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J O s T ALEX

JOST ALEX

'f ou "^

HISTOIKJB DES SOUFFRANCES

D'UN PROTESTANT FRIBOUR- geois de la fin du feizième fiècle, racontée par lui-même.

rT{c4VUir VE L cALLE é^IcA^Tf & précédé cCurit Introduâion par (Alexandre Va guet.

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^S£3

GENEVE

Tar Jules-Guillaume Fick, Imprimeur 1864

INTRODUCTION.

qJ^^^ïK E catholicifme fribourgeois

Wy^^M^H^^ étoit forti vidorieux de la ^^f'^^^b lutce qu'il avoir eu à foute- ";^^^^';j^ nir contre la Réforme pro- T-^M^fY-f^ teilante, dans le premier dé- {{r^i' 'i'kiê!^ cennium de cette révolution ?> religieufe(i5'2o-iy5o). Les

prêtres & les magiflrats les plus compromis par leur attachement au luthéranilme avoient été con- traints à chercher un afile dans les cantons évan- géliques '.

Soumife à une nouvelle épreuve par TEdit de Tolérance que de tièdes catholiques, joints peut- être à quelques partilans i'ccrets des nouvelles croyances, eiïayèrent de faire paffer dans les Veux Cents ou Confeil fouverain de la République, dans la féance du i^'"août 1^42, Tancienne foi en avoit triomphé avec le même fuccès. L'Edit de Tolé-

Le grand chanoine & chantre Vanenmacher., le doyen Hollard, l'otganijie Kother, le chancelier Giroud ou Zyro, Ere. Le récit de la lutte de la reforme prctejlante &du catholicifme à Fribourg, de i $20 à 15^0, a fait l'objet d'un Mémoire de l'auteur de ces lignes qui doit voir le jour dans les Archives de la Société d'Hiftoire de ce Canton.

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rance, bien que voté par 80 membres, à leur tête l'un des Avoyers, Petermann de Praroman, échoua devant la majorité, & un ferment de fidélité, im- pofé à tous les magiftrats & à tous les relTortif- fants du canton, âgés de plus de 14 ans, confo- lida la vicfloire de l'ancienne croyance.

L'inquifition lévère, établie dès 1^2"^, fur les livres, les conciliabules, les propos fufpecfls de lu- théranifme & toutes les infraélions aux pratiques de TEglife devint plus rigoureufe encore. Toute relation fuivie avec les hérétiques attiroit à celui qui s'en rendoit coupable, lesfoupçons & les pour- fuites de l'autorité. Cependant, en dépit de la vi- gilance des gardiens de la vieille^ foi, quelques pères de famille, fe retranchant derrière l'abfence d'écoles dignes de ce nom, perfifloient à envoyer leurs fils étudier chez les minières & dans les éta- bliffements proteflants du voilînage.

En lyôo encore, un membre des 200 ou fu- prême Sénat, Martin Odet, d'une famille riche & confidérée, ne fe faifoit point fcrupule de mettre fon fils, nommé Pierre, en penfion auprès du pré dicant & profeiïeur bernois Jean Haller. « Mais à peine, nous ditJean Haller dans fes Ephémérides*, ce jeune homme avoit-il paflTé quatorze jours chez moi, que fon père, le Sénateur Odet reçut l'ordre

' Ànno Kiùo, menfe Januiirio, Odetus SenatorfriburgenJîs,JiUum mihi commiferjt Pctrum nomine. Hoc cum cognitum fuit Friburgi^ coaâus eji Jilivm hinc revccare intra qudtucr deciin dies quibus foUs mecuin fuit. Verebantur cnim ne herefi lutherana qu.im nobis impin- gunt infceretur. » (Ephemerides D. Joannis Halleri ab anno 1 548 ad 1565. Mufeum helvelicum, V, p. 129.)

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de le retirer. » «LesFribourgeois, ajoute Haller, craignoient que ce jeune homme ne revînt infeiflé de riiéréfie luthérienne dont ils nous fuppofent imbus . 3J

Mais les mefures coërcitivcs feules n'euffent pas fufTi à mettre à Tabri l'ancienne croyance battue en brèche à la fois par les attaques du dehors, & la démoralifation du clergé au dedans. Ce qui fauva le catholicifme à Fribourg comme ailleurs, ce fut la réforme catholique commencée au Con- cile de Trente & qui s'alfit dans la chaire de S. Pierre avec deux auftères & inflexibles pontifes, Paul 111 (Caraffa) & Pie V (Ghifléri).

A Fribourg, le principal promoteur de cette réforme catholique fut le Révérendillîme Pierre Schneuwli, prévôt mitre & crolTé de la collégiale de St-Nicolas & vicaire-général du diocèfe pour Mgr Gorrevaux , réfidant alors en Savoie. Les Schneuwli étoient une ancienne famille des terres allemandes, illuftrée par les guerres d'Italie & par les fondions fénatoriales. Pierre Schneuwli y joignit la gloire du favant théologien & d'une vie entière confacrée à la reftauration de la foi, des moeurs & de la difcipline eccléfiaflique. Alliant l'inflexibilité du caracflère à l'ardeur des convidions religieufes, le prévôt Schneuwli fut pendant trente ans la terreur de quiconque par fa conduite ou fes croyances lui fembloit porter atteinte à l'intégrité de la foi ou à la pureté de la morale. Imbu des triftes préjugés de la théologie du moyen âge à l'endroit des puifliances occultes & de l'adion du

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démon fur les hommes, Schneuwli fe montra aufTi l'impitoyable ennemi des forciers ôc des forcières dont un grand nombre périrent furie bûcher pen- dant les dernières années de fon adminiftration.

Dans fon œuvre de réforme religieufe, le Prévôt de St-Nicolas trouva au fein du clergé indigène un collaborateur zélé autant qu'habile : c'étoit un jeune chanoine iflu comme lui d'une famille pa- tricienne, & que fes vertus facerdotales, fon or- thodoxie éprouvée & l'étendue de fes connaiffances puifées dans les hautes écoles d'Allemagne & de France défignoient comme fon fuccelTeur dans fa double ^dignité de Prévôt & de Vicaire-général. A peine de retour dans fa ville natale de âgé de 22 ans feulement, Sébaflien Werro (tel étoit le nom de cet eccléfiaflique) jouifToit déjà d'une telle ef- time qu'il fe vit élevé au pofle important de Curé de ville par les fuffrages unanimes de la bourgeoifie de Fribourg, en polTeffion du droit de nommer fon curé depuis le temps des Zsehringen (1^78).

Dès lors, pendant vingt ans, le prévôt Schneu- wli & le curéWerropourfuiventdeconcertl'œuvre de la régénération morale <5c religieufe du pays. Leur premier pas dans cette voie fut marqué par la création d'un Confeil d'éducation, ou Chambre des Scholarques, compofé de trois eccléfiafliques & de trois laïques. Ce Confeil, indépendant de toute autorité & fe recrutant lui-même, difpofoit de fonds confidérables, qu'on appliqua foit à la créa- tion de bourfes dans les écoles étrangères, foit à l'établiiTement d'un collège (trivium). La réforme

& rorganifation des études à Fribourg & dans le canton firent Tobjet d'un règlement (Catharina- buch), dont les difpofitions humaines, libérales & admirables de fageffe & de follicitude, contra f- tent étrangement avec la ténébreufe & cruelle ju- rifprudence de Tépoque. Le nouveau collège s'ou- vrit avec pompe en i ^77 & comptoit 300 jeunes gens inftallés dans les falles de l'ancienne abbaye des Gentilshommes, transformée en école ' . <c Car, difent les Scholarques dans leurs excellents flatuts, il convient que dans le même lieu les nobles s'aflembloient autrefois, les enfants des fimples bourgeois apprennent à devenir nobles, & les en- fants des nobles de race, plus nobles encore par la vertu & la fcience, léules capables de diflinguer l'homme de la brute ôc de lui donner des mœurs bienveillantes & polies '^ »

Mais Tintroducflion à Lucerne de la Compagnie de Jéfus donna bientôt à Schneuwli & à Werro ridée de confier l'enfeignement claifique & fupé- rieur à cet ordre qui, à peine établi en Allemagne, y avoit opéré dans les efprits des princes & des peuples la révolution la plus favorable à l'ancienne croyance. A ce revirement extraordinaire dont le célèbre hiftorien des papes, M. Ranke, nous a tracé un récit éloquent & puifé aux fourccs, nul

* C'eJÎ /j mai/on qui fait face à l'Hctel Zahringen & forme au- jourà'hui une dépendance de cet Hôtel.

* Vff das, wc vor ihen der adell jufjmmen Ithummen, yet'^under auch Jchhchte bûrger tun edell, die edlen aher des gebluts nach, edler und herrlicher werdind gc{iert mit tugenden und guten kunjlen. (Ca- tharinabuch.)

n'avoit plus contribué que le jéfuite Canifius. à Nimègue, dans cette Hollande qui avoit donné le jour à Erafme & devoit produire des penfeurs comme Spinoza & S'Graveiande, Pierre Canifius (dont le vrai nom étoit Hund, latinifé fclon Tu- fage des contemporains) ne montra jamais aucune autre ambition que celle de faire au Chrifl 6c à la foi catholique le plus de difciples pofllble. Efprit pofitif, hoftile aux fpéculations philofophi- ques, fes armes favorites contre les diffidents étoient la controverfe, la prédication, & ce grand & ce petit catéchifme Canifius avoit réfumé d'une façon claire & fubftantielle la dodrine ca- tholique. Pendant qu'il étoit encore en Allemagne, fa réputation de vertu & d'auflérité étoit afléz bien établie pour que le cardinal Othon foUicitât comme une faveur de laver les pieds à cet apôtre & pa- triarche de la foi catholique.

Le refus de l'évêché de Vienne, que lui avoit offert à plufieurs reprifes l'empereur Ferdinand l^', mit le fceau au renom de fainteté qu'il s'étoit ac- quis auprès de fes coreligionnaires. Car, moins touchés de fes vertus que de l'adivité prodigieufe qu'il déployoit au détriment de leur caufe, les écri- vains de la Réforme ne l'appeloient pas autre- ment que Canis aujîriacus (le chien d'Autriche)'.

Plufieurs années déjà avant rintrodu(fl:ion des jéfuites en Suifie, l'idée de fonder une école fupé- rieure à Rapperfchwyl ou ailleurs, fous les aufpi-

* Voir la vie de Canijîus par le jéfuite T{aderuf. Munich, 1633.

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ces & par les foins de Canifius, avoit fait l'objet d'une conférence fecrète des cantons catholiques à Bade (2 y feptembre ifGS)'. Ce projet n'eut pas de fuite, mais fe trouva amplement réalifé quant à l'effet qu'on s'en pouvoit promettre par la fondation des trois collèges de Luccrne, de Fribourg & de Porrentruy, 6c par l'inftallation définitive de Canifius à Fribourg comme. Provin- cial de fon Ordre dans la Germanie fupérieure (10 décembre lySo). Canifius forme dès lors, avec Schneuwli & Werro, un triumvirat étroit & attentif à combattre comme à prévenir tous les dangers qui pouvoient naître pour le catho- licifme fribourgeois, foit de la pofition du pays, entouré de toutes parts de peuples réformés, foie de l'inquiétude des efprits 6c des relations ftu- dieufes que même après létabliflement des jéfui- tes fe plaifoient encore à entretenir avec les Réfor- més un certain nombre de Fribourgeois. C'efl ainfi qu'au mépris des défenfes réitérées 6c des menaces de l'autorité, « des jeunes gens de Romont, Rue, Châtel, Ertavayer 6c autres lieux du territoire de Meneigneurss'obfbnoient à étudier àBâle*.» Or, difoit le vicaire-général Schneuwli dans le réqui- fitoire qu'il adreiïa à ce fujet au Petit-Confeil, « il

* 1{ecè$ de la TDiète, imprimés par. ordre &• aux frais du gouverne- ment fédéral. //" volume., ^'feâion, <f? 1 5 5 0 J 1^86. Sept. 1861.

* Us des herrn Vrohji hericht wie da viel junge knahen und Jiu- denten von Remunt, T{ue, Châtel, StJtjfis und andern orten uss der Myn herrn landjchaft wider M. herrn wdfaltigen fchryhen und géhothe

Jïch ju Bjfel enthalten, (yc. (Manual du Confeil, L, fol. 191, fous la date du 5 juillet 1584.)

efl affez prouvé combien de maux il peut réfulter à Tavenir de relations de ce genre pour la com- mune patrie. Car, bien que par la grâce fpéciale du St-Efprit, plufieurs de ces jeunes gens revien- nent au giron de TEglife, il n'y a pas moins un grand danger 6c un péché contre le St-Efprit. Quia per dulces fermones 6* henediâiones feducunt corda innocemium & ferma eorum ficut cancer fer- pii ' . »

Le Petit Confeil ou Confeil quotidien des 24 s'emprefTa de faire droit à la demande du Vicaire- général, & décida, féance tenante, que l'amende prononcée contre les parents qui envoyoient étu- dier leurs enfants en pays luthérien feroit exigée avec rigueur parles baillis, & que fommation leur feroit faite de retirer leurs enfants de Bâle pour les placer en pays catholique '.

Mais quelques mois à peine après cette déci- fion du Petit Confeil, un événement plus grave venoit porter le trouble dans les confciences & inquiéter au plus haut paintles chefs du facerddce & de la magiflrature. C'étoitla défedion & Téta- bliffement à Berne d'un homme riche ôc confidéré, Jofl Alex (feptembre 1^84).

Les Alex font originaires de Bulle, une bran- che de cette famille exifte encore. Antoine Alex, le père de Jofl, avoit quitté fon lieu natal en 1 5*46, pour venir remplir à Fribourg les fon(5lions de Se- crétaire du Droit, les plus importantes de cet or-

* Manual du Confeil. s Ibid.

C ^i" )

dre après la dignité de Chancelier ou de Secrétaire d'Etat. Peu d'années après, Antoine Alex prenoit place au Petit Confeil ou Confeil quotidien des 24, & figuroit comme Seigneur de Torny le Grand dans les rangs de cette féodalité d'emprunt qui efl'aie de fe conftituer fur les ruines de l'ancienne aux XVI^ & XVII« fiècle.

Dès lors les Alex appartiennent à la nobleiTe du pays & s'allient aux premières familles. Des cinq fils d'Antoine Alex, l'un d'eux, Nicolas, ca- pitaine au fervice de France, avoir époufé la fille de noble ôc puilTant feigneur Louis d'Affry, avoyer de la République pendant un quart de fiècle (de 1^72 à 1^98). Lorfque Nicolas Alex entra aux 200 en if73, deux de fes frères y occupoient déjà un fiége & les deux autres ne dévoient pas tarder à y entrer à leur tour. Joft lui-même, le héros de cette hilloire, y avoir été admis en ifvS, c'efl-à- dire l'année même dt fon mariage avec Barbe de Praroman, fille du confeiller d'Etat Guillaume de Pra roman.

Mais quelles que fuffent l'honorabilité de fon caracflère & fa pofition dans le monde, un homme qui changeoit de religion au XVI^ fiècle ne pou- voir s'attendre à exciter chez fes coreligionnaires qu'un feul fentiment: c'étoit le fentiment de mé- pris & d'indignation fuffifamment exprimé par le terme flétrifiant d'apoftat qu'on infligeoit indi- ftindlement à quiconque pafloit d'une croyance à l'autre, & que reçut en effet Alex, comme on le

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voit par la procédure inflruite contre lui Tannée fuivante <3c dont l'original efl aux archives'.

La tolérance religieufe n'exiftoit alors chez au- cun peuple (5c dans aucune Eglifc. Et comme le fait judicieufcment obferver un l'avant publicifte & hiftorien de notre patrie, M. P. -A. Segeffer, de Lucerne, « la foi religieufe revêtoit le caradère d'une loi extérieure & pofitive aux yeux des gou- vernants; toute négation ou violation de cette loi conflituoit une atteinte aux droits de l'Etat & un crime de lèfe-majefté ^ 3>

Les réformés l'entendoient à cet égard comme les catholiques; car un peu plus d'un demi-fiècle après la captivité d'Alex, le 29 feptembre 1 647, la ville de Vevey voyoit tomber fous la hache du bourreau la tête du mifTionnaire belge François Felech. Cet infortuné étoit accufé d'avoir blaf- phémé contre les Réformateurs & outragé Leurs Excellences de Berne, dans une controverfe qu'il avoir foutenue avec des gens de Genève, fur le rivage, en attendant la barque qui devoit le tranfporter en Savoie ^.

Si le dernier fupplice fut épargné à Alex, on

* Herrn Icjî Alex appjîjtj fchmeri^enden -projedur uni bekannt- vufs- (Liajfe n" J^J ddns les Geifilichen Sar.hen ou uffaircs ecclè-

Jîiij}iques.)

2 1{echt<:gefchichte der St.tdt und Republik Luiern, von Anton Phi- Upp von Segeffer^ Lujern, iSy;. IV' volume.

* Les dépouilles mortelles de Felech exhumées clandejïinement du cimetière de Vevey, par des catholiques d'Aitjlens,font à la fjcrijlie de l'égli/e de StNicolas de Fribourg. Un récit émouvant du fupplice de Felech a paru dans les Précis liiftoriques de Bruxelles, année 1859, 31.

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ne peut certes en faire honneur à la tolérance des Fribourgeois, ni même à un fentiment de compaf- fion bien naturel cependant envers Tliomme qui facrifioit à Tes convicflions, biens, vie & jufqu'à fes aflfedions les plus chères. Ce qui fauva Alex, ce fut la crainte des armes de Berne. Une guerre avec cette redoutable voifine eût été dans ce moment d'autant plus impolitique aux deux chefs de la République fribourgeoife , Louis d'Affry & Jean de Lanthen-heid, qu'ils venoient de s'engager par un traité /^crtT à foutenir Berne contre la Savoie & à défendre à main armée le Pays de Vaud & même les terres enlevées à ÎEvèché de Laufanne ' . La politique des chefs de l'Etat de Fribourg s'explique par la réfolution bien arrêtée 6c déjà ancienne de ne pas rendre à l'évêque leur part de conquête (Bulle & la Roche). Mais cette poUtique heurtoir tellement les tendances du parti ligueur ou ca- tholique pur, que la révélation de ce traité, en ifSj, excita une violente tempête au fein des Confeils & de la Bourgeoifie. « Toute la ville, nous dit un Père jéfuite, témoin oculaire, mais partial de ces événements, fe divila en deux par- tis. L'Avoyer - vouloit renverfer le Banneret; le Banneret vouloit renverfer TAvoyer qu'il accu-

1 Tilller, Gcf^hkhxe de$ ^revjla^tca Bcrn , t. III, p. 4^7.

* ^xcitjta cj} hoc anno a dijcordijrum juélore d^mcne inter pra- cipuce dignitjîif homine^ Jeditio auociljima^ ex qua chide^ plerifque^ impendcbiit. Fuit in dutu qujfi pjitc^ dijlraâa civitiif, qu^irum utrjque ahcram de honoris gradu dejuere nwliebiitur ; prjfor tribunum, hic JcniitorCf & quotquot litterjrum quibun Berncnfibus. pro confcrvjtione Epifcôpjtus Idujjnnenfis auxiliuin promijfum ejî judlores Ju/picutur.

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foit d'avoir fait écrire les lettres l'on promet- toit aux Bernois de leur aider à conferver l'Evêché de Laufanne. Mais fécondé de la noblcile & ayant pour lui le grand nombre, l'Avoyer terraflfa le Banneret & parvint même à l'exclure des 200, au grand chagrin des gens de bien. »

Dans le procès d'Alex toute trace de collifion de ce genre femble avoir difparu. Politiques, Béar- nais & Ligueurs, parents, amis & ennemis, tous font unanimes à condamner ïapofîai, & n étoit la mention que fait Alex lui-même de fes adhérents dans les premières lignes de fon autobiographie, on auroit lieu de croire qu'il n'exifloit pas d'autres amis du pur Evangile dans la ville de BerchtoldlV.

Véritables D^codémîies, ces protcftants pufilla- nimes n'interviennent ni dans le cours de la dé- tention pour donner quelque marque fympa- thie à leur frère malheureux, ni au moment de fon départ pour le féliciter de fa délivrance. On ne fauroit prendre non plus pour une adhéfion aux opinions religieufes d'Alex le fidèle & admirable dévouement de fa femme Barbe de Praroman, ni les précieufes marques d'affedion qu'il reçut de fa mère & de fa belle-fœur. Le cœur feul di(floit la conduite de ces nobles femmes, les trois zMaries^ comme les appelle Alex, & dont l'apparition tou- chante contribue à jeter un intérêt dramatique fur cette hifloire.

Sei -parte aiverfj & mvUituiine (y TichlUtaîe fuperaTv<:, non folum tribunitià potejlute privaTus ej}, veniin etiiim, maximobonorum luûu, Jenjtu exclu/us. (Hifloria Collegii, mfc. à la "Bibliothèque cuntonale de Fribourg, 1. 1, p. 9.)

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Le récit d'Alex s'arrête malheiireufement au jour de fa délivrance. Nous fommes ainfi privés d'inté- reiïants détails fur fes deflinées & celles de fa com- pagne fidèle,, Mais l'étude des zManuaux ou proto- coles du Confeil à cette époque permet de fup- pléer jufqu'à certain point au filence du narra- teur.

Trois mois après la délivrance de Joft Alex, nous le trouvons en inftance auprès des Confeils pour avoir auprès de lui à Berne fa femme bien- aimée, « qu'aucun droit, difoit-il, ne vous autorife à retenir au mépris des liens les plus facrés & de la foi jurée. » Jofl Alex infiftoit auffi pour obtenir le parraine de fes propres biens, que retenoient fes frères, & la remile du bien de fa femme conteftée par fon beau-frère Gafpard de Praroman. Le gou- vernement de Berne appuyoit fes requêtes de longs plaidoyers en faveur de fon nouveau combour- geois. Le 6 mai, Alex obtint l'autorilation de fe rendre à Fribourg pour y régler fes affaires. Mais fes parents <Sc l'autorité s'cntendoient pour entra- ver la remilé des biens & la réunion des deux époux. Un procès d'honneur fufcité à Alex par le beau-frère de fa femme, Rodolphe Progin, compli- qua encore les difficultés. En même tempsj des propos offenfants tenus au fujet d'Alex parles ref- fortilfants des deux villes, irritoient les efprits & rendirent la querelle tellement férieufe que Fri- bourg & Berne armèrent chacune de leur côté <5c que Soleure dut interpofer fa médiation. Une dé- putation de Soleure fe rendit à Fribourg (le 19

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mars if 8y). Peu après, une conférence fecrète des fept cantons catholiques fe réuniflToit à Lucerne, à la demande de Fribourg (i6 avril)'. Une nou- velle députation bernoife, compofée de i'avoyer de MuUinen & d'autres magiftracs, fe rendit à Fri- bourg & parvint à apaifer forage. Un accommo- dement eut lieu, & fans le dire d'une manière po- fitive, les actes officiels fembleroient indiquer que Joli Alex eut la fatisfadion de recouvrer, avec une partie de fes biens, la pofTeffion de fa compagne fidèle.

Il y auroit ici un point intéreiïant à éclaircir : ce feroit de favoir fi la liberté de confcience fut accordée à la femme d'Alex, félon la promeffe qui lui en avoit été faite par fon coufîn Gatfchet "^

Qiioi qu'il en foit, la conclufion à famiable de l'affaire d'Alex eut pour réfultat de rétablir com- plètement les bonnes relations entre les deux villes. Ordre fut donné aux reiïbrtinTants bernois & fri- bourgeois de fe traiter déformais en bons voifins & confédérés ; 6c comme pour marquer fa re- connaiffance du procédé des Fribourgeois, Berne amniftia fun d'eux, Chriflophe de Diefbach, qui avoit prononcé des paroles très-injurieufes contre Berne, & mérité, difent les aéles, un châtiment rigoureux.

Avant de terminer cette Introduction, que le ledeur aura peut-être trouvée un peu trop longue,

1 Abfcheid ou Recè;: de la Diète de cette époque. Colleâion officielle imprimée par ordre du Gouverriement fédéral, t. IV, p. 858-863. * Voir p. 35 de la notice d'Alex.

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il convient de dire un mot de la T^elanon doAlex & de la fource elle a été puifée.

A un éminent hiftorien de notre patrie, M. Gel- zer, de Schaffhoufe, profeflfeur à Berlin, puis à Bâle, revient le mérite d'avoir attiré le premier Tattention du grand public fur cette autobiogra- phie. Quelques-uns des pafTages les plus laillants de cet écrit, cités d'abord par M. Gelzer dans le cours public qu'il profelTa à Berne en 1838, pa- rurent enfuite dans l'ouvrage que ce favant publia à Aarau & Thoune, fous le titre dHiJfoire des Trois derniers Jîècles de la Confédération '. Depuis lors, le texte complet de cette, Relation a vu le jour dans les ^Mémoires de la Société Ihijîoire du canton de "Berne, par les foins de M. Ifelin-Rlitti- meyer, inflituteur à Bâle (i 8^8-60) ^ Ces deux écrivains ont puifé à des fources différentes. Mais la chronique bernoife de la bibliothèque de Bâle, que cite M. Ifelin, pourroit n'être bien qu'une copie de la chronique manufcrite de Stcttler, citée par M. Gelzer, & qui fe trouve à la bibliothèque de Mullinen à Berne.

Le caradère naïf & la forme peu littéraire du récit d'Alex n'ont point échappé fans doute à fes éditeurs allemands. Mais l'imperfecflion du flyle s'efflicc devant le côté pathétique de ce drame de famille ôc l'intérêt qui s'y attache auffi au point de

1 Die drey lef^ten Jahrhunderte der Schwei-^ergefchichte. Eilfte Vor. lefungy p. 17^-181.

^ Archiv des hijJorifchen Vereins des Ciintons Bern. //" Hejt. lojî Alex, Bejchreibung feiner Gefangenfchuft und Entledigung.

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vue des idées & des mœurs du feizième fiècle. Il faut y joindre Ton utilité pfychologique, Ci l'on peut parler ainfi, & fon importance politique & religieufe. La relation fimple & naïve, j'allois pref- que dire la confelfion d'Alex, fait mieux connaître les hommes & les chofes de Fribourg que toutes nos pages d'hiftoire rétrofpeélive , péniblement élaborées à l'aide de documents fouvent privés de vie & de témoignages néceffairement incomplets. Le narrateur appartenant à une famille françaife ou romande de langue «Se d'origine, on s'étonnera peut-être qu'il n'ait pas fait ufage de fa langue maternelle. Mais il ne faut pas oublier que la lan- gue allemande étoit devenue la langue de l'Etat, de l'Eglife ôc de l'école à Fribourg depuis un fiècle, c'efl-à-dire depuis le jour de l'incorporation de Fri- bourg aux XII cantons, tous allemands, du corps helvétique.

J O s T ALEX

S^Ç^\ E jour de rAiTomption de la ^^^"'1^4 ->aint:e Vierge, 14 du mois août I y 84 au foir, je m'en- tretenois avec mon voifin le r vrsr> chanoine Guillaume Taver- v^Û^^ ney, chantre à Fribourg'. Je lui difois quel plaifir j'aurois de recevoir la communion avec d'autres braves î^ens', fi on confentoit à nous la laifler prendre fous les deux elpèces. Mais à peine avois-je lâché ce propos que le prêtre en queflion fe hâtoit d'al- ler en faire rapport au curé Werro. Et comme je foupçonnois qu'il en avoit aulTi parlé au prévôt Schneuwly, je me rendis chez ce Monfieur le 25 août avant la St-Barthélemy , lui répétai mes paroles «5c renouvelai mon vœu de communier fous les deux efpèces. Mais ce langage ne fut pas de fon goût : « Ccft ainfi, dit-il, qu'ont commencé tous

' Taverney, famille conjjdérée qui, au commencement du XVI' f-ède, avoit fourni un Prcvct à St-Nicolas. ~ Mit andern Cutherjigen.

(O

commencé tous les hérétiques. » Nous nous répa- râmes cependant d'une façon amicale.

Le 27 août, le curé Werro vint me voir dans ma mailbn & m'invita à me rendre après la grand' meffe auprès de M. le Prévôt, (c Je le ferois vo- lontiers, répondis-je, fi je n'avois pas promis d'af- fifler à la noce de Gorius ZoUet'. Mais fi un autre jour vous convient, je fuis à votre difpofition. jj Le Curé me répondit que le lendemain & le fur- lendemain, il fcroit empêché par la vifite des égli- fes paroiffiales qui devoit faire en ce moment, mais que je devois me trouver à l'églife de Notre- Dame après le Salve, je promis de me rendre.

Le lendemain, en effet, après avoir aiïifté à la noce en quellion, fans être inquiété, je me tranf- portai dans la maifon de M. le Prévôt. J'y trouvai le dodeur Canifius de l'Ordre des Jéfuites, M. Schneuwly, prévôt & prédicateur, & M. Werro, curé de St-Nicolas. Lorfque je leur eus fouhaité le bon loir, M. le Prévôt me dit qu'il m'avoit fait venir à l'occafion de certains propos que j'avois tenus relativement à la communion, non-feule- ment avec lui, mais avec M. le chanoine Taver- ney. Il me prioit de lui déclarer fi je perfiftois dans mon opinion ou non, & quels motifs me pouf- foient à parler ainfi.

ce Ce qui me pouffe à parler ainfi, répondis-je, c'eft la Parole de Dieu, car il efl: dit au 6^ chapitre

1 ZoUet ou ChoUet, nom d'une fiimilïe piitricienne. Gorius (Grego- rius) C.holletjigure depuis iCoo parmi les aoo.

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de faint Jean: « En vérité, je vous le dis, fi vous « ne mangez ma chair & ne buvez mon lang, vous « n'aurez pas la vie en vous.» Or, Chrifl, ceft la vie, comme il ei\ écrit encore au même livre, cha- pitre 14: (( Je fuis la vie, le chemin & la vérité.» Ceft pourquoi, ajoutai-je, faint Paul a commandé aux Corinthiens de recevoir la communion fous les deux efpèces. Les chrétiens de TEglife primitive recevoienc la communion de cette façon & cet ufage s'eft confervé pendant plufieurs fiècles.»

Le dodleur Canifius commença alors à réfuter mes arguments, citant les Conciles, puis le long ufage contraire à celui du calice. Il ajouta que ni Calvin ni Luther n'avoient compris le 6^ chapitre de faint Jean : « Quand le Chrill vouloir établir une dodrine, il avoir coutume de faire un grand miracle; ainfi, lorfqu'il voulut enfeigner au peu- ple le myflère de rEuchariftie, il nourrit avec cinq pains & deux poilTons 5' 000 hommes, fans comp- ter les femmes & les enfants. »

Là-dedus, le Prévôt fe joignant à la difcuffion, me demanda d\m ton ironique : fi les poilTons dont le Chrift s'efl: fervi étoient peut-être le fang du Sauveur.-* « Oui, fis-jc, par ces poilTons, le Chrill a voulu indiquer fon précieux fang, car les poilTons fe confervent dans l'eau. Et quoiqu'ils tinlTent cela pour chair (xç^'^)^ ^^^ pour moi un grand prodige ou myftcre. »

ce Mais, répliqua M. le curé Werro, lorfque Jé- fus a parlé de fon corps, n'a-t-il pas auffi parlé de fon fang? A Emalis d'ailleurs, n'a-t-il pas donné

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la communion fous une feule efpèce à fes difci- ples, comme en fait foi faint Jean Chryfoflôme ? Si le Chrift eût voulu que les laïques reçulTent la communion fous les deux efpèces, il y auroit auffi appelé fonhôte. Jéfus-Chrift,au contraire, a voulu que Tufage du calice fût réfervé aux prêtres feuls dans le facrifice de la fainte mefle, ils offrent le corps du Chrift: à Dieu le père en expiation des péchés des vivants & des morts. Car, en dehors de la fainte meiïe, les prêtres font traités comme les laïques & au lit de la mort, en cas de maladie même, ils ne reçoivent la communion que fous une feule efpèce. jj

ce Mais, repris-je, en dehors du facrifice du Chrift, il n'y a pas de facrifice. Jéfus-Chrifl: a opéré l'entière rédemption des hommes par un unique facrifice de fon corps & de fon fang. Ces facrifices répétés du prêtre pour les vivants & les morts fem- bloient indiquer que la rédemption n'a pas été complète & opérée par la paffion & la mort du Sauveur, croyance inconciliable avec la vérité. Si nos péchés font effacés, il n'y a plus befoin de facrifices, témoin ce que dit faint Paul au chapi- tre lo de fon épître aux Hébreux. »

M. le Curé m'interrompit en cet endroit : « C'efl afi'ez fur cette matière, notre intention n'étant pas d'achever pour cette fois la difcuffion relative aux deux efpèces. »

Cinq heures étant venues à fonner, la difcuffion continua néanmoins encore un bon moment, pen- dant lequel ces Meffieurs cherchèrent à me per-

Cf )

fuader par toutes fortes d'arguments, auxquels je répondis de mon mieux. De quoi ils parurent tout ébahis. Cétoit une chofe étrange que de voir le do6leur Canifuis fe démener de colère quand il voyoit qu'il ne pouvoit rien obtenir & que les ar- guments étoient réfutés à mefure qu'ils fe produi- foient.

Comme on étoit venu avertir le P. Canifius que l'heure du fouper approchoit, on m'ordonna de fortir un moment. Ces trois Meffieurs tinrent alors confeil pour favoir quel parti on prendroit à mon fujet. Je penfai que ce que j'avois de mieux à faire, c'étoit de rentrer au logis, que je rifquois, en attendant davantage, de me voir entraîné à faire ou à promettre quelque chofe de contraire à ma confcience.

Mais à peine étois-je parti que ces Meffieurs voulurent me rappeler devant eux. Ils furent mé- contents de ne m'avoir pas trouvé, & on m'a dit depuis que leur intention étoit de m'ordonner de jeûner plufieurs vendredis de fuite & de prier la Vierge & les faints de me donner de meilleures inlpirations.

Le lendemain, mardi, M. le curé Werro fe ren- dit à mon logis, me témoigna le défir de faire une promenade avec moi après le déjeuner & de con- tinuer la difcuffion de la veille; ce à quoi j'ac- quiefçai volontiers.

Cependant, dans l'intervalle, ayant changé d'avis, je ne me rendis pas au rendez-vous. Comme il pleuvoit à torrent, le Curé m'envoya dire par

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un jeune homme qu'il m'attendoit au couvent des Cordeliers ; que M. Jean Michel, lecfleur de ce cloître & docleur en théologie, s'y crouveroit auffi. Je lui fis la réponfe que, puifque la chofe lui pa- raiiïbit h preiïante, il n'avoit qu'à me citer devant le Conl'eil, que je m'expliquerois là. Il fe montra très-peiné de ma commiffion, furtout par la penlée que, puifque je laiflbis venir les chofes en venir à ce point, je devois avoir un appui dans le Ma- giflrat.

Le Prévôt partagea le mécontentement du Curé. Quelle témérité & quelle alTurance de provoquer fcs l'upérieurs devant le fénat catholique ! (Quanta remerhas & confidemia aniijfes fuos provocare anre fenatum catholicum!) Se ravifant foudain, le Curé s'en fut au plus proche chez M. Renauld, lieute- nant d'avoyer ^, le priant de lui permettre de pa- raître en Confeil le lendemain. De fon côté, le Prévôt s'en alla chez l'avoyer d'Affry, pendant que d'autres eccléfiafliques couroient chez les con- leillers de leur adhérence. Mais le Curé n'obtint point la permiffion de paraître en Confeil, M. Re- nauld eftimant que la trop grande hâte en une affaire de ce genre pourroit amener de fâcheufes conféquences.

Le lendemain, un mercredi, mon frère Nicolas vint m'cxprimer le chagrin que lui caufoit cette

1 Renault, Reynault ou Reynoli. "Barthélémy Reynaulf, dont il ejl ici quejiion, ejî la tige de la famille patricienne de ce nom. Pre- mier Bailli de Corbière en 1 5 5 3, i7 devint Confeiller, puis Lieutenant i'avoyer, féconde dignité de la République.

(7) affaire. Il ne comprenoit pas que jeufTe pu mou- blier au point d'entrer en lice avec des prêtres, attendu que je devois favoir qu'il n'y avoit rien à gagner avec eux. Il me confeilloit de me garder de toute nouvelle controverle qui nauroit pour réfultat que mon défhonneur & celui de mes amis. Car déjà cette affaire caufoit le plus vif déplaifir à M. f Avoyer.

Trois fois mon frère vint me voir dans ma mai- fon pour me conjurer de me défiller de mes opi- nions, faifant obfervcr que tout pouvoit encore s'arranger fans (uitcs fâcheufes pour moi.

Pendant cet entretien, j'étois fans ceffeen crainte que ma femme, qui ne favoit rien de tout cela, vînt à s'apercevoir de ce qui le palToit. Mais elle avoit affaire avec le tilTerand & n'y prit pas garde.

Voyant l'inutilité de les efforts, mon frère crut devoir en informer ma belle-mère. Saifie d'effroi à cette nouvelle, celle-ci envoya après fouper une domellique pour me prier de paffer avec ma femme auprès d'elle le plus tôt polfible. Comme on étoit au moment de le mettre à table, je répondis qu'on devoit nous laiffer fouper en paix. Mais ma belle- mère nous harcelant de lés meffages, ma femme voulut favoir de quoi il s'agifloit,ôc fans qu'on pût l'en empêcher, fe rendit auprès de fa mère.

Quand elle eut appris la chofe, hors d'elle & toute tremblante, elle revint au logis, me conju- rant de fentcndre en particulier. De peur de me laiffer attendrir dans une affaire Dieu & ma confcience étoient intéreffés, j'effayai de m'efqui-

(8 ) ver par une porte de derrière. Mais voilà ma pro- pre mère qui me court après, en criant d'une voix lamentable : « O mon fils, ne veux-tu pas parler à ta mère, & méprifes-tu le fein qui ta nourri ? »

En entrant à la maifon, je trouvai ma femme gifante fur le plancher & faifant entendre des plaintes & des fanglots qui me perçoient le cœur, à caufe de la tendre & fmcère affe(flion que nous nous étions toujours portée l'un à l'autre. Impof- fible de la tranquillifer & de l'engager à prendre du repos. Elle fe frappoit la tête contre le plan- cher & difoit à fa chambrière: « Ah ! Rofa, ne te marie jamais 5 tu vois quel chagrin les maris font à leurs femmes, ^i Oh! c'étoit un trifte & déchi- rant fpedaclc !

Le lendemain, 50 août, d'après le nouveau ca- lendrier grégorien, je reçus la vifite de deux des Bannerets, dont l'un étoit mon coufm, Hans Py- thon, & l'autre auffi un coufin, Jacques Bûcher, accompagnés de mes deux frères Simon & Ni- colas. Ils me dirent avoir reçu l'ordre de leurs Sei- gneurs & Supérieurs de venir m'avifer de leur part que cette affaire leur caufoit un grand déplaifir «Se qu'on me fauroit un grand gré de m'en départir: n Que fi je n'obtempérois pas à leur défir, je pour- rois bien apprendre à mes dépens à quels dan- gers je m'expofois & de quel défhonneur je me couvrirois moi ôc toute ma parenté. Que je devois me fouvenir que mon père avoit fait une pieufe mort dans la croyance catholique, jj Mais je répon- dis que je ne pouvois renoncer à la vérité & que je mourrois plutôt que de le faire.

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A la fuite de cette fcène, mon frère Nicolas re vint chez moi, me conjurant les larmes aux yeux d'être mon propre ami & de ne pas faire un fi grand chagrin à moi-même, à ma femme & à toute la parenté. Il ajouta que M, Tavoyer d'Affry, prefque ofTenfé de cette affaire, me prioit, par amour pour moi & pour lui, de me laifTer conduire. Mais que fi je perfiftois dans mon opinion, je de- vois renoncer à ma bourgeoifie & quitter au plus tôt la ville.

Dans l'intervalle, la chofe s'étoit ébruitée. Je compris qu'il ne me refloit d'autre parti à pren- dre, fi je voulois éviter d'être arrêté dans la rue, que de me conftituer prifonnier moi-même. En conféquence, le vendredi, dernier du mois d'août fuivant , je me conftituai prifonnier dans la tour Zollet^

J'y étois à peine depuis une heure, lorfque mon frère Nicolas, inftruit de ma captivité volontaire, arriva tout à coup & me demanda ce que je faifois-là : « Franchement, dit- il, je crois que tu deviens fou. » 11 m'engagea alors à rentrer immé- diatement au logis & à ne pas le couvrir de honte par ma conduite. « Je ne fuis point fou, lui dis-je, & ne veux défhonorer perfonne. » Comme je re- fufois abfolument de fuivre fon confeil, il s'éloi- gna & me laifTa tranquille. Mais apprenant que la profeffion de foi que j'avois adreffée aux mem- bres du tribunal ne leur avoit pas été remife, je

* On appelait awjî, du nom de celui qui en était le gardien, la tour de la porte de Morat.

b.

(10) fus troublé & affligé jufqu'aux larmes. Cefl Dieu cependant qui empêcha l'exécution de cette idée. Car fi elle eût été réalifée, je l'eufTe payée de ma vie ou d'une détention perpétuelle.

Etant Ibrti de la ville pour me promener un peu, je vis venir à moi en rentrant, devant la mailbn de mon beau-frère Lambert^ mon autre beau- frère, Chriflophe de Diefbach, avec le tréforier Hanz Fruyo & mon frère Nicolas. Ils me deman- dèrent d'où je venois & j'allois, ajoutant que Ci je voulois fuivre leur conleil, ils m'aideroient à fortir de peine ; qu'ils me prioient de les accom- pagner chez le Prévôt, qui me donneroit des li- vres propres à me remettre dans la bonne voie. Le Prévôt, difoient-ils, efl: un excellent homme. Mon frère Nicolas y étoit refté jufqu'à minuit, à boire avec lui dans l'elpoir que tout iroit bien. Vaincu parleurs foUicitations, je me décidai enfin à aller avec eux chez le Prévôt auquel M. Fruyo demanda, en mon nom, un livre relatif aux facre- ments. M. le Prévôt ne put me remettre immé- diatement le livre qu'on lui demandoit & qu'il avoit prêté. Mais il me l'envoya enfuite à domi- cile.

A la nouvelle .que je m'étois conflitué prifon- nier, ma femme étoit tombée en défaillance. Sa mère & fa fœur Urfule, avec ma mère, s'empref- foient autour d'elle. Lorfque je rentrai, je la trou-

1 Lambert ou Lamberger, famille ïllujirée par les exploits (/ l'habi- leté du chevalier Henri Lamberger, bourguemaitre 6" chef du parti ef- pagnol. Les Fruyo, famille riche & notable de la magifirature.

( " ) ^

vai à la cuifine aiïifc fur un fiége, la tête enve- loppée de linge & dans Tétat le plus déplorable. J'eus un tel chagrin à cette vue que je reliai long- temps fans pouvoir dire une parole. C'étoient des larmes, des gémiiïementSjdes plaintes fans fin !

Le dimanche fuivant, 2 feptembre, je me ren- dis chez l'avoyer d'Affry pour le prier de me per- mettre de paraître le lendemain lundi en Confeil dans le but d'obtenir mon acle de renonciation à la bourgeoifie. « voulez-vous aller.'' me de- manda TAvoyer? A Berne, lui dis-je. Que faire à Berne ? Y vivre félon la liberté de ma confcience. S'il en efl ainfi, me dit-il pour m'ef- frayer, ceffez de me regarder comme votre ami. Je ferai plutôt l'ami du diable que le vôtre. Ah ! il fe pafTera des chofes qui vous feront dreffer les cheveux fur la tête. Penfez-vous, ajouta-t-il, être plus fin que vos pareils & mieux comprendre les affaires de religion que les autres? N'avons-nous donc pas affezde gens entendus & inflruits parmi nous } Si leur dodrine eft: fauffe, ils en porteront la peine, eux, & non pas nous. Votre père a fait une pieufe mort dans cette croyance. Vous croyez- vous plus habile que lui ? »

L'Avoyer finit par m'engager à revenir à de meil- leurs fentiments; pour ce qui concernoit l'acfle de renonciation, il me dit qu'il ne falioit pas me faire illufion, que je ne l'obtiendrois pas du Confeil.

Je quittai l'Avoyer le cœur ferré & plein d'af- flidion. Je fus enfuite rejoint par mon coufm Py- thon (Se mes deux frères Simon & Nicolas, dont le

( lO

dernier étoit le gendre de l'Avoyer. Ils m'étoient envoyés tous les trois par M. d'Affry pour m'en- gager encore à me défifter de mon projet de dé- part. Après beaucoup de pourparlers, ils voulurent me perfuader de retourner chez M. d'Affry. Mais je refufai net de m'y rendre, ajoutant que je vou- lois réfléchir jufqu'au lendemain.

Le lendemain, lundi 5 feptembre, mon frère Nicolas revint chez moi à l'heure de la meffe de Notre-Dame, me demandant fi j'étois difpofé à aller voir l'Avoyer qui m'attendoit. Je fortis de la maifon par la porte de derrière & me rendis chez l'Avoyer, pouvant à peine parler, tant je craignois d'encourir la difgrâce de Dieu en reniant la vérité. Le banneret Python, mon coufin, vint aufTi avec moi chez M. d'Affry.

Ce magiftrat m'adrefl^a une fuperbe admonella- tion. Il exprima l'efpoir que je ne refterois pas opiniâtrement attaché à mon idée , que je me défifterois de l'opinion que j'avois adoptée, par amour pour lui & pour mes amis, & aulH par crainte du défhonneur & du grand danger qui me menaçoit en cas contraire. J'étois debout devant lui, les yeux pleins de larmes, & lui dis que je fe- rois volontiers tout ce qui dépendroit de moi pour lui être agréable fans bleifer ma confcience. Mais qu'en abandonnant la vérité reconnue, j'attirerois fur moi la colère de Dieu. « Mais efl: la vérité, s'écria l'Avoyer, finon chez nous.'' » Je dus alors lui promettre de i^etourner chez le Prévôt & le Curé qui me donneroient des livres propres à m'é-, clairer.

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Le curé Werro me donna, en effet, un Hojius* que je lus le mardi & mercredi. Pendant ma lec- ture, ma femme étoit à côté de moi, le vifage plein de trifteffe & veillant fur tous mes pas, de peur que je ne m'éloignaffe. Mais le jeudi 6 fep- tembre, après avoir dit à ma femme que j'allois boire le coup du foir ^ avec le Père lecleur des Cordeliers, je partis fans mot dire vers 1 1 heures du matin pour Berne.

Mais avant de fortir de ville, j'allai prier un fel- lier, qui demeuroit tout près de la porte de Berne, de bien vouloir, dans la foirée, porter de ma part la profeffion de foi que j'avois mife fous une en- veloppe de parchemin à M. le chancelier Tech- termann^. J'y avois joint un billet par lequel je priois M. le chancelier de lire en Confeil la pièce j'expliquois le motif de mon départ.

Le foir du même jour, ma femme avoit fait cuire une épaule de mouton, penfant toujours que j'allois revenir pour fouper. Mais comme je ne

' Hojîus ou OJiu<:, & non Stojîus, comme on l'a imprimé par erreur dans les Mémoires de la Société hijloriquc de Berne. Il s'agit ici pro- bablement d'un des ouvrages d'OJîus, évèque de Cordouc, au III' Jîecle, célèbre d'abord par Jon orthodoxie, puis par fa chute & Jon repentir. Voir pour cet Ojîus le Diâionnaire de Feller.

' On dînoit à 9 heures.

^ Guillaume Techtermann, d'une famille patricienne, illuJJrée par les armes, les ambajfades 6' la magijirature des le XV^ fiècle, entré aux 300 en 1 576, dans les Secrets en 1^786" qui remplit les fonc- tions de Chancelier J^ 1^79 J 1593, e/? un des magijirats les plus injlruits qu'ait eus la République. Il fut le principal rédaâeur de la Municipale ou Code civil en vigueur avant la révolution (y même depuis lors encore.

( H)

paraifTois pas, elle me fit chercher partout & dans toutes les auberges, & ne favoit pas qu en penfer, lorfqu'elle apprit par une jeune fille qu'on m'avoit vu monter le Schœnenberg en manteau & cha- peau. Alors les pleurs, les gémiflements & les plaintes de le faire entendre plus que jamais.

Le vendredi 7 feptembre, déjà à trois heures du matin, ma femme fe rendit chez fon beau-frère Ro- dolphe Progin^, le priant de lui prêter fon cheval pour fe rendre à Berne. Elle alla enfuite épancher fa douleur chez fa mère & chez mon frère Nicolas. Mais ce dernier lui confeilla de refier chez elle, di- fant qu'il fe rendroit lui-même à Berne. Il partit, en effet, & vint me trouver à l'auberge de la Clef j'avois pris mon logement. Il me demanda ce que je faifois là? Je lui répondis que le commiffairc d'Avenches m'avoit fait citer devant le Confeil de Berne pour affaires d'intérêt de ma femme & lui montrai la lettre que ledit commiffaire m'avoit envoyée. Il prit cette lettre, ajouta foi à mon ré- cit & s'en alla calmé. Dans ce moment-là j'aurois couru grand rifque de la vie fi je n'avois eu cette lettre fur moi.

Mais quand le lendemain, dimanche, ma femme vit que je ne revenois pas, elle pria mon beau- frère Progin de bien, vouloir, pour l'amour d'elle, fe rendre à cheval à Berne, dans l'efpoir que fa vieille & fidèle amitié pour moi auroit le crédit de me ramener à Fribourg.

* T{pdolphe Progin, defamille patricienne, membre des aoo depuis 1 587, Secret en 1607.

En effet, le foir, au moment je me mettais à table pour fouper, Progin arrive, falue tout le monde, me tend la main & s'affied à côté de moi. Le lendemain, à lo heures, il me demande un entretien particulier. Nous allâmes nous promener enfemble dans l'allée ouverte des Dominicains. «Mais que penfes-tu, me dit-il, d'être ainfi venu à Berne & quel eft; ton deffein.'* La pièce de monnoie n'a jamais plus de valeur que dans l'endroit elle a été frappée. Et comment as-tu le cœur d'aban- donner ainfi une femme qui t'efl: fi tendrement attachée. Ah ! fi tu l'entendois gémir, pleurer fans ceCCe ! Elle ne peut ni boire, ni manger, ni pren- dre de repos. Et cependant fi tu te fixes à Berne, il te faut renoncer à elle ; car elle ne confentira jamais à quitter Fribourg ni à changer de religion. Et au cas même qu'elle fût difpofée à te rejoindre, fes amis ne le permettront pas. Ce que tu as de mieux à faire, c'eft de rentrer tranquillement avec moi à Fribourg. Tes amis feront tous heureux de te revoir. La paix fera bientôt faite, fi feulement tu confens à fuivre mes avis. L'affaire peut encore s'arranger. Le Chancelier n'a pas décacheté le pli que tu lui as fait remettre, dans l'efpoir que tu ne tarderas pas à rentrer à Fribourg. » L'entretien roula longtemps dans ce fens.

L'état (e trouvoit ma femme me remplit d'une telle douleur, que je fus cinq fois fur le point de m'ôter la vie. Je n'y voyois plus & dus m'afleoir, ne pouvant plus me tenir fur les jambes. Dieu fait combien de larmes je répandis dans cette ma-

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tinée fans obtenir de cet ami la moindre parole de confolation. Quand il fe fut convaincu que fes efforts pour me ramener avec lui à Fribourg demeuroient infrudiueux, il me réclama la clef du coffre étoient renfermés mon argent & mes lettres de créance pour les donner à ma femme. Je les lui remis volontiers. Car Taffeélion que je portois à cette femme étoit telle que je n'euiïe pas feulement partagé avec elle tout mon bien^ mais mon propre cœur. Etant déjà à cheval pour par- tir, mon beau-frère me demanda encore une fois fi je voulois aller avec lui, s'offrant dans ce cas à me faire monter à fa place. Mais je le laiflTai par- tir feul & rentrai triflement dans mon auberge de la Clef.

Mais voici qu'arrive le noble Jean-Rodolphe de Scharnachtal, qui, ayant appris ma malheureufe fituation, venoit m'offrir fa maifon & m'en re- mettre les clefs pour en jouir fans payer aucun in- térêt. D'autres perfonnes encore vinrent me faire les mêmes offres de fervice. Hans Andrès d'abord, qui mit à ma difpofition un bon lit & un bel ap- partement; puis le dodeur Tournon, M. Mug- gli, &c., &c.

Le mardi I2 odlobre, je pris poffeffion de l'ap- partement de Hans Andrès, je logeai l'efpace de cinq femaines. Impoffible, hélas ! de décrire de combien d'amertumes ma vie fut abreuvée pen- dant ce temps, combien de larmes fe mêlèrent à mon pain, & combien de nuits fe paflerent fans fommeil, vingt-cinq femaines durant.

(17) Sans la fociété dont j'étois entouré qui me pro- diguoit les foins & me forçoit, pour ainfi dire, de boire & de manger, je crois que je lerois mort de chagrin. Souvent les jours me fembloient auiïî longs que les années, tSc des larmes qui couloient jour & nuit de mes yeux, on eût pu laver non- feulement mon vifage, mais mon corps tout en- tier. Que de fois, la nuit, je fautois de mon lit & je me jetois à genoux pour prier Dieu de mettre un terme à mes fouffrances.

A la fin, la fatigue & Taccablement produits par le chagrin devinrent tels que je ne pouvois plus ni me tenir debout ni marcher. Ma bouche avoit contracflé une telle féchereiïe, que j'avois bien de la peine à la rafraîchir. Ce qui me brifoit le cœur, c'étoit furtout d'apprendre par des compatriotes le trifle état ovi fe trouvoit ma femme, qu'on me dépeignoit réduite à rien Se fe traînant comme une ombre le long des murailles. D autres tenta- tions vinrent encore m'ailaillir. Je comparois ma fituation préfente avec celle que j'avois autrefois, &. je penibis à la belle maifon que j'avois laidee à Fribourg, pendant que maifon Ôc cour me fai- foient défaut à Berne. Je me voyois abandonné de tout ce que j'aimois, ma femme, mes frères, mes amis, mes connaiffances & j'avois le crève-cœur d'entendre dire que mes frères ne vouloient plus me reconnaître comme tel. Amitié & parenté font chofe morte, dilbient-ils. Mon beau-frère Progin m'écrivoit la même chofe, & me prioit de ne plus recourir à lui pour aucun fervice. Je me repréfen-

c.

tois tous les propos affreux & infultants qui fe dé- bitoient contre moi, les noms de traître, d'apoftat, d'homme qui méritoit la corde, que me prodi- guoient des gens auxquels je n'avois jamais fait de mal. Us difoient que j'avois tourné le dos à Dieu, que j'étois un fils du diable, que mes an- goiffes étoient la jufle punition de ma défetflion de la foi catholique, la feule vraie, antique & qui pût conduire au falut. Les prêtres, en particu- lier, excitoient la bourgeoifie contre moi, difant qu'euifé-je mille têtes, il falloit les couper toutes, dût-il leur en coûter la vie.

J'étois encore tourmenté par la penfée que je vivois au milieu d'un peuple étranger dont je ne connaiffois ni les mœurs ni les lois, & j'étois expofé à entendre dire du mal de mes concitoyens. Ajoutez à cela le prix élevé de toutes chofes à Berne & les embarras financiers me mettoient mon indivifion avec mes frères & la défenfe faite par le gouvernement de Fribourg de me remettre quoi que ce fût de ma fortune.

Telles étoient les penfées fecrètes qui me ron- geoient & qui ébranloient ma réfolution, après que j'eus triomphé des obflacles extérieurs. En fomme, je me voyois fous un ciel nébuleux «5c fans éclaircie, ballotté par des vents qui menaçoient à chaque inltant de m'engloutir dans les flots. La plupart de mes compatriotes que je rencontrois à Berne, bien loin de longer à m'apporter quelque foulagement, ne fongeoient à moi que pour aller faire des contes à Fribourg & s'égayer aux dépens

( 19 ) de mon infortune. D'autres m'engageoient forte- ment à retourner à Fribourg, répétant le dicfton : ft Que le pfennig ne vaut tout ("on prix que il a été frappé. ^) J'eus entre autres la vifite de mon compère Hermann ^, convaincu que je ne fau- rois réfiller à fon défir de me ramener à Fribourg. & qui crut trouver un argument décifif en parlant de la bonne chère qu'on y faifoit, des chapons fucculents, des gelinottes qu'on mangeoit à l'hô- tel des zMerciers, & des vins délicieux qu'on y bu- voit, tout cela pour 6 pfennigs, ou lo kreutzers, tandis qu'à Berne on vivoit mal, que tout y étoic hors de prix & qu'on y buvoit de mauvais vin. On ne manqua pas d'ajouter qu'à Fribourg, tous, jeunes & vieux, s'entretenoient de moi & que dans les auberges il n'étoit pas queftion d'autre chofe ; que j'étois devenu la fable de la ville ôc qu'on en parloitjufque dans les contrées les plus éloignées & furtout il y avoit des Suiffes.

Dans l'intervalle, je parus devant le Confeil de Berne pour demander à être reçu bourgeois <5c Hinierfàss' . Je reçus à cette occafion un bon coup d'épaule de M. l'avoyer de Wattenwyl & de M. le pafteur Abraham MuOlin. Mais la condition préli- minaire à ma réception étoit, comme le fit enten- dre M. l'avoyer de Mullinen, la renonciation à la bourgeoifie de ma ville natale. En conféquence,

' Probiibkment Louis Hermann, des 200 depuis 1^76.

- On iippeloit J Tierne comme a Fribourg Hinterfass les nouveaux bourgeois, puis les petits bourgeois, par oppojîtion aux patriciens ou bourgeois privilégies &• habiles au gouvernement.

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j'expédiai à Fribourg, le i y feptembre, le meffa- ger Martin Bay, porteur d'une lettre je décla- rois, qu'ayant reçu une lumière d'en haut qui ne me permetcoit pas de vivre devant Dieu comme auparavant, je m'étois fixé à Berne pour y (ervir Dieu (elon ma confcience. Je demandois, en con- féquence, qu'on voulût bien me dégager de mes liens de bourgeoifie & ne pas prendre la chofe en mauvaife part ; que je n'eufle jamais fongé à m'ex- patrier, fi j'eufle pu jouir à Fribourg de la liberté de confcience. Je remerciois MefTeigneurs de leurs nombreux bienfaits, & priois le Dieu de miféri- corde de bien vouloir les conferver toujours en fa grâce.

Lorfque le meffager bernois eut fait lire ma lettre en Confeil, l'avoyer Heid lui fit favoir que fi je ne me trouvois pas bien à Fribourg, il ne pouvoir s'oppofer à ce que je m'établifle ailleurs; que c'étoit à moi de voir fi je trouverois ailleurs une meilleure religion que chez les Fribourgeois. Je comparus alors de nouveau devant le Confeil de Berne, demandant qu'il m'appuyât de fon cré- dit & d'une lettre pour obtenir quelques créances de mes frères & qu'il me fût permis d'aller à Fri- bourg fans avoir à craindre d'être emprifonné pen- dant mon féjourdans cette ville. L'avoyer de Mul- linen me répondit à ce fujet que les Fribourgeois avoient coutume d'en ufer ainfi envers tous ceux qui s'établiffoient fur le territoire de Berne, mais qu'on étoit décidé à les mettre en demeure de dé-

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clarer s'ils étoient, oui ou non, difpofés à refpecler le traité de combourgeoifie * .

Les Fribourgeois, ayant reçu communication de la plainte de Berne, exprimèrent par écrit leur étonnement qu'on leur fit une pareille queftion & demandèrent à connaître Tauteur de la plainte.

J'écois depuis cinq femaines cTiez Andrès. Mais, informé que mon hôte fe propoloit d'accompagner certains baillis dans la prife de poiïeirion de leurs bailliages, j'allai prendre mon logement chez PierreTibner, profeireur de grec à l'ancienne école de Berne. Je demeurai chez lui quinze jours. De là, je pris quartier chez M. Gatfchet, dont j'efpé- rois que la parenté avec ma Femme engageroit peut-être celle-ci à venir me trouver. Puis paraif- i'ant de nouveau devant le Confeil, je priai Mef- feigneurs de me faire accompagner, à mes frais, par un confeiller dans le voyage que je me pro- pofois de faire à Fribourg pour mes affaires. On me répondit que fi quelque confeiller confentoit à m'accompagner, on y donneroit volontiers les mains. Mais tous ces MelTieurs me diffuadèrent de rifquer cette démarche, & m'engagèrent à ajour- ner ma vifite. Les difpofitions de Meffeigneurs m'attriftèrent;mais apprenant qu'à l'occafion d'au- tres affaires une députation nombreufe fe rendroit à Fribourg, j'attendis pour obtenir de me joindre à elle.

J'étois auffi revenu à la charge relativement au

' L'ancien traite de combourgecijîe qui accordait le libre établijfe ment aux bourgeois des deux villes.

C Î2 ) droit de bourgeoifie que je folUcitois à Berne. A cela on me répondit qu'il avoit été décidé de ne plus recevoir de bourgeois que devant les 200, & cela à deux époques de Tannée, Noël & Pâ- ques, huit jours avant & huit jours après ces fêtes. Dans l'intervalle, j'appris que la députation qui alloit partir pour Fribourg avoit été nommée dans la perfonne des bannerets du Confeil , MM. de Graffenried & Manuel, & des Soixante : MM. Dach- felhofer, chancelier, & Antoine de Graffenried, ancien bailli du Geffenay. Je reparus en Confeil pour demander aide & protedlion, me fondant furtout fur ce qu'on avoit mis ma femme fous tu- telle & que mes frères avoient partagé la garde- robe de mon père en mon abfcnce.

J'infiflai pour être reçu, avant le déparc des en- voyés, membre d'une abbaye, puis bourgeois de Berne. Samedi, y janvier de l'ancien calendrier, je fus en effet agrégé à l'honorable corporation des Grands tanneurs & donnai à la Société une étrenne d'une couronne au foleil. J'eus à payer, en outre, pour la réception 10 livres bernoifes, foit ^ cou- ronnes au foleil; pour la chevauchée 25" livres de la même monnoiej pour la bâtiffe de l'abbaye j" livres.

Le lundi fuivant, 4 janvier, je fus reçu gratui- tement bourgeois de la louable ville de Berne par le Confeil ordinaire.

Le 12 janvier, les députés bernois s'étant ren- dus à Fribourg, mon hôte & coufin, Nicolas Gatf- chet, s'y rendit avec eux à ma prière. Celui-ci s'en-

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tretint beaucoup avec ma belle-foeur & avec ma femme pour engager cette dernière à me rejoindre à Berne, elle vivroit à Ton gré, & fans qu'elle eût à redouter aucune contrainte. Mais ("es inftan- ces furent inutiles, & ma femme ne laifTa voir au- cune difpofition devenir s'établir avec moi à Berne. Peut-être fut-elle retenue par la crainte de fa mère & de fes autres amis, peut-être aulTi vouloit-elle ménager les autorités eccléfiaftiques & civiles qui lui avoient fait de belles promefles pour l'engager à refter. Les ennemis de Jéfus ' avoient ordonné des prières publiques pour elle & lui avoient fait jurer de ne point faiblir & de ne pas changer de religion. De plus, on lui avoit défendu de m'en- voyer ma cuiralTe, mes armes, mes habits, d'en- voyer & de recevoir des lettres. Tout cela ne l'em- pêchoit pas de mécrire en fecret & de m'expédier des habits, du linge & de faire tout ce que la piété conjugale infpire à une brave femme.

Le dimanche foir, 17 janvier, arrivèrent à Berne les députés de Fribourg, favoir l'avoyer Heid, Marti Krumenlloll,commi(Taire général, tous deux du Confeil, le chancelier Guillaume Techtermann & Nicolas de Praroman des Soixante. Comme je me trouvois à Morat, j'ignorai leur arrivée jufqu'au lundi foir, à mon retour j'appris de la femme de M. Catfchet, que des députés de Fribourg avoient paru en Confeil ôc avoient formulé contre moi des plaintes graves, qu'ils avoient remifes par

' Jefuswiien/che.

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écrit & que MefTieurs de Berne m'avoient commu- niquées pour me pourvoir.

Lorfque j'eus pris connaiffance de ces plaintes, je fus un moment effrayé. Puis n\e faifant appor- ter plume & encre, je fis une réponfe écrite qu'on lut en préfence des députés de Fribourg 6c qui fut très-agréable aux Bernois. Les députés de Fri- bourg en demandèrent une copie qui leur fut ac- cordée. Cela fait, je me rendis à l'auberge de la Couronne logeoient les Fribourgeois, je leur payai le vin d'honneur & leur fis fociété. Mais mon coufin de Praroman n'échangea pas une pa- role avec moi. Après déjeuner, l'avoyer de Wat- tenwyl les pria de me permettre de les fuivre à Fribourg, les affurant que le bien qu'ils me fe- roient, les Bernois le confidèreroient comme fait à eux-mêmes. L'avoyer Heid, prenant alors la pa- role, m'aflura en plein Confeil que je pourrois aller tout à mon aife à Fribourg, qu'il ne m'arriveroit rien que d'agréable.

Raflfuré par ces paroles & le baifer de Judas de celui qui devoit me trahir, je me tranfportai d'a- bord à Morat, puis à Fribourg avec Jean-Jacques deWattenwyl, établi à Villars-les-Moines, 6c Guil- laume Andrès, de Morat. J'arrivai dans la Ibirée du I ^^ février ou 17 janvier d'après l'ancien flylc', A Courtepin, que nous traverfâmes au clair de la lune ôc nous nous arrêtâmes pour prendre un verre de vin, je fus reconnu par l'huifller Perriard

* Le calendrier grégorien venait feulemenr d'être introduit.

C^S )

& Humbert Helfer, aubergifte aux 'BouLmgers à Fribourg. Je n'avois pas mis le pied fur le feuil de ma mailon que je fus reconnu par la domefli- que du dodeur Cuntzi', qui alla auffitôt annoncer la chofe à fon maître. Comme je Fai appris plus tard, celui-ci, en bon inquifiteur qu'il eïl:, fe hâta d'aller avertir le curé Werro. Le lendemain, ven- dredi, ce dernier parut en Confeil ôc formula de graves accufations 'contre moi. Ordre me fut donné de ne pas fortir de la ville & de me préfen- ter le lundi fuivant de bonne heure en Confeil.

Le dimanche, il y eut dans la maifon de mon beau-frère une affemblée des amis de ma femme, qui l'envoyèrent chercher. Elle s'y refufoit; mais je l'engageai à aller voir ce que fa mère lui vou- loit. En entrant elle fut effrayée à la vue de toutes ces perfonnes réunies. Le rréforier Gottrow""*, qui étoit en qualité d'affiflant judiciaire de mes frè- res, lui exprima fon étonnement de la voir demeu- rer avec moi. Il ajouta qu'évidemment je n'étois revenu à Fribourg que pour l'engager à fuivre mon exemple & à me rejoindre à Berne. Mais qu'ils étoient décidés à m'empêcher de le faire, & que fi cela arrivoit, elle encourroit la difgràce de l'es parents & de l'autorité, & qu'on ne s'occupe-

* "Peter Cuntji ov Kiintji, membre des 200 pour le quartier du Bourg depuis 1 1; 79 6' des 60 depuis 1 5 83 ; un des trois membres laïques de la Chambre des Schclarques depuis fa fondation en 1577.

2 Martin Gottrowou Gottrau,des 200 en 1 ■567, i5a(7/i de Grandfon en 1 570, Confeiller en 1 576, puis Treforier de la République (f Dé- puté aux Diètes. Il fui l'un des fîgnataires de l'alliance Borromée (.580).

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roit plus d'elle. U dit encore qu'en apprenant ma venue, elle auroit dii s'enfermer chez elle ou s'en- fuir chez fa mère, & me faire dire qu'elle ne vou- loir plus avoir de relations avec moi. Enfin, après bien des bavardages, le Tréforier finit par lui dire qu'en préfence de tous fes amis elle devoit pren- dre l'engagement de ne jamais me rejoindre. Ma femme s'y étant refufée, M. Gottrow partit tout mécontent, accompagné de Gafpard de Praroman, le frère de ma femme ' . Le même dimanche, au fermon, le prévôt Schneuwly exhorta l'autorité de travailler à extirper l'ivraie de toutes fes forces.

Le lundi 1 1 février ou le i^' de ce mois d'après l'ancien flyle, je me rendis félon ma promelTe à l'hôtel de ville. C'étoit un miracle de voir comme les valets de prêtres & furtout Jérôme & Othmar Gottrow ^, parents de ma femme & bien que mes parents auffi, alloient & venoient courroucés & joyeux à la fois de me voir pris au piège, efpé- rant bien que je n'en fortirois pas cette fois fans dommage ni ignominie. De toutes mes connaif- fances, amis, frères, aucun ne s'approcha, excepté les frères de ma femme & Rodolphe Progin. Mais ce fut pour me heurter en paflant, fans faire fem- blant de me connaître.

Les pharifiens 6c fcribes étoient entre les deux falles oi\ fe trouvoient les riches «Se puifTants fei-

' Membre des 200 depuis 1 583.

* Othmar Gottrau, membre des 200 depuis 1573, Confeiller en 161 3, 6" Jérôme, Banneret en 1600. On lit le nom d'Othmar Gottrju aufocle d'une des Jîatues qui ornent le portique principal de Ij Collé- giale de St-Nicolas.

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gneurs. Et moi j'étois cf un autre côté comme un pauvre publicain abandonné, dont perfonne n'o- Ibit s'approcher de peur des mornes & des prêtres.

Lorfqu'on m'appela enfin dans le petit falon du Confeil, noble Chrillophe de Praroman s'écria : « Voyez donc le bel homme, ecce homo ! j) Entré dans la chambre du Confeil, je me trouvai de nouveau en face du Prévôt, M. Pierre Schneuwly, devant lequel on porte la crofle aux grandes cé- rémonies & qui y figure coiffé de la mitre comme un évêque 5 puis M. Werro, curé de St-Nicolas, le pèlerin de Jérulalem, & enfin le leCleur des Cor- deliers, prédicateur dans le même cloître, M. Jean Alichel, qui vient récemment encore d'être promu dodeur à Bologne.

Ces trois dignitaires, debout au haut de la falle, aux côtés de Monfeigneur l'avoyer d'Affry, formu- lèrent leurs griefs contre moi, difant :

I" Que j'avois violé le Landfrieden & que j'étois un rebelle;

Que j'avois dit & écrit qu'ils prêchoient la parole humaine plus que la parole de Dieu ;

5" Que j'avois appelé l'Eglife romaine la profti- tuée de Babylone ;

Que j'avois appelé idolâtres ceux qui hono- rent les images ;

Que je m'étois exprimé comme fi la majorité du clergé ne croyoit pas à la prélénce réelle ;

6" Que j'avois pouflé les choies au point de vouloir inoculer par mon libelle ou confeffion de foi les dodrines calvinifles à Meffeigneurs du Con- feil & des 200.

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7" Que j'avois écrit que s'ils ne fe converrif- foient pas à ma dodrine, Sodome & Gomorrhe fe lèveroient contre eux au jour du jugement;

8" QLie j'avois appelé le gouvernement de Fri- bourg un gouvernement de Néron ;

Que j'avois écrit que le Seigneur Dieu avoit voulu planter fon Evangile parmi les deux nations les plus belliqueufes de la terre, les Suiffes & les Saxons, malgré la rage de Satan & du monde. Qiie je n'avois pas feulement infulté les f can- tons, mais tous les princes & potentats qui avoient fait oppofition à Luther & à Calvin; qu'il n'y avoit nul befoin d'enquête, car on avoit de moi un écrit connu de prefque tous ces Meffieurs.

Après avoir ouï la lifte de ces griefs, je priai l'avoyer Heid de bien vouloir me fervir d'avocat; alors s'approchant de moi, ce magiftrat me dit que je ne lui avois pas parlé de cela la veille, lorf- que j'avois été le voir en le priant de me donner confeil. Je demandai alors à parler à l'avoyer d'Affry. Mais celui-ci me renvoya à Heid & lui dit que je demandois un terme pour répondre. Puis il fe raffit à fa place. Là-deffus on me fit fortir. L'huiffier ou fatellite Lieb vint m'ôter mon épée en pleine maifon de ville, puis le même Lieb & fon collègue Jean Perriard me conduifîrent en pri- fon à la tour de Jacquemart ', comme un grand malfaiteur.

' La tovr de Jaquemart, dont la première bàtijje remonte au XIV^ Jiècle, lom de la conjîruâ'wn de la féconde enceinte de remparts, a fervi de prifon d'Etat (y de lieu de détention pour les criminels ordi- naires jufqu'en 1855,

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Pendant qu'ils me menoient ainfi, en paflant près du Tilleul, nous renc(»ntrâiTies Jean Cornet' qui s'écria à voix haute : A la potence 1 Ma femme voyoit tout cela des fenêtres de ma maifon, dont la partie de derrière donne fur la rue Neuve & le banc du poilTon. Ne pouvant fupporter ce fpecfla- cle, elle tomba fans connaifTance fur le plancher. Pendant ce temps, je graviflois la rue de Laufanne. Un bourgeois, nommé Balthafar Ziégler% me fui- voit tenant un petit garçon. Tout à coup s'arrê- tant, il dit à cet enfant: « Vois-tu, fi je pouvoisme figurer que tu devinflTes pareil à cet homme que l'on conduit, je te pendrois de mes propres mains à la potence. »

On m'enferma à la tour de Jacquemart, gardé à vue par un huiffier & maître Dietrich. Ces deux hommes avoient ordre de noter toutes mes acflions & toutes mes paroles. Défenfe avoit été faite de me laiffer com.muniquer par écrit ou autrement avec qui que ce fût. Mais ma femme, qui conti- nuoit à fe conduire en époufe digne ôc fidèle, pré- vint, par un billet, de ma détention fon coufin Nicolas Gatfchet de Berne. Celui-ci, bien que fort occupé de la noce de fa coufine, trouva le temps de porter la lettre de ma femme aux Seigneurs de la ville qui fe raffemblèrent auffitôt après midi,

' Jean Cornet, membre des aoo pour le quartier de la Neuveyille depuis i<f82.

* Balthafar Ziégler, membre des aoo depuis l'année 1577 pour le quartier des 'Places ou Hôpitaux. Les armes des Ziégler ornent une des Jiatues du portique de St-Nicolas.

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pour fe concerter fur ma délivrance. Abraham Mufflin, premier interprète de la Parole de Dieu, à Berne, montra un zèle paternel pour mon fort & me recommanda aux fidèles dans fa prière du jeudi. M. Hans Flamming en fit autant le ven- dredi. La bourgeoifie, à fon tour, informée de ma détention, commença à s'émouvoir d'une manière à faire craindre de graves conféquences, fi l'on ne parvenoit promptement à me délivrer. MelTei- gneurs voyant cette difpofition des efprits déci- dèrent d'envoyer immédiatement à Fribourg deux hommes les plus influents du Confeil, MM. les bannerets de Graflfenried & Archer.

Au moment j'aurois faire une réponfe aux griefs formulés en Confeil, je reçus fecrète- ment avis de ma femme de n'en rien faire «5c de me borner à demander grâce ; ce que je jugeai auffi opportun de faire, par la confidération que, quelle que fût ma réponfe, Meiïeigneurs de Fri- bourg étoient du premier au dernier entre les mains des prêtres & que je n'avancerois pas grand'chofe avec mes paroles.

Le mercredi 3 février, un huiffier vint de nou- veau me prendre pour me conduire à l'hôtel de ville. Arrivé devant ces Meffieurs, je fis lire une fupphque je difois que pour le cas j'aurois dit quelque chofe contre Dieu ou fa fainte parole, écrit ou parlé contre ces Meifieurs ou contre le clergé, je priois qu'on voulût bien me le pardon- ner pour l'amour de Dieu, n'ayant jamais eu l'in- tention d'infulter ni de défhonorer perfonne.

( 50

Après la ledure de cette pièce, M. le Prévôt dit que pour Ion compte il me pardonnoit, mais que l'autorité devoit favoir ce qu'elle avoit à faire. Ce procédé me rappela celui de Pilate, qui envoya le Chrift au fupplice en fe lavant les mains. Les prêtres ajoutèrent que je devois dire oui ou non fur leurs plaintes, car j'avois traité l'Eglife romaine de proftituée de Babylone. A cela, je répondis que l'apôtre Jean avoit parlé dans l'Apocalypfe de cette proflituée, que j'en avois écrit, d'après lui, en ces termes : «■ Apprenez à connaître cette proftituée de Babylone, afin qu'elle ne vous en- traîne pas dans l'abîme par fon breuvage em- poifonné. » Qu'en écrivant ainfi, je n'avois pas dit (Se qui étoit cette proftituée.

Là-deflus, le curé Werro fit obferver qu'il étoit aifé de voir que j'avois en vue l'tglife romaine, puifque j'avois écrit : « Qui pourroit être avec l'Eglife romaine, qui perfécute la vraie do(51rine par le feu, le fer & l'eau } 53

Après ce difcours de M. Werro, on me fit de nouveau quitter la falle. Les eccléfiaflrques forti- rent également. Alors le chancelier Techtermann fe leva & dit que lundi au foir, lorfque la plainte m'avoit été remife, j'avois ofé avancer que l'aifle d'accufation drefle par le Chancelier m'avoit prêté plus de griefs qu'on n'en avoit articulés ! M. Techtermann demandoit que ces MefTieurs examinaffent de plus près l'écrit qu'il avoit entre les mains pour voir s'il en avoit trop dit ou pas aiïez.

Sur ce, M. Pancrace Techtermann, le père du Chancelier, qu'on ne voyoit affidu au Confeil que depuis que j'étois en prifon, fe leva pour s'écrier que l'on devoit faire droit à Ton fils comme cela convenoit. Je fus alors faifi d'une crainte extrême. Je voyois tous les flots fe drefl'er fur ma tête & mon honneur courir un grand danger.

La plainte de M. Techterman étoit le réfultat d'une erreur occafionnée par l'incident que voici : En examinant la lille des griefs mis à ma charge par les eccléfiafliques, j'y avois trouvé plufieurs articles qui m'avoient échappé lorfque ces Mef- fieurs & leur avocat ou parlier, M. Antoine Krum- menftoll, les avoient formulés d'abord de bouche en Grand Confeil. J'en témoignai mon étonne- ment à M. Jofl Von der Weid ', qui étoit venu à Jacquemart rendre vifitc à Pierre Von der Weid, que fon père avoit fait mettre au cachot & aux fers. Etant venu à moi plus en efpion qu'en ami, il s'étoit hâté de répéter mes paroles au chancelier Techterman. Le malentendu provenoit de ce que le Chancelier en qucflion avoit écrit la plainte non telle qu'elle avoit été énoncée à l'audience, mais d'après un mémoire de M. le curé Werro, que je ne connaiflbis pas & dont il n'avoit pas été fait ledure. Cet écrit fut montré à Meiïeigneurs du Confeil.

* Jojl Von der Weid, un des membres les plus dijîinguês du gouver- nemeni,éioirenrré aux 200 en i ^jc), devint Ccnfeiller en t^^o & Lieu- tenant d'avoyer en 1614. // etoit Comte palatin de Latran 6* Chevalier du St-Sépulcre. Les armes deJoJl Von der IVeid font Jculptées fur le focle de la flatue de St-Thomas, fous le portique principal de St-Ni- colas, avec la date de i59i<

On s'en tint à ma réponfe, & il ne fut plus queflion de cette affaire. On me reconduifit en prifon au milieu d'un grand concours, fous bonne efcorte. Le même foir, on conduifit un grand nombre d'individus dans la prifon pour un crime qui avoit été commis. Les détenus tapagèrent toute la nuit & m'empêchèrent de fermer l'œil. Us chan- toient toute efpèce de chants de guerre contre les huguenots de France & une complainte de la prin- celfe de Condé :

Tuons les Tafaux

Qjii nous font tant de maux.

Ces couplets furent entonnés au moins vingt fois par un ancien foldat nommé Burny. Le len- demain, mardi, ils furent tous libérés, toutefois en laiffant recours en droit à ceux au détriment defquels le crime avoit été commis.

J'attendis tout le matin du mardi qu'on vînt me chercher pour me conduire à l'hôtel de ville. Mais au lieu de s'occuper de mon affaire, on prit celle d'un nommé Hanz Schwendimann, de Mellifried, de laparoiffe de Tavel, depuis longtemps enfermé à la tour de Chollet pour viol d'une jeune fille dont l'état faifoit craindre pour fa vie. Cependant cette jeune perfonne s'étant remife, il fut acquitté à la demande de fes amis & co-paroiffiens, fous la condition que fi la fille ne fe guériffoit pas, il paieroit une certaine fbmme à fa famille, & que fi elle s'en relevoit, il lui feroit une penfion. La vérité eft que mon affaire fit du bien à celle de cet homme,

e.

( 54 )

parce qu'on confidéroir la première comme beau- coup plus grave. Mais Dieu fe joue étrangement des delTeins des hommes ! Ce jugement ayant pris toute la matinée ajourna très-heurcufement le mien. Car le même jour arrivèrent deux députés de Berne; ce que je n'appris que le lendemain, l'huiffier m'en apporta la nouvelle entre 6 6c 7 heures. J'en fus très-réjoui. ,

Mais le même mardi, voici qu'un ivrogne arrive à Jacquemart, fon moufquet à la main comme s'il avoit à parler à quelque débiteur. Tout en fe pro- menant en long & en large dans les chambres, il m'aperçoit appuyé triftement près du lit, la tête dans les mains, & dit en latin : « Ah ! celui qui tueroit cet homme en feroit rémunéré au centu- ple. 3:> En entendant ces paroles, je dis à rhuiffier & à maître Dietrich, qui étoient affis près de la table, que je voulois fortir de la chambre, & je fortis en effet, lis me dirent plus tard que j'avois agi prudemment.

Ce même mardi, à 9 ou à 10 heures du foir, ma femme & ma mère ayant gagné le geôlier à prix d'or, vinrent me voir à Jacquemart. Ma femme me prefla tendrement fur fon cœur, & me fupplia, pour l'amour de Dieu & d'elle, de me laiffer flé- chir. Ma chère mère ne demeura pas longtemps près de moi & fe retira pleine de trifteffe. Mais ma femme ne voulut me quitter que lorfquc la cloche eut fonné trois heures. Je fis alors à Dieu une ar- dente prière, & en ouvrant le pfautier de David, je tombai droit fur le pfaume LXXI, dont le fens

( 3f )

confolant alloit à ma pofition malheureufe. Je priai pour la troifième fois, & je retrempai mon courage par les beaux exemples du Chrift, de fes apôtres 6c martyrs, & des promefTes contenues dans la Sainte Ecriture. Je me pénétrai du fens de cette parole du Sauveur: « Qui veut conferver la vie la perdra, mais celui qui perd la vie pour moi trouvera la vie. n Fortifié par ces paroles, je réfo- lus de mourir honorablement plutôt que de vivre défhonoré.

Mais mes adverfaires, prêtres & valets de prê- tres, ne dormoient pas non plus. Pendant tout le temps que dura ma captivité, on les voyoit courir chez les bourgeois & partoyt il y avoit des réu- nions pour attifer le feu <5c y travailler à ma ruine, fans manquer de dire que j'avois traité TEglife catholique de proftituée de Babylone.

Le jour ayant paru, la cloche ayant fonné 6 heures, voilà qu'on fonne aulfi pour les Deux Cents. De quoi s'efiTrayèrent bien des gens de cœurj car il leur fembloit de mauvais augure qu'on réunît, contrairement à Tufage, les Deux Cents un vendredi. Au bout d'une heure, Thuif- fier Balmer m'appelle pour me conduire à l'hôtel de ville & me dit en même temps que deux Sei- gneurs de Berne étoient arrivés la nuit & avoient foupé avec Meffeigneurs cLuxzMerciers. Je fus tout réjoui de ce meiïage, & avant de defcendre l'ef- calier de la galerie, je tombai à genoux pour re- mercier Dieu du fecours qu'il m'avoit tendu.

Sur mon palTage, je vis une foule de gens fous

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le tilleul des Places, fur la place de l'hôpital & fur la place de l'hôtel de ville. En entrant dans cet édifice, j'aperçus ma mère, ma belle-fœur & ma femme, affifes enfemble 6c éplorées. Je m'avançai vers elle pour les faluer, 6c les conjurai de ne pas fe défoler ainfi.

Ayant falué les Oherreuter de Berne, ceux-ci m'apprirent que les Seigneurs députés de Berne avoient été appelés en Confeil 6c y rempliiïbient leur meffage. Leur miffion terminée, on les re- conduifit à leur auberge, à mon infu, car j'aurois volontiers échangé quelques paroles avec eux.

Les députés étoient à peine fortis que le grand fautier vint inviter les Soixante 6c les Bourgeois * à entrer dans la grande falle. Je fus enfuite intro- duit à mon tour, mais feul 6c fans autre intercef- feur que les trois Maries, qui paraiffoient en fup- pliantes. Frères, beau-frère, parents, tout le monde m'avoit abandonné. D'une fi grande quantité d'a- mis, perfonne ne vint à mon aide. Je demandai M. Jean Meyer- pour avocat ou parlier, 6c fis re- lire ma fupplique en priant de nouveau Meflei- gneurs de daigner me pardonner fi j'avois lailTé échapper de vive voix ou par écrit quelque parole

' Le Grand Confeil ou Deux Cents fe compofoit alora de 34 Con- feillers, de 80 Soixante (20 jiar quartier), des 4 "Bannerets & de tant de Bourgeois ou fimples membres.

* Les U^eyer étoient une des principales familles de Fribourg à cette époque. Jean Meyer, dont le nomfe lit aujji fur une des flatues qui ornent le portique de St-Nicolas & qui remplijfoit les fondions de bour- guemeflre lors du jugement d'Alex, devint Ayoyer en 1591, après la iépojîtionde Heidyfon beau-frère, & le demeura jufqu'en 161 a.

( 57 ) contre Dieu, fa fainte parole ou contre les auto- rités. Les trois Maries firent enfuite à leur tour leur requête par l'organe de leur avocat ou parlier.

Le Prévôt prit, là-defl'us, la parole pour décla- rer que, par égard pour les honorables femmes préfentes, il confentoit à pardonner en ce qui le concernoit; mais que cette affaire concernoit auffi MelTeigneurs, les Soixante «Se les Bourgeois, comme défenfeurs de la vraie religion catholique, qu'ils s'étoient engagés par ferment à maintenir. Il pria Meffieurs de bien vouloir en délibérer. Là-delTus le Prévôt & les eccléfiadiques fe retirèrent dans les petites falles du Confeil.

Mon avocat ou parlier ayant alors repris la pa- role, allégua fans mon confentement que je ne perfiftois pas dans les articles de mes écrits. Peiné de cette ledlure, je dis tout haut en forçant que j'en demandois pardon à Meiïeigneurs, mais que je ne pouvois renier ce que j'avois écrit.

Mes adverfaires ne tinrent aucun compte de ma déclaration, & fe fondant fur raiïertion de mon avocat, répandirent le bruit que j'avois rétradlé. Cela étoit fi peu vrai que le Lieutenant d'avoyer Renault me fit rappeler dans la falle du Confeil pour rétra(51er mes écrits. Refforti de là, on me iaiffa quelque temps entre les deux falles, puis je fus introduit de nouveau dans la grande falle.

Là, M. Renault, lieutenant d'avoyer, tenant entre fes mains le bâton de juftice, déclara que Leurs Excellences avoient éprouvé un vif chagrin du libelle forti de ma plume, & je m'étois ou-

( 38 ) blié non-feulement au point d'outrager TEglife romaine, mais encore Melfeigneurs & leurs ancê- tres, fidèles de tout temps à la religion catholi- que, ce La volonté de Meffeigneurs, ajouta-t-il, eft que vous rétraéliez cet écrit, jj Je répondis que je ne pouvois le faire, à moins qu'on ne me prouvât par l'Ecriture fainte que j'avois commis des er- reurs, d'où tout le relie dépendoit.

C'eût été un curieux fpedacle que de voir, à l'ouïe de ces paroles, les hochements de tête, & d'entendre la rumeur qui fe fit parmi les Soi.xante & les Bourgeois. On me fit fortir de nouveau.

Alors vinrent à moi l'avoyer Louis d'Affry, M. Joft Fégueli, de Viviers^, M. Jean Meyer, bour- guemeflre, ôcM.le tréforierJean Fruyo. Tous m'en- tourèrent & me conjurèrent de fuivre leurs avis au nom des grands périls qui me menaçoient. Je ré- pétai que j'étois bien loin de fonger à offenfer ces Meffieurs, que mon intention n'avoit jamais été telle, que je ne pouvois dire rien que d'honorable, de beau & de bien de l'autorité; mais que me ré- trader étoit chofe impolTible. Ces Meffieurs infiftè- rent, m'engageant encore à réfléchir, difant que Meffieurs du Confeil, Soixante & Bourgeois atten- doient une réponfe convenable. Mais me voyant inébranlable dans mon opinion, on me ramena une troifième fois dans la grande falle. Je répétai

1 Jojl de Féguely, Chevalier & Corfeiller, père de ce Jacques de Feguely qui brilla au fervice de Henri IV 6* Louis XIII, fur chef des Ceni Suijfes de ce prince (y fou Envoyé enSuiJfe. Voir llluflratioiis fri- bourgeoifes, pjr Alex. Dagueî,p. 76 ùjuiv.

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ce que j'avois dit précédemment, demandant pardon des paroles injurieufes que je pouvois avoir prononcées fans le vouloir, mais déclarant que je ne pouvois me rétracter. Convaincus que tous les efforts tentés pour me faire changer d'avis demeu- reroient inutiles, on le décida enfin à mettre la choie en jugement.

Dans la difculfion qui eut lieu, deux opinions fe firent jour: la première portoit qu'il falloit me contraindre à me rétracler ; la féconde que l'on devoit me bannir. L'opinion de la contrainte de- meura en minorité pour 6 voix. Le grand fautier fortit pour me communiquer la Tentcnce & me fit prêter ferment que je ne paraîtrois plus fur le territoire de Meifeigneurs. Il ajouta que ce jugement avoit été rendu par grâce fpéciale , à la demande des chers & fidèles confédérés, con- citoyens «Se bourgeois de Berne, & à la confidé- ration au(fi des honorables femmes qui avoient intercédé pour moi. Cela fait, on me rendit mon épée.

C'étoit un prodigieux fpecflacle que de voir la maffe du peuple, jeunes & Vieux, hommes & fem- mes, enfants & étudiants accourus pour voir l'iflue de cette affaire. Venus la plupart dans fefpoir de me voir conduire au fupplice, ilupéfaits de me voir échapper à la peine capitale, ilss'indignoient & s'irritoient contre moi. Certes il y avoit quel- que chofe d'extraordinaire à ce que ceux qui me vouloient faire mourir, euffent cnfuite confenti à rendre une fentence beaucoup plus favorable que

( 40 ) je ne l'eufTe efpéré moi-même. Car je penfois que tout au moins ils me condamneroient à contribuer pour une grofle fomme d'argent à la bâtiiïe du couvent des Jéfuites. Auffi me retirai-je prompte- ment dans mon logis & remerciai Dieu de Ton alfiftance miféricordieufe. Je fus fuivi par une foule d'enfants qui fe promenèrent encore long- temps autour de ma demeure, s'obllinant à ne pas fe retirer.

Après déjeuner, je m'en fus trouver les deux Bannerets de Berne pour leur témoigner ma re- connaifl'ance de Fempreffement qu'ils avoient mis à procurer ma délivrance. Pendant quinze jours à trois femaines, Dieu avoir permis que j'eufle de- vant les yeux ce danger de ma vie & de mon corps, pendant lefquels il m'avoit vifiblement fortifié 6c fecouru.

Le 5" février, d'après l'ancien calendrier, ou le ly, nouveau ftyle, je quittai Fribourg avec les dé- putés de Berne, & monté fur le cheval que mon frère Charles avoir bien voulu mettre à ma difpo- fîtion. Comme au moment nous allions palTer le pont de Berne, mon cheval n'étoit pas encore arrivé, ces Meffieurs de Berne ne voulurent pas fe mettre en route avant qu'il ne fut arrivé. Ht quand enfin nous partîmes, les courriers d'Etat {Oberreu- ter) en avant, puis M. de GrafTenried, & que je voulus prendre rang après M. le banneret Archer, ce dernier s'y refufa abiblument ôc me fit pafler avant lui. Nous quittâmes la ville dans cet ordre.

Ces Meffieurs furent très-aimables envers moi _

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& me prodiguèrent toute efpèce d'égards & d'hon- neurs. A notre arrivée à Berne, je dus prendre place entre les deux Bannerets & faire une forte d'entrée triomphale. C'étoit merveille de voir les démonflrations de joie du peuple; comment des perfonnages de diflindlion vinrent au-devant de moi & m'embraffèrent; combien tout le monde, hommes, femmes, jeunes & vieux, confeillers & autres me témoignèrent de fympathie, de forte que les avanies que j'avois endurées pour l'amour de Jéfus à Fribourg, fe changèrent à Berne en un tel honneur, que je ne faurois le décrire. Que le Sei- gneur Dieu les en récompenfe !

Pour compléter ce que j'ai dit, je ne dois pas oublier d'ajouter que quand la Bourgeoifie de Berne eut été informée par M. le pafteur Miiffli des circonftances de ma captivité, le Confeil dut avoir encore une féance à mon fujet, à 2 heures après dîner, & fi Mefleigneurs du Confeil n'euiïent pris de promptes mefures, cette brave & pieufe bourgeoifie fe fût levée tout entière pour me déli- vrer, & l'eût fait les armes à la main.

Dieu foit béni d'avoir ainfi terminé cette affaire à l'amiable & fans que perfonne y ait perdu la vie. Car la Bourgeoifie de Berne étoit indignée du procédé de l'avoyer Heid, qui m'avoit dit, non- feulement à moi en particulier, mais en plein Con- feil de Berne, qu'il ne m'arriveroit rien que de bon & agréable ; mais il ell tombé dans la fofle qu'il m'avoit creufée. Cefl: ainfi que Dieu agit envers fes fidèles qui lui adhèrent de cœur & avec perfé-

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vérance; cefl ainfi que ceux qui veulent leur ap- porter défhonneur fe rendent eux-mêmes l'objet du mépris & de la rifée. Cell ainfi qu'il efl arrivé à Hérode & auffi à cet Aman qui vouloit faire pendre le pieux Mardochée. A Dieu éternelle louange !

Tiré à 12^ exemplaires.