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Doret, M,

J,-J. Rousseau

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.-J. ROUSSEAU

SA VIE

SES IDEES RELIGIEUSES

DKIÎK CONFÉRhLNCKS

PAR

m. DORET

l'A.STEUK

%Tr

GENEVE

A. CHERBULIEZ & C" libraii'es-éiliteurs

PARIS

G. FISCH BACHER as, rue (le Seine

1878

Ces deux Conférences ont été laites sous les auspices de l'Union nationale évangélique. C'est à la demande et par les soins de cette même Société qu'elles sont maintenant publiées.

Mon seul désir est de contribuer, pour ma faible part, à donner à la solennité qui se prépare les caractères d'utilité, d'élévation et de vérité que doivent revêtir les fêles nationales (t républicaines.

Satigny, Mars 1878.

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M. D.

PREMIÈRE CONFÉRENCE

r.A BIOaRAPHTF.

Mesdames Messieurs,

L'année 1778 vit disparaître de la scène de ce monde deux hommes qui, soit par leurs personnes, soit par leurs œuvres, y avaient occupé une place considérable. Le 30 mai, Voltaire mourait k Paris dans une agonie que n'avait pu conjurer l'éclat de son dernier triomphe, et, le 2 juillet, J.-J. Rousseau s'éteignait subitement à Ermenonville.

La France ne laissera pas passer le 30 mai de cette année sans célébrer le centenaire de celui qui, à la fois historien, philosophe et poète, fut encore le représentant et comme J incarnation de bien des traits de l'esprit français. Genève doit le même honneur à Rousseau, et se prépare à le lui rendi-e.

Rien donc de pins nnturol que d'inscriie sur le

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programme de nos Conférences le nom de notre grand concitoyen. C'est le moment de parler de lui à ceux qui ne connaissent que ce nom pour leur apprendre ce qu'il recouvre, à ceux qui savent ce qu'a été Rousseau, pour rafraîchir leurs souvenirs, à tous, pour préparer utilement son centenaire.

Parler de Rousseau, Messieurs, n'est pas en soi une tâche difficile. Les documents ne manquent pas. Peu d'hommes ont pris autant de soins que Jean- Jacques poi.r se révéler aux autres. Mécontent, blessé du jugement de ses contemporains, il en appelait à celui de la postérité et il prétendait fournir à ce juge impartial toutes les pièces du procès. Confessions minutieuses, lettres religieusement recopiées et cata- loguées, portraits intellectuels et moraux, souvent répétés et toujours achevés, rien n'y fait défaut.

Ce qui est moins facile, c'est d'en parler équita- blement. Il s'agit d'abord de contrôlei" ces documents fom-nis par la partie intéressée, de juger du vrai Rousseau par le Rousseau qui s'expose, et, surtout, de se mettre en garde contre l'engouement de ses amis aussi bien que contre la fureur de ses adver- saires. Le nom de Rousseau n'est pas un de ceux qui descendent à nous portés calmement par le fleuve de riiisloire et enveloppés d'une gloire incontestée; il nous vient tantôt sur des nuages d'encens, tantôt dans les tourbillons des anathèmes. Les uns ont fait

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de Jciin-Jaciiiies mi demi-dienjes aulres un démon: or il en faut faire un homme. est le vrai, est le point délicat.

Pour poursuivre cet idéal nous nous en tiendrons le plus possible aux faits, et nous tâcherons d'éviter et ceilaines préventions traditionnelles et un enthou- siasme patrioti(jue très-compréhensible, sans doute, mais pas toujoiu's judicieux.

Mirabeau prétend que la calomnie a un siècle poin* obscurcir la vérité et fausser la réputation des grands hommes. Le siècle finira le 2 juillet prochain. Heu- reux les orateurs qui parleront de Rousseau après cette date ! Nous n'en sommes [)as encore là, mais nous en ap[)rochons, et cette circonstance favorable nous fait espérer que, si nous ne parvenons pas à l'atteindre, nous ne resterons pas trop au-dessous du but (jue nous nous proposons.

Nous consacrerons cette piemière séance à l'etracer la biographie de Rousseau, et, dans la prochaine, nous nous occuperons de ses idées religieuses.

La vie de Rousseau se divise assez naturellement en quatre périodes :

L'enfant, de 1712 à 1728 (Genève-Annecy);

Le jeune homme, de 1728 à 1745 (jusqu'à son établissement à Paris);

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V homme, do 1745 à 'I7G7 (jusqu'au retour d'An- gleterre) ;

Le vieillard, de 1767 à 1778.

L'expression de « vieillard » n'est pas tout à fait correcte : en revenant d'Angleterre, Rousseau n'avait que 55 ans ; mais, cette remarque faite, nous la con- servons en raison de son utilité.

1/ ENFANT

(de 1712 A 1728)

J.-J. Rousseau naquit le 28 juin 1712. 11 naquit à Genève, tout Genevois le sait; mais où? Deux mai- sons se disputent l'honneur d'avoir abrité son ber- ceau : l'ancien numéro 69 de la rue Rousseau, et l'ancien numéro 2 de la Grand'Rue. Laquelle a raison?

Le nom de la rue et la plaque placée sur la porte semblent attester que tous les droits appartiennent à la première. Quand vous lisez : Ici est né..., rien ne vous paraît plus concluant. Pourtant, il y a erreur. Des recherches minutieuses ont prouvé que Rousseau est à la Grand'Rue. Il fut b.iplisé à Saint-Pierre le 4 juillet et sa mère mourut d'une fièvre puerpérale

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le 7 du même mois, an iiuméio 2 de la (iraud'llue. Comment admelUe, si l'enfant était à Saint-(lcr- vais, que ses parents fussent venus le faire baptiser à Saint-Pierre, et peut-on supposer que sa mère eût opéré un déménagement pendant sa dangereuse ma- ladie ?

Au resle, le quai'tier de Saint-Gervais n'a point à se formaliser. Rousseau y hnbita plusieurs années au numéro 73 de la rue de Coutance et il garda de ce séjour d'impérissables souvenirs.

La famille de Rousseau appartenait à la bonne bourgeoisie. Didier Rousseau quittant Paris en 1529, au moment sévissaient les persécutions contre les réformés, vint s'établir à Genève. Il v fonda une li- brairie et fut reçu bourgeois en 1555. Son petit-fils Jean eut seize enfants, ce qui lui valut l'exemption de la ft taxe des gardes.» De ces seize enfants, deux seuls survécurent; du moins, deux seuls sont connus : 1" Noè, le cadet, père d'un Rousseau qui se fixa en Perse, et dont le fils fut consul général à Ragdad, et d'un Rousseau (J. -François), qui resta à Genève, habita les Eaux-Vives et dont le fils, Théodore, en- tretint des relations avec Jean- Jacques ; 2" David, l'aîné, qui eut quinze enfants, dont Jsaac père de Jenn- Jacques.

En 1712 la famille était peu nombreuse ; ses re- présentants à Genève étaient : Isaac et Jean- Jacques

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d'une part, et, de l'autre, leurs cousins Jean-Fran- rois et Théodore.

Isaac Rousseau était un habile horloger. 11 passa (juelques années à Constantinople en qualité d'horlo- ger du sérail. Sa position était médiocre. Il avait épousé Susanne Bernard, fille d'un ministre. 11 la perdit à la naissance de Jean- Jacques, son second fils*. La perte fut grande pour l'un et l'autre, surtout pour lenfant.

Rousseau nous dit que son père ne s'en consola jamais, pas même dans un second mariage ; et, quant à lui, ah ! combien lui eussent été précieux les soins d'une mère tendre, intelligente, et chez qui se joi- gnaient, à des talents remarquables, une instruction soignée et une haute vertu.

Le déficit fut d'autant plus grand que le père, homme honnête, mais un peu léger, ne fit pas preuve de beaucoup de jugement et de persévérance dans l'éducation de son enfant. Jean- Jacques était très- chétif, et ce ne fut qu'aux soins d'une tante, plus tard M"''' Gonceru, qu'il dut de vivre et prendre des forces. Dès qu'il fut en âge de lire, c'est-k-dire vers six ans, son père lui mit entre les mains les romans à la mode. Ils les lisaient, ensemble avec passion : on y pas- sait des nuits entières. Il arriva même une fois que ces

^ J.-J. Rousseau avait uu frère aîué qui quitta Genève et disparut.

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achainés lecteurs furent arraeliés ;i leur oreupalion par le chanl îles liiroudelles {\m venaient se poser au matin sur les volets do la fentMre. Le jour se levait. « Allons nous coucher, » dit le père.

Ouand les romans lurent épuisés, on lira de la bi- bliolhè(iue du grand-père liernard des ouvi-ages plus sérieux. l-.a Vie des hommes illustres, de lMutar(jue, lit les délices de l'enfant. C'était, si l'on veut, un tem- pérament aux lectures précédentes, mais un demi- tempérament. Rousseau ti'ouvait encore dans les portraits d'Aristide, de Brutus, etc., de »]uoi monter son imagination, et l'on peut laisonnablemenl ad- mettre que c'est dans ces premières impressions qu'il puisa ce besoin de romanesque qui ne l'abandonna jamais.

Sa tante lui continua ses soins, et il attribue aux. airs qu'elle lui chantait d'une voix douce et sympathi- (jue cet autre goût, (|ui devint aussi une passion, le goût de la musique.

C'est ainsi qu'au milieu des péri[)étics ordinaii-es, en somme fort paisiblement, manijuant non de soins mais d'une direction ferme et vigilante, Uousseaii passa les pi-emières années de sa vie. « J'étais babil- lard, gourmand, quel(|uefois menteur; j'aurais volé des fruits, des bonbons, de la mangeaille, mais ja- mais je n'ai pris plaisir à faire du mal, du dégât, à charger les autres, à tourmenter de pauvres ani-

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maux. » C'était un enfant doux, faible, intelligent, avec un fond de sensualité : un caractère à former.

Un événement inattendu arrêta à son début ce travail nécessaire, en désorganisant cette vie paisible. Isaac Rousseau eut une querelle avec un officier ge- nevois employé au service de France, et, blessé de ne pouvoir se faire rendre justice, il quitta Genève et alla s'établir à Nyon, laissant son fils aux soins de son beau-frère Bernard. M. Bernard, militaire distin- gué, employé aux fortifications de la ville, avait aussi un fils de l'âge de Jean- Jacques. L'intimité s'établit rapidement entre les deux jeunes garçons. Une cir- constance nouvelle vint la cimenter.

L'oncle Bernard plaça les deux enfants chez le pas- teur Lambercier, à Bossey, pour y faire leur éduca- tion, Bossey était alors protestant et avait un pasteur. On comprend ce que dut devenir l'amitié des petits citadins, transplantés ensemble en pays inconnu. Ils trouvaient d'ailleurs chez leur hôte tout ce qui pouvait développer leur cœur, leur esprit et leur conscience : intelligence, piété pratique et simple, affection, fer- meté et avec cela des connaissances étendues; on ne pouvait désirer mieux. Aussi Rousseau et son cousin travaillaient avec entrain, suivaient joyeusement le catéchisme, heureux de vivre et de se sentir aimés, et ce temps laissa chez le premier une de ces impi*es- sions profondes qui donnent à l'esprit un tour parti-

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L'ulier : c'est (lu'il apprit ;i aimer lu campagne et que s'éveillèrent en lui ces sentiments de piété qui ne s'eftacèrent jamais complètement.

Ah ! ce séjour à Hossey, comme il se le rappelle avec plaisir, et comme il se rajeunit en en pai'lant! Ecoutez-le, il en vaut la peine; ce sera d'ailleurs donner un souvenir à ce joli presbytère aujourd'hui disparu.

« Près de trente ans se sont passés depuis ma sor- tie de Bossey sans que je m'en sois raj)pelé le séjour d'une manière agréable par des souvenirs un pou liés ; mais, depuis qu'ayant passé l'âge mûr, je dé- cline vers la vieillesse, je sens que ces mêmes souve- nirs renaissent, tandis que les autres s'effacent, et se gravent dans ma mémoire avec des traits dont le charme et la force augmentent chaque jour ; comme si, sentant déjà la vie qui s'échappe, jo cherchais à la

ressaisir par ses commencements Je me rappelle

toutes les circonstances des lieux, des personnes, des heures. Je vois la servante ou le valet agissant dans la chambre, une hirondelle entrant par la fenêtre, une mouche se poser sur ma main tandis que je ré- citais ma leçon ; je vois tout l'arrangement de la chambre nous étions : le cabinet de M. Lamber- cier à main droite, une estampe représentant tous les papes, un baromètre, un grand calendrier, des framboisiers qui, d'un jardin fort élevé dans lequel

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la maison s'enfourait sur le derrière, venaient om- brager la fenêtre et passaient quelquefois jusqu'en dedans. Je sais très-bien que le lecteur n'a pas grand besoin de savoir tout cela, mais j'ai besoin, moi, de le lui dire. Que n'osai-je lui raconter de même toutes les petites anecdotes de cet heureux âge, qui me font encore tressaillir d'aise quand je me les rap- pelle. Cinq ou six surtout Composons. Je vous

fais grâce des cinq, mais j'en veux une, une seule, pourvu qu'on me la laisse conter le plus longuement qu'il me sera possible pour prolonger mon plaisir.

« 0 vous, lecteur curieux de la grande histoire du noyer de la terrasse, écoutez-en l'horrible tragédie et vous abstenez de frémir si vous le pouvez !

« Il y avait, hors la porte de la cour, une terrasse k gauche en entrant sur laquelle on allait souvent s'asseoir l'après-midi, mais qui n'avait point d'om- bre. Pour lui en donner, M. Lambercier y fit planter un noyer. La plantation de cet arbre se fil avec solen- nité : les deux pensionnaires en furent les parrains ; et tandis qu'on comblait le creux, nous, tenions l'arbre chacun d'une main avec des chants de triomphe. On fit pour l'arroser une espèce de bassin autour du pied. Chaque jour, ardents spectateurs de cet arrose- ment, nous nous confirmions, mon cousin et moi, dans l'idée très-naturelle qu'il était plus beau déplan- ter un arbre sur la terrasse qu'un drapeau sur la

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brèche, et nous résolûmes de nous procurer celle gloire sans la partager avec qui que ce lût.

« Pour cela nous allâmes couper une bouture d'un jeune saule, et nous la plantâmes sur la terrasse, à huit ou dix pieds de Taugusle noyer. Nous n'ou- bliâmes pas de faire un creux autour de notre arbre; la difficulté était d'avoir de quoi le remplir, car l'eau venait d'assez loin et on ne nous laissait pas courir pour en aller prendre. Cependant il en fallait abso- lument pour notre saule. Nous employâmes toutes sortes de ruses pour lui en fournir durant quelques jours ; et cela nous réussit si bien que nous le vîmes bourgeonner et pousser de petites feuilles dont nous mesurions l'accroissement d'heure en heure, persua- dés, quoiqu'il ne fût pas à un pied de terre, qu'il ne tarderait pas à nous ombrager.

« Comme notre arbre, nous occu[)ant tout entiers, nous rendait incapables de toute application, de toute étude, que nous étions comme en délire et que, ne sachant à qui nous en avions, on nous tenait de plus court qu'auparavant, nous vîmes l'instant fatal l'eau nous allait mamiuer, et nous nous désolions dans l'attente de voir notre ai-bre périr de sécheresse. Enfin la nécessité, mère de l'industrie, nous suggéra une invention pour garantir l'arbre et nous d'une mort certaine; ce fut de faire passer par-dessous terre une rigole qui conduisît secrètement au saule une

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partie de l'eau dont on arrosait le noyer. Cette entre- prise, exécutée avec ardeur, ne réussit pourtant pas d'abord. Nous avions si mal pris la pente, que l'eau ne coulait point; la terre s'éboulait et bouchait la ri- gole; l'entrée se remplissait d'ordures; tout allait de travers. Rien ne nous rebuta : Labor omnia vincit im- probus\ Nous creusâmes davantage la terre et notre bassin, pour donner à l'eau son écoulement; nous coupâmes des fonds de boîtes en petites planches étroites, dont les unes mises de plat à la fde, et d'au- tres posées en angle des deux côtés sur celles-là, nous firent un canal triangulaii'e pour notre conduit. Nous plantâmes à l'entrée de petits bouts de bois minces et à claire-voie, qui, faisant une espèce de grillage ou de crapaudine, retenaient le limon et les pierres sans boucher le passage à l'eau. Nous recouvrîmes soigneu- sement notre ouvrage de terre bien foulée ; et le jour oi^i tout fut fait, nous attendîmes dans des transes d'espérance et de crainte l'heure de l'arrosement. Après des siècles d'attente, cette heure vint enfin; M. Lambercier vint aussi à son ordinaire assister à l'opération, durant laquelle nous nous tenions tous deux derrière lui poiu- cacher notre arbre, auquel très- hem-eusement il tournait le dos.

« A peine achevait-on de verser le premier seau

^ Est-ce en pensant à Rousseau qu'on a gravé ces mots sur le sentier de la Grantle-Gorge ?

d'eau, nue nous commenràmes d'en voir couler thuis notre bassin. A cet aspect la prudence nous aban- donna ; nous nous mîmes à pousser des cris de joie ijui firent retourner M. Lambercier: et ce fut dom- mage, car il prenait grand plaisir à voir comment la teri-e du noyer était bonne et buvait avidement son eau. Frappé de la voir se partager en deux bas- sins, il s'écrie h. son tour, regarde, aperçoit la fripon- nerie, se fait brusquement apporter nnepioclie, donne un coup, fait voler deux ou trois éclats de nos plan- ches et criant à iileine têle : Un aijuediic! un inpiedtic! et frappe de toutes parts des coups impitoyables dont chacun [)ortait au milieu de nos cœurs. En un mo- ment, les planches, le conduit, le bassin, le saule, tout fut détruit, tout fut labouré, sans qu'il y eût, durant cette expédition terrible, nul autre mot prononcé, sinon l'exclamation qu'il répétait sans cesse : Cn aqueduc! s'écriait-il en brisant tout, un aqueduc! un aqueduc!

« On croira que l'aventure finit mal pour les petits architectes. On se trompera : tout fut fini. M. Lam- bercier ne nous dit pas un mot de reproche, ne nous fit pas plus mauvais visage, et ne nous en parla plus; nous l'entendîmes même, un peu après, rire auprès de sa sœur à gorge déployée, car le rire de M. Lamber- cier s'entendait de loin ; et ce qu'il y eut de plus éton- nant encore, c'est que, passé le premier saisissement.

nous ne fûmes pas nous-mêmes fort affligés. Nous plantâmes ailleurs un autre arbre, et nous nous rap- pelions souvent la catastrophe du premier, en répé- tant entre nous avec emphase : Un aqueduc! un aque- duc! Jusque-là j'avais eu des accès d'orgueil par intervalles quand j'étais Aristide ou Hrutus : ce fut ici mon i^remier mouvement de vanité bien marquée. Avoir pu construire un aqueduc de nos mains, avoir mis une bouture en concurrence avec un grand arbre, me paraissait le suprême degré de la gloire. A dix ans j'en jugeais mieux que César à trente'. »

De retour à Genève, Rousseau passa deux ans chez son oncle, travaillant peu, s'amusant beaucoup, puis quelques mois chez le greffier de la ville, M. Masseron, (jui n'en put rien faire, et fut enfin placé en appren- tissage chez un graveur, M. Ducommun. La brutalité du maître eut de tristes effets sur l'apprenti. Jean- Jacques prenait goût au métier, il se sentait habile et ne désespérait pas d'être un jour le premier graveur de Genève; mais les procédés qui le poussaient au travail développaient en lui de mauvais penchants naturels, le poussaient aussi au vol, au mensonge, et faisaient de lui un franc polisson. Il ne lui restait de ses goûts d'autrefois qu'un ardent amour de la lec- ture. L'apprentissage fut subitement interrompu,

Genève possédait alors des foi-tifications, des portes

^ Confessions, liv. I.

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et des jioiits-levis. Tons les soirs les poiles se fer- maient, les poiils-levis se dressaient et la ville était close comme une boîte. Malheur aux citadins attardés qui laissaient passer l'heure de la retraite. On n'en- trait plus. Cet accident était par deux fois déjà arrivé à l'infortuné Rousseau. Il y fut pris une troisième. 11 était dans la campagne avec quelques amis. La re- traite sonne : on presse le pas, on court. Efforts inu- tiles ! Le moment mathématique est arrivé ; l'officier de garde a donné ses ordres; les ordres ont été exé- cutés; voilà Genève à l'abri d'un coup de main, et Jean-Jacques hors la porte de Neuve.

Ses amis prirent assez gaillardement l'aventure. Pour lui, qui entrevoyait à l'Iiorizou un orage de coups, il résolut de l'éviter en prenant le chemin de l'exil. Il dit adieu à Genève et commença ses in- cessantes pérégrinations, n'ayant sur les bras qu'un insignifiant bagage, mais emportant dans sou cœur les impressions nettes et fortes et comme le sceau de la vie genevoise : les principes de la piété protestante, la simplicité, l'austérité même des habitudes, l'exem- ple du travail et l'amour de l'indépendance.

Si vous ajoutez à cela les traits personnels que nous avons signalés : le goût du romanesque, des besoins artistiques, une sensibilité facilement excitée et une sensualité manifeste, vous retrouverez dans l'enfant les principaux caractères de l'homme fait. Les circon-

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sUinces, le travail individuel modifieront les rapports de ces éléments, développeront les uns jusqu'à l'excès et diminueront les autres ; le génie les fécondera de son souffle puissant, mais ils sont déjà là. L'avenir n'en ajoutera guère de nouveaux. Comme on retrouve dans le jeune plant l'arbre qui, sous l'action du soleil et de la pluie, du froid et de la chaleur, donnera bien- tôt son ombre et ses fruits, on retrouve le Rousseau de 40 ans dans celui de 15, dans ce jeune homme hier encore apprenti, transformé tout à coup en va- uabond.

II.

LK JKUNK HOMME

(de 1728 A 1745)

.le voudrais, Messieurs, pouvoir grouper les événe- ments de cette période pour les rendre plus faci- lement saisissables, mais j'y dois renoncer. Pendant ces dix-sept années, Rousseau n'en passe pas trois au môme endroit; ce sont des courses sans fin, qui lui ont valu Tépithète justement méritée, bien qu'd s'en soit formalisé, de royngrur perpétuel. Excusez-moi donc si je vous fais courir dans toutes les directions

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et sans vous laisser prendre haleine. J'abrégerai en sautant nombre de détails.

Enchanté de se trouver son maître, et savourant une liberté d'autant plus douce qu'elle était moins at- tendue, Rousseau erre quelques jours aux environs de Genève. Il arrive enfin chez le curé de Confignon, M. de Pontvère, qui le recueille, le fait parler, et qui, au lieu de renvoyer à sa famille ce jeune homme égaré, le dirige sur Annecy à l'adresse de M'"" de Warens. Rousseau ne fit aucune difficulté de prendre la route qu'on lui indiquait et il arriva sans encom- bre à destination.

Louise- Élconore de la Tour de Peih, baronne de Warens, née à Vevey en 1 700, avait épousé M. de Loys. Son intérieur n'était pas heureux, en bonne partie par sa faute. Le roi de Piémont étant venu à Évian en 1726, elle eut l'envie d'aller le voir; elle entendit Tévêque de Bernex, se convertit au catholi- cisme et abandonna sa famille avec sa religion. Cette évasion fit du bruit. Le roi prit M"^*^ de Warens sous sa protection, lui fit une pension et l'établit à An- necy. C'est à cette personne, elle avait alors 28 ans, que M. de Pontvère envoyait son protégé : le but était manifeste. M""' de Warens le comprit bien. Elle ne se dissimula point que le devoir l'appelait à rendre cet enfant à sa famille, mais, nouvelle prosélyte sou- mise à l'Église et pleine de zèle pour elle, elle pensa

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mieux faire en le gardant provisoirement clans sa mai- son et en le faisant conduire plus tard au séminaire de Turin. Rousseau, encore, se laissa faire : l'attrait de la nouveauté et les charmes de sa protectrice étouffaient tous les scrupules, si tant est qu'il en eût.

Au séminaire de Turin, l'instruction fut rapide quoique laborieuse : le catéchumène « ergotait » et mettait quelquefois ses professeurs dans l'embarras. Elle fut terminée par une solennelle cérémonie d'ab- juration, après laquelle Rousseau reçut quelques sous collectés pour lui et se trouva dans la rue, catholique, mais tout seul.

Il fallait vivre. Il se plaça quelque temps chez un orfèvre, puis, comme valet de chambre, chez M'°*^ de Vercellis et dans la maison Solar. il y était depuis peu, et déjà M. de Solar pensait à utiliser les talents qu'il avait remarqués chez son jeune serviteur ; un avenir s'ouvrait devant lui, quand il lui prend fan- taisie de quitter Turin en compagnie d'un Genevois nommé Racle qui avait gagné son cœur. On comptait courir le pays et faire de l'argent en montrant une fontaine de Hiéron. La fontaine se brisa à la premièi'e représentation, et ses malheureux propriétaires arri- vèrent à Annecy dans le plus complet dénûment.

M"'® de Warens recueillit Rousseau, l'établit à poste lixe chez elle, et, depuis ce jour, il lui donna le nom de Maman : beau nom, qui exprime la reconnaissance

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et un attachement respectueux. Pourquoi faut-il qu'il exprime ici autre chose, et qu'il ait pris dans les Confessions un son si blessant et une couleur si re- poussante?

Rousseau trouva au séminaire, dans lequel il com- plétait ou plutôt poursuivait ses études, un jeune abbé, M. Gàtier, dont l'influence sur lui fut sérieuse, et qui, avec l'abbé Gaime, qu'il avait connu à Turin, lui fournit le type de son Vicaire savoyard. La grande passion de Jean-Jacques était alors la musique : on en faisait partout, au séminaire, à l'église, à la mai- son. Sous la direction de Le Maître et de Venlure, les concerts se répétaient incessamment et les progrès étaient rapides.

Tout était mélodie et plaisir. Mais, de retour d'un voyage qu'il dut faire à Lyon pour accompagner Le Maître, Rousseau ne trouva plus à Annecy M'"" de Warens, que des affaires d'intérêt avaient appelée k Turin. Il s'installa néanmoins chez elle, puis, ennuyé de sa solitude, il se fit chevalier servant et accom- pagna comme tel une femme de chambre de M'™ de Warens, qui se rendait chez elle dans le canton de Fribourg.

Sa mission terminée, le voilà en pays étranger, sans connaissances et sans ressources. C'est alors que, payant d'audace, il se donne pour professeur de mu- sique, et organise ce fameux concert qui dut sou-

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vent revenir à sa pensée comme un cauchemar : « En approchant de Lausanne, je rêvais à la dé- tresse où je me trouvais, aux moyens de m'en tirer sans aller montrer ma misère à ma belle-mère; et je me comparais dans ce pèlerinage pédestre à mon ami Venlure arrivant à Annecy. Je m'échauffai si bien de cette idée, que, sans songer que je n'avais ni sa gen- tillesse ni ses talents, je me mis en tête de faire à Lausanne le petit Venture, d'enseigner la musique, que je ne savais pas, et de me dire de Paris, je

n'avais jamais été

« Me voilà maître à chanter sans savoir déchiffi-er un air ; car quand les six mois que j'avais passés avec Le Maître m'auraient profilé, jamais ils n'au- raient pu suffire; mais, outre cela, j'apprenais d'un maître : c'en était assez pour apprendre mal. Pari- sien de Genève, et catholique en pays protestant, je crus devoir changer mon nom ainsi que ma religion et ma patrie. Je m'approchais toujours de mon grand modèle autant qu'il m'était possible. Il s'était appelé Venture de Villeneuve, moi je fis l'anagramme du nom de Rousseau dans celui de Vaussore, et je m'ap- pelai Vaussore de Villeneuve. Venture savait la com- position, quoiqu'il n'en eût rien dit; moi, sans la savoir, je m'en vantai à tout le monde, et, sans pou- voir noter le moindre vaudeville, je me donnai pour ("onipositeur. Ce n'est pas tout : ayant été présenté à

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M. de Treylorrens, professeur en droit, qui aimait la musique et faisait des concerts chez lui, je voulus lui donner un échantillon de mon talent, et je me mis à composer une pièce pour son concert, aussi effrontément que si j'avais su comment m'y prendre. J'eus la constance de travaillei' pendant quinze jours à ce bel ouvrage, de le mettre au net, d'en tirer les parties, et de les distribuer avec autant d'assurance que si c'eût été un chef-d'œuvre d'harmonie. Enfin, ce qu'on aura peine à croire, et qui est très-vrai, pour couronner dignement cette sublime production, je mis à la lin un joli menuet, qui courait les rues, et que tout le monde se rappelle peut-être encore, sur ces paroles jadis si connues :

Quel caprice ! Quelle injustice! Quoi ! ta Clarisse Trahirait tes feux ! etc.

« Je mis donc à la fin de ma composition ce

menuet et je le donnai pour être de moi, tout aussi résolument que si j'avais parlé à des habitants de la lune.

« On s'assemble poin* exécuter ma pièce. J'exjtli- que à chacun le genre du mouvemerit, le goût de l'exécution, les renvois des parties; j'étais fort affairé. On s'accorde pendant c\u(\ ou six minutes, qui furent

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pour moi cinq ou six siècles. Enfin, tout étant prêt, je frappe avec un beau rouleau de papier sur mon pupitre magistral les cinq ou six coups du Prenez garde à vous. On fait silence. Je me mets gravement abattre la mesure; on commence.... Non, depuis qu'il existe des opéras français, de la vie l'on n'ouït un semblable charivari. Quoi qu'on eût pu penser de mon prétendu talent, l'eiïet fut pire que tout ce qu'on semblait attendre. Les musiciens étouffaient de rire; les auditeurs ouvraient de grands yeux, et auraient bien voulu fermer les oreilles ; mais il n'y avait pas moyen. Mes bourreaux de symphonistes, qui vou- laient s'égayer, raclaient à percer le tympan d'un quinze-vingt. J'eus la constance d'aller toujours mon train, suant, il est vrai, à grosses gouttes, mais retenu par la honte, n'osant m'enfuir et tout planter là. Pour ma consolation, j'entendais autoiu* de moi les assistants se dire à leur oreille, ou plutôt à la mienne, l'un : Il n'y a rien de supportable; un autre: Quelle musique enragée ! un autre : Quel diable de sabbat ! Pauvre Jean-Jacques, dans ce cruel moment tu n'espérais guère qu'un jour devant le roi de France et toute sa cour tes sons exciteraient des murmures de surprise et d'applaudissement, et que, dans toutes les loges autour de toi, les plus aimables femmes se di- raient à demi-voix : Quels sons charmants ! Quelle mu- sique enchanteresse ! tous ces chants-là vont au cœur !

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« Mais ce qui mit tout le monde de bonne humeur fut le menuet. A peine en eut-on joué quelques me- sures que j'entendis partir de toutes parts des éclats de rire. Chacun me féhcitait sur mon joli goût de chant; on m'assurait que ce menuet ferait parler de moi, et que je méritais d'être chanté partout. Je n'ai pas besoin de dépeindre mon angoisse ni d'a- vouer que je la méritais bien. »

Rousseau se dédommagea de ses insuccès musicaux en contemplant à son aise les sites pittoresques qui entourent Vevey et le tableau magnifique du lac en- cadré de ses hautes montagnes.

Quelques jours plus tard, il est à Neuchàtel; il par- court le Jura; il y fait connaissance d'un certain ar- chimandrite qui quêtait pour la restauration des Lieux-Saints; il s'attache à lui, et prenait en sa compagnie la route de Jérusalem, quand le résident français à Soleure l'arrête, le retient et lui procure une place de précepteur à Paris.

Rousseau montait en grade sans croître en sa- gesse. A la première difficulté, il se décourage, quitte la place, et prend à pied la route d'Annecy, puis de Ghambéry, M"" de Warens s'était établie. Il y tombe malade et trouve chez sa bienfaitrice les soins les plus empressés.

M"'*' de Warens déploya largement envers lui sa bonté naturelle et, quand vint le printemps, elle

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chercha, aux environs de Ghambéry, une paisible de- meure où elle put passer l'été avec son malade ; elle loua dans un pittoresque vallon cette petite maison des Charmettes qui doit sa gloire aux deux étés qu'y séjourna Jean- Jacques.

^me (Je Warens philosophait à ses heures, mélan- geant d'une manière assez naïve et incohérente les principes du protestantisme elle était née et du catholicisme qu'elle avait embrassé. Elle remplissait très-fidèlement tous les devoirs extérieurs de sa reli- gion. Sa piété était douce, assez tolérante, plus qu'elle ne l'est souvent chez les prosélytes, mais le senti- ment y tenait plus de place que la conscience, et elle s'accommodait d'une assez grande légèreté de mœurs. Un docteur de Chambéry, homme d'es- prit et de talent, et quelques prêtres du voisinage, formaient sa société habituelle. Ce fut celle de Rous- seau; son influence et ses conseils ne lui furent pas inutiles.

Tout en s'entretenant de théologie avec M"^" de Warens, en se livrant aux travaux champêtres, et en parcourant les montagnes des environs, il entreprit, sous la direction du docteur Salomon, de mettre de l'ordre dans ses connaissances et de les compléter. Il aborda la géométrie et l'astronomie, recommença le latin, et étudia la philosophie dans la Logique de Port-lioyal, V Essai ûe Locke, dans Descartes et Maie-

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branche, cherchant moins pour lors à saisir la vérité qu'à se faire un fonds, un magasin d'idées nom- breuses et précises qu'il pourrait plus tard comparer entre elles et utiliser pour lui-même. Ces travaux éveillèrent en lui la passion de savoir et il les pour- suivit avec une persévérance et une ardeur qui ne favorisèrent pas son rétablissement.

Il était mieux, mais il souffrait encore. La maladie du mouvement le reprit, et, persuadé qu'il avait un polype au cœur (comme le personnage de Topffer, il ne savait pas très-bien ce que ce pouvait être), il part pour Montpellier dans le but de consulter une des célébrités médicales de l'époque. Le polype s'envole en route grâce à quelques aventures galantes. Le docteur de Montpellier prescrit le repos et la distrac- tion ; tout semble aller au mieux ; seulement quand, après quelques mois d'absence, Rousseau revient à Chambéry, il trouve sa place prise auprès de xM"'" de Warens. Grand désespoir et grandes résolutions ! Il passe quelque temps à Lyon comme précepteur chez M. deMably; puis, étant revenu à Chambéry, et s'y sentant de trop, il dit adieu à ses chères montagnes de Savoie et part pour Paris.

Cette période de l'histoire de Rousseau offre au point de vue moral un singulier mélange de bassesse et d'élévation, de passions ardentes et un sentiment du devoir que leurs victoires n'étouffent pas, de grands

élans du cœur et de honteuses lâchetés trahissant un faible développement de la conscience, une piété réelle et une légèreté non moins manifeste, équilibre instable, produit évident de l'abandon dans lequel Rousseau passa sa première jeunesse, et des influences qu'il subit tant à Turin qu'à Annecy et aux Ghar- mettes. Il eût fallu pour former ce caractère une main intelligente et ferme, l'exemple viril d'une noble et haute moralité; tout autre chose, au moins, que l'at- mosphère malsaine du séminaire et que la piété fé- minine, flasque et par trop musicale de M"^° de Warens.

Voulez-vous l'histoire de quelques-unes de ses chutes. A Turin, chez M"'' de Vercelhs, il vole un ruban, et, devant la famille assemblée, il accuse imperturbablement de ce crime une pauvre ser- vante qu'on chasse de la maison. A Lyon, le mal- heureux Le Maître qu'il accompagnait est atteint en pleine rue d'une crise d'épilepsie, Rousseau crie au secours, et, lorsqu'il voit les gens arriver, il s'enfuit lâchement, laissant son ami aux mains des étrangers; plus tard, chez M. de Mably, il se livre à la boisson, et, abusant de la confiance de ses maîtres, il ne craint pas de satisfaire à leurs dépens cette triste passion.

Voulez-vous des preuves de sa piété- : rappelez- vous ce passage des Confessions : « .le me levais tous

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les matins avant le lever du soleil. Je montais par un verger voisin dans un très-joli chemin qui était r.u- dessus de la vigne et suivait la côte jusqu'à Cham- béry. Là, tout en me promenant, je faisais ma prière, qui ne consistait pas en un vain balbutiement des lè- vres, mais dans une sincère élévation de cœur à l'Auteur de cette aimable nature dont les beautés étaient sous mes yeux*. » Ou bien, écoutez la prière que, quelques semaines auparavant, Rous- seau, se croyant près de mourir, adressait à Dieu : « Dieu tout-puissant. Père éternel ! mon cœur s'élève en votre présence pour vous oiïrir les hom- mages el les adorations qu'il vous doit; mon came pénétrée de votre immense majesté, de votre puis- sance redoutable et de votre grandeur infinie, s'hu- milie devant vous avec les sentiments de la plus pro- fonde vénération et du plus respectueux abaissement.

0 sublime bienfaiteur ! Vos bienfaits sont infinis

comme vous ; vous êtes le roi de la nature, mais vous êtes le père des hommes. Ma conscience me dit com- bien je suis coupable ; je sens que tous les plaisirs que mes passions m'avaient représentés dans l'aban- don de la sagesse sont devenus pour moi pires que l'illusion et qu'ils se sont changés en d'odieuses amer- tumes ... Je suis pénétré de regret d'avoir fait un si mauvais usage d'une vie et d'une liberté que vous ne

' Confessions, liv. VJ.

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m'aviez accordées que pour me donner les moyens

de me rendre digne de l'éternelle félicité Agréez

mon repentir, ô mon Dieu ! Honteux de mes fautes passées, je fais une ferme résolution de les ré- parer par une conduite pleine de droiture et de sa- gesse 0 mon souverain maître ! j'emploierai ma

vie à vous servir, à obéir à vos lois et à remplir tous mes devoirs. J'implore vos bénédictions sur ces résolutions . . . sachant par une triste expérience que sans le secours de votre grâce, les plus fermes projets s'évanouissent, mais que vous ne la refusez jamais à ceux qui vous la demandent du cœur et avec humi- lité et ferveur/ » Cette prière, qui, comme on l'a remarqué, sent à la fois le prône et le catéchisme de Genève, trahit non-seulement les germes d'une grande éloquence, mais une sincère et naïve piété.

Et s'il faut montrer qu'à cette piété Rousseau joignait parfois les élans d'une vraie générosité, je dirai que, lorsque revenant à Chambéry, il trouva sa place occupée, il ne se laissa point aller à la colère, il essaya de diriger son remplaçant dans une sage administration des biens de M'^nle Varens, puis, re- connaissant qu'il avait entrepris une tâche impossible,

' Nous citons en l'abrégeant cette prière d'après M. Sayous (Le XFJII"'^ siècle à Vctranger.) « Elle est écrite de la main de Rousseau et faisait partie du résidu des pièces employées dans la première édition générale de ses œuvres. »

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et que sa bienfaitrice courait à sa ruine, il résolut do partir pour Paris, dans Tespérance d'y faire quelque fortune, et de pouvoir un jour relever celle qu'il voyait dissiper si follement et si rapidement.

Rousseau comptait beaucoup sur une invention qu'il venait de faire. Il avait imaginé de noter la mu- sique non plus par des notes, mais par des chifïres : méthode aujourd'hui si bien connue que je n'ai point à vous l'expliquer. 11 en était très-enchanté comme on peut croire. Son idée eut peu ou point de succès. Son projet communiqué à l'Académie, le 22 août 1742, fut examiné par trois personnes qui ne connaissaient pas la musique et jugé impraticable.

L'auteur en appela au public par son ouvrage intitulé : Dissertation sur la musique moderne.

Que n'a-t-il pu savoir qu'un jour son système, repris par des hommes d'initiative, deviendrait popu- laire et que Genève pratiquerait utilement la mé- thode à laquelle on a, par reconnaissance, donné son nom : la méthode Rousseau-Paris-GaUn-Chevé.

Le résultat pratique de cette période de la vie de Rousseau ne fut donc pas de doter l'humanité d'un nouvel avenir musical, mais de tirer notre concitoyen de la province et le lancer dans le monde de la science et de la richesse. Il y connut M"'*^ de Francueil, W Dupin, M"^« d'Épinay, M"^*^ d'Houdetot et, parmi les littérateurs, Marivaux, l'abbé de Mably, Fontenelle,

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c'est-à-dire les anciens, et les chefs de la jeune école, Diderot et d'Alembert.

Rousseau avait trop le sentiment de son indi- vidualité pour ne pas voir combien il était étranger à ce monde par son éducation et ses habitudes ; mais il comprenait aussi que, grâce à elles, il y apportait les éléments d'une vraie originalité. Il eût aimé à la faire valoir. Il avait étudié par lui-même; il devait à cette méthode autant qu'à son caractère naturel une assez grande confiance dans son jugement et ses opi- nions personnelles. Il avait son mot à dire dans les discussions courantes, et il ne désespérait pas de le placer un jour. Mais, pour le moment, il se sentait bien inférieur à la plupart des hommes qu'il fréquen- tait ; c'est à peine s'il osait prendre sa place dans la république des lettres. Il était musicien et s'occupait avec ardeur de son art.

Cependant, le musicien n'étouffait pas le littérateur ni ses espérances, et vous l'auriez vu dans les allées du Luxembourg se promenant, un livre à la main, et s'efïorçant de confier à sa mémoire rebelle les vers des poètes latins. Il voulait apprendre d'eux à écrire. Il lui manquait de savoir manier la langue française et il s'était mis en tête d'en devenir maître.

Il lui manquait, d'autre part, une connaissance un peu complète des hommes et des choses. Il eut l'occasion de les étudier de près, lorsque, secrétaire

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d'ambassade à Venise, il faisait l'ouvrage de l'ambas- sadeur absent ou présent. Il vit le monde des cours et de la diplomatie. En voyageant en France, il avait constaté les abus criants du règne de Louis XV, il les avait vus d'en bas ; il put les voir d'en haut et en fut scandalisé. Son sens républicain en fut révolté. Ainsi tout en faisant des progrès dans l'art de manier la plume, il faisait une large provision de connais- sances, d'impressions profondes, d'expériences per- sonnelles. Sa pensée devenait plus nette et plus riche; bientôt, si l'on peut parler ainsi, elle allait faire explosion. La fleur était formée bien qu'encore roulée sur elle-même, un ravon de soleil allait l'épanouir.

III

L'HOMME

(de 1745 A 1767)

La haute société sous Louis XV était bien la plus déplorable société qu'on puisse voir. Une nuée d'écri- vains, dont plusieurs brillaient par de grands talents, dirigés de loin par le patriarche de Ferney, mar- chaient en phalange serrée à l'attaque et à la démo- lition de toute croyance positive et chrétienne. Révo- lutionnaires avant la révolution, ils considéraient le

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passé comme un vaste égarement, ne voyaient de vérité que dans le matérialisme et voulaient recon- struire tout à nouveau, et sous son inspiration, le grandiose monument de toutes les connaissances hu- maines. A côté d'eux, une phalange de dames du plus haut rang, qui se piquaient de suivre ce glorieux mou- vement, d'y participer même, et dont les salons ser- vaient de rendez-vous à ces messieurs. Les mœurs étaient déplorables chez les uns et chez les autres. Un vernis de grandes manières dissimulait mal les plus honteuses habitudes; et, dans cette société brillante, c'est avec peine qu'on découvre quelques femmes honnêtes et quelques familles respectables.

Voilà le monde tombe Rousseau. Il s'y meut avec aisance, il y fait son personnage. Son opéra des Muses galantes obtient quelque succès; Voltaire, le grand Jupiter de cet Olympe, lui confie le soin de faire les paroles d'un opéra qu'il n'a pas le loisir de faire lui-même; une petite comédie de sa compo- sition se joue dans les salons; M""^ Dupin le prend pour secrétaire et, sans abandonner la musique, il se lance avec passion dans la chimie ; il est intime de la secte holbachique, c'est-à-dire du baron d'Holbach et de ses joyeux amis : il est quelqu'un enfin.

Mais il ne tarde pas à en subir la fatale influence. En 1745 il s'attache à Thérèse Le Vasseur, qui ser- vait dans la pension il prenait ses repas. Le

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portrait que nous trouvons d'elle dans les Confis- siom, s'il est ressemblant, n'est guère flatteur : « Je voulus d'abord, dit Rousseau, former son esprit : j'y perdis ma peine. Son esprit est ce que l'a fait la na- ture ; la culture et les soins n'y prennent pas. Je ne rougis point d'avouer qu'elle n'a jamais bien su lire, quoiqu'elle écrive passablement. Quand j'allai loger dans la rue Neuve-des-Petits-Champs, j'avais à l'hôtel de Pontchartrain, vis-à-vis mes fenêtres, un cadran sur lequel je m'efforçai durant plusieurs mois à lui faire connaître les heures. A peine les connaît-elle encore à présent. Elle n'a jamais pu suivre l'ordre des douze mois de l'année et ne connaît pas un seul chiffre malgré tous les soins que j'ai pris pour les lui mon- trer. Elle ne sait ni compter l'argent ni le prix d'au- cune chose. Le mot qui lui vient en parlant est sou- vent l'opposé de celui qu'elle veut dire. Autrefois j'avais fait un dictionnaire de ses phrases pour amuser M""^ de Luxembourg, et ses quiproquos sont devenus célèbres dans les sociétés j'ai vécu. Mais cette personne si bornée, et, si on veut, si stupide, est d'un conseil excellent dans les occasions difficiles. Souvent en Suisse, en Angleterre, en France, dans les catas- trophes où je me trouvais, elle a vu ce que je ne voyais pas moi-même ; elle m'a donné les avis les meilleurs à suivre ; elle m'a tiré des dangers je me précipitais aveuglément ; et devant les dames du plus

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haut rang, devant les grands et les princes, ses senti- ments, son bon sens, ses réponses et sa conduite, lui ont attiré l'estime universelle, et à moi sur son mé- rite des compliments dont je sentais la sincérité*. » Ce jugement a pour le moins quelque chose d'é- trauge ; le commencement et la fin semblent se con- tredire, et si la fin est juste, si Thérèse avait vraiment tant de bon sens et de finesse d'esprit, on se demande comment Rousseau a pu s'y prendre pour réussir si mal dans ses leçons. En tout cas, s'il fit peu de chose pour former cet esprit, il fit beaucoup pour en ar- rêter le développement. N'est-ce pas dans l'éduca- tion de ses enfants que la femme trouve l'occasion la plus naturelle, la plus douce et la plus favorable de former son intelligence? C'est qu'elle se saisit elle- même, qu'elle prend conscience de son savoir et de son ignorance, qu'elle analyse ses expériences et ac- quiert mille connaissances qui ne lui coûtent pas de peine. L'éducation des enfants est pour la mère ce que sont pour son époux le commerce et les affaires publiques. Qu'elle ait seulement un peu d'intelligence, un peu de jugement et un peu d'aide, l'ambition peut-être et souvent la nécessité feront valoir ce petit capital. Combien de mères qui n'ont appris l'ortho- graphe et l'arithmétique qu'en les enseignant à leurs enfants !

* Confessions, livre VII.

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Tliérèse Le Vasseur n'a pas eu cette ressource. Par cinq fois Rousseau eut le courage ou la lâcheté, mal- gré les larmes de leur mère, de lui prendre ses enfants et de les déposer aux Enfants-Trouvés.

Ce crime prémédité, répété cinq fois, laisse une ombre bien noire sur sa vie. Il l'a avoué : il a eu le courage de lire lui-même à quelques amis réunis la page de ses Confessions qui le raconte. Mais l'a-t-il réellement déploré? Il dit bien haut que rien ne doit empêcher un père de faire son devoir de père ; qu'a-t-il donc fait, lui, pour réparer cet abandon? quelles démarches a-t-il tentées? Il a peut-être re- gretté sincèrement la faute (je dis peut-être parce que les explications dont il entoure son aveu lui ôtent beaucoup de sa valeur), mais on ne voit pas qu'il ait jamais regretté ses enfants.

Rousseau ne pouvait cependant se livrer à ce genre de vie et en voir les conséquences sans éprouver de malaise. Dire qu'il n'en jouissait pas serait aller trop loin, mais il n'en jouissait pas sans arrière-pensée. Sous cette cendre épaisse d'immoralité restait encore l'étincelle du devoir. Il soufïrait. Il avait pris en dé- goût le régime politique ; il prit de même en dégoût le régime moral. Une réaction devait se faire. Il n'é- tait pas homme à la tenter tant qu'il ne se sentait pas capable et presque certain de réussir; mais le moment approchait où, devenu une puissance, placé

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au premier rang parmi les grands écrivains, il pour- rait suivre Tappel de son bon sens.

L'Académie de Dijon avait ouvert un concours sur celte singulière question : Si le progrés des sciences eu des arts a contribué à corrompre ou à épurer les mœurs.

Rousseau mais laissons le raconter lui-même son

histoire : « J'allais voir Diderot alors prisonnier à Vin- cennes ; j'avais dans ma poche un Mercure de France que je me mis à feuilleter le long du chemin. Je tombe sur la question de l'Académie de Dijon qui a donné lieu à mon premier écrit. Si jamais quelque chose a ressemblé à une inspiration subite, c'est le mouve- ment qui se fit en moi à cette lecture : tout à coup je me sens l'esprit ébloui de mille lumières ; des foules d'idées vives s'y présentent à la fois avec une force et une confusion qui me jeta dans un trouble inex- primable ; je sens ma tête prise par un étourdissement semblable à l'ivresse ; une violente palpitation m'op- presse, soulève ma poitrine ; ne pouvant plus respirer en marchant, je me laisse tomber sous un des arbres de l'avenue, et j'y passe une demi-heure dans une telle agitation, qu'en me relevant j'aperçus tout le de- vant de ma veste mouillé de mes larmes, sans avoir senti que j'en répandais. Oh! Monsieur, si j'avais pu écrire le quart de ce que j'ai vu et senti sous cet arbre, avec quelle clarté j'aurais fait voir toutes les contra- dictions du système social! avec quelle force j'aurais

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exposé tous les abus de nos institutions ! avec quelle simplicité j'aurais démontré que l'homme est bon naturellement, et que c'est par ces institutions seules que les hommes deviennent méchants ! Tout ce que j'ai pu retenir de ces foules de grandes vérités qui dans un quart d'heure m'illuminèrent sous cet arbre, a été bien faiblement épars dans mes trois principaux écrits.. . il n'y eut d'écrit sur le lieu même que la prosopopée de Fabricius \ »

Rousseau répondit à la question de l'Académie de Dijon en soutenant que le progrès des arts et des sciences n'avait servi qu'à corrompre les mœurs. 11 est difficile de savoir si l'influence de Diderot fut pour quelque chose dans l'adoption de ce point de vue. Toujours est-il que c'est alors qu'il se révéla à Rous- seau; c'est là, c'est sous cet arbre, que pour la pre- mière fois il eut la vision distincte de ce temps très- problématique de simplicité, de vertu et de bonheur qu'il appelle l'état de nature.

Voilà bien Rousseau. Un historien-philosophe eût commencé par étudier avec désintéressement les faits et leur eût demandé sa conclusion, et peut-être, par ce moyen, n'aurait-il jamais trouvé cet âge d'or fait de sauvagerie et de félicité ; Rousseau, lui, est poète avant d'être philosophe, il n'interroge pas la science, mais il écoute ses impressions, son imagination lui

^ Seconde lettre à M. de Maleslierbes, 12 jauv. 1762.

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tient lien d'étude, il rêve, il voit, il se passionne, son inspiration le trouble, l'émeut, l'écrase et l'enlève, et c'est de ces hauteurs qu'il choisit les faits qui vieu- dront se ranger en ligne comme les auxiliaires de sa brillante éloquence*. C'est ce qui fait sa force et sa faiblesse : sa force, parce qu'il est difficile] de résister à ce courant puissant d'idées et d'images saisissantes, et sa faiblesse par ce qu'on sent vaciller le point de départ et que souvent, d'instinct, on le reconnaît erroné.

Sa thèse quant aux sciences et aux arts était fausse. En homme impressionnable, il écrivit sou le coup du présent qui l'aigrissait et, parce que les sciences et les arts avaient de son temps des effets funestes, il con- clut qu'il en était toujours ainsi. Le paradoxe est dans la généralisation. Voltaire lui répondit par des plaisanteries, Ch. Bonnet, sérieusement. L'ouvrage

^ Voyez comment il i)rocède dans son travail sur V Inégalité. Pour méditer sur ce grand sujet, il fait un voyage de sept à huit jours à Saint- Germain avec Thérèse et quelques personnes de ses amies qu'il retrouvait aux heures des repas. « Tout le reste du jour, enfoncé dans la forêt, j'y cherchais, j'y trouvais l'image des premiers temps, dont je traçais fièrement l'histoire; je faisais main basse sur les petits mensonges des hommes ; j'osais dévoiler à nu leur nature, suivre le progrès du temps et des choses qui l'ont défigurée, et comparant l'homme de l'homme avec l'homme naturel, leur montrer dans son perfec- tionnement prétendu la véritable source de ses misères » {Con- fessions, livre VIII).

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n'en eut pas moins un grand succès. Il fut couronné à Dijon et cette nouveauté paradoxale attira sur son auteur Tattention sinon les sympathies de tout ce qui lisait et pensait.

Depuis ce jour, Rousseau a une position faite. Il a un auditoire étonné, attentif, et qui va graudissant; il sait écrire, il a trouvé la forme oratoire qui convient à son génie ; il a un but, une tâche à remplir, il com- prend que ce qui le distingue de ce monde artificiel et corrompu, ce sont ces principes de simplicité, de naturel et d'honnêteté qu'il doit à son éducation, il se sent par supérieur à presque tous les hommes qu'il fréquente, et il voit bien que, s'il veut être quelque cliose, ce sera en proclamant ces principes, en opposant la nature à la civilisation et en ramenant la société d'un formalisme blasé et corrompu, aux sentiments naturels et aux mœurs honnêtes. Cette tâche, il l'ac- cepte; il sera réformateur social.

Les succès que lui valurent la représentatiou du Devin du Village, petit opéra, dont notre carillon de Saint-Pierre a conservé une mélodie, et un nouveau discours sur VOrigine de l'inégalité parmi les hommes, le confirmèrent dans le sentiment qu'il devait et pou- vait mettre sérieusement la main à l'œuvre.

Il fallait que cette grande réforme commençât par lui-même. Il le comprit. Il brisa donc avec ce monde qui lui répugnait ; décidé à se passer de protecteurs et

'x^

à recouvrer son entière indépendance, il se mita copier de la musique pour gagner sa vie, et pour marquer encore mieux la transformation morale, il l'accom- pagna d'une transformation extérieure; il quitta la dorure et les bas blancs, prit une perruque ronde, posa l'épée et, chose grave pour un Genevois, fils d'horloger, il vendit sa montre. Il avait rapporté de beau linge de Venise, le frère de Thérèse, en le lui volant, acheva de tout assortir.

Rousseau songea à s'établir à Genève, il y vint ; c'était en 1754 ; il y fut très-bien accueilli par tous les Genevois flattés d'avoir un si éminent compatriote et reconnaissants de l'attention qu'il avait eue de dédier à la République son dernier ouvrage. Les quelques mois qu'il y passa, furent un temps heu- reux. Il noua des relations avec tout ce que Genève possédait d'hommes distingués, particulièrement avec les professeurs Jalabert, Lullin, Yernet, et avec les pasteurs Vernes, Perdriau, Moultou, Roustan, avec M. Chappuis, M. Marcet-de Mezières, etc. Il avait perdu son droit de bourgeoisie en se faisant catho- lique, il voulut le recouvrer en rentrant, le 25 août 1 754, dans l'église de Genève. On espérait le retenir, on lui offrit la place de bibliothécaire honoraire, une sinécure, qui lui eût permis de se livrer aux travaux de son choix ; mais il repoussa cette offre et reprit la route de Paris. Pourquoi ? On prétend qu'il ne trouva

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pii5 l'accueil de ses concitoyens et surtout du Conseil assez enthousiaste, et puis Voltaire venait de s'établir aux Délices et ce voisinage devait porter ombrage à Jean-Jacques, enfin on lui faisait de Paris les propo- sitions les plus séduisantes.

Il y retourna donc, mais bien décidé à y vivre dans la retraite et selon ses nouveaux principes. M""^ d'Épinay lui en procura les moyens. Elle lui fit arranger dans son parc, près Montmorency, à l'Ermi- tage, une petite maison de garde et l'y conduisant un jour elle l'y installa en lui disant : « Mon ours, voilà votre asile. » Ours, Rousseau le devînt passablement en effet ; il s'était séparé déjà de la secte holbachique, il se brouilla définitivement avec elle et poussa sou- vent l'amour de l'originalité et de l'indépendance non-seulement jusqu'à la brusquerie, mais même jusqu'à la grossièreté.

Il va de soi que dans cette réforme tout n'était pas l'œuvre de la seule conscience. Avant de l'avoir entre- prise, Rousseau s'était compromis par son discours sur les sciences et les arts et, à moins de renoncer à ce titre de philosophe qui lui avait été si universelle- ment et si glorieusement donné, il fallait bien ajouter l'exemple au précepte : il fallait montrer en pratique cette vie de la nature, à laquelle on voulait ramener l'humanité. Il n'y avait pas de choix : ou jouer le rôle en entier, ou l'abandonner et renoncer à la gloire.

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L'intérêt du philosophe et cehii de sa doctrine se con- fondaient. Que Rousseau les ait confondus aussi dans son esprit, que l'orgueil ait été pour (juelque chose, peut-être pour beaucoup dans sa transforma- tion, c'est ce qui est évident et en même temps com- préhensible. Dans une position semblable, quand on se sent le représentant unique d'une grande et belle cause, quand on en est comme l'incarnation, il faut, pour s'oublier soi-même et ne songer qu'à elle, plus de dévouement, plus de fermeté dans la conscience, plus de force de volonté et plus de calme dans l'esprit qu'il n'en avait alors.

Est-il besoin de le dire, cette réforme ne s'opéra pas sans quelque peine et bien qu'il eût l'air d'être complètement dépouillé, le vieil homme reparut quel- quefois, témoin les relations de Jean-Jacques avec M'"'' d'Houdelot.

Mais c'était peu encore de se réformer soi-même, il fallait entraîner la société tout entière dans cette voie nouvelle. C'est dans ce but que Rousseau écrivit ses quatre principaux ouvrages: Le roman de Julie ou la Nouvelle Héloïse, la Lettre à d'Alembert, le Contrai social et l'Emile.

[^ La Nouvelle Héloïse. Vous vous étonnerez peut- être d'entendre appeler ce livre un roman réforma- teur. Le sujet, en effet, semble ne pas justifier cette qualification. La scène se passe à Clarens et Mon-

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treux. Un jeune précepteur, Saint-Preux, tombe éperdument amoureux de son élève, Julie d'Etange, qui le paie largement de retour. Après nombre de pé- ripéties et une longue correspondance, l'élève se laisse séduire. Son père, qui ne voit que la distance sociale de lui au prétendant et le déshonneur qu'une pareille alliance causerait à sa famille, s'emporte, impose un autre mariage qu'il a préparé et donne la main de sa fille à M. de Volmar. Julie cède, et après avoir été l'idéal de la jeune fille passionnée elle devient celui de la femme tendi-e et vertueuse; M. de Volmar fait de Saint-Preux son ami, et le roman, qui a com- mencé dans les ardeurs de la passion, se poursuit et s'achève dans le calme d'un ménage paisible et d'une douce amitié. Eh bien ! il est vrai, si, pour juger ce thème et ses développements, nous nous pla- çons à notre époque et au point de vue de nos mœurs, nous n'hésiterons pas à dire qu'ils sont mau- vais, dangereux, et qu'on n'en peut conseiller la lec- ture ni à une jeune fille, ni à un jeune homme ; mais si, par contre, nous nous plaçons au temps l'ou- vrage parut et au point de vue de son auteur, nous y reconnaîtrons l'intention manifeste d'opérer un profond changement dans les idées et dans les mœurs. A tous ces gens qui ne connaissent que la nature tourmentée, faussée par la main de l'homme dans les jardins à la Louis XIV, Rousseau présente et fait

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aimer la nature riche, large, indépendante et gran- diose, telle que Dieu l'a fait et l'étalé aux yeux des hommes. Dans tous ces cœurs blasés et dégoûtés de tout, par la puissance de son imagination et de ses brûlantes peintures, il réveille des impressions endor- mies et fait passer le souffle d'un nouvel enthou- siasme. Au milieu de la corruption générale, à tous ces grand;? qui ne connaissent plus les doux et sacrés liens de la famille, il en rappelle la beauté, la dignité du lien conjugal et le prix d'un foyer respecté. C'est aux femmes particulièrement qu'il s'adresse et, fai- sant en quelque sorte la part du feu, à toutes ces Julie d'Étange, il présente l'exemple de M™*" de Volmar; il leur montre le devoir et comment, après une jeu- nesse agitée, elles peuvent, par une vie simple et une piété pratique, trouver le bonheur dans la vertu.

Le besoin était si réel que le roman fit fureur : les loueurs de livres faisaient payer la lectui-e de VHêloïse à l'heure; les Julie sortirent de terre : une entre auti'es ' entretint longtemi)s avec Rousseau une cor- respondance dont le ton ne fut pas toujours celui de Saint-Preux à son amante, et l'on raconte l'histoire d'une grande dame qui, ayant commencé le livre dans la soirée, oublia complètement et le bal qui l'atten- dait et la voiture attelée qui devait l'y conduire.

2" La Lettre à d'Alenihert sur les spectacles est un

' M'"" (lo la Tnnr.

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épisode si l'on veut, mais un épisode intéressant pour les Genevois. Voltaire, depuis longtemps, rêvait d'é- tablir un théâtre dans notre ville. Les lois somp- tuaires et la vigilance du Consistoire rendaient l'en- treprise difficile. On prit donc les choses de loin : Voltaire attirait chez lui, aux Délices et à Tournay, les jeunes gens des premières familles genevoises et leur faisait jouer la comédie. Mais l'esprit public était contre lui. Il profita de la publication de VEncyclo- pédie pour introduire à l'article Genève, et sous le nom de d'Alembert, un passage dans lequel il recom- mandait l'établissement d'un théâtre comme chose nécessaire, indispensable an développement et au bonheur delà république. C'est à cet article que Rous- seau répond avec calme et force, au nom de ses opi- nions et de son patriotisme.

Il reprend sa fameuse thèse et montre que le théâ- tre a été pour les peuples une source de démoralisa- tion ; il rappelle que ce qui a fait la force et la gloire de Genève ce sont ses mœurs simples et austères, et, comme il faut au milieu du travail des jouissances et des divertissements, il recommande la réunion dans les cercles et les fêtes nationales célébrées dans l'har- monie et la simplicité. C'est dans cette lettre qu'il trace le portrait des « Montagnons » du Jura et le ta- bleau de la danse de Saint-Gervais. On nous permettra de citer ce dernier en souvenir des ancêtres et d'un

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temps qui paraît déjà bien éloigné. « Je me soutiens d'avoir été frappé dans mon enfance d'un spectacle assez simple, et dont pourtant l'impression m'est toujours restée malgré le temps et la diversité des objets. Le régiment de Saint-Gervais avait fait l'exer- cice, et, selon la coutume, on avait soupe par compa- gnies; la plupart de ceux qui les composaient se rassemblèrent, après le souper, dans la place de Saint-Gervais, et se mirent à danser tous ensemble, officiers et soldats, autour de la fontaine, sur le bassin de laquelle étaient montés les tambours, les fifres et ceux qui portaient les flambeaux. Une danse de gens égayés par un long repas semblerait n'offrir rien de fort intéressant à voir ; cependant l'accord de cinq ou six cents hommes en uniforme, se tenant tous par la main et formant une longue bande qui serpentait en cadence et sans confusion, avec mille tours et re- tours, mille espèces d'évolutions figurées, le choix des airs qui les animaient, le bruit des tambours, l'éclat des flambeaux, un certain appareil militaire au sein du plaisir; tout cela formait une sensation très-vive qu'on ne pouvait supporter de sang-froid. Il était tard, les femmes étaient couchées; toutes se relevèrent. Bientôt les fenêtres furent pleines de spectatrices qui donnaient un nouveau zèle aux acteurs : elles ne purent tenir longtemps à leurs fenêtres; elles des- cendii-ent ; les maîtresses venaient voir leurs maris ;

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les servantes apportaient dn vin ; les enfants même, éveillés par le brnit, acconrurent demi-vètus entre les pères et les mères. La danse fut suspendue ; ce ne furent qu'embrassements, ris, santés, caresses. Il ré- sulta de tout cela un attendrissement général que je ne saurais peindre, mais que, dans l'allégresse uni- verselle, on éprouve assez naturellement au milieu de tout ce qui nous est cher. Mon père, en m'emliras- sanl, fut saisi d'un tressaillement que je crois sentir et partager encore : « Jean-Jacques, me disait-il, aime ton pays. Vois-tu ces bons Genevois ? Ils sont tous amis ; ils sont tous frères ; la joie et la concorde régnent au milieu d'eux. Tu es Genevois : tu verras un joiu" d'autres peuples ; mais quand tu voyagerais autant que ton père, tu ne trouveras jamais leur pa- reil. » On voulut recommencer la danse ; il n'y eut plus moyen; on ne savait plus ce qu'on faisait; toutes les têtes étaient tournées d'une ivresse plus douce que celle du vin. Après avoir resté quelque temps encore à rire et à causer sur la place, il fallut

se séparer ; chacun se retira avec sa famille le sens

bien que ce spectacle dont je fus si touché serait sans atlrait pour mille autres : il faut des yeux pour le voir et un cœur fait pour le sentir. »

Ces tableaux, en effet, devaient faire soiu'ire les raffinés Parisiens; Rousseau n'en a été que plus coura'jieux en les traçant,

3

.^0

A Genève, les impressions furent mélangées : les pasteurs, dont il avait parlé très-favorablement au commencement de sa lettre et qui voyaient en lui un puissant auxiliaire dans une cause commune, furent reconnaissants envers le philosophe; la bourgeoisie partagea ce sentiment, mais certaines familles de l'aristocratie ne virent pas sans dépit qu'on les déran- geât dans leurs plaisirs. Le moins content de tous fut Voltaire, qui s'emporta et répondit par la raillerie : « Pour Jean-Jacques, il a beau écrire contre la co- médie, tout Genève y court en foule, et la ville de Calvin devient la ville des plaisirs et de la tolérance. Nous venons de répéter Fatime.... un Ramire admi- rable! Je corromps toute la jeunesse de la pédante ville de Genève. » L'année suivante Rousseau lui écrivait : « Je ne vous aime point, Monsieur ; vous m'avez fait les maux qui pouvaient m'être le plus sensibles.... Vous avez perdu Genève pour le prix de l'asile que vous y avez reçu \ »

Dans le Contrat social qui parut un peu plus lard, en 1702, Rousseau aborde la question des institutions politiques. Les principes du gouverne- ment sous Louis XV étaient assez confus, les droits et les obligations s'enchevêtraient et le résultat le plus palpable de ce désordre était l'écrasement du peiqile. Dans des circonstances analogues, un nuleur ani;lais

^ \7 in'm n GO {Confessions, livre X).

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avait proposé de remettre l'autoi-ité tout entière entre les mains du prince; Rousseau prit le contre-pied de ce système et proposa de tout confier à la nation. Il poussa ce principe à ses dernières limites ; il atlribue à la majorité une infaillibilité devant laquelle disi)a- raît la pensée et le travail des particuliers, dont l'op- position doit être considérée comme suspecte ; il veut une religion d'État: le spiritualisme, la foi en Dieu, il l'âme, au jugement à venir, il la croit nécessaiie à l'ordre et au salut de la république, et il ne craint pas de prononcer l'exil de (juiconf|ue n'admet pas ce mi- nimum et la peine de mort pour celui « qui, apiès avoir reconnu publiquement ces dogmes, se conduit comme ne les croyant pas ' ! »

Rousseau, du reste, ne se prononce pas sur la forme même du gouvernement, il estime que chaque pays doit chercher et adopter celle qui correspond à ses goûts et à ses usages. Il déclara même une fois « avoir toujours blâmé la pure démocratie à Cienève et partout ailleurs ^ »

Enfin, 4"^ dans V Emile, sentant bien qu'une réforme pour être sérieuse doit s'assui-er l'avenir en agissant sur les jeunes générations, Rousseau trace à son point de vue le plan d'une éducation complète. Il se sup- pose précepteur d'un enfant et nous montre coniment

' Contrat social, cha}). YIII.

* Lettre à M. de Saint-Gefuiain. 177U,

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il faut procéder en l'élevant devant nous : cet enfant est bon ; la nature n'a mis en lui que des instincts justes et droits ; la tâche de l'éducateur sera de la laisser se développer en évitant tout ce qui pourrait lui faire obstacle. Il faudra peut-être solliciter l'éclosion de certains sentiments, de certaines idées, mais le maître devra bien prendre garde de n'y rien mettre du sien, et ce principe, il devra l'appliquer à l'homme phy- sique, à l'homme intellectuel et à l'homme religieux. Rousseau montre également comment on peul le mettre en pratique dans l'éducation de la jeune fdle. Que d'idées heureuses, d'observations jusles, de principes féconds dans ce livre! mais, sans vouloir entrei' dans la discussion qu'il mériterait, comment ne pas signaler, et qui ne sent la fausseté du point de déj)art. « Tout est bien, » dit Rousseau, « sortant des mains do l'auleui' de tontes choses, » et il en conclut que l'enfant naît absolument bon et qu'un développe- ment où l'homme n'interviendrait pas, donnerait le meilleur résultat. est l'erreur. L'enfant ne sort pas directement et uniquement des mains de l'autetw de tontes choses. Il a[>parlient à l'humanité et de même (pi'il a|)porte en naissant les germes d'une ressemblance i»hysique, qui ne se UKinifesIe souvent (pu; plus lard, il a[»poi'te anssi les éléments d'une ressemblance morale (|ui n'est pas tnnjonrs l'image même de la vertu.

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Les trois premiers de ces ouvrages rapportèrent à leur auteur (juchiues critiques, beaucoup d'admiratiou et une grande gloire, le dernier, V Emile, ne contribua pas moins à sa réputation, mais il fut la source de ses malheiu's. Les années que, de 1754 à ÏKW, Rousseau [tassa d'abord à l'Ermitage, [tuis à Mont- moreucy, furent an nombre des plus belles de sa vie. Logé à sa guise, simplement et commodément, liljre de parcourir les bois, de recevoir ou de fuir les visi- teurs, indépendant et toutefois en relation suivie et intime avec les plus hauts personnages de l'époipie, qui se faisaient à la fois ses amis et ses protecteui's : le maréchal et la maréchale de Luxembourg, le duc de Choiseul, M. de Malesherbes, il étudiait, se re[)0- sait à ses heures, et pouvait savourer à loisir le boidieur de vivre avec les créations idéales de ses ro- mans *. Il ne s'attendait guère à voir se terminer si Ijrusquement un temps si agréable.

V Emile avait enfui paru après beaucoup de dilïi- cultés et grâce aux soins de M. de Malesherbes ; toutes les précautions étaient prises et l'on était sans inquié- tudes. Un soir, Rousseau lisait la Bible, à son ordi- naire, quand un envoyé de M™^ la maréchale de Luxembourg vint lui annoncer qu'on allait procéder contre lui et lui conseiller un départ immédiat. Rous- seau partit et se rendit Yverdon chez M. Roguin.

Voir la lettre troisième à M. de Malesherbes,

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L'Émik, eu effet, fut livré k la censure et con- damné au feu, le 9 juin 17G2, par le Parlement, qui ordonnait en même lemi)S l'arrestation de l'auteur. Le 1 1 juin, « le dit écrit mentionné ci-dessus a été lacéié et brûlé au pied du grand escalier du palais par l'exécuteur de la haute justice. » L'archevêque de r»aris lança contre lui, le 20 août, un mandement portant condamnation et la Sorbonne, à son tour, le censui-a en termes violents. L'accord fut comi»let, personne n'éleva la voix pour défendre l'accusé. A Genève, les choses se passèrent moins tranquille- ment. Le 19 juin, le procureur général ïronchin con- cluait à la condamnai ion et à la tlétrissure du livre, la personne de l'auteur étant hors de cause. Rous- seau avait des amis k Genève; ils protestèrent contre cette condamnation, la déclarant pour le moins préci- pitée, et bon nombre de citoyens partagèrent leur avis; jwur lui, k qui les Bernois n'avaient pas permis de séjourner k Yverdon et qui s'était retiré k Motiers- 'IVavei-s, sur les tei-res du roi de Prusse, froissé, et se laissant aller k un accès de colère, il adressa, le 1*^ mai 17G3, k M. Favre, premier syndic, une lettre par laquelle il déclarait renoncer k son titi-e et k ses droits de bourgeois de Genève.

On s'explique le mouvement d'irritation de Rous- seau; arrivé au faîte de la gloire, il se voit tout k coup enveloppé d'adversaires ; lui qui se croit le meilleur

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ami des hommes, (jiii rêve leur bunlieiir, il esl Irailé d'ennemi du genre humain ; il espéi'ait (|uc le peuple de Genève, dont il avait célébré la gloire et rappelé les droits, prendrait courageusement sa défense contre ses magistrats, et le peuple ne s'émeut j)as: blessé dans ce qu'il a de plus sensible, il soullVe et perd la tète. Mais ce que l'on comprend moins, c'est qu'il ait pris son iri'ilalion pour conseillère et qu'il ait oublié, lui, qui portait si haut le patriotisme, que le pre- mier devoir d'un bon citoyen est de savoir souffrir non-seulement [)our son pays, mais de la part de son pays.

Sa lettre mit Genève en ébuUition. Une quaran- taine de citoyens s'adressèrent au Conseil, et lui sou- mirent une rcprcaentation motivée au sujet de la con- damnation de V Emile ; le conseil leur opposa le droit négatif, et l'on vR la {iopulation se diviser en deux |>artis, celui des représenlants et celui dos nê()(itij's, le premier renfermant surtout les membres de la boui-- geoisie, le second ceux de l'aristocratie. Les tiraille- ments devinrent très-vifs: Le procureur Tronchin crut devoir expliquer la conduite du conseil dans ses Lettres de la Campagne, Rousseau y répondit par les Lettres écrites de la Montagne et cette corres[)ondance publique ne les apaisa pas. Rousseau signalait les fautes commises dans la procédure, puis reprenant certains points de l'Emile, il expliquait ceux qui

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avaient soulevé de l"o[)posilioii. Malheureusement, il le faisait avec un Ion qui trahissait un cœur ulcéré; et comme un homme qui ne peut contenir sa passion, oubliant ce qu'il avait dit quelques mois auparavant des magistrats et des pasteurs, il répandait sur eux des invectives qui eussent été dignes de Voltaire, mais qui n'étaient pas dignes de Rousseau. Le calme finit pourtant par se rétablir et il est juste de dire que Rousseau apaisé y contribua par ses lettres à ses amis.

Il était arrivé fugitif à Motiers au premier prin- temps de 1762. Il s'y établit dans une petite maison en dehors du village, y forma d'agréables relatioïis avec le pasteur de Montmollin, qu'il aimait à entendre et de la main duquel il voulut recevoir la commu- nion, avec Georges Keith, maréchal d'Ecosse, au ser- vice du roi de Prusse, et avec MM. Dupeyrou et de Pury qui lui inculquèrent le goût de la botanique. L'herborisation devint une passion, il s'entourait « de foin » et parcourait les montagnes en Genevois qui n'avait pas perdu à Paris l'habitude de la marche et en admirateur passionné de la belle nature : d'ailleurs il n'était pas isolé du monde, malgré la peine qu'il y prenait; une correspondance suivie et de nombreuses visites d'admirateurs de tout âge ne lui laissaient pas oublier la place qu'il s'était faite.

Ce bonheur dura deux ans. Les singularités de Rousseau, son costume d'Arménien, entre autres,

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qu'il avait adopté [)airo (jii'il lo li'uuvail li"ès-fom- inoilo, el les iiidiscrélioiis de Tlicrèse élomraienl et indisposaient les voisins. Ses ju'océdés vis-à-vis tles magistrats et des pasteurs de Genève refroidirent la sympathie qu'on lui témoignait d'abord; sou imagi- nation, échaullée par les alTaires de V Emile, lui mon- tra partout des ennemis, et l'on vil se manifester cette sorte de monomanie, cette idée d'une persécution générale qui ne Fabandonna plus et (pii empoisonna le reste de ses jours. Il se crut l'objet d'une agres- sion violente et s'enfuit à Hienne. Son goût [sour l'iso- lement et pour le pittoresque le conduisit à l'île de Saint-Pierre ; il y demeura peu, mais il savoura du moins à son aise les douceurs du far-nlente et d'une complète indépendance. « Un de mes plus grands délices était surtout de laisser toujours mes livres bien encaissés et de n'avoir point d'écritoire. Quand de malheureuses lettres me foi'çaient de prendre la plume pour y répondre, j'empruntais en murmurant l'écri- toire du receveur, et je me hâtais de la rendre dans la vaine espérance de n'avoir i)lus besoin de la rem- [)runter. Au lieu de ces tristes paperasses et de toute cette bou(iuinerie, j'emplissais ma chambre de Heurs et de foin ; car j'étais alors dans ma [Ji'emière ferveur de botanitjue, pour laquelle le docteur d'Ivernois m'avait inspiré un goût qui devint bientôt passion. J'entrepris de faire la Flora petrîmulans et de décrire

toutes les plantes de l'île sans en omettre une seule, avec un détail siillisanl pour m'occuper le reste de mes jours. On dit qu'un Allemand a fait un livre sur unzest de citron ; j'en aurais fait un sur chaque gra- men des prés, sur chaque mousse des bois, sur chaque lichen qui tapisse les rochers.... En conséquence de ce beau [)rqiet, tous les matins, après le déjeuner, que nous faisions tous ensemble, j'allais, une loupe à la main et mon Systcma naturœ sous le bras, visiter un canton de l'île, que j'avais pour cet effet divisée en petits carrés, dans l'intention de les parcourir l'un après l'autre en chaque saison. »

Puis Rousseau raconte son étonncment naïf à la vue, à la découverte plutôt des phénomènes de la vé- gétation, et il continue : « J'employais le reste de la matinée à aller avec le receveur, sa femme et Thé- rèse, visiter leurs ouvriers et leurs récolles, mettant le plus souvent la main à l'œuvre avec eux ; et sou- vent des Bernois qui me venaient voir m'ont trouvé juché sur de grands arbres, ceint d'un sac que je remplissais de h'uits et que je dévalais ensuite à tei're avec une corde.

« L'exercice que j'avais fait dans la matinée et la bonne humeur qui en est inséparable me rendaient le repos du dîner très-agréable ; mais quand il se l)rolongeait trop et que le beau temps m'invitait, je ne pouvais si longtemps attendre, et, pendant qu'on

39 elail encore à table, je in"es(iuivais et j'allais me jeter seul dans un bateau, que je conduisais au milieu du lac quand l'eau était calme ; et là, m'étendant tout de mon lojig dans le bateau les yeux tournés vers le ciel, je me laissais aller et dériver lentement au gré de l'eau, (luelquefois pendant plusieurs heures, plongé dans mille rêveries confuses, mais délicieuses et qui, sans avoir aucun objet bien déterminé ni constant, ne laissaient pas d'être à mon gré cent fois préféra- bles à tout ce que j'avais trouvé de plus doux dans ce (ju'on appelle les plaisirs de la vie. Souvent, averti par le baisser du soleil de l'heure de la retraite, je me trouvais si loin de l'île, (jue j'étais forcé de travailler de toute ma force pour arriver avant la nuit close. D'autres fois, au lieu de m'écarter en pleine eau, je me plaisais à côtoyer les verdoyantes rives de l'île, dont les limpides eaux et les ombrages frais m'ont souvent engagé à m'y baigner.

« Mais une de mes navigations les plus fréquentes était d'aller de la grande à la petite île, d'y débar- quer et d'y passer l'après-dîner, tantôt à des prome- nades très-circonscrites au milieu des marceaux, des bourdaines, des persicaires et des arbiisseaux de toute espèce, et tantôt m'établissant au sommet d'un tertre sablonneux, couvert de gazon, de serpolet, de fleurs, même d'esparcette et de trèfles qu'on y avait vraisem- blablement semés autrefois, et très-propres à loger

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des lapins, qui pouva.ient mulli[>licr eu paix sans rien craindre cl sans miire à rien. Je donnai celle ifiée an leccveur, qni lil venir de Nencliàlel des lapins mâles el l'emelles; el nous allâmes en grande pompe, sa femme, une de ses sœurs, Thérèse et moi, les éta- blir dans la petite île, ils commençaient à peupler avant mon départ et ils auront prospéré sans doute, s'ils ont pu soutenir la rigueur des hivers. Quand le lac agité ne me permettait [)as la naviga- liofi, je passais mon après-midi à parcourir l'île en hei'borisant à droite ou à gauche....

« Quand le soir appi'ochait, je descendais des cimes de l'île, et j'allais volontiers m' asseoir au bord du lac sur la grève dans (jnelque asile caché; là, le bruit des vagues et l'agitation de l'eau, fixant mes sens el chas- sant de mon âme toute autre agitation, la plongeaient dans une rêverie délicieuse la nuit me surprenait souvent sans que je m'en fusse aperçu. Le flux et le reflux de celte eau, son bruit continu mais renflé i>ar intervalles, frappant sans relâche mon oreille el mes yeux, sup})léaient aux mouvements internes que la rêverie éteignait en moi, et suffisaient pour me faire sentir avec })laisir mon existence sans prendre la peine de penser. De temps à autre naissait quel(]ue faible el coui'te réflexion sur l'instabilité des choses de ce monde dont la surface des eaux m'ofti'ail l'i- mage; mais bientôt ces impressions légères s'efta-

I

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çaient dans rimil'ormilé du mouvement continu qui me beirait et qui, sans aucun concours aclil' de mon àme, ne laissait pas de m'attaclier au ]ioinl, qu'appelé par l'heure et par le signal convenus, je ne I)ouvais m'airacher de sans elTorts.

« Après le souper, quand la soirée était belle, nous allions encore tous ensemble faire (|uel(|ue tour de [H'omenade sur la terrasse i>our y respirer l'aii- du lac et la fraîcheur. On se reposait dans le pavillon, on riait, on causait, on chantait quelque vieille chan- son qui valait bien le tortillage moderne ; et enlin Ton s'allait coucher, content de sa journée et n'en désirant (ju'une semblable pour le lendemain. »

Mais l'ordie vint encore de partir et le malheureux fugitif hésitant sur la direction à i»rendre, se décidait [tour la l*j'usse et passait à Slrasboui-g, ipiand il y recul une lettre du philosophe et histoiien Hume (pii l'ap- l»elait en Angleterre.

Rousseau accepta celle olïre et, ce (|ui montre (|ue la colère contre l'auteur de VEmilc s'était bien apaisée chez ceux qui l'avaient fait condamner, il se rendit en Angleterre en traversant la France et Paris.

Rousseau cherchait la solitude, il la trouva. David Hume l'installa à Wootton dans une paisible et com- mode maison de campagne ; là, ne sachant pas l'an- glais, entouré d'étrangers, ne recevant que peu de

62 nouvelles du continent, il devait se trouver à l'aise, sans doute ; mais cet isolement ne tarda i)as à lui être à cliai-ge ; son esi)rit s'aigrit, son imagination s'enflamma, Hume ne lui apparut bientôt plus que comme un traître et un persécuteui', et subitement il reprit le chemin de la France.

IV

1.E VIEILLARD

(de 1766 A 1778)

Inijuiet, poursuivi par ses idées pénibles et poussé par elles à de singulières excentricités, Rousseau parcourt d'abord la France, s'arrêtant à ïrye, à Lyon, à Grenoble, à Chambéry, à Bourgoin, à Mon- (|uin, sans se fixer nulle part, ir change de nom, se lait appeler Renou ; à Moncpiin, il donne à son union avec Thérèse une sorte de consécration, en ce sens (ju'il déclare devant un homme fort respectable, mais simple particulier, (ju'il la prend pour femme et lui donne son nom d'emprunt. Enfin, comprenant bien que sa place est à Paris, il y revient en 1770 et y passe huit années d'une vieillesse relativement pai- sible.

63

Elle a uneiiiue chose dimpressif cette vieillesse du maiid écrivain.

Elle est calme, c'evSl-à-dire que Koussean se re- pose. Il a achevé sa lâche réloimalrice. L'avenir tirera [»arti de ses livres ; pour lui, il cesse de parler ; son œuvre est Unie.

Elle est aussi modeste, indé[>endaiite, lal.iorieuse. Il loue rue IMàlrière un petit a[)partement pour lui et Thérèse ; il copie avec un soin minutieux de la musi- que, et, bien (juil reçoive dans son logis de grands personnages, il n'y donne rien ni au luxe ni à la va- nité.

Bernardin de Saint-l'ierre, «pii fut à celte épot|ue l'ami intime de Ilousseau, nous fera pénétrer dans cet intérieur :

« Au mois de juin 1772, éci'it-il, un ami mayanl proposé de me mener chez Jean-Jacipies Kousseau, U me conduisit dans une maison, rue IMàtrière, à peu près vis-à-vis Thôtel de la Poste ; nous montâmes au quatrième étage. Nous fraiipàmes, et M'"*^ Rous- seau vint nous ouvrir la [)orte. Elle nous dit : « En- tiez, Messieurs, vous allez Irouvei* mon mari. » Nous traversâmes une fort petite antichambre, des us- tensiles de ménage étaient proprement arrangés ; de nous entrâmes dans une chambre J.-J. Rous- seau était assis en redingote et en bonnet blanc, oc- cupé à copier de la musique. Il se leva d'un air riant.

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lions présenta, des chaises el se remit k sou travail, en se livrant tontelbis à la couvei'sation.

« Il était maigre et (Inné taille moyenne. Une de ses éi)anles paraissait un pen pins élevée qne l'anti-e, soit que ce fût l'eiïet de l'altitude qu'il prenait dans son travail ou de l'âge tpii l'avait voûté, car il avait alors soixante ans. D'ailleurs, il était fort bien pro- portionné. Il avait le teint brun, (jnelfiues couleurs aux pommettes des joues, la bouche belle, le nez très- bien fait, le front rond et élevé, les yeux pleins de feu. Les traits obliques qui tombent des narines vers les extrémités de la bouche, et qui cai'actérisent la j)hysionomie, exprimaient dans la sienne une grande sensibilité et (|uclquc chose même de douloui-eux. On remanjuail dans son visage trois ou quatre carac- tères de la mélancolie, [lai- l'enfoncement des yeux et par l'affaissement des sourcils; de la tristesse pro- fonde, par les rides du front; une gaieté très-vive el même un [»eu caustique, par mille petits plis aux an- gles extérieurs des yeux, dont les orbiles disparais- saient quand il riait. Toutes les passions se peignaient successivement sur son visage, suivant que les sujets de la conversation aftéctaient son àme ; mais, dans une situation calme, sa figure conservait une em- preinte de loutes ces atïections et olfrait à la fois je ne sais quoi d'aimable, de fin, de touchanl, de digne de pitié el de respect.

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« Près de lui était nue épinelte sur larpielie il es- sayait (le temps en temps îles airs. l)cii\ petits lits de cotonnade rayée de bien et de blanc, comme la ten- ture de sa chambre; une commode, une table et (jnel- ques chaises faisaient tout son mobilier. Aux murs étaient attachés un plan de la forêt et dn i)arc de Montmorency, il avait demeuré, et une eslam[)e du l'oi d'Angleterre, son ancien bienfaiteur. Sa femme était assise, occupée à coudre du linge ; un serin chantait dans sa cage suspendue au plafond; des moineaux venaient manger du pain sur ses fenêtres ouvertes du côté de la rue, et sur celle de l'anticham- bre on voyait des caisses et des pots remplis de plantes telles qu'il plaît à la nature de les semer. Il y avait dans l'ensemble du petit ménage un air de pro{)ieté, de paix et de simplicité qui faisait plaisir.

« Il me parla de ses voyages : ensuite la conver- sation roula sur les nouvelles du temps ; après (pioi il nous lut une lettre manuscrite en réponse à M. le marquis de Mirabeau, qui l'avait interpellé dans une discussion politique ; il le suppliait de ne pas le ren- gaser dans les tracasseries de la littérature. Je lui parlai de ses ouvrages et je lui dis que ce que j'en aimais le plus, c'était le Devin du Village et le troi- sième volume de Y Emile. Il me parut charmé de mes sentiments, c'est aussi, m^ dit-il, ce que f aime le mieux avoir fait ; mes ennemis ont beau dire, ils ne feront ja-

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mais un Devin du Villagr ... Il nous montra mie collec- tion de graines de tonte es[)èce; il les avait arrangées dans une multitude de petites boîtes. Je ne pus ra'em- pêclier de lui dire que je n'avais vu personne qui eût ramassé une si grande quantité de graines et qui eût si peu de terre. Cette idée le fit rire . . .

« A quelques jours de il vint me rendie visite ; il était en peri'uque ronde bien poudi-ée et bien Irisée, portant un chapeau sous le bras, et en habit complet de nankin. Il tenait une petite canne à la main, tout son extérieur était modesie, mais fort propre, comme on le dit de celui de Socrate. Je lui offris une pièce de coco-marin avec son fruit pour augmenter sacol- lei'tion de graines, et il me lit le [)laisir de l'accepter. Comme je le reconduisis à travers les Tuilei-ies, il sentit l'odeui' du café. Voici, me dit-il, un parfum que faiiHc beaucoup : quand on en brûle dam mon escalier, fai des voisins qui ferment leur porte, et moi, f ouvre la mienne. Vous prenez donc du café, lui dis-je, puisque vous en aimez l'odeur? Oui, me répondit-il; c'est presque tout ce que j'aime des choses de luxe; les glaces et le café. J'avais apporté une balle de café de l'île de Bourbon, et j'en avais fait (juelques paquets que je distribuais à mes amis. Je lui en envoyai un le len- demain, avec un billet je lui mandai que, sachant son goût pour les graines étrangères, je le priais d'ac- cepter celles-là. Il me répondit par un billet fort poli.

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il me lemerciail de mon atlenlioii. Mais le jour suivant jeu rerus un autre d'un ton bien dilïéienl. En voici la co[)ie : « Hier, Monsieui-, j'avais du monde chez moi qui m'a empêché d'e\aminer ce que conte- nait le paquet (jue vous m'avez envoyé. A peine nous nous connaissons et vous débulcz i)ar des cadeaux : c'est rendre notre société trop inégale; ma fortune ne me jiermet point d'en faire. Choisissez de repren- dre votre café ou de ne plus nous voir. Agréez mes très-humbles salutations, J.-J. Rousseau. »

« Je lui répondis, (ju'ayant été dans le pays croissait le café, la (jualité et la quafilité de ce pré- sent le rendait de i)eu d'importance ; qu'au reste, je lui laissais le choix de l'alternalive qu'il m'avait donnée. Cette petite altercation se termina aux con- ditions que j'accepterais, de sa part, une racine de ginseng et un ouvrage sur Tichtliyologie, qu'on hii avait envoyé de Montpellier. 11 m'invita à dîner pour le lendemain. Je me rendis chez lui à onze heures du matin. Nous conversâmes jus(|u'à midi et demi. Alois son épouse mit la nappe. 11 prit une bouteille de vin, et eu la posant sur la table, il me demanda si nous en aurions assez, et si j'aimais à boire. Combien sommes-nous, luidis-je? Trois: vous, ma femme et moi. Quand je bois du vin, lui répondis-je, et que je suis seul, j'en bois bien une demi-bouteille, et j'en bois un peu plus quand je suis avec mes amis. Cela

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cfant, reprit-il, nous n'en aurons pas assez ; il faut que je descende à la cave. H en apporta une seconde bon- Icille. Sa lemme servit (len\ plats: un de petits pâtés et un autre qui était couvert. Il me dit, en me mon- trant le premier, voici votre plat et l'autre est le mien. Je mange peu de pâtisserie, lui dis-je, mais j'espère bien coûter du vôtre. Oh ! me dit-il, ils nous sont com- ninns tous deux ; mais bien des gens ne se soucient pas de celui-là : c'est un mets suisse: un pot pourri de lard, de mouton, de légumes et de châtaignes. Il se trouva excel- lent. Ces deux plats furent relevés par des tranches de bœuf en salade, ensuite par des biscuits et du fro- mage; après quoi sa femme servit le café.

« Pendant le repas nous parlâmes des Indes, des Grecs et des Romains. Après le dîner, il fut me cher- cher quelques manuscrits. Il me lut une contiiniation d'Emile, quelques lettres sur la botanique et des mor- ceaux charmants, traduits du Tasse. Comptez-vous donner ces écrits au public ? Oh ! Dieu m'en garde ! dit-il, je les ai faits pour mon plaisii-, pour causer le soir avec ma femme. Oh? oui, que cela est tou- chant ! reprit M'"" Rousseau ; cette pauvre Sophronie ! j'ai bien pleuré quand mon mari m'a lu cet endroit- là. Enfin elle m'avertit qu'il était neuf heures du soir: j'avais passé dix heures de suite comme un instant*.»

Quand on se rappelle que celui qui vivait ainsi,

* Bernardin de Saint-Pierre, Œuvres, tome XII,

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avail lait retentir son nom dans toute l'Eai'ope, ({u'il avait correspondu avec des princes, el traité les plus grandesquestions,quandon sait qu'il n'aurait eu qu'un mol à dire pour habiter un palais, pour faire aflluer l'ar- irent chez lui, avoir sa cour et rivaliser sur ce terrain comme sur d'autres avec Voltaire, on ne peut s'em- pêcher d'admirer celle simplicité républicaine ; elle ronli'asle agréablement avec les grandeurs de l'époque, ol l'on aime à y retrouver les traits bien manpiés y\\\ caractère trenevois.

Mais, il faut le dire, tout n'était pas calme et beau dans cnlle existence. Cette vie idyllique avait ses om- bi'es, et celle vieillesse ses misèi-es. Un hôte tei-rible habitait ce foyer. I/égoïsme naturel de Rousseau s'était accru sous le feu des atlaiiues et i)ar l'effet de la maladie dont il était lui-même la première origine. Il le suivait sans cesse, lui montrait parloul sa personne en cause, le rendait déliant envers tous, fussent-ils ses meilleurs el ses i»lus dévoués amis, et lui faisait trouver une solitude amère an milieu Ak\ personnes qui ne songeaient qu'à l'entourer de leur affection. Il le lourmenlail parfois bien cruellement. L'idée fixe d'une vaste persécution dirigée par le duc de Choiseul et étendant partout ses mystérieuses ra- mifications hantait presque constamment le malheu- reux vieillard, et quehjuefois même celle monomanie pi'enait un caractère aigu: Un jour, un de ses amis

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venant le voir, le trouve renversé sur sa chaise, et tout défait. Qu'avez-vous donc, lui dit-il? Vous ne savez pas que Louis XV est mort ? Sans doute, eh bien ! Eh bien ! il y avait en France deux hommes également détestés, moi et le roi ; il n'en i-este plus qu'un, et vous sentez que je vais hériter de la haine que l'on portait à ce prince: ainsi vous voyez j'en suis*. Il soutenait aussi que le Tasse avait prédit ses souffrances dans la 77" strophe du l^*" chant de la Jérusalem délivrée.

C'est sous l'empire de celte personnalité exagérée, maladive, qu'il avait commencé, à Wooton, d'écrii'e ses confessions pour se justifier, et confondre ses ac- cusateurs réels et imaginaires ; et que plus tard, alors qu'il ne travaillait plus pour les hommes, il com|)o- sail encore pour lui-même, cl retrouvait une fraîclieur de style, une netteté et une verve étonnantes chez un homme de son âge. C'est elle aussi qui lui faisait goûter un plaisir plus étonnant encore dans l'analyse de ses plus honteuses jouissances, et qui l'entraîna à sacrifier sans pitié à son intérêt personnel les devoirs do la reconnaissance et la réputation de ses bienfai- teurs, comme si l'aveu de ses propres fautes lui eût assuré le droit de révéler celles des auti'es et comme si la connaissance intime de sa personne et la gloire de son nom n'eussent jamais pu être payées tro(H*lier.

^ Dusaulx, De mes rapports arec J.-,J. Bousseau.

t

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Chose incroyable, vrai leur de force qui montre la puissance de cet amour-propre et comme quoi tout alors était dominé par lui chez Rousseau : pendant 17 heures consécutives, à 1 âge de près de 60 ans, il eut le courage et la force de poursuivre, devant quel- ques amis, la lecture de sa minutieuse biographii; '.

Cette maladie lui laissa pourtant des moments de répit et il semble que la commuuication qu'il lit à (|uelques personnes de ses Goufessions qui ne devaient paraître que plus tard, lui causa luie sorte de sou- lagement.

Au printemps de 1778, il reçut de M. de Girardin une invitation à s'établir dans la s[)leu(li(le campagne (lu'il avait fait aménager à ErnieuDiiville. L'idée de retrouver la nature et sa douce intimité enchanta Je.ni- Jacques. Il accepta. Il était installé depuis quelques jours à Ermenonville quand il y mourut subitement. Un matin, il s'était levé comme à son ordinaire, il se préparait à aller donner une première leçon de mu- sique à M"* de Girardin, quand il se sentit mal à l'aise. Thérèse l'entendit gémir, monta à sa cliambre et le trouva étendu sur le plancher. Perdant tout à coup connaissance, il expira au milieu des soins qu'elle lui donnait.

C'était le 2 juillet, k lO heures du matin. Le bruit courut (|u'il s'était empoisonné dans une tasse de

' Dusaulx, oiiv. cit.

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»îafé ou brûlé la cervelle et, de fait, les docteurs con- statèrent une blessure au front. Qu'en fut-il réelle- ment ? Gomment Rousseau est-il mort ? La question est encore indécise. Thérèse soutient la mort natu- relle; parmi les meilleurs amis, les fanatiques de Jean-Jacques, quelques-uns admettent la mort volon- taire.

Restons dans rindécision ; les preuves manquent, et vraiment il serait trop pénible de dire avec certi- tude que l'auteur de la lettre sur le suicide l'a contre- dite par ses œuvres, et qu'après avoir si bien ra|)pelé à riiomme le devoir de vivre, il lui a enseigné à l'en- li-eindre i)ar son exemple.

Quelques amis du pliilosoplie accoururent : le 4 juillet, le soir, par le plus beau clair de lune et le temps le plus calme, on déposait sa dépouille dans une petite île de la campagne, l'île des Peupliers.

Le 12 mai 1700, l'Assemblée nationale, sur la proposition de Mirabeau, vota une pension à la veuve de Roiisseau, et le 21 décembre elle décréta l'érection d'une statue. Le M octobre 1794, ses restes furent transportés au Pantbéon, et, en 1815, Ermenonville dut au souvenir de Rousseau d'être exemi)té d'impôt par les armées alliées.

Genève, en 171)15, él(îva à son illustre citoyen im monument qui ne brillait pas [lai' IV'li'gance : une haute colonne assez mince, siumoutée d'un buste

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en bronze, et qu'on abattit quand on créa le jardin botanique. La fête de Rousseau se célébra régulière- ment depuis cette époque pendant cinq années ; mais elle fut abandonnée du jour Genève perdit son indépendance par l'occupation française. En 1828, le Conseil représentatif ayant repoussé la proposition qui lui était faite d'élever une statue à Rousseau et de la placer dans l'île des Rarques aménagée à cet effet, un comité de citoyens pritsur lui l'entreprise, la mena à bonne fin, et en février 1832 la statue que nous connaissons était solennellement installée à « l'île Rousseau. » La fête se renouvela quelquefois à des intervalles irréguliers, en 1839 en particulier, elle fut célébrée avec grand éclat. Il faudra bientôt ajouter à ces dates le 2 juillet 1878.

Mesdames et Messieurs,

Si maintenant, après avoir à grands traits tracé le tableau de cette existence agitée, nous jetons sur elle un regard d'ensemble et si nous cherchons à nous ren- dre compte de nos impressions, je crois pouvoir dire qu'elles seront complexes, et j'ajoute qu'à mon sens, elles doivent être complexes pour être justes. En con- sidérant Rousseau on est sans cesse tiré en sens con- traires ; on trouve tour à tour le bien et le mal, et l'on

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passe sans transition de la critique à Téloge, de l'ad- miration au désoùt.

On voudrait l'aimer ce concitoyen qui a jeté tant d'éclat sur notre petite république, et l'on va se heur- ter aux défauts les plus repoussants, à cette vanité qui, pour n'être pas la vanité brillante de Voltaire, n'en savourait pas moins le parfum de l'encens, à son égoïsme sans limite, à cet orgueil dont les expressions naïves font frémir. Alors, on se détourne avec aversion; mais voici qu'on trouve en lui tant de cœur, un si profond respect de la personne humaine, un si grand amour pour ce qu'il appelle le genre humain, un tel désir de lui être utile et tant de travail pour le servir, que l'aversion tombe, et qu'on se « rengage de plus belle. »

On voudrait l'estimer, mais il faut faire le compte de ces fautes horribles, que le génie ne saurait excu- ser ; on se rappelle qu'il n'a presque jamais profité des circonstances favorables, qu'il a été un fils très- médiocre, un époux plus médiocre encore, un mau- vais père, un ami souvent lâche, toujours soupçon- neux — et, quand on veut le mépriser, il se présente avec son amour de l'indépendance, sa droiture, sa simplicité, et ses aspirations sincères vers le bien, vertus banales peut-être dans certains milieux, mais qui, pour Rousseau, ressortent lumineuses sur le fond obscur des vices de son époque ; vous le voyez, dans

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ce petit ménage de la nie Plàtrière, s'achève dou- cement une des vies les plus célèbres du temps ; bien plus, vous le voyez au moment de sa vigueur, tenant courageusement tête aux railleries et aux attaques sans nombre de ses anciens alliés qu'il n"a pas voulu préférer à ses convictions et à sa conscience. Il vous apparaît dans cette mêlée et dans son isolement comme un de ces grands rochers qui s'avancent dans la mer et supportent sans être ébranlés le courroux de ses flots. Alors vous voudriez ne' lui marchander ni votre admiration, ni voire reconnaissance, et, quand vous vous livrez au charme de ce style admii-able qui ne connaît ni une rature ni une dissonance, contenu et passionné à la fois, l'éloquence de la parole fait éclater l'éloquence de l'écriture et perce le papier, si l'on peut parler ainsi, quand vous suivez ces analyses surprenantes des pensées et des sentiments, quand vous vous sentez emporté par le souffle du poète, ou le raisonnement du philosophe, tout à coup, vous vous arrêtez mal à l'aise : au feu qui s'allume en vous, vous sentez qu'il y a du poison dans cette douceur ; vous hésitez à continuer ; vous ne voudriez pas que ce livre tombât entre les mains d'un enfant, et le mo- raliste vous paraît s'être transformé en séducteur. Bien plus, ces paradoxes lancés avec tant d'assu- rance, d'un ton de prophète, quel mal ne peuvent-ils pas faire ! quel mal n'ont-ils pas fait ! N'a-t-on pas

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pris le nom de Rousseau pour drapeau dans la lutte contre la religion positive? n'a-t-on pas, en suivant ses principes, bouleversé la société ? les hommes de quatre-vingt-treize ne se proclamaient-ils pas ses dis- ciples? — Non ! ne me parlez plus de cet homme, il me répugne, il me fait peur ! Et au moment vous vous brouillez avec lui, oîi vous lui dites adieu pour toujours, l'histoire vous arrête et vous rappelle ce que voi;s lui devez. Elle vous le montre détournant la littérature et la pensée moderne des déserts maré- cageux du matérialisme elles allaient se perdre, et les ramenant, à lui seul, vers un spiritualisme humani- taire et religieux ; elle vous le montre donnant un premier et vigoureux coup de sape à cette déplorable société de Louis XV, hâtant l'avènement de la bour- geoisie, proclamant l'égalité foncière de tous les hommes, le devoir des opinions personnelles, la néces- sité de réformer l'éducation à laquelle il ouvre des voies nouvelles, et préparant à sa manière le temps nous vivons et qui est après tout, celui- il fait le meilleur vivre.

Telles sont les impressions mélangées que l'on épi'ouve en considérant cette tête connue, ce front arrondi, ces arcades orbitaires un peu saillantes, ce nez fin et arqué, ces lèvres minces, un peu pincées, et ces yeux enfoncés dans lequel il est si facile de faire revivre le regard de la rêverie ou le feu de la passion.

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J'en conviens, c'est l;ure descendre Rousseau du piédestal sui- lequel des amis enthousiastes et peut- être intéressés l'ont si souvent fait monter; mais, d'auti'e part, c'est le l'elever de la boue dans laquelle le traînent queltiuel'ois l'ignorance, le préjugé, la ja- lousie ou la rancune. C'est briser la statue du demi- dieu, mais c'est faire de lui ce qu'il a réellement été: un de ces hommes i)uissants par le génie, qui, malgré leurs fautes et leurs faiblesses, deviennent dans la main de Dieu des instruments j)0ur le progrès de la société.

D'ailleurs, (jnelqu opinion qu'on puisse avoir sur ce point, il est trois sentiments sur lesquels tous Jious nous ti'ouverons d'accord en songeant à Rousseau :

Un sentiment de pitié. I! a beaucoup souffert, cet homme ; je ne dis pas seulement pour produire ces ouvrages qui lui coûtaient tant de peine, mais il a souffert de la part de ses adversaires, de la part de ceux qu'il avait espéré d'avoir pour amis, il a souffert de lui-même. Ses procédés, son imagination malade ont beaucoup aggravé le mal; ses souffrances étaient en boime jjartie artificielles, cela est vrai ; elles n'en étaient pas moins douloureuses. Pitié pour lui !

Un sentiment de regret. Ah ! pourquoi Rousseau, jouant en quelque sorte de malheur, a-t-il rencontré sur sa route tant de mauvaises compagnies et de bienfaiteurs dangereux ? Pourquoi ce curé de Con-

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fignoii, pourquoi M™'' de Warens, pourquoi son père et son oncle qui le poursuivaient se sont-ils arrêtés en chemin, pourquoi ? et surtout, pourquoi n'a-t- il pas connu cette mère si bien qualifiée pour le con- duire dans sa première enfance et pour le soutenir dans les luttes de la jeunesse? S'il l'eût conservée, tout prenait un autre cours dans sa vie. Peut-être alors n'aurions-nous pas eu de Jean-Jacques, mais probablement et plus probablement encore, nous en aurions eu un plus grand, parce qu'il eût été meilleur.

Enfin, savez-vous, Messieurs, ce qui m'émeut tout particulièrement en considérant Rousseau, c'est cette pensée que tout ce qu'il a eu de bon, il l'a à Genève. Ses parents étaient Genevois et protestants; malgré ses théories, il hérita de leur esprit. Il avait respiré l'atmosphère de la liberté et du christianisme vivant, il ne put s'en défaire. Dans ses souvenirs, dans ses impressions d'enfance, il avait emporté son trésor; en partant, il faillit le perdre, il le retrouva un jour et le fit valoir. Le souvenir de Genève fut son bon génie. Ah ! il le sentait bien et c'est pour cela que lors même qu'il l'eût abandonnée de bonne heure, il n'oublia jamais sa patrie, et il était pleine- ment dans le vrai, plus peut-être qu'il ne le pensait lui-même, quand il se donnait dans ses ouvrages ce nom, qui était comme un défi jeté à ses adversaires et

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pour lui un titre de noblesse, de cilouen de Genève; le fait matériel qu'il signalait en recouvrait un spiri- tuel: c'était l'expression d'une juste i-econ naissance. Eh bien ! Messieurs, aimons-la cette éducation ce- nevoise protestante et républicaine; respectons-la et cultivons-là. Elle a été pour nous, elle sera pour nos fils un trésor. Elle est pour notre pays le garant de sa prospérité ; elle est pour ceux qui y demeurent la source de saines jouissances ; elle est une sauvegarde pour ceux qui s'en éloignent. C'est un don de Dieu!

DEUXIÈME COiNFÉUEJNCE

LES IDEKS RF.I.IGTIilUSES

Mesdames et Messieurs,

Il semble que Rousseau soit pour faire le bon- heur d'un conférencier, tant est grand le nombre des points de vue sous lesquels on peut Tenvisager. On peut étudier le Rousseau musicien, avec la Disserta- tion sur la musique moderne, le Devin du village et le Dictionnaire de musique, le Rousseau botaniste avec les Lettres sur la botanique et V Essai dhm dictionnaire, le Rousseau polémiste dans sa Lettre à l'Archevêque et ses Lettres de la Montagne, le Rousseau poète avec ses descriptions de la nature et les personnages de ses romans, et puis, ses principes pédagogiques, avec V Emile, ses idées sociales et politiques, dans le Dis- cours sur l'origine de l'inégalité parmi les hommes, et

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particulièrement dans le Contrat social, enfin ses idées religieuses.

Seulement, pour le suivre sur tous ces terrains, il fau- drait être universel comme lui. Ce n'est pas mon cas, tant s'en faut. Aussi, de tous ces chemins qui s'ouvrent devant nous, je n'en choisis qu'un, pour vous y introduire ; c'est le dernier.

El encore, ce chemin, je compte le faire en ligne droite, laissant de côté les sentiers qui s'en détachent et négligeant les routes parallèles. Je ne dirai rien de plusieurs sujets secondaires et importants qui se rat- tachent de près à ce sujet principal, comme le rôle de la religion dans l'éducation, les rapports de la religion et de l'État. Je ne dirai rien non plus de la place que ces idées occupent dans le développe- ment général de la pensée humaine, laissant ce soin à une voix plus autorisée que la mienne. Je désire uniquement exposer les idées religieuses de Rousseau.

Soit ! me direz-vous, mais encore faut-il s'enten- dre: de quel Rousseau voulez-vous parler? Vous nous l'avez montré tour à tour catholique et protestant, sous l'influence du matériahsme et dans l'atmos- phère d'une église chrétienne ; il a varié dans le cours de son existence: il était évidemment autre aux Ghar- mettes, à Paris et à Motiers. De quel Rousseau par- lez-vous?

Je parle du Rousseau de l'Ermitage et de Mont-

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morency. Il écrivait un jour : « J'ai cru dans mon enfance par autorité, dans ma jeunesse par sentiment, dans mon âge mûr par raison, maintenant, je crois parce que j'ai toujours cru. » J'ai en vue l'homme d'âge mûr, qui « croit par raison, » et je voudrais exposer ses idées religieuses telles que nous les trou- vons dans la Profession de foi du Vicaire savoyard et dans les deux ouvrages par lesquels Rousseau la dé- fend : la Lettre à l'Archevêque de Paris et les Lettres écrites de la Montagne.

J'ajoute, Messieurs, que je parlerai en toute liberté dans les deux sens du mot. Je ne suis ici le manda- taire de personne, j'exprimerai une opinion toute individuelle et porterai seul la responsabilité de mes affirmations ; et je pense le faire avec une franchise égale à cette indépendance. Je ne voudrais froisser personne, et j'espère bien que ma parole ne trahira pas mon intention, mais il me semble (lue le sujet est assez important, et que nous avons à (îenève une assez grande habitude de la liberté du discours, pour que j'aie le droit de me sentir parfaitement à mon aise.

Notre plan est très-simple: Nous exposerons d'abord les idées de Rousseau ; nous en chercherons ensuite l'origine morale ; enfin, nous les jugerons an point de vue chrétien.

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Vous savez tous, Messieurs, que la Profession de foi du Vicaire savoyard est un long épisode et forme comme une large parenthèse dans le livre de V Emile ou de V Education.

Emile est parvenu à l'âge l'on peut lui parler de Dieu et des vérités religieuses. ïl a quinze ans envi- ron. Rousseau, pour montrer comraenton doit procéder en pareil cas, rappelle un événement de sa jeunessis alors qu'étant à Turin, il reçut les confidences et les conseils de Tabbé Gai me.

Il a soin de placer la scène dans un cadre digne du sujet : « On était en été, nous nous levâmes à la pointe du jour. Il me mena hors de la ville, sur une haute colline au-dessous de laquelle passait le Pô, dont on voyait le cours à travers les fertiles rives qu'il baime ; dans l'éloianement, l'immense chaîne des Alpes couronnait le paysage. Les rayons du soleil le- vant rasaient déjà les plaines et projetant sur les champs par longues ombres les arbres, les coteaux, les maisons, enrichissaient de mille accidents de lu- mière le plus beau tableau dont l'œil humain puisse être frappé. On eût dit que la natui-e étalait à nos yeux toute sa magnificence pour en oiïrir le texte à

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nos eiilrelious. Ce l'ut qu'après avoir quehiue temps contemplé ces objets en silence, l'homme de paix me parla ainsi. »

Il parle, et, ai-je besoin de rajouter, on le de- vinerait quand Rousseau ne l'aurait pas dit expres- sément, c'est Rousseau lui-même qui s'exprime par sa bouche. Ce sont ses opinions, c'est le caté- chisme à'Érnik et le manifeste religieux de son pré- cepteur.

Que dit donc le Vicaire savoyard ?

Ébranlé dans les opinions qu'il avait acceptées sans examen, ne pouvant pas se résoudre au scepti- cisme sur les points essentiels à la vie, encore moins

r

libre de se soumettre à l'autorité de son Eglise, il s'est résolu à chercher par lui-même la vérité. Les philosophes, auxquels il s'est adressé, lui ont paru si peu d'accord entre eux, tellement infatués d'eux- mêmes et autoritaires à leur manière, qu'il va, pen- sez-vous, abandonner la philosophie et les philosophes, non qu'il se met philosopher pour et par lui- môme. Son critérium, sa pierre de touche pour re- connaître le vrai, sera ce qu'il appelle la lumière in- térieure, c'est-à-dire le bon sens uni au sentiment moral.

Le point de départ de toute cette construction mé- taphysique, parce que c'est le premier phénomène qui se présente à l'homme, c'est la sensation. J'éprouve

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des impressions, donc je suis. Ces impressions ne dépendent pas toujours de moi, je les subis quelque- fois malgré que j'en aie : il y a donc quelque chose qui n'est pas moi et qui, en dehors de moi, agit sur moi. Ce quelque chose, je le nomme matière. C'est d'elle qu'est composé le monde qui m'environne ; c'est elle qui forme les corps. Mais moi, suis-je tout matière ; et n'y a-t-il dans le monde que la matière et en moi que la sensation ? Non, il y a plus. Quand les objets se présentant à moi produisent en moi des impressions, je peux comparer ces impressions, et, les appréciant en elles-mêmes et dans leurs relations, je peux porter un jugement. Ce jugement ne tient pas aux objets mêmes ; il en est indépendant : la preuve c'est que je peux m'en abstenir et que, lorsque je veux l'établir, il m'arrive quelquefois de le faire à faux. J'ai devant moi deux objets, deux morceaux de bois d'inégale grandeur, par exemple. Si mon jugement était uniquement le produit des objets par leur im- pression, je les verrais toujours dans leur proportion exacte. Si je me trompe, si je prends le plus grand pour le plus court, ou l'inverse, si je dis que l'un est le tiers de l'autre quand il en est le quart, c'est qu'il intervient dans cette opération quelque chose qui ne tient pas aux objets mêmes. Or, ce quelque chose qui agit, qui domine les impressions, les rapproche et qui juge, c'est l'esprit pensant.

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Comme le vicaire a reconnu l'existence de l'es- prit en étudiant l'homme, il reconnaît celle de Dieu en consultant l'univers.

La matière nous apparaît en repos et en mouve- ment. D'où provient ce mouvement? Il en peut être de deux sortes : mouvement spontané, mouvement communiqué. Lequel doit-on lui attribuer? Le se- cond et le second seul. Si la matière avait le mouve- ment spontané, ce mouvement serait de l'essence même de la matière, et jamais nous ne la trouverions en repos. Si vous lui accordez le mouvement spon- tané, il faut lui accorder aussi la puissance de coordon- ner ses mouvements, car ce sont toujours des mou- vements coordonnés que nous constatons chez elle. D'ailleurs il est contradictoire et inconcevable de la supposer capable de se mouvoir, de vivre par elle- même. « J'ai fait tous mes efforts, » dit Rousseau, « pour concevoir une molécule vivante sans pouvoir « en venir à bout. L'idée de la matière sentant sans « avoir de sens, me paraît inintelligible et contradic- « toire. Pour adopter ou rejeter cette idée, il faudrait « commencer par la comprendre, et j'avoue que je « n'ai pas ce bonheur-là. » Et qu'on ne parle pas des lois générales de la matière, comme si elles étaient des êtres indépendants et comme créateurs : elles di- rigent le mouvement, elles ne l'ont pas donné. Il faut donc en venir à reconnaître au mouvement de la ma-

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tière, à la vie qui éclate dans l'univers, une cause première et comme cause première une volonté souve- raine.

Cette volonté est intelligente, puisque partout dan? son œuvre nous retrouvons l'harmonie, c'est-à-dire, l'appropriation des causes aux effets. On dit que cet univers est le produit du hasard, autant vaudrait dire que des caractères d'imprimerie jetés au hasard ont produit les mots, les phrases, les tableaux, les com-

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binaisons de quelque grand poëme, de l'Enéide, par exemple. Cet être, cette volonté inteUigente et sage qui meut l'univers, c'est Dieu.

Revenant maintenant à lui-même, et considérant la place de l'homme sur la terre, le vicaire ne craint pas de le mettre au premier rang. N'est-il pas le seul être ici-bas qui connaisse les choses qui l'entourent, « qui sait observer tous les autres, mesurer, calculer, prévoir leurs mouvements et leurs effets, et joindre pour ainsi dire le sentiment de l'existence commune à celui de son existence individuelle. Qui, non-seule- ment dispose les éléments par son industrie, mais qui seul en sait disposer, et s'approprie encore par la contemplation les astres mêmes dont il ne peut ap- procher. » Position admirable bien propre à rem- plir l'homme de reconnaissance pour celui qui la lui a assignée.

Hélas ! à prendre les choses dans la réalité, cette

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noblesse n'est pas sans souillure et la vie de ces rois n'est pas rharraonie. Le mal est sur la terre. « est l'ordre que j'avais observé? Le concert règne entre les éléments et les hommes sont dans le chaos ; les animaux, sont heureux, leur roi seul est misé- rable. »'

De ce triste tableau, le vicaire, observateur atten- tif, déduit trois grandes vérités :

1*^ L'existence de l'âme et la liberté morale. Il recon- naît en soi deux principes qui le tirent en sens oppo- sés, l'un, matériel et bas, qui l'asservit à « l'empire des sens et aux passions qui sont leurs ministres, » l'autre, élevé et glorieux, « qui le porle à l'étude des vérités éternelles, à l'amour de la justice, » Il y a donc autre chose en lui que le corps et ses appétits grossiers; il y a une àme douée de volonté, regardant en haut, capable d'agir sur le corps et de diriger son activité.

L'irresponsabilité de Dieu dans le fait de l'existence du mal. Le mal vient de l'homme qui abuse de sa li- berté. « Le mal physique ne serait rien sans nos vices qui l'ont rendu sensible. Otez nos funestes progrès, ôtez nos erreurs et nos vices, ôtez l'ouvrage de l'homme et tout est bien. »

3*^ La vie à venir. « Plus je rentre en moi, plus je me consulte et plus je lis ces mots écrits dans mon àme: « Sois juste et tu seras heureux. » Il n'en est

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rien pourtant à considérer l'état présent des choses ; le méchant prospère et le juste reste opprimé. Voyez aussi quelle indignation s'allume en nous quand cette attente est frustrée ! La conscience s'élève et mur- mure contre son auteur. Elle lui crie en gémissant : « Tu m'as trompé! » « Je t'ai trom.pé, téméraire! et qui te l'a dit? Ton âme est-elle anéantie? As-tu

cessé d'exister? Tu vas mourir, penses-tu; non,

tu vas vivre et c'est alors que je tiendrai tout ce que je t'ai promis. »

C'est ainsi que pas à pas, marchant un peu pé- niblement sur un étroit sentier, Rousseau ou le vi- caire, comme vous voudrez, avance dans le champ de la vérité. Il écarte à droite et à gauche les buissons et les épines, je veux dire les questions inutiles. Il passe au bord d'insondables abîmes: Comment la vo- lonté a-t-elle prise sur le corps ? Qu'est en soi l'Être infini ? et bien d'autres ; il y jette un regard au pas- sage, mais il ne cherche pas à les mesurer ; il prétend même, avec plus d'originalité que de raison, ne pas mettre le pied sur certains terrains sa route le con- duit pourtant en droite ligne, à savoir, par exemple, si Dieu, qui est conservateur de l'univers, en est aussi le créateur ; il ne s'embarrasse pas de ces mystères et parvient enfin à ces hauts sommets de la pensée : l'existence de Dieu, l'àme et son immortalité.

11 lui reste pourtant un pas à faire. Voilà le Dieu,

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voilà riiomme, comment l'homme servira-t-il Dieu ? La conscience est pour le lui dire. La conscience, n'essayez pas de la nier. Votre admiration instinctive pour ce qui est beau, votre répulsion naturelle pour le mal, votre haine des méchants, et vos remords protesteraient contre cette impie tentative. Ne cher- chez pas à lui opposer ses propres variations, ou à l'exphquer par le travail de l'éducation : l'histoire est qui nous montre chez tous les peuples et dans tous les temps, même au sein de la corruption, les mômes vertus mises en honneur, et nous prouve que la con- science est un instinct primitif, impérissable et qui conduit toujours l'homme dans la même direction. « Conscience! conscience! instinct divin, immortelle et céleste voix, suide assuré d'un être ignorant et borné mais intelligent et libre; juge infaillible du bien et du mal, qui rends l'homme semblable à Dieu! C'est toi qui fais l'excellence de sa nature et la mora- lité de ses actions. Sans toi je ne sens rien en moi qui m'élève au-dessus des bêtes, que le triste privilège de m'égai'er d'erreurs en erreurs à l'aide d'un en- tendement sans règle et d'une raison sans prin- cipe. » Que la retraite et la paix lui donnent le calme nécessaire pour acquérir et conserver sa force, et que l'obéissance la rende hardie et sou- veraine.

Toute la religion se fond dans la morale, le culte

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tout enliei' consistera dans la contemplation. « Poui* m'élevei" d'avance autant qu'il est en moi à cet état de iîonheur, de force et de liberté (de la vie à venir), je m'exerce aux sublimes contemplations. Je médite sur l'ordre de l'univers, non pour l'expliquer par de vains systèmes, mais pour l'admirer sans cesse, pour ado- rer le sage auteui' qui s'y fait sentir. Je convei'se avec lui, je pénètre toutes mes facultés de sa divine es- sence; je m'attendris à ses bienfaits, je le bénis de ses dons ; mais je ne le prie pas. Que lui demandei-ais- je? qu'il changeât pour moi le cours des choses, qu'il fît des miracles en ma faveui-? Moi, qui dois aimer [)ar-dessus tout l'ordre établi par sa sagesse et main- tenu par sa providence, voudrais-je que cet ordre fût troublé pour moi? Non, ce vœu téméraire mériterait plutôt d'être puni qu'exaucé. Je ne lui demande pas non plus le pouvoir de bien faire : pourquoi lui de- mander ce qu'il m'a donné? Ne m'a-t-il pas donné une conscience pour aimer le bien, la raison pour le connaître, la liberté pour le choisir? Si je fais le mal je n'ai point d'excuse; je le fais parce que je le veux : lui demander de changer ma volonté, c'est lui de- mander ce qu'il me demande ; c'est vouloir qu'il fasse mon œuvre et que j'en recueille le salaire : n'être pas content de mon état, c'est ne plus vouloir être homme, c'est vouloir autre chose que ce qui est, c'est vouloir le désordre et le mal. Source de justice et de vérité,

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Dieu clément el bon ! dans ma confiance en toi, le suprême vœu de mon cœur est que ta volonté soit faite. En y joignant la mienne je fais ce que tu fais, j'acquiesce à ta bonté: je crois partager d'avance la suprême félicité qui en est le prix. »

Et la voilà achevée cette construction solennelle. Voilà ses dogmes, sa morale et son culte. Il ne reste plus qu'à lui donner nn nom. Rousseau l'appelle le théisme ou la religion iialurcUe ; naturelle, parce que tout lui est fourni par la considération de la natui-e, celle de l'univers et celle de l'homme, et qu'elle ne doit rien à aucun secours extérieur.

Messieurs, quand Rousseau rédigea les pages que nous venons de résumer rapidement, il n'était pas dans un désert ; il était à Montmorency, en pleine France catholique; aussi quand, arrivé à la dernière lisfne, il releva la tête, il se trouva face à face avec le christianisme. Qu'en a-t-il fait? Quelle position a-t-il prise vis-à-vis de lui? Il a pris une position à la fois franche et embarrassée, franche, parce qu'il ne la cache pas, embarrassée, parce qu'il ne sait pas com- ment conclure.

Le christianisme lui est présenté comme une révé- lation. Il ne nie pas en principe la possibilité d'une révélation, mais comment en sentirait-il l'utilité au moment il vient de constituer une religion qui a la prétention de s'en passer? Les preuves d'ailleurs

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(jii'on lui fournit ne lui paraissent pas concluantes, et cependant il ne peut nier que l'Évangile ne ren- ferme quelque chose de surhumain.

L'Evansile renferme des miracles, Rousseau ne peut les admettre; ils répugnent à sa raison, les té- moignages ne lui en semblent pas suffisants; d'autre part, il admet que Dieu peut en faire et qu'il serait insensé de soutenir le contraire, et il ne se décide pas à rejeter ceux de l'Évangile, parce qu'ils sont dans l'Evangile.

Mais il faut le laisser s'expliquer lui-même. Je vous dois. Messieurs, ces quelques pages : elles sont trop belles et trop importantes pour n'être pas lues à ceux qui ne les connaîtraient pas, et relues à ceux qui les connaissent déjà.

« A l'égard de la révélation, si j'étais meilleur rai- sonneur ou mieux instruit, peut-être sentirais-je sa vérité, son utilité pour ceux qui ont le bonheur de la reconnaître, mais si je vois en sa faveur des preuves que je ne puis combattre, je vois aussi contre elle des objections que je ne puis résoudre. Il y a tant de rai- sons solides pour et contre, que, ne sachant à quoi

me déterminer, je ne l'admets ni ne la rejette je

reste sur ce point dans un doute respectueux.

« Je vous avoue aussi que la majesté des écritures m'étonne, la sainteté de l'Évangile parle à mon cœur. Voyez les livres des philosophes avec toute leur

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pompe; qu'ils sont petits près de celui-là! Se peut-il qu'un livre à Ja fois si sublime et si simple soit l'ou- vrage des hommes ! Se peut-il que celui dont il fait l'histoire ne soit qu'un homme lui-même? Est-ce le ton d'un enthousiaste ou d'un ambitieux sectaire? Quelle douceur, quelle pureté dans ses mœurs ! quelle grâce touchante dans ses instructions! Quelle éléva- tion dans ses maximes ! quelle profonde sagesse dans ses discours ! Quelle présence d'esprit, quelle finesse et quelle justesse dans ses réponses! quel empire sur ses passions ! est l'homme, est le sage qui sait a£;ir, souffrir et mourir sans faiblesse et sans ostenta- tion? Quand Platon peint son juste imaginaire cou- vert de tout l'opprobre du crime et digne de tous les prix de la vertu, il peint trait pour trait Jésus-Christ : la ressemblance est si frappante que tous les pères l'ont sentie, et qu'il n'est pas possible de s'y tromper. Quels préjugés , quel aveuglement ne faut-il point avoir pour comparer le fils de Sophronisque au fils de Marie? Quelle distance de l'un à l'autre! Socrate mourant sans douleur, sans ignominie, soutint aisé- ment jusqu'au bout son personnage ; et si cette facile mort n'eût honoré sa vie, on douterait si Socrate, avec tout son esprit, fut autre chose qu'un sophiste. Il inventa, dit-on, la morale, d'autres avant lui l'a- vaient mise en pratique : il ne fît que dire ce qu'ils avaient fait, il ne fit que mettre en leçon leurs exem-

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pies; Aristide avait été juste avant que Socrate eût dit ce que c'était que justice; Léonidas était mort pour son pays avant que Socrate eût fait un devoir d'aimei' la patrie ; Sparte était sobre avant que Socrate eût loué la sobriété ; avant qu'il eût défini la vertu, la Grèce abondait eu hommes vertueux. Mais Jésus avait-il pris chez les siens cette morale élevée et pure dont lui seul a donné les leçons et l'exemple? Du sein du plus furieux fanatisme la plus haute sagesse se fit entendre, et la simplicité des plus héroïques vertus honora le plus vil de tous les peuples. La mort de Socrate philosophant tranquillement avec ses amis est la plus douce qu'on puisse désirer ; celle de .lésus expirant dans les tourments, injurié, raillé, maudit de tout un peuple, est la plus horrible qu'on puisse craindre. Socrate prenant la coupe empoisonnée bé- nit celui qui la lui présente et qui pleure; Jésus, au milieu d'un supplice affreux, prie pour ses bourreaux acharnés. Oui, si la vie et la mort de Socrate sont d'un sage, la vie et la mort de Jésus sont d'un Dieu. Dirons-nous que l'histoire de l'Evangile est inventée à plaisir? Mon ami, ce n'est pas ainsi qu'on invente; et les faits de Socrate, dont personne ne doute, sont moins attestés que ceux de Jésus-Christ. Au fond c'est reculer la difficulté sans la détruire; il serait plus in- concevable que plusieurs liommes d'accord eussent fabriqué ce livre, qu'il ne l'est qu'un seul en ait

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fourni le sujet. Jamais des auteurs juifs n'eussent trouvé ni ce ton, ni cette morale; et l'Évanjjtile a des caractèi'es de vérité si grands, si frappants, si parfai- tement inimitables, que l'inventeur en serait plus étonnant que le héros. Avec tout cela, ce même Évan- gile est plein de choses incroyables, de choses qui répugnent à la raison, et qu'il est impossible à tout homme sensé de concevoir ni d'admettre. Que ftiire au milieu de toutes ces contradictions? Être toujours modeste et circonspect, mon enfant; respecter en si- lence ce qu'on ne saurait ni rejeter ni comprendre, et s'humilier devant le grand Etre qui seul sait la vérité. Voilà le scepticisme involontaire oîi je suis resté. »

Ajoutons à cette lecture quatre observations.

L'avez-vous remarqué. Messieurs, ce qui frappe Rousseau dans l'Evangile, la seule chose qu'il y voit, c'est la morale. Jésus-Christ a donné aux hommes une morale sublime, les auteurs juifs n'auraient ja- mais découvert cette morale, c'est au point de vue de leur morale qu'il rapproche l'œuvre de Socrate et celle du Christ ; c'est une révélation purement morale qu'il salue avec respect. I.e côté religieux du christia- nisme lui échappe; il ne se doute pas, semble-t-il, que Jésus ait pi-étendu faire plus que de donner aux hommes des préceptes moraux.

Voyez ensuite, avec quel respect Rousseau parle de

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l'Évangile. Il n'en est point un adversaire déclaré et la réputation qu'on lui en fait quelquefois n'est point méritée.

Notez encore qu'il n'essaie pas de nier l'extraordi- naire du fait chrétien; il le prouve au contraire d'une manière simple et irréfutable, et s'il ne peut l'admet- tre au point de vue philosophique, il l'accepte histo- riquement.

Enfin, pour prévenir votre légitime étonnement, je dois vous informer que dans les ouvrages par les- quels il défend le vicaire savoyard, Rousseau penche davantage vers l'affirmative. C'est un phénomène d'oscillation dont l'histoire de sa pensée donne plus d'un exemple et que la position ambiguë que nous venons de lui voii' prendi-e fait facilement pressentir.

II

11 faut être bien superficiel, pour ne voir dans un ensemble d'opinions religieuses raisonnées et sin- cères, qu'un produit de l'orgueil qui brise avec les idées reçues, ou de l'ambition qui cherche le bruit. Quand des idées nouvelles ont du succè'*, les regarder de haut et de loin, se détourner en disant : amour des nouveautés, pure fanfaronnade, ne prouve ni beaucoup de science ni beaucoup d'esprit. Ne tom-

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bons pas clans ce travers, Messieurs. Rappelons-noiis que, lorsque des opinions religieuses trouvent des adhérents, c'est qu^ elles satisfont à des besoins qui peuvent être plus ou moins profonds, plus ou moins conscients, mais qui en tout cas sont réels.

Tout le monde sait que les théories de Rousseau ont eu leurs partisans, et que sans doute on en trou- verait, aujourd'hui encore, des traces d?ins beaucoup d'esprits. Il vaut donc la peine de se demander quelle en a été l'origine, à quelles aspirations elles répon- daient, et de chercher la réponse à ces questions dans Rousseau lui-même.

Reconnaissons avant tout en lui nn ardent désir d'iiffinner la nécessité et la beauté d'une foi religieuse. Il ne comprend pas l'homme sans elle, et il veut le dire hautement. Le monde dans lequel il s'était trouvé à Paris n'était pas seulement corrompu, il était fonciè- rement incrédule; c'était une société rongée par le cancer du matérialisme. Le voile léger sous lequel on la dissimulait parfois, n'empêcha pas le philosophe de reconnaître la gravité de la maladie. Lui, il était re- ligieux : c'était ce Rousseau, qui naguère priait si sin- cèrement, qui lisait la Rible, et qui, un peu plus tard, étant entré avec Rernardin de Saint-Pierre dans une église catholique assistait avec recueillement au ser- vice et en sortant, serrant main de son ami, s'é- criait: « Mon Dieu! qu'il est bon de croire! » Sa

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piété n'avait peut-tre alors ni la simplicité qu'elle avait eu aux Ciiarmettes, ni la profondeur qu'elle eut après ses malheurs , mais il ne l'avait pas perdue. C'était le temps il en faisait la phi- losophie.

Que devait-il éprouver quand il entendait les crues affirmations du matérialisme ou, qui pis est, les trompeuses paroles à l'aide desquelles on lui donnait des couleurs et une beauté apparente, quand, par exemple, le baron d'Holbach après avoir, dans son « Système de la Nature, » solidement établi qu'il n'y a ici-bas que la matière et ses combinaisons, s'écriait poétiquement : « 0 nature ! souveraine de tous les êtres, et vous ses filles adorables, vertu, raison, vé- rité! soyez à jamais nos seules divinités! c'est à vous que sont dus l'encens et les hommages de la terre! » La piété du Genevois protestait contre celle impiété dissimulée. Il fallait parler ; mais que dire? A qui ren- voyer ces hommes? Au christianisme? Ils le connais- saient sous la forme du catholicisme et le catholicisme leur répugnait. Il les renverra à la nature; à cette nature qu'ils aiment, qu'ils paraissent respecter mais qu'ils comprennent mal. Il ne les suivra pas dans leurs dissertations scientifiques, il n'ira pas s'embar- rasser et se perdre peut-être dans le détail, mais con- sidérant l'ensemble, il en fera entendre la grande voix et cherchera à éveiller dans le cœur de ces

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hommes les échos qui y sommeillent. Celte proclama- tion du spiritualisme, du théisme en face d'un maté- rialisme déclaré, fut un grand acte de courage. Les contemporains de Rousseau, tant prolestants que ca- tholiques ne lui en surent pas gré, et c'est avec rai- son qu'il se plaignit de celte ingratitude. Il n'est que juste. Messieurs, de réparer aujourd'hui celle faute, et de rappeler ce que la noble cause de la piété a au solitaire de Montmorency.

Si maintenant nous considérons ces principes dans leur rapport avec le christianisme régnant alors, nous signalerons tout d'abord en eux une réaction contre le dogmatisme. Toute conviction sérieuse doit pouvoir se formuler en un dogme : Vous dites : .fe crois en Dieu. En parlant ainsi, vous posez et vous affirmez le dogme de l'existence de Dieu. Mais il y a dogmes et dogmes : il y a les dogmes simples, immédiats, qui s'imposent, et ceux que formulent la théologie et la philosophie religieuse.

Rousseau, qui croit en Dieu et à l'âme, est bien obligé d'admettre les premiers, mais il repousse les autres. Il faut se souvenir qu'il veut être réformateur ; il a besoin d'une religion simple, populaire, frap- pante. Laissons ces dogmes incompréhensibles : la trinité, le péché originel, la damnation des payens et des enfants morts sans baptême; ils froissent la con- science, ils embarrassent la raison; le moins de ba-

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gage possible : la foi en Dieu, k l'âme, à la vie à ve- nir; pas davantage. Aussi bien, tout ce qu'on y ajoute ne sert-il qu'à diviser les chrétiens; gardons seu- lement les points communs et essentiels. Il les traite cavalièrement, les dogmes; comme le font bien souvent leurs critiques, il les présente sous leur aspect le plus absolu et le plus repoussant. Les a-t-il vu exposer ainsi dans l'église catholique, je ne sais; mais il est certain que le protestantisme ne leur don- nait nullement cet air barbare que Rousseau veut bien leur prêter. Il oublie aussi que si tel d'entre eux, la trinité, par exemple, a occupé et préoccupé pen- dant des années des conciles, des peuples et des hom- mes qui n'étaient pas comme il dit « de grands en- fants » mais de grands penseurs et de grands chré- tiens, c'est que, sous une forme qui nous étonne et que nous ne comprenons plus aujourd'hui, il renfermait quelqu'une de ces questions vitales que des généra- tions débattent quelquefois sans les bien voir dans la poussière des discussions et sans parvenir à les formu- ler. — Il nie, à tort, que ces dogmes aient aucun elïet sur la morale ; il ne voit pas que pour être lointaines et indirectes leurs conséquences n'en sont pas moins certaines. Néanmoins, et ces réserves faites, sau- rons-nous mauvais gré à Rousseau d'avoir rappelé aux chrétiens le devoir de pratiquer la religion, d'à- i voir fait passer la morale au premier plan et, comme

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il le dit, d'avoir, « avec saint Paul, mis la cliaiité devant la foi? » C'est une chose souvent, toujours nécessaire ; elle l'était au temps de Rousseau autant qu'à tout autre.

Nous ne lui reprocherons pas davantage d'avoir pratiqué et prêché le libre examen. Protestant, il le de- vait; philosophe, il ne pouvait autrement. D'ailleurs, il avait sous les yeux un spectacle propre à le dégoû- ter de la foi d'autorité : un catholicisme commode qui couvrait de son absolution tous les désordres, des abbés de cour qui s'inclinaient plus profondément devant leurs évêques que devant Dieu, une piété hy- pocrite et des pratiquants sans foi ; et dans les pays protestants, la puissance de la routine, sorte d'évêque impersonnel devant qui l'on tremble, sorte de mère spirituelle qui nourrit ses enfants mais qui les endort. Tout cela lui répugnait avec raison. A tous, aussi, il rappelle le devoir de se faire une foi personnelle rai- sonnée, d'être homme, enfin. Quand son appel retentit, on crut entendre le tocsin : le catholi- cisme se sentait attaqué dans son principe, et à Ge- nève, des raisons politiques s'unissaient à l'étonne- ment pour produire une égale impression de peur. Mais nous, qui jugeons de ces choses plus calmement parce qu'il y a entre elles et nous l'espace d'un siècle, le regretterons-nous, cet appel? Reprocherons-nous à Rousseau d'avoir recueilli et mis en honneur cet héri-

104 tage delà Réformation ? Gardons-nous en. Messieurs; ce serait oublier nos droits, nos devoirs de protestants, ce serait, en plein Canaan, regretter la paille et les oignons de l'Egypte.

Avouez d'ailleurs que Rousseau y a mis des for- mes, que s'il a trié dans le christianisme, il Ta fait avec respect, en lui rendant de sincères hommages. Ah! plût à Dieu que tant d'hommes, qui l'ont fait après lui, et qui ont manipulé l'évangile avec une si criante désinvolture, eussent appris de celui qu'ils appelaient leur maître, k mieux respecter les choses saintes.

Nous pouvons même aller plus loin, Rousseauta à cette indépendance respectueuse de midr le vérita- ble fondement de la foi individuelle, et de replacer l'a- pologie du christianisme sur son véritable terrain, celui du sens intime. On prouvait volontiers alors l'origine divine du christianisme en s'appuyant sur les miracles qui ont accompagné son apparition. Jésus et les Apôtres, disait-on, en accomplissant des œuvres surnaturelles, ont prouvé leur mission divine et ré- vélatrice. Comment douter de la parole de ceux qui ont agi avec une puissance surhumaine, comment méconnaître la divinité du livre qui nous rapporte à la fois leurs discours et leurs œuvres.

Rousseau n'a pas de peine k montrer les défauts et les dangers de ce système. Sans nier que les mira-

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des n'îiient eu et n'aient encoie aiijonrd'liui (|iiol(|iie valeur apologétique, il pense qu'il est pour le moins maladroit de faire reposer sur eux la foi à la révéla- tion. Ils n'en sont pas, (\'\i-i\, une \we\\ye pratique, parce que, utiles pour ceux qui en ont été les témoins, ils n'ont plus de force pour nous, qui ne les voyons pas et devons nous en rapporter au témoignage des historiens; ils ne sont pas une preuve indiscutable, parce qu'il a pu se faire de faux miracles et que nous ne saurions les distinguer des vrais, à distance et ne les considérant que de l'extérieur; ils ne sont pas non plus une preuve nécessaire, puisque Jésus-Christ lui-même ne les a pas considérés comme tels : il les refusait souvent, et, quand il les accomplissait, c'était pour fortifier la foi déjà existante et non pour la créer. Quelle sera donc la preuve certaine d'une révéla- tion, à quoi reconnaîtra-t-on qu'une doctrine vient de Dieu? On la reconnaîtra à la sainteté, à la sagesse de ses porteurs, et à sa propre sublimité ; ce dernier témoignage est encore le meilleur de tous; il suffit à Rousseau. Cela l'evient à dire que la vérité porte en soi des caractères évidents de simplicité et de gran- deur, une autorité qui s'impose à l'esprit et au cœur non prévenus, qu'elle éveille dans l'homme (jui l'é- coute des échos sympathiques, un témoignage qu'elle se rend à elle-même, que ce témoignage intime est le vrai fondement de la foi et que si rien ne peut le

5*

remplacer, rien non plus ne peut ébranler celte base une fois posée, ni l'édifice qu'elle supporte. Et cela est juste: Quelque opinion que l'on ait sur la réalité des miracles évangéliques, il faut reconnaître qu'ils n'ont qu'un rôle secondaire dans la formation de notre foi, et que son vrai point de départ c'est cet effet particulier de supériorité, de domination que la vérité produit sur nous, cette prise de possession qu'elle pratique sur notre esprit. Le point de vue de Rousseau est étroit parce qu'il ne sait voir dans la ré- vélation que l'élément de la doctrine, mais, enfin, tel qu'il est, tel que Rousseau l'expose dans la Lettre à l'Archevêque et dans la troisième des Lettres de la Montagne il est juste, et nous devons savoir gré au philosophe genevois, non d'avoir découvert ce prin- cipe que Ton connaissait avant lui, mais de l'avoir proclamé et popularisé. Il ouvrait ainsi la porte au vrai libéralisme.

Vous l'aurez remai'qué. Messieurs, et ce que nous venons de dire aura confirmé votre observation, les contradictions ne manquent pas dans la pensée de Rousseau ; son scepticisme a beau être involontaire, il est étrange chez un philosophe, il est une première inconséquence et il en produit beaucoup d'autres; n'allez cependant pas crier à l'hypocrisie, à la légè- reté. Non; les inconséquences manifestes dans l'ou- vrage d'un homme de cette puissance, attestent sa

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siiK-éiilé et sont l'effet d'un travail qui n'est pas en- core arrivé à son terme. Rousseau est un chercheur ; il poursuit un système, un point de vue qui mette d'accord la raison et la foi, la science et la religion. Il ne l'a pas positivement trouvé, l'accord n'est pas encoi-e complètement fait : il le sent bien, et c'est probablement cette arrière-pensée qui l'empêche de prendre franchement et hardiment la position et le nom de philosophe, et lui fait adopter, dans la Profession de foi, ce rôle plaisant du raisonneur sans le vouloir. Il n'a pas trouvé, mais il a mis sur la voie. Soyez certains que dans le travail des esprits, au sein du protestantisme français et genevois, vous retrouveriez son désir. C'est lui qui inspire la théo- logie d'aujourd'hui dans les diverses directions qu'elle a prises.

Eh bien ! Messieurs, l'œuvre de Rousseau n'a- t-elle pas ses grands et beaux côtés ? Arrêter une société prête à rouler sur la pente du matérialisme, la ramener au sentiment du beau et au culte de la vertu, réveiller le protestantisme sommeillant, et lan- cer les penseurs dans une voie éminemment élevée et utile, n'est-ce rien? Est-ce peu? Il n'en faut pas davantage pour faire la gloire d'un homme.

Et maintenant, après avoir étudié les opinions de Rousseau en elles-mêmes et dans leur [cadre histo- rique, examinons-les d'une manière absolue et voyons.

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non plus ce qu'elles ont valu k leur époque, mais ce qu'elles peuvent valoir en tout temps.

Vous l'avez vu. Messieurs, je n'ai pas marchandé les éloges ; je ne marchanderai pas non plus les cri- tiques. La vérité avant tout !

III

Considérons d'abord la première partie de la Pro- fession de foi, l'exposition de la religion naturelle.

Je demande : Cette religion dite naturelle est-elle aussi naturelle qu'on le dit? Si elle l'est, elle doit jaillir spontanément du cœur humain, et même, plus l'homme sera près de la nature, moins il aura subi ri[ifluence de la civiUsation, plus il lui sera facile de saisir dans son instinct les dogmes de cette religion. En est-il ainsi? Rousseau prétend que tout seul, enfermé dans une île déserte, il aurait trouvé ces vé- rités. C'est possible ; l'expérience toutefois n'a pas été faite. Mais tout le monde n'est pas Rousseau. Vous avez vu, Messieurs, par quel enchaînement de dé- ductions, par quel travail laborieux, le penseur a établir ses principes. Combien d'hommes seraient ca- pables d'achever et même de concevoir une pareille construction? On ne ht pas si facilement dans le grand livre delà nature, et Rousseau avoue que « l'ordre de

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l'ii Hivers, tout admirable qu'il est, ne frappe pas éga- lement tous les yeux, que le peuple y fait peu d'atten- tion ; croyez-vous, dit-il, qu'un Cafre ou un Lapon philosophe beaucoup sur la marche du monde et sur la génération des choses * ? » Alors, il faut à ces hom- mes un instituteur, un Moïse qui vienne frapper ce rocher et en faire jaillir cette eau pure. Reconnais- sez-vous là les caractères d'une religion naturelle?

Il y a plus et nous aurons la même impression en regardant à l'instituteur lui-même. Rousseau nous parle d'une « lumière intérieure, » qui le conduit dans la recherche de la vérité. Mais d'où vient-elle cette lumière, s'est-elle formée? C'est un \icairequi raisonne, ne l'oubliez pas, ce vicaire n'a-t-il pas subi Tinfluence du christianisme? Quand, en particulier, on le voit marcher dans sa route avec une si ferme assurance, qui dira que la rehgion chrétienne n'y est pour rien? Je sais bien que ces vérités. Dieu, l'âme, la vie à venir, ont été affirmées autrefois par Platon, Cicéron et d'autres penseurs, mais trouve-t-on chez eux la précision, la fermeté qui caractérise les déduc- tions de Rousseau ? Socrate parle de la vie à venir comme d'une espérance subUme, comme d'un rêve dont il faut s'enivrer ; Rousseau en parle avec une certitude absolue : il y a de l'un à l'autre la distance du peut-être qui espère au oui qui ne doute pas. A

» Lettre à l'archevêque de Paris.

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quoi attribuerez-Yoïis celle différence? A l'iiitlaeiice du christianisme évidemment ; entre Socrate et Rous- seau, le monde a entendu la parole du Christ. Et quant à la morale, il échappe à Rousseau de dire: « Je ne sais pourquoi on veut attribuer au progrès de la philosophie la belle morale de nos livres. Cette mo- rale, tirée de l'évangile, était chrétienne avant d'être philosophique. » Je le veux bien, mais qu'est-ce à dire, sinon que cette parole du Christ a étendu son action sur les penseurs et les moralistes, au nombre desquels il faut bien mettre l'auteur de la religion na- turelle. — Non, Messieurs, quand une fois on a connu l'évangile, on n'échappe pas à son impression, on peut la combattre, mais il en est de la Révélation comme de la calomnie, il en reste toujours quelque chose ; on peut s'imaginer qu'on bâtit tout seul et en dehors de son action une religion « naturelle, » mais cette idée est illusoire et ce nom est trompeur.

Je demande en second lieu : Cette religion naturelle est-elle suffisante, non pas, bien entendu, théorique- ment, dans le cabinet, mais pratiquement, dans la vie ? et je réponds par l'exemple même de Rousseau. Il semble qu'après avoir élaboré, patronné et baptisé, cette religion indépendante de toute révélation, il s'en tiendra à elle seule et n'ira pas plus loin. Point. En écrivant à l'archevêque de Paris, il se dit chré- tien : « Monseigneur, je suis chrétien et sincèrement

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clu'élieii, selon la docli'ine de l'Evaiigile. Je suis chré- tien non comme un disciple des prêtres, mais comme un disciple de Jésus-Christ; » et, dans une discus- sion supposée entre ses partisans et ses adversaires, il fait dire aux premiers : « Nous reconnaissons l'au- torité de Jésus-Christ, parce que notre intelligence acquiesce à ses préceptes et nous en découvre la su- blimité. Elle nous dit qu'il convient aux hommes de suivre ces préceptes, mais qu'il était au-dessiif> d'eux de les trouver. Nous admettons la Révélation comme émanée de l'esprit de Dieu, sans en savoir la manière, et sans nous tourmenter pour la découvrir, pourvu que nous sachions que Dieu a parlé, peu nous im- porte d'expliquer comment il s'y est pris pour se faire entendre. Ainsi, reconnaissant dans l'Évangile l'au- torité divine, nous croyons Jésus-Christ revêtu de cette autorité; nous reconnaissons une vertu plus qu'humaine dans sa conduite, et une sagesse plu5 qu'humaine dans ses leçons. Voilà qui est bien dé- cidé pour nous. Comment cela s'est-il fait? Voilà ce qui ne l'est pas ; cela nous passe *. » Voilà qui est ex- cellent, mais que devient le principe de la religion naturelle? Sans doute, ce n'est qu'une Révélation morale que Rousseau reconnaît dans l'Évangile; mais enfin c'est une Révélation: Il était au-dessus des hommes de trouver cette morale. Rousseau s'en pas-

1 Lettres de la Montagne, I.

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sei-a-t-il parce qu'elle est révélée ? Eh ! cei'lainement non. Il aime mieux être infidèle à son principe et le reconnaître pratiquement insuffisant. Que devenait la religion naturelle quand Rousseau recevait la com- munion à Motiers, et quand il déclarait à l'arche- vêque de Paris prendre, comme tous les protestants genevois, pour règle unique de sa foi, l'Écriture et la raison.

Gela s'accorde peu avec la célèbre profession. Rousseau se tire d'affaire en disant qu'il a simple- ment voulu dans V Emile donner un minimum néces- saire de croyances, celles que tout homme, celles que Emile, en particulier, doit posséder, laissant à son élève le soin d'ajouter à ces éléments les croyances spéciales que son expérience lui fera admettre. Soit, mais il aurait fallu le dire dès l'abord, on pouvait s'y tromper et Ton s'y est trompé en efïet. Puissent les partisans de la religion naturelle apprendre de son fondateur qu'il est bon d'ajouter à sa morale et à son culte, la morale de l'évangile et le culte protes- tant !

Mais venons en enfin. Messieurs, aux critiques di- reî'tes et fondamentales. Je n'ai pas l'intention de reprendre en détail, pour les discuter à part, toutes les affirmations de Rousseau, cela nous mènerait trop loin et nous risquerions de perdre de vue la forêt au milieu de ses arbres. Je vais droit au centre et j'at-

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laque ce système dans ce (\u\ est pour moi son vice essentiel.

Rousseau se dit chrétien. Dieu me garde de lui contester ce titre. Si sa conscience lui permet de le prendre, la mienne me défend de le lui refuser. Mais, laissant de côté sa personne, et ne considérant que ses idées, peut-on dire qu'elles sont chrétiennes? Si Ton entend par qu'dles renferment des éléments du christianisme, de sa morale et de ses dogmes, nous sommes d'accord, mais si l'on veut dire qu'elles ren- ferment l'essentiel du christianisme, nous ne le sommes plus. Je soutiens le contraire: Rousseau n'a pas compris ce qui est le fond même du christianisme, il na pas su y voir la religion de la rédemption, et il ne l'a pas vu parce qu'il n'a pas connu le sentiment du péché. Je m'explique.

Quand un homme sérieux rentre en lui-même, il fait dans son for intérieur de tristes découvertes. Il constate qu'il fait difficilement le bien, que lorsqu'il l'accomplit, c'est souvent par des mobiles qui ne sont pas l'amour de la vertu et dans lesquels l'intérêt per- sonnel occupe une large place, en sorte que ce qui paraît aux hommes bonnes œuvres et mérite, n'est pas tel aux yeux clairvoyants de la conscience. Il re- marque ensuite qu'il fait souvent le mal, qu'il le fait conduit par une pente naturelle que l'habitude rend toujours plus glissante. Il s'avoue enfin que

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parfois, lorsqu'il s'y adonne, ce n'est ni ignorance, ni faiblesse, mais bien volonté réfléchie, il l'a cherché, voulu et qui plus est, il en jouit ; il j-ésiste en face à Dieu, il brave les menaces de la conscience, et met son plaisir à savourer le fruit défendu. La constata- tion de ces faits indiscutables produit en l'homme le sentiment du péché, auquel viennent se joindre le sentiment d'une grande faiblesse personnelle, d'un profond malaise vis-à-vis de Dieu, et le besoin cor- respondant du secours d'en haut et du pardon.

Ce sentiment sommeille chez beaucoup, parce que, pour se produire, il lui faut, comme à tout ce qui vient de la conscience, le recueillement et la droi- ture; il s'éveille souvent à l'heure de la mort, c'est lui qui ajoute aux angoisses du corps, les angoisses plus terribles de l'âme, et qui, comme pour prendre sa revanche d'avoir longtemps été comprimé, harcèle et tourmente le malheureux qui le ressent pour la première (ou. Vous le retrouverez du reste partout, voilé, mais reconnaissable. N'est-ce pas lui qui a inspiré les i-ehgions que nous connaissons ? Que cherchent-elles, sinon la réconciliation de Dieu et de l'homme? Et, en vérité, il faut que ce besoin de ré- conciliation et le sentiment vague du péché, qui en est la source, soient bien puissants, pour qu'ils n'aient pas été écrasés sous les amas de superstitions et d'eri'eurs, (\ue l'ignorance leiu' a fait porter.

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Quand un homme l'éprouve clairement et forte- ment et que, avec ce sentiment dans le cœur, il se prend à considérer le fait chrétien, j'entends par Jésus-Christ dans son apparition historique, sa per- sonne et son œuvre, il y trouve [)récisément la ré- ponse à ses besoins de pardon et de secours. Se laisse-t-il conduire par cet accord dont il a plus ou moins conscience, la foi chrétienne naît en lui. Va-t-il plus loin, se rend-il compte de celte correspondance, a-t-il soin d'en faire dans sa vie l'expérience répétée, sa foi n'est plus seulement consciente, elle devient une foi raison née.

Voilà le but, le chemin c'est l'expérience, le point de départ, le sentiment du péché ; et c'est ainsi que le Christ lui-même l'entendait, quand, au début de son ministère, il s'écriait : « Repentez- vous, et croyez à l'Evangile « Ce ne sont pas ceux qui se portent bien qui ont besoin du médecin, je ne suis pas venu appeler les justes mais les pécheurs'. »

Eh bien ! c'est ce sentiment que Rousseau n'a pas é[)rouvé, et ces expériences, il ne les a pas connues. Quelle place un pareil sentiment peut-il trouver dans le cœur d'un homme qui commence ses confessions par ces mots: « Que la trompette <lu jugement dernier sonne quand elle voudra, je viendrai, ce livre à la main, me présenter devant le souverain juge. Je dirai

» Marc I, 15.

2 Matth. IX, 12-13.

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hautement: Voilà ce que j'ai fait ce que j'ai pensé, ce que je fus . . . j'ai dévoilé mon intérieur tel que tu l'as vu toi-même. Être éternel ? Rassemble autour de moi, l'innombrable foule de mes semblables;

qu'ils écoutent mes confessions que chacun

d'eux découvre à son tour son cœur au pied de ton trône avec même sincérité, et puis qu'un seul te dise, s'il l'ose : Je fus meilleur que cet homme- là*. » 0 saint Paul! toi qui voulais que chacun par humilité regardât les autres comme plus excel- lents que soi, entends-tu et que dis-tu? Mais Rousseau est égaré quand il parle ainsi, sa manie le poursuit et le trouble, il se défend et pour se défen- dre, il se grise du sentiment de son honnêteté. Je le veux bien : prenons-le dans ses bons moments. Le résultat est le même. Gomment voulez-vous qu'on se sente pécheur quand, à tête reposée, on ajoute à la fin de son portrait moral : « Avec cela je mourrai plein d'espoir dans le Dieu suprême et très-persuadé que de tous les hommes que j'ai connus en ma vie, aucun ne fut meilleur que moi *. » Ou quand on s'écrie naïvement: « Ah Monsieur! la Providence s'est trompée ! pourquoi m'a-t-elle fait naître parmi les hommes en me faisant d'une autre espèce qu'eux^. » Faisons, Messieurs, toutes les réserves possibles et

1 Confessions, liv. I.

2 Lettre à M. de Malesherbes, 4 janvier 1762. ' Lettre à M. de Malesherbes, 15 juin 1762.

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justes sur la responsabilité de Rousseau. Disons que son imagination puissante, qui jetait sur les choses et les hommes des couleurs si vives et souvent si fausses, pouvait bien le tromper sur lui-même et lui montrer en lui, à travers ses vapeurs flatteuses, moins ce qu'il était que ce qu'il voulait être. Artiste, poëte, il prend ses rêves pour des réalités ; il jette le voile sur ses faiblesses ; la franchise avec laquelle il les avoue lui paraît presque suffisante pour les effa- cer, et, parce qu'il trouve en lui des élans de géné- rosité et le sentiment de la vertu, il se persuade qu'il est généreux et vertueux. Étrange illusion du rêveur solitaire replié sur lui-même. Ajoutons que le con- traste que formait sa vie avec la vie démoralisée des philosophes, des littérateurs et des grands de l'époque, était bien propre à lui faire prendre le change. Sans doute il était supérieur à beaucoup des hommes de son entourage; il avait accompli une réforme qni eût fait reculer la plupart d'entre eux. Néanmoins, et tout en admettant ces faits et bien d'autres qui expliquent en partie son manque d'humilité et ôtent à son or- gueil ce caractère vertigineux, qui repousse et confond au premier abord, le fait demeure avec ses consé- quences. Rousseau n'a pas eu le sentiment du péché, de son péché, et pour cela, n'a pas compris l'élément essentiel du christianisme.

Comparez, Messieurs, Pascal et Rousseau. Il y a

entre eux plus d'un point de ressemblance : Tous deux, doués d'un grand génie, ont conscience de leur force ; tous deux ont été encensés, l'un par des amis fanatiques, l'autre par une famille enthousiasmée; tous deux portèrent longtemps le poids de la mala- die ; tous deux furent persécutés pour leurs opinions, et tous deux eurent leur temps de doute. Mais l'un arrive à la fin de sa carrière à cet égoïsme navrant des Confessions, l'autre à trente uns donne l'exemple d'une charité qui rappelle les plus beaux jours de l'Eglise, l'un aboutit au christianisme vivant, l'autre s'arrêle siu- le seuil. [Pourquoi? Ouvrez leurs livres: l'un croit au péché, l'autre ne le sent pas. Faites entrer en ligne de compte l'éducation de l'un et de l'autre, la famille de Pascal et l'inlluence de Port-Royal, l'aban- don de Rousseau; rappelez que l'un est un génie éminemme?it positif, mathématicien, l'autre une na- ture de rêveur et de poète; vous excuserez Rousseau, et ce ne sera que justice. Mais enfin le fait n'en dis- paraîti'a pas pour cela. Lisez deux pages des Pensées et deux pages de V Emile: écoulez d'une part cet élo- quent et viril écrasement de l'orgueil humain, qui vous met mal à l'aise, mais contre lequel on ne sau- rait protester; écoutez, d'autre part, ces expressions doucei-euses et le sentiment moral se fond dans le .sens ai'tistiijue et littéraire, ce mot de bon qui re- vient à tout mometil: « le bon prêtre, » « bon jeune

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homme, » et qui fait penser à la fameuse apostrophe du Christ: « Pourquoi m'appeiles-tu bon? » et vous verrez par vous-mêmes pourquoi l'un a compris le mol de rédemption tandis que l'autre n'a pas même su le lire.

C'est là, en effet. Messieurs, qu'est la ligne de par- tage des eaux.

Vous avez le sentiment du péché, vous l'éprouvez profond, sincère et vous contemplez le fait chrétien ; et, sans vous mettre en peine de savoir si Dieu pou- vait ou ne pouvait pas agir autrement, vous trouvez en lui la satisfaction de votre cœur et vous en com- prenez la sainte utilité; pris dans son ensemble, il est la réponse du ciel à la terre. En portant vos regards sur l'ensemble des hommes, en retrouvant partout les mê- mes misères morales et les mômes besoins, après avoir senti son importance pour vous, vous compi'enez sa valeur pour l'humanité, vous découvrez cette simple et profonde philosophie de l'histoire, que les faits ensei- gnent au savant et que l'enfant apprend dans la Bible : Vous voyez tous les peuples se dirigeant peu à peu vers le christianisme, puis, une fois qu'ils l'ont connu, se laissant transformer lentement par son esprit et s'en allant vers l'avenir en voyageurs éclairés par sa lu- mière, — Sans doute, tout ne sera pas expliqué dans l'apparition du Christ, l^e comment demeurera ob- scur. Ici, comme à chaque pas, vous rencontrerez le

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mystère et mesurerez la distance qui sépare la pensée divine de la pensée humaine, mais au moins tout ne sera pas ténèbres et vons aurez trouvé une cause mo- rale et religieuse à ce grand fait religieux et moral.

Vous méconnaissez ce sentiment ; avec Rousseau vous pourrez admirer la grande apparition de Jésus- Christ, mais si vous ne pouvez réussir à la réduire aux proportions d'un fait ordinaire, comment l'expli- querez-vous? Quelle cause lui assignerez-vous ? Ce n'est pas un miracle, c'est un accident. Elle n'a pas de raison d'être, parce qu'enfin la conscience hu- maine aurait pu par un développement naturel, par- venir sur ces hauteurs, sans que « du sein du plus furieux fanatisme la plus haute sagesse se fût fait en- tendre. » Vous demeurez muet devant le plus grand des événements de l'histoire, le plus gros des anneaux et comme le fermoir de toute la chaîne.

Vous avez le sentiment du péché, et c'est du sein de vos expériences de pécheur que vous étudiez la personne de Jésus-Christ, vous dépasserez alors dans votre admiration les expressions et les sentiments de Rousseau, ce qui vous frappera chez Jésus, ce sera moins sa présence d'esprit et sa sagesse que l'absence du péché, sa sainteté sans tache, sa charité sans ombre, sa pui'eté absolue et cette harmonie de toutes les vertus qui est le caractère de la perfection. Vous laisserez peut-être conipléteinent de côté la question

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de savoir quels rapports existent entre sa nature et la nature de Dieu ; vous ne direz peut-être pas avec Rousseau c la vie et la mort de Jésus sont d'un Dieu, » ce qui demanderait explication, mais vous direz : voilà l'homme, voilà la vie, telle que Dieu la veut, voilà l'incarnation de la volonté divine. Alors vous toucherez au doigt la révélation. Elargis- sant de beaucoup l'étroit horizon le philosophe genevois la renferme, vous sentirez qu'elle ne saurait être ni une simple doctrine morale^ ni même une simple doctrine rehgieuse : elle doit être une vie, la glorieuse apparition de la véritable vie, capable d'agir sur tous les éléments de la vie humaine. Quant au miracle, qui n'est pas une question de goût mais une question de fait, dans la personne du Christ, dans l'être sans péché, vous constaterez le plus grand de tous, miracle à la fois spirituel et physique, puisque sa personne entière, corps et âme, reproduit la vie idéale ; alors, tout en faisant vos réserves de détail, sur les faits qui ne vous paraîtraient pas suffisam- ment prouvés, vous n'aurez pas d'objection de prin- cipe contre les miracles racontés par les Evangiles. Il ne vous paraîtra pas étrange, il vous paraîtra naturel que celui qui est l'homme parfait, et le type achevé de l'humanité accomphsse des œuvres que nous ne pouvons accomphr, nous, qui sommes si loin de la perfection, et qu'il réalise ce que l'humanité dans son

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grand travail de développement aspire à réaliser par de laborieux efforts, ce qu'elle réaliserait un jour si elle atteignait jamais ici-bas son complet développe- ment : la victoire sur la souffrance, la domination des forces naturelles, l'union de la vie présente et de la vie future.

Vous méconnaissez ce sentiment, et vous ne con- naissez plus le Christ que superficiellement ; sa figure vous apparaît tout autre parce que vous n'y voyez pas le rayonnement de sa sainteté ; sa supériorité que vous reconnaissez et admirez, n'est plus absolue et par- tant vous ne pouvez comprendre ses miracles. Pour- quoi en aurait-il fait? Les hommes supérieurs en font-ils ? Il n'y a aucune bonne raison pour lui en attribuer ; si on lui en attribue, comme vous ne pou- vez les rattacher à rien, vous n'avez pas d'autre alter- native que de les nier, ou, s'il vous en coûte trop, de demeurer en suspens comme Rousseau, ce qui n'est ni logique, ni commode, ni durable.

Aussi, tandis que le Christ est pour nous une au- torité indiscutable, que sa parole a, comme sa per- sonne, une valeur absolue, que nous croyons à ce qu'il nous dit, que nous nous efforçons de faire ce qu'il ordonne, et qu'à côté de notre raison chance- lante, nous avons en lui un guide assuré, pour vous, ses affirmations sont discutables malgré leur subli- mité, vous choisissez dans ses préceptes et vous ne

!

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cherchez dans ses enseignements qu'une confirmation de vos propres sentiments, en somme vous êtes ré- duit à vous-même et à votre propre raison. Ne vous faudra-t-il pas dire avec Rousseau : « Pour être de bonne foi, je ne me crois pas infaillible ; mes opinions qui me semblent les plus vraies sont peut-être autant de mensonges. » Il y a pour nous une certitude ; pouvez-vous en dire autant ?

Voyez, Messieurs, il n'y a pas jusqu'à la morale et à la vie, qui ne se transforment suivant le point de départ qu'on adopte.

Rousseau s'écrie fièrement : Quelle vertu une reli- gion révélée ajoutera-t-elle aux vertus que l'on trouve dans la religion naturelle?

Eh bien ! quoi qu'il en puisse dire, le christia- nisme en aurait toute une liste à lui citer de ces ver- tus-là. Je n'en signale que trois qui sautent aux yeux. D'abord cette charité particulière qui s'attache d'au- tant plus au pécheur que le malheureux est tombé plus bas, charité sublime, faite de la haine du mal et de la passion des âmes, touchant reflet de la sainte jalousie de Dieu; puis, le pardon sans limite, de- voir indiscutable pour celui qui, serviteur infidèle, vit du pardon de Dieu ; enfin, celle qui est le parfum et la fleur de toutes les autres, l'humihté.

Cherchez dans Rousseau, cherchez bien ; je doute que vous en trouviez la trace.

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Et qu'est-il après tout ce Dieu de Rousseau pour que je l'aime et que je le serve non comme un esclave mais comme son enfant? Voulez-vous savoir comment Rousseau définit son amour? Ecoutez : « la bonté en Dieu c'est l'amour de l'ordre. » Ah quelle majestueuse froideur ! Quelle bonté métaphysique ! Ah, comme après ce courant d'air froid, il fait bon se réchauffer au foyer de l'Évangile! Oui, parlez-moi d'un Dieu qui m'humilie par la voix de ma conscience et me relève par son pardon, montrez-le-moi manifes- tant son amour par cette grande œuvre de la rédem[)- tion qui a son centre dans l'apparition de Jésus-Christ, que je le voie agissant dans les âmes et attirant tous les hommes à Lui, faisant de cette attraction divine et spi- rituelle la loi suprême de la création, alors je croirai à sa bonté par ce que je l'éprouverai, je renoncerai volon - tiers à chercher ce qu'elle peut êtreensoi, dans la joie que je ressentirai à m'en sentir enveloppé. Usera mon Père et je me donnerai à Lui,

Vous me parlez de la nature : Contemplez-la, dites- vous, écoutez son harmonieux langage ; elle vous par- lera de la sagesse et de la bonté du grand ordonna- teur ; son harmonie charmera votre cœur et le con- duira aux pieds du Tout-Puissant. Quel est l'homme réfléchi qui ne connaît ces contemplations et leurs bienfaisants effets ? Mais elles ne sont pas de tous les jours. Il est des moments la nature n'a

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pas cette voix mélodieuse. Quand la grêle détruit eu un instant le travail d'une année, quand l'avalanche renverse les hameaux, quand l'océan engloutit les vaisseaux dans ses profondeurs, brise les familles et déchire le cœur des mères, il se mêle à cette harmonie de terribles dissonances.

Que faites-vous alors ? . . . . Pour moi, j'en appelle du Dieu de la nature au Dieu de la grâce, et mon cœur redit avec un cantique connu :

Sous son aile, ô mon Dieu, celui qui se retire A trouvé (le la paix l'asile protecteur.

Vraiment on pourrait demander: laquelle de ces deux religions, celle de l'Évangile et celle de Rousseau est la plus naturelle, laquelle répond le mieux aux besoins du cœur humain?

Nous avons besoin de certitude. Jésus-Christ la donne, la religion de Rousseau ne la donne pas.

Nous avons besoin de prier ; la prière s'échappe malgré nous de notre cœur, il est des moments tous les raisonnements du monde n'empêcheront pas l'homme de demander à Dieu son secours : Jésus- Christ nous apprend à prier, Rousseau le défend comme une chose inutile et presque blasphématoire : « que lui demanderais-je ? »

Nous sommes faibles et s'il est une chose certaine, c'est que, lorsque nous avons demandé à Dieu de

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nous soutenir dans la lutte, sans que nous puissions expliquer ce phénomène, nous nous sentons plus forts : Jésus confirme ce sentiment et nous pousse à cher- cher cette communion avec Dieu, Rousseau nous dit : « Je ne lui demanderai pas le pouvoir de bien faire. »

Nous sommes pécheurs, et nous avons besoin de pardon: Jésus-Christ nous le donne et met en nous le germe d'une vie nouvelle; Rousseau nous dit: « le pardon, pourquoi? tu aspires au bien, tu es bon. » Eh bien non ! je ne suis pas bon ; je me mentirais à moi-même si j'essayais de le croire. Bon, je l'ai été peut-être autrefois, sur les bras de ma nourrice, si la théorie de VEmile est vraie, mais au- jourd'hui, et de par VÉmile même, aujourd'hui que j'ai vécu parmi les hommes, je ne suis plus enfant, je suis homme et pécheur, donnez-moi .... le salut.

Oui, Messieurs, voilà le déficit fondamental des théories de Rousseau. On discuta beaucoup à son époque sur des points secondaires : les miracles, les prophéties, l'inspiration; les théologiens y mirent leur temps et lem- peine ; ce fut une femme, qui ne se pi- quait pas de théologie, mais qui avait beaucoup de bons sens et une piété sohde, la marquise de Gréqui, qui mit le doigt sur la plaie : « La source de toutes les méprises en ce genre, écrit-elle à Rousseau, c'est de sauter à pieds joints par-dessus le péché originel. » Laissons si l'on veut, la question d'origine, l'obser-

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vation n'en est pas moins juste. Rousseau a eu le tort de sauter à pieds joints par-dessus le péché.

Grande et funeste méprise qui a fait école. Comme le maître, les disciples oublièrent leurs misères morales et se crurent bons. Ils admirent que « l'homme est bon naturellement. » Edgar Quinet a montré quels effets désastreux ce principe produisit dans le domaine poUtique, chez les hommes de 93. Si les hommes sont bons, si tout le mal vient des institutions, renversons les institutions, afin que sur ce terrain déblayé germe à son aise la nouvelle humanité; c'est l'essence même de la révolution. Rousseau ne songeait pas à ces con- séquences brutales, il serait souverainement injuste de les lui attribuer, mais si l'auteur est sauf, le prin- cipe ne Test pas. Et qui dira le mal qu'il a pro- duit dans le domaine rehgieux? Ce n'est pas impuné- ment qu'on flatte l'orgueil de l'homme, qu'on lui enseigne à prendre quelques grandes aspirations plus larges que profondes, plus brillantes que désintéres- sées, pour la charité chrétienne, l'amour platonique du bien, une sorte de goût un peu romanesque de la vertu pour la sanctification, et qu'on lui apprend à rejeter la faute de ses faiblesses sur les gens, les cho- ses ou les circonstances, couvrant ainsi d'un voile trompeur les hontes de sa vie intérieure. A ce régime la conscience perd de son ressort et le cœur qui s'émeut encore aux grands mots de vertu et d'huma-

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ni té, n'apprend guère à connaître ces grandes choses en elles-mêmes ni à se tourner vers le ciel.

Je vous disais, Messieurs, l'autre jour qu'en face de Rousseau, ce qu'on éprouve naturellement, c'est un sentiment de regret. Ah ! c'est bien ici le cas de le redire, c'est bien ici qu'on se prend à regretter. Pourquoi cette grande lacune dans son expérience et dans sa pensée ? 11 a fait de grandes choses, il a été l'apôtre du spiritualisme, c'est beaucoup ; mais com- bien il aurait été plus grand et plus utile quand il aurait joint à ses aspirations l'élément essentiel de la foi chrétienne. Quand avec sa puissance d'analyse et d'imagination, il aurait pénétré, compris, souffert cette grande misère morale de l'humanité, quand il l'eût dépeinte avec son incomparable pinceau ; quand avec son cœur aimant, si facilement passionné, il aurait senti la grandeur de l'amour de Dieu mani- festé par l'Evangile, quand il s'en serait nourri et quand il en aurait inspiré son éloquence. Ah! quand il aurait rendu ces grandes vérités populaires, quel ser- vice il eût rendu à la France et au protestantisme, quelles crises il leur eût épargnées, quels progrès il leur aurait fait accomplir !

Je termine. Messieurs, par un vœu. Je voudrais que la fête qui se prépare fût utile aux progrès du

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spiritualisme chrétien parmi nous. Le nom de Rous- seau le mettra en honneur pour quelques jours ; puisse-t-il en profiter pour gagner des adhérents. Je voudrais plus encore. Je voudrais que cette fête fût utile aussi au développement de la foi chrétienne. Elle peut l'être à une condition, c'est qu'après avoir considéré Rousseau et ses principes, après avoir salué en eux tout ce qu'ils renferment de bon et d'utile, nous considérions aussi celui qui les a inspirés, qui les cori'ige et en comble les profondes lacunes. Osé- je l'espérer ?

Il semble. Messieurs, que Rousseau nous y encou- rage. On a trouvé dans ses papiers un écrit d'un haut intérêt, composé probablement dans les derniers mois de sa vie et qui traite de la Révélation. Rousseau fait voir par une allégorie assez compliquée, l'impuissance du philosophe qui veut trouver et communiquer au peuple la vérité absolue, et le « Fils de l'homme » accomplissant facilement cette grande tâche. « Tout à coup une voix se fit entendre dans les airs pronon- çant distinctement ces mots : « C'est ici le Fils de l'homme ; les cieux se taisent devant lui, terre écou- tez sa voix. » Et le Fils de l'homme apparaît. « Son vêtement était populaire et semblable à celui d'un artisan, mais son regard était céleste ; son maintien modeste, grave, avait je ne sais quoi de sublime, la simplicité s'alliait à la grandeur et l'on ne pouvait

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l'envisager sans se sentir pénétré d'une émotion vive et délicieuse qui n'avait sa source dans aucun senti- ment connu des hommes. « 0 mes enfants, dit-il d'un ton de tendresse qui pénétrait l'âme, je viens expier et guérir vos erreurs ; aimez Celui qui vous aime et connaissez Celui qui est ! » Chacun sent le progrès. De la Profession de foi du Vicaire, au morceau sur la Révélation, Rousseau a marché : il était en route vers l'Évangile. Il est mort en nous montrant du doigt le « Fils de l'homme. »

Puisse donc le soleil de la nature briller sur notre fête, et puisse aussi briller sur elle cet autre soleil, celui de la grâce, dont nous aimons à placer le sym- bole sur notre écusson genevois et dont nous rappe- lons l'apparition, le nom et le bienfait, par ces trois lettres connues J. H. S.: Jésus Sauveur des hommes!

Genève. Imprimerie Ramboz et Schuchanlt.

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