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HISTOIRE

UNIVERSELLE

L'auteur et les éditeurs se réservent le droit de reproduction et de traduction.

TYPOGRAPHIE DE B. I -il; MIN m DOT. MEi.NIL (EOW

HISTOIRE

UNIVERSELLE

PAR

CÉSAR CANTU

TRADUITE

PAR EUGÈNE AROUX

ANCIEM DEPUTE

ET PIERSILVESTRO LEOPARDI

REVUE PAR

MM. AMÉDÉE RENÉE, BAUDRY, CHOPIN, DEHÈQUE , DELATRE

LACOMBE ET NOËL DES VERGERS

TROISIÈME ÉDITION

ENTIÈREMENT REFONDUE PAR i/ AUTEUR

revue et traduite d'après la huitième et dernière édition italienne

PAR M. LACOMBE

SOIS LES VEUX DE l'aUTELR

TOME QUATRIÈME

A PARIS

CHEZ FIRMIN DIDOT FRÈRES, FILS ET C,E

IMPRIMEURS DE L'iNSTITUT DE FRANCE, RIE JACOB, 56

M DCCC LXII

HISTOIRE

UNIVERSELLE.

LIVRE Ve

GUERRES CIVILES.

SOMMAIRE.

Rome : Conquêtes extérieures, dissensions. Loi agraire. Proscriptions. Triumvirats. Guerres civiles. Empire. Siècle d'or de la littérature romaine.— Arts et sciences. Inde. Siècle d'or de la littérature indienne.

CHAPITRE PREMIER.

L'ESPAGNE ET PERGAME (1).

Victorieusement assise sur les ruines de Carthage et de Corin- the, Rome pouvait proclamer le triomphe de la force sur l'indus- trie. Aucun ennemi nouveau, capable d'engager le terrible duel,

(t) L'histoire de cette période a été traitée par plusieurs écrivains contempo- rains ; mais aucun de leurs ouvrages ne nous est resté. Parmi les auteurs à con- sulter nous citerons :

Plltarqle, lies de Gracchus, Sy lia, Marins, Lucxdlus , Crassus, Serto- rius, Pompée, César, Caton d'Ulique, Cicero», Brutus, Antoine;

Appien, Des guerres civiles;

Velléils Paterculis.

11 nous est resté, des histoires de Salllste, la Guerre de Catilina et celle de Jugurlha, qui nous donnent les renseignements les plus utiles surla situation intérieure du pays.

De Brosses, en le traduisant, a [suppléé au texle par ses études propres, et comblé la lacune entre les deux fragments, de 79 à 67 avant J.-C. C'est un ouvrage bien pensé sur une époque très-importante (Hist. de la république romaine dans le cours du septième siècle), par Salllste; Dijon, 1777, 3 vol. in-4°.

Les Discours et les Lettres de CicÉnoN ne peuvent être classes que parmi le* meilleures sources.

IIIST. lmv. t iv. l

2 CINQUIÈME ÉPOQUE.

ne se présentait. Il ne restait plus assez d'énergie aux vaincus pour remuer sous la javeline des soldats de l'Italie, et Rome, cependant, ne pouvait déposer le glaive; car, en ce moment même, un peuple, invincible toutes les fois qu'il eut à défendre son indépendance, osa protester contre le grand acte de spoliation des aigles latines. Nous parlons des Espagnols. La nature a marqué les contins de la péninsule ibérique : environnée par la Méditerranée et l'Océan, elle a pour limites les Pyrénées au nord, et au sud le détroit de Gibraltar, qui la met à quelques lieues de l'Afrique. Les provinces du midi jouissent d'une température tropicale, tandis que, sur le plateau de la Castille et dans les régions mon- tagneuses, elle est exposée aux rigueurs des latitudes septen- trionales; c'est de qu'elle tire de grandes riebesses en produits forestiers, en pâturages, en mines de fer, d'argent et d'or. Les Grecs I appelèrent Hespérie, c'est-à-dire occidentale; les Phé- niciens lui donnèrent le nom d'Espagne; quant à la dénomi- nation d'ibérie, elle lui vient peut-être d'une colonie d'Ibères partie de l'Asie.

En effet , Varron lui donne pour premiers habitants les Celtes, les libres et les Persiens, qui ne sont autres qui les Persciens ou Thraces, nation d'origine probablement celtique qui, sortie de la Thesprotie et de l'IUyrie , passa en Italie , elle fut connue sous le nom d'Ombriens; chassée de par les Pélasges , elle se réfugia aux environs du lac de Constance (Brigantinus) , et dans le pays qui s'étend entre le Rhône et l'Isère, elle prit le nom d'Àllobrogës ; plus tard, elle s'étendit, au sud et à l'occident, sur les eûtes d'Espagiie qui avoisinent les Pyrénées. Les lieux sé- journèrent ces peuplades sont signalés par la désinence briga , qui rappelle celle de bria , affectée aux localités habitées par les

Les Commentaires de Cksar ne sont pas moins recommandables pour le filini (pie pour la forme.

Tout eu regrettant que l'Histoire romaine de Nif.buik n'arrive pas jusqu'à cette époque, on peut consulter parmi les modernes :

Vertot, Histoire des révolutions arrivées dans le gouvernement de lu république romaine; Paris, 1796.

Mably, Observations sur les Romains; ouvrage bien superficiel.

Pour les mœurs :

Mbiners, Histoire de la décadente des mœurs et de la constitution des Humains; Leipzig, 1782 (allemand).

Mbibotto, Moeurs et manière de vivre des Rvtnains aux différentes épo- ques de lu république; Berlin, 1776 (allemand).

(.-A. Bottiger, Sabine , ou la Matinée d'une dame romaine; Leipzig, 1800.

Mazois, Palais de Scaurus ; Paris, 1820.

L ESPAGNE. 3

Thraces aux environs du Bosphore et du Pont-Euxin, comme le remarque Strabon à proposde Selymbria, Mésembria, Goltiobria. Des noms ainsi composés se rencontrent dans tout le pourtour de l'Espagne depuis les sources de l'Èbre jusqu'au promontoire Sa- crum ; ce qui porterait à supposer que quelques-unes de ces émi- grations se firent par mer.

La similitude d'un grand nombre de noms, dans les deux pé- ninsules, témoigne de la parenté de ces peuplades avec celles qui se sont établies en Italie, et ces dénominations locales sont trop anciennes pour qu'on puisse les attribuer aux établissements ro- mains (1), de beaucoup postérieurs. Anciennement déjà, ceux de Zacynthe et les Pélasges Ardéates y avaient fondé Sagonte, en- tourée comme Tarragone, de murs cyclopéens semblables à ceux qu'on retrouve en Toscane.

Les Euskaldonac ou Basques se vantent de parler encore au- jourd'hui un idiome que leur ont transmis des peuples primi- tifs, et qui diffère des autres langues indo-germaniques, quoique de la même famille. Du mélange des Celtes avec les Ibères se for- mèrent les Celtibères, nation belliqueuse , armée de grands bou- cliers gaulois, de longues javelines et d'épées faites avec du fer dont la rouille durcissait la trempe ; ils se faisaient gloire de mou- rir en combattant.

Un bétail d'une race supérieure , la laine , les vins , l'huile , les fruits, et surtout l'or, l'argent , l'ambre, l'étain et le mercure, attirèrent de bonne heure les Phéniciens sur les rivages de la Détique; ils en emportaient de préférence l'argent dont les natu- rels leur donnaient des morceaux massifs en échange de verroterie et autres bagatelles. Sétabis était renommée pour les lins et la finesse de ses toiles, et Dilbilis pour son acier. Les Carthaginois, dans les Pyrénées surtout, exploitaient des mines d'or et d'argent, d'où ils tiraient pour cinq millions de livres; les Romains y em- ployèrent jusqu'à quarante mille ouvriers. Les mines d'or dans les Asturies étaient peu productives; mais celles de mercure de Cé- tobriga (Almaden) rendaient abondamment, et sont encore les plus riches de l'Europe. Les Romains payaient jusqu'à quatre mille francs un bélier mérinos , et tenaient en grande estime les armes fabriquées en Espagne.

Ce n'était donc pas sans de solides raisons que les Phéniciens tenaient à l'Espagne, où, comme on l'a dit plus haut , ils fondè- rent Cadix, puis Malaga , Cordoue, Isbilis et d'autres villes sur

(1) Voyez vol. H, Petit-Kadel, Mémoires de l'Institut, t. VI.

1.

236 219.

i CINQUIÈME ÉPOQUE.

le littoral et sur les fleuves; avec le commerce, ils y répandirent l'alphabet et les éléments de la civilisation.

Ceux de Zacynthe , les Khodiotes et les Phocéens , vinrent aussi commercer sur ces côtes, ils construisirent Rosas, Emporia (Ampurias), Paléopolis et Sagonte. Inquiétées par les populations indigènes à demi soumises, les colonies phéniciennes, peut-être pour réprimer une révolte des Turditans, appelèrent les Cartha- ginois, qui fondèrent dans le pays de riches établissements et assurèrent leur domination sur les montagnards de la région orientale des Pyrénées et de l'Idubéda, de l'Ortospéda et de l'Ili- pula, des giandes vallées de l'Èbre inférieur, du Bêlas, del'Anas, du Tage et de la rive droite de Duero. Au delà de ce fleuve et dans la vallée supérieure de l'Èbre, les tribus belliqueuses et incultes se conservèrent toujours indépendantes.

Les Romains, durant la guerre de Cartilage , firent la conquête de cette riche péninsule qui , quarante ans plus tard , à la fin de la seconde guerre punique, fut divisée en deux provinces : à l'o- rient la Tarragonaise, et au sud-ouest la Lusitanie ou Bétique, sous le gouvernement de deux préteurs. Mais les Espagnols , qui n'avaient subi qu'avec répugnance le joug de Carthage , se- couèrent bientôt celui de Rome; neuf ans après la chute de la puissance carthaginoise dans la Péninsule, ils commencèrent contre les Romains une guerre rendue très-meurtrière, soit à cause de la nature des lieux, ou du grand nombre et du caractère des habi- tants. Hommes et femmes, jeunes et vieux, combattaient avec intrépidité et se faisaient une gloire d'expirer sans pousser un gé- missement. Chaque hauteur, chaque buisson devenait pour eux un fort, et partout on trouvait cette guerre de partisans qui, de nos jours, ébranla le trône de Napoléon. Les Espagnols formaient île nombreuses associations, dont les membres faisaient serment de vivre et de mourir ensemble ; jamais l'un d'eux n'abandonnait son compagnon ou ne lui survivait. Une mère cantabre égorgea son fils plutôt que de le laisser au pouvoir de l'ennemi ; un jeune homme , par l'ordre de son père , lui donna la mort ainsi qu'à sa mère pour les délivrer de leurs fers. Les prisonniers expirant sur la croix entonnaient des chants belliqueux et insultaient leurs bourreaux (1). Souvent vaincus, jamais subjugués, ils portaient sur eux du poison, pour y recourir en cas de défaite; s'ils se trou- vaient réduits en esclavage, ils tuaient leurs maîtres, ou faisaient couler bas les bâtiments destinés aies transporter. Après unedé-

(i) Pi.vT\Rni f., Vie de Sertoriua ; Appiin, ibérie, 33, 72.

l'espagne.

ISo 173.

route, ils tirent dire aux Romains vainqueurs : Nous vous laisserons sortir de l'Espagne à la condition que vous nous donnerez un habit, un cheval et une épée par tête.

Les Romains, de leur côté, employaient contre les Espagnols toute espèce d'armes, celles surtout dont l'ennemi savait le moins se servir, la ruse et la trahison. Ils suscitaient des querelles entre eux, armaient frères contre frères, et les attaquaient au moment favorable. Avec une bienveillance feinte, Lucullus dans la Celtibérie , et Servius Galba dans la Lusitanie , offrirent des terres fertiles à ces Espagnols, qu'ils ne pouvaient dompter; puis, lorsqu'ils les virent établis et pleins de sécurité , ils les massacrè- rent. Galba se fit gloire d'en avoir égorgé trente mille.

Comme on peut le croire, les Espagnols usaient de représailles; m aussi , toute campagne dans la Péninsule inspirait une terreur si grande, que les tribuns du peuple demandaient l'exemption de leurs protégés, et, s'ils ne l'obtenaient pas , ils les mettaient en prison pour les soustraire au péril. Le consul Fulvius Nobilior essuya une telle défaite en combattant contre eux , que ce jour né- faste resta dans le calendrier comme celui de la bataille de Cannes. Cependant, Caton et Sempronius Gracchus, à la suite d'une longue guerre dans l'Espagne citérieure (Castille et Aragon) , et en attaquant les Celtibères dans leurs montagnes, accablèrent tout ce qui était entre l'Èbre et les Pyrénées ; ils se vantèrent d'a- voir pris , l'un quatre cents villes, l'autre trois cents. Dans l'Es- pagne ultérieure, P. Cornélius Scipion , Posthumus et d'autres encore soumirent les Lusitaniens, les Turdétans, les Vaccéens «5-178 (Portugal, Léon, Andalousie), et les Romains purent s'enor- gueillir d'avoir subjugué toute la Péninsule.

.Mais une domination de fer amenait bientôt la rupture de la paix. Les Romains considéraient l'Espagne comme celle-ci, des siècles plus tard, considéra l'Amérique, c'est-à-dire comme un pays d'où il s'agissait de tirer le plus d'or possible. Le triomphe le plus heureux était celui du général qui rapportait le plus de ce métal en barres; en outre, les proconsuls, envoyés dans cette province pour contenir ces lions enchaînés , assouvissaient leur propre avarice en exerçant le monopole des blés et en affamant le pays.

Les vaincus trouvèrent un vengeur dans le Lusitanien Vi- viriathe. riathe. La garde des troupeaux et la chasse avaient fait de lui un excellent chef de bandes. Il connaissait tous les passages, la moindre haie, le plus petit fossé; un instant lui suffisait pour réunir sa troupe , qu'il dispersait aussi rapidement. A peine ve-

(} CINQUIÈME BPOQOE.

nait-il d'escarmoucher contre l'ennemi au fond de la vallée, qu'on le voyait le provoquer par des insultes du haut de quelque mon- 149- tagne. Secondé par les peuples de l'Espagne intérieure ; surtout par les Numantins, il porta ses vues plus haut qu'on n'aurait pu l'attendre d'un chef de partisans , et se proposa de confédéré!* les Lusitaniens avec les Celtihères . seul moyen pour l'Espagne de tenir tète aux Romains.

Guidant les siens de victoire en victoire, il défit successivement cinq préteurs; mais Métellus le Macédonique, celui qui disait, Si m a tunique savait ce que je pense, je la brûlerais, mot sou- vent répété depuis, lui fut opposé avec succès. Rhétogène , un des principaux citoyens de Nertobrige, assiégée parles Romains, étant sorti de la ville pour se livrer à eux, les assiégés, afin de venger du transfuge, exposèrent sur la brèche sa femme et ses enfants aux coups de l'ennemi; mais Métellus fit suspendre l'as- saut, et renonça à une conquête assurée. Cet acte d'humanité inattendu lui concilia l'Espagne tarragonajse , qui s'empressa de faire sa soumission; mais, au milieu de ses triomphes, il apprit qu'il était rappelé , et qu'on lui donnait pour successeur Quintus Pompée, homme obscur et son ennemi particulier. Loin d'avoir la générosité de sacrifier son ressentiment à l'intérêt public, il chercha à décourager l'armée , en laissant s'épuiser les magasins , mourir les dépliants , et en faisant briser jusqu'aux dards : il res- tait cependant encore un noyau d'armée redoutable , si Pompée n'eût compromis l'état des choses par sa témérité. Viriathe par- vint à enfermer le proconsul Fabius Servili anus , et pouvait nicine passer ses légions au fil de l'épée; mais il se contenta de lui offrir la paix, à la seule conditimi que les Romains, gardant le reste de L'Espagne, le reconnaîtraient maître du pays sur le- quel il dominait. Le sénat confirma le traité, et Viriathe acquit ainsi ce qu'il desirait , un royaume indépendant aux dépens de la république romaine. i*°- !l pouvait devenir le Romulus de l 'Espagne; mais Servilius

Cépion, consul sans considération , sollicita de Itomela permis- sion de violer la paix ; il l'obtint , et . voyant qu'il ne réussissait pas, à l'aide d'une foule de petits griefs mis en avant, à pousser Viriathe à une rupture, il lui déclara ouvertement la guerre, sans raison ni prétexte, et ravagea le pays. Après des chances di- verses, Viriathe se trouva forcé de demander la paix. Cépion gea de lui qu'il livrât «eux qui avaient excité certaines villes à

la révolte] il se soumit à cette làido- obligation, bien quo son beau-père fût du nombre . et souffrit qu'un leur tranchât la main

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l'espagnk. 7

droite; mais, quand le consul , devenu plus audacieux , prétendit qu'il désarmât ses troupes, Viriathe, retrouvant sou mâle cour- roux, recommença les hostilités, sans négliger toutefois, dans l'espoir d'obtenir la paix, d'envoyer souvent au consul des messa- gers. Cépion en corrompit quelques-uns, qui assassinèrent le vaillant Lusitanien, et revinrent au camp romain pour réclamer leur salaire; mais le consul leur répondit que les généraux de Rome étaient peu disposés à récompenser les assassins de leur propre général , et qu'il pouvait tout au plus leur accorder la vie sauve. Le sénat, de son côté , refusa les honneurs du triomphe à l'infâme Cépion.

La mort dece grand capitaine, redouté de l'ennemi et respecté des siens, fit cesser l'accord entre les deux Espagnes , et la Lusi- tanie se résignaau joug ; mais la résistance de Numance n'en devint ([ue plus acharnée. Cette ville, protégée de trois côtés par les Numance. montagnes, était assise au midi de la rivière du Ter, au centre du pays, des Arévaques, et non loin des sources du Douro. Là, pro- tégés par deux fleuves , par des bois épais et de profondes vallées, les assiégés, auxquels s'étaient joints les restes des partisans de Viriathe, soutinrent une lutte généreuse, bien qu'ils fussent à peine huit mille guerriers. Les redoutables légionnaires eux-mêmes tremblaient au nom des Numantins plus qu'à celui d'Annibal et de Philopœmen. Pompée se trouva contraint de traiter avec eux , mais les conventions furent violées par son successeur. Bien que 137- réduits au nombre de quatre mille , ils tuèrent vingt mille soldats au consul Hostilius Mancinus qui, cerné par eux, dut se rendre à discrétion, lui et son armée.

Ils ne se montraient pas moins généreux dans les négociations que vaillants dans l'action. Le questeur Tibérius Gracchus étant entré dans la ville pour réclamer des registres qui lui avaient été enlevés dans le pillage du camp , non-seulement ils les lui rendi- rent, mais ils le comblèrent d'honneurs, et lui offrirent de prendre ce qui serait à sa convenance dans le butin; il ne voulut accepter qu'une petite mesure d'encens à brûler sur l'autel des dieux. Rome, au contraire , se montrait perfide dans les traités , repoussait les ambassadeurs numantins, et, comme dans la guerre contre les Samnites, faisait conduire aux portes de Numance le consul Man- cinus enchaîné. Les Numantins, à L'exemple de Pontius, refusèrent de le recevoir, à moins qu'il ne leur fût remis , conformément au traité, avec son année entière.

La guerre s'étant donc rallumée, la famine obligea Émilius Lé- pidus de lever le siège de Numance. Les consuls Fulvius Flaccus

S CINQUIEME EPOQUE.

et Calpurnius Pison ne furent pas plus heureux, et les tribus de Home s'écrièrent unanimement que la petite cité espagnole ne pourrait et re domptée que par le vainqueur de Carthage. la* Scipion fut donc de nouveau élu consul, contrairement à une

loi récente ; comme on ne lui permit pas de lever de nouvelles troupes, il arma cinq cents volontaires à cheval, qu'il appela la Cohorte de ses amis, et environ cinq mille hommes que lui fourni- rent différentes villes de l'Italie. Il rejoignit l'armée avec ces forces, et, grâce à la confiance inspirée par ses victoires précédentes, à une discipline sévère qui occupait le soldat à des travaux conti- nuels , ce tacticien habile parvint à entourer Numance d'une cir- convallation. Malgré des sorties désespérées, il refusa la bataille et repoussa toutes les propositions pour la reddition de la ville. HhétogèneCaraunius, s'étant ouvert le passagede vive force, courut tout le pays des Arévaques pour obtenir des secours et provoquer des soulèvements; mais la crainte avait glacé les cœurs. La seule Lutia, il trouva un accueil favorable, fut surprise par Scipion et obligée de lui livrer quatre cents citoyens, auxquels le héros fit couper les mains avec la même cruauté qu'il avait montrée à Carthage, en faisant déchirer par des lions les déserteurs italiens. Les Nimiantins furent réduits par la famine à une telle extré- mité, qu'après avoir dévoré les animaux et les objets les plus im- mondes, ils se mangeaient entre eux; ils finirent par mettre le feu ni. à la ville, et se tuèrent les uns les autres. Le vainqueur n'en put sauver que cinquante pour orner son triomphe, que signalait l'absence de toutes dépouilles. La petite cité tomba plus glorieu- sement que Carthage etCorinthc, et le souvenir de sa résistance vécut au cœur des Espagnols, qui, seuls parmi les peuples des provinces romaines , prouvèrent encore, même après leur défaite, qu'ils avaient des bras et du cœur.

Pergamr. Une conquête plus facile que celle de l'Espagne , mais non

moins importante , fut celle du royaume de Pergame. Les anciens distinguaient la grande et la petite Mysie : la première confinait à la Phrygie et à la mer Kgée; la seconde s'étendait de la Propon- tide an mont Olympe. Cyziquc , bâtie dans une île de la Propon- tide qu'Alexandre avait réunie au continent, avait été surnommée la Home de l'Asie; on admirait son port, ses murailles, ses tours, son temple principal surtout; elle était habitée par une population pacifique et efféminée , et appartenait à la petite Mysie, ainsi que Parios,que l'on croit la patrie d'Arehiloque , et Lampsaque, qui révérait Cybèle et Priape, divinités dont le culte était une école de

Sii.

PERGAME. '•)

turpitudes. Alexandre, que révoltaient ces mœurs infâmes, avait résolu dedétruire la ville, et quand il en vit sortir des ambassa- deurs en suppliants, il jura de ne pas faire ee qu'ils demanderaient. Alors Anaximène, chef de la députation, le pria de raser la ville; Alexandre fut donc obligé de l'épargner, pour ne pas violer son serment.

La principale cité de la grande Mysie était Pergame, patrie du médecin Galien,et située sur les rives duCaïquc; elle était célè- bre par ses fabriques de riches tapis, et lorsque Ptolémée défen- dit l'exportation du papyrus, elle inventa le parchemin, sur le- quel étaient copiés les meilleurs ouvrages de l'antiquité, qui , au nombre de cent mille volumes, ornaient la bibliothèque royale.

Durant les guerres entre Séleucus et Lysimaque , Pergame de- vint la capitale d'un royaume que constitua l'eunuque paplilago- nien Philétère, qui, nommé gouverneur de cette ville par Lysi- maque, se fit prince avec l'aide des Gaulois d'Asie et se maintint vingt années. Eumène Ier, son frère ou son neveu, lui ayant suc- cédé , profita des divisions des Séleucides pour accroître ses do- maines en Asie, et s'en assura la conquête par une victoire signa- lée sur Antiochus. Après lui, Attaleltr commença par repousser glorieusement les Gaulois, prit le titre de roi, et devint l'allié d'Antiochus le Grand ; il fit avec lui la guerre aux Achéens, puis s'unit aux Étoliens contre Philippe III de Macédoine. Il se con- cilia ainsi l'amitié des Romains, dont il accueillit magnifiquement les ambassadeurs lorsqu'ils vinrent lui demander le simulacre de la grande déesse, comme une sauvegarde contre Annibal. D'un Q caractère généreux, d'un esprit droit, son activité prodigieuse lui rendait tout facile; dans la seconde guerre macédonique, il com- mandait la Hotte de Rhodes, et détourna Philippe d'assiéger Athè- nes, qui, en reconnaissance de ce service, donna le nom d'Attale à une de ses tribus. Il mourut à l'âge de quatre-vingt-deux ans, l3S des efforts qu'il fit en haranguant les Réotiens , pour les détermi- ner à s'unir aux Romains; aimant et protégeant les lettres, il écrivait lui-même, et la faveur que ses prédécesseurs et lui accor- dèrent à l'industrie, aux sciences età l'architecture, mit le royaume de Pergame en état de rivaliser avec d'autres beaucoup plus vastes.

Eumène II, son fils et son successeur, se montra digne de lui:

., ,. . ^ ... , Eumène I

il tavonsa ouvertement les Romains, en surveillant tous les mou- iss. vements d'Antiochus le Grand , et en ies secondant dans leurs guerres contre ce prince. Son zèle fut récompensé après la bataille de Magnésie : Antiochus dut lui payer quatre cents talents, et les

\(\ CINQUIÈME ÉPOQUE.

Romains lui abandonnèrent les provinces que ce roi avait possédées en deçà du Taurus; il joignit donc à son royaume le reste de la Mvsic, laPhrygie hellespontique et la grande , la Lydie, l'Ionie, Telmesse en Lycie, et. dans l'Europe, Lisimachie avec la Cher- sonèse de Thrace. Prusias II de Bithynie «Haii parvenu, grâce aux conseils d'Annibal, àie vaincre par terre et par mer, quand l'en- tremise de Rome fit cesser la guerre par la mort de celui qui la 183. fomentait.

Une protection aussi puissante l'aida à triompher d'autres en- nemis, et son autorité s'étendit sur la Phrygie, la Mysie , la Ly- caonie , la Lydie , l'Ionie et sur une partie de la Carie ; mais d'un côté, cette grandeur l'obligeait à louvoyer, non sans péril, au mi- lieu des guerres renaissantes; de l'autre, la gratitude le tenait sons la dépendance de Rome. Le sénat conçut même de l'om- I nage de sa conduite durant la guerre de Persée , et fit conseiller sous main , à son frère Attale , de demander pour lui le royaume de Pergame ; mais ce prince généreux, étant venu à Rome en qua- lité d'ambassadeur, félicita la république de ses victoires en Ma- cédoine . réclama ses secours contre les Gaulois, et ne demanda rien pour lui. Eumène accourait à Rome pour se justifier, quand il reçut l'invitation de retourner dans ses États. Menacé d'abord sourdement par le sénat, il le fut bientôt à découvert; mais il mourut sur ces entrefaites, et eut pour successeur son frère At-

Aitiieii. taie II, qui, plus constamment fidèle aux Romains, s'immisça dans toutes les affaires de l'Asie Mineure; il se montra surtout hostile à Prusias, qui employait tantôt la force, tantôt la trahison, pour se maintenir et s'agrandir.

utalc m II lajssa, en mourant, la couronne au fils d'Eumène, Attale III, ' qui, bien que son oncle lui eût l'ait donner ['éducation lapins li-

berale, se conduisit en tyran, et fit égorger ses parents et les amis .lesa famille; plus tard, il en conçutdp tels remords, qu'il ne sor- tait plus de son palais, et négligeait même de se raser et de se baigner. Bientôt, de nouveaux soupçons lui faisaient ordonner de nouveaux meurtres, et. pour se distraire dans sa solitude, il s'occu- pait à fondre des métaux; mais il contracta dans ce travail une fièvre qui délivra Pergame de ce monstre.

Soit raison ou folie, il institua le peuple romain héritier de ses biens (I), et le peuple romain , grammairien subtil , préten- dit que par le mot biens on devait entendre le royaume; aussi , sans égard pour les droits d'Aristonjc, frère naturel d' Attale, et

(I) Populus Romanus honorum mcorum li;ires eslo.

130.

CONSTITUTION ET ÉCONOMIE DE HOME. Il

sans tenir compte des réclamations dos princes voisins, il occupa ses États. Aristonic entreprit de faire valoir ses droits avec l'ap- pui des Thraecs, des. Phocéens et des villes du royaume , qui avaient horreur de la domination étrangère. Licinius Grassus, con- sul et grand pontife, fut envoyé contre lui; mais, avare comme il l'était, il songea plutôt à entasser du butin qu'à combattre, et finit par être fait prisonnier; puis un Thrace , qu'il avait provo- qué, le tua.

Le consul qui fut envoyé à sa place, Perpenna , homme obscur, qui n'était pas même Romain, accourut pour le venger, et fit Aris- tonic prisonnier. Aprèslui, M. Aquilius triompha delà résistance des l'ergamiens, en empoisonnant jusqu'aux sources qui fournis- saient de l'eau à la ville assiégée. La plus belle et la plus grande partie de l'Asie Mineure fut ainsi réduite en province sous le nom d'Asie. 12°-

Par combien de maux intérieurs , par combien de guerres Home ne devait-elle pas expier l'indigne moyen à l'aide duquel elle s'é- tait procuré un héritage d'un genre si nouveau (I)!

CHAPITRE II.

CONSTITUTION ET ÉCONOMIE DE ROME.

Comment Rome, cette petite communauté, put-elle suffire à tant de conquêtes , dont nous n'avons pas encore signalé les plus importantes? Ce fut en empruntant toujours de nouveaux principes de vitalité aux peuples qu'elle subjuguait.

I ina vu, dans l'histoire incertaine de ses origines, qu'après avoir appelé des fugitifs de tous pays, elle s'incorpora les Sabins , les Étrusques, les Latins ("2). Jamais elle ne s'écarta de ce système;

(1) Si \i\ a inséré des Recherches sur les rois de Pergame dans lo XIIe vol. des Mémoires de l'Académie des inscriptions. On trouve aussi dans le Voyage pittoresque, de la Grèce, par Choisedl-Godffìer ( 1 809, t. Il), d'excellentes réflexions sur les monuments de Pergame, des entes et des îles voisines.

(?) Illud sine lilla dubitatitene maxime nostrum fundavit imperium, et populi Romani nomen auxit, quoti princeps ille creator hujus urbis Romulus fœdere Sabino docuit, etiam bostibns recipiendis, augeri liane civitatem opportere. Cujus auctoritate et exemplo nunquam est intermissa a majoribus nos tris largitio et communicatio civitatis. rjic. pr<> Corn. Balbo, XXXI.

Quid alimi exitio Laceduemoniis et Atheniensibus fuit, quamquam armis pol- lerent, nisi quo'd victos pro alienigenis arcebant? \t conditor noster Romulus

12 CINQUIEME ÉPOQUE.

mais il fallait passer par de nombreux degrés avant qu'on pût jouir des droits de citoyen dans leur plénitude. Ici, comme dans les so- ciétés de l'Asie, nous trouvons un peuple privilégié qui domine sur une plèbe sans nom; seulement, il ne s'entoura point do bar- rières infranchissables, et loin de se faire caste , il accueillit tou- jours dans son sein de nouveaux éléments.

Toutes les législations font une distinction entre les personnes qui jouissent des droits politiques ou civils, et celles qui ne peu- vent les exercer. A Rome, comme chez tous les peuples guerriers, le droit dans sa plénitude n'appartenait qu'à ceux qui portaient les armes. Les célibataires restaient donc en tutelle; les femmes en puissance de père ou de mari ne pouvaient posséder de biens- fonds, ni les vendre une fois veuves, sans l'autorisation du tuteur. Les citoyens de droit complet [cives oplimojure étaient les patri- ciens, descendants des premiers Quirites, ceux que leur mérite avait fait entrer dans cet ordre, ou qui descendaient de person- nage* ayant exercé les fonctions curules, c'est-à-dire la dictature, le consulat, la preture, la censure et la haute édilité. A ces patri- ciens appartenait le jus imagi nu m ou le droit de conserver dans leur maison et de faire porter dans les cérémonies funèbres les images en cirede leurs aïeux; ils possédaient seuls Yager publicus, se réunissaient dans les comices par curies, et, la lance à la main, pouvaient seuls être juges et pontifes, et prendre les augures sans lesquels les décisions restaient sans autorité.

La plèbe était un peuple différent; elle avait ses riches, ses chefs et ses assemblées propres, mais elle restait subordonnée aux patriciens (i).

Les luttes entre les patriciens et les plébéiens eurent pour résultat d'introduire peu à peu les seconds dans la société des pre- miers; formant un ordre distinct, la plèbe jouissait de la liberté ci- vile des biens et des personnes, et finit, avec le temps, par acquérir 1rs droits politiques. Dans cette voie, sa première conquête fut de faire reconnaître ses i nefs qui, sous le nom de tribuns, étaient les protecteurs du peuple. Le veto de l'un d'eux suffisait pour sus- pendre la volonté du sénat, et leur personne ('-tait inviolable; organes infatigables des intérêts des plébéiens, ils soutenaient leurs préten- tions, et mettaient en accusation les magistrats qui sortaient de charges. A force d'instances, ils firent tomber les restrictions qui

tantum sapientia valuit, ut plerosque populos eodeni die liostes, dein cives lia- lx ni. Tac. Ann., lil>. XI.

(1) Gela est si vrai qu'après la prise tic Voies, ils avaient proposé d'aller s') établir.

CONSTITUTION DE ROME. 13

gênaient les mariages et le droit de propriété des plébéiens, lesquels finirent par être reconnus capables de remplir les hautes magis- tratures et même le consulat.

Nous avons parlé ailleurs de l'origine des tribus et des curies. Les tribus, dont chacune était divisée en dix curies avec un curion, furent portées jusqu'au nombre de trente-cinq (1) , dont quatre urbaines, savoir : Palatina, Subii rrana , Collina, Esquilina. Les autres, qui étaient rurales, empruntaient leurs dénominations à des familles illustres, ou à des localités voisines de Home; or, comme dans les premières vinrent se fondre tous ceux qui n'a- vaient point de patrimoine déterminé, les tribus rurales se main- tinrent en honneur plus que les autres.

Les privilèges de l'aristocratie patricienne une fois détruits , le peuple fut divisé en six classes, en proportion de la fortune de chacun; c'était un moyen d'amalgamer les deux ordres et de pro- téger les franchises des plébéiens, en laissant néanmoins le gou- vernement entre les mains des familles patriciennes.

Pour être inscrit dans la première classe, il fallait posséder cent mille as; dans la seconde, soixante-cinq mille; dans la troisième, cinquante mille ; dans la quatrième , vingt-cinq mille; dans la cin- quième, douze mille cinq cents. Tous ceux dont l'avoir n'atteignait pas ce dernier chiffre, étaient rangés dans la sixième. Au-dessous de ces classes se trouvaient les cerarli , qui ne contribuaient que par l'impôt aux charges de l'État, mais qui étaient exempts du service militaire et privés du droit de suffrage. Cette distribution de la population indique l'existence d'un Cens étaient enregis-

(i) 1. /Emilia. 19. Publilia.

20. Pollia.

21. Poinptina.

22. Pupinia.

23. Quirina.

24. Romilia.

25. Sabatina.

26. Scaptia.

27. Sergia.

28. Stellatina.

29. Suburruna.

30. Terentina.

31. Trementina.

32. Vejentina.

33. Velina.

34. Veluria.

35. Vollinia.

1.

umilia.

2.

Aniensis.

3.

Amiensis.

4.

Claudia.

5.

Crustumina

G.

Collina.

7.

Cornelia.

8.

Esquilina-

9.

Fabia.

10.

[•'aterina.

11.

Galena.

12

Horatia.

13

Lemonia.

14.

M seria.

15

M enenia.

16

Oufentina.

17

Palatina.

1S

. Papiria.

\\ CINQUIEME EPOQUE.

très les citoyens, ainsi que l'évaluation de leur fortune. Le cens avait lieu tous les cinq ans.

Voilà donc la noblesse des richesses substituée à la noblesse d'o- rigine; désormais on peut dire que les questions intérieures de l'État sont débattues entre les riches et les pauvres, entre ceux qui possèdent et ceux qui ne possèdent point. Les riches, pour éloigner les pauvres du pouvoir, eurent alors recours aux mêmes moyens que les nobles avaient employés pour en exclure les plébéiens, comices. Gomme dans les États républicains, le pouvoir suprème rési- dait dans l'assemblée générale de tous les citoyens, qui se réu- nissait d'abord par curies de Quiriles; mais le peuple lui op- posa les comices par tribus convoqués et présidés parles tribuns, l'on ne consultait pas les auspices, privilège réservé à l'aristo- cratie. Dans ces comices, qui formaient les véritables assemblées populaires, intervenaient les tribus pour nommer les magistrats inférieurs de Rome et tous les fonctionnaires des provinces, le sou- verain pontife et les autres prêtres , pour conférer le droit de cité et juger certaines trangressions qui étaient punies d'une amende.

Les comices curiates, réunions immédiates par sections locales, n'étaient plus qu'une formalité conservée par respect pour les auspices, afin de confirmer les testaments et de sanctionner les décisions des tribus; mais le peuple négligeait de s'y rendre, et les trente curies n'étaient représentées que par les licteurs, autrefois chargés de les convoquer.

Tout Romain de la ville ou de la campagne, s'il payait l'impôt et faisait le service militaire, intervenait dans les grands comices ou comices centuriates, pour élire des magistrats, approuver les lois, statuer sur les crimes d'État et discuter sur les questions de guerre. En un mot, le pouvoir législatif résidait de fait dans ces comices, puisqu'il élisait le pouvoir exécutif, le jugeait, acceptait ou rejetait les lois proposées (i).

Chacune des six classes dans lesquelles on avait partagé les ci- toyens comprenait plusieurs centuries : la première, quatre-vingt- dix-huit; laseconde, vingt-deux; la troisième et la quatrième vingt et uni; la cinquième, trente et une, et la dernière, une seule. Comme chaque centurie donnait un vote collectif, celles qui ne se compo- saient que d'un petit nombre de riches, lesquelles formaient la majorité, l'emportaient de beaucoup sur les autres, se trou- vaient agglomérés tous les pauvres.

(1) Comitia centuriata, ex censu et afate; curiata, ex generibus homi- num; tubata ex regionibtts et locis.

CONSTITUTION DE ROME. 15

Les dix-huit premières, formées de citoyens opulents, pouvaient faire la guerre à cheval , ce qui leur fit donner le nom de cheva- liers , de même que les nohles de l'ancienne constitution avaient tiré leur dénomination de Quirites du mot g air, lance. Ce titre tic chevalier restait donc à ceux qui n'avaient aucune autre distinc- tion politique.

Plus une classe renfermait de centuries, plus s'élevait son con- tingent en impôts et en hommes pour le service militaire; mais le nombre des voix qu'elle avait dans les comices se réglait sur bettêi proportion.

La première classe l'emportait donc à elle seule sur toutes les autres , et lorsque ses centuries votaient d'accord , il devenait imi- tile d'interroger les cinq dernières classes. Panine conséquence naturelle, l'influence des citoyens tenait à la classe dont ils fai- saient partie , influence d'autant plus grande qu'ils étaient plus riches et que leur centurie comptait moins de membres.

Le même système réduisit à rien le rôle des pauvres jusque dans les comices par tribus; les censeurs, élus pour cinq ans dans les assemblées centuriates , avaient soin d'entasser les nouveaux pauvres dans les tribus urbaines qui votaient les dernières, en classant les riches dans les tribus rurales; or, comme le nombre des membres ne changeait en rien le vote collectif, les tribus riches plus nombreuses, bien que formées d'un petit nombre de citoyens, conservaient facilement la prépondérance.

Ainsi l'ordre sénatorial et celui des plébéiens constituaient le chevaliers, peuple , auquel on ajoute l'ordre équestre; mais règne une grande obscurité. Quelques-uns font dériver cette institution de la garde à cheval créée par Romulus; cependant on ne les voit jamais , dans les cinq premiers siècles de Rome , figurer comme ordre distinct. D'autre part, il y avait des chevaliers nobles et plébéiens (1), de sorte que ce titre n'exprimait peut-être qu'une distinction accidentelle de personnes ou de familles. Pline l'An- cien, témoignage tardif sans doute, mais qui était chevalier, dit que ce furent seulement les Gracques qui placèrent cet ordre entre les plébéiens et les patriciens, en lui attribuant les juge- ments; plus tard Gicéron le consolida à l'occasion des troubles soulerés par Catilina , et depuis ce temps l'ordre équestre prit rang entre les deux autres.

Il paraît donc que , dans le principe , le titre de chevalier indi- ci) Livius Salinator, plébéien, et Claudius Néron, tous deux chevaliers, furent consuls en même temps.

\Ç\ CINQUIEME EPOQUE.

quait seulement le citoyen qui pouvait combattre à cheval; celte distinction purement militaire le suivit jusque dans la cité, et finit par constituer une sorte de troisième ordre. Ce qui contribua sans doute à ce résultat , ce fut le contrôle des censeurs qui , à chaque lustre, épuraient cette classa ; pour y être admis, il fallait être libre et d'une famille honnête, posséder un cens déterminé, ou avoir bien mérité de l'État par ses actions et ses vertus. Cette insti- tution fut nuisible aux plébéiens, parmi lesquels elle recrutait les membres les plus distingués pour les rapprocher de l'aristocratie ; mais, en réalité, on ne peut considérer les chevaliers comme un corps politique, puisque chaque membre de l'ordre équestre res- tait patricien ou plébéien , et que la qualité de chevalier ne con- férait aucune participation spéciale au pouvoir législatif.

Il est donc hors de doute que l'ordre équestre ne reposait point sur des conditions stables, mais que l'admission ou l'exclusion de ses membres dépendait, pour ainsi dire, du caprice des censeurs. Les deux autres ordres ne restaient pas stationnaires; en effet, parfois un patricien se faisait adopter par un plébéien pour arriver aux charges exclusivement réservées au peuple , et le plébéien , par l'adoption et son admission dans le sénat, pouvait s'élever au rang des nobles, sénateurs. Les trois cents (1) membres du sénat furent élus d'abord par les rois, puis par les consuls, et enfin par les censeurs qui , dans leur choix , n'avaient égard ni à l'ancienneté ni à l'éclat de la famille (2) : les fonctionnaires sortis de charge et les plus con- sidérables entre les chevaliers, étaient notés par les censeurs pour être élevés à cette dignité, peut-être moyennant certaines conditions de cens et d'état , qu'il est difficile de préciser. Les sé- nateurs formaient le conseil supérieur de la république, gardaient le trésor, examinaient les comptes de l'État, décrétaient les dé- penses publiques, fixaient l'impôt affecté aux embellissements de la ville, nommaient aux magistratures provinciales, correspon- daient avec les nations étrangères, conféraient le titre de roi ou d'allié du peuple romain, et prononçaient sur les contestations entre les villes alliées ou sujettes ; ils délibéraient sur la paix ou la guerre, sur les alliances et les protections, levaient ou congé-

(1) Syila en porta le nombre à quatre cents, les triumvirs l'augmentèrent tel- lement qu'on ne comptait pas moins de mille sénateurs sous Auguste, qui n'en conserva que six cents.

(*>) Deligcrcntur ex (non ab ut a nonnullis legitur) universo populo, adi- tusque in iilum summum ordinem omnium civium industrie cl v'ululi ■palerei. Cu i>vo Sextio.

CONSTITUTION DE ROME. 17

diaient les troupes, donnaient des ordres aux généraux, jugeaient en dernier appel les crimes d'État , ceux de meurtre et d'empoi- sonnement, ou plutôt ils dirigeaient la procédure sur ces ques- tions; ils exerçaient la haute inspection religieuse , et l'on ne pouvait sans leur intervention introduire quelque divinité nou- velle ni consulter les livres sibyllins. Us interprétaient la loi dans les cas douteux, et, dans les circonstances graves, ils conféraient aux consuls un pouvoir illimité. Leursdécvets (senatusconsultum), sans être des lois, avaient force obligatoire, et ne pouvaient être abrogés que par le sénat lui-même (1); mais la faculté d'inter- préter et de suspendre les lois emportait de fait celle de modifier la législation.

Les lois étaient d'abord proposées au sénat; lorsqu'il les avait i.0i$ acceptées, on les publiait dans trois marchés successifs, afin que les gens de la campagne pussent aussi en prendre connais- sance. Alors le peuple était convoqué à jour fixe au Champ de Mars; là, après les avoir lues, discutées, puis mises aux voix, on recueillait les suffrages de la manière suivante : On disposait cent quatre-vingt-treize ponts, c'est-à-dire un par centurie, et chaque votant recevait, en passant sur le pont affecté à la sienne, les deux tablettes destinées à exprimer son vote. Les votes se comp- taient ensuite collectivement par centurie. S'il s'agissait d'une loi, If s tablettes affirmatives portaient les deux lettres UR (uli rogas, comme tu le proposes) : sur les tablettes qui exprimaient le rejet était inscrite la lettre A (antiquo, je suis pour le maintien des an- ciennes lois). S'il était question d'un jugement, chaque votant en recevait trois : la première avec un A (absolvo , j'absous); la se- conde avec un C (condemno, je condamne) ; la troisième avec un N et un L (noti liquet, je ne me trouve pas suffisamment éclairé).

La loi est donc ce qui est établi , après délibération , par l'accord du sénat et des plébéiens, ou par les comices centuriates(2).

Les décisions du peuple délibérant seul (plébiscita) étaient obli- gatoires pour tous les ordres; les plébiscites sont les lois les plus célèbres du droit romain, qui ne fut ébranlé par aucune révolution soudaine ou violente. Demeuré ferme sur la base de l'ancienne législation , jamais il ne dérogea aux Douze Tables (3), et laissa aux

(1) Po/estas in populo, auctoritas in senalu. Cic.

(2) Lex est quod populus Romanus, senatorio magistrata interrogante, velntî consale, constiluebat. Plébiscitant] , qnod populus, plebeio magistrata interro- gante, constituebàt. Gaius.

(3) On disait encore du temps de Tite-Live : [n hoc immenso aliarum super alias acervatarum leyum cumulo fon s omnis publici privalique juris est.

niST. IN1V. T. IV. 2

Consuls.

Préteurs.

\>i CINQUIEME EPOQUE.

magistrats le soin de compléter ou d'interpréter la loi; ce que firent principalement les édits des préteurs et des édiles.

Le système politique était donc des plus compliqués, en raison de la réunion des pouvoirs judiciaire et législatif; d'un autre côté, les lois émanaient des assemblées par tribus, par curies et centu- lits, et variaient encore à cause des divers modes de sanction et d'initiative.

Deux consuls étaient placés à la tête du gouvernement : rois an- nuels et choisis parmi les patriciens ou les plébéiens. Ils prési- daient les assemblées du peuple et du sénat, recueillaient les votes, veillaient à l'exécution des décrets, introduisaient les ambassa- deurs étrangers, choisissaient parmi les citoyens et les alliés ceux qui devaient porter les armes , et nommaient les tribuns des lé- gions. Leur pouvoir était illimité en temps de guerre, ou quand le sénat leur conférait la dictature, pour détourner quelque immi- nent péril. Chargés de la surintendance des cérémonies religieuses et des finances , ils étaient encore considérés comme les gardiens suprêmes des lois, de l'équité et de la discipline. Ils devaient tâ- cher de se concilier et le sénat , qui pouvait proroger leur com- mandement militaire, accorder ou refuser les sommes nécessaires, et le peuple, qui devait les accompagner à la guerre, contrôler leurs dépenses et les traités conclus par eux avec l'ennemi.

Tant que Rome borna son ambition à l'Italie, le consul, quoi- que chef de l'armée, était soumis à la surveillance active du sénat; mais, lorsque les mers s'ouvrirent devant ses flottes, comme l'ob- serve Polybe, les consuls furent tout à la fois préteurs, censeurs, édiles, peuple et sénat. Ils traitaient avec les vaincus, imposaient des tributs et des lois, levaient des soldats; en un mot, ils re- muaient, et c'est ainsi qu'ils firent l'apprentissage d'un pouvoir illimité, qui est un attrait et un péril.

Les consuls , comme jadis les rois, exerçaient aussi l'autorité ju- diciaire; mais, quand le peuple eut acquis le droit de parvenir à crtte première charge de l'État, les nobles cherchèrent à réduire ses prérogatives, en faisant rendre la justice par des préteurs, toujours choisis dans leur ordre. Bientôt d'ailleurs un plébéien fut élevé à la preture.

Deux droits naissaient de la distinction entre citoyens et étran- gers : le droit civil et le droit des gens. Le premier réglait les pré- rogatives du citoyen , et le protégeait dans ses actes; le second , qui différait de ce qu'on appelle aujourd'hui le droit des gens, embrassait les relations sociales et l'ensemble des principes juri- diques sur lesquels tous les peuples civilisés sont d'accord, ainsi

CONSTITUTION DE ROME. 49

que les règles de l'équité naturelle (1). Pour l'application de l'un et l'autre de ces droits, on élut , au temps de la première guerre punique, un préteur pour l'extérieur et un préteur urbain; plus tard, le nombre de ces magistrats fut porté à quatre, puis à huit, à seize et au-dessus. Leurs fonctions se résumaient dans la for- mule do, dico, addico : ils donnaient l'action, l'exception, la pos- session, les juges, les arbitres, les tuteurs; ils disaient les senten- ces sur les affaires plaidées et. dans les cas de possession; ils adjugeaient, quand il y avait cession du droit, comme dans l'éman- cipation et autres cas semblables.

Sous le poids d'une grande responsabilité, commune d'ailleurs à tous les magistrats romains, sur le savoir et l'équité desquels la loi comptait beaucoup trop, les préteurs, dans leur propre in- térêt, étaient tenus d'exposer, dès leur entrée en fonctions , le système qu'ils voulaient suivre durant leur année d'exercice ; car, même sur les points la constitution leur laissait le libre arbitre, ils ne devaient jamais porter atteinte au droit civil (2). Ils faisaient donc rédiger par d'habiles jurisconsultes un édit, ou comme nous dirions aujourd'hui un programme, ils conservaient ce qui leur paraissait bon dans les édits de leurs prédécesseurs. Ces ré- formes introduisaient dans la législation une amélioration progres- sive, qui suivait les mœurs et l'opinion, et sans bouleversements radicaux. La rigueur de la loi écrite fléchissait d'ordinaire dans l'application à l'aide de certaines fictions qui changeaient la déno- mination du point légal, ou admettaient l'exception, etc. (3).

Mais, comme la constitution romaine avait le grave défaut de mal déterminer les limites des diverses magistratures, les qualités personnelles donnaient une autorité plus ou moins grande et fa- cilitaient les usurpations. Il arrivait parfois que, dans la néces- sité où l'on se trouvait de recourir à des remèdes plus prompts et plus efficaces , la constitution se détruisait elle-même , en inves- tissant d'un pouvoir suprême un dictateur qui, magistrat législa- teur et général , n'avait, pour se faire tyran, qu'à le vouloir; or,

(1) Le Digeste en définit ainsi les attributions : Ex hoc jure gentium intro- ducici bella, discreta: gentes, regna condita, dominia distimia, agris termini positi, adijìcia collocala, commercium, emptiones, venditiones, localiones; conductiones, obligationes institutx, exceptis quibusdam qux a jure civili introduci a- sunt.

(2) Jura reddebant : et ut scirent cives quod jus de quaqua re dicturus esset, seque prémunirent, edicta proponebant. Pompomus.

(3) Ou feignait, par exemple , ia prescription d'une chose qui n'était pas, ou qu'un lils était une fille, ou qu'un mort agissait. On changeait le mot d'hérédité en celui de possession, dans le cas la loij contestait la première.

?..

20 CINQUIÈME ÉPOQUE.

il s'en rencontra qui le voulurent, et Romene fut délivrée de Svila que par une abdication volontaire, de César que par un as- sassinat. censeurs. Les censeurs finirent par exercer une partie importante du pouvoir consulaire. D'abord (comme l'indique leur nom dérivé du cens), ils se bornaient à administrer les revenus de la république, à dresser le rôle des contributions , et à enregistrer les Romains selon la classe à laquelle ils appartenaient , chevaliers, citoyens, xrarii.

Le droit d'admettre ou d'éliminer dans toutes les classes de l'État , qu'il s'agît des sénateurs, des chevaliers et des tribus , de faire descendre un citoyen d'une classe supérieure dans une infé- rieure ou de l'inscrire parmi les aerarti, ajouta beaucoup à leur puissance; ils parvinrent donc à s'ériger en gardiens des bonnes mœurs.

Le tuteur ou l'associé infidèle , le parjure, celui qui avait man- qué à l'honneur ou embrassé une profession honteuse , le militaire chassé de l'armée, comparaissait devant le tribunal des censeurs qui pouvaient le dégrader, mais non le réintégrer; cependant, s'il avait été statué contre lui par conviction individuelle, un censeur pouvait effacer la note (animadversio) imposée par un autre.

Cette note s'infligeait pour des actions honteuses en elle-mémes, mais contre lesquelles la loi n'établissait aucune peine : comme l'ingratitude du client envers son patron, l'indulgence ou la dureté excessive à l'égard des enfants , les traitements gratuitement ri- goureux envers les esclaves, l'abandon des parents, l'ivresse, la négligence des devoirs religieux et de ceux que réclament les morts; le délaissement ou la séduction de la jeunesse , le célibat sans motif valable , les unions illégales, l'exposition d'un enfant légitime; en un mot, tout acte contraire à la décence et à la salu- brité publique (1).

Les censeurs notaient aussi le plébéien qui, d'agriculteur, se faisait marchand ou artisan, et le cultivateur qui laissait dépérir sa vigne. M. Kmilius Lépidus fut noté pour avoir loué une mai- son six mille sesterces (52.t fr. ) et donné trop de hauteur à un.' maison de campagne (2); L. Antonius se vit exclu du sénat parce qu'il avait répudié sa femme, sans avoir convoqué un conseil d'a- mis (3 ; Publius Cornélius Runfius, un des ancêtres de Sylla, fut dégradé parce qu'on trouva chez lui plus de dix livres pesant en

(1) DlOMMI /;'./(■. Miljl (14.

(5) Val. Maxime, VIII, i ; Vii.lers Patt.rc, II, 1G. (:s; Id., [1,9, 2.

CONSTITUTION DE ROME. 21

vaisselle d'argent. Les censeurs Domitius Ahénobarbus etLicinius Grassus ordonnèrent aux rhéteurs de fermer leurs écoles, l'on enseignait à parler avec une impudence inconnue aux grands ora- teurs. Le même Ahénobarbus fit un grief à son collègue Licinius Crassus d'avoir trop aimé une murène accoutumée à venir prendre des miettes de pain dans les mains de son maître, qui la paraît de bijoux, la pleura quand elle mourut et lui fit ériger un tombeau ; Crassus éluda l'accusation en la tournant en plaisanterie , et en élevant aux nues la force d'âme de Domitius . qui avait vu mourir ses trois femmes sans verser une larme.

La censure se montrait surtout sévère envers les sénateurs, . que la loi entourait de précautions pour les faire respecter : il leur était interdit d'aliéner leur fortune, de s'enrichir par des fer- mages, de prêter plus de quatre cents livres, de se donner en spectacle dans les jeux de gladiateurs, d'épouser des danseuses et de se mêler de brigues. On promettait à celui qui pouvait con- vaincre un sénateur d'une infraction à la loi , le poste d'où sa con- damnation l'avait fait déchoir. En justice, il ne suffisait pas, comme pour les autres citoyens , que de nombreux témoins vinssent ré- pondre de leur bonne conduite ; ils étaient tenus de se disculper directement.

On voit assez , par ce qui vient d'être dit , qu'il régnait dans les attributions administratives, judiciaires et législatives une confu- sion qui ne permet guère de préciser nettement le rôle de chaque magistrature.

L'autorité religieuse ne fut jamais d'ungrand poidsà Rome, oùl'on Cultc- comptait quatre grands collèges sacerdotaux : les pontifes, les au- gures, les quindécemvirs et les epulones. Le rex sacrifieulus ac- complissait les rites, anciennement réservés aux rois; bien qu'il fût choisi dans l'ordre des patriciens, il n'affectait aucune pompe, et le grand pontife lui était bien supérieur. Quinze pontifes, gar- diens suprêmes des choses sacrées, prononçaient sur les questions qui pouvaient naître dans un système traditionnel. Les quindé- cemvirs, portés à ce nombre sous Svila, gardaient les livres sibyl- lins dont ils interrogeaient les prophéties ; ils étaient inamovibles, et spécialement dévoués à Apollon. Les sept epulones, dontSylla avait aussi réglé le nombre, présidaient aux cérémonies dans les festins en l'honneur du Jupiter.

Les quatre collèges inférieurs se composaient des fratres «ivra- ies (1), des vingt-cinq Titii, des vingt féciaux et des trente curions

(1) Marini, Gli atti e monumenti dei fratelli Arvali; Roma, 1795, 9. voi. in-'»°-, ouvrage d'une érudition profonde.

22 CINQUIÈME ÉPOQUE.

qui assistaient aux réunions des curies. En dehors des collèges étaient les aruspices, qui lisaient dans les entrailles des victimes tout ce que la prudence du sénat jugeait opportun pour le bien public. D'autres corporations étaient chargées du culte spécial de quelque divinité : les (ìulli, consacrés à Cybèle, les Luperques à Pan, les SaliensàMars, les Flamines à Jupiter, les Potitii à Her- cule , les Vestales à Vesta. Les trois (lamines de Jupiter. Maç§ et Quirinus représentaient peut-être les trois nations dont la réunion primitive forma le peuple romain. Ces différents ministres du culte étaient assistés de sacristains , de scribes, de sacrificateurs et de jeunes gens des deux sexes qui chantaient les hymnes.

Chaque collège avait un magister ou chef particulier. Au-dessus de tous était le souverain pontife, qui présidait un conseil de quatre membres; il était élu en assemblée générale et inamovible. < m choisissait les prêtres parmi les nobles et les citoyens notables. Les plébéiens n'entrèrent dans les collèges sacerdotaux qu'après qu'on en eut augmenté le nombre. Jusqu'à Tibérius Coruncanius,dans le second siècle avant J.-C, le souverain pontife fut toujours un pa- tricien; encore à cette époque, les quatre membres de son conseil étaient-ils patriciens; mais, l'an de Rome io3, on nomma quatre pontifes plébéiens, et sous Svila leur nombre fut porté à quinze, puis à seize. On appelait de leurs décisions à l'assemblée du peuple. 11 parait que les fonctions sacerdotales n'étaient point lucratives, mais qu'elles procuraient }a considération et le crédit. Les frais ma- tériels étaient couverts par les grandes familles, par les sacrifices «m'offraient les particuliers, et par l'Etat.

Pans l'origine, alors que la constitution conservait encore son Qrjgine orientale, et qu'on regardait les auspices comme indispen- .-;iblt s. c'étaient les nobles qui se chargeaient de les prendre, sans que les prèlres formassent un corps homogène et prépondérant. La reljgjqn , loin d'être indépendante, se mit au service de la po- litique , et devint, comme tout le reste , un ressort du gouverne- ment. Ses ministres, nommés à temps, n'en étaient pas moins ci- toyens et magistrats. Par les rites des féciaux , elle intervenait, pour déclarer la guerre et consacrer la paix , sanctionnai! tout acte public, préludait par des augures à toutes les déterminations, interrogeait tantôt les oracles, tantôt les livres sibyllins; mais son essence était la politique et non l'inspiration. Aussi les poètes sati- riques ne lui épargnaient par les railleries (1); Cicéron , membre

(I) Ehnh s appelle les augures : MU inertes, aul insani, aut qutbus egestus imperai,

O INSTITUTION DE ROME. 23

du conseil des augures, dont il parle avec tant de respect (1), s'é- tonnait que deux augures pussent se rencontrer sans rire. La.'lia demandait à son mari, Q. Mutius Scévola, pourquoi il ne faisait pas entrer dans le sacré collège leur servante Fabricia, qui savait si à propos affamer les poulets ou leur ôter l'appétit ; néanmoins, l'admission de dieux étrangers, et la consécration des nouveaux rites, étaient du ressort du sénat. Six vestales, qui avaient fait vœu de virginité, gardaient le feu sacré de Vesta (2) et les objets mystérieux sur lesquels reposait le salut de Home. Lorsque ce feu venait à s'éteindre, c'était une calamité publique, et aucun pro- dige n'épouvanta autant les Romains, pendant la seconde guerre punique. Un licteur précédait les vestales; si les consuls et le» pré- teurs les rencontraient sur la voie publique, leurs faisceaux s'abai*- saientdevant elles; qii les voyait aller en charquand la loi le défendait à tout autre; une place d'honneur leur était réservée dans les spec- tacles; leur déclaration en justice équivalait à un serment, et le condamné à mort qui se trouvait sur leur passage restait absous. Si elles se paraient avec plus de recherche qu'il ne convenait à la sainteté de leur ministère, elles étaient admonestées par le souve- rain pontife , qui les frappait de verges pour négligence dans les devoirs du culte; celle qui violaitle vœu de chasteté étaitenterrée vive, et son complice puni de mort.

11 serait trop long d'énumérer toutes les superstitions romaines, superstitions. Des divinités présidaient à chacun de leurs actes, sans en excepter les plus insignifiants et les plus vils. Toute localité spéciale , dans la ville, dans la maison , dans le champ, avait son dieu tutélaire;

Qui sui questus causa fictas suscitant sententias, Qui sibi semitam non sapiunt, alteri monstrant viam.

lit Paci \ius : Magis audiendum quam auscultandum censco.

(1) « Le droit le plus grand,' le droit par excellence' dans la république, est ce- lui des augures, dont l'autorité est supérieure à tout. Je n'en parle pas en ces termes, parce que je suis augure, mais parce qu'il en est ainsi de fait. Quel pouvoir plus grand que celui de dissoudre les comices et les assemblées convoquées par les magistrats suprêmes, pour les réunir ensuite? L'augure remet-il à un autre jour une entreprise, elle est suspendue. Quoi de plus magnifique que de pouvoir enjoindre aux consuls d'abdiquer leur magistrature"? Quoi de plus religieux que de pouvoir autoriser ou non l'assemblée du peuple, que d'abroger une loi quand elle n'est pas proposée dans les formes? En somme, rien de ce que font les magistrats, soit dans la cité, soit au dehors, ne peut se passer de l'autorité des augures. » Cic. de Legibus, il, 12.

(2) Voyez le II- vol.

24 CINQUIEME EPOQUE.

chaque jour, chaque heure avait le sien. Un faux pas sur le seuil , une salière renversée , le cri ou l'aspect de certains oiseaux , la rencontre d'un serpent , quelque mot sinistre prononcé, les épou- vantaient comme des augures néfastes. Ils frottaient de certaines préparations la porte delà rue afin de préserver les jeunes mariées de tous maléfices; ils enterraient des serpents dans les fondements de leur demeure , inscrivaient des noms regardés comme heureux à l'entrée de leur maison , ou y tenaient des pies instruites à les répéter. Ils attachaient des hiboux sur leurs portes, fixaient dans l'architrave des clous arrachés aux sépulcres, ou y plaçaient d'ob- scènes Priapes pour éloigner de leurs jardins les voleurs et les ma- léfices. Le gouvernement lui- même, condescendant aux croyances populaires, changeait le nom de certains pays, comme Malévent en Bénévent; on ouvrait toujours les enchères publiques parle nom du lac Lucrin (lucrum), mot qui promettait une vente heu- reuse. Le grave Caton discutait sérieusement la question de savoir si un éternument involontaire devait frapper de nullité une as- semblée, et l'on congédiait le sénat toutes les fois que le bruit se répandait qu'un bœuf avait parlé. Droit détour- Rome , comnifi on peut le voir par ce qui précède, était un mu- nicipe , et lorsqu'elle s'étendit au dehors , elle n'offrit qu'un mé- lange complexe d'institutions municipales: poussée instinctivement dans les voies d'un développement indéfini , elle admet d'abord dans son sein des aventuriers; ensuite, en 365, pour récompen- ser les Céritesde l'hospitalité donnée aux dieux de Rome, à l'é- poque de l'invasion gauloise, elle transporta, pour ainsi dire , le droit de cité au dehors; puis, elle subdivisa le droit lui-même des citoyens, d'après certaines règles que déterminaient les circons- tances qui donnaient lieu à la concession. Quelquefois, les Grecs ac- cordaient aussi le droit de cité, mais comme un honneur et une exception; tandis que Rome le faisait pour s'agrandir, pour arriver à une association de peuples favorable à sa puissance propre.

Elle avait de bonne heure accordé des privilèges aux cités vain- cues, et selon la proximité de ces États; les sept collines étaient donc environnées d'une ceinture de villes jouissant du même droit de suffrage que les Romains eux-mêmes , parmi lesquelles on comp- tait : Tusculum, Gaeré, Lanuvium, Alicia, Pédum, Nomentum, Acerra, Anagnia, dîmes, Priverna, Fundi, Formia, Suessa, Trébuta, Arpinum et plusieurs autres. Quelques-unes étaient alliées, c'est-à-dire qu'elles avaient fait une soumission volontaire, sans combat, ou formaient des colonies, elles jouissaient du plein

RCOtSlC.

CONSTITUTION DE ROME. 25

droit; d'autres étaient fédérées, et n'avaient que des droits infé- rieurs, parce que leur incorporation résultait d'une défaite.

Venaient ensuite les municipes , gouvernés par leurs propres Municipi. lois, l'ordre des curions et les duumvirs correspondaient au sénat et aux consuls; mais ces municipes n'obtenaient le droit de suffrage à Rome, que lorsqu'ils faisaient partie intégrante d'une tribu. Après eux venaient les colonies, au nombre de cinquante, fondées, à l'exception de trois, dans l'Italie centrale, avant la pre- mière guerre punique; puis une vingtaine d'autres, établies dans un rayon plus étendu (entre 197 et 177 (1) av. J.-C), toutesjouis- sant du droit de cité , mais privées du droit de suffrage (2) , ou plutôt ne pouvant l'exercer à cause de certains empêchements. Les anciens habitants y restaient étrangers, et les nouveaux pos- sédaient le jus romanum , ou seulement le latinum. Comme ancien- nement ceux qui se réfugiaient à Rome se constituaient clients de quelque noble, de même des peuples entiers se mettaient sous le patronage d'une famille : ainsi les Allobroges avaient pour patrons les Fabius; les Siciliens, les Marcellus; ceux de Bologne, les Antoine.

Afin de mieux surveiller la péninsule italique (3), le sénat la divisa en quatre parties dont chacune formait le ressort d'un ques- teur provincial. Le premier résidaità Ostie; il avait sous ses ordres l'Étrurie, la Sabine , le Latium jusqu'au Liris; le second, dont le siège était à Calés, administrait la Campanie, le Samnium, la Lu- canie et le Bruttium; le troisième régissait l'Ombrie, le Picentin, les Tarentins jusqu'à la lisière de l'Apulie; le quatrième, l'Apulie avec la Calabre, à laquelle se rattachaient les Salentins, les Ména- piens , les Tarentins.

Les Latins occupèrent un rang intermédiaire entre les citoyens et les étrangers , aussi longtemps que tous les Italiens ne furent pas appelés à participer au droit de cité ; ils conservaient leurs lois propres avec exemption de tributs , mais il leur était interdit de tenir des assemblées générales, de faire la guerre, de contracter

(1) Cinq en 197 dans la Campanie et dans l'Apulie; six dans la Lucanie et le Bruttium en 194 et 193 ; quelques-unes en 192 et 190, dans la Gaule Cisal- pine ; en 189; celle de liononia; en 181 celles de Pisaura et de Polentia ; en 18.1 celle de Mutina et Parme; en 181 celles de Gravisca, Saturnia, Aquilée; en 180 celle de Pise; en 177 celle de Lucques.

(2) Sigomis est pour la négative; des auteurs plus modernes, comme Riperti et Madwic, de Jure colon. (Opiiscul. acad., pag. 228-245), sont pour l'affir- mative.

(3) Par Italie on entendait tout l'espace qui s'étend depuis le détroit de Si- cile jusqu'à une ligne tirée des bouches du Rubicon au port de Luna.

Droit italique.

26 CINQUIÈME EPOQUE.

dos mariages hors du territoire. Cette constitution municipale, dans son indépendance, caractérise l'Italie politique.

Le municipe ou la colonie de droit italique avait ses comices et son sénat (curia); des décemvirs qui connaissaient de certaines causes et du contentieux jusqu'à un chiffre limité, divers autres magistrats, comme le quinquennal, le censeur ou curateur, le défenseur, des édiles, des greffiers. Celui qui pouvait s'élèvera ce§ emplois était municeps , c'est-à-dire citqyen romain et admis- sible à tous les honneurs de la métropole. Les Latins avaient aussi la faculté de parvenir à ce droit complet, soit en se faisant re- présenter par leurs fils dans la ville natale, tandis qu'ils allaient remplir à Home quelques magistratures, soit en convainquant de prévarication un magistrat romain, entreprise pleine d'incertitude et de périls.

Le droit italique ne conférait d'ailleurs aucun avantage au ci- toyen isolé; mais il attribuait à la cité le droit quiritaire du ter- ritoire et le commercium, d'où naissaient l'exemption de l'impôt prédial et la capacité à la mancipation, à l'usucapion et à la vin- dication (1). Telle était la distinction entre le droit latin et celui des colons et des municipes : bien que, dans les variations que subit la constitution de Home , les formes de ces gouvernements extérieurs se soient altérées , ce point capital resta invariable, que dans la seule métropole résidait l'exercice des vrais pouvoirs na- tionaux; et chaque fois qu'on les accorda à un peuple, ce fut à la condition qu'il n'userait de son droit que dans Rome.

En résumé, tous ces droits divers se réduisaient à la faculté de grossir les légions, sans pouvoir se soustraire aux vexations les plus criantes des magistats (2). L'année de la défaite de Persée, épo- que à laquelle commencent réellement les excès de la tyrannie publique et privée, le consul exigea pour la première fois que les allies de Préneste vinssent à sa rencontre et lui fournissent des chevaux et des logements, l'n autre fit battre de verges les magis- trats d'une ville alliée qui n'avaient pas mis à sa disposition une

(1) Les idées de Sigonius, Heineccius et autres sur le jus italicum le cèdent en précision et en re< lierclies à celle de Swh.m. Voyez l'introduction à l'His- toire du droit romain an moyen dç/e ( Heidelberg, 181 4-1826 ), l'explication de la fabula llcraclea.

Consnlt.v aussi sur la constitution romaine les travaux de Gottim., Walter, Dr.i m\\\, r.iiTi.Ti, Uandbuch der Romischcn Altcrtfiumer ; Hanovre, 1842.

(2) Oc. pro lege Manilia : Qimd J'anum nostris magistratibus religiosum, quam civitatem sanctam, quam domum satis clausamet munitam pulalis fitisse?... difficile es/ dicta quanto in odio simus ajpud exteras nationes, propter eorum quos cum imperio misjmys, injurias et libidines.

CONSTITUTION DE KO.ME. 27

assez grande quantité de vivres. Tn pâtre, de Vénusiimi voit des esclaves porter dans une litière un simple citoyen romain : Quoi! demande-t-il, esl-cc que vous portez un mort? Pour cette plai- santerie, on le fait expirer sous le bâton. Un censeur pour orner le temple qu'il construit enlève celui de Junon Laeinicnne , le plus révéré de l'Italie.

Un consul vient àTéanum; sa femme veut se baigner dans les bains des hommes, et comme ils ne sont pas évacués assez promp- tement, le premier magistrat du lieu est battu de verges sur la place publique. Effrayés de cette exécution, les habitants de Ca- lénum interdisent par une ordonnance l'accès des bains publics à qui que ce soit, tant qu'un magistrat romain sera dans la ville A Férentinum, pour un motif aussi futile, le préteur fait arrêter les questeurs ; l'un d'eux est frappé de verges, et l'autre, pour se soustraire à l'ignominie de ce traitement, se précipite d'un lieu es- carpé (I).

L'état des provinces était pire encore. Un pays une fois con- Provinces quis, Rome, par un semblant de reconnaissance ou de générosité, le laissait d'abord gouverner par des princes de la nation ou par des chefs qu'elle désignait ; puis, dès qu'elle le voyait façonné au joug , elle annulait ces concessions et le réduisait en province. Les alliances qu'elle contractait avec les villes et les États indé- pendants avaient le môme résultat. Son premier soin, dans le but d'y fonder solidement l'esclavage, était de lui ôter toute force pu- blique, toute franchise constitutionnelle, et surtout de désorga- niser ces confédérations qui lui avaient fait payer si cher ces vic- toires sur l'Étrurie, la Gaule et la Grèce.

Une fiction politique supposait que le sol de la province appar- tenait au peuple romain, propriétaire suprême, et que les habi- tants n'en avaient que l'usufruit. Or, bien que ce dernier mode de possession fût irrévocable et put se transmettre par vente, échange, donation ou succession, ce n'était point la propriété telle que l'entendaient les Romains, qui seuls avaient le droit de mancipa- tion et d'usucapion; et même pour eux, ce droit complet ne pou- vait se communiquer que par des moyens naturels et par la simple tradition (2) .

Un sénatus-consulte déterminait l'administration des provinces, qui variait de l'une à l'autre; ce qu'elles avaient de commun, c'était une sujétion absolue. L'ancien droit public et civil devait

(1) ïib. Gracchi) s, ;i|>. A. Gelle, X, 3.

(2) Guis, Iust., L, II, 3, 40, 46, 7, 27, 31, 21, etc.

28 CINQUIÈME ÉPOQUE.

faire place à la législation nouvelle ; le pouvoir souverain s'effaçait devant le magistrat romain, auquel appartenaient la juridiction, l'administration et souvent même le commandement militaire. Les provinciaux payaient un tribut sur les immeubles et un im- pôt personnel. Ils n'étaient point admis au service militaire; on laissait seulement aux villes une administration propre, en rapport avec les anciennes institutions, mais avec la précaution d'abolir les formes démocratiques et de favoriser l'aristocratie opulente. Prenons un exemple particulier à l'Italie : la première loi que reçut la Sicile lui fut donnée par Marcellus; mais, après l'insurrec- tion des esclaves, Rupilius la réforma, et nous en retrouvons l'es- prit dans Cicéron. Cette province comprenait dix-sept cités, ou peuples tributaires , c'est-à-dire que leurs terres avaient été sous- traites au fisc et restituées aux anciens propriétaires, moyennant une rétribution annuelle. Messine, Taormina, Nétina, étaient des villes alliées; cinq autres jouissaient de l'immunité (1). Le reste de l'île payait l'impôt d'un dixième sur les propriétés (2). Les terres du domaine public étaient soumises à la taxe fixée pour cinq ans par les censeurs ; les villes qu'atteignait l'impôt du dixième le versaient selon les règlements institués par Gélon; celles qui jouissaient de l'immunité étaient tenues de vendre et de transporter à leurs frais à Rome cent mille boisseaux de fro- ment, à raison de quatre sesterces le boisseau. Ce frumentum im- peratimi servait aux distributions (3).

Quant àia justice, les causes entre la cité et un citoyen étaient portées devant le sénat d'une autre ville, du consentement des par- ties; les contestations entre individus d'une même ville étaient ju- gées d'après les lois locales, tandis que, s'il s'agissait de procès en- tre individus appartenant à des villes diverses, on suivait les lois de Rupilius. Si un Romain traduisait en justice un Sicilien, le tribunal sicilien était compétent, et vice versa. Les contestations entre les cultivateurs et les agents du fisc se décidaient conformé- ment à la loi de Gélon sur les céréales. Les autres affaires étaient portées devant une sorte de cour d'assises, composée de citoyens romains.

Le sénat envoyait pour régir les provinces des consuls sortis de ebarge et des préteurs. A leur arrivée, ils exposaient dans un édit de juridiction ce qu'ils comptaient conserver dans les institutions,

(1) Verrina, 11, 13; [,65; V, 22.

(2) id., III, 6.

(3) Id, V, 21.

CONSTITUTION DE ROME. 20

les innovations qu'ils se proposaient de faire, et ce qu'ils jugeaient opportun d'emprunter à celles de la métropole (1).

Ordinairement ce magistrat était accompagné d'un questeur pour la perception de l'impôt, et d'un intendant ou directeur des finances. Ce fut vers l'époque nous nous trouvons amené par notre récit, qu'on introduisit les quxstiones perpetux, a l'effet de continuer les préteurs dans leurs fonctions, avec le titre de vice- préteurs; cette prorogation a le plus contribué à la ruine de Rome.

Bien que la constitution donnée aux provinces fût généralement assez libérale, elle n'en blessait pas moins le sentiment national , par l'introduction des usages romains et même de la langue latine quand on ne parlait pas le grec. Quelquefois même, on changeait la religion, ou si Ton tolérait l'ancienne, comme en Judée et dans l'Egypte , les réunions que prescrivait le culte étaient prohibées.

Par un esprit de fiscalité, on défendait parfois les cultures les plus propres à certaines localités , pour qu'elles ne fissent pas concurrence avec les produits de Rome ; ainsi, la vigne et l'olivier étaient prohibés dans les pays transalpins (2).

Ce qu'il y eut de pire, ce fut que les gouverneurs, exerçant une autorité absolue, dans l'ordre civil comme dans l'ordre militaire IJurisclictio et imperiuin), se trouvèrent entraînés à la tyrannie par la certitude de pouvoir tout oser impunément, et par l'appui qu'ils trouvaient dans les troupes cantonnées dans les provinces. Les provinces, en outre, étaient soumises à un droit d'entrée et de sortie sur toutes les marchandises ; Rome elle-même et l'Italie n'en furent libérées qu'en 694 par la loi de Métellus Népos. Dans les

(1) Voici en quels termes s'exprimait Cicéron , au moment il rendait comme proconsul en Cilicie (AdFam., III, 8 ) : Romee composai ediclum; nihil addidi, nisi qnod publicani me rogerent ut de tuo edicto totidem verbis trans/errem in meum. Deligentissime scriptum caput est, quod per ti net ad minuendos sumptus civitatum, quo in capite sunt nova, salutarla civitati- bus, quibus egomagnopere detector. Il dit ailleurs (Ad AU., VI, 1) : Breve autem ediclum est propter nane meam Siaîpooiv, quod duobus generibus edicendum pittavi : quorum civium est provinciale, in quo est de rationibus civitatum, de aere alieno, de usura, de syngraphis ; in eadem omnia de publicanis : alterimi quod sine edicto salis commode transigi non polest, de ha l'editatimi possessionibus, de bonis possidendis, vendendis, magistris fadundis, qux edicto et postulali et fieri soient. Tertium de reliquo jure dicundo âypasov reliqui. Dixi me, de eo genere, mea decreta ad edieta ur- bana accommodaturum.

(2) Aos vero justissimi domines, qui transalpinas gentes oleum et vi- neam serere non sinimus, quo pliais sinl nostra oliveta noslracque vinex; quod quum/aciamus, prudenter facere dicimur, juste non dicimur. Oc, de Rep.

30 CINQUIÈME ÉPOQUE.

ports de la Sicile,ce droit représentait le vingtième de la valeur (I).

Les provinces, même après que Rome eut appris qu'il était de son intérêt de se les concilier, au lieu de les épuiser et de les ai- grir par un joug aussi pesant qu'injurieux, furent toujours consi- dérées comme des annexes et non comme des parties intégrantes de la république; jamais non plus elles ne se virent appelées , à l'aide d'une représentation quelconque, à constituer un seul et même corps social. Formés pour vivre isolément, ces divers États n'arrivèrent donc point à l'unité de nos gouvernements modernes. Excepté dans les trente-cinq tribus qui environnaient Rome, par- tout l'administration et la législation étaient purement locales; on ne savait point étendre l'action d'un gouvernement central à toutes les parties d'un vaste empire ni à tous les délais des affaires publiques. Il aurait fallu pour cela autant de précision que de vigi- lance, une gradation régulière dans les dépendances, et des com- munications rapides , toutes choses qui manquaient aux États de l'antiquité; aussi Rome, comme les monarchies absolues de l'Asie, était forcée de limiter son intluence dans un cercle étroit , aban- donnant la plupart du temps des intérêts partiels, soit à des agents envoyés de la métropole , ou à des magistrats élus par la popula- tion locale.

Deux pouvoirs étaient donc en vigueur dans les pays soumis à Rome : l'un suprême qui ordonnait, exécutait et jugeait comme bon lui semblait, quand même il n'eût été disposé de sa nature à n'empiéter que lorsque l'intérêt de l'État lui paraissait l'exiger ; l'autre subordonné, et plus ou moins précaire, attendu qu'on lais- sait aux cités le droit de juger certaines causes civiles ou crimi- nelles, et qu'un grand nombre d'actes d'un caractère législatif étaient à la décision de la bourgeoisie réunie en assemblées poli- tiques et judiciaires, et exécutés par des magistrats municipaux. Que la direction suprême et oppressive vienne à se ralentir, et ces corps aspireront à l'indépendance, en invoquant des droits ou en étendant leurs attributions , souvent en formant une espèce de ligue federative : c'est précisément ce que nous verrons à l'époque de la décadence de l'empire romain, lorsque s'élaborait l'élément de la civilisation moderne.

Sénèque a dit : Le Romain habite ou il a conquis (2). Les Italiens se répandaient en foule dans les pays vaincus, attirés par les emplois , par l'agriculture , par l'exploitation de l'impôt affermé

(1) Yerr., II,

(2) Dr Consolatione, c.

CONSTITUTION DE ROME. ' 31

aux publicains, surtout par le commerce qui a toujours été la vie de l'Italie. Nous les trouverons en si gratta nombre en Numidie , qu'ils peuvent suffire à la défense de Cirta. Il y avait quarante ans à peine que l'Asie était réduite en province lorsque Mitlu ïdat.e faisait égorger à la fois quatre-vingt mille Romains. Ajoutons que les vétérans étaient établis à demeure fixe sur les terres des vaincus, et que Rome envoyait de nombreuses colonies pour maintenir dans la sujétion les pays dont elles occupaient les parties les plus fertiles. L'Espagne seule en reçut vingt-cinq, qui répandirent, avec la langue et la civilisation de Rome, le respect de son nom.

Après tant de conquêtes, les revenus de la république s'accru- rent dans la même proportion; bien qu'elle n'eut pas comme Car- Finances, thage la richesse pour base , l'équilibre qu'elle établit dans ses finances n'en est pas moins digne d'attention. Les sources du trésor étaient :

Le tribut; il pesait d'abord sur les citoyens soumis à une taxe immobilière que fixait le sénat en proportion des besoins, et qui cessa d'être nécessaire après la guerre de Persée; puis sur les alliés d'Italie, qui acquittaient leurs contributions en diverses denrées selon les lieux; enfin, sur les provinces, dont quelques-unes étaient soumises à une redevance agraire ou à des capitations onéreuses, outre l'obligation de fournir certains objets en nature pour le trai- tement du gouverneur, ou pour l'approvisionnement de la capitale et les cas extraordinaires.

La république possédait des terres (ager publicus) en Italie d'abord, surtout dans la Campanie, et dans les provinces; elle les cédait à des cultivateurs moyennant le dixième de leur récolte en grains , le cinquième du bois et une légère rétribution pour le bétail.

Des droits étaient perçus sur les marchandises dans les ports et aux frontières; de plus, le fisc prélevait sur l'achat ou la vente des esclaves un vingtième , dont le produit , déposé dans un trésor particulier, servait pour les besoins extraordinaires.

Enfin , un impôt frappait l'exploitation des mines , surtout celles de l'Espagne, l'argent abondait tellement que, du temps de Polybe, on occupait quarante mille hommes dans le voisinage de Carthagène, et qu'on tirait d'une seule vingt-trois mille drachmes par jour, c'est-à-dire douze millions par an (1).

Ce système d'agrégations successives de municipes ne permettait pas de ramener toutes les dépenses à un centre commun , de sorte que, sous Sylla, à peine entrait-il au trésor quarante millions

(1) Voyez DijREAiï de la Malle, Économie politique des Romains.

32 CINQUIEME EPOQUE.

dans l'année. Ce chiffre ne peut se comparer aux ressources finan- cières des États modernes, si ce n'est peut-être à celles des États- Unis, la recette générale se monte à environ cent trente mil- lions, parce qu'un grand nombre de dépenses sont à la charge des provinces.

Dans les cas extrêmes, on avait recours à l'emprunt. Vers la fin de la première guerre punique, le censeur Livius introduisit le monopole du sel, ce qui lui valut le surnom de Salinator; quel- quefois il fallut altérer les monnaies, comme dans la première guerre punique , Ton réduisit le poids des espèces d'un cin- quième , sans que leur valeur courante en fut dépréciée. Dans la seconde guerre punique, il fallut, pour apaiser les créanciers, re- courir à une double mesure, en vertu de laquelle ceux de l'État perdaient moitié, et ceux des particuliers un cinquième. Les guerres finies , le butin et les contributions des vaincus servaient à payer les dettes; le trésor n'était pas encore la proie des géné- raux. Quand un État était vaincu , un tribut exorbitant ruinait ses finances , de sorte que le mécontentement du peuple devenait un prétexte pour le soumettre totalement et passer à de nouvelles conquêtes.

A proprement parler, toute la science économique des Romains se résumait dans la conquête ; ils ignoraient comment se crée , se consomme, s'échange et se répand la richesse. Dans son traité de la République, Cicéron, lorsqu'il recherche le principe du gou- vernement, sa forme la meilleure et les éléments essentiels de 1 1 vie des peuples , traite de la famille , de l'éducation publique , de la justice, de la religion; mais il ne fait mention qu'incidemment de l'économie. Du reste, bien qu'il mette l'agriculture au nombre des causes qui font le plus prospérer une nation, il déclare qu'un peuple de vainqueurs déroge à sa dignité en se faisant douanier (4), maxime en opposition directe avec les systèmes des modernes.

Dans les beaux temps de la république, les Romains, jaloux de la liberté, veillaient au maintien de l'égalité; alors la pauvreté était en honneur, et le laurier ornait la charrue (2); ils réprimè- rent le luxe par des lois somptuaires, quoique les arts fussent aban- donnés aux esclaves, comme une occupation vile, et que tout le commerce consistât dans l'approvisionnement de la capitale. Après la prise de Carthage, de Corinthe, de Syracuse, après la soumission de la Macédoine etdePergame, Rome regorgea de

(i) Nolo eumdem populum imperatorem esse et porlitorem. C>.) Gaudebat (ellus vomere laurealo. Pline.

ECONOMIE DE ROME. W

richesses accumulées par taut de conquêtes et par des relations commerciales si étendues. On enleva de Tarente quatre-vingt mille livres d'or et trois mille talents d'argent; les trésors de Persée dé- passaient quarante-cinq millions, et Scipion rapporta de Carthage dans le trésor cent vingt mille livres d'argent; Cépion y versa au moins cent vingt mille d'or et autant d'argent, provenant de Tou- louse. L'Egypte, qui donnait douze mille talents aux Ptolémées , rendit beaucoup plus aux Romains , et les conquêtes de Pompée portèrent à cent millions les tributs de l'Asie. Dans ses cinq triom- phes, César étala une valeur de soixante-cinq mille talents, outre deux mille huit cent vingt-deux couronnes d'or. Dans la première guerre punique, Carthage dut payer un tribut de deux mille deux cents talents, et de dix mille à la fin de la seconde. Antiochus fut taxé à quinze'mille, talents, Philippe à mille, ainsi que les Étoliens. Cinq guerres seulement enrichirent donc Rome de cent soixante- quinze millions. Au commencement de la première guerre civile , le trésor renfermait un million neuf cent vingt mille cent vingt- neuf livres d'or. Vers la fin du siècle nous sommes parvenus, le revenu général des provinces romaines est évalué de trois cent rimpiante à quatre cent cinquante millions.

Parmi les citoyens , c'était à qui entasserait le plus de richesses : Crassus, dont l'héritage paternel ne s'élevait qu'à trois cents ta- lents, l'augmenta jusqu'à sept mille, environ trente-huit millions, déduction faite des huit millions qu'il avait prodigués en libéralités et en banquets. Lucullus et César s'enrichirent énormément en épuisant les provinces par les contributions qu'ils en tiraient sous l'orme de dons et d'emprunts. Nous verrons plus tard la fortune dr L'affranchi Pallas s'élever à sept millions d'or, cinquante-neuf millions; le philosophe Sénèque en avait autant, outre cinq cents tables de citronnier incrustées d'ivoire, toutes pareilles, destinées aux splendides festins il oubliait cette tempérance qu'il vantait dans ses écrits. Des palais somptueux s'élevaient à Rome et dans les campagnes ; des lits magnifiques , des sculptures , des tables pré- cieuses par la matière et le travail , des statues , des bijoux de prix composaient un luxe qu'aucun peuple n'égala jamais dans ses demeures.

Par quels moyens les Romains, étrangers à toute industrie, pou- vaient-ils acquérir tant de trésors? Lorsqu'ils n'eurent plus rien à piller, ils vendirent, par d'indignes adoptions, leurs noms illustres et jusqu'à leur liberté en s'enrùlant dans les légions dont les chefs, pour capter leur bienveillance, fermaient les yeux sur leurs exac- tions et négligeaient l'ancienne discipline. Quand Rome se cour-

IIIST. UNIV. T. IV. .;

34 CINQUIÈME ÉPOQUE.

bera sous un empereur, ils l'entoureront d'un empressement ser- vile, et s'ingénieront à l'envi l'un de l'autre à trouver des formes nouvelles d'adulation. Pubucains. La ferme des impôts était une source abondante de richesses pour les fortunes privées. Tous les cinq ans , les censeurs mettaient aux enchères les revenus de la république, et, comme les séna- teurs ne pouvaient exercer les fonctions fiscales , les chevaliers se chargeaient généralement de la perception des impôts. Ces publi- cains, comme on les appelait , avaient dans chaque province des sous-fermiers qui recevaient l'argent et leur en rendaient compte. Là, comme ailleurs, les grands coupables étaient honorés, et l'infamie n'atteignait que les petits. Les opprimés n'osaient s'en prendre aux personnages considérables, ni les accuser, et leur res- sentiment tombait sur les subalternes , auxquels ils reprochaient leur insatiable avidité; mais nous ne voyons pas qu'aucun de ces peuples ait jamais songé au refus de l'impôt , moyen de résistance tout moderne.

Les exacteurs doublaient par leurs vexations la dette des pro- vinces, et absorbaient par des usures énormes les revenus de l'année suivante. Les habitants de Salamine s'engagèrent avec Scaptius, lieutenant de Brutus, à payer annuellement un intérêt de quarante-huit pour cent. Cicéron se fait gloire d'avoir réduit dans sa province l'intérêt à un pour cent par mois, et de réunir à la fin de l'année l'intérêt au capital. Toutes les mesures pour ré- primer l'usure, furent méprisées ou éludées.

Cicéron dans une lettre à son frère Quintus , gouverneur en Asie, lui dit : « On approuve le zèle que tu as mis à ne pas laisser « les villes contracter de nouvelles dettes , à alléger pour le plus « grand nombre les charges qui pesaient sur elles et à exempter « l'Asie de l'onéreuse obligation de faire des dons aux édiles. Un « de nos patriciens se plaint de ce que tu lui as fait perdre deux « cent mille livres en empêchant de fournir plus 'argent pour « les jeux. Je me figure bien quelespublicains mettront de grands « obstacles à tes bonnes intentions. Si nous leur résistons , nous « aliénerons à la république et a nous-mêmes un corps qui a « rendu de grands services , et que nous avons attaché au gou- « vernement; d'un autre côté, lui lâcher la bride, ce serait con- « sentir à la ruine de ceux dont nous devons assurer le salut et « protéger les intérêts. Je juge de tout ce que nos alliés ont à « souffrir de la part des publirains, d'après les derniers mouve- « ments de nos concitoyens; qui, lorsqu'il fut question d'abolir « les péages en Italie , ne se plaignirent pas autant de l'institu-

ECONOMIE DE ROME. 38

« tion en elle-même que des abus des préposés. Après avoir en- « tendu ces doléances , je ne puis ignorer comment sont traités « nos alliés à l'extrémité de l'empire. On pense ici que, pour sa- « tisfaire les publicains, surtout dans une si grosse affaire, et « pour empêcher en même temps la ruine des alliés , il ne fau- « (Irait rien moins qu'une vertu divine (1). »

L'argent perçu par les publicains était versé dans le trésor; le sénat en réglait la destination, et ne consultait guère plus le peuple sur l'emploi que sur l'assiette de l'impôt. Le trésor public était sous la surveillance de vingt questeurs. Deux résidaient à Rome; Questeurs. chargés de surveiller la perception des impôts de toute nature et de vérifier les comptes, ils réprimaient encore les concussions des publicains, et gardaient même les lois et les décrets du sénat. Les autres accompagnaient les consuls et les préteurs dans les provinces , pour fournir aux troupes la solde et les vivres, exiger les contributions en argent et en nature dues à la république, et vendre les dépouilles de l'ennemi. Le questeur était le second magistrat de la province ; quand les préteurs sortaient de leurs fonctions, il les suppléait jusqu'à ce qu'ils fussent remplacés. Leurs comptes étaient arrêtés par les gouverneurs , puis déposés au trésor général et dans les archives des provinces.

Le trésor était déposé dans le temple de Saturne , et renfermé Trésor. dans trois caisses. Dans la première étaient versés les revenus des- tines à couvrir les dépenses ordinaires; dans la seconde, les fonds provenant du vingtième prélevé sur le produit des émancipations légales et de la vente des esclaves ; dans la troisième , l'or mon- nayé ou non, fourni par les conquêtes. Les commis du trésor, bien qu'employés subalternes , n'en étaient pas moins des person- nages importants , parce que , nommés à vie, ils acquéraient une expérience financière, indispensable aux questeurs, qui se re- nouvelaient sans cesse par l'élection.

Les armées étaient donc considérées comme la source princi- Armée. pale de la puissance et de la richesse de Rome; par suite, ladisc- pline militaire était très-sévère , et l'on regardait la science mili-

(l) Lettre XXX, de l'année 693. Ces lettres, et surtout celles à Atticus, four- nissent des renseignements précieux sur cette matière, qui n'a été traitée à fond par aucun auteur latin. On peut consulter Sigonrs : De antiquo jure provi n- ciarum, dans le Thés. ont. deGrœvius; P. Hikmvm, Yecligalia populi rom.; Leyde, 1734; D. H. Hegerwicii, Essai sur les finances de Rome; Altona, 1804; K. Bosse, Esquisse sur l'état des finances dans V empire romain; Brunswick, 1803. Ces deux derniers ouvrages, écrits en allemand, regardent les temps de la république et de l'empire. De Villeneuve Bar&emont, Cours sur l'histoire de l'économie politique; Paris, 1S38.

3.

36 CINQUIÈME ÉPOQUE.

raire comme la première de toutes. En temps de paix, Rome n'avait point de milice, nationale ni étrangère, et le port d'armes était même défendu; au premier danger, le consul ou le préteur appelait tout le monde aux armes. Les édiles ou les triumvirs en- voyaient les soldats, munis du javelot et du glaive, sur les points menacés , ou les chargeaient défaire des rondes; ce ne fut que plus tard que les factions introduisirent des bandes de barbares ou des esclaves armés. Quant au service militaire, il était obligatoire pour tout citoyen au-dessous de quarante-six ans , ou qui n'avait pas fait seize campagnes comme fantassin , ou dix dans la cavalerie.

La légion, ainsi nommée parce qu'elle se composait d'hommes d'élite, comprenait d'abord quatre mille deux cents hommes; le nombre en fut ensuite porté à douze mille huit cents. Chaque consul levait deux légions. En ordre de bataille , elle formait cinq divisions : les princes ou classici , les hastats, qui formèrent en- suite le premier rang , les triaires ou pilant , les roraires ou les accensi. Chaque division comprenait six manipules; deux mani- pules formaient la centurie , et six centuries la cohorte, qui fut ensuite réorganisée par Marins. Les manipules des hastats et des princesse composaient dans l'origine de cent vingt hommes, et ceux des triaires de soixante ; le nombre en fut augmenté dans la suite. Les accensi et les roraires changèrent de nom selon les temps, et comptèrent aussi plus ou moins d'hommes.

Les armes étaient les flèches, la fronde et le terrible pilum , javelot long de sept pieds; une fois qu'il était lancé, le combat se terminait avec l'épée. Les triaires se servaient d'un javelot un peu plus long. La lance et le sabre étaient les armes de la cavalerie. Les Romains avaient pour armes défensives le casque, la cuirasse et un bouclier léger. L'infanterie faisait la principale force des ar- mées. Bien que la cavalerie formât quelquefois un corps séparé, elle ne servait ordinairement qu'à couvrir le flanc des fantassins, et l'infériorité des Romains dans cette arme leur rendit plus dif- ficiles leurs victoires contre les Germains, les Numides et les Parthes. Les roraires, les frondeurs et les archers engageaient le combat; les projectiles épuisés, les hastats lançaient une grêle de javelots , et , tandis que les ennemis étaient occupés à en dégager leurs boucliers, ils tombaient sur eux l'épée à la main. S'ils trouvaient une forte résistance , ils étaient appuyés par les princes, (lui arrivaient tout frais, ensuite par les triaires. Exposé à trois attaques successives, l'ennemi pouvait difficilement tenir. Les insi formaient la réserve.

ÉCONOMIE 1>U ROMB. 37

((titre les vivres, les soldats portaient avec eux des pieux pour se retrancher; car ils ne s'arrêtaient jamais sans munirle camp d'un terre-plein de forme carrée, et d'un fossé de deux pieds de profondeur. Au milieu du camp , on élevait la tente du chef iprœtoriitm) ; autour étaient celles des officiers, puis celles des soldats, et du centre partaient quatre allées en droite ligne, pour aboutir aux quatre portes qui ouvraient sur la tranchée rectangu- laire.

Les projets du général étaient soigneusement cachés non moins aux siens qu'à l'ennemi . Dans les marches , on s'avançait en co- lonnes; mais si l'on prévoyait une attaque, l'armée se rangeait en ligne , en mettant les bagages au milieu. Le soldat romain fai- sait de vingt à vingt-cinq milles en cinq heures avec sa charge entière, les pieux compris , c'est-à-dire avec un poids de soixante livres. On lui épargnait , il est vrai , ces brusques transitions de l'inaction à la fatigue qui tuent tant de soldats aujourd'hui; les armes de combat étaient de moitié moins pesantes que celles dont il se servait pour l'exercice, et, en temps de paix, on le tenait continuellement occupé , surtout à tracer des routes. Quand Scau- rus ramena son armée des Gaules, il lui fit creuser des canaux pour garantir les territoires de Parme et de Plaisance contre les débor- dements du Pô.

Les règlements militaires étaient d'une extrême rigueur; la loi Porcia exemptait le citoyen des punitions corporelles, mais non le soldat. Celui qui avait jeté ses armes , déserté son poste ou combattu sans ordre, était jugé publiquement et condamné à mort; mais si le général le touchait de sa baguette, il lui était permis de prendre la fuite , à la condition de ne plus reparaître au camp, tout soldat avait ordre de le tuer. Si un corps avait montré de la lâcheté, le général le décimait, et ceux que n'avait pas atteints le supplice étaient exilés et notés d'infamie.

L'esprit militaire était partout; les ambassadeurs comme les généraux sortaient du sénat , et l'on ne parvenait aux premières charges de la république qu'après avoir fait des campagnes; les guerres étaient donc conduites avec une grande habileté politique , et une ardeur belliqueuse respirait dans les assemblées. L'ambas- sadeur avait appris à connaître pendant la paix l'ennemi qu'il devait combattre, et les mêmes hommes qui délibéraient dans les conseils , agissaient sur le champ de bataille. La jeunesse était élevée dans le double but de faire des harangues et de discuter, de combattre et de triompher. Comme le triomphe portait au con- sulat, les généraux recherchaient les occasions de livrer bataille,

38 CINQUIÈME ÉPOQUE.

et ie sénat les faisait naître en s'immisçant dans les intérêts des peuples. Celui qui venait de commander en chef ne dédaignait pas d'obéir dans le même corps. Au commencement d'une cam- pagne , le général choisissait les tribuns , qui désignaient les offi- ciers subalternes, et rien ne contribuait plus à resserrer les liens entre les chefs et les soldats; mus par un même sentiment et une espérance commune, l'amour de la gloire et de la patrie exal- tait leur courage, tandis que l'obéissance envers le chef rendait celui-ci tout- puissant.

Mais ces guerriers , la terreur des ennemis , n'étaient que trop souvent victimes de l'ambition patricienne : ils sacrifiaient l'amour des dieux pénates à leur vénération pour l'aigle de la légion ; entraînés à combattre au delà des mers, ils ne pouvaient plus cultiver le champ paternel, qu'ils perdaient même souvent . soii par les suites de la guerre ou de leurs dettes personnelles. Ainsi , tandis qu'ils érigeaient des trophées , qu'ils forgeaient des chaînes aux autres peuples , qu'ils construisaient ces voies éternelles des- tinées à réunir vaincus et vainqueurs, ils mouraient brisés de fatigue sur la terre étrangère sans que les larmes pieuses de leurs proches vinssent honorer leur sépulture.

« Lorsqu'il fut question d'entreprendre la guerre contre Persée, « un centurion se présenta devant les tribuns et le sénat, et parla « en ces ternies : Quintes, je suis Spirius Ligustinus, au pays a des Sabins, dans la tribu Crustumine. Mon père m'a laissé pour « héritage un arpent de terre et la chaumière je suis et que « j'habite encore aujourd'hui. Quand je fus en Age de me marier, c il me fit épouser la fille de son frère, laquelle ne m'apporta pour « dot que la liberté, la vertu et une fécondité que même une famille « riche n'eût pointdésirée plus grande. J'ai six fils et deux filles, « toutes deux mariées. Quatre de mes fils portent la robe virile, « et les deux autres n'ont pas encore quitté la prétexte; j'ai donne a mon nonicà la milice sous le consulat de P. Sulpicius et de C. Au- « rélius; j'ai servi deux ans comme simple soldat contre Philippe « dans l'armée qui a passé en Macédoine ; la troisième année, « T. Quintius Flaminius récompensa mon courage en me confiant « le commandement de la dixième compagnie des hastafs. Après « la défaite de Philippe, licencié avec mes compagnons d'armes et « ramené en Italie, j'ai suivi comme volontaire le consul Porcius « Caton en Espagne; or tout le monde sait qu'il appréciait « avec une justice sévère le courage du soldat. Il me donna le « grade de premier centurion dans le premier manipule des nas- ci tats. Je suis parti pour la troisième fois comme volontaire dans

ÉCONOMIE DE HOME. 39

« l'armée envoyée contre Antiochus et les Étoliens, et, dans cette; « guerre, Marcius Aciliusm'a élevé au premier grade dans la pre- ce mière centurie des princes. Après l'expulsion d'Antiochus et « la soumission des Étoliens , nous sommes revenus en Italie, « je suis resté deux ans sous le drapeau ; ensuite j'ai servi deux « ans en Espagne , d'abord sous les ordres de Q. Fulvius Flac- « eus, puis sous le préteur T. Sempronius Gracchus. Je fus du « nombre de ceux que Flaccus ramena pour partager l'honneur « de son triomphe; mais, bientôt après, je retournai dans cette « province à la sollicitation de T. Gracchus. En quelques années, « j'ai été mis quatre fois à la tète de la première centurie de ma « légion, et trente-quatre fois mes généraux m'ont décerné des ré- « compenses militaires, parmi lesquelles six couronnes civiques. Je « compte déjà vingt-deux ans de service, et j'ai plus de cinquante « ans. »

Et ce glorieux vétéran était appelé à de nouvelles luttes ! J'ai rapporté ce discours , parce qu'il faisait mention des guerres pré- cédentes, et plus encore pour montrer à quelle condition étaient réduits à Rome les soldats sortis des rangs du peuple; vivant sans cesse dans les camps, ils n'avaient pas comme nos vétérans, après trente ans de service, un coin de terre pour nourrir leur nombreuse famille. La plupart n'existaient que des distributions d'argent qui se renouvelaient à chaque triomphe, ressource que rendait pré- caire l'imprévoyance si ordinaire dans la profession des armes; aussi le petit nombre de ceux qui pouvaient rapporter de l'Espagne oudel'Asie un corps mutilé passaient-ils leurs derniers jours dans 1rs plus dures privations.

Cette misère et la dépopulation avaient pour cause la constitu- ''ri l"'"'u '' tion, devenue, comme nous l'avons dit, une aristocratie d'argent. Le véritable patriciat, celui qui laissait les plébéiens dans la ser- vitude , qui contestait à cet ordre le mariage légal et la famille, riui réduisait le débiteur à l'esclavage et le frappait impitoyable- ment de verges, ce patriciat avait succombé depuis longtemps sous les lents efforts des plébéiens, lesquels, avec le droit de vote, avaient fini par s'ouvrir l'accès de toutes les magistratures. Tl ne restait plus aux nobles de naissance (ingenui) que l'avantage qu'on tire de l'illustration des ancêtres; jamais il ne fut question de le leur enlever, et, avrai dire, cela n'en valait guère la peine, puisque cette distinction reposait uniquement sur l'opinion. La différence réelle était dans la richesse; le plébéien, qui, sous le rapport des droits, allait de pair avec le noble, restait son inférieur, privé qu'il était des moyens de les faire valoir, et réduit

Iti.

40 CINQUIÈME EPOQUE.

à vivre des aumônes patriciennes ou des largesses publiques. Les grands avaient trouvé le moyen de s'attribuer la meilleure part des terres conquises sur l'ennemi; puis, au moyen de la chicane et des subtilités légales , ils absorbèrent les petits lots accordés aux plébéiens. De l'immense accroissement des domaines, et la plèbe, qui ne pouvait se livrer aux arts mécaniques, abandonnés aux es- claves, n'eut d'autre refuge que la mendicité.

En effet, que voyons-nous prévaloir à Rome? La richesse. C'est elle qui décide du vote dans les assemblées, qui donne les pre- mières places de l'État, domine dans les comices, ouvre l'accès du sénat et des hautes charges, livre les provinces à l'avidité des con- suls et des préteurs, et laisse à l'arbitraire des censeurs les terres du domaine en Italie; ces magistrats, en effet, pouvaient enlever les biens de l'État aux pauvres qui en jouissaient moyennant une faible redevance, pour les affermer aux chevaliers , lesquels, de connivence avec les censeurs, cessaient peu à peu d'en payer le loyer, et en devenaient propriétaires directs.

Les riches n'étaient pas tous également privilégiés; le cens pe- sait sur les petits propriétaires. En effet, tandis qu'un impôt va- riable, déterminé de cinq en cinq ans, les atteignait en frappant sur les terres, les maisons, les esclaves, le bétail et le bronze monnayé [resmancipii), les grands propriétaires ne payaient rien pour les biens dont nous venons d'indiquer l'origine; ils échap- paient à l'impôt même pour les objets de luxe [res nec mancipii) qui souventcomposaientlaplus grande partie de leur fortune. Les nobles, c'est-à-dire les membres du sénat, et ceux qui avaient rempli les hautes charges, s'enrichirent tellement par les dons qui affluaientdansle sénat et par les immenses profits que rapportaient les magistratures et le commandement des provinces , qu'ils re- noncèrent aux bénéfices de l'usure , et cherchèrent même à la réprimer chez les chevaliers, c'est-à-dire chez les riches non titrés. On attribuait à ces derniers, comme compensation, les terres du domaine public enlevées aux pauvres, ou la ferme des impôts. Les petits propriétaires, inscrits dans les quatrième et cinquième classes, tiraient quelques ressources de la solde militaire, du patronage qu'ils donnaient aux étrangers ou aux plébéiens lorsqu'ils récla- maient en justice^). Parfois aussi, ilsobtenaient quelque parcelle duterritoireconquis; mais en général, le peuple roi languissait dans la pauvreté.

(1) La sportule se payait au patron en argent ; elle était taxée à 25 as, ou 1 fr. 25 c.

ECONOMIE DE ROME. 41

Ce qui explique celte disproportion dans les richesses, à Koiné comme dans les autres républiques de l'antiquité , c'est l'absence totale de l'industrie, du commerce et des arts, à l'exception de l'a- griculture et delà guerre. Aujourd'hui, nous disons au mendiant : Va travailler; tenir ce langage à un Romain, c'eût été l'in- jurier et le traiter en esclave. Comment le commerce, qui vit de loyauté, de bonne foi, de paix et de respect pour le droit com- mun, aurait-il pu fleurir a Home? A l'intérieur, les arts étaient abandonnés, comme occupation vile , aux esclaves et au bas peu- ple; jusqu'au temps de Constantin, une femme qui tenait bou- tique était méprisée comme la dernière des servantes. Cïcéron disait que le négoce est au-dessous de la servitude, et que les mar- chands ne peuvent gagner qu'en mentant (1).

La société romaine n'était donc composée que de deux classes, les riches et les pauvres ; elle n'avait point cette classe moyenne, si importante, de commerçants et d'artisans qui vivent de leur in- dustrie et en accumulent les fruits. La science économique des premiers temps de Rome était celle d'un peuple guerrier et agri- cole, entièrement étranger au commerce. Les propriétés étaient très-divisées; dans le peu de terres qu'on affermait, le revenu for- mait une quote-part des fruits; mais le sol, le capital consacré à le faire valoir, les instruments de travail et le cultivateur lui-même étaient la propriété d'un seul. Dans des conditions de cette nature, il n'y a point de différence d'intérêts entre le maître, le fermier et le paysan; les économistes d'alors n'avaient point étudié tous ces moyens que recherchent les nôtres , comme les conventions entre le patron et l'ouvrier, la question du salaire, l'intérêt du capital, rinfluence du prix des denrées sur la valeur des objets, les principes régulateurs de l'impôt et de sa répartition.

D'abord, on ne demandait à la terre que le plus grand produit brut qu'elle put donner, c'est-à-dire des grains pour la consom- mation ; plus tard, on se préoccupa seulement des avantages du produit net, et l'on transforma les champs en pâturages. Le pre- miermode de culture favorisait l'accroissement de la population, et le paysan ne souffrait pas ; mais après la conquête de l'Asie et deCarthage, au milieu de l'extension que prenait Rome, on vit di- minuer, avec la population libre de l'Italie, les produits de Pagri- culture, bien qu'on ne payât point d'impôts , qu'il y eût moins de !)ras employés ala guerre , et malgré le perfectionnement des instruments, l'abondance des capitaux et les progrès du luxe. En

H) OC Officiti, I, 25.

42 CINQUIÈME ÉPOQUE.

effet, ce fut justement alors que les champs cultivés en blés se changèrent en prairies, qu'on substitua l'esclave au travailleur libre, que la petite propriété s'absorba dans le vaste domaine, et que l'excédant des produits, au lieu de se répandre sur les cam- pagnes, ne servit qu'à alimenter le luxe inutile des villes. rirbo. (lm 'a're donc de 'a plèbe romaine , étrangère à toute industrie

et ne possédant rien? La mener à la guerre : la guerre était profitable au sénat, qui s'engraissait de la dette publique; aux nobles, qui rétablissaient leur fortune aux dépens des vaincus, et enfin aux pauvres, qu'elle nourrissait ou qui y trouvaient ce qu'on appelait une mort glorieuse. Si, par hasard, il n'y avait pas d'ennemis à combattre , la plèbe était obligée pour vivre, soit à vendre son vote aux candidats, soit à recourir à l'aumône publique, décorée du nom de largesses, ou bien à payer à prix réduits les grains et le sel dont souvent elle devait se contenter pour toute nourriture (1). Après les triomphes, il se faisait des distributions de monnaie de bronze et quelquefois de terres lointaines, comme celles qu'on avait enlevées aux Italiens qui s'étaient montrés favo- rables à Annibal; enfin, on envoyait dans les provinces des colons pour fonder une nouvelle patrie.

Le sénat n'accordait point ces secours par commisération, géné- rosité ou prévoyance, mais par la crainte des dangers présents, et quelquefois pour satisfaire aux réclamations menaçantes du peuple. Depuis la guerre contre Persée, le sénat, enorgueilli par cette funeste victoire, ne s'inquiéta plus des souffrances de la mul- titude. Dès lors, les esclaves suffiront à la culture des vastes do- maines, et le patricien, dans la mollesse de ses loisirs, applaudira Gaton, qui lui enseigne que les propriétés du meilleur rapport sont les pâturages un bouvier esclave suffit à conduire un nom- breux troupeau.

Que fera donc le cultivateur? il ira porter à Rome des bras dé- sormais inutiles, parce qu'il sait qu'on y distribue de temps en temps des vivres, et queles riches, par ostentation, jettent au peuple une partie de leur superflu. Il espère d'ailleurs être envoyé dans quelque colonie, où, devenu tyran à son tour, il pourra dire à L'an- cien propriétaire : Va mourir de faim ailleurs. Enfin, au pis aller, il vendra son vote aux candidats, qui s'indemniseront largement dans des magistratures lucratives.

Mais, hélas ! dans l'enivrement de sa puissance , le sénat ne songe plusà flatter le peuple, et, pendant l'espace d'un demi-siècle,

(l) Pure, Hist. na(., XXXI, 41.

ÉpowoMIE ht: rome. 43

il n'est pas question de colonies. Lti lucre immoral du vote échappe même au peuple roi depuis que les censeurs entassent tous les pauvres dans la tribu Hsqtiiline qui, appelée après toutes les autres, n'aura que bien rarement l'occasion d'utiliser ses suffrages ; enfin, après l'extension graduelle du pouvoir de l'aristocratie, consé- quence inévitable des longues guerres, le sénat se dispense de convoquer les tribus, et la Macédoine une fois soumise, il décide à son gré de la paix et de la guerre.

Un dernier droit restait au peuple, celui d'absoudre ou de con- damner; sous prétexte d'éviter les embarras et d'accélérer les dé- cisions, on établit quatre tribunaux permanents, composés de sé- nateurs qui examinent les questions criminelles, et principalement les accusations de brigue, de concussion et de péculat, portéi > contre les sénateurs. De cette manière, on n'aura plus à craindre que le peuple ne trafique de son suffrage et n'oblige les nobles à compter avec lui.

Que restera-t-il donc aux pauvres échappés aux périls de la guerre? La misère et la faim. Qu'importe? le salut public n'en souffrira pas; des milliers d'esclaves, qui affluent des pays conquis, féconderont les sillons de leurs sueurs vénales , et peupleront les palais et les villes, afin de flatter le luxe et les vices de leurs maîtres; pour prix de leurs services, ils recevront la liberté , et leur vote comblera le vide laissé parla vieille race ro- maine (1).

A l'époque le récit historique nous a conduit, le forum était inondé d'affranchis. Un jour que leurs clameurs interrompaient Sci pion Émilien : « Silence! » leur cria-t-il, « fils adultérins de l'Italie ! croyez-vousque je craindrai libres de leurs fers ces mêmes hommes que j'ai amenés ici enchaînes (2)? » Cicéron lui-même insultait cette plèbe nue et affamée, cette lie de la cité (3).Toute-

(1) Quod magis deformatimi, inquina/ uni, perversimi, conturbatimi dici potest quant omne servitium , permissu magislratus libèratum in altérant scenam immiss/int, alteri proposition ; ut alter confessas potestati sercorum objiceretur, alter seriori! m totus esse! ? si examen apum ludis in scenam venisset , haruspices acciendos ex Etruria putaremus : videmus universi repente examina tanta senorum immìssa in populum romanum septum atque inclusimi, et non commovemur. Cirri,., De Harusp.responsis.

(2) Taceant quibus Italia noierca est.,, non cfjkiatis ut solutos verear quos alligatos adduxi. Val. M\xim., VF, 2. Hostium arniatorum loties clamore non territas, qui possimi cestro inoccri, quorum novo ca est Italia ? Vi i.i. . Paterc, II, il.

(3) Fex et sordes urbis : concionate hirudo ara ri i; misera ac jejuna pie- becula.

I i CINQUIÈME ÉPOQUE.

fois,, ces hommes qui ne possédaient rien ou presque rien , et qui , peu soucieux d'acquérir des droits , n'aspiraient qu'à quelques avantages matériels, pouvaient devenir une arme terrible dans la main d'un démagogue se levant contre la tyrannie aristocra- tiqne.

D'autres, échappés des provinces et des municipes pour se soustraire aux vexations et au despotisme des magistrats, accou- raient en foule à Rome, dans l'espoir que, devenus membres d'une imtion grande et redoutée , ils pourraient parvenir aux premiers emplois et disposer un jour du sort des royaumes. Les Italiens sur- tout s'y croyaient appelés depuis les conquêtes accomplies par eux. Les uns obtenaient le droit de cité en se donnant à un Romain qui ensuite les affranchissait ; d'autres, en se faisant inscrire par fraude lors des inspections des censeurs; mais, comme les Latins seuls pouvaient l'acquérir légalement, l'Italie affluait dans leLatium, et le Latium dans Rome. Les Samnites et les Pélignes (177 av. J.-C.) dénoncent l'émigration de quatre cents familles flans la ville latine de Frégelles, ce qui les met hors d'état de fournir leur con- tingent militaire. La même année, les Latins déclarent poni- la seconde fois que les émigrations pour Rome dépeuplent leurs villes et leurs campagnes. Rome regorgeait donc d'habitants. Le recensement de Cecilius Metellus (131) donna 317,823 hommes en état de porter les armes, et cinq ans après 390,736. Dès l'année 187, Rome avait expulsé douze mille familles latines; quinze ans plus tard, seize mille personnes eurent le même sort.

Ce mouvement continuel, chef-d'œuvre de la politique romaine, peut se comparer à la circulation du sang qui, des extrémités du corps, se porte aux parties les plus nobles pour alimenter la vie ; mais, de même que son abondance excessive cause l'engorgement et la mort, ainsi ces émigrations déréglées, au lieu de régénérer la nation, devenaient un principe de dépérissement. Le seul moyen de salut eût été de conférer le droit de cité dans sa plénitude à tous les peuples de l'Italie; mais la noblesse romaine, jalouse des autres familles illustres du pays, ne permit pas de réaliser cette réforme, qui eût retardé la décadence et la dévastation de l'empire.

L'Italie avait reçu le rebut de la métropole ; c'étaient des misé- rables qui fondaient les colonies et occupaient les meilleures ter- res. Mais les colonies, livrées à la cupidité des chevaliers, qui achetaient ou usurpaient les domaines , tombaient elles-mêmes dans un état déplorable : ces publicains, si Apres au lucre, sub- stituaient des esclaves aux cultivateurs libres, et, délivrés désor- mais de la crainte des jugements rendus par la seule noblesse .

LOIS AGRAIRES. LES GRACQUES. 45

ils pressurèrent sans pitié les hommes libres et redoublèrent de cruauté envers les esclaves, qu'ils poussèrent plus d'une fois à des soulèvements sérieux.

CHAPITRE III.

lois] agraires/ les gracqdes.

Si, au milieu de cette corruption, un homme s'était levé avec l'intention de corriger les mœurs, de rendre au peuple l'amour de l'industrie et de l'agriculture, de substituer aux travailleurs escla- ves et au peuple paresseux une classe laborieuse comme celle que nous voyons aujourd'hui vaincre la pauvreté à force d'énergie, de réprimer le despotisme du sénat et l'avarice rapace des chevaliers, de se faire l'écho des plaintes qui s'élevaient des provinces et des municipes , de régler l'affluence envahissante des esclaves, en pré- venant la dépopulation, cette généreuse initiative ne mériterait- elle pas au moins de la reconnaissance? Je ne parle pas de la gra- titude des contemporains, qui rarement pardonnent au mérite, mais de celle de la postérité. Eh bien! cette grande tâche, les Gracques tentèrent de l'accomplir. De leur temps , on leur en fit un crime, et ils périrent à l'œuvre. Plus tard, on s'est contenté de répéter les insultes des rancunes patriciennes, sans prendre la peine de rechercher si la noblesse du but n'excusait pas les moyens.

Pour comprendre l'esprit des lois agraires, il est indispensable de bien établir la distinction qui existait entre les domaines privés et les domaines publics. Une partie du territoire conquis devenait propriété publique (ager publiais), et l'on en faisait trois classes : Distribution les terres cultivées étaient données à des colons établis sur les lieux, ou bien vendues ou affermées par les censeurs; les terres incultes s'abandonnaientàqui entreprenait de les mettre en valeur, moyennant le dixième du produit en grains, et le cinquième en fruits; les terres de pâture étaient de jouissance commune, cha- cun pouvant y mener son bétail moyennant une légère taxe [scrip- tum). L'acquéreur d'un terrain cultivé n'en était pas absolument propriétaire, mais il devait payer une certaine rente (vectigal). La répartition se faisait par les patriciens, qui gardaient le plus beau et le meilleur; plus tard, ils s'entendaient avec les exacteurs, qui étaient de connivence avec les chevaliers et laissaient peu à peu tomber l'impôt en désuétude, de sorte qu'il devenait impossible

des terres.

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de distinguer les biens patrimoniaux des terres concédées. Une loi agraire proprement dite avait pour but de partager entre les plé- béiens 1rs terres du domaine public usurpées parles grands, qui se regardaient comme propriétaires inamovibles (1). La durée de la possession ne pouvait altérer l'origine de ces biens; Y ager publi- ais conservait un caractère indélébile de révocabilité, tellement que le sénat, toutes les fois qu'il fut question de la loi agraire, c'est-à-dire de la répartition légale de ces terrains, n'en nia point l'esprit, mais s'appliqua à l'éluder.

Chez les anciens la propriété rendait seule indépendant; la plèbe romaine ne s'éleva donc que par la lente acquisition des pro- priétés , favorisée par une série de rogations de ses tribuns , ro- gations que combattaient vainement les consuls, qui, toujours opposés aux demandes du peuple, préféraient renvoyer pos- séder dans les colonies. Cassius Icilius, Manlius Capitolinus. et quelques autres s'étaient bornés à demander du pain pour les sol- dats de la république; Licinius Stolon, élevant la loi agraire à la hauteur d'une loi politique, demanda pour le peuple des terres et des droits , seuls moyens de remédier à la pauvreté des plébéiens ; outre la diminution de l'usure , il fit cesser l'immobilisation d'un grand nombre déterres, et, à force d'instances, obtint pour le peuple la participation au consulat et au droit des auspices. La loi Licinia portait que nul ne posséderait plus de cinq cents arpents (125 hec- tares) de terres, ni plus de cent tètes de gros bétail, et qu'on en- tretiendrait dans chaque domaine un certain nombre de cultiva- teurs libres (villici). Cette loi, probablement, ne regardait que Y ager publiais (2); mais si cet expédient pouvait contribuer à combler l'abîme qui séparait les riches des pauvres, il ne paraît pas que Licinius voulût l'expropriation de ceux qu'atteignait la loi ; il se contentait d'une amende , dans le cas la propriété dépassait la limite fixée. Cette mesure , en arrêtant pour un temps l'accumulation des propriétés terriennes, rétablit l'équilibre qui fut une source féconde de prospérité. Cette loi, comme nous l'a- vons vu , ne tarda point à être éludée; mais , grâce à l'accroisse- ment énorme des territoires conquis, les pauvres purent échapper

(1) On donnait le même nom aux lois qui, dan? la fondation des colonies, distribuaient a des citoyens ou à des alliés les terres récemment conquises ou cédées à l'État. Sur la fin de la république, on appelait aussi lois agraires celles qui donnaient violemment aux colonies militaires les propriétés publiques et privées de l'Italie.

(2) Sur ce point, nous sommes d'accord avec Niebubr; mais c'est à tort qu'il considère la loi Licinia comme identique avec celles des Gracques. Voir la Re- vue de législation, août 1846,

LOIS AGRAIRES. LES GRACQUES. 47

à la misère, et aller s'établir dans les nouvelles eolonies. Toute- lois, la plaie se rouvrit bientôt , et les Gracques essayèrent de la guérir.

Les familles patriciennes des Scipions et des Appius s'étaient alliées à la famille équestre des Sempronius. Tibérius Sempronius Gracchus , pendant son tribunat, avait couvert de sa protection Scipion l'Asiatique et Scipion l'Africain. Après la mort de ce der- nier, il épousa sa fille Comélie, dont un Ptolémée n'avait pu ob- tenir la main. Peu de temps après ce mariage , il trouva dans son lit deux dragons ; effrayéde ce présage , il consulta les devins qui, après avoir longtemps considéré le sens du prodige , lui défen- dirent de tuer l'un ni l'autre et de les laisser échapper. La vie de Sempronius, lui dirent-ils, était attachée à celle du mâle, et celle de Gornélie à la conservation de la femelle. Épris de son épouse qui était dans la fleur de l'âge , tandis qu'il entrait déjà dans la période de la maturité, Sempronius se défit du serpent mâle, et ne tarda point à mourir : c'est ce que rapporte Plutarque, l'on trouve une foule de récits semblables, qui montrent à quel point les hommes étaient devenus superstitieux depuis que la religion avait perdu son crédit.

De tous les enfants qu'eut Comélie , il ne lui resta que Tibé- rius, Gains et Sempronia ; ambitionnant d'être appelée non la fille di' Scipion, mais la mère des Gracques (1), elle mit toute sa sol- licitude à bien élever ses fils , dans l'espoir de les voir dépasser les Scipions. Une dame campanienne étalait devant elle ses colliers et ses bracelets; Gornélie se contenta de lui dire , en lui montrant ses deux fils : « Voilà toute ma parure et mes seuls joyaux. »

Tibérius épousa la fille d'AppiusPulcher; Sempronia fut mariée à Scipion Émilien , le second Africain.

En entrant aux affaires , les Gracques ne se montrèrent pas au- dessous de l'attente maternelle. Ils n'avaient point d'égaux pour l'éloquence, firent sous leur beau-frère l'apprentissage des ar- mes , et Tibérius monta le premier sur les remparts de Garthage. Jaloux de sedistinguer dans les hautes charges administratives, ils

(i) Heeren, Histoire de la révolution des Gracques, tome I des Mélanges historiques i Hegewisch , Altona, 1801.

ëncelbrecBt, De legibus agrariis ante Gracchos; Leyde, 1842; R. W. Nitzsch, Die Graecfien und Une nàchsten Yorganger ; Berlin, 1847.

Antonin Macé, Des lois agraires chez les Romains ; Paris, 184C.

Rudokff. Ce traité sur les lois agraires, écrit en allemand, est ce qu'il y a de plus nouveau et de plus complet sur la matière. On trouve aussi dans Cas- sacnac, Hist. des classes nobles (vol. I, p. 478; Paris, 1840) une bonne expli- cation de la loi agraire.

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avaient puisé à l'école des stoïciens , avec le mépris de la corrup- tion , des idées généreuses et peut-être exagérées sur la dignité de L'homme et l'égalité des droits. Tibérius était doux et grave dans son maintien ; Caïus, vif et ardent. L'aîné avait une élocution suave, étudiée et digne. Caïus, le premier qui se promena dans la tribune, était brillant, passionné, impétueux, au point qu'il avait derrière lui un joueur de flûte pour lui donner le ton quand sa voix s'élevait trop haut.

Tibérius était questeur à Numance sous C. Mancinus lorsque le camp fut surpris (1), et vingt mille Romains eussent péri si le consul n'avait accepté les conditions de l'ennemi. Toutefois les Numantins ne voulurent s'en rapporter qu'à la parole de Grac- chus, qui ramena l'armée saine et sauve, n'abandonnant que les bagages aux vainqueurs. Il revint réclamer ses registres enlevés dans le pillage du camp : non contents de les restituer, les Nu- mantins le retinrent à un banquet public, en lui permettant de choisir ce qu'il voudrait dans le butin. Le questeur ne prit qu'un peu d'encens destiné aux dieux.

La capitulation qui sauvait vingt mille citoyens parut honteuse à Rome; or comme il était question, de même qu'après l'affront des Fourches caudines, de livrer à l'ennemi tous les officiers , Tibérius insista pour le maintien pur et simple du traité ; ne pou- vant faire prévaloir cet avis, il obtint que Mancinus fût livré seul. Tibérius se concilia ainsi la reconnaissance des familles de ceux qui avaient échappé à ce péril; mais il n'en conçut que plus de haine contre les patriciens, seuls coupables de cette iniquité.

A son retour de Numance, il traversa l'Étrurie dans laquelle il ne vit plus d'hommes libres , et qui n'était cultivée que par des esclaves; à Rome, il trouva les propriétés accumulées dans les mains de quelques individus, tandis que le plus grand nombre croupis- sait dans la misère. Loin de dissimuler son indignation, il disait hautement que les généraux mentaient lorsqu'ils exhortaient les soldats à défendre les tombeaux de leurs aïeux ; qu'il était indigne que les animaux sauvages eussent une tanière, et que les citoyens romains, les maîtres du monde, se vissent privés d'un abri pour re- poser leur tête, d'un sillon pour leur sépulture.

Gracchus, d'une famille illustre , n'était point par un vain désir de renommée, mais par ce patriotisme qui était l'idole <l.s Romains; il voulait assurer à Rome la souveraineté du monde en prévenant l'extinetion de la race italique, dont la vigueur et le

(I) Voy. ci-dessu% page 7.

LOIS AGRAIRES. LES GRACQUES. 10

courage avaient conquis tant de provinces. Il n'était point ques- tion, comme du temps de Licinius Stolon , d'élever la seconde classe de l'État au rang de la première , mais d'accroître la population libre, la seule dont se recrutait l'armée. Dans nos idées modernes la loi de Tibérius était aristocratique ; il n'est donc pas étonnant qu'elle fût soutenue par les patriciens. Laelius, ami de Scipion, avait tenté la réforme agraire ; mais, voyant le sénat contre lui , il renonça à cette noble idée par une appréciation habile des circonstances, et fut qualifié de prudent , ce qui trop souvent veut dire pusillanime.

Tibérius fut enfin nommé tribun du peuple; d'accord avec son beau-père Appius,legrand pontife Crassus et le jurisconsulte Mucius Scévola , il proposa une loi qui limitait a cinq cents arpents les terres du domaine public qu'un riche pourrait posséder; mais ces terres ne seraient plus révocables , et deviendraient propriétés absolues : ceux qui se trouveraient lésés auraient droit à une in- demnité. De l'excédant des terres , on formerait un fonds public qui se répartirait entre les pauvres et ne pourrait s'aliéner : unique moyen d'empêcher que ces lots ne retournassent entre les mains des riches. On ajoutait cent cinquante arpents pour chaque fils émancipé du propriétaire : premier exemple de rémunérations accordées pour favoriser les mariages.

Ce n'était donc pas une utopie qu'on puisse assimiler au com- munisme, cette loi qui constituait des propriétaires. Loin d'atta- quer le droit de propriété, elle avait pour but de l'étendre, en prévenant la concentration des domaines , afin de multiplier le nombre des petits propriétaires, c'est-à-dire des soldats.

Aucune loi ne représente une plus grande apparence d'équité; le peuple, qui depuis longtemps stimulait Gracchus, accueillit la proposition avec joie, bien qu'elle fût combattue par l'autre tri- bun, Octavius Cecina. Toutefois, et les novateurs ne devraient pas l'oublier, il est des abus tellement invétérés qu'on ne saurait y mettre la hache sans que tout l'État en soit ébranlé (1).

Les nobles pouvaient alléguer la longue jouissance , pendant laquelle ils avaient planté, amélioré, bâti (2); la cessation du

(1) Yolebant Gracchi agros populi dividere, (/nos nobililas perperam pos- sidebat ; sed terni retustam iniquitatem midere convellere , periculosissimum. De Civ. Dei, III, 24.

(2) Floris (III, 13) observe judicieusement : Reduci plebs in agros unde poterai, sine possidenlmm eversione ? Qtii ipsi pars populi erant. et ta- men relictas sibi a majorions sedes, asiate, quasi jure hereditario, posside- banf .

HIST. IMV. T. iv. 4

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payement de la rente avait fait oublier toute distinction entre les fonds du domaine publie et les propriétés absolues; les individus qui possédaient comme héritiers d'une longue suite d'aïeux, par dot ou succession, étaient de bonne foi, et avaient compté sur la légitimité de leurs titres. Un remaniement de Yager publicus présentait donc aux réformateurs , d*abord la difficulté de le re- connaître, lui imposait ensuite l'obligation d'une juste indemnité et soulevait l'opposition d'une classe puissante.

Les gens ennemis de toute innovation bonne ou mauvaise, et ceux qui ne voulaient pas être troublés dans la jouissance de leurs biens, avaient gagné le tribun Octavius , dont le veto frappait lé- galementde nullité toutes les propositions de son collègue. Tibérius ne negliga rien pour le ramener. D'un naturel généreux et aimant, quoique d'une volonté inflexible, il offrit de l'indemniser de ses deniers de tout préjudice que la loi pourrait lui porter; il le sup- plia, l'embrassa publiquement; mais, ne pouvant vaincre son ob- stination , il proposa sa déposition, malgré le caractère sacré du tribunat. « Le tribun est inviolable, s'écria-t-il, dût-il brûler l'ar- « senal et démanteler le Capitole ; mais, il cesse de l'être quand il « menace le peuple lui-même. La dignité royale était sacrée, et « cependant nos ancêtres ont expulsé Tarquin ; par-dessus tout « les vestales sont sacrées , et pourtant si l'une d'elles manque à « ses devoirs, elle est ensevelie vivante. De même les préroga- « tives du tribun ne peuvent le mettre au-dessus du peuple lui- « même, lui conférer le droit de saper de ses propres mains le « pouvoir qui fait sa force. »

Tandis que les tribus commençaient à donner leur vote, Tibé- rius eut de nouveau recours aux prières, aux supplications , et son collègue s'attendrit jusqu'aux larmes; mais, soit obstination, soit conviction honorable, il persista, et fut déposé par les voix de la dix-huiticme tribu. Premier coup porté à la sainteté de la magis- trature trilmnitienne, et porté par un tribun.

Quel est l'homme, surtout si sa mission est populaire, qui pourra s'arrêter à volonté sur la pente des innovations? Tibérius mit en œuvre toutes les ressources d'un esprit éclairé : doué d'un juge- ment sain et ami de l'ordre , il tenta tous les moyens de concilia- tion pour menerà fin une entreprise si hardie ; mais, poussé à bout, après tant d'efforts, par les tergiversations du sénat et par la perfidie des nobles, qui attentaient à sa vie et le diffamaient, il reprit la loi Licinia dans toute sa rigueur, sans plus s'occuper d'indemnités pour l'excédant des cinq cent s arpents, et ordonna aux détenteurs illégaux de vider immédiatement les terres usurpées.

LOIS AGRAIRES. LES GRAGQUES. fil

Tibérius, par ses vertus et sa probité , était l'homme le plus re- commaudable de la faction populaire , comme l'étaient les Sci- pions dans le parti des patriciens : touché de compassion pour le sort des citoyens pauvres, il s'éleva jusqu'à la noble conception de l'unité italique, en proposant que les droits de citoyen romain fussent conférés à tous les habitants de la Péninsule ; car il com- prenait que la masse immense de l'empire reposait sur une base trop étroite. Le soulèvement simultané de l'Italie prouva bientôt combien la mesure eût été opportune. Pour hâter l'accomplisse- ment de ce grand dessein, Tibérius se fait élire triumvir conjoin- tement avec Appius et son frère Gains , afin de procéder au par- tage de Vagar publicus ,• il propose alors que l'héritage du roi de Pergame, légué au peuple romain, cesse d'être administré par le sénat, et profite aux citoyens pauvres afin qu'ils puissent acheter les instruments aratoires et le bétail nécessaires à l'ex- ploitation de leurs nouvelles terres ; en outre, il demande que le temps du service militaire soit réduit pour les plébéiens , que les chevaliers participent aux jugements avec les sénateurs , et que les droits de cité soient accordés à tous les Italiens.

Ces dernières propositions auraient lui concilier l'ordre équestre de la population de l'Italie; mais si les chevaliers haïs- saient les patriciens, qui limitaient leur pouvoir et les écartaient des hautes charges, ils redoutaient plus encore la loi agraire, qui les aurait dépouillés des terres usurpées et devait admettre au suffrage sur le même pied qu'eux les alliés des Romains ou les an- ciennes populations italiennes. Ainsi, tout en voulant augmenter leur influence, Tibérius ne s'en fit pas des partisans, et il excita la jalousie de la plèbe; bien qu'elle n'eût qu'à se louer d'un magistrat si favorable à ses intérêts, vaine et désunie comme elle l'est d'ordinaire , elle ne sut pas le soutenir quand il s'agit d'exécution , et prêta l'oreille aux insinuations perfides des nobles, qui dénigraient le tribun et l'accusaient d'aspirer à la tyrannie.

Tibérius , sachant à quel péril il s'exposerait une fois sorti de charge, essaya de se faire proroger dans le tribunat, ce qui était une violation de la constitution. Il allait répétant les menaces des patriciens, paraissait vêtu de deuil sur la place publique, et montrant ses jeunes enfants au peuple, il Je conjurait de leur con- server leur père. Le jour des comices devait se faire son élection, il fut effrayé, dit Plutarque, parce qu'il trouva deux œufs de serpent dans son casque, et que le matin même les poulets n'avaient pas voulu sortir; lui-même avait trébuché sur le seuil en entrant dans

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la rue, et deux corbeaux qui se battaient à sa gauche firent tomber une pierre à ses pieds ; mais ce qui devait lui causer une ap- préhension plus sérieuse , c'était l'attitude hostile de l'aristo- cratie, résolue à tout, tandis qu'il n'avait pour lui que le menu peuple , toujours irrésolu , et les tribus rustiques que les tra- vaux de la moisson empêchaient de se rendre en nombre aux co- mices.

L'assemblée venait de se réunir ; aussitôt les détenteurs des terres usurpées s'élèvent contre le violateur de la loi , et les séna- teurs se montrent en armes. Les amis de Tibérius sont prêts à leur résister, le tumulte s'accroît , et, comme le tribun ne peut plus se faire entendre, il porte la main à sa tête pour signaler le danger dont il est menacé. 11 demande la couronne! s'écrient ceux qui veulent le perdre, et ils se jettent sur les citoyens désarmés , qu'ils égorgent ; lui-même est massacré avec ses partisans dont les cada- vres sont jetés dans le Tibre , et qui expient comme Tibérius , la courte et funeste faveur de la plèbe romaine.

Parmi ceux qui appuyaient les généreux projets de Tibérius, les uns furent poursuivis comme criminels , les autres assassinés. Caïus Billius, sans qu'on prît la peine de le juger, périt enfermé dans un tonneau rempli de serpents. Le philosophe Blossius de dîmes, cité en jugement, s'honora de l'attachement qu'il avait porté à Gracchus et de son empressement à suivre ses volontés. Eh quoi! lui demanda Scipion Nasica, s'il t'avait dit de mettre le feu au Capitole? Il n'eût jamais donné un pareil ordre, ré- pondit Blossius ; mais s'il l'eût donné, j'aurais obéi, persuadi- qu'il ne pouvait rien vouloir que d'utile au peuple.

Ce Nasica, cousin des Gracques, s'était montré leur adversaire le plus acharné; c'était lui qui, contrairement à l'avis du consul Scévola, avait fait décider que l'on tomberait sur le peuple dé- sarmé. A la tête de ceux qui aimaient la république, c'est-à-dire qui l'exploitaient, il osa faire justifier par un décret tout ce qui avait été commis contre Gracchus et les siens. Plein de mépris pour le peuple , il dit un jour à un cultivateur , dont il sollicitait le suffrage, en lui prenant la main qu'il trouva calleuse : Tu mar- di es donc sur tes mains ?

La faction populaire n'avait pas péri avec Tibérius. Toutes les fois que Nasica paraissait en public, on l'assaillait d'injures maigre sa dignité de grand pontife. Le peuple lui reprochait d'avoir tué un personnage sacré dans un lieu sacré ; aussi le sénat, pour donner mie apparence de satisfaction, et sortir en même temps d'une si- tuation compromettante, envoya Nasica en Asie avec une mission

LOIS AGRAIRES. LKS GRACQUES. .').'{

qui couvrait honorablement son exil, et l'orgueilleux patricienne rentra jamais dans Home.

Le sénat dut s'occuper de l'exécution de la loi agraire; niais, quand on se mita l'œuvre, il s'éleva tantde difficultés sur les limi- tes, sur l'origine de la possession et l'estimation des valeurs, que les triumvirs ne purent suffire à les résoudre. Les alliés de l'Italie et les Latins , qui avaient obtenu la partie la plus considérable de Yager publiais, voyaient avec inquiétude ces terres soumises au cadastre; ils s'en plaignirent donc au sénat, qui saisit avec em- pressement l'occasion de s'opposer à une loi qu'il n'avait jamais approuvée. Alors les mécontents réclamèrent l'appui de Sci- pion Émilien, qui cassa les triumvirs et remit toute l'affaire aux soins du consul Tuditanus; mais celui-ci la trouva tellement em- brouillée que, désespérant de concilier tant d'intérêts opposés, il partit pour l'Illyrie. La plèbe, qui d'abord idolâtrait Scipion , l'avait pris en haine depuis qu'en apprenant le meurtre de Tibé- rius, il avait prononcé ce vers d'Homère :

Périsse comme lui quiconque l'imitera.

Persuadée qu'elle avait été jouée , toutes les fois qu'il paraissait à la tribune, elle couvrait sa voix de ses murmures et répétait les expressions orgueilleuses du patricien , qu'elle finit par accuser d'aspirer à la dictature. Scipion méprisait ces injures et leur op- posait ses services et ceux de Paul-Émile. Retiré à la campagne , où, avec LaMius, il consacrait ses loisirs à l'étude, il retournait à Home lorsqu'il s'agissait de s'opposer à quelque loi populaire. Ine nuit, on le trouva mort dans sa maison , et les démagogues furent accusés de l'avoir fait périr; mais le peuple évita toute en- quête dans la crainte de compromettre Caïus Gracchus. Cepen- dant, la mort du plus obstiné des aristocrates présageait que la lutte allait se renouveler plus violente et plus criminelle.

En effet, les tribuns, à qui Tibérius avait révélé combien leur autorité pouvait devenir redoutable , visaient à l'étendre encore. Le tribun Carbon, qui ne cessait de rappeler avec indignation l'as- sassinat de Gracchus, proposa que les tribuns pussent être pro- rogés tant qu'il plairait au peuple; mais la loi ne passa point. Le censeur Métellus Macédonius ayant voulu interdire l'entrée du sénat au tribun C. Atinius , celui-ci l'arrêta, et il l'aurait fait pré- cipiter du haut de la roche Tarpéienne , comme coupable de lèse- majesté, sans l'opposition d'un autre tribun; mais on profita de l'occasion pour faire décréter que les tribuns auraient voix deli- berative dans le sénat.

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caiu* Depuis la mort de son frère, Caïus s'était tenu à l'écart, comme

Graccims. gj cette catastrophe l'eût frappé d'épouvante. Il consacrait tout son temps à l'éloquence, art personne ne le surpassa; sage dans sa conduite , il était ennemi de l'oisiveté, de l'avarice et des excès de table auxquels se livrait la jeunesse romaine. Dans l'opinion de bien des gens, il passait pour un homme de peu de mérite; on l'accusait même d'avoir desapprouvé son frère , tandis qu'il se préparait à le venger, à réintégrer la plèbe dans ses droits, et à faire trembler les riches.

126. Il brigua la questure , et passa en Sardaigne, il se concilia

l'estime du consul et l'affection des soldats par son courage , son zèle etsa probité. Les villes se refusaient à donner des habillements; il sut les amener à les fournir ; Micipsa, roi de Numidie, n'expédia des blés que par considération pour Caïus, au grand déplaisir du sénat qui chassa les envoyés de ce roi et changea les garnisons. Déjà le sénat, sous prétextede secourir les Massiliotes, avait éloigné le fougueux Fulvius Flaccus, un des triumvirs chargés de la répar- tition des terres, lequel, parvenu au consulat malgré les patriciens, remuait ciel et terre pour l'exécution de la loi agraire et l'exten- sion du droit de cité.

123. Tout à coup Caïus Gracchus reparaît à Rome; les censeurs le

mettent en jugement comme déserteur de son poste, mais il se disculpe en ces termes : « J'ai servi douze ans dans l'armée, et « lesloisn'en exigent que dix. Nommé questeur, je suis resté deux « ans près de mon général, bien que, légalement, je pusse me re- a tirer après une année. Il est vrai que la loi m'enjoignait de re- « tourner près du général, mais elle suppose qu'un consul ne sé- « journera dans le même lieu que durant le temps de son consulat . « S'il vous a plu de retenir trois ans en Sardaigne Lucius Auré- « lius Oreste, étais-je obligé d'obéir à des ordres qui ne me con- ce cernaient pas? Il pouvait convenir à un proconsul d'exercer « longtemps un pouvoir absolu sur des légions obéissantes, mais « il était pénible pour le questeur de perdre dans l'oisiveté un « temps utile. Je suis rappelé par les intérêts de tant de inalheu- « renx qui implorent le partage des terres et qui m'ont député à « cet effet. Quant au motif qui m'a retenu si longtemps éloigné « de la capitale , c'est au peuple romain qu'il appartient de le « pénétrer, et aux Italiens de s'en plaindre. Pour vous, censeurs, « prenez au moins en considération la conduite que j'ai tenue dans « une île ou l'avarice et la débauche ont corrompu officiers et « soldats toutes les fois qu'on y a envoyé une année nouvelle. Je « n'ai pas reçu des alliés un as en présent, et a'ai jamais souffert

LOIS AURAlllKS. LES GÌÌÀCQUES. 55

« qu'ils fissent pour moi la moindre dépense; je n'ai pas l'ait de « ma tente un lieu de prostitution pour abriter les débauches cra- « pilleuses de la jeunesse romaine. Quand j'ai donné des banquets, « j'en ai banni la licence, dans les paroles comme dans les actes. « Jamais femme perdue de mœurs n'est entrée chez moi. et je n'ai u point augmenté ma fortune; il y a cette differente entre moi et « vos officiers de Sardaigne, que je reviens la bourse vide, tandis « qu'après s'être gorgés du vin qui emplissait les amphores, ils les « rapportent pleines d'argent et d'or (1). »

Ce discours produisit l'effet attendu; Caïus fut absous aux ac- clamations du peuple, qui croyait voir revivre en lui le Tibérius qu'il regrettait ; aussi, lorsqu'il brigua le tribunat, le concours des Italiens fut si grand, que le champ de Mars ne pouvait les contenir. Les votes se donnaient du haut des toits et des terrasses par accla- mation : il fut confirmé dans ses fonctions l'année suivante.

Ce fut un malheur que Caïus ne vînt qu'après son frère, dont la fin l'effrayait assez pour l'empêcher d'agir avec sang-froid et té- solution, et que son ressentiment contre le sénat le poussât à une opposition systématique. Dans les comices, l'orateur se tournait vers le sénat ; Caïus se tourna vers le peuple, et, comme cet exem- ple fut imité, c'était affecter de donner plus d'importance à la olaœe plébéienne. Il ne négligeait aucune occasion de rappeler aux patriciens son frère expirant à leurs yeux sous le bâton et son corps traîné dans le Tibre; ses amis frappes à mort sans jugement , tandis que, dans toute accusation pour crime capital , fanc'xn usage prescrirait d'encoyer de grand matin le héraut a la porte du prévenu, pour le citer à son de trompe, personne ne pouvant voter contre lui avant l' accomplissement de cette formalité.

En conséquence, il proposa qu'aucune condamnation capitale ne fût mise h exécution sans avoir été confirmée par le peuple; qu'il se fit chaque mois une vente de grain à bon marché , et tous les ans une distribution de terres, il afferma au profit des pauvres l'héritage d'Attale, défendit l'enrôlement avant l'âge de dix-sept ans, et fit décréter qu'on fournirait aux soldats leur équipement, indépendamment de la solde ; en un mot, il fit accepter en détail la loi proposée par son frère. S'il était obligé de céder sur quelqu'une de ses prétentions, il déclarait ne le faire que par égard pour Cor- nélie, sa mère vénérée et chérie.

Devenu plus hardi par le succès, il demande que six cents che-

(I) Ce discours nous a été conservé par fragments, notamment par Aulu- Gelle.

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valiers soient adjoints aux sénateurs, prétention excessive qui cou- vrait l'espoir d'obtenir une concession plus modérée, à savoir que les jugements fussent enlevés aux sénateurs pour entrer dans les attributions de l'ordre équestre, qui deviendrait ainsi un corps politique dont l'influence ferait contre-poids à celle du sénat (1). Enfin, il fait admettre tous les Italiens aux droits de cité. Son but était de désarmer l'opposition des alliés latins; en effet, à partir de ce moment, ils firent cause commune avec les plébéiens de Rome contre les nobles et le sénat. Par la loi sur les grains, il gagna l'af- fection des tribus urbaines; par la loi agraire, il se concilia les citoyens pauvres; l'ordre équestre , par la loi judiciaire, et l'Italie par l'espoir du droit de cité. En un mot, il opposait toutes les forces de la république et de l'Italie au sénat, qui fut contraint de céder. Mais les distributions de grains épuisaient le trésor; l'attri- bution du pouvoir judiciaire aux chevaliers partageait la répu- blique en deux camps, et subordonnait les sénateurs aux publi- cains; néanmoins, l'ordre équestre, indigné de voir ses propriétés diminuées, ne lui tint pas compte de ses faveurs , et le peuple voyait avec déplaisir les Italiens appelés à exercer les mêmes droits que lui et à prendre part aux suffrages.

Comprenant combien son autorité devait être odieuse au sénat, Caïus avait soin de ne lui rien proposer qui ne fût utile et hono- rable. Le propréteur Fabius ayant envoyé du blé de l'Espagne, il conseilla au sénat de le vendre, et d'en envoyer le prix aux Ibères, pour que le joug de Rome leur parût moins pesant.

Il s'entoura ensuite d'artistes grecs, et fit construire des gre- niers; il accompagna les triumvirs chargés du cadastre de l'Italie, qu'il sillonna de belles routes, construisit des ponts, des colonnes milliaires et jusqu'à des marches en pierre pour aider à monter à cheval (2). Il surveillait lui-même tous ces travaux; enfin, il pro- posa d'envoyer des colonies dans les pays Rome possédait de grands territoires, et de rétablir les anciennes rivales de Rome : Capoue , ïarente et Carthage.

Les sénateurs accueillirent ces propositions; ils lui offrirent même d'aller en personne relever Carthage et d'y fonder la pre- mière colonie envoyée hors de l'Italie. Caïus accepta; mais à peine

(1) Les auteurs sont divisés sur ce point. Pail Mam.ce, de Legibus, affirme que Plutarque et Tite-Live se sont trompés, et partage l'opinion d'Appien, de Velléius Paterculus, d'Asconius et de Cicéron.

(2) L'usage des étriers ne s'introduisit que fort tard ; il fallait donc que les Romains, pour montât à cheval tout armés, posassent le pied sur quelque point d'appai élevé.

LOIS AGRAIKES. LES GRACQUES. ">7

lut-il éloigné qu'ils mirent en œuvre toute sorte d'artifices pour le perdre. On lui attribua les méfaits de Fulvius, intrigant sans honneur, auquel on reprochait , et non sans motif peut-être, la mort de Scipion. Pour saper le crédit de Gains, le sénat feignit de prendre les intérêts des plébéiens; il suborna Drusus,son collègue, atin qu'il proposât des lois populaires à l'excès. Si Caïus disait d'envoyer deux colonies, Drusus en demandait douze ; si Caïus voulait qu'on distribuât des terres aux pauvres moyennant une légère rétribution, le tribun gagné proposait de les donner gratui- tement. Drusus enfin lit décréter que les généraux ne pourraient fustiger les soldats; d'ailleurs, il avait toujours soin de présenter ces concessions comme inspirées par le sénat, tout dévoué au peuple ; puis il affectait de ne jamais demander ni fonctions ni honneurs pour lui-même, àia différence de Gracchus, dont la mer- veilleuse activité lui permettait de suffire à tout.

Sous ces dehors étudiés , et à l'aide de ces grands mots qui font tant d'effet sur la multitude, il parvint à partager avec gracchus la faveur populaire , et affaiblit l'animosité du peuple contre le sénat; aussi, lorsque Caïus revint de Carthage qu'il avait rebâtie, il parut étranger au peuple. Il demanda le tribunat pour la troi- sième fois; mais ses collègues eux-mêmes manœuvrèrent avec tant d'adresse qu'il échoua; puis, afin de rendre cette déception plus amère, L. Opimius, son ennemi mortel, fut nommé consul. Investi du pouvoir dictatorial auquel on recourait quand la république tait en danger, il occupa le Capitole, déclara Caïus ennemi de l'État, et mit sa tête à prix; enfin, il marcha avec des troupes contre Fulvius qui, vaillant et homme d'exécution , l'attendit sur l'Aventin, et fut tué dans le combat. Caïus s'était réfugié dans le bois des Furies, il se fit tuer par un esclave resté seul fidèle à son malheur (1). Trois mille citoyens tombèrent dans cette journée sur le mont Aventin, et furent jetés dans le Tibre; d'autres, mis à la torture et livrés à la hache du licteur, curent leurs biens confisqués et l'on interdit à leurs veuves de porter le deuil. La femme de Caïus fut même dépouillée de sa dot; < >pimius, sorti vainqueur de la première guerre civile , qui mérite- rait mieux le nom de Massacre des citoyens, éleva un temple à la Concorde.

A peine revenu de sa stupeur, le peuple manifesta comme il put

(1) « Ainsi périt le dernier des Gracques de la main des patriciens ; mais en « recevant le coup mortel il lança de la poussière vers le ciel, et de celte pous- « sière naquit Marins; Marins, moins grand pour avoir exterminé les Cimbros « que pour avoir abattu l'aristocratie romaine. » Mm vbeai .

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;>S CINQUIÈME ÉPOQUE.

son indignation : il commença par des inscriptions accusatrices sur les murailles; puis, il éleva des statues aux Gracques, con- sacra les lieux ils avaient péri, et leur offrit les prémices des saisons.

Cornélie, qui avait essayé vainement de détourner Caïus de son entreprise (1), supporta avec grandeur d'âme la double perte qu'elle avait faite. « Mes fils, disait-elle, ont des tombeaux dignes d'eux dans des lieux dignes d'eux. » Elle vécut longtemps à Misène , elle accueillait îles 'nommes lettrés et des Grecs, recevait des am- bassadeurs des rois, et se plaisait à raconter les vertus de Scipion l'Africain et la catastrophe qui avait terminé la carrière de ses fils. Plus tard, on lui éleva une statue avec cette inscription : Cornélie , mère des Gracques.

La distribution des terres était commencée ; le sénat , qui n'osait la suspendre , s'appliqua par des propositions habiles à éluder ce qu'il 'y avait de plus avantageux dans les demandes des Grac- ques. Les nobles firent déclarer par un des commissaires que, vu les difficultés que présentait l'exécution delà loi, il vaudrait mieux obliger les détenteurs des terres à en payer le prix, qui serait réparti entre les pauvres , et que , moyennant cette rente perpé- tuelle , les possesseurs ne pourraient plus être inquiétés. Cette offre spécieuse plut au peuple , qui l'adopta et reconnut ainsi l'inaliénabilité du domaine public; mais bientôt après, un autre tribun lit suspendre le payement de cette rente, alléguant que les nobles étaient suffisamment grevés par l'obligation de soutenir la dignité de leur rang; de sorte que le peuple, n'ayant plus à es- pérer ni terfesni indemnité, se vit replongé dans la misère. La promulgation delà loi Thoria détruisit tous les effets de celle des Gracques.

Les lois agraires touchaient donc à tous les problèmes qui s'agi- leni aujourd'hui, au paupérisme , aux secours publics , à l'arres- tation préventive, au libre trafic de l'argent , au morcellement de la propriété. La loi Licinia, en établissant la division des terres et L'équilibre des pouvoirs, avait établi sur une base solide la puis- sance, de Rome; une fois abrogée, la population libre diminua en même temps que la production. Tibérius Gracchus voulut faire revivre cette loi à une époque , les usurpations des riches étant encore récentes et illégales, la société ne courait pas le danger d'un profond bouleversement; au contraire, on pouvait rétablir

(1) Cornélius Népos nous a conserve deux lettres elle cherche à dissuader C'a îus.

LES KSCI.AVES. 99

ehtre les trois ordres l'equilibro de possessions et de richesses. L'o- ligarchie s'y opposa, et donna le premier exemple de ces guerres civiles elle (levait succomber.

La haine entre la plèbe et les nobles s'envenima. Les chevaliers, maîtres désormais des tribunaux et fermiers des impôts, pouvaient tenir h1 sénat dans leur dépendance, et s'opposer à toute réforme: ci fut donc en vain que l'éloquence de M. Antonius, deL. Crassuset de quelques autres tonnait contre les dilapidatene de provinces, et qu'on tenta quelques efforts pour les soumettre à une meilleure administration. Cependant, les alliés du peuple romain n'avaient pas renonce à l'espoir d'obtenir leur part de domination, et leur sourd frémissement préludait à la tempête qui, pour éclah-r, n'attendait qu'un chef habile et audacieux.

CHAPITRE IV.

LES ESCLAVES. GlERRES CIVILES.

Aux admirateurs enthousiastes des institutions et de la liberté antiques, à ceux qui nient la sainte loi du progrès, nous rappel- ons l'esclavage, cette gangrène du monde ancien , qui nous ap- paraît sous le manteau sacerdotal de l'Inde, au milieu de la ty- annie savante des Égyptiens et jusque sous les fleurs dont la Grèce a parsemé tous ses sentiers. Rome aussi avait un grand nombre d'esclaves; la plupart provenaieutde la guerre (i),etquel- t|ues-uns s'étaient vendus eux-mêmes, triste conséquence de leur dépravation; d'autres avaient été mis en vente par leurs créanciers ou en vertu de la loi (servi pœnœ); d'autres enfin étaient nés dans la maison du maître (verme), ou recueillis après avoir été exposés. Lorsque la république étendit au loin ses con- quêtes, surtout dans la Grande Grèce et la Sicile, on amena à Rome comme esclaves des personnages nobles et des savants. Le nombre s'en accrut par milliers dans les guerres contre Garthage,

(1) Den)s d'Ilalicarnasse, en parlant de Servius Tullius, dit que les Romains achetaient leurs esclaves par unetransaction parfaitement juste, xaxà roùç Sixato- tïtvj; Tpo-ovç; attendu qu'on les achetait a l'encan, ils se vendaient avec le butin, ou qu'ils les tenaient de la faculté de garder ceux qu'ils avaient pris à la guerre, ou enfin qu'ils avait traité de leur achat avec dis gens qui les avaient ac- quis par les moyens que nous venons d'indiquer, Jl se plaint seulement des émancipations devenues si fréquentes dans les derniers temps de la république.

60 CINQUIÈME ÉPOQUE.

l'illyrie et les Gaules. Par suite du même calcul que font de nos jours les planteurs de l'Amérique, on se souciait peu d'en voir naître dans la maison ; car on croyait ces esclaves moins robustes, et le temps pendant lequel il fallait laisser inoccupés la mère et l'enfant, était considéré comme une perte.

Devant la loi l'esclave était une chose, et non un homme (1); comme propriété d'autrui, il ne représente rien dans la vie civile; il ne peut ni déposer ni citer quelqu'un en justice, et l'injure dont il est l'objet n'atteint que son maître. Il n'a point qualité pour tester ; son héritier naturel est son maître, qui se substitue à sa place quand il figure dans un testament. Les esclaves exerçaient les arts et les métiers; les boutiques étaient tenues par eux ou des affranchis; en cas de contestation, l'action était dirigée contre leurs maîtres. On pouvait avoir l'usufruit d'un esclave qui appartenait à un au- tre. Le maître avait la faculté de les battre, de les crucifier, de les laisser mourir de faim et d'infliger à leur corps toutes les infa- mies. Leurs mariages n'étaient pas légitimes , et leurs enfants ne leur appartenaient pas. La loi calculait avec une impitoyable pré- cision la valeur d'un esclave et les indemnités qu'il fallait payer, quand on avait causé sa mort ou diminué sa valeur par un dommage quelconque. On lit dans les Institutes de Gajus : « Aux termes du « premier chapitre de la loi Aquilia, celui qui, sans droits, tue « un homme ou un quadrupède domestique appartenant à « d'autres, payera au maître, pour cet objet, la plus grande va- en leur qu'il avait depuis un an. On ne doit pas seulement tenir « compte delà valeur corporelle, mais considérer encore si la « perte de l'esclave occasionne à son maître un dommage plus « grand que la valeur propre de l'esclave. Si mon esclave était « institué héritier, et qu'on le tue avant que par mon ordre il ait « accepté l'hérédité, il faut, en sus du prix, me payer l'hérédité « perdue ; de même, dans le cas de deux jumeaux, ou de deux <( musiciens, ou de deux comédiens, on viendrait à tuer l'un,

(l) Ulpiex, (Frag. 19, 1) les compte parmi les Res mancipii; Théophile dit d'eux : àupóawnoi, o!. oùSejuav eîXov xapaM)v; et Florus, secundum genus ho- minum (Hisl., III, 20 ); SÉNÈQUE (Controv., X, 4 ) fait dire à Hilpon : In ser- rimi nihil non domino licere. Jdténal (Sai. V, 210 ) flagelle ainsi la cruauté des Romains envers leurs esclaves :

Pone cruccia servo. Meruit quo crimine sere us Supplicium? quis lestis adest ? quis delulit? midi : Nulla satis de vita hominis cunctatio tenga est. O démens ! ita serrus homo est? Nilfecerit : eslo. Sic volo, sic jubeo : slet prò rottone voluntas.

LES ESCLAVES. fil

« on doit évaluer le prix du mort et la dépréciation qui en résulte « pour le survivant , connue lorsqu'on tue une mule qui dépa- « reille un attelage ou un cheval de quadrige. Celui dont on a tué « l'esclave peut opter entre l'action par la voie criminelle ou celle « en répétition d'indemnité, en vertu de la loi Aquilia. »

Les esclaves étaient amenés sur le marché par des pirates ou des spéculateurs qui se les procuraient par les moyens indignes à l'usage des négriers modernes (1). L'entrepôt principal de cet in- fâme trafic était Délos, sous les auspices du dieu, on vendait journellement des milliers de ces malheureux , tirés surtout de la Phrygie et de la Cappadoce. On préférait ceux qu'on avait enlevés à une nation indépendante , parce que les habitudes de la liberté conservaient chez eux une vigueur qui s'abâtardissait dans la ser- vitude. Lesesclaves espagnols, qui se donnaient la mort pour se soustraire à la servitude, se vendaient à vil prix.

Une coupe en Sicile se payait plus cher que l'échanson. Les Phrygiens lascifs et les gracieuses Milésiennes se vendaient jusqu'à deux mille huit cents francs, tandis que dans la Gaule, en Afrique ou dans la Thrace, on pouvait acheter une jeune fille pour quel- ques poignées de sel et un peu de vin.

Les esclaves étaient exposés au marché dans une grande bara- que (catasta) à plusieurs compartiments, semblables à autant de cages; nus et les mains liées, ils portaient sur le front un écriteau qui indiquait leurs qualités bonnes et mauvaises, comme le pres- crivaient les édiles (2). On distinguait à leurs pieds blanchis de craie ceux qui venaient d'Asie. Les étrangers dont on ne pouvait

(1) Hkynk. . E quìbus terris mancipio in Grsecorum et Romanorum fora additela Juerint... Desinamus aliquando laudibus extollere virtutem ro- manam, omnis terrarum orbis vastatricem, et in generis fiumani calami- talem adultam et auctam. Quid enim ? Unius populi vicloris tanlx îil essent opes, alia post alìam provincia viris opibusque fuit exhausta !

Pignorius et Pogma ont écrit sur les esclaves romains; Jugler, sur le trafic des esclaves chez les anciens; Guillaume de Laon, sur l'émancipation; mais on ne trouve chez ces auteurs que des textes recueillis çà et là. Reitemeyer (Ges- chichle und Zustand der Slaverei Leidençeschdft in Griechenland ; Berlin, 1780) et Blair (An inquiry in the state , of slavery among the Romans; Edimbourg, 1833) se bornent à deux seules nations ; mais ils se distinguent par l'ordonnance du plan et la largeur des vues. L'ouvrage de P. de Saint-Pai r. ( Discours sur la constitution de l'esclavage en Occident, pendant les der- niers siècles de l'ère païenne ; Montpellier, 1837) est digne de notre époque, el nous fait désirer celui qu'il a promis sur l'origine et la destruction de l'escla- vage.

(2) Impediti pedes, vinctx manus, inscrip/i milivs. Sénèoue.

63 CINQUIEME EPOQUE.

garantis la docilité, étaient exposés les pieds et les mains liés, et le piléus sur la tète (I).

Un acheteur se rendait sur la place du marché , et disait au vendeur : « Il me faut un homme pour le moulin ou le pressoir, ou j'ai besoin d'une belle femme, d'un secrétaire pour le bureau, d'un lagogue, etc. »; puis il regardait, palpait, examinant la vigueur et l'intelligence du sujet, et se faisait déclarer par le mar- chand les défauts de l'esclave.

Plus tard, on établit un tarif qui réglait les prix selon l'âge et la profession : un médecin se payait soixante sous d'or ; trente un eunuque de moins de dix ans, et soixante s'il avait dépassé cet âge (2).

Des personnages illustres, comme spéculation, élevaient un grand nombre d'esclaves; Caton les achetait chéti fs et ignorants pour les revendre robustes et tout dressés. Pomponius Atticus en faisait des littérateurs. Dans certaines parties des États-Unis de l'Amé- rique, on défend d'enseigner à lire aux esclaves , parce qu'on re- connaît la monstruosité d'un tel trafic; mais les Romains en fai- saient des lettrés , tant cet usage avait jeté chez eux des racines profondes ; bien plus, les esclaves et les affranchis étaient tout à Rome. Les amis ne se rencontraient guère qu'au forum et dans les festins; les femmes étaient considérées plutôt qu'aimées : l'es- clave, au contraire, l'emportait sur le chien par l'instruction , l'in- telligence et la fidélité, et suivait partout son maître , lui rendait mille services auxquels un homme libre eût rougi de se prêter; il l'égayait de ses bouffonneries, composait les discours qu'il devait prononcer au sénat, lui rassemblait les textes qui devaient lui faire gagner les causes au forum et les passages au moyen desquels il compilait un livre. Le but de tous ces efforts était l'émancipation. Affranchi , après avoir obtenu le bonnet, la toge et l'anneau , il n'en était que plus utile à son maître qui lui avait donné son nom, et le considérait comme entièrement dévoué à ses intérêts ou à ses «api'ices, soit qu'il s'agît de ses affaires domestiques ou de celles de ses clients , de dangers ou de plaisirs.

Tout le service de la maison roulait sur les esclaves ; laboureurs, bouviers, pâtres, cuisiniers, barbiers, tailleurs, cordonniers, bai- gneurs, ils avaient la main à tout. Quelques-uns étaient de garde à la porte pour avertir de l'arrivée d'un étranger, j'allais dire aboyer; d'autres, horloges humaines, devaient crier les heures;

(I) Les liens indiquaient l'esclavage, et les piléus l'aspiration à la liberté. Ad pillimi servos vocare. Tite-Live. (9.) Justimin, 539.

LES ESCLAVES. <).'{

d'autres s'occupaient à moudre le grain , et, de pour que, pressés parla faim, ils no portassent à leur bouche quelques poignées de fa- rine, on leur attachait autour du cou uno large planche; coux-ci se traînaient aux pieds do leur maître pour faire disparaître sur les tapis d'Orient les souillures de son intempérance ; ceux-là étaient musiciens, mignons (1), bouffons : pour ce dernier emploi, on voulait des nains, et, dans ce but, on étreignait leurs membres, dès l'enfance , à l'aide de sangles, et même on les comprimait dans des boîtes pour arrêter leur développement. Julie, fille d'Auguste, avait un nain dont la taille n'excédait pas deux pieds et une esclave tout aussi petite. On faisait aussi grand cas des hermaphrodites, qu'on obtenait en général par des moyens artiticiels (2).

Un esclave robuste rapportait à son maître vingt-cinq centimes par jour; on lui donnait par mois vingt litres de grain, vingt-cinq d'une boisson préparée , d'après la recette de Caton, avec du vi- naigre, de l'eau douce et de l'eau de mer corrompue.

Ils étaient soumis à des traitements dont la seule idée fait fré- mir. Pallas, accusé de complicité avec certains affranchis, déclare qu'il ne communiquait jamais avec eux que par signes ou par écrit. Antoine etCléopâtre essayaient sur des esclaves l'effet des poisons. Pollion en fit jeter un aux murènes pour lui avoir brisé un vase; il en fut réprimandé par Auguste, qui lui-même ordonna de pen- dre; à l'antenne de son vaisseau un de ces malheureux pour lui avoir mangé une caille. Les Romains les faisaient assister à leurs repas, qui se prolongeaient durant toute la nuit; ils étaient là, debout, à jeun, et malheur à eux s'il leur arrivait de tousser, d'éternuer et même d'agiter les lèvres. Quelques-uns égayaient par des combats à outrance les convives , qui applaudissaient ou sifflaient, et leur ordonnaient de s'éloigner dans la crainte qu'un sang vil ne rejaillît sur leur tunique.

Il y avait, dit Sénèque , des essaims de jeunes garçons qui, à l'issue des orgies, attendaient clans des chambres qu'on sollicitât d'eux les outrages dont la nature est le plus révoltée. Cette jeunesse sortait surtout de l'Asie qui fournissait lés mignons les plus célè- bres par la vivacité de l'esprit et l'effronterie dans la dépravation. < >n les rangeait selon le pays et la couleur ; ils étaient tous de taille

(1) [mpudicitia in servo nécessitas, in liberto o/Jìcium, in ingenuo Jlagi- tium est.

(2) Sénèque, Ep.hl. Gori (Descriptio columbarii), Pignorus, De Servis; Pogha, De serroiKin operibus; Suppl. ad Gravii Thesaurum, voi. III. Ils cileni au inoins vingt-trois catégories <1 esclaves femelles et trois cents pour le; mâles.

61 ap. .Î.-C.

64 CINQUIÈME ÉPOQUE.

élégante et dans la fleur de la première jeunesse, et l'on avait soin de séparer l'esclave aux cheveux lisses de celui dont la chevelure était bouclée. Quelques-uns ne voyageaient jamais sans qu'une préparation onctueuse ne préservât leur teint de l'effet du soleil ou du froid.

Pline et Quintilien (1) font mention des procédés infâmes à la faveur desquels on dissimulait les défauts de ceux qu'on destinait à de honteuses voluptés, et des herbes employées pour retarder les signes de la puberté. Dion raconte que les dames romaines avaient près d'elles des esclaves nus; d'autres sortaient accompa- gnées de jeunes gens sans mœurs, et, sous la sévérité de la langue sacerdotale duLatium, Juvénal laisse voir les turpitudes que fla- gelle son vers satirique (2). La nuit, on les renfermait dans l'er- fjastulum et dans des grottes, hommes et femmes entassés pêle-mêle n'avaient souvent que la terre pour se reposer.

Devenus vieux ou atteints d'une maladie incurable, ils étaient transportés dans l'île d'Esculape , sur le Tibre , on les laissait mourir sans secours. L'empereur Claude, pour arrêter cette cou- tume barbare, ordonna que l'esclave ainsi exposé fût déclaré libro ; alors on les tua, et Claude fit poursuivre leurs maîtres comme cou- pables d'homicide.

Au temps d'Auguste, il avait été décrété parle sénatus con- sulte Silanianus, que si un esclave tuait un citoyen, tous ses com- pagnons de servitude seraientmisà mort; or Pédonius Sécundus, préfet de Rome, ayant été tué par un de ses esclaves que la jalousie avait poussé à ce crime , quelques murmures s'élevèrent , parce qu'il s'agissait d'envoyer au supplice quatre cents esclaves pro- bablement innocents; mais le jurisconsulte Cassius, très-versé dans lasciente du juste et de l'injuste, se leva dans le sénat, et gourmand;»

(1) Punk, XVI, 18; XXI, 26. Quintil., II, 16; V, 12.

(2) Sunt quas eunuchi imbelles, ac mollici semper Oscula délectant , et desperatio barbœ,

Et quod abortivo non est opus. Illa voluptas

Summa tamen, quod jam calida matura juventa,

Inguina traduntur médias, jam pectine nigro.

Ergo spéciales ac jussos crescere primum

Testiculos, jiostquam ccrperunt esse bilibres,

Tonsoris damno tantum rapit Ifeliodonis.

Conspicuus longe, cunclisque nolabilis intrat

Balnea, ncc dubie ; custodem vitti et horti

Provocat , a domina factus spado. Dormiat ille

Cum domina : scdtujam durian, Postume, jamque

Tondendum eunuclw Rromium committere noli. (Sat. VI, 366.)

LES ESCLAVES. ti')

ceux que révoltait une application si barbare de la loi. « Eh quoi ! « s'écria-t-il, chercherons-nous des raisons quand nos ancêtres, « plus sages que nous , ont prononcé? Est-il possible que, parmi « quatre cents esclaves, aucun n'ait été dans la confidence du « meurtrier? Aucun cependant ne Ta dénoncé, ne l'a arrêté. Des « innocents vont périr, dites-vous; mais quand une armée, pour « avoir manqué décourage, vient à être décimée, les braves ne « courent-ils pas la même chance que les lâches? Dans tout grand « exemple, il y a quelque chose d'injuste; mais l'iniquité qui tombe a sur quelques-uns, est compensée par l'avantage qui en revient « ùtous (1). » Grâce à ce raisonnement, force resta à la loi, et les quatre cents malheureux furent conduits au supplice entre une double haie de soldats, au milieu de l'indignation de la multitude, qui maudissait la légalité.

D'autres horreurs nous sont révélées par un édit de Constantin. Ce prince, guidé par des lumières nouvelles qui lui inspirèrent la hardiesse de faire la guerre au passé et de venir en aide à la reli- gion de l'avenir, défendit de pendre les esclaves, de les précipi- ter d'un lieu élevé, de leur administrer du poison, de les brûler .1 petit feu , de les faire expirer de faim, ou de laisser pourrir leurs restes après avoir mis leurs corps en lambeaux (2).

Cette monotonie de souffrances n'était interrompue qu'une fois par an, lorsque, dans l'orgie des Saturnales , l'esclave recouvrait une liberté momentanée, comme si on eût voulu lui faire sentir plus durement, par ce contraste, les rigueurs de son régime ha- bituel.

De cet état d'avilissement résultait pour les femmes esclaves l'obligation de se prostituer à la brutalité de leurs maîtres ou à leurs compagnons de servitude, ou bien d'aller chercher clans les lupanars un lucre dont le patron ne rougissait pas de profiter. L'austère Caton avait établi une taxe pour les faveurs de ses fem- mes esclaves : jeunes, on les livrait aux fureurs erotiques des con- vives avinés; vieilles, on insultait à leur opprobre en traçant des vers obscènes sur leur sein flétri.

Après les travaux les plus rudes , après s'être prêtées à toutes les formes de la débauche, elles devaient encore subir les mille caprices de leurs maîtresses; nues jusqu'à la ceinture , elles se tenaient près d'elles pendant leur toilette , dont chacune avait un détail spécial à soigner. Quand une esclave se trouvait en défaut,

(1) Tacite, Ann., XXV, 42 et suiv.

(2) Code Théodosien, IX, 12.

III^T. UNIV. T. IV.

66 CINQUIÈME ÉPOQUE.

la dame romaine, armée d'une longue aiguille, la piquait au bras ou au sein; malheur à celles dont tout l'art ne pouvait corriger les défauts de la nature , ou rajeunir des charmes que l'âge ou la dissolution avait flétris !

Pour bien connaître la société antique , et l'apprécier à sa va- leur, il ne suffit pas de considérer les esclaves en eux-mêmes et dans leurs rapports avec le patron; il faut encore les voir comme la partie active de la population : placés en dehors de la loi civile et humaine par les institutions et le préjugé, partout on les trouve suffisant aux besoins de tous. Dans les nations éclairées du monde ancien , les écrivains , les hommes d'État s'accordent à regarder le travail et l'industrie comme des choses viles et dégradantes. Xé- nophon dit que l'homme condamné aux labeurs manuels n'a plus le temps de rien faire pour soi ni pour la république , et qu'il de- vient un mauvais citoyen , un mauvais défenseur de la patrie. Cicéron trouve honteux et indigne d'un homme libre toute pro- fession laborieuse . et c'est à peine s'il en excepte les plus élevées, comme la médecine et l'architecture; il ne tolère le commerce que lorsqu'il rapporte des bénéfices considérables. L'agriculture elle-même, cet art familier aux consuls et aux dictateurs de l'an- cienne Rome, ne sauvait pas du déshonneur quiconque s'y livrait sous la dépendance d'autrui.

On peut donc dire que les esclaves formaient la totalité de la classe active. Varron classe ainsi les instruments de l'agriculture : en vocaux les esclaves, en demi-vocaux les animaux, et en muets le matériel proprement dit. Aristote dit que (t) le bœuf tient lieu cV esclave au pauvre; Caton que, pour cultiver quarante ar- pents plantés d'oliviers, il faut trois esclaves , autant de bœufs et quii tre ânes (2). Les esclaves exploitent les mines, travaillent dans les ateliers , et sont loués pour les constructions ; les temples , les villes , les corporations ont leurs esclaves propres. Ils exécutent les ordres des magistrats, curent les aqueducs, réparent les roules et les édifices , rament surla flotte et suivent l'armée; d'autant plus nécessaires que les secours de la mécanique sont moins connus , on use et abuse d'eux comme de choses com- munes et de peu de valeur. Ainsi , quand nous admirons le môle d'Adrien, le Colisée ou la voie Appienne, nous devrions être saisis d'un sentiment de pitié en nous rappelant combien d'hommes ont été arrachés à leur famille, à leurs foyers pour élever ces monuments du faste romain.

(1) Politique, 1.

(2) De Re rustica, X, XI.

LES ESCLAVES. 07

Les esclaves, pour ce genre seul de services , ont mérité, de la part des historiens et des économistes de l'antiquité, une men- tion, brève, d'ailleurs , à cause du mépris qu'inspira toujours le travail manuel; du reste, ils n'ont aucune l'onction dans la so- ciété et ne participent ni aux louanges ni à la commisération qui accueillent les gloires et les misères des autres mortels.

Leur émancipation était un effet, non d'un sentiment moral d'égalité ni d'une compensation fraternelle , mais bien du caprice, de l'orgueil et de la corruption.

Les femmes esclaves devenaient affranchies par les moyens qui déshonorent aujourd'hui les femmes libres. Les affranchis étaient entre les mains des riches des instruments de sédition, de crimes et de brigues; ils grossissaient leur cortège, augmentaient la pompe de leurs funérailles , et leur nombre dès lors s'accrut en même temps que la corruption.

Quant au nombre de ces malheureux, on peut s'en faire une idée par la nécessité étaient les grandes maisons d'avoir un nom melato)-, dont l'office consistait à se rappeler les noms de chacun d'eux. Crassus possédait cinq cents maçons, dont il don- nait à loyer la main-d'œuvre; un avocat n'allait pas plaider sans traîner une foule d'esclaves à sa suite, etCépion, qui comman- dait quatre-vingt mille hommes, en avait dans son camp qua- rante mille. Ils étaient si nombreux dans les Gaules, qu'ils mirent en péril les légions de César. Gaïus en comptait cinq mille; du reste, quand même on taxerait d'exagération l'assertion d'Athénée selon laquelle bien des Romains (TcauitoXXot) en possédaient dix et jusqu'à vingt mille, nous trouvons dans le Testament de Clau- ditts Isidorus qu'il se plaint d'avoir été réduit, à la suite de ses pertes, à quatre mille cent cinquante-six esclaves, à cinq mille six cents paires de bœufs, vingt et une mille têtes de menu bétail et à six cents millions de sesterces (1). Une veuve africaine, de con- dition médiocre, en céda quatre cents à son fils avec une maison de campagne, tout en se réservant la majeure partie du patri- moine.

On avait proposé de donner aux esclaves un quartier à part; mais on reconnut qu'il y aurait trop de danger à leur procurer ainsi la faculté de comparer leur nombre à celui des hommes libres (2).

Une société ne peut subsister sans industrie; or si l'on admet

(1) Suétone, Vie d'Auguste, 16.— Plinb, XXXIII, 10.

(2) Quantum periati i immineret, siservi nostri nos numerare cœpissent. SÉsÈQUB, De Clément ia, I, 241.

Leur nombre-

OS CINQUIÈME EPOQUE.

qu'elle ne doit être exercée que par des esclaves , nous voyons dès lors pourquoi l'esclavage était considéré comme de droit naturel , comme un dogme politique aux yeux des propriétaires et des philosophes, qui ne pouvaient se figurer une société sans cette funeste condition. Bien plus, les esclaves eux-mêmes , lors- qu'ils se révoltèrent, sans contester le principe de leur condition, se bornèrent à protester contre les excès dont leurs maîtres les rendaient victimes. Si l'on se rappelle que l'esprit jaloux et exclu- sif des nations antiques voyait un ennemi dans tout étranger, et dans tout ennemi une proie , on cessera de s'étonner que cette plaie , qu'aucune main mortelle ne pouvait guérir, se soit enve- nimée à ce point; mais, de temps en temps , il fallait une satis- faction à l'humanité , une protestation contre des coutumes ini- ques, un commencement de justification pour la Providence.

La Sicile regorgeait d'esclaves, marqués d'un fer chaud. Les propriétaires en achetaient des ergastules entiers ; mais aussi avares qu'opulents, ils ne leur donnaient qu'une nourriture insuf- fisante , et les accoutumaient à voler sur les routes , à attaquer Révoiie des les vovageurs , à piller les villages. Armés, comme en temps de

esclaves en t,D *■ i i a .

siriie. guerre, de massues, de lances et de bâtons noueux, couvertsd une peau de loup, et accompagnés de chiens féroces, ils vivaient à ciel ouvert , de rapines et de menaces. Les prêteurs n'osaient les réprimer avec rigueur, par égard pour leurs maîtres qui, en qualité de chevaliers , avaient les jugements entre leurs mains; en effet, ils auraient pu exiger d'eux qu'ils rendissent des comptes, et leur faire payer cher l'accomplissement d'un devoir.

Parmi ces propriétaires , un certain Pamphile d'Enna se distin- guait par ses richesses et son arrogance. Maître de vastes do- maines et d'une multitude d'esclaves, il rivalisait de luxe et de cruauté avec les Italiens qui s'étaient établis en Sicile; parcou- rant le pays avec une escorte d'esclaves , de mignons et d'adula- teurs, il n'épargnait aucun outrage aux premiers, sans s'inquiéter si c'étaient des hommes d'une condition honorable , vendus de- puis comme prisonniers de guerre. Il les marquait au visage avec un poinçon, les enfermait enchaînés dans l'ergastulc, ou les en- voyait garder les bœufs, leur mesurant le pain de manière qu'il suffit seulement à prolonger leurs misères. Il ne se passait pas de jour qu'il n'en lit battre de verges, soit par punition ou pour l'exemple; Magallide , sa femme, aimait à se repaître du spec- tacle de leurs toitures et de celles de ses servantes.

Ces infortunés, bien qu'avilis et courbés par tant de souffrances. se réveillèrent sous l'excès de leurs maux ; après s'être consultés,

GUERRES SERVILES. (50

ils se soulevèrent avec l'impétuosité de gens qui brisent une chaîne

insupportable (1).

Déjà, quand pour la première fois Kome voulut tenter une descente en Afrique, on avait levé quatre mille Samnites destinés au service de rameurs. Pour se soustraire à une obligation qui leur répugnait, ils se ménagèrent des intelligences avec trois mille esclaves , et causèrent de sérieuses inquiétudes à leurs maîtres; mais Errius Potitius, capitaine des auxiliaires, qu'ils avaient pris pour chef, les trahit.

Au premier bruit du soulèvement en Sicile, répondirent les sympathies de tous ceux chez qui la servitude n'avait pas entière-» ment brisé le courage. En Asie, un certain Aristonic, qui se donnait pour le fils d'Eumène, surprend Leuca; puis, défait par les Éphésiens , il se retire dans le cœur de l'Asie, d'où il appelle les esclaves à la liberté, et se voit bientôt à la tête d'une grosse armée. Dansl'Attique, vingt mille mineurs se lèvent; on suit leur exemple à Délos et dans la Campanie. A Home même cent cin- quante mille esclaves conspirent, non pour proclamer l'affranchis- sement et l'égalité parmi les hommes ( paroles divines qui un >icVle et demi plus tard devaient, dans une humble cabane et du haut d'un gibet, retentir à jamais dans le monde), mais seule- ment pour secouer un joug intolérable.

l'armi les esclaves de Sicile se trouvait un certain Eunus, natif d'Apamée en Syrie , versé dans l'art de la magie et de la di- vination; il prétendait que l'avenir se révélait à lui en songe d 'abord, puis même lorsqu'il était éveillé ; or, comme quelques-unes de ses prédictions se réalisaient, il jouissait parmi ses compa- gnons d'une grande considération. Tantôt il maniait un fer rouge, tantôt il lançait des flammes par la bouche, ce qui lui attirail l'admiration des simples. Il se vantait que la grande déesse de Syrie lui était apparue et lui avait prédit qu'il serait roi; il débi- tait ses visions à ses camarades et à son maître Antigène, qui s'en amusait, lui donnait le sobriquet de roi, et le présentait comme tel à ses amis , en lui demandant ce qu'il ferait pour eux lorsqu'il serait parvenu au trône. Eunus répondait tantôt en termes bi- zarres, quelquefois avec un grand sens, ce qui égayait les con- vives et lui valait quelques reliefs du banquet.

Lorsque l'insurrection est sur le point d'éclater, les mutins se rappellent le devin et le roi; ils accourent le consulter, et Eunus, recourant d'abord à ses prestiges, leur affirme que les dieux leur

(l) Diodoie, dans ses Fragments, raconte cette révolte.

70 CINQUIÈME ÉPOQUE.

sont favorables et les pousse lui-même à la rébellion : on croit facilement ce qu'on désire. Guidés par lui, quatre cents esclaves surprennent Enna, ils massacrent et violent sans épargner le sexe et l'âge. D'autres se joignent aux premiers, après avoir égorgé leurs maîtres, et les aident à se défaire des leurs. Démophile et sa femme, saisis dans une maison de campagne voisine et traînés dans la ville, sont exposés sur le théâtre et jugés régulièrement. Démophile subit une mort ignominieuse, et Mégallide est livree à ses femmes, qui lui font subir toutes les tortures imaginables ; mais on épargna leur fille, qui avait su compatir aux souffrances des esclaves, les visitait dans les cachots, les soignait dans leurs ma- ladies et leur apportait de la nourriture quand ils avaient faim.

Devenu réellement roi, grâce à ses fourberies et au nom qui semblait lui présager la couronne, Eunus prend la pourpre et le diadème \ il traite sa femme de reine, adopte le nom d'Antiochus et donne celui de Syriens aux révoltés. }l choisit pour conseillera ceux qu'il a reconnus pour les plus adroits et les plus déterminés, et entre autres un certain Achéus ; exerçant alors l'autorité aver une cruauté farouche, il veut qu'on égorge tous les Ennéens, à l'exception de ceux qui savent et veulent fabriquer des armes.

Semblable à l'empereur Christophe de Saint-Domingue, il réunit en troisjours mille septeents hommes qu'il arma comme il put. et se mit à infester le pays, commettant tous les excès qu'on peut attendre d'une troupe brutalement féroce, qui n'avait d'humain aue l'instinct de la vengeance. Bientôt il compte dix mille com- battants; alors il ose affronter en bataille rangée h- ïpséus et d'autres généraux romains, et plus d'une fois l'esclave couronné remporte sur eux la victoire.

Sur un autre point, le Cilicien Cléon excitait un soulèvement tj'esclaves; or, tandis que les Romains espéraient que les deux partis devenus rivaux s'entre-détruiraient, Eunus eut l'habileté d'attirer à lui Cléon avec ses cinq mille compagnons. Un moisaprès le commencement de l'insurrection, il se trouvait à la tête de deux i en! mille hommes ; avec ces forces il essaya d'assiéger .Messene; i.iais il fut repoussé par le consul Calpurnius Pison(l).

i>e telles armées, composées d'hommes ramassés au hasard, lies attaquent avec cette impétuosité qui donne quelque-

i Autour de la loi De repetundis, destinée à mettre un frein à la rapacité magistrats notait préteur en Sicile lorsgue le sénat lui envoya de l'argent

ponr acheter da blé; il s'acquitta de cette transaction avec tant de loyauté qu'il sa la plus grande partie des fonds destinés à cet effet, ce qui lui valut le

^rnom de Frugi. Cicéroh, In Verr„ III.

GUERRES SEK VILES. 71

fois le succès, sont exposées à tous les pièges d'une politique sa- vante et déliée, et cèdent facilement à la puissance de la tactique et de la discipline. Les autres révoltes, dont nous avons déjà parlé, furent promptement étouffées par un déploiement de forces con- sidérables, et surtout au moyen de nombreux supplices; mais en Sicile, les esclaves continuèrent à vaincre et à prendre des villes, jusqu'au, siège de Taormine par Rupilius, qui réduisit cette place à de telles extrémités, que ses défenseurs se mangèrent les uns les autres. Enfin, le Syrien Sérapion livra la citadelle par trahison, et les esclaves qui s'y étaient réfugiés furent précipités du haut des remparts, après avoir subi d'atroces supplices. A la défense d'Enna, qui eut le même sort, Cléon périt dans une sortie meur- trière, et vingt mille Syriens furent passés au fd de l'épée.

Eunus, qui manquait de cette intrépidité indispensable à un chef de parti, s'enfuit avec six cents hommes; ceux-ci, se voyant pour- suivis sans espoir d'échapper, se tuèrent les uns les autres. On dé- couvrit le roi Eunus dans une caverne il s'était réfugié avec son cuisinier, son panetier, son baigneur et son bouffon; il fut jeté dans les prisons de Murgentium, il expira rongé de vermine. Hupilius pacifia la Sicile, on peut deviner par quels moyens. (132 av. J.-C.)

Le calme ne succéda pas sans transition à la tempête ; de temps en temps des soulèvements partiels avaient lieu en Italie, d'autant plus dangereux que les Cimbres avaient passé les Alpes, et rappe- laient Brennus de terrible mémoire. A Nocéra, trente esclaves se révoltèrent et furent châtiés ; deux cents les imitèrent à Capone et eurent le même sort. Titus Minutius Vettius, chevalier romain, dont le père possédait de grandes richesses, s'éprit d'une jeune esehive qui appartenait à une autre maison ; ne pouvant vivre sans elle, il acheta ses faveurs au prix convenu de sept talents attiques. A l'échéance, il demanda un délai de trente jours pour se pro- curer la sommo nécessaire; mais, le terme arrivé, il se trouva de nouveau dans l'impossibilité de s'acquitter. La violence de son amour le porte à recourir à des moyens extrêmes ; s'étant pro- curé à crédit cinq cents armures qu'il fait transporter à la cam- pagne, il excite à la révolte quatre cents esclaves et ceint la cou- ronne. 11 maltraite dès lors ses créanciers, attaque les maisons de plaisance, enrôle quiconque se présente, tue ceux qui refusent de le suivre, et donne asile aux esclaves fugitifs. Le sénat envoie sans tarder Licinius Lucullus en Sicile ; Minutius vaincu se donne la mort, et ses complices sont tués à l'exception d'Apollonius, qui les avait trahis.

133.

7-2 CINQUIÈME EPOQUE.

Durant la guerre des Gimbres , Marius avait été autorisé par le ternit à tirer des secours des provinces d'outre-mer. A cet effet , il s'était adressé à Nicomède, roi de Bithynie ; mais ce prince lui répondit qu'il était hors d'état d'en fournir, attendu que le plus grand nombre de ses sujets avaient été enlevés par les exacteurs et vendus comme esclaves. Alors un décret du sénat déclara qu'au- cun individu de condition libre, appartenant à une nation alliée , ne pourrait être fait esclave dans les provinces; en conséquence, les proconsuls et les préteurs eurent l'ordre de rendre à la liberté tous ceux qui étaient illégalement retenus dans l'esclavage.

En vertu de ce décret, Licinius Nerva, préteur"en Sicile, en af- franchit huit cents dans l'espace de quelques jours. A cette nou- velle , l'espérance de la liberté s'éveille chez tous les autres ; les honnêtes gens s'en alarment, et, à prix d'argent, amènent Nerva à suspendre les émancipations. Le préteur ne manque pas de céder à ce genre d'arguments, et congédie avec menaces les nouveaux sol- liciteurs. Plus sensibles encore à cet affront qu'au préjudice souf- fert, les victimes ourdissent une conspiration. Trente esclaves, qui appartenaient à deux frères très-riches, prennent pour chef Oarius, égorgent leurs maîtres, soulèvent les villes voisines, et, avant l'aube, leur nombre s'élève à cent vingt; alors ils s'emparent d'une forte position, ils laissent quatre-vingts hommes bien armés pour la défendre. Licinius Nerva accourt; mais, comme il ne peut les réduire par la force, il a recours à la trahison. Un cer- tain Caïus Titinius, condamné à mort , reçoit la promesse de sa grâce; il s'approche alors, avec une troupe d'hommes sûrs, de la forteresse des révoltés, feint de venir faire cause commune avec eux contre les oppresseurs communs, et, choisi pour leur chef, il ouvre les portes aux Romains ; la plupart des insurgés périrent en combattant, et les autres furent précipités du haut des murailles. Bientôt le bruit se répand que quatre-vingts autres esclaves se sont révoltés, qu'ils ont massacré P. Clonius, chevalier romain, et que leur nombre grossit de jour en jour. Le préteur marche vers le mont Capri anus, les mutins s'étaient rassemblés ; mais le succès lui paraissant douteux, il se replie sur Héraclée. Cette retraite ac- croît leur audace, ils se répandent dans le voisinage, et se trouvent bientôt au nombre de huit cents combattants bien équipés.

Ils battent le traître Titinius , et les vaincus leur fournissent de nouvelles armes. L'insurrection comptait déjà six mille adhérents ; alors ils nomment roi un certain Salvius, habile aruspice, joueur de flûte et qui marchait en tète des processions solennelles. Salvius les éloigne des villes, de ces lieux de mollesse qui leur rappellent

GUERRES SERT1LES. 73

la servitude, partage sa troupe en trois corps, avec des capitaines pour battre la campagne, et qui devaient, après le pillage, se réu- nir dans un lieu convenu.

Salvius, à la tête de deux mille chevaux et de vingt mille fan- tassins tous équipés et fiers de leur liberté récente, attaque Mur- gantium; mais le préteur les surprend, et pénètre dans leur camp, qu'il livre au pillage ; revenus de leur première stupeur, les es- claves retournent au combat et mettent l'ennemi en déroute. Sur l'ordre donné par Salvius d'épargner quiconque déposerait les armes, la plupart des Romains se rendirent; six cents tombèrent, quatre mille furent faits prisonniers.

Salvius, dont cette victoire avait accru le crédit et doublé l'ar- mée, parcourut hardiment la campagne, et promit la liberté à tous les esclaves que renfermait Murgantium; mais les maîtres l'avaient prévenu en leur faisant la même promesse, de sorte qu'ils com- battirent avec tant de résolution que Salvius dut se retirer. Le danger était à peine passé , que le préteur annula l'engagement pris par les maîtres; irrités par ce manque de foi, les esclaves sor- tirent en foule pour se joindre aux révoltés.

D'autres s'insurgèrent encore à Ségeste, à Lilybée et sur divers autres points, sous le Cilicien Athénion, homme énergique et astro- logue, qui réunit en trois jours mille partisans; mais il avait la prudence de n'admettre que les plus vaillants des fugitifs, et con- seillait aux autres de ne point abandonner leurs travaux et de le servir en procurant des vivres et des renseignements utiles; en outre, il défendait de ravager le pays et de tuer les animaux, pour ne point diminuer les ressources d'un pays que lui promettaient les astres. A la tète d'une armée de plus de dix mille hommes, il entreprit de s'emparer de l'inexpugnable Lilybée ; mais voyant l'i- nutilité de ses efforts , il dit que les étoiles lui conseillaient de s'éloigner au plus tôt de cette forteresse. Au même moment arri- vaient dans le port des vaisseaux amenant des cohortes maures au secours des assiégés, qui firentune sortie pendant la nuit et tuèrent un bon nombre d'esclaves : ce malheur qu'avait prédit Athénion accrut sa réputation de prophète.

Ceux qui connaissent le soulèvement des nègres, qui eut lieu le sii 'de dernier dans la plus belle des Antilles, n'ont pas besoin que je m'arrête à décrire la situation du pays. Les tribunaux étaient fermés, les lois suspendues; les hommes libres, réduits à la 'con- dition la plus misérable, se livraient eux-mêmes à tous les excès , et personne n'osait franchir l'enceinte des murailles.

Salvius s'était avancé jusqu'à Léontium , il réunit une année

Ti CINQUIÈME ÉPOQUE.

do trente mille hommes, et célèbre la fête dos héros paliques, demi- dieux honorés particulièrement dans la Sicile. Il choisit ensuite pour sa résidence le port de Triocale, autour duquel il construisit uno ville d'un périmètre de huit stades, avec un fossé, un forum et un palais ; puis il forma un conseil et s'entoura do licteurs et des autres insignes de l'autorité.

De , ce roi des esclaves , émule des héros, envoya prier Athé- nion de venir le rejoindre, et celui-ci, faisant le sacrifice de son autorité au salut commun , lui amena trois mille hommes, tandis que d'autres bandes parcouraient la campagne et propageaient l'insurrection (1).

L'affaire traînait en longueur, et il était urgent de frapper un coup décisif. Lucius Licinus Lentulus vint donc en Sicile avec qua- torze mille Romains, huit cents Bithyniens, Thessaliens, Acarna- niens, six centsLucaniens et autant de recrues pour pacifier le pays. Athénion, qui ne connaissait point cette guerre de partisans, la seule favorable à une insurrection, résolut de livrer une bataille rangée ; le combat s'engagea près de Scirtée, la discipline l'em- porta sur les efforts de quarante mille esclaves. Vingt mille res- tèrent sur le champ de bataille, et les autres furent dispersés. Athénion, blessé, se cacha parmi les morts, et profita delà nuit pour s'échapper; les Romains mirent le siège devant Triocale.

Passant rapidement d'un excès d'audace au découragement, ils parlaient déjà de se mettre à la discrétion du vainqueur ; mais les plus résolus les en détournèrent, et leur persuadèrent de vendre chèrement leur vie plutôt que de l'exposer à de lentes tortures et aux insultes de leurs bourreaux. Avec l'énergie que donne le dé- sespoir, ils se jetèrent sur les Romains, les rompirent, et les for- cèrent à s'éloigner de Triocale.

Cnéus Servilius , qui remplaça Lentulus, ne fit aucun progrès, t radis; (ju'Athénion, à qui le commandement avait été déféré de- puis la mort de Salvius, faisait triompher la cause des esclaves; mais le consul G. Marins, précédé de l'effroi qu'inspirait aux ré- voltés le vainqueur des Gimbres , venait faire pencher d'un autre côté la fortune des armes. Aquilius, son collègue, poursuit les es-

(1) Ccl épisode «le l'insurrection de Sicile offre dt- curieux rapprochements avec celle d,e Saint-Domingue, apre-, ISOI. Toussaint Louverturc s'y réunissait de même è Christophe. [Is se réfugiaient dans les bois, quelquefois battus par Ledere ou Rondet, qui les attiraient en rase campagne : mêmes dévastations, mêmes perfidies, même concert entre les habitations voisines; mite pareille, suivie d'un accord enti tvihion. chef des mulâtres, et Cln i.-t<»|)lio , celui des noirs.

gueukes extékielkks. ~to

clavc.s, les bat. à plusieurs reprises, et lue Atiiéniun eu combat sin- gulier. Dix mille d'entre les vaincus si; réfugient dans les lieux for- tifiés; mais il les poursuit et les atteint. Ofld.it (lu<1 ''a,ls cotl° KlI,'11'<' il périt un million d'esclaves. 11 n'en restait plus que mille sous les ordres de Satyrus , qui Unirent par se rendre , et la magnanimité romaine les condamna à combattre contre les bêtes féroces ; ils voulurent du moins périr noblement, et lorsqu'ils se viivnl au milieu de l'arène, avec les armes en usage pour cessortesde com- bats, ils se rangèrent près des autels, et ils se percèrent, le sein les uns les autres. Resté le dernier, Satyrus se plongea son épéc dans la poitrine aux applaudissements du sénat et du peuple ro- main.

CHAPITRE V.

MEIiKES EXTÉRIEURES. MAIUUS. LES CIMBRES.

Les dissensions intestines n'avaient pas suspendu les guerres ex- térieures. Outre l'Italie proprement dite , Rome dominait alors sur la Sicile, la Gaule Cisalpine, la Ligurie, la Sardaigne, la Corse, [qs dcuxLspagnes,le territoire de Cartilage, la Macédoine, l'Achaïe e.j le royaume dcPergame, qui formaient autant de provinces. Quelques villes songèrent à conquérir par la force les droits qui Içur étaient refusés; mais le sénat avait mis le pied sur les pre- mières étincelles, et Frégelles, pour s'être déclarée en rébellion .inveite, fut rasée jusque dans ses fondements. Fulvius Flaccus, ce fougueux ami de Gracchus, avait d'abord conduit les légions romaines au delà des Alpes , pour secourir les Massiliotes contre Maliens; après lui, Sextius Calvinus, plus heureux dans ses opérations, fonda dans le voisinage une ville, nommée par lui Aquœ Scxtix ( Aix en Provence , qui lit bientôt sentir aux habitants de Massilie combien ils avaient été imprudents d'appeler de pareil? méridionale. voisins. Pour consolider cette possession, Martius lh-x établit une colonie romaine à Narbonne, il ouvrit import pour recevoir la Hotte, et le commerce de l'Italie, de l'Afrique et de l'Espagne prit un. cette direction au grand détriment de Marseille.

Sous le prétexte habituel de défendre les Éduens contre les Al- lobroges et les Arverncs, Rome fil franchir les Alpes à ses trou- pes. Les Arvernes avaient pour roi Bétultus, dont le père po dait tant de richesses, qu'il parcourait parfois la campagne dans

125,

Ganl ;

76 CINQUIÈME ÉPOQUE.

son char en semant des pièces de monnaie; un jour il fit servir, dans une enceinte de deux mille mètres, des boissons et des mets choisis, et, durant plusieurs jours, tout individu fut admis à par- ticiper à ces largesses. Un poète regrettant d'être arrivé tard à un autre banquet, le prince des Arvernes lui jeta une bourse pleine d'or, et le barde continua à chanter que tous les biens naissaient sous les pas du roi. Bétultus fut vaincu sans peine par le consul Domitius qui, l'ayant invité à une conférence, s'empara de lui, et 1*1. l'envoya enchaîné à Rome, il orna son triomphe. Q. Fabius , qui mérita, pour avoir mis fin à cette guerre, le surnom d'AUo- broge, réduisit la Gaule méridionale en province consulaire ( Pro- vence), c'est-à-dire qu'il fallait y envoyer, chaque année, un con- sul avec une armée : preuve évidente que la soumission des vaincus était regardée comme peu sincère.

ne* Baléares. jjans les deux grandes îles situées près de l'Espagne, habitaient les Baléares, population sauvage , qui vivait dans des grottes et faisait paître des troupeaux. Très-habiles à manier la fronde , ils étaient habitués à cet exercice dès l'âge le plus tendre; en effet , les mères n'offraient pas le pain aux enfants, mais le suspendaient à une certaine hauteur, de laquelle ils devaient le faire tomber avec cette arme. Ils se livraient aussi à la piraterie, et s'aventu- raient parfois sur la terre ferme, pour se procurer de l'huile et du vin. Home, voulant réprimer leurs excursions, et les punir en même temps d'avoir secouru les Carthaginois, dirigea contre eux une escadre plus que suffisante pour vaincre une population de trente mille âmes. Les Baléares succombèrent , et furent exter- minés jusqu'au dernier; on fonda dans ces îles les deux villes de Palma et de Palentia; Quintus Métellus y établit des colons, et eut les honneurs du triomphe.

Métellus Cécilius , désireux de triompher à son tour, envahit q. Metciius. sans motjf ja Oalmatie , il ne rencontra aucun obstacle. Ces Métellus étaient fils de Quintus le Macédonique, cité par les his- toriens pour son bonheur extraordinaire. d'une illustre famille, dans une cité illustre, d'une vigueur corporelle à l'épreuve des plus grandes fatigues , doué de nobles qualités , il eut une femme sage et féconde. Sur quatre fils, il en vit trois consuls, parmi les- quels un fut surnommé le Baléarique et un autre le Dalmatique , pour leurs triomphes; il maria avantageusement ses filles, et con- nut ses potits-enfants. Lui-même avait mérité le surnom de Macé- donique, et obtenu dignités, honneurs, commandements, faveurs autant qu'un homme en puisse désirer. L'insulte qu'il reçut d'un

GUERRES EXTÉRIEURES. 77

tribun G. Atinius et l'inimitié du second Africain furent les seuls déplaisirs qu'il eût éprouvés : mais l'outrage du premier se tourna pour lui en triomphe , et quand Scipion fut mort, il dit à ses tils : Allez-, et honorez ses funérailles; car jamais vous ne verrez le cercueil d'un plus grand citoyen. Il mourut prince du sénat, dans un âge avancé , et fut porté sur le bûcher par ses quatre fils, qui tous étaient devenus illustres.

Loin que la mémoire des Gracques fût éteinte, elle fournissait souvent un prétexte pour troubler la tranquillité des riches. Opi- mius fut appelé à rendre compte de la mort des citoyens qu'il avait immolés; mais il fut absous. Licinius Crassus, beau-frère de ucinius Gracchus et gendre de G. Mutius Scévola, augure, réputé comme un oracle dans la science des lois et comme un prodige de savoir et de probité, se porta l'accusateur de Papirius Carbon , parce que . après avoir été l'ami intime des Gracques, il était devenu le défenseur de leur meurtrier.

C'est une particularité des mœurs romaines que cette habitude A^îson'd"s ft d'avoir un ennemi déclaré. Les jeunes Romains qui débutaient Smé™ dans la carrière publique par la tribune aux harangues, accusaient ordinairement quelque personnage de marque, qu'ils faisaient con- damner, à force d'éloquence, à l'amende ou à l'exil. Cicéron (I) mei au nombre des moyens d'acquérir de la gloire ces accusations juvéniles; il conseille cependant de prendre plutôt le parti de la défense , car il lui semble qu'il est immoral de mettre ainsi un homme en danger de mort, surtout s'il est innocent. Quant à dé- fendre un coupable, continue le moraliste, il ne faut pas s'en faire scrupule, attendu que le patron s'attache au vraisemblable, lors môme qu'il parait le moins vrai. C'est ainsi qu'il détournait les jeunes gens de la calomnie, le pire des vices, par pure convenance; l'art de la parole n'était pour lui qu'un simple exercice d'adresse, dans lequel il ne fallait viser qu'au succès de sa propre cause et à l'abaissement d'un rival qui devait rester, avec ses adhérents, un ennemi perpétuel.

Licinius Crassus , qui devait se rendre célèbre parmi les ora- teurs romains, voulut commencer aussi sa carrière par une accu- sation retentissante, dans laquelle il pût déployer son habileté dans l'art de la parole et ses connaissances en législation; il atta- qua donc P. Carbon, qui joignait au crédit et à l'autorité une élo- quence sans égale. Crassus se troubla d'abord au point de ne pou- voir continuer sa harangue; mais ayant repris courage, il pressa

i De Officiis, H, 10.

78 CINQUIEME ÉPOQUE.

vivement son adversaire, lui reprochant ses excès lorsqu'il suivait le parti des factieux, et les lâchetés dont il s'était souillé à son re- tour parmi les gens de hien : l'accusé prévint une condamnation en s'empoisonnant. Il est juste de dire que le jeune orateur ne s'écarta point de la voie de l'honneur pour gagner sa cause; un esclave irrité lui ayant apporté une cassette qui renfermait les pa- piers de Carbon, Crassus la renvoya, sans l'ouvrir, à son maître , avec l'esclave infidèle. Un homme se rencontra qui devait éclipser toutes ces renom- ' M1'rtius- niées , et venger sur les nobles le sang des Gracques. C. Marins était de parents obscurs, dans Arpinum; n'ayant connu que tard la corruption et les raffinements des mœurs de Rome, il con- serva toujours quelque chose de rude et de sauvage. Au siège de Numance, il fit ses premières armes, il montra tant de vaillance, que Scipion Émilien, à qui l'on demandait qui pourrait lui suc- céder un jour, répondit en désignant Marius : Celui-ci peut-être. Ce mot éveilla l'ambition de l'Arpinate, qui, contraint de se Frayer la route lui-même, comme un homme sans aïeux et sans clien- tèle, dut longtemps se résigner à des refus, jusqu'au moment

us. il obtint la questure, puis le tribunat. Il proposa alors un nouveau mode de donner les votes, à l'effet de réprimer la brigue ; le con- sul Cotta ayant voulu s'y opposer, Marins entra dans le sénat, l'intimida par ses menaces, et fit arrêter Métellus, prince des sé- nateurs , qui favorisait le consul.

Tant de hardiesse avertit les pères conscrits et la plèbe qu'ils trouveraient en lui un homme inaccessible à la crainte, décidé à

11G soutenir sans ménagements la cause du plus grand nombre. Nommé préteur, il nettoya l'Espagne des bandes qui l'infestaient; puis, de retour à Rome, il prit part aux affaires publiques. Bien qu'il fût sans richesses, sans éloquence, étranger aux manèges politiques , son caractère ferme, une infatigable opiniâtreté au travail et un genre de vie populaire ne tardèrent pas à lui acquérir de l'in- fluence.

La domination était alors partagée entre les patriciens et les chevaliers : aux sénateurs les magistratures et la puissance politi- que ; aux chevaliers l'argent, les terres, les jugements. D'accord pour assurer l'impunité à leurs excès, leur connivence accélérait la ruine du peuple. Marius, homme nouveau, peu habitué au tu- multe du forum, manquait de l'habileté nécessaire pour se sou- tenir en face des deux partis, soit qu'ils fussent en lutte ou qu'ils agissent de concert, et il se montrait aussi pusillanime dans le ma- niement des affaires civiles qu'il était intrépide devant l'ennemi;

»6.

GUERRE DE JUGURTHA. 79

il reconnut donc qu'il avait besoin de la guerre pour dominer, el celle qui venait de s'allumer était d'une nature plus redoutable que les précédentes.

Quand les Romains eurent abattu Carthage, ils réduisirent en Numidie. province la Zeugitanie et quelques villes du sud-est qui avaient suivi la fortune des vaincus. Les pays de l'Afrique qui avaient con- servé leur indépendance étaient : la Cyrénaïque, que le roi Apion céda ensuite aux Romains ; ht Mauritanie, qui s'étendait de la Méditerranée à la (îétulie et de l'Atlantique au fleuve Molocatb [Malva) et régnait Rocchus; enfin la Numidie , qui, à partir du même fleuve, avançait jusqu'au territoire de Cartilage : l'Amp- sagas la divisait en deux parties, Tune orientale, habitée par une tribu de Massiliotes et sous le sceptre de Massinissa ; l'autre occi- dentale, que peuplaient les Massœsyli, soumis à Sypbax. La fidé- lité de ce roi envers Carthage ayant entraîné sa chute , ses États furent donnés à Massinissa; de sorte que les deux tribus ne for- mèrent qu'un peuple, des bords duMolocath jusqu'aux frontières de Gyrène.

Malgré tous les efforts de Massinissa pour lui faire adopter un genre de vie plus policé , ce peuple continua toujours d'être pas- teur et vagabond. Les Romains, qui rencontraient ponila première fois une nation de ce caractère , désignèrent celle-ci par le nom de Nomades, d'où Numides par altération, appellation qui se per- pétua, sans avoir été jamais propre à aucune de ces tribus, jusqu'à l'époque les Arabes anéantirent la civilisation africaine.

Massinissa eut pour successeur son fils Micipsa, allié fidèle des Romains, ou plutôt leur vassal, qui laissa en mourant deux fils, Hiempsal et Adherbal; mais, dans la crainte que Jugurtha, son neveu, d'un naturel entreprenant, ne se prévalût de leur jeunesse pour les dépouiller, il lui donna aussi une part de son héritage sans oublier de lui rappeler les bienfaits dont il l'avait comblé , et de lui recommander ses deux fils.

Mais que sont la parenté et la reconnaissance pour un ambitieux? .lugurtha, intrépide sur le champ de bataille, rusé dans le conseil, Jugnrtha. d'un caractère fier, toujours le premier à frapper le lion à la chasse ou l'ennemi dans les combats , s'était acquis l'amour du peuple, flatté dans ses instincts par l'apparence de la force; il avait égale- ment su plaire aux Romains, et ses relations avec les patriciens l'avaient convaincu que l'on pouvait tout obtenir d'eux à prix d'argent. Résolu à régner seul, il achète donc beaucoup d'amis à Rome, et fait assassiner Hiempsal; il entoure alors Adherbal de

îi*.

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80 CINQUIEME EPOQUE.

pièges, puis lui déclare ouvertement la guerre, et ce prince, après avoir perdu ses États, se voit forcé, pour lui échapper, de chercher un refuge à Rome.

Triste asile pour qui n'y apportait que son droit! Il se présenta donc au sénat, et, lui rappelant l'ancienne alliance, les services de Massinissa, l'iniquité et les crimes de Jugurtha, il invoqua sa protection à titre d'allié. Mais Jugurtha avait envoyé sur ses pas des ambassadeurs, chargés moins de le disculper que de prodi- guer l'or pour lui assurer la bienveillance des amis qu'il s'était faits à Numance, et pour lui en procurer de nouveaux. L'intrigue l'emporta, et si quelques âmes honnêtes prirent la défense d'Ad- herbal, la plupart lui refusèrent l'héritage réclamé. Des commis- r Nimiwjir6 la saires furent désignés pour allerpartager le royaume entre les deux compétiteurs, avec mission d'enjoindre à Jugurtha de ne point in- quiéter son cousin.

Bien que la meilleure part fût échue à Jugurtha, grâce à Opi- mius, le meurtrier de Gracchus, qui n'avait pas su résister à l'ap- pât de l'or, le fier Numide, ne pouvant souffrir que le royaume restât partagé, ne cessa de harceler son rival ; enfin il l'appela au combat, et assiégea Cirtha, sa capitale (1). Beaucoup de mar- chands italiens, établis dans cette ville, l'entrepôt de l'Afrique, s'armèrent, et, réunis à quelques troupes du pays, ils repoussèrent l'assaillant.

Adherbal expédia en hâte vers le sénat romain , pour lui expo- ser ce qui se passait; le pères conscrits se contentèrent d'abord de faire partir des commissaires , qui accueillirent favorablement les excuses de Jugurtha; mais, comme le siège était poussé avec plus de vigueur, le péril que couraient un grand nombre d'Ita- liens fit prévaloir l'avis des honnêtes gens, et l'on décréta l'envoi d'une armée. En attendant, on expédia une nouvelle deputatimi . a la tête de laquelle était Scaurns, prince du sénat, homme d'une sévérité catonienne, auteur d'une loi somptuaire contre le luxe excessif des banquets, et qui jusqu'alors avait joui d'une grandi1 réputation d'intégrité. Arrivés en Afrique , les commissaires citè- rent Jugurtha à comparaître devant eux à Utique; mais, avant d'obéir, il fait un dernier effort contre Cirtha, qui lui résiste. Il se présente alors, écoute les reproches et les menaces de Scaurns . se défend sous des prétextes frivoles, et accuse Adherbal d'avoir attenté à ses jours. L'or du Numide fait pencher la balance ; Scau- rns trouve ses excuses excellentes, et revient à Rome.

i Constantin».

GUERRE I)E JUGURTHA. 81

Jugurtha n'en déploya que plus d'énergie contre Girtha. Alors Adhorbal, à l'instigation des Italiens qui lui conseillaient de con- d'Adffii server son existence à tout prix , puisque Rome ne pouvait man- quer de lui rendre ses États, ouvre les portes de la ville , à la condition que tous auront la vie sauve. Jugurtha promet ; mais à peine se voit-il maître d'Adherbal, qu'il le fait égorger avec tous les marchands italiens. A la nouvelle de cette barbarie, tous les honnêtes gens de Rome frémirent d'indignation; et pourtant les amis de Jugurtha ou ses protecteurs achetés auraient volon- tiers étouffé l'affaire , si le tribun Caïus Memmius n'avait révélé cette turpitude, et démontré avec tant d'évidence la honteuse vénalité des patriciens, que le peuple voulut juger la cause. Le sénat, intimidé, décréta la guerre, dont il confia la direction au consul Calpurnius Restia, qui considérait le métier des armes comme un trafic ; il emmenait avec lui Émilius Scaurùs, bien décidé à se vendre comme lui. Après quelques démonstrations vigoureuses, ils acceptèrent une conférence avec Jugurtha, lui ac- cordèrent la paix à de larges conditions, et le sénat la ratifia par égard pour Scaurus ou par complicité.

Restait la redoutable clameur populaire. Le tribun Memmius i onne avec énergie contre la corruption effrontée des patriciens, et fait ordonner à Jugurtha de venir se justifier à Rome; connais- sant désormais les armes dont il doit faire usage , le Numide n'hésite pas à se présenter. Memmius lui enjoint, devant ses juges, de nommer ceux qu'il a achetés à prix d'argent; mais l'autre tri- bun, C. Rébius, qu'il a gagné, lui ordonne de se taire. Rien plus , comme Massiva , parent d'Adherbal, demandait hautement ven- geance de la mort de ce prince , le roi numide le fait assassiner au milieu de la cité ; puis il part, et, jetant sur Rome un dernier re- gard, il s'écrie : Ville vénale, il ne te manque qu'un acheteur!

On reprend alors les hostilités; mais la guerre ne marche qu'avec lenteur sous le consul Albinus et sous son frère Aulus; le premier est exilé pour corruption, avec Calpurnius Restia, Lucius Opimius et plusieurs autres. Aulus ne se tire des mains de Jugurtha qu'en passant sous le joug avec son armée.

Un pareil outrage demandait vengeance. Le sénat confia l'ar- m. niée d'Afrique à Q. Gécilius Métellus, qui, inaccessible à l'or comme à la pitié, fit à Jugurtha une guerre d'extermination; employant les mêmes armes que lui, il corrompit ceux qui l'entouraient , et le poussa jusqu'aux limites du grand désert. Là, le Numide in- plore la paix; on lui enjoint de donner vingt mille livres d'argent, tous ses éléphants, une quantité déterminée de chevaux et d'ar-

IHSr. UNIV. T. IV. G

110.

107

106,

8<2 CINQUIEME EPOQUE.

mes, et de livrer tous les déserteurs , qui sont , au nombre de trois mille, passés au fil de l'épée, brûlés vifs ou mutilés (1). Mais, lorsqu'il apprend qu'il doit se rendre lui-même près du procon- sul . Jugurtha s'écrie : Un sceptre est moins lourd que des chaînes; il recommence la guerre, discipline les Gétules, et soulève contre les Romains Bocchus, son beau-père , roi de Mauritanie.

Métellus, dans cette campagne, eut à s'applaudir d'avoir Ma- rius pour lieutenant 5 mais celui-ci, au lieu de rapporter au géné- ral le mérite de ses exploits, s'efforça de le supplanter, en l'accu- sant à Rome de traîner en longueur une guerre que l'on pouvait finir d'un seul coup. Les chevaliers, dont ces hostilités prolongées inter- rompaient le commerce à leur grand déplaisir, favorisèrent Ma- rius; il fut appuyé par le bas peuple, qu'il enrôla le premier dans la milice, à cause de la diminution du nombre des propriétaires, et dont il se faisait le flatteur en se déchaînant contre l'antique no- blesse déshonorée par ses actes, tandis que les hommes nouveaux s'élevaient par leurs propres mérites.

Marius obtient donc le consulat qu'il a demandé , et se met à la tête de l'armée de Numidie;il prend Capsa, dont il passe les habitants au fil de l'épée, quoiqu'il leur eut promis la vie sauve, et poursuit, devancé par la terreur, le cours de ses victoires, qui jettent le découragement dans l'âme de Bocchus. Ce roi se décide à abandonner Jugurtha et à demander l'amitié des Romains; elle lui est promise à la condition qu'il prouvera son repentir par ses services, c'est-à-dire qu'il trahira son hôte et son gendre; enfin, après avoir longtemps balancé (2), il le livra à Sylla, qui l'envoya à Rome.

Les citoyens coururent avec une curiosité avide pour contem- pler ce Jugurtha qui aurait perpétué la guerre, tant il savait va- rier ses ressources , unir la ruse au courage. Marius le traîna derrière son char, et ses frémissements, quand il se vit enchaîné et livré en spectacle à une foule insolente, firent dire aux Ro- mains qu'il était tombé en démence; il fut ensuite traîné dans une prison, et les licteurs lui arrachèrent le bout des oreilles, pour lui enlever plus vite les anneaux d'or qui les ornaient. De là, jeté nu dans un cachot humide , il ne prononça que ces mots : Que vos étuves sont froides! Au bout de six jours, il mourut de faim.

La Numidie fut partagée entre l'infâme Bocchus et les deux

(1) Orose, V, 3.

(2) Remotis ri'feris , dicitur secum ipse multa agitavisse , vultu , colore ac molu corporis pariter atque animo varius qux scilicet, tacente ipso, occulta pectoris, oris immutatione patefeclt. Salluste.

LES CIMBRES. 83

petits-fils de Massinissa, HieinpsaJ et larbas, Rome se réservant la pallio qui confinait à la provine»' d'Afrique.

Marins avait rapporté d'Afrique trois mille six cents livres d'or en barres, cinq mille sept cent soixante-quinze d'argent^ et vingt- huit mille sept cents drachmes en argent monnayé. Ce triomphe lui fit beaucoup d'envieux; les nobles voyaient avec dépit cet homme nouveau qui les traitait rudement, enrôlait le bas peuple sous ses drapeaux, et mettait l'éclat des actions au-dessus d'une naissance illustre. Les partisans de la cause populaire relevèrent la tète; ils obtinrent que l'élection des pontifes, sur la proposition des tribuns, serait transférée au peuple : eli outre, il fut statué qu'un sénateur dégradé par un plébiscite ne pourrait plus être réintégré ;. que tout allié latin ayant accusé un sénateur et prouvé sa culpa- bilité , acquerrait la plénitude des droits de cité ; enfin, on agita de nouveau la question de la loi agraire. Bientôt un nouveau dan- ger, l'invasion des peuples septentrionaux, vint ajouter à l'impor- tance du vainqueur de Jugurtha.

La plus forte des hordes cimbres restées au delà du Rhin, Lc,clmbrcs comme nous l'avons dit précédemment (1), était établie sur le ri- e de l'Océan septentrional, dans la péninsule cimbrique (Jut- land), à peu de distance des Teutons de la Baltique. Refoulés par m i" irruption terrible de la mer, les Cimbres descendirent, au nombre de trois cent mille guerriers, jusqu'au Danube ; après avoir franchi ce fleuve, ils se jetèrent sur le Noricum, et assiégèrent Norcia, chef de l'Italie du côté des Alpes tridentines. Le consul Papirius Carbon, envoyé contre eux, fut vaincu , et les barbares ,1S- dévastèrent toute la contrée, du Danube à l'Adriatique, des Alpes aux montagnes de la Thrace et de la Macédoine; puis, chargés de butin, ils s'enfoncèrent, au bout de trois ans, dans les vallées des Alpes helvétiques (-2).

A la vue de ces riches dépouilles, les six tribus de Gaulois établies dans la contrée sentirent leur cupidité s'éveiller; elles se précipitèrent avec eux sur la Gaule centrale, puis, après l'avoir ra- vagée, sur la nouvelle province romaine. Les barbares rempor- tèrent une victoire signalée près du lac Léman, sur le consul Cas- 107. sius Longinus, qui fut tué, et les légions n'échappèrent à la destruction totale qu'à des conditions honteuses. Le consul Q. Ser- ~j vilius Cépion s'avança à son tour pour conjurer le danger, et re- '««

1) Voy. t. 11.

n) Amédée Thierry, Histoire des Gaulois. Bellum Cimbricum, par Moller ; Zurich, 1772.

105.

0'. 101.

10a.

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prit Toulouse, il trouva les immenses richesses que les Tecto- sages avaient rapportées de leurs anciens pillages, notamment de celui de Delphes. Il dirigea ces trésors sur Rome; mais il aposta sur la route une bande de gens à lui , voleurs supposés, qui les enlevèrent pour son propre compte. Telle était la loyauté de certains généraux.

Sur ces entrefaites parurent de nouvelles hordes de Gaulois ; Cépion et Manlius , qui était venu à son secours, furent battus si complètement, que ce fut à grand'peine si les deux généraux et dix chevaliers purent se sauver. Les barbares, pour accomplir un vœu qu'ils avaient fait, anéantirent tout le butin ; l'or, l'argent, les chevaux furent jetés dans le Rhône, et les prisonniers égorgés.

Les Romains se rappellent alors la journée de l'Allia, et le Ca- pitole assiégé par les Gaulois et les Cimbres : on consulte, avec un effroi superstitieux, un certain Batabate qui faisait le métier de prophète ; on élève un temple à la bonne déesse ; tout citoyen est appelé sous les armes, et tous voient un Camille dans le général que la Numidie vient de leur renvoyer triomphant.

Le consulat fut donc, en violation des lois, prorogé à Marius, qui le garda quatre ans, et se mit en marche vers la Provence avec des troupes fraîches. Les circonstances exigeaient plus d'ha- bileté que de valeur ; mais Marius recourant à un moyen aussi grossier que lui-même, se fit envoyer par sa femme une espèce de devineresse , native de Syrie , nommée Marthe , qui prédisait l'avenir et suggérait ou approuvait ce qu'il jugeait opportun. Du reste, il habitua ses recrues à la discipline la plus sévère et à la fatigue, en leur imposant des travaux très-pénibles ; ainsi , il leur fit creuser un canal appelé fossa mariana, qui facilitait les communications avec la mer et permettait aux navires d'éviter l'embouchure du Rhône, barrée par les sables.

Une division des Cimbres s'était dirigée vers les Pyrénées; mais, trouvant une résistance obstinée delà part des Celtibères et du pré- teur Marcus Fulvius, elle revint vers l'Italie par l'Helvétie et le Noricum, tandis que les Teutons s'avançaient à travers les Alpes maritimes. Ces barbares, à la stature gigantesque, au regard fa- rouche, aux armures bizarres, étaient d'un aspect formidable. Leur roi Teutobocus, qui franchissait d'un saut quatre et même six chevaux de front, défia à haute voix Marius en combat sing u- lier. Le consul lui répondit : Si tu es las de vivre, va te pendre.

La jeunesse romaine frémissait à ces défis; elle s'indignait lors- que les Teutons, en défilant devant ses retranchements, lui criaient d'un ton railleur: Nous allons trouver vos femmes; que voulez-

les «imbuì. s. 85

vous que nous leur disions de votre part.' Marius modérail Timpa- tience de ses soldats; niais quand il les vit animés au dernier point par cette longue attente d'une bataille, il les conduisit contre l'ennemi, qu'il défit entièrement près A'AquxSextix. Les femmes Bataille d-Aix. des Teutons, accoutumées à suivre leurs maris à la guerre pour exciter leur courage , prirent les armes , et empêchèrent les Ro- mains de pénétrer dans leur camp; il fallut qu'une nouvelle dé- faite portât à près de trois cent mille le nombre des Teutons tués ou faits prisonniers. La vallée fut engraissée de leurs cadavres, et le village de Pourrières rappelle encore aujourd'hui le nom de Champs de la putréfaction donné à la plaine (Campi putridi) . Là, on éleva à Marius une pyramide, qu'on voyait encore il y a quatre siècles, et un temple à la Victoire, remplacé par une église à sainte Victoire, les fidèles se rendirent annuellement en procession jusqu'à la révolution française.

Cependant, les Cimbres traversaient les Alpes , en se laissant glisser sur leurs boucliers au milieu des glaces. Descendus parle Tyrol dans la vallée de l'Adige, ils épouvantèrent à tel point Tannée du consul Catulus, que beaucoup de ses soldats prirent la fuite, pour ne s'arrêter qu'à Rome. De ce nombre fut le fils d'Émilius Scaurus,qui se tua quand son père lui eut fait dire de ne plus paraître en sa présence.

Si les Cimbres vainqueurs eussent continué leur marche sur Rome , elle eût couru le plus grand danger ; mais , comme ils avaient donné rendez-vous aux Teutons sur les bords du Pô, ils s'y arrêtèrent pour les attendre. Les délices d'un beau ciel, le vin , le pain, la viande cuite , énervèrent leur nature brutale; au lieu des Teutons, venait Marius avec une armée enhardie par la victoire. Les Cimbres lui ayant envoyé des députés chargés de lui dire qu'ils tomberaient sur Rome si on ne leur donnait des terres pour eux et leurs frères les Teutons : Laissez-là vos frères , ré- pondit-il, ils ont des (erres ; nous leur en avons donné qu'ils gar- deront éternellement. Boiorix,leur roi ,vint lui-même au camp ro- main afin de s'assurer que les Teutons étaient prisonniers, et pour que Marius choisît le lieu et le jour du formidable duel. Le rendez- vous fut donné pour la fin de juillet dans une plaine près de Ver- Bv^fi.de ceil, les Cimbres ne pouvaient déployer toutes leurs forces. La 30 julllcl 101- discipline et l'habileté avec laquelle Marius sut tirer avantage du soleil et du vent, déterminèrent la victoire en sa faveur.

Les femmes cimbres, retranchées dans le camp et vêtues de deuil , demandèrent qu'on respectât leur pudeur, et qu'on les donnât pour esclaves aux vierges, prétresses du feu. Quand elles

86 CINQUIÈME ÉPOQUE.

virent leur juste demande repoussée , elles donnèrent la mort à Leurs enfants , puisse pendirent aux cornes des bœufs, laissant leurs cadavres sous la garde des chiens de la horde, qu'on ne put en éloigner, et qu'il fallut exterminer à coups de flèches.

On dit que cent vingt mille Cimbres périrent dans cette bataille, et troiscents Romains seulement. Bien que le consul Gatulus eût le principal mérite de cette victoire, la faveur populaire l'attribua à Marins, auquel on rendit des honneurs plus qu'humains; il fut proclamé le troisième Romulus, comparé à Bacchus , et lui-même, enorgueilli de sa fortune, ne buvait que dans la coupe dont, selon la tradition, ce dieu s'était servi après la conquête des Indes. Les prisonniers furent distribués entre les villes comme esclaves pu- blies, ou destines aux jeux comme gladiateurs. Quant à Marins, qui venait d'être nommé consul pour la sixième fois, sa puissance n'avait désormais pour bornes que sa volonté.

CHAPITRE VI.

GOBRRE SOCIALE. SYI.l.V.

Si l'on en croit la faction aristocratique, qu'il ne se borna point a réprimer mais qu'il insulta, il ne faut voir dans Marins qu'un furieux que tourmentait la soif du sang. Bien que nous nous sen- tions peu de sympathie , on a pu s'en apercevoir, pour l'héroïsme guerrier, il nous semble reconnaître dans la conduite de Marins en faveur de la classe plébéienne, des opprimés, et des Italien > n general, un sentiment d'intérêt qu'on ne saurait attribuer unique- ment à des vues politiques. D'un naturel dur, que l'éducation n'avait pas assoupli, il ne conseilla jamais la guerre, dans laquelle il excellait, et nous le trouvons même, par intervalle, aspirant après le repos. Malheureusement , on ne pouvait , à Rome , par- venir aux premières dignités sans avoir exterminé des milliers d'étrangers : ce qui supposait un long séjour dans les camps, l'on s'habituait à un commandement rigide et à un despotisme inexorable. Tels étaient les défauts contractés par Marins; mais a tort qu'on lui reprocherait les bassesses et la déloyauté si communes parmi ses contemporains. L'orde Jugurtha fut sur lui in pouvoir; Svila, son ennemi , obligé de fuir, se réfugia dans sa demeure, etille sauva; puis il s'écria : Le fracas des 'uni' s m'a empécht d'entendre la voix de la loi.

fiUERHE SOCIALE. SYLLA. H7

Ce Sylla,que nous avons déjà fait connaître , et dont il nous .,„■„, h,,,. reste beaucoup à parler, était issu de l'illustre famille Cornelia. Sa i , . jeunesse, selon les mœurs du temps , se passa dans les excès de tout genre; puis , lorsque la courtisane Nicopolis, qui l'aimait d'une vive tendresse, lui eut légué en mourant toutes ses ri- chesses, le goût des plaisirs se changea chez lui en amour de la gloire. Marius , à qui on l'avait donné pour questeur dans la guerre de Numidie, le laissa en Italie comme un efféminé; mais lors- qu'il fut passé en Afrique avec la réserve , Sylla se montra intre- pide clans les combats, exact à son devoir, et plus habile que Ma- rius dans Fart de se concilier les esprits. Il est vrai que, des qu'il se mettait à table, il déposait son maintien sévère pour de- venir gai et folâtre, ne voulait plus entendre parler d'affaires, et se livrait tout entier au plaisir. Dans la pensée de dérober ses succès à l'envie , il les attribuait à la fortune; il disait dans ses Mémoires, dédiés à Lucullus, que tout ce qu'il avait fait à l'im- proviste lui avait mieux réussi que les choses méditées à l'avance , et il lui recommandait de regarder comme infaillibles les ordres que les dieux lui enverraient en songe.

11 porta ombrage à Marius, surtout quand Docchus, roi de Mauritanie , eut dédié aux dieux, dans le Capitole , un groupe il était représenté livrant Jugurtlia à S\lla; il lui sembla que c'était attribuer à son lieutenant la gloire d'avoir terminé cette guerre. De , des inimitiés que ne devaient pas même éteindre des tor- rents de sang. Marius était violent, Sylla d'une cruauté calculée. paranélc Marius, élevé parmi les plébéiens et les paysans, était grossier et e"trsyîîa.rius inculte , au point de faire élever par un artiste romain , et avec des pierres brutes, le temple en mémoire de la défaite des Cimbres; Sylla, versé dans les lettres grecques, couvrait ses vices sous des dehors agréables, et, à l'aide de ses déprédations, réunissait des livres, des tableaux, des vases, pour orner ses palais et la cité. Marius se laissait emporter à sa fougue ; Sylla s'avançait à pas comptés vers un but déterminé, quel que fut le chemin à suivre; l'un et l'autre, pleins de courage dans les combats, étaient égale- ment avides d'honneurs. Marius, à force d'intrigues et d'argent, obtint six consulats presque consécutifs ; Sylla brigua la preture en promettant des spectacles tels qu'on n'en avait jamais vu; en effet , Bocchus lui procura cent lions , qu'il fit combattre avec des hommes, comme s'il eût voulu indemniser Rome de ce que le sénat venait de défendre les sacrifices humains.

Marius , laissant la guerre pour s'occuper des affaires de l'Etal , se mit à favoriser le mouvement. Nous avons déjà vu Rome cons-

ICO.

XK CINQUIEME EPOQUE.

tituer, par une fiction légale , une cité hors de sa propre enceinte, en nommant des citoyens non d'origine et de cohabitation, mais d'idées et de sentiments. Les droits les plus étendus appartenaient aux alliés de la fédération latine ; puis , au moyen d'une fiction semblable, le droit de ce peuple fut étendu à d'autres Italiens. Les patriciens, qui s'étaient d'abord opposés à la concession du droit de cité aux bandes latines ou étrusques , défendaient maintenant avec énergie les barrières de cette autre cité immatérielle de l'éga- lité du droit, et ne voulaient pas que les Latins devinssent citoyens, et les Italiens Latins; mais ceux-ci .qui avaient répandu leur sang pour la grandeur de Rome , voulaient être récompensés de leurs sacrifices par des droits nouveaux , ou par l'extension des pre- miers.

Les démocrates , nous l'avons dit, avaient eu l'adresse d'associer leur cause à celle des pauvres; mais le sénat craignait que la cons- titution romaine ne souffrît de cette innovation ; dans sa pensée , les routes seraient toujours encombrées de gens qui viendraient à Rome pour voter; supérieurs par le nombre aux quelques ci- toyens véritables , ils disposeraient de la cité et de la république , et Rome perdrait non-seulement la suprématie , mais la liberté in- térieure. Comment donc concilier l'individualité de la métropole avec la formation d'une grande société italienne?

Telle était l'importante question qui s'agitait depuis un siècle. Marius, reprenant et exagérant les idées des Gracques, proposa de distribuer aux alliés les terres occupées un instant par les Cim- bres dans le nord de l'Italie , afin d'opposer une barrière à de fu- tures invasions , mais plus encore pour s'attacher les Lucaniens , les Samnites, les Marses, les Péligniens, dont on formerait des colonies. S'étant allié étroitement, dans un triumvirat despotique, au tribun Apuléius Saturninus et au préteur Glaucias, il ressuscita la loi des Gracques, moins pour favoriser le peuple que pour faire de l'opposition à Cécilius Métellus , son ancien protecteur et gé- néral, dont il était devenu l'ennemi déclaré. Métellus , chef de la faction du sénat, ayant refusé d'adhérer à la loi agraire, fut exilé; alors le parti de Marius domina dans les comices , usurpa les droits du peuple sous prétexte de le protéger, et bouleversa la répu- blique.

Glaucias aspirait au consulat; mais Memmius lui faisait une concurrence redoutable, lorsque Saturninus, qui avait déjà recouru à ce moyen pour arriver au tribunal, fit assassiner ce compéti- teur. Ce forfait porta un coup fatal à la faction populaire ; en effet, les consuls ayant été investis de l'autorité absolue, comme dans

GUERRE SOCIALE. 89

les cas extrêmes, Glauciaset Saturninus furent mis à mort, Métellus rappelé, et Marius se retini dans la Galatie, sous le prétexte d'ac- complir des vœux à la bonne déesse. Revenu à Home, il fit bâtir "• une vaste demeure; mais ses formes grossières blessaient la déli- catesse romaine, et il fut l'objet de cette insouciance publique à laquelle sont exposés en temps de paix les généraux illustrés pal- la guerre.

Les sénateurs se plaignaient de n'avoir plus les jugements, pas- sés aux mains des chevaliers , et s'efforçaient de les recouvrer ; la plèbe soupirait toujours après les lois de Gracchus, dont l'exé- cution n'arrivait jamais; les alliés italiens, après avoir contribué de leur sang et de leur argent aux conquêtes de la république, voulaient avoir part aux votes et aux emplois.

Licinius Crassus et Q. Mucius Scévola avaient fait adopter une loi aux termes de laquelle tous les alliés demeurant à Rome sans jouir des droits de cité, devaient retourner dans leur patrie. Le but de cette loi était d'enlever aux tribuns un instrument de sédition; mais ce fut la première cause de la guerre des alliés, lesquels trouvèrent un protecteur dans Livius Drusus, homme habile, u»i» Draw- éloquent et probe, qui voyait les maux de la patrie et cher- chait à y remédier.

Drusus, nommé tribun, proposa d'abord de rendre les juge- ments aux sénateurs, sauf à faire entrer, comme dédommagement, 92. trois cents chevaliers dans le sénat; mais, conséquence ordinaire des réformes modérées, il mécontenta les uns et les autres, au point d'exciter un tumulte. Le tribun fit arrêter le consul; puis, dans le but de se concilier la plèbe, il proposa de prendre dans le trésor du temple de Saturne, qui contenait un million six cent vingt mille huit cent vingt-neuf livres d'or, la somme nécessaire pour des distributions de pain aux indigents. En outre il demanda que tous les privilèges affectés au droit de cité fussent conférés auxalliés; mais il eut pour adversaires les sénateurs, les chevaliers et la plèbe elle-même, indignée de voir des sujets élevés au rang de citoyens.

Les alliés, qui étaient accourus en foule à Rome pour soutenir la proposition de leur protecteur, revinrent chez eux la vengeance dans le coeur, et se disposèrent à arracher par la force ce qui leur était refusé contre toute justice; ils formèrent le complot de mas- sacrer les consuls hors de la célébration des fériés latines. Drusus, qui l'apprit, en donna avis au consul Philippe, bien qu'il fût son plus cruel ennemi; mais celui-ci le fit assassiner. Au moment d expirer, Drusus s'écria : Personne ne servira la pairie avec des

Guerre soi iale

Nom (1 Italie.

90 CINQUIÈME ÉPOQUE.

intentions plus pitres que les miennes; en effet, il fut toujours su- périeur à la calomnie. Son architecte promettait de lui construire sa maison de manière que nul du voisinage ne pourrait avoir de vue sur elle : Construis-la plutôt, répondit-il, de façon que mes (niions puissent être exposées aux regards de tous.

Les chevaliers obtinrent l'abrogation de toutes les lois de Dru- sus, comme faites contre les auspices. Ses fauteurs présumés fu- rent cités en jugement, et une loi déclara traître à la patrie qui- conque à l'avenir proposerait d'admettre aux droits de cité les alliés italiens; il ne restait donc à ceux-ci, pour l'obtenir, d'autre ressource que la révolte. Flattés par les démagogues, qui dési- raient leur appui . irrités des refus dont ils étaient l'objet, ils avaient déjà pratiqué entre eux des intelligences, qui éclatèrent à la mort de Drusus. Les habitants d'Asculum tuent le préteur Servilius et tous les Romains qui se trouvent dans la ville; Pompédius Silo, vaillant chef des Marses, se met en marche avec dix mille hommes, pour surprendre Home et la saccager, et n'en est dé- tourné que par les prières de Gnéus Domitius, qu'il rencontre à moitié chemin. Mais aux Marses s'unissent bientôt les Picentins , les Marrucins, les Férentiniens, les Péligniens, lesCamniens, les Hirpins , les Apuliens, les Lucaniens, et surtout les Samnites, qui, formant une confédération , ne manquaient pas de valeureux et habiles capitaines, habitués aux fatigues des camps et aux intrigues du forum.

Les divisions, si anciennes en Italie, prouvèrent bientôt aux insurgés l'impossibilité d'en faire un seul et même État , et la né- cessité d'une confédération. Le nom Italie représenta cette union. On l'écrivit sur les bannières (1), et cette dénomination , qui s'éten- dait pour la première fois à un vaste espace de pays, fut particu- lièrement appliquée à Corfinium , ville du territoire des Péligniens, dont les alliés firent leur capitale , avec un forum , une curie , un sénal de cinq cents membres; elle reçut les otages qu'ils se don- nèrent réciproquement, leur dépôt d'armes, et l'on dut y élire annuellement douze généraux avec deux consuls.

Rome n'avait jamais été menacée, depuis son agrandissement , par des ennemis aussi voisins; en effet, si la victoire eût souri aux rebelles, tous les peuples sujets se seraient insurgés à leur tour, et l'auraient réduite aux limites étroites de son territoire primitif; elle multiplia donc les levées et les commandements. Le consul Lucius Julius César fut enyoyé dans le Samnium; l'autre, Publius

(i) Vin i i\ . Li>e/. de droite à gauche, selon I usage des anciens Italiens.

guerre sociali:. 91

Rutilius, chez Ics Marses : le premier avail pour lieutenants Gn. Pompée, père du grand Pompée, G. Q. Cépion, C. Perpenna, Yalérius Messala; le second, P. Lentulus, Cornélius Sylla, T.

Tidius , P. Lieinius Crassus et M. Marcellus, en un mot , tons les hommes renommés dans les armes. Chacun de ces généraux eut sons ses ordres , avec le titre de proconsul , une division distincte ; ils furent en outre autorisés à opérer et comme il leur paraîtrait convenable , en se prêtant toutefois appui réciproquement. Les Étrusques, oubliant leurs anciens efforts pour défendre l'indé- pendance nationale , désertèrent la cause italienne , et, comme les Ombriens et les princes de l'Orient, ils envoyèrent des secours à Rome; le préteur Sertorius amena un corps de Gaulois. Guerre juste, s'il en fut jamais, dit un historien romain, puisque les con- fédérés revendiquaient le droit de cité dans un empire dont ils étaient les défenseurs.

Les Marses Présentées et Pompédius Silon , et le Samnite Vet- tius Caton , heureux dans leurs premières tentatives , repoussèrent Pompée d'Asculum, défirent Julius César dans le Samnium, mi- rent en fuite Perpenna, tuèrent huit mille hommes de l'armée consulaire, et Rutilius lui-même. À cette nouvelle, Rome prit le deuil, les magistrats déposèrent les insignes de leur dignité, le nombre des sentinelles fut doublé, et l'on mit les rues en état de défense. L'armée de Rutilius fut partagée entre Cépion et Marins. Le premier se laissa abuser par Pompédius, qui , feignant de venir se rendre avec ses enfants et des présents, l'attira dans un défilé, il trouva la défaite et la mort. Marins, de son côté, montra dans cette guerre une lenteur que l'on ne saurait, à ce qu'il sem- ble, lui imputer à lâcheté, ni attribuer à un affaiblissement causé par les années; peut-être lui en coûtait-il de combattre ces Italiens qui prétendaient obtenir de vive force ce qu'il voulait qu'on leur accordât comme faveur. Il se tenait donc sur la défensive, et quand Pompédius lui adressa ces paroles : Si tu es aussi grand général qu'on le dit. accepte le combat, il lui répondit : Si tu es aussi grand général que tu le crois, contrains-moi à combattre malgré moi; puis, sous prétexte de maladie, il résigna le com- mandement et revint à Rome.

Cependant, le nombre des alliés augmentait avec leurs victoires. Les Ombriens et les Étrusques se rangèrent de leur parti; d'un autre côté, Aponius ayant délivré Acerra, le iils de Jugurtha, Oxinthas, était retenu prisonnier, il le traita en roi, et les Numi- des désertèrent en Ionie l'année romaine, au point qu'il fallut, sur la proposition de Silvanus Plautius, renvoyer leur cavalerie en

02 CINQUIÈME ÉPOQUE.

Afrique. Rome arma jusqu'aux affranchis, dont elle forma douze cohortes, qu'elle envoya en garnison dans les villes maritimes, et put ainsi mettre en campagne toutes les légions contre 1rs Ombriens et les Étrusques; la victoire lui resta, mais elle la paya chèrement.

Cdte guerre, comme toutes celles qui ont pour but de faire triom- pher un principe, était acharnée. Un général vaincu par les Ro- mains , dans le Picénum, convoque ses amis et se tue; quatre mille hommes, cernés sur l'Apennin , s'y laissent mourir de froid plutôt que de se rendre. Judacilius d'Asculum avait promis de lui amener des secours à un jour indiqué; bien que ses concitoyens, qui de- vaient le seconder en faisant, une sortie, fussent contenus par l'en- nemi, il se fraye un chemin à la tête de huit cohortes, pénètre dans la ville il passe au fil de l'épée toute la faction romaine, et fait une défense opiniâtre ; puis , lorsqu'il voit l'impossibilité de tenir davantage , il donne un banquet sous le vestibule du temple, vide une coupe empoisonnée, s'étend sur son lit pour mourir , et ses soldats allument sous lui le bûcher, «pour brûler le plus vail- « lant des Asculans et les dieux de la patrie. » Du côté des Ro- mains, on vit un corps qui , mécontent de son général , se jeta sur lui et le massacra; puis, en expiation de ce forfait, les soldats se précipitèrent sur les ennemis, dont ils égorgèrent dix-huit mille.

On évalue à trois cent mille le nombre des hommes tués dans cette guerre ; mais Rome reconnut que le glaive des légions ne pourrait suffire à abattre les têtes sans cesse renaissantes de l'hy- dre. Julius César fit donc adopter une loi qui admettait aux droits de citoyens romains tous les Latins et Ombriens demeurés fidèles. On vit alors, parmi les confédérés, des défections d'autant plus nombreuses, que la fortune elle-même les avait abandonnés, et que Syllaet Pompée, vainqueurs, faisaient couler des torrents de sang. Après avoir demandé en vain de nouveaux secours à Mithridate, et Corfinium ne leur paraissant plus assez sûre, les alliés trans- portèrent leur capitale à yEsernia,dans le pays des Samnites. Déjà les Marrucins, les Vestins. les Péligniens, s'étaient soumis à Ser- vais Sulpicius et à Pompée. Vettius, chef des Péligniens, trahi par les siens, était conduit prisonnier au consul, quand un de ses esclaves s'empare d'une épée et l'en frappe , en s'écriant : J'ai délivré mon maître; à moi maintenant , et il se tue. Les Marses furent domptés à leur tour; Pompédius ne se soutenait plus qu'à la tête de vingt mille eselavesqu'il avait affranchis, quand lui-même fut tué en Apulie. Enfin, après trois ans d'une lutte acharnée, les

Loi Julia

Loi Plautia.

GUERRE SOCIALE. SYLLA. 93

droits de cité furent accordés à tous les alliés de Rome. Ainsi l'équité triomphait du droit rigide, et sur ces monceaux de ruines sanglantes, on proclama l'égalité de tous les Italiens.

Le sénat, opposant encore à cet acte de justice tardive toutes les subtilités légales, fit entasser les nouveaux citoyensdans huit tribus, qui votaient les dernières; d'où il résultait que le plus souvent on ne recueillait pas leur suffrage. Marses, Ombriens, Étrusques, désireux d'exercer le droit qu'ils avaient acquis, venaient de leurs municipes pour remplir le Forum ou le champ de Mars; puis , en voyant , ou qu'on ne les consultait pas , ou que leur vote ne comp- tait pour rien, ils s'indignaient, et demandaient que le droit de voter ne fût point une fiction. Marius les caressait, soit par sym- pathie italienne , soit par ambition ; il fil donc proposer par le tribun P. Sulpicius , son ami, une loi en vertu de laquelle tous ss. les Italiens qui avaient obtenu le droit de cité seraient répartis dans les trente-cinq tribus : mesure qui établissait l'égalité entre tous les citoyens.

Sylla accourut pour s'opposer à cette loi , et cherchait même à distraire le peuple par des fêtes solennelles; mais Sulpicius, ayant armé ses satellites, entra dans le temple de Castor, le sénat était réuni, et dispersa l'assemblée. Le fils de Pompée tomba mort dans le tumulte; Sylla se réfugia chez Marins, son ennemi mortel, qui, s'abstenant de toute violence, se contenta de la promesse que les fêtes annoncées seraient suspendues. Il fut dès lors facile à Sulpicius de faire passer la loi, et le crédit de Marius s'en accrut tellement, qu'il fut nommé, comme il le dé- sirait , au commandement de l'armée d'Asie, contre Mithridate, roi de Pont.

Sylla , à qui ce commandement avait été conféré , s'indigne de syiia attaque- cette injustice, et marche sur Home avec l'armée qui assiégeait Rome" les Samnites dans Noies ; il insulte les préteurs qu'on lui envoie pour l'apaiser, et s'avance la torche à la main, en menaçant de brûler la ville.

Le peuple, qu'il surprend sans armes, se défend à coups de tuiles et de pierres, armes plébéiennes ; mais Sylla s'empare de Home livrée aux flammes , et fait tuer Sulpicius et mettre à prix la tête de Marius, bien que le jurisconsulte Scévola s'écrie : Je ne déclarerai jamais ennemi de Rome celui qui l'a sauvée des Cim- bre s.

Les comices s'assemblèrent, et Sylla y porta la parole comme s'il n'eût pas coulé une goutte de sang; il demanda qu'aucune loi ne fût présentée au peuple sans avoir été préalablement approuvée

'.li CINQUIÈME EPOQUE.

par le sénat ; que les comices ne fussent plus réunis par tribus , mais par centuries ; que nul ne pût, après avoir été tribun, exercer une autre magistrature, et que toutes les lois de Sulpicius fussent abrogées. Le sénat, effrayé, se taisait; le peuple manifestait son mécontentement en élisant des magistrats opposés k Sylla, qui teignait de s'en réjouir comme d'une preuve de la liberté qu'il avait rendue aux élections. En effet, C. Octavius, ami de Sylla, se vit donner pour collègue, dans le consulat, L. Cinna, son en- nemi; néanmoins, celui-ci monta au Capitole, et prit une pierre qu'il lança au loin, en s'écriant : Puissé-je être chassé de Rome comme je fais rouler cette pierre, si je montre de l'hostilité contre Si/lia.

Sans perdre de temps, Sylla fit poursuivre Marius fugitif. Le vainqueur des Cimbres se trouva réduit , seul avec son fils et son gendre , à gagner, de bameau en hameau , Ortéa , il s'embar- qua; mais, poussé à terre à Circéi, il erra en mendiant son pain, passant la nuit dans les bois, et se dérobant dans les roseaux du Liris aux assassins qui suivaient ses traces. Enfin, on le trouva en- foncé dans la vase jusqu'aux épaules, et, après lui avoir jeté une corde autour du cou, on le traîna à Minturne. Cependant les Ita- liens, qui n'avaient pas oublié ses victoires ni son dévouement à la cause des alliés , ne voulurent pas lui donner la mort ; ils pu- blièrent donc ce conte, inventé sans doute pour la circonstance, q n'ayant envoyé un esclave cimbre pour le tuer dans sa prison , ii s'était écrié : Malheureux! oseras-tu bien tuer Caïus Marius? et que l'esclave s'était enfui sans oser le frapper.

Les Minturniens le renvoyèrent donc en disant : Quii aille il voudra accomplir ses destinées. Aous prions les dieux de ne pas nous punir pour chasser ainsi de notre ville Marius nu et misé- rable! ils l'abandonnèrent sur la plage, il trouva un vaisseau qui le porta dans l'île d'^Enaria, puis en Afrique. Son fils, échappé à des périls non moins pressants, s'y était rendu de son côté, pour réclamer l'assistance du Numide Hiempsal. Le fugitif était protégé, et par la gloire de son nom, et par la pensée que son parti, abattu mais non détruit, pouvait, d'un jour à l'autre, se relever et le venger. Les magistrats romains n'osèrent l'inquiéter lorsqu'il le trouvèrent assis sur les ruines de Carthage.

Le jeune Marius était retenu prisonnier , sous les apparences de la courtoisie , à la cour du roi de Numidie; mais une des femmes de ce prince s'étant éprise de lui, elle favorisa sa fuite, et il put re- joindre son père, avec lequel il s'embarqua pour l'Italie. Marins y avail trouvé un défenseur dans le consul Cornélius Ciana , qui ,

LA BITHYNIE. 95

ferme el courageux jusqu'à l'imprudence, et malgré son sermenl du Capitole, avait l'ait citer Syllapar le tribun Virginius> pour qu'il rendit compte de sa conduite. Sylla , qui ne trouvait plus de sûreté en Italie, fit voile pour l'Asie dans l'intention de s'attacher les légions, en leur faisant vaincre Mithridate.

Mais l'exemple était donné; en s'appuyant uniquement sur les soldats. Sylla les avait habitués à se considérer comme les hommes de tel ou tel général, non plus comme les défenseurs de la répu- blique. Une armée avait marché contre la patrie, et montré la route par devaient passer César, Antoine et Auguste; c'était le commencement de ces guerres civiles, dans lesquelles on ne devait plus combattre pour la liberté , mais pour se donner un maître.

CHAPITRE VII.

L\ BITIIYNIF. , 1.'\RMÉN1E, LE PONT. GUERRE CIVILE.

L'ordre du récit exige que nous parlions dès à présent de plu- sieurs États de second ordre, qui s'étaient formés dans l'Asie An- térieure. Ces États relevaient d'abord de la Perse; mais l'affaiblis- sement de cet empire permit aux différents gouverneurs de se rendre indépendants ; puis, à l'époque de sa chute, ils conservèrent leur autorité, parce qu'Alexandre dirigea ses conquêtes ailleurs avant de les avoir soumis, ou bien ils s'affranchirent durant les guerres de ses prédécesseurs. Ainsi se formèrent les royaumes de Bithynie , de Paphlagonie , de Pergamo, de Cappadoce , d'Armé- nie et de Pont, outre les républiques d'Héraclée, de Sinope , de Byzance, et quelques autres petits États subissant, comme il ar- rive d'ordinaire, l'influence des plus forts.

Héraclée, colonie des Béotiens (1), très-puissante sur mer, re- "'<•«!,.•. fusa de payer le tribut imposé par les Athéniens à toutes les villes de l'Asie Mineure, pour l'entretien de la Hotte commune. Lama-

(1) « La peste désolait la Béotie; l'oracle, consulté, répondit qu'il fallait cons- truire une ville sur les bords de PEuxin, en l'iionneur d'Hercule. Ces hommes grossiers ne voulurent pas obéir; mais ils en subirent cruellement la peine, car les Pliocidiens étant entrés sur leur territoire, y mirent tout à feu et à sang. Us eurent donc recours de nouveau à l'oracle, et sa réponse fut que le moyen déjà prescrit ferait cesser la maladie et la guerre. Pendant qu'il voulait indiquer la colonie, ils en envoyèrent une qui fonda Héraclée. » Pausvmas, V, Schôliaste d'Apollonius. Jistin, XVI.

96 CINQUIÈME ÉPOQUE.

chus, envoyé pour la punir, ravagea son territoire; mais, surpris par la tempête, il fut réduit à se rendre à discrétion aux Héra- cléens qui, au lieu de se venger de lui, accueillirent avec bienveil- lance les naufragés, et les renvoyèrent comme gage de paix. Héraclée fut gouvernée d'abord par l'aristocratie, puis par le peu- ple, enfin par des tyrans; elle recouvra sa liberté, et fit alliance avec les Romains; mais, les ayant mécontentés dans leur guerre contre Mithridate , ils la détruisirent, puis envoyèrent une colonie pour la repeupler.

La Bithynie , située entre le Bosphore de Thrace , le mont Olympe et TEuxin, avait pour capitale Nicomédie, dont Constan- tin fit plus tard le siège de l'Empire , en attendant qu'il pût l'é- tablir à Byzance. Les rois de Bithynie prétendaient faire remonter leur généalogie jusqu'à Ninus, roi d'Assyrie ; mais leur histoire est incertaine jusqu'à Bassus, qui vainquit Calanthus, général d'Alexandre. Zypétès, son successeur, repoussa les armes devas- to, tatrices d'Antiochus Soter, contre lequel son fils Nicomède ap- pelaen Asie lesGaulois, dont les secours le firent triompher. A son filsZélassuccédaPrusias, qui dévasta Byzance de concert avec les Rhodiens, et fit la guerre à Eumène par les conseils d'Annibal , qu'il trahit plus tard pour obtenir l'amitié des Bomains. De lâcheté en lâcheté, ce prince finit parse montrer à Borne sous l'habit d'affranchi, et parut au seuil de la curie, en se proclamant l'es- clave des pères conscrits, qu'il traitait de dieux sauveurs. Il reçut pour récompense de cette indigne conduite des vases d'argent et deux cent cinquante vaisseaux enlevés à Gentius , roi d'Illyrie ; traître au malheur, lâche adulateur de la puissance, il fut, comme ses pareils, couvert d'infamie.

Nicomède H imita la bassesse de son père, et nous verrons bientôt Nicomède III en guerre avec Mithridate.

217.

24S,

Arménie.

L'Arménie était divisée en grande et en petite : la première s'é- tendait depuis les montagnes de la Géorgie jusqu'à l'Euphrate supérieur; l'autre , plus orientale, avait pour limites le même fleuve et la Cappadoce. Le Tigre et l'Araxe, dont la célébrité re- monte aux premiers âges, baignaient ces contrées, des so- ciétés politiques durent se former de bonne heure, s'il est vrai que l'arche de Noé s'arrêta sur le mont Ararat. Strabon prétend qu'elle avait les mêmes dieux que la Perse et la Mèdie. Anaïtis ou Tanaïs y était spécialement adorée; elle avait des temples ma- gnifiques oii les femmes se prostituaient, et dans lesquels, selon quelques auteurs, on sacrifiait des victimes humaines.

L'ARMENIE. UT

Les Arméniens ont conservé beaucoup d'anciennes traditions, bien qu'elles aient été altérées postérieurement à l'introduction des livres cabalistiques des Hébreux. Ils eurent très-ancienne- ment une écriture propre, connurent et traduisirent les ouvrages grecs, chaldéens, perses; on peut trouver dans l'histoire de Moïse de Khorène un grand nombre de particularités relatives à l'Asie, et dont la critique doit élaguer beaucoup de fables : elle raconte que Taglat, le même que le patriarche Togorma, petit-tils de Japhet, engendra Haïg, qui, sorti de la Babylonie, sa terre natale, s'établit avec les siens sur les montagnes de l'Arménie , pour se 2200. soustraire à la tyrannie de Bélus; ce roi d'Assyrie, les ayant pour- suivis dans leur asile , y trouva la mort (1).

Le sixième successeur de Haïg fut Aram , dont les exploits éle- vèrent si haut la gloire , que l'Arménie prit de lui son nom ; il vainquit les Mèdes, occupa l'Assyrie septentrionale, et pénétra jusque dans la Cappadoce, il fonda Mozaca (Cesaree); de sorte qu'après l'Assyrien Ninus, il occupa le premier rang en Asie. Sé- miramis, irritée de ce qu'Ara, fds d'Aram, avait dédaigné son amour, attaqua le royaume, s'en empara, et fit périr le souverain. L'Arménie, bien qu'elle conservât ses princes particuliers , resta donc soumise à l'Assyrie , jusqu'à Barroïr , trente-sixième succes- seur de Haïg, qui s'unit avec [Varbag) et Bélésis contre Sardana- pale, et devint dès lors roi indépendant.

Sous le fds de Barroïr, la puissante famille des Pagratides s'é- tablit en Arménie; c'étaient les descendants d'un Hébreu em- mené en esclavage par Nabuchodonosor, et qui, toujours au rang des premiers satrapes, finirent au neuvième siècle par devenir rois d'Arménie et de Géorgie.

L'Arménie fut rendue à son antique splendeur par Dikran, allié de Cyrns, dont le fds Vahakn est célébré par les poètes pour sa 'sel force prodigieuse, et mis au nombre des dieux. Le dernier prince de cette race fut Vahé, qui périt en combattant contre Alexandre. m Le monarque macédonien donna pour gouverneur à l'Arménie le Perse Mi thrine; mais, durant les troubles qui suivirent, les natu- rels secouèrent le joug, et choisirent pour leur chef Adoatès. Après sa mort , les rois de Syrie dominèrent sur le pays; mais Ar- taxias se révolta contre Antiochus III, et transmit la couronne à sa famille , après avoir consolidé son autorité par la conquête. 1,x

Quelque temps après , Mithridate II , ròi des Parthes , de la fa- mille des Arsacides, après avoir vaincu les rois de Syrie et jeté

(1) Ktaprotii, Tableaux historiques de l'Asie.

IIIST. UNIV. T. IV. 7

08 CINQUIÈME ÉPOQUE.

l'effroi en Asio , établit roi d'Arménie et de l'Atropatène ( Ad- ii», sarbaïtchan ) son frère Vagarschag. Ce prince , qui fit sa capitale de Nisibis, conquit une grand partie de l'Asie Mineure et poussa jusqu'au Caucase; puis il donna des lois sages à ses sujets. Ti- grane II, son arrière-petit-fils, conçut le projet de soumettre toute 95, l'Asie ; après avoir conquis la Syrie et plusieurs provinces de l'Asie Mineure, il attaqua les Arsacides, qui régnaient en Perse, leur en- leva la Mésopotamie, l'Adiabène, l'Atropatène, prit le titre de roi des rois , que s'attribuaient les monarques partbes , et inquiéta longtemps les Romains.

Il eut à subir de nombreuses vicissitudes, ainsi que son fils Ar- tasvade , dont le supplice fut un des spectacles offerts par le triomphe de Cléopâtre et de Marc-Antoine. Alexandre, fils du Romain et de l'Égyptienne, eut en partage l'Arménie, qui bientôt repoussa les étrangers ; mais, entre les armes des Partheset la po- litique romaine, sa force s'épuisa, et plusieurs seigneurs, retran- chés dans leurs châteaux, peu disposés à obéir â des chefs débiles, se rendirent indépendants.

Après la mort d'Abgar, Anan, son fils, étabht sa résidence à Édesse, et gouverna une partie du royaume ; l'autre obéissait à son neveu Sanadrug, qui parvint à exterminer la descendance d'Abgar, et régna seul à Nisibis. Après deux siècles d'agitation, l'Arménie fut conquise par Ardeschir, premier roi sassanide de la Perse, auquel elle obéit vingt-huit années (232-286 ap. J.-C).

de .1 -r

Géorgie.

Les vicissitudes de l'Arménie furent en grande partie communes à la Géorgie ; habitée par une des plus anciennes nations de l'Asie, son histoire nous a été transmise par des livres d'une époque Irès- reculée, qui, avec des documents conservés surtout dans les cou- vents de Mtskéthaet de Gelatili, servirent de matériaux à la chro- nique que le roi Vahktang V fit rédiger au commencement du siècle passé. Suivant cette chronique, les Géorgiens descendaient de Togorma, de même que les Arméniens et les autres peuples habitant entre la nier Noire et la mer Caspienne. Kartlos, son fils , vint en Géorgie, il s'établit sur la montagne appelée depuis Armazdi, de l'idole qu'on y adora. Mtskéthos , fils de ce dernier, fonda, au nord <ln même mont , la ville qui reçut son nom et devint par la suite la capitale de la Géorgie. A sa mort commencèrent de lon- gues guerres de famille , et chaque pays eut son chef; mais celui de Mtskétha était considéré comme supérieur aux autres, bien qu'il ne portât pas le titre de incplïc (roi), ni celui de éristhaw

LA GÉORGIE. 90

(chef du peuple), et qu'il ne fût désigné que comme marna sakli (père de la maison).

Les Géorgiens oublièrent alors le Dieu créateur, pour adorer le soleil , la lune et les cinq planètes. Les Kasari (Scythes) péné- trèrent par le Daghistan jusque dans la Géorgie, qu'ils livrèrent au pillage et rendirent tributaire; elle fut ensuite subjuguée, au temps de Féridoun, parlesPerses, quila fortifièrent avec soin. Après la mort de ce prince, les gouverneurs (éristhawi) de la Géorgie rompirent leurs liens d'obéissance envers la Perse , jusqu'au mo- ment où Kaïkosrou marcha contre les Lesghis, et remit la Géorgie sous le joug , à l'époque les Hébreux sortaient de l'Egypte. Elle se révolta de nouveau, et, après de longues luttes, Kaïkosrou. la soumit de nouveau et saccagea les villes, il plaça des sa- trapes ; mais la Géorgie profita du temps il était occupé à d'autres guerres, pour recouvrer son indépendance.

Beaucoup d'Hébreux, esclaves de Nabuchodonoser, se réfu- coc. gièrent en Géorgie, ils introduisirent, ainsi que les habitants du Turan (1), des expressions, des croyances et des cérémonies nouvelles. Le pays tomba alors dans la barbarie , au point que l'on n'avait plus égard aux degrés de parenté pour les mariages, que l'on mangeait indistinctement de toutes les viandes, et que l'on dévorait les cadavres. Les temps postérieurs offrirent des al- ternatives de soumission et de révolte contre les Perses, jusqu'à l'époque d'Alexandre. Ce conquérant vint en personne, suivant les traditions locales , jusqu'au Caucase, soumettant le pays et massacrant tous les étrangers , à l'exception des femmes et des enfants au-dessous de quinze ans , qu'il emmena esclaves ; il donna pour gouverner aux Géorgiens le Macédonien Azon , avec ordre d'adorer le soleil, la lune et cinq planètes , mais de servir uniquement le Créateur invisible , religion dont il fut l'auteur.

Alexandre, en mourant, partagea son royaume entre ses qua- tre généraux, Antiochus, Romus, Byzinthius et Platon : il donna au premier l'Assyrie , l'Arménie et les pays orientaux, il bâtit Antioche; au second, les pays d'occident, il fonda Rome; à Platon , la ville d'Alexandrie; Byzinthius eut la Grèce, la Géorgie et les pays septentrionaux, et construisit Byzance.

Azon , devenu sujet de ce dernier, changea la religion pour adorer Atsis et Ait, idole d'argent, et exterminales Géorgiens, dont il redoutait la valeur. Farnawaz, issu des anciens rois, fuyant cette tyrannie , trouva un trésor, et, s'étant ligué avec les rois de

(1) Il est nécessaire de rapprocher ces traditions de celles que nous avons tirées du Schah-namé.

7.

100 CINQUIÈME ÉPOQUE.

«.go. PIméréthie et de la Mingrélie, il leva une armée de Lpsghis et d'Oxiens, puis devint roi avec l'aide d'Antiochus de Syrie; il ac- corda aux Grecs , qui l'avaient favorisé , des charges et le titre d'Aznaures, c'est-à-dire appartenant à Azon , titre encore porté par la noblesse géorgienne, qui prétend descendre d'eux. [1 éleva aussi sa propre effigie avec son nom perse d'Armazi (1), et adressa des félicitations au peuple.

Ses successeurs s'aliénèrent leurs sujets en voulant introduire la religion des mages , ce qui amena des soulèvements et des guerres. Enfin Arschak , dernier rejeton de Farnawaz, fut détrôné par les Arméniens, qui mirent à sa place Aderki.

Sous son règne naquit le Christ, dont la doctrine fut répandue dans le pays par les Apôtres André et Simon. Deux lignes, issues d' Aderki, régnèrent séparément jusqu'au deuxième siècle, elles furent réunies. Atpagur se ligua avec Kosro, roi d'Arménie , contre les Sassanides de la Perse, et les vainquit; mais, étant mort sans enfants mâles, les grands de la Géorgie offrirent la couronne au fils du roi de Perse Mirian, qui devint le chef de la dynastie kosronienne dont la domination dura jusqu'au commencement du huitième siècle.

pont. Le royaume de Pont prit son nom du Pont-Euxin , qui faisait

sa limite au nord ; il confinait au midi avec la petite Arménie, des

ses rois, autres côtés avec la Colchide et le fleuve Halys. Le premier roi

dont l'histoire fasse mention est Artaphase , mis sur le trône par

Darius, fils d'Hystaspe, et, dit-on, l'un des sept qui aspirèrent à

s». la couronne de la Perse après la mort du faux Smerdis (2). Après lui vint Rodobate, puis Mithridate 1er, et ensuite Arioharzane , qui tourna ses armes contre Artaxercès, pour devenir maître du Pont et des provinces voisines. Il mourut à l'époque d'Alexandre,

337. qui s'empara de ce royaume; mais il ne tarda point à être re- couvré par Mithridate IL

Mithridate IV fit la guerre aux Gaulois ; Mithridate V assaillit Sinope , qui fut prise par Pharnace Ier, son successeur. Les Ro- mains se récrièrent contre cette occupation ; mais, loin de s'en in- quiéter, Pharnace attaqua Eumène de Pergame, leur allié, et se

(1) Probablement l'Ormuz des Perses.

(2) Il parait, en effet, qu'on y observait le culte du feu, car nous verrons Mitbridate faire allumer, après une victoire, de grand* amas de broussailles sur les montagnes, à la manière des Perses. Le nom même de ce grand roi ( Mil lira date ) a pour racine Milbra; les Romains en tirent Mitbridate pour en adoucir la prononciation.

1S*

LK PONT. 101

défendit avec intrépidité ; forcé de demander la paix, les Romains lui imposèrent pour conditions de renoncer à toute alliance avec la (îalatie, d'évacuer la Paphlagonie y de restituer les habitants qu'il avait enlevés, de rendre à Ariararte, roi de Cappadoce, le territoire qu'il lui avait enlevé , et de payer trois cents talents à Eumene.

Mithridate VI Évergète fit alliance avec les Romains , leur four- 187 nit des secours dans la troisième guerre punique, et leur resta fidèle quand la victoire d'Aristonic sur Crassus amena une révolte dans presque tous les États de l'Asie.

Lâchement assassiné, ce prince laissa le trône à Mithridate VII Mithridate te Eupator, surnommé le Grand h aussi bon droit que Pierre de m.' Russie , bien que le manque d'historiens particuliers et la négli- gence orgueilleuse des étrangers ne nous laissent que deviner ses vastes projets et les améliorations qu'il voulait introduire dans son pays. Monté sur le trône à l'âge de douze ans , il fit périr sa mère et ses parents les plus proches, crime assez ordinaire dans les mœurs de l'Orient; il habitua son corps et son esprit à une activité continuelle, épousa sa sœur Laodice, qu'il condamna en- suite à mort comme coupable de trahison, et parcourut ensuite l'Asie : en étudiant ses mœurs, ses lois, ses habitants, il mérita de la soumettre à son autorité.

Déjà maître du Pont, il avait hérité de la Phrygie, et faisait va- loir des prétentions sur les contrées voisines. La Paphlagonie avait en ses rois particuliers jusqu'à Pilémène II ; à la mort de ce prince, «21- il s'en empara malgré les Romains. La Gappadoce était d'abord une monachie sacerdotale; les Perses, après l'avoir vaincue, s'a- percevant combien il serait difficile de la gouverner, lui donnèrent pour chef un grand feudataire de la maison royale persane. Aria- 351-321. rate , le dixième de ces princes , fut vaincu par Perdiccas , général d'Alexandre. Son fils , qui portait le même nom, se réfugia en Arménie, et parvint plus tard à recouvrer une portion de l'héritage paternel. Ainsi la Gappadoce resta indépendante , quoique les rois de Pont eussent essayé de l'assujettir, jusqu'au moment Mithri- date, sous prétexte de venger sur Nicomède, roi de Bithynie, Aria- rate son beau-frère, roi de Cappadoce. que lui-même avait fait assassiner, subjugua cette dernière province, et tua de sa main son neveu, qui était en même temps son compétiteur ; c'est ainsi que son ambition ne reculait jamais devant les moyens.

Nicomède, à qui l'agrandissement de ce redoutable voisin por- tait ombrage, envoya à Rome un fils supposé d'Ariarate , qui, faisant valoir les services paternels , était sur le point d'obtenir

91.

102 CINQUIÈME ÉPOQUE.

l'appui du sénat, quand Mithridate envoya des agents pour démas- quer 1'impostufie ; peut-être aussi employait-il les mêmes artifices dont Jugurtha s'était servi contre les petits-fils de Massinissa. Le fait est que le sénat, à qui les deux parties étaient également suspectes, déclara la Paphlagonie et la Cappadoce indépendantes. Sylla fut ensuite chargé de se rendre près de Mithridate à titre d'ambassadeur, mais en réalité pour traverser ses desseins; il ne put cependant empêcher le roi de Pont de mettre son fils star le trône de Cappadoee, ni d'occuper la Bithynie après la mort de Nicomède; mais un fds naturel de ce roi, Nicomède III, vint à Rome implorer le secours de la république, dont les armées allèrent le remettre sur le trône , et rendre la Cappadoce à Arioharzane : ce furent comme deux sentinelles placées pour tenir en respect l'in- fatigable Mithridate.

Ce monarque, qui depuis longtemps épiait l'occasion d'en ve- nir à une rupture ouverte avec les Romains, rassembla une grosse année, et défit les Bithyniens. Il triompha bientôt après des :;ions de Crassus et d'Aquilius; puis, sans perdre de temps, il força les Romains d'évacuer la Phrygie, la Mysie , l'Asie propre- ment dite, la Carie, la Lycie, la Pamphylie , la Paphlagonie, la Sîithynie, ef tous les pays qui , jusqu'à l'Ionie, leur étaient soumis ou alliés. Lorsqu'il eut renvoyé sans rançon tous les prisonniers , il se fît un concert d'applaudissements, et l'on porta aux nues le libérateur, le père, le dieu, le seul monarque de l'Asie. Les habi- tants de Laodicée, afin d'obtenir son amitié, lui livrèrent Q. Ap- pius , gouverneur de la Pamphylie , qui lui fut amené enchaîne . précédé, par dérision, des licteurs et avec tous les insignes de sa dignité. Les Lesbiens remirent entre ses mains Aquilius, qu'il fit lier par un pied avec un malfaiteur, pour avoir soulevé la Cap- padoce, et conduire à sa suite, monté sur un âne, jusqu'à Pér- ime, où on lui coula de l'or dans la bouche , comme reproche de son avidité.

Lu effet , ce vice dominant des Romains rendait leur domi- 'nomains.ci nation exécrable. Tout se vendait dans Rome; les chevaliers, lorsqu'il s'agissait d'acheter les dignités et des charges, distin- guaient les contrées ils devaient les exercer, en pays soumis el pays allies. Sylla, insulté par Strabon César, lui dit : fusa ai coni re toi des pouvoirs de ma charge, et Strabon lui répondit : Tu as raison, c'est la tienne , puisque, tu l'as achetée. Un jeune homme qui entrait par l'édilitédans la carrière des magistratures, s'il voulait se ménager pour l'avenir la faveur populaire , débutait dans cette charge par des prodigalités excessives; il devait, dès

Et! PONT. 103

lors, contracter des dettes, et senger aux moyens de les étein- dre , ou d'en contracter de nouvelles. Devenu praet&r urbanus , et n'ayant à prononcer que sur des affaires sans importance , sous les yeux du sénat, des censeur» et des tribuns, il ne pouvait voler que mesquinement : mais il savait qu'on lui donnerait ensuite une province , et il l'hypothéquait par avance à ses créanciers. Ce com- mandement ohtenu , il volait, pillait, s'entendait avec le- exac- teiirs et les usuriers, enlevait les objets précieux, les tableaux . lesstatues. l>e retourà Rome, il pouvait élever un palais splendide, former une galerie qui lui valait hi renom de protecteur des arts , siéger sur la chaise d'ivoire dans le sénat, dominer sur mille es- claves, monter à la tribune et aspirer au consulat.

On avait la faculté de se plaindre ; mais comment compter sur la justice quand les coupables eux-mêmes étaient en possession des jugements? Le préteur Sempronius Asellus,qui voulut ré- primer l'usure, fut assassiné sur la place publique, sans qu'on dirigeât de poursuites contre les auteurs du crime. Mucius Scé- vola, consul en Asie, cite les publicains à rendre un compte sé- vère de leurs cruautés et de leurs concussions , en fait incarcérer quelques-uns, et condamne à périr sur la croix un esclave, leur complice; aussi les Asiatiques instituèrent une fête annuelle en son honneur. Les chevaliers lui jurèrent une haine mortelle; mais, impuissants contre lui , ils tournèrent leur colère contre Pu- blius Rutilius Rufus, dont il avait suivi les conseils dans cette cir- constance , lui imputèrent précisément le crime dont il les avait accusés , et réussirent à le faire condamner ; à la tête de ses dé- nonciateurs était cet Apicius dont la gourmandise est restée pro- verbiale. Rutilius, prémuni par la philosophie contre la mauvaise fortune, se retira en Asie, il fut accueilli comme un libérateur; les Smyrniens l'adoptèrent , et , lorsqu'on le rappela plus tard , il ne voulut pas retourner dans sa patrie, dont il écrivit, dans sa retraite, l'histoire en langue grecque. Enfin Silvanus Plauti us porta une loi par laquelle chaque tribu devait élire annuellement quinte juges, pris indifféremment parmi les sénateurs , les cheva- liers ou le peuple; mais cette loi , qui enlevait aux chevaliers le privilège des jugements, fut la cause de la guerre civile.

On peut donc juger quelle fut la joie des cités (pie Mithridate délivra du fléau de l'administration romaine; toutes les villes li- bres de l'Asie lui ouvrirent leurs portes. Mitylène, Éphèse, Ma- gnésie, l'accueillirent au milieu des acclamations, et renversèrent les monuments érigés par les dominateurs. Comme un grand nombre de citoyens romains s'étaient établis dans les provinces ,

92.

l'.titiluis.

w.

Massacre des

Romains.

88.

104 CINQUIÈME ÉPOQUE.

le roi de Pont songea à s'en débarrasser d'un seul coup; en effet, par un ordre secret, il fit massacrer le même jour tous ceux qu'on put saisir, sans épargner femmes, enfants , esclaves. Leurs biens furent partagés entre le trésor et leurs meurtriers. Les esclaves qui égorgèrent leurs maîtres obtinrent la liberté , et les débiteurs remise de moitié de leur dette pour l'assassinat de leurs créanciers; quiconque avait caché un Italien fut puni de mort. L'humanité frémit d horreur à ces atrocités. A Éphèse, à Pergame, les autels et le temple d'Esculape ne sauvèrent point les victimes ; d'autres fuient atteints lorsque, chargés de leurs enfants , ils s'enfuyaient àia nage vers Lesbos. LesCauniens déchirèrent dans de longues tortures de jeunes enfants sous les yeux de leurs mères , qui ex- pirèrent de douleur, ou perdirent la raison. Les Tralliens ne vou- lant pas exécuter cet ordre barbare, en chargèrent un Paphlago- nien, qui égorgea les Romains dans le temple de la Concorde. Quelques écrivains font monter à cent cinquante mille les vic- times de cette journée (1).

Tranquille sur l'intérieur , Mithridate alla soumettre les villes voisines, et trouva à Cos d'immenses trésors que Ptolémée Alexandre y avait apportés d'Egypte ; il tenta vainement de prendre Rhodes , s'étaient réfugiés les Romains échappés au massacre. Archélaus , son général , après avoir occupé Athènes , fit périr ou charger de chaînes les partisans des Romains, et s'empara de Délos, dont la garnison fut surprise et passée au fils de l'épée. Rientôt l'Eubée, la Macédoine, la Thrace, la Grèce et ses îles, jusqu'aux Cyclades, furent soumises à Mithridate; de sorte que vingt-cinq nations, au nombre desquelles les Rossaniens , qui sont les Russes d'aujourd'hui, obéissaient à ses lois; il entendait et parlait les langues de tous ces peuples.

Son intention était de faire avec les barbares des environs de l'Euxin ce qu'avait fait Annibal avec les habitants de l'Afrique, de TKspagneet de laGaule : il voulait les discipliner pour combattre Rome. Déjà, dans les premières années de son règne, appelé à se- courir les Grecs lors d'une irruption des Scythes, il avait chassé ces derniers, soumis plusieurs petits princes, et fait alliance avec les tribus des Sarmates et des Germains jusqu'au Danube; il do-

(1) Voy. Plutarque, Vie de Sylla ; Appien; Cicéron (prolcge Manilio, et pio Fiacco); les Excerpta «le Dion et de Mf.mnon ; Tite-Live; Vell. Pater- cdlus ; Florus ; Eotrope ; Orose ; Valere Maxime. Quelques-uns prétendirent que Rutilili* Rufus avait donné à Mithridate le conseil de ce massacre, mais Cicéron {pro Rabirio Posthumo) le disculpe, et nous apprend qu'il se sauva déguisé m philosophe.

LE PONT. 105

minait ainsi des Cyclades à la Russie, tandis qu'il confinait par les possessions de son tils aux solitudes des Talus -Méotides; en ou Ire, il contracta une alliance et des liens de famille avec Tigrane, roi d'Arménie. Des rives de l'Ister, du Caucase et de la Chersonèse cimmérienne {Crimée), il tirait sans cesse de nouvelles hordes pour les opposer aux Romains. Les villes de la côte et de l'intérieur, enrichies par la pêche de l'Euxin, la fertilité de la Tauride, les échanges avec les Scythes, et surtout par le commerce des Indes qui traversait l'Oxus, la mer Caspienne et le Caucase , lui fournis- saient l'argent pour acheter ces forces.

Rome, qui vit le péril, confia le commandement de l'armée à celui qui avait combattu avec le plus d'ardeur les insurgés italiens, à Cornélius Sylla. Alors d'effrayants prodiges épouvantèrent Mi- syiiïÉnGrocc. thridate. Une victoire préparée par les habitants de Pergame , pour déposer à son passage une couronne sur sa tête, tomba tout à coup, et la couronne fut brisée en morceaux ; on entendit sortir du fond d'un bois consacré aux Furies, auquel il avait fait mettre le Irti . de longs éclats de rire, sans qu'on pût en découvrir rail- leur. Les prêtres ayant déclaré qu'il fallait sacrifier une jeune vierge à ces redoutables divinités , la victime se mit à rire ; de telle sorte que l'on n'osa achever le sacrifice (1). Mithridate devait concevoir plus d'appréhension des paroles de Marius, qui, étant aile le trouver au temps de sa plus grande prospérité, et consulté par lui surla guerre, lui avait répondu : Fais en sorte, ò roi, de ir /■' /idre plus fort que les Romains, ou courbe le front devant toutes leurs volontés.

En effet, comment ce ramas de barbares aurait-il pu résister à la discipline romaine? ils essuyèrent donc à Chéronée une défaite terrible, et Sylla rapporte dans ses mémoires que cette journée, ou tombèrent cent dix mille Asiatiques, ne lui coûta que douze sol- dais. Deux autres batailles non moins sanglantes dans la Béotie terminèrent cette campagne. Nous ne devons pas négliger de men- lionner que, dans la première armée, sous les ordres d'Archélaus, si' trouvaient jusqu'à quinze mille esclaves des Romains, qui com- battirent en désespérés (2).

Mais, tandis que Sylla était victorieux en Grèce, son parti suc- combait en Italie. L. Cornélius Cinna, qui, ainsi que nous l'avons vu, s'était déclaré contre lui, proposa de nouveau de répartir les alliés italiens dans les trente-cinq tribus. Octavius, partisan incor-

(i) Plutarque.

(2) Plut arque, Vie de Sylla.

R.ippi-I (le

106 CINQUIÈME BWJQUE.

ruptible du sénat (I), s;y opposa; on finit par courir aux aimes, ci les rues de Rome furent inondées du sang des Italiens. lien périt, dit-on, dix mille; les autres furent obligés de sortir de la ville avec Cinna et six tribuns. Le sénat déclara déchu du consulat Cornélius Cinna, qui se mit à la tète des Italiens pour soutenir la (■(dise des «Mrs, réunit assez d'hommes et d'argent pour former trente légions, et rappela les exilés, avec eux Marius. Le sénat, effrayé de ce nouveau danger, fait mettre la ville en état de dé- fense. Marius arrive à Télamon, et les Italiens accourent sur ses pas; il appelle les esclaves à la liberté, et enrôle les paysans les plus robustes. Sertorius, général des plus vaillants, se déclare pour lui, et tous trois ils prennent la résolution d'attaquer Rome de con- cert. Marius, repoussant toute espèce de titre et de distinction, et marchant courbé comme sous le poids des cruelles souffrances qu'il avait éprouvées, couvait dans son cœur et dissimulait mal dans son regard la pensée d'atroces vengeances.

On se battit sous les murs de Home, citoyens contre citoyens, et l'on vit deux frères combattre dans les rangs opposés. L'un d'eux tomba sous les coups de l'autre, et quand le meurtrier reconnut sa victime, il se jeta dans ses bras pour recueillir son dernier soupir; puis s'écriant : Les partis nous ont séparés, que le bâcher nous réunisse! il se perça de l'épée fratricide (3) : terrible symbole du sort des Italiens !

Les consuls étaient peu prépares à la défense. Pompéius Stra- luni, qui faisait la guerre aux insurgés sur les bords de l'Adria- tique, fut rappelé, et agit si mollement, qu'on le soupçonna de vouloir laisser les deux partis s détruire, dans l'espoir de dominer seul. On envoya donc l'ordre à .Métellus le Numidique de terminer du mieux qu'il pourrait la guerre contre les Sanmites, encore in- domptés, et de revenir au plus tôt; mais, lorsqu'il était sur le point de conclure avec eux. Marins leur offrit des conditions plus avantageuses ; ils tentèrent donc de nom eau la chance des armes,

•léiellus dut retourner sans armée à Romei

Cependant, la désertion augmentait dans les rangs des Ro- mains; Marius, après s'être assuré la possession des villes mari- times et d'i Istie , finit par bloquer Home , que la famine , la con- tagion el les soulèvements d'esclaves forcèrent à se rendre. Cinna,

(i) Philarqae, pour prouvei combien c'était nu rigoireux observateur île la justice, raconte que, pressé de rendre la liberté aux esclaves dans un si grand péril, i! protesta qu'il n'admettrait jamais les esclaves dans la patrie, après en avoir repoussé Marins pour la défense «les lois.

(2) Ono-r., Y, <>.

R me.

GI'Eukk civili;. 107

axant d'entrer, voulut être reconnu de nouveau pour coiimiI ; Marius s'arrêta à la porte, disant qu'il ne convenait pas a un misérable proscrit comme lui de pénétrer dans la cité ; mais toutes les tribus n'avaient pas encore voté son rappel , qu'il entra dans Rome . en ordonnant à son escorte d'esclaves de tuer tous ceux auxquels il rendrait le salut.

Alors commença un horrible carnale; le consul Octaviuset les sénateurs les plus illustres lurent massacrés.

Quant aux maîtres, les esclaves exercèrent sur eux d'effroya- bles vengeances. Nous citerons comme exception ceux de Gornu- tus, qui, l'ayant aide à se sauver dans sa maison de campagne x pendirent à sa place un cadavre qu'ils teignirent d'outrager; Cor- nutus dut son salut à cette fraude pieuse.

Catulus. dont le crime était d'avoir eu la principale part à la victoire sur les Gimbres, s'empoisonna , pour dérober à Marius le plaisir de le faire tuer. Menila, consul et damine de Jupiter, se rendit au temple, déposa les bandelettes sacrées, et, s'étant assis sur le trône pontifical , se fit ouvrir les veines: après avoir arrosé les au- tels de son sang, il mourut en proférant de terribles imprécations. L'orateur Marc-Antoine, la merveille de son temps, comme l'ap- pelle Gii eron, se réfugia dans la maison de campagne d'un de ses amis, qui . joyeux de recevoir un tel hôte, envoya son esclave à l'hôtellerie voisine pour se procurer de bon vin. L'imprudent ne cacha point à l'aubergiste le nom de l'hôte à qui son maître avait donné asile, et cet homme le dénonça. Les satellites de Marius accoururent, et, bien qu'arrêtés un moment par l'éloquence et la majesté du grand orateur, ils lui tranchèrent la tête. Marins embrassa le sicaire qui lui apporta cette tête, et la fit exposer sur la tribune où,, durant tant d'années, elle avait défendu le bon droit; sur la tribune ou, quelques années plus tard, devait être aussi suspendue celle d'un orateur plus illustre encore.

Les esclaves . mécontents du retard apporté au payement de la solde promise par Ginna, se livrèrent au tumulte , et Marius les fit réunir dans le Forum, ils furent égorgés par milliers. Enivré plutôt que rassasié de sang . consul pour la septième fois , ii ne put échapper à la terrible expiation du remords; il chercha vainement a -étourdir dans des excès de table , et mourut a M>ixante-sept ans après une courte maladie. Marius, son tîls , héritier de son pou- voir, tit égorger tous les sénateurs que l'on trouva dans Koiné, KmdlM;lhl et nommer au consulat Yalerius Flaccus, sa créature, qui s'at- ,s Janvier 86. tira les bonnes grâces de la plèbe en décrétant que les créanciers seraient tenus de donner quittance moyennant payement d'un

108

CINQUIEME EPOQUE.

Sylln

à Athènes.

87.

4 mars.

quart de dette ; mais il s'agissait d'empêcher le retour de Sylla.

Ce général avait assiégé Athènes , Ariston venait d'usurper la tyrannie; comme l'argent lui manquait , il faisait envoyer à son camp les dépouilles de tous les temples , et répondait aux récla- mations des amphictyons que ces richesses seraient plus en sûreté dans ses mains; maison plaisantant avec ses amis, il leur disait qu'il était sûr de la victoire , puisque les dieux eux-mêmes payaient ses troupes. Les Grecs frémissaient , et citaient avec regret Flami- nius, Acilius, Paul-Ëmile, qui s'étaient abstenus de toucher aux objets sacrés. Mais ceux-là avaient été légalement élus, et com- mandaient à des guerriers sobres et disciplinés; joignant la gran- deur d'âme à des mœurs modestes, ils n'auraient pas vu moins de lâcheté à favoriser la soldatesque qu'à redouter l'ennemi. Les chefs actuels, au contraire, parvenaient au premier rang par violence ou à prix d'or; ils étaient donc obligés de complaire à leurs partisans, et de tout vendre pour acheter des votes au Forum ou bien un parti dans l'armée. Sylla fut le premier qui donna en grand l'exemple de ces largesses corruptrices.

Les Athéniens, réduits aux dernières extrémités par la famine, envoyèrent à Sylla des ambassadeurs qui discoururent de Thésée, de Codrus, de Marathon , de Salamine ; il leur répondit : Gardez vos beaux discours pour V école ; je suis ici pour punir des re- belles, et non pour apprendre votre histoire. Secondé par ces traî- tres qui jamais ne manquèrent dans les guerres de la Grèce , il prit la ville d'assaut, fit couler des torrents de sang et voulait même la détruire; mais il se laissa fléchir, et pardonna aux vivants par égard pour les morts.

Mais, tandis qu'il triomphait au dehors, Sylla était proscrit dans sa patrie ; il eut donc à se défendre contre les armées de la faction adverse , envoyées pour le combattre ou même pour le tuer. Le consul Flaccus, auquel était destiné le gouvernement de l'Asie , battait, à la tête de troupes nombreuses fournies par les alliés, les généraux de Mithridate. Il avait pour lieutenant Fimbria, homme odieux pour son insatiable cruauté, qui avait voulu, lors des fu- nérailles deMarius, faire assassiner l'augure Q. Scévola; le coup ayant manqué , iljle cita en jugement, et, comme tout le monde lui demandait avec étonnement de quoi il pouvait accuser un homme aussi irréprochable, il répondit quii lui reprochait de n'a- voir pas reçu dans le flanc toute la lame du poignard il). Cette logique ne manqua pas d'imitateurs.

,1) Cickron, Pro Roselo Amerino.

Paix.

GUERRE CIVILE. 10'.>

Devenu lieutenant de Fîaccus, Fimbria souleva contre son chef j se. une partie de l'armée, le défit et le tua; maître alors de toutes les forces romaines en Asie , il permettait , afin de se soutenir, tous les excès à ses soldats et à ses partisans. Un jour, ayant fait dresser des potences, et trouvant que leur nombre dépassait celui des malfaiteurs , il ordonna de prendre au hasard parmi les spec- tateurs pour remplir les places vides; néanmoins, comme il ne manquait pas de valeur, il vainquit les généraux de Mithridate , et lui laissa à peine le temps de se réfugier dans Pitane, il l'assiégea. Afin d'emporter cette place forte, il avait besoin du secours de la flotte; mais Lucullus, qui la commandait, étant du parti opposé à celui de Marins et de Fimbria, refusa de le seconder, ce qui permit au roi de Pont de chercher un asile à Mitylène. Fim- bria s'empara alors de Pitane, et alla assiéger Troie. En vain Sylla lui enjoignit de l'épargner; il prit la ville d'assaut, massacra la population, renversa les édifices, et se vanta d'avoir accom- pli en dix jours l'œuvre à peine achevée en dix ans par Aga- memnon.

Mithridate, resserré entre deux ennemis , fit faire des ouvertures à Sylla, qui, désireux d'aller voir ce qui se passait en Italie, et d'enlever à Fimbria la gloire de cette campagne, prêta volontiers l'oreille à ses propositions, et consentit à une conférence avec lui à Dardanum, dans la Troade. Le roi de Pont s'y rendit avec vingt 85. mille hommes , six cents chevaux , une foule de chars armés de faux, et soixante vaisseaux; Sylla, avec deux légions et deux cents hommes de cavalerie ; mais ce fut lui qui dicta les conditions, et Mithridate dut se borner à les accepter : il fut convenu que le roi retirerait ses troupes de toutes les villes qui ne lui auraient pas appartenu avant la guerre; qu'il rendrait à Nicomède la Bithynie , à Ariobarzane la Gappadoce , et tous les prisonniers sans rançon ; qu'il payerait deux mille talents, et fournirait à Sylla quatre-vingts vaisseaux équipés, avec cinq cents archers; qu'il ne témoignerait aucun ressentiment contre les villes ou les citoyens qui avaient fait preuve de zèle en faveur des Romains.

Que me laisses-tu donc? demanda Mithridate. Je te laisse la main qui a signé Varrei de mort de cent mille Romains.

Ce fut ainsi que Sylla, en moins de trois ans, termina heureu- sement une guerre des plus dangereuses , dans le cours de laquelle il recouvra la Grèce, l'Ionie, la Macédoine et l'Asie; qu'il déclara indépendants et alliés de Rome , les Rhodiens, les Magnésiens , les Troyens, les Chiotes, et tua à Mithridate cent soixante mille

410 CINQUIÈME ÉPOQUE.

hommes; il pouvait encore le prendre lui-même, et épargner trente ans de guerre à sa patrie.

Fimbria, qui refusa de se soumettre, fut attaqué vivement, et réduit à une telle extrémité qu'il se tua.

Sylla, impatient de regagner l'Italie, exploitait l'Asie, qu'il imposait à vingt mille talents (cent millions), et envoyait ses sol- dats vivre à discrétion chez ceux qui s'étaient montrés les adver- saires de Rome; d'ailleurs, il avait soin de se concilier les troupes, en fermant les yeux sur leurs rapines et sur leurs déportements. Après avoir dépouillé les temples de Delphes, d'Olympie , d'Épi- daure, ses soldats logeaient dans les palais, ils jouissaient des molles délices de l'Asie, bains, théâtres, esclaves , sérails; puis, tandis que la flotte congédiée par Mithridate, éparpillée en petites escadres, achevait, par la piraterie, de désoler le pays, ils s'en autorisaient pour se livrer à leurs cruautés, à leurs pillages , à leurs débauches, tout en jetant leurs regards du côté de l'Italie, comme sur une proie.

CHAPITRE VIII.

DICTATURE DE SYLLA.

Despote à Rome, China, sans recueillir les suffrages, s'était déclaré lui-même consul pour la troisième fois, avec Papirius Carbon , et avait distribué les charges à qui bon lui avait semblé ; mais lui-même était dominé parla soldatesque, qui, habituée au sang par Marius, finit par le tuer.

Sylla s'avançait précédé d'une renommée terrible , accompagné de soldats avides de butin et de bannis altérés de vengeance. Tant qu'il fut au delà des mers, il avait proclamé la volonté de rétablir l'ordre, et de rendre aux sénateurs leurs prérogatives; mais une lois arrivé à Brindes, avec cent vingt vaisseaux, quarante mille vétérans et six mille chevaux, sans compter quelques troupes nouvellement levées en Macédoine et dans le Péloponèse , il écrivit au sénat , en rappelant ses exploits dans les guerres de Numidie et contre lesCimbres, les alliés latins et Mithridate: Et quelle ré- compense en ai-je reçu? ajoutait-il : ■■/> a mis ma tète a prix; mes amis ont été égorgés, ma femme contrainte d'errer avec ses en- fants loin de sa patrie, ma maison démolie, mes biens eonfisqués, les lois rendues pendant mon consulat abrogées. Vous me verrez

DICTATURE DE SYLLA. 1 I I

bientôt aux portes de Home avec une armée victorieuse , prêt à venger mes outrages, à punir les tyrans et leurs satellites.

Il n'y avait do ressources contre de pareilles menaces que dans la force des armes. Rome réunit donc cent mille hommes sous les ordres des consuls Norbanuset Scipion ; mais l'armée du pre- mier fut mise en déroute, et cellede l'autre passa du côté de Svila, auquel se réunit aussi le jeune Cnéius Pompée , avec les nombreux clients qu'il avait dans le Piccinini, en passant sur le ventre à trois armées qui voulurent lui barrer le passade. Sylla salua le jeune et heureux guerrier du titre i\'inipcrator,v\ l'envoya vaincre dans la pompée «mpe- Gaute cisalpine , en Sicile et en Afrique. ''"'"'

Hans cette situation critique, les partisans de Marius, en . voyant journellement les troupes et les citoyens les plus recom- mandables courir se ranger sous les drapeaux de Sylla, ne savaient prendre aucune mesure efficace. Dans la crainte que Sertorius , général d'une grande distinction, n'en fit autant, ils l'expédiè- rent en Espagne ; puis Carbon, Norbanus et Marius réunirent tous leurs efforts pour conjurer le danger, et déterminèrent Pontius Télésinus, valeureux capitaine, à venir à leur secours avec qua- rante mille Samnites, débris de la guerre sociale; mais, comme les désertions se multipliaient dans les rangs des individus tou- jours prêts à soutenir le vainqueur, le parti populaire dut suc- comber. Marius se réfugie à Préneste; Norbanus, échappé à grand'peine aux embûches d'un de ses officiers, s'enfuit à Rhodes, il se tue, dans la crainte d'être livrèa l'ennemi ; Carbon épou- vanté se retire en Afrique.

Sylla, vainqueur de tous côtés par lui-même, par Pompée et ses lieutenants, entre à Rome sans coup férir, assemble le peuple, syiia svmparp se plaint de tout ce qu'il a souffert, substitue dans les charges ses dl" amis à ceux de Marius , et, se bornant à des menaces, retourne faire la guerre : guerre terrible, où, de part et d'autre, coulait le sang italien. Les partisans de Sylla savaient que, plus ils exter- mineraient d'ennemis, plus le général aurait à sa disposition de teires et d'or pour les récompenser. Pontius Télésinus s'avançait pour soutenir Préneste; or, comme Sylla se disposait à lui couper le passage , il se dirigea droit sur Rome , qu'il savait sans défense, T,.|,.simK déclarant hautement qu'il n'entendait combattre ni pour .Marins ni contre Sylla . niais pour la cause italienne, pour venger les mas- sacres de la guerre sociale, et exterminer Rome, cette orgueil- leuse ennemie de l'Italie. A cette menace, tous les citoyens sorti- rent de la ville en armes, et furent repousses. Sylla, qui survint alors, vit les siens en fuite, et fut lui-même au moment de suc-

ti "2 CINQUIÈME EPOQUE.

comber; mais, ayant de nouveau engagé le combat, il resta vain- queur. Télésinus fut frappé à mort, et la cause italienne perdit en lui son dernier béros.

Délivré de ce côté, Sylla pensa qu"il n'avait plus d'ennemis, et il s'abandonna à sa cruauté. Trois mille Samniteslui offrirent de se rendre; il accepta, mais à la condition qu'ils égorgeraient leurs camarades décidés à résister; ils obéirent , et revinrent plus nombreux devant lui. Après les avoir conduits à Rome, il les enferma dans le cirque, et les fit tous massacrer. Leurs cris retenti- rent jusqu'au temple de Bellone, il baranguait le sénat; comme il vit qu'on s'inquiétait à ce bruit sinistre : Ce n'est rien, dit-il , je fais châtier quelques factieux, et il continua son discours.

Épouvantable exorde de cruautés inouïes! Aussitôt que Pré- rroscription. neste se fut rendue, et que le jeune Marius eut mis fin à ses jours, Sylla monta sur son tribunal pour juger ceux des Prénestins qui lui avaient été contraires, ne les écoutant qu'autant qu'il le fallait pour donner à l'assassinat quelque apparence de l'égalité. Puis, voyant que les choses traînaient en longueur, il en tit enfermer ensemble plusieurs milliers , donna ordre de les massacrer, et se complut à cette terrible exécution, dont il resta le spectateur impassible. Un de ces malheureux, qu'il voulait épargner comme appartenant à une famille dont il était l'hôte, lui répondit géné- reusement : Je ne veux pas devoir la vie au bourreau de mes com- patriotes, et il se mêla à ceux qui allaient mourir. Les habitants de Norba, en Campanie, redoutant un sort pareil à celui des Pré- nestins, mirent le feu àleurs maisons , et périrent avec leur patrie.

La guerre sociale , qui jusqu'alors n'avait pas été complètement étouffée, finissait, comme la guerre civile, avec ces dernières victi- mes. Sylla, de retour à Rome , rassembla les comices, et dit : Je suis vainqueur ; ceux qui m'ont contraint à ni 'armer contre la cite expieront jusqtf au dernier, au prix de leur sang, tout celui que j'ai versé.

Ainsi , c'était par des cruautés nouvelles qu'il voulait expier les anciennes. Le lendemain . on vit affichées des tables avec les noms de quarante des principaux sénateurs et de seize chevaliers tous dévoués au fer du premier qui les rencontrerait. Sylla don- nait deux talents par tele à tout assassin, fût-ce un esclave ayant tué son maître, ou un fils son père. Les biens des proscrits étaient confisqués, et leurs enfants déclarés infâmes jusqu'à la seconde génération. Peine de mort à quiconque aurait sauvé la vie à son frère, à son fils, à son père, inscrit sur la liste fatale.

Le second jour, deux cent vingt autres citoyens furent porte.-.

DICTATURE DE SYLLA. 11.'!

sur les tables, et pareil nombre le jour suivant. Les scélérats pro- fitèrent de l'occasion pour se défaire de leurs ennemis particu- liers , et l'avidité vint en aide à la vengeance , qui fut atroce et sans prétexte. Les temples ne furent plus un asile contre les as- sassins. Le crime de la plupart des proscrits était d'avoir palais , thermes, jardins, tableaux, un opulent héritage, une belle femme. Un citoyen, en parcourant les listes de proscription, y trouve son nom et s'écrie : Ah ! malheureux! c'est ma maison d'Albe qui me perd ! 11 fut égorgé à quelques pas de là. Le sénateur Lucius Catilina avait tué son frère pour avoirsa succession ; afin d'effacer son crime, il le fait porter par Sylla sur ses listes de mort , et lui apporte d'autres têtes en récompense. Il lui livre un parent de Marius, qui est battu de verges dans les rues de Rome; après lui avoir coupé les mains, les oreilles et la langue, on lui broie les os , et son cadavre mutilé est jeté dans le Tibre. Un citoyen, Marcus Plétorius, s'en montre indigné ; il est tué aussitôt. Catilina, qui porta sa tête à Sylla, fut récompensé; puis il alla laver ses mains ensanglantées dans le bas- sin qui contenait l'eau lustrale, à la porte du temple d'Esculape.

Ce Robespierre aristocratique, qui croyait devoir régénérer la république et les mœurs en versant des flots de sang , déclara , après le massacre de neuf mille personnes, sénateurs, chevaliers ou citoyens, qu'il n'avait proscrit que ceux dont il s'était rappelé les noms; que, pour les autres, leur tour viendrait. Caïus Métellus lui dit alors dans le sénat : Nous n'intercéderons pas en faveur de ceux que lu veux faire périr : mais nous te supplions de délivrer de l'incertitude ceux que tu comptes laisser vivre. Sylla ayant ré- pondu froidement qu'il ne savait pas encore ceux qu'il épargne- rait, Métellus ajouta : Nomme du moins ceux que tu ne veux pas tuer ; et Sylla : Je le ferai.

Les villes qui s'étaient prononcées contre lui, subirent leur part de sa vengeance insensée. Les unes furent démantelées , d'autres frappées d'énormes amendes, ou virent tous leurs habitants pros- crits. L'Étrurie surtout, exempte jusqu'alors de colonies, fut livrée en proie à l'avidité des soldats.

A Spolète , Intéramne et Fésules, on confisqua les biens de ton les habitants; une ville nouvelle, destinée à être la rivale de Fésules, fut beâtie dans la vallée de l'Arno, et appelée Florentia, du nom mystérieux de Rome.

Cependant, Pompée faisait la guerre dans la Sicile qui, aban- donnée par Perpenna, finit par se rendre. Carbon avait passé d'A- frique dans l'île de Cosura , d'où il fut conduit à Pompée qui, ou- blieux de ses anciens bienfaits , ou peut-être s'en souvenant trop,

IIIST. UNIV. T. IV. 8

114 CINQUIÈME ÉPOQUE.

insulta à son malheur, puis lui fit donner la mort, bien qu'il laissât à tous les autres le moyen de se sauver. Au moment il mena- çait d'exterminer tous les habitants d'Himéra, comme ardents fauteurs de Marius et de Carbon, leur premier magistral , nommé Sthénus, déclare qu'il est injuste de punir toute une population pour le crime d'un seul.

Et qui est cet unique coupable ? demanda Pompée.

Moi, qui les ai excités contre Sylla.

Pompée , touché de tant de générosité, lui pardonna.

Après avoir épouvanté les Romains par tant de supplices, Sylla se retira à la campagne , en priant le sénat d'élire qui il voudrait pour interrex. Le choix tomba sur Valérius Flaccus, sa créature, Dictature de qui, d'accord avec lui, proposa de nommer Sylla dictateur, titre 'V' oublié depuis cent vingt ans. Le sénat lui conféra donc la dicta- ture par acclamation , et lui érigea une statue équestre dans le Forum, dégouttait encore le sang de tant d'illustres citoyens. Lui-même, comme pour insulter àia Providence rémunératrice, se donna le surnom à' Heureux, et sa femme étant accouchée de deux jumeaux , il les nomma Faustusct Fausta. Tant est loin de la vé- rité celui qui croit que nos actions trouvent ici-bas leur récom- pense !

La victoire de Sylla était le triomphe de Rome sur l'Italie, et celui des nobles sur les riches. Il ne s'agissait plus, comme dans les lois agraires, de l'amer publicus, mais des biens privés, extorqués pour rémunérer les soldats. En effet, les soldats n'étaient plus ces citoyens qui abandonnaient leurs champs pour aller combattre; il n'était plus question de risquer sa vie dans des expéditions loin- taines, non pour se défendre, mais par un motif de gloire, et en- core moins de lutter contre d'autres citoyens ; il fallait donc se les attacher par l'appât des largesses. Déjà, après la conquête de Car- tilage, le sénat avait distribué à ceux qui avaient fait la campa- ne d'Afrique et d'Espagne deux arpents par tète et pour chaque année de service : premier essai de colonies militaires. A l'aide de pro- messes semblables, Sylla s'était fait des partisans ; en outre, il avait pris l'engagement d'exterminer les anciens propriétaires. Les immenses possessions, accumulées par les chevaliers, grâce au pillage des provinces, devinrent la proie des soldats de fortune ou des sénateurs, qui soutinrent, les uns avec L'épéë, les autres par l'intrigue, la cause de l'aristocratie. Des cités entières périrent, et toul ce qui restait de population libre dans les campagnes fut exterminé. I ne lois possesseur tranquille du pouvoir, Sylla dé- clara que son intention était de faire renaître l'ancienne républi-

DICTATURE DE SYLLA. I 1 5

que, et de rendre aux lois leur vigueur première; en effet, du- rant les deux années de sa dictature, il réforma l'État, restitua au gouvernement son autorité , détruisit ce que la plèbe avait mis tant de siècles à conquérir, et comprima le levain des prétentions populaires.

Il établit les règles de l'élection aux premières magistratures. Lois Le nombre des préteurs fut fixé à huit , à vingt celui des ques- teurs, et l'on ne put briguer le consulat qu'après la preture, et celle-ci qu'après avoir été questeur. Les tribuns eurent les mains liées, parce qu'il leur enleva la faculté législative en abolissant les comices par tribus, et leur défendit de parler pour ou contre la loi proposée; de plus, en statuant que l'on ne pourrait, après avoir été tribun, aspirer à aucune autre charge, il détourna de cette fonction toute pensée ambitieuse. Il limita le pouvoir des gouver- neurs dans les provinces, et mit un frein à leurs exactions; enfin, il restitua au sénat l'autorité judiciaire et l'élection des pontifes , sans négliger de ravir aux Latins et à la plupart des villes italien- nes ce droit de cité si désiré. Afin de combler le vide laissé par tant de citoyens morts dans les guerres civiles, ou plutôt pour s'en- tourer d'hommes dévoués, il affranchit et fit citoyens dix mille esclaves, qui, tous du nom de sa famille, s'appelèrent Cornéliens. Comme les livres sibyllins avaient été brûlés, il envoya dans les villes d'Erythrée , de Samos, d'Ilion , pour en recueillir des frag- ments, dont on forma une nouvelle compilation, qui fut confiée à quinze personnes.

Il fallait que ces réformes fussent admises bon gré mal gré. Un jour qu'il rencontrait quelque opposition, il raconta cette fable : Un rustre, tourmenté de démangeaisons, ôta son habit, et tua la vermine qui lui tomba sous la main; comme elle se mit à le mor- dre de nouveau, il en tua beaucoup plus que la première fois. Sen- tant enfin une démangeaison plus vive encore, il jeta au feu, avec son vêtement, ces hôtes incommodes. Prenez garde quii ne vous en arrive autant.

Il n'eut pas hésité à passer des menaces aux faits, et Lucrétius Ofelia en fournit la preuve. Il se recommandait à Svila par les services importants qu'il lui avait rendus; mais il osa résister au dictateur qui, du haut de son tribunal , ordonna à un centurion d'aller luitrancherla tête. N'était-il pas, en effet, dictateur, élu par le peuple et le sénat dans les formes légales"? N'avait-il pas, à ce titre, droit absolu surla vie et les biens de tous? N'était-il pas maître de détruire ou d'édifier des villes , d'abattre ou de créer des rois.' Marius se laissait emporter par la fougue de la passion;

Ufi CINQUIEME EPOQUE.

mais Sylla tuait régulièrement, dans les limites de la légalité, par conception logique, par raison d'État.

La faction de Marius se soutenait encore en Afrique, Domi- tius Ahénobarbus lui avait acquis un allié dans le Numide Hiarbas. Pompée, envoyé contre eux, tua le premier et fit l'autre prison- nier. Le vieux Sylla conçut de la jalousie contre le jeune vainqueur, et lui ordonna de revenir; il obéit immédiatement, et le dictateur, satisfait de sa docilité, lui conféra le titre de Grand , et finit par lui accorder, non sans difficulté toutefois, les honneurs du triom- phe. Abdication de Sylla, qui continuait de se proclamer heureux, voulut donner '9 une dernière preuve de son dédain pour l'humanité , qu'il avait foulée aux pieds : il abdiqua, et vécut en simple particulier au milieu d'un peuple décimé par lui. C'est bien à tort qu'on a vu dans cette abdication un acte de courage digne d'être admiré (1). Il avait introduit dans le sénat trois cents de ses créatures; Rome comptait dans ses murs, ils marchaient le front haut, dix mille Cornéliens , qu'un mot du dictateur avait changés d'esclaves en citoyens; cent vingt mille vétérans , qu'il avait d'abord conduits à la victoire, puis rendus propriétaires , étaient répandus dans toute l'Italie, intéressés à conserver une vie dont dépendait leur fortune; la multitude était livrée à la terreur ou accoutumée au joug. Ce fut donc une vaine comédie de sa part, et rien de plus, quand, après avoir réuni le peuple, il lui dit : Romains , je vous rends V autorité sans limites que vous ?n'avez- confiée, et vous laisse vous gouverner par vos propres lois. Si quelqu'un parmi vous veut que je lui rende compte de mon administration , je suis prêt à le faire. Congédiant alors les licteurs, il se promena comme un simple particulier, sans que personne osât l'insulter. Seul, un jeune homme étourdi lui adressa des injures; il se con- tenta de s'écrier : Celui-ci sera cause que Von n'abdiquera plus la dictature.

Il partagea son temps, dans sa retraite, entre l'étude et les plaisirs, écrivit ses Mémoires, rédigea un code pour les habitants de Pouzzoles, se lia d'une amitié infâme avec le comédien Roscius, le bouffon Sorix et l'acteur Métrobe, qui jouait les rôles de femme dans la comédie; il passait avec eux les jours et les nuits à boire, à consulter les devins, à célébrer les rites phrygiens, et à faire

(1) « On ne peut rien imaginer de plus héroïque que son abdication. Le ci- toyen le plus vertueux et le plus zélé pour la liberté de la patrie aurait-il pu faire rien de plus poubelle? Non certes, » répond l' Histoire universelle par des hommes de lettres anglais.

DICTATURE LE SYLLA.

117

pis encore. Son naturel féroce se réveillait par intervalles , avec le désir de montrer qu'il n'avait abdiqué qu'en apparence ; c'est ainsi que le questeur Granius différant à rendre ses comptes , il le fit étrangler sous ses yeux. Le dictateur, alors alité, souffrait de l'étrange maladie pédiculaire qui termina sa carrière.

Son triomphe après sa victoire sur Mithridate , avait duré deux jours, et Rome depuis longtemps n'en avait pas vu d'aussi magni- fique. On y porta quinze mille livres d'or et cent quinze mille d'argent , fruit du pillage de la Grèce et de l'Asie; venaient en- suite treize mille livres d'or et sept mille d'argent , sauvées par Marins de l'incendie du Capitole , et recouvrées à Préneste. Il fit en outre célébrer des jeux avec une pompe telle que ceux d'O- lympie furent déserts (1). Ses obsèques eurent tout l'aspect d'un nouveau triomphe; son corps, apporté de Gumes à Rome sur un lit de parade, au milieu des collèges, des prêtres et des vestales, était soutenu par quatre sénateurs; derrière venaient le sénat et les magistrats, avec les insignes de leur dignité; puis les cheva- liers et ses vétérans. Le cortège passa au milieu des chants funèbres à sa louange, des regrets de la foule, et des couronnes d'or en- voyées par les villes, par les légions, par tous les admirateurs de sa gloire. Il fut enseveli au champ de Mars, comme les anciens rois, dont il ne lui avait manqué que le nom; on inscrivit sur son tom- beau que jamais personne n'avait su comme lui faire du mal à ses ennemis et du bien à ses amis.

Doué de qualités remarquables, aussi habile à la guerre que pendant la paix , dans la sédition que dans le conseil, il marcha toujours à un but déterminé , la restauration de l'aristocratie ; mais, de son vivant même , il vit tomber plusieurs de ses lois; à peine fut-il mort, que son édifice politique s'en alla en débris, et l'unité que sa main de fer avait reformée, se décomposa. Le pou- voir législatif avait passé du peuple aux comices centuriates, c'est- à-dire aux nobles; or les patriciens, qu'il avait voulu favoriser, étaient eux-mêmes des plébéiens récemment anoblis , noblesse vi- ciée jusqu'aux os. Désormais, il n'existait d'autre noblesse que celle des riches; mais cette aristocratie est toujours la moins solide, parce que la mobilité de l'élément qui la constitue ne permet pas à l'opinion de prendre racine : ses fauteurs eux-mêmes devaient bientôt faire passer la puissance à d'autres. Ni Sylla, qui cares- sait le passé dans ses préjugés aristocratiques, ni les Gracques, qui cherchaient à le faire revivre parla démocratie, n'avaient

Sa mort.

71.

' Son triomphe.

Ses funérailles.

(!) Plutakque et Apnen.

118 CINQUIÈME ÉrOQUE.

aperçu la nécessité d'un élément intermédiaire, le seul qui put maintenir la paix par l'équilibre de l'un et de l'autre.

Ces soldats , auxquels le dictateur avait appris à s'enrichir par le glaive et à soutenir les généraux contre la patrie , aimaient les caractères aventureux et les situations périlleuses, dans l'espoir d'une nouvelle guerre civile, avec son cortège de pillages et de proscriptions. Il tardait aussi aux familles appauvries par la spo- liation de secouer la torpeur léthargique du pays, et de réparer leurs pertes. Les immenses richesses rapportées de l'Asie exci- taient le désir de l'épuiser encore par des concussions, ou de la piller les armes à la main. L'heureux succès de Sylla encourageait les jeunes gens audacieux et d'une fortune récente, comme Lu- cullus, Crassus, Pompée, César, convaincus désormais, par l'exem- ple du dictateur, que Rome pouvait supporter un maître.

CHAPITRE IX.

SERTORIUS. SECONDE ET TROISIÈME GUERRE CONTRE HITHRIDATE.

A peine Sylla avait-il fermé les yeux, qu'Émilius Lépidus tenta d'abroger ses lois et de relever la faction italienne ; mais il trouva dans l'autre consul, Lutatius Catulus,un adversaire ardent et même farouche , au point que le sénat crut devoir leur faire jurer qu'ils n'en viendraient pas aux mains pour vider leur querelle. Le pre- mier, envoyé dans la Gaule Narbonnaise , s'arrêta en Etrurie, il enrôla beaucoup de monde, et marcha sur Rome pour deman- der la confirmation du consulat. Mis en fuite par Catulus et Pom- pée, il passa en Sardaigne , et se proposait de porter la guerre en Sicile, quand sa mort délivra la république des craintes qu'il avait fait naître. M. Junius Rrutus. qui, dans la Gaule Cisalpine , avait pris les armes pour la même cause, fut fait prisonnier à Modène par Pom- pée, et décapité. Les partisans de Sylla s'assurèrent ainsi la jouis- sance de leurs biens, pour la défense desquels ils avaient ressaisi le glaive.

Le parti de Marius et des Italiens était soutenu, en Espagne, scrtoriiîs. avec une bien autre vigueur par Q. Sertorius , qui avait confondu sa propre cause avec celle de l'indépendance nationale. à Xursia. Sertorius avait suivi la route habituelle des jeunes Ro- mains; il commença par plaider au Forum, et combattit ensuite contre les Cimbres , dans le camp desquels il eut la hardiesse de

Espagne.

SERTORIUS. 119

pénétrer comme espion. Son courage l'avait rendu cher à Marius. Il mérita de grands éloges dans les guerres d'Espagne , et , devenu questeur dans celle des alliés, il leva rapidement une armée, per- dit un œil dans une bataille , et fut accueilli au théâtre par de vifs applaudissements. 11 se mêla aux factions, et favorisa celle de Marius; puis , lorsqu'il la vit décliner, il courut vers l'Ibérie pour en prévenir l'occupation, et y ménager un asile à ses amis. Il acheta des montagnards des Alpes la faculté de traverser libre- ment leurs défilés; comme on lui en faisait un reproche, il ré- pondit : Celui qui médite de grands projets ne saurait payer le temps trop cher.

L'Espagne ne s'était jamais résignée au joug, et des protesta- tions sanglantes éclataient par intervalle contre ses domina- teurs. Le consul Tullius Didius, venu pour apaiser ces rébellions . traita les naturels avec barbarie. Ayant conçu des soupçons contre ceux qui, peu auparavant, avaient été conduits à Colenda pour y former une colonie, il leur promit d'autres terres ; puis, lorsqu'ils furent arrivésdans son camp avec leurs familles, il ordonna de sépa- rer les hommes des femmes et des enfants, et les fit égorger tous par ses légionnaires. Rome approuva ce massacre. Les Celtibères cou- rurent aux armes; mais ils durent enfin courber le front et se sou- mettre au joug. Sertorius trouva donc le pays dans les plus mau- vaises dispositions contre les gouverneurs arrogants et cupides; afin de se concilier la confiance des Ibères, il les traita avec dou- ceur, les exempta des logements militaires, et leur rendit bonne justice.

Sylla, devenu le maître despotique de Rome, chargea Caïus Annius d'aller expulser Sertorius ; mais celui-ci se soutint assez longtemps dans ce pays, si favorable à la guerre défensive; puis, écrasé par le nombre , il se transporta en Afrique , d'où il ne tarda point à revenir, les soldats qu'il avait emmenés avec lui ayant été tués par les Berbères. Repoussé de nouveau , il formait le projet de passer le détroit pour gagner les îles Fortunées , , suivant les récits de quelques trafiquants, la température était délicieuse, le terrain fertile, avec des brises chargées de rosée, et des fruits qui croissaient naturellement (1); mais cette paix, comme les rêves de la jeunesse, échappait à ses vœux, et le laissait en butte à de rudes épreuves. Il assiégea d'abord, en Afrique, Tingis (Tanger), la prit en dépit des partisans de Sylla , et la traita avec

(i) Peut-être voulaient-ils parler des Canaries. La description que Plutarque donne de ces îles, dans la Vie de Sertorius, est conforme à celle (l'Homère, niai.-> ne convient a aucun pays connu jusqu'il

J20 CINQUIÈME ÉPOQUE.

générosité. Les Lusitaniens l'appelèrent alors à leur secours contre Annius; il accourut, et repoussa successivement, à la tête de huit mille hommes, six généraux commandant à cent vingt mille fan- tassins , à six mille cavaliers et à deux mille archers. Les peuples désireux de recouvrer leur liberté , et tous les mécontents que 80< faisait Sylla , vinrent grossir les rangs de son armée. Après avoir mis les Romains en déroute, il constitua dans la Lusitanie une ré- publique, avec un sénat composé des Italiens les plus distingués qui s'étaient réfugiés dans son camp. Il choisissait parmi eux les questeurs et les autres magistrats, n'accordant aucune autorité aux Espagnols , dont les armes et les bras faisaient pourtant toute sa force; en comparant son sénat, rempli d'hommes fermes et indépendants , avec celui qui s'était fait le vassal de Sylla , il avait droit de dire : Rome n'est plus dans Borne, elle est toute je suis.

Exempt des passions basses qui déshonoraient les autres chefs du peuple, il ne se laissait entraîner ni par la volupté, ni par la crainte, ni par la vengeance. Généreux dans les récompenses , modéré dans les châtiments, héros par la valeur, il ne le cédait à aucun capitaine dans l'art de modifier sa tactique selon le terrain et selon l'ennemi, d'éviter les engagements, de poursuivre son ad- versaire, de l'attirer dans une embuscade; il tenait des armées entières en échec avec une poignée de braves, puis il les amenait peu à peu dans des lieux la pesante légion romaine, sans eau ni vivres, ne pouvait se mouvoir librement. Aucun Espagnol ne con- naissait mieux que lui tous les passages, le moindre sentier; aucun chasseur n'était plus agile à parcourir les montagnes. Revêtu d'une armure splendide , il coupait la marche de l'ennemi , l'inquiétait dans ses campements, assiégeait les assiégeants, et parfois se pré- sentait à la tranchée pour appeler en duel leur général. Plein d'au- dace et de ruse à la fois, il lui arrivait même de pénétrer, dé- guisé, jusque dans les rangs des Romains.

Il savait en même temps gagner l'affection des Espagnols; s'ils combattaient pour lui , il leur donnait généreusement de l'argent et de belles armures. Il réunit à Osca (Huesca) les fils des princi- paux d'entre eux, et les fit élever à la romaine; c'étaient pour lui des otages précieux, tandis que leurs parents les voyaient avec plaisir s'instruire et répandre la culture dans leur patrie. Lui-même avait adopté les vêtements, le langage, la croyance des Espagnols; il maintenait parmi ses troupes une discipline rigoureuse. Informé qu'une Espagnole avait arraché les yeux à un soldat qui voulait lui faire violence, et que la cohorte à laquelle il appartenait préten-

SERTORIUS. 121

dait le venger en imitant sa brutalité, Sertorius la condamna tout entière à la mort, pour servir d'exemple.

C'était l'usage des généraux espagnols d'avoir des écuyers dé- voués, qui mouraient avec eux (1). Sertorius en eut par milliers, qui, au milieu des périls, ne songeaient qu'à sauver ses jours. Afin d'obtenir une obéissance plus prompte et un crédit surnaturel, il prétendit avoir découvert les os du Libyen Anthée, dont la taille était de soixante coudées; Diane, disait-il aussi, lui avait l'ait don d'une biche blanche qui lui révélait les choses dont il était informé par ses espions, et lui suggérait ce que sa prudence lui inspirait comme opportun. Quelquefois il animait l'ardeur de ses troupes ou les persuadait à l'aide de paraboles, moyen puissant sur les esprits vulgaires; pour les faire renoncer aux attaques précipitées, il fit amener un vigoureux coursier, et ordonna à un homme des plus robustes de lui arracher la queue. Lorsque celui-ci eut essayé inutilement de réussir, il la lui fit enlever crin à crin par un vieillard débile , leur montrant ainsi que la persévérance l'emporte sur la violence.

Métellus, un des généraux romains les plus habiles, échoua contre lui, et Sylla mourut avec le regret de n'avoir pu détruire ce foyer de révolte contre Rome, l'asile de tous les mécontents. En effet, l'Asie recommençait à élever la voix contre les exactions avides des chevaliers, dont le trafic usuraire et les avanies pous- saient les peuples à la révolte. Les sénateurs, remis en possession des jugements et sûrs de l'impunité, exerçaient envers les pro- vinces une tyrannie telle, que les actes en seraient incroyables, si le procès de Verres n'était pour les attester. Les corsaires, d'un autre còlè, régnaient en maîtres sur les mers, et dévastaient les côtes; les esclaves faisaient résonner leurs chaînes avec un bruit redoutable, et Mithridate préparait l'Asie à engager de nouveau une lutte sanglante.

A tant d'ennemis menaçants la fortune allait opposer un de ses pompee. favoris , Cnéius Pompée. Nous avons parlé précédemment de son père, dont l'avidité l'avait rendu si odieux aux soldats, qu'ils com- plotèrent contre ses jours. La piété ingénieuse de son fils réussit à le soustraire au péril; mais elle ne put empêcher, après sa mort, la populace indignée d'outrager son cadavre. d'un père odieux , Pompée n'en devint pas moins l'idole du peuple. A peine échappé

(l) Il en était de même chez les Gaulois, et ils appelaient ces écuyers scutarii. Cisar, de Bello Gali., Ili, 22. Dans l'ile de Ceylan et dans le royaume de Tonkin, on trouve aussi des vassaux du roi dans ce monde et dans l'aulir.

122 CINQUIÈME ÉPOQUE.

aux persécutions de Cinna et de Carbon, il se vit caressé par Svila, qui le jugea propre à lui concilier des partisans età le servir sans lui porter ombrage. Il seconda les cruautés de Sylla non par ca- ractère, mais par imitation; plusieurs fois même il se montra gé- néreux. Après qu'il eut soumis l'Afrique, comme le dictateur lui refusait obstinément le triomphe , il lui dit : Rappelle-toi que les regards se portent plutôt vers le soleil levant que vers le soleil qui se couche. Sa hardiesse plut à Sylla, qui s'écria : Triomphe, triomphe.

Pompée connut tous les moyens d'acquérir de la renommée , but des âmes médiocres. A la guerre, il s'appropriait la gloire des autres généraux; en temps de paix, il avait cent voix amies ou stipendiées qui ne cessaient de vanter ses mérites. Ce fut ainsi qu'il se fraya la route jusqu'au pouvoir suprême; mais, lorsqu'il s'agit de le saisir, il hésita par faiblesse , et se laissa devancer par ceux qu'il avait élevés jusqu'à lui. Tandis qu'il se repaissait de fu- mée, et se figurait que le pouvoir était dans les honneurs, ses ri- vaux, moins soucieux des apparences, parvenaient à la réalité.

Cependant Sertorius, qui avait étendu son autorité sur toute l'Espagne, était devenu plus redoutable que jamais. On proposa donc de remplacer Métellus par Pompée, qui venait d'acquérir de nouveaux titres à la confiance publique en apaisant la révolte de Lépidus; bien que, par son âge et son habileté, il ne parût pas ii la hauteur d'une mission si importante , un décret lui conféra le commandement de l'Espagne. Sur ces entrefaites, Sertorius, dont les forces s'étaient augmentées de l'armée que Perpenna lui avait amenée, avait mis le siège devant Laurona. Comme on lui dit que Pompée se vantait de le prendre entre cette ville et son armée , il répondit : L'élève de Sylla devrait savoir qu'un bon général se garde plus derrière que devant. En effet , Pompée se trouva lui- même cerné , et dut renoncera secourir la ville, qui fut prise et brûlée sous ses yeux. Pompée se réunit à Métellus, mais il n'en fut pas moins défait deux fois par des forces inférieures aux sien- nes ; de sorte que, réduit à une position des plus critiques, il écri- vait au sénat, en le conjurant de lui envoyer des hommes et de l'argent.

Sertorius aurait pu, nouvel Annibal, traverser la Gaule et des- cendre les Alpes; défenseur de la cause nationale, il aurait eu pour lui la sympathie des peuples. Mais il aimait sa patrie, il avait laissé une mère qu'il chérissait; dans le désir d'y rentrer pa- cifiquement, il lit proposer aux deux généraux de se soumettre en congédiant ses troupes, à la seule condition que le décret

sEKTonirs. (23

<|iii l'avait proscrii serait abrogé. Ses offres fuient repoussées.

te bruit de ses exploits était parvenu jusqu'en Asie, et Mithridate, qui eliereliait partout des ennemis à Rome, lui envoya des ambas- sadeurs. Ils lui offrirent de sa part, après layojr comparé à Pyrrhus et à Annibal , une somme de trois mille talents, quarante galères complètement équipées, pour combattre les Romains en Espagne, tandis que le roi de Pont recouvrerait les provinces qu'il avait ceder lors de laconclusion de la paix. Sertorius, fidèle àia cause de sa patrie, et se regardant comme son représentant, répondit : Mon intention n'est pas d'accroître ma puissance au détriment de la république ; que le roi garde la Bithynie et la Cappadoce , que les Romains n'entendent pas lui contester ; mais je ne consentirai pas quii prenne dans l'Asie Mineure un pouce de terre au delà de ce qui a été fixé par les traités.

En entendant cette réponse, Mithridate s'écria : S'il se mpntre si exigeant, proscrit et fugitif sur les rivages de l'Atlantique , que ferait-il s'il présidait à Rome aux délibérations du sénat? Il cultiva néanmoins son amitié, lui envoya les trois mille talents avec les galères, et Sertorius, sous la réserve exprimée, lui fit passer un corps de troupes.

Pour son malheur , Sertorius mettait plus sa confiance dans les Romains attachés à sa fortune que dans les barbares, et, pour agir au gré des premiers, il s'aliénait les indigènes. Dans cette foule de bannis, il ne manquait pas de traîtres qui, pour lui enlever l'af- fection des peuples, les soumettaient à de lourds tributs et à des vexations de tout genre. Poussés à bout, ils se révoltèrent , et, pour les punir, Sertorius fit tuer ou vendre les jeunes gens qu'il avait réunis à Osca. Alors Perpenna , son lieutenant et l'âme de la con- juration , l'assassina dans un souper; puis il alla livrer l'armée h Pompée, auquel il remit les lettres que les partisans de Sertorius lui avaient écrites de Rome. Pompée fit mettre à mort le traître et quelques-uns de ses complices; d'autres furent massacrés par les sj.'?rppeCnnad.E indigènes, ou allèrent traîner en Afrique une existence misérable. Pompée brûla même les papiers qu'il avait reçus, de crainte, dit- on, d'y trouver compromis quelques grands personnages de Rome. La garde espagnole de Sertorius, fidèle à son serment , se donna la mort. Toute l'Espagne fut immédiatement réduite à l'obéis- sance , et la facilité avec laquelle se termina une guerre de dix ans témoigne moins du mérite de Pompée que de celui de Sertorius.

Pompée eut donc, pour la seconde fois, les honneurs du triom- phe avant que son âge lui permît de siéger parmi les sénateurs. Les chevaliers , après avoir servi le temps prescrit, se rendaient

Mi il. 'le Sciiiirius.

124 CINQUIÈME ÉPOQUE.

sur la place publique, et se présentaient, en conduisant leur che- val par la bride, devant les censeurs (i), comme au temps ces magistrats se bornaientà inspecter leur équipement ; après avoir dé- claré sous quels chefs ils avaient combattu , et le nombre de leurs campagnes, ils étaient congédiés, soit avec blâme, soit avec éloge. Lorsque Pompée, revêtu de la robe consulaire et précédé des lic- teurs, vint se présenter au censeur, celui-ci lui demanda : Pompée le Grand, as-tu servi tout le temps prescrit par la loi? il répondit : Oui, et sous mon propre commandement. A ces mots , des applau- dissements unanimes éclatèrent, et le peuple entier, les censeurs eux-mêmes l'accompagnèrent jusqu'à sa demeure. u<- guerre D'autres succès l'attendaient en Asie. Mithridate n'avait ac- MtHMidlie. cepté la paix des Romains que pour reprendre haleine et se pré- parer de nouveau à la guerre; or, dans la guerre contre lui, il s'agissait d'autre chose que de combattre des populations effémi- nées, ou d'abaisser l'orgueilleuse impuissance d'un monarque. Le roi qu'on avait pour ennemi dominait des confins de la Grèce au Caucase : la Scythie lui fournissait sans cesse de nouvelles troupes; le commerce du Pont-Euxin, de l'argent; une activité prodigieuse et un naturel indomptable, d'inépuisables ressources. Home , occupée de ses discordes intestines , l'avait laissé grandir et se préparer à la lutte; beaucoup de citoyens qu'elle avait pros- crits étaient même venus mettre à son service leurs bras, leur habileté et leur haine. Les autres monarques n'avaient lutté contre Home que dans le but d'obtenir la paix; les États qui avaient em- brassé leur cause craignaient donc de se voir abandonnés au plus fort du danger; mais , dans Mithridate , ils rencontrèrent un ennemi personnel et implacable de Rome; les villes de l'Asie et de la Grèce se déclarèrent donc ouvertement pour lui , et s'unirent au roi barbare qui les appelait à la liberté.

Il commença par punir les pays qui lui avaient été hostiles, et soumit d'abord les révoltés de la Colchide, qui lui demandèrent son fils pour roi; mais, sur le soupçon que ce prince avait été l'instigateur de leur rébellion , il le fit lier avec des chaînes d'or, et ordonna qu'il fût mis à mort. Il dirigea ensuite ses troupes de terre et une grosse tlotte contre les habitants des rives du Bos- phore Cinnnérien; alors, dans la crainte qu'il ne songeât à oc- cuper la Cappadoce, Murèna, que Sylla avait laissé en qualité rie préteur en Asie, envahit cette province , malgré les protestations de Mithridate, en dévasta les côtes, et ravagea les frontières du

(l) Voy. tome II.

83.

SECONDE GUERRE CONTRE MITHRIDATE. 12a

Pont; puis il fit une tentativo sur Sinope, résidence du monar- que, dans l'espoir de commettre assez de ravages pour mériter le triomphe; mais Mithridate repoussâtes Romains, et de grands feux allumés au sommet des montagnes annoncèrent au loin que la Cap- padoce était délivrée des ennemis.

Il continua à soumettre les peuples des environs du Bosphore , et il paraît qu'il appela les Sarmates en Europe ; il envahit ensuite rAsie,où les concussions des exacteurs romains le faisaient re- garder comme un libérateur. Cette province, ayant été obligée d'emprunter à usure les vingt mille talents payés à Sylla, restait à la merci des publicains, qui se montrèrent si peu scrupuleux sur les moyens, que la contribution se trouva portée, en peu d'années, à cent vingt mille talents (six cent soixante millions). Les malheu- reux débiteurs gisaient étendus dans la fange durant l'hiver, expo- sés au soleil en été; jetés dans les prisons, torturés sur les che- valets, ils vendaient, pour rassasier ces hommes de proie, les offrandes des temples, leurs femmes, leurs filles vierges, leurs petits enfants, et finissaient par se vendre eux-mêmes.

Mithridate vit entrer dans son parti beaucoup de villes mécon- tentes; comme pour justifier ses expéditions , il se faisait précéder de plusieurs officiers romains , et d'un Marius que lui avait en- voyé Sertorius avec le titre de proconsul. Il fabriqua des épées et des boucliers pareils à ceux de ses vainqueurs, exerça ses soldats aux manœuvres romaines , se procura une bonne cavalerie, et di- dirigeait toutes ses pensées vers la guerre.

Nicomède III, roi de Bithynie, mourut alors en instituant le peuple romain pour son héritier. L'occasion parut des plus favo- rables à Mithridate, qui envahit ce pays et la Gappadoce , d'où ïi- grane, son gendre, roi d'Arménie, enleva jusqu'à trois cent mille hommes, pour peupler sa ville nouvelle de Tigranocerte (1).

Rome vit qu'il était temps de mettre obstacle à de pareils agran- dissements, et se décida à tirer de nouveau l'épée. La première guerre d'Asie avait enrichi si énormément Sylla et les siens, que de nombreux concurrents aspiraient à être chargés de diriger la seconde, et entre autres Lucius Lucullus. Partisan de Sylla, homme studieux, probe, magnifique, protecteur de tous les Grecs à Rome, il n'avait rien négligé , dans la première expédi- tion, pour adoucir la sévérité de Sylla. En partant pour l'Italie, ce dernier l'avait laissé en Asie, afin de lever les contributions de

(I) Il paraît, contrairement à l'opinion de d'Anville, que la ville d'Amici, que les Arméniens appellent encore Diknagerd, est l'ancienne Tigranocerte. Voyez Saint-Martin, Mém. sur l'Arménie, t. I, p. 170.

I umilili

126 CINQUIEME EPOQUE.

guerre, et lui légua en mourant la tutelle de son fils; Lucullus s'acquitta à son honneur de ce double devoir.

Ambitionnant le commandement de l'armée contre Mithridate, il gagna Prétia , courtisane célèbre, qui employait dans l'intérêt de ses amants le crédit que lui assurait sa beauté. Céthégus, alors tout-puissant à Rome, n'avait rien à lui refuser, et, par son en- tremise , elle parvint à obtenir pour Lucullus la commission lucra-

74. tive de la guerre d'Asie. Le sénat décréta trois mille talents pour l'armée de mer ; mais Lucullus les refusa , disant que les vaisseaux des alliés suffiraient pour vaincre Mithridate sur mer. Comme c'était la première fois qu'il commandait en chef , il étudia dans la traversée , Polybe, Xénophon et les autres ouvrages grecs sur l'art de la guerre. Jusqu'à quel point ce mode d'instruction lui fut-il profitable? c'est ce qu'il serait difficile de dire; mais ce fut déjà beaucoup s'il apprit l'art de temporiser utilement. Il jugea qu'une multitude formée de peuples différents devait bientôt man- quer de vivres, se lasser de la discipline et se disperser bientôt; qu'il lui suffisait dès lors de l'observer de près, et d'éviter tout engagement. La tache néanmoins était difficile avec une armée comme la sienne, habituée, sous Fimbria et Murèna, à l'insubor- dination et au pillage, plus ennemie de l'inaction que du dan- ger. Accueilli en Asie avec une grande joie, grâce au souvenir de son ancienne bienveillance, il s'appliqua tout entier à déraciner les abus, à refréner l'avidité des publicains; il réduisit l'usure à un pour cent par mois, défendit l'accumulation des intérêts au capital et fit remise de tous ceux qui dépassaient la somme principale; les biens des débiteurs se trouvèrent affranchis , en quatre ans , des hypothèques dont ils étaient grevés. Ces réformes et la générosité avec laquelle il traitait les vaincus, firent rentrer dans le devoir un grand nombre de villes; mais ses soldats , qu'il avait eu beaucoup de peine à discipliner, se plaignaient de cette modération , qui leur enlevait ainsi le plaisir de verser le sang et les profits du pillage.

Mithridate avait sur pied cent cinquante mille fantassins , douze mille chevaux, cent chars armés de faux, et sa flotte se composait de quatre cents voiles ; il assaillait donc sur divers points ses ennemis, réduits à l'impuissance par l'inégalité des forces. Les lieutenants de Lucullus essuyèrent plusieurs déroutes san- glantes; mais le général en chef se tenait sur la défensive, dont il avait reconnu la nécessité, et jamais Mithridate ne put l'attirer

i3. à combattre que lorsqu'il se vit sur de la victoire. Lucullus rem- porta un avantage signalé devant Cyzique, dont il força le roi de

SECONDE CU ERllE CONTRE M1TIIRIDATE.

127

Poni de liner le isiége en lui tuaril des milliers de soldats ; puis, il le poursuivit dans l'Hellespont, sur les côtes de la Bithynie , qui se soumit aussitôt , ainsi que la Paphlagonie et la Cappadoce. Éventant avec habileté les projets de l'ennemi et le taisant tomber dans les pièges qu'il lui tendait, il pressasi vivement Mithridate, qu'il fut réduit, abandonné de son armée, à se réfugier, avec ses trésors, près de Tigrane, son gendre. Il serait même tombé dans les mains de l'ennemi, s'il n'eût eu la présence d'esprit de faire percer les sacs remplis de pièces d'or que ses mulets portaient derrière lui; les soldats romains et les Galates perdirent, aies ramasser, le temps, qui est tout à la guerre , et laissèrent échapper le roi.

Mithridate avait laissé ses femmes, ses concubines et ses sœurs dans Pharnacia, il envoya l'eunuque Bacchide, avec l'ordre de leur donner la mort , pour qu'elles ne devinssent pas la proie du vainqueur. Parmi elles se trouvait l'Ionienne Monimede Milet, aussi magnanime que belle. Jeune tille, elle n'avait cédé au roi de Pont, qui avait inutilement tenté de la séduire par le don de quinze mille pièces d'or, que lorsqu'il eut consenti à la prendre pour épouse. Une fois mariée, elle fut renfermée dans le sérail, elle ne cessa de regretter la liberté grecque, en la comparant à son fastueux esclavage. L'eunuque arriva, et dit aux femmes du monarque de choisir le genre de mort qu'elles préféraient. Mo- ninie essaya de s'étrangler avec le bandeau royal; mais il se rompit, et elle s'écria : Misérable bandeau , tu ries pas même bon à cet usage !

Tigrane était devenu le souverain le plus puissant de l'Asie oc- cidentale. Occupé de grands projets , il abaissa la puissance des Parthes, fit renoncer les Arabes Scénites à leur vie nomade, et les appela dans son voisinage , dans l'intérêt du commerce ; en outre, il transporta de la Gilicie et de la Cappadoce une multitude d'habitants pour peupler la Mésopotamie. Il était convenu avec Mithridate que , dans leurs communes expéditions, le roi de Pont garderait les terres , lui le butin et les prisonniers. Les Syriens, las des dissensions sanglantes durant lesquelles les derniers des Séleucidis, rt courant tantôt à la perfidie, tantôt aux armes des étrangers et surtout des Égyptiens , s'étaient disputé la couronne dans une série non interrompue de parricides, de triomphes et de défaites, avaient élu Tigrane pour leur roi. Dix-huit années lui avaient suffi pour renièttre le pays dans un état florissant, princi- palement depuis la paix conclue avec Svila.

Mithridate le pressait de la rompre, et, dans ce but, il lui en-

Fuite de

Mithridate.

Tigrcnc.

83.

158 CINQUIÈME ÉPOQUE.

voya une ambassade solennelle , à la tête de laquelle se trouvait Métrodore, de Scepsis , homme d'État distingué , dont il faisait si grand cas , qu'on l'avait surnommé le Père du roi. Tigrane l'ayant pris à l'écart, le pria de lui donner avec sincérité son avis sur ce qu'il avait de mieux à faire. Métrodore , qui se tenait honoré de sa confiance, lui répondit que, comme ambassadeur, il devait Le presser de se liguer avec son beau-père; mais que, comme par- ticulier, il lui conseillait de ne pas s'attaquer à un peuple aussi puissant que les Romains. Sa réponse plut à Tigrane, et, dans la pensée que Mithridate honorerait aussi la franchise de son mi- nistre, il lui en fit part. Métrodore mourut à son retour, ou fut assassiné.

Tigrane , qui crut pouvoir se maintenir en équilibre entre deux ennemis acharnés , envoya des secours au roi de Pont , sans toute- fois se déclarer contre les Romains. Quand Mithridate fut vaincu , il se borna à rassembler toutes ses forces, pour éloigner, au besoin, les vainqueurs menaçants ; il donna asile à l'illustre fugitif, mais lui témoigna beaucoup de froideur, et ne voulut ni le voir ni conclure aucun traité avec lui. Il se mit alors à faire la guerre aux Parfhes, soumit la Mésopotamie et renversa Cléopâtre, dernier rejeton des princes de Syrie, qu'il mit cruellement à mort ; il con- quit la Phénicie, s'étendit jusqu'aux frontières de l'Egypte, el prit alors le titre de roi des rois; en effet, quatre rois se tenaient à ses côtés, l'escortant comme des écuyers lorsqu'il sortait; il les faisait assister à ses audiences, debout au pied de son trône et les mains croisées sur la poitrine; mais le faste n'est pas la force.

Rome voyait avec jalousie ces vastes États au pouvoir d'un mo- narque sur qui elle ne pouvait compter. Afin d'avoir un prétexte de guerre, Lucullus lui fit demander de livrer Mithridate. Tigrane reçut l'ambassade avec hauteur, et, comme il ne la trouvait pas assez humble , il refusa de leur livrer son beau-père; bien plus, à partir de ce moment, il le traita avec plus d'égards, écouta ses conseils, et lui donna seize mille hommes pour essayer de recon- quérir ses États de Pont.

Lucullus, à la tête de quinze mille hommes seulement, passe hardiment le Tigre et l'Euphrate , et pénètre au cœur de l'Arménie. Le premier qui apporta cette nouvelle à Tigrane , fut pendu comme imposteur; puis, lorsqu'elle lui fut confirmée, il s'écria : Comme ambassadeurs , ils sont trop; trop peu, comme guerriers. Lucul- lus avait vaincu Mithridate par la lenteur; il triompha de Tigrane par la rapidité. En vain le roi son beau-père conseillait à Tigrane d'éviter une bataille . et de ravager plutôt le pays de manière à

TROISIÈME GUERRE CONTRE MITIIRIBATE. P2D

ce que la polito armée de Lucullus pérît affamée; le combat fut 69, livré. Gomme ou avertissait Lucullus que ce jour (('» octobre) était de mauvais augure pour les Romains depuis la défaite de Cépion parles Gimbres : Jejerai en sorte, répondit-il, que ce soit doré- navant un jour heureux. En effet, il mit en déroute, avec cette poignée de braves, deux cent mille barbares , au nombre desquels se trouvaient dix-sept mille cavaliers revêtus d'armures de fer.

Les Grecs que Tigrane avait transportés en Asie, facilitèrent à Lucullus la prise de Tigranocerte et de Nisibis; il les renvoya dans leur patrie, en les défrayant pour le voyage. Il avait fait traiter avec la même générosité Amisus, dans le Pont, et donné l'indé- pendance à cette ville , ainsi qu'à Sinope. 11 se concilia les barbares en respectant les personnes et les propriétés. Les tribus arabes lui rendirent bommage comme à leur libérateur; il en fut de même des Sopbéniens et des Gordyéniens. 11 voulait porter la guerre chez les Parthes , dont la fidélité paraissait chancelante; mais les soldats refusèrent de le suivre plus loin.

Tigrane se montra aussi lâche dans les revers qu'il avait été or- gueilleux dans la prospérité; mais l'indomptable Mithridate redou- blait d'efforts pour réunir une nouvelle armée dans les plaines au delà du Taurus. Lucullus ne tarda point à l'atteindre, et le délit entièrement près d'Artaxate, d'où les deux rois parvinrent à s'é- chapper. Il pouvait désormais se flatter d'anéantir les ennemis de la république , quand ses soldats, d'un commun accord , refusè- rent de lui obéir. En vain allait-il de tente en tente, les conjurant, l'un après l'autre, de rentrer dans le devoir. D'un côté, Publius Clodius, son beau-frère, lui aliénait l'armée; de l'autre, les soldats se plaignaient de ne rien gagner à la guerre, et, lui montrant leurs bourses vides, ils lui disaient d'aller combattre seul, puis- qu'il avait seul tout le profit.

Peut-être , en effet, que Lucullus avait tiré des sommes énormes des villes qu'il préservait du pillage ; mais à Rome les publicains, dont il avait refréné la rapacité , exagérèrent la sienne , et ils firent si bien que le sénat songea à lui donner un successeur. Le tribun Manilius proposa Pompée, qui fut soutenu par Cicéron , et le peuple le nomma malgré l'opposition des nobles.

Le nouveau général était envoyé, non à la guerre, mais au triomphe. Lucullus, en disant qu'il venait, semblable aux cor- beaux, pour s'abattre sur des cadavres, essaya de le renvoyer comme inutile, puisque l'entreprise était accomplie. Il en résulta de faigieiir; le jeune général ne permit à personne d'avoir des rapports avec Lucullus, abrogea tout ce qu'il avait fait, et ne lui

HIST. UNIV. T. IV. 9

Lois Manilla,

67.

130 CINQUIÈME ÉPOQUE.

laissa ((lie seize cents soldats pour retourner à Rome. Lucullus ne réussit qu'avec peine à obtenir le triomphe; il se retira alors des affaires, et peu satisfait de sa famille , il chercha des distractions dans les plaisirs et dans un luxe devenu proverbial; il ne paraissait même plus dans le sénat que pour contrecarrer quelque projet de Pompée, qui réussit à le faire bannir de Rome.

-Mithridate profita des dissensions survenues àia suite du rem- placement de Lucullus pour rentrer dans le Pont , envahir la Cap- padoce, et rouvrir au* barbares la route du Caucase. Rome se fût trouvée dans un grand péril, si des communications plus fa- ciles eussent permis au roi de se réunir aux pirates et àSpartacus, qui faisaient alors la guerre à la république ; mais la fortune vou- lait rester fidèle au médiocre Pompée. Un fils de Tigrane se ré- volta contre son père , et, défait par lui , se rangea du côté des Romains, dont il conduisit l'armée dans V Arménie.

Tigrane, découragé, se rend dans la tente de Pompée, et là, en présence d'un fils dénaturé, il se proclame heureux d'avoir pour vainqueur un pareil héros; Pompée, en récompense, lui rend l'Ar- ménie , à la condition de payer six cent mille talents , et d'aban- donner la Cappadoce, la Gilicie, la Syrie, et ses possessions en Phé- nicie. A ce prix il fut déclaré l'ami et Pallié des Romains, qui lui fournirent des secours contre les Parthes ; dès lors il cessa non- seulement de prêter assistance à Mithridate, mais encore il promit cent talents à celui qui lui apporterait sa tête .

Mithridate avait aussi demandé à traiter avec Pompée ; mais les Romains qui combattaient sous ses drapeaux, craignant de se voir sacrifiés, l'obligèrent à rompre les conférences. Défait de nouveau sur les bords de l'Euphrate et abandonné des siens, il s'enfuit seul à la faveur de la nuit. A la nouvelle de la soumission de Tigrane, il se réfugia dans la Grimée, et , sans avoir rien perdu de son courage, il leva à la hâte une armée d'Albanais, d'Ibères et d'autres peuples du Caucase. Pompée le suivit dans cette lointaine contrée, et dispersa sans peine des hordes mal disciplinées; puis, sans s'aventurer dans l'Hyrcanie afin de pénétrer jusqu'au Ros- phore à travers les Scythes, il appuya vers le midi, soumettant, sur son passage des provinces ouvertes et disposées à subir le

joug-

Persuadé que .Mithridate n'était plus, Pompée dirigea ses armes

d'un autre côté, et. dans le cours d'une expédition qui ressemblait

plutôt à un course triomphale, il occupa la Syrie et la Judée. Après

les avoir données à qui les voulut, il projeta imprudemment une

attaque contre les Arabes; mais Mithridate n'était pas mort. Malgré

G3.

TROISIÈME GL'ERRE CONTRE MITHRIDATE. 131

son grand Age, rongé par un ulcère qui l'obligeait à se tenir caché, il ne méditait rien moins que de soulever tout le monde barbare, cl de déchaîner contre Home Scythes, Gaulois et Parthes; dans ce but il envoyait partout des émissaires et des ambassadeurs. Ayant reparu tout à coup dans le Pont, il arma neuf cohortes, recouvra plusieurs villes, et fit partir ses tilles pour la Scythie, dans l'inten- tion de se faire des gendres et des alliés des princes de ce pays; niais, trahies par leur escorte, elles furent livrées aux Romains. Il se proposait de conduire une armée dans la Gaule par le Bos- phore Cimmérien, à travers la Scythie et la Pannonie, afin de tomber sur l'Italie avec les hordes qu'il rencontrerait dans ces . contrées; mais il trouva de l'opposition de la part de ses offi- ciers, effrayés d'une entreprise si téméraire. Phamace, le plus cher de ses fils , se mit à la tête des mécontents, et, gagné par les Romains, ils se fit proclamer roi. Mithridate, après avoir cherché vainement à émouvoir ce fils égaré par l'ambition, s'empoi- sonna en faisant partager son sort à ses concubines et à deux de ses filles fiancées aux rois de Chypre et d'Egypte. Elles pé- rirent ; mais l'habitude des contre-poisons rendit impuissant le breuvage qu'il avait pris , et il dut recourir à Pépée d'un soldat pour s'arracher la vie. L'ennemi, qui venait de pénétrer dans la Kinde place, le trouva expirant; Pharnace, son fils, ordonna, dans sa pitié barbare, de panser sa blessure et de le conserver pour le triomphe ; mais un Gaulois l'égorgea.

Mithridate, qui joignait de grandes qualités à des vices mons- trueux , avait régné soixante et un ans. Cicéron n'hésite pas à le proclamer le plus grand roi depuis Alexandre; tant de victoires, sa prodigieuse activité , ses ressources inépuisables dans la mau- vaise fortune ne permettent pas de trouver cet éloge excessif, con- firmé d'ailleurs par l'allégresse que sa mort causa à l'armée et au peuple romain. Mithridate avait de l'instruction et parlait les langues de vingt-quatre nations qui lui étaient soumises; il écrivit en grec untraitéde botanique, avait des connaissances en médecine, et trouva l'antidote qui porte encore son nom (1).

Les historiens ne tarissent pas sur les richesses trouvées dans les trésors du roi de Pont. La seule ville de Télaure fournit deux mille

(I) Pline, XXV, 2.— Sur Mithridate, consultez :

Vaillant, Imperituri Achaemenidarum , dans le t. il de Vlmperium Ar- sacidarum, ouvrage qui s'appui sur les médailles.

J.Eunkst VoLitiisDor.b , Commentala) vitam Milhridatis Magni per annos digestam sistens, ouvrage couronne par la société de Gœltingue en 1812. Il est pourtant impossible d'y classer les faits avec une précision chronologique.

9.

132

CINQUIEME EPOQUE.

Partaje de l'Asie.

71irac.es

Çrylhes.

coupes d'onyx montées en or. Les commissaires de la république furent occupés trente jours à enregistrer les vases d'or et d'argent, les selles et les brides garnies de diamants. On trouva ailleurs des statues des dieux en or massif, et une du roi haute de huit cou- dées ; un jeu de dames, fait de deux pierres fines, de trois pieds de largeur sur quatre de longueur, dont les dames étaient aussi en pierres précieuses , et enrichi d'une lune en or, pesant trente

livres.

La mort de ce prince laissa Pompée libre de disposer à son gré de l'Asie. Les côtes septentrionales, la Bithynie, la Paphlagonie et le Pont formèrent la nouvelle province de Bithynie ; les côtes méridionales, la Cilicie et la Pamphylie, constituèrent celle de Cilieie; Ariobarzane conservala Cappadoce; la grande Arménie fut donnée à Tigrane, la Judée àHyrcan, le Bosphore à Pharnace , en récompense de son parricide ; d'autres petits États furent le partage de princes dépendants.

Les Séleucides, renversés du trône de Syrie par le méconten- tement populaire, s'étaient flattés d'y remonter avec l'aide de Pompée, lors de la chute de Tigrane ; mais le proconsul reprocha à Antiochus, le dernier de cette race , d'oser redemander ce qu'il n'avait pas su conserver : les Bomains, en triomphant de Tigrane , avaient acquis ce royaume, et ils devaient le défendre mieux que lui contre les Arabes et les Juifs. En vertu de ce droit de fait , Pompée fit de la Syrie et de la Phénicie une nouvelle province sous le nom de Syrie, et les Séleucides perdirent pour toujours un royaume qu'ils avaient possédé deux cents ans.

Les Thraces , incommodes pour la Macédoine et menaçants pour la république, avaient été d'abord battus par Sylla, puis par Appius, qui se trouvait dans la Macédoine en qualité de proconsul. Gurion les avait ensuite repoussés jusqu'au Danube; plus tard, M. Lucullus les défit entièrement tandis que son frère combattait en Asie.

Les Scythes, qui s'étaient de nouveau montrés redoutables avec Mithridate, disparaissent avec lui de la scène de l'histoire, et l'i- gnorance ou la poésie confond sous cette dénomination tous les peuples du Nord. Vaincus par les Sarmates, peut-être se mêlèrent- ils aux Gaulois refoulés par les Germains, auxquels les Busses donnent encore le nom de Tchoudes, qui se rapproche de l'ancien nom de Scythes (4).

Borne s'était délivrée de tous les rois assoz puissants pour lui

(i) Yoy. le cliap. 1er du livre Vili.

LES GLADIATEURS. 133

tenir tête; mais elle s'était donné pour voisins les formidables Parthes, qui devaient plus d'une fois la mettre sur le bord de l'abîme.

CHAPITRE X.

I,ES GLADIATEURS. LES PIRATES. CRÈTE.

Plus d'une fois, dans cet intervalle, la tranquillité de l'Italie avait été troublée ; l'inhumanité, cause de la guerre des esclaves , tit éclater celle des gladiateurs. Depuis l'instant Rome avait commencé à se plaire aux combats des hommes entre eux et contre les animaux féroces (1), il fallut connaître l'art de frapper et de mourir, et l'éducation de ces malheureux devint un métier.

Après la conquête de la Macédoine, Métellus conduisit à Rome cent cinquante éléphants qui furent tués dans le cirque à coups de flèches. Sylla et Scaurus introduisirent les premiers des lions et des panthères. Pompée, pour orner ses triomphes et plaire au peuple, exposa dans le cirque quatre cent dix panthères et six cents lions, dont trois cent quinze à crinière, tant le nombre de ces animaux, si réduit de nos jours, était alors considérable. Dans les jeux que donna César, on vit quatre cents lions à crinière, et quarante éléphants combattirent contre cinq cents fantassins, puis contre autant de cavaliers. Dans le cirque de Flaminius trente-six crocodiles furent tués quand les spectateurs se lassèrent de les voir se battre entre eux. Ce divertissement insensé prit en- core de l'extension sous les empereurs.

On peut sourire de ces folies et en avoir compassion en pensant à celles de notre siècle ; mais il faut déplorer la dépravation de la société, lorsqu'on voit des malheureux obligés de lutter entre eux ou contre des bêtes féroces pour l'amusement d'un peuple et d'une noblesse sans entrailles. Les sacrifices humains que les Étrusques et les Campaniens célébraient sur les tombeaux, passèrent proba- blement à Rome avec les autres rites; mais il fallait à l'humeur belliqueuse des Romains le spectacle de la résistance et déjà vic- toire. Marcus et Décius Brutus furent les premiers qui honorèrent les funérailles de leurs pères par des combats de gladiateurs; les trois fils d'Émilius Lépidus en firent lutter onze couples pendant trois jours; ceux de ValériusLévinus, vingt-cinq, et cette progres-

(I) Voy. le livre IV, chap. xx.

[34 CINQUIEME EPOQUE.

sion se soutint. Jules César en porta le nombre à six cent quarante ; Titus, les délices du genre humain, prolongea le spectacle pen- dant cent jours; le bon Trajan, pendant cent vingt-trois jours avec deux mille combattants. La lutte ne se borna plus aux seuls es- claves ; sous les empereurs, alors que la dignité humaine était le plus foulée aux pieds, Néron fit combattre dans l'amphithéâtre quatre cents sénateurs et cinq cents chevaliers; Commode des- cendit lui-même dans l'arène; en vain Marc-Aurèle avait ordonné de se servir d'armes émoussées ; le peuple voulait du sang, et il continua à se reparaître dece spectacle jusqu'à ce qu'un édit de Constantin, mais surtout les reproches des chrétiens et la patience héroïque des martyrs vinssent mettre un terme à cet usage bar- bare. Que ceux qui se plaignent que les mystères de la passion du Christ nuisent aujourd'hui au caractère historique du Colisée, se rappellent le sang des martyrs.

Des maîtres spéciaux {lanista*) enseignaient dans Rome à des hommes libres et à des citoyens à donner et à recevoir la mort, de manière à mériter les applaudissements du peuple; mais il préférait de beaucoup à cette lutte savante l'énergie et la vigueur des esclaves et des prisonniers amenés de contrées non amollies par la civilisation , qui déployaient dans l'arène leurs membres gigantesques et suppléaient à l'adresse par la férocité.

De riches entrepreneurs tenaient chez eux une foule d'hommes choisis avec soin, qu'ils nourrissaient et exerçaient à cet usage. Selon Pétrone, ces malheureux devaient prêter le serment sui- vant : Je jure de souffrir la mort dans le feu, dans les chaînes, sous le fouet et Vépée, et de me soumettre, corps et âme , à toute les volontés d'Eumolpus , en véritable gladiateur.

« Il y aura des combats de gladiateurs [munus gladiatorium) ; Tedile récompensera le peuple pour l'avoir élevé à cette fonction, en lui offrant cinquante couples de combattants. »

A cette annonce le peuple bondissait de joie; oubliant alors que ses frères tombaient sous le poignard des Espagnols ou sous les projectiles que lançaient les machines de Cori nthe ou de Carthage, sans penser à la faim de la veille ni à celle qui l'attendai! le len- demain, il courait en foule au cirque dès la pointe du jour. Ses maîtres, qu'il domine au Forum et sert dans leurs demeures, sont moins pressés; viennent ensuite les dames romaines dans tout IV- clatde leur parure, et enfin celui qui donne les jeux. Les applau- dissements retentissent à son arrivée, et déjà il se flatte d'obtenir dans les comices la preture ou le consulat.

.Mais qui peut retarder les gladiateurs1? Toute rassemblée mm-

LES GLADIATEURS. 435

paure et frémit d'impatience ; enfin ils paraissent. Quelle vigueur de muscles ! quelles poses ! Le peuple se réjouit à l'idée que la vie de ces hommes va dépendre d'un geste qu'il fera.

La lutte commence avec des armes courtoises [arma lusoria) ; c'est un bâton en bois destiné seulement à montrer l'habileté des combattants à porter les coups; mais ces jeux d'enfants ne peu- vent satisfaire longtemps la majesté du peuple romain. Bientôt ils brandissent le fer; leur courage s'échauffe, et les spectateurs con- templent avec anxiété les blessures , les contusions et le sang.

L'un des deux succombe; il lève le doigt en se retirant pour implorer sa grâce ; s'il a fait preuve de courage dans le combat cl montré un généreux mépris de la mort, le peuple lui laisse la vie et le réserve pour de nouvelles fêtes. Dans le cas contraire, ou si l'on veut s'assurer jusqu'à quel point il peut porteria cons- tance , et compter les dernières convulsions de l'agonie dans un corps plein dévie et de vigueur, on ferme le poing en dirigeant le pouce vers le lutteur, et, au cri de recipe ferrum, le vainqueur liminole. A peine la trompette avait-elle annoncé la mort d'un gladiateur, qu'on le traînait dans le spolarium , celui qui l'a- vait vaincu le dépouillait de ses habits et de ses armes, et l'achevait s'il respirait encore; souvent un épileptique accourait pourboire le sang qui jaillissait de ses blessures, ce qui était regardé comme un remède contre cette maladie.

Le vainqueur obtenait une couronne de lentisque et une palme , quelquefois la liberté. Les applaudissements qu'on lui donnait ainsi qu'à celui qui faisait célébrer les jeux, signifiaient l'immor- talité, comme la désapprobation signifiait la mort(i).

Quelle société que celle dont la politique ne retrace que des guerres et dont les amusements eux-mêmes offrent des combats et du sang !

L'édile qui avait un spectacle à donner au peuple , le riche qui voulait obtenir sa bienveillance ou son admiration, allait trouver l'entrepreneur et traitait avec lui, soit en louant seulement les combattants, soit en les achetant à ses risques et périls. Lesinile: et aient plus ou moins sanglantes; dans le premier cas, le spécu- lateur faisait en sorte que les hommes s'en tirassent le moins mal- traités possible ; mais le peuple vantait la générosité de ceux qui abandonnaient à sa discrétion les gladiateurs exposés dans l'a- rène.

(i) l'Iuusuni immortàlitàlem, sibiîxim mortem viderinecesse est. Cic, Pro

Si ///H.

130 CINQUIÈME ÉPOQUE.

Ces dépôts étaient aussi un fonds de réserve pour les factieux , qui, après en avoir acheté une bande, pouvaient disposer à leur gré de gens habitués au sang , et qui ne connaissaient ni les sen- timents de la famille ni l'amour de la patrie.

Capoue était le principal entrepôt de cette marchandise ; un spameus. certajn Lentulus Bariatus entretenait, dans cette ville, une multi- tude de lutteurs, la plupart Gaulois et Thraces. Spartacus , l'un d'eux, Thrace de naissance, Numide d'origine, qui, à une grande force de corps et à un courage extraordinaire , joignait une pru- dence et une douceur bien supérieures à sa fortune , ayant été choisi pour s'offrir en spectacle dans l'arène, dit à ses compagnons : Puisqu'il faut combattre, pourquoi ne combattrions-nous pas plu- tôt contre nos oppresseurs!

Ce sont de ces paroles qui font l'effet de l'étincelle sur la mine préparée à la recevoir. Deux cents gladiateurs concertent avec lui leur évasion; mais, ne pouvant l'exécuter secrètement, ils terras- sent leurs gardiens, s'arment de broches et de couteaux, dont ils s'emparent dans la boutique d'un rôtisseur, puis de tout ce qui leur tombe sous la main, et s'enfuient sur le Vésuve. D'autres bri- sent les portes de leurs prisons, et vont se joindre à eux, tous gens résolus et habitués aux armes. Ils repoussèrent d'abord les troupes qu'on envoya contre eux, puis deux préteurs romains; leur nombre s'étant accru jusqu'à dix mille , Spartacus traverse l'Italie et pénètre dans la Gaule Cisalpine, patrie de la plupart de ses compagnons. Son projet était de s'établir dans cette contrée et au delà des Alpes; mais plusieurs , dans l'espoir de saccager Rome, se séparèrent du gros de l'armée, sous la conduite de Cuixus, et se firent battre par le consul Gellius.

A la nouvelle de cette défaite, Spartacus revient sur ses pas, at- «• taque et défait le consul Lentulus, qui le poursuivait, puis Gellius lui-même. Enorgueilli de voir ces légions invincibles et les deux premiers magistrats de Rome fuir devant lui, esclave méprisé, il défend de faire quartier à aucun Romain, dévaste l'Italie à la tète de vingt mille hommes, et va camper dans la Lucanie. Là, il établit des magasins pour ses soldats, dont le nombre croît tou- jours, et se rapproche de la mer, pour donner la main aux pira- tes qui avaient fondé sur les flots une nouvelle Carthage, et rallu- mer en même temps dans la Sicile la guerre des esclaves.

Le sénat confie le soin de le dompter à Licinius Crassus , un des capitaines les plus habiles de Sylla; le nouveau chef, connais- sant la grandeur du péril, demande que Pompée soit rappelé de l'Espagne, Lucullus de l'Asie. Mummius, son lieutenant , attaque

71.

SPARTACUS. 137

Spartacus à la tête de doux légions, et se fait battre. Crassus ac- court avec dix autres, décime les cinq cents soldats qui, les pre- miers, ont donné le signal de la fuite, et tue dix mille révoltés.

Au moment Spartacus cherche à gagner la Sicile, il se trouve acculé dans une presqu'île, près de Rhégium , il est renfermé par Crassus. Comme on lui donnait le conseil de se rendre, il fit mettre en croix un prisonnier, et, le montrant aux siens : Voilà, dit- il, le sort qui vous attend, si vous ne savez pas résister ; puis, à la faveur d'une nuit orageuse, il s'échappe à travers les bataillons en- nemis. Crassus , craignant qu'il ne marchât droit sur Rome, se hâta de le rejoindre , le défit, et douze mille trois cents révoltés tombèrent sur le champ de bataille, tous frappés par devant, à l'exception de deux. Le gladiateur aurait voulu entraîner les débris de son armée dans les montagnes , refuge de la rébellion et de la liberté; mais un léger avantage les ayant enorgueillis, ils exigèrent qu'il les conduisît contre Crassus. Avant d'engager le combat, Spartacus égorgea son cheval, en disant : Vainqueur, je n'en manquerai point ; vaincu, je rien aurai pas besoin. Il fut vaincu, mais après des prodiges de valeur; quarante mille des siens tombèrent dans le combat. On le vit, blessé grièvement, com- battre agenouillé , renversant quiconque l'approchait, jusqu'à l'instant où, criblé de flèches, il tomba sur un monceau de cada- vres.

Cinq mille seulement avaient survécu, et se rallièrent dans la o un de Lucanie, au moment Pompée revenait d'Espagne; il les ren- contra, les chargea, et les défit sans peine. Il n'en fallut pas da- vantage pour qu'il enlevât à Crassus la gloire d'avoir mis fin à cette guerre. Pompée, qui s'était vanté d'avoir soumis , en Espa- gne, huit cent soixante-six villes, écrivit au sénat : Crassus a rem- porté la victoire sur les esclaves, j'ai extirpé la révolte; cette for- fanterie, appuyée des louanges de ses partisans, lui valut d'être proclamé le seul général capable de sauver la république , et le peuple, entraîné par l'enthousiasme, le nomma consul.

Crassus, au contraire, à qui revenait réellement le mérite de cette victoire, fut obligé de donner au peuple le dixième de ses biens, de lui servir un festin de dix mille tables, et de distribuer à chaque citoyen du blé pour trois mois ; encore n'obtint-il qu'avec peine d'êtce nommé consul. De là, entre lui et Pompée une ini- mitié profonde qui devint funeste à la république. Pompée pré- tendit ne devoir congédier qu'après son triomphe l'armée avec la- quelle il avait vaincu Sertorius. Crassus refusa de licencier celle qui avait dompté les gladiateurs tant que son collègue, qui mena-

Spartacus.

I'iratcs.

138 CINQUIÈME EPOQUE.

çait de devenir un nouveau Sylla , resterait entouré de ses satel- lites. Le peuple et le sénat, tremblant de voir se renouveler les guerres civiles, les supplièrent de se désister l'un et l'autre. On fit intervenir les songes et les dieux; mais Pompée résista jusqu'à ce queCrassus fût venu au-devant de lui en lui tendant la main. Ils se réconcilièrent alors, au moins en apparence.

Pompée, en se montrant favorable au peuple et en restituant aux tribuns leur autorité, s'était rendu l'iiomme nécessaire; on lui confia donc le commandement de l'expédition contre les pi- rates, amas confus de Ciliciens, de Syriens, de Pampbyliens, d'habitants du Pont . d'Isauriens et autres Asiatiques , de Cy- priotes, qui semblaient avoir pour but de venger sur l'Italie les extorsions des publicains. L'insouciance de liume pour sa marine api es la destruction de Carthage , et ses guerres tant intérieures qu'extérieures , leur avaient donné de l'audace , tandis que les vexations des Romains dans l'Asie supérieure grossissaient leur nombre d'une foule de fugitifs. .Mithridate les avait soudoyés du- rant la guerre pour harceler les Romains; à la paix , beaucoup de marins licenciés des flottes royales étaient accourus se joindre à eux.

La facilité avec laquelle tout révolté trouve des gens prêts à le suivre est toujours le symptôme de quelque plaie sociale. Nous avons vu se soulever les esclaves, puis Sertorius et Spartacus; voici maintenant le tour des pirates, et ce n'étaient pas seulement des misérables qui se jetaient dans leurs rangs, mais des hommes bien nés et riches semblaient se faire un honneur d'aller en course avec eux. Ils avaient des arsenaux, des ports, des vigies, les ra- meurs et les pilotes les plus habiles, des bâtiments de toute es- pèce , aussi splendides que redoutables, avec des poupes dorées , des rames argentées et des tapis de pourpre.

Leurs vaisseaux , au nombre de plus de mille , infestaient les mers; non contents de piller les navires, ils avaient pris plus de quatre cents villes, dont ils exigeaient d'énormes rançons, et ils profanèrent des temples respectés jusqu'alors. Ils osaient même descendre à terre, et l'Italie ne fut pas épargnée; ils infestaient la voie Appienne, et menacèrent Rome elle-même. La rougeur de- vait couvrir le front des orateurs en montant à cette tribune ornée des nôtres enlevés aux Carthaginois vaincus, tandis que cesécu- meurs envahissaient les maisons de plaisance voisines , pillant ce qu'elles contenaient de précieux , et enlevant les jeunes fdles et les personnages de haut rang, pour en tirer de grosses rançons. Ils surprirent même deux préteurs revêtus de leurs insinues , et les

LES PIRATES. 139

emmenèrent dérisnircinent en triomphe, précédés de leurs licteurs. Si quelque prisonnier, dans l'espoir d'être respecté , invoquait son titre de citoyen romain , ils lui faisaient d'humbles excuses et lui rendaient sa chaussure et sa toge ; puis, en lui disant de retourner en liberté' dans son illustre ville, ils le forçaient de descendre par l'échelle à la mer, il se noyait.

Publius Servilius, qui remporta sur eux une victoire, obtint 73 le surnom d'Isaurique; mais il ne parvint pas à les dompter. Marc- Antoine, fds de l'orateur, les attaqua de nouveau près de l'ile de T0 Crète , perdit plusieurs vaisseaux, et vit ses guerriers pendus aux antennes des bâtiments ennemis avec les chaînes qu'il avait ap- portées pour les pirates.

Cette guerre causait à Rome de vives inquiétudes; les rebelles facilitaient les communications entre ses ennemis de l'Atlantique aux Palus-Meotides , et Spartacus, comme Mithridate , avait cherché à s'en faire un appui; on craignait encore qu'ils n'affa- massent l'Italie en interrompant les communications avec l'Afrique. Le tribun Gabinius , créature de Pompée, dont il désirait accroître , , . . ,

» 7 . 1 01 Gabinia,

le pouvoir, proposa une loi pour leur extermination : il demandait «• que l'on investît un général d'une autorité absolue sur mer, de la Cilicie aux colonnes d'Hercule , et, sur les côtes, à la distance de quatre cents stades; qu'il eût la faculté de lever autant de soldats, de matelots et de rameurs qu'il le jugerait nécessaire , de prendre tout l'argent qu'il voudrait dans le trésor sans en rendre compte , et que ces pleins pouvoirs durassent trois ans.

Le sénat vit bien que Gabinius avait en vue Pompée; mais le peuple était aveugle dans son amour pour ce soldat heureux ; d'autre part, fatigué de la tyrannie des oligarques , il penchait pour la domination d'un seul , pourvu qu'il ne s'appelât point roi; il avait donc favorisé les Gracques, Marius, Sylla, et maintenant il soutenait Pompée. Les discours des orateurs, les protestations des consuls , les remontrances des gens sages,, tout échoua contre l'engouement public. Le consul Calpurnius, qui dit à Pompée que. s'il aspirait à devenir un Komulus, il pourrait aussi finir comme lui, échappa difficilement ala fureur populaire. Pompée obtint pour cinq ans le proconsulat de la mer, avec cinq cents vaisseaux , cent vingt mille hommes de pied et cinq mille chevaux ; en outre , on lui donna vingt-cinq sénateurs pour lieutenants, deux questeurs et deux mille talents attiques par anticipation. Qui pou- vait alors empèeher Pompée d'imiter Sylla , et de se faire le maitre absolu de la république-? Sa médiocrité.

Avec de telles forces , il était aisé de vaincre des gens dispersés, de» "piratS.

Crete

140 CINQUIÈME EPOQUE.

et de poursuivre dans tous leurs refuges ces flottilles éparses; d'un autre côté, Pompée eut le bon esprit de montrer de l'humanité (1). 11 assigna des terres dans la Cilicio et dans l'Achaïe à tous ceux qui se rendirent, et peupla les villes de Malles, d'Adana, d'Épi- phania et de Pompéiopolis, qu'il bâtit sur les ruines de Soles. La guerre fut terminée en moins de deux mois; un grand nombre d'esclaves, qui proclamèrent les louanges de leur sauveur, recou- vrèrent la liberté , tous les citoyens qui avaient été forcés de fuir rentrèrent dans leur patrie, et la sécurité fut rendue à toutes les côtes.

La Crète avait toujours secondé les Romains dans leurs guerres sur mer comme sur terre, mais surtout en leur fournissant des archers et des frondeurs contre Antiochus et les Gaulois. Les Ro- mains l'admirent à leur alliance par l'entremise d'Eumène; puis, avec leur déloyauté habituelle, ils lui reprochèrent d'avoir favo- risé d'abord Mithridate . et plus tard les pirates . Le véritable motif, c'est qu'il convenait aux Romains de l'assujettir; elle eut beau députer pour se justifier ou s'excuser, il fut démontré dans le sénat qu'on ne pourrait jamais purger les mers des pirates tant que la Crète ne serait pas réduite en province, et la guerre fut dé- crétée. Cécilius Métellus débarqua sans obstacle dans la patrie ee. de Jupiter, et se rendit bientôt maître de Cydonie et de Lycta ; l'île entière était soumise, lorsque les habitants, irrités de ses traitements sévères, invoquèrent l'appui de Pompée. Celui-ci , toujours prêt à s'approprier la gloire de ses rivaux, déclara que la Crète faisait partie de la province qui lui était échue; que Métellus usurpait le titre de général, et n'avait pas le droit de traiter. Oc- tave , son lieutenant , envoyé par lui sur les lieux , alla jusqu'à se joindre aux pirates pour entraver les opérations de Métellus; mais ce général , sans s'en inquiéter, acheva la conquête , et réduisit l'île en province. Cependant, tout l'éclat de cette expédition re- jaillit encore sur Pompée; en effet, selon ses admirateurs, pour « une guerre interminable , qui embrassait un grand espace et « pesait sur toutes les nations , il fit ses préparatifs sur la fin de

(i) « Il ne se détourna pas du chemin qu'il s'était tracé pour courir au butin ; le libertinage ne l'entraîna point aux voluptés, ni la nature aux jouissances, ni la renommée du pays au désir de le connaître, ni même la fatigue au repos. Bien plus, les tableaux, les statues et les autres ornements des villes grecques, que quelques hommes espéraient bien ravir, il ne voulut pas même les voir. Aussi pensait-on partout non que Pompée fut envoyé d'ici, mais qu'il était tombé du ciel ; et l'on commençait à croire qu'il y avait eu autrefois à Rome des hommes d'un désintéressement pareil, ce qui jusqu'alors avait paru incroyable aux étran- gers. » Cicéiion, Pro Ipge Manilio, il.

LES CHEVALIERS. 141

« l'hiver, commença ses opérations dans les premiers jours du « printemps, et termina l'entreprise au milieu de l'été (1). »

Pompée, vainqueur en Europe, en Asie , sur les mers, eut le Trp0o™pp£de plus magnifique triomphe que l'on eût encore vu. Ce ne fut pas 62- assez d'une procession de deux jours pour faire passer sous les regards du peuple les dépouilles et les noms des vaincus : le Pont, l'Arménie, laCappadoce, la Paphlagonie, la Mèdie , la Colchide, l'Ibérie, l'Albanie, la Syrie, la Cilicie, la Mésopotamie, la Phé- nicie, la Palestine, la Judée, l'Arabie, les pirates; plus de mille places fortes et près de neuf cents villes prises ; huit cents navires de course capturés, trente-neuf villes repeuplées; les revenus publics portés de cinquante millions de drachmes à près de quatre- vingt-deux; vingt mille talents versés au trésor, sans compter mille cinq cents drachmes distribuées à chacun de ses soldats , tels étaient les trophées étalés par Pompée. Derrière son char marchaient, outre les otages albanais et ceux du roi de Comagène, trois cent vingt-quatre prisonniers de marque , entre autres le chef des pirates, le fils de Tigrane avec sa mère , sa femme et sa tille ; Arist obule II , roi des Hébreux; la sœur de Mithridate avec cinq filles et plusieurs femmes scythes. Au lieu de faire égorger tous ces malheureux, selon l'usage romain, il les renvoya dans leur pays, à l'exception d'Aristobule et de Tigrane. Aussi, toutes les bouches répétaient-elles ses louanges , et le titre de Grand lui fut confirmé d'une voix unanime , bien qu'il le dût à la fortune plutôt qu'à lui-même ; il ne devait pas même savoir le conserver (2).

CHAPITRE XI.

POMPÉE , LES CHEVALIERS, VERRES, CATON , CRASSUS, CÉSAR.

L'autorité conférée à Pompée parlaloi Gabinia dépassait tout ce qu'on avait vu jusqu'alors; les patriciens avaient donc raison de

(1) Cicéron, Pro lege Manilio.

(2) L'inscription placée par Pompée dans le temple de Minerve, qu'il lit élever au champ de Mars, est remarquable par son élégance. Elle nous a été conservée par Pline, Hist. nat., VII, 27 : cneius fompeus mu.ms imperator, bello

ntli.INTA ANNORLM CONFECTO, FUS1S, FUCCATIS, OCCISIS, IX DF.niTIONEM ACCEPTIS HO- M1NCM CENTIES VICIES SEMEL, CENTENIS OCTOG1NTA TRIBUS MII.L1BIS; DFPRESSIS AIT CAPTIS NAVIB IS SEPTINC.ENTIS QUADRAClNTA SEX ; OPPID1S , CASTELLIS MILLE Ql'IN- (.F.NTI V1C.1NTIS OCTO IN FIDEM RECEPTIS ; TERRIS A M.£OTI LACU AD RLBRIM MARE SIBACTIS, VOTL'M MERITO MIXERV.ï. ;

7i.

1Ì2 CINQUIÈME ÉPOQUE.

s'écrier que c'était faire de la république une monarchie, et que Sylla lui-même, avec ses violences, a\ait poussé moins loin ses usurpations. Catulus, voyant qu'on ne l'écoutait pas, prononça ces paroles : Fuyons, pères conscrits ; retirons-nous, cornine firent nos pères, sur quelque montagne ou sur des rochers, nous puis- sions trouver un asite contre ta servitude qui nous menace.

En effet, le pouvoir public avait été partagé jusqu'alors entre plusieurs magistrats, dont l'un faisait obstacle à l'autre; ce qui empêchait les abus, ou rendait du moins le concert difficile. Cette sage précaution était désormais détruite par les commissions ex- traordinaires; or dès que, dans les grands périls, on ne crut pouvoir sauver la république qu'en confiant à un seul homme une autorité sans limites, la liberté ne subsista plus que de nom. Pom- pée dissimulait son ambition ; quand il se vit appelé à combattre Mithridate, il s'écria : Quoi! jamais un instant de repos! je ne pourrai donc jamais vivre tranquille près de ma femme ! Heureux qui passe ses jours dans l'obscurité! Puis, lorsque tous craignaient qu'il n'imitât Svila (1) et ne dirigeât contre la république l'armée levée avec l'argent de la république , il la licencia, traversa l'Ita- lie en simple particulier, partout accueilli avec des démonstrations de joie incroyables, et entouré jusqu'à Rome d'un cortège tou- jours croissant; mais, s'il avait la vanité d'être chef de parti, et s'il eût pu facilement arriver à la tyrannie après avoir rendu aussi précaire l'existence de la république, il manqua de résolution ou d'habileté.

Il s'était d'abord détaché des chevaliers et de la cause italienne, pour se ranger du côté des nobles, ce qui le fit haïr des uns comme un déserteur et mépriser des autres. Sylla, pour se l'attacher, tlatta sa vanité; mais il ne fit pas même mention de lui dans son testament, il n'oublia aucun de ses amis. Pompée resta fidèle au parti aristocratique jusqu'à l'instant où, voyant que celui des vétérans de Sylla s'effaçait, tandis que la cause des chevaliers et de la plèbe reprenait vigueur, il revint à elle et s'en fit le princi- pal appui.

Sylla avait à peine fermé les yeux, que les tribuns s'efforcèrent de recouvrer l'autorité qu'ils avaient perdue; puis, lorsque la guerre des pirates eut causé une disette dans Rome, le consul Aurélius Cotta proposa, comme remède aux maux présents , de

(1) Cicéron écrivait a Alticus (IX, 10) : Hoc turpe Cnehts noster biennio ante cogitavit ; ita syllaturìt animus ejus et proscript uri t. Et dans une antre lettre (IX, 7) : Mirandum in modum Cneitis noster Syllani regni similitu- dinem concupirti : ciòcó; <joìXéyo>, nilid unquani minus obscure tulit.

1 Oli.

LES CHEVALIERS. PÌ3

rendre aux tribuns leur ancien pouvoir, et il fit décréter qu'ils pour- raient à l'avenir posséder les premières charges de la république. Atin de compléter l'œuvre, Pompée proposa de restituer à la plèbe l'élection de ses tribuns, de rétablir les comices par tribus et d'enlever les jugements aux sénateurs; mais, pour réaliser ce der- nier projet, il fallait prouver au peuple combien les provinces souf- fraient de la tyrannie depuis que les sénateurs étaient les seuls ju- ges de leurs propres méfaits, et trouver tiri gouverneur des plus iniques à faire poursuivre par un accusateur éloquent : deux hom- mes, Verres et Marcus Tullius Gicéron, se rencontrèrent à point pour servir les vues de Pompée.

Cicéron, natif d'Arpinum et chevalier, joignait à une faconde Cic,é™n' merveilleuse une souplesse de talent extraordinaire (1). Il com- posa d'abord un poëme en l'honneur de Marins, son compatriote, et qui lui aurait valu la réputation de poète distingué , s'il ne fût devenu le premier des orateurs. Formé d'abord par des rhéteurs et des sophistes grecs, Cicéron apprit ensuite tous les secrets de la jurisprudence sous Lucius Licinius Grassus, grand partisan des prérogatives du sénat; loin d'arborer un drapeau, il cacha sa manière de penser, et se tint dans ce juste milieu qui fait avancer, mais n'élève point aux grades supérieurs. Il défendit Roscius Amé- rinus, qu'un affranchi de Sylla voulait faire condamner pour s'approprier ses dépouilles. Tullius ne courait sans doute au- cun danger dans cette plaidoirie , il flattait avec mesure le dictateur, dont l'attention, disait-il, distraite par des occupations trop nombreuses, ne pouvait empêcher les prévarications de quel- ques serviteurs infidèles; mais on lui sut gré, jeune comme il était, d'élever la voix en faveur de l'humanité, qui trouvait rare-

(1) C. Midleton trace dans la Vie de Cicéron ( Dublin, 174), in-8°), l'histoire de ce temps; mais il est partial à l'excès pour son héros. Avant lui, Francesco Fabricîo avait écrit l'ouvrage intitulé Sebastiani Corradi questura et .M. T. (iceronis hislnria, dans lequel il embrasse, en très-bon latin, la défense de l'Arpinate contre Dion et Plutarque. 11 fatigue néanmoins par une allégorie per- pétuelle , alors à la mode, supposant qu'un questeur présente comme monnaie de bon aloi les actions de Cicéron, en opposition à la fausse monnaie des his- toriens grecs. On ne saurait mieux étudier cette époque que dans les lettres de Cicérou, dans l'ordre surtout elles ont été classées et traduites en allemand par C. M. WiKi.wu, Zurich , 1808, 6 vol.; ou Vienne, 1813, 12 vol. in 12, en latin et en allemand. Cu. G. Sciilt/, professeur à léna, a publié la même année un ouvrage important aussi à consulter, sous le titre de : M. Ciceronis (pistola: ad Atticum, ad Q.fratrem, et qua: vulgo ad familiales dicuntur, tempori* ordine dispositi, etc. Il a été réimprimé à Milan en 12 vol. in-8", avec une tra- duction par Cesari et des éclaircissements.

144 CINQUIÈME ÉPOQUE.

ment des défenseurs (1). On se plut à l'entendre reprocher leur iniquité à ceux qui s'étaient enrichis par les proscriptions : main- tenant, s'écriait-il, possesseurs heureux de maisons de plaisance aux environs de Rome, de palais ornés de vases de Corinthe et de Délos, de trépieds valant une métairie, d'argenterie, d'étoffes, de tableaux, de statues et de marbres, entourés d'une foule de cui- siniers, de boulangers et de porteurs de litière, ils se promènent triomphalement dans le Forum.

Pompée jugea donc que sa popularité et l'éloquence de Cicéron le serviraient à souhait pour frapper l'aristocratie. Le sénateur Verres, ami de Métellus et des Scipions, avait passé sa jeunesse dans la débauche; questeur de Carbon dans la guerre civile, il déserta à l'ennemi avec la caisse. Lieutenant de Dolabella, envoyé en Asie pour combattre les pirates, il fit lui-même la course et commit les forfaits les plus atroces. Scaurus , les ayant tous énu- mérés dans un pamphlet, le lui présenta , en le menaçant de se porter son accusateur, s'il ne lui révélait pas tous les méfaits de Dolabella; Verres trahit son chef, et déposa en jugement contre lui.

Epris à Lampsaque de la fille de Philodamus , il ordonne à ses licteurs de la lui amener; mais les frères et le père de la jeune fille repoussent la violence par la force, et provoquent un soulè- vement que les chevaliers et les négociants romains ont beaucoup de peine à apaiser. Peu après, Verres cite Philodamus à son tri- bunal, et l'envoie à la mort. Revenu à Rome en qualité de préteur, il siège comme juge , et se laisse gouverner par une courtisane grecque , Chélidone , et par un infâme favori qui trafiquent des jugements. Qu'attendre d'un pareil homme envoyé en Sicile, avec le titre de proconsul, c'est-à-dire d'arbitre suprême du pays? La siciie. Cette île, malgré tous les maux qu'elle avait soufferts, était en- core la plus florissante des provinces : la première elle avait en- seigné aux Romains combien il est beau de commander à d'autres peuples (2); servant de point de relâche sur la route d'Afrique, elle avait facilité la conquête de Carthage par les approvisionne- ments qu'elle fournissait aux consuls; Scipion, en récompense, lui avait rendu les dépouilles enlevées par les Carthaginois dans les guerres précédentes. Rome, qui tirait de grands avantages de son commerce, la regardait comme le grenier de l'Italie ; en effet,

(1) « Tous ceux que vous voyez assister à cetle cause pensent qu'il faut porter remède à de telles iniquités : la perversité des temps les empêche d'y remédier eux-mêmes. » Pro Roseto Amerino.

(•).) CiflÉRON, in Verrem ,11.

Sicile.

VERRES. ' 145

durant la guerre sociale, outre la fourniture de toiles, de blés et de cuirs, elle avait entretenu, habillé, armé des troupes considéra- bles. Cicéron évalue à trente millions de boisseaux le froment produit annuellement par la Sicile , ce qui représente une valeur de quatre cent cinq millions de francs. Des Siciliens industrieux et riches affermaient de vastes domaines, dans lesquels ils em- ployaient avec profit de grands capitaux; on peut se faire une idée de ce que rapportait l'impôt du vingtième sur les objets de commerce dans une île les ports étaient en si grand nombre , si l'on songe que, du seul port de Syracuse, Verres , suivant Cicé- ron, avait, dans l'espace de quelques mois, tiré douze millions de sesterces. Beaucoup de Romains s'étaient enrichis dans cette province fertile et si voisine , qu'elle pouvait être considérée comme un faubourg de Rome; mais l'amitié des forts est fu- neste. La Sicile avait oublié son ancienne grandeur ; elle était tombée dans cet abîme d'oppression les âmes découragées, avilies, ne trouvant plus même la force de s'indigner et de se plaindre, baisent la main qui les enchaîne (1 ) .

Ce que n'avaient pu faire les guerres des Carthaginois ni celle verrei» ca des esclaves, fut accompli par Verres. Après s'être assuré la fa- veur des Siciliens, en faisant égorger tous ceux des soldats de Ser- torius qui avaient cherché un refuge dans cette île, il disposa de tout selon son bon plaisir. Sous un tel magistrat, la Sicile ne fut pas plus gouvernée par les lois romaines que par ses institutions nationales; personne ne put sauver le moindre objet de prix, à moins de l'avoir dérobé soigneusement à sa rapacité clairvoyante. Durant trois années les jugements n'eurent pour règle que son caprice; il avait des calomniateurs à gages, et c'était lui qui citait, lui qui instruisait, lui qui prononçait. Des propriétés patrimoniales furent adjugées à des étrangers; des amis dévoués de la république, déclarés ses adversaires; des citoyens romains, mis à la torture ou envoyés au supplice ; des criminels, absous à prix d'argent ; les personnes les plus honnêtes, poursuivies et condamnées en leur absence; des ports et des places bien fortifiées, ouverts aux pirates.

(1) Telle est, selon nous, l'idée que l'on peut déduire raisonnablement des éloges ampoulés de Cicéron : Sic porro homïnes nostros diligimi, ut his solts neque publicanus neque negotiator odio sit. Magistratuum autem nostrorum injurias ita muttorum tulerunt, ut nunquam ante hoc lempus ad aram legum, prxsidiumque publico Consilio con/ugerint... Sicamajo- ribus suis acceperunt, tanta populi Romani in Siailos esse beneficia, ut etiam injurias nostrorum hominum perferendas putarent. In neminem ci- vitates ante ( Verrem ) testimonium publiée, dixerunt ; hune denique ipsum pertulissent, si, etc., etc. (In Verrem, II.)

HLST. IN1V. T. IV. 10

7S-71.

ÌACì CINQUIÈME EPOQUE.

Des officiers, dont les troupes s'étaient laissé vaincre parce que Verres ne leur payait pas leur solde, subirent la mort, et des Hottes entières, d'une grande utilité pour la défense des côtes, furent perdues ou vendues honteusement. Nous ne disons rien des violences dont les malheureux Siciliens ne pouvaient sauver leurs femmes et leurs filles.

Sans parler de l'ignorance grossière de Mummius, jamais les Romains n'eurent pour les arts un véritable amour ni un goût éclairé; Cicéron lui-même croit devoir s'excuser de l'estime qu'il fait des ouvrages de peinture et de sculpture (1) ; cependant le prix énorme qu'en donnaient les amateurs, et le déplaisir que témoignaient les villes grecques vaincues en se les voyant ravir, leur avaient appris à les apprécier et à les considérer comme un trophée glorieux pour la ville, comme un ornement dans les palais. Lorsque Pison était proconsul dans l'A ch aïe (nous passons sur les exactions, les actes de tyrannie et de libertinage auxquels des vierges et des matrones ne purent se soustraire qu'en se jetant dans des puits), il dépouilla Byzance des nombreuses statues qu'elle avait conservées religieusement au milieu des plus grands périls de la guerre contre Mithridate ;il n'y eut pas un temple dans la Grèce, pas un bois sacré dont il n'enlevât les simulacres et les orne- ments (2).

La Sicile, grecque elle-même, ancienne résidence de souverains puissants, florissante par le commerce et mère d'artistes illustres, était surtout riche en chefs-d'œuvre. Verres n'eut garde de laisser échapper l'occasion de se procurer une galerie des plus magni- fiques. Avant son arrivée, il avait eu la précaution de s'informer des villes se trouvaient les morceaux les plus estimés; dès lors, au moyen de prix qu'il fixait lui-même, mais le plus souvent par la fraude et la violence, il en dépouilla le pays. « J'affirme, dit « Cicéron, que dans toute cette opulente et ancienne province, « sont tant de villes, tant de familles , tant de richesses, il n'est « pas un vase d'argent, de Corinthe ou de Délos, pas une pierre « précieuse, pas un ouvrage d'or ou d'ivoire, une statuette de « bronze , de marbre ou d'autre matière, pas un tableau sur bois « ou sur toile, qu'il n'ait examiné, sauf à s'approprier ce qui lui « convenait. » Il proteste que ce n'est point de sapart une amplifica- ti) Dicet aliquis : Quid ? Tu ista permagno œstimas ! Ego vero ad meam rationem usumque non œstimo : venant amen a vobis id arbitror spedati oporlere , quanti hxç corum judicio qui studiosi sunt hanan rerum, œsti- mentur, quand venire soleant, etc. {In Yerrem, IV.) (2) Cicero, de Provinciis consiliari bus, i.

VERRES. 147

tion oratoire, un expédient pour aggraver l'accusation; mais qu'il exprime les faits dans toute la précision des termes. Une partie de son accusation contre Verres roule sur les ouvrages d'ari en- levés par ce proconsul, et ce n'est pas la moins intéressante à lire, en ce qu'elle l'ait connaître la multitude des chefs-d'œuvre (1) qui passèrent de l'île ainsi dépouillée dans la galerie de Verres, et les moyens qu'il mit en œuvre pour s'en emparer.

Un jour, ayant remarqué sur une lettre l'empreinte d'un beau cachet, il envoya chercher le propriétaire et se fit donner l'anneau. Antiochus, fils du roi de Syrie , s'était proposé, en venant à Rome pour solliciter la bienveillance du sénat, de faire don à Jupiter Capitolin d'un candélabre digne ; par le travail et la richesse , de la magnificence du donateur et du lieu qui devait le recevoir. Le prince, après avoir débarqué en Sicile,, est invité à souper par Verres, qui étale dans la salle du festin tous ses admirables vases d'argent et une pompe vraiment royale. Antiochus invite à son tour le préteur, et déploie à ses yeux les richesses asiatiques qu'il traîne à sa suite, des vases, des métaux du plus grand prix, une vaste coupe d'une seule pierre précieuse, une aiguière à anse d'or. Verres s'extasie à l'aspect de si beaux ouvrages, et ne tarit pas en éloges; puis, de retour chez lui, il envoie prier le roi de les lui prêter, afin de les montrer à ses orfèvres. Antiochus se rend à à ce désir sans le moindre soupçon, et lui confie jusqu'à ce magni- fique candélabre qu'il conservait si précieusement; mais, quand il est question de restituer, Verres diffère de jour en jour et finit par lui demander effrontément en don les objets qui lui avaient été prêtés. D'abord, le prince refuse, puisse décide à ne réclamer que le candélabre destiné au peuple romain, faisant le sacrifice de tout le reste; mais Verres, sous un prétexte frivole, lui enjoint de sortir de la province avant la nuit.

Il y avait à Ségeste une Diane non moins remarquable par la beauté du travail que vénérée des habitants. Les Carthaginois s'en étaient jadis emparés; mais PubliusScipion l'avait rendue à la ville. Verres la trouve à son goût, la demande et ne peut l'obtenir ; pour se venger de ce refus, il vexe les habitants et les magistrats, au point d'empêcher l'approvisionnement des marchés. 11 fallut donc, afin d'éviter de plus grands maux, lui permettre d'enlever la statue

(1) Dans le nombre étaient un Apollon et un Hercule de Myron, un Cupidou de Praxitèle; et Syracuse (dit l'orateur dans son exagération ) perdit alors plus de statues qu'elle n'avait eu à regretter d'hommes lors du siège de Métellus. Ili, 9, lu. Voy ., dans les Mémoires de l'Académie des inscriptions et belles-lettres , t. IX, une dissertation de Frangici, intitulée la Galerie de Verres.

10.

US CINQUIÈME ÉPOQUE.

de la déesse; néanmoins, telle était la dévotion qu'on avait pour eette image, qu'il ne se trouva personne à Ségeste, homme libre ou esclave, citoyen ou étranger, pour oser y porter la main. Ver- res fit donc venir du cap Lilybée des ouvriers étrangers, qui la transportèrent pour un prix convenu. Il serait impossible de dire l'indignation des hommes, les lamentations des femmes, qui, ré- pandant sur la statue des huiles odorantes et la couvrant de cou- ronnes, l'escortèrent, au milieu des parfums, jusqu'aux limites de leur territoire ; puis, comme les citoyens ne cessaient de se plain- dre de ce que le piédestal, sur lequel était inscrit le nom de P. Sci- pion, fût seul resté dans leurs murs, Verres donne ordre de l'en- lever également.

L'île entière considérait comme plus sacrée encore la Cérès d'Enna, magnifique symbole de la civilisation répandue par l'a- griculture, et dont les aventures, selon les traditions, avaient eu cette contrée pour théâtre. Sa statue, en marbre, n'échappa point à la convoitise du préteur; les Siciliens s'en montrèrent plus irrités qu'ils ne l'avaient été par les spoliations arbitraires , les jugements iniques, les adultères et les violences.

Ce Verres osa substituer une fête en son honneur à celle que l'on célébrait en commémoration de la prise de Syracuse par Mé« tellus : infortunée Sicile, réduite à fêter ou son vainqueur ou son spoliateur!

Ce qui, plus que tout le reste, excita l'indignation à Rome , ce fut d'apprendre qu'il avait osé faire battre de verges un citoyen. Un citoyen romain, s'écriait Cicéron, a été battu dans le forum de Messine , sans que ce malheureux fît entendre, au milieu des dou- leurs et des coups, un seul gémissement , ni d'autres paroles que celles-ci : Je suis citoyen romain.' Tous frémirent d'horreur au récit d'un fait si odieux, sans songer aux milliers de malheureux entassés dans les ergastules, fustigés jusqu'à la mort, selon le ca- price des maîtres ou des gardiens; mais les esclaves, hommes tout au plus, n'étaient pas citoyens.

Voilà ce qu'un préteur, dans l'espace de trois années, osa faire aux portes de Rome. Personne n'ignorait ses excès criminels, et personne ne l'accusait. Verres expédiait tous les ans à Rome deux navires chargés de butin , et il se vantait hautement d'avoir tant volé, qu'on ne pouvait plus le condamner. Les Siciliens, qui n'osaient s'adresser directement au sénat pour obtenir justice, réclamèrent l'appui de Cicéron ; cependant, même après que l'accusation fut in- tentée, préteurs, licteurs menaçaient ceux qui venaient se plaindre, et empêchaient les témoins de déposer. Malgré ces obstacles, et

VERRES. 149

quoique Verres fût protégé par des personnages considérables, défendu par le fameux Hortensius et par la toute-puissance de l'or, Cicéron osa se charger de l'accuser ; cédant aux instances des Syracusains et des habitants de Messine, il alla recueillir des témoignages, et, bien que Verres mît tout en œuvre pour retar- der le jugement, il présenta l'acte d'accusation. Dans les diverses phases du procès, il déploya toute la puissance et tout le pres- tige de son éloquence. Les sénateurs, dans l'espoir d'éviter les scandaleuses révélations du Forum , se hâtèrent de condamner Verres à l'exil et à restituer aux Siciliens quarante-cinq millions de sesterces, la moitié à peine de ce qu'il leur avait volé.

Mais les discours de Cicéron circulèrent manuscrits ; ils sont restés comme un témoignage des excès de l'aristocratie romaine et pour justifier la haine que lui portaient les provinces. Quelque bien appuyé que fût Cicéron, on doit lui tenir compte de la fran- chise avec laquelle il révéla une foule de prévarications et démas- qua les nobles qui avaient prêté la main aux crimes de Verres ; entre autres, ce Néron qui condamna à mort un père coupable d'avoir défendu contre Verres l'honneur de sa fille. Toute la no- blesse fut donc frappée du même coup, et l'on vit le danger de laisser les sénateurs en possession des jugements.

Cicéron n'avait pas dissimulé au sénat qu'il était nécessaire de frapper Verres d'un châtiment sévère , afin de prouver qu'il ne se laissait pas diriger uniquement par la faveur et la brigue , et qu'il savait aussi condamner un homme perdu de crimes. Après avoir rappelé que Q. Catulûs avait dit, peu auparavant, que les pères conscrits s'acquittaient mal et avec iniquité des fonctions judiciaires , il ajouta que , s'ils les avaient exercées à la satisfaction du peuple romain, on n'eût pas regretté les jugements tribunitiens; enfin, il cita Pompée lui-même qui ayant manifesté , après avoir été nommé consul , l'intention de rétablir la juridiction des tri- buns, avait obtenu des applaudissements unanimes (1). Mais l'avis ne fut pas écouté, et le parti démocratique, dont Pompée était l'i- dole par ses victoires, son caractère et sa popularité, prit de nou- velles forces.

Au lieu d'imiter, au milieu de ses triomphes, le luxe fastueux que l'on voyait afficher à Lucullus et aux autres généraux ou ma- gistrats revenus de l'Asie, Pompée affectait, au contraire, du mépris pour leur conduite, tout en laissant ses amis étaler inso- lemment des richesses mal acquises. Touché de pitié pour le sort descSevâiier'

, in Yerrem, l .

ISO CINQUIÈME ÉPOQUE.

d'Athènes, il donna cinquante talents destinés à sa reconstruction, et fit distribuer aux philosophes de Rhodes, il s'était arrêté pour les entendre discuter, un talent par tête. Lors de l'ouverture solennelle de son théâtre, il offrit au peuple le spectacle de com- bats dans lesquels des éléphants furent mis aux prises, et péri- rent cinq cents lions : moyens infaillibles pour se procurer les bonnes grâces du peuple, qui allait jusqu'à s'apitoyer sur les cha- grins que iui causait l'inconduite de Mucia, sa femme, qu'il se vit contraint de répudier. Son nom fut porté aux nues quand il ré- tablit les comices par tribus; cette mesure rendait au peuple un droit qu'il confond trop souvent avec la liberté, celui de pouvoir la vendre.

Dès ce moment , sa médiocrité , soutenue par les soldats qu'il avait rendus victorieux , par les chevaliers à cause de leurs espé- rances , par le peuple ébloui de ses largesses, passa pour du gé- nie , et tous s'inclinèrent devant sa grandeur. Avec cet appui , il put obtenir que l'élection des tribuns fût rendue au peuple, et que les sénateurs partageassent avec les chevaliers les jugements civils , réforme qui détruisit entièrement l'ouvrage de Svila. La censure même , qu'on avait suspendue durant les guerres ci- viles, fut rétablie, et l'inspection des nouveaux censeurs amena la radiation de soixante-quatre sénateurs, d'oumîê. ^e mt à Ce^e époque que Porcius Caton prit à tache de jeter le blâme à son siècle, de faire revivre le passé , et (Je substituer la loi à l'humanité. Descendant de Caton 1/ Ancien-, sévère comme lui, il avait retrempé son inflexibilité patricienne dans les doctri- nes stoïques qu'il avait apprises d'Antipater de Tyr; dans son enfance, il montra un caractère dur et obstiné, apprenait difficile- ment, mais n'oubliait rien de qu'il avait une Ibis appris. Il eut le bonheur d'avoir pour maître Sarpédon, qui répondait aux ques- tions continuelles de son élève avec une patience que rienne las- sait. Un jour, en se rendant chez Svila, il vit emporter de la mai- son du dictateur des têtes d'hommes éminents, et il demanda à son maître pourquoi personne ne tuait un pareil tyran ; sur sa réponse, que Sylla était encore plus redouté que haï : Que ne me donnes-tu pus une épée, reprit-il, pour que je délivre la patrie .' Les ambassadeurs des alliés italiens s'étant présentés chez Dru- sus, prièrent Caton , qui demeurait alors chez son oncle, d'inter- ceder auprès de lui en leur faveur ; mais il ne répondit pas. Us insis- tèrent ; même silence. Ils le menacèrent alors de le jeter parla fenêtre, et l'y tinrent même suspendu. Sa fermeté n'en fut point ébranlée '.Il est heureux, dirent alors les ambassadeurs, que ce ne

CATON. I B I

50/7 encore qu'un enfant; sans quoi notre demande ne serait cer- tainement pas exaucée.

C'était un de ces hommes aux proportions antiques , qui appa- raissent dans l'histoire, au milieu de leurs concitoyens, comme une ancienne colonnade parmi d'élégantes maisons de plaisance. Il aimait tant son frère Gépion, qu'à l'âge de vingt ans il n'avait jamais sans l'avoir avec lui , ni soupe , ni voyagé , ni fait de pro- menade sur la place publique. Il étudiait l'éloquence , mais sans songer à en faire étalage; quand on lui disait que les citoyens blâmaient son silence, il répondait: Il me suffit qu'ils ne blâment pas ma manière de vivre; d'autres fois : Je commencerai à parler quand je saurai dire des choses qui méritent d'être écoutées.

La futilité des reproches qu'on lui faisait prouve combien il était au-dessus de la corruption générale; le peuple en rendit té- moignage lors desjeux Floraux , lorsqu'il attendit, pour demander une danse obscène, que Caton se fût retiré. Le tribun Glodius , cet homme sans mœurs , qui voulait bannir de Rome tout sentiment honnête, saisit un prétexte pour envoyer Caton dans l'île de Chypi '< comme le seul citoyen dont l'intégrité le gênât; on disait ans si proverbialement : Je ne le croirais pas, quand même Caton le dirait.

Appelé à la questure, il fit d'une charge qui avant lui n'était qu'un titre aux dilapidations , une magistrature honorable ; il ac- quitta les dettes du trésor envers les particuliers, mais exigea jusqu'à la dernière obole le payement de celles des particuliers envers le trésor. Ayant trouvé les quittances données aux sicaires et aux espions du temps deSylla, il les dénonça et les contraignit à rapporter l'argent reçu pour leurs méfaits. Le roi galate Déjo- tarus lui offrit des présents considérables pour qu'il se chargeât de la tutelle de ses fils; mais il la refusa, et ne voulut pas que ses amis l'acceptassent. Imitant avec ostentation les anciens usa- ges , il allaita pied, tandis que sa suite venait derrière lui achevai. Il accostait le premier venu pour s'entretenir familièrement avec, lui; on le voyait même, dans sa preture, traverser la place en simple tunique, nu-pieds comme un esclave, et siéger sur son tribunal. Toujours et partout d'une implacable sévérité, il repre- nait indistinctement tout le monde, même sur les choses d'une importance minime.

Cicéron se plaint plus d'une fois de son inflexible austérité , en disant qu'il avait pris l'habitude de s'exprimer comme s'il eût vécu dans la république de Platon, non au milieu de la populace de Home; il le tourna même en ridicule dans son discours pour Mu-

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réna (1); mais Caton , après l'avoir entendu, se contenta de dire : IS'ous avons un consul bien facétieux ! Il était assidu au sénat, et remplissait ses fonctions exactement,

(1) Cicéron dans cette harangue, lui reproche sa sévérité stoïque , et bien que l'orateur manque de sincérité, comme il lui arrive trop souvent, il est bon de rapporter ses paroles, pour montrer l'opinion vulgaire sur les stoïciens.

« La nature t'a formé, 0 Caton, à l'honnêteté, à la gravité, à la tempérance , à la grandeur d'âme, à la justice, pour exceller dans toutes les vertus. Tu joins à cela une doctrine, non pas douce et modérée, mais à mon avis, tant soit peu plus roide et plus âpre que ne le comporte la vérité ou la nature. Comme je ne parle pas devant une multitude ignorante ni dans une réunion de gens grossiers, je m'expliquerai avec quelque liberté sur les penchants que la nature a mis en nous ; vous les connaissez comme moi, et ils ne vous sont pas moins chers qu'à moi-même. Sachez, ô juges, que les nobles et divines qualités que vous admirez dans Caton lui appartiennent en propre ; celles que parfois nous reprenons en lui, il les tient non de lui-môme, mais de l'école. Il a existé jadis un certain Ze- non, homme d'un grand esprit , dont les sectateurs se nomment stoïciens. Voici quels sont leurs préceptes et leurs opinions. Le sage ne doit jamais se laisser émouvoir, il ne doit pardonner à aucun tort ; la miséricorde ne convient qu'à l'é- tourdi ou au fou ; il ne sied pas à l'homme de se laisser apaiser. Les sages seuls sont beaux , quelles que soient leurs difformités ; riches , quelle que soit leur pau- vreté ; réduits en servitude, ils sont rois dans l'esclavage. Nous autres, qui ne sommes pas des sages, nous sommes, selon eux, des fugitifs , des exilés, des in- sensés. Toutes les fautes sont égales, tout manquement pst un odieux forfait, et celui qui égorge un poulet est aussi coupable que celui qui tue son père. Le sage ne se règle point sur l'opinion, ne se repent de rien, ne se trompe sur rien, ne change jamais d'avis.

« Séduit par les ouvrages de savants écrivains, Caton, ce citoyen d'un esprit si distingué, a embrassé ces doctrines , non comme sujet de discussion, ainsi que d'autres le font, mais comme règle de sa vie. Les publicains réclament-ils quelque chose, il a bien soin que l'amitié n'y soit d'aucun poids. Des infortunés, des misérables se présentent-ils en suppliant , tu serais un scélérat, un monstre d'iniquité, si tu cédais à la compassion. Quelqu'un s'avoue-t-il coupable et implore-t-ilson pardon, ce serait un crime que de le lui accorder. Mais la faute fut légère? Tous les délits sont égaux. L'erreur est moins dans le fait que dans l'opinion? Le sage n'a pas d'opinion. Vous êtes-vous trompé sur quelque point, il pense que vous parlez avec malice. Telles sont les consé- quences de celte doctrine. 11 prétend qu'il est d'un méchant homme de débiter des mensonges, honteux de changer d'avis ; que c'est un tort de céder, un crime de s'attendrir.

•> Ceux, au contraire, qui partagent notre manière de voir (car je vous avouerai que dans ma jeunesse, me défiant de mon esprit , j'ai cherché les secours de la doctrine), ceux-là, dis-je, disciples modérés de Platon et d'Aristote, affirment que la grâce a quelque valeur auprès du sage; que c'est le propre d'un homme de bien de s'apitoyer ; qu'il y a différentes classes de délits, et que les peines doivent être différente5;; que l'homme le plus ferme ne doit pas exclure le pardon; que le sage lui-même a une opinion sur ce qu'il ne sait pas avec certitude ; qu'il s'irrite parfois, se laisse toucher et fléchir; il revient sur ce qu'il a erré; parfois il modifie son opinion , parce que la véritable vertu doit éviter l'exagération et rester dans un certain milieu.

CRASSUS. 153

sans pour cela négliger les affaires de ses clients ; sollicitant le consulat, il ne voulut pas se livrer aux brigues ordinaires, et se vit repoussé. Cicéron l'en blâma, lui reprochant, alors que la ré- publique avait si grand besoin d'un homme comme lui, de ne pas avoir fait assez d'efforts pour arriver à un poste dans lequel il aurait pu la servir utilement.

Une fois, comme il sortait de la ville , il rencontra Métellus Né- pos, homme déconsidéré et vendu à Pompée, qui accourait pour briguer une charge. Caton revint aussitôt sur ses pas pour de- mander le tribunat, et jura qu'il se ferait l'accusateur de qui- conque donnerait un denier pour acheter des votes. Il fit telle- ment honte à Clodius , que cet homme souillé de crimes sortit de Kome; comme Cicéron le remerciait de ce service : Remercies-en la cité, dit-il, car je n'agis que dans son intérêt.

Il avait pourtant son côté faible : blessé de s'être vu préférer Métellus par celle qu'il désirait épouser, Caton le poursuivit de satires virulentes; il céda à un ami, pour l'obliger, Marcia sa femme , et la reprit lorsqu'elle fut devenue riche. C'est ainsi que, chez les anciens, les vertus étaient vacillantes et ne brillaient que par éclairs. En outre, son engouement pour le passé ne lui per- mettait pas de voir les améliorations dont le présent était suscep- tible ; du reste, bien qu'il s'obstinât à faire rétrograder l'humanité, il réussit quelque temps à suspendre le mouvement qui pouvait la bouleverser.

Crassus était d'un caractère tout opposé. D'abord , il favorisa crassi» Marius ; mais lorsque ses parents tombèrent les victimes de ce général , il abandonna son parti pour se donner tout entier à Sylla, à qui son dévouement fut loin d'être inutile; il voyait pour- tant de mauvais œil la prédilection que le dictateur semblait mon- trer pour Pompée. Les biens confisqués dont il s'était rendu ac- quéreur durant les proscriptions avaient porté sa fortune de trois cents à sept mille talents (trente-neuf millions) ; il fallait, selon lui, pour être en droit de se dire riche , pouvoir entretenir une armée à ses frais. Il avait chez lui cinq cents esclaves , architectes et maçons; après des incendies ou des démolitions (les uns et les autres étaient fréquents à cette époque"), il achetait les terrains, bâtissait, et achetait pour revendre. Il louait aussi à un prix élevé ses autres esclaves, comme écrivains, banquiers, économes,

« Que si le hasard comme ta nature elle-même, ô Caton, t'avait dirigé vers des maîtres de cette sorte, tu n'en serais pas meilleur sans doute, ni plus fort, ni plus modéré, ni plus juste; cela ne serait pas possible, mais tu aurais un peu plus de propension à la mansuétude. » (Pro h. Murena.)

Osar.

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lo4 CINQUIÈME EPOQUE.

cultivateurs ; voyant qu'il ne pouvait rivaliser avec Pompée en succès militaires, il chercha à se faire autrement des amis. Ex- cellent orateur, il se tenait prêt à défendre toutes les causes; lorsque Marc-Antoine, Hortensius, César, Cicéron, gardaient le silence, il se levait et prenait la parole. Grâce à son éloquence , qu'il mettait à la disposition de quiconque avait besoin d*un avocat, il augmentait beaucoup son crédit. Sa maison était tou- jours ouverte à ses amis, qu'il traitait avec une frugalité de bon goût et une politesse enjouée. S'ils avaient besoin de suffrages pour arriver aux charges, il les aidait de son influence; il prêtait de l'argent sans intérêt; mais, au jour convenu, il réclamait le payement avec une rigoureuse exactitude.

Il est vrai qu'à travers l'éclat qui l'entourait, perçait quelque chose de mesquin, et qui décelait le parvenu; comme il se plai- sait beaucoup à la conversation du Grec Alexandre , il l'emmenait avec lui à la campagne, et lui prêtait pour le voyage un chapeau qu'il lui reprenait au retour.

Quoiqu'il en soit, il s'était formé un parti puissant dans un pays tout se vendait. Durant la guerre des esclaves, beaucoup de citoyens l'accompagnèrent par attachement ; or, comme il n'é- tait ni un ami constant ni un ennemi irréconciliable, il faisait pencher la balance du côté il se rangeait.

Tous ces personnages étaient dépassés de bien loin par Jules César, un des plus grands hommes de l'antiquité. Il se vantait de descendre de Vénus et d'Ancus Martius, des dieux et d'un roi , origine qui lui permettait d'aspirer à tout sans témérité. Débauché , audacieux, aimé des femmes, coureur d'aventures comme tous les jeunes patriciens de son temps, plus prodigue qu'eux tous, il vendait ou empruntait pour donner et se faire des amis; cette prodigalité alla si loin, qu'avant d'avoir obtenu aucune charge , il devait mille trois cents talents (sept millions). Il s'enveloppait avec une négligence affectée dans sa toge mal attachée ; bien qu'il fût affligé d'une maladie nerveuse, sa taille sòuplè et vi- goureuse, son œil d'aigle, sa hauteur naturelle, révélaient l'homme capable de fortes résolutions et d'actes énergiques. A l'âge de dix-sept ans, il osa désobéir à Sylla, qui voulait lui faire répudier sa femme ; ce qui lui valut d'être proscrit par le dictateur, qui finit cependant par accorder sa grâce aux supplications de la noblesse et des vestales elles-mêmes, en leur disant : Dans cet enfant mal accoutré, j entrevois plusieurs Marins. Son coup d'oeil exercé lui faisait deviner le coup décisif que César devait porter à l'aristocratie.

CÉSAR. 155

Soit que César dédaignât le pardon , ou qu'il s'en défiât , il se réfugia. Sf) Asie jusqu'à ce que l'orage fût passé. Tombé dans les mains des pirates , loin de se montrer effrayé, il les maltraitait et les menaçait, comme s'il eut été leur chef , non leur prisonnier. Ils avaient fixé sa rançon à vingt talents : C'est trop peu, leur dit-il ; vous en aurez cinquante , mais une fois libre, je vous ferai mettre en croix. Et il leur tint parole.

De retour à Rome, il se déclara l'adversaire des partisans de Sylla; pour son début, il accusa de concussion Cornélius Dola- bella, ex-gouverneur de la Macédoine, personnage consulaire et triomphateur. Dolabella avait assez pillé pour trouver des défen- seurs. Q. Hortensius et C. Aurélius Cotta, orateurs des plus célè- bres, lui prêtèrent l'appui de leur parole; mais les hommes ins- truits admirèrent l'esprit du jeune César, dont une éducation soignée avait développé les heureuses qualités. Le peuple applaudit au courage avec lequel il soutenait la cause de la justice et les Grecs opprimés contre les magistrats romains; c'est ainsi qu'il s'annonça comme le défenseur de l'humanité entière contre les fauteurs de la tyrannie privilégiée de Rome.

Une fois entré dans la voie politique, il punit les sicaires de Sylla, sans avoir égard aux ordres qu'ils avaient reçus du dicta- teur; il se déclara le protecteur de quiconque était opprimé , et, durant sa questure, il aida les colonies latines à recouvrer les droits dont Sylla les avait dépouillées en partie. Les barbares, les esclaves même étaient l'objet de son attention, et si, comme édile, il offriteti spectacle au peuple trois centscouples de gladia- teurs, il ne lui laissa point l'atroce satisfaction de les voir expirer. Bien que les femmes romaines , révérées dans la famille , ne fussent rien dans la cité, selon l'ancienne constitution, il rendit des honneurs publics à sa tante Julia, veuve de Marins, et à sa femme Cornélie, et prononça leur éloge funèbre dans le Forum ; il commença, en un mot, à entr'ouvrir les barrières de la cité romaine, que l'empire et le christianisme devaient bientôt ren- verser, pour admettre l'humanité entière.

Comme édile, il fit réparer la voie Appienne presque entière- ment à ses frais; afin que l'on pût voir commodément les jeux Mégalésiens, il éleva un vaste théâtre en bois, avec sept rangs de sièges , ce qui, joint à la splendeur du spectacle et à la quantité des gladiateurs, lui gagna la faveur du peuple. Dans les funé- railles de Julie , il osa exposer aux regards l'effigie de Marius; puis, se voyant appuyé par la plèbe , il fit relever les statues et les trophées du vainqueur des Cimbres, que l'on retrouva un

Misères de

156 CINQUIÈME ÉPOQUE.

matin au Capitole, d'où ils avaient été enlevés sous Sylla. Les amis des arts admiraient le fini de ces ouvrages, le peuple en pleurait de joie; les nobles frémissaient, accusant César d'aspirer à la même puissance que Marius , et Catulus s'écriait en plein sénat : Ce ri est plus par des voies détournées . mais à ciel ouvert, que César attaque la république. Cicéron disait : Je prévois en lui vn tyran; mais, quand je le regarde, avec cette coiffure si soi- gnée, se gratter la tète du doigt, je ne saurais croire qu'un pareil homme songe à renverser la république.

CHAPITRE XII.

SITUATION DE L'iTALlE. CATIL1KA.

Tels étaient les principaux personnages à côté desquels s'agi- îitaiic. tait un peuple malheureux. Les funestes exemples d'un pouvoir illimité ne permettaient plus d'apprécier les avantages d'une liberté jalouse, outre qu'ils inspiraient de la hardiesse aux soldats, dé- sormais les instruments dociles des chefs qui , durant des années, les avaient guidés à la victoire. A la suite des guerres civiles et des proscriptions, les biens avaient changé de maîtres, dont les seuls titres étaient l'injustice et l'usurpation. Les expéditions d'Asie introduisirent un luxe corrupteur, que l'on entretint par l'oppres- sion des pauvres et le pillage des provinces. La vénalité des magis- tratures obligeait les nobles à se grever de dettes pour les obtenir, sauf à s'indemniser comme ils pourraient dans les provinces ou dans les tribunaux.

La plèbe s'était habituée , durant des guerres prolongées , à la licence, au luxe, au vol; revenue chargée de butin, elle avait prodigué son argent avec l'insouciante profusion de gens qui ont acquis sans peine. Retombée ensuite dans son indigence première, elle n'en sentait que plus vivement les privations , enviait les riches, et aspirait après de nouvelles guerres, de nouveaux trou- bles , incapable tout à la fois de posséder et de souffrir que d'au- tres possédassent. Le grand nom de Rome, qui avait confondu patriciens et plébéiens dans la gloire commune , perdait son prestige depuis que Marius et Sylla, poussant les citoyens les uns contre les autres , avaient amené chacun à se regarder, non comme membre d'une même république, mais comme l'instrument d'un parti.

SITUATION DE L'ITALIE. 1 157

Les largesses de Sylla avaient eu pour effet de rendre toute pos- session incertaine et périlleuse , et ses créatures s'étaient enrichies par les confiscations , par les procès , par l'assassinat (1). Les Ita- liens, d'abord expulsés des champs paternels, puis réduits à l'ex- trémité par Sylla , mendiaient sans asile au milieu des domaines qu'ils avaient possédés ; dans les montagnes erraient des pâtres qui s'étaient dérobés à leurs maîtres avec leurs troupeaux, et des gladiateurs fugitifs prêts à vendre chèrement leur vie ; ceux qui avaient moins de fierté dans l'âme aftluaient à Rome pour vendre leur suffrage , et vivre des distributions publiques, en laissant les campagnes sans habitants. Le pays des Volsques, d'où nous avons vu sortir des armées si nombreuses, était désert au temps de Tite-Live ; on n'y rencontrait que les esclaves et les garnisons des Romains (2). Il en était de même du territoire des Éques, du Sam- nium, de la Lucanie, duBruttium (3).

Et qu'on ne croie pas que l'Italie fût repeuplée par les colonies fondées en si grand nombre. D'abord certains municipes accep- taient ce nom par pure adulation , ou pour ressembler davantage à la métropole (4); mais, en réalité, ils ne recevaient d'elle niémi- grants ni soldats. Lors même que l'on envoyait des habitants au dehors, c'était la lie de Rome; ces misérables, après avoir invo- qué la loi agraire et réclamé des champs, étaient à peine arrivés à leur destination , qu'ils regrettaient l'oisiveté voluptueuse de la cité, on leur fournissait du pain et des spectacles; ils vendaient à vil prix le terrain qu'on leur avait donné, et retournaient à leur fastueuse misère. Ainsi faisaient les vétérans, auxquels on accor- dait en récompense de leurs services , non pas une partie des im- menses domaines des riches, selon le vœu des Gracques, mais l'au- torisation de dire au paisible cultivateur : Va-t'en, le petit champ qui nourrit ta famille est à moi (5). Ce bien si facilement acquis ne

(1) Suivant Cicéron, un Roscius fut assassiné, et l'autre accusé de parricide par un favori de Sylla, qui convoitait leur héritage.

(2) Tite-Live, VI.

(3) Strabon, VI, passim.

(4) Aulu-Gelle, XVI, 13. Tacite, Ann., XIV, 27. Maffei, Verona illu- strata, V. Denina, Revoluzioni d'Italia, II, 6.

(5) Nos patrix fines et dulcia linquimus arva ; Nos patri am fugimus

Impius fixe tam culta novalia miles habebit ! Barbaries has segeles ! En quo discordia cives Perduxit miseros ! En queis consevimus agros!

0 Lycida, vivi pervenimus, advenu nostri

Ì58 CINQUIÈME EPOQUE.

tardait pas à être dissipé; expropriés par les usuriers, les vété- rans revenaient à Rome aussi pauvres qu'auparavant, plus vicieux seulement et plus incapables de travail, ne rêvant que combats, troubles et proscriptions.

Dès lors il était facile à ceux qui n'aliénaient pas leurs biens , d'acquérir de vastes propriétés. Les terres qui ne restèrent pas aux premiers concessionnaires furent réunies en domaines , ce qui fit disparaître la classe la plus utile , celle des paysans libres et des petits propriétaires; ainsi, les contrées dont la conquête avait valu, deux siècles auparavant, les honneurs du triomphe à d'illus- tres généraux devinrent l'héritage de simples particuliers (1). Chevaliers et sénateurs cherchaient à retirer de leurs immenses propriétés le plus grand revenu possible; dans ce but, ils les con- vertissaient en pâturages, dont l'exploitation n'exigeait qu'un petit nombre de bras.

Quiconque élevait un drapeau au milieu d'une si grande con- fusion était sûr d'entraîner à sa suite une multitude désireuse de changer l'ordre de choses présent. Celui qui aurait voulu, non pas hasarder une émeute , mais faire une révolution , ne pouvait la commencer que par un bouleversement total de la propriété; il devait afficher de nouvelles listes de proscription contre ceux qui avaient profité des premières, déchaîner toutes les vengeances, inonder l'Italie de sang. Mais ensuite? Les possesseurs illégitimes une fois dépouillés , à qui rendre les terres usurpées? La guerre , la proscription, lamisère avaient fait périr une partie des proprié- taires primitifs ; les autres, oubliés, vivaient entassés dans les loge- ments insulabres de Rome, se mêlaient aux agitations du Forum , se nourrissaient des distributions publiques, ou faisaient entendre tout au plus quelque misérable plainte, que la désunion affaiblis- sait encore, contre la force qu'on s'était habitué à considérer comme un droit.

César songeait à améliorer la position de ces infortunés , soit

par bonté naturelle, soit par un calcul de cette ambition qui lui

faisait désirer d'être plutôt le premier dans un village que le second

dans Rome. Après avoir abattu l'orgueil des nobles, en punissant

Accusation les sicaires de Sylla, il atteignit les chevaliers en accusant Rabirius,

Rablruw. leur agent, lequel, quarante ans auparavant, avait tué le tribun

(Quod nunquam verili sumus) ut possessor agelli Diceret : Ilac me a sunti veleres, migrale, coloni.

( Ville, Eclogx.)

(I) Tóxs txèv iroAi/via, v\w xwfxai, xtyj«iç îoiwtwv. (Stkabod, V.)

SITUATION DE i/lTALIE. Ì 59

Apuléius Saturninus au moment le sénat appelait tous les ci- inyens à s'armer pour Marins et Flaccus. Il s'agissait donc, dans cette accusation , d'enlever au sénat le droit de conférer aux con- suls la plénitude de pouvoirs extraordinaires, c'est-à-dire le droit de vie et de mort, même sur les tribuns, dont l'opposition cessait lorsqu'on proclamait la loi martiale.

Chevaliers et sénateurs, apercevant le péril commun, se réuni- rent, et payèrent Cicéron pour qu'il se chargeât de défendre l'in- culpé; mais l'éloquence qu'il déploya, ses invectives chaleureuses contre les perturbateurs du repos public , les louanges qu'il prodi- gi! a à Marius , dont la mémoire était toujours chère au peuple (1), n'auraient pas suffi pour sauver le coupable, si Métellus Celer n'avait enlevé du Janicule l'étendard qu'on y arborait quand le peuple délibérait au champ de Mars. Aussitôt qu'il disparaissait, l'assemblée était dissoute (2). César comprit que le fruit n'était pas encore mûr.

Le tribun Rullus Servilius conçut aussi le projet de porter un LoIdeRuHlw. remède au mal universel, en proposant des lois agraires modelées su r les précédentes. A cet effet , il envoya des décemvirs élus, non plus* par les trente-cinq tribus, mais seulement par dix-sept, comme lorsqu'il s'agissaitde nommer les augureset les pontifes (3). Ces décemvirs avaient le droit de vendre les terres du domaine public en Italie , et, hors de l'Italie, celles qu'on avait conquises depuis le premier consulat de Sylla. On mettait à l'encan la ferme des impôts que payaient ces biens , et, avec le capital obtenu, on devait acheter des terres en Italie, les coloniser et rétablir ainsi la petite propriété. Comme compensation , la loi de Rullus confirmait toutes les ventes du domaine public depuis l'année 82 (av. J.-C.) c'est-à-dire celles qui s'étaient faites sous Sylla, ainsi que les usur- pations. Les riches s'effrayèrent à la pensée de voir leurs propriétés soumises aux investigations du représentant du peuple ; ils eurent donc de nouveau recours à Cicéron , qu'ils excitèrent à repousser la loi. Et lui, quoiqu'il eût déclaré hautement, en acceptant la magistrature suprême, qu'il voulait être un consul populaire, se hâta de mettre à leur service son éloquence passionnée pour coin- Ci) C. Marium quem vere patrem pat rue , parentem, inquam, vestite li- berlatis atque hujusce reipubliccc possimus dicere. (Cic Pro Rabirto, 10.)

(2) Dion, 129. Voyez le plaidoyer de Cicéron, Pro Rabirio, et Michelet, Histoire romaine, ouvrage dans lequel sont si bien retracés ces faits importants, que le commun des historiens a laissés inaperçus.

(3) Cicéron, avec la subtilité d'un rhéteur, jette de la confusion sur ces lois, dont il ne fait qu'une question de personnes.

160 CINQUIÈME ÉPOQUE.'

battre Rullus. Pour flatter la multitude, il dit que les Gracques étaient d'illustres citoyens d'un esprit supérieur, de chauds amis des plébéiens, dont les avis, la sagesse , les lois avaient contribué beaucoup à l'affermissement de la république (1) ; il caressa l'or- gueil des Romains en exaltant la grandeur de leur puissance, mais jamais Rome, disait-il, n'avait acheté à prix d'argent l'emplace- ment de ses colonies, et il était indigne d'une mère aussi illustre de transplanter ses enfants sur des terres acquises autrement que par le droit du glaive. Il s'attacha notamment à leur démontrer que l'on en viendrait , par la loi proposée, à diviser des terres qui avaient été le théâtre de glorieuses victoires (2), entre autres la Campanie , ces délices du monde , et les terres d'où provenaient les blés qu'on distribuait au menu peuple. Ce dernier argument l'emporta sur tous les autres près de cette multitude qui craignait, avant tout , pour sa subsistance. Habile à mettre en jeu tous les subterfuges, tous les préjugés, il affirma que Rullus , odieux et fa- rouche tribun , était bien loin de l'équité et de la modération de Tibérius Gracchus. Cette loi agraire , selon lui , ne livrait des champs aux plébéiens que pour leur ravir la liberté; elle enrichis- sait des particuliers , pour dépouiller le public. Et comme les Ro- mains avaient en horreur le nom de roi , il prétendit que la loi

(1) Il dit au contraire dans les Offices : Tib. enini Gracchus, P. films, tamdiu laudabitur dum memoria rerum romanarum manelrit; at ejus filii nec vivi probantur bonis , et mortili numerum oblinent jure cœsorum. Et dans la harangne sur la Réponse des Aruspices : Tib. Gracchus convellit statimi civilatis. Qua gravitate vir! qua éloquent ia ! qua dignitate ! nihil ut a patris avique Africani precslabili insignique virtute, prxterquam quod a senalu desciverat, dejlexisset. Secutusest C. Gracchus. Quo ingenio! quanta vi .' quanta gravitate dicendi ! ut dolerent boni omnes, non illa tanta orna- menta ad meliorem menlem voluntalemque esse conversa.

(2) « On vous fait vendre les champs d'Aitale et des Olympiens, que les vic- toires de Servilius, homme d'un si grand courage, ont r unis aux possessions du peuple romain; puis les domaines royaux de la Macédoine acquis en partie par la valeur de Flaminius, en partie par celle de Paul-Emile, vainqueur de Persée; puis la riche et fertile campagne deCorinthe, qui vint accroître les re- venus du peuple romain, grâce à la fortune et aux armes de L. Munimius; en oulre, les terres d'Espagne près de Carlliage, dues à l'héroïque valeur des deux Sci pions ; puis la vieille Carthage elle-même, sans maisons ni murailles , qui, soit pour signaler le désastre des Carthaginois, soit en témoignage de notre victoire, ou par quelque motif religieux, fut consacrée aux dieux par Publius l'Africain. Une fois que seront vendus ces apanages, glorieux ornements avec lesquels vos pères vous ont transmis la république, on vous fera vendre les champs que le roi Mithridate posséda dans la Paphlagonie, dans le Pont, dans la Cappa- doce. Comment ne suivent-ils pas l'armée de Pompée avec le crieurdes enchères, ceux dont le projet est de vendre les champs mêmes sur lesquels il combat, à l'heure qu'il est ? » (De Lege agraria, l.)

SITUATION DE L'ITALIE. 161

agraire ferait dix rois des dix tribuns; que leur projet était d'ériger une nouvelle Rome, rivale de l'ancienne, dans Capoue qui, na- guère encore , avait osé demander que l'un des consuls fût Cam- pameli; cette Capoue qui, fière de sa position, de la fécondité de son territoire, se raillait de Rome, bâtie sur des collines et dans des vallées, avec ses rues tristes, ses étroits sentiers et sa cam- pagne sans culture (I). Tels furent les moyens auxquels il dut le gain de sa cause.

Un autre tribun, Roscius Othon , proposa d'assigner aux che- valiers une place distincte dans les jeux. Les plébéiens en furent tellement irrités , que l'on allait passer des huées à la force ou- verte , quand Cicéron reparut à la tribune , et parla si éloquem- ment, confondit si bien l'ignorance de la populace, qui osait faire du tumulte alors même que jouait le grand comique Roscius (2), que la loi d'Othan finit par être votée.

On peut dire avec vérité que les chevaliers devaient à Cicéron la position qu'ils occupaient, puisqu'il n'avait cessé de travailler à leur élévation ; bien plus , il fit de ce corps, lorsqu'il fut parvenu au consulat, un ordre intermédiaire entre les sénateurs et la plèbe. En retour, les chevaliers lui prêtaient leur appui, et, grâce à eux, le peuple faisait abandon à l'habile orateur de ses propres intérêts, de ses plaisirs , même de ses vengeances. Sylla avait décrété que les fils des proscrits resteraient exclus du sénat et des honneurs publics. Ces infortunés s'efforçaient d'obtenir l'abrogation de cette loi inique; Cicéron s'y opposa , non à titre de justice , mais en dé- montrant qu'il était inopportun de relever le parti vaincu, dont la première pensée serait une pensée de vengeance. Il conseilla donc aux réclamants de se résoudre à souffrir pour l'avantage com- mun, et il les invita à supporter patiemment une injustice utile à la république, qui, se gouvernant par les décrets de Sylla, se trouverait ébranlée s'ils étaient abrogés. Il laissa entendre qu'en donnant des charges ù des hommes honorables sans doute

(1) Le jugement porté par Cicéron, dans son discours contre Rullus, sur l'in- fluence des sites, mérite d'être remarqué : « Les mœurs des hommes n'ont pas tant pour causes la race et la famille, que les influences résultant du lieu et de la manière de vivre. Les Carthaginois sont déloyaux et menteurs, non par l'effet du sang, mais par la nature du lieu : en effet, les ports, et la fréquentation de marchands et d'étrangers aux langages divers, les conduisent du désir du gain à la tromperie. Les montagnards liguriens, durs et agrestes, ont été façonnés par leur sol, qui ne produit rien qu'à force de culture et de travaux pénibles. Les Campaniens sont orgueilleux, par suile de la bonté de leur territoire, de l'abon- dance de ses fruits, de la distribution et de la beauté de leur ville. »

(2) Macrobe, Saturn., II, 10. Voy. les harangues contre Rullus et Pison.

HIST. toit. T. IV. Il

".atllinn.

102 CINQUIEME ÉPOQUE.

et dignes de les obtenir, mais réduits à une condition de fortune précaire, il serait à craindre qu'ils ne cherchassent à réparer leurs pertes (1). Tl triompha cette fois encore, et ceux qu'avaient enri- chis les confiscations de Sylla se rassurèrent; mais des plaintes arrières s'élevaient contre l'homme qui s'était fait le fauteur de ceux qui , plus que tous les autres, avaient grossi leur fortune dans les révolutions précédentes , et que l'on appelait les sept tyrans : c'étaient les deux Lucullus, Crassus, Catulus, Hortensius, Métellus et Philippe.

Quand les voies légales sont fermées, que reste-t-il pour réfor- mer l'État? La révolte. Ce fut aussi par la révolte et par l'effusion du sang que le sénateur Lucius Sergius Catilina songea à se frayer un chemin à la souveraine puissance. Homme d'un esprit cultivé, d'un caractère énergique, dévoué à ses amis, mais de moeurs dé- pravées, tout jeune encore il s'était épris d'Aurélia Orestilla, veuve d'une grande beauté et sans fortune ; pour la posséder, il se débarrassa d'un beau-fils qui le gênait, et, plus tard, il épousa une fille qu'il avait eue d'elle. Invincible à la fatigue, hardi par- leur, prodigue du sien , avide des richesses d'autrui , plein de ruse et de dissimulation, non moins propre à l'action qu'au conseil , il nourrissait une ambition démesurée, et les heureux succèsde Sylla encourageaient ses espérances.

II s'était signalé sous le dictateur par son audace à exécuter et même à outre-passer les ordres qu'il avait reçus; aussi, par- venant aux premières dignités , il avait été questeur, lieutenant dans plusieurs guerres, enfin préteur en Afrique. Ses concussions n'avaient pas suffi à ses prodigalités, et il était perdu de dettes; dans une pareille situation, n'ayant ni assez de puissance ni assez de richesses pour faire oublier ses assassinats et ses incestes, il cherchait à renverser la république , pour s'élever sur ses ruines.

A force de prêter son argent , son appui , son bras et même ses crimes, il s'était fait une foule d'amis : quelques-uns honnêtes, séduits par certaines apparences de vertus; la plupart plongés dans le vice , en proie à la misère , aiguillonnés par l'ambition ou l'ava- rice; \étérans de Sylla ruinés, fils de famille qui avaient consumé d'avance leur héritage; Italiens dépossédés et provinciaux obérés; gens faisant métier de vendre leur témoignage en justice , ou leurs bras dans les luttes civiles, qui voyaient les riches d'un œil jaloux,

(1) Il s'en vanta plusieurs années après : Ego adolescentes fortes et bortos, sed usos ea conditione fortunée, ut si essent magistratus adepti , reipu- blicx statum convulsuri viderentur . . , coin itiorum rat ione privavi, ( In PiaoH.,tl.)

CAT1LINA. |(5,rj

et n'attendaient qu'un signe pour se jeter sur leni1 proie. Catilina devait l'ascendant qu'il exerçait sur ses familiers , à son énergie età une connaissance profonde de son époque. Gicéron lui fait dire : Je vois dans la république une tête sans corps, et un corps sans tête; or, je serai cette tête (1).

Les bruits les plus sinistres sur le compte de Catilina et des siens circulaient accueillis par le vulgaire, toujours prêt à attribuer des infamies ou des atrocités aux associations secrètes, et propagés par les riches, dans le désir de lui faire perdre tout crédit. Ils scel- laient leurs serments, disait-on, en buvant le sang l'un de l'autre; ils avaient retrouvé l'aigle d'argent de Marins, et lui offraient des sacrifices humains. Le chef envoyait ses sicaires assassiner tel ou tel, uniquement pour les exercer au meurtre; il voulait mettre le feu aux quatre coins de Rome, et massacrer la plupart des séna- teurs. Ces bruits de basses et inutiles atrocités ne méritent guère confiance, d'autant plus que des personnages de haut rang, sénateurs et chevaliers, prirent part à la conjuration : tels que Antonius Gétus, qui fut déposé du consulat; Cnéus Pison, d'une famille illustre; un Céthégus; deux Sylla, fils du dictateur; un Bestia; Lentulus Sura , qui se vantait d'être , après Cinna et Sylla, le troisième Cornélien à qui les livres sibyllins avaient promis l'au- torité suprême; enfin, pour passer sous silence beaucoup de

(1) Tum énim dixit, duo corpora esse reipublicœ , unum debile infirmo capite, allerum firmimi sine capite : fniic, cum ita de semerilum esset, caput se vivo non de/ulurum. (Cic, prò L. Murena, 25.) II est représenté cornine un monstre dans les Catilinaires de Cicéron, et de même dans Saliuste; mais lt> premier dépeint ainsi son caractère (Pro Castio, 5) : •<■ lient, comme il vous en souvient, plusieurs caractères des hautes vertus, je ne dirai pas graves, mais esquissés en lui. Il caressait les méchants, et pourtant il feignait d'être dé- voué aux bons ; il avait beaucoup de penchant à la débauebe, mais on le voyait aussi poussé par un aiguillon contraire à l'activité et au travail ; il possédait en outre des connaissances militaires, et je ne crois pas qu'il ait jamais existé sur terre un monstre réunissant tant d'inclinations diverses. Qui plus que lui lut mieux accueilli, dans un temps, près d'illustres personnages? Quel citoyen fut de meilleur conseil? Quel ennemi fut plus que lui redoutable pour cette ville? Qui plus que lui se plongea dans la fange des voluptés? Qui fut plus dur à la fatigue, plus avide pour spolier, ou plus généreux pour donner? 11 posséda un talent admirable pour s'attacher au grand nombre de personnes, les protégeant de son dévouement, partageant avec elles ce qu'il avait, subvenant à leurs besoins de son argent, de son amitié, de la fatigue de son corps, d'un crime même au besoin, et de son audace. Nul mieux que lui ne sut laisser libre carrière à son naturel ou le refréner h temps, le tourner et le retourner à son gre; se montrer sevère avec les gens mélancoliques, joyeux avec les gens amis de la gaieté, grave avec les vieillards, de mœurs faciles avec les jeunes gens, audacieux avec les scélérats, splendide avec les débauchés fastueux. »

11.

164 CINQUIÈME ÉPOQUE-

jeunes gens de bonne famille , Jules César et Crassus , tous deux désireux de dominer la république, non de la détruire (1).

Catilina s'attachait surtout à flatter les Italiens; en effet, la liberté italique n'avait pas de plus grand ennemi que Rome. Qui forgeait et rivait toutes les chaînes de tous les peuples? Cette aris- tocratie qui avait pour elle l'éclat du nom , les richesses et les jugements. Il ne s'agissait donc de rien moins que de mettre Rome à feu et à sang, d'égorger les magistrats, et de faire de cet in- cendie le signal de l'affranchissement de toute l'Italie.

L'éloignement des armées et l'absence de Pompée encoura- geaient les espérances des conjurés. La conspiration devait éclater 63. le premier jour de la 69 Ie année de Rome ; mais une circonstance fortuite la fit ajourner alors , et même plus tard au mois de février. Enfin Catilina se fit le compétiteur de Cicéron au consulat (tant il comptait sur l'argent et la brigue des siens); mais l'orateur fut favorisé dans sa candidature par les sourdes rumeurs qui couraient déjà sur le complot. Catilina, par dépit, résolut de précipiter l'attaque , et enrôla dans son parti chevaliers , sénateurs , plé- béiens, tout ce qu'il y avait de mécontents.

De ce nombre était Quintus Curius , qui , après s'être ruiné pour plaire à Fulvie , femme de bonne famille , mais de très-mauvaise réputation , s'était vu éconduit dès que ses profusions avaient cessé. Plein d'espoir dans les promesses de Catilina, il était revenu aux pieds de sa maîtresse , en lui faisant part de ses belles espé- rances; une fois mise sur la voie , elle lui tira peu à peu son secret, et courut le porter à Cicéron.

Cicéron, qui disait : Les juges sont ce qve nous voulons qu'ils soient, avait plaidé quelquefois pour Catilina, certain, assurait- il , de le faire déclarer innocent, pour peu qu'il fût possible de dé- montrer, avec des mots, qu'il fait nuit en plein midi ; mais , dans cette circonstance, il déploya contre lui son activité et son élo- quence. Animé d'un vif désir de triompher sans avoir à courir le péril des armes , il fit beaucoup de bruit, exagéra les dangers de la conspiration , et proposa contre Catilina dix ans d'exil , ou- tre les peines portées contre la brigue (2). Catilina, reconnaissant

(1) Cicéron, qui, dans ses Catilinaires, parle des conjurés comme de l'écume la plus abjecte de la cité, dit ailleurs : Multi boni adolescentes itti (Catilina' ) homini nequam atqxie improbo studuerunt ( Pro Cœlio, 4 ); et plus loin : Cum omnes omnibus ex terris homines improbos audacesque collegerat , tum edam multos fortes viros et bonos, specie quadam virtuUs assimulatœ, te- nebat.

(2) Dion, 130.

CATILINA. 165

la nécessité de se hâter, réunit tout l'argent qu'il lui fut possible de se procurer, et le fit passer à Mallius , soldat de Sylla , qui s'é- tait fait une grande réputation de bravoure ; comme Mallius ha- bitait Fésules dans l'Étrurie, colonie de vétérans fondée par le dictateur, il les gagna facilement, et en fit de nouveau une armée imposante.

Cicéron , instruit par des émissaires adroits et par la perfido Fulvie de toutes les démarches de Catilina, révèle la trame au sé- nat, indique le jour et l'heure Ton devait mettre le feu à Rome, massacrer les sénateurs et le consul. Investi alors de l'autorité illimitée, il est chargé , d'après la formule consacrée, de pourvoir à ce que la république n'éprouve aucun dommage.

Le consul envoie , sans perdre de temps, des personnes sûres pour maintenir dans le devoir les villes d'Italie, toujours dispo- sées à seconder quiconque menaçait le pouvoir qui les tyrannisait. Il remplit Rome d'espions, promet l'impunité et des récompenses aux complices qui feront des révélations; puis il rassemble le sénat, et lorsqu'il voit que Catilina a eu l'audace d'y paraître, il lui adresse cette fameuse harangue dans laquelle il le presse de ses invectives, lui jette ses projets à la face, en lui prouvant qu'il sait tout, qu'il a pourvu à tout.

Catilina l'écouta jusqu'au bout, immobile sur sa chaise curule; puis il invita tranquillement les sénateurs à ne pas ajouter foi aux forfanteries du consul, qui avait juré saperte à quelque prix que ce fût : parvenu, disait-il, qui n'aurait pas même eu dans sa mai- son quelque chose à perdre , au milieu de cet incendie imaginé par lui pour éprouver jusqu'où pouvait aller leur crédulité; mais les sénateurs , le prenant sur un ton non moins violent que Cicé- ron, étouffèrent la voix de Catilina, et le chargèrent de malédic- tions, en le traitant de meurtrier, d'incendiaire, de parricide. Alors, ne se contenant plus , il leur lança ces paroles : Puisque vous m'y poussez, j'éteindrai cet incendie que vous allumez, non avec de l'eau, mais sous des ruines.

Si le consul avait en son pouvoir assez de preuves pour con- vaincre Catilina , pourquoi ne le faisait-il pas arrêter? Pourquoi ne pas le retenir dans la ville, au lieu de le pousser malgré lui à en sortir, et à déclarer la guerre? La présence de Catilina était elle plus menaçante pour la sécurité personnelle du consul , que ne devait l'être pour la république l'armée à la tête de laquelle il allait se mettre?

Quoi qu'il en soit, Catilina, qui avait jeté le masque , s'élança hors de la curie, et sortit de la ville avec trois cents de ses com-

166 CINQUIÈME ÉPOQUE.

plices, en recommandant à ceux qui restaient de se débarrasser de leurs ennemis les plus acharnés, de Cicéron surtout, avec pro- messe de ramener de l'Étrurie une armée qui ferait trembler les plus audacieux. Le sénat déclare alors Catilina et Mallius enne- mis de la patrie, et un décret charge Cicéron de veiller à la sûreté de la ville, tandis qu'Antonius Népos , l'autre consul , marchera contre les rebelles. Bien qu'on dût punir comme criminels d'État tous ceux qui se réuniraient à Catilina, beaucoup de citoyens ac- coururent sous ses drapeaux, entre autres le fils d'Aulus Fulvius, vénérable sénateur, qui, l'ayant fait poursuivre et saisir, le con- damna à mort en vertu de l'autorité paternelle.

Une fois à la tète de l'armée d'Étrurie, Catilina prit les insi- gnes du pouvoir, et vit chaque jour s'accroître le nombre de ses troupes. Les pâtres, esclaves des chevaliers, se soulevèrent dans le Bruttium et dans l'Apulie ; les cimes des Apennins se couron- nèrent d'hommes armés, et les vétérans de Svila fournirent des lan- ces et des glaives aux paysans dépossédés. Comme il était de la plus haute importance d'amener la Gaule à seconder ce mouve- ment, les conjurés à Rome pressèrent les ambassadeurs des Allo- broges de soulever leurs compatriotes; mais ceux-ci , non con- tents de révéler ces tentatives à Cicéron , s'abaissèrent , par son conseil, au rôle infâme de délateurs, et continuèrent la négociation jusqu'à ce qu'ils eussent obtenu des conjurés un traile signé des principaux d'entre eux. Fort de ce document, Cicéron, qui ne se montrait en public que revêtu d'une grande cuirasse (1), pour se mettre à couvert des poignards qu'il voyait partout, tait arrêter Lentulus, Céparius, Gabinius, Statilius, Céthégus, dans la de- meure duquel on trouve des armes et des matières incendiai- res (2). Lentulus reconnut avoir écrit la lettre aux Allobroges, et se croyait garanti par la loi Sempronia, qui permettait à un citoyen romain de prévenir la peine capitale par un exil volon- taire ; mais Cicéron, au mépris des éloges donnés par lui-même aux anciens Romains qui , effaçant dans la ville affranchie tous les vestiges de la cruauté royale, ne voulaient protéger la li- berté que par la mansuétude des lois (3) , insista alors pour que Lentulus fût condamné au dernier supplice. Les sénateurs parta- geaient son avis, que leur suggérait aussi la frayeur; mais il était

(1) Illa lata insignique lorica. (Pro Murena, 23).

(2) On ne mettait pas en prison les personnages de marque ; ils étaient confiés à quelque magistrat ou citoyen notable ; quelquefois on les envoyait dans une vi'li' alliée ou dans un munieiptt. Cependant il y avait des piï-ons préventive-.

(3) Pro C. liabirio, X

CATIL1NA. 11)7

combattu par L. Néron et J. César, qui déploya une grande éner- gie. « La colère et la pitié, dit-il, sont mauvaises conseillères. Nos « pères pardonnèrent aux Hhodiens, dans la crainte de paraître « tentés par leurs richesses. Jamais ils n'imitèrent les Carthagi- « nois, qui violèrent si souvent les trêves et les traités. Agissez de a même; songez moins au crime de Lentulus qu'à votre propre « dignité; consultez plutôt votre renommée que votre ressenti- « ment. Les préopinants vous ont retracé les maux horribles en- ee gendres par la guerre civile. A quoi bon? Est-il besoin des pa- ce rôles pour exciter les autres à ressentir les injures souffertes? ce Dans les positions élevées il convient de se garder de tout ex- ce ces. Je ne sais trop pourquoi l'on ne décrète même que la peine « de mort contre les coupables, et non pas aussi la flagellation, ce C'est peut-être parce que la loi Porcia le défend? mais vous vio- « lez d'autres lois , qui veulent que les hommes accusés de pareils ce crimes aient la faculté de s'exiler. Quelle crainte peut-on avoir ce avec tout ce que notre consul a rassemblé de forces? Souvenez- ce vous que tout mauvais exemple dérive de bons commencements. « Les trente tyrans d'Athènes débutèrent par condamner des gens ce odieux, et le peuple s'en réjouit ; mais ils prirent de la hardiesse, ce et finirent par immoler à leur gré les méchants et les bons. Ainsi , ce de notre temps, quand Svila ht étrangler Damasippc et autres « misérables, chacun l'applaudit; mais vous savez de quel mas- ce sacre cette exécution fut le prélude. Nous n'avons point à re- ce douter pareille chose de Cicéron ni de notre époque ; mais si , ce à son exemple , un autre consul tire l'épée du fourreau , qui ce pourra l'arrêter? »

Tout fut inutile; la sûreté de l'État, ou plutôt la peur, fut le principe de la justice suprême, et, pour toute réponse aux rai- sons qu'il avait alléguées, César se vit accusé lui-même de com- plicité avec les conjurés. Ses rapports d'amitié avec Catilina, l'in- terprétation un peu large de quelques papiers, auraient suffi pour lui faire intenter un procès, si Cicéron n'eût craint que les nom- breux amis de César n'eussent, en voulant le sauver, déterminé l'absolution des autres. Comme il sortait du sénat, les satellites du consul coururent après lui ; mais Curion le couvrit de sa toge, et Cicéron fit signe de le respecter. Crassus fut aussi dénoncé ; mais, par le même motif sans doute, on ne dirigea contre lui aucune poursuite.

Quant aux autres, on décida que, comme ennemis de la patrie, ils n'étaient plus citoyens; on rendit donc un arrêt de mort con- tre Lentulus et ses complices. Quoique la séance se fût prolongée

168 CINQUIÈME ÉPOQUE.

fort tard, le consul , dans l'ardeur de son zèle, se rendit aux pri- sons pour être témoin du supplice des condamnés. L'exécution terminée, lui-même annonça qu'ils avaient vécu. 11 put donc ve- nir, le lendemain, rassurer les Quirites, et leur dire que, par un effet de V amour particulier des dieux immortels , il avait , grâce à ses efforts , à ses fatigues , à 5a prudence , et au risque de sa propre vie, arraché à la flamme, au glaive, et presque des bras de la mort, pour les leur rendre , la république , leur vie à tous, leurs biens, leurs fortunes, leurs femmes, leurs enfants, la capitale du glorieux empire, l'heureuse et belle cité (1). Alors, sénateurs et peuple de le proclamer père de la patrie, libérateur et second fondateur de Rome : d'autres avaient étendu les frontières de la république; mais lui, cette nuit l'avait sauvée de sa ruine. 6i- Il était plus facile d'égorger des prisonniers que de triom-

pher d'ennemis armés; on proposa donc de rappeler Pom- pée de l'Asie. Comme le retour de ce général aurait enlevé à Ci- céron la gloire d'avoir éteint l'incendie, César appuya chaude- ment la proposition; Caton, au contraire, la combattait énergi- quement, lorsqu'il se vit arraché de la tribune par César, aidé des tribuns. Ceux-ci furent cassés en punition de cette audace, et Ton enleva la preture à César, qui, en se soumettant docilement au châtiment, mérita que le sénat lui pardonnât.

Cependant Catilina ne s'endormait pas. Sa confiance était déjà si grande dans les intelligences qu'il s'était ménagées , qu'il refu- sait le secours des esclaves accourus sous ses étendards, dans la crainte qu'on l'accusât de faire de la cause des citoyens celle des esclaves révoltés. Comme il se dirigeait de l'Étrurie vers la Gaule, toujours prête à s'insurger, le consul Q. Métellus Celer, qui l'at- tendait au pied des Apennins, lui barra le passage; Marcus Pé- tréius, lieutenant du consul Antoine, se montra bientôt sur ses derrières; dès lors, pris entre deux ennemis, il se vit forcé d'accepter la bataille, qui se livra près de Pistoie. La victoire fut disputée avec un acharnement extrême; Catilina périt en com- battant héroïquement, et avec lui trois mille conjurés qui avaient déployé un courage digne d'une meilleure cause.

11 ne faut pas demander si Marcus Tullius fut dans l'ivresse de l'orgueil ; il se crut un héros, et célébra lui-même ses hauts faits. Que les armes cèdent à la toge! s'écriait-il; Heureuse Home, d'être née sous mon consulat! Lorsqu'il sortit de charge, il voulut adresser un long discours au peuple; empêché de le faire par un

(1) In Catti., od Quirites,

TREMIER TRIUMVIRAT. 160

tribun du peuple, il ne jura pas, selon l'usage, de n'avoir rien fait au préjudice de la république, mais de l'avoir sauvée tout seul (1). Tant d'orgueil lui attira l'envie et la malveillance. Ses ennemis disaient de lui : C'est le troisième roi étranger que nous ayons depuis Tatius et Numa; ils attendaient donc l'instant et le lieu favorables pour lui faire expier les triomphes de sa vanité.

CHAPITRE XIII.

PREMIER TRIUMVIRAT. CÉSAR DANS LES GAULES.

Pompée, occupé en Asie contre Mithridate, était resté étranger à ces troubles , et son retour faisait redouter de nouvelles com- motions; mais, tout en visant à se rendre le maître de l'État, il croyait que le plus sûr moyen d'y parvenir était de faire en sorte qu'on ne pût l'en soupçonner. Dans ce but, après avoir congédié son armée et joui des honneurs du triomphe , il feignit de ne prendre aucun souci des affaires publiques. Ses ennemis qui, dès son arrivée en Italie, l'avaient forcé de congédier ses troupes, tra- versaient obstinément tous ses projets. C'était Lucullus, qui, ne pouvant lui pardonner d'être venu en Asie lui ravir ses lauriers, s'arrachait de sa retraite voluptueuse toutes les fois qu'il s'agissait d'agir contre lui; c'était Crassus , irrité de ce qu'il lui avait fait perdre le triomphe sur Spartacus, qui mettait son or en balance avec le crédit militaire de son rival; c'était César, qui, dès ses pre- miers pas, le considéra comme unobstacle ; enfin, c'était Cicéron, qu'il avait élevé sans le connaître, et qu'il cherchait à abaisser par jalousie, maintenant qu'il le voyait parvenu à une puissance si inattendue (2).

(1) « Q. Catulus m'appela, en pleine assemblée du sénat , père de la pairie. Lucius Gellius, homme des plus illustres, dit qu'une couronne civique m'était due. Le sénat me rendit ce témoignage, à moi citoyen, non, comme à beaucoup, d'avoir bien administré, mais, ce qu'il n'avait fait pour nul autre, il déclara que j'avais sauvé la république; et il ouvrit les temples des dieux immortels, re- tentirent des prières spéciales. Quand je déposais la magistrature, comme le tribun m'empêchait de dire ce que j'avais préparé, et me permettait seulement de jurer, je jurai, sans hésiter, que la république et cette ville de Rome avaient été sauvées par moi seul. Le peuple romain tout entier m'accorda dans cette as- semblée, non les félicitations d'un jour, mais l'éternité et l'immortalité, quand d'une voix unanime il approuva un tel serment. >< (InL. Pisonem.)

(2)11 écrivit en effet au sénat, sans même dire un mot du grand exploit de Cicéron, qui s'en plaignait à lui en ces termes ; Lifteras (p.ias misisti, quavu

170 CINQUIÈME ÉPOQUE-

60. Il réussit cependant à faire nommer consuls deux de ses amis,

Q. Métellus et Afranius; mais celui-ci était incapable, et l'autre lui gardait rancune en secret pour avoir répudié Mucia , sa sœur; aussi, quand Pompée proposa dans le sénat de sanctionner par un seul décret ce qu'il avait fait en Asie, et de distribuer des terres à ses soldats, ses demandes furent repoussées. Il fit faire la même proposition au peuple par un tribun, qui, trouvant une opposition tumultueuse, arrêta le consul Q. Métellus ; mais Pompée, craignant de s'attirer l'hostilité du sénat, le fit relâcher. Cependant, il ne dédaigna point de s'unir à un homme perdu de crimes, qui fut nommé consul par son influence; dès lors, il s'aliéna Cicéron et beaucoup d'honnêtes gens, et n'eut pour appui que la faction po- pulaire. cear en César, après sa preture, avait obtenu le gouvernement de l'Es- Esp6ifle" pagne ultérieure (Portugal et Andalousie) ; mais ses créanciers ne l'auraient pas laissé partir, si Crassus ne se fût porté sa caution pour huit cent trente talents. Arrivé en Espagne, il fit la guerre sans souci des motifs, et poussa ses conquêtes jusqu'aux bords de l'Océan; puis il revint assez riche pour éteindre ses énormes dettes. Il renonça aux honneurs du triomphe, pour obtenir le consulat; dans ce but, il louvoya de telle sorte entre Crassus et Pompée , chefs des factions opposées, qu'il se les concilia tous deux, et forma avec eux une ligue, connue sous le nom de premier triumvirat, qui leur livrait la direction des affaires publiques. Le sénat accorda de grands éloges à César, pour avoir mis fin à une inimitié dan- gereuse; mais Caton prévit que Rome avait perdu la liberté.

César, nommé consul, désirait pour collègue Liuius Hirtius, homme instruit (1), mais peu au courant de l'administration; Caton lui-même proposa au sénat de laisser sommeiller la loi, et d'acheter des suffrages pour Calpnrnius Bibulus, qui l'em-

quam exiguam significationem lin erga me. rolunlalts iiahcbunl , tumen nithi scito jiicundas fuisse... Ac ne ignores quid ego in tuis litteris deside- rarmi, scribam aperte, sicttt et mea natura et nostra amicizia postulant. Res eas gessi, quorum aliquam in tins litteris et nostra necessiludiiiis et reipublicx causa gratulationcm aspect avi. Quam egoabs te prxlermissam esse arbitror, quod verebare ne cujus animum of/enderes : sed scilo ea, qua: nos prò salute patrix gessimus, orbis 1er ru judicio ac testimonio compro- bari. Qux, cum reneris, tanto Consilio tantaque animi magnitudine a me gesta esse, cognosces, ut libi multo majori quam Africanus Juil, me non multo minorent quam Lvlium, facile et in republica et in amicitia adjunc- tum esse pattare. Lib. V, ad Fani.

(1) Cicéron le met au rang (Ils meilleurs historiens de Rome. Il avait raconté la guerre des alliés et le consulat de Cicéron.

Triumvirat.

Cé>ar consul.

HtEMIER TRIUMVIRAT. 171

porta; niais César n'en exerça pas moins une sorte de dictature, sous une apparence de grande popularité. Il proposa une loi agraire portant que beaucoup de terres du domaine public, dans la Campanie , seraient partagées entre les citoyens pauvres ayant au moins trois enfants (1); si ces terres ne suffisaient pas, le surplus devait être acheté des particuliers, d'après le taux du revenu, sur les trésors rapportés d'Asie : proposition fort sage , puisqu'il s'agissait d'employer les bras d'une multitude oisive et affamée pour fertiliser des champs déserts. 11 ajoutait qu'il ne vou- lait rien faire sans le sénat auquel était laissé le choix des commis- saires.

Aucun des sénateurs ne la combattit ouvertement, mais elle était toujours remise. Comme le consul se plaignait de cette ma- nière d'agir, Caton, son constant adversaire, lui déclara que la dis- tribution des terres, telle qu'il la proposait, n'avait aucun incon- vénient; mais qu'elle pouvait avoir des résultats funestes pal- la suite, et qu'il ne convenait pas au sénat de voir César se con- cilier la multitude au prix des richesses publiques. Son collègue Bibulus et d'autres sénateurs repoussèrent opiniâtrement la loi, sous prétexte qu'il n'était pas bon d'introduire des nouveautés dans l'administration.

César, indigné de ces fins de non-recevoir, convoque l'assem- blée du peuple, lui expose le fait, et, se tournant vers Pompée et i ."Irassus, leur demande d'exprimer leur opinion en termes clairs et précis. Tous deux déclarent non-seulement qu'ils approuvent le consul, mais qu'ils feront tout ce qui dépendra d'eux pour ap- puyer sa loi contre les opposants; dusse -je même, ajoute Pompée, la défendre avec Cépée et le bouclier. Le peuple, on peut le pen- ser, pritla choseàcœur. Bibulus, qui résistait obstinément, vit ses faisceaux brisés, ses licteurs maltraités, et fut blessé lui-même dans le tumulte ; les autres , épouvantés, se turent, et la loi passa.

Caton seul persistait à la repousser, bien qu'il fût menacé de l'exil ; mais Cicéron, en lui disant que, s'il pouvait se passer de Rome, Rome ne pouvait se passer de lui, finit par l'adoucir, et lui-même approuva la loi. Bibulus se retira des affaires, de sorte que le pouvoir resta tout entier à César (2), qui, pour s'unir plus

(1) Dion (XXXVIII ,1,7) nous a transmis beaucoup plus fidèlement que tout autre l'histoire ilu consulat de J. César.

(2) On disait Vannée du consulat de Jules et de César, et l'on répétait ce ilistique :

Non Bìbulo quiddam nuper, sed Vasare factum est : Agni Bìbulo fieri consulenti memini.

472 CINQUIÈME ÉPOQUE.

étroitement à Pompée , épousa sa fille et fit sanctionner par le sénat tous les actes qu'il avait accomplis en Asie; en réduisant d'un tiers la ferme des impôts, il se ménagea l'amitié des cheva- 5$. liers. Enfin, il vendit l'alliance de Rome au roi d'Egypte et au roi des Suèves, Arioviste ; puis il se fit donner pour cinq ans les pro- vinces des Gaules et de l'Illyrie , dans l'espoir d'acquérir de la gloire par la conquête et de former une armée aguerrie et dé- vouée. A la nouvelle que les Helvétiens, habitants des montagnes, s'apprêtaient à pénétrer dans la Gaule par Genève, César accou- rut pour mettre cette province à l'abri; en huit jours, rapidité pro- digieuse! il étaitaubord du Rhône. Gauie. L'ancienne Gaule s'étendait du Rhin à la Méditerranée et au

Pô, de l'Atlantique à la Germanie ; la Rretagne et l'Irlande (1) en étaient comme des appendices. Les peuples qui lui donnèrent son nom vinrent, ignorants et grossiers, des contrées de l'Asie ; après avoir longtemps erré dans la grande forêt Hercynienne, qui oc- cupait alors le nord de l'Europe et de l'Asie jusqu'aux frontières de la Chine, ils s'établirent dans les bois autour des Alpes, des Pyrénées et des Cévennes , peuplées alors de bêtes fauves qui ont disparu depuis (2). Ils habitaient sous des huttes , se teignaient le corps et le visage de couleurs rouge et bleue , pour inspirer l'effroi , et se divisaient par petites troupes , dont plusieurs for- maient la tribu; plusieurs tribus constituaient la confédération. Plus tard survinrent les Cimbres , Indo-Germains comme eux, mais moins incultes, ayant des arts propres, une organisation so- ciale, une religion plus pure et une hiérarchie de prêtres. Alors commença entre ces deux peuples la lutte que nous avons trouvée partout entre envahisseurs et indigènes. Les races furent dépla- cées ; une nouvelle constitution sociale , dans laquelle prévalut d'abord le druidisme des Cimbres, s'introduisit; puis le pouvoir théocratique fut dominé par la démocratie (3).

(1) Er-inn, île occidentale; Alb-inn, île blanclie.

(2) Le bison mentionné par César est le zubr ; l'uri, le tlmr, deux espèces de bœufs sauvages dont parlent les historiens polonais du moyen âge, comme exis- tant dans l'Europe orientale.

(3) Voir, relativement aux Gaulois :

T. Le Maire, Illustrations des Gaules; Paris, 1531.

G. Postel, Histoire des expéditions depuis le déluge, faictes par les Gall- io ys ; Paris, 1552.

P. F. Noei, Histoire de l'État et république des Druides, Eubages ; etc.; Paris, 1585.

M. Zueiîii, Boxornii Originimi Gallicarum liber ; Amsterdam, 1654.

P. .£cidii Lvcarry, Htstoria tutu colomarum a Gilda in exteras nationes

GAULE. 173

Quelques-uns font des Celtes et des Gaulois deux peuples dis- tincts, quoique d'une même origine; d'autres ne les distinguent entre eux que par la variété de l'élément cimrique; quoi qu'il en soit, l'histoire les confond.

Nous trouvons en conséquence deux religions, tantôt associées, Religion. tantôt en rivalité : l'une qui conservait beaucoup de vestiges des traditions primitives, et ressemblait aux religions mystérieuses de la Grèce; l'autre vulgaire, pleine de superstitions et d'incon- séquences. Celle-ci rendait un culte aux forces naturelles; l'autre aune Intelligence infinie, éternelle, créatrice delà matière et des dieux, et dont les facultés furent ensuite personnifiées. Teut ordonna la matière; Hésus présidait à la guerre; Ogmios était le symbole delà force et de l'éloquence; Kernus , Vodan, Bélen, figuraient d'autres attributions divines.

Pour eux, comme pour tant d'autres nations , l'œuf était un symbole sacré; ils le mettaient dans la bouche d'un serpent mys- tique. Ils croyaient que leur dieu avait sacrifié son fils pour expier les fautes des hommes.

Nous ne connaissons que peu de chose de leur culte , dans le- quel les anciens trouvaient de l'analogie avec celui des Perses (1). Le chêne pour les druides, comme le feu chez les autres, était le symbole de la Divinité. On cueillait le gui avec une serpe d'or le sixième jour de la lune, et c'était une cérémonie nationale. Les Gaulois sacrifiaient au redoutable Hésus des victimes humaines.

ntissarum, tum exterarum nationum in Gallias deductartim ; Clermont , 1C77.

Pezron, Antiquités de la nation et de la langue des Celtes.

T. Martin, Éclaircissements sur les origines celtiques et gauloises, avec les quatre premiers siècles des annales des Gaules ; Paris, 1744. Histoire des Gaules, 1752.

Pelloutier, Histoire des Celles ; Paris, 1770.

Jos.-Balt. Gibert, Mém. pour servir à l'histoire des Gaules et de la France; Paris, 1744.

Jo.-Dan. Schoepflini Vindicix Celticx; Strasbourg, 1774.

Cx.-G. Bourdon de Sigrais, Considérations sur l'esprit militaire des Gau- lois; Paris, 1774.

La Tour d'Auvercne-Corret, Origines gauloises, celle des plus anciens peuples de l'Europe, puisées dans leur vraie source; Paris, 1801.

J. Picot, Histoire des Gaulois , 1804.

Armstrong, Gaelic Dictionary in two parts : I. Gaelic and English : II. English and Gaelic ; Londres, 1855.

Am. Thierry, Histoire des Gaulois ; 1825-1836.

De Colsson, Histoire des peuples bretons dans la Gaule et dans les îles Britanniques /Paris, 1846.

(l) Pline, Clément d'Alexandrie.

Druliìes.

Trotressc.":.

174. CINQUIÈME EPOQUE.

Ils construisaient avec de l'osier un énorme mannequin , auquel ils mettaient le feu, après l'avoir rempli d'hommes. A leurs yeux, il était indigne de la Divinité de la renfermer dans une enceinte de murailles; ils l'honorèrent, après la défaite de Cépion , en jetant dans le Rhône toutes les dépouilles, chevaux et soldats.

Il paraît que l'unité du dieu gaulois se serait décomposée deux siècles avant J.-C, du moins dans la Gaule Narbonnaise, les Romains cherchaient à établir leurs croyances, pour ruiner le crédit des druides, défenseurs constants de l'indépendance. C'est peut- être de cette partie des Gaules que parle César (dont, au reste, on peut suspecter le témoignage quand il n'est pas question de guerre ) , quand il raconte qu'il trouva le polythéisme dans les Gaules; il désigna les dieux du pays, à la manière romaine, par les noms de Jupiter ( Tu , Tarants), de Mercure ( Or/mios) etd'Ap- pollon (Abellion, Be/emon, Belemis , Peninus) , dont la figure était un œil(l). Les Gaulois rendaient un culte au soleil, dont ils célébraient les mystères le 25 décembre , en se travestissant à l'aide de peaux et de têtes d'animaux. Ils lui donnaient pour campagne Bélisana ou Bélinuncia, la lune, que les Latins nommèrent Vénus ou Minerve , de même qu'ils appelèrent Mars leur Camulus , sur- nommé Scymon, c'est-à-dire riche.

Nous trouvons chez les Gaulois trois classes de personnes : les prêtres, les guerriers et le peuple. Les premiers, qui étaient les druides, ne formaient point une caste comme en Orient, puisqu'ils pouvaient s'agréger même des étrangers, comme nous l'avons vu panni les mages de Perse. Le grand druide était élu à la pluralité des voix, et, s'il s'élevait une contestation, elle se décidait par les armes. Les druides portaient, comme les mages, des vête- ments blancs; ils précédaient le peuple , quand il marchait au combat, en chantant des hymnes, et tenaient des réunions an- nuelles dans le pays des Carnutes (Chartres).

Les druides eurent cela de particulier qu'ils communiquaient leur doctrine et leurs rites à des femmes qui , vouées au sacré mi- nistère, étaient regardées comme saintes et inspirées. Vêtues elles- mêmes d'une robe blanche , retenue par une ceinture de métal ,

(1) Voyez, sur le prétendu polythéisme îles Gaulois : Ciiinuc, Discours sul- la religion gauloise ; Trémolière,. Revue d'Auvergne, septembre 1S4G. Selon eux, les noms divers de l'Olympe gaulois ne représentent que des attributs, d'un Dieu unique. Teut a la même racine que Aio;, Deus; Iles, dont les Latins ont fait Hésus, signifie le feu primordial; Teutathès se compose de teut, gens; de tad, père, et de fies, c'est-à-dire père des hommes ; lielenus vient de bel, pui- sance, autorité ; Belisman, de bel, de vis, lumière, et de 7>iana, mère, mère de la lumière; Ogmt, du mot celtique ogma, caractère, science occulte.

GAULÉ. 475

elles prédisaient l'avenir d'après l'observation des phénomènes naturels et des étoiles, et l'inspection des victimes humaines. Quand on amenait un prisonnier, elles accouraieut pieds nus, l'épée à la main, et, après l'avoir abattu, elles le traînaient sur le bord d'un fossé. La druidesse principale lui enfonçait le couteau dans la poitrine , et tirait des augures de la manière dont le sang jaillissait de la blessure ; les autres lui ouvraient ensuite le ventre, et examinaient les entrailles (1). Quelques-unes gardaient une vir- ginité perpétuelle ; d'autres observaient la continence dans le ma- riage, sauf un jour, on elles se faisaient féconder; celles du der- nier rang assistaient les autres dans leurs fonctions. Neuf druidesses rendaient des oracles dans l'île de Sein , sur les côtes de l'Armo- rique; mais elles ne dévoilaient l'avenir qu'aux marins qui avaient fait le voyage pour les consulter. Elles commandaient à la nature , guérissaient les maladies, déchaînaient ou apaisaient les vents, se transformaient à leur gré. D'autres, qui résidaient à l'em- bouchure de la Loire, devaient une fois chaque année, dans l'intervalle d'une nuit à l'autre, démolir, couronnées de lierre et de rameaux verts, le toit de leur temple, enlever les matériaux, en rapporter de nouveaux, et le reconstruire en entier. Si l'une d'elles laissait tomber quelqu'un des matériaux sacrés , ses com- pagnes se précipitaient sur elle en hurlant , la tuaient , et disper- saient ses lambeaux sanglants. Les druidesses se maintinrent en grand honneur jusqu'à l'époque le christianisme se répandit partout ; frappées alors de réprobation, elles devinrent des objets d'horreur sous le nom de fées, de pythonisses, de sorcières.

Les druides ne devaient rien écrire, mais apprendre par cœur une certaine quantité de vers renfermant leur doctrine qui, confiée à la seule mémoire, a péri avec ceux qui l'enseignaient. Rendre un culte à Dieu ou aux dieux, s'abstenir du mal, se montrer in- trépide dans l'occasion, telle était toute la doctrine pratique des druides. Les Gaulois croyaient à l'immortalité de l'âme; en effet, ils ensevelissaient ou brûlaient avec le mort ses registres de recette et de dépense, comme s'il devait rendre ses comptes dans une autre vie; ils empruntaient de l'argent sous l'obligation de le res- tituer dans l'autre monde, et ils correspondaient avec les morts en plaçant leurs lettres dans les tombeaux ou sur le bûcher (2).

(1) Strabon, vi.

(2) César, de Bello Gallico, VI '• Valére Maxime, II, 4; Diodoke de Sicile. César <lit (rfe B. G., VI, n,21 ) que les Germains diffèrent beaucoup des Gaulois, surtout parce qu'ils n'ont pas de druides. Il insiste sur cette distinction (1,31), que n'admettent point Mezeray, Pelloutier et quelques écrivains modernes.

Diio'.rlnes.

Bardes.

Commune.

176 CINQUIEME EPOQUE.

Gomme les autres collèges de prêtres , ils possédaient des con- naissances astronomiques et cosmogoniques. Ils croyaient qu'A- pollon avait habité dix-neuf ans avec eux, ce qui correspond à un cycle de la lune; ils connaissaient l'opacité de cette planète dans laquelle , selon Hécatée (1) , les druides de la Grande-Bre- tagne avaient découvert des montagnes et des rochers. Ils comp- taient aussi l'année par les phases de la lune , et commençaient les mois au premier quartier. Leur siècle était de trente ans, après lesquels coïncidaient l'année civile et l'année solaire , ce qui prouve une intercalation de onze lunes. Les druides sont , par ce motif, représentés souvent avec un croissant dans la main. Pline parle aussi avec éloge de leurs connaissances philosophiques et de leurs progrès dans la médecine (2) ; mais il s'y mêlait beaucoup de superstitions.

Leurs bardes accompagnaient l'armée en exaltant la valeur des guerriers par leurs chants qui célébraient les anciens héros et promettaient la gloire et l'éternel bonheur aux braves frappés sur le champ de bataille.

Ils appartenaient à la corporation sacerdotale , sans toutefois qu'ils fussent prêtres comme les juges {vacies, sarronides) , ou les augures (eubages); l'instruction dans les familles ou les villa- ges leur était confiée.

Il paraît que la classe dominatrice des druides dut le céder à celle des guerriers, qui élisaient les chefs civils et militaires à temps ou à vie (3). Cependant, les druides avaient conservé une partie de leur pouvoir, puisqu'ils nommaient les magistrats annuels des cités ; quoique ces derniers exerçassent une pleine autorité , ils ne pouvaient réunir le conseil sans le consentement des druides. Il en était de même des cours de justice; en outre, ils instruisaient et formaient la jeunesse , si ce n'est dans la guerre , les prêtres étant exempts de tout service militaire et d'impôts. Ainsi les druides , lorsqu'ils virent prévaloir la classe des guerriers , favo- risèrent la formation des communes; dès lors le peuple acquit de l'influence et plus tard le droit d'élire ses rois, ce qui lui per- mit de se constituer en un grand nombre d'États indépendants.

Les vaincus étaient réduits à l'esclavage. Bon nombre de Gau-

(1) Citée par Diodore, Ilf, 12.

(2) Histoire naturelle, XXIV.

(3) Il en est qui pensent que le coq (gallus) était l'emblème arboré par les guerriera celtes, et qu'ils furent nommés Gaulois parles piètres, de même que les Indiens de la caste des guerriers étaient appelés Sina, c'est-à-dire lions, par les bralunines.

GAULE. 177

lois , que César compare aux clients de Rome , s'attachaient à quelque chef militaire en qualité d'hommes liges , et regardaient comme une honte de l'abandonner. Le pays n'avait point de dé- nomination générale , mais autant qu'on peut le conjecturer, ces peuples formaient trois grandes familles : les Anémoriques, nom- més Aquitains par les Romains, entre les Pyrénées et la Garonne; les Liguriens, entre la Méditerranée et la Durance; à partir des li- mites de leur territoire et des Pyrénées orientales jusqu'aux rives de la Seine et de la Marne, s'étendait le pays des Gaulois propre- ment dits ou des Celtes, dont le mélange avec les Germains forma la nation des Belges, qui habitait au nord-est entre la Marne et le Rhin. Quant à la Gaule proprement dite, elle se divisait, bien avant César, en trois régions spacieuses (1 ) : la Celto-Belgique , la Gaule Celtique, ou centraient l'Aquitaine. Chacune se divisait en un grand nombre d'États indépendants (civitates), et ceux-ci en bourgades [pagi ) qui tenaient des diètes cantonales au chef- lieu. La forme de gouvernement était monarchique pour quel- ques-uns de ces États , aristocratique ou démocratique pour les autres ; comme dans toutes les sociétés primitives , la constitu- tion avait pour élément la famille. Les familles d'origine commune formaient une tribu ; une agglomération de tribus, un peuple; plu- sieurs peuples confédérés, une nation. La tribu avait un chef [penkeneld) , le peuple un roi ( brenin); quelquefois, la confédéra- tion entière obéissait à un dictateur (pentyern); mais ces chefs n'exerçaient qu'un pouvoir limité. Un conseil déjuges assistait le chef de la tribu, et les représentants de toutes les tribus entou- raient le roi.

Chaque année, au mois de zerza (décembre) et à la troisième nuit de la lune, quand on cueillait le gui, les députés des confé- dérés se réunissaient sur la frontière du pays des Carnutes; là, dans un lieu consacré, et sous la présidence du chef des druides , se tenait la diète générale, l'on traitait des intérêts généraux, soit religieux, civils ou moraux (2). Un secret rigoureux était im- posé sur ces conférences. Quiconque avait appris une nouvelle im- portante, devait la communiquer d'abord aux magistrats, qui pouvaient enjoindre le silence. Si, au contraire, il leur parais- sait utile de la répandre, les gens de la campagne se la transmet- taient rapidement , et tout le pays la connaissait bientôt.

Parmi les confédérations, on remarquait celle des Éduens vers

(l) Gallia omnis divisa in très partes (de Bello Gallico). Nous sommes forcé de nous écarter souvent des données d'Amédée Thierry. (">.) Cksar, de Bello Gallico, VI, 13.

IIIST. VNIV. T. IV. 12

178 CINQUIÈME ÉPOQUE.

le cours supérieur du Khône; des Arvernes, à l'extrémité des Ce- venues ; des Séquaniens dans le; Jura et sur la rive droite du Rhône ; des Bellovaques entre la Seine et l'Oise, et qui pouvait armer huit cent mi}le hommes; des Suessones, dont les douze cités donnaient un contingent de cinquante mille combattants, et qui jadis te- naient le premier rang dans les Gaules; des Armoricains, qui oc- cupaient la presqu'île entre la Seine et la Loire. Mais, comme il arrive trop souvent, les jalousies et les haines empêchaient ces petites nations d'agir d'accord dans un intérêt commun.

Le citoyen gaulois était tout ensemble propriétaire , libre et soldat; en effet, la propriété supposait la liberté, et la liberté en- traînait le droit de combattre; mais la population libre se classait dans trois degrés. Une naissance illustre , des charges publiques , rémunérées par des terres que donnait le roi, constituaient le noble [uchelur, egues),o\i le seigneur (earl , ietrarcha). Comme chef, il était entouré de jeunes gens qui commen- çaient leur service dès l"àge de quatorze ans, et auxquels il donnait la table et des terres; ils juraient de lui être dévoués jusqu'à-la mort, et portaient le nom de ambacti, devoti, soldarii. Les hôtes et les étrangers étaient d'une condition inférieure (alltud, advenu, hospes) ; le propriétaire qui les accueillait leur accordait quelques terres qu'ils cultivaient sans les posséder. Venaient ensuite ceux qui, ne pouvant payer leurs dettes, étaient obligés d'aliéner leur liberté {oberati, nexi); au-dessous de ces derniers, il n'y avait plus que les esclaves (1).

Les Gaulois étaient d'un naturel vif et bruyant; propres aux combats, impétueux dans l'attaque, ils manquaient de persévérance quand la lutte se prolongeait. Ils n'étaient pas étrangers aux arts de la paix; les Phéniciens et les Grecs leur avaient appris à extraire les métaux dont ils trafiquaient. Ils trempaient le cuivre avec la même habileté que les Espagnols trempaient l'acier. Les Bituriges et les Éduens excellaient à travailler l'or et l'argent , dont ils fa- briquaient des ornements pour les chevaux et les chars. Us tis- saient et teignaient avec assez de succès; on leur fait honneur de l"in\( ntion des charrues à roues et de l'emploi de la marne comme engrais. Aucune muraille ne protégeait les villes, mais ils les entouraient de palissades d'un genre particulier, et derrière les- quelles, au premier bruit de guerre, venait se réfugier la popula- tion des campagnes.

(1) Nous avons consulté les constitutions récentes, les bretonnes surtout, pour éclaircir ou redresser ce que César nous a transmis.

GAULE. 179

Le général devait son élection au courage , et ses compagnons taisaient un service volontaire; mais, dans les guerres entre Gau- lois, les levées étaient forcées, sous peine, pour les réfractaires , d'avoir les oreilles coupées et les yeux arrachés. En cas de dan- ger, le chef convoquait le conseil armé ; tous, sans exception, de- vaient alors se rendre au lieu assigné pour délibérer sur le plan de la campagne. Le dernier arrive était mis à la torture en pré- sence de tous. Ils conduisaient avec eux des chiens de chasse dressés à reconnaître les traces de l'ennemi et à défendre les ba- gages.

Ils mettaient à mort les prisonniers de guerre, qui, après avoir servi de but il leurs dards, étaient décapités ; on suspendait ces tètes au bout des lances, ou au poitrail des chevaux, pour les clouer plus tard à la porte des demeures, avec celle des animaux tués à lâchasse. Quelquefois, ils les embaumaient et les rangeaient suivant l'ordre chronologique des faits , pour rappeler aux fils la gloire des pères. Les crânes servaient aussi de coupes dans les sa- crifices et les festins.

Leur voix était rude et accentuée, leurs paroles coupées et hy- perboliques; mais une fois échauffés par la discussion , ils s'expri- maient avec une abondante facilité. Comme tous les peuples gros- siers, ils aimaient le vin passionnément et devenaient querelleurs dans l'ivresse (1). L'homme était maître absolu de sa femme et de

(l) Il est curieux de noter dans César les rapports et les différences qu'offrent les Gaulois d'alors et les Français modernes. Us étaient d'une haute stature (pterumqùè omnibus Gallis prò magnitudine cor ponivi suonivi , brevitas nostra Contempliti est. De Bel lo Gallico II). Promptsà prendre une résolution, avide de nouveautés, ils s'engageaient inconsidérément dans une guerre {ut sunt Gallorum subila et repentina Consilia. III. Cam intelligeret omnes fere Gallos novis rebus stridere et ad bellina mobiliter celeriterque exciluri, omnes aulem homines natura libertatl studere et conditionem servit ut is odisse, II); niais ils manquaient de fermeté dans les revers (rit ad bella sus- cipienda Gallonivi alacer ac promptus animus est, sic mollis ac minime résistais ad calamitates perferendas mens eorum est; III. Infirmitalem Gallonivi veritus, quod sunt in consiliis capiendis mobiles, et novis plerum- que rebus student; IV).

César ajoute que les Gaulois étaient avides de nouvelles, et que souvent, sur les motifs les plus futiles, ils prenaient des résolutions dont plus tard il se re- pentaient : Est autem hoc gallicae consueludinis, ut et viatores etiavi invitos consistere cogant, et quod quisque eorum de quoque re audierit aut cogno- verit , qiuaant ; et mercatores in oppidis nilgus circumsistat , quibusque regionibus ventant , quasque ibi res cognoverint, pronunciare cogant ; et his rumoribus alque conditiottibus permuti, de summis sape rebus Consilia ineant ; quorum e vestigio pœnitere necesse est, cum incerlis rumoribus ser- vitivi, et plerique ad volani aleni eorum futa respondeant ; IV.

12.

180 CINQUIÈME ÉPOQUE.

ses enfants. Quand un personnage considérable tombait victime d'un meurtre, on mettait ses femmes à la torture, et, sur le moin- dre soupçon, elles étaient condamnées à périr dans les flammes.

Cependant, au temps de César, ou seulement peut-être dans les contrées qu'il avait étudiées , les biens des époux étaient mis en communauté; le mari assignait à la femme un douaire égal à la dot qu'elle lui apportait, et ce capital réuni restait avec les in- térêts au survivant. Chez quelques nations de la Gaule belgique, Je mari qui concevait des doutes sur la fidélité de sa femme, pre- nait l'enfant qu'elle venait de mettre au monde , et l'abandonnait sur une planche au courant du fleuve : surnageait-il, tout soup- çon disparaissait; était-il submergé, c'était une preuve irrécusa- ble de la faute maternelle.

On trouve donc chez les Gaulois un mélange de férocité et de ci- vilisation, qu'il n'est pas rare de rencontrer chez les anciens; mais on ne saurait les confondre, même avant la conquête romaine , avec les peuples barbares. Ils s'en distinguaient par la libéralité de leur constitution, toutes les fonctions, même dans le sacerdoce, étaient à l'élection du peuple, et par les produits d'une industrie avancée; outre qu'ils fabriquaient des tapis et des tissus que l'I- talie elle-même admirait (1), ils avaient des matelas et des lits de plume , tandis que les Grecs et les Latins n'employaient pour cet usage que de la paille (2); l'argent brillait sur leurs chars; ils ornaient les casques de figures en bronze doré, et les guerriers portaient des colliers et des bracelets d'or (3). Les Romains, ce peuple de soldats , adoptèrent leurs armes et un grand nombre de leurs machines (1); leurs navires étaient plus propres à la manœu- vre que ceux des Romains, et résistaient mieux aux tempêtes (5) ; enfin, on comptait jusqu'à quinze mille cités dans les Gaules. Il ne faut pas oublier non plus que les seuls renseignements que nous ayons sur eux , viennent de leurs ennemis, qui avaient plus d'in- térêt à les vaincre qu'à les faire connaître. Édiccs ^ous avons déjà dit quelques mots des monuments celtiques ,

dont on rencontre un grand nombre dans les deux Rretagnes (6). Les hromlech (7), enceintes de pierres quelquefois circulaires et

(1) Strabon, IV.

(2) Pline, VIII, 48.

(3) Orose, Hist., V, 10; Vecèce, de Révesliaria, II, 15, 18;Diod., V; Tite- Live, VII, 10; Vrac, VII, 660.

(4) Pline, VII, 48; XVIII, 11, 18; XXVIII, 12; XXIX, 2.

(5) Cesar, de Bello Gallico, III, 8, 12.

(6) Vol. I, page 3.

(7) Kroum, cerclo, lec'h, pierre.

GAULE. 181

spacieuses., servaient peut-être de temples aux druides. Plus petits et d'une construction elliptique, on les appelait mail; c'étaient des chapelles cantonales, et des lieux de réunion pour les assem- blées locales (1). Quelques-unes de ces constructions sont des tu- muli, ayant jusqu'à trente-deux -mètres de hauteur sur cent de circonférence à la base (2) ; d'autres sont de longues rangées d'o- bélisques grossiers , disposés autour de quelque fontaine ou de pierres servant aux sacrifices. Le plus grand des monuments drui- diques s'élevait dans le voisinage de Rennes , en forme de coulisse rectiligne de douze mètres de longueur, sur quatre de largeur vers le fond. Cinq dalles forment la couverture du temple et do- minent deux autres pierres, dont les proportions sont différentes. Un espace d'environ un mètre sépare le péristyle de l'édifice principal dont l'entrée , ouvrant sous le premier toit, est formée par deux pierres placées debout comme mur de séparation , et n'a de largeur que le tiers à peine du vestibule. Trois compartiments, pratiqués vers le nord-est, devaient servir à des cérémonies mys- térieuses. Tout l'édifice se compose de trente-deux pierres , dont deux sont appelées traditionnellement par les paysans le berceau et le poêlon ; dans sa totalité ils le nomment la Roche aux fées.

Dans l'année 1835 on a découvert à la pointe de Primel, en Bretagne, des monuments druidiques ; celui qu'on appelle dans le pays Bacheu-ar-ben , c'est-à-dire le champ du tombeau , offre une enceinte druidique de douze mètres de long sur un et demi de large, composée de vingt énormes pierres plantées en forme de carré long. Au nord-est, vers la mer, est une pierre de un mètre et demi de hauteur, isolée comme une borne, et désignée parle nom de Maen-ar-Bioh; à peu de distance, on voit une éminence sonore qui se prolonge le long de la plage jusqu'à des ruines appelées Castel-ar-Saloa , et devait embrasser un grand espace. La France savante continue avec une ardeur exemplaire ses recherches sur ce genre de constructions, qui bientôt auront pu fournir assez d'exemples pour établir une théorie complète. On a découvert près de Meudon, en juin 1846, une colline pleine d'ossements humains dont le type est gallique et cimrique, ainsi que des ustensiles de ménage, des armes et des objets servant aux sacrifices; il paraît que c'était un sépulcre l'on ensevelissait les victimes sacri- fiées (3).

(1) Mahé, Antiq. du Morbihan ; Manet, Histoire de la petite Bretagne, 1. 1.

(2) Voyez Penholet, Esquisses sur la Bretagne, 1819.

(3) Voyez la relation tue à l'Académie des sciences par M. Serres.

182 CINQUIÈME ÉPOQUE.

Nous avons vu s'établir sur les rivages de cette Gaule farouche

*e^

63.

Situation de

la colonie ionienne de Marseille , exemple de corruption et foyer de discorde pour le pays voisin. Les Romains qu'elle avait appe- lés, après avoir affermi leur domination dans la Gaule cisalpine et la Provence, étaient devenus redoutables pour l'indépendance d'un peuple qui jadis avait menacé la leur. Rome envoie contre ces Gaulois un jeune homme, beau parleur, aimable compagnon, pâle, affaibli par les excès et l'épilepsie, mais qui sait préparer ses coups au moyen delà politique, pour n'en porter que de mortels avec l'épée.

Lorsque César prit le gouvernement de la Narbonaise, la théo- ïa GOTÎe" cratie des druides avait alors succombé chez les Relges avec les Cimbres, qui ne conservaient plus, dans cette contrée, que la colonie d'Aduat. L'aristocratie féodale avait prévalu de même chez les Arvernes et chez les Ibères de l'Aquitaine; les druides avaient dû, pour maintenir leur autorité dans la Celtique et combattre l'esprit de tribu , favoriser la formation de communes libres dans les grandes villes, qui élisaient leurs chefs, soit à vie, soit pour un temps déterminé.

Le pays était donc partagé en deux factions : l'une ayant à sa tète les druides et les magistrats électifs des villes; l'autre, les chefs héréditaires drs tribus. Dans la première dominaient les Éduens (Autun), dans l'autre les Arvernes {Auvergne et les Sé- quanes [Franche- Comté), et chacun des deux partis recourait, dans ses querelles intestines, à l'intervention funeste de l'étran- ger. Les Éduens , fiers de l'alliance du peuple romain , ferment la Saône aux Séquanes, et mettent obstacle à leur commerce de porcs; ceux-ci, par vengeance, appellent de la Germanie des tri- bus désignées par le nom commun de Suèves. Guidées par Ario- viste (Ehren-Fesf), elles passent le Rhin et font des Éduens leurs tributaires; mais non moins redoutables à leurs alliés qu'aux en- nemis qu'ils étaient venus combattre, les Suèves prennent aux Séquanes un tiers de leurs terres selon l'usage des conquérants germains, et finissent par en exiger autant (1).

La communauté d'infortune réconcilia les Éduens et les Sé- quanes, qui, pour se délivrer des Suèves, cherchèrent d'autres secours étrangers. Deux frères exerçaient chez les Eduens la prin- cipale autorité : l'un d'eux , Dumnorix , se lia avec les Gaulois hel-

(1) Napoléon a diolé à Sa;nte-IIr!éne un commentaire sur la guerre des Gaules; il est beau de voir le grand général de l'antiquité jugé par le plus grand général des temps modernes.

CÉSAR MNS LES GAULES, iffà

votions, et les engagea à descendre de leurs montagnes dans les plaines de la Gaule; l'autre, nommé Divitiacus, qui était druide, après avoir quitté sa patrie pour ne pas être témoin de son humi- liation , se rendit à Rome , dont il réclama l'assistance en invo- quant l'amitié promise. Le sénat hésita longtemps avant de se m prononcer. Cependant, celui qui avait généreusement résisté à Arioviste, s'étant laissé éblouir par le luxe et les arts des Romains, s'imagina qu'il pourrait les transplanter dans son pays; mais, par malheur, il confondit la civilisation avec Rome, et, par amour pour la première, il se fit l'instrument et le complice de la seconde. Comme le sénat différait encore à se déclarer, on apprend que invasion des

7 rr * Helvètes.

1rs Helvètes se mettent en marche, non moins nombreux et re- '• doiitables que les Cimbres et les Teutons. Us habitaient entre le Rhin, le Jura et le Rhône, le lac Léman et les Alpes pennines; divisés en quatre tribus, ils comptaient douze cités et quatre cents villages. Les Suèves, les Ravarois et les peuplades de l'Alsace mé- ridionale étaient leurs alliés. Ces montagnards, peu satisfaits d'un territoire venaient passerei combattre tous les barbares qui, tour à tour, se lançaient sur l'ancien monde pour le dévaster, prêtent volontiers l'oreille aux suggestions d'Orgétorix (1), un de leurs principaux chefs, et ils prennent la résolution d'aller s'éta- blir sur les bords du grand Océan. Après avoir brûlé leurs de- meures avec les meubles et toutes les provisions qu'ils ne pouvaient emporter, ils annoncèrent l'intention d'aller se fixer dans le pays des Santones (Saintes), entre les embouchures de la Charente et de la Garonne; puis ils se dirigèrent, au nombre de trois cent, soixante-dix-huit mille, vers la Gaule Romaine.

Au premier bruit de leur marche, le sénat avait député vers les villes transalpines , pour s'assurer de leur fidélité et concerter les moyens de défense, sans négliger de prendre sous sa prolection les Éduens et les autres alliés; mais, au lieu de songer à les déli- vrer de la tyrannie d'Arioviste, il avait envoyé des ambassadeurs au guerrier suève , avec des présents considérables et le titre de roi, en lui promettant de ne pas le troubler dans ses possessions. César arrive près de Genève, fait couper le pont sur le Rhône, réunit toutes les forces de la Gaule Narbonnaise, munit les forts, et amuse de paroles les Helvètes, qui ne lui demandent que le libre 58 passage. Arrêtés de ce côté, ils durent s'engager dans les âpres vallées du Jura, puis remonter la Saône, favorisés dans le trajet

' r ' J Défaite des

par Dumnorix et par les Eduens; mais César les atteignit au pas- nettetés. (1) Or, colline; ced, cent; righ, roi : roi des cent collines.

184 CINQUIÈME ÉPOQUE.

sage du fleuve , les mit en déroute, et extermina la tribu des Tigu- rins. Une autre victoire signalée le délivra bientôt de toute crainte de la part de ces émigrants et des alliés douteux. Les Helvètes se virent contraints de retourner dans leurs montagnes, et six mille d'entre eux, rejoints par la cavalerie romaine, lorsqu'ils s'en- fuyaient, furent pris et traités en ennemis.

Les félicitations arrivaient à César de toutes les parties de la Gaule, qui se plaignait en même temps de la tyrannie d'Arioviste. Ce chef barbare avait en effet poussé à l'excès l'arrogance et la cruauté; toutefois, ce motif seul n'eût pas déterminé César à l'attaquer, s'il n'avait pas vu l'intérêt de la république et le sien propre. Ces Germains , maîtres de la Séquanie , n'étaient plus séparés des possessions romaines que par le Rhône; ce prétexte devait suffire à l'homme qui n'était venu chercher dans la Gaule que de la gloire, du pouvoir et des espérances. Dans une confé- rence qu'Arioviste eut avec César, il lui rappela le titre d'ami qu'il avait obtenu des Romains, lui promit de ne causer aucun dom- mage à la province, et même de faire la guerre aux ennemis de Rome ; du reste, il appelait son attention sur les adversaires qu'il aurait à combattre. En effet, ces Germains à la taille gigantesque, indomptables à la fatigue, n'avaient pas dormi depuis quatre ans à l'abri d'un toit ; il circulait parmi les Romains des récits effrayants sur leur énorme stature et leur férocité, si bien que le plus brave . . faisait son testament avant de marcher contre eux. César n'en dé-

Dffaite.

d Ahovistc. clare pas moins la guerre, ranime le courage de ses troupes , les conduit à Besançon , et vient offrir la bataille aux Suèves sur les bords du Rhin. Leurs femmes, qui pratiquaient l'art de la divi- nation , voulaient , d'après l'observation des tourbillons du fleuve et du bruit de ses flots , que l'on différât le combat jusqu'à la nou- velle lune ; il n'en fallut pas davantage pour faire perdre courage aux superstitieux Germains, qui éprouvèrent un véritable désastre. Arioviste perdit deux femmes et deux filles, prit la fuite et mourut bientôt. Ce fut ainsi que César dompta en une seule campagne deux ennemis formidables.

La Gaule en tressaillit de joie; mais , quand elle vit que César, au lieu de ramener dans les terres soumises à Rome ses légions victorieuses , organisait le pays comme une conquête , gardait les otages et levait des contributions , elle s'aperçut qu'elle n'avait fait que changer de maître. Le mécontentement ne tarda point à se manifester ; les petits États du nord se concertent , et for- 57 ment avec les plus grands une ligue défensive. César en prend ombrage, augmente le nombre de ses troupes, et marche contre

CÉSAR DANS LES GAULES. 18o

la Belgique , il est appelé par des factions opposées aux mé- contents, et probablement par celle des druides. 11 commence donc la guerre, dans laquelle il est secondé par ces divisions; niais il trouve de rudes obstacles dans les forêts vierges, dans les marais impraticables, dans les bois défendus ,par des abatis d'ar- bres, et d'où s'élancent furieux, au nombre de cent mille, pour défendre leur sauvage indépendance, Suessions, Bellovaques et Nerviens (Picardie, Hainaut, Flandre). Les Gaulois belges résis- tèrent énergiquement à des forces supérieures ; dès qu'un de leurs guerriers tombait au premier rang, un autre le remplaçait aus- sitôt; c'étaient, de l'aveu de César, des hommes intrépides, qui n'hésitaient pas à traverser un large fleuve, à gravir des rochers escarpés, à attaquer l'ennemi dans une position avantageuse, tant leur courage aplanissait pour eux tous les obstacles.

César les vainquit pourtant. Les Nerviens furent exterminés; les Aduatiques, débris des Cimbres et des Teutons qui avaient péri en Italie, feignirent de se rendre, envoyèrent au camp victorieux une partie de leurs armes, et, cachant les autres, s'en servirent pour attaquer les Romains; mais César les battit, et finit par s'emparer d'Aduat (ISamur), il fit vendre comme esclaves cinquante-trois mille individus. A la même époque, le jeune Crassus, son lieutenant, subjuguait l'Armo- rique.

Résolu alors à soumettre le reste de la Gaule , il pénètre dans S8. les forêts et les marécages des Ménapiens et des Morins [Zelande et Gueldre , Gand, Bruges, Boulogne ) ; il conquiert l'Aquitaine , puis tombe sur les Vénètes (Vannes), population robuste, habi- tuée à la mer, et qui tirait de la Grande-Bretagne des secours continuels. Les bâtiments de César ne pouvaient manœuvrer au milieu des bas-fonds à travers lesquels les Vénètes faisaient passer les leurs; d'autre part, les tranchées s'écroulaient sur ces terrains bourbeux. Cette campagne fut donc extrêmement pénible; enfin, la persévérance triompha. Une autre horde de Germains, les Usipiens et les Tenctères, envahit le territoire des Ménapiens. César, qui était toujours prêt à reprocher la violation du droit des gens à ceux dont il méditait la perte, refusa d'écouter leurs ambassadeurs, et les fit charger de chaînes; puis, attaquant à l'improviste ces nouveaux adversaires, il les vainquit sans peine et sans gloire, traversa le Rhin, et jeta l'effroi parmi les nations germaniques; mais, reconnaissant que le foyer des soulèvements de la Gaule était dans la Grande-Bretagne , il résolut d'y passer afin de détruire le mala sa source.

186 CINQUIÈME ÉPOQUE.

Grande Bre L'ile (1) , aujourd'hui si fameuse sous le nom d'Angleterre et d'Ecosse, fut d'abord appelée, selon les traditions nationales, Pdys des vertes collines, puis Ile du miel, enfin liryt ou Prydain, d'où lui vient le nom de Bretagne (2). La partie située au nord des rivières de Forth et de la Clyde était distinguée par le nom d'Alb-in, pays de montagnes; la partie méridionale, par celui de Lloegr vers l'orient, et vers l'occident par celui de Kymru ; ces noms venaient des peuples qui l'habitaient, et qu'on appelait en latin Cambriens et Logriens. Ces peuplades cimbres, arrivées six siècles avant J.-C, avaient chassé les premiers habitants d'ori- gine celtique : les uns se retirèrent dans l'île d'Érin , appelée Eibernia par les Romains , et dans les contrées du couchant; les autres dans le nord, se formèrent les trois grandes confédéra- tions des Magiates, dans la plaine des Albaniens, sur les monta- gnes au nord du Forth, et des Celtes ou Calédoniens , dans les forêts au sud des monts Grampians (S). Ces nouveaux venus reçu- rent dans le pays le nom générique de Scots , c'est-à-dire d'étran- gers, qu'ils appliquèrent parla suite «à l'Albanie, partie monta- gneuse de l'île.

Ils conservèrent les mœurs nationales, divisés en clans, ou fa- milles qui sortaient peut-être d'une souche unique. Là, riches et pauvres vivaient en commun, étrangers à la science des autres peuples, et ne connaissant que les exploits de leurs aïeux chan- tés par les bardes , soit dans les camps , soit dans les veillées d'hiver.

L'horreur delà conquête et les antipathies nationales les tinrent séparés des Cimbres. habitants des plaines méridionales, et sur lesquels tombèrent bientôt les Logriens, conduits par Hu le Puissant, et venus des côtes du sud-ouest des Gaules. Alors les

(1) Tacite attribue à Agricola le mérite d'avoir découvert que la Bretagne était une île. Virgile pourtant avait déjà dit :

Et peni tus toto divisos orbe Britannos. (Épilogue, I, 27.)

Mais César dépeint avec plus de précision la Bretagne comme une ile triangu- laire, etc. : Britannici insula, natura triquetra, etc. (De Bello Gallico, lib. V). Il est loin de se donner pour avoir découvert la Bretagne, qu'il désigne Mirine comme étant une ile, aussitôt qu'il vient à en parler dans le livre IV; car il dit que les Gaulois savaient à peine insul.v magnitudo, ncque quœ aut quanta; nationes ihcolerent,etc. C'est pourquoi il envoya Calas Volusénus pour explorer les côtes avec des bâtiments plus longs. Cependant , a compiuribus ejus insuhr cici/a/ibii.s ad eum legati veniunt ; et toujours il emploie la même expression.

(2) Arc/i.iology of Wales. Ai gistin Thierry, Histoire de la conquête de. l'Angleterre par les Normands.

(3) Magh-aite, pays plat; alb, montagne; colyddon, forêt.

GRANDE BRETAGNE. 187

Cimbres, soit volontairement on par force, se retirèrent le long des rivages à l'occident, qui, depuis ce moment, furent appelés Cam- l>rie, tandis que les nouveaux venus s'établirent sur les plages du levant et du midi. Quelques siècles après survinrent les Belges, population mêlée de Cimbres, de Cattes et d'autres Teutons et Celtes; puis, les Coraniens qui , sortis des lagunes des Pays-Bas, vinrent se fixer sur la plage orientale de l'île près de l'emboucbure de l'Humber.

On prétend retrouver encore les restes de ces Cimbres dans les habitants du pays de Galles et de la Bretagne française , qui s'ap- pellent eux-mêmes Kymri. C'est donc à tort que des écrivains croient reconnaître dans leur langage le pur idiome celtique , qui est, au contraire, mêlé de teuton. Si l'on veut parvenir à la con- naissance de l'ancien celte, à l'aide de la langue parlée dans les deux contrées que nous venons de nommer, il faut, avant tout, écarter les mots dont la racine est teutonique; or, cette étude serait beaucoup plus fructueuse sur la langue erse d'Ecosse et sur l'irlandais que sur le bas-breton (1).

YY. Bentham (2) prétend établir une différence essentielle entre les langages gallique et irlandais; selon lui , ce dernier serait, d'origine phénicienne ou sémitique. 11 base son argumentation

(1) Afin que les philologues trop superficiels puissent sentir la différence cpii cxîfetè entre la véritable langue celtique et le bas-breton, mêlé de celte, de teuton et de quelques mots latins, nous donnerons ici, parallèlement, l'Oraison domini- cale dans les deux idiomes; nous le faisons d'autant plus volontiers, que nous voyons ajouter trop de confiance à certains sjsremes introduits par Augustin Thierry ou par ceux qui l'ont suivi :

En bas-breton ou Injmrique. En gaélique d'Ecosse ou celtique.

Mon tad pehini a son en eon, Ar nathairne ata at neamh,

Ilocli ano bezet sanctiliet, Gorna hennaigte huinmsa.

Roct deomp ho ruanteles Gu deig do rioghachdsa

Uo bolonte bezet gret en duor evel en Dentar do ibolli air dtalmliuin mar ata

eon, air neamh,

Roet deomp lion bava pebdeziec, Tan hair dhuinn annigh ar naran

laitheamhuil , A perdonet deomp bon offansu evel Agas maith dhuinar ar bhliacba,

ma perdonomp dar ne pere ho devus ambuli mbatmuid dar bhfeicheam

bon oflanset ; hiiuibb,

Ne bermettet ket e cuessomp e tenta- Agas na leig ambnadheread sinn ;

lion ebet, Oguen bon delivred a zruc. Aclid saor sinn o oie

Oir is leatsa an riogbachd an cumhacd Ëvelse bezet gret. agas an gioir gusiorraidh. Amen.

(2) Les Gallois et les Kiïhris ; Dublin, 1834.

188 CINQUIÈME ÉPOQUE.

sur l'étymologie , méthode que les savants en linguistique, c'est- à-dire ceux qui s'appliquent à la philologie comparée, ont aban- donnée au vulgaire. Il réunit un grand nombre de noms des pays situés sur les côtes d'Espagne et dans d'autres parties ; or, comme ces noms, donnés par les Phéniciens, peuvent être expliqués par l'irlandais, il conclut que le phénicien et l'irlandais sont une seule et même langue. Au lieu de tirer cette conclusion , il aurait poser l'argumentation de la manière suivante : Le phénicien et l'hébreu ont une parenté évidente; il suffira donc de comparer la construction grammaticale de l'hébreu avec celle de l'irlandais, et l'on aura la solution du problème. De l'examen de ses preuves mêmes il résulte que le gallique et l'irlandais appartiennent à la famille ethnographique indo-européenne.

Pritchard est plus heureux dans ses déductions (I); afin de prouver l'affinité du celtique avec les langues indo-européennes , il commence par examiner les rapports des mots , et montre que les expressions primitives et élémentaires, telles que les noms nu- méraux et les racines des verbes simples, sont identiques; il soumet ensuite le verbe à l'analyse , et fait ainsi ressortir la res- semblance parfaite qui existe dans la construction des idiomes comparés. Le verbe être, en celtique, présente des analogies frap- pantes avec le verbe substantif persan. En outre , l'étude du cel- tique jette des données lumineuses sur les langues de la même famille. Les philologues supposent généralement que les inflexions des verbes doivent naissance à l'incorporation finale des pronoms personnels. La troisième jj^ersonne du pluriel en latin , en persan , en grec et en sanscrit , finit en nt , nel, vrt , vto , ti, nt; on ne con- naissait aucun pronom personnel qui se rapportât à cette termi- naison , lorsqu'on a fini par trouver que, dans le celtique même, la troisième personne du pluriel finit en nt, et correspond à son pronom hwynt ou ynt.

Ja Kel (v2) a prouvé que tous les mots donnés par les anciens comme celtiques sont germaniques. Est-ce affinité dans les fa- milles, ou les anciens confondaient-ils les idiomes barbares; c'est ce que les progrès de la science éclairciront sans doute. Le comte de Volney a fondé un prix annuel de linguistique; en 1836, l'A- cadémie française l'a décerné à Adolphe Pictet , de Genève , pour son mémoire : Affinités des langues celtiques avec le sanscrit , dans

(i) Sur Parigine orientale des nations celtiques ; Oxford, 1831, et Londres, 1836. (2) Origine germanique de la langue latine; Breslau, 1830.

GRANDE BRETAGNE. 189

lequel sont mis hors de doute quelques-uns des principes que nous venons d'énoncer.

César ne connut pas la dénomination générale qui désignait les derniers habitants de l'île , mais seulement celle des diverses tribus.

Il n'y avait pas moins de différence dans leurs mœurs que dans leur origine. Les Belges , portant les longues chausses et la saie , se livraient à l'agriculture et au trafic ; les Cimbres , qui se nour- rissaient de chair et de laitage, vêtus de peaux de mouton , habi- taient sous des cabanes de bois, entourées d'arbres; les Gaulois, sauvages et nus , vivaient de leur chasse , d'écorces et de racines. Tous portaient d'ailleurs la chevelure longue , les moustaches tom- bantes , et se teignaient en vert avec le pastel.

Une aristocratie militaire gouvernait les Gaulois du midi , et ceux du nord étaient organisés par tribus; les membres d'une même famille , unis par l'intimité la plus étroite , mettaient en commun chasse , butin , avoir, et jusqu'aux femmes, qui, au nombre de dix ou douze , appartenaient à père , fils et frères ; quant aux enfants, ils étaient attribués à celui qui le premier avait connu la mère (1). Julie, fille d'Auguste , voulant faire honte à une femme bretonne d'une pareille manière de vivre, celle-ci lui répondit que les Romaines n'avaient rien à leur reprocher, pour faire publiquement et avec des personnes de leur choix ce qu'elles se permettaient en secret avec des affranchis et des esclaves (2).

La Bretagne était sous la protection spéciale de la Divinité , comme la résidence particulière des druides; Cesarne put donc ment d<TcCsar

1 ' ' cil Bretagne.

obtenir ni guides , ni provisions , ni renseignements sur les moyens d'aborder et sur les marées ; aussi , son débarquement sur la pointe orientale, aujourd'hui appelée Kent, fut extrêmement périlleux. Outre que ses vaisseaux ne convenaient pas à ces côtes , on était en pleine lune , c'est-à-dire au moment des grosses marées , et les barbares faisaient pleuvoir sur ses troupes une grêle de traits. Déjà les Romains pliaient, quand le porte-enseigne de la dixième légion, la plus dévouée à César, se précipite en avant, l'aigle en main, en criant à ses compagnons: « Laisserez-vous votre en- « seigne tomber au pouvoir des barbares ? » Sa voix et son exemple rendent le courage aux soldats; ils combattent avec acharnement, et, à force d'audace, ils s'ouvrent un passage à travers les bar- bares , qui envoient des ambassadeurs et des otages.

(I) Césab, de Bello Gallico, V, 14. (9.) DlODOBE de Sicilf., liv. XXYI.

!

Débarque-

55.

190 CINQUIÈME ÉPOQUE.

Mais ils se repentent bientôt de leur faiblesse; lorsqu'ils voient que la Hotte , battue par la tempête , a subi des avaries considé- rables; ils profitent de la sécurité des Romains, reprennent les armes, et tombent sur les envahisseurs pour les exterminer. César est contraint de battre en retraite, comme il le dit, ou de prendre la fuite, comme le proclamèrent ses rivaux (1) ainsi que les Cimbres, qui se vantèrent dans leurs chants d'avoir vu les Césa- riens (2) , venus pour conquérir l'île de Prydain , disparaître comme la neige au souffle du midi.

Il tardait au proconsul de réparer cet échec; il se prépara donc à revenir àia charge avec des bâtiments plus convenables. La di- vision qui s'était mise entre deux des chefs , Imanwent et Caswal- laun, le servait à souhait ; mais, de peur que les Gaulois ne profi- tassent de l'occasion pour relever la tète, il les convoqua à Itius Portus, et prit avec lui les principaux et les moins sûrs. De ce nombre était Dumnorix, à qui César avait pardonné par égard pour son frère Divitiac ; mais ce Gaulois , à qui la clémence ne pouvait faire accepter la honte de la servitude, avait d'abord cherché à soulever ses compatriotes contre l'étranger; ayant voulu cette fois échapper a la prison l'on se contentait de le retenir, il fut rejoint dans sa fuite , et tué en se défendant. Il est probable que Divitiac, dont il n'est plus fait mention, se trouva dégoûté , par de semblables procédés, de l'amitié des Romains, secondjiébnr- César, après avoir atteint heureusement le rivage breton, sut amener les insulaires à lui payer un tribut et à demeurer en paix ; puis il regagna le continent. Avec deux cents voiles, il n'avait tiré que des perles et quelques esclaves de cette contrée (3) , il ne laissa point de garnisons et ne bâtit aucun fort. Le tribut ne fut jamais payé, et il s'y attendait bien. Il fut grandement raillé à Rome pour avoir vaincu un pays il n'y avait ni or, ni argent, ni vestiges d'arts et de savoir (4). Qui eût dit alors ce que devait

(1) ferrila qux-sitis ostendit terga Britannls.

(LicviN, Pliarsulc, II, 572.)

(2) Ils font bien connaître les Romains dans les Çaisariaidd du Triodd ijnnys Prydain, p. 102-105.

(3) S'il esl vrai que les perles aient déterminé César à envahir la Bretagne, il dut se trouver bien déçu, car elles y sont petites et d'une eau terne; on n'en péclie même plus aujourd'hui, quoique Vunio margaritifera ne soit pas rare dans ies fleuves d'Angleterre.

(4) CiciLron, Ep. ad/amil., vil, 7, 8, 9. Dion raconte que toute l'infanterie fui mise en déroute, et aurait été exterminée si la cavalerie ne fût accourue. Ho- race et Tibulle, dans beaucoup de passages, parlent de la Grande-Bretagne

quemeut.

la lìaule.

CÉSAR DANS LES liAULES. 191

devenir cette île, en comparaison de Home, qui la tournait en ri- dicule?

Le général romain trouva à son retour dans la Gaule de nou- lr^|eega^ng velles insurrections excitées par les rigueurs de la conquête et par la licence des soldats. Le Trévirien Indutiomare, patriote infati- gable, avait repris l'offensive; il seconda puissamment Ambiorix, chef des Éburons , jusqu'à l'instant sa tête fut apportée àLa- biénus. Voyant que l'épée de ses soldats était insuffisante contre ces terribles Éburons , César les mit hors la loi de l'humanité ; un décret proclama que leur corps et leurs biens appartiendraient à quiconque s'en emparerait, et que l'amitié du peuple romain serait acquise à qui l'aiderait à exterminer cette race d'hommes pervers (1). Les assassins ne manquèrent pas à l'appel, appuyés qu'ils furent par cinquante mille soldats romains, au nombre desquels étaient, avec César, un frère de Cicéron, Junius Brutus , Trébonius et la fleur de la jeunesse patricienne.

Depuis sept années que César faisait la guerre dans les Gaules, il avait peu avancé dans ses conquêtes, mais beaucoup dans ce que s'était proposé son ambition. L'armée, comme il arrive dans les longues expéditions, s'était affectionnée à celui qui la condui- sait à la victoire, et l'on pouvait dire qu'elle appartenait à César plus qu'à la république. Le vague qui entoure les guerres loin- taines laissait le champ libre aux imaginations pour en exagérer les dangers et le profit. Pompée se trouvait ainsi éclipsé par des triomphes dans des pays inconnus , sur des peuples séparés de l'univers entier, peuples qui naguère étaient venus des extré- mités du monde dresser leurs tentes en deçà des Alpes et jusqu'au pied de la roche Tarpéienne. Leur vainqueur était comparé à Camille, à Marius, et on le trouvait plus grand qu'eux ; en effet, s'ils avaient repoussé les Gaulois, César avait osé leur porter la guerre.

Il ne manquait pas, néanmoins, d'adversaires puissants, avides d'apprendre et prompts à divulguer les vols , les massacres , les souffrances des prisonniers traités comme dans une guerre d'ex- termination, et surtout la trahison exercée envers les ambassa- deurs; aussi, quand on proposa de décréter des actions de grâces à César, le sévère Caton s'écria : Que parle-t-on d 'actions de grâ- ces? des expiations plutôt, des supplication* aux dieux, pour qu'ils ne punissent pas sur nos armées les crimes du général! la

comme d'un pays indompté. L'expédition ne fut donc pas aussi glorieuse que la fait César dans ses Commentaires, (ì) De Bello Gallico, VI, 3&

192 CINQUIÈME ÉPOQUE.

remise du coupable aux Germains, afin que Rome ne paraisse pas commander le parjure (1) !

D'autres, moins rigides et plus prudents, représentaient le dan- ger de prolonger les commandements, et de laisser les deux Gau- les sous l'autorité d'un seul chef, qui pourrait ainsi aguerrir l'ar- mée dans la Transalpine, et l'amener ensuite parla Cisalpine jusqu'aux portes de Rome. De leur côté , les amis du proconsul, et entre autres Gicéron (2), rappelaient que s'il avait dompté dans la Gaule des nations puissantes, il ne les avait pas encore attachées à la république par des lois, par un droit certain et une paix so- lide; que cette guerre devait être terminée par celui qui l'avait commencée, et qu'il fallait savoir gré à César de préférer, au sé- jour de Rome et aux délices de l'Italie , ces contrées si rudes, ces bourgades si rustiques , ces hommes si grossiers.

César était redevable de ces appuis et de ces suffrages, néces- saires à la prolongation de son commandement, au succès d'abord, la plus puissante de toutes les recommandations sur la multitude; puis à l'argent, habilement prodigué pour flatter le vulgaire et gagner les démagogues. Il acheta, au prix de vingt millions et demi, un terrain spacieux, sur lequel il fit disposer un forum entouré de portiques en marbre , grande séduction à l'adresse du peuple ; au prix de huit millions et demi, il s'assura la neutralité du consul Émilius, et paya douze millions trois cent mille livres la conni- vence d'un tribun : c'étaient autant d'armes qu'il apprêtait contre sa patrie. Mais, pour suffire à ces énormes dépenses, il était oblige d'augmenter les tributs; il dépouillait les lieux sacrés, et rempla- çait les magistrats nationaux par des individus dévoués à Rome et à lui-même. Le mécontentement général s'accrut et finit par écla- ter ; aussi la conservation des Gaules ne coûta pas moins que leur conquête.

La faction druidique, se voyant menacée chez lesCarnutes, poussa le premier cri d'insurrection, qui fut répété le soir même de hameau en hameau, dans un espace de cent soixante milles. A Génabum (Orléans), les négociants étrangers sont massacrés, et Yercingétorix prend le commandement des insurgés. Ce jeune homme, d'une ancienne famille arverne (3), était frère de Cetili ,

(1) Pmjtarque, Vie de César.

(2) De Provinciis consularibus.

(3) La Saussayc- a donné, dans la Revue numismatique de 1838 , la des- cription d'une pièce de monnaie attribuée à Vercingétorix,du poids de cent trente- cinq grains. Elle offre le sjmbole x , qui parait propre h l'Auvergne, ou peut- être spécialement à Gergovia, de même que Soliniariaca avait cet autre, .

CÉSAR DANS LES GAULES. 193

victime de son ambition , parce qu'il aspirait à la tyrannie. Ver- cingétorix, animé de sentiments généreux et patriotiques, en- nemi déclaré des envahisseurs, ne s'était point laissé séduire par les avances de César; il ourdit une conspiration , parvient à ré- volter le pays, appelle aux armes jusqu'aux serfs des campa- gnes, voue les lâches au feu, et se trouve bientôt prêt à attaquer la province Narbonnaise et les quartiers d'hiver des Romains.

A cette nouvelle , César accourt, malgré l'hiver, avec sa pro- digieuse rapidité ; il raffermit la fidélité chancelante des Narbon- nais, et, franchissant les Cévennes à travers les neiges , il tombe sur les Arvernes. Vercingétorix détermine les Gaulois à brûler tou- tes les habitations isolées et les villes non susceptibles de défense, pour qu'elles ne puissent ni abriter l'ennemi, ni servir de refuge aux lâches. En un jour, plus de vingt mille bourgades des Bituriges furent livrées aux flammes ; mêmes mesures chez les Carnutes et ailleurs. La population se dirigeait nue et souffrante vers les fron- tières, mais consolée par la pensée du salut de la patrie, qui ne tombe pas avec les murailles.

Il faut lire dans les Commentaires mêmes de César les prodi- gieux efforts qu'il dut faire tantôt contre tous ces insurgés réunis sur un même point, tantôt contre ceux qui s'embusquaient par bandes détachées dans les bois ou au débouché des vallées; mais, bien que l'intrépide Vercingétorix ne se ralentît jamais, bien que les siens eussent juré de ne rentrer dans leurs demeures qu'après avoir traversé deux fois les rangs ennemis, César, grâce à la dis- cipline, à une rare habileté militaire, employant tour à tour la force et la douceur, et semant la discorde parmi les Gaulois eux- mêmes, parvint à se maintenir dans le pays. Il leva, parmi les plus braves, une légion dont l'alouette était l'enseigne, et qui le servit, avec une valeur sans égale , dans les Gaules d'abord , puis en Italie.

Le fort de la guerre s'était concentré sous Avaricum ( Bourges ) ; Pri.P dAva. César l'assiégea, la prit après une résistance obstinée , et trente- neuf mille deux cents personnes désarmées furent passées au fil de l'épée par les vainqueurs. Le proconsul raconte avec un ef- frayant sang-froid un pareil massacre, sans ajouter un mot de compassion ou d'excuse, sans que rien indique qu'il ait essayé de l'arrêter (1).

(1) De Bello gallico, VII. Parsque ibi, qicum angusto exitu portarum se ipsi premerent, a militibus , pars jam egresso portis, ab equitibus est in- terfecta : nec fuit quispiam quiprxdx studeret : sic et genabensi cade et labore operis incitali, non xtate confectis, non mulieribus, non infanlibus

H1ST. UNIV. T. iv, 13

rifinii.

194 CINQUIÈME ÉPOQUE.

Huit cents hommes, qui purent échapper à cette houcherie, se réfugièrent près de Yercingétorix , occupé à susciter de nouveaux ennemis à Rome. César, malgré sa supériorité sur les Gaulois dans l'art de l'attaque des places , fut contraint de lever le siège de Gergovia, la mieux fortifiée des villes insurgées. Les Éduens alors, entraînés par une honte généreuse, se déclarèrent pour les insur- gés, et, déployant le courage de nouveaux convertis, s'unirent à Vercingétorix, qui fut proclamé généralissime. Il concentra ses forces sous les murs d'Alésia, ville que l'on disait bâtie par l'Her- cule Tyrien ; mais la famine le réduisit bientôt aux dernières ex- trémités. Critognat proposa de manger les personnes inutiles , comme avaient fait leurs pères lors de la guerre contre les Cim- bres; on aimamieux les renvoyer. Ces malheureux se dirigèrent donc en pleurant vers le camp de César; mais, au lieu d'obtenir la pi- tié due à des gens désarmés, ils furent repoussés à coups de flèches ; ceux qui survécurent à ce barbare accueil, périrent de faim et de misère.

Au plus fort du péril, Yercingétorix avait renvoyé ses cavaliers, afin qu'ils se répandissent dans les campagnes, en allumant par- tout la guerre. Aussitôt, de la Garonne au Rhin, des Alpes à l'O- céan . retentit le cri : Aux armes ! et deux cent quarante mille fantassins et huit mille chevaux s'avancent vers Alésia. On ne sau- rait dire combien les confédérés déployèrent de courage; mais ils ignoraient entièrement l'art dos sièges et des campements, et les Romains, sous ce rapport, étaient de grands maîtres. Bien plus, ils méprisaient la tactique , persuadés que l'unique science à la guerre consistait dans la valeur ; puis, leur caractère léger et téméraire les rendait incapables de soutenir avec persévérance des efforts commencés avec une impétuosité extraordinaire. La discipline l'emporta, et cette armée, dans laquelle était tout l'es- poir de ceux d'Alésia, ayant été dispersée , ils demandèrent à trai- ter ; mais César exigea qu'ils livrassent leur chef et leurs armes . et se rendissent à discrétion; alors Yercingétorix monte à cheval, se fait ouvrir la porte, et. s'élançant au galop, arrive devant h' tri- bunal du proconsul , dont il fait le tour, puis jette aux pieds du Romain son épée, son casque et son javelot, sans prononcer une parole. Les légionnaires contemplent avec effroi sa stature gigan- tesque ; mais César lui reproche d'avoir mal répondu à ses faveurs. Il appelait faveurs les avances qu'il lui avait faites pour l'amener

pepei'cerunf. Denique ex omni eo numero, qui fait circi/cr qua i niai ni a millium, ri.r oef ingenti qui, primo clamore andito, se e t oppiclo ejecerant, \ncohiines ad Vercingetorigeitx pereenerunt.

CÉSAR DANS LES GAULES. 195

à trahir sa patrie, et ingratitude ses généreux efforts pour la dé- fendre jusqu'à la dernière extrémité. Vercingétorix , chargé de ^Sgétorif" fers par son ordre, fut envoyé à Rome. Los défenseurs d'Alésia se virent réduits à l'esclavage, et chaque soldat romain en eut un pour sa part.

Les Ëduens et les Arvernes se soumirent; mais l'Éduen Sur, Bi. l'Atrébate Comm, Ambiorix , Lucter, ami de Vercingétorix, Gu- truat, chef des Carnutes, Dumnac , des Andes, Corrée, des Bellovaques , Drappète le Sénone , ne désespérèrent pas encore de la cause nationale ; instruits par l'expérience , ils reconnurent que la guerre serait plus sure en combattant par bandes sur des points différents. Ils établirent donc trois centres d'action : au nord, chez les Bellovaques ; à l'occident, chez les Andes ; au midi, chez les Cadurques. Les Tréviriens devaient inquiéter Labiénus , lieutenant de César.

Le proconsul, avec cette promptitude qui devance toute pré- caution, tombe sur les Bituriges, et les défait. Un grand nombre d'entre eux abandonnèrent alors leur pays , pour aller chercher au loin des contrées du moins ils ne vissent pas les Romains. Malheur à ceux qui tombaient aux mains des vainqueurs ! Les chefs étaient battus de verges , puis décapités. D'autres fois, on coupait les mains à tous les prisonniers, par l'ordre de ce même César dont on vantait d'une voix unanime l'humanité naturelle et la générosité (1), lui qui avait coutume de dire que la pensée d'une seule cruauté à se reprocher serait pour sa vieillesse une compagne trop pénible.

Enfin, dans l'espace de dix années, l'héroïque résistance de la Gaule fut domptée par la prodigieuse activité de cet homme. Dix- huit cents places prises, trois cents peuples subjugués, trois mil- lions de vaincus, dont un million de morts et autant de captifs (2), tels furent les trophées de César ; s'efforçant alors de fermer les plaies du pays, il parcourut les villes, leur montra de la douceur, et leur laissa des lois appropriées à leurs besoins : point de confis- cations, point de proscriptions , point de colonies militaires pour aggraver le sort des vaincus. Un impôt de quarante millions de sesterces (8,000,000 fr.) fut dissimulé sous le nom de solde mili-

(1) Hirtiis, 44. Quum suam lenitatem cognitam omnibus scïret, neque vereretur ne quid crudelitate naturx vider etur asperius Jecisse.

(2) Plutakque, Vie de César, l'.ì. nó).si; (i.èv imkç> òxTaxÓTta; xaxà xpoao; bTXbv , ifjvri ô' È^îipoiffaTO Tpiaxóaia, (xypiàat napaTa^âjxevo; xaxà (Jiepoî Tpia- x-jaia;:. ì/.y.-òi ftèv Év "/.£??': 8isp9stpsv, #),Àa; rocravTa; éÇoàypYiffîv.

13.

196 CINQUIÈME ÉPOQUE.

taire, et la nouvelle province de la Gaule chevelue {cornata) obtint des privilèges supérieurs à ceux de la Gaule togata.

Le proconsul évita tout ce qui aurait pu froisser des hommes d'un caractère irritable, encore aigris par de récentes blessures. Ses soldats retrouvèrent dans un temple son épée qu'il avait per- due en combattant dans la Séquanie : Laissez-la , dit-il en sou- riant, elle est sacrée. Il conquit ainsi le dévouement des Gaulois. La légion de vétérans transalpins qui portaient sur leurs casques l'alouette, symbole de vigilance (1), fut assimilée aux légions ro- maines pour l'équipement, la solde et les prérogatives. César en- rôla, comme auxiliaires, des Gaulois qu'il employa dans les dif- férentes armes ils excellaient ; il tira de la grosse infanterie de la Belgique, de l'infanterie légère de l'Aquitaine et de l'Arvernie; il eut des archers rutènes , sans parler de la cavalerie : c'étaient peut-être des forces qu'il enlevait à ses rivaux et à sa patrie afin de s'en faire des gages de sûreté et des instruments pour des expé- ditions nouvelles. Il est certain que, soit par suite de cette précau- tion, soit à cause de quelques irruptions des Germains, l'idée ou du moins la volonté ne vint pas aux Gaulois de profiter de la guerre civile pour recouvrer leur indépendance.

CHAPITRE XIV.

ROME DIRANT LE PREMIER TRIL'MVIR VT.

Durant les dix années que César avait fait la guerre dans les Gaules, Rome s'était vue en proie à une anarchie désolante; on pouvait la comparera un coursier sans frein qui a besoin d'un maître. La diminution des richesses chez la plupart des citoyens avait accru la puissance d'un petit nombre d'hommes. Autrefois, les magistratures de peu de durée , réparties entre tant de per- sonnes, opposaient alternativement un obstacle aux tentatives des ambitieux , et ne laissaient pas aux citoyens le temps d'être éblouis par la gloire d'un seul; à l'époque nous sommes, les commandements prolongés, les commissions importantes accu- mulées sur une seule tête, habituaient à considérer une cause comme identifiée avec l'homme qui la soutenait. Ce fut par suite d'un tel abus que Pompée, qui avait gagné la faveur populaire en

(1) La chouette des Vendéens dans les guerre* de la Révolution semble rap- peler cet emblème.

ROME DURANT LE TREMIER TRIUMVIRAT. 497

abrogeant les lois de Sylla, restrictives de l'autorité des tribuns, vit deux fois le chemin du trône ouvert devant lui, et deux fois manqua de la force ou de la résolution nécessaire pour s'y élancer ; aspirant à la dictature de Sylla , non par les armes comme lui , mais par les suffrages du peuple, il laissait s'user dans la paix les pouvoirs qu'il avait acquis dans la guerre , et ne négligeait rien pour se faire louer, pour se montrer nécessaire, pour flatter les passions; il se servait même des hommes les plus décriés pour troubler la tranquillité publique, dans l'espoir que les gens de bien lui offriraient le pouvoir suprême. Il parut rompre tout à fait avec le patriciat, lorsque, fatigué d'une intrigue que Mucia, sa femme, sœur des deux Métellus, avait avec César, il la répudia, et se remaria à l'âge de cinquante ans. Afin de gagner l'affection du peuple, il créait des jardins délicieux, élevait un théâtre pour les spectacles publics, et faisait combattre dans l'arène, jusqu'à la mort, des éléphants, et une fois môme cinq cents lions (1).

Caton, avec sa prétention de plier les faits sous l'inflexibilité des doctrines, nuisait à sa patrie, qu'il voulait ramener vers un passé qui ne devait plus renaître, au lieu de la bien diriger vers un avenir inévitable. Il proposait au sénat de livrer aux Germains le vainqueur des Gaulois, rendait Pompée suspect, contrariait Ci- céron; néanmoins il se livrait au trafic des esclaves, et cédait au riche Hortensius sa femme, qui était jeune, pour la reprendre plus tard , enrichie par ce mariage.

11 manquait à Cicéron, pour être un grand homme d'État , cette résolution qui s'accroît devant l'obstacle ; pour réformer l'ancien ordre de choses, il aurait fallu une abnégation dont son âme pas- sionnée était incapable. Gomment aurait-il pu prévoir l'avenir, lui qui ne l'envisageait qu'à travers ses prédilections , ses haines, ses espérances et ses craintes? De temps à autre, on voit qu'il a honte de ses hésitations; mais il se borne à des regrets stériles, et n'a point le courage de prendre un parti. Tout enflé de son triomphe,

(l) Cicéron, dans un moment de mauvaise humeur, veut paraître mécontent de ces jeux offerts au peuple par Pompée. « II y a eu durant cinq jours deux citasses magnifiques qui le nie? Mais quel amusement un citoyen qui s'occupe des affaires peut-il prendre à voir, soit un homme faible mis en pièces par une bote très-forte, soit un noble animal percé par un chasseur? On a eu le dernier jour les éléphants , ce que le vulgaire et la populace regardaient comme une merveille; mais au lieu de plaisir, il en résulta une certaine compassion, et comme une pensée que cet animal avait quelque affinité avec la race humaine. » Lettres, liv. VII, à M. Marias. Chose étrange, la vue d'un homme déchiré en morceaux cause peu d'amusement, et un éléphant qu'on tue excite de la compassion !

Clodius.

198 CINQUIÈME ÉPOQUE.

il ne savait que rappeler son consulat, et Catilina, et l'incendie imminent, et les poignards aiguisés dans l'ombre. Cette conduite excitait l'envie, comme le prouve une violente invective, attribuée à Salluste, dans laquelle (pour laisser de côté les attaques contre ses mœurs, contre celles de sa femme et de sa fille) on lui disait :

« Toi, te vanter de la conjuration étouffée"? Tu devrais rougir « de honte de ce que la république a été bouleversée sous ton « consulat. Tu as tout arrangé avec ta femme Térentia; vous « avez décidé qui devait être condamné à mort, qui frappé d'une « amende, selon que cela vous convenait. Un citoyen te construi- te sait ta demeure, un autre ta maison de plaisance de Tusculum, « un troisième celle de Pompei : ceux-là étaient irréprochables « et gens de bien. Quiconque n'en voulait pas faire autant, était « un misérable qui te tendait des embûches dans le sénat, venait « t'assaillir chez toi, menaçait de mettre le feu à la ville. Gomme « preuve que je dis vrai, quel patrimoine avais-tu alors'? quel pâ- te trimoine as-tu maintenant? Quelle opulence n'as-tu pas acquise « en fomentant des procès? Avec quoi t'es-tu procuré tes riches « maisons de campagne? avec le sang et les entrailles des citoyens; (f tu es suppliant avec tes ennemis, insolent envers tes amis, ignoble « dans tous tes actes. Et tu oses dire : Heureuse Rome d'être née « sous mon consulat! Très-malhpureuse, au contraire, pour avoir « souffert une détestable persécution, alors que tu t'emparas des « jugements et des lois. Et pourtant, tu répètes à satiété : Que les « armes cèdent à la toge, le laurier à la parole; toi qui, en poli- « tique, penses debout une chose, et une autre assis : girouette qui « ne sais te fixer d'aucun côté [1). »

Cette dernière accusation était fondée; car Cicéron, de grand ennemi qu'il était de César et de Crassus, devint leur flatteur dès qu'il les vit d'accord; d'abord chaud partisan de Pompée, il osait maintenant décocher contre lui quelques traits, faire allusion au but et aux dangers du triumvirat, stimuler l'opposition de Caton. Ceux qui avaient le pouvoir virent de mauvais œil de telles libertés, et bien qu'ils pussent facilement l'acheter en lui donnant l'augurât qu'il ambitionnait (2), ils préférèrent lancer contre lui Publius Clodius. Il était de famille patricienne, mais il avait déshonoré sa jeunesse par un libertinage effréné (3); entre autres intri--

(1) Quntiufa, inslït., IV.

(2) Et quoniam Pfepos proficiscitur, cuinam auguratur deferalur ? Quo qu'idem uno cqo ab i.s/is capi possimi, vide levitatem meam . Ad Alt., II, 5-

(3) Quis en'mi ullam ullius boni spem haberel ih éo, cujùs piimitni tem- pus setatis palam fuisset ad omnes libidin.es divulgatimi? Qui ne a sane-

ROME DURANT LE PREMIER TRIUMVIRAT. 190

pues, il avait courtisé Pompéa, femme de César, qui, gardée par Aurélia, sa belle-mère , et Julia , sa belle-sœur, ne pouvait se trouver avec lui. Suivant lin usage très-ancien , vers la fin de l'année consulaire, les femmes du plus haut rang se réunissaient avec les vestales, dans la demeure du consul ou du {fréteur, pour offrir un sacrifice à la Bonne Déesse, dont le nom n'était connu que des femmes. Ces rites se célébraient avec un tel mystère, que les anciens ne nous fournissent aucun renseignement à cet égard, sinonqueles initiées chantaient et jouaient des instruments. Aucun homme, même le mailrc de la maison, ne pouvait assister aux cé- rémonies sacrées; on jetait même un voile sur les images d'hom- mes ou d'animaux mâles (1).

Comme cette cérémonie devait se célébrer dans la maison ile César, alors grand pontife, Clodius s'entendit avec celle dont il était aimé, afin d'y pénétrer, travesti en cantatrice. Introduit par une esclave dans l'appartement de Pompéa, le temps lui parut long, et il sortit pour la chercher; mais une autre esclave , à la- quelle il parut suspect, le questionna, le reconnut à la voix pour un homme, et, poussant les hauts cris, révéla le sacrilège. A l'instant, les mystères sont interrompus et les portes fermées. Clodius, bientôt découvert, est chassé, et toute la ville se trouve en rumeur. Clodius est donc accusé publiquement de sacrilège; mais il avait, et de l'argent pour corrompre , et des caresses las- cives pour séduire (2), et des sicaires pour intimider. Cicéron, d'abord très-animé contre lui par Térentia sa femme, jalouse de Clodia , sœur de l'accusé et aimée de l'orateur, cède à l'influence de la dernière, et son témoignage se borne aux faits que ré- pétaient toutes les bouches (3). On raconte que le consul Pison,

lissima qnidem parte corporis potuissel hominum impuram in/emperanlium /impulsare? Qui Clini suani rem non minus strenue quant posteti publicam' confecisset, egestatem et luxuriant domestico lenocinlo sustenlavil ? C'est ainsi que s'exprimait Cicéron devant le sénat ( Post reditum, 5 ). Une autre fois, il rappelait que : primam illam xtalulàm sûam ad scurrarum îocùplelium Itbidines dettllit ; quorum intemperantia expleta, in (tontes/ icis est germa- tlitatis slupris volutatus, edam Vilicum libidines barbarorumque salta- ci/ f etc. De Harusp. responsis, 21.

(1) l'bi velari picturajubelur,

Qtui cunique allertila sexus imitati. < figura est.

(JovÉN., VI, 389.)

(2) Jam vero (dit boni ! rem perdilam! ) etiam noctes certarum multerum atijue adolescent uloruni nobilumi introductiones, nonnullts judicibus pro mercedi» cumulo fuerunt. (Cic. ad AU., I, lfi.)

(3) Plalarque le dit, et Cicéron paraît lui-même l'avouer : A os meli psi qui

s?.

200 CINQUIÈME ÉPOQUE.

au lieu de faire distribuer au peuple les deux marques portant l'une la lettre pour l'absolution, l'autre celle pour la condamna- tion , les fit donner toutes deux avec la lettre qui indiquait l'ac- quittement; malgré les efforts de Caton pour qu'il fût sursis à ce jugement inique, les hommes que Clodius avait achetés voulurent qu'on passât outre, et l'accusé fut absous. Aussi Catulus, en mon- trant les sentinelles destinées à réprimer le tumulte que l'on re- doutait, disait qu'on les avait établies atin de protéger l'argent reçu par les juges. César lui-même s'était désisté pour ne pas déplaire à la multitude ; appelé en témoignage , il déclara n'avoir rien à dire contre Clodius. Il n'en répudia pas moins sa femme , et, comme on s'étonnait de cette contradiction, il répondit : La femme de César ne doit pas même être soupçonnée.

Clodius , assuré de l'impunité par un pareil jugement , redoubla d'audace; escorté d'une troupe de gladiateurs à sa solde, il faisait trembler ces pauvres affranchis qui , remplissant le Forum, repré- sentaient la majesté du peuple romain. Puis, comme il était de race noble, il se fil adopter par un plébéien, afin d'être élu tribun du peuple.

Une fois nommé à ces fonctions , il crut le moment favorable pour se venger de Cicéron, objet de sa haine depuis l'affaire du sacrilège; d'ailleurs, il savait qu'il pouvait compter sur l'appui des triumvirs, lesquels, sans le laisser paraître, exerçaient le pouvoir par ses mains. Le nouveau tribun commença par se concilier le peuple en limitant l'autorité des censeurs , auxquels il enleva le droit de dégrader les sénateurs et les chevaliers. Le sort décidait auparavant du partage des provinces entre les consuls; il fit dé- créter que les comices par tribus feraient à l'avenir ce partage. Alors des pays immenses furent assignés à chacun d'eux, comme à Pison , la Macédoine, l'Achaïe, la ïhessalie , la Béotie ; à Gabi- nius, la Syrie et la plupart des États de l'Asie.

Cicéron, voyant le nuage grossir, acheta le tribun Nonius pour qu'il s'opposât en toute chose à son collègue; mais Clodius jura à Cicéron de ne rien entreprendre contre lui , ni contre ses intérêts; ce dont Pompée et César se firent garants, à la condition qu'il engagerait Nonius à se désister de son opiniâtre opposition. Tul- lius se laissa prendre au piège, et Clodius, délivré de son contra- dicteur, fit décréter par le peuple qu'il ne serait plus besoin de prendre les augures pour les lois proposées par les tribuns; il vou-

Lycurgei a principio fuissemus , quotidie demitigamur. IS'eque dixi quid- quant prò testimonio, nisi quod crat ita notimi atque lestatum, ut non possem* 'preterire. Ad Att., 1. 13, 16.

ROME DURANT LE PREMIER TRIUMVIRAT. 201

lait «ainsi écarter l'obstacle de la religion , dont les amis de Cicéron auraient pu se servir en sa faveur.

Lorsqu'il a tout préparé } il fait rendre une loi pour la mise en accusation de quiconque aurait envoyé au supplice un citoyen sans avoir fait confirmer la sentence par le peuple. Cicéron, ne pouvant douter que ce ne fût une arme contre lui, prit le deuil , laissa croître sa barbe, et suppliait ses amis de le défendre. Le sénat lui-même dépouilla la pourpre en signe d'affliction, jusqu'à ce que les consuls lui eussent ordonné de la reprendre. Deux mille cbevaliers, vêtus de noir, intercédaient en faveur de l'accusé , et lui servaient d'escorte contre les sicaires de Clodius , qui se fai- saient un jeu d'insulter l'orateur humilié. Pour lui , aussi découragé au premier coup qu'il s'était montré orgueilleux jadis, il deman- dait aux autres des conseils qu'il ne pouvait trouver en lui-même. Lucullus l'invitait à rester ferme et à écraser ses adversaires , à la tête des chevaliers et de tous les citoyens qui avaient à cœur le bien public. Caton et Hortensius l'exhortaient à ne pas imiter Ca- tilina, et à se conserver irréprochable. César lui proposait de le soustraire à l'orage et de l'emmener avec lui comme lieutenant dans la Gaule; faute d'avoir accepté cette proposition, qui était la plus honorable, il se lit de César un ennemi. Pompée lui-même, oubliant un ami assez dévoué pour déclarer juste et vrai tout ce qui lui était utile et agréable (1), l'abandonna, et se retira à la campagne. Quand Cicéron lui envoya son gendre pour implorer son assistance, il s'excusa , et lorsqu'il vint lui-même, il lui fit dire qu'il était retourné à Rome. Cicéron était donc bien en droit de s'irriter contre celui qui , le louant en face , l'enviait en secret , et qui n'avait au fond rien d'honnête en politique, rien de noble, d'énergique , d'indépendant (2).

Cicéron se trouva donc seul contre Clodius, qui l'accusa ou- vertement, devant les tribuns, du meurtre de Lentulus, de Cé- thégus et d'autres chevaliers romains. Résolu à céder aux circons- tances, il sortit de la ville durant la nuit. L'effroi qu'inspirait Clodius lui rendit plus rudes les épreuves de l'exil. Vibona , ville de £;< ^ron. la Lucanie , qui l'avait choisi pour protecteur, lui fut fermée. Il espérait trouver dans la Sicile , théâtre de sa gloire durant sa ques-

(1) Tantum enim animi inducilo et mehercule amor erga Pompcium a pud me valet , ut qux illi ulilia surit, quxille vult, ea mihi omnia jam et recta et vera videantur. Ad Famil., 1,9.

(2) IS'os, ut oslendit, admodum diligit... aperte laudat ; occulte, sed ita ut perspicuum sit , invidet : nihil come, nihil simplex, nihil h toï; noh- tixoï; honestum, nihil illustre , nihil forte, nihil liberum. A<1 Alt., 1, 13.

Exil de

202 CINQUIEME ÉPOQUE.

ture, et sa protégée contre Verres, un asile honorable, surtout auprès du préteur Virgilius, qui lui devait tout; niais il eut à se convaincre que le malheur est la pierre de touche des ingrats (1). Repoussé de ce côté, il trouva une hospitalité courageuse à Brindes, dans les jardins de Lénius Flaccus; mais il ne crut pas prudent de demeurer longtemps dans le même lieu , et il s'embarqua.

aborder pourtant? La Grèce et l'Épire étaient parcourues par des bandes de soldats stipendiés par Antoine, son ennemi. Pison, créature de Clodius, gouvernait la Macédoine; il se décida pour Cyzique, dans la Mysie. Débarqué à Dyrrachium, il trouva un accueil capable d'adoucir les amertumes de l'exil; mais le grand orateur, les regards et la pensée sans cesse dirigés vers sa patrie, restait sans force contre la douleur (2). Après avoir épuisé pour le consoler tout ce que l'École enseignait , tout ce dont Cicéron lui- même faisait étalage dans ses discussions philosophiques , les Grecs eurent recours aux songes et aux augures, lui assurant qu'ils lui promettaient un prompt retour ; il les quitta dans cet espoir, et se rendit à Thessalonique.

Clodius, triomphant de sa fuite comme d'une victoire , fit prononcer par un décret le bannissement de Cicéron à quatre cents milles de Rome, la confiscation de ses biens, la démolition de ses maisons de ville et de campagne , et la consécration par les pontifes du terrain sur lequel elles s'élevaient, afin qu'il n'y eût pas de restitution possible ; mais quand ses biens furent mis en vente, personne ne se présenta pour s'en rendre acquéreur.

Afin de se débarrasser aussi de l'opposition et des protestations de Caton, Clodius le fit charger d'aller mettre à exécution le dé-

(1) Voyez, outre les lettres, le discours pour Cn. Plancus, 10.

(2) Ses lettres sont remplies île lamentations déplorables : « Je me consume de chagrin, ma chère Térentia. Je suis plus malheureux que loi, si malheureuse; car, outre la commune infortune, j'ai à déplorer matante. Mon devoir aurait été, ou d'éviter le péril en acceptant une légation, ou do résister par la promp- titude et par les armes, ou de succomber en homme de cœur. Rien ne pouvait être plus misérable, plus honteux, plus indigne «pie ceci... Jour et nuit, j'ai (le- vant tes Jeux votre affliction... Beaucoup sont ennemis, presque tons envieux. Je vous écris rarement, parce que, si je suis découragé en tout temps, quand je vous écris ou que je lis vos lettres, je fonds en larmes , et je ne saurais y résister. Oh ! que n'ai-je tenu moins avidement à la vie? Oh ! je suis perdu ! oh ! je suis dans la désolation ! Que deviendra Tullietta? A vous de songer à elle, car je perds l'esprit... Je ne puis en dire davantage, l'angoisse m'empèchant de continuer.» Voilà pourquoi Asinius Pollion disait (a pud Senec.) : Omnium adversorum nihil ut viro dignum est , tùlit, prxlcr mortevi. Puis il ajoute : Si qui* (a- men virtutibus villa pensavit , vîr magnus, accr, memorabilis fuit , et in vujus laudes orditone prosequendas, Cicerone laudatore opus fuerit.

57.

ROME DURANT LE PREMIER TRIUMVIRAT. 203

cret qui avait prononcé la confiscation du royaume de Chypre , dont les Romains se croyaient propriétaires en vertu d'un testa- ment de Ptolémée Alexandre II.

Rien alors ne faisait plus obstacle aux triumvirs; mais Clodius ne craignait pus d'exercer le pouvoir contre ses protecteurs eux- mêmes; ayant contraint Li Flavius à remettre en ses mains le jeune Tigrane, que lui avait confié Pompée, il le renvoya en Ar- ménie, où il ne pouvait qu'exciter des troubles. Pompée alors, pour se venger de l'audacieux démagogue, résolut de faire rap- peler Gicéron. La proposition fut accueillie par le sénat avec une chaleur inexprimable, comme moyen de vaincre le parti popu- laire (1). Lorsqu'on porta la demande devant le peuple, Clodius à<v>n,n. parut dans le Forum avec sa bande de gladiateurs, afin d'effrayer les amis de Cicéron; mais Annius Milon , son collègue , homme de main non moins audacieux que lui-même, en fit autant ; or, tandis que les deux troupes s'observaient d'un regard farouche , le rappel passa.

Sans perdre un instant, Cicéron partit de Thessalonique pour Dyrrachium, et de pour Brindes , d'où il se rendit à Rome comme en triomphe. Toutes les villes municipales, toutes les co- lonies où il passait, le fêtèrent à l'envi; puis, le sénat vint à sa rencontre jusqu'à la porte Capène, et le conduisit au Capitole, d'où il fut reporté à sa maison sur les bras des citoyens (2).

(1) Virlutem incoltimela odimus , Sublatam ex oculis quserimus invidi.

( HOHAT. )

(2) « Quel autre citoyen que moi a jamais été recommandé par le sénat aux nations étrangères? Pour le salut de quel autre que moi le sénat a-t-il rendu grâces publiquement aux alliés du peuple? Pour moi seul les pères conscrits ont ordonné, par un décret, aux gouverneurs des provinces, questeurs, lieutenants, de veiller au salut et à la vie d'un exilé. Dans ma cause seulement, il est arrivé, depuis que Rome est fondée, que, par décret du sénat, par lettres consulaires, on convoqua dans l'Italie tous ceux qui avaient à coeur le bien de la république. Ce que le sénat n'avait jamais décrété dans le plus grand péril de la république entière, il estima devoir le déclarer pour le salut de moi seul. Qui, plus que moi, fut redemandé par la curie, plaint par le Forum, regretté par les tribu- naux eux-mêmes? Tout, à mon dépari, devint désert, désolé, muet, plein de deuil et de tristesse. Quel est le lieu, en Italie, l'intérêt zélé pour ma conser- vation, les témoignages de ma dignité ne soient pas perpétués dans les monu- ments publics? Que sert de rappeler ce divin sénatus-consulte rendu à mon

I? ou ce qui se passa dans le temple de Jupiter très-grand et très-bon quand le héros, dont un triple triomphe annonça que les trois parties du inonde étaient réunie-; à cet empire, déclara que seul j'avais sauvé' la patrie; déclaration qui lut sanctionnée à l'unanimité par le sénat, à l'exception d'un seul ennemi ? ou ce qui fut décrété le lendemain dans la curie, à la suggestion du peuple romain et

20-i CINQUIEME EPOQUE.

Réintégré dans le sénat, il mit son crédit rajeuni au service de Pompée , dont il voulait se rappeler le bienfait récent et non l'a- bandon; en exagérant peut-être le danger d'une disette, il obtint qu'on le chargeât de pourvoir la ville de grains pour cinq ans, avec plein pouvoir sur les ports de la Méditerranée. En récom- pense, Pompée lui fit restituer par les pontifes le terrain de sa maison, et assigner sur le trésor public deux millions de sesterces (quatre cent mille francs) pour la reconstruire, cinq cent mille pour sa maison de Tusculum, deux cent cinquante mille pour celle de Formies.

Caton , qui désapprouvait constamment les gladiateurs et les athlètes, comme des gens toujours dangereux pour la cité, n'en avait pas moins formé un certain nombre qu'il cherchait à vendre sous main. Milon les fit acheter, puis il divulgua la chose , à la grande hilarité du public (1); avec ses brigands, il tenait enres-

des citoyens accourus des municipes, que personne n'eût à opposer des obstacles ou à causer un retard en alléguant les auspices; que celui qui le ferait fût dé- claré perturbateur du repos public, et poursuivi immédiatement ? Le sénat ayant par cette sévérité, entravé l'audace scélérate de quelques-uns, ajouta que, si dans les cinq jours durant lesquels ce qui me concernait pouvait être mis en question , rien n'était résolu, je revinsse dans ma patrie en recouvrant toutes mes dignités.

« En môme temps, le sénat décréta qu'on remercierait ceux qui étaient venus à cause de moi de toute l'Italie, et qu'ils seraient invités à revenir quand la chose serait de nouveau débattue. L'empressement de tous était si grand pour nie sauver, que ceux qui étaient sollicités pour moi par le sénat priaient le sénat en ma faveur. Et il est si vrai que, dans ces circonstances, un seul différa ou- vertement de cette volonté unanime de tous les gens de bien, que le consul Q. Métellus lui-même qui, par suite de graves discordes dans la république, était mou ennemi particulier, opina aussi pour mon salut.

« Qui ignore ensuite ce que fut mon retour? comment à mon arrivée, les habitants de Brindes me présentèrent les félicitations de toute l'Italie et de Rome elle-même? Les nones de septembre furent le jour de mon débarquement; c'était aussi le jour de naissance de ma chère fille, que je revis alors pour la première fois après une cruelle douleur et des larmes amères, le jour aussi de la fondation de Rrindes et de la dédicace du temple de Salus, comme vous le savez. La fa- mille de Lénins Flaccus, son père et ses frères, personnes excellentes et pleines de savoir, m'accueillirent avec la plus grande joie, de même qu'ils m'avaient reçu avec tristesse, l'année précédente, et défendu à leurs propres risques. Du- rant tout le voyage les villes d'Italie paraissaient fêter mon retour; les rues étaient encombrées de députés envoyés de toutes parts ; les alentours de Rome étaient remplis d'une multitude incroyable, qui me prodiguait des félicitations; et tel était l'empressement de ceux qui me suivirent depuis la porte de Rome jusqu'au Capitole et <\\\ Capitole à ma maison, qu'au milieu de l'allégresse générale je m'affligeais de ce qu'une cité si reconnaissante eut été si opprimée et si miséra- ble. » Pro P. Sextio , go et sqq.

(1) Cicéron, Lettre à son frère Quintus, II, G.

ROME DURANT LE PREMIER TRIUMVIRAT. 205

pect Clodius, qui voulait empêcher la reconstruction des maisons de campagne de Cicéron. Chaque jour, ces deux chefs de bande , barricadés dans leurs maisons et menaçants dans les rues , trou- blaient la tranquillité publique. Enfin } Milon, fort de l'appui de Pompée et de Cicéron , qui avait osé dire que Clodius était une victime réservée à l'épée de son rival , l'ayant rencontré sur son AsMMinai de chemin, en vint aux mains avec lui et le tua. Le peuple se soulève, C,°B2.U8' saccage la curie pour alimenter le bûcher de Clodius, et attaque Milon qui, fortifié dans sa demeure et entouré de ses gladiateurs, repousse les assaillants. Cité en jugement, on lui demanda, sui- vant l'usage , de livrer ses esclaves, pour qu'ils fussent interrogés dans les tortures; il répondit qu'il les avait affranchis, et que nul. homme libre ne pouvait être mis à la torture. Il était donc im- possible d'avoir des témoins du fait, et, d'un autre côté , Cicéron mettait en usage pour le justifier tous les expédients d'un habile avocat. Pompée, satisfait d'être délivré de Clodius, ne prit nul souci de sauver son meurtrier; mais Tullius, beaucoup plus élo- quent que courageux , effrayé des satellites de Clodius , ne pro- nonça point la belle harangue qu'il avait préparée , et laissa Milon s'en aller en exil à Marseille, il se consola en mangeant d'ex- cellent poisson.

Rome se trouvait à la merci des triumvirs et de tout homme de main prêt à se mettre à la tête d'un parti. Crassus et Pompée , prenant ombrage de la gloire dont César se couvrait dans les Gau- les, aspiraient au consulat ; mais ils désespéraient de l'emporter sur Domitius Ahénobarbus, qui avait déclaré que son intention était de faire abroger le proconsulat de César. Or, un jour que Domitius, accompagné de Caton, parcourait la ville de grand matin pour solliciter des suffrages, une troupe de bandits tomba sur lui, blessa Caton , et tua l'esclave qui portait la torche devant eux. Les tribuns alors empêchèrent la réunion des comices , et Rome resta sans consuls. Le sénat pritle deuil; puis, voyant qu'il n'y avait pas moyen de rétablir autrement la tranquillité , il offrit le consulat à Crassus et à Pompée , qui furent élus.

Alors , pour être aussi bien traités que César, et ne pas rester désarmés, tandis qu'il s'attachait une armée par ses triomphes, ils se firent décréter, Pompée l'Espagne, Crassus la Syrie, l'Egypte et la Macédoine. César y consentit, à la condition de ne pas être troublé dans son proconsulat; Caton, qui s'y opposa et voulut représenter le danger des commandements prolongés, fut mis en prison parle tribun C. Trébonius. On décréta ensuite que les gou- verneurs ne seraient remplacés qu'après cinq ans, et qu'ils pour-

200 CINQUIÈME ÉPOQUE.

raient lever des troupes à leur gré, exiger des alliés les contributions et les contingents nécessaires, caractère de Une prospérité trop facile avait empêché Pompée d'acquérir Pompée. re^e t,,empe vigoureuse que donne l'adversité. Comblé d'éloges, et salué, tout jeune encore, du titre iïimperator, il s'était cru né- cessaire à la patrie, à la liberté, au peuple et au sénat qui, par- fois, se jetaient dans ses bras, certains de pouvoir s'en dégager aussitôt qu'ils auraient satisfait leurs désirs. Plus ambitieux de l'apparence que de la réalité, il ne songeait pas à se rendre po- pulaire par les moyens habituels, qui étaient de fréquenter le forum, d'assister les clients , d'accuser et de défendre. Entouré d'une certaine auréole, il se dérobait au contraire aux regards, ou ne se présentait en public qu'avec un cortège inconvenant ; il croyait honorer ceux qu'il voulait bien appeler ses amis, et les traitait en protecteur. Il attendait toujours que Piome vint le cher- cher, comme son unique refuge; mais la liberté, qui a aussi ses délicatesses, veut qu'en paraissant lui ravir ses faveurs, on lui épargne la honte de les avoir prodiguées.

Il ne faut pas en conclure que Pompée respectât sa patrie, car s'il n'osait rien accomplir, ses désirs s'étendaient à tout; il trou- blait l'eau sans avoir l'habileté d'y pêcher à son profit , et agis- sait comme ceux qui, violant la constitution sans avoir la force de s'élever au-dessus d'elle , ne veulent pas obéir et ne savent point commander : ennemis les plus funestes des républiques, dont ils tuent la liberté sans leur procurer le calme de la monarchie. Se faire conférer des pouvoirs sans mesure , se laisser comparer à Alexandre et répéter par une tourbe de flatteurs qu'il était l'uni- que rempart de Rome, caresser les différents partis qui avaient recours à lui, telle était la tactique de sa vanité, et ce fut ainsi qu'il se fraya le chemin à la tyrannie : dans ce but il corrompit d'abord le peuple par ses largesses et mit les suffrages à prix ; puis il excita la populace à la révolte pour faire sentir la nécessité d'une dictature ; enfin il s'unit avec César et Crassus, dont l'ac- cord, ainsi que le disait Caton , et non l'inimitié , fut la ruine de la liberté. Ces armes , que Pompée avait aiguisées , devaient être tournées contre lui , parce qu'il ne savait pas s'en servir.

L'apparence du commandement étant ce qu'il ambitionnait surtout, il resta à Rome, et Crassus partit pour aller combattre les Parthes.

LES l'ARTHES. 207

CHAPITRE XV.

LES PAKTHES.

253.

Arsane III. 216.

La Parthiène confine à l'orient avec la Bactriane et avec l'Inde Le< ,,arIhïS septentrionale; an couchant, avec la Mèdie; au nord, avec l'Hyr- eanie; au midi, avec la Caramanie déserte. Ses rois résidèrent à Hécalnmpyles, jusqu'à l'époque où, devenus maîtres de l'Assyrie, ils passèrent l'été à Ecbatane, et l'hiver à Ctésiphon sur le .Tigre. Soumise d'abord àia Perse, elle tomba avec ce royaume sous l'au- torité d'Alexandre. Trop pauvre pour exciter l'ambition des géné- raux qui se partagèrent l'empire, elle devint le partage de Séleu- eus Nicator, qui la laissa à ses descendant. Enfin, Arsace, ayant assassiné Agathocle et levé l'étendard de la révolte , fonda un em- ws- pire qui subsista quatre cent soixante-quinze ans.

Son fils Arsace 11 (Tiridate), après avoir vaincu Séleucus Arsaceli Callinique, assujetti l'llyrcanie et les provinces voisines, assura l'indépendance de son royaume, et fut tué en combattant contre Ariaratbe IV, roi de Cappadoce.

Arsace III f Artaban) s'empara de la Mèdie, tandis qu'Antiochus le Grand faisait la guerre àPtolémée Évergète ; mais à peine le roi de Syrie fut-il libre d'agir contre lui, qu'il le repoussa jusque dans l'Hyrcanje. Arsace réunit cent mille fantassins et vingt mille che- vaux , et revint tenter la chance des combats avec des forces telles, qu'Antiochus accepta la paix, en le laissant maître de la Partine et de l'Hyrcanie.

Priapaze (Arsace IV), qui lui succéda, régna quinze ans, et m. laissa trois fils , Phraate, Mithridate et Artaban. Le premier (Ar- sace V), devenu roi, dompta les Mardes, un des peuples les plus vaillants de l'Orient et qui habitait sur les côtes de la mer Cas- pienne. Ce prince, qui avait reconnu le mérite et l'habileté de son frère Mithridate (Arsace VI), lui laissa le trône en mourant , de préférence à ses fils. Mithridate soumit, en effet, les Bactrieiis, les Perses, les Mèd. s, les Élyméens, et poussa ses conquêtes jusqu'à l'Inde. Sa victoire sur Démétrius Nicator, qui devint son prison- nier, le rendit maître de Babylone et de la Mésopotamie, de sorte qu'il étendit l'empire des Parthes de l'Euphrate au Gange. Dans la pensée de le consolider par de bonnes lois, il examina celles de tous les pays qu'il avait subjugués, et les refondit pour rédiger un code destiné à régir l'empire entier.

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16V.

130.

187.

12V.

208 CINQUIÈME ÉPOQUE.

Phraate II (Arsace VII) son fils, vaincu par Antiochus Sidétès, fut réduit au territoire de l'ancienne Parthiène; mais il répara ses pertes, et, après avoir chassé l'ennemi, il allait s'emparer de la Syrie, quand les Scythes envahirent ses États. Afin de les repous- ser, il prit à sa solde tous les soldats mercenaires qu'il avait faits prisonniers dans la guerre contre Antiochus ; mais ceux-ci , par vengeance, passèrent du côté des Scythes à la première rencontre, ce qui entraîna la défaite et la mort de Phraate.

Quandles Grecs et les Scythes regagnèrent leur pays, après avoir dévasté la Parthiène, le trône échut à Artahan II (Arsace VIII), troisième fils de Priapaze; mais il fut tué peu de temps après, dans une autre guerre contre les Scythes. Mithridate II (Arsace IX) régnait sur les Parthes, quand le bruit des victoires des Romains en Asie lui fit désirer leur alliance; ce prince expédia donc un am- bassadeur à Sylla qui, bien que simple préteur, le fit asseoir à sa gauche, tandis qu'il avait à sa droite Ariobarzane, roi de Cappa- doce. L'alliance fut conclue; mais l'ambassadeur eut la tête tran- chée , à son retour dans sa patrie , pour avoir laissé toucher sa main par un préteur. Telles furent les premières relations des Ro- mains avec ces Parthes , qui devaient être pour eux des ennemis si constants et si dangereux.

Les Parthes étaient une nation guerrière, courageuse, et d'une habileté particulière à tirer de l'arc en fuyant. Dès leur enfance ils s'habituaient à monter à cheval, et c'était à cheval que les princi- paux d'entre eux se montraient sur la place publique; ils délibé- raient à cheval et armés, au grand étonnement des Romains qui, le sagum déposé, ne portaient point d'armes dans la cité. Depuis vingt ans jusqu'à cinquante, tout homme était soldat. Dans les com- bats, ils ne faisaient usage ni de tambours, ni de trompettes, ni d'aucun autre instrument militaire; l'élan impétueux de leur cou- rage leur suffisait.

La fidélité à tenir une promesse était leur vertu principale; pour se conformer à la nature de leur pays , ils vivaient avec so- briété, négligeant l'agriculture, la navigation, le commerce et tou- tes les autres professions. Animés de cette jalousie que montrent encore plusieurs peuples de l'Asie, ils interrompaient les commu- nications immédiates entre l'Occident et l'Orient, exploitant seuls ou empêchant tout trafic intermédiaire, et excluaient les étran- gers, surtout durant la guerre avec les Romains; aussi, le com- merce avec les Indes dut alors changer de direction, ce qui con- tribua beaucoup à l'accroissement d'Alexandrie et de Palmyre. Ils épousaient leurs sœurs, et même leurs mères, et c'était pour eux

LES TARTHES. 209

un grand bonheur que d'avoir une famille nombreuse. Leur reli- gion consistait dans un culte grossier rendu aux forces de la na- ture, bien qu'ils eussent peut-être emprunté quelque chose aux doctrines religieuses des Perses; ils croyaient que l'immortalité attendait ceux qui périssaient sur le champ de bataille.

Bien que leurs rois eussent accepté la civilisation et les lettres grecques, répandues alors dans tout l'Orient, ils ne se livrèrent point à ce faste excessif qui causa la ruine des autres dominateurs de l'Asie. Leur souverain prenait le titre de roi des rois, de frère du soleil et de la lune, de grand monarque; mais son autorité était limitée par une sorte d'aristocratie guerrière. En effet, on laissait un grand pouvoir aux chefs militaires des dix-huit satrapies ou divisions de l'empire, dont onze, des confins de l'Arménie et de la mer Caspienne jusqu'à la Scythie , étaient appelées supérieures, et les autres, inférieures. L'empire comprenait en outre divers pays, la Perside entre autres, qui, moyennant un tribut, conser- vaient leur indépendance et leurs rois propres; des privilèges étendus et une constitution spéciale étaient notamment concédés aux colonies gréco-macédoniennes, à Séleucie, par exemple, l'on frappait les monnaies et les médailles des rois parthes. Le sénat ou conseil d'État, composé de l'aristocratie militaire, pou- vait même déposer le monarque ; il est probable que cette assem- blée confirmait l'élection du chef suprême avant qu'il fût cou- ronné par les suréna ou généraux. Le roi devait être choisi dans la famille des Arsacides, sans ordre de succession établi : de de nombreux prétendants, des factions, des guerres intestines, et les étrangers ne manquaient pas d'attiser le feu, pour affaiblir ces dangereux voisins.

C'est ce que fit Rome lorsque , après sa victoire sur Mithridate, roi de Pont, elle recula ses frontières jusqu'à celles des Parthes. L'empire des Arsacides brillait alors de sa plus grande splendeur : c'était le centre d'un vaste système politique qui, par la Mésopo- tamie, touchait aux provinces romaines et rejoignait à l'orient l'em- pire de la Chine; d'un côté, il menaçait l'Italie; de l'autre, il voyait les princes chinois se mêler à leurs guerres de partis.

La famille des Arsacides se divisait en quatre branches princi- pales , dont la plus ancienne occupait la Perse ; un autre, l'Armé- nie ; une troisième , la Bactriane , avec les tribus d'Alains et de Goths éparses sur les rives de l'Indus et dans les pays inconnus; la dernière, celle des Massagètes, possédait la Russie méridionale et dominait les tribus de Goths , d'Alains, de Saxons, de Mèdes , de Perses , établies sur les bords du Volga et du Tanaïs.

IHST. (JSIV. T. IV. 14

In u:vonÈ>rr. troouE.

Le nom national dos Arsacides était colui do Dare? , qui passa à tonto l'i grande nation répanduo sur un vaste territoire, on Asie et en Europe, du Danube aux contrées les plus reculées de la haute Asie, de sorte que le nom do Daces, doux siècles avant ,Ï.-C, ser- vait à indiquer également les habitants de la Hongrie et de laBac- triane (1); on l'emploie encore aujourd'hui pour désigner les des- cendants des anciens Perses (2).

Les conquêtes de Tigrane , roi d'Arménie, enlevèrent auxPar- thes la Mèdio, la Gordiane, la Mésopotamie, la Phénicie, la Syrie; To' mais Phraato III le repoussa et entreprit de seconder le fils re- belle ad Tigrane. roi d'Arménie; toutefois, à l'approche de Pom- pée, il renouvela avec lui le traité d'alliance qui les unissait. Ses orodes. fils, Orodes et Mitbridate, lo tueront, et le premier monta sur lo Mitbridate. trône : mais il fut bientôt dépossédé par son frère, qui, s'étant rendu odieux à ses sujets , se vit expulsé, et Orodes reprit la couronne.

Mitbridate réclama le secours de Gabinius. gouverneur de la Syrie, qui. dans le désir de piller une contrée enrichie par tant de conquêtes, passa l'Euphrat-"' : mais Ptolémée Aulétès lui ayant offert dix mille talents s'il le remettait sur le trône, il accepta et se dirigea vers l'Egypte. Mitbridate, réduit à ses propres forces, échoua dans son entreprise , fut fait prisonnier, et condamné à mort par son frère.

Bien que la crainte d'une rupture avec la vaillante nation des Parthes fit peu ambitionner la province d'Asie (3), LiciniusCrassus la sollicita avec ardeur , et répandit beaucoup d'argent pour l'ob- tenir; attiré par les dépouilles d'une contrée qui était encore in- tacte de toute invasion . il se plaisait déjà à calculer le butin qu'il ferait, et ne cessait d'en parler ; dans son désir de surpasser Svila et Pompée, il ne rêvait que les rivages aurifères de lindus et du Gange et les expéditions d'Alexandre. Le tribun Atéins, qui s'op- posait à ce que l'on déclarât la guerre à un peuple allié , pro- testait du haut de la tribune, empêchait Crassus de sortir de Rome, invoquait contre lui les dieux vengeurs des traités: mais ce fut en vain. Crassus. protégé par Pompée, et poussé par son am- bition et son avarice, partit pour l'Asie. Ayant trome le roi des Galati s, Déjotarus, qui. dans un âge avancé , commençait la h. construction d'une nouvelle ville : Comme))' peux-la. lui dit-il,

(1) Deuisch, les Allemands.

(2) Voy., sur l'affinité de l'allemand avec la langue perse, vol. II, page C2, note 2.

(3) Sivehon&stas, sive négligent )a, stveinertia est , sive metus Uitet xuO fine tempérant ix exïstïmatione, riolle provinciam. Oc, ad Famil., vili, 8.

LES PARTHES. 211

entreprendra un pareil 1 reumi! à la dernière heure de ta vie? Mais, reprit Déjotarus, il me semble que tu ne commences pas non plus de bonne heure une semblable expédition.

La guerre contre les Parthes l'ut de tout temps considérée comme très-difficile. Il fallait, pour gagner leur frontiere, tra- verser l'Arménie vers les sources du Tigre et de l'Euphrafe , puis un pays montagneux, impraticable aux convois; on rencontrait ensuite un désert ou des plaines fangeuses. Lorsqu'on entrait sur le territoire ennemi , on le trouvait souvent dévasté; après avoir mis le feu aux champs et aux villages, le Parthe, qui ne laissait ni vivres pour l'armée , ni fourrage pour les chevaux, poussait devant lui les populations; à peine jetait-il quelques garnisons dans certaines places , qu'il fallait détruire qaand elles étaient prises. Parvenait-on à joindre l'armée ennemie , il s'agissait de combattre d'une manière inaccoutumée contre une cavalerie qui , après avoir attaqué de loin avec l'arc et les flèches, prenait aus- sitôt la fuite ; de sorte que la pesante infanterie romaine , avec son redoutable javelot , devenait inutile. On mettait l'ennemi en dé- route, mais sans le vaincre jamais, et l'on mourait de faim tout en faisant des conquêtes.

Grassus, à qui son avidité donnait du courage, vola, en tra- versant la Syrie, dix mille talents au temple de Jérusalem, que Pompée avait épargné; puis, ayant passé l'Euphrate, il entra sur le territoire des Parthes. Comme ils n'avaient aucun motif pour redouter une invasion , ils furent facilement repoussés , et Crassus, enorgueilli, se laissa décerner le titre (ïimperator. Peut-être même aurait-il réussi dans son entreprise, si, profitant du premier mo- ment de consternation , il eût marché droit sur Gtésiphon et Sé- leucie; mais il revint passer l'hiver en Syrie, pour s'enrichir de dépouilles et de l'accroissement des impôts; on le vit, comme un financier, calculer les revenus et les droits de péage, piller les temples , notamment celui de la déesse syrienne Astargate , re- nommée dans tout l'Orient , et faire peser sous ses yeux l'argent qu'on y trouva.

Durant ce temps, les soldats s'affranchissaient de toute disci- pline , tandis que les Parthes , remis de leur surprise, réunissaient leurs forces. Orodes ne voulut entamer les hostilités qu'après avoir su des Romains quel motif les avait fait agir; mais Crassus répondit aux ambassadeurs qu'il donnerait réponse à Séleucie. Alors Vagise, chef de l'ambassade, lui dit , en lui montrant la paume de sa main : Avant que tu ne prennes Séleucie, tu verras croître ici du poil.

14.

ss.

212 CINQUIÈME ÉPOQUE.

Une armée parthe s'avança contre l'Arménie, dont le roi s'é- tait déclaré pour les Romains. L'autre se dirigea vers la Mésopo- tamie, sous la conduite d'un suréna, guerrier aussi intrépide qu'expérimenté; étalant tout le faste asiatique, fardé et parfumé selon l'usage des Modes, ce général traînait après lui mille cha- meaux pour porter le bagage, deux cents chars pour les femmes, mille gardes à cheval, sans compter les gens de pied et les es- claves en grand nombre , le tout pouvant monter à dix mille in- dividus. Il eut bientôt recouvré les places que les Romains avaient surprises; Crassus, bien qu'averti par le roi d'Arménie de ne pas traverser la Mésopotamie, mais de se diriger par les montagnes de l'Arménie, la cavalerie parthe ne pouvait manœuvrer, s'a- vança au milieu des plaines. Une foule de présages sinistres avaient découragé ses soldats; mais il paraît qu'il était supérieur à ces rêveries; en effet, un astrologue de Rome lui ayant prédil que son expédition avait contre elle l'aspect sinistre du Scorpion , il répondit : Ce n'est pascette constellation qui m'effraye, mais bien le Sagittaire , par allusion à l'adresse des archers parthes. En commençant sa seconde campagne, les entrailles de la victime lui tombèrent des mains : Peu importe! s'écvia-t-W , je ferai en sorte que les armes ne m'échappent pas.

Abgar, roi d'Édesse , qui naguère avait secondé Pompée , ré- solut de trahir Crassus; il l'entraîna, sur de fausses indications, dans la plaine de Carrhes, la marche était extrêmement diffi- cile. Les légions romaines furent assaillies par les Parthes , et . sans pouvoir se défendre, criblées de toutes parts à coups de flè- ches. Le fils de Crassus, qui avait quitté l'armée de César pour servir dans celle de son père , voyant qu'il ne pouvait échapper à l'ennemi, se tua après avoir vaillamment combattu. En voyant sa tête sur une lance ennemie, les Romains effrayés détournaient leurs regards ; mais Crassus leur disait : Un tel malheur ne concerne quemoi; Home sera invincible tant que vous demeurerez intrépides. Si vous avez pitié d'un père infortuné, montrez-le en vengeant son fils sur ces barbares.

Les flèches pleuvaient de tous côtés, et la mort qu'elles don- carrhcs.6 liaient était si lente et si douloureuse, que beaucoup préféraient la hâter en se précipitant en désespérés contre la cavalerie. La nuit mit fin à cette bataille meurtrière, et Crassus en profita pour se retirer à Carrhes. Le suréna, qui survint bientôt, l'obligea de fuir avec peu de monde ; mais , enveloppé dans les marais, et fourvoyé par Ariamne , cheik des Arabes, qui feignait de lui être dévoué , il se vit perdu sans ressources. Le suréna, sous prétexte d'un traité,

LES PARTHES. 213

propose une entrevue au général romain , lequel , bien qu'il soup- çonne un piège, est contraint par les cris de ses soldats de l'ac- cepter. Dans le trajet Crassus dit à ceux qui le suivaient : Quand vous serez de retour sains et saujs, dites , pour l' honneur de Rome , que Crassus a péri, trompé par l'ennemi, et non pas abandonné par ses concitoyens.

Le suréna l'accueillit gracieusement et avec de grands hon- neurs; mais bientôt le combat s'engagea entre les Parthes et la suite de Crassus , qui fut tué dans la mêlée. Sa main droite et ™l[lJ° sa tète furent portées à Orodes , et son corps laissé en pâture aux animaux de proie. Dix mille hommes, qui survécurent aux vingt mille qui avaient été tués, furent faits prisonniers ; puis , oubliant leur patrie, ils se mirent au service des Parthes, dont ils épousè- rent les filles (1).

Le suréna fit son entrée dans Séleucie au milieu des têtes et des enseignes romaines; il traînait derrière lui un prisonnier re- présentant Crassus, dont il portait le vêtement et les armes, pré- cédé , comme lui , de licteurs et de gardes, à la ceinture desquels pendaient des bourses vides; une troupe de femmes, entonnant des chants obscènes pleins d'outrages pour les vaincus, les pour- suivaient de leurs insultes. Le vainqueur présenta au sénat de la ville un exemplaire des fables milésiennes, recueil de nouvelles licencieuses, trouvé dans le sac d'un jeune Romain, pour témoi- gner qu'on ne pouvait rien attendre d'une jeunesse qui se plaisait à la lecture de pareils ouvrages.

Orodes fit couler de l'or fondu dans la bouche de Crassus, pour insulter à son avarice ; puis , ayant conçu de la jalousie contre le suréna , il le fit tuer, et confia le commandement de l'armée à son filsPacorus, qui envahit aussitôt la Syrie, dans l'espoir de-la surprendre sans défense. Le lieutenant Cassius l'eut bientôt re- poussé, et l'ennemi cessa pour le moment toute hostilité contre les Romains , qui , depuis la défaite de Crassus, ne prononcèrent plus le nom des Parthes sans une profonde terreur.

(1) Milesne Crassi conjuge barbara

Turpis maritus vixit ? et nostium (Proti curia, inversique mores ! ) Consentiti socerorum in armis, ( Sub rege medo, Marsus et Apulus, etc.) ?

(Horat. , Od., Ili, ò et sqq. )

2 U CINQUIÈME EPOQUE.

CHAPITRE XVI.

SECONDE GUERRE CIVILE.

La mort de Crassus avait fait disparaître le seul homme qui put maintenir l'équilibre entre César et Pompée , rivaux et ennemis au fond du cœur, mais dont chacun ménageait l'autre dans la crainte que Crassus ne lit pencher la balance en se déclarant pour son compétiteur. La rupture fut encore hâtée par la mort de Julia, fille de César et femme de Pompée. Bien que Pompée fût resté à Rome , il avait levé une armée , contrairement aux lois , sous le prétexte de garantir la tranquillité publique, mais, en réalité , pour dominer les factions et n'être pas moins fort que les autres triumvirs. Domitius Ahénobarbus, nommé consul, aurait voulu , secondé parCaton , mettre un frein à cette puissance excessive ; mais il vit qu'il ne pouvait rien contre la force des armes , dans un temps où, comme s'en plaignait Cicéron,il ne restait à choisir qu'entre une lâche condescendance avec le plus grand nombre et un stérile dissentiment d) , parce que la p irole avait perdu toute sa dignité, et qu'on n'avait plus la liberté de discuter les affaires publiques. Caton essaya de porter remède à la vénalité éhonlée des charges, en faisant punir ceux qui achetaient des suffrages : mais il excita le mécontentement de la populace , qui ne vivait que du trafic de ses votes ; d'ailleurs, les candidats, an lieu d'agir par leurs brigues sur la multitude, s'adressaient directement aux triumvirs et aux consuls en charge, et traitaient avec eux de la dignité ambitionnée. Le consul Mucius Scévola, pour rendre ce tratic illusoire, suspendait toute assemblée il apercevait quel- que symptôme de brigue pour l'élection des consuls , de sorte que l'argent était répandu en pure perte; mais il en résulta que, pendant quelque temps, il n'y eut plus de consulat. Cependant , les factions fermentaient de plus en plus; des meurtres fréquents faisaient sentir la nécessité d'un pouvoir dictatorial qui rétablit l'ordre, et Pompée mettait tout en œuvre pour se faire désigner

(l) Qux enim proposito fuerant nobis cum et honoribus amplissimi* et laboribus maximis perfuncti essemus, dignitas in sententiis dicendis, liber- tas in republica capessenda, ea sublata tota, sednec mini magis quant omnibus ; nom aut assentiendum est nulla cum gravitate paucis, aut frus- tra dissentiendum. (Cic, ad Lent, procons.)

SECONDE GUERRE CIVILE. 21S

comme le seul homme capable de l'exercer utilement; mais il n'osait étendre la main pour saisir ce pouvoir tant désiré.

Il fut proposé, en effet, à l'occasion de l'assassinat de Clodius, ". de lui conférer la dictature; puis, on aima mieux le faire consul unique, et il exerça seul le consulat durant sept mois, en dépit des protestations de Gaton et du parti conservateur. Après avoir réussi dans cette première tentative , loin de marcher au but avec hardiesse, il se donna pour collègue Métellus Scipion, dont il épousa la fille; ce choix et ce mariage lui concilièrent les patri- ciens.

Le sénat s'aperçut enfin que César, secondé par ses émissaires et appuyé d'une armée dévouée, s'acheminait vers l'autorité su- prème; il demanda donc à Pompée,,, comme protecteur de la li- berté , si l'on pouvait croire qu'il y eût liberté le gouverne- ment était réduit à se mettre sous la protection d'un citoyen. Pompée ne voulut avouer, ni au sénat qu'il s'était uni avec César pour l'oppression commune , ni à lui-même qu'il avait été dupe de César. De là, l'hésitation qu'il montra constamment, et qui finit par l'entraîner à sa perte.

Avant tout, il fallait enlever l'armée à César, qui se montra moins que jamais disposé à céder, depuis que Pompée s'était fait proroger pour cinq ans encore dans le gouvernement de l'Afrique et de l'Espagne. Le consul Claudius Marcellus , créature de Pompée , proposa au sénat de rappeler César avant l'expiration de son com- mandement; n'ayant pu réussir, il se répandit en outrages de toutes sortes contre le proconsul et fit battre de verges un séna- teur de Còme, uniquement, disait-il, pour qu'il pût, en retour- nant dans les Gaules , montrer ses épaules à César.

Celui-ci avait pour lui un parti considérable : les uns étaient achetés à prix d'argent, les autres gagnés par l'affabilité de ses manières ; de plus , il se trouvait à la tête d'une armée très-dévouée. Ainsi appuyé, il demanda que son commandement fût prolongé; mais les charges étaient toutes occupées par des créatures de Pompée, et sa demande fut rejetée. Un centurion, qui attendait à la porte du sénat , frappa sur son épée quand on lui annonça cette décision, en disant : Voilà qui le lui prolongera.

En effet , César, qui n'avait pas montré moins de vaillance dans les Gaules que de sagesse dans l'organisation et le gouvernement de sa conquête , repassa les Alpes , et son coup d'oeil sûr découvrit les pièges que lui tendait son rival; prodiguant l'or d'une main, et tenant son épée de l'autre, il déjoua ses projets avec autant de célérité que de résolution. Le consul Paul Emile, d'ennemi dé-

51.

KO,

216 CINQUIÈME ÉPOQUE.

claré qu'il était, devint son partisan moyennant mille cinq cents talents, comme nous l'avons dit; le tribun Scribonius Curion, autre créature de Pompée, avait des dettes immenses, et César le gagna en les payant; dès lors, au lieu de provoquer la destitu- tion du proconsul, comme le désirait Pompée, il proposa de les proroger tous deux dans le commandement , ou de les destituer tous deux. Bien que le sénat tergiversât tant qu'il put , le peuple adopta la loi , dont la modération ajoutait au crédit des partisans de César; mais ni Pompée ni César ne voulaient déposer un com- mandement acquis au prix de tant d'efforts et d'intrigues; seule- ment, l'un et l'autre regrettaient d'assumer la responsabilité de la guerre civile, qu'ils voyaient imminente, de même que les meilleurs citoyens présageaient la chute inévitable de la répu- blique. Cicéron écrivait alors : L'un ne veut pas de maitre , l'autre ne peut souffrir un égal; César songe à conquérir le trône, Pom- pée veut se le faire donner. Et Caton disait : Si Pompée l'emporte , je m'exile de Rome; si c'est César, je me tue.

Mais les deux prétendants se trouvaient dans une position bien différente. Pompée voulait passer pour le protecteur de la répu- blique, et, à ce titre, il se figurait avoir à ses ordres la patrie entière; c'est pourquoi il répondait à Cicéron, qui, désireux de se porter médiateur (1), lui demandait, à son retour de la Cilicie, quelles forces il opposerait à César : Il me suffit de frapper la terre du pied pour en faire sortir des légions : confiance présomp- tueuse qui lui faisait tout négliger, tandis que César, ne comp- tant que sur ses propres ressources, multipliait et consolidait ses points d'appui, se montrait le protecteur et l'ami du peuple contre les usurpations de ses ennemis. S'il jetait ensuite un regard autour de lui, il voyait, attentive à son moindre signe, une multitude aguerrie d'étrangers, Belges, Gaulois, Espagnols, et de vétérans, prêts à mourir avec joie , dans l'espoir d'obtenir un éloge de leur idole. En outre, il avait dans sa main la Gaule, province devenue très-importante depuis que les citoyens romains y exerçaient leur principal commerce (2) ; comme elle embrassait d'ailleurs, sous le même nom , le pays en deçà et au delà des Alpes , elle laissait

(1) Cicéron n'osait se déclarer contre César, parce qu'il lui devait un grosse somme d'argent ( à Atticus, V, 5); il lui semblait, d'un autre côté, que c'était liop hasarder que de (aire reposer toute la chose publique sur la tète d'un homme ;l!einl chaque année d'une maladie mortelle.

(2) Referto. Gallio, negotiatorum est, piena civium romanoruin ; nemo Gallorum sine cive romano quidquam negotii gerii : ntemmus in Gallia nuit us sine civium romanoruin (abulis commorelur. (Cic. pro M. Front.)

SECONDE GUERRE CIVILE. 217

colui qui la possédait maitre de conduire sans résistance une armée jusque dans le voisinage de Rome. Soigneux cependant d'écarter toute apparence d'illégalité et jusqu'au soupçon d'ambition, Cé- sar, aux premières rumeurs , avait écrit au sénat qu'il était prêt à quitter l'armée et les Gaules, si l'on consentait à lui donner l'Il- lyrie avec deux légions : demande qu'il savait bien devoir être re- poussée. Le sénat lui avait fait parvenir l'ordre de congédier une légion pour l'envoyer contre les Parthes, sous les ordres de Len- tulus; il obéit. Pompée, à son tour, lui réclama une autre légion qu'il lui avait prêtée autrefois; il la rendit, mais non sans avoir pris soin de s'assurer, par de larges gratifications, des officiers et des soldats.

Marcellus, Lentulus, Scipion et les autres partisans du sénat et de Pompée , qui désormais faisait cause commune avec les mem- bres de cette assemblée, agissaient au contraire sans aucune re- tenue; ils exigèrent qu'un terme fût fixé à César, qui devait dé- poser toute autorité , sous peine d'être déclaré ennemi de la patrie ; or, comme les tribuns Longinus , Ciuïon et Marc-Antoine s'oppo- saient «à cette mesure, ils les chassèrent ignominieusement du sénat. Ces magistrats , protestant contre l'outrage fait à leurs per- sonnes et contre l'atteinte portée à l'inviolabilité de leurs fonc- tions, s'enfuirent de Rome sous des habits d'esclaves, et se réfu- gièrent dans le camp de César, auquel ils apportèrent la légalité, comme il avait déjà l'équité et la force.

Le sénat décrète alors que Pompée , les consuls et les préteurs 7 j;invicr. seront chargés de pourvoir au salut delà république , et que César devra céder le commandement de son armée à L. Domitius. Mar- cellus et Lentulus présentèrent une épée à Pompée, en lui disant : Cest à toi de défendre la république et de commander les troupes. A quoi Pompée répondit : Je le ferai s'il ne se trouve rien de mieux pour arranger les choses.

Le gant était donc jeté ; que César le relevât , et la guerre civile éclatait. Cependant, les sénateurs se réunissaient chaque jour et allaient trouver Pompée, qui ne pouvait plus, comme général, résider dans la ville. Chargé par eux de lever trente mille Romains et autant d'auxiliaires qu'il le jugerait utile, il était investi d'une autorité sans limites, et presque royale. D'abord, comme César entretenait à ses frais, à Capoue, plusieurs centaines de gladia- teurs des mieux exercés, qui pouvaient d'un moment à l'autre s'insurger en faveur de leur maître, Pompée ordonna qu'ils fus- sent dispersés, et qu'on en plaçât deux dans chaque famille. Il (iistribua ensuite les provinces entre ses partisans : Domitius eut

-.?.

218 CINQUIÈME ÉPOQUE.

la Gaule transalpine; Métellus Scipion , son beau-père, la Syrie; Caton, la Sicile; Cotta, la Sardaigne; Élius Tubéron, l'Afrique. Calpurnius Bibulus et Cicéron durent pourvoir à la défense des côtes. D'autres amis obtinrent le Pont, la Bithynie , Chypre, la Cilicie , la Macédoine, pays qu'il ne s'agissait pas de défendre contre des ennemis du dehors, mais de conserver à une faction , à un homme.

De son côté, César était loin de rester inactif. Après avoir ex- cité l'indignation des soldats en leur montrant les tribuns expulsés de Rome , et animé leur courage par le souvenir de leurs victoires, il se mit en marche avec l'armée. Il put , comme gouverneur des Gaules, passer les Alpes sans être inquiété, et se trouver au cœur de l'Italie sans avoir à surmonter les obstacles qui avaient arrêté Annibal dans les montagnes, au Tésin, à la Trébie. Parvenu sur les rives du Rubicon, rien ne s'opposait à son passage, si ce n'est un décret (1) qui déclarait ennemi de la patrie le général coupable d'avoir franchi ce ruisseau avec des troupes armées. Était-ce assez pour l'arrêter? César resta un instant à réfléchir en lui-même aux horreurs d'une guerre civile; mais n'avait-il pas coutume de dire qu'il faut toujours être juste, excepté quand il s'agit d'un empire? Bientôt il s'écrie : Le sort en est jeté lai il s'élance sur le pont, qu'il traverse.

A cette nouvelle, la consternation fut générale dans Rome, et l'on reconnut alors la vanité des noms pompeux. Les sénateurs hésitent sur le parti qu'il faut prendre ; les citoyens se réfugient à la campagne, et Pompée, dont les forces sont disséminées dans un grand nombre de provinces, ne se trouve pas en mesure de ré- sister; quand M. Favonius lui dit : Eli bien? grand Pompée, frq/ppe donc la terre, que nous en voyions sortir les légions promises S il ne peut que baisser les yeux et demander conseil (2), Or, le con-

(1) Jl>>l MANDATOLE

POPLLI ROMANI

CONSIL IMPERATOR TRIB'.MS MILES TIRO C.OMM1LITO ARMATE QITSQLIS ES MAM- PILARIE CENTI RIO HLM SPIE LEGIONARIE ttlC MSI ITO. Ve\1I 11 M SI.MTO ARMA DE- PONILO MX CITRA HL.NC ILI MIN R 1 PIO INI 11 MOVV M CIUM lAl.llUTUM l'.OHUEA- TU.MVE TRADCCITO. Si QHS IIUISCE Jl>S!OMS ERGO AliUUMs 1-RH.!P1\ 1LP.IT FECERITVE ADJDOICATDS ESTO IIOSTIS P. R. AC SI CONTRA PATRIAM W'.MV 1LLEKIT P^NATESQUE E SACR1S PENETRALIBUS ASPORTATI LU S. P. Q. R.

SANCTIO PLEBISCITI SENATCSV1 I "N>SLT1 Ul.TRV BOS FINES alma AC SIGNA PROPERRE LICEAT NEHINI.

(.i.onc. FASUC,Antiq. monumentorum lib. I) .

(2) Animadversis Cn. Pompeiiitn, née qominis sui, )icc rerum gestarum gloria , nec eliam regum aul natwnum clientelis, quas ostentare crebro

SECONDE GUERRE CIVILE.

219

seil le plus désespéré lui parut le meilleur; ce fut d'abandonner Rome, sans même prendre le temps d'emporter le trésor public, et de se retirer à Capoue, en déclarant rebelle tout sénateur ou magistral qui ne le suivrait pas.

Mais Cesar s'avance avec sa merveilleuse rapidité (1), et chaque courrier annonce une ville prise : aujourd'hui, c'est Àrretium; le lendemain, Pisaurum, puis Fantini, ensuite Auximum; il est dans le Picénum, d'où il a gagné Corfinium, défendu par ce même Domitius que le sénat lui a substitué dans le commandement de, la Transalpine; mais les trente cohortes de la garnison se bâtent d'ouvrir les portes au vainqueur, qui pardonne aux sénateurs faits prisonniers et à Domitius lui-même.

Ce triomphe, et plus encore le pardon dont il est suivi, décou- ragent Pompée, qui se retire à Brindes; mais César l'y poursuit et l'assiège. Pompée, avant que le port soit fermé, s'enfuit vers l'Orient, et laisse le champ libre à son rival, qui, sans avoir ré- pandu une goutte de sang, a conquis l'Italie en soixante jours, et se dirige vers Rome.

Au lieu d'y pénétrer, il s'arrête dans les faubourgs, feignant de respecter cette ancienne légalité que son épée vient de briser; le peuple sort en foule pour admirer le grand capitaine , et les tri- buns, réfugiés dans son camp, proclament ses louanges. Le sénat est invité par eux à venir écouter la harangue dans laquelle ii jus- tifie ce qu'il a fait, ranime les espérances, apaise les craintes, et conseille d'envoyer à Pompée et aux consuls des personnes re- commandablcs, pour les amener à la paix : il voulait ainsi rejeter sur ses ennemis tout l'odieux de la guerre.

Les Romains voyaient pourtant avec dépit leur territoire inondé

solebat, esse tutum; et lioc elicevi quod ìnfimo cuique contigit, illi non posse contingere, ut honeste effugerc possi/. (Oc, Ep. tara., IX, ad Dolabell.)

Sed longi panas Fortuna favoris ExigÛ a misero, qiuc tanto pondère famée Res premi), advenus, fatisque prioribus urget.

Sic longius gevum Destruit ingénies animos et vita superstes Imperio.

(Llc.un, VIII, 21 et sqq.; 27 et sqq.)

(1) Hoc fépaç, forribili vigilantia, celeritate, diligentia est. (Cic, ad Att., Mil, 9.)

Dum fortuna calet, dum confiât omnia terror.

(LicuN, VII, 34.)

Nullum spatium pertcrrilis dabat. (Su k»\k. LX.)

220 CINQUIÈME ÉPOQUE.

de Gaulois, de ceux surtout dont le casque portait l'alouette; ils disaient que le temps des invasions gauloises était revenu. Dès l'époque de Brennus, un trésor spécial avait été destiné à les re- pousser, trésor toujours respecté , même au milieu des dangers dont Pyrrhus, Annibal ou les factions avaient menacé Rome. César l'ouvrit, en disant : J'ai délié Borne de son serment ; il rìy a plus de Gaulois (1) ! Il prit dans le trésor public, si imprudem- ment laissé par ceux qui avaient fui, trois cent mille livres d'or, dé- pouilles des peuples vaincus ; grâce à ces richesses, il put recom- mencer la guerre contre Rome , qui avait triomphé d'eux, et envoyer des gouverneurs dans toutes les provinces : M. Antoine fut désigné pour l'Italie, Caïus Antonius pour l'IUyrie, etLicinius Crassus pour la Gaule cisalpine. Il confia à Émilius Lépidus l'ad- ministration de Rome, la flotte à Dolabella et à Hortensius; mais, comme il ne se sentait pas encore assez fort pour tenir tète à Pompée, qui se trouvait en Asie au milieu de ses puissants amis, il résolut de se rendre en Espagne : Allons, dit-il, combattre une armée sans général ; puis viendra le tour d'un général sans année. césar en Dans l'Espagne, province de prédilection pour Pompée, s'étaient réfugiés les partisans de ce qu'on appelait encore la liberté; en outre, des armées nombreuses se trouvaient sous le commandement de Varron dans l'Espagne ultérieure, de Pétréius et d'Afraniusdans la Citérieure. En se dirigeant contre eux , César trouva la Gaule Narbon- naise disposée à favoriser son rival, Marseille surtout, entraînée par ce Domitius qu'il avait épargné à Corfinium. Pompée et le sénat, en récompense de cette fidélité à leur cause, avaient déclaré ville libre Phocée, métropole de Marseille. César laissa des troupes pour assiéger celle-ci, et passa les Pyrénées. A la suite d'un enga- gement sous les murs d'Ilerda ( Lérida ) avec Afranius et Pétréius, il se vit obligé de battre en retraite; peu après, un débordement rompit ses communications et inonda son camp, de sorte qu'il se trouva en grand danger, et souffrit beaucoup de la famine. Cepen- dant, inépuisable en ressources , non-seulement il sut se tirer du danger à son honneur, mais encore il réduisit les deux lieutenants de Pompée à lui abandonner l'Espagne citérieure et à retourner en Italie, sous promesse de ne plus porter les armes contre lui. A cette nouvelle, les troupes qui défendaient l'Espagne ultérieure vinrent déposer àses pieds les enseignes et jusqu'à l'argent; ainsi, au bout de quatre mois, toute l'Espagne fut soumise. César re-

(1) Aphen, Guerres civiles, II,

SECONDE GUERRE CIVILE. 224

vient alors rapidement sur Marseille, la force à se rendre à discré- tion, et, sans attenter à la vie ni à la liberté des habitants, il se contente de se faire livrer les armes et les vaisseaux.

Il retourne ensuite à Home; le bruit du péril qu'il avait couru en Espagne avait déterminé un assez grand nombre de citoyens à se déclarer pour Pompée, et cet homme vain put croire qu'il était suivi par tous ceux qui fuyaient comme lui ; il laissait donc ses flatteurs tourner César en ridicule, et affirmer que Le nom seul du grand Pompée serait un rempart inexpugnable que ne pourrait emporter le vainqueur des Gaulois. Gicéron, que ses malheurs do- mestiques avaient dégoûté des affaires publiques, et qui se serait volontiers détaché de Pompée (1) lorsqu'il vit son crédit décliner, 49- s'il n'eût été retenu par la honte ou le point d'honneur, s'était retiré à la campagne. César lui-même alla l'y presser de revenir à Rome, dans la pensée que son exemple entraînerait beaucoup d'autres sénateurs. J'y retournerai, répondit-il, pourvu qu'il me soit permis de dire franchement mon opinion (2). Mais cette fois, croyant César perdu, il se décida à rejoindre Pompée, bien qu'il en tût détourné par l'épicurien Atticus, son ami; César lui-même lui écrivit qu'un homme honorable devait rester neutre dans une guerre civile, et qu'en se déclarant contre lui, il ferait voir, non qu'il favorisait la justice, mais qu'il avait à se plaindre de César; rien ne put l'empêcher de se rendre au camp de Pompée.

Sa vanité dut être satisfaite de l'accueil qu'il reçut; mais il ne tarda point à reconnaître combien il s'était abusé en espérant dans la cause qu'il venait d'embrasser, et il se répandit en mots pi- quants. Comme Pompée lui disait : Tu es arrivé tard, Cicéron lui répoudit : Et pourtant je ne trouve encore rien de prêt. Quand il lui demanda était son gendre Dolabella, il repartit : // est avec votre beau-père. Il dit à un nouveau venu qui racontait le bruit répandu alors à Pionie, que César tenait Pompée bloqué : Tu viens voir qu'il en est ainsi. Après la défaite de l'armée, il répondit à Nonnius, qui l'exhortait à prendre courage, attendu qu'il leur res- tait encore sept aigles : Ce serait botisi nous avions à combattre contre des corneilles. Pompée, offensé de sa conduite, lui dit :

(1) Il écrivait à Atticus : « Tu dis avoir approuvé mes paroles quand je disais : J'aimerais mieux être, vaincu avec Pompée que vainqueur avec César. C'est ce que j'aimerais, oui; mais avec le Pompée qu'il était alors ou qu'il me pa- raissait être. Aujourd'hui, si j'ai désiré ótre vaincu avec celui qui luit avant de savoir vers qui, ni en quel lieu ; qui laisse nos biens au pouvoir de César; qui abandonne la patrie, l'Italie, je suis exaucé, etc. VIII, 7.

(2) A Atticus, 10.

222 CINQUIÈME ÉPOQUE.

Va-t'en une bonne fois à César, près de qui tu commenceras à me redouter. Caton lui-même représenta à Cicéron qu'il aurait mieux servi leur cause en restant neutre; quelques-uns lo soupçonnaient même d'entretenir des intelligences avec César ; de sorte qu'il finit par abandonner le camp après avoir mécontenté les deux partis, comme il arrive d'ordinaire aux gens pusillanimes, césar. La plupart des autres sénateurs avaient aussi rejoint Pompée à

Dyrrachium, ce qui permit aux amis de César de le faire proclamer dictateur sans rencontrer d'obstacles. Durant les onze jours qu'il exerça ce pouvoir suprême, il se concilia patriciens et plébéiens, et rappela les exilés, à l'exception du coupable Milon ; il n'abolit point les dettes, mais réduisit les intérêts au quart. Il accorda le droit de cité à tous les Gaulois transpadans, et, comme grand pontife, nomma aux postes vacants dans les collèges des prêtres; *s. puis, il se fit élire consul, et partit pour aller en Grèce faire la guerre à Pompée.

Ses soldats se plaignaient de n'avoir jamais de repos : Désor- mais, disaient-ils, nos épées et nos boucliers ne nous servent plv s ; tu mis pourtant à nos blessures que nous sommes mortels. Mais sa stratégie était celle que le César moderne appelait la guerre des pieds; voyant que les légions tardent trop à arriver, il s'embarque à Brindes avec une poignée d'hommes, et renvoie les vaisseaux chercher ceux qui sont restés.

Pompée, au contraire, avait rassemblé des forces de tous côtés, de la Méditerranée à l'Euphrate ; les Cyclades, Corcyre, Athènes , le Pont, la Bithynie, la Crète, la Syrie, la Phénicie , la Cilicie , l'E- gypte, lui avaient fourni en abondance des hommes et des vais- seaux, sans compter les légions d'Italie, les vétérans, les nouvel- les levées, les mercenaires, les tributaires et la Heur de la jeune noi tiesse. ; il avait à ses ordres cinq cents vaisseaux de haut bord et une multitude de bâtiments légers. Pompée était couvert de lauriers , et sa cause, que l'on appelait la bonne cause , acquérait chaque jour d'illustres adhérents; avec deux cents pères conscrits il forma un sénat, plus nombreux que celui de Borne, qui déclara par un décret que la représentation publique résidait en lui seul, et qu'aucun Romain ne devait être misa mort qu'en bataille rangée.

César osa pourtant affronter tant de forces réunies dans Dyrra- chium et les assiéger, soit qu'il les méprisât, soit qu'il se complût dans les entreprises les plus difficiles. C'était une témérité; mais, ((iiiinie tous les grands hommes, il avait foi en sa fortune. D'ail- leurs, il sentait que le peuple était avec lui , et il avait la force de ceux qui comprennent leur époque et prévoient l'avenir. Joignez

SECOfltòH GUÉURE CIVILE. 223

t «M l,i le dévouement de ses soldats, qui se faisaient un honneur de périr courageusement suusles yeux de César. L'un d'eux sauve soldats de en Bretagne les centurions enveloppés par l'ennemi, et, après des exploits incroyables, il sei mei à la nage; puis, arrivé sur le rivage, il vient demander pardon àCésar d'avoir été contraint d'abandonner son bouclier. Dans le combat naval livré près de Marseille, Arilins s'élance sur le pont d'un vaisseau ennemi: sa main droite est abat lue, et, au lieu de reculer, il pousse son bouclier an visage de ses adver- saires, jusqu'à ce qu'il se soit rendu maître du bâtiment. A Dyrra- ehium, Cassius Scéva , après avoir perdu un œil, l'épaule traversée d'un trait, et son bouclier hérissé décent t rente flèches, appelle les ennemis comme pour se rendre; puis, quand il en a deux près de lui, il les tue et va rejoindre les siens. Avant la bataille de Phar- sale, Grastinus, à qui César demandait ce qu'il augurait, répondit en lui tendant la main : La victoire ; les ennemis seront mis en déroule, et riloï, mort ou vivant, j'obtiendrai de ibi des louanges.

César, dans une autre occasion, informé que les Gaulois sa témérité. avaient en son absence investi son camp, s'était déguisé en paysan, et . à travers les postes ennemis, avait rejoint les siens ; il agit non moins témérairement à Dyrrachium : impatient de voir arriver les secours que Marc- Antoine devait lui amener deBrindes, il se jette dans une barque de pêcheur et traverse ainsi la mer ; il sembla que la tempête voulût punir son audace, et les matelots eux-mêmes désespéraient de pouvoir se maintenir au large, lorsque César, se découvrant, dit au pilote : Que crains-tu? tu portes César et sa fortune (1).

Il ne put toutefois continuer le siège de Dyrrachium, et fut même battu; pour réparer sa défaite, il résolut de terminer la guerre d'un seul coup et il entra en Thessalie. Pompée voulait éviter une bataille décisive ; mais pouvait-il commander au milieu de tant de chevaliers et de sénateurs? Persuadés qu'ils lui faisaient honneur en le suivant, ils prétendaient être écoutés en retour. L'un le plai- santait en l'appelant Agamemnon et roi des rois, comme s'il vou- lait traîner la guerre en longueur, afin de rester plus longtemps à la tète de tant de héros; un autre se plaignait de ce qu'il ne pou- vait manger des figues de sa maison de Tuseulum; tous, regret- tant les plaisirs de Rome et l'autorité qu'ils y exerçaient, n'aspi- raient qu'au moment de partager le butin , les prisonniers , les consulats, les prétures.

(l) Combien ce mot est dénaturé dans la déclamation délayée de Lucain! La poésie est ici tout entière dans la prose : IIi<ît£vî v$ tvjHli yw;jz <"i KatTar,?.

224 CINQUIÈME ÉPOQUE.

César n'aurait point écouté de pareils soldats , ou les eût ren- voyés. Pompée, faible de volonté , avait besoin d'être approuvé, loué ; une défaite ne lui aurait pas été plus pénible qu'un reproche. Ébloui par quelques minces avantages (1), il commit deux fautes énormes : avec une armée non moins forte que celle de son rival, mais de formation nouvelle, il présenta la bataille dans une plaine, Bataille de entre Pharsale et Thèbes ; ensuite, il ne prit aucune précaution

Pharsale. ' , .r . r

pour assurer sa retraite, en cas de mauvais succès.

César vit avec une joie extrême que ses soldats auraient désor- mais des hommes à combattre , et non plus la famine; il fit com- bler les fossés et les tranchées , en disant qu'il coucherait la nuit suivante dans le camp de Pompée : c'étaient des concitoyens, des parents, des amis, qui en vinrent aux mains et combattirent avec acharnement. César avait ordonné aux siens de frapperau visage, et la jeunesse élégante des Pompéiens , pour ne pas être défigurée , s'enfuit à toute bride. Pompée , en voyant l'élite de ses troupes mise en déroute, s'abandonna lui-même, et se retira dans sa tente; averti que les Césariens arrivaient , il s'écria : Quoi ! jusque dans mon campi et il s'enfuit vers Larisse.

César ne perdit que deux cents hommes, et Pompée quinze mille , ou vingt-cinq, selon d'autres. En contemplant le champ de bataille, le vainqueur soupira , et prononça ces mots : Ils l'ont cou lu; ils m'ont réduit à la nécessité de vaincre, pour ne pas périr (2).

(1) L'aveuglement de ses ennemis est admirablement dépeint dans ce passage de César : His rebus tantum fiducie ac spirititi Pompeianis accessit, vt non de rottone belli cogitarent, sed vicisse jam sibi viderentur. Aon illi paucitatem nostrornm militum, non iniquitatem loci atque angustiai, pr.roccupatis casti is, et ancipitem terrorem intra extraque munitiones, non abscissum in duas partes exercitum, cum altera alteri auxiliutn ferre non posset, causée fuisse cogitabant; non ad kac addebant, non ex concurstc acri facto, non pralio dimicatum, sibique ipsos multitudine atque angusliis majus attutisse detrimentum , quam ab hoste accepissent. iXon deniqur communes belli castts recordabantur, quam par videe saspe causa-, vel falsa suspiciones, tel terrores repentini, vel objectas reliqiones , magna detti- menta intutissent ; quoties rei culpa ducis , vel tribuni vitto, in exercitu e.sset o/fensum; sed, proinde ac si virtute vicissent, neque ulla commutatici rerum posset uccidere, per orbem terrarum fama ac litteris victoriatn ejus divi concelebrabant.

(2) « A Pharsale, César ne perd que deux cents hommes, et Pompée quinre mille. Les mêmes résultats, nous les voyons dans toutes les batailles des anciens, ce qui est sans exemple dans les aimées modernes, la perte en tués et blessés est sans doute plus ou moins foite, mais dans une proportion d'un à trois; la grande différence entre les perles du vainqueur et celle du vaincu n'existe sui tout que par les prisonniers: ceci est encore le résultai de la nature des armes. Les armes de jet des anciens faisaient en général peu de mal ; les armées s'abordaient

SECONDE GUERRE CIVILE. 225

La postérité, qui n'est pas éblouie par le succès, fait peu de cas du jugement que les héros portent d'eux-mêmes; mais en se rap- pelant Marins et Sylla, et la barbarie de tant d'autres anciens héros à l'égard des vaincus, elle tiendra compte à César de sa modéra- tion. Déjà, durant la bataille, il n'avait cessé de s'écrier : Épar- gnez les citoyens romains. Lorsqu'il fut entré dans le camp des Pompéiens, il jeta un regard de pitié sur le fastueux étalage de ta- pisseries, de lits, de parfums, de tables dressées, qu'on aurait pris pour les apprêts d'une solennité; ayant trouvé, dans la tente de Pompée, le coffre il renfermait sa correspondance , il fit tout brûler sans rien lire, aimant mieux ignorer les trahisons que de se voir obligé de les punir. Sur les vingt-quatre mille prisonniers tombés en son pouvoir, il mit en liberté tous les citoyens; il fit l'accueil le plus gracieux à Marcus Brutus, qui, après avoir suivi les étendards de Pompée, venait implorer la clémence du vain- queur , et l'obtenait pour l'assassiner plus tard.

César était du petit nombre des capitaines qui savent vaincre et profiter de la victoire. Les derniers avantages qu'il venait de rem- porter ne l'empêchèrent pas de voir que la guerre n'était pas ter- minée. Les flottes de Pompée, maîtresses de la mer, assiégeaient ses galères dans le port de Messine. L'Egypte, l'Afrique, la Nu- midie , le Pont, la Cilicie , la Cappadoce, la Galatie , pouvaient ajouter de nouvelles troupes à celles qui avaient échappé à la dé-

tout d'abord à l'arme blanche; il était donc naturel que le vaincu perdit beau- coup de inonde, et le vainqueur très-peu. Les armées modernes, quand elles s'a- bordent, ne le font qu'à la fin de l'action, et lorsque déjà il y a bien du sang de répandu; il n'y a point de battant ni de battu pendant les trois quarts de la journée ; la perle occasionnée par les armes à leu est à peu près égale des deux côtés. La cavalerie, dans ses charges, offre quelque chose d'analogue à ce qui arrivait aux armées anciennes ; le vaincu perd dans une bien plus grande propor- tion que le vainqueur, parce que l'escadron qui lâche pied est poursuivi et sabré, et éprouve alors beaucoup de mal sans en faire.

« Les armées anciennes, se battant à l'arme blanche, avaient besoin d'être composées d'hommes plus exercés; c'étaient autant de combats singuliers. Une armée composée d'hommes d'une meilleure espèce et de plus anciens soldats avait nécessairement tout l'avantage; c'est ainsi qu'un centurion de la 10e légion disait à Scipion en Afrique : Donne-moi dix de mes camarades qui sont pri- sonniers comme moi , fais-nous battre contre une de tes cohortes, et lu verras qui nous sommes. Ce que ce centurion avançait était vrai; un solda moderne qui tiendrait le même langage ne serait qu'un fanfaron . Les armées anciennes approchaient de la cavalerie. Un chevalier armé de pied en cap affron- tait un bataillon. Les deux armées, à Pharsale, étaient composées de Romains et d'auxiliaires, mais avec cette différence que les Romains de César étaient ha- bitués aux guerres du nord , et ceux de Pompée aux guerres d'Asie.» Napoléon Précis des guerres de Jules César.

IlISr. UH1V. t. iv. 15

"Mort de

236 CINQUIÈME ÉPOQUE.

route, si Pompée avait su déployer une intelligente activité; mais, abattu par un revers qui ternissait sa gloire, il ne chercha plus de ressources que dans la fuite. De Larisse il passe dans la vallée de Tempe ; puis, serré deprèspar César, qui ne s'arrêtepas, il conseille à ses esclaves de se présenter sans crainte à son rival. Il s'embarque avec quelques affranchis sur le Pénée, et va rejoindre un vaisseau prêt à mettre à la voile. Après s'être procuré quelque argent que lui fournirent des amis sur les frontières de la Macédoine et de la Thrace , il va prendre à Lesbos sa jeune femme Cornélie et son fils Sextus, qu'il y avait envoyés comme dans un lieu sur ; il se dé- cide alors à se rendre en Egypte, et à demander asile au jeune roi Ptolémée Xïï, dont le sénat l'avait nommé tuteur. Sourd aux ins- tances de ses amis et de sa femme, il descendit seul dans la barque que lui envoya son royal pupille; mais celui-ci avait pour conseil- lers Photin, Achillas et Théodore, qui lui avaient persuadé, au lieu de se faire un ennemi de César vainqueur et menaçant, de mé- riter ses bonnes grâces en le débarrassant de son rival ; Pompée fut donc assassiné à la vue des siens.

Telle fut la fin de celui qu'on avait appelé le Grand. Gâté par rompes un bonheur excessif dans ses premières campagnes , il fut inca- pable de s'élever plus tard au-dessus de la médiocrité et d'at- teindre le but vers lequel le poussait son ambition. Un affranchi brûla son corps mutilé, et ensevelit obscurément ses cendres sur la plage (i) ; sa tête embaumée fut présentée à César, qui, en la voyant, répandit des larmes. Sa compassion était-elle sincère?

CHAPITRE XVII.

l'égypte. dictature de césar.

Afin de ne pas laisser à l'ennemi le temps de reprendre haleine, César le poursuivit rapidement; il rencontra dans l'Hellespont la Hotte de Pompée, la somma de se rendre, et fut obéi. Les Cni- diens obtinrent de lui remise du tribut, en considération de Théopompe, leur compatriote , auteur d'un recueil de fables; il déchargea du tiers des impôts la province d'Asie, reçut sous la

(1) Adrien fit restaurer le tombeau, et y lit inscrire ce vers :

vaoï; PpiOovTi, Ttoar, arcavi; È7iXeto t0(j.6ou.

Jadis il eut des temples, maintenant il a à peine un tombeau.

146.

l'égypte. 227

protection de la république les Ioniens , les Etoliens et d'autres peuples; déjà il se sentait destiné à élargir l'enceinte de La cité romaine.

Arrivé à Alexandrie, trois jours après le meurtre de Pompée, il fit élever à Némésis un temple expiatoire , il rendit la liberté à ses amis emprisonnés par Ptoléinéc, et il écrivit à Home que le fruit le plus précieux de la victoire était, à ses yeux, de pouvoir sauver chaque jour quelqu'un des Romains qui l'avaient combattu.

En retraçant ailleurs (I) ['histoire de l'Egypte, cette contrée in- Egypte termédiaire , selon l'expression de Napoléon , entre l'Europe et l'Asie, nous avons laissé sur le trône le roi Philométor, prince qui, bien qu'élevé mollement par un eunuque intéressé à l'éner- ver, ne manqua pas de valeur, sut pardonner, et ne versa point de sang inutilement. Tué dans une bataille, il eut pour successeur son frère Ptolémée Physcon, qui avait l'âme aussi noire que son Ptolém(Je vu corps était difforme. Après s'être assuré le trône en épousant Gléopâtre, sœur et veuve de son prédécesseur, il égorgea dans ses bras, le jour même de son mariage, son jeune fils qui lui portait ombrage; puis il la répudia pour épouser sa fille , appelée aussi Gléopâtre. Il s'exprimait avec facilité et n'était pas étranger aux lettres ; il écrivit même une histoire et des commentaires sur Ho- mère. Son désir d'imiter ses prédécesseurs, en favorisant les sa- vants, lui faisait mettre en œuvre la force et la ruse pour se pro- curer des livres. Il attirait auprès de lui les hommes lettrés, auxquels il assignait de riches traitements (2); puis, par un caprice, il les envoyait par troupe en exil. Ces proscrits, disséminés dans l'Asie et la Grèce, y réveillaient l'amour de la science , étouffé par les guerres continuelles, et ouvraient des écoles, comme firent les Grecs en Italie , après la prise de Constantinople par les Turcs.

La force des armes lui servit à fonder un pouvoir absolu , à l'aide duquel il réunit sous sa main le royaume jusque-là divisé ; mais ses cruautés , surtout à l'égard des Juifs , firent déserter Alexandrie , qu'il fut obligé de repeupler d'étrangers. Afin de les tenir en respect, il s'entoura de troupes mercenaires , auxquelles il commanda un jour de massacrer tous les jeunes Alexandrins; ceux-ci. furieux, prirent les armes et mirent sur le trône Cléo- pàtre, qu'il avait répudiée. Physcon , pour se venger, égorge le fils qu'il a eu d'elle, et le lui envoie par morceaux. Vainqueur des rebelles, il se maintint sur le trône en déployant au dedans au-

(1) Voyez tome 111 , page 170.

(2) Il assigna à Panai es, disciple d'Arcésifos, doiuejalents par an.

15.

96.

2-28 CINQUIÈME ÉPOQUE.

tant de cruauté qu'il montrait de lâcheté envers les Romains. Il partagea le royaume entre Ptolémée Lathyre (pois chiche), qui lui succéda, Ptolémée Alexandre, qui eut Chypre, et Apion, son fils naturel, auquel il donna la Cyrénaïque; celui-ci la légua par testament aux Romains, qui laissèrent au pays son indépen- dance (1). La reine Cléopàtre la jeune . dans son désir extrême de voir Ptolémée Alexandre régner sur l'Egypte , amena , par ruse ou par force , Ptolémée Lathyre à consentir à un échange. Elle espérait que son fils bien-aimé se laisserait entièrement diri- ger par elle; mais, lorsqu'elle le vit supporter impatiemment sa tyrannie perfide et brutale , elle voulut le faire périr. Alexandre la prévint ; mais les Alexandrins le chassèrent lui-même, et il fut s». tué en voulant s'emparer de Chypre. Lathyre, rappelé alors, réu- nit de nouveau cette île à l'Egypte. Thèbes, s'étant révoltée, sou- tint un siège de trois années, fut prise et détruite; bien que celte villle eût perdu de sa splendeur depuis le temps des Pharaons , elle était restée jusqu'alors une des plus riches de l'Egypte. 8). Lathyre laissa deuxfils naturels, Ptolémée de Chypre et Ptolémée

Aulète, et une fille légitime, Rérénice. Il existait, en outre, un fils d'Alexandre , du même nom que lui , lequel se trouvait alors à Rome auprès du dictateur Sylla, qui faisait et défaisait les rois à son gré. C'étaient autant de prétendants qui , pendant quinze ans, se disputèrent la couronne, proclamés et massacrés tour à tour, selon que les favorisaient momentanément le peuple , l'ar- mée ou les intrigues du sénat; en effet, Rome songeait déjà à faire de l'Egypte une province , appuyée , en droit, sur un testa- ment d'Alexandre que nous venons de nommer, qui l'institua son héritière ; en fait, par les dissensions qui déchiraient le pays.

Mais les successions qu'ils venaient de recueillir de Cyrène, de la Libye, de la Rithynie, firent que les Romains voulurent bien ptolémée laisser encore à l'Egypte ses princes particuliers. Aulète acheta le titre de roi et d'allié des Romains, en payant six mille talents à César et à Pompée ; mais ses sujets, qu'il avait pressurés pour réu- nir cette somme, le renversèrent du trône.

Le prince exilé se rendit à Chypre, se trouvait alors Caton, qui le reçut avec une orgueilleuse sévérité ; ayant appris comment il avait perdu sa couronne, et qu'il avait le projet d'aller à Rome implorer des secours, Caton le blâma de s'être aliéné ses sujets, mais plus encore de mettre sa confiance dans Rome, toutes les

(1) On l'appelait aussi Pentapole africaine, parce qu'elle renfermait cinq ville* ; Cyrène, Bérénice, Arsinoé, Plolémaïs et Apollonie.

Aulete. 59.

l'égypte. 229

richesses de l'Egypte ne suffiraient pas à rassasier l'avidité des grands, et de laquelle il n'obtiendrait que dédains et outrages.

Aulète admira Caton, et pourtant il ne tint compte de ses avis; comme il avait des trésors à sa disposition , il fut parfaitement ac- cueilli de Pompée. Les Alexandrins avaient envoyé des ambas- sadeurs pour justifier leur rébellion ; le roi les fit emprisonner, et acheta avec l'impunité l'espoir de recouvrer sa couronne. Bien que le jeune Porcius Caton eut lu dans les livres sibyllins : Si un roi (V Egypte vous demande des secours, assistez-le; mais ne lui donnez pas de troupes, ou vous aurez à vous en repentir, Aulète, en promettant dix mille talents (1) à Gabinius, gouverneur de Syrie, obtint d'être replacé sur le trône par une armée romaine. Il s'y maintint, en se montrant aussi lâche que cruel, jusqu'en l'année 52. Afin d'assurer sa succession à ses enfants, Ptolémée Denys qui avait treize ans , et à Cléopâtre qui en comptait dix- sept, tous deux fiancés , il les avait mis sous la tutelle du peuple romain , sous la protection duquel il laissait aussi ses deux autres enfants mineurs , Ptolémée Néotéros et Arsinoé.

Cléopâtre, par suite de démêlés avec son fiancé, s'était réfu- cléopâtre. giée en Syrie, elle levait des troupes dans le même temps que César, vainqueur àPharsale, débarquait dans le port d'Alexan- drie; celui-ci, bien loin de savoir gré à Ptolémée du lâche assas- sinat de Pompée , son tuteur, réclama de lui ce qui restait de la somme qu'avait promise Aulète pour obtenir le titre de roi. Le ministre Photin, dans l'intention d'exciter le mécontentement, fit vendre tout ce que les temples contenaient d'objets en or, et servir le roi dans de la vaisselle commune , comme si tous les mé- taux précieux avaient été nécessaires pour éteindre la dette; d'un autre côté, il subvenait à peine aux besoins de l'armée romaine. César, bien qu'il n'eût avec lui que trois mille deux cents hom- mes de pied et huit cents chevaux, prétendit se faire le juge de la querelle élevée entre le frère et la sœur, et Cléopâtre fut invitée à se rendre près de lui. Cachée dans un paquet de hardes qu'Apol- lodore de Samos prit sur ses épaules , elle pénétra seule de nuit a. dans le palais d'Alexandrie et dans la chambre de César qui, le lendemain, se trouva tout disposé en sa faveur.

Quand Ptolémée vit sa sœur près de César, il se crut lésé dans

... . , , . ... ,, ., i m -, Soulèvement

son droit de souveraineté, et, s écriant qu il était trahi, il excita d'Alexandrie.

(1) Moitié de cette somme, à verser par avance, lui fut fournie par C. Rabi- rius Postliumus, chevalier romain, qui fut ensuite accusé pour ce fait, el dé- fendu par Cicéron. Gabinius dut dépenser, pour se faire absoudre, autant qu'il avait reçu,

2.30 CINQUIÈME ÉrOQUE.

le peuple à l'insurrection. César, presque seul au milieu d'une ville habituée aux soulèvements populaires, soutint un siège plu- tôt que de livrer Cléopâtre; pour empêcher que sa flotte ne tombât au pouvoir des Alexandrins, il la brûla, et l'incendie gagna l'ar- senal, puis la bibliothèque, cinq cent mille volumes réunis par les Ptolémées furent réduits en cendres. Toute l'habileté du grand guerrier lui suffit à peine pour se maintenir dans la position qu'il avait prise , jusqu'à ce qu'il lui arrivât des secours. Comme il avait le roi entre ses mains, il pouvait attrihuer le soulèvement aux menées de quelques factieux; puis il le rendit aux Égyptiens, sur leur promesse de cesser la guerre; mais, comme il l'avait prévu , Ptolémée la ranima. Les Romains, stimulés par le danger, encouragés par les secours qui leur étaient venus de dehors, mi- rent en déroute les révoltés, et Ptolémée se noya dans le Nil.

Le vainqueur donna quelque temps à des fêtes triomphales et à ses plaisirs avec Cléopâtre; il s'embarqua avec elle sur le Nil, traînant à sa suite quatre cents voiles pour visiter le pays, et il aurait pénétré jusque dans l'Ethiopie, si ses soldats avaient voulu le suivre. En quittant l'Egypte , il avait pu s'apercevoir que le sentiment national n'était pas éteint, il partagea le trône entre Cléopâtre et Ptolémée Néotéros, qui, destiné à devenir l'époux de sa sœur, fut couronné à Memphis; mais il était si jeune, que toute l'autorité rcstaitaux mains de la princesse . qui le fit pourtant u. empoisonner, et se mit sous la tutelle ou plutôt sous la dépen- dance de César.

A la nouvelle de la mort de Pompée , le sénat avait élu César consul pour cinq ans, dictateur pour une année, chef à vie du collège des tribuns, avec le droit de faire la paix ou la guerre : puissance plus étendue que celle qui avait été usurpée par Sylla, et qui ne fut pourtant acquise ni conservée par le meurtre. Avant riiarnacc. (je repasser en Europe, il marcha contre Pharnace, roi du Bos- phore cimmérien , qui , durant la guerre civile, avait tenté de re- couvrer les possessions de Mithridate, son père. II s'était emparé de la Colchide, de plusieurs places fortes dans l'Arménie, de la Cappadoce, delà Bithynie et du Pont ; enfin, après avoir battu Do- mitiusCalvinus, lieutenant de César, il menaçait la province d'Asie. César, à peinearraché aux voluptés d'Alexandrie, a repris toute son impétuosité guerrière ; il court contre Pharnace. obligé le roi galate Déjotarus, partisan de Pompée , à lui céder une légion dressée aux manœuvres romaines, attaque le fils de Mithridate, le défait, et en donne avis à Rome 4 en écrivant : Veni, vidi, viri. Pharnace fut tué en fuyant ; .Mithridate de Pergame , à qui César avait donné

Vt.

DICTATURE DE CÉSAR. 231

son royaume, fut dépossédé par un usurpateur que les Romains , occupés de soins plus importants, ne songèrent pas à punir.

César arriva inopinément à Rome , non sans exciter beaucoup de craintes et d'anxiété parmi ses nouveaux amis et ses anciens ennemis. En quittant le camp de Pompée, Cicéron s'était réfugié à Corcyre, Caton voulait lui remettre, comme à un personnage consulaire , le commandement des cohortes échappées à la déroute de Pharsale; comme il s'en excusait, Gnéus, le fds de Pompée, le traita de lâche , et s'avança même pour le tuer; mais Caton le couvrit de son corps, et le renvoya sain et sauf en Italie.

Caton respectait dans Tullius la dignité , sans qu'il soit possible p;iraiièic de dire jusqu'à quel point il estimait son caractère. Caton ne re- acicton! cherchait que la vertu, once qu'il prenait pour elle; Cicéron n'avait en vue que la gloire. Caton ne considérait que la patrie et s'oubliait lui- même à un tel point, qu'il ne parvint jamais au consulat. Tullius songeait à lui d'abord , et il désirait moins sauver la république pour elle-même , que de pouvoir se vanter de l'avoir préservée du danger. Caton était plein de prévoyance dans les périls, Cicéron s'abandonnait à la frayeur; l'un calculait froide- ment les événements, l'autre se laissait abuser par mille préoccu- pations de détail. Tous deux incapables, du reste, de rétablir l'ordre, le premier par son amour aveugle du passé, le second par le peu de portée de son coup d'oeil , par l'irrésolution de sa volonté, et parce que, bon pour seconder les autres, il n'avait pas ce qu'il fallait pour se mettre à la tête d'un mouvement.

Chacun d'eux agit donc conformément à son caractère. Caton persista dans la résistance ; Cicéron , après avoir conseillé de dé- poser les armes et non de les jeter, jeta les siennes, et se rendit en Italie, redoutant tous les maux possibles de la part du nou- veau Phnlaris (1); mais à peine informé du retour de César, il s'avance à sa rencontre jusqu'à Tarente. Dès que le dictateur l'a- perçoit, il descend de cheval, court l'embrasser, et marche long- temps à ses côtés sans lui dire un mot de ce qui s'est passé. Depuis lors Cicéron se tint dans les environs de Rome , écrivant sur la philosophie, sans se mêler des affaires publiques, et ne venait à la ville que pour faire sa cour au dictateur. Il vantait à ses amis la douceur bienveillante de César, et les exhortait à ne rien faire qu'à son gré (2). Son espoir était que, nouveau Pisistrate , il ferait

(1) Istum cujus çocXapto^ov limes, omnia teterrime Jacturum pula. Ad AU., VII, 12.— Incertain est l'halarim ne sit imitaturus. I<1., ibid., 20

(2) Ad hue in hac sum senlentia, nihil ut faciamus nisï quod maxime Cxsar velie videalur. Lib IV, ad Sulpicium, Admirari soleo gravitatem

Cesar.

232 CINQUIÈME EPOQUE.

le bien de la patrie à l'aide du pouvoir absolu, au lieu de l'attendre des progrès qui s'accomplissent successivement au sein des so- ciétés.

Quintus Cicéron , frère de l'orateur, qui s'était déclaré contre César, dont il avait été le lieutenant dans la guerre des Gaules, Clémence de eut aussi son pardon; il en fut de même du roi Déjotarus et de Marcus Marcellus, et de tous ceux qui implorèrent sa clémence. C'est ainsi que, renonçant à la vengeance, signe de lâcheté plus encore que de méchanceté chez ceux qui disposent du pouvoir, il se prépara un accueil favorable à Rome.

Dans la pensée qu'il ne reviendrait jamais, Cornélius Dolabella, qui marchait sur les traces de Clodius, et Marc- Antoine, maître de la cavalerie, homme adonné à tous les vices , suscitaient des troubles dans la ville. Le premier proposa l'abolition des dettes, qui fut repoussée par le second; enfin, les légionnaires de Marc- Antoine en vinrent aux mains avec les débiteurs guidés par Dola- bella, et huit cents personnes perdirent la vie.

César amenale peuple à repousser la proposition de Dolabella, il gagna la multitude par des distributions et des spectacles, ré- compensa ses amis en faisant les uns augures ou pontifes, les au- tres sénateurs ou gardiens des livres sibyllins. Il confisqua les biens des Pompéiens qui persistaient à rester en armes ; mais , quand on mit en vente les domaines de Pompée, personne ne se présenta pour enchérir, par respect pour ce grand nom, à l'exception de Marc-Antoine, qui les eut à vil prix, et dont le cynisme et l'inso- lence indignèrent César; voyant que les soldats, qui se croyaient encore nécessaires contre les Pompéiens, devenaient exigeants dans leurs prétentions, il les réunit : Citoyens, leur dit-il, vous avez assez de fatigues et de blessures; je vous délie de vos serments; /•'jus serez payés de ce qui vous reste dû. Ce fut en vain qu'ils le supplièrent de les garder encore, et de ne les plus appeler ci- toyens, mais soldats; il leur distribua des terres séparées les unes des autres, leur paya la solde arriérée, et les licencia; mais tous s'obstinèrent à vouloir le suivre quand il partit pour l'Afrique.

Plusieurs personnages illustres, qui s'étaient rendus en Afrique pour rejoindre Pompée, s'étaient réunis aux cohortes que Caton,

et justitiam et sapienliam Csesaris : nunquam nisi honorificcnlissime Pompeium appcllat. Al in ejus personam multa fecit asperius. Armorum ista et Victoria sunl/acta, noii Cxsaris. Atnos quemadmodum complexusp Cassium sibi legavit, Brutum Gallise prxfecit, Sulpicium Crucia-, Marcel- lum, cui maxime succensebul , cura stimma illius dignitate restituii, etc. Lib. VI, ad C;etinain.

46.

MCTATURE DE CÉSAR. 233

après la déroute de Pharsale , avait dirigées sur Corcyre. Tous, en apprenant la mort de leur chef, avaient juré de mourir pour la liberté; Caton avait accepté le commandement en promettant de ne plus monter à cheval ni en char, de manger assis, et de ne plus se coucher que pour dormir (1). Cyrène lui ayant ouvert vo- lontairement ses portes, il traversa le désert pour rejoindre en Mauritanie Métellus Scipion , beau-père de Pompée , qui s'y était retiré avec son armée ; or, comme un oracle prédisait aux Scipions une succession perpétuelle de victoires en Afrique , il lui fit décer- ner le titre de général. Juba, roi de Mauritanie, et tous les Nu- mides, s'étaient rangés sous ses drapeaux; si donc, tandis que ( îésar s'oubliait dans les bras de l'amour à Alexandrie , les Pom- péiens se fussent montrés plus unis et moins désireux d'avoir chacun le commandement suprême, ce qui paraissait décidé à Pharsale pouvait être remis en question.

César se réveille à temps; retrouvant son activité ordinaire, il paraît en Afrique, suivi d'un petit nombre de guerriers, mais tous d'un courage éprouvé. Parmi eux étaient quelques Gaulois, dont lien te poursuivirent, l'épée dans les reins, deux cents Maurita- niens jusqu'aux portes d'Adrumète. Le dictateur se trouvait dans une position des plus difficiles à cause delà force de l'ennemi et de la disette des vivres , lorsque Scipion, contrairement à l'avis de Caton, qui voulait éviter tout engagement, accepta la bataille près de Thapsus, il perdit cinquante mille hommes. Toutes les villes ouvrirent à l'envi leurs portes au vainqueur, et les chefs du Thapsus. parti opposé se tuèrent ou furent tués. Le roi Juba et Pétréius luttèrent en combat singulier; le premier succomba , et l'autre se lit tuer par un esclave. Seul, Labiénus trouva moyen de s'enfuir en Espagne, Caton avait fait passer Cnéus et Sextus Pompée (2).

Caton, qui avait assemblé dans la ville d'Utique un sénat de r,al0nà trois cents Romains, les exhorta à rester unis, seul moyen de se Dtique- faire redouter sous les armes, ou d'obtenir de bonnes conditions s'il fallait céder. Rien n'était désespéré, leur disait-il, tant qui; l'Espagne tenait pour eux; Rome était impatiente du joug, Uti- quc entourée de bonnes murailles et bien approvisionnée. Les

(1) On sait que les anciens mangeaient couchés.

(2) Cicérou désigne Cnéus comme patri simillimus (Philipp., V, 5); mais Cassius, dans une lettre adressée au même Cicéron (ad Famil., XV, 19 ) : Scis Cnxus quam si/ fatum, scis quomodo crudelitatcm vir tut cm put et. Velloius écrit sur Sextus : llïc adolescens erat studiis rudis, sermone barbants, im- pedì strenuus, manu promptus, cogitatione celer, fide patri dissimillimus, tibertorum suonati libcrlus, servoriimque servus, speciosis invidens ut pa- lerei fiumtUimis.

Bat.iillc de

23-4 CINQUIÈME ÉPOQUE.

marchands italiens établis dans cette ville, résolus à se défendre, proposaient d'affranchir et d'armer les esclaves; mais Caton assura qu'on ne pouvait ainsi porter atteinte à la propriété : comme si la loi elle-même n'avait pas pour objet suprême le salut public! Bientôt, cependant, les timides l'emportèrent, et, regardant comme une folie de résister à celui dont l'univers avait reconnu la loi, ils envoyèrent faire leur soumission à César.

Caton approuva cette démarche; mais il ne voulut rien deman- der pour lui. Accorder la vie, dit-il, suppose le droit de Voter, ce qui est un acte de tyrannie, et je ne veux rien d'un tyran.

Inébranlable dans ses principes, il aspirait à uno république dont le présent était bien loin de lui retracer l'image, et qui n'a- vait rien d'analogue dans le passé; cependant, faute de mieux, il vénérait les institutions telles qu'elles existaient alors, dans l'espoir qu'elles pourraient s'améliorer. Voilà pourquoi il em- brassa la cause du sénat contre ceux qui allaient renverser la république; au delà de cette subversion, il ne pouvait rien pré- voir, lui Romain exclusif, et, comme tel, incapable de pressen- tir l'action de nouveaux peuples et d'une foi nouvelle. Depuis que la question s'était décidée à Pharsale, que lui restait-il à faire? Lui convenait-il de prolonger cette guerre qu'il avait toujours dé- plorée, et dont l'issue était inévitable? Pouvait-il, acceptant la clémence de César, se mettre avec ceux qui abaissaient devant des Orientaux et des Gaulois les saintes barrières de la patrie; qui, au lieu de la liberté, donnaient au peuple la justice et du pain , et transigeaient avec le patriotisme jusqu'alors inflexible? L'ostenta- tion joua un grand rôle dans sa conduite, comme il le révéla lui-même, lorsque, voyant le jeune Statilius s'obstinera ne pas vouloir accepter la vie d'un usurpateur, il chargea deux philoso- phes de lui enseigner ce qui convenait à un jeune homme. Il avait toujours près de lui un certain nombre de sophistes grecs, et il passa la soirée à discuter avec eux sur différentes questions de stoïcisme, notamment sur celle-ci : // n'y a de libres que les hommes vertueux; les méchants sont toujours esclaves. Après avoir congédié ses amis, il lut le dialogue de Platon sur l'immor- talité de l'âme, puis il demanda son épée; comme un esclave, qui pénétrait son dessein, tardait à la lui apporter, il le frappa au visage si violemment, qu'il se blessa la main. Ses fils et ses amis essayèrent de le dissuader de sa résolution ; mais il les renvoya et dit aux philosophes qu'il y renoncerait s'ils pouvaient lui prouver, par une seule lionne raison, qu'il ne serait pas indigne de lui de demander la vie à son ennemi. Ces doctes personnages ne surent

DICTATURE DE CÉSAR. 235

pas la trouver, et son épée lui fut envoyée; après l'avoir exami- née il s'écria : Maintenant , je me sens maître de moi.

Il dormii tranquillement, et, dans la matinée, il se plongea le fer dans le sein. C'est ainsi que la vertu de ce philosophe rigide aboutissait à un acte de lâcheté; car il abandonnait un poste le courage de l'homme et le devoir du citoyen lui prescrivaient de rester jusqu'à la tin (1).

(1) Il doit assuiément paraître étrange que Calon se soit lue après avoir lu le Phèdon, dans lequel le suicide est si ouvertement condamné. « Le sage, y est-il dit, ne doil jamais se tuer, cela n'étant pas permis même lorsque la vie est à charge; car Dieu a placé les hommes dans un poste qu'ils ne doivent pas quitter sans sa permission. Les dieux veillent sur nous, et nous faisons partie de leur propriété. Si l'un de vos esclaves se tuait, penseriez-vous qu'il vous < ùl fail tort, et ne l'en puniriez-vous pas si \ous le pouviez? »

Mais aucun point de morale n'était aussi confus que celui-là pour les ancien-. Les stoïciens disaient ouvertement : « Quand la vie te pèse, meurs. » Comme ils voulaient pourtant concilier leur opinion avec celle de Socrate, dont ils pré- tendaient être les disciples, ils s'appuyaient sur les paroles de ce philosophe, rapportées dans ce même Phédon, lorsqu'il dit : « 11 faut que Dieu nous envoie un ordre exprès pour sortir de la vie. » Or, c'était pour eux un ordre exprès qu'un malheur, surtout un malheur public ; ainsi, chacun était maître de décider quand il convenait de se tuer. Ciceron, dans le premier livre des TuscuUuws, loue Caton de ce que « il sortit de la vie comme s'il eût été heureux de trouver •< un motif pour mourir ; car le Dieu qui domine en nous défend de sortir d'ici- « bas sans son ordre. Mais lorsque ce Dieu nous offre une juste cause, comme n jadis à Socrate, de nos jours à Caton et à bien d'autres, le sage est vraiment « satisfait de sortir des ténèbres pour aller vers la lumière : il ne brise pas « alors les entraves de sa prison, ce que les lois lui défendent; mais il en sort << appelé du dehors et renvoyé par Dieu, comme par un magistrat ou par quel- li que légitime autorité. »

Que l'on réfléchisse ici à l'esprit de légalité que nous avons toujours vu subs- titué chez les anciens à celui de justice; que l'on s'en tienne au premier, et tout ce que Cicéron peut dire pour détourner du suicide, n'a plus aucune valeur.

Voici comment Napoléon s'exprimait, dans son exil, sur le suicide d'Utiqne : « La conduite de Caton a été approuvée par ses contemporains et admirée par l'histoire; mais à qui sa mort fut-elle utile? A César. A qui fit-elle plaisir, et à qui fut-elle funeste? A Rome, à son parti. Mais, dira-t-on , il aima mieux se donner la mort que de fléchir devant César. Mais qui l'obligeait à fléchir? Pour- quoi ne suivit-il pas ou la cavalerie, ou ceux de son parti qui s'embarquèrent dans le port d'Ctiquel ceux-ci firent revivre leurs principes en Espagne. De quelle influence n'eussent point été son nom, ses conseils et sa présence , au milieu des dix légions qui, l'année suivante, balancèrent les destinées sur le champ de bataille de Munda ! Après cette défaite même, qui l'eût empêché de suivre sur mer le jeune Pompée qui survécut à César et maintint avec gloire encore longtemps les aigles de la république ? Cassius et Iîrutus, neveu et élève de Caton, se tuèrent sur le champ de bataille de Philippes. Cassius se donna la mort lors- que Brutus était vainqueur ; par un malentendu, par une de ces actions désespé- rées qu'inspirent un faux courage et défausses idées de grandeur, ils donnèrent la victoire au triumvirat. Marin- , abandonné par la fortune, fut [tins grand

236 CINQUIÈME ÉP0QTJ£.

Les habitants d'Utique, et tous ceux qui le connaissaient, le pleurèrent comme le seul Romain resté fidèle à la liberté. César, toujours magnanime, s'écria : Il m'a envié la gloire de lui con- server la vie. Cependant, lorsque Cicéron écrivit un panégyrique de cet homme célèbre , il lui opposa YAnti-Caton, dans lequel il révéla ses défauts et ses vertus exagérées. César, en effet , possé- dait les qualités modernes , Caton celles des temps passés; l'un ambitionnait le suffrage de ses contemporains et celui de la pos- térité; l'autre ne se proposait que la vertu, telle qu'il l'avait rêvée (1), et l'on peut dire qu'avec lui périt la race des anciens républicains.

Une foisUtique en son pouvoir, César, maître de toute l'Afrique romaine, entra dans la Numidie et la Mauritanie, qu'il réduisit en provinces et soumit à l'administration du proconsul Crispus Sallustius, l'historien, dont il s'était acquis l'amitié en le réinté- grant dans le sénat, d'où ses vices l'avaient fait exclure; du reste, il jugeait que son avarice épuiserait assez ces pays pour qu'ils ne songeassent plus a la révolte. L'exilé romain Sitius qui, à la tète d'une bande recrutée par lui, l'avait servi très-utilement, reçut un royaume sur les confins de la Numidie, avec la mission de surveiller la contrée. Une fille de Pompée étant tombée entre ses mains, il l'envoya en Espagne à ses frères ; par son ordre, Co- rinthe etCarthage, qui étaient tombées ensemble, se relevèrent la même année.

Les honneurs les plus signalés marquèrent son retour à Rome. «s. Sa dictature fut prolongée pour dix ans; élu censeur unique, il eut soixante-douze licteurs pour sa garde au lieu de vingt-quatre, et sa personne fut déclarée sacrée : à César d'émettre le premier son opinion dans les assemblées; à César une chaise curule dans l»js spectacles, pour y rester même après sa mort; à lui encore de donner le signal des courses du cirque ; quatre chevaux blancs

qu'elle : exclu du milieu des Marses, il se cacha dans les marais de Minturnes, et sa constance fut récompensée; il rentra dans Rome et fut une septième fois con- sul ; vieux, cassé et arrivé au plus haut point de prospérité, il se donna la mort pour échapper aux vicissitudes du sort; mais, lorsque son parli était triomphant. Si le livre du destin avait été présenté à Caton, et qu'il y eut vu que dans quatre ans César, percé de vingt-trois coups de poignard, tomberait dans le sénat aux pieds de la statue de Pompée, que Cicéron occuperait encore la tribune aux ha- rangues et ferait retentir les Philippiques contre Antoine, Caton se lut-il percé le sein? Non; il se tua par dépit, par désespoir. Sa mort lut la faiblesse d'une grande âme, l'erreur d'un stoïcien, une tache dans sa vie.

(1) Esse quam videri bonus malebat: ilaque guominus gloriarti pelebaf, eo magis Mavì ussequebatur. Sali,., in Cal,

DICTATURE DE CÉSAB. 237

doivent traîner son char, comme celui de Camille, vainqueur des Gaulois; sa statue, appuyée sur le globe de la terre, s'élèvera à côté de celle de Jupiter.

César laissait faire; mais il apercevait la crainte sous ces dé- monstrations, et, pour la calmer, il protesta publiquement qu'on ne le verrait pas renouveler les massacres de Marins et de Sylla : Vussé-je n'avoir pas versé une seule goutte du sang de mes con- citoyens ! Aujourd'hui que V ennemi est dompté , je déposerai l'è- pée, pour ne plus songer qu'à me concilier, par des bienfaits, ceux qui persistent à me haïr. Je conserverai les armées sur pied, non pas tant pour ma défense que pour celle de la république. Les richesses que j'ai apportées de l'Asie suffiront à leur entretien ; je pourrai même , avec le surplus , fournir chaque année au peuple deux cent mille mesures de froment et trois millions de mesures d'huile.

Les pères conscrits et le peuple rassurés lui décrétèrent quatre Triomphes. triomphes dans le même mois, un sur les Gaulois, un sur l'Egypte, un sur Pharnace , un sur Juba. Dans le premier, on exposa aux regards du peuple les noms de trois cents peuples et de huit cents villes. L'essieu du char triomphal s'étant brisé, César lit venir quarante éléphants chargés de torches, pour illuminer la marche retardée du cortège. 11 monta à genoux les degrés du temple du Capitole , et, lorsqu'il vit sa statue élevée près de celle de Jupiter, avec l'inscription : A César demi-dieu, il ordonna que ce dernier mot fût effacé. Les 1 rois triomphes qui suivirent ne furent pas moins pompeux; mais les Romains virent avec déplaisir paraître clans le dernier les statues de Sci pion, de Caton et de Pétréius. Les vases d'or et d'argent portés dans ces solennités furent évalués à soixante- cinq mille talents, et l'on ne comprenait pas dans cette estimation, mille huit cent vingt-deux couronnes, données par les différentes villes, du poids de quinze mille trente-trois livres. Ces richesses servirent au triomphateur pour payer et récompenser largement les soldats, les officiers et le peuple; vingt mille tables furent dressées, sur lesquelles on servit tout ce qu'il était possible de désirer de plus rare en mets et en vins. Pompée, connaissant les goûts du peuple qu'il voulait dominer, lui avait fait construire un cirque immense, de deux mille pieds de longueur sur neuf cents de largeur, dans lequel pouvaient s'asseoir deux cent cinquante mille spectateurs. Un canal d'eau courante récréait la vue des as- sistants et les préservait du danger, outre qu'ils étaient défendus par une grille de fer. César y offrit en spectacle deux mille gla- diateurs, des batailles simulées de terre et de mer; des courses de

238 UXQUEME EPOQUE.

chars, des combats d'animaux, parmi lesquels une girafe, la pre- mière que l'on vit. Dion prétend même qu'il y eut des sacrifices humains; l'affluence fut si considérable, qu'un grand nombre d'in- dividus durent passer la nuit en plein air, et que beaucoup péri- rent écrasés dans la foule.

On vit paraître alors les fameux mimes Publius Syrus et Labé- rius. Le premier, amené esclave à Rome , mérita par son esprit d'obtenir la liberté ; il composa plusieurs comédies dont il nous reste quelques belles sentences ; dans cette occasion, ayant drfié tous les poètes dramatiques et tous les acteurs, il remporta la victoire sur les uns et les autres. Labérius avait été rayé du nom- bre des chevaliers lorsqu'il monta sur le théâtre ; cette fois, César, en récompense de son talent dans les rôles qu'il remplit, lui res- titua l'anneau d'or, et y ajouta cinq cents sesterces. Il venait donc prendre place sur les sièges réservés aux citoyens de son ordre, et passait près de Gicéron, assis au milieu des sénateurs, lorsque celui-ci lui dit : Je te ferais place, si moi-même je ne m< trouvais serré, faisant allusion au grand nombre de sénateurs créés par César. Mais Labérius lui répondit : Je ne m'étonne pas que tu te trouves à l'étroit, toi qui es accoutumé à occuper deux

sirf/CS.

Les ennemis de César n'étaient pas détruits entièrement. Cé- cilius Bassus, chevalier romain, vaincu à Pharsale avec les Pom- péiens, s'était retiré à Tyr, sous le prétexte de se livrer au commerce, il réunit tous ceux de son parti, et se trouva bientôt en état d'en venir aux mains avec Sextus César, gouverneur de Syrie. Défait d'abord, il sut amener l'armée du vainqueur à l'as- . sassiner et à se joindre à lui. Cette augmentation de forces, jointe à son habileté, lui permit de se soutenir contre ses adversaires, d'autant plus qu'il appela à son aide les Arabes, toujours prêts à se vendre au plus offrant, et les Parthes, qui ne demandaient pas mieux que de nuire aux Romains. Bien que César envoyât des troupes contre lui, il ne réussit pas à le dompter, et Cécilius se maintint dans Apamée jusqu'à la mort du dictateur.

La guerre d'Espagne était d'une tout autre importance. Les deux fils de Pompée y avaient réuni les débris échappes aux défajtes de Thapsus et de Pharsale, auxquels s'étaient joints beaucoup d'in- digènes, pleins encore du souvenir des\ietoires de leurs aïeux; maîtres de la campagne, ils avaient forcé les césariens à se ren- fermer dans les places fortes. Le dictateur crut sa présence néces- w. saire pour en finir; il vint donc en Espagne, recouvra plusieurs villes, et livra dans la plaine de Munda, à peu de distane»' de Ma-

17 mars.

DICTATURE UE CESAR. 239

laga, une l)ataille décisive aux républicains : c'était du moins le nom qu'ils se donnaient.

Ceux-ci eurent d'abord un avantage si marqué, que César fut au moment de se tuer de désespoir; mais, reprenant courage, il cria à ses soldats : N'avez-vous pas honte de livrer votre général à ces enfants? il se précipita au milieu des ennemis, rétablit le combat, et, après avoir lutté depuis leleverdu soleil jusqu'au soir, il demeura vainqueur. Trente mille ennemis, au nombre desquels étaient le vaillant Labiénus et trois mille chevaliers, restèrent sur le champ de bataille. Les césariens se servirent de leurs cadavres pour combler les fossés de Munda, qu'ils escaladèrent, tandis que César poursuivait les fuyards. Cnéus Pompée, après avoir assiste à la destruction de sa flotte, fut tué, et Sextus, son jeune frère, alla se cacher parmi les Celtibères. Après avoir terminé en sept mois une guerre si difficile, César revint à Rome pour célébrer un triomphe sans gloire, acheté qu'il était au prix du sang romain, et fut proclamé dictateur perpétuel.

L'empire pacifié et le peuple séduit, César songea à de grandes ^formes. réformes, qui rappellent à notre pensée un Charlemagne, un Na- poléon , entourés de leur conseil d'État. Comme censeur, il fait le dénombrement du peuple, rend à Rome une foule de citoyens ex- patriés et fait défense d'en sortir à tout individu âgé de plus de vingt ans et de moins de quarante. II attire par des libéralités qui- conque s'est fait un nom dans les arts ou dans la science , et cherche à refréner le luxe ; mais les lois somptuaires l'obligent à remplir les marchés d'espions, et à charger de la police des ma- gistrats qui pénètrent à l'heure des repas dans les maisons des riches, et enlèvent ce que le service présente de surabondant. Il complète le nombre des sénateurs, augmente celui des magistrats inférieurs, limite le pouvoir judiciaire des chevaliers et des séna- teurs ; il dissémine quatre-vingt mille citoyens pauvres dans des colonies d'outre-mer, et rend publics pour la première fois lesactes émanés chaque jour du sénat et du peuple (1).

En qualité de grand pontife, il fait venir d'Egypte l'astronome Sosigène, avec l'aide duquel il opère la réforme du calendrier, dont il avait aperçu l'irrégularité, méritant ainsi les railleries de Cicéron et les louanges de la postérité. Au lieu de laisser faire au peuple ou au sort, il nomme lui-même à toutes les magistratures, en proposant les candidats aux comices , avec cette formule : César recommande tel citoyen à telle tribu, et requiert qu'il soit

(i) Suétone, César, 20.

Wsar.

2-iO CINQUIÈME ÉPOQUE.

élu. En outre, comme il savait que la prolongation du pouvoir lui avait aplani la route de l'autorité souveraine, il borne aune année les fonctions des préteurs, à deux celles des personnages consu- laires.

N'ayant point de fils, arrêté en outre par la haine que les Ro- mains portaient au nom de roi, il ne songea ni à fonder une dynastie ni à rétablir la république, comme avait fait Sylla; on peut donc le considérer comme le véritable fondateur de l'empire, car on lui avait décerné aussi le titre d'empereur, non plus avec la significa- tion ordinaire de général vainqueur, mais comme marque de su- prême autorité, carrière de On croit voir dans ce représentant de la civilisation, le plus actif et le plus populairede tous, une de ces créations idéales de l'enfance des peuples. Grand guerrier, grand orateur, grand politique, homme de savoir et d'action, mathématicien habile, comme le prouvent la réforme du calendrier, le pont qu'il jeta sur le Rhin , et les sièges qu'il dirigea, il avait une force d'attention telle, qu'il lisait, écrivait, écoutait en même temps, et pouvait dicter à la fois à quatre et même à sept secrétaires. Cet homme remporte des victoires signalées depuis les rivages de la Rretagne jusqu'à L'E- thiopie , et il les raconte dans un style remarquable. Il combat et se livre aux plaisirs ; il domine les assemblées par un air naturelle- ment majestueux et par l'influence de sa parole; il apaise les sé- ditions et sait plaire aux femmes. Supérieur à ses contempo- rains, il le sentait, et c'était pour lui un encouragement à tout oser. Rien ne l'arrêtait quand il s'agissait de parvenir à ses fins, même la justice, qu'il disait, avec Euripide, devoir être observée en toutes choses, sauf lorsqu'il s'agissait de gagner un royaume. Ses mœurs étaient loin d'être sévères, et les chansons de ses soldats, lui jetant à la face, durant les solennités de son triomphe, ses honteuses complaisances pour Nicomède, l'appelaient la reine do Rithynie. Le père de Gurion le désigna publiquement, dans un discours, commele mari de toutes les femmes et la femme de tous les maris; lorsqu'il entra dans Rome en vainqueur, les légionnaires répétaient autour de lui : Romains, cachez vos femmes; nous vous amenons le galant chauve qui a acheté les femmes de la Gaule avec l'or volé aux maris. Comme un sénateur lui reprochait d'être efféminé, en disant que jamais une femme ne pourrait tyranniser des hommes : Qu'il te souvienne, répliqua-t-il , que Sémiramis subjugua l'Orient, et que les Amazones conquirent l'Asie. En effet, avec tant de goûts efféminés, il n'y avait pas de soldatplus robuste ou plus patient lorsqu'il s'agissait de dompter un coursier, d'en-

DICTATURE DE CÉSAR. 241

durer le froid ou lachaleur, de souffrir la faim, de passer un fleuve à la nage, de parcourir à pied cinquante milles dans un jour.

D'une activité prodigieuse, il croyait n'avoir rien fait tant qu'il lui restait quelque chose à faire (1). Son intelligence égalait sa grandeur d'âme plus qu'humaine, et il donna de bonne heure des preuves d'une ténacité invincible dans ses volontés; il disait un jour à sa mère en se rendant aux comices : Aujourd'hui tu me reverras pontife ou exilé. Les gens austères ne lui témoignaient que du mépris; mais Sylla, qui avait compris cette nature puis- sante, prédit qu'il serait l'héritier de Marius, le grand plébéien. Césarreconnut bientôt que le seul rang qui luiconvîntétaitle pre- mier ; confiant dans la fatalité , il n'hésite jamais à exposer sa vie plutôtque de compromettre son autorité. Qu'il paraît grand, même au milieu des déclamations injurieuses du poëte Lucain ! Quel en- thousiasme il inspira à son armée ! Un de ses soldats est sommé de se rendre : Les soldats de César, répond-il , ont coutume d'ac- corder la vie et non de la recevoir! et il se tue. C'est ainsi qu'un soldat d'un autre César s'écriait : La garde meurt , et ne se rend pas!

Sa dictature fut courte et agitée ; car on sortait alors des trou- bles civils. On ne saurait donc dire précisément quels étaient ses projets; mais , quoiqu'il dût uniquement à l'armée son éléva- tion, il ne se laissa jamais entraîner aux excès commis par Ma- rius et Sylla, puis, après lui, par Auguste. Censeur, tribun, dictateur à vie , il était l'arbitre de la république ; il en laissa pour- tant subsister les formes , dont la destruction fut plus nuisible que celle de la république elle-même. Grand homme et mauvais Ro- main, il bouleversa de fond en comble la politique de sa patrie; en effet, elle n'avait eu pour but jusque-là que d'absorber les autres nations , et César la força en quelque sorte à se les assi- miler. Les généraux obligeaient les pays vaincus à subir le joug de Rome , en leur enlevant leur argent et leur force , tout en respectant leurs institutions; ce qui n'était pas un mérite, mais un moyen plus sur de les épuiser, de les écraser, de les anéantir. César change de système; il ouvre Rome à toutes les nations, et les appelle à siéger dans l'amphithéâtre et dans la curie. Il rajeunit le sang appauvri de l'Asie et de l'Italie , et greffe sul- le vieux tronc les rameaux vigoureux que lui fournissent la Gaule et l'Espagne; c'est dans cette pensée qu'au moment la

(1) Monstrum activitatis , Cic. IS'd actum reputans , si quid superesset agenduin, Ldcain.

iiist. umv. T. iv. 10

V& CINQUIÈME ÉPOQUE.

guerre civile éclatait , il conféra les droits de cité à tous les Gau- lois établis entre les Alpes et le , accomplissant ainsi le projet qui avait coûté la vie aux Gracques. 11 fit même entrer dans le sénat nombre de centurions gaulois de son armée, jusqu'à de simples soldats et à des affranchis, choisis surtout parmi les vainqueurs de Pharsale; aussi, courut-il alors beaucoup de plai- santeries à ce sujet. César, disait-on, traîne les Gaulois derrière son char, mais c'est pour les amener au sénat ; ils ont laissé la braie celtique pour prendre le laticlave. Cet avis était affiché dans Rome : Le public est prié de ne point indiquer aux nouveaux sénateurs le chemin du sénat.

Tandis que Rome perdait ainsi sa nationalité par la trop grande extension qu'elle recevait , les peuples s'habituaient à re- garder l'Italie comme la souveraine du monde; ce qui suspendait les guerres alimentées jusque-là, d'un côté, par l'ambition et l'avarice, de l'autre par le patriotisme. Tous les parvenus étaient attachés par leur propre intérêt à la fortune du dictateur; ils ne connaissaient donc pas de mesure dans les honneurs à rendre à César, et lui s'y prêtait avec moins de répugnance depuis qu'il avait été témoin des bassesses de la cour de Cléopâtre. A l'envi de ses créatures, les restes dégénérés du sang latin se faisaient un honneur de se donner eux-mêmes en spectacle dans l'arène san- glante où César célébrait les funérailles de l'ancien monde.

Croyant désormais sa vie assez en sûreté, parce qu'il la voyait nécessaire à la paix du monde , il pardonna les satires, les propos malveillants, les complots , les inimitiés invétérées. Il fit relever les statues de Pompée , et il se promenait sans gardes, sans cui- rasse, au milieu de la ville subjuguée . disant qu'il valait mieux subir une fois la mort que de la redouter toujours.

Il méditait cependant une réforme de la législation, qui devait réduire à un petit nombre de dispositions précises les nombreuses lois romaines ; embellir Rome, créer une bibliothèque grecque et latine sous la direction du savant Varron ; élever un temple au milieu du Champ de .Mars , un amphithéâtre au pied de la roche Tarpéjepnp , et une curie capable de contenir les représentants du monde entier; ouvrir un vaste port à Ostie, dessécher les marais Pontins (1), dresser la carte de l'empire, el faire relever par des mains romaines Capoue, Carthage, Corinlhe , des ruines sous lesquelles les Romains les avaient ensevelies,

(1) Ce vaste territoire, traversé parla voie Appienne, occupe la partie méri- dionale de< États pontificaux. Il est baigné à l'ouest et au siH par la mer Tyr-

M .irais P.>n-

DICTATURE DE CÉSAR. 2-43

tels étaient ses vastes projets. II voulait encore percer l'isthme de Corinthe et joindre les deux mers; puis, après avoir, à l'aide d'une guerre à outrance , dompté les Partîtes, seuls ennemis redoutables de Rome , il serait revenu par le Caucase , la Scy- thie , la Dacie et la Germanie; de sorte que l'empire, qui devait s'étendre sur tous les peuples civilisés, n'aurait eu plus rien à re- douter des barbares ( 1 ) .

Ces grands desseins s'anéantirent sous le poignard des conjurés, qui, par suite de réminiscences intempestives, précipitèrent de nouveau le monde dans des désastres auxquels il aurait probable- ment échappé. Ceux qui voulaient Conserver le patriciat comme sauvegarde des traditions romaines, et idolâtraient la patrie, ou plutôt sa tyrannie sur toutes les provinces , et la domination des nobles sur les plébéiens, devaient exécrer César, qui substituait la plèbe à l'aristocratie et ouvrait Rome à toutes les nations , c'est- à-dire la détruisait. Quiconque voit la cause de l'humanité , les

rhénienne, et borné d'autre part par la chaîne des Apennins. Il s'étend parallè- lement à la mer sxir un espace de quarante-deux mille mètres, de Cisterna à Terracine ; sa largeur est de dix-sept à dix-huit mille mètres. Les dunes qui se sont formées à la partie occidentale, et d'autres circonstances locales, ralen- tissent le cours des eaux pluviales et de source qui viennent se jeter de différents côtés dans l'unique déversoir appelé Badino. L'examen du sol l'a fait recon- naître pour être de création marine; la mera donc venir battre les flancs de l'Apennin, et le mont Circello s'élever comme une île au milieu des flots; les atteri issements, les végétaux qui se sont accumulés et carbonisés, ont élevé peu à peu la couche solide. C'était déjà un marais quand Appius Claudius y ouvrit la roule qui porte son nom Un siècle après, Cornélius Céthégus entreprit de le dessécher. Les travaux furent ensuite interrompus jusqu'à la dictature de César, qui fut anele par la mort dans l'exécution de ses vastes projets. Auguste y lit creuser un grand fossé qui porte encore son nom. Il n'est plus parlé des marais Pontins jusqu'à Théodoric, qui les donna au patrice Décius pour les dessécher, et les lui concéda en propriété. On y fit de grands travaux sous Léon X et sons sixte V, c'est-à-dire le grand canal de décharge et celui d'enceinte, appelé fleuve Sixte. Mais les plus considérables lurent entrepris par Pie VI, de 1777 à 1796, et coûtèrent 9 millions; ce pontife fit réparer la voie Appienne, ses an- ciens ponts, le canal qui la côtoie, les admirables magasins de Terracine el d'au- tres édifices, qui tous ont un caractère monumental, depuis les temples jusqu'aux hôtelleries. Malheureusement ces travaux n'étaient pas bien dirigés. Quand on reconnut plus tard ce qu'il y avait à faire pour mieux réussir, on n'eut que le temps d'ébaucher le travail, et la tempête éclata. En 1810, une commission, nommée à cette effet par le gouvernement français , commença des remblais ; mais les changements politiques qui survinrent la forcèrent de s'arrêter.

(1) Voy. litRY, Histoire delà vie de Jules Cesar; Paris, 175S, 2 vol. in-8°.

A. G. Meissnkk, Vie de Jules César (allemand) continué par J. Cu. L. Hakkn, 1811.

Mais ces ouvrages peuvent encore, suivant nou>, être complétés à l'aide de$ Commentaires dePuJTARQi e et de Soétone,

16.

Cassiiis,

244 CINQUIÈME ÉPOQUE.

souffrances de la plèbe , l'oppression du genre humain au profit d'une seule cité , d'un peuple entier au profit d'une classe, peut bénir César et maudire les hommes qui arrêtèrent l'exécution de ses projets.

Aucune domination nouvelle ne peut s'établir sans froisser beaucoup d'affections et d'intérêts. César, méprisant ces sénateurs, les uns inhabiles à conserver le passé , les autres parvenus jetés par lui dans la curie, faisait lui-même les décrets et les signait des noms des principaux d'entre eux, sans même les consulter (1). Un jour, cette tourbe de magistrats curules vintlui annoncer quel- que honneur insigne , quelque prérogative nouvelle , et il ne se leva point de son siège. Cette marque de dédain parut plus rude à supporter que l'oppression même, et les vieilles haines s'enveni- mèrent. Le siège d'or et la couronne de laurier acceptés après la victoire sur l'Espagne purent faire croire qu'il pensait à la mo- narchie; la statue qu'on lui avait dressée entre Tarquin et Rrutus était vue de mauvais œil, et l'on murmurait tout bas qu'il aspirait à la royauté. Une fois, tandis qu'il assistait aux fêtes des Luper- cales (2), Marc-Antoine, enflammé par la course qu'il avait faite, se jeta à ses pieds en lui offrant un diadème entrelacé de laurier. Quelques-uns des assistants, apostés peut-être à dessein , applau- dirent à l'offrande; mais, quand César repoussa ce symbole du pouvoir royal , la multitude témoigna joyeusement son approba- tion de la manière la moins équivoque; et son enthousiasme re- doubla lorsqu'il eut dit que , Jupiter pouvant seul être roi des Romains , il fallait lui porter cette couronne au Capitole. Le lende- main, toutes les statues de César se trouvèrent ornées de guir- landes de fleurs; Flavius et Marcellus, tribuns du peuple, allèrent les enlever, et punirent ceux qui avaient applaudi à l'action d'An- toine. César, irrité , cassa les deux tribuns.

Au nombre des mécontents était Caïus Cassius , qui , dès l'en- fance, avait manifesté une profonde haine contre la tyrannie; il

(1) Cicéron (ad Famil., IX) en écrivait en ces ternies : « Parfois j'apprends qu'un sénatus-consnlte, passé conformément à mon opinion , est parvenu en Syrie ou en Arménie, avant que j'aie eu seulement connaissance qu'il fut fait; et plusieurs princes m'ont écrit pour me remercier d'avoir opiné pour que le litre de roi leur fût donné, quand je ne me doutais pas même qu'ils fussent an monde. »

(2) Les Lupercales étaient un amusement pastoral de l'antique Lalium : les jeunes patriciens et certains magistrats couraient alors à demi nus par les rues, frappant avec des lanières tous ceux qu'ils rencontraient. Les femmes désiraient particulièrement être atteintes de ces coups, dans la croyance qu'ils favorisaient la conception et l'enfantement

DICTATURE DE CÉSAR. 245

avait même donné un jour un soufflet àFaustus, fils de Sylla, qu'il avait ouï dans l'école se vanter du pouvoir illimité de son père. Les parents de celui-ci l'ayant fait appeler devant Pompée, loin de faire des excuses , il protesta qu'il battrait de nouveau son condisciple s'il osait répéter les mêmes discours. Il était devenu l'ennemi particulier de César, parce que le dictateur lui avait pré- féré Brutus pour la preture , et s'était permis de lui enlever des lions , ces jouets favoris des Romains , qu'il avait eus lors de la prise de Mégare.

Cette rancune privée et son ambition personnelle enflammèrent Brutus, chez lui l'amour de la liberté , et Junius Brutus lui parut un ins- trument tout à fait propre à l'exécution de ses desseins. Ce jeune homme, écrivain instruit et discoureur élégant , élevé dans les maximes de l'ancienne Académie, adopta, pour plaire à Caton , son oncle , les doctrines des stoïciens, dont il apprit à s'endurcir contre les plus grands sacrifices et les abnégations les plus vio- lentes. Pompée avait fait tuer son père ; afin de ne pas paraître céder à une haine personnelle, il embrassa sa cause, et fut vaincu avec lui à Pharsale. César, qui le regardait comme son fils (4) , à cause de sa longue intimité avec Servilie , sa mère, fut ravi de le savoir sauvé; non content de lui pardonner, il lui confia l'impor- tant gouvernement de la Gaule cisalpine, il mérita que les ha- bitants de Médiolanum lui érigeassent une statue.

Mais les bienfaits de César, au lieu de l'attacher à lui , l'aigris- saient au contraire , dans la crainte, que lui suggérait son orgueil exagéré, de mettre son affection privée avant la liberté commune, de préférer un homme à la chose publique. A ses yeux , César était l'oppresseur de la patrie et un usurpateur. Les ennemis du dictateur ne cessaient de lui rappeler tantôt la farouche vertu de Caton, tantôt l'action héroïque de l'ancien Brutus. Il trouvait écrit sur sa porte ou dans des billets anonymes : Quen'existe-t-il aujourd'hui un Brutus? Non, tu n'es pas Brutus! Tu dors, Brutus ! D'un autre côté, il avait soutenu, pour défendre Milon (2), qu'un citoyen peut en tuer un autre quand ce meurtre est utile à la république.

Cassius, l'instigateur principal du complot , vit avec joie que

(1) Les auteurs tragiques, par besoin d'exagérer la vérité, ont fait Brutus (ils de César; mais ce n'a été de leur paît qu'un moyen scénique. Brutus naquit en 85, quand César finissait à peine sa quinzième année, et il en avait quarante- sept à l'époque de ses amours avec Servilie.

(2) AscoNits Pédianos, dans l'argument de la harangue de Cicéron prò Mi- lane.

13 mar.-.

246 CINQUIÈME EPOQUE.

ces provocations agissaient avec force sur cet esprit enthousiaste; il finit donc par s'ouvrir à lui de son dessein , lui représentant combien il était indigne de tolérer plus longtemps l'asservissement de sa patrie. Si le peuple, ajoutait-il, attend des autres préteurs des spectacles et des gladiateurs, ce qu'il espère de Brutus, c'est de le délivrer d'un tyran.

Brutus donna son adhésion à la conspiration, et son nom intact attira beaucoup d'autres citoyens des premières familles : les uns, anciens ennemis de César par sentiment républicain; les autres, qui l'étaient devenus par suite des bienfaits reçus de lui. On ne mit pas Cieéron dans la confidence, de crainte qu'il ne compromît le succès par timidité, ou que, par présomption, il ne voulût tout mener à sa guise. Statili us lui demandant quel mal lui paraissait moindre , ou de supporter un tyran, ou de s'en débarrasser au risque d'une guerre civile, il répondit : Je préfère la patience. Porcia , fille de Caton et femme de Brutus, s'étant aperçue que son mari nourrissait quelque dessein important, se fit à la cuisse une profonde blessure; après cette épreuve, qui la montrait ca- pable de résister à la douleur et digne de son père comme de son époux , elle mérita d'être initiée àia conspiration.

La superstition des Romains signala une suite de prodiges pré- curseurs de la mort de César, à qui parv. na;ent de toutes parts des indices sur l'existence de la conjuration; mais, ou il ne voulut pas y croire , ou il ne s'en effraya point. Les conjurés, qui étaient au nombre de soixante-trois, tous appartenant aux premières fa- milles de Rome, résolurent de le tuer aux ides de mars. Au mo- ment où il venait de s'asseoir dans le sénat, ils s'approchèrent en feignant de l'implorer pour en obtenir un nouvel acte de clémence, et se précipitèrent sur lui. 11 se défendit d'abord mais, quand il vit le poignard de Brutus sur lui, il s'écria : El loi aussi, monjih ! il s'enveloppa la tête de 'sa toge, et, percé de vingt-trois coups, il expira aux pieds de la statue de Pompée.

CHAPITRE XVIII.

SITUATION DE ROME A LA MORT DE C.ÉSAU.

César finissait sa cinquante-sixième année. Bien que peu dis- posé a admirer les ht-rns, nous trouvons dans Osar des vertus qui Je distingui nt des guerriers pré< édents, ou diminuent les défauts

SITUATION DE ROME A LA MORT DE CÉSAR. 247

qu'il eut do commun avec eux. Il fut conquérant, doue il versa des torrents de sang; il porta les armes contre sa patrio, donc il lut parricide; mais, après la victoire, il suspendit les coups, re- fusa à ses soldats l'horrible joie des proscriptions, et accorda le pardon à ses ennemis, qui s'attendaient à la mort; du reste, puis- que les anciennes institutions de Home ne pouvaient plus se sou- tenir, lui seul avait le bras assez fort pour rapprocher, dans l'unité politique, la plèbe et les patriciens, et pour donner à la cité une constitution nouvelle.

On a dit : C'était un usurpateur; tout bon citoyen pouvait donc et devait même l'exterminer. Cela fùt-il, quel avantage en reve- nait-il à Home? Les faits qui suivirent ne démontrent-ils pas que le gouvernement d'un seul était désormais inévitable ? Les con- jurés eux-mêmes ne lisaient-ils pas la condamnation de la répu- blique dans l'immense dépravation qui viciait toutes les parties de la société? N'en firent-ils pas eux-mêmes l'aveu , quand , après avoir tué le dictateur, ils cherchèrent à exciter le peuple en leur faveur, non par les idées de liberté , mais par des distributions d'argent?

S'il fut jamais évident que le bien-être d'une société ne con- siste pas dans les améliorations matérielles , ce fut certainement alors. L'administration de la chose publique, de la justice, des finances acquérait de jour en jour une plus grande uniformité ; la tyrannie inflexible de la parole patricienne avait fléchi devant l'édit du préteur, la curie devant la tribu ; des routes magnifiques traversaient l'Italie et l'empire ; des canaux et des ports s'ouvraient au commerce; de la Bretagne et de l'Asie on accourait à Home , comme au centre du savoir, de la puissance, de la civilisation, et le monde entier lui apportait le tribut de ses productions et de ses richesses.

Mais combien de plaies sous cet éclat extérieur? Les guerres r0p„iauon. intestines avaient épuisé la race italienne. Trois cents citoyens périrent dans la sédition de Tibérius Graccbus; trois mille dans celle de son frère; trois cent mille dans la guerre sociale, plus désastreuse que celles de Pyrrhus et d'Annibal. Svila fit égorger douze mille Prénestins , détruisit Norba, fit périr les uns *par les proscriptions , chassa les autres de leur patrie par les confisca- tions; de sorte qu'il dut renouveler la population en introduisant dans la cité les esclaves des proscrits, comme il distribua les biens confisqués aux vingt-trois légions fidèles à sa cause.

Les légionnaires, il est vrai, se partageaient les champs aban- donnés; mais, après un célibat obligatoire de vingt années, ils

Richesse.

248 CINQUIÈME ÉPOQUE.

aimaient mieux vendre leurs terres et retourner à Rome , les attendaient les spectacles, les largesses et les factions. Rome elle- même, qui recevait par transfusion le sang que Ton tirait à la Pé- ninsule, ne put conserver son immense population; on comptait, sous César, quatre cent cinquante mille citoyens, de dix-sept ans à soixante, et un million huit cent mille hommes libres en Italie, tandis que le dénombrement de Polybe , entre la première et la seconde guerre punique , donne trois millions et demi d'habitants sans compter les esclaves , et sept cent cinquante mille citoyens en état de porter les armes.

Les richesses étaient inégalement réparties, et tandis que les uns n'avaient que le choix des délices, le plus grand nombre était en proie à la misère. Trois cent mille personnes recevaient, dans la ville, des secours comme indigents, consommaient sans produire, et offraient une arme terrible à qui voudrait les acheter ou pour- rait les menacer de la famine. Marcius Philippus, en présentant une loi agraire, eut à constater qu'il y avait à peine dans la ville deux mille citoyens qui justifiassent d'un patrimoine (1). La rapa- cité prodigue des triumvirs avait détruit l'ancienne race agricole; les nouveaux propriétaires , qui avaient acquis leurs terres avec l'épée, aimaient mieux prendre part aux plaisirs oisifs du théâtre et aux agitations tumultueuses du Forum, que de conserver et d'accroître leur patrimoine par le travail (2). Les champs étaient donc abandonnés à des bras serviles.

Jusqu'au troisième siècle avant J.-C, l'agriculture était floris- sante en Italie ; le territoire de Rome, qui n'est pas des plus fer- tiles , produisait de quinze à vingt espèces de semences. Les den- rées étaient donc à bon marché, et l'on exportait même une grande quantité de grains (3); on élevait beaucoup de bétail, au point que l'Italie dut son nom au mot vi tu lus, vitellus [veau), et que l'argent [pecunia de pecus) fut ainsi appelé parce que primitive- ment le même bétail servait aux échanges. Mais, du temps de Ci- céron et de Varron, on ne cultivait déjà plus à Rome que huit à dix espèces de semences; aussi , les sept arpents distribués par Licinius rapportaient plus à cette époque, au dire de Co- lumelle , qu'au temps de César les domaines les plus étendus. Ils étaient pourtant si vastes , que leurs maîtres ne pouvaient en faire

(1) Cicéro.v, de Offic, II, 21.

(2) Varron se plaint de ce que la plèbe préfère manus in theatro movere, quant in aratro.

(3) Voyez Tacite, Ann., XII, 43; Pli.nl, XVII; Collm., Prxf. ad lib, 1; Poi. , lib. II, c. 15.

SITUATION DE ROME A LA MORT DE CÉSAR. 210

le tour achevai; qu'ils les laissaient piétiner par les troupeaux, dévaster par les bétes fauves, exploiter par des bandes d'esclaves enchaînés, ou par des citoyens réduits à la condition des prison- niers pour dettes. Orioli a découvert récemment, près de Vitcrbc, la trace d'un aqueduc qui , dans sa longueur de huit mille sept cent soixante-six mètres, ne traversait que onze propriétés, ap- partenant à neuf individus. Il était donc indispensable de tirer des blés du dehors; sous César et Auguste, on apportait en Italie, tant de l'Egypte que de l'Afrique, soixante millions de boisseaux de froment (1). S'il arrivait donc que les communications fussent in- terrompues par la piraterie ou la guerre , la Péninsule était affa- mée , ce qui arrive aux pays dont la subsistance dépend de l'é- tranger.

Les choses ne pouvaient se passer autrement, puisqu'il n'existai t pas de classe moyenne entre les citoyens démesurément riches et ceux qui manquaient de tout. Les lois elles-mêmes mettaient ob- stacle à ce qu'elle se formât, en attachant l'infamie à l'exercice d'un métier quelconque. L'opinion frappait même de réprobation le commerce en grand. Tout trafic était expressément interdit aux sénateurs, et c'était un crime pour eux que de faire construire un vaisseau. La classe moyenne disparut par les confiscations et par l'agglomération des propriétés dans un petit nombre de mains. Dès ce moment, l'Italie, affluaient cependant l'or et l'argent des nations vaincues, et dont les habitants jouissaient de tant de libertés, exempts décapitation, de taxe prediale, de droits de douane et d'entrée, se dépeuplait chaque jour et perdait sa prospérité : fait curieux à étudier, non pas tant pour cette époque que pour les siècles qui nous restent à décrire. En effet, tandis que l'Italie privilégiée se dissolvait, les provinces se soutenaient malgré le poids excessif des tributs, des réquisitions, des impôts et la tyran- nie des proconsuls.

On pouvait dire de l'Italie ce qu'Alberoni disait de l'Espagne , qu'elle pouvait se comparer à la bouche, tout passe , sans que rien y reste. Prenant le signe de la richesse pour la richesse elle- même, elle voulait de l'or, et consommait sans produire. Dans les provinces, au contraire, aucuns préjugés n'éloignaient du commerce et de l'industrie qui florissaient dans les Gaules , en Sicile et dans tout l'Orient, la profession mercantile conférait l'égalité et quelquefois même la prééminence politique.

Ajoutons, à l'avantage de Rome, les grands résultats qu'obtint

(l) Huit cent dix luillious de livres, poids de marc,

250 CINQUIÈME ÉPOQUE.

son gouvernement dans les provinces et les colonies qui, à la dif- férence de celles des Grecs, ne se détachèrent jamais du peuple romain, pas même lorsqu'elles se soulevaient contre ses magis- trats. Rome, néanmoins, bien qu'elle fût municipe , ne fondit ja- mais avec elle les autres communes; mais, tandis que les colonies grecques devenaient étrangères à la métropole elles n'avaient plus le droit de suffrage, et qui leur accordait tout au plus le rang de métèque, à Rome quiconque s'était distingué dans l'armée ou les emplois pouvait être admis au droit de cité et parvenir même au consulat, indigents. Nous avons vu les moyens que la classe indigente employait pour exister à Rome; les citoyens pauvres vendaient leur voie, leur témoignage ou leur poignard. Entassés dans la fangeuse Su- burre, ou dans des huttes que le Tibre emporte à chaque inonda- tion, dans des taudis amoncelés les uns sur les autres de manière à former sept et huit étages, le vaurien , l'escroc, la prostituée en haillons, le grammairien sans argent, le petit Grec parleur, l'en- fant trouvé, y couvent leur corruption; puis ils sortent de ces ta- nières pour s'engouffrer dans de sales tavernes (popinx), afin de ronger un pain grossier, des têtes de mouton, et de s'abreuver de vin chaud , au prix de deux as mendiés dans les rues, ou obtenus de la libéralité patricienne. Les plus irréprochables passent la journée à saluer età courtiser le patron, à quêter la sportule dans le vestibule des palais, puis à écouter les discussions du Forum , applaudissant les périodes arrondies ou les flatteries d'un orateur, sauf à le siffler s'il hasarde une expression peu correcte ou quelque vérité qui déplaise aux puissants du jour. Après s'être amusés des plaisanteries d'un bouffon ou d'un philosophe, ils vont assister aux revues du Champ de Mars , ou y jouer à la balle et aux palets; puis, viennent les bains, les étuves,ct, pour exciter leur envie, les viandes des sacrifices et la somptuosité des banquets sacerdotaux. Cette populace misérable et fainéante va s'étendre au soleil sous des portiques corinthiens, s'assied dans des basiliques splen- dides, se lave dans des thermes de marbre, et croupit dans une superbe oisiveté, tandis que des millions de vaincus labourent les champs de la Sicile et de l'Egypte. Agrippa met à sa disposition cent soixante-dix bains , et des barbiers pour raser gratuitement durant toute une année le bon peuple; le nouvel édile, ou un triomphateur, ou un démagogue fait venir pour l'amuser des bêtes férocesde l'Afrique, des danseuses de Cadix, des girafes du désert, des gladiateurs de la Germanie, les rétiaires de la Gaule, les phi- losophes de la Grèce, el lui distribue double ration de blé.

raî.iis.

SITUATION ROME A LA MORT DE CÉSAR. 251

La manie des riches était d'imiter les Grecs, non dans leur sen- Riche» timent exquis du beau, mais dans les arts de luxe et les habitudes de volupté ; c'est pourquoi l'aïeul de Cicéron comparait les Ro- mains aux Syriens mercenaires, d'autant plus dépravés qu'ils sa- vaient plus de grec (1). Tous allaient, en effet, terminer leur édu- cation en Grèce; mais si quelques-uns revenaient plus instruits en littérature, plus éloquents surtout, beaucoup n'y apprenaient que la partie lapins matérialiste de la philosophieépicurienne : mépriser les dieux, nier la Providence, conseiller de jouir autant que pos- sible, tel était l'enseignement qu'ils puisaient dans ces écoles; puis, ils suivaient l'exemple de ce peuple qui se consolait par le plaisir, ou se vengeait par la ruse, de l'humiliation nationale.

La demeure d'un citoyen riche était un véritable palais, tous les besoins devaient trouver satisfaction; dans ce but, une multi- tude d'esclaves y remplissaient divers emplois. Ainsi, outre des palefreniers, cuisiniers, valets de chambre, cellérierset baigneurs, il y avait des chasseurs, des pêcheurs, des jardiniers, des libraires copistes, des grammairiens correcteurs, des fileuses, des tisserands, des tailleurs, des perruquiers, des peintres, des mosaïstes, des philosophes, des troupes de mimes et de gladiateurs, des caves garnies comme des magasins . et des greniers qui auraient suffi pour nourrir un village. Ajoutez à cette masse d'individus une foule declients,quiaccourentavant l'aube pour s'informer des nouvelles du patron ; cette foule brave la baguette du portier (ostiarius) et les refus du valet de chambre , parvient à l'appartement du maitre que le sommeil engourdit encore, lui présente ses devoirs, et s'en va contente d'en avoir obtenu un demi-sourire distrait, accompagné d'un morceau de saucisse, ou d'une grat ification qu'on peut évaluer à vingt-cinq sous; il faut encore y joindre les hôtes, qui parfois logeaient au nombre de mille dans une seule maison, et les para- sites et lesoinbres, non moins assidus que les mouches près de qui donnait à dîner.

Ces derniers remplissaient Y atrium, orné de riches colonnades, d'où l'on pénétrait dans les appartements particuliers. Après que l'esclave préposé à la garde de la porte vous avait averti de ne pas mettre sur le seuil le pied gauche avant l'autre, que le perroquet ou la pie vous avait salué de paroles de bon augure, vous voyiez s'étaler à vos regards le luxe le plus coûteux et le plus recherché : une profusion dés marbres les plus précieux de Paros, de Lesbos ci d'Afrique, des architraves dorées du mont Hymette;l'or etl'i-

(i) De Oralor.* II

252 CINQUIÈME ÉPOQUE.

voire incrustés dans l'intervalle des colonnes, et de tous côtés des tableaux, des fresques, des statues, des vases corinthiens, des sculptures obscènes; on foulait aux pieds des mosaïques dont une seule ferait aujourd'hui la gloire d'un musée. Nous ne nous arrê- terons pas à parler des bains, des lits, de tous les meubles usuels, des boudoirs secrets destinés à réveiller et a satisfaire le sentiment émo-ussé de la volupté. Jules César fit des constructions splendides; Namumis, son architecte, fut le premier qui, après le pillage des Gaules, éleva des palais entièrement revêtus de marbre ; celui de Clodius avait coûté quinze millions de sesterces. Cicéron rédigen sur une table de citronnier, qu'il avait payée vingt mille livres , l'acte d'accusation de Verres, qui avait volé cinquante millions. Le luxefit des progrès si rapides, que la maison de Lépidus, considérée de son temps comme lapins belle de Rome, méritait à peine d'être citée la centième, trente ans après (l).Mais un palais orné de toutes les richesses ne suffisait plus; il fallait en avoir plusieurs [mutaloria). Quelqu'un disait à Lucullus que sa demeure était mal exposée pour l'hiver: Eh quoi, répondit-il, me crois-tu inoins satje que les hirondelles, qui changent de ciel suivant la saison (%?

(1) Pline, XXXVI, 24.

(2) Dans l'ouvrage de Mazois, intitulé Palais de Scaurus, ou Description d'une maison romaine, fragment d'un voyage fait à Rome vers la fin de la république par Mérovée, prince des Saèves, l'auteur suppose cpie Mérovée, fils du chef germain Arioviste, qui avait été vaincu par César, emmené prison- nier à Rome, s'y lie d'amitié avec l'architecte grec Chrysippe , qui lui fait voir les magnificences de Rome. Ce dernier lui rend compte en ces mots des progrès de l'art des constructions :

« Autrefois cette reine des cités n'était pas mieux bâtie que les vôtres de la Germanie : ses citoyens habitaient avec leurs familles sous des huttes de bois ou de roseaux. Ce ne fut qu'après la guerre de Pyrrhus, vers l'an 470 de la fonda- lion de Rome, que l'on commença à faire usage des tuiles pour couvrir les mai- sons. Jusqu'à cette époque, on se servait de chaume ou d'étoupe comme sur cette maisonnette que tu vois à l'extrémité de la roche Sacrée, vers le Vélabre. Les maisons n'avaient alors qu'un étage, attendu que les règlements des édiles défendaient de donner aux murs des édifices particuliers plus d'un pied el demi d'épaisseur. Les murs de séparation étant surtout soumis à cette règle, on ne pouvait élever plusieurs étages sur des fondements aussi faibles. On songea donc a renforcer les murs de briques» l'aide de chaînes en pierres, et même à les cons- truire entièrement en pierres. De cette manière, on donna aux habitations uno plus grande élévation, et l'on tomba même dans l'abus; c'est pourquoi de sages prescriptions fixèrent la hauteur ordinaire des habitations de soixante à soixante- ilix pieds. Une pareille précaution prévient beaucoup île malheurs; car lors des incendies, on ne peut porter avec facilite des secours dans îles appartements trop élevés; les tremblements de terre font écrouler plus vite les édifices élevés, dont les murs sont trop faibles; enfin, les inondations, cause de tant de dégâts à Rome, minent les fondations et entraînent la ruine des maisons surchargées d'appai-

SITUATION DE HOME A LA MORT DE CÉSAR. 253

< Mie dirons-nous des maisons de plaisance? C'est que se

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retirent les hommes d un esprit cultive, pour méditer leurs ha- pumance. rangues, leurs discussions, leurs poésies ; c'est que Clodius et Milon vont dresser leurs sicaires à l'assassinat; c'est que les voluptueux vont raffiner sur le plaisir et se couronner de roses, tandis que la patrie périt. Tout ce qui s'élève au-dessus du vul- gaire a la prétention d'en posséder plus d'une, et veut les orner de promenades , de terrasses , de tout ce que peut créer le luxe le plus délicat. La plus riante partie de l'Italie en était tellement semée, qu'il ne restait que peu de terres à la charrue. Afin de les placer dans une helle situation , on ne craignait pas d'en appuyer les fondations sur le lit de la mer ou d'aplanir les montagnes; de longs canaux y amenaient des eaux limpides pour animer les bos- quets du platane stérile, du myrte léger et du laurier, pour jaillir devant des groupes dus au ciseau grec , ou dormir dans des bains voluptueux, et dans des viviers peuplés de murènes appri- voisées (1).

Qu'est devenu le petit champ de Cincinnatus, celui do Régulus? Qu'est devenue la métairie, si pleine d'activité, de Caton l'An- cien (2)? C'était une joie pour eux de voir l'essaim animé de leurs serviteurs se ranger autour du foyer ; maintenant, sous ces palais splendides, s'ouvrent des caves immenses, aux voûtes basses, sans air ni lumière, où, le soir venu, le lorarius pousse à coups de fouet les esclaves, hommes et femmes, ferme sur eux les grilles de fer, et les laisse à leurs misères, à leurs blasphèmes, aux dé- bauches qu'amène le hasard , afin que le maître puisse s'enivrer

temcnts. C'est peut-être ce qui a fait abandonner par les gens aisés les cœna- culu ou étages supérieurs ; ils ne sont plus habités que par les personnes d'une fui tune médiocre, par les étrangers et les affranchis, parce qu'ils se louent à bon marché. In appartement complet et commode , sous la terrasse, ne coûte pas moins de deux mille sesterces par an , et l'on ne paye pas moins de trente mille une maison agréable et bien distribuée. Les incendies, dont je t'ai déjà parlé, sont un des plus grands fléaux de Rome. Ils punissent souvent l'orgueil et le luxe de ces républicains dégénérés qui, au lieu de songer comme leurs ancêtres, à l'utilité dans leurs constructions, ne cherchent qu'à satisfaire leur passion effrénée et leurs caprices extravagants. Les personnes riches qui maintenant font élever un palais ont soin de prendre toutes les précautions possibles pour ne pas employer le bois. »

(1) Pline le Jeune, simple particulier et philosophe, nous a laissé de ses mai- sons de plaisance une description qui en fait des demeures plus que royales. L'ouvrage de l'architecte L. P. Hvipecolkt, intitulé: Le Laurentin, maison de campagne de Pline le Jeune, restituée d'après la description de Pline (Paris, Carilian-Gœnry, 1838, in-8°), peut faire pendant au palais de Scaurus.

(2) Voyez les odes d'Horace Jam pauca, Beatus ille, Angustam amice pauperiem pali, etc.

\

•2h \ CINQUIÈME ÉPOQUE.

en sûreté et s/endormir paisiblement sur les coussins de pourpre de Sidon (I).

Mais les amis ne sont-ils pas des esclaves d'une autre espèce? Voyez-les traités avec un orgueil insultant par le riche , qui daigne à peine leur jeter un regard, en traversant la foule pressée dans l'atrium. Sort-il. il les fait marcher à pied près de sa litière. Fait-il des visites ou prend-il un bain, ils doivent attendre sur les dalles du péristyle. Si, par faste ou pour se distraire, il les in- vite à dîner, ils occuperont des tabourets plus bas que le lit il s'étend avec volupté ; le pain et le vin qu'on leur sert seront d'une qualité inférieure aux siens, et un esclave, épiant leur main- tien, dira s'ils ont bien applaudi, bien ri, bien mangé; s'ils ont, en un mot, mérité d'être admis une autre fois à la table du maître (2 1. Telle était l'humiliation à iaquelle un homme se con- damnait dans une cité libre (3).

(1) La manière dont les Romains employaient les heures de la journée a fourni à l'abbé Couture le sujet d'une dissertation, insérée dans les Mémoires de VA endémie.

(2) Voy. Sénèqle, lettre XLVII, et Pétrone.

(3) Gvbiuel Peignot a réuni, dans son ouvrage Sur le luxe des Romains dans leur ameublement, des détails curieux.

Certaines maisons, qui appartenaient à des particuliers, coûtaient des prix énormes, comme celle de Publius Clodius, 14,800,000 sesterces ou 2,906,000 Ir.; celle de Lucullus, 1,250,000 fr.; celle de Cicéron, 700,000 fr.

Le goût des tableaux se fit sentir à Rome quand L. Muminius eu apporta quel- ques-uns de la Grèce, l'an 146 avant J.-C. Parmi ceux qui furent exposés en vente, il y avait le Bacehus d'Aristide de Thèbes, dont Atale avait offert 28 talents et demi il 14,000 fr.). L'Alexandre foudroyant d'A pelle, enlevé an temple de Diane à Éphèse, avait été payé au peintre 20 talents d'or (96,000 fr.); il avait ensuite été vendu pour autant de pièces d'or qu'il en avait fallu pour l'en couvrir entièrement. M. Agrippa donna aux habitants de Cyzique 228,437 fr d'un Ajax et d'une Vénus; une Vénus sortant de la mer lui payée 4So,ooo fr.; Y Ajax furieux et la Mèdie tuant ses enfants, 234,000 fr.; Tibère, ayant à choisir entre une somme de 200,000 fr. et un tableau ù'Atalante et Méléagre, prêtera le tableau.

Rome possédait, au temps des empereurs, soixante-dix mille statues. Lucullus en rapporta une du Pont, qui avait coûté 2,400,000 fr. La statue colossale de Mi retire, ouvrage de Zenodore, coula dix années de travail et 800,000 fr.

Les Romains se servaient île tables d'une extrême magnificence, faites de hois très-rares et travaillés avec un art infini. C. Gracchus en avait une supportée par deux dauphins en argent massif, qui lui coûtait 1,000 fr. la livre. La fameuse table de Ptolémée, roi de Mauritanie, qui était en bois de citronnier, de trois doigts d'épaisseur et de quali e pieds et demi en carré , devait valoir un trésor. Cicéron en paya une, aussi.en citronnier, 200,000 fr. j Gallus Asinius en avait mie de 220,000 fr.;Tfonius affranchi de Tibère, une de citronnier de qtialre pieds en largeur et de moitié eu épaisseur. Sénèque en possédait cinq cents de trois pieds, foules en citronnier, avec leur support en ivoire.

Los lits étaient d'un grand luxe ; il y avait les cubteulatres, pour dormir, le-

SITUATION DB ROME A LA MORT DE CÉSAR. 2o5

En lisant les harangues de ilicenm , on est moins étonné de lu corruption qu'elles dévoilent que de l'effronterie avec laquelle cette corruption se manifestait, et de sa longue impunité. Ce sont

triclinaires pour les tables, et les couches nuptiales. Les premiers étaient placés dans de petites çhambreltes très-simples et n'avaient ni ciel ni rideaux. Au temps d'Auguste les triclinaires étaient souvent de citronnier recouvert de lames d'argent, on incrustes et ciselés en or, en ivoire, en écaille, en nacre de perle et autres matières précieuses. On étendait par dessus des couvertures très-riclies, dont une fut vendue jusqu'à 100,000 fr. au temps de CatoD. Néron en acheta une de plusieurs couleurs au prix de 775,000 fr. Les couches nuptiales devaient aussi couler des prix exorbitants.

Le luxe des coupes et des tasses dont on ornait les dressoirs passait toutes les bornes. L. Crassus avait deux coupes ciselées par Mentor, (|ui coûtaient 20,000 fr. Les vases murrhins étaient extrêmement recherchés, et un seul fut vendu 330,000 fr. T. Pétronius, personnage consulaire, condamné à mort par Néron, brisa, avant de marcher au supplice, un vase murrina de 1,440,000 fr. pour que le tyran ne l'eût pas. L'impératrice Livie offrit au Capitole un vase de cristal qui pesait cinquante livres.

Les Romains dépensaient aussi énormément en plats d'argent ; Sylla en avait (lui pesaient jusqu'à deux cents marcs, et Pline ajoute qu'on en aurait trouvé cinq cents à Rome d'un poids égal. Ce luxe augmenta sous les empereurs, et un esclave de Claude, trésorier dans la haute Espagne, fit faire un vase pour le- quel il fallut construire une fonderie exprès. Il était d'argent pur, du poids de cinq cents livres, et on le plaçait, dans les repas, au milieu de huit plats pesant chacun cent marcs. Vitellius en lit faire un sur ce modèle , et l'appela le bouclier de Minerve.

Ils n'étaient pas moins prodigues pour les lampes et les candélabres, dont la forme et la matière étaient très-variées.

Peiguol donne enfin une évaluation de la fortune de différents citoyens, d'après les renseignements fournis par les auteurs anciens; bien qu'il y ait peut-être des inexactitudes dans ses calculs et ses appréciations, son tableau offre du moins des termes précieux de comparaison :

S) lia possédait, selon lui 150,000,000 Ir.

Le comédien Roscius, au moins 20,000,000

Le tragédien Ésope 5,000,000

bien qu'il lût énormément prodigue, au point de dépen- ser 20,000 fr. dans un seul repas.

Le riche Publius Crassus avait en terres 60,000,000

et presque autant en maisons à Rome, en esclaves et en troupeaux.

Énhlius Scaurus, gendre de Sylla 80,000,000

Démélrius, affranchi de Pompée , un capital de 10,200,000

L'orateur Horlensius gagna par son éloquence a la tribune 20,000,000

Milon, en se rendant en exil après le meurtre de Cloiius, emporta à Marseille une bonne partie de sa fortune; ce qui fut en outre confisque pour paver ses délies s'élevait à 15,000,000

Lucullus avait environ 1 20,000,000

A sa mort, les poissons du vivier d'une de ses maisons

de campagne furent vendus 800,000

Salluste laissa 60,000,000

256 CINQUIÈME ÉPOQUE.

des belles-mères qui se livrent à leurs gendres et empoisonnent leurs filles (l) , ou bien des parents qui , pour se défaire de leurs cohéritiers , les tuent ou les font condamner. Rien de plus commun que les amours incestueux et contre nature; plus communes encore apparaissent la prévarication des magistrats , l'infidélité des juges. Et quand Cicéron a révélé une longue suite d'iniquités, il faut qu'il insiste encore pour amener les juges à trouver en eux la hardiesse de les punir.

Lorsqu'il défend un jeune homme accusé de pratiques coupa- bles avec Clodia, il ne cherche pas tant à nier le fait d'où résulte l'accusation, qu'à démontrer qu'il est excusable. « La sévérité des a mœurs était peut-être , dit-il, l'apanage des Camille, des Fabri- ce cius, des Curius; mais elle n'est guère pratiquée aujourd'hui ; « bien plus , c'est à peine si on lit les livres il en est fait men- a tion , tant ils ont vieilli. A l'heure qu'il est, ajoute-t-il , ceux « qui prêchent que l'on doit suivre péniblement le droit chemin « pour parvenir à la gloire sont délaissés dans la solitude des « écoles. Abandonnant donc cette route déserte et épineuse, que « l'on accorde quelque chose à l'âge , que l'adolescence ait plus « de liberté et que tout ne soit pas refusé au plaisir. Au lieu « d'exiger que la vraie et droite raison l'emporte toujours, lais- « sons-la vaincre parfois par les désirs et les jouissances... « Quand la jeunesse a cédé à la volupté et donné quelque temps « aux amusements de son âge, à ces vaines convoitises de l'ado- « lescence, qu'elle revienne au soin des affaires domestiques, au « Forum, à la république, pour nous montrer qu'elle a repoussé « par satiété, pris en dédain par expérience, ce qu'elle n'avait « pas d'abord examiné avec le secours de la raison. »

Marc-Antoine possédait une valeur de 120,000,000 fr.

Virgile laissa 1,937,42 i

Le tout provenant des dons d'Auguste. Octave lui fit

compter 52,0C0 fr. pour le Tu Marcellus eiis. Auguste laissa 200,000,000

En vingt ans, il avait reçu en présents et en héritages

plus de 100,000,000 de francs. Le célèbre gastronome Apicius était riche de 19,373,934

et lorsqu'il vit sa fortune réduite à 2,000,000, il se tua,

de peur de mourir de faim.

Tibère possédait 500,000,000

Callistus, affranchi de Caligula, avait 40,000,000

Narcisse, affranchi puis secrétaire de Claude, amassa 50,000,000

Sénèque le philosophe avait 00,000,000

Pline le Jeune 20,000,000

(1) Pro C hier fio.

SITUATION DE ROME A LA MORT DE CÉSAR. 257

Si le précepte était aussi large , quelle latitude ne laissait-il pas à l'application?

Nous trouvons aussi un indice des mœurs grossières dans les ignobles invectives que Salluste adresse à Cicéron , et dans celles que se permet ce dernier envers Calpurnius Pison, dont ildit, entre autres infamies : « Il n'osera point se présenter aux spectacles ; « il viendra au banquet public ( si toutefois il n'a pas un souper « à faire avec P. Clodius , ses amours) ; mais il le fera pour son « agrément et non par convenance. ïl nous laissera, à nous au- « très gens grossiers , les spectacles , puisqu'il a coutume , en dis- « cutant, de préférer les plaisirs du ventre à ceux des yeux et des « oreilles. Vous l'avez cru seulement méchant, cruel, escroc, cr voleur, rapace., sordide , orgueilleux , vaniteux, fourbe , perfide, « impudent , téméraire ; sachez, en outre , qu'il n'y a pas d'homme « plus libertin que lui , plus dissipateur, plus effréné. Ne vous « imaginez pas cependant qu'il y ait chez lui du luxe; car, bien « que ce soit toujours un vice, il est un certain luxe qui sied à « un homme libre , tandis qu'on ne voit en lui rien de généreux, « de délicat , de recherché , rien de coûteux même , sauf ses « débauches; on ne trouvera point chez Pison de vases ciselés, « mais de grandes coupes de Plaisance, pour qu'on ne dise pas qu'il « méprise ses aïeux. On voit figurer sur sa table, non pas des « huîtres et des poissons, mais de la viande faisandée; le service « est fait par des valets malpropres , dont quelques-uns même « touchent à la vieillesse, etle cuisinier est en même temps portier. « ïl n'y a point de four dans la maison, point d'office; le vin et « le pain s'achètent au cabaret et chez le revendeur. Les Grecs y « sont parfois entassés jusqu'à cinq et même plus sur un lit; il « est, quant à lui, tout seul sur le sien , et il engloutit tant qu'il « peut. Un jour qu'il entendit le coq chanter, il crut que son « aïeul était ressuscité (1) , et il ordonna d'enlever les tables. »

Cicéron était pourtant cité pour la modération et la convenance de ses discours (2). On vantait chez Brutus, le meurtrier de César, une vertu sévère ; il prêtait néanmoins de l'argent à quarante- trois pour cent aux rois de l'Orient et aux villes soumises à la do- mination de Rome , se servant , à cet effet, du nom d'un certain Scaptius,dont la cruauté venait en aide à cette usure énorme. Lorsque Appius , beau-père de Brutus, était gouverneur de Chypre

(1) Le trait gît dans la double signification de gallus, coq et Gaulois: Pison était d'origine gauloise.

(2) Si meam cum in omni vita, tum m dicendo moderationem viodestiam- que cognosds... (Philipp., II, 5.)

HìST. l'MV. T. IV. 17

Grossièreté

2.'>X CINQUIÈME ÉPOQUE.

et de la Cilicie, Seaptius obtint de lui un gros de cavalerie, pour aller contraindre les magistrats de Salaniine à s'acquitter envers lui d'une dette immense; comme ils alléguaient l'impossibilité de payer, il les tint si longtemps renfermés qu'il en mourut plusieurs de faim. Cicéron, ayant ete investi dece gouvernement, mit un terme à ces mesures atroces; alors Brutus fit intervenir Attiras, à l'effet d'obtenir des cavaliers de Cicéron, et de renouveler ses poursuites ; il lui en écrivit même directement avec assez d'arro- gance 1) , sans dissimuler que le capital et les intérêts étaient à lui, nonàScaptius (2).

Il est vrai que ces iniquités s'exerçaient sur des étrangers, sur des vaincus. Vient ensuite Verres, viennent les incroyables scélé- ratesses de ses amis, dont l'un, invité gracieusement à souper par un vénérable vieillard , lui demande, après le repas , de faire amener sa fille unique, s'irrite de sa résistance à cette ignoble violence , et fait couler un sang que les citoyens n'osent venger sur le coupable. C'est encore Marc-Antoine, qui, sans observer aucun des rites prescrits, conduit une colonie à Cassilinum pour remplacer celle qui s'y trouvait établie : il envahit l'héritage d'un grand nombre d'habitants, et prétend avoir acheté ceux de beau- coup d'autres à une vente aux enchères que personne n'a entendu annoncer; il tient table depuis la troisième heure jusqu'à plus de moitié de la nuit, au milieu de mignons et de courtisanes, jouant, buvant, vomissant, et se remettant à boàri .

Antoine, son fils aîné, donnant à souper à plusieurs savants , se plaisait à les voir s'embarrasser l'un l'autre par des raisonne- ments subtils. Philotas, médecin d'Ain phry se, posa cette ques- tion : Il est une certaine fièvre que 'Con guérit avec de ï eau froide ; or quiconque a la fièvre a une certaine fièvre; donc l'eau froide est bonne pour quiconque a la lièvre. Un si énorme paralogisme embarrassa tous lesdissidents, et Antoine en fut si émerveille, qu'il dit à Philotas, en lui montrant un buffet chargé de vatssaUe d'ar- gent : Tout cela est à loi.

Le médecin le remercia; mais, persuade que c'était une plai- santerie d'un homme ivre, il s'en alla sans toucher à ce riche ra- deau. Peu après, il vit arriver chez lui un envoyé d'Antoine, ac-

(1) Ad me uutem , (tiam cuin rogat alir/uid , contwnacilt r , unoganter, àxotvtovr.-rw; , sole/ scribere. Oc, ad AU., VI, l. Omnmo (soltenim su- mus ) imitas unquam ad me lifteras misil Brutus, in quibus non inesset arrogans, àxoitjcóvtitov aliqwd. 3.

Ce f.iit résulte de la première lettre du livre VI de Cicéron à Alticns ; il en reparle ensuite dans la 21e du Ve, dans la 2e et la 3e du vr.

SITUATION DE ROME A LA MOUT DE CESAR. -lU'à

compagne d'esclaves portant toute cette argenterie; mais il refusait d'accepter ce don, comme trop considérable, lorsque l'envoyé lui dit : Nesaîs-lu pas que le donateur est le fils de cet Antoine qui pourrait te faire présent d'autant d'or que je t'apporte d'urgent? Je te conseillerais pourtant, comme il se pourrait qu'il y eût quelque morceau auquel Antoine tint beaucoup, soit par son an- cienneté, soit par la finesse du travail , d'en accepter plutôt la va- leur en espèces (i).

On pourrait dire, sans exagération, que les soupers taisaient la moitié de tous les divertissements des Uomains. Les triomphes se terminaient par un banquet , et par un banquet les sacrifices ; les septemvirs epulones , comme les titii, étaient plutôt des cuisiniers que des prêtres. Celui qui se mettait en voyage donnait le sou- per du départ [cœna viatica ), et le retour d'un ami était fêté par le souper d'arrivée (cœnaadvenloria). On donnait le souper capi- tatile en l'honneur du père des dieux , le souper céréal quand on avait fait une heureuse récolte , le souper libre pour célébrer l'affranchissement d'un esclave , le souper triomphal au vainqueur qui venait de monter au Capitole ; enfin, le souper funèbre à la mort des patrons et des parents. On laissait répéter au philosophe Sélius qu'il n'y a de bons repas que ceux qui sont agréables et instructifs ; on aimait à entendre Yarron dire qu'il faut dans un banquet des personnes d'une belle figure, d'une conversation in- teressante , qui ne soient ni muettes ni verbeuses, de la propreté et de la délicatesse dans les mets, et un temps serein ; mais, pendant qu'ils parlaient, les fils de Dentatus, couchés trois par trois sur des lits moelleux, se livraient à la joie dans l'élégant triclinium, des étoffes filées par des femmes de Sparte et trempées deux fois dans la pourpre, des tapis de l'Orient (2), des portières et des tentures venues de la Perse ou de la Sérique, garantissaient de l'air, de la poussière, du contact des dalles; puis des vases laissaient s'exaler les essences les plus suaves , dont le parfum couvrait le simple arôme d< -s fleurs qui couronnaient les convives.

La table triangulaire reçoit tout ce que la nature , dans sa pro- digalité, peut fournir de plus exquis, tout ce que l'art du cuisinier de Sybaris peut offrir au palais de plus délicat : ce sont des huî- tres du lac Lucrin, des paons, qu'Amphibius Lucro enseigna à en-

(1) Plutarque, Vie d'Antoine.

(2) Métellus, dans l'accusation contre Caton , dit que des tapis babyloniens, pour lits de table, se sont vendus jusqu'à 800,000 sesterces. Néron en paya un «,ooo,ooo de sesterces.

I".

Soupers.

260 CINQUIÈME ÉPOQUE.

graisser, et qui paraissent, tout rôtis, revêtus de leur splendide plumage : des esturgeons du , figurant avec des loups blancs du Tibre, des chevreaux dalmates et des sangliers de l'Ombrie. Les rives du Phase, les forêts de l'Ionie et de la Numidie, ont payé leur tribut de gibier précieux ; les golfes de l'Adriatique ont en- voyé les rougets de trois livres et les turbots d'un siècle; la Syrie ses dattes , l'Egypte ses prunes , Pompéia ses poires , Tarente et Vénafre leurs olives , Tibur ses pommes ; parfois , les serviteurs apportent , au son de la flûte , des lagomys et des cigognes, ou un porc tout entier farci de petits oiseaux.

Alors circulent plus rapidement les larges coupes que remplit en écumant le massique ou le falerne, ou les vins mûris sur les rochers des îles de l'Archipel. Honneur à qui boit le plus ! Les épulons, ombres des convives, se tiennent derrière leurs lits, at- tendant les restes, ou rattachent les couronnes qui tombent des têtes avinées ; ils donnent le bras à ceux qui se dirigent vers le vo- mitorium, pour faire place à de nouvelles friandises.

Des chanteurs et des joueurs d'instruments réjouissent le festin; ils seront remplacés par des mimes, des comiques, des gladiateurs, dont parfois le sang jaillira jusque sur ces mets si délicats.

Bientôt on construisit des cuisines aussi vastes que des palais (1), des celliers avec trois cent mille amphores (2). On engraissait les murènes avec de la chair humaine , afin de les rendre plus déli- cates (3). Un seul plat sera payé dix mille sesterces. Des oiseaux, qui ne seront précieux que pour leur rareté et la beauté de leur chant, viendront sur la table d'un Lucullus, d'un Apicius, d'unCrassus,

(1) Une inscription trouvée à Palestrine par Akerblad mentionne une cuisine de cent quarante-huit pieds de longueur :

H, SAUFEIUS M. F. RUTIL1US C. SAUFEIUS C. F. FLACCUS CULINAM F. DE S. S. C. E1SDEM Q. LOCUM EMERU1NT DE L. FONDEO. L. F. PUBLICUM EST L0NC.UM P. CX.LYIIIS LATLM AB MURO AD L. FONDEI. VORSU P. XVI.

(Marsius Sauféius Rutilius, fils de Marcus, C. Sauféius Flaccus, fils de Caïus, par ordre du sénat, ont fait faire une cuisine, et ont acheté de Lucius, fils de Lu- cius Fondéius, cet emplacement de cent quarante-huit pieds et demi de long sur seize de large , à partir du mur jusqu'à celui de Lucius Fondéius. )

(2) Horace, satire 3, liv. III.

(3) Les Romains nourrissaient tant de poissons dans leurs viviers, et d'espèces si diverses, qu'ils tenaient près d'eux des nomenclateurs, dont l'office était de les distinguer et de leur en rappeler le nom. On veut même que quelques-un< de ces poissons vinssent lorsqu'ils étaient appelés :

Natat ad magistrum delicata murœna, ISomenclator mugilem citât notum. Et adesse jussi prodeunt senes mulli.

Mw.tiw, X, 30, et en général Meursics de [tini Romaiiorum.)

SITUATION I>E ROME A LA MORT DE CÉSAR. 261

exciter, non pas leur appétit, niais leurs sens blasés. Le femme du dernier fera dissoudre et boire à ses amants les perles de l'Orient, volées par son mari. Apieius fera croître des laitues en les arrosant avec du lait ; Octave se fera une gloire d'amener de la Troade des vaisseaux cbargés de scares, et de jeter ces poissons à la mer , le long des côtes de la Campanie (1). Lucullus tiendra des tables prêtes pour recevoir à l'nnproviste les plus fins gourmets , et dé- pensera douze mille sesterces pour ses soupers ordinaires; il lui suffira de dire qu'il veut dîner dans la salle d'Apollon, pour que son cuisinier serve un repas de quarante- cinq mille francs de notre monnaie. Hortensius sera appelé le roi delà plaidoirie dans le Fo- rum , le roi des convives dans les festins, et il laissera à sa mort dix mille tonneaux de vins de choix. Marc-Antoine écrira l'éloge de l'ivresse. Les maîtres en gourmandise, dit un ancien discours (2), se récrient qne la table est mesquine, si, quand vous êtes à savourer de votre mieux un mets, on ne l'enlève de devant vous pour lui en substituer un autre plus copieux et plus friand. La dépense et la satiété leur semblent témoigner d'une bonne éducation. Ils ensei- gnent que le seul becfigue doit être mangé tout entier; selon eux, un repas est mesquin quand il n'y a pas assez de volatiles pour que les convives puissent s'en rassasier en ne mangeant que V ex- trémité des cuisses; et celui qui ?nange la poitrine des oiseaux est dépourvu de palais. On promulgua des lois pour réprimer le luxe delà table; mais elles furent vaines, comme toutes les prescrip- tions somptuaires. On décréta que les repas se feraient dans les vestibules, et seraient ainsi exposés à la censure officielle; mais on mit de l'ostentation à violer publiquement les lois et à mériter l'amende.

Les Romains, élevés par des esclaves intéressés à les corrompre, abandonnésdès l'enfance à de grossières voluptés, aimèrent toujours sans délicatesse, et se mariaient sansamour (3). La famille n'était pas une société affectueuse et sainte , mais un groupe soumis aux rigueurs de la politique. Le censeur Métellus le Numidique disait : Si la nature avait été assez libérale pour nous donner la vie sans qu'il fût besoin de femmes, nous serions affranchis d'une com- pagnie bien importune. Il ajoutait que le mariage devait être con- sidéré comme le sacrifice d'un plaisir particulier à un devoir pu-

(1) Pline, IX, 17.

(2) Ap. Aulu-Gelle, XV, 8.

(3) L'amour, dans leur langue, est le libertinage. Dion (LXI, 4 ) dit que Né- ron mangeait, s'enivrait, aimait. Ils disaien». proverbialement : Sans Cérès et Hnccfnis, le froid gagne Venus. On connaît Wirt d'aimer d'Ovide,

262 CINQUIÈME ÉPOQUE.

blic (I). Les femmes connaissaient beaucoup moins que les esclaves les intérêts domestiques, et leur éducation était si médiocre , que leur grossièreté passait pour de la vertu ; les maris voyaient leur conduite avec la plus grande indifférence, et la jalousie n'avait pas de nom à Rome. Femmes. Les femmes, ainsi négligées, ne pouvaient se recommander par leur moralité. Pour une Cornelio, vénérable mère des Gracques, à qui l'on ne peut adresser que le reproche d'ambition ; pour une Octavie, excellente sœur d'Auguste et femme d'Antoine, l'histoire nous offre une Servilie, femme de Lucullus , chassée pour ses dé- bauches, une fille de Svila mariée à Milon. surprise par celui-ci avec l'historien Salluste, qui est condamné>aux verges et à une grosse amende. Caton répudie sa prètoîère femme pour inconduite et cède l'autre pour s'enrichir ; Tulliola , la fille de Gicéron , est soupçonnée d'entretenir un commerce coupable, même avec son père; Mucia, femme de Pompée, sœur des deux Métellus, avait perdu toute pudeur; Saxia, éprise de son gendre, lui fait répudier sa fille, et vit avec lui comme sa femme, après avoir été jusqu'au parricide. La sœur de Clodius se livre, toute jeune fille, aux ca- resses incestueuses de son frère; puis elle épouse un Métellus, et entretient avec Cœlius des relations de libertinage; craignant d'être empoisonnée par lui. elle l*-1 cite en justice, et sont ré- vélés ses infamies et les scandales des bains qu'elle faisait préparer dans ses jardins , afin de pouvoir choisir parmi la nombreuse jeu- nesse qui s'y rendait. Marc- Antoine conduisait en triomphe sur son char la courtisane Cythéride , sortie des mauvais lieux de Rome. Fulvio, fille de ce Flaccus dont les crimes souillèrent la cause des Gracques, fait fi des amours vulgaires, et veut commander à qui commande ; elle épouse Clodius, laid, mais arrogant et pervers, qui lui donne sa main pour avoir ses richesses. Lorsqu'il est assassiné, elle épouse Cnrion, dissolu fastueux et le perturbateur infatigable de la tranquillité publique. Veuve encore de celui-là, elle devient la femme de Marc-Antoine , se fait la conseillère et le ministre de ses cruautés , assiste au supplice de trois cents officiers qu'il fait tuer dans sa tente, et sévit sur tète sanglante de Cicéron. On donne en sa présence, dans la maison de Gémellus , personnage tribuni tien, un souper au consul Métellus et aux tribuns, dans lequel on s'abandonne à toutes les infamies du plus ignoble lupanar, et le jeune patricien Saturninus s'y prostitue (2).

(1) AtLi-f'.Ei.i.r, 1.

(2) Valére Maxime, IX. Cicéton, maigre sa gravité, flétrit un banquet lurent invites lui, Atticus et d'antres personnages importants, et avec eux la

SITUATION DE ROME A LA MORT LE CÉSAR. 263

On pourrait facilement tirer des poètes erotiques l'histoire de l'art du plaisir , dans lequel excellaient les beautés romaines (1). La nuit, elles se mettaient sur le visage, pour on conserver la fraîcheur, une couche de mie de pain trempée dans du lait de ju- ment; les femmes esclaves, chargées de tous les détails de la toi- lette, passaient de longues heures à farder leur maîtresse de rouge et de blanc , à lui adoucir la peau , à replacer les dents qui man- quaient, à lui teindre les sourcils et les cheveux en noir ou en rouge, selon la mode du jour, ou bien à lui adapter une cheve- lure venue d'outre-Rhin , et détachée do la tète d'une femme si- ( ambre (2). L'une en dispose les boucles , une autre les parfume, une troisième lui ajuste les fleurs ou les longues épingles; mais, malheur à elles, si leur maîtresse , en se regardant au miroir d'ar- gent poli , trouve qu'elles ont mal dissimulé ses défauts , ou fait trop peu ressortir ses beautés ! Non-seulement elle les égratigne ou les mord, mais elle a toute prête une longue épingle pour darder le sein nu de l'esclave maladroite; parfois même, elle donne l'ordre à l'esclave préposé au châtiment [lorarhts) de sus- pendre la coupable par les cheveux et de la fustiger jusqu'à ce que la maîtresse irritée ait dit : Assez. Ovide, qui connaît et décrit si bien les artifices galants , conseille aux dames romaines de ne pas se laisser voir à leurs adorateurs dans ces moments décolère , qui font grand tort à leurs charmes et compromettent l'amour qu'elles inspirent.

Mais déjà la femme élégante est coiffée et pommadée , ses on- gles sont coupés ; elle vient de laver dans le lait ses mains, qu'elle aessuyées aux blonds cheveux d'un jeune esclave ; enfin, elle revêt la robe de matrone, d'une étoffe de laine blanche , bordée de franges d'or et de pourpre. Ce n'est pas qu'elle n'ait aussi des tu- niques de couleurs variées; mais elle les garde pour ses excursions nocturnes, quand il lui prend fantaisie de courir dans les rues de

courtisane Cythéride : Non méhcrcule suspicaïus sum illam affare, sed lu- men ne Arislippus </itid<-i» Ulc sacral nus crubuit, cum esset objectum habere eitm Laida. Ad Faut., IX, 2G.

(1) Voy. Bôtticer, Sabine, ou la Matinee d'une dame romaine; Leipzig, 1S06 (allemand).

(2) Nunc tibi captivas mit let Germania crines,

Culta IriumpitaUr munere genfis eris. 0 quam sxpe, comas aligna mirante , rubebis .' Et dices : Emta nane ego merce probor ! (Ovin., Am.,i, 14.)

Toute cette élégie est consacrée à hlàmer l'abus que celle qu'il aime fait de la toilette.

264 CINQUIÈME ÉPOQUE.

Home , afin que les jeunes gens la prennent pour une affranchie ou une courtisane. On la couvre de perles <jt de pierres précieuses, dépouilles des reines étrangères ; ce qui fait dire qu'une seule femme porte sur elle tout un patrimoine. Chacun de ses doigts, moins celui du milieu, est chargé d'anneaux, différents selon la saison, gravés par les artistes les plus célèbres, et peut-être ache- tés au prix de la pudeur (I). Elle s'enveloppe enfin dans son man- teau, et sort, portée dans une litière par huit esclaves robustes, qu'elle a choisis elle-même au marché; deux autres la précèdent en courant; deux jeunes filles esclaves tiennent à ses côtés les éventails faits d'une queue de paon, pour la préserver du soleil, et deux jeunes garçons, avec des coussins, viennent à sa suite.

C'est ainsi qu'elle va à quelque rendez-vous amoureux , fait des visites pour les causeries malignes, ou bien assiste aux combats des gladiateurs. Là, de cette main dont Catulle et Properce chan- teront les molles caresses, elle fera tranquillement signe au vain- queur d'égorger le vaincu terrassé; puis viendra l'heure de ces soupers lubriques (2) , elle sait à la dérobée se procurer de secrètes voluptés, tandis que son mari, de connivence avec le négociant espagnol , acheteur généreux de son infamie , calcule l'or promis aune tolérance silencieuse (3). Comment les liens de

(1) Quid juvat ornato procedere, vita, captilo.

Et tenues Coa veste movere sinus ? Aut quid Orontea crinem perfundere myrrha,

Teque peregrinis vendere muneribus ; Katurœque decus mercato perdere cultu ?

( Propert., I, 2.)

(2) La quatrième élégie du Ie' livre des Amours d'Ovide, en laissant de côté les obscénités, fait connaître ce qui se passait alors dans les banquets ; il y en- seigne à sa maîtresse comment elle devra se conduire dans un festin se trou- veront son amant et son mari :

Cam premei ille torum, vullu cornes ipsa modesto Ibis ut adeumbas ; clam mihi tange pedem.

Cum tibiquxfaciam, mea lux, dicamve placebunt. Versetur digilis annulus usque tuis.

Nec premat impositis sinilo tua colla lacertis ; Mite nec in rigido pectore pone caput.. . etc.

(3) Et incestos amor e s

De tenero tneditatur ungui : Mox juniores quœrit adulteros Inter mariti vina, neque eligit Cui donet impermissa raptim Gaudio luminibus reinoti*

SITUATION DE ROME A LA MORT DE CÉSAR. 265

famille auraient-ils pu être chers et respectés avec de pareilles femmes ?

Rien n'était donc plus commun que le divorce , pour les causes même les plus légères. La stérilité, les querelles d'une belle-mère avec sa bru, l'impudicité , en étaient les motifs les plus ordinai- res; mais Paul Emile renvoya sa femme sans en alléguer d'autres raisons, sinon qu'elle le gênait (1). C. Sulpicius Gallus en fit au- tant, parce que la sienne était sortie la tête découverte; Q. An- tistius Véter , parce qu'elle s'était entretenue en secret avec une affranchie des basses classes; P. Sempronius, parce qu'elle avait assisté aux jeux à son insu (2). Cicéron répudia Térentia après trente ans de ménage, parce qu'il avait besoin d'une nouvelle dot pour payer ses dettes , et Publia, parce qu'elle parut se réjouir de la mort de ïulliola (3). Térentia épousa successivement quatre maris, Tulliola trois, et le dernier, Dolabella, la répudia lors- qu'elle était enceinte. Brutus, le vertueux Brutus, renvoya Clau- dia pour épouser Porcia; Cicéron, qu'il consulta à ce sujet, lui conseilla de se hâter pour arrêter les bavardages , et montrer qu'il le faisait, non pour obéir à la mode, mais afin de s'unir à la fille du sage Caton. Un célèbre gourmand fut sur le point de répudier sa femme , parce qu'elle avait visité sa cave à une époque mens- truelle, et qu'il craignait que ses vins ne tournassent (-4). C. Ti- tinnius de Minturnes n'épousa l'impudique Fannia qu'avec l'inten- tion de la chasser ensuite pour inconduite, en gardant sa dot (5) : spéculation qui n'avait pas peu d'imitateurs. Plus souvent en- core, on se séparait d'accord sans aucun motif (6), ou parce qu'on avait déjà contracté des engagements d'un autre côté. César eut trois femmes, Auguste quatre, et cinq ou six les autres membres de sa famille. Certaines femmes comptaient les années par leurs maris, et non par les consuls (7).

Sed jussa corani non sine conscio Surgit marito, seu vocat institor, Seu navis Hispanœ magister Dedecorum pretiosus emplor. (Hor.vi.)

(1) Plltarqie, Vie de Paul Emile.

(2) Valére Maxime, VI, 3, 10. . . . >>

(3) Plitarqiie, Vie de Cicéron.

(4) Pline, VII, 15.

(5) Plltarqle, Vie de Marins.

(6) Paula Valeria divor Hum sine causa, quo die vir e provincia venturus crat, fecit. Nuptura est D. Bruto. (Cic, ad Font., VIII, 7.)

(7) Aumquidjam ulla repudio erubescit, postquam illustres qugedam et nobiles f émince , non consulum numero sed maritorum , annos suos coin-

266 CINQUIÈME ÉPOQUE.

Si nous sommes étonnés de voiries Athéniens conduire leurs fils et leurs femmes se former aux belles manières dans la de- meure d'Aspasie, nous ne serons pas moins surpris que les ma- trones romaines protégeassent les prostituées, et tinssent près d'elles, sous le même toit, celles qui corrompaient leurs maris et leurs fds. Ces matrones , s'écrie une de ces malheureuses dans une comédie de Plaute (1), ces matrones veulent que nous soyons soîts leur dépendance , que nous ayons sans cesse besoin d'elles. Si Con va les trouver, on voudrait n'y avoir jamais mis le pied. En pu- blic , elles vous font des caresses , et nous mordent en secret, parce que nous sommes affranchies.

De ce mot d'affranchies [lib^rtre vint celui de libertinage, parce que la plupart des courtisanes appartenaient à cette classe (2). C'était une conséquence de la servitude domestique; en effet , accoutumée à vivre au milieu de l'opulence, et déjà corrompue par l'obéissance ou la corruption, une esclave tombait dans la misère aussitôt qu'elle avait acquis la liberté par son pécule ou la faveur de son maître. Tout ce qu'elle pouvait posséder de char- mes et de talent dans le chant , la danse , ou l'art de jouer des instruments, était donc employé à lui procurer des amants. Là, s'engouffraient et la fortune des fils de famille (3), et les dépouilles enlevées par les soldats aux nations vaincues. Enrichies par ces tributs divers, les courtisanes, qu'un habillement plus court (1)

putant,et exeuni malrhnonii causa, nubunl repudii ? iSÉNtout, de Beni f., 111,26.)

(1) ,. Summatesmatronx...

Suarumopum nos volunt indigentes; Nostra copia nihilo volunt nos potesse, Sìlique omnium rerum nos indigere, Ut sibi simus supplices. Eas si adeas, Abilitili quom aditimi malis : ila nostro ordini l'alani blandiuntur : davi si occasio nsquam est, Aquam frigidam subdole suffundunt...

Quia nos libertinx suntus.

(Cistoll., I, 1 , U.)

(2) Tutior ni quanto mrrx est in classe secunda, Liberfinarum dico. ( Horat. )

(3) Ut quondam Marsscus amalor oriqinis die,

Qui patrium mi ime donai fundumque laremque.

(Horat. )

('») Horace les appelle torjatx, Sat ,1,2, 63, 82 ; et Ovide, ex Ponto, HI. 3, 51.

.Vec viltà pudicos Crines alba tegit, nec stola longa pedes.

SITUATION DE ROME A LA MORT DE CÉSAR. 207

distinguait des dames romaines, faisaient étalage de manteaux fastueux, dont la coupe et les noms variaient à l'infini (1). Leurs amants se ruinaient pour rassasier leur avidité, et obtenir d'elles une promesse de fidélité par écrit; puis, lorsqu'elles y manquaient, ils les citaient devant le tribunal de police (2).

On se donnait autant de peine pour dresser une courtisane qu'on en prend de nos jours pour former une cantatrice. Des compa- gnies de spéculateurs se chargeaient de leur éducation, dans l'es- poi« que, si quelqu'une devenait célèbre, les bénéfices dépasse- raient de beaucoup la dépense.

Si les courtisanes romaines n'avaient point la culture exquise qui distinguait celles de la Grèce, elles étaient supérieures aux matrones : celles-ci avaient pour mission d'engendrer des héros, celles-là de leur plaire. Sous les portiques, si nombreux à Rome, les matrones enveloppées de la robe longue, et couvertes du man- teau, passaient la tète voilée au milieu d'une escorte de gardes et d'esclaves qui écartaient la foule. Les licteurs qui faisaient faire place devant les consuls, n'avaient pas le droit de les déranger, et lertï mari , quand il les accompagnait en char, était comme dans un asile. La courtisane, au contraire, s'avançait avec cette dé-

(1) Quid iste qux vesti quotannis nomina inveniunt nova : Tunicam i allant, tunicam spissam, liuteolum cusicium, Intusiatam, patagiatam, calihulam aut crocvtulam; Suppqrum aut subnimhim, ricam, basilicum aut e.roticum, Cymatile aut plumaììle, cerinum aut melìnum, gerr'é maxumx. Cani quoque eliam ademlum''st nomen... vocant Laconicum. Hoec vocabula auctiones subìgunt ulfaciant viri.

( I'lautk, Epidicus, 11 , 2, 42. )

(2) Plaute t'ait mention, dans deux de ses comédies, d'un procès de ce genre devant les triumvirs iiboad 1res viros, vestraque ibi nomina faxo erunt), pour l'exécution de la promesse de fidélité pendant un an.

Ne a quoquam alio acciperes mereedem annuam. Nisi ab sese... (Bacchili, fragments.)

Agedum, islam ostende quem cohscripsli syngraphum Inter me et amicam et lenam. (Asin., IV, 1.)

Ovide lève tous les doutes pour ceux qui pourraient supposer que le poète ombrien parle d'un usage grec; car il dit avoir assisté un jeune homme (ade- ram juveni ) qui citait (jamque vadaturus) sa maîtresse pour un semblable motif, et avait déjà l'acte en main (duplices tabellx ), quand il se trouva dé- sarmé en la voyant paraître; et il conclut :

Tutius est ap/umque magis discerterc pace , Quant pelcrca thalamis litigiosa fora. Munera qux dederis, habeat sine lite jubeto. (Remed. Am, fifi9-f.71.ï

268 CINQUIÈME ÉPOQUE.

marche lascive qui annonçait sa profession, et sa tunique flottante laissait entrevoir ses charmes secrets ; elles étaient suivies de femmes âgées qui se mettaient à l'écart, aussitôt que s'approchaient de jeunes efféminés, à la toge élégante, parfumés d'essence, les doigts chargés d'anneaux et le visage orné de mouches. Sur la voie Appienne, la promenade d'alors, les matrones passaient lentement, en litière découverte; près d'elles se tenait un jeune esclave qui agitait un éventail en queue de paon, pour rafraîchir l'air et écarter les insectes, tandis que la courtisane, conduisant elle-même les chevaux, passait rapidement } entourée d'adorateurs qu'elle semblait mener en triomphe.

Nées esclaves pour la plupart , et choisies pour leur beauté , on les avait dispensées des travaux vils ou fatigants. chant, la danse, la littérature, augmentaient leurs moyens de séduction, et le prix de leurs faveurs s'élevait en raison de leurs talents; il n'é- tait pas rare qu'un amant traitât de leur liberté avec les spécula- teurs qui les avaient élevées. C'est ce qui les distinguait des femmes publiques; les jeunes gens et même les hommes graves pouvaient les fréquenter sans qu'on y attachât une idée de déshonneur. Leur conversation offrait ce degré de raftinement qu'on ne pouvait trouver dans les réunions domestiques d'où les femmes étaient exclues. Jamais elles ne sortaient sans être accompagnées; elles avaient un amant en titre (vif), et ne pouvaient s'abandonner à d'autres qu'en le trompant. La dissolution de ces femmes était en quelque sorte consacrée par des mystères religieux.

Ennuyés de leur famille, des troubles civils et de l'incertitude du lendemain , les hommes cherchaient des distractions, non dans les joies tranquilles du foyer, mais dans les émotions de voluptés orageuses, auprès d'une femme qui avait appartenu à d'autres, et pouvait, au premier jour, prodiguer à d'autres ses faveurs. L'exis- tence d'une classe entière destinée à l'infamie et à la volupté, favorisait toutes les turpitudes. Les amours contre nature étaient commuus avec les esclaves, plus tard entre citoyens libres. En outre, le célibataire exerçait une sorte de souveraineté (I) sur une classe d'individus inconnue aux siècles modernes, les quêteurs de testaments. Il n'était pas de bassesses auxquelles ils ne descen- dissent pour captiver la bienveillance du vieillard dont ils convoi- taient l'héritage : se prêtant à toutes ses fantaisies, louant jusqu'à sa beauté, applaudissant à ses sottises, déchirant ses ennemis et lui prostituant le lit conjugal, ils priaient publiquement les dieux

(1) Vives regnum orbx senecfv*i$ erercens. (Sénèqie, ad Marcirmi, i;i

SITUATION LE ROME A LA MORT LE CÉSAR. 269

pour sa santé , et faisaient en secret des vœux pour que la mort les en débarrassât. 11 ne faut donc pas s'étonner si Ton regardait comme superflu le joug du mariage, quoique, si facile à briser, et si le célibat vicieux était encore une plaie, à laquelle les législa- teurs s'efforcèrent plusieurs fois en vain de porter remède.

L'éducation des enfants n'était pas une charge très-lourde , car Enf.nts trou- on les exposait avec une facilité et une impudence dont Rousseau ""■ nous a fourni un exemple; c'était encore une des plaies d'une société dont la brillante surface excite l'admiration de beaucoup de gens. Sparte avait au Taygète un gouffre elle faisait jeter les nouveau-nés contrefaits, et que, par une plaisan- terie atroce , elle appelait le Dépôt (1). Thèbes vendait les enfants abandonnés au profit de l'État (2) ; ils devenaient alors esclaves , et peut-être la mort aurait-elle mieux valu. Parmi les Hébreux eux-mêmes, les enfants que l'on trouvait sous un arbre, près d'une ville , dans l'enceinte d'une synagogue , enveloppés de langes et circoncis, étaient recueillis comme bâtards incertains; mais, quand on les trouvait suspendus aux branches, loin de la ville et du temple, ou sur le chemin, ils étaient considérés comme illégi- times, exclus de tous droits civils jusqu'à la sixième génération. On fabriquait exprès en Grèce, pour l'exposition des nouveau-nés, des vases d'argile en forme de coquille, et chez les Romains, des corbeilles d'osier [corbem supponendo puero). Cet abandon des enfants était si commun chez les anciens, que nous voyons l'in- trigue de presque toutes leurs comédies se dénouer par la recon- naissance d'un enfant ainsi délaissé. Térence, l'ami des Scipions, l'ait dire par un père à sa femme, en retrouvant leur fille perdue depuis vingt ans : Si tu avais voulu suivre mon avis, il aurait fallu la tuer, et non pus feindre une mort qui lui laissait la chance de vivre.

Le christianisme devait d'abord songer aux enfants trouvés, et se venger à sa manière de ses persécuteurs, en les rendant meil- leurs.

Les lois essayeront en attendant de suppléer aux mœurs , et n'attesteront que leur impuissance; on en fera une pour défendre

(1) On faisait une distinction entre àiîoxîOwOac, abandonner un enfant avec l'intention de le foire mourir, et èx-ïi6s<r8at , l'exposer faute de pouvoir le nourrir.

(2) En Russie, les enfants trouvés devaient, aux termes des règlements de Catherine 11, être élevés pour exercer des professions libérales, mais ne pas iMre assimilés aux serfs des provinces esclaves. Par un ukase récent ( août 1837 ). l'empereur Nicolas a daigné déclarer qu'ils seraient propriété de l'État.

270 CINQUIÈME ÉPOQUE.

les brigues (1), une autre contre la vénalité des orateurs (2), une contre les extorsions de testament (3),, une contre les attentats à la pudeur d'une personne (i) : lois qui révèlent le vice plus qu'elles n'inspirent confiance au remède. D'ailleurs, les prescriptions elles- mêmes viennent bientôt témoigner de l'immoralité croissante. La loi Mummia supprime la marque dont les calomniateurs étaient punis; la loi Gabinia, en substituant le\ote secret au vote public, délivre de la honte qu'il y avait à le vendre; la loi Viaria donne aux soldats l'habillement outre la solde ordinaire, venu. La vertu se réduisait à dédaigner les séductions de l'or et des

plaisirs, lorsque la patrie l'exigeait; à se cuirasser d'une insensi- bilité orgueilleuse pour idolâtrer une liberté qui ne pouvait plus vivre après tant de dissensions intestines, au milieu de l'insuffi- sance des lois et des moyens illégaux que l'on essayait d'y substi- tuer. Ainsi tirent Caton et Brutus , louables sans doute pour leur force d'âme , dans cet abaissement général , mais qui , loin de re- médier à rien, furent souvent nuisibles à cause de leur exagéra- tion; au reste , savoir abandonner la vie sans crainte fut pour eux la question capitale. En effet, les suicides commencèrent alors à devenir fréquents, et le nombre s'en accrut ensuite sans mesure. Ils furent encouragés, d'un côté, par la secte des stoïciens, de l'autre , par la crainte de survivre à une défaite qui exposait aux insultes du vainqueur, à la pompe degradanti! d'un triomphe, puis à la hache du bourreau. Nombre de rois étrangers avaient ainsi péri; or le Romain ambitionnait la gloire de savoir échappera cette ignominie, de disposer du moyen de rester libre, et de soustraire la plus, noble partie de lui-môme à celui qui tenait son corps op- primé. La loi elle-même permettait aux accuses de se tuer avant qu'on eût prononcé le jugement, qui aurait confisqué leurs biens et voué leur mémoire à l'infamie. Du grand nombre des suicides naissait la contagion de l'exemple ; on aimait encore , libre de choisir le moment opportun, à mettre fin à l'existence, au lieu de supporter les maux par lesquels la Providence nous éprouve et nous fait expier nos fautes.

Quant à la Providence, qui désormais y croyait? la religion qui avait toujours consisté, chez les Romains, dans la crainte des dieux, plutôt que dans un sentiment réel de piété, n'avait déjà plus de force que comme pratique de l'État. Six cents religions et

(1) De Ambitu, 179 avant J.-C.

(2) Lex Cincia, 175.

(3) Lei Voconia, 169.

(4) Lex Sexlinia, 9.28.

SITUATION DE RUMI-: A LA MORT DE CÉSAR. "21 1

plus étaient tolérées à Rome; c'est assez dire que les croyances n'existaient plus. Les vestales même , dont la dignité était jadis ambitionnée par les premières familles, ne pouvaient plus se re- cruter; il fallut que la loi Papia autorisât le pontife à choisir, parmi les jeunes tilles désignées par le sort, celles qui devraient consacrer à Vesta leur virginité involontaire. Mais si nous enten- dons par icUyion un ensemble de doctrines et de traditions sa- crées , accompagnées île cérémonies régulières , de devoirs précis et d'un en>ciguenient moral, il n'en existait point à Home. Les hommes distingués étaient philosophes, ce qui voulait dire incré- dules, et Ton jugeait les actions d'après les sentences des écoles; de sorte que les dieux immortels n'étaient plus guère invoqués que dans les exclamations. César avait dit, en plein sénat, qu'il n'y avait après la mort que le néant. Tantôt Cicéron soutenait l'immortalité de l'àme , tantôt il affirmait que l'homme finit à la tombe. Horace se promettait de ne pas mourir entièrement, mais le poète ne parlait que de l'immortalité de son génie. Les mêmes hommes, qui s'affranchissaient de la crainte religieuse des dieux, s'abandonnaient à mille superstitions; bien que Cicéron ait con- sacré un traité à la réfutation de ces chimères Kde Divinatione .,, il faut reconnaître qu'une foule de personnes, parmi les plus ins- truites , avaient foi aux songes et à l'astrologie. Publius Nigidius Figulus, personnage éminent de cette époque, comparé à Varron par Aulu-Gelle comme un prodige de savoir (lj, intimement lié avec Cicéron, qui l'appelle très-docte et très-vertueux (2) , était versé dans toutes ces puérilités , et il mettait sa science au service des particuliers et du public (3). Plularque, dont l'esprit était plein de préjuges, a mis, sans doute, beaucoup d'exagération dans ces récits; mais on a le cœur serré lorsqu'on voit dans cet écrivain les avis des hommes les plus illustres, la décision des événements les plus graves, le sort des armées et des peuples, dépendre de la futilité d'un songe , de l'imposture d'un augure, de l'observation d'un phénomène naturel.

Les doctrines d'Épicure , que Fabricius eût voulu que les en- nemis de Rome pratiquassent toujours, s'y étaient introduites, non pour défrayer les frivoles discussions d'école, mais pour rece- voir de l'energie propre de la nation une application exagérée; dès lors la première loi du Romain fut de jouir le plus possible, en évitant les soucis et l'embarras des affaires. Une douce oisiveté

(1) Varrò et Xigidius scientiarum culmina. ( A. Gei.l., XIV, 19. )

(2) Ad Fam., IV, 13.

(3) Lccain; Cicéron ; S. Aioustin, de (Civ. Dei, I, 3.)

550.

272 CINQUIÈME ÉPOQUE.

dans les maisons de plaisance , les bains, les fêtes , voilà ce qui char- mait l'existence du grand nombre. L'art de la guerre était non- seulement négligé (1) , mais abhorré à tel point, qu'on se mutilait pour se soustraire au service militaire. La jeunesse s'abandonnait avec délices aux ignobles jouissances de la table (2) , et Milon re- merciait Cicéron de ne pas avoir prononcé le plaidoyer préparé pour sa défense, parce qu'autrement il ne mangerait pas des bar- beaux exquis à Marseille; les patriciens qui combattaient avec Pompée , dans la dernière lutte de leur parti, se plaignaient de ce que l'automne se passerait sans qu'ils pussent goûter des figues de Tusculum.

Les croyances , les institutions , les coutumes étaient les racines qui nourrissaient la nationalité, fondement de l'édifice de la société romaine; or tout avait péri, et il ne restait qu'une impuis- sance pleine d'inquiétude, une dépravation immense , une servi- tude, masquée ou avouée, mais universelle. « Nul doute , dit un « philosophe non moins érudit que profond, qu'en dépouillant « l'histoire romaine des sentences fastueuses et des lieux com- « muns de la politique , pour ne voir que les faits dans leur nu- « dite caractéristique , que tout homme de bien ne se sente saisi « d'horreur et de dégoût, à la vue d'un tableau d'une vérité si « tragique; en effet, les Romains, grands en tout , avaient corn- ee blé la mesure de la dépravation , à un tel point , que celle des « Grecs, tout licencieux qu'ils étaient, n'est plus, en comparaison, « que le premier pas d'un adolescent sur la pente de la corrup- « tion (3). »

Parmi les meilleurs de ces épicuriens romains , il faut compter PomponiusAtticus. Issu d'une bonne famille, élevé avec soin, il se proposa pour but la tranquillité, et pour moyen d'y parvenir, l'éloignement des affaires publiques ; mais, quand celles-ci sont en péril , les abandonner aux hommes pervers , est-ce vertu ou égoïsme? Atticus cependant , qu'il vécût à Rome ou dans Athènes, resta, sans distinction de parti , l'ami de ceux qui s'étaient con- cilié son affection, et se montra généreux à leur égard , fussent-ils exilés ou proscrits. Il fut aimé de Sylla , de Cassius et de Brutus ,

(1) Quid mene vobis faciendum est, studiis militaribus apud juventutem absoletis ? Cic, pro Fonteio, 18.

(2) Horace dit :

Romaìia Juventus Xon Veneris tantum quantum studiosa culinx.

(3) F. Schlegel, Philosophie do Vhistoire, leçon IX.

SITUATION DE ROME A LA MORT DE CÉSAR. 273

non moins que de César, d'Octave et d'Antoine. Orateur assez élo- quent pour être placé à côté d'Hortensius et de Cicéron , il n'ac- cusa personne, mais personne ne l'eut non plus pour défenseur. Il donnait de l'argent à ceux qui suivaient Pompée; mais il ne se joignait pas à eux. 11 ne fit rien en faveur de Brutus heureux; il l'aida de sa bourse dans l'infortune, quand ce fut un acte de bien- veillant intérêt, non plus une contribution ; sans avoir flatté An- toine au temps de sa puissance, il secourut sa femme et ses parti- sans dans le besoin. Il écrivit pour consoler l'aristocratie romaine qui tombait, l'Histoire des familles illustres, comme le fit le président Hénault, en l'honneur de la noblesse française mena- cée (l). Tranquille sous la république , épargné durant les pros- criptions, calme au milieu de la tempête civile , honoré sous l'em- pire, quand il se vit atteint par la maladie, il se laissa mourir de faim. Cornélius, qui fait son panégyrique plutôt qu'il ne raconte sa vie , le propose comme un modèle à suivre , comme un pilote habile qui sut, à travers les tempêtes , conduire son navire à bon port.

Atticus fut imité par l'orateur Hortensius, qui avait quatre mai- Hoitcnsiu? sons de plaisance ornées des chefs-d'œuvre de l'art les plus re- marquables, avec des bois pleins de gibier, des plantes rares , et, dans le nombre, des platanes qu'il arrosait avec du vin (2). Il rem- plissait ses viviers de poissons exquis , non par friandise , mais

(1) Les gentes ou familles romaines dont l'histoire fait mention avant les em- pereurs ne dépassent pas le nombre de cent cinquante; un tiers de ces familles appartenait à la classe des patriciens; les autres étaient plébéiennes. Parmi les premières, il y en avait treize ou quatorze qui se prétendaient originaires de Troie ou d'Albe, et se donnaient pour avoir fait partie du sénat au temps des premiers rois, ce qui les faisait désigner par le nom de majorum gentium.

Les autres étaient entrées dans le sénat dans les premiers siècles de la répu- blique.

Dans quelques familles, il y avait des branches patriciennes et d'autres plé- béiennes.

On peut consulter à ce sujet :

Caroli Sigomi, de Nominibus Romanorum liber.

Onuphrii Panvinu de Antiquïs Romanorum nominibus liber; ap. Gr.ïvii Thés, antiq. Rom., vol. II.

Rien. STREiNMis.de Gentibus et familïts Romanorum.

Ant. AicusTiNis, de Familiis Romanorum.

Filmo Uhsi.no, Familix romana: nobiliores. Les dissertations de ces trois derniers auteurs se trouvent dans le septième volume du recueil que nous venons de citer.

G. A. Ripfi'.ti Tabulo: genealogica: seu stemmata nobilumi gentium Rom.; Gœttingue, 1794.

(2) Varron , I, 2, 17. Macrobe, Saturn., II. 9.

iiist. i:niv. t. iv. 18

974 CINQUIÈME ÉPOQUE.

pour se procurer le plaisir de les nourrir plus soigneusement que ses esclaves, et de dépenser des sommes énorme* pour que leur eau se maintînt fraîche durant l'été. C'était au milieu de ces retraites délicieuses qu'il composait des harangues patriotiques, des plaidoyers éloquents pour des amis, des vers libertins, ou bien qu'il inventait le rôti des paons (1), ce qui le faisait appeler le roi du barreau et de la table.

Voilà pourtant au milieu de quels hommes le poignard des con- jurés prétendait faire surgir des citoyens !

Que si nous portons nos regards sur les choses publiques , nous trouverons qu'avec l'agrandissement de l'État, les règlements que Rome avait faits, pour se diriger dans ses premières années, étaient devenus tout à fait vicieux, ou bien avaient subi de sensibles alté- rations. La justice était d'abord abandonnée aux pères de famille, et chaque cité avait ses magistrats particuliers ; cela favorisait l'ac- croissement de la puissance publique, en dirigeant uniquement vers elle l'attention des citoyens, mais ne garantissait en rien le bonheur privé. De protecteurs qu'ils étaient, les patrons devinrent facilement oppresseurs , et ils contraignirent leurs clients à les se- conder dans leurs projets d'ambition ou d'avarice. La division des plébéiens et des patriciens , qui d'abord eut pour résultat, à cause de leur opposition mutuelle, de protéger la liberlé, avait dégénéré en guerre civile, elles armées qui faisaient cette guerre n'étaient plus celles de la patrie.

Durant ces conflits séculaires, consuls, dictateurs et tribuns, selon que prévalaient le gênât , les centuries ou les tribus , avaient dicté des lois inspirées par un sentiment de parti ou par l'abus de la victoire ; de un ensemble confus . manquait l'unité de vues. On laissait au\ jurisconsultes le soin de mettre de l'ordre dans ce fatras; mais ils n'en vinrent jamais à leur honneur, ré- duits qu'ils étaient h se débattre sur de petits intérêts privés, tandis que les affaires publiques se décidaient par la brigue ou la force, ou se discutaient dans les harangues passionnées des orateurs. Ajoutez à cela que Rome, par une sage politique, laissait aux vaincus leurs institutions et leurs coutumes; aussi, conimele nom- bre des peuples assujettis augmentait sans cesse, la législation se trouva mélangée d'éléments grecs, pélasgiqucs, africains, germaniques, et n'eu devint que plus disparate. Puis, les pré- teurs, à leur entrée en charge, publiaient les règles qu'ils enten- daient suivre, règles différentes les unes des autres, sans parler

(1) Vxkron , de fie rustica, ìli, 6.

SITUATION DE ROME A LA MORT DE CÉSAR. "27.%

des lois dictées par l'arbitraire armé des proconsuls et des géné- raux. L'objet principal des derniers était de se concilier les soldats, fallût-il opprimer les peuples et violer la morale; ainsi, les par- ties du même tout ne contribuaient pas à l'intérêt commun , et les sujets ne pouvaient aimer un gouvernement qui ne songeait pas à les rendre heureux. Les caprices d'une faction , l'enthousiasme pour un général vainqueur, ou l'épée qu'il jetait dans la balance , emportaient les décisions ; si donc, quelque sentiment public sur- vivait, c'était la lassitude après tant de combats stériles, ou le désir de se reposer, fût-ce dans la servitude.

Le sénat , que les orateurs élèvent aux nues, fut toujours le type de l'antique sagesse romaine, sagesse de conquêtes. Pour faire diversion aux discordes intestines, il portait la guerre au debors, habile à donner une apparence de raison aux plus futiles pré- textes; il ne reconnaissait de droit des gens que celui qui était à la charge de l'ennemi; ne pas nier les droits des peuples rivaux lui paraissait grandeur d'âme. Leur repos, leur indépendance devaient être limités par la puissance romaine, la seule à laquelle les dieux et les hommes n'assignaient point de bornes. Arbitre du monde , il jugea que le monde devait être esclave pour la sécurité de l'em- pire; il sacrifiait tout à cette idole inexorable, et alors son dévoue- ment allait jusqu'à cet héroïsme qui se fait admirer de ceux qui ne voient pas la fin . Son intrépidité en face des étrangers dégé- nère à l'intérieur en craintes , en brigues , en esprit de faction , en passions personnelles , en tendances aristocratiques; impuissant à empêcher le mal, il ne fait le bien que lorsqu'il s'y voit forcé par la persévérence plébéienne. Intrépide en face des étrangers, son courage s'évanouit devant les tyrans intérieurs; bien plus, à force de recourir à l'autorité dictatoriale et de prolonger les commandements, il fit l'éducation de ces usurpateurs, dont le premier soin était d'opprimer, de décimer le sénat lui-même , qui ne trouve assez de résolution pour sévir contre eux que lorsqu'ils sont vaincus.

Nous avons vu au dedans les dignités devenues le prix de la brigue, des comptoirs s'établir en quelque sorte au milieu du Forum pour le trafic des suffrages, et les candidats mériter la magistrature qu'ils sollicitaient ,non par leurs vertus, mais parce qu'ils promettaient de l'argent ou des jeux splendides. Durant les comices, l'intérêt de l'argent augmentait jusqu'à doubler (1). Pompée acheta le consulat pour Afranius. Les sénateurs se coti-

(i) Cickuon , ò Attieu*, iv, 15.

18.

276 CINQUIÈME ÉPOQUE.

serait pour le faire obtenir à Bibulus (1); nous ne parlons pas des circonstances l'épéc des centurions imposait le choix à faire, le poignard de Clodius, de MHon, de Dolabella, décidait l'é- lection ou tuait les concurrents.

Memmius donna communication au sénat d'un traité fait par lui et Domitius, son compétiteur, avec les consuls en exercice; traité aux ternies duquel ceux-ci s'obligeaient à leur être favo- rables dans leur demande du consulat, parce que, de leur côté, ils prenaient l'engagement de leur faire obtenir les provinces qu'ils désiraient; ils avaient consigné, à cet effet , quatre cent mille sesterces qui devaient être perdus, s'ils ne trouvaient trois augures pour déclarer qu'ils étaient présents quand le peuple avait voté la loi par curies , bien que cette loi n'eût jamais été proposée , et deux personnages consulaires , pour attester qu'ils avaient assisté à l'adoption du décret qui assignait aux deux consuls les provinces désignées, quoiqu'il n'en eût pas même été question dans le sénat 2). Combien de faussaires pour l'exécution d'un seul traité!

César lui-même dut sa première élévation à l'art de contracter des dettes à propos; il emprunta des sommes énormes lors de sa candidature au souverain pontificat, et cet argent lui servit d'un côté à se concilier les pauvres, de l'autre à obliger les riches de le porter à des fonctions qui pussent le mettre en état de s'acquitter envers eux. Le principal expédient de sa politique fut de se pro- curer de l'argent , sans souci de la source et des moyens ; non pour l'amasser, mais parce qu'il sentait la vérité de l'outrageante exclamation de Jugurtha. Il disait que , pour acquérir, augmenter et conserver le pouvoir, il fallait deux choses : de l'argent et des soldats (3).

La liberté est un beau mot, sans doute; mais qui la possédait dans Rome? Étaient-ce les esclaves , qui , au nombre de cent pour un homme libre, mouraient de faim sur la glèbe arrosée de leurs sueurs? Étaient-ce les clients, soumis servilement au patron? Ëlaient-ce les débiteurs, qui, aux termes delà loi, pouvaient être coupés en morceaux, et que, par commisération, on enseve- lissait dans les prisons ? Parmi les citoyens eux-mêmes , le père de famille a , de plein droit, un pouvoir despotique sur la vie de sa femme et de ses enfants, qu'il envoie vendre au gré de son

(1) Cic, ibid., I, 16. Siéto.ne, Vie de César, 19.

(2) Cicéro.n, ù Atticus.

{%) Xç>r,n»-07toio; àvyjp èyï'veto , Suo te sîvai Xéywv "à; G'jvxaTEÎa; -apa- z/.i'ji'.yr.-x, -/.où ç.u/.âffaovTa, xai ÈuavijovTa, CTpatiarraç xai yp^jiaTa. (Dion, XLII.)

SITUATION DE ROME A LA MORT DE CÉSAR. 277

avarice ou de ses passions. Le patron avait un ennemi, un espion dans chacun de ses esclaves. Il fallait rendre au consul des hon- neurs auxquels ne prétendrait aujourd'hui aucun souverain : se ranger sur son passage, descendre de cheval , ou se lever de son Ht'ge à son approche ; sinon endurer les coups de ses licteurs , ou le voir, comme fit Acilius, briser la chaise curule d'un prêteur qui était resté assis.

Les censeurs épient les secrets de la vie privée, et infligent des notes d'infamie dont les sénateurs peuvent seuls demander le motif. Une loi impose l'obligation de se marier, une autre limite les dépenses des banquets et le nombre des convives , tandis que, jusqu'au temps de Cicéron, aucune ne punissait la fraude en gé- néral, et n'autorisait une accusation en dehors des faits déter- minés par des dispositions spéciales (1). Les tribuns eux-mêmes surpassent les tyrans en arrogance ; ils maudissent qui les offense, et précipitent de la roche Tarpéienne le sénateur qui s'oppose à leurs actes.

Telle était la liberté romaine; aussi ne sait-on si le peuple de- vait être bien reconnaissant envers ceux qui voulaient la lui con- server, et s'il trouvait son compte à maintenir des lois dont la pro- tection ne garantissait ni la vie ni la propriété de quiconque ne pouvait se défendre par soi-même ou ses amis.

Les nombreux admirateurs de la sagesse romaine , qui, insul- tant à la barbarie ignorante du moyen âge, lui attribuent l'exé- crable torture, changeraient bientôt de manière de voir si, renon- çant à la déclamation , ils voulaient s'attacher aux faits. Cicéron indique , dans son plaidoyer pour Cluentius , les moyens employés par Saxia pour découvrir ceux qui avaient donné la mort à son mari. Les esclaves sont mis à la question : Tormentis omnibus ve- hementissimis quœritur. Tous protestent cependant qu'ils ne sa- vent rien, et, ce premier jour, les amis de la famille , en présence desquels se faisait cette procédure domestique , pensent qu'il n'y a pas lieu d'insister. Mais , après un certain intervalle , les mal- heureux sont remis à la corde : Nulla vis tor meni orum acerrimorum prœtermittitur ; le bourreau lui-même est à bout de forces, et les assistants déclarent qu'on ne peut aller plus loin (2).

(1) Lex de dolo malo. On connaît le fait do Caïus Canius.

(2) Cicéron reconnaissait non L'iniquité de la torture, mais la fausseté des dé- positions qu'elle arrachait : Illa tormenta gubernat dolor , moderatili' natura ciijusquetum animi, qinim corporis, regit qruvsitor,flcctit libido, corrumpit spes, infirmai metus , ut in tot rerum angustiti nilu! m itati loci retili- quatur.

278 CINQUIÈME ÉPOQUE.

Que si l'on objecte qu'on nr Imitait pas ainsi des citoyens, mais des esclaves, nous ne savons comment ceux qui hasarderaient pareille réponse , auraient rétorqué celle de la sainte inquisition , lorsqu'elle déclarait qu'elle n'avait point affaire à des hommes, mais à des hérétiques , à des sorciers , a des damnés.

On ne cherchait pas, en général, dans les jugements, à déter- miner le sens des lois, ni à les appliquer aux cas particuliers; les juges se considéraient comme les maîtres de la vie et de l'hon- neur de l'inculpé. Il se présentait donc escorté de ses amis, tous vêtus de deuil , et s'avançait pressant la main de l'un et de l'autre sur son passage; c'était un devoir d'amitié et un procédé pieux entre parents, que de venir par troupes nombreuses, par muni- cipes entiers, appuyer de son vote un accusé (4), à moins toute- fois que celui-ci n'eût assez d'argent pour acheter ses juges et démontrer la vérité du proverbe, qui était dans toutes les bou- ches : On ne saurait condamner une bourse bien garnie (2). L'ora- teur songeait moins à démontrer l'innocence de son client qu'à faire ressortir ses mérites antérieurs, pour émouvoir les juges en sa faveur, sur le sort de sa famille , de ses jeunes enfants qui , vêtus de noir, étendent leurs mains suppliantes (3). Antoine se vante d'a-

(1) Voy. Cicéron, passim.

(2) Inveterava jam opinìo, perniciosa reipublica , vobisque, quw non modo Romse,sedet apud exteras naliones omnium sermone percrebuit, fus judi- ciis qux mine sunt, pecuniosum hominem, quamvis -si nocens, neminem posse daninari. (Oc., I, in Yerr.)

(3) Unie mìsero puero cestro, ac liberorum vestrorum supplici ,jndn hoc judicio vivendi pnecepta dabilis... qui vos, quoniam est id ;<tatis,ut scnsuni jam percipere possit ex mœrore patrio, auxilnim nondum patri ferre possit, oret, ne suum factum palris taci iiuis, patris mœrorem suo ftetu augeatis : qui etiam me intuelur, me vultu appettai, mcam quo- dammodo flens fidem imph rat... Miseremini familix. judices ; miseremini patris, miseremini fitii; nomen clarissinium et for/issimum, vcl generis, vel vetustalis, vel homniis causa reipublicx reservate. Pro Fiacco. Dans le Pro Piando on lit : Quid euim possimi aliati nisi mœrere? nisijlere? nisi tecum meam salifient compietti .'... Hue exsnrge lamen , qua so : retinebo et compicciar, nec me solum de precatorem /ordinar uni luarum , sed corn item sociumque profitebor... inolile, judices, per vos, per fiai unas va/ras, per h- beros, ïnimicis ineis... dare Lxiiliam... Aolite animum meum debili/are, qaum luctUytum etiam metu commutala; restia? voluntatis erga me... Plura ne. dicam, tues me etiam lacrima hnpcdiunt, veslrxque, judices, non so- lum mese. Et dans le Pro Milone : Quid restai, nisi ut orem, aèttaterque vos, judices, ut eam miscrieordiaiii Iribua/is fortissimo viro, quam ipse non implorât, ego aulem, repugnante hoc, et imploro et exposco? Solite, ti m nostro omnium Jletu nullam lati imam adspexislts Milonis , si rullimi semper eundem, si vocem, si oralionem stabUem ac non mulalain videtis, hoc minus ci parcere. C'était le triomphe de Cicéron. Aussi, quand plusieurs

SITUATION DE ROME A LA MORT DE CÉSAR. 270

voir sauvé Norbanus, accusé de sédition, non pat' l'emploi de moyens subtils, mais en faisant appel aux affections (l); et c'était a bon droit que Vanitius, entendant Licinius Calvus débuter au Furimi dans une accusation dirigée contre lui, s'écriait, en se tournant vers ses juges : Quoi donc! faudra-l-il que je sois con- damné , parce que ce jeune homme est éloquent?

La connaissance de la loi restera donc une étude secondaire, à laquelle se livreront ceux-là seuls qui ne réussiront pas dans la carrière de l'éloquence (2); mais l'accusation la défense ^ la dis- cussion pour et contre à la tribune , voilà quels seront les exer- cices de la jeunesse romaine ; c'est par eux qu'elle cherchera à se frayer le chemin des charges et des honneurs.

Et pourtant, celui-là même qui recueillit le plus de gloire au Forum , et s'écriait dans un accès de vanité : Que les armes cèdent à la loge ! était obligé d'avouer que l'éloquence et les magistra- tures devaient fléchir devant la force : C'est elle , disait-il, qui a valu à notre peuple ime gloire étemelle ; c'est elle qui lui a soumis le monde; c'est elle qui mène le plus sûrement au consulat (3).

Les ambitieux le sentaient, et ils aspiraient à réussir dans leurs projets par les troubles et la révolte. Combien de bouleversements n'avons-nous pas vus dans le court espace de temps que nous avons parcouru ! Triumvirs et dictateurs décrètent que tout ci- toyen est tenu de donner la mort aux proscrits. A chaque instant, ce sont des assemblées où, pour contenir tantôt une foule irritée, tantôt les sicaires soudoyés, il faut placer des soldats autour du Forum ou de la curie. L'opposition même des tribuns ne saurait plus protéger le peuple, et leur parole a cessé d'être sacrée; Apu- léius Saturninus repousse Memmius du consulat en le tuant, puis

orateurs se réunissaient pour composer an discours, on lui laissait toujours la péroraison et la partie pathétique. (1) Cicbron, Brut us, 19.

{•).) Ut aiunt in Grxcis artificibus, eos auletas esse qui citharadt fit ri non potuerint, sic nonnullos videmus qui oratores evadere non potuerunt, eos ad juris sludium devenire. Pro L. Muraena.

(3) Ac nimirum (dicendum est enim quod senùio) rei militai is virtus prsestat céleris omnibus. Hase nomen populo romano , fixe huicurbi xter- nam yloriam. peperit , liax orbem terrarum parere ìiuic imperio soegil; omnes urbana ics, omnia fixe nostra preclara studia, et fiac forcnsis laas, et industria latent in tutela ac presidio bellica virtutis... Qui potest dubitare, quin ad consulatum adipiscendum, multo plus offeral dignitalis rei militaris, quant juris civilis gloria ? Pro L. Muraria.

Nous avons ti. remarque que Cicéron se contredit très-souvent. Par exemple, au chapitre '.>l du de O/Jiciis, il dit : Longe /orli us esse in rebus civffîbus ec- cellere quant in bellicis.

! m ,

280 CINQUIÈME ÉPOQUE.

il se réfugie au Capitole (1) avec une poignée d'assassins. Appelé ensuite à se disculper civilement dans la curie , il est lapidé , et l'on massacre ses compagnons, dont les cadavres sont traînés dans les rues. P. Cornélius Syila, parent du dictateur, est accusé de deux conspirations (2) ; Antoine , prévenu de brigue , arme une bande de déserteurs et de gladiateurs, disperse les juges et se sauve (3). La proposition du rappel de Cicéron est l'occasion d'un massacre : Comme si, dit-il, ils avaient voulu opposer à mon retour un fleuve de sang. Et, durant tout ce temps, les citoyens sont protégés, non par les lois, mais par les murs de leurs demeures; on fouille les maisons des magistrats le fer et la torche à la main; les fais- ceaux consulaires sont brisés, les temples incendiés, les tribuns du peuple frappés (4). Clodius fut poursuivi, au milieu du Forum, par Marc- Antoine l'épée nue à la main (5). Ce même Marc- Antoine vint jusque dans le temple de la Concorde, était assemblé le sénat, avec une troupe de satellites à ses ordres, les uns en ar- mes , les autres portant des litières pleines de boucliers et de glaives, prêts à agir au premier signal (6). De pareilles scènes se renouvelaient fréquemment (7), et, comme la force des coupables leur assurait l'impunité , les avocats se croyaient en droit de récla- mer de légers châtiments pour des délits moins graves (8).

Les Romains avaient toujours montré une étonnante docilité aussitôt qu'ils s'étaient trouvés transportés dans les camps. Alors toutes les dissensions cessaient, la haine des partis s'éteignait, et les Coriolan ou les Emile, exécrés dans le Forum, se voyaient obéis aveuglément dès que le serment leur avait été prêté. Dans les guerres civiles, les généraux, plus avides encore de puis- sance que de gloire , s'appliquèrent surtout à se concilier les lé- gions, à leur faire aimer le camp plus que la patrie, la grandeur du général plus que la liberté des citoyens. Svila fut le premier

(1) Cicéko.n, prò C. Rabirio.

(2) Pro L. Sylla.

(3) Cicéron, idem 5.

(4) Philipp., II, 9.

(5) Ad Quirites post reditum.

(6) Philipp., V, 6.

(7) Lapidationes persxpe vidimili ; non ila aspe, ned nimium (amen sxpe Qladios. Oc, prò Sextio, 36.

(8) Quum quìa audiat nullum facinus, mdlaniaudaeiam, nullam vimin judicium vocari... C'est le sujet de l'ex orde du prò M. Cxlio, et dans la pé- roraison on lit : Oro obtestorqne vos, ut qua in civitate Sext. Clodius abso- lutus sit quem vos per biennium aut ministnimseditionis aut ducem vidis- tis... in ea civitate ne patiamini illum absolution muliebri grada, M. Cœlium libidini/ muliebri condonatimi , etc.

MEURTRIERS ET VENGEURS DE CÉSAR. 281

qui, par soif du commandement, caressa la soldatesque, et ob- tint, par la force qu'elle lui prêtait, ce que l'on obtenait autrefois des suffrages des citoyens. L'armée , dès lors , séparée du sénat et du peuple, devint une troisième pouvoir, et donna la victoire à celui des deux autres qu'elle soutenait, à la démocratie avec Ma- rius , aux nobles avec Sylla. César attaque Rome avec les troupes qui ont vaincu les Gaules, et Pompée la défend avec les vainqueurs de l'Asie ; dès que le premier l'a emporté, toute prééminence s'acquiert désormais et se conserve par les armes, et la cons- titution romaine n'a plus que deux appuis, la multitude et les sol- dats.

CHAPITRE XIX.

MEURTRIERS ET VENGEURS DE CÉSAR.

Quand Brutus eut enfoncé le poignard dans le sein de son bien - faiteur, la réflexion, qui substituait la réalité à l'ivresse d'une action atroce, réputée sublime, dut bientôt dérouler à ses yeux ce tableau sinistre. Toujours préoccupé de l'idée d'agir en con- formité de la loi et de la justice, il se mit à expliquer au peuple les motifs qui l'avaient poussé au meurtre (1); partout régnait l'effroi , qui se répandit subitement du sénat dans les rues et les boutiques. Les conjurés armés traversèrent la villeavec un bonnet au bout d'une pique, en s'écriant qu'ils avaient délivré la patrie d'un tyran , d'un roi ; mais les citoyens , loin de se joindre à eux, ou fuyaient épouvantés, ou profitaient du tumulte pour se mettre à piller, résultat assez ordinaire des séditions populaires; beau- coup criaient aux assassins, de sorte que Brutus et les siens du- rent songer à chercher un refuge au Capitole , confiant leur sûreté à des gladiateurs, en même temps qu'ils répandaient de l'argent

(1) Sénèque, grand admirateur des deux plus illustres stoïciens, Brutus et Caton , désapprouve le fait du premier comme inopportun. « Brutus, dit-il, grand homme en toute autre chose , me semble avoir gravement erré dans celle-ci, en espérant établir la liberté il y avait tant d'empressement à commander et à servir, en s'imaginant que la cité pouvait revenir à sa première forme après la perte de ses anciennes mœurs ; que l'égalité du droit civil et la forre des lois revivraient il avait vu tant de milliers d'hommes en venir aux mains, non pour savoir s'il fallait obéir, mais à qui l'on devait obéir. Il ignora tellement la nature des circonstances et l'état de sa patrie , qu'il crut qu'un homme étant tué, il ne s'en trouverait pas d'autres pour vouloir In même chose. >* De Rencftciis, II. ?fl,

282 CINQUIÈME ÉPOQUE.

parmi le peuple, peu pressé d'aceueillir le présent de la liberté aristocratique.

Bien que Brutus s'écriât, en élevant son poignard ensanglanté : 0 Cicéroii, voilà enfin la république vengée! comme s'il eût voulu s'appuyer, en face de l'opinion publique, de l'assentiment de celui qui avait écrasé Gatilina , Cicéron ne sut rien de la conjuration ; il se plaint même plusieurs fois de ne pas avoir été invité au magni- fique banquet des ides de mars, surtout parce qu'il eût insisté pour qu'on se débarrassât aussi d'Antoine (1). 11 déclarait, du reste, ayoir vu avec joie commettre ce meurtre dans le sénat 1/2); mais, par suite de sa fluctuation ordinaire , il ne tarda point à s'en montrer peiné et à dire : L'arbre est abaltu, mais les racines sub- sistent.

11 suggéra pourtant le meilleur parti à prendre dans cette cir- constance, c'est-à-dire la cou vocation du sénat au Capitole, polirle contraindre à se déclarer immédiatement et à prendre les mesures réclamées par les circonstances (3); mais Brutus, qui venait de tuer César sans scrupule , en éprouva à réunir le sénat sans les

(1) Quam vellem ad illas pulcherrimas epulas me al. Mort, invitassent! reliquiarum nihil haberent ; at mine his tantum negata est, ut vestrum illud divinimi in remp. beneficium nonnullam habcat querelam. A Tré- honiu.% X, 28; et à Cassius, XII, 4 : Vellem id. Mart. me ad cœnam invi- tasses: reliquiarum nihil fui sset. Cependant, il avoue ailleurs tju'il est l'ami d'Antoine : Ego Antonii inveteratavi sine alla ofjensionc amiciliam retinere sane volo (ad Cam., XVI, 23 ). Cui quidem ego semper amicus fui , anlequam illuni inlellexi, non modo aperte, sed etiam libenter cum repub. bellum gerere. XI, 5.

(2) Quid ' ini hi allulerit isla domini mutalio pnrter Ixtiliam quam veulis eepijus/o interUu t graniti p (Ad Alt., XIV, 14.) 11 l'approuve dans son Hyçe de Of ficus, plus souvent dans ses Philipp.: Xoster est Brutus, semperque nostercum sua exccllentissima virlule reipublica ha tus, (uni fato qitodam paterni maternique generis et nominis (Philipp., X, 6 ). Est deorum iminm- talium beneficio et munere dalum veipubliav Brutomm geiius et nomiti, ad liberlatem populi tel constituendam, vel recuperandola ( Philipp., IV, o ). Omriis voluntas M. Bruti, omniscogilatïo, tota mens, auctoritatem senalus, lihrrtatem pop. rom. intuclur ; luic hnbet, proposito; //.re (aeri mit ( Philipp., X, ti). Beddite pvius nobis lirul.um, lumen et decus civitatis : qui ita couservandiis est, ut id signum, quvd de cielo delapsum Vestet cus- todia conlinelur; quo salvo , salvi sumus Jutuvt (Philipp., XI, IO . Animad- levli (heijom a quibusdom ; exornari etiam nimiuma me Brillimi, ninuuin Cassium ornavi... Quosego orno? Nempeeos, qui ipsisunt ornamenta reipu- ft^ica (Philipp . XVI, 1 i>.

(3J Memntisli me clamare, ilio ipso primo capitolino die, senatum ni capitolium a pr.itoribus vocali? Dit immortelles.' qux tum opera el'fici potucrunt, httanlibus omnibus bonis, etiam sol bonis, fractis latronibus .' Ad Att., XIV, 10.

MEURTRIERS ET VENGEURS DE CÉSAR. 28,'J

formalités de la loi ; il renvoya même du Capitole beaucoup de personnages éminents qui étaient venus l'y joindre, disant que ceux qui n'avaient pas concouru au meurtre de César ne devaient pas avoir part au péril. Désastreuse timidité! Tandis qu'il prend des mesures pour que personne ne soit persécuté ou pillé, et qu'il veut faire une de ces révolutions qui honorent leurs auteurs, mais ruinent la cause qu'ils soutiennent , le premier enthousiasme des patriciens et dessénateurs se refroidit; d'un autre côté, cettefoule de gens qui ont besoin d'être poussés pour agir se laissent en- traîner par les amis de César. De même que, lorsque le soleil est couché, on se rappelle seulement le bienfaisant sourire dont il ani- mait la nature, et non le malaise qu'il produisait, ainsi la mort du dictateur parut avoir expié ses fautes et agrandi ses bienfaits. Le peuple ne cessait de répéter ses louanges; les juifs passèrent plusieurs nuits à le pleurer (1), et un acteur ayant prononcé au théâtre ce vers d'une tragédie :

Je leur sauvai la vie; ils m'ont donné la mort (2)

un gémissement universel s'éleva parmi les spectateurs.

Bien loin d'être touché, comme l'espérait Brutus, de lagène- Marc uitoine. rosité qui avait épargné ses jours , Marc-Antoine résolut de pro- fiter de cette disposition des esprits. Il fit conduire par Lèpide, autre ami de César, une légion dans le Champ de Mars, et con- voqua le sénat , pour qu'il déclarât si César avait été un tyran ou un magistrat légitime; si dès lors ses meurtriers étaient des libé- rateurs ou des parricides. Une pareille décision pouvait avoir les conséquences les plus graves; on trouva donc prudent, au milieu de l'agitation présente, de l'éluder par une transaction, en pro- clamant une amnistie générale pour le passé, et en confirmant tout ce que César avait fait. Alors les conjurés descendirent du Capitole; Brutus alla souper chez Lèpide, Marc-Antoine chez Cassius , qui répondit à la question que lui adressait son hôte en plaisantant, s'il n'avait pas quelque poignard caché sur lui : J'en porte un pour celui qui oserait aspirer àia tyrannie.

Ces paroles durent retentir désagréablement aux oreilles d'An- toine, qui aspirait à la tyrannie non moins que Lèpide et Décimus Brutus, retenus seulement par la crainte réciproque.

Antoine, pour agiter les esprits, obtint que le testament de Cé- sar fût lu publiquement. Le dictateur instituait pour héritiers Oc-

(1) SlÉTONE, 8Î.

(9) Men' mon' servasse ut essentqui me perderenf ! Paci vu >.

28 i CINQUIÈME ÉPOQUE.

tave, Lucius Pinarius et Quintus Pédius, ses petits-neveux; il lé- guait au peupleromain ses beaux jardins de l'autre côté du Tibre, et trois mille sesterces à chaque citoyen ; il faisait enfin à ses meur- triers différents legs, et leur laissait des souvenirs de sa bienveil- lance (1). Il n'en fallait pas davantage pour exciter la fureur du peuple ; puis, lorsque Antoine déploya la toge déchirée du dicta- teur, en exposant aux regards son image en cire , qui semblait saigner par de nombreuses blessures , un cri unanime de ven- geance se fit entendre. Les vétérans de César jetèrent sur son bûcher les récompenses qu'ils avaient reçues de lui dans leurs campagnes , les femmes leurs joyaux; la multitude, vociférant dans toutes les langues, prit des tisons enflammés pour aller met- tre le feu aux maisons de ceux qui, naguère traités de héros, n'é- taient plus que des assassins. Le sénat, à son tour, mit César au rang des dieux , et le peuple crut contempler son âme dans une étoile qui parut dans le ciel à cette époque (Julium sidus).

La conduite d'Antoine , jointe à sa déclaration qu'il voudrait bien venger le meurtre de César s'il n'était retenu par le décret du sénat, porta ombrage aux amis de la tranquillité; s'apercevant alors qu'il avait levé le masque trop tôt , il revint sur ses pas, punit de mort, sans procès, les promoteurs du tumulte, dont les violences avaient été jusqu'à l'effusion du sang, et promit ausénat, qui ne mit aucun obstacle à cette justice illégale, de rétablir le calme. Il proposa même le rappel du fils de Pompée, réfugié chez les Celtibères depuis la bataille de Munda, la restitution de ses biens confisqués, etsa nomination au commandement de toutes les forces navales de la république.

Le sénat le porte aux nues, et lui, sous prétexte de s'être aliéné la plèbe par cette manière d'agir, s'entoure d'une escorte nom- breuse; néanmoins, atîn qu'un ne le soupçonne pas d'aspirer à la dictature, il fait abolir pour toujours cette dignité. Mais, au nom de César mort, il marche plus sûrement à son but que n'eût pu le faire César de son vivant; ayant corrompu son secrétaire, il se servit de pièces, signées du dictateur, qui nommaient de son auto- rité plusieurs sénateurs; en outre, il fit attribuer iiLépidusle sou- verain pontificat, cherchant ainsi à s'assurer des amis puissants.

(1)11 était d'usage, chez les Romains, de consigner dans son testament itn souvenir pour tous ses amis et ses bienfaiteurs. Les avocats romains y trouvaient grandement leur compte, et ce lut une source de richesses pour Hortensius et pour Cicéron, qui fait mention dans ses lettres de plusieurs legs considérables. Sous les empereurs, personne ne mourait sans leur laisser quelque chose; sinon la succession était entra\ée, et parfois môme le testament annulé,

MEURTRIERS ET VENGEURS DE CÉSAR. 28f>

Le peuple demandait Brutus, non pour l'admirer ou le punir, mais parce que , en sa qualité de préteur, il devait donner des jeux publies; mais, comme Brutus craignait de rentrer dans la ville, il y envoya des bêtes féroces et différents artistes, pour l'a- musement de la multitude (1). César, avant de mourir, lui avait assigné le gouvernement de la Macédoine; il avait donné la Syrie à Cassius, l'Asie à Trébonius, la Bithynie à Cimber, la Gaule ci- salpine à Décimus Brutus ; mais tous se tinrent dans le voisinage de Home, pour surveiller Antoine dont les intentions devenaient de plus en plus suspectes.

Antoine n'était capable de ramasser que l'épée du dictateur. Élevé dans les camps, buveur intrépide, aux manières et aux plai- santeries soldatesques, il avait contracté, dans les guerres d'O- rient, les goûts des Asiatiques, une éloquence pompeuse, un genre de vie fastueux. Avide de plaisirs et d'argent, il était avare et pro- digue par caprices, et très-mauvais payeur. César l'aimait comme un bon soldat , et, lorsqu'il revint d'Espagne, il lui fit prendre place dans son char, pour honorer en luises vétérans. Mais il était bien loin de posséder le génie et l'habileté politique, et encore moins l'humanité de son général. Tantôt pourles Pompéiens, tantôt pour le peuple, tantôt pour le sénat, il se rendit suspect aux uns et aux autres. Il n'aperçut pas la nécessité de s'attacher les légions, unique appui du pouvoir qu'il ambitionnait ; en châtiant quelques vété- rans qui murmuraient, en refusant de l'argent aux autres, il se fit des ennemis d'hommes qui l'auraient, comme leur compagnon d'armes, porté au premier rang.

Ce prétendu descendant d'Hercule devait avoir un moins heu- Auguste. reux succès qu'un jeune homme de dix-huit ans, chétif, boiteux , souffrant des nerfs et du foie, à qui la chaleur était aussi nuisible que le froid , et que l'état débile de sa santé condamnait au ré-

(1) « Si vous abandonnez Brutus, ô sénateurs! quel citoyen soutiendrez-Yous jamais? Tairai-je la patience, la modération, le calme sans égal contre les in- jures, la modestie de Brutus ? Lorsqu'il était préteur urbain, il se tint bors de la ville, ne rendit pas la justice, lui qui l'avait recouvrée au prolit de la répu- blique. Lorsqu'il pouvait être entouré de tout ce que l'Italie avait de soldats, et du concours des gens de bien, dont il entraînait après lui une foule prodigieuse, il aima mieux être défendu absent par le jugement desbonnètes gens, que d'ob- tenir, lui présent, sa justification parla force. Il s'abstint de donner, en personne, les jeux Apollinaires, qui furent tels qu'il convenait à sa dignité et à celle du peuple romain, pour ne fournir aucune occasion à l'audace des méchants. Mais, en réalité, quels jeux , quels jours fuient jamais plus joyeux que ceux-là ? A chaque vers le peuple romain, applaudissant à grand bruit, exaltait le nom de Brutus. La personne du libérateur n'y était pas, mais il y avait le souvenir de la liberté, et l'on croyait y voir l'image de Brutus. » (Cickron, Philipp., X, 3.)

286 CINQUIÈME ÉPOQUE.

girne de l'eau de laitue et de pommes pour toute boisson. Tel était Octave , fils de Caïus Octavius , homme nouveau , et d'Accia, fille de la sœur de César. Les bonnes qualités de ce jeune homme lui concilièrent la faveur de son grand-oncle, qui l'adopta, et le cons- titua, en mourant, son héritier pour les deux tiers, sons la tutelle de Décimus Brutus. Naturellement timide, il écrivait d'avance même ce qu'il devait dire à sa femme, et la faiblesse de son organe l'obligeait d'emprunter la voix d'un héraut pour parler au peuple. Quoique César eût tenté de l'accoutumer aux fatigues des camps, tantôt sa mère, tantôt sa mauvaise santé l'avaient retenu loin de toutes les expéditions. Les soldats se souvenaient pourtant de l'avoir hué une fois en Sicile, pour avoir tourné le dos à l'ennemi. Les nobles rappelaient hautement que son aïeul maternel était un Afri- cain , dont la mère faisait tourner le plus rude moulin d'Aricie, tandis que son père en remuait la farine d'une main noircie par l'argent qu'il maniait à Nérulum (1). Quel était, après tout, l'hé- ritage qu'il venait de recueillir? L'obligation d'une vengeance, et, si elle échouait, la mort. L'argent était dans les mains d'Antoine; comment le recouvrer? Fût— il restitué, suffirait-il à la libéralité des legs, à acheter des partisans, à gratifier les légions?

Ces -j:i sidérât ion s déterminaient les amis d'Octave à lui con- seiller de ne pas s'exposer à la tempête, de vivre en simple par- ticulier, ou de chercher un refuge dans l'armée de Macédoine, sans élever de prétentions à la succession ; mais Octave sentait en lui une riche dose d'audace politique , si différente de celle des camps. Il savait insister, persévérer , changer de moyens , et se montrer, selon le besoin, cruel ou magnanime, fourbe ou loyal; il résolut donc de profiter de l'avantage que lui donnaient le nom et la recommandation de César, et fit voile pour l'Italie. A peine la garnison de Brindes eut-elle appris son débarquement, que les vétérans réunis dans cette ville par le dictateur, pour son expédi- tion contre les Parthes, le portèrent en triomphe , et mirent à sa disposition les magasins militaires. Se déclarant alors l'héritier de César, il prit les noms de Caïus Julius César Octavianus; puis, afin d'avoir à sa disposition de l'argent, ce premier élément de succès, il osa commettre un crime capital en interceptant le tribu! des provinces d'outre- mer.

Lorsqu'il se dirigea vers Home, les amis de César, des magis- trats, des officiers, accoururent de toutes parts au-devant de lui ;

(I) Salluste a emprunté à la lettre de Cassius les parole suivantes : Materna /ibi farina ; si quidem ex crudissimo Ariciec pistrino Itane pinsit manibus colhjixi decolorati* Nerulonensis mensarius.

ANTOINE ET OCTAVE. 3K7

seul , Antoine ne se dérangea pas, et, loin de s'en montrer blessé, Octave dit : C'est à moi, jeune homme et simple particulier, d'allei- le saluer, lui, homme muret revêtu (fune si haute difpiitê.

Antoine le fait attendre longtemps; il n'en montre aucune im- patience. Lorsqu'il est enfin introduit, il remercie le consul dés honneurs qu'il a fait rendre à son oncle assassiné; mais en même temps, il lui demande l'argent nécessaire au payement des legs, argent qu'Antoine avait fait transporter chez lui. Dans la crainte qu'il ne se serve de ces richesses pour gagner l'affection du peu- ple . Antoine l'amuse de belles paroles. Auguste vend alors mai- sons, terres, la totalité de son patrimoine , et déclare qu'il n'a accepté la succession que pour ne pas priver un si grand nombre de familles des legs généreux dont son oncle a voulu les gratifier ; il déverse ainsi sur Antoine autant de haine qu'il s'attire à lui- même d'affection.

Déjà tous deux sont en rupture ouverte. Octave dénigre An- toine près de la multitude, l'accusant d'avoir déserté la cause de César et violé ses dernières volontés ; Antoine traite son rival d'enfant téméraire, d'imprudent, de séditieux. Leurs amis com- muns cherchaient bien à les réconcilier contre les conjurés, dont le triomphe aurait été la ruine de tous deux; mais si Octave dési- rait venger son père adoptif , il voyait de mauvais œil Antoine à la tête d'un parti qui pouvait le rendre l'arbitre de la république. Antoine, qui. dans l'intention de se concilier le peuple et les sol- dais, se donnait pour le vengeur de César, ne visait en réalité qu'au pouvoir souverain.

Quoique les sénateurs fussent généralement favorables aux con- jurés comme aux restaurateurs de l'ancienne liberté, ils n'osaient se déclarer pour eux ; ces dissensions les comblaient donc d'une secrète joie, en leur donnant l'espoir qu'elles affaibliraient les cé- sariens, et feraient le salut de la république. MaisCicéron, toujours poussé par la vanité, n'eut pas plutôt vu Octave venir le trouver à sa maison de campagne, qu'il épousa ouvertement sa cause et dit que les conjurés avaient accompli avec un courage de héros un exploit d'enfants; dans le sénat, il affirma hautement, et dans les termes les plus absolus , qu'Octave serait toujours un citoyen tel que la patrie pouvait le désirer (i), Brutus se plaignit de cette

(1) « J'aurai même la hardiesse, pères conscrits, d'engager ma parole envers vous, envers le peuple et la république, ce qu'assurément je n'oserais faire quand rien ne m'y contraint, dans la crainte d'encourir, dans une chose aussi grave, le dangereux reproche de témérité : je promets, j'assure, je garantis que C. César sera toujours le citoyen qu'il e«t aujourd'hui, et tel que nous devons

288 CINQUIÈME ÉPOQUE.

manière d'agir : « Ce n'est pas un maître, disait-il, que redoute « Tullius, mais un maître qui ne l'aime pas; bien différent en « cela de nos aïeux , qui repoussaient la servitude , quelque « douce qu'elle fût. » Et il lui écrivait : « En détruisant la « puissance d'Antoine, tu ne vises qu'à consolider celle d'Octave ; « tu abhorres la guerre civile et non une paix infâme. » Il ajou- tait dans une lettre à Atticus : « Les beaux talents que Cicéron « possède à un degré éminent, comment puis-je les estimer, « s'il n'a pas su pratiquer ce qu'il avait écrit au sujet de la li- « berté de la patrie, du véritable honneur, de la mort et de « l'exil? La mort, l'exil, la pauvreté paraissent de grands maux à « Cicéron ; or, pourvu qu'il ait ce qu'il désire, pourvu qu'il se « voie révéré et loué, il ne craint pas une servitude honorée, comme « si l'honneur pouvait se concilier avec la servitude.... Quant à « moi, je ne sais si je ferai la guerre, ou si je conserverai la paix ; « mais que je me décide pour l'une ou pour l'autre, je ne serai « jamais esclave (1). »

On reconnaissait déjà que la guerre civile était inévitable. Oc- tave, après avoir réuni dix mille vétérans dans la Campanie, s'é- tait approché de Rome, et, sous prétexte de la défendre contre l'ambitieux consul , il y entra avec la permission du peuple. Le sénat , sur l'avis de Cicéron , lui décréta une statue et la faculté d'être nommé au consulat dix ans avant l'âge requis. De son côté. Antoine s'étant jeté dans Ariminium à la tête d'autres soldats et d'un certain nombre de ses partisans, entra dans la Gaule Cisal- pine pour la reprendre à Décimus Brutus; il alléguait qu'il ne con- venait pas de laisser une pareille province dans les mains d'un meurtrier de César; mais il voulait en réalité s'emparer d'un pays

désirer et vouloir qu'il soit. » Philipp., V, 8. Cicéron, qui voulait dissimuler un changement de parti si brusque, s'exprime ainsi : « Si je vois un navire voguer, le vent en poupe, non vers le port qui en d'autres temps me parut bien choisi, mais vers un autre non moins sur et tranquille, voudrai-je lutter dangereuse- ment avec la tempête, au lieu d'assurer mon salut en lui obéissant? Je ne crois pas qu'il y ait inconstance à changer la direction d'une opinion comme celle d'un navire ou d'un chemin, selon les circonstances de la république. C'est-là ce que j'ai entendu, vu et lu ; c'est ce qui nous est rappelé par des personnages très-sages et très-illustres : ils nous enseignent qu'il ne faut pas toujours suivre les mêmes idées, mais soutenir ce que requièrent l'état de la république, la pente des temps, le besoin de la concorde. C'est ce que j'ai fait et ferai (onjours , croyant que la liberté, que je n'ai jamais abandonnée et n'abandonnerai jamais, consiste, non dans l'obstination, mais dans une certaine modération. » Pro Cn. Piando. On voit que le jusle milieu date de loin.

(l) Voyez, différentes lettres à Atlicus, dans le recueil qui porte le nom de Ci- céron.

GUERRE DE MODÈNE. 289

aussi important et pouvoir menacer de près la capitale ; il assiégea donc Brutus dans Modène , très-forte et très-splendide colonie du peuple romain (1).

Le sénat, qui avait, en maintenant tous les actes de César , con- Guêtre de firme ce commandement a Brutus, considera cette entreprise comme un acte hostile. Cicéron , par un sentiment d'animosité particulière, n'hésitant pas à remettre sous les yeux de la multitude un autre César, au lieu de s'étudier à le faire oublier, fit cou- per court à tout moyen de conciliation. A sa suggestion , Marc- Antoine et Dolabella, sa créature, qui avait tué en Asie C. Trébo- nius, un des meurtriers de César, furent déclarés ennemis publics; on chargea Octave de punir le premier , Brutus et Cassius d'aller châtier l'autre.

La guerre était donc déclarée à des citoyens romains , et le futur tyran de la patrie se trouvait exalté au nom de la liberté. Cicéron se montrait plein d'enthousiasme pour elle : c'était l'idole du sénat, celle de tous, en paroles du moins ; quant aux faits , ils n'étaient guère d'accord avec ces manifestations (2).

Octave, soit par haine ou par crainte, affichait envers le sénat la plus grande soumission ; durant son expédition dans la Gaule cisalpine, il feignait d'obéir au moindre signe des nouveaux con- suls Hirtius et Pansa. Les deux armées en vinrent aux mains enti»1 Bologne et Modène, et le vaillant Antoine fut défait. Octave, d'un courage médiocre, eut pour lui la fortune qui, par la mort des deux consuls (3), lui livra les légions , en lui laissant le mérite de la vic- toire et le titre â'imperator. Antoine se dirigea vers les Alpes pour s'unir à Lépidus, àPlancusetà Asinius Pollion,qui commandaient à des forces considérables. Un soldat comme lui ne pouvait man- quer de soldats , et, bien que Lépidus repoussât avec force l'amitié d'un rebelle déclaré , il dut subir la volonté de ses troupes. An- toine se trouva donc à la tête de vingt-trois légions et de plus de dix mille chevaux, et put s'avancer menaçant vers l'Italie, qu'il avait quittée naguère en fugitif.

Octave avait écrit à Cicéron une lettre flatteuse, dans laquelle il lui exposait qu'il serait possible, en dédommagement du triom-

(i) Cicéron, Philipp., v, 9.

(2) La preuve en est à chaque page des Pliilippiques : Incensi omnes rapi- mur ad liberlatem recuperandam ; non potes t ullhis auctorilate tanins senatus populique romani ardor distingui : odimus; irati pugnamus; ex- torqueri de manibus arma non possunt ; receptui signam mit revocatio- nem a bello audire non possumus ; speramus optima ; pali rei difficili ima malumm quam servire. ( Philipp., XIII, 7. )

(3) Octave fut grandement soupçonné de les avoir fait tuer.

iiist. imv. T. iv. lî)

43.

290 CINQUIÈME ÉPOQUE.

phe refusé, de lui accorder le consulat; mais, dans ce cas, di- sait-il j il voudrait l'avoir pour collègue, afin de faire son appren- tissage sous un pareil maître. Cicéron , pris à cet appât offert à sa vanité, proposa Octave au sénat pour être nommé consul, en in- vitant à lui donner pour collègue un homme expérimenté et d'un âge mùr, qui pût le surveiller. Les sénateurs , qui n'avaient favo- risé Octave que pour opposer un contre-poids à Antoine, ne dis- simulèrent plus leur aversion contre l'un, lorsqu'ils eurent renversé l'autre; ils repoussèrent dune la demande, secondés par les con- jurés, qui prophétisaient malheur à la république, si on la livrait au fils adoptif de César. Octave , qui , depuis quelque temps , en défiance des caresses du sénat, avait pris ses mesures pour se passer de lui, résolut cette fois d'obtenir par force ce qu'on lui refusait ; se plaignant donc que le sénat favorisât les assassins de son père et cherchât à détruire l'un après l'autre les chefs des ar- mées, il écrit sur un ton d'amitié à Lépidus, à Plancus et à Am- nius Pollion ; il renvoie à, Antoine plusieurs de ses officiers faits pri- sonniers dans la dernière bataille , et l'invite à venir et à oublier le passé, afin d'humilier leurs ennemis communs. Bien plus, chargé par le sénat de faire la guerre à Antoine et à ses adhérents, une fois qu'il a réuni une armée considérable, il se déclare lui-même pour eux, afin d'empêcher que les amis de son père ne soient sa- crifiés à ses assassins.

Déjà il s'était abouché avec eux à Bologne, ils formèrent (27 octobre), pour cinq ans, un nouveau triumvirat, à l'effet de rétablir la république, en faisant entre eux le partage des pro- vinces. Dès ce moment le parti républicain ne subsista plus que de nom. Octave passe le Bubicon à la tète de l'armée, fait son en- trée dans Borne, accueille les patriciens /s'empare du trésor pu- blic, else fait déclarer consul dune voix unanime.

Cicéron, qui s'était enfin aperçu du péril, avait cherché à dé- tourner le sénat de donner les faisceaux à Octave; c'était, disait- il, un jeune homme à louer, à honorer, à élever (I), jouant sur l'ambiguïté de l'expression tollendus. Octave piqué raecueilit froidement , se reservant de tirer vengeance de ce mot en temps et liti! ; il se proposait encore de châtier Sicilius Coronatu s, le seul qui osa parler en laveur des conjurés, lorsque le nouveau consul tit faire leur procès et prononcer contre eux, sans qu'ils eussent été entendus, le bannissement perpétuel et la confiscation.

(1) Egregius istejuvenis laudandus, honorandus et tollendus est. Le mot tollendus signifie élever aux honneurs ou faire disparaître de ce monde.

SEGONI» TlUUMVIllA'i. 201

Le parti républicain s'était renforcé en Orient; niais, avant de songer à l'écraser, il fallait se débarrasser de tous les ennemis dé- clarés ou secrets, qui entouraient les triumvirs en Italie. Antoine marcha contre Décimus Brutus, qui , abandonné par ses soldats au moment il cherchait à passer en Germanie , pour gagner de le camp du Brutus et de Cassius en Macédoine , fut saisi et livré à son ennemi, qui le fit mettre à mort. Alors les triumvirs, afin de s'attacher l'armée, promirent de donner, à la fin de la guerre, cinq mille drachmes (quatre mille francs) à chaque légionnaire, vingt-cinq mille à chaque centurion, le double à chaque tribun; ils devaient, en outre , les répartir dans dix-huit des meilleures villes de l'Italie, en expropriant les anciens possesseurs.

Ce n'étaient que des promesses; mais les soldats, se souvenant Proscriptions, de Sylla et blâmant la mansuétude de César, demandaient de l'or et du sang. Les triumvirs eux-mêmes avaient soif d'or et de sang; bientôt, sous prétexte de venger sur la noblesse la mort du dic- tateur, ils proscrivirent trois cents sénateurs et deux mille cheva- Décembre, liers; ceux qui apportaient la tète d'un condamné recevaient vingt- cinq mille drachmes quand ils étaient libres, dix mille et la liberté s'ils étaient esclaves ( 1 ) .

(1) DÉCRET l)fc PROSCRIPTION

« Marcus Lépidus, Marcus Antonius , Octaviauus César, élus par le peuple pour réformer la république. Si Jules César, par suite de sa générosité innée, n'eût été amené à pardonnera des hommes indignes et déloyaux, et à leur ac- corder, outre une vie non méritée, des honneurs et des emplois bien moins mérités encore, il ne serait pas tombé victime de la fureur et de la trahison; nous ne serions pas non plus obligés de procéder, à notre extrême regret, contre ceux qui nous ont déclarés ennemis de la patrie.

« L'expérience nous a convaincus que la clémence nesuflit pas pour désarmer ceux qui conspirent contre nous, et dont les mains fument encore du sang de César. Si donc nous prévenons les trames de nos ennemis pour ne pas rester exposés aux maux qui nous menacent, nous ne mériterons pas le reproche d'in- justice, de cruauté, ni de rigueur excessive.

« 11 faut se rappeler les injures que César et nous avons endurées. Ses prison- niers, qu'il avait sauvés de la mort et institués ensuite ses héritiers, le percèrent en plein sénat de vingt-trois coups de poignard, à la face des dieux, bien qu'il lût investi de la première magistrature et du souverain pontiiieat. Ils osèrent renverser mort à leurs pieds ce grand homme, qui avait soumis au peuple romain les nations les plus redoutées, franchi les Colonnes d'Hercule, traversé des mers n'avait encore vogué nul navigateur, et découvert des régions ignorées avant lui des Romains.

« D'autres citoyens, que nous devons châtier par une juste sévérité, au lieu de remplir leur devoir en livrant les assassins à la justice publique, leur ont con- fère des magistratures et des gouvernements, de sorte qu'ils leur ont donné la faculté de prendre les trésors de la république, de solder des troupes pour nous

19.

292 CINQUIÈME ÉPOQUE.

Alors se renouvellent, dans toute leur horreur, les vengeances de Svila, mais plus froidement féroces. Les triumvirs se sacrifient i3 mutuellement des amis , afin de pouvoir exterminer des ennemis particuliers. Octave, pour obtenir la mort de Lucius César , oncle d'Antoine, permit à son collègue d'assouvir sa longue rancune con- fale la guerre et d'appeler aux armes les peuples barbares, éternels ennemis de Rome. Ils ont, par la terreur, soulevé contre la république les nations alliées, et porté le fer et le feu dans les villes qui voulaient nous demeurer fidèles.

« Déjà notre juste vengeance a puni quelques-uns de ces misérables, et bientôt, avec l'aide des dieux, nous ferons que leurs complices aient à subir la même peine. Nous avons mis cette résolution à effet en Espagne, dans les Gaules et en Italie; il ne nous reste plus à combattre que quelques assassins de César, encore en armes au delà des mers. Mais au moment nous nous préparons, ô citoyens, à soutenir pour vous la guerre au dehors, il serait contraire aux intérêts de la république, à votre sûreté et à la nôtre, de laisser derrière nous nos ennemis communs, avec la liberté de profiter de notre absence et des chances diverses de la guerre, pour faire le mal à leur gré.

« Nous méditons une expédition urgente, et nous avons cru qu'au lieu d>' mettre la patrie en péril en agissant avec lenteur, il fallait bâter l'extermination de ceux qui les premiers cherchèrent à déshonorer du nom d'ennemis de la patrie nous et les armées sous nos ordres.

« Combien de citoyens n'avaient-ils pas condamnés , par leurs barbares décrets, aux plus dures extrémités, au mépris de la colère des dieux et des hommes ? Notre vengeance n'imitera pas leur fureur ; nous ne retendrons pas sur une aussi grande multitude, et nous n'immolerons pas tous ceux qui se déclarèrent contre nous ou conspirèrent contre nous. Nous n'inscrirons pas sur des tables de pros- cription les noms de tous ceux qui, par leur fortune ou par leurs dignités, fu- rent des objets d'envie ou d'aversion; nous ne suivrons pas l'exemple de ce magistrat suprême qui, avant nous et comme nous, se vit obligé de réorganiser la république, et reçut de vous le titre de Fortuné pour avoir mené à bonne lin ses projets.

« Nous tirerons vengeance des plus coupables. Sans ce remède nécessaire, vous seriez bientôt en proie aux calamités les plus funestes. Il est nécessaire aussi de donner quelque satisfaction à l'armée, aigrie par tant d'injures, et dé- noncée par des décrets publics comme ennemie de la patrie quand elle versait son sang pour la patrie.

<< Il serait en notre pouvoir de punir nos ennemis l'un après l'autre, sans en publier les listes; mais il nous a paru convenable, au lieu de prendre les coupa- bles à l'improviste, d'inscrire leurs noms sur ces tables, pour éviter toute erreur, et empêcher que nos soldats, dépassant les bornes prescrites, ne sacrifient ceux que nous voulons préserver.

« Veuillent les dieux ne pas permettre que l'on ose donner asile aux proscrits, lesdéfendre, ou céder à leurs suggestions ! Quiconque sera convaincu d'avoir tenté, par voies directes ou indirectes, de les sauver, sera lui-même proscrit.

« Quiconque aura donné la mort à un proscrit et nous apportera sa tête recevra, s'il est libre, vingt-cinq mille drachmes attiques; s'il est esclave, dix mille, et, de plus, la liberté avec les droits de cité dont jouissait son maître.

» Celui qui découvrira la retraite d'un proscrit aura une récompense égale. Le nom des délateurs et de ceux qui auront exécuté nos ordres ne sera consigné sur aucun registre, alin qu'il demeure inconnu. »

SECOND TRIUMVIRAT. 293

treCicéron; Lépidus abandonna au poignard homicide, s'il ne le lui désigna point, son propre frère , L. Ëniilius Paulus. Des bandes de sicaires furent expédiées à Rome, avec le décret de proscription et les listes nominatives , et aussitôt la ville se remplit de sang et de consternation. Il suffisait d'être riche , ou suspect de favoriser les républicains, pour avoir mérité la mort; comme il y avait crime à sauver un proscrit, mérite et récompense à le livrer, on vit, au mépris des devoirs les plus saints , la piété domestique foulée aux pieds , les amitiés violées. Des patrons , des personnages consulai- res imploraient à genoux la pitié de leurs esclaves , qui s'applau- dissaient de pouvoir la leur refuser.

Les esclaves, cependant, offrirent des exemples de vertu trop rares parmi les hommes libres; plusieurs d'entre eux sauvèrent leurs maîtres, et poussèrent le dévouement jusqu'à se sacrifier pour eux. Un esclave , que Restius avait fait marquer au front comme fugitif, vint trouver son maître dans le lieu il était ca- ché , en lui demandant ses ordres ; comme il aperçut chez lui la crainte qu'il ne le trahît : Pensez-vous, lui dit-il, que cette marque soit plus profondément empreinte sur mon front que dans mon cœur les bienfaits reçus? Il le conduisit en lieu du sûreté, et le nourrit plusieurs jours de son travail ; mais un jour qu'une bande de sicaires rôdait autour de la grotte, l'esclave se jette sur un voya- geur, lui coupe la tête , l'apporte aux soldats, et leur dit , en mon- trant les cicatrices de son front : Enfiti me voici vengé. Ils cru- rent donc qu'il avait tué son maître , et celui-ci préservé par ce témoignage inhumain de reconnaissance , put gagner la mer.

Les esclaves de Ménéius et d'Appius se mirent dans le lit de leurs maîtres, et se laissèrent égorger à leur place. D'autres, ha- billés en licteurs, accompagnèrent Pomponius, qui, se faisant passer pour un préteur envoyé dans une province , traversa l'I- talie, et se réfugia en Sicile. D'autres esclaves, avec Hirtius, Apuléius et Aruntius , opposèrent la force à la force et sauvèrent leurs maîtres. Un enfant , tandis qu'il allait à l'école avec son précepteur, est arrêté par des sicaires , et le précepteur se fait tuer en le défendant.

Oppius emporta sur ses épaules son vieux père, qu'il conduisit jusqu'au détroit, il le fit embarquer pour la Sicile. Caïus Osi- diiis Géta sauva son père en répandant le bruit qu'il s'était tué, et en dépensant tout son bien pour les funérailles; mais ces traits de piété filiale furent rares , et ne rendirent que plus noire l'infamie de ceux qui trahirent leurs parents. Un jeune homme prenait, suivant l'usage, la robe prétexte au milieu d'une fête domestique.

f>94 CINQUIÈME ÉPOQUE.

quand on vient annoncer que son nom est sur la liste fatale; aussitôt la compagnie entière l'abandonne , et sa mère , vers la- quelle il veut se réfugier, lui ferme la porte au visage. îl gagne la campagne , des maîtres d'esclaves le prennent à leur service et le mettent à l'ouvrage; mais cette existence lui devient tellement à charge , qu'il va porter sa tète à ses persécuteurs. Un préteur, occupé à solliciter des suffrages pour son fils, lit son nom parmi ceux des proscrits, et se réfugie chez un ami; mais son fils lui- même y conduit les sicaires. Un autre, se voyant assailli par des soldats, s'écrie que son fils est un des meilleurs amis d'Antoine : Mais, lui répond-on, c'est lui-même qui t'a dénoncé!

Julia, mère d'Antoine , sauva son frère Lucius César, en se plaçant devant la chambre elle l'avait caché, et en criant aux soldats : Vous n'arriverez à lui qu'en me tuant, moiì la mère rie votre général ; elle courut ensuite au tribunal siégeait son fils, des têtes sanglantes dans une main et de l'or dans l'autre, et lui enjoignit de sauver Lucius, ou de la tuer aussi, coupable qu'elle était de l'avoir défendu. Apuléius, Antistius, Titus Vinius, Antius, Q. Lucrétius Vipsallion , et d'autres encore , durent la vie à la courageuse fidélité de leurs femmes. Acilius , trahi par des esclaves, fut arrêté; mais sa femme le racheta en donnant tous ses joyaux; celle du sénateur Coponius, longtemps courtisée en vain par Antoine , paya du sacrifice de sa pudeur le salut de son époux. Q. Ligaiius ayant été livré par des esclaves et décapité, sa femme vint déclarer aux triumvirs qu'elle l'avait tenu caché , et deman- der en conséquence de mourir aussi ; sur leur refus de lui accor- der le supplice , bien qu'elle leur reprochât en face leurs cruautés , elle se laissa mourir de faim. Yelléius Paterculus fait, à propos des proscriptions, cette rétlexion : Il y eut beaucoup de fidélité chez les femmes, assez dans les affranchis , quelque peu chez les esclaves , aucune dans les fils : tant, l'espoir une fois conçu, il est difficile d'attendre! Dans un massacre, au milieu duquel l'imagination peut à peine "cero'n6 se figurer la douleur de tant de malheureux, il y a une sorte d'at- trait à rappeler les cas particuliers; mais , parmi les victimes la plus illustre fut , sans contredit, Cicéron. Informé dans sa maison de Tusculum qu'il était proscrit, ainsi que son frère Om'ntus , il songea à se réfugier avec lui en Macédoine, auprès des républicains, et se dirigea rapidement en litière du côté de la mer. uuintus, qui, à force d'argent, était parvenu à regagner sa maison, fut dénoncé par quelque espion aux satellites des triumvirs. Ces hommes de sang entrèrent, et l'ayant cherché partout vainement, ils s'^mpa-

43.

FIN PE C1CÉR0N. 29.'»

rèrent de son fils, qu'ils mirent à la torture pour qu'il révélât l'endroit s'était caché son père. Le jeune homme ne parlait pas; mais les cris que lui arrachait le supplice déchiraient l'âme du père, qui vint se livrer en demandant du moins grâce pour son généreux enfant; mais les hourreaux les tuèrent l'un et l'autre, le père comme proscrit, le fils comme rebelle à la loi.

Tullius réussit à s'embarquer; mais , soit hésitation , soit crainte de la traversée, soit qu'il eût plus de confiance dans Octave, son protégé, que dans Brutus et Gassius, qu'il avait abandonnés, il se fit remettre à terre à Circéum, et prit la route de Rome; mais, à peu de distance de cette ville , assailli d'une nouvelle crainte, il retourna vers la mer, flottant entre la pensée de se tuer, celle de se confier à Octave , ou de se réfugier dans un temple. Enfin, dé- noncé par l'affranchi Philologue, il fut rejoint, près de Formies, par une troupe sous les ordres du centurion Hérennius et du tribun militaire Popilius Lénas, qu'il avait défendu dans une accu- sation de parricide. Comme il Vit ses esclaves se disposer à protéger sa fuite les armes à la main, il leur dit : ISon ; obéissons au destin; qxCil n'y ait pài plus de sang versé que n'en demandent les dieux. Avançant alors hardiment sa tète en dehors de la litière, approche, -, décembre. vétéran, dit-il à Popilius, et, montre comment tu sais frapper.

Sa tète et sa main droite furent portées à Antoine , qui s'écria , en eontemplant avec une joie sauvage ce (Vont décoloré : Voilà les proscriptions finies; désormais, 'Romains, vous pouvez vivre sans crainte; puis il envoya ce sanglant trophée à Fulvio , sa femme, autrefois celle de Clodius. Cette Fulvio avait demandé à \ntninela tê'ted'uncitoyen qui s'était refusé à lui vendre sa maison, et , l'ayant obtenue , elle la fit clouer sur la maison même , afin que personne n'ignorât la cause du châtiment; en contemplant, cette fois, le visage livido de Cicéron, elle se livra à d'atroces plaisan- teries contre l'ennemi de ses maris, et lui perça la langue avec une épingle d'or. La tête et la main du grand orateur furent en- suite exposées sur la tribune aux harangues, d'où sa parole élo- quente avait tant do fois entraîné les résolutions de la multitude et des pères conscrits.

nuello est cette autre lètè clouée près de la sienne? celle de Verres : l'accusé près de l'accusateur. Verres, exilé durant vingt- quatre ans, avait profité, pour revenir à Home, de l'amnistie de César. Antoine lui ayant demandé certains vases corinthien . restes de ses anciens brigandages, son refus L'ayaij fait porter Mir les tables fatales; ainsi un scélérat punissait des scélératesses contre lesquelles la loi s'était émoussée.

2U0 CINQUIÈME ÉPOQUE.

Telle fut la fin du plus grand orateur qu'ait eu Home; niais on peut lui reprocher sa vanité excessive, sa volonté incertaine, la faiblesse de son caractère qui toujours le fit pencher pour le parti le plus heureux, son défaut de sympathie pour la cause populaire, son manque de pénétration en politique, son peu d'habileté à asso- cier aux anciennes idées de sa patrie les nouvelles qui s'introdui- saient. Sans refuser à celui qui a fait le bien la satisfaction d'en parler, on peut dire de Cicéron qu'il poussa la vanité à l'excès. Dans son discours contre Verres, il s'écriait : « Dieux immortels ! « quelle différence d'esprit et d'inclinations parmi les hommes ! « Que votre estime et celle du peuple romain récompensent mon « espoir et mon désir, comme je reçus les charges de manière à « me croire lié par religion à tous les devoirs qu'elles imposent. « Nommé questeur, je regardai cette dignité non-seulement « comme m'étant attribuée, mais confiée. J'exerçai la questure « en Sicile comme si je voyais tous les regards concentrés sur moi « seul, et comme si la questure et moi nous étions sur un théâtre « en présence de tout le monde ; aussi , je me refusai toute chose « qui est réputée agréable, non-seulement pour des appétits ex- ce traordinaires, mais pour la nature même et le besoin. Mainte- « nant , élu édile , je tiens compte de tout ce que j'ai reçu du peuple « romain, et je sais que je dois célébrer de saints jeux, avec une « grande cérémonie , en l'honneur de Cérès , de Liber et de Li- « bera ; accomplir avec tout l'éclat d'une dignité religieuse les « jeux très-anciens, appelés romains, en l'honneur de Jupiter, « de Junon et de Minerve; que je suis chargé de la défense de « la ville entière et du soin de veiller sur les lieux sacrés. Je n'i- « gnore pas non plus que, pour récompense de la peine et des « travaux de cette charge , sont assignés un siège antique dans le « sénat afin d'émettre son avis , la toge prétexte , la chaise curule, « la juridiction et les images pour en conserver la mémoire à la « postérité (1). »

Après les graves tempêtes, on le voit, à chaque page, exalter son consulat, ses luttes contre Catilina et Clodius. Il célèbre lui- même cette époque de sa vie publique dans un poëme grec en trois chants; il supplie L . Luccéius de raconter séparément la dé- couverte de la conjuration qu'il a surprise, jusqu'à son rappel à Home, et il offre de fournir les documents du récit, pour jouir de son vivant de la gloire qui l'attend dans la postérité (2). Après

(t) In Verrem, V, 14. 0 dii i mtnor laies ! Quid interest inter mentes ho- minum et cogilaliones ? etc., etc. (2) Epistola non erubescil. Ardeo cupidilate incredibili, ncque, ut ego ar-

FIN DE CICÉRON. 297

l'expédition contre les Parthes, il sollicita même les honneurs du triomphe , et se plaint de Caton qui ne l'a point appuyé dans cette demande; il reproche même à Pompée d'avoir écrit une lettre au sénat sans dire un mot de la défaite de Gatilina.

Mais la gloire, combien de mécomptes ne réserve-t-elle pas à celui qui se passionne pour elle ! Durant sa questure à Lilybée en Sicile, Cicéron, comme il le raconte lui-même, s'imaginait qu'à Rome on ne parlait que des services qu'il rendait : on devait le vanter comme soutien des marchands, libéral envers les muni- cipes , désintéressé avec les alliés, pacificateur des querelles, et surtout pour avoir fourni des grains à la métropole pendant une grande disette. Il revenait donc avec l'idée que la patrie ne son- geait qu'à des remerciments et à des récompenses; en route, il s'arrête à Pouzzoles se trouvait réuni le beau monde de la cité; mais le premier individu qu'il rencontre lui demande ce qu'il y a de nouveau à Rome. Cicéron, désappointé, lui répond qu'il arrive de la province. Ah ! de l'Afrique? réplique l'indiscret. Non , de la Sicile, repartit d'un ton sec Cicéron révolté. Quelqu'un, qui écoutait, voulant se montrer mieux informé, ajoute: « Mais quoi? ne sais-tu qu'il a été questeur à Syracuse? » On se figure sans peine l'indignation que dut éprouver l'orateur; il prit enfin le parti de faire croire qu'il était venu lui-même aux eaux comme les autres ; mais il se convainquit que le peuple romain était aussi dur d'oreilles qu'il avait la vue perçante.

Du reste, Cicéron était bon courtisan et d'un commerce agréa- ble. Toute la ville répétait ses bons mots, que Tiron recueillit plus tard. Ses harangues lui valurent de grandes richesses, non pour les honoraires qu'il en retira, puisqu'ils n'étaient pas en usage , mais à cause des legs que tout homme riche laissait dans son testament à quiconque lui avait rendu des services. Ces legs lui rapportèrent vingt millions de sesterces, ce qui lui permit d'augmenter le nombre de ses maisons et de ses propriétés rurales ; quoiqu'il s'abstînt de malversations criantes dans le gouvernement des provinces, il aimait le luxe et les arts, et traitait splendide- ment ses amis. Il dépensait annuellement de quinze à seize mille

bitror, reprehendenda, nomen ut nostrum scriptis illuslrelur et celebretur fuis : quod etsi mini sape ostendis te esse facturum, tamen ignoscas velini hîiic festinationi mese. . Non enim me solum commemorano posteritatis ad spem immortalitatis rapit, sed etiam illa cupiditas, ut vel auctoritate tes- timonii tui, vel indicio benevolenti^, vel suavilate ingenii vivi perfruamur... Nos cupiditas incendit festinationi s, ut et celeri, viventibus nobis, ex lil- teris tuis nos cognoscant, et nosmetipsi vivi gloriola nostra per/ruamur- Kp. fam. V, 12.

298 CINQUIÈME ÉPOQUE.

livres pour les études de son fils à Athènes. On devrait supposer moins de cruauté chez un homme de lettres et d'un naturel timide fine chez tout autre , et cependant il demanda la mort des Com- plices de Catilina; il conseillait aussi de frapper Antoine en même temps que César, et répétait : Si nous voyions cire cléments , ja- mais nous ne cesserons d'avoir des ç/uerres civiles (1). Toutefois, on ne saurait oublier qu'il osa souvent se rendre l'écho de l'in- dignation publique contre les hommes sans foi ni loi , aux poi- gnards desquels il se désignait sans défense. On aime à voir cet obscur Arpînate s'élever, par la seule force de son esprit? jusqu'à mériter le nom de Père de la patrie; figurer au premier rang dans le sénat, rivaliser désarmé avec les triomphateurs, su- bir la gloire d'un exil considéré comme un deuil public, acquérir par la parole un pouvoir que tant d'autres se procuraient avec l'épée, et cela au point de laisser Antoine persuadé que, lui vi- vant, il ne saurait se dire assuré de la tyrannie.

Bien que, dans cette proscription, la plus atroce de toutes, il fut même ordonné de se réjouir des cruautés commises, le peuple et le sénat regrettèrent Cicéron. Antoine lui-même, par une w- cruelle réparation . livra à Sempronia, sa veuve, l'affranchi qui l'avait dénoncé; celle-ci, après avoir épuisé sur lui les tourments les plus raffinés, le força de couper lui-même des lambeaux de sa propre chair, de les faire cuire et de les manger. Octave dut éprouver, sinon des remords , du moins une honte éternelle ; per- sonne n'osait prononcer devant lui le nom de Tullius (4). Il sur- prit un jour un de ses neveux qui lisait les œuvres de Cicéron , et le jeune homme essaya de les cacher; mais lui , prenant le livre , en parcourut quelques pages, et le lui rendit en disant : Ce fui un grafia homme , et un ami sincère de la patrie.

Il est vrai de dire que le peuple, à qui l'insolent Antoine et l'a- troce Octave offraient ces tributs sanglants, les acceptait malgré lui, toute vertu n'étant pas encore éteinte dans les âmes. Btefe cris d'indignation obligèrent les féroces triumvirs à punir deux esclaves qui avaient livré leurs maîtres , et à en récompenser un autre qui avait sauvé le sien. La plèbe protégea plusieurs proscrits. Oppius, ce fils pieux qui avait emporté son père sur son dos, fut rappelé, et, s'étant présenté pour être édile, le peuple s'engagea

(I) Voyez sos lettres à Bnitns, et notamment la seconde de celles ipii ont tté ic('<i!iment retrouvées.

(').) Horace. lonanueiiMinmTsil, ne dit pas un mol rie Cicéron. Virgile, pissant en revue les gftrires romaines, accorde à la Grèce la -upériorite dans l'art de discutera la tribune.

FIN DE CTCÉRON. 200

à supporter les dépenses des spectacles auxquelles cette charge obligeait; il lui offrit, de plus, douze fois la valeur de ses biens confisqués.

Si donc il y avait à espérer quelque remède aune telle immen- sité de maux , si une voix devait s'élever pour arracher Home à son effroyable corruption , ce n'était pas dos palais ou des écoles qu'il fallait l'attendre, mais des rangs vulgaires, du milieu des ignorants, et c'est de qu'elle sortit.

Les triumvirs s'abandonnaiont joyeusement à l'ivresse du triomphe , et leurs soldats , chez qui la soif du sang et de l'or était encore irritée par le massacre et lo pillage, s'enhardirent jusqu'à exiger d'Octave les biens de sa mère , qui venait de mourir. Mais les proscriptions, tout ce qui avait été enlevé d'or et d'argent on vases et en pièces monnayées, joint aux sommes en dépôt dans les mains sacrées des vestales , n'avaient pas produit les deux cent mille talents nécessaires pour les dépenses de la guerre; les trium- virs imposèrent donc une contribution à mille quatre cents des dames romaines les plus riches, parentes des proscrits. Elles mi- rent tout en œuvre pour en être exemptées, et finirent par se pré- senter toutes au tribunal dos triumvirs. Là, Hortensia, fille du cé- lèbre orateur, exposa, au nom de toutes, ce qu'il y avait d'injuste à les rendre passibles dos torts de leurs parents , et à les mêler aux discordos civiles, dans lesquelles ni Marins, ni Pompée, ni César, ne les avaient enveloppées. Les femmes romaines, ajouta-t-elle , avaient jadis offert leurs joyaux pour sauver la patrie, menacée par Annibal; mais, à cette heure, ni les Gaulois ni les Parthes n'étaient aux portes; comment donc les triumvirs pouvaient-ils aspirer au titre glorieux de réformateurs de la république?

A la force des raisons les triumvirs opposeront la force des lic- teurs : mais les murmures du pouple, indigné de cette violence, vinrent en aide aux dames romaines. Le nombre de celles qui restèrent grevées d'une contribution fut réduit à quatre cents, et cent mille citoyens, imposés à un taux énorme, durent payer le reste. Les exacteurs armés eurent recours à de telles violences , que les tyrans se virent contraints d'ordonner au consul de les ré- primer; mais ce magistrat, n'osant s'attaquer aux terribles légion- naires, se contenta de faire mettre en croix quelques esclaves, leurs complices. Ce n'était pas assez de souffrir, il fallait encore se montrer joyeux dans la souffrance. Lépidus se souvint d'avoir remporte' autrefois quelques avantages sur les Espagnols, et il voulut le triomphe. Il publia, en conséquence, un décret annon- çant salut à qui honorerait dignement cette victoire , malheur et

300 CINQUIÈME ÉPOQUE.

proscription à qui s'en abstiendrait. Les démonstrations furent extraordinaires; tous les patriciens accompagnèrent le char du triumvir, honoré de sacrifices et comblé de louanges comme ja- mais n'en obtinrent les plus grands guerriers.

Les triumvirs, gorgés enfin de sang et d'or, réunirent les séna- teurs qui survivaient, et déclarèrent que les proscriptions étaient finies. Lépidus assura qu'il n'y avait plus aucune crainte à conce- voir; mais Octave, que le titre de vengeur de César exemptait de toute compassion, encouragé d'ailleurs par la lâcheté de tous, se réserva encore quelques châtiments. Puis, sans consulter le peu- ple, ils nommèrent les consuls pour l'année suivante, les préteurs et les édiles pour un temps fort long, afin que ces charges ne fus- sent pas données en leur absence à des personnes hostiles. Quand ils eurent partagé entre eux l'or et les soldats , Octave partit pour Brindes, et Antoine pour Rhégium, avec l'intention de porter en Orient l'ordre et la paix qu'ils venaient d'établir en Italie.

CHAPITRE XX.

GUERRES CIVILES JUSQU'A L'EMPIRE.

C'était donc en Orient que l'on allaitde nouveau combattre pour l'empire du monde, comme avaient fait déjà César et Pompée. Brutus et Cassius, ne trouvant point d'appui dans le peuple ro- main, s'étaient retirés à Antium, et le sénat, dans l'intention de leur venir en aide, leur confia le soin d'approvisionner Home; Brutus fut chargé d'expédier les blés de l'Asie, Cassius ceux de la Sicile : c'était leur fournir un moyen de se rendre favorables les gouverneurs des provinces, et de réunir des vaisseaux. Mais, traversés par les partisans d'Octave, ils passèrent en Grèce; Bru- tus, s'étant séparé de Porcie, qui supporta encore cette nouvelle douleur avec un mâle courage (1) , débarqua à Athènes.

(I) Mlle ne pleura pas, jusqu'au moment la vue d'un tableau représentant les adieux d'Hector et d'Aadromaque lui arracha des larmes. Comme Acilius, ami de Brutus, lui rappelait ces vers d'Homère : » Je n'ai plus que loi désor- << mais, cher Hector; tu es à la fois pour moi un père, une mère, un frère et '< un glorieux époux, » Brutus reprit : < Mais moi, je ne puis ajouter : Rentre m dans ta demeure, et livre-toi à tes travaux ; reprends la navette et laque-

GUERRES CIVILES JUSQU'A i/eMHRE. 301

Dans cette ville survivait quelque reste du sentiment de la liberté et de l'admiration pour les tyrannicides, ce qui valut au nouvel Harmodius d'être accueilli avec enthousiasme; on lui érigea des statues, ainsi qu'à Cassius. Brutus fréquentait les écoles des philo- sophes, qui faisaient ses délices; mais en même temps, il se con- ciliait l'affection de la jeunesse romaine qui étudiait dans cette ville, notamment celle de Marcus Tullius, le fils de Cicéron, qui ne cessait d'admirer son courage et sa haine de la tyrannie (1). Il retira ensuite , de sa propre autorité , les troupes de la Macédoine, dont Hortensius lui céda généreusement le gouvernement ; il fit des levées dans toutes les villes de la Grèce, s'étaient réfugiés beaucoup de Romains mécontents , s'empara des tributs envoyés de l'Asie, et s'appropria à Démétriade , en Thessalie , les armes que César y avait réunies pour faire la guerre aux Parthes. Le mari de Polémocratia , reine de Thrace, ayant été tué par ses sujets, elle vint se remettre entre les mains de Brutus avec ses trésors et son fils, qu'il prit sous sa protection en attendant l'ins- tant où il pourrait le replacer sur le trône. Son armée s'accrut de nombreux déserteurs et des débris de l'armée de Pompée errants dans la Thessalie, et quelques victoires servirent à l'encourager. Dans un de ces avantages, Caïus Antonius , frère du triumvir, fut fait prisonnier, et Brutus , au lieu d'ordonner sa mort, comme Cicéron et la prudence le lui conseillaient , le traita honorable- ment ; quand il s'aperçut qu'il cherchait à débaucher ses trou- pes, il se contenta de le faire garder sur un vaisseau , et ce ne fut

« nouille; car, si sa faiblesse naturelle empêche Porcie de supporter les fatigues de « la guerre, elle a l'âme forte et active autant et plus que chacun de nous. »

Il est à remarquer combien les anciens avaient fréquemment à la bouche les expressions et les vers des classiques, qui étaient l'objet de leurs premières études. Ils les citent dans les circonstances les plus graves. Pompée, lorsqu'il descend dans la barque la Irahison l'attendait, s'écrie avec Sophocle :

"Octi? ôè :ipò; TÛpavvov i\nzOïi(>zz'xi Ksïvov '(ttî ôoûXo; /.âv èÀcûôepo; u.oX?j.

Brutus formulait dans ceux-ci son désespoir :

'ti T).r([AOv àpETrj, Xoyoç àp TJdQa ; 'Eyw Se "Q; epifov T5<7xouv, C'j ò' âp' ègov).ev£; tv/yjv

Néron mourait en prononçant des vers; Trajan de même. Les dernières pa- roles proférées par Auguste furent celles-ci :

El ôè Tîàv iyti xa/.û:, «avvito Aótexoótov, xaì twcvte; ùu.sì; (jlekc xaP«Ç XTUTt^aate.

(1) Cicéron, ad Famil., XVI.

302 CINQL'IEML ÉPOQUE.

qu'après avoir appris le meurtre de Cieéron qu'il consentit à se délivrer de ce captif turbulent ; mais il pardonna avec plus de ma- gnanimité encore que César aux légionnaires séditieux, lorsqu'il se trouvait encore dans un pressant danger. Il répondit aux ins- tances qu'on lui faisait pour entrer en arrangement avec Octave : Que les dieux m'enlèvent tout, avant deirìòter la ferine résolu- tion de ne jamais accorder à l'héritier de celui que fai tué , ce que je n'ai pas enduré de sa part, ce que je ne supporterais pas de mon père lui-même , s'il revoyait le jour, le droit d'avoir, par ma tolérance, plus de pouvoir que les lois et le sénat! 43, Le sénat, enhardi par ces premiers succès, confia à Brutus la

Babylonie , l'Illyrie et la Grèce , avec le titre de proconsul , et l'au- torisa, ainsi que Cassius, à faire usage des deniers publics, à re- quérir l'assistance des provinces et des alliés.

Sur ses entrefaites, Cassius était passé en Asie, se trouvait, en qualité de gouverneur, Trébonius, un des conjurés; il avait gagné quelques troupes envoyées par Dolabella , à qui le peuple, contrairement au vœu du sénat , venait d'accorder la Syrie. Il s'avança sur cette province , et ses forces continuant à se grossir de nouveaux partisans, il s'en empara sans difficulté; car on s'y souvenait encore de la valeur prudente dont il avait fait preuve en arrachant aux Parthesles débris de l'armée de Crassus. De for- tes contributions permettaient d'entretenir une armée considérable, et il s'en servit pour assiéger Dolabella dans Laodicée; repoussé s juin. d'abord , il finit par reprendre l'avantage , et s'empara de la ville. Dolabella, redoutant le courroux du vainqueur, se fit tuer ainsi que ses principaux officiers; Cassius pardonna aux autres , et re- gretta ceux qui avaient péri. La ville fut pillée et rançonnée. Ces deux républicains , après s'être enfuis de Rome sans ressources , avaient donc sous leur obéissance de vastes provinces , vingt légions , et se trouvaient en état de balancer la puissance des triumvirs; d'autant plus que Sextus Pompée, sorti de sa retraite, s'était fait chef de pirates et s'emparait, avec l'autorisation du sénat , de la Sicile, de la Corse et de la Sardaigne.

L'intention de Cassius aurait été d'attaquer l'Egypte, afin de pu- nir Cléopâtre, restée fidèle à la mémoire de César; Brutus lui écrivit qu'ils ne devaient pas avoir pour but de conquérir un em- pire , mais de détruire les ennemis de la patrie; il l'invita donc à venir se joindre à lui pour marcher sur l'Italie et secourir les ci- toyens en péril.

Mais comment mener à fin, sans cruauté , une révolution, quel- que juste qu'elle soit! Cassius, pour subvenir à l'entretien de son

GUERRES CIVILES JUSQU'A L'E.ViriRE. 303

armée ou pour châtier ses adversaires, envoya mettre à muri Ario- barzane, roi de Cappadoce, et exigea de ce royaume des contri- butions énormes. 11 punit d'une amende de mille cinq cents talents l'infidélité de la ville de Tarse , et il fallut , pour se les procurer, vendre les propriétés publiques , les ornements des temples , puis les enfants, les femmes, les vieillards, jusqu'aux jeunes gens en état de porter les armes. Touché eniin de tant de misères, il fit grâce aux habitants du reste de la somme. Rhodes, coupable d'a- voir favorisé les césariens, fut vaincue plusieurs fois; prise enfin parCassius, elle lui offrit le titre de roi et de protecteur, qu'il refusa dédaigneusement en disant qu'il voulait, au contraire, dé- truire les rois et les tyrans; s'étant fait amener cinquante des prin- cipaux citoyens, il les fit mettre à mort, en envoya d'autres en exil . et toute l'ile fut livrée au pillage. Il se dirigea ensuite contre Gléo- pâtre; mais une tempête ayant dispersé la Hotte égyptienne , il re- vint en arrière, et obligea toutes les provinces de l'Asie à payer, par anticipation, le tribut de dix années.

Kt pourtant lame généreuse de Brutus devait bien souffrir de ces cruelles nécessités; combien il devait gémir lorsque les soldats l'obligeaient à punir de mort quelque ennemi remuant ! et pour lui quel supplice de voir une guerre civile avec toutes ses horreurs naître d'un fait qu'il réputait, non-seulement glorieux, mais juste, et qu'il se déclarait prêt à renouveler. Contraint de sévir, il entra dans la Lydie, qui lui avait refusé des secours , et assiégea Xanthe, s'étaient renfermés les principaux habitants du pays, après avoir refusé tous les arrangements proposés , bien qu'il eût renvoyé leurs prisonniers sans rançon. La ville, des mieux fortifiées, fut défendue avec une opiniâtreté héroïque; quand les Romains y pénétrèrent enfin de vive force , les habitants , résolus à ne pas vivre dans l'esclavage, y mirent le feu , et repoussèrent l'ennemi qui s'efforçait de l'éteindre. En vain Brutus parcourait les rues à cheval en s'écriant que tous auraient la vie sauve; les Xanthiens égorgèrent femmes, enfants, esclaves, puis se précipitèrent eux- mêmes dans les flammes, en se rappelant que leurs ancêtres s'é- taient ensevelis sous les ruines de leur patrie , plutôt que de céder à Harpage, satrape de Cyrus, et à Alexandre le Grand. Brutus , en promettant une récompense à quiconque sauverait un Xanthien, n'arracha à la mort que quelques esclaves et des femmes qui n'a- vaient pas d'époux pour les égorger.

Il espérait que l'exemple de Xanthe et ses procédés bienveil- lants lui vaudraient l'amitié de Patare , à laquelle il offrait même de rendre les prisonniers faits durant le siège. Sur le refus qu'il

304 CINQUIÈME ÉPOQUE.

éprouva, il commença à mettre en vente les malheureux Xan- thiens; mais, ne se sentant pas le courage de condamner à une éternelle servitude d'aussi vaillants guerriers , il leur rendit la li- berté. Il renvoya de même plusieurs dames de Patare , dont sa cavalerie légère s'était emparée, et ce furent elles qui persuadè- rent à leurs concitoyens de se soumettre. La Lycie domptée, Bru- tus entra dans l'Ionie ; le hasard fit tomber en son pouvoir le rhé- teur Théodote, qui se vantait d'avoir eu, comme conseiller, la principale part au meurtre de Pompée ; il le fit mettre à mort.

Il fità Sardes sa jonction avec Cassius; quelques dissentiments s'élevèrent entre eux, Brutus voulant rester dans les strictes limi- tes de la justice, Cassius les dépasser toutes les fois qu'il le fallait, et fermer les yeux sur les iniquités de ses amis. César lui-même n'op- primait personne , disait Brutus, mais il était coupable de proté- ger les oppresseurs. S'il était permis de manquer à la justice, mieux vaudrait endurer les iniquités des fauteurs de César, que de tolérer celles de nos amis.

Avec des sentiments si purs, Brutus se trouvait en présence de la triste réalité, et il cherchait contre elle un refuge dans le stoï- cisme; mais son imagination frappée troublait le court repos de ses nuits ; il se figurait voir des spectres , et son mauvais génie qui ap- paraissait pour lui présager des désastres. Plein d'appréhensions pour sa patrie, pour ses amis, pour sa cause, et sentant qu'il avait sacrifié désormais l'humanité, la gratitude , jusqu'à la conscience, il appelait de ses vœux la fin d'une lutte dans laquelle succombait son énergie de philosophe et de citoyen.

Les deux chets républicains, maîtres des provinces d'Orient, de l'Olympe à l'Euphrate, résolurent d'aller en Macédoine à la ren- contre d'Antoine et d'Octave; après avoir encouragé leurs troupes par des discours, des sacrifices et des distributions, ils pénétrè- rent dans ce pays à la tête de quatre-vingt mille hommes de pied et de deux mille chevaux, et se trouvèrent en face de l'ennemi dans les environs dePhilippes. Les forces étaient à peu près égales des deux côtés. L'armée républicaine avait plus d'éclat, Brutus exi- geant, à l'exemple de César et de Sertorius, que le soldat eût une brillante armure, pour qu'il fût ainsi intéressé à la défendre. L'habileté des généraux, leur flotte maîtresse de la mer, les pri- vations auxquelles se trouvait réduite l'armée des triumvirs, faute de vivres et de renforts qui ne pouvaient lui parvenir ni de la Si- cile ni de l'Asie, paraissaient présager la victoire aux républicains. Elle ne pouvait leur échapper, si, conformément à l'avis de Cas- HilUpes* sius, ils eussent évité le combat; car la disette aurait obligé les

42. 7

GUERRES CIVILES JUSQU'A L'EMPIRE. 305

triumvirs à battre en retraite. Mais Brutus voulait mettre un terme aux longues misères des peuples ; il ne pouvait plus supporter d'être accusé de timidité , et il redoutait d'ailleurs les désertions parmi ses soldats. La cotte d'armes de pourpre fut donc arborée sur les pavillons des généraux, qui s'apprêtèrent au combat, non pas tant avec la confiance de vaincre qu'avec la résolution déses- pérée de ne point survivre à la défaite.

Brutus excita parmi ses troupes un tel enthousiasme , en leur parlant de la liberté et de lagloire de mourir pour la patrie, qu'elles s'élancèrent sur l'ennemi avec une ardeur inouïe , et pénétrèrent jusque dans le camp d'Octave, dont la litière fut criblée de flèches et de javelots. On le crut même tué; mais la litière était vide, car des songes sinistres, c'est-à-dire sa frayeur habituelle , avaient écarté de la bataille cet Octave destiné à gagner les victoires les plus signalées avec la plus ignoble couardise.

Tandis que Brutus était vainqueur, Antoine se hâtait de ré- parer par son habileté le mal causé par la lâcheté d'Octave; et il écrasait l'aile commandée parCassius, dont la valeur se déployait inutilement. L'accord qui avait fait tourner la chance en faveur des césariens était loin de régner dans les rangs républicains, un général ignorait le sort de l'autre ; c'est ce qui ht que Cassius , contemplant du haut d'une colline il s'était retiré, le massacre des siens, crut tout perdu, et se tua. Titinius, envoyé par lui pour s'informer de ce qui se passait à l'aile que commandait Brutus , carafuï revenait tout joyeux lui annoncer la victoire, quand il le trouva mort, et il se tua lui-même. Brutus, arrivant à son tour, ne trouva plus que le cadavre de son collègue, qu'il pleura amèrement, en l'appelant le dernier des Romains.

Octave et Antoine s'efforcèrent en vain d'amener Brutus à une nouvelle bataille ; il s'était convaincu, mais trop tard, que la vic- toire consistait à gagner du temps. En effet, les triumvirs avaient leur camp dans une plaine marécageuse, inondée par des pluies extraordinaires, ravagée par les maladies, et dans laquelle ils manquaient de tout; la flotte qui devait apporter des vivres et des renforts , avait été battue et anéantie le jour même de la ba- taille de Philippes. Il ne leur restait donc d'autre ressource que de provoquer par d'incessantes escarmouches les soldats de Brutus, qui, fiers de leurs premiers succès, accusaient leur général de lâcheté et de peu de confiance dans leur valeur. D'autres, se trou- vant en face de leurs anciens compagnons d'armes et d'un neveu de César qui se proclamait son vengeur, et leur reprochait de ser- vir sous l'assassin de leur général, passaient à l'ennemi. Brutus se

IHST. l.NIY. - T. IV. 20

Mort ic

306 CINQUIÈME ÉPOQUE.

vit donc forcé de les mener au combat. Ce ne fut qu'au moment d'en venir aux mains qu'il apprit la victoire de la flotte (I), rem- is, portée vingt jours auparavant sans qu'il en sût rien; il aurait changer de résolution, mais il ne pouvait plus reculer.

Brutus allait donc combattre malgré lui, et malgré lui, il dut faire égorger un grand nombre de prisonniers, tant esclaves qu'hommes libres, dont la garde occupait un trop grand nom- bre de soldats; il renvoya pourtant beaucoup de citoyens et d'affranchis romains, quelques-uns même à la dérobée, pour les sauver de ses officiers, auxquels il fallut livrer deux bouffons cou- pables d'avoir tourné Cassius en dérision. Il dut enfin promettre à son armée, pour la retenir près de lui, le pillage de Sparte et de Thessalonique, g'il remportait la victoire : unique faute, dit Plu- tarque, dont il se soit souillé.

Il avait donc sacrifié à sa cause jusqu'à la vertu; son imagina- tion, troublée par le remords, lui fit revoir le spectre qui lui avait promis de reparaître à Philippes, et qui lui annonçait sa fin pro- chaine. D'autres présages sinistres (2) vinrent effrayer son armée, dont il chercha à ranimer le courage : Puisque vous avez voulu à toute force, leur dit-il, hasarder une victoire qui vous était assurée en sachant attendre, que du )noins votre courage ne la laisse pas échapper.

Les triumvirs faisaient valoir des arguments plus énergiques : l'alternative de périr par le fer ou la faim. On combattit avec toute la rage d'une guerre civile, et les républicains succombèrent ; leur armée fut taillée en pièces. Les principaux officiers se firent tuer à leur poste, entre autres le fils de Caton. qui racheta par une fin généreuse les honteux égarements de sa vie.

(1) Une ignorance aussi étrange dut avoir pour cause soit une négligence impardonnable, soit une infâme trahison, car elle perdit tout. Plutarque l'at- tribue à la Providence, qui ordonna les choses de la sorte , parce que la mo- narchie dait désormais nécessaire à l'état se trouvait Rome. L'histoire par- ticulière perd beaucoup, sous le rapport de la dignité et de l'instruction, à être ainsi expliquée par de- causes métaphysiques. La Vit de Brutus est curieuse à lire dans Plutarque, eu ce qu'on y voit accumulés les prodiges, les présages, les caiiMS superstitieuses des grands événements, avec une naïveté crédule qu'on ne trouverait pas aujourd'hui chez une temine, bien moins eocore chez un écrivain.

(2) Un essainf d'abeilles s'arrêta sur l'enseigne de la première légion. Les pores d'un centurion sécrétèrent une liqueur huileuse exhalant une odeur de roses, et cette transpiration ne s'arrêta pas, quoique essuyée continiiellenu -ni. Ceux qui sortirent les premiers du camp rencontrèrent un Lthiopieu qu'ils tuè- rent, parce qu'ils virent en lui un objet de mauvais augure. Deux aigles com- battirent longtemps entre les deux armées, jusqu'à ce que celui qui se trouvait du côté de Brutus prit la fuite,.. (Putakqif.)

GUERRES CIVILES JUSQU'A L EMPIRE. 307

Brutus, enveloppé par l'ennemi, n'échappa que parle dévoue- Fin de Brutut, ment de Lucilius Lucinus, chevalier romain, qui, se faisant passer pour lui, se laissa emmener prisonnier par des Thraces. Dans sa fuite, il gagna une vallée avec un petit nombre d'amis, et, satis- fait de voir qu'ils ne l'avaient pas abandonné, il les exhorta à re- tourner au camp , dans la pensée que tout n'était pas désespéré. Il pria alors un esclave de lui donner la mort; mais Straton, qui lui était dévoué, s'écria : Quii ne soit pas dit un jour que , faute d'amis, Brutus a péri de la main d'mi esclave, et il lui présenta la pointe de son épée. Brutus s'y précipita, en s'écriant : O vertu , je t'avais crue une réalité; mais je vois que tu n'es qu'un songe ! CaBrul?us.de

C'est ainsi que le stoïcien jugeait de la vertu par le succès; il n'en pouvait être autrement pour ceux dont le regard n'allait point au delà. Il achevait à peine sa trente-septième année, et s'était fait aimer et admirer de tous ceux qui l'avaient connu, pour son humanité, son caractère loyal, sa constance à vouloir suivre en tout la justice et la vertu. Il adopta toujours, non le parti vers lequel le portaient son affection et son intérêt, mais celui qu'il crut le plus juste et le plus utile à la patrie. Cicéron déclarait se ranger de son côté, àcause de sa vertu singulière et incroyable, quile ren- dait aussi respectable aux yeux du peuple. Après le meurtre du dictateur, il ne voulut pas avoir recours à l'éloquence , pour ne pas paraître se défier de la bonté de sa cause , et pourtant il était compté parmi les orateurs les plus habiles. Il écrivait en latin et en grec avec une élégante concision, peu goûtée de Cicéron, qui, en revanche, paraissait à Brutus prolixe et sans vigueur. Très- versé dans les belles-lettres, dans l'histoire , et surtout dans la philosophie, il savait tout ce qu'il était possible d'en savoir; cette dernière ajouta une énergie nouvelle à sa volonté de fer.

Ce fut le turbulent et ambitieux Cassius qui , par ses artifices, l'entraîna à devenir complice du meurtre de César, qui renouvela la guerre civile, suivie de tant d'années de désolation et du règne d'hommes lâches et cruels, substitué au gouvernement modéré du généreux dictateur. Nous sommes loin d'admirer ces héros régi- cides, car nous savons combien la cause de la liberté est compro- mise par des éloges sans discernement; mais nous savons qu'un homme doit être jugé d'après les idées de son temps et de son pays; or, à ce point de vue, César fut le tyran de sa patrie. La loi de Borne déclarait le meurtre d'un usurpateur un acte exempt de crime (1), et le sénat ^applaudit aux conjurés; Cicéron disait

(I) Cumjus fasqup esset ncckli, neve ea cxdes capttalis noxa haberetur,

20.

308 CINQUIÈME ÉPOQUE.

ouvertement que tous les gens de bien y avaient coopéré (1) ; qu'il avait honte de revenir dans une ville que Brutus avait quittée, et qu'il l'avait vu, après le meurtre du dictateur, élevé par la cons- cience d'une action excellente autant que belle, nullement affligé de son sort, mais beaucoup de celui de la patrie (2).

Le stoïcisme n'avait donc aucun autre reproche à faire à Bru- tus que d'avoir blasphémé, au moment de mourir, la vertu dont il ne comprit pas l'essence véritable ; mais le parti républicain dut reprocher à lui et à Crassus d'avoir déserté leur poste alors que ses forces étaient encore entières, et quand ils auraient mettre tout en œuvre pour rétablir, au lieu de l'abandonner, la républi- que, qu'ils croyaient leur avoir été confiée. Les ennemis même de Brutus lui donnèrent des regrets. Antoine, qui disait que, seul parmi les ennemis de César, Brutus avait conspiré parce que son action lui paraissait belle, jeta un riche manteau sur son cadavre, lui fit faire des funérailles magnifiques, et voulut avoir pour ami Lucilius, qui s'était livré pour le sauver. Riessala présenta à Oc- tave le rhéteur Straton , qui avait tendu son épée à Brutus pour qu'il s'en perçât , en lui disant : Voilà celui qui a rendu à mon général le dernier service. Ce même Octave, qui, dans sa lâcheté, insultale cadavre de celui devant lequel peu auparavant il avait tourné le dos, en voyant plus tard à Milan la statue que les Cisal- pins avaient élevée à leur ancien gouverneur, les loua de leur reconnaissance.

Le camp de Brutus fournit des vivres aux soldats des triumvir.-. des triumvirs. ej des richesses pour récompenser et congédier les vétérans , qui devenaient insubordonnés. Antoine fit mettre à mort Hortensiu^ et Varron, illustres sénateurs qui, dans les fers, lui reprochaient en face sa vie souillée, et lui présageaient une fin honteuse. Li- vius Drusus , père de la femme d'Auguste , préféra se tuer lui- même. Quintilius Varus se revêtit des insignes de toutes les digni- tés auxquelles il avait été élevé, et se fit donner la mort par ses affranchis. Octave , d'autant plus insolent qu'il était plus lâche , ajoutait l'outrage au supplice. Il répondit à un condamné qui lui demandait au moins la sépulture : Les vautours y pourvoiront ! il

(1) Omnes boni, qtiantum in ipsis fuit, Casarem occiderunt. CictRo>(. Philipp., II, 12,

(2) Atque ego celeriter Veliam devectus, Brutum vidi , quanto meo do- lore non dico : turpe mihi ipsi videbatur in cani urbem me audere reverti, ex qua Brutus excesserat; et ibi velie Ulto esse, ubi ille non posset. y eque vero illum similiter, atque ipse eram , commotion esse vidi : erectus enim maximi ac pulcherrimi facli conscient ia , ni MI de suo casu . multa de nostro querebatur. (Philipp., I, 4.)

Vfiigcancps

41.

GUERRES CIVILES JUSQU'A L'EMPIRE. 309

contraignit un fils à plonger le fer dans le sein de son père, et à le retourner ensuite contre lui-même. Aussi, les prisonniers le chargeaient d'imprécations, et M. Favonius expirait en lui repro- chant sa lâche atrocité ; ce sénateur avait répondu à Brutus, qui l'invitait à prendre part à la conspiration : La tyrannie est un moindre mal qu'une guerre civile; mais , après l'événement, il avait suivi Brutus, son ami , et ne s'en était plus séparé.

On ne pouvait dire que la guerre civile fut terminée , puisque Sextus Pompée réunissait en Sicile les fugitifs et les proscrits. Domitius Ahénobarbus et Statius Murcus commandaient les flottes de Brutus sur les côtes de la Macédoine et de l'Ionie; Caïus de Parme arrivait en Asie avec d'autres vaisseaux , et il avait reçu des renforts des Bhodiens. Les triumvirs se partagèrent donc les chances de la lutte ; Octave s'avança contre Sextus, et Antoine se chargea de faire la guerre en Orient. Ce lieutenant de César, dé- sireux de jouir des applaudissements de la Grèce, la traversa en triomphateur, assistant aux jeux et aux discussions philosophiques, administrant la justice et faisant des largesses. L'accueil qu'on lui fit en Asie fut encore plus flatteur : rois et reines le comblèrent Antoine m de présents , et s'empressèrent de l'escorter. A Éphèse, il fut reçu avec la pompe en usage dans les fêtes de Bacchus. Il récompen- sait ce qu'on faisait pour lui plaire, tantôt avec générosité, en réduisant les taxes énormes imposées par Brutus et Cassius à certains pays, notamment à Bhodes et à Xantes; tantôt avec une folle prodigalité : ainsi, pour un dîner qu'il avait trouvé exquis, il fit don au cuisinier de la maison d'un des principaux citoyens de Magnésie.

Ces démonstrations d'allégresse amollissaient peu sa rigueur sanguinaire. Les légions de Macédoine ne se montrant pas assez obéissantes à son gré, il appelle dans sa tente trois cents soldats des plus notables, et les fait égorger; il poursuit avec acharne- ment ceux qui ont conspiré contre César , ravit aux uns leurs richesses pour les donner à des mimes et à des flatteurs, et con- fisque les biens de quelques autres comme s'ils étaient morts; puis, dans le but de faire de l'argent, il convoque à Éphèse les députés de toute l'Asie, et, leur reprochant d'avoir favorisé Brutus et Cas- sius , il leur enjoint de payer immédiatement le tribut de dix an- nées. Il convoitait aussi les richesses que le commerce procurait à Palmyre ; mais les habitants de cette ville se transportèrent avec tout ce qu'ils possédaient au delà de l'Euphrate; là, de concert avec les Syriens et les habitants de la Palestine épuisés par les impôts, avec les Aradiensqui avaient égorgé les exacteurs romains,

310

CINQUIEME ÉPOQUE.

Guerrrs des Tartlics.

Antoine et Ctéopâtre,

ils réclamèrent la protection des Parthes, appelant de nouveau sur Rome des hostilités redoutables.

Guidés parPacorus, fils de leur roi, et par Labiénus, général romain, envoyé près de lui comme ambassadeur par Cassius et Brutus, et resté à sa cour après la journée de Philippes, les Par- thes passent l'Euphrate et défont en bataille rangée Saxas , gou- verneur de la Syrie. Labiénus le poursuit dans la Cilicie et le tue, dévaste l'Asie Mineure, et se rend maître de toutes les places for- tes, depuis l'Hellespont jusqu'à la mer Egée. De son côté, Pacorus s'empare de la Syrie et de la Phénicie , à l'exception de Tyr, qui seule oppose de la résistance.

Cléopâtre s'était rangée , après la mort de César, du côté des triumvirs , et avait fait reconnaître pour roi d'Egypte Ptolémée Césarion, qu'elle disait avoir eu de César; mais, comme un de ses généraux avait été contraint de seconder Cassius , Antoine, à son arrivée en Cilicie, l'appela près de lui pour qu'elle se justifiât. Elle partit donc, se confiant dans les charmes qui lui avaient valu la conquête de César, et parut à Tarse sur une galère ornée de tout le luxe voluptueux de l'Orient. La poupe était dorée, les voi- les de pourpre, et les rames argentées battaient l'onde au son des lyresetdes flûtes. Des Amours et des Néréides entouraient la déesse, couchée nonchalamment au milieu d'un nuage de parfums. Le peuple, accouru pour la voir sur les deux rives du fieuve, chan- tait : C'est Vénus qui vient visiter Bacehus. La séduisante Égyp- tienne pouvait-elle, avec les sommes énormes qu'elle apportait, avec sa beauté rehaussée par tous les raffinements de l'art et par un esprit cultivé, douter un moment de voir Antoine à ses pieds? Dès ce moment il fut son esclave. Loin de lui parler des accusa- tions dirigées contre elle, il n'y eut pas d'injustice qu'il refusât de commettre pour lui complaire. Il fit périr des hommes consi- dérables, pour confisquer leurs biens au profit de celle qui aimait ; il envoya des soldats égorger Arsinoé,sa sœur, qu'elle redoutait et qui vivait sans éclat en Asie ; puis, il la suivit ensuite en Egypte, il passa près d'elle l'hiver dans les délices.

Aussi rusée que belle, joignant l'habileté de Mithridate à la hardiesse de César, elle avait le don des langues , et sa conversa- tion, pleine de mots piquants et de gracieuses saillies, ravissait les barbares, émerveillés de son savoir. Son luxe éblouissait le> Égyp- tiens dégénérés; en flattant l'ainour-propre de son faroucbe Ro- main, en même temps que son penchant pour les plaisirs de la table et de l'amour, elle le tenait enchaîne à son char : c'étaient chaque jour de sa part des transformations nouvelles, tantôt guer-

GUERRES CIVILES JUSQU'A L'EMPIRE. 3H

rière, tantôt chasseresse, tantôt pêcheuse. Si elle s'apercevait qu'Antoine, afin de paraître un adroit pêcheur, faisait attacher des poissons à ses hameçons, elle feignait d'être sa dupe, puis elle envoyaitdes plongeurs lui en accrocher de toutcuits, et lui disait en le raillant : Va prendre des villes et des royaumes, voilà de tes tra- vaux; laisse-nous le soin de tendre des pièges aux habitants des eaux. Elle jouait et buvait avec lui, raccompagnait dans ses excur- sions nocturnes, s'amusait aux dépens des passants, se mêlait, sans être connue, aux libertins des tavernes, et s'exposait aux coups et aux injures, afin de pouvoir ensuite déployer toutes ses grâces tu faisant à la cour le récit de leurs aventures. Ce genre de vie, que les deux amants appelaient inimitable, indignait tous les hommes sages; mais le peuple d'Alexandrie en était charmé, et s(- réjouissait aux comédies que lui donnait Antoine, qui réser- vait les tragédies pour les Romains.

Comédies ruineuses ! La reine et le triumvir se donnaient , à l'envi l'un de l'autre, de fréquents banquets; mais Gléopâtre l'em- portait toujours en magnificence et en bon goût. Comme Antoine admirait un jour la quantité de vases précieux disposés sur le buffet, elle lui dit : Ils sont à ta disposition, et elle les lui envoya, en le priant de revenir le lendemain en plus nombreuse compa- gnie. Il se rendit à l'invitation, et trouva les tables plus riche- ment garnies que la veille; puis, à la fin du repas, vases et coupes furent distribués aux convives. Elle portait à ses oreilles deux per- les d'un prix inestimable; un jour elle en fit dissoudre une et la but , et allait en faire autant de la seconde quand on l'arrêta; alors elle la donna.

Philotas, médecin d'Amphissa, ayant été invité par un cuisi- nier à voir les apprêts du repas d'Antoine , fut émerveillé de la variété des mets, et bien plus encore en apercevant huit broches dont chacune portait un sanglier; il demanda combien de convi- ves attendait le général romain : Douze seulement, répondit le cuisinier; mais comme Antoine peut se mettre à table à l'instant, (/ans une heure , dans deux, ou plus tard, il faut tenir continuel- lement un diner prêt.

Octave incitait à profit les voluptueux loisirs de son collègue. De retour en Italie , il s'occupa de la pressurer , comme Antoine "uaïîe taisait de l'Asie, afin d'apaiseret de gagner les vétérans, auxquels il distribua, selon ses promesses, les villes et les terres des Italiens dépossédés (1). On vit arriver en foule à Home les malheureux co-

(1) liio» el Appien allument que les triumvirs s'entendirent pour répartir entre leurs soldats les biens de tous ceux qui n'avaient pas pris les armes pour eux.

Octave eu alie.

41.

312 CINQUIÈME ÉPOQUE.

Ions expropriés, se récriant contre l'injustice qui faisait payer au peuple les frais d'une guerre entreprise pour le seul avantage des triumvirs. Octave les écoutait avec une condescendance hypocrite, mais n'en continuait pas moins l'inique distribution. Il ne parvenait pas encore à rassassier l'avidité de l'armée, qui exagérait les tré- sors répartis entre les soldats de Sylla, et se battait chaque jour avec les citoyens qu'elle dépouillait, ou murmurait contre le triumvir, incapable de satisfaire à ses exigences, vuiue. Les mécontents trouvant des chefs dans Fulvie et L. Anto- nius, la femme et le frère de Marc- Antoine. Si cette femme, dont nous avons déjà mentionné les atrocités et les débauches, était ir- ritée contre son mari pour ses nouvelles amours et ses fastueux excès, elle ne haïssait pas moins Octave, qui lui avait refusé un attachement tout autre que celui que l'on peut exiger d'un gen- dre (1); en outre, pour ajouter à ses torts, il avait répudié sa fille Clodia, en déclarant la renvoyer intacte. Fulvie, qui s'était rendue plus puissante que les consuls, gouvernait Rome à son gré et ex- citait les adversaires d'Octave, leur faisant voir qu'il visait à la ty- rannie et s'attachait à se faire des partisans en dépouillant les malheureux dont il distribuait les terres. Les vétérans d'Antoine et les Italiens expropriés prêtaient volontiers l'oreille à ses sugges- tions; c'était une nouvelle guerre civile qui menaçait le pays. Chaque jour voyait naître de nouveaux conflits et de nouveaux meurtres; les communications par mer étaient interceptées, et l'Italie me- nacée de famine.

Octave s'efforçait de calmer les esprits ; mais Fulvie , ne respi- rant que vengeances, et persuadée que la guerre seule pouvait arracher Antoine de l'Egypte , se retira à Préneste; , casque en tète, elle passait en revue des légions, donnait le mot d'ordre et tranchait du général. L'armée déclara qu'elle voulait prononcer comme arbitre entre les deux adversaires, et assigna Octave et Fulvie à comparaître devant elle à Gubium. Le premier s'y rendit humblement; Fulvie refusa d'obtempérer à la citation, dont elle se railla , et ce fut sa ruine. Bien que les sénateurs de son parti eussent misàsa disposition leurs gladiateurs, L. Antonius se trouva enfermé dans Pérouse. Fortifiée comme elle l'était, et défendue par une armée entière, cette ville ne pouvait être prise que par

Antoine dit : Octave va en Italie pour distribuer les villes et les villages, ou, pour ótre plus exact, pour faire passer toutes les propriétés d'Italie dans d'autres mains. »

(l) C'est ce que nous révèle une obscène épigramme d'Auguste, conservée pai Martial, XI, 20.

Guerre de

l'iTouse.

'.0.

GUERRES CIVILES JUSQU'A L'EMPIRE. 313

famine; bientôt, en effet, Lucius se vit réduit à retrancher les vi- vres aux esclaves et aux gens de service, sans vouloir permettre qu'ils s'éloignassent, dans la crainte que l'ennemi n'apprît d'eux l'extrémité dans laquelle il se trouvait. Ces malheureux furent donc condamnés à une lente et douloureuse agonie. Les assiégés , ré- duits aux abois, tirent une sortie furieuse, mais ils furent repoussés. Alors Lucius, pour sauver la vie à tant de braves gens, se résigna à traiter avec Octave, qui l'accueillit avec politesse, et promit le par- don à tous ceux qui mettraient bas les armes ; mais une fois maître de la ville, il fit exécuter plusieurs des principaux citoyens, et con- damna à être égorgés, le jour des ides de mars, sur l'autel de Cé- sar, trois cents chevaliers et sénateurs de Pérouse (1). Ce fut en vain qu'ils invoquèrent la foi des traités et en appelèrent même à sa piété; ils n'obtinrent de lui que cette réponse : Il faut mourir! La ville fut livrée aux flammes. Fulvie et ceux qui purent échapper se réfugièrent en Sicile ou en Grèce. Octave fit son entrée dans Home, vainqueur de ses concitoyens dans une guerre déplorable, il ne s'agissait que du partage des dépouilles entre les plus forts.

L'histoire fait à peine mention de Lépidus, qui, insouciant comme il l'était, fut bientôt victime de sa vanité et de sa faiblesse. La'guerre de Pérouse et l'invasion des Parthes arrachèrent Antoine i«. à ses funestes loisirs. La première lui paraissant plus menaçante, il court d'abord à Athènes, il trouve Fulvie, dont il blâme la con- duite. Informé bientôt qu'Octave avait occupé la Gaule transal- pine, que lui assignaient leurs conventions, il y vit une déclara- tion de guerre, et se dirigea vers l'Italie, en abandonnant sa femme, qui succomba à ce nouveau coup. Au lieu de s'opposer à Anione en son débarquement, Domitius Ahénobarbus, qui commandait la flotte républicaine, se rangea sous son drapeau; Sextus Pompée, secondant aussi ses projets, s'empara de plusieurs villes sur la côte, et mit l'Italie en état de blocus.

Octave accourut; mais les soldats , fatigués de batailles, et dé- sireux désormais de jouir tranquillement des biens qu'ils avaient Réconciliation obtenus, contraignirent les deux rivaux à entrer en arrangement. d Voct?veet El fut stipulé, par l'entremise de Coccéius, d'Asinius Pollion et de Mécène, que les triumvirs oublieraient le passé; qu'Antoine épouserait Octavie, sœur de son collègue, jeune personne d'une grande beauté et d'une rare vertu ; enfin, qu'ils se partageraient l'empire, en prenant pour limite Codropolis (Scutari) dans l'Illy-

(I) Suétone, August., 15. Dion dit quatre cents, XLVI1I, 14. Sénèqie rap- pelle aussi ce massacre, de dementici, I : Fuerif moderatus et démens, netnpe post Pentsinas aras.

Sextile

Pompée.

38.

314 CINQUIÈME ÉPOQUE.

rie. Octave gardait donc la Dalmatie, les deux Gaules, l'Espagne et la Sardaigne; Antoine, tous les pays à l'orient jusqu'à l'Eu- phrate. Lépidus avait l'Afrique. L'Italie restait en commun, pour lever les troupes nécessaires à la défense de l'État. Antoine se chargeait de la guerre contre les Parthes; Octave devait combattre Sextus Pompée, s'il refusait de se soumettre.

Ce dernier continuait d'affamer l'Italie, la disette allait crois- sant, surtout depuis qu'il avait occupé la Corse et la Sardaigne; le peuple de Rome, exaspéré, en vint jusqu'à des séditions sanglan- tes, et il fallut que les triumvirs se décidassent à proposer un arran- gement. Ils eurent une entrevue près du promontoire de Misène. Pompée demandait à être admis dans le triumvirat à la place de Lépidus, dont le crédit baissait de jour en jour ; il voulait que les proscrits survivants fussent réintégrés dans leurs droits, et que les meurtriers de César ne fussent punis que de l'exil. Ces conditions furent repoussées parles triumvirs. Pompée n'avait donc plus qu'à tenter la chance des armes ; maître de la mer et des îles comme il l'était, il aurait porté des coups terribles à ses ennemis, si, plus ferme dans sa volonté, il avait su se diriger par lui-même, au lieu de se laisser guider par ses amis et par l'affranchi Menas.

Tandis qu'il hésite, de nouvelles ouvertures sont faites, et il est enfin convenu qu'il gardera la Sicile, la Sardaigne et le Pélopo- nèse; qu'il lui sera restitué soixante-dix mille sesterces, valeur des biens confisqués à son père; qu'il aura le souverain pontificat, et pourra, quoique absent, briguer le consulat; que le sort des proscrits sera adouci , et que les légionnaires de Sextus , à l'expi- ration de leur temps de service , obtiendront des concessions en terres, comme ceux des triumvirs. Sextus promit en retour de laisser la navigation libre, de ne plus inquiéter les cotes, de ne point accueillir les esclaves fugitifs, d'approvisionner Rome, et de nettoyer les mers des pirates qui les infestaient.

Au momentoù Sextus discutait les termes du traité, sur son vais- seau amiral, avec les deux triumvirs, l'affranchi Menas, toujours enclin à lui conseiller des partis extrêmes, vint lui dire à l'oreille : Laissez-moi mettre à la voile , j'enlève ces gens-ci , et vous clés le maitre du monde. Ambitieux à demi, Pompée lui répondit : Que ne le faisais-tu sans me le dire ! Je ne saurais, moi, manquer aitisi a la foi promise.

Hume fut flans la joie en voyant la tin de sa longue famine , et le retour dans leur patrie de tant d'illustres proscrits, qu'elle at- tribuait à Pompée ; car elle supposait en lui toutes les vertus de son père, jadis l'idole et bientôt l'objet de la compassion du peuple :

GUERRES CIVILES JUSQU'A L'EMPIRE. 31d

niais elle ne tarda point à reconnaître qu'au lieu de trois tyrans, elle en avait quatre désormais. L'ancienne haine de César et de Pompée se ralluma bientôt entre leurs héritiers. Octave épiait l'oc- casion d'envahir la Sicile, et Sextus levait des troupes pour la dé- fendre. Le premier prétendait que les sommes dues avant le traité, à la république , par le Péloponèse devaient être perçues par les triumvirs; l'autre entendait les toucher, le pays lui ayant été cédé sans aucune réserve : de des dissentiments continuels, et la guerre était inévitable.

Les collègues d'Octave le secondaient mollement; mais ce qui lui procura un grand avantage, ce fut la désertion de Menas. Mé- content de Pompée , qu'il savait défiant, ou voulant séparer sa cause de celle d'un homme qui avait trop de scrupules pour triom- pher , cet affranchi apporta à l'ennemi sa grande habileté et ses conseils audacieux, sans parler de trois légions, d'une Hotte con- sidérable, et des îles de Corse et de Sardaigne. Cependant, Octave, ayant attaqué Pompée avec ses renforts inattendus , vit sa flotte détruite, soit par les vaisseaux ennemis , soit par la tempête. Fort heureusement pour lui, Sextus ne sut pas profiter de la vic- toire, et lui laissa rallier les débris dispersés de sa flotte.

Mais le grand et le véritable bonheur d'Octave fut d'avoir su distinguer et élever deux simples chevaliers, Mécène et Agrippa. Le premier issu d'un lars étrusque , de l'illustre famille Cilnia , était un homme d'un grand esprit, mais le bonheur l'avait énervé (1). Modéré dans son ambition et satisfait de rester cheva- lier romain, pour s'abandonner plus librement aux plaisirs et à l'oisiveté , vers lesquels l'entraînait sa mollesse naturelle , il était incapable de toute action énergique et virile. Faites-moi boiteux, avait-il coutume de dire, manchot, bossu, édenté , pourvu que vous me laissiez vivre; bien plus, mettez-moi en croix, pourvu que vous me laissiez vivre! Mais il était d'excellent conseil; en outre, comme il ne cherchait pas à se faire valoir, parce qu'il n'aspirait point aux honneurs , il pouvait faire entendre à Octave les vérités les plus blessantes, et apprivoiser cette âme farouche en la disposant à la douceur. Dans ce but, il protégeait les hommes de lettres; il ob- tint du triumvir le pardon du poète HoratiusFlaccus, de Venouse, qui avait commandé à Philippes une des légions de Brutus , et fit restituer à un autre poète, Virgilius Maro, de Mantoue, leschamps dont l'avaient expulsé les colons militaires; un jour qu'Octave,

(1) Mœceuas alavis edile i egibus- Horace,!, 1. Ingeniosus vir il le fuit ; magnum exemplum romanas eloquenti^ daturus, nisi illum enervasset fe- lititas, imo eus/russe/. ' SémVmt, óp. 19.)

Mécène.

316 CINQUIÈME ÉPOQUE.

assis sur son tribunal, prononçait contre ses ennemis des sentences de mort, Mécène, ne pouvant s'approcher de lui à cause de la foule, lui jeta ses tablettes, sur lesquelles il avait écrit : Lève-toi, bour- reau.

AgMppa. Ces conseils étaient dictés par une politique pleine de sagesse; car elle tendait au seul but qu'un homme d'État pût alors avoir en vue : la pacification de l'empire. C'était à délivrer Octave de ses ennemis que s'employait Agrippa; incapable, comme Mécène, d'occuper le premier rang , il n'avait pas moins d'habileté guer- rière que celui-ci de ressources et d'expédients en politique. de si basse condition qu'il avait honte de s'en souvenir, il s'était, tout jeune encore, concilié l'amitié d'Octave; ce fut lui qui l'en- couragea à accepter le dangereux héritage auquel l'appelait la mort de César, et qui gagna à sa cause les vétérans de son père adoptif. Préteur à vingt-cinq ans , il dompta les Gaulois trans- alpins, qui s'étaient insurgés, et sa fortune grandit avec celle du triumvir. Ces deux hommes , si précieux pour Octave dans les cir- constances où il se trouvait, pourvurent aux moyens de rétablir l'ordre, de substituer aux indociles vétérans de Philippes une ar- mée disciplinée , qui voulût et qui pût lutter avec avantage con- tre les talents militaires d'Antoine et contre la valeur de Pompée. De nouvelles flottes, équipées parles soins d'Agrippa , allèrent porter la guerre à Sextus en Sicile et sur les mers; les avantages remportés par son général réparèrent la honte d'Octave toujours prêt à fuir et réduit souvent à de graves périls , surtout au milieu des flots d'une mer très-orageuse. Une fois en sûreté sur le rivage, il s'écria d'une voix menaçante : Je vaincrai, oui, Neptune , je vaincrai malgré toi ! Quelques vaisseaux envoyés par Antoine , et les renforts que lui amena Lépidus, lui permirent d'assiéger son ennemi dans Messine. Pompée proposa de terminer la guerre par un combat de trente vaisseaux de chaque côté ; le défi ayant été accepté, on en vint aux mains entre Myles etNauloque. La vie-

s. rctnpée. toire fut disputée avec une égale habileté par Agrippa et Pompée, avec un courage également opiniâtre de la part des soldats; mais elle favorisa enfin Agrippa. La flotte ennemie fut livrée aux flam- mes, quelques-uns de ses chefs subirent la mort, et d'autres se tuèrent eux-mêmes. Octave , à qui le cœur avait manqué au mo- ment d'engager la lutte , était resté couché sur une galère ; il se releva, comblé d'une gloire qu'il ne méritait pas. Pompée, réduit à dix-sept vaisseaux, au lieu de tenter de nouveau la fortune , prit à bord sa fille, quelques amis , ses trésors , et passa en Asie , dans l'intention de réclamer l'assistance des Parthes, à la condition de

8*.

Dcfaitc

GUERRES CIVILES JUSQU A L EMPIRE. .'] | 7

les seconder lui-même, ou de traiter avec Antoine; mais le col- lègue d'Octave le fit ou le laissa assassiner.

Quand Messine, assiégée par Agrippa et Lépidus , se fut rendue à ce dernier, la jalousie que depuis longtemps Octave nourrissait contre lui ne tarda point à éclater. Lépidus était venu d'Afrique iépid,de avec douze légions et cinq mille cavaliers numides, sur quatre- vingts vaisseaux de guerre et mille bâtiments de transport; lors- qu'il vit Octave réclamer, pour lui seul, la gloire et la puissance, il fit valoir ses prétentions en qualité de triumvir. Mais son col- lègue étant parvenu à séduire ses officiers , il se trouva abandonné de tous les soldats; vêtu de deuil, il ne rougit pas d'aller lui- même rendre bommage à Octave , qui le méprisait assez pour lui faire grâce de la vie et lui laisser ses biens.

Tombé ainsi d'un rang ne l'avaient élevé ni le courage ni l'habileté, mais la fortune seulement, mauvais citoyen, artisan de factions qu'il était incapable de diriger sans s'appuyer sur les autres , il ne lui resta de sa grandeur que la plus insignifiante des dignités, celle de souverain pontife. Il finit ses jours dans le La- tium, au sein d'une obscurité dont il n'eût jamais sortir.

César Octave et Marc-Antoine restaient seuls pour se disputer l'empire. Le premier commandait une armée comme jamais aucun général romain n'en avait eu sous ses ordres; elle se composait de quarante-cinq légions , de vingt-cinq mille hommes d'infan- terie légère, outre six cents gros vaisseaux. Mais la force d'une armée consiste dans la subordination , et ses soldats se soulevaient sans cesse, réclamant à grands cris les mêmes récompenses dont avaient été gratifiés les vainqueurs de Philippes. Octave essaya de les apaiser, en leur distribuant des colliers, des bracelets, des couronnes; mais un tribun lui dit : Garde ces jouels-là pour les petits enfants. Ce mot hardi fut couvert d'applaudissements par les soldats, et Octave se vit obligé de se retirer; mais le tribun disparut, et, comme on pensa généralement qu'il avait été assas- siné par l'ordre du général , les turbulents se calmèrent. Vingt mille hommes , qui persistaient à exiger de l'argent ou leur congé, furent licenciés; on gagna les autres par des libéralités.

Rome salua le retour d'Octave par les honneurs les plus splen- dides et les félicitations réservées aux triomphateurs; elle lui érigea une statue, et lui donna le titre de pacificateur [de la terre et de la mer. Dans la pensée de s'attacher la multitude , il refusa certaines démonstrations excessives, libéra ceux qui étaient débiteurs du trésor pour affaires publiques, envoya des troupes pour détruire les bandes qui dévastaient les bourgs et les cam-

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318 CINQUIÈME ÉPOQUE.

pagnes , et fit venir des grains en abondance. On le vit apporter sur la place des lettres de différents sénateurs trouvées dans les papiers de Pompée , et les brûler, sans qu'elles eussent été ou- vertes; enfin, il déclara formellement qu'il déposerait l'autorité aussitôt qu'Antoine serait de retour de l'Orient. La multitude , séduite par tant de magnanimité , lui conféra le titre de tribun du peuple à perpétuité : c'était le rendre inviolable et lui aplanir la voie qui devait le conduire au pouvoir absolu. En attendant que le temps consolidât les titres qu'il venait acquérir, Octave marcha contre les lllyriens.

Antoine, après le traité de paix conclu avec lui et Pompée, était passé en Grèce avec Octavie, sa nouvelle épouse; à Athènes, re- cevant les hommages serviles auxquels l'avait habitué Cléopâtre. il s'habillaiten Bacchus pour figurer dans les solennités publiques. Il épousa même Minerve à la suggestion des Athéniens , qui se virent ensuite obligés de lui payer la dot de la déesse , à raison de G"eesrparCiï"sre mille talents. Cependant , son lieutenant Yentiilius avait fait avec succès la guerre aux Parthes , qui , sous la conduite de Pacorus , s'étaient avancés jusqu'à Tyr après avoir ravagé la Syrie; mais il les repoussa au delà de l'Euphrate, prit et fit périr Labiénus , général romain qui avait passé à l'ennemi, et s'apprêta à pour- suivre le cours de ses victoires.

Antoine eut enfin honte de s'engourdir dans les plaisirs , tandis que son lieutenant se couvrait de gloire; il s'avança donc vers l'Orient à la tète d'une armée; mais , avant son arrivée , Ventidiu livra une troisième bataille, dans laquelle périt Pacorus lui-même avec plus de vingt mille de ses meilleurs soldats. Il avait vengé Crassus, et peut-être aurait-il étendu jusqu'au Tigre les limites de l'empire, si la jalousie de son général ne l'avait point arrêté.

Lu effet . Antoine, après l'avoir rejoint sous les murs de Samo- sate, il assiégeait Antiochus, roi de Cappadoce, le renvoya à Rome, sous prétexte de lui faire obtenir un triomphe mérité '!).

Les soldats, mécontents de se voir enlever leur général . se- condèrent mal Antoine qui, dès lors dut finir peu honorablement la guerre avec Antiochus. Sosius, son autre lieutenant dans la Cilicie, la Syrie et la Palestine, soumit Jérusalem et la Judée. Canidius pénétra dans l'Arménie, défit les Ibères et les Albanais, et s'empara des défilés du Caucase , passage ordinaire des popu- lations scythiques. Antoine occupait ainsi , par ses armées , les trois

(1) Ce fut le seul que les Romains aient célébré pour des victoires remportées sur les Parthes.

GUERRES CIVILES JUSQU'A L'EMPIRE. 319

routes principales du commerce, celles du Caucase, de Palmvrc et d'Alexandrie.

De retour à Athènes, il passa en Italie pour aider Octave à Réunion triompher de Pompée, éteignant partout sur son passage les étin- deAciéop!ire celles do liberté que les meurtriers de César avaient pu laisser en Grèce et en Asie. Trouvant que son collègue ne lui témoignait pas assez d'égards, il en conçut de l'indignation; mais Octavie, secondée par Agrippa et Mécène , amena son frère à s'entendre avec son mari ; dans une conférence, ils convinrent des moyens qu'ils devaient employer pour triompher de leurs ennemis et pro- longer de cinq années le triumvirat.

Si la bonté, l'affection, la sagesse avaient suffi pour enchaîner rame de Marc-Antoine, Octavie n'eût pas manqué de réussir; mais, pour ce soldat ambitieux et grossier, qu'étaient les vertus de la charmante sœur d'Octave auprès des charmes de Cléopâtre, reine et amante , adorée comme une déesse dans la ville la plus digne d'être la capitale du monde? Antoine laissa donc en Italie sa jeune femme s'occuper de l'éducation de ses enfants et de ceux de Fulvie , et se rendit en Syrie , il invita Cléopâtre à venir le trouver. Plus dominée par l'ambition que par l'amour, la reine d'Egypte lui inspira la pensée de faire d'Alexandrie la capitale d'un nouvel empire. Dès lors il se proposa de réunir au royaume ProJct, d.An. d'Egypte tous les pays maritimes et commerçants de la Méditer- ,nlne- ranée orientale, c'est-à-dire la Cœlésyrie, Chypre, une grande partie de la Phénicie , une portion de la Judée et l'Arabie des Na- bathéens, par les caravanes gagnaient les ports de la mer des Indes. Puis , dans la pensée de réaliser le vaste projet de César, il résolut de soumettre la Parthiène, entreprise rendue facile par les divisions survenues dans ce royaume, depuis que le roi Phraate IV, après avoir tué son père et vingt-neuf frères, exer- çait audacieusement la tyrannie. Suivi de treize légions , de dix mille cavaliers gaulois ou espagnols, de plus de trente mille hommes d'infanterie légère, Marc-Antoine se hâta d'atteindre '"p™1,™,^ la l'armée des Parthes avant qu'elle se dispersât, comme d'habitude, 8V- aux approches de l'hiver; après avoir pénétré dans le pays, il mit le siège devant Praaspa, capitale de la Mèdie.

Mais plusieurs circonstances fortuites vinrent le contrarier; puis la valeur des Mèdes et des Parthes réunis le contraignit à s'éloi- Rclraite- gner de cette place et à traiter avec Phraate. Ce roi lui promit sé- curité pour sa retraite; mais, au mépris des conventions, il l'as- saillit au moins dix fois pendant une marche de vingt-sept jours. Sans entrer dans le détail des fatigues éprouvées, du courage et

320 CINQUIÈME ÉPOQUE.

de l'habileté dont firent preuve les troupes et le général, il suffira de dire qu'une mesure d'orge fut payée cinquante drachmes et que le pain se vendait pour un poids égal d'argent. Après avoir perdu vingt-quatre mille de leurs compagnons , les Romains at- teignirent enfin les limites de la province, dont ils baisèrent le sol en pleurant. Tous leurs maux n'étaient pourtant pas finis, car mille hommes succombèrent encore dans une marche forcée à travers des montagnes couvertes de neige : rapidité que rien ne motivait, sinon l'impatience fiévreuse qu'Antoine éprouvait de re- voir la reine d'Egypte.

Cléopâtre le rejoignit àLeucopolis, elle lui apportait des vêtements pour ses soldats et de l'argent ; mais, au milieu de leurs ébats amoureux, ils apprirent qu'Octavie était débarquée à Athè- nes avec des habillements pour les troupes, un grand nombre de chevaux , deux mille soldats complètement équipés et de nom- breux présents. La jalousie de l'Égyptienne s'alarma d'un rap- prochement entre les deux époux et résolut de le prévenir; tous les manèges de la coquetterie furent mis en jeu, et Antoine en- voya l'ordre à Octavie de ne pas aller plus loin. L'épouse délais- sée revint à Rome , elle ne voulut pas abandonner la maison de son mari. Loin de songer à se venger, elle détourna Octave de s'associer à ses griefs, se livra avec zèle à l'éducation des enfants d'Antoine, et soutint de son crédit ceux qu'il recommandait pour des emplois. Tant de vertu ne mettait que plus en relief la con- duite honteuse de son mari, et secondait la politique de son frère, attentif aux moyens d'aliéner à Antoine l'opinion publique.

En effet, le peuple de Rome, déjà mécontent qu'Antoine eût fait don à sa maîtresse des vastes États de l'Asie, s'irrita bien plus quand il sut l'indigne accueil fait à Octavie; il finit même par l'exécrer lorsqu'il le vit préférer la Rome orientale. En effet, ar- rivé à Alexandrie, Antoine y triompha avec toute la pompe dont le Capitole avait eu seul jusqu'alors le privilège, en traînant der- rière son char le roi d'Arménie, Artavasde, qui l'avait trahi. Dans un splendide banquet il avait réuni la foule des citoyens, il siégea avec les attributs d'Osiris sur un trône d'or, tandis que , sur un trône pareil , Cléopâtre , ses jeunes enfants à ses pieds , brillait aux regards éblouis. Alors en présence de l'Egypte entière accourue à ces fêtes, il la proclama reine d'Egypte, de l'île de Chypre, de l'Afrique et de la Cœlésyrie, en lui associant Césarion ; il assigna d'autres provinces aux trois fils qu'il avait eus d'elle, avec le titre de roi des rois à chacun d'eux. L'un se montrait re- vêtu de la robe médique, et portait sur la tête la tiare, comme

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destiné à régner sur les Modes et les Parthes; l'autre avait le large manteau et le diadème des successeurs d'Alexandre. La renommée ajoutait que Cléopâtre jurait par cette formule : Comme il est vrai que f espère donner des lois au Capitole (1).

A ces nouvelles, Rome frémit d'horreur; Octave en profite pour accuser son collègue , devant le sénat et le peuple , d'avoir dé- membré l'empire par ses largesses insensées ; il fait répéter sous main qu'en introduisant indûment Césarion dans la famille de Cé- sar, il déroge à la dignité de l'empire, et médite, soit de transfé- rer Rome sur le Nil , soit de donner Rome à Cléopâtre. Il a soin de propager en même temps une foule de récits malveillants sur des infamies ou d'indignes fai blesses d'Antoine. L'histoire, toujours prête à offrir aux heureux le tribut de sa plume , recueillit tous ces bruits, et leur donna sa sanction.

Antoine, pour se disculper, reproche à Octave de n'avoir pas partagé avec lui la Sicile, récemment arrachée à Pompée; de s'être emparé de l'autorité et de l'armée ravies à Lèpide; d'avoir distribué l'Italie à ses propres soldats, sans rien réserver pour ses vétérans à lui. Octave, tournant ces accusations en plaisanterie : Comment peut-il regretter, dit-il, de semblables restes , Inìqui a conquis V Arménie , la Mèdie et l'empire des Parthes? Antoine, piqué au vif par cette ironie sanglante, renonce à envahir la Parthiène, et se prépare à tenter un grand effort sur la mer d'Io- nie. Cléopâtre, toujours à ses côtés, dans la crainte qu'on ne pro- fitât de son absence pour le réconcilier avec Octave et sa femme , l'aidait de ses trésors et de ses vaisseaux. Samos fut indiquée comme le rendez-vous général des forces de tous les princes et de tous les peuples, de l'Egypte au Pont-Euxin et de l'Arménie à l'illyrie; là, les deux amants partagèrent leurs moments entre les préparatifs guerriers et des plaisirs somptueux, dont l'excès au- rait surpris même après un triomphe.

Octave, tirant habilement parti de toutes les fautes commises 35. par son adversaire, chassa les deux consuls qui s'opposaient à ses desseins , et amena Rome à déclarer la guerre, non à Antoine, Guerre dé- mais à Cléopâtre. Alors Antoine répudia Octavie, qui , en aban- donnant le toit conjugal, ne se plaignit que de passer pour être cause de la guerre civile. S'il se fût hâté d'attaquer son ennemi, alors que les gens les plus sages et les plus distingués parmi les Romains avaient pris en dégoût l'ambition d'Octave, et que l'em-

(1) Tirçv te eùxrjv tyjv [aeyi<it7]v, órcÓTJ ti òjìvvoi, TtoiEÏffOai, ìv t<o Kxtîixqàwo 8ixâ<joct. (Dion.)

hist. l'XIÏ. T. IV. 21

claréc.

\ïH cinquième èpoqùë.

pire était dégarni de troupes et l'Italie mécontente d'une imposi- tion extraordinaire , peut-être les destinées du monde auraient- elles siii\i un autre cours; mais, d'un côté l'attrait les plaisirs , de l'autre ses préparatifs militaires, déterminèrent Antoine à re- mettre la guerre à l'année suivante. Octave profita de ce délai pour apaiser les esprits ; il arracha aux vestales le testament qu'An- toine avait déposé entre leurs mains, et le fit lire publiquement; or, comme il était tout favorable aux Égyptiens, il déplut souve- rainement aux Romains. Puis, c'étaient chaque jour de nouvelles inculpations : tantôt il avait fait don à Cléopâtre de la fameuse bibliothèque des rois de Pergame; tantôt il avait autorisé les Éphésiens à la proclamer reine ; il s'était interrompu, sur son tribunal, pour lire les billets amoureux qu'elle lui adressait; il en était descendu, au milieu de la plaidoirie d'un orateur célèbre, pour accompagner la litière de cette reine impérieuse. On ra- contait encore d'autres faits, qui, malgré leur peu d'importance réelle, servaient de prétexte à ceux qui mettaient leur confiance dans la fortune d'Octave, ou qu'indisposait l'orgueil de la reine d'Egypte, si. La Grèce fut le champ dans lequel l'Orient et l'Occident revin-

rent se heurter. Antoine avait tiré des provinces qu'il possédait en Asie et en Afrique deux cent mille hommes de pied , douze mille cavaliers et huit cents vaisseaux. 11 était suivi en personne par Bocchus, roi de Mauritanie; Tarcondème , roi de la Cilicie supérieure; Achélaus, roi de Cappadoce; Philadelphe, roi de Paphlagonie; Mithridate, roi de Comagène; Adalla, roi deThrace. Il avait en outre reçu des troupes de Palémon, roi de Pont; de Malchus, roi des Arabes; d'Hérode . roi des Juifs; d'Amyntas, roi de Lycaonie et de Galatie ; enfin , une armée de Gètes était en marche pour se joindre à lui. Octave, qui commandait de l'Il- 1 y rie à l'Océan, sur la côte d'Afrique faisant face à l'Italie, àia Gaule et à l'Espagne , n'avait pas dans ses rangs un seul prince étranger. Ses forces consistaient seulement en quatre-vingt mille hommes d'infanterie, douze mille chevaux et deux cent cinquante vaisseaux, mais beaucoup mieux équipés que ceux de l'ennemi. Avec ces forces, il s'avança contre Antoine , dont l'armée était près du promontoire d'Actium, et la Hotte dans le golfe d'Ambra- cie , tandis qu'Agrippa, sur les côtes de la Grèce, interceptait les convois de l'Egypte, de la Syrie et de l'Asie, et prenait plusieurs villes sous les yeux mêmes de l'ennemi. Aussitôt, une foule de soldats désertèrent l'armée d'Antoine qui, devenu soupçonneux , en fit périr un grand nombre dans tes tourments. Canidius. son

Bataille d'Ac- tium.

GUERRES CIVILES JUSQUE L'EMPIRE. li"23

général, le détournait d'attaquer la flotte d'Octave, qui s'était aguerrie dans les combats contre Pompée , et lui conseillait de gagner plutôt les plaines de la Thrace et de la Macédoine , pourrait se déployer avec plus d'avantage la valeur de ses troupes. Ses vétérans lui répondaient : Ne le fie pas à des planches agitées par les flots; laisse aux Egyptiens et aux Phéniciens les combats sur mer; nous sommes habitués à vaincre sur terre, et à mourir sans regarder derrière nous. Mais Cléopâtre le détermina à com- battre sur mer, bien qu'il se défiât assez du courage des Égyp- tiens pour faire brûler leurs vaisseaux ( à l'exception de soixante destinés à escorter la reine ) , afin qu'ils ne pussent prendre la fuite.

La bataille fut donc livrée. Octave, quoique rassuré par d'heu- «septembre, reux présages, surtout par la rencontre d'un ânier appelé Bonaven- ture, qui chassait devant lui un baudet appelé le Vainqueur (1), ne s'en tint pas moins éloigné du péril ; Antoine s'y exposa avec tout le courage d'un vétéran. Le premier avait des navires légers, ma- nœuvres avec habileté ; l'autre , des bâtiments hauts et massifs. Des deux côtés les combattants déployaient la plus grande va- leur, quand on vit les soixante vaisseaux de Cléopâtre cingler à toutes voiles vers le Péloponèse; l'Égyptienne ne put supporter le spectacle et le fracas de cette sanglante mêlée à laquelle elle avait voulu assister; désespérant peut-être de la fortune d'Antoine, elle songea dès lors à enchaîner le nouveau vainqueur. Antoine, ou- bliant sa vaillance et l'honneur, suivit Cléopâtre. Innocente, il vou- lait la défendre; coupable , l'empêcher de se donner à Octave. Le sort de la bataille fut ainsi décidé, et la prééminence acquise à l'Oc- cident.

La désertion du général entraîna la défaite de sa flotte. Restait encore l'armée, qui, forte de plus décent mille hommes, comptait dans ses rangs les vainqueurs des républicains. Elle resta sept jours dans l'inaction en présence de l'ennemi; puis les officiers, étran- gers à cette fidélité qui survit au bonheur, et les soldats, éloignés de l'Italie et de leur général qui les abandonnait pour une femme, se décidèrent à passer du côté d'Octave : événement plus décisif encore que la perte de la bataille navale. Le vainqueur resta le maître de l'Asie; il déposa quelques princes, les taxa tous à des sommes énormes, pardonna à beaucoup de Romains, et en livra d'autres au dernier supplice. Antoine ne trouva de fidélité que

(1) L'ânier s'appelait Eùtu/ï);, et l'âne NixùSv; c'est toujours Plutarque qui parle.

2i.

324 CINQUIÈME ÉPOQUE.

dans les gladiateurs qu'il nourrissait à Cyzique : ils traversèrent l'Asie Mineure, la Syrie, la Phénieie, le désert, pour aller le re- joindre en Egypte.

En proie à la honte et au dépit, il continua de fuir durant trois jours, sans revoir Cléopâtre; puis, ayant abordé à Ténare, dans la Laconie,il se réconcilia avec elle. Il récompensa généreusement ses amis, en les invitant à chercher fortune ailleurs, et se rendit en Egypte avec celle qui l'avait perdu ; mais, lorsqu'il se vit aban- donné par les quatre légions de la Cyrénaïque, il se livra à un sombre désespoir, et se retira dans la tour de Timon, près d'A- lexandrie, pour y attendre la mort. L'amour de la belle reine s'é- tait évanoui avec le bonheur de son amant ; cependant elle le suivit dans cette retraite, et, pendant qu'elle envoyait au vainqueur le trône et le sceptre d'or, elle enivrait le vaincu de voluptés et d'es- pérances. Elle forma une société des Inséparables dans la inori , avec lesquels les nuits se passaient en festins; le jour, elle es- sayait des poisons divers sur des esclaves, pour s'assurer de celui qui causait une agonie moins douloureuse, et berçait son amant de la pensée qu'elle voulait mourir avec lui, ou se retirer avec lui dans de lointaines solitudes.

Sur ces entrefaites, Octave approchait, et Cléopâtre lui livrait Péluse, la clef de l'Egypte, et recevait de lui de galants messages. Finn- Antoine. Antoine, qui ne concevait aucun soupçon, se battit en désespéré quand l'ennemi se présenta aux portes d'Alexandrie ; rentré dans la ville , il embrassa Cléopâtre , et lui offrit ses meilleurs soldats pour la défendre jusqu'à la mort. Son infanterie est battue, et sa cavalerie le trahit; enfin, lorsqu'il voit la flotte égyptienne se joindre à celle de l'ennemi, et Octave rire du duel qu'il lui a fait proposer, il se perce de son épée ; mais, voulant mourir près de Cléopâtre, il se fait hisser, au moyen d'une corde, dans le mau- solée où elle s'était renfermée, et rend sous ses yeux le dernier soupir.

Il terminait sa cinquante-troisième année. Son caractère fut un mélange de bonnes et de mauvaises qualités qui se manifes- tèrent selon les chances de sa fortune (1) ; peut-être aurait-il été vertueux, si le malheur l'eût éprouvé. 11 seconda utilement César; parvenu au pouvoir, il en abusa comme tous ceux qui disposaient alors de la puissance romaine ; néanmoins il faut reconnaître que Cicéron et les flatteurs d'Auguste l'ont trop souvent calomnié. Sa

(1) Av<rrvxwv ofAoïotato; rjv àytâtô : Dans la disgrâce il ressemblait an plus ▼erlueux. (Plutabque.)

GUERRES CIVILES JUSQU'A L' EMPIRE. 325

mémoire fut déclarée infâme par le sénat, et pourtant sa postérité devait monter sur le trône refusé à celle d'Octave (1).

Octave se montra touché de la mort de l'homme qui avait été son complice dans les proscriptions, et dont la valeur lui avait aplani le chemin de l'empire. Il entra dans Alexandrie en s'entre- tenant familièrement de philosophie avec le platonicien Aréus , et déclara qu'il pardonnait à cette ville, en considération de son fon- dateur et de l'amitié qu'il avait pour Aréus. Insensible à la douleur de Cléopâtre, qui faisait mine de vouloir se tuer, et aux agaceries par lesquelles elle cherchait à le séduire, son seul désir fut de lui conserver la vie pour qu'elle ornât son triomphe ; mais l'horrible idée d'être livrée en spectacle comme un objet de pitié dans une ville elle avait excité l'envie, la détermina à se faire piquer par un aspic, et ce fut ainsi qu'elle sut échapper à celui que n'avaient pu vaincre ses charmes.

Avec elle finit la race des Lagides , qui avait duré deux cent quatre-vingt-quatorze années. On raconte que, la veille de la dé- faite d'Antoine sous Alexandrie , une harmonie de mille instru- ments, mêlée de voix en grand nombre, troubla le silence de la nuit. Tout le monde pensa que c'était Bacchus Osiris qui aban- donnait son ancien séjour pour passer dans le camp d'Octave ; en effet, la société orientale , qui avait soutenu la lutte contre l'Occi- dent, finissait. Désormais, le culte de la nature, les conquêtes san- glantes et l'ivresse des sens devaient céder la place à d'autres maximes et à d'autres gloires, révélation d'un autre monde (2).

Nous avons vu cette Egypte, qui se montra si grande aux com- mencements de l'histoire, ouvrir ses temples à d'autres divinités, ses frontières à d'autres peuples, et subir la servitude contre la- quelle elle ne s'était prémunie que par l'isolement. La domination des Ptolémées parut lui avoir donné une nouvelle vie. L'Egypte acquit sous eux une opulence prodigieuse, grâce à l'admi- rable situation d'Alexandrie, devenue le centre du commerce du monde , qui augmentait en proportion du luxe de l'empire ro- main. Les fréquentes révolutions qui l'atteignirent ne lui causèrent pas beaucoup de maux , attendu que la capitale en était le plus

(1) On ignore ce que devinrent les deux fils qu'il avait eus de Cleopatra. La fille, qui s'appelait Cléopâtre comme sa mère, fut élevée par la vertueuse Octavie ; elle épousa Juba , roi de Mauritanie. Antonia, l'aînée des filles d'Octavie et d'Antoine, épousa L. Domitius Ahénobarbus, père de Cn. Ahénobarbus, à qui Néron dut le jour. Antonia, la puînée, fut mariée à Drusus, beau-fils d'Oclave, dont elle eut l'empereur Claude et Germanicus, père de Caligula.

(2) Michelet, Hi*?, romaine, t. II, ad fin.

326 CINQUIÈME ÉPOQUE.

souvent le théâtre, et que le pays suivait son impulsion sans en éprouver une grande perturbation. Le peuple, qui d'abord avait horreur de la mer, finit par devoir sa prospérité à la navigation , et tint, à Actium, la balance entre l'Orient et l'Occident. Peut-être même, sans le caprice insensé de Cléopâtre, eût-il donné la vic- toire à Antoine. Ce qui prouve que ce pays ne dut sa splendeur qu'au commerce , c'est l'accroissement prodigieux d'Alexandrie lorsque cette ville fut tombée sous la domination romaine et même après que l'Egypte eut cessé, durant plusieurs siècles, d'être men- tionnée par l'histoire.

Octave en emporta tant de trésors que l'argent monnayé tomba de dix à quatre pour cent en Italie, et que le prix des denrées augmenta en proportion. Le vainqueur connaissait si bien l'impor- tance de cette province, qu'il décréta qu'aucun sénateur ne pour- rait en avoir le gouvernement, ni même y mettre le pied, sans son autorisation; elle dut être administrée par un simple cheva- lier investi d'un pouvoir absolu, mais sous la dépendance de l'em- pereur.

CHAPITRE XXI.

ACGCSTE.

Incapable de faire une révolution, mais très-habile à profiter de celles qui avaient été faites, Auguste, après avoir réglé les affaires de l'Asie et des îles, revint à Koiné, il se fit décerner un triple triomphe : le premier, pour ses victoires sur la Dalmatie; le se- cond, pour la bataille d'Actium; le troisième, pour la soumission de l'Egypte. On lui décréta le titre cïfmperator, non plus comme simple dénomination honorifique, mais comme signe d'autorité et pour indiquer en quelque sorte, suivant l'expression de Dion, une puissance presque divine (1); il fut salué du nom d'Auguste, sous

(1) 'Qî xoù uXeïov xt, 9i xat' âvOpwiro; wv. Dion, LUI. .Mais que signifia le nom d'Auguste? I'estus le fait dériver de avium gesta ou de arium gustala, etimologie bien forcée. D'autres le tirent à'auyurium ; ceux-ci, de ayyfj, splen- deur; ceux-là, à'augeo, dans le sens de consacrer la victime : Auguste aurait dans ce sens la valeur de Consacré. Ce qui fait dire à Ovide ( Fastes, I, 609) :

Sancta vocant augusta paires; augusta tocanlur Tempia, sacerdotum rite dicala manu.

AUGUSTE. 327

lequel l'histoire le désigne, et le mois sextilis, dans lequel il triompha, reçut celui d'migustus (1).

Ce fut ainsi que l'homme le plus dénué de vertu guerrière l'em- porta dans un temps l'on ne réussissait que par les armes ; quatre cent mille soldats lui suffirent pour tenir en bride cent vingt millions de sujets et quatre millions de citoyens romains, et pour donner au monde ce repos que la république n'avait cessé de troubler. Peut-être Octave dut-il précisément sa fortune au peu de crainte qu'il inspirait. Un jeune homme, ou même un enfant, comme l'appelait Cicéron, ne causait point d'ombrage aux séna- teurs, envers lesquels il se montrait soumis, ni au peuple, dont il défendait les droits; c'est-à-dire les droits aux distributions et aux testaments, tandis qu'il s'appropriait ce qu'il y avait de plus solide et de plus réel. Les soldats eux-mêmes se prirent à l'aimer, contre leur habitude, quoique lâche et peureux ; peut-être parce qu'ils sentaient combien ils lui étaient nécessaires, et parce qu'ils l'avaient pris en quelque sorte sous leur protection.

La querelle entre les patriciens et les plébéiens s'était animée après l'institution dutribunat, et plus ouvertement après les ten- tatives démocratiques des Gracques. La mort des deux frères est un triomphe pour l'aristocratie : Marins venge le peuple; Sylla rend le pouvoir à la noblesse; Sertorius, Lépidus, Catilina l'atta- quent de nouveau, mais elle est abattue à Pharsale par César. La faveur que le sénat accorde aux meurtriers du dictateur est le dernier souffle de l'aristocratie, qui expire à Philippes ; l'infati- gable démocratie, parvenue au terme de ses combats, travaille alors à affermir le despotisme d'un seul. 11 ne s'agissait pas , dans la dernière guerre, du triomphe d'un parti, mais de savoir à quel

ffujus et augurium dependet origine verbi, Et quodcumque sua Juppiter auget ope.

La plupart le font venir d'augere, dans le sens <V 'augmente r ; cVst pour cela que nous trouvons dans une inscription lapidaire en l'honneur de Julien, ainsi que dans les panégyriques de Maximien et de Constantin, les mots semper an- gustia, qui ont été adoptés par les empereurs d'Allemagne, et traduits par Mehrer des Reichs, c'est-à-dire augmentant toujours l'empire.

(I) iMacrobe nous a conservé dans les Saturnales, I, 12, le sénatus-con^ulte qui changea le nom <ie sextilis en celui d'auguslus :

COM IMPF.RATOR C/ESAR AUf.l'STl'S MENSE SEXTILI ET PRIMI M CONSOLATI]» INIERIT ET TRIIMPIIOS TRES IN URBF.M INTULERIT, ET E\ JANICCLO I.EGIONFS DEDUCTiE SE- CITEQCE SINT F.JIS USP1CIA AC I IDEM, SED ET .EGYPTI S HOC MENSE IN POTESTÀ II M POPOLI ROMANI REDACTA SIT FINISQUE HOC MENSE BELUS CIVIL1BUS IMl'OSITl S SIT , ATQIE OB HAS CAUSAS HIC MENSIS I1L1C IMPERIO FELICISSIMI^ SIT AC FUER1T, PIA- CERE SF.Nmi UT III C MENSIS M ICI STUS APPF.I.LFTIR.

328 CINQUIÈME ÉPOQUE.

chef obéirait la démocratie victorieuse. Auguste , qui l'emporta , reçut l'autorité du peuple, dont il représentait les droits, et de l'armée, qui faisait sa force. L'autorité se trouva dès lors fondée sur les deux bases les plus solides du despotisme.

Toutes les révolutions antérieures s'étaient accomplies par les armes et la violence; elles avaient donc été rapides, et une seule bataille en avait décidé. Svila, Crassus, Pompée, César, avaient habitué les soldats à se croire tout dans la république, à agir malgré elle et contre elle. Crassus fit la guerre aux Parthes, et César aux Gaulois, sans décret du sénat ni du peuple; Gabiuius, malgré ce- lui-ci, alla remettre Ptolémée sur le trône, et n'en demanda pas moins le triomphe. Les triumvirs avaient employé les forces de la république à combattre pour leur propre ambition. Le démagogue n'avait donc plus besoin de caresser la multitude; il lui suffisait de s'attacher des amis et des soldats, qui ne visaient pas au triomphe d'une opinion ou d'une cause, mais à celui d'un homme, mais à des récompenses espérées. Un général prodigue de dons était leur dieu : manquait-il à ses promesses, ils se tournaient de l'autre côté ; vaincu, il était abandonné parce qu'il ne pouvait plus assouvir leur avidité. On comprend que de pareilles gens ne vou- laient ou ne pouvaient opposer aucun obstacle à Octave, qui, sa- chant que sa fortune était leur œuvre, se montrait tout disposé à les récompenser. Les soldats de Lépidus et d'Antoine qui étaient venus à lui, non par affection, mais par cupidité, prétendaient être rémunérés; il leur distribua donc les terres des provinces domp- tées et de celles qui étaient restées paisibles ; mais , comme cette distribution ne suffisait pas, il vendit son patrimoine, emprunta à ses amis , et contenta ces vétérans avides.

Le moment était on ne peut plus favorable pour quiconque vou- lait jouer le rôle de pacificateur. Rome se sentait affaiblie par cette lutte interminable; les routes étaient infestées de bandes qui dépouillaient les voyageurs et les emmenaient esclaves. La ville même voyait des brigands la parcourir audacieusement. Les che- valiers étaient ruinés, la plèbe affamée, les lois outragées, l'Italie inculte, les provinces épuisées (1), et depuis longtemps aucun

(i , Quis non latino sanguine pinguior

Campus, sepulcris impia prœlia Testatur, audi lumque Médis Hesperix sonilum ruina P

Qui gurges, aut qux /lumina lugubhs Ignara belli? Quod mare Daunix Aon decoloraverc cades P Qux caret ora cruore nostro P I!ui;\t . Of/., IF, I.)

AUGUSTE. 329

homme considérable n'avait fini naturellement ses jours. Chacun remettait un poignard à son affranchi, qui devait le frapper à la pre- mière requête, ou portait sur soi un poison subtil. Qui pouvait être assuré du lendemain, compter sur ses champs, sur ses esclaves? Qui pouvait dire en sortant, entouré de ses clients, qu'il ne rencontre- rait pas quelque sicaire pour l'assassiner légalement, ou qu'il n'al- lait pas lire son nom sur les tables de proscription?

L'abattement succède aux grandes secousses, et l'homme qui apparaît alors est salué par le peuple du nom de restaurateur de l'ordre; à lui le mérite d'une guérison , résultat naturel du temps, surtout lorsque les blessures ne se renouvellent plus : qu'on se rap- pelle Napoléon. Les plus ardents républicains étaient ou morts dans les combats ou proscrits; à peine la génération existante se rappelait -elle autre chose que des révoltes sanglantes, d'impi- toyables gouvernements militaires, d'atroces tyrannies. Quand Brutus et Cassius désespéraient de leur cause au point de se tuer, qui pouvait avoir le courage deservirla vertu, qu'ils avaient déclarée n'être qu'un songe? Tout individu qui raisonnait devait donc re- connaître que l'ancienne liberté romaine était désormais impos- sible, et que, dès lors, il ne restait plus qu'à choisir entre ses tyrans. Déjà séduite par l'éclat de la victoire, la multitude, exclue du pouvoir depuis un certain temps , n'avait rien à regretter. Les pauvres avaient des distributions et des spectacles , c'est-à-dire tout ce qu'ils désiraient; les riches se voyaient enfin assurés de conserver ce qu'ils possédaient. Les nobles trouvaient plus com- mode et plus digne de s'élever en sollicitant un homme puissant qu'en intriguant au milieu d'une multitude inconstante; les provinces, obligées de caresser le peuple et l'aristocratie, réduites à ne savoir à qui adresser leurs députés et leurs plaintes, d'autant moins écou- tées qu'elles étaient plus justes, entrevoyaient plus de chances de trouver un appui dans un pouvoir unique ; elles espéraient que l'asservissement de la métropole leur vaudrait le repos , en dimi- nuant les dévastations légales et les ravages de la guerre.

Auguste lui-même , parvenu au comble de ses espérances , à cette plénitude de pouvoir il y a moins de férocité que de folie à se venger de ses ennemis, jugea utile de déposer le glaive après l'avoir si inhumainement abreuvé du sang romain. Dans sa poli- tique déliée , il reconnut qu'il était nécessaire de déguiser la ser- vitude; car la mort de César l'avertissait que, satisfait de gouverner, il ne devait pas prétendre à régner. Antoine avait promis, s'il triom- phait , de rétablir la république. Auguste, victorieux, ne négligea rien pour persuader au peuple qu'il ne changeait rien , quand il se

330 CINQUIÈME ÉPOQUE.

rendait maître de tout , sachant combien le maintien des formes lui serait utile pour changer le fond; c'est ainsi qu'en flattant les idées du plus grand nombre, il laissait mourir d'épuisement l'es- prit républicain, qui se serait ravivé, au contraire, s'il eût cherché à le combattre.

La volonté qu'il manifesta d'abdiquer la dictature, pour finir comme Sylla au lieu de tomber comme César, peut, si on l'attribue à la peur, être considérée comme sincère. Dans cette pensée, il consulta Agrippa et Mécène; le premier, dans sa franchise de sol- dat, l'exhorta a rendre la liberté à sa patrie, et à convaincre le monde qu'il n'avait pris les armes que pour venger le meurtre de son père; Mécène, au contraire, lui représenta qu'il serait dange- reux de reculer après s'être autant avancé; qu'il devait conserver l'autorité pour préserver la république des agitateurs, et se mettre lui-même à couvert des vengeances (1). En effet, chaque pas d'Auguste n'avait-il pas eupour but la monarchie? Sylla, Marius, Catilina et les autres ambitieux avaient déclaré vouloir, même par les violences , rétablir la république. Auguste ne s'était pré- senté que comme le vengeur de celui qui avait détruit la répu- blique. Le conseil le plus conforme au désir d'Auguste fut donc celui qui l'emporta. Le crédit de Mécène s'en accrut , et ses avis continuèrent à être d'un grand secours à Auguste pour la bonne administration de l'empire.

Loin d'avoir cette ambition fougueuse qui se plaît à renverser les obstacles au lieu de les tourner, à briser les habitudes au lieu de les faire plier lentement, il ne demanda pas le titre de roi , odieux aux Romains , et se contenta de celui d'empereur qu'il était d'usage de décerner aux généraux victorieux, et qui le ren- dait le chef de toutes les forces de l'État. Il ne voulut pas même qu'on donnât à lui ou aux siens la qualification de seigneur (v2), et

(() Dion, LIN, met deux amplifications de rhétorique dans la bouche .de i 88 deux conseillers d'Auguste, délibérant sur la liberté et la servitude du (>eu pic-roi .

(2) Auguste ne voulut recevoir que des esclaves le titre de dominas, et dé- fendit à ses (ils et à ses neveux de remployer entre eux. Tibère lui-même ne souffrit pas qu'on le lui donnât, et répondit à quelqu'un qui s'en était servi eu lui pariant : « Je suis prince du sénat, empereur de l'armée, je ne suis seigneur que des esclaves. » Caligula, air contraire, adopta cette qualilicalion ; mais gap exemple ne fut point imité jusqu'à Domilien, qui commanda expressément de l'appeler seigneur dieu, et fit commencer un édif qu'il dictait par ces mdts : Dominus et drus nos ter sic fieri juhet . Pline loue Trajan d'avoir refusé ce tilre, qu'il lui donne pourtant toujours dans ses lettres. Il était, au surplus, très- en usage entre particuliers. Tibnlle dit :

Quamjuvat immUes ventos audire cubant em, Et dominarli tenero continuasse sinu !

AUGUSTE. 331

chaque fois qu'on le priait de prendre le souverain pouvoir, il sup- pliait humblement qu'on l'en dispensât enfin, il l'accepta pour dix ans ; puis, ce temps expiré, la même scène se renouvela, et il lui fut prorogé pour dix autres années , ce qui se continua tant qu'il vécut : de vinrent plus tard les fêtes décennales.

Tout en refusant les titres , il tenait à la chose , et il se fit ac- corder le consulat année par année , jusqu'à la vingt et unième avant Jésus-Christ, puis, à la dix-neuvième, à perpétuité. Il eut aussi le pouvoir proconsulaire dans toutes les provinces, et s'ar- rogea le censure des mœurs. Ainsi, comme prince du sénat, il présidait cette assemblée ; comme consul et proconsul , il gou- vernait Rome et les provinces ; comme censeur, il pouvait donner et ôter les honneurs , exercer l'espionnage, régler les dépenses et les mœurs; comme empereur, il commandait les armées. Il s'at- tribua même cette parcelle d'autorité en vertu de laquelle la re- ligion contribuait à valider les actes publics , et, en qualité de souverain pontife, il réparait les temples, proscrivait l'alliance des divinités égyptiennes avec celles de l'Italie ; il faisait aussi brûler deux mille volumes de prophéties , et purgeait les livres sibyllins.

Mais le véritable fondement de sa puissance était l'autorité tribunitienne perpétuelle. Dans toutes les autres magistratures, les attributions étaient limitées, et Auguste les partagea avec des collègues; mais le tribunat rendait sa personne sacrée et cou- pable de lèse-majesté quiconque aurait attentéà ses jours; il met- tait dans ses mains l'interpellation, et l'appel au peuple faisait de lui le représentant de la démocratie; il ne le partagea donc qu'avec Agrippa et Tibère , lorsqu'il les associa au souverain pou- voir.

Tant qu'il eut à combattre , il lui suffisait de s'attacher les ar- mées , tout en agissant avec une impitoyable rigueur envers la population sans défense; mais une fois qu'il fut parvenu à se dé- ' ^c^on"t.crs barrasser des soldats, il sentit la nécessité de gagner l'affection des citoyens. Loin de montrer comme César du dédain pour les sénateurs, qu'il redoutait au point de ne paraître au milieu d'eux que revêtu d'une cuirasse, il n'en parla jamais qu'avec respect. Lorsqu'il entrait dans la curie , il saluait chacun d'eux par son nom, et ne sortait pas sans prendre congé d'eux. Afin d'aug- menter la considération de ce corps , il exclut les intrus que les

El Sénèque nous apprend que c'était l'expression qu'on employait avec ceux dont on no se rappelait pas le nom. Si nomen non succurrit, dominos salu- tafnns. Ep. 3.

332 CINQUIÈME ÉPOQUE.

guerres civiles y avaient fait admettre, et tous les membres indi- gnes durent en sortir, à la suite de condamnations, ou se retirer volontairement, en cédant à des avis officieux. Il en réduisit le nombre de mille à six cents , qui durent posséder huit cent mille sesterces, et il aida des deniers publics ceux dont la fortune n'était pas suffisante; en outre, il voulut que les fils des sénateurs assistassent aux assemblées , sous prétexte de décorum, mais en réalité pour les habituer au nouvel ordre de choses et effacer jusqu'aux anciens souvenirs. Il ordonna qu'ils tinssent une as- semblée par mois , et que leurs décisions fussent valables lors même qu'ils ne se trouveraient pas en nombre. Ces dispositions prises, il choisit parmi les sénateurs plusieurs conseillers privés [consislorium principis) avec le concours desquels, sansdéranger sans cesse l'auguste assemblée, il expédiait les affaires les plus urgentes et celles qu'il voulait soustraire aux regards de la multi- tude. Le sénat donnait aussi audience aux ambassadeurs; c'était dans son sein qu'on prenait les gouverneurs des provinces, et, s'il ne pouvait refuser son consentement aux mesures proposées , du moins l'empereur le lui demandait.

Ainsi caressés avec une gracieuse hypocrisie, privés de tout pouvoir réel et réduits à n'être qu'un simple conseil d'État, les sénateurs n'avaient autre chose à faire que d'appuyer de leur suf- frage les résolutions impériales ; bien plus, afin qu'il ne fussent pas tentés de mettre en péril la paix publique, Auguste leur in- terdit de sortir de l'Italie sans sa permission, rrovinces. Le gouvernement des provinces fut de même partagé entre lui et les sénateurs; mais il leur assigna les pays tranquilles et qui n'avaient rien à craindre de l'ennemi , en se réservant les pro- vinces turbulentes et menacées (1) , pour avoir le prétexte de tenir dans sa main le gouvernement des armées. Il les fit administrer

(I) Le territoire des provinces sénatoriales était appelé pnedia tributo) ia, ou encore, provinces du peuple romain ; celui des autres, pnedia stipendiarla, ou provinces de César. Les provinces sénatoriales furent l'Afrique, composée des anciennes dépendances de Cartilage, la IS'umidie, l'Asie propre, l'Achaïe, l'Epiro avec l'Illyrie, la Dalmatie, la Macédoine, la Sicile, la Sardaigne,la Crète avec la Lybie, la Cyrénaïque, la Bithynie avec le Pont et la Propontide ; enfin la Bétique en Espagne. Auguste garda pour lui le re>te de l'Espagne, c'est-à-dire la Tarraconaise et la Lusitanie, puis toutes les Gaules, les deux Germanies, la Co'lésyrie, la Pliénicie, la Cilicie et l'Egypte. La Mauritanie, une partie de l'Asie Mineure, la Palestine et quelques cantons de la Syrie étaient sous la domination de Rome ; mais elle y laissait subsister un gouvernement national. Par la suile Auguste céda an sénat Chypre et la Nai bonnaise pour la Dalmatie, qu'il prit en échange.

AUGUSTE. 333

par des intendants ou délégués annuels à sa nomination, qui exerçaient l'autorité civile et militaire, tandis que les proconsuls, élus par le sénat, n'étaient investis que de la première; mais, au lieu des anciens questeurs, il plaça près des uns et des autres des procurateurs chargés de refréner une autorité sans limites. Le sort des provinces dépendait donc du caractère personnel du prince; mais en général, la condition des habitants, dans celles qui rele- vaient du sénat , se trouvait plus heureuse que dans les provinces impériales, parce qu'ils étaient affranchis des charges militaires : aussi l'Afrique et l'Espagne parvinrent à un haut degré de pros- périté.

Quant aux autres magistratures, Auguste en conserva le titre Magistrats. et les dehors ; mais elles déchurent d'autant plus qu'elles avaient été plus élevées. Les chevaliers n'eurent point à se plaindre, puis- qu'il leur conserva les jugements et le recouvrement des revenus publics. Les juges connurent de toutes les causes, à l'exception des affaires capitales, qui durent être portées devant le gouver- neur de Rome, et , dans les cas les plus graves, devant l'empereur lui-même.

Il faisait donc revivre l'ancien ordre de choses, moins les pré- rogatives de l'aristocratie; ainsi Napoléon rétablissait la noblesse et le faste royal , non les franchises provinciales. Il abolit d'un trait de plume les décrets tyranniques du triumvirat; mais il n'osa dé- truire les anciennes lois ni en faire de nouvelles. En s'arrogeant l'autorité législative, il aurait affiché la tyrannie, et il était dan- gereux de la laisser exercer par les magistrats et le peuple; il ne restait donc qu'à la faire disparaître. En conséquence, il décida que certains jurisconsultes pourraient seuls donner des réponses sur les questions litigieuses, en enjoignant aux juges de ne pas se départir de leurs décisions. Il sut ainsi, en choisissant des légistes dévoués, et en donnant une autorité publique à leurs consultations, s'attribuer l'interprétation des lois, sans que les juges et les ora- teurs pussent démontrer ce que les anciennes avaient de défec- tueux, ni même s'apercevoir par les débats qu'elles étaient entiè- rement modifiées.

La considération et l'importance dont les jurisconsultes avaient joui sous la république, s'accrurent ainsi par la politique d'Auguste qui ne négligeait rien pour se ménager des instruments puissants. Son intention étant de faire un code , il offrit le consulat au célèbre Antistius Labéon , pour qu'il consentît à se taire ou à parler selon ses vues; mais celui-ci, exempt cV ambition, fier d'une liberté incorruptible, et ne croyant junte et sacré que ce qu'il avait trouvé

334 CINQUIEME ÉÎOQUE.

chez les anciens (1), refusa cet indigne marché. Atéius Capiton se montra moins austère; il sut flatter Auguste et adapter les an- ciennes lois au nouveau système , ce qui lui valut les bonnes grâces de l'empereur.

Auguste montra une habileté singulière à profiter des occasions pour justifier les lois favorables à sa domination. La conjuration de Fannius Cépion lui permit d'abolir l'ancienne coutume qui in- terdisait de procéder contre les citoyens absents, quel que fût leur crime; il voulut que Ton fit aussi le procès aux contumaces, et que tout accusé qui ne se présenterait pas pour se défendre fût condamné. Lorsqu'il s'agit de donner un collègue au consul Sen- tius Saturninus, quelques-uns des compétiteurs s'emportèrent jusqu'à des violences et ensanglantèrent le Forum ; afin d'empê- cher qu'un pareil scandale ne se renouvelât , Auguste priva le peuple de la nomination du second consul , pour se l'arroger à lui-même; mais . comme il voulait que cet attentat contre l'autorité inviolable des comices, ne parût pas trop blessant, il décerna les faisceaux à Q. Lucrétius Vipsanus, son ennemi , et fut loué pour sa clémence, quand il méritait la réprobation comme usurpateur. 11 agit de même à l'occasion de l'élection par le peuple de deux censeurs indignes; il les déposa, et s'attribua encore cette magis- trature. Tribun inviolable et défenseur des droits du peuple, il eut la faculté de punir comme sacrilège tout attentat contre sa personne ; puis, s'identifiant avec l'État , il mit en vigueur ces lois de lèse-majesté , en vertu desquelles tout devenait licite pour dé- couvrir les criminels d'État. Les esclaves ne devaient pas être mis à la torture pour déposer contre leur maître; Auguste n'osa dé- roger à cette loi, mais il établit que, dans le cas de perducllion . les esclaves de l'accusé pourraient être vendus au prince ou à la république, ce qui rendait leur témoignage admissible;.

Il exempta les édiles de l'obligation de donner des spectacles dont les frais entraînaient la ruine des familles , et il laissa ce soin aux préteurs, qui étaient indemnisés par l'État. Les édiles émules disposaient de six cents esclaves pour éteindre les incendies; il ne se donna plus de combats de gladiateurs que du consentement du sénat, et au plus deux fois dans l'année, sans que le nombre des combattants pût dépasser cent vingt; on défendit aux sénateurs et aux chevaliers de paraître sur la scène; la lutte fut interdite aux femmes , et sans arrêter leurs excès par des édits, il laissa ce soin aux maris. Quiconque achetait des suffrages était puni. Il interdit

(t) Tacitk, Ann., Ili, 75. Ailu-Gei.le, iïocles Alt., XIII, 12.

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aux provinces de donner aux gouverneurs des offrandes honorifi- ques, si ce n'estsoixante jours après leur départ ; c'est alors qu'il se vaula d'avoir remis en honneur par de nouvelles lois les exemples de l'ancienne Rome , depuis longtemps tombés en désuétude (4).

Bien que sa conduite fût loin d'être chaste, Auguste, au con- traire de ses prédécesseurs, qui s'étaient appliqués à corrompre le peuple par des largesses et la plus grande tolérance, s'efforça de corriger les mœurs publiques. Il porta contre le célibat des lois dont le nom, témoignage singulier du mal auquel il voulait remé- dier, est celui de deux consuls célibataires, Papius et Poppéus; il loi papia- croyait qu'il était possible de marier les gens par décret, et de PoPP6a- repeupler ainsi l'Italie. Aux termes de cette loi, quiconque n'avait pas d'héritiers, les hommes à vingt-cinq ans, les femmes à vingt, n'avait droit qu'à la moitié des successions et des legs qui devaient lui revenir, le surplus étant acquis au trésor public. Les candidats ayant la famille la plus nombreuse devaient avoir la préférence pour être élus consuls, et la prééminence avec les faisceaux devait appartenir à celui des deux qui aurait le plus d'enfants. A Rome trois enfants, quatre en Italie, cinq dans les provinces, exemptaient de toutes charges personnelles. La femme latine devenait, après trois couches, citoyenne romaine, et la femme romaine, née libre, était affranchie de la tutelle du mari; l'esclave affranchie n'ob- tenait ce privilège qu'après quatre couches, et pouvait alors tester, administrer son bien et hériter. Il abolit la loi Voconia, qui ex- cluait les femmes mariées des héritages dépassant une somme dé- terminée^).

L'empereur, ayant fait réunir les chevaliers comme il était d'usage pour le cens, fit séparer les célibataires de ceux qui étaient mariés; voyant que ceux-ci étaient en très-petit nombre, il les loua d'avoir été les seuls à obéir au vœu de la nature et de la so- ciété civile, seuls à mériter le nom d'hommes et de pères, et il leur promit les principales charges ; puis il adressa de vifs repro- ches aux célibataires qui, n'ayant voulu se montrer ni hommes, ni citoyens, ni Romains, s'étaient, disait-il, rendus même coupables d'assassinat, en privant la patrie de nouveaux citoyens; d'impiété, en laissant périr le nom de leurs aïeux ; de sacrilège, en diminuant

(1) Legibus novis latis exempta majorum exolescentia revocavi, etfu- gientia jam ex nostro conspectu avitarum rerum exempta imitando prò- posui. Voyez les Marbres d'Aiieyre.

(2) Voy. Hico, Hist. du droit rOTitaiti, §§ 29."), 296. Hf.hf.cch. Antiq. romanarum jurisprudentiam illustrantium syntagma, I. I, t. 25. Dion, J, IV, 35. Tacite, Ann., III, 25, 28.

336 CINQUIÈME ÉPOQUE.

le genre humain. Enfin, il prononça contre eux de fortes amendes pour le cas où, dans le délai d'une année, ils n'auraient pas obéi à la loi.

Rien ne prouve mieux combien le mariage était devenu odieux, malgré la facilité du divorce, qui devait le rendre moins à charge ; mais une corruption aussi profonde, un égoïsme aussi enraciné , ne se guérissent pas avec des lois. Les riches continuèrent à se livrer au libertinage, ou s'ils se marièrent, ce fut pour hériter, non pour avoir des héritiers; le nombre des victimes augmenta, rien de plus. Les citoyens, qui s'étaient résignés à la perte de leurs libertés politiques, opposèrent une vive résistance à cette réforme dans les mœurs; puis ils l'éludèrent en épousant des enfants, ou en exposant les fruits d'une union forcée. La rigueur de cette loi morale, mais inopportune, suscita un fléau pire encore que le li- bertinage, les délateurs, qui, pénétrant dans les secrets domesti- ques, troublaient la paix du foyer. Cet espionnage fut poussé à un tel excès, que Tibère dut modifier la loi dans ses dispositions les plus sévères. Nous devons dire aussi que, du temps d'Auguste, on ne trouvait pas de jeunes filles disposées à consacrer à Vesta leur virginité , bien qu'on leur accordât les mêmes privilèges qu'aux mères de famille.

Il réunissait encore, pour la promulgation des lois, les comices dans le Champ de Mars, donnait lui-même son vote avec sa tribu, et recommandait aux centuries ceux qu'il désirait voir promus aux principales dignités; mais, en votant ainsi dans les élections, c'était comme s'il eût dispensé tous les autres de le faire ; de même qu'en exprimant son opinion dans le sénat, il entraînait l'assemblée en- tière à décider dans son sens. Puis, à la fin de chaque année , ce peuple souverain venait ratifier tout ce qu'avait fait son représen- tant.

Auguste affectait donc de recevoir de la liberté un pouvoir qui la détruisait ; mais il introduisait peu à peu les formes monarchi- ques à côté de celles de la république ; il nommait des préfets et des fonctionnaires qui représentaient sa personne et non la loi. En face du consul s'élevait le prafectus urbis; les décrets étaient promulgués au nom du sénat et du peuple quirite; mais l'empe- reur les faisait. Il y avait, avec les provinces consulaires, les pro- vinces césariennes, et l'empereur entretenait dans les premières des agents chargés de l'administration du fisc; or, comme cette administration devenait chaque jour plus importante, l'autorité des fonctionnaires impériaux s'accroissait de plus en plus.

Ainsi Rome, qui, depuis quelque temps, sentait le besoin d'un

AUGUSTE. 337

maitre , l'avait trouvé. Mais en acceptant le pouvoir illimité, Au- guste ne s'était point préoccupé des excès que cette forme de gou- vernement léguait à l'avenir; il ne donna au peuple aucune ga- rantie pour l'empêcher de tomber dans l'abjection de la servitude, et ne lit rien dans le but de prévenir la tyrannie de la soldatesque. César avait conduit plus franchement le peuple aux avantages de la propriété, et les barbares à l'égalité des droits. Instrument d'un progrès providentiel, il prépara celui que devaient apporter au monde d'autres héros, et autrement que par les armes. Il est vrai que César n'eut pas l'entière conscience de son œuvre, qui resta incomplète, peut-être à cause d'obstacles insurmontables. La plèbe, toujours pauvre, vécut des largesses des empereurs, perdit la li- berté civile, sans avoir sa subsistance assurée; sous l'influence d'une foule de circonstances et du caractère d'Auguste, l'empire se constitua dans la forme qui était la pire de toutes, le despotisme militaire. Toutefois, il réussit à fonder la tribu et la commune, seuls résultats qu'eût alors obtenus l'activité de l'Occident, et à fonder un empire immense ayant une même langue, un système monétaire uniforme, des communes, une administration forte avec des moyens d'exécution bien définis, un droit civil et politique et un chef unique : ce qui n'empêchait pas que Rome était tout, et le reste rien.

Aucune idée généreuse ne réglait les mouvements de ce grand corps, et l'on s'inquiétait peu d'améliorer le sort du peuple ; la cor- ruption augmentait, et le remède ne pouvait venir que d'autres peuples et de nouvelles idées, propres à féconder ce que la société avait de bon, à montrer le mieux auquel on pouvait aspirer, et à enseigner à l'atteindre. Quan* à la philosophie de cette époque, elle ne s'élevait guère au delà de l'admiration des vertus de l'ancienne Rome.

En fait de finances, les sources du revenu restèrent les mêmes, Finances. mais il y eut de notables changements dans leur administration. Le prince eut une caisse particulière et militaire [fiscus) (l), dis- tincte de celle de l'État (œrarium); il disposait à son gré de la première, et de la seconde avec le concours du sénat. Tant de guerres civiles avaient mis le désordre dans les finances, surtout

(t) On l'appelait ainsi parce que d'abord les grosses sommes d'argent étaient déposées dans des paniers d'osier, fiscella?. C'est ainsi que le mot moderne budget vient de la bolgetta ou poche dans laquelle le ministre apportait aux chambres le compte à discuter. On doit regretter la perte d'un Raltonarïum ou Brevia- rhun (otius imperii , dans lequel Auguste avait énuméré les revenus et lesdé- penses de l'empire. (Scktonk, §§ 102 et 28.)

BIST. I N1V. T. IV. 22

338 CINQUIÈME ÉtOQUÈ.

en Italie, parce qu'on l'avait abandonnée ati^: soldats, et que beau- coup de propriétés de l'État avaient été attribuées au prince. La nécessité d'entretenir une armée permanente augmentait encore les dépenses ; mais les ressources se trouvèrent accrues par l'acqui- sition de l'Egypte, siège principal du commerce de l'Orient, par l'introduction de nouveaux impôts et une meilleure répartition des anciens. Au nombre des nouveaux, nous citerons le vingtième des successions et l'amende imposée aux célibataires; mais, comme la plupart de ces sommes étaient versées au fisc , l'em- pereur avait dans sa main l'argent , comme les légions , comme toutes choses.

Les anciens impôts étaient perçus, suivant l'usage , par les che- valiers; les nouveaux par des procurateurs de l'empereur. L'in- novation la plus notable en cette matière fut que l'empereur fixa le montant des contributions à lever et le traitement des gouver- neurs.

Les revenus de l'empire ont été évalués de la manière la plus diverse; en prenant une moyenne entre ces calculs on trouve un chiffre de neuf cent soixante millions.

Mécène persuada à Auguste d'admettre au nombre des séna- teurs et des chevaliers les personnages les plus distingués des pro- vinces; il lui conseillait aussi de vendre tous les domaines publics, et de fonder avec ce capital une banque qui prêterait à un intérêt modéré h ceux qui emploieraient, l'argent dans l'agriculture et l'in- dustrie. En outre, il voulait que tous lés habitants libres de l'em- pire fussent soumis à un impôt, de même que tous les objets im- posables^). Une fut point écouté ; aussi, comme l'impôt n'atteignait par les citoyens, plus leur nombre était considérable, plus les tri- butaires avaient à payer. Il en résultait une aftluence excessive de citoyens dans la capitale, et l'accumulation des richesses dans quelques familles, dont la spoliation sous les règnes suivants com- blait les vides du trésor. Arme*. Une domination acquise par la guerre devait nécessairement

s'appuyer sur une armée permanente, soit pour la défense des fron- tières, soitpour la sûreté intérieure. Mais, tout en se confiant dans l'armée, jamais Auguste ne toléra de sa part la licence à laquelle Svila et Antoine l'avaient accoutumée ; il ne pardonna aux légions leurs révoltes qu'en les congédiant. Si une d'elles se débandait ou fuyait, il la décimait, et les officiers qui abandonnaient leur poste étaient punis de mort immédiatement.

(1) Duipan d<> la Malle, Écon. des Romains.

ÀUGUSÎfe. .U'.<

Au lieu des terres que Sylla et lui-même avaient distribuées aux soldats, et qui, rendant la propriété précaire, faisaient négliger la culture et facilitaient des intelligences séditieuses, Auguste assigna aux troupes une solde fixe (1). Lorsqu'il eut réparti les vétérans en trente-deux colonies italiennes, d'où il pouvait au be- soin les rappeler sous les drapeaux, il maintint sur pied vingt- cinq légions , huit sur le Rhin , quatre sur le Danube, trois en Es- pagne, deux en Dalmatie , quatre sur l'Euphrate et en Syrie, deux en Egypte , deux dans la province d'Afrique , en tout cent soixante et dix mille six cent cinquante hommes. Neuf cohortes prétorien- nes, commandées par deux préfets, étaient préposées, avec trois cohortes ubaines , à la garde particulière de l'empereur et de la cité. Une flotte stationnait à Ravenne pour surveiller la Dalmatie, la Grèce, les îles et l'Asie; une autre était réunie au cap Misène, pour tenir en respect la Gaule , l'Espagne , l'Afrique et les pro- vinces occidentales, donner la chasse aux pirates et assurer la rentrée des approvisionnements et des tributs. Les forces de terre et de mer dépendant uniquement de l'empereur, la monarchie se montra franchement absolue dans Tordre militaire , tandis qu'elle se dissimulait dans le gouvernement civil.

La guerre une fois terminée , il voulut purger les légions de la foule d'esclaves qui s'y étaient enrôlés. A cet effet, il envoya aux chefs de chacune d'elles des lettres scellées, pour être ouvertes le même jour, qui enjoignaient aux tribuns militaires de mettre aux fers ceux qui seraient réclamés comme déserteurs. Trente mille esclaves furent ainsi rendus à la servitude. Il exclut aussi des lé- gions les étrangers et n'enrôla que des citoyens; son but était de rattacher par des liens plus intimes l'ordre civil et l'ordre mili- taire, pour que le soldat n'oubliât point qu'il était citoyen, et que le citoyen n'eut pas de répugnance à devenir soldat. Mais cette fusion n'était qu'apparente; en effet, l'armée n'appartenait plus à la république . mais à l'empereur ; du reste , une armée perma- nente dispensait les citoyens d'entrer dans la milice à tour de rôle ; ils s'amollirent donc, et les légions, recrutées surtout dans les provinces, se remplirent de mercenaires soumis à l'empereur,

(1) A partir de la dictature de Fabius (217) jusqu'à César (50 }, la paye du soldat fut de trois as par jour (environ 27 centimes); César la doubla en la portant à dix-huit deniers par mois ( 14 fr. 72). Auguste n'y changea rien ; sous Domitien, eie s'éleva à vingt-cinq deniers par mois (20 fr. 47). La gratification accordée par Auguste aux prétoriens fut de vingt mille sesterces ( 4,035 fr., 40 ) après seize ans de services, et pour les légionnaires, de douze mille (2,421 fr. 24), après vingt ans. Il institua, pour subvenir à ces dépenses'militaires, un trésor spécial, dont il fil les premiers fond-; ae ses propres deniers.

22.

340 CINQUIÈME ÉrOQUE.

non à la république , et qui n'avaient pour mobile que la paye et le butin. Ce n'est donc pas à Constantin, mais à Auguste qu'il faut attribuer un si grand progrès dans la voie de la tyrannie; c'est-à-dire le désarmement d'un peuple entier assujetti à une armée d'étrangers, système exclusivement militaire, qui rendit possible la domination effrénée des Césars (1) .

Autrefois, on n'accordait le triomphe qu'au général qui avait eu la conduite de la guerre; désormais l'empereur seul put triom- pher. Mais le système des conquêtes indéfinies était tombé avec la république , et l'on ne faisait plus la guerre que pour assurer la paix. Les empereurs, quelle que fût d'ailleurs leur ambition, n'avaient que trop de pays à gouverner, et la paix ne leur offrait que trop de séductions. Quant aux généraux, comme ils ne tra- vaillaient que pour la gloire d'un maître , dont ils pouvaient éveil- ler la jalousie, ils combattaient avec plus de prudence que d'élan.

Au lieu d'aller comme Antoine provoquer les princes de l'O- rient , Auguste les vit venir à lui pour implorer son amitié ou son patronage. Les Scythes et les Sarmates septentrionaux lui en- voyèrent des ambassadeurs; ceux des Sères et des Indiens mirent quatre ans entiers à leur voyage, et apportèrent des perles , des pierres précieuses et des éléphants. Beiks-iettrcs. N'ignorant pas combien il est profitable aux tyrans de se con- cilier les écrivains dont la plume et la conscience sont à la dis- position de quiconque veut y mettre le prix, il favorisa et vit avec plaisir Mécène favoriser ceux dont l'esprit brillait alors du plus vif éclat; il prit les Muses à sa solde , mais pour désarmer l'histoire. Horace, qui avait combattu sous Brutus, fut d'abord accueilli froidement par Mécène; puis, lorsqu'il eut acquis ses bonnes grâces , il dut se corriger des accès d'enthousiasme républicain qui lui faisaient exalter ou les vertus antiques , ou le courage in- dompté de Caton; bien plus, il se tourna lui-même en ridicule pour- avoir jeté son bouclier à la journée de Philippes. Mais il ne suffi-

(1) L'écrivain qui a le mieux, vu et apprécié cette révolution est Hérodien, liv. II, 11, lorsqu'il dit : Ot^àp xaTaTrjv 'IxaXiav àvfipwjioi, Ô7i).cov xai tcoXe'iìwv rocXai à7rr,/./,ay[j.£vot, YÊtopyîa xal elp^vr) 7ipo<j£ïxov. 'E; ôaov [lèv yàp Cmò or,uoxpaTÎa; Ta Pavj.aiwv SiwxeÎto, xaì rj 2ÓYx/.r,To; è?£7î£[X7te toù; Ta TO>}.e|j.txà (jTpaTr,Yr,TOvTa;, èv otîÀO'.; 'IraXiûrrai rcâvTE; r,aav, xat y*W xai Ox/arrav £XTr,<javTO, "EÀ>.r,(Ji ~o- >.eu.r,7avTE; xal fiapëâpoi;- ovòé ti f,v yrtz (xspo;, r, xXt[ia oOpavoù, ôitou |iï) 'Pw- (Aato-. tt,v àp/Vjv èçétsivav. 'E!| O'J oe eî; tòv ïcëacTOv 7T£p'.r;),6;v tj (xovap/_ta, 'Ita- ).i(î)Ta; [j.èv itóvwv àvETta'jcE, xai tûv ón).wv ey^P-vioge, çpoOpia xaì <rrpaTÓ7iEÒa tîjç àp-/rj; 7tpou6â).ETo, |Ai<r6o:)ópoii<; ni £t)toïc E'utTr.pEiîot; cTpaTtwTa; xaTa<7Tr,aâ- (lEvo;, àvT;. teî/gv; tv;; 'Piofiaiuv ào/rj;' TTOTajAûv te [Liyibioi xai Tafpoov ?,pòcw\ iTf»6>^(J.aaiv, £pE'|j.to, 'e yrt xai 3v<r6âT<o çpa^a; tyjv %?/vi wyupwcaTO.

AUGUSTE. 341

sait pas à Auguste qu'il se tût sur certains sujets; il voulait le voir flatteur. « Craindrais-tu par hasard, écrivait-il au poète, que la postérité ne te fit un reproche de mes bonnes grâces (1)? » Virgile faisait servire la muse champêtre et sesGéorgiques à distraire les es- prits destroubles civils, et à les disposer au calme de la vie agricole ; puis il eut pour tâche, quand il prit un essor plus élevé, d'asso- cier les destins de Rome à ceux de la famille Julia , et de trouver au parvenu qui venait de s'asseoir sur le trône, des ancêtres parmi les dieux et les héros troyens.

Tous ces favoris des muses répétaient au peuple , à l'envi l'un de l'autre, que son salut était lié à celui d'Auguste; que lui seul avait su enchaîner le démon de la guerre civile, et que lui seul pouvait remédier peu à peu aux désastres passés.

Les faveurs d'Auguste , trop bien imité par tant d'autres pro- tecteurs des lettres, sont à ce prix; mais, comme Napoléon, il se défie des idéologues , et n'aime pas qu'on s'occupe de philosophie, à moins que ce ne soit de celle d'Épicure et d'Aristippe, qui en- seigne à jouir du présent et à se livrer aux plaisirs avec une cer- taine mesure. Du reste, si la tête de Cicéron est nécessaire à son ambition, il la livre auxsicaires; si Ovide l'offense, il le bannit, et ni chants ni supplications n'obtiennent qu'il lui rende la patrie. 11 laisse dans l'oubli Tibulle , qui ne sait pas se plier à la flatterie, et Cornélius Gallus est envoyé en exil pour avoir tenu des discours hardis (2); on l'y tue, et Virgile reçoit l'ordre de ne pas faire pu- bliquement son éloge. Les écrits de Labiénus sont brûlés (3) , et lui-même est réduit à se laisser mourir de faim.Timagène d'A- lexandrie , qu'il avait choisi pour son historiographe , lui déplaît, pour s'être permis un mot piquant , et reçoit l'ordre de ne plus

(1) Irasci me tibi scilo quod non in plerisque ejusmodi scriplis mecum potissimum loquaris. An vereris ne apud posteros tibi infame sit quod vi- dearis familiaris nobis esseP ( Suet.)

(2) Le gouvernement des provinces sénatoriales était confié à des proconsuls qui devaient avoir été consuls et préteurs. Celui de l'Egypte était le seul qui fût donné à un simple chevalier, de crainte qu'en y nommant un personnage illustre, il ne fût tenté d'en faire un État indépendant. Cornélius Gallus, à qui Virgile adressa sa dixième églogue, y fut donc envoyé, et fit peser sur le pays, notamment sur Thèbes, les exactions les plus révoltantes. Auguste le révoqua, en lui faisant défense de se montrer dans son palais et dans aucune province im- périale. Cette disgrâce le porta à proférer contre l'empereur des paroles mal sonnantes, ce qui lui valut l'exil. Les flatteurs d'Auguste devaient se garder de lui trouver le moindre tort.

(3) C'est le premier exemple de semblables exécutions par ordre souverain; or, dans un temps les manuscrits étaient aussi rares, ce n'était pas seulement, comme depuis, une formalité infamante.

342 CINQUIÈME ÉPOQUE.

paraître devant le prince; il livre alors aux flammes ce qu'il avait écrit de l'histoire contemporaine , pour entreprendre avec plus de sécurité la vie d'Alexandre le Grand.

A l'exemple d'Auguste , Fabius Maxhnus protégeait les gens de lettres , qui se réunissaient dans sa maison pour dîner, converser et faire des lectures. Properce y récitait ses élégies; Ovide, les descriptions érotiquesqu'il laissait couler librement de sa veine (1) ; Varus, ses tragédies romaines. Quiconque, en un mot, jouissait de quelque réputation, y trouvait des auditeurs, des applaudis- sements et un accueil favorable. Fabius était l'ami d'Auguste, qui se rendit avec lui, dans le plus grand secret, à l'ile Planasia [Pia- nosa), pour visiter son petit-neveu Posthume Agrippa, qui vêtait relégué, et dont la vue l'attendrit jusqu'aux larmes. Personne ne pouvait avoir vu impunément le vieil empereur s'émouvoir sur le sort de quelqu'un à qui il avait résolu de ne pas pardonner. Or Fabius ayant confié le fait à sa femme , et celle-ci à Livie, Livie en parla à Auguste , et l'homme de lettres favori fut trouvé mort peu de temps après.

Sous la république, les actions répréhensibles étaient punies, les paroles, libres; sous Auguste, les paroles devinrent des crimes, et les auteurs de libelles diffamatoires furent coupables de haute trahison; les magistrats durent les rechercher avec une rigueur extrême, ce qui ouvrait la voie à des persécutions arbitraires.

Le peuple, tranquille et repu, ne s'occupait point de ces faits- là, car il ajoutait foi aux louanges répétées des courtisans. L'em- pereur, lui racontait-on, a appelé Tite-Live le prôneur de Pompée, et ne lui en a pas moins conservé ses bonnes grâces; il a dit de Cicéron : Ce fut un grand homme et un ami de la patrie; de Caton : C'est être bon citoyen et homme de bien que de soutenir le gouvernement établi. Qu'y avait-il d'étonnant"? Auguste ne se proclamait-il pas le restaurateur des vertus antiques"? ne cares- sait-il pas la nationalité romaine? n'est-ce pas le propre de tout pouvoir récent de chercher à faire revivre la partie de l'ancien système qui peut tendre à consolider le nouveau? En exaltant la Rome quirinale, historiens et poètes ne faisaient que louer Au- guste, qui invoquait les exemples du passé , réparait les temples en ruine, relevait les statues noircies par l'incendie , voulait voir a piété et l'innocence expier les crimes paternels, tâchait de faire

(1) Ille ego sum qui te colui, qttem festa solebat Inter convi vus mensa vnlerc tuos. Sxpe silos soli/us recitine l'ropcrtuis iynes.

(OVIDF.;

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renaître l'antique pudeur et de ramener la chasteté au foyer do- mestique, pour que les mères, suivant l'expression du poëte, fus- sent joyeuses d'être entourées d'une famille qui leur ressemblât (1). Il était donc naturel que le peuple déifiât celui qui le gratifiait de si heureux loisirs (-2); et Auguste, investi de la toute-puissance sur terre , daigna consentir à être dieu.

Quoi qu'il en soit, il est juste de reconnaître que, durant qua- rante-quatre années d'administration , il n'abusa point du pouvoir suprême, et ne négligea rien pour se faire aimer du peuple. La ville eut du pain et des jeux ; il appela les acteurs le plus en renom, en faisant défense aux édiles et aux préteurs de les frapper quand ils déplairaient; néanmoins, ayant appris que l'un d'eux avait avec lui une femme travestie, il le ht saisir, fustiger sur les trois théâtres, et condamner au bannissement. Il prononça la même peine con- tre le célèbre acteur Pylade, pour avoir manqué de respect à un citoyen ; mais il le rappela bientôt , à la demande du peuple. La ville s'accrut de constructions élégantes, au point d'embrasser, au dire des historiens, un espace de cinquante milles, renfermant une population immense.

En vertu de son autorité censoriaie, Auguste ordonna plusieurs population, fois le recensement général des citoyens. Le résultat de quelques- uns de ces recensements s'est conservé : le premier, fait aussitôt après la défaite d'Antoine, donna quatre millions cent soixante- trois mille individus; le dernier, dans l'année de la mort d'Auguste, offrit une diminution de trente mille.

Il ne faut pas conclure de que, depuis César jusqu'à Auguste, il y eut un accroissement extraordinaire dans la population , et qu'elle diminua ensuite durant l'espace d'un demi-siècle de paix. Les quatre cent cinquante mille citoyens du recensement de César se composaient d'une classe privilégiée , comme les vingt mille d'Athènes, et l'on ne comptait dans ce dénombrement ni les étran- gers, ni les colons, ni les esclaves; leurs noms étaient inscrits sur des tables soumises , tous les trois ans, à la révision des cen- seurs, qui les classaient suivant l'âge et la fortune.

Comme les citoyens étaient seuls admis dans les légions, il fal- lut en augmenter le nombre à cause de la fréquence des guer- res. Dans les guerres civiles, quand on luttait Romains contre Ro- mains, les auxiliaires pouvaient facilement se trouver les plus nombreux, et il fallut étendre le droit de cité. De même que la

(1) HOKACE.

(2; Deus nobis luec olia fecil. (Viac.)

344 CINQUIÈME ÉPOQUE.

plèbe demandait à participer aux droits de la noblesse et aux avan- tages extérieurs, ainsi les peuples conquis voulaient entier dans la cité comme les conquérants, dont ils ne reconnaissaient la supé- riorité ni dans les armes ni en civilisation. Dans le fait, presque toute l'Italie obtint ce droit, et plus tard beaucoup de provinces, que des chefs de parti qui avaient besoin de leur concours, voulaien t s'attacher par cette faveur. C'est ainsi que le nombre des citoyens s'accrut des neuf dixièmes dans un espace de vingt-quatre années.

Dès lors Une fut plus nécessaire de recruter des affranchis et des esclaves, comme l'usage s'en était introduit depuis Sylla; le gou- vernement cessa d'être àia merci de gens qui, n'ayant point intérêt à conserver l'ordre établi, étaient toujours prêts à se soulever, qu'on ne pouvait maintenir tranquilles qu'à force de largesses . et qui, une fois congédiés, infestaient l'empire de leurs brigandages.

La nécessité de réparer violemment les pertes de la population ayant disparu avec le système militaire, Auguste se montra plus difficile à concéder les droits de cité et l'émancipation des esclaves, outre qu'il changea les conditions requises pour être inscrit aux registres du cens; dès la quatrième année de J.-C, n'y furent pas compris les citoyens absents de l'Italie, ni ceux qui possédaient moins de deux cent mille sesterces (39,759 f. ). Ces derniers, compris dans le premier dénombrement, mais exempts de tonti s charges, n'étaient admissibles à aucune magistrature ; ils formaient ainsi une classe moyenne, qui affaiblissait le pouvoir de la mul- titude, réduisait le nombre des candidats, était un obstacle aux troubles dans les comices.

Quant à savoir quelle était réellement la population de Rome , c'est une question débattue, et dans laquelle les opinions sont sin- gulièrement exagérées; quelques-uns la portent à quatorze mil- lions, quand les plus modérés s'arrêtent à quatre. Nous savons toutefois que, par un principe religieux, la cité ne s'étendait pas beaucoup au delà du Pomœrium de la ville primitive, et que, lors même qu'elle eut été agrandie par Aurélien, son enceinte ne dé- passait pas celle d'aujourd'hui , dont le circuit est de douze mille trois cent quarante-cinq pas romains (dix-huit mille deux cent deux mètres environ) , six mille mètres de moins que Paris. Il est vrai que plusieurs quartiers se trouvaient en dehors de cette enceinte, et que les rues étaient très-étroites, au point qu'on ne pouvait se garantir de la chute des décombres, ni porter secours en cas d'in- cendie (1). Les maisons avaient aussi une une hauteur démesurée,

(1) Sénevé, Controv. .il.

AUGUSTE. 345

bien qu'Auguste eût défendu de leur donner plus de soixante-dix pieds d'élévation. Cependant, lors du recensement fait par ordre de Théodose, il ne se trouva dans Rome que quarante mille trois cent quatre-vingt-deux maisons, ce qui empêche d'ajouter foi à cette excessive population , sans aider à déterminer la véritable.

La nécessité d'assurer la*subsistance d'une telle multitude, et de la maintenir calme , tit acquérir une grande importance au pré- fet de la ville et à celui des subsistances, qui, établis par Auguste, lui mettaient ainsi entre les mains la police de la cité. Les citoyens nourris aux dépens du public étaient, du temps de César, au nom- bre de trois cent vingt mille; Auguste les réduisit à deux cent mille. Il lit en outre, cinq fois au moins, des distributions d'ar- gent (1) , qui jamais ne s'élevèrent à moins de deux cents sester- ces, ni à plus de quatre cents (quarante ou quatre-vingts fr. ). Comme les enfants même au-dessus de onze ans y prenaient part, la totalité des individus gratifiés n'était pas au-dessous de deux cent cinquante mille , ce qui entraînait une dépense de onze à vingt-deux millions pour une distribution. Ajoutez-y les frais énormes de vingt-quatre spectacles donnés par l'empereur en son propre nom , et de vingt-trois autres au nom de magistrats ab- sents ou hors d'état d'y subvenir; sans parler des sommes qu'il prêtait sans intérêts à ceux qui lui en demandaient, moyennant une hypothèque du double (2).

Auguste n'affichait aucun luxe ni sur sa personne , ni dans sa sa popularité, manière de recevoir. Il entrait de nuit ou sans être connu dans les villes, pour éviter les réceptions pompeuses; il était vêtu comme tout le monde, portait des habits faits dans sa demeure, et n'avait d'autre distinction que sa garde prétorienne. Il habitait la maison qui avait appartenu à l'orateur Hortensius, et l'on n'y voyait ni ornements ni objets précieux, à l'exception d'une coupe murrhine qui venait des Ptolémées. Il acceptait des invitations au dehors, même chez de simples particuliers; l'un d'eux l'ayant traité assez mesquinement, il se contenta de lui dire en plaisan- tant : Je ne croyais pas que nous fussions si intimes. Dans les spec- tacles, il s'asseyait parmi les juges, affectait d'ailleurs de se pré- senter lui-même devant les tribunaux, pour assister en jugement

(1) Le congnia était, chez les Romains, une mesure de dix setiers , d'une capacité de cent quatre-vingt-dix-neuf onces d'eau, et qui servait aux distribu- tions de vin et d'huile au peuple. Quand, au lieu d'être en nature, elles se firent en argent, on conserva le nom de congiarium aux libéralités dont profitait le peuple, tandis que les distributions faites aux soldats s'appelaient donativum.

(2) Voyez la note F.

346 CINQUIÈME ÉPOQUE.

ses clients et ses amis, subissant les interrogatoires et les répliques acerbes des avocats. Comme il répondait à un légionnaire qui le priait de plaider sa cause , qu'il avait des occupations . mais qu'il enverrait un avocat à sa place, le soldat reprit : Quand tu as eu besoin de mon bras, ai-je envoyé un remplaçant? et Auguste le défendit lui-même. N'accordant les droits de cité qu'avec une ex- trême réserve , il .voulait que les Romains sentissent leur dignité et portassent la toge, et non le misérable vêtement appelé lacerna. Un jour qu'il voyait un citoyen en haillons, on l'entendit gémir et se plaindre que les Romains , ces maîtres du monde, ces hommes que distinguait la toge (1) , fussent réduits à une pareille détresse.

Chez lui l'affabilité ne nuisait pas à la fermeté ; il ne voulut pas du titre de dominus, mais il ne donna plus aux légionnaires celui de camarades, sentant qu'il n'était plus un soldat de fortune. Ti- bère lui rapportant certains propos et les plaintes répétées parmi le peuple, il répondit : Laissons-les dire, pourvu qu'ils nous laissent faire. Comme il entendait la multitude se récrier sur la disette de vin et sur sa cherté : Agrippa, dit-il, vous a pourvus de boini<- eau en abondance. Pendant une épidémie, le peuple s'imaginant que les dieux le châtiaient pour avoir permis à Auguste d'abdi- quer le consulat, il courut en foule à son palais , et le demanda à grands cris pour dictateur; mais il résista, et préféra le titre de pourvoyeur général , qui lui permit de subvenir aux besoins de la cité. Un respect si plein de dignité pour la nationalité romaine lui valut le titre de Père de la patrie.

Ce fut par ce mélange d'habileté, de fourberie, de modestie, de fermeté et de lâcheté, qu'il se concilia les cœurs; mais, pour conserver quarante-quatre ans l'autorité , et savoir persuader au peuple que la sûreté de tous dépendait uniquement de la conser- vation de sa personne, il fallait posséder une profonde connaissance du cœur humain et tous les secrets de l'art de gouverner.

CHAPITRE XXII.

UIEKRE> D'AUGUSTE.

La nouvelle organisation de Rome, et le caractère même d'Au- guste , excluaient désormais les guerres d'ambition ; mais il y en

(i) Romanos rery,m dominos, gentemque togalam.

GUERRES D'AUGUSTE. .'H7

eut plusieurs qu'il fallut faire pour assurer la paix et se garantir contre des attaques à venir.

Ceux qui pensent que la guerre civile affaiblit un peuple, ont contre eux toute l'histoire. Tout homme, dans ces temps de désor- dre , est oblige de devenir soldat ; faute de pouvoir rester indiffé- rent au milieu des partis en lutte, il doit se familiariser , sinon avec les fatigues des camps , au moins avec les périls du combat. Le service militaire est même recherché comme moyen d'échapper aux horreurs intérieures , et comme conférant des privilèges re- fusés à ceux qui vivent pacifiquement. L'agitation d'ailleurs, en ébranlant la société jusque dans ses fondements , fait apparaître à la surface des hommes dont le mérite, dans des temps ordinaires, serait resté enfoui ou n'aurait pu se développer. La Lombardie lutta contre Frédéric Barberousse après des Ilots de sang versés dans les guerres des communes; les Allemands triomphèrent des Turcs quand les plaies de la guerre de Trente ans étaient encore vives; l'Angleterre déploya toute sa puissance après la guerre des Deux Roses; l'Espagne, après celle de la Succession, put faire un grand effort en Sicile. La France se montra grande après les que- relles entre les deux maisons de Bourgogne et d'Orléans, comme à la suite des guerres religieuses et des troubles de la Fronde : pendant sa grande révolution , lorsque les départements , réagis- sant contre la capitale , devenaient le théâtre de la guerre civile , et que la guillotine, la mitraille, les noyades, étaient la justice à l'ordre du jour, elle fit trembler tous les trônes de l'Europe yl).

Rome, dans les guerres que nous avons racontées , tuait , avec le fer dont elle se déchirait elle-même, la liberté des nations par la main de Marins, de Sylla, de César, de Pompée; vinrent ensuite Antoine et Auguste, qui finirent par anéantir chez les peuples connus jusqu'au dernier vestige de l'esprit l'indépendance.

Auguste tourna d'abord ses armes contre les Bretons . que Cé- sar n'avait pu dompter; mais à la nouvelle que les Salasses, au pied des Alpes, les Cantabres et les Asturiens, en Espagne, s'é- taient révoltés, il confia la première expédition à Térentius Vai- ron, et se chargea de dompter les rebelles, qu'il défit et réduisit à la dernière extrémité. Parmi les Cantabres, les uns se tuè- rent, et d'autres furent vendus; le reste dut marcher contre les Asturiens, qui succombèrent aìòrs . et l'Espagne entière , après deux siècles de résistance, subit le joug de Rome.

A la même époque , Marcus Crassus battait les Mèses , nation

(i) Voyez Montesqi if.i , Grandeur et décadence des Romains, Xi.

348 CINQUIÈME ÉPOQUE.

sauvage des bords du Danube , et M. Vinicins domptait d'autres peuples germains; Varron soumettait les Salasses, dont quarante mille étaient transportés par Auguste à Éporédia (Ivrée), pour subir vingt ans d'esclavage, en même temps qu'il partageait leur pays entre ses prétoriens, et y fondait la colonie d'Augusta Pretoria (Aoste). Une délibération du sénat ordonna l'érection, dans les Al- pes, d'un monument sur lequel furent inscrits les noms de qua- rante-trois peuplades de montagnards, soumises à l'empire par Auguste (i). Soixante-dix autres nations gauloises lui élevèrent un temple magnifique près de Lyon (2), en instituant des jeux an- nuels, où devaient être décernées des récompenses aux poètes et aux orateurs.

Arabes. En Asie, la Pisidie, la Galatie etla Lycaonie devinrent provinces

romaines à la mort de leur dernier roi. Élius Gallus, gouverneur de l'Egypte, marcha contre les Arabes septentrionaux; mais, mal secondé par Sylléus, ministre du roi des Arabes Nabathéens, con- trarié par les maladies et la nature indomptable des habitants, ses efforts échouèrent, et ce peuple, que le désert rendait indocile à toute espèce de joug, fut longtemps respecté par les Romains.

rarthes. A cette époque, les Scythes renversèrent du trône Tiridate, roi des Parthes, et rétablirent Phraate, qui, précédemment, avait conquis la Mèdie. Tiridate vint alors implorer le secours d'Auguste, en promettant de lui faire hommage de sa couronne. De son côté, Phraate envoyait des ambassadeurs pour réclamer son esclave fu- gitif etson propre fils, livré aux Romains par le prince détrôné. Au- guste donna audience aux uns et aux autres en présence du sénat;

(1) Pline rapporte l'inscription du trophée érigé dans les Alpes en l'honneur d'Auguste , et nous fait ainsi connaître les noms des peuples qui habitaient le pays :

IMP. CES. DIV1F. AVGVST. VONT. MAX. IMP. XIII. TRIH. POT. XVII. S. P. Q. R. QVOO EJVS DVCTV AVSPICIISQYT. GENTES ALPIN.E OMNES OVE A M MU SVPERO Ail JNKERVM PERTINEBANT, SVB 1MPER1VM P. R. SVNT REDACT.fi. GENTES ALPINE DE- VICT.-E : TRlVMPlLINl', CAMVNI , VENOSTES, VENNONETTES, ISARCI , BREVNI , CES U - NES, FOCVNATES : VINDEL1C0RVM GENTES QVATVOR , CONSVANETES, RVCINATES , LICATES, CATENVTES , AMBISVNTES , RVGVSCI , STAHETES, (Al \ CONES , BlilXENTE-< , LEPONTII, VIRERI, NANTVATES, SEDVN1 , YERAGRI , SALASSI, ACITAVONES, MEDVI.I.I , VCENl, CATVR1GES, BBICIANI , SOCIONTII, RROD10NTM, NEM ALONIO, EDEN ATES , l.sY- BIANI, VEAMINI , GALLITE , TB1VLLATI, ECTINI , VERGV.NNI, EGVITVRI, NEMENTVRI, ORATELLI, NERVSI, VELAVNI, SVETRI.

Pline ajoute : .\on sunl adjectxCottianx civitates XII, qux hostiles 7îou fuerunt : item attributx municipiis lege Pompeia. L, III, c. 20.

(2) Lyon était alors située sur la hauteur appelée aujourd'hui Fourvières (Forum vêtus ou Forum Vcneris). Sous Néron, un incendie terrible réduisit la ville en cendres dan* l'espace d'une seule nuit.

GI.EIUIES D'AUGUSTE. HÉBllEUX. 3-49

puis, sans demander l'avis de l'assembleo, il répondit qu'il ne voulait soutenir aucun des deux prétendants; que Tiridate jouirait librement à Home d'une honorable hospitalité, et qu'il renverrait à Phraate son fils, dès qu'il aurait restitué les enseignes enlevées à Crassus et à Antoine, ainsi que tous les prisonniers. Le Parthe murmura; mais quand Auguste, arrivé en Orient, eut, avec au- si ao. tant de fermeté que de douceur, rétabli l'ordre dans les provinces, bien qu'elles relevassent du sénat, et qu'il s'approcha des fron- tières des Parthes, Phraate se hâta de lui envoyer les enseignes et les prisonniers. Auguste en tira gloire comme d'un triomphe , et, pour éterniser le souvenir de cet événement, il éleva dans Rome un temple magnifique à Mars Vengeur.

Il régla avec la même facilité les affaires de l'Arménie, en ren- 80i versant du trône Artaxias III, fils de cet Artabaze qu'Antoine avait mené en triomphe , et en lui substituant Tigrane, son oncle. D'un autre côté-, les Gétules de Mauritanie , qui s'étaient révoltés contre leur roi Juba II et avaient dévasté la province d'Afrique , furent domptés par Cornélius Cossus.

Une autre nation, qui, sous beaucoup de rapports, excite l'é- Hébreux, tonnement, fixera plus longtemps notre attention. Deux peuples semblent avoir été marqués spécialement par la Providence pour avoir force et vie , puissance et durée, selon leur caractère diffé- rent, et le but pour lequel ils furent choisis. L'Hébreu , gardien fidèle de l'arche de vérité, se garantissait des superstitions en se tenant isolé des autres peuples. Le Romain, au contraire, devait arrêter par le tranchant de son glaive la subdivision infinie des peuples, et mettre l'ordre dans le chaos des anciennes nations, de sorte que celles qui d'abord se combattaient , se heurtaient, se détruisaient, finissent parse trouver confondues dans l'unité delà force et du despotisme. Or, voici le moment l'un d'eux s'avance contre l'autre ; le peuple juif, le regard fixé vers l'avenir céleste, sentque le temps est proche sa mission sera accomplie, et Rome va préparer dans la paix de la servitude le silence nécessaire pour que l'on puisse entendre l'humble voix qui doit régénérer la terre. Nous avons vu précédemment que les Hébreux étaient divisés entre deux frères en guerre l'un contre l'autre, Aristobule etHyr- can. Le premier, abandonné par son parti, appela à son aide les Romains, qui, sous les ordres de Pompée, triomphaient alors de 6j. Tigrane (i). Pompée envoya, au secours d'Aristobule, Gabinius,

(1) Il n'y a plus de livres saints à consulter sur celte époque, et nous n'avons pour guide (pie Josèphe dans ses Antiquités judaïques. Le bon sens des lecteurs fera justice de ses exagérations.

350

CINQUIÈME ÉPOQUE.

Prise de

Jérusalem.

sept.

M-

Gonvrr-

ni'iiifiii

qui, après avoir reçu cinquante talents de ce prétendant , s'en re- tourna sans avoir rien fait. Scaurus vint après lui, en toucha trois mille '2,500,000 fr.), et enjoignit à Arétas, roi des Arabes, de lever le siège de Jérusalem; ce qu'il fit. Aristobule , délivré du péril qui le menaçait, refoula les Sarrasins, et se mit alors àcaresser Pompée et les Romains, l'unique espoir désormais de ceux dont les pères mettaient toute leur confiance en Dieu et dans leurs bras. Les deux compétiteurs vinrent plaider leur cause devant Pompée ; le peuple , mécontent de l'un et de l'autre, intervint à son tour, et lui repré- senta qu'il devait être gouverné, non par des rois, mais par les sa- crificateurs du Dieu d'Israël.

Malheureux le peuple qui . sans autre force que celle du raison- nement, est réduit à recourir à plus puissant que lui ! L'orgueil- leux Romain enjoignit à Aristobule de résigner le pouvoir, et l'ayant fait enchaîner, il marcha sur Jérusalem.

Les partisans d'Aristobule et de l'indépendance nationale se disposaient à recourir aux armes redoutables du désespoir ; mais Hyrcan favorisait Pompée, qui profita du jour du sabbat pour s'emparer de la ville, alors que les Hébreux s'abstenaient de com- battre par scrupule religieux. Douze mille hommes furent massa- crés , y compris les prêtres , qui , au milieu du carnage , n'inter- rompirent pas les sacrifices, et mêlèrent leur sang à celui des holocaustes. L'œuvre du glaive terminée, vint le tour de la hache, et beaucoup de Juifs furent exécutés comme artisans de troubles et de sédition : c'était ainsi que l'on appelait la résistance à l'étran- ger. Hyrcan obtint le titre de grand prêtre et de prince: mais il dut payer le tribut, ne pas s'intituler roi, et se renfermer dans les limites de la Judée, en restituant à la Syrie tout ce qui en avait été détaché précédemment. Pompée, afin d'ajouter l'insulte aux maux qu'il avait causés, voulut entrer dans le temple , accompa- gne d'une suite nombreuse, et s'avança jusque dans le sanctuaire, le pontife seul pénétrait une fois l'an pour accomplir la grande expiation.

Ce fut la dernière victoire de Pompée.

Jérusalem fut démantelée; le général romain, ayant laissé Scau- rus pour tenir le pays en respect, emmena à Rome Aristobule avec ses deux fils, Alexandre et Antigone, pour orner son triomphe. Alexandre, parvenu à s'enfuir de Rome, réunit une armée nom- breuse, et releva le parti de son père; mais Gabinius , qui com- mandait les troupes romaines, le défit , et, après lui avoir accorde son pardon, divisa ie royaume en cinq districts.

La Judée avait été gouvernée jusque-là par deux conseils : l'un,

GUERRES D'AUGUSTE. HEBREUX. 35 J

composé de vingt-trois membres; l'autre, de soixante-douze , et appelé le sanhédrin. 11 n'est pas l'ait îiientiori de ce dernier sous sanhédrin, les juges ni sous les premiers rois; mais les rabbins prétendent qu'il date de l'époque Moïse choisit dans le désert les soixante- dix qu'il chargea de rendre la justice (I); que Salomon fit cons- truire une salle spacieuse pour ses réunions; qu'il ne cessa point de s'assembler durant la captivité de Babylone , et fut plus tard réinstallé dans le second temple. Quoi qu'il en soit , un membre du sanhédrin résidait dans chacune des villes du royaume, et deux dans Jérusalem ; les membres de l'autre conseil se tenaient tous dans la capitale , se réunissaient dans le temple , et décidaient sans appel , à l'exclusion de tout autre tribu1 haï. Gabinius cassa les deux conseils, pour établir dans chacun des cinq districts un tri- bunal indépendant, composé des principaux habitants, et des dé- cisions duquel l'appel devait être porté à Rome. La monarchie se trouvait donc changée en aristocratie.

Ces innovations mécontentèrent les Hébreux, qui n'en furent i[iie plus favorables à Aristobule , lorsqu'il revint dans sa patrie; mais il fut battu, et obligé d'aller reprendre ses fers. Hyrcan , par crainte de la famille exilée et des soulèvements continuels d'un peuple qui ne pouvait supporter le joug étranger , conservait une étroite alliance avec les Romains. Du reste, il était entraîné dans eette voie par les conseils d'Antipas, Iduméen d'origine, qui, di- rigeant à son gré son maître indolent, se frayait à lui-même le eheniin du trône. Par flatterie , il avait, grécisé son nom, qui de- venait Antipater, et il n'était pas de concessions qu'il ne fût prêt à faire; aux Romains; au nom d'Hyrcan, mais pour son avantage personnel, il les secondait dans leurs guerres avec les nations voisines.

Crassus , au moment il marchait contre les Parthes, s'arrêta M- à Jérusalem; instruit que le temple renfermait de grands trésors auxquels Pompée s'était abstenu de toucher, il y prit, afin de sub- venir aux dépenses de la guerre , dont le résultat lui fut si funeste, dix mille talents (50,000,000 fr.), sans parler d'une grosse barre

(1) C'est un des points discutes par les talmudistes. Ils comparent Moïse à un (lambeau qui sert à en allumer d'autres, sans rien perdre de son éclat; mais comment choisir soixante-dix personnes sur douze tribus? Si l'on en prend six dans chacune, il s'en trouve deux de trop. Celle dans laquelle on aurait pris le moindre nombre se serait révoltée. Moïse inscrivit donc sur soixanle-dix billets le mot ancien, et en laissa deux en blanc. Il lit ensuite tirer au sort, et ceux à qui échurent le-; billets blancs se considérèrent comme exclus par la volonté de Dieu. (Tal m. tract. Sanhed., fol. 17.)

352 CINQUIEME ÉPOQUE.

d'or du poids de sept cent cinquante livres. César, dans l'intention de contrarier Pompée, rendit la liberté à Ari stobule, qu'il envoya dans la Judée avec deux légions, pour s'assurer de la fidélité de la Syrie; mais Pompée le fit empoisonner en chemin , et son fils Alexandre , qui se préparait à le joindre avec des troupes , fut mis en jugement et décapité par ses ordres. Restait Antigone, l'autre fils d'Aristobule : lorsque César revint d'Egypte après avoir dompté la Syrie, Antigone le pria de le rétablir sur le trône ; mais Hyrcan avait si bien mérité de César, qu'il le confirma , ainsi que ses fils, dans le souverain pontificat et dans la principauté de Ju- dée, en maintenant Antipater à la tète de l'administration. 11 ré- tablissait ainsi, au moins en apparence, le gouvernement monar- chique ; en outre, il permit de relever les murs de Jérusalem. Hérode. Hérode d'Ascalon, second fils d'Antipater, acquit , grâce à l'ap- pui paternel et à sa propre ambition, tant de pouvoir et d'arro- gance , qu'il tua de sa main un malfaiteur, sans attendre sa con- damnation. Cité devant le sanhédrin pour justifier sa conduite, il entra dans la salle d'assemblée, suivi d'une troupe d'hommes ar- més , comme Clodius à Rome, ce qui imposa silence aux dénon- ciateurs et aux juges; mais le vertueux Sammée, plein de la crainte de Dieu, qui empêche de redouter les hommes, éleva la voix contre de tels abus. Eh quoi ! disait-il, autrefois les accusés ve- naient implorer miséricorde, les cheveux épars et leurs habits couverts de cendres , et cet audacieux se présente vêtu de pour- pre, exhalant les parfums de l'Arabie, et entouré de sicaires ! Il prédit alors que le dieu des armées punirait la faiblesse des ma- gistrats, en les livrant à la vengeance de celui qui les faisait trem- bler. Sa prophétie ne tarda point à s'accomplir.

Après la mort de César, Hérode et son frère Phazaël, maîtres désormais de la Judée, se déclarèrent en faveur de Cassius , qui leva dans le pays sept cents talents de contributions, et obtinrent son consentement pour assassiner Maliens , le meurtrier de leur père. Lorsque Antoine l'eut emporté , ils suivirent sa fortune et se rangèrent de son côté; cependant, le parti hostile à l'étranger, qui subsistait toujours , prit pour chef Antigone , le dernier fils d'Aris- tobule , qui ne vit pour lui de chances de succès que dans l'appui des Parthes. En effet, Pacorus, échanson de leur roi Orodes , étant entré dans la Syrie , eut bientôt entre ses mains Hyrcan et Phazaël, qui lui furent livrés par trahison. Phazaël se donna la mort; Antigone fit couper les oreilles à Hyrcan, afin qu'il ne fût plus apte au sacerdoce, et le remit ensuite aux Parthes, pour qu'ils l'emmenassent en Orient. Conduit dans la Babylonie, il resta pri-

M EHUES D AUGUSTE. HÉBREUX. 353

sonnier ;t Séleucie, jusqu'à ce que Phraate IV, lors de son éléva- tion au trône , le délivra de ses fers, et lui permit s'entretenir avec les Hébreux qui s'étaient réfugiés en grand nombre dans 37- cette ville ; ceux-ci le révéraient comme roi et refusaient de rendre hommage à Antigone, qui occupait à Jérusalem un trône mal acquis.

Hérode , échappant à toutes les embûches , s'enfuit chez les Arabes, puis en Egypte; de il se rendita Rome, il gagna les bonnes grâces de Marc- Antoine, au point que, bien qu'il ne fût pas de la politique romaine de déposséder les familles régnantes, le 40 sceptre fui enlevé à Juda et à sa descendance , selon la prophétie, et donné à cet aventurier. Hérode monta au Capitole entre Au- guste et Antoine , avec les consuls , les sénateurs et les principaux citoyens, reçut l'investiture, et partit pour la Judée.

Cependant Antigone, peu disposé à céder le trône sur un décret, résista deux années à l'iduméen, allié de l'étranger. Hérode as- siégea Jérusalem, et, pour se concilier le peuple , épousa Marianne, fille d'Alexandra , qui avait pour père Hyrcan , et d'Alexandre, d'Aristobule, l'héritier des Asmonéens. Il parvint enfin, avec laide It. s Romains, à s'emparer de Jérusalem, défendue avec plus de courage que d'habileté par ses habitants , et la livra au meurtre et au pillage. Antigone fut envoyé à Antoine, qui se trouvait à An- tioche. A la sollicitation d'Hérode, le triumvir le livra aux verges d'Antigone, età la hache des licteurs, qui suspendirent son cadavre aux fourches patibulaires, supplice qui n'avait pas encore été infligé a un roi. Telle fut la fin ignominieuse du dernier prince asmonéen.

Pour s'affermir sur le trône, Hérode fit d'abord périr tous les membres du sanhédrin, dont le patriotisme s'était opposé à sa domination, à l'exception de deux, qui avaient été d'avis de se rendre. A la nouvelle de l'élévation de sa créature , Hyrcan revinl de l'exil , avec l'espoir de remonter lui-même à son rang. Hérode lui fit le meilleur accueil, mais ne lui accorda ni le sacerdoce, ni au cune autorité. Il éleva au contraire au pontificat Ananiel, homme obscur, qui jusqu'alors avait été esclave à Baby Ione. Un pareil choix souleva de grands murmures parmi les Hébreux ; Hérode , voyant qu'Alexandra, sa belle-mère, désirait cette dignité pour son fils Aristobule, lui donna cette satisfaction; mais s' apercevant en- suite qu'elle intriguait secrètement pour le renverser du trône, il fit noyer le jeune pontife , et ne laissa Hyrcan lui survivre que peu de temps. Toute la descendance mâle des Asmonéens s'éteignit avec eux.

Hérode avait aller rendre compte de cette politique atroce

IlIST. l'MV. T. IV 23

1 CINQUIÈME ÉPOQUE.

é i ne fois à Antoine, eh Syrie, une autre fois a Auguste , dans l'île de Rhodes; comme il craignait pour sa vie, il avait laissé l'ordre à Joseph, son oncle, au cas ou il apprendrait sa mort , de tuer aussi Marianne la reine Marianne , femme d'un mérite accompli , et dont il était non moins jaloux qu'épris. Joseph révéla cette commissiona .Ma- rianne, qui prit en aversion son farouche adorateur, et ne chercha pointa le dissimuler. Salomé, sa helle-sœur, qui la haïssait mortel- lement, saisit cette occasion pour l'accuser auprès d'Hérode d'avoir voulu se réfugier dans le camp romain, et d'entretenir des relations coupables avec Joseph. Le roi fit tuer ce prétendu rival, et intenter un procès a Marianne, qui fut condamnée a mourir; elle subit avec la dignité calme de l'innocence le supplice et les outrages, plus douloureux encore que le supplice, de sa mère Alexandra, qui alla jusqu'à lui arracher les cheveux. Cette femme ambitieuse voulait ainsi se concilier les bonnes grâces d'Hérode ; mais la lâ- cheté ne fait pas d'amis.

L'image de la femme innocente et toujours aimée qu'il avait fait périr ne laissa plus de trêve à Hérode ; la peste qui vint ra- vager le pays fut considérée comme un châtiment de Dieu. L'in- quiète Alexandra, ayant voulu profiter des désordres qui en résul- tèrent pour monter sur le trône , fut livrée au supplice ; d'autres eurent le même sort . victimes des soupçons du roi , ou plutôt de cette nécessité presque fatale, qui fait qu'un premier crime en entraîne d'autres. Hérode, pour s'étourdir peut-être, se mit à construire et à innover ; sans égard pour les usages de la patrie, il adopta ceux des gentils , ouvrit dans la ville du Seigneur un théâtre aux représentations obscènes et un amphithéâtre aux spec- tacles sanglants. Il érigea des trophées et un temple à Pénée près de la sou ree du Jourdain, à Auguste, qui luiavait pardonné la faveur d'Antoine, et donna, en son honneur, le nom de Sebaste à Samarie , qu'ii fit relever. 11 envoya ses deux fils, Aristobule et Alexandre , faire leur éducation à Rome, ou ils logèrent dans le palais d'Au- gust . En récompense de ses hommages et de sa fidélité, l'empe- reur ajouta à ses États la Samarie, la Galilée, la Pérée, en deçà du Jourdain, l'Iturée, la Trachonite , et en outre les revenus de l'Fdumée ; de plus, il le nomma gouverneur de la Syrie et confia à son frère Phéroras une tetrarchie au delà du Jourdain.

Cette dépendance de l'étranger déplaisait aux Hébreux, qui

murmuraient sourdement : mais il les faisait surveiller par des

espions, et de temps à autre il châtiait les plus hostiles. Il fit aussi

î des tours dans Jérusalem, pour tenir le peuple en respect,

;ni nr l'empêcha point de chercher à gagner son affection lors

GUERRES D'AUGUSTE. HÉBREUX. 355

d'une terrible sécheresse, et surtout en proposante rééditication du temple qui, après tant de vicissitudes, tombait en ruine; en effet, il fut commencé dans les mêmes proportions que celui de Salomon, et l'on y travaillait encore au temps de Jésus-Christ (1). On doit s'étonner devoir la Judée aussi riche encore après tant dedésastresetde pillages, d'autant plusque la longue captivité de Babylone avait laissé le sol en friche, et entraîné la chute des petits murs qui soutenaient la terre sur les flancs des rochers. L'industrie d'un peuple essentiellement agricole sut rendre au pays sa fertilité artificielle , et le courage qu'inspire le patriotisme fit relever les édifices écroulés. Les Asmonéens entourèrent Jérusa- lem de murailles et de forts ; on travailla jour et nuit, durant trois ans, à démolir l'ancienne cita ielle et à aplanir la montagne. Si- mon éleva p tur sa famille un magnifique monument tout en marbre bhtnc, avec des portiques soutenus par des colonnes mo- nolithes, et accompagné de sept pyramides que l'on découvrait de la mer. Nous verrons bientôt combien de constructions entre- prit Hérode, au temple duquel travaillèrent dix mille ouvriers, avec cent chariots, sous la direction de lévites instruits dans l'art de tailler la pierre et de forger les métaux (21 ; il répandait à l'in- vi ) Quadraginta et sex annis xdificatum est templum hoc. Le texte grec ayant l'aoriste, on doit traduire : Voilà ju i ante six ans que l'on est à bâtir ce temple .

>2) Flavius Josèphe, Antiquités judaïques, liv. XV, 15, donne un récit dé- taillé de celte construction :

« Après qu'on eut arraché les anc iens fondements, et qu'on en eut refait de nouveaux, il commença le temple, auquel ii donna cent coudées de longueur et cent vingt de hauteur ; mais, comme les fondements refoulèrent le sol avec le temps, cette hauteur diminua ; c'est pourquoi les nôtres, sous le règne de l'em- pereur Néron, résolurent de les relever. Le temple fut construit en pierres blan- che» et solides, ayant chacune 25 coudées de long, s d'épaisseur, et envirou 12 de large ; le tout offrant l'aspect d'un portique royal, plus bas sur ses côtés et très-élevé au milieu, de sorte qu'on l'apercevait à la distance de plusieurs stades. Les ouvertures et les architraves étaient garnies de portières aux couleurs variées, dont le tissu représentait des Heurs empourprées, et des colonnes aux chapiteaux desquelles serpentait une vigue d'or avec ses grappes pendantes : c'était une merveille de richesse et d'ari, que de voir tant de travail sur une matière aussi précieuse. Il renferma le temple dans une enceinte de vastes portiques propor- tionnés à sa grandeur, et avec tant de dépense, qu'il semblait qui jamais avant lui le temple n'eût été aussi splendidement orné. Ces portiques s'élevaient sur un grand mur, ouvrage des plus admirables, li y avait une élévation escarpée et rocheuse qui allait s'aplauissant à sa cime, vers la partie orientale de la ville. Salomon, par l'inspiration de Dieu, eu environna le sommet de murailles, avec de grandes dépenses; 11 fit ensuite murer la partie inférieure, qu'entoure vers le midi une vallée profonde, en remplissant celle-ci, depuis sa partie la plus escarpée vers la colline jusqu'à sa plus grande profondeur, de pierres liées avec du plomb;

23.

356 CINQUIÈME ÉPOQUE.

teneur des secours durant la disette, en même temps qu'il faisait lii'illerau dehors sa magnificence. Ainsi, il éleva plusieurs édi- fices à ÌNicopolis, et divers monuments à Athènes; il reconstruisit

de manière que cet ouvrage quadrangulaire excita l'étonnement par son étendue et son élévation. Sa superficie laissait voir en effet au dehors combien les pierres en étaient énormes; à l'intérieur, les joints en étaient fortement main- tenus par dps agrafes de fer. Lorsqu'il eut ainsi fortifié les tlancs de la colline par un travail si bien lié jusqu'à son sommet, et comblé' la cavité qui se trouvait entre eux et le mur, il aplanit toutes les aspérités dans la partie la plus haute. L'ouvrage pntier embrassait quatre stades, chaque côté ayant un stade. Dans celti' enceinte, et près de la cime du coteau, s'élève circulairement un autre mur en pierres, qui, bien que très-long, soutient au levant, dans toute sa longueur, un double portique situé en face des portes du temple, qui se trouve vers le milieu On voyait suspendues, dans tout l'espace qui s'étend autour du temple, les déponiDés des barbares; le roi Hérode les y fit replacer, en y ajoutant celles que lui-même avait enlevées au\ Arabes.

11 avait été construit dans la partie septentrionale une citadelle quadrangulaire parfaitement défendue et d'une force prodigieuse, ouvrage des rois et des pon- tifes asmouéens prédécesseurs d'Hérode, et appelée la Tour, l'on conservait le vêtement dont se pare le pontile quand il doit sacrifier. Hérode, après avoir fortifié de nouveau cette tour pour la sûreté et la garde du temple, lui donna le nom d'Antonia en l'honneur d'Antoine, son ami et général des Romains. Le côté occidental de l'enceinte avait quatre portes : l'une conduisant au palais, au moyen d'une route pratiquée à travers la vallée; deux donnaient vers les fau- bourgs, et la dernière menait à la ville par un long escalier descendant jusque dans In vallée, et montant de jusqu'au sommet; car la ville était située en face du temple, présentant l'aspect d'un théâtre, et entourée d'une vallée profonde dans toute sa partie au midi. Le quatrième côté du mur, au sud, avait aussi ses portes dans le milieu; sur ce mur, on voyait un triple portique merveilleux, qui, partant de la vallée orientale, finissait sur l'occidentale, puisqu'il n'était pas possible de s'étendre plusloin. Dans le portique étaient quatre rangs de colonnes, dont le dernier s'unissait au mur de marbre. La grosseur de chaque colonne était égale à celle que pourraient embrasser trois hommes réunis; elles avaient vingt - sept pieds de hauteur, avec une double cannelure en spirale. Leur nombre total était de cent soixante deux, surmontées de chapiteaux corinthiens magnifique- ment sculptés.

Ces quatre rangs laissaient entre eux trois espaces qui formaient les portiques, dont deux, parallèles, étaient faits de la même manière, larges également de trente pieds, élevés de cinquante et longs d'un stade; celui du milieu avait moitié plus de largeur que les deux antres, et le double de hauteur. Le plafond, formé de grosses pièces de bois, était orné de diverses ligures sculptées. Son point d'appui, pour s'élever au-dessus des autres, était on mur placé au-dessus des architraves, avec les colonnes enclavées dedans, et du plus beau poli de tous côtés. Telle était la première enceinte; on voyait à peu de dislance, et plus à l'intérieur, la seconde, à laquelle on montait par quelques marches ; elle était close tout autour par une. balustrade en marbre, portant une inscription qui en interdisait l'entrée, sous peine de mort, aux étrangers. Cette clôture, percée à jour au midi et au nord, avait trois portes également distantes : il s'en trouvai! une très-grande du côté de l'orient, par entraient les personnes purifiées, ain^i que leurs femmes. Au delà de cette enceinte, le lieu sainl était inaccessible

OUERRES D'AUGUSTE. HEUREUX. 'J.')7

à Rhodes le temple d'Apollon Pythion; Antioche lui dut une ma- gnifique place; Asealon, un palais et d'autres édifices; enfin, il donna aux jeux Olympiques une nouvelle splendeur, et nous en dirions davantage, si nous accordions plus de confiance aux récits de Josèphe (1).

Lorsque Hérode se rendit à Rome pour ramener ses fils dans sa ,u patrie, il fut accueilli avec de grands honneurs. Il fit épouser à Alexandre Cdaphyra, fille d'Archélai'is, roi de Cappadoce, et à Aristohule, Bérénice, tille de sa sœur Salomé. Ces deux jeunes gens s'étaient acquis, par leurs manières polies et leurs habitudes distinguées, les bonnes grâces du peuple , qui leur trouvait de la ressemblance avec l'infortunée Marianne; mais, comme ils ne pouvaient oublier la fin cruelle de leur mère, Hérode leur en sut mauvais gré, et donna toute son affection à Antipater, qu'il avait eu di1 Doris. 11 l'envoya donc à Rome avec de pressantes recom- mandations, et, usant de la faculté que lui avait accordée Auguste, de disposer cîe ses États en faveur de qui il voudrait , il l'institua son héritier. Chaque jour ce même Antipater, Salomé et Phéroras, aigrissaient de plus en plus Hérode contre ses fils, les accusant de 9.

trames déloyales; or, cette imputation, comme il arrive d'ordi- naire sous les princes faibles ou méchants, était depuis longtemps l'arme de la famille régnante. Alexandre, se voyant chargé de chaînes, en conçut une telle douleur, qu'il s'avoua coupable de conspiration, mais dénonça pour complices Salomé, Phéroras et les principaux courtisans. Alors Hérode, qui sans cesse frappait de nouvelles victimes et souffrait lui-même plus que ceux qu'il torturait, fut en proie à mille nouveaux soupçons.

Archélaus, roi de Cappadoee, venu pour arracher son gendre au danger et apaiser les esprits, réussit à réconcilier le père avec ses deux lils; mais de nouvelles défiances ne tardèrent pas à as- saillir Hérode , et les choses en vinrent au point qu'il fit assembler à Beryte, avec l'autorisation d'Auguste, un tribunal devant lequel il traduisit ses deux fils, qui furent condamnés et mis à mort, lise dédommagea de leur perte, en prodiguant les soins les plus affec- tueux à ses petits-enfants , qu'il avait rendus orphelins : Aiïsto-

1 11 n femmes^ il c'était permis qu'aux seuls prêtres de pénétrer dans la troisième, située dans la partie la plus intérieure. Cotait qu'était le temple, devant lequel s'élevait un autel pour y offrir à Dieu les holocaustes. Hérode n'entra dans au- cun de ces trois lieux. Il s'occupa donc, des portiques et des enceintes exté- rieures, qu'il termina en huit années ; mais le temple ayant été achevé par les piètres en un an et demi, le peuple oéléhra des fêtes. 1 \ "v. 1,1 1 m 1 . Isiirc* de quelque^ Juifs à Voltaire.

358 i [Noi II. M E ÉPOQUE.

buie laissait Agrippa et Hérodiade; Alexandre était aussi père de deux fils , Tigrane , qui devint plus tard roi d'Arménie, et Alexandre.

Dans l'intention de s'attacher le peuple par un lien plus so- lide, Hérode exigea qu'il jurât fidélité à lui et à l'empereur; mais les pharisiens et les esséniens s'y refusèrent , la loi défendant, selon eux, de prêter serment à un prince étranger (1). Hérode, qui, pour se procurer de l'argent, n'avait pas craint de violer le tombeau de David, frappa d'une lourde amende ceux qui préten- daient lui résister ; mais la femme de Phéroras la paya , dans le dessein de se les concilier. Alors les pharisiens répandirent une prophétie, d'après laquelle le royaume devait passer de la race d'Hérode à celle de Phéroras. Le roi fit payer à plusieurs d'entre eux cette prophétie de leur sang; il exigea même que Phéroras répudiât sa femme , et , sur son refus , il le bannit de la cour.

Le désir de la vengeance inspira au prince exilé la résolution de s'entendre avec Antipater, le fils ingrat d'Hérode, qui, trou- vant que son tour de régner tardait à venir, voulait hâter la mort de son père. Mais, durant leurs machinations, Phéroras vint a mourir, empoisonné, dit-on, par sa femme; la conspiration fut découverte, Antipater misa mort, et Salomé et Doris se trouvè- rent en butte aux persécutions : tels sont les crimes , les soupçons, les châtiments, les vengeances, qui désolèrent la vieillesse d'Hé- rode. Enfin, au milieu de tourments atroces, augmentés encore par les outrages que de tous côtés les Juifs prodiguaient d'avance à sa mémoire, et qu'il réprimait en vain avec une rigueur toujours Mort croissante, il mourut à l'âge de soixante-dix ans, après en avoir i de j c. règne trente- sept.

Il avait fait réunir dans le cirque de Jéricho les plus notables parmi les Hébreux, et ordonné qu'ils fussent massacres à sa mort, pour que ses funérailles ne manquassent pas de larmes; mais son ordre insensé resta sans effet, et Archélaus, autre fils d'Hérode, fut proclamé son successeur. Il obtint , sous le titre d'ethnarque , la plus grande partie des États paternels; mais sa conduite avare et cruelle excita des séditions continuelles, et ii n'était pas d'am- bitieux qui n'aspirât à le remplacer. Enfin, Auguste lui fit faire >on procès, et l'envoya en exil à Vienne. La Judée et la Samarie lurent alors réunies comme provinces à la Syrie, et gouvernées par des procurateurs dépendant du proconsul de Syrie , parmi lesquels le plus célèbre fut Ponce Pilate.

(U Non poteris a terius gentil hominem regem facere, qui non fit frater tuus. (Dent., XVII. ij

Arctv

pi alni

GUERRES Ji.\n;iSTE. HEBREUX. 359

Philippe et Antipas, frères d'Archélaus . restèrent tétrarques ( I . tant qu'ils vécurent : le premier, de la Batanée et de la Traeho- nite; l'autre de la Galilée; puis ces pays furent aussi réunis à la Syrie.

Ces acquisitions importantes avaient été faciles à l'heureux Au- guste; mais il n'en fut pas de même lorsqu'il fallut soumettre les peuples de la Germanie, parmi lesquels commençait déjà a se faire sent;r cette impulsion vers le midi , qui devait causer la chute de l'empire et renouveler la face du monde.

Agrippa, qui était resté à liome en qualité de gouverneur du- rant l'absence d'Auguste , partit après son retour, et s'avança vers le Rhin pour repousser les Germains, qui avaient traversé ce fleuve; mais à peine se fut-il dirigé d'un autre côté, que les Si- cambres , les Usipètes , les Tenctères , repassèrent le fleuve , et dé- tirent M. Lollius, proconsul de la Gaule , qui les refoula à son tour. A la même époque , les Rhètes firent une excursion en Italie , ils portèrent le ravage et la désolation ; s'emparaient ils d'une femme enceinte, ils faisaient deviner par leurs magiciens le sexe de l'en- fant qu'elle portait . et s'ils le déclaraient mâle , elle était massa- crée. Drusus , le second fils de Li vie , fut envoyé contre ces ennemis is. féroces, et les vainquit. Ceux qui échappèrent s'unirent aux Vin- déliciens, et tentèrent une invasion dans la Gaule; mais Tibère les tailla en pièces , et la Rhétie , la Vindélicie , le Norique, furent réduits en provinces comme la Pannonie, la Mésie et la Ligurie chevelue (coniata) dans les Alpes maritimes (2).

(1) Les Gâtâtes , ayant conquis trois provinces de l'Asie Mineure, les divisèrent en quatre cantons , dont ils conférèrent le gouvernement à quatre de loirs chefs, qu'ils appelèrent tétrarques, parce que chacun d'eux commandait à un quart de la Galatie. Telle fut l'origine de ce nom fie tétrarque, adopté depuis par plusieurs peuples de l'Asie, avec une signification différente, et donné à tout prince in- dépendant, n'eiit-il sous ses onlres qu'une seule ville.

(2) Videre Rhaeti bella stib Alpibus

Drusum gerentem, et Vindelici... (Horace, IV, 4.)

Vindelici didicere nuper Quid Marte posses : milite nam tuo Drusus Genaunos, implacidum gémis. Rrcitnosque veloces, et arces ilpibus impositas tremendis Dejecit r/cer plus vice simplici. Wajor Xeronum mox grave prœlivm Commisti, immanesque Rhsctos luspictis pepulit secundis. (Hobace, TV, 14.)

360 CINQUIÈME ÉPOQUE.

A peine les Germains ont-ils réuni de nouvelles forces, qu'ils reviennent ii la charge, et se jettent sur la Gaule. Drusus, non- seulement les repousse encore , mais il entre sur les terres des l si pètes et des Sicambres; il les combat dans les contrées qui composent aujourd'hui la basse Allemagne , la Westphalie, la basse Saxe, la Hesse, et, bien qu'ils aient pour auxiliaires les peuples habitant les côtes de l'océan Germanique , Bataves, Frisons, Chau-

10. ces, il les défait sur terre et sur l'Ems et le Wéser; puis , il oppose pour barrière à de nouvelles excursions cinquante forts et les fosses Drusiennes, canal qui réunit le Rhin à la Saale. Cette guerre était moins menaçante pour l'empire que difficile à terminer; en effef . sur un territoire sans villes ni villages, dépourvu de vivres, entrecoupé de montagnes , d'étangs et de forêts , les naturels trou- \ aient partout à se cacher, puis saisissaient l'occasion pour tomber sur l'armée pendant ses marches ou dans ses moments de détresse. Afin d'ôter aux barbares le désir d'attaquer de nouveau l'em- pire, Auguste chargea ses beaux-fils d'envahir la Germanie elle- même. Tibère dompta lesDaces, dont il transporta quarante mille dans la Gaule. Drusus traversa de nouveau le Rhin et le Wéser. puis éleva des trophées sur les bords de l'Ems , qu'il ne devait p;^ franchir, et mourut inopinément, non sans de graves soupçons d'un crime. On répétait tout bas en effet que, républicain ardent, il avait mal dissimulé son désir de rétablir l'ancien ordre de choses, et même engagé Tibère à le seconder; que celui-ci , pour se débar- rasser d'un compétiteur à l'empire , avait tout découvert à Auguste, qui aurait ordonné sa mort. Ce jeune homme, orné de toutes les qualités que la nature peut donner et que l'éducation fait acquérir. fut universellement regretté.

filière employa les ressources d'un esprit habile pour continuer une entreprise que la force avait mise en bon chemin : semant la

*• discorde entre les diverses tribus, transplantant des populations, se faisant des amis au milieu d'elles, il découragea tellement les Germains qu'ils implorèrent la paix; mais Auguste la refusa, et chargea Domitius Ahénobarbus, puis Mari us Vincius, de poursui- vre la guerre.

Tibère qui ne pouvait désormais trouver entre le trône et lui d'autre obstacle que la jalousie d'Auguste , avait affecté, afin de ne pas l'éveiller, d'être rassasié de guerre et dégagé de toute am- bition. Retiré à Rhodes , il ne fréquentait que les écoles . les aca- démies, les devins; cependant, contre son attente , non-seulement il ne fut pas rappelé , mais il dut subir, dans l'île , une sorte d'exil. Enfin Livie, sa mere, le tit revenir à Rome quand les deux

GUERRES d'AUGCSTK. 'Mil

Mis de Julie , victimes peut-être de son ambition } eurent cessé de vivre , et décida Auguste , déjà vieux . à l'adopter.

Tibère alors retourna dans la Germanie , et, ravivant la guerre s de j.-c. dont les chances avaient varié jusque-là, il subjuga les Chauces et les Longobards : ceux-ci les plus farouches, ceux-là les plus nombreux des peuples de la Germanie. Sur ces entrefaites, Maro- boduus , à la tète de soixante-dix mille Marcomans, vint menacer Maroboduus.i non-seulement la conquête récente, mais encore l'Italie. Les Dal- mates et les Pannoniens mirent aussi sur pied une armée nom- breuse , et massacrèrent tous les Romains qu'ils trouvèrent clans leur pays. Tibère, ayant marché contre eux, les tint d'abord en respect; puis, avec l'aide de Germanicus, fils de Drusus, il rem- porta sur eux de notables avantages. Il réussit ensuite à se concilier les Dalmates, et se servit d'eux pour dompter les Pannoniens; ceux qui ne voulurent pas mourir par le glaive de l'ennemi ou de leur propre main , furent réduits à demeurer en paix. Un de leurs chefs, à qui l'on demandait pourquoi ils s'étaient soulevés, répondit : Parce que, au lieu de bergers pour nous défendre, onnous envoie des loups pour nous dévorer.

La cupidité des gouverneurs fut cause , en effet, des plus grands lésastres dans la Germanie. Quintilius Varus, dont on avait dit que , arrivé pauvre dans la riche Syrie , il était sorti riche de la Syrie appauvrie, fut envoyé pour administrer les Germains. Per- suadé que de pareilles gens n'avaient d'humain que la voix et le «'orps, il se proposa de les transformer tout d'un coup , en introdui- sant parmi eux les lois, les usages, la langue des Romains. Il I rainait à sa suite une foule de légistes, comme s'il avait eu à régir une province énervée par \\\\ long servage, au lieu d'une nation jalouse de sa liberté ; il trouvait partout matière à discussions et a procès, tandis qu'à force de chicanes et def coups de verges , il extorquait l'argent du pays.

Son imprévoyante sécurité et l'indignation générale servirent admirablement les projets d'Arminius (Heennann), prince chré- Armimi». rusque, fils de Sigmar et gendre de Ségeste, chef des Cattes, qui avait accepté l'alliance des Romains. Arminius lui-même avait combattu sous les aigles et obtenu le titre de chevalier, avec les privilèges de citoyen romain. Il réunit d'abord les chefs des tri- luis germaniques qui campaient outre l'Elbe et le Rhin, et fit tous les apprêts d'un soulèvement général , dont peut-être les révoltes partielles de la Dalmatie et de la Pannonie étaient les indices ou les avant-coureurs. Le Catte Ségeste, loin d'être favorable à la cause de sa nation , révéla la conspiration à Varus, qui, rempli

362 CINQUIEME EPOQUE.

de présomption, n'en tint aucun compte; d'ailleurs, Arminius dissimulait avec une habileté peu commune chez un barbare, et les Germains au service de Rome , affectant plus de soumission que jamais , montraient un grand empressement à étouffer les in- surrections de leurs propres frères. Devaru«de Comme les révoltes se multipliaient sur des points éloignés, Va- rus fut contraint de diviser ses forces, et ses faux partisans lui per- suadèrent de marcher à l'ennemi pour l'écraser d'un coup; mais, dans la forêt de Teutbourg, près de la source de la Lippe, il se vit cerné au milieu de bois et de marais, tandis que toutes les hau- teurs s'offraient a lui couronnées subitement d'une foule d'enne- mis. La discipline ne fit que prolonger une défaite qui sauva la na- tionalité germanique, et marqua, au nord, le terme des conquêtes romaines (I). Varus, désespéré, se donna la mort de sa propre main, et ses principaux officiers l'imitèrent. Les légistes de sa suite furent traités avec une cruauté insultante : ils eurent les mains coupées , les yeux arrachés, les lèvres cousues.

Depuis la défaite de Crassus par les Parthes, Rome n'avait point éprouvé d'aussi terrible échec ni perdu tant d'hommes d'elite: aussi, à la nouvelle du désastre , Auguste déchira ses vêtements , et, parcourant son palais, il s'écriait comme hors de sens : Varus, Varus, rends-moi mes légions ! Il laissa croître sa barbe et ses cheveux ; puis, après ce premier moment de douleur, il songea à fortifier les passages de l'Italie, arma toute la jeunesse romaine et fit des vœux aux dieux, comme dans les dangers les plus immi- nents.

La perte des légions pouvait se réparer, mais l'ennemi avait ap- pris qu'elles n'étaient pas in\ incibles. Tibère, qui était accouru de la Pannonie , trouva les Germains plus joyeux d'avoir reconquis leur liberté que désireux de la ravir aux autres; ayant donc tra- versé le pays sans beaucoup de difficulté , il laissa le commande-

(1) Mannert place le lieu fut livrée cette bataille sur la limite des comtés de la Lippe méridionale, de la Marche et du duché de Westphalie; mais la tra- dition qui le met près des sources delà Lippe et de l'Ems, non loin de Deth- mond, parail mieux fondée. Là, au pied de Teulberg, est le Winfelt, ou champ de la victoire, traversé par le Rodenbekc , ou ruisseau de sans, et par le Kno- chenbach, ruisseau des os; tout auprès est le Feldrom, camp des Romains ; non loin s'élève V ffertmnsberg , mont l'Arminius, avec les ruines d'un château appelé Herminsbourg ; et l'on trouve dans le même comté de la Lippe, sur la rive du Wéser, le Warenholz, bois de Varus. Ces lieux sont célèbres aussi dans l'histoire de Charlemagne ; car ce fut qu'il enleva l'Irmensnl, idole des Germains, dont le nom et la figure de guerrier ont fait penser à quelques-uns que c'était un débris du culte rendu par les Germains à leur libérateur

UUERRES DAUGISTK. 383

mont des troupes à Germanicus, qui, plus tard, put s'avancer jus- qu'au Weser. Arminius entretenait parmi les siens l'esprit national ;

mais beaucoup d'entre eux désiraient le repos, même au prix de la servitude, et Ségeste, son beau-père, contrariait surtout ses desseins; toujours prêt à soutenir les mécontents, il appela Ger- manicus,qui défit les coalisés et s'empara de Tnsnelda, femme d' Arminius. La fière Germaine ne pleura point, ne supplia point ; mais , les mains jointes sur la poitrine, elle contemplait dans un farouche silence ses flancs qui révélaient les signes de la mater- nité.

Arminius n'en fut que plus animé à la vengeance, et il obtint des secours d'Inguiomer, son oncle, qui avait un grand renom parmi les Germains, mais dont l'ardeur imprudente donna encore la victoire à Germanicus.

Dans une nouvelle campagne, Arminius demanda à s'entrete- nir avec son frère Flavius, qui. sourd à l'appel de la patrie , était resté fidèle aux Romains. 11 essaya , par les expressions les plus vives, d'exciter en lui une honte généreuse et de lui faire mépri- ser des honneurs dus à l'étranger ; mais il n'en put rien obtenir, et. si le Wéser n'eut coulé entre eux , ils en seraient venus à un combat singulier. Inguiomer trouva de son côté qu'il était indi- gne de lui de rester sous les ordres de son neveu, et préféra se- conder Maroboduus; ce farouche Marcoman, élevé aussi à Rome, prenait tour à tour parti pour elle ou ses compatriotes , selon qu'il y trouvait son intérêt. Son projet était de fonder un grand royaume, qui exista en effet : ce fut celui des Marcomans.

Rome attisait autant qu'il lui était possible ces haines fraternel- les, et sa joie dut être grande quand elle vit ses ennemis se livrer des combats, dans lesquels Arminius l'emporta pourtant ; mais cet ardent ami de son pays . s'il faut ajouter foi à des récits tracés par ses adversaires, ne sut pas rester pur de toute ambition et voulut régner sur une nation libre; aussi , il fut tué à l'âge de trente-sept ans (I).

(1; On peut voir dans F. Sçhli ucl ( Tableau de Vhistoite moderne avec quel enthousiasme il parle d'Arminius, ce type /<■ i>lits clerc et le /,/>/. t noble de l'an- tique Germanie.

« A peine Arminius fut-il mort, que ses exploits, féconds en résultats immenses, turent couronnés des plus beaux fruits. La mort éteignit l'envie, et ce tut avec raison que les peuples allemands célébrèrent dans leurs poésies et dans leurs chants la gloire du héros; ce fut avec raison que, parmi les modernes, tous les historiens et les poètes nationaux remontèrent dans leurs écrits h. Arminius. Con- sidéré comme conservateur, fondateur veritahle, second père du peuple allemand et de sa liberté . il constitue, en certaine façon, le principe et la hase de toute

364 CINQUIÈME EPOQUE.

Sa mort facilita une nouvelle expédition de Germanicus, qui remporta une victoire signalée à ld\sia\isu& (Hastenbeck); mais, à son retour, une violente tempête lui tit perdre une partie; de sa Molte et de son armée ; puis la jalousie de Tibère, devenu empereur, vintl'arrêter au milieu de ses triomphes et l'obliger à laisser les Ger- mains en repos. Bien que cette expédition n'ait pas été couronnée de succès, on l'accuserait à tort de témérité ; car elle retarda peut- être l'invasion qui devait renverser l'empire dont Auguste venait d'asseoir les fondements.

CHAPITRE XXIII. fin d'auguste.

Les guerres lointaines troublaient à peine l'immense majesté de la paix romaine (t), due à Auguste, qui, pour la troisième fois depuis la fondation de Home, ferma le temple deJanus (2).

Une telle tranquillité, qui n'était en résultat qu'une soumission sans bornes à ses volontés, parut un grand soulagement après de si furieuses tempêtes : celui qui possédait quelque chose jouissait. en sûreté de ses biens; les pauvres avaient du pain et des specta- cles, et les arts de la paix étaient encouragés. Les républicains,

l'histoire moderne des États libres et civilisés de l'Europe. San-, ses travaux, en effet, et sa persévérance, rien de tout cela ne serait arrive, on peut facilement affirmer que la vie héroïque d'Arminias, si courte el m agitée, remplie de cou. bats et de fatigues, produisit dans l'histoire du monde de pins mandi inni . di effets pins certains, plus profonds el plus durables que les conquêtes d'Alexandre et les victoires sanglantes de César.

« Le premier des poètes de la Germanie a célébré magnifiquement, dan-, mie espèce décomposition dramatique , la mémoire de ce héros. La poésie eu est digne d'admiration, non-seulement pour le sentiment patriotique , la sublimité 1 1 la dignité qui ornent tons les ouvrages de KJopstock, mai- encore par ptnsienn âges d'une telle beauté, qu'il-, émeuvent fortement le cœur. Il est toutefois étrange que cette apologie du premier des héros Allemands soit écrite dans le style artificiel, travaillé et sentencieux d'un Sénèqoe, ou, en général, d'un Hu- main, au lieu de l'être avec ce sentiment naïf et cet amour sans ait qui pourraient nous reporter aArrninius et à la simplicité des temps antiques

(!) Pi.im .

Ce temple tut fermé sons \urna et après la première guerre punique; puis [rois fois sons Auguste: t" après la défaite d'Antoine et de Cleopatra; 2* lorsqu'il fut revenu rainquenr des Cantabres; '■>' vers l'époque de la naissance de ■'-<',

que les Pères s'accordent à placet dans une pi le de paix. Va /. nr le

i mple de Janus, tome 11. page .'■.

fin d'auguste. 365

échappés aux batailles et aux proscriptions, comprenaient enfin que le rétablissement de l'ancien ordre de choses plongerait de nouveau le pays dans de sanglantes convulsions. Les gens sages ne se dissimulaient pas que, si le gouvernement d'Auguste laissait beaucoup à désirer, il était le meilleur que l'on put adopter pour un peuple corrompu. L'empereur se vit donc proclamé, d'une voix unanime, père, dieu bienfaisant et réparateur; il parut grand a ses contemporains età la postérité, quand il n'était qu'heureux.

L'unique infidélité de la fortune envers ce rusé favori fui de ramine lui refuser des héritiers de son sang; et combien pourtant il en aurait désiré , ne fût-ce que pour empêcher les trames contre sa vie ! 11 avait d'abord épousé Seribonia , pour se concilier la famille de Pompée; mais aussitôt qu'il cessa de voir son intérêt dans ce mariage, il la répudia pour Livie, déjà mère de Tibère et enceinte de Drusus, qu'il enleva à son mari Claudius Tibérius Néron. Au- guste avait eu de Seribonia Julie , mariée par lui à Marceli us son neveu, dont il comptait faire son successeur; mais quand tout semblait sourire à ses espérances, Marcellus mourut ;t l'âge de dix-neuf ans (1), et Julie fut unie à Agrippa, ce général célèbre, •'"»<-•• qui dut répudier Marcella, fille de la vertueuse Octavie. Auguste suivit en cela le conseil de Mécène, qui lui représenta qu'au degré de puissance était arrivé Agrippa, il fallait ou s'en débarrasser, ou se l'attacher par un lien indissoluble. Auguste préféra le second parti, et, non content de lui donner sa fdle, il le lit gouverneur de Rome. Julie eut de lui deux fils, Caïus César et Lucius, adoptés par Auguste , qui , après la mort d'Agrippa, imposa pour époux à sa veuve Tibère, le fils de Livie ; mais Julie ne put l'aimer et dés- honora sa couche.

Auguste s'était complu à faire lui-même l'éducation de celle fille unique à laquelle il inspirait des principes de morale et l'a- mour des lettres, l'habituant aux travaux domestiques, à filer elle-même la laine dont on faisait ses vêtements. Il était heureux quand les gens de lettres faisaient l'éloge de son élève chérie , el qu'ils écrivaient : O Chasteté, déesse tutelane du palais, tu veilles sans cesse sur les pénates d'Auguste et près de la couche de Ju- lie.' (2). Mais, à travers ces flatteries, ses débauches scandaleuses,

(1) Tout le monde connaît les vers que Virgile a consacrés à Marcellus dans le livre VI de l'Enéide. On dit qu'Octavie sa mère, après les avoir entendu lire par le poète, lui fit donner beaucoup d'or pour chacun d'eux. Mais ce fait, rap- porté seulement par Donat et Servius,est contredit par Sénèque et le rappro- chement des dates. Voy. Moscez, Académie des inscriptions, etc. , ton». Vil, 1824.

{?.) Paroles de Valére Maxime, Vil, t.

î ■' a . .1. c

■H'<i\ CINQUIÈME ÉPOQUE.

même pour une ville si corrompue, parvinrent à la connaissance d'Auguste; se souvenant moins alors de son titre de père que de celui de tuteur officiel des mœurs, il résolut de faire mourir Julie ; mais il revint à des sentiments plus doux, et lui assigna un lieu d'exil, il lui interdit Pusage du vin et de tous mets délicats. Plusieurs des complices de ses débauches furent condamnés à la mort ou à l'exil ; il ne lui pardonna jamais tant qu'il vécut , et défendit même par son testament qu'elle fût déposée dans le tombeau des Césars. Souvent il s'écriait : Que riai-je vécu sans femme, ou que ne suis-je mort sans enfant!

Il fit élever avec soin les deux jeunes fils de Julie, les instrui- rait lui-même, et cherchait a les préserver de l'orgueil, sentiment trop facile a se développer chez celui qui, grandissant au milieu du faste et des adulations d'une cour, doit se croire plus qu'un homme. Ils prenaient place à table au pied de son lit, et le précé- daient en litière lorsqu'il voyageait: il exprima au peuple son mécontentement de ce qu'il les appelait seigneurs, et ne les pro- posait jamais aux suffrages des comices sans ajouter, pounni qu'ils 1 de i-<:. le méritent; néanmoins, ilviolalui-inêmeses propres prescriptions en leurconférant avant l'âge les honneurs et les magistratures. Ti- bère en conçut tant de dépit, qu'il abandonna la cour , et peut-être Livie ne fut-elle pas étrangère a leur mort prématurée. Alors Auguste, qui cependant connaissait et haïssait Tibère, se décida à l'adopter, à la condition que lui-même adopterait Drusus Ger- manicus, fils de Drusus; il le fit ensuite associer à la puissance tribunitienne par le peuple, et à l'empire par le sénat, avec des prérogatives égales aux siennes.

On a dit (pie le choix d'un pareil successeur avait été dicté à Au- guste par le désir d'être regretté , et c'est une supposition qui ccorderait assez avec sdii caractère; car il ne faut pas négliger de voir l'homme en étudiant L'empereur. Il ne fut pas, quant à ses mœurs, exempt d'imputations très-graves (1), et l'on attribuait son adoption par César a des motifs infâmes. Dans un temps Home était en proie ala famine, il donna un banquet figuraient les douze dieux et les douze déesses , insultant à la misère publique el aux croyances nationales par des débauches si scandaleuses, qu'une epigramme, qui courut alors, disait que Jupiter avait dé-

(1) AURJÉLIU8 Victor dil : Cum esset luxurue sex viens , erat ejusdem vitii severissimus ultor, more hominum, qui in ulciscendis vit us (/uibus ipsi vehementer indulgent, acres sunt. Serviebal libidini usque probrum vulgaris fama : nam inter duodecim calamitos, lof idem accubare solitxu eral. Ch. 1.

kw d'auguste. 387

tourné les yëtrâ I). Ses intrigues adultères lui furent d'abord suggérées par la politique , connue moyen de pénétrer les secrets des fartïîlles; mais il les continua, même après avoir acquis le pou- voir supreme. L'amitié qui le liait avec Mécène ne l'empêcha point de courtiser sa femme Terentiila ; et le ministre débonnaire sup- portait tranquillement l'outrage, pourvu qu'on ne troublât point sa voluptueuse indolence , Èden des épicuriens.

La modération que montra l'empereur après le triumvirat, c'est à ce ministre qu'on la dut, comme c'est à lui que reviennent les louanges décernées au maître par les écrivains ; après sa mort, et quand Agrippa eut, à son tour, cesse de vivre, Auguste se laissa diriger entièrement par Livie, qui. faisant le sacrifice de son amour-propre pour se maintenir en faveur, seconda les inclina- tions vicieuses de son mari en lui procurant des maîtresses, office auquel ne dédaignaient pas de descendre les amis du prince. La tradition raconte, à ce propos , qu'un jour il attendait au palais une dame dont il était épris, il vit sortir, de la litière fermée qui devait l'amener, un homme l'épée nue à la main ; c'était le philo- sophe Athenodore, qui voulait lui donner une leçon : Voyez, lui dit-il, à quoi vous vous exposez. Ne craignez-vous pas qu'un ré- publicain ou un mari outragé ne profite d'une occasion semblable, pour vous arracher la vie? L'argument avait sans doute une grande valeur pour Auguste ; mais nous ignorons s'il modifia sa con- duite.

Nous avons rapporté assez d'exemples de son inhumanité ; nous en citerons pourtant encore quelques-uns. Nommé consul pour la première fois, grâce à l'appui de (juin tus Gellius, il lui conféra en retour le proconsulat d'Afrique: mais ensuite, sur de simples soupçons qu'il conçut à son égard , il le fit arrêter, mettre à la torture comme un esclave, et, bien qu'il persistât à nier , il lui arracha de ses propres mains les yeux, puis il le livra au bourreau (2). En faisant égorger trois cents sénateurs de Pérouse sur l'autel de César, il outrageait la mémoire de ce grand homme qui ne se montra impitoyable que devant l'ennemi. Cette barbarie que, par caractère ou calcul, il déploya durant le triumvirat, et qui cédait à des considérations de prudence , reparaissait de temps à autre.

i Impin dum Phœbi Csesar mendacia ludit, Dum nova divorum cœnat adulteria, Omnia se a terris tune numina declinarunt, Fugit et auratos Jupiter ipse toros.

(Ap. Suetohium.)

(î) Scétone, Auguste.

.%8 CINQUIÈME ÉPOQUE.

A l'occasion du bannissement dejJulie , il fit mettre à mort quelques personnes qui lui portaient ombrage ; il agit de même lorsqu'il épura le sénat, dans la pensée que ceux qu'il excluait pouvaient conspirer contre sa vie. Lucius Murèna et Fannius Cépion. le premier, ci- toyen vertueux et considéré, l'autre, débauché et déshonoré, cons- pirèrent contre le tyran de Rome, ainsi qu'ils l'appelaient. Leur trame fut découverte, et Mécène s'efforça en vain de fléchir Au- guste, qui, sur leur refus de comparaître, leur fit interdire le feu et l'eau. Cépion parvint à s'échapper; mais, arrivé à Gumes, il fut trahi par un esclave et décapité. Murèna périt assassiné dans Home; néanmoins, comme quelques juges avaient voté leur absolution, Auguste, effrayé de cette apparence d'indulgence, établit en loi que les contumax seraient à l'avenir condamnés comme coupables, et que, dans les affaires criminelles, les juges voteraient à haute voix, non par écrit.

Mais une fois que raffermissement de son pouvoir eul diminué chez lui la peur, mobile suprême de ses actions, il se montra plus clément. On accusait un certain Émilius Klianus d'avoir proféré contre lui des discours injurieux : Je lui prouverai , dit-il, qv<- j'ai aussi une langue pour dire deux fois plus de mal de lui. i^n certain Cassius Potavinus, qui disait tout haut avoir le courage et la volonté de délivrer Rome, ne fut condamné qu'à sortir de la ville 11 punit d'une légère amende JuniusNovatus, auteur d'un libelle il était déchiré outrageusement. A une revue, il adressa à un chevalier des reproches graves, mais qui n'étaient pas fondés; celui-ci, après l'avoir laissé parler , lui dit : César, quand vous voudrez des informations exactes sur des gens honnêtes, adressez- vous a des gens honnêtes (l). Il jugea bon cet avis qui, de nos jours encore, pourrait simplifier l'espionnage.

La conjuration la plus dangereuse fut celle que forma contre lui Cornélius Cinna, neveu de Pompée, avec plusieurs grands per- sonnages; elle fut découverte, et Auguste , qui hésitait sur le parti à prendre, se laissa persuader par Livio d'agir avec clémence. Il lit venir Cinna, lui prouva qu'il était informé des moindres détails du complot, lui rappela les bienfaits dont il l'avait comblé, et finit par lui déclarer qu'il lui pardonnait; il alla même jusqu'à le nom- mer consul (2) : conduite de roi, si pourtant sa générosité ne fut

(1) Macrobe, Sat. II, 4.

(1) Ce fait est raconlé par Dion (LV, 14 ) et par Sénèque (de Clément io I, 9), mais l'un appelle Cinna Cnéius, et dit que le fait se passa à Rome, l'an i de Jésus-Clirist ; l'autre lui donne le nom de Lucius, et met la scène dans la Gaule en l'an de J.-C. Suétone, qui consacre un paragraphe aox conspira-

fin d'auguste. 369

pas le résultat de la peur, qui lui aurait conseillé de baiser la main qu'il ne pouvait couper; de cette peur qui le suivit dans tant de batailles la fortune le fit vainqueur , de cette peur enfin qui le rendit si superstitieux. Si la foudre grondait, il se réfugiait dans un souterrain (1), enveloppé d'une peau de veau marin; il se ré- jouissait, comme d'un heureux augure, lorsqu'au moment de partir il tombait quelque petite ondée. C'était, au contraire, un présage qui l'attristait, s'il lui arrivait de se chausser le pied gauche avant le pied droit ; enfin, il écrivait à Tibère de ne rien entre- prendre le jour de nones, de ne point se mettre en route le lendemain d'une fête.

Et cependant, ce même Auguste, dans la guerre contre Naples , adressa des invectives à Neptune pour avoir laissé périr sa flotte , et défendit de porter l'image de ce dieu dans une solennité.

L'amour de la justice n'était pas non plus très-désintéressé chez Auguste. Assailli de plaintes contre Licinius, son affranchi et son confident, fermier des impôts dans la Gaule, il lui fait faire son procès; déjà l'accusé est sur le point d'entendre sa condamna- tion, quand il ouvre son trésor à son maître en lui disant qu'il l'a

tions contre Auguste, ne dit pas un mot de celle-là. Plusieurs critiques se sont fondés sur ce silence pour révoquer en doute ce trait de générosité; nous nous plaisons à l'admettre parce qu'il en est trop peu de semblables dans l'histoire , et qu'il a fourni le sujet d'une des plus belles tragédies de Corneille.

(1) Les anciens employaient des moyens singuliers pour se préserver de la foudre. Hérodote (IV, 9) raconte que les Thraces décochaient des flèches contre le ciel sillonné d'éclairs, comme pour le menacer. Ce qu'il y a de plus bizarre, c'est qu'on a voulu voir l'idée des cerfs-volants électriques. Pline rapporte que les Étrusques savaient attirer la foudre, la diriger à leur gré, et qu'ils la tirent tomber sur un monstre appelé Voila, qui ravageait les environs de Vul- sinies. Comme il ne fait mention d'aucun des moyens qu'ils employaient, indé- pendamment des sacrifices et des prières, nous ne saurions en tirer aucune ins- truction. Un autre écrivain dit avoir vu une médaille romaine en l'honneur de Jupiter Élicius (qui attire la foudre ),où il était représenté sur un nuage, tandis qu'un Étrusque lançait un cerf-volant. Du Choul fit graver une médaille d'Au- guste sur laquelle on voit un temple de Junon dont le comble est armé de lances pointues semblables à nos paratonnerres. Mais ces médailles sont-elles authentiques? Attestent-elles une science fulgurale en dehors de pratiques su- perstitieuses? ( Voy. Laboissière , Acad. du Gard. ) Pline lui-même dit que, dans l'opinion des anciens, la foudre ne pénètre jamais à plus de cinq pieds sous terre. C'est pour cela que nous voyons Auguste s'enfoncer dans une cave ; or, c'est aujourd'hui un fait reconnu faux. Selon Kœmpfer, les empereurs du Japon se réfugient quand il tonne dans une caverne au-dessus de laquelle est un ré- servoir d'eau destiné à éteindre le feu du ciel; mais on sait que la foudre tue même sous l'eau. Tibère mettait sur sa tête en temps d'orage une couronne de laurier, parce que la foudre passait pour respecter l'arbre d'Apollon : assertion poétique démentie par l'expérience.

hist. imv. t. rv. 24

:i70 CINQriÉME EPOQUE.

amas>e pour lui, afin que les Gaulois n'abusassent pas de cet argent, et il < '4 absous.

Avec Part, dans lequel il excellait, de simuler et de dissimuler, il savait soustraire ses défauts a la vue et à IWtttraMoi des Ro- mains; car jamais aucun prince, excepté peut-être Louis XIV, ne connut aussi bien que lui le métier de roi. Toujours habillé simple- ment , il avait en réserve, pour les cérémonies publiques, des vêtements splendideset des chaussures avec de hauts talons, pour suppléer à la petitesse de sa taille. Il eut assez d'empire sur lui- même pour conserver, au milieu de ses maux de nerfs, de foie et de vessie, un visage constamment serein. Aucun tlatteur ne pou- vait mieux lui faire sa cour que celui dont les yeux se baissaient devant ses regards, comm»' s*il eût été ébloui de leur éclat. Tous les dix ans il n nouvela la comédie de supplier à genoux qu'on l'affranchit du gouvernement du monde, et de se faire prier pour le conserver. Atteint d'une maladie qui le met en danger de mort, il réunit les magistrats curuleset les principaux membres du sénat et de l'ordre équestre ; puis, quand tous s'attendent à le voir dé- signer son successeur ou leur recommander Marcellus, il se borne à remettre au consul son testament avec le registre des revenus et des forces de l'empire ; ce qui Ht croire à tout le monde (pie son intention était de rétablir la république dans son premier état. Aussi, lorsqu'il fut guéri pai son médecin Musa, son autorité se trouva-t-elle consolidée par cette conduite généreuse, dont la sincérité ne pouvait être révoquée en doute dans un pareil mo- ment.

Nous avons vu à quelles conditions ii protégeait les lettres. Dans le but de flatter l'orgueil national, il embellit Home, qui lui dut la place et le temple de Mars Wngeur, celui de Jupiter Ton- nant au Capitole , l'Apollon Palatin avec la bibliothèque , le por- tique et la basilique de Caïus et Livius, les portiques de Livie et d'Octavie, le théâtre de Marcellus et tant d'autres éditices; aussi put-il se vanter, comme on le voit dans Suétone, de laisser en marbre la ville qu'il avait reçue en briques. Il donna souvent des jeux dans le cirque , en les interdisant aux autres cités . et fit élever au milieu de l'arène un obélisque apporté d'Egypte; deux amis le secondèi eut encore dans cette tâche. Mécène n ins- truisit un palais avec des jardins délicieux; Agrippa amena de lofa des eaux salubres, qui fournissent encore aujourd'hui aux besoins de la ville : outre un temple magnifique à Neptune, il érigea le Panthéon, resté debout comme pour nous fournir un splendide témoignage de ce que produisaient les arts à cette époque ; plus de

UN D'AUUUSTE. -'H?

cent fontaines, ornées de trois cents statues et de quatre cents co- lonnes de marbre; des thermes, enrichis d'admirables tableaux et dotés de biens-fonds à perpétuité. Une invitation d'Auguste, équi- valant à un ordre, détermina des sénateurs opulents à réparer à leurs frais certaines parties des voies publiques- Cornélius Balbus fit construire un théâtre, Statilius Taurus un amphithéâtre, Lucius Cornificius un temple à Diane, Munatius Plancus un à Saturne, Tibère d'autres temples à la Concorde, à Castor et à Pollux, Phi- lippe un musée, Asinius Pollion un sanctuaire de la Liberté. Tandis que l'on s'entretenait de constructions, de poèmes , de spectacles pompeux, on ne critiquait pas le gouvernement, que le temps con- solidais peu à peu. L'acteur Pylade ne s'y trompait pas, lorsque , faisant allusion à ses querelles avec le danseur Bathylle , il disait à Auguste : Sois content, César, car le peuple s'occupe de moi et de Bathylle.

Auguste gouverna quarante-quatre ans et en vécut soixante- 1*«p- ^rp. seize. Il se trouvait à Nola lorsque, sentant sa fin approcher, il demanda un miroir, fit faire sa toilette, puis se tourna vers ses amis, en leur disant : Ai-je bien joué ma comédie? et sans attendre leur réponse, il ajouta : Applaudissez !

L'humanité entière n'était pour lui qu'une comédie, et l'homme rien de plus qu'un acteur. Toute son existence, en effet, n'avait été qu'une comédie dans laquelle il avait plus cherché à paraître qu'à être. Sans caractère propre, il s'était réglé sur les circonstances, indifférent au vice et à la vertu, prêt à proscrire Cicéron comme à pardonner à Ciana. Il faut convenir, du reste, qu'il joua bien son rôle, si, après les proscriptions, il put se faire passer pour hu- main; pour brave, après tant de fuites et de frayeurs; pour néces- saire, quand toutes les institutions avaient péri ; pour le restaura- teur de la république, qu'il démolissait; pour le conservateur des mœurs, qu'il foulait aux pieds; pour faire enfin que quelques-uns de ses tardifs imitateurs pussent être flattés, loin d'y voir une ironie, de s'entendre appeler Augustes.

Il institua pour héritiers, par son testament, Tibère et Livie, et, à leur défaut, Drusus et Germanicus. Il s'excusait de la modi- cité de certains legs, sur la modicité de sa fortune, qui ne dépassait pas cent cinquante millions de sesterces (30 millions de fr.), et déclarait avoir dépensé, pour le bien de l'empire, la totalité des héritages d'Octavianus et de Jules César , plus quatre mille mil- lions de sesterces (800 millions de fr.) provenant de legs à lui faits par ses amis dans les vingt dernières années. II légua au peuple ro- main quarante millions de sesterces; aux tribus trois millions cinq

372 CINQUIÈME ÉPOQUE.

cent mille; mille à chaque prétorien (200 fr.); moitié à chaque soldat des cohortes urbaines; trois cents à chaque légion- naire. Il lit à des sénateurs , à des personnages illustres, même à des rois étrangers des legs, dont un montait à deux millions de sesterces; quelques-uns de ses ennemis eurent part à ses libérali- tés. Il avait joint à son testament une statistique de l'empire, des instructions relatives à ses funérailles, et une récapitulation de ses actes, en exprimant le désir qu'elle fût gravée sur son mau- solée (1).

Son testament était donc encore une scène de sa comédie; ap- plaudissons.

CHAPITRE XXIV.

ÉLOQUENCE ET PHILOSOPHIE ROMALNE (2).

Dans cette plénitude tumultueuse de vie, l'étude fut considérée par les Romains, moins comme une occupation digne d'un homme, que comme une distraction ou une parure. Le plus sage, dit Sal- luste , s'adonnait aux affaires ; personne n exerçait l'esprit sans

(1) Une grande partie nous en a été conservée dans le Marbre d'Ancyre, que l'on peut voir dans les Inscriptions de Gkuter et dans le Tacite de Lemairf.

(2) Ouvrages traitant en général de la littérature romaine :

Jos. Ai.b. Fabricu Bibliotheca latina, sive notitia auctorum reterum lati- norum quorum scripta ad nos pei venerimi ; Hambourg, 1722; Leipsig, 1773. Bibliotheca latina medix et infimx xtatis ; Hambourg, 1734. Jos. Nie. Funcii De origine lingux latinx tractatus ; De puent ta lingua; latinx; De adolescentia lingux latinx ; De virili alate lingux latinx ; De imminente lingux latinx senectute ; De vegeta lingux latinx senectute ; De inerti ac decrepita lingux latinx senectute commen- tarius; Marbourg, 1735-1758. Jo. Georg. Walchii, Historia critica lingux latinx ; Leipsig, 1789. Wlh. Dav. FrjHKMAisN, Handbuch der classischen Litterutur der Romer, oder Anleitung zur Kenntniss der rùmischen classischen Sc/tn/tsteller, ihrer Schri/ten und der besten Ausgaben und Uebersetzungen derselben; Rudoltstadt, 1809. Gir. ïiraboschii, Storia della letteratura italiana. Schaaf, Encyclopédie der classischen Alterthumskunde. F. .sciioeu. , Histoire abrégée de la littérature romaine; Paris, 1815. Baeur, Geschichte der rómischen Litteratur ; Heidelberg, 1835. J

ÉLOQUENCE ROMAINE. 373

le corps; les hommes éminents préféraient faction à l'art de la parole , aimant mieux que d'autres racontassent leurs exploits que de raconter ceux des autres.

Le besoin exquis d'exprimer et de communiquer nos impres- sions les plus intimes, qui a fait naître et qui conserve toute litté- rature, ne fut que faiblement senti par les Romains. Leur génie ne s'élevait point jusqu'à l'idéal ni à cette contemplation calme de la nature qui est le propre du génie grec; chez eux, l'élément reli- gieux était entièrement subordonné à l'élément politique , et il n'apparaît avec quelque grandeur que lorsqu'il se confond avec le patriotisme et la majesté de la république. Néanmoins, dans les derniers temps de la liberté , la culture des lettres fut très-répan- due ; on eût dit que tous les genres de mérite se disputaient l'hon- neur défaire de Rome la maîtresse du monde. Et toutefois, même à cette époque, on ne trouve que bien rarement chez les Romains la spontanéité , soit dans l'art ou dans les sciences : tant il est vrai que le savoir s'éleva et tomba avec la liberté, et que ce ne fut que lentement que l'on se résigna à remplacer la faveur populaire par celle de la cour, à réprimer les sentiments forts , et à imiter les Grecs de l'école d'Alexandrie.

Le latin fut longtemps considéré comme une langue vulgaire indigne d'une personne lettrée ; Sylla et Lucullus écrivirent leurs mémoires en grec; la bonne compagnie parlait grec, et les pré- cepteurs , les esclaves et les affranchis en faveur, les rhéteurs et les grammairiens étaient Grecs. La langue grecque était comprise dans tous les pays civilisés, tandis que l'usage du latin se restrei- gnait à quelques parties de l'Italie (1). La littérature romaine resta donc sous le servage de la langue grecque , s'épanouit sur cette tige et dégénéra avec elle. Dans la poésie , comme dans tout ce qui demandait une imagination active , les Romains ne s'élevè- rent jamais à la hauteur de leurs maîtres ; rarement ils surent unir le simple à l'idéal , et ils tombèrent souvent dans le faux et une affectation du sublime , c'est-à-dire dans la déclamation. Us ne considéraient la nature que comme propre à exercer l'activité humaine ; l'essence et l'harmonie des choses leur éebappaient , et dès lors ils ne firent que peu de progrès dans les sciences natu- relles.

Le propre du génie romain , c'était le développement pratique de la vie humaine , surtout dans la politique , et leurs études se di-

(1) Grxca leguntur in omnibus fere gentiOus ; latina suis finibiis, exiguis sane. Oc, Pro Archia.

374 CINQUIÈME ÉPOQUE.

ridèrent vers ce but. L'éclat de la naissance et la richesse servaient beaucoup pour se faire admettre dans les rangs de leur noblesse fastueuse ; mais ils s'ouvraient plus facilement encore devant les talents militaires et les qualités de l'homme d'État, qui devaient conserver ce qu'on avait acquis par les arnus.

Il n'en est que plus étonnant de trouver des écrivains remar- quables dans des hommes absorbés par la chose publique, et qui se montrent plus accomplis, parce qu'ils ont suivi toutes les car- rières. Chez nous, Franklin n'a pas les qualités militaires, ni Montecuculli celles de la tribune ; Grotius ne siège point à la tète du gouvernement, et Galilée ne dirige pas l'attaque des places. En Grèce, au contraire, et plus encore à Rome, le même homme était prêtre, orateur, jurisconsulte, administrateur, guerrier; le préteur rendait la justice dans la cité, et commandait les arme- s au dehors; le questeur administrait en temps de paix les revenus publics, et pourvoyait en campagne aux besoins de l'armée; le consul offrait des sacrifices, délibérait dans le sénat, convoquait les assemblées , combattait l'ennemi et gouvernait les provinces. César, le plus grand capitaine de son temps, en aurait été, s'il l'eût voulu , le plus grand orateur; il passait de la conquête des Gaules à l'accomplissement des sacrifices, et de la discussion d'une cause au remaniement et à la réforme du calendrier. Cicé- ron, poète, philosophe, homme d'État, jurisconsulte, financier, homme d'affaires et d'études , le premier un l'un des premiers dans l'art de plaider une cause, dirige longtemps le sénat , combat les l'arthes, et se voit salué; du titre d'empereur par des soldats qu'il a conduits à la victoire. Ci îoe011 ' f,r gran(l homme naquit à Aipinuin, la même année que Pootr s janvier. pf;c ( |) j[ appartenait à une famille équestre I rès- honorable , mais

(1) Voyez Comek Mumi itdn, Histoire de Ciceron ( en anglais ).

(iu<.. Fagciolati, Vita Ciceronis litleraria ; Padane, 1760.

H. Chr. Fr. IIiimmwn, De indole philosopkica Ciceronis, ex ingenio ip- sius et aliis ratiom/nis .istiiiuiiida ; Lunebourg, 1799.

Gautier, db Sibert , Enniun de la philosophie de Cicéron; Mémoires de - VAcad. des inscriptions, vol. XL et \UH.

Christ. Mf.iners, Grado de philosophia Ciceronis, ejusqvt in universum philosophiam meritis.

Raphael Kuhlner , M. T. Ciceronis m philosophiam ejusque parles m* rito ; Hambourg, 1835.

Pou l!\i i>\svu;e, Supplemento al Manuale della storia de/la Filosofia di Tennemann ; Milan , 18:?r>.

Tout re que l'érudition a recueilli de mieux sur Cicérouse trouve dans l'O-

nomasticum Tullianum,cantinejis M. T. Cic. vitam,hisloriam lillerari/tm,

rem geographicum-historicum , indices leoum et formularum, indicevi

ÉLOQUENCE ROMAINE. 375

qui se tenait en dehors des affaires. Son père , livré tout entier à la culture de ses champs et à celle des lettres, dirigea avec un soin éclairé les études de Marcus, qui se signala de bonne heure dans les écoles par sa passion pour le travail et la connaissance du grec. Il s'appliqua longtemps à se perfectionner dans cet idiome, qui était chez les Romains le langage des hommes lettrés, celui des maîtres et des modèles. L'art est toujours le même dans quel- que langue que ce soit; les jeunes gens s'exerçaient d'aillcnr.s dans l'idiome national, en conversant entre eux, et en écoutant les débats publics. Un certain Lucius Plan tins ouvrit le premi- t une école de rhétorique latine , la jeunesse accourut en foule ; mais le jeune Scipion en fut détourné par l'autorité de graves per- sonnages, qui , cédant à la force de l'habitude, prétendaient que l'esprit profitait davantage dans l'étude des auteurs grecs (I ). Quoi qu'il en soit, ces cours l'on parlait en latin devinrent, comme en Grèce, des écoles de disputes vaines, de faconde artificielle et d'effronterie ; si bien que les censeurs Domitius Ahénobarbus et Licinius Crassus crurent devoir les prohiber, sans toutefois que leur défense put les supprimer.

Cicéron débuta au Forum, à l'âge de vingt-six ans, par la dé- fense de Roscius d'Amérie, et son éloquence , pleine d'images et de couleur, charma ses auditeurs , bien que plus tard son goût épuré la trouvât trop fleurie. Au lieu de s'endormir sur son pre- mier triomphe, il alla se perfectionner à Athènes, il se fit initier aux mystères d'Eleusis. A Rhodes, il entendit Molon Apol- lonius, acteur dans des scènes véritables, excellent écrivain éga- lement habile à signaler les erreurs de l'esprit et à instruire ; il apprit de lui à modérer l'extrême abondance de son débit, mérite qui n'est pas toujours un bon signe chez les commençants. Apol- lonius soupira en l'entendant déclamer; car il prévoyait que ce jeune homme enlèverait à la Grèce l'unique gloire qui lui restât , celle du savoir et de l'éloquence.

L'éloquriice n'est parmi nous, même dans les pays la vie politique lui laisse le champ libre, que l'art d'exposer son opinion avec clarté et précision ; nous ne croyons même pas que ceux qui se sont fait une granile réputation aux deux tribunes d'Angleterre et de France aient étudié d'une manière spéciale l'art de bien dire. Chez les anciens, au contraire, un jeune homme devait ap-

grxcolatinum,fastos cous/dures. Curaverymt l<>. Gj^sp. Oi.eu.ii.* et .Io. Georg. lUrmas, projessores Turicenaes, 1837. (1) Sit.to.ne, De cl. rhrt.. Il

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prendre avec le même soin l'éloquence et l'art de la guerre, qui seuls ouvraient à l'ambition le chemin des honneurs. Périclès, avant de parler au peuple, priait les dieux de ne laisser tomber de ses lèvres rien qui pût lui déplaire. Phocion méditait au pied de la tribune sur la manière d'exprimer son opinion avec le plus de brièveté possible. Le plus grand et le plus austère des orateurs grecs dut s'excuser d'avoir manqué à l'élégance attique, et sup- plier le peuple de ne pas faire dépendre le sort de l'État d'un geste oratoire. Il ne faut donc pas s'étonner que Cicéron allât étudier dans les meilleures écoles d'éloquence, et que, de retour à Rome, il prît des leçons de déclamation du comédien Roscius.

Les harangues que nous avons conservées , pleines de finesse , de vivacité, et qui ne laissent rien à désirer pour la perfection de laT forme, sont le fruit de ces travaux préparatoires. Du reste, elles n'ont pas été prononcées telles que nous les lisons; il con- seille lui-même à l'orateur de préparer à l'avance quelques exor- des,puis, lorsqu'il s'est animé, de s'abandonner à l'élan de l'im- provisation. Fidèle à ce système qu'il avait adopté (l),il faisait sur une légère indication de longs discours, que recueillaient ses affranchis (2), et qu'il polissait ensuite à tête reposée.

Il ne faut pas y chercher ces traits vifs qui, surtout chez les modernes, saisissent et arrêtent soudain. Son mérite consiste dans une clarté répandue partout également; c'est une éloquence con- tinue et toujours grande. On a dit que Démosthène était un orateur, Cicéron un avocat. Le dernier connaissait sans doute à fond l'art de mettre en relief les raisons qu'il alléguait; mais tandis que le Grec, plus généreusement voué àia cause qu'il soutient, va droit au but avec moins d'art et plus de conviction , ne cherchant qu'à persuader, le Komain veut plaire ; il s'arrête à de longues

1 (1) On sait que, dans ses moments de loisir, Cicéron rédigeait des exordes et des préambules, destinés à être mis en tète de ses compositions futures ; il lui arriva de la sorte d'employer le même pour deux travaux différents. Xunc negli- cjcnliam meam cognosce. De Gloria librum ad te misi ; at in co proamium iti est quod inAcademico tertio. Idevenit obeam rem, qnod habeo volumen prou - miorum : ex eo elicere soleo , cum aliquod Gvyyp*\).\).a. institut: ilaque jaw in Tusculano, qui non meminissem me abusimi isto proœmio , conjeci td in rum librum quem libi misi. Cum autem in navi legerem Academicos, annovi erratum meum,itaque statini navum prou -mi unie, taravi, etc., Ad AU, XVI, G. La distraction de Cicéron ressort encore d'un autre fait. Dans le traité de Finibus, au Ve livre, il feint (pie les interlocuteurs rencontrent à Athènes M. Papius Pison ; mais celui-ci se reporte, en parlant , aux discours tenus précé- demment, et auxquels il est supposé n'avoir pas assisté.

(2) On attribue à Tiron, son affranchi, l'invention des notes ou abréviations sténo^raphiques.

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descriptions , se jette dans des digressions sur les lois , la phi- losophie ou les usages (1), et plaisante sur les autres et sur lui- même ; il excelle surtout à émouvoir les passions , ce que les lois interdisaient à l'Athénien.

Démosthène, patriote chaleureux, s'oublie lui-même dans l'in- térêt de la chose publique; Gicéron,au contraire, se pose lui- même au premier plan. Démosthène est le dernier cri de la li- berté, qu'il s'efforce en vain de sauver du coup violent dont la menace la sarisse macédonienne. Gicéron est aussi la dernière expression d'une liberté languissante, qu'il aide lui-même à mettre aux fers. Il n'y a rien à retrancher dans Démosthène, rien à ajouter dans Cicéron. Les harangues du premier pourraient passer pour improvisées, auprès de ceux qui ignorent combien il est difficile d'écrire naturellement. Chaque période, chaque mot des discours de Cicéron laisse apparaître l'art incessant, le travail assidu. De la merveilleuse pureté de son style , le fini de chaque partie ; de tant de relief dans les idées , dont pas une n'est produite sans être révolue avec noblesse, si bien que l'on peut dire de lui que nul orateur n'a moins de défauts et plus de beautés. Démosthène peut être traduit, mais non Cicéron, à notre avis. Le premier peut servir de modèle, même avec les formes positives et pressantes des tri- bunes modernes ; tandis que celui qui discuterait aujourd'hui dans les chambres ou au barreau à la manière de Cicéron, se ferait huer immanquablement (2).

Mais Démosthène se rue contre les obstacles comme un torrent contre les digues; il écume, se gonfle, s'élève jusqu'au véritable sublime , et l'on sent en lui la puissance de l'homme qui , avant de monter à la tribune, a cru devoir s'exercer à dominer le bruit des flots sur la grève. L'obstacle manque à Cicéron, et la facilité tout unie de sa parole ne lui fait jamais atteindre le vrai sublime. Il connaît, par une longue pratique, aidée d'une subtile analyse, tontes les ressources au moyen desquelles on déduit, on arrange, on intervertit les paroles , et il en dispose en maître ; mais on s'a- perçoit qu'il s'est formé à l'école, et l'on y rencontre, au lieu de ces torrents d'une lumière fécondante épanchés du sein d'un soleil

(1) Cicéron faisait consister en cela, à ce qu'il paraît, la perfection de l'art; car nous le voyons prendre l'absence de digressions pour un signe de grossièreté chez les anciens, lorsqu'il dit, en parlant d'eux , que nemo, delectandi gratta, digredì parumper a causa posset. lkutus, § 01.

(2) Lorsqu'on demanda à Cicéron celle des harangues de Démosthène qu'il préférait, il répondit : La plus longue. Il a néanmoins exprimé son jugement en traduisant celle de la Couronne. Celui des discours de Cicéron dont Quinti- lien faisait le plus de cas était la II'' Philippique.

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inépuisable , les reflets de la lune, qui répand sur tout ses clartés harmonieuses.

Et c'est à la lune qu'on peut le comparer, si l'on examine ses sentiments; en lisant ses ouvrages, on ne saurait signaler une sen- tence qui atteste une manière de voir franche, un parti arrêté, sans en retrouver ailleurs une diamétralement opposée. Noms avons déjà signalé plusieurs contradictions dans le cours du ré'it, et nous aurions pu facilement pousser plus loin, en nous bornant à ses harangues, dans lesquelles la chaleur du discours et le désir de persuader le rendaient moins scrupuleux pour l'expression consciencieuse de la vérité. Traites. Ses écrits didactiques, d'un style plus sobre, sont, par cela même, l'objet de plus d éloges de la part de ses sévères contem- porains. 11 y règne véritablement de l'atticisme, bien que le dia- logue soit loin d'avoir le naturel et l'aisance de ceux de Platon; en effet, parl'hahitudedela déclamation, il s'abandonne rarement à la fantaisie et à la rapidité de la conversation, choses que les Romains ne pouvaient apprendre, comme les Grecs, dans les dis- cussions philosophiques. Le mot propre et la netteté de la phrase lui manquent aussi souvent, et il est obligé d'emprunter au grec l'expression dont il a besoin, ou de se perdre dans des périphrases au détriment de la précision.

Le traité êe la Nature des Dieux , celui de la Divination et du Destin , celui des Lois, et le fragment de la République, se rap- portent à la philosophie théorique. Les Questions Tusculanes, notamment le livre des Devoirs, les Paradoxes , et les petits trai- tés de l'Amitié et de la Vieillesse, ont trait à la moral". Le.s To- piques sont du ressort de la dialectique, et les traités de V Ora- teur, des Orateurs illustres, de lia Distribution oratoire, concernent l'éloquence, ouvrai de ^es derniers, et surtout les trois livres de l'Orateur, offrent , rhétorique. non pas une sujte de préceptes arides, mais un modèle remarqua- ble de critique. Autant celle-ci dégoûte quand la pétulance et la frivolité en usurpent insolemment le nom, autant elle acquiert un caractère de grandeur etde dignité lorsque ses arrêts sont forniti!"- par des hommes qui élèvent l'art déjuger jusqu'au talent décom- poser, qui portent une espèce de création dans l'examen du beau. Ils semblent inventer par la force instinctive du génie , lorsqu'ils ne font qu'observer, et peuvent, avec l'assurance d'un mérite re- connu, dire : Et moiamsi j" suis peintre. Tel fut Aristote. quan I, après avoir ti\e les lois de la société et de la pensée , il ne crut pas déchoir en traçant les limites de la raison poétique et du goût lit-

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téraire ; tel fut Cicéron , lorsqu'il révéla les secrets de son art dans des écrits pleins de sel et de grâce respire le parfum le plus pur de la latinité. C'est une prétention sotte ou ridicule que. de vouloir dicter des préceptes sur la manière d'employer ce qu'il y a de plus personnel à l'homme , la langue qu'il apprit au berceau., l'expression de ses sentiments intimes ; on lit cependant avec plaisir dans Cicéron ces règles nécessairement incomplètes, mais dictées à la suite d'une longue et magnifique expérience.

L'orateur ne doit pas , selon lui , affecter des expressions et des tours différents de ceux qui sont en usage; son art consiste huit entier à les appliquer avec propriété, et à leur assigner certaines positions, à leur donner certaines cadences, qui produisent, se- lon le besoin , la grâce , la douceur, la force , la majesté , l'élo- quence (i). Au lieu de se borner à indiquer les meilleurs modèles et à en révéler l'artifice, afin de préparer un bagage littéraire pour les nouveaux orateurs, etsurtout adonner des préceptes de morale et de probité oratoire, Cicéron, dans sa longue pratique, s'était habitué à tenir compte de tous les moyens de bien dire , asso- ciant aux règles les plus abstruses les détails matériels de la dic- tion figurée et du rhythme oratoire; attribuant à ces procédés ses propres succès et ceux des autres, il entreprit de les analyser avec une subtilité intempestive; il s'occupe donc du ton de voix qui est convenable au début et dans la suite du discours, de l'instant il faut se frapper le front ou rester immobile, du désordre que Ton doit jeter dans la chevelure , en essuyant la sueur, et autres inep- ties qui bientôt furent considérées comme ce qu'il y avait de plus important.

Ses préceptes, qui roulent sur les moyens de feindre, à force d'étude et de travail, ce que l'on ferait naturellement si l'on expri- mait ses sentiments personnels, n'ont aucune utilité pour les mo- dernes, dont la langue et les procédés sont tout autres; on ne comprend même pas toujours ses conseils sur la disposition des mots, la consonnance des membres , la distribution des périodes ,

(I) Niftil est tam tenerum, ncque (am flexibile, neque quod tam facile sequatur quocumque ducat, quant ovatto. Ex hac versus, ex eadem disparcs numeri conficiuntur, ex hac edam Ime soluta variis modis mu/torumque generimi orrido. Non enmi sunt alia sermonis , alia contcntionis verbo ; nique ex alio genere ad usum quotidianum, alio ad sennini pompamque sumuntur, sed eu nos cum jaeeutia sii.s/ulimus e medio, sicul mollissimam ceram ad nostrum qrbilrium formamus etfinginvus. Itaque ut /uni graves sttmus, /uni medium quiddam tcnemus, sic institutam nostrum sententiam sequitur orationis gemts; idque ad omnem rationem et aurium volupta- tem et anìmorum molimi mu/ntur e/ flectitur. Pp Ont., ITT, r>-

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sur l'emploi alternatif des syllabes longues et brèves , sur la né- cessité de finir par l'ïambe plutôt que par le spondée. Nous ne saurions non plus partager son admiration pour le mot compro- bavit, ou pour l'harmonie de cette cadence : Judicium palriœ fdii temeritas comprobavit; mais ce qui n'est pour nous que fri- vole devait avoir une extrême importance chez un peuple au mi- lieu duquel Gracchus se faisait donner l'intonation par un joueur de flûte, et dont une période bien combinée d'Antoine fit éclater les applaudissements enthousiastes. On reprocha cependant à Gî- céron de mettre trop d'art à contourner sa période, et nous som- mes frappés nous-mêmes de sa prédilection pour certaines finales sonores, comme aussi de la répétition fréquente de la cadenc" esse videatur.

Personne ne saurait douter que ce grand maître dans tous les secrets de la parole ne fût très-capable de signaler minutieusement les qualités et les défauts de ses rivaux et de ses prédécesseurs , tous éclipsés par lui; on peut donc déduire de ses écrits l'histoire et la forme de l'éloquence latine. D'abord paraissent tous ces an- ciens orateurs qui , à la solidité des preuves et à la chaleur de l'exposition, ne joignaient pas assez d'art et d'élégance. On avait encore, au temps de Cicéron, cent cinquante discours de Caton l'Ancien , que l'on ne lisait plus ; nous savons, d'un autre côté , que ce républicain sévère s'occupait des choses, non des mots , et croyaitfacile d'expliquer ce que l'on connaissait bien (1). Les Grac-

(1) In hanc rem constat Catonis preeceptum pane divinimi, qui ait: Rem tene, verba sequentur. C'est ainsi qu'on lit ce passage dans l'Art de la rhétorique , de C. Julius Victor, que Mai a trouvé dans un manuscrit de la bibliothèque du Vatican. Le même prélat, dans les Frammenti di Frontone (Rome, 1823), rapporte une lettre dans laquelle le même auteur présente a Mai c-Aurèle, comme un bel exemple de prétention, ce fragment d'un discours de Caton : Jussi caudicem proferri , ubi mea oralio scripla erat. De ea re quod sponsionem feceram cum M. Cornelio tabulx prolatx; majorum bene/acta perlecta; deinde qux ego pro republicaj'ecissem, leguniur. Ubi id utrumque perleclum est, deinde scriptum erat in oralione : Xumquam ego pecuniam neque meam, ncque sociorum per ambitionem delargitus sum. Atal noli scribere, inquam : istud nolunt audire. Deinde recilavit. Num quos prxfectus per sociorum veslrorum oppida imposui , qui corion bona, liberos,diriperenl ? Istud quoque dele ; nolunt audire. Recita porro. Xum- quam ego prxdam, neque quod de hostibus captimi esset, neque manubias in/er pauculos amicos meos divisi, ut illis eriperem, qui cepissent. Istud quoque, dele. Nlhilominus rolunt dici; non opus est; recitalo. Nunquavi ego evectionem datavi, quo amici mei per symbolos pecunias 7iiagnas ca- pcrent. Pergc isfuc quoque ut i cimi maxime delere. IS'umquamego argentimi pro vino conciario intcr apparilores atque amicos meos disdidi, ncqui' eos malo pub/ilo divites feci. Enimvera usque isluc ad Ugnimi dele. Vide

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ques étaient particulièrement vantés , et Quintilien les cite comme des modèles de diction mâle ; Caïus est , au jugement de Gicéron, le plus ingénieux et le plus éloquent des orateurs latins (1); on sent , en effet , dans les rares fragments qui nous restent de lui , quelque chose de viril et de calme, qui, à notre avis, disparaît dans le style savamment travaillé de Cicéron et de Tite-Live , pour ne plus se montrer que dans César. La fréquentation des Grecs avait atténué chez Lailius et Scipion ce qu'ils avaient de raide et de forcé, sans le détruire entièrement.

Jusqu'à eux, l'éloquence parcourut cette première période, dans laquelle elle procède naturellement et avec l'énergie des passions

si quo loco respublica siet, uti quoi reipublicx bene fecissem , unde gratiam capiebam, nunc idem illud memorare non audeo, ne invidia: siet. Ita in- duclum est maie facere impœne, bene facere non impœne licere.

Aulu-Gelle, X, 3, nous a conservé un autre beau fragment de Caton, il se plaint deQ. Terrons : Dixit a deccmviris parumsibi bene cibaria curata esse, jussit veslimenla detraili atqur. flagro esodi. Decemviros Brutiani verbera- verc : vidcre multi mortales. Quis nane conlumeliam, quis hoc imperium, quishanc scrvitulem ferre potest ? JScmo hoc rex ausus est facere. Eane fieri bonis, bono genere natis , boni consulitis ? Ubi societas, ubi fuies ma- jorum? Insignitas injurias, plagas, verbera, vibices, eos dolor es alque car- nificinas , per decus alquemaximam conlumeliam , inspectantibus popula- ribus suis aique mullis mortalibus se facere ausumesseP Sed quantum luctum , quantumque gemitum , quid lacrimarum , quunlumque jletum factum audivi ? Servi injurias nimis (egre ferunl ; quid illos bono genere natos, magna virlule pnvdilos opinamini animi habuisse alque habituros dum vivent?

(i) Exstat oratio hominibus ut opinio mea J'ert, nostrorum hominum longe ingeniosissimi alque cloquenlissimi, C. Gracchi. On.vr., prò M. Fontcio. Allu-Gelle, pour réfuter ceux qui préféraient C. Gracchus à Cicéron, rapporte un fragment de discours il expose les hideux excès des magistrats des pro- vinces, en se servant d'expressions mesurées, sans chaleur et sans ornements de style. Le voici: Nuper Theanum Sidicinum consul venit, uxorem dixit in balneis virilibus lavari velie. Quxslori Sidicino a M. Mario datum est ne- (jotium, uti balneis exigcrenlur qui lavabantur. Uxor renunciat vero, pa- rum cito sibi balneas tradilas esse, et parum lautas fuisse. Idcir co palus destitutus est in foro, coque adductus sua' civitalis nobilissimus homo M. Marins; vestimenta detracta sunt, virgis cœsus est. Caleni,ubi id (ludiverunt, edixerunl ne quis in balneis lavisse vetlet, cum mugistratus romanus ibi esset. Ferentini ob eamdem causant prxtor noster quœslores arripi jussit. Alter se de muro dejecit, alter prehensus et virgis esesus est... Quanta libido, quanlaque intemperantia sit hominum adolescent ium , unum exemplum vobis ostendam. Jlis annis paucis ex Asia missus est qui per id tempus ìiiagistratum non ceperat, homo adolescens prò legato. Is in leclica ferebatur, et obviam bubulcus de plebe Venusina advenit , et per jocum, quum ignorarci quid fer retur, rogavil num mortuum ferrent. Ubi id audivit , leclicam jussit deponi, stuppis quibus leclica delicata erat , usque adeo verberari jtissit dum animant efflavit. Noctes attica?, X, 3.

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' t:nqt/ieme epoque.

Exercices.

Mémoire

qui connaissant instinctivement If moyen de captiver l'attention, d'émonvoir les âmes, d'éveiller la sympathie , de s'insinuer dans l'esprit, sans même avoir besoin de préparation. Telle avait été l'éloquence grecque jusqu'à Périclès : après lui vint l'éloquence artificielle, qui non-seulement médite ce qu'elle doit dire , mais encore la manière de l'exprimer ; qui s'exerce à réciter de lon- gues tirades de poésie , à gravir sur des pentes escarpées , à rou - 1er des cailloux dans sa bouche , et à gesticuler devant le miroir. Les Romains, en avançant dans la carrière , apportèrent autant de soin à tous ces accessoires; on exigea que l'orateur eût une langue déliée , un organe sonore , une bonne poitrine {{) , et une longue étude des ressources oratoires.

Avant d'affronter le redoutable jugement du public, les jeunes gens s'exerçaient, dans les écoles ou dans les réunions, à discuter sur différents sujets; Cicéron se livra lui-même à la déclamation jusqu'à sa preture, et s'y remit quand , déjà chargé de lauriers , il fut éloigné du Forum par les tempêtes civiles. Hirtius et Dola- bra venaient s'exercer chez lui (2). Avant les guerres civiles , et tandis que César conduisait ses légions à la victoire, Pompée s'ha- bituait à vaincre par la parole, dans la pensée qu'elle pourrait encore décider de l'empire, même au milieu du tumulte des ar- mes. Marc-Antoine s'efforça d'y exceller, pour tenir tète à Cicéron, et Octave en fit une étude particulière durant la guerre deModène, comme compensation à son peu d'habileté guerrière.

Il fallait, au surplus, une mémoire à toute épreuve pour réciter de si longs discours sans se laisser troubler par le tumulte popu- laire; et chacun peut juger, par exemple , de celle de Cicéron , s'il est vrai qu'il prononça d'une haleine son discours pour la loi Manilla. On faisait à quelques-uns un mérite, lorsqu'ils briguaient une magistrature.de saluer chaque citoyen par son nom, sans avoir besoin du serviteur chargé d'aider les souvenirs du maître; on raconte qu'un de ces orateurs, ayant entendu la lecture d'un poème, accusa par plaisanterie l'auteur de le lui avoir dérobé , et, comme preuve du fait, le récita d'un bout à l'autre. Hortensius , après avoir assisté une journée entière à une vente publique de meubles, récapitula le soir tous les objets mis aux enchère..,, ar- ticle par article, en mentionnant leurs défauts, leur prix et les noms des acheteurs. Sénèque deCordoue répétait deux mille mots

(1; Solutam linguani, canoram vocem, latera finita .

(2) Hirttumt.t Dolabellam discendi discipulos liabeo, cimanti t magistrat. l'utovnnn te «udiste... iltos upad me declami tare, me ojutd illos cuntttue. Ad lam., IX, Mi.

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détachés , dans l'ordre oia ils avaient été prononcés. Il profita de cette faculté pour recueillir les morceaux qu'il avait entendus dans les exercices de déclamation, et les laisser à ses fils et à la posté- rite dans vingt livres de ( 'Ioni 'rovrr ses; mais il ne nous en reste que cinq , encore sont-ils imparfaits ; du reste on ne les lit pas.

A travers ces artifices du langage, mais non par eux, l'éloquence seconde parvint à sa maturité avec Antoine et Grassus. Le premier se réioquence. forma aux écoles d'Athènes et de Rhodes; mais il avait le talent de ne pas montrer l'art, si bien qu'il paraissait traiter sans prépa- ration les sujets qu'il avait le plus longuement médités. Son rival était Grassus, ridiede connaissances scientifiques, versé dans le droit et la politique, précis dans les expressions, d'une élégance naturelle, orateur grave, mais qui ne s'interdisait pas les traits et les saillies, sans tomber toutefois dans le bouffon.

Il ne sera pas inutile de raconter de lui un fait qui peut donner une idée du temps. Un certain Brutus, débutant, comme d'habi- tude, dans la carrière oratoire par une accusation , s'attaqua à Grassus , et insista particulièrement sur un parallèle qu'il établis- sait entre deux passages de ses harangues , dont l'un contredisait I autre. Crassus, piqué au vif, fit lire à haute voix le commence- ment de trois dialogues composés par le père de ce Brutus , dans lesquels il faisait la description d'une maison de campagne il se plaisait; puis, s'adressantà l'accusateur, il lui demanda ce qu'il avait fait de cette propriété, et il partit de pour faire une sortie violente contre le jeune dissipateur. Le hasard voulut alors que le convoi d'une dame romaine passât par le Forum ; Grassus, sai- sissant l'occasion , se tourne vers son adversaire , et s'écrie : « Que fais-tu tranquillement assis 1 que veux-tu que cette femme « respectable rapporte à ton père? que dira-t-elle à ceux dont tu « vois porter près d'elle les effigies? que dira-t-elle à Junius Bru- ce tus, qui affranchit ce peuple de la domination royale? Lui dira- « t-elle ce que tu fais? quels intérêts, quel genre de gloire « ou de vertu sont l'objet de tes poursuites? Penses-tu à aug- « menter ton patrimoine? Cette prétention , quoique peu di- ce gne, je te la passerais encore; mais si désormais il ne te reste « rien, si la débauche a tout absorbé ! T'appliques-tu au moins « aux choses de la guerre? mais si jamais tu n'as vu un camp! « Te livres-tu à l'éloquence? mais si tu n'en as pas même l'om- « bre, et si tu n'as jamais employé ta voix et ta langue qu'à cet « ignoble commerce de la calomnie ! Et tu oses jouir de la lumière « du jour! tu oses nous regarder, paraître dans le Forum , te « montrer dans la ville et affronter les regards des citoyens ! Cette

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« femme morte ne t'effraye-t-elle pas, ainsi que ces images aux- « quelles tu n'as ménagé aucune place, je ne dis pas pour les imi- « ter, mais seulement pour les conserver ? »

Une autre scène nous fera connaître avec quelle chaleur on se livrait alors à l'éloquence. Le consul Philippe s'étant permis de dire qu'avec un sénat pareil il était impossible de gouverner la république, Crassus lui répondit avec une énergie sans égale. Philippe crut l'effrayer en ordonnant que ses biens fussent sé- questrés; mais l'orateur, donnant à sa parole une violence inu- sitée , réduisit le consul au silence, et l'obligea à reconnaître que la fidélité et la prudence des sénateurs n'avaient jamais fait dé- faut à la république. Telle fut la force, la violence de sa parole , que , pris d'une douleur de côté , il en mourut au bout de sept jours (1).

Marc-Antoine, en défendant Aquilius, déchira les vêtements de son client pour découvrir sa poitrine, et versa des larmes qui en firent répandre autour de lui (2) ; Cicéron fait l'éloge de l'éner- gie animée de son débit, de son impétuosité, de la douleur qui se peignait dans ses yeux, dans ses traits, dans son geste, tandis qu'il épanchait un fleuve de graves et excellentes paroles (3).

Crassus était égalé en éloquence et surpassé dans la science des

(1) Cicéron, de Oratore.

(2) Cicéron fait raconter en ces mots le fait à Marc-Antoine lui-même : « Ne croyez pas que dans la cause de M. Aquilius, je n'avais pas à raconter les aventures d'antiques héros, ni leurs exploits fabuleux, ni à jouer un rôle de théâtre, mais à parler en mon propre nom, j'ai pu faire ce que j'ai fait pour conserver à ce citoyen sa patrie, sans éprouver une vive impression de douleur. En voyant devant moi un homme que je me rappelais avoir été consul, un gé- néral d'armée à qui le sénat avait accordé de monter au Capitole avec une pompe peu différente d'un triomphe; en le voyant, dis-je, abattu, consterné, affligé, exposé à tout perdre, je n'eus pas plutôt commencé à parler pour toucher les autres de compassion, que je me sentis vivement ému moi-môme. Je m'aperçus alors en effet de l'extrême attendrissement des juges, quand, soulevant ce vieil- lard affligé et vêtu de deuil, j'arrachai ses vêtements sur sa poitrine, et lis voir ses cicatrices. Ce ne fut pas un effet de l'art mais bien celui d'une émotion pro- fonde dans une âme en proie à la douleur. En regardant C. Marins assis là, et dont les larmes rendaient encore plus attendrissant le ton plaintif de mon dis- cours; quand je me tournais de son côté, en lui adressant de fréquentes apos- trophes pour lui recommander son collègue et implorer son appui dans une cause qui était celle de tous les généraux, ces traits pathétiques, et l'invocation que je lis aux dieux et aux hommes, tant citoyens qu'alliés, ne pouvaient ne pas être accompagnés d'une extrême douleur et des larmes de ma part. Quelques paroles que j'eusse su dire, si je les avais prononcées sans être moi-même pas- sionné par elles , loin d'exciter la compassion, mon discours aurait excité le rire des auditeurs. » De Oratore, II, 45.

(3) De Oratore, II, 45.

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lois par Scévola , et , chose rare parmi des hommes de lettres , cette rivalité n'engendra point entre eux d'émulation envieuse , mais une loyale amitié. Cotta et Sulpicius furent aussi célèbres. Le premier, fleuri et châtié dans son style , plein de finesse dans les idées, d'un goût sain et éclairé, persuadait les juges à force d'habileté , car la faiblesse de sa poitrine l'empêchait d'élever la voix et d'émouvoir les passions. Sulpicius, au contraire, était no- ble et tragique, possédait un organe vif ou suave au besoin, et son geste gracieux n'était jamais outré.

Vers la fin de la république, quand florissaient César, Brutus, 3e^pçnue. Messala, Hortensius, l'éloquence parvint à sa plus grande splen- deur. Le dernier disputait la palme à Cicéron , comme Eschine à Démosthène ; à dix-neuf ans , il débuta par une harangue en faveur des Africains, et ce fut, dit Cicéron, comme une œuvre de Phidias, qui, à la première vue, enleva les suffrages des spec- tateurs (1). Une mémoire imperturbable, un beau débit, une extrême facilité, le rendaient l'arbitre de la tribune, et faisaient accourir, pour l'écouter, les orateurs les plus renommés; puis , la fluidité asiatique, les ornements, la savante recherche de son style , le faisaient lire avec le plus vif plaisir. Il introduisit la mé- thode de diviser le sujet en plusieurs points, et de résumer la dis- cussion en terminant : moyen excellent pour bien faire embrasser une cause et pour donner de la vigueur aux preuves. Il ne nous reste rien de lui ; mais nous savons qu'il surpassa tous ses contem- porains jusqu'au moment il se retira du Forum , désireux de s'abandonner à son goût naturel pour une vie douce et paisible , dans la compagnie d'hommes instruits, au milieu de maisons de plaisance et de jardins magnifiques , avec de vastes viviers peuplés de poissons exquis ; sacrifiant au goût de son siècle, il écrivait des vers licencieux. Il épousa le parti de Sylla , et, de bonne foi, à ce qu'il paraît; car jamais il ne seconda ceux qui, en détruisant les lois de ce dictateur, se frayaient le chemin au pouvoir su- prême. On le vit donc s'opposer à Pompée quand il rétablit les tribuns et lorsqu'il demandait des commissions extraordinaires. Il fit condamner Opimius à sa sortie du tribunat, et s'associa à Cicéron pour défendre Rabirius et réprimer Catilina et Clodius; néanmoins on ne le vit pas toujours d'accord avec lui, puisqu'il fut hostile à Pompée et défendit Verres , ce dont nous ne saurions l'excuser. Ce qui l'honore surtout à nos yeux, c'est d'être resté l'ami de Cicéron, bien qu'appartenant à un autre parti; de l'avoir

(i) Brutus, §64.

msT. uni?. t. iv. 25

386 CINQUIÈME ÉPOQUE.

désigné pour les Fonctions d'augure, pui? de s'être mis à la tête des chevaliers pour le protéger lorsqu'il fut appelé en jugement.

Il serait impossible de porter un jugement sain sur ces orateurs d'après les fragments et même d'après les discours entiers qui nous restent d'eux; car, dès qu'ils mettaient leurs idées par écrit, il y manquait souvent cette régularité , ce fini qui satisfait la réflexion; mais lorsque . s'emparant de leur sujet, ils s'abandonnaient à l'im- provisation, et à cette ardeur de sentiment qui n'appartient qu'à la parole instantanée, alors ils saisissaient puissamment l'imagi- nation , et entraînaient à leur gré leurs auditeurs

« Cicéron ( dit Aper dans le dialogue De l'éloquence corrompue , qu'on attribue à Tacite) sentit le premier la nécessité de parer le discours, de mettre de la recherche dans l'expression et de l'art dans les combinaisons harmonieuses de la phrase. Il employa des sentences dans ses derniers discours , c'est-à-dire à l'époque il avait perfectionné son talent, et l'expérience l'avait instruit du genre d'éloquence qu'on devait préférer; car ses premiers discours se ressentent des défauts du vieux temps : il est lent dans ses exordes , diffus dans ses narrations . et ses digressions ne finissent point; il a de la peine à se mettre en mouvement, et ne s'échauffe que deoin en loin. Rarement ses phrases se terminent d'une ma- nière piquante et par un trait de lumière. Il ne s'y trouve rien qu'on puisse détacher, qu'on puisse citer; c'est un édifice inachevé dont les murs , solides il est vrai, n'ont encore ni lustre ni poli. Pour moi , je me figure l'orateur comme un père de famille opu- lent et honorable , qui ne se contente pas d'une demeure à l'abri des intempéries de l'air, mais qui cherche encore à charmer et à récréer la vue; qui , abondamment pourvu de tout ce qui rend la vie commode, se permet encore du luxe, de l'or, des pierreries, de ces choses qu'on se plaît à manier et à considérer plus d'une fois; qui écarte du regard tout ce qui a perdu de son lustre et de sa fraîcheur. Je veux de même que l'orateur ne se permette aucune de ces expressions entachées de la rouille du temps, aucune de ces phrases d'une structure pesante et embarrassée , telles qu'en offrent nos vieilles chroniques; je veux qu'il évite la basse et insi- pide bouffonnerie . qu'il varie son rhythme , et que toutes ses pé- riodes ne tombent pas d'une manière uniforme. »

Et cependant , l'éloquence politique n'était pas à Rome , comme on le croirait au premier aspect, la principale ni la plus étudiée; Cicéron lui-même nous apprend qu'elle n'était qu'un jeu, compa- rée à l'éloquence judiciaire. Il s'agissait, en effet, pour cette der-

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nière, de vaincre l'inflexible rigueur de la formule et le texte lii- téral des lois; les passions politiques s'y mêlaient : la pâleur <l» l'accusé, les gémissements de la famille, les supplications des clients, excitaient la compassion ; c'était avec un vit' intérêt (prou observait comment l'orateur saurait faire prévaloir sur tout cela la justice, ou sa propre opinion. L'art de l'avocat ne se réduisait pas en effet, comme cela devrait être, à découvrir ce qui est juste et à le démontrer, mais à faire paraître tel ce qui ne l'est pas, à répandre le fiel et le sarcasme sur des choses innocentes , à mé- langer un récit vrai de mensonges et de calomnies : il fallait sa- voir soutenir par l'ironie ce qui ne pouvait l'être par la raison ; affecter de la gravité et de la moralité au moment d'émettre des principes immoraux; répandre la raillerie au point que l'auditoire restât convaincu que celui qui appelait à ce point le ridicule ne pouvait qu'avoir tort ; soulever enfin toutes les passions basses , la vanité, la peur, l'intérêt, l'envie. C'étaient les moyens de l'élo- quence antique , tels qu'on peut les voir analysés avec complai- sance dans Cicéron.

Trouver des arguments devait donc être un art spécial , dans Topiques un temps l'éloquence ne visait pas tant à éclaircir la vérité qu'à faire triompher un parti, une cause, un homme. Déjà Aristote avait indiqué les lieux communs d'où l'on pouvait déduire des raisons, et Tullius en fit, pour servir aux jeunes gens qui se li- vraient à l'étude du droit, l'exposition détaillée, qu'il adressa au jurisconsulte Trébatius.

Il existe , sur le même sujet, un livre de rhétorique dédié à Hé- rennius , attribué par quelques-uns à Cicéron, et par d'autres à Cornificius ; c'est un ouvrage clair et familier, autant qu'utile et châtié.

Nous nous arrêtons ici , en réservant, pour le livre suivant, nos observations sur le déclin de l'éloquence , commencé par les fai- seurs de préceptes et consommé par le renversement de la consti- tution.

Uniquement absorbés par l'action et les conquêtes , les Romains pwiosophie ne connurent la philosophie que lorsque les Grecs l'eurent intro- duite chez eux. C'est encore une de ces trop nombreuses as- sertions que l'histoire adopte sans examen et nous transmet , bien qu'elles soient démenties par les faits.

Nous ignorons quelle philosophie enseignaient les Étrusques; mais c'est de leurs doctrines et de celles de Pythagore que devait se composer la philosophie primitive des Latins , qui fut recueillie dans un grand nombre d'ouvrages, dont aucun ne s'est conservé,

romain».

25.

388 CINQUIÈME ÉPOQUE.

parce que les Romains, éblouis plus tard par l'éclat des sciences de la Grèce, négligèrent de conserver les doctrines nationales, ou les confondirent avec celles d'Épicure ou des stoïciens. Cependant, on a essayé de les déduire de deux sources : la langue et la juris- prudence. Vico, le premier, dans son ouvrage Antichissima sapien- za degV Italiani , observant la formation toute philosophique des vocables latins, en conclut que les anciens Italiens devaient être de profonds penseurs, et se proposa de tirer des éléments du langage et de la structure des phrases leur système de métaphysique , de physique et de morale. Il a borné son travail à la métaphysique, et il a montré que , selon les Latins primitifs, le vrai et \efait étaient une seule et même chose. Dieu connaissait les choses physiques, l'homme les choses mathématiques, ce qui était contraire aux dog- matiques, qui prétendaient tout savoir, et aux sceptiques, qui dou- taient de tout. Dieu était le vrai parfait; à lui sont connus les élé- ments intrinsèques et extrinsèques des choses , tandis que l'homme ne procède, dans son intelligence, que par division, et emprunte de la science les idées de Y être et de Yun. Dans l'âme de l'homme préside l'esprit, dans son esprit l'intelligence , et dans l'intelligence Dieu. Ce Dieu veut lorsqu'il fait , et il fait selon l'ordre éternel des choses, sans qu'il y ait fortune ou hasard.

Si la méthode de Vico paraît à tous trop incertaine et conjectu- rale , elle a bien moins de valeur pour nous , qui supposons que le Créateur a déposé dans le langage les premières révélations, néces- saires pour éclairer l'esprit et développer la raison. Or, comme les langues sont l'œuvre du peuple et non des philosophes, elles attestent non tel ou tel degré de savoir, mais la vérité du sens com- mun ; il est donc impossible de distinguer ce qu'un peuple y a mis du sien de ce qu'il a reçu de la tradition.

La jurisprudence peut offrir des preuves plus solides; mais, sans parler de la fable des Douze Tables , on se trompe en croyant n'y voir que l'inspiration stoïcienne , puisqu'on y trouve des préceptes opposés à cette secte, et que, d'un autre côté, cette jurisprudence est fondée sur des principes antérieurs que les décemvirs se sont bornés à recueillir. D'après ces principes, l'homme est donc un être essentiellement raisonnable et libre, et la personne est l'homme avec son état propre. L'état de l'homme est ou naturel ou civil, d'où il suit que l'esclave est un homme et non une per- sonne (1). La liberté de l'homme consiste dans la faculté de faire

(1) La personne s»1 définit : Homo cum statu quodam consideratiti, et par statu, il faut entendre qitalitas cujus ratione homines diverso jure utuntur.

PHILOSOPHIE ROMAINE. 389

co à quoi ne s'opposent ni la force ni le droit ; il ne peut l'aliène?. Le droit civil admettait l'esclavage, et l'esclave était d'un ordre infé- rieur minor capitis (1). Tandis que la faiblesse est l'apanage de la femme, la dignité appartient à l'homme, seul capable d'exercer le pouvoir et les emplois. Le fds est celui qui naît d'un mariage légi- time, ce qui condamne l'adultère, l'inceste et le concubinage. On considérait comme chose tout ce qui peut entrer dans la pos- session, les droits compris. Le droit n'était donc pas matériel, mais un par excellence, indivisible, inaliénable et survivant à l'objet auquel il s'appliquait; il ne pouvait s'acquérir et se perdre que par la volonté et la loi. Les jurisconsultes mettaient aussi le plus grand soin à définir nettement le sens des mots et à bien préciser les for- mules ; les grands maîtres se révélaient dans les preuves et les présomptions.

Ce n'est donc pas, comme en Grèce et à Alexandrie, une phi- losophie d'école que nous avons sous les yeux ; toute pratique, au contraire, elle tend à la science de la vie, mode auquel les avait déjà habitués Pythagore, et que les gens de bien ne devaient amais oublier.

La science étrangère ne s'introduisit que plus tard, et c'est à piuiosopMe. l'histoire de la philosophie qu'il appartient d'examiner les autres ouvrages de Cicéron, qui ne créa rien, mais reprit tout en sous- œuvre et embellit tout.

Ce qu'il y avait d'original dans le principe philosophique ne tarda point à se mêler au courant des doctrines grecques , tout le monde était avide de puiser. La philosophie grecque était alors en décadence , et nous avons dit ailleurs pourquoi ; mais alors, loin de se renfermer dans les murs d'Athènes, elle avait desécoles dans toute la Grèce, l'Asie Mineure, l'Egypte, l'Afrique, l'Europe. Posidonius, de la secte stoïcienne , la plus vénérée des Romains, l'enseignait à Rhodes. Cicéron voyait fleurir à Athènes le système d'Épicure sous Antiochus et Aristus, celui des péripa- téticiens sous Cratippe. Les Romains envoyaient étudier leurs fils jusqu'à Marseille. Lorsqu'ils virent qu'on leur confiait de tels disciples, les philosophes grecs remontèrent aux sources, et l'on se remit à étudier Platon et Aristote ; c'était moins une impulsion vers la vérité qu'un complément d'érudition, et, en effet, on vit alors se relever plus d'une secte que la Grèce avait oubliée. Les écoles qui tenaient le premier rang étaient celles des nouveaux académiciens, des péripatéticiens, des stoïciens et des épicuriens, dont les principes offraient des différences marquées,

(1) Voyez livre V, chap. 4.

300 CINQUIÈME ÉPOQUE.

Les épicuriens enseignaient qu'il fallait jouir des» plaisirs du corps et de l'esprit , ne pas s'abandonner aux sens de manière à offenser la raison, ni laisser celle:ci tyranniser ceux-là; on devait encore éviter les sensations douloureuses et rechercher celles qui sont agréables, puisque la vra in sagesse e.st le plaisir; mais l'excès, qui produit le dégoût et l'énervement, est l'ennemi du plaisir; d'où il suit qu'on ne peut trouver celui-ci que dans la vertu, qui consiste à régler les passions. Tandis que les hommes qui s'aban- donnent à l'amour, à l'ambition, à l'avarice, pèchent et se déshono- rent, le sage contemple du rivage toutes ces tempêtes, et se mêle le moins possible aux affaires publiques, sources de périls et d'a- mertumes.

Le rigide stoïcien tenait ces maximes pour impies; il disait : Les animaux ont comme nous des sens; ce qui nous distinguo d'eux, c'est l'intelligence pure, immatérielle, qui nous rapproche de la Divinité , dont elle émane. La vertu consiste à affranchir l'àmedes sens, à la rendre indépendante, à lui conserver son libre arbitre. Les douleurs, les maladies, la mort, ne sont point des maux; il n'y a de mal que ce qui est contraire à l'ordre éternel de la Providence. Tout ce qui altère notre divine essence est vice; ce qui la maintient dans sa pureté est vertu. Il n'y a donc pas de degrés entre la vertu et le vice, el tout vice es! une impiété, parce qu'il outrage la Divinité. Celui-là est vertueux qui commande à sa propre intelligence , rend son âme indépendante , et suit , avec une conscience imperturbable et une raison toujours lucide, ce qu'elles s'accordent à lui prescrire. La Providence a assigné im poste à l'homme dans cet admirable univers, elle ne l'a pas fait naître pour lui seul, mais pour sa patrie , sa famille, ses amis; il est donc tenu de prendre part aux affaires publiques, pour con- tribuer au triomphe des lois et de la liberté, source de tout ce qu'il y ade beau etde moral. Le sage ne négligera rien pour l'affer- mir, et c'est ainsi qu'il aura rempli sa mission dans ce monde, qu'il y ait ou non une autre vie.

Les platoniciens affirmaient que cette confiance en soi-même n'était qu'orgueil; que la vraie sagesse n'était point ie partage de l'homme, mais de la Divinité seule; qu'on ne trouvait que dans la contemplation divine la force qui rend l'âme capable de mériter, dans une autre existence, le bonheur que Cette Vie ne saurait don- ner. Il fallait donc étudier les merveilles de l'univers, qui nous font remout» ryusq«*à son auteur, et, dans l'adoration de sa toute- puissance, nous èie Ver à cette extòse qui n'est que le prélude des joies réservées à la vertu. La vie, disaient-ils encore . n'est qu'un

PHILOSOPHIE ROMAINE. 391

souffle, une lutte contre le vice, l'infortune et la mort. Rendez- vous supérieur aux passions, aux soins du monde , qui sont indi- gnes du sage, et qui le détourneraient de son but. Tout émane de Dieu et tout retourne à Dieu, en lui seul réside la vertu, et hors de lui, il n'y a plus que vice et erreur.

Mais ce platonisme épuré n'avait plus désormais de sectateurs; il en était sorti une nouvelle école, qui aboutissait au scepticisme et à la probabilité de tous les systèmes. Au lieu de la contempla- tion, elle s'en tenait à la raison et à l'examen des principes; par cette méthode elle arrivait à démontrer la vanité de tous les sys- tèmes, qu'il n'y a rien de certain, ou du moins que la raison hu- maine ne peut aller jusqu'à établir la certitude. La morale elle- même est douteuse; en effet, ce qui est vice dans un temps, s'ap- pelle vertu dans un autre, et le climat, l'époque , l'âge, changent la mesure du bien et du mal. Arrière donc les illusions et les pré- jugés d'école et d'éducation. Bornons-nous à étudier la nature des choses et leur origine , de manière à acquérir les notions les plus voisines de la vérité; mais répudions-les de bonne grâce, dès que nous reconnaîtrons que nous étions dans l'erreur. La raison, forti- fiée parcette gymnastique continuelle, apprendraà mieux discerner les causes et les effets, ce qui convient ou non à notre nature et au bien de la société.

Les cyniques étaient repoussés par les mœurs élégantes des classes élevées, les seules qui s'appliquassent à la philosophie. Le scepticisme allait mal à un peuple positif comme l'étaient les Ro- mains, bien qu'il résultât du mode même qui faisait considérer les écoles comme des points de vue divers d'une même vérité. Le mouvement du stoïcisme fut plus actif parce que, à cause de la sévérité de sa morale , il convenait davantage au sens pratique des Romains.

Mais, en définitive, toutes ces philosophies étaient plutôt un complément d'études qu'elles n'influaient sur la vie réelle; tout en exerçant la pénétration, elles n'indiquaient point chez les Ro- mains une recherche solide de la science , et toutes les différences dépendaient du point de vue que chaque école adoptait. On arri- vait donc à l'éclectisme, chacun choisissant à son gré ce que bon lui semblait dans la secte qu'il suivait; d'où naissait le défaut de connexion et d'enchaînement, avec l'habitude de s'en tenir au vraisemblable. Le seul avantage de cette méthode , c'est de pré- venir une fausse interprétation , chose inhérente à toute philoso- phie partielle , et d'arriver à des conséquences modérées, étran- gères aux plus grands philosophes ; toutefois cette modération,

39-2 CINQUIÈME ÉPOQUE.

comme elle dérive de la faiblesse, n'aboutit à rien de déterminé. D'ailleurs il ne se forma jamais à Rome d'école proprement dite; on étudiait la philosophie comme élément nécessaire de culture , comme moyen très-propre à former l'orateur, comme source de fermeté et de consolation dans les calamités ; et voilà pourquoi on préférait l'école des stoïciens, qui peut être considérée comme une préparation aux vertus évangéliques.

L'épicuréisme était plutôt pratiqué qu'enseigné, et le plus cé- lèbre de ses sectateurs à Rome fut Philodème de Gadara dans la Cœlésyrie, plus instruit que ne l'étaient d'ordinaire les épicuriens, et auteur de poésies d'une grande délicatesse (1). Il paraît que le dernier qui l'enseigna fut Siron, maître de Virgile et de Varus. Lucrèce, plus tard, mit en vers ses théories, chères à beaucoup d'hommes remarquables qui, pour se ménager un refuge contre les maux politiques , niaient toute autre existence au delà de ce monde, et s'efforçaient d'éviter, autant que possible, les douleurs par une sage modération. Bien que Sylla eût apporté à Rome les ouvrages d'Aristote (2), ils ne sortirent pas de sa bibliothèque jusqu'à l'instant le grammairien Tyrannion les publia. Après les avoir corrigés et complétés, Andronicus de Rhodes, contem- porain de Gicéron, en multiplia les copies, ce qui n'empêcha point que des personnes même instruites ne connaissaient pas ce philo- sophe (3).

Parmi beaucoup d'auteurs latins (4) qui écrivirent sur la philo- sophie , il n'en est aucun dont le fond scientifique et l'élégance de la forme ne laissent bien des choses à désirer; Varron lui-même instruit moins qu'il ne donne l'envie de s'instruire (5). Enfin Ci- ti) C'est à lui sans doute que Cicéron fait allusion dans sa harangue contre Pison, quand il dit : J\'on philosophia solum sed etiam litteris , quod fere cxteros epicureos negligere dicunt, perpolitus. Poema porro fecit ila /esti- vimi, ita concinnimi, ita elegans, nihil ut fieri possit argulius. Ila peut-être en vue les épigrammes que nous avons de lui dans PAnlhologie. On a trouve dans les fouilles d'Herculanum trois traités de Philodème, sur la musique, sur la rhétorique, sur la vertu et les vices. On espérait qu'ils feraient mieux con- naître l'épicuréisme , mais les fragments déchiffrés ont été de peu d'intérêt.

(2) Voyez t. II, page 353 et suiv.

(3) Rhetor autem Me magnus , ut opinor, hxc aristotelica se ignorare respondit. Quod quidem minime sum admira/us, quum ab ipsis pltilosopliis, prater admodum paucos, ignorarenlur. Cic,. Topica, 1.

(4) Cicéron parle de ceux qui voluerunt philosophos appellar i, quorum dicebantur esse latine sane inulti libri.

Dans le nombre des philosophes latins nous citerons Cérehia, dont Cicéron disait : Mirifice studio philosophie flagrans , et dont, selon Dion (XLVI), il fut plus que l'admirateur.

(5) Multi jam esse latini libri dicunlur, scripti inconsiderate ab optini"

PHILOSOPHIE ROMAINE. 393

céron transporte, pour ainsi dire, la Grèce dans Rome, en expo- sant aux yeux des derniers descendants de Pompilius et de Cincin- natus tous les raffinements de la philosophie grecque.

Était-il dégoûté des affaires, il se tournait vers la philosophie ; à l'exception de ses ouvrages de jeunesse (traductions du grec ou discussions de rhétorique) , il composa les autres dans des loisirs forcés, comme à l'époque du premier triumvirat ou sous la dicta- ture de César. Mais c'était en vain qu'il se flattait de trouver la paix au sein de l'étude; il sentait que, si elle contribue à fortifier l'es- prit, elle n'apporte qu'un remède passager, et rend plus sensibles les souffrances. A peine voyait-il poindre l'espoir de s'occuper honorablement des affaires, qu'il revenait à elles; c'est que, dans la philosophie comme en tout, il se proposait un but politique et littéraire ; il avait besoin d'écrire quand l'occasion de composer des harangues lui manquait. Dans l'exorde des Tuscalanes , il se plaint que bien des ouvrages latins, composés par des hommes de mérite, soient écrits avec trop de négligence et que des auteurs d'un sens droit manquent de l'élégance nécessaire : ce qui est abu- ser du temps et de la parole. Dans les Offices, il recommande à son fils de lire ses dissertations philosophiques : « Quant au fond, « tu peux en penser ce que tu voudras; mais cette lecture ne « pourra que te donner un style plus facile et plus abondant. Toute « modestie à part , quoique je le cède à beaucoup en fait de science « philosophique, pour tout ce qui est de l'orateur, c'est-à-dire « pour la netteté et l'élégance du style, les études de toute ma « vie me donnent le droit de réclamer l'honneur d'y avoir at- te teint. » Il aime la gloire romaine , et, comme il la voit incom- plète en fait de littérature, il se propose de remplir cette la- cune (Ì) : les Grecs intercalaient des vers dans le texte; il fait comme eux , et il ne dissimule pas que ces vers sont des traduc- tions (2).

Dissertateur des plus élégants, il expose tout, traduit tout, et il retrace l'histoire de la philosophie grecque avec une suavité et une clarté admirables (3); dénué de la force qui crée, il a fait un

Mis quidem viris , sed non salis eruditis. Fieri autem potest ut recte quis sentiat , sed id quod sentit, polite eloqui non possit... Philosophiam multis locis inchoasti (o Varrò), ad impellandum satis, ad docendum parum. Quaest. A, I.

(1) .Sic parati ut. .. nullum philosophix locum esse pateremur, qui non latinis litteris illustratiti pateret. De Divin., II, 2.

(2) 'Anóypasa sunt, minore labore Jiunt ; verba tantum afferò, quibus abundo. Ad Attic, XII , 52.

(3) En réunissant les passages épars dans ses écrits , on a pu compiler une

394 CINQUIÈME ÉPOQUE.

choix des opinions qui convenaient le mieux à son caractère pro- pre, à son siècle et à sa nation. Cette marche ne lui permettait d'atteindre, dans ses écrits , qu'à un scepticisme modéré, et, dans ses actions, qu'à une vie régulière, étrangère à ces grands sacri- ficesqui exigentun courage exceptionnel. Philosophe par accident, il acquiert de l'importance à cause de la perte des ouvrages dont il s'est occupé. Le mérite qu'il ambitionne surtout auprès du lec- teur, c'est celui de les avoir mis en ordre , en joignant ses propres observations au jugement des autres. Dominé par cette intention, il emprunte bien moins à Aristote et à Platon qu'aux stoïciens, aux épicuriens et aux nouveaux académiciens , plus rapprochés deson époque et qui offraient plus de prise à la critique. Chrysippe, le chef des nouveaux stoïciens, qui introduisait une méthode in- flexible, une vérité absolue et sans degré, le sorite géométrique excluant toute probabilité, devait déplaire àCicéron, qui voyait dans ce système l'éloquence dépouillée de ses éléments les plus féconds , c'est-à-dire de l'invention, de l'inspiration etde ces hypo- thèses à l'aide desquelles l'esprit humain s'aventure sur la route des découvertes.

L'école qui prévalait alors, celle de la nouvelle Académie, su- perficielle dans son esprit, montrait comment on arrivait à des conclusions opposées, par des déductions pour ou contre les prin- cipes des autres sectes. Cette méthode convient parfaitement à ceux qui aiment mieux prendre une teinture des choses que d'en approfondir une seule. Cicéron, élève de cette école, semble prendre à tâche de favoriser ce goût; en effet, jamais il ne ma- nifeste son opinion d'une manière absolue, et celles des autres, bien que diverses, lui paraissent vraisemblables; seulement, de temps à autre , il suit servilement l'autorité de Socrate , de Platon, d'Areésilaiis, ou bien il fait l'éloge des stoïciens, mais dans l'in- térêt de la philosophie populaire qu'il veut défendre, et parce que du reste, lorsqu'il veut plaisanter sur la sévérité de Gaton , il ne se fait aucun scrupule de les tourner en ridicule. Au fond, pour lui comme pour ses contemporains , la philosophie n'est qu'une collection de recherches sur des questions données (1); il la divise en lieux, qu'il traite indépendamment les uns des autres. D'ail- leurs, s'il néglige quelquefois l'examen des principes et la mé- thode, il se garde toujours des conséquences outrées; ce qu'il

histoire de la philosophie grecque : .1/. T. Ciceroni* historia philosojilmc àfitiqita ; a omnibus tllius scriptis collegit, dispositif F. Gedieke; Berlin, 1801. M) Tuscul., V, 7.

!

PHILOSOFHIE ROMAINE. 395

veut, c'est une philosophie applicable à la vie réelle, non la philo- sophie du sage, mais colle de l 'honnête homme.

Content du probable et éclectique au suprême degré, sans con- victions propres , il affirme tant de choses dans ses écrits, que l'on ne sait s'il à réellement foi dans aucune; jamais il ne persuade l'intelligence , et ne sait point déterminer la volonté. Comme il varie son style, son langage , et qu'il s'anime plus ou moins selon qu'il suit tel ou tel guide , de même il lui arrive trop souvent d'être en contradiction avec lui-même, selon le parti auquel il se range, peu soucieux, du reste, que la logique vienne à lui faire défaut dans le désir qu'il a de concilier des opinions disparates. Et plus d'un penseur se gardait alors des exagérations de l'école, pour s'arrêter à un terme moyen. Cicéron penchait à s'élever avec Platon vers l'idéal et l'abstrait; mais il tempérait l'élan de ce philosophe , soit avec la méthode expérimentale d'Aristote, soit en s'appuyant sur l'austérité du Portique. Il sentait que , poHr recueillir un peu, il fallait avoir étudié beaucoup : qu'il est difficile de philosopher dans une certaine mesure , mais qu'il faut embras- ser l'ensemble, si l'on veut, dans l'enchaînement général com- prendre la valeur et le sens de chaque partie. Il s'élève donc à la recherche du bien suprême; mais il veut toujours que les devoirs qu'impose la société soient préférés à ceux qui dérivent de la poursuite scientifique , et qu'on néglige toute recherche aussitôt que se présente l'occasion d'agir.

Si, parmi ses contradictions , nous cherchons à recomposer son système, nous trouvons qu'il regarde l'âme et le corps comme agissant l'une sur l'autre , en admettant toutefois la prédominance de l'âme, dont les sens sont les émissaires. Tantôt il affirme que les perceptions des sens sont nettes et certaines, bien qu'ils soient exposés à l'illusion ; il place le critérium de la vérité dans l'es- prit ou l'idée. Il met l'âme dans la raison qui en est le principe, et lui donne pour siège la tête , d'où elle régit la colère, qui réside dans la poitrine, et la convoitise, logée sous les hypocondres. On reconnaît qu'il suit ici Platon , pour lequel ( tout en révérant Aris- tote ) il professe un tel respect, qu'il lui soumet jusqu'à son propre raisonnement (1). Il pense avec lui que l'âme est quelque chose

(l) Errare meherculemalocum Platone, quam cum islis vera sentire. Tus- cul., I, Utcnim rationent Plato nullam afferret. ,ipsa auctoritate/rangeret. Ibid. Saint Augustin est aussi pour les platoniciens, niais seulement parce qu'ils soni moins éloignés de la vérité : Isti philosophi ceteros notait/aie et auctori- tatevicerunt, non ob aliud , nisi quod lonyo quident intervallo veterunt lu- men r"/i</)tis propinquiores snnt irritait. DeGir, Dei. XI, b.

306 CINQUIÈME ÉPOQUE.

de céleste ou de divin , et par conséquent d'éternel ; que l'intelli- gence est sa faculté principale; qu'elle est douée de certaines vertus involontaires, comme de l'aptitude à apprendre et à retenir, tandis qu'elle en a d'autres qui sont volontaires : telles sont la prudence, la fermeté, la justice. Participant du principe divin, elle devrait être immortelle ; quant aux peines du Tartare , nul es- prit raisonnable ne saurait les admettre.

Il rejette la divination des songes, bien qu'admise par les plato- niciens, aussi bien que les spectres et les apparitions; il met la cause des visions nocturnes dans nous-mêmes, dans notre pensée, comme s'il pressentait que la vie de l'âme est, durant le sommeil, indépendante des sens, et que les songes ont leur cause dans l'asso- ciation des idées.

Il déduit, mais faiblement, l'existence de Dieu des arguments des stoïciens en l'appuyant du consentement de tous les peuples, du pressentiment des choses futures , de l'ordre admirable de la création, du mouvement et de la régularité des corps célestes et de toute la nature, et cette notion est pour lui comme un principe fondamental de vérité, nécessaire à l'argumentation. Il veut que chacun suive la religion de ses pères; mais la philosophie a le droit d'en rechercher les preuves; il la regarde comme un expé- dient social fondé sur une certaine vérité générale qu'il n'est pas bon de révéler au peuple, parce qu'elle ne conduit qu'au doute. Que si , parfois , il enseigne que la règle de toute action méritoire est Dieu , quand il avance ailleurs que c'est la raison , il faut con- sidérer, avant de le taxer de contradiction (1), que les anciens admettaient dans la raison humaine un élément qu'ils appelaient Dieu; de sorte que suivre la raison est souvent pour eux l'équi- valent de suivre Dieu. Voilà pourquoi , identifiant Dieu avec la lu- mière de la raison, Cicéron disait : « La loi véritable est la droite raison, conforme à la nature, répandue dans tous; il ne faut pas lui chercher d'autre interprète; elle ne change point selon les temps et les lieux; le seul maître commun et souverain est Dieu, auteur, juge et promulgateur de cette loi (2). » Le destin n'est pas

(1) Non plus que Platon, qui fuit résider le principe moral tantôt dans la res- semblance à Dieu ' ofjLoîoxyiç Ostò ), tantôt dans la raison (çpov7i<ji;).

Ci) Ce passage inappréciable nous a été conservé par Lactance , VI, 8 : Est qut- dem vera ter, recta ratio, naturx congruens, diffusa in omnes. ÀS'eque est quarendus e.rplanalor , ant interpres ejus alius ; nec erit alia lex Rom*-, alia Athcnis; alia mine, alia postime ; sed unus erit communis quasi magister et imperator omnium Deus; ille legis hujus invenlor, disceplalor, la/or. Dans le 1"" livre des Lois il écrit ; Constituendi vero juris ab illa summa

PHILOSOPHIE ROMAINE. 397

une nécessité , mais un ordre de choses qui produisent des effets; la cause première est la raison , la matière est l'effet ; mais le fond est éternel , infini , poussé par un mouvement perpétuel.

Il emploie la dialectique à chercher le moyen de distinguer le vrai du faux à l'aide des axiomes, de la discussion , de la raison , et il arrive à trouver que le vrai réside dans le bien , dans la vertu, l'honnête et le juste.

Platon qui. en cultivant la philosophie comme art, ne laissa aucun système complet , ne pouvait servir de règle à Cicéron dans la morale , et bien moins les académiciens , dont les Romains n'accueillirent pas la philosophie , et qui souvent sommeillaient dans le scepticisme (t). Il s'en tient donc aux stoïciens, ou lors- qu'il les trouve d'une sévérité excessive , il tend la main à Aris- tote; mais il combat constamment les épicuriens et les autres écoles, qu'il appelle plébéiennes (2). En effet , si les épicuriens ne déduisent pas toutes les conséquences extrêmes d'une théorie qui propose le plaisir comme le but définitif de toutes les actions , si quelques-uns entendent par plaisir, non les jouissances sensuelles, mais un état de contentement intérieur, exempt de douleur, ils sont d'accord néanmoins pour se tenir à l'écart des affaires publi- ques et se retrancher dans l'égoïsme. II n'en fallut pas davantage pour leur attirer la désapprobation de Cicéron, qui mettait avant tout le patriotisme.

Il enseigne que , de l'avis des plus sages , la loi morale ne pro- vient pas de la pensée des hommes, ni d'un traité, ni d'un décret des peuples , mais qu'elle est quelque chose d'éternel , une sagesse qui commande et défend (3), et dont la sanction est dans la cons- cience. Le souverain bien , but de la morale et règle suprême de la vie , consiste dans la vertu ou dans l'honnête, ou enfin dans ce qui est louable en soi-même , sans idée d'utilité ; or, bien que l'ho- nête paraisse quelquefois en opposition avec l'utile, il est utile néanmoins.

lege capiamus exordiuni, qux seculisoinnibus ante nata est, quant scripta lex ulta antequam omnino civitas constitula.

(1) Cum academicis incerta lue tatto est qui affirmant, et quasi de spe- rata cognitione certi, id sequi volimi quodeumque verisimile videatur. De Fioibus, II, 14.

(2) Plebei philosophie qui a Platone et Sociale et ab ea familia dissident, appellandi videntur. Tuscal. I, 22.

(3) Hanc video sapientissimorum fuisse sententiam, legem neque homi- num ingeniis excogitatem, nec scitum aliquod esse populorum , sed ster- mini quiddam quod universum mundum regeret, imperandi prohibendique sapientia. De Legibus, II,' 4-

398 CINQUIÈME EPOQUE.

Érasme disait qu'il se trouvait toujours meilleur quand il ve- nait de lire Cicéron. En effet, au milieu des tourments de la vie , c'est une consolation et un encouragement à bien faire que d'en- tendre d'augustes paroles exposer et louer la vertu; mais si vous demandez à Cicéron une règle pratique, vous ne vous apercevrez que trop du vide ou de l'excès. Quels sont les paradoxes stoïques qu'il soutient'? Le sage ne pardonne aucune faute , car il regarde la compassion comme une faiblesse et une folie. Le sage , en tant qu'il est sage, est beau, quoiqu'il soit contrefait; riche, quoiqu'il meure de faim; roi , bien qu'esclave ; celui qui n'est pas sage est un fou, un banni, un ennemi. C'est un crime égal de tuer un poulet pour un repas nécessaire, ou V auteur de ses jours. Le sage ne doute de rien; jamais il ne se repent, ne se trompe, ne change d'avis, ne se rétracte.

Orde tels principes peuvent-ils former l'esprit à la vérité, le cœur à la bonté? Si l'épicurien met dans le plaisir la félicité su- prême , il est bien que le philosophe , interprète du sens commun , réfute une proposition antisociale , à l'aide de préceptes destinés à contre-balancer l'inclination mauvaise ou faible de binature; qu'il établisse la distinction entre l'agréable et l'honnête , dont la confusion sape la base de tous les devoirs. Mais après avoir nié que la volupté soit le bien, le stoïcien le trouvera-t-il , puisque tout penchant de l'âme se dirige vers le plaisir? Que s'il suppose l'exis- tence d'un bien absolu, et que la morale consiste dans l'adhésion de la volonté de l'homme à ce bien (1) , comment peut-on croire avec lui que Régulusn'a pas souffert (non œrumnosum) quand les Carthaginois le torturaient, et que l'homme vertueux peut être heureux même dans le taureau de Phalaris? C'était sans doute donner du sage une idée sublime; mais, lorsqu'on demandait à Cicéron ou aux stoïciens s'il était possible d'en trouver un qui remplitces conditions, l'un doutait, l'autre répondait négativement. Ainsi la force logique faisait que leur morale se détruisait d'elle- même. En effet, la vertu et le bonheur sont d'essence diverse (2), et l'une n'implique pas nécessairement l'autre, puisqu'un homme vertueux peut être très-misérable , et l'impie prospérer ici-bas , tout, il est vrai, ne doit pas finir.

(1) Quid est igitur bonum? Si quid recle fit et lioneste et cum vir/ute, id bene fieri vere dicitur ; et quod rectum et honestum et cum cirtuteest, id sol uni opinor bomim . Paradoxe!. C'est un paralogisme.

(2; Cicéron lance cette proposition contre Zenon : Qui ni/iil utile quod non idem honestum, nihit honestum quod non idem utile .\it, sxpe testatur; negalque ullampeslem majorent in vitam hominum iuvasisse, quant eorum opintonem qut istu disiraxerint. De Off., III, 7.

PHILOSOPHIE ROMAINE. 399

Dans ses préceptes, en général . Gicérou ne procède point d'a- près des principes fondamentaux, mais d'après l'observation des choses de la vie; il veut être utile an peuple romain, et, dans ce but, il se garde de lui présenter des règles trop difficiles à suivre. Il ne place point l'honnête dans la moralité, et, non content de l'assentiment du peuple, il aspire à celui de la conscience; mais il recommande de ne pas trop s'écarter de la voie commune, dût la stricte morale en souffrir. L'avocat peut aider à la justice de la cause qu'il défend , et l'on fait pour ses amis ce qu'on ne ferait pas pour soi-même (1). En effet, Cicéron accouple quelquefois l'hon- nête avec ce qui convient, de manière qu'il est difficile de distin- guer l'un de l'autre; il dit que chacun, dans ses actes propres, doit avoir égard à sa nature, il y a toujours quelque défaut, et que personne n'est tenu à l'impossible; que celui-ci est plus apte à telle vertu , celui-là à telle autre. Dans les Offices , il ne met pas une distinction suffisante entre le choix d'un état et celui des principes moraux.

Nous avons annoncé, dès le principe , notre intention de nous attacher plus particulièrement à l'examen des doctrines qui con- cernent la conduite de l'homme ; nous n'avons donc point à nous excuser d'insister sur celles du philosophe qui résuma la morale la plus pure dont le monde païen fût capable, morale qui influa tant sur les lois et sur les mœurs romaines. Or, il ne réussit pas à effacer le caractère dominant de toutes les philosophies des Gen- tils, pour qui, nous l'avons dit, l'homme n'avait pas une valeur absolue, mais seulement une valeur relative, et subordonnée à la société (2). Bias s'écriant, lorsqu'il s'échappe nu des ruines de sa patrie : Je porte avec moi tout mon bien! est un modèle de vertu individuelle, telle qu'elle convenait au vrai stoïcien. Or, en asso- ciant à cette doctrine , pour laquelle sont indifférents le bien et le mal éprouvés par les autres , et qui dès lors regarde comme inutile de les secourir et de les soulager, celles d'Aristote et de Platon fondées surla sociabilité , Cicéron fait un amalgame défectueux; il pèche encore contre la logique , lorsqu'il prend comme type de

(1) Qtix in nostris rebus non sutis honesta , in amicorum fide honestis- stma ( Amie, 16 )t ut etiam, si qua fortuna accident ut minus juste ami- corum inluntates adjuvandu sint, in quibus eorum aut caput agatur aut fama declinandum sit de via, modo ne summa turpi/udo sequa/ur. De Oflic, 17.

(2) Nous ajouterons aux preuves rapportées ailleurs l'autorité de Platon, qui, tout en défendant de proférer un mensonge, et considérant l'accusé comme obligé à dire la vérité au juge, dispense les magistrats d'observer cette règle de conduite quand il s'agit du salut de la république. De Republ., V.

400 CINQUIÈME ÉPOQUE.

la vertu l'homme qui se propose pour but de toutes ses actions l'agrandissement de sa patrie. En effet , bien que la sociabilité soit un des éléments de la vertu , elle ne la constitue pas unique- ment, et celui qui prend pour seule règle l'avantage de sa patrie tombe dans une grave erreur. N'avons-nous pas vu Rome justifier, à l'aide de cette morale, les plus grandes iniquités? elle est pour- tant le point de départ de Cicéron , lorsqu'il veut offrir l'idéal d'un parfait citoyen : « Imitons, dit-il , nosBrutus, nos Camille, Dè- ce cius, Curius, Fabricius, Fabius Maximus, Scipion, Lentulus, « Paul-Émile et les autres , si nombreux, qui affermirent cette ré- ti publique , et que je mets au rang des dieux immortels ; aimons la « patrie , obéissons au sénat ; soutenons les bons , négligeons les « avantages présents pour servir la postérité et mériter la gloire; « jugeons excellent ce qui est le plus juste; espérons ce qui nous « plaît , mais supportons ce qui arrive ; pensons enfin que le corps « des forts et des grands hommes est mortel , mais que la gloire « de l'Ame et de la vertu est éternelle (1). »

On peut déjà, dans ces derniers mots , pressentir une autre er- reur de Cicéron, erreur qui devient plus manifeste lorsque, soute- nant que l'homme vertueux doit se suffire à lui-même , il arrive à l'objection de la mort, et nie qu'elle soit un mal , parce que la gloire survit (2). Mais l'homme qui a besoin de la gloire et de la louange, se suffit-il à lui-même"? Voilà à quoi le conduisait l'éclec- tisme.

Le patriotisme ne lui laissait pas non plus juger avec rectitude les iniquités qui, chaque jour, étaient commises sous ses yeux pui- ses concitoyens. Nous l'avons vu, dans les combats dit cirque, s'api- toyer sur les éléphants plus que sur les hommes; nous avons si- gnalé l'inconséquence de l'orateur, qui reprochait à Verres, comme le comble de l'impiété, d'avoir fait crucifier un citoyen, quand des milliers d'hommes , livrés chaque jour à de cruels tourments, ne soulevaient pas son indignation (3). Il raconte, dans la même harangue, que Lucius Domitius étant préteur en Sicile , un esclave tua un sanglier d'une grosseur énorme , ce qui fit désirer au pré- teur de voir un homme si adroit et si vigoureux ; mais en appre- nant qu'il ne s'était servi que d'un épieu pour un pareil exploit, au lieu de lui donner des éloges, il en conçut un tel ombrage qu'il le fit incontinent mettre en croix, sous le barbare prétexte que la lui interdisait aux esclaves de faire usage d'une arme quelconque.

(1) Pro P. Sexlio, 68.

(2) Laus, Paradoxe II. Voy. Rosmini, Filosofia della inorale.

(3) Voyez ci-dessus, page 147.

PHILOSOPHIE ROMAINE. 401

Cette sentence cruelle nous fera pourtant moins frémir, avec la connaissance que nous avons de l'impitoyable légalité des Romains, que la froide tranquillité avec laquelle Cicéron ajoute, après l'avoir rapportée : « Cela pourra sembler sévère à quelques-uns ; pour « moi, je ne dirai ni oui ni non (1). »

Dans le traité même des Devoirs, objet de tant d'éloges , il ne s'occupe pas de l'homme, mais du citoyen, et, laissant à l'écart la multitude laborieuse et utile, il ne donne de préceptes qu'au ma- gistrat et au général. Il enseigne comment on acquiert les charges éminentes de l'État, comment il faut se comporter dans le gouver- nement des provinces, comment on doit obtenir le respect et agir avec dignité ; mais il ne dit rien de la famille, rien des relations journalières d'homme à homme. On sent trop, en outre, qu'il y manqueune chose de grande importance , et c'est à Cicéron que nous sommes disposé à le reprocher plutôt qu'à Panétius (2), qu'il traduit ou commente en cet endroit (3) : nous voulons parler de l'omission des devoirs de l'homme envers la Divinité. Or, sans cela, les principes de l'honnêteté ne suffisent pas pour imposer efficace- ment le devoir, ni pour le déterminer toujours, encore moins pour le sanctionner.

Dans le même ouvrage il établit que les devoirs de l'homme doivent être sacrifiés à ceux du, citoyen : « Celui qui tue un tyran n'est point coupable, quand bien même ce tyran serait son ami ; bien plus, le peuple romain considère un tel acte comme un effort de vertu. Il n'y a pas de société possible entre nous et les tyrans, mais une opposition entière. Exterminer cette race sacrilège est un devoir ; comme on coupe un membre pour sauver tout le corps, de même il faut retrancher de l'espèce humaine ces bêtes féroces qui n'ont de l'homme que l'aspect (-4). » Cette sortie violente faisait d'autant plus d'effet qu'on la rencontrait dans un livre modéré de principes, et règne une froide analyse ; elle agit sans doute for- tement sur la jeunesse d'Athènes et dut contribuer à grossir le

(1) Durum hoc fortasse videatur, neque ego in ullam partem disputo. (In Verr., V, 3. )

(2) Panétius ne pouvait, comme stoïcien, négliger les devoirs religieux. Ci- céron crut pouvoir les omettre ; puis, lorsqu'à la fin du liv. I, il résume les dif- férents devoirs, ne se rappelant pas qu'il n'en a rien dit , il place en première ligne ceux envers Dieu , en se reportant à ce qu'il croit avoir énoncé précédem- ment : Prima diis immortalibus , secunda patrir , tertia parentibus... Qui- bus ex rebus breviler disputatis inte.Uigi potest , etc.

(3) Voy. Ep. ad AU., XVI, 11 , et de Officiis, II, 3. Le livre de Panétius portait le même titre : TTep;. xafJV.ovxo;.

(4) Lib. 111,0, 21.

HIST. UNIV. T. IT. 26

MU ClNQclÉME ÉPOQUE.

nombre des tyrannicides ; rtfafc Cicéron ne iarda point à se dé-* goûter des hommes de ce parti, en voyant que d'autres ambitieux se substitueraient à César, sans le valoir.

En somme , on trouve dans la philosophie de Cicéron peu d'o- pinions qui lui appartiennent en propre , si même il en existe; à l'égard de celles des autres, il est indécis, comme tous ses contem- porains. Il reconnaît l'erreur des croyances vulgaires; mais il con- fond souvent avec elles les choses même les plus certaines, et jusqu'à l'existence de Dieu et l'immortalité de l'âme (1). Chez lui , les propositions tirées de l'expérience ou de la connaissance du monde sont vraies, fines , évidentes; mais, lorsqu'il est nécessaire de rechercher les fondements de la vérité , il s'embarrasse et de- vient obscur. En se prévalant des définitions grecques , bien que les mots n'aient pas la même valeur dans les deux langues; en respectant les conclusions des philosophes grecs, quoique déduites de prémisses différentes , il rompt le fil du raisonnement , et se montre incapable de pénétrer au fond de la science. Il la cultivait au surplus comme un simple passe-temps, ou comme auxiliaire de l'éloquence , et comme moyen d'éclaircir les idées pratiques ou de les exprimer (2). Les applications sont le plus souvent géné- reuses ; s'il met un peu de sa nature alors qu'il professe que l'on doit suivre la vertu de manière à ne pas mettre son existence en péril, qu'il est sage de se conformer aux temps et de ne pas lutter •ontre la tempête (3), on aime à l'entendre proclamer, dans la Home de César et de Marc Antoine, que le but de la guerre est la paix, et qu'on doit y avoir recours seulement pour repousser une offense (4) .

(1) Sxpissime et legi et audivi, nihil mali esse ni morte, in quasi rési- lient sensus, immortali/n/is din potins qnam mors ducendo est : sin Ht amissus, nulla videri miseria debeat qtue non sèntiatûr (ad Fani., V, 16). Uno ratio videtur, quidquid eveneril ferre moderate, prxsertim rum om- nium rerum mors sit extremum ' VI, 1). Sed de illa . .. fors viderit, aut si quis est qui caret Deus (ad AU., IV, ini. Si quid animi ac virtutis ha- buisset, mor/em sibi conscisset. Nam nunc quidem qunl tandem illi mali mars attulit? Msi forte fabulis ac ineptiis ducnnur, ut e.xist/memus Uhm apad inferos impiorum supplicia perferre, . . Qua si falsa sunt, quod nmnes iuteUiijunl, quid ci tandem aliud mors iripuit prxter sensum dolorisi' Pro Çlueutto, LXI ; mais dans le discours pro Rabirio, il dil tout le contrai^.

(2 V. Ch. Garve, Philos. Ammerkungen und Ahhnndlungen zu Cicero's Bûcher» von din PJUcltten.

(3) Ita sequi rirtu/em debemus , ut valetudine»! non in postremis pona- mus. Temporibus assentili sapientis est. In navigando tempestali obsequi artis est-

(4) Rellum Un suscipin/nr, ut nihil nliud nisi par quœsita ridea/vr...

PHILOSOPHIE ROMAINE. IQ3

Si, comme philosophe, il se montre trop Romain , que cioil-il être comme politique? Ennemi des conséquences extrêmes . il était le représentant des nouvelles idées sur la morale et l'équité, qui se faisaient jour à travers la rigidité du système juridique ita- lien. Plus puissants que la philosophie, le bon sens populaire et les besoins des opprimés étaient parvenus à renverser les barrières de l'aristocratie, et ce triomphe avait eu lieu malgré les fauteurs de l'ancien ordre de choses.

Les théorèmes des écoles avaient envahi jusqu'à la tribune, où, tandis que César niait franchement l'immortalité de l'âme, le stoï- cisme opposait à la voluptueuse indifférence ses maximes aus- tères; mais ces maximes, loin de restaurer le passé , achevaient de le détruire en montrant le suicide comme le seul moyen de se sous- traire à la loi.

La position de Cicéron faisait de lui ce qu'on appellerait de nos jours un doctrinaire, sans qu'il s'abstînt toutefois de critiques har- dies. Le tour enjoué et facile de son esprit lui fournissait, des traits plaisants contre les jurisconsultes qui se cramponnaient aux for- mules, et qui professaient un culte superstitieux pour la disposi- tion des termes et des syllabes, pour les rites, les actes et les fictions de leur droit (1). Il se rit des augures, augure lui-même; il favorise l'équité au détriment du droit strict , et se vante de la placer en tête de ses édits prétoriens (2) ; il déclare que ce n'est point dans les Douze Tables qu'il faut chercher la source et la règle du droit, mais dans la profondeur de la raison (3) ; que la loi est l'équité , que la raison suprême, gravée dans notre nature (4), est immuable, éternelle, indépendante du sénat, et qu'elle a été conçue, méditée et publiée par Dieu seul (5).

Mais, bien que Cicéron eût passé toute sa vie dans les affaires , il n'a rien trouvé de nouveau dans le gouvernement et les lois ; il était trop exclusivement patriote, pour sacrifier les institutions nationales à celles de l'étranger. Dans son ouvrage sur les Lois il se borne à admirer les anciennes coutumes romaines. La décou- verte assez récente de son traitée Republica a excité un vif intérêt; mais quelles idées nouvelles a-t-il mises au jour? Il suit Platon,

Suscipienda bella sunt ob eam causam, ut sine injuria in puce vivatur. ( De Officiis. )

(1) Pro Murena.

(2) Ad Atticum, VI, 1.

(3) DeLeg., I, 5.

(4) Ibid., 6.

(3) De Hep., III, 17.

2G.

404 CINQUIÈME ÉPOQUE.

se montre idolâtre de Rome ; mais il ne s'élève point jusqu'à la source du droit , et n'imagine rien de mieux que de copier le sixième livre de Polybe, se trouve une exposition de la constitution romaine, quoiqu'il promette de donner des aperçus nouveaux, fruits desa propre expérience, et bien supérieurs à ce qu'avaient écrit les Grecs (l). Les politiques s'étaient éloignés de l'idée de la justice, admirablement exprimée par Platon, en prenant comme Aristotele positif pour la forme; c'est ce que fait Cicéron qui donne pour modèle la république romaine, bien que le mal qu'il avait sous les yeux, et dont il n'apercevait ni les causes ni le re- mède, eût tempérer ces éloges.

Parmi les constitutions, il donne le dernier rang à la démo- cratique, parce qu'elle n'assigne aux personnages illustres qu'une place élevée; il préfère la monarchie qui nivelle sous un principe unique la foule des passions , mais ses conclusions sont pour un mélange des trois formes : c'est l'idée des trois pouvoirs (2) déjà indiquée par le pythagoricien Hippodamus , et adoptée depuis par quelques peuples de l'Europe. Il voit ces trois pouvoirs dans la république romaine, l'élément monarchique se trouve dans les consuls, l'aristocratique dans le sénat, le démocratique dans les tribuns et les assemblées du peuple ; mais il voudrait restrein- dre l'influence du peuple , et il conseille de ne lui accorder qu'une liberté apparente , en lui ôtant la réalité du pouvoir.

Et cependant, ces traités, aussi bien que les livres de V Orateur, son Brutus , et les Topiques , sont un trésor de données pour l'his- toire du droit. Cet homme illustre nous offre comme l'encyclopédie des Romains. La beauté et la clarté du style éternisent et répan- dent les conceptions du génie. Les écrits de Cicéron, qui étaient une introduction populaire àia philosophie, exercèrent donc une l lès-grande influence , non-seulement sur les écoles postérieures de Rome, mais encore sur celles des siècles suivants; des philoso- phes profonds n'ont point obtenu un tel résultat (3).

Tiron, son affranchi, a recueilli ses bons mots; mais cet ou- vrage est perdu. Il n'en est pas de même de ses lettres à Atticus , à son frère Quintus et à divers personnages, conservées par ce

(1)1, 22, 23.

(2) Placet esse quiddam in republica prxstans et regale; esse aluni auc- toritatt principimi par tum ac tributimi ; esse quasdam res servatas judicio votuntatique multitudinis. De Rep.

(3) La première édition complète des œuvres de Cicéron se trouvent com- pris les fragments découverts par Mai en 18141822, Niebuhr en 1820, et Peyron en 1824, est celle de Le Clerc (latin et français), 1821-1825, 30 vol. in-8°, et 1823-1827 35 vol. in-18. Celle de Pomba (1823-1834) est en 16 vol. in-8°.

PHILOSOPHIE ROMAINE. 405

même affranchi. De tous les ouvrages de Cicéron , c'est celui qui intéresse le plus la postérité, à laquelle cependant il n'était pas destiné. A la différence de tant d'autres livres , il nous apparaît sans ornements médités, et déshabillé pour ainsi dire; nous y trouvons l'homme, non tel qu'il se montrait en public , mais comme il était au milieu de ses amis , avec ses craintes , ses vertus , ses espérances, ses faiblesses , avec mille détails que l'amour-propre aurait dissimulés , s'il eût pensé que d'autres en prendraient con- naissance. Cicéron et ses amis les écrivaient au courant delà plume, sous L'impression des événements ; or comme Rome se trouvait alors sur une pente fatale , et que les grandes catastrophes cou- vaient ou éclataient , le lecteur suit avec un intérêt indicible cette gradation à peine sensible de caractères qui échappent à l'historien dans le récit général ; on aime à pénétrer intimement dans ces pensées et ces raisonnements d'un grand homme et de quelques-uns de ses contemporains les plus illustres , qui , réunis par le sentiment d'une douleur commune , expriment chacun sa part de souffrance au milieu des souffrances de tous, le dépit qu'ils ressentent de se voir réduits à rien par César, ou soupçonnés et persécutés par les vengeurs de sa mort.

point d'artifices d'éloquence , la pensée se montre à décou- vert; la langue elle-même, affranchie de la période oratoire, se fait naïve et se rapproche du langage domestique; bien que les allusions multipliées , les proverbes , les réticences prudentes , qui se rencontrent naturellement dans le genre épistolaire, en rendent quelquefois la lecture peu claire , combien n'admire-t-on pas ce naturel si éloigné de l'affectation qui a prévalu depuis , cette éru- dition spontanée, ce mordant , cette concision , ce mélange heu- reux de génie et de goût (1).

(1) On sait que beaucoup d'ouvrages des anciens périrent au moment ie renchérissement du papyrus, qui ne pouvait plus sortir de l'Egypte , fit gratter les manuscrits, pour remplacer les caractères primitifs par de nouveaux. On attribue d'ordinaire aux moines ce procédé si déplorable ; toutefois on peut se convaincre, panine lettre de Cicéron, qu'il était pratiqué de son temps. Ut ad epistolas tuas redeam, cxtera belle : nani quod inpalimpsesto, laudo equi- dem parcimoniam ; scd miror quid in illa charlula fuerit , quod delere malueris quam exscriberc, nisi forte tuas formulas : non enim pufo le meas epistolas delere, ut deponas tuas. An hoc significai, nil fieri? f rigete te, ne char tant quidem Ubi suppeditare ? (Ad Fam., VII, i8.)Nous reviendrons au chap. I du liv. XIII, sur les palimpsestes.

Ces épttres nous donnent aussi la preuve du peu de respect que l'on avait pour le secret des lettres, et de l'extrême difficulté qu'il y avait à distinguer l'écriture de chacun. Cicéron charge Atticus d'écrire en son nom : Tu velini et Basilio, et quibus prxtereo videbitur, conscribas nomine meo ( XI, 5; XII, 19). Quod

Ì06

CINQUIÈME EPOQUE.

CHAPITRE XXV.

SAVANTS ET HISTORIENS.

Les livres des Romains nous ont laissé , en général , une idée peu favorable de leur érudition. Tite-Live, pour raconter les ti- tres de gloire de son pays, suit et souvent se borne à traduire l'ouvrage d'un étranger ; il ne se donne pas même la peine d'entrer dans les temples de Rome . pour lire et examiner des traités etdes monuments connus de Polybe et de Denys. Les ouvrages d'Aris- tote , bien qu'il en existât des copies à Rome, étaient peu connus même des lettrés. Cicéron lui-même, qui savait tout, ne connut que par oui-dire les Latins qui s'occupèrent avant lui de philoso- phie. En général, les anciens ignoraient les langues étrangères , et ils ne se servaient d'interprètes que pour les affaires. César, qui resta longtemps dans les Gaules, n'en comprenait pas le langage , et quand il chiffre ses dépêches, c'est l'alphabet grec qu'il adopte. Aussi ne donnent-ils que des renseignements inexacts sur les mœurs, et c'est bien pire encore lorsqu'il s'agft des religions ; Es- chyle montre qu'il ignorait entièrement celle des Perses ; Hérodote ne les considère qu'au point de vue grec. Nous ne trouvons pas non plus que les philosophes grecs se fissent traduire les philoso- phes étrangers , par exemple les ouvages perses, indiens , hébreux ;

litteras quibus pulas opus esse curas dandas, /avis commode (XI, 7, S, Il et ailleurs ). Parfois il avertit qu'il écrit lui-même, comme si son plus intime ami ne pouvait s'en apercevoir: Hoc manu meo... (XIII, -J8.) Ailleurs il dit au même Atticus : « J'ai cru, dans la lettre, reconnaître la main d'Alexis. .. (XVI, 15.) El Alexis était celui qui écrivait habituellement pour Atticus. Brutus écrivit à Cicéron, du camp de Verceil : » Lis la lettre que j'écris au sénat, et si tu le junes utile, fais-y ries changements : Ad senni um qiias litlcrns misi velini pi ius pe.rlegas, et si qua libi videbimtur, commutes (ad Fani., XI, 19). » Un général qui charge un de ses amis d'altérer fine dépêche officielle ! (C'est une réflexion de De Maistre. ) Cicéron lui -même, ouvre une lettre de son frère Quindi", croyant y trouver de grands secrets, et la fait parvenir a Atticus, en lui disant : i Envoie-la à sa destination ; elle est ouverte, mais il n'y a point de mal à cela, car je crois que Pomponia, ta so-ur, a le cachet dont il se seri, >.

On attachait, par ce motif, beaucoup plus d'importance au sceau qu'a la signa- ture. En effet, indépendamment deci' qne tous les caractères d'écriture se ms- semhlaient , parce que l'on employnil les lettres imcrales, il était aisé de les fal- sifier, soit sur les tablettes enduites de «ire, soil sut le parchemin II arrivait donc souvent que l'on fabriquait des testaments taux de tout poinl, comme on '," rorf dansle code de Jitstmien de fage Cornelia dcfalsis, lin. 1X, lit. 22.

SAVANTS ET HISTORIENS. 407

les traducteurs et les imitateurs s'attribuaient donc le inerite de l'originalité , et l'on regardait cornine un titre de gloire ce que nous qualifierions de plagiat.

Cependant plusieurs bibliothèques avaient été formées à Rome. Bibuwhèqucâ Paul-Émile y transporta celle de Persée, roi de Macédoine , des- tinée, comme d'autres objets, à l'amusement de ses fils. Corné- lius Sylla rapporta d'Athènes celle d'Apellicon Téius, mise eu ordre par Tyranniou , qui en réunit lui-même une de trente mille volumes. Celle du fastueux Lueullus était plus riche encore; il la mit à la disposition des savants de son temps , qui s'y réunissaient pour se livrer à de doctes entretiens. Atticus en forma une très- considérable , et ce fut probablement à l'aide des nombreux es- claves qu'il employait à copier des manuscrits , attendu qu'il n'était personne dans sa maison qui ne sut écrire ; néanmoins il ne l'en- richissait pas dans un but d'érudition; mais pour en faire trafic , comme on le voit dans les lettres de Cicéron, qui le prie souvent de ne pas vendre certains ouvrages, parce qu'il espère pouvoir lui-même les acheter (1), afin de les reunir à ceux qu'il s'est déjà procurés avec plusieurs objets d'antiquité. Il est probable que tout Romain opulent avait sa bibliothèque et l'accroissait par le travail des esclaves; mais, bien que des grammairiens, chargés de colla- tionner et de corriger, surveillassent la tâche des copistes , il faut reconnaître qu'ils furent eux-mêmes très-négligents dans la leur, tant les textes se trouvèrent reproduits d'une manière incor- recte (2). César songea le premier à créer une bibliothèque pu- blique, et en confia le soin à Varron; la mort l'ayant empêché de mener à bonne fin ce projet , il fut exécuté par Asinius Pollion. Auguste, après lui , en forma une dans le temple d'Apollon sur le mont Palatin (3), et une autre au portique d'Octave. Les bains pu- blics avaient aussi généralement un cabinet pour la lecture.

Quoi qu'il en soit, personne n'aura étudié avec quelque atten- tion les écrits des Romains sans rester étonné de leur négligence à scruterl'antiquité età recourir aux documents, qui sont les yeux

(1) Libros tuos conserva, et noli desperare eos me meos J accie posse ; quodsi ossequerò , supero Crassum divitiis, atque omnium vicos et piata contentilo (ad AU., 1, 4). Hibliotliecam tuam cave cuiquam de&pondeas, quamiis acrem amatorem inveneris : nain omîtes vindemiolas co reserco, ut illud subsidium senectuti parem (io). N'était-ce pas une singulière maniere de demander?

(2) De lathtis (libris), quo me vertavi nescio; ita mendose et scriba» tur et veneunt. (Cic. à Quintus, II, r>.)

(3) C. Julius Hygin, qui écrivit sur les abeilles et sur les ruches, y lut biblio- thécaire. Julius Atticus et Gréci nus traitèrent de la culture des vignes.

Varrnn.

408 CINQUIÈME ÉPÛyUE.

de l'histoire. Précédés par la civilisation puissante des Pélasges, façonnés par celle des Étrusques , ils ne prirent souci ni de Tune ni de l'autre , soit par orgueil national , soit par une aveugle pré- férence pour le beau , au détriment du vrai. Ils nous donnent pour nV." un prodige d'érudition Térentius Varron , qui , à Page de soixante- dix-huit ans , avait écrit quatre cent quatre-vingts livres sur toute matière. Cicéron lui fait un mérite d'avoir enfin enseigné à con- naître Rome aux citoyens qui, auparavant , s'y trouvaient comme étrangers (1); et les anciens s'accordent à lui donner le titre de très-docte. Il ne nous est resté que trois des vingt-quatre livres qu'il avait écrits sur la langue latine , encore sont-ils incomplets, et trois sur l'agriculture, avec quelques fragments. Si nous vou- lons le juger par là, il se montre peu erudii , nul comme critique, puéril dans l'indication des étymologies , et très-empressé à cher- cher au loin ce qu'il a sous la main. Il avait composé aussi un Iraité sur l'origine de Rome, et le premier il fixa la chronologie , à partir de laquelle il comptait les années [œra Varronis). Il écri- vit en outre la biographie de six cents hommes illustres , avec des figures : ce qui porterait à croire qu'il existait déjà quelque pro- cédé pour multiplier les dessins.

Les ouvrages historiques antérieurs à ce siècle sont plutôt des essais que de véritables histoires (2); on vit pourtant à la fin des Titc-uve. écrivains dignes de figurer au premier rang, et à leur tête Tite- Live. Le déplaisir avec lequel les grands hommes d'alors obser- vaient le déclin de leur patrie, ou n'atteignit pas Ïite-Live, ou l'affecta différemment que les autres. Tandis que Salluste, Sué- tone, Tacite, font voir que les vices ont poussé la république à sa chute , il se plaît à démontrer que la vertu l'éleva à un si haut

(1) Acad- Quest., I, 3. « Nous étions des voyageurs, presque des étrangets, dans notre propre ville; tes livres nous ont, pour ainsi dire, conduits cl>e£ non-, de manière à nous faire connaître qui et en quel lieu nous étions. L'âge de notre patrie, les descriptions des temps, l'origine des choses sacrées et des prêtres, la discipline domestique et guerrière, la situation des pays et celle des lieux, c'est a toi que nous devons de les connaître; tu nous as enseigné les noms, les genio, les rapports , les causes, etc. »

(2, Cornélius Népos, dans un de ses fragments, avoue l'infériorité des historien^ romains, et croit que Cicéron était seul capable d'y remédier : A'oh ignorar* debes unum hoc genus latinorum litterarum adhuc non modo non respon- dere Grxcis, scd oinnino rude atquc incfioatum morte Ciceroms rei ici um. llle enimfuil unus qui potuerit et edam débitent historiam (ligna voci pronunciare, quippe qui oraloriam eloquentiam rudem a majoribus accep- farn perpoliverit, philosophiam ante, vum incnmptam latina sua con/or- maveritorationc. Ex quo dubito, interitu illius, u/rum respublica an l'is- toria inagis doleat.

59.

SAVANTS ET HISTORIENS. 109

degré de grandeur (1), qu'elle fléchit désormais sous le poids de sa gloire. Rome est son idole. Son amour pour elle est la muse qui lui dicte son récit; mais en l'éblouissant de son éternité à la- quelle il croit fermement, elle ne lui permet plus de discerner la vérité ni la justice. 11 dissimule oppressions et perfidies , ou , s'il ne le peut, il les excuse en exagérant les torts du vaincu; il met au nombre des obligations des vaincus celle de croire à l'origine divine de Rome dès qu'elle la proclame; il se montre inoins homme que citoyen, et laisse derrière lui sous ce rapport tous les autres historiens païens.

Il sent le doute , mais il ne s'en inquiète pas ; il sait les Cables des temps primitifs , et il se propose de les répéter sans les affir- mer ni les combattre; il a près de lui des archives immenses, il n'a qu'à monter au Capitole pour interroger les anciennes inscrip- tions, et il n'en prend nul souci, parce qu'elles ne fourniraient pas à son tableau une beauté de plus ; il trouve plus commode de co- pier et souvent de traduire Polybe, non sans tomber quelquefois dans de graves erreurs (2). Les détails sur le gouvernement répu- gnent-ils à la grandeur de sa tâche, il les néglige, à moins qu'il ne soit forcé de raconter les troubles engendrés par l'esprit d'éga- lité et de liberté. Il s'excuse presque de s'interrompre au milieu de la guerre punique, pour parler des débats soulevés, au sujet du luxe, par la loi Oppia (3); toujours prêt à épouser un parti, c'est de son point de vue qu'il juge les faits.

Avec une admiration pleine de candeur, avec une persuasion qui tient de l'inspiré, il conçoit poétiquement, raconte les faits

(t) Ad Ma mihi pro se quisque acriter intendat animum, quœvita, qui mores fuerint , per quos viros, quibusque, domi militixque, et parlant et auctum imperium sii; labente deinde paulatim disciplina velut desi- dénies primo mores scqualnr animo; deinde ut magis magisque lapsi sint, tum ire cœperint prxcipites, donecad hxc tempora , quibus nec vitia nos- tra nec remédia pati possumus , perventum est. (Prœf.)

(2) Oo trouve dans Tite-Live de singulières distractions ; ainsi il fait aller un légat romain vers les Étoliens aux Thermopyles, changeant le sens du texte de Polybe : 'Emi ttjv twv tUputxwv oûvoSov, qui indique la cité des Thermes en Étolie. Il dénature un traité avec les Macédoniens, rapporté exactement par Polybe, et donne deux traditions sur la mort de Flaminius , en expliquant pourquoi il pré- fère l'une d'elles; puis il adopte l'autre sans plus s'inquiéter de celle qu'il vient de préférer. Il raconte deux fois, et presque dans les mêmes termes, le triomphe de Nobilior. Nous laissons de côté les erreurs de dates, sa négligence ordinaire à citer ses autorités, etc., etc.

(3) Inter bcllorum magnorum... curas, intercessit res parva diclu, sed fju.r studiti in magnum ccrtamen excesserit. (L. XXXIV, au commence- ment . ) '

410 CINQUIÈME ÉPOQUE.

dans un style ample et majestueux, tel qu'il convient dans un pays l'éloquence politique s'alliait à celle du barreau. Dans la beauté uniforme de son récit, il évite tout archaïsme d'expression et de pensée, de sorte qu'il fait parler comme des contemporain:-. d'Auguste des hommes qui expriment les passions d'une époque plus jeune et plus forte. Ses caractères sont toujours dans l'idéal, soit pour le vice, soit pour la vertu; incapable de se pliera compren- dre et à révéler les peuples et les temps selon le caractère de cha- cun, il les dessine tous d'après un modèle préconçu. Son penchant l'entraîne vers la république, ou, pour dire mieux , vers l'ancienne aristocratie, ce qui fait qu'Auguste l'appelait mon Pompéien (I : il est pourtant sans fiel contre les nouvelles formes gouvernemen- tales et cherche même a dissimuler ses propres sentiments et à réconcilier les citoyens avec l'ordre de choses actuel. Il aime la monarchie, à la condition qu'elle ne portera pas atteinte à l'éga- lité; en conséquence, les six premiers rois de Home sont à ses yeux des princes justes, et le septième un tyran, pour n'avoir pas consulté le sénat et s'être mis au-dessus de la volonté générale. Il n'est pas douteux , ajoute-t-il , que ce Brut us _, qui se couvrit de tant de gloire par l'expulsion d'un tyran , se serait rendu coupable d'un attentat contre la chose publique, si un désir prématuré de liberté lui eût fait arracher le sceptre à l'un des monarques pré- cédents (2). Il n'accorde pas même à ce Brutus, le fondateur de la république, une seule des louanges qu'il a coutume de décerner à ses héros, lorsqu'il a terminé leur biographie; il applaudit a ce qui est vertu à ses yeux, sans lancer l'anathème contre le vice. Comme le merveilleux est plus poétique et donne de la magnifi- cence au récit (3), il affecte de croire aux causes divines plus qu'aux causes terrestres, bien que Rome, depuis des siècles, eût perdu toute croyance.

Mais, à ne le considérer que sous le rapport de l'art, eombten ne se plaît-on pas à la magnificence de son récit, toujours sou- tenu , élevé et grave ! Gomme il éclaire tout, sans jamais fatiguer '. comme cette simplicité élégante fait valoir la pensée et l'anime !

(1) Il se pourrait que cette imputation eut caust; la rareté des i \i-mplair«> de son histoire et contribuì- à la destruction de cet ouvrant-, partout de la partie concernant les guerres civiles. Sous Doinitien, Uétius Pompeiani^ prenait dans lite-Live des harangues de mis et de généraux, qu'il allait récitant, ce qui prouve que le livre était rare. Cette prédilection coûta la vie a Metiu.s Potn- péianus.

(2) Hisl ., Il, 1.

,3) Datar kxc venia ont io attuti, al nascendo haitiana divinis, primordio urbium ai Praef.

Stj-85.

SAVANTS ET HISTORIENS. ili

C'est l'histoire revêtue de tout le charme de la poésie. Quelle suc- cession de tableaux admirables, de caractères grandioses, de ma- gnifiques harangues î quelle habileté dans le choix des détails, quelle perfection de style qui révèle des beautés nouvelles à cha- que nouvelle lecture !

Voilà pourquoi peu d'ouvrages de L'antiquité sont autant à re- gretter que ceux de ses livres (H qui se sont perdus, et pour- quoi le monde littéraire accueillit avec joie , de temps à autre . l'espérance toujours trompée de les voir retrouver, tantôt dans quelque sérail de Constantinople , tantôt dans les couvents de l'E- cosse.

C. Crispus Sallustius, chevalier romain , natif d'Amiterne, se saiiuste.

1 * ' KHZ OK

lit un assez mauvais renom par ses mœurs privées, un plus mau- vais encore dans l'administration publique, à laquelle il renonça pour s'appliquer aux lettres; il s'excusait de cette oisiveté studieuse en proclamant qu'il y a autant de gloire à raconter de grandes actions qu'à les accomplir; que c'était même une tâche plus pé- nible, puisque l'écrivain doit soutenir son style au niveau des faits, et s'attendre , de plus, à la malveillance , à l'incrédulité , à l'envie.

11 vint précisément à temps pour voir le peuple avili et corrompu, le sénat vendu , les chevaliers spéculant sur les larmes comme sur la justice , les anciennes vertus foulées aux pieds , le droit des gens sacrifié à l'intérêt ou à la faveur. La république n'avait plus pour appui les institutions , mais seulement le mérite de certains hom- mes marquants qui aspiraient à la dominer : Gaton par les lois, Cicéron parla parole, Crassus par l'or, Pompée parla popularité, César par les armes, Catilina par les complots. Cette décadence fut retracée d'un style vigoureux par Salluste , qui nous a laissé le récit de la Guerre contre Jugurtha et de la Conjurai ion de Cati- lina. 11 avait écrit, en outre, l'histoire de la république romaine durant le temps écoulé entre ces deux grands épisodes; mais ces cinq livres ont été perdus (2). La conjuration de Catilina ne nous apprend pas, à dire la vérité, quel but se proposait Catilina, et son ambition de rivaliser avec S y lia en autorité ne suffit pas

(1) Ils étaient au nombre de cent quarante-deux et allaient jusqu'à la mori de Drusus. Il en reste trente-cinq, qui ne se suivent pas ; la seconde décade manque entièrement.

(2) Pétrarque dit, dans ses lettres, que ces livres furent perdus de son temps. Jl assure avoir lu, dans des auteurs très-dignes de loi, que, pour écrire avec plus de vérité les événements qui concernaient l'Afrique, Salluste consulla les livres puniques el se rendit même sur les lieux; c'était un soin que l'on prenait foi! ritienici I du v Ir Humains,

412 CINQUIÈME ÉPOQUE.

pour expliquer un incendie qui embrasa l'Étrurie, le Picénum, les Abruzzes et FApulie. Peut-être le désir de la paix fit-il garder à Salluste un silence prudent sur des projets auxquels il avait été initié; mais ce Catilina, grand comme Satan dans sa perversité, quel rôle immense ne joue-t-il pas, même au milieu des reproches de l'historien, à côté du médiocre Cicéron, qui obtient la louange mesquine d'avoir été un excellent conseiller et un habile orateur! César fut l'ami de Salluste, Caton son ennemi ; or voici en quels termes il parle de tous deux : « Quand, par l'effet du luxe et de « l'insouciance, la cité fut corrompue, presque énervée, elle resta « longtemps sans produire d'hommes d'un grand mérite; mais, « suivant moi, M. Caton et C. César furent des personnages de « haute vertu, bien que de mœurs différentes. Presque égaux par « la naissance, par l'âge et l'éloquence , ils furent égaux en gloire « et en magnanimité. César était réputé grand par ses bienfaits et « ses largesses, Caton par sa vie intègre. Le premier s'illustra par « sa douceur et sa bienveillance, le second accrut sa renommée par « sa sévérité. César acquit la gloire en donnant, en soulageant, en « pardonnant; Caton, sans qu'il lui en coûtât aucune largesse; « l'un fut le refuge des malheureux, l'autre le fléau des méchants ; « on louait laconstancede celui-ci et l'affabilité de celui-là. César « s'était imposé pour tâche les fatigues et les veilles; il négligeait « ses propres affaires afin de s'occuper de celles de ses amis, et ne « refusait rien de ce qui pouvait se donner. Le but de ses désirs « était d'avoir un grand commandement, une armée, une guerre « nouvelle dans laquelle son mérite pût briller d'un grand éclat. « Caton fit son étude de la modestie, de la dignité, surtout de « l'austérité. Tl ne faisait pas assaut de richesses avec les riches « ni d'intrigues avec les factieux, mais de vaillance avec les bra- « ves, de réserve avec les personnes modestes, de désintéresse- « ment avec les honnêtes gens, et moins il ambitionnait la gloire, « plus elle venait à lui. »

La guerre de Jugurtha était un sujet séduisant à traiter pour la description de lieux nouveaux, de factions nouvelles, pour le contraste de l'astuce africaine avec la corruption romaine ; car l'é- crivain populaire ne néglige aucune occasion de faire ressortir les méfaits des patriciens, méfaits parvenus alors à cet excès qui de- vait amener la ruine de leur parti. La politique de Salluste se révèle. dans le discours qu'il met dans la bouche de Marins, élu connil par la faveur enthousiaste de la plèbe :

« La plupart ne mettent pas en pratique dans le consulat, ô « Quirites, les moyens auxquels ils ont eu recours pour l'obtenir

.

SAVANTS ET HISTORIENS. 413

« de vous. Avant, ils sont empressés, suppliants, modérés; après, « ils passent le temps dans une orgueilleuse inaction. J'entends « agir autrement, car je vois tous les regards se fixer sur moi. « Vous avez voulu que je fisse la guerre à Jugurtha , ce qui a « causé aux nobles un extrême déplaisir. Voyez vous-mêmes s'il « vaut mieux confier cette expédition à un homme d'ancienne « race, ayant d'illustres aïeux, sans aucune expérience du service « militaire, qui tremble, s'épouvante et prenne quelque plébéien « pour le consulter sur ce qu'il doit faire; car il arrive le plus sou- « vent que celui que vous nommez général s'adjoint de lui-même « un autre général. J'en sais qui, élus consuls, se sont mis à lire « les expéditions de nos ancêtres et celles des Grecs pour leur ins- « truction (1). Moi, homme nouveau, j'ai vu ce qu'ils lisent; ce « qu'ils apprennent dans les livres , je l'ai appris en faisant la « guerre. Ils méprisent ma naissance obscure, et moi je méprise « leur indolence. On me reproche les torts du hasard , à eux des « fautes personnelles; mais si l'on pouvait demander à leurs aïeux « qui ils préféreraient avoir engendré, de moi ou d'eux , ne pen- ce sez-vous pas qu'ils désireraient pour fils celui qui vaut le mieux? « Quand ils vous parlent, ils ne cessent de vanter leurs ancêtres , « croyant se rendre plus illustres par les hauts faits qu'ils citent; « mais, au contraire, c'est comme une lumière qui fait ressortir v à quel point ils ont dégénéré. Je ne me vante point des prouesses « d' autrui, mais je puis raconter mes propres actions. Je n'ai pas « d'images et de généalogies à produire, mais des lances, des « étendards, des dons militaires, d'honorables cicatrices ; ce sont « mes titres, et je ne les ai point acquis par héritage, mais au « péril de ma vie. Je ne sais pas non plus parler avec art , et je n'ai « point appris le grec, mais à frapper les ennemis, à faire mouvoir « des bataillons, à ne rien craindre que l'infamie, à supporter le « froid et le chaud, la faim et la fatigue. C'est à quoi j'accoutu- « merai les soldats; mais non pas en leur laissant toute la peine « pour ménager ma mollesse , car on est ainsi le maître de l'ar- « mée, au lieu d'en être le commandant. On m'appelle homme « grossier parce que je ne sais pas traiter fastueusement, et ne fais « pas plus de cas du bouffon et du cuisinier que de l'intendant. « Or j'en conviens; car j'ai entendu dire à mon père que la pa- ce rure sied aux femmes , aux hommes le travail; que les gens de ce bien ont plus besoin de gloire que de richesses , sont plus parés « par les armes que par de riches ornements. Qu'ils se livrent

(1) Allusion à Lucullus.

MA CINQUIEME ÉPOQUE.

« donc aux occupations qu'ils prisent tant, à l'amour et aux ban- « quets ; que, jeunes comme vieux, ils passent le temps en festins. « en nous laissant, à nous, la sueur, la poussière du champ de ba- ie taille et autres plaisirs du même genre, qui nous sont plus doux « que les leurs. Mais voilà ce qu'ils ne veulent pas souffrir , et , « après s'être couverts de souillures et de méfaits , ils ravissent « aux braves leur récompense. Les délicatesses du luxe et de Foi- « siveté ne sont pas un empêchement pour eux, mais une cause « de ruine pour la république. »

Nous avons rapporté ces passages, et parce qu'ils jettent de la lumière sur l'histoire, et parce qu'ils mettent en relief l'intention de l'auteur. Salluste, en effet, rattache avec un art admirable les faits à leurs causes, en montrant comment Rome dut nécessaire- mentengendrer par ses vices unCatilina.et recevoir de Jugurtha, adversaire médiocre , une secousse aussi rude que de la part du grand Annibal. Ce qui reste de lui fait regretter davantage ce qui est perdu . tant il y a de vigueur dans ses caractères, de sobriété dans ses ornements, d'imi/iortelle concision , de puissance dans sou style, qu'il enrichit de mot* déjà vieillis de son temps (I), de transpositions et de phrases tout à fait grecques (-2 .

On dirait qu'en cela encore il visât à ramener sa patrie aux an- ciens temps; il ne cesse, dans son récit, de louer les hommes d'autrefois, qui, religieux et sobres, décoraient les temples par leur piété, leurs maisons par la gloire, et qui n'enlevaient aux vain- cus que le pouvoir de nuire; tandis que, depuis, la victoire de Svila avait poussé à la mollesse en tout genre , à chercher par mer et par terre les mets les plus délicats, à dormir avant le temps du sommeil, à substituer à la pudeur, à l'abstinence, à la vertu, la débauche, la gourmandise, l'effronterie.

Qui ne le prendrait, à l'entendre, pour unFabricius, un l'.incin- nalus? Ce fut au contraire un libertin effréné 3 , le rival, pour le luxe, de ce Lucullus auquel il dédia ses ouvrages; il prit part aux

(1) Et veiba antiqui multimi turata Catonis . Crispus romand primus in //istoria.

M ART.)

(9.) Quintilien cite par exemple celle-ci : Yulgus amai fieri. Suétone , dans ses Vies des grammairiens , rapporte que Salluste lit recueillir par le philologue grec Attéius des archaïsmes et des anecdotes, pour ics semer dans son histoire,

(3) Tulior nt guanto mer x est in classe secundo! Libertinarum dico : Sallustius in quas A'om minus insanii, guani gui mxcluitur, etc.

(HoRvr., lib. I, sat. h, v. 47 )

100

SAva.nTs KT HISTORIENS. US

orgies et aux complots factieux de Clodius et de Catilina. Surpris par Milon en flagrant délit d'adultère, il dut subir les coups de verges et l'amende. Il lit construire à Rome des palais avec de somptueux jardins qui conservèrent son nom; ils couvraient une grande partie de la vallée qui sépare le Qui rinal de la colline opposée (collis Horfuloruiii), et .ils parurent plus tard dignes d'être le séjour des empereurs (1). Nommé gouverneur de la Numidie vaincue, il la ruina par les concussions et la violence. Il compta ensuite un million à César, pour s'en faire, à ce prix, un complice illustre; pour nous résumer, il suffira de dire que, dans une ville aussi corrompue, son nom fut rayé du registre des sénateurs.

Il est beau , sans doute, de voir un auteur se montrer dans ses écrits ce qu'il fut dans ses actions, et offrir ainsi cette merveilleuse harmonie entre la pensée, la parole et les actes, qui seule consti- tuent un esprit sain et vigoureux; mais, s'il en est autrement, ac- ceptons au moins l'hypocrisie à titre d'hommage rendu par le vice à la vertu.

Les Commentaires de Jules César sont le monument le plus re- i «su marquable de cette époque : seule histoire vraiment originale que les Romains aient laissée, on ne peut lui comparer que la Retraite ilrs Dix Mille par Xénophon, qui, malgré ses beautés, est d'une trop faible importance parle fait raconté et le narrateur lui-même. Il n*est pas aujourd'hui un homme, quelque rôle médiocre qu'il ait joue dans les affaires publiques, qui ne veuille écrire ses mé- moires et les délayer en plusieurs volumes; la presse est pour lui en rendre la publication facile. La difficulté que les anciens éprouvaient, pour la propagation des manuscrits, les obligeait, au contraire, à écrire d'une manière brève et serrée ; ils savaient mieux d'ailleurs réunir par grandes masses les accidents épars, tandis qu'aujourd'hui l'on détaille et décompose.

Or César, mieux informé que tout autre de ce que son pays avait en son temps de forces et de vices, retraça de grandes entre- prises dans un mince volume, d'un style simple et naturel, lini— pide-et concis , il n'y a rien de trop; aussi ce petit livre faisait- il déjà les délices de ses contemporains (2), et, depuis lors, il

(I) Ce lut dans ces jardins qu'on déterra le groupe du Faune et le vase Borghese. On trouva, dans les ruines de la maison qu'il avait dans l'enceinte de Pompei, une foule d'objets précieux et d'un travail exquis.

(?.) Nudi surit, recti et venusti, omni ornutu arationis, tanquam veste, detrac/o : sed dum volait altos habere para/a, ttnde sumerent qui relient scribere historiam, ineptis grattini fartasse fecit qui volant dia cal, must ris iuurere : sanos uuidem homi, tes a scribenéo déterrait : nihil éhim est in

4l6 CINQUIÈME EPOQUE.

n'est aucun ouvrage de ce genre qui puisse rivaliser avec lui (lj.

Le calme qui fait la grandeur de l'histoire grecque ne se trouve jamais dans les écrivains romains, égarés par la passion politique et jugeant du point de vue de la morale personnelle plutôt que de la hauteur de l'histoire ; les Coni ment aires toutefois font exception.

Celui-là seul qui ne connaît pas le cœur humain pourra croire que César, racontant ses propres actions, ait pu rester impartial. Bien que nous manquions d'historiens pour contrôler son récit , une lecture attentive suffit pour apercevoir dans ce qu'il rap- porte son arrière-pensée et pour deviner ce qu'il tait ; l'art même avec lequel il met en vue certaines circonstances, tandis qu'il laisse les autres dans l'ombre, aide à le pénétrer. Mais, comme il a pensé et senti tout ce qu'il dit, on ne trouve pas chez lui l'incertitude de formes qui , chez les autres auteurs latins, avertit de leurs fréquents emprunts. Si l'on ne peut s'empêcher, en lisant Salluste, Tite-Live, Cicéron, de se rappeler Thucydide , Hérodote, Démosthène et Platon , dans les Commentaires on n'a devant soi que César, César le général invincible et l'inimitable écrivain.

Outre un grand nombre de discours, César composa des tra- gédies, deux livres sur les analogies grammaticales, des traités sur les auspices, sur l'art des aruspices et le mouvement des as- tres, un poëme intitulé Iter, et d'autres poésies; il nous reste de lui une épigramme sur un jeune Thrace tombé dans l'Èbre en patinant sur laglace,et c'est une des plus délicates que nous ayons des Latins (2).

Cornélius Népos avait écrit une histoire universelle, en trois li- vres (3), et d'autres ouvrages qui sont perdus. Il ne reste de lui

historia pura et illustri br evitate dulcius . (Cic, de Orat., 75). Summus auctorum dirus Julius. (Tacite.)

(1) Le huitième livre de la guerre des Gaules est attribué généralement à Hir- tius, qui écrivit aussi les commentaires sur les guerres d'Alexandrie, d'Afrique et d'Espagne.

(2) Thraxpuer, astricto glacie dum ludit in Hebro,

Pondère concretas /rigore rupil aquas, Dumque inue partes rapido trakerentur ab amni,

Prxsecuit tenerum lubrica testa caput ; Orba quod inventum mater dum conderet urna,

« Hoc peperx Jlammis, cetera ; dixit, aquis. »

D'autres, cependant, l'attribuent à C. Germanicus.

(3) Ausus es, unus Italorum,

Omne œvum tribus explicare chartis , Doctis, Jupiter .' et laboriosis. (Catulle.)

SAVANTS ET HISTORIENS. ï I i

quo quelques fragments el les Vies de Caton et d'Attieus, que re- commande surtout l'élégance du style. Les Vies des généraux il- lustres de la Grèce, qui aujourd'hui portent son nom, paraissent une compilation d'une époque de décadence. L'auteur connaît peu les faits, ne les choisit pas bien, et ne s'applique jamais à dépeindre ses personnages; sans couleur dans le récit, sans originalité dans les pensées, sans vigueur dans le style, il n'ajoute rien à la con- naissance des temps et des hommes (1).

(l) Cornélius Népos étant un des auteurs que l'on met souvent entre les mains des jeunes gens, nous indiquerons quelques-unes de ses erreurs de faits.

Dans la Vie de Miltiade , il confond le Miltiade, fils de Cimon, avec le fils de Cypsélus. Ce dernier conduisit une colonie athénienne dans la Chersonèse, cl y fonda une tyrannie. Il eut pour frère Cimon, qui engendra Stésagoras et Miltiade 1 1, le vainqueur de Platée, Voilà ce que raconte Hérodote, VI, 34 ; mais Pausanias, VI, 19, 3, tombe dans la même erreur que Cornélius.

Dans la Vie de Pausanias, ch. I, il confond Darius avec Xerxès. Mardo- nius était le gendre du premier et le beau-frère de l'autre. V. Hérodote, VI, 43.

Dans Cimon, ch. II, la bataille de Mycale, dans laquelle furent vainqueurs Xantippe et Léotychide, en 479, est confondue avec celle que Cimon, neuf ans après, livra près de l'Eurymédon.

Dans Pausanias, à la fin du Ier et au commencement du IIIe chapitre, l'ordre des faits est interverti, et il y a confusion dans les événements, qu'on peut ré- tablir d'après Thucydide, 1, 1 30- 134.

Il faut en dire autant du 111' chapitre de Lysandre, dans lequel il réunit en nu seul les deux voyages faits en Asie par ce général , à sept années de distance. XÉNOPHON, Helléniques, III, 4, 7, IO; Diodore, XIV, 13.

Il règne encore plus de désordre dans le IIe chapitre de Chabrias ; il fait aller en Egypte Agésilas, lorsqu'il avait tant à faire en Béotie, et ne mentionne pas celle expédition dans la vie même d' Agésilas. Le roi auquel Chabrias, puis Agésilas, prêtèrent secours, ne fut pas Nectanébo, mais Tachos.

Dans Agésilas, ch. V, il attribue à ce roi la victoire de Corinthe, due au con- traire à Aristodèine. Voy. Xénophon, Hell., IV, 2,9-25.

Dans le IIe chap. de Dion, il faut remarquer, pour ne pas être induit en er- reur par la confusion, que Platon fit trois voyages en Sicile : le premier sous Denys l'Ancien, qui le fit vendre comme esclave, lorsque Dion n'avait encore que quatorze ans; le second, après la mort de Denys ; le troisième, lorsqu'il ré- concilia Dion avec Denys le Jeune, à qui on attribue, et non à l'Ancien, de l'avoir appelé près de lui magna ambitione.

Annibal ne marcha pas sur Rome aussitôt après la bataille de Cannes {Ann., V), mais après avoir séjourné à Capoue. La plupart des stratagèmes que l'on at- tribue à ce- héros sont des niaiseries ou des extravagances. Entre autres, il aurait conseillé à Antiochusde lancer sur les navires de l'ennemi des centaines de pots remplis de vipères.

Dans la Vie de Conon, ch. I, il dit que ce général n'assista point à la bataille d'jEgos-Potamos; mais Xénophon affirme le contraire. Hell., If, i , 28, 29.

Il a fait des mots eu.çv).o; tiç, c'est-à-dire un de sa tribu, qu'il aura lus dans quelque auteur grec, un nom propre latinisé par lui en Emphilétus. Cette bévue est dans la vie de Phocion.

Les premières erreurs sont si difficiles à détruire , qu'il serait certainement mST. imv. t iv. 27

Vlft CINQUIÈME ÉPOQUE.

irogue i> Les Histoires philippiques de Trogue Pompée ne nous sont

connues que par l'abrégé de Justin, dont il y a peu de profit à tirer. Si le compilateur a suivi l'ordre de l'ouvrage original , il faudrait on conclure que l'autour ignorait l'art de disposer et d'en- chaîner les faits. Nous avons perdu de même les travaux histori- ques de Sextus et de Çnéus Gellius , de Clodius Licinius, de Julius Graccanus, d'Otacilius Pilutus, le premier affranchi qui ait osé s'ap- pliquer à un genre décomposition la franchise est si nécessaire ; il n'a été rien conservé non plus des écrits de L. Lisenna , ami de Pomponius, de ceux d'Hortensius et de Pollion , ni des généalogies des familles illustres recueillies par Pomponius Atticus et Valé- rius Messala Gorvinus. Auguste , Émilius Scaurus , Lutatius Ca- tulus, Cornélius Sylla, Cicéron . Vipsanius Agrippa, avaient écrit le récit de leurs actions, la plupart en grec ; mais rien n'en a sur- vécu.

Juba, fils de celui qui fut vaincu par César, laissa une géogra- phie de l'Afrique et de l'Arabie, ainsi qu'une histoire romaine dont Plutarque fait l'éloge sous le rapport de l'exactitude. Jules Hygin traita de l'origine des villes d'Italie; mais son manque de critique fait regretter que Pline ait cru devoir le suivre , quand il négligeait vingt livres d'histoire étrusque rédigés par l'empereur Claude.

Depuis une époque très-ancienne , les faits publics étaient no- tés, jour par jour, dans les annales des pontifes; mais cet usage fut interrompu au temps des Gracques. César institua un registre des actes du sénat, et un second pour ceux du peuple , afin que les uns et les autres fussent conservés et rendus publics. Auguste ordonna de continuer le premier, et lui-même en choisit le rédac- teur; mais malheur à qui aurait publié ce qu'il voulait garder secret (1) ! Sur le registre du peuple, on notait les accusations por- tées devant les tribunaux , les sentences prononcées, l'installation des divers magistrats, la construction des édifices publics; plus tard, l'époque de la naissance des princes et les divers événements qui les concernaient. Ces registres avaient donc quelque ressem- blance avec nos journaux modernes, dont ils étaient bien loin, du reste, d'avoir l'importance et la diffusion (2).

très-utile de noter ces diverses méprises dans les anthologies destinées à la jeu- nesse, avec les rectilications que l'on peut emprunter a P H. Tzschucre, Corn- menlarius perpetuità in Cornetti Nepoti$ excellentiwm impatorum vttût , Gœttingue, 1804, 2 vol. in-8°.

(I) Suétone, César, 20; Octave, 36.

'').) M. Le Clerc, dans son récent ouvrage j des Journaux chez les Romains

SAVANTS ET HISTORIENS. 419

Denys d'Haiicarnasse écrivit en grec une histoire qui s'étend de |)onys d>Ha|î la prise de Troie à la première guerre punique, c'est-à-dire jusqu'à carnage, l'année commence celle de Polybe. 11 n'en reste que onze livres, qui se terminent à Fan 312 de Hume, lorsque les triumvirs ces- sent pour l'aire piaci1 de nouveau aux consuls. Son intention, qui est d'exalter la grandeur de Rome en donnant de l'importance à ses faibles commencements, suftit déjà pour le rendre suspect; puis, lorsqu'on remarque l'ordonnance symétrique de son travail, on ne peut croire qu'il ait pu tirer de chroniques grossières et indi- gestes un ensemble régulier et parlait dans toutes ses parties, sans que son imagination y ait beaucoup aide. Fréret, et d'autres après lui, ont jugé que tout ce qu'il a dit des premiers habitants de l'Italie était de pure invention. Si l'on réfléchit pourtant qu'il vint à Rome peu après la mort de Cieéron, du vivant de Varron, quand Caton venait d'écrire sur les origines de la cite reine du monde; qu'il paraît avoir copié les annales et les inscriptions de chaque ville , on est porté à le croire aussi veridique que les autres his- toriens vl); car il est à remarquer que, précisément par le motif que ces villes avaient un régime municipal, leurs inscriptions mo- numentales n'étaient pas exposées a eue altérées par la manie systématique de les combiner avec d'autres.

Quoi qu'il en soit, pour la partie relative aux temps obscurs, Denys, par cela même qu'il était étranger a Home , nous décrit le gouvernement avec beaucoup de détails ; en outre , bien qu'il n'en saisisse pas toujours l'esprit, il reste une des sources les plus riches de l'ancien droit. 11 est juste de dire que l'amour de son pays lui fait donner à chaque institution une origine grecque; mais, d'un autre côté , soit admiration sentie , soit désir de se rendre agréable , il fait des Romains le peuple le plus juste et le plus modère; à l'entendre, en cinq cents ans de luttes acharnées, ils n'ensanglan- tèrent jamais le Forum , et n'accomplirent que des œuvres de jus- tice envers tant de peuples conquis, de nations subjuguées. II

(Paris, 1838), entend non-seulement prouver qu'ils avaient des ephémérides comme les nôtres, mais qu'au moyen de ces renseignements et des annales des pontifes, il est possible de rendre à l'histoire des premiers temps la certitu le que la critique tend a lui ravir.

(1) Le cardinal Mai a découvert dans la bibliothèque Ambrosienne plusieurs fragments de Denys ; il a fait precéder l'édition qui en a été publiée, d'une dis- sertation très-soignée sur l'historien d'Haiicarnasse et sur son mei ite. Petil-Kadel, dans une dissertation imprimée eu is20 parmi les Mémoires de l'Académie, a cherché à démontrer que cet auteur est veridique et bien informé; mais en lui faisant même cette concession enee qui touche les Pélasges et les villes italiques, sa partialité pour Kome reste évidente.

27-

•-2(1 r.INOI'IE.MK ÉP(igU£.

trouva < l«-s gens pour le croire. Il sait, il est vrai, faire usage de la critique, mais pour réfuter les autres, non pour vérifier ce que lui-même raconte.

Il vit que l'éloquence grecque déclinait , et que depuis Alexan- dre une surabondance asiatique , une molle élégance , qui ne compensait pas la perte du vrai beau , s'y était introduite , comme une concubine qui pénètre sous le toit conjugal pour dominer sur la femme légitime. Quoique rhéteur, il s'élève jusqu'à apprécier avec vérité une situation politique qui, par le danger auquel on s'exposait en parlant, tuait nécessairement l'éloquence. Il se félicite même de ce qu'elle s'est relevée quelque peu en Grèce, grâce aux bons exemples de Rome; mais peut-être cherche-t-il à flatter les dominateurs. Ce fut pour aider à la renaissance de l'art oratoire qu'il composa des ouvrages de rhétorique , dont il nous reste quelques fragments. Une grande partie des théories qu'il expose sont, comme nous l'avons dit de celles de Cicéron, inapplicables aujourd'hui ; quelques-unes même sont inintelligibles, surtout dans Ir traité de V Arrangement des mots. Lorsqu'il examine le caractère des écrivains anciens , il s'élève parfois jusqu'à l'idée vraie du beau; mais plus souvent sa critique se perd dans des choses de détail, qu'on peut admettre comme exercice d'école, mais qui font pitié, appliquées à Platon et à Thucydide.

On fait vivre à cette époque , bien que rien ne le constate pré- , „,.,„„. de Gisement, Diodore, à Argyriurn en Sicile [San Filippo d" Argi- nate). Arrivé le dernier, il put profiter des travaux des historiens grecs ses prédécesseurs , et l'on devrait s'attendre à les trouver tous résumés dans son ouvrage, même ceux qui sont perdus. Il se prépara par trente ans de recherches au travail qu'il voulait cul reprendre, voyagea pour s'instruire, et séjourna longtemps à Home, alors le centre de la civilisation et le rendez-vous de tou- tes les nations .

Il fut le premier, au moins parmi les écrivains que nous con- naissons, qui, loin de se borner aux annales d'un peuple, em- brassa l'histoire universelle, dans la pensée que c'était l'unique moyen d'agrandir son point de vue. On dirait toutefois qu'il n'a exprimé sur l'histoire de belles et nobles pensées , que pour mon- trer combien il y a de distance entre connaître et accomplir les devoirs de l'écrivain. La division des périodes est chez lui toute capricieuse, et la distribution de l'ouvrage trop morcelée; quand il arrive à Alexandre, il se réjouit de ce que son règne va lui per- mettre de grouper les événements arrivés ailleurs, mais il échoue (luis cette tache. Parfois, il prend un ton déclamatoire, et se peni

Sicile

SAVANTS ET HISTORIENS. i-l

en un verbiage crantant plus hors de propos, que sa matière est plus aride.

Sur les quarante livres dont se composait sa Bibliothèque his- torique, il nous reste les cinq premiers , puis les livres qui suivent le dixième jusqu'au vingtième; mais le seizième et le dix-septième sont incomplets. Diodore suit d'abord la méthode ethnographique; il devient annaliste à partir du cinquième livre. Les quatre pre- miers traitent des religions et des faits antérieurs à la guerre de Troie. Dans le cinquième, il s'occupe des îles. Les cinq qui sui- vaient étaient consacrés aux anciens royaumes de l'Orient et aux affaires de la Grèce jusqu'à l'expédition de Xerxès ; la perte en est d'autant plus regrettable que nous avons sur ces temps-là fort peu de renseignements. Le onzième retrace l'expédition du roi de Perse et les événements qui suivirent jusqu'à Philippe de Macé- doine. Le dix-huitième comprend l'expédition d'Alexandre; les trois suivants sont employés au récit des événements qui s'accom- plirent sous ses successeurs. Les vingt derniers allaient jusqu'au moment César donna l'océan Britannique pour limite à l'empire romain , et , sans doute , il disait sur les Romains tout ce qu'il avait jugé à propos de taire dans les autres parties de son ouvrage. Son histoire embrassait onze siècles, et nous sommes redevables de beaucoup de renseignements à ses premiers livres: mais Diodore ne savait ni enchaîner les faits , ni leur donner la vie.

On a loué son jugement pour deux ou trois critiques dont nous ne nierons pas la justesse, mais sur des points sans importance, tandis qu'il est puérilement crédule à propos des superstitions po- pulaires; en s'indignant qu'on puisse n'y pas croire, il n'en fait que davantage ressortir l'absurdité. L'éloge que lui donne Pline ne se rapporte qu'au titre de ses œuvres, qui était d'abord : Pan- dectes , Muses, E iichir idioti (I). Du reste , il transporte partout i< tables grecques, relrouve sans cesse des Jupiter et des Apollon . et sa chronologie est confuse. Bien qu'il eût visité les lieux . il ne fait que reproduire les récits de ses prédécesseurs , et rappor Ici ce qu'il a entendu dire, sans y ajouter même, l'expression de ■< manière de voir. Il aurait pu même tirer bien plus de profil des matériaux qui devaient abonder de son temps, et dont l'intelli- gence n'était pas encore perdue; du reste, comme il n'indique pad ses sources , il òte à la critique tout moyen d'apprécier le degré de confiance qu'elles méritent.

Le style de Diodore, dit Sainte-Croix (2), est facile, clair,

Primus apud Grsecos desiit nugari Diodor us. Praefat. ■' Examen des historiens o7Aie.randre.

422 CINQUIÈME EPOQUE.

simple sans affectation ; mais il devient figuré et métaphorique lorsqu'il parle des dieux , car alors il copie les poètes et les mytho- logues. Il ne court pas après l'atticisme , n'affecte point de se servir de mots surannés, et s'en tient au style tempéré, tel qu'il convient à l'histoire. Parfois lâche et diffus, il laisse à désirer sous le rapport de la connexion et de l'ordre. Sa narration est trop sou- vent confuse, parce qu'il ignore l'art de développer les faits, d'y répandre la clarté au besoin, et de faire surgir un événement d'un autre. Lorsqu'il se sert du récit de quelque ancien historien, il le dépouille de son charme, et le sien n'est jamais animé ou drama- tique. Narrateur froid et monotone, il néglige les ressources de l'éloquence, et blâme l'abus que de son temps on faisait des ha- rangues. Son jugement est cependant assez sain , et il blâme ou loue avec impartialité. Ses considérations, qui sont communes sans être triviales, montrent en lui un homme de bon sens el ;ìm homme honnête.

Beaucoup d'autres Grecs appliquèrent leur esprit a l'histoire. Castor de Rhodes fut des premiers à s'occuper de chronologie il): ïhéophane de Mitylène écrivit les mémoires de Pompée , son ami. dont il obtint le pardon des Lesbiens, ses compatriotes; l'apo- théose qu'ils lui décernèrent en récompense coûta cher à ses des- cendants, que Tibère, dans son envie soupçonneuse, fit tous périr. Timagène d'Alexandrie, emmené à Rome par Gabinius, fut cui- sinier, porteur de litière, puis rhétoricien, enfin historiographe d'Auguste, qui, blessé d'un mot piquant, le chassa de sa cour; s'étant alors retiré près d'Asinius Pollion , il composa l'histoire d'Alexandre et de ses successeurs (rcept pamXéujv), dont Quinte- Curce se servit beaucoup, et qui est perdue aujourd'hui, comme les ouvrages des écrivains précédemment cités et la continuation de Polybe par Posidonius de Rhodes. Il est possible que Memnon d'Héraclée dans le Pont , auteur d'une histoire de sa patrie , com- prenant des digressions sur les peuples qui furent en rapport avec elle , appartienne aussi à ce siècle.

CHAPITRE XXVI.

POÉSIE.

La poesie, comme tout ce qui est romain , avait son develop - pement bien moins à l'inspiration qifa l'imitation des Grec.-; <>n

poésie. 423

peut la comparer à un manteau majestueux qui . drapé sur une belle statue grecque , lui donne un air de grandeur, tandis que ses plis retombent sans ampleur et sans noblesse s'il n'enveloppe que des proportions chetivi s.

Un poète vraiment romain , c'est-à-dire national par le style , pal- la vigueur des idées et la manière de les rendre, c'est T. Lucrétius

Garus. Autant il l'emporte sur tous les autres écrivains latins pai '

la verve et la sublimité , autant il le cède aux plus illustres d'entre eux dans l'art d'entasser beautés sur beautés, dans celui de pro- duire d'un seul trait des effets variés, sans atténuer l'impression par des longueurs intempestives, et dans l'énergie rapide du style, qui tout ensemble développe et résume.

A la manière des anciens pythagoriciens, et plus spécialement d'Empedocle, Lucrèce mit la philosophie en vers (de Rerum na- tura ) ; ceux à qui la difficulté vaincue semble une beauté, pourront lui faire un mérite d'avoir revêtu de phrases . ou du moins de nombres poétiques, l'aridité d'un sujet tout didactique. L'art ou le génie qui associe la méditation , enrichie par les sentiments et les idées intimes, à l'inspiration que fait naître le spectacle des grandeurs naturelles, ne suffit pas à Lucrèce. Quelquefois il a des beautés d'harmonie que ne dédaignerait pas Virgile, et dont le chantre des Géorgiques a fait son profit. Mais si l'on excepte l'ex- position du poëme, l'exorde du deuxième livre, la description de la peste , et la fin du troisième livre , dans laquelle la Nature re- proche aux hommes de redouter la mort, le reste n'est qu'argu- mentation glacée et doctrine aride; du reste, une foule de poètes ont réussi dans ce genre mieux que dans tout autre, ce qui prouve combien il est facile de l'embellir.

Si nous considérons Lucrèce comme philosophe, il proclame la doctrine d'Épicure, dont il s'écarte néanmoins en ce qu'il admet le destin ou une force secrète des choses ; il se rapproche de temps en temps de Xénophane, de Zenon d'Élée et d'Empedocle, en supposant que toutes choses sont engendrées et régies par l'amour. Il répudie certaines erreurs d'Aristote , comme l'horreur du vide et la génération spontanée ; il place les couleurs dans la lumière plutôt que dans les corps (4), et il explique, par les lois de l'hydrostatique , pourquoi certains corps tombent dans l'air plus rapidement que d'autres (2). Selon lui , certains atomes primitifs.

1,1; Preeterea, qtwmam nequeunt sine. lues colores

Esse neque in lucem existant primordia rerum...

(h, II, v.794. )

p.) Vunc locus '.s'', ut ii/iinm. ni lus ili >"/ qûoqui rebus

i-2i CINQUIÈME ÉPOQUE.

imperceptibles aux sens , mais concevables par la pensée , solides , indivisibles, sans figure ni autre qualité sensible, ont produit, en se mouvant dans un espace sans limites, le monde , qui est intini, les atomes étant infinis eux-mêmes. L'âme aussi , composée de semences rondes et d'une ténuité extrême . est sujette à la sensa- tion dans la veille et le sommeil, au moyen de fantômes qui errent dans l'air.

Rien n'existe hors des corps ; il n'y a donc ni Dieu ni Provi- dence (1). Les hommes se sont élevés par accident, et peu à peu , de l'état de brutes àia connaissance de tous les arts : théorie com- mode en poésie , mais absurde en philosophie. La crainte produisit les religions ; Épicure a mieux mérité de l'humanité que Bacchus, Cérès et Hercule, en affranchissant les âmes de la frayeur qu'ins- piraient des êtres que l'on croyait supérieurs à l'homme (2).

Quel sens donner, après cela, aux louanges qu'il décerne à la vertu et à la modération? La postérité n'a-t-elle pas à lui deman- der compte d'avoir, par une telle ostentation de doctrines impies , brisé le dernier frein qui pouvait encore retenir la jeunesse romaine , déjà trop disposée an mépris des choses sacrées? Peut-être n'est- il pas à l'abri de tout reproche, si la poésie se fit, à Rome, la complice de la dépravation publique , au lieu de faire entendre des conseils généreux, de soutenir la vertu dans ses luttes, ou de la plaindre quand elle succombe, catuiie. Caïus Valérius Catullus, à Vérone , suivit en Bithynie le pré- teur Mummius. Il s'éprit des écrivains grecs, surtout de Sapho , et traduisit les odes de cette dernière ainsi que la Chevelure de Béré-

Confirmare (ibi, nullam rem posse sua vi Corpoream sursum ferri, sursumque meare,eU:.

(L. Il, 184.)

(1) Omnis eu tm per se divùm natura necesse est Immortali sevo summa cum pace fruatur, Semota a nostris curis sejunctaque longe ; Nani privata dolore omni, privata periclis, lpsa suis pollens opibus, nihil indiga nostris, yVec bene prò meri/is cogitur, nec tangitur ira.

(2) Humana ante oculosfœde cum vita jaceret In terris, oppressa gravi sub relligione... Primttm Grains homo mortales tollero contra Est oculos ausus, primusque obsis'ere contra. Quem nec fama dram, nec fulmina, nec minitanlcm Muntane compressa caelum... Quare relligio, pedibus subjecta ricisshn, Obferititr : vns e.r.rqnat ric/orin culo.

86.

POESIE. '»-•>

niée , poème de Calliniaque; les noces de ïhétis et de Pélée soni peut-être aussi une traduction. Les Romains , dans la langue des- quels il fit passer l'érudition étrangère , crurent devoir lui décerner le titre de savant. Henri Estienne veut qu'on le considère, non comme un poète ancien, mais comme un imitateur des anciens. En effet, comme les Romains, étrangers à la poésie spontanée, n'étaient devenus poètes que par imitation, leurs versificateurs, au déclin de la république, durent imposer au langage des formes métriques et grammaticales inconnues jusque-là. La langue poé- tique fut donc un amalgame mal digéré , jusqu'à l'instant l'on bannit les compositions de mots, et les constructions en désaccord avec le caractère propre à l'idiome latin. Ce dernier mérite revient principalement à Catulle , qui accomplit pour la langue latine ce que Pétrarque fit pour la langue italienne ; il la dépouilla de ses formes les plus âpres et la revêtit de grâces nouvelles , en même temps qu'il abandonnait les matières graves pour des sujets gais et amoureux. Néanmoins , la dureté s'y fait encore sentir ; son vers pentamètre ne finit pas encore par un mot bisyllabique , comme dans les élégies postérieures, et ne clôt pas le sens; la rencontre des élisions produit de fréquents hiatus , et il abonde encore en mots composés. Catulle paraît donc à la fois négligé et affecté ; lorsqu'on le compare avec Virgile , qu'il précède de seize ans à peine, on trouve presque une autre langue, et l'on s'étonne qu'un si grand progrès ait pu se faire dans un intervalle aussi court (1). Mais si Pétrarque couvrit d'un voile d'innocence la nudité de l'Amour, Catulle le fit apparaître avec toute l'effronterie de la Vénus terrestre; on éprouve du dégoût à trouver, dans le peu de compositions qui restent de lui , l'élégance de l'expression mêlée à une véritable fange , non-seulement de sentiments d'une impu- dence effrontée , mais encore de paroles bassement obscènes. H allègue pour excuse qu'il importe peu , quand le poète est irrépro- chable, que ses vers soient empreints d'impureté (2). Malheur, quoi qu'il en dise, à celui qui sépare le beau du bien , et fait de

(1) Scaliger dit de Catulle : Nihil non vulgare est in ejus libris; ejus au- lem syllabx cum durx sunt, tum ipse non raro durus ; aliquando vero ndeo mollis ut fluat neque consistât. Multa impudica , quorum pudct ; multa languida, quorum muserei ; multa coacta, quorum piget :nam invi- tum traclumessc, etmultum et s.rpe constat a suisverbis.

(2) .\"/« castani esse decel, piltm, poetam Ipsum ; versiculos nihil necesse est ;

Qui tum denique habent. salemac leporem, Si sunt molliculi ci paru/m pudici. (XVI. )

erotiques.

426 CINQUIEME ÉPOQUE.

la littérature , non un apostolat social , mais un instrument de louanges vénales ou de séductions impudiques ! Si la satire , chez les anciens, fut caustique et dépravée , il faut l'attribuer, nous le répétons, à ce que les femmes ne furent admises dans les réunions des hommes que comme des objets de volupté. L'amour véritable étant incompatible avec le libertinage, on n'en trouve que de rares éclairs dans Catulle; il proclame , au contraire, une doctrine vo- luptueuse qui fait dire à sa Lesbie : Ne tenons aucun compie des bavardages des vieillards. Le soleil meurt et réunit ; nous , qua ml finit notre courte carrière, nous nous endormons pour toujours. Faisons donc succeder les baisers aux baisers. poètes Les autres poètes erotiques sont également souillés de la dépra-

vation du temps, et ne se repaissent que de jouissances matériel- les; ce ne sont que parjures (1), sornettes, soupçons d'esprits jaloux (2), plaisanteries, dépits amoureux, larmes coquettes, pro- pos lascifs. Les beaux yeux, les lèvres vermeilles, les dents d'i- voire, chaque perfection, chaque attrait mystérieux de leurs belles est célébré par eux; mais jamais un éloge de leur esprit, de leur conversation, des qualités de l'àme , bien moins encore de cette pudeur craintive, le plus doux charme des femmes. Ils boivent et se livrent à mille excès avec elles. Fidèles aux exemples donnés par Fulvie , Gléopâtre et Julie , ils se font une loi de fuir les femmes chastes (3), gaspillent leur vie en bonnes fortunes faciles. Ils se laissent battre et mordre par leurs maîtresses ivres (4) , et n'hé- sitent pas aies frapper à leur tour (5). Ovide dissipe les soupçons de Corinne , jalouse de sa suivante, en lui prodiguant les serments dans une élégie : celle qui vient après est adressée à cette même soubrette, à laquelle il reproche de se laisser pénétrer, de se

(1) Nec jurare time; Ye.neris per j uria venti Irrita per terras et fréta sutnmaferunt.

(TlBDLL., 1,6.)

(2) Quater Me bealus,

Quo tenera irato fiere puella potesti (I, io. |

(3) Donec me docuit castas odisse puellas Fmprobus,et nullo vivere Consilio.

Prop., I, i.

(4) Dum funbunda mero mensam propelli*, tt m me Projicis insana cymbui piena manu.

Tu vero nostros audax invade capillos, Et meaformosis unguibus ora nota. ( HI, 8.)

(5) blet mea vesana lassa puella maini Ergo digestos potui laniare capillos.

Ovin.. Am. l.

POESIE. 427

trahir par sa rougeur, reproches que suit un rendez-vous pour la nuit suivante. Catulle adresse à Lesbie , Tihulle à Délie, Propice à Cynthie, Ovide à Corinne, des injures qui révolteraient aujour- d'hui la dernière des prostituées (1). Tous se plaignent, du reste, de l'avidité de leurs belles (2), et si Ovide conseille a la sienne de ne pas se montrer avare . le motif en est plus insultant encore que l'accusation (3).

Albius Tibullus, de famille equestre, passe avec un charmant ™"lh- désordre de la colère à la tendresse, du rire aux pleurs, du re- proche à la louange, des supplications aux menaces , à la maniere des amants, dont mieux que tout autre il reproduit la nature mo- bile. Son langage semble inspiré par une passion calme mais sentie; car il parle, raconte, se plaint, sans jamais songer au lecteur, toutes choses qui paraissent naturelles, tandis que la pureté du style et l'art ingénieux de lacomposition révèlent un grand travail.

Sextus Aurélius Propertius , de Mévania dans l'Ombrie, rem-

r Pro per nr,

plit ses vers de douces plaintes (4) ; tout en avouant que les re- ne fn 55 proches ennuient les belles, qu'il faut savoir, au besoin, ni voir,

(1) En voici de Catulle; ce sont des moins fortes :

Cœli, Lesbia nostra, Lesbia Ma, Illa Lesbia, quant Catiillus imam Plus quant se atque suos amavi t omnes, Nunc in quadriviis et angiporti* Glubit magnanimos Remi nepotes. (LY. )

Properce dit à sa maîtresse :

At tu etiam juvenem odistt me, perfida , cumsis

lpsa anus, haud longa curva futura die. ( 11, 18. )

(2) Qumritis unde avìdis nox sit pretiosa puellis,

Et Venere exhaustx damna querantur opes?...

Luxurix nimtum Ubera facta via est... Uxc etiam clausas expugnant arma pudicas... Matrona inceda census induta nepotum,

Et spolia opprobrii nostra per ora trahit.

(Prof., Ili, 13. )

(3) \on equa munus equina, non taurum vacca poposcit,

Non ovis placitam munere captât ovem.

(4) Nos, ut consuemus, nostros agifamu.s amores ,

Atque aliquid durant quœrimus in dominala.

(Eleg., I, 7.)

Aut in amore dolere volo, aul audire dolentem , Sive meas lacrymas, sire ridere tuas.

111. -

428 CINQUIÈME ÉPOQUE.

ni entendre (1), il s'emporte de temps à autre contre sa Cynthù •. le lendemain même d'une nuit dont il veut consacrer le souvenir dans le temple de Vénus (2). Il l'abandonne enfin après cinq ans ; mais elle va le chercher dans sa voluptueuse maison de cam- pagne, le bat même, et ne lui accorde la paix qu'à la condition qu'il ne se promènera plus sous le portique de Pompée, rendez-vous or- dinaire des beautés romaines ; que, dans les spectacles, il retiendra ses regards trop agaçants et ne se fera plus porter en voiture* dé- couverte.

Autant Properce l'emporte par la vigueur de l'imagination et de l'expression sur Tibulleet Catulle, autant il le cède au premier pour la grâce et la spontanéité , au second pour la facilité et la chaleur. En chantant celle qu'il aime , il n'oublie jamais l'art, ne cesse de limer et de polir, ne s'écarte jamais de la trace des Grecs (3), et surcharge ses vers d'érudition, de mythologie, d'al- lusions, toutes choses qui nuisent à la passion. Cynthiepleure-t-ellr. ses yeux ont plus de larmes que ceux de Niobé changée en rocher, de Briséis enlevée, d'Andromaque prisonnière. Si elle dort, elle ressemble à la fille de Minos abandonnée sur la plage , ou à celle de Céphée délivrée du monstre , ou (ce qui est plus étrange ) à une bacchante du mont Édonien, lorsque . épuisée de fatigue, elle se couche sur les rives émaillées de l'Apidanus. Veut-il lui inspirer de l'amour pour les simples beautés de la nature, pour les Heurs que la terre produit d'elle-même, pour les coquilles dont la plage est couverte, pour le doux chant des oiseaux, il mêle à cespein-

(1) Assidua; multis odium peperere querelx;

Frangiturin tacito fœmina sxpe viro. Si quid vidisti, semper ridisse negato ; lui si quid doluit forte, dolere nega.

(ii, i8.:

(2) 0 me /elicetti : o nox mi hi candida '. .le .

(Il, 15.)

Has peno ante tuain tibidiva, Propertius, muni Exuvias, tota nocte receptus amans.

(II, 14.)

(3) Il s'en vante lui-même, III, l :

Callimachi mânes, et ('ni sucra l'hitet.i,

In cestinili, quicso, inestinte he nenius. Primus ego ingredior puro de fonte sacerdos

Itala per Grains orgia ferre clioros. Inter Callimachi sat erit pi acuisse libellas, Ëtcecinisse modis, pure poeta, tuis.

ni. "

45.

l'oKsn:. iv2'.l

lures naïves Castor, Pollux, Hippodamie : il lui rappelle que Diane ûe consultait pas trop souvent le miroir; que Phébé et sa sœur se

passaient de tant d'ornements, et que la fdle du lleuve Événus n'avait pour parure que ses charmes, quand Apollon et Ida de- vinrent rivaux pour elle.

Il obtint les bonnes grâces d'Auguste et de Mécène qu'il encensa, tandis que Tibulle dédaigna leurs faveurs. Possesseur de richesses dont il savait jouir (I) , celui-ci vivait tranquille dans sa maison de campagne entre Préneste et Tivoli, célébrant ses amours avec Délie, Glycère, Mémésis, et les louanges de Messala Corvinus, qu'il avait accompagné dans ses expéditions.

On remarque chez Ovidius Naso plus de brillant, plus de trait Ovide, et des rapprochements plus fins que dans les poètes que nous avons déjà nommés. à Sulmone, d'une famille équestre, Ovide est l'auteur le plus facile à comprendre pour le naturel des idées , la netteté de l'expression, pour l'éclat dont sont empreintes ses pensées et sa diction. Mais il ne sut pas y joindre le soin aussi pé- nible que nécessaire de retoucher ses ouvrages, défaut dont il s'accuse lui-même sans pouvoir se corriger (2) ; c'est pour cela qu'on cherche en vain, au milieu de son extrême facilité d'impro- visateur, soit l'élégance exquise de Tibulle, soit le ton grave de Properce. II se répète souvent , et se perd en détails fastidieux (3) ;

(1) Horace, Épît. 4, I.

(2) \nn eadem ratio est, sentire et demere morbcs... Sape aliquod ver bum cupiens mutare, relinquo;

Judicium vires destituuntque meum. S.ipepiget (quid enim dubitem tibi vera fateri?)

Corrigere, et longijerre laboris onus... Corrigere at res est tanto magis ardua, quanto

Magnus Aristarcho major Homerus erat.

(De Ponto, III, 9.)

(3) Os homini sublime dédit, cœlumque tueri

Jussit, et erectos ad sidéra tollere vultus... (Met., I, 85. )

Polumque

Effugito australem,junctamque Aquilonibus Arcton . (II, 131 .)

On rencontre à chaque pas des répétitions semblables. Jupiter va se loger chez Bancis et Philémon : le vieillard apprête le dîner ■.

Furca levât ille bicorni Sordida terga suis, nigro pendentia tigno; Servatoque diu resecai de tergore partent Exiguam, scc/amque donat ferventibus undis. Mensœ sed erat pes ter dus impar ;

430 CINQUIÈME ÉPOQUE.

parfois même il viole les règles de la grammaire (1) , et l'on s'é- tonne qu'il soit si loin de la correction, de la variété, du charme de Virgile, qu'il connut pourtant (2). Les sujets même qu'il traite sont plutôt du domaine de l'érudition et de la théologie qu'ils n'appartiennent a la poésie, à l'exception toutefois de ses élégies. II lui manque toujours un but élevé, et, quoiqu'il vécût du temps d'Auguste, il est compté parmi les écrivains de la décadence. Du reste, ses œuvres attestent que la faveur impériale fut im- puissante, non-seulement à créer un poète, mais encore à con- server le goût (3) ; mais il voulait, avant tout, se faire lire , et

Testa parem fecit -. qués postquam subdita clivuni Sustulit.... (Vili, 650.)

Ce sont ces détails minutieux qui déparent souvent les plus beaux tableaux d'Ovide A propos du deluse, il dit d'abord :

Exspatiata ruuntper apertos flumina campos,

Pressseque ladani sub gurgite turres ;

Omnia pontus erat , deerant quoque lìttara ponto.

Puis il tombe dans des particularités inutiles, et par cela même nu isibles à l'effet, comme celle-ci :

Nat lupus inter oves, fulvos vehit unda leones. (i) Il se reproc lie lui-même ce vers :

Tum didici getice sarmaticeque loqui. Ne pouvant faire entrer mort dans son vers, il dit :

Ad strepitimi, morfemque timens, cupidusque morïrt.

(Met., XIV, 215.)

Ailleurs :

Denique quisquis erat castris jugulât us Achivis, Frigidius glacie pectus amantis erat.

Très-fréquemment il se plaît à faire des jeux de mots

In predo precium nunc est. Cedere jussit aquam, jussa récessif aqua. Speque timor dubia , spesque timore cadit. Quœ bos ex homine est, ex bove facto dea. Semibovemque virum, semivirumque bovem.

Et la description du Cbaos (nous en demandons pardon à ses admirateurs ) n'est au fond qu'un jeu de mots. (2) Yirgilium vidi tantum. j Voilà le jugement qu'il porte sur plusieurs poètes antérieurs :

Dumfallax servus, durus pater, improba lena Vivent, duni meretrix blanda. Menandros eut.

POESIE. 431

s'il y réussissait avec ses défauts, peu lui importail le reste (1).

Étranger à Y ambition inquiète, bien qu'une naissance distinguée lui aplanît le sentier des honneurs, il leur préféra une vie de jouis- sances (2). Non moins bien venu d'abord à la cour que dans la compagnie des débauchés, il se vit tout à coup envoyé en exil à Tomes (3) : exil adouci, sans confiscation de biens, non infligé par le sénat, mais par le père de la patrie, par l'ami des gens de lettres, sans procès, sans énonciation de motifs. Le peuple romain mur- mura tout bas de l'absence de son poëte; mais il n'osa point s'en- quérir des motifs de l'arrêt, et il oublia bientôt . avec les gémisse- ments impuissants de la victime, l'illégalité du châtiment.

Les érudits ont discuté longuement , comme s'il se fut agi d'un intérêt de l'humanité, le point de savoir par quelle faute Ovide avait encouru la colère d'Auguste. L'un voulut qu'il se fût rendu complice des déportements de Julie ; l'autre, qu'il eût été témoin, sans avoir su se taire, des privautés de son père avec elle ; quel- ques-uns pensèrent qu'Auguste avait pris en dégoût la licence de

Ennius arte carens, animosique Accius oris,

Casurum nullo tempore nomen liabent. Varronem primamque ruteni quse nesciat eetas,

Aureaque sEsonio terga petita duci ? Carmina sublimis tune sunt peritura Lucreti ,

Exilio terras cumdabit una dies. Tityrus et fruges, Mneiaque arma legentur,

Roma triumphafi dum caput orbis erit Donec erunt ignés arcusque Cupidinis arma ,

Discenlur numeri, culte Tibulle, lui. Gallus et Hesperiis, et Gallus nolus Fois ,

Et sua cum Gallo nota Lycoris erit.

(Am., I, 15.)

i Dummodo sicplaceam, dum totocanter in orbe,

Quod volet, impugnent uniti et alter opus.

(Rem. Arti., 363.)

(2) Il est esclave, autant qu'on peut l'être, des préjugés de naissance ; il se vante d'être chevalier sans avoir jamais porté les armes :

Aspera militile juvenis certamina fugi , Xec nisi lusura movimus arma manu...

Il se plaint de voir qu'on lui préfère ceux que leurs services militaires ont élevés au rang équestre :

Praefertur nobis su lignine factus eques... Fortunée munere factus eques... Militât turbine factus eques.

'.i L'élégie dans laquelle il décrit son départ respire une douleur véritable.

ì-32 cinquième époque.

m's vois (1). Tous ces motifs sont insuffisants, surtout le dernier, bien que lui-même accuse ses vers de son malheur, et qu'il se reproche de n'avoir pas su garder le silence (2). Un t'ait constant, c'est que , malgré les lettres remplies de plaintes et de supplica- , lions qu'il ne cessa d'adresser à Auguste, puis à Tibère, ses os res- tèrent sur la terre étrangère, sans pouvoir réaliser son vœu, répété plusieurs fois dans ses poésies erotiques, d'expirer au milieu des prouesses de l'amour (3).

Il se proposa dans ses Métamorphose s, poëme de douze mille hexamètres, de chanter les changements de formes attribués aux dieux et aux hommes : dénoûment trop uniforme de tous les épi- sodes, quelle que soit la variété des circonstances. Il ne sut d'ail- leurs donner d'autre lien que l'ordre de succession aux deux cent quarante-six fables réunies dans cet ouvrage, et encore à l'aide de combinaisons et de transitions peu naturelles; c'est donc en vain qu'on y chercherait la simplicité et ['unité exigées par Horace. En outre, comme il puisa ces aventures dans les poèmes et les drames tant anciens que contemporains , il ne lui reste pas même le mé- rite de l'invention (4). Le seul épisode de Pyrame et de Thisbé ne se retrouve dans aucun autre auteur, et s'il l'a créé , il suffirait pour révéler en lui un poète (5).

(1) On présume aussi qu'il avait eu connaissance, sans le vouloir, d'un secret d'État relatif au jeune Agrippa, héritier naturel d'Auguste.

(9.) Perdiderint cum me duo crimina, carmen et error,

Alterius facti culpa silenda imiti. . .

Longe nominamagna fuge.

Hxcegosi monitor moni tus prias ipse fuissent,

In qua debebam forsitan urbe forem... Inscia quod crimen viderunt lumina plector,

l'eccatîtmque oculos est habuïsse meum... Cuique ego narrabam, secreti quidquid habebam,

Excepto quod me perdidtt, unus erat... Cur aliquid vidi ? Cur noxia lumina /evi ?

Cur imprudenti cognita culpa mihi ? Inscius Actscon vidit sine veste Dianam,

Prœdafuit canibus non minus ille suis.

(3) Felix quem Yeneris certamina mutua perdant.'

Difaciant, leti causa sit ista mei.'.. . At mihi coniingat Veneris languescere motti : Cum moriar, medium solcar et inter opus.

(Am.,11, 10.)

(4) Beaucoup d'écrivains ont composé des ^.t-.a^o^ùrst:^, ï-czoïhùgv.;, âX- ).oi«j<jei<;, comme Corinne, Callisthène, Antigone, Didymaque, Nicànore, Partlié- nius; et l'on croit qu'Ovide a tiré surtout les siennes des deux derniers.

(b) Qui croirait qu'un poëme aussi prolise que les Métamorphoses fût pu

V0ÉS1K. 133

Dans les Fastes, il fait connaître le calendrier (1) et l'origine des fêtes romaines, d'après l'exemple déjà donné par d'autres à Alexandrie, et par Properce et Aulus Sabinus à Rome; mais il ne rappelle au souvenir rien d'élevé ni de caché , et laisse trop dominer la légende et le mensonge consacrés par les prêtres et le vulgaire , sans même déguiser que ni lui ni les autres n'en croient plus rien. Comme les dieux et la religion étaient tombés dans le discrédit, il les tourne en ridicule, ce que l'Arioste, qui a tant de rapports avec lui , lit plus tard de la chevalerie Du reste , pour avoir suivi les tables astronomiques de Méton, d'Eudoxe et d'au- tres Grecs, toutes calculées sur l'horizon d'Alexandrie, il indique souvent à faux le lever et le coucher des astres.

Dans ses Héroïdes, lettres qu'il suppose écrites par des person- nages de l'antiquité, il ne sut pas revêtir le caractère de l'époque, ni deviner la nature des anciens âges; puis il étouffe sous le poids de l'érudition les passions affectueuses, qui ne sont exprimées que par des plaintes alambiquées. Ses Elégies amoureuses dérivent du même sentiment qui a produit celles des autres poètes erotiques : c'est un journal de ses aventures galantes , qui se distinguent seulement des précédentes par un ton leste et plaisant, substitué aux larmoyantes fadeurs de ses confrères. Il est vrai qu'il n'af- fiche pas effrontément des noms propres, comme Catulle, Ho- race et Martial, et qu'il ne fait pas comme eux étalage d'infamies contre nature; mais le choix des mots n'empêche pas qu'il ne soit le plus obscène des poètes latins, et les prouesses brutales dont il se vante inspirent le dégoût. Ses Tristes et ses Ptmti- gnes, continuels regrets sur la patrie et les amis absents, ont quelque chose de mou et d'efféminé; c'est l'expression d'une douleur sans fin et sans dignité, qui, ne sachant se résigner, élève des au- tels et brûle de l'encens en l'honneur du persécuteur, ne retrouve de ses souvenirs que la partie la plus superficielle, et, à force de fondre en larmes, s'interdit le pathétique véritable.

trouver un traducteur pour le délaver encore, et, qui plus est, pour le délayer avec succès? C'est ce qu'on a vu pourtant en Italie, la traduction d'Anguillaia a eu trente éditions dans l'espace d'un siècle.

(1) Le calendrier, quand Appius Claudius l'eut rendu publie, tut gravé sur pierre ou sur bronze, et placé, tant à Rome que dans les municipes, dans les édifices publics et les maisons particulières. 11 indiquait les jours tastes et né- fastes, les fêtes religieuses, les anniversaires de la licace des temples, et les faits ies plus remarquables de la république. Grrevius en a imprimé un, sont marqués aussi les travaux, de ebaque mois. Par exemple : Mensis januar.

DIES XXXI NON. QUINT. DIES HOR, Villi NON. HO». Xllll— SOL CAPRICORNO TUTELA JINONIS PALLS AQUITOR SALIX HARINDO C£DITDR SACRIFICAI)! DÎS PENATIBUS.

BIST. UNIV, _ T. I\, ib

i.'Ji CINQUIÈME EPOQUE.

Ces chants mélancoliques n'ont d'intérêt pour l'histoire que dans la description qu'il fait du pays il est exilé, terre barbai et malheureuse, selon lui (1), et qui pourtant était dans une des parties les plus riantes de la Bulgarie, sur un bras de la mer Noire. Son Art d'aimer, qu'il eût mieux t'ait d'intituler Y Art de séduire , est, plutôt que les ouvrages précédents, une peinture de mœurs : abondant et verbeux comme à l'ordinaire, il emploie jusqu'à mille verspourdépeindrecelleàqui l'on peut dire: Toi seule me plais (2), comme si ce choix était une affaire de calcul. Errer par les rues . minauder sur les places, comparer entre elles les brunes et les blondes, passer à Baia la saison des eaux , gagner surtout les sui- vantes àforce d'or et de caresses, s'insinuer dans les bonnes gr, du mari, insister sans se rendre ennuyeux, ni se laisser décourager par les refus; se montrer souffrant, inventer une rivale , savoir surtout se taire, et s'imaginer n'avoir pas commis de faute quand la faute peut se nier (3), voilà les moyens enseignés par ce spiri- tuel interprète de la corruption de son siècle; d'un siècle dans lequel il pouvait traiter de sot le mari qui prétendait avoir une femme chaste, dans la ville dont les fondateurs avaient le jour à un viol. Que celui qui veut faire des conquêtes, fréquente les bosquets de Pompée ou les portiques de Livie, et les fêtes mélancoliques d'A- donis et les sabbats du Juif; mais qu'il se rende surtout aux théâtres et aux cirques, court une foule charmante de femmes pour voir et pour être vues, au grand péril de la chasteté (4) ; que

(i) Styx quoque, si quid ca est, bene commutabi'ur tetro; Si quid et inferius quant Styge, mundus habet.

jL) Elige cui dicas -. Tu mini sola places.

(3J Fertitior seges est alienis semper in agris...

Quod refugtt multa cupiunt , odere quod insta f... Palleut omnia amans, color est hic aptus amanti... Son peccat quxcumque potest peccasse negare... Rusticua est nimium quemlxdit adultéra conjux.

Et notos mores non satis urbis habet, lu qua Marltgenx non sunt sine crimine ìtali Romulus Iliades, Iliadesque Remus .

(Ain., ili. 4. )

(4) Sed tu prxcipue curvis vcnare theatris ,

Hxc loca sunt votis fertiliora tuis. tl/ic invenies , quod âmes, quod ludere posma .

Quodque semel tangos, quoique tenere, velia. Sic itai in célèbres culttsstmu fœmina ludos,

Copia judtctum sxpe morata meum. Spectatwn veniunt, veniunt spectenlur ut ipsa

file locus casti damna pudoris habet.

POESIE. 135

là, il applaudisse les chevaux, les acteurs préférés par celle qu'il aime ; qu'il secoue l'étoffe dont est couvert le sein de sa belle pour eu faire tomber le moindre grain de poussière; qu'il la secoue même quand il n'y en aurait pas, et saisisse la plus légère occa- sion de lui rendre service , comme de soutenir son manteau s'il vient à traîner, d'arranger son coussin ; qu'il ne laisse personne derrière elle la presser du genou, qu'il l'éventé et pariesur les vic- toires : niaiseries qui charment les petits esprits.

Le poète enseigne aussi aux femmes à captiver leurs amants. Chaque temps, chaque lieu requiert une toilette particulière; le rire a ses limites déterminées; elles doivent toujours avoir l'hu- meur enjouée, et laisser les querelles aux épouses (I).

Il ne faut pas s'étonner si, avec de telles femmes, le plus sûr moyen de plaire consiste, selon lui , dans les présents; s'il pense que celui qui peut donner n'a pas besoin d'autre mérite (2); s'il leur enseigne à tirer de leur amant le plus de profit possible, à en exiger des dons s'il est riche, à lui recommander des clients s'il est magistrat , à lui confier des causes s'il est jurisconsulte , à se contenter de vers s'il est poète. Néanmoins celles qui allaient ainsi à la recherche des cadeaux précieux se voyaient souvent elles- mêmes les dupes d'un élégant escroc ; le professeur de galanterie les avertit donc de ne pas se laisser prendre à l'appât d'une che- velure bien peignée, d'une toge de fine étoffe et de nombreux an- neaux, attendu que le plus paré est généralement le plus rapace, et courtise de préférence les parures et les bijoux (3) ; ce qui fait qu'on en entend plus d'une s'écrier : Au voleur !

Étranges amours! étranges préceptes! étranges précautions !

Phèdre, en Piériede Macédoine, s'intitule affranchi d'Auguste ; Pbèdre. avide de renommée et trouvant tous les sujets de la littérature ,0- grecque imités (4) , il traduisit les fables d'Ésope. Un style pur ,

(1) Lis decet uxores -. dos est uxoria li tes.

(2) Non ego divitibus vento prxceplor amoris :

Nil opus est UH qui dubit arte mea.

(3) Sunt qui mendaci specie grassentur amoris,

Perque aditus taies lucra pudenda pi tant. Nec coma vos /allât liquido nitidissima nardo ,

Nec brevis in rugas cingala pressa suas. Nec toga decipiat filo tenuissima, nec si

Annulas in digitis aller et alter erit f orsi tan ex horum numero cultisstmus ille :

Fur sit,ut uratur vestis amore tuse.

(Ars ara., III, 441.)

(4) Quontam occupami alter ne primas fore m,

Ve solus esset, studut, quod super fuit.

m.

llabrlus.

I3(i CINQUIÈME ÉPOQUE.

semé, par intervalles, d'allusions qui lui valurent les persécutions de Tibère, voilà son seul mérite ; car il n'a pas celui de l'inven- tion, et il manque de finesse et de trait (1).

Selon toute probabilité, il fut précédé par Bahrius qui renferma en dix livres de choliambes grecs les fables d'Esope; mais les copistes qui se succédèrent, incapables de sentir l'élégance des vers, les réduisirent en prose , et les modernes se sont donné beaucoup de peine pour les rétablir dans leur premier état i2).

On lit peu le Cijnégétique de Gratius Faliscus, et les livres astro- nomiquesde Manlius. Ce dernier, bienqu'il se sentit à l'étroit entre la sévérité du sujet et les exigences des vers (3), voyant que tous les autres genres étaient traités, n'bésita point devant la di fienile d'une pareille tâche (4-) ; mais il rachète bien rarement par l'agré- ment du style l'aridité du précepte, si même il y parvient jamais.

Nous avons fort peu de chose à ajouter à ce que nous avons dit du théâtre à l'époque précédente. Les compositions régulières furent même presque entièrement abandonnées (5), pour faire place à des pantomimes, mêlées de danses et de morceaux de poésie dramatique. Ces pièces n'offraient pas une action complète, mais des scènes détachées, dans h squelles un caractère plébéien

(1) Il en est qui croient que Phèdre, dont aucun écrivain ancien ne cite le nom, à l'exception de Martial , n'a jamais existé, et que ces fables sont un ou- vrage supposé- On n'en découvrit le manuscrit qu'en 1562, lors du sac d'un cou- vent en Allemagne. La première édition est de 1596.

(2) Les fables dr Babrius, récemment découvertes dans un monastère du mont Athos par M. Minoïde Mynas,que M. Villemain. ministre de l'instruction publique, avait envo\é en missione la recherche de manuscrits grecs, ont élé publiées < hez Firmili Didol, sous ce tilre : Baë&tou Mvbiau.6o-., Rnbrii fabula: iambicn cxxn, par les soins du célèbre helléniste Joli. Fr. Boissonade; Paris, lfc44.

Le savant éditeur les attribue à l'époque de l'empereur Alexandre Sevère. (\o}eiAnimadiersiones critici Fred. Dûbner ; Paris, 1844.)

Ce fabuliste joint à un goût pur une grande finesse d'observation. On aime a retrouver sous la forme poétique du génie grec la fable du chêne et du roseau, une des plus belles de la Fontaine.

(3) Duplici circumdatus astu

Carminis et rerum.

(4 ) Omne genus rerum doctœ cecinere sorores ; Omnis ad accessus Heliconis semita trita est. Et jam confusi manant de fontibus amnes,

Nec copiant haustum lurhamr/ue ad nota niente n< . Integra quuramus rorantes piata per herbus.

(5) Lange (Vindicix trogœdix romana; Leipzig, 1822 ) a compte quai auteurs tragiques romains. Qu'on ne cherche donc pas pourquoi les Ro:. n'ont pas eu de tragédies.

POÉSIE. -W7

était tourné en ridicule dans ses diverses situations. Le poète ne fournissait que le thème, et laissait à l'acteur le soin d'impro- viser gestes et paroles; souvent l'auteur était en même temps l'acteur. On affectait dans ces pièces l'emploi du langage vulgaire et les locutions incorrectes, ce qui faisait que le peuple, se recon- naissantdans ces peintures, yprenait un plaisir extrême. Lesmimes Acteurs les plus célèbres furent Labérius et Syrus. Nous avons déjà parlé du premier; il nous reste de l'autre, vanté parmi les plus habiles dans son art, huit cent quarante-deux sentences morales, l'usage étant d'en préparer à l'avance un grand nombre pour les employer à l'occasion Cn. Mat ti us, ami de César et de Cicéron, écrivit, outre une Iliade, des Mimiambt>s tiès-estimés.

Les Romains, très-inférieurs aux Grecs dans le drame, les sur- passèrent de beaucoup dans la déclamation, si l'on en juge d'après le ton d'admiration avec lequel ils parlent de BathylleetdePylade, dont le nom cependant semble indiquer une origine grecque; d'Ésope et de Roscius, qui abandonna le masque, et que d'autres imitaient probablement. Ces acteurs, néanmoins, étaient en géné- ral des esclaves ou des affranchis , qui avaient se former à forre d'étude à bien prononcer le latin. Nous savons en outre que les théâtres romains étaient très vastes, ce qui obligeait l'acteur à forcer sa voix, pour être entendu de quatre-vingt mille spectateurs. Des hommes remplissaient les rôles de femmes, et tous se cou- vraient le visage d'un masque , ce qui rend inexplicable l'effet que produisaient les acteurs, au dire de Cicéron et de Quinti lien.

Esope et Roscius avaient soin de se rendre au Forum toutes les fois qu'il s'y plaidait une affaire d'un grand intérêt, pour obser- ver les mouvements de l'orateur, de l'accusé et des assistants. Le premier fut ami de Cicéron et gagna tant d'argent que, bien que magnifique à l'excès, il laissa à son fils vingt millions de sester- ces (1). Cicéron prit des leçons de Roscius, qui devint ensuite son ami, et tous deux se défiaient à qui exprimerait le mieux une pensée donnée , l'un par la parole, l'autre par le geste. Roscius recevait par an cinq cents grands sesterces, c'est-à-dire cent mille francs; l'actrice Dionisia, pour une saison de l'année 677, eut 200,000 francs. Les profusions modernes ne sont donc pas nou- velles.

Les ouvrages de beaucoup de poètes se sont perdus. Les co- médies de Fondanius, les tragédies de Pollion et de Varius, les épopées du même Varius, de Rabirius, de Cornélius Sévérus, de

(1) Punk, Ht st., no t. X, 72.

438 CINQUIÈME ÉPOQUE.

Cicéron, de Pédus Albinovanus, les poëmes didactiques de Mar- cus, les vers de ce Julius Calidus, réputé le poète le plus élégant après Catulle (I), ne nous sont connus que de nom. Cornélius Gailus, le confident de Virgile, combattit contre Antoine, et fut investi du gouvernement de l'Egypte ; mais il tomba dans la dis- grâce et se tua. Ce fut à lui que Parthénius de Nieée dédia le li- vre grec des Passions amoureuses, recueil d'aventures tragiques, tirées de divers auteurs. Ce Parthénius, qui fut le maître de Vir- gile , avait aussi écrit des Métamorphoses qui suggérèrent à Ovide l'idée des siennes, et un poème dont le Moretum de Virgile est une imitation (2).

Nous pouvons juger, par les ouvrages qui nous restent, de ceux qui ont péri. Ils nous font connaître qu'une littérature de tradi- tion et d'imitation dominait alors à Rome, puisque tous les esprits s'exerçaient dans les mêmes genres, sur les mêmes sujets et pres- que sur les mêmes sentiments. L'éloquence une fois réduite au silence, la poésie, pour avoir le droit de lui survivre, se fait l'ins- trument de la corruption, décorée du nom de pacification; en caressant l'opinion publique , elle l'accoutume , par le charme d'une douce harmonie, à entendre louer l'heureux parvenu, qui s'ennuie des llatteurs, mais les protège par intérêt, leur accorde de petits honneurs , les admet à sa table, leur adresse un sourire dans ses antichambres, leur permet d'être applaudis dans les écoles et au théâtre. Les vers de tous, bien que la contesture soit empruntée aux Grecs, révèlent une société imprégnée des vices de l'univers qu'elle a conquis, harassée par la guerre ci- vile, bercée par un despotisme élégant, indifférente aux intérêts publics et aux devoirs sévères, avide de repos, et uniquement dé- sireuse de se livrer, au sein desjonissanc.es du luxe, aux appétits des sens et à l'enivrement des passions. Les poètes prennent soin d'étendre sur les iniquités passées un vernis brillant , d'ex- cuser ou même de justifier l'injustice, d'égarer ou de pervertir l'opinion. Personne n'osera louer celui qui sera dans la disgrâce du prince; si le peuple s'effraye à rapp:iiilion d'une comète , les poètes proclameront que c'est l'étoile de Jules César (3) ; si Au- guste a peur, ils lui répéteront qu'il est nécessaire qu'il vive , et qu'il ne s'élève que le plus tard possible aux honneurs mérités de

(1) Vie a" At ficus.

(2) C'est ce qu'on lit sur un manuscrit du Moretum, dnns la bibliothèque Amlirosienne.

Vicat inter omnes Julium sidus, ( Hokace. )

l'Olympe; ils vanteront (chose étrange sans être rare) le bonheur de leur temps, quand les historiens s'accordent à déplorer la dé- cadence de toutes les vertus civiques.

Ces poètes, au reste, n'ont pas besoin de se montrer conséquents 'I consciencieux : qu'ils passent d'une école à l'autre, qu'ils ef- fleurent tout sans rien approfondir, niais surtout qu'ils persuadent que le comble de la sagesse est de jouir de la vie, d'user modé- rément des plaisirs et de faire naître les roses au milieu des épines. Leurs exhortations auront d'autant plus d'efficacité qu'ils emploie- ront dans une juste mesure les locutions nationales et les locu- tions étrangères, sans négliger la correction des formes et la déli- rai esse du goût, qualités qui ne tarderont pas à se perdre.

Cette direction vicieuse s'aperçoit même dans les deux plus Howee. grands poètes latins, Virgile et Horace. On pourrait extraire des écrits d'Horatius Flaccus l'histoire de sa vie. Déjà adulte il dé- cacheté une amphore qui date du consul L. Manlius, sous lequel il était né; si, dans la Basilicate, on visite Venouse sa patrie, on retrouvera encore l'Ofanto (Aufidus) qu'il a chanté, Forenza i Ferentum) avec ses coteaux gracieux, les bois de Banzi ( Bantia), la fontaine Bandusia sur la voie Appienne, le mont Volturo ( Vul- tur) et l'Acerenza escarpée (Acjierontia). Son père, affranchi, le fit élever avec soin du produit de son petit champ ; car alors ce n'était plus la carrière des armes, mais celle des arts et des lettres qui menait à la gloire. Il vint donc lui même à Rome, il demanda un petit emploi d'huissier des enchères publiques, afin que son fils fût élevé comme les enfants des patriciens et des sénateurs , et ne le cédât à personne par les vêtements et les ser- viteurs. 11 le surveillait , l'instruisait et le confia aux soins de Pupillus Orbilius, qui, ruiné par les proscriptions, s'était fait sol- dat, puis grammairien. Cet instituteur n'épargnait pas à ses élè- ves les corrections les plus sévères , et ses succès lui méritèrent une statue. Horace lui dut de connaître les anciens poètes latins; mais en les comparant aux Grecs, il vit combien ils étaient infé- rieurs à ces derniers, surtout à Homère, chez lequel tout est réuni, poésie, morale, politique.

Devenu soldat, il fut nommé au commandement d'une légion en qualité de tribun militaire , à l'âge de vingt-trois ans (1). Il se trouvait dans les rangs républicains ; mais, peu propre au métier de guerrier et à celui de Tyrtée, il jeta son bouclier à la journée

(i ) Quoti mi hi pnreret legioromana tribuno.

(Sat., tV, lib. I. x. 45.)

ti'' CINQUIÈME ÉPOQUE.

de Philippes. Pendant la tempête. Horace avait perdu le modeste héritage paternel V; or. comme les lettres seules lui restaient , il se tint quelque temps dans les rangs des victimes et des bou- deurs, d'autant plus audacieux qu'il était pauvre, jusqu'à ce qu'il se rapprochât des puissants du jour. Virgile et Varus l'introduisi- rent auprès de Mécène (2), qui, se rappelant l'amitié du nouveau venu pour Brutus, l'accueillit d'abord avec froideur; mais, lors- qu'il eut apprécié son esprit, il se l'attacha et le présenta à Au- guste. Des hommes qui vivaient ensemble sur le Forum, sous les portiques, dans les camps, établissaient de faciles relations, mal- gré une grande diversité de naissance et de position. Horace, d'un caractère jovial et tolérant, devient , sans envie ni bassesse, l'ami du hon Virgile, comme de l'opulent Mécène et d'Auguste lui- même; il donne des dîners, et mange chez les autres; d'ailleurs , il ne craint pas de se faire inviter, ou de demander des terres , des maisons de campagne , d'autant plus qu'il y en avait beau- coup à distribuer, soit qu'elles fussent confisquées, occupées mi- litairement, ou vacantes parla mort de leurs maîtres, victimes des proscriptions.

(1) Jnopemque paterni

Et laris et funài, paupertas impulit audax : Vt versus facerem. (Ep. I, II, 11, v. 50. )

(2) Un poète d'une époque peu postérieure, et dont les vers ont été placés dans les AnalectaAe, Virgile, chante les louanges de Mécène dans un panégy- rique adressé à Pison : on y lit, entre autres choses, ce qui suit, Epist. XIX. liv. [, v. 3 :

Ipse per Auso n i as /En eia carmina gentes Qui sonat , ingenti qui nomine puisât Ohjmpum, W.coniumque senem romano provocai ore, Forsitan illius nemnris latUisset in umbra Quod canit, et sterili, tantum cantasset avena fgnotris populis, si M.tcenate careret. Qui tamen haud uni patefecit limino vati, Nec sua Virgilio permuti numina soli. Mxcenas tragico quatientem palpita gestu Ercxit Varium, Mxcenas alta Thoantis Eruit, et populis ostendit nomina Graûs. Carmina romanis etiam resonantia chordis Ausoninmque chelyn gracilis patefecit llorati. 0 decus, et toto merito venerabile œvo Pierii tutela chori, quo prxside tufi Von unquam vates inopi fimuere senectx.

\\\ lieu de r/wantir-, pourquoi ne lit-on pus Thyestis, titre de la tragedie de Varias, dont Quintilien dit : Cuilibet Grxcorum mmuarari pnfr*/ > anst. or-,

l.)

POESIE. ìli

Horace fut gratifié d'un domaine sur les coteaux de Tivoli, qui aurait suffi à l'entretien de cinq familles ( 1) ; c'est qu'il vivait heureux, célébrant les anniversaires, invitant Virgile ou Mécène à lui apporter du vin et des parfums. Exempt d'ambition, il ne pouvait supporter aucune espèce de liens , au point qu'il refusa d'être le secrétaire d'Auguste ; mais il dut répondre à ses caresses par des louanges ; il devint même le poète de la cour, et sa muse eut des chants pour toutes les circonstances.

Il n'est peut-être dans aucune langue un poète aussi varié qu'Horace. Simonide est mélancolique , Tyrtée belliqueux, Pin- dare plein d'audace , Archiloque mordant, Anacréon voluptueux, Sapho délicate , Ovide abondant ; mais Horace réunit en lui seul toutes ces qualités; et ce qui le distingue de tous les autres lyri- ques , c'est qu'il joint au génie le goût le plus exquis. L'un l'excite à prendre l'essor le plus hardi , l'autre ne lui laisse jamais dépas- ser les limites si indéterminées, et pourtant si absolues, au delà et en deçà desquelles on ne peut qu'errer. Toujours fidèle à ses principes, il passe sur sa lyre d'un ton à l'autre, et par toutes les nuances du sentiment (2). Tantôt il courtise Chloé, la jeune fille de Thrace , en dépit de la Romaine Lydie ; il insulte aux charmes vieillis de Lycé et aux sortilèges peu redoutables de Canidie. Tan- tôt il vante à Licinius la douce médiocrité , ou bien il entonne un hymne aux dieux. Ici, il se récrie contre le luxe de la Perse, con- tre l'ivoire et les lambris dorés , et fait des vœux pour que Tibur procure le repos à sa vieillesse, après les fatigues des camps; puis, avec la même facilité réfléchie , il gémit sur le renouvellement des guerres civiles, et soulève le voile qui couvre les mystères de la politique. Il lui arrive une fois de peindre le bonheur de vivre aux champs avec tant d'enthousiasme, qu'on le croirait prêt à quitter la ville; puis, deux vers viennent vous désabuser et vous appren- dre que tout ce riant tableau n'était rien qu'ironie (3).

Il répète à Mécène , son protecteur et sa gloire , qu'il ne saurait vivre-sans lui, qu'il veut mourir avec lui ; mais son génie lui dit qu'il

(1) Episl. xiv, lib., i, v. :\.

(2) IS'ullius oddictus jurare in vérba magistri,

Quo me cumque rapii /empestas, deferor hospes. Nunc agilis fio et mersor civilibus undis, Virtutis verse cuslos rigidusque satelles : A'unc in Aristippifurlim preecepta relabor, Et mihi res, non me rebus, submittere conor.

o) On ne saurait désirer un travail plus compiei m Horace que fini de "M. Walckenaer.

442 CINQUIEME ÉPOQUE.

s'est élevé un monument plus durable que l'airain. Il plaisante sur son bouclier jeté dans les champs dePhilippes, et se traite de pourceau des étables d'Épicure; mais en même temps il recom- mande d'élever la jeunesse romaine à souffrir la dure pauvreté. Il veut que, s'élancant à travers les rangs ennemis comme un lion au milieu de brebis timides, le jeune Romain fasse trembler la compagne du tyran revêtu de la pourpre; sachant que ses paroles sont pesées par .Auguste, il se garde bien de louer Gicéron. Il exhorte les Offéliens, que les libéralités spoliatrices du triumvir ont réduits à la condition de fermiers, de propriétaires qu'ils étaient, à opposer une âme ferme à la fortune ennemie (1)j il traite de fou le grand jurisconsulte Labéon (2), parce qu'il ne s'est pas courbé devant l'empereur. Enfin , il fait un grand poète de Cassius de Parme tant qu'il est en faveur, et le tourne en ridicule quand il est disgracié. De pareils torts ne sauraient être rachetés par les louanges décernées, dans des moments d'élan, aux vertus de Régulus et de Gaton, à ceux qui sacrifièrent généreusement leur vie pour la patrie ; il gémit sur les peuples qui pâtissent du délire des rois. Quant à nous, ces excès d'enthousiasme nous fe- raient penser qu'Horace ne s'abandonne à la muse lyrique que pour ne pas se trouver entraîné à entonner des chants épiques, bien qu'il montre pour l'épopée plus de dispositions que tout autre Latin ; mais cette carrière lui était interdite : le siècle d'or vou- lait étouffer les grands souvenirs des siècles précédents.

Dans tout il imita , et même le plus souvent il traduisit les Grecs, ce qui . nous le répétons, n'était point un tort aux yeux des Ro- mains. Il dit quelque part que tenter de rivaliser avec Pindare, c'est renouveler le vol d'Icare avec des ailes en cire. En effet, quoi qu'on en ait pu dire, il ne nous semble pas atteindre à son niveau; car, bien que l'on se sente plus ébloui que touché aux ai ents du poète grec, cependant son ode revêt toujours un ca- ractère social, même alors qu'il loue des individus; Horace , au contraire , s'en tient généralement aux affections et aux sensations personnelles.

En écrivant pour l'immortalité, mais à l'occasion de circons- tances journalières, il parle toujours de lui et des siens, de sorte qu'il nous initie à la vie des anciens (3). Dans ce poète, mieux

(\) Vivite parvo,

Fortiaque adversis opponile pectora rebus.

O.) Labeone insanior. (Sat. I, 3.)

(3) Dans les ouvrages de ce poète ressnrtent sous de vives couleurs la gran-

POESIE- '«43

encore que dans Ovide , on peut suivre cette corruption que fa- cilitaient la licence des courtisanes, l'usage des bains en commun et celui qu'avaient adopté les Romains de prendre leurs repas couchés sur des lits; de sorte que ics matrones , tout à la fois vé- nérées et abandonnées, étaient protégées vainement par les cou- tumes et les lois. Ce qui frappe dans un auteur d'un goût si délicat, d'une sagacité si exquise, et qui était lié avec l'élite de la société romaine, ce sont les obscénités basses et éhontées qui ont fait dire à Quintilien qu'il ne convenait pas de le lire en entier. Il est vrai que ces taches se trouvent dans tous les poètes de cette époque, à l'exception de Virgile; mais je ne partage pas l'avis de ceux qui pensent qun les expressions indécentes blessaient moins les La- tins que les modernes , puisque Horace et les autres s'en excusent sur l'exemple de leurs prédécesseurs. Dans ses vers, comme dans les autres poésies latines, à l'exception de quelques passages de Tibulle et de Properce, on ne rencontre, au milieu de tant de peintures amoureuses, rien qui vienne du cœur, rien qui donne une idée d'une passion réelle et forte : tout s'y borne à la volupté. Horace est plus original dans les É pitres et les Satires ; c'est dans ce dernier genre uniquement que la poésie latine s'est mon-

deur et la gloire, les ridicules et les vices de ce siècle mémorable. ( Walckenaer, op. cit. Voy. 7. Passow, Horat. Flaccics, Lebeti und Zeitalter; Leipzig, 1839.)

Philippe, Buttmanii, Ueber die geschichf licite Anspielungen in Horat.; Ber- lin, 1828.

Weichert, Prolusiones de Q. H. Flacci epistolis, 1820, et Lectiones venu- ■n,i, 1S32-1833, sur l'histoire et du poète et de ses contemporains.

Jacobs, Lectiones venusinx (Lipsiae, 1S34), sur l'appréciation morale du caractère, de la vie et des poésies d'Horace

Voyez en outre Schmid, Dœring, Braunhard,Orelli, Pèerlkamp, et tantd'autrts écrivains modernes qui ont étudié ce poêle. Wieland avait composi1 sur Horace un roman ; Dorina, la satire des contemporains. Weichert a exposé d'une ma- nière solide la littérature du siècle d'Auguste. Hofmann Pèerlkamp (Harlem, 1834 ) prétend que le commerce intime qu'il a eu avec ce poète lui permet de re- connaître toutes les interpolations, et sur 3,845 vers, il en note 044 qu'il at- tribue aux grammairiens. J. C. Orelli, dans l'édition qu'il publia à Turin ( 1837- ts.'S), après vingt-cinq années de leçons, ne conteste pas la pureté du texte et ne s'acharne pas contre ceux qui l'ont commenté avant lui. Differì aulem nostra interprelalio a similibus qux in scholis ferunlur, his potissimum nomi- nibus : sxpius dijvdicantur et varit lectiones et diverse grammuticorum explicationes , sine ulla tamen inquemquam inseclatione aut contumelia ■. quin in hoc quoque genere, tnotis plerumqae adversariis, qux veriora ubi- que viderentur, argumentis additis exposut, ne tranquillissima disputatici acris rixx cum hoevel ilio inimico conlractx speciem unquarn prx se ferrei ; quo quidem cum aliis digladiandi et depugnandi studio in hujus modi script is studiosx juventuti proposi fis ni/ni profecto perversivi reperiri pot est.

i I I CINQUIÈME ÉPOQUE.

trée libre. On en fait honneur à Lucilius, qui écrivit trente livres de satires des plus mordantes. Les fragments qui ont survécu, et ceux de quelques autres poètes moins célèbres , peuvent nous ini- tier jusqu'à un certain point à la connaissance des mœurs contem- poraines. Nous trouvons dans Ennius les femmes déjà habiles dans l'art de plaire et de mener de front plusieurs intrigues (1 ).

Lucilius, plus sévère, reproche aux Romains d'avoir le miel sur les lèvres et le poignard à la ceinture , de feindre la probité et d'attiser partout la discorde (2); Turnus reproche aux poètes de prostituer les Muses par leurs chants obscènes (3). Ennius et Lu- cilius furent considérés comme maîtres en deux genres de satires qui différaient moins par le fond que par la forme. Le genre de Lucilius fut illustré par Horace, celui d'Ennius par Yarron, qui écrivit quelques satires intitulées Ménippées d'un certain Ménippe de Gadara, écrivain mordant, et dans lesquelles la prose alterne avec les vers.

Reprenant la mesure libre et le ton familier de Lucilius, Horace se montre vraiment supérieur dans l'art de faire difficilement des vers faciles. La satire est la poésie des temps de révolutions, puis- qu'elle aide à détruire et à réformer. Si elle s'associe à l'élégie, elle atteint au plus haut degré de la poésie sociale; sinon, elle se contente de rire et d'instruire en amusant. Horace prit le dernier parti: car, à fréquenter \a société on en découvre les ridicules, et c'est la vie solitaire qui en révèle les vices. Les vices étaient sans doute nombreux à Rome , mais la prospérité publique éten-

i Quasi in choro pila ludens

Datatila dat sese et commune»! lacit; Alium tenet ;alii nutat; alibi manus list occupata ; alii pervertit pe.dem ; Mu dot annulum spectandum ; a labris Alium invocat; cum alio cantal , et tameu Alti dat digito li/eras.

Ci) l'erba dare ut cauta possent, pugnare dolose. Blanditici certare, bonum simulare virum se, Insidias tacere ut si hostes sint omnibus omnes .

(3) Sseva canent , obscena canent foedosque hymenseos Uxoris pueri, Yencris monumenta nefandee. v<r \ln\ris cecinisse pudet , nec nominis olim I irginei, famxque jurai tneminisse prioris. Ali l pudor exstinctus, doetseque infamia turbai: Sub titillo prostant, et queis genus ab Jove summo, Ees kominum supra crectee, et nullità egentrs Asse merent vili, oc sondo sr corpnre fœdant

POÉSIE. '• »•'•

dait un voile brillant sur la dépravation générale , et l'on pouvait encore sourire dece qui, au temps de Juvénal, devait faire blasphémer un honnête homme. Puis les monarchies tendent tou- jours à répandre un esprit de modération; or, comme Auguste donnait lui-même l'exemple en faisant l'éloge des anciennes mœurs tout en adoptant les nouvelles, Horace le seconda en égratignant sans enfoncer le trait , en décrivant plus qu'en critiquant, et en se mettant lui-mêmeau premier rang des pécheurs.

Néanmoins, tout en dessinant les ridicules et le côté honteux de la société romaine , il ne laisse pas que de lancer des traits au vice , mais sans montrer d'horreur pour lui ; il exhorte à la vertu, mais elle ne le séduit point; il blâme la toute-puissance attribuée à l'argent (1), mais il courtise ceux qui en ont, et sollicite des ban- quets et des dons. Il loue de bonne grâce et Virgile Tibullo, et jusqu'à Valgius et à Varius (2), poètes comme lui; il fait consister la morale à fuir les excès , et conseille de régler ses désirs sur les moyens qu'on a de les satisfaire , de vivre content de soi-même et de se rendre agréable aux autres; du reste, le teint fleuri, soigné de sa personne, il s'abandonne joyeusement aux voluptés sans prendre souci de l'avenir. Aussi éloigné du stoïcisme désolant de Perse que de l'humeur atrabilaire de Juvénal , et du cynisme dans lequel certains hommes font consister la force de la satire , il ne s'écarte jamais de cette finesse d'aperçus , de cette propriété d'ex- pression que l'on ne peut acquérir que dans les grandes villes et par le contact des opinions. Or, comme la médiocrité , dans le bien et le mal, est toujours le partage du plus grand nombre, dans ses portraits de mœurs gardent toujours le mérite de laressemblance. et nous en retrouvons les originaux dans ceux qui nous coudoient journellement.

(l - Vilius argentum est auro, virtutibus aurum... O cives, cives, quxrenda pecunia primum est, Virtus post nummos.

Omnis enim res, Virtus, fama, decus, divina humanaque ptilchrïs Divitiis parent, quas qui construxerit, ille Clarus erit , justus, fortis , sapiens etiam et rex, El quidquid volet. Et gemts, et virtus, nisi cum re, vilior alga est.

(2) Valgius seterno propior non alter Nomerò. Varius , Virgiliusque

Animée quales neque candidiores

Terra tulil, neqxie queis me sit conjunctior aller.

Vlrcile

446 CINQUIÈME ÉPOQUE.

Un de ses ouvrages les plus remarquables par l'autorité qu'on s'accorde à lui reconnaître , est son Épi tre aux Pisons , impropre- ment intitulée Y Art poétique; il est, en effet , didactique au fond , avec la forme épistolaire et des épisodes satiriques ; une causticité enjouée s'y associe agréablement à la familiarité du discours , l'art au précepte. Le poète de Venouse y traite , avec la libre simplicité qui convient à l'épitre , de divers points de littérature, mais surtout du genre dramatique. Tout en paraissant apporter, dans les règles arbitraires , des entraves au génie , il tend à l'affranchir de la crainte des pédants, qui prétendaient alors restreindre la langue dans les limites d'une époque , et la borner aux exemples fournis par cer- tains auteurs, au lieu de reconnaître l'usage pour souverain maî- tre (1). A leurs yeux, c'était un sacrilège que de ne pas respecter les anciens, et de rendre justice à ceux dont la mort n'avait pas encore consacré le renom (2)j ils attribuaient à la décision d'un critique bavard et pétulant plus d'autorité qu'au jugement modeste du petit nombre d'hommes éclairés.

P. Virgilius Maro, dans le village d'Alides près de Mantoue, fut élevé à Crémone et à Milan. Il vint à Rome pour réclamer le petit domaine paternel , à l'epoque ou les soldats d'Octave se par- tagèrent les terres qu'il leur avait abandonnées. Bien accueilli par le triumvir, il s'en fit un dieu et fut comblé de ses faveurs (3). Naïf, élégant, ami de l'art et de la paix, il semble qu'il fût ne tout exprès pour être le poète de cette époque; en effet, il impor- tait de distraire les esprits des intrigues politiques pour les ramener

i usus

Quem pênes urbitrium est et jus et norma loquendi.

[2) Qut redit ad J'aslos, et virtutem xstimat annis . Miraturque nihil, ntsi quod [Abitino sacravit.

St tam Gratis novitas invisa fuisset

Quant nobis, quod nunc esset vêtus P... Jam saliare canneti qui laudat . .. Ingénus non Me favel, plaudilque sepultis, Nostra sed impugnat, nos nostraque lividus odit.

(S) Les anciens auteurs qui ont écrit l'histoire de Virgile font monter ses ri- chesses à dix raillions de sesterces (2,000,000 fr.). Sans qu'on puisse dire qu'elles s'élevassent précisément à ce chilfre, il est certain que le poète se laissa rémunérer largement et vécut dans l'opulence. C'est à quoi Ju vénal fait allu- sion dans la satire 111, 69. Horace en prend occasion de louer Auguste ( Ep. 1. lib. il, t. 245) :

At neque dedecorant tua de sejudicia atque Mimera, qux, multa danlis cum laude, tulerunt Dilecti tibi Virgilius Vai iusque poeta.

poesie. 447

aux travaux paisibles de la campagne, de convertir les épées en socs de charrue . de reléguer le présent dans le domaine des sou- venirs. Telle était la tâche à laquelle Auguste conviait les muses ; tous les poètes de son âge affectent de croire à la nombreuse fa- mille des dieux, même dans leurs transformations les plus ba- fouées; ils prêchent les bonnes mœurs et la sobriété des ancêtres, applaudissent au retour de la paix, de la pudeur antique, de la chaste famille, et célèbrent ces habitudes champêtres qui avaient produit les vainqueurs de Carthage.

Mécène pressa donc instamment (1) Virgile d'ennoblir l'agricub ture, de chanter les champs, et Virgile composa les (léorgiques, chef-d'œuvre de goût , de bon sens et de style ; c'est le monument le plus achevé de la littérature antique . le désespoir de ceux qui , s'obstinantà cultiver la poesie didactique, triomphent avec facilite de difficultés apparentes si on les considère isolément , mais restent, comparés à Virgile, dans une incontestable infériorité.

Aucun poète ne fut peut-être plus profondément initié aux ar- tifices les plus déliés du style, dans lequel il apporta une variété d'expression prodigieuse, une richesse de rhythme inépuisable. Tout en caressant l'oreille du lecteur, dont l'attention est invin- ciblement captivée , il n'a garde de chercher des effets apprêtés et d'abandonner le ton naturel, pour éblouir par de faux brillants. Ce qu'il apprit dans les conversations des esprits éclairés de la cour d'Auguste, il le raffine dans la solitude par un sentiment dé- licat.Depuis l'allure majestueuse de son hexamètre jusqu'au choix des mots les voyelles s'équilibrent avec les consonnes , les sons doux avec les syllabes rudes, tout chez lui tend à démontrer que la pensée et l'expression se sont produites simultanément. Il ne se propose pas d'inventer, mais de faire une poésie accomplie; il copie les beautés de ceux qui l'ont précédé , en y ajoutant quel- ques-uns de ces traits exquis qui sont tout à lui; par l'étude, il améliore ce que l'instinct leur a fourni , en élague toute aspérité , toute inconvenance, et flatte, par le goût le plus fin, le lecteur, pris d'amour pour un poète qui consacre tous ses soins à le charmer.

Malgré ce désir de plaire, Virgile n'oublia jamais sa Home che- rie, qui, de son humble origine , est devenue la merveille du monde. Dans les Bucoliques, les bergers feront des allusions con- tinuelles aux prospérités de Rome , à la magnificence d'Auguste.

(i) llaud mollta jussa.

Accipe jussi.s. Carmina cœpta fuis.

UN CINQUIÈME EPOQUE.

Ces bergers-la sont des hommes d'un esprit cultivé et du meilleur ton, qui expriment ses propres sentiments; car il ne sut pas, comme Théocrite, faire oublier la fiction, varier même les ca- ractères, et se renfermer dans les limites de la poésie pasto- rale (1).

Mais ses protecteurs réclamaient de lui une plus grande compo- sition, une œuvre qui permît à Rome de n'envier aucune des ri- chesses de la Grèce , une épopée. Il faut une disposition d'esprit toute différente pour lire les épopées primitives et vraiment natio- nales, comme celles d'Homère, de Dante, ou les Niebelungen, et les poèmes qui ne sont que le fruit de l'étude et de l'art ; car, loin d'être dictes par la nécessité de retracer une époque de la civilisation, et de rassembler les traditions populaires, ils sont en- trepris de propos délibère, comme la Jérusalem du Tasse, qui ne savait s'il chanterait la première ou la seconde croisade.

L'épopée est l'histoire des nations qui manquent encore d'an- nales et de critique. Les peuples, en se raffinant, perdent cette croyance naïve dans l'intervention immédiate des dieux, qui joue un grand rùle dans les épopées primitives ; la science ex- plique ce qui paraissait mystère, et l'art vient ravir aux habitudes familières de la société naissante toute leur grâce naïve. Alors doivent succéder au grandiose épique d'Homère les nombreux travaux d'érudition que nous avons vus exécutés par l'école d'A- lexandrie : travaux riches de beautés , régulièrement conduits , raisonnes dans toutes leurs parties, mais trop étrangers à ce gé- néreux dédain des règles , à cet élan magnanime des poèmes po- pulaires ei nationaux. L'allégorie, la discussion, la curiosité scientifique, sont substitués à la foi aveugle. Sous l'empire di souvenirs lyriques, le poète y mêle ses sentiments personnels, de même que ses souvenirs dramatiques lui font chercher les situa- tions et les émotions de la tragédie.

Virgile, qui arrivait non-seulement après les auteurs originaux, mais encore après les imitateurs au temps de la plus grande cul- ture littéraire, ne pouvait, quand bien même son génie l'y eût porté, enfanter une épopée naturelle; mais il devait, à force d'art, «lVtudes, de connaissances, en produire une qui, dans son ensem ble harmonieux , réunirait tout ce qui avait été enfanté de plui parfait jusque-là.

(1) César Staliger ( Poetices liber V qui et Criticus ) signale les larcins de Virgile dans Homère, Pindare, Apollodore, et plusieurs autres : mais, en voulant prouver, et cela emprunt par emprunt, qu'il les surpassa tous, Scaliger montre l'érudition d'un grand critique et l'insistance d'uu pédant

POÉSIE Î49

Déjà on avail l'ait beaucoup à Rome; car s'il faut considérer comme un rêve d'érudition l'existence de poëmes nationaux pri- mitifs , dans lesquels les idées auraient été personnifiées en types, comme les sept rois et les différents héros, jusqu'à la bataille du lac Régille, il est certain que Névius et Ennius chantèrent, l'un la première guerre punique, l'autre la seconde et celle d'Étolie (1). De leur temps on écrivait déjà l'histoire : leur épopée ne pouvait donc être que l'exposition en vers des fastes romains. Les moyens épiques ne pouvaient même être employés avec foi par Ennius, traducteur d'Évhémère et d'Épicharme , qui expliquaient la mythologie par des symboles et des apothéoses. Dans le but de flatter la vanité nationale , les deux poètes remontèrent jusqu'à l'origine de Rome; mais cela devait ressembler à une greffe étrangère à leur sujet.

Après eux s'accomplirent de grands événements, qui parurent offrir à l'épopée des sujets dignes d'elle; mais la critique avait déjà séparé les deux éléments dont la réunion était nécessaire pour lui donner la vie, au moins selon les formes grecques : nous vou- lons parler des faits historiques et des moyens surnaturels. Quel- ques-uns avaient encore recours à la mythologie (2), et s'éloignaient tout à fait de leur siècle. Properce se raillait d'eux tout en les en- censant (3) ; car ils s'en tenaient à des sujets qui, au défaut d'être rebattus, joignaient celui de ne plus inspirer assez de croyance pour que la mythologie pût venir en aide à la poésie.

D'autres, au contraire, entreprenaient de célébrer les gloires récentes de Rome : la guerre des Cimbres, le consulat de Cicéron, les expéditions de Lucullus et de Pompée, les conquêtes de César,

(I) Ennius fait allusion à d'autres poètes : Scripsere alii rem Versibxi' quos olim Fauni vatesque canebant.

>> Quis aut Eurysthea durum ,

Ajut illaudati nescit Busiridis aras ? Cui non dictus H y las puer et Latonia Pelos, Hippodameque, humeroque Pelops insignis eburno, Acer equis P

(Georg., III, 4.)

(3) Dum tibi Cadmeai dicuntur, Pontice, Thebse, Armaque fraterna tristia militia; Atque{ ita simfclix) primo contenais nomerò.. Me laudent doctx solum placuis.se puellu... Tu care nostra tuo contenni as carmina fastu : %eepc venti magno feenore tardus amor.

(Eleg., I, -. )

IHST. |\|V. T. IV. :i

450 CINQUIÈME ÉPOQUE.

les victoires d'Antoine et d'Octave. C'est ce que firent Ostius, aïeul de la Cynthie de Properce, deux Furius, deux Cicéron, Varron. Anser, loué a la cour d'Antoine et bafoué à cello [d'Auguste, Va- rius et d'autres encore. Mais, d'une part, les exploits que ces poètes se proposaient de chanter étant trop rapprochés, leur ima- gination se trouvait entravée dans son essor, et ne leur laissait que le rôle d'historiographes; de l'autre, leur qualité de clients ou de protégés de tel ou tel personnage illustre les astreignait à la néces- sité de flatter un homme ou une faction , au lieu de leur permettre d'exalter la nation tout entière ou d'intéresser l'humanité.

Les Romains trouvaient une autre source de poésie dans lés anciens souvenirs de leur pays, dans le contraste qu'offraient 1rs commencements si faihles de Home avec sa grandeur présente. Un certain Sabinus y puisa le sujet de ses chants, interrompus parla mort (I), et c'est celui des Fastes d'Ovide. Properce se proposa de chanter les fêtes antiques et les anciens noms des lieux (2), poëme dont plusieurs parties sont peut-être des frag- ments, comme on en retrouvel'idée dans l'élégie à Rome, il s'ex- prime ainsi : « Tout ce que tu vois, ô étranger, dans cette grande « Rome, n'était que collines couvertes de gazon avant le Phrygien « Énée. Les bœufs fugitifs d'Évandre se reposèrent surgissent « les palais consacrés à Phebus. Ces temples d'or se sont élevés « pour des divinités d'argile; le dieu Tarpéien tonnait du haut « de la roche nue, et nos troupeaux erraient aux bords du Tibre. « La corne pastorale convoquait les premiers Quirites, et cent « d'entre eux, assis dans une prairie, formaient le sénat. Alors « des voiles flottants n'étaient pas suspendus sur la profondeur « du théâtre, les loges n'exhalaient pas un parfum de safran, et il « n'était pas besoin d'aller en quête de dieux étrangers, quand « la foule attentive tremblait a la célébration des rites sacrés (3). »

Il faut compter en outre l'habitude, devenue une nécessité, de suivre les Grecs pas à pas, non-seulement dans le vers et dans la forme extérieure, mais encore dans le fond, surtout dans les croyances.

Virgile, venu à l'époque la vieille Rome périt, la transfor- mation de l'empire excite de vagues pressentiments d'un avenir

i Imperfectumque dierum

Deseruit celeri morte Sabinus opus.

OviD., rie Ponto, \X,\&, 15.)

(2) Sacra diesque canam et cogìminiiui prisca locorum.

(Eleg. IV, 1,89.)

J IV. i.

poesie. 454

incompréhensible, songea à combiner les éléments que les autres employaient séparément. Les souvenirs républicains auraient pu porter ombrage à l'heureux pacificateur, et il aurait froissé trop d'affections si , comme Lucain , il eut entrepris de chanter des armes teintes d'un sang non encore expié. Il se jeta donc dans l'antiquité, empruntant à Homère le sujet, les héros, la disposition même, le vers et le ton , comme l'avaient fait ses prédécesseurs ; bien qu'il réunifies voyages de l'Odyssée et les guerres de l'Iliade, il n'adopta la fable homérique que pour considérer des faits loin- tains et rapprochés, et rester essentiellement Romain tout en chan- tant les Troyens. La pensée de rattacher la fable iliaque aux vieilles traditions de l'Italie n'était pas nouvelle; elle flattait la vanité de la nation, et chatouillait spécialement l'orgueil de cette famille Julia, qui avait grandi sur les ruines de l'aristocratie. Dans ce lointain favorable à l'imagination, il devenait plus facile de faire apparaître, au moyen d'épisodes, les noms de ceux à qui la puissance romaine dut de s'accroître et de s'affermir. L'épisode de Didon pouvait amener la guerre punique, dont le résultat décida de la grandeur de Rome ; d'anciens motifs de haine, les im- précations d'Élise appelant la vengeance, et une haine irréconci- liable contre les descendants d'Énee, devaient justifier la destruc- tion de Carthage. Enfin il y avait tout l'effet du contraste entre la Rome qui allait naître près de la chaumière royale d'Évandre, et la ville de marbre d'Auguste, sur qui se concentrerait toute la splendeur de l'histoire italienne et du temps des demi-dieux (1).

Combien une fable si savamment calculée devait rester au-des- sous de l'inspiration spontanée d'Homère! LeMéonienest encore un homme des temps héroïques ou croyants; il montre, en réu- nissant la terre et le ciel , la volonté céleste et la volonté humaine qui conspirent à une même fin , les divinités qui interviennent sans cesse dans les actions et dans les projets des mortels. Aux temps de Virgile, cette sorte d'initiation divine est perdue, les exploits paraissent sans relation avec le ciel , et leur destination est rarement sociale. Si les dieux apparaissent de temps à autre , c'est par l'effet d'un mécanisme artificiel , et le poëte , en écrivant pour un peuple qui ne croit plus, supplée à l'inspiration parla

(1) Toutes les fables de Virgile sur l'arrivée d'Énée en Italie se trouvent dans Denys d'Halicai nasse. Or ce dernier ne publia son ouvrage que sept ou huit ans avant Jésus-Christ, environ dix ans après la mort de Virgile. Il faut donc que le poëte ait puisé à une autre source; mais il est surprenant que Denys ne cite point Virgile. Etait-ce mépris des Grecs pour tout ce qui était romain, ou ne serait-ce qu'une preuve de plus de l'ignorance étaient les anciens des ouvrages qui les avaient précédés ?

?9.

i52 CINQUIÈME ÉPOQUE.

ôcience. Il ne lui suffit plus de chanter l'origine de la nation ro- maine, mais il doit la constater ; il examine donc la tradition, choisit , ordonne , se livre à un exercice d'art , non à une poésie de premier jet 3 et son travail reste pour attester les traditions antiques.

Ce qui même pourrait paraître une conception naturelle de sa muse, n'est qu'une réminiscence. Dans son poëme sur la guerre punique, Nœvius avait déjà raconté l'arrivée d'Énée en Italie, et semé son voyage des mêmes accidents que Virgile, avec la tem- pête excitée par Junon , les plaintes de Vénus à Jupiter et les es- pérances que lui donne le père des dieux pour la consoler. Il est même probable que Naevius conduisait Énée à Carthage, puisque nous savons avec certitude qu'il créa le personnage d'Anna, sœur de Didon (1). Vairon fait mention de la piété d'Énée sauvant son père et ses pénates; il ajoute que l'astre de Vénus ne disparut plus aux regards des Troyens fugitifs jusqu'à ce qu'ils eussent abordé au rivage indiqué par l'oracle de Dodone. De longs pas- sages de l'Enéide ne sont que des fragments traduits d'Apollonius de Rhodes. Stésichore fournit à Virgile le dénoùment du drame iliaque. Si nous en croyons l'un des interlocuteurs des Saturnales de Macrobe , le second livre aurait été emprunté tout entier à Pi- sandre , et la Chrestomathie de Proclus nous apprend que l'inven- tion du cheval de bois est due à Aratinus et à Lesché.

Virgile ne fut donc pas un poète d'inspirations personnelles; sans jamais voler de ses propres ailes, il se mita la suite deThéo- critedans \esÉgtogites, d'Hésiode dans les Géorgiques, d'Homère dans Y Enéide.

Il ne put mettre la dernière main à l'Enéide , et lorsqu'il mou- rut dans la force de l'âge , il recommanda à Auguste de la brûler, vœu que l'empereur n'eut garde d'accomplir. L'Enéide , telle qu'il l'a laissée, mal ordonnée dans son ensemble, et laissant beaucoup à désirer dans la représentation des personnages comme dans le choix de l'expression, l'Enéide est un travail exquis, et la forme dont elle a revêtu l'épopée a servi de règle aux poètes épi- ques postérieurs, pour qui elle a été parfois aussi une entrave (2). Quand on étudie ce beau génie si harmonique, on regrette qu'il n'ait pas voulu ou su être plus national; qu'au lieu d'imiter sé- parément les poètes didactiques d'Alexandrie et le chantre méo-

(1) Hermann, Elemento, doctrìnx metrica?, p. MM.

(2) La traduction d'Annibal Caro esj (tigne d'un poêle ; tous ceux qui oui entrepris la même tAche ont réu«i h montrer ses défauts, mais sans pouvoir l'égaler.

POESIE. î.Y'i

nien, il n'ait point cherché à les réunir ; qu'en retraçant l'ancienne civilisation italique (tâche il est resté inférieur), il n'ait pas donné, non sous forme d'enseignement, mais comme portraits, les naïves peintures de la vie champêtre, aussi naturelle àia vieille Italie que l'industrie et la navigation l'étaient à la Grèce. H aurait ainsi produit un ouvrage , non pas seulement romain , mais italique, évité une ressemblance trop frappante avec les poètes qu'il imitait, et le contraste qui , chez lui comme chez les autres Latins , se laisse apercevoir entre ce qui lui est propre et ce qu'il emprunte.

Étudiez Virgile dès l'enfance, nous a dit un grand poète, et nous avons apporté un amour passionné à contempler cette forme si tempérée, si pudique dans sa beauté; mais nous ne saurions nous joindre à ceux qui répètent, en phrases d'école, que le chan- tre d'Énée a surpassé ses modèles. Quand Homère est si simple dans la description des jeux, Virgile entasse dans la peinture des siens tant de ressources d'art , qu'il en faudrait moins pour ra- conter la destruction d'un empire. Qui n'a pas senti la sublimité des combats d'Homère ? Chaque guerrier qui tombe obtient un regret, en même temps que tout n'est qu'un fracas , qu'une mêlée du ciel et de la terre , dont retentissent les vers et les paroles. Quel expédient mesquin , au contraire, que le cheval de bois ! Cent braves qui se renferment dans une machine , et livrent leur vie à la merci de l'ennemi; Sinon, qui forge le mensonge le plus in- vraisemblable; les Troyens assez aveugles pour ne pas envoyer jusqu'à Ténédos, ou ne pas prendre la peine d'observer d'une tour si la flotte ennemie a pris le large dans l'Hellespont ; une masse si énorme traînée en peu d'heures de la plage dans la citadelle de Troie , en franchissant deux fleuves et une brèche dans les rem- parts; mais ce n'est pas tout : à peine cette machine est-elle ou- verte par Sinon que Troie est incendiée et prise ; Troie, vaste cité, remplie de peuple et d'une armée entière, dans laquelle Énée, presque seul, songe à défendre sa demeure. Toute résis- tance a déjà cessé avant l'aube : les vainqueurs ont rassemblé le butin et les prisonniers; les vaincus , d'un autre côté, ont mis à l'abri ce qu'il leur a été possible d'arracher aux flammes.

Parlerons-nous des caractères? Junon, au début, est triviale, et toute son emphase est moins expressive que la démarche du prêtre Chrysès qui retourne attristé vers le rivage, demande ven- geance et l'obtient du dieu. Évandre , dans ses adieux à Pallas, paraît une femme en comparaison de Priam aux pieds d'Achille. Hector, qui donne un baiser à Astyanax cl prie les dieux qu'on

ÌÒ4 CINQUIÈME EPOQUE.

puisse dire : « Le pere ne fut pas si vaillant , » a bien plus de dignité qu'Énée au moment il se sépare de son fils. Prïam règne entouré de respect, et se montre grand encore dans le malheur, tandis que Latinus, dans ses jours de gloire, offre un mélange d'ineptie et de cruauté. On ne voit plus Hector combattant pour les murs sacrés de Troie, mais un prince étranger qui vient ravir à un prince son territoire, une épouse a son fiancé. Il triomphe pour- tant, et la victoire le justifie : c'était la le droit romain.

Virgile, peut-être, n'a pas un seul caractère bien conçu et qui se soutienne constamment. On ne sait d'Achate qu'il est fidèle , que par l'épil liète accolée à son nom ; celle de pieux appliquée à Énée, si on ne l'entend pas d'abord dans le sens de religieux et de docile à la volonté des dieux , doit exciter le scandait' , quand on la voit donnée à un homme qui , accueilli avec hospitalité sur une tertre étrangère , séduit une femme qu'il a le projet d'abandonner, puis, débarque ailleurs, enlève la fiancée d'un autre; mais tout a sou motif suprême dans le commandement des dieux, qui destinaient le héros à être la souche des rois d'Albe, à fonder les hautes mu- railles de Rome et la grandeur de l'Italie.

Virgile ne se proposa de peindre aucune époque en particulier, ni la sienne , ni celle qu'il décrit ; I ; il n'eut pas davantage pour but d'ouvrir une nouvelle route a ses successeurs : tout chez lui fui amour de l'art et prédilection pour Rome. Sa flatterie ne se mon- tre pas effrontée comme celle dont Arioste paya ses indignes Mé- cènes, mais spirituelle et fine, telle qu'il convenait à la cour poli< d'Auguste.

La société au milieu de laquelle il vit lui fait répandre une sorte d'élégance sur ses héros. Énée dépose sa rudesse pélasgique (2);

i C'est pour cela qu'on peut rencontrer dans son épopée beaucoup d'inexac- titudes de mœurs. Enée et Didon vont poursuhre le ceri en Alrique, ou les monts sont couverts de sapins (liv. IV); Enée vient d'Afrique «11 Italie avec le vent Aquilon ( liv. V ). Pline dit que Iliacïs temporibtts nec thure supphcu- bntur, et nous trouvons qu'il e>t l'ait mention de l'encens au V livre. Nous v trouvons aussi des guerriers à cheval et des trempettes , choses inconnue> du temps d'Homère. lien est de même des trirèmes ferito consunjuntro dine remi, V, 19.0), tandis que Thucydide en reporte le premier emploi beaucoup plus tard.

(2) Il suffi! , pour sentii la différence de sentiments envers les femmes entre les modernes et les anciens, d'observer que Virgile représente Énée commi1 De faisant guère attention aux douleurs de Didon; il le montre même donnant la preuve de son extrême indifférence à cet égard, par un fait qui semblerait mettre en défaut cette rectitude de jugemeol èl île goût qu'il réunissait à un si haut de- -i . Dans le IV livre, Ènee Unte de s'enfuir secrètement; mais Didon découvre <on projet, et le supplie, par tout ce que leur amour, le ciel et la terre ont de

POESIE.

tôb

la femme n'est plus une Chryséis qui passe dans les bras du vain- queur, ni une Andromaque qui , veuve d'Hector, se contente de devenir l'a femme d'Hélénus ; mais une reine qui , ayant juré fidé- lité aux cendres de son époux , ne cède qu'à la puissance de l'amour, et ne sait pas survivre à l'amour trahi. Dans Y Enfer d'Homère, Achille regrette amèrement la vie; dans V Elysée de Virgile, Didon jette un regard silencieux sur celui qui l'a trahie, et passe.

Ce dernier trait nous révèle un mérite particulier à Virgile, et qui le rendra toujours cher à quiconque est capable de sentir. Parmi tant de poètes que nous avons vus chanter leurs amours , il n'en est pas un qui retrace avec vérité les progrès de la passion : tous se contentent de décrire quelqu'un de ses accidents ou ses crises les plus notables ; ils font étalage de sentences, de lamenta- tions plus ou moins ingénieuses, de riches tableaux, et ne s'atta- chent qu'à ce qui est extérieur. La connaissance réfléchie de la vie intérieure devait venir aux modernes d'une source nouvelle; mais déjà Virgile parut y preluder , et comme son siècle l'empêchait d'être naïf, il se lit simple, éloquent, pathétique. 11 fit passer son propre cœur dans la poésie, et changea en subjectif ce qui d'abord n'était qu'objectif; en effet, il savait insister sur un senti- ment , s'insinuer au fond des cœurs pour en arracher les secrets les plus rebelles, et suivre pas à pas la marche d'une passion , de sa naissance à son déclin. On en peut voir la preuve dans cet amour de Didon , dont le premier germe est la compassion pour la gloire malheureuse, qui s'accroît par la vue, par la conversation, par l'habitude , par la réflexion , jusqu'à l'instant , trahi , il ne peut s'éteindre qu'avec la vie.

Virgile doit à cette délicatesse dans la manière de sentir un

plus sacre, de ne pas l'abandonner; enlin elle s'évanouit; ses femmes la trans- portent sur son lit, et le pieux Énée retourne à sa Hotte :

At pius j£neas, quamquam lenire dolentem

Solando cupit...

lassa tamen diviim exsequitur, classemque revisit.

Ce prus ne semble-t-il pas ici une cruelle plaisanterie ? Anne va le conjurer :

Miserrima fletus

Fer t que refertque soror : sed nullisille movetur Fletibus, aut voces ut las tract ahilis audit. Futa obstant, placidasque viri deus obruit aures.

bien plus : tandis que Didon se désespère et tait les apprêts de sa mort,

.£neas , celsa in puppi, jam certus eundi, Oarpebatsomnos.

4Dt) UNQUIÈME ÉPOQUE.

genre de beautés nouveau : la variété des tableaux qu'il met tour à tour sons les yeux; ainsi du désastre de Troie incendiée, il passe à une scène de famille ; Énée , au milieu d'un courroux désespéré , est arrêté par l'aspect d'Hélène; après la tempête vient la tranquille peinture du port et l'accueil hospitalier; l'exploit purement guerrier de l'exploration nocturne du camp est animé par l'épisode attendrissant de Nisus et d'Euryale.

Un autre des charmes les plus séduisants de cet aimable poète est sa facilité à traduire l'idée en images , qu'il vous met vivantes sous les yeux. Cette jeune fille qui jette un fruit à son berger, et se cache parmi les saules avec le désir d'être aperçue (1) ; cet enfant qui au premier sourire reconnaît sa mère (2) ; cet Apollon qui tire l'oreille au poète , pour l'avertir de ne pas sortir du domaine de la pastorale (3) ; ce jeune garçon atteignant avec peine les fragiles rameaux ( i) ; cette idée de l'espérance représentée dans Daphnis greffant des poiriers dont ses neveux cueilleront les fruits (5) ; ces jeunes bergers gravant des noms chéris sur des arbres qui grandi- ront avec leurs amours (6) , sont des idylles entières que le peintre peut rendre en autant de petits tableaux.

Virgile sent aussi qu'il manque quelque chose à un paysage, quelque beau qu'il soit, s'il n'est animé par la présence de l'homme. Il aura donc soin de placer près des fleuves connus , au bord des sources sacrées , soit un fortuné vieillard qui jouit de la fraîcheur sous l'ombrage (7) , soit un affligé qui s'abandonne à sa tristesse sous l'altri de hêtres épais, jetant aux monts et aux forêts ses plaintes inutiles (8); les riantes prairies, les limpides fontaines et

(1) Malo me Galatea petit, lasciva puella,

Et fugit ad salices , et se cupit ante vider t .

(2) Incipe, parve puer, risii cognoscere mutrem.

(3) Cum canerem reges et prœlia, Cynthius aurem Velli t, et admonuit : Pastorem, Tityre, pingues Pascere oporlet oves, deductum dicere carmen.

i i) Jam fragiles poteram a terra coni ingère ramos. (5) insère, Daphni, piros; carpent tua poma nepoles.

<?>) Tenerisque meos incidere amore*

irboribus : crescent illee ; crescetis. amores.

(7) Fortunate senex '. hic inter flumina nota Et fontes sacros, frigtis captabis opacum.

Tantum inter densas, umorosa cammina, fagos Assidue veniebat : ibi hrc incondita solvs Vontibus ri silvis studio iactabat inani .

POESIE. i-»7

les bois verdoyants, n'ont pour lui de charmes que par la pensee d'y vivre éternellement auprès de sa Lycoris (1).

Ces détails de style et de sentiment, ces grâces pudiques, ces délicatesses intuitives, seront le mérite immortel de Virgile; ils rachètent ses plagiats, lui impriment un caractère tout particu- lier, et feront à jamais les délices de quiconque a le sentiment du beau.

Excepté dans ses premières compositions, il ne fit pas servir sa muse à rappeler ses amours et ses aventures ; mais nous savons que sa vie s'écoula plus paisible que ne l'est d'ordinaire celle des poètes. Aimé d'Auguste et récompensé généreusement par lui , il ne prenait nul souci des affaires romaines, des royaumes qui allaient périr ; mais, retiré près de Tarente , au milieu des forêts de pins de F ombreux Galèse (2) , il chantait Thyrsis et Daphnis. Il était en butte aux traits des Maevius et des Bavius, cette peste de tous les temps; mais les éloges unanimes des plus beaux es- prits de son siècle (3Ì l'exaltaient à l'envi ; mais l'admiration curieuse venait le chercher dans sa tranquille retraite , et il vit un jour, à son entrée au théâtre, le peuple se lever tout entier comme à l'arrivée de l'empereur (4). Il étudiait beaucoup les tragiques (5), recherchait l'érudition , et pratiquait les doctrines épicuriennes , proclamant heureux celui qui foulait aux pieds toute crainte du

1 1 1 Hic gelidi fontes, hic mollia pratu, Lycori, lfic netnus : hic ipso tecum consumerei' œvo.

(2) Tu canis timorosi subter pineta Galesi

Thyrsin, et attritis Daphnin arundinibus.

(Propertius, II, 34. )

Ces vers prouvent qu'il écrivit ses Bucoliques. Quant aux Géorgiques, il dit lui-même, liv. IV, v. 125 :

panique sub Œbalur memini me lurribus altis, Qua niger humectai fl aventi a culta Galesus, etc.

(:}) Cedile, Romani scrip/ores^cedite, Graii; Nescio quid majus nascitur Iliade. (Prop., II, dern.)

Tityrus et segetes Mneiaque arma legentur, Roma triumphali dum caput orbis exit. (Ovid., Am., I, xv.)

(4) Dovvr., Vita Virgilii, § 5.

(5) Est ingens a cum tragœdiarum scriplorilms familiari tas. iVixcnoBE, Saturn., v. is.i

'(.".S CINQUIEME EPOQUE.

destin et de l'enfer (1) , et conseillant de jouir de la vie tant qu'on le pouvait, sans prendre souci du lendemain (2). Nous n'avons nommé que peu d'écrivains, et pourtant, dans

(1) Felix qui potuit rerum cognoscere causas, Atque metus omnes et inexorabile fatum Subjecit pedibus, strepitumque Acherontis avari !

(Georg.)

(2) Pone merum et talos : paveant qui crastina curant'.

Mors aurem vellens, Vivite, ai/, vento.

Catalecta.)

Au milieu de la facilité limpide des Bucoliques de Virgile, on se trouve tout a coup arrêté à l'églogue IV, si mystérieuse, que tous les efforts faits jusqu'à ce jour pour en comprendre la pensée géuérale ont été inutiles. Il y célèbre la nais- sance prochaine d'un enfant q.ii, fils du ciel, renouvellera le monde et rachètera les méfaits des hommes :

Jam nova progenies cœlo demittitur alto.

Ille deiîm vitam accipiet ...

Cara deûmsoboles, magnum Jovis incrementum....

Magnus ab integro seclorum nascitur ordo...

Te duce, si qua manent sceleris vestigia nostri,

irrita perpetua solvent formidine terras.

\ qui de si magnifiques présages pouvaient-ils se rapporter?

Les critiques assignent pour date à cette églogue l'année 714 de Rome, et ils attribuent les grandeurs qu'elle prophétise a un fils de ce Pollion auquel elle est adressée, comme à l'auteur de la paix conclue cette même année, à Blindes, entre Antoine et Octave.

Mais, en premier lieu, rien n'indique qu'un fils fiit au consul cette année même; puis, en admettant le fait, comment expliquer les glorieux augures accu- mulés sur la tète d'un nouveau-né par ce Virgile qui montra tant de modération dans ses louanges envers Auguste lui-même et envers sa famille?

C'est pourquoi d'autres commentateurs (contrairement à l'assertion de Servius) ont supposé qu'il avait fait allusion à Mairellus, dont la sœur d'Auguste, Oc- tavie, qui allait épouser Antoine, était alors enceinte. Mais bien que ce gage de paix puisse paraître avoir mérité des chants, il faut considérer qu'il n'était pas engendré du triumvir, mais du premier mari d'Oclavie, et qu'il n'avait dès lors rien a démêler avec le futur pacificateur du monde.

Quelques-uns ont pensé que Virgile avait fait allusion au mariage d'Octave et de Scribonie, qui se conclut alors ; mais comment prophétiser l'empire du inonde au (ils de cet Octave qui venait de partager les provinces avec ses deux collègues, et laissait espérer, au lieu d'une monarchie, le rétablissement de la république?

Faute île trouver un enfanta qui convinssent de pareils augures, on a supposé que le poète avait indiqué une génération entière, meilleure que celle qui exis- tait, et que son imagination lui donnait l'espérance de voir. Que ceux qui ont adopté cette opinion veuillent bien alors nous expliquer ces phrases :

Tu modo nascenti puero. . .

Casta, fave, Lucina.

Incipe, parve puer, risa cognoscere rnu/rrm.

POESIE.

iV.t

un petit cercle d'années, nous avons trouve Catulle encore rude et grossier, et Ovide déjà corrompu : tant furent limites les jours de splendeurdela littérature romaine, à laquelle ou reproche avec jus-

et le berceau sous lequel naissent le lierre et l'acanthe; puis les héros et les dieux parmi lesquels le jeune homme «loi! se mêler, avant d'imposer un frein aux vaincus et de pacifier le monde.

De Vignoles pense que le poëte chante l'ère alexandrine, adoptée en 724 pal- le sénat romain. Si l'on remarquait qu'elle ne fut introduite que le 29 août 729, on pourrait répondre que l'églogue se rapporte à cette année ; mais quel motif y avait-il pour exalter autant trtïe ere arlntraîrè et toute spéciale à un peuple qui venait d'être vaincu? Qu'en attendre de nouveau]? Qui devait descendre du ciel ?

routes ces suppositions ne ponvfeiri se soutenir, quelques érudts sont revenus .1 L'ancienne interprétation, qui voyait dans cet enfant le Christ lui même; non que Virgile fut prophète . mais la tradition de la venue prochaine d'un rédemp- teur était à cette époque très-répandue dans l'Orient. Virgile pouvait en avoir entendu parler, et y avoir trouvé le sujet d'un chant poétique, dans lequel il se serait plu à étendre au monde entier la félicité qu'il accordait volontiers à ses bergers.

Virgile a tiré toutes ses églogues, ou presque toutes, de poètes alexandrins qui nous sont connus. Qui oserait aflirnier que celle-là aussi ne fut pas empruntée à l'un d'eux que nous ne connaitrioiiN pas, et qui, ayant ouï parler par les Juifs, alors en grand nombre à Alexandrie, du Messie attendu, aurait peint d'après eux l'âge nouveau avec les couleurs employée-* par Isaïe et les autres prophètes ' \ bien y regarder, en effet, on trouve dans cette égloguedes pensées et des cou- leurs qui tiennent beaucoup de l'Orient, et même quelque chose de prophétique. Virgile lui-même déclare qu'il reproduit ies oracles de la sibylle de Cu mes.

Il associe à ces éléments l'autre tradition d'une grande année accomplissant sa revolution, dans laquelle les Étrusques, et par conséquent les P,omains , met- taient une extrême confiance, comme on peut le voir dans le songe de Scipion.

Cette interprétation chrétienne fut adoptée par les Pères de l'Église, et Cons- tantin , dans son discours en présence des évêques réunis a Cesaree, récita la IVe églogue, traduite en grec, comme un argument en faveur de la mission divine du Christ, prouvée même par les témoignages païens. Sans parler de tous les écrivains des temps intermédiaires, Dante représente Stace comme con. verti à la vérité par la lumière que jetèrent dans son esprit ies oracles contenus en cette même églogue; il lui fait dire à Virgile :

lu prima m'inviasti

Verso Parnaso a ber nelle sue grotte E prima appresso a Dio m'alluminasti.

Facesti come quei che va di n'otìe Che porta il lume dietro e se non giova. \lu dopo se/a /('persone dotte.

Quando dicesti : Secai si rinnova , Torna giustizia e primo tempo umano , E progenie discende dal ciel nuova. Per te poeta fui, pei te cristiana

C'est toi qui m'inspiras l'audace De me désaltérer aux ondes du Parnasse C'est toi qui m'éclairas pour marcher au vrai Dieu.

\

460 CINQUIÈME ÉPOQUE-

ticed'avoirabandonné l'originalité, pour se traîner sur les traces des Grecs; en effet, au lieu de s'en tenir à l'imitation naturelle à qui- conque, venu le dernier, hérite de ses prédécesseurs, sans perdre ce qui lui est propre en fait d'esprit , de langue, de traditions , de caractère national, les Romains se rendirent esclaves des formes artistiques particulières à une nation étrangère ; ce fut donc en .ain qu'ils tentèrent , à force d'art , d'atteindre à une hauteur l'élan naturel du génie peut seul conduire.

Nous pensons que ce qui précède suffit pour nous enlever toute croyance à des poèmes nationaux, dont certains critiques mo-

Tn fis comme celui qui dans la nuit chemine, En portant le fanal qui ne lui sert que peu, Et qui derrière soi les autres illumine, Lorsque tu dis : « Déjà luit un siècle nouveau; La justice revient , l'âge d'or avec elle ; Du haut des cieux descend une race nouvelle. » Par toi j'étais poète; à ton divin flambeau, Je m'éveillai chrétien.

(Purg., XXII. 55, trad. par E. Aroux.

Une chose digne de réflexion , c'est qu'un poète aussi peu populaire que le fut Virgile, ait acquis dans le moyen âge la vénération du peuple, au point de devenir presque l'objet de son culte. Les Napolitains racontent mille histoires au sujst delà grotte de Pausilippe, ils montrent YEcole de Virgile. C'est là, di- sent-ils, qu'il se retirait pour se livrer à des sortilèges, et pour enseigner à quelques adeptes de secrètes pratiques, au moyen desquelles ils faisaient sur- tout prospérer les campagnes. Ce fut à l'aide de cette science que le poète ou- vrit, dans une seule nuit, la fameuse galerie qui traverse la montagne. Il passait four à tour à ÎMantoue pour un magicien et pour un saint ; et l'on y chanta jusqu'au quinzième siècle, lors de la messe de saint Paul, un hymne dans lequel l'apôtre des nations était censé, à son arrivée à Naples, tourner ses regards vers le Pausilippe, reposaient les cendres glorieuses de Virgile, en regrettant de ne pas être venu à temps pour le connaître et le convertir.

Ad Maronis mausoleum Ductus fudit super eum Pige rorem lacrymx •. Quem te, inquit , reddidissem . .Si te vivum invenissem, Poetarum maxime !

Un certain Bonamente Aliprando , écrivain des plus incultes, qui vivait dans le quatorzième siècle, composa une Chronique de Montone, les fables les plus absurdes sont rassemblées sur Virgile, dans un style qui contraste étran- gement avec l'ordre et l'harmonie du grand poète. La connaissance de Virgile , comme celle des autres auteurs anciens, parvint à Dante à travers les traditions du moyen âge II crut ne pouvoir choisir un meilleur guide pour arriver, à travers les périls du inonde, aux lieux souffrent les réprouvés, les pécheurs -i' purifient, et jusqu'à ceux l'on acquiert la connaissance des choses d'en liant, au sein de la rentable béatitude.

POÉSÏE. 'itti

dernes ont doté l'enfance de Kome , et desquels ils ont supposé que dérivaient les récits romanesques acceptés pour vraispar l'his- toire. Un peuple tout imbu de jurisprudence et de légalité, doni les principales actions sont des luttes pour des droits, et chez le- quel les patriciens dans leur orgueil, les plébéiens dans leur abais- sement, visent sans cesse à des résultats pratiques; un peuple enfin, qui, pour tout poëme, a laissé des fragments des Douze Tables, dont une disposition spéciale punissait avec une extrême rigueur la liberté des chants, ne doit pas être sorti d'un berceau poétique, ni avoir eu ce sentiment élevé de l'existence, dont les poëmes héroïques sont le produit le plus caractéristique.

Si l'Étrurie eût prévalu, l'Italie aurait conservé, avec une forme et un langage propres, une poésie originale. Rome , au con- traire, se résigna, dès son début, à l'imitation ; or, en acceptant les dieux de la Grèce, elle dut recevoir avec eux l'art, qui, fondé sur la religion , ne pouvait changer que si elle-même chan- geait.

Mais chez les Grecs , la religion était tout à la fois un culte et un dogme; pour les Romains, fable et convention, et c'est ainsi qu'elle se montre dans toute leur poésie. Personne ne croira ja- mais que Virgile , Horace , Ovide , eussent la moindre foi dans les divinités qu'ils employaient comme machine poétique et comme ornements. Jamais ne s'éleva de la lyre latine un hymne se fit sentir le moindre souffle, nous ne dirons pas de la pieuse inspira- tion hébraïque , mais de la conviction qui respire dans les chants d'Homère, d'Eschyle et de Pindare.

Le poète ne sentait pas la Divinité dans son cœur, et n'était point écouté par un peuple, tout absorbé dans les intérêts positifs; il se voyait donc réduit uniquement à l'art, et , dans cette voie, il ne pouvait mieux faire que de suivre les Grecs , qui en avaient offert les modèles les plus parfaits (1).

(1) «La, littérature et la poésie devaient presque, pour embellir la paix géné- rale donnée par Auguste au monde romain, et en compensation de la servitude, avoir aussi leur âge d'or, autant que cela était possible au monde païen, qui déjà marchait déjà vers son déclin. Plaide et Térence ne sauraient guère être consi- dérés que comme d'heureux imitateurs des Grecs; le caractère poétique et le beau style de Virgile et d'Horace ne sauraient arrêter les regards de l'historien universel que par rapport à la langue dont ils se servirent, et qui, dans toute l'époque moderne, a été, comme elle l'est encore, commune à tous les peuples. Tout cela, sans en excepter la féconde imagination d'Ovide, ne peut être regarde par la postérité que comme une mince glanure, auprès de la ricbe moisson faite chez les Grecs par le génie des arts et de la poésie. H ne faut pas chercher la poésie du peuple romain dans ses poëmes, comme parmi les Grecs ; on la trouvera expressive et vivante dans les jeux sanglants, que le prudent Auguste se gardait

465 CINQUIÈME ÉPOQUE.

Feuilleter jour et nuit les écrivains de la Grèce (1), voilà ce que Fon recommandait aux jeunes gens qui donnaient des espérances, et non de in diter sur eux-mêmes, sur la nature, sur le monde qui les environnait. On se flattait d'acquérir une gloire éternelle , non pas tant en se confiant dans ses propres forces, que pour s'être nourri des chefs-d'œuvre des maîtres, pour en avoir extrait tout le suc, et forcé les Muses, qui les inspiraient , à parler avec intelligence la langue du Latium. Si nous réfléchissons à cette pré- tention modérée des auteurs romains , nous trouverons moins de vanité dans leur assurance continuelle d'atteindre à l'immortalité, en associant leur nom à l'éternité de la fortune romaine (2).

Si l'on excepte la satire , dans laquelle le vers épique grec reçut plus de liberté et une nonchalance étudiée, dont la pensée fut toute nationale , puisqu'elle roulait sur les mœurs et le caractère romains, les Latins n'ont frayé, en littérature, aucun sentier nouveau , ni atteint leurs modèles. Leur théâtre, qui n'eut d'autre source que les traditions et les sentiments nationaux, fut d'une grande pauvreté. La poésie lyrique en souffrit particulièrement : car, si elle doit être l'expression harmonique des sentiments in- times , rien ne peut lui nuire davantage que de laisser voir la ré- miniscence là Ton cherch a it l'inspiration , et de faire que notre

d'abolir ; dan? le-; combats le gladiateur expirant devait savoir tomber et mourir avec grâce et dignité , s'il voulait obtenir les applaudissements de la foule; dans le cirque, qui si souvent retentit des cris d'une baine implacable centre les ebrétiens, et de ces paroles homicides : Les chrétiens aux lions ! » (F. Schlegel, Philosophie de l'histoire, Leçon IX.)

1 Vos exempla ria grœca

Nocturna versale manu, versate diurna.

liOKVCE. )

Non seulement Virgile et Horace, mai< Phèdre lui-même, se regardent comme certains d'une gloire qui ne périra plus. Phèdre dit :

Habebunt certe quo se oblectent posteri... Ergo lune abes/o livor, ne frustra gema s , Quoninm solemma mini debetur gloria. ( Prol. du liv. III. )

Ovide dit dans les Métamorphoses, liv. XV, ad fin. :

Jamque opus exegiquod nec Jovis ira, nec ignés, Pfec poien t fer rum, nec edax abole.re vetusta*... Parte (amen meliore mei super aita perenna Astra ferar, nomenqae ml indelebile nostrum Quoque palet domilis romana potendo, terris Ore legar populi ;perque omnia secula fama iSi quid hahent veri vatum pnvsaqia I virane

SCIENCES. 463

émotion soit retenue par la pensée que le poète ne s'inspire pas . mais se rappelle.

Leurs ouvrages restent pourtant marqués d'une certaine origi- nalité qui les ferait reconnaître au milieu de mille autres; ce qu'il faut attribue)- à l'idée de Rome qui predomine dans tous , et sup- plée au défaut du type particulier dont est empreinte l'œuvre de chacun des grands écrivains de la Grèce. Cette différence résulte naturellement de la diversité du genre de vie chez les deux peu- ples : l'un éminemment individuel, et libre d'exercer comme il lui plaît les forces de son esprit ; l'autre préoccupé avant tout de l'idée de la grandeur de la patrie.

Ce qui contribua beaucoup à imprimer ce caractère à la litté rature romaine, c'est qu'elle dut particulièrement son éclat aux principaux citoyens ; or comme leur esprit embrassait tout l'en- semble de l'association nationale, ils considéraient chaque chose dans ses rapports les plus étendus , à la différence de ceux qui , n'étant qu'écrivains, rapetissent la littérature en la réduisant a un véritable métier, comme nous le verrons dans les siècles suivants, et comme voudraient le faire de nos jours quelques hommes a qui répugne tout ce qui est élevé (J).

CHAPITRE XXVII.

SCIENCES. BEAUX-ARTS.

Le goût naturel des Égyptiens pour le merveilleux et le surna- turel fit dévier du droit chemin les sciences que l'antique tradi- tion, ou la protection généreuse, sinon toujours sage, des Ptolé- mées, avait transplantées parmi eux. Ce peuple frivole, sans cesse plongé, comme l'en accuse Dion Chrysostome, dans l'ivresse des plaisirs et du jeu , ayant en dégoût toute occupation sérieuse, ne connaissait pas de plus grand malheur que de voir un cocher mal diriger son char dans l'arène ou d'entendre un musicien peu ha- bile. Survinrent les discordes fraternelles, puis la honte de la do- mination étrangère, et l'olivier hellénique, greffé sur les palmiers du Nil , ne tarda point à se flétrir sous le tranchant de l'épée ro- maine.

(1) Il est parlé des écrivains grées dans l'époque qui précède et dans la sui- vante.

164 CINQUIÈME ÉPOQUE.

La Syrie , autre foyer de science dans le siècle précédent , eut à subirles mêmes revers ; c'est ainsi que partout retentissait le seul bruit des armes, et que le blasphème ou l'adulation s'attachait partout au nom romain. Rome était devenue le centre de toute vie, de tout mouvement , le rendez- vous des maîtres en toute science; mais ce peuple, appliqué uniquement à ce qui était d'une utilité immédiate, ne faisait guère cas que des armes, de l'art Mathéma- oratoire et de la jurisprudence. Les Romains surent si peu de géo - tiques. jnétrie , que leurs jurisconsultes supposèrent la surface du triangle équilatéral égale à la moitié de la surface du carré élevé sur un côté (1); Sulpicius Gallus fut regardé comme un prodige pour avoir prédit des éclipses. Nous craignons que le savoir vanté de Varron ne se réduisît à une érudition philologique; Nigidius Fi- gulus, queCicéron porte aux nues, paraît n'avoir été qu'un as- trologue rusé, enveloppant sa science de paroles mystiques. Les rêves astrologiques valurent , dans Rome , la célébrité à des gens qui prédisaient à Pompée, à Crassus, à César, qu'ils mourraient de vieillesse, illustres et jouissant du repos dans leurs foyers (2 : ils furent à deux reprises chassés de la ville sous Auguste , mais sans cesser d'y pulluler. L'homme le plus savant, César, qui eut des connaissances en astronomie et écrivit même sur cette matière, dut recourir, pour remédier au désordre qu'il avait reconnu dans le calendrier, à Sosigène d'Alexandrie.

Les anciens, pour faire concorder la différence qu'ils avaient remarquée entre l'année solaire et l'année lunaire , introduisaient des jours complémentaires, selon la constitution de l'année adoptée et le nombre des mois, de sorte que chaque peuple avait son calendrier propre. Les Romains se servirent d'abord du calendrier italique, composé de trois cent quatre jours qui se trou- vaient répartis en dix mois; puis, ils adoptèrent une année de trois cent cinquante-cinq jours, qui concordait avec Pannéesolaire par l'addition , de deux en deux ans , de vingt-deux ou vingt-trois jours. Ces intercalations regardaient les prêtres, qui pouvaient, à leur gré, réduire ou prolonger le temps des magistratures, et dé- placer, pour ou contre les fermiers, le terme des échéances; de une confusion qui dura jusqu'à Jules César, lequel (46 av. J. C.) réforma le calendrier. L'année fut fixée parlili à trois cent soixante-

(0 Au lieu de cette surface = - \/3 (en appelant le côté a), Columelle la

4

13a ., ,-26 ;

-opposa = , ceqm donne v/:5= ou vfi".>= *>r.

30 1 5

Cicéron, tir Divinai., il, '<:.

SCIENCES- i6n

cinq jours, les six heures en plus formèrent un jour supplémentaire que Ton intercala de quatre ans en quatre ans , ce qui donnait Tan- née bissextile. La différence de onze minutes et douze secondes avt m Tannée astronomique apporta, par la suite des siècles, une nou- velle confusion, à laquelle on remédia sous Grégoire XIII, en 1582.

Au dehors de Rome , les mathématiques citent avec honneur Géminus de Rhodes, qui distingua les lignes en droites, circu- laires et spirales cylindriques, et enseigna la génération de la conchoïde et de la cissoide ; puis Théodose de Tripoli, qui recueil- lit toutes les observations faites jusqu'à lui sur les courbes, appuya sur les principes géométriques plusieurs calculs astronomiques , et montra quels phénomènes doivent être visibles pour les habitants des diverses latitudes.

La partie la plus importante de la philosophie romaine ('tait la jurisprudence; nous en parlerons ailleurs (1).

Térentius Varron traita de l'économie rurale dans un ouvrage Agronomie, en trois livres, intitulé De re rustica. Dans le premier, il parle , après quelques idées générales, des vignes, des oliviers, des jar- dins ; il s'occupe, dans le second, de l'éducation des bestiaux, des fromages etde la laine ; le troisième concerne les animaux de liasse- cour, la chasse et la pêche. Qu'on se rappelle la simplicité aver laquelle Caton entre en matière sur le même sujet (2) , et qu'on la compare avec ce début de Varron : « Si j'avais du loisir, je « t'écrirais à mon aise ce que je t'esquisse maintenant comme je « le puis , dans la pensée qu'il convient de se hâter ; carsi l'homme « n'est, comme on le dit, qu'une bulle d'air, cela se rapporte « encore plus à un vieillard. Mes quatre-vingts ans m'avertissent « de faire mes préparatifs pour le grand voyage. Puisque tu as « acheté, toi ou ta femme Fondania, un domaine que tu dési- « res rendre productif par une bonne culture, je tâcherai de t'en- a seigner ce qu'il est utile de faire , non-seulement tandis que je « vis encore, mais encore après ma mort..... Je n'invoquerai « pas le secours des muses, comme Homère et Ennius, mais « les douze grandes divinités; non les douze dieux de la ville, « six mâles et six femelles, dont les statues sont placées dans le « Forum, mais les douze qui président à l'agriculture : d'abord « Jupiter et la Terre, qui, dans le ciel et ici-bas, renferment « toutes les productions de l'agriculture, ce qui les fait appeler « les grands géniteurs; puis le soleil et la lune, dont on observe

(1) ( liv. VI, e. li du texte italien).

(•>) Voyez toni. Ili, pag 29S.

HIST. UNIV. - T. I\. 30

M>6 I INOl'lEME ÉPOQUE.

« le rouis pour semer et planter; après eux. Cérès et Libei .

« dont les fruits soni indispensables à la vie » Il poursuit ainsi

cette énumération jusqu'à l'instant il se met à raconter les en- tretiens qu'il a eus sur l'objet qu'il traite.

Géographe. Le commerce et les conquêtes étendirent la connaissance que l'on avait du monde. Mithridate et Pompée ouvrirent une nou- velle voie vers l'Inde. On vif les nomades du nord de linerie . de l'Albanie et des pay> du Caucase . apporter sur les rivages de la mer Caspienne les marebandises indiennes ; Juba , roi de Mauri- tanie, expédia une flotte pour explorer l*-s îles Fortunées, et dé- dia à Auguste la relation de ce voyage. César et Germanicus ou- vraient le nord de l'Europe. Le premier fit ordonner par le sénat de mesurer tout l'empire ; le travail fut confié à Sénodoxus pour l'Orient , à Polyclète pour le midi . et à Tbéodote pour le septen- trion, qui mirent de longues années à accomplir cette tâche labo- rieuse. Plus tard, Auguste ordonna à Vipsanius Agrippa de re- cueillir toutes les notions éparses sur le monde romain , et de rassembler des cartes; il était occupé de ce travail lorsque la mort vint le surprendre.

Beaux-arts La Grèce , une fois vaincue, vit les beaux-arts s'enfuir, et leur décadence est attestée par la forme des médailles; pour donner à ses artistes de nobles inspirations, elle n'avait plus ni liberté ni peuple, et la flatterie qui élevait des temples et des statues aux proconsuls les moins rapaces , ne pouvait rien produire que de médiocre. Les artistes exécutaient sur commande quelques tra- vaux, el le plus souvent ils se bornaient à vendre les anciens ou- vrages.

Les Romains ne sauraient être comptés parmi les peuples ar- tistes, eux qui trouvaient plus commode et plus digne d'enrichir leur pays de chefs-d'œuvre ravis à l'étranger. Pline cite peu d'ar- tistes romains , et Virgile abandonne aux nations étrangères la gloire d'exceller dans la peinture . la sculpture, l'astrologie, et même (le courtisan d'Auguste ne devait pas mentionner Cicéron ) dans l'éloquence de la tribune, pourvu que Rome consene le nitrite de dompter les peuples et de dicter des lois (Ì). Cependant, quelques Romains, même parmi les nobles, s'étaient exercés dans les arts : Fabius Pictor. par exemple; mais ce dernier doit plu-

' tendent ">>> sptrantia mot lins n-m.

Credo equidem, vivos ducent de marnare vulfns.

BEAUX-ARTS. 467

tòt être compté parmi les Étrusques , ou du moins il s'est formé à leur école. Lorsque l'art grec fut connu, on rechercha les pro- duits de Syracuse, de Capoue, de l'Orient, désormais soumis. At- ticus fit faire en Grèce les Hermès de ses jardins de Tusculum (I ). et y acheta des statues pour les maisons de campagne de Cicéron; Verres fit fondre à Syracuse plusieurs vases tout en or. Le nom de Verres doit rappeler à l'esprit le moyen le plus habituel aux Ro- mains pour acquérir les chefs-d'œuvre de l'art, la concussion et la rapine. Lucius Scipion apporta quatorze cent vingt-quatre li- vres en vases d'argent travaillé, plus vingt-quatre en or; deux cent quatre-vingts statues de bronze et deux cent trente en mar- bre embellirent le triomphe de Marius Fulvius sur les Étoliens. Sylla réduisit Athènes à l'état de squelette; il saccagea les trois temples les plus riches de la Grèce, savoir, ceux d'Apollon à Del- phes, d'Esculape àÉpidaure et de Jupiter en Élide , emportant à Rome jusqu'aux colonnes de ce dernier et le seuil de bronze de la porte. Fulvius Flaccus découvrit le temple de Jupiter Lacinien près de Crotone, pour en employer les tuiles de marbre à la toi- ture du temple de la Fortune Équestre. A Sparte, Varron et Mu- rèna firent tailler les parois des murs, pour enlever certaines pein- tures à fresque (2 . Auguste acheta des statues pour orner les places et les rues; il forma aussi des collections de divers objets rares. Scaurus, beau-fils de Sylla, avait déjà fondé un musée de ce genre; six autres étaient dus à César, et un à Marcellus , fils d'Octavie.

Lorsqu'on songe que toutes ces richesses de Rome étaient ra- vies aux nations désolées, le cœur souffre, et l'Italie ne saurait s'en féliciter. Pour les peuples comme pour les individus, vient l'heure des compensations; or les Italiens ont payé et paient en- core au centuple les violences exercées par leurs aïeux.

Des artistes étrangers furent introduits comme esclaves à Rome, d'autres vinrent librement , tels qu'Arcésilas, Zopyre, un cer- tain Praxitèle qui écrivit sur tous les ouvrages d'art connus à cette époque; Lolas de Cyzique, peintre de portraits dans la galerie de Varron; Valérius d'Ostie, qui trouva le moyen de couvrir les amphithéâtres. Les monnaies romaines, grossièrement frappées d'abord , rivalisèrent , après l'an 700 de Rome , avec celles de Pyrrhus et d'Agathocle; mais les artistes étaient-ils de Rome? Si Antiochus Epiphane fit venir à Athènes l'architecte romain

(1) ClttéftON, ni Attic, I, 4, ♦'•. s, 9.

(2) Yitri vk, II, s.

30.

CINQUIÈME ÉPOQUE.

Gossatius pour le temple de Jupiter Olympien, et si Ariobarzane, roi deCappadoce , employa deux frères romains, Caïus et Marcus Stallius, pour reconstruire l'Odeon d'Athènes, qui peut assurer que, dans ces commissions, l'adulation ou la recommandation des puissants ne joua aucun rôle? Les noms des autres architectes ro- mains ont péri, ainsi que les livres de Fusisius, de Varron et de Septimius.

Durant la seconde guerre punique , on éleva un temple à Ju- non Érycine, un autre à la Concorde; l'année -20-% avant Jésus- Christ, Rome construisit celui de THonneur et de la Vertu en de- hors de la porte Capène, sur le dessin de Marcellus, le vainqueur de Syracuse, qui, par symbole , les fit contigus, de manière qu'on ne put entrer dans le premier qu'en passant par le second. Puis vinrent ceux de Junon Sospita, de Faune, de la Fortune Primi- gène; plus tard, deux autres à Jupiter sur le Capitole, et celui de la Mère des Dieux et de la Jeunesse. En l'année 181 , on en érigea un à Vénus Érycine, et un autre à la Piété dans le grand Cirque; celui de la Fortune Équestre fut édifié en 173, pour exécuter un vœu que Fulvius Flaccus avait fait durant la guerre contre les Celtibères. Combien de temples pour la seule cité !

Il faut se garder, lorsqu'il s'agit des anciens temples de la

lince et de Rome, de les comparer, pour la grandeur, au Va-

ii an. à Saint-Paul de Londres, àia cathédrale de 'Milan; ceux de

.lupiter Olympien, de la Diane d'Éphèse, de Sérapis, paraîtraient

peu de chose près des nôtres. Les temples que Pausanias cite en

grand nombre dans la Grèce étaient de petits édifices , et ce qui

reste de ceux de Vesta, de la sibylle Tiburtine, de Jupiter Cli-

tumnus , dans la campagne de Rome , nous les montre dans des

proportions bien restreintes. Les temples romains de Vesta et de

la Fortune Virile ne couvrent pas un espace égal à celui qu'occupe

le Panthéon de Rome , que Michel -Ange , comme on le sait, éleva

dans les airs pour en former le dôme de Saint-Pierre. Soixante

temples s'élevaient sur le Capitole, dans une enceinte qui ne

pourrait aujourd'hui contenir le Vatican ; il y en avait une grande

quantité autour du Forum. Pline dit que celui de Jupiter Féré-

trien avait quinze pieds de long; du reste, il ne faut que jeter les

yeux sur un plan de Rome, pour voir combien remplacement des

temples y était resserré.

Au surplus, de vastes emplacements n'étaient pas nécessaires le peuple n'assistait pas aux cérémonies sacrées rc'servées aux prêtres ou aux matrones; il suffisait qu'il put venir déposer les dons <>n les guirlandes sur le seuil du temple. En outre, la dépense

BEAUX-AUTS. 'lO'.t

obligeait à donner d'étroites proportions aux édifices sacres, d'au- tant plus que les matériaux qu'on devait employer dans chacun d'eux étaient déterminés rituellement : le granit pour Jupiter, Mars, Hercule; le marbre blanc de Paros, le vert, le jaspé, l'al- bâtre pour Vénus, les Grâces, Flore et Diane.

Il ne faut donc pas chercher dans chacun d'eux les diverses parties mentionnées dans quelques-uns, l'aire, le parvis {atrium) , la salle (cella) , la basilique, l'entrée des prêtres (aditus), la tri- bune (apsis),\e sanctuaire (penetrale), la chapelle (sacrari-uni ). La plupart consistaient en une simple cellule précédée d'un petit portique à deux , quatre ou six colonnes , ornée de sculptures et de peintures plus ou moins précieuses. Les sérapéons servaient peut-être aussi pour la cure des maladies, comme celui de Pouz- zoles.

Quintus Métellus Macédoniens fit construire le premier temple en marbre, luxe qui fut généralement imité depuis; car on en revêtit ceux dont les murs étaient primitivement en brique, et l'usage s'en étendit même aux habitations particulières. Le temple de la Fortune à Préneste , érigé par Sylla , et dont les débris ont servi à construire Palestrina, surpassa en magnificence tout ce qu'on avait admiré jusqu'alors. On y montait par sept vastes pa- liers, dont le premier et le dernier étaient ornés de réservoirs d'eau ; le pavé du quatrième était formé d'une mosaïque qui, selon Pline , fut la première qui ait été exécutée en Italie : elle enrichit aujourd'hui le palais Barberini.

Sylla fit aussi restaurer le temple de Jupiter Capitolin; Marius, celui de l'Honneur et de la Vertu ; Pompée, celui de Vénus Vic- torieuse ; César, ceux de Mars, d'Apollon et de Vénus Génitrix. Le Panthéon d'Agrippa est rond; les anciens donnaient de préférence cette forme à leurs temples , peut-être pour imiter le globe de la terre; la lumière y pénètre par une ouverture laissée au centre de la voûte. Le pronaos mérite surtout d'être admiré; il est formé de seize colonnes en marbre d'ordre corinthien, chacune d'un seul morceau de 12 mètres de hauteur sur lm,60 de diamètre, et tant de siècles écoulés ne les ont pas ébranlées sur leur base. Ajoutez à ces édifices les aqueducs de Quintus Marcius, les basi- liques de Catonctde Sempronius, et celle de Paul Emile, dont les colonnes en marbre phrygien sont encore debout.

Le théâtre d'Kmilius Scaurus, construit en 694, avait trois ordres de colonnes superposées ; derrière ces colonnes étaient des murs de marbre au premier plan, de verre au second, et des cloi- sons dorées au troisième ; trois mille statues de bronze complé-

tai;

470 CINQUIEME ÉPOQUE.

taient la décoration . plutôt riche que de bon goût, et qui ne devait durer que le temps de l'édilité de Scaurus; car un seua- lus-considte de l'année 597 défendait les théâtres permanents Pompée, le premier, en 697. en construisit un de pierre qui pouvait contenir quarante mille spectateurs. César, à son tour, embellit le Capitole, et fit construire un forum d'une grande richesse d'or- nements.

Après le premier triumvirat, on commença à décorer les tom- beaux de cariatides; on érigea des statues de rois prisonniers et d'hommes illustres ou puissants, mais sans que nous sachions si ce fut ou non l'œuvre du ciseau romain. L'ordre toscan , qui le cède en élégance et en richesse aux ordres grecs autant qu'il l'emporte sur eux en solidité, fut inventé à cette époque, ou plu- tôt l'usage s'en étendit; dénué de sculptures et d'ornements, la base et le chapiteau en sont extrêmement simples. L'ordre com- posite, qui s'introduisit aussi alors, est au contrai re très-riche; réu- nissant à la feuille corinthienne la volute ionique, il élève la colonne jusqu'à six diamètres, et orne la corniche de dentelur-

Le temple élevé, à Milassus dans la Carie, en l'honneur d'Au- guste et de la déesse Roma, est probablement le premier exemple d'ordre composite et de ce luxe d'ornements en vogue à cette époque. Le petit temple de Vesta, à Tivoli, est aussi dans ce genre. Sous Auguste , la magnificence des constructions publiques i privées s'accrut considérablement, surtout pour les maisons de plaisance.

Ce qui caractérise l'architecture romaine, c'est la substitution du pilastre et de l'arcade à la colonne et à l'architrave , de telle sorte que ces deux ordres, qui alternent d'après des lois fixes, pa- raissent indépendants l'un de l'autre. En général, les arcades soni réservées pour l'intérieur de l'édifice, et les colonnes pour l'exté- rieur ; lorsqu'elles ne soutiennent pas un toit , l'architrave est ornée de statues. On peut dire que les édifices domine l'arcade appartiennent au génie romain ; mais souvent l'art grec s'associait à ce genre d'autant plus que les architectes étaient Grecs. Quel- quefois le sanctuaire du temple était couvert d'une voûte spacieuse, tandis qu'à l'extérieur on retrouvait les colonnades grecques et les ailes adaptées à une ouverture à plans inclinés. Ici la colonne n'est plus l'élément caractéristique et essentiel de la construction; c'est le mur qui domine, ayant pour ornement les colonnes, trop dis- tantes pour la solidité, exhaussées buï le piédestal, afin de corres- pondre à l'élévation de l'arcade , et quelquefois contenant une comiche, laquelle n'a rien à soutenir.

BEAUX-ARTS. i~1

En dépit des rigides adorai cuis de l'art grec, on mélangeait les ordres : par exemple, dans le théâtre de Marcellus , on trou- vaitles dentelures ioniques à côté du trigh plu- dorique ; les colonnes avaient jusqu'à neuf diamètres et même neuf diamètres et demi de hauteur, comme dans I arc de Titus; on vit s'introduire le cha- piteau composite, dans lequel tout le chapiteau ionique angulaire est placé sur les deux tiers inférieurs du chapiteau corinthien. Ail- leurs les pilastres , que les Grecs employaient seulement comme tètes, se produisirent tout le long du mur, auquel on attacha la colonne en l'y enfonçant de la moitié. En général, les Romains traitaient la colonne avec une grande liberté. A Pompei, pn les employait sans s'inquiéter des ordres, et on les revêtait de stuc,, . en sacrifiant ainsi la beauté des proportions. Ce mélange des co- lonnes et des arcades introduisit un grand nombre de variétés dans les genres; ce qui changea le système des entre-colonnes, souvent celui des corniches, comme à Balbeck et à Palmyre.

Il nous reste beaucoup de monuments de ce siècle ; mais nous n'avons, en fait d'écrivains ayant traité de l'art, que Vitruve Pol- lion, dont on ne connaît ni la famille ni la patrie ; nous savons seulement qu'il fut employé par Auguste aux machines de guerre. Il se montre dans son ouvrage plus professeur qu'artiste, et la ba- silique de Fanum, dont il fut l'architecte et qu'il a décrite, ne fait pas preuve d'une grande habileté (1). Le Traité d'architecture qui porte son nom est probablement une compilation faite depuis par quelque ignorant; elle diffère peu de celle de Pline, et révèle un homme qui ne sait pas voir de ses propres yeux les monuments de la Grèce.

Pour ne rien dire des incorrections des copistes, il faut consulter ce livre avec précaution , en le confrontant avec les monuments qu'on peut encore reconnaître, et se bien garder de s'en tenir ser- vilement aux préceptes qu'il donne. Habitué à traiter avec des

(1) La nef du milieu, qui avait 39 mètres de long sur 19m,50 de large, était soutenue tout autour par dix -huit colonnes corinthiennes, de 16n',20de hauteur. Les nefs latérales avaient 6"',5<> de largeur ; sur leur côté, des pilastres de 6m,50 de haut, de 0m,80 de largeur sur 0m,49 d'épaisseur, étaient attachés aux colonnes, et servaient de support aux poutres. Sur ces pilastres s'en élevaient d'autres, de 5m,80 pour soutenir le plafond des has-côtés, moins élevé (jiie celui de la nef principale. Les intervalles des entie-colonnemenls, à partir <jhi sommet de l'architrave des pila |u'à celui des colonnes, servaient pourlesfenê-

tres. Le tribunal était contre l'un des grande ioti s, de forme semi-circulaire aplatie. 11 avait lm,30de largeur et i,u,.s:> de profondeur; on le faisait ainsi , afin que les négociants qui se réunissaient dans la basilique ne dérangeassent pas ceux 'lui plaidaient devant les magistrats.

Vitruv

\~rl CINQUIÈME KPOtjLE-

artisans, Paiiteùr écrit sans élégance, sans correction, et quelque- fois il est obscur à force de détails minutieux. Quoi qu'il en soit , son Traité d'architecture, le seul que nous ait transmis l'antiquité, est plein de renseignements précieux et même d'excellents pré- ceptes, puisés dans l'observation des chefs-d'œuvre. Il recom- mande surtout à l'architecte la loyauté et le désintéressement , et se fait estimer lui-même dans son livre par la candeur dont il fait preuve. Les sept premiers livres traitent de l'architecture propre- ment dite, savoir : le premier, de l'art en général ; le second, des matériaux ; le troisième, des temples ; le quatrième, des ordres ar- ehiteetoniques; le cinquième, des édifices publics; le sixième, des maisons de ville et de campagne ; le septième , des décorations. Les trois suivants sont consacrés à l'architecture hydraulique, à la gnomonique et à la mécanique.

Aucun membre de la noblesse romaine ne cultiva la peinture après les premiers essais faits dans cet art , sauf, au temps de Pline, un chevalier nommé Turpilius , qui était originaire de la Vénétie. Pline fait aussi mention d'un Amulius, auteur d'une Minerve qui regardait le spectateur à quelque point de vue qu'il se plaçât (1) : mérite bien mince.

Les beaux-arts nous attestent, au surplus , combien l'immoralité était générale. Les temples étaient ornés de sculptures et de ta- bleaux dans lesquels l'indécence des actes dépassait l'imagination la plus lubrique. Les aventures des dieux et leurs amours firent toujours admettre dans les lieux consacrés au culte ces représen- tations lascives; quand Aristote recommande d'éloigner les obscé- nités des regards de la jeunesse , il excepte celles que la religion comporte. L'Impodicité fAvafôeta) avait un temple à Athènes ; une classe de génies priapiques était en relation avec Aphrodite, et l'on formait des chœurs orthophalliques. Les orgies de Bacchus étaient accompagnées des démonstrations les plus lascives. Dès que les mœurs commencèrent à se dépraver, les piètres offrirent cette amorce aux passions; puis, quand la société eut perdu toute pudeur, l'art mit à l'écart tout scrupule. Les vases de table furent décorés de figures indécentes; nous en voyons encore sur les porto de Pompei, et il n'était pas de chambre conjugale dont les murs n'offrissent des peintures obscènes. Ovide rappelle à chaque instant des tableaux impudiques (2); on dit qu'Horace avait une

i) Spectantem quoeumque aspiceret.

Ovin , Tris/., 11,51 :

Scilicet in domibus vesiris, ut prisca viro rum \rtifici fulgent corporei pietà manu;

BEAUX-ARTS. #73

chambre entièrement tapissée de ces images lubriques, et Pro- perce lui-même trouvait inconvenant de les rencontrer partout ( I ). En l'ait de génie civil, les Romains nous ont laissé des monu- ments magnifiques. Ils ont creusé un grand nombre de canaux , et parfois ils employaient les soldats à ce travail. Ils avaient pra- tiqué tant d'aqueducs souterrains, pour conduire les eaux dans la ville et en enlever les immondices, que Pline appelait Rome urbs pensili* (la ville suspendue); et c'est avec raison que Frontinus met les aqueducs de Rome au-dessus des pyramides d'Egypte. Le plus considérable de ces conduits, que l'on doit à Appius Claudius (313 av. J.-C), apportait des eaux d'une distance de dix milles; l'aqueduc de Dentatus, construit quarante ans plus tard , et qui parcourait un espace de quarante-trois mille pas , était soutenu par sept cent deux arches. Q. Marius Rex amena de Subianna, dans une longueur de soixante-un mille pas, l'eau Marcia, à laquelle on joignit ensuite la Pépula et la Julia. L'eau Vierge est due à

Sic qusc concubilus varios V eneri sque figuras Exprimât, est aliquo parva tabella loco.

Dans l'Ars amandi , II, G79 :

Utque velis, Venererai jungent per mille figuras,

Inventai pìures nulla tabella modos. Inque modos omnes, dulces imitata tabellas

Transetti, et lecto pendeat dia meo.

\\ii\wi. apud Brouckhus. ad Prop., Il, 5. (1) Phopeuce dit :

Non istis olim variabant teda figuris ,

Cum paries nullo crimine pictus erat. . . . Illa puellarunt ingenuos corrupit ocellos,

Nequiticcque sua- noluit esse rudes, etc.

Suetonids, Horat. vit : Ad res venereas intempérant ior traditur ; nani speculato cubìculo scorta dicitur habuisse disposita, ut quocumque re- spexisset, ibi ci imago coitus referretur, etc.

Cllm. d'Alexandrie, in Protr., p. 53 : llap' aùtà; éti Tàç TcspircÀoxà;; «opiòff'.v sì; tïjv 'ÂçpoSÎTiQv ÈXci'vrjv, tr)v yujAvrjV, ttjv etcì t9) <7U|i.Tc).oxrj òeoqj.ÉvYiv , '/.ai tt) Aìiòa 7i£j^TC£Ta>(i£vov tòv òpviv Tov èpamxóv... Jlavtcrxoi tivè; , xaì yu;xvaì xópat, vai aàx'jpoi (j.e0óovte;.

Suetonius, Tiber., e. 44 . Tiberius Csesar tabulant Parrhasii, in qua Meleagro Atalanta ore morigeratili', legatuni sibi sub conditione ut si ai- aumento offenderetur, decies prò ea HS. acciperet, non modo prxtulit, sed et cubili dedicava.

Il existe X.iples une collection d'ouvrages obscènes dont la description a été publiée à Paris : Cabinet secret du Musée rouai de Xaples , in-4p. orné de 60 planche-; coloriées, représentant les peintures, bronzes et statues éroli- ques . etc .

474 CINQUIEME trOQUE.

Agrippa, la Claudia a l'empereur Claude, la Trajane a Trajan. C'est sous ce dernier que vivait Sextus Julius Frontinus qui , dans son ouvrage de igu,eductibus , nous a laissé des renseignements sur ces utiles constructions.

Les Romains avaient jeté plusieurs ponts sur le Tibre; niais jamais ils n'eurent l'idée de canaliser ce fleuve , pour prévenir les débordements qui, jusqu'à dix t'ois clans la même année, inon- daient la ville. A l'embouchure du Tibre , César voulait construire un port; mais il ne fut achevé que sous Claude. On attribue à Au- guste ceux de Misène et de Ravenne, avec un phare magnifique, nouies. Rome , qui aspirait à l'unité , avait un grand intérêt à tracer des routes, çt celles qui existent encore témoignent combien elles méritèrent leur antique renom. La borne milliaire dorée, placée au milieu du Forum romain, était leur point de départ; de elles se déployaient jusqu'aux Colonnes d'Hercule, à l'Euphrate, au Nil , en triomphant des obstacles de toute nature , et en formant un vaste réseau qui rattachait les provinces à la capitale.

Les plus grandes avaient cinq mètres de largeur. On traçait d'abord deux sillons pour indiquer la largeur de la route; on creu- sait ensuite dans l'intervalle , et, l'excavation faite , on la remplis- sait de matériaux choisis, jusqu'à la hauteur voulue, selon que la route parcourait la plaine , la montagne ou un terrain marécageux . Bergier cite des routes romaines, en France, exhaussées jusqu'à 6m,50 au-dessus du sol. La couche la plus basse [statumen) était formée de débris de pierres liées avec de la chaux et du sablé. Le second lit {rudus) était en petits graviers mêlés a\ec de la chaux; le troisième (nucleus) se composait d'un mélange de chaux, d'argile et de terre, parfois aussi de galets et de chaux. Sur cette troisième couche on plaçait la quatrième {Minimum dorsum, summa crusta , formée de cailloux ou de pierres plates taillées en polygones irréguliers ou équarries. Parfois , au lieu de la quatrième couche, c'était un mélange de galets menus et de chaux. On subs- tituait quelquefois aussi la terre forte à ce ciment; mais on faisait le nombre de couches en les battant avec des moutons ferrés , et en les rendant ainsi plus solides et plus compactes. Les talus des routes élevées au-dessus du sol étaient soutenus par des murs di contre-fort. Lescubesdont se formait la couche supérieure étaient réguliers dans les villes; ils sont de lave à Pompei et à Herculanuui. liés avec de la chaux et de la pouzzolane; les rues sont tirées au cordeau, avec des trottoirs.

A Rome, la voie Sacrée et la voie Triomphale étaient magnifi- ques. La première, qui commençait a l'orimi (\w Forum, ton-

BEAUX-ART&. *7 >

chant au Cotisée, longeai! le temple d'Antonin et Faustine , et montait au Capitole à travers les arcs de Constantin , de Titus et de Septirae Sévère (constructions postérieures). Les généraux

vainqueurs entraient par l'autre voie , le long des champs du Va- tican et du Janicule ; puis , passant le pont de la porte Triomphale, ils gagnaient la voie Droite , le champ de Mars , le théâtre de Pom- pée , le cirque de Flaminius , les théâtres d'Octavie et de Marceli us, et le grand Cirque; tournant alors vers la voie Appia, ils sortaient parle Colisée sur la voie Sacrée, qui les conduisait au Capitole. Les statues enlevées aux nations vaincues, celles des rois traînes en triomphe, celle des grands hommes et des dieux, décoraient des deux côtés ces rues magnifiques.

La voie Appienne, tout en gros blocs, fut terminée, dès l'an 312, par le censeur Appius Claudius; elle partait de la porte Ca- pène, et se prolongeait bordée de temples et de tomheaux, tantôt exhaussée sur un terrain fangeux, tantôt à travers les rocs tran- chés de l'Apennin. César la répara en commençant le dessèche- ment des marais Pontins. Elle fut ensuite entretenue et améliorée par les empereurs qui lui succédèrent; enfin Pie VI la restaura, malgré les injures de vingt siècles. Elle fut prolongée, sous le nom de voie Campanienne, de Capoue à l'orient d'Aversa, elle se partageait en deux. Le chemin qui se dirigeait à travers les terres descendait à Pouzzoles par le mont Caurus; celui qui suivait la côte gagnait Cumes le long des marais de Linterne. A la sortie (Je Cumes, par l'arc Félix, un autre embranchement gagnait Pouzzo les et rejoignait la voie Méditerranée , pour déboucher à Naples à travers la galerie souterraine du Pausilippe.

La voie Flaminienne, ouverte par le consul C. Flaminius en 221 , partait de la porte Flaminia, traversait l'Apennin en passant par Spolète et Nocéra, franchissait la montagne d'Asdrubal pal- la galerie dite aujourd'hui du Furio, et, suivant la vallée du Mé- taure jusqu'à Fano , côtoyait l'Adriatique pour arriver à Rimini: elle prenait le nom d'Émilia, et passait par Cesène, Foili, Imola, Bologne. La voie Cassia s'en détachait au pont Milvius, et se di- rigeait vers l'Étrurie par Viterbo.

L'inspection des routes regardait les censeurs , qui souvent leur donnèrent leur nom ; elle fut ensuite confiée aux tribuns de la plèbe et plus tard à des agents spéciaux. C'est à Caïus Gracchus que l'on doit les bornes mil liai res échelonnées le long de ces voies, et qui indiquaient la distance de Rome.ou des points principaux : des deux côtés se trouvaient aussi les tombeaux, exposés à tous les regards au lieu d'être sous terre comme ceux des anciens Italiotes.

Ì76 CINQUIÈME ÉrOQUE.

CHAPITRE XXVIII.

INDE.

SIECLE l)F. VICRAMAblT^A.

Au nombre des ambassadeurs qui de toutes les contrées accou- rurent vers l'heureux Auguste, il en vint de l'Inde pour faire al- liance avec lui; comme il se trouvait alors en Espagne, ils repar- tirent sans avoir rien conclu; mais ils revinrent quelques années après à Samos, et Nicolas de Damas les vit à Antioche , ils ha- bitaient le bourg de Daphne , réduits à trois, de toute la légation, qui était nombreuse , les autres ayant succombé aux fatigues du voyage. Ils étaient accompagnés de huit esclaves, ne portaient pour vêtement que des hauts-de-chausses , et faisaient grand usage de parfums. Entre autres présents rares , ils avaient apporté des ser- pents longs de cinq mètres, une tortue de fleuve, d'un mètre et demi de longueur, et une perdrix aussi grosse qu'un vautour. Leur let- tre de créance, en langue grecque , écrite sur parchemin, venait du roi Porus Pandion, seigneur suzerain de six cents princes , qui demandait l'amitié de César, en lui offrant libre passage dans ses États pour se rendre partout il voudrait, et son assistance dans tout ce qu'il lui plairait d'entreprendre.

Us avaient avec eux un homme sans bras, qui se servait de ses pieds pour bander un arc , le tirer, et pour jouer de la ilùte ; ils étaient aussi accompagnés par le brahmine Zannane Schegan, qui , après avoir passé trente-sept ans à vivre très-frugalement dans une communauté au milieu d'un bois , et à s'entretenir avec ses confrères sur de graves sujets, complétait en voyageant la provision de sagesse qu'il avait acquise. Il considérait la vie comme un état analogue à celui de l'enfant dans le sein de sa mère, étal d'où l'homme sort à l'aide de la science, pour entrer par la mort dans la vie véritable et à jamais heureuse. Arrivé à Athènes , Zar- mane renouvela devant Auguste le spectacle donné par Calanus à Alexandre; trop heureux, disait-il, pour n'avoir pas à craindre quelque disgrâce, il résolut de se brûler. Après s'être fait initier aux mystères d'Eleusis, il se dépouilla nu , se frotta d'huile et monta en sourianl sur bûcher. On plaça cette inscription mu son

SIÈCLE DE VlfiRAMADITYA. 177

tombeau : '/.armane Schegan , Indien de Bargosa, qui s'immor- talisa en se conformant à l'antique usage de sa patrie.

Quelle que soit la valeur réelle de ce récit , il nous ramène vers un pays sur lequel s'est déjà longuement fixée notre attention. Ce Pandion peut représenter l'antique dynastie des Pandous, qui domina pendant des siècles sur le pays de Mandouras, appelé , dans la langue du pays , Panda-Mandalam , et correspondant au Malabar actuel.

Nous avons fait mention précédemment des vicissitudes de San- drocottus, au sujet duquel les traditions indiennes racontent les faits les plus disparates. Sous leur forme la plus raisonnable, nous croyons pouvoir les réduire à ce qui suit : Au temps d'Alexandre, le prince Nanda , descendant de Krisna , régnait dans le Magada (Béhar septentrional) ; il déclara la guerre aux différents fds du Soleil , qui dominaient sur les pays contigus à ses États. Fort de la sympathie du peuple qu'il arrachait à un joug pesant, il exter- mina ces tyrans , dont il ne laissa survivre ni descendants ni pro- ches, comme il est arrivé de nos jours en Egypte à l'égard des Ma- meluks; il devint ainsi maître de tout le pays des Prasis, c'est-à- dire de l'Orient , depuis l'Allahabad jusqu'à l'extrémité orientale de l'Inde ; sa domination s'étendit aussi sur le Bengale , vaste royaume dont la capitale était Balipatra (Palibothraj, située au confluent du Gange et du Cosey, se trouve aujourd'hui Raï-Mahal.

Après avoir exterminé les xattryas , maîtres de ces contrées , il régna avec justice; comme il avait épousé deux femmes, l'une de sang royal , l'autre de la caste des Soudras , il appela à sa suc- cession les enfants de la première, et assigna aux autres un apa- nage. Au nombre des derniers était sandracoupta, qui, doué de grandes qualités et plein d'ambition , se voyait avec déplaisir pré- férer ses frères, supérieurs à lui par la naissance, bien qu'infé- rieurs en capacité. Tel était Ugradanva, qui avait remplacé Nanda sur le trône. Un jour qu'il avait demandé un brahmine pour célébrer le sacrifice funéraire du sraddha , celui qui se présenta lui parut d'un aspect si sauvage et si repoussant, qu'il le chassa avec mépris.

Dans son orgueil dévot , le brahmine fut loin de supporter avec patience une pareille insulte ; il proféra des imprécations contre le monarque profane , et se mit à parcourir les rues en criant que celui qui voulait être roi à la place d'Ugradanva , n'avnit qu'à le

(I) Stiubon, XV, cil. F, §§4.5, 52.

Ì78 CINQUIÈME EPOQUE.

suivra. Sandracoupta, qui n'attendait qu'une occasion , se joignit à lui avec huit compagnons. Après avoir traversé le Gange , ils entrèrent dans le Népaul (Neypal), et pressèrent Paratesvara , roi de <c pays, de les aider à conquérir l'empire desPrasis, sous la promesse de lui en céder la moitié. Ce prince arma donc ses sujets i si-s vassaux , et. grâce à son assistance , Sandracoupta détruisit la descendance de Nanda et s'assit sur le trône des Prasis ; il con- serva près de lui quelques Grecs qui l'avaient secondé dans son usurpation , et dont il se servit pour discipliner les Indiens.

Loin de partager ses États avec le roi de Népaul , il ne négligea rien pour les resserrer dans une vigoureuse unité , et se montra pori moins habile que puissant, bien que ses forces fussent infé- rieures à celles de Porus (1), qui régnait sur le pays au delà de l'Indus. Il resista même, comme nous l'avons vu, à Séleucus Ier Nicator. Antiochus envahit aussi l'Inde . il reçut des éléphants et df l'argent du roi Soppagasène, avec lequel il fit un traité de paix. Séleucus avait envoyé comme ambassadeur à Sandracoupta Mégasthène, qui avait accompagné Alexandre dans son expédi- tion , et fait un séjour de plusieurs années à Palibothra; il avait même donné une description du pays, semblent avoir puisé Diodore de Sicile. Strabon etArrien. Alexandre n'avait pas poussé sa marche au delà des rives du Raveï (Hydraotes), s'élève au- jourd'hui Lahor, ni pénétré dans le pays qui delà s'étend jusqu'à Allabahad, contrée des plus riches. Mégasthène, le premier Européen qui la vit, en fut frappé de surprise; mais la vérité ne lui suffit pas , et des récits fabuleux signalèrent des hom- mes avec des oreilles si longues qu'ils s'en servaient comme de manteaux pour envelopper leurs épaules ; des cyclopes sans nez et sans bouche, n'ayant qu'un œil, et aver des pieds très- longs, dont l'orteil était retourne eu dedans; des pygmées hauts de dix-huit ; louées à peine, et d'autres à la tète conique; des fourmis aussi grosses que des renards, qui , en grattant la terre, en ti- raient de l'or (2).

Sandracoupta lui donna audience à la tète d'une armée de qua- tre cent mille guerriers. Palibothra , sa résidence, avait dix milles de longueur sur deux de largeur; soixante tours en fortifiaient l'enceinte, et soixante-quatre portes s'ouvraient dans ses murailles. <J tïinaque fut aussi envoyé à Allitrochidas . fils de Sandracoupta , et nous lisons dans Athénée quAmytocratis, autre roi indien, fit

(I) « Sandracota, très-grand roi de l'Inde, et Porus, ijui fut plus puissant que Sandracota lui-même. « Amen. Hist. indienne, 3.) 2) Strabon, \\.

SIÈCLE DE VICRAMADTTYA. 479

prier l'un des Antiochus de iui expédier du vin doux, des figues sèches et un sophiste grée, Rengageant a lui tenir compte du tout. Les roi de Syrie le satisfit quant aux deux premiers articles; mais au sujet du dernier, il lui répondit que les lois grecques ne per- mettaient pas de vendre un philosophe

Soixante-neuf ans aprèsla mort d'Alexandre, la Baetriano rede- vint indépendante, et ses rois, poussant leurs conquêtes plus loin que le héros macédonien, recouvrèrent le pays voisin de l'em- bouchure del'Indus. Vingt-six années à peu près avanl J.-C.,une horde de Tartarei, refoulée des environs de la Ghifite vers l'Occi- dent, passa l'iaxartf , inonda la Kactriane, et y détruisit entière- ment la domination des Grecs , qui avait duré cent trente ans. On ignore comment finirent les autres royaumes, parce qu'ils eurent si pru de rapports avec l'Asie occidentale et l'Europe , que les écri- vains, grecs et romains, nous ont a peine transmis le nom de quel- ques-uns de leurs princes.

Comme tous leurs contemporains, ils avaient battu monnaie en employant des légendes grecques. Quand les premiers aventuriers furent chassés par d'autres , indigènes ou venus du Thibet et de la Tartarie, ceux-ci conservèrent les légendes grecques; mais plus tard ils en adoptèrent de nationales, et finirent par exclure tout ce qui n'était pas barbare. On ne connaissait de ces monnaies que deux ou trois échantillons, lorsque les officiers français qui fai- saient la guerre dans ces contrées, et quelques agents anglais en apportèrent en assez grand nombre pour faire espérer de com- pléter la série des princes régnants comme on l'avait fait pour la hanie Asie; mais, comme si la chronologie devait fatalement faire défaut dans l'histoire de l'Inde , ces monnaies donnent la tête et les attributs sans aucune indication de date : ce qui rend la classification impossible.

A l'époque Rome atteignit son plus haut point de grandeur, l'Inde eut aus,si son siècle d'or sous le rajah Vicramaditya (Be- ki'rmtirljil). 11 nous est donné comme roi de l'Inde entière , peut- être parce qu'il avait soumis beaucoup de rajahs indépendants; mais ses Ktats principaux s'étendaient sur les rives du Gange, et il résidait tantôt à Palibothra , tantôt a kanodja. Il réunit les brah- mines à Bénarès, fit reconstruire Ayodia, ville très-célèbre dans l'ancienne histoire de l'Inde , et commença la seizième dynastie du Bengale. Son pouvoir s'étendait jusqu'au pays de Kachemir, dont les gouverneurs, après l'otinction de la famille regnante, se soumirent spontanément à lui, et en reçurent pour rajah Matarket ; il subjugua aussi leDékan septentrional jusqu'à Tagara.

Ì80 CINQUIÈME ÉPOQUE.

A la prise de Delhi commença, après le rétablissement de la paix, une ère que les naturels appellent Samvat , et qui corres- pond à l'an 56 avant J.-C; elle est généralement adoptée dans l'Inde septentrionale , tandis qu'une autre ère nommée Saha,et qui commence avec Salivahana , l'an 7b' de J.-C. , est en usage dans le reste de l'Inde. Outre ces deux ères , qui sont le plus générale- ment admises , il en est d'autres connues seulement des pundits . et que nous réunissons ici comme de rares fragments de la chro- nologie de ce peuple. En l'année de 355 avant J.-C, Mahabali monta sur le trône ; il mourut en 327, et sa famille fut exterminée en 315. Les expiations de Schanakia sont indiquées en 312. En 101 de l'ère vulgaire, Souraca, appelé aussi Aditaya, et Vicram. montent sur le trône. En 441, un autre Vicramaditya, fils de Gan- daroupa, ceint la couronne royale. L'apostolat de Mahabhat. c'est-à-dire de Mahomet, a lieu en 622. En l'an 1000 commence le règne de Bhodia, appelé aussi Vicramaditya ; Pithaura est dé- fait et tué en 1192, et Diaya-Schandra devient roi en 1104 (1).

Ces différentes ères sont toutefois conjecturales; car, après la clarté dont l'Inde s'illumine au temps de Vicramaditya, contem- porain d'Auguste , les ténèbres recommencent à s'épaissir; du reste, quant bien même nous voudrions les pénétrer, nous ne trouverions rien , dans le pays , qui eût contribué au progrès gé- néral de l'humanité. Si nous essayions cependant de puiser dans Thistoire romaine quelques renseignements épars, nous dirions que peu après Auguste , les vents poussèrent dans l'ile de Taprobane (Ceylan) Annius Plocamus, fermier des impôts dans les ports de la mer Rouge. Il y séjourna six mois, et le roi voulut qu'il l'ins- truisit de ce qui concernait l'empire romain; comme il observa que les pièces de monnaie qu'avait son hôte étaient du même poids, bien gue d'un coin et d'un lieu de fabrication différents . il en conçut une bonne idée de la loyauté romaine, et, sous le règne de Claude , il envoya à Rome un rajah de l'île à la tète d'une ambassade. Quelle ne dut pas être la surprise des Ro- mains en apprenant alors que la Taprobane, dont le nom même leur était inconnu , renfermait cinq cents villes ; que Plasimonda. la capitale , était extrêmement peuplée, et que le commerce y ac- cumulait d'incroyables richesses!

On rapporte que les Indiens eurent des relations avec quelques autres empereurs. Nous savons notamment, en ce qui concerni Antonin, que les Sarmates et les rois du Bosphore , de la Colchide.

(1) Wiinmi). llrciipichcs asiatiques, t. IX.

LITTÉRATURE INDIENNE. ART DRAMATIQUE. ÎNÎ

de l'Ibérie et de l'Albanie, de la Bactrianeet autres pays voisins de l'Inde , lui envoyèrent des ambassadeurs pour renouer les rap- ports d'amitié et de commerce avec l'empire. Sous le rogne de Justinien , Gosmas Indicopleustes voyagea dans l'Inde , le chris- tianisme s'était déjà introduit , et en écrivit une description.

Mais si les Occidentaux ne pensèrent plus à la conquête de L'Inde , ils ne cessèrent de tirer avantage de leur commerce avec ces contrées.

CHAPITRE XXIX.

LITTÉRATURE INDIENNE. ART DRAMATIQUE.

A l'époque la littérature latine trouvait son siècle d'or sous la domination d'Auguste , celle de l'Inde brillait aussi de son plus vif éclat à la cour :de Vicramaditya, ornée , comme disent les na- turels, de sept pierres précieuses, c'est-à-dire de sept poètes illus- tres. Un conseiller dece roi, Amarasina, composa un dictionnaire systématique de la langue sanskrite, nous avons puisé des ren- seignements importants.

Un autre ornement de la cour était Barlrihari , frère du souve- rain , dont il reste quelques poésies lyriques ; mais le plus brillant joyau de la couronne de Vicramaditya estKalidasa. Il perfectionna la langue, restaura les anciens monuments de la littérature , dé- tacha de la religion la poésie descriptive dans ses Saisons, l'on trouve toujours des beautés et parfois môme de la vigueur. Le ton élégiaque qui domine dans ses vers est plein de ce doux senti- ment de la nature que nous avons remarqué clans les ouvrages indiens les plus anciens (1).

Mais le triomphe de Kalidasa est la composition dramatique.

(1) •< Celle, dil-il , qui remplit ma pensee n'éprouve qu'aversion pour moi; elle brûle au contraire pour un rival qui, à son tour, languit pour une indiffé- rente : et voilà qu'une femme que je ne puis souffrir s'est enflammée d'amour pour moi. Mille malédictions donc et sur l'une et sur l'autre, et sur mon rival, et sur l'amour, et sur moi-même ! » On trouve dans cette idylle de Moschus une pensée pareille : « Le dieu l'an brûlait pour Écho, qui habitait dans le voisinage; mais Écho aimait un jeune satyre pétulant; le satyre languissait pour Lyda. Écho était tour- mentée par l'an, autant que le satyre l'était par Écho, et Lyda par ie satyre, et l'Amour se riait d'eux tous. Chaque amoureux détestait qui L'aimait , autant qu'il était hai de l'objet aimé. Que cet exemple porte ses fruits. Je vous dis à

HiST. INIV. T. I\ . :i|

iK-2 I GSQUSÈME EPOQUE,

Dans le cours «tu dernier siècle, un brahmine. voyant représenter à Calcutta des drames anglais , dit que les Indiens en avaient aussi de pareils dans leur langue. Ces paroles mirent sur la trace de trésors ignorés, et conduisirent à la découverte d'une poésie dra- matique riche et originale.

Les Indiens la font aussi venir de Brahma ; c'est pourquoi ils la considèrent comme exempte de toute dépravation et tendant de sa nature à un but moral; ils comparent le plaisir que procurent les représentations théâtrales au miel qui rend un breuvage salu- taire. Le héros de leurs drames est d'ordinaire un dieu ou un grand roi , animé de sentiments tendres et généreux. Les personnages de second ordre sont ministres, brahmines ou négociants. La passion elle-même y parle un langage plein de dignité; l'amour, moins sensuel que chez les Romains, moins métaphysique que parmi les modernes . repousse les formules de basse adoration, et ne peut être représenté que légitime, c'est-à-dire avec une per- sonne libre. Une intrigue avec la femme d'un autre ne serait pas tolérée. Si le héros est déjà marié et s'éprend de nouveau, il en est quitte , au dénoûment, pour épouser aussi celle qu'il aime. Les peintures les plus voluptueuses d'un amour dont la jouissance est toujours le but ne sont point eh opposition avec la morale et la religion qui toutes deux considèrent comme l'acte le plus agréable à Dieu de goûter les délices dont il a voulu charmer notre exil ici-bas.

Les héros et les principaux personnages s'expriment en sans- krit ; l'héroïne et les femmes en prakrit, c'est-à-dire dans le dia- lecte qui fut probablement en usage autrefois; les personnages intérieurs, dans un langage plus vulgaire , mais qui lui-même n'est plus usité. 11 semblerait résulter de que ces drames étaient com- posés . non pour la masse de la nation, mais pour la classe la plus

tous : N'aimez pas celles qui vous aiment, afin que vous soyez aimés de celles que vous aimez. »

Ischa, poète arabe, s'exprime sur le même ton :

« Un regard tombé au hasard alluma la llamme qui me dévore, tandis qu< coeur d'Horaïréh brûle pour un rival, qu'une autre éloigne d'elle. Celle-ci, à son tour, est 1'obj' i orane passion à laquelle elle reste indifférente, et l'amant qu'elle tigne cause par ses mépris, la mort d'une infortunée, esclave de ses charmes. Moi aussi , je suis aimé d'une personne qui ne ine piali point. C'e>t ainsi qu'une communauté déplorable nous associe dans un même sort. Soumis aux mêmes ourments, chacun de nous, prés ou loin de l'objet de sa llamme, esl victime de ses amour-, et - trouvé pris aux lacs dans lesquels il tient un autre prison- nier. >>

Voila tn.i> poètes qui se sont rencontrés, sans s'être certainement copiés l'un Ta otre.

LITTÉRATURE INDIENNE. ART DRAMATIQUE. 183

distinguée des brahmines et des xattryas; ils ne pouvaient dès lors agir vivement sur les passions générales. Les Indiens n'y cherchaient donc pas une sorte de sympathie universelle; et instan- tanée, mais un intérêt d'école pour ainsi dire, intérêt qu'un trop grand nombre de nos poètes se contentent d'exciter dans des com- positions d'une imitation systématique. Ajoutons à cela que ces pièces, comme celles des Grecs, ne se réprésentaient que dans des occasions rares , dans des fêtes solennelles , au mariage et à la naissance des princes , aux grandes foires et autres réunions nom- breuses; mais les auteurs indiens n'étaient pas aussi féconds que les Grecs, et leur richesse dramatique n'est pas telle que l'avança Jones dans l'enthousiasme de la première découverte. Kalidasaet Ba\ abouti composèrent à peine trois tragédies chacun , et c'est tout au plus si celles qui restent dépassent le chiffre de soixante; ilest vrai qu'elles sontles meilleures. Nous ne comptons pas les petits drames que les charlatans jouent sur les places, en improvisant le dialogue , qu'ils entremêlent de chansons vulgaires : amusement auquel leslndiens prennent un plaisir extrême , et que leur envient trop les dominateurs étrangers .

Il y eut plus d'abondance chez les écrivains qui prétendirent, à force de préceptes, enseigner au génie à bien faire , et à la mé- diocrité à rivaliser avec lui. 11 serait fastidieux de répéter ici la foule de distinctions qu'ils établissent sur les héros , les passions, le style. En général, ils appellent les drames roupa ou roupaka, comme étant destinés à donner un corps ou une formeà des carac- tères et a des sentiments; ils les définissent poème fait pour être vu , ce qui se rapporte à la signification de notre spectacle.

Le sujet de la plupart des pièces indiennes est emprunté à la mythologie. Une intrigue simple , des incidents bien enchaînés , une action naturelle , que ne viennent pas interrompre des épiso- des trop multipliés, un style élégant et pur, tilles sont surtout les qualités qu'on veut y trouver. On ne doit jamais entendre sur la scène ni imprécations, ni sentences de dégradation ou d'ex il, ni récits de disgrâces nationales; il est défendu de mordre , de s'em- brasser, de dormir, de manger sur le théâtre, de se baigner, de se frotter le corps de parfums, de se marier, de répandre le sang, de faire disparaître un des personnages à la suite d'une catastro- phe. On peut conclure de qu'ils ne possèdent point de tragédies dans la véritable acception de et; mot ; ils ne distinguent même pas entre eux les divers genres de drames, selon qu'ils représentent les crimes ou les travers de l'espèce humaine, les accidents jour- naliers de la vie. les teneurs qu'éveille l'infortune ou la joie qui

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Ì84 CINQUIEME EPOQUE.

naît de la prospérité; mêlant, au contraire, toutes ces choses, ils cherchent à exciter une émotion qui ne les éloigne pas trop de cette tranquillité dans laquelle ils font consister le comble de la béatitude. Il importe surtout , dit le Saïrtija-Darpana , que le dé- noûment naisse du récit même , comme la plante de la semence qui la produit.

Ils n'ont pas songé à tenir toujours l'action dans une sphère élevée, et à ne représenter la nature humaine que sous l'aspect héroïque, à la manière des dramaturges français et italiens; mais, comme les Espagnols et les Anglais, ils ont associé le grave au co- mique, le sombre au plaisant. Chaque héros a près de lui le vita, sorte de confident assez semblable au parasite grec , qui rit, boit, joue d'un instrument, chante et tient la compagnie en joie. Ils ont en outre le bouffon (vidousaka) qui parle en proverbes et en jeux de mots, dit des plaisanteries qu'on lui renvoie, et s'accom- mode même de coups de bâton , pourvu qu'il ait à manger; lorsque les larmes sont près de venir troubler la sérénité habituelle, il égayé l'auditoire en rappelant qu'il est l'heure de se mettre à table.

Les Indiens n'ont jamais eu de théâtre véritable, mais seule- ment la Sancita sala, ou salle de chant (I), dans les palais des princes. Les vastes cours des habitations royales fournissaient la scène; du reste, point de costumes, de décorations, ni rien de l'appareil mécanique de nos entreprises théâtrales.

Le drame s'ouvre d'ordinaire par un prologue dans lequel le directeur se joint à l'un des acteurs pour informer l'auditoire des faits antérieurs à l'intrigue , de la pensée du poëte ; il adresse des paroles tlatteuses au public , à celui qui donne la représentation , età la troupe. Les poètes, plus heureux que les nôtres, sont ainsi délivrés de l'embarras de faire connaître, dans le cours de l'action elle-même, les événements qui l'ont précédée. Chaque fois qu'un personnage entre eu scène , il est annoncé à haute voix par son nom : expédient grossier sans doute, mais qui vaut à peu près au- tant que de faire dire à ses héros : Te voilà donc à Rome, Gracchus, te voilà dans Thèbes, Argïe. Au prologue succède toujours une invocation à la Divinile; c'est aussi par que se termine la repré- sentation, et l'on souhaite toutes sortes de biens aux assistants, ce qui revient au Valete et plaudite! des Latins. L'unité de temps et de lieu n'est pas observée dans ces compositions, et celle d'action y manque même souvent. Elles ont de cinq à dix actes, et , bien que

(1) Nous retrouvons dans la langue allemande , singen , chanter, et Sing en anglais, comme aussi saal, hall, el setilet soi" en français et en italien.

LITTÉRATURE INDIENNE. ART KRAMATIQUE. S-85

les législateurs du goût recommandent de ne pas renfermer dans un acte au delà de l'espacc-d'un jour, ils embrassent parfois une année entière, et souvent davantage; dans une de ces pièces , par exemple , il s'écoule douze ans d'un acte à l'autre; puis, dans une autre , on voit Siva enceinte à la fin du premier acte , et ses fils , au commencement du second , sont devenus déjà des héros. Mais ce sont de ces licences que la pédanterie pardonne à peine au génie ; le plus souvent on fait raconter par un acteur les événements qu'il n'aurait pas été possible de renfermer dans le temps prescrit.

La longueur de ces drames l'emporte même sur celle des pièces allemandes. A Chendouli, patrie de Kalidasa , une nuit tout en- tière est employée à représenter, chaque année, un des drames du Shakspeare indien, qui réunissent la grâce et. le terrible , le sentiment et le sublime, soutenus par un langage d'une harmonie et d'une magnificence inexprimables. Le dialogue est en prose; mais, lorsqu'il s'agit de réflexions , de descriptions et de choses à déclamer, on emploie des vers, dont les syllabes varient de huit à vingt-sept (I); des danses et des chants accompagnent toujours la représentation. Les prières pour implorer, au commencement et à la fin, les bénédictions du ciel sur les spectateurs , sont surtout admirables.

Continuant à suivre le système que nous avons adopté, nous nous attacherons de préférence à la partie dramatique , qui , ré- vélant avec plus de sincérité et de puissance les détails de la vie d'un peuple , est d'autant plus intéressante qu'elle fait mieux con- naître une civilisation ignorée; mais nos lecteurs ne sauraient en- trevoir même la moitié des beautés des compositions indiennes , s'ils ne se rappellent ce que nous avons dit précédemment de l'influence redoutable des malédictions des brahmines , de la par- ticipation de la nature entière atout ce qui est joie et souffrance , de la fusion perpétuelle des choses divines et humaines.

La liceo» naissance de Sacontala , le chef-d'œuvre de Kalidasa, est écrite en trois langues différentes, selon le rang et le caractère des interlocuteurs; les brahmines et le prince parlent en sanskrit; les femmes et les acteurs du second ordre s'expriment en prakrii ; les personnages inférieurs emploient un patois particulier.

Dans le Mahabbarata, Dousmanta, roi des Indes, arrivant à l'ermitage du pieux Kanna, père adoptif de Sacontala, fille de la nymphe Menaça, s'éprend d'elle, et l'épouse en l'absence de

(l) A l'époque île la ilécadence, on fit des vers ayant jusqu'à cent quatre- vingt- lualorze syllabes.

Ì8t) CINQUIEME EPOQUE.

Kanna. La jeune fille met pour condition au don de sa main , que si elle donne le jour à un fils , le roi lui conférera le litre de you- va-rajah , c'est-à dire jeune roi , et le déclarera son successeur. Dousmanta se sépare de Sacontala, en lui promettant que bientôt un magnifique cortège viendra la prendre pour la conduire à la cour; mais elle est, au contraire, oubliée par l'ingrat. Devenue mère, elle attend en vain plusieurs années, et finit par aller se présenter à son royal époux avec son fils, âgé de deux lustres; mais Dousmanta refuse de les reconnaître jusqu'à ce qu'une voix du ciel lui déclare que c'est réellement son fils; il le reçoit alors dans ses bras , demande pardon à Sacontala , en lui disant qu'il dissimulait dans la crainte que ses sujets ne crussent ce fils d'une union illégitime, et exprime la joie qu'il éprouve à obéir au com- mandement des dieux.

Tel est le poëme. Le drame s'ouvre par un prologue dans le- quel le directeur encourage une actrice à bien jouer son rôle, par respect pour un auditoire choisi. Vient ensuite la bénédiction pro- noncée par un brahmine , et conçue en ces termes : « L'eau fut « l'œuvre première du Créateur; le feu reçut les offrandes vou- « lues par la loi; le sacrifice est célébré dans sa solennité; les < deux luminaires du ciel mesurent le temps; l'éther subtil . véhi- a .nie du son , remplit l'univers ; la terre est la mère de toute croi - « sance; l'air anime tout ce qui respire. Visible sous ces huit .< formes, puisse Indra, dieu de la nature, vous bénir et vous pro- « téger ! » Dans le premier acte, le roi est en chasse à la poursuite d'une gazelle; il va la percer, quand une voix lui crie : Arrête! Ce fendre animal appartient à notre ermitage; il ne doit pas être tue, oh! non. Le char du roi s'arrête , et un ermite s'avance en disant : « Remets dans ton carquois le trait mortel; tes armes, ô roi, doi- \ eut protéger le faible , et non frapper l'innocent. » Il n'est pas de classique qui ne pût envier une protase aussi simple, et dans la- quelle un si petit incident révèle tant de détails de mœurs.

Dousmanta obéit avec respect, et l'ermite le conduit à la retraite de Kanna, maitre d'esprit, qui est allé à Soumatirta prier les dieux de détourner de Sacontala, sa fille adoptive, les malheurs dont elle est menacée. Il a suffi au roi de voir cette jeune personne pour en être épris. Ses lèvres ont l'incarnat de la rose ; ses bras ,' arrondissent mollement cornine deux tendres rameaux, et la fraîcheur charmante de la jeunesse répand sur sa personne un "Urait inexprimable . Il est retenu seulement par la pensée qu'elle appartient à la secte de Kanna , et ne saurait des lois s unir à un membre de la caste des xattrvas.

LITTÉRATURE INDIENNE. ART DRAMATIQUE. Ì87

En ce moment, Sacontala , poursuivit' par une abeille, se met à crier : Ornes compagnes, délivres-moi de cet insecte audacieux! mais elles lui répondent : Qic pour on s- nous faire? Appelle a ton secours Doits m un ta; n'est-ce pus au roi de protéger les habituais de cet ermitage?

Le roi se montre donc, feignant d'être un magistrat, et il ap- prend que Sacontala est fille du saint roi Cosica et de la nymphe Menaça. Il peut donc l'épouser, certain qu'il est de lui plaire ; niais on annonce que le roi s'avance avec des chevaux et des éléphants, et qu'un de ces derniers surtout fait beaucoup de dégâts dans le bois sacré. Les jeunes tilles effrayées se sauvent, et le roi se mei à rêver d'amour.

L'action se noue au second acte. Uousmanta, accompagné de quelques courtisans , cherche un moyen pour pénétrer dans la ca- bane de celle qu'il aime, lorsque deux ermites viennent le prier de rester quelques jours parmi eux, afin d'éloigner, parsa pré- sence, les mauvais génies qui , depuis le départ de Kanna, trou- vent leurs saints exercices. Il y consent avec joie, et, bien qu'un messager vienne le chercher de la part de la reine, pour assister à la cérémonie du jeûne religieux sa présence est indispensable, il fait partir d'autres hommes à sa place, et entre avec les ermites.

Au troisième acte , les malins génies ont cessé leurs attaques ; mais Sacontala, informée que celui qu'elle aime est le roi , tombe dans la tristesse et ouvre son cœur à deux amies. Dousmanta, caché derrière un buisson, entend sa confidence, et l'avis que Sa- contala reçoit d'une de ses amies , de glisser un billet dans une Heur et de le lui présenter à titre d'hommage. Voici ce billet, qu est écrit en vers : Je ne connais pas ton cœur ; peut-être ne sent- il pas la pitié; le mien languit d'amour jour et nuit ; oh ! toute ma vie est à toi.

Le roi, sortant alors du taillis , découvre ses sentiments à Sa- contala, et leur entretien est à la fois délicat et passionné ; la jeune fille résiste avec timidité; mais, en s'éloignant, elle s'écrie : Sa- contala vous prie de ne l'oublier jamais.

Elle se retire pour observer son amant, qui ayant trouvé le bra- celet qu'elle portait, le presse contre son cœur; puis elle revient le lui demander. Dousmanta veut le remettre lui-même à son ht as. elle y consent. Ici la scène s'anime j mais pii entêtai la voix de Gotami, la vénérable gardienne de Sacontala. et le roi se cache. La jeune fille, à qui sa vieille compagne demande comment elle se trouve, répond: « Beaucoup mieux, respectable matrone; » et en partant elle s'écrie : Et vous, ombrages chéris , sous lesquels j'ai

iSX CINQUIÈME EPOQUE.

pu déjà apaiser en partie le feu qui m'embrase, ah! puissiez-vous bientôt me voir entièrement heureuse!

Au quatrième acte, le roi a épousé Sacontala , puis est retourné dans son palais; maisKanna est encore absent. Dourvasa, un des saints ermites de l'Inde , se présente à l'ermitage, et Sacontala , absorbée dans ses pensées d'amour, ne l'accueille pas avec autant d'égards qu'elle le devrait; le courroux qu'il en éprouve lui l'ait proférer contre elle le vœu que le roi oublie sa nouvelle épouse. Puis il s'apaise, et déclare que l'effet de cette malédiction cessera aussitôt que se présentera à Dousmanta un objet qui la fera recon- naître.

Kanna revient à son ermitage, et, comme il a trouvé les présages favorables, il ditàsa fille, de se préparer àse rendre auprèsdeson royal époux. Une voix céleste lui a dit : Sache vertueux brahmine, qu'un rayon de la gloire de Dousmanta a pénétré dans le sein de la fille pour le bonheur du monde. Sacontala fait de tendres adieux à ses amies , aux arbres , aux fleurs , à sa gazelle, à son faon : lion père, dit-elle à Kanna, quand cette chère gazelle qui n'ose s'écarter de l'ermitage, ralentie qu'elle est dans sa course par le fardeau quelle porte, sera devenue mère, oh !je fenprie, n'ou- blie pas de m'en donner des nouvelles.

Ses compagnes lui disent : Si le roi tarde à te reconnaître , montre-lui l'anneau son nom est gravé; c'est l'anneau qu'elle reçut de Dousmanta lorsqu'il partit , en disant : Que ce soit un gage de mon souvenir!

Le cinquième acte nous transporte à Hastinapour, dans le pa- lais du roi. Sacontala arrive accompagnée par les ermites, qui annoncent à Dousmanta l'approbation donnée par Kanna à son mariage avec Sacontala; ils l'invitent en conséquence à l'accueil- lir comme une épouse qui porte dans son sein un fruit de son amour.

-Mais l'imprécation de Dourvasa commence à produire son effet; Dousmanta ne reconnaît pas son épouse qui , dans son désespoir, veut recourir à son anneau. Hélas! elle ne le trouve plus à son doigt, car elle l'a perdu en faisant ses ablutions dans l'étang con- sacré à la déesse Satki.

Sacontala, après avoir cherché en vain à attendrir le roi , vou- drait partir; mais le brahmine lui dit : « Si tu te sens innocente et pure , tu dois supporter avec courage ta condition auprès de ton époux , quand même il te traiterait en esclave. »

Il est prédit que le premier enfant mâle de Dousmanta portera, dans la disposition dès li^n<< marquées sur la paume de la main .

LITTÉRATURE INDIENNE. ART DRAMATIQUE. 489

l'annonce de sa haute fortune. On propost; donc au roi d'attendre

que Saconlala ait mis au monde l'enfant qu'elle porte , afin de s'assurer s'il aura le signe pronostiqué. Il y consent. Saconlala s'éloigne désolée ; mais, peu après, on apprend qu'elle a été enle- vée par un génie étincelant. Dousmanta en reste frappé d'éton- nement, mais sans être attendri pour cela , parce que le prestige causé par l'imprécation brahnh nique continue à produire son effet.

Au sixième acte, un pêcheur est arrêté comme coupahle d'a- voir dérobé un anneau de grande valeur, portant le chiffre du roi ; mais il proteste l'avoir trouvé dans le ventre d'un poisson. A peine le roi y a-t-il jeté les yeux, que l'enchantement se dissipe ; il se rappelle avec amour sa jeune épouse, mais elle a disparu. Il fait suspendre la lete du printemps, et veut qu'on lui apporte le portrait de Sacontala ; lorsqu'il le contemple, l'amour se rallume en lui si puissant qu'il s'imagine la voir elle-même.

Dans l'intervalle , entre le sixième et le septième acte, la race des Danavas a été vaincue par Dousmanta , monté sur le char d'Indra. Revenu de la cour de ce dieu sur la terre , il se rend à la demeure retirée du grand dieu Kasiapa, il trouve un jeune garçon qui joue avec un lionceau ; or, tandis qu'il le caresse avec un sentiment de sympathie , il s'aperçoit que sa main offre les lignes mystérieuses , présage de souveraineté. Il le questionne , finit par le reconnaître pour son fils, et se jette aux pieds de Sa- contala, quiluidit: Lève-toi, cher époux, lève-toi. Oui, je fus long- temps malheureuse, mais à présent ma joie dépasse tous les maux soufferts.

Le roi , sa femme , son fils , sont transportés dans le séjour cé- leste, où Sacontala apprend que l'erreur de son époux eut pour cause les imprécations de Dourvasa, et que leur fils est destiné à devenir le maître du monde entier. Le drame se termine par ce \ 03U de Dousmanta : Que les rois de la terre ne désirent la puis- sance que pour rendre les peuples heureux !

Un auditoire très-civilisé pouvait seul , à coup sûr, porter aux nues une composition de ce genre. Elle offre tant de régularité (nous entendons par l'enchaînement et la progression de ses parties) que, lorsque Schlegel en publia une traduction latine, ceux-là même qui acceptaient les yeux fermés la poésie apocryphe d'Ossian refusèrent de croire àia loyauté de l'écrivain allemand; on pensa qu'il avait lui-même composé ce drame, pour offrir, comme venu des extrémités de l'Orient, un pendant aux doctrines romantiques qu'il avait prêchées.

Ì90 CINQUIÈME EPOQUE.

Dans le drame de Jaiadeva, Krisna, comme Apollon sur les bords de l'Amphrysus, vit sur la terre au milieu des bergers . et se fait aimer de beaucoup de mortelles. Dans le nombre, le prix de la beauté appartient à Roda, qui, jalouse des caresses que le dieu prodigue à d'autres, lui en fait des plaintes amères; mais une amie les réconcilie, et ils se "livrent à leur tendresse. Ce drame, le plus ancien de tous, est presque dépourvu de formes scéniques; la passion la plus vive y respire dans toute sa nudité , et pourtant il finit par un chant religieux à Vischnou.

La Nuée messagère de Kalidasa peut être rangée parmi l<>s drames monologues. Un devi au service de Konvéra, dans la ville d'Alaca, est relégué dans les montagnes de l'Himalaya, pour avoir laissé dévaster le jardin de son maitre par l'éléphant d'Indra. Dans son exil, il aperçoit une nuée qui s'avance du midi au nord vers les lieux qu'habite sa jeune épouse, et il prie la voyageuse aérienne de lui porter de ses nouvelles. Il décrit les pays qui se trouvent surla route; or, bien quela multinlicitédenoms étrangers auxquels nos premières études n'ont pas associe les riantes idées des noms grecs et latins ait quelque chose de fatigant , on est ému de ce pieux regret de la patrie ; on est touché lorsque le dévi se repré- sente celle qui lui est unie plongée dans la tristesse et comptant les jours de son absence, et quand il dit à la nuée les paroles qu'elle doit lui répéter de sa part pour la consoler : Lu piaule des- séchéeélève vers foi ses regards, et une douce pluie est ta seule ré- ponse; c'est une pensee qui certainement ne déparerait aucun classique.

Au nombre des drames appartenant à la seconde espèce, celle des Ouparoiumka, est le Vikrama ef Ourrasi, ou le Héros et la \ijmphe. de Ralidasa, qui ressemble à nos opéras. La nymphe Ourvasi, le plus bel ornement du ciel, et qui éclipse les attraits de Sri, a été enlevée par legénie Kési sur les hauteurs de l'Himalaya ; ses amies la pleurent. Pourourava, roi de Pratistana, l'un des descendants du Soleil, se metà la poursuite du ravisseur et délivre la belle Ourvasi. Schiiraséna, roi des musiciens de la cour d'Indra, chante la valeur du héros; mais le libérateur d'Ourvasi s'est épris des charmes de la nymphe, qui n'est pas ingrate et répond à sa tendresse. La délicatesse avec laquelle ces deux amants expriment leurs sentiments fait pâlir nos scènes les plus naïves. Bientôt, cependant , la nymphe s'envole avec le chœur céleste, et laisse son amant sur la terre.

On est au second acte, dans le paiais de Pourourava; il com- mence par une scène comique, dans laquelle t'unire un de ces

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bouffons ou vidousakas dont nous avons parlé : « C'est un éveue- « nient grave, dit-il, c'est un grand ennui pour un brahmine « comme moi, qui aime beaucoup à ne rien faire, dese trouver « dans une position pareille. Je possède un secret , et c'est le se- rt cret d'un roi. Si je parle, je suis mort; me taire, je ne saurais. « Que faire? Tous me recherchent, tout le monde me \eul. Bonne « pâte d'homme, jaseur, je suis incapable de tenir un seul instant « ma pensée en dedans de moi-même. Combien ce secrej me « pèse! Je tremble de tous mes membres. Allons, courage, Ma- « nova! de la prudence ! assieds-toi dans ce petit coin, et attends « que paraisse le roi, ton maitre et ton ami. »

Au lieu du roi arrive une suivante de la reine, qui fait adroite- ment parler lebrahmine et lui arrache son secret; puis elle court révéler à la reine l'infidélité de son époux. Quand survient le roi, sa mélancolie profonde fait un singulier contraste avec les lazz; du br< limine, qui lui conseille , comme un expédient des meilleurs, de s'endormir et de rêver a la nymphe.

Ourvasi, invisible, a entendu leur entretien, et convaincue de l'amour du roi. elle lui jette une feuille sur laquelle sont tracés ces vers : « Une flamme égale , bien que cachée et mystérieuse , « brûle deux cœurs. La brise fraîche et pure qui fait floconner « les nuages, et joue dans ma chevelure au fond des grottes cè- te lestes , n'a plus de douceur pour moi , ne me donne plus la vie a et la santé; le zéphyr le plus léger et le plus embaumé est pour « moi un souffle de mort. Les fleurs se dessèchent et meurent sous « mes pas, comme mon âme consumée d'amour, comme ma « forme délicate et céleste que mine le feu de l'amour. »

La reine , qui trouve ce billet , en conçoit de la jalousie ; son mari lui demande pardon, et Manova de s'écrier: « Elle es! en « colère , lui dans l'embarras ; si l'on annonçait que le dîner est « servi, ce serait le meilleur moyen de se tirer de pour eux et « pour moi. »

Au troisième acte, Ourvasi est appelée au ciel pour représenter un drame; mais, lorsqu'on lui demande dans le cours de l'action comment s'appelle celui pour qui penche son cœur, au lieu du nom de Pourousottama , premier agent de la nature, elle prononce celui de Pourourava. Une pareille profanation l'a rendue passible d'un grave châtiment : mais Indra, ayant égard à la reconnais- sance qu'elle doit à son libérateur, se contente de l'exiler sur la ferre auprès du prince aimé. Cependant la reine a fait vœu de continence et de jeune; pour faire trêve à sa jalousie, elle invite son époux à se rendre sur la terrasse, afin de voir la lune entrer

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dans la constellation Rohini. Tandis qu'il est à l'y attendre , Cur- vasi et sa compagne arrivent invisibles auprès de lui. La reine sur- vient, et se réconcilie avec son époux; elle lui promet d'être bonne et complaisante envers la nymphe , et lui permet de l'aimer. Dès qu'elle s'est éloignée , Ourvasi se montre , et n'a plus de motifs pour regretter la perte du ciel.

Le quatrième acte , entièrement lyrique , est rempli de musique et de souvenirs nationaux. Tandis que les deux amants errent sur les rives du Mandakini , une sylphide . en folâtrant dans l'onde, attire l'attention du prince. La nymphe , qui en conçoit de la ja- lousie, s'éloigne de lui , et oublie la loi qui interdit aux femmes de pénétrer dans le bois enchanté desCartikéias; aussi, à peine y a- t-elle mis le pied , qu'elle est changée en vigne. La désolation de Pourourava, qui la cherche, est au comble , et il trouve dans tous les êtres animés une douce sympathie pour sa douleur : chez le cygne, qui lent et mélancolique, fend les ondes; chez l'élé- phant , qui , solitaire , a peut-être perdu sa compagne ; dans le nuage errant. Enfin, un être surnaturel vient à son aide en lui donnant le rubis de la réunion. Ourvasi reprend sa première forme entre les bras de son amant, et un nuage les emporte tous deux. « Les éclairs enflammés ondoient autour d'eux comme des « panaches ; ils ont pour pavillon l'arc étincelant et vaporeux dont « Indra peint le ciel. »

Au cinquième acte, un faucon ravit le rubis sauveur; mais il est atteint d'une flèche sur laquelle est écrit : Aïou, fils d' Our- vasi et de Pourourava. Le roi, qui ne savait pas être père, est transporté de bonheur ; mais sa joie est troublée par les pleurs d'Ourvasi , qui doit , d'après l'arrêt du destin , remonter au ciel dès qu'il aura vu son fils. Tandis qu'elle se désole , dans la crainte d'être oubliée, et que lui recherche de préférence les solitudes de l'Himalaya pour s'y repaître de souvenirs chéris, poursuivre les daims ouïes démons ravisseurs des femmes, Naréda descend du ciel, dont il leur annonce le pardon. Le roi, au comble du bon- heur, termine en faisant des vœux pour que le savoir et la fortune cessent d'être ennemis, et pour que leur union amène le bien vé- ritable de l'humanité.

Cette intrigue est semée d'une foule de détails qu'il serait inu- tile de chercher à reproduire , et qui ajoutent d'autant plus à l'in- térêt, qu'ils sont en rapport avec les croyances du pays et revêtus (Tune poésie charmante.

Après Kalidasa, le théâtre indien alla en déclinant; néanmoins, le roi Soudraka lit <h'< drames estimés el si Bavabouti , écri-

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vain très-postérieur à Kalidasa, le cède pour la poésie à ce der- nier, il ne lui est pas inférieur pour la passion, l'.rahinine de nais- sance, issu d'un sang illustre, il reçut de ses contemporains le surnom deSrikanta (au doux parler). Au lieu de s'arrêter, comme on le faisait de son temps, à décrire minutieusement la nature dans ses moindres particularités , il se complaît aux aperçus larges et sublimes , au fracas de la foudre et des aquilons , aux luttes terribles des éléphants, aux exploits des monarques. On pourrait appeler des épopées dialoguées les trois drames qui sont restés de lui : Malati et Madhava, Oui tara- Hama-Scharitra [\),Maha- Vira-Scharitra.

Wilson a donné à l'Europe , outre des analyses et des extraits de plusieurs autres pièces indiennes , un choix des meilleurs dra- mes sanskrits , tous inférieurs pour le style et le plan à celui de Si, contala; néanmoins ils ne sont pas à négliger, car ils plaisent, même à défaut d'autre mérite , par leur physionomie tout à fait nationale, et comme tout différents de nos ouvrages européens, tou- jours modelés , plus ou moins , sur le type grec.

Le Mrischakati ou char d'argile, auquel conviendrait mieux le titre de la Courtisane amoureuse, est l'œuvre du roi Soudraka, et on le croit antérieur au dixième siècle. C'est l'aventure de Pa- laka, roi d'Oujeïn, détrôné par un berger, aidé des brahmines; mais à cet événement se mêle l'amour de la courtisane Vasanta- sena pour le brahmine Scharudatta. L'amour change cette femme, qui a gagné des trésors dans son vil métier ; elle renonce à ses an- ciens penchants, devient pure, généreuse , et c'est en vain qu'un beau-frère du roi cherche à la corrompre en employant les séduc- tions du pouvoir et de l'or : « Pourquoi, lui dit le confident du prince, « renies-tu ton caractère , Vasantasena? la jeunesse entre libre- ce ment dans la demeure de la courtisane; c'est une plante qui « croît sur le chemin public ; sa personne est une denrée , et son « amour peut s'acheter pour de l'or; elle doit donc accueillir « l'homme qui lui répugne comme celui qui lui plaît. Le savant « et l'ignorant, le brahmine et le paria, se baignent à la même « source. Le corbeau et le paon se posent sur les branches du « même arbre ; le brahmine, le xattrya et le vaïseia voguent dans '( le même bateau; de même que le bateau, l'arbre , la fontaine , « la courtisane est commune à tous. » La malbeureuse sont la

(1) Colebrooke a donné l'analyse de celte pièce. Nous devons à Wilson six drames et l'analyse de 23, outre un essai sur le système dramatique des Indiens. Lan»lois, auteur des Monuments littéraires de Vlnde, les a traduits en fran- çais.

Ul.4 CINQUIÈME EPOQUE.

le ce reproche amer, et pourtant elle résiste; elle cher- che à fuir, niais elle se trompe, et prend le char d'argile eu roi pour le sien, tombant ainsi au pouvoir de ce prince perfide, qui menace de la tuer.

« Mourir sitôt! dit-elle; je vais crier au secours. Mais, hélas ! « la voix de Vasantasena serait entendue au loin, et cela me dés- <( honorerait. Non, je ne prononcerai que ces mots : sois béni , « oh! sois béni, mon cher Scharudatta.

« Le prince. Répéteras- tu toujours ce nom? dis-le encore une « fois ! ( Il la prend à la gorge. )

« Vasantasena {d'une voix étouffée). Sois béni, ô monScha- « rudatta! »

Le prince l'étrangle , et accuse de son propre crime Scharu- datta, jeune brahmine d'une grande vertu et d'une conduite sé- vère. H est cité en jugement, et lorsqu'on lui demande s'il a eu quelque intimité avec la courtisane , il rougit et hésite. On le presse, alors il répond : « Si elle fut mon amie, n'en accusez pas <( mes mœurs, mais bien ma jeunesse. » Dans sa défense, il com- pare le tribunal à une mer orageuse ; les avocats, aux vagues sou- levées; les procureurs, aux reptiles insidieux qui se glissent à la dérobée sous les eaux ; les délateurs , aux coquillages sous les- quels croissent des herbes vénéneuses; l'accusateur, à la chouette toujours attentive à saisir sa proie pour la déchirer. Sa ruine se- rait toutefois inévitable, sans la révolution qui renverse le roi et le prince , son déloyal beau-frère. De plus, Vasantasena, revenue de l'évanouissement qui avait fait croire à sa mort, vient justifier son amant. Le jeune brahmine a une femme et un fils; mais cela D'est point un obstacle pour Vasantasena, et n'excite pas non plus la jalousie de l'épouse légitime, qui l'embrasse même et la salue comme une soeur bienvenue.

Cette femme est pourtant loin d'être indifférente pour son mari; car, au moment ou on lui avaitappris qu'il allait mourir, elle s'était mise en route pour se brûler sur son bûcher, selon l'usage des \ cuves dévouées a leurs époux. Scharudatta, qui est revenu à temps pour empêcher ce sacrifice, s'écrie : « Quelle frénésie a te faisait chercher la destruction quand ton époux était en- e core vivant? Tant que le soleil resplendit au ciel, le lotos ne a clôt pas ses feuilles amoureuses.

« 11 est vrai, répond-elle; mais ce sont seulement ses ardents « baisers qui donnent au lotos l'assurance que l'objet de son amour « est présent. »

Scharudatta. loin de songera se vengei de son puissant perse-

LITTÉRATURE INDIENNE. ART DRAMATIQUE. i'»''

cnteur, dit : t l ii ennemi humilié qui, prosterné à vos pieds, ini- « plore votre merci . ne doit pas sentir le poids de votre epée. »

Le drame de Moudra Racsaca , ou le Sceau du ministre , est historique et politique; on le croit du douzième siècle. Le héros est Schandracoupta, probablement le Sandracottus des Grecs, qui parvient à la couronne après l'assassinat de Nanda, roi de Patali- po tra. Racsaca , premier ministre du roi tué, s'est réfugié à la cour du roi des Melectas ou Barbares , qu'il excite contre l'usur- pateur; mais le brahnhne Schanakia, chef du complot qui a coûte la vie à Nanda, s'engage à gagner le ministre fidèle ; dans ce but , il emploie des agents habitesqui se rendent auprès de lui au mo- ment où il réunit des troupes contre l'usurpateur, etluidépei gnent I i at du royaume dans le sens que désire le brahmine. Schandra- coi j»ta a pour gourou, ou, comme nous le dirions , pour direc- teur spirituel ; ce même Schanakia. Les brahmines remplissent fréquemment ce rôle , qui leur donne le droit de faire à leurs ouailles les questions les plus étranges, et d'en exiger un respect dont se contenteraient les dieux. Soma, dieu de la lune, fut pré- cipité du ciel dans la mer par son gourou , pour avoir séduit sa femme.

Quand donc Schanakia conseille à Schandracoupta de feindre de le voir a\ec déplaisir, celui-ci lui répond : «Mon vénérable a maitre et ami veut que je me montre mécontent de lui , et que » je me dirige sans ses conseils Comment soutiendrai-je un rôle « qui répugne à mon cœur? mais telle est sa volonté, qu'il soit « obéi. L'élève digne de cenoni se conforme aux désirs de son « maître; s'il se trompe, c'est contre son vouloir, et la voix du « maître le rappelle au droit chemin. Différent de ceux qui ne « peuvent se décider par eux-mêmes, et de ceux qui suivent uni- ce quement leur propre caprice , l'homme sage et vertueux ne s'a- « perçoit pas de la sujétion en identifiant son désir avec celui de « son prudent directeur. »

La puissance brahminique se révèle ici; mais, pour revenir à l'intrigue du drame, Schandracoupta, asservi entièrement au brah- mine, auquel il se reconnaît redevable du trône, convient avec lui de feindre de l'avoir disgracié . et de vouloir prendre pour mi- nistre Hacsaca. Ce bruit propage et rend l'exilé suspect au roi qui l'a accueilli. Les soupçons de ce prince s'accroissent en- core quand on lui remet des dépêches scellées de son propre sceau, qu'il croit avoir été livré par le ministre auquel il l'a confié. Cir- convenu ensuite par d'autres manœuvres, il finit par reconaître la supériorité de Schanakia . et s'unit à lui pour soutenir l'usurpa-

4% CINQUIEME EPOQUE.

tion. On voit que la politique a une grande part dans ce drame el que la fraude la plus honteuse y passe pour une rhose Imite na- turelle , sans être flétrie d'aucune improbation.

Nous connaissons, par la version du professeur Taylor, de Bom- bay, le Lever de la lune intellectuelle (Prabodha Schandrodaïa) , drame dans le genre des pièces métaphysiques du moyen âge , et qui en rappelle les Moralités ; car on y voit la Raison argumenter du haut de son trône contre l'ignorance , et se charger d'élever I'Ame que l'Éternel vient de lui confier.

Bien que ces compositions appartiennent à d'autres temps, nous n'avons pas hésité à en faire mention ici; car, il faut le répéter en- core, tout est stable dans l'Inde, et l'on marche si lentement que les siècles s'y expliquent les uns par les autres , en remontant aux plus éloignés.

Ces drames appartiennent aux deux premières espèces de roit- pakas ; on classe dans la troisième certains monologues, dans les- quels un seul acteur décrit et représente divers événements qui sont arrivés à lui ou à d'autres. La quatrième comprend les sujets militaires qui n'admettent point les femmes. La cinquième se rap- porte aux héros, aux démons et aux divinités; elle traite le plus souvent des faits relatifs aux différentes incarnations (I). Vien- nent ensuite les mélodrames, puis les satires, qui s'attaquent au roi, aux riches, aux brahmines et aux dévots.

Nous retrouvons dans l'une de ces compositions l'opinion qui , en s'appuyant sur l'exemple des dieux, encouragea le vice sur les théâtres grecs et latins, ou lui ôta toute honte. Voici , en effet , un passage du Kotouka Servaswa : « La loi dit : Ne sois pas adul- « tère. Parole insensée ! Prenons pour guide les sages et les dieux « eux-mêmes dans ce qu'ils observent , non les préceptes qu'ils « négligent. Indra abusa de la femme de Goutama; Schandra « ravitla fiancée de son maître ; Jama séduisit l'épouse de Pandou « sous la figure de son mari , et Mahadéva corrompit les femmes « de tous les bergers de Vrindavana. Seulement les pandits in- « sensés, se réputant de grands sages, ont fait des crimes de ces « choses. Mais ils me diront : Ce sont les préceptes de Richis. « Eh bien ! c'étaient tous des imposteurs; ils condamnaient des « plaisirs que la vieillesse leur interdisait, et, par envie , ils dé- « fendaient aux autres des jouissances qui leur étaient refusées. « C'est vrai, très-vrai ; jamais nous n'avons entendu prêcher « une doctrine aussi orthodoxe. »

(1) Voy. Tome I.

LITTÉR\TfTRE [XDIENNE. ART DRAMATIQUE. 497

Des règles minutieuses , des prescriptions invariables de lieu, de temps, de condition , d'intrigue , de conduite, font subdiviser ces genres en plusieurs autres , de même que les ouparoupakas ; cependant tout cela n'est rien en comparaison des distinctions métaphysiques résultant du sujet. En effet, de même qu'Aristote, en traitant de la rhétorique , a parlé des passions quant à la ma- nière de les exciter, les docteurs indiens ont déterminé les bavas, et les rasas, modifications intellectuelles et physiques, inclinations ou nécessités; bien plus, ils les ont subdivisées en permanentes ou transitoires, principales ou accessoires, et tout ce qui peut fournir à un poëte les couleurs de son tableau se trouve ainsi classé par eux. Viennent ensuite les règles les plus précises et les plus invio- lables sur ce qui est de convenance pour chaque personnage , selj n le sexe, l'âge , la condition, etc. 11 suffira de dire qu'il y a quarante-huit manières d'être un héros, qui vont ensuite jusqu'à cent quarante-quatre; quant à la divinité , il faut compter par millions de nuances. La femme parfaite doit posséder vingt pres- tiges ( anankara ) , parmi lesquels, outre la beauté, la jeunesse, l'opulence , l'égalité d'humeur, la fidélité, charmes de tous les temps et de tous les pays; la promptitude à s'émouvoir, à fris- sonner , à rougir , à pâlir , à livrer son cœur au guide choisi , à badiner avec finesse sur les manières et les protestations d'un amant; l'art d'exprimer le désir par le geste, parla voix, par des regards passionnés; la négligence de soi-même, de la parure, etc. : tout cela vous conduira au dernier terme [lolitam), qui est l'ex- tase de l'âme et des sens dans un bonheur partagé.

On peut s'apercevoir que nous sommes encore dans ces mêmes régions de l'Inde qui nous apparurent, dès les premiers siècles du monde, livrées à des songes bizarres et à des subtilités métaphysi- ques; c'est pour cela que la liberté la plus aventureuse s'y associe à la servitude la plus complète. Le peuple, doué par-dessus tout d'une imagination féconde, s'y soumet à des épreuves qui. par- tout ailleurs, seraient intolérables ; les faiseurs de préceptes im- posent les plus lourdes entraves au génie , dont les ailes puissantes n'en prennent pas moins l'essor le plus hardi. Une des nombreuses contradictions qui restent encore à expliquer chez un peuple si vieux et si enfant, si profond dans la philosophie et si délicat dans la poésie, c'est le mélange qu'il fait, dans celle-ci, des sentiments les plus raffinés et les plus nobles avec des idées grossières et honteuses. Aux proportions gigantesques de la pensée, il unit la perfection des détails, et jouit avec passion des beautés de*-, ul ce qui l'entoure, puis il en nie l'existence. 11 s'apitoie au cri plaintif

MSI t MV. I IV Ì''

498

CINQUIÈME ÉPOQUE.

de l'insecte foulé aux pieds, et il ordonne à la veuve de monter sur òri bûcher; il recherche la volupté , et se pétrifie en quelque sorte dans les abnégations et dans les pénitences. En un mot, il manque de cette harmonie qui constitue le beau éternel de la vie morale, intellectuelle et sociale de laC.rèee. de cette harmonie qui donne aux ouvrages et à la pensée la véritable force, la grandeur et le goût.

ÉPÏLOfiUK. 7*9^

ÉPILOGUE.

Nous retrouvons donc l'Inde telle que nous l'avons laissée vingt siècles auparavant : enchaînée dans ses castes, fantastique, non- chalante, dévote, orgueilleusement ignorante ou savante, inac- cessible au progrès. On croit satisfaire aux besoins intellectuels et moraux en assignant à chacun sa part de vérité , sans qu'il soit permis à personne de se la faire soi-même. La simplicité du sys- tème théocratique produit donc, dans l'Inde commeen Egypte, une immobilité monotone; la société subsiste, mais dans la torpeur, sang espérance et sans désirs.

Bfl Occident, au contraire, certaines libertés individuelles pren- nent un immense accroissement, mais d'une manière inégale et désordonnée; au milieu des violences d'une guerre presque con- tinuelle, qui n'est pas fort tombe dans l'oppression. Au moment la scène historique s'éclaircit, nous trouvons les pays occiden- taux constitués, soit en monarchies, soit en républiques ; les pre- mières fondées sur les principes de la foi et de l'amour, les autres sur la raison. Toutefois, quelques-unes de celles-ci, fidèles aux lois et aux coutumes antiques, se tiennent renfermées dans les barrières traditionnelles, et diffèrent peu des monarchies ; elles s'occupent surtout du maintien de la paix et du soin de leur con- servation ; d'autres, organisées pour la liberté et l'égalité, tenden t à s'étendre et à propager leurs maximes fondamentales.

Dans les monarchies qui reposent sur l'affection envers la dynas- tie héréditaire, ce qui importe surtout, c'est de ne pas ébranler la foi dans les droits anciens, ni les habitudes consacrées par le temps. Dans d'autres, l'arbitraire du prince est restreint par des constitutions, dans lesquelles on peut voir des transactions entre deux partis en lutte et d'égale force, et qui établissent la mon - chie sur des bases scientifiques et rationnelles.

Éclairés par une longue expérience des institutions sociales , nous savons que monarchie ne veut pas dire servitude, et répu- blique liberté, ^absolutisme a prévalu et prévaut encore dans les républiques comme dans les monarchies; mais le gouvernement absolu ne peut se maintenir que p ar la force. Les républiques, comme nous le voyons dans celles des anciens, se font remarquer par l'ambition des conquêtes; le despotisme militaire s'établitdans les monarchies.

Rome, république absolue, se transforme elle-même, après

500 CINQUIÈME ÉPOQUE.

avoir étouffé toutes les autres, en une monarchie absolue, qui ne peut trouver d'appui que dans la force, n'est en quelque sorto réfrénée que par la force, et n'assure que parla force son existence matérielle.

Toute la société antique est dominée par l'esprit de race, esprit jaloux, exclusif, qui, hors de la famille et du temple , fait voir dans tout homme un étranger, dans tout étranger un ennemi ( hostis ) , dans l'ennemi une proie : doctrine que le Romain for- mula dans ce proverbe terrible : Homo homini ignoto est lupus.

Certains sages firent bien entendre des plaintes contre ceux qui rendaient esclaves leurs propres concitoyens : on dit que les dieux s'étaient irrités contre les habitants de Chios, parce que les pre- miers ils violèrent par la piraterie les droits réciproques de la fa- mille hellénique; les Lacédémoniens encoururent le blâme pour avoir opprimé les Messéniens , Hellènes eux-mêmes ; mais per- sonne ne leur fit honte d'avoir avili plus cruellement encore les Ilotes, nation pélasgique; on aurait bien moins trouvé quelqu'un qui osât, au nom de l'humanité , protester en faveur des barbares. Solon, dans L'hymne aux Muses, leur demande « d'être doux « envers les amis , terrible aux ennemis , pour être honoré des « premiers et redouté des seconds. » Théognis ( v. 431 ) donne ce conseil: « Sache tromper l'ennemi partes paroles; quand il est « en ta puissance, punis-le sans écouter sa justification. » Et il répète le même précepte en différents passages (v. 605, T'.U. . 829 t. Voyez comment s'exprime le jurisconsulte Pomponius . dans le livre qui fut appelé la raison écrite, et à une époque les sentiments d'équité vivaient dans toutes lésâmes : « Les peuples « avec lesquels nous n'avons ni amitié, ni hospitalité, ni alliance, « ne sont pas nos ennemis ; si pourtant une chose nous appar- « tenant tombe dans leurs mains, ils en sont les maîtres, et les per- ei sonnes libres deviennent leurs esclaves; il en est de même d'eux « par rapport à nous (1). »

L'esclavage était donc , dans la société antique . un fait naturel, juste, inévitable (2) : Aristote déclare que l'esclave est assujetti ù l'homme libre comme la matière à l'esprit; Eschyle dit qu'ils n'onl pas de dieux, et la jurisprudence romaine établit que le maître a le droit d'en user et d'en abuser. Sidone, à la vue d'hommes con- damnés à tourner sans cesse une meule, les yeux crevés pour qu'ils travaillent sans distraction, quelqu'un se fût avisé de se

i) Lei.. >, § 2, de L'aptivis.

(").) Aux ouvrages cites dan- le eh. III, il faut ajouter celai <te Saint-I'm i r esclavage antique; Montpellier i

ÉPILOGUE. 501

récrier contre cette iniquité atroce, on lui eût sans doute répondu : Quoi ! faut-il renoncer à moudre ?

La loi s'interpose parfois, non pour les supprimer, niais pour les protéger comme chose, comme propriété, ou afin que l'habi- tude de traitements inhumains ne rende pas les maîtres trop cruels, et qu'ils ne portent pas préjudice à l'État en mettant hors de ser- vice ces machines animées. *

Une société fondée sur l'esclavage devait être de sa nature im- pitoyable, alors que les hommes qui la composaient se croyaient tout permis contre des hommes. Les esclaves, de leur coté , ne puisaient que trop dans leur rude condition des sentiments fa- rouches et haineux, dont la mort était la seule répression pos- sible; c'est pour cela que la croix et les supplices reviennent si souvent dans les comédies et dans les récits. A cette atrocité pri- vée et permanente , s'associait l'atrocité publique , avec son luxe de peines légales. Entretenir et multiplier ces machines humaines, tel était le but principal de la société , et la guerre en offrait le moyen le plus commode. Les anciens États exploitaient donc hi servitude comme un élément de puissance et de gloire. Les héros devaient toujours aspirer aux conquêtes : exterminer ou asservir les étrangers , voilà quelle était la première science du gouvernement. L'amour de la patrie (nom pompeux et dont on a tant abusé) tendait sans cesse à renouveler, à augmenter la force du citoyen et de l'État; mais cette loi isolée de la nature ensei- gnait à immoler à la grandeur d'un peuple le bonheur de tous les autres. L'enfant élevé dans ces sentiments méprise et hait tout ce qui est en dehors de son pays, et l'avantage de la république jus- tifie toutes les iniquités.

L'imperturbable tyrannie des conséquences logiques dispensait Caton de déduire d'autres motifs pour soutenir son éternel Delenda Carthago. Paul-Émile vend à l'encan , sur les ruines de soixante- dix villes de l'Épire, cent cinquante mille citoyens, pour en dis- tribuer le prix à ses soldats. Horace montre Attilius Régulus racon- tant , pour réveiller le patriotisme romain , qu'il a vu cultiver de nouveau , autour de Carthage . les champs dévastés par les lé- gions. Au moment le sénat délibérait sur les plaintes des peu- ples alliés, Curion, en les déclarant justes, ajoutait : Que l'utilité l'emporte cependant (1)! Marius disait à Mithridate : Ou rends-toi plus fort <[ue les Romains, ou soumets-toi à toutes leurs volontés. Antipater terminait par ces motstoutes ses harangues aux Hébreux :

1 | Semper auletn addebat, Vincat utilités! Cic, de Oiy., Ili, 22,

502

' (NQl IEME EPOQUE.

Les Romains veulent être obéis. Quand Fabncius entend exposer les doctrines épicuriennes à la table de Pyrrhus, il supplie Lesdieus de les rendre toujours chères aux ennemis de Rome. Tacite ra- conte que, dans la guerre de Germanicus, des Germains se réfu- gièrent sur la cime de quelques arbres, ou les Romains . par amu- sement, les tuèrent à coups de tlècbes (1 . « Les Romains, après' avoir divisé les légions, avides<le sang, en quatre corps, afin que la dévastation fût plus étendue , se précipitèrent au milieu des ténèbres sur les Marses et les Germains; dans un espace de cin- quante mille pas . ils mirent tout à feu et à sang, sans pitié pour l'âge ni le sexe (2).» Germanicus exhortait les soldats à poursuivre le carnage , en leur disant qu'il n'était pas besoin de faire des pri- sonniers, et qu'on ne pouvait mettre tin à la guerre que par l'e\t> r- mination de tout un peuple (3). Tacite lui-même ne sait souhaiter rien de mieux à l'empire que la continuation des inimitiés frater- nelles entre les nations qu'elle a pour adversaires (4).

Non, la société n'absorbe pas l'homme tout entier; il a en lui quelque chose de plus sublime, que n'assujettit point la loi civile. En dehors de ses obligations terrestres, il aspire à un but plus eleve, à une destinée supérieure à celle des États qui vi\ent et meurent. Les Gentils l'ignorèrent, et ils donnèrent pour ba?e a la maiale la sociabilité limitée par le patriotisme, dont les vertus ne sont de la sorte qu'un égoisme plus développé.

iie l'esclavage, de les hilotes, l'esprit d'extermination, les im- molations légales, les prostitutions religieuses, l'exposition des enfants, le massacre des prisonniers, les combats de gladiateurs, les -lierres a mort. Nulle part peut-être ce système ne s'offrit plus régulièrement formidable que chez les Romains, qui. après avoir déifié la république (â)j offrirent sur les autels de l'inexorable di- unite l'indépendance et le sang de toutes les nations. Patriciens et plébéiens, divisés sur le reste, s'entendaient dans un même dé- sir de conquêtes. Agriculteurs dans l'origine , ils faisaient en effi I consister la principale richesse dans la possession des terres, qui seules attribuaient la plénitude des droits; or les plébéiens es- péraient eu acquérir parla guerre, et les patriciens voulaient aug- menter les leurs. De l'étroite colline ou elle luttait contre ses voi-

I LACITE, AiDI., Il, 10.

(2) II). I, 51

(3) Ib. II, 21.

(4) Maneat, quoe*o, duretque gentibus, si non amor nostri, ai certe odium sui, quando ur gentibus imperii fatis, nihìl jam praestare fortuna majus potest, quam Uostium discordili m.

[h] ferrarti m dea genti umi/ue Roma vl.)

KIII.im.l'E. 503

sins, quelquefois vaincue, plus souvent triomphante, Rome commence par détruire les gouvernements municipaux de l'Italie, et les absorbe comme partie d'un municipe plus vaste; puis, avec une rapidité formidable , elle étend le despotisme de ses armes sur le monde connu pour le réduire à une grande unité : mais c'é- tait l'unité de la force. Ainsi, tandis que le désir de la gloire mili- taire ne se faisait sentir aux autres peuples que par accès violents et passagers, il était dans Rome un élément presque naturel. Ces républicains semblaient organisés en école militaire permanente, admirablement disciplinée ; ils supportaient les revers avec une résignation inébranlable, préparaient les conquêtes avec une len- teur calculée autant que patiente ; puis ils lançaient avec une in- domptable valeur la niasse de leurs légions, pour écraser quicon- que avait l'audace de résister.

Une guerre en enfantait une autre. Les différents États, démem- brements de l'empire d'Alexandre , se soutenaient réciproquement au moyen d'alliances et d'un équilibre positif (comme le tirent les États européens des deux derniers siècles ) : ce système vacillant devait succomber devant l'obstination vigilante de Rome; idolâ- trée de ses fils toujours prêts à se dévouer pour elle aux dieux infernaux, ou bien à se précipiter dans des gouffres ardents, elle devait par la force des choses prévaloir sur toutes les nations.

L'amour de l'or et du pouvoir poussait les Romains aux con- quêtes. D'abord ces conquêtes étaient celles de la république, mais plus tard les capitaines aspirèrent à les faire servir à leur propre élévation ; alors on vit surgir Marius , Sylla , Catilina , Pompée . César, Antoine , et, plus heureux qu'eux tous , Octave.

Lorsque les guerres civiles eurent éclaté, nul ne pouvait aspirer à devenirle chef d'une faction, à moins de s'être assuré d'une ar- mée par le massacre d'une foule d'étrangers. César, le plus grand et le meilleur de ces chefs, se vantera d'avoir tué un million deux cent mille ennemis ; les dissensions qui s'élevèrent entre ses meur- triers étendront encore la domination des Romains, qui, du haut delà roche du Capitole, considéraient la terre comme une mine d'argent et un marché d'esclaves. Pour eux, l'espèce humaine est divisée en deux parts, lune composée d'un peuple privilégié, l'autre de toutes les nations traitées de barbares, et qu'aucun lien moral ne réunit; celles-ci sont destinées au fer des soldats ti a l'avidité des proconsuls, qui méconnaissent les droits de l'homme et violent ceux de la société. Comme le dieu Gradivus , dont ils tirent leur origine , les Romains s'avancent au milieu des peuples en criant : Malheur aux vaincus1.

NOi CINQUIÈME EPOQUE.

Cependant, le caractère romain avait été, dès le principe, i'a- çonnépardes lois et des idées religieuses, qui lui imprimèrent profondément le sentiment du devoir et de la justice, et lui ensei- gnèrent à rendre àia loi une espèce de culte, à la respecter dans la forme comme dans le fond. Mais la république une ibis déifiée, sa parole est sacrée, non parce qu'elle est vraie, mais parce qu'elle est proférée; cen'estplusla justice, c'estla légalité qui l'emporte. Celle- ci se substitua à celle-là dans le droit des gens, et quand le fécial s'était présenté surla frontière ennemie ens'écriant, le front voilé : Que Jupiter ni entende, que les confins m'entendent, que le bon droit m entende ! c'en était assez pour que la guerre fût réputée juste. De même, si la loi défend de tuer les enfants, les triumvirs les font parer de la robe virile avant de les égorger. Elle défend aussi de tuer les vierges;, eh bien! la jeune fille de Séjan sera violée par le bourreau chargé de lui trancher la tète (1). Quand les lois Porcia et Sempronia s'opposent à ce qu'un citoyen soit puni du dernier supplice, elles sont éludées par une fiction : l'accusé d'un crime capital est déclaré esclave de la peine.

Ce respect religieux ou plutôt superstitieux pour les lois , chose sourde et inexorable (2), est le caractère spécial des Romains, qui, après avoir cruellement foulé toute justice à leurs pieds, créèrent la jurisprudence la plus admirable. Habiles à revêtir de formes ju- ridiques les injustices pour sauver les apparences, ils laissèrent leurs tyrans se livrer, quant au fond, aux excès les plus audacieux, pourvu qu'ils respectassent les noms. Quand la marche des temps et le changement des circonstances rendent une loi inapplicable , on ne doit pas l'abroger, mais en perpétuer l'image et le souvenir à l'aide de fictions. Les rois sont chassés, mais on en élit un pour l'accomplissement des sacrifices (3) ; certains rites du mariage rap- pellent les violences primitives, personnifiées dans le mythe de l'enlèvement des Sabines. Lorsqu'on cessera de convoquer les trente curies, les suffrages seront donnés par les trente licteurs chargés anciennement de les recueillir. La sévérité draconienne dos'premières institutions sera immuable , mais elle se trouvera modifiée par l'édit du préteur.

Les philosophes continuaient à discuter , et quelques-uns assi- gnaient une origine divine à la loi , dans laquelle ils voyaient, non une conception de l'intelligence humaine, non une volonté du peuple ou du législateur, mais la raison suprême communiquée à

(1) Dion, XLVII.

^2) Leges, rem surdam, inexorabilem esse. Iïte-Live, 11, 3.

Co) Rex sacrificulus.

ÉPILOGUE. 503

notre nature , la règle éternelle du juste et de l'injuste, la reine des mortels et des immortels (1); l'État , lui, s'en tenait à la rai- son pratique et à l'opinion enracinée ; les patriciens gardaient ou reprenaient ce qu'ils avaient possédé dans l'origine , les plébéiens ce qu'ils avaient acquis avec tant de peine , se souciant peu , du reste , si les anciens noms indiquaient toute autre chose.

L'art d'Auguste consista précisément à déguiser ainsi son usur- pation. N'était-il pas, comme au temps de la liberté , Yimperator de l'armée? Le tribunal est une sublime invention du sens pratique et de l'instinct politique si éminent chez les Romains ; l'oppo- sition tribunitienne eut beaucoup plus d'efficacité que les élégantes législations de la Grèce , ou que n'en ont les débats verbeux de nos parlements modernes : eh bien! le tribunal ne sera point dé- truit par Auguste , mais il s'en revêtira lui-même. La plèbe, dans l'intention d'empêcher les familles privilégiées de renverser ce fra- gile rempart, avait investi ses tribuns d'un caractère sacré; la moindre injure faite à ces magistrats était punie de mort : un ci- toyen , pour n'avoir pas salué un tribun sur la place publique, fut précipité de la roche Tarpéienne. Le peuple ne voudra pas qu'il sojt dérogé le moins du monde à tant de puissance, et l'empereur s'en gardera bien ; mais il la concentrera en lui, en se déclarant le protecteur de la plèbe, et, à ce titre, il sera inviolable et tout-puis- sant. Ces lois avaient été gravées dans les temples des dieux , et les citoyens .avaient juré, par ce redoutable Jupiter qui consacra l'affranchissement du peuple romain, delesobserver éternellement. Auguste et ses successeurs ont donc le droit, comme tribuns du peuple et ses représentants , d'opposer le veto à la décision de tout magistrat, d'attirer à eux l'appel qui se portait devant le peuple, et de punir avec la dernière rigueur tout acte blessant l'inviolabilité de leur personne, identifiée avec la république.

C'est ainsi que la liberté légale enfante et consolide la tyrannie légale ; la protection obtenue sur le mont Sacré imposera au inonde un Caligula et un Caracalla. Tibère s'entourera des meil- leurs jurisconsultes , et se reportera toujours aux anciennes lois et aux antiques coutumes, quand il fera quelque massacre parmi le peuple, ou dans les rangs des patriciens, qui les introduisirent et dont ils furent les victimes.

La république est Dieu; Dieu ne doit rien à l'homme, et I homme lui doit et soi-même et les autres. Que l'individu s'im- mole donc à la république déifiée; qu'il se sacrifie non-seulement

(l) Cicéron, de Legibus, lib. IT, passim.

>OI. CINQUIEME EPOQUE.

quand; dans les terribles émotions de la guerre , des milliers d'hommes s'égorgent pour une cause qu'ils ignorent, mais encore lorsque la superstition ordonne d'immoler froidement un homme à qui nul tort n'est reproché, pour apaiser une divinité en laquelle on ne croit plus.

Chez les Grecs , la civilisation naissait de l'éducation; chez les Romains, de l'ordre souverain. La civilisation grecque donnait au beau la prééminence sur le juste et l'utile; celle des Romains sa- crifiait tout à la légalité. En fait de savoir , les Grecs eurent bien- tôt surpassé leurs maîtres ; jamais les Romains n'égalèrent les leurs. La Grèce était fractionnée en un grand nombre d'États in- dépendants , pleins de vie et d'activité , et qui contribuaient à l'a- vantage commun. Rome ne connaissait qu'une forme d'idéale, la sienne, et voulait l'imposer au monde. Constituée militairement, sa grandeur ne pouvait qu'être militaire. Sonrespeci traditionnel pour les choses anciennes était un obstacle à cette émulation, qui se porte vers l'avenir. Le brusque envahissement des richesses pervertit non moins rapidement les mœurs; la religion froide, prosaïque, légale, ne se proposait qu'un but , l'intérêt de l'Étal.

Ce lien politique détruit , il n'en existait pas d'autre pour unir les citoyens entre eux. La famille ne constitue pas une com- munauté d'existence affectueuse et sainte, mais un despotisme politique plein de rigueur. Les actes d'inimitié s'exercent publi- quement; c'est presque un devoir. Chacun, au début de sa car- rière, a déjà ses ennemis héréditaires, ou s'en choisit Lui-même. On déclare à quelqu'un qu'on cesse d'être son ami, et, pour lui faire obstacle , on se range dans le parti opposé. On se fait comme un honneur de rester constant dans la haine; Cicéron s'excuse si on le voit, dans l'intérêt public, faire cause commune avec ses en- nemis , et cherche alors à se j ustifier en citant quelques exemples (1 ). Loin de considérer l'humanité comme une vertu , les stoïciens la déclarent indigne du sage (2), qui, selon Tinoffensif Virgile, ne doit nourrir ni envie contre le riche , ni commisération à l'égard du pauvre.

Qui songerait , dans un tel ordre de choses , à opposer au pou- voir sa parole et sa conviction personnelle ? Ne serait-ce pas une sorte de folie que d'affronter la mort ou la persécution pour sou- tenir sa propre opinion? Chacun s'occupe de ce qui lui est le plus

(1) Oratio de provinciis consularibvs.

(2) Misericordia est segritudo animi... sapiens 7ion miseretur... Xon ignoscit. Nunquam boni viri miserandum. ( Voir Cu., Tuscul., 4; Sem., de Clem., 11, \, 5, 6.)

ÉPILO&UE. "><>7

avantageux; le reste n'est rien. Les gens g}ê lettres, cherchant l'utile même dans le beau . se feront donc les allies et les complices de la tyrannie. Le sage, rencontrant le désespoir au lieu de la Providence , fera consister la suprême vertu à savoir se soustraire intrépidement par la mort à des angoisses que , dans son appré- ciation individuelle, il juge au-dessus de ses forces; et l'homme tombera dans un avilissement de plus en plus profond, à mesure que la prospérité matérielle s'accroîtra.

Ce n'est donc ni par la concorde ni par l'amour que la nation avancera vers son plus grand bien, mais par l'antagonisme. Dans Rome, les patriciens et les plébéiens ne se présentent pas à nous connue deux classes séparées, ainsi que chez les autres peuples, mais comme deux partis politiques aspirant à la prépon- dérance dans le Forum et l'État. Les plébéiens se transmet- tent de génération en génération la mission sacrée d'acquérir la participation aux droits de la cité, et les patriciens s'appliquent à la leur refuser : les premier sont en vue le progrès; les autres cherchent à l'empêcher, en s'attachant au passé, et en défendant le règne de la violence et de la conquête.

Le progrès, telle est sa loi , renverse les obstacles et les entraîne après lui ; il élargit de plus en plus la brèche faite aux barrières dont les familles . les cites OU les nations prétendirent faire un rempart à leurs privilèges. Les institutions aristocratiques se rap- prochent toujours plus de la démocratie : le principe de l'égalité devant la loi s'étend; la civilisation romaine adopte les formes grecques sans perdre le fond national ; hors de l'Italie, des royau- mes entiers deviennent sujets de IV me , qui de tous côtés propage sa domination et son droit, dont elle laisse partout l'empreinte ineffaçable; elle éteint l'égoïsme particulier des nations subjuguées, pour faire triompher le sien , qu'elle-même finit par affaiblir en le développant sans mesure.

C'est ainsi i voies admirables de la Providence!) que le glai\< vient en aide à un rapprochement fraternel; la lutte entre les peuples est suspendue pour un moment, et Rome, ne trouvant plus ou frapper autour d'elle, remet son épée entre les mains d'Auguste. L'héritier de César, étendant également son pouvoir sur les patriciens et la plèbe, sur les vainqueurs et les vaincus, fait cesser le combat , et rend les droits communs aux uns et aux autres.

Dans la société antique, la communauté est incomplète, bornée ou accidentelle Rome seul, cherche à réunir, à fondre, à orga- niser. Quant a réunir, elle réussit; mais elle fut impuissante à

ÒOS CINQUIEME EPOQUE.

fondre , parce qu'il lui manquait à elle-même cette unite religieuse qui enlace les peuples dans un lien fraternel.

L'unité est donc violente , matérielle , momentanée ; ee nom de paix, qu'Auguste fait sonner bien haut à des peuples incapable de résister davantage, est une cruelle ironie; mais, tandis qu'au dehors ceux-ci préparent une réaction terrible , à l'intérieur con- tinue un conflit plus vif, quoique moins remarqué, celui des croyances. En philosophie, en politique, en religion, il n'est pas un seul point sur lequel on soit généralement d'accord. Le vulgaire ignore ce qu'il peut et ce qu'il doit faire et souffrir; l'homme ins- truit hésite entre l'attrait d'un plaisir présent et les embarras d'un devoir mal déterminé; la plupart ne pensent qu'à jouir de la vie et à s'en délivrer dès qu'elle leur devient à charge.

De l'immense corruption d'une époque que les gens idolâtres de la forme appellent le siècle d'or.

Jamais pourtant , il n'y avait eu autant de richesse , jamais au- tant de puissance. Des armées nombreuses, des esprits-d'élite , les beaux-arts et l'industrie dans tout leur éclat , des palais splen- dides, l'élégance et le bien-être de la vie , des routes magnifiques, un commerce étendu , des finances prospères : voilà ce qui frap- pait tous les yeux.

Mais la civilisation matérielle suffit-elle à l'homme? ceux dont les vœux ne vont point au delà tendent-ils à un but social élevé'.' La vérité et la justice ne sont-elles pas pour l'homme un besoin non moins urgent, s'il ne l'est davantage? Quelle glèbe , au milieu des steppes arides du monde, en garde le germe précieux? Qui le fécondera pour la régénération de l'espèce humaine? Ce ne sera point la force ; car Rome l'envelopperait bientôt dans les ruines communes. Ce n'est pas la légalité; celle de Rome est si vigou- reuse et si tenace , qu'elle n'en laisserait pas croître une autre à côté de la sienne. Ce n'est pas la science, qui, dans sa décrépitude, loin de porter des fruits, ne soutient qu'à grand'peine l'honneur anciennement acquis. Cette grande tâche ne peut être accomplie que par l'amour.

Que les cieux s'ouvrent donc et laissent tomber la rosée ; qu'une voix humble, mais forte de toute l'influence de la vérité, dévoile au monde la doctrine perdue , et lui enseigne que la justice a des racines plus profondes que toutes les conventions humaines; que l'homme, souffle de Dieu, n'a pas seulement d'importance par rapporta la société , mais qu'il a reçu d'en haut une dignité propre, qui l'oblige à se perfectionner lui-même, et à donner à si eons- cience une énergie nouvelle, en luioffranl l'appui d'une loi suprême.

ÉPILOGUE. -"iOft

Le fils de l'artisan de Nazareth, qui vient ainsi relever l'huma- nité, est condamné à mort; fidèle à l'ancienne politique, le gou- verneur romain, qui le reconnaît innocent, trouve bon qu'on fasse mourir un homme pour le salut du peuple. Qu'il meure donc, et qu'en face du fastueux Capitole, sont écrits ces mots : Que le salut fin peuple soit la loi suprême ! s'élève le Calvaire ignomi- nieux pour imposer silence à la légalité antique, en proclamant : Périsse le monde, mais qve lajustiee s'accomplisse!

FIN DU LIVRE V.

NOTES ADDITIONNELLES

OU LIVRE V.

Monnaies, mesures, valeurs chez les Romains.

A. Page 31.

L'as, première imité monétaire de Rome, était une livre de douze onces de bronze brut, as rude. Sous Nu ma ou Servius Tullius , ou y mit uue empreinte, qui fut une brebis, d'où le nom de pecunia.

La première monnaie d'argent lut frappée l'an 485 de Rome, et le denier {denaarius) équivalait à dix as de bronze; la moitié fut le qui- naire , et le quart, le sesterce , sesquitertius, c'est-à-dire deux as et demi. Pour la commodité du change , ils eurent la libella r= 1 as , ou une livre de cuivre; la sembella = 1/2 livre; le teruncius = 1/4 de livre. Dans uue livre , il y avait 40 deniers d'argent , et il fallait dix as pour faire un denier; la proportion du cuivre a l'argent était donc : : 400 : 1. V la bu de la première guerre punique , l'as fut réduit de douze à deux onces, et, par suite, le denier à 1/84 de la livre, soit grains 73, 333, le grain de marc étant = 0, 0531 gramme , poids métrique. La proportion entre l'argent et le cuivre monnaye était donc : : 84 -j- 10 : 6, ou :,: 140 : 1 . L'an de Rome 536, l'as fut réduit au poids d'une once , et le denier, sans en altérer le poids, fut élevé à 16 as, le quinaire à 8, le sesterce a 4 ■. ainsi la proportion de l'argent au cuivre monnayé fut : : 112 : 1. La loi Papiria de 562 abaissa l'as à une demi-once de cuivre; le denier ne changea point, et valut encore 16 as ; de la proportion entre le cuivre monnayé fut : : 1 : 56. Toutefois ce n'était pas une valeur mercantile mais arbitraire ; l'as ne restait que comme monnaie de compte, et le sesterce devint l'unité monétaire.

En 547 , les Romains frappèrent la première monnaie d'or sur la me- sure du scrupule par 20 sesterces; nous avons de ces monnaies avec l'indication de vX, XXXX, LX. La livre romaine est de 288 scrupules ; nr le poids du scrupule connu, on a la livre. Les expériences les plus minutieuses ont donné 6,154 grains.

Dans l'origine Vaureus se rapportait au scrupule ; mais ensuite il se rapporte à la livre , comme le denier. Nous ne connaissons pas l'époque s'opéra ce changement; mais il parait que ce. fut après César, bien que le célèbre Eckhel(Z)06^rma nummorum vpf^rum) nie que durant la république on ait frappé des monnaies d'or, par le motif que le coin en est trop beau, et ressemble a celui des Siciliens et des Campaniens. Mais Korue put très-bien v emplover quelques Grecs

512 NOTES ADDITIONNELLES.

Après Tannée 705, la monnaie d'or fut la quarantième partie de la livre , et valut 25 deniers. La proportion entre ces deux métaux était donc à peu près : : 12 : 1.

Au temps d'Hérodote, l'or valait treize fois plus que l'argent ;|dePlaton, douze fois; à la mort d'Alexandre, dix fois , comme à l'époque du traité entre les Étoliens et les Romains.

Nous ne trouvons pas en Italie d'anciennes mines d'or et d'argent : aussi, jusqu'en l'année 247 avant J.-C, on ne fit usage, dans l'Italie septentrionale , que de monnaie de cuivre -, il paraît même que les co- lonies de la partie méridionale tiraient de la Grèce l'argent dont elles faisaient leurs monnaies. Rome exigeait les tributs en argent, ce qui maintint l'or dans une proportion supérieure à celle de la Grèce. Sous les empereurs qui succédèrent à Adrien, la monnaie n'eut point de rè- gles. La proportion de l'or à l'argent, sous Domitien , était de 11 1/2. Vers le règne de Posthume, l'argent disparaît, puis revient avec Dio- clétien. Comme on se servait alors de monnaie en discrédit , l'or dut ac- quérir un prix excessif et sortir de l'Italie ; c'est pourquoi sous Cons- tantin la proportion était d'un quinzième ; sous Théodose le Jeune , d'un dix- huitième; mais nous la retrouvons d'un quinzième au temps de Justinien.

Le poids des monnaies diminuait ; mais le titre , presque toujours le même, resta entre 0,998 de fin pour l'or, et, pour l'argent . de 0,993 à 0,9(55. Le régulateur de la valeur était l'or comme aujourd'hui eu Angleterre ; on ne l'altérait donc jamais ni pour le poids ni pour le titre ; une novelle de Valentinien III porte : « L'intégrité et l'inviolabilité du signe favorisent le commerce et maintiennent la stabilité du prix des choses vénales. »

Calculant d'après ces bases , et sans tenir compte des frais de fabri- cation , A. Letronne trouve que le denier d'argent représenta , depuis la république jusqu'à Domitien, une valeur de 82 à 70 centimes, ou bien :

DU LIVRE V.

513

HONNAll

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Denarii.

ÉPOQUES.

De 536 à 720.

Auguste.

Tihère-Claude.

Néron.

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147.04

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1,200

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245.65

238.55

233.80

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327 53

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2,400

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735,239.20

707,729.06

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10,000,000

8, 183,333. 33

7,901,910

7,793,424.50

7,752,392

7,077,290.60

Mais les tables de Bureau dV la Malle, qui a traité spécialement de V Economie des Romains, tout le denier, au camniencement de la répu- blique, = 1 fr., 63; sous César, 1 fr., 12; sous Auguste, 1 fr , 08; sous Tibère. 1 franc; sous Claude, 1 fr., 05; sous Néron, 1 fr., 02; sous les Antonins, 1 franc.

Sous le règne de Constantin le Grand , le solidus, dont une livre d'or faisait 72, peut s'évaluer à 15, fr. 53, le reste en proportion: sous ses successeurs, c'est-à-dire dans le Bas-Empire, à 15 fr., lu.

La livre d'or, si souvent mentionnée , valait 900 francs, et 75 celle d'argent Sur la fin de l'empire, la livre d'or valut 1,066 francs.

Dans le traité d'Antiochus avec les Romains, rapporté par Polybe et Tite-Live, il est stipulé que le tribut sera payé en talents attiques de bon poids, et que le talent pèsera 80 livres romaines. Sachant d'autre part que le talent était de 6,000 drachmes , nous obtiendrons le poids de la drachme = 82 grains 1/7. Le talent peut être évalué à environ 6,000 francs.

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I IV

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NOTE- ADUTTIONNELLES

TABLE DES PoIItS Et DES MESURES DE ROME SELON LETROWI.

gramme*.

kil. gramiD.

Scrupulum

I 136 '' Duporniium.

2

asses.

654 347

Sexlala

4 544 Tressis

3

981 316

Sicilicus

6 816 ( Quadrussis.

4

1 308

Duella

9 88

Quincussis .

5

I 636

Semuncia

13 633 |

Sexcussis. ..

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Uncia

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7

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Octusi-i-. . . .

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9

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81 797

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10

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109 62

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20

6 544

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136 328

Trigessis. . .

30

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13 87

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50

16 359

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60

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Dextans. .. 10 ...

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Deunx il ...

299 925

90

29 447

As , ou livre romaine

327 I.S7

Centussis. . .

100

32 718

MESURES LINEAIRES.

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L'unité des carrés était le jugerum, dans la .division duquel on retrouve celle de l'as en onces avec leurs frac- lions. Le jugerum était un carré long de 240 pieds sur 120, c'est-à-dire de 28,800 pieds carrés.

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MESURES DE CAPACITE.

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L'unité de mesure de capacité était l'amphore, qui

s'appelait d'abord quadrantal, parce qu'elle contenait un

50

13 20

piea colie. Sun poids, selon Festus, égalait 80 livres de

60

3

15 84

\ in. ce qui donne, Litres 26,3995 , en supposant que le

poids spécitique égale 0,9915.

70 80

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18 8 21 12 23 72

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9

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NOTES ADDITIONNELLES

En Grèce, vers 210 avant .T.-C, le douzième du inèdimne de blé. valait une obole , ce qui fait deux drachmes le médimne. Peut-être Tannée était-elle abondante , car nous trouvons d'autres fois le médimne à 6 drachmes. Le médimne est au boisseau de Paris : .7:2: ainsi la valeur aurait été le tiers de celle d'aujourd'hui.

A Rome , on faisait des distributions de blé à bas prix ; ces prix sont connus, mais ils ne donnent pas le rapport réel entre le blé et l'argent. La moyenne paraît avoir été de trois sesterces le boisseau. Le boisseau de froment pesait environ 20 livres; il était donc au sac : : i : 15 'hec- tolitre, 0,101 ). Le sac aurait donc coûté à Rome 45 sesterces ou 1 1 1/4 deniers, c'est-à-dire 825 grains d'argent. Donc, au temps de la répu- blique, le rapport entre l'argent et le grain était : : 2681 : 1.

On peut croire que l'Italie, à l'époque de ses plus grandes conquêtes, possédait plus de richesses qu'aucun pays de l'Europe n'en nunit aujour- d'hui; mais bientôt elle vit tarir la source de nouveaux tributs, tandis qu'augmentai L l'exportation des métaux, qui allaient dans l'Arabie, l'Inde et la Perse s'échanger contre leurs productions recherchées; puis les empereurs payèrent tribut aux Barbares, et les Barbares eux-mêmes vin- rent piller l'Italie; le prix du blé diminua donc. Une loi de Va'.entinien, en 466, établit que le sot( italien aurait la valeur de 40 boisseaux de blé, ce qui donne entre l'or monnayé et le grain la proportion de 73.911 : 1. L'or monnayé étant alors à l'argent en barre : : 18 : 1, il en résulte que l'argent étaitau grain : : 4106 : 1 ; ainsi, le sac de blé aurait à peine valu 538 grains d'argent, et non plus 825 comme au commencement de l'ère vulgaire.

Dans les trois siècles qui précédèrent la découverte de l'Amérique, le sac de blé s'échangeait communément contre la neuvième partie du marc d'argent, ou 512 grains d'argent fin, c'est-à-dire (i liains; d'oii il suit que les métaux d'Amérique firent baisser l'argent de 4 à i.

On peut donc établir le tableau suivant des rapports du grain avec l'argent :

Kn (irèce 400 ans av. .1. C.

A Rome 50 ans

av. .(. ( .

En France, vers 1520.

A pré- sent.

i l'argent coni-

Le blé eM à. . . . ! me là. . . (l'or

3,146

2,681

',,320

1.J00

37,752

32,172

51,840

1.S.S00

Pris comme unite,

le rapport actuel 1 .,

des métaux pré- ' Pour ,a,'^ent

<iM.xaveclcblé|lx,m'lor- ' '

2,996

2,989

2 j Jj

23.8!)

1,114

3,277

1

Pris tomaie unité (pour l'argent

0,728

0,6 '..

en 1520 | pour l'or. . .

0,7 2S

0,625

0,304

hi I IVRE \ . |

Voir Lbtronne, Considérations sur l'évaluation des monnaies grec- ques et romaines, et sur la vali ur de l'or et de l'argent avant la d\ -

rouverte del' imériqut

- 1 mSTIQUE DB l'ancikìncnh i l kLIE.

L'histoire romaine a été éclairciepar do nombreux travaux ; la constitu- lion, la politique, les oscillations du pouvoir entre le sénat et le peuple , les moyens de gouvernement , la législation , la discipline des armées, enfin us causes des événements, de la durée , de la décadence et de la chute de l'empire romain ont été approfondis par des esprits élevés. Polvbe et Tacite parmi les anciens , Machiavel en Italie, Montesquieu en France ont associe leur renommée à celle de Rome , et l'auréole de gloire de -la ville éternelle brille de tout l'éclat de leur génie.

Les rouages intérieurs de la machine, le mouvement et la distribution de ses parties , le jeu de l'administration , l'exactitude et la précision de ses moyens, l'ordre et la régularité de l'ensenihle, la statistique enfin et l'économie politique de l'empire romain nous sont peu connues; je vais donc m'occuper de combler cette lacinie de la science historique.

Rome, guerrière d'origine, semble fondée pour conquérir, gouverner et discipliner l'univers. Plus tard, les divisions des plébéiens et des pa- triciens, les luttes , les; dissensions , les rivalités continuelles, qui firent sentir le besoin de distraire le peuple et de l'occuper au dehors, firent de la guerre un système, un expédient du gouvernement romain.

Les Romains, toujours occupés de guerres, se mirent à chercher, et fini- rent par trouver les moyens de vaincre et de conquérir ; étudiant les pro- cédés divers des peuples qu'ils combattent , ils en adoptent les décou- vertes qu'ils jugent utiles , perfectionnent sans cesse la discipline, l'ordre, les manœuvres , les armes et les machines de guerre. Dès les premiers temps, ils avaient un corps du génie parmi les légions; c'est le premier peuple de l'Europe qui ait entretenu des armées permanentes , avec une solde, équipées , pourvues constamment, avec un soin extrême , d'habil- lements, de vivres et d'armes.

La nécessité1 de connaître de combien d'hommes et d'argent il pouvait disposer, crea parmi ce peuple la statistique, le cadastre, les registres de naissance et de décès, ce qui fut compris dans l'institution du cens, base fondamentale du gouvernement et de la puissance romaine, institution due à Servius Tullius , sixième roi.

Les censeurs, tous les cinq ans, faisaient le recensement des citoyens en étal de porter les armes; or, comme les centuries, les grades et le droit d'élection étaient fondes sur les revenus et la propriété, il fallut, de toute nécessité, dresser des tableaux exacts de statistique. Dans cet ordre de choses, les naissances, les décès, le nombre des citoyens avec leur âge et leur sexe, la situation, la nature, l'étendue, le revenu des terres, la somme des capitaux que possédait chaque citoyen étaienl enregistrés avec soin h vérifiés chaque lustre ; du reste, les censeurs, dont le pou

518 NOTES ADDITIONNELLES

voir durait cinq ans . avaient tous les moyens d'établir une statistique régulière, les particuliers étant tenus d'apporter leurs titres de toute espèce, aita, aux censeurs, qui s'assuraient de l'exactitude de leur déclaration par le moyen du serment.

Les cités municipales de l'Italie tenaient des registres semblables, comme le prouve Cicérou dans son oraison pour Archias (cb. 4); ail- leurs, il cite les registres publics qui contenaient l'état de toutes les pro- priétés de l'Italie et de la Sicile (Jgrar., 1,2). Suétone le dit formelle- ment ( I te de Calig., ch. 5 ). Et quand même nous n'aurions pas ces pré- cieux témoignages, ni celui de Florus (liv. I, 6), qui atteste que la ré- publique se connaissait parfaitement, et que le gouvernement d'un grand empire était conduit dans tous ses détails avec le même soin qu'apporte un simple particulier dans l'administration d'une petite maison, nous pourrions déduire de l'ensemble des faits qu'il existait de pareils regis- tres.

Une partie de la Grèce pratiquant cet usage, les colonies grecques transplantées en Italie durent le conserver aussi à Rome, qui lit tant d'emprunts aux Grecs. En outre , il était impossible qu'il en fût autrement avec de pareilles institutions. Les 20,000 citoyens d'Athènes, les 450,000 citoyens romains du temps de César, étaient réellement une noblesse privilégiée, bien qu'elle portât le nom de peuple. Les esclaves et les étrangers ne participaient pas aux mêmes droits; de même que le livre d'or a Venise contenait l'état de toutes les familles patriciennes , le livre généalogique des maisons nobles de France comprenait le nom et les armoiries des 80,000 familles nobles qui existaient avant la révolution; pour le même motif, les registres de naissance et de décès, indiquant le se\e et l'âge, étaient indispensables à Rome et dans l'Italie.

L'âge auquel un citoyen prenait la prétexte et la toge virile y était marqué ; sans cette précaution , comment aurait-on pu établir son admis- sibilité aux diverses fonctions publiques ? La loi déterminait un âge pour sortir de tutelle , un âge pour être admis dans l'ordre équestre ou séna- torial , pour être nommé tribun du peuple , questeur, édile, prêteur, cen- seur, consul. Il fallait aussi un certain âge pour se marier, témoign<r. faire des contrats, prêter serment devant les tribunaux. On peut taxer d'hyperboliques les paroles citées de Florus; mais Ulpien {Dig., liv. I.. tit. 15), traitant du cens, nous a transmis la forme de ces ta! leauxcen- h s. qui étaient une statistique minutieuse, appuyée de preuves, pour les individus libres des deux sexes, sur des registres de population par nom, ordre, âge, état, pays, revenus; ils se divisaient en pères de fa- ville , mères, lils et filles, el contenaient en outre les esclaves mâles el femelles, l'emploi, la profession et le produit de leur travail.

Quant aux biens immeubles, ces tableaux étaient bases sur un ca- dastre et une estimation, contrôlés tous les cinq ans; ils spécifiaient la qualité (h\ champ, la nature de la culture, grain .fourrage, vignes, oli- viers, pâturages, bois taillis ou de haute futaie, étangs, ports , salines, etc. Les champs étaient distingues par leur nom. par la quantité d'arpents

mi uvHK. v. 519

par le nombre des arbres, des plants de vigne et des oliviers qu'ils conte- naient; la ville, le bourg voisin, les confins, les fermiers ou colons de chaque partie, enfin leurs produits s'y trouvaient indiqués.

Denys d'Ualiearnasse {.lut. rom., IV) nous a conservé ces précieux documents, et je citerai en entier ce morceau , parce qu'il offre une base solide aux calculs qu'on pourra établir sur les résultats disséminés dans lis auteurs anciens, en montrant qu'ils tirèrent leurs déductions d'élé- ments certains. Il dit Servius Tullius, après avoir partagé le territoire entre les tribus delà campagne , fit fortifier les bourgs (ndÉyouç) pour servir de refuge aux villageois pendant les iucursioos. Ces logements étaient sous la surveillance de magistrats chargés d'enregistrer les noms de ceux qui se retiraient dans chaque bourg et de connaître les pro- priétés qui leur fournissaient les moyens de vivre. En outre , pour con- naître et calculer le nombre de ces habitants, Servius consacra dans chaque bourg des autels aux dieux, gardiens et protecteurs du bourg; il ordonna à tous les habitants d'honorer chaque année ces dieux par des sacrifices communs ; il institua des fêtes sous le nom de pagonales , dont il régla lui-même les cérémonies , que les Romains observent encore ; bien plus, il exigea que tous les habitants apportassent à ces sacrifices et à cette réunion nue pièce de monnaie déterminée, mais différente selon qu'il s'agissait d'un garçon ou dune fille, ou bien d'un enfant impubère. Ces pièces de monnaie , comptées par ceux qui présidaient aux sacri- fices, donnaient exactement le nombre de la population, par âge et sexe

xaxà yÉvr, xai xaO' f,Xixa(ç)

« Lucius Pison (continue Denys) rapporte, dans le premier livre de ses Annales, que Servius voulut aussi savoir le nombre des naissances et des décès , ainsi que de ceux qui revêtaient la toge virile dans la cité de Rome. Dans ce but , il fixa une somme que les parents devaient verser, pour chaque fils qui naissait , dans le trésor d'Ilitia ; pour tout individu qui mourait, dans celui de Libitina , et pour quiconque prenait la toge virile, dans celui de la déesse de la Jeunesse : mesure qui lui offrait le moyeu de connaître chaque année le nombre des citoyens et le nombre partiel de ceux qui avaient l'âge de prendre les armes. Dans les tribus de la cité et de la campagne, il plaça des chefs semblables aux bour- guemestres , destinés à connaître exactement le domicile de chaque ci- toyen. Après avoir établi ces institutions, il ordonna à tous les citoyens romains de donner leurs noms, d'évaluer sous la foi du serment leurs biens en argent, de déclarer l'âge, les noms du père et de la mère, des femmes et des enfants, d'indiquer le quartier de la ville ou le bourg dans lequel chacun habitait. Il menaça d'une peine sévère qui- conque ne se soumettrait pas au cens; on confisquait les biens de ceux qui refusaient, on les battait de verges, et on les vendait a l'encan comme des esclaves. Il institua la revu» au Champ de Mars, à laquelle tous les citoyens étaient tenus de se présenter avec leurs armes. Cette revue offrit 84,700 citoyens , dont les biens étaient soumis au cens. »

La sixième classe, celle des prolétaires les femmes, les enfants, les

320 NOTES ADDITIONNELLES

jeunes gens au-dessous de dix-sept ans, et les esclaves n'étaient pas compris dans cette énnmération : mais on sait que Denys, écrivain exact et laborieux, avait puisé aux meilleures sources, c'est-à-dire dans ces re- gistres de cadastre et de statistique qui formaient la base de l'adminis- tration des censeurs et du gouvernement romain. Il a soin de nous dire que ces tableaux censorales, upjTixà ûjuopTJfiaTa , étaient transmis de père en fils chez les Romains avec le même zèle que la religion des aïeux .

Ces registres de l'état civil commencés sous les rois, continués pen- dant la lepublique , ne furent nullement négligés par les empereurs , qui avaient remplacé les censeurs dans le titre et les fonctions ; Tite-Live (XXX, 37) et Suétone ( Vie de Calig., eh. vin ) nous apprennent que ces registres existaient dans les provinces. Suétone et Tacite nous assurent qu'Auguste avait écrit de sa main l'épilogue de la statistique de l'empire romain. Ce registre , que Tacite appelle simplement libellum , mais que Suétone {ViedCAuq., ch. en) qualifie avec plus de vérité de rationarium hnperium, breviarium totius imperli , contenait l'état des ressources de l'empire, le nombre des citoyens et des alliés sous les armes, l'état des flottes , des provinces , des royaumes, des tributs, des impôts directs ou indirects , des dépenses nécessaires et des gratifications.

Aucun des détails ne nous a point été transmis; mais il est intéressant cl utile d'établir, par les témoignages historiques et les faits positifs, quelle fut l'étendue du cadastre et du recensement général exécutés sous Auguste.

L'époque de ce recensement coïncide avec la naissance du Christ. Saint Luc (Évang., ch. xi) raconte que, lorsque Auguste publia l'ordre du cens de tous les pays soumis aux Romains , les Juifs , bien que gouvernés par un roi de leur nation , obéirent, et se transportèrent pour cela dans leur patrie. Tosèphe rapporte {.lntiq.jud., XVIII, 1 ) que Quiriuus, sénateur et personnage consulaire , fut envoyé par l'empereur, avec quelques soldats, dans la Syrie et la Judée annexée à la Syrie , pour y rendre la justice . estimer et recenser toutes les propriétés. Dans Tacite ( Ann., VI., 41 ) nous voyons les Clytes , nation soumise au roi Archélaùs, se réfugier sur le Taurus, parce qu'on les avait soumis au cadastre et au tribut selon la coutume romaine.

Claude, dans le discours au sénat (Tacite. Ann., XI, 24), loue les Gau- lois d'avoir été fidèles à son père Drusus , qui faisait la guerre aux Ger- mains , après le recensement , opération alors nouvelle et inusitée chez les Gaulois. La Gaule Narbonaise était soumise depuis longtemps; «cette opération (ajoute Claude), quoiqu'elle n'ait pour but que de faire cou- naître publiquement l'état de nos ressources , est très-difficile, comme nous le savons par expérience. » Nous trouvons ensuite un autre cens(c'était le troisième dans la Gaule) commencé parGermanicus,et termine l'année suivante par Vitellius et Curtius. Tacite rapporte ces faits (.-/««., 1, 13; II, 6) qui démontrent que le cens, c'est-à-dire rénumérationscnqmleiise des personnes ci des propriétés, formait la base de l'administration ro- maine

DI LIVRE \. >.M

Des l'aunre 183 avant L-C. on était dans l'usage de recenser chaque individu dans le lieu même de sa naissance; en effet . 'lite-Live XLII, 60) dit que, lorsque les censeurs voulurent commencer l'opération du cens , le consul Posthumius ordonna , du haut de la tribune, que tous les allies du nom latin retournassent dans leurs pays, afin que chacun d'eux fût enregistré dans son quartier respectif!

Ces tables de cadastre, accompagnées des détails prescrits parle roi Tullius, se continuent régulièrement sous la république; c'esi ce qu'at- teste le cens t'ait par Quintius ( Tite-Live, III, 3), l'année de Rome 289» dans lequel on trouve portés 104,214 citoyens, outre les pères qui avaienl perdu leurs enfants et restaient sans postérité, p ree ter or bas orbasque. Denys d'Halicarnasse en offre un exemple remarquable, lorsqu'il dit, livre V : < Largius , conformément à la sage et utile loi de Tullius , com- mande a tous les Romaius d'apporter, tribu par tribu , l'estimation de leurs biens , en y ajoutant les noms et l'âge de leurs femmes et de leurs entants. Le recensement ayant été terminé promptement, parce que les contrevenants encouraient des peines graves (comme la confiscation des biens et la perte du titre de citoyen), on trouva 100,700 citoyens, outre les garçons pubères. »

Je cite de cel autre passage Dion (LXÏI1, 25) : « L'an de Kome 70S, le nombre des citoyens romains était considérablement diminué a cause de la grande quantité qui en avait péri, comme on s'en apercevait à la simple vue, et comme César put s'en convaincre par les tables du recen- sement qu'il ordonna lui-même en qualité de censeur ; il accorda de grands privilèges à ceux qui avaient beaucoup d'enfants. »

Auguste eut la gloire d'exécuter avec exactitude le recensement parli- culier, accompagné du cadastre, de l'Italie, des provinces, des villes libres et des royaumes soumis à sa domination; ses contemporains, pour ce travail, l'appelèrent palerfamtlias de tout l'empire.

La population d'Alexandrie, sous Gallien, fut tellement diminuée,

après un siège, par la lamine et les maladies (Eusèbe, témoin oculaire,

Hisl. eccl., liv. VIII, 21), qu'on y trouva moins d'habitants de quatre

; quarante ans, que de quarante à soixante, comme l'attestèrent les

registres établis pour la distribution du blé.

Plutarque {Fie de Caton le Censeur, ch. xvin) nous donne une idée de l'étendue des fonctions des censeurs , et de la minutieuse exactitude avec laquelle ils faisaient le cens, c'est-à-dire l'inventaire et l'estimation générale de tous les biens, meubleset immeubles. Voici commentii s'ex- prime : « Catou ordonna une estimation des vêtements, des vivres, des ornements de femme , des meubles el dv^ ustensiles de maison. » Quels sont les peuples modernes qui pourraient se vanter d'une pareille exac- titude dans leurs relevés statistiques el leurs registres de population ? quels sont ceux qui possèdent une connaissance aussi precise de leurs irces en tout genre? iulius Capitolimi ( Viede Marc- i,,t. . ch. ix ) parle des rentres de l'état civil sous le règne du philosophe Marc-Aurèle, et nous fait con-

522 NOTES ADDITIONNELLES

naître les améliorations qu'ils avaient subies. Cet empereur ordonna que chaque citoyen déclarât , devant les préfets du trésor de Saturne , la nais- sance de tout nouveau-né , et lui donnât un nom avant l'expiration d'un mois; il institua également dans les provinces des tabellions publics, chargés de recevoir la déclaration des naissances.

Alexandre Sévère adopta ces sages mesures d'administration ( Lam- pade , Vie (F Alex, sév., ch. xxi ); sestables de statistique, ses registres d'inscription et de contrôle pour l'armée étaient dans le meilleur ordre , et il en lisait continuellement le résumé. Domitius Ulpianus, son préfet du prétoire, puhlia la table des probabilités de la vie humaine, que les Pandectes nous ont conservée , et qui fixe à trente ans la durée moyenne de la vie.

L'année 305 de notre ère , il y eut un autre recensement général sous Galère , et Lactance nous a laissé un témoignage de l'exactitude que l'on mit à le faire. Jgri glebatim metiebantur , vites et arbores nume- rabantur, ammalia omnis generis scribebantur , hominum rapita nofabantur; unusquisque cum liberis , cum servis aderant , etc .

Sous Constantin , ce relevé général des biens et des personnes se renou- velait tous les quinze ans, et Eumène dit formellement : Habemus et ho minum numerumqui delati sunt , et agrorum modum(Paneg. vet.. VIII. p. 6). Le Code de Théodose (liv. XIII, tit. 1 0 et 11. loi 1 ) prouve qu'une fausse déclaration était punie de mort et de la conûscation des biens : Si q tas declinet fidem censuum, et menda tur callide paupertatis inge- nium, mox detectus, capitale subibit exitium , et bona ejus in fisci jus migrabunt.

Nous multiplions les citations , afin de prouver qu'on publiait réguliè- rement des documents statistiques, et que les historiens grecs et latins ont eu tous les moyens de nous transmettre des renseignements exacts el fidèles.

Dans le dernier siècle de la république et sous les empereurs, les Ro- mains eurent des bulletins ou journaux quotidiens et hebdomadaires, qui correspondaient à nos procès-verbaux des chambres, à notre Bulletin des lois , à une partie de notre Annuaire , à nos gazettes des tribunaux. Jules Cesar (Suétone . Vie de César, ch. u) aurait fondé eette publication dans son premier consulat : f'rimus omnium itisi Unii ut tam senatus guam pnpuli diurna acta conficerentur et publicarentur. Ces actes des sessions du sénat étaient compilés sous la surveillance d'uu sénateur, par des esclaves publics sténographes, appelés tabularli, scribx , logographi, actuarii iCod.. liv. X, tit. 50 ; Tertullien , tpol., 20). L'office de com- pilateur des sessions du sénat était sans doute honorable , puisque Trajan en chargea Adrien. Si la session devait être scerete , ce soin était confie a quelques sénateurs.

I>es actes du peuple s'appelaient publica acla, ou bien diurna , parce qu'ils paraissaient tous les jours ; ils étaient très-étendus : Diurna populi romani per provincias exercitui curatius leguntur,àii Tacite; du reste, ils contenaient tout ce qui pouvait intéresser le peuple romain . l'état

DU Ll\ "lit V .

civil . les jugemeuts . ib ics . Ics peines, le résultat des comices, les nais- sances, les décès, les mariages, les divorces, enfin tout ce qui regardail la construction des édifices et les nouvelles du jour.

L'État civil devait encore être mieux tenu , surtout après les lois Ju- lia et Papia , qui infligeaient des peines aux célibataires et accordaient des privilèges aux Romains avant des enfants. Dès le principe , il conte- nait les mariages et les divorces, comme le prouve la septième lettre deCœliusàCicéron {ad Fam., VIII, 7); etJuvénal, quant aux naissances . IX, v. 84 :

Follis riant il lihris actorum spuri/ere f/audes Argumenta viri ,

et Sat. v. II, 136:

Fient ista palarti, cupientet in acta referri.

Scévola démontre que ces actes servaient à prouver l'état des personnes ( De Prob., XXVIII) : Mulier gravida répudiant, absente minilo fi- l'unn enixa, ut spurium in actis professa est ; et Capitolinus i / ie de Gordien, eli. v ) : Filium (.ordiamoti nomine Antonini et signa illus- trava , cum apud praefectum xrarii, more romano, professus filium publicis actis ejus nomen insereret.

Il semble que ces actes étaient rédigés par des esclaves, greffiers et notaires publics, et conservés dans les archives du portique du temple de la Liberté (Tite-Live, XLII1, 16). Tacite nous apprend que la tenue des registres publics fut transférée des questeurs aux préfets du trésor : Ann., XIII, 28).

Lampride ( / ie d'Alex. Sév., cb xxxii ) nous offre une idee de l'exac- titude avec laquelle on compilait ces registres, et nous apprend que les magistrats les plus considérables présidaient a cette compilation : Fedi Roma curatores urbis Xll , sed exconsulares viras, quos audire ne- gotia urbis jnssil, ut omîtes ani magna /jars ade.ssent , ciati aita fiè- rent. Vopiscus (/'ie (!• Probus, eh. il) dit s'être servi d'autres registres pour son histoire : Usus sum etiam regestis scribarum porticus por- phyrelic;t\ actis etiam sena/ us ai' populi.

Ces exemples doivent suffire pour indiquer le degré de confiance que nous pouvons accorder aux historiens grecs et latins qui consultèrent les documents officiels , et que les récits, les résultats et les calculs des historiens sérieux durent s'appuyer sur les bases fixes et solides du cens, du cadastre, de la capita tioD et d'un étal civil régulièrement tenu.

\ oulant traiter de la population libre de l'Italie, je crois inutile d'exa- miner tous les cens exécutes à Home par les rois, les consuls et les cen- seurs; je dirai seulement que. dans le trente-cinquième avant la première guerre punique, fait par les censeurs Blasius et Rutilius (Eutrope , II, 10), on compte 292.321 citoyens romains, bien que la guerre n'eilt jamais cesse depuis la fondation de la république.

Quelque temps avant la seconde guerre punique, Rome . qui avait déjà conquis toute l'Italie supérieure, fit le recensement de ses forces et de

524 NOTEh ADDITIONNELLE

celles de ses alliés, parce qu'elle redoutait une attaque formidable de la part dos Gaulois cisalpins. Polybe {/lisi.. II, 23) dit que le sénat se 6t apporter les registres de la population indiquant l'âge de chacun , que l'on tenait dans toute l'Italie soumise a la puissance romaine , afin de connaître exactement ses forces. Le cadastre et la statistique romaine s'appliquaient donc successivement a tous les pays subjugués: preuve delà sagesse et des lumières de l'administration de ce sénat qui, avec ces tables, pou- vait gouverner aussi facilement la république qu'un sénateur sa propre. maison; des lors, comme il connaissait exactement ses forces, il avait tur lui toutes les probabilités de réussite, n'entreprenait que le possible, il ne commençait une guerre qu'avec les moyens de la soutenir et la presque certitude de la victoire.

« Les peuples italiens (continue Polybe ), effrayés par les irruptions et le voisinage des Gaulois, ne combattaient pas comme auxiliaires des Ro- mains, et ne croyaient point que la guerre fût dirigée seulement contre le pouvoir de leurs maîtres; mais, convaincus qu'eux-mêmes, leur.i \illcs, leurs champs étaient menacés d'un péril imminent , ils firent preuve d'o- béissance et de zèle. » Il rapporte alors les forces actives ou de la réserve que les Romains possédaient en 529.

Les consuls avaient quatre légions, chacune de .5,200 fantassins et de 300 chevaux;, outre ces forces, on comptait , fournis par les alliés, 30,000 hommes à pied et 2,ooo chevaux, plus 50,000 fantassins el 4,000 cavaliers sabins et tyrrhènes. accourus au secours de Rome, auxquels on donna pour chef un prêteur, et qu'on placa sur les frontières delà Tyrrhénie. Les Ombriens et les Sarsinates, habitants de l'Apennin, donnèrent 20,000 hommes ; les Vénètes et les Cénomans, le même nombre. A Rome, on tenait, comme réserve, un corps de 20,000 fantassins et de 1,500 cavaliers, choisis parmi les citoyens romains, plus 30,000 hommes de pied et 2,000 chevaux, recrutés chez les alliés. Les registres d'enrô- lement offraient encore, chez les Latins, 80,000 fantassins et 5,000 che- vaux ; chez les Samuites, 70,000 piétons et 7,000 cavaliers ; chez les Japyges et les Messapes, 50,000 fantassins et 10,000 hommes de cava- lerie ; chez les Lucaniens, 30,000 fantassins et 3,000 cavaliers; chez les Marses , les Marrucins , les Frentans et les Vestins , 20,000 hommes de pied et 4,000 cavaliers. En outre, il y avait dans la Sicile età'fa- rentedeux légions, chacune de 4,200 fantassins et de 200 cavaliers. Enfin, ou comptait, en état de porter les armes, dans la population de Rome el de la campagne, 250,000 hommes à pied et 23,000 de cavalerie : total des forces militaires à la disposition des Romains , 099,200 fantas sins, et 69,100 cavaliers. Polybe compte, nombre rond . 700,000 fantas- sins et 70,000 cavaliers.

Fabius Pictor (ap. Orose, liv. IV, 15; Kutrope, III, 2), contempo- rain et présent à cette guerre, rapporte que les deux consuls pouvaient disposer de 800,000 hommes, sur lesquels « les Romains el les Campa- nieus en avaient fourni 48,000 pour l'infanterie, et 2G.G00 pour la c une: le reste venait des alliés. » Il ne faut pasoublier que lesCampaniens

Di i.ivuk \ . 52

sont unis auv Romains, parce que, ;• cette époque, ils avaient obtenu le droit de cité romain, quoique sans suffrage.

Ce nombre de Romains et de Campaniens en état de porter les armes, s'accorde avec celui que donne le recensement fait l'an ó34 de Rome, et qui fournit 270,213 citoyens. Pline, avec une petite différence, porte le chiffre des cavaliers à 80,000(liv. III, ch. 24), et exclut du total des fan- tassins, qu'il fait monter néanmoins à 700,000, les Transpadans , parmi lesquels Polybe avait compté les Vénètes et les Cenema ns. Diodore de Sicile (livre II, eh. \ donne un nombre un peu plus grand, et se contre- dit lui-même quand il dit : « Les Romains, quelque temps avant la guerre d Annibal, prévoyant la gravité du danger, firent le recensement des hom- mes qui, en Italie, étaient capables de porter les armes, et le nombre total, citoyens et alliés, se rapprocha d'un million. t> Ou Diodore s'est trompé dans son premier calcul, qu'il corrigea ensuite dans le livre \\\ ou bien il a compris dans ce nombre toute la population militaire des \ é- nètes et des Cénomans, dont Polybe n'a calculé que l'armée active; mais la première hypothèse est plus probable.

Du reste, l'accord de Polybe, de Fabius et même de Diodore, appuyé du résultat presque égal conservé par Orose et Eutrope, résultat conforme au nombre des cens antérieurs et postérieurs à cette époque, doit nous faire admettre comme authentique le total de 770,000, nombre rond, ou 708,300, nombre exact, parce qu'il a été puisé dans les registres de po- pulation, dont j'ai démontré l'existence constante et la scrupuleuse exac- titude.

Ces registres, cités deux fois par Polybe qui avait tous les moyens de bien les connaître, étaient communs à toute l'Italie soumise à Rome, et donnent avec précision la population libre de ce pays à cette époque.

On ne doit pas néanmoins y comprendre la population de toute l'Italie jusqu'aux Alpes, puisque la domination romaine se limitait vers le nord à la ligne qui, de l'embouchure du Rubicon dans l'Adriatique, coupe la Péninsule jusqu'au port de Luni; il faut déduire les 20,000 fournis par les Vénètes et les Cénomans, ce qui réduit à 750,000 la population mi- litaire de l'Italie jusqu'à Luni et au Rubicon.

Hume ( Essai, XI, p. 440; Londres, 1784) trouve ce nombre extraor- dinaire, mais sans révoquer en doute l'exactitude de Polybe ni celle de ses calculs. La population qu'on peut en déduire se rapproche, à son avis, de celle que cette portion de l'Italie présente aujourd'hui: mais son discer- nement lui fait entrevoir que les esclaves devaient être alors peu nombreux, excepté à Rome et dans les grandes cités. Ce fait acquis, tout rentre dans les limites du probable ; en effet, puisque les esclaves étaient peu nombreux , et que des mains libres cultivaient la terre, il est tout naturel que les registres de conscription présentassent un grand nombre d'hommes en état de porter les armes.

Ce nombre paraîtrait certainement incroyable, si l'on calculait le reste de la population italienne d'après la proportion actuelle entre le total des soldats sous les armes et la population entière; mais les levées annuelles

526 NOTES ADDITIONNELLES

avaient lieu dans les circonstances ordinaires , tandis qu'il s'agisait alors de la vie ou de la mort de la république, de l'existence et delà liberté de l'Italie : c'était le tumultui galliate , et l'on proclamait le justitium ou la suspension de toute charge civile; od laissait la toge pour l'habit militaire, et l'on annulait toute exemption de service militaire, en ap- pelait au\ armes quiconque était capable de les porter. Une invasion année exigeait d'autres mesures que celles qu'impose une guerre or- dinaire, et, dans ce cas (Polybe ledit), le sénat fit le recensement de toute la population capable de combattre portée sur les registres à^oyça-ixT;

aaTaYpoKpaÌc.

On est généralement d'accord qu'il faut multiplier par quatre le nombre des hommes en état de porteries armes pour avoir le total de la popula- tion. Deux exemples prouveront que, chez les peuples anciens, ce rap- port est parfois exact, mais qu'il cesse de l'être en certaines circons- tances.

Les tables de probabilité de la vie, établies à Rome, prouvent que la Ioide la population différait peu de la nôtre. « Auguste (dit Strabon) fut contraint de détruire la petite tribu des Salasses, habitants de la vallée d Aoste, qui étaient des voleurs incorrigibles; il les vendit tous comme esclaves a Éporédie , et le nombre des vendus fut de 36,000, sans calculer 8,000 hommes en état de porter les armes. » Ce nombre est moindre que le quart, qui donne neuf; mais les Salasses avaient perdu beaucoup de soldats avant de tomber dans la servitude.

Un passage de Jules César prouve que l'usage des registres de popula- tion et des tables statistiques était pratiqué même par une nation barbare ; ou trouva dans le camp des Helvètes des tables écrites en lettres grecques , qui furent apportées a César; elles indiquaient nominativement (nomi- natila ) le total des Helvètes eu état déporter les armes, qui avaient aban- donné leur pays, et séparément ( et item separativi ) celui des enfants, des vieillards et des femmes. Le nombre des individus capables déporter les armes s'élevait à 92,000 ; le total , pour les deux sexes et pour tous les âges, était de 368,000 (de Bell, gali., I. 29 ). » Le nombre en état de porter les armes est donc comme 9 : 368, exactement le quart.

appliquant ce calcul aux 750,000 individus propres au service militaire,

ins< rite, l'an 529 de Rome, sur les registres de population de la partie

de l'Italie soumise alors aux Romains, et multipliant par quatre, on a

3,000,000 d'habitants libres de tout âge et de tout sexe ; peut-être faut-il eu

«dure la péninsule des Brutiens non citée par Polybe.

Mais ce nombre est au-dessous du vrai , parce que les prolétaires , à Rome, dans les colonies et les autres cites de l'Italie, les pères sans en- fants et les pupilles n'étaient pas sujets au cens ni au service mili- taire. Tite-Live nous a conservé un renseignement précieux à ce sujet livre III. ch. m . " L'année de Rome 289, le consul Quintius lit le re- censement, et il trouva 104,214 citoyens, non compris les pères et les mères qui avaient perdu leurs enfants, prxter orbos orbaxque. » L'an ('.•.'•j. Pompée et Mételins, premiers censeurs plébéiens, firent le cens, et

DU LIVRE V. 527

l'on trouva 31 7,823 citoyens, outre les pupilles et les veuves, prœter vi- duos et viduas [ frp/t., L1X, 5).

De ces deux passages, il semble résulter que le^ mères avec leurs en- fants ou leur mari étaient enregistrées avec les citoyens, el peut-être soumises au service militaire, en payant un suppléant; sans cela, pour- quoi cette exception par rapport aux veuves et aux mères qui axaient perdu leurs entants, orbas et viduas ? J'ai cherché vainement dans le droit romain une autorite à l'appui de cette conjecture; mais je crois devoir la hasarder, et d'habiles jurisconsultes pourront la mettre hors de doute.

Denys d'Halicarnasse, citant le nombre des esclaves , des marchands, îles artisans, des femmes et des enfants a Rome, l'an 278, augmente la dif- ficulté, puisqu'il exclut formellement les femmes du cens des citoyens ro- mains. Pourquoi, dès lors, dans les deux cens cites par Tite-Live, n'ex- ceptait-on que les veuves et les mères qui avaient perdu leurs enfants?

Si ce point laisse desdoutes légitimes, le texte formel de l'érudit his- torien des antiquités romaines répand une vive lumière sur les rapports de profession, d'âge et de sexe à Rome. « Il y avait alors, dit-il, plus de 100,000 citoyens romains qui avaient atteint, rage de puberté, comme lavait prouve le dernier recensement ; un nombre triple du premier était fourni par les femmes et les enfants, par les esclaves , les marchands et les étrangers exerçant des professions mécaniques , parce qu'il n'est pas permis au Romain de tirer sa subsistance du trafic ou d'une industrie manuelle (livre IX, 383). » L'historien nous affirme qu'il a tiré les preuves des tables de recensement; nous pouvons donc lui accorder une entière confiance.

On sait que l'âge établi pour le service militaire était de 17 à 60 ans ; ainsi la population de Rome et de sou territoire montait, 34 ans après l'expulsion des rois, a 400,040 individus, dont un quart, de 17 à 60 ans, était du sexe masculin, propre aux fonctions civiles et militaires, et re- censé comme tel; le reste, soit 300,030, se composait de vieillards, de femmes, d'enfants de condition libre, d'esclaves, de marchands ou d'ar- tisans étrangers à la cité de Rome.

Preuant pour base les tables de population calculées par Duvillard et M. Mathieu, et insérées dans V Annuaire de 1828, nous trouvons pour Rome, à cette époque :

Citoyens mâles de 17 à 60 ans 1 10,000

Au-dessous de 17 ans et au delà de 60 85,145

Femmes libres et citoyens de tout âge 195,145

Total 390,290

Retranchant ce nombre du total de la population, 440,000, il reste 19,710 pour les esclaves et les étrangers.

Les étrangers, libres, mais privés des droits de cité et de suffrage , exerçaient les professions industrielles ou mercantiles; mais Rome alors faisait peu de commerce. Uan^ la supposition qu'à Rome, en 278, le rap-

528 NOTES ADDITIONNELLES

port des étrangers aux citoyens fut de 12, on trouve 32,524 étran- gers, en tout 422,814 hommes libres et 17,186 esclaves. Le rapport de la population libre à la population esclave est donc comme 422,814 à 17,186 ou de 25 à 1.

Ce petit nombre d'esclaves cessera d'étonner, si l'on songe que les lois des Douze Tables, rappelées dans la loi Licinia de l'année 377, limitaient formellement la quantité des esclaves que l'on pouvait employer à la cul- ture de la terre, et préféraient pour ces travaux les bras d'homme: libres.

Ce nouveau résultat m'étonne ; mais, commeil est incontestable, ilfaul bien l'admettre; du reste, il jettera une vive lumière sur l'histoire des rapports de la population libre avec les esclaves dans les premiers siècles de la république romaine. Bien plus, il peut nous faire apprécier avec plus d'exactitude le rapport des âges, des sexes, et celui des hommes libres avec les esclaves, Tan 529, dans l'Italie supérieure, dont Polybe a hier, calcule la population libre. En même temps il prouve que, malgré les pertes occasionnées par les guerres à Romeet dans l'Italie, lenombr- jeunes gens parvenus à Fàge de porter les armes était beaucoup plus graud. relativement à la population entière, qu'on ne le trouve dans li États moins belliqueux. « Il est probable, dit Malthus, que les pe continuelles occasionnées par la guerre avaient fait naître l'habitude de ne soumettre à aucune vexation le principe actif de population; ce fut cette rapide succession déjeunes gens qui mit ces peuples en état de rem- placer les armées détruites par de nouvelles forces, sans le moindre sium d'épuisement. »

Le nombre donné par Polybe d'après les tables du recensement de 529, est de 750,000 hommes de 17 à 60 ans. J'ai cherché d'après les tables de population précitées, le nombre d'individus, entre 17 et 60 ans, que fournissaient 10 millions, et j'ai trouvé 5,636,824. Nous avons alors, avec une simple proportion :

Pour la population mâle de 17 à 60 ans 750,000

De la naissance à 17 ans, ou de 60 jusqu'à la mori . . . 580,536

Population féminine, total 1,330,536

Citoyens de tout sexe et de tout âge 2,661 ,072

Supposant pour l'Italie entière, depuis le détroit jusqu'au 44e parallèle, le rapport des étrangers domiciliés comme 2 à 7, nous avons :

Population libre, total 3,421,378

Esclaves, en supposant qu'ils forment le dixième de la

population libre 342,183

Population totale 3,763,561

J'ai supposé que le rapport des étrangers aux citoyens était, en 529. pour Rome et l'Italie, comme 2 à 7, et que, en 278, ce même rapport , seulement pour Rome et son territoire, se trouvait comme 1 à 12. J'ai porté aussi à un dixième, pour l'époque de. 529. le rapport des esclaves avec 1rs hommes libres, rapport qui, en 278. était seulement de I à 25

IH LIVRE \ S29

Il m'a semblé que cette supposition était autorisée par l'accroissement des richesses et de la puissance de Rome, et par l'adjonction des colonies grecques à son empire.

Admettant encore que cette hypothèse puisse produire sur les esclaves et les étrangers une erreur en moins de la moitié ou de 500,217 individus, la population totale de cette partie de l'Italie n'atteindrait même pas 4,315,000 âmes. J'ai supposé pour les guerres le nombre des hommes égal a celui des femmes, bien qu'en France il y ait 15 femmes poni- lo hommes. En outre, pour le nombre des étrangers et des esclaves, j'ai hasarde la supposition, parce que les citoyens libres de l'Italie , à cette époque, n'étaient pas, comme les citoyens romains, exclus des travaux manuels ou du commerce; ilestdouc probable que ce pays en masse avait un nombre d'esclaves en aussi grande proportion qu'une capitale comme Rome.

Du reste, j'ai procédé avec détail dans mes raisonnements et mes cal- culs, afin que chacun puisse en vérifier l'exactitude ; car il s'agit de faits établis pour la première fois, et d'une grande importance pour la pleine connaissance de l'histoire et des forces de l'empire romain; ils nous con- duiront à de nouveaux résultats dans le cours de ces recherches, et pour- ront en outre jeter quelque lumière sur la théorie de la population dans l'antiquité, en substituant la rigueur des méthodes et l'exactitude du lan- gage des calculs au vague des hypothèses et des raisonnements.

Les Romains et les autres peuples de l'Italie menaient alors une vie simple, frugale, consacrée à l'agriculture, à la guerre, aux arts de pre- mière nécessité; or, comme la reproduction des hommes libres était es- sentielle pour combler les vides causés par des guerres meurtrières , ils n'avaient garde de laisser consommer par des esclaves les produits des- tinés à nourrir des conquérants et. des défenseurs. On ne s'étonnera plus du petit nombre des esclaves à cette époque relativement à la population libre, si l'on considère la force des circonstances qui en fit une condition indispensable pour l'existence de la république romaine.

Un coup d'oeil rapide jeté sur l'histoire romaine, depuis l'expulsion des rois jusqu'au commencement de la seconde guerre punique, rendra cette vérité évidente.

Les patriciens, sous les rois, eurent tout le pouvoir ; après l'expulsion des Tarquins et l'établissement des magistratures populaires, l'autorité du peuple s'accrut successivement. Les grands l'épuisent par l'usure ; il se délivre de ses dettes en se retirant sur le mont Sacré, obtient l'appel au peuple , la création des tribuns et des édiles plébéiens. La loi des Douze Tables réduisit l'intérêt de l'argent à un pour cent par au. Les violences des décemvirs patriciens ramenèrent l'institution des tribuns ; bientôt les mariages entre les familles plébéiennes et patriciennes furent autorisés, et les plébéiens participèrent aux grandes charges. Dès ce moment, tout tend à établir l'égalité entre les deux ordres, à introduire le partage égal des propriétés.

Les lois agraires, proposées la première fois l'an de Rome 268, som

MIsT. I M\ . ï . I\

530 SOTES \l>Mìl"N>hi LES

renouvelées ; ces lois limitatesi de deux à sept jugera l'étendue des pro- priétés de chaque citoyen; ou les éludait en distribuant au peuple les terres conquises. 1500 colons envoyés à Labicum, l'an de Rome 339, re- çoivent 2 jugera (un arpent; par tête. L'an 360, 3,000 citoyens, envoyés chez les Volsques pour y former une colonie, obtiennent 3 jugera et demi (un arpent V4). L'an 302, un edit du sénat accorde 7 jugera (3 arpents et '/J dans le territoire de Veies, non-seulement a chaque chef de famille plébéienne, mais a chacun des hommes libres qui vivaient dans sa maison, afin de les engager a se marier et de mettre au jour des enfants pour servir unjour la republique (Tite-i^ive, 27; V, 30). Ce fut la le maximum de la propriété foncière d'un plébéien. Le besoin de créer une population libre, d'avoir des soldats et des défenseurs, est exprimé dans cette loi.

Licinius Stolon, année 377 , ht bientôt passer la loi qui défendait a chaque citoyen, quel qu'il fut, de posseder plus de 500 jugera (250 arpents), et ordonnait d'enlever aux riches l'excédant, pour le distribuer a ceux qui n'avaient aucune propriété foncière (Tite-Live, VI, 35; Varron, De Re rustica, 1,2; V alérius , VIII , 6 ; Pline , XVIII , 4 ; Appieu , 1,8). Cette même loi fixe le nombre de serviteurs et d esclaves qui seront em- ployés à la culture des terres ainsi partagées, et fait une obligation de se servir d'Italiens et d'hommes libres. Dix ans plus tard Stolou est cou- damné en vertu de la loi qu'il avait faite lui-même , parce qu'il possédait plus de 500 jugera; en outre, le peuple lui infligea une amende de 10,000 as (Tive-Live, XII, 16).

Stolon, étant tribun, avait fait la loi relative aux dettes et celle qui fixait l'étendue des propriétés foncières ; en outre, il avait enlevé le con- sulat aux patriciens qui des lors lui vouèrent uue haine mortelle ; pro- fitant avec beaucoup d'adresse de la faute que l'avarice ou la cupidité avait fait commettre au premier pléoeieu consulaire , ils se mirent a riva- liser avec le peuple de desiutéressemeut et de frugalité : la modération dans les désirs , le mépris des richesses , qui n'étaient sans doute que l'amour des honneurs et du pouvoir habilement dissimule, devinrent dans leurs mains un puissant moyen pour regagner la laveur populaire et re- prendre l'autorité.

Cette ingénieuse et noble émulation produisit le siècle illustre des mœurs et des vertus des Romains. Alors (dit Valere .Maxime, IV, 4) ces con- suls qu'on allait chercher a la charrue aimaient a fertiliser le terrain stérile et malsain de Papirica; étrangers a nos délicatesses . ils arrosaient de leur sueur les sillons de la terre dure et rebelle; ce n'est pas tout : ceux que le danger de la republique appelait au suprème commandement étaient contraints, acause de leur pauvreté { pourquoi hesiterais-je à donner sou nom à la vérité?), a se faire agriculteurs. »

Cincinnatus, de sept jugera qu'il avait possèdes, était réduit a quatre, qu'il travaillait dt- es mains, et dont i.' produit lui permit non-seuiement de soutenir la dignité de pere de famille, mais encore de se rendre digne de la dictature. Fabricius et Paul-Émile ne possédaient, entait d'argen- terie, qu'une petite coupe et une saliere, consacrées au culte des dieux;

DU LIVRE V. 531

les consuls et les généraux de leur temps n'en avaient pas davantage, el cernerne Fabricius nous apprend qu'il ne possédait qu'un petit champ, cultivé de ses mains et sans esclaves (Pline, XXX11I , 54; Denys, Excerpt. leg. ).

Curius Dentatus, le vainqueur de Pyrrhus, refusa sa part de butin et le. don de cinquante jugera (vingt-cinq arpents) que le peuple lui offrait en reconnaissance de ses grands services, parce qu il regardait cette libéralité (•ornine excessive. Dans son discours, dont Valére (IV, 3) et Pline (XVIII, 4) nous ont donné le résumé, il dit qu'un sénateur, de même qu'un personnage consulaire et un triomphateur, qui possède plus de vingt- cinq jugera , est digne de blâme, et qu'il tient pour un citoyen dangereux quiconque ne sait pas se contenter de sept jugera ; joignant l'exemple au précepte, il n'accepta que la portion qu'on assignait a chaque citoyen.

Attilius Régulus, vainqueur dans l'Afrique, nomme proconsul, sollicite son rappel en écrivant au sénat que l'administrateur des sept jugera qu'il possédait a Papiricaest mort, que le cultivateur à gages, profitant de l'oc- casion, a pris la fuite après avoir enlevé tous les instruments aratoires; en conséquence , il demande à être remplacé, parce que, si sou champ restait sans culture, il n'aurait pas le moyen de nourrir sa femme et ses enfants. Le sénat ordonna que le champ de Régulus fût aussitôt donné en ferme et cultive, qu'on remplaçât, aux frais du trésor, les instruments dé- robés, et que la republique se chargeât de nourrir sa femme et ses en- fants. (Valere, IV, 4; Seuèq.ie, Consol. ad Helviam, 12.)

Rome, avec ces mœurs et ces lois, devait avoir peu d'esclaves ; d'ail- leurs l'ensemble des faits nous autorise à tirer cette conclusion, à laquelle imprime tous les caractères de la vérité le témoignage d'un historien postérieur seulement de deux siècles, Valére Mavime, qui nous présente le tableau suivant du cinquième siècle de Rome : « Rien ou presque rien en argent, peu d'esclaves , sept jugera de terre mediocre, l'indigence dans les familles, les funérailles payées par l'État, les filles se mariant sans dot; mais d'illustres consulaires, d'innombrables triomphes : tel est l'en- semble des mœurs et des faits. »

( les mœurs simples se conservèrent encore dans la première moitié du sixième siècle de Rome; j'indique les époques avec précision, et j'appelle l'attention sur ce point, parce que, des la fin de la seconde guerre punique, surtout, après la prise de Carthage et de Corinthe , le tableau est entiè- rement changé.

« Seize .Llius vivaient autrefois dans une petite maison située s'élèvent maintenant les monuments de Marius; ils ne possédaient qu'un seul champ, lequel axi^eait moins de cultivateurs qu'il n'avait de maîtres ; mais, en revanche, ils occupaient dans le cirque et aux spectacles le poste d'honneur assigné a leur vertu. » (Valere, IV, 4. )

Le dictateur Fabius Maximus avait acheté des prisonniers d'Annibal a un prix convenu; le sénat ayant refuse l'argent, Fabius envoie son fils à Rome pour vendre son unique propriété , dont il remet le montant à An- nibal. Cette propriété (dit Valére, IV, 8) était de sept jugera situés sur

532 NOTES ADDITIONNELLES

le territoire aride de Pupinia; mais c'était tout l'avoir de Fabius , el a ;id personnage aima mieux sacrifier son patrimoine que de voir sa patrie infidèle à ses promesses.

Dans la seconde guerre punique, Cnéus Scipion écrivit d'Espagne au sénat pour lui demander un successeur, parce que , disait-il , ayant une fille nubile, il était nécessaire qu'il se trouvât à Rome pour lui faire une dot; le sénat, d'accord avec la mère et les parents de Scipion, établit la dot, fournit l'argent aux frais du trésor et maria la jeune fille. Cette dot fut de 11,000 as, ou 800 francs; ce qui fait connaître (dit Valére, IV, 4) l'humanité du sénat et le chiffre des anciens patrimoines.

Ces patrimoines étaient si faibles, que Totia , fille de Cesine , avec 10,000 as , ou 880 fir., fut regardée comme apportant une riche dot à son poux: Magullia, qui en avait 51,000, soit 4,000 fr., reçut le surnom de Dotée.

Paul-Émile , après sa victoire sur Persée, remit a Klius ïubéron, pour sa part de butin, cinq livres d'argent, selon Valére et Plutarque; Pline (XXXIII, 50) ajoute que Tubéron ne posséda jusqu'à sa mort, en vaisselle d'argent, que deux coupes, récompense publique et honorable de son courage et de sa valeur. Ce Paul-Émile mourut si pauvre, qu'il fallut , pour payer la dot de sa femme , vendre son champ, l'unique pro- priété qu'il eut laissée.

Enfin , des témoignages positifs établissent que , depuis l'an 550 de Rome jusqu'en 557, l'agriculture fut exercée presque entièrement par les propriétaires et des mercenaires libres. Caton ledit {De Re rustica, I, 2) et il en donne la raison politique : « Nos pères , quand ils voulaient indiquer un bon citoyen , le signalaient conimi bon colon, bon agricul- teur, parce que cette classe fournit les soldats les plus robustes et les plus braves. Les avantages que l'on retire de l'agriculture sont les plus hono- rables, les plus durables, les moins exposésau blâme et a l'envie. » Par- lant de la situation d'un champ, il recommande de le prendre dans un pays sain, les travailleurs à la journée soient en grand nombre ( eh. IV) ; plus loin, il ajoute : « Soyez bons avec vos voisins; s'ils vous voient de bon œil, vous vendrez plus facilement vos produits . et vous trouverez plus facilement des travailleurs (operarios). » Or cette expression de operarius n'indiquait jamais les esclaves, mancipio), ergasttUa, servos ; Varron en fait la distinction formelle ( De Re rust., I, 17 et 18).

Pour la culture de cent jugera (50 arpents) de vigne , Caton (XI, 1 ) dit qu'il faut un surintendant, sa femme, dix mercenaires, un bouvier, un ânier, un satictarius chargé de la culture et de l'emploi de l'osier, un porcher : en tout seize individus ; pour celle de deux cent quarante jugera plantés en oliviers (X, 1 ) , le surintendant, sa femme , cinq mercenaires, trois bouviers, un porcher, un ànier, un berger: eu tout treize personnes.

Dans aucun de ces passages il n'est question d'esclaves. Or, si la cul- ture était telle a l'epoque de la vieillesse de Caton , après la défaite de- Carthaginois , d'Antioehus et la conquête de la .Macédoine, le travail cher el peu fructueux des esclaves ne devait pas. avant ia seconde guerre pu-

DI LI Y UE V. (33

nique, être employé de préférence. Du reste, une loi de nécessité, l'in- salubrité de plusieurs contrées fertiles de l'Italie, exigeait pour leur culture des hommes libres, robustes, accoutumés au climat, conditions qu'on trouvait rarement dans les esclaves, qui se reproduisaient en petit nombre dans le pays; affaiblis par ta mauvaise nourriture, par le séjour dans les prisons, par le manque d'air et les traitements cruels, ils étaient plus ex- posés à l'influence pernicieuse du climat.

Le témoignage de Varron (1,17), contemporain de César et de Cieéron, doit changer les idées reçues sur la manière de cultiver la terre en Italie, lorsque Rome dominait le monde , et que le nombre des esclaves s'était considérablement accru : » Toutes les terres sont cultivées par des hommes libres ou esclaves, ou par un mélange de ces deux classes; les hommes libres cultivent eux-mêmes, comme le font la plupart des petits proprié- taires, avec l'aide de leurs propres fils; ils emploient encore des merce- naires ou journaliers libres, loués dans le moment des grands travaux, fauchaison et vendanges, ou bien des individus que nous appelons oberati (ils s'engageaient à travailler pour un temps déterminé en payement de leurs dettes; on les appelait aussi nexi, vinci i , et ils portaient des fers, mais n'étaient point esclaves). Je dis de toutes les terres en général, car il est plus avantageux d'employer à la culture des lieux malsains des tra- vailleurs salariés (mercenarii) que des esclaves; en outre, même dans les terrains salubres, les grands travaux rustiques, comme la récolte des fruits, les moissons et les vendanges, doivent être confiés à cette classe de gens (1). »

Vu temps de Trajan , il semble que , dans la Gaule cisalpine , au moins dans la partie située vers le lac de Corne , on ne faisait point usage d'es- claves pour la culture ; Pline le Jeune dit (III, 19) : « Dans aucune partie je n'emploie les esclaves à la culture de mes terres , et cet usage est abso- lument inconnu dans le pays »

Il est donc manifeste que le nombre des esclaves employés à la culture des terres devait être bien inférieur à celui que l'on croit communément; on leur confiait principalement le service domestique dans les cités. D'ail- leurs on comprendra facilement que des Gaulois, des Germains, des Syriens, des habitants de l'Afrique ou de l'Asie auraient été prompte- ment victimes d'un climat si différent du leur, de l'air pestilentiel , et de l'épuisement occasionné par de rudes travaux et l'insuffisance de nour- riture. Le prix moyen d'un esclave mâle employé aux travaux des champs coûtait, au temps deCaton, 1,500 drachmes (denarios) , soit 4,200 fr. de notre monnaie.

Jules César imposait aux Italiens l'obligation d'avoir, parmi les bergers, un tiers d'individus libres (Suétone, rie de César, 42 ) ; néanmoins, ce geui'e de service semblait, par sa nature, convenir particulièrement à la classe, a la condition et aux facultés des esclaves.

(I) Il faut remarquer qu'il ne parle pas d'esclaves en général, niais des vincti, rendus octaves pour délies. Au chapitre IV, nous avons vu les esclaves s'insurger par mil- liers en tous lieux : faits opposés à des présomptions.

534 NOIE> ADDITIONNELLES

Le passage de Caton, dans lequel il dit que les coIods fournissaient les meilleurs soldats, etc., conduit naturellement à la réflexion suivante : Dans un pays , et à une époque l'intérêt légal était fixé à un et demi pour cent par an, le trafic et le négoce, l'industrie et les arts mécaniques étaient interdits aux citoyens, la culture de la terre devait offrir l'unique moyen de soutenir ou d'accroître un peu sa fortune ; les propriétés de- vaient être divisées , parce qu'il y avait une grande concurrence , et la di- vision des propriétés entraînait la culture personnelle ou la culture avec le concours de la famille. Il restait donc peu à faire aux esclaves, et un peuple simple et frugal ne court pas après les choses inutiles. Tel me semble l'état de la société à Rome etdans l'Italie , dans les premiers quatre cent cinquante ans, et cette conclusion se fonde sur une masse de faits et de témoignages fournis par l'histoire : voila pour les temps antérieurs.

A l'autre époque dont j'ai parlé, an de Rome 529, les Romains, après une guerre opiniâtre de soixante-deux ans , avaient subjugué les Sam- nites, les Brutiens, et conquis toute l'Italie supérieure. La plupart des esclaves fournis par ces guerres étaient morts , et il ne devait rester qu'un petit nombre de vieillards. La guerre était donc le seul moyen de se pro- curer des esclaves, et les esclaves rendaient le commerce nul ; Rome , dans les cinq premiers siècles, n'eut que delà monnaie de cuivre, signe évident que les échanges étaient très-limités.

Bien .lus, ce prudent système de réunion qui, après la conquête, con- vertissait les peuples soumis en citoyens romains, alliés ou colons, ta- rissait la source de l'esclavage. Dans la Sicile, la subite alliance de Hiéron, roi de Syracuse, avec les Romains, et la prompte sujétion de presque toute l'île, enlevèrent l'occasion de faire des prisonniers, qui seraient de- enus esclaves.

Dans la premiere guerre punique, le nombre des esclaves dut diminuer, si l'on considère la quantité des flottes que les Romains perdirentsoit dans les combats ei les tempêtes, ou par inexpérience; en effet, les navires avaient deux rameurs pour un soldat , et ce travail de main indigne des (ils de Mars et de Romains , retombait presque tout entier sur des affran- chis ou des esclaves. Il faut ajouter que, dans la première guerre puni- que, les Romains et les Carthaginois échangèrent bien rarement les prisonniers. On ne voit donc pas comment, depuis l'année 278 de Roui' jusqu'en 529, le nombre des esclaves aurait pu augmenter eu Italie.

Nous avons dit , d'après le recensement exact que Denys nous a trans- mis , que le rapport de la population esclave a la population libre était au plus de I à 25, nombre puisé dans les registres de population, avec indication d'âge, de sexe et de condition. Je m'arrête au rapport de 1 à 10 pour l'année 529 de Rome, date à laquelle Polybe nous donne, d'après les tables officielles, l'état de la population libre de l'Italie, depuis le dé- troit jusqu'au 4 Ie parallèle, et je, me tiens au-dessus plutôt qu'au-dessous de la quantité réelle

(Résumé d'un Wémob e de Duhfau de r. \ Malle, inséré fions les Mémoire» rit /' académie française

TABLE DES MATIERES

CONTENUES DANS LE QUATRIEME VOLUME.

LIVRE V.

CINQUIÈME ÉPOQUE.

GUERRES CIVILES.

Pages.

Chapitre I. L'Espagne et Pergame r

Viriatke 5

Numance

Pergame 8

Eumène II 9

Attale !I io

Attale III <h.

Chapitre II. Constitution et économie de Rome î r

Personnes r2

Comices i4

Chevaliers 1 5

Sénateurs 16

Lois 17

Consuls r8

Préteurs '/'.

Censeurs 20

Culte 21

Superstitions 2.3

Bourgeoisie ^.4

Municipes 25

Droit italique ib.

Magistrats extérieurs 27

Provinces ib.

Finances 3r

Publicains 34

Questeurs 35

Trésor ib.

Armée ib.

Propriétés 3q

Plèbe 42

Chapitre III.— Lois agraires. Les Gracques 4^

Distributions des terres ib.

Première loi agraire 4p

Caîus Gracchns 54

Chapitre IV. Les esclaves. Guerres civiles 5g

Leur nombre ' ' "

Révolte des esclaves en Sicile 68

Chapitre V. Guerres extérieure. Marins. Les Ombres "5

536 TABLE DES MATIÈRES

Pages.

Gaule méridiouale. 124. I2D. 118 ib .

lies Baléares 76

Q. Métellus ib.

Licinius Crassus 77

Accusations à raison des fonctions exercées ib,

C. Marius ;8

:Yumidie 79

.1 ugurtha ib.

Partage de la Numidie 80

Meurtre d'Adherbal 8 r

Les Cimbres 83

Bataille d'Aix 85

Bataille de Verceil, jo juillet 101 ib.

Chapitre VI. Guerre sociale. Sylla 86

Cornélius Sylla 87

Parallèle entre Marius et Sylla ib.

Livius Drusus 8g

Guerre sociale go

Nom d'Italie ib.

Loi Julia 92

Loi Plautia 94

Sylla attaque Rome g3

Chapitre VII. La Bithynie, l'Arménie, le Pont. Guerre civile g5

Héraclée ib.

Arménie 96

Tigrane Ier 97

Géorgie 98

Pont. Ses rois 100

Paphlagonie. Cappadocc 101

Mithridate le Grand ib.

\ varice des Romains 102

Rutilins io3

Massacre des Romains 104

Sylla en Grèce io5

Guerre civile ib.

Rappel de Marius 106

Prise de Rome ib.

Fin de Marius, i5 janvier 86 107

Sylla à Athènes 108

Paix 109

i^HAriTKE VIII. Dictature de Sylla 110

Pompée imperator iir

Sylla s'empare de Rome ib.

Télésinus ib.

Proscription lia

Dictature de Sylla 114

Lois cornéliennes 1 1 5

Xbdicatiou de Sylla ri6

Sa mort, son triomphe et ses funérailles 117

CaxriTRE IX. Sertorius.— Seconde et troisième guerre contre Mithridate. 118

Sertorius ib.

Espagne 119

Pompée 1 2 r

\!.,i ! ,!,• Serto 1 in- et supplice de Perpenna ia.'!

CONTENUES DANS LE QUATRIÈME VOLUME. .'..Ì7

Pages,

l deuxième guerre contre Mithridate iv>. ',

Lucullus i :•■'>

Fuite de Mithridate 127

Tigraue ib.

Lois Manilia 1 ■■ ,

Fin de Mithridate i3i

Partage de l'Asie 1 >:•

Thraces ib.

Scythes ib.

(Chapitre X. Les gladiateurs. Les pirates. Crète 1 ';.';

Spartacus = i36

Fin de Spartacus j » 7

Pirates i38

Loi <'.,il>im;i l3()

Destruction des pirates ib.

Crète r.40

Triomphe de Pompée 1 '1 r

Chapitre XI. Pompée, les chevaliers, Verres, Caton, Crassus, César /!•.

Cicéron i43

La Sicile r 4 i

Verres eu Sicile i4f>

Prédominance des chevaliers 149

Caton d'Utique i5o

Crassus 1 53

César 1 54

Chatitre XII. Situation de l'Italie. Catilina i56

Misères de l'Italie ib.

Accusation contre Rabirius [58

Loi de Rullus i5q

Catilina ifi2

Chapitre XIII. Premier triumvirat. César dans les Gaules ifiq

César en Espagne 170

Triumvirpt , t ihi

< A'sar consul //, _

Gaule t72

Religion J73

Druides !-£

Prêtresses ;/,_

Doctrines I75

Bardes t*Q

Communes //,_

Kdifices [8,,

Situation de la Gaule 182

Invasion des Helvètes iS ;

Défaite des Helvètes ib,

I léfaite d'Arioviste , 8 ;

Grande-Bretagne x8(i

Débarquement de César eu Bretagne 189

Second débarquement 1()0

Nouveaux troubles dans la Gaule roi

Verciogctorà iqç>

Prise d'Avarienm i().'!

Prise de Verchïgétorix rq5

< h vi'itre XIV. Rome durant le triumvirat 6

538 TABLE DES MATIERES

Pages.

<;iodius ig&

Exil de Cicéron Ier avril 201

Rappel de Cieérou 2o3

Assassinat de Clodius 2o5

Caractère de Pompée 206

Chapitre XV. Les Parthes 207

Arsace II ib.

Arsace III ib.

Orodes. 61. Mithridate. D7 210

Bataille de Carrhes 212

Mort de Crassus 2 r 5

Chapitre XVI. Seconde guerre civile 214

César en Espagne 220

César dictateur 222

Soldats de César 223

Sa témérité ib.

Bataille de Pbarsale 224

Mort de Pompée 226

Chapitre XVII. L'Egypte. Dictature de César ib.

Egypte 227

Ptolémée VI I ib,

Ptolémée Aulète 228

Cléopàtre 229

Soulèvement d'Alexandrie ib .

Pharuace »3o

Parallèle entre Caton et Cicéron 23 1

Clémence de César 232

Bataille de Thapsus 233

Caton à Utique ib.

Triomphes 237

Reformes 23g

Caractère de César 240

Marais Pontins 242

Cassius 244

Brutus eu 85 245

Chapitre XVIII. Situation de Rome à la mort de César 246

Population 2 i 7

Richesses 248

Indigents 25o

Riches 25i

Palais ib.

Maisons de plaisance 253

Corruption 255

Grossièreté 257

Soupers 25g

Femmes 262

Enfants trouvés arig

Vertu 270

Religion ib.

Itticns 272

Hortensiu 3 17 3

Lois 274

Vénalité 276

Force 279

CONTENUES 1MNS LE QUATRIÈME VOLUME. 039

Pages.

Chafitri XIX. Meurtriers et vengeurs de Cesar 281

Marc-Antoiue 283

Auguste *85

Guerre de Modène 289

Proscriptions 291

Décembre ib.

Wort de Cicérou 294

Chapitre XX. Guerres civiles jusqu'à l'empire 3oo

Bataille de Philippes 3o4

Mort de Cassius 3o5

Fin de Brutus 3o7

Caractère de Brutus ib.

Veugeauces des triumvirs , 3o8

Antoine en Asie 3c>9

Guerre des Parthes 3io

Antoine et Cléopâtre ib.

» Ictave en Italie 3n

I ulvie -. 3i2

Guerre de Pérouse ib.

Antoine en Italie 3i3

Réconciliation d'Antoine et d'Octave ib.

Sextns Pompée 3 14

Mécène 3i5

Agrippa 3 16

Défaite de Sextus Pompée ib.

Chute de Lèpide 3i7

Guerre contre les Partîtes 3 1 8

Réunion d'Antoine et de Cléopâtre 319

Projets d'Antoine ib.

Invasion de la Parthiène ib.

Retraite ib.

Antoine a Alexandrie Ì20

Guerre déclarée 32 1

Bataille d'Ac tium 322

•2 septembre 323

Fin d'Antoine 3^4

Chapitre XXI. Auguste 32Ô

Égards envers le sénat 33 1

Provinces i3'2

Magistrats 333

Mœurs 335

Loi Papia-Poppéa >l>.

Finance 33;

Armée 338

Belles-lettres 34o

Population 343

Sa popularité 345

Cb m'itrf. XXII. Guerre d'Auguste 346

Arabes 348

Partbes ib.

Hébreux 34y

Prise de Jérusalem 35o

Gouvernement. Sanhédrin 35 1

H. rode 35a

340 TABLE DES MATIÈRES.

Pages.

Mort d'Antigoue .... j;ïj

Marianne ; 1

Mort d'Hérode. ir de J.-C 358

Archélaus -, //,_

La Judée, province romaine. 27—36 ib.

Maroboduus. Arminius 36 1

Défaite de Varus 36?

Chapitre XX11I . Fie d'Auguste 36',

Famille d'Auguste. Julie 365

Chapitre XXIV . Eloquence et philosophie romaine 37a

Cicéron ,'j - ;

Traités. Ouvrages de rhétorique 3-8

Histoire de l'éloquence 38o

Exercices. Mémoire 382

Seconde époque de l'éloquence 383

Troisième époque. 1 1 4-5o 385

Topiques. Philosophie romaine 387

Philosophie 389

Chapitre XXV. Savants et historiens 406

Bibliothèques 407

Varron. Tite-Li ve 408

Salluste. 86-35 411

César 4 1 5

Cornélius 41C

Trogue Pompée 4 iS

Deuvs d'Halicarnasse 4 ni

Diodore de Sicile 420

Chapitre XXVI. Poésie 422

Lucrèce, en 61 423

Catulle 424

Poètes erotiques 4^' »

Tihulle . Properce, en 52 427

Ovide 421)

Phèdre 4*5

Bahrius 4^6

Acteurs , \ >'

Horace 43g

Virgile, i5 octobre 44 44<>

Chapitre XXVII. Sciences. Commerce. Beaux-arts 46 >

Vitruve 47 !

Routes 4?4

Chapitre XXVIII. Inde. Siècle de Vicramaditya i.76

Ères indiennes 480

Chapitre XXIX. Littérature indieuue. Art dramatique 4^1

Épilogue 499

Notes additionnelles 5 ' r

FIN DE LA TABLE DU QUATRIEME VOLUME.

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Date Due

PRINTED IN

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