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UMNERSITY OF TORONTO PRESS

BIBLIOTHEQUE CONTEM PO RAIN E

FERDINAND BRUNETIERE

DE L'aCADEMIE FHANgAISE

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HONORE DE BALZAC

17O0-185O

CINQUIEME EDITION

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PARIS

CALMANN-LEVY, ^DITEURS 3, RUE AUBER. 3

HONORE DE BALZAC

DU MfiME AUTEUR

LIBRAIRIE CAL.MANN-LfiVY

HISTOIRE ET LITTERATURE, l""e seric 1 vol.

_ 2e s^rie 1

s6rio 1

QUESTIOiNS DE CRITIQUE 1

NOUVELLES QUESTIONS DK CRITIQUE 1

ESSAIS SUR LA LITTERATURE CONTi; M FOR AINE . 1 NOUVEAUX ESSAIS SUR LA LITTERATUllE CONTEM-

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LE ROMAN NATURALIST E 1

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LIBRAIRIE HACHETTE

ETUDES CRITIQUES SLR l'hISTOIRE DE LA LITTE- RATURE FRANQAISE 7 VOl.

L'jJvOLUTION DES genres dans L'hISTOIRE DE LA

LITTWRATURE. TomC I" 1

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SUR LES CHEMINS DK LA CROYANCE 1

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MANUEL DE l'hISTOIRE DE LA LITTERATURE

FRAN^AISE 1

HISTOIRE DE LA LITTERATURE FRANgAISE CLAS-

siQUE, !■■« paitie 1

EMILE COLIN ET C" IMPRIMERIE DE LAGNT

FERDINAND BRUNETIERE

PR L'ACADEMIE FRAN5AISE

HONORE DE BALZAC

1799-1850

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Ce ne sonl pas des romans comme on I'avait entendu avant lui, que les livrcs imperissab'tes de ce grand critique.

[GEORGE SAND]

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PARIS GALMANN-LEVY, EDITEURS

3, RUE AUBER, 3

Published aVril k, nineleen hundred and six. Privilege of copyright in the United States reierved, under the Act approved March third, nineteen hundred and five, by J. B. Lippincolt Company.

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By

AVANT-PROPOS

I

Si Ton a pu dire de Moliere qu'il etait, non seulement le plus grand des auteurs comiques, mais « la Gomedie » meme, on pent dire de Balzac qu'il a ete, non seulement le plus grand, le plus fecond, et le plus divers de nos roman- ciers, mais « le Roman » meme ; et I'objet du present volume est de montrer qu'en le disant 3n ne dit rien que d'absolument et d'exacte- ment vrai. G'est pourquoi le lecteur est prie de ne pas chercher dans les pages qui suivent une biographie d'Honore de Balzac, ou ce que Ton appelle aujourd'hui de ce nom,

II AVANT-PROPOS

des renseignements sur ses origines, des anec- dotes sur son temps de college, la chronique de ses amours, et le fastidieux recit de ses querelles avec les journaux ou avec les libraires, mais uniquement une Elude sur I'oeuvre, ou, sans doute, on ne s'est point abstenu de parler de riiomme et du roman de sa vie, quand on I'a cru n6cessaire, mais enfm ou Von a voulu surtout definir, expliquer, et caracteriser cette (Euvre, telle que Ton croit qu'elle serait encore, si Balzac, au lieu de naitre a Tours, fut ne, par exemple, a Caslelnaudary, et qu'au lieu de faire son droit, il eut etudi6 la medecinel

Pour la definir, on s'est attache tout d'abord k montrer en quoi les romans de Balzac differaient de tous ceux qui les ont precedes; et comment, par quelles qualites, ou, si Ton le veut, par quels defauts, I'imitation de Balzac s'etait impos6e depuis cinquante ans a tous les romanciers qui lui ont succede. Non pas d'ail- leurs qu'a ce propos on ait exprime des pre- ferences ou essaye de donner des rangs, et on

AVANT-PROPOS III

n'a mis Balzac ni au-dessus ni au-dessous de personne; mats c'est un fait que, depuis cin- quante ans, un bon roman est un roman qui ressemble d'abord a un roman de Balzac, lout de meme que, pendant cent cinquante ans, une bonne comedie a 6t6 celle qui ressemblait ci une comedie de Moli^re ; et on a tache de donner les raisons de ce fait. II est clair, apres cela, que la valeur intrinseque des romans de Balzac ne saurait etre etrangere ni a ce fait, ni aux raisons de ce fait.

En second lieu, pour mettre cette valeur en lumiere, je n'ai pas feint d'ignorer ce que d'autres ont pu deja dire du roman de Balzac; et, au contraire, je me suis efforce de faire que cette Etude fut non pas un simple resume, ni uniquement une discussion, mais, comme on dit, une « mise au point » des jugements de la critique sur I'oeuvre du grand romancier. Et, en effet, me permettra-t-on de le dire en passant ? je ne connais rien de plus im- pertinent que cette methode a la mode, qui consiste aujourd'hui, quelque sujet que Ton

IV AVANT-PROPOS

Iraite, a le trailer comme si personne avant nous ne s'en etait avise, n'y avait rien compris du tout, ou n'en avait rien dit que de parfaite- ment n^gligeable. Mais, au contraire, il n'y a rien de negligeable en critique, non plus qu'en hisloire; et les jugements que Ton a port6s avant nous sur un Balzac ou sur un Moliere, se sont litt6ralement « incorpores » a leur oeuvre, et de telle sorts qu'on ne puisse les en detacher qu'aux depens de la signification de cette oeuvre.

Enfin, et pour achever de caracteriser la na- ture de I'oeuvre de Balzac, on a essaye de montrer qu'une part du genie de Balzac, et non la moindre, 6tait d'avoir compris que le roman, en son temps, n'etant pas constitu6 comme genre, dans une independance entiere des genres voisins, tels que le r^cit d'aventures, et tels que la com6die de mceurs, il suffisait, pour le renouveler, ou, ci vrai dire, pour le « creer » de lui assurer, en en posant les conditions, cette independance ou cette « autonomie ». Gar, je ne sais pas aujourd'hui s'il y a une « hierar-

AVANT-PROPOS V

chie des genres I » Mais, que les « genres lit- teraires » existent, et qu'ils aient des carac- teres determines ; que ces caracteres evoluent ; et, comme les caracteres des especes dans la nature, qu'en evoluant, ils s'expriment ou se realisent, selon les circonstances, avec plus ou moins de bonheur, de force ou de precision, de cela j'en suis sur; et je voudrais que dans ce volume on en trouvat la preuve.

G'est ce que j'ai cru que je pouvais faire de mieux en ecrivant ces pages sur Balzac. Une oeuvre comme la sienne, je veux dire : de cette ampleur et de cette solidite, a pu dependre en son temps, mais ne depend plus aujourd'hui des circonstances de sa production. Que savons- nous de la vie de Shakespeare? et des circons- tances de la production &' Hamlet ou d'OteUo'? Si ces circonstances nous etaient mieux con- nues, croit-on, et qui dira serieusement, que notre admiration pour Tun ou I'autre drame en fut accrue? Le serait-elle, si c'etait un « por- trait » que le personnage du More de Venise,

VI AVANT-PROPOS

ou si Shakespeare s'etait peint lui-meme sous les traits du prince de Danemark? Ainsi de Balzac! et quoique cinquaiite aiis a peine nous s6parent de lui. Son oeuvre existe « en soi » si je puis ainsi dire, et en dehors de lui, par consequent. C'est pour cela qu'il est Balzac. S'il n'6tait pas Balzac, j'aurais peut-etre essays d'ecrire sa biographie. Des 6crivains tres me- diocres ont eu quelquefois une vie tres inte- ressante, et en la racontant on oublie la me- diocrite de leur oeavre. Mais, en v6rit6, j'au- rais cru faire injure ci la m^moire de Balzac de le traiter comme s'il eut eu noni... Jules Sandeau, ou Charles de Bernard; et j'aurais cru manquer a la premiere obligation du critique ou de I'historien de la litterature, en parlant de rhomme plus et autrement qu'il n'etait ne- cessaire pour I'intelligence de son oeuvre.

HONORE DE BALZAC

1799 1850

CHAPITRE PREMIER

DU ROMAN MODERNE AVANT BALZAC

Lorsque le jeune Honore de Balzac, en 1819, ayant a peine termine ses etudes, commenga bravement, dans une mansarde de la rue Les- diguieres, son apprentissage de la vie litteraire, sans autre vocation, plus precise ou plus imp6- rieuse, que celle de se faire un nom par le moyen de sa plume et une fortune par le moyen de son nom, deux formes de roman se partageaient la faveur du public : c'^taient le roman « personnel », et le roman historique. /

Les engines prochaines du roman personnel, je dis : prochaines, car le lecteur ne s'attend

1

2 HONORE DE BALZAC.

pas que nous remontions jusqu'a VCklyssee, dataicnt, dans la litterature europeenne, du Gil Bias de Le Sage, et, par dela Lc Sage, de cette veine espagnole du roman picaresque, qui s'etait ouverte avec le Lazarille de Tonnes [1554] et tarie avec le Marcos cVObregon [lGi8]. II consiste essentiellement dans le'recit d'aven- tures dont le narrateur a commence par etre le li6ros, et ces aventures ayant moins pour objet de meltre ses qualites ou ses vertus en lumiere, que de retracer le dessein d'une vie humaine, et la fortune plus ou moins singu- liere d'une condition priv6e.

« L'histoire, a-t-on dit de nos jours, et le mot passe la portee des freres de Goncourt, qui Font dit, est du roman qui a ete; le roman est de l'histoire qui aurait pu etre. »

On ne s'en rend compte nulle part mieux que dans le Gil Bias de Le Sage, a moins que ce ne fut dans les Memoires de d'Artagnan, de Gourtils de Sandras, un de ses contemporains. Rendons a chacun ce qui lui est du, et faisons lionneur a ce pauvre diable d'avoir mis au monde les personnages fameux d'Athos, d'Ara- mis et de Porthos I Mais ce que n'a pas vu Goiir-

IIONORE DE BALZAC. 3

tils de Sandras qui d'ailleurs est illisible, tandis que Le Sage est un de nos bons ecrivains, c'est que, des aventures tres particulieres ou extraordinaires, qui nous interessent a cause de leur singularite meme, ne nous interessent qa'une fois, et nous les oublions promptement. Elles ne font pas trace en nous, et elles ne s'y , confondent point avec les lemons de I'expe- rience. Notre connaissance de la vie commune n'en est pas accrue. Car, elle ne Test que par le recit d'aventures qui auraient pu etre les ndtres; et, comme c'est justement ce que nous ne saurions dire ni de celles de d'Artagnan, ni de celles de Lazarille de Tormes, c'est donccette raison qui fait la superiority de Gil Bias. Le roman picaresque pent avoir d'autres merites, et nous convenons qu'il les a. Les moeurs y sont plus caracterisees ; le gout de terroir en est plus prononce; c'est I'Espagne tout entiere offerte k notre curiosite, I'Espagne de Charles-Quint et de Philippe IL Mais le Gil Bias de Le Sage est plus voisin, lui, de la definition du roman, et peut-etre I'eut-il realisee des 1715, si deux choses ne Ten avaient perpetuellement de- tourne: I'intention comique ou satirique, et la

4 HONORE DE BALZAC.

pretention au style. L'auteur de Gil Bias n'a jamais oubli6 qu'il 6tait celui de Turcaret; et se trouvant rMuit, d'autre part, a faire, pour de I'argent, une besogne qui n'etait qu'a demi dans ses gouts, il a tenu du moins a prouver que, si les dieux I'eussent permis, il etait ca- pable de mieux faire, ou autre chose. Le Sage, en imitant quelquefois la vie, songe bien moins a I'imiter qu'ci rival iser avec l'auteur des Carac- ihres et celui de Tarlufje.

Quoi qu'il en soit, et pendant une cinquan- taine d'annees, a la suite et sur les brisees de l'auteur de Gil Bias, le roman affecLa presque universellement, en France, et en

[Angleterre, ou d6ja quelques-uns de ses chefs- d'oeuvre se preparaient, la forme du r6cit per-

'sonnel. Bobinson Crusoe [1719]; les Voyages de Gulliver [1727] ; Manon Lescaut [1732] ; Marianne [1735], et generalement tous les remans de Marivaux et de I'abbe Prevost, sont des recits personnels, a J'etais la, telle chose m'advint... » Pour differents qu'ils soient a tous autres egards, tous ces romans se ressemblent en ceci que les heros de I'aventure s'y racontent eux- memes; et il ne faut point douter que, dans

HONORE DE BALZAC. 5

revolution du genre, cette predilection pour la forme du recit personnel ne tienne a I'intention ' de rendre le roman plus conforme a la reality. Ces conteurs d'eux-memes sont comme autant de « temoins » de leur temps, qui d^posent. Leur parole authentique le recit de leurs aven- tures. On discuterait peut-etre avec I'abbe Pre- vost, on ^piloguerait, on revoquerait tel detail en doute I mais, le moyen de contredire Ma- rianne, la Marianne de Marivaux, ou le cheva- lier Des Grieux? et si quelqu'un doit ou peut savoir avec exactitude ce qui leur est arrive, n'est-ce pas eux? C'est ainsi que, par I'interme- diaire du recit personnel, s'introduit dans le roman un accent de realite qui le rapproche de sa definition. En essayant de lui com- muniquer le genre d'int^ret qui plaisait dans les Memoires, on donnait au roman personnel quelque chose de cet air vecu, qui est tout ce qu'on trouve quelquefois dans les Memoires eux-memes, et qui suffit a les faire lire. De quelque fagon que I'histoire soit 6crite, on s'y plait, parce qu'elle est I'histoire.

Le succes du roman par lettres, de la forme de Clarisse Harlowe [1748] ou de la

6 nONORE DE BALZAC.

Nouvelle Ilelo'ise [1762 J n'interrompit ni ne coiitraria la vogue du roman personnel, et, lout au contraire, on peut dire, il faut meme dire qu'il ne contribua qu'a la favoriser. Et, en effct, si la « correspondance », n'6tant pour ainsi dire qu'un journal a deux, n'est done aussi qu'une forme de la « confession », ou de la « confidence », on voit comment le a roman par lettres » continue et prolonge, en I'elargissant et en la diversifiant, la forme du recit personnel. C'est bien elle-meme que Gla- risse Harlowe analyse, comme faisait Marianne; et Saint-Preux, sous ce rapport, ne dilTere du chevalier Des Grieux que pour s'anatomiser plus complaisamment.

Seulement, et a cause de ceci que, plus on met de complaisance a s'anatomiser, et plus on se decouvre d'originalite, le « roman par correspondance)), tout en continuant le roman personnel, le detourne de son objet, en le detournant de la representation de la vie com- mune, pour le diriger vers I'analyse psyclio- logique. Rappelons-nous a ce propos le debut des Confessions de Rousseau, il a, dit-il, la pretention de n'etrefait, lui, Rousseau, comme

HONORE DE BALZAC. 7

personne... G'est pourquoi, dans la Nouvelle Helo'ise, et bient6t dans Werther [1774], ce que Ton va s'efforcer de noter, comme aiissi bieii dans les Liaisons dangereuses, c'est en combieii de manieres un homme pent differer d'un autre homme, une femme d'une autre femme; et le roman personnel se transforme en une repre- sentation des cas exceptionnels. Ghacun desor- mais va chercher en soi, et ne trouvera qu'eii lui, la matiere de son observation. Ge qu'il y croira voir de commun avec les autres hommes, il le negligera, pour ne retenir que ce qu'ii s'attribuera de propre et de particulier, ou d'unique, pour mieux dire. Ge quelque chose d'unique, il n'ecrira qu'afm de le mettre en lumiere. Et, comme notre originalite, quelque idee que nous nous en formions, n'est jamais aussi rare, ni surtout aussi complete que nous !e voudrions, c'est ce qui explique ce que Ton va voir s'introduire de revolutionnaire, en meme temps que d'orgueilleux, dans le roman personnel. « Voila mon histoire, et telle qu'elle est, ne ressemblant sans doute a celle de per- sonne, ne concevez-vous pas i'estime que je m'inspire? Mais combien cette histoire ne serait-

8 IIONORE DE BALZAC.

elle pas plus originale encore, si j'avais pu me developper plus librement, c'est-a-dire dans un monde ou les conventions ne fussent pas un constant et perp6tnel obstacle a la libre expan- sion du Moi! » Ainsi s'expriment et vont s'ex- primer tour a tour Werther [1774J, Rem [1802], Ddfhine [1802], Corinne [1807], Adolphe [1816], Indiana [1831], Valentine [1832], I'Amaury de Volupte [1833] ; et, sous I'influence du roman- tisme, le roman personnel va devenir I'apo- theose du Moi.

On sait que le « romantisme » consiste essen- tiellement dans cette apoth^ose. On sait aussi que, sans aller jusqu'a I'apotheose, I'exaltation du Moi par lui-meme est en tout temps le principe du « lyrisme ». G'est I'explication du caractere universellcment lyrique de la litte- rature romantique, en Angleterre comme en France, en Italic comme en Allemagne! Mais par la s'explique aussi la deviation du roman personnel, et comment, par quelle oscillation d'une 6gale amplitude, autant que, de 1715 a , 1760, il s'etait approch6 de la definition gene- rale du roman, autant, de 1760 a 1820, il s'en est ecart6.

HONORE DE BALZAC,

* * *

Heureusement que, des deux grands ecri- vains, fort inegaux, qui deviennent sous \e Consulat les maitres de la litterature, Fun, I'auteur de Delphine, est aussi I'auteur de Co- rinne; et, quelle que soit rimportance de Bene dans I'oeuvre du second, les Martyrs n'en ont pas une moindre. Corinne et les Martyrs' II n'y a rien de plus « demode » dans I'histoire des litteratures modernes, et rien surtout de plus « d6colore ». Et cependant ! . . . Cependant, sans compter que, jusque de nos jours, il ne s'ecrit pas un roman sur I'ltalie qui ne procede k quelques 6gards de Corinne, et que, quand des millions de lecteurs devorent un roman du genre de Quo Vadis? c'est du Chateaubriand qu'ils lisent, des Martyrs a peine moins « poncifs », ou i< poncifs » d'une autre maniere, k la maniere de 1895 au lieu de I'etre a celle de 1809; il y avait, dans ces livres fameux, deux choses capables de contrebalancer ce qu'ils , ont par ailleurs de trop personnel : il y avait le sens de I'exotisme, et celui de I'histoire. C'est

1.

10 HOxNORE DE BALZAC.

ce que sut parfailement discerner un Ecossais, Walter Scott, que la jeune critique, d'uiie maniere generale, traite assez d^daigneuse- ment; et j'ajoute : assez injustement. Gar elle ne saurait faire que son r61e dans revo- lution du roman moderne n'ait ete conside- rable, et nul, precis6ment, nous aurons a le dire, ne I'a mieux vu que Balzac. Geux qui s'en sont etonnes : tel, Emile Zola, n'avaient pas le sens de I'histoire; et il est certes permis h. un romancier de n'avoir pas le sens de I'histoire, mais ce qui ne saurait I'^tre a I'liis- torien de la litt6rature, ce serait d'oublier dans ' revolution du roman la part de Walter Scott et du roman historique.

* *

Ce n'etait pas du tout qu'il y eut disette ou rarete de « romaus historiques », avant Walter Scott ; et, pour ne rien dire de ceux de La Gal- prenede, dans le gout de sa Cleopdtre ou de son Pharamond, nous venons nous-memes d'indi- quer ce qu'il y avait d'historique dans des romans comme le Gil Bias de Le Sage, et meme

HONORE DE BALZAC. 11

comme ces Memoires cl'un homme de qualite, de I'abbe Prevost, dont on sait que Manon Lescaul n'est qu'un episode. Les femmes surtout, madaiiue de La Fayette au xyii° siecle, avec Zayde et la Princesse de Clems, et au xviii® siecle ma- demoiselle de La Force, madame de Fontaine, madame de Tencin, mademoiselle de Lussan, s'etaient exercees dans ce genre de roman. Mais, romanciers ou romancieres, leur dessein n'avait 6t6 que de « vulgariser » ou de « romancer » les donn6es de I'histoire, quand encore I'liistoire ne leur avait pas servi d'un facile pretexte a s'epar- gner le labeur de I'invention. Ajoutez qu'on trouve tout dans I'liistoire, et que, tout ce qu'on y trouve etant... historique ou reel, on defie commodement, du fond d'une vieille «chronique», le reproche d'invraisemblance Inversement ou reciproquement, quand on a le gout de rinvraisemblable ou du simple roma- nesque, il n'est que le « situer » dans I'histoire; et, de la, tant de Memoires apocryphes et ■iV Anecdotes suspectes, dont les litteratures mo- dernes sont presque toutes encombrees. Mais, si le sens de I'histoire consiste dans la perception des differences qui distinguent les epoquea;

12 HONORE DE BALZ\C.

dans la connaissance intime du detail caract6- ristique ; et surtout dans celle des rapports que « les moeurs » soutiennent avec les coutumes, avec les usages, avec les lois, c'est vraiment ce qu'on pent dire que les romanciers, avant Walter Scott, et les historiens eux-memes n'a- vaient pas poss^de avant Chateaubriand,

On le comprendra mieux si Ton se reporte aux Lettres sur VHistoire de France [1820-1 825 1 d'Augustin Thierry, et que Ton y relise les raisons de son egale admiration pour Chateau- briana et pour Walter Scott, pour I'auteur des Martyrs, non d'Atala ni de ifen^, et pour le romancier d'lvanhoe. Elles sont les m^mes ; et elles se ramenent toutes a,celle-ci qu'ils se sont avisos Tun et I'autre, les premiers, de cette chose bien simple, que les sentiments ou les id6es d'un contemporain de Louis XIV differaient en plusieurs points des idees ou des sentiments d'un contemporain de Dago- bert ou de Chilp6ric. Et, en effet, je suis oblige de le redire, il ne parait point qu'on le soupQonnM avant eux. La « couleur locale », dont on devait tant abuser, est une acquisi- tion litteraire du romantisme; et, laissant de

HONORE DE BALZAC. 13

c6t6 la question de savoir quel profit en ont tir6 finalement I'histoire ou la litterature, on ne saurait nier que la recherche de la « cou- > leur locale » ait marque un moment, ou une phase capitale de revolution du roman.

Car, quels motifs I'avaient empcche jus- qu'alors de se proposer d'etre une exacte imi- tation de la vie? 11 y avait d'abord le caractere /. aristocratique de la litterature. La dignite des genres litteraires se mesurait a I'ideal tragique, et on croyait, a tort d'ailleurs, que le premier caractere de la tragedie fut la con- dition royale ou souveraine des personnes. Mais, surtout, et par suite, il y avait des de- 2 tails que Ton considerait comme vulgaires, dont la transcription litteraire passait pour indigne de I'artiste, avec lesquels d'ailleurs on croyait etre si familier qu'ils ne pouvaient que paraitre fastidieux au lecteur; et, precisement, c'etait tons les details que nous tenons pour expres- sifs de la vie, et qui le sont : le mobilier, le costume, les usages de la vie journaliere, la maniere de manger ou de se divertir...

Insistons un peu sur ce point, qui peut- etre a quelque importance, puisqu'il ne s'agit

14 HONORE DE BALZAC.

I de rien de moins que de I'introduction dans 1 le roman du plein sens de la realite. Si nous nous proposons d'imiler fidelement la vie, nous ne nierons certes pas qu'elle ait des parties nobles, et qu'elle en ait de vulgaires ou de basses, mais nous reconnaitrons qu'aucun detail n'est « meprisable », ni surtout « inu- tile », des qu'il peut contribuer a nous donner, de quelque maniere que ce soit, la sensation de la vie. G'est pr^cisement ce que Ton voyait dans les romans de Walter Scott, et on y aimait justement ce genre de details. Mais alors, com- ment et pourquoi, par quelle etrange contra- diction, des details qui semblaient essentiels k la resurrection du passe seraient-ils inutiles a la representation du temps ou nousvivons? Le « costume, dit-on, ne fait pas I'homme » ; et c'est une question qui vaudrait la peine d'etre examinee. Sous le lourd equi|)ement d'un haut baron du moyen age, un hoinme de guerre n'est pas le meme qu'un elegant marquis de Fontenoy. Et, les « coutumes », ci defaut du « costume », croit-on qu'elles n'influent pas sur les moeurs et sur les carac- teres ?

HONORE DE BALZAC. 15

S'il plait done a I'art de ne s'attacher, pour le representer, qu'a ce que ces habitudes out de plus general ou de plus universel, et s'il lui convient ainsi de realiser « le type », par I'elimination de la difference, il le peut, c'est assurement son droit : le droit de la sculpture grecque, de la peinture italienne, et du theatre frangais classique ! Mais il a le droit aussi de ne s'attacher qu'a ces differences; et on ne voit vraiment pas pourquoi la notation en serait reputee moins esthetique que relimi- nation ? Cela dependra du genre que Ton trai- tera, d'abord, et de la maniere dont on s'y prendra. Ou, en d'autres termes : Fart a un droit de representation sur la vie tout entiere, et la vie, c'est la vie dans sa beaute, dans sa grandeur, dans son intensite, mais aussi, et pourquoi non ? dans sa complexite, dans sa diversite, dans sa vulgarite 1 Et si ces de- tails vulgaires sont justement ceux qui peu- vent, et qui peuvent seuls, en caracterisant la figure du passe, la ranimer, ils ne sont done point si « vulgaires » qu'on les avait crus ; le mot meme de « vulgarite » devra prendre un sens qu'il n'avait point, il devien-

16 HONORS DE BALZAC.

dra s^^nonyme d'une sorte de verite plus hum- ble ou plus intime; et, surtout, ce qui fut un 6l6ment de vie dans le pass6 n'en deviendra pas un d'insignifiance dans le present.

C'est ce que le roman moderne devait apprendre a I'ecole du roman historique; et, en meme temps, c'est ce qui pent servir k classer, dans I'histoire litteraire, un genre dont il semble que la critique ait jusqu'ici mal deter- mine la place.

Le roman historique proprement dit, a la mani^re de Walter Scott, le roman dont les modeles ou les chefs -d'cEuvre sont Ivanhoe, Quentin Durward, fAbbe, le Monastere, Mob Roy, ou les Fiances de Manzoni, ou encore le Der- nier des Barons, d'Edward Bulwer Lytton, et V Henry Esmond de Thackeray, ce roman est necessairement, et ne pouvait etre qu'un I genre de transition. Son r61e a 6te, dirai-je de preparer I'avenement du roman r6aliste? mais plutdt d'en debrouiller et d'en pre- ciser les conditions. Le roman historique, n'ayant de moyen propre et legitime d'attirer et de retenir I'interet que la litteralite de son imitation du pass6, si je puis ainsi dire, et un

HONORE DE BALZAC. 17

scrupule d'exactitude que Ton pourrait compa- rer a celui des peintres de I'ecole hollandaise, il a comme impost ce scrupule, par un choc en retour, ci la representation de la realite con- tern poraine; et, de cette litteralite de I'imita- tion, il a fait comme une loi du genre. Ce qu'il ressuscitait etait ce qui jadis avait fait vivre ; ce qui fait vivre aujourd'hui est done ce qui fera durer dans I'avenir. Voila la legon du roman historique; et voila pourquoi la fortune de Walter Scott ne pouvait avoir qu'un temps. 11 y a ainsi, dans I'histoire litteraire, comme dans la nature, des genres ou des especes dont la fortune et I'existence meme sont liees aux circonstances, ci un m.oment precis de leur evolution, et qui meurent de leur victoire. On ne les fera pas revivre; le fleuve ne re- fluera pas vers sa source; le roman historique n'est pas une espece fixe de son genre. Mais il a eu son heure et son role; et cette heure, si Ton pent ainsi dire, a dure quinze ou vingt ans en France ; et ce sont les quinze ou vingt ans pendant lesquels s'est 61abor6e la definition du roman dans Toeuvre d'Honore de Balzac.

18 HONORE DE BALZAC.

* *

Ge n'est cependant ni par de vrais « ijmans hisloriques », ni j)ar des « roiiians person- nels », que debuta I'ambitieux jeune homme, en depit de I'exemple, ni par des romans que Ton puisse appeler « balzaciens », puisqu'il les a lui-meme express6ment exclus de son oeuvre. Et aussi devrait-on rayer du catalogue de ses romans VHeritiere de Birague [1822], le Vicaire des Ardennes [1822], Argow le Pirate [1824] et Jane la Pale [1825], si ces r^cits bizarres ne jetaient quelque lumiere, a la fois, sur les ori- gines du talent de Balzac, et sur un 616ment trop oublie de revolution du roman mederne. G'est ce qu'a tres bien montre, dans une re- cente et excellente Etude, un de ses biographcs ou critiques, M. Andre Le Breton, a qui nous ne ferons qu'une querelle : c'est d'avoir nomm6 du nom de « roman populaire », un genre de roman contemporain du melodrame de Guil- bert de Pixerecourt, mais qui n'a vraiment de populaire que de n'etre pas litteraire; et peut-etre n'est-ce pas assezl II n'est pas

HONORE DE BALZAC. 19

prouve, du moins, que ce qui ii'est pas litte- raire soit, et pour cette seule raison, populaire; et si je crois devoir en faire la remarque, ce n'est pas qu'en assignant au roman de Balzac des origines populaires, je craignisse de lui manquer de respect, ni qu'en distinguant le « populaire » de 1' « antilitteraire », je veuille flatter les pretentions de la democratie, mais il faut s'entendre sur le sens des mots ; et le mot de « populaire », qui n'exprime que tres imparfaitement le caractere des romans de Ducray-Duminil ou de Pigault-Lebrun Victoi ou VEtifant de la Foret, Monsieur- Botte, Mon onde Thomas, n'exprime pas mieux la nature de la dette de Balzac envers ces devanciers oublies.

* *

Si ce genre de roman, que caracterisent la complication de I'intrigue, I'atrocite des 6venements, et je ne sais quelle vibration ou quel tremolo du style, procede en France de I'ecole anglaise de Lewis, I'auteur du Moine [1797], d'Anne Radcliffe, I'auteur des Mysteres

20 HONORE DE BALZAC

du Chateau d'Udolphe [1797] et du r6v6rend Ma- turin, I'auteur de Melmoth le Vagabond, c' est , ce que je n'examinerai point. Je ne crois pas, I d'autre part, avec certains historiens de la I litterature, que ce « goiit de I'atroce » ait 6te favoris6 ni d6velopp6 par les 6v6nements de ; la Revolution frangaise. II faudrait, en effet, pour le croire, n'avoir pas lu les longs romans de Pr6vost, son Cleveland, qui est de 1734, et son Doyen de Kilkrine, qui est de 1736. II fau- drait aussi ne pas connaitre, ou avoir oubli6 I'histoire du Th64tre Frangais, et de qiielles horreurs, quand on r6duit, m6me les tragedies de Corneille et de Racine, Rodogune ou Iphi- genie, au principal de leur intrigue, Timagi na- tion de nos peres s'est d6lectee pendant deux cents ans. II y a encore Atree et Thyeste, Rhadamiste et Zenobie. Le th64tre de Shakes- peare, et celui de Dryden, ne sont assurement pas moins riches en peripeties sanglantes. D'oij je conclus que le « gout de I'atroce », est malheureusement int^rieur k I'humaine na- ture; et j'ai souvent pense qu'en admirant la tragedie de « purger les passions » Aristote avait voulu la louer de donner le change k

HONORE DE BALZAC. 21

nos instincts de ferocite. Le melodrame de Guilbert de Pixerecourt et le roman de Ducray- Duminil n'ont done, a cet egard, apporte rien de nouveau; et il faut chercher ailleurs la raison de leur succes.

Je la trouve dans le caractere de I'intrigue, prodigieusement naive et en meme temps extremement compliqu6e; je la vols encore dans la part que le dramaturge ou le roman - cier, pour peu qu'ils ne soient pas trop inex- perimentes en leur art, ont toujours soin d'y faire ci I'intervention du hasard ou de la fortune; et je la vols enfin dans la since- rite communicative de I'emotion que I'auteur eprouve lui-meme en presence de son oeuvre. La question qui se pose est de savoir ce que '■ la critique doit penser de la legitimite de ces moyens.

... Si vis me flere dolendum est Primum ipsi tibi...

c'est une opinion d'Horace, et Boileau I'a prise a son compte en ce vers :

Pour me tirer des pleurs il faut que vous pleuriez.

mais il n'y a rien de plus contraire a la pra-

22 H0N0R6 DE BALZAC.

tique de I'art classique, en general ; et je mon- trerais aisement que, de cette emotion person- nelle de I'auteur, on ne trouve pas trace, a^'ant , Voltaire et avant Prevost, avant Zaire et avant Cleveland, dans This Loire du drame ou du ro- man frangais. De quel c6t6 penche I'aulcur d^Androtnaque, du c6t6 de Pyrrhus ou du cot6 d'Oreste, du cote d'Hermione ou du c6te d'An- dromaque? et de quel c6t6 I'auteur meme du Misanthrope, du c6t6 de Philinte ou du c6te d'Alceste; j'oserai demander : du c6te de C6li- mene ou du c6te d'Eliante? Un classique ne « prend parti » que quand les lois du genre ly obligent, comme Moliere dans son Avare ou clans Tartuffe, qui n'auraient plus de raison d'etre, s'ils n'etaient une satire, et done una derision non douteuse de I'avarice et de I'hy- pocrisie; ou quand la donn6e morale du sujet I'exige absolument, comme Racine dans Phedre ou dans Britannicus. On n'a guere vu qu'Ernest Renan qui incliuEit du c6t6 de Neron, et Renan ne faisait pas de theatre.

Pour I'intervention du hasard dans I'intrigue, elle est toujours, aux yeux des grands clas- siques, la negation meme de I'art. Mais elle

IIONORE DE BALZAC. 23

n'en est pas moins un moyen d'action tres puissant, et, de toutes les sources du « pathe- tique », Tune des plus abondantes. Prevost, dans ses longs romans, ct meme dans Manon Les- caut, en a lire le parti le plus habile; et avec quel succcs! nous le savons par le temoignage de cette grande enamour^e de Julie de Lespi- nasse. Aussi bien, le hasard joue son rdle dans les affaires humaines ! II a done le droit de I'occuper aussi dans la litterature. On se de- mande meme a ce propos si le « romanesque » ne serait pas un autre nom du hasard, plus litteraire? et, en effet, ce qui est « necessaire » est rarement romanesc{ue. Un roman est, sans doute, et doit etre autre chose, mais il est d'abord un recit d'evenements qui pouvaient ne pas arriver. II n'est pas bien bon s'il n'est que cela, mais il faut qu'il soit cela I Gil Bias est cela; Manon Lescaut est cela; Clarisse IJarlowe est cela; le Pere Goriot sera cela.

Et quant a la complication de I'intrigue, je ne me bornerai pas k dire qu'elle est un puis- sant moyen de soutenir I'interet, mais elle en est le principal. Ne faisons pas les degoutes, et ne nous piquons pas d un sot diletlantisme I II

24 nONORE Di; BALZAC.

n'y a guere romaii_sans_«_intrigue », et il n'y a point d' « intrigue » sans quelque complica- tion d'6v6nements. Qu'on ne nous objecte point les Adolphe ou les Mene, ni surtout un Obe?-- mann. Adolphe et Hene ne sont point des ro- mans : Hene, c'est un poeme, et Adolphe n'est qu'une « etude analytique » ! Mais Delphine, Corinne, Indiana^ Valentine sont des romans, parce qu'une intrigue en fait le lien. Et il est d'ailleurs possible que cette intrigue soit faible; que les perip6ties n'en aient rien d'assez im- prevu ; que le denouement au contraire en soit trop attendu; mais c'est une intrigue, et, sans cette intrigue, il ne demeurerait de ces quatre r6cits inegalement celebres qu'une revendica- tion passionn6e du droit de la femme k Tin- dependance et k I'amour.

Je le dis tout de suite : c'est ici le profit que Balzac a tire de son apprentissage du ro- man qu'on appelle « populaire », et de ses premiers essais. En 6crivant le Vicaire des Ar- dennes ou Argow le Pirate, il s'est rendu compte, un peu confusement, que, quelle que soit I'ori- ginalite des « modeles » d^couverts par son observation ou congus par son imagination ;

HONORE DE BALZAC. 2o

quelle que soit la singularite psychologique des « cas de conscience » ou de passion, que pouvait offrir a notre curiosity le spectacle mou- vant de la vie ; quelque cote des mojurs con- temporaines qu'il pretendit mettre en lumiere et quelque these, morale ou sociale, qu'il voulut soutenir ; quelques prejuges ou conventions qu'il se proposat d'attaquer, et de detruire, s'il le pouvait ; et quelque talent enfin d'expression ou de style dont il se sentit capable et impa- tient de faire preuve, il fallait « un nceud » dans un roman, et que ce « noeud » ne pouvait etre que celui d'une intrigue. II faut, dans un roman « qu'il se passe quelque chose » et que, de ce quelque chose, dependent une ou plu- sieurs destinees humaines. G'est a ce « quelque chose » qu'il faut qu'on ait I'art d'interesser le lecteur; et nous discuterons ensuite la legi- timite de notre emotion, nous examinerons la qualite des moyens dont I'auteur a us6 pour nous interesser, nous les accepterons ou nous les repousserons, nous les jugerons d'un em- ploi trop facile ou d'une trop forte invraisem- blance; mais il faut que le romancier nous « interesse » ! et il n'y saurait reussir qu'en

2

26 HONORE DE BALZAC.

nous racontant des « avenlurcs ». G'est ce que tant de romanciers ont oubli6 depuis Balzac, et aussi, pour preciser davantage, qu'il n'y avail pas d' « aventures », a moins du risque de la fortune, du bonheur, de I'honneur ou de la vie. II se pourrait que Balzac lui-meme ne se le fut pas toujours rappele.

Pour le moment, il nous suffit d'avoir vu oCi en 6tait le roman, et particulierement le roman franQais, quand Balzac va commencer d'ecrire. Ajoutons qu'a cette date aucune reputation ac- quise ne faisait obstacle k sa jeune ambition; et elle avait le champ libre devant elle. Litte- , rairement, le roman etait consid^rt^ comme nn . genre « inf6rieur » et, aussi bien, en France, dans le cours entier de Fage classique, aucun ecrivain de marque n'avait-il songe au roman comme a un moyen d'atteindre la cel^brite. Si Ton faisait dans le passe quelque cas de I'au- teur de Gil Bias, c'etait comme satirique ; Manon Lescaut 6tait fort eloignee d'etre au rang ou nous I'avons placee depuis lors, et I'auteur

HONORE DE BALZAC. 27

de Cleveland et du Doyen de Killerine, qu'on lisait beaucoup, ne passait dans Thistoire de la litterature que pour un besogneux ouvrier de lettres. On n'avait point decouvert les Liaisons dangereuses. Si Ton faisait une exception pour I'auteur de la Nouvelle Heloise, c'est qu'il etait Rousseau, I'auteur du reste de son oeuvre, et de cette Heloise, on ne retenait guere, pour les \ discuter, que les dissertations d'un caractere ' moral, politique ou social. Symptdnie caracte- ' ristique et temoignage eloquent de la mince estime ou Ton tenait le roman : aucun roman-/ cier, comme tel, a titre unique de romancier, ne faisait, ni, depuis 163S, n'avait fait partie de r Academic frangaise ! Jules Sandeau sera le premier; et si je ne me trompe. Octave Feuillet en 1862 seulement, le second. C'est assez dire quel elan le roman attendait de I'homme qui serait capable de le lui donner, comme notre comedie frangaise avant Moliere, ou le drame anglais avant Shakespeare; et quelle carriere s'ouvrait devant cet homme. Essayons de voir en quelles circonstances, et a quelles conditions, Balzac Test devenu.

GHAPITRE II

LES ANNEES d' APPRENTISSAGE

Konor6 de Balzac, ou Balzac, ou plus exacloment Balssa, puisque c'est le nom que porte I'acte de baptfime de son pere, sur les registres de la paroisse de Canezac, dans le dopartementduTarn, estn6 le 20 mai 1709, a Tours, « I'une des villes les moins litteraires de France », du moins est-ce lui qui le dit, ou son pere exergait alors les fonctions d'« ad- ministrateur de I'hospice g6n6ral ». Sa mere, Laure Sallambier de son nom de jeune fille, etait d'origine parisienne. Rien ne serait, done plus vain que d'entreprendre ici de caracleri- ser, k I'occasion du fils de cette Parisienne et

HONORE DE BALZAC. 20

d'un Languedocien, la Toiirainc et « le tem- p6rament tourangeau ». C'est dans un « ta- bleau de la France », ci la maniere de Michelet, qu'il convient de caracteriser la Touraine ou la Bretagne, parce que cela n'y tire point k con- sequence, mais non dans une 6tude sur Balzac ou sur Chateaubriand, oii il faut tAcher d'etre pr6cis ; et, s'il existe peut-etre un « tem- perament tourangeau », chose dont je no suis pas tres stjr, on ne voit pas bicn de qui Balzac I'aurait h6rit6; ni comment, ne I'ayant h6rit6 ni de pere ni de mere, il I'aurait con- tract6 au college de Venddme ou, de neuf a quinze ans, il fit ses premieres etudes. G'elail, dit-on, un «gros enfant joulTlu)), qui devait res- sembler a tous les « gros enfants joulTIus » ; et on conte que d6jci sa vocation litt6raire precoce 6merveillait ses jeunes camarades, mais on le conte aussi de beaucoup d'ecoliers qui ne sont pas devenus pour cela I'auteur de Cesar Birotteau, ni meme de VlUritiere de Birague. Toutes ces recherches, en v6rite, sont bicn inu- tiles 1 et aussi, depuis soixante-quinze ou cent ans qu'on s'y livre, n'ont-elles gu6re abouti qu'^ etablir magistralement leur entiere inulilite.

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30 HONORE DE BALZAC.

Le jeune homme acheva ses etudes a Paris, ou son pere, en 1814, avail ete nomme « direc- teur des vivres de la premiere division mili- taire a ; et, ses etudes terminees, il coinmenc^a de faire sou droit, en 1816. On a cru devoir noter, a ce propos, que, pour I'inilier, selon I'usage et la tradition, a la pratique en meme temps qu'ala tli6orie, ses parents lui firent faire un stage de dix-huit mois chez un avou6, et un autre stage, de dix-huit mois egalement, chez un nolaire. Le nolaire s'appelait maitre Passez, et I'avou^, maitre Guyonnet-Merville. Le second aurait servi de modele k ce Derville qu'on verra si souvent reparaitre dans la Comedie humaine; et on pent s'amuser h reehercher si Ton ne retrouverait pas quelques traits du premier chez les nombreux nolaires de Balzac, et, })ar exemple, chez I'un de ceux qui sont les heros du Contrat de mariage.

Youlons-nous d'ailleurs nier que, de ce pas- sage aux affaires, Balzac ait tir6 quelque prollL? En aucune maniere, et bien que les occupations qui sont ordinairement celles d'un troisieme ou quatrieme clerc, ne soient pas de nature a le faire penetrer tres profondement dans les

HONORE DE BALZAC. 31

arcanes du droit et de la procedure. Je vou- drais etre aussi plus certain que je ne le suis de la solidite des connaissances juridiques de Balzac. Mais ce que je ne mets pas en doute, c'est que, s'il n'avait pas puise ses connais- sances juridiques chez le notaire ou chez I'a-voue, 11 les eut puisees certainement ailleurs, etant Balzac, et son oeuvre n'en serait pas moins tout ce qu'elle est. Les hommes de genie savent beaucoup de choses sans les avoir apprises, et nous, qui ne savons les memes choses qu'a la condition de les avoir etudiees, nous voulons qu'ils les aient apprises comme nous. Nous avons tort ! Balzac nous aurait demande volon- tiers a quelle ecole, et sur quels champs de bataille, le vainqueur d'Arcole et de Bivoli avait appris I'art de la guerre?

Aussi bien, et tandis que le jeune homme accomplissait ou subissait ces trois annees de stage, d'autres anibi lions I'avaient-elles deja detourne de I'etude du droit. II avait couqu ! I'idee d'un drame de Cromwell [1819], qui , etait le sujet dont on pent dire qu'a cette epoque il hantait toutes les imaginations fran- gaises, poetes, historiens, professeurs, et,

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pour s'y preparer, il devorait « nos qiiatrc auteurs tragiques » sur lesquels il portait ce jugement curieux : « Cr6billon me rassure; Voltaire m'epouvante ; Corneille me transporle; Racine me fait quitter la plume. » [Correspon- dance generale. 1820, YIII.] Mais quand il eut consacr6 quinze mois d'application a ce drame, il s'avisa d'en vouloir faire I'epreuve sur sa famille et ses amis assembles. Un juge competent, on conte que c'6tait Andrieux, I'auteur du Meunier Sans-Souci, r6p6titeur ci rEcole polytechnique et professeur au College de France, declara que I'auteur de cetle rap- sodie devait faire « quoi que ce fut, hormis dela litterature ». [Balzac, sa vie et ses ceuvres, par Laure Surville, sa soeur, 1856.] Get homme de beaucoup d'esprit, et de gout, eCit peut- etre porte, quelques annees plus tard, le meme jugement sur Eugenie Grandet et sur le Pere Goriotl Mais Balzac, qui ne pouvait pas le prevoir, accepta la decision en ce qui regardait Cromwell, et meme le theMre ; et c'est alors qu'il se tourna du c6te du reman. VHoritiere de Birague [1822] allait etre son premier essai dans ce genre.

HONORE DE BALZAC 33

*

* *

C'est k dater aussi de ce moment que com- mence pour lui la vie fievreuse et desordonnee qui sera desormais la sienne, ou les aventures ne tiendront que fort peu de place, mais qui n'en sera pas moins plus epuisante que celle d'aucun de ses contemporains, que I'existence decousue, mais joyeuse, du vieil Alexandre Dumas, et que I'existence laborieuse, mais si reguliere, de Victor Hugo. « Le feu a pris rue Lesdiguieres, 9, a la tete d'un pauvre gargon, ecrivait-il a sa soBur confidente, et les pompiers n'ont pu I'eteindre ». L'incendie allait durer vingt-cinq ans sous la cendre, et le « pauvre gargon » de- vait s'y consumer. Disons d'ailleurs que c'est ici le beau cote de la vie et du caractere de Balzac. Sa confiance en lui-meme, qui ne va pas toujours sans charlatanisme, et, tout a I'heure, il ne nous sera que trop facile d'en dormer plus de preuves que nous ne vou- drions, n'a eu d'egale que son acharnement au travail; et il est vrai que les details qu'on lit a ce sujet dans sa Correspondance ne vontpas

34 HONORE DE BALZAC.

sans quelque exageration, il a su, comme Dumas, trouver le temps de « s'amuser », et un peu de la meme maniere; mais rare- ment existence humaine se depensa dans un plus penible et forcen6 labeur.

Avec tous les appetUs, n'ayant trouv6 dans son berceau nul moyen de les satisfaire, Balzac a'a demands de ressources qu'au travail, et, dans la lutte acharn6e qu'il a soutenue Irente ans conlre la dette, on doit dire qu'il n'a ja- mais compt6 que sur lui-m6me, et sur lui seul. Aussi ne sommes-nous pas de ceux qui lui reprocherons bien severement de n'avoir pas eu des gouts plus modestes, ou des ambitions plus bourgeoises, avec plus d'ordre dans ses affaires. Bossuet lui -meme, que peut-etre on ne s'attendait pas a voir paraitre en cette occasion, n'a-t-il pas avoue quelque part « qu'il ne pouvait travailler, s'il etait a I'etroit dans son domestique » ? Je ne suis done point offense de voir la place que les questions d'argent ont tenue dans la vie de Balzac. II est possible qu'elles en tiennent trop dans sa Cor- rcspondance, et notamment dans la volumineuse collection de ses Lettres a VEtrangere. Gela plai-

HONORE DE BALZAC. 35

salt sans doute a la comtesse Hanska de cons- tater qu'en toute occurrence la fertilite des ressources de Balzac 6tait superieure a ses embarrasi et, en effet, le spectacle n'est pas banal de voir ses chefs-d'oeuvre s'engendrer de ses besoins de luxe, et sa f6condit6, non seulement n'etre pas tarie dans sa source, mais croitre, pour ainsi dire, avec les exi- gences de ses creanciers, les necessites de sa situation, et I'^normite de ses gains. Qui ne sent d'ailleurs que, si les questions d'ar- gent avaient tenu dans sa vie moins de place, elles en tiendraient moins aussi dans son oeuvre ; et qui doute que I'ceuvre y perdit, je ne veux pas dire de sa « beaute », mais cerlainement de son caractere et de sa « mo- dernite » ?

Une fois cependant il faillit succomber, et ce fut aux environs de 1825, quand VHerUiere de Birague, Clotilde de Lusignan, Argow le Pirate et Jane la Pale ne lui ayant pas rap})orte tout ce qu'il en avait espere, son impatience prit une autre voie de brusquer la fortune, et que, d'homme de lettres, car de 1825 a 1828, il ne devait rien ou presque rien produire,

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6 HONORE DE BALZAC.

il se fut fait libraire, imprimeur, et fondeur de caracteres d'imprimerie. Sur cet Episode, assez mal connu jiisqu'a ce jour, de la vie de Balzac, le lecteur nous permettra de le renvoyer au livre tout recent de MM. Gabriel Hanolaux et Georges Vicaire : la Jeunesse de Balzac : Balzac imprimeur. [Paris, 1903, Librairiedes Amateurs.] Mais nous devons pourtant rappeler ici que I'entreprise, apres trois ans de deboires, se ter- mina en 1828 par une liquidation d^sastreuse, qui laissa Balzac debiteur « a divers » d'une centaine de mille francs, et sans un sou pour les payer. Et, de fait, comme il reprit coura- geusement sa plume, pour ne la plus poser qu'^ sa mort, cette fdcheuse aventure ne vaudrait pas la peine qu'on y insisttlt, s'il ne fallait voir, dans cette dette enorme, qui ne sera finie de payer qu'en 1838, et en ^change de quelles autres dettes 1 une excuse assez na- turelle de I'dprete de Balzac en matiere d 'ar- gent; et puis, si ce n'etait 1^ vraiment, dans la maison de la rue des Marais-Saint-Germain, aujourd'hui rue Visconti, qu'il avait com- mence son apprentissage de la vie pratique. Car, ce n'est point du tout, a notre avis,

HONORE DE BALZAC. 37

pour avoir fait un stage chez le notaire et chez I'avoue, mais pour avoir eu lui-meme a se de- battre contre de vrais creanciers, que Balzac a decrit si dramatiquement les peripeties de la deconfiture de Cesar Birotteau, de meme que, dans Illusions 'perdues, quand il retracera les angoisses de David Sechard, il n'aura qu'a se souvenir de celles qu'il a subies, quand il faisait, comme David, metier d'imprimeur.

G'est ce genre d'experience qui avait fait defaut aux romanciers ses predecesseurs, les- quels, depuis Le Sage jusqu'a madame Sand, ont tons vecu bourgeoisement, et ainsi, du tra- vail, ou de la misere meme, n'ont connu que la forme livresque, je veux dire celle qui n'a pour sanction ni la ruiiie totale, ni le deshon- neur commercial, ni la responsabilite penale. On devenait « gentilhomme » autrefois, quand on se faisait homme (je lettres ; on prenait I'epee, comme Rousseau, n'eut-on quitte que de la veille la livree de Totfice ou de I'anti- chambre; et du temps de Balzac on devenait au moins « bourgeois » ; on se classait dans les professions liberales, d'ou Ton regardait d'un peu haut, et dut-on crever de faim quand on

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renlrait dans sa mansarde, les metiers qui sueiit au labeur, ou le marchand qui vendait de la toile a I'enseigne du Chat-qui-'pelote. G'est une des raisons pour lesquelles la substance et la vie manquaient au roman, qui, de tous les genres, est sans doute celui dont les racines doivent plonger le plus profondement dans la reality. Si le roman, avec d'autres qualit^s, d'interet et d'emolion, d'eloquence et de pathe- tique, n'etait qu'une tres peile imitation de la vie, c'est que la plupart des romanciers n'avaient pas eux-memes v6cu, au sens propre, au sens reel, au sens « affaire », du mot, si je puis ainsi dire; et ils s'etaient g6neralement mis, en se faisant hommes de lettres au sortir du college, dans une situation a regarder passer la vie du fond de leur cabinet.

Mais Balzac, lui, a vraiment vecu! Son expe- rience a ete pratique et effective; s'il ne I'a pas continuee longtemps, quoique trois ans, et a I'Eige qu'il avait alors, de vingt-six a vingt-neuf ans, soient quelque chose dans une existence d'homme, il Fa prolongee dans le sens ou les circonstances, et le hasard, si Ton veut, I'avaient une ibis orientee. De

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ses entreprises commerciales et industrielles, n'etant sorti qu'avec des dettes, il est demeure passionnement curieux de la maniere doiit les Popinot et les Crevel, les du Tillet et les Nu- cingen, les Pilleraut et les Crottat, les Roguin et m^me les Gobseck pouvaient avoir fait for- tune. II s'est interesse a ce que les Birotteau fabriquaient dans leurs « laboratoires ». 11 a . suivi le cours de la Bourse et celui des den- rees : le cours des grains, celui de la garance et de I'indigo. Disons le mot : il a compris que, ce que le genie meme ne saurait apprendre que de la vie, c'est la vie, et la vie, non pas telle qu'il nous plait a chacun de nous la re- presenter, mais telle qu'on la vit, autour de nous, de notre temps, a tons les degres de I'echelle sociale, et la vie agit6e, ou plutot com- posee de preoccupations et d'inquietudes, qui n'ont rien de tres releve, le plus souvent, ni de tres singulier, ni surtout de tres rare, mais qui sont la vie, et qu'on ne saurait done omettre dans la representation qu'on se propose de nous en donner. Empressons-nous d'ajouter, que s'il y en a d'autres et de moins vulgaires, Bal- zac ne les a pas ignorees.

AtaZUryii

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Au nombre des personnes qui 6taient inter- venues pour le sauver de la faillile menagante, une femme s'etait trouvee, madame de Berny, dont on savait bien, par la Correspondance et par les Lettres a VEtrangere, qu'elle avail occupe dans la vie de Balzac une grande place, mais dont la physionomie distingu6e, tou- chante et douloureuse, demeurait encore a demi noy6e dans I'ombre. Rencontre assez inattenduel c'est I'examen des comptes de I'im- primerie de Balzac qui a procure a MM. Hano- taux et Vicaire le moyen de remettre en lumiere la figure de madame de Berny.

Madame de Berny, femme d'un magistral et mere de neuf enfants, avait quarante- cinq ou quarante-six ans, quand elle devint I'amie de Balzac, ^ge lui-meme alors de vingt- trois ans. Fille d'un musicien de Louis XVI, il s'appelait Hinner, et d'une femme de chambre de Marie-Antoinette, madame de Berny avait v6cu sa premiere jeunesse a la Cour. Son pere etant mort en 1784, sa mere

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s'etait remariee, en 1787, avec le chevalier de Jarjayes, aide-major general, homme de con- fiance de la reine, et Tun de ceux qui tenterent de la faire evader de la prison du Temple : on retrouve son nor i dans tons les Memoires de I'epoque. Six ans plus tard, en pleine Terreur, le 8 avril 1793, la jeune fille etait devenue madame de Berny. « Filleule du roi et de la reine, disent d'elle, et avec raison, MM. Hanotaux et Vicaire, elevee dans les cercles intimes, temoin des dernieres fetes et des premieres douleurs, ayant ressenti le choc de toutes les grandes crises, confidente des complots, depositrice des secrets, ayant eu dans les mains les lettres, les anneaux, les meches de cheveux ; il s'agit de deux anneaux d'oreille et d'une mecjie de ses cheveux que Marie-Antoinette avait fait parvenir, du pied de I'echafaud, au chevalier de Jarjayes ; que d'evenements dans une telle vie! Que d'emotions dans ce coeur blesse 1 Quels drames lus et devines dans ce regard deja lointain I Quel livre ouvert que cette memoire vivante, et avec quelle passion le jeune interrogaleur de la vie ne devait-il pas le feuilleterl » Et, plus loin,

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\ les memes biographes attribuent a cette pre- miere liaison de Balzac, non seulement ce qu'on trouve de couleur historique dans un recit tel que VEnvers de VHistoire contempoimne, par exemple, ou dans un Episode sons la TerreuTy mais encore, si le mot n'etait un peu ambi- tieux, la formation politique du romancier, et ce « royal isme » dont les explosions inat ten- dues contrastent si fort, pour ne pas dire qu'elles

^ jurent avec le caractere general de son oeuvre. II convient cfobserver qu'au moins ce royalisme lui a-t-il valu I'admiration, et I'adhesion, de critiques ou de biographes qui ne pardonne- raient a un romancier democrate ni les liberies de la Cousine Bette, ni « I'immoralite » d'wn Menage de garqon.

Mais c'est autre chose encore que Balzac appi-it de madame de Berny ; et « la filleule de la reine » fut vraiment une educatrice pour le fils du « directeur des vivres de la premiere division militaire ». Elle n'en fit pas un

, « homme bien eleve » : le temperament etait trop fort; la personnalite trop exterieure; I'es- time et la satisfaction de soi trop debordantes. Mais, avec la douce et presque maternelle

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autorite que lui donnait son age, madame de Berny degrossit, elle forma, elle « styla » aux usages du monde, le bruyant, petulant et vul- gaire gargon de ses premieres lettres, celui qui confondait si facilement le gros rire du commis- voyageur « en balade » avec le sourire de I'homme d'esprit; et elle n'en fit pas un gen- tilhomme, ce qui I'aurait lui-meme beaucoup gene pour accomplir la tdche qui devait etre la sienne, mais elle lui ota ce qu'on pouvait lui enlever de ses allures naturellement char- latanesques. « Fais, mon cheri, lui ecrivait- elle en 1832, c'est-a-dire a une epoque ou leur liaison remontait a plus de dix ans, fais que toute la foule t'apergoive, de partout, par la hauteur oii tu seras place, mais ne lui crie 'pas de f admirer. » G'est un conseil dont Balzac n'a pas autant profite qu'on le voudrait.

On ne saurait evidemment, sans se rendre assez ridicule, essayer de preciser quelle fut la nature des sentiments que Balzac eprouva pour madame de Berny. Mais si peut-etre il n'est pas inutile d'avoir aime soi-meme, pour comprendre et pour representer, au theatre ou dans le roman, les passions de I'amour, ce fut

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un singulier bonheur, pour Balzac, a I'age des amours vulgaires, que d'avoir rencontre madame de Berny. « II n'y a que le dernier amour d'une femme qui satisfasse le premier d'un homme », a-t-il 6crit dans la Duchesse de Lan- geais. L'education sentimentale de Balzac n'a pas ete faite, comme cclle de la plupart de ses contemporains, au hasard des rencontres de la vie parisienne, par une madame Dudevant, comme l'education de Musset, ou par une ma- dame Colet, comme celle de Gustave Flaubert, et encore bien moins par les madame Schontz ou les Malaga de son temps; mais par une femme qui etait « du monde » ; a laquelle il ne semble pas que sa faiblesse ait rien enlev6 de la consideration qui Fentourait ; et dont la tendresse inquiete, la sollicitude vigilante, I'affection passionnee n'ont sans doute pu qu'epurer une conception de I'amour, qui peut- etre, n'eut pas autrement differe beaucoup de celle que Ton retrouve dans les Contes drola- tiques. Si je voulais chercher dans son oeuvre la femme dont les traits rappelleraient le mieux madame de Berny, je la verrais plut6t dans Marguerite Claes, la victime de la He-

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cherche de rAbsolu, que dans madame de Mort- sauf, I'assez depiaisante heroine du Lys dans la Vallee. Et on pent ajouter que, dans aucun de ses personnages, ou dans aucun endroit de son oeuvre, non pas meme dans les nombreuses lettres de sa Correspondance ou il parle d'elle, Balzac n'a mieux exprime qu'en Balthasar Claes la nature de son affection pour cette grande amie de sa jeunesse, elle, toujours prete a tout lui sacrifier, et lui, comme Balthasar, toujours pret, dans I'interet du « grand CEuvre », a la depouiller et a la desesperer en I'adorant. « Vous comprenez, ecrivait-il a I'etrangere, en 1834, en lui parlant de madame de Berny, vous comprenez que je n'ai pas trace Claes pour faire comme lui I » On ne se defend guere d'un reproche de ce genre, et on ne va soi-meme au-devant de lui, que quand on craint de I'avoir merite.

Je n'ecris pas ici la chronique des amours de Balzac, et meme, je I'avoue, s'il n'y avait eu que moi pour soulever le voile qui nous derobait la figure de madame de Berny, je I'aurais laisse retomber, et il I'abriterait encore. J'aurais eu tort, assurement, et je n'en fais

3.

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I'aveu que pour m'en excuser. Ge n'est pas pour « s'inserer » dans la biograpliie de Balzac que madame de Berny Fa aime 1 Et cependant, qui repondrait que la vague idee d'etre un jour associ6e publiquenient a la gloire de cet aflame de celebrity n'ait pas et6 pour quelque chose dans la persistance de son affection? Mais si Ton ne pent dire avec certitude que ce soit le cas de madame de Berny, c'est sure- ment celui de la comiesse Hanska, et c'est ce qui nous oblige a dire quelques mots d'elle. Un n'ecrit pas, du fond de I'Ukraine, a un homme de lettres, que d'ailleurs on ne connait point, pour Changer avec lui de purs propos d'esthetique, et deux autres sentiments, en general, se glissent dans una correspondance de ce genre, qui sont : I'esperance plus lointaine d'etre admise au parlage de la gloire du grand homme; et I'intention, plus prochaine, de le troubler un pen.

Ai-jebesoin, apres cela, de rappeler que nous avons, de Balzac a madame Hanska, tout un volume de lettres, et nous en aurons bientot deux, qui contiennent sur Balzac lui-meme, et aussi Sur quinze ou dix-huit ans de notre histoire

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litteraire, les renseignements les plus precieux? 11 y a la, par exemple, un certain Jules San- deau, que Ton nous apprenait k respecter dans ma jeunesse, et qui semble avoir joue, comme ami, dans la vie de Balzac, un role non moins piteux que, comme amant, dans celle de madame Sand. On y trouve encore, sur madame Sand, precisement, sur Alexandre Dumas, sur Eugene Sue, sur Victor Hugo, de curieux jugements, et la vraie opinion de Balzac sur ses emules de popularite. II dit notamment de madame Sand, au lendemain d'une visite a Nohant : « Elle salt et dit d'elle- meme ce que j'en pense, sans que je le lui aie dit : qu'elle n'a ni la force de conception, ni ^ le don de construire des plans, ni la faculty d'arriver au vrai, ni I'art du pathetique, mais que sans savoir la langiie frangaise, elle a le style, et elle dit vrai. » [Lettres a VEtrancfere, 1838, ' n" CXXXV.] Et, naturellement, tout ce que n'a pas madame Sand, avec, en plus, laconnais- sance de la langue frangaise, on entend bien que c'est ce qu'il croit avoir lui-meme. Ce sent ; aussi les qualites qu'il croit essentielles au ro- man, et,pour le moment, nousn'en voulons pas

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dire davantage. Mais, acet egard, un autre juge- ment n'est pas moins interessant a noter, et c'est Tun de ceux qu'il a portes sur Walter Scolt. « Voila douze ans que je dis de Waller Scott ce que vous m'en ecrivez, Madame Haiiska venait probablement de le decouvrir ! Aupres de lui lord Byron n'est rien ou presque rien. Vous vous trompez sur le plan de Kenil- worth : au gre de tous les faiseurs et au mien, c'est-a-dire de tous les gens du metier, le plan de cette oeuvre est le plus grand, le plus com- plet, le plus extraordinaire de tous. II est le chef-d'oeuvre, sous ce point de vue; on remar- quera que c'est lui, partout, qui souligne, comme les Eaux de Saint-Ronan sont le chef- d'oeuvre comme detail et patience du fiiii; comme les Chroniques de la Canongate sont le chef-d'tt'uvre comme sentiment ; Imnhoe [le pre- mier volume s'entend], le chef-d'oeuvre hislo- rique ; rAntiquaire comme poesie ; la Prison d'Edimbourg comme interet. Tous ont un merile particulier, mais le genie est partout. » [Lettres a I'Etrangere, 1838, GXXXIII.] On aime, pour une fois, entendre Balzac parler de son art 1 Et les Lettres a VEtrangere offrent enfm ce

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genre d'interet tie nous montrer Balzac aux prises avec im sentiment dont la nature est aussi difficile a determiner que I'inlluence en serait impossible a nier sur toute une direc- tion de son oeuvre.

G'est le plus fervent des Balzaciens puis- qu'il y a des Balzaciens comme il y a des Molieristes, M. le vicomte de Spoelbercli de Lovenjoul, qui nous a vraiment revele dans un Roman (Tamour [Paris, 1893, Calmann- LevyJ, et depuis, par la publication des Lett res a VEtramjere [Paris, 1899, Calmann-Levy], la personne d'Eveline Rzewuska, comtesse Hanska, qui devait porter un jour le nom de madame de Balzac.

Elle n'est pas tres interessante, et on a quelque peine a comprendre d'abord la grande passion dont il semble que Balzac se soit epris pour elle. II est vrai que cette passion n'etait pas tres absorbante, si Ton fait attention qu'apres deux rencontres a Geneve et a Neucha- tel, ils ne se virent qu'une seule fois, a Vienne, de 1834 a 1842, qui. font huit ans de temps, et, apres la mort du comte Hanski, trois ou quatre fois seulement, de 1842 a 1848, je serais

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tent6 de dire : « entre deux trains », si I'expres- sion n'anticipait un peu sur I'^poque. La « correspondance » n'en est d'ailleurs que plus abondante, et encore n'en avons-nous qu'une partie, puisqu'enfin pour deux cent quarante- huit lettres de Balzac, dont quelques-unes sont des volumes, nous n'en avons pas une de ma- dame Hanska? On aimerait cependant les con- naitre. Oii sont-elles; et qui nous les donnera? Elles nous aideraient pcut-6tre a nous retrouver dans celte histoire d'amour, car, pour les lettres de Balzac, et k I'exceplion des premieres, j'entends celles de 1833 k 1836, je ne puis m'empecher de trouver que la passion y Sonne faux. Je ne veux pas dire qu'elle ne soit pas sincere! Mais la passion, presque tou- jours, Sonne faux dans les « correspondances » amoureuses des hommes de lettres. lis sont, presque toujours, en dessus ou au-dessous du ton. Et, dans les lettres de Balzac a madame Hanska, I'aisance est vraiment singuliere, pour ne pas dire un peu suspecte, avec laquelle il passe, des protestations les plus ardentes, aux affaires de son interet ou de sa vaniie litte- raire. «OhI ma gentille Eve, lui ecrit-il, par

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exemple, mon Dieu, que je t'aime! A bientot done! Plus que dix jours et j'aurai fait tout ce que je devais faire ! J'aurai imprime quatre volumes in octavo en un mois. II n'y a que Famour qui puisse faire de telles choses! Mon amour, oh! souffre du retard, mais ne m'en gronde pas! Pouvais-je savoir, quand je t'ai promis de revenir, que je vendrais treiite-six mille francs les Etudes de moeurs et que j'aurais a atermoyer pour neuf mille francs de proces? Je me mets a tes genoux ch6ris, je les baise, je les caresse, oh! je fais en pensee toutes les folies de la terre; je te baise avec ivresse, je te tiens, je te serre, je suis heureux comme sont heureux les anges dans le sein de Dieu. » [Lettres a rEtrangere, 1833, n" XXIIL] Et, comme les anges quittent sans doute parfois « le sein de Dieu » pour « bibeloter », il I'informe la-des- sus qu'il s'est donne, pour sa chambre, « les deux plus jolis bras de cheminee qu'il ait jamais vus », et puis, pour ses festins, deux candelabres. « II connaissait en fureteur tous les magasins de bnc a brae de I'Europe, » a dit Sainte-Beuve. Quel est done le secret de eette longue cor-

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respondance, et, quoique d'ailleurs Balzac ne se refusal aucune distraction, de cette longue fidelite? C'est peut-etre et d'abord qu'aimant a conter ses affaires, ce qui n'amuse pas toujours les autres, parce qu'oii a chacun les sicnnes, Balzac avait trouve dans la comtesse Hanska une confidente incomparable, a laquelle il ne dissimulait rien de ses embarras d'argent, un peu exageres quelquefois, ni des prodigcs de labeur, parfois imaginaires, qui lui permet- taient d'y faire face. L'6talage de sa force est un des traits distinclifs du caractere de Balzac, et, pendant dix-huit ans la comtesse Hanska lui a permis d'etaler.

Dirai-je qu'avec cela elle etait « la com- tesse » Hanska? une etrangere et une grande dame? En ces temps de romantisme, c'etait un singulier honneur pour un homme de lettres que d'Mre « distingue » par une etran- gere et une grande dame. Balzac y fut cer- tainement tres sensible. Peu de ses contempo- rains pouvaient se vanter d'etre aimes d'une « comtesse polonaise ; » et sa liaison, vague- ment soupgonnee, avec madame Hanska lui etait, parmi les « confreres », comme un

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titre de noblesse ou un privilege d'aristocratie. II y voyait aussi peut-etre un excellent moyen de « reclame ». Et quand, en 1841, apres la mort du comte Hanski, Tesperance lui vint d'epouser, ce mariage lui parut sans doute la revanche, longtemps attendue, de ses decep- tions de toute sorte ! Madame Hanska la lui fit attendre neuf ans.

Enfm, et comme en lui I'observateur se retrouvait toujours, je ne doute pas qu'il n'ait aime en madame Hanska le modele aris- tocratique d'apres lequel il a trace plus d'une de ses figures de femmes, et, sans qu'on puisse dire exactement lesquels, il doit y avoir plus d'un trait d'elle dans les comtesses et les duchesses de la Comedie humaine. Autant que madame de Berny, mais d'une autre maniere, madame Hanska a ete pour Balzac le juge feminin qu'un romancier songe toujours a satisfaire ; dont il aime a contenter les gouts autant qu'a reproduire les traits; et aupres de laquelle il se fait un merite a lui-meme de la flatterie caressante qu'il mele a la fidelite de son imitation.

De telle sorte que, tandis que les amours de

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lant d'hommes de lettres, n'ont reussi g6n6- ralement qu'ci les detourner de leur CEuvre, ce qui est le cas de Musset; on n'ont servi qu'^ diversifier la monotonie de leur existence et k les delasser de la continuite de leur labeur, ce qui est le cas de George Sand ; an contraire, le genie de Balzac s'est enrichi des legons de son experience amoureuse, et s'en est servi comme d'un moyen d'atteindre plus profond6- ment la realite. La encore est I'une des raisons qui allaient faire de lui le maitre du roman. Ni sa vie ne s'est jamais s6paree de son art, ni son art ne s'est distingue de sa vie, et c'est meme pour cela que, par une contradiction qui, an fond, n'en est pas une, mais qu'il faut essayer de resoudre, on est etonn6, quand on relit attentivement sa correspondance, de voir combien y sont clairsemees, ou « espacees », les preoccupations d'art.

Report ez-vous, pour bien entendre ceci, aux jours h^roiques du romantisme, et lisez les premiers Lundis, les Lundis militants de Sainte

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Beuve, ses Portraits contemporains, on la Preface de Mademoiselle de Maupin, ou encore, et pins pres de nons, la Corres'pon.dance de celni qne j'appellerais « le dernier des romantiqnes », je venx dire Gnstave Flaubert, si fimile Zola n'avait pas existe. La preoccnpation d'art y est constante, si meme on ne doit dire qu'elle y va jnsqu'a I'obsession. Qn'est-ce qne I'art? et qnel 'i en est I'objet? Get objet, par qnels moyens parviendrons-nons a le realiser? Jnsqn'a qnel point devrons-nons pousser la fidelite de I'imi- tation? la recherche du pathetiqne? le sonci de la forme et dn style? Toute realite sera- t-elle digne de notre attention ? et, sons pre- texte de la « moraliser » aurons-nons le droit, de I'embellir? ou, inversement, le droit de la « vulga riser » pour en faire la satire, an detri- ment de la ressemblance ? Toutes ces questions, qui s'agitent autour de lui dans les cenacles, si Balzac ne les ignore pas, on ne voit pas dn moins qn'il s'en inquiete beaucoup ; et cela parait d'abord un peu surprenant.

G'est qu'il est, a vrai dire, moins soncieux cFart ou de perfection que de sncces. II n'avait que vingt-trois ans quand il ecrivait a sa

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soeur : « A quoi bon la fortune et la jouissance quand la jeunesse sera passee? Le vieillard est un liomme qui a dine et qui regarde les autres manger, et moi je suis jeune, mon assiette est vide et j'ai faim. Laure, Laure, mes deux seuls et immenses desirs, elre celebre et etre aime, c'est lui qui souligne, seront-ils jamais satis- faits? y> [Correspondance, 1822, XY.] II ne dit pas : « Produire quelque chef-d'oeuvre » ni meme : « Perpetuer mon nom dans la me- moire des horn mes. » II dit : « Etre celebre; » et il veut dire de cette celebrite « qui paie ». C'est un c6te facheux de son caractere. La r6alite lui sulfit; elle lui suffira toujours; et, comme ecrivain ou comme homme, son genie pourra la depasser, mais son ideal, son ambi- tion d'art, n'ira jamais au dela de se rendre I maitre d'elle. Ge sera la limite aussi de sa conception d'art. II ne nourrira point de reve de perfection solitaire; il « n'hypothequera pas » son labeur a « la Posterite ; il n'atten- dra pas de I'avenir la compensation de ses deboires, ou la revanche de ses insucces. La gloire ne sera toujours pour lui que « d'elrf> celebre », et de I'etre acluellement, pour et

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parmi ses contemporains, de la fagon qu'on Test en son temps, sur les boulevards, dans les joiirnaux, chez les libraires, et notamment par I'etalage du luxe que ses romans lui auront valu. Car, sa philosophie de Tart, ci cet egard, est bien simple : le genie cree la fortune, et la fortune prouve le genie. Citons, a ce sujet, ce passage d'une lettre de 1836 :

« Je suis alle trouver un speculateur nomme Bohain, qui a fait la premiere Europe litteraire, et a qui j'avais rendu quelques services fort desinteresses. II a aussitot convoque I'homme qui a tire Chateaubriand de peine, et un capi- taliste qui depuis pen de temps fait de la librairie. Et voici le traite qui est sorti de nos quatre tetes.

On m'a donne cinquante mille francs pour 6teindre mes dettes urgentes ;

On m'assure pendant la premiere annee, quinze cents francs par mois. La deuxieme je puis avoir trois mille francs par mois, et la quatrieme quatre mille, jusqu'a la quinzieme annee, si je donne un nombre determine de volumes. II n'y a entre nous ni auteurs, ni libraires, mais des societaires. J'apporte I'ex-

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ploitation de toules mes cBuvres faites ou a faire pendant quinze ans. Mes trois associ6s s'enga- gent a faire I'avance de tous les frais, et a me donner moiti6 dans tous les b6n6fices au des- sus du cout du volume. Mes dix-huit, vingt- quatre ou quarante-huit mille francs et les cinquante mille francs donnes sont imputes sur ma part.

» Voilci le fond de ce traite qui me delivre a jamais des journaux, des libraires et des proces.

» ... II est mille fois plus avantageux que celui de M. de Chateaubriand, a c6te de qui la speculation me place, car je ne vends rien de mon avenir, tandis que pour cent mille francs et douze mille francs de rentes, qui en deviendront vingt-cinq quand il aura publie quelque chose, et encore viageres, M. de Chateaubriand a tout abandonne. » [Lettres a VEtrangere, 1836, GXVII.]

Est-ce un artiste, est-ce un ecrivain que nous entendons? et qui prendrait cette lettre pour une « lettre d'amour >■> ? Mais c'est bien Balzac qui parte, c'est le vrai Balzac, et ce qu'il y a de plus surprenant, ici, que tout le reste, c'est que cette indiilerence ci la question d'art est

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j ustement, quand on y prend ^arde, Tune des

raisons de la vqjf^l^r dn rnmfin dp R;ilZf""

On a dit du vieux Dumas qii'il etait « une force de la nature » ; et jamais eloge plus pompeux ne fut moins merite : le vieux Dumas ne fut qu'un negre, tout heureux d'exploiter des blancs, et qui en riait jusqu'aux oreilles. Mais c'est a Balzac que convient le mot de Michelet: « Une force de la nature » ! Oui, si Ton entend par ce mot une puissance obscure et indeterminee, une fecondite sans mesure ni regie; une sourde activite, qui s'accroit des obstacles qu'on lui oppose, et qui tourne ceux qu'elle ne renverse pas ; une inconscience dont les effets ressemblent, en les surpassant, a ceux du plus profond calcul, inegale d'ailleurs, capricieuse, « tumultuaire », si j'ose ainsi dire, et capable en sa confusion d'engendrer des « monstres » aussi bien que des chefs-d'oeuvre : tels sont precisement I'imagination et le genie de Balzac. Une telle force n'a pas besoin d'art. Tout ce qu'elle contient en soi aspire n^ces- sairenient a etre, et sera, si les circonstances le permettent. Elle ne forme pas d'autres projets, elle n'a pas d'autres intentions, plus

GO HONORE DE BALZAC.

lointaines ou plus d6liberees, que de se manifester, que de s'exercer, et si Ton le veut, que d'6tonner le monde, par la grandeur de son deploiement. Encore cela ne depcnd-il pas d'elle, et de meme que Balzac n'6crit nial qu'autant qu'il s'applique a bien 6crire, de meme ses plus mauvais romans, et il en a

I fait quelques-uns de detestables, au premier rang desquels aucune consideration ne m'em-

j pechera de mettre la Femme de trente ans, sont-ils ceux ou il a voulu faire preuve de plus de penetration ou de delicatesse, de psycholo- gie, de litterature ou d'art qu'il n'en avait.

L'art de Balzac, e'est sa nature; et tel n'est pas le cas de tous les grands artistes, parmi lesquels, au contraire, on en citerait plusieurs dont Part ne consiste que dans le triomphe qu'ils ont remport6 sur leur nature, mais peut-etre est-ce le cas de tous les « createurs ». On ne fait vraiment « concurrence a I'elat civil », selon le mot du grand romancier, qu'avec des proced6s analogues ou semblables a ceux de la nature, consciente peut-etre de son but, mais inconsciente des moyens qu'elle prend, ou pluldt qui lui sont imposes pour

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I'atteindre. Et voila pourquoi les dissertations d'art sont rares dans la Corj^espondance de Bal- zac. Mais, aussi, voila pourquoi ses grands romans ne sont pas moins de I'art, parce que I'art est naturellement compris dans la nature, et qu'on n'a done soi-meme qu'a suivre, pour ainsi parler, le cours naturel de son genie, des qu'on est, comme Balzac, une « force de la na- ture ». II sera d'ailleurs toujours plus prudent de ne pas se croire une « force de la nature », et d'attendre, pour s'en aviser, que I'evene- ment en ait decide.

CIIAPITRE III

LA COME DIE HU MAINE

Ce qui nous intoresse de quelques 6crivains, ou dans leur oeuvre, et notamment dans I'uiuvre de la plupart des contemporains de Balzac, c'est eux-m^mes ; et, dans le Lac ou dans la Tristesse croiympio, dans les Nuits de Musset, dans sa Confession d\m enfant du siecle^ dans les premiers romans au moins de George Sand, ce que nous essayons de retrouver, ce sont les « etats d'ame », tres personnels et tres parti- culiers, qui furent, a un moment donne de leur vie reelle, ceux de madame Sand et de Victor Hugo, de Lamartine et d' Alfred de Mus- set. A la verite, nous pourrions, nous devrions

IIONORE DE BALZAC. 63

meme faire attention que, si nous sommes curieux de connaitre leurs « etats d'dme », c'est qu'ils sont les auteurs de leurs oeuvres. Si le Lac n'etait pas tout ce qu'il est par ailleurs, et, quoi qu'il soit, si nous n'estimions pas qu'il le serait encore, nous nous soucierions assez peu de savoir quelle ou qui fut Elvire, et la nature des sentiments que Lamartine eprouva pour elle. La Confession dfun enfant du siecle est un « docu- ment » essentiel de la biographie d' Alfred de Musset. Mais quel interet prendrions-nous a la biographie de Musset, s'il n'etait Alfred de Mus- set, et j'entends par la, non pas Alfred, fils de son pere, etfrere de Paul, dont « les etats d'ame » nous seraient, je pense, totalement indifferents, mais le poete de ses Nuits et I'auteur de son Theatre'! Une litterature purement personnelle rra_ d' interet pourJ'historien que dans la me- sure ou elle a reussi a se rendre impersonnelle, et « le subjectif » ne sort du domaine de la sin- gularite psychologique ou pathologique, pour entrerdans celui del'art, qu'en «s'objectivant». Je m'excuse d'employer ces termes ; mais I'usage en est devenu courant, et il y aurait aujourd'hui plus de pedantisme a les eviter qu'a s'en servir.

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Ce qui pourtant demeure vrai, c'cst qu'on ne saurait etudier les ecrivains de celte famille, et de cette epoque, que dans la succes- sion chronologique de leurs oeuvres, puisque cette succession est celle meme de leurs sen- timents. On ne saurait non plus isoler ou de- tacher de leur biographic I'examen de leurs oeuvres, puisque leurs oeuvres ne sont que des \ moments de leur biographic. Tel est le cas de George Sand. Le veritable interet de ses pre- miers romans, Valentine, Indiana, Lelia meme, c'est d'etre sa propre histoire, ou du moins I'expression de son reve. Mais comment elle est passee de ses premiers romans k ceux de sa troisieme et derniere maniere, Le Marquis de Villemer et Mademoiselle La Quin- tinie, on ne se I'expliquerait pas, ou on se I'expliquerait mal, si Ton n'inserait enire les uns et les autres ses romans socialistes : le Conipagnon du tour de France ou le Peche de M. Antoine, avec, et surtout, I'enum^ration des influences politiques et masculines, sous les- quelles elle les a composes : Lamennais, Pierre Leroux, Michel de Bourges, Agricol Perdiguier et Charles Poncy. Lorsque les oeuvres sont en

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quelque sorte les creatures des circonstances, alors, pour les comprendre, il est indispen- sable de preciser les circonstances de leur production. II ne Test pas moins d'enchainer ces circonstances les unes aux autres ; et on n'y peut reussir, quoique I'histoire litt6- raire et la' critique Taient plus d'une fois oublie,

qu'en respectant la chronologic. VArt de verifier les dates est et demeurera le fondement de toute espece d'histoire.

Mais Balzac est d'une autre famille, et le caractere le plus apparent de son oeuvre en est . justement « Tobiectivite ». Ses romans ne sont point des confessions de sa vie; et le choix de ses sujets ne lui a jamais ete dicte par des raisons particulieres, et en quelque sorte pri- vees. II ne s'y raconte ni ne s'y explique, ou encore, quand il s'y raconte, il s'y deguise; et en s'y expliquant il ne veut point etre reconnu, Ses declarations reit^rees sont formelles a cet egard. Allons plus loin, et disons que, d'une maniere generate, ce n'est pas Balzac qui choisit son sujet, mais ce sont ses sujets qui le prennent, pour ainsi dire, et qui s'imposent a lui. Aussi

et en dehors de ses besoins d'argent,

4.

66 HONORE DE BALZAC.

voyons-nous qu'il a loujours a la fois trois Gu quatre romans sur le m6tier, Mais il en a bien plus encore dans la tete ! Ou plulot, son oeuvre entiere, et on y comprend les par- ties qu'il n'a pas eu le temps d'en realiser, est presente ensemble h. son esprit, et ce n'est point quand il le veut, ni parce qu'il le vcut, que tel ou tel fragment s'en detache; voyez par exemple, dans sa Correspondance, combien d'ann6es, avant de I'ocrire en quinze jours, il a port6 Cesar Birottenu ; mais c'est que le moment en est venu. I)e 1^, cet air de mcessite qui est celui de ses grands romans : il fallait que ces romans fussent, et qu'ils fussent precis^ment ce qu'ils sont I De la, la rapidite prodigieuse, et qui I'etonne parfois lui-meme, avec laquelle il en a ecrit ou « redig6 » quelques-uns : il ne les savait pas si milrs, en quelque sorte, ni, tandis qu'il les sentait s'agiler confusement en lui, dejii prets a vivre de leur vie. De la, encore, ce qu'ils ont de vivant ou vraiment d' « organique » ; et de la les rap- ports ou les liaisons qu'ils soutiennent tous les uns avec les autres, et que le plan de la Gomedie humaine a rendues plus manifestes,

HONORE DE BALZAC. 67

mais qui ne seraient ni moins etroites ni moins certaines quand rexecution de ce plan serait encore moins achevee qu'elle ne Test.

II a d'ailleurs tres bien senti que ce carac- tere organique, et unique, faisait I'ori- ginalite de son oeuvre; et, tel qu'il etait, il n'a point fait difficulte d'en avertir ses contem- porains. J'ai vu, souvent citee, cette phrase d'une lettre a sa soeur [1833] a propos d' Eu- genie Grandet : « Ah! il y a trop de millions dans Eugenie Grandet ? Mais, bete, puisque i'histoire est vraie, veux-tu que je fasse mieux que la verite? » Et les bons Balzaciens de se recrier sur la force d'illusion que semblent indiquer ces mots, sans observer que, dans une autre lettre, du meme temps [fin decem- bre 1833] et adressee, celle-ci, a madame Zulma Garraud, dont il recloute beaucoiip plus le jugement que celui de sa soeur, Balzac s'ex- pjiquait en ces termes sur le meme sujet: « Je ne puis rien dire de vos critiques, si ce n'est que les faits sont contre vous. A Tours, il j a un epicier en boutique qui a huit millions ; M. Eynard, simple colporteur, en a vingt; il a en treize millions en or chez kii; il les a places

68 HONORE DE BALZAC.

en 1814 sur le grand-livre, a cinquante-six francs, et ainsi s'en est fait vingt. Neanmoins, dans la prochaine edition, je baisserai de six millions la fortune de Grandet. » L'histoiro, quoique vraie, n'etait done pas tellement vraie, que la verite n'en soufifrit quelques acconimo- dements I

Mais une autre phrase, que j'emprunte 6ga- lement k une leltre adressee a madame Zulina Garraud, et datee du 30 Janvier 1834, est bien plus imporlanle : « Vous avez 6te bien pen touchee de ma pauvre Eugenie Grandet, qui peint si bien la vie de province; mais une oeuvre qui doit contenir toutes les figures et toutes les positions sociales, ne pourra, je crois, etre compiise que quand eUe sera terminee. »

A cette date, il ne veut encore parler que de ses Etudes de moeurs, dont la premiere edition va paraitre, en septembre 1834, je veux dire la premiere edition sous ce titre, chez la veuve Gh. Bechet. II n'a encore donne de ses grands romans, a cette meme date, que les Chouans, la Peau de chagrin et Eugenie Grandet. Mais ce que neanmoins il sait parfaitement, c'est qu'Eugenie Grandet n'est pas isolee dans

HONORE DE BALZAC. 69

son oeuvre; un Kenilworth apres leqiiel il ecrira un Quentin Durward ; une Indiana qui sera suivie d'une Valentine; une CJironique de Charles IX qui n'aura rien de commun avec une Colomba que d'etre signee du meme nom; mais elle a des prolongements, des « corres- pondances », des ramifications qu'il n'entrevoit pas tres clairement lui-meme, qui existent pourtant, et qui se debrouilleront k mesure qu'il avancera dans son oeuvre. Ainsi, des freres et des soeurs, dans le temps de leur premiere enfance ou de leur jeunesse meme, n'ont de commun entre eux qu'un certain air de fa- mille, et encore ne I'ont pas toujours, mais, a mesure qu'ils avancent en age, les traits qui les individualisaient s'attenuent, ils retournent au type de leurs auteurs, et on voit bien qu'ils sont les enfants du meme pere et de la meme mere. Les romans de Balzac soutiennent entre eux une liaison de ce genre. Ils tirent, eux aussi, leur naissance d'une commune origine; et cette origine commune est une pensee pre- miere, que chacun d'eux exprime par un de ses aspects, et cependant, et en meme temps, dans son integrite.

7.0 HONORE DE BALZAC.

G'est ce qu'il a essaye de faire dire par un certain F6lix Davin, dans les deux Introduc- tions qu'il lui a sans doute a peu pres dictees, en 1834 et en 1835, Tune pour ses Etudes de mcEurs, et I'autre pour ses Etudes fhilosopJdques;

on ne comprend guere que, des morceaux de cette importance, il n'ait pas tenu a les 6crire lui-meme. [Gf. Gh. de Lovenjoul, Histoire des OEuvres de Balzac, pages 46-64, et pages 194-207.] II faut, helas ! en convenir : I'eloge mis a part, qui va d'ailleurs jusqu'a I'immo- destie, ces deux prefaces ne sont que du gali- matias tout pur, et du galimatias pr^tentieux. Nous ne savons plus aujourd'hui qui etait Felix Davin; et, en verite, nous n'eprouvons, a lire ses Introductions, aucun desir de le con- naitre davantage, ni lui, ni les romans que je trouve catalogues sous son nom dans les reper- toires : Une Fille naturelle, ou VBistoire d'un sui- eide. Mais trouverons-nous Balzac lui-meme beaucoup plus clair, dans ce passage capital d'une de ses lettres a madame Hanska :

« Les Etudes de moeurs representeront tous les effets sociaux sans que ni une situation de

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la vie, ni une physionomie, ni un caractere d'homme ou de femme, ni une profession, ni une maniere de vivre, ni une zone sociale, ni un pays frangais, ni quoi que ce soit de I'enfance, de la vieillesse, de I'age mur, de la politique, de la justice, de la guerre ait et6 oublie.

» Cela pose, I'histoire du coeur humain tracee fil a fil, I'histoire sociale faite dans toutes ses parties, voila la base. Ge ne seront pas des fails imaginaires ; ce sera ce qui se passe partout.

» Alors, la seconde assise est les Etudes philo- sophiques, car apres les ejfets viendront les causes. Je vous aurai peint dans les Etudes de mceurs les sentiments et leur jeu, la vie et son allure. Dans les Etudes philoso'phiques , je vous dirai pourquoi les sentiments, sur quoi la vie; quelle est la partie, quelles sont les conditions au dela desquelles ni I'homme ni la societe n'existent, et apres I'avoir parcourue pour la decrire [la soci6te] je la parcourrai pour la juger. Ainsi, dans les Etudes de mceurs, sont les mdividualites typisees, dans les Etudes philoso- 'phiques sont les types individualises. Ainsi, par- tout j'aurai donne la vie : au type, en I'indi-

72 HONORE DE BALZAC.

vidudlisant, a I'individu en le typisant. J'aurai donne de la pensee au fragment; j'aurai donn6 a la pensee la vie de I'individu.

» Puis, apres les e/fets et les causes, viennent les Etudes analyliqiies, dont fait partie la Phy- siologic du marioge, car, apres les e/fets et les causes doivent se rechercher les frinci'pes. Les mwurs sont le spectacle; les causes sont les cou- lisses et les machines. Les principes, c'est Vauteur; mais a mesure que Tceuvre gagne en spirale les hauteurs de la pensee, elle se resserre et se condense. S'il faut vingt-quatre volumes pour les Etudes de mceurs, il n'en faudra que quinze pour les Etudes philosophiques; il n'en faut que neuf pour les Etudes analytiques.Ainsi, I'homTiie, la soci6t6, I'humanil^ seront decrits, juges, ana- lyses sans repetitions, et dans une ceuvre qui sera comme les Mille et une Nuits de I'Occident.

» Quand tout sera fmi, ma Madeleine grattee, mon fronton sculpte, mes planches debarras- sees, mes derniers coups de peigne donnes, j'aurai eu raison ou j'aurai eu tort. Mais apres avoir fait la poesie, la demonstration de tout un systeme, j'en ferai la science dans VEssai sur les forces humaines. Et sur les bases de ce

HONORE DE BALZAC. 73

palais, moi, enfant et rieur, j'aiirai trac6 I'im- mense arabesque des Cent conies drolatiques. » [Lettres a PEtrcmgere, 1834, LXXII.J

Non 1 en verite, toute cette logomacliie n'est pas tres claire ! et nous pouvons ajouter que, de la confusion qu'elle exprime, Balzac, avee tout son genie, ne se debarbouillera jamais. 11 dit pourtant ce qu'il veut dire I Et ce qu'il veut dire, c'est que, de meme que Tindividu n'existe qu'en fonction de la societe, par elle^ en elle, et pour elle; ainsi, chacun de ses romans n'a de sens^ ou tout son sens, que dans son rapport avec la Comedie humaine. La der- niere forme, et on serait tente de dire « la derniere incarnation » de ces desseins gigan- tesques, dont I'ensemble, jusqu'en 1841, ne se presentait a I'esprit de Balzac que sous le titre, assez pen synthetique, d'Etudes sociales, est, en effet, la Coimdie humaine^ dont le Pros- 'pectus parut au mois d'avril 18i2.

*

* *

On conte [Gf. Gh. de Lovenjoul, Histoire des

OEuvres de Balzac, appendice, p. 414] que I'id^e

5

74 HONORE DE BALZAC.

de ce litre, a laquelle je ne sais pourqiioi la plupart de ses biographes, depuis madame Surville, sa scEur, jusqu'a M. Andr6 Le Bre- ton, attachent una 3i grande importance, lui aurait et6 suggeree par I'un de ses amis, le marquis de Belloy, au retour d'un voyage d'lta- lic, ou sans doute ce jeune homme avail decoii- vert Danle; et, depuis lors, entre la Divine Comedie du grand Florentin et la Comedie hu- maim de notre Balzac, c'est ci qui nous raon- trera je ne sais quels rapports intimes et insoupQonnes du romancier lui-meme. Mais la verit6, c'est que, de ces rapports intimes, on a beau y regarder, on n'en discerne seulement pas I'ombre; et toutes les belles phrases qu'on pourra faire, sur I'enfer de Dante et I'enfer ou s'agitent les « damn^s » de Balzac, ne seront jamais que des phrases.

Je crois done tout bonnement qu'en donnant k son oeuvre ce litre de la Comedie humaine, Balzac a pris le mot au sens tout simple ou Favait pris Mussel :

Toujours monies acteurs et m6me comedie; El quoi qu'ait invente rhiimaine hypocrisie, Rien de vrai la-dessous que le squelette iiumain.

HONORE DE BALZAC. 75

C'est encore le sens ou le prendra Vigny, dans sa Maison du Berger :

Je n'entends ni vos cris, ni vos soupirs, a peine

Je sens passer sur moi la comedie Immaine,

Qui clierclie en vain au del ses muets spectateurs.

Et, tout bonnement, c'est le sens qui, dans la langue de Moliere et de La Fontaine, s'offre naturellement a I'esprit du lecteur. C'est aussi celui que je retrouve, dans une phrase de Balzac lui-meme, que j'emprunte a la dedicace qu'il a faite de son roman d' Illusions perdues a Victor Hugo : « Les journalistes n'eussent-ils done pas appartenu, comme les marquis, les financiers, les medecins et les procureurs, a Moliere et a son tliedtre? Fourquoi done la Comedie humaine, qui castigat ridendo mores, excepterait-elle une puissance, quand la presse parisienne n'en excepte aucune? »

Je ne suis etonne que d'une chose, laquelle est que, Balzac etant depuis 1833 comme en travail de son idee maitresse, il ait attendu jus- qu'en 1841 pour lui trouver un nom, et j'ajou- terai : le seul nom qui lui convint, si d'ail- leurs il est bien entendu qu'a ce nom nous

I

76 HONORS DE BALZAC.

n'attribuerons aucune signification symbolique ou mystique. La Comedie humaine, c'est la come- die que se joue I'humanit^ k elle-mSme, chacun de nous, tour ci tour ou ensemble, comme on est en economie politique a la fois produc- teur et consommateur, y elant acteur ou spectateur. On nait, on vit, on peine, on aime, on hait, on pardonne et on se vcnge, on s'entr'aide et on se nuit, on se revolte et on se resigne, on rit et on pleure, on s'indigne et on se moque, on se dispute, on se bat, on s'agite, on s'apaise, et on meurt. C'est ce qui se passe dans les romans de Balzac... Et qu'importe, apres cela, le titre sous lequel il les a tous rassembles, si nous avons une fois bien compris la solidarite qui les lie?

Nous donnons ici, d'apres M. de Lovenjoul [Histoire des OEuvres de Balzac, pp. 217 et suiv.], le catalogue des oeuvres qui devaient composer la Comedie humaine, et dont les der- niers details ont 6te definitivement arretes par Balzac en 1845 ;

HONORE DE BALZAC. 77

LA COMEDIE HUMAINE

PREMlfiRE PARTIE ETUDES DE MCEURS

Scenes de la Vieprivee.

Les Enfants ; un Pensionnat de demoi- selles ; S** Interieur de college ; la Mai- son du Chat- qui -pelote ; le Bal de Sceaux ; ^^ M6moires de deux jeunes ma- riees ; la Bourse; Modeste Mignon ;

un Debut dans la Vie; 10'' Albert Savarus; 11° la Vendetta; 12° line dou- ble Famille; 13° la Paix du Menage ; 14° Madame Firmiani ; 15° Etude de femme ;

16° la Fausse maitresse; 17° une Fille d'Eve; 18°le Colonel Chabert; 19° le Message ; 20° la Grenadiers ; 21° la Femme abandonn^e ; 22° Honorine ; 23° Beatrix ;

24° Gobseck ; 25° la Femme de trente ans ; 26° le Pere Goriot ; 27° Pierre Grassou ; 28° la Messe de I'athee ; 29° I'ln- terdiction ; 30° le Contrat de mariage ; 31° Gendres et belles -meres; 32° Autre Etude de femme.

78 IIONORE DE BALZAC.

Scenes de la Vie de 'province.

33° Le Lys dans la Vallee ; 34° Ursule Mirouet; 35° Eug6nie Grandet; 36° les C6libataires. I. Pierrette; 37° II. le Cur6 de Tours ; 38° III. un Menage de gargon ; 39° les Parisiens en province : I. I'lllustre Gau- dissart ; —40° II. les Gens rides ; 41° III. La Muse du d6partement; 42° IV. une Actrice en voyage ; 43° la Fern me sup6rieure ; 44° les Rivalites : I. rOriginal; 45° II. les Heritiers Boisrouge; 46° III. la Vieille fille ;

47° les Provinciaux a Paris : I. le Cabinet des antiques; 48° II. Jacques de Metz ; 49° Illusions perdues : I. les Deux poetes ; 50° II. un Grand homme de province k Paris ;

51° III. les Souffrances de I'inventeur.

Scenes de la Vie parisienne.

52° Histoire des Treize : I. Ferragus ; 53° II. la Duchesse de Langeais ; 54° III. la Fille aux yeux d'or ; 55° les Employes ; 56° Sarrasine; 57° Grandeur et decadence de Cesar Birotteau ; 58° la Maison Nucingen ;

HONORE DE BALZAC. 79

59° Facino Cane; 60" les Secrets cle la princesse de Gadignan ; 61° Splendeurs et mi- seres des Courtisanes : I. Comment aiment les filles; 62° II. A combien I'amom* revient aux vieillards; 63° III. Ou menent les mauvais chemins; 64° IV. la derniere Incarnation de Vautrin ; 6S° les Grands, VHoipital et le Peuple;

66" un Prince de la Boheme ; 67° les Gomediens sans le savoir ; 68° Echantillon de causerie frangaise ; 69° une Vue du Palais ; 70° les Petits bourgeois; 71° Entre Savants; 72° le Theatre comme il est ; 73° les Freres de la consolation : I'Envers de I'histoire contemporaine.

Scenes de la Vie 'politique.

74° Un Episode sous la Terreur; 75° VHis- loire et le Roman; 76° une tenebreuse Affaire ;

77° /es Deux Amhitieux; 78° V Attache d'am- bassade ; 79° Comment on fait un Ministere ; 80° le Depute d'Arcis; 81° Z. Marcas.

Scenes de la Vie militaire.

82° Les Soldats de la Republique; 83° V En- tree en campagne ; 84° les Vendeens ; 85° les

80 HONORE DE BALZAC.

Chouans ; 86" les Frmi^ais en Egypte : I. Le Prophete; 87" II. Le Pacha; 88° III. Une Passion dans le desert ; 89" VArmee rou- lante; 90° la Garde consulaire; 91" Sous Vienne : I. Un Combat ; 92" II. VArmee as- siegee; 93° III. la Plains de Wagram; 94" V Auhergiste ; 95" les Anglais en Espagne; 96° Moscow, 97° la Bataille de Dresde; 98" les Trainards ; 99" les Partisans ; 100° line Croisiere; 101" les Pontons; 102" la Campagne de France; 103° le Dernier Champ de bataille; 104° VEmir; 105° la Penis- siere; 106" le Corsaire algerien.

Scenes de la Vie de campagne.

107" Les Paysans ; 108° le Medecin de campagne; 109° le Juge de paix; 110" le Gur6 de village; 111" les Environs de Paris.

DEUXIEME PARTIE ETUDES PHILOSOPHIQUES

112° Ze Phedon d'aujourd'hui; 113" laPeau

HONORE DE BALZAC. 81

de_chagrin; 114° Jesus-Christ en Flandre;

115° Melmoth reconcilie ; 116° Massimilla Doni; 117° le Chef-d'oeuvre inconnu; 118° Gambara; 119° la Recherche de I'Ab- solu ; 120° le President Fritot; 121° le Phi- lanthrope; — 122° I'Enfant maud it; 123° Adieu; 124° les Marana; 125° le Requi- sitionnaire; 126° el Verdugo ; 127° un Drame au bord de la mer; 128° Maitre Cor- nelius; — 129° I'Auberge rouge; 130° Sur Catherine de Medicis : 1. Le Martyr calviniste;

131° II. La Confession de Ruggieri ; 132° III. Les Deux Reves; 133° le Nouvel Abei- lard; 134° I'Elixir de longue vie; 135° la Vie et les Aventures d'une idee; 136° les Pros- crits; 137° Louis Lambert; 138° Sera- phita.

TROISlfiME PARTIE ]&TUDES ANALYTtQUES

139° Anatomie des Corps enseignants; 140° la Physiologic du mariage; 141° Pathologic de la Vie sociale; 142° Monographie de la vertu;

5.

82 HONORE DE BALZAC.

143" Dialogue philosophique et politique sur la perfection du xix^ siede.

Les litres en italiques sont ceux des ouvrages que Balzac n'a pas eu le temps d'ecrire, et on voit qu'ils sont encore assez iiorabieux. D'autre part, on remarquera que deux au moins de ses chefs-d'oiuvre, la Cousiue Bette et le Cousin Pons, qui ne datent, en elTet, que de 1846 et 1847, ne figurent pas sur ce pro- gramme. Faut-il d'ailleurs regretter qu'il n'ait pas pu le remplir? et, par exemple, regar- derons-nous comme une grande perte pour les lettres frangaises, que tout ce qu'il a donne des Scenes de la Vie militaire se r^duise a ses Chouans, et a la tres mediocre nouvelle intitulee: une Passion dans le desert'? Admirable matiere en- core a mettre en declamations! La Plaine de Wagrani, la Bataille de Dresde, la Campagne de France, quels sujets, pourrait-on dire, sous la plume d'un Balzac! et fallait-il qu'un sort jaloux reservat Thonneur d'ecrire le roman de la guerre au genie d'un Tolstoi ! Oui ! mais, d'autre part, on ne pent s'empecher d'observer que cette seule nomenclature des Scenes de la

HONORE DE BALZAC. 83

Vie militaire, qui commence avec les Soldats de la Rqmblique, en 1793, pour se terminer avec le Corsaire algerien, en 1830, a quelque chose ' de bien systematique, et qui ne releve pas tant de Finspiration personnelle et vecuedu roman- ; cier, que de I'obligation qu'il s'est imposee de remplir la toute 1 etendue de son cadre. II fal- lait qu'il yeut, dans sa Comedie, des scenes de la vie militaire, parce que la vie militaire est un aspect de la vie contemporaine, et, dans ces scenes de la vie militaire, ii fallait que la Republique, I'Empire et la Restauration eus- sent chacun leur part, puisque c'est de 1792 k ' 183S que la societe qu'il decrit a vecu. Cela est un peu bien artificiel !

C'est encore ainsi que, dans les Scenes de la Vieprivee, devaient figurer les Enfants; Un Pen- sionnat de Demoiselles ; Interieur de college, pour une seule raison, qui n'est peut-etre pas que ces sujets fussent pour le romancier d'un bien vif interet, mais farce que I'un des problemes de la vie contemporaine est celui de I'educa- tion, et ce probleme, aux environs de 1840, Balzac s'est apergu qu'a peine, dans son Louis Lambert, I'avait-il effleure. Rapportons au

8'4 HONORE DE BALZAC.

m6me scrupule, et au meme dessein, VAnatomie des Corps enseignants. Et, assur^ment, puisque c'etait ainsi qu'il avait conQU son monument, de telle sorte que « quoi que ce soil de I'en- fance, de la vicillesse, de I'^ge mur... n'y fM oublie » , on ne peut que lui savoir gr6 de I'avoir voulu complet, ou conforme k I'id^e qu'il s'en 6tait faite. Nous craignons seulement que, cette id6ft meme, il n'eut risque de la d^naturer, en pr6tendant lui donner plus de rigueur ou plus de precision qu'elle n'en comportait. D'orga- nique et de vivante qu'elle 6tait sous sa pre- miere forme, la solidarity qui lie les unes aux autres les parties de son oeuvre fCit devenue plus apparente peut-6tre, mais sCirement plus artificielle, en devenant geom6trique et logique. Les proportions architecturales n'en eussent et6 r-ealis6es exterieurement qu'aux depens, si je puis ainsi dire, de la qualite propre et intrin- seque des materiaux. Des recits d'une documen- tation savante et laborieuse, mais ennuyeux peut-^tre, comme ses Employes, y eussent altern6 avec tant de chefs-d'oeuvre spontanement jaillis 4e I'inspiration du poete. Et I'intensite de vie ue ces chefs-d'oeuvre eux-memes n'en eut pas

HONORE DE BALZAC. 85

sans doute ete diminuee, mais, puisque tout se tient, je ne sais si I'effet total de la Comedie humaine, k de certains 6gards, n'en e^t pas 6te moins saisissant. Decidement « Dieu fait bien ce qu'il fait » ! et nous ne dirons pas, avec la formule banale, que Balzac est mort a temps pour sagloire; mais nous ne dirons pas aussi le contraire ; et, prenant son oeuvre telle qu'elle est, nous ne regretterons pas que la mort ne lui ait pas permis, en voulant la perfection- ner, de la gdter.

* *

Mais on comprendra mieux maintenant que, pour I'analyser et la juger, nous ne nous atta- chions pas a la presenter dans sa succession chronologique. II se trouve, en fait, que Balzac n'a rien ecrit de superieur au Cousin Pons et a la Cousine Bette, qui sont respectivement, nous venons de le dire, la seconde de 1846, et le pr'imier de 1847. L'idee commune qui les relie, celle des drames sombres et secrets que I'in^galite des conditions engendre dans les families, entre gens du meme nom, du

86 HONORE DE BALZAC

m6me sang, de la merae origine, est I'une des plus fecondes que Ton puisse concevoir en siijets emouvants, et en sujets dont la portee sociale 6gale ou surpasse I'interet roma- nesqiie. Mais la Bechcrche de I'Absolu, qui est de 1834, et Eugenie Grandet, qui est de 1833, ne me semblent inferieurs en rien, quoique moins touU'us, kla Cousine Bette ou au Cousin Pons; et certainement, comme expression ou ' representation de ce que Balzac y a voulu , peindre, ils les valent. Pendant dix-huit ann6es de production intensive, Balzac, bon ou mau- vais, n'a ele, a proprement parler, ni au- dessous ni au-dessus de Balzac.

Par exemple, c'est en 1842, au lendemain de la publication d'un Menage de Garqon \la Ba- boii ilk use \,un autre encore de ses chefs-d'oeuvre, qu'il a definitivement « abim6 », si je I'ose dire, sa Femme de trente am, si heui'eusement coni- mencee en' 1831, Et la raison en est la meme. Au travers des explications que nous avons donnees, et par dela ces explications, si Ton a commence d'entrevoir la nature d'imagination I de Balzac, on se sera rendu compte que la succession de ses oeuvres en librairie n'avait

HONORE DE BALZAC. 87

rien de commun avec leur clironologie reelle. On I'a vu, nous I'avons fait remarquer pour Cesar Birotteau ; et, s'il avail vecu, et qu'il eut donne, vers 1850 ou 1852, sa Bataille on ses Heritiers Boirouge, ses lettres a madame Haiiska nous sont temoin qu'il les aurait done portes environ vingt ans, puisqu'il en parle des 1834. II y a encore une Smur Marie des Anges, dont il annonce, en cette meme annee 1834, a son 6diteur Werdet, que le manuscrit est termine. II lui ecrit meme tout expres, et uniquement, pour I'inviter a venir chercher ce manuscrit a Nemours, ou il a fui ses creanciers ; et cepen- dant Sceur Marie des Anges n'a jamais paru. D'autres que nous, s'ils le veulent, eclairciront le mystere. Mais ce que nous tenons a dire, c'est qu'a dater de 1832 ou 1833, au plus tard, et a partir des Chouans, ou de la Peau de chagrin, que je rapporterais a sa premiere ma- niere, I'oeuvre entiere de Balzac etant confu- sement contemporaine dans sa tete, il nous faut done, pour I'apprecier, I'avoir, nous aussi, tout entiere et a la fois sous I'oeil.

C'est ce qui a ete ni raieux compris ni mieux dit par personne que par George Sand,

88 HONORE DE BALZAC.

dont on pensera sans doute avec nous que le t6moignage a ici une importance et une auto- rit6 particulieres :

« Et nous aussi, comme la critique, quand nous avons lu un ^ un, et jour par jour, ces livres extraordinaires, a mesure qu'il les pro- duisait, nous ne les avons pas tons aim6s. II en est qui ont choqu6 nos convictions, nos gouts, nos sympathies. Tant6t nous avons dit : « C'est trop long, » et tant6t : « C'est trop court. » Quelques-uns nous ont sembl6 bizarres et nous ont fait dire en nous-meme, avec chagrin : « Mais pourquoi done ? A quoi bon ? Qu'est-ce que cela? »

» Mais, quand Balzac, trouvant enfm le mot de sa destin6e, le mot de I'enigme de son ge- nie, a saisi ce titre admirable et profond : la Comedie humaine ; quand, par des efforts de classement laborieux et ingenieux, il a fait de toutes les parties de son oeuvre un tout logique et profond, chacune de ces parties, meme les moins goiltees par nous au debut, ont repris pour nous leur valeur en reprenant leur place. Chacun de ces livres est, en effet, la page d'un grand livre, lequel serait incom-

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plet, s'il eiit omis cette page importante. Le classement qu'il avait entrepris devait etre I'oeuvre du reste de sa vie ; aussi n'est-il point parfait encore ; mais, tel qu'il est, il embrasse tant d'horizons qu'il s'en faut peu qu'on ne voie le monde entier du point oii il vous place. »

Nous renoncerons encore, tandis que nous y serons, a une habitude inv6ter6e, maisun peu f^cheuse, de la critique; et nous n'entrepren- drons pas, pour caracteriser le roman de Balzac, de le comparer lui-meme aux roman- ciers ses contemporains. Sainte-Beuve ecrivait, au lendemain de la mort du romancier, dans ses Causeries du Lundi : « II y aurait, dans un travail moins incomplet, et si Ton etait libre de se donner carriere, h. bien etablir et a graduer les rapports vrais entre le talent de M. de Balzac et celui de ses plus celebrcs contemporains : madame Sand, Eugene Sue, Alexandre Dumas. En un tout autre genre, mais avec une vue de la nature humaine qui n'est pas plus en boau ni plus flattee, M. Me- rimee pourrait se prendre comme opposition de ton et de maniere, comme contraste... »

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G'est tout justement ce que je pense qu'il ne faut pas fa ire. II ne faut pas le faire, parce que les romans de Balzac ne sont pas des recits isoles, dont chacun se sufTise a Jui-meme, ni qui puissent done etre juges ou apprecies inde- pendamment, et comme par abstraction de I'ensemble dont lis font partie. Cette raison, qui ^tait excellente en 1850, est aujourd'liui meilleure encore, apres un demi-siecle ecoul6. Mais il ne faut pas le faire, il ne faut pas com- parer Eugenie Grandet k Carmen, ou les Parents Pauvres au Juif-Eirant, pas plus que Ton ne compare la comedie de Moliere aux drames de Sedaine ou de Diderot, parce que Carmen et Eugenie Gi^andet, les Parents Pauvres et le Juif- Errantj ne procedent pas de la meme inten- tion, ni, comme nous le montrerons, du meme systeme d'art, Ou plulot encore, les Parents Pauvres et Eugenie Grandet ne procedent, en v6rite, d'aucun systeme d'art, mais d'une in- tention generate de « representer la vie y\ fut- ce aux depens de ce qu'on avait jusqu'a Balzac appele du nom d'art; et on ne peut done, pour les juger ou les apprecier, les « comparer » qu'avec la vie.

HONORE DE BALZAC. 91

Et pour la meme raison, nous n'attacherons pas a la question du « style » de Balzac I'im- portance que je vois qu'on lui attribue encore de nos jours. Le style de Balzac, dont je crois connaitre les defauts aussi bien que persoune, pour me les 6tre jadis exag6res a moi-meme, sous I'influence de la rhetorique de Flaubert, ' ce style, quoi qu'on en puisse dire, est « vivant », d'une vie singuliere, a la fagon du style de Saint-Simon, par exemple ; et que peut-on demander davantage a un ecrivain dont la grande ambition a et6 de « faire con- currence a I'etat civil » ? II se pourrait d'ail- leurs que, depuis cent vingt-cinq ans, la no- tion meme du « style » eut 6volue, comme beaucoup de choses, et avec ces choses. II se pourrait que, de quelque fagon qu'il le disc, un bon ecrivain fut tout simplement celui qui dit tout ce qu'il veut dire, qui ne dit que ce qu'il veut dire, et qui le dit exactement comme il a voulu le dire. Ce n'est pas toujours le cas de Balzac. Mais, encore une fois, ce n'est la qu'une consideration secondaire, une ques- tion de grammaire ou de rhetorique ; et le vrai point est de savoir si quelques-uns des defauts

92 HONORE DE BALZAC.

que Ton releve dans le style de Balzac n'y seraient pas en quelque maniere la rangon de la vie? Nous essaierons plus loin de repondre k la question.

En attendant, et pour appr^cier a sa vraie valeur le roman de Balzac, laissant Ici tout ce qui nous guiderait et nous servirait aussi bien dans I'appr^ciation des romans de George Sand, par exemple, que des siens, il nous faut done nous efforcer d'en reconnaitre et d'en dire le m^rite propre, original, et tout ci fait singulier, C'est ce que je vais essayer de faire en essayant d'en preciser la signification historique; de dire comment s'y m6lent la v6rit6 de I'observa- tion et le genie de I'invention ; et quelle en est enfin la signification ou la portee sociale.

GHAPITRE IV

LA SIGNIFICATION HISTORIQUE DES ROMANS

DE BALZAC

On pourrait avancer, sans exageration ni paradoxe, que, de tons les romans, les seuls qui n'ont point de valeur documentaire ou , historique averee, sont precisement ceux qui se donnent eux-memes pour historiques : le Quentin Durward de Walter Scott, par exemple; ou le Cinq -Mars d' Alfred de Vigny; ou le Lalreaumont d'Eugene Sue. « Le roman de Quentin Durward, qu'on admire surtout dans ce qui est historique, causa une grosse colere a Honors : contrairement a la foule, il trou- vait que Walter Scott avait etr^^gement defi- gure Louis XI, roi encore mai compris, selon

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HONOR^. DE BALZAC.

que In releve dans le style de seraiot pas en quelque maniere 1 la vie Nous essaierons plus loin k la qestion.

En ttondant, et pour appr6cie valeiiiie roman de Ihlzac, laissan' qui nas guiderait et nous servirai dans IppK^ciation des romans de par exmple, que des siens, il no' nous forcer d'en reconnaltre et d

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lui : » c'est madame Surville, dans sa notice sur son frere, qui s'exprime ainsi. Mais lui-meme, a son tour, dans une lettre a madame Hanska, du 20 Janvier 1838 : « Sue est un esprit born6 et bourgeois, incapable de comprendre une telle grandeur [celle dj? Louis XIV et de son temps], lui qui ne vit que des miettes du mal vulgaire et banal de notre pitoyable society actuelle. II s'est senti 6cras6 a I'aspect gigantesque du grand siecle, et s'est veng6 en calomniant I'epoque la plus belle, la plus grande de notre histoire, dominee par la puissante et feconde ikfluence du plus grand de nos rois. » G'est ainsi qu'on pent toujours contester ou discuter la valeur historique d'un roman « historique ; » et qui sait si la Catherine de Medicis de Balzac, dans le Secret des Rugcjieri, est plus vraie que le Louis XI de Walter Scott, en son Quentin Durward, ou le Louis XIV d'Eugene Sue en son Latreaumont? Je me garderais bien d'en repondre.

Mais un roman contemporain, dans lequel meme le romancier ne se sera pas propose de peindre les moeurs de son temps, et encore moins de les « satiriser » , mais tout simple-

HONORE DE BALZAC. 9S

ment de coiiler une histoire, et de « plaire », comme disait Moliere, sans autre ni plus am- bitieuse intention, ce roman, quelle qu'en soit la valeur a tons autres egards, et quand elle serait nuUe, aura toujours et necessairement quelque valeur historique ou documentaire ; et, par exemple, tel est le cas des romans de celui que Ton a quelquefois appele le « meil- leur des Aleves » de Balzac, Charles de Bernard du Grail, I'auteur de la Femme de Quarante am. La raison en est que Ton ne saurait « plaire » a ses contemporains, sans flatter leurs gouts de quelque maniere (on salt qu'il y a moyen de les flatter, meme en les contrariant, ou en en ayant Fair), et comment les contrarierait-on ou les flatterait-on sans les exprimer? II n'y a done pas de roman contemporain qui ne soit, en quelque mesure, un « document » sur I'es- prit de son temps; qui n'en temoigne ou qui n'en depose, independamment meme de toute intention du romancier; et, en ce sens, il ne semblera pas que ce soit faire un grand eloge des romans de Balzac que d'en louer la valeur historique ou documentaire.

Mais il faut distinguer ! Pas plus en histoire

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ou en art qu'en justice, tous les temoigna2;es n'ont la meme valeur ou la m6me autorite : tous les documents ne sont pas du meme ordre. Le fecond abbe Prevost a 6crit une vinglaine de romans : je n'en nommerais pas plus detrois, en commengant par i'V/anon Lescaut, qui aient une valeur historique certaine. lis sont bien de leur temps, mais lis n'expriment rien ou presque rien de ce temps ; et c'etait ce qui desolait Taine, qu'on ne trouvdt, dans les Memoires (Tun homme de qualite, non plus que dans Cleveland, aucun renseignement sur I'histoire des mcBurs, en France, au xvni^ siecle. Les romans de Prevost sont de leur temps comme en sont les romans de madame Cotlin, si I'on veut, et comme la plupart des romans de George Sand sont du leur, c'est-a-dire dans la mesure ou I'on ne pent pas, quand on le voudrait, « ne pas etre de son temps ». Et, certes, ni les uns ni les autres, je dis aussi ceux de madame Cottin, on ne devrait les n^gliger, dans une etude sur revolution de la sensibility litteraire depuis deux cents ans! lis seraient, et ils resteront, des documents essen- tiels du sujet. Mais on I'entend d'une autre

HONORE DE BALZAC. 97

maniere quand on loue des romans de Balzac leur verite « documentaire » ou historique, et on veut dire, litteralement, que I'ensemble en equivaut a des Memoires pour servir a rhis- toire de la societe de son temps. Les Memoires de Guizot ont sans doute un autre genre de me- rite: ils n'eclairent pas mieux que la Comedie humaine, d'un jour plus franc, souvent plus cru, I'histoire intime des quinze annees de la Restauration et des dix-huit ans de la monar- chie de juillet; et j'ajoute qu'ils n'en eclai- rent qu'une partie.

« Mon ouvrage a sa geographie comme il a sa genealogie et ses families, ses lieux et ses choses, ses personnes et ses faits, » lisait-on dans V Avant-propos de la Comedie humaine, et c'est d'abord ce qui en fait la valeur historique. Gherchez en effet, et, si vous le pouvez, me- surez dans I'oeuvre des predecesseurs de Bal- zac la place qu'y occupait la province. Elle est nulle, pour ainsi dire, et nos romans frangais du xvni® siecle ne sent jamais « localises » qu'a Paris ou a Tetranger, dans I'Espagne de Le Sage, ou dans I'Angleterre de I'abbe Prevost. Mais, dans Foeuvre de Balzac, il a raison de le dire.

6

V

98 HONORE DE BALZAC.

c^est toute uiie « geographie de la France » que I'on trniivft, line geographie pit.toresqiie et une Seographie anim6e. Aussi, plusieurs de ses descriptions de villes et de provinces sont-elles justement demeur^es c6lebres, comme la des- cription de la petite ville de Guerande, par exemple, dans Beatrix, ou celle du pays de Fougeres, dans les Chouans. Rappelons encore, tout au commencement de la Recherche de VAh- solu, ce que Ton pourrait appeler I'anal^se, plut6t que la description, des moeurs fla- mandes; et, s'il est permis d'en faire incidem- ment la remarque, n'hesilons pas a y recon- naltre les premiers lineaments d'une methode qui deviendra celle de I'historien de la Pein- ture flamande, le malencontreux Alfred Michiels, et celle meme de I'illustre historien de la Litterature anglaise. Mais on verra mieux, un pcu plus loin, lout ce que la critique de Taine doit au roman de Balzac.

G'est qu'aux yeux de Balzac, la description romanesque, tres differente en ce point, et en plusieurs autres, de la description poetique, n'existe pas en soi, ni pour elle-meme, comme, par exemple, les descriptions de Victor

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Hugo dans Notre-Dame de Paris. La description poetique, et surtout la description romantique, est a soi-meme sa raison d'etre et son but, sor, moyen et sa fin. Nous-memes, nous n'y deman dons au poete que de s'exalter sur le theme qu'il lui a plu de choisir; et pen nous importe, apres cela, que le principe de cette exaltation soit dans la beaut6 du theme, on dans I'inten- site de son emotion personnellel Mais les des- criptions de Balzac out toujours quelque raison d'etre en dehors d'elles-memes; et cette raison d'etre, aux yeux ou dans I'intention de Balzac, 6tant toujours explicative des causes qui ont fagonne dans le cours du temps les etres ou les lieux, les descriptions de Balzac, rien qu'a ce titre, sont done toujours historiques. On peut d'ailleurs les trouver quelquefois moins « expli- catives » qu'il ne les a crues lui-meme, et, alors, en ce cas, un pen tongues, pour ne pas dire interminables. Toutes ses re voltes contre cette critique ne le defendront pas de I'avoir plus d'une fois meritee. Car, theoriquement, il est possible que nous ne soyons rien de plus que les creatures de Fair ambiant ou du milieu natal; et on ne pense pas, on ne sent pas sur-

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tout en Provence comnie en Bretagne, ou k BesanQon comme a Caen. Le regime de vie a aussi son influence, la qualit6 de la nourriture et la nature de la boisson, biere ou vin, schie- dam ou whisky: nous en convenons sans diffi- I cult6. Mais, en fait, il ne parail pas « n6cessaire» I que la douloureuse aventure d'Eugenie Grandet \ se soit deroul6e ci Saumur, ou celle de Bal- thasar Claes ci Douai, plutot qu'ci N6rac, par exemple, ouqu'a Villeneuve-d'Agen. Au surplus, ce ne sont 1^ que des questions, ou, si je puis ainsi dire, que des chicanes d' « especes », qui ne retranchent rien de la valeur intrinseque des descriptions. Qu'elles expliquent ou non, et, dans le sens philosophique du mot, qu'elles « determinent » ou qu'elles ne « delerminent » pas les personnages du romancier, les descrip- tions de Balzac sont ce qu'elles sont; et, si ^rien, h sa date, n'a 6t6 plus neuf que cette Hntroduction de la « geographie de la France » dans le roman, on doit dire aujourd'hui que, dans cet art de meler le passe local au present, et de les fixer ensemble dans une inoubliable image, Balzac, depuis un demi-siecle, n'a pas ete surpasse.

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Gar, c'est uii point qu'il convient d'indi- quer sans y insister, d'autres romanciers, a son exemple et sur sa trace, comprenant ce qu'il y avait de ressources pour le reman dans la peinture des moeurs provinciales, ont bien pu r^ussir a nous rendre une image, celui-ci de sa Bretagne et celui-la de sa Provence, un autre de ses Flandres, et un autre encore de son Languedoc ou de son Quercy natal 1 Mais Balzac, lui, c'est la Bretagne et la Normandie, c'est Alengon et c'est Angouleme, c'est Gre- noble et c'est Besangon, c'est Nemours et c'est Issoudun, c'est la Touraine et c'est la Cham- pagne 1 De 1830 a 1850, la « vie de province » en France, n'a pas eude peintreplus universel; et, dira-t-on peut-etre la-dessus que la ressem- blance des portraits qu'il nous a donnes est quelquefois discu table? Ce n'est pas mon avis I Mais quand on s'attarderait a discuter cette ressemblance, quand nos provinces ounos villes refuseraient de se reconnaitre dans son Eugenie Grandet et dans son Ursule Mirouet, dans sa Pierrette et dans sa Rahouilleuse, dans sa Beatrix et dans son Cure de Tours, il resterait encore que tous ces portraits different les uns des

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autres; que, de cbaciin d'eux, nons recevons une impression Ires particuliere; que celte impression devient dans notre souvenir inse- parable de leur original; et le sens de I'liis- toire, en lant qu'il est le sens de la diver- site des epoques ou des lieux, peut-il elre, sera-t-il jamais qnelque chose d'autre ou de plus ? II en est des 6poques en histoire, comme des « styles » en art, qui ne consti- tuent des « styles » ou des « epoques » que par leurs differences, et ces differences ne sont perQues, etne peuvent I'etre, que dans leur jux- taposition ou dans leur succession. Mais qu'y a-t-il au dela de ces differences, et meme y a-t-il quelque chose?

* *

C'est ce que je voudrais mieux montrer encore en reprenunt ici une indication de Sainle-Beuve. et en parcourant quatre ou cinq des romans de Balzac, dans I'ordre ou se sont succ6de les epoques de I'histoire contemporaine dont ils sont des illustrations, des episodes, ou des monuments.

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Voici, par exemple, les Chouans [1829], qui ne son.t pas, je le dis tout de suite, un de ses bons romans, et qu'en vain a-t-il refaits pour les adapter au plan de la Comedie humaine, ils n'en demeurent pas moins un roman de sa premiere maniere : je veux dire celle qu'il a desavouee. Ce qui fait que les Chouans ne sont f pas un des bons romans de Balzac, c'est qu'ils ) sont historiques a la maniere des romans de I Walter Scott. On essaie de nous y interesser a la « resurrection » d'une epoque historique, par le moyen d'une donnee sentimentale dont le romanesque passe les bornes de I'invraisem- blance; et le developpement de cette donnee i rappelle, meme a ceux qui ne les ont pas lus, le melodramatique d'Argow le Pirate et de VHe- ritiere de Birague. II y a la des fantomes, il y a des souterrains, il y a des cachettes « pleines d'or » ; il y a aussi des etres humains a I'e- preuve des balles, et meme de la baionnelte, aussi longtemps du moins qu'il le faut pour conduire I'intrigue jusqu'a son denouement. II y a encore une « courlisane amoureuse » . , nous sommes en 1829, et un « mar- quis » dont I'araour refait a sa mailresse une

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virginity. Mais rien de tout cela n'empeche quelques traits de se d^gager du brouillamini de I'intrigue, et, en somme, Balzac a bien fait de ne pas renier ses Chouans. lis ne sont pas « decid6ment » un « magnifique poeme », comma Balzac les qualifiait quand il les relut pour la derniere fois, en 1843, mais, « le pays et la guerre y sont decrits avec un bonlieur et une perfection rares ». Et puis, plus impartial k ses d6buts qu'il ne le sera plus tard, Balzac, dans ses Chouans, a merveilleusement saisi et rendu ce qu'il y eut de complexe dans ce mou- vement de la chouannerie, ou tant de mobiles inavouables se melerent, pour le rendre inutile, a tant de d6sinteressement ; oii des deux parts il fut deploye tant d'h^roisme, sans doute, mais aussi tant de ferocite; et sur lequel, en verite, ce que Ton pent dire de plus juste, c'est que I'histoire n'a pas encore prononce son juge- ment.

Franchissons maintenant un intervalle de cinq ou six ans, 1799-1806, et lisons Une te- nebreuse Affaire [1841]. Ce beau roman, dont je vols que certains biographes ou critiques de Balzac ne parlent qu'avec une espece de moue

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dedaigneuse, n'en est pas moins, a mon sens, un de ses chefs-d'oeuvre; et il ne suffit pas, pour I'avoir condamne, de I'avoir appele un « roman policier » : I'execution est trop som- maire. On a toujours aime les « hisloires de bri- gands*, non seulement en France, mais dans toutes les litt6ratures ; et qu'est-ce done que les Miserables, dont je vols les memes juges faire une si singuliere estime, sinon un « roman policier »? En est-il pour cela plus mauvais? Ou, par hasard, le drame ou le roman d'une conspiration ne serait-il done « litteraire », qu'autant que la conspiration daterait pour le moins du temps de Louis XIII? et ces- serait-il de I'etre pour devenir ce que Ton appelle un peu meprisamment « policier » quand c'est la vie de Napoleon qui s'y joue? Voila de bien singulieres distinctions I

Pour nous, ind6pendamment de I'int^ret propre de I'intrigue, et de I'originalite de quelques caracteres, tels que celui du regisseur Michu et de Laurence de Cinq-Gygne, il y a trois choses, dans Une tenebreuse Affaire, qui mettent ce roman au premier rang de I'oeuvre de Balzac. Je ne sache pas d'abord que, nulle

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part, dans aucun autre roman, ni peut-etredans aucun livre d'histoire, on ait mieux recons- , titue la pesante atmosphere qui fut celle ou respira la France, de 1804 a 1812 environ. Un seul homme 6tait tout un grand pays, qui ne vivait, ou ne semblait vivre, que de I'im- pulsion que cet homme lui communiquait. La ou il 6tait, la battait le coeur de la France, et, de ce centre k la circonference, les pulsations ne s'en transmettaient que ralenties et dimi- nuees. On somnolait dans la paix du silence, et toutes les fonctions sociales semblaient interrompues, qui n'avaient pas pour objet de procurer de I'argent, des hommes, et des vic- toires a I'Empereur. Gependant, sous celte formidable compression, a laquelle, main- tenant que nous la connaissons mieux qu'au temps de Balzac, on n'en citerait guere qui soit comparable dans I'histoire, des rancuries veiilaient, habilesa se dissimuler, d'inexpiables rancunes, qui n'etaient retenues de se mani- fester imprudemment ou pr6maturement, que par la crainte de ne pas aboutir; et c'est f encore ce que Balzac a bien vu. Peut-etre n'y ] a-t-il jamais eu, pas meme ci Rome sous les

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Empereurs, de pouvoir plus instable ni plus menace que celui de Napoleon ; et, si j'osais dire que I'une des raisons de ses guerres perpetuelles est dans le besoin qu'il avail du prestige de la victoire pour se maintenir sur son trone, je ne dirais rien qu'il ne fut ais6 de prouver par des temoignages que Ton emprunterait a ses historiens les plus autori- s^s : a M. Frederic Masson, par exemple, dans son livre sur Napoleon et sa famille ; ou a M. Albert Soreldans son livre sur T Europe et la Revolution franqaise. Et ce que Balzac a encore tres bien vu, 6claire d'ailleurs qu'il 6tait, et renseigne, comme pouvait I'etre M. Thiers, par les survivants de I'Empire, nombreux encore en 1840, c'est le jeu de quelques hommes, et de quelques-uns de ces survivants eux-memes, qui, se rendant bien compte que I'Empire ne durerait pas toujours, ni meme longtemps, se preoccupaient principalement, en le servant, de le faire tomber, et s'il tom- bait, de le faire tomber d'une chute qui leur tut utile, et meme avantageuse.

Glassons done, avec Balzac, Une tenebreuse Affaire, dans les Scenes de la Vie politique, et

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SI nous voulons a force, parce qu'en effet, la police y joue son r61e, que ce soil « un roman policier », disons alors qu'un roman policier, quand il est de Balzac, et qu'il s'intitule line tenebreuse Affaire, passe en int^ret, comme en

\ importance hislorique, des romans beaucoup plus « distingues », peut-6tre, tels qu' Adolphe,

: par exemple, et tels qu' Obermann. Mais ce qu'il est de plus, par rapport aux Chouans, c'est une suite, une continuation, c'est un ta- bleau expressif et representatif d'un moment historique, precis et determine, dont il nous rend k la fois les caracteres, les couleurs, et surtout I'atmosphere. Et, pour achever d'un dernier trait la ressemblance, Balzac, dans une scene admirable, a voulu que la fiert6 de Laurence de Cinq-Gygne s'inclin^t devant le prestige de celui qui, ce soir-1^, se preparait k remporter le lendemain la victoire d'lena, puisque I'Empereur 6tait de ces hommes a I'influence personnelle desquels on ne se sous- trait guere, et dont il fallait s'6loignerd'abord, ou ne jamais s'approcher, si Ton voulait con- server a leur 6gard la liberte de ses rancunes, de ses haines, et de son jugement.

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Que dirai-je maintenant de Cesar Birotteau [1837] et ou trouverons-nous un tableau plus vivant des premieres annees de la Restaura- tion? Le titre du roman, a lui tout seul, ne resume-t-il pas deja toute une 6poque: Gran- deur et Decadence de Cesar Birotteau, marchand 'parfumeur, adjoint au maire du IP arrondis- sement de Paris, chevalier de la Legion d'honneur ? Si d'ailleurs on a cru pouvoir dire (TUne tens- breuse Affaire qu'il fallait etre presque magistrat pour en suivre I'intrigue, c'est une critique ou un 6loge que Ton ne saurait faire de Cesar Birotteau, attendu que le roman est de ceux ou Ton pourrait soutenir qu'il ne se passe exactement rien; et, sans aucun doute, avant la revolution operee par Balzac dans le roman, on I'eut ditl Cesar Birotteau, ayant invente la double Pate des Sultanes et VEau carminative, fait fortune; puis, pour avoir voulu aller trop vite, Cesar Birotteau se mine; et, en verite, c'est tout le roman. Comment, d'un pareil sujet, oii pas plus qu'il n'y a d'intrigue, pas plus il n'y a de caracteres qui sortent de I'ordinaire ni presque du commun; ou Ton ne voit point de violentes passions dechainees, ou I'amour

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menie n'a rien, pour ainsi dire, que de calme, de laisonnable et de bourgeois; dont tous les personnages ne sont que de petites gens, et dont la catastrophe enfin ne consiste qu'en une faillite, comment Balzac a-t-il pu tirer le roman qu'est Cesar Birolleau? G'est pr6cisement ce que nous essayons d'expliquer, et quand nous y aurons reussi, si nous y reussissons, la presente 6tude sera terminee. Mais, pour le moment, nous n'en voulons signaler que la valeur de representation historique ; et jamais adaptation d'un sujet a une 6poque d^terminee ne fut sans doute plus parfaite. Reduite aux

I proportions de ce qu'on appelle un taiiicau-de genre, c'est bien ici la Restauration tout entiere. Plus vieux d'une vingtaine d'aimees, Cesar Birolteau ne serait pas Cesar, mais Ragon, son pred6cesseur a i'enseigne de la Reine des Roses; et, plus jeune de vingt ans, il y serait son propre successeur, le triomphant Crevel.

C'est de cinq ou six ans encore que nous avangons dans I'histoire du siecle, avec la Rubouilieuse [1842], qui n'est assurement pas ie plus « moral » des romans de Balzac, mais

'qui en est sans doute I'un des plus a natu-

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ralistes », et, surtout, a juste litre, I'un des plus admires. Car, nous partageons cette admi- ration 1 Seulement, et tandis que ce que Ton y admire le plus, depuis que Taine, dans son Essai sur Balzac, en a comme ramasse et con- centre tous les traits sous le grossissement de son style, c'est le caractere de Philippe Bridau, I'un des « monstres » les plus odieux et les plus complets de la Comedie humaine, ou il y en a tant, je ne nie pas qu'en effet ce Bri- dau ne soit une des plus vigoureuses creations de Balzac, et |je souscris a tout ce que Taine en a pu dire, mais c'est autre chose que i'apprecie dans un Menage de Gargon. Je ne m'y interesse pas moins au commandant Gilet, le tyran redoute d'lssoudun, ou au ca- pitaine Giroudeau qu'au colonel Bridau lui- meme. Les silhouettes a peine indiquees du « dragon » Carpentier, de V « artilleur » Mi- gnonet, du capitaine Potel ou du capitaine Renard, ne me sont pas indifferentes. J'aime a im'aginer d'apres elles ce qu'eussent ete les Scenes de la Vie militaire. Et, de fait, ce sont la trois ou quatre biographies dont les accidents et la diversite jettent une singu-

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Here lueur sur un autre aspect de la Restau- ration.

Dans le meme temps que les Birotteau fai- saient fortune, que devenaient en effet ces « demi-soldes », colonels de vingt-cinq ans, ci qui Ton contestait jusqu'ci leur grade acquis sur les derniers champs de bataille de I'Empire, et que, du sommet de leurs ambitions, exaltees par I'exemple de ces marechaux, Ney ou Murat, dont ils connaissaient I'histoire, la paix avail, pour ainsi dire, precipites dans la r6gularit6 de la vie civile? Si quelques-uns d'entre eux, a I'imitation des grands chefs, s'etaient rallies aux Bourbons, et continuaient de servir leur pays sous le drapeau blanc, d'autres avaient d6pouill6 tout esprit militaire en d6posant I'uni forme, etaient devenus de vagues fonc- tionnaires, s'etaient tant bien que mal accom- modes aux temps nouveaux. Mais d'autres encore, decorant du nom de fid^lite au grand homme leur bruyante incapacite de se sou- mettre k aucune regie, promenaient de caf6s en caf6s leur redingote de coupe militaire et leurs propos insultants, leur ruban de la Le- gion d'honneur et leurs appetits inassouvis.

HONORE DE BALZAC. 113

Le commandant Gilet et le colonel Bridau sont des « lascars » de cette espece. Quelques restes de vertus militaires, la bravoure physique, le sang-froid en presence du danger, la rapi- dite de la decision, un mepris de la vie qui^ d'ailleurs s'accorde fort bien, tant qu'on vit, avec le ferme propos de tirer de la vie tout ce que Ton pourra de jouissances, ne servent qu'a masquer en eux les pires des vices et les plus dangereux. De tels hommes caracterisent une epoque. Leurs vices ou leurs appetits pen vent bien etre de tous les temps; leur maniere de les satisfaire n'est que de sa date. Expressifs ou representatifs, ils le sont sur- tout d'un ensemble ou d'un concours de cir- constances qui ne se sont rencontrees qu'une fois, et dont ils ont commence par etre les « creatures » avant d'en devenir 1' « expres- sion ». Et peut-etre, au lieu de « creatures » devrais-je dire « les produits », si peut-etre ce mot rendait mieux encore ce qu'il y a d'eux en eux qui n'est pas d'eux, mais du « mo- ment » et comme on dit , de 1' « ambiance » ou ils ont evolue ; et c'est ce qui acheve d'en preciser la signification historique. Ce sont des

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] « documents » de premier ordre que les deux / ou trois biographies militaires d'wn Menage de Gargon, et pour dire tout ce que j'en pense, je doute si les archives du IVtinisterede la guerre, dans leurs dossiers, en contiennent de plus authentiques, et de plus interessantes . Des biographies civiles, non moins interessantes, et qui completent le tableau de I'epoque, sont celles du munitionnaire du Bousquier, dans la Vieille Fille, ou encore, dans Illusions perdues, celle du baron Sixte du Ch^telet.

Meme valeur historique encore dans I'avant- dernier des grands romans de Balzac : c'est la Cousine Betle [1846]; et, sous ce rapport, je ne sache rien de plus instructif que la confron- tation du personnage de Crevel avec celui de Cesar Birotteau. La vanite de Birotteau se con- tenait encore dans les bornes de sa profession ; on pent meme dire qu'elle s'y complaisait ; il etait heureux d'etre quelqu'un « dans la par- fumerie » ; et quoique, naturellement, ce par- fumeur arrive n'eut pas de lui-meme une me- diocre idee, cependant il s'inclinait encore, il s'inclinait meme avec une sorte de fierte, devant les « superiorites sociales », et, j usque dans la

HONORS DE BALZAC. 115

fortune, il avait le sentiment de ce qui lui man- quait. Mais, precis6ment, c'est ce qui manque k Crevel, le sentiment de quelque chose qui lui manquerait, ou que quelque chose pourrait lui manquer ! et devant quelles « superiorites sociales » ce bourgeois s'inclinerait-il, s'ils sont devenus, lui et ses pairs, depuis 1830, et en trois jours, toutes les superiorites sociales? Et, en effet, qu'y a-t-il au-dessus d'un bourgeois i liberal de 1840; d'un homme qui « s'est fait lui-meme » ; et a qui son succes est une preuve de son merite, sa fortune, une garantie de son intelligence, la consideration qui I'entoure, un temoignage du prix que les autres hommes attachent a tout ce qu'il possede? un homme qui n'a qu'un signe a faire pour devenir, sous le nom de depute, une fraction du souverain de son pays ? et que la vente en gros de r « fiau carminative » ou de 1' « huile de Ma- cassar » a rendu I'egal de toutes les besognes sous lesquelles autrefois ont pli6 les Turgot et les Colbert, les Mazarin et les Richelieu ? Ce ', bourgeois, c'est Crevel 1 et Balzac n'a jamais \ trace de portrait plus criant de ressemblance, ? qui soit moins une caricature en ce qu'il

116 HONORE DE BALZAC.

semble avoir, par endroits, d'excessif, ni en qui se resume ou s'abrege, avec plus de verity, I'histoire de toute une generation. La Heine s des JRoses est toujours la Heine des Moses, mais I toute une transformation s'est accomplie de I Cesar Birotteau a Gelestin Crevel : la Cousine > Belle est un episode de cette transformation. Et, dans le r^cit de cet Episode, il y a beau- coup d'autres choses, mais rien de plus re- marquable que le relief et la saisissante verit6 des traits par lesquels, en s'opposant k tous ceux qui Font precede, il s'affirme, si Ton ose ainsi dire, contemporain de son epoque. La jmonarchie de Juillet revit dans la Cousine I Betle^ comme les annees heureuses de la Res- tauration dans Cesar Birolleau, et comme dans '.les Chouans I'esprit de la Revolution.

* * *

On voit peut-etre ce que nous voulons dire, en insistant sur la signification proprement historique des romans de Balzac; et combien ce genre d'historicite difTere, tout en en pro- cedant, du caractere des romans de "Walter

HONORE DE BALZAC. 117

Scott. Mais faut-il aller plus loin, et par exemple, faut-il faire 6tat des jugements histo- riques de Balzac, en tant que tels, et comme on fait des jugements de Guizot, par exemple, ou meme de Michelet, sur la Revolution, sur I'Empire, sur la Restauration ? G'est I'opinion de quelques balzaciens fervents, et si nous les laissions dire, une centaine de pages du Medecin de campagne [1833], c'est le chapitre intitule : le Napoleon du Peuple, contien- draient autant de verit6 que les vingt volumes de Thiers sur le Consulat et I'Empire. On cite aussi les conversations des hommes d'Etat de la Comedie humaine, les Rastignac et les de Marsay, dont I'une des plus curieuses est celle qui sert de Post-scriptum a Une tmebreuse Affaire. Mais ce n'est la, je pense, qu'un exemple du besoin que nous avons de con- fondre les genres I et, au lieu d'etre d'admira- bles romans, si la Cousine Bette ou un Menage de Gargon 6taient de vraies « histoires » , quel Men, je veux dire quel honneur croit-on qu'il en revint a Balzac ? Est-ce done qu'en affectant les allures de I'independance d'esprit, nous serions toujours esclaves des categories de

7.

118 HONORE DE BALZAC.

I'ancienne rh6toriqne? croirions-nons encore avec elle que le roman est un « genre infe- rieur i> ? et, meme quand il s'agit du roman de Balzac, nous innaginerions-nous que nous en relevons en quelque sorte le ra^rite, en le rap- prochant lantdt du « drame » ou tanl6t de r « histoire », tandis qu'au contraire son origi- nal! te veritable, et toute cette 6tude ne tend qu'a le prouver, est d'avoir egale ou rempli sa propre definition. Les romans de 1 Balzac ne soiit p^s dpi rhistnirft, ni siipfoiit. des « romans historiques », mais ils ont une signi- ficatioD, une valeur, une portee JiLsiariques, et cette valeur est ce qu'elle doit 6tre pour qu'en 6tant historiques, et de cette maniere. ses romans soient pourlant des romans.

Ce qu'il est permis d'ajouter, c'est que cette valeur a paru se preciser et s'accroitre, depuis qu'une maniere nouvelle d'6crire I'histoire s'est accreditee parmi nous. D6ja, tous les Memoires qu'on a publies depuis une cinquan- taine d'ann^es sur la Bevolution et sur I'Em- pire, avaient ete corame autant de « preuves k I'appui » des divinations ou des inductions du grand romancier. Mais, quand au contenu des

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Memoires sont venus se joindre les resultats des recherches, ou des fouilles, oper^es dans les archives, c'est alors qu'on a pu s'etonner a bon droit de la justesse et de la profondeur du « sens historique » de Balzac.

Je songe, en ecrivant ceci, k tels recits que M. Ernest Daudet a rassembles naguere dans un volume intitule : la Police et les Chouans sous le premier Empire, et au Tournebut de M. G. Le- ndtre. On trouvera dans le premier I'histoire authentique et en quelque sorte officielle de {'enlevement du senateur Clement de Ris, his- toire qui est le theme fondamental d'Une tem- breuse Affaire; et Tournebut n'est autre chose que le compte rendu complet et detaille de I'aff^ire que Balzac a r^sumee dans VEnvers de rhistoire contemporaine. On pourra se convaincre, a cette occasion, du r61e considerable que « la police » a joue dans la politique des cinquante premieres annees du siecle qui vient de finir, et peut-etre jugera-t-on que les moyens poli- ciers des agents de Balzac font moins d'hon- neur a la fecondite de son imagination qu'a la fid61ite de son observation. Mais on y verra surtout de quelle maniere nouvelle de trailer

120 HONORE DE BALZAC.

I'histoire Balzac a et6 I'initiateur en son temps. Et, peut-etre, a cette occasion voudra-l-on s'etonner avec nous que plusieurs de ceux qui n'en doivent qu'^ lui la connaissance et I'art, se soient acquittes de leur dette en la reglant, de preference, avec Stendhal et les freres de Goncourt.

« En saisissant bien le sens de cette compo- sition, — lisons-nous encore dans V Avant-pro- pos de la Comedie humaine, on reconnaitra que j'accorde aux faits constants, quotidiens, secrets ou patents, aux actes de la vie indivi- duelle, a leurs causes et a leurs principes, au- tant d'importance que jusqu'alors les historiens en ont attache aux 6v6nements de la vie pu- blique des nations. La bataille inconnue qui se livre dans une vallee de I'lndre, en Ire madame de Mortsauf et la passion [le Lys dans la Vallee], est peut-etre aussi grande que la plus illustre des batailles connues. » Et, selon son habitude quand il parle de lui-meme, il exagere ! Entre la bataille qui se livre dans le ccEur de madame de Mortsauf, et je ne dis pas la plus illustre, mais la moins fameuse des « batailles connues », il y aura toujours cette

HONORE DE BALZAC. 121

difference que la moins fameuse des « batailles connues » a interrompu ou change des milliers de destin6es humaines, tandis qu'apres tout la defaite ou la victoire de madame de Mortsauf sur elle-meme et sur sa passion, n'interesse qu'elle-meme... et ce grand nigaud de Felix de Vandenesse. Ce n'est pas moi qui I'appelle un grand nigaud ! c'est madame de Manerville, a laquelle il avait eu I'imprudence ou la fa- tuite d'adresser le manuscrit du Lys dans la Vallee. Mais n'epiloguons pas sur le choix de I'exemple I Au lieu du Lys dans la Vallee, sup- posons qu'il s'agisse de la Cousins Bette; et comprenons ce que Balzac a voulu dire.

II a cru, pour I'avoir observe, que nos actions, meme publiques, etaient toujours, comme on dit aujourd'hui, « conditionn6es » par les cir- constances de notre vie privee. II a cru que les causes, qui dans un cas donn6 determinaient les actions d'un homme en un sens, et celles d'un autre homme dans un autre sens, etaient situees en general plus loin et plus profonde- ment qu'on ne le pense, et ne dependaient pas tant de I'heure ou de la circonstance, que d'une longue premeditation des acteurs, incon-

122 HONORE DE BALZAC.

sciente, mais non pas pour cela tout k fait ni pr^cisement involontaire. « Je me suis seuti pousser par une force interieure, ci laquelle je n'ai pu resister. Examinons un peu cela, et voyons si la direction que vous avez donnee a voire vie n'aurait pas eu pour objet de rendre cette force irresistible ». Si c'est bien ainsi que se pose aujourd'hui la question du determi- nisme historique, ne devons-nous pas rappeler que c'est bien ainsi qu'elle se pose d6ja dans les romans de Balzac? Et s'il serait aise de montrer, comme nous le montrerons, que c'est bien a lui, Balzac, et non a un autre, philo- sophe ou historien, que toute une moderne 6cole a emprunte cette conception de I'histoire, n'est-ce pas une preuve encore, s'il en fallait donner une derniere, de la profondeur de son sens historique?

Mais la valeur historique d'un roman lei que la Consine Bette ou Cesar Birotteau n'en cons- titue pas lout le nierite, et sur tant d'autres romans, meltons Mauprat ou Mananna, s'ils n'avaient que cette superiorite, seraient-ils les romans qu'ils sont? Je le crois, pour ma part, et je viens d'essayer d'en dire les raisons.

HONORE DE BALZAC 123

La « ressemblance avec la vie » n'est, si Pon le / veut, qu'un merite du roman. mais elle en est I un merite. on plntAt le m^rite essentipL Nous voudrions que Ton eiit ici commence de Ten- *' trevoir. Et si le roman de Balzac a certainement d'autres qualit^s, nous voudrions que Ton vit bien, dans le chapitre suivant, la liaison de ces autres qualites avec cette qualite fonda- mentale et premiere. La valeur proprement litt6raire ou esthetique du roman de Balzac n'est qu'un prolongement de ce que nous en avons appel6 la signification historique.

CIIAPITRE V

LA VALEUR ESTHETIQUE DU ROMAN DE BALZAC

Existe-t-il des qualites que Ton puisse nommer proprement « litteraires » ; dont la presence ou la realisation suffise a differencier une oeuvre litteraire de celle qui ne le serait pas ; et des qualites, en dehors desquelles il pourrait d'ailleurs y avoir tous les merites que Ton voudrait, mais rien de litteraire? On le pen- sait jadis; et Balzac lui-meme n'etaitpaseloigne de le croire quand, dans une phrase tres curieuse que nous avons citee plus haut, apres avoir declare que George Sand n'avait ni « la force de la conception », ni « le don de construire un plan », ni « la faculte d'arriver au vrai », ni

HONORE DE BALZAC. 125

« I'art du pathetique », il ajoutait qu'en re- vanche elle avait eu « le style » ; et c'etait assezde cette qualite, reputee « litteraire » entre toiites, pour qu'elle fut a bon droit devenue George Sand, c'est-^-dire le seul romancier dont la popularite, aux environs de 1838, surpassat ou egaldt la sienne. Mais, de plus, Balzac ne semblait-il pas dire, en s'exprimant ainsi, que des qualites telles que « le don de construire un plan », ou telles que « I'art du pathetique », etaient autant de qualites essentielles au roman, et sans lesquelles il eut pretendu volontiers que Ton pouvait bien etre, comme George Sand, precisement, un tres grand ecrivain, mais non pas un romancier? 11 y avait done aux yeux de Balzac, des qualites « litte- raires ». II y en avait de generales, telles que le style, et de particulieres a tel ou tel genre; il y en avait de communes a tous les ecrivains, comme le don de « construire un plan », et il y en avait de propres au poete, au dramaturge, ou au romancier. Ges qualites, propres au ro- mancier, si nous recherchions dans quelle me- sure sa Comedie humaine les a realisees, nous ne le trahirions done pas, et, en somme, on le

126 nONORE DE BALZAC.

jugerait d'apres ses principes, si Ton ^tudiait tour k tour dans son oeuvre, « la force de la conception », « la faculty d'arriver au vrai », et « I'art du path6tique ».

On dirait en ce cas, on poiirrait dire, que les ((Conceptions)) de Balzac sont quelquefois admi- rables, ad mi rabies de force, comme par exemple dans le Pere Goriot ou dans Une tene- h'eme Affaire, et admirables de simplicity, comme dans Eugenie Grandet ou dans Cesar Birotteau, mais elles sont quelquefois etran- ges, pour ne pas dire folles, comme dans la Femme de Trente ans, par exemple, et quelque- fois assez grossieres, comme dans la Derniere incarnation de Vautrin. Lequel des deux est une « conception y> du romantisme le plus extra- vagant : Jacques Collin, dit Trompe-la-Mort, ou Edmond Dantes, comte de Monte-Cristo ? Les Petits Bourgeois sont encore une « conception )) bien extraordinaire! A un autre point de vue Fun des plus beaux romans de Balzac, Ursule Mirouet [1841], est tout a fait gM6 par I'in- tervention du « mesmerisme )) ou du « magne- tisme » dans Faction ; et j'aime mieux ne point parler de la JPmu de c/tagnn^ [1831] ,

HONORE DE BALZAC. 127

de Louis Lambert [1832] ou de Seraphita [1834]. Je dois seulement rappeler que Taine trouvait la fin de Seraphita « belle comme un chant de Dante » I

On pourrait dire encore que, dans quelques- uns de ses romans, tels que la Recherche de VAbsolu, le Lys dans la Vallee, Albert Savariis (1842) et meme le Cousin Pons, Balzac a pousse « I'art du pathetique » presque aussi loin qu'on le puisse porter. De quelque maniere qu'il y atteigne, et frequemment, il faut bien le recon- naitre, par des moyens ou des procedes que Ton pourrait appeler peu « litteraires », I'inten- site de I'emotion est souvent extraordinaire dans les grands romans de Balzac. Mais, soyons sin- ceres, et surtout soyons justes, pour les Dumas et les Sue : ne I'est-elle pas aussi dans quelques endroits des Mysteres de Paris ; et meme de Monte- Cristo ?

Et sans doute, enfin, on pourrait dire que, si « la faculte d'arriver auvrai » n'est ni la

derniere ni la moindre des qualit6s propres^ du romancier, nul assur6ment, en son temps, a ni depuis, j'ose le dire sans plus attendre, ne Pa poss6d6e au meme degr6 que Balzac. On 5

428 HONORE DE BALZAC.

vient pr6cisement de le voir dans ce que nous avons dit de la « signification historique » de son oeuvre; et je pense que tout a I'heure on le verra mieux encore. Mais, de toutes ces observations, qu'il serait ais6 de poursuivre et de developper, et qu'au surplus on a vingt fois faites, qu'en resulterait-il? et quand la justesse en serait 6vidente, quand la profondeur en serait admirable, n'auraient-elles pas toujours ce defaut que ni « Tart du pathetique », ni a la faeult6 d'arriver au vrai », ni « la force de la conception » , ou mfeme « le don de construire des plans » , n'etant caracteris- tiques et constitutifs du roman, je veux dire ne I'etant pas plus que du drame, ou de la comedie, ce ne serait pas, ou ce serait a peine le romancier que nous aurions montre dans I'oeuvre de Balzac.

Qu'on nous pardonne de revenir et d'insister sur ce point, puisque, a vrai dire, nous n'au- rions pas entrepris cette etude, si ce n'en etait ici la raison d'etre, et, a nos yeux, le grand interet. Le roman de Balzac est autre que le j roman de ses devanciers, et s'il est autre, c'est I surtout en ceci qu'il n'est ni la comedie, ni le

HONORE DE BALZAC. 129

drame, « racontes » en quelque sorte au lieaf d'etre « Merits pour la scene ». Si done ni laf solidite des « plans », ni la « force des con- " ceptions » ne sont des merites propres au roman, et, pour ainsi parler, des parties essen- tielles de sa definition, nous n'avons rien dit, nous non plus, d'essentiel ci notre sujet, si nous ne trouvons a louer dans Balzac que la « force de ses conceptions », et la « solidit6 de ses plans ». Nous voulons en dire autre chose, et nous le voulons parce que nous le devons. Nous pouvons done, chemin faisant, comparer son Grandet ci I'Harpagon de Moliere, de quoi d'ailleurs on ne s'est pas fait faute, et pourquoi pas ses ambitieux a ceux de Cor- neille? Les ambitieux de Corneille n'aspiraient pas tous k des tr6nes, et ceux de Balzac n'as- pirent pas moins a la domination qu'a I'argent. Mais ces comparaisons ne sont toujours qu'un amusement. Elles ne vont pas au fond de la ' chose. Et je sais qu'il est difficile « d'aller au fond de la chose » : nous n'effleurons de tout que les superficies! Mais c'est pourtant comme « roman » qu'il faut qu'on essaie de caracteriser le roman de Balzac, et je ne congois de moyen

130 HONORE DE BALZAC.

d'y reussir que de le prendre par celles de ses qualiles ou ceux de ses defauls qui nous pa- raissent n'appartenir uuiquement qu'au roman de Balzac.

*

* *

Ce ne sera pas en nous efforgant de d^m^ler ce qu'il y a de « romantisme » dans son oeuvre, si, d'aiileurs, et conime nous le croyons, ee qu'elle contient de plus g^ romantique » pour- rait bien etre aussi ce qu'elie contient de moins « balzacien ». On n'echappe jamais entierement a son temps, et, ne fut-ce que pour le peindre,

1 11 est necessaire de I'avoir un pen vecu. II y a done en Balzac des traits d'un romantique; il

•y en a m^me plusieurs; et on voit bien, si Ton prend la peine d'y regarder d'assez pres, que la Comedie humaine est contemporaine de Huy Bias. Le choix de certains sujets, nous avons deja signale la Demiere incarnation de Vautrin, I'exageration de quelques carac- teres, la sensibilite declamatoire qui lui a dicte les premieres pages du Lys dans la Val- lee : « A quel talent nourri de larmes devrons-

HONORE DE BALZAC. 131

nous un jour la plus emouvante 6legie, la peinture des tourments subis en silence par les 4mes dont les racines tendres encore ne rencontrent que de durs cailloux dans le sol domestique, dont les premieres frondaisons sont decliirees par des mains haineuses, dont les fleurs sont atteintes par la gelee au moment ou elles s'ouvrent ? » tout cela, tout ce gali- * matias, qui n'est pas rare dans Balzac, « r6tat d'dme » dont il est generalement Texpressioii, ou encore, la psycliologie pretentieuse et swe- denborgienne de Louis Lambert et de Seraphita, c'est done la part du romantisme dans I'aeuvre de Balzac; et ni Balzac, ni le romantisme n'ont de raisons de s'en vanter.

Mais, apres cela, je dis que Balzac, tout contemporain qu'il soit du romantisme, et sous plus d'un rapport, romantique lui-meme, n'a rien accepte du romantisme, si du moins, comme il ne faut pas se lasser de le dire, le » romantisme est la doctrine d'art, plus ou moins consciente, il n'importe, mais en tout cas assez precise, dont les poesies de Victor Hugo, les drames du vieux Dumas, et les pre- miers romans de George Sand : Indiana, Valen-

132 HONORE DE BALZAC.

tine, Jacques, sont et demeureront les monu- ments historiques. Dans la mesure ou le romantisme est surtout une question d'art, nous avons vu qu'il n'y en avait guere de plus indifferente k Balzac. G'est la representation de la vie qui Tint^resse, et non pas du tout la realisation de la beaut6, comme s*il se rendait compte, un peu confus6mpnt., gn'pn arf^ (( la 'realisation de la beaute » ne s'obtient guere q u'aux d^pens, ou au detriment de la fidelity dfi rimitation dp. la vip H en est de la vie comme de la nature, qui n'est de soi ni belle ni laide; mais elles sont toutes les deux ce qu'elles sont, et sans doute ce qu'elles doivent etre; et on ne les enlaidit ou on ne les embellit I'une et I'autre, on ne les « flatte » ou on ne les « calomnie », qu'en commengant par en alte- rer, d'une maniere systematique et dans un sens convenu, les rapports reels. Aussi voyons- nous que, par une consequence inevitable de cette doctrine d'art, le romantisme a constam- ment tendu vers la representation du rare ou de I'extraordinaire : le brigand heroique ou la courtisane amoureuse, plus vierge en ses d6bor- dements qu'aucune fille de bonne mere. Mais,

HONORE DE BALZAC. 133

k cet egard encore, on ne pent pas etre moins- romantique que Balzac; et quelques types sin- guliers ou exceptionnels de force et de gran- deur, — Grandet ou Bridau, Vautrin ou Henares, des dues de Soria, que Ton puisse rencontrer dans son CEUvre, ce que cette oeuvre f est essentiellement, c'est une rehabilitation, si je puis ainsi dire, de « I'humble verite », de i la verite quotidienne, de cette verite dont la ' comedie meme, et le vaudeville, et le roman, jusqu'a Balzac, ne s'etaient inspires, tant ils la trouvaient vulgaire ! que dans une intention de caricature ou de satire evidente. Et enfin, si le romantisme a surtout consiste dans Feta- 'I lage du Moi de I'ecrivain, ou encore dans la \ reduction systematique du spectacle du vaste monde au champ de la vision personnelle du poete ou du roniancier, qui niera qu'au con- traire I'oeuvre entiere de Balzac ne soit un perpetuel effort pour subordonner sa maniere individuelle de voir, necessairement etroite, et « simpliste » en tant qu'individuelle, au conlrdle d'une realite qui lui est par definition ext^rieure, ant6rieure, et superieure ? Non, assurement, Balzac n'est pas un romantique!

8

134 HONORE DE BALZAC.

La Comedie humame ne serait pas ce qu'elle est, si Balzac etait un romantique ! et, n'6tant pas un romantique, que dirons-nous qu'il ait ete dans le siecle de George Sand et de Victor Hugo?

II a et6 ce que nous appelons de nus jours un <t naturaliste » ; et il I'a et6 dans tous les sens du mot, si seulement on veut bien se rap- peler cette phrase de VAvant-propos de la Comedie humaine : « II a existe, il existera de tout temps des especes sociales comme il y a des especes zoologiques. » On salt d'ailleurs, par le meme Ava7it-propos, et, aussi bien, par vingt autres endroits de son oeuvre, qu'il aimait a se r6clamer de Geoffroy Saint-Hilaire et de Guvier. Voyez, notamnient, dans la Peau_ de chagrin, les consultations que deraande a quelques savants, son Raphael de Valentin, et je ne veux pas dire le degre d'information, mais I'intelligente curiosite qu'elles denotent. II avait dit encore, pour mieux preciser la nature de son ambition : « La societe ne fait- elle pas de Fhomme, suivant les milieux ou son action se deploie, autant d'hommes diffe- rents qu'il y a de varietes en zoologie? Et,

HONORE DE BALZAC. 135

ceci, on pourrait dire que c'est tout le Lamarc- kisme. »

Mais, la remarque faite, c'est, naturelle- ment, dans le sens esthetique du mot, que nous I'appelons un « naturaliste » ; et ce mot, depuis le xvii® siecle, a regu, dans la langue litt6raire, quoi qu'on en ait pu dire, une signification nettement definie. « L'opinion\ qu'on appelle naturaliste, dit un texte de ce temps-la, est celle qui estime necessaire I'exacte imitation de la nature en toutes choses. » D^veloppons un pen ceci : nous ne serous pas loin d'avoir caracteris6 le roman de Balzac, si nous montrons en quoi La vieille Fille ou le Cure de Tours, sont des romans « naturalistes » . Et nous pourrions alors faire un pas de plus, ou meme deux. II y aurait moyen de montrer que les romans de Balzac ne sont des romans que dans la mesure ou ils sont « naturalistes », et qu'ils se classent eux-memes entre eux, je serais tent6 de dire automatiquement, selon qu'ils r6pondent, avec plus ou moins d'exac- titude, aux exigences d'un art naturaliste. Le grand defaut de son Vautrin n'est que d'etre un roman romantique.

136 IIONORE DE BALZAC.

* * *

Naturalistes, c'est-a-dire conformes, d'inten- tion et de tait, k la r6alit6 de la vie^ les romans I de Balzac le sont done, en premier lieu, par j la diversity des conditions qu'ils mettent en 1 scene ; et, sans doute, a I'enoncer aujour- d'hui, ce n'est rien que cela ! mais si cepen- dant nous voulons mesurer la portee de I'in- novation, ou de la revolution, songeons aux romans de ses contemporains, ceux de George Sand, par exemple : Indiana, Valentine, Mauprat, ou aux nouvelles de Merim^e : la double Meprise, Arsene Guillot, la Venus d'Ule. Quelle est la « condition » des personnages de George Sand et de M6rim6e? lis n'en ont point, a moins que ce soit une « condition », que d'etre heros de roman; et on oserait dire qu'avant de les faire entrer dans « la vie litteraire », et pour les y introduire, leurs auteurs ont commence par les « abstraire » de la vie reelle. Quel regiment a commande « le colonel Delmare »? et quelles negociations ont conduites les diplo- mates qui font figure dans les nouvelles de

HONORE DE BALZAC. 137

Merimee? Balzac nous I'eut certainement voulu dire.

J'insiste; et le lecteur est pri6 de bien entendre ce point. Quelle est la « condition » d'Adolphe et d'Obermann? du lord Nevil de Corinnel de Rene? Que savons-nous d'eux, et, a vrai dire, qu'en savent-ils eux-memes? Oii se sont-ils eprouves ? de quelle vie ont-ils v6cu ? d'oii leur viennent, pour preciser encore davantage, ces ressources qui les dispensent, en toute occasion de « compter » ? et si, je ne dis meme pas dans nos democraties con- temporaines, mais dans nos societes modernes, telles que nous les connaissons depuis trois cents ans, si la necessite de vivre, res angusta domi; si I'obligation de pourvoir a des exi- gences qui se renouvellent tons les jours; si la contrainte et le retour de I'occupation quoti- dienne sont peut-Mre ce qu'il y a de plus inlaillible pour briser, ou pour interrompre I'elan des « grandes passions », en meme temps que pour entraver la possibiliie de les satis- faire, qui ne voit et qui ne sent qu'en les 6cartant du roman, ce n'est pas seulement d'un 6l6ment d'interet et de diversite qu'on le

8.

\

138 HONORE DE BALZAC.

prive, mais c'est de sa substance meme qu'on le vide? La representation de ce qui constitue la trame journaliere de I'existence humaine, et qui ne fait pas moins le souci de la grande dame dans son boudoir, que de Birotteau duns son comptoir, du due de Chaulieu dans son somptueux h6tel, que d'Eugene de Rastignac dans son taudis de la pension Vauquer, est la premiere loi d'un genre qui se propose pour principal objet I'imitation fidele ou la repre- sentation de la vie.

L'originalite de Balzac est de I'avoir compris,

et, de 1^, dans son oeuvre, I'importance, on I'a

d^']k indique, mais surtout le caractere particu-

lier de la question d'argent. C'est ce caractere

qu'on n'a pas assez remarque. Gar, d'autres que

lui nous avaient, avant lui, montr6 comment

on depense I'argent, ou meme comment on

se le procure, a la fagon des picaros de Le

Sage, quand on n'a d'autre part a sa disposition

aucun moyen honnete de le gagner. On voit

aussi quelque chose de cela dans la comedie

de Dancourt et de Regnard. Mais Balzac, le

premier des romanciers. a essaye de nous dire,

lui, comment I'argent se gagnait, en combien

HONORE DE BALZAC. 139

de manieres, par le travail et par I'econo- mie, a la fagon des Birotteau, des Grevel on des Popinot; par la speculation sur laterre, comme Grandet et comme Gaubertin, ou en Bourse, comme Nucingen; par la politique et par la diplomatie, comme Rastignac; par I'usure ehontee, comme Gobseck, et comme Rigou ; par un beau mariage, comme ce sou- dard de Philippe Bridau, ou comme le digne epoux de la douloureuse Eugenie Grandet, le president Gruchot de Bonfons;... et, tout de suite, on voit la consequence. Pour nous dire « comment I'argent se gagne » il a fallu qu'on nous decrivit les moyens de le gagner, qu'on nous les fit accepter comme probables, qu'on nous les « expliqudt » en nous en montrant les rapports avec le mecanisme ou la technique d'une profession. Et, en effet, voici comment I'argent se gagne dans la droguerie, [d'.mr Birotteau] et comment on se fait une fortune territoriale [Eugenie Grandet]. Voici de quelle maniere madame de Lestorade s'y est prise [Memoi7'es de deux jeunes Mariees], et de quelle maniere I'Auvergnat Remonencq [le Cousin Pons]. II y a toute une histoire des transfor-

140 IIONORE DE BALZAC.

mations de la papeterie dans Illusions perdues [t. Ill], et toute une theorie de la « haute banque » dans la Maison Nucingen. Lk est vrai- ment I'interet de ia question d'argent dans le roman de Balzac. Elle le particularise, et elle le concrete; elle le specialise; et, si je puis ainsi dire, elle le realise.

Otez, en effet, la question d'argent : que reste- rait-il &" Eugenie Grandet, de la Recherche de I'Ab- solu, du Pere Goriol, du Contrat de mariage, de Cesar Birotteau, du Cousin Ponsi Mais remarquez en meme temps ceci que, ni du Cousin Pons, ni du Pere Goriot, ni de la Recherche de VAbsolu, t ni meme di* Eugenie Grandet, la question d'argent I ne fait le principal interet. Elle ne sert quxt communiquer au recit un air do precision qn'il n'aurait pas sans elle; elle introduit avec elle, dans le domaine du roman, uue infinite de de- tails que leur insignifiance ou leur vulgarite pretendues en avaient 6cartes jusqu'alors; et puisqu'enfin ces details sont la vie meme, c'est pour cela que la ressemblance avec la yie, et la v6rite de I'oeuvre, s'accroissent de tout ce qu'ils prennent de place, avec la question d'argent, et la peinture des conditions.

HONORE DE BALZAC. 141

« Mon ouvrage, disait a ce propos Balzac, a... sa genealogie et ses families, ses lieux et ses choses, ses personnes et ses faits;... il a son armorial, ses nobles et ses bourgeois, ses artisans et ses paysans, ses politiques et ses dandys, son armee, tout son monde enfm. » G'est ce que Ton voit bien dans le livre que deux bons balzaciens, M. Anatole Gerfbeer et M. Jules Ghristophe, publiaient il y a une dou- zaine d'annees, [1893] et qu'ils intitulaient : Mepertoire de la Comedie humaitie. Les biographies des heros de Balzac y sont ramass^es, comma dans un Didionnavre, par ordre alphabetique, et, h les parcourir, on est d'abord etonne de les trouver si nombreuses. On avait bien retenu quelques figures principales, typiques ou sym- bol iques, Rastignac et Vautrin, Grandet et Birotteau, Glaes et le pere Goriot, Gobseck et Gaudissart, madame de Mortsauf et madame de Lestorade, Agathe Rouget et Flore Brasier, la vicomtesse de Beauseant et la duchesse de Langeais 1 On ne se doutait pour ainsi dire pas qu'il y en eut tant d'autres de groupees aulour d'elles, et si vivantes, quoique a peine 6bauchees. G'est « tout un monde », oui, Balzac

f42 HONORE DE BALZAC.

avait raison de le dire ! et nous ajoutons : c'est un monde qu'avant lui le roman ne s'etait pas avis6 de peindre, ou plutot, c'est un monde qu'avant de le peindre, et sous preiexte de le mieux peindre, en ce qu'il avait, disait- on, d'essentiel et de permanent, I'art d6- pouillait syst6matiquement de tout ce qui pou- vait le « conditionner », le « particulariser », et ' le « localiser ». Le roman n'etait qu'une histoire d'amour, pas de roman sans amour, 6cri- vait Renan il n'y a pas beaucoup plus d'une vingtaine d'annees, par oii d'ailleurs il prou- vait bien qu'il n'avait lu ni Cesar Birotteau, ni le Cure de Tours, ni line tenebreuse Affaire, ni le Cousin Pons, ni les Paysans; et des qu'uii amoureux prenait sa part dans une histoire d'amour, il se changeait, d'un homme reel en son type d'amoureux, ou de lui-m6me en son fant6me, et quand arrivait le denouement, il

J cessait d'exister, en rentrant dans la vie. Le

I _ '

foman n'etait qu'un reve, dont on se reveillait au contact de la r6alite.

Considerons k present de plus pres quels details, et de quelle nature, demande ou com- mande cette peinture des « conditions » ; et ce

nONORE DE BALZAC. 143

sera, en second lieu, par I'abondance, la pre- cision et la minutie de ce genre de details que les romans de Balzac seront des romans « nalu- ralistes ». II s'est explique sur ce point dans sa Recherche de VAhsolu : « Les evenements de la 1 vie humame, soit publique, soit privee, sont si j intimement lies a I'architecture que la plupart des observateurs peuvent reconstruire les na- tions ou les individus dans toute la verite de leurs habitudes, d'apres les restes de leurs mo- numents publics, ou par I'examen de leurs reliques domestiques. L'archeologie est a la nature sociale ce que I'anatomie comparee est a la nature organisee. Une mosaique revele toute une society, comme un squelette d'ichthyosaure sous-entend toute une creation. De part et d'autre, tout se deduit, tout s'enchaine. La cause fait deviner un eifet, comme chaque eflet permet de remonter a une cause. Le sa- vant ressuscite ainsi jusqu'aux germes des vieux ^ges. »

La Recherche de VAhsolu est de 1834, et je n'ignore pas que, dans Notre-Dame de Paris, qui est de 1831, Hugo, sur les rapports de la civilisation generate et de I'architecture, avait

444 HONORE DE BALZAC.

dit quelque chose de semblable. Mais, bien plus que « les monuments publics, » ce sont ici les « reliques domestiques », qui interessent Balzac, et k vrai dire, c'est moins « I'architecture » que « I'arch^ologie ». On en trouve la preuve dans ce roman m6me de la Recherche de rAbsolu et dans la description qu'il y donne du mobi- lier des Claes. II a le gout des inventaires, et, ci ce sujet, c'est dommage que, dans sa jeunesse, pour la beaut6 des choses qu'on en trouverait h dire, il n'ait point fait un stage chez le commissaire-priseur ! On conte encore, a ce propos, que le « salon ponceau » qu'il a d6crit longuement dans la Fille aux yeux cfor, etait le sien ou I'un des siens. II a aussi le gout des descriptions de costumes, et je ne sais si Ton ne pourrait dire qu'avec les documents de la Comedie humaine, c'est I'histoire meme de la mode, entre 1820 et 1848, qu'il serait facile de reconstituer. Rappelons, en passant, dans les Memoires de deux jeunes Mariees [1841] la pre- miere robe de bal de Louise de Chaulieu, et, dans le Cousin Pom, la description du « spen- cer » du bonhomme, ou les enroulements de sa cravate de mousseline.

HONORE DE BALZAC. 14

Ces descriptions ont-elles d'ailleurs tout I'in- teret et toute I'importance que leur attribue Balzac? Ne sont-elles pas quelquefois un peu I longues? Notre maniere de nous mettre est- elle tellement « adequate » a noire maniere de sentir? Si nous etions habilles comme tout le monde, en 1844, an lieu de I'etre comme on I'etait en 1810, ne serions-nous plus le cousin ( Pons? et Balzac enfm est-il bien sur que tout { « etat de lieux », soit ce que nous avons appele ' depuis lors un « etat d'dme »? Quelque re- ponse que Ton fasse a touies ces questions, qui n'en sont qu'une, il pent ici nous saffire que, pas plus que leur valeur historique, la valeur d'art des descriptions de Balzac n'en soit diminuee. N'eussent-ils aucune utilite, ne fussent-ils la que pour eux-memes, tous ces details seraient encore precieux, si ce sont Z eux qui donnent, ci la physionomie des hommes et des choses, cet accent de person nalite qu'on chercherait en vain dans les romans anterieurs ci ceux de Balzac. N'aimerait-on pas pour tan t savoir dans quel decor, grisaille ou camaieu, se sont jouees les Liaisons dangereuses?

9

146 HONORE DE BALZAC.

* *

Gar ici encore, ne I'oublions pas, Balzac fut

I un innovateur, et je ne connais guere, avant les

I siens, de romans, si je I'ose dire « costumes »

'ni « meubles ». Rien ne nous semble aujour-

' d'liui plus natural que de rencontrer dans nos

romans ces descriptions de lieux, de mobiliers

et de costumes ; et je crois que nous avons rai-

son.^ous avons raison de penser que la verite,

la justesse, le relief et la couleur de ce genre de

descriptions, font un merite essentiel du romaii.

Nous voulons vraiment voir les personnages

auxquels on nous demande de nous interesser,

et nous ne les voyons, nous ne savons ou

nous ne pouvons les voir, que si d'abord on

les a replaces dans leur « milieu » familier. Nos

peres n'en demandaient pas tant! et ces exi-

[ gences sont nouvelles. C'est le romancier de la

i Comedie humaine qui les a comme incorporees a

la definition meme du roman. II va de soi,

depuis lui, qu'un roman doit en quelque ma-

niere envelopper son decor. Le decor, qui

sans doute est le meilleur mojen, puisqu'il

HONORE DE BALZAC. 147

est le plus naturel, de « situer» le roman clans I'espace et dans le temps, est devenu dans le roman un element capital de verite et de vie. D'autres ont ete loues pour avoir introduit , dans notre litterature rexpression du « sen-i timent de la nature » : Balzac y a conquis aux ; choses, lui, le droit d'etre « representees ,». Ne craignons pas de dire que, de ces deux innovations, la seconde, en ce qui regarde le roman, est de beaucoup la plus considerable.

* *

C'est qu'aussi bien, et si nous ecrivions I'histoire de la litterature de son temps, c'est un point sur lequel il faudrait appuyer, Balzac, seul ou presque seul parmi tons ces romantiques dont il est entoure et pour qui, comme Sainte-Beuve, k cette date, la cri- tique, ou, comme Michelet, I'histoire meme, ne sont, a proprement parler, que la chro- nique, ou « le papier-journal » de leurs impressions personnelles, Balzac a le sentiment profond de Vobjectivite, ou de Vimpersonnalite, qui doit elre celle de I'auvre d'art, en tout

148 HONORE DE BALZAC.

genre, et plus specialement celle du drame ou du roman.

Geci ne veut pas dire qu'on ne le retrouve pas lui-meme dans ses romans, ni qu'il ne lui arrive jamais de mettre ses dons d'observateur, d'inventeur ou de cr6ateur, au service de ses idees. A la v^rite, on ne nommerait pas de roman de lui qui soil ce qu'on appelle une « confession », a la maniere de Valentine, de Delphine, ou d'Adolphe, ni une « these » k la maniere du Compagnon du tour de France j ou du Juif-Errant, ou des Miserables. Mais, chemin faisaut, et au cours de ses recits, il arrive a Balzac de s'inspirer des aventures de sa vie ; et, . d'autre part, il ne laisse guere echapper I'occa- t sion de s'expliquer, meme sur des matieresqui, comme son apologie du catholicisme dans le Medecin de campagne, ne semblaient pas faire ^ necessairement parti e de son sujet. G'est ainsi que dans VEnvers de lliistoire contemporaine [1842-1847], il a sur le pouvoir de i'associalion quelques pages d'une lucidite singuliere. « L'as- sociation, une des plus grandes forces sociales, et qui a fait I'Europe du mo^^en 4ge, repose sur des sentiments qui depuis 1792, n'existent

HONORS DE BALZAC. 149

plus en France, ou I'individu a triomphe de I'Etat... » II en a de curieuses, dans le Cousin Pons, ou elles n'ont d'ailleurs absolument que faire, sur « I'occultisme » ; et ce sont celles ou il regrette qu'au lieu d'eriger au College de France des chaires de russe ou de chinois, on n'en ait pas fond6 de cartomancie. « II est singulier qu'au moment ou Ton cree k Paris des chaires de slave, de mandchou, de litteratures aussi peu professables que les litt6ratures du Nord, qui, au lieu de donner des leQons, devraient en recevoir, et dont les titulaires repetent d'eternels articles sur Sha- kespeare, ou sur le xvi® siecle, on n'ait pas restitue, sous le nom d'anthropologie, I'ensei- gnement des sciences occultes, une des gloires de I'ancienne Universite. » Sa sincerite sur cet article nous est d'ailleurs garantie par sa Co7- respondance, ou on le voit donner d'etranges con- sultations a madame Hanska. Et il aime enfm a faire, non seulement I'inform^, dans une foule de digressions qui le detournent assez loin de , son sujet, mais aussi le r^formateur, et le phi- | losophe, et I'homme d'esprit. G'est dans ce dernier r61e qu'il est franchement insuppor-

150 HONORE DE BALZAC.

table, et Victor Hugo lui meme n'a pas la plai- santerie plus lourde que Balzac. Je renvoie le lecteur qui trouverait le mot un peu vif, a la biographic de' Fritz Briinner, fils de Gedcon, dans le Cousin Pom : « Ici commence I'histoire curieuse d'un fils prodigue de Francfort-sur- Mein, le fait le plus extraordinaire et le plus bizarre qui fdt jamais arrive dans cette ville sage, quoique centrale... » Je ne I'aime pas beaucoup non plus, quand il nous pr6sente scs elegants, « cravates de maniere k d6sesp6rer toute la Croatie », ni quand encore il met dans la bouche de son Bixiou des « mots » qui sentent I'estaminet ou la salle de redaction des journaux « tintamarresques ». II y a dans ce grand romancier un fond de commis- voyageur, et en verite, si Ton voulait parler son langage, on pourrait dire que, pour peindre son « illustre Gaudissart», il n'a eu, sans sortir de chez lui, qu'a se regarder dans son miroir.

Mais je ne saurais trop le redire, car la dis- fftinction est capitate, quoiqu'une certaine criti- ique persiste a n'en pas tenir compte, ce n'est i)as faire de la « litterature personnelle » que

HONORE DE BALZAC. 151

de se laisser soi-meme entrevoir tel qu'oii est f dans son oeuvre, ou, pour tout dire d'un mot, que d'ecrire avec son temperament; et, sans; doute, e'en est encore moins de mettre son talent au service de ses idees.

La « litterature personnelle » c'est de se t prendre soi-meme pour le sujet plus ou moins apparent de son oeuvre, et, si ce n'est pas abuser du droit de se confesser en public, puisque aussi bien, fausses ou sinceres, nous voyons le public, en tout temps, courir a ces confessions comme au feu, c'est nous prendre k temoin, nous, lecteurs inconnus, de ses reves degus ou de ses ambitions manquees : tel Hugo, jusqu'en son Ruy Bias, et tel Vigny dans son Chatterton ou dans son Stello, dans son Samson comme dans son Mo'ise. On leur opposera les declarations de Balzac, dans la premiere pre- face du Lys dans la Vallee, qui est datee de 1836, ou encore ces lignes, moins connues, qui sont datees de 1843, et que j'emprunte a sa corres- pondance avec madame Hanska : « Je n'ai, depuis que fexiste, jamais confondu les pensees de mon ccEur avec celles de mon esprit et, sauf quelques lignes que je n'ai 6crites que pour

452 HONORE DE BALZAC.

que vous les lussiez (comme la lettre de ja- lousie de mademoiselle de Chaulieu), et dent je vous parlais encore, jamais je n'ai exprimc quoi que ce soil de mon coeur. C'edt 6te le plus infdme sacrilege! De m6me, je n'ai jamais portrait qui que ce soil que j'eusse connu, excepts G. Planche dans Claude Vlgnon, de son consentement, et G[eorge] Sand dans Ca- mille Maupin, ^galement de son consentement. Ainsi, ne me montrez jamais, comme regie de conduite dans les chosesdu coeur, ce que j'aurai ecrit. Ce que j'ai dans Ic cocur ne s'exprime pas et n'obeit qu'i ses propres lois. » 11 La « litt6rature personnelle », c'est encore de tout rapporter a soi comme au centredu monde, le nombril, disaient les anciens, et de n'es- timer la valeur des choses ou des hommes qu'en fonction de I'interet particulier qu'elles nous inspirent, et comme qui dirait du point de vue exclusif de noire agrement ou de notre utilite. Tel Alfred de Musset, dans son oeuvre presque tout entiere, y compris son Lorenzaccio , et telle George Sand, dans ses romans meme socia- listes. Et la <i litterature personnelle », c'est enfm

HONORE DE BALZAC. 453

d'imposer aux objets la vision que nous nous / en formons, sans essayer de la reformer, sous ] le pretexte ridicule que nous ne saurions ja- j mais sortir de nous-memes, et que, toutes choses n'existant que dans la mesure oij nous les percevons, les impressions que nous en re- cevons en ^puisent done pour nous toute la realite. Tel Sainte-Beuve, au moins dans ses Portraits contemporains ou dans ses Portraits lit- teraires, et tel Jules Michelet, dans ses Histoires. Balzac n'est pas de cette ecole, et precisement, quelque part de Iui-Efi6me qu'il y ait dans sa ComMie humaine, souvenirs du college de Venddme dans son Louis Lambert; reminiscences de sa vie d'etudiant dans la Peau de chagrin ; rancunes et rancoeurs de son existence d'homme de lettres dans un Grand homme de province a Paris, s'il est Balzac, c'est en partie parce qu'il ne fait point partie de cette ecole.

Car, on dira ce que Ton voudra du genie des grands romantiques, et nous-memes nous ne leur mesurerons, en toute autre occurrence, ni la louange ni I'admiration, mais leur 6cole a | 6t6, de son vrai nom, celle de I'ignorance et de ; lapr6somption, Les grands romantiques, d'une \

9.

154 HONORE DE BALZAC.

maniere generale, ne se sont pas conlentes, comme Ton dit, de « croire en eux », ce qui est le droit de tout 6crivain, et Balzac, nous I'avons vu, ne se faisait assuremcut pas une ^ mince idee de lui-meme, mais ils ont cru que leur genie, lui tout seul, suffisait en quelque sorte a leur tache; et c'est justement .en quoi leur presomption n'a eu d'egale que leur ignorance. On a pu dire en son temps, fort joliment, de la celebre madanie Geofirin, I « qu'elle respectait dans son ignorance le prin- I cipe actif de son originality ». Le mot n'est i pas moins vrai de George Sand ou de Victor Hugo que de madame GeoiTrin. Je me rappelle encore, sur ce chapitre, I'eloquente indignation de Leconte de Lisle, et j'aimais a I'entendre dire que jamais, dans I'histoire lilteraire, une ignorance ne s'etait rencontree qui fut com- parable a celle des romantiques. Et, en elfet, en dehors de la « litterature » et de la « poli- tique », a quoi les romantiques se sont-ils interesses en leur temps? Qur'y a-t-il de plus superficiel que « la science » de George Sand, a moins que ce ne soit « I'^rudition » d'Hugo? et qui se douterait, a les lire, que leur oeuvre

HONORE DE BALZAC. 1S5

est contemporaine des travaux par lesquels, tandis que 1' « archeologie », comme I'appelait Balzac, la linguistique et la philologie, renou- velaient la connaissance du passe, les grands naturalistes, Cuvier, Geoffrey Saiiit-Hilaire, Blainville, et les physiologistes de I'eeole de Magendie, renouvelaient les sciences de la na- ture et de la vie ?

II en est autrement de Balzac, et son intelli- gente curiosite s'est etendue a tout ce qui pou- vait interesser un homme de son temps, curio- site rapide, sans doute, et curiosite souvent superficielle, mais curiosite singulierement active, et dont le resultat a etc, tout en augmentant la ressemblance exterieure de son oeuvre avec la vie, de donner a cette ceuvre un fondement qu'il serai t permis d'appeler, et que j'ai deja nomme « scientifique ». J'entends par f la qu'en meme temps que des recits, la plupart des romans de Balzac sont des « enquetes », et il faudrait presque dire des « recueils de documents ». Son Cousin Pons, a cet egard, est d'autant plus significatif qu'ayant ete « bade » plus vite [mars-mai 1847], les traces d'im- provisaiion y sont plus visibles qu'ailleurs; et

156 HONORE DE BALZAC.

on y saisit, pour ainsi parler, a leur origine, les proc6d6s de Balzac ou, plus emphalique- ment, sa « methode ».

Independamment de la biographic du per-

sonnage qui donne son nom au roman, Sylvain

Pons, ancien prix de Rome pour la musique,

k Cousin Pons ne contient pas en effet moins

de cinq ou six biographies completes, qui sont

eelles du banquier Briinner, de I'Auvergnat

Remonencq, du manage Cibot, du docteur Pou-

lain et de I'avocat ou de 1' « homme de loi »

Fraisier. Or, on remarquera que deux au moins

I de ces biographies, celle du banquier Briinner

et celle du docteur Poulain, qui ne sont pas les

', moins int6ressantes, sont h pen pres etran-

i geres ou inutiles ci Taction. Quclles raisons

Balzac a-t-il done cues de les raconter?

G'est en premier lieu que, si le banquier Briinner et le docteur Poulain ne font que tra- verser Taction du roman, la connaissance que Ton nous donne d'eux n'est pas du tout inutile a la reconstitution du « milieu » qui deter- mine la nature de cette action. Le precepte ; classique : Semper ad eventum festinet, est peut- i etre une loi du drame, et encore n'en suis-je

HONORE DE BALZAC. 157

pas absolument convaincu I II n'est pas une loi du roman. D'autres choses, dans le roman, | plusieurs autres choses, passent avant la rapi- dite du recit, et le denouement n'y doit jamais | etre la raison de ce recit. Mais, en second lieu, ces biographies si completes sont le procede i legitime, s'il en fut, et naturel, dont le roman- \ cier se sert pour « 6tablir » ses person- ^ nages, et les soustraire aux besoins de son , intrigue, ou a I'arbitraire de sa propre ima- | gination. Le banquier Briinner et le docteur Poulain n'auront qu'un geste a faire ou quelques mots a dire, mais ce qu'ils diront ou ce qu'ils feront ne sera pas, ne devra pas Mre une « invention » du romancier. Et, a plus forte raison, I'Auvergnat Remonencq ou la femme Cibot, qui sont des etres ou des instincts plus elementaires. Ni leurs discours / ni leurs actions ne doivent sortir comme 4 d'une boite a surprises, mais de toute une exis- | tence dont ils sont le prolongement ou la con- / tinuation normale. C'est ce qui donne aux 's « dessous » des romans de Balzac leur incom- parable solidite. Meme quand tons les elements n'ont pas eu le temps d'en etre fondus, et que,

158 HONORE DE BALZAC.

comme le Cousin Pons, le recit demeure ina- cheve, les « morceaux en sont bons » . Le document subsiste ; la valeur en est acquise k I'histoire; et, avec un pen de complaisance ou de flatterie bien inofl'ensive, c'est, encore une fois, ce qu'il est permis d'appeler le carac- tere « scientifique » du roman de Balzac

Si d'ailleurs on pensail peut-elre que, ))arnii les « documents » qu'il a ainsi rassembles, le document physiologique et surtout patholo-

; gique abonde, nous n'en disconviendrions pas.

I Et, a ce propos, ce serait un compte curieux a dresser que celui des nombreuses maladies que Balzac a d^crites, et soign6es, dans sa Comedie humaine, depuis I'apoplexie sereuse du pere Godot, jusqu'a la « plique polonaise » de mademoiselle de Bournac, dans VEnvers de VHistoire contemporaine. La maladie I'interesse : elle I'interesse en philosophe, pour les revela- tions qu'elle nous apporte sur les singularites de la nature humaine, si nous ne connaissons qu'a demi ceux que nous n'avons vus qu'en parfaite sante; et elle I'interesse comme roman- cier, pour le role qu'elle joue dans les com- plicalions quotidiennes de la vie. Comment se

HONORE DE BALZAC. 1S9

fait-il, en effet, que nous ayons repugne si longtemps a faire a la maladie, dans I'art, en general, et, en particulier, dans le roman, la place que nous savons bien qu'elle tient, et que nous lui faisons dans I'histoire? Balzac la lui a conquisel et si Ton veut qu'il ait abuse plus d'une fois de sa science medicale, ou plutot du droit de faire le docteur dans une matiere qu'il ne connaissait souvent que de la veille, je le veux bien aussi, mais ce n'en t est pas moins un trait de ressemblance de })lus de son oeuvre avec la vie, et sans doute un de ceux qui en accusent le plus nettement le caractere « naturaliste ».

Ce n'est pas seulement qu'une part de realite, qui n'entrait point jusqu'alors dans la de- finition du roman, s'y trouve ainsi d6sormais enclose. Mais, des descriptions ou, pour mieux dire, des monographies de ce genre, caracte- risent elles-memes un changement total d'atti- tude du peintre a I'egard de son modele. Nous nous degageons enfin du romantisme, et meme, en un certain sens, du classicisme. Le peinlre g fait d6sormais abdication de ses gouts, et, pav principe, de dessein principal et forme, il y

160 nONORE DE BALZAC.

*ne s'applique ni a representer « ce quMl aime » ni ce qu'il croit pouvoir « embellir » ; mais il reproduit__iiiiiaiLein£nL ■« ce qui est », et « parce que cela est ». Le savant, le zoologiste, Geoffro}^ Saint-Hilaire, Blainville, ou Cuvier font-ils un choix parmi les animaux? S'appli- quent-ils a I'etude ou k Tanatomie des uns en negligeant ou en d^daignant celle des autres? S'int6ressent-ils k ceux-ci en raison de leur beaut6, et k ceux-la en raison de Futility dont ils peuvent Mre a I'homme? G'etait encore le point de vue de Buffon, et c'etait ce qui liii permettait d'dcrire la phrase : « La plus noble conquete que Thomme ait jamais faite, est celle de ce fier animal... » Mais il ne js'agit plus maintenant d'utilit6 ni de con- jquete! II faut prendre les choses telles jqu'elles nous sont donnees. Comprenons-les, si nous le pouvons, et tachons de percer le mystere dont elles s'enveloppent ! Rendons-nous compte, nous le devons, des rapports qu'elles soutiennent toutes entre elles, et sans quelque intelligence desquels nous ne saurions elles-memes les entendre. Etudions-les, sans parti pris, ni secrete intention, sans pre-

HONORE DE BALZAC. 161

tention surtout de les « embellir », coninie on disait jadis, ou de les redresser, et ainsi de leur apprendre ce qu'elles devraient etre. La subordination, ou, comme on dira bientot. Fejitiere soumission de robservateur a Tobjet ) de son observation, c'est la methods qui a 1 renouvele la science : elle inau^ure avec Balzac un renouvellement de Tart du theatre et de ( celui du roman. Ou plutot encore, elle ramene : le roman a ses veritables conditions, qu'il me- connaissait depuis deux cent cinquante ans; elle efface en lui ce qui survivait encore de ses origines epiques; et elle lui donne la pos- sibilite de se developper conformement a une loi qui soit proprement la sienne, et non plus la loi commune du drame ou de la comedie.

* * *

Quelques consequences resultent de la, dont I'une des premieres est que, sans devenir tout a fait indifferent, parce qu'il y a des degres en tout, le choix du « sujet » n'a cependant " plus I'importance qu'il avait pour les class iques, et surtout pour les romantiques. II ne faut point

162 HONORE DE BALZAC.

faire grand fond sur les comparaisons d'un art a un autre art, et je ne sache rien de plus decevant que ce qu'on appelait naguere I'esthe- tique generale! Mais je ne puis m'empecher d'observer que dans I'histoire de la peinture, c'est ainsi qu'on avait vu I'importance du« sujet » decroitre, a mesure que Ton serrait la r6alit6 de plus pres; et la valeur d'art des ceuvres n'avait pas pour cela diminue. L'interet s'etait seulement deplac6. Eugene Fromenlin I'a mon- tr6 dans ce livre admirable qui a pour titre : les Maitres d' Autrefois, et dont il n'y aurait qu'a modifier legerement le vocabulaire pour en faire une eloquente apologie du roman natura- liste. Ce que les Hollandais du xvn^ siecle out demande a leurs peintres, g'a ete de leur « faire leur portrait » , et non pas du tout de les emouvoir pour des cliimeres, dont la solidit6 de leur bon sens ne faisait aucun cas, ou pour des images d'un passe dont ils s'eloignaient cliaque jour davantage. Qu"est-ce a dire ? sinon qu'en de telles conditions, tout est « sujet » pour I'artiste qui saura s'y prendre, et c'est la maniere dont il traitera ce sujet qui en fera l'interet principal. Voyez la-dessus quelque

IIONORE DE BALZAC. 163

toile de Mieris ou de Gerard Dow, de Terburg ou de Metsu, mais voyez surtout les Rem- brandt d'Amsterdam ou les Franz Hals de Harlem. L'interet de leurs toiles est d'avoir ete « vecues »,et apres deux cent cinquante ans ecoules, cela nous suffit encore, comme a leurs contemporains 1

C'est une revolution du meme genre que Balzac a operee dans le roman, et, comme les Hollandais, en faisant de I'art avec des elements reputes indignes de I'art. Je connais quelques- uns, meme de ses admirateurs, qui ne sont pas tres surs qu'il ait bien fait, et qui nous designeraient au doigt dans la Comedie humaine plus d'un episode a en retrancher. On exa- minera leurs motifs quand il sera question de la « moralite » de I'oeuvre de Balzac. Mais, en attendant, ce qu'il faut bien dire et surtout ce qu'il faut bien voir, c'est qu'entre certains principes de Balzac, et certaines liberies de representation qu'il s'est donnees, il n'y a ni contradiction, ni incompatibilite. Son r61e, en effet, n'est que representer la vie, telle qu'il la voit ou qu'il croit la voir, en nous rendant juges de la realite de sa vision,

164 HONORE DE BALZAC.

et, si Ton veut d'ailleurs que nous la jugions ensemble, nous et lui, en juges impartiaux, ne faut-il pas bien que I'enquete ait 6te com- plete? Elle ne pent I'etre 6videmment que si nous accordons k toutes les parties de la vie, non pas du tout la m6me importance, rien ne serait moins con forme a la r6alite, mais le meme int6r6t d'observation ; et c'est ce que signifie precis6ment la doctrine de la subordi- nation ou de la soumission a I'objet. Natura- listes, nous n'avons pas le droit de trouver I'elephant plus interessant que le ciron, et s'il arrive que I'un des deux doive occuper dans I'echelle biologique une place plus conside- rable que Tautre, cela ne tient k aucune rai- son qui releve de notre libre choix.

On pourrait peut-etre expliquer par cette

« indifference au sujet » les insucces r^iteres

de Balzac au theatre ; et, en effet, de cinq ou

six pieces que Ton a de lui, si son Mercadet se

trouve etre encore jouable, c'est qu'il a ete

refait par ce maitre charpentier qui avait nom

I Adolphe d'Ennerj. On ne congoit pas de drame

I ou de comedie sans un « sujet, » c'est-a-dire

I une aventure, dont le commencement, le mi-

HONORE DE BALZAC. 16S

lieu et la fin s'equilibrent, conformement k certaines regies, ou de certaines lois, si Ton veut; et Moliere lui-meme, avec son Misan- thrope, ou Le Sage, avec son Turcaret, n'ont pu faire qu'il en fut autrement. G'est a notre curiosite qu'il faut que le theatre s'adresse d'abord ; et, il pent bien avoir d'autres moyens de satisfaire cette curiosite, mais il n'en a pas d'autres de I'emouvoir, que de I'interesser « a la chose qui va se passer ». Et je ne dis pas apres cela, que Balzac lui-meme n'ait pas essaye, dans ses romans, de s'adresser plus d'une fois a ce genre de curiosite, ni que peut- etre il n'eut pas bien fait de s'y adresser plus souvent. Je constate seulement ce fait que son impuissance relative de dramaturge semble en quelque maniere liee a I'une de ses qualites essentielles comme romancier : les Messources de Quinola sont la rangon d'Eugenie Grandet, et de Cesar Birotteau.

Et voici enfin, de toutes les consequences qui decoulent de cette « soumission de I'auteur

au sujet » la plus importante peut-etre : c'est .

i

qu'aucun « sujet » n'ayant en soi de valeur \ absolue, I'interet que nous y prenons depend

166 HONORE DE BALZAC.

en grande partie de son rapport avec d'autres sujets, et ainsi la Comedie humaine nous appa- rait, au terme de cette analyse de la valeur esth6tique des romans de Balzac, comme la forme tout k fait adequate du roman de Balzac. Ses sujets, a ses propres yeux, nous I'avons dit plus haut, mais ce n'etait qu'une supposition qu'il s'agissait de transformer en \ une certitude, n'ont toute leur signilica- " tion qu' « en fonction » les uns des autres, et de la I'importance qu'il attache k ses divisions : « Schies de la Vie parisienne. Scenes de la Vie de province, Scenes de la Vie politique. » Sommes-nous d'ailleurs bien sCirs du « sens » de ces divisions, et croirons-nous s6rieusement avec lui que chacune d'elles a formule une epoque de la vie humaine » ? Les scenes de la vie de province ou de la vie parisienne ne sont-elles pas necessairement des scenes de la vie priv6e ou de la vie poli- tique? Si les Scenes de la Vie parisienne nous offrent bien « le tableau des gouts, des vices et de toutes les choses effrenees qu'excitent les mceurs particulieres aux capitales, » et encore peut-on vraiment le dire de Cesar Birot-

HONORE DE BALZAC. 167

teau ? croirons-nous que Modeste Mignon, Beatrix, le Pere Goriot nous representent « I'en- fance, I'adolescence et leurs fautes », tandis qu' Eugenie Grandet, le Cure de Tours, Un grand homme de 'province a Paris nous representeraient « I'dge des passions, des calculs, des interets et de I'ambition » ? Ges distinctions sont bien subtiles, et il faut convenir qu'on ne les aper- Qoit pas aussi nettes que Balzac les aurait vou- luesl Mais elles n'ont pas moins leur raison d'etre, et cette raison d'etre est qu'en s'eclai- rant les unes les autres, Scenes de la Vie de pro- vince ou Scenes de la Vie parisienne, elles font ) participer le detail a la vie des ensembles; i et, non seulement ce qu'on eut pu croire insi- 1 gnifiant ne Test plus, mais rien n'est insigni- I fiant, et, comme en zoologie, tout se met en place, et s'ordonne, et se classe.

Par tons ces caracteres, les romans de Bal- zac sont done encore des romans naturalistes ; et si peut-etre on se fut tout a I'heure etonne de nous voir tant insister sur ce point, peut- etre aussi commence-t-on a voir le moLif de cette insistance. G'est qu'a vrai dire, il n'y va de rien de moins que de revolution capitale de la

168 HONORE DE BALZAC.

litterature frangaise au xix' siecle, et d'une trans- formation du roman, si profonde et si radi- cale, que la maniere meme de lire les romans qui out precede ceux de Balzac en a et6 changee.

*

* *

C'est de Balzac surtout qu'il s'agit ici, mais une maniere de le louer qui vaul sans doute mieux que tous les dithyrambes, est d'essayer de defmir la nature propre de son action. Or, a cet egard, on nesauraitmeconnaitre qu'entre 1840 et 1850, si Ton a vu le « naturalisjne. » se d6gager du « roman tisme., » pour finir _par s'y opposer, et par en triompher. c'est le roman de Balzac qui a 6te le principal agent de_J_a transformation. On a parte plus d'une fois de I'influence des romanciers contemporains de Balzac sur Balzac lui-meme, et cette influence ne parait pas douteuse. II a voulu, en 6crivant le Lys dans la Vallee, refaire le roman de Sainte- Beuve, et on peut retrouver, dans sa Corres- pondance, les raisons de ce caprice, en y rele- vant les traces de I'impression que lui avait causee Volupte. Son jugement vaut bien qu'on le

HONORE DE BALZAC. 169

transcrive : « II a paru un livre, tres bien pour certaines ames, souvent mal ecrit, faible, Idche, diffus, que tout le monde a proscrit, mais que j'ai lu courageusement, et ou il y a de belles choses. G'est Volupte, par Sainte-Beuve. Qui n'a pas eu sa madame de Couaen est indigne de vivre. II y a dans cette amitie dangereuse d'une femme mariee pres de laquelle I'dme rampe, s'eleve, s'abaisse, indecise, ne se resolvant ja- mais a de I'audace, desirant la faute, ne la com- mettant pas, toutes les delices du premier dge. » Et un peu plus loin, il indique, en meme lemps que I'un des defauts du livre, le motif qu'il aura, lui, Balzac, de le refaire. < G'est un livre puritain. Madame de Couaen n'est pas assez femme, et le danger n'existe pas ! » [Lettres a rEtrangere, 1833, LXIX.] Balzac s'est pro- pose de mettre un peu plus de sensualite dans le roman de Sainte-Beuve.

On a essaye aussi de nous le montrer subissant I'influence d'Eugene Sue ; mais au contraire, et precisement apres 1840, si le mystificateur de Plik et Plok, de La Vigie de Coatven, et d* Attar-Gull, est devenu auteur des Mysleres de Paris et du Juif- Errant y ce

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170 HONORE DE BALZAC.

serait plul6t Eugene Sue qui aurait subi I'in- fluence de Balzac. Observons la chronologie 1 Apres quoi, si nous sommes tenths de retrouver quelques reminiscences des Mysteres de Paris dans la Derniere incarnation de Vautrin, rappe- lons-nous a temps que le personnage de Vau- trin 6tait dej^ tout entier dans le Pere Goriot. Balzac n'a 6te envieux que des succes d'argent d'Eugene Sue.

Enfin, quant a George Sand, le jugement de Balzac sur Jacques suffira, je pense, k montrer s'il a pu, meme inconsciemment, songer jamais a I'i miter : « Jacques, le dernier roman de madame Dudevant, est un conseil donne aux maris qui genent leurs femmes, de se tuer pour les rendre libres.,.. Ce livre est faux d'un bout a I'autre. line jeune fille naive c'est lui qui souligne, quitte, apres six mois de mariage, un homme superieur pour un freluquet, pour un dandy, sans aucune raison physiologique ni morale.. . Tous cesauteurs courent dans le vide, ici c'est nous qui souli- gnons, : so7it monies a cheval sur le creux ; il ny a rien de vrai. J'aime mieux les ogres, le Petit Poucet et la Belle au bois dormant. » [Lettres a

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I'Etrangere, 1834, N" LXXL] On n'est guere en danger, semble-t-il, de subir I'influence d'un ecrivain sur lequel on s'explique avec cette liberie.

Sans doute, ce n'est pas a dire qu'a lui tout seul, et par la seule contagion de son succes, Balzac ait opere la transformation que nous essayons de r6sumer. II y a eu d'autres causes ou, comme on dit aujourd'hui, d'autres facteurs de revolution du romantisme vers le natura- lisme. Par exemple, on s'est apergu, vers 1840, qu'une litterature person nelle etait ou devenait necessairement, et promptement, monotone ou extravagante. Elle devient monotone, parce qu'a vrai dire, et en depit de notre vanite, chacun de nous, fut-il Hugo, Lamartine ou Musset, n'a en somme que fort pen de choses a dire de lui - meme , et entre lesquelles , assurement, de I'un a I'autre, du poete du Lac a celui de la Tristesse d'Olympio, la maniere de les dire met quelque difference, mais ce sont pourtant les memes choses ; et nous les recon- naissons. line litterature personnelle veut-elle cependant eviter ce reproche ? II faut alors qu'elle cherclie son original! 16 dans le rare ou

172 H0N0R6 DE BALZAC.

dans I'exceplionnel, et, en ce cas, que I'artiste, en se contorsionnant, se fasse une maniere de denaturer, pour se Tapproprier, tout ce qu'il represente ; et, de cela, les Burgraves ou Buy Bias sont demeur6s des exempies fameux. U y a un furieux jugement de Balzac sur Buy Bias, dans ses Lettres a VEtrangere, et tel, j'en ai peur, que si Victor Hugo I'eiit connu, son opi- nion sur Balzac ne serait peut-etre pas celle qu'il a exprim^e en 1850, aux obseques du grand romancier.

D'un autre c6t6, il y avait une telle contra- diction, si profonde, entre I'esthetique du ro- mantisme et I'esprit g6n6ral du siecle, qu'il 6tait bien difficile qu'elle n'eclatAt pas sur plus d'un point a la fois. A la pouss6e d'individua- lisme qui avait caract^rise les ann6es de la Revolution et de I'Empire, un commencement ; de resistance se faisait done partout sentir, qui I n'6tait encore, k proprement parler, ni ce qu'on \ allait bient6t appeler le « positivisme », ni le ; « socialisme », mais qui les annongait en I quelque sorte I'un et I'autre. L'un des repre- I sentants de cette resistance est le grand philo- J sophe qui fut Auguste Comte, si sup6rieur k

HONORE DE BALZAC. 173

tous les universitaires qui affectaient de le dedaigner. Son Cours de philosophie positive, acheve de rediger en 1842, nous offre, avec la Comedie humaine, datee elle aussi de 1842, de remarquables analogies. La moins symp- tomatique n'est pas sans doute I'importance, nouvelle alors, que Balzac et Comte attachent aux sciences de la vie, qu'ils considerent tous les deux comme les veritables sciences. Et, en effet, les autres sciences ne sont que les sciences de I'abstraction ou de la pensee pure, mais } celles-ci sont les sciences de la realite. C'estf precisement aux environs de 1840 que ces idees | commencent a se repandre; et on comprend-''' ais6ment qu'ayant pour objet d'enl6ver Thomme h I'inutile, oiseuse, et vaniteuse contemplation de soi-meme , pour I'inciter a s'6tudier d'abord en tout ce qui n'est pas lui, mais autre chose que lui, les effets de ces idees se fassent ensemble partout sentir ou I'individualisme avait domine trop longtemps; et qu'ainsi la < transformation de la litterature nous appa- { raisse comme une consequence de la transfor- mation generate des esprits.

Ajoutons, si Ton le veut, qu'il y a en littera-

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174 IIONORE DE BALZAC.

ture des genres, commo le theatre, qui ne s'ac- commodent pas longtemps de n'etre pour le poete qu'un moyen dc s'expliquer, de se com- menter, ou de s'admirer lui-meme; et recon- I naissons franchement, a cette occasion, qu'ZTer- { nani, le Roi s'amuse, les Burgraves ne sont pas du I th^cltre. Le Chatterton de Vigny n'en est pas : davantage, ni le TheAtre de Musset : On ne badine pas avec I'amow, ou // ne faut jurer de rien. Sur quoi, je ne pretends nullement que rinteret litteraire ou que la valeur d'art en soit moindre : Charles Lamb ne Ten aurait trouvee que plus considerable, lui, qui ne re- prochait a Shakespeare que de ne pas etre parfaitenient injouable. Car il a fallu, disait-il, que, pour s'accommoder aux exigences de la scene, ce prince des poetes condescendit k s'humaniser, et en s'humanisant, a se « vul- gariser ». Et, pour ma part, c'est une opinion que je ne partage pas ! Mais ce qui du moins est certain, c'est que, si quelque genre en litte- rature demande imperieusement que I'auteur « s'aliene », pour ainsi parler, de lui-menie, et ne se montre jamais a nous qu'en « s'objec- tivant », c'est le theatre. Aucun dramaturge

HONORE DE BALZAC. 175

n'a ete le « montreur » de soi - meme ; oii pluiot, et si nous renversons la phrase, la formule sera plus exacte : aucun « montreur » de soi-meme n'a ete Shakespeare ou Moliere. Le succes d'Alexandre Dumas, et celui d'Eu- gene Scribe, que ce negre hilare, mais ja-^ loux, SB donnait les airs de mepriser si fort, | quoiqu'ils fussent de la meme famille de | fabricateurs dramatiques, a denonce sur la scene la faussete de I'ideal romantique ; et on a reconnu, des ce temps-la, que si le Verre d'eau, par exemple, et line Chaine, sont du thedtre, il faut absolument que Lelia et la Con- fession d'un enfant du siecle ne soient pas du roman .

Mais, de toutes ces causes de transforma- tion, je croirais volontiers que I'influence du I roman de Balzac a ete la plus active, litterai-l rement, en raison de la simplicite du prin- cipe de la « subordination au sujet », et de sal fecondite. Qu'aucun aspect de la realite ne fut indigne, en soi, d'etre represente par I'art, et que I'objet de I'art ne consistat meme qu'a reproduire fidelement cette realite, si le classi- cisme avait 6te la negation ou du moins la

176 HONORE DE BALZAC.

restriction perpetuelle de ce paradoxe, et si le romantisme en 6tait la contradiction, le roman de Balzac en ^taitla demonstration. Gommenc^e par Je Curd de Tours [1832] et par Eugenie Grandet [1833], la demonstration s'6tait poursuivie, d'ann6e en annee, avec la Recherche de fAbsolu [1834], le Pere Goriot [1834], le Contrat de mariage [1835], la vieille FiUe [1836], Cesar Birotteau [1837], le Cure de Village [1839], Une tenebreuse Affaire [1841], autant de r^cits dont on pourrait dire, avec un peu d'exage ration, pour se mieux faire entendre, et k I'exception toutefois I du dernier, que I'intrigue est h. peu pres nidle, \ et qui valent, nous I'avons dejci dit, non point i en depit, mais a cause de cette nullite meme ! Ce n'etait la rien de moins qu'un d^placement de I'ideal d'art qui avait jusqu'alors 6te celui du romantisme. Rien ne s'etait vu de plus considerable, depuis I'epoque ou Moliere et Racine avaient oper6, au coiur du classicisme, la revolution qui I'avait transform^ jadis, vers 1660, en un « naturalisme » uniquement tempore par les convenances mondaines. Et, coincidence assez remarquable! c'etait, dans I'un et dans I'autre cas, le meme moyen

HONORE DE BALZAC. 177

qui avait souverainement agi, je A^eux dire la determination de la formule definitive d'un genre par les maitres de ce genre : la comedie de Moliere au xvii® siecle, et, au xix' siecle, le roman de Balzac.

*

* *

Je n'ignore pas, j'ai meme des raisons p(?r- sonnelles de ne pas ignorer la resistance que la critique, ou les critiques, et les histo- riens de la litterature opposent a la doctrine de revolution des genres. Et je conviens d'ail- leurs que, pour autoriser cette resistance, s'ils n'invoquent en general que de pauvres rai- sons, cependant ils ne manqueraient pas d'ar- guments specieux. lis les trouveront peut-etre un jour ! Mais on en a oppos6 de plus specieux encore au « Darwinisme », et, quelques modifi- cations profondes que les progres des sciences biologiques aient apportees depuis quarante- cinq ans aux doctrines de Darwin, ni ces pro- gres ni ces arguments n'ont pu faire que les expressions, devenues classiques, de « selec- tion naturelle » et de « concurrence vitale »

178 HONORE DE BALZAC.

ne continuent d'exprimer des « fails ». G'est ici tout ce que je dirai de revolution des « genres », dans I'histoire de la litterature et de I'art. Les genres 6voluent, ou ils se transforment, c'est un fait ; la transformation ne se realise qu'en des circonstances et sous des conditions defi- nies, c'est un autre fait; et enfin e'en est un troisieme que, « comme il y a un point de bonte ou de maturite dans la nature », pareil- I lenient, il y a un point de perfection dans I'^vo- i lution d'un genre.

Le ronian de Balzac a plus d'une fois louche

ce point de perfection. II est venu ajouter

au roman, tel qu'on le concevait avant lui,

precisement ce qui lui manquait pour etre le

roman, et non le conte, par exemple, ou la

nouvelle , ou la comedie. Ce qui avait em-

p6ch6 le roman d'atteindre la perfection de

son genre, c'est qu'a3ant pour objet, et par

force ou par nature, non par choix, la

representation de la vie commune, une fausse

esthetique lui imposait cette strange condition

I de representer la vie commune en s'interdi-

( sant la representation des elements qui la cons-

I tituent. Imaginons des Hollandais, empeches

HONORE DE BALZAC. 179

de peindre les ustensiles de cuisine, la casse- role et le chaudron, le vase de gres ou le pot a tabac, le jupon de leurs vieilles femmes ou les hauts-de-chausses de leurs « magots » ; et demandons-nous ce qui subsisterait de la peinture hollandaise? Telle etait, ou k peu pres, la condition que Ton avait faite au roman. Et longtemps, quoiqu'elle fut contra- dictoire, les romanciers I'avaient subie, parce que, d'une part, les classiques les plus intran- sigeants n'auraient ose nier que 1' « imitation de la nature et de la vie » fiit au moins le fondement, sinon le terme de I'art, et ils ne pouvaient done ouvertement nier la legitimit6 du roman; mais, d'autre part, on exigeait qu'il ne s'attachat, dans la representation de la nature ou de la societe, qu'a ce qui les particularisait, les singularisait, et les caracte- risait le moins. G'est Balzac qui le premier a triomph6 de ces exigences, et ainsi permis au roman de se « realiser ».

Qu'arrivait-il, avant kii, quand par hasard un romancier s'avisait de faire entrer dans son recit des Elements qui, par definition, comme la description d'un mobilier ou d'un costume,

180 HONORE DE BALZAC.

ou encore commecelle d'une maladie, n'6taient pas reputes litt^raires ? 11 se « disqualifiait » lui-meme, au regard de I'opinion comme de la critique ; et, dans I'histoire des efforts du ro- man vers la perfection de son genre, tout 6tait done k recommencer 1 Les choses, nous I'avons vu, n'avaient un peu change qu'avec Walter Scott, quand on avait bien dtj recon- naitre que ces moyens, reputes mMiocrement I litteraires, 6taient les seuls qu'il y eut de « si- ; tuer », ou de « localiser » un recit dans I'his- jtoire. Nous avons essaye de dire, dans le present chapitre, comment Balzac avait fait le reste. Avons-nous assez dit qu'il I'avait fait sans presque y prendre garde? par une ins- piration de genie ; et non point du tout, comme Hugo, dans la Preface de Cromwell, en vertu d'une theorie d'art specialement elaboree dans des cenacles de litterateurs ? Et sans doute aussi c'est pourquoi, de la Preface de Cromwell, ni de son esthetique presque gro- tesque, il ne demeure a peu pres rien, tandis que nous verrons plus loin quel les ont ete les consequences de I'oeuvre de Balzac. Est-ce done a dire que Ton se fut mepris

HONORE DE BALZAC. 181

jusqu'a Balzac, noii seulement sur les moyens de porter le roman k la perfection de son genre, mais sur I'objet meme du roman? Gela se pourrait, et n'aurait rien de tres extraordi- naire : les poetes et les critiques, en France, ne se sont-ils pas mepris, pendant plus de deux siecles, sur les conditions du lyrisme? Mais ici c'est autre chose, et la verite, c'est que pendant longtemps « la representation de la vie » n'a pas ete consideree comme un objet digne de I'art. Ge qui a et6 en question durant tout I'age classique, ce ne sont pas les moyens d'acheminer le roman vers sa perfec- tion, c'est, au fond, le roman comme genre lit- teraire. Et aussi, c'est pourquoi, durant tout I'age classique, pas plus en Italic qu'en An- gleterre ou en Espagne qu'en France, aucun grand <5crivain, a I'exception du seul Cer- vantes, et don Quichotte est-il un roman ? ne s'est exerce dans le roman. Des romanciers ont pu se rencontrer, qui furent de remarquables ecrivains, Daniel de Foe, par exemple, en Angleterre ou, chez nous, Alain Ren6 Le Sage, mais ce n'est ni a son Gil Bias que Le Sage, ni a son Rohinson que de Foe ont appliqu6 leur

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182 HONORE DE BALZAC.

principal efl'ort. Inverseinent, un ecrivain de quelque consideration, duranl tout I'age clas- sique, s'il avait compose quelques romans, n'y voyait que pure bagatelle; et quiconque eCit dit ci Voltaire que son Candide ou son Zadig enterreraient sa Zaire, et meme son Charles XII, Voltaire eut trouve I'impertinence singuliere. Encore Candide et Zadig ne sont- ils point des « representations de la vie » 1 G'etait done bien le roman, comme tel, que I'cige classique avait meprise, regarde comme un genre inferieur, delegue a ceux qui n'etaient point capables de VOde ou la Tragedie, voire de VEpttre ou du Vaudeville. Mais aussi c'est pourquoi, rien qu'en le relevant de cette con- dition d'inferiorite, Balzac a fait une si grande chose. « Quelle vanit6 que la peinture qui attire notre admiration par I'imitation de clioses que nous n'admirons point 1 » Ge prin- cipe avait ete celui de I'age classique. Balzac I'a ren verse sans retour, en montrant et en justi- fiant le pourquoi de cette admiration.

G'est qu'aussi bien si, comme en pein- ture, I'objet que nous « imitons » n'est qu'une fleur, ou un arbre, ou meme lin animal, il

HONORE DE BALZAC. 183

n'y a de place qu'4 la litteralite de rimitation et a la virtuosite de I'artisle. Je le dis du moins, sans en etre absolument sur, et lout pret a croire qu'il y a quel que chose de plus dans un paysage de Ruysdael. Mais ce qui est bien certain, c'est que, quand on « imite » une civilisation ou une societe tout entiere,- alors, la fidelite de I'imitation va plus loin qu'elle-meme ; et la « representation de la vie » devient necessairement une « etude de mcEurs_», \ comme disait Balzac, ou une « etude sociale », l comme nous disons aujourd'hui. On ne pent i ecrire le Pere Goriot ou la Cousine Bette sans y envelopper, fut-ce involontairement, une ana- lyse des conditions de la famille frangaise au xix^ siecle, et on ne pent peindre le Medecin de campagne ou le Cure de village sans y mettre en lumiere la structure intime de cette society. En oe sens, il y a vraiment dans la Comedie \ humaine ce qu'on appelle de nos jours une f sociologie. C'est elle qu'il nous faut etudier * maintenant dans les romans de Balzac, et, apres avoir essaye d'en dire la signification historique et la valeur esthetique, il nous faut essayer d'en mesurer la portee sociale.

CHAPITRE VI

LA PORTEE SOCIALE DU ROMAN DE BALZAC

On n' « observe » pas pour I'unique satis- faction d' « observer*, quoique d'ailleurs le plaisir puisse en etre extremement vif, et, meme dans I'ordre scienlifique, ou surtout dans I'ordre scientifique, aucune « observation » n'est a elle-meme sa fin. C'est ce que ne savent pas toujours ceux qui se d6corent ou qu'on lionore de ce nom d' « observateurs » ; gens qui confondent communement la science avec la statistique, I'erudition avec un sys- teme de ficbes ; et dont on pourrait dire qu'ils « observent » les fails comme les philat^listes collectionnent les timbres-poste. II n'y en a

HONORE DE BALZAC. 185

jamais assezl et si quelqu'un, un beau jour, tire quelque parti de leur collection, ils ne lui en voudront pas; mais, en attendant, ils ne se soucient, eux, et ils ne s'enorgueillissent que de I'avoir formee.

L' « observation » de Balzac est quelque chose de plus, et de tres different. « J'ai ete pourvu d'une grande puissance d'observalion, ecrivait-il a madame Hanska, tout au debut de leur liaison, au commencement de 1833, parce que j'ai 6ie jete a travers toutes sortes de professions, involontairement. Puis, quand j'allais dans les hautes regions de la societe, je souftrais par tous les points ou la souffrance arrive, et il n'y a que les ames meconnues et les pauvres qui sachent observer, parce que tout les froisse, et que I'observation resulte d'une souffrance. La memoire n'enregistre rien que ce qui est douleur. A ce titre elle vous rappelle une grande joie, car un plaisir [un grand plaisir] louche de bien pres a la douleur. Ainsi la societe dans toutes ses phases, du hmii en hgs^ ainsi les Mr/islniinns^ les religions, les histoires. le tern.ps preaentj tout a ete analyse el observe far moij » II y a \k un peu d'exagera-

186 HONORE DE BALZAC.

tion et meme de charlatanisme. « Les legisla- tions; les religions; les histoires »; c'est beau- coup : et Balzac les a peut-6tre devinees, mats « analys^es » I ou s6rieusement, consciencieu- sement 6tudi6es, c'est une autre affaire, et le correspondant de 1' « Etrangere » ne se mocjue-t-il pas un peu d'elle? Si les legisla- tions, les religions, les liistoires ne sont peut- ^tre pas I'arcane qu'en voudraient faire quel- ques-uns de ceux qui les etudient, et qui les monopoliseraient volonliers, s'ils le pou- vaient, elles ne se laissent pourtant pas surprendre en moins de temps que Ton n'en met h. 6crire Clotilde de Lusignan; et, de fait, on ne voit que trop, quand il pretend toucher a de certains sujets, combien I'erudition de Balzac est superficielle. C'est ce que Sainte- Beuve lui prouvera [Gf. Port Royal, edit, in-18, I, 549-559]; et c'est ce que jamais ils ne se pardonneront I'un a I'autre...

Mais ce qui est int6ressant ici, c'est I'id^e que Balzac se forme de I'observation. Tdchons en effet de le bien entendre. Que veut-il dire quand il se vante « d'avoir tout observe » ? II n'a point pris de « notes », ni constitue de

HONORE DE BALZAC. 187

« dossiers » ! Ou en eut-il trouv6 le temps? Au sens ou Ton entend communement le mot, Balzac n'a pas eu le loisir d' « observer » ; et, d'ailleurs, il n'en eiit pas eu la patience. Mais il a « observe » tout ce qu'il lui fallait connaitre pour pouvoir « realiser » le monde qu'il portait dans sa tete, et lui communiquer ce principe ou ce souffle de vie sans lequel des « dossiers » et des « notes », quel qu'en soit le contenu, ne sont de leur vrai nom que d'inutiles paperasses. Ayant sa vision a lui, complete, sinon precise, ou confuse, mais totale, d' « une societe dans toutes ses phases » , il n'a demande a Y « observation » que les moyens actuels de donner un corps a sa visiop, Et, pour la ressemblance de cette vision avec la realite, ce n'est point du tout en les con- frontant, ou en les contrdlant I'une par I'autre, qu'il s'en est assure, mais en les rapportant I'une et I'autre ci leurs causes generatrices, et en obsei'vant, de meme qu'il inventait, si je puis ainsi dire, dans la direction de la nature. Naturaliste, de fait, I'observation de Balzac est sociale d'intention; et peut-etre devrions- nous dire qu'elle est sociale en tant que natu-

188 IIONORE DE BALZAC.

raliste, si precis6ment rhomme naturel est rhomme social, et non pas celui que Ton commence par isoler ou par abstraire de la society pour le mieux observer.

Quand nous parlons de la port6e sociale du roman de Balzac, nous n'avons done point \d'egard ci ses opinions politiques ou reli- j gieuses, qui n'ont rien eu de tres profond, ni de tres original; et surtout qui n'ont que d'assez lointains rapports avec la qualite de son oeuvre, et la nature de son genie. Je veux dire par lii que, si Balzac, au lieu de se declarer « catholique » et « royaliste», avait professe des opinions exactement contraires, je ne vois pas bien ce qu'il y aurait de change dans la con- ception de son Pere Goriot, ou dans le dessin de son Cousin Pons. Nous voyons parfaitement ce que ne serait pas Delphine si madame de Stael etait n€e « catholique » ; mais le critique ou I'historien serait assurement tres subtil, qui retrouverait dans Atala le « royalisme » de Cha- teaubriand. C'est ce qu'il faut dire de Balzac. S'il lui est arrive d'ecrire un roman tout ex- pres, comme le Medecin de campagne, pour y exprimer son ideal religieux et politique a

HONORE DE BALZAC. 189

la date de 1833, on I'y retrouve, naturelle- ment; et, dans une analyse du Medecin de cam- pagne, il faudrait done discuter les opinions que Balzac a mises dans la bouche du docteur Benassis. Mais, d'une maniere general p., Tart. d^J Balzac, sa conception de Tart et de la vie, la; representation qu'il nous en a donnee dans-sat Comedie humaine, ne sont ni necessairement. ni I meme tres etroitement solid^'rps dp. sp.s npi-t nions politiques ou religieuses.

II a essaye, je le sais bien, de se persuader le contraire a lui-meme, et il I'a essaye perse- veramment et obstinement, dans les Prefaces que nous avons vu qu'il dictait a Felix Davin, et dans VAvaiit-propos de la Comedie humaine', et je pense qu'il y a reussi. II ne I'a pas per- suade a ses contemporains, qui, tout en I'ad- mirant, ont semble faire assez pen de cas de sa politique ou de sa « sociologie ». Les opi-j nions politiques ou religieuses de Balzac, [ quoi que d'ailleurs nous en pensions, et quel nous les partagions ou non, ne font pas corps avec son oeuvre. EUes s'en distinguent, et on les en detache. Et elles pen vent d'ail- leurs avoir leur int^ret, mais cet interet

11.

190 HONORE DE BALZAC.

n'est pas d'une autre nature que celui que nous inspirent les opinions de George Sand ou de Victor Hugo.

On nous excusera d'insister sur ce point. Mais ce serait gravement alt^rer la physionomie vraie de Balzac que de se le representer sous le bonnet, si j'ose ainsi dire, d'un docteur es sciences sociales. La competence et I'autorite ne s'improvisent pas plus en matiere poli- tique ou religieuse qu'en matiere scientifique; et, pas plus que les romanciers ou les drama-

j turges ses contemporains, Balzac, avant de toucher aux choses de la politique et de la religion, n'a pris la peine ou ne s'est donn6

1 le loisir de les etudier. G'est pourqu'oi, lors- qu'il affirme, par exemple, que « le christia- nisme, et surtout le catholicisme, 6tant un systeme complet de repression des tendances d6prav6es de Thomme, est le plus grand ele- ment d'ordre social », nous entendons bien ce qu'il veut dire, et il se pent qu'il ait raison, comme il se peut qu'il ait tort, mais on serait etonne si nous discutions s6rieusement son affirmation! II ne faut pas non plus nous le dissimuler: une apologie du christianisme

HONORE DE BALZAC. 191

sera toujours suspecte sous la plume de I'au- teur de Splendeurs etMiseres des Courtisanes, pour ne rien dire des Petites Mlseres de la Vie conjugate ou de la Physiologie du Mariage, qui sqnt des livres parfaitement indecents. Mais quand Balzac ne serait pas I'auteur de quel- ques-uns de ses romans, il nous suffirait de connaitre I'histoire de sa vie, pour etre bien assures qu'entre la negociation de deux traites de librairie, ou I'achat de deux meubles de Boulle, n'ayant jamais sans doute etudie serieu- sement le catholicisme ou le christianisme, ce qu'il en a pu dire ne saurait done passer la portee d'une boutade; et son autorite n'en est vraimeni pas une.

Laissons done de cote les dissertations dont il a pu remplir son Cure de village ou son Me- decin de campagne ! Laissons de cote les obser- vations qu'il a pu faire, en passant, sur le « systeme des concours », ou sur le « pouvoir de I'association ». Ce que Ton veut dire, quand, on parle de la portee sociale des romans de;| Balzac, c'est que, comme nous venons d'en faire tout a I'heure la remarque, la society qu'il a representee dans son oeuvre est « une

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society complete*, ou presque complete, pour- vue de tous ses organes, dont aucun n'est con- sider6 dans son independance, et pour lui-meme ou pour lui seul, mais dans son rapport avec les autres et avec I'ensemble. On veut dire encore que, dans un genre tel qu'etait avant lui le

I roman, denature, fausse, des6quilibre par la preponderance qu'y oecupait la peinture des

: passions de Tamour, Balzac, en introduisant la representation des autres passions, en a fait une image representative de la soci^t6 tout entiere, dont la preoccupation principale, en aucun temps, quoi qu'on en disc, n'a ete d' « aimer ». EUe ne I'a jamais ete qu'en litterature, et surtout depuis les romantiques. Et on veut dire encore, si Ton se rappelle ici ce que nous avons dit de la « valeur historique » du roman de Balzac, que, dans la des- cription ou la representation de cette societe, il a eu I'art d'en faire pressentir les modifi- cations prochaines, et ainsi, de nous mon- trer a I'oeuvre, dans le mecanisme de leur fonctionnement quotidien, les ressorts dont il avait commence par mettre les principes k nu.

IIONORE DE BALZAC. 193

* * *

Une « societe complete », avec tous ses organes, ou, ainsi qu'il dit lui-meme « avec sa genealogie et ses families... ses nobles, ses | bourgeois, ses artisans et ses paysans, ses poli- tiques et ses dandys », et on pourrait ajouter: ses magistrats et ses diplomates, ses gens de lettres et ses hommes d'affaires, ses avou6s, ses medecins, ses commergants, ses militaires, c'est effectivement ce qui ne s'etait point vu dans le roman, avant Balzac, et depuis lui, nous pouvons le noter des a present, c'est ce qui ne s'est point revu. Les heros de Balzac ne | vivent, pour ainsi parler, qu'en « fonction » les I uns des autres, d'une vie qu'on pent appeler j « sociale » par excellence, et dont les accidents | ne dependent, pour ainsi dire, pas d'eux, mais des circonstances, et par consequent des in- ; Alienees qui les fagonnent.

<c II n'y aqu'un animal, ecrivait-il dans VAvant- propos de la Comedie humaine. Lecreateur ne s'est servi que d'un seul et meme patron pour tous les etres organises. L'animalestunprincipequi

194 HONORE DE BALZAC.

prend sa forme exl^rieure, ou, pour parler plus exactement, les differences de sa forme, dans les milieux on il est appele ci se d6velopper. Les especes zoologiques resultent de ces diffe- rences. » Et plus loin : « II a done existe, il existera done de tout temps des especes sociales comme il y a des especes zoologiques. » L'analogie est sans doute plus apparenle que r^elle. Quoi que Balzac en dise, il n'est pas vrai que « les differences qui existent en Ire un soldat, un ouvrier, un administrateur... » soient « aussi considerables » que celles qui distinguent « le loup, le lion, I'ane, le corbeau, le requin et... le veau marin ». Les « especes zoologiques » varient-elles? G'est un point dont nos savants, en depit de Lamarck et de Darwin, ne torn bent pas encore d'accord, un demi- siecle apr^s Balzac. Mais il semble pourtant plus facile de faire, avec un ouvrier, un soldat et meme un marechal de France, 11 y en-a des exemples dans Thistoire et dans le roman de Balzac, qu'un lion avec un Ane ou qu'un loup avec un veau marin ; et les « especes sociales » ont une tout autre plasticity que les especes de la nature.

HONORE DE BALZAC. 195

La formule n'en est pas moiiis celle des per- sonnages de Balzac. lis prennent vraiment « leur forme » ou « les differences de leur forme », dans les milieux ou « ils sont appeles a se deve- lopper » ; et c'est ainsi qu'un soudard, comme Philippe Bridau, un vermicellier, comme le pere Goriot, un soldat sorti du rang, comme le commandant Genestas, des femmes comme la duchesse de Langeais, madame de Nucin- gen, madame Camusot de Marville, deviennent dans sa Comedie I'expression d'une condition sociale tout entiere, avec, si je puis ainsi dire, ses « tenants » et ses « aboutissants », les circonstances desa formation, I'enchevetrement de ses effets et de ses causes, sa valeur indi- viduelle et typique a la fois. « Non seulement les hommes, a dit encore Balzac, mais encore les 6venements principaux de la vie se formu- lent par des types. II y a des situations qui se representent dans toutes les existences, des phases typiques, et c'est la I'une des exacti- tudes que j'ai le plus cherchees. » A sa place, dans VAvant-propos de la Comedie hwname, cette phrase est un peu obscure. On ne voit pas bien comment « les evenements principaux de

196 HONORE DK BALZAC.

la vie se formulent par des types ». Mais pour I'entendre, nous n'avons qu'a la rapprocher de celte autre phrase : « Mayenne et Gharleville ont leur Grandet, comme Saumur » ; et n'est-il pas vrai qu'aussitdt tout s'6claire? Les ro- mans de Balzac sont des romans sociaux en ce sens que les individus n'y existent reellement pas en dehors et ind6pendamment de la classe dont ils sont les repr6sentants, ni con- s6quemment, de la « soci6t6 » dont ils sont les creatures.

lis sont encore « sociaux » pour la persis- tance avec laquelle, dans la plupart d'entre eux, sans chercher d'ailleurs a 6tablir aucune these, Balzac a essaye de reconnaitre et de mettre, disions-nous, a nu les ressorts essentiels de cette societe.

C'est ainsi qu'il s'est complu a etudier, dans

{ une s6rie d' « arrivistes », qui va de son Ras- |> i tignac a son Vautrin, ce dechainement d'ener-

!; gie brutaleprovoqueparl'exemple de Napoleon et de sa prodigieuse fortune, et dont la critique s'obstine, je ne sais pourquoi, k vouloir voir le modele ou I'incarnation dans le Julien Sorel de Stendhal. [Le Rouge et le Noir, 1830.] Mais,

HONORE DE BALZAG. 197

en comparaison de ce que sont les heros de I'energie dans le roman de Balzac, ce Julien Sorel / n'est qu'un fantoche, en qui je ne voudrais pas decider ce qu'il convient d'admirer le plus, de I'incoherence du personnage, ou de la fatuite de I son auteur. Le seul Rastignac de Balzac est plus ^ vrai dans un de ses gestes, que Julien Sorel dans toute sa personne; et, si Ton veut des modeles de cette energie suscitee dans les ima- ginations de la jeunesse d'alors par I'emula- tion de Napoleon, c'est dans la Comedie humaine que Ton les trouvera. On sait que I'un de leurs caracteres est I'absence de toute espece de scrupule, et c'est ce que Ton a quelquefois appele rinimoralite de Balzac. Nous revien- drons dans un instant sur ce point, mais ici, ou il ne s'agit que de la verite humaine de I'imitation, nous nous bornerons a demander quels scrupules, de quelle nature, ont done arrete dans leurs entreprises un Napoleon, un Talleyrand ou un Fouche?

Ce que Balzac n'a pas mis en une moindre lumiere, c'est, dans la societe nouvelle, issue de > la Revolution, la desorganisation de la famille f par la poussee de I'individualisme. Ici encore |

198 IIONORE DE BALZAC.

nous ne discutons pas, et nous nous defen- dons d'aborder le fond de la question. Si c'est la famille ou si c'est I'individu qui doit etre consid6r6 comme la « cellule » primitive de I'organisme social, les romans de Balzac n'ap- portent aucun argument dans I'un ou dans I'autre sens. Nous n'avons pasdavantage a nous 6tendre en considerations sur le droit d'ainesse, ou sur nos lois successorales, puisque Balzac, dans ses r^cits, n'a jamais traite I'un et I'autre sujet que par maniere de digression. Mais tout , ce qu'il suffitdedire, c'est que, si la dissociation des anciennes coutumes familiales est en partie I'oeuvre du temps, sans aucun doute, mais en partie aussi I'oeuvre de la Revolution frangaise, nul ne I'a mieux vu que Balzac ; et sa Comedie humaine est comme impregnee de cette convic- tion. II a le nouvel individualisme en haine, et, en un certain sens, contre ce grand ennemi de toute abnegation, comme de tout esprit de soli- darity, son ceuvre n'est qu'une espece de requi- sitoire, ou plutdt de croisade. C'est en quoi je la liens pour eminemment sociale. Elle ramene constamment sous le regard de notre attention ce probleme social entre tous, de I'organisation

HONORE DE BALZAC. 199

de la famille dans son rapport avec la societe. Eugenie Grandet, le Pere Goriot, un Menage de Gaj'Qon, Modeste Mignon, la Muse du Departement, les Soujfrances d'un Irwenteur, le Cousin Pons, la Cousine Bette sont essentiellement des « drames de famille ». Et s'il s'en degage une legon, c'est celle-ci, que, par la desorganisation de la fa- | mille, les societes modernes s'acheminent vers un etat de choses ou , la tyrannie de la loi s'exercant universellement, sans obstacle et| sans intermediaire, il n'y aura pas de milieu entre I'individualisme anarchique, d'une part, et I'ecrasement de I'individu par la collectivite anonj^me et impersonnelle.

« La famille sera toujours la base des so- cietes. Necessairement temporaire, incessam- ment divis6e, recomposee pour se dissoudre encore, sans liens entre I'avenir et le passe, la famille d'autrefois n'existe plus en France. Ceux qui ont proced6 k la demolition de I'an- cien edifice ont ete logiques en partageant ega- lement les biens de la famille, en amoindris- sant I'autorite du pere, en faisant de tout enfant le chef d'une nouvelle famille, en sup- primant les grandes responsabilites ; mais

200 UONORE DE BALZAC.

rfitat social reconstruit est-il aussi solide avec ses jeunes lois, encore sans longues epreuves, que la monarchie I'etait avec ses anciens abus ? I En pcrdant la solidarite des families, la societe ' a perdu celte force fondamentale que Montes- quieu avail decouverte et nommee Vhonneur. Elle a tout isole pour mieux dominer, elle a tout partage pour afTaiblir. Elle regne sur des unites, sur des chiffres agglom6r6s comme des grains de hU dans un tas. Les interets gene- raux peuvent-ils rem placer les families? Le temps a le mot de cette grande question. » [Le Cure de village.]

En attendant qu'on en vienne k cette extr6-

mile, ce que Balzac a encore admirablement

, vu et montre dans son oeuvre, c'est le develop-

) pement d'une forme d'egoisme qui s'oppose

i en quelque mesure a cette tyrannic de la collec-

tivite. Les egoistes de Balzac sont d'une espece

particuliere, dont le trait distinctif consiste en

ceci que leur conscience n'a jamais hesite,

et en admettant qu'ils aient une conscience,

sur la legitimite de leur droit a la vie et au

succes. Et, en effet, leur egoisme, celui d'Eu-

gene de Rastignac ou de Celestin Crevel, par

HONORE DE BALZAC. 201

exemple, fait partie, pour ainsi dire, d'un sys- teme social a la conservation et au maintien duquel il concourt. Si nous en voulions croire quelques economistes, « la concurrence » serait « r^me du commerce », et on sait que peu leur importe au prix de quelles mines et de quels desastres elle s'exerce ! Qu'importe k la societe ' la deconfiture d'un Cesar Birotteau, si Ton fabrique toujours plus d' « huile de macas- sar », et que, de jour en jour, I'industrie nous la livre ci meilleur marche? Ainsi, les egoistes | de Balzac estiment que leur succes n'est pas i seulement le leur, mais celui de toute une I clientele, qu'ils trainent avec eux, et m6me | celui de toute une classe. C'est ce qui leur donne en eux-memes une confiance dont la securite n'a d'6gale que I'enormite de leurs app6tits. En s'appliquant a reussir, et dans la mesure ou ils y parviennent, ils donnent I'exemple du succes ! Leur histoire, a eux autres, devient ce que Balzac appelle « une formule de vie » I On dirait de ces milliar- daires americains qui, n'ayant jamais eu d'autres preoccupations que de gagner de I'ar- gent, se trouvent, en le gagnant et pour le

202 HONORE DE BALZAC.

gagner plus vite, avoir transforme toute une Industrie et, par la transformation de cette industrie, la maniere dont vivaient des milliers de leurs semblables. C'est encore en ceci que le roman de Balzac a vraiment une portee sociale.

Aussi, conQoit-on ais6ment que, preoccup6 de reconnaitre, de saisir et de fixer tous ces traits, Balzac n'ait donn6 dans son oeuvre qu'une place tout k fait secondaire a la pein- i ture des passions de Tamour, tandis qu'au contraire il en faisait une considerable a la question d'argent. Nous n'avons pas k revenir sur ce point. Mais nous pouvons ajouter quel- ques mots a ce que nous en avons deja dit ; et, sans doute, il n'est pas inutile de bien voir comment la portee sociale des romans de Balzac resulte, pour une part, de cette subor- dination des passions de i'amour.

J'ai tache d'expliquer ailleurs, et plus d'une fois, les raisons du prestige universel qu'exer- Qait, au theatre ou dans le roman, la repre- sentation des passions de I'amour. Les passions de I'amour sont les plus « universelles » de toutes, et chacun de nous pent se flatter

HONORE DE BALZAC. 203

d'avoir en lui de quoi les ressentir, ou au moins de quoi les comprendre. Mais, apres cela,ramour, le grand amour, I'amour passion, celui qui se deploie dans les drames de Sha- kespeare, ou dans les tragedies de Racine, ce genre d'amour est assez rare; et peut-6tre faut-il nous en feliciter ! La race du chevalier Des Grieux, et des Valentine ou des Indiana n'est pas de celles dont on doive encourager la multiplication. 11 y en aura toujours assez! Mais ce qui est surtout vrai, c'est qu'en sem- ' blant faire de Tamour I'unique preoccupation ] de ses heros, le roman. jusqu'a Balzac, a j fauss6 la representation de la vie. L'humanit6, en general, est preoccupee de tout autre chose que d'amour; d'autres interets la sollicitent, et d'autres necessites lui font sentir leur poids. L'amour n'est et n'a jamais ete, ni ne pent etre la grande affaire que de quelques desoeuvres, dont le temps n'est ni de I'argent, ni du tra- vail, ni de Taction, ni quoi que ce soit qui se puisse transformer en utility sociale. C'est pourquoi les amoureux auront done leur place dans la representation du drame de la vie; mais ils n'y auront que leur place; et, de

204 HONORE DE BALZAC.

leur amour meme, aussi souvent que la v6rit6 du r6cit I'exigera, des preoccupations 6tran- g6res a cet amour les en detourneronl.

Complete, en ce sens que tous les elements qui forment la soci616 contemporaine de Balzac y figurent en Jeur rang, la representation Test done en ce sens aussi qu'aucun des ressorls n'y est omis qui actionnent cette soci6te. « Social » par la nature des preoccupations, je ne dirai pas qui le dominent, mais qui le remplissent, et meme qui s'y font quelquefois jour comme a I'insu de i'auteur, le roman de Balzac est ; « social » ])ar la nature des moyens qui lui j servent a manifester ces preoccupations. On remarquera que c'est precisement ce qui manque aux romans de George Sand, qui tous ou presque tous, de 1830 a 1848, ont eu des pretentions « sociales ». « Nous pr6parons une revolution pour les moeurs futures », disait- cUe a Balzac lui-meme en 1838, mais dont les moyens sont demeures purement « litte- raires » ou « oratoires », et dont les person- nages n'ont pense, pourrait-on dire, qu'en fonction de leur amour I Les romans de George Sand, je dis les meilleurs, sont des romans k

HONORE DE BALZAC. 205

pretentions sociales, mais de peu de portee sociale, et que la « beaute du style » n'em- peche pas d'etre aujourd'hui gen6ralement illisibles : les romans de Balzac ont d'autant plus de port6e qu'ils ont moins de pretentions; et le meilleur a cet egard n'en est pas le Medecin de campagne.

* * *

Je consens d'ailleurs que, dans la mesure oij il n'est pas indifferent a une doctrine de pouvoir se reclamer ou s'autoriser de I'adhe- sion d'un grand esprit, on 6tende un peu au dela de ces conclusions, la « portee sociale » des romans de Balzac. S'il est done une fois bien entendu qu'avec tout son genie qui, par ailleurs, I'eleve si fort au-dessus d'un M. de Bonald ou d'un Joseph de Maistre, Balzac n'est cependant ni I'un ni I'autre de ces deux grands esprits, il y a lieu, non pas de discuter, 1 nous I'avons dit, mais de relever, ou d'enre- ' gistrer quelques-unes de ses opinions. Elles ne sont denuees ni de quelque justesse, ni meme, et en d6pit de la maniere dont il les

12

206 HONORE DE BALZAC.

a fornixes, c'est-a-dire sans grande 6tude ni reflexion, de quelque profondeur.

G'est ainsi qu'il est interessant de le voir, en toute occasion, lui, Balzac, le contemporain de George Sand et de Victor Hugo, non moins incapable qu'eux, je ne dis pas de subir per- sonnellement aucun joug, mais de s'astreindre yk aucune discipline, denoncer Tindividua- \ lisme coinme^Torigine a pen pres unique des I maux qui travaillent la societ6 de son temps . II en accuse ailleurs « le manque de religion » et « la toute-puissance de I'argent ». Mais le grand ennemi, c'est I'individualisme ; et, en effet, ce sont de dangereux personnages que des « individualistes » comme son Rastignac, son Vautrin, ou son Bridau, L'accuserons- nous, a ce propos, de contradiction, et fein- drons-nous, avec une ironie facile et banale, de nous etonner que ses principes ne soient pas d'accord avec son « temperament » ? En aucune maniere! nous surtout qui croyons que les « principes » nous ont 6te donnes pour contredire et regler les « temperaments » . Mais, ce qui sera beaucoup plus juste, et con- forme a la realite, nous verrons dans la guerre

HONORE DE BALZAC. 207

que Balzac n'a pas cesse de faire a I'indivi- dualisme, depuis le Medecm de campagne jusqu'a la Cousine Bette, une conclusion de son enqiiete sur la societe de son temps, et une conclusion dont la vraisemblance se for- tifie, pour ainsi dire, de tout ce qu'elle a de contraire au temperament du romancier. Pour qu'une telle conclusion s'imposat a Balzac n'a-t-il pas fallu qu'elle lui parut d'une evi- dence ou d'une clarte Men aveuglante? et ceci vaut sans doute la peine d'etre note.

Voici maintenant sur le suffrage universel ; une page que j'emprunte au Medecin de cam- ^ pagne; c'est le docteur Benassis qui parte :

c( Le suffrage universel, que reclament au- jourd'hui les personnes appartenant a I'oppo- sition dite constitutionnelle , fut un principe excellent dans I'Eglise, parce que, comme vous venez de le faire observer, cher pasleur, les individus y etaient tous instruits, disciplines par le sentiment religieux, imbus du meme systeme, sachant bien ce qu'ils voulaient et ou lis allaient. Mais le triomphe des idees k I'aide desquelles le liberabsme moderne fait impru- demment la guerre au gouvernement prospere

208 HONORE DE BALZAC.

des Bourbons serait la perte de la France et des libdraux eux-m6mes. Les chefs du cole gauche le savent bien. Pour eux, cette lutte est une simple question de pouvoir. Si, a Dieu ne plaise, la bourgeoisie abattait, sous la banniere de I'opposition, les superiorities sociales contre lesquelles sa vanit6 regimbe, ce triomphe serait immediatement suivi d'un combat soutenu par la bourgeoisie contre le pen pie, qui, plus tard, verrait en elle une sorte de noblesse, mesquine, il est vrai, mais dont les fortunes et les privi- leges lui seraient d'autant plus odieux, qu'il les sentirait de plus pres. Dans ce combat, la society, je ne dis pas la nation, p6rirait de nou- veau, parce que le triomphe loujours momen- tane de la masse souffrante implique les plus grands d^sordres. Ce combat serait acharne, sans tr^ve, car il reposerait sur des dissidences instinctives ou acquises entre les electeurs, dont la portion la moins 6clairee, mais la plus nombreuse, I'emporterait sur les sommites so- ciales dans un systeme ou les suffrages se comp- tent et ne se pesent pas.

» Telles sont les raisons qui m'ont conduit k

HONORE DE BALZAC. 209

penser que le principe de I'election est un des i plus funestes a I'existence des gouvernements modernes. Certes, je crois avoir assez prouve ( mon attachement a la classe pauvre et souf- frante, je ne saurais etre accuse de vouloir son malheur; mais, tout en I'admirant dans la voie laborieuse ou elle chemine, sublime de patience et de resignation, je la declare inca- pable de participer au gouvernement. Les pro- letaires me semblent les mineurs d'une nation, et doivent toujours rester en tutelle. Ainsi, selon moi, le mot election est pres de causer autant de dommage qu'en ont fait les mots conscience et liberte, mal compris, mal defmis, et jetes aux peuples comme des symboles de revolte et des ordres de destruction. »

Je ne voudrais pas encore traiter trop negligemment quelques-unes des vues qu'il a exprimees sur le catholicisme, et qui font de I lui, avec Lamennais, un des precurseurs de ce . que Ton a depuis lors appele le « catholicisme \ social ». Meme, il a evite I'ecueil ou s'est brise r'auteur des Paroles (Tun Croyant, et tandis que celui-ci fmissait, dans son ardeur demo- cratique, par faire des deux mots de « catho-

12.

210 nONOR^ DE BALZAC.

licisme » et de « d^mocratie » deux termes toujours convertibles, et, de tout ce qu'ils repr^sentent, deux choses constamment ade- quates, Balzac a tres bien vu qu'on pouvait etre un excellent Chretien, sans etre un « demo- crate », et surtout un parfait « democrale », sans etre aucunement chrelien. « Ge pretre, dit-il de Tun de ceux qu'il a mis en scene dans son Cure de village, I'abb^ Dutheil, apparlenait k cette minime portion du clerge frangais qui penche vers quelques concessions, qui voudrait associer VEglise aux inierets populaires pour lui faire reconquerir, par I'application des vraies doctrines evangel iques, son ancienne influence sur les masses, qu'elle pomrait alors relier a la monarchie. » II revient sur la meme idee, dans un autre endroit du meme r6cit, par la bouche de I'abbe Bonnet, c'est le « cur6 de village » : « Initie peut-etre par mes peines aux secrets de la charite, comme I'a definie le grand saint Paul dans son adorable E'pltre, je voulus panser les plaies du pauvre dans un coin de terre ignore, puis, prouver par mon exemple, si Dieu daignait benir mes efforts, que la religion catholique, prise dans ses

HONORE DE BALZAC. 2H

ceuvres humaines, est la seule vraie, la seule bonne et belle puissance civilisatrice. » C'est, on le voit, tout un programme ; et ce n'est pas a Balzac que les Ketteler, les Manning et les Gibbons Font emprunte, mais c'est pourtant le leur; et il I'a formule avant eux.

Encore moins meconnaitrons-nous qu'a de- faut d'une connaissance approfondie des v6rites de la religion qu'il ne semble pas que Balzac ait possedee, ce meme programme implique une singuliere intelligence des condi- tions qui etaient aux environs de 1840 les con- ditions necessaires de la renovation sociale du catholicisme. Et si ces conditions n'ont ete dis- cernees par personne plus nettement que par le romancier de la Comedie humaine, qu'est-ce k dire, sinon que la philosophie sociale de ses romans, decidement, a enfonce plus avant, plus profondement qu'on ne croyait dans I'analyse de la « societe » de son temps, d'une part? et, d'autre part, qu'on ne saurait negliger, sous pretexte qu'elle est d'un romancier, une opi- nion qui depuis lors, k mesure meme qu'on la discutait, a paru se rapprocher davantage de la v6rite? Me permettra-t-on de faire observer k

212 HONORS DE BALZAC.

ce propos, qu'en ce point, comme en plusieurs autres, que nous avons signal6s plus haut, la rencontre est singuliere des opinions de Balzac,

\ dans son Cure de village, dont la redaction

'; definitive est de 1845, avec Auguste Comle, en son Cours de fldlosophie positive, que celui-ci

/ professait en 1842. La aussi, comme on sait, dans le Cours de philosophie positive, se trouve une tres belle apologie de la « verlu sociale du christianisme », et j'ajoute: une trace de I'influence de Joseph de Maistre sur Auguste Comte aussi profonde que I'influence de Bonald

sur Balzac. II en faudra tenir compte quand on essaiera d'6baucher I'histoire des id^es

\ au XTX* siecle, et, pour I'ecrire, de demeler les courants et les contre-courants qui se sont

i confondus, divises, opposes, contraries, r^unis

Hour a tour, et dont personne encore, pas meme M. Georges Brandes, le critique danois dont le grand ouvrage ne tient pas les pro- messes de son titre, n'a determine la direc- tion, la force, ni le nombre.

Ce qu'^n tout cas on ne saurait nier, c'est I'accord d'un Balzac et d'un Comte en plus d'un point de leur philosophic. Ce qui est

HONORE DE BALZAC. 213

int^ressant, c'est de voir cet accord s'engen- drer, pour ainsi dire, de I'application de la meme methode. L'auteur de la Comedie hu- maine, lui aussi, est un « positiviste » ; et tous les deux, Comte et Balzac, Balzac et Gomte, c'est un peu de la meme maniere qu'ils ont entendu « Tobservation ». Ennemis non moins acharnes I'un que I'autre de tout ce qui se \ nomme des noms d' « individualisme » ou de « subjectivisme », c'est la « valeur objective » de la chose qu'ils se sont I'un et I'autre effor- ces de mettre hors de doute, et de maintenir contre les interpretations toujours arbitraires, en tant que personnelles, de I'eclectisme et des romantiques. Non seulement il n'est pas vrai, en fait, que chaque chose apparaisse a chacun de nous sous un aspect different, que deter- minerait son « idiosyncrasie » ; et il n'y a la qu'une prodigieuse et impertinente illusion de I'orgueil; mais la meme r6alit6 s'impose a toutes les intelligences ; et, de chaque chose, il n'y a qu'une vision qui soit exacte et « con- forme a I'objet, » de meme que, de chaque fait, il n'y a qu'une formule qui soit scienti- fique. Le pere Grandet « ressemble » ou il

214 HONORE DE BALZAC.

« ne ressemble pas » ; madame de Mortsauf est « vraie » ou elle n'est pas « vraie » ; on ne saurait formuler deux jugements sur Celes- tin Crevel ou sur Cesa-r Birotteau; et contre cette evidence il n'y a ni sophisme, ni infir- mite, qui puisse prevaloir.

Encore une fois, il est curieux qu'une pa- reille legon se degage, avec la meme clarte, de deux oeuvres aussi diverses que la Comedie Jntmaine et le Cours de philosophie posiitive, con- Ques et realisees dans des milieux si differents, s6par6es Tune de I'autre, si je puis ainsi dire, par une telle distance morale ; mais le fait n'est pas douteux; et sans doute on pensera qu'il meritait d'etre mis en lumiere, pour lui-meme d'abord, en raison de son interet propre ; pour les claries qu'il peut contribuer k Jeter sur le mouvement des idees aux envi- rons de 1840; et enfm pour I'autorite qu'en peuvent recevoir de certaines id^es, a la vrai- semblance ou a la probabilite desquelles il n'est pas indifferent d'avoir ete soutenues par des esprits aussi differents et aussi puissants qu'un Comte et qu'un Balzac.

CHAPITRE Vll

LA MORALITE DE l'cEUVRE DE BALZAC

II etait difficile qu'une telle representation de la vie, si fidele et si complete, n'attirdt pas a Balzac le reproche d' « immoralit6 » ; et aussi ne le lui a-t-on pas epargne. II s'en est plaint, ironiquement, dans la preface de la seconde Edition de son Pere Gonot, et amerement, dans V Avant-propos de sa Comedie humaine. « Le reproche d'immoralite. qui n'a jamais failli a r^crivain courageux,. est le dernier qui reste a faire quand on n'a plus rien a dire a un poete. Si vous etes vrai dans vos peintures, si a force de travaux diurnes et nocturnes vous parvenez a ecrire la langue la plus difficile du monde,

216 HONORE DE BALZAC.

on vous jette alors le mot immoral k la face. Socrate fut immoral, Jesus-Christ fut immo- ral ; tous deux ils furent poursuivis au nom des soci6t6s qu'ils renversaient ou r^formaient. Quand on vent tuer quelqu'un, on le taxe (I'immoralite. » Et, quelques pages plus loin, dans son desir d'6carter le reproche, il ajoute : « II me sera peut-etre permis de faire remar- quer combien il se trouve de figures irre- prochables [comme vertu] dans les portions publiees de cet ouvrage : Pierrette Lorrain, Ursule Mirouet, Constance Birolteau, Eugenie Grandet, Marguerite Claes, Pauline de Ville- noix, madame Jules, five Chardon, mademoi- selle d'Esgrignon, madame Firmiani, Agathe Rouget, Ren6e de Maucombe, enfin, bien des figures du second plan, qui, pour 6tre moins en relief que celles-ci, n'en offrent pas moins au lecteur la pratique des vertus domestiques, Joseph Lebas, Genestas, Benassis, le cure Bonnet, le medecin Minoret, Pillerault, David Sechard, les deux Birotteau, le cure Chaperon, le juge Popinot, Bourgeat, les Sauviat, les Tascheron, et bien d'autres, ne resolvent-ils pas le difficile probleme litteraire qui consiste

HONORE DE BALZAC. 217

k rendre interessant un personnage vertueux? » Mais on ne I'a point ecoute dans sa justifica- tion, et, jusque de nos jours, il se trouve encore des critiques ou des historiens de la littera- ture pour renouveler contre lui ce reproche d'immoralit^. Dans quelle mesure I'a-t-il me- rite? G'est ce qu'il nous faut examiner d'un pen pres, car je crains, a vrai dire, qu'il ne s'agisse ici d'une meprise assez grave, et que Ton ne se trompe, non seulement sur ce qu'il faut nommer du nom de « moralite dans I'art », chose vague et mal definie, mais sur les conditions elles-memes du roman. Une c< representation de la vie » doit-elle etre plus « morale » que ne Test la vie meme ; pour quelles raisons, au nom de quels principes ; et si Ton decidait qu'elle dut I'etre, que devien: drait alors cette fidelite de reproduction sans laquelle il ne saurait y avoir de « representa- tion de la vie » ?

* * *

En quoi consiste done cette immoralite, et, avec Sainte-Beuve, la verrons-nous dans ce

13

218 HONORB DE BALZAG.

qu'il appelait « le caractere asiatique » du style de M. de Balzac? Le passage est trop joli pour que nous ne le citions pas tout entier : « J "Mime du style de M. de Balzac, 6crivait Suinte- Beuve en 1850, au lendemain merae de la mort du grand romancier, et avant que les professeurs de rhetorique ne s'en fussent em- pares pour le confronler avec les « modeles », j'aime cette efflorescence (je ne sais pas trouver un autre mot) par laquelle il donne a tout le sentiment de la vie et fait fris- sonner la page elle-meme. Mais je ne puis accepter, sous le convert de la physiologie. Tabus continuel de cette qualite, ce style si souvent chatouilleux et dissolvant, 6nerve, rose, et veine de toules les teintes, ce stvle d'une corruption delicieuse, tout asiatique, comme diraient nos maitres, plus brise par places et plus amolli que le corps d'un mime antique. Petrone, au milieu des scenes qu'il decrit, ne regrette-t-il pas quelque part ce qu'il appelle oralio pudica, le style pudique, et qui ne s'abandonne pas ci. la fluidite de tons les mouvements ? » [Causeries du Lundi, t. II. Lundi, 2 septembre 1850.]

HONORE DE BALZAC. 219

Je ne trouve pas, pour ma part, qu'en aucun endroit de son cEuvre, le style de Balzac, et quoi que d'ailleurs on en pense, ait ces qualites de seduction, de gMce impudique et perverse, de penetration subtile, et de fluidite savante, que Sainte-Beuve lui prete. II y a, dans la nature meme de Balzac, une indelicatesse ou, si Ton pouvait ainsi s'exprimer, une non- delicatesse native, qui est le contraire de ce que de telles qualites impliqueraient de souplesse et de ratfmement. Mais une chose est ici mer- veilleusement vue, et surtout pour I'avoir et6 du vivant meme de Balzac, ou pen s'en faut, qui est la liaison de sa « maniere d'ecrire » et de son « immoralite », en tant qu'elles sont I'une et I'autre une consequence necessaire de sa conception du roman. L'irre- i gularite de son style et rimmoralit6 de son oeuvre procedent ensemble, et ne procedent peut-6tre, que de la ressemblance meme de son roman avec la vie.

G'est ce que je suis tent6 de croire quand je vois, sous ce nom d'immoralile, qu'on lui re- proche encore des sujets com me celui du Pere Goriot, ou de la Mabouilkuse, ou du Cousin Pons^

220 HONORE DE BALZAC.

ou de la Cousine Bette, lesquels, je I'avoue, ne sont point des r6cits

... pour les pelites filles Dont on coupe le pain en tartines;..

mais qui n'en sont pas moins au premier rang de ses chefs-d'oeuvre, et qu'aucun moraliste n'oserait proposer d'en retrancher. Nous con- viendrons d'ailleurs que, d'une mani^re g6n6- rale, dans la Comedie humaine, les gredins et les scel^rats de Balzac, ou ses maniaques, Vau- trin lui-m^me, le Vautrin du Pere Goriot, et ses NucJngen, ses Philippe Bridau, ses Grandet, ses Glaes, ses du Tillet, ses Gobseck, ses Hulot, ses Marneffe ont une autre allure, et surtout un autre relief que ses « honnetes gens ». Les honnetes gens de Balzac ressem blent trop sou- vent a de pures ganaches : ainsi son David Sechard, quoique sublime, ou ses deux Birotteau ; et la vertu de quelques-unes de ses heroines, Eugenie Grandet, par exemple, ou Agathe Rouget, ne va pas sans quelque niai- serie. Que dirons-nous encore? Que son pessi- misme « enlaidit la laideur » ; que, dans son oeuvre, le crime ou le vice ne sont pas assez

HONORE DE BALZAC. 221

souvent punis, ni la vertu toujoiirs suffisam- ment recompensee ; et que I'humanite, quelque peu d'estime que Ton en fasse, vaut pourtant mieux que I'idee qu'en donne la Comedie hu- maine?Cesi en effet un peu tout cela que Ton veut dire, quand on parle de rimmoralite du roman de Balzac; et nous, quand on aura it raison sur tons ces points, ce qui n'est pas du tout prouve, nous le d6fendrions pourtant contre ce reproche d'immoralit^.

II faut prendre enfin les choses telles qu'elles sont, et surtout quand il s'agit, comme ici, d'une oeuvre et d'un homme qui n'ont eu d'autre ambition que de les repr^senter. Sup- pose que I'oeuvre de Balzac ne fftt qu'une galerie de scelerats ou un asile de maniaques, serait-elle done plus riche en ce genre de mons- tres que I'oeuvre de Shakespeare, ou que celle meme du « grand Corneille »? Les tragiques du passe jouissent, en v6rit6, d'un singulier privilege I Que ce soit un Eschyle en son Aga- memnon ou un Sophocle en son OEdipe roi ; un Shakespeare en son Hamlet ou en son Roi Lear ; un Corneille en sa Rodogune, celle de ses tragedies qu'il pr6ferait k toutes les autres,

222 HONORE DE BALZAC.

ou un Racine en son Bajazet, ils ne mettent commun^ment que d'affreux criminels en scene, et, drame ou tragedie, quand on r^duit tous ces chefs- d'cEuvre a Tessentiel de leur intrigue, il ne s'agit, a la lettre, que de savoir lequel des deux egorgera I'aulre : d'figisthe ou d'Agamemnon, d'Hanilet ou de sa mere, de Rodogune ou de Cleopcitre? Cependant on n'accuse d'immoralit6 ni Gorneille, ni Shakes- peare, ni Eschyle; et, au contraire, on s'accorde a reconnaitre en eux ce qu'on appelle de nos jours, des « professeurs d'6nergie mora?<i ». Pourquoi cela? Le crime changerait-il de nom quand il est commis par des « personnes sou- veraines »? Si jadis on a pu le croire, et non pas sans quelque raison, c'est ce qu'on ne croit plus de nos jours, ou du moins c'est ce qu'il serait difficile de nous faire admettre. Seulement, en ce cas, saehous renoncer ci des critiques, dont I'apparente solidite, n'etant fondee que sur ces conventions, chancelle ou s*6croule avec elles. II n'y a pas plus d'immoralite dans le sujet de la Derniere incarnation de Vau- trin qu'il n'y en a dans les sujets habituels du drame et de la tragedie classiques : il 3' a

HONORE DE BALZAC. 223

seulementpluscrinvraisemblance,etdesmoyens plus fous, comme d'ailleurs dans Hernani, dans Ruy Bias ou dans les Bur graves.

Mais, dira-t-on, Buy Bias et Bodogune, Baja- zet et Hamlet^ OEdipe et Agamemnon, c'est de I'histoire! et I'histoire... Oui, je sais, I'liistoire a tons les droits, sans en excepter celui de faiisser la verite pour raccomraoder aux be- soins des poetes I Apres quoi, sommes-nous bien surs que ce soit ici de I'histoire? Et si oui, c'est alors que cette question de mora- lite ou d'immoralite prend toute son ampleur. Le roman, description et representation de la vie contemporaine, reclame les memes droits que I'histoire, chronique et restitution de la vie du passe. Au nom de quoi les lui refuse- rons-nous ? Si cette « representation de la vie » n'etait pas avant Balzac Fobjet propre et unique du roman, nous avons montre que, depuis lui, et par lui, elle I'etait devenue. Elle est de- venue non seulement son objet, mais sa raison d'etre. Qui limitera 1 etendue de cette repre- sentation? Gar les raisons au nom desquelles on essaierait dela limitercondamneraient dlm- moralite I'en^eignement de I'histoire elle-

224 HONORE DE BALZAC.

m^me. Ge que nous perniettons k Saint- Simon, pourquoi le refuserons-nous ^ Balzac? et, si Ton pretend que les personnages de Saint- Simon ont pour eux d'avoir exists, que nous importe, k nous, qui ne les connaissons que par lui? La po^sie n'est-elle pas souvent « plus vraie » que I'hisloire? et lequel des deux est le « plus romanesque », de Rastignac, ou du fameux Lauzun?

*

* *

Qu'est-ce done ci dire? et sous ce nom d' « immoralilu «, ce que Ton dispute ou ce que Ton conleste k Balzac, ne serait-ce pas sa conception d'art? ce que Ton refuse de recon- naitre au roman, ne serait-ce pas le droit, qu'il reclame depuis Balzac, a la « representation totale de la vie? » Nos critiques et nos histo- riens de la litterature n'ont pas I'air de s'en apercevoir, mais I'art n'est toujours pour eux, comme pour nos maitres, depuis Boileau jus- qu'^ Sainte-Beuve, qu'un « clioix », et par suite une limitation. Le principe de cette limitation, et la raison de ce choix peuvent d'ailleurs

HONORE DE BALZAC. 22b

varier d'une 6cole, et surtout d'une 6poque a une autre; et la variation peut aller jusqu'a la contradiction. L'objet de I'art, pour nos clas- j siques, a et6 la determination des caracteres 1 de rhumanit6 moyenne, et, sur cette base, le ( perfectionnement de la vie civile. « Homere, '^ et tant d'autres poetes, dont les ouvrages ne sont pas moins graves qu'ils sont agreables, ne celebrent que les arts utiles a la vie humaine, ne respirent que le bien public, la patrie, la society, et cette admirable civilite que nous avons expliqu6e. » C'est Bossuet qui s'exprime ainsi ; e'est la legon qui se d^gage de VArt poetique de Boileau; c'est une de celles que Ton pourrait tirer de la fable de La Fontaine et de la co- m6die de Moliere ; c'est encore et surtout I'opi- nion de Voltaire. La litt^rature a une fonction sociale : I'art est pour nos classiques tout autre chose qu'un jeu. Et, dans une telle concep- tion de I'art, rien n'est plus facile a concevoir, et a d^finir, que la « moralite » ou « I'im- moralite » de I'cEuvre d'art.

La definition est moins ais^e quand l'objet \ de I'art est, comme pour nos romantiques, la manifestation de la perspnnalil6 de Fartiste,

13.

226 HONORS DE BALZAC.

ou la realisation de la bcaute. Ne nous altar- dons pas a la chercherl Mais voyons, (aclions de bien voir que, dans Tun comnie dans I'autre cas, perfectionnement de la vie civile ou rea- lisation de la beaut6, quel que soit le prin- cipe ou la raison du choix, I'art est toujours conQU comme un choix ; et, classique ou ro- manlique, I'artiste est done tou jours celui qui c separe », qui distingue, et qui choisitjSon motlele, qui d'ailleurs est toujours la nature, 6tant la devant ses yeux, il n'en imite ou n'en reprodiiit, ni, daus un cas, ce qui serait d'un mauvais exemple ou d'un facheux conseii, comme le trouble ou I'agiiation des sens, ni, dans I'autre cas, ce qui pourrait nuire a la beaute ou a I'homogeneile de la repr6sentalion, mais, dans I'un comme dans I'autre, il « choi- sit », puisqu'il rejette et il rclient, il exagere ou il attenue, il combine et il arrange, il montre et il ne montre pas 1 G'est ce que Ton remarquera, dans la peinture meme de ses « monstres » : I'lago de Shakespeare, ou son Richard III, la Rodogune de Gorneille, le Neron de Racine, le Claude Frollo de Victor Hugo ou son don Sallusle ; et, a plus forte rai-

HONORE DE BALZAC. 227

son, dans le dessin qu'ils tracent de leurs

« personnages sympathiques » :' Desdemone ou

Cordelia, Chimene, Iphigenie, la Esmeralda on

dona Maria de Neubourg. La fidelite de I'imi-

tation, pour exacte qu'elle soit dans le detail,

se subordonne a autre chose, et c'est pour-

quoi, dans Britannicus et dans Othello, pas

plus que dans Tartuffe et dans le Misanthrope^

dans Gil Bias et dcnis Clarisse Harlowe, la

fidelity de i'imitation n'est ia mesure ni le juge

de la valeur de I'oeuvre d'art ou de I'inten-

tion de I'artiste.

Or, precisement, c'est de ce systeme, eomme

de tous ceux qui s'y rapporteat ou qui s'en

rapprochent, et il y en a plus d'un, que

la conception d'art de Balzac est le contraire. p

II n'y a pas lieu de clioisir I Voila I'enseigne- | ment que son oeuvre nous donne, attendu que \ si nous choisissons, nous ne « representons » '.. plus, puisque nous eliminons, nous corrigeons, l et nous mutilons^

II n'y a pas lieu de clioisir entre les sujets; et, en ellet, quelles combinaisons nos roman- ciers ont-ils inventees, je dis les Victor Du- cange et les Ponson du Terrail, dont la compli-

228 H0N0R6 DE BALZAC.

cation, ou I'horreur, ou la bizarrerie, n'aient pas 6t6 surpass6es par la reality? C'est ce que Ton voit bien quand 6clate, par hasard, dans notre society contemporaine, et n'ai-je pas tort de dire par hasard? una de ces affaires que Ton est convenu d'appeler « scandaleuses », et dont les d6bats, tout d'un coup, laissent ap- paraitre, comme par une large d^chirure du voile qui la dissimulait, toute la laideur de la r^alit6. Pr6tendons-nous supprimer cette lai- deur? et, si nous en supprimons la represen- tation, que deviendra la « ressemblance avec la vie »? C'est pourquoi, pas plus qu'entre les su- jets, 11 n'y a lieu de choisir entre les details qui concourent ci I'expression de cette ressem- blance. Est-cequeles naturalistes « choisissent», lorsqu'ils decrivent un animal ou une phmte, etn'en retiennent-ils que les organes nobles, tous les autres 6tant d6clar6s de moindre ou de nul int6r6t ? Non, sans doute; et la raison en est qu'un detail qui longtemps avait pass6 pour insignifiant s'est trouv6 souvent devenir tout k coup capital ou essentiel. On ne sait ce que sera la science de demain ! mais, en attendant, ce que nous lui devons, c'est de preparer pour

HONORE DE BALZAC. 229

elle des descriptions tres completes, et de dres- ser des inventaires qui 6puisent les caracteres des choses. Et il ne faut pas meme enfin que le romancier choisisse, pour ainsi dire, entre ses personnages, ni qu'il penche trop 6videm- ment pour les uns ou pour les autres ! Gar la sinc6rit6 de I'observation et la v6rit6 de la « re- presentation » s'accommoderaient mal de cette partiality d^claree de I'observateur et du peintre; et puisque tons les etres, en tant qu'objets de son observation, sont egaux devant la science, ils doivent done I'etre aussi devant I'art, en tant qu'objets de ses « representations ». C'est ce que George Sand n'a jamais pu admettre.

II apparait ainsi clairement qu'en repro- chant a Balzac « I'immoralite » de quelques- uns de ses sujets, ou cette « immoralite » plus subtile, qui consiste a decrire les moeurs de ses « monstres », comme il ferait des objets les plus indifferents, avec le meme sang-froid et la meme « objectivity », c'est sa conception du roman qu'on lui reproche, et ce qu'on dispute au roman lui- meme c'est le droit d'etre une « representation de la vie ». « Quand meme la vie serait aussi laide que le dit Balzac,

230 IIONORE DE BALZAC.

ecrit a ce propos M. Andre Le Breton, son dernier biograplie, oe n'est pas a la misan- thropie que I'liomme de genie a missioH de nous conduire, c'est a la pitie et a la resigna- tion. Ou pluldt, sa mission €st de nous r6- concilier avec eelle pauvre vie tant calomniee, de nous rendre les beaux espoirs, les illusions f^condes; et j'aurai loiijours peine a croire que I'optimisme de Corneille et de Hugo ne soit pas superieur au pessimisme de Balzac. » Je le veux bien ; quoique d'ailleurs ni Theodore, ni Bodogune, ni Heradius, ni PertJvarile, qui sont bien, je crois, de Corneille, ni les romans ou les drames de Hugo, Notre-Dame de Paris, le Roi s amuse. Buy Bias, les Miserablcs eux-memes ne respirent lant d'optimisnie I Quant a decider, apres cela, si « I'oplimisnie de Corneille et de Hugo » est ou non « supe- rieur au pessimisme de Balzac », j'entends bien que c'est une question de morale, mais on ne resout pas un probleme d'estheti(|ue par une question de morale; on s'y d6robe! et il ne suflit pas a la condamnation de la v6rite dans le roman que la verite soit d6plai- sante, ou meme insupportable a voir.

HONORE DE BALZAC. 231

Je prie le lecteur de vouloir bien y faire attention : nous ne con fond ons point ici, comme Balzac eut voulu qu'on le fit, la science avec I'art; et nous ne revendiquons point pour le second tous les droits qu'on passe a la pre- miere. L'art est une chose, la science en est une autre, et ni leur objet a tous deux, ni leur methode, par consequent, n'est la meme. lis ne relevent point non plus de la meme juridiction. Nous admettons encore que, si Ton ne saurait imposer de limite aux investigations et a la curiosite de la science, on puisse au contraire poser des bornes a l'art, et qu'on I'oblig^ en quelque sorte au respect de certaines conven- tions. Et nous ajoutons que ce n'est point une pure convention, quoi que Balzac €n ait pu dire, et Taine depuis lui, si nous refusons ou si nous disputons au romancier le droit d'affecter, en presence de I'liomme, k hau taine indifference du naturaliste en presence de I'animal. Nous disons seulement que tout cela n'est pas la question. La seule question est de savoir si, comme I'histoire, le roman a ou n'a pas en principe le droit de repr^senter la vie dans sa totality. S'il ne I'a pas, c'est bien I la

232 HONORE DE BALZAC.

cause est entendiie; et il ne reste plus qu'a dire quel sera I'objet du roman, si ce sera « de nous rendre les beaux espoirs el les illusions fecondes », ou de faire briller k nos yeux la virtuosity du romancier ! Mais, s'il a le droit de « repr6senter la vie dans sa totality », ses libert6s devront alors 6tre les memes que celles de rhistoire, a laquelle je ne vois pas que Ton ait jamais reproch6 de nous dire toute la v6rit6 sur les choses et les hommes du pass6. Je dis que c'est ce droit, rien de plus, mais rien de moins, que Balzac a revendiqu6 ; et il I'a con- quis pour toujours au roman. Non seulement le roman a le droit de « repr^senter », comme rhistoire, « la vie dans sa totalile », mais ce droit, depuis Balzac, est proprement sa raison d'etre, et on ne pourrait le lui disputer sans ramener le genre a la m6diocrite de sa forme classique^j

Si nous acceptons cette definition du roman, le romancier n'aura plus guere que deux ma- nieres d'etre « immoral », ou meme qu'une seule, comme I'historien, et ce sera de se tromper, volontairement ou involontairement, sur I'importance relative des faits dans la vie

HONORE DE BALZAC. 233

d'ensemble de I'humanite. Le modele, a cet |

6gard, d'un historien parfaitement immoral, |

c'est le vieux Michelet, avec sa manie de ne voiri

i que des « affaires de femmes » dans I'histoire, |

ou, sans doute, il y en a beaucoup, et souvent de tres fdcheuses, mais qui ne sont pas pour- tant toute Fhistoire, et auxquelles on ne sau- rait uniquement reduire meme I'histoire du regne de Louis XV ou de celui de la grande Ca- therine. Mais precisement, nous I'avons dit, c'est ce que Balzac n'a eu garde de faire, et ce qu'il convient d'admirer dans sa Comedie, ou pour mieux dire, dans le plan de sa Comedie humaine, c'est I'effort qu'il a fait pour essayer de pro- portionner le nombre et I'importance de ses \ etudes a I'importance r6elle des choses. S'il ^ s'est tromp6 sur le nombre ou sur la vraie nature des ressorts qui font mouvoir les hommes; s'il n'a pas fait la place assez large aux passions de I'amour; et s'il I'a faite au contraire trop grande a la haine, a I'avarice, a I'ambition, c'est un autre problemel Mais il a fait effort pour ne pas se tromper; la question a cesse d'etre une question de morale ; et, sans doute, apres cela, ce n'est pas sa faute, mais

234 HONORE DE BALZAC.

celle de la societe de son temps, si, dans la peinture qu'il nous en a laissee, la repre- sentation du vice y est, si je puis ainsi dire, plus copieuse que celle de la vertu.

A-t-il d'ailleurs pass6 la mesure dans celte representation du vice ? Et, ce qui serait encore une maniere d'etre « immoral », a-t-il insisle, dans ses romans, avec une complai- sance de mauvais gout, sur de certains details qu'il est convenu qu'on ne doit .qu'indiqucr? G'est ce que Taine semble dire quelque part : « La vie animale surabondait en lui, nous dit-il. On I'a trop vu dans ses romans. 11 y hasarde maint detail d'histoire secrete, non pas avec le sang-froid d'un physiologiste, mais avec les yeux allumes d'un gourmet et d'un gourmand qui, par une porte entre-baill6e, savoure des yeux quelque lippee franciie et friande. » [Nouveaua; Essais de critique et d'his- toire, 3^ edition, 1880, p. 61.] G'est beaucoup dire, et ces details « d'histoire secrete », ou « s'allument les yeux » de Balzac, on voudrait, afin d'en pouvoir juger, que Taine, sans les reproduire, en eut du moins indique le lieu. S'il y en a quelques-uns dans les Contes dro-

HONORE DE BALZAC. 235

latiqiies, j'en connais de « cyniques » dans la Comedie humaine, mais bien peu que Ton puisse qualifier de « libertins » ; et tout est dans cette nuance. De telle sorte que « I'inimoralite » de Balzac, a vrai dire, n'est qu'une forme de sa (c grossierete » ou de sa « vulgarite ». Puis- sent les Balzaciens ne pas trop se recrier sur ces mots, et comprendre qu'il se pourrait que ce fussent encore la deux des conditions sans lesquelles on ne saurait pleinement et com- pletement « representer » la vie 1

*

* *

Evidemment, il est facile de n'etre ni « gros- sier », ni « vulgaire », quand on ne met en scene, an theatre ou dans le roman, que des personnes « tres distinguees », qui n'echangent entre elles, dans des mobiliers tres somptueux ou dans des paysages tres aristocratiqucs, que des propos tres galants ou tres nobles. On n'y reussit pas toujoursi Et meme il est arrive a Balzac d'y echouer, precisement quand il lui eut surtout importe d'y reussir, et qu'il n'y a d'ailleurs epargne ni les subtilites de son ana-

236 HONORE DE BALZAC.

l^'se, ni les efforts ou plutdt les contorsions de son style. Je ne dis pas cela pour ses « gens du monde », ses grands seigneurs et ses <■< du- chesses ». Sainte-Beuve, qui 6tait du meme temps et du m6me monde, nous en a ga- ranti la ressemblance. « Qui, mioux que lui, a \ point les vieux et les belles de I'Empire? Qui svrtout a plus delicieusement louche les duchesses et les vicomtesses delafin de la Restaur alion? .. . » \ Je pr6f6re le t6moignage de Sainte-Beuve, qui ■' a connu, sur leur declin, quelques-unes de ces « vicomtesses » ou de ces « duchesses », madame de Beauseant ou madame de Langeais, k I'opi- nion de quelques honn6les universitaires, ou de quelques s^veres magistrats, qui n'ont point retrouv6 dans ces dames leur id6al d'6ldgancc, de distinction, et d'aristocratie. Mais c'est d'une maniere generate que Balzac est « gros- sier », com me il est « vulgaire », sans presqne s'en apercevoir, et tout simplement parce qu'il y a des choses qui lui echappent, ce qui est, en tout art, la vraie maniere, et j'ose- rais dire la bonne, d'etre vulgaire et d'etre grossier. On ne fait pas du Jordaens quand on a le temperament de Van Dyck, encore

HONORE DE BALZAC. 237

qu'on soit tous les deux Flamands, et tous les deux de I'ecole de Rubens. Pareillement, on ne cree ni Gaudissart ni Bixiou sans en avoir soi-meme quelques traits! Mais ne serai t-ce pas dommage que nous n'eussions ni Bixiou, ni Gaudissart; et, si ce sont bien des types de leur temps, voudrions-nous que Balzac les eut ecartes de son oeuvre, comme n'etant pas des personnes assez distingu^es?

Ici encore, et si Ton accepte le roman comme une « representation » de la vie, dont le premier merite est dans sa fidelite, c'est la meme question qui revient : « Balzac a-t-il passe la mesure? et la vie, qui tout a I'heure ne nous est pas apparue plus immorale dans son oeuvre qu'elle ne Test en realite, nous y apparait-elle plus « grossiere » ou plus « vul- gaire » que nature? » Je reponds encore que je ne le crois point.

Je fais la part de son temperament, qui n'a rien eu d'aristocratique, en depit de ses doc- trines, et dont on a vu que ni madame de Berny, ni la comtesse Hanska n'avaient pu reussir a modifier un peu profondement la vulgarite native. Mais la veritable explication,

238 IIONORE DE BALZAC.

que ne donnent point la plupart des critiques, c'est que « la representation de la vie », (itant Tobjet du roman, le « modele », enlre I'au- teur de Gil Bias et celui de la Cousine Bette, a change. Ou, en d'autres termes encore, revo- lution dont Balzac a 416 le grand ouvrier dans I'histoire du roman moderne, n'est elle-mcme que I'expression d'une evolution qui s'accom- plissait en meme temps dans les moeurs ; et c'est justement ce qui fait rincomparable ori- ginalite du ruraan de Balzac. Tandis qu'autour de lui ses rivaux de popular! t6, quand ils ne sont pas, comme Dumas ou comme Eugene Sue, de simples amuseurs, ou, moins encore que cela, des exploiteurs de leur talent, n'imi- tent de la vie de leur temps que ce qu'on en avail pourainsi dire imite de lout temps, et, par exemple, ce qui nous permet aujourd'hui de comparer Manon Lescaut avec la Dame aux Camelias, c'est a ce que son temps lui offre de caracteres nouveaux, de singulariies « non encore vues » que Balzac s'attache ; et precise- ment c'est ce que des lecleurs nourris dans les classiques eprouvent infiniment de peine h. lui pardonner. Ce qui leur deplait, dans sa

HONORE DE BALZAC. 239

maniere de concevoir et de representer la vie, c'est ce qui les choque dans son style, et lis le trouvent, si je puis ainsi dire, scandaleuse- ment « moderne ». Mais les memes conside- rations le justifient toujours, et s'il est « res- | semblant », ce n'est pas k lui seul, ni prin- \^ cipalement, que nous devrons reprocher sa j « grossierete » ni sa « vulgarite ».

Que Ton dise done que, depuis cent cin- quante ou deux cents ans, de profonds chan- gements se sont operes dans la structure intime des societ6s modernes ; que le moindre de ces changements n'est peut-etre pas celui qui a renverse les rapports des conditions et la hierarchie des classes sociales ; et que la morale meme, toujours immuable en son prin- cipe, mais diverse en ses applications, n'a pas pu ne pas subir le contre-coup de ces change- ments, on pent le dire, il faut le dire, et on aura raison de le dire ! Ce sont ces changements que le roman de Balzac a en quelque sorte enregistr6s. Le roman de Balzac est «vulgaire» dans la mesure ou \i vie s'est elle-meme « vul- ' garis^e » depuis deux siecles, en se soumet- tant a des exigences nouvelles; et il est « gros-

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sier » clans la mesure ou, si nous ne sommes pas, un a un, et individuellement, plus « gros- siers » que nos peres, on ne saurait nier cepen- dant que la civilisation moderne ait developpe, en general, « la grossieret6 ».

Est-ce la ce que Ton a quelquefois voulu dire en parlant du caractere « democrat! que » de I'oeuvre de Balzac? A quoi je sais bien que Ton a r6pondu que Tart 6tait toujours « aristo- cratique » ; mais ce n'est la qu'une Equivoque, k moins que ce ne soil una sottise. II est possible qu'un artiste soit toujours en quelque maniere un « aristocrate », et possible aussi que I'existence d'une « aristocratic » soit n6- cessaire au d6veloppement de I'art, ce n'est pas Texemple d'Athenes ou celui de Florence qui prouveraient le contraire 1 mais il n'en est pas moins vrai qu'une oeuvre d'art pent etre marqu6e d'un caractere plus ou moins « democratique » ; et c'est le cas des trognes enlumin6es de Jordaens par rapport aux ber- gers enrubannes de Watteau. C'est aussi le cas des romans de Balzac. Je ne parte pas des traits sous lesquels y est representee I'aristo- cratie, et qui en sont comme une perp6tuelle

HONORE DE BALZAC. 241

satire, d'autant plus dpre qu'elle est souvent inconsciente. Voyez, dans la vieille Fille, le personnage du chevalier de Valois, ou, dans Illusions perdues, le tableau de la « haute so- ciete » d'Angouleme, sous la Restauration. Voyez aussi tons les Ghaulieu dans les Me- moires de deux Jeunes Mariees. Mais les romans de Balzac sont « democratiques », par la ren- ] contre et le melange qu'on y voit de toutes les \ conditions sociales, y compris celles qu'avant ^ Balzac on ne mettait en scene que pour en faire un objet de ris6e. lis sont « democra- tiques », par et pour les moyens qu'on y emploie de parvenir, et qui n'ont rien ou presque rien de commun avec ceux dont on use, par exemple, dans les Memoires de Saint- Simon, lis sont « democratiques », par la na-f ture des sentiments qu'y eprouvent les person- nages, et aux meilleurs desquels il est rare, qu'un peu de cette envie ne se mele point qui, bien plus encore que la « vertu », quoi qu'en ait dit Montesquieu, est le principe des d6mo- craties. lis sont « democratiques », par la de- fiance qu'on y temoigne de F « individua- lisme », qui est, au contraire, lui, le principe

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%

242 HONORE DE BALZAC.

> des aristocraties. lis sont « d6mocratiques », ^^ I par les qualites comme par les defauts d'un style, dans le torrent duqnel roulent indis- tinctement des termes emprunt^s de I'argot de tous les metiers-, des m^taphores tir6es de I'exercice de tbutes les professions, des calem- bours et des plaisanteries ramass6s dans tous ( { les milieux, lis sont encore « democratiques », I par Fair m^rae qu'on y respire, par les pro- messes de fortune- et de succes qu'ils font mi- roiter aux yeux de la jeunesse, par la maniere dont toutes les satisfactions y sont offertes en proie a I'instinct egalitaire, aucune ambition n'y etant interdite a personne, ni contrainle par aucun pr^juge. Et ils sont « d6mocra- ^ tiques » enfin, par la fidelite avec laquelle ils rendent la puissairee de ce mouvement social dont la prodigieuse acceleration, en' d6pit de toutes les oppositions et de tous les obstacles, sera sans doute pour Tavenir le phenomene essentiel et caract6ristique du xix* siecle. Et c'est pourquoii, quand on les appelle « de- mocratiques », il se peut que le mot d^plaise a quelques dilettantes ; qu'il ait besoin d'etre explique, comme nous essayons de le faire ici

HONORE DE BALZAC. 243

meme; qu'il etit etonne et, si Ton le veut, indigne Balzac ; mais on salt ce que Fon veut dire; on le salt parfaitement ; et on le dit aussi clairement qu'on le puisse dire d'un seul mot.

Concluons done, sur « la morale » des ro- mans de Balzac, qu'ils ne sont a proprement parler, ni « moraux » ni « immoraux », mais ce qu'ils sont et ce qu'ils devaient etre, en tant que « representation » de la vie de son temps. lis sont « immoraux » comme I'histoire ] et comme la vie, ce qui revient a dire qu'ils = sont done aussi « moraux » comme elles, puisque sans doute, a un moment donne deleur Evolution, elles ne peuvent 6tre autres qu'elles ne sont. Et il est assurement permis de penser que les « legons » qu'elles donnent, si toutefois c'est leur affaire de donner des IcQons; et j'en doute, pour ma part, ne sont pas les meilleures legons, ni meme de vraies legons, je veux dire que Ton doive suivre! Mais je ne vois pas qu'on en puisse faire aucun reproche a celui qui, comme Balzac, s'est borne k les enregistrer ; ou du moins, encore une fois, ce n'est pas sa « morality » que Ton

244 IIONORE DE BALZAC.

incrimine, en ce cas, c'est la conception qu'il s'est form^e de son art, et ce que Ton conteste c'est la valeur ou la « l^gitimitd » de cette con- ception. Nous avons essaye de montrcr qu'on ne le pouvait guere qu'au nom d'un id6al d'art aboli d6i=ormais. II nous reste mainte- nant k faire voir que la legitimit6 de cette conception se prouve d'une autre maniere, par la rapidity, Tetendue et I'universalite de Tempire qu'elle a exerc^e sur les contempo- rains et les successeurs de Balzac.

CHAPITRE VIII

l'INFLUENCE DE BALZAC

« Si rapide et si grand qu'ait 6te le succ^s de M. de Balzac en France, 6crivait Sainte-Beuve en 1850, il fut peut-etre plus grand encore et plus incontest6 en Europe. Les details qu'on pourrait donner a cet egard sembleraient fa- buleux et ne seraient que vrais... II y a plus de deux siecles deja, en 1624, Honor6 d'Urfe, I'auteur du fameux roman de VAstree, qui vivait en Piemont, regut une lettre tres se- rieuse qui lui 6tait adress6e par vingt-neuf princes ou princesses, et dix-neuf grands seigneurs d'Allemagne; lesdits personnages I'informaient qu'ils avaient pris les noms des

14.

246 HONORE DE BALZAC.

h^ros et heroines de VAstree, et s'etaient cons- titu^s en Academie des vi^ais amants... Ce qui est arriv6 Ici a d'Urf6 s'est renouvele a la leltre pour M. de Balzac. II y a eu un moment ou, k Venise, par exemple, la societe qui s'y trouvait r^unie imagina de prendre les noms de ses principaux personnages et de jouer leur jeu. On ne vit pendant toute une saison que Rasti- gnacs, duchesses de Langeais, duchesses de Maufrigneuses, et on assure que plus d'un acteur et d'une actrice de cette com^die de soci6t6 tint ci pousser son role jusqu'au bout...

» Ge que je dis de Venise se reproduit a des degres divers en dilTerents lieux. En Hongrie, en Pologne, en Russie, les romans de M. de Balzac faisaient loi... Par exemple, ces ameu- blements riches el bizarres, ou il entassait k son gr6 les chefs-d'ueuvre de vingt pays et de vingt epoques, devenaient une realite apies coup; on copiait avec exactitude ce qui nous semblait a nous un reve d'artiste millionnaire; on se meublait d la Balzac. »

Parmi tant d'autres temoignages que Ton aurait pu citer de I'iufluence de Balzac sur ses

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contemporains, non seulement en France, mais k I'etranger, j'ai choisi celui-ci comme etant Tun des plus caracteristiques, et en meine temps I'un des plus precis. II est aussi Fun des moins suspects, Sainte-Beuve n'ayant jamais pardonne a Balzac, ni d'avoir pretendu refaire Volupte en ecrivant le Lys dans la Vallee; ni d'avoir ose toucher a Port-Royal; ni enfm et surtout d'avoir essaye dans le roman ce qu'il tentait a sa maniere, lui, Sainte-Beuve, dans la critique et dans I'histoir^ litteraire.

Le renouvellement de la critique par les m^thodes ou les procedes de Sainte-Beuve est, en effet, dans I'histoire du « genre », une revolution du meme ordre que celle que Bal- zac a operee dans le roman. Avec des diffe- rences qu'a peine est-il besoin d'indiquer, parce qu'elles sautent, pour ainsi dire, aux yeux, et au contraire, ce sont les analogies qui echappent, il y.a plus de rapports, et des rapports plus etroits qu'on ne croirait entre Port-Royal et la Comedie humaine; et ce sont, dans notre litlerature frangaise du xix® siecle, deux monuments de la meme nature d'origi- nalite. Sainte-Beuve est plus « lettre », Balzac

248 HONORE DE BALZAC.

est plus « contemporain » ; le critique est S chaque instant inqui6t6, tiraill6, retenu, para- lyse par des scrupules dont le romancier n'a cure ; les deux esprits ne sont pas de la meme famille; mais ils ont des curiosit^s analogues: de physiologiste et de m6decin. S'il exisle un style « aussi bris6 par places et plus amolli que celui d'un mime antique », il se pent que ce soit celui de Balzac, mais e'est aussi celui de Sainte-Beuve. Et, tons les deux enfin, ce qu'ils ont poursuivi par des moyens dont ce style, charg6 de m6taphores, n'est lui-m6me qu'une consequence, c'est la « representation » ou la « reproduction de la vie ».

L^ est le secret de leur influence; et, en ce qui regarde plus particulierement Balzac, peut- 6tre est-ce pour cela que son influence s'est exerc6e sur la vie avant de s'exercer sur la litterature. « Le romancier commence, di- sait encore Sainte-Beuve, t6moin attentif et interess6 de la transformation il touche le vif, il I'exagere un peu; la societe se pique d'honneur et execute; et c'est ainsi que ce qui avait pu paraitre d'abord exag^r^ finit par n'etre plus que vraisemblable. » La Comedie

HONORE DE BALZAC. 249

humaine a transforme les moeurs avant de renouveler le theMre, le roman, et I'histoire. Comment cela ? le subtil critique vient de nous le dire; et en quoi ? c'est ce que nous venous d'essayer d'indiquer en considerant la portee sociale de I'oeuvre. Une transformation prealable des moeurs a seule rendu possible le renouvellement du theMre, du roman, et de I'histoire sous I'influence de Balzac.

*

* *

Le renouvellement du theatre, une critique un peu complaisante Fa date pendant long- temps de 1852 ou de la Dameaux Canielias; et Alexandre Dumas fils ne disaitpas le contraire! Mais, en realite, la Dame aux Camelias, adapta- tion du theme classique de « la courtisane amoureuse » aux exigences du boulevard, n'a rien renouvele du tout, ne contenant elle- meme rien de neuf, et n'etant, a vrai dire, que du romantisme « bien parisien ». Les pieces qui ont vraiment renouvel6 le theatre, aux environs de 1855 ou de 1856, sont des pieces comma les Faux Boiishommes, de Theo-

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HONORE DE BALZAC.

done Barri^re; le Demi-Monde, d'Alexandre Dumas fils ; les Lionnes pauvres, d'Emile Aii- giei", ou encore son Mariagt dOlympe; et Tin- fluence de Balzac y est manifeste.

Geci est d'autant plus remarquable que Bal- zac lui-meme, nous I'avons dit, n'a jamais pu r6ussir au th^itre. Reehercher une k une les raisons de cette malchance de Balzac au thea- tre, c'est ce qui ne serait sans doute pas bien utile! Mais, comma on ne peut refuser k quel- ques-uns des romans de Balzac la qualile d'etre « dramatiques », c'est une preuve de plus que le c( dramatique » et le « thealral » sont deux choses; et e'en est une aussi de I'erreur quae Ton commet quand on persiste k rapporter aux memes principes I'esthetique du drame et celle du roman. On pourrait aisement faire un roman, dans le gout de BaJzac, avec les Lionnesl fauvres ou avec le Demi-Monde \ mais on ne] ferait ni un drame avec le Cabmet des AntiquesA ou ce serait de tons les drames le plus! vulgaire, ni sans doute une comedie avecj la vieille Fille ou Cesai^ Birotteau.

Par ou done et de quelle maniere rinfluence| de Balzac s'est-elle fait sentir aullieatre? C'est

HONORE DE BALZAC. 231

lout simplement en imposant au theatre des Au- gier, des Barriere et des Dumas une imitation desormais plus exacte et plus consciencieuse de la vie. Pour I'intrigue proprement dite, ils ont continue de s'inspirer des exemples du vieux Dumas, et surtout d'Eugene Scribe, que la Dame aux Camelias n'avait nullement depos- sedes de la domination qu'ils exergaient I'un et I'autre, en ce temps-lci, sur la scene, mais ces nouveaux-venus ont essaye de mettre en jeu des interets moins conventionnels que ceux qui s'agitaient dans une Chaine ou dans la Camaraderie^ dans Mademoiselle de Belle-Isle ou dans les Demoiselles de Saint-Cyr ; ils se sont efforces de peindre, ou de montrer en action, des caract^res moins artificiels, qui fussent vraiment des caracteres, et non plus, et seu- lement, des « emplois de theatre ».

La, en effet, etait surtout le vice du theMre contemporain de Balzac. Vaudeville ou come- die, drame, et je pourrais dire, livret d'opera-comique ou de grand opera, I'Ambas- sadrice ou le Prophete, quelle que soit la donnee d'un scenario de Scribe ou du vieux Dumas, on y retrouvait toujours les m6mes

2o2 HONORE DE BALZAC.

« peres nobles » et les memes « jeunes pre- miers », les memes « ingenues » et les memes « coquettes ». La peinture des moeurs ne con- sistait qu'a les habiller, selon I'occasion, en « amiraux » ou en « magistrals », en « grandes dames » ou en « femmes du monde », en pr6- fets ou en banquiers, et, pour les caracteres, il semblait qu'on s'en remit aux acteurs de leur donner quelque consistance en leur pre- tant leur personnalit6. Ce qui se ramene a dire que le theitre 6tait devenu un art sin generis^ ou pluldt un jeu, qui avait ses regies h lui, comme le trictrac ou les tehees, dont les « pions », toujours les m^mes, ne diff^raient d'une partie k une autre que par leur position ; un art, ou le triomphe etait d'accumuler les difficultes pour avoir I'honneur d'en sortir; et un art, qui, moyennant cela, pouvait non pas tout a fait se passer, mais se contenter d'un minimum d 'observation, d'interet humain, el de style. Je n'appelle pas un « interet humain », de savoir si Raoul, qui est quel- conque, epousera Valentine, ou si Emmanuel, qui n'est personne, denouera « les chaines de lleurs » qui I'attachent a Valerie, fites-vous

HONORE DE BALZAC. 253

encore curieux de savoir comment la marquise de Prie a r6ussi a soustraire mademoiselle de Belle-Isle aux entreprises de Richelieu ?

C'est I'influence de Balzac qui a ruine cette conception de I'art dramatique. D'autres in- tentions, par la suite, ont pu se meler, chez les nouveaux dramaturges, a cette intention d'imiter la vie de plus pres : Theodore Barriere s'est cru I'etoffe d'un satirique, et Alexandre Du- mas fils la vocation d'un reformateurl Mais cette idee, que le thccitre doit aussi lui, « repr6- senter la vie », n'en est pas moins des lors entree dans les esprits; et, avec cette idee, c'est I'influence de Balzac que Ton retrouve, jusque de nos jours, dans la Parisienne et dans les Corbeaux, plus agissante que jamais, et comme depouillee, chez Henri Becque, de tout ce qui la masquait encore chez les Dumas fils et les Emile Augier.

Si maintenant on demande comment I'in- fluence de Balzac s'est fait sentir d'abord au theatre, quand on croirait qu'elle eut du s'exer- cer avant tout dans le roman, j'en donnerai cette raison que, si les contemporains de Balzac ne Tont assurement pas « meconnu », cepen-

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254 HONORE DE BALZAC

dant ils n'ont pas « reconnu » tout de suite, conibien ses romans ditteraient de ceux de George Sand, d'Alexandre Dumas, d'Eugeiie Sue ou de Prosper Mtirimee. II n'eut pas fallu pousser beaucoup Sainle-Beuve, pour lui faire declarer que Carmen ou la Venus d'lUe etaient fort au-dessus du Cabinet des Antiques, ou des Menioires de deux jeunes Mariees ; et, si deja, vers 1850, on ne voyait guere dans Alexandre Du- mas qu'un faiseur, la reputation d'Eugene Sue contrebalangait celie de Balzac. Je ne parle pas de George Sand, dont il 6tait convenu que le style, « de premiere trempe et de premiere qualite », la classait au tout j)remier rang. Aussi, tandis qu'on avail vu loul d'abord, et il ne fallait pas pour cela de tres bons yeux, tres exerces ni tres penetrants, combien il y avait plus de « realite » dans le roman de Balzac que dans le theatre de Scribe, on avait vu moins clairement ce qu'il y a de difl'erence entre les Parents pauvres et, par example, les Memoires du Diable ou les Mys- teres de Pai'is. On I'avait d'autant moins vu que ni Soulie, ni Eugene Sue ne sont en ve- rite des romanciers meprisables, et que, les

HONORE DE BALZAC. 25S

Parents 'pauvres ayantparu en feuilletons, comme les romans de Sue el de Soulie, on en avait conclu, tres superliciellement, qu'ils relevaient comme eux, du genre du « roman feuilleton », lequel, a cetle epoque, n'etait pas tout a fait declass6. Je ne nierai pas que Balzac ait lui-meme favorise la confusion, en melairt, pour les abonnes de la Presse ou du Conslitu- tionnel, plus d'elements de « melodrame » qu'il n'etait necessaire, au recit du Cousin Pons et de la Cousine Bette. Cest un personnage, non pas meme de Sue, mais de Dumas, que le baron Montes de Montejanos, dans ce der- nier roman; et a-t-on remarque que, pour en denouer I'intrigue, Balzac n'avait pas eu besoin de moins de sept cadavres ?

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4c He

G'est pourquoi, tandis que le theatre se libe- rait assez promptemeiit de I'influence de Scribe et de Dumas, pour se soumettre a celle de Bal- zac, on ne pent pas absolument dire que le ro- man y resistdt, mais il en subissait d'autres, et plus particulierement, entre 18S0 et 1860, celle

256 HONOIIE DE BALZAC.

de George Sand. Les romans de Jules Sandeau, Mademoiselle de la Seigliere ou Sacs et Parchemins, qui sont d'ailleurs un peu anterieurs a cette date, et les premiers romans d'Octave Feuil- let, tels que le Roman d'un jeune homme pauvre ou Bellah, suffisent k en porter temoignage. Non pas que, dans Bellah mSme, et dans Sacs et Parchemins, d'oii la collaboration d'Augier devait tirer le Gendre de M. Poirier, on ne puisse reconnaitre k plus d'un trait I'influence de Balzac! Mais ni les tendances de Sandeau, ni surtout celles de Feuillet n'allaient k I'imita- tion de la reality. Romanesques I'un et I'autre, lis 6taient id6alistes k la maniere de George Sand. La « representation de la vie » se subor- donnait pour eux ci des considerations d'un autre ordre. Et, pour ne rien dire de plus de ce sterile Sandeau, dont la Maison de Penarvan, en 1857, allait etre presque la der- niere oeuvre, c'6tait bien dans la direction (['Indiana, de Vahitine, de Mauprat que le ta- lent de Feuillet allait continuer de se deve- lopper, avec YHistoire de Sibylle et Monsieur de Camors; et son r6le allait etre d'attaquer ou de contredire, avec plus ou moins de discr6-

IIONORE DE BALZAC. ^37

tion d'abord, puis ensuite avec une eiitiere franchise, et en s'emparant des moyens eux- memes de George Sand, les theses ou les idees de George Sand.

Un brave homme, un illettr^, qui devait realiser ce miracle de faire, sans aucun talent, une carriere litteraire de plus de quarante ans, I'auteur des Bourgeois de Mol'mchart et des Soufjrances du professeurDeltheil,^iadt8\ovs pres-| que le seul qui s'efforgat de suvire les traces de^ Balzac. Et, il I'admirait sincerement! Mais, il ^ y a de ces predestinations, ce Ghampfleury, qui devait linir par une Histoire de la Carica- ture, n'avait guere entrevu de la Comedie humaine que le c6t6 caricatural, et je pense qu'a ses yeux, tout Balzac, le vrai Balzac, ou le meilleur Balzac, devait etre dans ses Pelils Bourgeois, ou dans sa Vieille Fille. Nous nous sommes explique sur la plaisanterie de Balzac : un exemple de plus n'en sera pour- tant pas inutile, pour eclaircir ici le cas de Ghampfleury. Dans la vieille Fille, quand ma- demoiselle Gormon, en accordant sa main a Du Bousquier, a deQU sans retour les espe- rances du chevalier de Valois, le chevalier.

258 HONORE DE BALZAC.

qui avait et6 jusqu'alors Thomme « le phis soign6 » d'AlenQon, se neglige. « Le linge du chevalier devint roux et ses cheveux furent irregulierement peignes. Quelques deots d'ivoire d6serterent sans que les observateurs du coeur humain pussent decouvrir a quel corps el les avaient appartenu, si elles etaient de la legion etrangere, ou indigenes, veg6tales ou ani- males, si I'Age les arrachait au chevalier, ou si elles 6taient oubliees au fond du tiroir de toilette... » Imaginez trois cents pages de ce genre d'esprit : ce sont les Bourgeois de Mo- linchart, oil Ton ne sait, en virile, ce que Ton doit le plus admirer, de la « qualite » de ces plaisanteries, ou de I'air de superiorite sur ses personnages que se donne en les en accablant ce parfait nigaud de Ghampfleury. C'est ce qu'il appela son « realisme » ; et on congoit aisement que la predication ni I'exem- ple n'en aient entrain^ personne. Mais il fit du tort, beaucoup de tort k Balzac. Les Bour- geois de MoUnchart et la critique de Ghamp- fleury ont un moment accredits cette idee que le « realisme » n'etait qu'un moyen de caricature ; et que, si la grande superiorite de

HONORE DE BALZAC. 259

Balzac 6tait quelque part, elle etait effective- ment la, dans sa Vieille Fille, dans son Gau- dissart, dans son Pierre Grassou, dans ses Em- ployes, dans ses Petits bourgeois, et g6nerale- ment et d'un mot, dans sa « satire », mais non pas dans sa « peinture » des moeurs de son temps.

G'est sur ces entrefaites qu'eclatait en 1858, le succes, le scandale, et le proces de Madame Bovary; et, sans doute, rien ne serait aujour- d'hui plus naturel, ou plus tentant, que de da- ter de la I'influence de Balzac sur le roman contemporain. Mais ce serait encore une erreur 1 II est bien vrai qu'un critique aujourd'hui trop oublie, J, -J. Weiss, n'hesita pas d'abord a ranger le roman de Flaubert au nombre des chefs-d'oeuvre de ce qu'il appelait nettement « la litterature brutale », et il en rappro- chait, ce qui n'etait pas mal voir, les Fleurs du Mal, de Baudelaire, avec les Faux Bonshommes, de Theodore Barriere, ainsi que la Question d'argent, du jeune Alexandre Du- mas. Mais nous possedons, pour cette periode, une Correspondance tres etendue de Flaubert, avec Louise Colet, et une Correspondance

260 HONORE DE BALZAC.

presque uniquement litteraire, ou, tout en

radmirant de confiance, nous ne voyons pas

qu'il frequentcit beaucoup Balzac; et aussi bien

son « realisme » ou son « naturalisme » proce-

\ dait-il d'une tout autre origine. Flaubert, a

; cette epoque, 6tait surlout un « romantique »,

, et, quelques annees plus tard, c'est ce que

I devait encore prouver Salammbd.

Faut-il ajouter que Ton ne comprit pas d*a- bord toute la signification de Madame Bovary'? Mais, ce qu'il y a de certain, c'est que Ton n'y vit point du tout une continuation ou une re- prise du roman de Balzac, et, en effet, s'il y a dans la litt^rature contemporaine une oeuvre originate, congue directement et en dehors de toute imitation precise, c'est Madame Bovary. Le « naturalisme » de Flaubert peut se defmir par quelques traits analogues a ceux dont nous nous sommes servi pour caracteriser celui de Balzac; mais il ne s'en inspirait point; et aussi, ne fit-on g^neralement honneur ou grief a Flaubert que d'etre I'auteur de son oeuvre, mais non pas de I'avoir imitee ou em- pruntee de personne. Le style, a lui tout seul, eut suflQ pour s'y opposer; et, aussi bien, a lui

HONORE DE BALZAC. 261

tout seul, il suffisaitpour declarer que I'auteur de Madame Bovary ne s etait nullement propose de « representer la vie », qu'il execrait, c'est son mot, autant que Balzac I'avait aimee, mais de faire servir la vie a la realisation dune doctrine ou d'un ideal d'art. Je ferai meme observer en passant que c'est I'une des rai- sons pour lesquelles il deplaisait souveraine- ment a Flaubert d'etre toujours appele I'au- teur de Madame Bovary. C'est qu'au lieu d'un \ roman de la vie reelle, il eut voulu que Ton S n'y vit qu'une oeuvre d'art, et une oeuvre d'art ' de la meme nature que la Tentation de saint Antoine ou que Salammbo, puisqu'elle n'etait qu'une application des memes procedes d'art a la description des mceurs de province.

Nos romanciers le croiront-ils? C'est ci la critique, dont il a si fort medit, parce qu'aussi bien en son vivant il avait perce sans elle, ou n'en avait guere eprouve que la mal- veillance, et c'est a Taine en particulier que Balzac est redevable d'une part de sa gloire. i Serait-elle sans cela la meme, et, t6t ou tard, son influence eut-elle ete aussi considerable? Je ne saurais prouver le contrairel Mais, en fait,

15.

)

262 HONORE UE BALZAC.

c'est a VEssai sur Balzac, de Taine, que I'auteur de la Comedie humaine doit, historiquemeat, d'avoir et6 tire tout ci fait de pair; mis de « plusieurs coudees », il aimait cette ex- pression, — au dessus des romanciers ses con- temporains ; et enfin proclame, « avec Shakes- peare et Saint- Simon, le plus grand magasin de documents que nous ayons sur la nature humaine ».

Quand le celebre Essai de Taine, aussi vi- goureux que briilant, n'eut fait c[ue donner le signal de I'adoption de Balzac par la criti(jue universitaire, c'eut 6le d6ja quelque chose. En France, depuis une centaine d'annees, I'adop- tion d'un 6crivain par la critique universitaire est, ordinairement, sa consecration; et, en tout cas, c'est elle qui le met en passe de deve- nir « classique ». Mais, de plus, on apprenait dans VEssai de Taine, et sous la plume d'un ancien normalien, c'etait une legon presque revolutionnaire, que « le bon style », car il ne disait pas: le style, mais le bon style, « est I'art de se faire ecouter et de se faire entendre » ; que « cet art varie quand I'audi- toire varie » ; et qu'il y a done « un nombre

HONORE DE BALZAC. 263

infini de bons styles : il j en a autant que de siecles, de nations, et de grands esprits )^ . Suivait alors une citation, « la description d'une jour- nee et d'un bouquet », que Taine empruntait f au Lys dans la Vallee, mais en omettant de i dire que Balzac n'a pas beaucoup de pages de ; cette beaute ni de cet eclat, et il terminait sur ce point, en disant : « La poesie orientale n'a rien de plus eblouissant, ni de plus magni- fique; c'est un luxe et un enivrement; on nage dans un ciel de parfums et de lumieres, et toutes les voluptes des jours d'ete entrent dans les sens et dans le coeur, tressaillantes et bour- donnantes comme un essaim de papillons diapres. Evidemment cet homme, quoi qu'on ait dit et quoi quHl ait fait, savait sa langue; meme, il la savait aussi bien que personne, seulemeyit il remploijait a sa fagon. » On n'a jamais fait de plus bel eloge du « style de Balzac » ; et nous- memes, faut-il I'avouer, apres un demi-siecle ecoule, nous n'y voudrions pas souscrire sans faire quelques reserves. Ce n'est pas encore ici le lieu de les exprimer, et nous nous bornons a constater que, sur cette question du style, ou la critique universitaire a toujours affecte

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264 HONORE DE BALZAC.

de se montrer difficile, et meme quelque peu chicani^re, ce qui ne serait pas un mal si sa grammaire ou sa syntaxe 6taient celles de Moli^re et de Saint-Simon, plutdt que de Con- diliac et de Marmontel, la justification de Balzac etait complete.

Elle ne I'^tait pas moins sur un second point, c'est k savoir I'assimilation de « I'his- toire sociale » ci « Thistoire naturelle »; et m6me, a cet 6gard, on peut se demander si le critique, non content de se faire le defenseur du romancier, ne s'en 6tait pas deja fait le disciple. « Aux yeux du naturaliste, I'homme n'est point une raison independante, supe- rieure, saine par elle-meme, capable d'atteindre par un seul effort la v6rit6 et la vertu, mais une simple force, du m^me ordre que les autres, recevant des circonstances son degr6 et sa direction. » Stendhal ou Merimee I'eussent- t-ils peut-^tre admis? Mais c'est incontestable ment ce que n'eussent conc6d6 ni George Sand, ni les romanciers que nous avons vus s'inspi- rer d'elle. Et, aussi bien, I'expression de ces id^es, qu'on trouvait alors plus que hardies, presque immorales, appuy6e, pr6cis6e, exa-

HONORK DE BALZAC. 26b

ger^e peut-etre, quelques annees plus tard, dans VHistoire de la Litterature anglaise, devait- elle faire quelque peu scandale, meme, ou surtout, parmi les philosophes. Mais, en attendant, elles opposaient vigoureusement la conception balzacienne du roman ci toutes les autres ; elles faisaient de I'auteur de la Comedie humaine parmi les romantiques, un « observa- teur » parmi des visionnaires ; et, selon le voeu de son ambition la plus chere, elles transpor- taient a son ceuvre de « poete » , les mots dont il eut use pour louer celle d'un Geoffroy-Saint- Hilaire ou celle d'un Guvier.

Gar le critique montrait encore que, si la « triste methode anatomique » du romancier ne laisse pas d'avoir quelques inconvenients, elle n'a pas du moins paralyse ses « faculles d'invention » ; et si quelqu'un a m6rite le nom de « createur », c'est cet « observateur ». Pour le prouver, Taine analysait quelques-uns des « grands personnages » de Balzac, de ceux qu'il ne craignait pas de comparer aux « mo- nomanes » ou aux « monstres » de Shakes- peare: Philippe Bridau, de la Rabouilleuse; le bonhomme Grandet, d'Eugenie Grandel) le baron

266 HONORS DE BALZAC.

Hulot, de la Cousine Bette. II osait dire k ce pro- pos que « la grandeur est toujours belle, meme dans le malhcur et dans le crime », de quoi 1 nous avons dit, k notre tour, qu'Eschyle et Shakespeare, que Corneille et Racine eussent assur6ment convenu. Et 11 concluait en ces termes : « Balzac ^chaufle et allume lentement sa fournaise; on souffre de ses efforts; on travaille p6niblement avec lui dans ses noirs ateliers fumeux, ou il prepare, a force de science, les ftinaux mul(i{)lies qu'il va planter par millions et dont les lumieres entrecroisees et concentr6es vont eclairer la campagne. A la fin tons s'embrasent, le spectateur regarde, et il voit moins vite, moins ais6ment, moins splendidementavec Balzac qu'avec Shakespeare, mais les m^mes choses, aussi loin et aussi avant. » Sous la plume du critique, c'6tait ici le supreme eloge, et c'^tait un eloge comme personne encore n'en avait fait un de Balzac. La reputation et Tinfiuence du romancier n'allaient plus cesser desormais de grandir, et de s'accroitre de tout ce que le critique lui- meme gagnerail d'autorite. Ce que Ton pent remarqucr en effet, c'est

HONORE DE BALZAC. 267

qu'a dater de ce moment, la conception balza- cienne du roman commence a triompher des autres, ou plutdt les absorbe, en quelque maniere, et les ramene a soi. Ne parlons point d'Eugene Sue, qui vient de mourir, ni du vieux Dumas, qui ne semble oecupe qu'ci chercher de quelle maniere il aclievera de se disqualifier. Ne disons rien d'Hugo, ni de . ses Miserables, qui paraissent en 1862, et oil \ Ton reconnait aiseraent des traces de I'influence de Balzac ; mais on y en reconnait aussi de I'influence d'Eugene Sue; et puis, Hugo, comme Balzac, « veut » si je puis ainsi dire, et doit etre mis a part. Mais on ne saurait douter de I'influence de Balzac sur la derniere maniere de George Sand, celle dont le chef-d'oeuvre est le Marquis de Villemer ; on retrouve Balzac dans le plus celebre des romans de Feuillet, je veux ? dire Monsieur de Camors, ou Ton pourrait/ montrer que I'auteur s'est directement inspire du Lys dans la Vallee; on le retrouve dans les romans des freres de Goncourt : Be^iee Maur perin, Madame Gervaisais, Germinie Lacerteux ; Flaubert lui-meme y vient dans son Education senlimentale ; et sur tout on retrouve Balzac dans

268 HONORE DE BALZAC.

Foeuvre des jeunes romanciers qui, bient6t, sous rimpulsion du plus abondant et du plus bruyant d'entre eux, fimile Zola, vont s'unir pour former I'ecole qu'on appellera « natura- liste ». On ne saurait omettre de rappeler a ce propos que I'auteur des Rougon-Macquart avail appris, pour ainsi dire, h. lire, dans Vllistoire de la Litterature anglaise.

Sans doute, et, dans une histoire g^n^rale du roman fran^^is au xix^ siecle, il ne fau-

{ drait pas I'oublier, d'autres influences se sont comme ajout^es a celle de Balzac, et notam-

^ ment celle de Dickens, dont au surplus la popularity ne date en France que de I'^loge

/ que Taine en a fait, comme de Balzac, et peut- etre en en parlant comme d'un Balzac anglais, plut6t que comme du vrai Dickens. Les Anglais ne laisserent pas d'en manifester quelque sur- prise. L'influence de Dickens est surtout sen- sible et visible dans les romans d'Alphonse Daudet : le Petit Chose, Fromont jeune et Risler aim, le Nabob, Numa Boumestan. Flaubert aussi, k ce moment, a eu sa part d'action, et, nous Favons indique, on la reconnait dans une direc- tion d'art et de recherche du style qui n'^tait

HONORE DE BALZAC. 269

pas tout ci fait la direction de Balzac. Le style, qui n'etait qu'un « moyen » pour Balzac, etait une « fin » pour Flaubert, et de la, dans la conception du roman, des differences qu'on pourrait montrer allant jusqu'a la contradic- tion. Notons encore, si Ton le veut, I'influence de Stendhal, mais en notant aussi qu'elle n'a pas ete tres profonde, et qu'elle n'a fiaalement abouti qu'a une glorification demesuree de I'auteur de la Chartreuse de Parme, ce chef- d'oeuvre d'ennui pretentieux, plutot qu'a aucune modification du roman. On louait Sten- dhal, et on continuait d'imiter Balzac. Mais toutes ces influences, « collaterales », pour ainsi parler, ne semblent avoir vraiment agi que dans la mesure ou elles s'ajoutaient a celle de Balzac; et on peut dire que, depuis une qua- rantaine d'annees, la forme du roman de Bal- zac domine sur nos roman ciers com me la forme de la comedie de Moliere, pendant cent cinquante ans, s'est imposee a nos auteurs dramatiques.

Dirai-je la-dessus qu'on ne les a ni Tun ni I'autre egales? Si la preuve historique en est faite aujourd'hui pour Moliere, elle ne Test

270 HONORE DE BA.LZAC.

pas pour Balzac, et, quoique nous vivions plus vite aujourd'hui qu'autrefois, il faut nous en feliciter, s'il est done encore possible que le roman de I'avenir nous donne des Eugenie Grandet et des Cesai- Birotteau, des Rahouilleuse et des Cousine Belle. Aussi bien, dans cette etude, ne trai tons- nous pas de « questions actuelles », et avons-nous eu soin de ne pas faire intervonir les romanciers vivants. Mais, ce que nous ne saurions nous dispenser de faire observer c'est que, d'une maniere g;6n6rale, tout en subissant I'influence de Balzac, I'ecole natural isle a denature, retreci singulierement, et mutile sa conception du roman. C'est ainsi que, comme Chamj^fleury dans ses Bourgeois de Molinchart, elle a fait de la peinture ou de la representation de la vie une satire ou uno caricature des moeurs; et, en m^me temps que c'etait s'6carter de la conception de Balzac, c'etait mentir, en quelque sorte, au nom meme de « naturalisme ». Un vrai naturaliste imite, et ne se moque point. C'est encore ainsi que, sans ignorer tout a fait la province, I'eeole naturaliste ne s'est pas fait, comme I'auteur des Sou/prances de VInventeur et de la Muse du

HONORE DE BALZAC. 271

Departement, une obligation, pour ainsi dire, « professionnelle » de la connaitre, et elle a g^neralement semble ne s'interesser qu'aux scenes de la vie parisienne, Quelques recits d'un caractere d'ailleurs un peu special, tels que ceux de Ferdinand Fabre je ne nomme toujours que des morts n'infirment pas la verite de cette observation. Et c'est encore ainsi qu'en melant a ses observations de perpetuelles intentions de polemique, comme dans ks JRou- gon-Macquart, voyez notamment I'OEuvre, et encore Pot-Bouille, oii, si j'ai bonne m6moire, c'est en faisant lire aux cuisinieres, du Lamar- tine et du George Sand, qu'on les seduit, I'ecole naturaliste a manque au premier des principes qu'elle proclamait, et qui etail I'im- partialite de 1 'observation. En ecrivant le Lys dans la Vallee, Balzac avait pu se proposer de « refaire » Volupte : il n'y a presque pas un des romans de Zola qui ne soit ecrit contre ceux de Feuillet et de George Sand. II s'en faut encore, et de beaucoup, que ses meilleurs romans, VAssommoir ou Germinal, toujours 6pisodiques ou anecdotiques, aient la valeur ou la signification sociale de ceux du maitre.

272 HONORE DE BALZAC.

Mais le principe n'en est pas moins d6sor- mais acquis, et il y a tout lieu de croire que, quelque modification qu'il subisse ult6rieure- ment dans sa forme, I'objet propre du roman n'en sera pas moins desormais « la represen- tation de la vie commune ».

On a tAch6 de montrer dans cette etude I'importance de cette formule tres simple, et aussi qu'elle impliquait, dans sa simplicity, je dirais volontiers dans sa naivete, une concep- tion du roman tres difTerente de celle qui avait r6gn6 jusqu'^ Balzac. On ecrira sans doute encore des romans « personnels » et on 6crira des romans d'aventures ; on ecrira des romans a these, dans le genre de VHistoire de Sibylle et de Mademoiselle La Quintinie; on ecrira des romans satiriques, mais non pas, esperons-le, dans le godt de Bouvard et Pecuchet. Multce sunt manswnes in domo... Pas plus dans I'avenir que dans le passe les romanciers ne logeroot tous au meme 6tage. L'une des lois les plus certaines de I'histoire litteraire n'est-elle pas d'ailleurs qu'en quelque genre, et a quelque moment de la duree qu'un chef-d'oeuvre se soit produit, il SB suscite toujours ci lui-meme des imitateurs?

HONORE DE BALZAC. 273

C'est une demonstration de Faxiome que « rien ne se perd ni ne se cree ». Mais la representation de la vie, de la vie commune, de la vie ambiante ; de la vie « non choisie » , si je puis ainsi dire, ni circonscrite par aucun prejuge d'ecole ; de la vie encadree dans son decor reel, observ6e, etudiee, rendue dans ce qu'on en pourrait appeler les infiniment petits, comme dans les grandes crises qui la boule- versent quelquefois; de la vie toujours la meme, et cependant toujours modifi6e par le seul et unique effet de son propre developpe- ment, tel sera, selon toute apparence, et pour longtemps encore, I'objet propre et particulier du roman. C'est Balzac qui Fa determine, dans la mesure ou Moliere Favait fait pour la come- die; et sans doute c'est pour Favoir determine dans ce sens qu'a la longue, son action se trouve n'avoir pas 6te moins grande sur les historiens qu'au thedtre ou dans le roman.

« En lisant les seches et rebutantes nomen- clatures de faits appelees histoires, qui ne s'est

274 HONORE DE BALZAC.

apergu que les 6crivaiiis ont oublio, dans

lous les temps, de nous donner rhistoire des

moeurs ? » Gette phrase est de Balzac lui-

meme, dans VAvant-Propos de sa Comedie hu-

maine ; et elle nous expiique I'influence qu'il

a exerc6e sui^ la transformation de I'histoire.

On a fait honneur de cette transformation au

progres naturel de la science et de I'erudition, a

'exemple de quelques grands historiens, a une

connaissance du pass6 plus precise et plus

etcndue, aux idees plus justes que Ton s'est

. formees de ce qu'il y a d'essenliel dans la vie

de riiumanite, et qui n'est pas, dit-on, desavoir

; en quelle annee naquit Louis XIV, ni comment

I et par qui fut gagnee la vicloire de Denain. Mais,

/ comment et pourquoi descuriosites nouvelles se

I sont 6veillees dans les esprits, c'est ce que

I toutes ces raisons, qui ne sont point des rai-

sons ou des causes, mais plutot elles-memes des

elYets, ne nous expliquent pas; et c'est encore

ici que nous retrouvons I'influence de Balzac.

Le roman de Balzac a rendu a I'histoire ce

qu'il avait lui-meme regu du roman historique.

Walter Scott avait euseigue a Balzac le prix et

la signification de tons ces minces details que

HONORE DE BALZAC. 275

Ton avait regardes jusqua lui comme vul- gaires, et indignes de rattention du romancier. Balzac a enseigiie a la nouvelle ecole historique que, de meme qu'oii ne pouvait « represeoter la vie », dans le present, qu'avec I'aide et par le moyen de ce genre de details, ainsi ne pouvait-on sans recourir a eux, « la ressus- citer, dans le passe » ; ce qui sans doute est I'objet de I'liistoire.

G'est ce que Ton voit bien dans I'oeuvre historique des freres de Goncourt, si supe- rieure, et cependant tout a fait analogue, a leur oeuvre de romanciers. Dans leur histoire de la Societe frangaise pendant la Revolution ^i Sous le Directoire, comme dans les monographies qu'ils ont consacrees a Madame de Pompadour, et a la Saint- Huherti, a Madame du Barry et a Sophie Arnould, ils ont applique les memes precedes qu'a la composition de leur Renee Mauperin on de leur Germinie Lacerteux; et ces precedes leur venaient en droite ligne du ro- man de Balzac.

Sur un sujet, ou sur un personnage et une epoque donnes, reunir et assembler Lout ce qu'il y a de details epars et en general pen

276 HONORE DE BALZAC.

connus, dans les Memoires, dans les Correspon- dances, dans les libelles, dans les rapports de police, voire dans la collection des « affiches » et des journaux du temps ; rapprocher tons ces documents, les confronter, les rectifier au moyen les uns des autres, les concilier quand lis se contredisent, les cataloguer, les classer et les interpreter ; joindre a ces temoignages, qui sent ceux de I'^criture, ceux de I'iconogra- phie et qu'on ne rencontre pas seulement dans les Musees, mais chez le marchand de brie a brae, sous la forme de faience peinte ou de manche de parapluie; reconstituer le d6cor aulour des personnages, et les reconnaitre ou les deviner dans le choix de leur mobilier, dans la couleur des tentures et dans le profil des commodes ventrues, dans les sujets des tru- meaux, dans les motifs des pendules, et au besoin dans la composition de leur garde- robe; c'est, nous I'avons vu, ce que Balzac avait fait, ou s'etait pique de faire, avant les freres de Goncourt; reportez-vous, dans ses Paysans, k la biographie qu'il y donne de made- moiselle Laguerre; et, sans examiner ce qu'ils y ont pu ajouter, c'est la methode qu'ib

HONORE DE BALZAC. 277

n'ont eu d'abord qu'a transposer, pour ecrire des histoires qui ressemblent a des romans ; et I qu'on lirait d'ailleurs avec infiniment plus d'in- | teret s'ils n'avaient comme efface les grandes lignes de I'histoire, sous Fabondance des details et I'exces de Fenchevetrement.

La cause en est qu'ils n'avaient pas saisi le principe de la m^thode, et, a cet egard, leur erreur a et6 la meme que celle de F « ecole naturaliste » dans le roman. Eux aussi, ils ont pris ou traite comme une fm ce qui ne doit etre pris et traite que comme un moyen. Gar, on aura beau dire, et on aura beau protester, la « grande histoire » sera toujours la « grande histoire », politique et militaire, diploma- tique et legislative, telle que Font comprise les grands historiens, depuis Herodote jusqu'a Michelet; et on ne fera jamais que I'histoire 6conomique, par exemple, celle du prix des denrees ou des vicissitudes de I'agriculture, ni m§me celle des moeurs, 6gale en interet le recit de la campagne de France ou celui des negocia- tions du Gongres de Vienne. II y en a bien des raisons ! Mais ce qui est d'autre part tres vrai, c'est que, pour comprendre ces grands evenc-

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278 HONORE DE BALZAC.

merits de I'histoire ou se joue la destinee des peuples, on ne saurait evaluer avec irop de precision les « petites causes » dont ils sont generalement les grands effets ; et, ces petites causes, ce sont justement celles que le roman de Balzac s'est efTorce de mettre en lumiere : le temperament des acteurs ; les int6rets quoli- diens menaces ou leses; les mouvements pro- fonds del'opinion; les ambitions mesquines dis- simulees sous de beaux noms ; les drames int6- rieurs « dont la garde qui veille aux barrieres du Louvre Ne defend pas les rois » ; les rivalites, les jalousies, les haines, et generalement lout ce qui fait que, pour etre Louis XIV on n'en est pas moins homme, ni moins femme pour etre I'imperatrice Catherine; et il s'est meme vu qu'on le fut davantage. L'introduction de cet element de vie dans une conception de I'histoire qui avait mis jusqu'alors sa dignite dans sa froideur; et I'obligalion, nouvelle pour elle, d'approfondir les causes purement hu- maines et en quelque sorte journalieres des 6venements, c'est ce que I'histoire doit encore k Balzac. Je ne dis pas que les historiens le lui aient

HONORE DE BALZAC. 279

direclement emprunte. Je pourrais le dire ! et, al'appui de mon opinion, j'invoqueraisl'exemple de Taine dans ses Origines de la France contem- 23oraine. II y en aurait d'autres, si je nom-^* mais des vivants; et M. G. Lenotre ou| M. Frederic Masson reconnaitraient volontiers,| j'en suis sur, ce qu'ils doivent a Balzac.

Mais c'est indirectement qu'il a surtout agi, indirectement et diffusement, par une lente impregnation des esprits, et sans que Ton s'en apergtit, en creant pour ainsi dire, dans I'es- prit des lecteurs, de nouveaux besoins et de nouvelles exigences. « La personne de I'ecri- vain, son organisation tout entiere s'engage et s'accuse elle-meme jusque dans ses oeuvres; il ne les ecrit pas seulement avec sa pure pensee, mais avec son sang et ses muscles. La physiologic et I'hygiene d'un ecrivain sont devenus un des chapitres indispensables dans I'analyse qu'on fait de son talent. » On recon- naitra cette phrase de Sainte-Beuve ;mais on a peut-etre oublie que c'est precisement a propos de Balzac qu'il I'a 6crite; et nous devons ajouter d'ailleurs que, pas plus dans son article que nous dans la presente etude, il ne s'est

280 IIONORE DE BALZAC.

soucie de la « physiologie » ni de 1' « hygiene » d'llonore de Balzac. On pose ainsi des prin- cipes ; on ne les applique point ; et on les impose aux autres! Mais combien I'observation n'est-elle pas plus vraie des acteurs de This- toire. C'est d'un Mirabeau, d'un Danton, d'un Robespierre, d'un Napoleon qu'il faut dire « qu'ils n'ont pas agi avec leur pure pens6e, mais avec leur sang et avec leurs muscles »; et voila vraiment ceux dont I'a'uvre ne s'6claire que par la connaissance de leur « physiologie » et de leur « hygiene ». I Voila done aussi ce que nous demandons d6- sormais a I'histoire de nous dire ; et nous le lui demandons, parce que, depuis que nous avons tons, tant que nous sommes, lu et relu les romans de Balzac, nous savons quelle est, dans la formation du caractere d'un homme, et dans I'histoire de sa vie, I'importance de son « hygiene » et de sa « physiologie ». Ou, en d'autres termes encore, plus g6n6raux, nous avons tons contracts, dans la fr6quentation de la Comedie humaine, un tel besoin de precision et de minutie dans la representation de la realite, que rien ne nous apparait de reel et de vrai que

HONORE DE BALZAC. 281

SOUS les conditions imposees par Balzac au roman. Et c'est ce qui explique I'universalite de son influence, telle qu'on vient d'essayer de la decrire, si Ton pourrait ici la caracteriser en disant, qu'en meme temps qu'il donnait a I'art, pour objet unique « la representation de sa realite », en meme temps Balzac a cree, pour atteindre et remplir cet objet, « un mode de la representation de la r6alite »,

CIIAPITRE IX

CONCLUSIONS

11 n'est pas vrai que la beaute parfaite soit « comme I'eau pure », laquelle, ace que Ton pre- tend, « n'aurait pas de saveur particuliere » ; et, il faut avouer qu'au contraire, dans rhistoire d'aucune litterature, le plus grand ecrivain n'est celui qui a le moins de d^fauts. On ne s'etonnera done pas qu'au d6but de ce dernier chapitre, ou nous voudrions resumer I'oeuvre de Balzac, et lui faire a lui-meme sa place, telle que nous croyons la voir, non seulement dans la litterature du xix^ siecle, mais dans rhistoire g6nerale de la litferature frangaise, nous en signalions d'abord les imperfec-

IIONORE DE BALZAC. 283

tions, et que, sans vouloir lui en faire un reproche, mais en simple observateur, nous disions de cette oeuvre qu'elle est singuliere- ment « inegale » et « disproportionnee ».

* *

Elle est « disproportionnee », si la repre- sentation qu'elle nous offre de la vie est ma- nifestement incomplete; et, par exemple, si trois recits en tout sur une centaine d'ou- vrages : le Medecin de campagne, le Cure de village et les Paysans, consacres a la « vie de campagne », n'expriment certes pas I'importance relative, meme a I'heure qu'il est, de nos popu- lations rurales, dans la structure et dans le fonctionnement organ ique de notre societe frangaise.' lis sont tous les trois au nombre des plus beaux de Balzac, mais ils sont insuffi- sants ! On ne voit pas non plus, ou a peine, figurer I'artisan, dans la Comedie humaine, ni I'ouvrier de la grande Industrie, qui n'etait pas, a la verite, tres nombreux du temps de Balzac, entre 1830 et I80O, ni surtout carac- I6rise par des traits bien particuliers ; mais

284 HONORE DE BALZAC.

qui existait cependant; et dont on aimerait que le g6nie de Balzac eut pressenti la prochaine importance, puisque George Sand, entre les memes ann6es 1830 et 1850, I'a bien vue. C'est un aspect de la question sociale qui senible avoir 6chapp6 a Balzac. Je ne trouve encore que bien peu d' « avocats », et de « profes- seurs », dans les recits du grand romancier, quoique pourtant, si je ne me trompe, I'en- vahissement de la vie publique par le profes- seur, Guizot, Cousin, Villemain, Jouffroy, Saint-Marc-Girardin, Nisard, et par I'avocat

Berryer, les Dupin, Garnier-Pages, Marie, Belhmont, Ledru-Rollin, soit I'un des traits caracteristiques du gouvernement de Juillet. Mais, en revanche, les hommes d'affaires, notaires, avou^s, banquiers, preteurs sur gages ou a la petite semaine, usuriers et escompteurs,

ne tiennent-ils pas un peu plus de place dans la Comedie humaine qu'ils n'en ont occup6 dans la realite de ce temps? C'est done, en ce cas, que Balzac, tout « impersonnel » qu'il soit, n'en aurait pas moins mis un peu trop de lui-meme, et de I'histoire de sa vie, dans son oeuvre 1 On en peut citer un exemple dans son

HONORE DE BALZAC. 28S

David Sechard, a cet endroit dlUusions perdues oil il nous explique longuement ce que c'est qu'un a compte de retour » en banque, ou du moins ce que c'etait au temps de la Restaura- tion ; et rien n'est d'ailleurs plus curieux que d'en faire la comparaison avec les « documents » publics par MM. Hanotaux et Vicaire dans leur Balzac Impiimeur. Les lilies et les criminels averes sont encore bien nombreux dans cette « societe » balzaciennel...

Toutes ces observations, et toutes celles du meme genre que Ton y pourrait ajouter, n'au- raient aucun int6ret, et on ne songerait seule- ment pas a les faire, s'il s'agissait d'un autre romancier que Balzac I Elles en ont un capital des qu'il s'agit de I'homme qui a voulu nous conter « le drame a trois ou quatre mille per- sonnages que presente une sociele ». Tout artiste nous est, pour ainsi dire, comptable de la maniere dont il a rempli ses intentions, et meme, du point de vue de la critique et de I'histoire litteraire toutes pures, c'est la seule chose dont il nous soit comptable. L'intention de Balzac a ete d'etre complet sur la societe de son temps : nous avons done le droit, et

286 HONORE DE BALZAC.

meme nous sommes tenus de nous demander s'il I'a 6te? Rappelons au surplus qu'il n'a pas ignore lui-meme les lacunes, ou du moins quelques-unes des lacunes de son oeuvre ; et, en ce qui louche notamment le probleme social de I'education, c'est ce que nous declarent ces quatre litres, ou Irois au moins de ces quatre litres que nousavonsd^jci relcv6sau programme de la Comedie : leu Enfants, un Pensionnat de demoiselles, InUrieur de college, el Anatomie des corps enseignants. Cetle « anatomie » eili sans doule 6le pathologique.

Un autre defaut des qiiatre-vingl-dix-sept ouvrages, romans ou nouvelles, qui composent la Comedie humaine, e'en est la prodigieuse et choquante in6galil6. La faule en est sans doule aux etranges ou furieux proc6d6s de travail qui furent ceux de Balzac, et aux conditions plus qu'anormales d'improvisation, de Mle, et de fievre dans lesquelles on a vu qu'il avail mis son oeuvre au monde.

Voici, par exemple, la Femme de Trente ans ; c'est un recit d'environ deux cent cinquanle pages, qui se compose aujourd'hui de six chapitres. Le premier de ces chapilres, inli-

HONORE DE BALZAC. 287

tule le fiendez-vous, avait paru dans la Heme des Deux Mondes, aux mois de septembre et octobre 1831, et le second ne s'y est ajoute, sous le litre de Soujfrances inconnues, qu'en 1835, dans la troisieme edition des Scenes de la Vie 'prime. Mais, auparavant, le troisieme, intitule A trente ans, avait paru dans la Hevue de Paris au mois d'avril 1832; le quatrieme: le Doigt de Dieu, dans la Mevue de Paris egale- ment, au mois de mars 1831 ; le cinquieme, intitule : les Deux rencontres, en Janvier de la meme annee; et enfin, le sixieme : la Vieilksse d'une mere, toujours dans la Hevue de Paris, en 1832. Quelle espece d'unite pent offrir un recit compost de la sorte, au hasard d'on ne salt quelles circonstances ? Et le miracle n'est-il pas qu'en de semblables conditions I'un des premiers souvenirs que le seul nom de Balzac evoque dans les memoires, ci tort d'ailleurs. ce soit celui de la Femme de Trente ans?

Prenons maintenant les Employes : « Im- prime pour la premiere fois dans la Presse, du 1" au 14 juillet 1837, sous le titre de la Femme superieure, ce roman, nous dit M. de Lovenjoul [Bistoire des OEuvres de Balzac, 132,133]

288 HONORE DE BALZAC.

parut pour la premiere fois en volume chez Werdet, 2 vol. in-8°, en octobre 1838 : il portait ce meme litre, mais la version du jour- nal 6tait augment^e d'une conclusion in^dite, et de la d^dicace actuelle. » II reparut en 1846, dans la premiere Edition de la Comedie humaine, et Balzac y intercala « quelques fragments de la Physiologie de V Employe ». Mais il n'en put effacer les traces d'improvisation ; et tout en le regrettant, nous y gagnons que nulle part peut- 6tre, pas m6me dans le Cousin Pons ou dans les Paysans, on ne voit mieux en quoi con- siste « la preparation » d'un roman de Balzac : une s6rie de biographies ou de monographies, qui sont la description des « variet^s » d'une meme « espece sociale » ; des dialogues, oij ces « vari6tes » essaient de se manifester confor- m6ment k leur nature; et I'ebauche d'une intrigue oii, sous la suggestion de leurs interets concordants ou contradictoires, les caracteres achevent de se « differencier ». On ne sera pas surpris, apres cela, que les Emploijes soit un roman a peu pres illisible, et il convient seule- ment d'ajouter que quelques 6crivains n'ont pas le droit de s'en plaindre : ce sont tous

HONORE DE BALZAC. 289

ceux qui ont essay6 de mettre radministra- tion " en roman , et qui n'ont guere trouv6 d'autres traits pour la peindre que ceux que Balzac avait esquisses.

De pareils proc6des de composition expli- quent les inegalites dont il est impossible de ne pas etre frappe dans la Comedie humaine. Balzac a travaille trop vite; et on aura beau dire que « le temps ne fait rien a I'affaire » I c'est un vers de comedie, qui n'est pas vrai, meme d'un sonnet, et k plus forte raison d'un roman. Si Balzac a 6crit, et nous le savons par un t6moignage non douteux, son Cesar Birotteau en quinze jours, c'est qu'il le portait alors dans sa tete, nous I'avons dit, depuis quatre ou cinq ans. Et nous avons dit aussi qu'il y portait ensemble sa Comedie humaine tout entiere, mais toutes les parlies n'en etaient pas ensemble au meme degr6 d'avancement, et les necessites de la vie qu'il s'etait faite Font oblige d'en detacher, et d'en « realiser » plus d'un fragment avant que le temps en fut venu. C'est le cas de ses Paysans.

On ne saurait non plus se dissimuler qu'ayant congu I'ambition de faire de son auvre une

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representation tolale de la vie, Balzac eut 6t6 vraiment plusqu'un horame si song^nie s'elait tiouv6 constamment egal k cette ambition. Or, ily avait en lui, nous I'avons vu, un fonds de vulgarite qui devait constamment I'empecher d'exprimer et de peindre certains sentiments dont il savait d'ailleurs tout le prix, et dont la d^licatesse I'aLtirait. Je ne veux pas insister sur la Physiologie du Mariage et les Petites miseres de la Vie conjugale qui ne sont, apres tout, que I'oeuvre d'un assez mauvais plaisant, ou d'un fanfaron de cynisme en gaiety ; mais, le Lys dans la Vallee ou les Memoir es de deux jeunes Mariees! quelits etranges id6es serious- nous r^duits a nous faire de I'amour plalonique, et de I'amour maternel, s'il nous en fallait voir Tideale expres- sion dans les aveux de madanie de Mortsaut ou dans les lettres de madame de Lestorade? La vieille Fille est queique chose de plus depiai- sant encore ; et, reilexion faite, nous avons eu tort de reprocher plus haut a Balzac ce que Texecution en a de caricatural, si c'est, en y songeant, ce qui sauve uniquement son sujet d'etre odieux.

11 n'aimait pas qu'on I'attaqudt sur ce point,

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qu'il sentait ou qu'il savait faible ; et, aux re- proches de ce genre, il repondait par Louis Lambert et par Seraphita. Mais I'esprit de mys- ticisme n'est ni I'esprit de distinction, ni I'es- prit de delicatesse, et, s'il est peut-etre « aris- tocratique », ce n'est pas dans le sens ordi- naire du mot. L'exception en tout est toujours « une » distinction, elle n'est pas « la » distinc- tion; et on pent etre exceptionnel, ou unique en son genre, comme Balzac precisement, sans en etremoins « vulgaire » ou plus « distingue ». Aussi ne sont-ce pas seulement les plaisan- teries de Balzac qui sont lourdes, ce sont aussi ses madrigaux ; et c'est encore le galimatias qu'il nous donne, dans ses Memoires de deux jeunes Mariees, par exemple, sous la plume de madame de Macumer, pour I'hymne de I'amour triomphant. Les parties senlimentales sont faibles, tres faibles, dans la Comedie humaine, comme elles le sont dans Moliere, mais Moliere n'etait qu'un auteur comique 1 et, de toutes les passions humaines, celles que ce grand peintre des passions a sans doute le moins bien « representees », te sont les pas- sions de I'amour.

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Mais qu'importe? et quand on signalerait d'autres lacunes ou d'autres d6fauts encore dans la Comedie humaine, ce n'est point ainsi, par doit et avoir que s'6tablit le bilan d'un grand 6crivain. La post6rit6 a t6t ftiit d'oublier les d6- faillances d'un Balzac pour ne se souvenir que deses chefs-d'oeuvre, et le « r^aliser » lui-meme en eux, quand il en a laiss6 1 Ai^s longa, vita brevis ! La vie est si courte el I'art si difficile qu'on ne demandc meme rien moins k un « bel ouvrage » que d'etre un « ouvrage parfait »; et ni les folies sanguinaires au milieu desquelles se d6roule Taction du Boi Lear, qui n'est pas « une action », ni les preciosit^s ecoeurantes que Sha- kespeare a mises dans la bouche d'Hamlet, n'empechent Hamlet et le Hoi Lear d'etre les chefs-d'oeuvre qu'ils sont ! Pareillement , il suffit a la gloire de Balzac qu'il soit I'auleur d'Eugenie Grandet, de certaines parties du Pere Goriot, de la Recherche de VAhsolu, de Cesar Birotleau, de quelques pages du Lys dans la Val- lee, d'un Menage de Gargon, dUne tenebreuse Affaire, d'Ursule Mirouet, de la Muse du depar- tement, du Cure de village, des Souffrances de rinventeur, du Cousin Pons, de la Cousine Bette

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pour que ni la critique, ni sans doute le temps ne puissent mordre sur son oeuvre. La voila devant nous, telle que I'ont faite, et comme achevee, plus de cinquante ans ecoules depuis la mort de Balzac! La voila, detachee de ses origines et des circonstances de sa production ; degag^e aussi des chicanes de la critique; etablie dans son rang par le jugement de deux generations I La voila, telle que Ton pent d'ailleurs I'aimer ou ne pas I'aimer, ceci est affaire de gout, mais telle que Ton n'en pent meconnaitre la valeur ni celle de I'liomme qui nous I'a 16gueel II nous reste a tdcher de dire quelle fut la valeur vraie de cet homme, et la place qu'il occupe dans I'histoire de I'es- prit frangais.

* * *

L'ecrivain n'est pas de « premier ordre, » ni seulement de ceux dont on peut dire qu'ils ont regu du ciel, en nais.sant, le don du « style » ; et a cet 6gard, nuUe comparaison n'est possible entre lui et tel de ses contemporains : George Sand, par exemple, ou Victor Hugo. « En

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pensant bien, il parle souvent mal », a-t-on dit de Moliere 1 G'est ce qu'on pourrait dire egalement de Balzac; et lui aussi, trop souvent, il n'a r^ussi a exprimer sa pensee qu'au moyea « d'une multitude de metaphores qui appro- chent du galimatias ». G'est que, comme Mo- liere, nous venons de le voir, il 6crit vite, mais, de plus que Moliere, il se corrige;. il refait jusqu'a douze ou quinze fois ses romans sur 6preuves; il ajoute, il retranche, il transpose, il superpose ci la premiere expression de sa pensee ce qui lui semble en dtre une expres- sion « plus 6crite » ; il fait du « style » apres coup, comme il fait de I'esprit^ parce que, dans un roman, on demande de I'esprit et du style; et, de m^me qu'en faisant de I'esprit nous avons dit qu'il n6gligeait souvent d'avoir du gotit, c'est ainsi qu'en faisant du « style », il oublie parfois le sens propre des mots, souvent les regies de la grammaire, et les lois memes de la syntaxe frangaise.

Est-ce a dire qu'il <■< ne sache pas eci-ire » ? On a vu comment Taine I'avait justifie de ce reproehe et, sans lui accorder que Balzac « ait su sa langue aussi bien que personne », ni

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que ses Contes drolatiques suffisent a en fairs la preuve, I'auteur de la Comedie humaine est sans doute un autre « 6crivain » que I'auteur des Mijsteres de Paris, par exemple, ou meme puisqu'en son temps, on a semble prendre plaisir a le lui opposer, que le sec et pretentieux auteur de Carmen et de Colomba. Comment done se fait-il que, de nos jours memes, ce reproche d' « avoir mal ecrit » re- vienne sous la plume, et surtout sur les levres de beaucoup de lecteurs, qui I'aiment cepen- dant ; qui ne croient point avoir de « preju- ges » sur la question du style ; et qui sans doute n'expriment ainsi que leur ennui d'avoir ete genes dans leur lecture de Balzac, d'Eu- genie Grandet, de Cesar Birotteau, du Cousin Pons, par quelque chose, ils ne savent quoi, dont ils ne se rendent pas compte, et qu'ils imputent, comme on fait toujours en pareil cas, ci I'imperfection de I'ecrivain?

L'une des raisons en est que Balzac lui- meme, non pas tout seul, mais d'accord avec une partie de I'opinion de son temps, a contribu6 plus que personne a modifier pro- fondement la notion meme du style; et cette

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modification n'est pas encore aujourd'hui tout a fait consacree.

On s'entendait jadis sur les caracteres d'un « ouvrage bien ecrit », et quelque definition que Ton donn^t du style, car elle pouvait varier d'une 6poque ou d'une ecole k une autre, comme la definition de I'art, elle etait com- mune h la critique et aux auteurs. On 6crivait done bien, quand on ecrivait corredement, c'est- a-dire conform6ment aux lois de la grammaire;

purement, c'est-ci-dire avec des mots dont la villa et la Cour avaient fix6 le sens et la nuance;

et dairement, c'est-a-dire en 6vitant les am- phibologies et les Equivoques, les Mcheuses ren- contres, ou de sens ou de sons, si faciles a faire en frangais. A ces qualit^s si d'autres qualites s'ajoutaient de surcroit, elles 6taient particu- lieres ou personnelles k I'^crivain : a celui-ci, le don de penser par images, et, a celui-la, le don de communiquer ci sa phrase le mou- vement de sa pens6e; I'esprit k I'un, c'est- a-dire une fagon legerement d6tourn6e de dire les choses, et le relief ou la couleur a Tau- tre, c'est-a-dire, en decrivant I'objet, le don de le faire voir. Mais la correction, la puret6,

HONOR]^ DE BALZAC. 297

la clarte demeuraient toujours les qualites mattresses; et quiconque ne les possedait pas, « ^crivait mal » ou « n'ecrivait pas ». En ce sens, a ce titre, pour toutes ces raisons, il etait entendu que Regnard et Le Sage ecrivaient mieux que Moliere; I'auteur de Zaire et 6.'Alzire ecrivait mieux que I'auteur de Polyeucte et du Cid; Condorcet ecrivait mieux ou aussi bien que Pascal. Je ne parle pas de Saint-Simon, dont les Memoires firent scandale, quand ils parurent, en 1824, combien mutiles cepen- dant I et que les classiques du temps les accueillirent comme quelques lecteurs de nos jours appr6cient encore le style de Balzac.

Mais le romantisme, et surtout Balzac, ont change tout cela! La question qui domine toutes les autres est aujourd'hui de savoir ce que s'est propose I'ecrivain, et lorsque, comme Balzac, ce n'est pas « la realisation de la beaut6 », mais « la representation de la vie », nous nous sommes rendus compte que, dans ce cas particulier, nous ne saurions exiger de I'image les qualites qui ne sent pas du modele. Ce que nous avons done ci nous demander d'abord, ce n'est pas si le style de Balzac est

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« correct » ou s'il est « pur », mais s'il est « vivant », ou plut6t s'il « fait vivre » ce qu'il repr6sente; et le reste ne vient qu'a la suite. Veut-on la-dessus que George Sand « ecrive mieux » que Balzac? Nous le voulons doncaussi, et nous avons commence par le dire; mais, de tous les personnages qui traversent les romans de George Sand, en connaissez-vous un qui soit aussi « vivant » que les personnages de Balzac? C'est toute la question! Et la r6ponseest deve- nue facile. Si le style de Balzac anime et vivifie, je ne sais par quels moyens a lui, tout ce qu'il a voulu repr6senter, il a done atteint son but, et Balzac, a vrai dire, ni « n'ecrit ma] », ni « n'6crit bien », mais il ecrit « comme il a dij ecrire » ; et, on ne saurait, sans contradiction, lui reprocber, je dis meme des « irregularites », qui peut-etre sont la condition de la « vie » de son style.

Ce que Ton peut seulement dire, du point de vue de I'bistoire de la langue, c'est que la Comedie humaine, tout en contribuant ^ motlifier profondement I'idee qu'avant elle on se faisait du style, n'a point marque ni ne marquera dans I'avenir une 6poque de revolution de la

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langue; et c'est pr6cis6ment en ceci, que, comrae 6crivain, Balzac n'est pas du « premier ordre ». Les 6crivains du premier ordre sont ceux qui, sans troubler le cours d'une langue, ni le de- tourner de sa direction seculaire, le modifient; et, d'un instrument consacre par la tradition, nous enseignent a tirer des accents nouveaux, Tel un Ronsard au xvi^ siecle; un Pascal au xvii^ siecle; et, auxix^ siecle, un Chateaubriand ou un Victor Hugo. Comment cela? Par quels moyens? C'est ce qu'il est quelquefois assez difficile de dire, mais surtout un pen long, et si nous le pouvions, ce n'est pas ici que nous le ferions. Mais ce qui est certain, c'est que leur passage fait trace profond6ment dans I'his- toire d'une langue, et on n'ecrit plus « apres eux » , comme on faisait avant qu'ils eussent paru. Balzac, 6videmment, n'est pas de cette famillel II a pu traiter en quelque sorte la langue a sa maniere, et modifier la notion du style en assignant, de fait, a I'art d'ecrire un tout autre objet que lui-meme: il n'a point agi, a propre- ment parler, sur I'art d'ecrire, et sa maniere, comme ecrivain, n'a point fait 6cole. Elle man- quait pour cela de « puissance », ou du moins

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d'un certain degre de puissance, et surlout d' « originalite ». Ses plus belles pages, qui ne sont pas tres nombreuses, ou plutdt qu'il n'est pas facile de detacher et d'isoler de leur contexte ou de leur cadre, sont belles, mais ne le sont point pour et par des qualit6s de style inimitables et uniques. On n'y voit point eclater ce don de I'invention verbale qui est si caract6ristique du g^nie naturel du style. Et, pour achever enfin de bien marquer sa place dans I'histoire de la prose frangaise, il suffira de dire, en terminant, que toutes ces qualites qui lui manquent, et que nous ne lui reprochons pas de ne pas avoir eues, sont pr6cisement les qualites d'un Victor Hugo.

Mais si I'ecrivain n'est pas du premier ordre, nous avons peut-etre le droit de dire, au terme de cette 6tude, qu'il en est autrement du ro- mancier, et qu'aucune litterature de TEurope moderne n'en a connu de plus grand. Les temps sont desormais passes ou Ton croyait encore pouvoir lui comparer, comme Sainte- Beuve, I'auteur des Trois Mousquetaires ou celui des Mysteres de Paris; et, pour parler de nos contemporains, je ne pense pas aue ni I'auteur

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de Crime et Chdtiment, ni celui d'Anna Karenine, qui d'ailleurs lui doivent tant, I'aient surpasse. De quelque point de vue que Ton etudie les romans de Balzac ; et, comme nous venons de le faire, que Ton essaie de montrer ce qu'ils ont en eux que Ton ne trouve qu'en eux, ou, au contraire, et comme on le fait plus souvent, que Ton essaie de reconnaitre dans Eugenie Grandet ou dans Cesar Birotteau, dans un Menage de Gargon ou dans la Cousine Bette, les qualites que Ton considere comme essentielles a tout roman, la valeur en est toujours la meme, et on ne peut rien mettre au-dessus d'eux. Ajoutez que ce sont eux qui ont comme determine la for- mule dont le roman ne s'est plus ecarte depuis eux qu'a son pire dommage; et, pour bien sen- tir le prix de cet eloge, songez que, dans les memes annees ou Balzac donnait Eugenie Gran- det et le Medecin de campagne, les romanciers ses emules mettaient au monde, eux, des histoires comme la Salamandre, les Deux Cadavres, ou VAne mort et la Femme guillotinee.

II n'y a pas de gloire plus haute, ni, je le dirai, plus durable pour un grand ecrivain, que de s'etre ainsi rendu comme inseparable a

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jamais de I'histoire d'un genre! Mais, de plus, comme un Balzac et comme un Moliere, quand 11 a fixe les « modeles » de ce genre, il pent sans doute 6tre assure de vivre dans la m6moire des hommes, et qu'aucun changement de la mode ou du gotit ne prevaudra contre son oeuvre.

C'est ce qui me fait croire que longtemps encore Balzac demeurera le maitre du roman. On ne s'emancipera de I'influence de la Comedie que dans les directions indiquees ou pr6vues par Balzac, et quand peut-etre, un jour, comme il est arriv6 aux successeurs de Mo- liere, on trouvera cette influence trop lyran- nique ou trop lourde, on ne pourra la secouer qu'en relournant ci I'observation et k « la representation de la vie » ; ce qui sera rendre encore hommage k Balzac. C'est pour- quoi, dans I'ordre litteraire, je ne vols vraiment pas, au xix^ siecle, d'influence comparable ou sup6rieure a la sienne. Hugo lui-meme, dont nous parlions tout a I'heure, parlage I'empire du lyrisme avec Lamartine, avec Musset, avec Vign}^ avec Leconte de Lisle. Aucun dramaturge, pas meme le vieux Dumas,

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continue par son lils, n'a pu se rendre maitre du theatre, ni seulement s'y faire la situation prepond^rante d'un Voltaire au xviii^ sieclel Mais Balzac regne dans le roman. II y regne, non seulement en France, mais a I'etranger meme! Et on pent dire avec verite que quand on se lassera de le lire, de le relire et de I'admirer, c'est que Ton commencera sans doute a se lasser du roman lui-meme. Ges sortes de choses se sont vues, et les genres litteraires ne sont pas eternels I Mais cela meme ne por- tera pas atteinte a la gloire de Balzac; et sa reputation, dans I'histoire litt6raire, ne souf- frira pas plus de la mort du roman, si le roman doit mourir! que la gloire de Kacine n'a souf- fert de la mort de la tragedie.

Faut-il aller plus loin ? et devons-nous faire une place a Balzac parmi les philosophes ou, comme on dit aujourd'hui, les « penseurs » de son temps? Je ie crois encore. Evidemment, Balzac n'est pas un pliilosophe de la maniere que I'entendent ceux que Schopenhauer appe- lait « les professeurs de philosophic », et c'etait Fichte, Hegel et SchellingI II ne Test pas non plus, en ce sens, et nous I'avons vu,

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que son absolutisme, son pessimisme, et son catholicisme ne composent pas ensemble un systeme li6, ni meme tres fortement raisonne. Mais, si I'ocuvre d'un grand 6crivain exprime necessairement, qu'il I'ait d'ailleurs ou non voulu, une conception de la vie, comment douterions-nous que Tauteur de la Comedie humaine a.it une philosophic; et comment, sans avoir essay6 de la caract6riser, le quitterions- nous ? La philosophic de Balzac, c'est sa con- ception de la vie, et sa conception de la vie, ce sont les deux ou trois idees les plus gene- rales sur la vie qui se d6gagent de son o^uvre. Ajoutons qu'^ nos yeux, le « pessimisme », ou son contraire « I'optimisme », auxquels on en revient toujours en pareil sujet, ne sont pas des idees generates sur la vie, mais plutot un refus d'en avoir ou d'en exprimer.

L'idee la plus generale que Balzac ait expri- mee sur la vie, c'est done celle-ci, que la vie est un enchevetrement de causes et d'effets lies entre eux par des « d6pendances mutuelles » ou, si Ton le veut, et pour user du mot a la mode, par « une solidarite necessaire ». Aux yeux de Balzac. I'existence d'un Rastignac ou

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d'un de Marsay, celle d'un Grandet ou d'un Bridau, celle d'un Grevel ou d'un Gobseck, ne sont pas des phenomenes isoles, ni spontanes, qui contiendraient en eux les causes de leur developpement, mais ces existences sont liees, ou plutot enchainees k d'autres existences, et de telle sorte que les modifications qu'elles eprouvent, si legeres soient-elles, ont des re- percussions a I'infini, j usque dans les milieux ou Ton ne connait pas meme de nom Gobseck et Crevel, Grandet et Bridau, Rastiguac et de Marsay. Parce que le petit Chardon s'est avise dans Angouleme de faire des vers k la gloire de madame de Bargeton, nee de Negre- pelisse d'Espard, des consequences en sont r6sultees dont I'amplitude s'est etendue jus- qu'au monde des bagnes ; et parce qu'il fallait cent mille francs au baron Hulot pour meu- bler madame Marneffe, des centaines de pau- vres diables de soldats sont morts en Algerie d'inanition et de desespoir. II y a d'ailleurs toute une morale, et une tres belle morale, a induire de cette liaison des effets et des causes ; et le premier article en est qu'aucun de nos actes n'etant indifferent, aucun d'eux n'est

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insignifiant, ni ne doit done, par consequent, nous 6chapper k la legere. Nous n'avons pas, helas 1 besoin, pour « tuer le mandarin », de le vouloir; et il nous suffit de laisser le champ libre h notre 6goTsme !

Mais cette solidarity ne se limite pas k la circonference de la vie sociale, et elle enve- loppe rhumanit6 tout entiere, qui sans doute n'est pas situ6e dans la nature, selon le mot celebre, « comme un empire dans un empire ». De 1^, les analogies, sinon I'identit^, de r « histoire naturelle » avec 1' « histoire so- ciale » ; et de la I'esth^tique de Balzac; mais de la aussi la difference qui distingue cette esthe- tique de toutes les autres, et, autant qu'une esthetique, en fait une conception ou une phi- losophic de la vie.

Je n'ai pas besoin de montrer I'iraportance et surtout la fecondit6 de cette id6e. La cri- tique de Taine en est d6riv6e tout entiere, au- tant ou plus que des logomachies de Hegel ; et le plus bel epanouissement litteraire que j'en connaisse, apres la Comedie humaine, est I'oeuvre du plus grand romancier peut-etre de I'Angleterre au xix* siecle, je veux dire I'au-

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teur d'Adam Bede, du Moulin sur la Floss et de Middlemarch. Je n'ai pas non plus ici a la juger, quoique d'ailleurs je n'en fusse nulle- ment embarrass^, et, qu'a la condition d'y pouvoir mettre une seule restriction, je la croie profondement vraie. S'il etait prouve quel la solidarite sociale eiit son fondement dans la nature, il n'en r^sulterait pas qu'elle y eiit' pour cela sa loi. Mais ce goae ]€ veux seulement constater, c'est que cette idee est V^me ou le ressort interieur de I'oeuvre de Balzac. Elle en est aussi la lumiere, et, puisque nexus avons dit, puisqu'il est convenu que Balzac n'estpas toujours clair, c'est par le moyen de cette idee que Ton achevera de comprendre dans ses nombreuses Prefaces, y compris VAvant-propos de sa Comedie humaine, ce qu'il voulait dire quand il appuyait sur I'^troite solidarite des parties de son oeuvre, « Toutes choses 6tant causantes et causees, aidanles et aidees, je tiens impossible de connaitre les parties sans connaitre le tout, ni le tout sans connaitre les parties. » Lui, qui aimait les epigraphes, c'est vraiment celle-ci qu'il etit dd mettre a son oeuvre.

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Gonsiderons encore la fortune que cette id6e devait faire et qu'effectivement, depuis cin- quante ans, elle a faite. On ne parle aujour- d'hui que de « solidarity », et peut-etre, en en parlant, ne sait-on pas toujours ires bien ce qu'on veut dire; mais les idees n'ont pas besoin d'etre claires pour agir, et on finit tout de meme par s'entendre. S'il est done vrai que personne en son temps n'ait fait plus que Balzac pour la r6pandre, et de la meilleure mani^re, en la sugg6rant et en la persuadant plut6t qu'en I'^nongantou qu'en la d6montrant; si sa Comedie humaine, en un certain sens, n'est comme qui dirait que le recueil des preuves et la vivante illustration de cette idee; si c'est elle, en retour, qui depuis cinquante ans nous a aid6s a voir en Balzac un tout autre esprit et d'une tout autre portee que les romanciers qu'on lui comparait encore en 1850; et enfin, tandis que les systemes des « philosophes » ses con- temporains, dont le plus illustre s'appelait, je crois, Adolphe Garnier, et dont le chef-d'oeuvre est un Traite des Facultes de I'dme, rentraient dans I'ombre, si ce sont, au rebours, les id6es du romancier que le philosophe eut trait6 de

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(( simple amuseur » qui se r6pandaient, qui faisaient des disciples, qui s'6prouvaient par la discussion, et qui devenaient finalement I'une des bases de la pensee contemporaine, il faut qu'on s y resigne ! Balzac a droit au nom de « philosophe » ou de « penseur » ; et , en verite, je ne pense pas que personne osM de nos jours lui en disputer le titre.

*

* *

II nous apparait done, au terme de cette etude, comme Tun des ecrivains qui en France, au xix^ siecle, auront exerce Taction la plus profonde, et, a la distance ou nous sommes de lui et de ses contemporains, je n'en vois guere plus de quatre ou cinq dont on puisse dire que I'influence ait rivalise avec la sienne. II y a Sainte-Beuve, il y a Balzac, 11 y a Victor Hugo ; il y a Auguste Comte, dans un ordre d'idees moins different qu'on ne le croirait d'abord de celui ou s'est developpe le g6nie de Balzac ; il y a aussi, il doit y avoir deux ou trois savants, -— Geoffroy-Saint-Hilaire ou Cuvier, Claude Bernard ou Pasteur? qu'il ne nous appar-

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tient pas de juger, ef qu'aussi ne nommons- nous qu'avec un peu d'hesitation. Les hommes de science nous diront un jour lequel de ces quatre grands liommes, ci moins que ce ne soit un cinquienie, a op6re dans la conception que nous nous formons du monde la revolution la plus profonde et la plus etendue. J'hesiterais moins, si j'etais Anglais; et je nommerais Charles Darwin !

Mais, pour nos Frangais, je le r^pete, je n'en vois pas dont I'influence ait et6 plus active que celle de Balzac, ni qui soit encore aujourd'hui plus « actuelle », ni qui doive, sans doute, en raison de son caractere d'universalite, s'exercer plus longtemps !

Je n'exprime point ici de preferences, et sur- tout je ne donne pas de rangsl Je ne fais que des constatations. Ghacun de nous garde aussi le droit de pr^ferer, s'il lui plait, le poete ins- pire des Meditations, si naturel, naturel jus- qu'a la negligence, au poete laborieux et deja tourmente des Orientales et des Feuilles d'automne. Gombien encore dans les Nuits de Musset, la passion n'est-elle pas plus sincere que dans les poesies amoureuses d'Hugo ! Et combien la pen-

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see du grand poete incomplet de la Colere de Sam- son et de la Maison du Berger n'est-elle pas plus haute, plus noble, et suitout moins banale, que celle du prodigieux ouvrier de la Legende des Siecles! 11 y a encore d'autres courants ou d'autres veines dont on ne trouve presque pas de trace dans I'oeuvre gigantesque ou cyclo- peenne d'Hugo. Le grand maitre du roman- tisme n'a pas, si je puis ainsi dire, absorbe tous ses heretiques; et, en dehors de son influence, on en pourrait signaler non seule- ment qui n'ont pas cede devant la sienne, mais encore qui Font contrariee. Gependant, il n'en demeure pas moins vrai qu'a distance, aucune influence litteraire, pendant le cours entier du siecle qui vient de finir, n'aura egale la sienne; qu'on la retrouve partout, je veux dire chez ceux-la m6mes qui Tauront subie le plus invo- lontairement; et que, dans I'avenir, comme dans la reality du passe, le « romantisme » ce sera Victor Hugo.

A I'autre pole de la pensee contemporaine, et de I'expression, Auguste Gomte sera le ccpositivismc)), philosophe aussi prolbnd que le grand poete serait superficiel, si la qualite

312 HONORE DE BALZAC.

de rinvention verbale n'avait souvent, chez Hugo, suppled I'insuffisance de I'idee. Gar les mots expriment des id6es, encore que plusieurs de ceux qui les entrechoquent ne s'en rendent pas toujours tres bien compte; et on pense, rien qu'en « parlant », quand on parle comme Hugo, avec ce sentiment, qui fut le sien, de la profondeur des vocables, et ce don prodigieux d'en tirer des r6sonnances inconnues.

Et dirai-je maintenant qu' « entre » le roman- tisme et le positivisme, ou « au-dessus » d'eux, Sainle-Beuve et Balzac, freres ennemis recon- cilies dans le « naturalisme », repr^senteront peut-etre le meilleur de I'h^ritage intellectuel que nous aura legue le xix* siecle ? C'est une maniere nouvelle de concevoir I'homme et la vie, liberee de tout a priori, d6gag6e de toute metaphysique , ou plul6t c'est une methode, une methode complexe et subtile, comme les phenomenes eux-memes qu'elle se propose d'etudier, une methode concrete et positive, une methode laborieuse et patiente, la methode, en deux mots, dont le Port-Rotjal de Fun, la Comedie humaine de I'autre, sent deux monu- ments destines k durer aussi longtemps que la

HONORE DE BALZAC. 313

langue fraiiQaise, ou plus longtemps peut-etrel et une methode enfin dont il y a lieu de croire que les applications, de jour en jour plus 6tendues et plus exactes, plus norabreuses et plus penetrantes, nous feront done entrer de jour en jour plus avant, comme I'esperait bien Balzac, dans la connaissance de I'homme et des lois des societes.

FIN

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APPENDICE BIBLIOGRAPHIQUE

I

L'objet du present Appendice n'est pas de dispenser le lecteur de recourir au livre capital de M. le vicomte de Spoelberch de Lovenjoul : Histoire des OEuvres de Balzac ; et nous dirions volontiers qu'au contraire, c'est nous, que ce livre eut pu dispenser de faire cet Appendice. Mais, comme le livre ne compte pas moins de 496 pages in -8°, dont la moiti6 en tout petit texte, nous avons cru qu'un court Extrait n'en serait pas inutile pour completer cette Etude, et pour permettre surtout de la controler plus ais6ment.

316 APPENDIGE BIBLIOGRAPHIQUE

•Nous le diviserons en trois parties :

I. Sources a consulter pour rhistoire de Balzac et de ses OEuvres;

II. Bibliographie des principales editions origi- nales ou collectives des OEuvres de Balzac;

III. Etudes critiques a cormdter sur VOEuvre de Balzac.

SOURCES DE l'hISTOIRE 3>E BALZAC

Balzac lui-meme, dans ses OEuvres, et, notani- nient, dans :

a] Louis Lambert, pour ses souvenirs du college de Vendome ;

b] La Peau de chagrin, pour les souvenirs de .•ia vie d'etudiant;

c] Le Lys dans la Vallee, pour les commencements de sa liaison avec madame de Berny ;

d] Un grand homme de j)rovince a Paris, pour S05 relations avec les libraires, les journaux et les con- freres .

Si maintenant, c'est son « salon ponceau « qu'il a d6crit dans la Fille aux yeux d'or; ses

18.

318 APPENDICE BIBLIOGRAPHIQUE

collections, dans le Cousin Pons; et, d'apros le t6moignage de Theophile Gautier, son portrait, aux environs de 1842, qu'il a trac6 dans Albert Savarus, on pent le croire! On pent croire ega- lement qu'il s'est souvenu de la rue Visconti, quand il a raconle, dans les Souffrances de rin- venteur, les malheurs et les embarras financiers de Davis Sechard. Mais tous ces « documents »

nous I'avons dit ne doivent etre consultcs qu'avec precaution et employes qu'avec discre- tion, le plus « autobiographique » d'entre eux,

qui est Louis Lambert, n'ayant rien d'une confession, ni memo d'une confidence; et le souvenir y etant tou jours domine par la preoc- cupation d'adapter le fait aux exigences de I'oeuvre, et le detail au plan d'ensemble de la Comedie humaine.

D'autres « documents » sont dignes de plus de confiance, et par exemple :

e] Sa Correspondance, formant le tome XXIV de I'edition de ses CEuvres completes [voyez ci-dessous];

f] Les deux volumes de ses Lettres a I'Elrangere [t. I, Paris, 1899 ; et t. II, Paris, 1906].

Nous devons d'ailleurs faire observer que, r^dition de ces trois volumes de Lettres n'ayant rien de « critique », ils sont encore pleins

APPENDICE BIBLIOGRAPHIQUE 319

d'obscurites, et nous avons dit, d'autre part, au cours meme du present volume, que Balzac, dans ses Lettres a VEtrangere, ayant du prendre une attitude qu'il n'a pas sans peine soutenue jusqu'au bout, on fera general ement bien de ne le croire que « sous benefice d'inventaire ».

Balzac, sa Vie et ses OEuvres, d'apres sa corres- pondance, par madame Laure Surville, nee Balzac, Paris, 1858, Librairie Nouvelle.

Gette Notice biographique, due a la soeur preferee du romancier, est reproduite en tete de r^dition desdiCorrespondance,a.uiome XXIV de ses OEuvres completes.

Histoire des OEuvres de Balzac, par le vicomte de Spoelberch de Lovenjoul [Charles de Lovenjoul]. Edition, entierement revue et corrigee a nouveau; Paris, 1888, Galmann Levy.

G'est le livre, avons-nous dit, qui pourrait, a lui tout seul, tenir lieu de tons les autres, et que nous mettons k cette place, parce que, de la nianiere large k la fois et precise que M. de Lovenjoul a traite son sujet, cette Histoire des OEuvres n'6claire pas moins la biographie de Thomme que la bibliographie de I'ecrivain.

320 APPENDICE BIBLIOGRAPIIIQUE

Honore de Balzac, par M. Edmond Bire, Paris, 1897, Champion. Details inleressants et importants sur :

a] Balzac et VAcademie fran^aise;

b] Balzac et Napoleon;

c] Balzac royaliste;

d] Le thedlre de Balzac; et

e] La Comedie humaine au theatre.

5 L'CEuvre de H. de Balzac, etude litt^raire et philosophique sur la Comedie humaine, par M. Mar- cel Barriere, Paris, 1890, Calmann Levy.

Analyse de I'oeuvre, ou plus exactement des « Giluvres » de Balzac, conibrmement ci I'ordre ou elles sont disposees dans Tedition definitive de la Comedie humaine.

Repe?'toire de la « Comedie » humaine de H. de Balzac, par MM. Anatole Cerfbeer et Jules Chris- tophe, avec une Introduction de M. Paul Bourget. Paris, 1893, Calmann Levy;

La Jeunesse de Balzac. Balzac imprimeur, 1823- 1828, par MM. Gabriel Hanolaux et Georges Vicaire, avec trois estampes et deux portraits, Paris, 1903, Librairie des Amateurs [A. FerroudJ.

II

RIBLIOGRAPHIE DES (EUVRES DE BALZA

EDITIONS ORIGINALES] 1829.

Les Chouans.

1830.

La Maison du Chat- qui- pelote. LeBal de Sceaicx, La Vendetta. U7ie double famille. La Paix du menage. Gobseck. Sa?Tasine.

1831.

La Peau de chagrin. La Femme de Ji^ente ans [chap. I, IV et v].

322 APPENDICE BIBLIOGRAPHIQUE

1832.

La Femme de 1 rente ans [chap, in et iv]. La Bourse. Madame Firmiani. Etude de femme. Le Menage. La Grenadiere. La Femme abandon- ne'e. Le Colonel Chabert. Le Cure de lours. Louis Lambert.

1833.

Ferragus. La Duchesse de Langeais. Le Mede- cin de campagne.

1834.

Eugenie Grandet. L'il lustre Gaudissart. La fille aux yeux d'or. La Recherche de I'Absolu.

183o.

La Femme de Trente ans [chap. ii]. Le Pere Go- riot. Le Contrat de mariage. Le Lys dans la Valle'e. Seraphita.

1836.

La Messe de I'alhee. U Interdiction. La vieille Fille. Le Cabinet des Antiques. Facino Cane.

1837.

Illusions perdues [P® parlie : Les Deux Poetes]. Cesar Birotteau. La Femme superieure [plus lard les Employes].

APPENDICE BIBLIOGRAPHIQUE 323

1838.

Le Cabinet des Antiques [2^ partie]. La Maison Nucingen. Splendeurs et Miseres des Courtisanes [\'^ partie].

1839.

Une Fille d'Eve. Beatrix [1''^ et parlies]. Illusiom perdues [2^ partie : Un grand homme de Province a Paris. Les Secrets de la princesse de Ca- dignan. Le Cure de village.

1840.

Pierrette. Pierre Grassou. Un Prince de la bolieme.

1841.

La Fausse Maftresse. La Rabouilleuse [pi as tard Un Menage de Gai'Qon]. Ursule Mirouet. Utie te- 7iebreuse Affaire.

1842.

Memoires de deuxj eunes Maiiees. Un Debut dayis la vie. Albert Savarus.

1843.

Honorine. La Muse du departement. Illusions perdues [3® partie : Les Sou ff ranees de I'lnventeur] . Splendeurs et Miseres des Courtisanes [2® partie].

324 APPENDICE BIBLIOGRAPIIIQUE

1844.

Modeste Mignon. Madame de la ChanioHe [plus tard : L'Envers de I'hisloire contemporai7ie]. Lcs Paysans [l""* partie].

1843. Un homme d'affaires.

1846.

Splendeurs et Mis&es des Courlisanes [3^ partie] . La Cousiiie Belle. Les Comediens satis le savoir.

1847.

La derniei'e Incarnation de Vautrin. Le Cousin Pom. Le Depute d'Arcis.

18o4. Les Pelits Bourgeois.

Sur ce dernier litre et celte date, 11 convient de faire observer que trois des grands romans de Bal- zac : Les Paysaiu, le Depute d'Arcis et les Pelits Bo ur- qeois, n'ont pas 6t6 termines par lui.

APPENDICE BIBLIOGRAPHIQUE 325

B.

EDITIONS COLLECTIVES DES OEUVRES

Scejies de la Vie prive'e, 2 vol. in-8°, 1830, Maine et Delaunay-Vallee.

Eomans et Contes philosophiques, 3 vol. in-8°, 1831, Gosselin.

3o

Scenes de la Vie privee, 4 vol. in-8°, 1832, Mame- Delaunay.

Romans et Contes philosophiques, 4 vol. in-8°, 1833, Gosselin.

Etudes de moeurs au xix' siecle, 12 vol. in-8° 1834- 1835, veuve Bechet etWerdet, comprenant : Scenes de la Vie privee, t. I a IV, 1834-1835 ; Scenes de la Vie de province, t. V a VIII, 1834-1837 ; Scenes de la Vie parisienne, t. IX a XII, 1834- 1835.

19

32G APPENDICE BIBLIOGRAPHIQUE

La Come'die humaine, 1" Edition, 16 vol. in-8°, 1842-1846. Fume, Dubochet et Hetzel.

70

GEuvres de Balzac, 20 vol. in-S", 18o3, Veuve Houssiaux.

CEuvres completes de H. de Balzac, 24 vol. in- 8°, 1869-1870. Calmann Levy, comprenant : La Co- medie humaine, t. I a XVII ; Theatre complet de Balzac, t. XVDI; 3oZ,es Conies drolatiques, t. XIX; CEuvres diverses inedites de Balzac, ou plus exac- leuient, non encore reunies, t. XX k XXllI.

Con'espondance, t. XXIV.

Nous croyons devoir signaler, comme ofTrant le plus grand inter^l pour I'hisloire de la formation du genie de Balzac, et nous-meme, dans un autre ou- vrage, congu sur un plan plus etendu, nous aurions essaye d'en tirer parli, les Etudes analylic/ues, les Esquisses parisietines, et les Prefaces et notes relatives aux premieres editions contenues dans les trois pre- miers volumes d'CEuvres diverses de celte edition.

Ill

ETUDES A GONSULTER SUR BALZAC

On en trouvera la liste complete, jusqu'a 1888^ _ dans la 3^ edition du livre de M. de Lovenjoul. Ici, nous nous bornons a rappeler celles ciui ont paru « seulement depuis la mort de Balzac » ; et, parmi ces Etudes elles-memes, non pas toutes celles qui sont interessantes, mais seulement celles qui sont en quelque sorte inseparables de la discussion de Foeuvre de Balzac :

Sainte-Beuve, M. de Balzac, 2 septembre 1850, Causer ies du Lundi, t. 11.

On pourra se reporter a un premier article de Sainte-Beuve sur H. de Balzac, dans la

328 APPENDICE BIBLIOGRAPHIQUE

Kevue des Deux Mondes du 15 septembre 1834, et a VAppendice du premier volume de son Port-Royal, 6^ Edition, t. I, p. 548;

2*' George Sand, Ilonore de Balzac, imprim6 pour la premiere fois dans un volume de madame Sand intitule : Autour de la table, Paris, 1875, Calmanii Levy, mais date par M. de Lovenjoul de 1853, et peul-etre anterieur a cette date.

On lit dans les Lettres a VEtrangere [t. II, p. 32], sous la date du 15 avril 1842 : « Dans la Revue Jndependante, publiee par George Sand, il s'est gliss6, a son insu, un affreux article qui m'a valu d'elle une lettre de quatre pages ou elle s'excusait de son inattention. Je suis alle la voir pour lui expliquer combien les injustices scrvaient le talent, et, comme elle m'avait dit qu'elle voulait faire un grand tra- vail sur moi, j'ai tach6 de la dissuader en lui disant qu'elle se creerait des haines terribles. Elle a persists, et alors je I'ai pri6e de faire la preface de la Comklie humaine, en lui laissant le temps de se decider. Je suis retourne chez elle, et, ses reflexions bien faites, elle accepte, et va ecrire une appreciation complete de mes oeuvres, de mon entreprise, de ma vie et de mon caractere, ce qui sera une reponse a

APPENDICE BIBLIOGRAPHIQUE 329

toutes les lachetes dont j'ai ete le sujet. EUc veut me venger... » Cette maniere d'entendre et de pratiquer la « reclame » n'est-elle pas ad- mirable ?

George Sand donna- t-elle suite a son gene- reux dessein? G'est ce qu'il serait difficile de dire, et si I'article fut redige avant la mort de Balzac. Mais les heritiers ou les editeurs ne la tinrent pas quitte de sa promesse, et en 1853, quand on prepara chez Houssiaux la premiere edition des OEuvres de Balzac * ce fut a elle, dit-on, que Ton demanda la preface, et cette preface ne serait autre, dit-on encore, que la notice que nous signalons. II ne resterait plus, en ce cas, qu'une petite 6nigme a resoudre, qui serait de savoir pourquoi cette notice ne figure pas en tete de I'Mition Hous- siaux.

On devra joindre a cette notice quelques pages de la meme George Sand sur Balzac, au tome IV de VHistoire de ma Vie.

Theophile Gautier, Honore de Balzac, dans V Artiste, 1858, et un volume in-12, 1859, Poulet- Maiassis ;

1. Voyer ci-dessus : Editions collectives, n" 7.

330 APPENDICE BIBLIOGRAPHIQUE

Taine, Balzac, dans le Journal des Debats, 1838, et Nouveaux Essais de critique et d'histoire, Paris, 1865, Hachette ;

Emile Zola : a] Le Roman experimental, 1880 ; b] Les Romanciers naturalistes, 1881 ;

Andre Le Breton, Balzac, I'homme et Vceuvre, Paris, 191)5, Armand Colin.

TABLE

AVANT-PROPOS I

Chapitre I. Du roman moderne avant Balzac . . 1

II. Les ann^es d'apprentissage 28

Ills La Comedie humaine 62 V

IV. La signification historique des romans

de Balzac 93

V . La valeur esthetique du roman de

Balzac 124 "^

VI . La portee sociale du roman de Balzac. 184 v/

VII. La morality de Toeuvre de Balzac . . 215 ly

VIII. L'influence de Balzac 245

IX. Conclusions 282

APPENDICE BIBLIOGRAPHIQUE 315

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