs par mode ou curiosité d'esprit, presque tous se retirent par degrés. En général, par crainte de vengeance ou terreur de passer pour aristocrates, ils se gardent d'une séparation publique. Mais ils se relâchent de leurs assiduités, deviennent graduelle- ment inexacts afin de pouvoir s'éclipser sans se compro- mettre, puis cessent de venir, et, sans rompre leur affiliation, silencieusement se terrent chez eux. Le champ reste libre, non pas encore aux hommes de désordre car la Révolu- tion épuise plusieurs couches avant de les subir tout à fait mais à ceux qui laissent faire ou grondent si doucement que la gronderie semble caresse. Même après la disparition de leurs membres les plus qualifiés, les clubs gardent encore en général un certain aspect de modération. Mais ils ont, comme on dirait aujourd'hui, leurs sociétés filiales. Ce sont tantôt de petits conciliabules, tantôt des clubs inférieurs. Là, on décide les actes : on se met en rapport avec cette minorité ardente qu'on décore du nom de peuple, qu'on tient par les déclamations, et qu'on commence à démuseler. On n'est qu'au début, et pour l'expérience médiocre encore, pour les courages peu aguerris, il faut des expéditions peu dangereuses. Justement il y a les religieuses. Ce ne sont que des femmes, calomniées depuis longtemps, n'ayant personne pour les défendre. Justement il se trouve que ces femmes, en refusant de reconnaître l'évêque intrus, se sont donné l'apparence de contrevenir à la loi. Donc, on aura une situation enviable entre toutes : l'émeute s'ap- pellera pression légale, le perturbateur pourra se dire gen- darme et réclamer non seulement l'impunité mais la récom- pense.

Le printemps de 1791 fut plein de ces incursions contre les couvents. Dans les archives, dans les papiers publics, on en

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recueille pour toutes les régions les traces. Ces expéditions, non sanglantes encore, mais s'essaie l'esprit persécuteur, se ressemblent toutes. On n'en racontera qu'une ici par la- quelle les autres se peignent, celle du peuple nantais contre le couvent des Gouets.

A l'ouest de Nantes, sur la rive gauche de la Loire et sur la paroisse de Bouguenais, s'élevait le monastère des Gouets. Il appartenait à l'ordre des Garmélites et abritait 32 reli- gieuses. Rien ne s'y était perdu de la ferveur antique. La prieure était Mme de la Bouxière, de foi ardente et de cœur vaillant.

Le 3 mai 1791, l'évêque diocésain Minée s*était présenté pour la visite pastorale. Devant lui les portes du couvent étaient demeurées closes. Sur de nouvelles instances, la su- périeure s'était résignée à l'accueillir dans le parloir, meiis n'avait point permis qu'il pénétrât plus loin. L'évêque avait prié, exhorté, menacé, puis, de pasteur devenant policier, avait dressé un procès-verbal et l'avait transmis au Direc- toire du département.

Le Directoire était modéré, mais faible et sous la domina- tion des clubs. Le 10 mai, il députa l'un de ses membres t pour chapitrer, disait-il, les religieuses sur la grandeur de leur faute ». Aux exhortations du délégué, la supérieure répli- qua : a J'ai fait mes vœux entre les mains d'un autre évêque, j'y persisterai jusqu'à la mort. » Le magistrat voulut inter- roger les religieuses. « Qu'à cela ne tienne », répondit Mme de la Bouxière. Les sœurs de chœur comparurent et aussi les sœurs converses. Unanimement elles répondirent comme la prieure. Invitées à signer leur déclaration, elles s'y refu- sèrent, ne se jugeant point accusées, et ne voulant recon- naître en rien une autorité usurpatrice (1).

Le Directoire délibéra. La perplexité était extrême. Aucun décret n'obligeait les religieuses, soit à prêter ser-

(1) Archives nationales. Papiers du comité ecclésiastique, cartoa 83

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ment, soit à recevoir l'évêque et, dans leurs monastères pro- visoirement conservés, elles demeuraient maîtresses. « Nous ne voyons point de loi », répétaient les magistrats avec une timide équité. A tout hasard le procès-verbal dressé par l'évêque Minée fut expédié à l'Assemblée constituante.

Dans le bas peuple nantais et aussi dans une partie de la bourgeoisie, une certaine fermentation régnait. Minée, évê- que indigne, en imposait par son assurance osée, son affec- tation de zèle démocratique. Parmi les carmélites des Gouets, plusieurs étaient de noble famille, et, à ce titre, suspectes. Le 27 mai, une réunion se tint, provoquée par les sociétés populaires et spécialement par le club des Capucins. Une pétition fut lue, pleine de déclamations contre « les fana- tiques qui déchiraient l'unité de notre sainte religion » : on y demandait l'éloignement des prêtres non conformistes, l'extension du serment, la fermeture des chapelles des mai- sons religieuses. On assure que le texte primitif disait, en parlant des prêtres : « Qu'il soit permis de courir dessus comme sur l'ennemi (1). »

Avant de courir sus aux prêtres, on courrait sus aux reli- gieuses. Le 1«' juin, vers cinq heures du soir, un rassemble- ment, composé surtout de femmes, se dirigea vers les Gouets. Le maire de Bouguenais survint. « Que voulez-vous? » dit-il à ceux qui se pressaient aux portes du monastère. Plusieurs voix répondirent : « Nous voulons obliger les Garméhtes à se soumettre aux décrets. » La supérieure persista dans son refus. Il était tard; le. manifestants s'éloignèrent, mais avec la menace de revenir plus nombreux.

Le lendemain était le jour de l'Ascension. Aux Gouets, il se passa dans la prière et l'ango sse. Mme de la Bouxière avait demandé secours au Département. Le Directoire se réunit. Son embarras était cruel, car il craignait à la fois

(1) Alfred Laixiê, Le diocèse de Nantes pendant la Révolution, t. I> p. 137.

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l'émeute et les émeutiers. Cependant il décida de défendre par la force publique l'accès du monastère.

Le 3 juin, vers dix heures, on vit donc arriver aux Couets douze soldats d'infanterie, puis une vingtaine de gardes nationaux. Peu après, soit par la Loire, soit par la route de terre, plusieurs centaines d'hommes et de femmes, venus de Nantes, se dirigèrent vers le couvent. Aux gens du peuple se mêlaient quelques bourgeois et aussi, dit un rapport, des dames fort bien mises. On entendait répéter ces mots : 0 Nous fermerons les issues; si les religieuses ne se soumettent point, elles s'en repentiront. » Aux premiers groupes d'autres groupes succédèrent et le rassemblement prit un aspect de foule. Devant la porte fermée stationnaient la troupe et la garde nationale, mais passives l'une et l'autre et se conten- tant de n'être point débordées. Plusieurs heures se passèrent de la sorte, la force publique gardant l'entrée, les manifes- tants allant, venant, s'agitant, et cherchant par ils feraient irruption.

Le maire de Bouguenais était arrivé. Vers trois heures de l'après-midi, trois ou quatre hommes, armés de pistolets, l'abordèrent et le mirent en demeure d'admettre dans le couvent quelques femmes qui porteraient aux religieuses les sommations de la foule. Le magistrat obéit. Quatre « dames », de tenue fort correcte, mais dont aucune enquête n'a livré les noms, furent introduites dans le parloir. L'une d'elles portait sur la poitrine un écriteau avec ces mots : Mme la prési- dente : « Nous venons, dit-elle à la supérieure, au nom de 600 femmes de Nantes. Nous savons qu'il se tient chez vous des conciliabules pour égorger nos maris et nos frères. Re- connaissez l'évêque, soumettez-vous aux lois, prêtez ser- ment. » La prieure redit la fîère réponse, répétée tant de fois : « N'êtes-vous pas bonne citoyenne? reprit celle qu'on appe- lait la présidente. Nous n'avons à recevoir de leçons de patriotisme de personne », répliqua vivement Mme de la Bouxière. Les déléguées se retirèrent. Elles étaient fort

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irritées. Elles disaient : « Nous camperons ici quarante jours plutôt que de céder. » Des gens arrivèrent des villages voi- sins pour prêter main-forte aux Carmélites. Les soldats et les gardes nationaux les écartèrent assez rudement. La fermen- tation croissait et aussi le nombre des manifestants. Contre les religieuses, les menaces redoublaient : « Il faut, disait-on, les fustiger. » Vers quatre heures, le chef de l'escouade écrivit à Coustard, commandant de la garde nationale : « Venez avoc M. l'évêque; peut-être sa présence et la vôtre amène- ront les religieuses à la raison (1). »

Les Carmélites s'étaient retirées à la chapelle. En habit de chœur, dans leurs stalles, elles se tenaient en prières. Sou- dain, vers six heures du soir, elles entendirent de grandes clameurs dont le bruit se rapprochait. Tout éperdues, elles se serrèrent autour de l'autel. Elles ne se trompaient pas dans 1 i}ur terreur, car l'invasion venait de se consommer. Les plus hardis des manifestants, en s'aidant des branches d'un arbre, avaient fini par escalader la muraille de l'enclos et, ou\Tant à l'intérieur une porte non gardée, avaient introduit par leurs compagnons. Les envahisseurs, fracturant tout, bri- sant tout, n'avaient pas tardé à trouver le chemin de la cha- pelle. De plus en plus distinctement on entendait leurs cris. Ils s'engouffrèrent dans le sanctuaire, hommes et femmes mêlés, avec des bâtons et des pistolets. Les religieuses n'avaient point interrompu leur prière. Ils les sommèrent de prêter serment, de reconnaître l'évêque. A quoi elles répli- quèrent, tremblantes mais héroïques, qu'elles aimaient mieux obéir à Dieu qu'aux hommes. A ces mots, on les arracha des bancs, on les traîna hors de la chapelle. « Il faut les fustiger », répétaient de nombreuses voix. Subirent-elles vraiment le supplice de la flagellation? Longtemps après la Révolution, de nombreux survivants l'affirmaient encore, et à plusieurs femmes de Nantes le surnom de fouetteuses des Coueis de-

(1) Archives nationalet. Papiers du Comité ecclésiastique, carton 83.

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meura comme une flétrissure (1). Pourtant, parmi les Car- mélites, il n'en est que deux qui se soient plaintes d'avoir été frappées ou maltraitées; les autres n'ont parlé que de me- naces ou d'outrages. La tradition a-t-elle grossi l'événement? Les victimes ont-elles espéré par leur silence désarmer leurs ennemis? ou bien, par une naturelle pudeur, ont-elles ré- pugné à doubler leur honte par l'humiliation de la raconter? Cependant les gardes nationaux demeuraient massés devant le grand portail, faisant un simulacre de police. « Nous essayâmes d'arrêter les violences, a dit dans l'enquête le chef de poste. Mais bientôt nous aperçûmes dans la cour une très grande quantité d'hommes armés de sabres et de pisto- lets. Alors, a-t-il ajouté naïvement, nous jugeâmes toute résis- tance inutile. » Les religieuses furent re jetées hors du cou- vent; au milieu de toutes les insultes, elles furent entraînées vers la Loire; à la nuit close, elles arrivèrent à Nantes et furent enfermées au château (2).

Les membres du Directoire étaient demeurés inactifs. Vers neuf heures du soir, ils invitèrent Coustard, comman- dant de la garde nationale, « à faire entendre aux personnes rassemblées que leur zèle pouvait les avoir égarées, que les religieuses, quelque répréhensibles qu'elles fussent, ne de- vaient être jugées et punies que légalement ». Le Directoire ajoutait : « Ces considérations présentées par vous avec l'élo- quence et le zèle qui vous sont naturels, ne peuvent man- quer de produire les plus heureux effets sur les citoyens dont vous êtes aimé à si juste titre v3). » Coustard n'eut pas le loisir d'être éloquent. Déjà les bandes, de plus en plus « éga- rées par leur zèle », s'étaient portées, pour achever la soirée, vers le Sanitat, avaient envahi la maison des sœurs hospi- talières, en avaient saisi plusieurs et les avaient flagellées. Le

(1) Mbllinet, La Commune et la milice de Nantes, t. VI, p. 321.

(2) Archives nationales. Papiers du Comité ecclésiastique, carton 83, Lallié, Le diocèse de Nantes pendant la Révolution, t. I, p. 147 et suiv.

(3) Archive» nationales. Papiers du Comité ecclésiastique, cartoa 83.

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lendemain, le Directoire retrouva son énergie, mais contre les victimes. Les Carmélites, écrouées d'abord au château, puis réclamées par leur famille, ayant demandé à réintégrer leur couvent, la seule réponse fut l'apposition des scellés sur le monastère. Auparavant, une perquisition fut faite : car on croyait recueillir aux Gouets des papiers qui prouveraient les menées des « aristocrates ». « On ne récolta, dit un rap- port, que des chapelets, des reliques, des disciplines et autres bagatelles. » Les jours suivants, quelques-unes des reli- gieuses essayèrent de se glisser, une à une, dans leur maison. Aussitôt le Club des Capucins protesta. Sur cette dénoncia- tion,le Directoire prescrivit aux Carmélites rentrées de s'éloi- gner de nouveau jusqu'à ce que l'Assemblée eût statué. « C'est dans votre intérêt, leur dit-il; autrement vous vous exposeriez à une nouvelle invasion, peut-être à l'incendie. Le 19 juillet, un délégué fut expédié aux Couets pour notifier aux religieuses Tordre qui derechef les expulsait pour lea mieux protéger.

XII

En cette faiblesse de Tautorité, en cette excitation du clergé constitutionnel, en cette effervescence des clubs, que vaudrait la précaire promesse de liberté religieuse, enfermée dans la loi du 7 mai? Sur ces entrefaites, un événement sur- vint qui acheva de tout troubler.

Le 21 juin 1791, Paris, en s'éveillant, apprit la plus stu- péfiante nouvelle : les Tuileries étaient vides, le roi, la fa- mille royale étaient partis. On connaît l'aventure lamentable: le départ à minuit dans le plus secret mystère, les angoisses commençant aux portes mêmes du château, les premières étapes la nuit sur la route de Champagne, l'aurore se le-

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vant brillante d'espoir dans l'air frais et sonore, la double et courte joie de l'espace libre et des chaînes allégées; puis la journée s'avançant; la lourde voiture se cachant et se trahis- sant tout ensemble; le roi soupçonné à Châlons mais par des amis; la cavalerie de Bouille à chaque village attendue; le monarque reconnu à Sainte-Menehould, épié à Glermont, dénoncé à Varennes, sommé de descendre, interrogé en suspect, arrêté, contraint de rétrograder; puis les commis- saires de l'Assemblée arrivant de Paris et, comme on ferait d'un prisonnier dans une conduite de gendarmerie, prenant livraison du roi de France; le retour dans l'appareil humi- liant et tragique que l'histoire a rapporté : Péthion grossier, fat et niais, Latour-Maubourg, Mathieu Dumas, corrects, confus et attristés, Barnave attendri et se donnant pour ne plus se reprendre; enfin sur le déclin d'une étouffante journée d'été, le terme du voyage : dans la ville une haie continue de peuple, partout des têtes couvertes, un silence méprisant plus injurieux que l'insulte, les Tuileries retrouvées, non comme un palais, mais comme une prison. Mirabeau avait par avance qualifié la tentative quand, peu de temps avant sa mort, il avait dit, à propos d'un projet pareil : « Un roi ne part qu'en plein jour quand c'est pour être roi. »

La religion avait été, pendant de longs siècles, associée à la monarchie. Ce qui était pour l'une effondrement devien- drait catastrophe pour l'autre. Louis XVI, dit-on, avait tenté de chercher un asile à l'étranger : il avait médité d'y re- trouver, avec les émigrés, les prêtres : tous ensemble y eussent ourdi la contre-révolution. Dans les cerveaux étroits, obtus et surchauffés, cette pensée s'enfonça à des profon- deurs telles qu'on ne la pourrait plus déraciner. De une maxime bientôt passée à l'état d'axiome, celle qu'on faisait acte de bon citoyen en courant sus aux réfractaires

Atroce était la calomnie qui transformait les non-confor- mistes en ennemis de leur pays. Pourtant le jugement popu- laire ne s'égarait pas quand, à travers les événements

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politiques, il discernait les affaires religieuses. Sur le bureau de Louis XVI, une lettre fut trouvée après son départ, lettre adressée au peuple français, et le prince expliquait les motifs de son voyage. Pourquoi s'éloignait-il? C'était pour remplir sans entraves son métier de roi; c'était surtout pour accomplir ses devoirs de catholique fidèle. Qu'on lise la fin du mémoire. On y trouvera l'obsession de la Constitution civile. Le roi énumère ses tristesses chrétiennes : Mesdames, parties pour trouver à l'étranger la libre pratique de leur culte, ont été inquiétées, arrêtées dans leur traversée de France : lui-même, tout récemment, n'a pu se rendre à Saint-Cloud : on l'a obligé à congédier les prêtres de sa cha- pelle privée : on l'a contraint, le jour de Pâques, à assister aux offices de Saint-Germain-l'Auxerrois. Et le prince con- tinue en ces termes : « Quel plaisir votre roi n'aura point à être au milieu de vous, quand une Constitution qu'il aura acceptée librement fera que notre sainte religion sera res- pectée ! » Ce remords aigu des décrets sur le clergé assiège encore l'esprit de Louis XVI, même au milieu des angoisses de la captivité qui commence. Comme, au retour de Varennes, il loge à l'évêché de Meaux et comme l'évêque s'excuse du délabrement de son hôtel, le prince, si peu porté par nature au persiflage, lui répond avec une ironie marquée : « Vous avez tort de vous excuser, monsieur; quand on n'est pas chez soi, il est bon de ne pas multiplier les dépenses. » Ainsi, au-dessus du monarque qui a cherché l'espace pour régner, il y a le chrétien repentant qui a fui pour se mieux rétracter.

L'affaire de Varennes est donc une date dans l'histoire religieuse comme dans l'histoire politique. Elle fournit une apparence aux calomnies. Elle exaspère l'esprit persécuteur, A Paris, à la nouvelle de la fuite de Louis XVI, la foule se porte aux bureaux de VAmi du Roi, journal de l'abbé Royou, et en brise les presses. Le jour de la procession du Saint- Sacrement, le séminaire des missions étrangères est menacé;

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482 HISTOIRE RELIGIEUSE DE LA RÉVOLUTION

En province, les autorités, sous prétexte de salut public, se croient tout permis. On voit des officiers municipaux opérer des visites domiciliaires, violer le secret des lettres, suspendre le départ des courriers, ordonner des arrestations. Dans cette recherche de l'incivisme, les premiers proscrits sont les prêtres. A Lisieux, à Bayeux, les évêques insermentés sont assaillis et menacés de mort. Au mois de juillet, tout au fond de la Provence, l'évêque de Senez est arrêté, transféré à Digne, puis au fort de la Seyne, et traité en malfaiteur. A Laval, sur le bruit de la fuite du roi, la populace excitée se jette sur un prêtre qu'elle veut pendre à une lanterne et qu'on ne sauve qu'en l'enfermant; à Mamers, à La Flèche, les insermentés sont l'objet des mêmes avanies. Tout est mis en œuvre pour paralyser l'action de la justice. A Albi, un prêtre ayant porté plainte pour violences exercées contre lui. les Amis de la Constitution, au nombre de 300, se portent la nuit chez l'accusateur public, puis chez le greffier, se font remettre de force la procédure et la livrent aux flammes.

Tandis qu'éclataient çà et là, suivant le caprice, l'exalta- tion ou la peur, ces accès de violence, un dessein général s'affermissait, celui de régulariser l'arbitraire en lui impri- mant l'estampille législative. On créerait, à l'encontre du prêtre insermenté, un régime à part; on le frapperait d'une présomption légale d'incivisme, et on conférerait aux auto- rités locales le droit de l'interner ou de l'éloigner à leur gré. Ce serait l'envers de la loi du 7 mai. Quoique sous une forme ambiguë, elliptique, incomplète, timide, la loi du 7 mai disait en substance : « Le prêtre, et, avec lui, les catholiques non conformistes sont des citoyens à l'égal des autres, admis comme les autres à bénéficier de la déclaration des droits de Vhommej admis comme les autres à se réunir, à jouir de leur liberté individuelle, à choisir leur temple, à y pratiquer leur culte. » Telle était la théorie libérale. A l'inverse de cette théorie, une autre théorie naissait qui, retournant les couches sociales comme le fer de la charrue retourne la terre, ferait du

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privilégié de l'ancien régime le suspect du régime nouveau. En vertu do cette théorie, il n'y aurait pour le réfractaire point de loi, ou plutôt une loi serait faite qui le mettrait hors la loi, et par cette loi d'exception, toute autorité locale aurait, suivant son caprice, le droit de lui dire : « « Partez! » et de le reléguer bien loin de sa demeure, ou de lui dire : « Restez! » et de le jeter en prison.

Cette doctrine se condensaient toutes les persécutions futures avait déjà en divers lieux jeté sa semence. Çà et là, les germes levaient, malfaisants, mais chétifs encore. Dés le printemps de 1791, on les voit poindre en deux contrées tout opposées, en Franche-Comté et dans l'Ouest. Là, quel- ques curés fidèles, tantôt sont expulsés hors de leur paroisse, tantôt au contraire y sont internés. Trois administrations départementales, celles du Finistère, du Maine-et-Loire, de la Loire-Inférieure, ont recueilli l'idée, s'en imprègnent et, sous la pression des clubs, la généralisent. A Quimper, le Directoire, dès le 21 avril 1791, prescrit à tout prêtre non conformiste de s'éloigner à quatre lieues de la paroisse il a exercé son ministère (1). A Angers, les autorités départe- mentales, par une décision du 24 mai, s'arrogent le droit de réunir au chef-lieu ceux des réfractaires qui auraient été dénoncés (2). A Nantes, l'arrêté est rendu le 7 juin, les non- conformistes ont l'option entre l'éloignement à trois lieues de leur paroisse et l'internement au chef-lieu (3). La réso- lution ne va pas sans quelques scrupules. « Ce n'est pas trop légal », écrit, le 14 mai, Choudieu, substitut du procureur général syndic d'Angers; mais il ajoute aussitôt : « Cette pré- caution me paraît impérieusement commandée par les cir- constances (4). » Et, en effet, la Constitution civile a, dans certaines contrées, produit de tels déchirements que le seul

(1) Dtjchatblleb, La Récolution en Bretagne, t. I, p. 411.

(2) Célestin Port, La Vendée angecine, t. I, p. 177.

(3) Lalixé, Le diocèse de Nantes pendant la Révolution, t. I, p. 153.

(4) Célestin Pobt, La Vendée angevine, t. I, p. 165.

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moyen d'étouffer les protestations est d'éloigner ou d'in- terner les victimes.

Ces mesures partielles sont adoptées par les magistrats locaux sous leur responsabilité. Le pouvoir central est censé ne pas les connaître ou les réprouver. Officiellement la loi du 7 mai subsiste et, si incomplète qu'elle soit, elle est la charte des dissidents. Sous la violente poussée née de l'affaire de Varennes, l'Assemblée constituante va être conduite à homologuer l'un des arrêtés départementaux; et par cet acte elle prendra à son compte la persécution.

L'événement vaut la peine d'être rapporté. Entre tous les départements, l'un des plus remués par la Constitution civile était celui du Bas-Rhin. Nulle part, même dans le Morbihan, les refus de serment n'avaient été plus nombreux. La proxi- mité de la frontière, les premiers rassemblements d'émigrés de l'autre côté du Rhin, inspiraient la crainte, que l'obstinée résistance des catholiques romains ne fournît un point d'appui aux intrigues étrangères. A la fm de mai, l'Assemblée avait ex- pédié en Alsace trois commissaires. Dès le début de leur en- quête, ils avaient été atterrés. Dans les campagnes il n'y avait, disaient-ils, « presque pas de partisans de l'heureuse régénération de la France ». Ils jugecient que le grand mal venait des prêtres. Ils en interrogèrent un assez grand nombre yt de leur bouche recueillirent cette réponse péremptoire : a Nous ne nous soumettrons pas aux décrets sur le clergé. » A Strasbourg, comme en tout le reste de la France, la Société des Amis de la Constitution poussait aux rigueurs. Le 27 juin, sous l'impression toute chaude de l'événement de Varennes, elle réclama des mesures contre les réfractaires. Les commis- saires de l'Assemblée, revenus de leur tournée dans les dis- tricts et réunis au chef-lieu, recueillirent le vœu. Le 12 juillet, ils rassemblèrent les membres du Directoire, ceux du district, ceux du conseil général de la commune. Tous les faits se marquait l'hostilité du clergé furent groupés, grossis, com- mentés. On prétendit que « huit jours avant le départ du roi.

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les prêtres annonçaient en public un événement qui se pro- duirait entre le 20 et le 24 juin et aurait pour suite le mas- sacre des patriotes. » Un arrêté fut adopté qui imposait à tout curé, vicaire, ou professeur non assermenté et, en outre, à tous religieux, quels qu'ils fussent, de se rendre dans la hui- taine en la ville de Strasbourg. Ils ne pourraient échapper à cette obligation qu'en fixant leur résidence à quinze lieues de la frontière.

Jusque-là les administrateurs de Strasbourg n'étaient que les copistes un peu attardés de leurs collègues de Quimper, d'Angers, de Nantes. Ce qui aggravait la décision, c'est qu'elle était prise en présence des commissaires venus de Paris et empruntait à cette circonstance une sorte de consé- cration officielle. Une confirmation plus complète ne tarda pas.

Le 17 juillet, l'affaire vint à l'Assemblée. L'un des secré- taires lut le rapport des commissaires envoyés en Alsace, puis la délibération du Directoire du Bas- Rhin. A l'appui de l'arrêté, un long exposé de motifs formula contre les réfrac- taires l'accusation de semer le désordre, de paralyser les lois, de conspirer avec les ennemis de la patrie. L'Assemblée fut doublement impressionnée, et par l'accumulation des griefs, et par le témoignage des commissaires qui, après enquête poursuivie sur place, inclinaient aux rigueurs. Quand la lec- ture des pièces fut achevée, plusieurs députés intervinrent en faveur de l'arrêté, notamment le représentant Victor de Broglie, qui connaissait bien l'Alsace et ne pouvait être rangé parmi les démagogues. « Il n'y a pas, dit-il, d'autres moyens de déjouer les complots des réfractaires que d'adopter les mesures proposées par le département. » Si prévenu que fût l'auditoire, Malouet rappela les maximes inscrites dans la déclaration des droits, proclama l'injustice de proscrire pour ses opinions toute une classe de citoyens. Sur l'as- semblée impatiente la remontrance tomba sans émouvoir, et l'arrêté du dénartement fut approuvé.

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Dans le grand tumulte des événements, le vote passa presque inaperçu. Sans doute il ne consacrait pas une mesure uni- verselle et se bornait à homologuer pour un seul département le régime du bon plaisir. Même restreint de la sorte, il mar- quait une étape mémorable dans la politique révolution- naiire. En autorisant fût-ce pour une seule région une classe de suspects, l'Assemblée ouvrait la fissure par l'arbitraire déborderait. Ayant édicté la loi du 7 mai, qui voulait dire liberté, elle se déjugeait par une autre loi, loca- lisée d'abord, mais destinée à s'étendre, qui voulait dire arbitraire. Les gens des clubs venaient de recevoir des let- tres de marque pour un seul département. Ils sauraient gratter le nom, y inscrire à la place toute région il leur plairait de proscrire; et l'Assemblée, qui venait de déclarer les prêtres bons à interner en Alsace, serait impuissante le voulût-elle à les proclamer inviolables ailleurs.

On le vit bien par ce qui suivit. Le Doubs, la Mayenne imitent le Bas- Rhin. A Toulouse, les curés ou vicaires remplacés sont contraints à s'éloigner à quatre lieues de leur paroisse ou à se retirer dans leur famille (1). Les auto- rités qui n'osent agir par elles-mêmes sollicitent de l'Assem- blée une loi générale (2). Les districts pèsent sur les dépar- tements, les municipalités sur les districts, et les munici- palités elles-mêmes obéissent à la poussée des clubs qui, d'en bas, maîtrisent tout. Même dans les départements les plus attachés à l'ordre perce l'esprit d'intolérance. Le directoire de la Seine- Inférieure fournit à cet égard un exemple suggestif. Le 28 juillet 1791, à la suite de quel- ques troubles dans le pays de Gaux, il prend un arrêté qui éloigne à dix lieues de leur domicile les prêtres remplacés. Ayant sacrifié à la passion antireligieuse, il tente, par excep- tions successives, de res'reindre son propre décret. L'arrêté ne s'appliquera pas aux septuagénaires : il ne s'étendra

(1) Archives nationales. Papiers du Comité ecclésiastique, carton 94.

(2) Archives nationales. Papiers du Comité des recherches, carions 22 et passim.

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pas davantage aux prêtres que les communes jugeraient paisibles et non dangereux : sur les dispositions commi- natoires un article se greffe pour recommander aux muni- cipalités toute la modération, toute la bienveillance pos- sible : enfin le directoire répudie toute idée d'un internement qui aurait un air de captivité. Une autre crainte l'agite, qui montre en lui plus de prévoyance que d'optimisme. «t II faut, dit-il dans une lettre à l'Assemblée, se garder de réunir les prêtres en un même lieu, parce que, dans un mo- ment de crise, les ecclésiastiques non assermentés pour- raient, dans un seul instant, devenir les victimes de la fureur du peuple (1). »

Ces temps qui suivent Varennes se remplissent dans les provinces de toutes les images de la persécution qui com- mence. Il y a des suspects aussi dénoncés que les prêtres, ce sont les religieuses. On a vu l'envahissement des Gouets. Des religieuses contemplatives, les vexations s'étendent aux religieuses enseignantes, qui d'abord ont pu se croire à l'abri. Elles se refusent à inculquer aux enfants les prin- cipes de la Constitution civile; il arrive alors que les auto- rités locales, s'armant d'une loi récente et jugeant fonction publique leur ministère, prétendent leur imposer le serment; elles ne s'y résignent point, et les voilà qui, une à une, dispai'aissent. Dans la contagion de l'intolérance, il n'est pas jusqu'aux religieuses hospitalières qui, çà et là, ne soient déjà inquiétées. A Rouen, elles ne consentent pas à recevoir les chapelains insermentés; par représailles, le directoire propose de les considérer comme fonctionnaires publiques et de les astreindre elles-mêmes au serment. A Strasbourg, les soeurs qui desservent l'hospice des enfants trouvés se refusent à reconnaître le nouvel évêque; la municipalité veut les y contraindre et plutôt qpie d'obéir, elles quittent l'hospice. Au Mans, les religieuses de l'hôpital sont circon-

(1) Archives nationales. Papiers du comité des recherches, carton 22.

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venues pour qu'elles se soumettent aux intrus : « Nous voulons bien, répondent-elles, reconnaître l'évêque comme administrateur temporel, mais non recevoir les sacrements des mains des assermentés. » Sur ces entrefaites, la populace organise une manifestation contre elles, et elles abandonnent leur service (1).

Il y a d'autres catholiques que les religieuses, et on peut imaginer des victimes qui se défendront. De là, dans les bas-fonds des clubs, l'organisation d'une gendarmerie offi- cieuse au service du désordre. L'institution se généralisera plus tard; on en peut, dés l'été de 1791, saisir la trace dans l'Hérault. Elle s'établit là-bas sous le nom de société patrio- tique ou de pouvoir exécutif. L'objet avoué est de soutenir la Constitution; l'objet réel est de rechercher les prêtres réfractaires et de terrifier quiconque les défend. Les inscrip- tions sont reçues à Montpellier à la Maison commune. Le signe de reconnaissance est une médaille attachée par un ruban tricolore avec la légende : Vivre libre ou mourir, et cet exergue : Montpellier, 14 juillet 1791. Les affiliés pro- voquent, reçoivent ou formulent eux-mêmes les dénoncia- tions contre les catholiques. Celui-ci s'est, dit-on, moqué de l'évêque constitutionnel, celui-là a fait baptiser ses enfants par un réfractaire. Ainsi se dressent les listes de suspects. Les associés sont armés de bâtons ou de fortes lanières en cuir. Ils marchent d'ordinaire en bandes, de façon à défier toute police. Ils opèrent surtout le soir. Tantôt ils attendent dans les rues et rouent de coups ceux qu'on leur a désignés, tantôt ils enfoncent les portes. Les victimes préférées sont, outre les prêtres, les femmes, les vieillai^ds convaincus de favoriser les prêtres. L'un des membres du directoire s'indigne contre ces excès. Aussitôt 300 membres de la société patriotique se portent sur sa demem'e et le somment de se démettre. Cependant les gens d'ordre

(1) Archives nationales. Papiers du Comité ecclésiastique, cartons 86, 87. PiOLTNr, Histoire du diocèse du Mans pendant la Rcvolution, t. I, p< 282.

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B'cmeuvent. En une pétition au roi, ils dénoncent toutes ces indignités; ils font mieux et, sous le nom de contre- pouvoir, forment entre eux une ligue de défense. Qui poursuit-on? Non les démagogues, mais les catholiques qui ont, dit-on, le 25 août, jour de la Saint-Louis, tenu une réunion illégale et inconstitutionnelle (1).

Dans cette montée de violence, que devient la loi libérale du 7 mai?

Elle est un peu équivoque en ses termes, méconnue par les passions révolutionnaires, en outre mal comprise parfois ou dédaignée par les catholiques qui n'y voient qu'un pis-aller. Elle est l'œuvre des modérés, c'est-à-dire de ceux qu'ont coutume de broyer les r^^volutions. Elle se réclame de la liberté, mot auguste, mais souvent perverti et jamais plus qu'au temps que nous racontons. Pourtant il se trouve quelques autorités assez viriles pour opposer à la persécu- tion grandissante la faible barrière de leur bonne volonté et de leur courag'.

Il faut les nomiiier, car cette vaillance fut rare. Dans le département de la Somme, le Directoire fait imprimer un extrait du Rapport de Talleyrand. Gomme le conseil général de la commune d'Amiens réclame des rigueurs, il s'y oppose et saisit cette occasion pour formuler la doctrine la plus large, celle qui autorise le culte, non seulement dans les lieux loués, mais dans les églises de monastères (2). Dans r Indre-et-Loire, les administrateurs du département cons- tatent que « le parti des non-conformistes grossit de jour en jour, que les temples destinés au culte national devien- nent déserts, que les fonctionnaires publics murmurent ». Loin de conclure de cet état de choses à un déploiement de

(1) Mémoire historique sur la horde de Brigands qui se fait sacrilè- gement appeler le pouvoir exécutif, 1791. V. aussi Sacrel, Histoire religieuse du département de V Hérault pendant la Révolution, t. II, p. 170 et suiv. Dtjval-Jottvb, Montpellier pendant la Révolution, t. I, p. 176-177.

(2) Archives nationales, AD"", carton 34.

490 HISTOIRE RELIGIEUSE DE LA REVOLUTION

sévérités, ils jugent que le parti le plus sage est de laisser les catholiques romains célébrer leur culte il leur plaira, à la condition de respecter l'ordre public. « Il nous semble même, ajoutent les magistrats, que le meilleur moyen de conserver le calme est de maintenir cette parfaite liberté 80U3 la surveillance de l'administration (1). » La même doctrine prévaut dans la Saône-et-Loire, dans la Charente, dans la Charente-Inférieure. Et cette tolérance n'est pas sans mérite; car il faut, pour la pratiquer, braver les cla- meurs des clubs. A Autun, les Amis de la Constitution pro- testent contre l'application de la loi du 7 mai, et parmi les signataires de l'adresse on remarque quatre des vicaires épiscopaux (2). A La Rochelle, un peu plus tard, les clubistes dénoncent ceux qui ne sont que des « factieux couverts sous le prétexte de la religion (3) ».

J'ai noté les exemples de courage. En combien d'endroits la doctrine libérale n'apparalt-elle pas comme une pauvre flamme débile, qui jette à peine quelques lueurs et s'éteint! Dans le Haut-Rhin, les catholiques demandent la conces- sion de l'une des églises fermées. Le département leur loue l'église des Capucins. Deux mois plus tard, sur les instances du procureur général syndic, l'autorisation est retirée; le seul motif est le dépit que l'église ofTicielle demeure déserte. Les non-conformistes se rabattent sur une autre église : nouveau retrait d'autorisation. Plus tard, ils se réfugieront dans deux granges d'où ils seront pareillement expulsés (4). Dans le Cher, les catholiques prennent à bail l'église des Jacobins et remplissent jusqu'au scrupule toutes les con- ditions légales. Le 20 août 1791, l'autorisation est donnée par le dépai^tement. Sous la pression de la société populaire

(1) Archives nationales. Papiers du comité ecclésiastique, caiton 83.

(2) Ibid., carton 84.

(3) Chassin, La préparation de la guerre de Vendée, t. II, p. 82-83. [k) VÉRON-RÉvnxE, Histoire de la Révolution dans le département du

Hait-Rhin, d. 62 et suiv.

LES DEUX EGLISES 4H

et aussi de l'évêque Torné, la municipalité refuse d'exécuter l'arrêté. De sa propre autorité, elle ferme, le 6 septembre, l'église et y met les scellés. Le directoire départemental essaie d'être énergique, décide que les scellés seront enlevés. Cependant, on annonce une émeute et sous cette menace sa courte énergie s'abat (1). Dans le Doubs, certaines municipalités rurales tentent de créer des sociétés religieuses dissidentes et demandent au curé constitutionnel ses heures, afin de célébrer les offices non conformistes aux moments que lui-même ne choisira pas. Que font les districts? Ils suspendent les municipalités qui ont formulé les demandes. Quant au directoire départemental, il refuse tout exercice du droit de réunion (2). Dans l'Ariége, les catholiques louent à Pamiers la chapelle des ci-devant Carmes. Voici que l'évêque intervient, proteste contre la coexistence de deux cultes, porte ses plaintes à l'Assemblée, s'appuie sur la municipalité (3). Dans la Vendée, le directoire départe- mental, par une délibération du 30 juillet, semble admettre les non-conformistes à l'usage de la liberté. En plusieurs paroisses, notamment à Fontenay, les catholiques demandent à bénéficier de la loi du 7 mai. Mais, sur l'opposition des commissaires civils envoyés, vers ce temps-là, en Poitou par l'Assemblée, les pétitions demeurent sans suite. Du- mouriez, alors maréchal de camp et pourvu d'un comman- dement dans l'Ouest, approuve fort cette conduite. Son langage est trop suggestif pour n'être point reproduit, a II serait, dit-il, conséquent au système de liberté qui fait la base de notre constitution d'accorder une église aux non-conformistes dans les lieux ils le demanderont... Mais... si on accordait des paroisses aux non-conformistes

(1) Vicomte de Brimont, M. de Puységur et r église de Bourges pen. dant la Révolution, p. 127.

(2) Sauzw, Histoire de la persécution r volutionnaire dans le par* tcment du Doubs, t. II, p. 291.

(3) Archives nationales. Papiers du Comit- ecclcsiastique, carton 88.

492 HISTOIRE RELIGIEUSE DE LA RÉVOLUTION

OU des églises qui en tinssent lieu, bientôt les prêtres asser- mentés resteraient sans fonctions. »

XIII

C'est au bruit de ces discordes grandissantes que l'Assem- blée constituante terminait sa carrière. Elle avait fait les lois constitutionnelles, voté les lois organiques, fourni un travail immense, beaucoup créé, beaucoup détruit. Il ne lui restait plus qu'à disparaître. Sur ses derniers jours, elle fut visitée de ces lucides lueurs que Dieu met quelquefois dans les yeux des mourants. Ces lumières, qui suffisaient à la troubler, réclaireraient-elles assez pour lui montrer les moyens sauveurs?

Au lendemain de Varennes elle avait saisi le pouvoir, condition nouvelle pour elle, redoutable autant que nouvelle. Jusque-là elle avait recueilli tous les bénéfices de la puis- sance et rejeté sur le roi toutes les charges de la responsa- bilité. Louis XVI venait d'être déclaré suspendu de ses fonctions. Seule exposée aux coups, elle commença à com- prendre aux frémissements du peuple qu'il y avait d'autres périls à redouter que les retours offensifs de l'ancien régime.

Il se trouva que, dans le funeste voyage, la monarchie avait gagné un ami. Barnave, l'un des commissaires de l'As- semblée, avait pénétré la bonté du roi, admiré la sérénité de Mme Elisabeth, subi surtout la fascination de la reine. La lumière qui se fit dans son esprit se compléta par la pitié qui amollit son cœur. Il fut touché. Qui ne l'eût été de telles infortunes? C'est en ce temps-là que Marie-.Ajitoi- nette envoya à la princesse de Lamballe une bague dans le chaton de laquelle elle avait enfermé la première mèche

LES DEUX ÉGLISES 493

de ses cheveux blancs. Sur le cercle, elle avait gravé ces mots : a Blanchis par la douleur (1) ».

Gomme le roi rentrait en prisonnier dans les Tuileries, un mot se propageait, celui de déchéance. On l'imprimait dans les journaux, on le traçait sur les affiches, on le clamait dans les cafés, on le vociférait dans les clubs. A ce mot, les Constituants sentirent passer en eux un frissonnement de terreur. Depuis deux ans, de leurs mains imprévoyantes, ils travaillaient à détruire l'abri monarchique. Quand ils virent l'édifice sur le point de crouler, ils reculèrent dans une immense frayeur d'avoir trop réussi.

On vit alors une chose singulière : Barnave, cet adver- saire implacable, devenant l'avocat de la royauté. Les comités de l'Assemblée s'étaient réunis, au nombre de sept, pour débattre la question qui naissait de l'événement de Varennes, à savoir celle de la mise en jugement ou de l'invio- labilité de Louis XVL Ils avaient conclu à ce que les auteurs ou complices de la tentative fussent poursuivis; mais ils n'avaient pas nommé le roi et, en ne le nommant pas, le sauvaient. Ainsi la royauté se trouvait maintenue, mais un peu honteusement, par l'effet implicite d'une sorte d'arrêt de non-lieu. La discussion publique s'étant ouverte le 13 juillet, il fut visible que le projet des comités rallierait le plus grand nombre des suffrages. Les seuls adversaires furent Robespierre, Prieur, Grégoire, c'est-à-dire une infime minorité. Le reste de la gauche voulait maintenir la sus- pension du roi jusqu'à ce que la Constitution fût présentée au prince et acceptée par lui, mais en revanche entendait garder la monarchie et l'inviolabilité royale. Cependant il importait de grandir le débat, de relever Louis XVI au- dessus de la condition d'un accusé épargné mais avili, de substituer à l'image d'un replâtrage imparfait celle d'une reconciliation nationale. Ce fut Barnave qui, le 15 juillet,

(1) Madame Campas, Mémoires, t. II, p. 150-511.

491 HISTOIRE RELIGIEUSE DE LA REVOLUTION

entreprit cette tâche. Ses convictions nouvelles, faites de sagesse, faites aussi de générosité, de remords peut-être, animèrent sa parole d'ordinaire sèche et froide autant que lucide, et lui inspirèrent des accents que jamais il n'avait rencontrés, que jamais non plus il ne retrouverait. Il pro- clama que la Constitution, pour être bonne, devait assurer, au même titre que la liberté, la stabilité dans le gouverne- ment. Il repoussa le système fédératif et l'assimilation de la France aux Etats-Unis. Il montra qu'on ne répudierait l'ancienne royauté inviolable que pour se livrer à des dicta- tures de circonstance ou d'entraînement. La Révolution est faite, continua-t-il; il ne reste plus qu'à la fixer; car la seule aristocratie qui resterait aujourd'hui à détruire serait celle de la propriété. Le discours se termina par un touchant et grandiose appel à la modération, à la sagesse, à la paix. « Barnave,a écritMontlosier,fut, en cette séance,sublime(l).» Et en l'entendant, on put se rappeler un mot que Mirabeau, souvent dédaigneux, avait un jour dit de lui : « C'est un jeune arbre qui pourra devenir mât de vaisseau (2). » Puis il avait ajouté comme en se reprenant : « Si on le laisse croître. »

Une minorité, insignifiante par le nombre, redoutable par la turbulence, travaillait à précipiter le courant que l'Assemblée voulait contenir. Une pétition pour la déchéance du roi fut déposée au Champ-de-Mars. Tous les citoyens furent conviés à la signer. C'était le dimanche 17 juillet. Ce jour-là, dès le commencement de l'après-midi, l'espla- nade se remplit d'une foule ardente, toute prête pour l'émeute. L'autorité se décida à sévir. Vers six heures du soir, la garde nationale, avec Bailly, La Fayette, les officiers municipaux, se porta sur le lieu du rassemblement. Du miheu des groupes partirent des pierres suivies d'un coup de feu. Les gardes nationaux tirèrent d'abord en l'air, puis

(1) MoNTLOSUCB, Mémoires, t II, p. 242.

(2) Etienne DtrMONi, Souvenirs, p. 248.

LES DEUX EGLISES 495

tout de bon. Terrifiée, la foule se dispersa. Suivant les rap- ports officiels, peut-être un peu atténués, il y eut une dou- zaine de morts (1). Le lendemain, le peuple de Paris parla de mille, de deux miUe et même de quatre mille tués. Ainsi se grava, dans l'imagination des masses, le souvenir du massacre du Champ-de-Mars. L'événement ferait, trois ans plus tard, une autre victime, Bailly lui-même, condamné pour cette répression à l'échafaud.

Cette fois, on ne pouvait accuser ni la Cour qui était impuissante ni le roi qui était captif. Désormais les suspects n'étaient plus seulement les monarchistes purs comme Maury et Gazalès, ou les modérés comme Malouet. Dans la même appellation seraient enveloppés tous les consti- tutionnels, c'est-à-dire toutes les idoles d'hier, La Fayette, Bailly, Barnave, Duport, Alexandre de Lameth. Réduite à la dure nécessité de réprimer, l'Assemblée, sans exercer comme on l'a prétendu o une terreur bourgeoise », déploya contre le désordre une énergie inattendue. Une information fut commencée contre les instigateurs ou complices des troubles récents. Robespierre se cacha. Danton se réfugia à Arcis-sur-Aube, puis partit pour Londres. Une loi fut rendue contre les attroupements. Les plus modérés parmi les Jacobins allèrent fonder tout près de l'Assemblée un nouveau club qui emprunta au nom du couvent il fut installé le nom bientôt fameux de club des Feuillants. On allait coordonner les décrets constitutionnels. Plusieurs se flattèrent que cette revision fournirait un prétexte pour fortifier un peu le pouvoir royal trop désarmé. Des pour- parlers s'engagèrent à cet effet entre Malouet, Barnave, Le Chapelier (2). Attentif à ces symptômes, le ministre des affaires étrangères, M. de Montmorin, écrivait à M, de Noailles, ambassadeur à Vienne : a Les meilleurs esprits

(1) Procès-verbal lu par Bailly à l'Assemblée constitusuate, séance du 18 juillet 1791.

(2) Malouet, Mémoires, t. H, p. 151 et suiv.

496 HISTOIRE RELIGIEUSE DE LA RÉVOLUTION

de l'Assemblée nationale, ceux qui jusqu'à présent y ont eu le plus d'influence, se sont réunis et se concertent avec les véritables serviteurs du roi pour soutenir la monarchie et rendre à Sa Majesté l'autorité nécessaire pour régner. » Cependant une puissance, d'abord flattée comme un moyen de régne, celle des clubs, effrayait par ses incroyables usur- pations. Le 21 août 1791, le garde des sceaux, Duport- Dutertre, et après lui le ministre de l'intérieur Delessart, dénoncèrent les excès des sociétés populaires. Un peu plus tard, un décret serait rendu qui interdirait aux clubs de « mander à leur barre les fonctionnaires ou les citoyens, de contrarier les actes de l'autorité légale, de présenter des pétitions en nom collectif, d'usurper à leur profit la puis- sance publique »; et rien n'égalerait la prévoyance de la loi, hormis l'audace tranquille avec laquelle elle serait violée.

Je ne note que fort en abrégé ces signes de retour, car je ne veux emprunter à l'histoire générale d'autres lumières que celles qui sont indispensables pour éclairer l'histoire religieuse. Ce repentir était sincère mais tardif. Tout conspi- rerait pour qu'il fût stérile.

L'Assemblée, usée comme toutes les assemblées vieilles, avait perdu l'autorité. A l'entrée même de la salle du Ma- nège se colportaient contre elle les plus méprisants pamphlets. L'un d'eux, distribué au milieu des éclats de rire, portait ce simple iiire : Rendez-nous nos 18 francs et f... -nous le camp (1).

Les députés avaient, de leurs propres mains, détruit ce qui leur restait d'influence. Dès le mois de mai, ils s'étaient déclarés non rééligibles. Ainsi, au moment la pratique des affaires leur apportait en savoir ce qu'elle leur ôtait en présomption, ils renonçaient aux fruits chèrement acquis de leur expérience, et laissaient la place à des hommes nouveaux, sûrement inférieurs à eux, qui recommenceraient en les aggravant leurs vanités et leurs fautes.

(1) Babèbe, Mémoires, t. I, p. 319.

LES DEUX ÉGLISES 497

Tout se liguant contre le bien public, quand la gauche se repentit, la droite manqua. Depuis deux années, sous le dé- couragement multiplié des échecs, elle s'était effritée par démissions, émigrations, absences. En des accès de colère souvent motivés mais impolitiques, on la voyait sortir en masse de la salle au moment du vote, puis rentrer quand tout était consommé. Après le retour de Varennes, sous l'indignation du pouvoir royal suspendu, elle avait décidé de ne plus prendre part aux débats, hormis à ceux qui inté- resseraient directement la monarchie; et l'acte qui enre- gistrait cette abdication avait été revêtu de 293 signatures. Le résultat fut de laisser sans appui les modérés de la gauche. Il arriva donc que la revision des décrets constitutionnels, poursuivie pendant le mois d'août, au lieu de réparer un peu les brèches de l'autorité royale, ne fut qu'une opération vaine. D'après des calculs qui paraissent exacts, sur 650 dé- putés qui, en 1791, siégeaient au côté gauche, 300 pouvaient être ralliés à la politique d'ordre. De leur coalition avec la droite pouvait encore sortir le salut. Il n'en alla pas de la sorte. Barnave repentant se trouva seul aux prises avec la faction de Robespierre. Et ce fut le sort du malheureux Louis XVI, après avoir été abattu par la haine de ses ennemis, d'être achevé par l'impolitique abstention de ses amis.

Cette tardive alliance n'eût pu s'obtenir au surplus qu'au prix d'une abnégation bien rare parmi les hommes. Il eût fallu que la droite cessât de voir en Barnave l'homme qui, en juillet 1789, avait excusé le sang versé; il eût fallu qu'elle oubliât la séance toute récente Thouret avait été le rap- porteur du projet suspendant le pouvoir royal. Un chef autorisé eût seul pu commander cette douloureuse disci- pline. De chef il n'y en avait pas, mais seulement beaucoup d'hommes distingués. Cette abondance de talents secon- daires était elle-même un danger, car elle multipliait les prétentions sans assurer la direction.

32

498 HISTOIRE RELIGIEUSE DE LA REVOLUTION

Je n'ai pas encore indicfué la nlus grande causo d'irap'»is^ ssince. Pour endiguer la révolution, il fallait pratiquer h politique d'union, non seulement dans PAssemblée, mais dans le pays. Dans les provinces, les éléments sages ne manquaient pas. On trouverait appui dans beaucoup dt directoires qui ne demandaient qu'à être orientés vers la modération : on rencontrerait adhésion presque unanime dans la magistrature, généralement bien recrutée : on serait secondé par la meilleure portion de la garde nationale, excédée de corvées ennuyeuses et assoiffée de tranquillité beaucoup de nobles, façonnés à l'idée de leurs privilèges» perdus, apporteraient eux-mêmes à l'œuvre leur appro- bation résignée. Seulement ce serait un état-major sani troupes. Il y avait bien une armée, mais elle était scindée en deux par une grande coupure. La grande cause de divi- sion, c'était la Constitution civile du clergé. Les catholiques fidèles formaient la majorité, non du pays peut-être, mais du parti de l'ordre. Pour la politique de modération, il fallait leur concours, leur neutralité tout au moins; on n'obtiendrait l'un ou l'autre qu'en amendant les décrois . sur le clergé; et nul ne fonderait la paix civile s'il ne rame- nait la paix reli^euse.

A travers leurs désillusions, les Constituants discer- nèrent-ils la plaie profonde qu'il faudrait tout d'abord guérir si l'on voulait, suivant l'expression de Barnave, fixer la Révolution? Ici apparaît. le grand malheur. Les artisans de la demi-restauration royale avaient été les ouvriers les plus acharnés de la Constitution civile. Ceux qui, de très bonne foi, travaillaient à étayer l'édifice poli- tique persistaient à saper l'édifice religieux. Le jour même Louis XVI fuyait des Tuileries, une loi contre les prêtres remplacés qui continuaient leur ministère sacer- dotal ajoutait des sévérités supplémentaires à toutes les rigueurs des précédents décrets. Vingt jours plus tard, le 11 juillet, le transfèrement des restes de Voltaire au Pan-

LES DEUX EGLISES 499

théon, au milieu de toutes les pompes officielles, fut pour les catholiques fidèles un nouveau sujet d'amertume. Le 17 juillet, à l'heure les pétitionnaires se rassemblaient au Ghamp-de-Mars pour réclamer la déchéance du roi, l'Assemblée homologuait l'arrêté proscripteur du dépar- tement du Bas-Rhin.

Plus tard à la vérité, pendant les mois d'août et de sep- tembre, un peu de clémence descendrait jusqu'aux catho- liques roraaiiis, et ils recueilleraient, comme on recueille les miettes de la table, l'aumône de quelques adoucissements. Trois actes marquèrent cette malveillance un peu amollie. Mais combien ne furent-ils pas incomplets, timides, dispro- portionnés aux fautes qu'il fallait réparer!

Le 4 août 1791, le représentant Legrand, au nom du comité ecclésiastique, du comité des rapports et du comité des recherches, sollicita l'Assemblée de convertir en loi générale l'arrêté du directoire de Strasbourg. Aux term?g de la motion, tous les prêtres non assermentés seraient tenus de s'éloigner à dix lieues de l'endroit ils avaient rempli leurs fonctions. La mesure s'étendrait non seulement aux ecclésiastiques fonctionnaires, mais aux chanoines et aux religieux eux-mêmes. Devant cet édit d'universelle persécution, les députés reculèrent, mais avec une timidité lâche qui, n'osant repousser les rigueurs, se contentait de s'y dérober. Sur l'avis de Le Chapelier, ils renvoyèrent le projet au comité de Constitution. C'était une façon de l'écarter jusqu'à ce qu'ils se séparassent, et de laisser à leurs successeurs la responsabilité d'être à leur gré tolérants ou sectaires. Telle fut la première concession, concession toute négative et à peine digne de ce nom; car elle se bornait à ne rien aggraver.

A quelque temps de là, comme les Représentants travail- laient à codifier la Constitution, ils décidèrent de n'y point faire entrer la Constitution civile. Les lois religieuses auraient donc le sort des autres lois et pourraient être, comme elles,

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rapportées. Ce fut la deuxième concession. Louis XVI fut, à ce qu'on assure, charmé du succès. A bien juger les choses, la victoire était mince; car si les décrets sur le clergé n'étaient point incorporés dans la Constitution, celle-ci en consacrait l'un des principes fondamentaux et, dans son titre premier proclamait pour les citoyens le droit d'élire ou de choisir les ministres de leur culte.

Cependant beaucoup de poursuites avaient été, depuis six mois, entamées contre les ecclésiastiques insermentés; en outre, les arrêtés arbitraires des autorités locales avaient tantôt interné, tantôt éloigné les réfractaires. Des prêtres, les sévérités étaient descendues jusque sur les fidèles. Un assez grand nombre de laïcs se trouvaient en prison, les uns en vertu de jugements, les autres à titre préventif et en atten- dant les ordres des comités parlementaires à qui on avait transmis les procédures. A cet égard, les Archives nationales fournissent des indications fort suggestives. C'est ainsi qu'on constate qu'à Montauban, des citoyens, arrêtés sous prétexte de trouble apporté au culte constitutionnel, furent détenus arbitrairement pendant plus de quatre mois, tandis que leur dossier demeurait comme oublié dans les bureaux de l'Assemblée. Les Constituants, avant de se séparer, décrétèrent une amnistie générale pour « tous les faits relatifs à la Révolution ». Les catholiques non-conformistes béné- ficièrent de la mesure. Ce fut la troisième manifestation de la clémence parlementaire Mais on se fût trompé en se pressant de remercier. La bienveillance qui effaçait le passé n'eût été efficace que par la prévoyante sagesse qui eût assuré l'avenir. Cette sagesse dépassait fort les tenaces pré- jugés des Constituants et peut-être aussi leur courage. La Constitution civile subsistait avec toutes les lois qui l'avaient aggravée. Les mêmes lois maintenues éterniseraient donc les mêmes protestations. La page des sévérités grattée au- jourd'hui se recouvrirait demain. Dans les départements, les autorités ne se firent pas illusion. En rouvrant aux prêtres

LES DEUX ÉGLISES 501

internés les portes du château de Brest, les gens du district leur disaient ironiquement : au revoir, certains qu'ils étaient de les retrouver bientôt.

Ce n'est pas que quelques représentants n'aient eu la vision d'une politique moins mesquinement généreuse. Malouet, le 29 août, réclama pour les catholiques la liberté de reconnaître à leur choix l'autorité spirituelle de leurs anciens ou de leurs nouveaux pasteurs. Un peu plus tard, Martineau demanda que tous les serments fussent abolis hormis celui de maintenir la Constitution. Mais ces pensées réparatrices se heurtèrent aux hednes sectaires ou se per- dirent dans l'indifférence. Des timides velléités des Cons- tituants les catholiques recueilleraient un seul bénéfice celui d'une accalmie, et cette trêve, courte comme les jours de grâce accordés à l'Assemblée expirante, n'aurait pas mêm'e les apparences d'une pacification.

Le 3 septembre, la Constitution fut présentée au roi. En la lisant, Louis XVI put mesurer sa décadence. Tout pouvoir résidait en une assemblée unique que rien ne modérerait. Au-dessous d'elle s'agiteraient, au département, au district, à la commune, de petites assemblées subalternes, créées comme à souhait pour receler l'anarchie o'- la subir. Au prince, aucun attribut ne restait. Il ne pourrait ni rien entreprendre, car l'initiative des lois lui échappait ni rien interdire, car il n'avait point le droit de t^eio, au moins de i>eto absolu, et point daveintage le droit de dissolution ni rien gouverner, car la force publique n'était pas à ses ordres, et le système électif, introduit partout, lui ravissait le choix des fonctionnaires. Une seule chose lui demeurait, une opulente liste civile de 25 millions, et tant d'argent, allié à tant d'impuissance, achevait l'avilissement. La consé- quence inévitable de cet abaissement serait que le souve- rain, s'il était faible, disparaîtrait et, s'il savait porter l'épée, renverserait tout.

Cet acte informe, l'Assemblée, si grande par d'autres

502 HISTOIRE RELIGIEUSE DE LA RÉVOLUTION

créations, avait accumulé comme à plaisir toutes les impré- voyances, fut, pendant plusieurs jours, autour de Louis XVI, anxieusement débattu. Les ministres conseillèrent l'accep- tation; toutefois M. de Montmorin pencha d'abord vers la résistance et ne se rallia à ses collègues qu'avec une rési- gnation contrainte. La Fayette, Barnave, Duport, Lameth, Thouret, après une longue conférence, conclurent à l'oppor tunité de sanctionner l'œuvre de l'Assemblée. L'opinion contraire se formula en des lettres de Maury et de Gazalès. Parmi les gens de cour, plusieurs envisageaient la résolution avec indifférence, ne comptant plus que sur l'imprévu, l'excès du mal ou l'intervention étrangère. L'archevêque d'Aix et l'évêque de Glermont demeuraient perplexes à cause des affaires religieuses, et souhaitaient en tous cas que celles-ci fussent expressément réservées. Malouet, à qui l'on doit en partie ces détedls, jugeait malaisé le refus, mais proposait que le roi, tout en adhérant à l'acte des consti- tuants, en montrât les lacunes, les dangers, et de la sorte dégageât sa dignité, sa responsabilité. D'autres allaient plus loin que Malouet et voulaient que le monarque, après avoir accepté la Constitution, s'efforçât dans la pratique de la rendre impossible. Dans un mémoire non signé retrouvé aux Tuileries, on lit ces lignes : « Le roi, comme un musicien habile, doit toucher l'instrument qui lui est confié, et à force d'en tirer de faux accords, bien prouver qu'il est mauvais et en dégoûter la France (1) ». Le conseil, tout ingénieux qu'il fût, avait un tort, celui de faire à Louis XVI crédit d'habileté et de croire que, pour jouer o de faux ac- cords », le pauvre prince avait besoin de s'appliquer. Excédé d'avis, le roi jugea le péril de la soumission moindre que celui de la résistance et cette fois encore se décida à plier. Le 13 septembre, il formula dans un message son accep-

(1) Pièces trouvées dans l'armoire de fer du château des Tuileries, 3" col- lection, Q. 26.

LES DEUX ÉGLISES SOS

talion et la rwwuvela solennellement le lendemain en venant lui-même à l'Assemblée (1).

L'allégresse éclata, aussi bruyante qu'était imparfaite l'œuvre accomplie. Les réjouissances commencèrent le 13 septembre, elles se renouvelèrent le dimanche 18, puis le dimanche suivant. Il y eut illuminations, salves d'artil- lerie, danses et rondes civiques. Te Deum à Notre-Dame, et en outre lancement d'un aérostat chargé, disent 1^ journaux du temps, d'attributs allégoriques. Louis XVI avait été relevé de sa suspension comme un sous-lieutenant de ses arrêts. Délivré comme captif, pardonné comme souverain, il se montra dans les lieux publics, dans les promenades, au théâtre, et fut acclamé, peut-être par ceux-Jà même qui, avec une curiosité insultante, avaient fait la haie au retour de Varennes. Le prince était calme, semblait insouciant, et regardait tout ce spectacle d'un air détaché comme si le sort d'un autre se fût joué. La reine affectait un visage souriant, mais avec des yeux qui avaient pleuré. Cependant, au milieu de la foule, on reconnaissait quelques membres de l'Assemblée constituante. Ils ressemblaient, a écrit Mme de Staël qui a raconté ces journées, à des rois détrônés fort inquiets de leurs successeurs.

Sous la surface de cette allégresse l'inquiétude en effet dominait. Parmi les députés, il s'en trouvait qui, déjà déses- pérant de leur pays, ne feraient qu'une traite de la salle du Manège jusqu'à l'étranger. L'Assemblée avait voté, au profit des représentants, des fonds pour leur voyage de re- tour. Quand l'employé du bureau des finances demanda à Montlosier l'état de ses frais de poste, celui-ci les calcula, non pas jusqu'à Glermont, son pays natal, mais jusqu'à Coblentz. « Je ne suis pas chargé de savoir vous allez, répliqua en souriant l'employé. » Et courtoisement il établit

(1) V. Malouet, Mémoires, t. Il, p. 158-161. Mme Campan, Mé» moires, t. Il, p. 160-161. Pièces trouvées eac château de* Tuileries, 3" collection, passim.

504 HISTOIRE RELIGIEUSE DE LA RÉVOLUTION

le compte comme on le lui demandait (1). L'anecdote no laisse pas que d'être suggestive, Montlosier étant d'esprit souvent faux, mais non de petit courage ni de facile déses- pérance. Ce découragement, fort explicable à droite, se remarquait, à titre presque égal, à gauche. « Sire, avait dit Thouret à Louis XVI, en acceptant l'acte constitutionnel, vous avez fini la Révolution. » Jamais les paroles officielles n'eurent moins de rapport avec les pensées intimes. « Je regarde, disait Barnave à l'un de ses collègues, je regarde comme impossible l'établissement d'aucune liberté en France. » Chez Sieyés, chez bien d'autres, on rencontrait la môme crainte d'un inconnu redoutable, la môme impres- sion de quelque chose de violent qui commençait. Ceux mêmes qui recueillaient les témoignages d'une popularité non encore altérée n'échappaient point à quelques constata- tions mélancoliques. La Fayette a raconté complaisamment les pompes de son retour vers l'Auvergne : Bourges illu- miné, Clermont en fête, Issoire, Brioude et jusqu'aux moindres bourgades retentissant d'acclamations. Quand toute cette fumée de vanité se fut dissipée autour de lui, quand il se retrouva dans sa demeure héréditaire, il fut consterné des images de lutte civile qui remplissaient même ses montagnes paisibles. La discorde régnait, et la plus malaisée à guérir, la discorde religieuse. Elle secouait vio- lemment les âmes simples qu'aucune autre cause n'eût émues. Dans ce contact rural, La Fayette, quoique partisan de la Constitution civile, sentit, pour la première fois peut- être, le danger des funestes décrets. Sous l'étreinte doulou- reuse cette phrase tomba de sa plume : « Les paysans, dé- barrassés d'entraves, payant moitié moins qu'ils ne faisaient, osent à peine se réjouir d'être libres de peur d'être dam- nés (2). »

(1) Montlosier, Mémoire», t. II, p. 344.

(2) Lafaybttb, Mémoires, t. III, p. 189.

LES DEUX ÉGLISES 505

Entre tous ces députés qui regagnaient leur province, il y eut pourtant un triomphateur. Dans les traditions de l'Artois, un récit s'est conservé, que les vieillards ont trans- mis aux enfants, que ceux-ci à leur tour ont retenu, celui de Robespierre rentrant à Arras, après l'expiration de son mandat. Il était parti, dédaigné de ceux mêmes qui l'avaient nommé, pauvre de tout, riche seulement de ténacité et d'envie. A l'Assemblée, sa vanité irritable avait subi toutes les tortures, celle de son nom défiguré par les journaux qui l'appelaient Robertspierre, celle de ses discours, abrégés, travestis ou omis, celle d'une opinion méprisante qui le jugeait trop ennuyeux pour être jamais redoutable. Par une force de volonté inouïe, il était monté par degrés au rang de ceux qu'on écoute, qu'on observe et qu'on craint. Après l'émeute du Champ-de-Mars, il s'était caché, puis deviucmt une répression débonnaire, avait reparu avec éclat. Il méditait de rentrer dans sa ville natale en un appa- reil qui le vengeât des mépris passés. Un jour d'octobre 1791, on annonça qu'il allait arriver de Paris par la route de Bapaume. Par ses affîdés, il avait répandu, mais discrète- ment, le bruit de son retour afin que la réception, quoique éclatante, gardât un aspect improvisé. Sur le chemin, des gardes nationaux à cheval l'accompagnaient, venus avec lui depuis Bapaume. Quand au bout de la longue chaussée toute droite on aperçut le beffroi d' Arras, les mieux montés le devancèrent et, comme le jour déclinait, commandèrent partout les illuminations. Pour les rendre plus générales, ils brisèrent quelques vitres chez les récalcitrants. A la porte des Remparts, Robespierre trouva un cortège venu au-devant de celui que déjà on appelait l'homme t vertueux et incorruptible ». Il y avait des vieillards portant une couronne civique, un chœur de femmes vêtues de blanc, des enfants qui répandaient des fleurs. Des couplets furent chantés, des compliments furent récités, avec un curieux mélange de paroles sensibles et aussi d'imprécations contre

506 HISTOIRE RELIGIEUSE DE LA REVOLUTION

les ennemis de M. de Robespierre. A travers de longs détours» le cortège se déroula dans la ville afin que tous pussent se rassasier du grand homme. Par crainte bien plus que par empressement, beaucoup de fenêtres s'étaient ornées d'illuminations. Cependant de vastes murailles noires marquaient comme des taches dans l'aspect de fête. Robes- pierre notait, dit-on, les façades indécorées et, habitué à emmagasiner les rancunes, il les classait en sa mémoire implacable. De fait, de plusieurs de ces demeures sortiraient plus tard les victimes promises à la Mort. On passa par les deux places qui détachaient, aux lueurs des flambeaux, leurs maisons à pignon, puis par cette autre petite place, près du théâtre, pendant de longues semaines, serait plus tard dressé l'échafaud. Le triomphateur atteignit de la sorte son logis, modeste quoique d'aspect bourgeois, et qu'à aucun prix il n'eût voulu autre; car il avait l'orgueil de l'aus- térité plus que jamais on n'eut celui de la richesse. Pendant quelque temps les acclamations se prolongèrent en son honneur» Puis dans la nuit redevenue silencieuse, on n'en- tendit plus que le carillon du beffroi qui cadençait les heures. Robespierre n'était pas l'homme de demain, car demain appartiendrait encore à l'humanité mais l'homme d'après- demain; et si les courtes visées le dédaignaient, déjà les pré- voyances plus longues frissonnaient à la pensée du jour peut-être sa puissance s'égalerait à sa perversité. Dans sa ville natale, il rentrait en dominateur, et cette ovation, comparée au dédain des années précédentes, disait mieux que tous les développements quel chemin on avait parcouru.

FIN DU TOME PREMIEa

TABLE DES MATIÈRES

LIVRE PREMIER l'église privilégiée

I. Les privilèges ecclésiastiques dans l'ancien régime : la primauW: le culte public : le privilège de juridiction : les privilèges en matière d'impôt 2

II. Les richesses de l'Eglise : de l'embarras de les évaluer -. richesses •mmobilières ; leur valeur : les dîmes : de l'ensemble des revenus ecclé- siastiques 7

III. Origine du patrimoine ecclésiastique. Comment l'Eglise amé- liore et transforme les biens qui lui sont donnés ou légués, Double charge dont est grevée la propriété ecclésiastique : œuvres de cha- rité au profit des vivants, prière pour les morts. Comment, à la un de l'ancien régime, ce double devoir est imparfaitement rempli ou méconnu. La Commende au dix-huitième siècle, et comment cet abus devient scandale 13

IV. La hiérarchie ecclésiastique. Le curé. Presbytères; mode de nomination: attributions, et en quoi le curé participe au pouvoir civil : habitudes intellectuelles, vie morale, tendances sociales; com- ment les curés inclinent vers les réformes : leur sort matériel : curés décimateurs et curés à portion congrue 20

V. Suite de la hiérarchie ecclésiastique. Les abbayes : leur aspect : leur grandeur et leurs richesses. se consomme cette richesse : les abbés commendataires. Symptômes de décadence : peu de vices ou de scandales, mais insuffisance de services et de vertus. Sous quels aspects de splendeur se cache la décadence; quels sentiments de rivalité un peu envieuse la richesse des moines inspire au bas clergé 29

VI. Suite de la hiérarchie ecclésiastique. Les Chapitres : chapitres

507

508 HISTOIRE RELIGIEUSE DE LA RÉVOLUTION

des cathédrales : chapitres des collégiales : éclat et richesses de quel- ques-uns. — Esprit de rivalité entre les chanoines et les curés. ... 37

VII. Suite de la hiérarchie ecclésiastique. Les Evêques : par qui et . j dans quelle condition sociale ils sont choisis : grands et petits diocèses:

' revenus: la résidence: affaires civiles, assemblées des Etats, assemblées provinciales : les évêques et les curés : comment beaucoup de prélats, entre beaucoup d'aptitudes, manquent surtout de celles qui convien- draient à leur charge : comment la rivalité se creuse entre le haut et le bas clergé 40

VIII. De la grandeur apparente et de la faiblesse réelle de l'Eglise de France à la veille de la Révolution. En quoi l'Eglise parait maî- tresse : aspect d'influence : immense clientèle ; liens dans le gouverne- ment et à la Cour. Les villes cléricales : comment tout y est mar- qué à l'estampille de l'Eglise; cérémonies religieuses et processions. 50

IX. Quelles faiblesses se cachent sous l'aspect de cette puissance : point de désordre, mais alanguissement assez général : sorte de désué-

N/ tude des fonctions sacrées : complication des intérêts matériels : la ^^ vie des prêtres dans les villes et particulièrement des chanoines : les compromissions avec les philosophes : les assemblées de francs- maçons. Contraste entre la faiblesse de la défense de l'Eglise et la hardiesse toute-puissante des attaques contre elle. Comment le péril s'accroît par un aspect de calme qui fait illusion 60

X. Par quelles vertus se rachètent les défaillances de l'Eglise de France : la pratique de la charité chez les évêques, dans les chapitres, dans les abbayes 70

XI. Comment, dans l'alanguissement de tout le reste, les religieuses ont en général conservé intact le trésor de leur ferveur : religieuses enseignantes : religieuses consacrées aux œuvres de bienfaisance : reli- gieuses contemplatives 74

LIVRE DEUXIEME

LA DESTRUCTION DES PRIVILÈGES

I. L'annonce des Etats-Généraux : le règlement du 24 janvier 1789 t le doublement du tiers 86

II. Réunion des électeurs au bailliage ou à la sénéchaussée (mars et avril 1789). Dispositions réciproques; inexpérience générale. L'ordre ecclésiastique : comment le système électoral assure aux curés une immense prépondérance numérique, et comment il dépend d'eux, suivant leur attitude, de précipiter ou de retenir les événe- ments 89

III. Le bas clergé : excitations; pamphlets. Pour quelles causes certains prêtres, même parmi les meilleurs, sont gagnés par l'esprit de nouveauté. La Chambre du Clergé : le cahier des Vœux : par quels traits communs les cahiers se rapprochent. Divisions sourdes

TABLE DES MATIÈRES 509

ou luttes ouvertes entre le haut et le bas clergé. Comment les élec- tions marquent la victoire du clergé du second ordre 93

IV. Le 5 mai 1789 : séance du 6 mai : la question de la vérification des pouvoirs séparément ou en commun; comment de cette question dépend le sort de l'ancien régime : le tiers état, la noblesse : le clergé et sa condition particulière: quelles avances il fait au tiers état et quel espoir le tiers état fonde sur lui. Les commissaires conciliateurs. Target dans la Chambre du clergé, et son adjuration au nom du « Dieu de paix b. En quel trouble s'achève le mois de mai. Comment le gouvernement s'abstient de toute direction précise. Nouvelles, mais inutiles réunions des commissaires conciliateurs. Sieyès : sommation aux deux ordres privilégiés de se réunir aux Communes pour la vérification. Comment les événements se précipitent: l'Assem- blée nationale (17 juin). Désagrégation de l'Ordre ecclésiastique. L'archevêque de Vienne et les curés à l'église Saint-Louis (22 juin 1789.) Du 22 ati 27 juin : comment l'Ordre ecclésiastique est aboli . 104

V. Comment les autres privilèges ecclésiastiques disparaissent. Du 27 juin au 4 août. La nuit du 4 août. Comment l'Eglise perd tous ses privilèges féodaux, toutes ses immunités pécuniaires : comment elle perd par surcroît ses dîmes : le rachat : Mirabeau et Sieyès. Comment la déclaration des Droits de l'homme achève de courber l'Eglise sous le niveau commun 119

LIVRE TROISIEME

LA SÉCULARISATION

I. Comment la sécularisation s'accomplit en partie double : sécularisa- tion des biens et sécularisation des personnes. 132

II. Le patrimoine ecclésiastique : comment l'idée d'y porter atteinte rencontre, même sous l'ancien régime, quelque faveur. La situa- tion financière en 1789 : insuccès des combinaisons de Necker; pre- mières motions contre les biens d'Eglise. Comment l'état général empire l'état des finances, et comment le désordre des finances affer- mit le dessein de chercher le remède dans la sécularisation 133

III. Motion de M. de Talleyrand, évêque d'Autun (10 octobre 1789); r «opération » sur les biens ecclésiastiques; Mirabeau; Barnave; le projet de Malouet. Quelles diversions de toute sorte interrompent les débats. Ils sont repris le 23, puis le 30 octobre; défenseurs et adversaires de la loi. Le Chapelier; rédaction adoucie proposée par Mirabeau ; vote du projet (2 novembre 1789) 140

IV. Comment et pour quelles raisons le décret éveille peu de répro- bation. — Comment des décrets successifs développent le décret du 2 novembre et en font sortir toutes les conséquences; quels sont ces décrets. A la sécularisation des biens s'ajoute la sécularisation des personnes; proposition de Treilhard (11 février); les vœux monas-

510 HISTOIRE RELIGIEUSE DE LA RÉVOLUTION

tiques : les ordres d'hommes, les ordres de femmes. Suite des décrets.

Proposition Chasset qui remet à l'autorité civile l'administration des biens ecclésiastiques (9 avril 1790) 151

V. Comment la proposition Chasset dissipe les dernières illusions du clergé. Discussion. La motion Gerle : quelle émotion elle éveille; comment elle est retirée par son auteur, reprise par la droite et rejetée.

Vote de la proposition Chasset; vote des lois successives qui auto- risent, puis qui imposent l'aliénation des biens ecclésiastiques.. . 158

VL Les religieux et religieuses; comment s'écoule l'hiver de 1789 à 1790; première enquête du Comité ecclésiastique; comment cette enquête permet de dénombrer approximativement le chiffre des reli- gieux et religieuses en 1790. Visites, inventaires et interrogatoires.

Les religieuses. Nombreuses défaillances des hommmes; fidélité presque unanime chez les femmes 164

VII. L'opinion publique et les religieux : comment les populations s'émeuvent pour les reliques ou les statues pieuses. Les religieux dans leurs couvents en 1790 : misères; comment de tous côtés on se dispute les dépouilles des couvents; absence de solidarité entre les vic- times. — Comment ce qui reste de religieux fidèles est rassemblé dans les couvents ou monastères conservés 179

VIII. La vente des immeubles ecclésiastiques; quand elle commence; sentiment public; l'Alsace; se rencontrent quelques inquiétudes ou quelques mécomptes. En quelle classe se recrutèrent les premiers acquéreurs; comment les premières ventes furent consenties en général à un taux très avantageux pour le trésor. Comment les biens, exceptés de la vente, y seront dans la suite et, par décrets successifs, englobés. Les assignats : comment les biens ecclésiastiques seraient bien vendus, mais mal payés 185

LIVRE QUATRIEME

LA CONSTITUTION CIVILE DU CLERGÉ

I. Comment les abus passés suggèrent l'idée de larges réformes. Vœux déposés en 1789 dans les cahiers du clergé. Le Comité ecclé- siastique de l'Assemblée : rapport lu au Comité le 23 novembre 1789 par M. Durand de Maillane; mélange de vues très sages et de témé- rités; ce qui paralyse les projets d'innovation du Comité ecclésias- tique 194

II. Remaniement du Comité ecclésiastique (février 1790), et comment les novateurs sont assurés de la majorité. Le Comité ecclésiastique renouvelé : ses principaux membres : Treilhard, Lanjuinais, Chasset, Durand de Maillane, Martineau; comment la droite s'élimine; les membres ecclésiastiques. Esprit général qui anime le Comité; idée de la toute-puissance de l'Etat; idée du prêtre fonctionnaire; le pré- tendu retour à la primitive Eglise 200

TABLE DES MATIÈRES 51!

III. Les évêqnes et leurs alarmes. Comment fis essaient de sft dé/endre par des brochures; comment ils se flattent de désarmer l'As- semblée par une sorte d'acquiescement total ou partiel au projet sur les biens ecclésiastiques. Le rapport Chasset, et quelles lumières il jette sur les projets du Comité ecclésiastique. Comment le rapport Martineau (21 avril 1790) dissipe toutes les obscurités 207

IV. Rapport Martineau sur la Constitution civile du clergé. Ce que le projet supprime : les chanoines. Remaniement des diocèses: les circonscriptions paroissiales. Du système électif appliqué au recrutement du clergé : quel est le corps électoral. De l'institution canonique : comment elle est enlevée au pape. Des servitudes des évoques : comment leur pouvoir s'absorbe dans celui des vicaires épiscopaux. Des traitements du clergé : avec quelle sage équité ils sont réglés; salaire et propriété immobilière. De la dernière dis- position du projet Martineau, et quelle arrière-pensée elle semble révéler 209

V. L'Assemblée constituante : sa composition et son état d'esprit au moment s'ou\'Te la discussion; les évèques : l'abbé Maury; la droite 215

VI. La discussion générale. Les évêques. Les défenseurs du projet: Treilhard et les légistes; Camus et les jansénistes; de quelques curés partisans du décret; Robespierre. On passe à la discussioa des articles. Physionomie de l'Assemblée : comment les débats, ternes et écourtés, sont disproportionnés à la grandeur du sujeti objets divers qui s'intercalent à travers la discussion. Quels sujets retiennent un peu plus l'attention de l'Assemblée : la primauté pontificale: le système électif; le salaire et les derniers vestiges de la propriété ecclésiastique 222

VIL La première explosion des troubles religieux. La ville de Nîmes : les catholiques et les calvinistes. Comment à l'harmonie succède l'esprit de lutte. Incidents divers qui surexcitent l'anta- gonisme. — Première échauffourée (2 et 3 mai 1790) suivie de récon- ciliation. — Comment la réconciliation dure peu. Exaspération croissante des âmes. Comment éclate la guerre civile (13 juin 1790). Arrivée des contingents protestants. Le couvent des Capucins. Froment et l'inutile défense des catholiques. Les journées des 14 et 15 juin. Désastres et pillages. Retour au calme. Comment les répressions ne s'exercent que contre les victimes 232

VIII. Fin des débats sur la Constitution civile. Physionomie de l'Assemblée. Nombreux intermèdes. Vote des derniers ar- ticles 249

IX. De l'ensemble du décret sur la Constitution civile du clergé. Sur quels points l'Assemblée a remanié ou changé la rédaction du Co- mité ecclésiastique. Comment la Constitution civile n'est de nature à satisfaire ni les amis, ni les ennemis de l'Eglise. Caractère com- posite de l'œuvre. Comment elle n'a rien de commun, soit avec l'Eglise primitive, soit avec l'Eglise libre t-elle que la conçoivent les théories modernes. Comment elle continue l'idée de l'Eglise d'Euu

512 HISTOIRE RELIGIEUSE DE LA RÉVOLUTION

et semble vouée à la servitude, à moins qu'elle n'engendre la guerre civile. De l'imprévoyance de l'Assemblée. Quel faible espoir'' réside encore dans l'intervention de Louis XVI et la sagesse de Pie VI 254

LIVRE CINQUIEME

LE PAPE, LE ROI, LA SANCTION

I. Pie VI : les diminutions de la puissance pontificale : la ville de Rome; splendeurs et décadence; le cardinal de Bernis, Comment Pie VI cherche un appui dans le gouvernement français et comment celui-ci se dérobe 264

II. Premiers sujets d'inquiétude du côté de la France : les Etats généraux : les annates : les biens ecclésiastiques : les vœux monas- tiques. Allocution pontificale du 29 mars 1790 270

III. Comment on apprend à Rome le projet de Constitution civile ; inquiétudes de Pie VI; réserve et silence calculé du gouvernement français ; sages conseils de Bernis 276

IV. Le roi à Saint-Cloud : quels scrupules éveille en lui la Constitu- tion civile du clergé. Acceptation ou veto : quelles forces restent à Louis XVI ; la fête du 14 juillet 1790 : quelles considérations enga- gent Louis XVI à ne point entrer en lutte avec l'Assemblée. M. de Cicé, archevêque de Bordeaux-, M. Lefranc de Pompignan. Plan de négociations avec Rome et tentative pour obtenir de Pie VI une approbation, au moins provisoire, de la Constitution civile. Louis XVI promet sa sanction, mais suspend la promulgation des décrets. Etranges instructions transmises au cardinal de Bernis. 280

V. Le cardinal de Bernis : arrivée du courrier qui lui apporte ses instructions : le cardinal est reçu en audience par Pie VI (13 août 1790) : affliction du pape; ses inquiétudes; sa modération : comment il donne peu d'espoir d'entente, mais promet de consulter les cardir naux. Comment toutes choses se précipitent à Paris et comment, sous la pression de l'Assemblée, la promulgation est ordonnée (24 août 1790) 292

VI. Comment une dépêche de M. de Montmorin et une lettre de Louis XVI à Pie VI annoncent la promulgation. Grande douleur de Pie VI, comment il contient son émotion. La réunion des car- dinaux : réflexions anxieuses de Pie VI : sa résolution de ne reculer devant aucun sacrifice compatible avec l'unité de l'Egfise. Com- ment il apprend qu'en France la Constitution civile commence à être appliquée 296

VII. Notification de la Constitution civile aux évoques et aux cha» pitres. Protestations de l'épiscopat : mort de l'évêque de Quimper ; Vexposition des principes : attitude passive des évêques et comment ils affectent d'ignorer la loi. Protestations des chapitres. Les

TABLE DES MATIÈRES 518

autorités civiles; comment elles ont applaudi aux premières mesures de la Révoluti' n; en quoi la Constitution civile leur agrée fort et en même temps les embarrasse un peu. Mesures d'exécution contre les chanoines. Premières mesures coercitives contre les évêques. De quelques symptômes d'agitation : comment l'Assemblée, loin d'être éclairée par ces premiers signes d'opposition, s'affermit dans le dessein d'imposer la loi nouvelle 301

VIII. La proposition Voidel: rapport lu à l'assemblée (26 novembre). Comment et à qui le serment est imposé dans un délai fixé. Effort de la droite pour obtenir un ajournement; discussion immé- diate : Mirabeau; singulière situation de cet illustre personnage; com- ment il semble cacher, sous l'abondance des injures, une sorte de répit pour le clergé. Discours de l'abbé Maury. Vote du projet Voidel (27 novembre 1790) 319

IX. Le roi : la cour : impression pénible causée par la loi du 27 no- vembre 1790. Louis XVI : ses perplexités : quels avis il réclame : conseils de l'archevêque d'Aix et mémoire rédigé par celui-ci. Tenta- tive nouvelle pour obtenir du pape une approbation provisoire de la Constitution ; pression exercée sur Pie VI 329

X. Ls cardinal de Bernis reçoit les nouvelles instructions de sa cour (14 décembre 1790) : son embarras. Il est reçu en audience par Pie VI. Nouvelle délibération des cardinaux : billet de Pie VI au cardinal de Bernis. Comment le pape suspend encore sa réponse déûnitive 334

XI. Le mois de décembre 1790. Anxiété du roi ; comment tout manque pour la politique de résistance : Louis XVI : les ministres : La Fayette : Mirabeau : efTarement et faiblesse de la plupart des évêques qui sont alors à Paris. Pression de l'Assemblée : réponse évasive du roi : nouvelles instances. La cour : conseils divers. Nouvelle lettre de l'archevêque d'Aix et ses timides avis. Lettre attristée de M. de Saint-Priest. Comment le roi se décide à capi- tuler devant l'Assemblée. Message du 26 décembre et sanction de la loi sur le serment 337

LIVRE SIXIÈME

LES DEUX ÉGLISES

I. Le germent de r Assemblée : l'abbé Grégoire» Talleyrand; Gobel} signes d'intolérance dans l'Assemblée; Barnave; Cazalès 351

II. La séance du 4 janvier 1791 : l'agitation au dehors; les disposi- tions du clergé; dernière tentative de l'abbé Grégoire : Barnave. L'appel nominal; l'appel collectif. Serments prêtés ou refusés parmi les membres ecclésiastiques de l'Assemblée 356

III. Le serment à Paris. Manœuvres et pression. La journée du 9 janvier 1791 : l'église Saint-Sulpice j les gardes nationaux officient

33

514 HISTOIRE RELIGIEUSE DE LA RÉVOLUTION

dans certaines églises. Proportion des serments prêtés et refusés dans le clergé de Paris. L'Assemblée nationale : quelles craintes percent sous son assurance : loi du 7 janvier 1791 : instruction du 21 janvier 363

IV. Le serment dans les départements. Les curés : quels sentiments contradictoires éveille en eux la Révolution : l'homme de Dieu et l'homme de la terre. Comment l'année 1789 est, malgré certains signes troublants, l'année des espérances : l'année 1790 et ses désillu- sions. — La Constitution civile : impressions des cui^s de campagne.

Comment le décret du 27 novembre détruit tout espoir d'entente.

Terrible crise morale : quelles raisons poussent à prêter ou à refuser le serment. Serments et refus purs et simples : serments restrictifs: par quelles formules variées à l'infini les prêtres essayent de satis- faire à la fois à la loi civile et à leur conscience. Quelle a été la proportion des ecclésiastiques assermentés et des prêtres fidèles : épiscopat : clergé des villes : clergé rural; quels éléments complexes rendent toute supputation difficile : quels chiffres paraissent devoir être adoptés ij72

V. Première organisation de l'Eglise nouvelle. Elections épisco- pales. De l'Institution canonique et du sacre; quel embarras met un instant en péril l'Eglise constitutionnelle. Talleyrand : le sacre dans l'Eglise de l'Oratoire (24 février 1791) : les consécrations qui suivent.

Les élections des curés : comment, à Paris, le recrutement du clergé constitutionnel est assez aisé : comment, en province, on peut dès l'abord deviner toutes les divisions qui éclateront 399

VI. Installation des évêques constitutionnels. Les catholiques non conformistes : leurs critiques, leurs épigrammes : réside le vrai danger 409

VII. Les populations des campagnes ; comment jusqu'ici elles ont été peu atteintes par les innovations religieuses. Comment la loi sur le serment scinde en deux le clergé : quelles contrées sont particulière- ment troublées. Les deux curés, les deux cultes : mise en quarantaine de l'assermenté. Les brefs du pape (10 mars et 13 avril 1791). Premiers symptômes de lutte civile 415

VIII. Les modérés : Bailly; La Fayette; les membres du directoire de Paris : comment ils craignent d'être débordés. Symptômes crois- sants d'intolérance religieuse : Me^îdame';, tantes du roi, arrêtées à Arnay-le-Duc : scènes honteuses dans les chapelles officient les non- conformistes. Arrêté mémorable du département de Paris (11 avril 1791) : en quoi il empire et améliore la situation des catholiques fidèles, et comment il établit, quoique avec d'inquiétantes restrictions, la liberté des cultes. Scènes de violence à l'église des Théatins. L'arrêté du département de Pari=; devant l'Assemblée : théorie de Treilhard : discours de Talleyrand et de Sieyès : loi du 7 mai 1771 : au prix de quels sacrifices elle accordait la liberté : quelle pourrait être, sous le régime de cette loi, la condition des catholiques romadns 424

IX. Comment tout conspire pour rendre impuissant tout essai de

TABLE DES MATIÈRES 5ia

liberté des cultes. L'Assemblée : nouveaux décrets rigoureux. Désordres et violences : scènes du Palais royal; nouvelles scènes à l'église des Théatin'=. Impuissance de l'autorité et surtout des ministres. Le roi : sa faiblesse : comment sa conduite offre un curieux mélange d'hommages et de résistances à la Constitution civile 435

X. Le personnel de l'épiscopat constitutionnel : les hommes : les carac- tères : les premiers actes. Tournées pastorales : déceptions et ava- nies de toute sorte : les fidèles : les prêtres; les religieuses : comment sous l'accumulation des mécomptes, le« évêques intru>, d'abord bien intentionnés, s'exa-pérèrent : comment s'affermit en eux l'idée de faire appel au bra^ séculier. e;t U bras séculier de la Révolution. 446

XL Les clubs : leur origine; clubs de village ou de petite bourgade; clubs dans les villes; clubs à Paris. Les clubs et la religion. Com- ment les clubs sont attirés vers la constitution civile : comment les prêtres constitutionnels sont à leur tour attirés vers les clubs. Com- ment les membres des clubs, dans les provinces, reçoivent les évêques, les haranguent, organisent les fêtes en leur honneur. Comment ils deviennent, de thuriféraires, dénonciateurs et provocateur^; de mesures persécutrices. Essais d'intimidation ou d'émeute : les religieuses i les Carmélites des Couëts 460

XIL L'événement de Varennes (21 juin 1791). Quelle en fut la répercussion sur les affaires religieuses. Idée de soumettre à un

régime d'exception les prêtres insermentés Arrêtés départementaux

internant ou éloignant les réfractaires. Comment l'Assemblée consti- tuante homologue l'arrêté du département du Bas-Rhin (17 juillet 1791). De diverses mesures prises ou réclamées par les autorités locales. Quel est le sort de la loi libérale du 7 mai 479

XIII. La fin de l'Assemblée constituante. De quelques symptômes de crainte ou de repentir : idée de fortifier un peu le pouvoir royal i répression du Champ-de-Mars, et mesures de réaction. Impuissance des constituants : comment la principale cause de cette impuissance réside dans la constitution du clergé. De quelques mesures se marque un léger retour de tolérance religieuse : l'amnistie. Le roi accepte la Constitution (13 septembre 1791) : sous quelle impression l'Assemblée se sépare 492

PARIS. TTP. PLON-NOURRIT ET C", 8, RDE GAHANCIÈRE. 28276.

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