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// a été tiré de cet ouvrage

vingt exemplaires sur papier du Japon tous numérotés

et parafés par l'éditeur.

DU MEME AUTEUR

Les Roses (épuisé). Crime de village (épuisé). Sourires pinces. L'Ecornifleur (illustra- tions de Gh. Huard). Coquecigrues. La Lanterne sourde, Poil de Carotte (illustra- tions de F. Vallotton). La Maîtresse. Bucoliques. Le Vigneron dans sa vigne.

Comédies : Le Plaisir de rom]pre. Le Pain de ménage. Poil de Carotte. Monsieur Vernet.

JULES RENARD

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nistoires

naturelles,.

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ILLUSTRATIONS DE BONNARE)^; UOttaWa

IIBLIOTHÊCA "

PARIS ^^^^>\RYM^^* ERNEST FLAMMARION, ÉDITEUR

26, RUE RACINE, 26

Droits de traduction et de reproduction réservés pour tous les pays, y compris la Suède et. la Norvège.

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LE

CHASSEUR D'IMAGES

Le Chasseur d'Images

Il saute du lit de bon matin, et ne part que si son esprit est net. son cœur pur, son corps léger comme un vêtement d'été. Il n'emporte point de provisions. Il boira l'air frais en route et reniflera les odeurs salubres. Il laisse ses armes à la maison et se

12 LE CHASSEUR u'iMAGES

contente d'ouvrir les yeux. Les yeux servent de filets les images s'em- prisonnent d'elles-mêmes.

La première qu'il fait captive est celle du chemin qui montre ses os, cailloux polis, et ses ornières, veines crevées, entre deux haies riches de prunelles et de mûres.

Il prend ensuite Timage de la rivière. Elle blanchit aux coudes et dort sous la caresse des saules. Elle miroite quand un poisson tourne le ventre, comme si on jetait une pièce d'argent, et, dès que tombe une pluie fine, la rivière a la chair de poule.

Il lève l'image des blés mobiles, des luzernes appétissantes et des

I

LE CHASSEUR d'iMAGBS 13

prairies ourlées de ruisseaux. Il saisit au passage le vol d'une alouette ou d'un chardonneret.

Puis il entre au bois. Il ne se savait pas doué de sens si délicats. Vite imprégné de parfums, il ne perd aucune sourde rumeur, et, pour qu'il communique avec les arbres, ses nerfs se lient aux nervures des feuilles .

Bientôt, vibrant jusqu'au malaise, il perçoit trop, il fermente, il a peur, quitte le bois et suit de loin les paysans mouleurs regagnant le vil- lage.

Dehors, il fixe un moment, au point que son œil éclate, le soleil qui se couche et dévêt sur l'horizon

14 LE CHASSEUR d'iMAGES

ses lumineux habits, ses nuages répandus pêle-mêle.

Enfin, rentré chez lui, la tête pleine, il éteint sa lampe et longuement, avant de s'endormir, il se plaît à compter ses images.

Dociles, elles renaissent au gré du souvenir. Chacune d'elles en éveille une autre, et sans cesse leur troupe phosphorescente s'accroît de nou- velles venues, comme des perdrix poursuivies et divisées tout le jour chantent le soir, à l'abri du danger, et se rappellent au creux des sillons.

^

LA POULE

La Poule

Pattes jointes, elle saute du pou- lailler, dès qu'on lui ouvre la porte.

C'est une poule commune, modes- tement parée et qui ne pond jamais d'œufs d'or.

Éblouie de lumière, elle fait quel- ques pas, indécise, dans la cour.

Elle voit d'abord le tas de cendres

2.

18 LA POULE

OÙ, chaque matin, elle a coutume de s'ébattre.

Elle s'y roule, s'y trempe, et, d'une, vive agitation d'ailes, les plumes gon- flées, elle secoue ses puces de la nuit.

Puis elle va boire au plat creux que la dernière averse a rempli.

Elle ne boit que de l'eau.

Elle boit par petits coups et dresse le col, en équilibre sur le bord du plat.

Ensuite elle cherche sa nourritiu'e éparse.

Les fines herbes sont à elle, et les insectes et les graines perdues.

Elle pique, elle pique, infatigable.

De temps en temps, elle s'arrête.

Droite sous son bonnet phrygien,

20 LA POULE

l'œil vif, le jabot avantageux, elle écoute de Tune et de l'autre oreille.

Et, sûre qu'il n'y a rien de neuf, elle se remet en quête.

Elle lève haut ses pattes raid es, comme ceux qui ont la goutte. Elle écarte les doigts et les pose avec pré- caution, sans bruit.

On dirait qu'elle marche pieds nus.

^

COQS

Coqs

I

Il n'a jamais chanté. Il n'a pas couché une nuit dans un poulailler, connu une seule poule.

Il est en bois, avec une patte de îëv au milieu du ventre, et il vit, depuis des années et des années, sur une vieille église comme on n'ose plus en bâtir. Elle ressemble à une grange et le faîte de ses tuiles s'aligne aussi droit que le dos d'un bœuf.

24 COQS

Or, voici que des maçons paraissent à l'autre bout de Téglise.

Le coq de bois les regarde, quand un brusque coup de vent le force à tourner le dos.

Et, chaque fois qu'il se retourne, de nouvelles pierres lui bouchent un peu plus de son horizon.

Bientôt, d'une saccade levant la tête, il aperçoit, à la pointe du clo- cher qu'on vient de finir, un jeune coq qui n'était pas ce matin. Cet étranger porte haut sa queue, ouvre le bec comme ceux qui chantent, et l'aile sur la hanche, tout battant neuf, il éclate en plein soleil.

D'abord les deux coqs luttent de uiobilité. Mais le vieux coq de bois s'épuise vite et se rend. Sous son

COQS , 25

unique pied, la poutre menace ruine. 11 pe^che, raidi, près de tomber. Il grince et s'arrête.

Et voilà les charpentiers.

Ils abattent ce coin vermoulu de l'église, descendent le coq et le pro- mènent par le village. Chacun peut le toucher, moyennant cadeau.

Ceux-ci donnent un œuf, ceux-là un sou, et M""® Loriot une pièce d'argent.

Les charpentiers boivent de bons coups, et, après s'être disputé le coq, ils décident de le brûler.

Lui ayant fait un nid de paille et de fagot, ils y mettent le feu.

Le coq de bois pétille clair et sa flamme monte au ciel qu'il a bien gagné.

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* ^V A

^Va\\^« ^

II

Chaque ma-tin, au saut du per- choir, le coq regarde si l'autre est toujours là, et l'autre y est tou- jours.

Le coq peut se vanter d'avoir battu tous ses rivaux de la terre, mais l'autre, c'est le rival invincible, hors d'atteinte.

28 COQS

Le coq jette cris sur cris : il appelle, il provoque, il menace, mais l'autre ne répond qu'à ses heures, et d'abord il ne répond pas.

Le coq fait le beau, gonfle ses plumes, qui ne sont pas mal, celles-ci bleues, et celles-là argentées, mais l'autre, en plein azur, est éblouissant d'or.

Le coq rassemble ses poules, et marche à leur tête. Voyez : elles sont à lui; toutes Tannent et toutes le craignent, mais l'autre est adoré des hirondelles.

COQS 29

Le coq se prodigue : il pose, çà et là, ses virgules d'amour, et triomphe, d'un ton aigu, de petits riens; mais justement l'autre se marie et carillonne à toute volée ses noces de village.

Le coq jaloux monte sur ses ergots pour un combat suprême ; sa queue a l'air d'un pan de manteau que relève une épée. Il défie, le sang à la crête, tous les coqs du ciel, mais l'autre, qui n'a pas peur de faire face aux vents d'orage, joue en ce moment avec la brise et tourne le dos.

3.

COQS 31

Et le coq s'exaspère jusqu'à la fin du jour.

Ses poules rentrent, une à une. Il reste seul, enroué, vanné, dans la cour déjà sombre, mais l'autre éclate encore aux derniers feux du soleil, et chante, de sa voix pure, le pacifique angélus du soir.

T

CANARDS

Canards

C'est la cane qui va la première, boitant des deux pattes, barboter au trou qu'elle connaît.

Le canard la suit. Les pointes de ses ailes croisées sur le dos, il boite aussi des deux pattes.

Et cane et canard marchent taci- hirnes connue à un rendez-vous (TaU'aires.

CANARDS 35

La cane d'abord se laisse glisser dans l'eau boueuse flottent des plumes, des fientes, une feuille de vigne, et de la paille. Elle a presque disparu.

Elle attend. Elle est prête.

Et le canard entre à son tour. Il noie ses riches couleurs. On ne voit que sa tête verte et l'accroche-cœur du derrière. Tous deux se trouvent bien là. L'eau chauffe. Jamais on ne la vide et elle ne se renouvelle que les jours d'orage.

Le canard, de son bec aplati, mordille et serre la nuque de la cane. Un instant il s'agite et l'eau est si épaisse qu'elle en frissonne à peine. Et vite calmée, plate, elle

36 CANARDS

réfléchit, en noir, un coin de ciel pur.

La cane et le canard ne bougent plus. Le soleil les cuit et les endort. On passerait près d'eux sans les remarquer. Ils ne se dénoncent que par les rares bulles d'air qui viennent crever sur l'eau croupie.

L'OIE

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L'Oie

Tiennette voudrait aller à Paris, comme les autres filles du village. Mais est-elle seulement capable de garder ses oies?

A vrai dire, elle les suit plutôt qu'elle ne les mène. Elle tricote, machinale, derrière leur troupe, et elle s'en rapporte à l'oie de Toulouse

40 l'oie

qui a la raison d'une grande per- sonne.

L'oie de Toulouse connaît le che- min, les bonnes herbes, et l'heure il faut rentrer.

Si brave que le jars l'est moins, elle protège ses sœurs contre le mau- vais chien. Son col vibre et serpente à ras de terre, puis se redresse, et elle domine Tiennette effarée. Dès que tout va bien, elle triomphe et chante du nez qu'elle sait grâce à qui Tordre règne.

Elle ne doute pas qu'elle ferait mieux encore.

Et, un soir, elle quitte le pays.

Elle s'éloigne sur la route, bec au vent, plumes collées. Des femmes,

L OIE

41

qu'elle croise, n'osent l'arrêter. Elle marche vite à faire peur.

Et pendant que Tiennette, restée là-bas, finit de s'abêtir, et, toute pareille aux oies, ne s'en distingue plus, l'oie de Toulouse vient à Paris.

DINDES

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Dindes

Elle se pavane au milieu de la cour, comme si elle vivait sous Fan- cien régime.

Les autres volailles ne font que manger toujours, n'importe quoi. Elle, entre ses repas réguliers, ne se

DINDES 45

préoccupe que d'avoir bel air. Toutes ses plumes sont empesées et les pointes de ses ailes raient le sol, comme pour tracer la route qu'elle suit : c'est qu'elle s'avance et non ailleurs.

Elle se rengorge tant qu'elle ne voit jamais ses pattes.

Elle ne doute de personne, et, dès que je m'approche, elle s'imagine que je veux lui rendre mes hom- mages.

Déjà elle glougloute d'orgueil. .

Noble dinde, lai dis-je, si vous étiez une oie, j'écrirais votre éloge, comme le fit Bufïon, avec une de vos plumes. Mais vous n'êtes qu'une dinde.

46 DINDES

J'ai la vexer, car le sang monte à sa tête. Des grappes de colère lui pendent au bec. Elle a une crise de rouge. Elle fait claquer d'un coup sec l'éventail de sa queue et cette vieille chipie me tourne le dos.

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DliNDES 47

II

Sur la route, voici encore le pen- sionnat des dindes.

Chaque jour, quelque temps qu'il fasse, elles se promènent.

Elles ne craignent ni la pluie, per- sonne ne se retrousse mieux qu'une dinde, ni le soleil, une dinde ne sort jamais sans son ombrelle.

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LA PINTADE

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La Pintade

C'est la bossue de ma cour. Elle ne rêve que plaies à cause de sa bosse.

Les poules ne lui disent rien : brusquement, elle se précipite et les harcèle.

Puis elle baisse sa tète, penche le corps, et, de toute la vitesse de ses

LA PINTADE 51

pattes maigres, elle court frapper, de son bec dur, juste au centre de la roue d'une dinde.

Cette poseuse Fagaçait.

Ainsi, la tête bleuie, ses barbil- lons à vif, cocardière, elle rage du matin au soir. Elle se bat sans motif, peut-être parce qu'elle s'ima- gine toujours qu'on se moque de sa taille, de son crâne chauve et de sa queue basse.

Et elle ne cesse de jeter un cri discordant qui perce l'air comme une pointe.

Parfois elle quitte la cour et dis- paraît. Elle laisse aux volailles paci- fiques un moment de répit. Mais elle revient plus turbulente et plus

52 LA PINTADE

criarde. Et, frénétique, elle se vautre par terre.

Qu'a-t-elle donc?

La sournoise fait une farce.

Elle est allée pondre son œuf à la campagne.

Je peux le chercher si ça m'amuse.

Elle se roule dans la poussière, comme une bossue.

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LES PIGEONS

Les Pigeons

Qu'ils fassent sur la maison un bruit de tambour voilé ;

Qu'ils sortent de l'ombre, cul- butent, éclatent au soleil et rentrent dans l'ombre;

Que leur col fugitif vive et meure comme l'opale au doigt ;

Qu'ils s'endorment, le soir, dans

h

56 LES PIGEONS

la forêt, si pressés que la plus haute branche du chêne menace de rompre sous cette charge de fruits peints;

Que ces deux-là échangent des saluts frénétiques et brusquement, l'un à l'autre, se convulsent;

Que celui-ci revienne d'exil, avec une lettre, et vole comme la pensée de notre amie lointaine (Ah ! un gage!);

Tous ces pigeons, qui d'abord amu- sent, finissent par ennuyer.

Ils ne sauraient tenir en place et les voyages ne les forment point.

Ils restent toute la vie un peu niais.

Ils s'obstinent à croire qu'on fait les enfants par le bec.

LES PIGEONS 57

Et c'est insupportable à la longue, cette manie héréditaire d'avoir tou- jours dans la gorge quelque chose qui ne passe pas.

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LES PIGEONS

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Les deux pigeons. Viens mon grrros,;.. viens mon grrros... viens mon grrros

LE PAON

Le Paon

Il va sûrement se marier aujour- d'hui.

Ce devait être pour hier. En habit de gala, il était prêt. Il n'attendait que sa fiancée. Elle n'est pas venue. Elle ne peut tarder.

Glorieux, il se promène avec une allure de prince indien et porte sur

62 LE PAON

lui les riches présents d'usage. L'amour avive l'éclat de ses cou- leurs et son aigrette tremble comme une lyre.

La fiancée n'arrive pas.

Il monte au haut du toit et regarde du côté du soleil. Il jette son cri diabolique :

Léon ! Léon I

C'est ainsi qu'il appelle sa fiancée. Il ne voit rien venir et personne ne répond. Les volailles habituées ne lèvent même point la tête. Elles sont lasses de l'admirer. Il redescend dans la cour, si sûr d'être beau qu'il est incapal)l(^ de rancune.

Son mariage sera pour demain.

Et, ne sachant que faire du reste

LE PAON 63

de la journée, il se dirige vers le perron. Il gravit les marches, comme des marches de temple, d'un pas officiel.

Il relève sa robe à queue toute lourde des yeux qui n'ont pu se détacher d'elle.

Il répète encore une fois la céré- monie.

^

LE CYGNE

Le Cygne

Il glisse sur le bassin, comme un traîneau blanc, de nuage en nuage. Car il n'a faim que des nuages flo- conneux qu'il voit naître, bouger, et se perdre dans Teau. C'est l'un d'eux qu'il désire. Il le vise du bec, et il plonge tout à coup son col vêtu de neige.

LE CYGNE 67

Puis, tel un bras de femme sort d'une manche, il le retire.

Il n'a rien.

Il regarde : les nuages effarouchés ont disparu.

Il ne reste qu'un instant désabusé, car les nuages tardent peu à revenir, et, là-bas, meurent les ondula- tions de l'eau, en voici un qui se reforme.

Doucement, sur son léger coussin de plumes, le cygne rame et s'ap- proche...

Il s'épuise à pêcher de vains reflets, et peut-être qu'il mourra, victime de cette illusion, avant d'attraper un seul morceau de nuage.

Mais qu'est-ce que je dis ?

68 LE CYGNE

Chaque fois qu'il plonge, il fouille du bec la vase nourrissante et ra- mène un ver.

Il engraisse comme une oie.

'

LE CHIEN

Le Chien

On ne peut mettre Pointu dehors, par ce temps, et l'aigre sifflet du vent sous la porte l'oblige même à quitter le paillasson. Il cherche mieux et glisse sa bonne tête entre nos sièges. Mais nous nous pen- chons, serrés, coude à conde, sur le feu, et je donne une claque à Pointu.

72 LE CHIEN

Mon père le repousse du pied. Ma- man lui dit des injures. Ma sœur lui offre un verre vide.

Pointu éternue et va voir à la cui- sine si nous y sommes.

Puis il revient, force notre cercle, au risque d'être étranglé par les genoux, et le voilà dans un coin de la cheminée.

Après avoir longtemps tourné sui- place, il s'assied près du chenet et ne bouge plus. Il regarde ses maîtres, d'un œil si doux qu'on le tolère. Seulement le chenet presque rouge et les cendres écartées lui brûlent le derrière.

Il reste tout de même.

On lui rouvre un passage :

LE CHIEN 73

Allons, file ! es-tu bête !

Mais il s'obstine. A l'heure les dents des chiens xperdus crissent de froid, Pointu, au chaud, poil roussi, fesses cuites, se retient de hurler et rit jaune, avec des larmes plein les yeux...

se.

LE CHAT

Le Chat

Le mien ne mange pas les souris; il n'aime pas ça. Il n'en attrape une que pour jouer avec.

Quand il a bien joué, il lui fait grâce de la vie, et il va rêver ailleurs, l'innocent, assis dans la boucle de sa queue, la tête bien fermée comme un poing.

Mais, à cause des griflfes, la souris est morte.

LA VACHE

7.

La Vache

Las de chercher, on a fini par ne pas lui donner de nom. Elle s'ap- pelle simplement a la vache » et c'est le nom qui lui va le mieux.

D'ailleurs , qu'importe , pourvu qu'elle mange !

Or, l'herbe fraîche, le foin sec, les légumes, le grain et même le pain

80 LA VACHE

et le sel, elle a tout à discrétion, et elle mange de tout, tout le temps, deux fois, puisqu'elle rumine.

Dès qu'elle m'a vu, elle accourt d'un petit pas léger, en sabots fen- dus, la peau bien tirée sur ses pattes comme un bas blanc, elle arrive cer- taine que j'apporte quelque chose qui se mange. Et l'admirant chaque fois, je ne peux que lui dire : Tiens, mange !

Mais de ce qu'elle absorbe elle fait du lait et non de la graisse. A heure fixe, elle offre son pis plein et carré. Elle ne retient pas le lait, il y a des vaches qui le retiennent, généreusement, par ses quatre trayons élastiques, à peine pressés, elle vide sa fontaine. Elle ne remue ni le pied,

LA VACHE 81

ni la queue, mais de sa langue énorme et souple, elle s'amuse à lécher le dos de la servante.

Quoiqu'elle vive seule, l'appétit l'empêche de s'ennuyer. Il est rare qu'elle beugle de regret au souvenir vague de son dernier veau. Mais elle aime les visites, accueillante avec ses cornes relevées sur le front, et ses lèvres afïriandées d'où pendent un fil d'eau et un brin d'herbe.

Les hommes, qui ne craignent rien, flattent son ventre débordant; les femmes, étonnées qu'une si grosse, bête soit si douce, ne se défient plus que de ses caresses et font des rêves de bonheur.

ia?^2^

Elle aime que je la gratte entre les cornes. Je recule un peu, parce qu'elle s'approche de plaisir, et la bonne grosse bete se laisse faire, jusqu'à ce que j'aie mis le pied dans sa bouse.

LA MORT DE BRUNETTE

La Mort de Brunette

Philippe, qui me réveille, me dit qu'il s'est levé la nuit pour Técouter et qu'elle avait le souffle calme.

Mais, depuis ce matin, elle l'in- quiète.

Il lui donne du foin sec et elle le laisse.

Il offre un peu d'herbe fraîche, et

8

8G LA MOUT DE BRUNETTE

Brunette, d'ordinaire si friande, y touche à peine. Elle ne regarde plus son veau et supporte mal ses coups de nez quand il se dresse, sur ses pattes rigides, pour téter.

Philippe les sépare et attache le veau loin de la mère. Brunette n'a pas l'air de s'en apercevoir.

L'inquiétude de Philippe nous gagne tous. Les enfants même veu- lent se lever.

Le vétérinaire arrive, examine Brunette et la fait sortir de l'écurie. Elle se corne au mur et elle bute contre le pas de la porte. Elle tom- berait; il faut la rentrer.

Elle est bien malade, dii le vétérinaire.

LA MORT DE BRUNETTE 87

Nous n'osons pas lui demander ce qu'elle a.

Il craint une fièvre de lait, sou- vent fatale, surtout aux bonnes lai- tières, et se rappelant, une à une, celles qu'on croyait perdues et qu'il a sauvées, il écarte, avec un pinceau, sur les reins de Brunette, le liquide d'une fiole.

Il agira comme un vésicatoire, dit-il. J'en ignore la composition exacte. Ça vient de Paris. Si le mal ne gagne pas le cerveau, elle s'en tirera toute seule, sinon j'emploierai la méthode de l'eau glacée. Elle étonne les paysans simples, mais je sais à qui je parle.

Faites, Monsieur.

88 LA MORT DE BRUNETTE

Brunette, couchée sur la paille, peut encore supporter le poids de sa tête. Elle cesse de ruminer. Elle semble retenir sa respiration pour mieux entendre ce qui se passe au fond d'elle.

On Tenveloppe d'une couverture de laine, parce que les cornes et les oreilles s'e refroidissent.

Jusqu'à ce que les oreilles tombent, dit Philippe, il y a de Tespoir.

Deux fois elle essaie en vain de se mettre sur ses jambes. Elle souffle fort, par intervalles de plus en plus espacés.

Et voilà qu'elle laisse tomber sa tête sur son flanc gauche.

LA MORT DE BRUNETTE 89

Ça se gâte, dit Philippe accroupi et murmurant des douceurs.

La tête se relève et se ralmt sur le bord de la mangeoire, si pesamment que le choc sourd nous fait faire : oh !

Nous bordons Brunette de tas de paille pour qu'elle ne s'assomme pas.

Elle tend le cou et les pattes, elle s'allonge de toute sa longueur, comme au pré, par les temps ora- geux.

Le vétérinaire se décide à la sai- gner. Il ne s'approche pas trop. Il est aussi savant qu'un autre, mais il passe pour moins hardi.

Aux premiers coups du marteau de bois, la lancette glisse sur la veine. Après un coup mieux assuré, le sang

8.

90 LA MORT DE BRUNETTE

jaillit dans le seau d'étain que d'habi- tude le lait emplit jusqu'au bord.

Pour arrêter le jet, le vétérinaire passe dans la veine une épingle d'acier.

Puis, du front à la queue de Bru- nette soulagée, nous appliquons un drap mouillé d'eau de puits et qu'on renouvelle fréquemment parce qu'il s'écliaufîe vite. Elle ne frissonne même pas. Philippe la tient ferme par les cornes et empêche la tète d'aller battre le fîanc gauche.

Brunette, comme domptée, ne bouge plus. On ne sait pas si elle va mieux ou si son état s'aggrave.

Nous sommes tristes, mais la tris- tesse de Philippe est morne comme

LA MORT DE BRUNETTE 91

celle crun animal qui en verrait souf- frir un autre.

Sa femme lui apporte sa soupe du matin qu'il mange sans appétit, sur un escabeau, et qu'il n'achève pas.

C'est la fin, clit-il, Brunette enfle !

Nous cloutons d'abord, mais Phi- lippe a dit vrai. Elle gonfle à vue d'œil, et ne se dégonfle pas, comme si Pair entré ne pouvait ressortir.

La femme de Philippe demande :

Elle est morte?

Tu ne le vois pas ! dit Philippe durement.

]y[me Philippe sort dans la cour.

Ce n'est pas près que j'aille en chercher une autre, dit Philippe.

92 LA MORT DE BRUNETTE

Une quoi ?

Une autre Brunette.

Vous irez qtiand je voudrai, dis -je d'une voix de maître qui m'étonne.

Nous tâchons de nous faire croire que l'accident nous irrite plus qu'il ne nous peine, et déjà nous disons que Brunette est crevée.

Mais le soir, j'ai rencontré le son- neur de l'église, et je ne sais pas ce qui m'a retenu de lui dire :

Tiens, voilà cent sous, va sonner le glas de quelqu'un qui est mort dans ma maison.

^

LE BŒUF

^v.

Le Bœuf

La porte s'ouvre ce matin, comme d'habitude, et Castor quitte, sans buter, Tccurie. Il boit à lentes gor- gées sa part au fond de l'auge et laisse la part de PoUux attardé. Puis, le mufle s'égouttant ainsi que l'arbre après l'averse, il va de bonne volonté, avec ordre et pesanteur, se ranger à

96 LE BŒUF

sa place ordinaire, sous le joug du chariot.

Les cornes liées, la tête immobile, il fronce le ventre, chasse molle- ment de sa queue les mouches noires et, telle une servante sommeille le balai à la main, il rumine en atten- dant PoUux.

Mais, par la cour, les domestiques affairés crient et jurent et le chien jappe comme à l'approche d'un étranger.

Est-ce le sage PoUux qui, pour la première fois, résiste à l'aiguillon, tournaille, heurte le flanc de Castor, fume, et quoique attelé, tache encore de secouer le joug commun?

Non, c'est un autre.

LE BŒUF 97

Castor, dépareillé, arrête ses mâ- choires, quand il voit, près du sien^ cet œil trouble de bœuf qu'il ne reconnaît pas.

^^^

os LE BŒUF

S0^^

Au soleil qui se couche, les bœufs traînent par le pré, à pas lents, la herse légère de leur ombre.

LES MOUCHES D'EAU

Les Mouches d'eau

1^

Il n'y a qu'un chêne au milieu du pré, et les bœufs occupent toute Fombre de ses feuilles.

La tête basse, ils font les cornes au soleil.

Ils seraient bien, sans les mouches.

Mais aujourdhui, vraiment, elles dévorent. Acres et nombreuses, les

9.

102 LES MOUCHES d'eau

noires se collent par plaques de suie aux yeux, aux narines, aux coins des lèvres même, et les vertes sucent de préférence la dernière écorchure.

O^iand un bœuf remue son tablier de cuir, ou frappe du sabot la terre sèche, le nuage des mouches se déplace avec murmure. On dirait qu'elles fermement.

Il fait si chaud que les vieilles femmes, sur leur porte, iîairent l'orage, et déjà elles phnsantent de peur :

Gare au bourdoudou ! disent- elles.

Là-bas, un premier coup de lance luiniiKHix ])Ovcc le cic\, sans bruit. Une goutte de phiie toinbr.

LES MOUCHES d'eAU 103

Les bœufs avertis, relèvent la tête, se meuvent jusqu'au bord du chêne et soufflent patiemment.

Ils le savent : voici que les bonnes mouches viennent chasser les mau- vaises.

D'abord rares, une par une, puis serrées, toutes ensemble, elles fon- dent, du ciel déchiqueté, sur l'ennemi qui cède peu à peu, s'éclaircit, se disperse.

Bientôt, du nez camus à la queue inusable, les bœufs ruisselants ondu- lent d'aise sous l'essaim victorieux des mouches d'eau.

LE TAUREAU

I

iUllUh»,

Le Taureau

Le pôclieur à la ligne volante marche d'un pas léger au bord de l'Yonne et fait sautiller sur l'eau sa mouche verte

Les mouches vertes, il les attrape aux troncs des peupliers polis par le frottement du bétail.

11 jette sa ligne d'un coup sec et tire d'autorité.

LE TAUREAU 107

Il s'imagine que chaque place nou- velle est la meilleure, et bientôt il la quitte, enjambe un échalier et de ce pré passe dans l'autre.

Soudain, comme il traverse un grand pré que grille le soleil, il s'arrête.

Là-bas, du milieu des vaches pai- sibles et couchées, le taureau vient de se lever pesamment.

C'est un taureau fameux et sa taille étonne les passants sur la route. On l'admire à distxance et, s'il ne Ta fait déjà, il pourrait lancer son homme au ciel, ainsi qu'une flèche, avec l'arc de ses cornes. Plus doux qu'un agneau tant qu'il veut, il se met tout à coup en fureur, quand ça le

108 LE TAUREAU

prend, et près de lui, on ne sait jamais ce qui arrivera.

Le pêcheur l'observe obliquement.

Si je fuis, pense-t-il, le taureau sera sur moi avant que je ne sorte du pré. Si, sans savoir nai^er, je plonge dans la rivière, je me noie. Si je fais le mort par terre, le taureau, dit-on, me flairera et ne me toucliera pas. Est-ce bien sûr? Et, s'il ne s'en va plus, quelle angoisse ! Mieux vaut feindre une indifférence trompeuse.

Et le pêcheur à la ligne volante continue de pêcher, comme si le tau- reau était absent. Il espère ainsi lui donner le chang(\

Sa nuque cuit sous son chapeau de paille.

LE TAUREAU 109

Il retient ses pieds qui brûlent de courir et les oblige à fouler l'herbe. Il a rhéroïsme de tremper dans Teau sa mouche verte. Il ne se cache que de temps en temps, derrière les peu- pliers. Il gagne posément Téchalier de la haie, d'où il pourra, d'un dernier effort de ses membres rom- pus, bondir hors du pré,_jain et saut. ^^lYE/?5^

D'ailleurs, qui le presse?

Le taureau ne s'occupe pas de lui et reste avec les vaches.

Il ne s'est mis debout que pour remuer, par lassitude, comme on s'étire .

Il tourne au vent du soir sa tête crépue.

10

110 LE TAUREAU

Il beugle par intervalles, l'œil à demi fermé.

Il mugit de langueur et s'écoute mugir.

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LE TAUREAU 111

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Les femmes le reconnaissent aux poils frisés qu'il a sur le front.

LE CHEVAL

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10.

Le Cheval

. Il n'est pas beau, mon cheval. Il a trop de nœuds et de salières, les côtes plates, une queue de rat et des incisives d'Anglaise. Mais il m'atten- drit. Je n'en reviens pas qu'il reste à mon service et se laisse, sans lévolte, tourner et retourner.

Chaque fois que je rattelle, je

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LE CHEVAL 115

m'attends qu'il me dise : non^ d'un signe brusque, et détale.

Point. Il baisse et lève sa grosse tête comme pour remettre un cha- peau d'aplomb, recule avec docilité entre les brancards.

Aussi je ne lui ménage ni l'avoine ni le maïs. Je le brosse jusqu'à ce que le poil brille comme une cerise. Je peigne sa crinière, je tresse sa queue maigre. Je le flatte de la main et de la voix. J'éponge ses yeux, je cire ses pieds.

Est-ce que ça le touche?

On ne sait pas.

Il pète.

C'est surtout quand il me pro- mène en voiture que- je l'admire. Je

116 LE CHEVAL

le fouette et il accélère son allure. Je l'arrête et il m'arrête. Je tire la guide à gauche et il oblique à gauche, au lieu d'aller à droite et de me jeter dans le fossé avec des coups de sabots quelque part.

Il me fait peur, il me fait honte et il me fait pitié.

Est-ce qu'il ne va pas bientôt se réveiller de son demi-sommeil, et prenant d'autorité ma place, me réduire à la sienne?

A quoi pense-t-il?

Il pète, pète, pète.

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L'ANE

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L^Ane

Tout lui est égal. Chaque matin, il voiture, d'un petit pas sec et dru de fonctionnaire, le facteur Jacquot qui distribue aux villages les com- missions faites en ville, les épices, le pain, la viande de boucherie, quelques journaux, une lettre.

Cette tournée Unie, Jacquot et

120 l'a NE

Tâne travaillent pour leur compte. La voiture sert de charrette. Ils vont ensemble à la vigne, au bois, aux pommes de terre. Ils ramènent tantôt des légumes, tantôt des balais verts, ça ou autre chose, selon le jour.

Jacquot ne cesse de dire : « Hue ! hue! » sans motif, comme il ron- flerait. Parfois Tâne, à cause d'un chardon qu'il flaire, ou d'une idée qui le prend, ne marche plus. Jac- quot lui met un bras autour du cou et pousse. Si l'âne résiste, Jacquot lui mord l'oreille.

Ils mangent dans les fossés, le maître une croûte et des oignons, la bête ce qu'elle veut.

Ils ne rentrent qu'à la nuit. Leurs

l'ane 121

ombres passent avec lenteur d'un arbre à l'autre.

Subitement, le lac de silence les choses baignent et dorment déjà, se rompt, bouleversé.

Quelle ménagère tire, à cette heure, par un treuil rouillé et criard, des pleins seaux d'eau de son puits ?

C'est l'âne qui remonte et jette toute sa voix dehors et brait, jusqu'à extinction, qu'il s'en fiche, qu'il s'en fiche.

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11

122 l'ane

ANE Le lapin devenu grand

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LE COCHON

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Le Cochon

Grognon, mais familier comme si nous t'avions gardé ensemble, tu fourres le nez partout et tu marches autant avec lui qu'avec les pattes.

Tu caches sous des oreilles en feuilles de betterave tes petits yeux cassis.

Tu es ventru comme une groseille

à maquereau.

Tu as de longs poils comme elle,-

11.

126 LE COCHON

comme elle la peau claire et une courte queue bouclée.

Et les méchants t'appellent : a Sale cochon ! »

Ils disent que, si rien ne te dégoûte, tu dégoûtes tout le monde et que tu n'aimes que l'eau de vaisselle grasse.

Mais ils te calomnient. . Qu'ils te débarbouillent et tu auras bonne mine.

Tu te négliges par leur faute.

Comme on fait ton lit, tu te couches, et la malpropreté n'est que ta seconde nature.

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LE COCHON ET LES PERLES

Dès qu'on le lâche au pré, le cochon se met à manger et son groin ne quitte plus la terre.

Il ne choisit pas l'herbe fine. 11 attaque la première venue et pousse au hasard, devant lui, comme un soc ou comme une taupe aveugle, son nez infatigable.

Il ne s'occupe que d'arrondir un ventre qui prend déjà la forme du saloir, et jamais il n'a souci du temps qu'il fait.

128 LE COCHON ET LES PERLES

Qu'importe que ses soies aient failli s'allumer tout à l'heure au soleil de midi, et qu'importe main- tenant que ce nuage lourd, gonflé de grêle, s'étale et crève sur le pré.

La pie, il est vrai, d'un vol auto- matique se sauve; les dindes se cachent dans la haie, et le poulain puéril s'abrite sous un chêne.

Mais le cochon reste il mange.

Il ne perd pas une bouchée.

Il ne remue pas, avec moins d'aise, la queue.

Tout criblé de grêlons, c'est ù peine s'il grogne :

Encore leurs sales perles 1

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LES MOUTONS

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Les Moutons

Ils reviennent des chaumes, où, depuis ce matin, ils paissaient, le nez à l'ombre de leur corps.

Selon les signes d'un berger indo- lent, le chien nécessaire attaque la bande du côté qu'il faut.

Elle tient toute la route, ondule d'un fossé à l'autre et déborde, ou tassée, unie, moelleuse, piétine le sol, à petits pas de vieilles femmes.

132 LES MOUTONS

Quand elle se met à courir, les pattes font le bruit des roseaux et criblent la poussière du chemin de nids d'a- beilles.

Ce mouton frisé, bien garni, saute comme un ballot jeté en Tair, et du cornet de son oreille s'échappent des pastilles.

Cet autre a le vertige et heurte du genou sa tête mal vissée.

Ils envahissent le village. On dirait que c'est aujourd'hui leur fête et qu'avec pétulance, ils bêlent de joie par les rues.

Mais ils ne s'arrêtent pas au vil- lage, et je les vois reparaître, là-bas. Ils gagnent l'horizon. Par le coteau, ils montent, légers, vers le soleil. Ils

1

LES MOUTONS 133

s'en approchent et se couchent à dis- tance.

Des traînards prennent, sur le ciel, une dernière forme imprévue, et rejoignent la troupe pelotonnée.

Un flocon se détache encore et plane, mousse blanche, puis fumée, vapeur, puis rien.

Il ne reste plus qu'une patte dehors.

Elle s'allonge, elle s'efîîle comme une quenouille, à l'infini.

Les moutons frileux s'endorment autour du soleil las qui défait sa cou- ronne et pique, jusqu'à demain, ses rayons dans leur laine.

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12

134 LES MOUTONS

SîL^

Les moutons. Mée ; . . Mée . . . Mée . . .

Le chien de berger. Il n'v a pas de mais I

LE BOUC

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Le Bouc

Son odeur le précède. On ne le voit pas encore qu'elle est arrivée.

Il s'avance en tête du troupeau et les brebis le suivent, pêle-mêle, dans un nuage de poussière.

Il a des poils longs et secs qu'une raie partage sur le dos.

Il est moins fier de sa barbe que de sa taille, parce que la chèvre aussi porte une barbe sous le mentoUc

12.

138 LE BOUC

Quand il passe, les uns se bou- chent le nez, les autres aiment ce goût-là.

Il ne regarde ni à droite ni à gau- che : il marche raide, les oreilles pointues et la queue courte. Si les hommes l'ont chargé de leurs péchés, il n'en sait rien, et il laisse, sérieux, tomber un chapelet de crottes. . Alexandre est son nom, connu même des chiens.

La journée hnie, le soleil disparu, il rentre au village, avec les mois- sonneurs, et ses cornes, fléchissant de vieillesse, prennent peu à peu la courbe des faucilles.

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LES LAPINS

Les Lapins

Dans une moitié de futaille, Lenoir et Legris, les pattes au chaud sous la fourrure, mangent comme des vaches. Ils ne font qu'un seul repas qui dure toute la journée.

Si on tarde à leur jeter une herbe fraîche, ils rongent Tancienne jusqu'à la racine, et la racine même occupe les dents.

Or il vient de leur tomber un pied

142 LES LAPINS

de salade. Ensemble Lenoir et Legris se mettent après.

Nez à nez, ils s'évertuent, hochent la tête, et les oreilles trottent.

Quand il ne reste qu'une feuille, ils la prennent, chacun par un bout, et luttent de vitesse.

Vous croiriez qu'ils jouent, s'ils ne rient pas^ et que, la feuille avalée, une caresse fraternelle unira les becs.

Mais Legris se sent faiblir. Depuis hier il a le gros ventre et une poche d'eau le ballonne. Vraiment il se bourrait trop. Bien qu'une feuille de salade passe sans qu'on ait faim, il n\m peut plus. Il lâche la feuille et se couche de côté, sur ses crottes, avec des convulsions brèves.

LES LAPINS 143

Le voilà rigide, les pattes écartées, comme pour une réclame d'armu- rier : On tue net y on tue loin.

Un instant Lenoir s'arrête de sur- prise. Assis en chandelier, le souffle doux, les lèvres jointes et l'œil cerclé de rose, il regarde.

Il a l'air d'un sorcier qui pénètre un mystère.

Ses deux oreilles droites marquent l'heure suprême.

Puis elles se cassent.

Et il achève la feuille de salade

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LA SOURIS

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13

La Souris

Comme, à la clarté cVune lampe, je fais ma quotidienne page d'écri- ture, j'entends un léger bruit. Si je m'arrête, il cesse. Il recommence, dès que je gratte le papier. C'est une souris qui s'éveille Je devine ses va-et-vient au bord du trou obscur notre servante met ses torchons et ses brosses.

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LA SOURIS 147

Elle saute par terre et trotte sur les carreaux de cuisine. Elle passe près de la cheminée, sous, l'évier, se perd dans la vaisselle, et par une série de reconnaissances qu'elle pousse de plus en plus loin, elle se rapproche de moi.

Chaque fois que je pose mon porte-plume, ce silence Tinquiète. Chaque fois que je m'en sers, elle croit peut-être qu'il y a une autre souris quelque part, et elle se ras- sure.

Puis je ne la vois plus. Elle est sous ma table, dans mes jambes. Elle circule d'un pied de chaise à l'autre. Elle frôle mes sabots, en mordille le bois, ou, hardiment, la voilà dessus !

148 LA SOURIS

Et il ne faut pas que je bouge la jambe, que je respire trop fort : elle filerait.

Mais il faut que je continue d'é- crire, et de peur qu'elle ne m'aban- donne à mon ennui de solitaire, j'écris des signes, des riens, petite- ment, menu, menu, comme elle gri- gnote.

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LE LÉZARD

13.

Le Lézard

FiJs spontané de la pierre fendue je m'appuie, il me grimpe sur l'épaule. Il a cru que je continuais le mur parce que je reste immobile et que j'ai un paletot couleur de muraille. Ça flatte tout de même.

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152 LE LÉZARD

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Le Mur. Je ne sais quel frisson me passe sur le clos. Le Lézard. C'est moi.

LA BELETTE

La Belette

Pauvre, mais propre, distinguée, elle passe et repasse, par petits bonds, sur la route, et va, d'un fossé à l'au- tre, donner, de trou en trou, ses leçons au cachet.

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Le Ver

En voilà un qui s'étire et s'allonge comme une belle nouille.

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LA COULEUVRE

La Couleuvre

De quel ventre est-elle tombée, cette colique ?

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LE SERPENT

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Le Serpent

Trop long.

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L'ESCARGOT

L'Escargot

Casanier dans la saison des rhumes, son cou de girafe rentré, l'escargot bout comme un nez plein.

Il se promène dès les beaux jours, mais il ne sait marcher que sur la langue.

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Il

Mon petit camarade Abel jouait avec ses escargx)ts.

Il en élève une pleine boîte et il a soin, pour les reconnaître, de numé- roter au crayon la coquille.

S'il fait trop sec, les escargots dor- ment dans la boîte. Dès que la pluie menace, Abel les aligne dehors, et si elle tarde à toml>er, il les réveille en versant dessus un pot d'eau. Et tous, sauf les mères qui couvent, dit-il, au

168 l'escargot

fond de la boîte, se promènent sous la garde d'un chien appelé Barbare et qui est une lame de plomb qu'Abel pousse du doigt.

Comme je causais avec lui du mal que donne leur dressage, je m'aper- çus qu'il me faisait signe que non, même quand il me répondait oui.

Âbel, lui dis-je, pourquoi ta tête remue-t-elle ainsi de droite et de gauche ?

C'est mon sucre, dit Abel.

Quel sucre?

Tiens, là.

Tandis qu'à quatre pattes, il rame- nait le numéro 8 près de s'égarer, je vis au cou d'Abel, entre la peau et la chemise, un morceau de sucre

l'escargot 169

qui pendait à un âl, comme une médaille.

Maman me l'attache, dit-il, quand elle veut me punir.

Ça te gêne ?

Ça gratte.

Et ça cuit, hein ! c'est tout rouge.

Mais quand elle me pardonne, dit Abel, je le mange.

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15

LES GRENOUILLES

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Les Grenouilles

Par brusques détentes, elles exer- cent leurs ressorts.

Elles sautent de Therbe comme de lourdes gouttes d'huile frite.

Elles se posent, presse-papiers de bronze, sur les larges feuilles du nénuphar.

L'une se gorge d'air. On mettrait un sou, par sa bouche, dans la tire- lire de son ventre.

LES GRENOUILLEfe 173

Elles montent, comme des soupirs, de la vase.

Immobiles, elles semblent les gros yeux à fleur d'eau, les tumeurs de la mare plate.

Assises en tailleur, stupéfiées, elles bâillent au soleil couchant.

Puis, comme les camelots assour- dissants des rues, elles crient les der- nières nouvelles du jour.

Il y aura réception chez elles ce soir; les entendez-vous rincer leurs verres ?

Parfois, elles happent un insecte.

Et d'autres ne s'occupent que d'amour.

Et toutes, elles tentent le pêcheur à la ligne.

15.

174 LES GRENOUILLES

Je casse, sans difficulté, une gaule. J'ai, piquée à mon paletot, une épin- gle que je recourbe en hameçon.

La ficelle ne me manque pas.

Mais il me faudrait encore un brin de laine, un bout de n'importe quoi rouge.

Je cherche sur moi, par terre, au ciel.

Je ne trouve rien et je regarde mélancoliquement ma boutonnière fendue, toute prête, que, sans re|)ro- che, on ne se hâte guère d'orner du ruban rouge.

^

LE CRAPAUD

1

Le Crapaud

d'une pierre, il vit sous une pierre et s'y creusera un tombeau.

Je le visite fréquemment, et cha- que fois que je lève sa pierre, j'ai peur de le retrouver et peur qu'il n'y soit plus.

Il y est.

Caché dans ce gîte sec, propre, étroit, bien à lui, il l'occupe pleine-

178 LE CRAPAUD

ment, gonflé comme une bourse d'avare;

Qu'une pluie le fasse sortir, il vient au-devant de moi. Quelques sauts lourds, et il s'arrête sur ses cuisses et me regarde de ses yeux rougis.

Si le monde injuste le traite en lépreux, je ne crains pas de m'ac- croupir près de lui et d'approcher du sien mon visage d'homme.

Puis je dompterai un reste de dégoût, et je te caresserai de ma main, crapaud !

On en avale dans la vie qui font plus mal au cœur.

Pourtant, hier, j'ai manqué de tact. Il fermentait et suintait, toutes ses verrues crevées.

LE CRAPAUD 179

Mon pauvre ami, lui clis-je, je ne veux pas te faire de peine, mais, Dieu ! que tu es laid !

Il ouvrit sa bouche puérile et sans dents, à l'haleine chaude, et me ré- pondit avec un léger accent anglais :

Et toi ?

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L'ARAIGNÉE

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L'Araignée

Une petite main noire et poilue crispée sur des cheveux.

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l'araignée 183

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Toute la nuit, au nom de la lune, elle appose ses scellés.

LA CHENILLE

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16.

La Chenille

Elle sort d'une touffe d'herbe qui Tavait cachée pendant la chaleur. Elle traverse ral]('^e de sable à grandes ondulations. Elle se c:arde d'v faire halte et un moment elle se croit per- due dans une trace de sabot du jar- dinier.

Arrivée aux fraises, elle se repose^

Él

LA CHENILLE 187

lève le nez de droite et de gauche pour flairer ; puis elle repart et sous les feuilles, sur les feuilles, elle sait maintenant elle va.

Quelle belle chenille, grasse, velue, fourrée, brune avec des points d'or et ses yeux noirs!

Guidée par l'odorat, elle se tré- mousse et se fronce comme un épais sourcil.

Elle s'arrête au bas d'un rosier.

De ses fines agrafes, elle tâte l'écorce rude, balance sa petite tête de chien nouveau-né et se décide à grimper.

Et, cette fois, vous diriez qu'elle avale péniblement chaque longueur de chemin par déglutition.

188 LA CHENILLE

Tout en haut du rosier, s'épanouit une rose au teint de candide fillette. Ses parfums qu'elle prodigue la gri- sent. Elle ne se défie de personne. Elle laisse monter par sa tige la pre- mière chenille venue. Elle l'accueille comme un cadeau.

Et, pressentant qu'il fera froid cette nuit, elle est bien aise de se mettre un boa autour du cou.

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LE PAPILLON

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1

Le Papillon

Ce billet doux plié en deux cherche une adresse de fleur.

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LA GUÊPE

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La Guêpe

Elle finira pourtant par s'abîmer la taille 1

LA DEMOISELLE

La Demoiselle

Elle soigne son ophtalmie.

D'un bord à l'autre de la rivière, elle ne fait que tremper dans Teau fraîche ses yeux gonflés.

Et elle grésille, comme si elle volait à Télectricité.

17.

LE GRILLON

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Le Grillon

C'est Fheure où, las d'errer, Tin- secte nègre revient de promenade et répare avec soin le désordre de son domaine.

D'abord il ratisse ses étroites allées de sable.

Il fait du bran de scie qu'il écarte au seuil de sa retraite.

Il lime la racine de cette grande herbe propre à le harceler.

Il se repose.

Puis il remonte sa minuscule montre.

LE GRILLON 201

A-t-il fini ? est-elle cassée ? Il se repose encore un peu.

Il rentre chez lui et ferme sa porte.

Longtemps il tourne sa clef dans la serrure délicate.

Et il écoute :

Point d'alarme dehors.

Mais il ne se trouve pas en sûreté.

Et comme par une chaînette dont la poulie grince, il descend jusqu'au fond de la terre.

On n'entend plus rien.

Dans la campagne muette, les peu- pliers se dressent comme des doigjts en l'air et désignent la lune.

LA SAUTERELLE

I

La Sauterelle

Serait-ce le gendarme des in- sectes ?

Tout le jour, elle saute et s'acharne aux trousses d'invisibles braconniers qu'elle n'attrape jamais.

Les plus hautes herbes ne l'arrê- tent pas.

Rien ne lui lait peur, car elle a

LA SAUTERELLE 205

des bottes de sept lieues, un cou de taureau, le front génial, le ventre d'une carène, des ailes en celluloïd, des cornes diaboliques et un grand sabre au derrière.

Comme on ne peut avoir les ver- tus d'un gendarme sans les vices, il faut bien le dire, la sauterelle chique.

Si je mens, poursuis-la de tes doigts, joue avec elle à quatre coins, et quand tu l'auras saisie, entre deux bonds, sur une feuille de luzerne, observe sa bouche : par ses terribles mandibules, elle sécrète une mousse noire comme du jus de tabac.

Mais déjà tu ne la tiens plus. Sa rage de sauter la reprend. Le monstre

18

20() LA SAUTERELLE

vert t'échappe d'un brusque etïort et, fragile, démontable, te laisse une petite cuisse dans la main.

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LE VER LUISANT

Le Ver luisant

Que se passe-t-il ? Neuf heures du soir et il y a encore de la lumière chez lui.

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LES FOURMIS

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Les Fourmis

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Chacune d'elles ressemble au chif- fre 3.

Et il y en a ! il y en a !

Ily en a 333 3 333 33333... jusqu'à rinfini.

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II

LA FOURMI ET LE PERDREAU

Une fourmi tombe dans une or- nière où il a plu et elle va se noyer, quand un perdreau, qui buvait, la pince du bec et la sauve.

Je vous le revaudrai, dit la fourmi.

Nous ne sommes plus, répond le perdreau sceptique, au temps de La Fontaine. Non que je doute de votre gratitude, mais comment pique- riez-vous au talon le chasseur prêt

LA FOURMI ET LE PERDREAU 213

à me tuer ! Les chasseurs aujour- d'hui ne marchent point pieds nus .

La fourmi ne perd pas sa peine à discuter et elle se hâte de rejoindre ses sœurs qui suivent toutes le même chemin, semblables à des perles noires qu'on enfile.

Or le chasseur n'est pas loin.

Il se reposait, sur le flanc, à l'ombre d'un arbre. Il aperçoit le perdreau piétant et picotant à travers le chaume. Il se dresse et veut tirer, mais il a des fourmis dans le bras droit. Il ne peut lever son arme. Le bras retombe inerte et le perdreau n'attend pas qu'il se dégourdisse.

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LE CAFARD

Le Cafard

Noir et collé comme un trou de serrure.

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LA PUCE

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La Puce

Un grain de tabac à ressort.

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L'ÉCUREUIL

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L'Ecureuil

Du panache ! du panache ! oui, sans doute ; mais, mon petit ami, ce n'est pas que ça se met.

19.

SINGES.

Singes...

Allez voir les singes (maudits ga- mins, ils ont tout déchiré leur fond de culotte !) grimper, danser au soleil neuf, se fâcher, se gratter, éplucher des choses, et boire avec une grâce primitive, tandis que de leurs yeux, troubles parfois mais pas longtemps, s'échappent des lueurs vite éteintes.

Allez voir les flamants qui mar- chent sur (les pincettes, de peur de

SINGES... 225

mouiller, dans Feau du bassin, leurs jupons roses ; les cygnes et la vani- teuse plomberie de leur col ; l'au- truche, ses ailes de poussin, et sa casquette de chef de gare responsable ; les cigognes qui haussent tout le temps les épaules la fin, ça ne signifie plus rien) ; le marabout frileux dans sapauvre jaquette , les pingouins en macfarlane ; le pélican qui tient son bec comme un sabre de bois, et les perruches, dont les plus apprivoisées le sont moins que leur gardien lui- même qui finit par nous prendre une pièce de dix sous dans la main. Allez voir le yack lourd de pen- sées préhistoriques ; la girafe qui nous montre, par-dessus les bar-

226 SINGES...

reaux de la grille, sa tête au bout (Vune pique ; réléphant qui traîne ses chaussons devant sa porte, courbé, le nez bas : il disparaît presque dans le sac d'une culotte trop remontée, et, derrière, un petit bout de corde pend.

Allez donc voir le porc-épic garni de porte-plume bien gênants pour lui et son amie ; le zèbre, modèle à transparent de tous les autres zèbres : la panthère descendue au pied de son lit; l'ours qui nous amuse et ne s'amuse guère, et le lion qui bâille, à nous faire bâiller.

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LE CERF

Le Cerf

J'entrai au bois par un bout de l'allée, comme il arrivait par l'autre bout.

Je crus d'abord qu'une personne étrangère s'avançait avec une plante sur la tête.

Puis je distinguai le petit arbre nain, aux branches écartées et sans feuilles.

20

230 LE CERF

Enfin le cerf apparut net et nous nous arrêtâmes tous deux.

Je lui dis :

Approche. Ne crains rien. Si j'ai un fusil, c'est par contenance, pour imiter les hommes qui se pren- nent au sérieux. Je ne m'en sers jamais et je laisse ses cartouches dans leur tiroir.

Le cerf écoutait et flairait mes paroles. Dès que je me tus, il n'hé- sita point : ses jambes remuèrent comme des tiges qu'un souirie d'air croise et décroise. Il s'enfuir.

Ouel (lominaue! hii criai-je. Je rêvais déjà que nous faisions roule ensemble. Moi, je t'olïrais, de ma

LE CERF 231

main, les herbes que tu aimes, et toi, d'un pas de promenade, tu por- tais mon fusil couché sur ta ramure.^

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LE GOUJON

20.

Le Goujon

Il remonte le courant d'eau vive et suit le chemin que tracent les cailloux : car il n'aime ni la vase, ni les herbes.

Il aperçoit une bouteille couchée sur un lit de sable. Elle n'est pleine que d'eau. J'ai oublié à dessein d'y mottro un(^ anK^reo. Lr iroujon tourne

LE GOUJON 235

autour, cherche l'entrée et le voilà pris.

Je ramène la bouteille et rejette le goujon.

Plus haut, il entend du bruit. Loin de fuir, il s'approche, par curiosité. C'est moi qui m'amuse, piétine dans l'eau et remue le fond avec une perche, au bord d'un filet. Le goujon têtu veut passer par une maille. Il y reste.

Je lève le filet et rejette le goujon.

Plus bas, une brusque secousse tend ma ligne et le bouchon bicolore file entre deux eaux.

Je tire et c'est encore lui.

Je le décroche de l'hameçon et le rejette.

236 LE GOUJON

Cette fois, je ne l'aurai plus.

Il est là, immobile, à mes pieds, sous Teau claire. Je distingue sa tête élargie, son gros œil stupide et sa paire de barbillons.

Il bâille, la lèvre déchirée, et il respire fort, après une telle émotion.

Mais rien ne le corrige.

Je laisse de nouveau tremper ma ligne avec le même ver.

Et aussitôt le goujon mord.

Lequel de nous deux se lassera le premier ?

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LE GOUJON 237

4^S^^<t

Décidément, ils ne veulent pas mordre. Ils ne savent donc pas que c'est aujourd'hui l'ouverture de la pêche !

LA BALEINE

La Baleine

Elle a bien da.ns la bouche de quoi se faire un corset, mais avec ce tour de taille!...

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AU JARDIN

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Au Jardin

La Bêche. Fac et spera.

La Pioche. Moi aussi.

Les Fleurs. Fera-t-il soleil au- jourd'hui ?

Le Tournesol. Oui, si je veux.

L'Arrosouî. Pardon, si je veux, il i)leuvra, et, si j'ote ma pomme, à torrents.

J\

AU JARDIN 243

Le Rosier. Oh ! quel vent ! Le Tuteur. Je suis là.

La Framboise. Pourquoi les roses ont-elles des épines ? Ça ne se mange pas, une rose.

La Carpe du vivier. Bien dit ! C'est parce qu'on me mange que je pique, moi, avec mes arêtes.

Le Chardon. Oui, mais trop tard.

La Rose. Me trouves-tu belle? Le Frelon. 11 faudrait voir les dessous.

La Rose. Entre.

244 AU JARDIN

L'Abeille. Du courage ! Tout le monde me dit que je travaille bien. J'espère, à la fin du mois, passer chef de ravon.

Les Violettes. Nous sommes toutes officiers d'académie.

Les Violettes blanches. Raison de plus pour être modestes, mes sœurs.

Le Poireau. Sans doute. Est-ce que je me vante ?

L'Épinard. C'est moi qui suis l'oseille.

L'Oseille. Mais non, c'est moi.

AU JARDIN 245

L'Échalote. Oh! que ça sent mauvais !

L'ail. Je parie que c'est encore l'œillet.

L'Asperge. Mon petit doigt me dit tout.

-^

La Pomme de terre. Je crois que je viens de faire mes petits.

Le Pommier, au Poirier d'en face. C'est ta poire, ta poire, ta poire, . . . c'est ta poire que je voudrais pro- duire.

21.

LES COQUELICOTS

J

Les Coquelicots

Ils éclatent dans le blé, comme une armée de petits soldats; mais d'un bien plus beau rouge, ils sont inofïensifs.

Leur épée, c'est un épi.

C'est le vent qui les fait courir, et chaque coquelicot s'attarde, quand il veut, au bord du sillon, avec le bleuet, sa payse.

T

LA VIGNE

J

La Vigne

Tous ses ceps, Téchalas droit, sont au port d'armes.

Ou'attendent~ils ? le raisin ne sor- tira pas encore cette année, et les feuilles de vigne ne servent plus qu'aux statues.

V^

LE NID DE CHARDONNERETS

Le Nid de Chardonnerets

Il y avait, sur une branche four- chue de notre cerisier, un nid de chardonnerets joli à voir, rond, par- fait, tout crins au dehors, tout duvet au dedans, et quatre petits venaient d'y éclore. Je dis à mon père :

J'ai presque envie de les prendre pour les élever.

LE NID DE CHARDONNERETS 253

Mon père m'avait expliqué souvent que c'est un crime de mettre des oiseaux en cage. Mais, cette fois, las sans doute de répéter la même chose, il ne trouva rien à me répondre. Quelques jours après, je lui dis :

Si je veux, ce sera facile. Je placerai d'abord le nid dans une cage, j'attacherai la cage au cerisier et la mère nourrira les petits par les barreaux, jusqu'à ce qu'ils n'aient plus besoin d'elle.

Mon père ne me dit pas ce qu'il pensait de ce moyen.

C'est pourquoi j'installai le nid dans une cage, la cage sur le ceri- sier et ce que j'avais prévu arriva : les vieux chardonnerets, sans hési-

22

254 LE NID DE CHARDONNERETS

ter, apportèrent aux petits des pleins becs de chenilles. Et mon père obser- vait de loin, amusé comme moi, leur va-et-vient fleuri, leur vol teint de rouge sang et de jaune soufre.

Je dis un soir :

Les petits sont assez drus. S'ils étaient libres, ils s'envoleraient. Qu'ils passent une dernière nuit en famille et demain je les porterai à la maison, je les pendrai à ma fenêtre, et je te prie de croire qu'il n'y aura pas beaucoup de chardonnerets au monde mieux soignés.

Mon père ne me dit pas le contraire.

Le lendemain je trouvai la cage vide. Mon père était là, témoin de ma stupeur.

LE NID DE CHARDONNERETS 255

Je ne suis pas curieux, dis-je, mais je voudrais bien savoir quel est l'imbécile qui a ouvert la porte de cette cage !

T^

^

LA CAGE SANS OISEAU

II

22.

La Cage sans oiseau

Félix ne comprend pas qu'on tienne des oiseaux prisonniers dans une cage.

De même, dit-il, que c'est un crime de cueillir une fleur, et, per- sonnellement, je ne veux la respirer que sur sa tige, de même les oiseaux sont faits pour voler.

Cependant il achète une cage ; il l'accroche à sa fenêtre. Il y dépose

LA CAGE SANS OISEAU 259

un nid d'ouate, une soucoupe de graines, une tasse d'eau pure et renouvelable. Il y suspend une ba- lançoire et une petite glace.

Et comme on l'interroge avec sur- prise :

Je me félicite de ma générosité, dit-il, chaque fois que je regarde cette cage. Je pourrais y mettre un oiseau et je la laisse vide. Si je vou- lais, telle grive brune, tel bouvreuil pimpant, qui sautille, ou tel autre de nos oiseaux variés serait esclave. Mais grâce à moi, l'un d'eux au moins reste libre. C'est toujours ça.

^

LE SERIN

Le Serin

Quelle idée ai-je eue d'acheter cet oiseau?

L'oiselier me dit : a C'est un mâle. Altcndez une semaine qu'il s'habitue, et il chantera. »

Or l'oiseau s'obstine à se taire et il fait tout de travers.

Dès que je remplis son gobelet de

LE sERirî 263

graines, il les pille du bec et les jette aux quatre vents.

J'attache, avec une ficelle, un biscuit entre deux barreaux. Il ne raange que la ficelle. Il repousse et frappe, comme d'un marteau, le bis- cuit et le biscuit tombe.

Il se baigne dans son eau pure et il boit dans sa baignoire. Il crotte au petit bonheur dans les deux.

Il s'imagine que l'échaudé est une pâte toute prête les oiseaux de son espèce se creusent des nids et il s'y blottit d'instinct.

Il n'a pas encore compris l'utilité des feuilles de salade et ne s'amuse qu'à les déchirer.

Quand il pique une graine puor de

264 LE SERIN

bon, pour l'avaler, il fait peine. Il la roule d'un coin à l'autre du bec, et la presse et l'écrase, et tortille sa tête, comme un petit vieux qui n'a plus de dents.

Son bout de sucre ne lui sert jamais. Est-ce une pierre qui dépasse, un balcon ou une table peu pratique ?

Il lui préfère ses morceaux de bois. Il en a deux qui se superposent et se croisent et je m'écœure à le regarder sauter. Il égale la stupidité méca- nique d'un pendule qui ne marque- rait rien. Pour quel plaisir saute-t-il ainsi, sautillant par quelle nécessité?

S'il se repose de sa gymnastique morne, perché d'une patte sur un bâton qu'il étrangle, il cherche de

LE SERIN 265

l'autre patte, machinalement, le même bâton.

Aussitôt que, l'hiver venu, on allume le poêle, il croit que c'est le printemps, l'époque de sa mue et il se dépouille de ses plumes.

L'éclat de ma lampe trouble ses nuits, désordonné ses heures de som- meil. Il se couche au crépuscule. Je laisse les ténèbres s'épaissir autour de lui. Peut-être rêve-t-il? Brusque- ment, j'approche la lampe de sa cage. Il rouvre les yeux. Quoi ! c'est déjà le jour? Et vite il recommence de s'agiter, danser, cribler une feuille, et il écarte sa queue en éventail, décolle ses ailes.

Mais je souffle la lampe et je

23

266 LE SERIN

regrette de ne pas voir sa mine ahurie.

J'ai bientôt assez de cet oiseau muet qui ne vit qu'à rebours^ et je le mets dehors par la fenêtre... Il ne sait pas plus se servir de la liberté que d'une cage. On va le reprendre avec la main.

Qu'on se garde de me le rapporter!

Non seulement je n'offre aucune récompense, mais je jure que je ne connais pas cet oiseau.

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HIRONDELLES

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Hirondelles

Elles me donnent ma leçon de chaque jour.

Elles pointillent Tair de petits cris.

Elles tracent une raie droite, posent une virgule au bout, et, brusquement vont à la ligne.

Elles mettent entre folles paren- thèses la maison j'habite.

Trop vives pour que la pièce d'eau

23.

270 HIRONDELLES

du jardin prenne copie de leur vol, elles montent de la cave au grenier.

D'une plume d'aile légère, elles bouclent d'inimitables parafes.

Puis, deux à deux, en accolade, elles se joignent, se mêlent, et, sur le bleu du ciel, elles font tache d'encre.

Mais l'œil d'un ami peut seul les suivre," et si vous savez le grec et le latin, moi je sais lire l'hébreu que décrivent dans l'air les hirondelles de cheminée.

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^

HIRONDELLES 271

Le Pinson. Je trouve Thiron- delle stupide : elle croit qu'une che- minée, c'est un arbre.

La Chauve-souris. Et on a beau dire, de nous deux c'est elle qui vole le plus mal : en plein jour, elle ne fait que se tromper de chemin ; si elle volait la nuit, comme moi, elle se tuerait à chaque instant.

CHAUVES-SOURIS

Chauves-Souris

La nuit s'use à force de servir.

Elle ne s'use point par le haut, dans ses étoiles. Elle s'use comme une robe qui traîne à terre, entre les cailloux et les arbres, jusqu'au fond des tunnels malsains et des caves humides.

11 n'est pas de coin ne pénètre

CHAUVES-SOURIS 275

un pan de nuit. L'épine le crève, les froids le gercent, la boue le gâte. Et chaque matin, quand la nuit remonte, des loques s'en détachent, accrochées au hasard.

Ainsi naissent /les chauves-souris.

Et elles doivent à cette origine de ne pouvoir supporter l'éclat du jour.

Le soleil couché, quand nous pre- nons le frais, elles se décollent des vieilles poutres où, léthargiques, elles pendaient d'une griffe.

Leur vol gauche nous inquiète. D'une aile baleinée et sans plumes, elles palpitent autour de nous. Elles se dirigent moins avec d'inutiles yeux blessés qu'avec l'oreille.

Mon amie cache son visage, et moi

276 CHAUVES-SODRIS

je détourne la tête par peur du choc impur.

On dit qu'avec plus d'ardeur que notre amour même, elles nous suce- raient le sang jusqu'à la mort.

Comme on exagère !

Elles ne sont pas méchantes. Elles ne nous touchent jamais.

Filles de la nuit, elles ne détestent que les lumières, et, du frôlement de leurs petits châles funèbres, elles cherchent des bougies à souffler.

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LA PIE

24

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La Pie

Il lui reste toujours, du dernier hiver, un peu de neige.

Elle sautille à pieds joints par terre, puis, de son vol droit et méca- nique, elle se dirige vers un arbre.

Quelquefois elle le manque et ne peut s'arrêter que sur l'arbre voisin.

Commune, si dédaignée qu'elle

280 LA PIB

semble immortelle, en habit dès le matin pour bavarder jusqu'au soir, insupportable avec sa queue-de-pie, c'est notre oiseau le plus français.

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24.

282 LA PIE

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La Pie. Cacacacacaca.

La Grenouille. Qu'est-ce qu'elle dit?

La Pie. Je ne dis pas, je chante.

La Grenouille. Couac !

La Taupe. Taisez-vous donc là-haut, on ne s'entend plus tra- vailler !

LA BERGERONNETTE

La Bergeronnette

Elle court autant qu'elle vole, et toujours dans nos jambes, familière, imprenable, elle nous défie, avec ses petits cris, de marcher sur sa queue.

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1

MERLE

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Merle !

Dans mon jardin il y a un vieux noyer presque mort qui fait peur aux petits oiseaux. Seul un oiseau noir habite ses dernières feuilles.

Mais le reste du jardin est plein de jeunes arbres fleuris nichent des oiseaux gais, vifs et de toutes les couleurs.

Et il semble que ces jeunes arbres

288 merle!

se moquent du vieux noyer. A chaque instant, ils lui lancent, comme des paroles taquines, une volée d'oiseaux babillards.

Tour à tour, pierrots, martins, mé- sanges et pinsons le harcèlent. Ils choquent de l'aile la pointe de ses branches. L'air crépite de leurs cris menus; puis ils se sauvent, et c'est une autre bande importune qui part des jeunes arbres.

Tant qu'elle peut, elle nargue, piaille, siflSe et s'égosille.

Ainsi de l'aube au crépuscule, comme des mots railleurs, pinsons, mésanges, martins et pierrots s'échap- pent des jeunes arbres vers le vieux noyer.

MERLE ! 289

Mais parfois il s'impatiente, il remue ses dernières feuilles, lâche son oiseau noir et répond :

Merle 1

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25

290

MERLE

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Le Geai. Toujours en noir, vilain merle !

Le Merle. Monsieur le sous- préfet, je n'ai que ça à me mettre

I

L'ALOUETTE

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L'Alouette

Je n'ai jamais vu d'alouette et je me lève inutilement avec Taurore. L'alouette n'est pas un oiseau de la terre.

Depuis ce matin, je foule les mottes et les herbes sèches.

Des bandes de moineaux gris ou de chardonnerets peints à vif flottent sur les haies d'épines.

25.

294 l'alouette

Le geai passe la revue des arbres dans un costume officiel.

Une caille rase les luzernes et trace au cordeau la ligne droite de son vol.

Derrière le bero'er oui tricote mieux qu'une femme, les moutons se sui- vent et se ressemblent.

Et tout s'imprègne d'une lumière si neuve que le corl)eau, qui ne pré- sage rien de l)on, fait sourire.

Mais écoutez comme j'écoute.

Entendez-vous quelque part, h\- haut, piler dans une coupe d'or des morceaux de cristal?

Qui peut me dire' l'alouette chante ?

Si je regarde en l'nir, le soleil brûle mes veux.

l'alouette 295

Il me faut renoncer à la voir.

L'alouette vit au ciel, et c'est le seul oiseau du ciel qui chante jus- qu'à nous.

T

LE LORIOT

Le Loriot

Je lui dis :

Rends-moi cette cerise, tout de suite.

Bien, répond le loriot.

Il rend la cerise et, avec la cerise, les trois cent mille larves d'insectes nuisibles qu'il avale dans une année.

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LE MARTIN-PECHEUR

Le Martin-Pêcheur

Ça n'a pas mordu, ce soir, mais je rapporte une rare émotion.

Comme je tenais ma perche de li^e tendue, un martin-pêcheur est venu s'y poser.

Nous n'avons pas d'oiseau plus éclatant.

Il semblait une grosse fleur bleue

I

LE MARTIN-PÊCHEUR 301

au bout d'une longue tige. La perche pliait sous le poids. Je ne respirais plus, tout fier d'être pris pour un arbre par un martin-pêcheur.

Et je suis sûr qu'il ne s'est pas envolé de peur, mais qu'il a cru qu'il ne faisait que passer d'une branche à une autre.

^

L'ÉPERVIER

L'Épervier

Il décrit d'abord des ronds sur le village.

Il n'était qu'une mouche, un grain de suie.

Il grossit à mesure que son vol se resserre.

Parfois il demeure immobile. Les volailles donnent des signes d'inquié- tude. Les pigeons rentrent au toit. Une poule, d'un cri bref, rappelle ses petits, et on entend cacarder les oies

l'épervier 305

vigilantes d'une basse-cour à l'autre.

L'épervier hésite et plane à la même hauteur. Peut-être n'en veut-il qu'au poq du clocher.

On le croirait pendu au ciel, par un fil.

Brusquement le fil casse, l'épervier tombe, sa victime choisie. C'est l'heure d'un drame ici-bas.

Mais, à la surprise générale, il s'arrête avant de toucher terre, comme s'il manquait de poids, et il remonte d'un coup d'aile.

Il a vu que je le guette de ma porte, et que je cache, derrière moi, quelque chose de long qui brille.

26.

LE CORBEAU

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Le Corbeau

Quoi? quoi? quoi? Rien.

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LES PERDRIX

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Les Perdrix

La perdrix et le laboureur vivent en paix, lui derrière sa charrue, elle dans la luzerne voisine, à la distance qu'il faut l'un de l'autre pour ne pas se gêner. La perdrix connaît la voix du laboureur, elle ne le redoute pas quand il crie ou qu'il jure.

Que la charrue grince, que le

312 LES PERDRIX

bœuf tousse et que l'àne se mette à braire, elle sait que ce n'est rien.

Et cette paix dure jusqu'à ce que je la trouble.

Mais j'arrive et la perdrix, s'en- vole, le laboureur n'est pas tranquille, le bœuf non plus, l'àne non plus. Je tire, et au fracas d'un importun, toute la nature se désordonné.

Ces perdrix, je les lève d'abord dans une éteule, puis je les relève dans une luzerne, puis je les relève dans un pré, puis le long d'une haie, puis à la corne d'un bois, puis...

Et tout à coup je m'arrête, en sueur, et je m'écrie :

LES PERDRIX 313

Ah! les sauvages, me font- elles courir!

De loin, j'ai aperçu quelque chose au pied d'un arbre, au milieu du pré.

Je m'approche de la haie et je regarde par-dessus.

Il me semble qu'un col d'oiseau se dresse à l'ombre de Tarbre. Aussi- tôt mes battements de cœur s'accé- lèrent. Il ne peut y avoir dans cette herbe, que des perdrix. Par un signal familier, la mère, en m 'entendant, les a fait se coucher à plat. Elle- même s'est baissée. Son col seul reste droit et elle veille. Mais j'hésite, car le col ne remue pas et j'ai peur

27

314 LES PERDRIX

de me tromper, de tirer sur une racine.

Ça et là, autour de l'arbre, des taches jaunes, perdrix ou mottes de terre, achèvent, de me troubler la vue.

Si je fais partir les perdiix, les branches de l'arbre m'empêcheront de tirer au vol, et j'aime mieux, en tirant par terre, commettre ce que les chasseurs sérieux appellent un assassinat.

Mais ce que je prends pour un col de perdrix ne remue toujours pas.

Longtemps j'épie.

Si c'est bien une perdrix, elle est admirable criinmobililé et de vigi-

LES. PERDRIX 315

lance, et toutes les autres, par leur façon de lui obéir, méritent cette gar- dienne. Pas une ne bouge.

Je fais une feinte. Je me cache tout entier derrière la haie et je cesse d'observer, car tant que je vois la perdrix, elle me voit.

Maintenant nous sommes tous invi- sibles, dans un silence de mort.

Puis, de nouveau, je regarde.

Oh ! cette fois, je suis sûr ! La per- drix a cru à ma disparition. Le col s'est haussé et le mouvement qu'elle fait pour le raccourcir la dénonce.

J'applique lentement à mon épaule ma crosse de fusil...

Le soir, las et repu, avant de

316 LES PERDRIX

m'endormir d'un sommeil giboyeux, je pense aux perdrix que j'ai chas- sées tout le jour, et j'imagine la nuit qu'elles passent.

Elles sont affolées.

Pourquoi en manque-t-il à l'appel?

Pourquoi en est-il qui souffrent et qui, becquetant leurs blessures, ne peuvent tenir en place ?

Et pourquoi s'est-on mis à leur faire peur à toutes ?

A peine se posent-elles mainte- nant, que celle qui guette sonne l'alarme. Il faut repartir, quitter l'herbe ou l'éteule.

Elles ne font que se sauver, et elles s'effraient même des bruits dont elles avaient l'habitude.

LES PERDRIX ^7

Elles ne s'ébattent plus, ne man- gent plus, ne dorment plus. Elles n'y comprennent rien.

Si la plume qui tombe d'une per- drix blessée venait se piquer d'elle- même à mon chapeau de fier chas- seur, je ne trouverais pas que c'est exagéré.

Dès qu'il pleut trop ou qu'il fait trop sec, que mon chien ne sent plus, que je tire mal et que les perdrix deviennent inabordables, je me crois en état de légitime défense.

Il y a des oiseaux, la pie, le geai,

27.

318 LES PERDRIX

le merle, la grive, avec lesquels un chasseur qui se respecte ne se bat pas, et je me respecte.

Je n'aime me battre qu'avec les perdrix.

Elles sont si rusées !

Leurs ruses, c'est de partir de loin, mais on les rattrape et on les corrige.

C'est d'attendre que le chasseur ait passé, mais derrière lui elles s'envolent trop tôt et il se retouriie.

C'est de se cacher dans une lu- zerne profonde, mais il y va tout droit.

C'est i\c laire un crochet au vol, mais ainsi elles se rapprochent.

LES PERDRIX 319

C'est de courir au lieu de voler, et elles courent plus vite que l'homme, mais il y a le chien.

C'est de s'appeler quand on les divise, mais elles appellent aussi le chasseur et rien ne lui est plus agréable que leur chant.

Déjà ce couple de jeunes commen- çait de vivre à part. Je les surpris, le soir, au bord d'un labouré. Elles s'envolèrent si étroitement jointes, aile dessus, aile dessous je peux dire, que le coup de fusil qui tua l'une démonta l'autre.

L'une ne vit rien et ne sentit rien, mais l'autre eut le temps de voir sa

320 LES PERDRIX

compagne morte et de se sentir mou- rir près d'elle.

Toutes deux, au même endroit de la terre, elles ont laissé un peu d'amour, un peu de sang et quel- ques plumes.

Chasseur, d'un coup de fusil tu as fait deux beaux coups : va les conter à ta famille.

Ces deux vieilles de l'année der- nière dont la couvée avait été dé- truite, ne s'aimaient pas moins que des jeunes. Je les voyais toujours ensemble. Elles étaient habiles à m'éviter et je ne m'acharnais pas à leur poursuite. C'est par hasard que

LES PERDRIX 321

j'en ai tué une. Et puis j'ai cherché l'autre, pour la tuer, elle aussi, par pitié !

Celle-ci a une patte cassée qui pend, comme si je la retenais par un fil.

Celle-là suit d'abord les autres jus- qu'à ce que ses ailes la trahissent; elle s'abat, et elle piète; elle court tant qu'elle peut, devant le chien, légère et à demi hors des sillons.

Celle-ci a reçu un grain de plomb dans la tète. Elle se détache des autres. Elle pointe en l'air, étourdie, elle monte plus haut que les arbres, plus haut qu'un coq de clocher, vers

322 LES PERDRIX

le soleil. Et le chasseur, plein d'an- goisse, la perd de vue, quand elle cède enfin au poids de sa tête lourde. Elle ferme ses ailes, et va piquer du bec le sol, là-bas, comme une flèche.

Celle-là tombe, sans faire ouf! comme un chifïon qu'on jette au nez du chien pour le dresser.

Celle-là, au coup de feu, oscille comme une petite barque et cha- vire.

On ne sait pas pourquoi celle-ci est morte, tant la blessure est secrète sous les plumes.

Je fourre vite celle-là dans ma poche, comme si j'avais peur d'être vu, de me voir.

LES PERDRIX 323

Mais il faut que j'étrangle celle qui ne veut pas mourir. Entre mes doigts, elle griffe l'air, elle ouvre le bec, sa fine langue palpite, et sur ses yeux, dit Homère, descend l'ombre de la mort.

Là-bas, le paysan lève la tête à mon coup de feu et me regarde.

C'est un juge, cet homme de tra- vail ; il va me parler ; il va me faire honte d'une voix grave.

Mais non : tantôt c'est un paysan jaloux qui bisque de ne pas chasser comme moi, tantôt c'est un brave paysan que j'amuse et qui m'indique sont allées mes perdrix.

324 LES PERDRIX

Jamais ce n'est l'interprète indi- gné de la nature.

Je rentre ce matin, après cinq heures de marche, la carnassière vide, la tête basse et le fusil lourd. Il fait une chaleur d'orage et mon chien, éreinté, va devant moi, à petits pas, suit les haies, et fréquem- ment, s'assied à l'ombre d'un arbre il m'attend.

Soudain, comme je traverse une hizerne fraîche, il tombe ou plutôt il s'aplatit en arrêt : c'est un arrêt ferme, une inmiobilité de végétal. Seuls les poils du bout de sa queue tremblent. Il y a, je le jurerais, des

LES PERDRIX 325

perdrix sous son nez. Elles sont là, collées les unes aux autres, à Tabri du vent et du soleil. Elles voient le chien, elles me voient, elles me reconnaissent peut-être, et terrifiées, elles ne partent pas.

Réveillé de ma torpeur, je suis prêt et j'attends.

Mon chien et moi, nous ne bouge- rons pas les premiers.

Brusquement et simultanément, les perdrix partent : toujours collées, elles ne font qu'une, et je flanque dans le tas mon coup de fusil comme un coup de poing. L'une d'elles, assommée, pirouette. Le chien saute dessus et me rapporte une loque san- glante, une moitié de perdrix. Le

28

326 LES PERDRIX

coup de poing a emporté le reste. Allons ! nous ne sommes pas bre- douille ! Le chien gambade et je me dandine d'orgueil.

Ah ! je mériterais un bon coup de fUsil dans les fesses !

LA BÉCASSE

La Bécasse

Il ne restait, d'un soleil d'avril, que des lueurs roses aux nuages qui ne bougeaient plus, comme arrivés.

Lîi nuit montait du sol et nous vêtait peu à peu, dans la clairière étroite mon père attendait les bécasses .

Debout près de lui, je ne distin-

lA BÉCASSE 329

guais nettement que sa figure. Plus grand que moi, il me voyait à peine, et le chien soufflait, invisible à nos pieds.

Les grives se dépêchaient de ren- trer au bois et le merle jetait son cri guttural, cette espèce de hennisse- ment qui est un ordre à tous les oiseaux de se taire et de dormir.

La bécasse allait bientôt quitter ses retraites de feuilles mortes et s'élever. Quand il fait doux, comme ce soir-là, elle s'attarde, avant de gagner la plaine. Elle tourne sur le bois et se cherche une compagne. On devine, à son appel léger, qu'elle s'approche ou s'éloigne. Elle passe d'un vol lourd entre les gros chênes

28.

330 LA BÉCASSE

et son long bec pend si bas qu'elle semble se promener en l'air avec une petite 'canne.

Comme j'écoutais et regardais en tous sens, mon père brusquement fit feu, mais il ne suivit pas le chien qui s'élançait.

Tu l'as manquée? lui dis-je.

Je n'ai pas tiré, dit-il. Mon fusil vient de partir dans mes main^.

Tout seul?

Oui.

Ah !.. . une branche peut-être ?

Je ne sais pas.

Je l'entendais ôter sa cartouche vide.

Comment le tenais-tu ? N'avait-il pas compris ?

LA BÉCASSE 331

Je te demande de quel côté était le canon ?

Comme il ne répondait plus, je n'osais plus parler. Enfin je lui dis :

Tu aurais pu tuer... le chien.

Allons-nous-en, dit mon père.

T

FERMETURE DE LA CHASSE

Fermeture de la Chasse

C'est une pauvre journée, grise et courte, comme rognée à ses deux bouts.

Vers midi, le soleil maussade essaie de percer la brume et entr'ouvre un œil pâle tout de suite refermé.

Je marche au hasard. Mon fusil m'est inutile, et le chien, si fou d'or- dinaire, ne s'écarte pas.

FERMETURE DE LA CHASSE 335

L'eau de la rivière est d'une trans- parence qui fait mal : si on y plon- geait les doigts, elle couperait comme une vitre cassée.

Dans Féteule, à chacun de mes pas jaillit une alouette engourdie. Elles se réunissent, tourbillonnent et leur vol trouble à peine l'air gelé.

Là-bas, des congrégations de cor- beaux déterrent du bec des semences d'automne.

Trois perdrix se dressent au milieu d'un pré dont l'herbe rase ne les abrite plus.

Comme les voilà grandies! Ce sont de vraies dames maintenant. Elles écoutent, inquiètes. Je les ai bien vues, mais je les laisse tran-

336 FERMETURE DE LA CHASSE

quilles et m'éloigne. Et quelque part, sans doute, un lièvre qui tremblait se rassure et remet son nez au bord du gîte.

Tout le long de cette haie (çà et une dernière feuille bat de l'aile comme un oiseau dont la patte est prise), un merle fuit à mon approche, va se cacher plus loin, puis ressort sous le nez du chien et, sans risque, se moque de nous.

Peu à peu, la brume s'épaissit. Je me croirais perdu. Mon fusil n'est plus, dans mes mains^ qu'un bâton qui peut éclater. D'où partent ce bruit vague, ce bêlement, ce son de cloche, ce cri humain?

11 faut rentrer. Par une route déjà

FERMETURE DE LA CHASSE 337

effacée, je retourne au village. Lui seul connaît son nom. D'humbles paysans Thabitent, que personne ne vient jamais voir, excepté moi.

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UNE FAMILLE D'ARBRES

Une famille d'arbres

C'est après avoir traversé une plaine brûlée de soleil que je les ren- contre.

Ils ne demeurant pas au bord de la route, à cause du bruit. Ils habi- tent les champs incultes, sur une source connue des oiseaux seuls.

De loin, ils semblent impéné-

341

trables. Dès que j'approche, leurs troncs se desserrent. Ils m'accueillent avec prudence. Je peux me reposer, me rafraîchir, mais je devine qu'ils m'observent et se défient.

Ils vivent en famille, les plus âgés au milieu et les petits, ceux dont les premières feuilles viennent de naître, un peu partout, sans jamais s'écarter.

Ils mettent longtemps à mourir, et ils gardent les morts debout jus- qu'à la chute en poussière.

Ils se flattent de leurs longues branches, pour s'assurer qu'ils sont tous là, comme les aveugles. Ils ges- ticulent de colère si le vent s'essouffle à les déraciner. Mais entre eux aucune

29.

342 UNE FAMILLE d'aRBRES

dispute. Ils ne murmurent que d'ac- cord.

Je sens qu'ils doivent être ma vraie famille. J'oublierai vite l'autre. Ces arbres m'adopteront peu à peu, et pour le mériter j'apprends ce qu'il faut savoir :

Je sais déjà regarder les nuages qui passent.

Je sais aussi rester en place.

Et je sais presque me taire.

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TABLE

DES MATIERES

Pages

Le Chasseur d'images , 9

La Poule ................ 15

Coqs 21

Canards. . . . 32'

L'Oie •. ^-^

Dinde -^2

La Pintade 48

Les Pigeons. .............. 53

Le Paon. . 59-

Le Cygne 64

Le Chien 69

Le Chat 74

344 TABLE DES MATIERES

Pages

La Vache 77

Le Mort de Brunette 83

Le Bœuf 93

Les Mouches d'eau f^

Le Taureau 104

Le Cheval 112

L'Ane. . 117

Le Cochon 123

Le Cochon et les Perles 127

Les Moulons 129

Le Bouc 135

Les Lapins 139

La Souris 144

Le Lézard 149

La Belette 153

Le Ver 155

La Couleuvre 158

Le Serpent 160

L'Escargot 163

Les Grenouilles 170

Le Crapaud 175

L'Araignée 180

La Chenille 184

Le Papillon 189

La Guêpe 192

La Demoiselle 195

TABLE DES MATIERES 345

Pages

Le Grillon '. 198

La Sauterelle 202

Le Ver Luisant 207

Les Fourrais . 209

Les Fourmis et le Perdreau 212 ^

Le Cafard 214

La Puce 216

L'Écureuil 219

Singes 222 "

Le Cerf 227

Le Goujon 232

La Baleine 238

Au Jardin 240

Les Coquelicots 246 '

La Vigne , 248

Le Nid de Chardonnerets 250

La Cage sans oiseau 256

Le Serin 260

Hirondelles 267 '

Chauves-Souris 272-

La Pie 277

La Bergeronnette 283-

Merle! 285

L'Alouette 291

Le Loriot 296

Le Martin-Pêcheur 298

346 TABLE DES MATIÈRES

^ Page>

L'Epervier 302

Le Corbeau 306

Les Perdrix 309

La Bécasse 327

Fermeture de la Chasse 332

Une Famille d'arbres 338

ISHô-ll. - Paris. Imp, Hemmerlé et C'v

La ByibLiotkiquQ. Université d'Ottawa Echéance

Tho, Llb^cviy University of Ottawa Date Due

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