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JOURNAL

DES SAVANTS

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M. G)(JSiN, de riastitut. Académie française etAcadémie de» sciences morales et politiques.

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M. ViLLEMAiN , de l'Institut , secrétaire perpétuel de l'Académie fran- çaise el membre de l'Académie des inscriptions et belles-lettres. Adteohs.. •( M. Patin , de l'Institut , Académie française.

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JOURNAL

DES SAVANTS.

ANNÉE 1857.

PARIS.

IMPRIMERIE IMPÉRIALE.

M DCCC LVIl.

JOURNAL

DES SAVANTS

JANVIER 1857.

1. Mémoire sur des observations planétaires, consignées dans quatre tablettes égyptiennes en écriture démotique, par M. Henri Brugsch.heTÏin^ i856.

a. Results deriveDj etc. Résultats conclus de F examen (fun certain nombre de lieux des cinq planètes principales, consignés sur quatre tablettes antiques trouvées en Egypte, et détermination de Jt époque à laquelle ces tablettes se rapportent, par Williams Ellis, Tun des assistants attachés à f Observatoire royal de Greenwich; commu- niqués à la Société astronomique de Londres le 13 juin i856, et insérés au tome XXV de ses Mémoires.

3. Note sur les noms égyptiens des cinq planètes princi- pales, par M. le vicomte E. de Bougé, membre de Vlnstitut. Paris, i856.

DEUXIEME ET DERNIEK ARTICLE ^

Dans Farticle précédent, j'ai fait connaître la nature du document égyptien découvert et traduit par M. Brugsch. J*ai rendu compte de Tanalyse astronomique à laquelle M. ËUis Ta soumis, analyse qui a pleinement confirmé les idées que M. Brugsch avait émises, tant sur sa contexture, que sur Tépoque il a été composé. Ces études faites à des points de vue divers, s accordent à mettre hors de doute

' Voyez, pour le premier article, le cahier de décembre i856, page 706.

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que ce document nous offire une éphémériâe égyptienne des cinq pla- nètes principales rapportées aux douze divisions écliptiques du zodiaque grec, pour trente années alexandrines consécutives, tant de Trajan que d'Hadrien. Ces! uae base certaiâe sur laquelle les considérations archéologiques peuvent désormab s appu^fer en teute asamranoe.

Celles que M. Brugsch y applique ont deux objets distincts. Premiè- rement, l'étude des dénoilinations que fauteur égyptien attribue aux dodécatémories écliptiques du zodiaque grec, en les transportant dans son texte démotique; et l'examen compa^tif, des analogies ou des dif- férences quelles présentent, avec celles que les Grecs ont attribuées à ces divisions. En second lieUj la dissection philologique des noms dé- motiques qu'il donne aux cinq planètes, et leur restitution en caractères hiéroglyphiques, fournissant le moyen de les reconnaître sur les monu- ments pharaoniques on les aurait inscrits.

La traduction que M. Brugsch donne des noms égyptiens attribués aux dodécititemories grecques est incontestable. Les caractères démo- tiques qui les expriment représentent tes objets mêmes que l'on a voulu désigner. Mais , dans cette transmutation , pour ne pas attribuer incon- sidérément à l'ancienne Egypte, des abstractions qui lui furent étran- gères, non sua poBui^ il faut entendre, et appliquer selon leur véritable sens un certain nombre de conventions ' astronomiques devenues au- jourdliui d'un si fréquent usage qu'elles ont passé dans notre langage usuel, et dont cependant peu de personnes se font une idée précise ; je ne dis pas seulement dans le monde, mais parmi les archéologues, les érudits, même les géomètres.' II est donc indispensable que j'en rappelle ici la signification exacte , et que je montre comment le pro- grès de la science ies a fait successivement établir, afin qu'on ne les suppose pas déjà existantes et pratiquement employées, quand elles ne pouvaient pas encore naître.

Dans tous les climats la sérénité du ciel a donné aux populations la pensée , et ensuite l'habitude , de régler leu^ travaux sur les levers et les couchers des astres, comme cela est arrivé en Chaldée, en Egypte, en Grèce,, un des preiûiers besoins a être d'attribuer des noms par- ticuliers aux étoUesou aux groupes d*étoiles, qui servaient spécialement pour ces usages. Une invention plus raffinée, qui semble par cela même avoir être plus tai^di^^ > ce fut d^attacher, par convention , à chacun de ces groupes des images figurées d'animaux, d'objets naturels, de per- sonnages mythologiques, qui en rappdassent L'idée par une sorte d'opé- ration mnémonique. C'est en quoi consiste Vwranographie purement descriptive. Toutefois , aucun document de l'antiquité ne nous montre

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cette sranode phase séparée de la prenôire. Dès que fétaiie Snrias, doot 1 apparition matutioale aDoonçait le débordement du Nil, nous est simalée sur les monuments publics des Egyptiens vingt siècles au ■KHDS avant l'ère chrétienne, nous la trouvons associée à une de leur» dîfviités principales, la déesse Isis. Chez les Grecs, dix siècles plus tard, on petit nombre de constellatiiMis , guides des navigateurs et des travaux agricoles, les Pléiades, les Hjades, Orion, le Bomier, l'Ourse, sont mentionnées dans Homère et dans Hésiode ; mais déji elles portent des noms dérivés de leur mythologie. Cest ce que répète > irgile dans le premier livre des GéorgUimts quand il décrit les coounencements des sociétés humaines :

Navita tum stellis namerof et Domini fecii, Pfeîsdas. Hjadas, Haramque Lycaonis Arcloo.

Six siècles après Homère, fnranographie grecque s'étend i toutes les étoiles visibles. On les a classées par groupes distincts , auxquels on a donné des dénominations, la plupart mythologiques. Mais les contours de ces astérismes conventionnels, ne sont encore que vaguement dé- finis. Alors des mathématiciens , Eodoxe, Autolycus, Eudide. entre- prennent de leur assigner des limites géométriques. Considérant la voûte céleste comme mie vaste sphère doot toutes les parties tournent ensemble autour d'un axe invisible, ils conçoivent idéalement sa sur- face traversée par des sjrstèmes de cercles abstraits, qui. s entrecroisant sous des directions rectangulaires, la partagent en carreaux Ion pboera les constellations dans leurs positions relatives, lesquelles se trouveront ainsi limilées et définies par b graduation des arcs qui les comprennent. Mais, pour diriger avec sûreté les fils de ces réseaux mathématiques, et les fixer invariablement sur la route étoilée. il au- rait lalhi avoir des instrwnents propres a mesurer les arcs célestes sur le ciel même, et connaitie la trigonométrie sphérique par laquelle on calcule leurs rapports de pc»sibOD . ainsi que de grandeur. Or rien de tout cela n'était alors invente, et ne le fîit que deux siècles {dus tard, par Hipparque. Aussi, à cette origine, la sdence astronomique est-elle presque entièrement spéculative. Noos avons deux ouvrages d*Autcdycus. i'un *ur la ff^itre en wtoararvent; l'autre fet la leten et Its eocckerr des ftoHes- lis ne ctmtiennent que des énoncés de théorèmes géométriques tels qu'on pourrait ies découvrir en construisant une sphère solide tra- versée par uc axe n?ateriel . sur laquelle on aurait trace des cercles qui figureraient i êquateur céleste et ses parallèles, pois, la faisant tourner sur M>ii axe comme le ciel . au rentre d'un plateau circulaire qui repre-

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sentcrait le plan de l'horizon. Ces sphères artificielles, semblables à nos globes célestes d aujourd'hui, furent très-anciennement en usage pour suppléer au calcul trigonométrique ; et il est fort à croire qu*Au- tolycus n a pas trouvé autrement ses théorèmes , sauf k les démontrer après. Euclide nous fournit un second exemple, plus frappant encore. 11 nous reste de lui un ouvrage intitulé, les Phénomènes, qui ré- sume toutes les notions d'uranographie mathématique qu'on avait de son temps. Il contient la définition géométrique de tous les cercles abstraits que l'on avait imaginés pour subdiviser le ciel. Ce sont les mêmes que nous employons encore aujourd'hui , sous des dénomina- tions équivalentes. Celui qui est mené par le centre de la sphère, per- pendiculairement à Taxe de rotation diurne , et que nous nommons réquateur, est appelé ïéqainoxùd, parce que lorsque le soleil y arrive la durée du jour visible est égale à la durée de la nuit ; et généralement les étoiles qui s'y trouvent comprises, restent aussi longtemps au-dessus qu au-dessous de Thorizon. Mais cet énoncé ne le définit que par un caractère conventionnel et mathématique, sans assigner la direction actuelle de sa trace sur la voûte étoilée. Euclide définit de même les cercles qui lui sont parallèles, dont les dimensions décroissent en ap- prochant des pôles. Paimi eux il distingue les tropiques, qui limitent les écarts alternatifs du soleil vers le sud ou vers le nord, sans les défi- nir autrement que par cette condition géométrique, ni spécifier les étoiles qui marquent leur trace. Il construit également, par un acte de sa pensée, les plans des méridiens et le plan de l'horizon. Ces concep- tions de son esprit lui suffisent, comme à Autolycus, pour établir abs- tractivement les lois qui règlent les levers, les couchers des astres, et tous les phénomènes de la sphère en mouvement. Dans tout cela l'ob- servation n'a aucune part. Poursuivant la construction de son ciel idéal, il y place un grand cercle , qui représentera celui que le soleil parait décrire annuellemeht dans le ciel réel. Il le nomme à Xo§o^, l'ohliffue, comme étant oblique à l'équinôxial, sous un certain angle dont il ne donne pas la valeur, qui devait être alors d'environ a 4°. C'est le même que nous appelons l'édiptique, dénomination qu'il n'a pas en- core dans Ptolémée. On le divise, comme tous les autres, en trois cent soixante parties égales appelées degrés, et spécialement pour celui-là degrés de bngitade, lesquels se comptent continuement, de l'occident vers l'orient dans le sens du mouvement de transport du soleil, à partir d'une origine convenue, mais qui ne l'était pas encore au temps d'Ëudide. Toutefois, pour ne pas avoir à énoncer ou à écrire, de trop grands nombres de degrés, à partir.de cette origine, quelle qu'elle pût

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être, ua usage antérieur, auquel il se conforme, a fait prendre, je de- vrais plutôt dire imaginer sur le contour de ce cercle, douze points de repos équidistants, à partir desquels on recommence autant de fois rénumération. Les intervalles qui les séparent et qui compren- nent chacun So"", sont appelés, d*après leur nombre, dodécaiemo- ries y c'est-à-dire douzièmes. Ds sont habituellement désignés par des noms d'animaux ou de personnages, les mêmes que Ton avait déjà donnés aux constellations , ou portions de constellations , qui s*y trou- vaient comprises. L'alternative est nécessaire à signaler. Car, à l'époque ancienne dont nous parlons, et longtemps après encore, le Scorpion remplissait deux dodécatémories; l'occidentale étant occupée par la tète et le corps de l'animal, l'orientale par les serres. Plus tard on rem- plaça celles-ci par le symbole de la Balance, emprunté vraisemblable- ment aux Glialdéens. L'extension démesurée du Scorpion était déjà remarquée par Virgile au livre 1" des Géorgiques, quand présageant à iÉ^ua|Lun rang parmi les dieux, il lui dit:

Ipse tibi jam brachia contrahit ardens

Scorpius, et cœlî justa plus parte relioquît.

Ce qui n'empêche pas qu'après avoir ofifert ainsi la place des serres à Auguste, il ne mette la Balance à l'équinoxe d'automne quelques vers plus loin. La substitution de ce nouveau symbole n'était pas encore acceptée comme définitive au temps de Ptolémée, puisque, dans son catalogue d'étoiles il emploie les serres, et dans sa table d'ascensions la Balance. Depuis qu'on l'eut adopté , les noms affectés aux douze dodé- catémories consécutives sont rassemblés dans ces deux vers techniques :

(Sunt) Ârîes, Taunis, Gemini, Cancer, Léo, Virgo,

Libra (que), Scorpius, Arciteuens, Caper, Amphora, Pisces.

Dans toutes ces constructions géométriques des Grecs, les distances angubires des astres à l'oblique, se mesurent, ou sont censées être mesurées, sur de grands cercles qui lui sont perpendiculaires, et que nous appelons comme eux , cercles de latitude. Mais bien avant Euclide , même avant Eudoxe , ils avaient remarqué ,' ou appris , que les cinq planètes ne s'écartent jamais de l'oblique, vers le nord ou vers le sud, au delà d'environ 8®. En conséquence ils imaginèrent une zone ou cein- ture céleste , s'étendant des deux côtés de l'oblique à cette distance , et comprenant toutes les planètes. Hs l'appelèrent le zodiaque, du nom des animaux l^ciSta, par lesquels les douze grandes divisions de l'oblique étaient désignées.

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Tout cela n est encore que de Turanographie, r^ularisée abstractive- ment. L'astronomie d'observation se montrait-elle à un état plus avancé dans les deux ouvrages antérieurs d*Eudoxe, intitulés les Phénomènes et le Miroir, qui Tont rendu si célèbre ? Ib ne sont pas arrivés jusqu'à nous. Mais nous en connaissons le contenu par le poënie d'Ara tus qui en offre )a paraphrase versifiée , et par le commentaire critique, très-détailié, qu'Hip parque a fait de ces deux traités d'Eudoxe, ainsi que du poème qui les reproduit. Or, après avoir lu le poème et cet écrit d'Hipparque, toute per- sonne ayant le sentiment et la pratique de l'art d'observer, verra claire- ment qu'Eudoxe avait seulement rassemblé, dans un exposé méthodique , toute l'uranograpbie grecque de son temps, comme il pouvait le &ire à l'aide d'un globe sur lequel on aurait placé les constellations et les étoiles principales dans leurs positions relatives, en se guidant sur des abgnements pris à vue dans le ciel. Rien de tout cela ne ressemble à l'astronomie véritable, mathématique à la fois et spéculative, qui observe le ciel avec des instruments divisés, y recueille des JKsu^ précises , et les combine par des calculs rigoureux.

Nous ne voyons naître cette science en Grèce qu'avec Hi{^rque. Le premier il en voit le but et les exigences. Il invente les instruments , les procédés, les méthodes qui doivent lui servir. Nous ne faisons en- core aujourd'hui que suivre ses traces , fécondées par le temps et par le perfectionnement des arts.

Je n'ai pas à m'étendre ici sur ses découvertes. Mais j'ai besoin de rappeler quelques conventions réglementaires qu'il a établies, et qui sont devenues des lois définitives pour ses successeurs.

Léquinoaial et loblique étant de grands cercles de la sphère céleste se coupent mutuellement en deux points diamétralement opposés, que l'on appelle éqainoxiaux, parce que, aux deux époques de Tannée le soleil les traverse, les jours sont égaux aux nuits sur toute la terre.

11 arrive à l'une de ces intersections quand il remonte du sud vers le nord , c'est l'instant de l'équinoxe venud; à l'autre quand il redescend du nord vers le sud , c'est l'instant de l'équinoxe automnal. Hipparque prend la première pour oiîgine des dodécatémories, désignées par leurs noms convenus d'animaifx; et, comme ce point abstrait des cercles cé- lestes ne serait pas physiquement perceptible, il fixe sa place précise en le rattachant par des mesures angulaires aux étoiles de l'oblùfae qui en sont les plus proches; puis il énumère à partir de les longitudes dans le sens du mouvement propre du soleil, en prenant les dodécaté- mories comme des intervalles abstraits de So®, sans aucun égard à l'étendue réelle des constellations par lesquelles on les dénomme.

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Âiosi, lorsque lui, ou Ptolémée, nous disent que le soleil est, par exemple, au 5* degré du Taureau, comme le Taureau n*a avant lui dans la liste quune seule division de 3o^ le Bélier, cela signifie que le soleil est à SS"" de distance du point équinoxial de printemps, ou, plus brièvement qu'il y a 35^ de longitude. S'ils le mettent au 7' degré de la Vierge , comme les divisions qui précèdent la Vierge, sont au nombre de cinq, comprenant en somme i5o^, cela signifie que la longitude actuelle du soleil est 187^ On a depuis abrégé ces énoncés en créant douze symboles sténographiques T, V, H, 0, R, »*, é., ni, ♦f, ]B , «» , X , auxquels on a transporté les noms des dodécatémories corres- pondantes , et qui servent à en désigner les commencements. On ne les trouve inscrits dans le texte d'aucun manuscrit de Ptolémée, pas plus dans la syntaxe que dans les tahles manuelles; les noms des ^oiSia, y étant toujours complètement exprimés. D'après une note que M. Al- fred Maury m'a remise, et que j'insère au bas de cette page ces sym- boles ont été très-probablement imaginés par les astrologues, pour sim- plifier la composition de leurs thèmes génédiliaques ; et notre savant confirère M. Hase m'a semblé partager ce sentiment ^

Ces symboles sont fi^quenunent appelés les signes écliptique^. Au- jourd'hui , dg^ les calculs astronomiques , on les remplace avec avan- tage par la lettre ' annexée en exposant à leur rang ordinal. Ainsi, ^aus les deux exemples que j'ai cités plus haut, nous écririons simple-

' Les signes abréviatifs en usase pour représenter les dodécatémories se ren- contrent dans les manuscrits astrologiques, grecs ; on les trouve notamment dans ceux du Tetrabiblos attribué à Ptolémée , et de Ylntrodaction aax Apotélesmatiques du m£me, par Porphyre. Ces manuscrits ne remontant guère au delà du vm* au IX* siècle, on n^est pas en droit d'affirmer que les signes dodécatémoriques remontent à une époque plus ancienne. Joseph Scaliger dit les avoir également ren- contrés chez les auteurs arabes {NoL in ManiL), U parait probable que Tinvention de ces signes a été amenée par la nécessité d*écrire rapidement les noms des dodé- catémories quand ils entraient fréquemment dans le discours. Et cela était préci- sément le cas pour les compositions astrologiques. U est donc fort à croire que les asti]gloçue8 sont les inventeurs de ces signes. Dans les manuscrits astrologiques. Ton voit en effet ces signes figurer surtout dans les tableaux génétidiaques el les horoscopes. Or ce fut du 11* au vi* siècle de notre ère que les astrologues se répan- dirent dans tout Tempire sous le nom de Chaldéens, et les compositions chimériques qu'ils nous ont laissées ne datent pas d*une époque plus reculée. L'invention des siffnes dodécatémoriques pourrait donc fort bien remonter à cette date. (Noté de M. A, Maury,)

Le texte grec de Ptolémée, publié par Hdma, est pris sur un manuscrit du VII* siècle , écrit en lettres onciales qui appartient à la BiJbliothèque impériale. (Test le plus ancien qu'il ait pu découvrir.

a.

iO JOURNAL DES SAVANTS.

Tout cela n est encore que de ruranographîe, régularisée abstractive- ment. L'astronomie d observation se montrait-elle à un état plus avancé dans les deux ouvrages antérieurs d*Eudoxe , intitulés les Phénomènes et le Miroir, qui Font rendu si célèbre ? Us ne sont pas arrivés jusqu'à nous. Mais nous en connaissons le contenu par le poème d'Ara tus qui en oifire la paraphrase versifiée , et par le commentaire critique , très-détaillé, qu'Hip* parque a fait de ces deux traités d'Eudoxe, ainsi que du poème qui les reproduit. Or, après avoir Iule poème et cet écrit d'Hipparque, toute per- sonne ayant le sentiment et la pratique de l'art d'observer, verra claire- ment qu'Eudoxe avait seulement rassemblé, dans un exposé méthodique, toute l'uranographie grecque de son temps, comme il pouvait le fidre H l'aide d'un globe sur lequel on aurait placé les constellations et les étoiles principales dans leurs positions relatives, en se gm'dant sur des alignements pris à vue dans le ciel. Rien de tout cela ne ressemble à l'astronomie véritable, mathématique à la fois et spéculative, qui observe le ciel avec des instruments divisés, y recueille des^fesqflk précises, et les combine par des calculs rigoureux. ^*;

Nous ne voyons naître cette science en Grèce qu'avec Hij^ffirque. Le premier il en voit le but et les exigences. Il invente les instruments , les procédés , les méthodes qui doivent lui servir. Nous ne Êdsons en* core aujourd'hui que suivre ses traces , fécondées par le temps et par le perfectionnement des arts.

Je n'ai pas à m'étendre ici sur ses découvertes. Mais j'ai besoin de rappeler quelques conventions réglementaires qu'il a établies, et qui sont devenues des lois définitives pour ses successeurs.

Véquinoxial et loblique étant de grands cercles de la sphère céleste se coupent mutuellement en deux points diamétiulement opposés , que Ton appelle éqainoxiaux , parce que, aux deux époques de Tannée o^ le soleil les traverse, les jours sont égaux aux nuits sur toute la terre. Il arrive à l'une de ces intersections quand il remonte du sud vers le nord, c'est l'instant de l'équinoxe vernal; à l'autre quand U redescend du nord vers le sud, c'est l'instant de l'équinoxe automnal. Hipparque prend la première pour origine des dodécatémories, désignées par leurs noms convenus d'animaifx; et, comme ce point abstrait des cercles cé- lestes ne serait pas physiquement perceptible, il fixe sa place précise en le rattachant par des mesures angulaires aux étoiles de l'obtùfae qui en sont les plus proches; puis il énumère à partir de les longitudes dans le sens du mouvement propre du soleil, en prenant les dodécaté- mories comme des intervalles abstraits de 3o^, sans aucun égard à l'étendue réelle des constellations par lesquelles on les dénomme.

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ment: i' 5*; 5' 7*. Mais ce dernier genre d'abréviation est tout à fait moderne.

A l'époque ces diverses conventions furent établies, chaque do- décatémorie de tobliqae contenait effectivement le groupe stellaire dont la dénomination lui était appliquée. Mais Hipparque fit une dé- couverte qui présageait que cet accord ne serait pas durable. Un siècle et demi environ avant lui, Timocharis avait pris quelques mesures d'arcs célestes. Il avait trouvé ainsi que la belle étoile appelée Tépi de la Vierge, qui est située presque exactement sur le cercle oblique, élait plus occidentale que le point équinoxial d'automne, d'une quantité qu'il évaluait à 8"*. En comparant ses propres déterminations k celle-là , n en possédant pas sans doute de plus anciennes auxquelles il pût' avoir con- fiance, Hipparque constata que cette distance n'était plus actuellement que de 6*. D'après cela , puisque l'étoile était fixe dans le ciel , il fallait que le point équinoxial eût marché vers l'occident pour se rapprocher d'elle, entraînant à sa suite toutes les dodécatémories mathématiques. Hipparque appliqua la même épreuve à d'autres, étoiles situées en d'au- tres points de l'oblique. Elles s'accordèrent pour attester l'existence du mouvement de conversion général des dodécatémories, s opérant de l'orient vers l'occident autour de l'axe de ce grand cerclea^de sorte que les longitudes des astres, même fixes, étant mesurées <le l'occident vers l'orient, à partir du point équinoxial du printemps, qui recule devant eux en sens contraire , elles doivent progressivement s'accroître. Hip- parque énonça seulement cette augmentation progressive à titre de fait, ne trouvant pas dans les observations antérieures des données assez anciennes, et qui lui parussent assez sûres pour en assigner la grandeur. Ptolémée confirma , je devrais plutôt dire s'appropria , la découverte d'Hipparque. Il estima que la rétrogradation était de 1^ en 100 ans et il lui attribua cette valeur dans ses calculs. Maintenant que nous la con- naissons mieux, nous savons qu'elle est en réalité plus rapide, et que, de son temps, elle s'élevait à un degré en moins de 72 années. Rar une conséquence nécessaire de ce phénomène, lorsque le soleil, parti du point équinoxial de printemps, parcourt sa route annuelle, il rejoint ce point avant d'avoir décrit le contour entier de l'oblique; et ainsi l'époque de son retour suivant, à cet équinoxe, en est avancée. C'est pourquoi ce mouvement de rétrogradation du point équinoxial d'où les longitudes se comptent, est appelé la précession des éffuinoxes; l'époque annuelle de ces phénomènes précédant toujours celle ils auraient lieu , si ce point n'avait pas rétrogradé dans l'intervalle du dé- part au retour.

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Depuis Hipparque et Ptolémée jusquà nos jours, Tamplitude totale de cette rétrogradation surpasse 3 o"*. Ainsi, entre ces deux époques, ies dodécatémories mathématiques, ayant toujours leur origine au point équinoxial mobile, ont marché atec lui vers l'occident de cette quantité, tandis que les étoiles sont restées fixes. Par une conséquence nécessaire, les constellations de Ptolémée ne spntplus maintenant com- prises dans les dodécatémories respectives elles se trouvaient alors , et qui en avaient pris leurs noms, que nous employons encore pour les désigner dans le m^me rang d*ordre qu'autrefois. Mais , tout en conser- vant cette homonymie, nous en séparons Tidéc de coexistence. Les dodé- catémories ne sont plus pour nous que des intervallqp circulaires abstraits, comprenant chacun 3o^ du cercle oblique décrit par le soleil, et nous les appelons collectivement les si^es mobiles pour les distinguer dés constellations de même nom qu'elles ne contiennent plus. Par l'effet de la rétrogradation progressive que ces signes ont subie, les étoiles qui composent la constellation du Bélier grec sont maintenant dans le signe du Taureau; celles du Taureau dans le signe des Gémeaux ; et toutes les suivantes, en restant comme elles, fixes dans le ciel, se sont avancées du même p&s dans les signes mobiles, de sorte que les étoiles des Poissons grecs, ont passé dans le signe du Bélier. On n'a pas jugé è propos de rectifier cette discordance entre les noms des constellations grecques et ceux des dodécatémories elles se trouvent actuellement, parce que l'accord, si on l'eût rétabli, n'aurait pas subsisté; et il n'en résulte aucune confusion pour les astronomes qui attachent aux unes et aux autres leur signification propre. Mais le double emploi des mêmes dénominations a été l'occasion de fâcheuses équivoques, et de graves méprises, pour beaucoup de personnes qui n'avaient pas une juste intelligence de ces conventions astronomiques; et ce malheur n'est pas seulement arrivé à des érudits , mais à de profonds mathéma- ticiens. Les erreurs auxquelles Fourrier s'est laissé entraîner, dans son fameux Mémoire sur les anciens levers héliaques de Sirius, proviennent en très*grande partie de ce que, dans ies raisonnements sur lesquels il se fonde, les constellations fixes, et ies dodécatémories mobiles de dénomination pareille, sont à chaque instant mentionnées et employées comme ayant la même signification ^

Les faits que je viens de rassembler montrent avec évidence, que l'uranographie , même figurée, et appliquée aux usages pratiques , est

' Recherches sur les sciences et le gouvernement de V Egypte, page i/i et i5. Voyez la discussion que j*ai faite de ce mémoire dans fouvrage intitulé : Recherches sur plusieurs points de l'astronomie égyptienne, Paris 182 3, page a 34 et suivantes.

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eutièrement distincte de lastronomie mathëmatique. La première ne demande que des yeux attentifs à observer le ciel et à suivre les mou- vements apparents des astres qu'on y voit attachés. La seconde exige en outre Tcsprit d'abstraction et de calcul, qui peut ne se développer que beaucoup plus tard. Nous n'apercevons Jusqu'ici aucune apparence de cette dernière phase dans les monuments qui nous restent des anciens Egyptiens, quoique le ciel fût pour eux l'objet d'une étude constante, liée à la religion, aux règlements sociaux, et à cette universelle faibljesse de rhumanité , le besoin de prévoir l'avenir. Le de^é de délicatesse et de perfection ils avaient poussé ces pratiques purement contempla- tives, est à yine incroyable. Nous devons à ChampoUion un de leurs calendriers, à la fois uranographique et astrologique, qu'il a trouvé peint au plafond tombeau^de Rhamsès VL M. de Rougé l'a traduit tout entier, avec une fidélité scrupuleuse, ce qui a permis d'en inter- préter astronomiquement toute la contexture. On y a consigné les instants des levers d'un grand nombre d'étoiles, ou de groupes stellaires, qui se succédaient de quinze nuits en quinze nuits sur l'hori- zon de Thèbes, depuis le commencement de l'obscurité, jusqu'au retour de l'aurore, dans tout le cours d*une année vague de 365 jours. Ces groupes sont désignés par des noms d'animaux ou de personnages divins , chacun accompagné d'une légende indiquant la partie du corps humain qui est spécialement influencée par son apparition. L'un d'eux, Sirius ou Sothis, nous étant connu par son nom , et son symbole sacré, nous avons pu identifier exactement tous les autres sur le ciel d'après l'ordre relatif de leur succession , joint aux dates qui marquaient les jours de leur premier lever matutinal; et en les reportant à ces dates, dans l'année vague reconduite en arrière, le calcul a prouvé que ce document remonte à 12/10 ans avant notre ère. On a donc un tableau uranographique bien antérieur à ceux des Grecs, dans lequel les constellations célestes sont également personnifiées, mais par des em- blèmes différents, ou autrement distribués. Par exemple, on y trouve aussi un lion, mais affecté à de tout autres étoiles que le lion grec. En outre, l'uranographie n y est pas , comme chez les Grecs, appliquée spécu- lativement à toute l'étendue du ciel visible. Elle y est pratiquement res- treinte à une série d'astérismes, peu dbtants de l'équateur et de l'écliptique, dont les levers se trouvaient par cela même plus favorables pour fixer dans chaque nuit, i3 instants, comprenant 12 intervalles temporaires, non pas égaux cela eût exigé trop de science , mais physiquement définis. L'artifice de la confection , le choix des astérismes , de l'époque même ce tableau pouvait être construit tel qu'il l'a été, attestent une

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connaissance du ciel, et une habileté (Inobservation inimaginables. Mais il n*a exigé aucun principe abstrait, aucune théorie. C'est le chef- d'œuvre de Tastronomie des yeux; rien de plus. Il ne prouve nullement que les Égyptiens eussent alors une uranographie générale; ni que les symboles figuratifs employés dans ce tableau aient conservé plus tard leur application. Nous n'avons cette certitude que pour un seul, celui qui sous le nom de Sàhou, s'identifie à TOrion grec,' dont l'apparition matutinale précédait et annonçait celle de Sirius. Il lui est constamment associé, avec la même forme et la même attitude, dans ce rôle de pro- curseur, sur les monument» des^ Ptoléi»ées et des empereurs, comme sur ceux des Pharaons. L'utilité persistante de son application l'a conservé.

L*exposé qui précède fera maintenant comprendre l'intérêt particu- lier qu'a pour nous l'éphéméride planétaire écrite dans le langage vul- gaire de l'Egypte, qui vient d'être découverte par M. Brugsch. Si, comme tout porte jusqu'ici à le croire, l'astronomie proprement égyp- tienne n'a été en réalité qu'un ensemble de notions pratiquement re- cueillies, par une longue application à étudier le ciel pour constater les diversités d'aspect et de mouvements qui s'y opèrent, sans s'être éle- vée jusqu'aux spéculations abstraites, qui enchaînent les observations par des théories mathématiques, et font découvrir leurs rapports, l'as- trologue gréco-romain du temps de Trajan , qui a composé cette éphé- méride^, n'aura pas trouvé, dans la langue figurée de TEgypte, les sym- boles représentatifs des abstractions et des fictions grecques. Il aura été contraint d'y suppléer, au moins en partie , par Temploi des carac- tères usuels dont la signification ordinaire pouvait offrir un sens équi- valent ou analogue. Au contraire, quand il lui aura fallu retracer des notions de fait déjà existantes, la langue usuelle lui fournira les carac- tères qui les expriment; et alors, la nature du sujet nous apprenant quelle idée il a voulu rendre, la traduction de ces caractères dans leurs équivalents hiéroglyphiques nous la fera reconnaître sur les anciens monuments si on l'y a figurée. Voilà l'utilité considérable que peut #oir aujourd'hui pour nous, l'étude des monuments égyptiens d'une date relativement moderne , qui nous ofi&ent, pour ainsi dire, des repré- sentations bilingaes d'idées. Il est bien à regretter qu'une prédilection exclusive pour l'antiquité pharaonique les ait fait si longtemps dédai- gner. Mais les préjugés du savoir ne sont pas moins durs à détruire que les préjugés populaires.

Faisant ici Fapplication de ces principes, je rapporte d'abord d'après Mi Brugscb, on tableau comparatif présentant : i* la série des dodé*

i

16

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catémories grecques , avec leurs noms propres ; 2^ les caractères démo tiques par lesquels Tastrologue égyptien les a exprimés; 3^ luiterpré- tation de ces mêmes caractères, qui n est incertaine, ou seulement pro* bable, que pour up seul sur les douze.

RANG ORDINAL.

DÉNOMlNATrONS GBECQUBS.

NOMS DÉMOTIQUES.

INTERPRÉTATION des

NOMS ofcMOTIQDES.

1

Bélier.

t

La peau.

i

Taureau.

R

Le taureau.

3

Gémeaux.

#

Les deux pousses d*une plante.

4

Cancer.

^

Le scarabée.

5

Lion.

/

Le couteau.

6

Vierge.

11

La vierge.

7

Balance.

,0,

r©i

8

Scorpion.

^

Le serpent.

9

Sagittaire.

—*

La flèche.

10

Capricorne.

*

La vie.

11

Verseau.

,

L*eau.

12

Poissons.

/

Le poisson.

Voici maintenant le résumé des considérations que fournit cette partie du document.

Les symboles 2 , 3 , 6 , 9 , 11 ne demandent aucune explication. !lft représentent les noms grecs des objets qui leur correspondent, soit identiquen^ent, soit par une assimilation évidente. Ils désignent à leur rang d*ordre, le Taurçau, les Gémeaux, la Vierge, le Sagittaire, le Verseau, les Poissons.

Le symbole 1, qui est substitué au Bélier grec» désigne générale- ment une peau de (joadrapède. Le Bélier, proprement dit figure sur beau- coup de monuments égyptiens, à titre d'emblème religieux. Sa aubs-

JANVIER 1857. 17

titution peut avoir eu pour motif très naturel d*éviter cette équivoque.

Le Scarabée, le Couteau, le Serpent, n* 4, 5, 8, remplacent le Cancer, le Lion, et le Scorpion grecs. Ces trois derniers animaux figurent sur des monuments pharaoniques, ils sont associés à des in- dications d*étoiles que nous ne savons pas, jusqu'à présent, identifier. Cela peut avoir déterminé ici leur exclusion comme symbole de dodé- catémories, ce qui aurait dénaturé la signification astrologique ou reli- gieuse qu*on leur avait donnée sur ces anciens monuments. Le Lion , en particulier, figure comme constellation, dans le calendrier de Rhamsès VI , avec une application m^anographique , tout autre que le Lion grec. Si cette application lui était encore traditionnellement con- servée, il n était pas possible de lui en attribuer une autre.

Le symbole |0^ n*" 7, substitué à la Balance grecque est firéquemment employé dans les inscriptions hiéroglyphiques. Sa signification gêné- rjale n'est pas bien connue. Ici, représentant un disque arrondi, repo- sant sur un plateau horizontal , il peut n être qu'un emblème maté- riel de l'état d'équilibre. Et, d'après la nature des idées auxquelles on le trouve habituellement associé, il ne serait pas sans vraisemblance que ce fi]kt généralement son sens propre, quand il est employé comme caractère sigpificatif.

Le symbole ^ n** lo qui remplace le Capricorne grec, a été con- sidéré par M. Brugsch , comme identique à celui que l'on trouve firé- quemment reproduit sur les monuments de TEgypte comme de l'As- syrie, et que les archéologues ont appelé la croix ansée. Il parait avoir eu un caractère religieux très-vénéré, mais on ne sait pas avec certi- tude quel objet il représente. Chez les Egyptiens, il désigne hiéro- glyphiquement, au sens propre, la vie, et s'applique comme attribut spé- cial aux êtres vivants divins ou divinisés. M. de Rougé m'a appris, que l'exactitude de cette interprétation est constatée, non-seulement par l'étymologie cophte, mais aussi par le texte grec de l'inscription de Rosette, le même symbole est traduit par fépithète vivant éternel- lement, donnée à Ptolémée Epiphane. Qr cet animal fabuleux, le capri- corne, ayant été affecté par les Grecs à la dodécatémorie qui succède immédiatement au solstice d'hiver, l'astrologue égyptien qui ne lui trouvait pas d^équivalent réel , a pu très-convenablement lui substituer le signe de 2a vie, pour marquer Tépoque de Tannée le soleil semble renaître; ce qui était d'ailleurs en harmonie parfaite avec les idées égyptiennes sur le nom et la renaissance du soleil au solstice d'hiver^

' M. de RoQgé in*a fait remarquer que » dans les textes déinotiques . la croix aiis^ ,

3

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Dans toutes ces assimilations rien n*autorise ni mèine ne suggère le soupçon, que les douze divisions abstraites du cercle édiptique aient été pratiquement employées, encore moins imaginées par les anciens astronomes égyptiens , comme on la souvent prétendu. H y a bien plutôt les caractères d'une importation étrangère que Ton tâcbe de faire accepter.

Les noms démotiques des cinq planètes ont une application bien plus importante , leur traduction en caractères hiéroglyphiques pou- vant les faire retrouver avec certitude sur les anciens monuments on les aurait inscrits. Cette restitution a été effectuée en grande partie, aree un plein succès par M. Brugsch ; et M. de Rougé a repris après lui ce même travail , en y £iisant concourir la traduction complète de toutes les légendes qui accompagnent les planètes sur les monuments ^p- tiens de toutes les époques. D*aocord avec le savant de Berlin, pour Tidentification des trois planètes Satuhie, Mercure et Vénus, il réûdiiit avec des formes un peu différentes les noms de Jupiter et de Mars. Comme sa dissertation a Tavantage d'être postérieure, et qu'elle s'appuie sur une étude plus générale des anciens monuments, je rapporterai ici ses con- clusions, qui, à ce double titre, semblent réunir plus d'autorité en leur faveur.

NUMÉROS 1>*0RDEE.

NOMS

DiuonquBs.

H«r-pe-8cbeia

Har-ka

Har-tesch

Sevek

P-noa(er-ti

NOMS GRECS.

Jupitar.. Saturne.

Mars.

Mercore.

Vénus,

NOMS. HléaOSLTPBIQUBS.

Har-ape-icheta , Horas, gnide âe la sphire [}),

Har-ka-her, Horas, générateur êupiriear,

Har-m-achou , Homs d€$ detus horizons (?).

Har-tescher, Horas U Roagt,

Setekou*

. VenDon-Lesîri . Loiseaa Vennoa étOairis.

P-nouter-tiaau« diea da matin.

^"^f

comme sigoe de la rie divine, est ordinairement exprimée par un caractère abré- viatif , dimrent du symbole biéroglyphiqne. Mais , dan» Tapplioation astronomiqne

JANVIER 1857. (19

Ce tableau suggère quelques réflexions.

On voit que les cinq planètes sont partagées en deut groupes. Les trois que nous appelons supérieures et qui font le tour entier du dei , sont qualifiées en commun par le nom de lagrande divinité Horas, associé à des attributs qui les distinguent. Mars est spécialement appelé Horm 'le Rouge à cause de sa couleur, ce qui rend ridentifi(»Uon indubitable. Les deux que nous appelons inférieures, Mercure et Vénus, qui ne s*écartent jamais indéfiniment du soleil, nont pas de nom commtm. Toutes les cinq sont désignées collectivement par Tépithète de âimuo voyageurs. Mai*s f est particulièrement comme ynarchant tour à tour en avant et en arrière. Cette indication paraît se rapporter, à la marche appa- rente dans le ciel stellaire , tour à tour directe , rétrograde , puis de nou- veau directe, que présentent les trois planètes supérieures, Saturne Jupiter et Mars , lorsque la terre est amenée , chaque année , dans la portion de son orbite qui se trouve comprise entre chacune d'elles et le soleil. Ce phénomène astronomique est à peine sensible aux yeux pour Saturne. Il lest un peu davantage pour Jupiter, beaucoup plus pour Mars, qui se trouve bien plus près de la terre que les deul autres, Mk époques s'opère cette interposition. Il e^ donc tout naturel que des obsôrvateuTs attentif, l'aient remarqué et signalé pour lui, & litre de fait

Connaissant ainsi les noms hiéroglyphiques par lesquels les Égyptiens désignaient les cinq planètes, on pourra constater désormais leur pré- sence sur les monuments ils les ont figurées. Cela fournira un indi- cateur précieux , pour interpréter les représentations on les verra in- tervenir, et pour pénétrer le secret des idées astrologiques , astronomiques ou religieuses qui peuvent y être cachées. Voilà, sans doute ime des applications les plus importantes , que notis devrons à la découverte de M. Brugsch.

Les éloges nombreux et sincères que M. de Bougé a donnés à son travail , même dans les occasions rares il s'écarte en quelques points de son sentiment, me dispensent de lui en adresser d'autres qui, de ma part, seraient sans autorité. Mais il me reste à remplir un autre devoir. Indépendamment de ces curieuses recherches sur les tablettes plané- taires dont je viens d'totretenir nos lecteurs, l'ouvrage de M. Kiiqpeh en

que Tauteor des tablettes en voulait faire, il n*y a rien d*étonQant à oe qu'il eût écrit le symbole même, cornfemeDt reprodoît. Or c*est bien en elbl ainsi qtt*i! a remplacé le eapricmve grec dans ses ustes de dodécatémoriei; et ridenli&cÉlkm abrogée qa*il en (ait arec b sine hiérogljphiqae de la croix akiséè, ne weaààbfÊê doa- teose, indépendamment de ui justesse de rapjdicatioa.

3.

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contient d'une nature différente, objet d'une dissertation spéciale, qui tendraient à infirmer la relation que Cbampollion a découverte entre l'ancienne notation figurée des mois égyptiens, et les phases de l'état phy- sique ainsi qu'agricole de l'Egypte, dans le cours d'une année solaire. Des objections du même genre , fondées sur des arguments analogues , ont été aussi élevées à diverses reprises par d'autres érudits non moins distingués. Or, comme toutes me paraissent provenir de ce que ces savants ont pris, au sens absolu, la notation égyptienne qui est astronomiquement révolutive, je crois utile de revenir sur ce sujet dans un article spécial qui suivra prochainement celui-ci.

J. B. BIOT.

Mémoires pour servir à l'histoire de l'Académie royale de PEINTURE et de SCULPTURE, depuis Î6U8 jusquen iôôâ, publiés pour la première fois par M. Anatole de Montaiglon. Paris, 1 853, 2 vol., chez Jannet, libraire, rue des Bons-Enfants, n** 28, Bibliothèque Elzévirienne.

Mémoires inédits sur la vie et les ouvrages des memrres de l'Académie royale de peinture^ et de sculpture, publiés d*après les manuscrits conservés à FEcole impériale des beaux-arts, par MM. Dussieux, Soulié, de Chennevières , Mantz el de Montai- qlon. Paris, i8549 2 vol. in-8^ chez Dumoulin , libraire , quai des Augustins, i3.

troisiAmb article^.

II.

On se souvient qu'en 1682 Henri III avait confirmé et renouvelé les privilèges de la maîtrise^. Jamais la protection et la condescendance

' Voyez, pour le premier artide, le cahier de novembre i856, page 64 1 « et, pour le deuxième, celui de décembre, page ySS.:^-^' Les lettres patentes sont, du asi septembre i582. Bllet ont été enregistrées au parlemeot le 27 juillet sui- yant.

JANVIER 1857. 21

n*avaient encore été portées si loin. Défenses, injonctions, menaces, pénalités , rien n était épai^né pour assurer aux maîtres rexploitation du monopole le plus exclusif et le plus absolu. Mais, en i588, après le départ du roi, tout fut mis en question. La ligue triomphait; les lois n'ayant plus d'empire , lautorité de la maîtrise ne fut pas ménagée plus que les autres pouvoirs; lanarchie pénétrsh dans les corps de métier comme au cœur même d^^tat. Tant que Paris fut sous la main des Seize, ouvrit boutique qiJV^ulat; le premier venu se fit mattre, sans être même apprenti; il suffisait qu'il fût ligueur. Puis, lorsque la royauté fut rentrée dans son Louvre , Henri IV eut toujours trop d'af- faires pour se mêler de celles de la maîtrise; il prit grand souci des arts, eut soin de ne pas trop s'entourer d'étrangers, fit beaucoup travailler les maîtres parisiens , mais ne s^embarrassa pas de restaurer leurs pri- vilèges.

Aussi, quand il mourut ,1e règlement de 1 582 était-il presque oublié, ou tout au moins mal observé. De flagrantes usurpations se commettaient chaque jour, et la justice incertaine était molle à les réprimer. Les jurés cependant ne perdirent pas courage et firent procès sur procès. Dès la fin de i6io, six mois après la mort du roi, on voit les assignations pleuvoir. Dans toutes ces procédures, la maîtrise, sans essuyer de gros échecs, ne remporte que des demi- victoires, 4e ces succès qui perdent une cause. Ainsi un nommé Yvoire, peintre verrier brevetaire, s*avise de vendre des vitraux peints; poursuivi et saisi à la requête des jurés,- la chambre civile le condamne : il lui est interdit de se qualifier peintre, et de vendre ses œuvres à l'avenir, mais on ne valide pas la saisie^. Une autre fois, c'est un marbrier chez qui ont été surprises des pièces de marbre sculptées; sentence est rendue contre lui; l'honneur du prin- cipe est sauf, mais les marbres lui sonl restitués, on ne confisque que le mortier destiné à les assujettir^.

Ce furent sans doute des faits de cette sorte qui émurent la maîtrise et lui inspirèrent le dessein de raviver ses statuts, en sollicitant du rot de nouvelles lettres patentes. Les jurés rédigèrent eux-mètués les additions qu'ils croyaient propres à raffermir les juges et à fixer la juris- prudence. Une série de trente-quatre articles fut présentée au roi ein son cQnseiP, et, le 1 6 janvier 1 6 1 g , le roi, avant de se prononcer, ren-

^ Sentence da iS novembre i6og. Autre sentence contre le même Yvoii^ con- clùnt comme la première, 33 février 1611. ' Sentence rendae contre Safait marbrier, le a3 janvier i6a5 , confirmative des sentences des 10 novembre 1610» 16 août 1611, et i4 janvier 161a. ^ Artieiet^ Itt maistres^ etaardmjunz de Tort de pùniurê $t scalptare i$ la ville et banlieue de Paris entetd^ at^outer «vec bs

22 JOURNAL DES SAVANTS.

voya les demandes de la maîtrise à son prévôt et au prœureur du Ct^telet, pour qu'fls eussent & lui donner leur avis par écrit sar la comvnoditi oa tincommodité d'iceUes. La réponse se fit longtemps attendre, environ deux années, ce qui n étoone pas quand on lit ces artides.

Ils innovaient sur trois points :

D'abord ils réservaient exclusivement aux maîtres le droit, noo^-seule- ment de &ire des tableaux, mais d'en ^adre. A cette fia» il était interdit à toute personne de quelque c^^lj^on qu'elle f^t, de faire venir aucun tabieau de Flandre ou d'ailleurs^; le temps de la f(nre Saiotr-Germain et des autres foires de fisiuboui^ était seul excepté, mais avec des précautions infinies, tendant è soumettre les marchands forains à la visite et aux droits -de la jurande, i les contraindre d'emporter leurs tableaux non vendus aussitôt les foires terminées , on de les laisser dans des boîtes à deux clefs, et sous le sceau de la mattrise^; défense était faite encore, soit aux sergents-priseurs chargés dea ventes à la criée après décès ou autres, soit aux fripiers et reveodeun* merciers et parfumeurs, lingerset miroitiers, tabletiers et pioix^iers, de vendre en vîUle ou dans leurs mais(His, sous quelque pinâtexte que ce fût, un objet peint ou sculpté, sans l'autorisation d'un maître'.

La seconde innovation concernait )es brevetaîres; défense leur était fajite de travailler en chambre ou autrement, même chez les maîtres, k moins d'avoir justifié par certificat suffisant que le brevet était réel et non pas honoraire , c'est-à-dire qi:^ib touchaJMit véritablement les gages de l'office qu'ib s'attribuaient , et qu'ils étaient en conséquence inscrits à la cour des aides sur le rôle des officienooivunensaux, ou du roi, on de la reine, ou de monsieur, ou de mesdnms ou des princes du sang. Ces justifications faites , ils n'en devaient pas moins souffiir et pi^er les visites des gardes, comme les maitres eia-foém^s, mais sansonvrir boutique, attendu qu'étant assujettis par le fiMl de leur dbdrge à auivre en tous lieux le roi ou les princes dont ji§ dépendaient, Ub ne pouvaient avoir résjdmoe fixe & Paris^

Enfin leê derniers artkdes détemmudept à nouveau le temps de f ap- prentissage et du compagnonnage, multipliaient les moyene d'aetion et d'autorité d^ réêerv^ aux maîtres pour maintenir à leur service leurs

ordmmoMCU si f tated Imr dit art, toui U bon plaisir da roi. On ponrra lire ces articles in emtmuo daas lavolmna iih-4* mprimé, ta 1698, aiix finis de la mallriée, el inlitiilé:iS(alali« onfawaacm ê$ ràgkmmif i$ hçommumaii dm aurflNndr rarfie peialmre et $cubtur$, grfomn et ssh^u'ff d$ c$tl0 WUf 9tfamafb9mpdêPanÊ»0te.» 9êe. Pans, Louis GqUo, 1698. ^ Arlide r. ' Artiole n.^ ' Articles m, nr, v, XII, XIII. ^ Arlides VI et vu.

JANVIER 1857. 23

élèves et leurs serviteurs, puis rappelaient, en les fortifiant, toutes les prescriptions, défenses et prohibitions des anciens statuts.

Après deux ans de réflexion, oi:^peu s en faut, le a octobre 16110, les deux magistrats chargés de donner leur avis déclarèrent que les nouveaux articles leur semblaient bons et raisonnables , qu*ils pouvaient être autorisés , et que , s'il plaisait & Sa Majesté d'ordonner quik fussent ajoutés aux anciens statuts, le public n'en recevrait ni incommodité ni dommage.

Le roi et son conseil hésitèrent néamnolfts. Ils étaient assaillis de ré- clamations et de plaintes. Les prétentions la maîtrise n'étaient plus un secret et soulevaient contre dlc, d'abord ses ennemis naturels, les artistes de contrebande, puis tous les marchands, tous les corps de métier que menaçaient les nouveaux articles. Parmi les boutiquiers, ceux qui faisaient à proprement parler le commerce de tableaux et de statues étaient en petit nombre , mais tous vendaient une foule d*objets où- la peinture et la sculpture entraient comme accessoires. Ils jetaient feu et flamme et se disaient ruinés , si le roi consentait aux articles ' : aussi ce fut pour les maîtres un rude assaut que d'emporter la signa- ture royale; elle leur fut accordée en avril 1622 : il y avait plus de trois ans qu'ils avaient déposé leur requête.

Mais, après la signature du roi tout n'était pas fini; il fallait fiure passer les lettres au parlement. Ôr (f est lA que la lutte allait recommen- cer aussi vive que jamais; elle dura dix-sept ans, c'est tout dire. La sen- tence définitive qui vérifia , entérina et homologua ces fameux articles « est de 1639.

La maîtrise, après son succès, ne goûta pas un long repos. Elle res- pira pendant trois ou quatre ans. Ses adversaires , encore meurtris , usaient sans doute de pnidence, du moins, pendant ce temps, il n'est jdàs' guère question d'actions judiciaires sérieuses et répétées. Maïs ce n'est' qu'une trêve. Un nouveau règne, une régence, un certain goût de nou- veautés et de cabales qui se répandaient dans Paris, les approches de la Fronde, en un mot, ne promettaient pas des jours sereins à la mat« trise. Soit que le danger lui apparût et qu'elle pensât s'en garantir à grands' renforts d'audace, soit que la tète lui eût tourné dépuis son dernier triomphe, on la vit tout à coup, vers 16&6, reprendre l'offensive et afficher des prétentions bien autrement hautaines qu'en 161 9. Geife' fois encore c'était aux brevetaires qu'elle s'attaquait, mais tous à9Mi exception ; elle ne distinguait plus ; brevets réds, brevets decompliii- saace, elle voulait tout détruire , ne respectant pas plus les (ifrtfiiié- rieox, émanés de volontés augustes, que les fraudes et les iictians.

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roi seul et à la reine elle reconnaissait le droit d*avoir dans leurs mai- sons des peintres et des sculpteurs , et encore elle en limitait le nombre. Le roi devait en avoir quatre ou si( tout au plus , la reine pas davan- tage ; pour les princes , ils devaient s'en passer. Les privilèges , ainsi réduits quant au nombre, devaient encore subir un autre genre de restrictions : défense était faite aux peintres et sculpteurs du roi et de la reine de travailler pour les particuliers, même pour les ^lises, pour qui que ce fût enfin autre que Leurs Majestés, sous peine de confisca- tion de leurs œuvres , de 5oo livres d*amende et au besoin de punitions exemplaires. La maîtrise ajoutait que tous ses membres étaient prêts à travailler dans les maisons du roi et de la reine, toutes et qaantesfois il plairait à Lears Majestés de le leur commander.

A voir cette irrévérence, on sent que la Fronde neat pas loin. Ce nétait plus, cette fois, comme en 1619, devant le roi et son conseil , sous forme d'humble requête, que les jurés produisaient ce beau plan ; c'était devant des magistrats à qui l'occasion de faire niche à la cour ne pouvait pas déplaire , devant la chambre des requêtes du parlement de Paris. L'affaire s'était d'abord engagée au Châtelet. Deux peintres à bre- vet, les sieurs Levêque et Bellot, saisis par les jurés, avaient, pour letir défense, excipé de leur privilège. Le Châtelet le trouvant en règle, reconnaissant la réalité du brevet et s'inclinant devant le droit royal, avait, sans difficulté, infirmé la saisie. C'est en appel de cette sentence que les jurés présentaient à la cour, le 7 février i646, la re- quête dont nous venons de donner la substance.

Ces conclusions outrecuidantes firent scandale, comme on doit pen- ser; mais, chose qui sembla plus étonnante encore que la requête, elle fut admise au parlement. Après une procédure des plus chargées, après de longs détours de chicane, un arrêt intervint en août 16^7. arrêt de règlement qui assignait tous ceux qui, à titre quelconque, prenaient qualité de peintre ou de sculpteur du roi ou de la reine, les sommait de venir en cour déduire leurs raisons et moyens, pour être ordonné ce qu'il appartiendrait, etc., etc. C'était un avant faire droit, mais qui tranchait d'avance la question.

En possession de cet arrêt , les jurés n'eurent rien de si pressé que de le signifier à*tous les bre vetaires , même à ceux qui , étant logés au Louvre ou dans d'autres mabons royales, pouvaient passer pour domes- tiques et commensaux du roi. Us ne firent qu'une exception , il y eut un privilégié chez qui leur hm'ssier ne vint pas. C'était un peintre de vingt- huit ans, récemment revenu de Rome et travaillant alors au Louvre par ordre de la reine; ce peintre était Charles Lebrun. D'où vient que les

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Jures lui faisaient cette grâce? Chercbaient-ils à le mënager? Redou- taient-ils , comme on le supposa , sa naissante faveur et son crédit déjà puissant? Ou bien n'était-ce , comme ils le prétendirent, quun échange et un retour de politesse à propos d un présent que ce jeune homme iem: avait fait ?

Il était vrai qu'avant d'aller à Rome, Lebmn leur avait donné pour la chapelle de leur confrérie, sise en l'église du Saint-Sépulcre de la rue Saint-Denis, un tableau de sa main. Il ne faut pas s'en étonner; Le- brun était fils de maître; la maîtrise avait été pour lui presque une autre famille; et, comme à peine enfant il faisait déjà preuve de merveilleuses facultés, comme on l'avait vu dessiner, peindre, composer, avant qu'il eût treize ans, aux applaudissements de la cour, du chancelier, et même du cardinal, on comprend quelle joie c'eût été pour la communauté si ce prodige eût bien voulu n'en pas sortir. On l'entoura de préve- nances, on l'accabla d'adulations; ce fut en vain. Le jeune homme avait son parti pris; il fallait à sou ambition un théâtre un peu moins mo- deste que la boutique de son père. Le sentiment de sa force, ses rela- tions, ses amitiés, ses compagnons d*étude, Tatelier de Vouet, par deux fois il fit un long séjour, tout l'avait enrôlé dans les rangs des in- dépendants; mais, circonspect et modéré, ne brûlant jamais ses vais- seaux , voulant peut-être aussi ne pas blesser son père , il avait entouré ses refus d'égards et de déférence. De ce tableau offert de bonne grâce, mais sans engagement d'entrer dans la maitjrise, et, au contraire, comme un moyen poli de se dispenser d'en faire partie. T

Si les jurés s'étaient flattés qu'en lui épargnant l'ennui de leurs assi- gnations ils se ménageaient son appui ou sa neutralité , leur espoir fut bientôt déçu. L'appât était trop grossier pour qu'il s y laissât prendre» l'exception trop publique pour n'être pas offensante. Ils le forçaient en quelque sorte à leur faire plus ràdement la guerre que s'ib Tavaient traité tout simplement comme les autres.

Ce n'était pas leur seul mécompte. En croyant faire un coup de force , fls n'avaient réussi qu'à rallier leurs ennemis. Jusqu'alors entre les brevetaires et les indépendants la guerre était ardente; en un instant la paix fut faite. Résister en commun, faire tête à la tyrannie, tel fut le mot de ralliement. On se vit, oh s'entendit, des pourparlers s'^M^lirent Pas un des artistes assignés n'eut seulement l'idée de comparaître au parlement; nul ne songea, pour sa défense, à suivre les voies légales; il leur fallait d'autres moyens ; n'espérant rien de la justice , ils convoi* talent un coup d'État. Mais à qui s'adresser? tous les yeux se tournaient vers Lebrun. Seul, malgré sa jeunesse, il était, dans son art, asses con

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sidérable pour porter la parole et se poser en chef des deux camps coalisés : il avait ses entrées chez le chancelier et même chez la ré- gente, mais ce n était pas assez; à lui seul il ne suffisait pas, il fallait, pour conduire TafTaire, un autre patron qu*uo artiste, un véritable homme de cour; c*était à un tel personnage qu était réservé l'honneur de devenir Tâme du complot*

M. Martin de Gharmois, conseiller d*Etat, autrefois secrétaire de M. le maréchal de Schomberg pendant son ambassade à Rome, avait rapporté dltgjîe un amour passionné des beaux-^rts; on dit même que pour son plaisir il s exerçait à sculpter et à peindre. Lebrun le prit pour confident, l'anima, TéchauSa contre les entreprises des jurés; lui rap- pela les exercices qu'ils avaient ensemble admirés pendaqjt leur séjour à Rome dans Tancienne académie de Saint-Luc; vanta les grands ser- vices que cette école, selon lui, avait rendus à la peinture italienne, et insista sur la nécessité de transplanter en France quelque institution de oe genre. Une grande école ouverte à la jeunesse, remplaçant les petits ateliers que tenait en particulier cliaque maître , une association de pro- fesseurs conduisant et surveillant l'école, les disciples et les maîtres étroitement unis et presque assis sur les mêmes bancs, Tacadémie de Saint-Luc, en ùû mot, à quelques variantes près, tel était le plan de Lebrun. Il le mit sur le papier, le soumit à M. de Gharmois, et lui de- manda d'appeler comme en consultation les deux frères Testelin, ses intimes amis , deux autres peintres, Juste d'Elgmont et Michel Gorneille , et un ^ulpteur déjà célèbre, Jacques Sarrazin.

M. de Gharmois les fit vei^r, les écouta, se pénétra de leurs idées, et finit par se convaincre qu'il en était lui-même à peu près rinventem\ Devenu le patron du nouveau plan d'académie, il se contenta pas de composer une savante requête tous les griefs de ses clients,, tous les méfaits de la maîtrise étaien( longuement énumérés, il eut soin de communiquer son travail en grande confidence aux principaux membres du conseil, leur demandant avis, s assurant de leur approbation; puis, quand ses batteries furent ainsi dressées, il obtint d'être admis à dé- poser lui-même sa requête au pied du trône. Lecture en fut donnée devant la reine dans le conseil de régence tenu au Fïdais-Royal , le ao janvier ^648.

Geux qui connaissent cette pièce, conservée aux archives de l'Ëoole des beaux- arts, doivent tenir en singulière estime la patience de la reine et de ses conseillers. On perdrait aujourd'hui la plus juste des causes, Tien qu'à lire à ses juges un semblable morceau. Nos pères étaient moins difficiles ou plus intelligents que nous. Ils aupportaient

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et comprenaient cette façon d'exposer les affaires, presque inintelligible aujourd'hui, ces phrases redondantes, qui n*ont ni commencement ni fin, les idées se mêlent et se confondent au lieu de s enchaîner, obscur et ambitieux langage dont la mode heureusement commençait alors à vieillir, mais ne devait tomber presque complètement qu au bout de quelques années , après lapparition de la première Provinciale. Ce qui prouve à quel point M. de Gharmois fut goûté de ses auditeurs, ce ne sont pas seulement les éloges de Testelin, qui nous donne sa requête pour une pièce sans pareille, c'est la façon triomphante dont le conseil faccueillit. Tout d'une voix on reconnut qu'il y avait justice et néces- sité à autoriser l'établissement proposé : l'arrêt fut dressé sur l'heure et dans la séance même , sans la moindre contradiction , la minute en fîit signée. La reine voulait aller plus loin ; l'audace des jurés l'avait exaspérée ; la prétention de limiter le nombre de ses peintres lui sem- blait impertinente et factieuse; elle en demandait vengeance, et pro- posait que, par le même arrêt, sans plus ample informé, la maîtrise fût déclarée éteinte et abolie.

Les conclusions de M. de Charmois n'allaient pas jusqu'à cet excès de passion féminine, ipais tendaient presque au mémç but. Elles de- mandaient qu'il plût au roi de faire aux membres de la maîtrise très- expresse défense de prendre, à l'avenir, tant qu'ils tiendraient boutique et continueraient de (aire partie de. la communauté, la qualité de peintres ou de sculpteurs, attendu qu'ils n'étaient que doreurs et mar- briers; qu'en conséquence il leur fût interdit d'entreprendre «aucup a tableau de figures et histoires, ni pourtraits ou peisages, figures de ((ronde bosse ou bas-reliefs, pour les églises ou autres bastimens pu- ablics ni particuliers, mais seulement de dorer, peindre ou faire de «relief, des moresques, grotesques, arabesques, feuillages et autres or- « nemens , à peine de deux mille livres d'amende et de confiscation des « dits tableaux ou sculptures ^ »

N'était-ce pas demander la suppression de la maîtrise, ou tout au moins son expulsion du domaine de l'art? Le conseil n'alla pas si loin. Il ne fit droit qu'au paragraphe des conclusions qui venait après ce- lui-ci, et qui tendait à faire seulement défense aux peintres et sculp- teurs de la maîtrise ude donner aucun trouble ni empeschement aùk «peintres et sculpteurs de l'académie, soit par visites, saisies et confis- « cations de leurs ouvrages, soit en les voulant obliger à se faire « passer maîtres , soit autrement et en quelque manière que ce fust , à

^ Extrait de la requéle ooDserféa «ux ârdiives de TÉcele des beaux-arts.

4.

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((peine de a,ooo livres d^amende. » Gela dit, pour faire preuve de rimpartialité du conseil, le même arrêt, sous les mêmes peines, Fit défense aux peintres et sculpteurs de lacadémie de donner aucun trouble ni empêchement aux peintres et sculpteurs de la maîtrise.

Malgré ces restrictions, la concession était complète : le succès dé- passait toutes les espérances. Il fut encore assaisonné, comme dit Tes- telin, des bonnes grâces de M. de la Vrillière, le secrétaire d*Etat, le- quel fit faire, en toute diligence, les expéditions de larrêt, et, en les remettant lui-même aux délégués de la nouvelle compagnie, leur adressa les paroles les plus flatteuses et les plus encourageantes.

Pendant ce temps, les maîtres étaient dans Tignorance du coup qui - les avait irappés. Ils savaient bien qu on s*agitait contre eux, mais, sûrs du parlement, leur confiance était entière. Us ne supposaient pas leurs adversaires en position de prendre une telle revanche. L*arrêt du 20 janvier ne vint à leur connaissance que par la signification qui leur en fut faite. Rien ne peut donner fidée de Tétonnement, du trouble, de la perplexité les jeta cette nouvelle. Pendant plus de deux mois; on put croire quils se résignaient, tant ils semblaient engourdis; mais ils n*étaient pas gens k se laisser longtemps abattre. Les libertés civiles avaient encore, à cetta époque, tant de vie et de si fortes bases, que tout n était pas dit quand le pouvoir avait parlé. Ses volontés, avant d^éti^ obéies, avaient certains contrôles à subir; et quiconque, se sen- tant lésé, avait assez de cœur pour essayer de se défendre, était sûr de trouver des armes d*un usage licite et des patrons tout prêts à soute- nir sa cause. La maîtrise allait donc résister, mais en prenant son heure et en cachant son jeu.

Les nouveaux vainqueiu*s, au contraire, tout à la joie de leur triomphe, ne songeaient qu*à prendre possession du privilège qu*ils avaient conquis. S*assemblant presque tous les jours chez M. de Char- mois, ils eurent bientôt dressé un projet de statuts, le soumirent à la sanction royale, et obtinrent, vers le milieu de février, les lettres pa- tentes confirmatives. Ces lettres furent publiées dès le 9 mars suivant. Si prompte queùt été cette promulgation, on ne lavait pas attendue : rimpatience était trop grande au sein de la compagnie, Tattente du pu- blic trop vivement éveillée : dès le 1" février, dix jours après Tarrêt de^ création , les fondateurs de l'académie en firent finauguration solen- nelle. Dans cette même journée , ils procédèrent à l'élection des douze anciens qui, aux termes des statuts, devaient, chacun pendant un mois, administrer la compagnie et diriger Técole; les douze élus, pour pré- venir toutes difficultés touchant la préséance, tirèrent iounédiatement

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les rangs au sort, cl Lebrun, dont le nom, par un hasard en quelque sorte dairvoyant, était sorti le premier de Fume, fit, le soir même, Fouverture des exercices publics devant un concours extraordinaire de personnes de qualité, d'artistes et de curieux de toute condition, qui/ par des motifs divers, s'intéressaient à cette nouveauté.

Tout marchait à souhait; les associés rivalisaient de zèle; rien ne leur coûtait, dans ces premiers moments, pour soutenir Fœuvre com- mune ; chacun à qui mieux- mieux donnait son temps et même sou argent. M. de Charmois surtout cherchait à justifier Fimmense honneur quon lui avait fait; les statuts Favaient proclamé chef perpétuel de la compagnie, titre un peu fastueux et hors de proportion avec Fimpor^ tance et la valeur de Fhomme, mais décerné tout d'une voix, comme prix de ses peines, dans la première effusion de la reconnaissance. Il s'était engagé à loger ses confrères , et en effet ce fut lui qui les installa dans une maison voisine de Féglise Saint-Euslache , appartenant à un de ses amis. Le logement était spacieux , pas assez pour la foule qui se pressait aux séances. Au bout de quelque temps, dès les premiers jours de mars , il fallut déserter celte retraite provisoire et prendre à loyer un grand appartement dans l'hôtel de Giisson, rue des Deux-Boules, quartier préférable encore et plus à la portée de la plupart des jeunes gens qui cultivaient les arts.

La nouveauté que cherchait cette foule , Fattrait qui la faisait courir, c'était, pour emprunter le langage du temps, Fenseignement d'après le ruUarel, c'est-à-dire d'après le modèle vivant. Les exercices de ce genre étaient, on le comprend, k peu près inconnus, non -seulement chez les maîtres, mais chez tous leurs rivaiix. Un atelier particulier ne peut guère entretenir constamment un modèle; pour en faire la dépense et couvrir tous ies frais accessoires , il faut la bourse ou de FEtat ou d'une riche association. La maîtrise était riche, tout au moins fort k son aise , mai3 l'idée de faire un tel usage de ses ressources ne lui était pas encore venue. Son argent passait eu festins, en banquets, en réunions joyeuses. Elle avait un esprit à la fois trop mercantile et trop jaloux pour appliquer à Fenseignement les revenus de ta communauté : c'eût été s'exposer à faire éclore des talents, c'est-à-dire des germes de con- currence. La seule école publique et libéralement établie qui eût encore existé en France était Fécole de Fontainebleau; mais elle dédinait depuis la mort de Henri IV, et, même dans son beau temps, eHe avait été moins une école préparatoire qu'un atelier d'exécution i'on cherchait des résultats bien plutôt que des méthodes , et les jeunes gens se formaient moins à étudier la nature quà aider et' à imiter leurs

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maîtres. Cétait donc la première fois, à vrai dire, quon offrait chez nous à la jeunesse roccasion de dessiner le nu d'après nature» non plus comme on avait fait jusque-là, par rencontres fortuites et passaginres, k la dérobée, pour ainsi dire, mais dune façon commode et permanente, au moyen dun homme à gages, mis en posture par un habile pro* fesseur. Le public attendait merveille de cette innovation. Comme on savait qu*à Rome, è Bologne, à Florence, les écoles académiques en« tretenaient toutes des modèles, on se plaisait à en conclure que était le secret de la peinture italienne, la^ause de sa supériorité.

Cétait se faire grande illusion; avant d'attribuer cette vertu aux écoles publiques et aux facilités qu'elles procurent» il fallait s'informer si leur établissement avait précédé ou suivi l'âge d'or des arts en Italie; si les artistes des grands siècles, ceux dont le nom ne périra pas, n'élaîent pas sortis presque tous des plus modestes ateliers, et même de la bou- tique d'un orfèvre ou d'un ciseleur? ils avaient appris sans doute à dessiner le nu, car rien, dans l'éducation d'un artiste, ne supplée i ce salutaire exercice, mais ils n'en avaient pas fait une étude. convention- nelle et machinale, ils s'étaient donné quelque peine pour trouver des modèles variés et de bonne volonté, appropriés, autant que possible, aux sujets qu'ils avaient à traiter, aux idées qu'ils voulaient rendre; et, tout en s'exerçant à comprendre et à interpréter les formes du corps humain, ils s'étaiei^t toujours souvenus quils dessinaient un homme, o'est*à*dire une créature intelligente et passionnée, et non pas un être banal et mécanique, un type de profession, ne sentant rien, nexpri* mant rien, vivant à peine, sorte de végétal contourné et mis en attitude comme les charmilles d'un jardiuier. Ce n'est pas ici le lieu de traiter cette question; mais, s'il est une vérité facile à d^ontrcr, c'est qu*en Finance , comme en Italie , comme dans tous les pays qui se piquent au-* jourd'hui de répandre et de favoriser la culture des arts du dessin, l'étude du modèle, telle qu'on la pratique depuis plus de deux siècles, a oertainement rendu plus de mauvais services que de hops. La plupart des défauts du style académique en dérivent directement. Ces poses combinées, ces attitudes convenues, une fois entrées dans la mémoire des jeunes gens, s'y fixent et s'y graveût en traits souvent ineffaçables; tel peintre qui, pendant sa vie, croit avoir noôs au monde des milliers de personnages divers, n'a fait, la plupart du temps, qu'habiller de costumes plus ou moins varias ce mannequin de chair humaine devant lequel on lui enseîeiia jadis à dessiner le nu, et dont, sa main, par ha- bitude, reproduit les gestes hébétés et les insignifiants contours; On étuitloiQt en i64ftvde prévoir ce dangèrvon ne voyait que les bons

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çôtës du nouveau mode d'enseignement : de cette cohue qui se pré- cipitait à Tétude du modèle vivant.

'Deux autres causes ne contribuaient pas moins au succès de Taca- demie naissante : les noms de ses fondateurs, le caractère de ses statuts.

Nous ne saurions transcrire ici les treize articles de ce règlement primitif, mais, en deux mots, nous en dirons Tesprit. Cétait moins un programme quune profession de foi. Très-incomplets et à peine ébaucbés en ce qui touchait à renseignement, les statuts de 16&8 avaient surtout pour but de proclamer le caractère moral et désin- téressé de la nouvelle association, de lui faire prendre un engagement public de décence, de poUtesse et de sobriété. Point de festins, point de banquet9, ni pour la. réception des nouveaux membres, ni sous aucun autre prétexte. L'amour de lart, Tétude, Tobéissance et la cor- dialité, voilà ce que promettaient solennellement les statuts. Cétait du premier coup se distinguer des maîtres, et planter te drapeau de la compagnie fort au-dessus de leurs enseignes. On fit plus: dans une séance générale, on décicla^ comme compléinent aux statuts, que tout membre du corps académique, sous peine d'en être exclu,. s'abstiendrait de,tenir boutique poi^r y étaler ses ouvrages, de les exposer aux fenêtres de sa demeure , d y apposer auA^ne inscription pour en indiquer la vente , et de faire enfin quoi que ce fût qui permit de confondre deux choses aussi distinctes qu'une profession mercenaire et l'état d'académicien.

Cette façon de se poser fut goûtée du public : les jeunes gens sur: tout en parurent épris^ et le choix des douze fondateurs acheva de les séduire. Ce choix était heureux, Télection avait rencontré juste. Sans parier de Lebrun, que d'avance tout le monde avait élu, la liste. des onze autres noms était irréprocbable. C'était, parmi les statuaires, Si- mon GuiUain et Van Obstal, le Flamand, tous deux en grand renom, connus par des œuvres sans nombre semées dans les églises de Paris.; puis fort au-dessus d'eux , l'habile auxiliaire de Lemercier au Louvre , l'auteur des cariatides du nouveau pavillon , Jacques Sarrasin , qui con- servait, malgré ses soixante ans, la fougueuse verdeur de sa jeunesse» Parmi les peintres, c'était Lahirc et Sébastien Bourdon , talents faciles et séduisants; le vieux Perrier, moins connu de nos jours, et quatre autres encore moins connus, mais qui avaient alors leurs clients et leurs admirateurs, Beaubfun, Juste d'Egmont, Corneille le père et Charles Errard, puis enfin cet Eustacbe Le Sueur, qui n'était que leur égal alors, et à qui la postérité réservait un tout autre rang*

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soit quelqu'un de ses membres, seraient évoqués au roi et à son conseil sans qu'aucune autre juridiction en pût prendre connaissance^.

Les jurés cette fois se tinrent pour battus. Le chancelier, piqué au jeu, ne les eût pas ménagés , s'ils avaient continué la guerre. Pour lui, c'était un parti pris de maintenir l'académie, \\n peu par amour des beaux-arts, beaucoup pour complaire à Lebrun. Non content de l'arrêt que le conseil venait de rendre, ii fit donner au lieutenant civil uq avertissement sévère, lui fit dire qu'il portait à cette compagnie un sérieux intérêt, que c'était son ouvrage, et son ouvrage de prédilection, qu'il eût à ne pas recommencer; puis, faisant appeler Lebrun et ses amis , il leur dit de prendre garde i de nouveaux orages ; que , lui vivant , ils en seraient garantis, mais qu'il était plus sûr de travailler incontinent et sans relâche à se faire une situation tranquille et indépendante en poursuivant au parlement la vérification de leurs lettres patentes; qu'il se chargeait de tout à condition qu'ils prendraient quelques peines et feraient les démarches qu'il leur allait tracer.

Là-dessus ils se confondirent en remercîments , et lui promirent de suivre ses avis. A quelques jours de une députation , conduite pai^ M. de Charmois, se rendit en effet chez le procureur général, pour

' Extrait des registres âa conseil d'Etat, i g mars 1 648. Sur la requeste pré- sentée au roy, estant en son conseil , par racadémie royale de peinture et sculpture, qu*au préjudice de Tarresl du conseil du ao janvier dernier, des statob et lellres patentes dudit mois, portant confirmation d*iceux, par lesquels Sa Majesté a séparé ceux de Tacadéroie du corp de mestier, néanmoins, le procureur du roy au Ghastelet de Paris, auroit, en vertu de Tordonnance du lieutenant civil, fait don- ner assignation à plusieurs peintres de ladite académie à comparoir pour res- pondre aux conclusions du procureur du roy, au rapport qui sera lait du commis- saire Bannelier, en outre, en vertu de ladite ordonnance, auroit saisi les tableaux vqui aurpient esté trouvez chez lesdits académistes, ce qui est une contravention manifeste audit arrest du conseil et lettres patentes, et trouUe rétablissement bit de ladite académie par Sa ^ajesté pour accroistre le nombre dea excellents hotnmes de cette profession et Tes faire jouir des privilèges, franchises et libertez

Si ^ont annexez aux arts libéraux, requérant lesdits suppliants qu'il plaise à Majesté leur vouloir sur ce pourvoir; vèu Tarrest dudit cojnseil du 20 janvier^ les statuts et règlements faits par lesdits suppliants, et lettres patentes portant anctorisatioii d*iceux~ du présent mois de février, le roy estant en son conseil, la reine régente sa mère présente, a cassé et annulé lesdites ordonnances et saisies fiâtes sur lesdits suppliants, et (ait très expresses inhibitions et deSsnses audit lieutenant civil, et a tous autres juges, de les troubler ny inquiéter en aucune fiiçon et manière que ce soit, évoquant Sa Majesté à elle, et A son otmseil, la ^connoissance de tous les procez et différends mus et k mouvoir, concernant les fonetioiis, ouvrages et exercices desdits sopidiants, en inlerdisant à ms fins la connoissance à tous juges quelconques. Fait a..., elc.t

5

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^teoir 4U*il voulût bien conclure à renr^;istrenient pur et simple des lettres eo question» mais ils acquirent la preuve qulls avaient été prévenus; que les jurés, depuis plusieurs semaines, avaient formé opposition à l'enregistrement, et que lafiaire, en conséquence, ne pouvait plus se terminer que par une procédure en rè|^e et un arrêt contra- dictoire.

Cette révélation les arrêta tout court. Sans méconnaître à quel point le chancelier avait raison, ils suspendirent leurs démarches, et tout projet d*enregistroment parut indéfiniment ajourné. Es reculaient devant un procès, ou plutôt fai^gent manquait pour entamer la procédure. L*aca- démie s'était fondée avec l'espoir que la r^ente ou le cardinal se char- gerait de tes dépenses. Les statuts s'en expliquent en termes assex clairs ^ Mais on était en 16&8, c'est-i-dire au plus fort de ces embarras finan- ciers qui allaient allumer la guerre entre la cour et le parlement. Ma- sarin ne pouvait ni donner ni promettre. Pour attendre des temps meil- leurs et pourvoir aux plus urgents besoins , on avait usé d'expédients. Les lettres de réception, les diplômes, avaient été taxés à deux pis- ^les, et, comme le nombre cq était grand , on en avait tiré une sonmie assea ronde. Mais ce n'était qu'un produit passager, et quant aux coti- sations mensuelles, celle qu'on exigeait des élèves était nécessairement modique, et celle que les professeurs s'imposaient, quoique plus pro- ductive, aviit le grand défaut de n'être pas obligatoire. Tout cela cons- tituait d'asseï pauvres finances. Aussi , peu de temps après Touvei^^nre des exercices, la caisse était-elle à sec. Sans M. de Charmois, la com- pagnie sombrait au poit. Son chef, heureusement, avait un intérêt d'honneur à lui venir en aide. Sous forme de prêts ou d'avances ce fut lui, dans les premiers temps, qui la soutint de ses deniers.

Mais il ne tarda pas & en prendre à son aise avec des gens qu'il hé- bergeait ainsi. Non content de présider l'Académie, d'en diriger presque à son gré les délibérations, il s'était attribué la rédaction et la garde des procès-verbaux. Les statuts ne lui donnaieîit pas ce droit ; ils l'avaient réservé à chaqme ancien, à tour de rôle, pendant son mois d'exercice. Mais, parmi les anciens, plusieurs, il faut le dire, n'étant pas très-let- très, s'étaient fait suppléer par M. de Gharmob; celui-ci, une fois la plume en oiain, ne l'avait plus quittée; et, peu à peu, pour plus de , il avait feit porter les registres chez lui. Jusque-là le mal

' Artnia iv : . . . lorsqu'il plaira a Sa Majesté en faire les firais , à TiniCar de celle {Je tm9ÊiàÊm)dn grand-duc de Florence.

Ailîdas :••... en attendant qu il plaise au Roi de lai en donaar un ( un biliment poor tenir ses séances).

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ivétaît pas grand. Ce qui devint autrement grave , c est qu'au lieu de procès^verbaux l'assemblée n'eut bientôt que des domptes rendus de fantaisie. Les délibérations n'étaient enregistrées que par extraits plus ou moins infidèles. Le secrétaire grand seigneilr inscrivait ce qui était de aon goût, rejetait ou changeait tout le reste, et souvent même il donnait comme émanés de la compagnie des actes qu'il fabriquait de sa propre autorité.

De telles façons n'étaient pas tolérables. On les supporta cependant; on garda quelque temps le silence pour éviter l'édat d'une rupture, maist i la fin, la patience édiappa. On fit dire à M. de Charmois, avec de grands détours de politesse, que l'académie était confuse de l'avoir laissé jusque-là se livrer à un service si fort au-dessous d'uH hoonne de sa condition; qu'il était temps de l'en soulager; qu'on tdlait en charger désormais un oflBcier subordonné, un simple secrétaire, anqud la tenue des registres serait exclusivement confiée. M. de Charmois comprit ce qu'on lui voulait dire; assez homme d'esprit pour répondre sior le même ton , il remercia chaudement ses confrères , et leur rendit les registres de la meilleure grâce du monde, mais, à dater.de ce jour, il n'^assista que rarement aux séances de la compagnie, et sa bourse s'ouvrit plus rarement encore.

La gène devint extrême. On vécut au jour la journée. La rétribution des élèves futportée de cinq sous à dix sous par semaine ; les professeurs et tous les autres membres doublèrent aussi leurs ofirandes; tout cela fat insuffisant : presque à chaque séance il fallait aviser aux moyens de combler quelque vide, et c'étaient les présents qui devaient boursiiler. L'assiduité dès lors devenant onéreuse , les rangs ne tardèrent pas h s'é- claircir. Le professeur en exercice se trouva souvent presque seul à faire, le soir sa leçon , tandis qu'auparavant ses confirères étaient toujours l'assistant, se mêlant aux élèves et prenant part aux corrections. Getle jeunesse, ainsi abandonnée, se mit à murmurer : on lui faisait payer plus cher de moins bonnes leçons. La désertion des chefs était un con- tagieux exemple ; elle amena celle des soldats. Les élèves partirent à leur tour, te Nous eûmes le déplaisir, dit l'auteur de notre manuscrit , de les (( voir se retirer par troupes entières. » De une diminution notable dans le produit de la rétribution, et, de semaine en semaine, un surcroît proportionné de besoins et d'embarras.

On était au printemps de 16/19; ^^ "Y ^^^^ P^* P^^ d'un an que lacadémie était au monde, pas plus d'un an de ses premiers succès; quel changement! JQ e^vrai qu'autour d'elle tout D?Àait guère moins t^iisigé, La régmu et dRoor avaient quitté k oapitdt ; le diucelief était

' 5.

56 JOURNAL DES

sans force et sans crédit; M. de Gharmois boudait toujours. A qui b compagnie pouyait-eile s'adresser? Quel secours pouvai^eiie attendre?

Cette détresse prématurée n avait pas échappé, comme on pense, à des yeux ennemis. Tout en gardant, depuis le 1 9 mars, un silence pru- dent, la maîtrise était aux aguets. Elle voyait Tabandon, laflaissement de sa rivale , et le moment lui semblait venu de reprendre loffensive. Son plan n'était pas malhabile, ainsi qu'on va le voir.

Il s'agissait de faire avec plus de succès ce que l'Académie s'était pro- posé de faire. Elever une école, entretenir des modèles, appeler k soi la jeunesse, tel était le plan des jurés. Ils changeaient de méthode, vou- laient plaire au public, et lui offraient les nouveautés dont il était friand. Dans un temps régulier cette sorte de plagiat et de contrefaçon n'eût pas été possible; le pouvoir ne l'eût pas tolérée; avec l'omnipotence du par- lement et l'appui des frondeurs, on pouvait tout oser. Il ne (allait que deux choses pour fonder une seconde académie, de l'argent et des noms connus. De l'argent, la maîtrise en avait; des noms, il su£Bsait d'en emprunter. Ces hpmmes de talent dont tout à l'heure nous regrettions l'absence étaient tout justement ce qu'il fallait. Les jurés n*avaient pas manqué de leur faire une cour assidue, et peu à peu se les étaient acquis. Mignard leur avait amené Dufresnoy, Dufresnoy les Anguier, et tous ils avaient appelé comme chef et comme protecteur, leur ancien maître, Simon Vouet, exclu et irrité comme eux^

S'il faut en croire l'auteur de notre manuscrit, si bien versé dans toutes ces intrigues, ce serait Vouet lui-même qui serait venu chercher les jurés et les aurait poussés à ouvrir une école nouvelle en face de l'académie chancelante, s'engageant à la rendre prospère par le seul éclat de son nom^. Qu'il ait été l'instigateur ou le confident des jurés,

^ Ce dernier épisode de la vie de Vouel n'est connu, comme nous Tavons dit plus haut , que depuis la publication toute récente d'une partie des papiers conservés aux archives de Técole des beaux-arts. C est dans la vie de Louis Testelin, par Guillet de Saint Georges, insérée au tome 1* (page a 16) des Mémoires inédits sur la vie et les oavmges des membres de Vacadémie royale de peinture et de sculpture, que se trouve (pages aai-asa) le récit de ces faits, avec une abondance de circonstances et de détails qui rend le doute impossible. Ajoutons que l'existence de Vouet, en 16/19, et le rôle qu^il joua dans celte première apparition de facadémie de Saint-Luc, se trouvent également attestés pages 76 et suivantes du manuscrit publié par M. de Montaîglon, et attribué par lui à Henri Testelin. Seulement, dans ce récit, le nom de Vouet n'étant pas prononcé, et celui de Mignard se trouvant incidemment cité, tous renx qui, jusqu'ici (Pîganioi, par exemple), avaient eu connaissance du ma- raient attribué à Miernard les faits qui se rapportent à Vouet. La notice de

jmscrit, avaient attribué à Mignard les faits qui se rapportent

Guillet de Saint-Georges remet les choses à leur plaa|^et devient à la ibîif le 00m-

mei^taire çt U CQnfirmalion du récit de Testelin..— '.VoXRommeot s'exprioieraiitear

JANVIER 1857. 37

peu importe, mais de quelque côté que vint Tidée» elle fut adoptée avec transport. La maîtrise fit publier par tout Paris que, dans sa maison dite

*

du manuscrit, page 76 : « *. .11 (un personnage considérable dans la peinture) conçut «le dessein d'élever, sur les débris de noire école acadéoiique, une semblable école « chez les matires, et il ne douta pas un moment que son nom seul suffirait pour don- « ner à cet établissement un éclat et un succès capables d^opérer la destruction totale « du nôtre. . .Dépouiller Tacadémie de sa gloire et en reVétir la communauté, c'était « la moindre de ses promesses. Les jurés etleurs satellites en furent charmés et adopta- « rentle projet avec transport. Ils se pourvurent de deux modèles et des autres cboaes t nécessaires. Peu de temps après ils firent, avec erand apparat, Touverlure de leur « école, qu ils qualifièrent aacadémie de Saint-Luc. Four signaler leur reconnaissance « envers le grand homme qui avait bien voulu tant mériter d'eux en cette occasion, « ils le proclamèrent prince de cette académie. Conmie tel, il présida à cette cérémo- nie, et y soutint son nouveau rang avec un air de dignité qui parut fort ridicule à t ce qu*il y avait de gens assez sensés pour Tévdluer à sa valeur. Il est fâcheux «pour la mémoire de H. Mignard, que son nom se soit conservé avec celle de cet

.|tti événement , dans les registres de la communauté. >

^ Ce sont ces dernières lignes qui ont donné lieu à la méprise signalée dans la noté

ci-dessus. Il eût été pourtant facile, avec un peu de réâexion, de reconnaître que Mignard n*étaît pas ce personnage considérable dans la peinture dont il est ici question, non-seulement parce qu'à cette époque il n'était ni par son âge ni par sa renommée en position d'être ainsi quaUfié, mais parce que l'auteur du récit indique évidem- ment que ce n est pas de lui qu'il s'agit. Il plaint Mignard non pas d'avoir joué le rôle prinèipal dans cette affaire, mais de s'y être compromis, d'y avoir mêlé 'son nom. Faute d'avoir fait cette remarque, Piganiol, qui, dans sa description Pains, a inséré une histoire de l'académie de peinture évidemment empruntée au ma^ nuscrit de Testdin, ainsi que le démontre M. de Moutaiglon, Piganiol ne met pas en doute que ce ne soit Mignard qui ait présidé la séance d'ouverture de l'académie de Saint-Luc en 16^91 et il entre à ce propos dans d'assez longs développements (T. 1* p. 270, édîi. in-12, 174a)- Ce qui e^t encore plus étrange que l'erreurr de Piganiol, c'est qu'elle est reproduite dans la table analytique des matières impiimée par M. de Montaiglon à la fin de son second volume, table qui, dans le manuscrit, se trouve en marge de chaque page, en manchettes, selon le terme consacré. Cette table attribue à Mignard (p. i5g) les actes qui, dans la pensée de l'auteur du ma- nuscrit, appartiennent à Vouet. D'où il suit que la table n'a certainement pas été faite par 1 auteur du manuscrit lui-môme, et a é!re composée soit par M. Hulst, soit par un simple copiste, qui, comme Piganiol, s'est laissé prendre a l'apparencie et n a pas lu avec attention. Nous signalons ce fait au sagace éditeur; il est de na- ture, ce nous semble, à modifier l'opinion qu'il a émise sur l'origine de celte table (p.xviii et xix.de sa préface). Lort même que la notice de Guillet de&dutr Georges ne mettrait pas en évidence la méprise indiquée par nous, il suflirait, pour s'en apercevoir, de la manière dont s'exprime Fauteur du manuscrit en pariant âc ce personnage considérable dans la peinture qui a présidé l'académie de Saint-Luc Il reconnaît que l'académie ne l'a pas traité avec wie impartialité bien pure ei bimi parfaiie; ^aon était dans la compagnie assez peu, prévenu en sa faveur, bien qu'il .eût du mérite dans l'exercice de son art, et même en un assêihaut degré, mais il enips^- fumait trop, ajoute-t-il, pour vouloir se contenter à m^ins ^me d'une supérioriU .âH^iÊr

36 JOURNAL DES SAVANTS.

des Coquilles , me de ia Tixeranderie , elle ourrat une académie sous ie nom d'académie de Saint-Luc. C'est ainsi qu*on appelait à Rome la plus ancienne et la plus illustre académie de peinture. S'emparer de ce nom , c était se donner bon air, un air d affiliation et comme de parenté arec rassociation romaine. On poussa l'imitation phis loin ; au lieu d*on président on eut un prince , et ce prince fut Simon Vouet. Pour ré- pondre à ce titre pompeux, il fallut tailler à la grande et renchérir en tout sur ce quavait fiiit facadémie royale. Celle-ci n'avait que douce ïmdeBS, Tacadémie de Saint- Luc s en donna vingt- quatre; il ny avait qu*un modèle rue des Deux-Boules, rue de la Tlxerailderie on s'en

f»rocura deux; les jeunes gens payaient une rétribution pour dessiner à académie royale , on leur pi*omit qu'à l'académie de Saint-Luc ils des- silleraient gratii.

Ce mot gratis eut un effet magique. La foule vint à flots, pendant que fautre école restait de plus en plus déserte. La maîtrise avait fait $i grandement les choses , que la séance d'ouverture eut l'éclat d'une cé- ffiémonie; Vouet présidait en qualité de prince. H eut le tort, dit -on , de santenir son nouveau rang avec un air de iignUé un peu trop majes- tueuse ; et, comme professeur, il ne plut pas à ia jeunesse. Il était vieux et toujours plein des mêmes prétentions qu'au temps de ses luttes avec Poussin. Pendant sept ou huit jours il posa le modèle et donna la leçon , puis il se dégoûta, devint moins assidu, et finit par laisser aux maîtres ses confrères le soin d'achever sa tâche et de soutenir sa gageure.

Les étudiants prirent assez mal ce subit abandon. Tomber des mains de Vouet aux mains de simples maîtres, la chute leur semblait brus- que. Ils se plaignirent et menacèrent de déserter. Pour les calmer et pour les retenir rien ne fat négligé : on fit de nouvelles largesses , on institua des prix, on promit une épée d'honneur, à poignée d'argent ciselé, qui fut exposée avec pompe dans les salons de l'école. Tout cela n'eut pa^ grand succès. Peu à peu les bancs se dégarnirent , et jamais

msaf extiiuwe et reconnais telh. Cette vamié en lui neus reniait injustes à son égard, en h rtAaiuant beaucoup an-dessous de ce quo la vrtne connaissanee et la saine raison fouMÎent Hoûs le permettre. Tout cela pouvait sans doute s*ap|diqiier A MIgoard tel

Ï*il derint quinze ou nngt ans plus tard, après le grand snooès de ^uelques-aiis ses portraits, mais non pas ao Mignard de i6àg. Ajoutons q«e Tesleltn avait étéélève dkose

d'approuver ce que

fend de sa pensée, ne se dissiinulant pas qu*e(le a commis une faute, et q«e, malgré les défilais et les traven d*im boœme de cette inqporlaooe, nneiix eàt vida lavoir iBii» dam' k eoinpagnie qtie la laisser en dAois^

JANVIER 1857.

M ne revit la Togue des premielv jourt. Ni DafinwiKiy ni Ifigilard m firent de grands efforts pour réparer les échecs de leur mattre fst mm- tenir leurs alliés, Mus tard nous les Terrons tenter à nouveau pour Inor eompte un essai tout semblaUe « mais cette fois ils s'effacèrent et cherchèrent pas i sortir du rôle secondaire que prudemment ils s'étaient assigné.

Pendant ce temps » l'académie royale, tombée è un état de décadence qui ne différait guère d'une ruine totale, commençait i renaître et le*^ prenait figure. Elle avait eu dans sa disgrâce une chance vraiment heu- reuse. Un homme actif, intelligent/ aussi courageux qu'habile, Loois Testelin , le frère aîné de cet autre Testelin , auteur présumé de notre manuscrit, s'était trouvé en position de se dévouer pour elle et de la soutenir pour ainsi dire è lui seul. C'est lui qu!on avait élu secrétaire , poui^ échapper aux envahissements de M. de Charmois; il s'acquittait de cette charge si parfaitement bien , que , lorsqu'un peu plus tard , en 1 6 So , Françob Perrier vint à mourir, laissant parmi les douze anciens une place vacante, ce fut encore sur Louis Testelin que se portèrent tous les aàC- fi^ges. JQ était à peine nommé que son tour arriva d'entrer en «lêt* cice. Les circonstances étaient graves. On parlait de fermer l'école, tant il restait peu d'élèves , tant on était à court d'argent. Testelin avait qnrf- que aisance; il prit bravement le fardeau. Entretien du modèle, loyer, chauffage et luminaire , il se chargea de tout, ne voulant pas que VwBki demie mourût entre ses mains. Au bout du mois, celui de ses confi4ires qui aurait lui succéder ne donnant pas signe de vie , il continna un mois de plus, puis encore deux autres mois et toujours i ses fraia« Sa libéralité n'était pas son plus grand mérite : il avait la constance de frire tous les soirs sa leçon avec autant de soin, d'application et de patiènee, que si la salle eût été pleine , £aiçon d'agir qui ne tarda pas à être ceps- parée avec le laisser-aller et l'incurie des maîtres. Depuis le départ de Vouet, ceux-ci négligeaient i tel point leur éeole qu'i& laissaient les élèves poser eux-mêmes le modèle et ne corrigeaient plus leurs des* sins. Ce contraste eut bientôt pour effet de ramener i la rue des Deka- Boules le courant qui s'était si violemment porté vers la rue de la Tîxen ranjipe* Chaque jour les transfuges vinrent se rapatrier; si bien qvt'anmii la mrde i65o, après un an d'édipse tout au plus, l'académie ceyde recouvrait son éclat et se rétablissait à sa place première dans W du monde et des artistes.

Il semblerait qu un retour de fortune si prompt et si bien devait dissiper toute crainte, et qu'après cette épreuve nos acadénrioitM auraient pu tranquillement reprendre leurs travaux sans se préoecnfier

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ni des jurés, ni de leurs cabales, ni même de leurs procès. C'était lavis de Lebrun , de Sarrazin et de quelques autres, mais la plupart de leurs confrères étaient loin de penser ainsi. Un reste de terreur semblait les dominer; ils croyaient que l'académie n'aurait jamais un instant de repos tant qu'un traité de paix ne serait pas conclu, tant que les deux écoles et les deux compagnies resteraient séparées. D'où venaient ces appréhensions et comment ces tunides avis prenaient^ils plus d'empire à mesure que la supériorité de l'académie royale devenait plus mani- feste et plus incontestée? Le mot de cette énigme est, selon nous, tout politique. La Fronde triomphait; l'année i65i venait de com- mencer; Chateauneuf était garde des sceaux, Mazarin allait être banni. Les jurés et presque tous les maîtres, par jalousie ou par rancune contre la cour, s'étaient donnés à la Fronde. Si leur crédit au parlement était déjà grand avant les troubles, que serait-ce donc à l'avenir? De ces craintes qu'ils inspiraient, de ce grand désir de se fondre avec eux.

D un autre côté, chez les maîtres , il y avait quelques esprits sensés qui n'étaient pas d'avis de perpétuer la guerre. Frappés de leur dernier échec et comprenant à quel pauvre rôle les condamnait l'isolement, ils parlaient, eux aussi, de pourparlers et de jonction. De part et d'autre on fit quelques avances , on sévit, on parlementa, et dans les deux compagnies le projet d'un accommodement obtint la pluralité des suf- firages.

Mais, avant d'en venir à un accord définitif, que de temps ne fallut-il pas! Nous allongerions notre récit hors de toute mesure, si nous donnions seulement le sommaire de tous les incidents qui traversèrent pendant six mois cette négociation. Vingt fois tout fut rompu. Ce n'était pas de l'académie royale que venaient les obstacles. Ceux de ses membres qui s'opposaient à l'alliance, la trouvant humiliante et oppressive, étaient en faible minorité; le gros de la compagnie, les timides et les irrésolus, voulaient de Injonction à tout prix. C'était de l'autre côté, c'était des rangs de la maîtrise que partaient les chicanes et les manques de foi. L'alliance y comptait peu d'amis; seuls en état d'en profiter, les hommes détalent osaient seuls la défendre, tandis que le grand nombre, les ignorants et tes brouillons, préféraient gueiToyer, la guerre étant l^eul moyen de conserver leur importance. Us n'avaient d'abord consRti à entamer les pourparlers que par une sorte de surprise , aussi se gar- daient-ils de rien laisser conclure. Chaque fois qu'on croyait aboutir, un vote absurde et malveillant venait tout renverser; on renouait les conférences, et aussitôt ils les interrompaient. Enfin, pour couper ocNprt à ces incertitudes, ik prirent un procédé que TesteÛn; non safis

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raison, qualifie de sauvage.. Un beau nnatin, sans en avoir rien dit, ils tirent porter par leurs jurés une requête au parlement, tendant à mettre à néant et l'arrêt du conseil et les lettres patentes qui avaient créé Taca- démie, à faire droit aux conclusions posées par la maîtrise en i646, et à limiter en conséquence le nombre des sculpteurs et des peintres privilégiés. L académie ne connut la requête que par Thuissier qui lui fit sommation d*y répondre dans le délai prescrit.

L'indignation fut grande. Lebrun et ses amis crurent un moment que leurs confrères allaient prendre un parti courageux; la colère leur rendait la fierté; mais, quand il fallut plaider, cette fièvre tomba. Les pacificateui^s revinrent à la charge et on négocia de nouveau, cette fois avec plus de succès.

Les chefs de la maîtrise avaient, après bien des peines, pris un peu plus d'empire sur leurs turbulents confrères. Ils leur avaient fait com- prendre que l'union des deux corps ayant pour conséquence de mettre en commun leurs privilèges respectifs , et l'académie possédant des pri- vilèges autrement étendus que ceux de la maîtrise , c'était aux maitres que l'alliance était surtout avantageuse; en même temps, ils mettaient en avant un moyen non encore usé, ils proposaient un arbitrage, et prononçaient le nom d'un magistrat considérable et impartial, M. Hervé, conseiller au parlement. Ce nom fut accueilli par les deux parties contendan tes avec un tel empressement, que M. Hervé se vit comme contraint d'accepter ce di£Bcile mandat. Par acte passé le 1 3 juillet devant deux notaires au Cbâtelet, l'académie et la communauté se soumirent à son arbitrage; et, en vertu de ce compromis, le procès fut abandonné.

Le Ix août suivant, M. Hervé terminait son travail, dressait le con- trat de jonction et convoquait chez lui, en présence de deux autres no- taires, les délégués élus par les deux compagnies pour traiter en leur nom. Peu s'en fallut qu'à ce moment suprême tout fût encore mis en question. Les délégués de la maîtrise élevèrent tout à coup des pré- tentions textuellement contraires à la sentence ai Utrale. Cen'était pas d'un heureux augure pour l'exécution du traité. Les soupçons s'éveillaient , on si'échaufiait de part et d'autres, lorsque, à force d'adresse et grâce aux concessions que firent encore, à ^a prière, les représentants de l'académie, M. Hervé dissipa l'orage. La transaction mise en état, il la fit signer devant lui par tous les assistants, y compris les notaires, puis, dans la journée même, elle fut ratifiée sur minute par les jurés en exercice au nom de leur communauté , et dès le lendemain , au nom de l'académie, par mi^lHiii^ nombre deses membres, ngtaornientpar neuf anciens sur douze.

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42 JOURNAL DES SAVANTS.

Les trois anciens qui ne ratifièrent pa^ étaient Lebrun , Lahire et Sarrazin. Lebrun n*avait cessé de protester par ses paroles, et protes- tait encore par son abstention contre la mésalliance qu'avaient acceptée ses confrères; il s'en montrait inconsolable. L'académie, telle qu'il l'avait rêvée, n'existait plus pour lui. Cette séparation de l'art et du métier, cet ennoblissement des hommes d'art, si longtemps poursuivi de ses vœux et conquis après tant d'efforts, le contrat de jonction n'en laissait plus vestige. En s'unissant à la maîtrise, l'Académie, selon lui, ne relevait pas ses alliés, elle s'abaissait à eux^; il la tenait si bien pour morte, qu'à partir de ce jour il se mit à l'écart et resta comme étranger aux travaux de la compagnie.

Voyons si ses pronostics devaient se vérifier, et ce qu'allait devenir le corps académique sous le nouveau régime il était entré.

L. VITET.

(La suite à an prochain cahier,)

Histoire générale et système comparé des langues sémi- tiques, par Ernest Renan, ouvrage couronné par VInstilat. Pre- mière partie, Histoire générale des langues sémitiques. Paris, imprimé par autorisation de l'Empereur à Flmprimerie impé- riale, i856, in-8** de viii-Agg pages.

DEUXièME ARTICLE ^

De rinvention de Talphabet

M. E. Renan, avons-nous dit, n'hésite point à faire honneur de l'in- vention de l'alphabet à la race sémitique; et il croit avec raison n'être eii cela que l'écho de l'opinion universelle , soit dans l'antiquité , soit dans les temps modernes. Nous ne prétendons pas renverser cette théorie , et lui en substituer une plus exacte. Mais nous voulons présenter quel- ques réflexions qui, sans être contraires à ce système, montreront que , jusqu'à présent, on a circonscrit cette question si curieuse dans des bornes

' Voyez, pour le premier article, le cahier d'octobre i856, page ôig.

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trop étroites. Nous n apportons point un système nouveau ; mais nous croirions avoir fait quelque chose d'assez utile en prouvant qu il faut désormais étendre le cercle des recherches, et que la tradition, toute évidente et incontestable quelle parait, peut n'èti^ pas infaillible.

Sur quels motifs s*appuie M. E. Renan, et se sont appuyés comme lui tous les juges compétents qui se sont prononcés sur ce problème obscur? Parmi ces motifs très-nombreux, il y en a trois principaux auxquels nous nous .arrêtons plus particulièrement.

D*abord l'antiquité tout entière n'a qu'une voix pour rapporter cette découverte admirable à la Phénicie , de qui le reste du monde la reçue plus tard ,^t successivement. En second lieu , Talphabet sémitique ou phénicien correspond parfaitement à l'échelle des articulations sémi- tiques, et il a été taillé sur le moule même des idiomes qu'il doit peindre aux yeux. Enfin les noms des lettres , qui sont presque tous sémitiques , suffisent à fournir de Torigine de l'alphabet une démonstra- tion irrécusable^ Â ces premières considérations, M. E. Renan en ajoute d'autres; et, comme certainement ce ne sont pas les Israélites qui ont inventé cet alphabet, et qu'ils le tenaient, quinze ou vingt siècles avant l'ère chrétienne, des Phéniciens leurs voisins et leurs prédécesseurs dans la Syrie , M. Renan se demande si les Phéniciens eux-mêmes sont bien les inventeurs, et s'ils ne sont pas plutôt de simples intermédiaires. A ses yeux, les Phéniciens, avec l'esprit commercial qui les distingue et les sépare des autres races sémitiques , ne sont guère que les courtiers d'une civilisation qu'ils n'ont point faite, mais qu'ils ont transmise à d'autres. Le siège de cette civilisation antérieure serait Babylone; et c'est à cette ville qu'en dernière analyse le jeune et savant philologue rappprte la découverte de l'alphabet de vingt-deux, lettres , comme c'est à elle qu'on rapporte en général le système cunéiforme^.

Nous ne nions pas la force de ces arguments, qu'adopte pleinement M. E. Renan f comme les ont adoptés avant lui^lM. Gesenius, Ewald, Lengerke et bien d'autres. Nous ne voulons pas rechercher, avec MM. Le- normant, Hug, SeyfFarth et Olshaussen, si l'alphabet sémitique, par une transformation qui, pour nous, équivaut à une création véritable, est venu du système hiéroglyphique. Nous ne rechercherons pas davantage si l'al- phabet sémitique a été inspiré tout à la fois et par les hiéroglyphes et par les cunéiformes , et si ce sont les Hyksos qui ont fait le chaogementinitial. Ce sont des. problèmes qui méritent sans doute les labeurs qu'on y

' M. E. Renan, Histoire générah et système comparé des langues sémitiques, p. loâ tt suiv. * Id. iHd. p. io5.

6.

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consacre; et les découvertes imprévues faites à Ninive doivent éveiller bien des espérances légitimes. Mais, pour aborder et résoudre ces diffi- ciles questions, il faudrait des instruments dont nous ne disposons point; et il nous suffira, pour le but que nous poursuivons, de les avoir indi- quées aussi brièvement que nous venons de le faire.

Ceci posé, nous nous demandons quelle est la valeur de Talphabet sémitique en lui-même ; et , pour que les considérations que nous allons développer soient aussi claires que possible, au lieu de nous adresser k l'alphabet phénicien ou hébreu , nous nous adressons directement au nôtre, qui n'en diffère pas sensiblement, non plus que lalphabet grec ou latin, sous le point de vue spécial que nous voulons mettre en lu- mière. L'alphabet hébraïque ou phénicien nest pas tout à fait celui quo Palamède, à en croire des témoignages plus ou moins authentiques, compléta pour l'usage de la Grèce , vers le temps de la guerre de Troie , et que Cadmus lui avait apporté de Phénicie cinq ou six siècles aupa- ravant. L'alphabet grec n'est pas non plus tout à fait le nôtre. Mais, en dépit de quelques différences, tous ces alphabets n'en sont au fond qu'un seul, et les caractères généraux qui les distinguent sont identiques pour tous.

Nous étudions l'ordre dans lequel les lettres de l'alphabet sémitique sont présentées; et il n'est pas besoin d'une étude bien profonde pour se convaincre que cet ordre est purement ai^bitraire. En d'auti^es termes , il est clair que ce n'est point une conception systématique qui a présidé à cetle classification. Le hasard a seul déterminé la place que chaque lettre occupe; et il ne parait pas quïl y ait une seule raison plausible pour qu'elle n'en occupe point une tout autre. Il n'est pas très-difficile d'en juger, et plus simple analyse suffit pour s'en rendre compte.

La première lettre de cet alphabet est A; et nous accordons, sans aucune hésitation , que c'est le son le plus naturel et le plus aisé que puisse émettre la voix humaine. A est resté la première lettre de tous les alphabets; et cette priorité lui est si instinctivement dévolue, que les révolutions les plus complètes du langage ne la lui ont jamais ravie. C'est comme une sorte de domination irrésistible.

A cette première lettre en succède une autre d'une tout autre espèce. B n'est plus articulé par le même procédé que A; et cette seconde arti- culation est aussi compliquée que l'autre l'était peu. Non-seulement il ne s'agit plus d'une simple et directe émission de la voix; mais il faut, en outre, une inflexion de l'organe fort éloignée de celle qui précède. En un mot, on passe d'une voyelle à une consonne; et cette consonne est d'un ordre très-particulier. En analysant le mouvement organique

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qui la produit, on voit qu elle a besoin essentiellement, pour être formée , du secours des lèvres. B est donc, dans Tordre alphabétique, une con- sonne venant aussitôt après une voyelle; et c'est une consonne labiale.

Après B, cest encore une consonne qui se présente; et, en cela du moins , larbitraire semble ne plus continuer. Mais cette consonne C n est plus du même ordre que celle à laquelle elle succède. En lui laissant exclusi veulent le son quelle a dans notre langue, quand elle est suivie de O ou de U, cette consonne, formée par une partie différente de loi^ne vocal, est ce quon appelle une gutturale, parce quelle semble en effet sortir du fond du gosier. Ainsi, à la voyelle A succède une con- sonne B labiale ; et à la consonne B labiale , succède une autre consonne , qui est gytturale.

D, qui suit C, est bien encore une consonne comme lui et comme B. Mais cest une dentale, c est-à-dire une modulation aussi distincte de la modulation du C que le G lui-même l'était de celle du B.

Après D, c est une voyelle E qui paraît ; et , de même qu on avait d'abord quitté la voyelle A pour moduler trois consonnes de suite d'ordres divers, de même on quitte maintenant les consonnes pour revenir, sans motif, a ce qu'il senîble, à une voyelle. Mais on ne reste pas plus fidèle aux voyelles qu'on n'était resté fidèle aux consonnes ; et Ton abandonne la voyelle E pour prendre la consonne F, qui n'a aucune analogie avec les consonnes antérieures D et C , mais qui a une certaine affinité secrète et lointaine avec le B. G revient ensuite en quelque façon à la gutturale G ; mais H ne continue plus ce rapport, peut-être fortuit; et cette dernière lettre n'a plus la moindre relation avec aucune de celles qui forment le début de l'alphabet.

Nous ne poursuivrons pas plus loin cet examen , que tout le monde pourrait compléter aussi bien que nous; et, s'il est une consé<{uence incontestable qui,en isorte , c'est que l'alphabet sémitique , ou , si l'on veut , notre alphabet, est dans le plus complet désordre. Nulle succession régulière ; confusion étrange des voyelles et des consonnes , . bien que les premières puissent se prononcer toutes seules , et que sans elles les secondes ne puissent étro prononcées; confusion non moins étrange des consonnes entre elles, demandées tour à tour, et sans raison ap^ parente, aux parties les plus diverses de l'organe vocal. En un mot, c'est un chaos.

Si maintenant nous jetons les yeux sur un autre monde, qui, comme le monde sémitique, a des prétentions à une grande antiquité, le monde brahmanique , tout change ; et l'alphabet indien est aussi ré- gulier que ralj^iabei pUoioîen fest peu , comme on vient de le voir.

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L*ordre le plus parfait et le moins arbitraire remjdace une inextricable confusion; et fanalyse dont la succession organique des lettres parait susceptible a été poussée aussi loin à peu près qu'elle peut Tètre , aeit par la grammaire, soit même par la physiologie la plus expérimentée.

D abord , les Indiens ont distingué nettement les voydles des con- sonnes; c'est déjà un point essentiel. Mab, de plus, ils ont distingué non moins nettement les diphtbongues des voyelles, comme ils ont distingué les différents ordres de consonnes. La classification est profondément savante et étudiée. Pas le moindre arbitraire ; et , loin de , c'est un arran- gement, qui, sans être factice, est essentiellement systématique et symé- trique , comme la nature elle-même.

Nous examinons d'abord la succession des voyelles dans Tordre les donnent le plus habituellement les grammairiens de l'Inde. A est aussi la première lettre de l'alphabet dévanagari. Mais , à la différence de lalphabet sémitique, l'alphabet indien distingue la brève de la longue. C'est une distinction que nous avons virtuellement dans notre alphabet modifié, comme l'avaient les Grecs et les Latins nos ancêtres. Mais, dans la succession alphabétique, nous avons négligé cette différence, dont les Indiens ont cru devoir tenir compte. Ainsi d'abord, A bref et A long. La seconde voyelle indienne est I; et il y a I bref et I long. A ri succède OU, dont nous avons fait, en français, une sorte de àipti- thongue, mais qui est demeuré voyelle en latin et dans les langues latines restées plus fidèles que nous à leur origine , aussi bien que dans les langues germaniques, qui ne peuvent accepter notre U. Après OU bref et OU long, vient une voyelle dont nous avons grand'peine à comprendre l'existence et le son , et qui est spéciale à l'alphabet indien , c'est RI bref et RI long. Enfin , une dernière voyelle encore plus difficile à comprendre pour nous, qui non plus n'a guère de rôle en sanscrit que dans les paradigmes grammaticaux, c'est LRI bref et LRI long.

Voilà pour les voyelles , au nombre de dix , brèves et longues.

Les diphtbongues sont au nombre de quatre, résultant de la com- binaison des voyelles. Ce sont E, formée de TA et de 11 combinés; El, qui est en qudque sorte la longue de E ; O , •formée de la combinaison de A et de OU; et enfin AOU, qui est aussi la longue de 0.

Nous ne critiquons pas ce système , qui pourrait donner lieu à bien des remarques. Nous ne faisons que l'exposer, afin de tirer ensuite de ces détails quelques conséquences assez importantes pour notre sujot.

Après les quatorze voyelles et diphtbongues se présentent les con- sonnes. Elles sont rangées sous cinq ordres , composés chacun de cinq lettres analogues. Le premier ordre est celui des gutturales ; le second ,

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celui des palatales; le troisième, celui des cérébrales, espèce de lettres qui n'appartiennent guère qu'à Talphabet sanscrit, et qui ont une pro- nonciation qu'il faudrait entendre dans le pays pour savoir précisé- ment ce qu'elle est; le quatrième ordre est celui des dentales; enfin le cinquième ordre et le dernier est celui des labiales. Dans chacun de ces cinq ordres , Talphabet sanscrit distingue la forte de la douce , et l'aspirée de la simple; et il ajoute pour chacun une nasale correspon- dante. Ainsi, par exemple, la première consonne gutturale forte est ka, suivie de IVispirée kha; la seconde gutturale est la douce ga suivie de son aspirée gha. La nasale des gutturales est nga. Dans l'ordre des palatales , tcha est la forte, dont l'aspirée est tchha; la douce dja, dont l'aspirée est djha et la nasale na. Dans l'ordre des cérébrales ta est suivi de tka as- pirée; da est la douce, dont dha est l'aspirée, et na, la nasale. Les den- tales sont ta, tha; da , dha, qui ont pour nasale na. Enfin , les labiales sont pa, pha; ba, bha; et ma pour nasale.

On voit donc que l'alphabet sanscrit, outre qu'il sépare les con- sonnes des voyelles, suit aussi de très-près, dans l'arrangement des con- sonnes, l'évolution même de l'organe vocal tout entier, en partant des lettres le gosier joue le principal rôle, pour arriver, avec les labiales, h l'autre extrémité.

Mais ce n'est pas tout. A la suite des consonnes, l'alphabet sanscrit reconnaît quatre semi-voyelles, qui sont /a, ra,la,va\ correspondant aux quatre voyelles i, fi, Iri, et ou. Puis, après les semi-voy elles, viennent trois sifflantes ça, sha, 5a/ et enfin l'aspiration ha, à laquelle on peut ajouter avec l'exactitude un peu minutieuse des grammairiens , le visar- gah, espèce d'aspiration qui se place à la fin des mots, et l'anao^t^aram espèce de nasale qui les termine également.

Tel est l'ensemble de l'alphabet sanscrit. Nous n'hésitons pas à dire qu'il est de beaucoup le plus complet ^ le plus parfait que les hoorunes aient inventé. Il n'y a plus aujourd'hui de découvertes à fiiire en ce genre sur la surface du globe ; et l'on peut affirmer que , chez aucun peuple de la terre, l'analyse alphabétique n'a été poussée aussi avant et n'a été aussi exacte. Voilà l'alphabet dans son cadre achevé et dans son ordre véritable.

Nous ne voulons pas entrer ici dans des considérations qui nous écarteraient de notre sujet. Mais nous ne voulons point non j^us pas- ser outi^e sans faire quelques remarques indispensables. Cette profonde étude de l'organe vocal n'a pas seulement amené une merveilleuse elassification. Mais, de plus, elle a produit, dans les rapports réciproques des lettres entre dles, une foule de conséquences plus délicates les

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unes que les autres. G*est grâce à cette analyse incomparable qu*on ;i pu fixer les règles les plus précises pour 1 accouplement des lettres d^^ différents ordres; et le Sandhi dans Tintérieur des mots est une des parties les plus curieuses et les plus savantes de la grammaire sanscrite. Il n y a qu'elle , à notre connaissance , qui ait su discerner et déterminer ces finesses de la prononciation et de Teuphonie. La langue grecque , dérivée tout entière du sanscrit, a conservé quelque chose de ces admi- rables combinaisons; et Ton sait la place qu'y tiennent les fortes et les douces, les simples et les aspirées. Mais, comme les Grec^ n'avaient fait qu'hériter de ce trésor, sans avoir jamais su tout ce qu'il valait, ni d'où lI leur était venu , ils le mutilèrent sans aucun ménagement. Mal- gré toute la délicatesse de leur propre génie, ils ne conservèrent de ce précieiuc édifice que de grossiers fragments, témoignage d'un plus vaste ensemble que le temps avait détruit, et dont le souvenir même était effacé. 11 est à peine besoin de dire que, si le Sandhi indien a presque tout à fait disparu dans la langue grecque, il est encore moins sensible dans la langue latine et dans les langues issues du latin, bien qu'il ne soit pas absolument impossible d'en retrouver encore aujour- d'hui quelques traces jusque dans nos idiomes décolorés et informes.

Si la classification de l'alphabet dévanagari n'était que le fruit du labeur de grammairiens récents, nous avouons que nous y attacherions beaucoup moins d'importance. En elle-même, elle garderait toute sa valeur; et elle n'en resterait pas moins unique dans l'histoire de la grammaire. Mais, dans l'histoire des peuples et du genre humain,' elle n'occuperait point une grande place; et l'alphabet dévanagari , tout par- fait qu'il pourrait être (samskrita), n'aurait point à entrer en concur- rence avec ce vénérable alphabet sémitique qui remonte jusqu'au ber- ceau de l'humanité, du moins h ce qu'on suppose. Il est certain qu*à première vue, en face de cet ordre symétrique et presque compassé, on est tenté de croire que c'est le tardif résultat d'études peu anciennes , précisément parce qu'elles sont très-profondes. Pourtant, il n'en est rien ; et , selon toute apparence , l'alphabet dévanagari , disposé comme nous venons de le dire, peut prétendre à une antiquité qui ne le cède pas à l'antiquité sémitique. Nous disons selon toute apparence, parce que, dans les études indiennes, la chronologie n'est point encore assez fixée et assez connue pour qu'on puisse aller sans danger au delà de ces affirmations restreintes.

Voici pourtant quelques faits qui pourront donner beaucoup à réflé- chir sur ce grave sujet. Toutes les lettres sanscrites , aussi nombreuses que nous les voyons dans l'alphabet dévanagari , avec leurs rapports de

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simples et d'aspirées, de douces et de fortes, et avec toutes les inflexions du Sandhi , soit dans Fintérieur des mots , soit dans la succession des mots qui se suivent et s*enchainent, se trouvent déjà sans exception dans les Védas. Le rude idiome des livres sacrés n a pas encore certai- nement toutes les qualités un peu raffinées du sanscrit classique, telles quon les trouve dans les Lois d6 Manou, le Mahabhârata et le Râ- mayâûa. Mais cet idiome, tout rude qu'il est, a tous les éléments essen- tiels de celui qui doit lui succéder et le remplacer en le perfectionnant. Oserait bien difficile de savoir, dans l'état actuel de nos connaissances, si , à 1 époque les Védas furent composés , le peuple intelligent qui chantait ces hymnes saints avait découvert récriture alphabétique; mais il est certain que la langue qu'il parle a dès lors toutes les fines articulations que les grammairiens étudieront et classeront un peu plus tard. Ceci est un point capital; car, si la langue n'avait point eu, dès son origine la plus reculée, ces éléments constitutifs , l'analyse des gram- mairiens , quelque pénétrante qu'elle eût été , n'aurait pu les en faire sor- tir. Or la date minimum à laquelle on peut rapporter les Védas est bien celle que leur assignaient William Jones et Coiebrooke, c'est-à- dire quinze siècles avant l'ère chrétienne. C'est un point que nous avons discuté ailleurs \ et qu'admettent en général tous les indianistes. Proba- blement les Védas sont encore beaucoup plus anciens; mais, sans au- cun doute, ils ne peuvent avoir été composés postérieurement à cette date.

Nous avons rappelé aussi que, de très-bonne heure , et vers le ix* siècle avant notre ère , le texte du Livre sacré ayant été fixé par une dernière récension , le travail de l'exégèse avait commencé , et que des monu- ments de ces travaux antiques étaient parvenus jusqu'à nous ^. Ces mo- numents sont ce qu'on appelle les Prâtiçâkhyasoûtrâni , c'est-à-dire les axiomes des diverses écoles de grammairiens appliqués à l'étude des Védas. M. Roth , qui a fait sur les Védas un ouvrage célèbre , à la fois court et substantiel , a le premier parié de ces ouvrages grammaticaux^, auxquels Coiebrooke avait fait une allusion. Depuis M. Roth, M. Ad. Régnier, notre confrère à l'Institut, a publié et commenté un de ces ouvrages, le Prâtiçâkhya de Çaounaka sur le Rig Véda^, dont M. Max. MCdler, l'habile éditeur du RigVéda, donne également une édition.

M. Roth place les Prâtiçâkhyasoûtrâni dans le vi* siècle avant l'ère chrétienne, parce qu'ils sont cités déjà dans Yâska, l'auteur du Ni-

* Voîr le Joamal des Savants, fétrier i854. 9»» * ^i*^* p* io3. 'If. Roth, Zur Utttratar und jssckichte des Veda, p. i4 et 53; pré&oe au Nifkantou, p- 43. * Joamal asiatique, février i856 et aTnl de cette niènie année.

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roukta, au v* siècle avant cette ère, et dans Pânini, qui nest guère postérieur que dun siècle à Yâska. M. Ad. Régnier, sans se prononcer auAsi positivement que M. Roth, se range cependant à cette opinion d'une manière générale, ci il ne partage pas les doutes qua élevés M.Albrecht Weber^ Pour notre part, nous sommes de Tavis de MM. Roth et Régnier; et nous ne reviendrons pas sur les arguments que nous avons développés dans une autre occasion*. Mais, loin de trouver aucune exagération dans ces dates, toutes reculées qu*elles sont, nous serions plutôt porté à les reculer encore, en trouvant dans les ouvrages de Yâska et de Çaounaka la preuve irrécusable de travaux fort antérieurs, qu'ils n*ont fait que résumer.

Or, dans le Prâticâkbya de Çaounaka , le seul que nous connaissions jusqua présent, Talphabet sanscrit est déjà rangé dans Tordre nous venons de lo décrire. Il ny a que quelques modifications peu impor- tantes dans la succession des voyelles et des sifllantes; le ri est placé inunédiatementaprèslA, etleha avant le ça. Il ny a, d'ailleurs, aucun changement pour la classification des consonnes (sparças), divisées dans leurs cinq ordres, avec les fortes et les douces, les simples et les^pi- rées, et les nasales. Puis viennent les quatre antahsthàs ou ^emi-voyelles, suivies , comme dans l'alphabet ordinaire , des sifflantes ou souffles (oûsk- mas) , que Çaounaka porte à huit, en y comprenant le visargah , l'anous- varam et deux autres signes pat ticuliers qui sont très-rarement en usage , même chez les grammairiens.

Nous n'insistons pas sur ces détails, tout intéressants qu'ils pourraient être. Mais ce que nous avons dit suffit pour démontrer que, plusieurs siècles avant l'ère chrétienne, l'Inde est en possession de ce merveil- leux alphabet. Elle en connaît même déjà toute la valeur, que de pro- fondes études lui ont révélée. Dès lors, des discussions très-subtiles sont engagées entre les diverses écoles ; et les théories les plus -minu- tieuses, si ce n'est toujours les plus justes, sont développées par les docteurs autorisés, qui se combattent et qui font loi.

M. E. Renan a remarqué' avec raison que les races sémitiques n'étaient pas bien douées pour certains travaux de l'esprit, et particu- lièrement pour les travaux de grammaire. Ainsi la grammaire hébraïque n'a point été formulée théoriquement par les Hébreux eux-mêmes; elle ne l'a été qu'au x* siècle de notre ère, sous l'influence arabe. Quant au^ Arabes, ils ont été moins lents ou plus heureux. Un siècle à peine après la mort du prophète, ils ont assez réfléchi déjà sur le texte

' Voir le Journal des Savants, cahier de féYrier i854t p- io3. * lUd. p. io4. ' M. E. Renan, Histoire générah, etc., p. 161.

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da livr^ saint et sur ridiome qu*ils emploient, pour éti^e en état de fixer dune manière irrévocable les règles grammaticales qui le r^issent. Mj Renan ajoute^ que les races indo-européennes ont, au contraû*e, de très-bonne heure et dès leur apparition , une merveilleuse aptitude aux labeurs grammaticaux* Chez elles, la réflexion, beaucoup plus déve- loppée, amène bien vite ce retour de l'intelligence nationale surTidiome dont elle se sert pour rendre ses conceptions. La race brahmanique, source commune de toutes les autres races de la même fanùUe, en ce qui concerne le langage, est de beaucoup la mieux douée sous ce rapport; et les Grecs, si supérieurs à tant d'égards, sont restés à une dbtancc énorme de leurs ancêtres^ qu'ils n'ont jamais connus, tout en ayant reçu d'eux les éléments essentiels de leur idiome.

Nous pensons absolument comme M. E. Renan , et nous ne contestons rien à ces appréciations comparatives, qui sont à nos yeux d'une frappante justesse. Mais nous allons plus loin que lui; et cette aptitude évidente de la race indienne nous fait penser qu'elle peut revendiquer une part assez légitime dans cette grande découverte de l'alphabet. Il faut bien voir quel est, au moment nous sommes, l'état vrai de la question. Pour nous le voici. 11 n'y a pas de monument historique qui prouve directement que l'invention de l'alphabet appartienne en propre et exclusivement aux Sémites; et c'est un privilège que leur attnbuent uir peu trop complaisamment peut-être les philologues qui se sont plus spécialement occupés de ces belles études^ Nous comprenons, d'ailleurs, fort bien cette partialité enthousiaste qui se fonde sur une vénérable tradition; mais, sans dire précisément que nous la désapprou- vons, nous désirons, du moins, nous garder de l'imiter. Aussi, nous hâtons-nous de reconnaître que, dans l'état actuel des études indiennes, il n*est pas moins difficile d'attester des monuments irrécusables; et ce serait se laisser emporter beaucoup trop loin que d'affirmer dès à présent que ce sont les Indiens qui ont l'honneur de la découverte. Non; les témoignages, tels que nous les connaissons jusqu'à ce jour, n'autorisent point une revendication aussi formelle. Mais il faut dire dès aujourd'hui que cette prétention n'est point insoutenable, et que ^quiconque veut maintenant démêler, d^ns l'obscurité des origines, la vraie gloire de cette invention, doit nécessairement examiner les titr% des Indiens à côté de ceux des Sémites.

Voici quelques arguments à l'appui de cette opinion, qui, nous le croyons, sera bientôt celle de tous les philologues.

^ M. E. Renan, Histoire générale, etc. p. 35o «t ssiv

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A défaut de Thistoire, qui se tait sur ces premiers temps, et qui n'a parié que très-tard, quand déjà les souvenirs étaient très-incertains, il y a les langues qu'on peut toujours consulter, et qui sont plus que des monuments historiques. Pour savoir ce qua été la langue sanscrite et par suite son alphabet dans ces époques reculées, je m*adresse à la langue grecque, sa fille, et à la langue zende, qui est tout au moins sa sosur; et, quand je vois dans ces deux langues, et surtout dans la der- nière, morte déjà au temps de Darius, l'imitation complète ouïes traces certaines de l'alphabet sanscrit, avec le jeu délicat et régulier du Sandhi, que les Indiens seub ont connu, je crois pouvoir affirmer que le grec, pour ne parler que de lui, est beaucoup plus récent que le sanscrit, qu'il copie et qu'il reproduit en partie. On peut croire que Gadmus, peu importe le nom, est allé diercher l'alphabet grec en Phénicie. Mais il faut douter de l'autre partie de la tradition , que je rappelais tout à l'heure; et le complément heureux qu'on attribue à Palamède doit paraître plus que suspect, quand on connaît l'alphabet indien. Les quatre lettres qu'on attribue à l'ingénieux rival d'Ulysse sont si indispensables au système entier de la langue grecque, qu'on doit penser qu'elles ne lui ont jamais manqué , ou plutôt qu'elles sor- taient tout naturellement de sa constitution même. Palamède tout au plus aura modifié les quatre caractères; mais il est très-invraisemblable qu'il les ait imaginés. Quant à l'alphabet zend, il est tellement rapproché de l'alphabet indien, qu'on peut le confondre avec lui, à peu près comme nous confondons le nôtre avec l'alphabet sémitique^

Les rapports intimes du grec et du zend au sanscrit sont donc deux faits de la plus haute importance, et il faut en tenir te plus grand compte dans l'histoire de l'invention de l'alphabet.

En second lieu, comme cet obscur sujet est encore du domaine des conjectures, je ne vols pas qu'il répugne à la raison que le système le plus parfait de Talphabet soit aussi le plus ancien. L'alphabet sémitique n'est pas précisément plus simple, quoique moitié plus court; il est, à vrai dire, moins complet. Pour ma part, je comprends mieux les Sémites recevant de troisième ou quatrième main l'alphabet indien , et l'adaptant à leur usage, en le réduisant de moitié et en le mutilant, que jlfi ne comprends les Indiens recevant cet alphabet informe et confus et le portant à la perfection que nous savons. Sans doute, il a fallu bien

' M. E. Buraouf, Commentaire sur le Yaçna, t. I* toute la partie consacrée à Talphabel lend , et notamment p. cxxx et suivantes. Voir aussf Touvrage de M. Lepsius, Uber die Anorduang and Verwandschafi des Semitischen, InéUschen, AU-Per- sisdimi ami AU'JEgyptisclien alphabets , p. 47-

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des siècles pour atteindre cette perfection inouïe , mais elle est atteinte dès longtemps quand Alexandre, trois cents ans avant notre ère, pénètre dans Tlnde, ramenant sans le savoir les Grecs à leur berceau , et près de leurs maîtres, qu'ils ont si fort dépassés. Les Indiens, autant qu*on en peut juger à la distance nous sommes, nont travaillé que sur leur propre langue; et c'est par une élaboration indépendante et spontanée qu ils sont arrivés à Talphabet qui leur est propre. Us auraient eu Talphabet sémitique qu'ils n'auraient pu en rien faire pour repré- seater leur langue , qui était aussi abondante que la langue des Sémites l'était peu. Les gens qui ont poussé si loin l'analyse de l'alphabet et l'étude de la valeur relative des lettres ,. peuvent bien avoir été capables d'inventer de toutes pièces, et sans aucun emprunt du dehors, le sys- tème d'écriture alphabétique dont ils se servaient. Ce système, s'il es très-r^ulier, est aussi très-compliqué; et ce n'est pas un motif pour croire qu'il soit moins ancien.

En troisième lieu , l'alphabet indien s'écrit de gauche à droite comme la plupart des langues indo-européennes, et non comme les langues sémitiques de droite à gauche. Les Grecs, les Latins, les Germains, et nous, nous avons adopté la méthode indienne, qui semble plus natu- relle; et, en recevant toutefois J*alphabet des Sémites, nous avons écrit autrement qu'eux. Mais, si^ette méthode est la plus naturelle des deux, il est bien supposable qu'elle est aussi la plus vieille, et qu'elle est un titre de priorité qui ne laisse pas que d'avoir quelque poids.

A ces considérations assez graves déjà, on pourrait en ajouter plus d'une encore; mais je ne veux pas y insister. Tout ce que je prétends en conclure, c'est que, dans la question de l'origine de j'aiphabet, il faut désormais comprendre le monde indien et l'interroger sur ce problème , qui se rattache à tant d'autres. Il était digne de M. E. Renan, qui pé- nètre déjà dans les études sanscritesS et qui en a tiré plus d'un rappro- chement instructif et ingénieux, de 6xer ses regards sur ce côté de la question ; et tout ce que j'ai voulu faire ici c'est d'éveiller des doutes dans cet esprit si étendu , si^if et si juste. A mes yeux, et après les ré- vélations que nous a faites le monde indien ouvert à nos investigations » depuis un demi-siècle environ,, la question de l'origine de l'alphabet s'est beaucoup modifiée; et je pense que des bords de l'Euphrate, il faut maintenant pousser jusqu'aux bords de l'Indus et du Gange. Peut- être devra- t-on revenir, après cette excursion, dans les plaines de la

' M. E. Renan, Histoire générale, eU^^ p. ibi^Hi, iHj^

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Mésopotamie. Mais cette excursion est nécessaire, quelque longue et quelque pénible qu'elle soit L'antiquité ne savait pas un mot de llnde , et je ne la blâme pas de son admiration pour les Sémites, I^éniciens et autres, qu*eHe devait regarder comme des inventeurs, et admirer pour le prodige de leur invention. Elle ne savait pas qu'à coté d*eux, bien avant eux peut-être, il y avait eu dans TOrient une autre race plus intelligente, si ce nest plus grande que la leur. Noos qui le savons à cette heure , et qui chaque jour l'apprenons de mieux en mieux , nous ne pouvons rester dans les limites Tantiquité devait se tenir. Nous n'aboutirons peut-être pas à un autre résultat; mais nos explora- tions doivent être plus larges, et l'histoire mieux connue de l'humanité nous ouvre des perspectives que nos prédécesseurs ne pouvaient avoir. Les Grecs, à la suite du héros macédonien, ne se doutaient guère que les gymnosophistes, qui leur semblaient si bizarres, étaient cepen- dant les pères de leur civilisation et de leur langue. Quant à nous, il ne nous est plus permis de l'ignorer.

La phâologie a donc de nouveaux devoirs en même temps qu'elle a de plus vastes et plus riches domaines. Les questions que Ton croyait résolues, il y a un ou deux siècles, ne doivent plus nous paraître aussi simples qu'on les faisait, ni les soli^ons, aussi définitives qu'on avait droit de le supposer. Une de ces solutions, qui pouvait paraître le mieux établie , c'est celle qui attribue l'invention de l'alphabet à la race sémi- tique. Il faut maintenant que la philologie comparée reprenne cette solu- tion et l'agite de nouveau, non point du tout avec le parti pris de la con- tredire, mais avec le désir réfléchi de l'examiner à une autre lumière, à celle qui nous vient des monuments indiens ignorés encore profondé- ment au siècle dernier.

Ce n'est pas une critique que j'adresse à l'ouvrage de M. E. Renan , brillent d'ailleurs tant de qualités éclatantes, non pas seiilement d'é- rudition et de style, mais encore de philosophie et d'histoire. M. E. Re- nan , emporté par son sujet même et par ses études favorites, s'est laissé aller au torrent de la tradition , et il n'a pas songé à la révoquer en doute un seul instant. Il faut ajouter que, dans ce livre si bien composé, ce n'est pas même une lacune ni un défaut. La question de l'alphabet n'y tient que la place qu'elle y doit tenir, et il eût été regrettable que l'au- teur lui en accordât davantage. Seulement, il eût été à désirer qu'il fût un peu moins afiirmatif sur ce point, qui semblait en effet vidé pour jamais. Une simple réserve aurait suffi en quelques mots ; et, si l'ouvrage , tout grave qu'il est, devait avoir d'autres éditions, comme il le mérite, je demanderais à M. E. Renan, sans rien ôter au génie sémitique, de

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ne point lui ntiribuer si pleinement une gloifc qui est peut-être par- tagée.

BARTHÉLÉMY SAINTHILAIRE.

(La suite à an prochain cahier.)

LeIICON BTYMOLOGICUM LINGUABUM BOMANÀBUM , ITAUCjE, BIS-

panjcjE, galuCjE, par FrifderiGh Diez. Bonn, chez A. Marcus, i853, 1 vol. in-8^

2^ La langue FBANÇÀISE dans ses BAPPOBTS avec le SANSCBiT ET AVEC LES AUTRES LANGUES INDO^EUBOPÉENNBS , par Louîs

Delatre. Paris, chez Didot, i854, t. V^, in-8^ i^

Gbammaibe de la langue doîl, ou grammaire des dialectes français aux xii* et xtii^ siècles, suivie dun glossaire contenant tous les mots de V ancienne langue qui se trouvent dans T ouvrage, par G. F. Bui|[uy. Berlin, chez F. Schneider et comp., t. I*', i853, t. Il, i86il (le troisième et dernier est sous presse). 4* Guillaume dObange, chansons de geste des xi* et xn* siècles, publiées pour la première fois et dédiées à S. M. Guillaume III, roi des Pays-Bas, par M. W. J. A. Jonkbloet, professeur à la Faculté de Groningue. La Haye, chez Maftinus Nyhoff, i8544 2 vol. in-8^ 5^ AltfbanzSsische Liedeb, etc. [chansons en vieux français , cor- rigées et expliquées, auxquelles des comparaisons avec les chansons en provençal, en vieil italien tt en haut allemand du moyen âge, et un glossaire en vieux français sont joints) , par Ed. Mâtzner. Berlin , chez Ferd. Dûmmler, i8ô3, i vol. ^n-8^

NEaVliME ARTICLE ^ ^

M. Jonckbloët, qui, bien que Hollandais, s'occupe avnc intérêt et

^ Voyez, pour le premier article, le cahier d*avnl i85ôf, page ao5; pour le deuxième, celui de mai, page 29$; pour le troisième, celui d août, page 498; pour le quatrième, celui de septembre, page 566; pour le cinquième, celui de mars 1 856, page i5i ; pour le sixième, celui d*avril, page aa4; pour le septième, celui (le juiUet, page 4i3, et, pour le huitième, celui d*août, psge 458.

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succès de notre vieille littérature , vient de publier cinq chansons de geste qui ont pour titre : i* U Coronemens Looys; 2* U Charrois de Nymes; 3* la Prise £Orenqe; 4* U Covenans Vivien; 5* la Bataille d'Aleschans. Ces poèmes se rapportent à un seul et même héros, le comte ou le marquis Guil- laume, le plus souvent Guillaume au court nez, etquelquefob Guillaume Fierebrace, c'est-à-dire /errea brachia. C'est toujours un semce de pu- blier de ces anciens textes , et ce lest surtout quand ils appartiennent , comme ceux-ci , à une date reculée et à un cycle légendaire issu de l'his- toire véritable.

Dans le Coronemens Looys il s'agit (k Louis le Débonnaire, Gharle- niagne est vieux; le poids du sceptre le lasse; il veut le transmettre à son fils, qui n'est encore qu'un jeune homme. On est à Aix; la cour plénière se réunit : les comtes sont présents; les évéques et les arche- vêmies assistent à la cérémonie; et ïaposioles de Rome (c'est ainsi qu'alors ^Bommait le pape) a chanté la messe, La couronne est sur l'autel. L'em- pereur, exprimant l'intention de se démettre de son pouvoir en faveur de son fils, lui expose d'abord les devoirs du souverain : se préserver de tous vices, ne faire trahison à aucun, ne p^ enlever son fief à l'orphe- lin , ne pas dépouiller la veuve, et aller combattre et confondre la gent païenne par delà la Gironde. Â ces conditions , dit le vieil empereur , je te remets la couronne; sinon, je te défends, au nom de Jésus, d'y toucher. L'enfant, à ces paroles, ne mut le pied et n'osa porter la main sur le brillant joyau. L'empereur, courroucé et attristé, veut qu'on lui coupe les cheveux, et qu'on le fiisse moine à Aix au moutier, il tirera les cordes et sera marguillier. Hernaut d'Orléans saisit l'occasion et se propose pour être roi dans l'intervalle , promettant de rendre le trône quand l'enfant deviendra capable de s'y asseoir. Il allait être ac- cepté, si le comte Guillaume n'était soudainement entré; il renverse à ses pieds Hernaut le félon, saisit la couronne et la met sur la tête de Louis. L'empereur le remercie en lui disant :

Vo5tre ligoaîges a le mien essaucié.

Mais Guillaume ne peut rester pour soutenir son ouvrage; un vœu de pèlerinage l'appelle à Rome; toutefois il jure sur les saints du moutier d'être toujours prêt à défendre les droits du jeune empereur. Â Rome, on n*a pas moins besoin de sa vaillance ; une armée de Sarrasins a dé- barqué sous le roi Galafre, qui poursuit les chrétiens, et qui, ne pou- vant, comme il le dit, guerroyer Dieu là-haut ,^ se venge ici-bas sur les hommes serviteurs de Dieu. Dans cette armée est un géant d'une force incomparable; aussi le roi Galafre n^hésite pas à remettre

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la décision de la guerre k un combat singulier entre son géant et le comte Guillaume. Le géant est tué, et Guillaume y perd le sommeron de son nez, d'où lui vient le surnom qui lui est resté, se faisant une gloire d'ime mutilation qui, alors, étant souvent infligée comme supplice, passait poiïr déshonorante, même quand elle était fortuite. Pendant ce temps, les traîtres se sont révoltés contre Louis; ils font roi de France le fils de Richard de Reuen, tandis que le fils de Charlemagne est ré- duit à se cacher daâsle couvent de Saint-Martin, à Tours. Guillaume, fidèle à son serment, vient défendre son seigneur; il tue le fils du duc de Normandie; attaqué dans un guet-apens par le duc lui-même, il le remet prisonnier entre les mains du roi ; rappelé en Italie par une in- vasion de Gui TÂUemand , il triomphe de ce nouvel ennemi et fait couronner Louis empereur à Rome. Une fois, au milieu de toutes ces rébellions, Guillaume s'écrie :

porres rois , lasches et assotez , Ge te Guidai mainleoir et tenser Envers toz ceus de la crestienté; Mes toz li iDons si t*a cueilli en (haine).

C'est un écho assez fidèle des impressions qu'avait laissées. Louis le Débonnaire et surtout tel ou tel des carlovingiens, ses successeurs; Li Charrois de Nymes continue l'histoire de Guillaume. Le vaillant comte revenait de la chasse avec son arc, ses faucons et w meute de chiens, et entrait dans Paris par le Petit-Pont, quand il rencontre son neyeu Bertrand , qui lui annonce que le roi Louis a fait distribution de fiefs sans songer à celui qui fut si longtemps son champion. Guillaume, coiUTOucé , entre dans la salle qu'il fait trembler sous ses pas , et réclame sa part. Attendez, dit le roi, il mourra quelqu'un de mes pairs, et je vous donnerai sa terre. Guillaume répond que, n'ayant pas de quoi fournir la provende à son cheval , il ne peut être renvoyé à un terme aussi incertain que la mort d'autrui :

Dei ! corn grant val li estyet avaler , Et à grant mont li estuet a monter, Qui d'autrui mort atent la richeté I

La querelle s'envenime; et Guillaume, parlant par grand oatrage, re- proche à Louis tous les services qu'il lui a rendus, les combats qu'il a livrés, les nuits il a veillé , les jours il a jeûné. Inquiet de cette ocdère, L&uis cherche à calmer son terrible vassal» et il lui ofire àiSé- rents fiefs. Guillaume rejette toutes ces ofires avec inculte; et de fait,

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que lui oQre-t-on? La terre du preux comte Foulque, d'Auberi le Bourguignon, du marquis Beranger, qui sont morts à la guerre et qui ont laissé des veuves et des orphelins* Il fait honte de pareilles largesses au roi, qui lui propose alors le quart de toute France, la quarte cité, la quarte abbaye, et ainsi de suite. Mais Guillaume dit qu'accepter un tel don ce serait faire tort à son seigneur, et il s*en va menaçant et rou- lant des projets de vengeance. U y a une scène très-semblable dans Raoal de Cambrai; Raoul réclame ïhonnear du Cambrésis ; mais le roi en a disposé en faveur d*un autre; de des réclamations violentes, des insultes au suzerain et des guerres cruelles. Pour Guillaume , les choses ne vont pas j^que-là ; son neveu Bertrand le rappelle aux sentiments de vassdité :

Vo droit i^eignor ne devez menacier , Âinz le devez*] 6 ver et essaucier. Contre toz bornes secorre et aldier.

En conséquence, Guillaume demande à son droit seigneur un don qui puisse être accordé sans faire tort à personne , un don sur les Sarrasins de France et d'Espagne. G*est ainsi quii entreprend la conquête de Nîmes. U part donc suivi de la fleur des chevaliers de France , et ren* contre en chemin uq vilain qui menait quatre bœufs , une charrette , et , dessus , un tonneau de sel. Comme le vilain venait de Nîmes , on l'interroge, et aussitôt un chevalier conçoit le projet d'une ruse de guerre, à savoir prendre mille tonneaux semblables à celui du vi- lain, y cacher les chevaliers, et les conduire sui* des charrettes jusque dans la viUe. Une fois dedans, à un signal donné, les chevaliers sorti- ront des tonneaux et combattront les Sarrasins. Aussitôt on se met à Toeuvre; on fait travailler les vilains par poesté; par poesté aussi on s em- pare de leurs bœu&; et, conune dit le trouvère,

Qui dont veîst les durs vilains errer. Et doleoires et coigniées porter, Tonneaus lier et toz renouveler. Chars et cfaarretes cheviHèr et barrer, Dedens les tonnes les chevaliers entrer. De granl barnage li peûst remembrer.

Guillaume prend Taccoutrement d*un marchand ; son neveu Bertrand et quelques autres remplissent le rôle de serviteurs et conduisent les charrettes. On arrive à Nîmes, on y entre; les deux prince j Sarrasins qui y régnent sont d*abord joyeux à Tarrivée de ce riche convoi; mais

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Tun d'eux, voyant le marchand, à qui manque le bout du nez, s ef- fraye , et lui demande s'il ne serait pas ce GuiUaume au court nez tant redouté des Sarrasins. Guillaume, à ces paroles inquiétantes, se met à rire , et explique que , s'il a perdu le nez , c'est que , jeune » il fit le métier de voleur; que, pris, on lui infligea cette mutilation; et que mfûntenanl il est marchand honnête. Maia bientôt une rii;e s'élève ; on lui tue deux de ses bœufs pour les manger; un des rois sarrasins lui arrache une poignée de barbe. Â cet outrage, ne se contenant plus, il monte sur un perron et il défie les Sarrasins à haute voix :

Félon païen, toz vos confonde Dexl ^ Tant m avez hui eschami et gabé.

Et marcheant et vilain apelé. Ge ne sui mie marcheaus, par vcrlél Que par Taposlr^ qa*on <[niert en Noiron pré , Ancui aauroiz qad avoir j*ai mené.

Aussitôt, d'un coup, il tue un des rois, et, mettant un cor à sa bouche,

Trois fins le tonne ^t en grelle et en gros.

A ce signal, les chevaliers défoncent les tonneaux; la mêlée s'engage et la yflle est conquise.

Ainsi établi dans sa conquête, Guillaume commence à s*y ennuyetr; il a tout en abondance, bons destriers, heaiunes dorés, épées tran- chantes , et pain et vin et chair salée et blé ; mais il regrette douce France, ce qui se dit dans tous ces poëmes, il en regrette les harpears, les jongleurs et les damoiselles. Il en veut aux Sarrasins qui le laissent tranquille :

Et Dtx confonde Sarrazins et Esders , Qui tant nos lessent dormir et reposer. Quant par efforz n*ont passée la mèr. Si que chascans 8*i peûstesprover! Que trop m*ennuist ici i sejorner.

Dans cette disposition d'esprit, il voit arriver un chétif qui s'est échappé des prisons d*Orange. Orange est entre les mains des Sarra- sins; Gillebert, qui est de grande vaillance, y fut captif trois ans, et Guillaume l'interroge avidement. Trois merveilles sont particulière- ment vantées : la ville d'Orange r il n'est telle, forteresse jusqu'au fleuve du Jourdain; la tour Gloriete'i qui est de marbre; et dame Orable, qui est la femme d*un noi d'Afirique :

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Bel a le cors, s* est gresle et eéchevie, Blanche a la char comme est la flors d*espine, Vairs eulx et ders , ^ui tôt adès li rient.

A ce récit Guillaume jure qu'il aura Orange, Gloriete et la dame dont Tamour le saisit. En vain on lui représente les dangers ({u'il court et la puissance des Sarrasins; la résolution est prise et rien ne peut Yen détourner; mais il ny conduira ni cheval, ni palefroi, ni blanc hau- bert, ni écu, ni lance; il ira inconnu et déguisé. Gillebert viendra avec lui, non sans crainte et sanâ regret, car, à la proposition de Guil- laume ,

Lors Yousist estre à Chartres ou à Blois , *

Ou à Paris en la lerre le roi.

Mais il ne peut refuser. Puis Guielin ne veut pas abandonner son oncle dans une entreprise aussi hasardeuse; et tous trois se font teindre, à Taide dune composition noire, de façon que

Très bien resemblent deable et aversier.

Ils se présentent aux portes d'Orange comme des messagers du roi d'A- frique , qui viennent apporter des nouvelles à son fils le roi de la ville , mais qui en roule ont été prb par Guillaume et retenus à Nîmes. Tout va bien d*abord; seulement, de temps en temps, le roi Aragon s'écrie qu*il voudrait bien tenir ici, dans son palais, le terrible Guillaume pour le livrer à toiu'ment. A chaque menace de ce genre le comte se recom- mande intérieurement à la protection céleste. Les voilà dans Gloriele , auprès de la reine Orable ; mais un Sarrasin échappé de Nimes arrive ,■ et, assurant au roi Aragon quil a Guillaume en sa puissance, il lui en donne la preuve en frappant le chevalier au front avec une cote ornée d'or; la composition noire s'efface, et la couleur naturelle de la peau apparaît. Les trois guerriers ne se laissent pas abattre; avec leurs bourdons ils renversent les païens les plus braves^ les chassent de Glo- riete, et se préparent à y soutenir un siège. Toutefob Guillaume gémit, craignant de ne plus revoir ni la France , ni ses parents ; et Guielin lui dit que maintenant de pareils discours ne sont plus de saison, à moins, dit-il à son oncle en le raillant, que vous ne soyez disposé à faire la cour à la reine :

Vez Orable la dame d'Âufriquant , n n a si bde en cest siede vivant. Alez seoir delez li sor cel banc.

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Endeus vos bras 11 lanciez par les flans , Ni de besier ne soiez mie lenz.

Ces railleries excitent Guillaume, qui s'adresse à la reine pour lui demander des armes. Celle-ci , touchée de pitié , leur en donne. S*ils étaient redoutables avec des bourdons, ils le sont bien plus quand, couverts de heaumes, de cuirasses et de boucliers, ils s'élancent Fépée à la main ; si bien que le roi Aragon désespère de les forcer. Mais il est un conduit souterrain par ob Ton peut les assaillir; attaqués à Timprovistc par derrière, ils sont pris. Ici la reine Orable intervient en leur faveur; elle les réclame comme ses prisonniers , mais c'est pour les sauver. Elle recevra le baptême et épousera Guillaume. Gillebert est dépêché vers Bertrand, à Nîmes, pour amener du secours; le secom^s arrive, et Guil- laume , demeurant maître d'Orange, se marie avec la reine Orable, qui, devenue chrétienne , prend le nom de Guibor.

Vivien est un neveu de Guillaume, et son covenant m1 un vœu par lequel il s engage, le jour il fut adoubé, à ne jamais fuir c^ant Sarrasin une fois qu'il aura son haubert endossé et son heaume fixé sm* la tête, Guillaume lui représente la témérité d'une pareille promesse ; il n'est pas d'homme si brave qui ne doive reculer quand les circonstances le com- mandent :

Niés, dit Guillaumes, moull petit durerez, ^ Se covenant k Deu tenir volez.

n*est il home, tant soit ne preui ne bers, N'estuet foir, quant il est enprestez. Beaus niés, cist veuz ne fait mie à garder; Vos estes jaenes, lessiez tîex foletez.

Mais Vivien n'écoute pas les conseils de son oncle ; il renouvelle son vœu , et jure de ne jamais reculer, en son vivant, plein pied de terre pour Turc ni pour Persan. Il part donc et va désoler l'Espagne sarrasine; longtemps il a un heureux destin ; il répand le ravage et la terreur par- tout, si bien que le roi Desramé (c'est la transformation d'Âbdérame) se résout à en prendre vengeance. Ce prince rassemble une formidable armée , la met sur une flotte non moins formidable et cingle vers Âleschans ( Efysii campi) , cette célèbre localité , près d'Arles , Vivien était alors avec ses fervestas. Ici se renouvelle une scène qui est déjà dans la chanson de Roland : quand les païens, arrivant, couvrent de leur muk titude la plaine et la montagne , Olivier conseille à Roland de sonner du cor pour appeler Gharlemagne à son secours; mais Roland croit que ce serait déshonneur à son lignage et que maie chanson $eroit de lai chantée s'il témoignait quelque crainte ; de iqéme , à ses chevaliers

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qui lui demandent d'envoyer un message à son oncle , Vivien répond que , s*il le faisait, il serait mécréant et failli; îl leur offre de le laisser seul , si le péril leur parait trop grand; mais, à leur tour, ils refusent de l'a- bandonner. A la bonne heure , dit Vivien ; si nous avions faibli ,

Tenu nos fusl tox jorz mes à vilté,

A noz parenz fust toz jon reprové.

Se nos morons en cest champ faenneré {honoré) ,

S'aurons vers Dea conquise s amislé.

Quant li faoms muert en son premier aé.

Et en sa force et en sa poesté,

Adont est il et plaint et regreté.

Cette héroïque folie a la fin qu'elle devait avoir. Cependant Vivien trouve moyen, avec quelques chevaliers qui lui restent, de se loger dans un donjon en ruine qui est sur le champ de bataille, et il y soutient un siège. A ce Mkt, il ne se croit plus obligé de ne pas informer son oncle de sa détres^ Un chevalier traverse , à grand péril , l'armée sarrasine , et bientôt après Guillaume arrive avec une armée de secours. Une bataille sanglante est livrée, et, dans cette bataille, Vivien, blessé mor- tellement, le ventre ouvert , les yeux crevés , se faisant pour tme dernière fois affermir sur son cheval et mettre Tépée à la main , pousse son cheval au plus épais des ennemis, il trouve la mort.

La bataille JtAleschans est cette même histoire continuée, (]|éveloppée , et surchargée d'un nouvel épisode et d'un nouveau héros. Quand elle commence, Vivien n'est pas encore mort, mais il est près de sa fin. Malgré d'incroyables prouesses de lui et de son oncle, les chrétiens ont le dessous; les neveux de Guillaume, Bertrand, Guielin, Guichard, sont pris ; Vivien , se sentant mortellement blessé, se retire sur le bord d'un étang pom: se recommander à Dieu avant de mourir; et Guillaume, réduit à quelques chevaliers , cherche à se fi:*ayer un passage à travers la multitude innombrable de ses ennemis. Dans ce dernier effort, il perd ce qui lui restait de compagnons. Il n'a plus de ressource que dans la vigueur de son cheval Baucent; mais Baucent est, comme son maître, blessé et épuisé de fatigue. En cette extrémité pressante, le comte s'a- dresse & son fidèle destrier :

«

* Cheval, dit- il, moolt par estes navrez.

N*e8t pas merveille, se vos estes lassez; Quar tote jor moult bien servi m*av6z.

Puis il lui promet du repos, du fourrage, de l'orge, de belles couver- tures, s'il le ramène à Orange. Le cheval , qu'il a laissé souflSer, l'entend.

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reprend vigueur et courage , et s'apprête à seconder son maître. Dans sa fîute périlleuse, Guillaume arrive au lieu gît Vivien expirant. La scène est touchante et bien racontée. Quand il le voit mort, il ne peut se résoudre à laisser le corps au pouvoir des Sarrasins; il remporte sur son cheval ; pieux devoir que la poursuite acharnée de ses ennemis ne lui permet pas d'accomplir. Il a encore de sanglantes rencontres etfmit par échapper en revêtant les armes d'un Sarrasin qu'il a tué. Haletant, blessé , serré de près , il arrive aux portes d'Orange ; mais , sous son ar- mure sarrasine, Guibor elle-même ne veut pas le reconnaître, surtout quand elle voit emmener captifs des chevaliers chrétiens sous les yeux du comte. Â ce reproche et à ce spectacle , il ^appelle sa prouesse , dé« livre les prisonniers, et, désormais reconnu, rentre dans sa ville. Sur le conseil de Guibor, Guillaume se décide à partir pour demander secours à ses parents et à Louis. Orange sera défendu par les chevaliers qu'a sauvés Guillaume et parles femmes. Donc, il s* en va, chevauchant en grande hâte; mais il est seul, harassé dune longue route, et pauvrement vêtu ; aussi, quand il descend au perron dans le palais de Louis , à Laon , personne ne vient à sa rencontre , personne ne se présente pour donner à manger à son cheval, personne ne lui oQre la bienvenue. Cependant on parle au roi de ce chevalier à la haute taille, à l'aspect redoutable; il reconnaît bien vite GuiUaume; mais il ne veut pas le recevoir, et &it fermer les portes. On raille le chevalier délaissé, on l'insulte :

Ancui sara Guillaumes au cort nés Com poures faoms est de riches gabés.

Le roi lui-même se laisse aller à cette vilaine envie d'humilier le che- valier, qui jadis l'a tant servi :

Loojs prist un bastpn de pomier,

A la fenestre s*e8t alez apoier,

Et voit Guillaume plorer et lermoier.

n lapda et comence 4 huchier :

« Sire Guillaume, aies vos hebergier,

« Vottre cheval fêtes bieo aesier,

« Puis revenez à la court por mengier.

« Trop pourement venez or cortoier.

« Dont n avez vos seijant ne escuier,

« Qui vous servist à vottre deschaucier ?

Ainsi insulté , Guillaume trouve asile chez un bourgeois de la ville , qui loi donne, à lui et à son cheval, le vivre et le couvert; mais le comte roule des projets de vengeance. Le lendemain, il y a cour plénière :

L*.

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le roi, la reine, les hautes dames, vêtues de drap de soie, les comtes, les princes, les ducs, et, parmi eux, Aymeri de Narbonnc, le père de Guillaume , ses frères et sa mère , Hermengart. Bientôt lorage va écla- ter :

Car dans Goiilaomes au cort nés 11 marchis Se siel toa seus corrociei et marris, Im et fiers et moult mautalentis.

En effet, Guillaume, qui était seul dans un coin de la salle, se lève et apostrophe d*une voix terrible Tempereur, qui refuse de Taccueillir, Timpératrice, qui excite son mari contre son frère.

Jhesus de gloire, ii rois de paradis, SauTe celi (celle) de cui je suis nasquis. Et mon chier père, mes frères, mes amis. Et il confonde ce mauvais roi failli.

Sa colère tombe sur l'impératrice, qui s*enfuit épouvantée; ie roi est interdît; les François (ce sont les gens de Tlle-de-France , les chevaliers du roi); les François (le trouvère leur donne constamment un assez vilain rôle; ils sont insolents d abord , puis couards quand éclate le dan- ger); les François gardent le silence et ne viennent pas au secours de leur seigneur. C'est la fille de Looys , la nièce de Guillaume , la belle Aalis, qui, le terrible guerrier ne voulant rien lui refuser, rétablit la paix. Looys donne une armée; le père et les frères de Guillaume lui envoient leurs chevaliers; mais toute cette puissance auxiliaire est peu de chose à côté d'un secours que le hasard fournit. Le roi Looys a, dans ses cuisines, un jeune marmiton, sorte de géant dune force inouïe, fils du roi Desramé, enlevé de bonne heure à ses parents et jeté dans cette humble condition. Le rôle de ce terrible marmiton donne dès lors une allure hérol-comique au reste du poème. Renouart au tinel (ainsi surnommé, parce qu'il a pour arme une énorme poutre qu'il manie comme une baguette) tue dans la bataille les plus formidables champions sarrasins, délivre Bertrand et les autres qui sont captifs, et rend à Guillaume Orange, qui n'a plus d'ennemis.

M. Jonckbloet n'a pas fait entrer dans le plan de sa publication un poème intitulé UMoniages Gaillaame, c'est-à-dire, l'entrée de Guillaume au couvent. J'en parle ici, parce que cette chanson appartient à la lé- gende générale du héros. Guillaume, rassasié de gloire et d'exploits, se retire en une maison religieuse. Mais, aussi, pour peindre le guer- rier devenu moine et astreint aux observances de la vie monastique , le

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trouvère se laisse-aller aux inspirations d'une imagination qui n'a rien de sérieux, ni d'hérmque. Le formidable baron a conservé toute la vi- gueur du corps et toute la violence du caractère; il dévore les provi- sions qui sufiuraient au réfectoire entier; il trouble et couvre de sa voix tonnante les chants des nioines; et, pour peu qu'on le contrarie, sa colère éclate en actes que sa force prodigieuse rend très<-dangereux pour les pauvres reclus. C'est une composition véritablement héroi- eomique; il y en a plus d'une de^ ce genre dans la littérature du xii" et do xut* siècle.

Maintenant, à côté de l'histoire légendaire, qu'est l'histoire réelle? Gés récits des trouvères sont-ils une œuvre de pure imagination? ou bien le personnage qu^ls mettent en action est-il un personnage véri- table, signalé aux souvenirs de la légende et aux chants de la poésie par des exploits mémorables? C'est, sans aucun doute, la seconde al- ternative qui doit être admise. Il y eut, vers la fin du yiii* siècle, un Guillaume, que Charlemagne envoya en Aquitaine pour remplacer le duc de Toulouse, Orson, dont l'empereur avait à se plaindre. Des do- cuments du temps lui donnent le titre de premier porte-enseigne,

primns signifer, et, dans nos chansons de geste, on dit de lui :

, \

E,t bien doit Fraoïoe avoir en abandon , Seneschaus est , 8*en a le gonfanon.

En 793, pendant que Charlemagne guerroyait sur les bords du Da- nube et que Louis était en Italie avec les meilleures troupes du Midi , les Sarrasins envahirent l'Aquitaine; ils se dirigèrent sur Narbonne, ils mirent le feu aux fauboui^s, puis ils se tournèrent du côté de Carcas- sonne. Guillaume fit un aj^el aux comtes et aux seigneurs du pays et vint livrer une sanglante bataille aux Sarrasins, sur les bords de la rivière d'Or- bieux.Les chrétiens furent vaincus, malgré la grande valeur de Guillaume, qui, au rapport du chroniqueur, pugnavitfortiter in die iUa, et ne quitta le champ de bataille que quand il eut été abandonné de tous. Il avait fait bâtir un monastère à Gellone, dans la partie la plus sauvage des en- virons de Lodève. Touché par la piété , dans les dernières années de sa vie, il se retira en 806 dans l'abbaye construite par lui, et y mourut en grand renom de sainteté, dans l'année 81a;

Un peu moins de deux siècles plus tard, un autre Guillaume (Guil- laume I*', comte de Provence) délivra cette province des ravages des Sarrasins. Ceux-ci avaient bâti, non loin du golfe de Saint-Tropez, un château fort d'où ils dominaient la contrée environnante. Un combat sanf^ant (ut livré aux, «avirons de Draguignan. I^es Sarrasins battus se

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réfugièrent daDfi ieur château \ mais , presses de toutes parts , ils quiir tèreqt pendant ia nuit, et, dans Leur fuite., furent presque tous tués ou pris. Guillaume, qui avait ainsi conibaitu Jea infidèles, eul, avec iao* cien ieude de Gharleniagne , une ressemblance de plua. Étant tombé dangereusement malade, il fit prier Maieul , abbé de CluDy, de venir le consoler. Le pieux abbé se rendit à sa prière, Teskorta i la mort et le revêtit de l'habit monastique, qu'il avait demandé avec beaucoup d'em^ pressement. Guillaume, étant mort peu après, fut inhunaé âaiifl un prieuré de Tordre de Cluny, qu'il avait fondé. La relation, écrite par les moines de Gellone , de la vie religieuse de Guillaume , identifie mani- festement le chevalier chanté par les trouvères avec le Ieude de Charla^ magne; mais ce sont sans doute les souvenirs de i'aiUre Guillaume el de la délivrance de la Provence, qui firent du preux des chansons de geste le conquérant de Nimes et d'Orange.

Le premier de ces deux grands personnages fournit le fond de nos chansons de geste. Son nom, son rôle dans le midi de la France, sa lutte acharnée contre les Sarrasins, et la pieuse fia de sa vie, élar blissent ce point. Le fait est que nos chansons sont f(»t anoieDDca, sinon dans la forme nous les avons, du moins en des format primitives qui ont été remaniées, et ne sont pas parvenues jusqu'À nous. M. Jonckbloet a mis cela hors de doute. Orderic Vital, qui inséra dans son ouvrage la relation des moines de Gellone, parle d'une chanson qui racontait les hauts faits de GuiSJaume, et «pii était irèa- répandue : Vulgo ccmitur s joculatoribus de illo cantikna. Orderâc écrivaii ceci avant i i35, Un ai^e témoignage s'y accorde; cette même rdbttioft des moines de Gellone, qu'on a cru être dnx* aiède, et que M. Jonck'- bioet pense ne pas pouvoir être antérieure i l'an loyfi, rappeUeles poésies qui célèbrent sa gloire guerrière et la fiiveur dont elles jouissent : Qai chori juvenum , ifui cmweutas poptUoram, prmcipae ndUtam uc nobiUwn viroram, qnœ vigilw saociorom, dake non résonant et modnlaiie vociims der contant, (jualis et qmntas faerit! On a uxie exceUeate description de nos chansons de geste; c'étaient des vers, vaces modêlatm; les joueurs les chantaient parmi les réunions des jeunes gens, dans les assemblées populaires, mais surtout dans les assemblées des chevaliers et des ba- rons, et aux veilles des saints. Si cette pièce des moines de Gellone a été rédigée a^H^ès 1076, elle Ta été avant 1 1 35; il est donc certain «que des chansons de geste relatives à Guillaume existaient ant^em^ement aux premières .années du Kii* siècle. £t., quand on voit le même Orderic Vital rapporter que <ierold« clerc d'Avranohes, qui servait dans la chapelle d'un des barons de Guillaume le vGooquérant, prenait pour

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«ntt édîfiwt te Miot atUèle Guillaume , qui, après utié lon^e carrière cli«?a)eres<{«ie , m rélira du inonde et détint, soos la règle daustfale, un cheralier de Dieu , on ne peut guère douter que ce Gerold 8*ap- puyait à la fois sur la légende pieuse qui racontait les vertus monacales, et sur la légende poétique qui racontait les exploits fabuleux. J*ai insisté aur ees détails, parce qu^tme erreur accréditée donne une date trop récente k poésie do nord de la France.

1 : L'exâmen intrinsèque conoorde. Beaucoup de yieux poèmes du cycle carlovingien sont, non pas en rimes exactes, mais en simples asso- moïùt»* Or l'on sait que le système des assonances fut abandonné comme insuffisant pour l'ofeilie, dans le courant du xn^ siècle, et IfQ'aloi^^ la euhuré poétique s'étant raffinée, la rime exacte fut exigée. Par conséquentle système de l'assonance remonte h une époque anté> rieurs et atteint le commencement du xn* siècle et le xi*.

'Gea eonsîdérations tendent A consolider l'histoire littéraire du nord de la France, telle que l'établit la xritique contemporaine. H y eut, dam le éouni du xf siècle , une création poétique qui sortit des légendes populaires répandues sur Cbàrleinagne, sur ses exploits contre les fiafVanaat sur ses vaillants bsfrons, et auasi, par un mélange inévitable, tm h période de décadence impériale et de prépondérance féodale. Les poèmes de ce cycle sont caractérisés par le système de l'assonance, par la rudesse des moeurs, par le choc violent des seigneurs entre eux et avec la royauté, par Tabsenoe de la galanterie. Dans le siècle sui- vant, tout se perfectionne; la galanterie chevaleresque s'introduit; le cycle de la table ronde captive les esprits; on remanie les vieilles chan- sons de geste, et le système de la rime exacte remplace celui de Tas- soiianee. Ce sièdé nbonde en poésie; il est élégatit, rafBné, et un des points culminants dans l'histoire de la France du nâoyén âge.. L'Agé suivant voit le développement se continuer avec ampleur, et rien , du moins aux yeux de celui qui ne considérerait que la situation litté- raire, rien ne pourrait faire prévoir une décadence , quand , le xiv* siècle arrivant, cette décadence siu*vient de la manière la plus marquée; Tan- cienne poésie s*oublie, la langue s^altère, aucune œuvre originale ne stir^t, et dès lors il Faut attendre d'autres conditions, et d'autres in- fluences pour quune nouvelle floraison vienne embellir l'arbre resté debout, mais dépouillé par cet hiver. Je nai besoin que d^indiquer d'un mot les circonstances sociales, pour qu'on remarque aussitôt le rapport qu'elles ont avec les phases littéraires. C'est à la sortie de l'âge signalé par la chute du pouvoir royal at des carlovingieus , par Rétablissement des barons et des fiefs, et, incidemment, par les ravages des Nor-

68 JOURNAL DES SAVANTS.

mands, cest, dis-je, à la sortie de cet âge que, la sodëté ayant détor*> mais la forme qu'elle cherchait, une expression littéraire se manifeste,' encore rude , se sentant de Tépoque qu*on laisse à peine derrière soi , mais vigoureuse et féconde. Cest quand le régime féodal , arrivé à son plein , donne essor à ce qu il avait d*idéal , c est-à-dire aux mœurs che- valeresques, que le champ se cultive plus diligemment et produit une plus abondante et plus belle moisson. Enfin , c*est quand tout ce monde du moyen âge choit en trouble et en confusion , quand les rois s*élèvent , quand les seigneurs s'abaissent, quand les communes se fondent, quand le pouvoir spirituel, cette pierre angulaire, est firappé violemment par le pouvoir temporel, cest alors que toutes les choses littéraires qui dépendaient de cet ensemble tombent avec ce qui les soutenait. Il est bien entendu que je ne parle ici que de la France. Les phases ou époques littéraires seraient autrement distribuées pour les nations voisines.

Les honneurs de la traduction , accordés à tant d*œuvres de ces temps- , n*ont pas manqué non plus à la geste de Guillaume. Vers le com- mencement du XIII* siècle , un poète célèbre de TAllemagne , Wolfiram von Eschenbach, en fit une imitation, qui nous a été conservée. L'imi- tateur n entendait peut-être pas très-bien le français. J'emprunte à M. Jonckbloet quelques exemples, qu'il cite comme des erreurs, et que je vais discuter. Guillaume, regrettant son neveu Vivien, dit :

Quant îeà termes vos oi armes doné, Por vosire amor i furent adoubé Cent chevalier et d^armes oonreé.

M. Jonckbloet entend que à termes veut dire aa temps voulu. Mais Wolfram a mis :

Hay Termes min palas

Wie der von dir gebèret was I

Termes mon palais , comme il avait été honoré par toi. Il a pris termes pour un nom propre. Est-ce une erreur? Je ne le crois pas. M. Jonckbloet n'en est pas très-sûr lui-même; car il indique une variante qui montre que termes désignait une localité. Au lieu de ces vers (Bat. d'Aleschans, V. 4371) :

A la feneslre est Guillaume acoutez, Lez lui Guibore, de qui fu moult amez; Par devers désire s*est li coens regardez.

1 JANVIER 1857. .69

un manuscrit dit: mjt*^ . .

Par defors Termes s'est li cuens regàrdei.

Ici Termes signifie le palais de Guillaume. Dans la même chanson, y. 3!i6 , il est parlé d'un Gautier de Termes. Termes était donc un nom propre, sans doute dit ainsi à cause de bains, thermœ; et Wolfram ne s'est pas mépris.

B n en est pas de même dans l'exemple suivant. Le trouvère dit d une épée :

Rois nantamor la dona Salatré; Et Salaires, li rois d'antiquité» Œ la dona Tamiré Acéré.

Li rois i^antiqaité ne signifie pas autre chose que le roi des anciens temps. Mais Wolfram en fait un nom propre , à tort cette fois-ci :

Der gabz dem kûnege Antikotê. *

La plus étrange méprise serait celle qui , dans ces vers il s'agit de la mort de Vivien :

L*ame s'en vet, n*i pot plas demorer; En paradis la fist Dez osteler. Avec ses angles et mètre et aloer,

lui aurait fait croire que aloer (placer, allocare) était le bois d'aloès :

Sin jungez lebn

Erstarp; sin bihte ergienc docb ê. Reht ais lign alâê

Al die boum mit fiwer waem ennmt, Selch wart der smac an der stant, sich lip und sèle scbiet.

« Sa jeune vie s'éteignit; mais sa confession avait été faite auparavant; «justement comme si du bois d'aloès avait été brûlé, fut l'odeur au «moment le corps et l'âme se séparèrent.» Cependant il se pour- rait que M. Jonckbloët fïit trop sévère , et que le traducteur, par son bois dialois (suspect, j'en conviens, à côté d' aloer) eût voulu exprimer, librement & sa manière, ces deux vers qui sont un peu auparavant et il est dit de Vivien :

. ... qui gisoit toi sangians, nus soe flere que basme ne pimens.

70 JOURNAL DES SAVANTS.

Quoi qu'il en soit, le poème aiiemand est une imitation de kl geste romane. Wolfram lui-même nous apprend que la chanson des Enfances GaiUaame, que M. Jonckbloet n*a pas comprise dans sa publication, était répandue en Alletilagnei succès éiitôpéen de poéiift frili- (^ise an inoyen ége est un fait bfst(»^c}Ue désonttais hors toute ôcm- testàtièn, et f}u*il faut pas perdre de vtie, si fon Téut oompreftAr^ le mouvement social et littéraire de cette époque.

A la Ide fictive des deui Guillaume ^ le leudè de Ghariétnigiie 0t le comte de Provence, la geste a joint bon nombre de traits qui aoilt déft échos défigurés de l'histoire. M. Jonckbloet a recherché ces traces avec diligence et érudition. Ainsi, quand, dans U Coronemens Looys, la cou- ronne menace de ne pas se poser sur le fi^nt du fils Charlemagne , il montre qu'il y a souvenir des intrigues qui assaillirent Louis le Dé- bdftIMirë A §i>d ffvétiettiént, et surfout des ctotigeredses protéotiotti ifA soutinrent Loui» d'Oitrerniv. L'etpéditioift de Ouillautne éû Ilâfie Ht M bataille contre les Allemands sont rattachées aux exploits de Gui, duc de Spolète, qui, à la tête d'une armée d'Italiens et de Français» rem- porta des victoires sur les troupes allemandes. Les Sarrasins ravagèrent plus d'une fois l'Italie, jusqu'aux portes de Rome; ce sout ces invasions qui suscitèrent la légende racontant comment la ville et le pape furent sauvés par les mains de Guillaume. La geste imagina ^e les païens vinrent assiéger Paris, et c'est qtlé TAnoiste a pris l'idée du terrible assaut donné par Rodomont à capitale de Charlemagne; en ceci elle s'écarte singulièrement de l'histoire, i moins qu'on ne veuille y voir u^ transformation de ce redoutable siège de Paris par les Normands, le chroniqueur Abbon, témoin oculaire, noûs apprend qu'il y avait, parmi les défenseurs de la ville, un gUétrier qui se distingua par une valeur extraordinaire et qui, justement, portait une main de fer. Toutefois, il est manifeste que ce n est pas avec (es chansons de geste que l'on peut retrouver l'histoire véritable; loin là, l'histoire véritable a besoin d'être minutieusement étudiée et connue pour que Ton détermine, dans les chansons de geste, les faits réels tissés dans cette toile sans fin que prend, quitte et reprend Timagination légendaire et poétique. Rien, satif le génie d'Homère, ne ressemblé plus à nos chansons de geste que le cycle homérique; et celui-ci, qui est moins connu, peut trouver dans celui-là, qui est plus connu, des explications plausibles et des conjec- tures qui Téclairent.

Pourtant il est un côté par nos chansons de geste, comme aussi les poésies d'Homère pour l'âge héroïque, sont véritablement histo- riques, je veiu dire la peinture animée «t saiséssanle delà haute époque

/

féodale. Quiconque a lu seulement les historiens de ces temps, n'a quune idée morte des barons et de leur empereur; couchés dans ces chroniques comme dans un froid tombonv , Téfocation la plus puissante n'est pas capable de les remettre dans la vie avec leurs intérêts et leurs passions. Mais celui qui prend en main Raoal de Cambrai, la geste de Guillaume, celle de Garin et quelques autres, celui-là voit se dresser devant iui ces têtes féodales, avec leurs heaumes aigu6 et leurs fafffes fleuries; un désir bauti^n d'iudépead^pce les empprte, et pourtant unç SQUioissÎQu au 3uzeniiip les arrête; ils le reconnaissent, paa|9 ilf le kj^^m-, dirait à chaq^^ instant qup le ]xm qMi *e lel^çl^ ftiPt v|i se rompre, mais il ne se rompt pas; le tumulte retentît dans la salie voûtée siège Tempereur; on se dispute devant lui les fie6; on ne tient compte de ses décisions , et Ton guerroie entre soi avec des haines impl^ical^i^ çt héréditaires, l^es jongle w^ ?ont le » A côté d§s barons , qui tedouteut par^dessus tout que maie chanâ^n m $oit chantée , s*ik se Hoentrent fi|ib}«s dans les oombals. Les fèmiBes demeurent dans l'ombFe ; ce rfest ni pour gagner leicr pourli^e, popr porter lèui» coiilç ursi que s agitent ces turbulents y!?n;e5faj; Içs mère^, les éppyse^ ont quelqueipi? 4e i*r»utorité; 1^ o^altr^ss^^ n*^ ont poim^ TeU^ e^t h pbyiHPAOioiie au

x^ siècle, «tonnée par les trouveras du xi^ a-vec énergLe «t sans doute avec vérité.

É. LITTRÉ. {JLa $mt^ à m prochain cahier,)

NOUVELLES LITTÉRAIRES.

INSTITUT IMPÉRIAL DE FRANCE.

ACADÉMIE DES BEAUX-ARTS.

Dans la séance du lo janvier, M. Eug. Delacroix a été élu inefp})ire de l'Aca- démie des beaux-arls (section de peinture), en remplacement de M. Paul De la Rocbe , décédé.

72 JOURNAL DES SAVANTS.

LIVRES NOUVEAUX.

FRANGE.

Mémoire» de la société d*agncaUare, des sciences, arts et belleS'lettres , da déparina^emt de VAuhe, Tome VII, deuxième série. Troyes, imprimerie de Bouquet, i856, iii*8* de 3oi pages. Outre le compte rendu des travaux de la société, on trouve dans ce volume un mémoire sur cette question : Châlons a-t-il été réellement la capitale de la Champagne? par M. Âmédée Guyot; une notice sur la navigation de la Seine et de la Barse, par M. Théophile Boutrot , et des remarques sur les poésies attribuées k Salomon Raschi, par M. Clément Muiler.

Etades biographiques pour servir à f histoire de la science, par Paul-Antoine Cap». Première série. Chimistes, Nataralistes. Paris, Victor Masson, 1867, in-ia de vi- 4o8 pages. Les quinze notices qui remplissent ce volume ont pour objets la vie et les travaux de Paracelse, Bernard Palissy, Pierre Selon, Van Helmont, Moise Charas , Robert Boyle , Nie. Lémerv, Rouelle aîné , Van Mons , Labarraque , Bernard Courtois, Âl. Dupasquier, Benj. Delessert et Bonafous. L*auteur nous parait avoir atteint le but qu u s*est proposé de mélanger les détails de la vie de chaque person- nage avec Texposé clair et succinct de ses travaux, de ses découvertes, de ses doc- trines , de montrer Tétat de la science avant et après lui , Tinfluence de ses écrits ou de ses paroles sur la marche des connaissances , et d*y réunir avec habileté le récit des événements généraux et contemporains.

as

TABLE.

1. Mémoire sur des observations planétaires, etc.; 2. Results derived, etc.; 3. Note sur les noms égyptiens des cinq planètes principales, etc. (2* et der- nier article de M. Biot.) 5

Mémoires pour servir à l'histoire de TAcadémie royale de peinture et de sculp* tare, etc.; Mémoires inédits sur la vie et les ouvrages des membres de T Aca- démie royale de peintare et de sculpture, etc. (3* airticle de M. Vitet.). ...... 20

Histoire générale et système comparé des langues sémitiques, etc. (2* article de

M. Barthélémy Saint-Hilaire. ) 42

1** Lexicon etymoiogicum linguarum romanarum , italicae , hispanicae , gallicae , etc. ; 2* La langue françabe dans ses rapports avec le sanscrit et avec les autres langues indo-européennes , etc. ; 3* Grammaire de la langue d*ml , etc. ; 4** Guil- laume d'Orange, etc.; 5* Altfranzôsische Lieder, etc. (9* article de M. Littré.). 55

Nouvelles littéraires 71

PIN DE LA TABLE.

JOURNAL

DES SAVANTS

FEVRIER 1857.

Sancti patris NOSTRi Gregorii, vulgo Nazianzeni, Constantinopo- litani archiepiscopi operum tomus secundas, etc. Edente et accu- rante D. A. B. Caillau. (Poésie lyrique et liturgie chré- tienne.)

L'attention critique des savants et Timagination du public éclairé sont , de nos jours , souvent ramenées sur les premiers siècles du christianisme , et, parla même, sur cette parole chrétienne, si puissante à côté du mar- tyre, (leioquentia pollens et martyrio,» disait saint Jérôme. Les Pères de rÉglise , s ils ne sont autant lus qu'au xvn' siècle , sont , du moins , au- tant réimprimés, et dans des formats plus accessibles. On les cite, on les célèbre. L'enseignement supérieur du collège de France en fait un solide et brillant sujet d'études; et naguère même, une opinion trop zélée voulait les substituer à l'antiquité classique , et ne plus apprendre que dans leurs écrits ces admirables idiomes grec et latin, dont ils ont illustré et parfois transformé la décadence.

A part une telle exagération , bien contraire , du reste , aux exemples des Pères, si fort nourris eux-mêmes du génie des lettres profanes, il est certain que, dans le goût de notre siècle, je dii^ai presque, dans l'âge de notre langue, et enfin dans l'état des esprits, dans la curiosité des âmes , bien des choses nous disposent et nous inclinent à la littérature religieuse des derniers siècles de l'empire romain.

Dans les deux langues qu'elle pariait, cette littérature avait plusieurs des caractères qu'ont affectés, depuis un demi-siècle, les littératures principales de l'Europe chrétienne : elle était hardie , chargée d'images,

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74 JOURNAL DES SAVANTS-

subtile, familière, s'élançant vers le plus mystique idéal, ou s arrêtant, se complaisant aux affres les plus hideuses du vice et de la mort.

Ces conditions d un art nouveau , très-marquées dans la controverse et la prédication des Pères se retrouvent, sous une forme purement poétique, dans les écrits d'un dns phis célèbres <f entre eux. À ce titre, rien de plus digne d*étude et de plus curieux que le second volume des œuvres de saint Grégoire de Nazianze, publié par un savant continua- teur des travaux de la Congrégation de Saint-Maur, M. Caillau, prêtre de la société de la Miséricorde, sous f invocation de Marie.

Grégoire de Nazianze, surnommé le théologien de TOrient, est aussi le poète du christianisme oriental : et on ne saurait étudier la forme et le sujet de ses chants, sans être frappé de Taffinité naturelle qui, à des époques éloignées entre elles, sous des conditions sociales fort diverses, a si souvent réuni dans la même personne, pour la même croyance et pour les mêmes admirateurs, le prêtre, le philosophe et le chantre ly- rique.

D*une part, nous apparaissent ces philosophes de la première anti- quité, ces physiciens spiritualistes de la Grèîce ancienne, quAristote nomme expressément théologiens, et qui, tels qu'Orphée, et, bien plus tard, Epiménide, Empédocle, célébraient en vers leurs dogmes sur la formation du monde, leurs ravissements d'amour au spectacle de la nature, et les recommandations morales qu'ils adressaient à l'homme. D'autre part , à l'autre extrémité du glorieux champ qu'ont pajcooru les lettres, dans une durée de deux mille ans, des bords de l'Asie Mineure et de l'Europe orientale à l'Italie deux fois couronnée par les arts, s'élève cette grande physionomie religieuse et poétique du Dante, sur le tombeau duquel l'admiration des contemporains avait écrit , pour su- prême éloge :

Thcologus Danles , nuUius dogmatis expers.

C'est dans le vaste intervalle des premiers jours de la prédication chrétienne à l'avènement de l'Homère chrétien que se place la grande effusion lyrique de la foi nouvelle, depuis ces hymnes vulgaires, ano- nymes, que désigne Plino le Jeune ^ comme chantés dans les cénacles chrétiens de Bithynie, jusqu'aux cantiques savants de quelques lettrés de l'Église grecque, et depuis ces mètres ou ces proses, dont le jeune Augustin écoutait avec transport la musique dans l'église de Milan , jus-

* «Carmen Christo, quasi Deo, dicere secum invicem. t ( Plinîi Jun. Hb. VII in Epîft. IX. _.

FÉVRIER 1857- 75

cet bymoM latins encore, mais à denû barbares, sôudaîoewent inspires, dans qudque église de Cîaule ou dltalie, au mflieii de la croissance des idiomes nouveaux, et la veille peut-être dU baptême de Dants. Nous connaissons toute cette litui^é poétique et musicale de rOccident, depuis le Te Deom jusqu'au célèbre Ponge, lingua, glariosi corporii mysUrium,

Nul doute que, dans la Grèce indigène, ou tran^lantée, de Corinthe h Alexandrie , d*Ântioche aux sept villes aperçues par Tapôtre , Tesprit même de la langue grecque, excité par le zèle religieux, nait singu- lièrement multiplié les chants à Thonneur du culte chrétien, de ses dogmes, de ses fêtes, de ses martyrs. A part même ce qui prit place dans les prières communes et le service divin de Tautel , c était presque toute la littérature du temps , le lien des confréries secrètes ou publiques , Tencouragement des fidèles, le triomphe dans les délivrances, Tœuvre d'émulation poétique, dans la lutte contre les écoles païennes, après répuisement de la persécution sanglante.

Pour les chrétiens , cette destination nouvelle de la poésie et du chant donnait un intérêt de plus à Tantique tradition du génie grec : et, lors- que Jufien \ dans sa haine de sophiste, comme de fanatique contre les chrétiens , imagina de leur interdire renseignement des lettres et rétude publique des monuments de lantique poésie, cette jalouse pro- hibition ne fit, pour ainsi dire, que refouler plus vite, dans les canaux de la foi nouvelle, les flots harmonieux de Tidiome hellénique.

L'impulsion dura bien au delà du passage de Julien : ce fut alors qu'un rhéteur célèbre de Béryte et de Laodicée, devenu prêtre de l'Evangile , après la mort d'une femme qui lui laissait un fils , comme lui, pour l'enthousiasme et les arts, employa son ardeur, sa fecilité de génie , à dépouiller, pour ainsi dire , l'ancienne imagination grecque , au profit d'une autre croyance, se servant de chacune de ces belles formes de Tari païen , comme d'un vase précieux, qu'il dérobait, pour y verser le vin nouveau de h foi.

Ainsi, dit^on, il entreprit tle composer, à force de studieuses rémi- niscences, un Homère chrétien, un Pindare chrétien, et même un Ménandre chrétien , par une pieuse imitation des grâces de langage , «t* de la tendresse naturelle au style de l'amant de Giycère. Le temps n'a pas conservé ces œuvres d'industrie littéraire; et, pour nous, il im-' porte peu; car l'intention même était un démenti à la vérité de l'art. Si,

' Inter quae erat illud indemens (jus ) quod doceire vetuit magistros rhetoricos et < grammàticosciin9tianos,n! transisi^ent ad miminum cultintt. Amm. Marc. lib. XXV.

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76 JOURNAL DES SAVANTS.

par un minutieux travail, appliqué à des productions du génie auxquelles contribue la matière, une œuvre du pinceau est parfois, de nos jours, détachée de la toile usée , ou du bois vermoulu qui en avait reçu l'em- preinte , et si elle est adroitement déposée , par écailles légères , sur un fond nouveau qui la conserve , pareil procédé ne va pas aux œuvres di^ vines de la parole humaine. On ne peut ainsi les transposer; car, en elles, rien n est corps ; elles sont un idéal qui sort de Tâme et parle aux âmes ; elles ne sauraient servir à exprimer un autre enthousiasme que celui qui les a fait naître. Vouloir, par un calque minutieux et servile , prendre les images et les couleurs de Pindare, ou de Sophocle , pour en couvrir la simplicité évangélique, c'était un faux travail, un sacrifie du goût, autant que de la foi.

Mais, nous le croyons , un travail plus vrai de ce même sophiste grec et de son fils, des deux Apollinaire et de leurs disciples, c était de vulgariser dans la langue grecque le génie hébraïque , d'où sort , en partie, le christianisme même; c'était d'enrichir la Grèce, en lui appor- tant un nouveau reflet des couleurs et des feux de l'Orient. Traduire les chants du Psalmiste, les traduire, non plus en prose grecque, comme avaient fait les preûiiers interprètes alexandrins, mais les jeter à flots pressés dans un des rhythmes helléniques : et, loin de reproduire avec un laborieux archaïsme les anciennes images de la langue grecque , la forcer elle-même à recevoir, en se troublant quelque peu, ce torrent de hardiesses étrangères, c'était là, ce semble, une tentative plus natu- relle et plus vraie, une meilleure variante pour la lyre, un rajeunis- sement meilleur poiu: cette imagination érudite , qui se recopiait sans cesse elle-même , depuis les Callimaque et les Apollonius de Rhodes.

^ Aussi cette version des psaumes hébreux en hexamètres grecs, plus originale que les créations factices d'Alexandrie, a-t-elle survécu à tra- vers les temps et la barbarie. On la lisait autrefois dans l'Orient chré- tien; et on peut la lire aujourd'hui, et sentir, sous cette mesure trop uniforme, l'originalité aflaiblie, mais présente encore, d'un modèle ini- mitable. Si , en efiet , ce rhythme pompeux , que l'ancienne poésie grecque a rarement fait servir à l'inspiration lyrique, est loin de pouvoir, aussi bien que l'impétueuse diversité du dithyrambe , suivre tous les mou- vements de la muse hébraïque, et s'élancer ou se briser comme elle, il nous semble cependant que cette paraphrase était toute frémissante d'une poésie qui doit tenir beaucoup du texte hébreu. La prose seule de saint Jérôme, cette prose latine d'un Dalmate naturalisé en Orient, cette prose savante encore, mais qui est comme forcée et emportée par la violence du souflle qu'elle voudrait contenir, nous étonne davan-

FÉVRIER 1857. 77

tage et: nous fait croire t par moment» que nous entendons ia voit du Psakniste interdite à notre ignorance.

Toutes ces magnifiques images, ces secousses de ia pensée, ces élans de tendresse ou de douleur, ces dialogues de Dieu avec lame /et de Tâme avec elle-même, toutes ces surprises, toutes ces épouvantes du drame lyrique de David ne se retrouvent pas sans doute dans les hexamètres d*Âpollinaire; et cependant même, ces belles hymnes, dont les premiers versets latins sont , pour ainsi dire , le titre vulgaire connu de ceux mêmes qui ne le comprennent pas : Qaare fremaerunt génies? Cervus at adfontem, Saper Jlamina BabyloniSf sedimas et flevimus, cum recordaremur Sion. Laada, Jérusalem, Dominam, ces refrains religieux de Tunivers chrétien conservent un éclat, une force de beauté, dont semble parfois s'étonner la langue grecque, et qui lui vient comme une grâce nouvelle, étrange et im peu sauvage.

Ce fut sous Tinfluence qui multipliait ces échos de la lyre hébraïque que le savant pontife de Gonstantinople, Grégoire de Nazianze, entre- prit de célébrer dans des hynmes du même rhythme lent et grave, d*abord les dogmes du christianisme, puis les craintes, les espérances, les joies et comme les passions de Tàme chrétienne.

Certes, ce beau génie d'une époque de décadence, cet orateur qui, s il est permis de mêler deux termes contraires, nous semble un Isocrate passionné, se laisse entraîner parfois, dans ses discoiu*s mêmes , à des mouvements d'une vivacité presque lyrique : témoin ses adieux à sa tribune patriarcale de Constantinople , à son peuple, à son auditoire, au sanctuaire qu'il a défendu, aux fidèles qu'il a char- més, à la terre, au ciel, à la Trinité même. Mais, lorsqu'à l'éclat de la faveur publique, ou même de la disgrâce célèbre encore et bruyante eut succédé , pour Grégoireyde Nazianze , l'obscurité de la retraite , non plus l'humilité volontaire ,«4u miheu d'un palais, mais la soUtude de la cellule et du désert , ce fut sous d'autres formes plus graves que , dans sa tristesse, parut toute son âme de poète.

Avec cet attrait de curiosité, qui nous fait suivre et rassembler les rayons épars, à longues distances» dans les vastes cieux de l'i- magination, il nous serait aisé d'apercevoir un rapport d'émotions entre quelques-uns de ces élans de foi et d'amour et les prières de plus d'un pieux sectaire moderne. Si je voulais, par exemple, comparer quelque chose aux chants rêveurs du mélancolique Cowper, dans sa vie de mystique et de pénitent» à ses hymnes de ïOleney, je relirais les poésies du solitaire retiré au village d'Arianze , et j'y trouverais , non pas la magnificence , mais la douce gravité du génie lyrique. J'y croirais en-

N

78 JOURNAL DES SAVANTS.

tendre, non Thymne trioinjdud d*un martyr, mais la roix solenoelle dt» prêtre consëcrateur.

Tel est, par exemple, ce chant où, dans f hexamètre de t hymne à Japiter du philosophe Clëanthe, Grégoke énonce la vérité sublime et touchante, et, comme disait un Père de TÉglise , la tendresse intérieure renfermée dans le théisme dirétien. Mais il ne faut pas oublier qu'ici- Teflusion même de la croyance était une arme de défense , et une ré- ponse h la doctrine d'Arius.

«Chantons d'abord le Fils\ dans notre saint respect pour le sangp <t expiateur de pos fautes. Il est besoin que même le mortel vienne au « secours des cieux , devant la langue insensée qui &it outrage à. la divi- (c nité, en nous dégradant aussi nous-mêmes. Bien n'existait, avant le Père tt souverain. Il renferme tout en soi. Rien de plus grand que le Père. Du «grand Dieu le Père est le Verbe, le Fils étemel, image archétype, «essence égale à son auteur; car la grandeur du Fils est la gloire du « Père ; et il a brillé d'une gloire telle que la conçoit le Père seul , ou « celui qui resplendit égal au Père. Il n'est en effet rien qui approche de « la divinité.

u Seulement, une vérité simple, visible à tous les mortels, comme à «moi, c'est que rien de ma naissance ne peut convenir à la naissance ((divine; car moi, je ne suis pas un générateur impassible, étant moi- « même formé de parties ; et Dieu , lui , n'est pas passible , étant incomposé « et incorporel. , les natures sont séparées de si loin , est-ce merveille a que les naissances soient autres? Si le temps est plus ancien que mof , « il n'est pas plus ancien que le Verbe , dont le Père est hors du temps.

((Alors que le Père existait, sans avoir eu conmiencement de luir « même , et sans rien avant lui , alors existait aussi le Fils du Père , ayant^ <i le Père pour origine étemelle, comme le soleil a la lumière. »

Ne diriez-vous pas, à ce langage, qu'une nouvelle poésie, méditative et profonde , semblable au regard mélancolique du solitaire penché sur labîme, s'élevait des obscurités mêmes de la foi chrétienne? Nous en- tendons encore retentir dans notre mémoire quelques vers harmonieux d'Horace sur la primauté de Jupiter par-dessus tous les dieux :

Quid'prius dicam solitis parentis

Laudibus ? e(c.

Unde oihil majus generaturipso,

Nec YÎget qiiidquam simile aut secundum.

L'expi'ession en est grave ot noble , et rachète un moment les doutes ' S. GrûJ. Nnzianz, oper.i. H, p. ao8.

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du poète épicurien et les puériles crédulités la ibule. Mais^ s*il y a quelque chose pour la raison philosophique, pour la coftception spé- culative de Tessence divine , il n*y a rien pour le cœur, rien de cette touchante méditation et de ce parallèle extraordinaire qui fait quelque peu comprendre la divinité, par Tinfini même des différences, que sa miséricorde à comhlées pour l'homme, en s'assimilant, par une nais- sance humaine, à Tètre faible et déchu qu'elle voulait sauver.

11 suffit, non pas même à la foi, mais à la raison éclairée par This- (oire, de songer à Toppression d'alors, à k dureté de la conquête ro- maine , à la servitude publique , à lesclavage domestique , aux Césars , aux prétoriens, aux publicains, aux jeux du cirque et au sang des mar* tyrs, pour sentir, à travers les siècles, la fascination sublime de cet en- chaînement divin de rhomme au Dieu suprême; et cela , dans ce monde grec et romain , la froide mythologie de Callimaque avait divinisé de leur vivant de lâches et incestueux despotes, où, plus tard, Domitien se nommait dieu dans ses propres édits, l'insensé Héliogabale prétendait épouser la divinité de la lune; et les derniers raffi- nements de rhiérophante Proclas n'arrivaient qu'à réunir, par un mé- lange bizarre, l'adoration superstitieuse des vieilles fables païennes et le culte abstrait de la pensée.

Malheureusement, le poète chrétien tombe lui-même, au milieu de sa foi si sincère , dans les subtilités de la controverse. Il ne se borne pas à célébrer le Christ coéternel et cohumain, pour ainsi dire, comme il le conçoit, dans sa reconnaissance et dans son amotu*. Il répond aux objections des adversaires; il s'inquiète, il s'indigne de cette syllabe dis- sidente qui change la définition du Fils de Dieu, et exprime la ressem- blance, au lieu de Tidentité ^ Il veut ne rien laisser de cette erreur; il la saisit corps à corps; et même, sous cette forme singulière, nous apparaît la puissante logique du culte nouveau.

c( Que si , s'écrie le poète ', parce qu'il a revêtu l'humanité , pour venir <( en aide à tes souffrances , tif mets une borne à sa divinité , sa miséri- « corde (ut«elle donc un péché P Pour moi, il en est plus admirable; car il « n'a rien perdure sa divine essence , et ii m'a sauvé en se penchant, mé- « decin tutélaire, sur des plaies infectes. Il était homme, mais Dieu; fils «de David, mais créateur d'Adam; ayant pris une chair mortelle, mais «lui-même incorporel; d'une mère, mais d'une vierge; enfermé ici-

' Tu ds, dans une guerre et si triste et si longue «

Périr tant de chrétiens, martyrs d'une diphUiongue.

(Boileau.) * 5. Greg, Nazianz. oper. t. II, p. 212.

SO JOURNAL DES SAVANTS.

«bas, mais infini. La crèche le reçut, mais une étoile guida vers lui les a mages , et ils lui apportèrent des dons et s'agenouillèrent devant lui , etc. «Il fut la victime, mais il fut le grand-prêtre; il fut le sacrificateur, fi mais il fut aussi le Dieu ; il offrit son sang à Dieu , mais jpour Texpiation a de tout l'univers ; il fut élevé sur la croix , mais il y cloua le péché. »

Nous ne discutons pas ici ces contrastes donnés par la foi même, ce chaos de grandeur et de misère; mais comment ne pas voir avec sur- prise le magnifique idiome de Pindare et de Sophocle se pliant à ces nouveautés étranges pour lui, et les parant encore de sa grâce poétique? Ainsi, dans des hymnes sans exemple, rêveur et dogmatique, plein d'imagination et de foi , le christianisme était chanté par le solitaire , comme il était fixé par les conciles et consacré sur les autels.

Après le Père et le Fils , Grégoire de Nazianze célèbre TEsprit-Saint , et en même temps leur triple unité, avec l'enthousiasme d'un poète et la précbion d'un docteur.

(( La raison éclairée ^ dit-il , remonte à l'Être qui n'a pas eu de commen- ci cément; mais elle ne scinde pas la divinité. Elle veut que tu aies un seul (( maître, et non plusieurs à adorer. De TUnité sort la Triade, et de la «Triade, l'Unité; non pas de la même manière que la source, le ruis< «seau, le fleuve, ne sont qu'une seule onde chassée en trois jets diiïé- « rents sur la terre ; non pas comme la flamme du bûcher s'en détache «et revient s'y réunir; non pas comme la parole s'élance de l'esprit et « pourtant y demeure; non pas comme, des eaux frappées par les traits du «soleil, jaillit une splendeur réfléchie sur les murailles , çè et mobile, « qui fuit au moment d'approcher, et s'approche à l'instant elle va fuir.

« La nature de Dieu n'est pas changeante , ne se dissipe pas , pour «se rassembler ensuite; la consistance immuable est l'attribut de «Dieu, etc. La Triade que j'adore n'a qu'une même force, une même «pensée, une môme gloire, une même puissance. Par là, son unité ne (I s'écoule jamais , possédant une incomparable grandeur dans l'harmonie « de sa divine essence. Voilà ce qu'à mes yftux la Trinité même a dévoilé « de splendeurs , derrière les ailes célestes et le voile divin du temple » sous «lesquels est cachée la souveraine nature de Dieu. S'il y a quelque chose « de plus visible pour les chœurs des anges, c'est la Trinité qui le sait. »

A ces profondeurs théologiques, à cette obscurité du dogme, em- bellie par la poésie, Grégoire de Nazianze réunit quelque chose de la gravité du philosophe antique parlant de l'univers. Seulement , assuré dans sa foi , il est à l'aise pour juger des systèmes divers se sont égarés

^ 5. Greg. Nazianz. oper. \. 11, p. a 16.

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les plfls sages, en Toulant expliquer l'œuvre d'un Dieu qu'ils ne connais- saient pas. La matière et la foi-me , la substance et la couleur, ou bien les deux principes ennemis, la lumière et les ténèbres, ta création et le chaos, toutes ces thèses ingénieuses de la Grèce ou ces traditions de l'Orient, disparaissent, pour lui, devant le Dîeu de la Genèse et de l'Evangile; et c'est alors que. rejetant la doctrine de Platon, dan* un langage parfois inspiré de la même éloquence, il dît ' :

" Avant que tout cet univers se Hnt debout et fût orné de sensibles "images, le Très-HEiut, régnant dans la durée des siècles déserts, fui " louché, à l'aspect dq^a propre splendeur et de l'éclat multiple de sodi- « vinîté , telle qu'elle apparaît à lui-même et à ses adorateurs, H était émti (I aussi, en regardant les divins exemplaires que la pensée génératrice du ■' monde plaçait sous sa \'ue , types d'un monde A venir, mais déjà présent H pour Dieu; car, devant Dieu, toutes choses sont présentes. Pour moi, wle temps montre les choses, ou derrii're. O'.i devant moi; mais, pour ■• Dieu, toute chose n'est qu'une, et se renferme dans le sein de sa divinité.

"Oyez donc ce qui apparaît à mon esprit. La pensée divine était "prosse de l'univers; elle s'ouvrit; il en sortît l'heureux enfantement ■I que dévoila le grand Verbe de Dieu. Sa volonté créa la nature întelli- ogente, la substance céleste, la substance terrestre , rayons de la lumière "primitive : fune éclatante, majestueuse, ministre du souverain roi; «l'autre qui a sa gloire ici-bas. Il répandit, comme à flots, sa divinité, " afin de commander à plus de choses dans les cieux et d'être , pour un «plus grand nombre, la lumière béatifiante; caria nature même démon Il Dieu, c'est de donner la béatitude. "

Ici , la pensée s'arrête , devant i' extase commencée du poète . qui voit les cieux ouverts. Mais, bientôt iui-mème reprend l'accent austère d'un philosophe, pour retracer les lois de la Providence, et cette action de Dieu sur ses créatures , pins étonnante par la bonté que la création même ne l'est par la puissance. Il revient même souvent à ce sujet, dans des rhythmes et par des arguments divers. Mais, il faut choisir dans cette moisson du génie grec rajeuni par l'Orient et la foi. En re- connaissant, presque sous la même forme, ce qu'avait entrevu l'an- tique philosophie, il faut chercher de préférence ce qui parait plus neuf et vient du fond de la foi nouvelle et des croyances qu'elle subs- tituait au polythéisme, et quelquefois même de l'espèce d'imitation qu'elle en faisait, par cette foule de natures angélique», célestes, dont elle peuplait le monde naissant, de peur qu'il ne se crîit dans le vide

' S. Grtgor. Naziam. oper. I. II, p. aaa.

k

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et comme abandonne , sous l'unique regard de l'étemel Dieu, C'est ce soin picuK de l'imaginalion liumaine, celle invocation de verlus inter- médiaires entre le ciel et la tcrrr , qui se retrouve, dans liien des poésies de Grégoire semées d'une mylliologîe, pom* ainsi dire, idéale.

Comment, dans nos recherches sur les plus hautes contemplations de la fantaisie poétique, nous abstenir de ces exemples si peu connus, oubliés dans l'histoire de l'Eglise, maïs qui charmaient les contempo- rains, sans inquiéter leur orthodoxie ?

"Tel que, dans l'air pluvieux' et appesanti, un rayon de soleil, hcur- n tant les nuages, en cercles réfléchis . forme une ins aux mille couleurs , « et qu'à l'entour de l'clher brillent des cercles divers, qui bientôt se dîs- sipent; ainsi, se succèdent les natures spirituelles, la plus haute lumière "éclairant, de degré en degré, les intelligences inférieures. La source " de ces lumières est la lumière, qu'on ne peut nommer, ni saisir, celle «qui échappe à la vitesse même de l'intelligence qui veut s'approcher Il d'elle, celle qui court en avant de tous les esprits, afin que, dans nos " désirs du moins, nous tendions vers ces hauteurs toujours nouv^es.

" Puis . viennent des lumières de second ordre , issues de la Trinité " souveraine, anges éclatants de splendeur, dénués do cor|)s, qui, mar- (( chant près du trône suprême, intelligences rapides, feux et souffles Il divins volant à travers l'espace des cieiu , servent avec ardeur la grande 1 volonté, simples et subtils, lumineux et Devenant pas de ta chair H (car la chair, une fois formée, dépérit), n'aspirant pas à la chair non plus, a mais restant ce qu'ils sont { les uns sont de garde auprès du grand l' Dieu ; les antres gouvernent de leius influences le monde entier, ayant ■I reçu du grand monarque chacun sa province dilTcrente, inspectant " les hommes, les cités et toutes les nations, et spectateurs favorables "des oiTrandcs de l'homme.

uO mon esprit, que vas-tu faire i* La raison tremble de s'avancer "jusqu'aux beautés célestes. Un nuage s'est jeté devant moi, etc., etc. »

Cette pieuse défiance du poète, cette crainte de toucher par la parole aux substances célestes amenait le récit de l'antique chute des anges , et je ne croîs pas que, dans quelques traits rapides de ce mystique sou- venir, le poète de Nazianze soit resté trop au-dessous de l'inspiration moderne, n'était qu'il n'a rien conçu d'égal à l'ange Abdiel. de Milton, ou à l'Abbadona de Klopstock, ces belles inventions, le poète plus libre était aidé, pour ainsi dire, par la perspective plus lointaine du

' S. Gregor. Naziam. oper. (. II . p. a34.

I

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Mais, si» dans ce qui touche aux vérités de la religion , Timaginatioii de saint Grégoire est sévèrement contenue par sa foi, il n*en trouve pas moins, dans la philosophie même qui s'attache au christianisme; un essor nouveau pour la poésie, une sorte d*élévation métaphysique et rêveuse, bien rare dans Tantiquité, et qui tient lieu parfois de l'enthou- siasme poétique, non moins rare parmi nous. Là, en effet, le ciel est moins beau, la nature isoins riche, la vie moins extérieure et moins libre , la cité moins retentissante de fêtes et de triomphes , l'homme moins jeune, moins ardent, moins passionné de patrie et de gloire, la voix la plus expressive, n'ayant pas toujours à s'animer des grands spec- tacles du dehors, devra sortir des méditations les plus intérieures de l'âme, et Télévation lyrique naître surtout de la contemplation abstraite et de la solitude.

A ce titre et dans eet ordre de sentiments, ce que le poète thébaiii devait peu rencontrer, à travws l'éclat des fêtes, ce ^e le voluptueux Horace cherchait encore moins, sera dans la poésie le feu sacré de l'évêque des premiers temps. Il méditera sur l'âme. A côté du dogme qu'il définit avec scrupule et.crainte, il osera davantage dans cette mé- taphysique qu'il a reçue de Platon et que la religion permet , en la sanc- tifiant. Il la confondra presque dans la même crc^ance, l'embrassera du même amour; et une veine inconnue d'émotion et de poésie naîtra de ce culte de Tâme, qui n'est pas l'orgueil idéal du stoïcien s'égalant à Dieu, mais qui se compose de foi, d'amour et d'espérance. Voici ce lan- gage nouveau : «L'âme est un souffle de Dieu; elle a, quoique céleste, a supporté le mélange de l'élément terrestre , lumière enfouie dans un a antre obscur^ mais divine et inunortelle. )>

Puis, à ces belles paroles, succède avec une verve amère la dédai- gneuse esquisse de tous les systèmes, de toutes les compositions d'âmes humaines, qu'avaient hasardés diverses sectes de philosophie, le feu, l'air, l'eau, la monade indissoluble, la force vitale, la migration suc- cessive. Opposant à tout cela Tœuvre de Dieu, dans la Genèse, Grégoire de Naxianie décrit l'homme spirituel en beaux vers.

Restait , pour le poète philosophe 4X>mme pour le théologien , la con- jecture , le raisonnement à faire sur la destination de cet être mixte , sa liberté, sa responsabilité ,*tous ces problèmes où, vers la fin du même siècle, s'enfonçaient avec une pénétration si hardie la subtilité .d- Augus- tin , la t^érité de Pelage. encore , Grégoire de Nazianze prend à nos yeux quelque chose de la majesté lyrique; il est prophète sur l'avenir de l'humanité, prophète attendri des maux qu'il voit, et consolé par la rédemption qu'il espère. Le fibre arbitre ^e ïfaomme, occasion

11.

8i JOURNAL DES SAVANTS.

de M chll^}4 est ai^i 0onr droit à la béatitude; et ainsi, pour le poète, la dénonstratioii s^ mêle à la fei, lat la fierté philosophiqae à Tespé- rance cbtétienaé. Tel est le caractère d*ufie partie surtout de ce poème, non pais dithyrambique par la forme^ mais tout animé de pieuse con- liante, et tout rempli de la vision de g^Mre:

« Après , dit le poète , que le Fils étemd eut fiùt rhouune , qui lui uest cher, pour y trouver sa gloire, et afin que, quittant la terre au (cterme de ses jouft, Tbomme revint ^divinisé fers Dieu, il ne le laissa a pas tout è fait libre, et, d'autre part, il ne Tendhalna point. Mais, ayant <( établi pour lui la loi de nature, et gravé la règle 4u bien dans sou ucœur, il le plaça parmi lés jardins en fleur du Psradis,' dans Téqui- d libre de ses penchants ; et il attendit de quel noté l'homme inclinerait. )>

Vient alors le récit nécessaire de la chute de Thomme, selon la Genièsè, la corruption et le rachat du mohde , ttrat œ que racontaient les cbaifes et ie%éooles chrétiennes. Mais, dans les vers du poète, la ieçdn est redoublée par cette étude intérieure de Thon^me, qui semble ajouter aux enseignements de la foi Taveu naif de l'âme sur elle-même.

•«Dieu, dit-il, n'a pas fait en moi un Dieu; il m'a créé incertain, u chancelant, et m'a donné plusieurs appuis, surtout la grâce du « baptême; car, de même que les fils des Hébreux , dont le seuil avait u été teint de sang échappèrent à la mort, dans cette nuit, périrent «les premiers-nés TÉgypIe; ainsi le baptême est aur nous le sceau u de Dieu écartant les misèî^es, signe de salut pour les ea£aints, signe à « la fois et guérison pour les hommes , présent merveilleux du Christ « illuminateur, etc., etc. Relevé d'un abime de tristesse, ayant secoué «ie poids qui courbait ma tète, je remonte vers la vie, comme le «voyageur qui a repris haleine presse le mouvement de soê genoux tt rajeunis. A tous l'air est. commun, à tous la terre; pour tous esi u étendu l'espace des deux et roule le cercle des saisons; à tous les a hommes est ouvej^t le bain sauveur de l'humanitéi »

Parmi bien d'autres effusions poétiques de Grégoire de Naxiaose, toutes pleines de l'écrit, souvent des expressions littérales de l'Écriture sainte; se i^coAlrent aussi de véritables hymnes , offrandes de i'évêque à son Egh^, ou pieuaes eidamations* de sa solitude. Telle est celte courte iovoicatioD à Dieu :

«ô toi, supérieur à tout M car de quel autre nom est-il permis de te «saluer? Comment la parole te louera-t-elle, toi qui inefiable? «Comment l'esprit te verra-t-il? car tu ne saurais être saisi par aucune

' S.GregWiJimtinz.oper» t. II, p. aS6:

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«intelligence. Tu es seul ipe^primi^ble , toi qui 9s créé tout ce que la (' parqle exprime; tu es $eul impossible à couo^itre, tçi qui as créé tout a ce que perçoit TinteUigence. Toutes cbo$es , parlantes ou muettes , te i( célèbrent; toutes choses, intelligentes ou non, te jcendent gloire,

u Toutes les misères, tQutes les douleurs s^adi'esscnt à toi; tous te « supplient. Tout ce qui songe que tu existes élève, d^ns le sUence mémet «un hymne vers toi. Seul tu es iounuable; tout vers tQJ se précipite; (t tu es la fin de tout, tu es unique. Tu en toutes oboses, et tu n*es au- ftcune de ces .choses. Tu nés pas Tunité; tu pes psifi le tout. Toi qui ttas tous les noms, de quel nom Rappeler, être ineflable? Mais ces et voûtes au-dessus des nuages, quel esprit olympien povirat les; pénétrer? « Sois-nous propice , ô toi supérieur à tout ; car de quel autre nom est- « il permis de te saluer? »

Il y a dans la gravité laborieuse de ces vers, dans ces distinctions subtiles peut-être , mais qui sont comme des degrés d*une réflexion plus profonde, il y a dans ce travail de inéditation un accent vrai de pieux enthousiasme, une ardeur et une soufiErançe de loi qui persuade.. Cet eflbrt désespéré, cet éiaucement de l'âme et du langage, pour péoétrer les cieux , à la poursuite du Djw qu'on adpre , fait penser à la phrase tombée de la rêverie mélancolique de Pascal : m l^e sjlenoe éteruel de M ces espaces infinis m'eOraye; » mais là, je orain^ d'avoir surpris, dans la contemplation même, le trouble involoiitaire du doute; ici je sens la certitude et la consolation de la foi, sous Tobsourité et rimpuissancedes paroles.

Cet hymne, toutefois, en lents hexamètres , «peut Q*avoir été que la prière propre , l'action de grâces solitaire de l'ancien évêque , au lever du JQur, dans son petit village d'Arianxe, Mais un autre hymne, au 4néme Dieu, a dû, par la rapidité du mètre et la simplicité des images, se mêler, dans le culte public, aux chants populaires de.l'Église.

<( Donne-nous ^ de te célébrer, immortel roi; donne^nous de. te «.chanter, roi et seigneur, par qui viennent les hymnes, par qui fado- «ration, par qui les chœurs des anges, par qui imfinie durée des «siècles, par qui resplendit le soleil, et saçconipUt le décours de la «iune et reluit la grande beauté des astres, par qui l'homme ennobli a a reçu le privilège de connaître le divin, en étant lui-même im être «raisonnable.

«Tu as créé toutes choses, donnant à chacune sa place et le$ gpu- u vemant toutes par ta providence.

^ S. Grégar. Nazianz» aper, t. II, p. a 86.

f. •'

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tf Tu as produit au dehors le Verbe; et ia création a existé.

t Le Verbe est Dieu; il est ton fils, car il est de la même nature ;jl est, « en honneuri égal au Père, car il a ordonné toutes choses pour régner a sur elles. Mais, embrassant ausâ toutes dioses, TEsprit-Saint, qui est «Dieu, les maintient par sa sagesse. Je te nomme la Trinité vivante, «seul et unique monarque, essence inaltérable, nature sans déclin et «sans commencement, substance inexplicable, inaccessible pensée de «la sagesse suprême, inébranlable vertu des deux, invisible lumière a qui rois tout et à qui nulle profondeur n est cachée , de la terre jusqu*à « fabime.

aO Père! sois-moi propice; donne-moi d*obsei*ver toujours ce grand «culte; écarte loin de moi les fautes, en épurant ma conscience de «toute mauvaise pensée, afin que je rende gloire à Dieu, levant vers «lui des mains innocentes, que je bénisse le Christ, et, qu'agenouillé, o je le supplie de me recevoir pour serviteur, quand il viendra comme roi.

«O Père! sois-moi propice, pour me faire trouver miséricorde et « grâce. A toi la gloire et la reconnaissance à travers le temps infini. »

aussi, sans doute, la précision du dogme, la mystérieuse hauteur des termes sacrés, dominent à travers Téclat des images. C'était la loi de cet ftge du christianisme, Tesprit de la religion même, accueilli par f ingénieux enthousiasme de ces Hellènes d*Asie. Ils aimaient, dans la ferveur de leurs cantiques , à ne point séparer de l'hommage au Très- Haut la sévère justesse de 4angage qu'avait prescrite le concile de Nicée , et que rendaient plus précieuse et plus inviolable la haine des dissidents et les persécutions tour à tour infligées ou souffertes.

Si conforme à la lettre du dogme, la parole du poète n'en était que plus puissante sur ces foules chrétiennes, qui peuplaient la Grèce orien- tale, les Oes, les rivages de l'Asie Mineure; et, de la riche Constanti- nople au rivage d'Arianze, parmi les artisans laborieux des villes que l'ami de saint Grégoire de Narianze nous montre si intelligents de la pa- role sainte et si curieux des merveilles de la nature, parmi ces bour- gades alors florissantes, partout semées sur des plaines fécoi^des, dans les pieuses ]Mi7i^j[)Tt^5, les assemblées, les processions fréquentes que le christianisme ramenait pour ces hommes, de tout temps amis des jeux et des solennités, n'entendez-vous pas, sous ce beau ciel des deux conti- nents qui se rapprochent, parmi les chœurs chantants de cette race en- core heureuse alors, retentir dans le passé celte poésie sainte et pure ? Ecoutez-la comme l'hymne d'un siècle qui va finir; écoutez-la avant que ces beaux climats , mal défendus par le despotisme inerte de Tem- pire, mais préservés longtemps des Scythes et des Goths, ne tombent

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sous f invasion musulmane, n*y tombent pour des siècles, Ji*y restent enfoncés jusque nos jours de civilisation matérielle et de politique commerciale.

D autres cantiques, encore de la même bouche sainte, ont du ser- vir au culte de ces mêmes fidèles d*Orient; et, sous une forme plus élégante, ils nous donnent déjà Fidée de ces poésies incorrectes ou de ces proses rimées que nous retrouverons dans TÉglise latine. Telle est cette h^mne du soir anal<^ue i quelques-unes du bréviaire romain , à celle entre autres que Racine a traduite , sans peut-être en soupçonner la source première; car le xvn* siècle, si classique, ne demandait aux Pères' de IT^^glise que le dogme et la morale , et cherchait ailleurs la poésie.

a Nous te bénissons^, ô mon Christ, Verbe de Dieu, splendeur de «réternelle lumière et dispensateur de TEsprit-Saint , par la réunion «de la triple lumière en une seule gloire, ô toi qui as dissipé les « ténèbres et fait la lumière , afin de bâtir le monde en plein jour, etc. , « toi qui as illuminé Tesprit de Thomme par la raison et la sagesse, pla- « çant même ici-bas une image de la splendeur céleste , pour que , du «milieu de ses propres rayons, elle voie la lumière et quelle devienne « toute lumière elle-même.

a Tu as éclairé de flambeaux divers la voûte des cieux; tu as réglé (t la succession paisible de la nuit et du jour, leur imposant un contrat « de fraternelle amitié ; par Tune , tu as donné répit au labeur de .cette a chair misérable; par Tautre, tu nous réveilles pour les travaux et les a œuvres qui te plaisent; de sorte que , fuyant les ténèbres, nous hâtions « nos pas vers ce jour qu'aucune nuit ne finira.

«Et toi, cependant, jette sur mes paupières un l^r sommeil, afin H que ma langue qui te célèbre ne soit pas trop longtemps morte pour « ta louange , et que ta créature , dont la voix doit répondre aux chœurs «des anges, ne reste pas muette; que, pour toi, ma couche même ré- a serve de pieuses pensées , que la nuit n accuse pas quelque impureté « du jour; qu*dle ne soit pas troublée de vains songes I Mais que l'âme u dégagée du corps y converse avec toi, ô mon Dieu, Père, Fils, Ësprit- « Saint, à (pli soient dans les siècles l'honneur, la gloire et la puissance. »

Entré dans cette voie d'une préoccupation constante de Dieu, d*une présence assidue devant lui, le poète, l'orateur des conciles et des cours n'était plus, ne voulait plus être qu'un fidèle qui prie : toutes ses pensées, se rapportant à Dieu, étaient autant d'aspirations suppliantes

' S. Gregor. Nazianz. oper. !. II, p. a 90.

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reti lai; tous les actes de la vie ordinAire, toutef lef épreuves, tous les périls, autant d'occasions de culte et d'actions de grâces.

G*est ainsi que, dans les nombreuses poésies de Grégoire de Naaianze, on peut noter trois formes principales diversement lyi^ues , la médita- tion ascétique du philosophe, Thymne ortliodoxe et poputaine de révèque, la prière du simple chrétien, toigours en présence de Dieu. Cela seul peut-être nous fait bien comprendre la vie fervente de ces temps et les prodiges d'imagination et d'austérité, de granSeur et d'humbles sacrifiées, qui sortaient de cette extase presque incessamment renouvelée, dont l'exemple , donné par quelques âmes supérieures, se reproduisait dans une foule obscure, non sans y susciter de grandes choses aussi. Pour Grégoire de Nazianzc et dès lors pour ses disciples, la lecture mémade l'Écriture sainte était comme ime initiation, que devait précéder la prière. Lid-même l'avait tracée à son usage et à celui des autres :

«Entends^ disait-il, avant d'ouvrir l'Évangile, entends, Père du «Christ, qui vois tout, mon humble prière; accorde è ton serviteur la «grâce de la parole céleste. Il peut porter ses pas jusqu'aux sentiers tt divins , celui-là qui neconnatt un Dieu de soi-même dans le monde (1 des vivants, un Christ sauveur des mortels, qui eut un jour pitié des « cnaux de l'espèce humaine, et se fit mortel, étant Dieu, jusqu'à ce qu'il « eût délivré par son sang tous ceux qui gémissaient dans l'enfer.

«Viens maintenant, chrétien; et, dans ce livre saint et pur, nourris « ton âme paroles inspirées; car là, tu entendras les ministres de la « vérité annonçant la vie future , avec la voix même de Dieu. »

Ailleurs, s'agit-il pour Grégoire de Nazianae, pour le prêtre missionnaire, Févêque persécuté, de quelque eifort à tent^, d'un voyage à faire , l'invocation à IMeu sem plus ardente encore ; elle rappellera toutes les traditions miraculeuses s'aniikiait contre la tyrannie des princes et contre la corruption des hommes cet ftjge héroïque du christianisme.

« ô Christ*! disait (vrégoire, au moment de partir pour Constantinople n OU pour } exil , loi qui es tous ie$ biens pour les humains que tu as « saufrés , toi «{Ui es partout la voie droite , qui as guidé l'armée , ou par « la nuée obscure ou par le feu , qui as tracé la route à tes amis entre «lesftots ouverts, et as enseveli Pharaon sous les ondes, toi qui as en- «voyé du ciel un pain nouveau, et du rocher as feit jaillir la source k vite dans le désert , toi qui as brisé la force des ennemis furieux , alors

* 5. Gregor, Nazianz. oper. t. II, p. 294. * Ikid.

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K^pe Moïse, éteadaot les bras, ofiPrit la figure de ia croix , cette «rme ((puissante, tu as enfin mQntrc toi-même aux honimes la routé du «•deL A. 1 ancienne voie tu as joint une voie nouvelle, lorsque. Dieu « et homme tout ensemble , étant venu sur la terre, tu t*es élevé de nou- «veau dans les cieux, pour en revenir un jour plus visible à ceux c[ui « t appellent.

«Toi-même, tu as marché sur la mer-, et le flot s*est abaissé sous tes «pieds, tout gonflé qu*il était par les vents. Mais, ô bienheureux «immortel, sois-moi compagnon de route, quand je t*invoque aujour- «.d*hui. Accorde-moi voyage prospère et bon ange pour guide et pour « défenseur, afin qu'à Tabri des périls de la nuit et du jour, donnant «•à mes fatigues un terme favorable , parti sain et sauf de la maison , « it m y ramène de même , près de mes proches , de mes amis , sem*- «blables à moi, et que, nuit et jour, libre et tranquille, je te prie en « paix , dans une vie sans mélange de mal , tendant vers toi sans cesse cries ailes démon âme, ô lumière de la vie, jusquà ce que j*aie achevé la «route suprême et commune, et que j'arrive à la demeure, terme des «souffrances pour les vrais adorateurs. Pour toi je vis, pour toi je parle; o.pour toi je m'arrête, ô Christ roi, pour toi je pars, parce que ta main «me^ protège. Conduis-moi, même aujourd'hui, au terme de ma route. »

On le compt*end, au reste. Quelque belle que soit par moment cette poésie, les tons doivent en être peu variés. La tristesse religieuse, qui en est l'âme, en fait aussi funiformité. Mais l'art n'était pas l'objet du poète : il épanchait ses craintes, ses douleurs, ses méditations chré- tiennes de chaque jour, et s'inquiétait peu des fréquentes répétitions, qui n'étaient que l'écho de sa foi.

Par même, ce n'est pas dans les pièces d'un mouvement drama- tique et varié , nous l'avons dit ailleurs , que son inspiration est la plus heureuse; c'est plutôt dans une sorte de plainte rêveuse, dont l'accent s'élève peu, ne change pas, et l'âme s'interroge elle-même tour à tour curieuse et résignée.

Sous cette forme , Grégoire de Nazianze a été poète original : et , dans le volumineux recueil de ses vers, il y a quelques méditations élégiaques d'im charme impérissable ;,et cependant ce génie contemplatif, qui ne trouvait toute sa grandeur que dans le repos, sous la main de Dieu, dans la tristesse solitaire, avait été, bien des années, en butte au choc des passions humaines , entre les grands et le peuple, admiré, applaudi, calomnié, battu de toutes les agitations des conciles, ce forum du monde chrétien. Le conlre-coup de tant de luttes, et comme le long souvenir de ces vives douleurs se retrouvera donc aussi dans ses Poésies ,

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langage familier de son âme, non moins naturel pour lui que la prédis cation ou la prière.

Ce reste des blessures du siècle le suivra, le tourmentera dans la re- traite , soit cette retraite passagère et troublée , qu*il se faisait parfois au milieu des splendeurs de sa métropole, soit cette solitude profonde et sans retour, il ensevelit ses dernières années.

Comme les poètes lyriques de lantiquité profane, Tévèque persé- cuté, ou même le solitaire, aura donc par moment des vers accusateurs contre ses envieux, de touchants appels à ses anciens amis, et parfois même des cris de colère et d*anathème , des ïambes de pieuse indignation.

Choisissons de préférence les regrets qu*il adressait à son Église d'Anastasie, non dans le mécompte dune ambition déchue, mais dans la longue douleur d*une alTeclion trompée.

«Je te désire \ sécrie-t-il, peuple bien-aimé, je te désire; je ne le (( nierai pas, toi la génération de mes paroles, peuple de ma chère Anas- n tasic , qui ressuscitas, sous un enseignement nouveau, la foi jadis éteinte ((par des instructions meurtrières; toi, du milieu de qui ma parole ((jaillissait, comme une étincelle illuminant toutes les Églises, quel est «aujourd'hui le possesseur de ta beauté et de mon trône? Comment usuis-je isolé, sans enfants, lorsque mes enfants sont en vie? O Dieu « de paix, gloire à toi, quand même il m arriverait pis encore! Peut-être, « punis-tu ma franchise téméraire. Mais quelle voix maintenant te pro- « clamera sans crainte, 6 Trinité?»

Et, dans d'autres vers animes de lamertume et des menaces du pro- phète : « Les chemins de Sion pleurent , dit-il ^, regrettant le peuple ado- «rateur de la loi sainte, dans les jours de solennité : je pleure aussi du « regret qu'on ne voie plus ce peuple accourant à mes discours, comme « faisait autrefois Constantinople, et tout ce qu elle avait reçu d'habitants (c étrangers, que la Trinité sainte éclairait de sa lumière : et maintenant, « comme le lion rugissant, je gémis de loin. D'autres peut-être obsèdent «mes enfants, me les dérobent par d'insidieuses paroles. O si la force «me venait, comme jadis, Trinité sainte, et que mon rugissement re- « tentît pour foi, les bêtes féroces s'enfuiraient de nouveau! »

Et ailleurs, s'adressant encore à ceux qu'il a quittés, dont il se plaint, mais qu'il ne veut pas maudire, dans leur ingratitude, avec la colère païenne d'un Archiloque ou d'un Ilipponax'.

«0 vous, sécrie-l-il, prêtres, qui offrez à Dieu des hosties non san- «glantes, adorateurs de la grande unité dans la Triade, ô loi sainte, 6

* 5. Gregor, Nazianz. oper. l. Il, p. 668. * Ibid. p. 670. ' Ibid. p. 670.

FÉVRIER 1857. dl

« monarque orné de piété , fondation illustre du grand Constantin , se- «conde Rome, aussi supérieure aux autres villes que le ciel étoile Tem- « porte sur la terre, je vous prends à témoin de tout ce que Tenvie «m*a fait, de quelle manière elle ma séparé de mes religieux enfants, et après mes longues luttes, après la lumière que j avais apportée par les ((enseignements célestes, après le^ eaux limpides que j*avais fait jaillir «du rocher! Quelle justice, grand Dieu, de m'infliger des maux et des «craintes, parce qu'une ville a reçu de moi le sceau de la piété chré- (( tienne ! Quelle justice qu'un autre charme sa pensée du spectacle de fcBnes soufiBrances, montant lui-même au trône pontifical, qu'il oc- (( cupe sans droit, et j'avais été promu par Dieu et les vrais serviteurs (( de Dieu! Voilà le mal! voilà ce que les fidèles de Dieu, se faisant, l'un «à l'autre, une guerre lamentable, ont inventé contre moi, parce que «je ne voulais pas être l'athlète d'un parti, ni mettre quelque chose avant «le Christ!

«Ma faute, c^est de n'avoir pas fait la même faute que d'autres, et « de n'avoir pas voulu attacher ma barque aux flancs d'un grand na^e. « Ainsi, j'ai encouru la haine des hommes légers, qui ont livré sans scru- « pule la chaire pontificale aux amis de la fortune et du temps. Mais «que l'abime de l'oubli couvre tout cela ! Une fois éloigné, je goûterai «la vie tranquille, laissant tout ensemble et la cour, et les villes et «les prêtres, comme je le souhaitais jadis. Ainsi, avec joie, j'échappe à « l'envie; et, sorti d'une grande tempête, j'ai jeté le câble dans le port, «où désormais, élevant mon cœur par de pures pensées, j'offrirai à «Dieu mon silence, comme autrefois ma parole. C'est Grégoire qui « parle , celui qu'avait nourri la terre de Cappadoce et qui s'est fortifié « de toute science pour le Christ. »

Dans ce r^et, dans cet adieu, dans cette joie prétendue, dans cet espoir d'oubli, vous sentez, n est-ce pas, les dernières passions d'une âme chrétienne, mais humaine ? On peut le croire, cette offrande du silence, cette résignation à l'obscurité, cet abandon si absolu de la gloire, mais aussi de Tapostolat, n'était pas sans pénible effort, sans désaveu secret pour le brillant orateur si touché des grâces de la parole et si puissant par elles. A quelques égards , et dans la différence des temps et des mœurs, son éloignement de Constantinople était la dis- grâce de Fénelon, au xvii* siècle : c'était bien plus encore; car il était banni de son Église , comme de la cour ; il était non pas exilé dans son diocèse, mais relégué, conune inutile, dans un obscur village. La piété même, le regret du bien à faire, de la foi à défendre, venait au secours des faiblesses de l'orgueil humain et s'y mêlait pour les couvrir, s'il en

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restait encore dans cette âme enthousiaste et candide. De là, les accents de vraie poésie élégiaque, admirés dans Grégoire de Nazianze, mais qui ne devaient pas nous faire oublier son génie lyrique.

VILLEMAIN.

Lettres de Jean Calvin, recaeillies pour la première fois et pu- bliées d'après les manuscrits originaux, par Jules Bonnets Paris, i854t librairie de Ch. Meyruis et Compagnie, a vol. in-8*.

DEDXlàME ARTJCLB^

Avant d examiner comment se comportèrent dans fEtat les protes- tants français, it ne sera pas sans intérêt de rechercher ce qu'ils pen- sèrent en matière de gouvernement. Leuï* croyance, qui les poussait à rindépendance religieuse, les disposait-elle à Tindépendance politique? Étaient-ils enclins par leurs maximes, comme ib y furent précipités à la longue par leur situation, à se soulever pour se rendre libres, et eu- rent-ils jamais la pensée de changer la forme de fEtat? Calvin, qui fonda leur croyance , inispira aussi leur conduite : il fut pour eux le guide de la foi et le régula tem^ de la politique. Aussi est-il curieux de connaître , à cet égard , ses théories , afin de bien comprendre ses conseils.

De très-bonne heure , on accusa les partisans de la réforme en France de nourrir des pensées d'anarchie et d'avoir des projets de sou- lèvement. On les représenta à François I* non-seulement comme des hérétiques qui altéraient la vérité religieuse, mais encore comme des républicains prêts à devenir des rebelles et à bouleverser Tordre mo- narchique. C'était le moyen de les rendre redoutables au roi en même temps qu'ils étaient odieux au catholique. De la terre d'exil, il s'était mis en sûreté après Ja grande persécution de i534, Calvin s'attacha à les justifier. Il le fit éloquemment dans le livre de ïlnstitation chré- tienne. S'adressant à François I" lui-même, il dit, en parlant d'eux : uLeur doctrine est notée de sédition et de maléfice... Vous inesme, «Sire, vous pouvez estre témoin par combien fausses calomnies elle

* Voyez* poup le premier article, le cahier de décembre i856, page 717.

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Ci est tous les jours diffamée envers vous : c*est à savoir qu*elie ne tend auti^e fin sinon que tous règnes et polices soyejst ruynées, paix soit utroiiblée, les lois abolies, les seigneuries et possessions dissipées, bref (( que toutes choses soyent renversées en confusion ^. »

Après avoir fait le plus lamentable tableau des cruelles épreuves auxquelles étaient soumis de pieux et pacifiques chrétiens, qui les sup- portaient patiemment dans les prisons^ sous le fouet, dans le bannis- sement, au milieu des supplices, Calvin repousse avec force les inten- tions subversives qu on leur prêtait. Il met François I*' en garde contre ceux qui les lui représentent comme une cherchant dans ce nouvel «Evangile (ainsi lappellent-ils) autre chose qu'occasion de séditions et «toute impunité du mal Ëiire^, n et il ajoute : «Nous sommes injuste- «ment accusez de telles entreprises, desquelles nous ne donnasmes ja- « mais le moindre souspçon au monde. Et il est bien vraysemblable que «nous, desquels jamais na esté ouye une parole séditieuse, et desquels «la vie a toujours esté cogneue simple et paisible quand nous vivions «sous vous, Sire, machinions de renverser les royaumes. Qui plus est, « maintenant estant chassez de nos maisons, nous ne laissons point de K prier pour vostre prospérité et celle de vostre règne. Il est bien à « croire que nous pourchassions un congé de tout mal faire sans estre «reprins. Et grâces à Dieu, nous n avons point si mal profité en TEvan- « gile que nostre vie ne pouisse estre à ces détracteurs exemple de chas- tteté, libéralité, miséricorde, tempérance, patience, modestie et toutes « autres vertus. Certes, la vérité tesmoigne évidemment pour nous que «nous craignons et honorons Dieu purement, quand par nostre vie et «par nostre mort, nous desirons son nom estre sanctifié... Or, s il y en «a aucuns qui, sous couleur de TÉvangile, esmeuvent tumulte (ce «quon na point vu jusques icy en vostre royaume), ou qui veuillent « couvrir leur licence charnelle du nom de la liberté qui nous est don- «née par la grâce de Dieu..., il y a loix et punitions ordonnées pour «les corriger asprement selon leurs délits ^)>

. ' Ce qu'il présente au roi comme justification dans sa célèbre préface , ce qu'il recommande plus tard dans sa correspondance aux Églises ré- formées comme conduite, il l'avait exposé comme théorie fondamen- tale dans le chapitre de ïinstitation chrétienne sur le gouvernement ci- vil , et il lavait inséré comme obligation étroite dans les confessions de Ibi. Décrivant la forme et discutant les mérites des diverses espèces de gouvernements dans le xx* chapitre du livre XIV* et dernier de Ylnsti-

^ Préface de Ylmtitation de la religion chrétienne. * Ibid. ^ Ihid.

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tation, il se demande quel est le meilleur de tous. sous un roi et vivant au milieu d'une république, il répond en observateur et en poli- tique : oLe principal gist en circonstances^» Il a cependant ses préfé- rences, ainsi qu'on peut le voir par le jugement quii en porte : «On a compte , dit-il , trois espèces de régime civil : c*est assavoir monar- a chie , qui est la domination d un seul , soit qu on le nomme roy ou duc «ou autrement; aristocratie, qui est une domination gouvernée par les «principaux et gens d apparence; et démocratie, qui est une domina- « tion populaire , en la quelle chacun du peuple a puissance. Il est bien «vray quun roy ou autre, à qui appartient la domination, aisément «décline à estre tyran. Mais il est autant facile, quand les gens d*appa- « rence ont la supériorité , qu*ils conspirent à eslever une domination «inique; et encore il est beaucoup plus facile, le populaire a au- «tborité, qu'il esmeuve sédition. Vray est que si on fait comparaison «des trois espèces de gouvernemens que j'ai récitées, que la préemi- «nence de ceux qui gouverneront, tenans le peuple en liberté, ser^ «plus à priser; non point de soy, mais pourcequ'il n'advient pas sou- «veiit, et est quasi miracle que les roys se modèrent si bien que leur «volonté ne se fourvoyé jamais d*équité et droiture. D'autre part, c'est «chose fort rare qu'ils soyent munis de telle prudence et vivacité d'es- «prit, que chacun voye ce qui est bon et utile. Pourquoy le vice, au «défaut des hommes, est cause que l'espèce de supériorité la plus pas- «sable et la plus scure est que plusieurs gouvernent, aidans les «uns aux autres, et s'advertissans de leur office; et, si quelcun s*esleve «trop haut, que les autres lui soyent comme censeurs et maîtres. Car M cela a tousjours esté approuvé par expérience ; et Dieu aussi l'a con- « firme par son authorité^. »

Mais quelle que soit la forme du gouvernement, Calvin veut tout à la fois qu'on s'y soumette et qu'on la respecte. Les magistrats sont les conservateurs de la tranquillité et de l'honnêteté sociale*; ils doivent veiller au salut commun et ne chercher « dans les tailles et les imposts (( que les subsides de la nécessité publique^, » s'ils en grevaient le peuple sans cause ce serait tyrannie et pillage^. De leur côté, les sujets doi- vent avoir leurs supérieurs en grande et haute estime et ne pas se borner à considérer leur pouvoir comme « un malheur nécessaire « au genre humain^. »> Saint Paul a dit de leur obéir, saint Pierre de les honorer*^. La puissance des princes vient de Dieu. C'est donc se con-

* Institation, etc., livre IV, chapitre xx , fol. ioi5. * Ihid. fol. ioi5 et 1016. ' Jbid. fol. 1018. * Ibid. fol. 1021.— ' /6irf. * Ibid. fol. 1OÎÏ7.— ' Jbid

FÉVRIER 1857. 95

former à la volonté de Dieu que de se réduire à l'autorité des princes. En théologien de la politique et en logicien de la grâce, il fait de Dieu Tirrésistible auteur des événements généraux comme le suprême dis- pensateur des destinées particulières. Dieu préside à l'ordonnance du monde et règle la vie de Thomme. Les rois sont ses délégués ^ et les tyrans euxHfnèmes servent d'exécuteurs à ses desseins. De s'ensuit envers les uns aussi bien qu envers les autres , le devoir et de soumission et de révérence. « Nous devons, dit-il, porter à un meschant tyran tel «honneur duquel Nostre Seigneur l'aïu^a daigné ordonner^. » Cette théorie, qui rend l'oppression divine et consacre la servitude humaine, ne préserve cependant pas de la révolte, laquelle est naturellement justifiée, si elle réussit. En effet, tout ce qui arrive venant de Dieu, le succès est la marque de sa volonté dans l'insurrection victorieuse comme dans la tyrannie triomphante. Ceux qui exercent l'oppression et ceux qui en délivrent, les tyrans établis et les insurgés heureux, sont, d^iprès ce système , les instruments incontestables de Dieu. Calvin le sent, et, pour éviter cette conséquence de sa théorie trop fatalement religieuse , il s efforce d'établir qu'en aucun cas il n'est permis de déso- béir à l'autorité et de se soulever contre l'oppression. « Car, dit-il, « combien que la correction de domination désordonnée soit vengeance ttde Dieu, toutefois, il ne s'ensuit pas pourtant qu'elle nous soit per- « mise et donnée en main , auxquels il n'est donné autre mandement que a d'obéir et de souffrir '. »

Il cherche cependant des modérateurs réguliers de la puissance pu* blique, et autant il désapprouve les soulèvements tumultueux, autant il désire et conseille les résistances légales. «Je parle tousjours, ajoute-t-il, tt des personnes privées : car, s'il y avoit, en ce temps-ci, magistrats cons- « tituez pour la défense du peufJe , pour réfréner la trop grande cupidité uet licence des rois (comme anciennement les Lacédémoniens avoyent c< ceux qu'ils appelloy ent Éphores ; et les Romains , leurs défenseurs popu- a laires; et le» Athéniens, leurs Démarches (Démarques); et comme sont u possibles aujourd'hui en chaque royaume les trois estats , quand ils ^ont «assemblez); à ceux qui seroyent constituez en tel estât, tellement je ne « défendroyo. de s'opposer et de résister à l'intempérance ou cruauté « des rois, selon le devoir de leur office, que mesmes s'ils dissimuloyent, ttvoyans que les rois vexassent desordonnément le povre populaire, «j*estimeroye devoir estre accusée de parjm*e telle dissimulation, par

' tlU doivent gnrder ceste obéyssance pour la crainte de Dieu, comme s*i1s ser- «•voyent à Dieu mesme, d*autant que cesi de lay qu*est la puissance de leur prince; » Institution, etc., fol. 1027. ' Ihid, fol. io3o. * Ibià. foi. io33.

96 JOURNAL DES SAVANTS.

((.laquelle malicieusement ils trahiroyent la liberté du peuple, de la quelle (( ils 36 devroyent cognoistre estre ordonnez tuteurs par le vouloir de <{ Dieu ^. »

Outre cette opposition publique, il établissait une exception à l'obéissance privée. 11 soutenait que lobéissance envers les supérieurs cessait lorsqu elle était contraire à « lobéissance de celui sous la volonté <( duquel il est raisonnable que tous les édits des rois se contiennent et u que tous leurs commandements cèdent à son ordonnance, et que toute a leur hautesse soit humiliée et abaissée sous sa majesté^. » S*appoyant siu* les livres saints pour exiger la résistance tout comme il s'en était' auto^ risé pour prescrire la soumission, il ajoute : (cEn ordonnant des hom-

«mes mortels pour dominer. Dieu ne leur a pas résigné son droit ^.

«Si les rois viennent à commander quelque chose contre lui, il nous

n doit estre en nulle estime ^ Cest édit a esté prononcé par le céleste

« héraut saint Pierre qu'il faut plustost obéir à Dieu qu'aux hommes ^. »

Cette double obligation de lobéissance civile et de la désobéissance religieuse fut consignée dans la confession de foi des Églises prote»* tantes dressée, en iSSg, paries disciples de Calvin, conformément à s,ea doctrines et presque avec 1 emploi de ses paroles ^, Comment et jus- qu'à quel point la règle qui présida à la formation et au développement de la secte, fut-elle plus tard enfreinte par le parti? Sous quel motif les calvinistes de France, avec des doctrines si favorables à Tautorité, sorti- rent-ils de la soumission et s'engagèrent-ils dans de longues guerres? Cest ce que nous verrons bientôt. En attendant, Calvin ne cessait pas de leur écrire et de les guider. Il désapprouvait en eux toute pensée de résistance, condamnait tout recoiurs à la force, et comptait uniquement sur la prédication persuasive de la parole évangélique et sur l'intrépide confession de sa doctrine au milieu des supplices.

Aussi, après avoir conseillé la prudence aux siens, afin de pourvoir à leur sûreté, et les avoir excités à répandre la réforme dans l'ombre et sans péril, recommandait-il à ceux d'entre eux qui étaient découverts de Tavouer avec hardiesse et de souffrir pour elle avec constance. Il les encourageait au martyre, qui lui paraissait un puissant moyen de propagation. ((Rendez, leur disait-il, pur témoignage à la vérité, car, «quelque risée qu'ils en facent, ce sera comme une foudre à leur con-

«fusion Ils ne laisseront pas pour cela de vous tenir convaincu d'hé-

«rrésie, mais autant en a-t-il esté fait à tous les apostres et prophètes et

' Institation, etc., fol. io33. * Jbid. ^ Ihid. fol. io34. * ihul- M. io33. * Actes des apôtres, S xxix, et Institution, fol. io34. -^ * Voirie» articles Sg et /io de cette confossion de foi.

rÉVRffin 185^: #r

ma tbtirlwiitarf^. Le greffier H'eserira sinon ce qtâ iay vièàdHi ^ft afhfritittaiê Vostrè cbnfdsdoii ne laissera pas d*estre iàni^^trée èe- «?ant Dieu et ses anges, et il la fera profiter aox siens selon qu*il est à * désirer*.»

Sous F^DÇOis I* , quatré-^vingt-cinq victimes des opinions nouvelles aMÎenf courageusement confessé leur foi dans les tourments et sur les bAcbers; Parmi elles se trouvaient d'humbles artisans et de savants dot- teurs , de simples étudiants ainsi que des prêtres et des moines , des maîtres d'école et dès colporteurs de livres , des avocats et des mar- diands^ des cônSmrtis de France et des missionnaires de Genève^. Il en périt quai|ré^vikigt-huit pendant les doute années du rè^e d-HenrI II*, lieé supplices pas plus que les édits n'avaient arrêté les progrès de la réforme protestante.

L'Église de Paris était devenue surtout très*considérable , elle s'était constituée en septembre 1 565, dans la maison que possédait au Pré>4Biiut* Clercs un gentUhomme du Maine, àommé La Perrière*. Depuis lors, le noitobre toujours croissant de ses inembres avait augmenté le péril de ses assemblées. Bien qu'ils ne se rendissent pas totis dans tes liëiii dé- signés pour la célébration de leur culte , selon le rit de Genève ; qu'ils y tfrivassebt les uns après les autres et de nuit, ils ne pouvaient pas, malgré leurs précautions , échapper toujours aux recherches des magis- trats et à la surveillanœ fanatique du peuple. Une de leurs réunions noc- turnes, dans une vaste maison de la rue Saint-Jacques, derrière la Sor- bonne, en face du collège Du Plessis, fut surprise le & septembre 1 667. îlroitf i quatre cents personnes y assistaient, et, parmi elles, des gens d^épée et des femmes de la noblesse. Après avoir prié avec ferveur, chanté les psaumes à petit bruit et reçu pieusement la cène qui leâr avait été distribuée par le ministre venu de Genève, Tafisemblée allait se' disperser vers minuit, en gardant à la sortie lès mêmes pécautions et ie même silence qu'à l'entrée , lomqu'un cri tumuituemt pêufti de rue glaçar d'efiroitom les assistants et leur apprit qu'ils étaient découverts et ptrdtis. Deiprêtres attachés au coHége Du Plessis i/étaient aperçus^ dépms q^que temps , de la veâtae mystérietise de beaucoup de gens incotini» dans le quartier. Ce soir-là , ils avaient tout préparé pour les envelopper

' î^ Gw'upéniunce Cahain, t I,j>< S18. Lettre du ig janvier i55i , à lUebard IiifèTrei-^ * J*ai 6il ce ^evé borriUe d'après rjJîflofP«itt««if)^jMM^

eontitttiée par Simon Gou-

même ouri'sge de lu

fi tvfiftiukéêtt etc.,

i3

98 JOURNAL DES SAVANTS.

et les saisir. Ils avaient fait prévenir le guet de la ville et ameuté les habitants du quartier. Le peuple en armes avait allumé des feux pour éclairer la rue et tenait assiégée la maison ces infortunés, longtemps incertains sur ce qu*ils devaient fiadre, demeuraient enfermés. Les plus intrépides se décidèrent enfin à sortir en troupe, l'épée i la main et à s'ouvrir un passage à traveirs la populace , disposée à les mas- sacrer s'ils ne se défendaient pas, mais incapable de leur résister s'ils fondaient sur elle. Ib se sauvèrent ainsi valeureusement et ne laissèrent sur le pavé qu'un d'entre eux qui y tomba blessé et qu'on assomma.

Mais les bourgeois désarmés et les femmes timides étaient restés dans la maison , attendant le triste et inévitable sort qui leur était réservé. Le procureur du roi et les sergents du Ghàtelet, qui survinrent bientôt, les conduisirent dans les prisons , sans pouvoir les protéger contre les outrages de la foule qui les accabla d'injures, les souilla de boue et les meurtrit de coups ^ Les prisonniers, parmi lesquels se trouvaient des femmes d'une noble naissance et de la plus délicate jeunesse, furent jetés dans des cachots petits, profonds, infects et obscurs, d'où l'on tira les voleurs et les meurtriers pour les y mettre, et, dans ces basses*fosses, comme l'écrivait à Calvin le ministre François de M orel ^ « on ne pou- « vait ni rester debout, ni s'asseoir, ni se coucher, tant on y était serré « à l'étroit^. »

Peu de temps après , le a 7 septembre , on tira de ces noirs cachots le maître d'école Nicolas Glinet et l'avocat Taurin Gravelle, l'un et l'autre anciens de l'Eglise de Paris , ainsi qu'une belle et courageuse jeune femme, Philippe de Lunz, veuve du seigneur de Graveron, & pleine âgée de viogt-trob ans, pour les conduire au bûcher, sur la place Mau- bert. Avant de les placer sur le tombereau et de quitter le palais de justice , on leur coupa la langue pour leur interdire sans doute de prier tout haut. Hs ne sourcUlèrent pas en souffrant cette cruelle mutilation, et l'intrépide Philippe de Lunz dit même, en présentant sa langue au bourreau : « Puisque je ne plains pas mon corps, plaindrais-je ma langue? a Non, non. » Tous les trois, les regards tournés vers le ciel, conservèrent une sérénité merveilleuse durant le lugubre trajet et subirent le sup-

' Ce récit est fisiit , avec quelques variantes dans ses détails , par Th. de Bèse , HiS' Udre eoelé$ia$iique des Églises réformées au royaume de France, etc., 1. 1, liv. II, p. 116 à lao. et par J. Grespin , Histoire des mmrtyrs, etc., f. k^k à43o. t'oQ et fautre, éU- blis à Genève, étaient immédiatement instruits de tout ce qui se passait en France. ' t niic nec stare, nec sedere, nec cubare licet , adeo in angustum contrahitur. Lettre de François de Morel à Calvin, extraite des manuscrits de Genève, par M. J Bonnet, et citée en note , p. ia5 du t. II des Lettres deCahin.

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plice du feu avec un hémque courage, u La demoiselle « dit Théodore u de Bèse, sembloit encore surmonter les autres, car eUe n'estoit aucu- « nement changée de visage : mais, assbe dessus le tombereau, monstroit « une face vermeille et d'une excellente beauté. Estans arrivés à la place «Maubert, lieu de leur mort, avec ceste constance ils furent ars.et ((bruslés : Glinet et Gravelle vifs; la damoiselie estranglée, après avoir « esté flambloyée aux pieds et au visage. Ce triomphe fut admirable ^ n

Qudques jours après , quatre des prisonniers de la rue Saint- Jacques furent encore publiquement brûlés comme hérétiques. Il en restait dans les cachots un grand nombre d'autres dont Calvin se hâta de sou- lager la détresse, d'encouniger la constance, et dont il entreprit même de. sauver la vie. Il fit des collectes pour eux dans les Églises helvé- tiques : «Voilà, écrivit-il à celles-ci, tout le royaume en feu. L*extré- «mité se trouvent les pauvres firères ne souffre nul délay. U est «question. ••, s'il y a goutte d*humanité en nostre endroict, de les «secoiuir.à tel besoing. Pour ce que j'espère qu'ils ne fiiuldront à u essayer, ne failles aussi do ipander ce qu'aurez faict en Suisse. Car « encore qu'on ne trouyast promptement argent par delà , si feray-je tels « efforts , quand je me devrois engaiger teste et pieds . qu'il se trou- « vera prest îcy ?. »

^ Il adressa tout aussitôt une lettre des plus compatissantes et des plus prudentes à l'Église de Paiîs, pour la tirer de son trouble et la préserver de quelque résolution tumultueuse. «Très chers seigneurs «et frères, disait-il » il n'est besoing de vous déclarer plus au long «combien les nouvelles de vostre affliction nous ont esté tristes et «dures, comme aussy est bien raison, que l'union que nous avons «ensemble nous induise à cela. ...Si nous avions moyen de vous «monstrer par effect quel désir et soing nous avons de vous alléger, « vous le sentiries plus à plain. Mais , oïdtre les prières, nous ne pouvons «pas beaucoup; tant y a que le reste n'a pas esté mis en obly ^. »

Après avoir exhorté les fidèles de cette Église agitée à une inébran* lable soumission , Calvin s'attachait à exalter le courage des prisonniers du Châtelet Parmi les femmes de noble origine qui avaient été prises dans la rue Saint-Jacques étaient : la dame de Rentigny , fille du sei- gneur de Rambouillet et femme du chevalier de Rent^y , enseigne du duc de Guise , les dames d'Ouartis, de Champagne, de Longe- meau. Craignant qu'elles ne cédassent aux prières de leurs familles ,

' Th. de Bèze« Histoire êccUsiastique, etc.» 1. 1, p. i sg. - ' Lettres de Cahin, etc.. t. II, p. i5o-i5i. ' Ibii. p. iSg et lAo.

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qtii lea prestsaieni de revenir à Taocieniie reiigicm pour sauver leur vie , ou qu'elles n'eussent pas » en face des tortures et du feu , même fermeté d'âme et de foi que la magnaoiine Philippe de Luâz» Calvin ti'cMihlia rien pour les soutenir dans cette redoutable épreuve : « Si lea hommes sont «fragiles et aisément troubles, leur disait^i, la fragilité de vostrè sexe «est encores plus grande, voire selon le cours de nature. Maîa Dieu a qui besongne es vaisseaux fragiles, sçait bien montrer sa vertu en l'in** « firmité des siens. . . puisqu'il hii a pieu de vous appeler à eoy, aiissi a bien que les hommes (car il n'a esgard ne à masles ne à femelles) , «il est besoin que vous fecies vostre debiroir pour lui donner gloire, ((selon la mesure de grâce qu'il vous a départie, ausay bien que les « plus grans personnages qu'il a douez de faaulte àcience et vertu. Puia- «que Jesus-Ghrisk est mort pour vous et par luy espères salut, aiaios « estes baptisées en son nom , il ne fault point estre lasches à lui rendre «l'honneur qui luy appartient... Il est nécessaire que tous, d'un oom* «mun acconii tant hommes que femmes, soutiennent sa querelle... « Celui qui nous met en bataille nous garnit et mumt quant et quant «d'armes nécessaires et nous donne adresse pour en user... U a (( es^iându de son esprit en toute chair et faict prophétiser fils et filles , « comme il avoit prédit par son prophète Joël , qui est bien signe «qu'il communique semblablement ses ^autres grâces nécessaires, et «qu'il ne destitue ne fila, ne filles, ne hommes, ne femmes, des dons « profns à maintenir sa gloire.

« Considères quelle a esté la vertu et oonstance dés femmes à la «mort de Nostre Seigneur Jesus-Christ, et que, lorsque les apostres « Tavoient délaissé, elles ont persisté avec lui en merveilleuse constance , «et qu'une femme a esté sa messagère pour annoncer aux apostres sa « rémrrection , laquelle ils ne pouvoyent croii*e ne comprendre. S'il les «a lors tant honorées et douées de telle vertu, eslimea-vous qu'il ait «moins de pouvoir maintenant et qu'il ait changé de volonté ^?» Leur citant avec un pieux enthousianne tout œ qu'avaient montré d'héroïque dévouement les femmes chrétiennes qui, dans les temps de persécution, avaient confessé leur foi et mérité aveè l'admùration du monde converti, la céleste récompense du miartyrè, il ajoutait: « Prioq^sez-voua ces exemples si excellens , tant anciens que nouveaux , « pour vous reposer en celay qui a fait si grands ouvrages par des vais- «seaux.fr agiles,... afin de vous laisser conduire à luy, estant biea « asseurées qu'il est puissant pour vous conserver la vie , s'il s'en veut

' Lettres de Cahin, etc., t. II, p. i&5 k i4l8.

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« eaoore servir» ou bien s'il ea veut faire échange pour tous en donner tt une meilleure , vous estes bien heureuses d'employer ceste vie caduque * pouv sa gloire de si hault prix et pour vivre éternellement avec iuy ^ o Et, en même temps qu'il les disposait éloquemment à mourir, Calvin travaillait habilement à les délivrer. Il provoquait i en faveur des pri- sonniers du Ghfttelet, rintervention des puissants cantons de Berne et de Zurich, du duc Christophe de Wurtemberg, et de l'électeur palatin Othon Henri, auprès desquels il avait envoyé Guillaume Farel, Jean de Budée et Théodore de Bèze. Il fiûsait de leur état la plus lamen- table peinture et il exposait le péril dans lequel ils pouvaient entraîner tous leurs frères, s'ils faiblissaient un instant : n Les pauvres gens, disait- «il au duc de Wurtembei^, trempent et languissent en des fonds de « fosses, n'attendant que l'heure de la mort. Mesmes, il est bon et expé- «dient que vous sachiez, Monseigneur, la ùiçon de procéder qu'on tient M envers tous ceux qu'on brusle. C'est qu'après les avoir condamnez , « devant que les mener au feu , on les mect à la torture pour leur £aiire « révéler tous ceux qu'ils congnoissent, tellement que nul ne meurt que (I tous ne soient en danger ^. »

. Consolateur éloquent des siens, il fut leur protecteur efficace. Son influence auprès des cantons suisses et des princes allemands décida ceux-ci à intercéder pour les prisonniers menacés de mort, et l'intérêt qu'Henri H, alors en guerre avec Philippe H, avait à ménager les Étiaits protestants le rendit accessible à leurs soUicitationa» Calvin ne chercha pas seulement les sauver, il s'attacha à les justifier. Lés protestants, dont la croyance était mystérieuse , la vie cachée , le cuite nocturne , étaient représentés comme des impies licencieux et de dangereux re- belles. En butte aux anciennes accusations si longtemps dirigées contré les premiers chrétiens, ils passaient pour se livrer, dans leurs asseinblées de nuit , aux plus grossiers plaisirs et aux plus obscènes désordres. « La «conunune opinion estoit, dit Théodore de Bèze, qu'on s'assembloit <( pour fidre un beau banquet, et puis paillarder pede et mesle les cfaan- « ddles estaintes '• » Cette accusation n'était pas uniquement dans la bouche du peuple , elle était dans les livres des docteurs de Sorbonne. (c L'un d'entre eux » ajoute Théodore de Bèze, a amasse toutes les choises a énwmes qu'on peut imaginer et les charger sur ceux de la religion, ne « disant pas seulement que, dans ces assemblées, on paillarde, les eban- « délies esteintes, mais qu'ils maintiennent qu'il n'y a point de Dieu;

' L$itm de Cahin, etc.. t. II, p. i85. * lUi; p. i48v i A9. * Th. de fièie . Histoirû ecclésiastique des Églises réformées, liv. II, p. lao.

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« nÛDt la divinité et buinaiiHé du Christ, rimmortalîté de Taine, la résur- f rectû» de b diair : brief tous les articles de la Traje religion ^ »

Ce fat pour justifier les protestants calomniés dans leur croyance et dans leur conduite, et montrer leur intenté comme hommes, leur foi comme durétiens, leur soumission comme sujets, que Cahrin rédigea et fit présenter en leur nom à Henri II f admmble lettre qui se troure insérée au recueil de M. Jules Bonnet et dont plusieurs passages sont devenus les articles textuels de la confession de foi dressée par le pre- mier miode des Eglises réformées tenu à Paris en mai i SSg. Dans cette lettre^, aussi noble qu'adroite, Calrin naltire rien, mais ne dit pas tout Afin d'adoucir le monarque catholique enrcrs ses sujets protes- tanb, il insiste dans les termes les plus beaux et les plus fcMts sur ce qu'il y a de commun dansleurs croyancesrespectiTes, et n'indique qu arec une habfleté détournée ce qu'il y a en elles de dissemblable. D y parie magnifiquement de Dieu, de la Trinité, de la chute, de la rédeoqition. du salut. S'il y déclare que le sacrifice divin pour le rachat des hommes ne s'est accompli qu'une fois sur le calvaire, û ne condamne point d'une manière expresse le renouvellement du sacrifice dans la messe, qull se garde bien d'appeler une idolâtrie, comme il le pensait et le professait. S'il se borne à mentionner les sacrements du baptême et de la cène , il ne conteste pas les cinq autres, il les omet. Dans Tex^dication de la cène même, il évite ce qui peut choquer la croyance du roi, tout en n'étant pas infidèle k la sienne. Il y £adt recevoir en réalité le corps et le sang de Jésus-Christ par les protestants dans le pain et dans le vin , comme ils étaient reçus par les catholiques dans l'hostie consacrée. D ajoute, ^n effet : « Qr, combien que Jesus-Christ soit au ciel jusques k ce qu'il "Vienne pour juger le monde, toutes fois nous croyons, par la vertu « êtctiie et incompréhensible de son esprit, qu'il nous nourrit et vivifie '< de la substance de son corps et de son sang. Nous tenons bien que *t cela se iaict spirituellement, non pas pour mectre au lieu de leffect et " vérité , imagination ni pensée , mais d'aultant que ce mystère surmonte « en sa haultesse la mesure de nostre sens et tout ordre de nature \ » Enfin , Torganisation républicaine des Églises y était corrigée par leur «entière obâssance, et la liberté du chrétien y était couverte par la sou- misflon du sujet : « Nous croyons, disait-il, que Dieu veult que tout le " monde soit gouverné par loix et pollice, afin qu'il y ait quelques brides pour réprimer les appétis désordonnés du monde et ainsy qu'il a estably

Tb. de Bàe; Histoire êceUiiastique iet Églises réformées, lîv. II , p. lié. * Amroiiê Frayée; Lettres de Cahin, elc, t. Il, p. i5i a i58. ' IM. p. i56, 167.

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« les roy auhnes et pnncipaultés , et tout ce qui appartient à Testât de «justice , et en vevdt être recongnu autheur, afin qu'à cause de luy non- ce seuletnent on endure que les supérieurs dominent, mais aussy qu'on (fies honore et prise en toute révérence, les tenans pour ses lieutenans « et officiers , lesquels il a commis pour exercer une charge légitime et « saincte. Nous tenons donc qu'il faut obéir à leurs loix et statuts , paier « tributs, imposts et aultres debvoirs, et porter le joug de subjection d'une « bonne voulunté et franche , moiennant que l'empire souverain de Dieu « demeure en son entier ^ »

Henri II s'adoucit cette fois; les supplices cessèrent. Husieurs des prisonniers furent relâchés, après avoir fait, pour la plupart, devant l'official de l'évêque, des professions de foi ambiguës; les plus jeunes furent enfermés dans des monastères ils étaient mal gardés et d'où ils s'évadèrent. Le protestantisme continua le cours de ses progrès. Les Uvres de Gadvin et les missionnaires envoyés par lui de Genève répan- dirent de plus en plus parmi les classes éclairées la croyance évangé- iique, qui s'étendit dans le peuple, et gagna même ia 'grande noblesse. La puissante famille des Ghfttillon , qui. devait s'y convertir tout en- tière, l'embrassa la première. Les trois frères, neveux du connétable Anne de Montmorency, et tous d'un esprit grand ou distingué , d'un ccaur haut, d'un caractère hardi ou opiniâtre, de la plus entreprenante valeur et de l'habileté la plus profonde, avaient beaucoup d'importance dans l'État et dans l'E^^lise, par leurs charges connue par leur mérite. Gaspard de Goligny était amiral de France , Odet de GhâtiUon était car- dinal, archevêque de Toulouse, comte-évêque de Beauvab, François d'Ândelot, colonel général de l'infanterie française. Ce fut d'Ândelot qui donna l'exemple à ses firères. Calvin fut l'auteur de sa conversion. D'Ân- delot servait vaillamment depuis la bataille de Cérisoles, il avait été armé chevalier, lorsqu'il fut fait prisonnier devant Parme en 1 55i , et enfermé dans le château de Milan jusqu'à la trêve de Vaucelles en 1 556. C'est durant cette longue captivité qu*il s'était procuré et qu'il avait lu les ouvrages de Calvin. Singulièrement frappé de l'interpréta- tion simple et austère que Calvin donnait au christianbme et convaincu par sa forte controverse , il adopta sa doctrine avec non moins de piété que de réflexion. En sortant de captivité, il reçut d'Henri II , avec lequel il avait été élevé et qui l'avait pour agréable et cher/ la charge de colonel général de l'infanterie. U rendit les plus éclatants services dans la guerre qui suivit de près. Â travers des difficultés presque insur-

' Au roi de France, Lettres de Calvin, e/tc,^ t. II, p. i57, i58.

104 JOURKAL DES SAVAIiTS.

tooie rnwcdePUippen, d è porter le secoan ^vnetroope â MO fféfe TwÊÊÊnl èe Coliginr, ^ étA eakrmé duis cette phee ilevaît b dfjjpiijrc atee it riBlMite opiniMielé suis pouvuv ia Ix^rifoe, dix^ept joofs apèi b belaBe Imée el pcfd^ flH» pv le cooeâible ^Âoe de lloolmovencjr, Ki^iegonh Tidorien ÏMÊuSktoA par ms oHobrewes briciiei et y entifacat de TÎn forée, les deoz ûiliépides lièru uoeul prit en cnmlwittait dms let pwlKt les pku ei^osées de la (dâoe tout ocnrerte. Orfigny, coodail aox I^ijs^as, fat enfamé dans le diileao de fEdiise, pob dans odbi de Gand, lanfe ye JAndeJot > s'éc bippant des nains des Kspagnob , cooeonrot, sons fliabfle onnmaDdemeflt dn dne Fianoois de Gnise, à la prse de Gdais, et, par sa iraleoseose conduite, s*aoqoit enoore pbs les bonnes gpfftces dnâiri IL

liais tonte cette finrenr tondia devant la dénonciation dliérésîe. IXAnddol avail eeaié d'aller à h messe. Il avait fini phis; wm content de rsnonccr ans c<rfanonies dn cidte catlMdi^ae, il se hasarda à praii* qner le cidte réformé. Calvin, dont les ontiages favaient converti, fy «icitait par ses lettres, en même tenqps ^H écnvait à Tamini pti- sonnieTf auquel d'Andelot envoyait des livres de piété et de controvene dans le diMean de Gand. An printemps de 1 558, ^Andelot se rendant en Bteiagpe, il possédait de vastes terres par son mariage avec Ciande de Rienz , qui fan avait apporté en dot , avec les riches comtés de Laval et de Montent, les seignearies de Vitré, d'Ancenis, de Roche* fort, de la Roebe-Bemard , de Pont-Châtean, de Loheac, fl s'y fit acoom- pagoer par le ministre Gamard Garmel, Tenn de Soisse an mois de mars iSSy, pour desservir fE^ise secrète de Paris. Sor tonte sa rante, il osa finre prêcher ce ministre protestant, anqad il en adjo%nit bientôt on antre, nommé Loisdenr on Viviers ^. Les deni pastrârs firent en- tendre ia nouvelle doctrine è Nantes, an Groisic, à la Bretesdie et dam tous les liens qoe traversait d'Anddot, en présence d'un penpie nombreux qu'attirait la curiosité, et de la ndblesse du pays qui venait visiter le puisiant neveu du connétable devenu f un des jdus opulents seigneitfs de la Bretagne. C'est ainsi que furent gagnés beaucoup de partisans k la religion réformée et que se fondèrent plusieurs Églises dans cette partie de la France^

Dénoncé par le cardinal de Lorraine comme un hérétique avoué et

' Hiit4m teéUàmîiMu et emU de U Bretagne, par dom Morica ei dom Charles TaiBsodssr, t II, hw. XVUI, P 267, diaprés Creroii, Hitiain nuauuc

memuerite dm cahi- niimê en BreiagM. * Ihid. f. 167 et ste.

pÉvBïiÈii^ resr. ' ' 105

tùWÔÊm uninfràctetar audacieux des ëdits, d'Ândelot (ut mattdé'par Henri n, qui voulut f interroger iui-méme. Il lûi^expriiùa sa surprise de;son'dhangement de croyance,' et s*en plaignit avec affection, lui rap- pekint qu'élevé à ses côtés, il n avait cessé de recevoir des marques de son attadiement; il lui dit qu'il avait été très-étonné et très-affligé de savoir qu'il eût une autre religion que la sienne, qu'il eût fait prêcher cette religion, qu'il eût assisté aux réunions du Pré- aux -Clercs, qu'il eût cessé d'aller à la inesse pendant le siège de Calais, et qu'il eût en- voyé'des livres de Genève à l'amiral son frère.

D'Andelot répondit au roi avec une sincérité hardie et dangereuse. B assura qu'il n'était jamais allé au Pré-aux-Clercs , bien qu'il ne s'y chantât que dés psaumes de David et des prières pour la prospérité du TOI et le salut du royaume. Il convint d'avoir transmis des livres de consolation à l'amiral , son frère , et il ne désavoua point d'avoir fait prêcher une doctrine qu'il appela bonne, sainte, tirée du Vieux et du Nouveau Testament , approuvée des saints conciles et de la primitive église , etil ajouta : « L'obligation que j'ai à Votre Majesté pour les'bièn- « &it8 et léë honneurs dont elle m'a comblé, ni'a tellement asservi, que «je n'ai épargné ni corps ni biens pour son service. J[e ne serai jamais «lâs de continuer tant que j'aurai la vie au corps. Mais, après le devoir tffidt à son service, Votre Majesté ne trouvera pas étrange, s'il lui plâtt, «que je m'étudie à chercher mon sâlut et à y ^employer le reste de mon a temps. » U avoua qu'il n'était pas allé depuis longtemps & la mei^, déclara qu'il n'y irait jamais plus, et il finit en disant : «Je vous sup- «plie, Sire, de laisser ma conscience sauve et vous servir du corps et (c des biens qui sont du tout vôtres. » Henri II irrité , le prenant alors par le collier de Saint-Michel qu il portait au cou : « Je ne vous avais pas adonné cet ordre , lui dit-il, pour en user ainsi; car vous aviez juré et « promis d'aller à la messe et de suivre ma religion. » u Je ne savais «pas alors, répliqua d'Ândelot, ce que c'était que d'être chrétien, sans ttcela je ne l'eusse point accepté à cette condition.» Le roi, hors de lui le fit arrêter par les archers de la garde et conduire au château de Melùii.

Dès que Calvin apprit son arrestation, il le félicita du courage qu'il avait montré et le mit en garde contre les assauts qu'on ne n^anquerait pas de livrer à sa constance, u Monseigneur, nous avons bien tous, à «lotiér Dieu , lui disait-il, pour l'entrée qu^ilvous a donnée', laquelle «ii fera servir plus que ne pouvons estimer et de faict il vous fault tenir oce poinct résolu, que Dieu vous a produit comme par la main pour « estre témoing de sa vérité en lieu elle avoit esté forclose jusques

106 JOURNAL DES SAVANTS.

M icy. Maifi qu'S vous souviende qu*én vous donnant telle magnanimité tt pour la première poincte » il vous a tant plus obligé i soy de persbter ((Constamment, en sorte qu'il y auroit moins d*excuse do recoller que a de ne vous estre advancé. Je conçoy bien en mon esprit une partie «des alarmes que vous avec expérimentées « et encores n'eatrce pas la «fin. Mais, quand ils seroient cent fois plus aspres et rudes, si est-ce « que le maistre auquel vous serves mérite bien que vous y réskties «jusques au bout, ne défaillant pour rien qui soit. Vous acvei par oy- tt devant souvent exposé vostre vie en hasard pour vostre prinoe terrien <i et vous seriez encores prest de faire le semblable au bescnog, d*aatant « que vous y estes tenu. Ce n'est pas raison que le souverain roi du dêl « et de la terre auquel le Père a donné tout empire, soit moins prisé , (c et qu'il vous face mal d*acquérir des enneroys pour maintenir sa «gloire ^ » n lui rappelait avec force tout ce que sa persévérance avait d'important pour les autres comme pour lui, et s attachait à félever au:dessiis des affections du sang et des considérations de la terre. « Re- « mettez-vous, lui disait-il, entre les mains de celuy auquel vostre vie « est ^ pretieuse , et qui a les issues de mort en sa main , attendant ce « qu'il luy plaira ^poser, comme il le monstrera en temps oportun , (( à vostre salut. R pour ce que la persévérance est un don singuliei* ttd*6n hault, ne cesses d'invoquer ce bon Père k ce qu'il voua fortifie, « de quoy aossy nous ne fauldrons le prier avec vous, comme c'est bien « raison que tous les enfisints de Dieu ayent soing de vous ^ »

MIGNET. (La suite à un prochain cahier. )

MÉmOtBKS POUR SERVIR À L^HISTOIRE DB l'AcADÉMIB ROYALB DB

PBiNTURB BT DB scuLPTURB, depuis i6i8 josquen i66à, publiés pour la première fois par M. Anatole de Montaiglon. Paris, 1 853, a vol., chez Jannet, libraire, rue des Bons-Enfants, Q^ a8, Bittiothàque Elzévirienne.

MfÉMOiRBS INÉDITS SUR LA VIB BT LBS OUVRAGES DES MUMBRES DB l'AcABÉMIB ROYALE DE PEINTUBE ET DE SCULPTUMf^, puhUés

' IsHtm di GUm, t. U, p. 195.

FÊVRim 1857. 107

. fiêpnk le$ mnmcriU ùm$endi à JÉcoh impinak dm hmÊmarU, . . par MM. IkutimÊX, S^ulii, i$ Chmnmfiires, MoMH et de MimtaU

ghn. Paris, i854t ) ▼ol. în-8^ cheas Dmnouliû, Ubnttre', quai

des Augvstiiis, n** i3.

QUATluilfB ARTICLB^

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m.

Le contrat de joQOtion dâMirrassait f académie d*ime rivalité peu dangereuse mais importime : il supprimait de fait f acad|émie de Saint- Luc. Phiis. o'aJlait plus avoir qu'une seule écde publifue de de^in , féeole de la rue des Deux<-Bovdes » soutenue désormais, et parle corps académique, et par le corps de la maîtrise. Sans renoncer, ni Tune ni f autre, à l«ir existence propre, les deux compagnies entendaient s'as- socier et se fondre pour tout ce qui concernait lentretien de Técole , la temie des séances et l'administration des intérêts commmu. Une a3- liauee aijusi fondée pouvaiVelle sWermir ? On s^éfforçait de Taïqpérer.

jLes premiers jours furent calmes et sereins , on fit de part et dViutre MSaut de politesse. L'académie surtout poussa la courtoisie jusqu'i ison extrême limite ; elle reçut au nombre de ses douze andensqoatre maîtres : les sieurs Vignpn , Poêrson , Buyster et Lubin Baugin'. Les mettras , de leur côté , admirent sans objection que les réunions conimaoes se tiendraient à l'académie. Tout se passa dans la séance d'ouverture avec de grands dehors de bienvefllance et de cordialité, mais la discorde était au l!wd des eoeiurs.

M. Hervé, dans son travail de paéificatioii , avait été baUie, plus habile que furévoyant II avait évité les obstacles , tommé les difficultés, i^oumé les causes de froissement. Faire signer le contrat coftie que QOÛte , voîlà ce qu'il avait diarcbé , convaincu qu'une fidis ce fossé finm^, on ne reviendrait pas en arrière. Deux points surtout avaient été laissés par lui volontairemmt dam f ombre, deux points les préséances et le maniement des deniers sociaux.

^ * Voysi, peur le msaier trlMa, le eahi^de noYsmbre t856, pige 64t ; pour le dmvaèsie, oelui oe décembre, page 'jibi et, pour la 1nNSÎènis«. allai' da Jan-

tnt de jonctîmi, ties aariens sortaiit aie charge araient le même henneur, soflirage et foix dâibéralif e qa'aoparwraat d*en sortir. «

108 JOURNAL DES SAVANTS.

L*acadëmié| évidraament, ne pouvait céder le pas à la maîtrise-, et cependant les maîtres soutenaient que leur droit était incontestable, cpie, dans toute association de ce genre , le premier rang appartenait à Tan- tériorité d'établissement; or leur établissement remontii|[^à plus de quatre siècles , tandis que Tacadémie n'était née que depuis quatre ans. Comment sortir de là? On hésitait, on s'observait, on semblait se donner le mot pour éluder le débat. On entrait dans la salle des séances pêle- mêle et sans ordre, on s'asseyait sans rang marqué. Mais ces atter- moiements ne servaient qu'à enfler les prétentions des maîtres en leur laissant apercevoir combien l'académie avait peur d'eux.

Elle essaya pourtant de faire meilleure contenance sur l'autre pdiiit en litige, elle ft>utint ses trésoriers contre les cabaleurs. Au fond, cew- ci n'avaient pas tort : ils demandaient , chose assez naturelle , que les deux gardiens de la bourse commune ne fussent pas pris tous deux dans k même compagnie ; mais ils le demandaient en de tels termes et pour de telles raisons, qu'on ne pouvait céder. Les trés(»riers offrirent leurs démissions; l'académie les refusa, soutenue cette fois, par ceux d'entré les maîtres qui se piquaient de quelque savoir *vivre. On comprend quelle aigreur cet incident laissa dans les esprits.

M. Hervé , qui tenait à son œuvre , s'affligeait de ces divisions : il crut en découvrir la cause. La sanction judiciaire , Tenregûtrement du par- lemént manquait au contrat de jonction; l'alliance était précaire : c'était , selon lui , ce qui faisait sa faiblesse. Une fois définitive et irrévocable, il faudrait bien la prendre au sérieux. Partant cette idée , il fit en toute hâte les dispositions nécessaires pour que la forme complétât le fond. Il ne communiqua son dessein ni aux maîtres, ni aux membres de l'académie ; les pouvoirs qu'il s'était attribués lors de la signature du contrat lui permettaient d'agir quand et comment il l'entendrait. Ses fonctions, son crédit, ses amitiés de robe, tout le mettait en position d'enlever, sans discussion, sans bruit et sans délai, la vérification et l'en- registrement de toutes ces paperasses. Ce fut fait comme 'ilTentendaiti et , le 7 juin 1 65 a , il obtint un arrêt de la cour. Bien vite , il en fit passer la nouvelle aux deux compagnies réunies, croyant leur envoyer un gage de concorde; mais pas du4out, c'était à un divorce qu'il avait travaillé.

Cet enregistrement si prompt et presque clandestin exaspéra les maîtres. lis se crurent joués et accusèrent M. Hervé de complot et de guet-apens. Être ainsi liés par un acte sans appel, c'était pour eux un gros ennui, mais ce qui les irritait bien plus, c'était que l'académie tirât son épingle du jeu et obtint par ricochet la sanction judiciaire qui lui avait manqué jusque-là. Telle était, en effet, la portée de l'arrêt qu'avait

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rti^^lt boar. Il ne se bonait pas àrâtiâer pnrenitQt et ^sûnj^meot le ccinîrat de jonctToDvUsanîc^onnait les titres respëctUs des deux parties; parcoiiséqaent, il acceptait et déclarait enregistrés les arrêts, statuts. et lettres patentes de i648 , tous les actes, en un mot, qui avaient créé Tacadémie. Cette homologation qui, depuis quatre années , passait pour impossible, on l'avait obtenue en un clin d*œil et sans contradiction. L'académie existait , non plus seulement de fait mais de droit; Taveu du parlement s'ajoutait au bon plaisir royal, elle était légalement reconnue ; et la maîtrise, du même coup, perdait son arme favorite, ce procès dont rétemelle menace terrifiait ses adversaires. On comprend qu'elle eût quelque dépit et qu'elle le laissât voir. Les malintentionnés atti« sèrent la querelle, et bientôt elle fut si vive, qu'une scission devint inévi* table. L'exemple en fut donné par les jurés. Dociles aux injonctions de leurs plus turbulents confirères, ils se retirèrent brusquement d^ as- semblées comnaunea et retournèrent à leur ancien local, suivis de presque tout leur monde. De ce moment, ils tinrent, comme par le psôsé, des réunions séparées, recpmmenoèrent à recevoir des maîtres et dispo- sèrent des deniers provenant ces réceptions, comme s'ils n'eussent été liés par aucun engagement, comme si jamais entre eux et les acadé- miciens il n'y eût eu ni bourse, ni comptabilité communes.

Ce qu'ils s'étaient promis de cette séparation ne tarda pas à s'accomplir. L'académie , réduite à ses propres ressources , retomba dans la gêne et bientôt dans solitude. ËUe était déjà fort amoindrie , ihême avant le départ des maîtres. Ces continuelles agitations, ces intrigues, ce bruit, avaient efiaroucbé la plupart de ses membres. Ceux qui , comme Lebrun, s'étaient retirés d'avance , n'avaient garde de revenir; ceux qui, dans l'origine, comme Errard et Sébastien Bourdon, avaient souhaité et servi la jonction, s'éloignaient dégoûtés et honteux de leur œuvre. Bourdon s'était expatrié, il habitait la Suèd^ D'autres, sans quitter Paris, restaient comme étrangers aux devoirs académiques. Ce relâchement des profes- seurs amena, pour la seconde fois, la désertion des écoliers. Elle fut si complète , et les ressources les plus indispensables manquèrent si abso* lument, que le modèle, faute d'être payé, finit par déserter aussi. Alors on ferma les portes, et, pendant deux mois entiers, il y eut interruption des exercices publics.

Les jurés triomphaient ; ils croyaient avoir tué l'académie , et , de &it, elle était bien malade. Mais un nouveau sauveur, un autre Teste- lin l'allait rendi^e à la vie. Cette fois ce fut Claude Vienon qui, par l'avance d'une assez forte somme, remit l'établissement a flot. Dès que l'aient parut, l'école se rouvrit et tout changea de hce. Les étudiants

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revioreot pitia nomhrmt que Jtmaii, les prof eeeeursr éprirent, lewi fonetîooi , el le modèle» tes attitikiM. Lt dieertioD des malices aifiît cet arantage d*ètre un signal de ralliement ponr les académidena dispersés^ Elle leur rendait Tardeur des pramitfs jours et leur ancienne wnni mité. ...

. Les auteurs principaux de celte résurrection, Vignon et ses Irais confrères , élevés naguère comme lui des rangs de la maîtrise aus hon- iienrs du professorat académique, araient» dans cette. cireonaÉance» m rôle difficile et des devoirs compliqués. Comme nouTewx venus» ils s étaient ùii un point d'honneur de ne paa laiaser 1 académie périr, comme anciens maîtres, ilsavaieût i cceur de fiôre renne la jonction. Médjateuis naturels entre les deux partis, ils travaillèrent avec passion à opérer un rapprodiement. Us s'étaient oondliéa l'estime etlareonn- naissance de leurs nouveaux confirères ; ils conservaient un grand crédit dans leur ancienne communauté; des deux côtés on leur prêta l'oreille. Des conférences s'établirent; les bons esprits de la maîtrise parlèrent de malentendus, de vivacités regrettables ; leurs pacifiques adversaires, d'oubli et de conciliation. Un accord fiit dressé ; on en pesa si bien les termes , qu il devait assurer une paix étemeUe. Au fond , l'acadéosie en faisait tous les finis. Elle cédait à peu près sur tout : die oédait sur la préséance^, eUe cédait même sur le local, question qui smnmeillait jusque Je. Les jurés, depuis leur retraite, s'étaient avisés que ilièlel de la rue des Deux-Boules ne pouvait plus suffire ,. qu'il était trop étroit : ils voulaient prendre à loyer un vaste appartement dans une maison célèbre aloi*s, la maison Sainte-Catherine. Le mérite de ce nouveau logis était surtout d'être nouveau : là, du moins, on n'aurait plus l'air d'aller à Tacadémie, detre reçu diex elle; on serait sur un terrain neutre , comme il convient è des associés.

Ce (ut dans cette maison Sainte^therine ipie, vers le mois d'oc- tobre 1 653, après plus d'une apnée de complète séparations les dew corps recommencèrent i siéger réunis. Pour plus d'exactitude » il ne faudrait pas dire les deux eorps:la maîtrise était seide au complet,

' La maîtrise qe deinao4ait pas la présidence, elle voulait seulement que ies représentants au bureau eussent la place d*honneur : c*est ce qui lui fut accordé* Voici les termes du compromis :

'«Le chef de racadémie piésidera aux assemblées et y ooDopem la psemière « place. A sa dr^le siégeront les quatre jurés eu diarge de h coaumunauté. L*aB- < cien de Tacadémie qui se trouvera en sou mois d'exercice siégera s«il k sa gauche. « Les autres membres des deux compagnies prendront ensuite séance indistincte- « ment et sans affecter aucun rang. En rabteoce do président, son siégé restera «^fde, etljss affiiret*«e^ai proposées et les avis rscoeiUls par le sswétaifei»

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ment achetée nWail pu plaire ni à Lebrun ni à seftamiii ni même i cFlutres moins fiera et moins jalquK de l'honneur académique.- Beaucoup de (dàcea restant vides; ce qui nempèeha pas que, |^ce aui efforts eombinés et des académiciens fidèles à la jonction , et de tout ce que la maîtrise possédait d'hal^ks praticiens « l'enseigneÉoent ne prit, vers cette époque^ un éclat in^eeouUiméi Les derniers mois de Tannée 1 653 fiireUft mgoéés pat des prci^rès noiablel ehex la plupart des étudiants; mais , dès Tonnée suiTante<i de nouvdles luttes intestines evaieat lout compromis et rameiaé dans Técole la langueur et le découragement.

Nous ne saurions r^eeiiter en détail ees incessantes quereUes, le récit en serait monotone* Céttat toujours du bas étage de la maStrise que partaient ks hostilités^ Ces hommes sans talent, frœssés dans leur cigueii , cherchai^t k se dédommager; ils eâbdiaîent pour se rendre il^portanlB, et suppléaient au nombre par Vaudace. La partie saine de leur communauté^ jointe à faoàdémie, étisit de fimrce à les tenir en hôde, mais ils avaient jkhit eux une Opimfttl^ téDacité. Battus sam disse, ils ne se lassaient jamâisi Un incident ^étdt pas dos qu^ib en soulevaient uo' autre. En continuant ainsi, ils devaient, daUs un temps domié, avoir ndson de leuM adversaires et rester maîtres du terrain* . En vain le aecrétadre propQsa4riI un ingénieux aM>yen d'échapper A leur domination* Ce mxyyen coAsistait à entrem^eries séances acadé- miques d'entretiens sésieiaxv, de conttrenoes renées sUr la théorie des beaux-arts , sur les principes fondamentaux de la peinture H de la scuip^ tttrOi Incapables d*y rien com|ârelidrer nos hrouillonB, disait-il, y péri- ront d*enniii; peu à peu ils se relécheront de leur assiduité et peut-être imiront-ils par déserter tout de bon. VoAà ce qu'il espérait; voici ce qui advint. Le9 gonférences furent établies,. etteseureât un plein succès, un succès tel, qu*il £edlut leur consacrer des séaoees entières. On* les fixa d'une manière régulière au dernier samedi de chaque mois. Qr ceux qu'on voulait exclure se gafdteent hieH de veflir ces jours4è , mais ils n'en fiirent que plus exacts et plus ardecAs eux siéanees ordinaires. Bien- tôt ils y ruèrent seiMs : leurs confi^ères ou œssèrent d'y parutre ou renoncèrent à les contrarier. Ce (ut un pouvoir despotique : eux seuls firent tous les choix» réglèrent les services, dispoÉèrent de l'argent sans autre loi que leiur caprice. « Gela alla si loio^ ék notre manuscrit , « que tel , qui n'aspirait qu'à la simple maîtrise , étitit , dès que cette ce- «hue se l'était mis en tète^ él^é tout 4 coup au rrag d*académicieu. » Ainsi fut faite, i sa grande surprise et auscaodale du public , l'élec- tion de Lemoine. Peintre de fleurs des plus médiocres et :pjhtf&t mu>

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sicien que peintre, il devint membre de Tacadémie, à la pluralité des voix, le 1* août i65/l.

Ce n'est qu'un exemple, entre bien d'autres, des désordres et des dérèglements que se permettaient ces boute-feux. La pauvre académie avait fait un triste mariage; elle payait cher son amour du repos, et les prophéties de Lebrun n'étaient que trop justifiées.

Aussi les anciens partisans, les promoteurs de la jonction, ne ces- saient de la maudire et n*aspiraient qu'à la briser. Mais comment fiûre? Se présenter en justice, alimenter des infractions du contrat, conune font certains époux , pour obtenir une séparation judiciaire , ce n'était pas un médiocre embarras. L'académie, moins que jamais, était en mesure de plaider. Elle n'avait qu'ime chance de salut, l'intervention du pou- voir. Il fallait que l'autorité , qui l'avait mise au monde , prit encore une fois la peine de lui donner la vie en lui rendant la liberté. On avait fait, dans le royaume , bien du chemin depuis trois ans. Le patient cardi- nal , chansonné mais obéi , reprenait le terrain perdu , rétablissait les tt^ditions d'ordre et de hiérarchie , et préparait à son jeune maître une France soumbe et bientôt trop docile. Mieux qu'en 16&8, on pouvait donc, en i65&, faire prévaloir la volonté royale et mettre à la raison quelques gens de métier. Ce n'en fut pas moins toute une aSaire que d'af- franchir l'académie de cette union mal assortie. D y fallut presque au- tant de secret , d'efforts et de diplomatie , que s'il se fât agi du sort même de l'État. De même qu'en 1668, sans un homme en crédit, sans M. de Gharmois, on n'eût rien obtenu, de même rien n'eût été rompu en 1 65/1 sans M. Ratabon , l'intendant de la maison et des bâtiments du roi. Il portait à Errard un intérêt tout paternel, et, comme Errard avait à cœur, plus que personne, de réparer sa propre faute en détruisant la jonction , il ne négligea rien pour inspirer à M. Ratabon un grand désir de restaurer l'académie et de se mettre à sa tête ^ ambition que justifiaient les attributions de sa chaire. Errard fit part de son projet à Lebrun , qui n'avait pas cessé de se tenir à l'écart ; il s'en ouvrit à Tes- telin le secrétaire , ainsi qu'à deux ou trois autres confi^res sûrs et dis- crets; puis, tous ensemble, en grand mystère et à l'insu de l'académie, ils travaillèrent à son affranchissement.

Le plan était de Êdre un nouveau règlement, qui, sans parier ni de jonction, ni de maîtrise, sans déclarer le contrat rompu, remettrait en

' ^ M. de Cliarmots, tombé gravement malade, avait cessé de fiadt ses fonctions. Dégoûté par les premières séances de la jonction, il fit, par-devant not|iires, acte de démisiiop.

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vigueur, purement et simplement, les articles des statuts primitifs que f alliance avait abolis. Ainsi le droit de vote, le droit d*élire de nou- veaux membres, conjointement exercé, depuis 1 65i , par tous ceux de l'une et de laulre compagnie qui avaient passé par les charges, devait, dans le nouveau règlement, n'appartenir, comme autrefois, qu'aux seuls dignitaires et officiers de l'académie en exercice et hors d'exercice. Par se trouvaient exclus , non-seulement les simples académiciens et les simples maîtres, ceux qui n'avaient ni dignités ni fonctions, mais les jurés et tout l'état-major de la maîtrise. En les traitant ainsi, on se flattait qu'il n'accepteraient pas le rôle auquel on les faisait descendre, et qu'ils délivreraient l'académie de leur présence.

C'était donc une t'énovation des statuts primitifs qu'on se proposait avant tout , puis , par la même occasion , on remettait à neuf certains détails de l'ancienne constitution. On changeait quelques dénomina- tions, on créait quelques fonctions nouvelles. Le chef de la compagnie devait s*appeler directeur, les anciens prenaient le titre de professeurs, titre qu'ils ont gardé depuis, et, ce qui avait plus d'importance, au lieu de faire administrer fécole et l'académie par chacun des douse anciens à tour de rôle et mois par mois, on établissait, au-dessous du directeur et au-dessus de tous les autres membres, quatre recteurs, élus parmi les douze anciens. Ces recteurs, chacun pendant un quar- tier, devaient gérer toutes les affaires et au besoin présider rassem- blée.

Ces changements une fois convenus et arrêtés, M. Ratabon les ré-^ digea enaarticles, sans oublier de les libeller comme étant faits de l'ex- près commandement du roi , formule qui reprenait son ancienne vertu. L'intitulé du projet était celui-ci : Articles que le roi veut être augmentés et ajoutés aux premiers statuts et règlements de l'Académie royale de pein- ture et sculpture, ci-devant établie par Sa Majesté en sa bonne Dille de Paris. A ces articles devait être annexé, sous forme de brevet du roi, un acte portant que Sa Majesté , jusqu'à ce que la nécessité de ses affaires lui per- mit de faire bâtir un lieu commode pour tenir l'académie, lui destinait la galerie du collège de l'Université ; qu^à l'académie seule appartien- drait dorénavant la faculté de faire des exercices publics de peinture et de sculpture, et notamment le droit de poser modèle, et que, de plus, pour l'aider à entretenir des professeurs de perspective et de géométrie, d'architecture et d'anatomie , il lui était accordé , sur le fonds des offi- ciers commensaux, une pension de mille livres. Le brevet concédait encore à trente membres de la compagnie, savoir au directeur, aux quatre recteurs, aux douze professeurs, au secrétaire , au trésorier et aux

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onze premiers académiciens, les mêmes privilèges, honneurs et préro- gatives qu aux quarante de TAcadémie française.

M. Ratabon s'était chargé de faire signer par le roi en conseil et les articles et le brevet, mais, pour plus de sûreté, Lebrun fut invité à sol- liciter> comme en 1648, les bons offices du chancelier Sëguier. Celai* ci approuva tout, sauf un oubli. li faut trouver moyen, dit-il, que le cardinal soit personnellement intéressé à votre affaire. Mettei son nom dans vos statuts, priez-le d'accepter le titre de protecteur de votre compagnie. Puis, comme l'objection lui fut faite que, si l'académie de- vait choisir un protecteur, ce ne pouvait être que lui-même. Je le serai toujours, ajouta -t-il, mais en second. Son conseil fîit aussitôt suivi. Mazarin se prêta de grand cœur aux instances qui lui furent faites , et accepta, avec le protectorat, deux beaux tableaux de fleurs et de fruits qu'on se permit de lui offrir comme un échantillon des laleûts de la compagnie.

Tout cela se passait, dans le plus grand secret, en décenxbre i65â. Les articles additionnels furent signés le 2&, le brevet le a8 , et,* en janvier i655, le roi rendit, sans les faire expédier, les lettres patentes ronfirmatives et du brevet et des articles. uNous permettons, était-il ((dit vers la fin de ces lettres, que lacadémie fasse choix de telles (( personnes de la plus haute qualité et condition du ix)yaume que bon ((lui semblera, pour sa protection et vice-protection, et avons très- (( agréable que notre très-cher et très-amé cousin le cardinal Mazarin , (( qui a une connaissance et im amour singulier de toutes les belles et <( grandes choses , ait été prié de vouloir prendre ladite protection. » Ajoutons que ces lettres patentes , sollicitées et rendues dans le seul intérêt de l'académie , n'en faisaient pas moins è la maîtrise une gracieuse concession. Elles déclaraient, au nom de la couronne, que désormais , pour les arts de peinture et sculpture , il ne serait plus créé de lettres de maîtrise , pas plus à l'occasion du mariage des rois et de la naissance de leurs enfants, que pour leur avènement à la couronne. L'abandon de ce droit régalien ne profitait évidemment qu'à la maîtrise. Aussi l'inti- tulé des lettres patentes portait-il qu'elles étaient accordées aux maîtres peintres*sculpteurs en même temps qu'à l'académie. C'était en vue du parlement qu'on prenait ce détour et qu'on reconnaissait l'existence de la jonction dans l'acte même qu'on destinait & la détruire. Lebrun et ses amis n'auraient voulu pour rien au monde négliger cette fois les for^ malités judiciaires ; ils avaient trop appris ce qu'on gagnait à s'en passer. Pour eux, rien n'était fait sans l'enregistrement. (>, messieurs du grand banc, si disposés qu'ils fussent à devenir dociles, avaient be-

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soin, pour vérifie^ ces lettres, quon leur donnât prétexte tle n'en pas voir le véritable but et de paraître croire que ni Tintérèt de la maîtrise, qi le contrat de jonction ne couraient de sérieux dangers.

Tout se termina, au parlement comme au conseil, comme chez le cardinal, avec une admirable facilité et un^ecret plus merveilleux encore. Rien ne fait sentir le changement qui s'opérait alors dans les esprits , et rère nouvelle entrait la France, comme cette procédure mise en regard de celles qui la précèdent. Les mandataires de Tacadémie s étaient donné du mouvement et avaient pris des précautions dix fois plus qu il n'était nécessaire. Ils n'avaient plus affaire qu'à des juges sans passion et à des adversaires sans espoir. Subitement dégénérés et infidèles à toutes leurs traditions, les jurés se tenaient dans un repos crédule. L'esprit querel- leur et processif s'était retiré d'eux. Os ne firent pas la moindre oppo- sition, ou, ce qui revient au même, ils se mirent en campagne lors- qu'il n'était plus temps. Tout fut vérifié , homologué , enregistré le a3juin i655, après quatre ou cinq mob d'instance, tout au plus.

Si bien gardé qu'eût été le secret, les membres de l'académie avaient, à diverses reprises, reçu quelques confidences de leurs représentants, et les maîtres eux-mêmes étaient mieux informés que leur inaction ne. l'eât fait croire. Il n'en fallait pas moins procéder à la promulga- tion, à la déclaration publique de la nouvelle constitution. M. Ratabon eut; ridée de faire , à celte occasion , un grand coup de théâtre , d'éblouir les jurés, et de. leur démontrer, à force d'apparat, que c'était bien à la royauté qu'ils avaient personnellement affaire.

Il fit, pour le 3 juillet, une convocation générale de la jonction; tous les membres des deux compagnies furent invités à se trouver dans la çalle commune pour communication d'importance. Le 2 au soir, les tapissiers de Ja couronne s'introduisirent dans la salle et passèrent la nuit à la décorer secrètement. Les murs furent recouverts de tapisse- rie de haute lisse; on dressa dans le fond un riche et vaste bureau, on y plaça trois grands. fauteuils garnb de leurs carreaux et revêtus de velours <;ramoisi à firanges et crépines d'or. Les jm*és et les maîtres, en entrant dans la salle . restèrent comme étourdis de cette magnificence. Bientôt ils virent s'avancer trois carrosses, d'où sortirent M. l'intendant des bâtiments suivi des officiers et des principaux membres de l'ac»< demie dans leurs plus beaux habits. M. Ratabon fut introduit et accom- pagné, jusqu'au bureau avec un cécémonialdecour* puis, ayant pris séance dans le dernier des trois fauteuils, les deux aùi^es; demeurant réservés au protecteur et au Vice-protecteur, il fit feirei^ence, et dit,> en quelques mots., qu'il venait, de l'expiès commandement du roi^'

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au milieu des deux compagnies, pour leur donner connaissance des intentions de Sa Majesté. Lisez, monsieur, ajouta-t-ii, en se tour- nant vers le secrétaire, et en lui remettant la clef d'une cassette en maroquin bleu, rehaussée de fermoips en vermeil et semée de fleurs de lis dor. Le secrétaire tira de la cassette trois parchemins à grands cachets de cire, les déploya, et, se tenant debout et découvert, tous les membres de l'assemblée nu-tête et debout comme lui, il donna lecture à haute voix ^ d'abord du brevet, puis des lettres patentes, puis enfin des statuts.

Jusqu'aux statuts tout alla bien : la pension de mille livres , le loge* ment gratuit, le privilège exclusif de tenir école et de poser modèle, les faveurs et les exemptions attribuées aux trente premiers académi- ciens , tout cela n'avait excité chez les maîtres qu'un sourd mécontente-* ment, dont l'expression était comme étouffée par les bruyants éclats àe joie et de reconnaissance que laissaient échapper, après chaque para- graphe, les membres de l'académie; mais, quand vint l'article des sta- tuts qui n'accordait le droit de vote qu'aux officiers et dignitaires de Tacadiémie , les jurés et la phipart des maîtres firent explosion de mur- mures. La lecture achevée , ils s'écrièrent avec humeur el comme hors d'eux-mêmes, que, puisqu'on les réduisait à ne rien faire, puisqu'on les dépossédait du droit qui leur appartenait, ils n'avaient plus qu'à se reti- rer. Là -dessus on les entoura, on essaya de les calmer; ceux mêmes qui souhaitaient leur retraite firent semblant de s'y opposer; ils ne vou- lurent entendre à rien et s'en allèrent tumultueusement, laissant dan» l'assemblée une telle rumeur, une telle agitation, que M. Ratabon fut contraint de lever la séance.

A quelques joiu^s de on s'assembla de nouveau. Les seuls membres de l'académie se rendirent à la convocation , et procédèrent paisible- ment à l'élection de leurs officiers selon les termes des nouveaux statuts. Les quatre recteurs furent Lebrun , Sarrazin , Errard et Sébastien Bour- don, revenu récemment de Suède. On conféra de plus à Lebrun les fonctions de chancelier. Au commencement de la séance, quelques esprits accommodants avaient remis sur le tapis la retraite de la maîtrise, et voulaient qu*on revîi^ à la charge pour ramener les «déserteurs , mais la compagnie resta froide à ces pacifiques ouvertures; la maîtrise, de son côté, ne fit aucun effort pour entrer en négociation. On s'était séparé et repris si souvent, qu'un nouveau replâtrage devenait impossible. Pen- dant quelques séances, les mieux intentionnés d'entre les maîtres vinrent encore par habitude assister aux leçons de l'acadéone, mais en simples spectateurs et sans tirer à conséquence , comme ik le déclaraient eux-

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mémes^ Le divorce était complet, et bientôt les jurés « soit calcul, soit simplement mauvaise humeur, se chargèrent de le rendre plut écla* tant et plus irrévocable encore. Ils firent, un beau matin, enlever brusquement, de la salle naguère s'assemblait la jonction, tous les meubles et ustensiles à lusage de Técole , les plâtres moulés sur Tan- tique qui presque tous appartenaient en particulier à Tacadémie, et jusqu'à des cloisons établies à frais communs. Il y avait matière à les poursuivre en justice, mais sur un terrain glissant et difficile. C'était peiit-étre un piège. Le recteur en quartier, Sébastien Bourdon , se garda d*y tomber; il eut le bon esprit de répondre à cette agression avec une mesure parfaite. Il fit constater par commissaire la violence et la spo- liation, en fit dresser procès-verbal et nalla pas plus loin.

Cette provocation fut la dernière que se permit la maîtrise. Con- vaincue que la place ennemie serait dorénavant sur ses gardes et pro- tégée de trop haut lieu pour se prêter à Fescalade, elle allait, pendant un certain temps, renoncer à troubler son repos, abdiquer toute pré- tention sur le domaine de l'art, et tourner contre elle-même, c'est-à- dire contre ceux de ses membres qui lui donnaient ombrage , son humeur querelleuse, non sans batailler aussi avec les professions subalternes qui avoisinaient ses frontières, avec les fondeurs, les doreurs, les bat- teurs d'or, les selliers ou les éventaillistes. Tout cela nous est étran- ger. Nous allons donc, pendant quelques années , perdre de vue la maîtrise; l'académie sera seule en scène. Nous la suivrons dans ses dé- veloppements, moins agités, mais encore laborieux. Elle n'est pas arri- vée, tant s'en faut, à son parfait établissement. Ce n'est qu'en i66â qu'elle atteindra le but. L'histoire de sa création se divise en trois phases. Nous avons vu les deux premières; reste à jeter sur la troisième un ybt pide et dernier coup d'œil.

L. VITET. [La suite à un prochain cahier.)

Dis PaoENiziER (les Phéniciens), von D' Movers. T. I, i84iî t. II, 1** partie, iSiig, a* partie; i85o, t. III, i** partie, i856.

J*ai , à plusieurs reprises , consigné dans ce recueil des obsei*vations asses étendues sur l'ouvrage important qui fait le sujet de cet article;

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je veux dire ï Histoire des Phéniciens , composée par M. Movers. D'autres occupations mavaient fait suspendre momentanément la continualion de ce travail, qui, par son objet, devait offrir un intérêt réel pour f an- tiquaire comme pour le philologue. Mais une circonstance particulière m y a ramené d^une manière toute naturelle : le savant auteur vient de mettre au jour la première partie du troisième tome. Cette portion de Touvrage, qui forme un volume de 336 pages, est entièrement consa- crée à recueillir tout ce qui concerne le commerce et la navigation des Phéniciens. Je n ai pas besoin d'insister d'avance sur la richesse et le prix des matériaux qu'a mis en œuvre le docte historien. Je reviendrai sur ce sujet, lorsque j'examinerai ce nouveau fruit des patientes recher- ches de M. Movers, mais, en attendant, je dois revenir sur mes pas,, et déposer ici quelques remarques sur le volume précédent.

Le second tome de l'ouvrage se divise en deux paities. Dans la pre- mière, le savant historien s'est attaché à recueillir tout ce qui a rapport à la géographie, au gouvernement, aux institutions des différentes villes qui com[>osaient la contrée de Chanaan , à laquelle les Grecs avaient ap- pliqué le nom de Phénicie. Dans la seconde partie, l'auteur a réuni tous les détails qui lui ont été offerts par les écrivains de l'antiquité, sur les nombreuses colonies que l'activité infatigable des Ghananéens, et surtout des habitants de Tyr, avait semées sur les rivages de la nier Méditer- ranée. Ce travail, comme il est facile de le présumer, doit exciter chez les amateurs de la science et de l'érudition une vive curiosité, et leur offrir des résultats d'une haute importance. M. Movers n'a négligé ni soin ni recherches pour réunir tout ce qui pouvait jeter du jour sur un sujet si intéressant. Dans cette partie, conune dans le reste de son ou- vrage, l'auteur a déployé une vaste et solide érudition, dont les résul- tats ont été, par lui, rais en œuvre à l'aide d'une critique extrêmement judicieuse. Tout en lui payant le juste tribut d'estime que mérite un labeur aussi consciencieux, on peut, sur quelques points, contester plusieurs des assertions de l'écrivain, hasarder quelques observations critiques. C'est ce que je me propose de faire. M. Movers , dans une série de chapitres, traite successivement des différentes contrées l'esprit de colonisation avait conduit les Phéniciens. Il indique, dans chaque pays, les Srilles qui devaient leur naissance à ces intrépides navi- gateurs. Il rapporte tout ce que Ton peut savoir sur l'existence et l'his- toire de ces différentes places , et discute avec sagacité les questions qui se rattachent à ce sujet intéressant. Ses recherches, comme on voit, embrassent presque toutes les côtes de la Méditerranée, et pénètrent jusque dans l'océan Atlantique. Mais, en admirant ces patientes inves-

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tigations , on ne peut se défendre d'un sentiment de tristesse , lorsque Ton réfléchît que tant de villes fondées ou rétablies par les Phéniciens , qui devaient avoir été le théâtre de tant d'événements plus ou moins intéressants, plus ou moins tragiques, ne nous sont souvent connues que par quelques lignes jetées au hasard dans les écrits des historiens de fantiquité; et que, réduits à nous contenter de ces détails insi- gnifiants, nous sommes à peu près sûrs de n'en savoir jamais da- vantage.

Je pourrais , comme je Tai dit, examiner et faire connaître cette partie de l'ouvrage de M. Movers. Je me propose de revenir sur cet important sujet. Gomme je dois, pour le présent, me renfermer dans les limites dun article, je vais choisir pour sujet de cette discussion ce qui concerne la fondation de la principale colonie des Phéniciens, de cette ville de Carthage qui, après avoir son origine aux hardis navi- gateurs de la Phénicic, finit par éclipser la métropole qui lui avait donné Texistence, s'éleva au plus haut point de grandeur et de puis- sance» répandit dans tout l'univers connu son gigantesque commerce, balança durant longtemps la fortune des Romains, et succomba enfin sous les coups de ces républicains indomptables. On doit vivement re- gretter que nous possédions, sur l'histoire de Carthage,' si peu de ma* tériàux, tandis que cette histoire, exposée avec tous les détails que rér clamait un sujet si grand, si noble, n aurait pu manquer d'ofirir à la curiosité des lecteurs des détails aussi variés qu'instructifs. Il est même bien fâcheux que les renseignements qui nous sont parvenus sur le ca- ractère et l'histoire des Carthaginois émanent, pour la plupart, des Ro- mans, c est-à-dire d'ennemis acharnés, qui, probablement, ne se sont pas fait scrupule d'altérer, sciemment ou par ignorance, quantité de faits, dont le récit, sans doute, nous paraîtrait bien différent, s'il nous avait été transmis par des plumes amies ou tout au moins impartiales. Si nous possédions les ouvrages en langue punique , qui étaient conservés dans la bibliothèque du roi numide Hiempsal ; si nous pouvions con- sulter les mémoires rédigés en grec et publiés par des Carthaginois; si un bje^reux hasard reproduisait sous nos yeux cette longue inscrip- tion traBb par Âunibal et déposée par lui dans le temple de Junon- Lacînia; si nous avions à notre disposition quelques-unes des reia^ tions guerrières adressées par les généraux carthaginois au sénat de leur patrie, et quelques relations des expéditions maritimes et commer- ciales rédigées par ces intrépides navigateurs, qui» non contents d'ex- plorer tous les rivages de la Méditerranée , avaient porté leurs investi- gations sur la cote occidentale de l'Afrique, et jusqu'aux rives de la

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Grande-Bretagne; combien nous connaîtrions de faits curieux, ense- velis pour nous dans une obscurité dont tous les efforts de la critique et de la science ne sauraient percer la profondeur ; combien d'événements que nous croyons connaître se montreraient à nous sous une face tout opposée à celle qu'elle a jusqu'aujourd'hui présentée à nos recherches 1 Mais tous ces regrets sont absolument superflus ; et nous ne pouvons mieux faire que de rassembler et de coordonner ces renseignements imparfaits, inexacts, ces débris informes d'un édifice qui aurait, sans doute, droit à notre admiration , s'il lui avait été donné de s'offiîr à nous avec ses proportions magnifiques et imposantes.

M . Movers , ayant à discuter ce qui concerne la fondation de Car- thage, a émis, sur cet événement, une hypothèse qui ne s'accorde pas avec l'opinion de la plupart des historiens. Il suppose que l'origine de cette ville remontait à une haute antiquité; qu'elle avait son exis- tence primitive aux Sidoniens, et que la colonie amenée sur ce rivage par les navigateurs de Tyr n'avait fait que rétablir et fortifier une cité déjà importante , et qui comptait plusieurs siècles d'existence. Gomme ce sentiment peut paraître un peu paradoxal, je vais exposer les raisons sur lesquelles s'appuie le savant historien, et je dirai pourquoi je me vois contraint de ne pouvoir souscrire , sur cette matière , aux assertions dé- veloppées par lui avec une habileté et un talent si remarquables.

Suivant l'opinion de M. Movers, les deux noms Élissa et Didon, malgré le sentiment vulgaire, n'appaitiennent pas à une même per- sonne. La dernière de ces deux dénominations, qui désigne, dit-il, «une femme errante,» n'est qu'un terme symbolique, par lequel on a voulu exprimer la personnification d'Astarté , et indiquer les voyages lointains qui, d'après la mythologie phénicienne, avaient été exécutés par cette déesse. Or, Astarté étant, comme on sait, la divinité princi- pale adorée par les habitants de Sidon , les voyages nombreux que la mythologie phénicienne attribuait à cette déesse doivent être entendus dans un sens allégorique et désigner les courses aventureuses exécu- tées, à des époques reculées, par les navigateurs qui étaient placés sous sa protection spéciale , je veux dire par les Sidoniens. J^auteur, pour appuyer cette hypothèse un peu hardie, et voulant trimer des allusions aux voyages d'Astarté, cite le passage de l'Enéide Didon, s adressant à Énée, lui dit :

Me quoque per multos similis Ibrluna labores Jactalam hac demum voluit consiatere terra.

Il fait observer, en outre, que, d'après le témoignage de Virgile^

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Didon, après sa mort, était censée avoir conservé, dans les enfers, le souvenir de sa vie errante , puisque le poète dit :

Errabat s^lva in magna.

Mais, je ie demande, et j'en appelle à tout lecteur impartial, ces passages de Vii^e prouvent-ils ce qu'on veut leur faire dire? Je ne dis- cute pas ici la question qui sera examinée plus bas , et qui consiste è savoir si les deux noms Ëlissa et Didon s'appliquent à une même per- sonne. Mats, en admettant que DidoQ fut contemporaine d'Énée et reçut ce prince à sa cour, Virgile, qui possédait «à un si haut point le senti- ment des convenances, qui savait si bien prêter à chacun des person- nages mis par lui en scène, le langage qui convenait à son caractère, à sa position, pouvait-il faire parler Didon d'une manière plus noble, plus assortie à la situation de ces deux illustres personnages- qu'un ha- sard si inattendu avait momentanément réunis? Pour consoler le héros troyen, elle lui représente qu'elle a ét^ malheureuse comme lui, et qu'elle a , par sa propre expérience , appris à plaindre le malheur :

Non ignara maL' , mîseris succuirere disco.

Elle ajoute que l'infortune dont elle avait été la victime était du même genre que celle qui avait jeté Ënée sur la côte d'Afrique , puisque, forcée par une catastrophe épouvantable de fuir son pays natal , elle tenait le rang le plus élevé , jetée sur la mer, elle avait erré au gré des vents et des flots et avait enfin trouvé un asile sur une terre étrangère , elle pouvait, avec toute raison, dire à son hôte que leur fortune à tous deux offirait une analogie frappante. Quant au passage

Errabat sylva in magna ,

on conçoit très-bien que cette princesse , qui venait de trancher sa vie par un suicide , dont le cœur était encore tout plein de famouf mal- heureux qui avait causé sa mort, devait, dans les enfers, chercher la solitude , pour aller nourrir les chagrins profonds dont son cœur avait été abreuvé.

Quant aux médailles de Sidon et de Tyr, que M. Movers invoque, k l'appui de son hypothèse, ibme semble qu'elles ne prouvent rien en faveur de cette opinion. Sur les pièces frappées dans la première de ces deux villes, on voit en effet la figure d'une femme, coiffée de tours, et assise sur un vaisseau, avec l'inscription ^iSdpos S'eSs. Que cette fenune représente Âstarté comme déesse de Sidon, comme protectrice de la navigation, c'est ce qui me parait plus que probable; mais je ne vois

122 JOURNAL DES SAVANTS.

pas quel rapport peut avoir cetle n^présentatioti avec la fuite<de DidoD. Une médaille frappée à Sîdoti^ «ous le régime d^Élagabal , présente une femme demi-nue, placée debout sur un vaisseau, ayant la main droite étendue, comme pour indiquer le chemin h suivre. Quelques numis- mates, dont Topinion semble approuvée par Eckheli croient voir ici ime allusion à la fuite de Didon. Mais, si je ne me trompe, il est plus naturel «le reconnaître ici Astarté; déesse de la mer, qui, de sa main étendue, montre aux navigateurs le' chemin de cet élément, ou, phi^ tôt, qui étend la main pourindH{uer 1 empire qu'elle exerce sur la mer. Une médaille firappée à Tyr offre, on le sait, une femme debout, te- nant en -main im sceptre, et auprès de laquelle on lit AEIAHN. Que cette figore représente en effet Didon, et fasse allusion à la fondation deCari^age, c'est ce dont je tomberai volontiers d'accord; mais il &ut observer queoette monnaie a été frappée à T^r sous les empereurs romains; et, par conséquent, à une époque les idées reçues chez les peuples latins avaient pénétré, avec la domination romaine, dans les villes de la Phénicie.

L^épithète sidonia, ajoutée par Virgile au nom de Didon, ne prouve rien , je crois , pour la défense de Topinion émise par M. Movers. Comme Sidon avait été, durant plusieurs siècles, la métropole de la Phénicie; conime elle jElfvait donné naissance à la plupart des villes de cette con- trée, et, particulier, à celle Tyr, il: est peu élcHmant que, sur- tout chez un poète, l^djeetif sidonia ait été employé avec le sens de phénicienne. Du' reste, quand on lit, dans le^ poème de Virgile, le récit des faits qiii concernent Didon, on reste facilement convaincu que c est à Tyr, et non pas à Sidon, qu'il faut chercher le théâtre se passèrent ces événements mémorables. Virgile, parfaitement d'accord, sur ce point, avec les autres écrivains de l'antiquité, atteste que Pygmalion, frère de Didon, était roi de Tyr.

Sed regoa Tyri germaiMis hM)ebat Pygmalio\

II déclare que Garthage fut habitée par une colonie deTyriens : « Tyrii atenu^e ooloni^.» Il désigné cette ville par le nom de «Tyriae arces'. » Vénus dit ftsowfifc^î . . ^

. Virginibus Tyriis mos.est gesiare pbarelram. plus loin :

» jEneid. I, 347. * V. la. ' V. ao. - * V. S3&.

FÉVRIER l«57. 1Î3

PniHM: régna TidasVTyriosf et Ageooiûiif)>cm»t -

et,- . < #■

Imperium Kdo Tyria régit urbe profecta*. Ailleurs , en parlant des CarthagincHS ^ :

Instant ardeniea Tyrii.

Dîdon , répondant au discours dutroyen Uionée, lui dit :

.•> Nec tam aversus equos Tyria sol jungit ab urbe *.

et plus loin ^:

Tros Tyriusve mihi nullo discrimiqe agetur.

Si , dans le discours que Dîdon tient à Énée , elle lui raconte que Teucer était venu à Sidon , implorer le secours de Bélus, père de cette princesse, aûn d*en obtenir des accqurs, pour recouvrer ses États hé- réditaires; si Virgile; comme on la vu, donne à Didon T^pithète do Sidonia^, ces faits prouvent seulement que, dans la pensée du poète, à l'époque qui précéda la fuite de Didon , les deux villes Sidon et Tyr étaient réunies sous une même domination.

Vénufl, parlant des Carthaginois, les nomme a les Tyriens perfides '',.)) ((Tyrii bilingues, tu Plus loin, les Tyriens se rassemblept, pour prendre leiu* part du festin que Didon préparait en Thonneur d'Énée. M. Mo vers, voulant justifier Topinion xpi'il a émise, et suivant lar quelle le nom de Didon n aurait été qu'une épithète appliquée à la déesse Âstarté, rapproche deux passage», Tun de Virgile, l'autre de Siiius Italiens : le premier de ces poètes ràoonte que Didon Causait c(mstruire, dans le milieu de~la ville deiGarthage, un temple en l'hon- neur de Jnnon; le second assure que, dans cette même place, s'éle- vait un temple consacré à Didon. Il en conclut que les jeux noms dési- gnaient la même divinité, je veux dire Âstarté. Mais ce raisonnement ne me parait pas tout à fait convaincant Que les Carthaginois aient élevé, au centre de leur ville, un temple en l'honneur de leur princi- paie divinité^ la chose est tout à fait naturelle; mais nen n'empêche de croire qu'ils aient bâti, à côté de cet édifice, un temple imoins somptueux, consacré à leur fondatrice , qu'ils révéraient, sans ^ doute, comme une divinité de second ordre.

' V. 338. » V. 34o. * V. 4a3. * V. 668. * V. 674. * V. 61 . 'V. 661.

16.

J24 JOURNAL DES SAVANTS.

Quant à rétymologie du nom de DidcMi, dans lequel M. Movers croit trouirÉI* un mot qui, dans la langue phénicienne, signiGait errante, cette étymologîe roc parait tout à fait incertaine.

Le savant auteur, voulant justifier Torigine sidonienne qu'il at- tribue à la ville de Garthage, emploie un argument archéologique dont je dois ici discuter la valeur. U existe une médaille célèbre, frappée dans la ville de Sidon, et qui offire une légende, composée de quatre lignes de caractères phéniciens; ces caractères ont été lus et interprétés de plusieurs manières différentes par les savants qui ont consacré leurs veilles à ce genre d^étude, sans que, jusqu'à présent, on ait pu tomber d'accord sur la valeur, des lettres, et sur le sens qu elles présentent.

M. Movers lit ainsi Tinscription :

(•• 333) 3D3 DK

Et il traduit': «à Sidon, mère de Kambe (ou Kakkabc), d*Hippos, de a Ket (Gitium) et de Tyr. » Pour justifier cette lecture et cette interpré- tation, M. Movers cite un passage d'Etienne de Byzance, copié par Eustathe et par l'impératrice Eudocie , on lit que la ville de Gar- thage portait, entre autres noms, celui de Kakkabé, KdxxaSvf et que ce nom, dans laiangue phénicienne, désignait aune tête de cheval. » Mais, malgré Tautorité de Técrivain grec, cette étymologîe me paraît fort incertaine, ou, plutôt, complètement fausse. Gar on chercherait vaine- ment dans la langue hébraïque, qui, copime on sait, était identique avec celle des .Phéniciens , un mot Ton puisse trouver une ortho- graphe et une signification analogues à celle qui est indiquée ici. 11 est probable que cette prétendue dénomination et Tétymolog^ qui s y rat- tache auront été imaginées par quelque chroniqueur, pour appuyer la tradition rapportée par Vii^le , ainsi que par d'autres écrivains , entre autres par Justin, et suivant laquelle les Phéniciens, en creusant les fondements de Garthage, avaient mis à découvert une tète de cheval.

Effodere loco signum , quod regîa Juno Monstrarat, caput acris eqai; sic nam fore bello Egregiam et fadlem vîcta per secala gentem.

FÉVRIER 1857. 125

Quant au reste de la lecture et de rioterprétation de la médaille de Sidon, je ne saurais y souscrire. Et je me persuaderais difficilement que, sous le règne d'Ântiochus IV, époque a été frappée cette monnaie, lorsque la ville de Sidon était tombée dans un état d*af- faiblissement presque complet, elle eût osé rappeler, avec un or- gueil intempestif, des titres qu elle aurait pu faire valoir, dans des temps plus heureux, mais dont le souvenir contrastait trop avec sa situation humble et précaii*e. Éclipsée, depuis tant de siècles, par la ville de Tyr, cette puissante cité qui lui devait l'existence , mais qui lavait com> plëtement écrasée sous le poids de sa gigantesque puissance , ellp eût craint, je crois, de rappeler des souvenirs qui auraient blessé au vif l'orgueilleuse susceptibilité de sa rivale. Je crois devoir lire ainsi la lé- gende de la médaille :

Mn OH

-)X nnK ^H

et traduire « à Sidon, mère de Haschib, et aussi sœur de Tyr. n

Si je ne me trompe, la ville dont le nom est écrit Haschib, 3t^n, ré- pondrait à celle dont le nom, dans le texte de la Bible, est écrit Ahzib,

3M3K, en grec ÈxShita, et qui était située sur la cote de la Phénicie,

au nord de Ptolémais. Enfin, je ne crois pas que les Tyriens, qui avaient à leur disposition une fouie d'emplacements sur les rivages de l'Afrique, eussent été choisir, par un misérable esprit de rivalité, le terrain sur lequel les Sidoniens avaient formé un établissement.

Je ne connais aucun passage authentique , d'où l'on puisse conclure , avec une sorte de certitude, que des colons partis de Sidon aient été les premiers fondateurs de Carthage. Je dois maintenant examiner le témoignage des écrivains qui se sont crus en droit de faire remonter à une très-haute antiquité l'existence de cette ville fameuse. Si l'on ajoute foi au chroniqueur siciUen Philistus , copié par le Syncelle , Carthage avait été fondée trente et un ans avant la prise de Troye. Au rapport d'Âp- pien ; c'était cinquante années avant la destruction de cette ville que Carthage avait commencé d'exister. L'une de ces assertions parait avoir été reçue sans objection par les Romains. Et cette circonstance, adoptée par Virgile, a pu, en quelque manière, autoriser ce grand poète è insérer dans sa narration f épisode admirable des amours de Didon et d'Énée. Car, dans loula autre l^npothèse, Virgile aurait commis un grave ana-

126 JOURNAL DES SAVANTS.

chronisine, en réunissant deux personnages, qui avaient vécu à une grande distance chronologique Tun de l'autre . Je dis, toutefois, que ie poète, en toute manière, aurait pu difficilement supposer i amour de Didon pour Enée. Car, en admettant même Tune des hypothèses indi- quées, ces amours auraient toujours un caractère assez peu vraisemblable. D après Tass^tion d*Appien, au moment Enée parut à la cour de Didon, la fondation de Garthage aurait dgà daté de cinquante^ept ans. Par conséquent Didon n'aurait plus eu aucune prétention d*éprouvQr ni d'inspirer de l'amour. Dans le récit de Philistus, cette princesse, quand elle reçut Enée à sa cour, aurait, depuis trente-h^it ans, régné à Garthage. On ne peut pas supposer qu'au moment elle prit la fuite, pour aller former un établissement sur la côte d'Afrique , elle fût âgée de moins de vingt ans. En admettant ce calcul , qui est probablement au-des- sous de la vérité, Didon, au moment de l'anîvée du héros troyen, aurait eu au moins cinquante-huit ans. Or, un pareil âge, dans tous les pays, et siulout dans l'Orient, la jeunesse passe si vite, eût rendu la prin- cesse peu susceptible de ressentir et de faire partager une grande pas- sion. Mais, en accordant h un grand poète la liberté de modifier, suivant le besoin de sa cause, les circonstances des événements qu*il raconte, doit- on admettre comme un fait historique l'assertion que nous avons rapportée ? D'un autre côté , Justin atteste que Garthage fut fondée soixante^douze ans avant Rome, Ge qui rendrait encore plus invrai- semblable le récit des amours de Didon et d'tnée.

On peut, je crois, admettre avec vraisemblance que la tradition relative k la haute antiquité de Garthage avait été inventée et propagée parles Garthaginois. Ges hommes fiers, déchus du point le plus élevé de la grandeur et de la puissance; ayant succombé sous les armes de la république romaine, avec laquelle ils avaient si longtemps soutenu une lutte opiniâtre, mêlée de succès.et de revers; ayant vu leur empire complètement détruit, et lexir capitale saccagée avec une barbarie dont l'histoire offre peu d'exemples , cherchaient à se consoler un peu de ces affreux revers, en se donnant, au moins, la prérogative de l'anti- quité, et supposant que leur apparition sur le théâtre de la politique avait précédé de beaucoup celle de leurs implacables ennemis. On sait combien les peuples de l'antiquité attachaient de prix à s'attribuer une existence dont la date se perdait dans la nuit des temps historiques.

D'ailleurs, le nom seul de Garthage semble déposer contre cette haute antiquité dont ses citoyens faisaient gloire. Ce nom était celui de Keret'Hadaschah, nt^nn mp, qui, en phénicien, signifiait a Ville nouvelle, » et que les Latins ont quelquefois transcrit sous la forme Carihada.

' FÉVRIER 1«5T. 127

Cette déMNAiHAtioD svait, sai» cloute, été apjrfîquée à cette ville, pour la distinguer des étriblisseiïiêiits qM les PhénioieRS avaient formés, à des époques antérieures ^ sur les rivages de T Afrique, et, en particulier, de la ville d'Uttqoe, dont le nom, qui ofire tant d'analogie avec Tadjectif latin antiqutts, signifiait également ancî^nn^. Qr le nom de tUU noavelle \ qui remontait évidemmeii|i^ è Tori^ne même de Oarthage , démontrait , je crois, d*une manière évidente, que sa fondation était récente, en com- paraison des diverses cités au milieu desquelles ' elle s*élevait. Et Ton peut faire observer, k cette occasion , que Virgile a commiMne sorte de petit pléonasme, lorsqu'il a dit:

surgentesque nov® Carthagiois arces.

D'ailleurs, les Tyriens, qui se vantaient, avec toute mison, d'avoir donné l'existence à Garthage , et pom* qui la fondation de cette puis* santé colonie formait un magnifique titre de gloire, étaient intéressés à laisser croire au monde que cet établissement remontait aux temps les plus reculés , puisque ce fait aurait attesté, cbcK eux-mêmes, l'existence antique d'une pivÛisation bien avancée. S'ils n'ont pas i^ehé cette pi*é- tention ambitieuse, c'est que l'évidence leur faisait une loi de prodamer une vérité bistorique , qu'il eût été impossible de déguiser; en outre, la ^iie de Tyr, quoique s(m existence remontât aux premiers temps^ de la civilisation y* puisqu'il eoiest £nil mention dans livre, de Josué, parait être restée, durant plunenrs siècles, dans un élat de faiblesse qui ne loi permettaitpaftdejouer sur la scène du monde un rôle brillant.' Car Homère fait mentions de la ville Sidon , et ne parle pas de Tyr. De- puis, cette dernière ^ille par l'effet de circonstances qui nQps sont incqn^ nuea, prit un esai» inaccoutumé, et devint le centre jde la civilisation, la reine des mers. Maia^ dftns les teipps qui précédèrent mtte situation imposante, elle n'aurait peul-être pas été en état d'envoyer hors de son sein lei nombre d'bommes.ipieessaiEe^jpoiw former 'ailleurs des colonies capable&>de .devenir, à leur touf, de puissantes métropoleSi iiËn i'rabsence .d!autres ipuKiUflieBts historiques , dVme authenticité incontestable, nous ne pouvons, je crois, mieux faire que de nous en tenir, au témoignage des historiés^ ide Tyr, tels que Ménandre» ^qui avaient consulté leS' archives mémes^de celte vitte , et dotti lerécil#été reproduit par Josèphe; suivant ce réok, la fondatioiïide'iGartbage' fut- postérieure de i&Sr ans au règne deHiram, contemporain, de Sàfomon, et de 1 & J ans à la construction^ du temple de Jérusalem. L'événement, de^ia fondation de Cartfaage, auquel le calcul d'Eusèbe assigne diffé- rente^ dates ; est fité, d'ordinaire, h étiriron 865 ans avant notre ère.

128 JOURNAL DES SAVANTS.

Ici > il se présente une question qui réclame une solution assez pré- cise. Plusieurs écrivains de l'antiquité attribuent la fondation de Car* thage à une princesse nommée Didon, sœur de Pygmalion, roi de Ty r. Et le génie de Virgile n*a pas peu contribué à consacrer cette tra- dition et à lui donner toutes les couleurs de la vérité. Dautres attestent que la sœur de Pygmalion se nommait Élissa et non pas Didon. D'au- tres supposent que les deux noms désignent une même personne. Que doit-on croire au milieu de cette variété d'opinions ? Fa ut- il suppo.ser que deu\Jgmmes , dont Tune portait le nom d'Elissa et une autre celui de DidoïKnt successivement concouru à la fondation ou à la réédi- iication de Garthage. Le fait, à coup sûr, n'aurait en soi rien d'impos- sible. Toutefois, je n'oserais l'admettre; et il me parait plus probable qu'une même personne a été désignée chez les divers peuples de Tanti- quité par deux noms différents. Le nom véritable de la princesse fon- datrice de. Garthage est, sans contredit, celui dÉUssa. Gette dénomi- nation oQre, dans la langue des Phéniciens, une signification claire et évidente. M. Movers y reconnaît les deux mots hébreux : n^2^ bn (a le dieu de la force»]. Mais il me parait plus naturel d'admettre qu'il était com- posé des deux termes : yjû^ bn (El-iescha), c'est-à-dire «le dieu du « salut. » Par quelle circonstance le nom de Didon , qui a si peu de res- semblance avec celui d'Ëlissa, aura*t-il été appliqué a cette princesse ? Peutron supposer que cette dénomination appartenait au langage libyquc , et qu'elle avait été donnée à la reine de Garthage par quelqu'un des princes africains dont les États confinaient aux siens P ou bien, ce nom avait-U été inventé par les Grecs ? On peut voir, en examinant les ins- criptions bilingues de Malte et d'Athènes, comment les Grecs expri- maient les noms propres phéniciens qu'ils avaient mission de repro- duire. L'histoire se tait sur cet objet. Et il est impossible de résoudre la difficulté d'une manière satisfaisante ^

Parmi les écrivains de l'antiquité, celui ^ui nous fournit le plus de détails sur la fuite dÉlissa et la fondation de Garthage est, sans con- tredit, Justin, l'abréviateur de Trogue-Pompée. Je transcrirai le récit

^ Dao8 l'extrait de Méoandre, transcrit par Josèpbe, un roi de Tyr, fils de Hiram, estt nommé BaXéai»poç, Ce nom répond k Baal-azar, -)T2^ b^2 « le protégé de Baal. »

Plus loin, un autre prince est appelé BoAéiojpoç. Une autre leçon pone BaXéiê^pos. Si la première est la véritable, il iaudrail reconnaître ici les mots -)dK 13 (133^}* «le serviteur d'Asar. » Dans le second cas, on pourrait expliquer ce nom par ^^^^

-)|y, « Baal-azar. » Quant au nom de Pygmalion , on pourrait y voir les mots oyç

TV^^V (Peûm-Elion) , c est-à-dire t celui qui est poussé, agité par le Très-Haut »

FÉVRIER 1B57. 129

de ôet bifltorien , p^tté qu'il m'offrira Toccasion de consigner ici quel- ques observations, qui pourront ne pas être entièrement inutiles.

Au rapport du chroniqueur latin , a Mutgo , roi de Tyr, étant mort , laissa un (ils , nommé PygmaÛon , qui était encore en bas âge , et une fille , appdée Élissa , mariée à son oncle Âcerbàs , qui remplissait les fonctions de prêtre d'Hercule, la première dignité de l'État après celle du roi. Âcerbas possédait de grandes richesses, qu'il cachait avec soin. Redoutant le roi, il avait renfermé ses trésors, non dans des maisons, mais dans le sein de la terre. Gomme la renommée vantait ces richesses inconnues , Pygmalion , poussé par la cupidité , foulant aux pieds les droits de la justice humaine et les liens du sang, égorgea son oncle,

Îii était» en même temps, son beau-irère. En punition de ce crime, lissa témoigna longtemps à son firère une profonde aversion. Enfin, dissimulant sa haine et laissant quelquefois lire sur son visage des sen- timents plus doux, elle prit secrètement la résolution de fuir, après avoir ^associé à ses desseins quelques-uns des grands de l'Etat, chez qui die croyait avoir remarqué une égale haine pour le rm, un égal désir d'émigration. Alors, elle s'attacha à tromper son firère. Elle lui annonça que , désirant oublier ses ressentiments , elle voulait se retirer auprès de lui, dans la crainte qu'un plus long séjour dans la maison de son mari ne renouvelât chez elle de graves sujets de douleur et ne présentât sans cesse à son esprit des images fttnestes. Pygmalion 'accueillit avec plaisir les propositions de sa sœur, s'imaginant qu'elle lui apporterait avec elle les trésors d' Acerbas. ^ l'entrée du soir, Élissa fit embarquer sur des vaisseaux, avec toutes ses richesses, les émissaires que le roi lui avait envoyés pour l'accompagner dans son changement de demeure; lors- qu'elle fut en pleine mer, elle les força de précipiter dans les flots des paquets de sable soigneusement enveloppés et qui contenaient , dit-elle , son or. Puis, les yeux en pleurs, elle invoqua, d'une voix lugubre, Acerbas, le priant de recevoir avec bienveillance les trésors qu'il avait laissés et d'accueillir, comme un sacrifice d'expiation, ces biens qui avaient été la cause de sa mort. Alors , s'adressant aux émissaires de Pyg- malion, elle leur dit : « J'avais jadis désiré la mort; mais, aujourd'hui, « vous êtes menacés des plus affreux supplices puisque vous avez dérobé «à l'avarice du ^yran les trésors d' Acerbas, pour la possession desquels «ce prince a osé commettre un parricide.» Tous, firappés de terreur, consentirent à accompagner sa fuite. Des groupes sénateurs, qui attendaient cette nuit, se joignirent à la princesse. Après avoir répété les cérémonies du culte d'Hercule, dont Aceibas avaiit été le prêtre, tous partirent pour l'exil.

»7

130 JOURNAL DES SAVANTS.

u Le premier lieu ils prirent terre &it TUe de Chypre. Là, le prêtre de Jupiter, sur un avis des dieux, consentit à se joindre aux voyageurs avec sa femme et ses enfants, sous la condition que sa postérké conser- verait à perpétuité les bonneims du sacerdoce. Ce qui fut accepté cofmne un augure favorable. Suivant Tûsage reçu dans le pays, les jeunes filles venaient , à des jours fixes , avant leur marii^ , se prostituer sur le bord de la mer, afin gagner l'argent de leur dot et d'ofinr des libations en rhonneur de Vénus : quatre-vingts de ces filles furent enlevées , par ordre d*Elissa, afin de donner des femmes aux jeunes gens qui raccom- pagnaient et un commencement de population à la ville qu elle se pro- posait de fonder. Pygmalion, ayant appris le départ de sa sœur, se préparait à la poursuivre. Les prières de sa mère et les menaces des dieux ne purent qa*avec peine lui &ire abandonner cette résolution.

ttÉlissa, étant entrée dans un golfe de l'Afirique, sollicita Tamitié des habitants du lieu, qui étaient ravis de voir arriver ces étrangers et de pouvoir entretenir avec eux des relations commerciales. Ayant acheté, pouï* loger ses compagnons de voyage , le terrain que pourrait couvrûr un cuir de bœuf , elle découpa cette peau en lanières minces, de ma- nière à occuper une étendue beaucoup plus grande que celle dont elle avait fait demande. Le lieu reçut de le nom de Byrsa. Les habi- tants du voisinage arrivèrent en foule, apportant leurs denrées, dans TeSpérance d'un commerce lucratif. Cbàcun s'étabiissànt dans cet en- droit, il se forma ainsi une espèce de ville. Les habitants d'Utique dépu'^ tèrent vers leurs compatriotes, pour leur offrir des présents et les engager è bâtir une ville dans Tendroit qu ils avaient choisi. De leur côté, les Afiîcains témoignèrent un vif désir de retenir auprès deux ces éti'angers. Ainsi, d*nn consentement unanime, Carthage fut fondée sous la condition qu un tribut serait payé pour Tachât du sol de cette place ..;.... 4 . La réputation de la ville se répandant au loin , des peuples entiers y accoiu*aiént , en sorte que la place et la ' population prirent, en peu de tempsv un accroissement extraordinaire.»

Je dois consigner ici quelques obsm^ations que réclame un sujet si intéressant. Le mari dÉlisisa est nommé, par Jus\m, Acerbas. Virgile f airelle Skhœas, et Servius, Skharbas. Si la leçon adoptée par Justin est la vérita1)le, ce nom représenterait les deux mots phéniciens Ezer-

BaaU ^?? /^^t? «le secours de Baal.o Car on sait que^ dans plusieurs

non^ piTopres apj^artenant au langage des Phéniciens, les Grecs ont rendu par Bûs, le; mot Baal. Ainsi , ils ont dit kvwtëeu, au heu. de Han- nibalé oi Ton adopte la leçon donnée par Serviiis,iJe nûm Sicharbaâ

FÉVWIÏR 1857.; 131

s«l^.€o«(i|lo#é des.d^^M» mots ybreux: ^^a I3ê^ &ikar-J3aal,,qui ^ni- fieiBit : tt la réoomjpeiise de Baal* »

Daw un articlft préoédeni;, j'ai discuté ce qai concernait ia topo* graphie de l'ancienne ville de Tyr, j*ai fait voir qu'Élissa, comme veuve dtt.parétre dUereùle,. ou plutôt de Melkart, habitait dans Tiie de Tyr, où.esdstait un temple fameux, bâti en l'honneur de ce dieu, tandis qcie Pygmalion avait sa demeure royale sur le continent Voilà pourquoi la princesse devait nécessairement s'embarquer pour se rendre auprès de son frère.

M. Movers, qui a commenté le récit de Justin^ a émis, sur ce sujet, une opinion nouvelle , qui dénote beaucoup de sâgacit^. Si l'on en croit ce savant, ia fuite d'Ëlissa ne fut pas provoquée uniquement par les circonstances auxquelles on Tattribue ordiDairement. Suivant lud, il eûalait*. dans la ville de "Tyr, une lutte incessante entre le parti du peiqile , qui. avait pour chef Pygmalion , et celui de faristocratie , qui avait à sa tête la princesse Éiissa.

La faction populaire ayant triomphé et porté au tcohe Pygmaiioii , ia nobiesee vaincue, humiliée, se résolut iii quittée une ville elle ne pouvait plu^' espérer, de reprendre l'ascendant auquel elle croyait avoir des droits incontestables et à voguer vers des terrées étrangères j elle se promettait de retrouver l'importance politique qui s^attache à des noms illustres. Ce Ait cette noblesse qui engagea la princesse à se mettre à sa tête et à partager son exil. Cette hypothèse est, sans doute, fort ingénieuse; mais, si je ne me trompe, elle n'est pas suffisamment jùs- tifiée par lensemble des paroles du texte. Lorsque le peuple avait porté au trône Pygmalion « c'est que ce peuple préférait le gou^verhement. d'un roi à celui d'une reine. La fuite d'Élissa est suffisanuneixt:mol&vée,^ns avoir besioin de recourir à des conjectures q^ le récit de l'bistorieii n'amène pas naturellement.La princesse , depuis le meurtre odieukdk son mari^ vivait, à l'égard de son frère, dans un état de haine et de défitfioe qui ne pouvait pas se prolonger indéfiniment. Possédant d'immenses richesses:, qui avaient été la cause de l'assassinat d'Aoerbas^ elle sentait bien que, oialgré les précautions dont ell^ s'entourait, malgré le yèle de ^es paTitisans, il lui serait impossible de $e dérobet toujours aut em- bûches ou à la violence. d'un tyran sauguiriaire, qui ne reculerait pas, sans doute, devant un second meurtre pour s'emparer de ce^ trtfpors, que son. avarice effrénée convoitait avec tant d!^deur»: Placée dans une position, aussi fausse, aussi hérissée de périlf^) elle f^ vit de ressource pour elle que dans un exil honorable. Que des sénateurs , que des per- sonnages haut placés dans la nation , se soient associés itux projets de

»7-

132 JOURNAL DES SAVANTS.

la princesse , la chose se conçoit tout naturellement. Ontre Tintérét que commandaient sa naissance , sa position , son caractère , ces nobles per- sonnages avaient, pour fuir leur pays, des motifs bien graves : la haine que leur inspiraient les crimes d'un ^ran sanguinaire et la crainte légitime que faisait naître chez eux la cruauté d*un prince dont l'oppres- sion devait principalement peser de tout son poids sur les honmies quf tenaient dans TÉtat un rang distingué. C'est ce que Virgile a exprimé dans ces vers :

CoDveniunt quibus aut odium cradele tyranni , Aut metus acer erat.

Peut-être Élissa , avant de s'engager dans une navigation lointaine , avait-elle été avertie, par les rapports d'émissaires fidèles, qu'elle était attendue sur les rivages de l'Afirique et qu'elle y trouverait, avec certi- tude, un accueil digne de sa naissance et de son mérite. Et, en effet, ainsi que Justin nous l'apprend, lorsqu'eUe débarqua sur la côte afri* caine , son arrivée produisit , parmi les colons ty riens établis sur cette terre , un enthousiasme extraordinaire ,• qui se manifesta par un dévoue^ ment sans bornes aux intérêts de la princesse. Et, en effet, ce n'était plus ici une de ces entreprises maritimes tentées par des colons obscurs, qui , n'ayant dans leur pays aucune ressource pécuniaire , aucun moyen d'existence , se résignaient sans peine aux périls d'une navigation loin- taine, qui leur offrait des chances d'un avenir plus heureux. C'était la fille et la sœur des rois de l^r, qui, accompagnée d'une troupe d'élite, venait sur cette terre fonder un nouvel empire , dont la gloire pouvait un jour égaler ou même surpasser celle de la métropole.

Je ne m'arrêterai point à réfuter ici l'étymologie du nom de Byrsa. Cette étymologie, quoique consacrée par les vers de Virgile, n'en est pas moins complètement inadmissible. Le prétendu mot Byrsa, comme on peut penser, doit avoir son origine , non pas dans la langue grecque , mais dans l'idiome des Phéniciens. M. Movers, à l'exemple de Bochart, croit y reconnaître le terme hébreu Bolsrah , n'ixs, qui signifie u une «place forte.» Mais cette explication s'éloigne trop de la forme du mot primitif; et je préfère, à l'exemple du savant philologue hollandais Walckenaêr, y voir le mot hébreu Birah^ n'i^s, qui désigne «une cita- udeUS^n

La citadelle de Garthage fut , sans doute , à toutes les époques , la partie la plus importante de cette grande cité. Mais peut*on dire,

' CHt^fiàtiû di Byna Cartkaginis.

FÉVRIER 1857. 133

fevec quelques écrivains, qu'elle en formait la portion la plus ancienne? Je ne le crois pas , parce que la chose , ce me semble » h*est pas dans la nature. Chez les anciens comme chez les modernes, lorsqu'un peuple navigateur et commerçant venait s'établir sur une terre étrangère, il ne songeait pas d'abord à élever une citadelle, parce que cette entreprise aurait excité chez les peuples voisins une défiance bien naturelle ; il adielait pacifiquement un terrain de peu d'étendue, y élevait des ma* gasins pour recevoir ses marchandises , se contentant d'entourer ce ter- rain d'une faible enceinte, afin de le mettre à l'abri des attaques des voleurs et des animaux sauvages. C'est seulement lorsqu'une possession plus ou moins longue lui avait révélé sa force , et i'avait mis en état de braver ses voisins , qu'il songeait à bâtir une citadelle et à transformer son comptoir en une place de guerre. Sans doute , lors de la fondation de Carthage , les colons tyriens suivirent une marche analogue , et s'oc* cupèrent, avant tout, de bâtir des magasins et des maisons particu- lières; car, malgré la réception amicale qu'ils avaient trouvée sur ces rivages, non-seulement de la part de leurs anciens compatriotes, mais encore de la part des habitants primitiâ de l'Afrique , il ne se dissimu- laient pas qu'as avaient autour d'eux une population fière , belliqueuse, indomptable , que Virgile a bien caractérisée par ce vers :

Sed regnum Libyœ, genus intractabile bello.

Us se seraient donc gardés d'irriter par une démonstration d une har-^ diesse intempestive , la susceptibilité de ce peuple ombrageux , qui au^ rait pu, en un instant, anéantir le résultat de leurs efforts.

La ville de Carthage étant destinée à devenir une place éminemment commerçante , devait renfermer dans son enceinte un ou plusieurs ports. Un de ces bassins est désigné , chez les anciens , par le nom de Co(hon. Si je ne me trompe, ce mot nous représente le terme hébreu fcolon, ]Mâp, qui signifie petit. Probablement ce port, exclusivement des- tiné à recevoir les galères et les autres bâtiments d'une grandeur mé- diocre , avait été ainsi nommé , pour le distinguer du port principal , devaient mouiller les grands vaisseaux de guerre.

Virgile, décrivant les merveilles de la ville naissante de Carthage, s*exprime en ces termes :

Miraiur molem iEneas, magalia quondam. , #

: âervius, commentant ce passage, dit : a Le poëte aurait écrire , non fÊà-magàka, mais magariai car le mot magar, dans la langue punique, désigne «une mason campagne. » Si je ne me trompe, il faut recon-

J34 JOURNAL DES SAVANTS.

naître ici )e terme hébi^eu mêorah, nnirp, qui signifia; a une caveroe-^Eo effet» le sol sur lequel reposait Garthage était percé 4e profondes exca- vations» que i'ÛDduatrie des habitants transforma,, par Ja suite, en nuh gnifiques citernes, destinées à conserrer ies^eaux nécessaires pour les besoins de eette vttle immense. Une partie de ces citecries existe encore de nos jours. On peut croire que, pai^ les Tyinens débarqués^ sur une côte étrangère, quelques-uDs^ peut*être en grand nombre vaUèrentcber cher, dans ces cavités du sol^ un asile frais et salutaire, en attendant qu'ils pussent se procurer des demeures pius commodes et plus dîspèo»- diouses. .

Je ne m'étendrai point id sur ce qui conœlme la topographie. 4e Gartbage » les détails dans lesquels je devrais entrer .èxoédctaient' de beaucoup les limites d*un artide» et ce sujet a été; traité aranhmoi par des antiquaires estimables; entre autrefii par mbn safani confrère i M. Dureau*Delaaialle.

Les Tyriens fondateurs de Gartbage, malgré Tenthouitiasine que leur arrivée avait fait naître, même parmi la populalion libyenne,. ne tar» dèrent pas à voir fondre sur leur ville des orages: qui siembfaiient devoir lui annoncer une ruine imminente. larbas, roi d:une natilM' africaine , s éprit d*amour pour Élissa et la demandisten mariage. II. est probable que, dans cette circonstance, la passion eut moins de part à cette dé- marche qu un but politique. Le prince libyen , voyant la prospérité tou- jours croissante de la nouvelle cité, l*ardeur et Taptitudeque les habi* tants montraient pour le commerce et la navigation, désirait adjoindre h ses Etats cetta place déjà importante, qui, par sa position , aurait offert à lui et à ses sujets une source abondante de richesses. Elissa fut consternée d une pareille demande. Ge n était peut«-être paa le aouveniv de son premier mari qui lui donnait pour de seoondès nooés une jrépu^ gnance invincible; mais eette princesse, élevée à, Tyr sur les maréhes du trône, accoutumée aux délices d'une cour somptueilae,, nourrie ati milieu de tout ce que la civilisation de celte époque ppuva^ ^me^er dans une cité qui, comme celle de Ty4r, était Tentrepôt du camm&tct du monde, se trouvait peu flattée d*unir son sort à celui d*an prioee à demi sauvage , qui , probablement , n avait d autre mérite que celui la guerre. Elle aurait bien voulu, sans doute, répondre pai' iin refos ab- solu, mais, comme son royal amant pouvait venir renouveler sa de- mande à la tête d une puissante armée , voulant échapper à un hymen odieux, elle préféra se donner la ;mort. Xarbas, vaiaqueur^^ania: avjoir combattu, enk'a dans la ville de» Gartbage et la.démakitda. du moina en partie. Il est preb^Ue-qiie ieiTyrien^^ qui d<avaieiM prendre uo Vif

TDtéfét M iKMt d^Dlle plaee qu'avait foiutée-ia fleni* àë léii» populâlkm^ «nvoy^em à Garthage de puîssaiits renforts, qui itiirevit les habitants en état de rétablir' leur capitale et d'^n relever les remparts. G'-est peut- être & cette circonstance qu'est due la variété des dates que nous don- nent les chronologistes anciens sur la fcmdàtion de Gartbage, puisque pkisieuts de ces écrivains auront pris pour la véritable fondation ce qui n*était, dans la réalité, que le rétablissement dune plaee en partie rainée.-

On^est vraiment étonné , quand on parcourt i*lnstoire de ces temps reoulés, de voir comment une ville, dont les commencements avaient été assez &ibles, put .dans l'espace de quelques sièeles, "s^élever au plus haut point de la grandeur et de la richesse; cointnent, entourée de populations farouches et indomptables, elle sut, par des alliances, et surtout par des présents, adoucir ces hommes féroces, leur imposer sa langue , sa civilisation , en tirer de nombreuses légions de braves sol- dats, qui allaient au loin recruter ses armées; embarquer à la fois 3o,ooo Liby-I^éniciens pour aller établir des colonies sur la côte occi- dentale de l'Afrique, soumettre â son commerce le monde entier, et accumuler dans ses murs des trésors incalculables. Il fallait qu'il existât , chez les colons ty riens établis A Garthage, une activité dévorante et une rare capacité , qui ne se retrouvaient pas au même degré chez les autres colons des places fondées sur les rivages africains de la Méditer- ranée, car ces villes n'ont jamais brillé dans rhistoire que d'une façon tout à fait secondaire, et avaient, dès le princi^ , reconnu la supériorité de Garthage. Et cependant, tout en cédant à cet ascendant irrésistible , elles protestaient quelquefois contre le joug pesant que leur imposait cette orgueilleuse rivale, car, au moment des ennemis descendaient sur le territoire de Garthage, ces villes se soumettaient au vainqueur sans graude résistance » et se montraient peu jalouses de partager le sort qui semblait menacer leur voisine.

Mais Garthage, même à l'apogée de sa puissance, portait en elle- même un principe actif de destruction. Les citoyens de cette ville étaient plus livrés aux spéculations du commerce qu'aux calculs de l'art militaire. Hors de ses murs elle voyait des populations guerrières , mais qui n'avaient avec elle aucune analogie sous les rapports de roriginè« des mœurs, du langage. Ges Libyens, ces Numides, oea Gétoles, qui remplissaient les armées de cette répubUque, étaient retçmia sôus ses drapeaux par l'appât d'une forte paye, par l'espérance du butin; mais oM hommes ne pouvaient prendre aux destinées de Gardiage cet in^^ térét vif que l'on prend au sort de sa patrie. A l'issue de la première

136 JOURNAL DES SAVANTS.

guerre punique , on avait vu ces bandes de mercenaires , aguerries par les combats livrés aux Romains, se révolter contre Garthage, la fiidre trembler, et Tamener à deux doigts de sa perte. Il avait fallu , pour se délivrer de ces dangereux auxiliaires , tout le courage et Thabileté d'A- milcar. Aussi, lorsque les Romains, sous la conduite du premier Sd- pion et ensuite sous celle de Scipion-Emilien , vinrent descendre sur les rivages de l'Afrique , tous les peuples de cette contrée , qui avaient fait la force des armées carthaginoises, se laissèrent entraîner sans peine, les uns par Tintérèt, les autres par la crainte, et acceptèrent la loi du vain- queur. Garthage, privée de ses nombreux alliés, réduite à ses propres forces , ne Ait plus en état de disputer à Rome l'empire du monde , et ne tarda pas à tomber sous les coups de sa puissante rivale.

QUATREMÈRE.

NOUVELLES LITTÉRAIRES-

INSTITUT IMPÉWAL DE FRANCE.

ACADÉMIE FRANÇAISE.

M. Biot, de T Académie des sciences et de l'Académie des inseriplioiis et Uttes* lettres , a été reçu membre de TAcadémie française dans la séance da 5 février, en remplacement de M. de Lacretelle, décédé. M. Guixot a répondu an récipiendaire.

ACADÉMIE DES BEAUX-ARTS.

M. le baron Desnoyers, membre de T Académie des beaux-arts, section de gra- vure, est mort à Parb , le 1 7 février.

TABLE.

Sancti patris nostri Gregorii, etc. (Article de M. Villemain.) 73

Lettres de Jean Calvin , etc. (2* article de M. Mignet ) ^2

Mémoires pour servir à rhistoire de i*Acadëmie royale de peinture et de scalp* tore, etc.; Mémoires inédits sur Ja vie et les ouvrages des membres de 1* Aca- démie royale de peinture et de scalpture, etc. (4' article ûe M. Vitet.) 106

Die Phoenizier, etc. (Article de M. Qnatremëre.) 117

Nouvelles littéraires ••••• 136

FIN DB JJL TABU.

JOURNAL

DES SAVANTS

MARS 1857.

DiB SsABtER UND DEB SSABISMUS [les Sùbéens et le sabisme), von D^ D. Chwolsohn. Saint-Pétersbourg, i856, 2 vol. în-8®.

PREMIER ARTICLE.

Il a existé dans l'Orient, depuis un assez grand nombre de siècles,

une religion dont les adbérents ont été désignés par le nom de Sabéens,

fi

^UâJl, au pluriel ^^Uâil , iU^UâJl, ou ^UaJI. Cette dénomination s'est perpétuée jusqu'à nos jours, et on Ta regardée comme désignant les adorateurs des planètes. De là, on a formé le nom de sabisme, ou sabaïsme, pour indiquer ce genre de cuite. Sans doute, cette religion remonte à une haute antiquité. Lorsque le genre humain, en s'éloignant de son berceau, eut, par degrés, méconnu le Dieu suprême, le créa- teur de l'univers, il chercha, dans la nature, des objets auxquels il pût adresser son hommage. Elevant naturellement ses regards vers le ciel, il ne dut pas manquer d'être frappé d'admiration , à la vue du soleil et des autres grands corps lumineux , qui peuplent l'espace , et dont un ciel pur et diaphane lui permettait d'observer la masse imposante et l'éclat merveilleux. Au lieu de voir, comme les premiers hommes, dans ces corps célestes, les instruments que faisait mouvoir la toute-puissance divine, il ferma ses yeux à la vérité, il en vint au point de regarder ces grands flambeaux lumineux comme les auteurs réels de l'influence qu'ils exercent sur les choses de la terre. Entraînés par les conséquences de cette erreur, les hommes s'accoutumèrent à regarder les astres comme des dieux, et rendirent ainsi à des créatures le culte qui n'était

18

138 JOURNAL DES SAVANTS.

qu*au seul monarque de Funivers. Certes, en blâmant cette aberration de Tesprit humain, cette substitution de la créature au créatem\ on est forcé de convenir que ce culte, quoique coupable, présentait , au moins, quelque chose qui le rendait moins inexcusable , et n o£Brait point à rimagination ces dogmes odieum, ces supecstitions honteuses^ qui dés- honoraient d'autres religions. A coup sûr, voir dans les corps célestes des dieux dignes de ladoration des hommes, était mie anomalie moins repoussante que d avoir, à Texemple des Grecs, attribué aux divinités de rOlympe les passions les plus brutales, ou, comme les Romains, placé dans le ciel les monstres dont on voulait délivrer la terre. Mais ce nest pas ici le lieu de m* étendre sur ce sujet. Et je me hâte de reve- nir k ce qui doit former la matière de cet article.

Le nom de Sabéens a été inconnu à tous les écrivains de Tantiquité , et même aux auteurs ecclésiastiques. On le trouve , pour la première fois, dans le Coran. On y lit^: « Les Juifs, les Chrétiens et les Sabéens,

« (jjMuUflJi , ceux qui croient en Dieu et au dernier jour, ceux qui prati- « quent la vertu, obtiendront de Dieu leur récompense; aucune crainte « ne les atteindra , et ils ne seront pas livrés à la tristesse. » Ailleurs * on trouve les mêmes détails. Plus loin ' on lit ces mots : a Quant à ((Ceux qui croient, ceux qui sont attachés au judaïsme, les Chrétiens ((et les Sabéens, les mages et les polythéistes. Dieu, au jour de la (( résurrection , établira entre eux une différence. » Les commentateurs du livre fondamental de la religion musulmane se sont appliqués â rechercher l'origine et la signification de ce mot, dont ils ont voulu trouver la source dans la langue des Arabes. Mais leurs efforts n*ont abouti qu*à produire des étymologies tout à fait dénuées de vraisem- blance.

D'un autre côté, il existait, aux premiers siècles de l'islamisme , dans la Mésopotamie, et surtout, dans la ville de Harran, la Karra des Latins, un assez grand nombre de sectaires qui avaient conservé , à ce qu'il paraît, les restes de l'antique religion des Chaldéens, en y joignant quelques dogmes, quelques pratiques superstitieuses, qu'ils avaient empruntées à l'idolâtrie des Grecs. Ces hommes avaient trouvé moyen de se soustraire aux rigueurs du fanatisme intolérant des Arabes mu- sulmans , et de conserver en paix la foi et les rites qu'ils tenaient de leurs ancêtres.

Cet état de choses se prolongea sans trouble jusqu'à l'année a i 7 de l'hégire (de J.C. SSa). A cette époque, le calife Mamoun, dans

* Sorat. II, v. 59. * Sarat. v, v. 73. * Sarat xxii, v. 17.

MARS 1857. 130

une expédition qu'il avait entreprise contre les Grecs de Gonstantinople» étant passé par la ville de Harran , fut surpris et fort scandaUsé de ren- contrer, au centre de Tempire musulman , à une faible distance de la capitale , des hommes livrés opiniâtrement à Tidolàtrie la plus caracté- risée. Après s'être assuré de leur croyance , il ne leur laissa d autre alter- native que d*adopter les dogmes des Musulmans , ou de s'affilier à une des religions protégées par fislamisme, je veux dire le judaïsme ou le christianisme. La crainte obligea plusieurs d'entre eux de choisir un des deux partis qui leur avaient été offerts ; mais Mamoun ayant trouvé la mort dans cette expédition, ces sectaires , pour la plupart, retournèrent à leur ancien culte. Toutefois, comme ils craignaient d'être inquiétés par les successeurs du calife, ib eurent recours à un expédient qui leur réussit complètement. Par le conseil d'un Musulman , ils préten- dirent que leurs ancêtres avaient été désignés dans le Coran sous la dénomination de Sabéens, et que, se trouvant placés, dans le livre sacré des Musulmans, sur le même pied que les Juifs et les Chrétiens, ils avaient, comme eux, le droit, moyennant le payement de la capita- tion, d'être protégés et tolérés par les adhérents de f islamisme. Grâce à ce subterfuge, ces descendants des Chaldéens purent, durant plusieurs siècles, pratiquer, à la vue des Arabes, les cérémonies d'un culte ido- lâtre , sans éprouver aucune vexation réelle. M. Ghwolsohn a recueilli des témoignages qui établissent ce fait d'ime manière incontestable; et, moi-même, je les avais également produits dans un Mémoire sar les Saléens, mais qui est resté manuscrit.

n est évident que le nom de Sabéens ne remonte nullement à une époque bien ancienne, qu'il a , pour la première fois, été employé dans le Coran ; et que les restes des Chaldéens, pour se soustraire à la tyrannie intolérante des Musulmans, imaginèrent de s'appliquer à eux-mêmes cette dénomination , à laquelle ils n'avaient jamais songé , et qui leur assura, de la part des Arabes, le privilège de la tolérance et de la sécu- rité.

Conune jces faits si curieux étaient restés inconnus à la plupart des savants et des orientalistes de l'Europe, il est peu étonnant qu'ils aient imaginé diverses hypothèses pour trouver l'origine de cette dénomina- tion. On a émis sur cette matière plusieurs opinions, dont aucune, k vrai dire , ne pouvait soutenir l'examen de la critique. M. Chwolsohn a fait, avec une patience et une érudition admirables, un relevé exact des opinions contradictoires qui ont été proposées par les savants. La plus ancienne et la plus accréditée était celle qui faisait dériver le mot Sahéen

du terme hébreu tsaba, lox. Ce mot signifie aune armée.» Quand il

^' fi

10.

140 JOURNAL DES SAVANTS.

est joint au mot D^Dtfn, il indique «Vannée du ciel,» c est-à-dire «les « astres, n On a donc supposé que le nom de Sabéens dérivait du mot tfaha et avait désigné « ceux qui adoraient Tannée des cieux , » cest-à-dire « les «astres.» M. Chwobohn a démontré complètement, et je lavais moi- même prouvé dans le mémoire manuscrit cité plus haut , que cette étymologie ne saurait soutenir un examen tant soit peu sérieux. Et, en effet, la forme même du mot ne s*accorde pas avec Torigine qu'on lui attribue. Car il faudrait lire sabal et non pas sabi. Et, ce qui est plus décisif, ladjectif 5a6(û ou tsabaî aiurait signifié simplement un homme attaché à Tarmée , » et non pas « un homme voué au culte des astres , » puisque le mot tsaba isolé n indique jamais « un astre , » à moins qu*il n ait après lui Taddition du terme D^Di^n.

M. Ghwolsohn, après avoir victorieusement repoussé les hypothèses émises par ses prédécesseurs, a cherché à établir une opinion nouvelle qui soit de nature à satisfaire complètement les amateurs de la science et de l'érudition. Voulant remplir consciencieusement la tâche impor- tante quil avait volontairement acceptée, il s est attaché à recueillir et à coordonner, avec un soin et une érudition admirablement méritoires, tout ce qui pouvait jeter quelque jour sur ce sujet intéressant. Dans cette vue, il na épargné aucune recherche, aucun voyage. Toutes les bibliothèques de l'Europe ont été mises par lui à contribution, et lui ont fourni de nombreux et précieux matériaux. Grâce à un travail in- fatigable , il a pu recueillir, sur une matière en apparence d'une étendue bornée , une monographie aussi étendue qu'instructive , qui n'occupe pas moins de deux gros volumes in-S"" de huit à neuf cents pages chacun. Et partout une critique judicieuse préside à la disposition des produits de la plus vaste et de la plus solide érudition.

L'ouvrage se divise naturellement en deux sections. Dans le premier volume , le savant auteur s'applique à coordonner, à discuter les nom- breux objets qui font la matière de son livre. Le second tome contient les passages originaux cités dans ses recherches, et qui sont accompagnés de traductions exactes et d'un commentaire plein d'érudition. Ce plan qu'a suivi l'auteur a peut-être , il faut le dire , quelques inconvénients. Il a entraîné des répétitions, des longueurs qui auraient pu être un peu abr^ées. Mais on n'est pas tenté de se plaindre quand on pense à la richesse et à l'importance des renseignements consignés dans ce vaste recueil. Je pourrais égsdement faire observer que, parmi les nombreux passages arabes, persans, recueillis avec tant de soin et de conscience par M. Ghwolsohn , il en est plusieurs qui n'offrent aucun détail nour veau , et dont les auteurs se sont bornés à copier, sans goût , sané critique ,

MARS 1857. 1&]

les assertions de leurs devanciers. Le savant et modeste auteur Javoue facilement cet inconvénient; mais ii fait observer qpe cependant ces passages, en apparence insignifiants, peuvent toujours fournir la matière de quelque observation utile.

M. Ghwolsohn, dans sa préface, nous donne des détails sur la com- position de son ouvrage, et explique comment plusieurs portions du livre ont été, durant le cours de l'impression, changées, modifiées et considérablement augmentées. Dès son enfance, il avait lu les rensei- gnements que donne Mdmonide sur les doctrines des Sabéens. Curieux de compléter ces détails, il se rendit à Vienne, en 18&7, pour copier, d'après les deux manuscrits que renferme la bibliothèque de cette ville, un chapitre d'une haute importance consacré aux Sabéens, et qui fait partie de l'ouvrage intitulé FOirist-elobam , p^^l omm^, c est- à-dire (( le Catalogue des sciences. » Non content de transcrire ce mor- ceau curieux et de l'accompagner d'un commentaire , il y réunit une foule de matériaux, soit connus, soit inédits. En i85i, l'Académie impériale de Saint-Pétersbourg, sur le rapport de MM. Dorn et Kunik, résolut de publier le livre à ses fixais. L'impression Ait conuinencée. Mais bientôt M. Chwolsohn, soit par lui-même, soit par les soins d'amis éclairés , obtint de nouveaux matériaux , en grande partie inconnus , et se trouva en état de refondre quelques parties de son travail , et de con- fnmer ou modifier les idées qu'il avait se former sur plusieurs points.

Le premier volume se divise en deux livres. Le premier, qui est de beaucoup le plus étendu, comprend treize grands chapitres. Le savant auteur y discute des objets d'une haute importance. Il expose d'abord les idées que les savants de l'Europe se sont formées relativement aux Sabéens, et les erreurs dans lesquelles ils sont tombés à ce sujet. Il s'at- tache à prouver que les Sabéens dont il est fait mention dans le Coran étaient identiques avec les Mendaites, vulgairement appelés Sabéens ou Chrétiens de saint Jean. Il fait voir comment les idolâtres établis dans la ville de Harran adoptèrent le nom de Sabéens. Il indique le caractère des dogmes que professaient les habitants de Harran. Il examine, en suivant un ordre chronologique, l'idée que les écrivains musulmans s'étaient formée des Sabéens, et le développement que cette idée prit sous la plume de ces auteurs , qui finirent par comprendre sous cette dénomi- nation tous les idolâtres antiques. H traite des païens qui ont existé dans les contrées soumises à l'islamisme. Le dixième chapitre, qui est à coup sûr un des plus étendus et des plus importants de l'ouvrage, contient une sorte d'histoire de la ville de Harran, cette ville antique qui fut le lieu de la résidence d'Abraham ; qui , sous le nom de Yidppou , Rarra , fut célèbre

1&3 JOURNAL DES SAVANTS.

ohei les écriTains grecs et latins; qui vit périr» non loin de ses murs, Crassus et son armée ; qui plus tard , lors de la naissanoe du christîa- BÎsme , refusa opiniâtrement d'adopter cette religion « et demeura un des derniers remparts du polythéisme. Cette histoire de la ville et de ses habitants est continuée jusqu'à Tan 83 a de Jésus^hrist, époque les Harraniens adoptèrent le nom de Sabéens. Dans ie chapitre suivant, fauteur expose Tétat intérieur des Sahéens, tant à Harran que dans d'autres villes. Ensuite , il donne des détaik biographiques et littéraires sur ceux des habitants de Harran qui se disting^rent par leurs talents dans les sciences et par d'autres genres de mérite, et sur les rapports qui existèrent entre les Sabéens et les Musulmans. Le second livre est cod^ sacré i retracer tout ce qu'on peut savoir sur les doctrines religieuses et philosophiques des Sabéens. Le second volume, ainsi que je l'ai dit, comprend les textes orientaux qui ont servi de base aux redierches de l'auteur.

Un ouvrage aussi considérable, qui renferme une si grande variété de choses, aussi riche en fairs de toute espèce, en idées nouvelles, exposées avec une vaste érudition et ime critique judideuse, mérite un examen sérieux, et l'on me pardonnera aisément si je lui consacre plusieurs ar- ticles. Pour le moment , je dois me borner à discuter une question fon- damentale , question d'une haute importance que fauteur a traitée avec un rare talent. Je veux dire ce qui concerne le nom et l'origine des Sabéens.

Dans le chapitre v* du premier livre, M. Ghwolsohn s'attache à prou- ver que les &ibéens nommés dans le Coran doivent être reg^uxlés comme identiques avec ces sectaires qui existent aujourd'hui dans les environs de Bassora, dans l'ancienne Susiane, qui se désignent eux- mêmes par le nom dcMendaîtes, que fon a fiiussement appelés Chrétiens de saint Jean, et que leurs vcnsins connaissent sous la dénomination de Sabéens. J'avais autrefois partagé cette opinion, que j'avais exprimée dans le mémoire manuscrit dont j'ai eu occasion de parler. Mais des réflexions plus sérieuses m'ont fait abandonner cette hypothèse. Comme le si^, en soi, présente une importance réelle, on ne me blâmera pas, je crois, de m'étendre un peu sur cet objet, et de soumettre à une discus- sion assez approfondie les motifs qu'a mis en avant M. Chwolsohn , et ceux qui m'empêchent de souscrire au sentiment du docte philologue.

1* L'auteur, à l'appui de son assertion, cite, en première ligne, un pas- sage très-curieux, extrait du Fihrisi'elrohmm, et dans lequel f écrivain arabe donne des <létails intéressants sur des sectaires établis, de temps mmémoribl , dans bs marais de b Babylonie , et qu'il désigne par le

MARS 1857. U9

nom de MouyhUuilah , SLaOmU , c'est-à-dire ¥ ceux qui le lavent firéquem- ((jBient 9 n fait observer que ces fréquentes ablutions et le soin de laver tous les objets dont on fait usage forment un caractère distinctif des

Méndaïtes ou Sabéens; qtie le verbe tsela, ^àj>% en langue syriaque,

signifie « laver; » que le participe passif est tsebi, nv,»,J^ « > ^^ tsebio, JbiAdf^

que, dans le dialecte des Mendaîtes,le éé ou ain ne se fait pas sentir dans la prononciation , et se confond perpétuellement avec Volaf, puisqu'un seul signe est employé pour représenter ces deux caractères; que, dam la langue des Meodaîtes , ces sectaires ont pu se désigner eux-mêmes par le

nom de ^ -^j ou J[^_n^'j

a* Il fait voir que, suivant le témoignage de plusieurs historiens arabes, les Mendaîtes étaient regardés comme constituant les véritables Sabéens, les Sabéens de llrak.

y Un passage des Philasaphumena attribués à Qrigène,. qui a été reproduit par plusieurs Pères de l'Eglise, atteste, suivant M. Ghwolsohn, que les Moughtasilah de Fauteur du Fihrist sont 'identiques avec dès hérétiques chrétiens appelés , du nom de leur fondateur, EïkhasaîteSp et dont la secte prit nabsance à Tépoquedu règne de Tempereur Trajan. Gomme cet argument présente, suivantle docte auteur, une importance inattaquable, je vais exposer fidèlement les preuves qu'il a réunies pour appuyer celte hypothèse ingénieuse.

On lit chez l'auteur des Philosophamena : a Un homme rusé et plein «d'une folle audace, nommé Âlcibiade, et qui habitait Âpamée de «Syrie, se rendit à Rome, apportant un livre, que, suivant lui, un « homme juste , appelé Elkhasaî, avait reçu de Sera, de la Parthie, et « avait remis à un autre nommé Sobiai , comme lui ayant été révélé par u UB ange. » L'apparition de cet homme dut avoir lieu au commence- ment du règne de Trajan , ou plutôt à la fin de celui de Nerva. Car il est censé avoir prédit un événement qui se réalisa la troisième année de Trajan. Suivant l'écrivain ecclésiastique, cet ange mâle présentait une taille gigantesque, et était accompagné d'un ange du sexe fémin^i. Les sectateurs de cette opipion étaient adonnés à l'astrologie, àia magie, aux mathématiques, et se donnaient eux-mêmes pour prédire }*av^ir. Au rapport de Théodoret, l'hérésie des Elkhasaîtes, ou Elkéséens, formait un condposé d'opim'ons empruntées aux différentes sectes. Mais ils s'ac- cordaient avec les Chrétiens en ce qu'ils ne reconnaissaient qu'un seul principe de toutes choses. Ils admettaient deux Christs, l'un supérieur <

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i*autre inférieur. Ils pratiquaient les enchantements, rinvocation des dé- mons et de nombreuses ablutions. Saint Ëpiphane donne de nombreux dé- tails sur les Elkhasaïtes , ou EUcéséens , qui étaient répandus dans les con- trées situées au delà du Jourdain et de la Mer Morte. H les représente conune des sectaires qui avaient fondu ensemble les dogmes empruntés au christianisme avec ceux de la religion juive, et surtout avec les pra- tiques des Esséens ou Esséniens.

M. Chwolsohn cite un passage curieux d'un écrivain arabe fort habile, Mohammed-ben-Isbak-en-Nedim , cet auteur désigne par le nom de Moughtasilah, iilmXàW (ceux qui se lavent), des sectaires répan- dus en grand nombre dans les marais qui régnent dans la Babylonie , au-dessus du confluent de TEuphrate et du Tigre. L'historien s'exprime en ces termes :

JU< »Jh40î y 10 *>b-3tt cf^ ^Jjë i«*JUÏ Jsjjb! ^j *Sjy* jl^M ytj

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IÀJ5 lUij Jt >vu^t JLi^

«Les Moughtasil (ceux qui se lavent) sont des hommes qui habitent «en grand nombre dans les environs des Batâih (les marais). Ce sont « les Sabéens de cette contrée. Ils prescrivent la nécessité des ablutions; K et lavent tous les aliments qu'ils mangent. Leur chef portait le nom «de Elhasih; c'est lui qui leur enseigna leurs dogmes. Il prétendait a qu'il existait originairement deux natures , le mâle et la femelle ; . que « les herbes potagères sont nées des cheveux du mâle ; le gui des cheveux «de la femelle; et que les arbres en forment les veines. Ils professent « des opinions étranges qui ressemblent tout à fait aux fables. Leur chef « eut un disciple nommé Simon. Ils s'accordent avec les Manichéens , « parce qu'ils admettent comme eux deux principes. Depuis leur origine

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«jusqu'à nos jours, leurs dogmes sont professés par ceux qui révèrent aies astres, n

«Autres narrations concernant les Sabéens des Batâïh : »

« Ces hommes suivent les principes des anciens Nabatéens. Us ré- « yèrent les astres et ont des images et des idoles. Ils forment la masse «des Sabéens que Ton désigne parie nom de Harnânis. Mais, comme «nous Tavons dit, ils en diffèrent complètement, soit en général, soit « en particulier. »

En comparant ma traduction avec celle de M. Chwolsohn > on y remarquera quelques différences , attendu que j*ai suivi principalement le manuscrit de la Bibliothèque impériale. Je dois aussi avertir que, dans le passage extrait des Philasophamena attribués à Origène, je crois devoir substituer le mot ^vp&p h celui de StypAr, et traduire : «Elkhasaî avait reçu ce livre des Syriens de la Partbie, » c'est-à-dire « qui «étaient soumis è la domination des Parthes. » Et, en effet, il n'existait point dans la Partbie une ville nommée iSera. Et la Sérique , c'est-à-dire la Chine, était trop éloignée, et les relations avec ce pays étaient trop peu firéquentes, trop difficiles, pour qu'on pût supposer en avoir reçu un livre religieux. D'un autre côté, comme, en grec, l'i; et l'i; présen- tent le même son , l'une de ces voyelles a pu facilement être substituée à l'autre par la négligence d'un copiste.

Alcibiade , qui se rendit à Rome vers la fin du règne de Nerva , était, sans doute, ainsi que son nom l'indique » un Grec, qui, comme l'atteste l'auteur des Philosophamena , habitait la ville d'Apamée de Syrie. Il est, à vrai dire , bien difficile de croire que cet homme ait apporté, dans la capitale de l'empire romain, im livre contenant les dogmes qui ser- vaient de base à la religion de sectaires établb dans les marais de la Babylonie méridionale , ainsi qu'au delà du Tigre , et qui devait être écrit dans ce dialecte chaldaîque corrompu, dont l'usage existe encore aujourd'hui chez les Mendaîtes. Si le fait était attesté par un écrivain , sott ecclésiastique , soit profane , il faudrait bien l'admettre , tout en di- sant : .

Le vrai peut qudquefois n*étre pas vraisemblable.

Mais les auteurs que nous connaissons ne disent rien qui puisse eon^ dmre à une pareille supposition. Au lieu qu'il est facile de se persuader

Îa'un Grec, natif de Syrie, possédait, soit le texte, sdt la traduction ^ ouvrage rédigé dans la langue des ind^nes de la contrée il avait vu le jour, et il &isait sa demeure habituelle. Si Théodoret, et, aurlout, saint Epiphane, nous donnent des détails circonstanciés sur les

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dogmes et les pratiques des Ëlkhasaïtes, on est natureilement porté à croire que les partisans de ces dogmes étaient répandus siu* les confins des lieux qu habitaient ces écrivains ecclésiastiques, et ne se trouvaient point perdus au milieu des déserts éloignés, n*avait jamais pénétré la domi- nation des Romains. Et, en effet, saint Épiphane atteste expressément que les Elkhasaîtes occupaient , en grand nombre , Tlturée , le pays à Torient de la Mer Morte , et la contrée des Nabatéens. Et Ton peut difficilement admettre que , de , ils aient franchi Timmense et aride ^désert qui les sé- parait de TËuphrate , pour aller s'établir dans les marais qui s'étendent au delà de ce fleuve et du Tigre. M. Ghwolsohn , à Texemple de M. Renan, a cru pouvoir retrouver cetElkhasaî , fondateur de la secte des Elkhasaîtes, dans un personnage nommé Elhasih, qui, suivant l'auteur du Kitab^ Fïhrist, fut le chef des Moughtasii, c'est-à-dire des Mendaites. Mais cette identité me parait appuyée sur une base peu solide. En effet, dans les diverses copies du livre que je viens de citer^ le nom du législateur de ces sectaires est écrit d'une manière si différente , qu'il est à peu près impossible d'en fixer la véritable orthographe, et qu'on ne saurait, en suivant les lois dune critique rigoureuse, établir une comparaison entre oe personnage et celui que les écrivains ecclésiastiques nomment ElkhasaL En outre, ce dernier nom, coQune semble l'attester saint Épiphane, semble plutôt appartenir à un Juif. Car, il s'explique tout naturellement par la réunion des deux motî El-Kasah, nop^N, c'est4-dire : a Celui que tt Dieu a couvert (de sa proteclion). »

Le rapport que l'on a cru trouver entre les pratiques usitées ches les Elkhasaîtes et celles quisubsistent encore aujourd'hui parmi les Mendaites ne me parait pas constituer une identité bien réelle. Les ablutions plus ou moins fréquentes existent chez toutes les sectes religieuses répan^ dues dans l'Orient, et elles doivent, en partie, leur origine à la chaleur du climat. Quant au penchant- pour l'astrolc^e , ainsi que pour les sciences* qui s'y rattadient, et à la prétention d'annoncer l'avenir par l'inspection des corps célestes, cette superstition n'est pullement par** ticulière aux Mendaites. Dès les temps les plus reculés , les nation» ^ pandues sur la surGuse de l'Asie se sont livrées avec passion à l'étude et à la pratique de cette science frivole; et, de nos jours encore, on sait combien elle, est en honneur chez les peuples les plus éclairés de cette paotie du ^obe. Les Ghaldéens, surtout, étaient célèbres pour i'apjdi* cation, qu'ils donnaient à l'étude des corps célestes et pour les psonostios qu?fls tiraient de leurs connaissances en ce genre. Et, bien longtemps après la destruction de leur empire, les Ghaldéens se répandirent dans tout- le monde connu, affichèrent la prétention de prédire l'avenir et

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de tirer l'horoscope des en&nts au moment de leur utissanee. Autsi, le mot Chaldéen, chei les Syriens, les Grecs, les Romains, désignait un astrologue. Il est donc peu étonnant que les Mendaïtes, qui habitent aicore les contrées occupées autrefois par les Chaldéens , aient conservé le goût et la juratique de ees opinions superstitieuses.

Un caractère distinctif doit empêcher de confondre les Ëlkbasaites, ou Elkéséens , avec les Mendaites. Les premiers , ainsi que f atteste Tauteur des PhUosophnmena, reconnaissaient un seul principe de toutes choses; tandis que, suivant le témoigoage de Tauteur du Pïhrist el-oloum, les Moughtasil, comme les Manichéens, admettaient deux principes, l'un bon «t Tautre mauvais.

Il est, je crois, impossible de placer, sous ime date aussi récente gue la fin du r^ne de Nerva ou le commencement du règne de Trajan, forigine des dogmes religieux qui existent chez les Mendaites* Certes ib remontent à une époque beaucoup {dus ancienne. On peut considérer ce peuple comme le reste des Chddéens de l'antiquité , dont il a conservé , du moins en partie, les dogmes religieux, les pratiques superstitieuses.

Comme les Jui&, durant et après la captivité, s'étaient établis en grand nombre dans la Babylonie , qui était devenue pour eux comme une seconde patrie, il est probable que, surtout après un laps de tempis assez long pour avoir amorti les haines nationales, il s'était établi , entre les enfants d'Israël et les anciens habitants du pays, des relations, soit d'intérêt, soit d'amitié; que les Chaldéens avaient, dans ce commerce, appris à connaître les livres des Jui&, les noms des patriardies. C*est, on peut le croire, de cette époque que date, cbez les Chaldéens, la mention d'Adam, deSeth, de Noé, d'Abraham, dont les noms revien- nent si souvent dans l'ouvrage intitulé V Agriculture des Nalatéens, i^^kebJl ib^^t. C'est vraisemblablement par suite de cette modification introduite dans les opinions religieuses des Chaldéens par le contact avec les Juifs, que l'on doit expliquer des idées d'origine juive qui se sont mêlées aux dogmes idolâtres des Mendaites, telles que le nom d'Adam , donné à l'auteur de leur principal livre , la mention du Jourdain , et d'autres pratiques qui semblent originaires de la Palestine.

Qu'un écrivain arabe, ayant remarqué, chez les Mendaites, ce pen- chant à se baigner continuellement et à tremper dans l'eau tous les aliments dont ils se nourrissent, et ne connaissant pas leur nomr véri* table , leur ait appliqué une dénomination qui exprimait ce trait carac- téristique, je veux dire celle de MoughtasUak^ ^^L^aâII, c'est-à-dire : a ceux «qui se lavent , » la chose, à coup sûr, n'a rien d'étonnant. Mais s'en-

suit-il de que ce nom fôt identique avec celui delSabéens, ^lyMWtl»

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148 JOURNAL DES SAVANTS.

et présentât la traduction du nom que ces sectaires se donnaient à eui- mèmes? Cest ce que je ne crois pas devoir admettre. A coup sûr, si les Mendaites s'étaient désignés eux-mêmes par le nom de Sabéens, comme, dans leur langage , il n'existe pas de différence entre le son de Volaf (alif) et celui du ^e (ain), qu'une même forme de lettre exprime ces deux caractères, on serait endroit de supposer que les Arabes, en repro- duisant ce nom, l'auraient présenté sous la forme ^^yoL^. Mais les Mendaites ne connaissent pas cette dénomination. D'un autre côté , si les Syriens avaient transmis aux Arabes le nom de Sabéens, ils f auraient

transmis sous la forme Tsebiin, , ^Vr;*^ « » ^t , dans ce cas , le ^ des Syriens

aurait été exprimé par le oîn des Arabes. Or cette lettre essentielle manque dans la reproduction arabe. En outre, le nom de Sabéens, ap> pliqué aux Mendaites , n'a jamais été connu des Syriens, -et on le cher- cherait vainement chez leurs écrivains. Quand on lit chez quelques au- teurs arabes que les Mendaites sont les Sabéens de l'Irak, cette assertion ne prouve pas que ce peuple ait réellement porté le nom de Sabéens , mais elle fait entendre que, comme les idolâtres de la ville de Harran, qui avaient conservé les dogmes des anciens Assyriens], s'étaient donné à eux-mêmes le nom de Sabéens, les Mendaites qui habitaient les ma- rais de la Babyionie, et suivaient constamment les doctrines des Chal- déens, devaient être r^ardés comme les Sabéens de llrak, c'est-àndire de la Ghaldée.

Enfin, Mahomet, ainsi que ne l'ignorent pas les personnes qui ont tant soit peu étudié l'histoire de l'Orient, ne savait ni lire ni écrire; son érudition était extrêmement bornée, extrêmement incomplète et inexacte. Il ne connaissait guère que ce qui existait dans la péninsule de l'Arabie , et , tout au plus , ce qui concernait cette petite portion de la Syrie l'avaient conduit les intérêts de son commerce. S'il &it mention fréquemment des polythéistes , des Juifs , des Chrétiens, c'est que les religions professées par ces différents peuples comptaient, dans l'Arabie, à l'époque florissait le législateur des Musulmans, de très- nombreux sectateurs. S'il parle des mages, c'est que, comme on sait, peu de temps avant la naissance de Mahomet, les Perses avaient con- quis le Yémen, d'où ils avaient chassé les Abyssins et y avaient porté le culte du feu. Du reste, Mahomet ne paraît pas avoir connu les au- tres religions qui se disputaient l'empire de l'Orient. Us ne dit pas un mot des Manichéens, des Nestoriens, des Jacobites, des nombreuses sectes de Gnostiques répandues tant dans l'Asie que dans TÉgypte. Il est donc peu croyable qu'il ait connu l'existence de ces Mendaites, con*

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fines, alors comme aajourd*hui , dans les marais de la Babylonie méri- dionale, et séparés deTÂrabie par un immense désert, que les cara- vanes ne se hasardent guère à traverser. Il est, en outre, peu vraisemblable qu'il ait été parfaitement informé de la religion que professaient cespeu- l^est qu'il ait pu en faire une mention particulière, et les placer, dans son code de lois religieuses, sur la même ligne que les Juifs et les Chré- tiens, comme ayant paiement des droits à la protection des Musul- mans.

n est donc , ce me semble , bien démontré que le nom des Sabéens remonte nullement à une haute antiquité; que, dans l'état de nos connaissances, l'origine de cette dénomination se trouve indiquée, pour la première fois, dans le texte du Coran. U parait que, même à l'époque fut rédigé cet ouvrage, les compagnons de Mahomet n'avaient point , sur ces peuples , des renseignements tant soit peu certains. Si l'on par- court ces recueils de traditions qui se sont transmises de bouche en bouche, et qui, suivant le témoignage des Arabes, émanent directe- ment de Mahomet, ou de ses premiers adhérents, on n'y trouve point la mention. des Sabéens, et on ne rencontre sur eux aucun détail tant soit peu instructif. Les commentateurs qui, plusieurs siècles après la rédaction du Coran , ont voulu expliquer les difficultés nombreuses que présente ce livre , ne pouvaient manquer d'exposer leur opinion sur ce qui concernait les Sabéens. N'ayant rien de certain à mettre sous les yeux de leurs lecteurs, ils se jetèrent dans le champ des conjectures, et proposèrent des hypothèses qui n'étaient point de nature à subir l'examen d'une critique judicieuse. Ils prétendirent que le mot pluriel

^jyif tirait son origine d'une racine arabe , et qu'il désignait « des

«hommes qui avaient abandonné la vraie religion pour suivre des «dogmes étrangers.» Cette étymologie est, à coup sûr, fort incertaine ; et» quand elle le serait moins, elle n'expliquerait pas comment Maho- met aurait choisi des apostats pour les ranger parmi les peuples qui ont un code religieux, les placer au même niveau que les Juifs et les Chré- tiens, et les recommander à la protection des Musulmans, tandis qu'il montrait pour les idolâtres une haine profonde , un sentiment de ven- geance implacable.

J'ai raconté plus haut, d'après les témoignages authentiques rassem- blés par M. Chwolsohn, comment le nom des Sabéens, qui était presque inconnu chez les Musulmans, devint tout à coup célèbre et acquit une importance que personne n'aurait pu soupçonner. Sur les traces de ce savant, j'ai rapporté que, l'an a 17 de l'hégire, le calife Mamoun , pas*

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sant par la ville de Harran , fut surpris et profondément inrité de voir, au centre de l'empire musulman , une peuplade nombreuse qui se livrait ouvertement aux pratiques de Tidolàtrie et rendait aux astres un culte religieux; que, par le conseil d*un Musulman peu scrupuleux qu'ils avaient gagné h prix d'argent, ils soutinrent que c'était eux dont le Coran avait fait mention sous le nom de Sabéens; que /d'après l'auto- rité infaillible de ce livre, ils se trouvaient assimilés aux Juifs et aux Chrétiens ; qu'ainsi , en payant la capitaiion , ils avaient droit à la pro- tection et à la tolérance des Musulmans. Probablement des affaires plus importantes et les guerres dans lesquelles se trouva engagé l'empire des Arabes ne permirent pas d'examiner, avec l'œil de la critique, si le fondement de cette hypothèse était parfaitement solide. Les idolâtres de Harran , ayant adopté le nom de Sabéens , purent facilement braver le fiuiatisme religieux des Musulmans , et se maintinrent ainsi , durant plu- sieurs siècles, pratiquant sans crainte le culte qu*ils rendaient aux corps célestes, et se livrant à de nombreuses pratiques superstitieuses, qui, dans d'autres circonstances, auraient attiré sur eux le couiroux et la persécution acharnée des partisans de Mahomet. Gomme les idolâtres de Harran se vouaient avec ardeur à l'étude des sciences, plusieurs d'entre eux acquirent, en ce genre, une grande célébrité, et remplirent même , k la cour des califes de Bagdad , des emplois importants.

Dans l'opinion de M. Chwolsohn, la reIigi(Mi que professaient les habitants de Harran était identique avec celle qui avait eu cours chei les peuples de la Syrie avant l'introduction du christianisme. Mais , si je ne me trompe , les Harraniens , ou , comme écrivent les Arabes , les Hamaniens , avaient conservé le culte le plus ancien après celui du vrai Dieu , le culte des astres , tel qu'il avait régné de temps inunémo- rial chei les Babyloniens surtout et chez les Assyriens. Une circonstance semble venir à l'appui de cette opinion. Lorsque l'empereur Julien se préparait à porter la guerre chez les Perses, il partit d'Antioche , traversa î'Euphrate et se rendit à Karra (Harran) pour offrir des sacrifices au dieu Lunus. A coup sûr, si Julien n'avait voulu qu'attirer sur son entre* prise la bénédiction des dieux qu'il adorait, il n'avait nul besoin de fiûre tant de chemin; car il aurait facilement trouvé dans la Syrie des localités s'était maintenu le culte des idoles. Probablement ce prince , qui, dans un moment le temps était précieux pour lui, se livrait volontairement aux fatigues d'im assez long voyage, avait pour but d'aller chercher une religion plus parfaite , moins souillée de supersti- tions et qui représentait mieux les dogmes primitifs qu'avait professés l'ancien monde.

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Toutefois, en supposant. que les idolâtres de Harran avaient conservé les opinions religieuses des Babyloniens et des Assyriens, je ne prétends pas qu'ils les aientmaintenues sans mélange. Ceshommes, passionnés pour la phUosophie et les sciences , avaient lu avec ardeur les livres grecs , qui étaient répandus et goûtés dans uue bonne partie de TOrient. Cette étude , en leur révélant de nouvelles idées inconnues à leurs ancêtres , avait nécessairement influé sur leurs croyances et leur avait appris à modifier successivement ou à compléter le cercle de leurs dogmes. G^est ce qu'attestent expressément les auteurs arabes, qui, en petit nombre, nmis ont transmis des détails intéressants sur les idolâtres de Harran. C'est ainsi qu'on peut expliquer cet amalgame assez singulier d'opinions g^recques et d'opinions chaldaîques; tandis que, chez les Babyloniens, et surtout chez les habitants de la partie méridionale du pays, qui, par suite de leur position reculée , n'avaient eu avec les Grecs que peu de communications, c'était, comme on Ta vu, la religion juive qui avait modifié les antiques croyances de la population.

Les habitants de Harran, comme on l'a vu, s'étaient donné à eux- mêmes le nom de Sabéena, et avaient- été reconnus, par la totalité des Muiulmanst comme représentant ces Sabéens qui se trouvaient dési- gnés dans le Coran et placés par ce livre sur la même ligne que les Juifs et les Chrétiens. Or, ces. prétendus Sabéens étant, par le fait, de véritables idolâtres, qui pratiquaient librement, à la vue de tous leurs voisins, les cérénionies d'un culte que les disciples de Mahomet devaient avoir en horreur, on s'acooutuma à donner au mot ^U» une significa* tion beaucoup plus étendue, et on désigna par ce terme a un païen, » à quelque nation qu'il appartint. C'est là, comme l'a bien vu M. Chwoi- sûfan, ce qui nous explique comment les écrivains musulmans ont trouvé des Sabéens dans l'Inde , dans l'^^ypte , dans la Grèce et A Rome. Ces pèlerinages que, suivant l'assertion de Makrisi et d'autres écrivains arabes, les Sabéens de l'antiquité venaient faire en Egypte, devant les pyramides, n'ont probablement, aucune réalité. Peut-être cette tradition avait-elle pris sa source dans les récits authentiques qui noua montrent Soion , Platon , Eudoxe et autres philosophes de la Grèce , entreprenant des voyages en Egypte, pour y étudier la véritable sagesaq. Chex un estimable écnvain arabe, l'auteur du Fihrisi^l'olawn S je trouve un. passage il. est fait mention des controverses que Socrate a^ait 9ontenues contre les Harcaoiens. Il faut, certainement, .entendre par ce mot les idolâtres d'Athènes, dont le philosophe contredisait, sur l^eancoup de points , les opinions. '■•^«lianMBiiit de la Bibiiol)ièque impériale, t. II , foi. ici r*.

152 JOURNAL DES SAVANTS,

Après avoir retaté succinctement ce qui concerne le nom des Sa- béens, et exposé Fabus que, dans l'Orient comme dans TOccident, Ton a fait de cette dénomination, je dois, à mon tour, exposer mon senti- ment sur l'origine d'un nom qui , propagé partout, a partout été appli- qué d'une manière tout à fait fausse. La tâche ici devient difficile, car, sur un pareil sujet, les preuves positives manquent complètement, et il faut se borner à proposer des conjectures plus ou moins plausibles. Nous avons vu précédemment que le mot ^Uo n'appartenait nulle- ment à la langue arabe, et que les théologiens musulmans, ainsi que les grammairiens, en avaient vainement cherché l'origine dans cet idiome. On a vu qu'à l'époque vécut Mahomet aucune nation connue dans l'Orient ne portait ce nom; qu'il n'existait aucune religion dont les partisans fussent connus sous cette dénomination. Si les Sabéens avaient formé une secte à part, établie dans l'Arabie, les membres de cette communauté auraient eu avec le l^slateur des Musulmans des relations soit amicales, soit hostiles. Mais ils ne sont jamais nommés, dans les volumineuses histoires qui nous ont retracé la vie et les actions de Mahomet, comme ayant eu avec le législateur des Musulmans quelques relations amicales ou hostiles. Dans un passage du Sirat" arrasoal ^a Vie du prophète), d'Ibn-Ishak, on lit que, dans une assemblée se trouvait Mahomet, une voix qui fut reconnue comme celle du diable, déclara que le prétendu prophète était un Sabéen. Cette anec- dote, à coup sûr fort apocryphe, fut, sans doute, imaginée par les Koraïsch, pour se venger de ce que Mahomet, dans son Coran, les avait flétris comme infidèles, et leur avait préféré les Chrétiens, les Juifs et les Sabéens. Si ces derniers s'étaient convertis à l'islamisme, ee changement aurait été proclamé comme un triomphe pour la religion nouvelle. Et ce qui prouve que la chose n'eut pas lieu, c'est que par- tout , dans le Coran , ils sont placés à côté des Juifs et des Chrétiens. D'un autre coté, comme le prophète des Arabes avait garanti aux Sabéens la tolérance religieuse, ils se seraient maintenus A l'abri de cette protection , et n'auraient pas disparu complètement de la scène du monde. C*estdonc hors de l'Arabie, mais non loin de cette contrée, que nous devons 'chercher les Sabéens.

Si Mahomet avait été un homme d'une érudition profonde, et s'il avait écrit dans une contrée moins reculée que l'Arabie , on pourrmt supposer , sans trop d'invraisemblance peut-être , que le mot arabe sâbi,

qui £iit au pluriel sâbioun, (jiyl^Uo, représentait le terme latin sapiens, et offrait une traduction du mot yuc^ixAs, par lequel on désignait

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chacim de ces nombreux sectaires, qui, nés dans le sein de h religion chrétienne, en avaient, de toutes manières, perverti et défigure les dogmes. Mais il est impossible d'admettre qu'un mot latin ait pénétré jusqu'à la Mecque; et Idahomet, durant ses expéditions commerciales, n'avait, sans doute, entendu parier, outre l'arabe, que le syriaque et le grec. Il faut donc recourir à une autre conjecture.

Lorsque, peu de temps après la mort de Mahomet, les fragments épars du Coran furent rassemblés et réunis en un corps d'ouvrage, l'alphabet en usage chez les Arabes n'offitiit pas de points diacritiques. Par conséquent, dans certains cas, une même figure pouvait repré- senter plusieurs lettres d'une prononciation tout à fait difiârente. Quand le système d'écriture eut été perfectionné par l'invention de ces points si essentiels, les grammairiens s'attachèrent, en fixant la valeur de chaque lettre , à déterminer d'une manière précise la signi- fication du mot qui se composait de ces éléments. Guidés par l'ana- logie du langage. Us purent, en général, et sans trop de peine, réussir dans ce travail. Mais» lorsqu'il s'agissait de fixer forthograjAie des mots étrangers à la langue arabe, il dut surgir quelques diffiadtés, que la critique ne pouvait complètement résoudre. Pour nous borner au sujet que nous sommes ici appelé à traiter, le mot sabi^ écrit sans points diacritiques, pouvait se lire également sabi ^U», ou saU a^« ou sani

^\é0, ou 5011* jU^. n fallait choisir entre ces diverses leçons. Lés gram- mairiens adoptèrent la première : et , d'après leur décision , le mot soii fut inséré dans tous les exemplaires du Coran, et passa pour appar- tenir au texte primitif dicté par Mahomet. Du reste, les critiques, comme la masse du peuple, ignoraient complètement quelle classe d'individus avait été désignée par cette dénomination. Et cette incer- titude se prolongea jusqu'au moment des sectaires hardis s'attri- buèrent ce nom , et persuadèrent à tout le monde qu'ils étaient ces Sabéens dont Mahomet avait parlé en plusieurs passages de son livre.

Mais la leçon {jy^Véo ne reposait que sur une conjecture, et n'o£Brait rien de bien authentique. On aurait pu, avec autant de raison, écrire sânioun, {jy^^, ou sâmmi, (jiy^ltf.

Il existait, depuis plusieurs sièdes, dans la contrée qui s'étend à l'orient de la Mer Morte, des Jui£i appelés Esséens ou Esiénieni, dont Philon et Josèphe ont vanté les vertus. Retirés dans le désert, aspirant à la plus haute perfection , ils fuyaient le mariage , se contentaient de ta nourriture la plus frugale , et partageaient leur temps entre le travail des mains, la méditation et la prière. C'est d'eux que Bine a dit :

ao

15/4 JOURNAL DES SAVANTS.

n gnriA frti-rna in (|ua ncmo nascitur. n Après la mort de Jésus-Christ, (ion )icctairfîs moitié Juifs, moitié Chrétiens , les Ebionites, allèrent se r^inir aux Kssécns. Plus tard, vers le règne de Trajan, les Elkhasaites vinrent s'établir parmi eux, et leur apportèrent les dogmes nouveaux dont nous rivons plus haut donné une idée sommaire. Toutes ces opi- nions séiant riiclécs avec les pratiques superstitieuses en usage chez les pmiples païens établis dans le voisinage des Esséens, il se forma ainsi une seote, rfui n'était proprement ni juive, ni chrétienne, ni idolâtre. \iP.n adhércnU de cette religion se répandirent hors des limites de leur rontréc et firent un grand nombre de prosélytes dans les pays qui s*étnndont an delà du Jourdain et de la Mer Morte, ainsi que sur le tflrritoirc des Nabatéens. Ils avaient des livres religieux , dans lesquels sn trouvaient exposés les objets de leur croyance. Mahomet ne pouvait manquer de connaître les Esséens ou Esséniens, d'abord parce qu'ils étaient établis sur les confins de l'Arabie, et ensuite parce que, dans tes voyages qu'il avait faits en Syrie, pour ses opérations commerciales, il avait passer sur le terrain occupé par ces sectaires, et avait, sans doute, formé avec eux des relations plus ou moins intimes. Il serait donc peu surprenant que Mahomet , voulant désigner les nations qui avaient droit i la protection des Musulmans, et avec lesquelles ils pou- vaient, sans crime, s'allier par des mariages, eût réuni les Esséens aux Juib et aux Chrétiens. Si Ton adopte cette hypothèse, il s'agirait seule-

mont de substituer, dans le texte du Coran, k la leçon ^jy^\j^\ celle

de (jiyi^UâJl ou (jvAi^t. Ce changement paraîtra bien léger aux per- sonnes qui connaissent la nature de l'alphabet arabe, et qui savent combien , surtout dans ces temps reculés , l'absence des points diacri- tiques devait ouvrir la porte à l'adoption de leçons fautives.

Enfin, on pourrait toujours admettre que le nom de ces sectaires, qui est écrit tantôt Esséens, tantôt Esséniens ou Osséniens, avait, en pas- sant dans la bouche des Arabes, subi une légère altération, et pris la

forme Es-sabioun, ^j^UaJI.

QUATREMÈRE. {La suite à un prochain cahier. )

MARS 1857. ISS

LstTMKS DE Jean Calvin, recmeillies pour la première fois et pu- UiiesM iwrès les manuscrits originaux, par Jules Bonnet. Paris.

de Ch. Meyruis et Compagnie, 2 vol. iii-8^

imoisnkifB ieticlb^

Vers f époqae même Calvin fortifiait de ses lettres d*Anddot, en- kÊtné an diâtean de Mehm par ordre d*Henri H, il attirait définitive- méat à la croyance réfonnée famiral son frère, captif des Espagnols dbna les Payafias, après la prise de Saint-Qnentin. Gaspard de Coi^j y indinait dqims longtemps. La gravité hardie et ferme de son es[nrit , la pteiiae ansîfirité de son âme, Pavaient rapproché d^une doctrine qui samMait à la (bis ^us pore et plus forte , qui ramenait librement à 1*É- vaiigile, soumettait pleinement & Dieu, ranimait la foi religieuse sans iiiteardire la raison humaine , faisait de rigides chrétiens et d'enthousiastes martyrs. Déjà, en i555, il avait montré une compatissante faveur à ceua qn'on persécutait en France à cause délie, et dont il avait secondé fétahÛssement en Amérique. Ayant sous ses ordres 1 une des plus vastes provinces du royamne comme gouverneur de Picardie , disposant des cfttès de la Normandie, de la Bretagne et de la Guyenne comme amiral de France, il avait obtenu d'Henri ïï« pour Nicolas Durand de Ville^ gagnon , de l'argent et deux vaisseaux de l'État , sur tesquek une petite oûioiiie protestante avait été transportée au Brésil. Il avait demandé lui- même defozjiasteurs à l'Église de Genève, qui Itii avait envoyé les minis- tre Pierre Richer et Guillaume Chartier, partis en i556 de Honfleur avec trok navires chargé$ de nouveaux réfugiés , et fidsant voile vei^ rae à laquelle Villegagnon avait donné le nom de Gôligny, non loin de l'embouchure du RioJaneiro.

Les secrètes dispositions de l'amiral de Ghitillon étaient donc con- nues de Calvin , qui tira parti de sa captivité et de ses lectures pour les changer en résolutions avouées, ce Je n'userai point, lui écrivit-il, de «kmgues exhortation» peur vous confermer en patience, pour ce que « j'eatime et même j'ay entendu que nostre bon Dieu vous y a telle- «ment fortifié par la vertu de son esprit, que j*ay plustôt occasion

«lui esk rendre louange qtie de vous inciter davantage Seuleittënt je

«vous prieray de passer plus ouitre, c'est que Dieu, en vous envoyant

^ Vojet, pour le arsmier article, le cabier de déceirfbrè' i8S6, page 717, et, poar le deuxième, celui de février 1867, page 9a.

ao.

t5« JOURNAL DES SAVANTS.

d ceste afiliction , vous a voulu retirer à Tescart , pour estre mieux escouté flide luy. Car vous sçavez assez, Monseigneur, combien il est difficile, «parmy les honneurs, richesses et forces du monde, de luy prester IV « reille, pour ce qu'on est par trop distrait çà et là, et comme esvanouy,

u sinon qu*il use de tels moiens pour recueillir ceulx qui sont à sôy

uparquoy, je vous prie, d*aultant que Dieu vous a- donné cette oppor> <( tunité , de profiter en son escoUe , comme 8*il vouloit parler à vous pri- ttvëment eu Toreille, d*estre attentif à goûter mieulx que jamais que « vault sa doctrine et combien elle nous doibt estre précieuse et amyable , u et vacquer diligemment à lire sa saincte parole, pour en recevoir ins-

tttruction, et pour prendre une racine vive de foy U est besoing de

(i vous exercer en lecture, comme je croy que vous le faictes et que vous tt estes délibéré de poursuyvre^. » Goligny acheva en effet, dans le re- cueillement de la captivité, par la méditation assidue de VÉcriture sainte, et sous Tinfluence des ouvrages de Calvin , que lui avait transmis d*An- delot, de se convertir au protestantisme genevois, dont il devait, selon Texpression de Théodore de Bèze, devenir bientôt en France un inslra- ment d'élite '.

Calvin 8*était réjoui de conquêtes qui semblaient plus importantes encore en étant plus hautes. Les deux premiers princes du sang, An- toine de Bourbon, duc de Vendôme, et Louis de Bourbon, prince de Condé, avaient successivement embrassé les doctrines nouvelles. De- venu roi de Navarre à la mort d*Henri d'Âlbret, dont il avait épousé la fille, Antoine de Bourbon, gagné à la réforme par un ancien moine, nommé David , avait tiré de Genève les deux ministres François Leguay, dit Boisnormand , et de La Pierre , qu'il avait fait prêcher publiquement dans la chapelle du château de Nérac. Moins résolu en France qu'en Béarn, dans le pays il était simple sujet que dans celui dont il était souverain, le roi de Navarre n'avait cependant pas agi sans hardiesse à Paris même. Venu du fond du Béarn, au commencement de i558, pour complimenter Henri II sur la prise de Calais, il assbta 4 des as- semblées secrètes. U se rendit ensuite publiquement avec le prince de Gondé son frère, et avec une suite de seigneurs et de gentil^ommes , à la promenade du Pré-auj^Clercs , dans le fiiubourg Saint-Germain, qu'on appela bientôt une petite Genève, et l'on chantait les psaumes traduits en vers par Clément Marot et Théodore de Bèse , et mis en musique par Goudimel. U osa même un jour entreprendre sur Tau-

» Lettm de Jean Cohin, etc. . t. II, p. 23o à a53. Histoire eceMusti^w des >ÉgUses réformées» 1. 1, p. i&o.

MARS 1857. 157

torité royale. Le ministre de La Rodie-Ghandieu, surpris dans une assemblée secrète, avait été enfermé au Ghâtelet, d*où il. ne serait sorti ^ue pour être conduit au bûcher. Le roi de Navarre alla le réclamer le lehdemain, comme étant de sa maison, et le sauvai Comptant alors sur sa fermeté et espérant beaucoup de son influence , Calvin , avec lequel il entretenait un commerce de lettres, 1 exhortait à faire «ne profession ouverte de la foi réformée, en face même d'Henri II et, au milieu de sa cour. Il lui avait déjà écrit le i4 décembre iSSy : «Dieu vous a illuminé en la cognoissance de TEvangile de Nostre

« Seigneur Jésus , et il n*a pas voulu , Sire , que la foy que vous

«avez receue demeurast enclose en vous et comme ensevelie, mais «plustost que vous soyez une lampe ardente pour éclairer et grands a et petits Kn U devint plus pressant en juin i558, lorsque la persé- cution sévit de nouveau contre les Églises réformées, (c II est certain , «lui disait-il, que Dieu veut esprouver quelle aflection vous avez envers «kiy. £t quand jusques icy, il vous eust esté licite de vous taire, vous «voyez qu'à présent Texcuse cesse, quand Dieu vous tire comme par « la main , requérant que vous lui serviez de tesmoing. Je sçay bien de «quelle importance pourra estre la confession que vous ferez, pour «vous fascher en vostre personne, dignité royale, estât, honneurs et «fbtens. Mais quoy qu'il en soit , il vous fault regarder, Sire , à quoy «vous estes tenu et redevable à celuy duquel vous tenez tout ce que «vous avez, et espérez encores beaucoup mieux, à savoir l'héritage «céleste. Le hault degré vous estes ne vous exempte pas, comme «vous sçavez, de la loy et reigle qui est commun à tous fidèles, de «maintenir la doctrine de Nostre Seigneur Jésus, en laquelle gist toute « nostre félicité et salut. Mesmes selon que vous estes eslevé par dessus «les auitres, Sire ,. d'autant plus vous fault-il esforcer de montrer le «lihemin à ung si grand peuple qui a les yeux jetez sur vous ^. n

n lui citait l'exemple de d'Andelot et il ajoutait : «Vous, Sire, qui «(marches devant en honneur et en qualité, vous devez estre l'enseigne «de Dieu. . Je me tiens asseuré que vous trouverez conseil de phi- « sieurs de dissimuler et vous tenir coy soubs umbre que vous ne pro- «fitez rien en vous déclairant. Mais, si les commandemens de Dieu «comme il est diot au pseaume, sont vos conseillers, escoutezs^plus «tost» Sire, et retenez ce qu'ils vous monstrent en cest endroict, c'est «de prester tesmoignage à la parole de Dieu devant les roys, encores

' Tli. de Bèie, Hiitoire êcelètiasiùiuM ée$ ÉgUMS ri/brmées au royaume de France, 1. 1, liv. II, p. i4o, lAi.-- ' Lettrat da Cahin, etc., t. H, p. i65, i6& ' Uid, p. 199 et aoo.

158 JOURNAL DES SAVANTS.

a^*ib n'en vemilent point ouyr parier Il lui promet Taide du Tout-Puifsant , s il s'appuie sur sa vertu , se cache sous sa protection , iui ofire en sacrifice ce qu'il en a reçu d'autorité et l'emploie à son serrice. «Quand donc vous y procéderez aussi franchement, continue- ((t41, ne doutez pas, Sire, qu'il ne prenne sa cause en main, soit en «flescfaissant le cxBur du roy en son obéyssance, soit en le modérant, «^n sorte que la confession que vous ferez servira de bouclier pour 0 garantir un nombre infiny de pauvres fidelles qui s'attendent à vous , tt et qui s*esbayront si vous ne respondez à leur espérance ^. »

Cette lettre était fort éloquente. Elle n'était peut-être pas non fins dénuée d'habileté politique. Calvin se persuadait que la déclaration d'Antoine de Bourbon ne serait pas sans effet sur Henri II , et que le mi de France, n'osant pas comprendre le roi de Navarre dans ses per- sécutiona, s'en relâcherait envers tout le monde. Calvin l'affirmait en quekpie sorte au roi de Navarre en lui disant : «Celuy dont vous sou- ci tenez la querelle donnera bonne issue i vostre magnanimité , comme «il est certain que les ennemys de Dieu prennent tant plus d'audace et a s'endurcissent en leur fierté, quand ils pensent vous avoir affoibli en a vous donnant quelque frayeur ^. »

Mais, une pareille résolution était fort au-dessus du courage d'Antoine de Bourbon, qui n'avait rien d'entreprenant, et de sa foi qui n'était pas assez ferme. Brave à la guerre, il était irrésolu partout ailleurs. Avec un esprit vacillant et une âme faible , il avait de l'ambition sans bar* diesse, de la piété sans constance, et il manquait complètement de caractère. Personne ne se laissait plus facilement intimider dans ses idées et séduire à ses intérêts.

D'Andelot lui-même n'avait pas montré jusqu'au bout la fermeté qu'on attendait de lui. Dans les élans d'une piété intrépide autant qu'enthou*- siaste, il avait d'abord semblé prêta sacrifier pour sa croyance au delà des honneurs dont il avait été dépouillé et de ia liberté qu'il avait perdue. Il avait écrit avec une exaltation singulière à l'Église de Paris : o Christ «sera magnifié en mon corps, soit par vie, soit par mort, car Christ « m'est, vie «t moiurir m'est guain^. » En même temps il avait adressé à Henri H une lettre , aux assurances de son dévouement il mêlait les asdeur8:d6 sa foi. «iSire , lui disait-il, si j'ai fait quelque chose qui vous «déplaiÉe,;ja.Yous supplie en toute humiUté me pardonner et croire que

" Lettres de Calvin, etc., t. II. p. aoo, aoi. * Ibid. p. aoi. ' Ihii. p. aoa. -e-. * Lettre du i"* iaillet i558, extraite des manascriU de la Inbliothèque de Ge- nèta, et citée par M. Julss Bonnel, Lettrée de Jean Cakim, etc., 1. 11, p. ao3, en note.

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a Icfcas de l'obéuflance que je doibs à Dieu et de la conscience exceptes, «▼ousne me commanderez jamais chose en quoy je n'expose mon bien, «mon corps et ma vie. Et ce que je vous demande» Sire, n*est point, grâces «A Dieu, par crainte de la mort et moins encore pour désir que j'aye de «recouvrer ma liberté, car je n'ay rien si cher que je n'abandonne fort «volontiers pour le salut de mon ame et la gloire de mon Dieu; mais «toutefois la perplexité je suis de vous vouloir satisfaire et rendre le a service que je vous doibs, et de ne le pouvoir faire en cela avec seureté « de ma conscience, me travaille et serre le coeur tellement, que, pour m'en « délivrer, j'ay esté contraint de vous faire ceste très humble requête^. »

B ne s'était laissé ébranler ni par les tendres supplications de Claude de Keux , sa fenmie , qui était grosse au moment de sa captivité , ni par les prudents conseil» du cardinal de Ghâtillon, son frère, qui le pressait ÛB fléchir le roi, ne fût-ce que par une soumission apparente. Il l'avait annoncé lui-même à Calvin, qui, dans sa joie , écrivait au réfugié napo- IHaîn Galéazzo Caraccioli, marquis de Vico : « Or, Monseigneur, k grand peine pourriez- vous croire comment Dieu a besongné puissamment en loj. On l'a sollicité de toutes parts pour le séduire, sa femme en- mons- tnnl son ventre pour Tesmouvoir à compassion du fruict qu'elle portoit, son frère le cardinal et aussi messagers subornés. On requerroit seule- nent qu'il confessast devant le roy la faulte d'avoir parlé inconsidéré- ment et en trop grande audace. Vous serez émerveillé, ayant icy plus aoloi^ en quelle vertu il a résisté à tous assaults, ce que nous savons non-point par rapport d'aultruy , mais de ses propres lettres ^. »

Au moment même Calvin s'applaudissait d'une constance qui promettait d'être inébranlable , d'Andelot venait de céder. Il avait con- senti è conférer avec le docteur de Sorbonne Rusié, confesseur d'Henri Df^ et à entendre une messe dite en sa présence, sans toutefois prononcer d'abjuration. Cette défaillance d'un homme aussi considérable et aussi résoln, qui semblait retourner à l'ancienne croyance après avoir fière- ment cenfessé la nouvelle foi , jeta les protestants de Paris dans la tris- tesse et rabattement. « Celui par qui nous triomphions, n écrivit le mi- nistre Racham à Calvin, «est tombé, afm que Dieu nous humiliât de « toutes les manières', n

D^Andelot ne manqua point d'avouer à Calvin sa faiblesse , dont 11 ex- prima beaucoup de repentir, tout en essayant de l'atténuer. Il avait

^ Lettre de juillet i558« tirée de la collection de M. Troncbin et citée par M. Joies Bonnet, Lettres de Jean Cahin, etc., t. II, p. do3, en note. * Ilid. t. II, p. ai 3, ai 4* ' cMe miseraml an is de que triumphabamus concidet, ut pluribus tmodis nos faumiliet Deu8?B Gtée par M. J. Bonnet, ibid» t. Il, p. *ido, en noie.

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fléchi, mais il n'avait pas changé. Calvin ne lui épargna point ses âpres réprimandes : a Je sçay bien lui dit-i], quant à Tacte que vous avez faict, tt que les excuses que vous amenez ont couleurs pour amoindrir la faulte tt en partie. Mais quand vous aurez tout bien considéré de plus près , le ( tout ne vous peuît guères alléger devant Dieu. Car vous savez combien (( de povres âmes débiles ont esté troublées d*mi tel scandale et combien « de gens pourront prendre pied à vostre exemple. Et quand ce mal ne a seroit pas d'avoir ruyné ce que vous aviez édiffié, ce n'est pas une offense (( petite ni légère d'avoir préféré les hommes à Dieu, et, pour gratifier (( une créature mortelle , avoir oublié celui qui nous a formez , qui nous « maintient et qui nous a rachetez par la mort de son fils unique... Bref c( Dieu a été frauldé en ce que vous avez par trop defféré aux hommes « soit de faveurs, soit de crainte ou de révérence... Il vous semble, puis- « qu'on a bien apperceu que vous aviez fleschi par force , que la faulte a n'estoit pas si grande, mais je vous prie de penser à tant de martyrs, « qui, durant les figures de la loy, ont mieulx aimé mourir que manger tt seulement de la chair de pourceau , voire à cause de la conséquence , tt pour ce que c'estoit une espèce de témoignage qu'ils se prophanoient « avec les païens en quictant le Dieu d'Israël. Vous n'ignorez pas à quoy « ont prétendu ceulx qui ont arraché de vous d'estre . présent à leurs tt idolâtries. G*est de vous faire quicter la confession en laqueUe ils se « sentoient blessés, et abolir la louange de la vertu et confiance que Dieu tt vous avoit donnée, mesmes la convertir au rebours, comme si c'eust

tt esté une bouffée de vent Ce a doncques esté une cheute bien

i mauvaise, de laqueUe il vous doibt souvenir en amertume de cueur ^ n

Dans un pareil moment le roi de Navarre était d'autant moins dis- posé à aflronter l'animadversion d'Henri II, que ce prince, profondé- ment alarmé des progrès du protestantisme , paraissait résolu à les arrêter par les moyens les plus rigoureux.

Jusque4à les mesures qu'il avait prises , les sévérités qu'il avait dé- ployées pour s'opposa à l'avancement de la secte n'avaient servi de rien. Inutilement avait-il multiplié les édits , accru le nombre des tri- bunaux, ajouté l'inquisition ecclésiastique à la juridiction royale , aggravé les châtiments; il n'avait pu triompher d'une hérésie qui lui était aussi odieuse qu*elle lui semblait irrésbtible. Déjà, dans l'édit de Château- briant , il déplorait fimpuissanoe àt$ efforts du roi son père et des siens i la détruire ou tout au moins à l'arrêter. Il accusait même une partie de ceux qui devaient la poursuivre de Tavoir admise , bien que , depuis

' .L$nt$i de J^an CalwM» etc., t II, p. aie, aai, aaa.

MARS 1857. 161

1 543» on ne fût reçu dans les fonctions judiciaires qu'après avoir adiiërë avec serment à une profession de foi en vingt-cinq articles, dressée par la iacuité de théologie de Paris, et érigée en loi de TËtat. «Nous avons « entendu, disait-il, qu'il y a plusieurs de nos principaux officiers, ayant « la charge et exercice de nostre justice, suspects de nouvelles doctrines, ic et ne faisant leur devoir à la punition et correction de ceux qui en «sont accusés.» 11 les soumettait à la surveillance de ses procureurs généraux auprès des parlements, qui devaient. s'informer de leurs opi- nions et lui dénoncer leurs négligences. 11 disait avec alarme : « De «jour en jour et d'heure en heure, on a veu et voit continuer et croistre alesdites erreurs, de sorte qu'elles se sont réduites en une commune «maladie de peste, si contagieuse, quelle a infecté et contaminé, en «beaucoup de bonnes villes et autres lieux et endroits de nostre «royaume, la plupart des habitants, hommes et femmes de toutes qua- «litez, et jusques aux petits enfants, qui ont esté et sont nourris et ap- «pastez de ce venin à nostre très-grand regret et déplaisir. »

Dans cet édit et dans celui de Compiègne , porté six ans plus tard ' , Henri 11 prenait les précautions les plus minutieuses pour faire cesser tout rapport avec Genève, et n'oubliait rien de ce qui pouvait réprimer les no- vateurs en les épouvantant et en les châtiant. U maintenait contre eux la double juridiction de l'Église et de l'État , afin que , s'ils en éludaient une , ils n'échappassent point à l'autre. 11 ne conservait pas seulement ces juri- dictions , il les fortÛiait. Oube le jugement de Thérésie devant leurs tribu- naux, les éyéques obtenaient envers les hérétiques le droit de prise de corps, réservé jusqu'alors aux officiers de la justice royale. Dun autre côté, l'examen des faits relatifs à l'hérésie, surtout lorsqu'ils se produisaient dans des assemblées ou par des tumultes, était dévolu aux cours de pariement et aux sièges présidiaux, qui, appelant les évéques ou leurs vicaires dana leur sein , devaient juger sans appel et punir avec une rapide inflexibilité.

Afin d'empêcher le mal de s'étendre , il était interdit de tirer des livres de Genève et de les colporter en France. Les libraires ne pouvaient plus vendre, ni les imprimeurs publier, que des livres autorisés par la faculté de théologie. Tous les ouvrages ou tous les commentaires, faits depuis qua- rante ans, en latin, en grec, en hébreu, en finançais et dans les autres langues, sur l'Écriture sainte et la religion, étaient défendus, à moins qu ils n'eussent reçu l'approbation de la Sorbonne. Les libraires, soumis à des visites fréquentes, ne pouvaient ouvrir les balles de livres qui leur étaient adressées qu'en présence de deux bons personnages, commis par

L*édit de Cbâteaubriant était du 27 juîn i55i, celui de Compîègne fut au

a4jiiaiei 1557.

%i

1«2 JOURNAL DES SAVANTS,

les facilités de théologie ou bien d un délégué de Févâque et du juge présidial. Il n'était permis à aucim étranger de passage dans le royaume d'avoir des entretiens et d^engager des -controverses sur les matières reli- gieuses, et la dénonciation de Thérésie était exigée sous peine de châti- ment. Assister à des conventicules, c'était ajouter le trouble public è Terreur rdigieuse et se rendre coupable de sédition en même temps que d'hérésie. Communiquer avec Genève, y Mer, en venir, en rapporter des livres, y envoyer de l'âi^ent aux réfugiés, en recevoir des lettres, c'était enfreindre les édits, et faisait encourir la peine de mort. Malgré toutes ces défenses et toutes ces rigueurs , le royaume était de plus en plus tra- versé par des prédicants genevois, inondé d'ouvrages calvinistes, cou- vert d'assemblées évangéliques. Henri II l'avouait en catholique irrité et en monarque eflrayé : (c Le nombre des sectateurs des hérésies, disait-il,

a est si grand qu'ils manifestent leurs folles et téméraires opinicms

« tant par conventicules secrets , que par plusieurs actes scandaleux et <( assemblées publiques en armes ; induisans et séduisans le pauvre peuple (( à leurs opinions, et le retirant et le destournant du lien de l'obéissance « de rhiglise et de la justice temporelle, tendant d'hérésie en sédition et « en crime de lèze-majesté divine et humaine. »

Ses craintes et son courroux s'accrurent encore lorsque la croyance nouvelle eut pénétré parmi les princes de son sddg et rencontré l'indul- gence de ses cours de justice, elle trouvait des paitisans. Le parle- ment de Parris lui-même , qui avait si longtemps défendu la religion or- thodoxe par ses arrêts comme la Sorbonne la défendait par ses doc- trines ^ commençait à fléchii:. En i555, lorsque Henri II avait prescrit l'établissement de l'inquisition en France, le parlement lui avait, non- seulement adressé des remontrances contre un édit qui altérait le droit public du royaume, affaiblissait le pouvoir du souverain, menaçait la sécurité dés sujets, mais il avait osé réclamer en feveur des dissidents religieux un antre traitement que celui des tortures et des bûdiiers : u Puisque , avait-il dit à Henri II, les supplices de ces malheureux qu'on « piinit tous les jours pour la religion ont servi bien plus jusqu'ici à K fi^apper ^ crime qu'à corriger les erreurs, il paraîtrait juste de re- c( prmdrè les > traces de la primitive Église, qui n*a pas fait usage du fer a et du' feu pour fonder et étendre la religion , mais de la pure doctnne «et des bons eixem pies des pasteurs. Nous croyons donc que Votre Ma- «jésté; qui seule en a le pouvoir, doit conserver la fol par les mêmes jvyoies qu'on a anciennement suivies pour l'établir

« Quibuf et hoc addendum duxiraui : quandoquîdem miseronim, qoi qiiolk)ie<rf>

AfARS 1857. 103

. Ge.fu'il «VBit conseillé âv^ioi en 1 555 , le parlement tléParô le metr tait en pratique en i5S8.N*ayant pas pu faire abandonner les édits, il en éludait la rigoureuse application. La chambre criminelle de la Tour- neile, composée de conseillers les plus jeunes, et à la tète de laquelle se trouvait le président Séguier, qui avait été, auprès d'Henri II, Tor- gane généreux des remontrances de sa compagnie^ jugeait avec plus de douceur que la grand chambre, dirigée par le premier président Gilles le Maître, les présidents Minard et Saint-André, demeurés les adver- saires violents des nouveautés religieuses et les inexorables exécuteurs des volontés royales. Tandis que la grand chambre continuait à pro- iKMicer des sentences de mort contre tous les accusés d'hérésie, la Toumelle se contentait de les bannir, et se hasardait même à les ab- soudre. . Gel adoujoissement dans les peines parut un acheminement à i'jmpunité, et fit craindre que la réforme calviniste ne devant bientôt dominante , si l'indulgence des juges conduisait à Tinobservation des lois. Afin de rétablir la conformité dans la jurisprudence des chambres, le procureur général Bourdin provoqua , dans la mercuriale: du prin- temps de i559, la délibération de tout le parlement assemblé sur la conduite à tenir envers les dissidents religieux. Il demanda que les chambres se missent d accord dans leurs sentences et punissent de mon les hérétiques obstinés, en exécution des ordonnances que per- sonne n'avait le pouvoir indirect d'annuler.

La discussion fut loi^e et révéla dans le parlement non-^ulement des dispositions à l'indulgence , mais des désirs de réforme. Le pre- mier mercredi, quatre ou cinq conseillers des plus anciens furent davis d'appliquer les édits du roi dans toute leur rigueur. Le second mer- crecU, Arnaud Du Ferrier, docte jurisconsulte et magistrat austère, qui avait été le maître de Cujas, et qui présidait alors les enquêtes, dit, avec l'autorité que lui donnaient sa science et son intégrité, qu'il fallait, avant tout, conformément aux prescriptions des conciles de Constance et de Bâle, assembler un nouveau concile général qui réformât les abus introduits dans l'Église, seul moyen de la délivrer des hérésies. Son opinion fut appuyée par les membres les plus respectés du parie-

cretigionem plectuntur, suppliciis id tantiim effectum est, utcrimen potius datesta- é faite esset, quam errores ipsi corrigerentur; œquum vîderi ot potias Yettris Eoclesis t Yestigiis insisUtur^ quœ non ferro et flammis in religione conilitaenda ac propa* cganda, sed puriore doctrinaet honestae vit» antistitumexamplist rem oônfecitlgitur «id tibi toto animo incumbenJum censemus, ut, quod in tua unitia polestate positum ««st, quibus rationibus olim religio constituta est, iisdeià nunc oonsenretur ac re- t tineator. (Thuanus , lib. XVI , S xi. )

ai .

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ment. Paul de Foix, parent de la reine de Navarre, et dont Thabileté n était pas au-dessous de la naissance, Nicolas Duval, Eustache de la Porte, et d'autres magistrats non moins éclairés qu'humains, conclu- rent, en attendant, à la modération des peines et à la suspension des jugements sévères. Mais celui de tous qui alla le plus loin fut le con- seiller Antoine Fumée. Il appartenait à une famille qui, depuis plu- sieurs générations, était au service de la couronne. Son aïeul avait été chancelier de Louis XI, son père était maître des requêtes sous Louis XII, et lui unissait une grande honnêteté à une doctrine hérédi- taire. S*élevant, avec les pensées et presque dans le langage d'un ré- formé, contre les abus religieux, il en vint, pour ainsi dire, à justifier l'interprétation calviniste de la cène, qui ne voyait pas dans ce sacre- ment fondamental le sacrifice renouvelé de l'immolation de Jésus-Christ pour le salut des hommes, mais une sainte communication de son corps et de son sang par la foi et en esprit. Il demanda que le roi (àt supplié de faire assembler un concile général dans lequel les erreurs seraient découvertes, les hérésies condamnées, et qu'on cessât jusqu'alors de poursuivre ceux qui professaient des croyances irrépréhensibles sur des points encore douteux.

Cette opinion, qui provoquait une tolérance temporaire , irrita au plus haut point les soutiens zélés de la puissance royale et les défen- seurs vigilants de l'Église romaine. Après l'avoir vivement combattue, le premier président Gilles le Maître , les présidents Minard et de Saint- André et le procureur général Bourdin se rendirent auprès d'Henri II , pour lui faire entendre que son autorité était aussi exposée qu'était compromise la foi catholique. Ils dirent que le pariement devenait hé- rétique , et que , si le roi ne l'arrêtait point dans ce mépris de ses or- donnances et dans cet abandon de sa religion, c'en était fait de l'Etat comme de l'Église. D'accord avec le cardinal de Lorraine qui exposait à Henri II l'imminence de ce double danger^, ils ajoutèrent que, s'il

' Los princes lorrains de la branche des Guises, établie en France, se moD- traient les soutiens ardents de la vieille religion , et se préparaient déjà à être les chefs du parti catholique. Le cardinal de Lorraine, qui avait été le dénonciateur de d*Andelot et avait provoqué son emprisonnement; qui avait conseillé, sollicité et obtenu rétablissem'^nt de Tinquisition en France, et que le pape Paul IV avait nommé Tun des trois grands inquisiteurs dans le royaume, par sa bulle du 26 avril 1557 ; qui s*était concerté avec Tévéque d'Arras Granvelle, pour que les rois, leurs maîtres, après avoir conclu la paix, unissent leurs efforts aQnd*accableren commun le protestantisme ; dont le frère aîné, le duc de Guise, était alors le plus habile comme le ^us heureux capitaine de la France, avait défendu MeU, pris Calais et Thionville, résisté victorieusement aux Espagnok, et dont le frère cadet, le duc d'Aumale, avait

MARS 1857. 165

n^àpporlait pas un prompt remède aux maux croissants de l'hérésie , une guerre intérieure redoutable succéderait bientôt à la guerre étrangère; qu'il faudrait recourir à l'emploi des armes pour suppléer <^ l'insuffi- sance des lois et déployer peut-être inutilement toutes les forces de la puissance royale contre les sectaires qu'encourageaient les sen- toices affaiblies de la justice. Ils l'excitèrent à punir, comme y était in- téressée sa couronne autant que sa foi, non plus quelques partisans obscurs d'une croyance réprouvée et anarchique, mais les magistrats mêmes qui s'en rendaient les soutiens secrets en la laissant pratiquer avec impunité ou en prononçant contre elle , au lieu des peines capi- tales prescrites par les édits, de faibles et inefficaces châtiments. Ils con- seillèrent au roi de se présenter inopinément au milieu des chambres assemblées, lorsque le parlement continuerait, le mercredi suivant, cette dangereuse délibération , et d'y mettre un terme en manifestant sa volonté et ^a sévérité.

Henri II n'eut aucime peine à suivre cet avis. Il y était disposé d'a- vance. Il voulait faire servir à la ruine de l'hérésie la paix de Cateau- Gambrésis, qu'il venait de conclure avec PbiUppe II. H se proposait d'extirper, jusque dans ses racines, la secte qui, pendant la guerre, s'était singulièrement étendue en France, et que repoussait son ortho- doxie autant que s'en alarmait son autorité.

Le lo juin, Henri lise rendit, dans tout l'appareil de la puissance royale , au couvent des grands augustins le parlement tenait ses séances, pendant que se faisaient au palais de justice les préparatifs pour les fêtes qui devaient suivre les deux mariages de sa fille Elisabeth avec Philippe n, et de sa sœur Marguerite avec le duc de Savoie, Philibert- Emmanuel, n était accompagné des cardinaux de Bourbon, de Lorraine, de Guise, de Sens, des princes de Montpensier et de la Roche-sur-Yon,

épousé la ûllé de la duchesse de Valenlinois, maîtresse toute-puissante d*Henri U, "^i 8*enrichissait avec elle des dépouilles des condamnés religieux; le cardinal de Lorraine fut le principal instigateur des violentes mesures contre le parlemenf. Le maréchal de VieiUevilie, qui se vante, dans ses mémoires, d^en avoir voulu détour- ner Henri II, fait dire à ce pnnce par le cardinal de Lorraine : t qu*il y en a plu- t sieurs en ce corps de justice qui sentent mal la foy , faisants évader et mettre en c liberté tous les acccusés du crime dliérésie .... qu'il falloit solempniser le mariaffe c du roi d*Espagoe avec madame vostre fdle de la mort d'une demi-douzaine de

conseillers pour le moins , qu'il fault brusler en place publique , comme hérétiques

luthériens qu'ils sont et qui gastent ce très sacré corps de parlement; que si vous

n*y pourvoyez par ce moyen , et bientost, toute la cour en général en sera infectée

et contaminée jusques aux huissiers, procureurs et clercs du palais. Mémoires de VieiUeviïle, dans la collection Petitot , vol. XXVII, liv. VU, ch. xxiv, p. /loi-Âoa.

166 JOURNAL DES SAVANTS.

du duc Frànçob de Gùise , du connétable Anne de Montmorency, des chevaliers de Tordre de Saint-Michel. Les cent archers de sa garde ïes- cortaient. Entré dans la salle des délibérations, il alla s asseoir sous le dais royal, et, du haut de son trône, il forma le parlement en lit de jus- tice. En quelques paroles brèves et impérieuses, il déclara qu'il désirait assurer le repos de TÉtat et le maintien de la religioù ; qu après avoir affiBitni ia pais au dehors par un double mariage , il n entendait pcHnt qu'elle fôt troublée au dedans par des désordres religieux. Il engagea les membues de sa cour de parlement à prendre sérieusement la défense de l'Ëg^é, et il ajouta que» sachant qu'ils délibéraient à ce sujet, il était venu au milieu d'eux pour les y exhorter, il les invita ensuite à contimier leur délibération devant lui.

Sa présence et la crainte d'encourir son animadversion n'empê- chèrent "pas plusieurs conseillers de s'exprimer librement comme l'avaient déjà fait nombre d'entre eux dans les séances précédentes. Claude Viole soutint' une opinion conforme k celle qu'avaient éipise auparavant le docte Arnaud du Ferrier, le sage Paul de Foix« le mo- déré Eustache de la Porte. Louis Du Faur parla d'une manière bien plus vive , et il sembla avoir le roi lui-même en vue dans une citation delà Bible qui blessa extrêmement Henri II. Il convint que les troubles venaient de ce qu'on n'était pas d'accoi*d sur la religion. Mais il dit qu'il fiiUait considérer à qui en remontait la faute, de peur qu'on ne s'ex- jposftt à la réponse que le prophète Ëlie fit au roi Achab : C'est vous qui trour blet IsraëL Anne Du Bourg ne (ut pas moins hardi, et, dans un langage compatissant pour les persécutés, sévère pour les persécuteurs, il s'éleva contre les supplices qu'on infligeait à des gens pieux dont la vie était in- nocente, qui n'avaient commis aucun crime, tandis que les blasphèmes, les parjures, les débauches, les adultères, les infiractions les plus coupables aux lois chrétiennes et humaines, restaient impunis. H dit que, loin de mériter qu'on les poursuivît pour crime de lèse-majesté, ils priaient pour le roi; qu'ils n'excitaient ni à la révolte des villes, ni au soulèvement des provinces, et qu'on les accusait de sédition unique- ment parce qu'avec la lumière de l'Evangile ils avaient découvert les turpitudes de la cour de Rome dont ils demandaient la salutaire réfor- mation.

Henri II n'entendit point sans en être courroucé la justification de l'hérésie et sa propre censure. Après avoir encore écouté Chris- tophe Du Harlay et Pierre Séguier, qui défendirent la conduite du pariement, Christophe deThou, qui déclara dignes du blâme les gens du roi pour avoir attaqué ses arrêts et mis en doute son autorité , René

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BwUet, qui ioclioa à la révision des édits , le président Minaitl , qui con- clut à leur stricte exécution; enfin, le premier président Gilles le Maître, qui invita le roi à traiter les sectaires nouveaux comme avaient été traités, sous Pbilippe^Âuguste, les Albigeois brûlés jusqu au nombre de six cents en un seul jour, et* sous François I^, les Vaudois tués dans les maisons on les avait surpris, et étouffés dans les cavernes ils sé- taient réfugiés, Henri II fit approcher de son trône le garde des sceaux Bertrandi, et délibéra avec les seigneurs dont il était entouré. S*adces- sant ensuite au parlement, d*un ton sévère, il dit: qu'on ne Tavait pas trompé en l'informant que plusieurs d'entre eux méprisaient son autorité et celle du pape; qu'ils étaient, il est vrai, en. petit nombre, mais que leurs fautes déshonoraient la cour, et la perdraient. Il annonça en même temps que les arrêts trop indulgents de la Tournelle seraient avisés, et il ordonna au connétable Anne de Montmorency d*arrètei^ Du Faur et Du Bourg, dont lun avait parlé d'Acbab et donlJ'auti^ s'était élevé contre les adultères. Le capitaine des archers de la garde , Montgomery , qui devait bientôt frapper à mort le roi son maître , et , quel- ques années plus tard, être décapité lui-même comme huguenot et comme nsbelle , alla saisir les deux conseillers sur leur siège pour les conduire à la Bastille. Henri U, aprèç avoir recommandé aux autres membres du parlement de se maintenir avec fidélité, dans leur devoir, quitta ras- semblée stupéfaite <le cette violaiioo de ses libertés. Il s'était fait lire les registres sur lesquels étaient inscrites . les opinions émises dans les jséances précédentes en faveur d'une réforme , ou de l'indulgence et il avait ordonné au garde des sceaux Bertrandi de les emporter. De retour dans son palais, il prescrivit d*arrêter aussi Antoioe Fumée, Paul, de Foui. Eustache de la Porte, Arnaud Du Ferrier, Nicolas Duval et Claude Viole. Ces trois derniers, ayant eu soin de se cacher, échappèrent aux recherches; mais les trois autres, saisis chez eux, hirent conduits, à tra- vers Paris étonné , dans la prison de la Bastille , , enfermés séparément , ils restèrent, comme Du Faur et Du Bom^g, sans papier, sans livres, sans encre et sans communication avec personne ^ Henri II ne les laissa pas sous la juridiction du parlement tout entier, ainsi que le voulaient l'usage et leur droit. Il nomma une commission composée de l'évèque de Paris, de l'inquisiteur Démocharès (De Mouchy), d'un maître des requêtes, du président de Saint-André et de deux conseillers, pour les

' Mémoires de Condé, 1.1, p. 2iik2i6.''^CQnunentairôtdefeitatdâla religion et de la répttbU<iaâ, etc., par le président Lapkce, édit. de 1675 i fol. 17 à ao. Histoire êcclùiastiquedM Eglises réformées, etc., par Th.de Bàie, t.I, p. igoà igii.— -Thuanufl lib. XXII.

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entendre et pour les juger, bien certain de leur condamnation , s ils ne se rétractaient pas. Il dit, dans son fanatisme et dans son ressentiment : (1 qu'il verrait brûler Anne Du Bourg, de ses propres yeux ^ »

Ce coup frappé sur le parlement, depuis lors terrifié, devint le signal d*un redoublement dans la persécution. «Quand elle eut commencé par « ce bouUà , dit Théodore de Bèze , ce ne fut pas pour un petit^. » Il ajoute : tt Le roy , sur cela , parti de Paris , vint à Escouen, maison du con- anétable, duquel lieu il envoya lettres patentes aux juges des provinces «commandant que tous ces luthériens fussent détruits, disant que par «cy-devantil a voit esté empesché en ses guerres, et sentoit bien que le «nombre d'iceux luthériens sestoit grandement accru en ces troubles^ « mais que maintenant la paix lui estant donnée avec Philippe roi dTiS- «pagne, il estoit bien délibéré d'employer tout le temps aies exter- tt terminer. Pourtant que de leur costé ils n*y fussent lasches. . Car, « s'ils faisoient autrement et les épargnoient, comme il avoit entendu « qu'aucuns avoient fait auparavant, ce seroit à eux qu'on s'en prendroit « et seroient en exemple aux autres. Ces lettres estoient bien pour es- « mouvoir de grands troubles, si Dieu ny eust.pourveu'. »

Dans ces périlleuses conjonctures, Calvin ne manqua point d'écrire à tous les fidèles de France pour les soutenir. «Très chers et honorés « firères , leur disait-il , d'autant que vous estes tous affligez en général , «et que l'orage est tellement desbordé qu'il n'y a lieu qui n'en soit « troublé , Nous n'avons pu mieux faire que de vous escrire en corn- « mun pour vous exhorter au nom de Dieu de ne point défaillir,- ou , en «vous retirant du combat, quitter ie fruict de la victoire qui vous est « promis et asseuré . . Nous savons bien quels effrois vous avez à en- « durer, n'estans pas insensibles mais sentans beaucoup de répugnances « et de conti*edits en vostre chair. » Avec une émotion éloquente , ii les encouragea à rester fermes jusqu'au martyre, àconsacreri s'il le fallait, à la cause de Dieu, leur sang , dont il ne serait pas répandu une goutte qui ne fructifiât pour augmenter le nombre des fidèles. Il s'appliqua surtout à retenir sous la bannière de l'Évangile leur armée déjà si nombreuse, mais si rudement assaillie , et à en empêcher la dispersion : « Selon ce que «chacun est en degré éminent, qu'il pense que tant plus est-ii obligé « de marcher devant et de ne se point feindre au besoin. Que les nobles « et riches et gens d'estat , ne s'estiment point estre privilégiez *, mais qu'au

«Sa Majesté jura en gronde colère qu elle le (Anne du Bourg) verroit brusler «lout vif de ses propres yeulx, auparavant six jours. > Mémoires de VieiUeviUe, coil. PWitot, vol. XXVII, li>. VIT, chap. xxv, p. /lo5. » Hist. ecc/w., 1. 1, p. igi. * Ibid.

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«contraire, ils cognoissent que Dieu les a esleus pour estre plus haute- a ment glorifie en eux. Quand vous marcherez en telle simplicité, invo- « quant Dieu à ce qu'il vous regarde en pitié, il est certain que vous «sentirez plus d*all^ement qu*en cuidant eschapper par subterfuges, tt Nous n'entendons pas vous faire exposer à vostre escient ou sans dis- «crélion à la gueule des loups; seulement gardez de vous soustraire du « troupeau deNostre Seigneur pour fuir la croix et craignez la dissipation tt de rÉgh'se plus que toutes les morts du mondée o

Calvin écrivit en même temps aux fidèles de Paris, qui étaient encore plus exposés que les autres : a II nest besoing de protester que si vous « estes en perplexité et angoisse pour les dangers qui vous sont prochains , a nous en sentons aussi nostrepart, car nous pensons bien que vous avez « ceste estime de nous que nous ne sommes pas si cruels de mettre en oubli u ceux avec lesquels nous sommes conjoints d'un lien fraternel par la afoy, et qui mesmes bataillent pour la querelle de nostre salut, mais «le mal nous presse tant plus, d'aultant que nous sommes destituez de « tous moyens de vous pouvoir alléger, et ne nous reste aultre chose «r sinon de gémir par compassion. Croyez que nous avons essayé tous «moyens humains qu'il nous a esté possible, pour veoir si nous «pourrions appaiser la rage des ennemis, ou du toutou en partie, et « encores n'y espargnerions-nous rien aujourd'huy, s'il y avoit espoir de «profiter. Mais celuy qu'on supplioit (Henri II) a si fièrement rejette «la requeste des princes par plusieurs fois réitérée, qu'il semble que « Dieu nous veuille apprendre de nous arrester du tout c^ luy, tant pour « le prier qu'il nous garantisse que pour nous desdier à son obéissance «à vivre et à mourir. De nostre costé nous ne sçavons pas si nous «sommes loing des coups; iant il y a que nous sommes menacés par •-dessus tout le reste ^. »

Le danger était en effet très-grand du côté de Genève. Le pape Paul IV prêchait en ce moment une croisade contre cette ville, qui était le siège de l'hérésie. «C'est dans son nid, disait-il, qu'il faut «étouffer la couleuvre*.» Henri II et Philippe II, réconciliés par un traité et unis par des mariages, avaient un intérêt égal à fermer l'asile se réfugiaient leurs sujets expatriés pour cause de religion. Ces deux princes , aux efforts combinés desquels rien n'était alors capable de résister, semblaient devoir s'entendre d'autant plus aisément pour

* IsUres (h Calvin, etc., t. II, p. ayA à a8i. * Ibid. p. a8a, a83. * LeUre de Paul IV à la cour de Savoie; archives de Turin; citée par M. Vuliiemin dans YHittoire de la Confédération suisse au xvf et xvn' siècle, elc, t. II, p. ai ; in-8*, Paris et Lausanne , 1 84 1 .

22

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faire triompher cet intérêt qui leur était commun , que la ville de Ge- nève pouvait être remise entre les mains fort catholiques du duc de Savoie , proche parent de Philippe II , dont il avait naguère commandé glorieusement les armées, beau-frère d'Henri II» dont il épousait la sœur Marguerite de France, et qui lui avait restitué ses Etats par le traité de Cateau-Cambrésis. L ambitieux Philibert-Emmanuel avait des prétentions héréditaires sur Genève. Son père Charles m en avait été dépossédé, et lui espérait y rentrer les armes à la main avec l'appui des deux rois. Henri II fit à Philippe II la proposition directe de s'emparer de la métropole protestante. Ardent adversaire de l'hérésie 9 ce dernier monarque, qui la voyait se propager dans les Pays- Bas , et se montrer même au delà des Pyrénées , l'on avait découvert stu* plusieurs points de mystérieuses et redoutables affiliations protes- tantes, voulait travailler à son entière extirpation. A l'emploi très-pro- chain des auto-da-fé en Espagne, il désirait ajouter, s'il en était besoin, l'emploi des armes en France. Le principal de ses ambassadeurs auprès d'Henri II pour l'exécution de la paix et Taccomplissement des mariages , le duc d'Albe , confident des desseins de son maître , offirit au roi de France de mettre les forces espagnoles à sa disposition pour rétablir l'unité catholique dans ses États. Henri II s'en ouvrit avec le prince d'Orange, qui était l'un des envoyés du roi d'Espagne et devait rester quelque temps à Paris comme otage de la paix; il lui dit «qu'il (f traitait avec le duc d'Albe des moyens d'exterminer tous les suspects (( de religion en France, dans les Pays-Bas, et par toute la chrétienté^. » En effet , le 2 A juin, cinq jours avant que Calvin adressât sa prévoyante lettre aux fidèles de Paris , Henri II envoya le connétable Anne de Mont- morency auprès du duc d'Albe, pour conclure cette négociation religieuse, que je peux faire connaître par la dépêche même de l'ambassadeur de Philippe IL Le connétable exprima , de la part d'Henri II , au duc d'Albe toute la reconnaissance que lui inspirait l'offre du roi d'Espagne, dont il sentait d'autant plus le prix , qu'il apercevait mieux chaque jour toute l'é- tendue du mal déjà fait dans son royaume. Le connétable dit au duc qu'il l'avertirait lorsque apn maître aurait besoin de l'assistance armée du sien , puis il ajouta : u Genève est la sentine de toute cette corruption; c'est Ik

Le prince cl*Orange, qui raconte cette confidence dans son ApologU, ajoulc avec Yéhémence : t Je confesse que je fus tellement esmeu de pitié et de compassion , « que dès lors j'entrepris à bon escient de faire chasser cette vermine d*£spaignols « hors de ce pays. » Histoire de la révolation des Payê-Boâ sous Philippe II, par Théodore Juste, vol, I, p. 1 4 1-1 4^. De Thou raconte aussi cet entretien dans le iiv. XXII de son histoire.

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« que se réfugient les condamnés de France et d^Espagne; c'est de qu'on a porte le désordre dans les deux royaumes. Il faut que les deux rois «s entendent pour détruire cette Genève, laquelle une fois détruite, «il De restera plus d asile à leurs sujets respectifs, qui ne pourront fuir « nulle part, sans être rendus aussitôt qu'ib seront réclamés ^ » U ajouta que le roi de France ordonnerait pour cela que tout ce qu'il avait de forces fut mis à la disposition du roi d'Espagne. Le duc d'AIbe écouta cette proposition, mais n'y adhéra point. Un excès de prudence le retint. U eut peur, non d'une attaque contre Genève, mais d'une rupture avec les cantons suisses, que Philippe II avait intérêt à ménager, pour la tranquille possession de la Franche-Comté et le libre passage du Mi- lanais dans les Pays-Bas , à travers les Alpes. Il répondit donc au con- nétable que le roi, son maître, était prêt à rendre au roi de France, dès qu'il le voudrait, l'office qu'il avait eu l'ordre de lui offrir et, selon son expression, lui prêterait diligemment ses épaules pour qu'il pût passer plus avant. «Quant à ce qui concerne Genève, écrivit-il à Phi- «lippe n, je ne suivis pas le connétable dans le chemin qu'il prenait, « p^rce qu il ne me pafut pas convenir au service de Votre Majesté, de «leur donner le moyen de dire, en aucun temps, que Votre Majesté « avait voulu faire une entreprise contre les Suisses. Je me bornai donc « à lui répondre : qu'il avait bien raison touchant Genève; qu'il serait « grandement du service de Dieu , de celui de Votre Majesté et du roi « son maître , de chercher à empêcher que vos sujets et les siens y trou- « vassent un refuge, et qu'il serait bien d'examiner, puisqu'on s'enoccu- « pait à ce point, quelle voie on pourrait prendre pour arriver à ce qu'ils

0 n'y fussent pas reçus ^. »

^ c Despues el condestable me vino à hablar y me dixo que el rey le havia maa-

dado que me dixesse, que yo le havia offrcscido de parle de V* M** toda la assis- «tencia que quisiesse para la reformacion y caslîgo de lo di la religion en su « reyno en el quai el veia cada dia mas el dano que havia , que estimava en tanto lo

que de parle de V* M*' se le havia dicho, que no queria dexar de dar las gracias dello

1 muchas vézes , y aue el me adverliria quando fùesse meneater hazer aigon offîdo t de parte de V' M** en esto , para que yo le hiziesse como tenîa la orden de V' M**, « que Geneva era la sentina de toda esta maldad y donde se acogîan los vassallos de I V' M*' y los suyos que eran danados , y que de allL embiavan a haier dano en los treynos de enlrambos, que séria bien que entre V* M*^ y ei se lomasse lermino de «quitar esta Geneva de por medio, que quitado esto en ninguna parle se podrian

huir, donde pidiendolos enlrambos osassen dexar de darselos, y que el rey le

havia mandado me oflrecîesse todo quanto el tiene y lodas sus fuerças para quai- cquier oosa V* M**^ las quisiesse emplear. . . Dépêche du duc d*Aloe à Phi- lippe II, écrite le a6 juin i55g. Papiers de Simancas sér. B. Leg. il* 6a-iÀo. * « Yo le respondi a lo dd ofiicio por paille de V* M'* que yo havia dicho ya al

33.

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On peut dire que les progrès du protestantisme sur le continent et dans la Grande-Bretagne furent indirectement Toeuvre de Philippe II, dont la politique se trouva en désaccord avec la croyance.

Ainsi, par ménagement pour la Suisse, il laissa Genève subsister dans son indépendance et poursuivre son prosélytisme. Le parti hu- guenot, qui avait ses racines dans cette ville Philippe II nosait pas tenter de le détruire , s*agrandit de plus en plus en France. Il y devint bientôt capable de faire la guerre, de la soutenir près de quarante ans, et de conquérir la liberté religieuse. Les doctrines calvinistes gagnèrent aussi les Pays-Bas oii elles s'étendirent. Avant peu, sept des provinces que le monarque espagnol tenait en héritage de la maison de Bour- gogne, se détachèrent de sa domination pour former une république protestante.

Vers la même époque, une rivalité jalouse de Philippe II eut, dans la Grande-Bretagne, des effets analogues à ceux que produisit , au centre du continent, sa prudence excessive. Ce prince craignit que TÉcosse et TAngle- terre n'appartinssent à Marie Stuart, alors dauphine et bientôt reine de France, qui possédait Tune et revendiquait Tautre. Afin d'empêcher l'union de tant de couronnes sur la tête d'un roi que sa position et sa puissance rendaient, malgré les traités et les mariages, l'antagoniste naturel et redoutable de l'Espagne , Philippe II soutint les droits de l'hérétique Elisabeth contre les prétentions de l'orthodoxe Marie Stuart. En se dé- clarant ainsi, au moment le plus décisif de l'histoire religieuse de l'An- ^eterreetde l'Ecosse, il contribua à l'affermissement de la réforme dans le premier de ces pays et à ses succès dans le second. Il fut le fau^ teur incontestable, bien qu'involontaire, du protestantisme anglican et du presbytérianisme écossais, qui prévalurent et se constituèrent alors. Les intérêts territoriaux contredirent chez lui les desseins religieux, et la po- litique du prince paralysa la foi du catholique.

En éludant, au nom de Philippe II, contre Genève, une agression

rey su amo lo que ténia en comission de V* M*' para detirie , y que siempre que «quisiesse que se hiûesse estava presto para liazerio, alabandolé ei cuydado y dili- « gencia que en esto ponia y poniendole las espuelas que pude para que passasse « adelante. En lo de Geneva no quise acudirle al caminoque el mostraYa,porqueno « me parecio convenir al servicio de V* M*' dalles prenda con que ellos podiessen

dezir en ningun tiempoque V* M*' quisiesse hazer empresa contra Esguiçaros^ t sino dixele que ténia muy gran razon en lo de Geneva y que ténia que séria de

gran servicio de Dios, de V* M*', j del rej su amo buscar forma como alli no •receptassen los vassallos de V* M** y los suyos , y que pues el ténia tan ta platica t de aquello, séria bien mirase que camino se podria tomar con ellos para reme-

diar que alli no fuessen receptado». > Dépèche du duc d*Albe à Philippe II, etc.

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qui aurait été suivie de la ruine de cette ville , le duc d'Albe changea le cours des événements en Europe , comme fut changée^, en France , la situation du parti protestant, par le coup de lance qui, quinze jours après, frappa Henri II à mort dans le tournoi de la rue Saint-Antoine, en face du palais des Tourneiles.

MIGNET. (La suite à an prochain cahier.)

HtSTOlM GÉNÉRALE ET SYSTÈME COMPARÉ DES LANGUES SÉMi-^

TIQUES, par Ernest Renan, ouvrage couronné par Vlnstitat. Pre- mière partie « Histoire générale des langues sémitiques. Paris, imprimé par autorisation de TEmperenr à Tlmprimerie impé- riale, i865, in-8® de vm-499 pag;es.

TROISIÂME ET DERNIER ARTICLE ^

La comparaison que nous venons de faire entre rdpfaabet sanscrit et Talphabet sémitique nous amène naturellement à une autre comparai- son plus large entre les langues sémitiques et les langues indo-euro- péennes. Cette étude, si curieuse , remplit dernier livre de Touvrage de M. E. Renan, et elle mérite toute Tattention que Tauteur y a consa- crée. U n*est pas aujourd'hui de question plus neuve pour la philologie comparée ; il n*en est guère de plus importante pour Thistoire de Tes- prit humain et de la civilisation*.

Lorsquau commencement de ce siècle, la culture du sanscrit se. ré- pandit en Europe, et fit dans les études philologiques la révolution que fon connaît, une des recherches qui se présenta la première fut celle des rapports de cette langue , mère savante de toutes les nôtres , avec la langue primitive qu*on supposait la source commune de toutes celles que paiie Thumanité. C'était alors un axiome indubitable que toutes les langues sont des dialectes d'une seule langue* Jamais on ne s'était donné la peine de vérifier sur les faits cette opinion , qui revé-

^ Voyez, pour le premier article, le cahier d*oc(obre i856, page 619, et, pour le deuxième, celui de janvier 1857, page &2.

174 JOURNAL DES SAVANTS.

tait bien à tort une sorte de caractère sacré. On Q*avait point essayé de confronter régulièrement les idiomes dont on disposait alors : le grec, le latin, f allemand, sans parler de leurs dérivés, avec le type que Ton croyait trouver dans la langue des Livres saints. Ce simple rapproche* ment, si on ieût fait avec quelque soin, aurait prouvé combien lopi- nion reçue était &usse. On eût peut-être regardé de plus près le texte de la Bible , et Ton aurait vu qu'elle n autorisait point le préjugé vul- gaire , élevé jusqu'à la hauteur d'un dogme par des interprétations peu intelligentes. Mais, quand le sanscrit fut connu, et qu'on y eut retrouvé sans peine les racines et les formes essentielles de presque toutes les langues de l'Occident, on en vint assez vite à se demander quels étaient les rapports du sanscrit avec les idiomes sémitiques, qui passaient, et avec raison, pour les plus anciens que l'on connût jusqu'alors. La solu^ tion de ce problème philologique n'est point encore aujourd'hui tout à fait complète ; mais ce qu'on en sait permet déjà quelques affirmations très-graves , sur lesquelles on n'aura point à revenir, parce qu'elles re- posent sur des faits absolument incontestables.

Ainsi , il est désormais avéré que les langues indo-européennes n'ont pas la moindre ressemblance avec les langues sémitiques ; et les deux familles sont profondément distinctes , parce qu'il est de tout point im- possible de faire dériver Tune de l'autre par des procédés scientifiques, ainsi que le remarque M. E. Renan. Il suffit, pour se convaincre de cette différence radicale, de l'examen le plus superficiel. Ni les motâ, ni la grammaire surtout, ne se ressemblent C'est îi tm fait qu'on ne peut nier, et qui devient d'autant plus clair qu'on l'examine davantage. M. E. Renan passe en revue les travaux de Klaproth , de Bopp , de Norberg , de Gesenius, de M. Lepsius, et même ceux de MM. Julius Fiîrst, Delitzsch, etc., etc. Jl signale les diversités de méthode que chacun de ces savants a portées dans ces recherches; et il conclut, pour les plus circonspects comme pour les plus téméraires, que leurs effof'ti ont été vains àdécoiwrir, entre le sanscrit et l'hébreu, des analogies fui n exis- tent point, ou qui sont tellement générales, coïkime celles qui viennent de l'onomatopée , qu'il n'y a point à en tenir compte. Les langues indo- européennes et les langues sémitiques sont donc entièrement séjrârées; les Sémites et les Ariens n'ont jamais eu le même langage, ce qui n'em- pêche pas que les deux races aient pu avoir primitivement entre elles des contacts et des rapports nombreux et durables. Mais ces cc^tacts n'ont jamais pu aller, dans l'opinion de M. Renan , jusqu'à parler d'abord en commun une langue rudimentaire, analogue par exemple au chinois, et dont chacune des deux races, désunies avant te dévelop-

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peinent complet des radiciux et lapparition de la grammaire, durait tipé plus tard ses catégories grammaticales , sans autre rapport qu'une cer^ taine similitude de génie.

M. £. Renan ne veut pas même admettre celte hypothèse; et les raisons quil en donne, toutes fondées sur la différence des deuxgram« maires indo - européenne et sémitique , nous ont paru décisives. Lia grammaire , comme il le dit fort bien , est la forme essentielle d*une langue et ce qui en constitue l'individualité. les grammaires sont différentes , les langues sont différentes. Mais M. £. Renan ne va pas jusqu è nier certaines analogies de mots entre les langues sémitiques et les langues indo*européennes. Loin de : il signale spécialement quel*» ques-unes de ces analogies ; il adopte même les rapprochements pro* posés par d'autres philologues. Mais ces homonymies, toutes réelles quelles sont, ne prouvent point ce qu*on veut leur faire prouver, une identité d'idiome.

Cependant, si la dissemblance fondamentale des langues indo-euro* péennes et des langues sémitiques est un Eut désormais acquis à la science , ce n'est pas à dire que les deux races sont distinctes au même degré que leur langage; cela ne veut pas dire qu'entre les Ariens et les Sémites , il y ait un abîme infranchissable , et que la philologie , éclairée par la philosophie, ne puisse pas retrouver entre les deux fa* milles , toutes dbtinctes qu'elles sont , des rapports plus essentiels en* coreque ceux du lexique et de la grammaire. C'est ce que M. E. Renan a fait voir avec une sagacité supérieure, et dans une parfaite mesure. Si l'on compare les Ariens et les Sémites entre eux exclusivement, il n'y a que des divergences ; mais , si on les réunit pour les comparer à d'autres races, par exemple aux Chinois, cette opposition frappante révèle aussitôt, entre les langues ariennes et les langues sémitiques, des analogies profondes, qu'on n'avait point d'abord soupçonnées et que le contraste fait ressortir plus vivement. U est bien vrai que les mots et la grammaire diffèrent entre les Sémites et les Ariens ; mais le rapport interne et secret de la pensée au langage est le même , et c'est une psychologie identique qui a conduit les deux races des phénomènes les plus cachés de la conscience à l'expression parlée de ces phénomènes. Au contraire, dans le chinois, la psychologie semble absolument diffé- rente , et la manière de faire passer l'idée à l'état de langage intelligible est tout autre. Le chinois, langue monosyllabique et sans la moindre flexion, n'a aucune de ces combinaisons variées et de ces nuances dé- licates qui forment la trame des langues sémitiques aussi bien que celle des langues indo-européennes. Le procédé est essentiellement dissem-

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blable; et, à considérer cette di0éreoeè radicale, on a pu dire sans exa- gération que la Chine était comme une humanité nouvelle , que cétait une autre humanité.

Au contraire, entre les Sémites et les Ariens le fond est identique, si la forme ne se ressemble pas; les mots ne sont pas les mêmes, les gram* maires s éloignent encore plus que les mots; mais la conscience qui a présidé à la formation des mots et a {organisme de la grammaire est pareille; et Ton sent de part et d^autre les fils d*une seule làmille : Qaalis decet esse sororum. Ce qui l'a bien montré, cest rechange facile et, en quelque sorte, providentiel, que les deux races, mises plus tard en contact, ont pu faire des idées que chacune délies apportait au monde et à la civilisation. Les Sémites ont pu donner aux Ariens cette grande notion de Tunité de Dieu, base de Îsl vraie religion; les Ariens ont pu donner aux Sémites la philosophie et la science, sans lesquelles Fesprit humain ne peut ni se développer ni grandir. Il est résulté de 1 union intellectuelle des deux races les merveilleux progrès que, de- puis plus de quatre mille ans, l'humanité n'a cessé de faire dans cette vaste portion du monde qu'ont occupée et fécondée les nations sémitiques et indo-eiiropéennes. Elles ont pu se mêler et s'entendre pour la gran*- deur morale et la puissance de la civilisation. Dans le mondé chinois et dans l'extrême Orient, il ne s'est rien vu de semblable ; et le progrès, s il y en a eu dans ce monde étrange, n'a point été ce que nous le voyons dans cette race privilégiée, à laquelle nous appartenons nous* mêmes.

Voilà un premier lien qui rattache intimement les Ariens et les Se* mites. Mais ce lien, s'il est le plus puissant, n'est pas unique. Les tra- ditions les plus reculées des deux races les ramènent au même berceau; et elles se rencontrent au point de départ , bien que depuis lors elles n'aient pas suivi le même chemin. C'est un fait désormais aussi certain que les différences des langues. Les Ariens et les Sémites ont, à l'origine, habité les mêmes lieux à peu près , stu* les confins de la Perse et de l'Inde , dans ces immenses contrées que les anciens appelaient l'Imaûs, et que nous appelons l'Hindou-Kôuch et le Bélourtag. Bien plus , les Ariens et les Sémites, outre cette communauté de lieux, semblent avoir eu des croyances conununes sur quelques points très-importants, la création de l'humanité, par exemple, et le déluge, sans compter quelques mythes reçus par les uns et par les autres dans des temps antéhistoriques.

Mais ces origines sont encore très-obscures ,> et M. E. Renan a eu la sagesse de n'y point trop insister, parce jqu il n'est point possible* encore.

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même i la philologie k plus sagace , d*y porter une ImnièFc soffisante. Dans rëtat actuel de nos connaissances , on ne peut rien dire de positif, ou même de probable , sur ces contacts originaires des deux races aux- queiies nous devons tout ce que nous sommes. Nous approuvons donc M. E. Renan de sa réserve prudente. Mais, tout en le louant, nous croyons qu'il a commis ici une omission , qui n*ôte rien sans doute à la solidité de son système, mais qui le rend toutefois un peu moins complet qu*il ne pouvait l'être. Nous voulons parier à la fois et de la langue zende et des inscriptions cunéiformes. Nous sommes loin de savoir, sur ces deux problèmes , tout ce qu il sera donné d*en savoir dans un avenir qui nest peut-être pas très-éloigné. Le génie de Bumouf a ressuscité le zend; mais la mort la prévenu lui-même dans raccom- plissement dune œuvre qu*il a légué à d autres le soin d'achever; et les travaux postérieurs aux siens, tout estimables qu'ils sont, laissent en- core beaucoup à désirer. On en peut dire autant, à plus forte raison, du déchiflrement des inscriptions cunéiformes. Ce déchiffrement en est à peine au début; et, si Ton a pu interpréter assez bien celles de Persé- poliSf on est encore dans une ignorance à peu près entière de celles de Ninive et de Babylone. On ne sait même point, à l'heure qu'il est, dans quelle langue elles sont écrites. Mais, quelles que soient les ténèbres, et en attendant que la lumière se fasse avec plus ou moins d'efforts , les monuments zends et les monuments cunéiformes doivent tenir désor- mais une grande place dans les recherches qui nous occupent ici, et auxquelles se rattachent les questions les plus graves de l'histoire de la civilisation. Nous ne disons pas certainement que la langue zende mieux connue, ni que les inscriptions cunétformes déchiffrées, pourront nous apprendre ce que furent, au commencement des temps, les relations des Ariens et des Sémites. Mais entre eux , et dans les régions d'où ils sont sortis les uns et les autres, voici des documents de la plus haute impor- tance qui nous révèlent des langues et des races intermédiaires dont le témoignage doit nous être immensément précieux. Qui savait, avant la découverte de Burnouf, que le zend, langue déjà morte au temps de Darius, fils d'Hystaspe, lut un idiome arien? Qui savait que la langue de Zoroastre (ilt la sœur de la langue des brahmanes? Que de faits phi- lologiques du plus haut intérêt ne doit pas nous fournir encore cette étude si admirablement commencée, et qui reste toujours si féconde, bien qu'elle soit à peu près inexplorée? Quant aux inscriptions cunéi* formes, que de secrets, nombreuses et étendues comme elles le sont, ne gardent-elles point à l'histoire et à la philologie? Tout inintelligibles qu'elles peuvent être pour notre siècle, elles ne le resteront pas cer-

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taineoient pour nos successeurs; çt c'est une lumière dont on peut déjà voir poindre Taurore.

Nous eussions donc souhaité que M. Renan n'eût pas oublié des documents de cet ordre qui promettent tant à notre science et à notre légitime curiosité. H ny a rien, si Ion veut, à en tirer pour le mo- ment; et ces mines, toutes riches qu'elles sont, demeurent stériles pour nous; mais il fallait indiquer, du moins, les justes espérances qu'eUes font naître , et qu elles ne manqueront pas de remplir un jour. C*est Tanneau qui unit, par les lieux d'abord, et peut-être aussi par des rap- ports plus profonds, les Ariens et les Sémites; et, si jamais on peut sa- voir ce qu'ils furent, les uns et les autres, à leur début, c'est en inter- rogeant le témoignage de ceux qui leur ont succédé dans les pays qu'ils ont quittés , après les avoir habités ensemble.

C'est une observation critique que nous recommandons à M. E. Renan. Il a posé le problème dans les termes les plus précis et les plus vrais. Mais il n'a pas énuméré tous les éléments de la solution; et, bien qu'il n'eût point à les étudier en détail, il ne fallait pas, du moins, omettre de les signaler, tout en ajournant l'interprétation, qui nous manque encore, mais qui ne peut nous manquer toujours. C'est la Mésopotamie qui doit nous apprendre ce qu'il y a de commun entre les Sémites et les Ariens.

D est une seconde observation que nous voulons adresser à M. E. Renan. A notre avis, il se défie trop de ce qu'il appelle la philosophie a priori; il n'est pas bon de borner, comme il le voudrait, la théorie des langues à leur histoire. Il est dans la phUologie une foule de ques- tions qui ne sont ni historiques ni grammaticales; et il se trouve que ces questions sont précisément les plus hautes et les plus sérieuses. Sans la philosophie, nous doutons que M. E. Renan eût pu faire son excellent ouvrage; et le philologue court grand risque de rester insuf- fisant quand il n'est point philosophe, au moins dans une certaine me- sure. L'organisme des langues est trop merveilleux , et il tient de trop près à lesprit et à la conscience , pour qu'il soit prudent de l'étudier seulement dans les faits extérieurs qui le constituent, sans remonter jus- qu'à la cause psychologique qui l'a créé et qui le maintient. Le phé- nomène de la parole ne s'explique pas bien sans la connaissance du phénomène beaucoup plus délicat encore de la pensée , que la parole «xprime; et c'est en descendant jusqu'à ces profondeurs toutes philoso- phiques que M. E. Renan a pu porter tant de lumières dans ses savantes investigations.

Que si M. E. J\enan entend par philosophie a priori ces hypothèses

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hai*dies, ou plutôt chimériques, quand elles ne sont pas sacrilèges, que se .sont permises certaines écoles philosophiques d*au delà du Rhin , nous sommes d*accord avec lui; et la réprobation sévère dont il frappe ces systèmes dangereux et faux est parfaitement juste. Mais il ne fau- drait pas que cette réprobation, toute méritée qu'elle est, remontât de quelques philosophes à la philosophie elle-même. Pour bien faire com- prendre notre pensée, nous emprunterons un exemple à M. E. Renan lui-même. Après un tableau largement et sûrement tracé des races qui couvrent le globe, et après les avoir distribuées en trois classes prin- cipales : les races inférieures; les premières races civilisées, dont la Chine et f Egypte sont les types les plus élevés; les grandes races nobles, Ariens et Sémites, venues de ilmaûs, M. Renan se pose cette question, qui termine son livre : o A quoi tient-il qu*il ne se soit formé une race (c aussi supérieure à la race indo-européenne , que celle^^i est supérieure «aux Sémites et aux Chinois? on ne saurait le dire. Une telle race juge- «rait évidemment notre civilisation aussi incomplète et aussi défec^ «tueuse, que nous trouvons la civilisation chinoise incomplète et dé- «fectueuse. L'histoire seide, en conclut M. Renan, a donc le droit d'a- «ixirder ces di£Bciles problèmes; la philosophie a priori est incompétente «pour cela; et, si la philologie a quelque valeur, c'est parce qu'elle «fournit à l'histoire ses renseignements les plus authentiques et les «plus sûrs, n

A notre avis, c'est le contraire qu'il faudrait dire. Pour les questions de l'ordre de celles que se pose M. E. Renan, la philologie est (urofon- dément impuissante. Elle montre admirablement que les langues des races inférieures sont inférieures comme ces races; elle range systéma- tiquement les idiomes avec les peuples, dans l'ordre de leur valeur et de leur perfection relative. Mais, arrivée de degré en degré jusqu'à l'idiome le plus achevé , elle est arrivée jusqu'au tenue qui lui est propre, et, si elle franchit cette limite, elle usurpe un domaine qui n'est pas le sien. Cependant, après les questions philologiques, n'est-il point des questions plus hautes qui édairent et complètent la philologie elle- même? Sans nous arrêter à la question que nous venons d'indiquer et qui n'est pas nécessaire, nous pouvons citer la question de l'origme du langi^. Celle-là, comment la résoudre? par la philologie livrée à él\e seule ou par la philosophie? Évidemment, c'est une recherche toute phOosof^que. La philologie, qui se borne à Fhistoire, ne peut aller ao delà des fSuts que l'histœre lui Ibumtt. Elle les constate, elle les dis- cute et elle en tire les conséquences que ces faits portent avec eux. Mais VtàtUÂre commence bien tard; et la tradition même, qui commence

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avant elle, la devance de bien peu. Croit-on cependant que cette grande question de Torigine du langage soit résolue , parce qu on aura remonté aussi haut que les monuments le permettent? Ou bien dira-t-on que c est une de ces questions oiseuses qu*il est sage de ne pas agiter, et qu*on ferait mieux de laisser dans les ténèbres qui la couvrent?

Ce n*est pas, du moins, M. Renan qui ferait une telle réponse r et op- poserait une fin de non-recevoir si peu convenable à la juste curiosité de Tesprit humain. M. E. Renan, sans avoir eu à traiter spécialement de cette question , s y est cependant vingt fois arrêté ; et ce qu'il en a dit prouve suffisamment que, sur ce j3;rand sujet, sa pensée est parfaite- ment fixée. 11 croit, et nous croyons tout à fait comme lui, que les langues, grâce aux facultés dont la bonté de Dieu a doué la race bu* maine, se sont produites spontanément et dun seul jet, avec tous les éléments nécessaires, soit à leur développement, soit à leur durée, ici, avec les organismes multiples d'une grammaire plus ou moins savante, là, sans grammaire ni flexion. Sans doute , ce fait nous est attesté pso* Fhis- toire, puisque jamais on n'a trouvé de peuplade, quelque barbare et quelque dégradée qu>iie fût, à qui le langage ait manqué. Mais ce fait nous est attesté bien plus encore par la raison , cette philosophie a priori, qui ne peut pas plus comprendre l'homme sans la faculté du langage, que sans aucune de ses autres facultés. C'est aussi ce qui fait que la raison , quand elle veut remonter jusqu'à l'origine même et à la cr^a* tion de Thumanité, doit nécessairement donner, de ce problème, une solution analogue, dans ses traits généraux, à celle qu'en donne la Genèse. L'homme, pour durer et se perpétuer, a nattre avec son dévelop- pement entier; et les évolutions inévitables de faiblesse et de crois-^ sance, que parcourt actuellement Tindividu enfermé dans les conditions de la famille, n'ont pas été imposées à ces êtres primitifs, source de la famille et du genre humain. Si, à forigine, l'espèce humaine, sous ses^ diverses formes, n'eût été composée que d'enfants , U est trop dair qu'elle n'aurait pu vivre et se perpétuer. La question du langage n'est qu'une partie de cette question plus générale et plus ardue. L'honmie a parlé au premier jour de la création, comme il a vu, comme il a entendu, comme il a marché, comme il a agi.

Nous savons quil y a des esprits timorés qui, dans leurs scnq>ules soi-disant scientifiques , proscrivent plein droit de telles recherches, et veulent les bannir de la philosophie. Mais l'intelligence humaine ne se croit pas tenue à une circonspection qui n'est peut-être au fond que de l'indifférence; elle aborde hanliment les problèmes qui b sollicitent; et elle les résout, soit par des croyances religieuses, qui attestent tout

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an moin» cette seliioitade, soit par des systèmes, qui tâchent 4e péné- trer au delà des faits positifs par ia puissance de Tinduction et de îhy- pothèse. Qu'il y ait des écueils à éviter dans les investigations de ce genre, personne ne le nie; mais aujourd'hui: les lois véritables de la mé- thode sont assez connues et assez précises pour que des esprits bien feits aient peu à craindre de s'égarer. Parce que ces questions ont causé bien des naufrages, ce n'est pas un motif pour les déserter; et, d'ailleurs, on aurait beau faire, l'esprit humain ne les déserte pas; ces questions s'imposeraient toujours à lui, avec l'autorité de ce besoin supérieur de savoir, non pas seulement ce qu'on est, mais ce qu'on a été et ce qu'on a pu être.

Nous ne pensons donc pas qH*il faille exiler la philosophie a priori de la philologie, à moins qu'on ne veuille mutiler la philologie eUe*niéme et la réduk^e à ses moindres parties. Nous pensons seulement, et nous présumons que c'est aussi la véritable opinion de M.E.Renan, qu'il feut être très-pi^dent et très-réservé dans l'emploi de l'hypothèse, et que , partout l'observation est possible , c'est à l'observation quil faut s-'en tenir. Mais il faut nous accorder aussi que Tobservation n'est pas toujours possible et suffisante, et qu'on a le devoir, elle manque, d'aller au delà et de passer outre , sans trop se mettre en peine de ré- clamations plus spécieuses que fondées.

Mais nous préférons quitter le terrain de la critique et revenir à l'éloge pour ce qui nou» reste à dire de l'ouvrage de M. E. Renan. Nous en avons déjà signalé les principaux mérites; mai^ il en est im sur lequel nous tenons à insister en terminant : c'est l'idée même de ce travail , si hiJi>ilement exposée et développée par fauteur. Nous sa- vons bien que la première pensée d'ime histoire des langues sémitiques comparées entre elles appartient à l'Académie des inscriptions et bèfies- lettres, qui a donné ce sujet de prix. Mais le jeune lauréat n'en est pas moins louable d'avoir si heureusement répondu à 1 appel du corps flluatre qui l'a couronné, dix ans avant de se l'associer par l'élection. Chacune des langues sémitiques avait été cultivée à part dès longtemps. Chacune d'elles avait été l'objet des plus profonds et des plus admi- rables travaux. Mais. on n'avait point étudié avec un zèle égal les rap* ports communs qu'elles présentent entre elles, et les liens généraux qui les unissent. C'était une sorte de lacune dans les études sémitiques; et, sans exagérer la valeur du livre de M. E. Renan, on peut dire qu'il contribuera, lorsqu'il aura été complété par la seconde partie qui lut manque encore , à combler ce desideratum de la science. La famille sé- mitique , représentée surtout par Thébreu , par i'araméen et par rarabe^

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est parGaiitcment circonscrite; et, précisément parce qu'elle est philolo- giquement isolée de toute autre , elle se prête admirablement à une étude qui 8*étend à toutes ses branches, les rapproche pour les mieux comprendre et en montre les affinités et les divergences. C'était tout ce que l'Académie des inscriptions et belles-lettres demandait ; et elle a jugé que le travail de M. E. Renan , dont le public ne connaît encore que la moitié, avait satisfait au programme.

M. E. Renan a cru devoir aller au delà; et non-seulement il a jugé les Sémites en eux-mêmes; mais il a voulu les juger en les replaçant dans le cadre général de l'histoire et de la philologie comparée. Pour nous personnellement, c'était ce qui nous touchait le plus dans son travail; et nous le félicitons d'avoir abordé ces questions plus vastes et non moins intéressantes. Nous lui avons adressé quelques objections, qui ne font que prouver davantage l'estime que nous faisons de son livre et de son talent. La comparaison qu'il a établie entre les Sémites et les Ariens n était en quelque sorte qu'un accessoire dans le pian qu'avait indiqué l'Académie des inscriptions, et qu'a suivre M. E. Renan. Ce poun^ait être l'objet d'un travail spécial plus étendu et plus complet, que nous signalons à Tattention de notre jeune confirère. Ainsi que nous l'avons dit, M. E. Renan a déjà fait d'heureuses excursions dans le champ des études sanscrites. Nous croyons qu'il sera conduit à y pénétrer de plus en plus, à mesure même qu'Û étendra ses re- cherches de philologie comparée. Toutes les langues qui sont les plus dignes d'occuper la science découlent d'une source arienne ou d'une source sémitique. M. E. Renan a déjà exploré la moitié de ce beau do- maine; il doit explorer l'autre pour que ses investigations, ingénieuses autant qu'exactes, soient aussi complètes qu'elles peuvent l'être. Nous n'ignorons pas que c'est embrasser beaucoup que d'embrasser à la fois le monde sémitique et le monde indien. Il n'est pas encore de phi- lologue^ même parmi les plus justement illustres, qui ait pu joindre les deux sciences, et les pousser l'une et l'autre jusqu'à leur limite. Aujourd'hui» quoique la chose soit plus facile, grâce à de récents pro- grès, dans les méthodes, il faut une bien rare aptitude pour se montrer égal à ces deux tâches, dont une seule suffit pour absorber les forces entières du plus studieux des savants. Mais M. Renan est jeune; et c'est une palme qu'il peut cueillir. Nous souhaitons, pour lui comme pour la science, que cette palme lui soit réservée; il n'en serait pas de plus fé- conde ni de plus glorieuse.

BARTHÉLÉMY SAINT-HILAIRE.

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Cbants du peuple en Grèce y par M. de Marcellas, ancien ministre plénipotentiaire, auteur des Souvenirs de VOrient et des Vingt jours en Sicile. Paris, Jacques Lecoffjce et compagnie , éditeurs, 1 85 1 , deux volumes in-8® de xix, ^28 et 496 pages.

}i(TfÂ/tra StffJLOUxoL rvs È^dSos, èxSaôévroL fiera fieXéTTfs ic^opixfjs tsrepi (is(TCU(oviKOV éXAi/vfcrixoO V7r6 HinvptScovos ZocjXTreX/ov Aeu- xaiSiov. Ô Se6s ^moLcriv àvdpdyiïOis tgàxpios èknyvTn^* OùSevl àXAçj jseuTÔpzBcL, èàv vovv è)(fi>pzv, ovSk xfiV(T6(ie6oL èknyv^ âXX'^ T^ jsaxpUf). IIAàTCi)v. ILtpxùpcL, Tvnoypa/^éïov Èpfivs. i852. Çest-à-dire Chants populaires de la Grèce, publiés, avec une Etude historique sur l'état de la nation pendant le moyen âge, par M. Spyridon Zampélios de Leucade. «Pour tous les hommes, « Dieu est le seul interprète de leur patrie. Si nous sonunes « sages , ne nous en rapportons pas à un autre , et ne consul- « tons pas d^autre interprète que celui du pays. » Platon. Cor- fou, imprimerie Hermès, 1862, 767 pages in-8^

ZmjplSeopos Tpucovjvv l&loplœ rris èXktfvixvs èiravoLc/liaeciûs. Td-

(jLOs A\ KûtÂX/a79;t; fScuSelav i/tyvTéov "uipbs àXriBivhv ^lov

œftorèkeî rov ^eXriovos. Éx tS)v tov Uo'kvêhv. Èv AovSivœ * èx rifs èv r^ otiik^ tov Èpvôpov Aéomos Txmoypo/phs ToLV$\6pov xcd ^potyxhxov. AÛNr. C'est-à-dire Histoire de l'insurrec- tion grecque, par M. Spyridon Tricoapis. Tome /•''. « Soyons « convaincus que Tinstruclion tirée de ITiistoire , quand celle-ci « nous révèle les causes des faits dont elle abonde, est le guide « le plus sûr pour régler notre conduite. Dans tous les temps « et dans toutes les circonstances, cette instruction seule, sans « nul inconvénient, peut nous rendre juges éclairés de ce que « nous avons de meilleur à faire. » Polybe (I, xxxv, 1 o). Londres, imprimerie de Taylor et Francis, cour du Lion Rouge, i853r vm et 4o4 pages in-8**.

CINQUIÈME ARTICLE ^

Indépendamment des genres de mérite que peut réunir une langue , ' Voyez, pour lo premier article, le cahier de janvier i856, page i4; pour le

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soit par son harmonie, son énergie, sa clarté, soit par ses formes et ses constructions grammaticales, sa principale célébrité sera toujours dut à la circonstance inappréciable d*avoir été employée par des hommes de talent. Ceux-ci, en faisant leur renommée, font celle de Tidiome qui leur a servi à communiquer des sentiments et des pensées; ils honorent leur pays; mais leur gloire comme leur mérite sont encore plus grands lorsqu'il s*agit de créer, pour ainsi dire, la langue dans laquelle ils écri< vent. H faut alors chercher & découvrir efà formuler les lois déjà ren- fermées dans le mécanisme de Tidiome tel quils le trouvent, s'efforcer, par une sorte de reconstruction méditée et savante , d'épurer, d'enrichir et de fixer cet idiome peut-être harmonieux et flexible , noiais indécis et flottant; il faut enfin légitimer ces heureuses innovations par des ou- vrages remarquables, ou, si Ton peut, par des chefs-d'ceuvre littéraires.

Parmi les ^rivains qui , de nos jours , ont entrepris un travail sem- blable sur la langue grecque moderne, qui, s'élevant à une diction cor- recte, souvent ornée, cherchent à enrichir la langue par une foule d'ex- pressions, de formes et de figures empruntées avec discernement au grec ancien, MM. Zampélios et Tricoupis occupent une place distin- guée. Le premier, nous lavons vu dans deux articles précédents \ a im- primé à ses Prolégomènes l'édat d'une vive et brillante imagination ; l'Histoire -de la guerre de l'indépendance, par M. Tricoupis, se fiiit re- marquer il son tour par un style simple , clair et coulant. Le livre dont xioiis allons donner l'analyse prouve que la langue, dans son itat actuel, habilement rapprochée du grec ancien , mais sans s'y confondre, se prèle déjà avec facilité à la composition de grands ouvrages histo- riques; et les extraits que nous mettrons sous les yeux de nos lecteurs feront voir que, comme dans les productions des anciens auteurs at- tiques j la prose moderne, même quand elle oflre une grande simplicité d'expressions , peut se rcvôtir néanmoins de formes tantôt énergiques , tantôt élégantes et nobles.

Mais quelle est cette prose? Quelles sont les règles que M. Tricoupis a cru devoir suivre en écrivant? Nos lecteurs les connaîtront bientôt par les extraits que nous venons de leur annoncer; et, d'ailleurs, l'auteur lui-même, dès les premières pages de son avant-propos^, a pris soin d'ex- poser sa manière d'envisager une question importante et, depuis la fin du siècle dernier, vivement débattue. Personne n'ignore que le grec vul-

daiixième, celui dVvril, pa^e ao3; pour le troisième, celui d octobre, page 611 , 'et, pour le quatrième, cdui de novembre, page 67G. ' Troisième artide, cahier d'octobre, et quatrième, cahier do novembre. -^ * P. i-iÂ. et dans les aotas (tf^fiSM^c») du premier volume, p. 355-358.

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gaire est le produit de la décomposition spontanée et, pour ainsi dire, instinctive, qu'a subie la langue ancienne, abandonnée, pendant le moyen âge, aux caprices d'une multitude illettrée. Mais., selon notre auteur, ces altérations ne sont ni assez nombreuses, ni assez radicales, pour qu'on ne puisse pas espérer d'élever le même idiome , tel qu'on le parle aujourd'hui, au moins à la hauteur du langage dont se servent les lettrés dans leurs livres. La langue grecque moderne, dit M. Tricoupis, «n'est pas fille du grec ancien, comme l'italienne est fille du latin; cest c<la langue ancienne elle-même, dont la longueur du temps a légèrement « altéré la beauté incomparable ^ » Faire disparaître -ces taches doit être aujourd'hui le désir et le but de tous les écrivains, obligés néanmoins de respecter certaines formes grammaticales consacrées par un long usage. Aussi notre auteur ne se contente-t-il pas d'enrichir son style d'une foule de mots expressifs ou harmonieux, heureusement em- pruntés aux grands écrivains de l'antiquité; il essaye même de rendre à la langue actuelle quelques-unes des flexions et des tournures qu'on pouvait croire perdues sans retour. Ainsi^ pour ne citer qu'un exemple, une des pertes les plus regrettables que l'idiome moderne ait faite est celle du datif. Lorsque les langues se décomposent, il se manifeste une tendance à remplacer ce cas, en beaucoup de circonstances, par le gé- nitif. Comme, pour arriver à la locution moderne Diea leur donna, on a passer parla phrase barbare Deas illorumdonavitf de même le peuple grec dit aujourd'hui iScjxa rov Uérpov, tandis que les lettrés écrivent tSœxa rbv Hérpov, ou bien, à l'imitation des langues romanes, ils em- ploient la forme analytique et indiquent le rapport par une préposi- tion , ëScjxa els rbv Uérpov ^. M. Tricoupis , au contraire , dans sa prose correcte et périodique, revient hardiment à la construction ancienne; il dirait ëScjxa r^ Uérfxp, et nous désirons vivement que son exemple soit suivi, non-seulement par ceux qui composent des livres, mais aussi dans la conversation. Il est impossible de dire si l'idiou^e parlé pourra jamais s*élever à cette hauteur; mais, si l'on réussit à réintroduire dans le langage usuel la désinence dont il s'agit, ce progrès vers le grec an- cien sera infiniment plus marqué et plus décisif que celui qu*on pourrait obtenir par l'emploi d'une multitude de mots empruntés aux auteurs classiques les plus renommés par la pureté de leur style; car ce n'est pas le vocabulaire, c*est la grammaire d'un peuple qui constitue la partie essentielle et le véritable génie de sa langue.

^ A yXùâtraa a^rr^ Zèv eîvau ^vydrnfp rifs taroiAaiâ^ éXXifvtKits d)ç if hakoiif t^^Aoti- ^1x9$ ' àlvai )) Iha taroiAaid , r^ àvotas àwapifitXXov xàXXoç torapif AAaSev àXJyop à wXôs xjp^os, P. 10. * P. 355.

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Le sujet vaste et difficile traite par M. Tricoupis a occupé déjà plu- sieurs éorivains distingués dont nous ne nommerons ici que MM. Bla- quiàres^, Alexandre Soutzos^ et Pouqueville, consul général de France auprès d'Ali, pacha de Janina^; un plus grand nombre encore, choisis- sant un champ plus restreint , a raconté en détail , dans des publications particulières, les nombreux incidents, les iaits frappants ou bizarres et les tristes épisodes dont cette guerre, embrassant successivement les {urovinces danubiennes, la Grèce, l'Archipel et même TAsie Mineure, a été si féconde. Mais aucun des historiens que nous venons de citer n'é- tend sa narration jusqu'à la fin de la lutte terminée , en 1 833, par l'avé- nement de S. M. le roi Othcm; et, d'ailleurs, pour connaître à fond ces événements et leurs causes , pour recueillir des documents importants et authentiques , pour guider ses lecteurs au milieu du labyrinthe des partis politiques, des prétentions des chefs, d'ime multitude de sièges et de combats , de victoires et de défaites , peu de personnes , à notre avis , S9 sont trouvées dans une position aussi favorable que M. Tricoupis. Fils d'un primat de Mésolonghi, il avait à peine terminé ses études à Londres et à Pttris^, lorsqu'il devint secrétaire général d'État [yevtMbs ypofAiAorsùç 'rtft iwinpoTeiatg) lors de la présidence du comte Capodis trias ; et, depuis, exerçant des fonctions importantes, il y a toujours fait preuve d'une grande aptitude aux affîiires, unie à une perspicacité peu commune et à une rare modération. U n'est guère dans la destinée des hommes qui ont joué un rôle politique, qui ont pris part aux événements de leur époque et sur qui ont, dans leur pays, reposé les intérêts de la sc- ellé « de satis&ire toutes les exigences, et de recueillir de la bouche de tous, de vrais et sincères éloges. Dans les temps de troubles et d'orages, lorsque les partis sont en présence et les ambitions éveillées , quand on est envieux des talents, jaloux des succès des autres, les esprits divisés ne 8'ac<K)rdent pas plus sur les principes que sur les actions, sur les événements que sur les hommes ; car chaque parti a sa règle , sa mesure

^ Hiitoire la révolution actaslle d$ la Grèce, son origine, ses progrès, et détaiU sur la religion, les mœars et le caractère national des Grecs, par Edward Blaquières ; traduit de Tanglais par le D' Blaquières. Paris et Leipzig, Bossange frères , libraires , i8a5, un vol. in-8*. * Histoire de la révolation grecque, par M. Alexandre Soutxos,

aJ. !-• J .•- J__ r •. «_•! r*_ •_ ^1 Wi .:-. I^CAa*

ibpuis iUO jusqu'en iS2à. Paris, chez Firmin Dîdot père et fila, \%ik quatre vol. ia-8V * Ce fut à Paris, en i8ao, que M. Tricoupis poUia un poème guerrier (^olruM xXc^mdv) intitulé Ô ^fly^oç.

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et sa justice , opposées à cdles des partis contraires. Il nous semble cependant que M. Tricoupis a triomphé de cette difficulté, je dirai presque de cette sorte d^impossibiiité , d'obtenir pendant une longue soiie d'années, au fort des tempêtes politiques, Funanimité des suffrages de ses concitoyens et la confiuice du prince appelé à un trône nouvel- lement élevé. En effet, sous le règne de S. M. le roi Othon, qui sût promptement apprécier cet esprit lucide, sagace et essentiellement pra- tique, f ancien secrétaire général de Capodistrias fîit successivement ■linistre des affaires étrangères et de Tinstruction publique , vice-prési- dent du sénat, président du conseil des ministres; et aujourd'hui encore il occupe le poste éminent d'envoyé extraordinaire et de ministre plé- nipotentiaire de la Grèce à la cour de Londres^

C'est dans cette position , après avoir, avec une infatigable patience , rassemblé et mis en ordre de nombreux matériaux , que M. Tricoupis a entrepris d'écrire l'histoire de la lutte par laquelle les Hellènes ont su reconquérir leur indépendance. Trois volumes de cet important ou- vrage ont paru jusqu'à présent; divisés en cinquante-neuf dliapitres, ils comprennent les événements qui se sont passés dans l'espace d'environ six années , depuis les premiers symptômes de l'insurrection jusqu'en 1896. Ce sont des firits importants, presque uniques dans l'histoire, mais au sujet desquels nos lecteurs trouveront ici plutôt une notice suc* cincte qu'un jugement porté avec connaissance de cause. On rencontre couvent tant de difficultés, lors même qu'on parie des matières dont on s'est fait un objet spécial d'études, de recherches et de réflexions, qu'on doit éviter de se prononcer sur les choses qu'on ne connaît qu'impar- faitement , et de juger des faits quelquefois racontés fort différemment par différents écrivains. Absolument étranger à la politique , l'auteur de cet article n'a été témoin d'aucun des nombreux événements qui ont marqué la guerre dont il s'agit; et, pendant son séjour en Grèce, il n'a connu que fort peu des personnages dont on retrace ici les exploits. Ce qu'il a pu recueillir d'après les récits de témoins oculaires fa confirmé dans l'opinion que M. Tricoupis n'a point manqué à cette impartialité dont tout le monde se vante , que tous les lecteurs recherchent , et dont presque tous les historiens s'écartent plus ou moins, lors même qu*ib ont l'intention la plus sincère de s'y astreindre. Néanmoins, malgré notre confiance dans l'esprit de modération de M. Tricoupis, toujours désireux de démêler et de faire connaître la vérité , il nous a paru plus convenable d'insister principalement , dans notre article , sur le mérite linguistique de l'ouvrage que nous analysons; pour tout le reste, le ré- dacteur n'a d'autre titre à revendiquer que celui d'abréviateur Irès-suc-

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cinct et d'interprète fort incomplet de la narration instructive et des sentiments patriotiques de Tauteur.

Le premier volume, renfermant dix-neuf chapitres , souvre par Tez-^ position des causes qui déterminèrent l'insurrection . (t II est digne de «remarque, dit M. Tricoupis, que la Grèce seule, asservie par les (I Turcs, n éprouva point ce qu'éprouvèrent les autres nations euro- « péennes tombées sous une domination étrangère. Chez ces nations , « le même culte, le même langage, confondirent bientôt conquérants et u conquis, et, par la suite des temps, ils devinrent un seul peuple compris* «sous la même dénomination^. » Mais une pareille fusion ne put jamais s efifectuer en Grèce. Tandis que celle-ci renaissait insensiblement et se dirigeait vers des destinées nouvelles, les Turcs-, restés stationnaires , «sans goût pour le commerce et l'industrie, ignorants, présomptueux, « étaient et demeuraient pleins de dédain pour tous les progrès de l'Eu- « rope^. » Les Grecs, au contraire, régénérés par les sciences et les arts, se comptaient et se mesuraient avec les oppresseurs. Maîtres du com- merce, de l'industrie, de l'agriculture, «plus éclairés que les domina- « teurs, à cause de leurs relations avec l'Europe et de leur penchant pour « l'instruction , souples et habiles à cause de leiu* position politique ^, » ils se vengeaient rarement en détail, se plaignaient peu, oubliaient encore moins, et voyaient avec une joie secrète l'affaiblissement d'un empire qui , selon eux , fondé par la violence , ne puisait sa force que dans l'injustice et la terreur.

On sait que l'insurrection de la Grèce fut préparée par une société secrète appelée hétérie {ircupeia t&» (ptkixSv) , sur l'origine de laquelle M. Tricoupis donne des détails peu connus. Fondée à Odessa, vers la fin de l'année 1 8 1 & , par un négociant d'Ar ta, nommé Skouphas, « homme «d'un caractère honorable, expérimenté en afiaires, mais n'ayant « qu'une instruction médiocre et peu d'autorité^, » cette association, que l'on disait encouragée et protégée secrètement par le gouvernement russe, eut bientôt de nombreuses ramifications dans le Péloponnèse

^ ^tl^ulMjBtaç àbov eïvai, &rt ftéwj )) ÉXXàs, uretrovaa ivà tous To^tpxovs, ièv infé&ltf 6 u (méaifferav r'iAAa ta uretrôvra ùvd iévrfv àpyifv Evpanraixd éOvt}, (hrov lo^xrr/fTOpes xoi Sopvxn/TOf trwefifyifffav ivd t))v aùnffv ^pYjtrxeicof xai rr^ aOTi)r yXâao'ot*, xai dvoKOcréalrftToaf, woïàvTOç toO xaipoO, iv naï t6 axnà éâvos ineà fAnv Kol Ti)v aùrifv xXifatv. P. i5. k^tXéfxvopot , à€iO(iiixavoi , ifiaSsTç, oinffiariat xai xaera^povrfrai ^aéunfç Eùpcùvaùtifs PeXrtéaecûç xai inav xai é{Uivav, P. i6. ' 2o- ^(bvepoi ol xpoToiiiêvoi ÉkXrjves t«» xparovvrœv TovpxcûVp éÇ alriaç rffs ^x^o-eca^ Tùnf nrpèff roiç Eùparjraiovç xai ri^ç napbç ypàp.(JLaxa xX(<rs<i)S tùjv, eûxafiTtlot xai ÛTfwXoi éÇ alriaç rf^ tgoXntxifs Q-éascbs raw. P. 17. * kvdpcùvos Ttpiio^ X*P^^~ T^pOf, moXiiv9tpoç , diXA' àXiytfç ^aiZtias xai nixp&ç ^(laaias, P. ai.

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ioù la main de fer du despotisme pesait moins sur la race conquise, et a dans les lies de TArchipei, ni les autorités ni les habitants n étaient a Turcs ^B Sans se déclarer encore ouvertement, et gardant les dehors d'une soumission entière envers la Porte , une assemblée, composée^Ie primats et d'ecclésiastiques, se réunit, au commencement de Tannée i8ao, à Tripolitza, capitale de laMorée, et chaif;ea un de ses membres, Emmanuel Xanthos, d'une mission secrète auprès du comte Gapodis- trias, alors secrétaire d'État à Saint-Pétersbourg. Mais Xanthos n'y trouva point un accueil bienveillant. Vivement repoussé comme par- ticipant à une entreprise téméraire et prématurée qui pourrait com- promettre l'existence même de la nation grecque , n'ayant pu remplir auprès du ministre russe l'objet de sa mission, il fut forcé de porter ses vues sur une autre personne ^

Il s'adressa donc à Alexandre Hypsilantis. « Issu d'une famille illustre , « fils d'un hospodar destitué par la Porte , réfugié lui-même en Russie ', n il était parvenu au grade d'officier général, ce prince avait toujours montré beaucoup d'enthousiasme pour le grand mouvement national qui se préparait; aussi accepta-t-il formellement et par écrit, le aojuin i8qo, la direction de la société des hétéristes. Après avoir sollicité et obtenu du gouvernement impérial un congé, «sous le prétexte de se « rendre aux eaux^, n il voulut d'abord s'embarquer à Trieste, et, parais- sant tout à coup dans le Magne , appeler aux armes les populations chrétiennes de la Morée. Mais des personnes vivant dans son intimité le firent renoncer i ce projet. On disait que les deux provinces danu- biennes «pouvaient être regardées comme une seconde Grèce; que «leurs habitants, professant la même croyance que les Hellènes, étaient «désireux de concourir au succès d'une lutte entreprise pour la foi or- « tfaodoxe; que Thospodar de la Moldavie, Michel Soutzos, recevrait le «prince avec empressement; que la Valachie, ayant perdu son hospo- «dar, Alexandre Soutzos, mort vers le milieu de janvier, était tombée « dans toute la faiblesse des interrègnes, ou plutôt dans l'anarchie; enfin

* ÀAX' ^ UeXavàvpjjaog &wov ^ Meie ràtrop (nrJKOûP 4 «"«^Vp» X^^P '^^ îcalro- titriiov, xal al fii^ot Ôvov atnt à^ai oirre Kàroaioi ToOpxoi i^aop, èyé\uaa» <^ikoiM^. P. a6. ' ÀAA' b èKÔ&loXos iAxoç ^i ^tàww lèw ifipev ^ùfiev^ {nrodo;i^ mapà t^ Kttwo^ialpia, àXXà xai xaxôis éKtiréiiÇèif àç avvepy&p fis rpp xarâalpo^i^p rov idpotiç Tov. M)) ^wnj684s ^ va uaetQçBibarf trop' odn& Ôaa va(niyyéX$ff, lipœynéffOn va ^pé^ mpàç iXko9 fiXéfifUPrà tov. P. 33. ' hXaaIds XofivpSe obœytPths xai vièç iiyefùtvoç xareAtaydéwTVf inrà tifs U{fX3fs,xai mpàa^vyos eif rr^ Pwraiap, Ibid. * Pti^c 'oropâ T^ Fo99<nKif^ xv€9pwifatcûç ÎUutv iwovaias, M XP*^' ^$^ Xov" Tpô». P. 37.

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tt qu'il se trouvait dans les principautés un grand nombre d*hëtéristes tt prêts i prendre part au combat^. )>Ges considérations prévalurent sur toutes les^ autres, et Tenvabissement de la Moldavie fut résolu.

Od connaît la funeste issue de cette entreprise. Hypsilantis, revêtu de son uniforme de général russe et accœnpagné d'un petit nombre de partisans, passa la frontière le aa février 1831 , vers cinq heures du soir (p. 5 1 ). Il eut d'abord des succès. A la première nouvelle de sa marche, une foule de jeimes Grecs accoururent, par troupes armées, des provinces limitrophes de la Russie; bientôt il put grossir sa petite armée des milices albanaises de l'hospodar Soulzos , qui , conduites par leurs capitaines {irKXaLpxjnyoï) vinrent se ranger sous son étendard, l'on voyait d'un côté le signe révéré de la croix avec les mots prophé- tiques du labarum Es; rour^ vlxa , et de l'autre un phénix et la devise : «Je renais de ma cendre » (Éx t^ niivaik ptau iyaysyvâfLou); enfin i\ oc- cupa, sans trouver de la résistance, les capitales des deux principautés, Jassy^etBukarest.

Mais, dit notre auteur, Hypsilantis «méconnut le caractère des in- « surrections , qui grandissent quand elles attaquent, tandis qu'elles per- « dent du terrain et échouent quand elles se tiennent sur la défensive', d En effet, celui qui se disait à la fois chef et agent de Thétérie, lui qui ne regardait les provinces danubiennes que comme un avant-poste d'où il devait pénétrer en Grèce après avoir traversé rapidement la Bulgarie, au lîeude marcher en avant, perdit un temps précieux à Bukarest. Irré- scia, désavoué par le gouveniement russe, excommunié par le patriarche de Gonstantinople , se laissant, dominer par des personnes indignes de fa]^rocher, menacé enfin d'être enveloppé par des forces imposantes qui avaient passé le Danube , il se retira vers les monts Carpathes avec une armée qui composait encore un effectif de 3, 5 00 cavaliers et &,5oo fiuitassins, mais qui n'avait jamais offert que l'image de l'indis- cipline et de l'anarchie. Les troupes ottomanes la détruisirent ou la dis- persèrent le 7 juin , au combat sanglant de Dragaschani [HpayaxrAvî) ^

* 'tkrftm ixt ai 2^ etCrai ify^jowitu èdeœpovmo «w dUAi; ËAA^. . . ^1 ô Aa^ tttw; «pcv^Maw rd aùrd iéy^ia réfw ËXAi^mr» ij^ro ^pàâvfiùt ifà aitpopyà9vur6^ ràp ^ép mM€nH éjôva * (ni à ifyyiéw Tfft JàoXiaviag, Mi;(8^X 2007^0^, vèv è^éx^ro 'mpodipmg* êrt 4 iljyeiAOwla t^ BXaxias, X9p^^^« '«* '^àv mspi lUaa toO i«fr»

èmds Hh i^fMwAv piyms âptâf^ OcAocAip èxolpMP ifà av9aymn9$&ai. P. 38. * Jkif9y9éfm9 U xaï ri^ ^ly tw èmwfmi/lévêmf, ai Mrofiu... xporWo^nu Ità Tifs twàitnme, noU ^êlpowan xai àntado^pofiovv Zià rffs àfiinnfs, P. 168.

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un coips d*éiite, appelé le batailloo sacré (iep&# ^x^f)» et oompoië de douze cents hétéristes d origine grecque , périt presque en entier. Ces jeunes gens, enthousiastes de leur patrie, «étaient vêtus de noir; ils « ayaient sur le devant de leur coiSure Tiaifl^e d'une tête de mort sur- « montant deux os posés en sautoir, avec les mots au-dessous : Être libres a ou mourir; ib portaient la cocarde tricolore^.» Quant à Alexandre Hypsilantis, il parvint, non sans difficulté, à se réfugier en Tran^- vanie, oix il fut arrêté. Conduit à la forteresse de Mongatz, il resta pri- sonnier jusqu'en 1827 et mourut i Vienne Tannée suivante, à Tâge de trente-huit ans (p. 160).

5on entreprise échoua, mais elle avait eu un retentissement immense en Morée et dans les îles de la mer Egée; car, dit M. Tricoupis, a quand odes matières faciles à enflammer sont amoncelées, il suffit qu'une « étincdle y tombe pour les embraser^; » et« lorsque tout est en désordre, quand tous les droits sont confondus, quand le juste et Finjuste n'ont point de limites tracées , les rébellions n'ont point le caractère que ces mâmes actes prendraient dans des pays régulièrement administrés. La ville de Fatras s'insurgea le ^ i mars; le a3 , les Maniotes, conduits par leur chef, Pierre Mavromichalis, s'emparèrent de Calamata (p. 85); le 28, le jour même Alexandre Hypsilantis parut devant Bukarest, Hydra, la plus commerçante et la plus ridie des iles de TArchipel» se déclara également et arma en guerre quatre-vingt-douze bâtiments, aux- quels se joignirent quarante-quatre fournis par Spetzia et quarante de P»ara. Phocide, la Béotie, l'Attique, ne tardèrent pas k suivre l'exemple des iles (p. aoo-236), de sorte qu'au mois de juillet 1821, depuis le cap Ténare jusqu'aux Thermopyles, et dans les viîl» ouvertes, habitées auparavant en tout ou en partie par des mabométans, l'éten- dard de la croix flottait sur les mosquées , auJessus du croissant. Mais plusieurs locaUtés fortifiées, devenues l'asile des populations musul- manes, le château de Patras, l' Acrocorinthe , l'acropole d'Athènes, les villes de Nauplie, de Monembasie, de Coron, de Modon, et quelques autres places d'un accès difficile, opposaient encore aux insurgés une résistance opiniâtre; et plus d'une fois leurs garnisons, par des sorties heureuses, firent éprouver de grandes pertes à la multitude indisci- plinée , mal armée et à peine vètoe , qui les bloquait.

xoi iwl ToO miXov tw xâtrà fUvÊûmo9 bftûImpLa xpopiov M Mo moxxÎXû^ iv ;i^iaô76 fomr mak iêvàmf^u» xpijfpêiow. P. 58. ' ôm (SiAïf t^AsufiSf ^vaamft^,

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On comprend qu*il nous est impossible de suivre M. Tricoupis dans les détails pleins xi*intérèt qu'il donne sur les nombreux combats livres entre les Turcs et les Hellènes , sur les victoires navales de ces derniers , sur les progrès de Tinsurrection en Acamanie et jusquen Épire. Nous passerons également sous silence les faits peu connus qui précédèrent et suivirent la fm tragique du patriarche de Constantinople Germanos, mis à mort, au mois d'avril 18^ i, avec une foule de prélats et de no- tables grecs; et nous ne pouvons qu'indiquer le -chapitre xvi (p. sSS- Q96), l'on trouve la relation circonstanciée des cruautés et des vio- lences commises par les Turcs , faisant peser une sorte de réaction aussi passionnée qu'impolilique sur les populations chrétiennes de Smyrne, en Chypre et dans l'ile de Cos. Mais nous nous arrêterons qudques moments à l'un des épisodes les plus dramatiques de cette guerre si féconde en incidents mémorables et imprévus : c'est au chapitre xviii (p. 330-3/i3], l'auteur rend compte, avec beaucoup d'impartialité, de la résistance courageuse d'une poignée de Musulmans qui , habitant un bourg ouvert, surent défendre leurs foyers pendant plus de trois mois contre Imsurrection de tout le Péloponnèse.

Entre les profondes vallées de l'Alphée et de l'Érymanthe, à quelques lieues nord-est d'Olympie, s'élève un vaste plateau presque dépourvu d'arbres, mais riche en pâturages et renommé par la salubrité de son air. G*eft le mont Pholoé, la mythologique antiquité plaçait la de- meure des Centaures^, plus tard les habitants de lElide nourris- saient un grand nombre de coursiers rapides^, et se retira, l'an 396 de notre ^e, une armée de Goths vaincue par Stilichon'. Ce fut sur ce même plateau que, dans un village appelé Lala, s'était établie, au siècle dernier, une colonie d'Albanais mahométans. oUs étaient peu ((nombreux et pauvres dans l'origine, et leurs demeures étaient ché- tttives^. Courageux et accoutumés dès l'enfance au métier des armes, 0 ils vécurent pendant quelque temps du produit de leurs brigandages (( ou d'une ^olde qu'ils recevaient des autorités ottomanes. Mais de pa- (creib mercenaires ,. d'abord bien disposés pour celui qui les paye, s'ils

' Apdlodore. Il, v, 4-

' Vertice sic Pholoes volucram natritor eqoorum ,

Cai fœtura gregem pecoroso vere novayit , LaBtatur.

Suce, Theh. X, 928.

* BIr ^oXàïfv avfipuycfv roOs ^açiSApovs ifvéeyxwt. Zosime. HuL V, vn. * ÔAfyoi x«i ffim^ol ^aif ol vp&Toi xéroixot ÀJ<£avoi toG AéXa, xai ^wt^pcU al xaroodûLi Tttw. P. oai.

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«se sentent forts et leur supérieur faible, ne tardent pas i se rendre «familiers avec lui; puis ils deviennent ses égaux, et enfin ses maîtres. «Aussi les Laliotes, jadis mésestimés et sans asile, eux dont la fortune «s'améb'orait de jour en jour, à cause de leur bravoure et de la vie vo- «luptneuse et relâcbée des chefs turcs, sélcvèrent-ils au point de con- te tracter des alliances avec la famille même du sultan, et de s'approprier «les riches domaines que celle-ci possédait en Morée^B «Ils s'étaient «construit dans leur bourg des habitations somptueuses et fortes, en- «tourées de vastes enceintes, de sorte que les maisons de Lala, au «nombre d'environ huit cents, occupaient un terrain considérable «planté d arbres fruitiers^. »

Bien armés, bien montés, téméraires comme les Centaures du Pho- loé, cruels et redoutés comme eux', les Albanais de Lala, dès le com- mencement de rinsurrection, se répandirent dans les campagnes de rÉlide, commirent partout d'horribles dégâts, et furent souvent vainqueurs dans leurs rencontres avec les Grecs , qui manquaient abso- lument de cavalerie. Ceux-ci ne prirent le dessus qu'après l'arrivée de renforts nombreux venus des îles ioniennes , d'où « les Zantiotes accou- «rurent les premiers à la voix de la religion et de la patrie^;» com- mandés par le comte Métaxas, ces nouveaux auxiliaires amenèrent même quelques pièces d'artillerie de campagne. Alors les Laliotes se déci- dèrent à parlementer. M. Tricoupis (et nous l'en félicitons) n'a point cédé à la passion si générale et si séduisante dans les historiens anciens, è la passion de remplir son ouvrage de harangues qui n'ont jamais été pro- noncées; il remplace ces discours, fruits d*une imagination quelquefois trop féconde, par un grand nombre de documents authentiques, tels que proclamations, lettres, instructions, pièces officielles de toute es- pèce, que, dans sa position élevée, lui seiU pouvait se procurer, et qui

^ OlZè èv airrff r^ ivapx^i^ xaroix^^airres... âv^psTot Hcd èiivetpavôX^fioi AaAiÔTdti éiwf Kor àpxàs ^ ûjs h^^al îf éç ivofiMiot réiv Ô^Wfiosfdw. aXX à la)Qipbç imo- HUrOwç lèv àpyti va ytvij ^mpônov sivoMÇ^ firr' dXiyop ^IXoç, éirena taàriyuoç, xoi TeAevraîbv èv^spoç tov ievia^poM luaSoiàrov roti. Aià toCto ol t^orctwol xai dvéaltot kX€avoi rov XétXa, r&v àvoioiw ^ vi^V "hp^p^ ^ ^P^pf è€eXrto^o, iS cdriûtt rifs évlpe(as a.{n&v xal rifç lilvvadeias kcU t^ èx6v^(fvaeûi)ç r&v éXktùv, xomtmfaa» va avpLvsvdepsiiaœat xai /xrr' aùrrff rffs SovAroyix^ç yevtàç r&v ÙOtopav&v, xal obtsi(motif$6û<Tt xal isrAo^ca xnjpLorà rtfç, P. 3ai, * kpifyetpap Xapnrpàg xjoii ^waràs o(xoZopàs èvràç vifç xù>pLOv6Xed>ç rwf, iv péau) èxmapiipùfp ^êpto^^ ' «507e al àHTax6aia$ tvepfirov olxiat roO Xàka tsepiéxXstop uroAX^ yffp, xal t^ yffp raim/fv iaxévalaïf xapvo^pa hMpa. Ibid. * 01 ^à€ov xal rpàpiop wavrc^ xal ^éimne ivfTKflporreç XaXtùJrai, P. 33o. ^0/ Zaxinfètoi érpeÇop "mp&rtoi xtôv Xon&v Èn^a- vïjclù9P sis T^ ^ûûvifv Tifs 'miolêùtç xal rift 'oarpAot. P. 337.

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seroot lues avec intérêt par les personnes désireuses d'arriver à une connaissance exacte des faits. C'est ainsi que l'auteur nous a conservé , au chapitre xvni, la correspondance fort singulière qui s'établit entre les chefs des Hellènes et les Albanais de Lala. Ces derniers, quoique zélés mahométans, ne parlaient qu'une espèce de grec altéré; quelques- uns même, à ce qu'il paraît, essayaient de l'écrire; et nous croyons bien faire en mettant sous les yeux de nos lecteurs un de ces curieux documents linguistiques, dont le langage, naïvement barbare, forme un contraste piquant avec la diction correcte de M. Tricoupis. Ces mêmes lignes pourront aussi donner une idée du romaique, mêié de mots turcs , arabes et persans , tels que le parlent les Musulmans illettrés habitant l'Epire, la Thessalie, les iles de Candie et de Chypre, et qui ont égale- ment, depuis des siècles, oublié la langue de leurs ancêtres.

Pour faciUter l'intelligence de la pièce qu'on va lire, nous devons dire d*abord que cette lettre , souple et insidieuse malgré son apparente simplicité , est adressée aux chefs des Ioniens {tw Èi[1ainicrlcâv) accou- rus au secours des insurgés du Péloponnèse, desquels les Laliotes cher- chaient habilement à les détacher. Nous ajouterons que ces derniers, grâce à leur supériorité en cavalerie, étaient encore maîtres, alors, des plaines qui s'étendent du mont Pholoé jusqu'à la mer; voilà pourquoi , en invitant les capitaines ioniens à une entrevue , ils leur promettent , s'ils Teulent se séparer des Moréotes , de les escorter et de les recon- duire jusqu'au cap Ichthys (rà KarcbuâXov) , non loin de l'embouchure del'Alphée, ou jusqu'à Cyllène (if TXapévTora), l'ancien port des Éléens, mentionné déjà par Thucydide ^ Gomme au temps de Strabon, ce sont encore aujoiurd'hui des localités s'embarquent les habitants du littwal nord-ouest du Péloponnèse, quand ils veulent se rendre aux Sept-Iles.

Voici la lettre des Laliotes, écrite le 5 juin i8qi :

t A noB amis les capitaines de Céphalonie et de Zante. Comme nous vous Tavons

écrit hier par votre parlementaire Panagiotis, nous vous envoyons aujourd'hui

Dotr^ Iddbya-bey, homme qui jouit de toute notre con&ance ; fl vous dira de vive

voix ce que nous n*avons pas le temps d'écrire plus au long. Il est vrai , comme « vous le oites, que nous avons été amis et bons voisins; mais c est précisément pour

cela que nous n aurions jamais cru que, ajoutant foi aux mensonges des Moréotes.... «vous viendriez nous inquiéter jusque dans nos demeures. Au reste, ce qui est fait « est bit. Ce que vous nous dites, ce sont de vaines paroles que nous ne pensons pas t que vous croyiez vous-mêmes. Cest pourquoi nous vous proposons de venir k Lala, ou « nous vous recevrons comme de vrais amis , et nous vous accompagnerons jusqu a «Catacolon ou jusqu'à Glarentsa, afin que vous vous rétines dans vos demeures, et

^ tvXkiiwpf il>^9i(ûv ivévfiov. Thucydide, I, xxx.

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cqœ nous reBtions toujours en parfaite inteUigenoe. Autrement, m vous n*éoootez pas nos conseils affectueux, que le malheur retombe sur votre tète M »

Il semble résulter de cette carrespondance que ni f un ni l'autre parti n étaient de bonne foi; aussi ies négociations, à peine entamées, fu- rent-elles bientôt rompues. Le comte Métaxas fit dire aux assiégés : AjSptov fypfJtsv igé^efiov (p. 33&), et les hostilités continuèrent jusqu'à la nuit du 3 g juin, les Laliotes, réduits aux abois, abandonnèrent leur bourg, y mirent le feu, et parvinrent à s'ouvrir un passage à tra- vers une midtitude exaspérée par des siècles d'injures, demandant ime patrie, des autels et des lois, mais qui, bonne pour un coup de main, ne pouvait jamais demeurer réunie pendant longtemps sous le même drapeau.

Le chapitre xix (p. 344-354) termine le premier volume. L'auteur y raconte de quelle manière s'organisa, vers la fin du mois de mai 1 8a i , une espèce de gouvernement central prenant le titre de sénat du Pélo- ponnèse [lleXonovvfiariaxii yepovdùz)^ et s'efibrçant de donner & l'insurrec- tion une forme régulière. Malheureusement, cette junte, présidée par le chef des Maînotes, Mavromichalis , se trouva bientôt en désaccord avec le prince Démétrius Hypsilantis, qui, ayant reçu des pleins pou- voirs de son frère Alexandre, arriva à Hydra le 7 juin, le jour même la défigiite de Dragaschani fit évanouir les espérances des hétéristes dans les principautés danubiennes. Une lutte s'engagea aussitôt entre lui et l'assemblée délibérante; mais nous ne pouvons qu'indiquer ici les révélations cturieuses qu'on trouve dans le même chapitre, concernant l'origine et les progrès d'une dissension qui prépara bien des maux à la patrie commune , et qui , sans le dévouement et l'énergie de quelques chefs influents, aurait pu dégénérer en une guerre civile dont il était difficile de calculer les conséquences.

^ Updç rdis ^iXovs fias xanrtravaiovç H^^aXovhas xad Zaxvpôiovs. lLadd}ç ^Bès aas èypé^fa(i9v fiè ràv èltxàv <ras VLavaytémjv , iSoù è^anso&léXko^uv ràv èintàv fias Uvéixop itzyvjftSv, àpdpttmov t&liç x^^P^' ^V^ '^ èuLtsu/loainniv [tas, ità va aës àiuXiftnf 6<Ta ièv ^of&cv ràv xatpàv va ypéfiwfiev 'oXarinepa. Eîvcu ikiiBeta, iMiBùiç A^rre, tni èda&TJxaiinf ^iXot xai KoXoi yshoves* dAA' Una Una roOro ^ éXtri-

iafjLSv uroré (ni ^ataleitovres ^peifiara Tôàv Ucâpatrânf va éXOere va yucLç ^prca-

SifxB iiéaa elç Ta ainfrià ^los. Ôtc éyetvev éyeivev. Ô<ra fi&ç X^ere eTvat xj^'^^^9 "^à àvota ^èv &loxoLi6fieda na&ç xai i<reU nrio^e^rrc. Aià tovto Xonsitv aSs Xéyofisv va iXSgre sis rov XàXa, Ô^ov Q'éXei (7& lexSov(iev &s xako^s ÇiXoMs, xai ^éXêt crëç 9wc^eitaofuv i€oç rd KŒréouûXov ^ ri^ TXapévTacaf, va «Art c^à ermjrtà cns xoi va (tévù)nev tardbrra ^Aoi. JkXXé»s, xai lèv àxoùffsre aùraHg raie ^Xmais cnifiêbvAaSp fMVy rd xpi^ia as ijim dàv Xaifiàv cas. AiAa, 5 iùwiov 18a 1. Page 33a. Au lieu d'employer le mot Aoifi^^, qui ne se trouve ni dans Xénopfaon ni dans Platon , un auteur attique aurait peut-être écrit Tavff ùfih rpéypetav els xe^aXifv ol B-wL

aS.

196 JOURNAL DES SAVANTS.

Dans un prochain et dernier article , nous aurons à rendre compte du second et du troisième volume de M. Tricoupis. H y fait connaître en détail par combien d*épreuves, depuis l'année iSai jusqu'en iSaG, la Grèce devait passer encore avant de conquérir une glorieuse indé- pendance et de remonter au rang des nations.

HASE.

(Lajin à an prochain cahier.)

NOUVELLES LITTÉRAIRES.

INSTITUT IMPÉWAL DE FRANCE.

ACADÉMIE FRANÇAISE.

L'Académie française a t^iu, le jeudi a6 mars, une séance publique, dans la- quelle M. le comte de Falloux a été reçu, en remplacement de M. le comte Mole. M. Brifiaut, directeur, a répondu au rédpiendaire.

M. Emile Augîer a été élu membre de 1* Académie française, le mardi 3i mars. en remplacement de M. le comte de SaUandy, décédé.

ACADÉMIE DES SCIENCES.

Dans la séance du 16 mars 1867, M. Delafosse a été élu membre de rAcadémic des sciences (section de minéralogie et de géologie) , en remplacement de M. Ëiie de Beaumont, nonuné secrétaire perpétuel.

M. Dufrénoy, membre de TAcadémie des sciences (même section), est mort à Paris, le ao mars 1857.

L*Académîe des sciences a tenu , le lundi a février, sa séance publique annuelle , sous la présidence de M. Is. Geoffroy Saint-Hilaire.

Au début de la séance, la proclamation des prix décernés et Tannonce des prix proposés ont eu lieu dans l'ordre suivant :

PRIX DÉCERNÉS.

SciBiiGBS MATHÉMATIQUES. Grand pjix de mathématiques. L'Académie avait mis au concours, et prorogé jusqu'en i856, la question suivante :

c Trouver, pour un exposant entier quelconque n, les solutions en nombre t entiers et inégaux de Téquation x'^-^y^^z", ou prouver qu*dle n'en a pas, quand f ji e8t>a.

MARS 1857. 197

Parmi les pièces adressées à ce concours, aucun travail n ayant paru digne du prix, rAcadéiDÎe Ta accordé à M. Kummer, pour ses belles Recherches sur les nombres eonwlex&s cùlnposés de racme$ de Vunité et de nombres entiers.

Prix éf astronomie, fondé par Lalande, Cinq nouvelles petites planètes ont été découvertes dans le cours de Tannée i856. Les deux premières, Lida et Lœûiia, ont été découvertes à Paris, le la janvier et le 8 février i856, par M. Chacomac , astronome attaché à Tobservatoire impérial. Les deux suivantes, narmonia et Daphné, ont aussi été découvertes à Paris> Tune le 3i mars, Tautre le aa mai i856, par H. Hermann Goldschmidt, peintre d*histoire. Le lendemain, a 3 mai i856, M. Pogson découvrait k Oxford (Angleterre) la planète Isis, la quaranle-deuxième des pUuaètes télescopiques observées entre Mars et Jupiter.

L Académie a partagé le prix d^aslronomie fondé par Lalande entre MM. Chacor- nac, Goldschmilh et Pogson.

Prix de mécanique, fondé par M. de Montyon. L*examen des pièces adressées à ce concours pour l'exercice de i856 n*a rien révélé qui ait paru digue du prix à décerner.

Prix de statistique. L'Académie accorde, pour Tannée i856, le prix de statis- tique fondé par M. de Monlyon, à M. Armand Husson, chef de division à la préfec- ture de la Seine, pour les renseignements précieux contenus dans son ouvrage intitulé les Consommations de Paris.

Prix fondé par Mr* la marquise de Laplace. Ce prix, consistant dans la collection complète des ouvrages de Laplace, est décerné chaque année au premier élève sor- tant de TÉcole polytechnique. En conséquence, le président a remis les cinq volumes de la Mécanique céleste, Y Exposition du système da monde, et le Traité des probabilités, a M. Martin (Louis- André-Emile), sorti le premier de TÉcole polytechnique, le ig septembre i856, et entré le premier à TEcole impériale des mines.

ScisifCES PHYSIQUES. Grand orix des sciences physiques, proposé en 18à7 pour i8à9, remis au concours pour 1853 et de nouveau pour 1856. « Établir, par une t étude du développement de Tembryon dans deux espèces, prises. Tune dans Tem- « branchement des vertébrés, et Tautre soit dans Temoranchement des mollusques, « soit dans celui des articulés , des bases pour Tembryologie comparée.

L'Académie a accordé le prix à M. LerebouUet, professeur de zoologie et d'ana- lomie comparée à la Faculté des sciences de Strasbourg.

Grand prix des sciences physiques, proposé en 1850 pour 1853, et remis à 1856. « 1* Étudier les lois delà distribution des corps organisés fossiles dans les différents « terrains sédimentaires , suivant leur ordre de superposition ; a** discuter la question «de leur apparition ou de leur disparition successive ou simultanée; 3** rechercher la nature des rapports qui existent entre Tétat actuel du règne organique et ses « états antérieurs. >

Ce prix a été décerné à M. H.-G. Bronn, professeur d'histoire naturelle à Hei- delberg (grand-duché de Bade).

Prix de physiologie expérimentale, fondé par M. de Montyon. Ce prix a été accordé a M. Waller, pour ses observations ci ses expériences sur les ganglions des nerb rachidiens. L'Académie a décerné, en outre, un prix suppl&ientaire de 1 ,5oo firancs à M. Davaine, pour la partie physiologique de son Étude sur Vangaillult du blé niellé (anguiUula trtiici)^ et une mention honorable, avec une récompense de i,ooo francs, à M. Fabre, d'Avignon, pour ses recherches relatives à Taction du venin des cerceris sur le système nerveux gang^onnaire des insectes.

Prix relatifs aux aris imuluhres. -*- L'Académie a décerné un prix de a,5oo francs

198 JOURNAL DES SAVANTS.

à M. Scbroetter, foar la découverte de Vétai isomérique da phosphore rouge, et un enconraganent de a, ooo francs k M. Cbaumont, auteur d*une machine propre à séparer les jarres ou gros poiis des peaux de lapin, des poils courts et uns qui sont exdasivemeDt employés à la fabrication des feutres pour chapeau.

Pris de tMeeine et de chirurgie."^ V Académie a décerné: un prix de a, ooo francs à H. Simpson oui, après les belles expériences de M. Flourens, a introduit lanes- tbésie par le chloroforme dans la pratique chirurgicale et dans celle des accouche- ments; un prix de a, ooo francs à M. Malgaigne, pour son grand ouvrage sur les fractures et ies luxations , ouvrage dans lequel Tauteur fait ressortir une fiwle de faits nouYcanx, en ce qui concerne presque toutes les questions qui y sont traitées, eu égard en particulier aux fractures de Tastragale par écrasement, aux luxations incomplètes au genou, du fémur, de lltumérus, du coude, aux fractures des côtes, etc.; un prix de a,ooo francs à M. Jules Guérin, pour avoir généralisé la méthode sous-cutanée, indépendamment de son application a la ténotomie déjè récompensée; ime récompense de i,aoo francs à M. StHling, pour ses recherches anatomiques et microscopiques sur le pont de Varole, la moelle allongée et la moelle épinière; une récompense de 1,000 trancs à M. Eugène Renault, pour ses nombreuses expériences sur plusieurs maladies contagieuses, sur la rapidité plus oujmoins grande avec laquelle sont absorbées les matières virulentes de la morve, de la clavàée, de la rage, du sang de rate et du charbon , introduites sous l'épiderme ; sur la transmission de la morve par l'injection dans les veines d*un sang provenant de chevaux atteints de morve aiguë; sur la transmission de la rage des herbivores, et sur un grand nombre d'autres points de Thistoire de ces maladies; une récompense de 1,000 francs à M. Filhol poor : i* avoir démontré dans son ouvrage sur les eaux minérales des Pyrénées , que certaines eaux de cette contrée de la France doivent leur propriété sulfureuse au monosulfure de sodium; a* avoir distingué deux catégories d*eaux sul- fureuses dans lesqudles existe la silice et avoir constaté que les eaux les plus re- nommées des Pyrénées qui sourdent dans la partie orientale de la chaîne sont plus alcalikies que les autres; 3* avoir découvert la présence de Tadde borique dans plu- sieurs eaui des Pyrénées et dans celles de Vicny ; &* enfin pour avoir perfectionné la méthode sulfhydrométrique de Dupasquier, en substituant à la solution alcoolique d*iode la solution aqueuse d'iodure de potassium ; une récompense de 1 ,000 francs à M. Galtier, pour avoir, dans son Traité de Toxicologie médicale, chimique et légale, constaté un des premiers les modifications que Tiodc éprouve dans le lait, le sang, Turine; avoir indiqué les moyens de faire manifesterla présence de Tacidesulfurique dans les matières organiques, lorsque cet acide a été absorbé; et enfin avoir soumis à robserration microscopique les diverses poudres des végétaux toxiques et leur avoir assigné des caractères importants; une récompense de 1,000 francs à M. Mid- dddorpf, pour la galvanocaustie appliquée k certaines opérations chirurgicales; une récompense de 1,000 francs k M. Brown Séquard, pour avoir montré que des lé- sions variées de la moelle épinière peuvent être suivies, au bout de quelques se< maines , chei les mammifères, d'une affection convulsive épileptiforme, se produi- sant soit spontanément , soit par Texcitation des ramifications du nerf trijonieau corresponaant au côté lésé delà moelle épinière; une récompense de 1,000 francs k M. nobin, pour la découverte et la description d*un tissu accidentd ayant une slmctnre dVpparence glanduleuse et se développant chez Thomme, dans des parties du corps dépourvues de glandes; une récompense de 1,000 franc» k M. Boinet, pour ses recnerches et ses expériences sur la valeur des injections iodées dans le traitement des kystes de Tovaire; une récompense de 1,000 fi(«ncs k M. Guillon,

MARS 1857. 199

pour 80D prooédé de cUlaUlion du rélréeissement de l*urètre à Taide de bougies dî- vaires en baleine ou en gomme élastique; un encouragement de 800 francs à M. Faure, pour ses recherches expérimentales sur Tasphyxie et particulièrement sur Tanesthéaie qui en est la conséquence ; un encouragement de 800 francs à M. Colombe , pour aroir démontré la possibilité de changer avantageusement, dans certains cas« la po- sition vicieuse du ioetus pendant Taccouchement; un encouragement de 700 francs à M. Hiffelsheim, pour ses recherches et ses expériences sur les mouvements du cœur chez les animaux; un encouragement de 700 francs à M. Philippaux, de Lyon, pour avoir mieux étudié, et à des points de vue nouveaux, Taction variée des dif- férents caustiques appliqués aux opérations de la chirurgie; un encouragement de 600 francs à M. Legendre, pour avoir donné les préparations et les fieures d'un ffrand nombre de coupes faites sur des cadavres congelés , dans le but oe montrer les rapports exacts des tissus et des organes; un encouragement de 600 francs à chacun de MM. Goubaux et FoUin, pour avoir constaté que, chez plusieurs mam- miCères et chez Thomme, dans les cas de cryptorchidie double, le liquide prolifique eat infécond; un encouragement de 5oo firancs à M. Godart, pour avoir observé chez l'homme un certain nombre de faits semblables ; un encouragement de 5oo fr. à M. CoUin, pour s'être livré à des recherches expérimentales nombreuses et variées sur les animaux, dans le but d'éclairer certaine question de physiologie ; un encou- ragement de 5oo francs à M. Figuier, pour avoir constaté, après M. Schmidt, de Dorpat, dans le sang de l'homme vivant, à l'état dosante, la présence du sucre dans des conditions semblables à celles qui avaient été déterminées par M. Q. Bernard chez les animaux ; un encouragement de 5oo £rancs à M. Duplay , pour ses recher- ches sur la persistance des zoospermes chez les rieillards ; un encouragement de 5oo francs à M. Goaselin , pour ses recherches et ses expériences sur l'absorption par la cornée transparente de diverses dissolutions salines mises en contact avec le globe de l'œil et leur mixtion avec l'humeur aqueuse ; un encouragement de 5oo fr. a M. Vemeuil, pour avoir décrit avec une grande exactitude les différents kystes de la région sus-hyodienne; un encouragement de 5oo francs à M. Delpech , pour avoir fait connaître les accidents que développe, chez les ouvriers travaillant en caout- chouc, l'inhalation du sulfure de carbone en vapeurs.

Prix Cavier, - L'Académie a décerné pour la troisième fois le prix Cuvier. La première fois (i85i ) , il l'a été à M. Agassiz pour ses grands travaux sur les poiiioju foêtiles; il l'a été, la seconde ( i854}« à M. Muller, pour se» belles et profondes re- cherches sur la structure et le développement des ichinodemes, L'Académie l'ac- cOrde, cette année, à M. Richard Owen, qui, depuis2|dus de vingt ans, et par les travaux les plus continus, ccHnme de l'ordre le plus élevé, a tant agrandi le champ de l'anatomie comparée et de la paléontologie.

PRIX PROPOSÉS.

ScisucKS MATHÉMATIQUES. Grmnd prix de mathématiques proposé pour i858, Legendre, dans sa Théorie des nombres (tome II, p. 76 de l'édition de i83o), énonce et croit même démontrer la proposition suivante, qui, si elle était bien établie, serait k la fois très-remarquable et très-importante : tSçit donnée une progression «arithmétique qudcooque A— ^C, a A C, 3 A C, etc., daqs laqufille A et C sont

premiers entre eux ; soit donnée aussi une suite &, A, fi». . », ^p, œ, composée de k

nombres premiers impairs, pris à volonté et disposa dans un ordre quelconque; « si Ton appelle en général it^^ le si*"* terme de la suite naturelle des nombres pre-*

200 JOURNAL DES SAVANTS.

«miers 3,5, 7, 11, etc., je dis que surir^"*) termes consécutifs de la progression

proposée, il t en aura au moins un qui ne sera divisible par aucun des nombres t premiers d. A, (i,..., ^, ai. > Mais la démonstration de L^ndre est évidemment insttfl^Mnte, et, jusqu*ici, Ton ignore si ce beau théorème a lieu réellement. Pour appder sur ce point Tattention des géomètres, T Académie propose comme sajet du grand prix de mathématiques à décerner en 1 858 la question suivante : « Établir ri- « goureusement la proposition de Legendre ci-dessus énoncée, dans le cas elle « serait exacte, ou, dans le cas coniraire, montrer comment on doit la remplacer. »

Le prix consistera en une médaille d*or de la valeur de 3,ooo francs. Les mé- moires destinés à ce concours devront être remis au secrétariat de Tlnslitut, le 1* no- vembre i858.

Grand pria de mathématiques , proposé pour 1856 et remis à 1859. L'Académie avait propoeé, comme sujet de prix, pour i856 , le perfectionnement de la théorie ma- thématique des marées. Aucun des mémoires reçus n ayant paru mériter le prix, TAcadémie, vu Timportance de la question, la met de nouveau au concours pour ] 85g, et dam les m^es termes , qui laissent aux auteurs toute la latitude possible : t Penectionner dans quelque point essentiel la théorie mathématique des marées. »

Le prix consistera en une médaille d*or de la valeur de 3, 000 francs. Les mé- moires devront être dé[K>sés avant le 1" avril i85g.

Grand prix de mathématiques, déjà remis aa concours pour i853 et prorogé jusqu'en f557.—^« Trouver les intégrales des équations de Véquilibre intérieur d*un corps so-

lide élastique et homogène, dont toutes les dimensions sont finies; par exemple, « d*un parailtiipipède ou d*un cylindre droit, en supposant connues les pressions ou « tractions inéffàlea exercées aux différents points de sa surfeice. Le pnx consistera en une médame d*or de la valeur de 3,ooo fi'ancs. Les mémoires devront parvenir le 1* avril 1867.

(irandpHx ae mathématiques, proposé pour i85S et remis au concours pour 1857. «Trouver Tintégrale de l'équation connue du mouvement de la chaleur, pour le tcas d*îui ellipsoïde homogène, dont la surface a un pouvoir rayonnant constant,

et qui, après avoir été primitivement échauffé d'une manière quelconque, se re* « froidit dans un milieu d'une température donnée.

Le prix consistera en une médaille d'or de la valeur de 3,ooo francs. Les mé- moires devront être déposés avant le 1* octobre 1857.

Pris extraordinaire ae six mille francs sur l'application de la vapeur à la marine mi- liteûre, proposé pour 1857. Le premier prix de 6,000 francs, fondé pour exciter au progrès de la vapeur appliquée à la marine militaire , ayant été signdé par le sDccès obtenu dans la construction des vaisseaux de ligne à grande vitesse et mus au moyen de l'hélice, l'Académie des sciences a témoigné le désir que le Gouverne- ment fondât un nouveau prix d'égale valeur, pour récompenser un grand pas qui serait fait dans la même carrière.

Sa Majesté, toujours empressée de favoriser les sciences et leurs applications aux arts, 8*e8t &it un généreux plaisir de satisfaire à ce vcsu, et de mettre le crédit de- mandé à la disposition de l'Académie. ^ La navigation par la vapeur ne comptera que l'année prochaine un demi-siècle d'existence, n a tallu qu'une partie notable de ce temps s écoulât avant que les ba- teaux à vapeur quittassent les rivières et les fleuves poor s*essayer sur la mer; il a fallu d'autres années avant que le commerce osât construire des navires à vapeur qui travenusent l'Atlantique.

A son tour est venue la marine militaire, plus difficile en ses conditions et plus

MARS 1857. 201

drooiuoeote en ses préeaotioDs, parce qu'elle a des dangers ploi divers et plus re- doutables à courir.

Arrivée plus tard, mais demandant aux sciences des secours plus profonds et plus méthodiques , elle a Cait des progrès plus rapides , fondés sur des expériences rigou- reuses , et nous les avons couronnés.

n faut se garder de croire qu'il ne reste plus rien à découvrir et rien à perfec- tionner.

La dépense de combustible» à bord des bâtiments de guerre, n*o£fre, jusqu'à ce jour, que des économies insignifiantes ; une révolution est à produire sous ce point de vue. Cette révolution serait surtout favorable à la France, le combustible est plus dispendieux que chez nos émules les plus éminents.

A la vue des locomotives de terre , si puissantes et si peu pesantes , on est frappé du poids énorme des mécanismes à vapeur abord de nos vaisseaux; nous atten- dons encore et nous appelons un gsand changement.

La combinaison des forces du vent et de la vapeur présente des avantages qu'en beaucoup de cas ne peut pas offirir l'emploi séparé de ces forces. Il doit résulter de cette combinaison , appliquée k l'art nuiitaire, des innovations aussi variées que puissantes et d'une haute importance.

D'autres parties , que nous n*avons pas la prétention d'énumérer, sont suscep- tibles des perfectionnements les plus remarquables, surtout en ce qui concerne l'ar- chitecture navale.

Une guerre glorieuse vient de produire des faits nouveaux; elle a révélé des be- soins de navigation et de combat que l'on soupçonnait à peine : c'est aux loisirs de la paix i résoudre les problèmes posés par les exigences de la guerre. Nous prépa- rons ainsi les succès d une guerre future, si la civiUsationet l'humanité n'en reculent pas de plus en plus le terme.

Au commencement de la lutte actuelle, les vaisseaux les mieux munis des plus forles bouches à feu ne luttaient qu'avec inégalité contre des forts de mnit k triple étage de feux incendiaires. Une idée fournie par le chef de l'État a fait construire des batteries fottantet à feu rasant, bardées, pontées en for; les forteresses de terre se sont trouvées inférieures à ces nouveaux navires k vapeur. On a cessé de regarder conune imprenables des places hérissées de canons, derrière lesquelles s'abntaient des marines entières. Cette persuasion, toute nouvelle, compte peut-être parmi les motifs auxquels on a la cessation des combats.

L'Académie désire surtout récompenser des inventions, des perfectionnements constatés, épouvés par l'expérience. Elle laisse aux concurrents une latitude illi- mitée; elle ira chercher un grand progrès en quelque lieu qu'il se montre, s'il porte avec lui sa démonstration au moins pratique, et, s'il se peut, théorique.

Les mémoires et les plans qui feront connaître les travaux des concurrents de- vrtmt être adressés au secrétariat de l'Institut, le i* novembre 1867, afin que le prix soit décerné, s'il y a lieu, dans la séance publique de i858.

Prix étastrononde, fondé par M. de Lalande. La médaille fondée par H. de Lalande, pour être accordée annuellement k la personne qui, en France ou ail- leurs (les membres de l'Institut exceptés], aura fait l'observation la plus intéressante , le mémoire ou le travail le plus utile aux progrès de l'astronomie, sera décernée dans la prochaine séance publique.

Prix de méeaniqae, fondé par M. de Montyon. M. de Hontjca a ofiert une rente 8url*État , pour la fonclation d'un prix annuel en faveur de cdui qui, au ju gement de l'Académie des sciences, s'en sera rendu le plus digne, en inventant ou

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202 JOURNAL DES SAVANTS.

eo pefiiplieniuuitdcsûiâtnuiients utiles aux progrès de rameidtDfe, dee nrn mé^ camqaes ou des sciences. Ce prix consistera en une médaiUe d*or de 1* valnir de ASenPMiM. La tenne èe ce concours est fixé au i* airril de ciiaqiie amaée.

Fm9 Jk iàtiUstiquâ, fondé par M. de Montyon. Parmi les ouvrages ^ auront -pour olget une ou plusieurs questions relatives à la Siatittiquê^ de Ai Franee, odui qui, au jugement de 1* Académie, contiendra les recWdies les plus miles sera cou- ronné dans la prochaine séance publique de 1867. On considère comme admis à ee coneomrs les mémoires envoyés en manuscrit et ceux qui, ayant été imprimés et paUiés, airtvent à la connaissance de TAcadémie. Le prix consistera en une mé- daffle d*or de la valeur de 477 francs. Le terme du concours est fixé au 1* jan- vier de chaque année.

Plus Bsrom, pnpoii fosr i858. L'Académie propose comme sujet du piîx Bordîn, qu'elle décernera, s'il y a lien, en i858, la question suivante : A divers «points de l'échelle thermométrique et pour des dîfférencesde température ramenées « a I degci, déterminer la direction et comparer les intensités relatives des courants « électriques produits partes différentes substances thermo-électriques. > Ce prix con- sistfMra en mie médaiRe d'or de la valeur de 3,ooo francs. Les mémoins devront être déposés le l'ornai i858.

Pnm IWmoiit M. le baron de Trémont , par son testament en date du 5 mai 1847 « e légué à l'Académie des scienoes une somnae annudie de i,ioofrancs,pour aider dans ses travaux tout savant, ingénieur, artiste ou mécanicien, auquel une assistance sera nécessnire pour atteindre un but utile et glorieux pour la France. > L'Aoadémie annonce que, dans sa séance publique de 1867, elle accordera la somme profsenant du legs Trémont à titre d'encouragement, à touti savent, ingénieur, ar*

tîslee«'méoanicien, » qui, se trouvant dans les conditions indiquées^ aura présenté, dans le courant de Tannée, une découverte ou un perfeotioQiMment paraissant ré* pendre ie micua aux intention» du fondateur.

Pma^Jhmiimfxt madame la marqum de. Laphee. <- Ce prix, consistant dans la coi- leotion eom{Méte des ouvrages de Laplace, sera décerné, dbaque année, au premier élivn sortant de l'École polytechnique.

^ScnmoiSPHTSiQUBS. GrandpruBdesscieme9$pkynqmm,prapotéêni856pottri857.'^ t Etmlier le mode de formation et de structure des spores et dos autres organes qui teonoenrent à la reproduction des champignons, leur rdle physiologique, k m*-

mination des spores, et, particulièrement pour les champignons parasites, teur

mode de pénétration et de développement dans les antres corps organisés vi- f vents.

Ce peix consistera en une médaille d'or de l^ vdeur de 3,ooofirancs.

Les mémoires devront être déposés le 3i décembre 1857.

PrwdÊpkytiohgUexpénnmntalefnMparM.dBMût^tyon.-^M.J^ iqfsnt

dfcvi une somme à l'Académie des sciences, avec l'intention que le revenu en fût affecté i un prix de physiologie expérimentale à déoamer chaque année, l'Aca- démie annpnoe qu*dle siqagera une médaille d'or de }a valeur de 80& francs, à l'onvnige, imprimé ou manuscrit, qui lui paraîtra avoir le plus contribué anx pro- grài 4e la physidogie expérimentale.

Ia prix sera décerné dans la prochaine séance publique.

Les onvraffes ou mémoires présentés par les auteurs doivent être envoyés au se- crétariat de rinstitut le 1* avril de chaque année.

Dmnpifid du Ug$ Mimtyon, Conformément an testament de M. de liontjon, ibeera-iéMnié nn ou plnsieurs prix aux suteurs des ouvrages ou des déoonvertea

MARS 1857. 203

qui MTOnt jugés le» plui utiles à ïart de guérir, et à ceux qui auront trouvé les moyêm i$ remrt un art ou um métier moins insalubre.

Les ouvrages ou mémoires produits par les auteurs doivent être envoyés le I* avril de chaque année.

Prix Caoier. L* Académie annonce qu elle décernera, dans la séance publique d#.i86o, un prix {sms le nom de pris Cunier) à Touvrage qui sera jugé le plus re- marquable entre tous ceux qui auront paru depuis le i*^ janvier 1867 jusqu^au 3i décembre id5Q, soit sur le règne animal, soit sur la gé(^ogie. Ce prix consistera en une médaille d or de la valeur de i,5oo francs.

Prix A Ikumbert, pour les êâences naturellessproposéen i85& pour i866etremisà 1859, *— «Étudier lemodede fécondation des œubetlastructuredesorganesdela génération > dans les principaux groupes naturds de la dasse des pcdjpes ou de cmie des aoa* « lèphes. » Les socdogistes n ont constaté, jusqu ici, qn^un petit nombre de (aits isolés relatib à la reproduction semelle ches les animaux inférieurs, etTAcadémie désire- rait appeler Tattention des observateurs sur oetle partie importante de Thistoireana- tomique et physiologique des zoophytes. Elle laisse aux concurrents le choix des espèces à étudier, mais elle voudrait que ce choix fût fait de manière à donner des résultats applicables k Tensemble de 1 une ou deTautre des grandes classes indiquées ci-dessus, ou à Tune des familles les plus importantes dont elles se composent, savoir : celle des acalèphes hydrostatiques, des médusaires, des soantfaaires ou des polypes hydraîres. La partie anatomique des travaux adressée à TAcadémie pour ce concours devra ètr^ accompagnée de figures dessinées avec précision.

Aucun mémoire n*a %té adressé à TAcadémie ; mais la commission , convaineue du grand intérêt qu* il y a i résoudre ces problèmes , remet la question au concours pour Tannée 1859.

Le prix consistera eo une médaille d*or de la valeur de 3,5oo francs.

Les mémoires devront être déposés le 1* avril i8ôg.

Prix Bordin, proposé en 1856 pour 1857, L* Académie propose pour le sujet du prix Bordin, à décerner en 1867, la question du. métamorphisme des roches. «Les au- teurs devront faire Thistonque des essais tentés, depuis la fin du siècle dernier, pour « expliquer par un dépôt sédimentaire , suivi tl*une altération plus ou moins grande,

Téiat dans lequel se présentent k Tobservation un grand nombre de roches. Bs de- « vront résumer les théories physiques et chimiques proposées pour Texplication des

faits de ce genre , et faire connaître celles qu ils adoptent. L'Académie leur

saura gré surtout des expériences qu*ils auront exécutées pour vérifier et pour

étendre la théorie des phénomènes métamorphiques. >

Ce prix consistera en une médaille 4*or de la ^aieur de 3,ooo francs.

Les mémoires devront être déposés le 1* octobre 1867.

Prix quinquennal fondé par m. de Jlforoyosi.— M. de Horogues a légué, par ton testament en date du a 5 octobre i83A, une somme de 10,000 francs, placée en rentes sur TÉtati^ pour &ire Fobjet d'un prix à décerner* tous les cinq ans, alterna- tivement, par r Académie des sdences physiques et mathématiques , a ïmosnigÊ fui aura foii foire le plus de progrès à VaericultMre en France, et par TAcadémie des sciences morales et pditiques, au meuleur ou»rage»arféiai du paupérisme en Fmmti et 1$ moyen ^^remédier.

L* Académie annonce qu'elle décernera ce prix, en i863 , è fouvmge remplisaant les conditions prescrites par le donateur.

Les ouvrages, imprimés et écrits ea firan^aîs, devront être dèfùêée au secrétariat de riMtitut avantle 1** avra i863.

26.

204 JOURNAL DES SAVANTS. '

Ltgt Bréant Par son testament en date du a8 août 1849 1 feo M. Bréant a légué à l'Académie des sciences une somme de 100,000 francs pour la fondation d*un prix k décerner « k celui qui aura trouvé le moyen de guénr du choléra asia- « tique ou qui aura découvert les causes de ce terrible fléau. »

Prévoyant que ce prix de 100,000 francs ne sera pas décerné de suite, le fonda- teur a voidu, jusqu a ce que ce prix fût gagné, que Tintérèt du capital fût donné i la personne qui aura fait avancer la science sur la question du choléra ou de toute autre maladie épidémique, ou enfin que ce prix pût être gagné par celui qui in- diquera le moyen de guérir radicalement les dartres ou ce qui les occasionne.

Les concurrents devront satisfaire aux conditions suivantes :

1* Pour remporter le prix de 100,000 francs, il faudra : «Trouver une médica-

tion ifui guérisse le choléra asiatique dans Timmense majorité des cas ; »

Ou «indiquer d*une manière incontestable les causes du choléra asiatique, de

façon qu*en amenant la suppression de ces causes on lasse cesser Tépidémie; >

Ou enfin, «découvrir une prophylaxie certaine , et aussi évidente que Test, par «exeoiple, celle de la vaccine pour la variole. »

a* Four obtenir le prixannuelde 4»ooo fi*ancs,il faudra, par des procédés rigoureux, avoir démontré dans Tatmosphère Texistence de matières pouvant jouer un rûle dans production ou la propagation des maladies épidémiques.

«Dans le cas les conditions précédentes n*auraient pas été remplies» le prix «annuel de A>ooo francs pourra, aux termes du testament, être accordé k celui qui «aura trouvé le moyen de guérir radicalement ks dartres, ou qui aura éclairé leur > étîologie. a

Après Tannonce de ces divers prix, M. Élie de Beaumont, secrétaire perpétuel, a lu réloge historique de M. G)rioli«. La séance s*est terminée par la lecture d*un rapport de M. Ad. Brongniart, sur le grand prix des sciences physiques, relatif aux changements des êtres organisés aux diverses époques géologiques.

LIVRES NOUVEAUX.

FRANGE.

Mémoires sur les conlrées occidentalts, traduit du sanscrit en chinois , en Tan 648 ,

i>ar Hiouen-thsang, et du chinois en français, par H. Stanislas Julien, membre de Insliliit , tome premier, contenant les livres I a VIII et une carte de TAsie centnde ; PÉrii.imprimépar autorisation de l'Empereur à Tlmprimerie impériale, 1857, in-8* , lixvui-AqS pages. Ce premier volume des Mémoires de Hioucn-thsang sur les contrée» occidentales contient huit livres de Touvrage sur douze, et il s'arrête A la moitié de la description du Magadha. Soixante-quinie autres royaumes y sont décrits aviBt œlni-ià, d'après les matériaux sanscrits qu'a recueillis fidèlement le pèlerin chinois. Les détails les plus précieux abondent dans ces documents indigènes et bf- ficî^ sur la géographie et les divisions poliUqnes, sur le climat, les mœurs et les rdigioos, etc., de Tlnde. au milieu du vu* siècle de notre ère. Les renseignements y sont Irès-variés , bien au ils concernent plus spécialement l'étal du bouddhisme. On a pu voir déjà par la biographie de Hiouen-thsaDg,dontnoa8 avons rendu compte

MARS 1857. 205

d«os une suite d*artides ea i855 et en 1 856, quel intérêt s'attache à ces Mémoires. Nous comptons en montrer la haute valeur en nous en occupant bientôt. Mais nous n'avons pas voulu tarder davantage à faire connaître au monde savant la publication de ce nouveau volume, impatiemment attendu par tous ceux qui ont lu THistoire de la vie et des voyages de Hiouen-thsang. Après une assez longue préface , M. Sta- nislas Julien a donné plusieurs pièces de bibliographie chinoise sur les Mémoires du pèlerin bouddhiste pour prouver de quelle estime ils ont joui auprès des lettrés chinois de toutes les époques. On lira avec curiosité ces pièces d*un style singulier, excessivement diflBcile A rendre. Cette première partie des Mémoires d'Hiouen-thsang a été publiée avec Taide généreuse de la G)ur des directeurs de la Compagnie des Indes-Orientales, à qui M. Stanislas Julien a dédié son ouvraee. Ce volume est le second de la collection des voyages des pèlerins bouddhistes , dont la biographie de Hîoueu-thsang forme le premier. C'est une belle entreprise, que M. Stanislas Julien poursuit avec la science et l'application qu'on lui connaît. Nous ne doutons pas que l'illustre sinologue n'arrive prochainement à la fin de sa tache si ardue et si méri- tante; la portion qu'il nous en donne aujourd'hui nous assure que le reste ne tar- dera pas longtemps encore.

Les livres des miracles et aatres opuscules de Georges Florent Grégoire, évéque de Tours, revus et coUationnés sur de nouveaux manuscrits , et traduits, pour la Société de l'Histoire de France, par H.-L. Bordier. Tome I", Paris, imprimerie de Lahure, librairie de J. Renouard, 1867, ^°'^* ^xl-4i6 pages. La Société de l'Histoire de France, qui a donné, il y a vingt ans, une excdlente édition de V Histoire ecclé- siastique des Francs, de saint Grégoire de Tours, texte et traduction française* com- plète aujourd'hui cette publication en Dûsant paraître les autres ouvrages moins im- portants, mais utiles encore, du plus ancien ae nos historiens. Cette nouvelle série des œuvres de Grégoire de Tours formera au moins quatre volumes. Le tome pre- mier, qui vient d'être publié, comprend: 1* une notice relative aux travaux de D. Ruinart sur les écrits de l'évèque de Tours, avec la traduction de divers passages de la préface de ce savant bénédictin ; a* le texte latin et la traduction française de deux livres intitulés : De gloria martyrum; De miraculis sancti Juliani. Des notes assez nombreuses sont placées a la fia du volume. Le nouvel éditeur se réserve de donner ultérieurement les explications nécessaires sur les sources manuscrites ou imprimées de ses textes , sur sa traduction et sur les questions spéciales qui auraient besoin d'éclaircissements.

Geofroy Tory, peintre et graveur, premier imprimeur royal, réformateur de Tor- thographe et de la typographie sous François I**, par Aug. Bernard. Paris, impri- merie de F. Didol , librairie de E. Tross , 1 867, in-8* de xv-a 60 pages , avec planches. Antoine Vitré et les caractères orientaux de la Bible polyglotte de Paris. Origines et vicissitudes des premiers caractères orientaux introduits en France, avec un spéci- men de ces caractères, par le même. Paris, imprimerie deCh. de Mourgues, li- brairie de Dumoulin, 1857, in-8* de pages. Ces deux publications viennent ajouter de nouveaux renseignements à ceux que M. Aug. Bernard avait donnés dans d'autres ouvrages sur l'histoire technique et bibliographique de Timprimerie firan- çaîse. Ses recherches sur Geofroy Tory font apprécier à un point de vue tout à fait neuf un artiste remarquable et à peu près oublié du xvi* siècle, qui fut à la fois peintre, graveur, premier imprimeur royal et réformateur de l'orthographe et de la typographie fi^nçaise sous François I". Le point capital de ce travail est de faire ccnroaitre Tory non-seulement comme l'un des plus habiles graveurs que nous ayons eus, mais comme le rénovateur de la gravure en France. Dans son opuscule sur

206 JOURNAL DES SAVANTS.

Antoioe Vtiré, Tauteur s'aUacb» a disculper cet imprimeur du reprocligque lui avaient fiut la Caille et Chevillier d*avoir détruit les caractères orientaux qui aTaieot servi k rimpressic» de la Bible polyglotte, et il démontre que les poinçons et les matrices de cet caractères existent encore à Tlmprimerie impériale. M. Bernard an- nonce qu'il fera paraître prochainement deux autres ouvrages : AiUoinê Vérari et Us imfmuwns yoUùques; Catalogae des éditions ia Louvre, pubUcakions destinées à com- pléter ses travaux sur rhistoire de l'imprimerie française.

Histoire dm règne de Henri IV, par M. A. Poirson, ancien proviseur des lycées Samt^Loois et Chariemagne, conseiller honoraire de l'Université. Paris, imprimerie de Martinet, librairie de L. Colas, i856, a vol. en trois tomes in-â* de XLyi-544i 447 et 56i pages. Ce livre, fruit d'un travail de quinze années, est certainement {'couvre historique la plus développée et la plus complète qui ait été faite jusqu'ici sur le règne de Henri IV. L'auteur ne s'est pas borné è présenter l'ensemble exact des travaux de ce prince dans la guerre et dans la paix; il s'est attaché, en outre, k retracer l'élat de la société et le tableau de l'esprit humain en France, dans les sdenoes, la littérature et les beaui-arts, depuis 1589 jusqu'en 1610. L'ouvrage se divise en trois périodes principales : celle Henri IV combat la Ligue et Philippe II ; otSim il réforme TÉtat et la société, et celle il revient à la guerre étrangère, entrepriae sur un vaste plan pour conjurer les dangers dont la France est menacée par la maison d'Autriche. Après une préface dont le but est d'exposer le plan et le déveiappement de cette histoire, le premier volume s'ouvre par une introduction dana laqudle M. Poirson examine les questions de droit public soulevées par l'avé- nement de Henri IV, et apprécie la conduite politique et la moralité de la Ligue. Viennent ensuite les cinq premiers livres de l'ouvrage, qui embrasaent le récit des événements polUiques depuis la mort de Henri III jusqu'au mariage de Henri IV avec Mario die Médicfs et à la fm de la guerre de Savoie ( 1689-1 601). Le sixième livre, cp^ oooupe la fin du premier volume et la plus grande partie du second, a pour titre: «Événements politiques pendant la période deiGoi k 1610; gouverne- ment ei administration de Henri IV; ministère de Sully; état de la société, des sciences t de la littérature sous ce règne. > Cette dernière partie de l'ouvrage est la plus étendue et peut-être la plus importante par la variété des recherches et la nou- veauté des aperçus. L'auteur nous montre la vigilance et la protection du roi s*é- iendant sur les divers arts de la paix dont il s'occupe en même temps; sur i'a^- culture et Tindustrie , sur le commerce intérieur, sur les voies de communioetion par iarre et par eau , sur le commerce extérieur et sur les colonies. On remarquera aussi dana ce sixième livre un chapitre intéressant, se trouvent exposés avec plus de précisioii qu'on ne l'avait fait jusqu'ici, les idées et les prcnets qui occupaient Henri IV au moment de sa mort, et qui forment ce que les histonens du temps nomment son grajud dessein. L'histoire du développement donné aous ce règne aux travaux publics, le tableau des moeurs, l'appréciation des œuvres de la sdence* de la titléntuie et des arts, sont traités avec un grand soin dans les derniers chapitres de œt estimable et consciencieux ouvrage. Des pièces justificatives, en asses grand iMmbre, sont placées k la fin de chaque volume.

^oêmm M poésies» par Leconte de Lisle, auteur des Poimes saUiquês. Seconde édition. P^, imprimerie de BaiUy et Divry, librairie de Taride, 1857, in*ia de 3o8 Piges. -- M. Leconte de lisîe a traité, dans ce recueil de poésies* des sujets Irèi-diveif Il a puisé tour k tour ses inspirations dans les mystères du cbristia- nisne, dans les traditions indiennes et dans celles de la religion des anciens Snan- dinavas. Qoelyes pièces, intitulées Odes amicréosUiqmu^ sont empreintee d'an sen-

MARS 1857. 207

tÎHHil tvèt^Jmd à(B Faitiiiiiîlé^ C6tl« nouTeHe édilkm est angynenlé» itma Métne assex étendm mt k Passion, Ton troirre, eoiisie dcns tout le rtiie du TOluise, betueoup de Ters heoreoii* Malgré quelques hardiesses de forme et de pensées , ueas croyons que ce livre sera bien accueilli par les amis de la poésie française.

ANGLETERRE.

Nous croyons deroir porter à la connaissance du puMic sarant Tannoncé sui-

Une soaune de 3oo livres sterling (7,600 francs), oâerie par un ancien iisne* tionnoire du service civil du Bengale , a été déposée, par la Société royale asiatique de la GttfKie-Bretagne, k la banque de Londres et de Westminster, pour èlre don- née en prix au meiBeur exposé t écrit soîl en allemand , soit en Françaîs, du système VédAnt», considéré comme philosophie et comme religion.

Les mémoires devront comprendre :

1* Une histoire de Torigine et des premiers développements dea doctrines du VédAnta, tels quon les trouve dans le Véda, les Braiimanas, les Oirpanishads et autres documents antérieurs aux Brahma-Soàtras ;

a* Une dissertation sur la SAriraka*MSmànsâ on Brahma-Soûiras, leur époqne, leur auteur, leur formation, leiu* usage, et leurs rapports polémiques ou autres avec les Soàtras des cin^ autres Darsanas , dont on exposera les principes les plus généraux, en eux*mèmes et dans leurs rapporta avec les croyances du Véda;

3* Une traduction en aUemand ou en fiançais de la Sâriraka-Mtmânaâ, dont' on donnera également le teste sanscrit, avec des notes explicatives , tirées particulière- ment du commentaire de Sankara ;

4* Une discussion sur les points de doctrine les auteurs védaotiques mo- dernes., considérés comme orthodoxes, diffèrent des Brahma-Soâtras et de San- kasB.

MM. Christian Lassen, de Bonn, Windisclimann, de Munich, et Max MûHer, d*Oxford, sont désignés pour juges du concours.

5* Les compétiteurs devront remettre leurs mémoires, lisiblement écrits et por- tant une devise accompagnée d'une lettre cachetée faisant connaître le nom de Tauteur, et revêtue de la même devise, avant le 1* avril 1860, et en faire le dépôt au siège de la Société royale asiatique , New-Burlington-Street , à Londres , ou aux secrétariats de la Deutsche Morgenlandische Geseilschaft, à Leipsick, ou èHaU.

Les examinateurs auront un pouvoir discrétionnaire pour admettre tout mémoire remis peu de temps après le i*' avril 1860, si cela leur parait juste. Tout traité qui. ne serait pas lisiblement écrit pourra être, exclu da concours.

Les examinateurs auront la faculté de ne poin l distribuer le prix , s*i)s sont d*avis

Îu*aucun des candidats n*a traité convenablement aU moins la plus grande partie es sujets énumérés ci-deasus^ Un ou plusieurs ouvrages poucruntètre remis à leur» auteurs pour dtr« corrigés ou améliorés sur certains articles désignés avant Fattribution déunitive du prix; et cela, suivant la décision des examinateurs.

^e montant du prix sera remis par la Société royale asiatiaue, è Londves, sur le rapport des examinateurs, au canoidat désigné, qui devra ultérieurement prendre les arrangements qui lui conviendront poar la publication de Kon ouvrage.

208 JOURNAL DES SAVANTS.

Cette annonce dejpn'x est contresignée par M. Edwin Norris* secrétaire de la So- ciété asiatique de la Grande-Bretagne et de l'Irlande , Londres, 1 3 janvier 1867.

Rig'Véda Sanhita, the sacred hymns of the Brahmans together wilh the com- mentary of Sayauacharya , edited by Max. MûUer, M. A. Christ Church, Oxford, volome m, publisbed under ihe patronage of the honourable East lodia Com- pany, Londres, i856, in-4''> Lvii-g84 pages. La Sanbitadu Rie-Véda, hymnes sacrés des Brahmanes, avec le commentaire de Sâyanâtcbârya, publiés par M.Max. Mûller, professeur à T Université d'Oxford, etc.

M. Max. MûUer continue son admirable tâche, et ce troisième volume a dépassé la moitié du Rig-Véda tout entier. U contient jusqu'au septième mandata, deuxième anouvaka, deuxième soukta, correspondant au cinquième ashtaka, seconde lecture, vingt-neuvième varga. Dans une préface de xiv pages, M. Max. Mûller revient sur Timportanoe de la publication qu'il a entreprise, et sur l'utilité indispensable du commentaire de Sâyana pour bien comprendre le sens du Véda. Il rappdle , sur ce point, Topinion de M. Eugène Burnouf et cdled*un de ses élèves les plus distingués, M. Adolphe Régnier, dont M. Max. MûUer cite VÉtude de Viiiome des Védas et les angines i$ la hungae sanscrite, M. Max. Mûller donne ensuite quelques détails sur les manuscrits qu*il a consultés et sur les copies que lui a transmises de l'Inde M. le docteur Stevenson. Nous ne saurions trop féliciter M. Max. Mûller de tous les soins qu*ii apporte à cette édition du plus grand monument de la littérature sanscrite. Il a raison de ne pas se hâter de donner une simple reproduction des manuscrits et de vouloir o£Erir au public savant un texte critique, épuré par la comparaison et le dK>ix des variantes. Voilà dix ans , comme le dit M. Max. Mûller , qu'il a commencé ce magnifique travail ; et peut-être lui faudra-t-il encore autant de temps pour l'a- chever. Hais, quand on accomplit de telles œuvres, il n'y a jamais i regretter les efforts qu'on y consacre ; la compagnie des Indes et le bureau de contrôle ne pouvaient mieux (dacer leur protection , aussi éclairée que généreuse. Au point en est ar- rivé M. Max. Mûller, il n'y a pas â se décourager et nous espérons bien, dans ouelques années, voir la fin de cette grande entreprise, lapins utue qu'on pût tenter dans Tintérèt des études sanscrites.

TABLE.

Die Ssafaier und der ssabismas, etc. ( 1* article de M. Qoatremère.) 137

Lettres de Jean Calvin , etc. (3* article de M. Mignet ) 155

Histoire générale et système comparé des langues sémitiques, etc. (3* et dernier

artide de M. Barthélémy Saint-Hilaire.) 173

Chants du peu^e en Grèce, etc. (5* artide de M. Hase.) 1^3

Nonvdles littéraires 106

na DE LA TABLE.

JOURNAL

DES SAVANTS

AVRIL 1857.

Scudéfy.

PEEMIEB ABTICLE.

C'était la coutume du xnf siècle de mettre en roman lei grandei aTentures contemporaines et les personnages célèbres qu*on n eut pas osé exposer à découvert sous leurs véritables noms. Au début du nède^ d'erré a raconté , dans YAstrée , ses propres amours avec la belle Diane de Châteaumorand; car nous ne voyons aucune bonne raison de révo- quer en doute le récit du véridique Patru^ Un peu plus tard, les Awumrs ia grand Alcandre, par mademoiselle de Guise* depuis la prin- cesse de CoDti. sont les amours mêmes dUenri r\'. En i6^kfLe rmrnmt saiirifue, ou, si Ton veut. Le rommt des Indts^, retrace des évéDemeots et des personnages français; Fauteur, Jean de L^nnel, ne le dissbnule guère. Dans un atis aa lecteur, intitulé. Le secret du romani saiùiqoe, û s'exprime ainsi : « Si on dit que je ne sais pas f antiquité, puisque j*ap- « pelk préteurs ceux qui^ en Galatie, sont juges de fhonoeur des gco- « dlsbcmmes et généraux des armées, je maintiens que préteur, en lao- 0gage galatien, veut dire maréchal de France en bngage français* Si on i dit qu'3 n y a point d'empire de Galatie, et qu'on ne connaît ni Ga- lates ni Galatiens, Jannonce que cest un pays noovelleoient déeos-

' ^Ejums de Pa'ra. t. !!, p. ^97 : Éclmtnutememù tar rUtlmn de tA$tré$. '— La ncDwie édîtjco de ihih porte et ûtn

»7

210 JOURNAL DES SAVANTS.

«vert, etc.» Aussi la Bibliothèque historiqae de la France nhésite-t-elle pas à aflBrmer que ce roman est une satire des règnes de Henri IV et de Louis XIIP. En lôiiy, Florigénieoa rillastre victorieuse est incontes- tablement Vhjstoire de^ amgurs et du mariage du chevalier de Chabot et de Mar^perite de ftohan, la fille du grajid duc Henri. A peu près vers le même temps, les prétendues amours de madame de Longue ville et de Coligny, et le duel malheureux de celui-ci avec le duc de Guise, avaient amusé la cour et les salons, sous le voile transparent d*une nouvelle que nous avons i*etrouvée et mise au jour, Agésilan et Isménie^. Il n'est donc pas surprenant que mademoiselle de Scudéry ait eu la pensée de peindre, dans Artamène ou le Grand Cyras, les aventures héroïques et galantes de la haute société de son temps. Il y a , sans doute, dans le Grand Cyras, bien des fictions, qui sont louvrage de la libre et féconde imagination de Fauteur; mais il s*y rencontre plus d'un événement emprunté à l'histoire, et les principaux acteurs de ce long drame étaient des personnages contemporains. C'est ce qui a fait le succès immense de ce roman ; succès qu'il nous est presque im- possible de comprendre, parce que nous n'en avons plus le secret. A peine aujourd'hui quelques rares amateurs de la belle littérature osent- ils s'engager dans la lecture du Cyrus, tandis qu'au xvii* siècle, lorsqu'il parut, tout le grand monde le dévora, et il en fallut faire bien vite plu- sieurs éditions. Comment, en effet, les grands seigneurs, les grandes daiîies et les beaux esprits à la mode ne se seraient-ils pas complu à y reconnaître leurs images, à la fois fidèles et ornées'? Cependant, au bout de quelque temps, le besoin d'une clef se fit sentir; on en composa une, 'qui malheureusement semblait perdue, ou que, du moins, nous avions longtemps cherchée en vain ; nous nous félicitons de l'avoir enfin découverte, à peu près .de la même manière que nous avions déjà fait celle de la Princesse Aurélie^

Cette dernière clef a été trouvée imprimée en tête d'un précieux exemplai^re des Divertissements de la princesse Awrélie^ provenant de la

^ VoycE aussi les Mémoires 4$ Vahhé d'Artigny, t. VI, p. àà-à^- -*- ' La Jeunesse den^âanne é{^Lq!^gueville, cbap. m. * Tallemant, t. Historiette de mademoiselle de Sowléry, p. a75.;.« Vou^ oe pourfiez croire combien les dames sont aises d*ètre danji ses romans, ou «.pour mieux dire, qu*on y voye leurs portraits; car il n*y faut « chercher que le caraclère des personnes : leurs actions n'y sont point. » Et lui- métne nous donne le- vrai nom de plusieurs des personnages du Cyras, * Voyez Madame de Sablé, premier chapilre. Bibliothèque impériale : Les nouvelles Jrafi" çoises ou les divertissemens de la princesse Aurélie, i656, a vol. in-ia, aux armes de Sully, avec les W couronnés. Avant le titre, une page imprimée, mats évidemment

AVRIL 1857. 211

bibliothèque des Sully, et conservé à ia Bibliothèque ioUpériale. De même nous avons rencontre la Clef da Cyms , à la bibliothèque de TÂrsenal , à la fin da dernier volume d'un exemplaire de ce roman , et imprimée comme Tautre, avec cette diflTérence qu'elle Test fort incor- rectement, et sur de mauvais papier; tout annonce quelle sort d*une presse particulière , et qu'elle a été exécutée par une main novice.

Voici le titre : « Clef de fArtamèneou le Grand Cyrus, à Paris, mdclvji. » Gonune cette date de 1667 ^*^^^ P^ ^^^^ ^^ Grand Gyrus, qui parut de 1669 à i65&, il est vraisemblable qu'on a voulu marquer la date de la composition de la clef. L'orthographe est du temps , et plusieurs in- dices, que nous signalerons plus tard, semblent autoriser cette conjec- ture.

Cette clef ne peut être de mademoiselle de Scudéry; elle est trop incomplète; elle omet des rapprochements importants et certains, que nous établirons nous-mème. Mais elle doit venir de quelque habitué des fameux Samedis^; car les personnes de cette société y sont toujoiu^ mentionnées avec de particuliers éloges. L'auteur n'a suivi aucun ordre. Les noms sont mis les uns après les autres, au hasard, et dans une con- fusion désagréable.

Quelque imparfaite que soit cette pièce, elle n'en est pas moins très- précieuse. Grâce à elle, on pénètre, on s'oriente dans le Grand Cyrbs, et ce roman prend , & nos yeux, un aspect inattendu. L'Arménie devient la France; la grande ville d'Ârtaxate, Paris; le jardin se passent de si agréables entretiens, le jardin des Tuileries; la princesse Mandatie est madame de Longueville, et Cyrus est Gondé, ce qui donne un bien grand intérêt à toutes les actions du héros persan, représentant du héros finançais. Ainsi la bataille de Thybarra est la bataille de Lens , et le siège de Gumes le siège de Dunkerque. La mort du prince Artibie, tué à l'attaque d'un château, aux environs d'Artaxate, et que Cyrus pleure si tendrement, est la mort du vaillant duc de Ghâtillon, le mari d'Isa- belle de Montmorency, tué au combat de Charenton, et que Condé

ajoutée , et assez grande pour qu*il ait fallu la replier : « La clef des nouvelles « firançoises :

« Aurélie Mademoiselle.

« Aplanice Madame de Valençay.

« Frontenîe Madame de Frontenac.

« Gelonide Madame ia comtesse de Fiesque.

« Silerite Madame ia marquise de Mauny.

« Uraiie Madame de Choîsy.

Le château des Six-Tours Sainct-Fargeau. >

' Sur les samedis de mademoiselle de Scudéry, voyei Madame de SahU, chap. 11.

37.

212 JOURNAL DES SAVANTS.

aida k porter de ses propres mains. L*histoire de Palmis et de Gléandré est une partie de celle de la princesse Marie, qui devint reine de Po- logne, et du grand écuyer Cinq-Mars; Féraulas est Chabot, depuis le duc de Rohan-Chabot , Tami fidèle de Condé.Tigrane est Fintrépide La Moussaye, Tun de ses aides de camp; Artabane est le marquis de Fors, le frère de la belle et noble mademoiselle de Vigean^; la princesse de Salamis est la marquise de Sablé , et Polydémon le maréchal Henri de Montmorency. Dans Cléonice nous avons la marquise de Rambouillet « et la description du palais de Cléonice nous fait parfaitement connaître riilustre hôtel. Pbilonide est la fameuse Julie, la marquise de Montau- sier. Mademoiselle de Scudéry ne sest pas fait scrupule de se mettre avec ses amis à la suite de ces hauts personnages; car Sapho, Callicrate, Thëodamas, le mage de Sidon, ne sont autres que mademoiseile de Scudéry, Voiture , Conrart et Gode^u , é vêque de Grasse. Les aventures et tout ce qui fait la trame du roman n a presque jamais de vérité his- torique; mais, ce qui piquait au dernier point la curiosité des contem- porains, et mérite encore d*exciter la nôtre, les portraits, quoique un peu flattés, sont fort ressemblants, et les descriptions de lieux et de ba- tailles peuvent encore être consultées avec fruit. Voilà ce que nous nous proposons de vérifier et d'établir sur un certain nombre de pas- sages du Grand Cyras, et nous terminerons par la transcription de la pièce qui nous a servi de guide dans ces recherches.

Artamène ou le Grand Cyrus se compose de dix parties ou volumes , qui furent publiés successivement en quatre années, depuis le com- mencement de 1 6^9 jusqu'à la fin de 1 653. L ouvrage est sous le nom de ttM. de Scudéry, gouverncm* de Nôtre-Dame de la Garde; » mais le véritable auteur est Madeleine de Scudéry. On la reconnaît partout à la parfaite politesse, à labondance souvent prolixe, et à Tagrément un peu fade du style. Son frère n y est que pour les accessoires, les préfaces et les dédicaces , parait assez le ton suffisant et avantageux qui lui est particulier»

Le premier et le second volume ont été, comme dit le privilège, u achevés d'imprimer le y janvier lô/ig.» Ils avaient donc été conçus et écrits dans Tannée 1668, c*est-à-dire au moment le plus brillant de la carrière de Condé et de sa sœur; quand Tune, à son retour d'Alle- magne, était Tidole de la cour et de la ville, Tarbitre de Télégance et la reine du goût avant de Tètre de la Fronde; quand Tautre, dans les plaines de Lens , sauvait la France une seconde fois , comme , cinq ans

' La JeoMise de madame de Longaeville, fin du chap. n.

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auparavant , i] Tavait fait à Rocroy, forçait T Autriche è signer le traite de Westpbalie et couvrait de sa gloire la royauté menacée^. Le Cyrm est dédié à madame de LonguevUle. Le premier volume est orné de son portrait gravé par Regnesson, beau-frère de Nanteuil, dont le burin délicat et doux la représente avec le charme particulier que tous les contemporains, hommes et femmes, s accordent à lui attribuer. Au-des- sous on lit cea vers, trop pompeux et trop médiocres pour ne pas être de George Scudéry :

« Moins d*éclai avait dans les yeux Celle pour qui les Grecs firent dix ans de guerre ;

Et vous n*avez , hommes et dieux ,

Ni rien de plus beau dans les cieux, « Ni rien de si beau sur la terre. >

La dédicace s*adresse en quelque sorte à toute la maison de Gondé. Scudéry y célèbre la princesse douairière de Gondé , qui vivait encore , Marguerite-Gharlotte de Montmorency ; M. le Prince , qu*il appelle « le « preneur de villes et le gagneur de batailles; » le prince de Gonti « pour « qui Rome même n a que des honneurs trop bas , » invitation évidente au jeune prince à quitter la carrière ecclésiastique et à ne se pas con- tenter du cardinalat, qui lui était destiné. Il n'oublie pas le duc de Lon- gueville, dont il laisse achever f éloge au « fameux auteiu* de la Pucelle , » qui travaille à lui élever « un monument éternel. » Pour madame de Longueville, ce nest plus un éloge, c'est un hymne. Scudéry ne sait de quelles couleurs peindre sa beauté , son esprit , sa raison , la gran- deur de son àme « qui est au-dessus des foudres et des orages et qui «demeure ferme et tranquille lorsque tout est en trouble et en agi- a tation , etc. »

Dans le roman, sous le nom de Mandane, madame de Longueville occupe la première place. «Mandane, dit la clef, est madame la du- ttchesse de Longueville; il se voit que Tidée de la beauté du corps «et de Tesprit de Théroîne est prise de cette princesse.» Gela est si vrai que le nom de Mandane était resté à la belle duchesse parmi ses amis , et qu'on la désigne souvent ainsi dans bien des lettres de ce temps qui ont passé sous nos yeux. On s'en peut convaincre aisément, en comparant le passage de la dédicace de Scudéry sur madame de Lon- gueville, ou plutôt la description fort détaillée que madame de Motte- ville fait de sa personne , à son retour de Munster et dans le début de

* La Jeunesse de madame de Longueville, chap. iv.

!«■•

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la FrondeS en 16&8, à Tâge de vingt-neuf ans., avec le portrait auivaat 4u Grand Cyms, tome I*, liv. Il, page 3^9 : uLa princesse Mandane tt étoit la plus belle personne qui sera jamais. . . Le vcoie de gaee d'argent ((qu'elle avoit sur la tête n empêchoit pas que Ton ne vit mille anneaux ((.d*or que faisoient ses beaux cheveiu, qui ëtoient du plus beau blond, a ayant tout ce qu'il &ut pour donner de Téciat , sans ôter rien de la «vivacité, qui est une des parties nécessaires à la beauté parfaite. Cette «princesse étoit dune taille très-noble, très-avantageuse ettrès^l^ante, (( et elle marchoit avec une majesté si modeste qu'elle entraînoit après (celle les cœurs de tous ceux qui la voyoîent. Sa gorge étoit blanche, u pleine et bien taillée. Elle avoit les yeux bleus, mais si doux, si bril- ((lants et si remplis de pudeur et de charme, qu'il étoit impossible de « les voir sans respect et sans admiration. Elle avoit la bouche si incar- «nate, les dents si blanches, si égales et si bien rangées, le teint si « éclatant , si lustré , si uni et si vermeil , que la fraîcheur et la beauté « des plus rares fleurs du printemps ne sauraient donner qu'une idée a imparfaite de ce que je vis et de ce que cette princesse possédoit. Elle 0 avoit les plus belles mains et les plus beaux bras qu'il étoit possible de ((voir... De toutes ces beautés et de tous ces charmes, il résultoit un tt agrément en toutes les actions de cette illustre princesse, si merveilleux tt et si peu commun , que , soit qu'elle marchât ou qu'elle s'arrêtât, qu'elle «pariât ou quelle se tût, qu'elle sourit ou qu'elle rêvât, elle étoit tou- u jours charmante et toujours admirable, d

Il y a encore, répandus dans cette première partie du Cyrus et dans la seconde publiée en même temps , bien d'autres traits sur la beauté , l'esprit, la conversation de Mandane, qui ne se peuvent rapporter qu'à madame de Longueville. Lisez les discours, les lettres, les nombreux monologues de Mandane; vous y verrez partout ce mélange de hauteur

^ La Jeaneue de madame de Longaeville, Introduction et chap. rv; et Mémoires de M"** de Motleville, édition d'Amsterdam, 1750, t. l*, p. àà - tE31e possédoit au « souverain degré ce que la langue espagnole exprime par les mots de aonc^re, hrio « j bizarria (bon air, air galant). Elle avoit la taiue admirable et Tair de sa personne « avoit un agrément dont le pouvoir s*étendoit même sur notre sexe. Il étoit impos» « sible de la voir sans Taimer et sans désirer de lui plaire. Sa beauté néanmoins « consistoit plus dans les contours de son visage, que dans la perfection de ses traits. «Ses yeux nétoient pas grands, mais beaux, doux et brillants, et le bleu en étoit admirable; il étoit pareil à celui des turquoises. Les poètes ne pouvoieni jamais « comparer qu*aux lis et aux roses le blanc et Tincamat qu on voyoït sur son visage . « et ses cheveux blonds et argentés , et qui accompagnoient tant de choses merveil- «leuses, faisoient qu'elle ressembloit beaucoup plus à un ange, tel que la foiblesse « de notre nature nous les fait imaginer, que non pas à une fiomme, etc. >

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ei de délicatesAe raflBnée qu*on retrouve dans tout ce qui nous reste de la sœur de Gondé.

Mandane est sans cesse occupée de sacrifices et de cérémonies reli- gieuses; quelquefois elle se retire parmi les vierges voilées qui demeurent au temple Diane. N'est-ce point une allusion manifeste à la piété si connue de m'adame de Longueville, à ses fréquentes redites chez les Carmélites? Mandane, au milieu des plus grands succès des armes de son père Cyaxare , parle toujours contre la guerre et Teffiision du sang humain, par exemple, I** partie, livre II, page à5o, comme au congrès de Munster madame de Longueville, avec son mari et d* A vaux, était déclarée pour la paix, en opposition à la politique de Mazarin^ Man- dane est donnée, dans Thabitude ordinaire de la vie, pour la personne de rhumeur la plus tranquille et la plus douce {ibid. page Ssa), ainsi que tous les témoignages nous peignent madame de LongueviUe, avec une langueur charmante et poussant même la douceur jusqu'à lair de l'indifférence, quand la passion n'agitait pas son cœur. Enfin le trait paftioidier de l'esprit et de la beauté de Mandane est précisément cette union merveilleuse de la modestie et de la grandeur qui imprimait à la fois du respect et de Tinclination à tous ceux qui approchaient de madame de Longueville : «Quelque douceur qu'eût Mandane (ibid. «page 598), elle conservoit quelque chose de si majestueux, de si «modeste et de si grand sur le visage, que mon maître (c'est un sèrvi- « teur de Gyrus qui parle ) m^a dit souvent que , lorsqu'il étoit auprès tt d'elle , il n'osoit quasi penser à sa passion , bien loin de l'en entretenir, « et que , s'il eût pu s'en séparer, il l'eût presque souhaité , tant il est (( vrai qu'elle se faisoit autant craindre comme elle se faisoit aimer. »

n faut convenir qu'il n'était pas désagréable de voir un tel portrait de soi courir le monde; aussi madame de Longueville qui, par-dessus toutes ses grandes qualités, avait l'ambition de plaire et ne laissait pas d'être un peu coquette et glorieuse, dut-elle être bien touchée lorsque,, dans les premiers jours de 1 6/19, parurent les deux beaux volumes qui ajoutaient encore à i'édat dont elle était environnée. Mais combien ne fut-elle pas touchée davantage de voir ces gracieuses flatteries survivre à la prospérité qui les avait pu inspirer I En effet , la troisième partie du Cyrus fut publiée à la fin de 1 6/19 , au milieu des fatales brouilleries qui se mirent entre Mazarin et les Condé; la quatrième, en mars i65o, au moment Gondé venait d'être arrêté avec son firère et son beau-frère , et quand madame de Longueville , ayant en vain tenté de

' La Jeunesse de madame de Loaguemlle , àïsp, iv.

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soulever la Normandie, était forcée de se sauver en Hollande à travers les plus extrêmes dangers; et la cinquième, au mois d'octobre de cette même année i65o, après la fin de la guerre de Guyenne, quand la cause des princes semblait désespérée, et que madame de Longueville à Stenay, avec Turenne et Bouteville, le futur maréchal de Luxembourg, balançait seule la fortune de Mazarin , deux mois avant la bataille de Rethel , Turenne fut battu et Bouteville fait prisonnier. Cependant les trois nouveaux volumes lui étaient encore dédiés; les mêmes éloges lui étaient prodigués ainsi qu'à son frère ; et le cinquième volume avait en tête une fort bonne gravure de Boulanger portant le chiffre de madame de Longueville, et représentant une Muse avec ce vers :

Pour ce nom seulement doivent chanter les Muses.

La sixième et la septième partie virent le jour dans Tannée 1 65 1 , madame de Longueville revint à Paris triomphante , et le quitta bien- tôt, après une nouvelle et définitive rupture avec la cour, pour suivre Gondé à Bordeaux et y recommencer la guerre civile. C'est qu'en i65a elle reçut, par Tintermédiaire de Chapelain, la huitième partie du Cynu, qui lui était toujours dédiée, et portait toujours TA couroL:5i4, Anne de Boarbon, soutenu par un aigle et un Jupiter armé, avec cette l^ende : Qai ne Vhonore pas est digne de la foudre. La neuvième partie est de i653, pendant que madame de Longueville, restée à Bordeaux avec son Erère le prince de Gonti , était réduite aux dernières extrémités. La gravure qui est en tête de ce neuvième volume représente un esquif battu par la tempête , et la Fortune sur sa roue avec ces deux vers :

Ce nom étant célèbre et sa gloire éclatante , Contre lui vainement je serais inconstante.

A la fin de Tannée 1 653, Bordeaux avait reconnu l'autorité royale» le prince de Gonti était en pleine n^ociation avec Mazarin, et madame de Longueville avait se retirer dans une terre de son mari, à Mon treuil- Bellay, attendant ses ordres et ceux de la cour, tandis que Condé quit- tait Paris et la France et allait ajouter à sa gloire de nouveaux exploits inutiles et coupables. C'est au plus fort de ces désastres que Scudéry et sa sœur publièrent la dixième et dernière partie du Grand Cyras, dédiée encore à madame de Longueville, mais cette fois avec un redoublement et une sorte de recherche de fidélité. Le charmant portrait qui ornait le premier volume reparut dans le dernier, accompagné d'une dédicace nouvelle qui soutenait et couvrait de sa constance les vivacités de l'an- cienne dédicace de 1 6/19, et dont le mauvais style fanfaron ne doit pas

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ternir à nos yeux la délicatesse et la générosité. «Madame, Cyras vent a finir par il a commencé , et vous rendre ses deilfiiers devoirs comme « il vous a rendu ses premiers hommages. Votre Altesse sait que , dans la «plus grande chaleur de la guerre, et durant la plus aigre animosité H des partis, Ton a toujours vu vos chiffres, vos armes, votre nom, vos u livrées et des inscriptions à votre gloire sur ses drapeaux; qu*il n a point u craint la ruptiu'e entre les couronnes, et quil vous a été trouver en v(des lieux il ne lui étoit pas possible daller sans être obligé de faire uvoir de quelle couleur étoit son écharpe, et sans quon lui demandât <( qui vive! Si bien. Madame , qu après avoir passé à travers des armées » royales pour s acquitter de ce qu*i] vous devoit , il n a garde d*étre moins «exact en un temps les choses ont aucunement changé de face, et « f on ne peut plus lairèter sans violer le droit des gens aussi bien i( que l'amnistie. Il s en va donc vous donner de nouveaux témoignages «de la haute estime qu*il a pour votre mérite, et, au lieu de porter ses « trophées à Persépolis ou à Ecbatane, il va les porter à Montreuil-Bellay , « afin qu'ils y soient tout à la fois des marques de sa servitude et de 9es «victoires. Comme je lai engagé dans vos intérêts, je n'ai garde de con- « damner ce que je ferois moi-même; et, si vous honorer et être libre «étoient des choses incompatibles, ce seroit de la bataille que je vous udiroisque je suis et que je veux toujours être, Madame, de V. A. le « très-humble , très-obéissant et très-passionné serviteur. De Sgudi^ry. » Ainsi, grâce à une fidélité courageuse S sous le nom de Mandane et

^ La noble conduite de Scudéry et de sa sœur est d'autant plus remarquable, que l*un et Taulre étaient sans fortune, et que, pour soutenir sa famille, la seule res- source de Geoi^e Scudéry était la sinécure de gouverneur de Notre-Dame de ta Garde, à Marseille, que d un Irait de plume lui pouvait ôter Mazarin. Tant que dura la guerre civile , les partisans des princes furent recherchés avec soin et punis avec rigueur. A la fin de i653, Mazarin, victorieux, couronna ses exploits par une amnistie générale; mais cet acte politique était une protection bien insuffisante à des gens de lettres qui ne pouvaient guère se passer des faveurs du gouvernement. Rappelons ici , à Thonneur de Scudéry , que ce n'est pas le seul exemple qu'il ait donné d'une fidélité vraiment chevaleresque. Ami de Théophile, quana celui-ci fut arrêté, Scudéry le défendit, et, après sa mort, composa la pièce intitulée, Le Tom- beau, de Théophile; on la peut voir en tête de l'édition de Théophile de i66a. Citoins encore le trait suivant, Chevrœana, Paris, 1697, p. 8a : « La reine Christine m'a dit i une fois (c'est Chevreau qui parle) qu'elle réservait pour la dédicace que Sci^éry « lui ferait de son Alaric une chaîne d'or de 1,000 pistoles; mais, comme M. le comte «de La Gardie, dont il est parlé fort avantageusement dans ce poème, essuya la «disgrâce delà reine, qui souhaitait que le nom du comte fût ôté de cet ouvrage, «et que je l'en informai. . . il me répondit. , . que, quand la chaîne serait aussi « grosse et aussi pesante que celle dont il est fait mention dans l'histoire des Incas ,

a8

218 JOURNAL DES SAVANTS.

sous BOD propre nom, madame de Longueville, absente ou présente, dans la prospérité ou dans Tinfortune, anime toujours, et remplit. le Cyras. Comme elle en est Théroine , son frère en est le héros.

D'abord ce nom de grand, que mademoiselle de Scudéry donne k Gyrus {Arlamène ou le Grand Gyms)f n'est-il pas pour rappeler celui que de bonne heure ladmiration des contemporains décerna spontané- ment à Gondé comme à Corneille ? Assurément l'histoire du véritable Gyrus ne contredit point ce titre, mais elle ne l'imposait point; il est tout à &it l'ouvrage de mademoiselle de Scudéry et ressemble fort à une allusion.

Autre conjecture , qui ne parait pas sans fondement : Gyrus commence è se distinguer sous le nom d'Artamène, comme Gondé s illustra, plu- sieurs années, sous le nom de duc d'Elngbien, avant que la mort de son père lui permit de s'appeler M. le Prince. Aussi, est-ce le duc d'En- ghien, tout autant que le prince de Gondé, que célèbre le roman de Gyrus. On peut même dire que c'est particulièrement le duc d'Enghien que mademoiselle de Scudéry s'est proposé de peindre. Gelui-ci, en effet, offrait bien davantage le modèle de l'héroïsme chevaleresque tel qu'on se le figurait à l'hôtel de Rambouillet, tel que l'exprimaient et l'inspiraient les vers de Gomeille. L'âge, la vie des camps et surtout celle de l'exil, gâtèrent un peu les mœurs de Gondé; mais il est cer- tain qu'à son début il y avait en lui quelque chose du héros de roman. U fut toujours d'une modestie admirable , comme Gyrus, ne parlant jamais de ce qu'il avait fait, supportant impatiemment tout éloge, et se plaisant à partager sa gloire avec ses compagnons d'armes pour lesquels il demandait sans cesse , avec un zèle souvent impérieux , que mademoi- selle de Scudéry exprime en l'adoucissant. U garda aussi jusqu'à la fin cette magnanimité naturelle qui éclate dans les moindres actions de Gyrus. Mais , outre cela , Gondé , à vingt-deux ans , au sortir des mains de sa sœur et de l'hôtel de Rambouillet, avait le ton et les manières la parfiûte galanterie alors à la mode. Nous avons ailleurs raconté, sur les témoignages les plus authentiques, se» chastes et nobles amours avec mademoiselle du Vigean^. Un peu plus tard, il éprouva encore un sen-

il ne détrairait jamais l'autel ii avait saorîfié. Cette fierté héroïque déplot à la •trant, qui changea d^avis ; et le comte de La Gardie, obligé de reconnailre la gêné- trostté de M. de Scadénf, ne lui en fit pas même ua remerciment. Madame de LooffuenUe se conduisit bien différemment. Elle ne se contenta point de remercier Scadéry et sa sœur dans les termes les plus vifs (Bibliothèque dei*Àrsenal, manus- crits de G>nrart , in-4*« tomes X et XI) , elle leur envoya , de Tezil , son portrait avec on cercle de diamants, et die ne cessa de leur rendre toutes sortes de services. ' La Jeunesse de madame de Longaeville, chap. ii.

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timent presque semMable pour la belle mademoiselle de Toussy , qui dé- tint la maréchale de Lamothe-Houdancourt^ Depuis, comme fatigué d*iimer sans succès des beautés vertueuses, il se jeta dans des su(x^s &ciles et compromit sa renommée. Dans le Cyras , la passion d'Arta- mèné pour Mandane rappelle de la feçon la plus vive celle du duc d'Eng^ien pour Marthe du Vigean. Artamène est partout représenté par- tageant son coeur entre Tamouret la gloire. Il prend la défense de Tamour qu'on avait traité de faiblesse; il fait profession de penser (tome I*, liv. n«p. 69a), «que cette faiblesse est glorieuse et qu'il faut avoir «l'âme grande pour en être capable. » Nous avons vu qu'un de ses servi- teurs dit de lui que son amour pour Mandane était si respectueux, qu'auprès d'elle le guerrier intrépide devenait le plus timide des hommes. Est-ce à Mandane ou à mademoiselle du Vigean que sont adressées ces paroles (ibid. p. 71a): «Quavez-vous fait pour Arta- a mène que n*ait point approuvé l'innocence ? Vous m'avez fui opiniâ- «trément; vous vous êtes combattue vous-même; vous m'avez caché «nne partie de votre bienveillance, et vous ne m'en avez presque u jamais donné d'autres preuves que celles que j'ai pu tirer par de &ibles a conjectures. H a fallu que j'aie pénétré dans votre cœiur par des voies a détournées. Vous m'avez dérobé jusqu'à vos regards, vous avez «ménagé jusqu'à vos moindres paroles, etc. n Quelque passionné qu'il soit pour la guerre, dès qu'il faut quitter Mandane pour aller à l'année, Artamène se trouble et frémit, comme faisait le ducd'Enghien lorsqu'il quittait mademoiselle du Vigean. «Quand il partait pour l'armée, nous «dit Mademoiselle, le désir de la ^oire ne l'empêchait pas de sentir la «douleur de la séparation, et il ne pouvait lui dire adieu qu'il ne ré- « pandit des larmes , et , lorsqu'il partit pour ce dernier voyage d'Alle- « magne , (où il remporta la victoire de Nordlingen ) , il s'évanouit en la « quittant ^. »

On s'est accoutumé à se représenter Gondé d'après l^portrait célèbre de Nantéuil; et c'est bien là, en effet, une assez fidèle image du grand Çondé. On y reconnaît encore ses yeux pleins de feu, et ce nez forte- ment aquilin qui donnait à sa figure l'aspect de l'aigle , comme toute sa. personne exprimait la force et l'agilité du lion. Mais le portrait de NanteuU est de Tannée 1 66a , lorsque Gondé avait quarante et un ans, et qu'il revenait de l'exil , triste , fat^ué , mécontent de lui-même et des autres, et n'ayant pas encore reparu à la tête des armées. Ce n'est pas

^ Voyez d'elle le charmant portrait gravé par Poifiy. * La Jêvnmn de nui- iaiM de LongueviUê, ch. 11.

a8.

220 JOURNAL DES SAVANTS.

du tout le héros de Lens, de Nordlingen, de Fribourg et de Rocroy.

Pour connaître Condé de vingt-deux à trente ans , pour voir le duc d'En-

ghien, il faut le chercher dans Grégoire Hurct et dans Michel Lasne.

Gonaidérez cette gravure d'Huret^ le jeune duc est représenté, en

i6d3, après ]a prise de Thionville qu'on aperçoit dans le fond, dune

main tenant la foudi^e, de Tautre soutenant les fleurs de lis, et foulant à

ses pieds un lion terrassé , tandis que la Renommée le couronne , et de

sa trompette chante le prince iUastre. La force est empreinte dans tous

les traits de ce jeune visage. Sa taille est moyenne, mais très-bien prise,

et sur ses épaules flotte en désordre l'abondante chevelure à laquelle

on reconnaît aisément le frère de madame de Longueville. Prenez le

grand cartouche de Michel Lasne, avec la tête de lion dans le haut et

dans le bas Técusson des Gondé : ce noble portrait, avec cette mine

martiale, ces grands yeux et ces longs cheveux pendants, est si naturel,

si peu flatté, qu'il doit être de la plus parfaite ressemblance, comme

d'ailleurs tous les portraits de ce grand artiste. Mademoiselle, en i658,

peint ainsi Gondé , tel qu'elle l'avait vu avant son exil et au milieu de la

Fronde : u Sa taille n'est ni grande ni petite , mais des mieux faites et des

u plus agréables, fort mince, fort maigre; les jambes belles et bien feites;

« la plus belle tête du monde; ses cheveux ne sont pas tout à fait noirs,

(c mais il en a une grande quantité et bien frisés« Sa mine est haute et

« relerée, ses yeux fiers et vifs, un grand nez, la bouche et les dents pas

« belleSi mais , à tout prendre , il n'est pas laid , et cet air relevé qu'il a sied

« bien mieux à un homme que la délicatesse des traits. » Remarquez que

Mademoiselle avertit elle-même qu'elle dira la vérité ^, que Gondé n'est

plus très^jeune et que déjà il se négligeait. Voici maintenant le portrait

qu'en donne mademoiselle de Scudéry à la fin de l'année 1 6^9 : il est

peut-être un peu flatté , mais tout aussi vrai que celui de Mademoiselle ,

et il rappelle admirablement Huret et Michel Lasne. Tome III , liv. H ,

p. 598 : «Gyrus avait ce jour-là dans les yeux je ne sab quelle noble

u fierté qui semblait être d'un heureux présage '; et, à dire vrai, il eût été

' Petit in-felio. N*est pas indiqué dans le père Lelong. * c J aime mieux en

moins dire et me retrancher sur la vérité. > ' Bossuet , dans Foraison funèbre de Condé en 1687, ^ ^^ ^"^^ - *< ce jeune prince du sang, qui portait la Victoire « dans ses yeux. Assurément Bossuet n a pas imilé mademoîselle de Scudéry, mais il s'en est /Muvenu, sans s*en rendre compte, conune dans la merveilleuse |)einture de la bataille de Rocroy, il s*est souvenu du récit de la Moussaye et y a pns un de ses traits les plus admirés. tPrès de Rocroy, dit îi Moussaye, le terrain s'élevant « peu à peu fournit un champ spacieux et capable de contenir de grandes armées . .

Les. deux armées étaient enfermées dans cette enceinte de bois comme si elle? « avaient eu à combattre en champ clos. Bossuet : « Les deux généraux et les deux

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« difficile de s imaginer, en le voyant, qu*ii eût pu être vaincu, tant sa phy* ttsionomie était grande etheureuse. Ce prince était d'une taille très-avan- 0 tageuse et très-bien faite ; il avait la tête très-belle ; et tout lart que les (I Mèdes apportent à leurs cheveux n'approchait point de ce que la na- uture toute seule faisait aux siens, qui, étant du plus beau brun du a monde, faisaient mille boucles agréablement né^igées qui lui pen- tt daient jusque sur les épaules. Son teint était vif; ses yeux noirs pleins « d*espcit, de douceur et de majesté; il avait la bouche agréable et sou- criante, le nez un peu aquilin, le tour du visage admirable, et l'action d si noble et la mine si haute , que l'on peut dire assurément qu'il n'y eut a jamais d'homme mieux fait au monde que l'était Cyrus. »

Tel était Gondé : nous allons maintenant le suivre, sous le nomd'Âr- tamène ou de Cyrus, dans ses deux ou trois principaux faits d'armes avant la Fronde, et nous verrons que le roman reproduit toujours fidèlement l'histoire, et que, sur un point même très-important, on se peut servir de l'un pour éclairer l'autre.

V. COUSIN. ( La suite à on prochain cahier.)

Nouvelles recb bêches sue division de vankée DES ANCIENS EGYPTIENS, par M. Henri Bragsh. Berlin, i866.

PREMIER ARTICLE.

Dans les derniei*s cahiers de ce journal , j'ai fait connaître à nos lec- teurs l'ingénieux travail publié par M. Brugsh sur une éphéméride égyptienne des cinq planètes principales, écrite en caractères démo- tiques, et qui s'applique au temps de Trajan. J'ai fait remarquer la sa- gacité avec laquelle le savant égyplologue a reconnu le sujet, la con-

«. années semblent avoir voulu s'enfermer dans des bob et dans des marais pour déddèr leur querelle comme deux braves en champ dos. Voyei La Jmmeste de nuuUùne de LongaevÙle, troisième édition, Appendice, Bataitte de Bocroy, p. 5a3. N'est-âpas aussi permis de conjecturer qu'en comparant, avec tant d*éclat, Condé à Cyrus* JDOssuet cédait, k son insu, à f empire de latradition populaire et universelle qui, après le succès immense du roman de mademoiselle de Scudéry, ne séparait plus 1^ noms des deux héros.

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texture générale, même Tëpoque exacte de ce curieux document; et j*ai reporté sur lui les justes éloges, que son habileté philologique si heureusement mise en œuvre , lui a mérités de la part des personnes compétentes pour lapprécier. J*ai aujourd'hui à remplir une tâche moins agréable , qui m*est imposée par ces éloges mêmes. Dans la dis- ,scrtation intitulée , Nouvelles recherches sur la division de l'ancienne année égyptienne, que M. Brugsh a placée en tête de son ouvrage, il s'attaque au mémorable travail de Champollion sur le même sujet; travail qui, par f effet d'un abus de confiance indigne, tardivement dévoilé, n'a été connu pendant bien des années que par l'analyse astronomique que j'en avais faite, de concert avec lui. Nous possédons aujourd'hui le texte originaP. Des épreuves numériques d'une extrême rigueur, qui étaient inexécutables quand il fut composé, des rapprochements cri- tiques dont les éléments étaient alors inconnus, se sont depuis accordés pour en justifier et en assiu*cr l'application. M. Brugsh a sans doute ignoré tout cet ensemble de vériHcalions, tm ne l'a pas compris, car H n'en tient aucun compte. Mais il a découvert qu'il faut changer une lettre, une seule, dans le mot copte que Champollion a considéré comme féquivalent phonétique d un des symboles figurés qu'il avait à traduire; et, sans autre examen, sans se demander si la variante pré- sumée n'offrirait pas une modification de sens seulement plus juste ou plus précise, il part de pour rejeter en bloc toutes les considérations sur lesquelles Champollion a établi la signification physique de la nota- tion figurée des mois égyptiens ; à quoi il substitue un système de son invention uniquement fondé sur des conjectures philologiques; dans lequel, désunissant, pour son besoin, les groupes de mois consécutifs que la notation figurée rassemble sous un symbole commim, indice manifeste d'une application physique commune , il recompose arbitrai- rement de leurs débiîs des groupes nouveaux, dont les éléments, afiectés de symboles disjoints, n'offrent plus aucun rapport suivi avec ht succes- sion des phénomènes annuels propre au climat de l'Egypte, qui la supposent même implicitement tout autre qu'elle n'est, et qu'elle ne peut être , tandis que la notation , prise dans son état de continuité na- turel, présente de cette succession une image naïve, dont l'exactitude n'a pas édiappé à Champollion. Avant de porter un jugement si pféa- piié, si décisif, dans une question de critique oix la philologie n*intisryient pas seule, mais associée à larchéologiè , à l'astronomie, et à la géogra- Me physique , M. Brugsh qui est étranger à ces deux derniers genres

' n est publié dans les Mémoires de \V Académie des mcriptUms, t. XV, p. 73.

AVRIL 1857. 223

de oonnaÎMances , aurait pu, fort convenablement, s*appliquer le pré- cepte d*Horace :

Sami(e materiam vostris qui scribitis oequam Viribus , et versate diu quîd ferre récusent, Quid valeant humeri.

Toutefois, si ce que je dois à la mémoire de GhampoUion, et à la dâTenae de mon propre travail effectué en participation avec lui, mV blige à combattre les opinions que M. Bnigsh a émises, je ne ferai pa« de cette réfutation Tobjet principal du présent article. Je la rejeta terai au contraire sur le dernier plan , pour suivre une marche qui me semble devoir être plus fructueuse. Je rappellerai, en premier lieu, la notation figurée de Tannée vague égyptienne, telle que GhampoUion Ta complètement recomposée , en réunissant les caractères de ses diverses parties inscrits sur les monuments de toutes les époques, résultat que personne ne conteste. J'exposerai ensuite la. signification phénoménale qu*il lui attribue, et je la ji^tifierai aussi clairement , aussi précisément quon peut le faire aujourd'hui, avec lensemUe de données que nous possédons; après quoi je développerai les conséquences nécessaires de son emploi continué pendant une longue suite de siècles, comme Tat- testent f histoire et les mouuments. Ges prémisses étant établies, je dis- cuterai contradictoirement le système proposé par Mi. Brugsh, et je n'aurai pas de peine à en faire voir Tinanité. J'espère fermement que cette double épreuve dissipera les doutes que les égyptologues étrangers au o^ul astronomique auraient pu conserver, ou concevoir, sur cette découverte fondamentale de GhampoUion; et que, connaissant mieux la certitude des éléments sur lesquels elle repose, ils s'attadieront , dans l'intérêt de leurs études, à en profiter non à l'attaquer.

Un mot d'abord sur les circonstances qui l'ont fait naître. G'était en 1 83o , alors que GhampoUion récemment revenu d'Egypte, usait le reste d^ ses forces pour travaUler sans relâche à mettre en œuvre l'inunense coUection de matériaux qu'U avait rapportés. Lié d'amitié avec moi, il me montra un jour la restitution qu'il avait faite de la notation figurée des douze mois vagues égyptiens, et il m'expliqua les rapports singuUers qu'elle présentait avec la succession annuelle des phénomènes naturels et des travaux agricoles qui est propre au climat de l'Egypte , qui s'y reproduit avec une invariable constance depuis tant de siècles , et dont lui-même avait été témoin. Je vis à l'instant que ce mode régulier de succession étant déterminé par le débordement périodique du NU , qui est un phénomène fixe dans l'année solaire, son expression, appliquée

224 JOURNAL DES SAVANTS.

aux mois du calendrier vague, qui marchent d*une autre vitesse, devait nécessairement se trouver, en général, discordante avec les réalités physiques, et ne coïncider avec elles quà certaines époques périodi- quement distantes, dont la détermination devait être facile, diaprés la correspondance bien connue des dates vagues égyptiennes, avec les dates juliennes et solaires. Ces époques de coïncidence, pour lesquelles seules, la notation figurée avait une application actuelle, devenaient ainsi extrêmement importantes à connaître, par leur liaison nécessaire avec les conditions de sou premier établissemenf. Je fis part de ces idées k ChampoUion ^ ; et, d*après mes vives instances, il se décida à terminer le travail archéologique qu*il avait commencé sur les signes égyptiens des mois et des jours, travail dans lequel il puisait et me fournissait à mesure, ou me laissait chercher moi-même parmi ses notes manuscrites, tous les documents d*antiquité dont j'avais besoin; pre- nant la peine d'examiner, de diriger, Fapplication que j'en faisais à mes recherches. Son travail et le mien, ainsi effectués simultanément, furent présentés ensemble à l'Académie des inscriptions et h l'Académie des sciences, j*en exposai le but commun dans les termes suivants, aux- quels je ne trouve rien aujourdUiui à changer ^.

« Un des caractères qui distinguent le plus éminemment l'Institut de tt France , c'est le rapprochement qu'il établit entre les diverses sources a des connaissances humaines. Isolées, elles s'ignorent et prennent sou- avent des directions contraires; réunies, elles confondent leurs efforts «pour arriver ensemble à la vérité: j'ai eu quelquefois l'occasion d'ap- «prëcier, pour moi-même, les avantages de cette assistance mutuelle, (c mais jamais plus vivement qu'aujourd'hui. En m'initiant aux secrets udu monde antique qu'il est si heureusement parvenu à pénétrer, u M. Ghampolhon m'a offert un des sujets de réflexion et d*étude qui «m'ont le plus intéressé en ma vie. En effet, nous n'avons jusqu'à pré- a sent rien connu des premiei*s essais , par lesquels l'astronomie et la tt chronologie ont commencer. Les anciennes observations chinoises « que les missionnaires nous ont communiquées , sont des résultats com- «posés, qui annoncent une science déjà éloignée de ses premiers pas. «Les éclipses chaldéennes que Ptolémée nous a transmises dans t'Aima- «geste, sont aussi des résultats qui supposent la mesiure du temps et un « ^stème régulier d'observations astronomiques. La notation figurée de

9^ est attesté par ChampoUîon lui-même dans son mémoire, il ca^Umie dss inicrqktions, t. XV, p. 119. * Recherches sur Tannée vague des Égypliens. Mé- moires de r Académie des sciences, t. XIII; lu le 4 avril i83i. P. 55i, ou 7 des exem- plaires à part; la différence constante des paginations étant 544*

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225

« Tannée égyptienne que M. Ghampollion vient de découvrir est un «monument physique à la fois et chronologique, qui peut remonter a aux premiers âges du monde , et dont la parfaite fidélité a traversé les «siècles, sans cesser de représenter, même aujourd'hui, la nature. La « persévérance que les Égyptiens mirent à le conserver, et à le trans- «mettre sans altération aux générations successives, nous permet de «remonter par lui jusqti*à ces anciens âges, et d*y assister, pour ainsi «dire, au développement des premières notions de nombres et de «temps. Car ces notions se trouvent si intimement, quoique si simple- «ment écrites dans la notation, quelles s'y lisent, sans le secours « d aucune hypothèse. »

Après cette annonce ChampoUion exposa lui-même son travail de restitution archéologique, aujourd'hui textuellement imprimé dans les Mémoires de l'Académie des inscriptions, tome XV, page 78 et suiv.

L'éfément fondamental sur lequel il repose , c'est la notation figurée de l'année vague usitée en Egypte, que je mets ici sous les yeux du lecteur.

Noms des mois égyptiens et leurs caractères.

TtTtT TtTtT TtTtT TtTtT

Thoth. Paopki. Halkor. Ckoiak.

Tétnménîe de la végétation.

Toby.

Midûr. PluuB^ Phar- aoCh. nOAtlii.

Tétranénie desxécoltes.

yws/v>A y^^v^ y^^v^ y^^v^

/WV^ /WV^ y^^V^ f^^^AA

ywv^ ywv^ yvw^ j^^^aa

PmImnu. PmdI. Épipki. M^Mri.

Tétraménie de l'inondation.

Noms des cinq jours épagomines.

O III (S m

O III Q

I

O III Q

m I

O III Q

m II II

O III Q

II

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Elle comprend \% mois, chacun de 3 o jours, suivis de 5 épago- -mènes; en somme 365 jours. Dans l'application, il faut concevoir la série de ces mois et de oes jours additionnels, répétée consécutivement, avec leurs symboles propres , pendant toute la durée du temps que Ton veut embrasser.

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226 JOURNAL DES SAVANTS.

On trouve l'année vague écrite exclusivement sous cette forme, et avec ces mêmes caractères, sur les monuments publics de TÉgypte, depuis les plus anciens temps, jusquà la 7a 4* de Tère de Nabonassar, la !i&* de notre ère chrétienne; ou de la période julienne 4689. Alors Auguste arrêta son mouvement, et la rendit, non pas absolument, mais à peu près fixe dans Tannée solaire, en lui appliquant Tintercala- tion quadriennale, introduite par Jules- César dans le calendrier romain. C'est dans sa mobilité ancienne que nous devons ici la considérer.

Les cinq épagomènes y figurent en dehors des douze mois. Ils sont désignés collectivement par un caractère commun que Champollion Xmduii joars célestes; et ils sont individuellement distingués par des signes numériques, marquant leur rang ordinal, de 1 à 5. D'après ce que m*a appris M. de Rougé, la signification exacte et reconnue au- jourd'hui du groupe figuré qui les désigne, est jours supplémentaires; ce qui oSre une expression physiquement plus précise de leur emploi. La série des douze mois est paiiagée en trois groupes de quatre, que j'appellerai par abréviation des tétraménies. A chacune est aOecté un caractère d'ensemble qui lui est spécial ; et les quatre mois qui la com- posent sont individuellement désignés par le symbole ^-«^^ représentant le croissant lunaire, auquel est annexé le signe numérique marquant le rang ordinal du mois dans la tétraménic. Ce symbole ne peut être ainsi employé qu'à titre d'emblème figuratif, pour rappeler l'idée du mois ; puisqu'il est impossible que la lune se trouve rigoureusement et cons- tamment nouvelle, au commencement de chacun des douze. Toutefois, je signalerai plus tard, dans la série des temps, une époque remar- quable, unique, cette répartition exceptionnelle des phases lunaires entre les douze mois égyptiens, se trouve réalisée avec une justesse d'approximation si précise , qu'elle semble n'avoir pu résulter que d'une réforme analogue à la grégorienne, opérée conventionnellement dans le calendrier vague à cette époque même , pour y mettre la notation figurée des mois, dans une exacte concordance, avec les phénomènes naturels qu'elle signale, avec les phases solaires qui les ramènent; et y faire en nîéme temp» concourir les nouvelles lunes proche du commen- cement des mois, les pleines lunes à leurs milieux, dans l'ordre de répartition le plus juste , le plus symétriquement balancé que l'on puisse idéalement concevoir.

Séparant donc de la notation le croissant lunaire, dont la répétition daûB chaque tétraménie marque le rang ordinal des mois qui la com- posent, il reste à interpréter les signes spéciaux qui sont attachés à chacune de ces tétraménies. Une telle interprétation, pour être assurée ,

AVRIL 1857- 2S7

doit, autaat que possible, faire concourir à un même sens les divers genresd application querécriture hiéroglyphique attribue facultativement à un même caractère , lequel peut y être employé comme figuratif, ou comme phonétique, ou à la fois sous ces deux acceptions; représen- tant, dans la première, un objet naturel; dans la seconde, un mot de la langue antique, dont Fanalogue, ou tout au moins le radical primitif, doit se retrouver dans la langue copte, sauf les cas particuliers l'idée qu'il exprimait était de nature à ne pas sy propager. Champollion a procédé ainsi. Mais , depuis sa mort prématurée , Tétude de la grammaire égyptienne a été rendue plus méthodique et plus sûre. C'est pourquoi j*ai demandé à M. de Rougé, lun de ses habiles continuateurs, qu'il voulut bien relire avec moi, pour mon instruction , la partie du mémoire de Champollion qui concerne les signes des tétraménies, et j'ai pu m'assurer, par lui, que si, pour une des trois, la lecture grammaticale de CbampoUion doit être philologiquement modifiée , le sens physique qu'il attribue à ces signes est certain. Je me prévaudrai donc de cette autorité pour l'admettre ici, comme je Tavais fait dans l'origine; et, afin de lever tous les doutes qui pourraient y être contraires, je pla- cerai à la suite de ces articles, ime dissertation spéciale, que M. de Rougé a bien voulu accorder h mes instantes prières, dans laquelle ce point de critique est irrécusablement établi. Sous cette égide, j'entre dans la discussion physique, sans témérité comme sans crainte.

Le caractère hiéroglyphique attaché à celle des tétraménies qui commence la liste des mob, représente des tiges et des boutons de lotus ou d'autres plantes herbacées, alternés entre eux à divers états de grandeur, et sortant parallèlement d*une base horizontale qui leur est Commune. Champollion a vu dans cette image, le renouvellement de la végétation sur les terres que les eaux du Nil viennent d'abandonner; ce qui lui a (ait appeler les quatre mois qu'elle spécifie, la tétraménie de la végétation. Ce symbole, interprété phonétiquement, lui a paru repré- senter la lettre sh, qui, lorsqu elle est écrite seule dans les textes, répond ao mot tha, qui signifie commencement; et M. de Rongé reconnaît que cette lecture est indubitable. Je montrerai plus loin par quel motif de convenance , on a pu choisir spécialement de jeunes pousses de lolus pour composer le symbde figuratif de cette tétraménie.

Le caractère hiéroglyphique attaché à la troisième tétraménie repré- sente un bassin ck3 ou réservoir deaa , qui , pris sy mboliqurf ment , désigne feau en général ; et an-dessous on y voit fréquemment annexées frols lignes ondulées g^ 4"^ ^^^^ également le sïfjiïe figuratif de l'eau. Ce doidrte indice a pam î ChampoHion désigner avec autant de justesse

228 JOURNAL DES SAVANTS.

que d*évidence, les quatre mois pendant lesquels le Nil croit, déborde, et couvre T^iypte de ses eaux génératrices. En conséquence , il a nommé cette troisième division de Tancienne année égyptienne, la tétraménie de tinondaiion.

M. Bnigsch a reconnu que les deux symboles dont l'application simul- tanée caractérise cette tétraménie, sont employés individuellement comme phonétiques, dans plusieurs documents même pharaoniques. Eln réunissant leurs valeurs propres ainsi déterminées, leur ensemble lui donne le mot composé sche-mou, lequel s'assimile à un mot de la langue copte ujcujul, qui se traduit sans contestation par œstas, Tété ; d'où il conclut que Champollion s'est trompé , quand il interprète ce symbole complexe, comme désignant la tétraménie de Vinondation. En accordant que la lecture de M. Brugsch est admissible et ingénieuse , au point de vue philologique, M. de Rougé remarque fort justement qu'elle s'accorde dans son application physique avec l'interprétation de Cham- pollion au lieu de la contredire, puisque la crue et le débordement du Nil s'opèrent précisément, et se sont opérés dans tous les siècles, à partir du solstice d'été, ce dont je rappellerai dans un moment les preuves incontestables. Mais je vais plus loin, et je dis qu'aucun arti- fice philologique ne peut faire que Yété des Coptes soit le synonyme réel et absolu d'une tétraménie de l'ancien calendrier égyptien. En eOet, les Coptes devenus chrétiens ont adopté le calendrier de l'église chré- tienne primitive, qui était le julien. Seulement, ils l'ont pris. tel qu'il avait été adapté à l'Egypte par la réforme aiexandrine qui sup- prima l'usage du calendrier vague dans les actes publics. On y conserva aux douze mois égyptiens leurs anciens noms auxquels Tintercalation quadriennale ôtait, ou était supposée ôter leur mobilité; et ils restèrent ainsi pour toujours attachés aux phases solaires auxquelles chacun d'eux se trouvait alors répondre. Depuis cette époque, Tannée réformée eut, comme la julienne, ses quatre saisons, printemps, été, automne et hiver, comprenant chacune trois mois de trente jours, lesquelles par leur amplitude propre, et par la fixation de leurs origines aux deux équinoxes et aux deux solstices, n'avaient plus aucun rapport avec les anciennes tétraménies. Conformément aux usages de l'Eglise chrétienne, ce mode de partage de l'année en quatre saisons de trois mois fut seul admis dans la liturgie des Coptes, il se conserve encore aujourd'hui; et comme la langue copte ne nous est connue que par des traductions de l'Ecriture sainte, des Évangiles, ou par des légendes de saints ég)'p- tiens, composées bien postérieurement à l'adoption du christianisme, on ne saurait y trouver les synonymes des tétraménies anciennes, qui

AVRIL 1857. 22»

n'y avaient plus d'application ni d emploi. Aussi ne les y a-t-on pas dé- couverts. Car ies quatre mots modernes qui y désignent autant de quarts de Tannée, physiquement distincts, ne peuvent pas raisonnablement être présentés comme les équivalents ou les synonymes individuels de trois symboles anciens, qui désignaient des tiers d*année, pareillement distincts entre eux. De même que la poésie,

La phibloaie a ses licences , mais Celle-là passe un peu les bornes que j'y mels.

Le caractère hiéroglyphique ^"_r attaché à la deuxième tétraménie égyptienne, est plus difficile à expliquer, parce quil ne présente pas, du moins pour nous , Timage figurée d un objet naturel. Champollion en a cherché la signification générale, d'après le sens qu'il présente évidemment dans plusieurs inscriptions pharaoniques , il entre comme un élément nécessaire de Tidée générale quelles expriment. Il Ty trouve ainsi employé dans lacception d'aliments, de noarritare, spécialement de grains de blé mars, ce qui lui a fait appliquer à cette portion de Tan* née qu'il désigne la dénomination de tétraménie des récoltes. Sans nier que Champollion puisse avoir rencontré le sens exact, M. de Rougé estime que le caractère considéré se prête mieux à rappeler l'idée géné- rale de production, qui s'accorde à la signification que Champollion lui attribue, en lui donnant une acception moins particulière. On verra tout à l'heure que la signification des deux tétraménies extrêmes étant admise, celle-ci, qui leur est intermédiaire, ne peut pas être désignée autrement.

Champollion avait aussi cherché à interpréter le même caractère comme phonétique, et il avait cru y retrouver les éléments représen- tatifs d'un mot copte qui signifie novurritare. Cette lecture avait déjà été signalée comme douteuse par M. Birch. En la discutant de nouveau, M. Brugsch prouve qu'elle est fautive, parce que Champollion s'est trompé sur la valeur phonétique du caractère n. En rétablissant le mot antique dans son intégrité, et lui adjoignant les divers déterminatiis qu'on y trouve occasionnellement annexés, M. Brugsch applique au symbole complexe "_ une série de raisonnements, et d'assimilations philologiques, dont l'exposé, ainsi que l'appréciation, se trouveront mieux placés dans la dissertation de M. de Rougé que dans cet artic e ; et de tout cela il arrive finalement à conclure, par le copte, que le nom de cette tétraménie antique doit se traduire hiems, hiver; impliquant nécessairement l'emploi physique de l'hiver de trois mob chrétien et copte , comme représentatif d'une tétraménie qui en comprenait quatre.

230 JOURNAL DES SAVANTS.

Cette interprétation philologique , combinée avec celle de la troisième tétraménie par ïété chrétien , conduit M. Brugsch à une reconstruction de l'année vague antique , qui ne s*adapte ni à sa notation figurée , ni à ses applications phénoménales; et il la substitue intrépidement à l'inter- prétation de Ghampoliion qui satisfait si complètement à toutes ces particularités; de quoi il faut peut-être TeiGiiser sur ce que, d*après ie résumé qu*il en fait, il parait ne ravoir pas comprise. Mais cela se verra d'un coup d'œil, quand j'analyserai son mémoire. Ici je continue à suivre Ghampoliion.

Dès qu'il eut découvert la notatfon figurée des douze mois égyptiens , et leur répartition en trois tétraménies désignées par des caractères spéciaux dont il avait habilement reconnu la signification physique, les souvenirs qu'il avait rapportés de son voyage, lui firent aussitôt con- dure, en toute assurance : «que cette notation présentait, dans son tt ensemble et ses subdivisions , un tableau complet de l'année agricole a des Égyptiens; c'est-à-dire la succession régulière des phénomènes «naturels, et des travaux de l'homme, dans les fertiles campagnes de « l'Egypte ^i>

Pressé par le temps, il ne s'est pas attaché à exposer les preuves matérielles de cette concordance; soit qu'il la jugeât avec raison suffi- samment évidente pour toutes les personnes qui connaissent l'Egypte , soit qu'il se reposât sur moi du soin de rassembler les détails physiques qui en montrent la parfaite justesse. C'est ce que je Bs dans mon mé- moire composé sous ses yeux. Mais il ne sera pas inutile que je rende ici cette démonstration plus claire encore et plus précise. Car j'ai fré- quemment^éprouvé depuis, que les érudits, en général, accordent beau- coup moins de foi aux phénomènes mêmes, qu'aux passages de textes anciens dans lesquels ils les trouvent plus ou moins vaguement attestés.

Aujourd'hui, comme dans les temps les plus reculés, la série annuelle de travaux agricoles en Egypte se partage en trois périodes distinctes, correspondantes aux trois tétraménies antiques de ChampoUion; ce qui est nécessité par l'invariabilité de marche que lui assigne le déborde- ment du Nil. Selon le témoignage unanime des voyageurs qui ont visité i*Egypte, depuis Hérodote jusqu'à la commission française, le Nil com- mence à croître au-dessous de la dernière cataracte, à partir du solstice d'été, au 3 1 -a a juin de notre calendrier fixe. Il se gonfle, se déborde, et, dans \ espace de cent jours, conséquenmient trois mois égyptiens et dix jours après le solstice d'été, il atteint son maximum. Alors il demeure

' Mémoire de ChampoUion, Académie des inscriptions, t. XV, p. 167.

AVRIL 1857. 2S1

pendant quelques jours stationnaire , puis il décroit et B*abftis5e par les mêmes degrés. Dès qu'il se retire, au commencement d'octobre dans la haute Egypte, quinze jours plus tard dans le Delta, on sème le blé sans aucune préparation sur les terres encore boueuses que les eaux ont abandonnées. La germination sopère aussitôt, la jeune plante sort de terre; de sorte que 120 ou laS jours après le solstice, il est exact de dire que la tétraménie des eaux est finie et que la saison de la végétation commence. Celle-ci comprend une autre tétraménie. Car en mars commencent les récolles, comprenant une dernière tétraménie tenninée au solstice d'été suivant, Tannée rurale se trouve accom- plie. L^industrie commerciale des temps modernes a su ajouter de nouveaux produits à cette simple agriculture dés premiers âges du riionde. Mais le cercle des opérations annuelles est resté le même. Il se divise encore en trois périodes de quatre mois chacune, qui se suc- cèdent à partir du commencement de la crue du Nil. Toutes ces dates, et la phrase finale qui les résume, sont extraites d*un mémoire spécial sur ïagricultare, Vindustrie et le commerce de l'Egypte, composé par Gi- rard, lun des ingénieurs de l'expédition firançaise^ Lorsqu'il l'écrivit dans Tannée 1 800, il ne se doutait guère que la description qu'il y donne de Tannée rurale actuelle en Egypte, était éé]h toute gravée depuis quarante siècles sur les monuments des Pharaons, Champollion nous la ferait lire en i83o.

J'ai besoin d'insister sur la certitude de l'époque annuelle, et de la durée que j'attribue ici à la crue du Nil. Car ces deux phénomènes, constants dans Tannée solaire, nous fournissent un point de raccorde- ment fixe pour y placer la tétraménie des eaux. Le nombre de cent jours que j'ai adopté pour la durée de la crue est celui d'Hérodote^, c'est le même que lui assignent aussi en moyenne les mesures précises des ingé- nieurs français '. Je dis , en moyenne , parce que Tinfltience des vents

* Description de V Egypte : État moderne, tome H, page i^gi et suivantes. A la page boo, Girard rappoiie les noms populaires qu'il ait être aujourd'hui affectés aux trois divisions de Tannée rurale. Mais la forma sous laquelle il les écrit n'a présenté à M. de Rougé aucun sens saisissable dans Tidiome arabe ni dans le copts. On ne peut donc pas se fier à Tinlerprélation que Girard en donne. Quoi qu'il en soit, la parité de nombre et d'époque rend ces divisions physiquement concôr- danles avec les tétraménies antiques, ee qui est le point essentiel h constater. -^ * Hérodote k Euterpe, XIX. ' Description de VÉqypU: État moderne, t. II hii,

f>age 6gii. D'après les mesures prises au mequias àe Roudah, près du Caire, dans es années 1790 et 1800, l'intervalle de temps observé depuis le solstice d^été jus* q«*à Tépoque du maximum de la crue a été : en 1799. qoatre^ngt^treiie jours t en 1800, cent quatre jours.

232 JOURNAL DES SAVANTS.

locaux peut occasionnellement la diminuer ou la prolonger d'un petit nombre de jours. Je rapporterai tout à Theure des témoignages inter- médiaires de cette évaluation. Hérodote fixe également Torigine de la crue au solstice d*été , d après des renseignements qu'il dit avoir soigneu- sement recueillis, et Ton sait combien il est un narrateur fidèle ^ Le scoliaste d*Aratus, et Ptotémée ou son pseudonyme qui a accru le rerpéiSiSias, indiquent la même date initiale, ce que je mentionne seu- lement à titre d'opinions généralement répandues ^. Mais cette même date se conclut aussi, pour lu haute Éffypte, des observations faites au Caire par les ingénieurs fi:ançais, en tenant compte du temps que Taf- flux des eau3^ supérieures a employer, pour se propager jusqu'au mequias, ou nilomètre de Tile Roudah, située en face de cette ville. La hauteur totale de la crue est bien loin d'ofifirir des caractères pareils de constance 9 et ses variations extrêmes sont également funestes. Son in- suffisance pour couvrir les terres cultivables amène la famine. Son excès, en retardant le retrait des eaux , engendre la peste ; et les conséqueqces de ses états intermédiaires pour les récoltes futures, sont tellement cer- taines , que sa quotité officiellement mesurée avant l'ouverture des ca- naux d*irrigation , vers Téquinoxe d'automne , sert de régulateur pour fixer les impots de l'année suivante. Heureusement, comme on vient de le voir» son époque initiale et sa durée , qui se maintiennent cons- tantes, sont les seules données qui nous soient nécessaires pour iden- tifier la notation des tétraménies antiques avec le ciel.

Ces données ainsi établies m'avaient semblé offrir une base de rac- cordement physiquement certaine, dont l'application aux tétraménies de Champdlion ne pouvait être ni contestée ni éludée. Il en a été dif- féremment. M. Brugsch et d'autres philologues non moins habiles, n'en ont teou aucun compte. D'autres n'ont pas senti qu'on ne pouvait pas à ycdopté les ressen*er ou les élargir. D'autres n*ont pas compris les con- séquences de leur insertion dans un calendrier vague , dont la marche CQjurante discorde avec ceUe de Tannée solaire ; et ils ont attribué occa- aionnellement à la notation figurée des mois , une signification physique absolue qu'elle n'a point. En voyant de telles marques d'indifférence ou de malentendus, provenant de personnes d'un mérite philologique éminent, on serait presque tenté de croire que ces deux faits physiques, la durée de la crue du Nil fixée en moyenne à cent jours, et l'invaria- bilité .des époques solaires qui la limitent , leur ont semblé mettre à la

^ Bérodoto* Ettterpe, XIX. * Voyei la discussion de cas teilas dans le wtt9arVAmiiêvaguêdmÉgYptimu. Académie des sdenoas, t jQ!* ?• &91*

AVRIL 1857. 233

liberté de Tinterprétation grammaticale des entraves gênantes, qu*il était légitime, et en quelque façon honorable à la linguistique de secouer, afin de ne rien devoir qu*à elle-même. Mais j*aime mieux supposer, qu'apparemment, je ne les avais pas établis sur des preuves assez cer- taines, ou assez palpables pour que Ton comprit qu'ils doivent être la base indispensable de toute interprétation des tétraménies antiques. Cest pourquoi je saisirai cette occasion de les confirmer, en montrant qu'ils sont entrés, comme éléments avoués, dans une longue série d'actes publiés d'une authenticité incontestable, qui remontent aux premiers temps du Christianisme, et dont l'origine est probablement beaucoup plus ancienne. Je commencerai par mon prochain article , craignant que celui-ci ne paraisse déjà trop étendu.

[La suite à an prochain cahier.)

i. B. BIOT.

MÈMOIBES pour SEBVtR À l'bISTOIRE DE l'AcADÉMIE ROYALE DE

PEINTURE ET DE SCULPTURE, depuis 16^8 jusqueu 166â, publiés pour la première fois par M. Anatole dfi Montaiglon. Paris, 1 853, 2 Vol., chez Jannet, libraire, rue des Bons-Enfants, n^ 28, Bibliothèque Elzévirienne. Mémoires inédits sur la vie et les ouvrages des membres de l'Académie royale de peinture et de sculpture, publiés diaprés les manuscrits conservés à f Ecole impériale des heaux<urti, par MM. Dussieux, Soulié, de Chennevières , Mantz et de Montai- glon. Paris, i854« 3 vol. in-8^ chez Dumoulin, libraire, quai des Augustins, n^ i3.

aHQUliME ARTICLE ^

IV.

A peine délivrée de ses incommodes associés , l'Académie sentit qu'elle n'avait pas sécurité complète. D manquait quelque chose à son affiran*

' Voyez, poar le premier artîde, le cahier de noTembre i856, iMige 64i ; pour le detuièine, celui de décembre, page 735 ; pour le troifième, cdoi oe jantier loSy* page 3o, et poiu' le quatrième, cdoi de fi^er, page 106.

3o

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cbissement; elle n'était libre que de fait : le contrat de jonction conser- vait son autorité. A la seule condition d*adhérer aux nouveaux statuts, d accepter les modifications que la couronne y avait introduites et qu'a- vait sanctionnées le parlement, les maîtres étaient en droit de venir, quand bon leur semblerait, s établir comme chez eux en pleine Aca- démie. Ils n'auraient pas voté, mais, en dehors des scrutins, ils pou- vaient exercer encore une influence malfiadsante. La prudence onlon- nait donc de conjurer ce danger. Ce fut le premier soin de Lebrun et de ses principaux confrères. Les faveurs que l'Académie venait d'obte- nir n'étaient, dans leur pensée, qu'un acheminement à qudque chose de plus sérieux, à une restauration complète et définitive. Faire dis- paraître jusqu'aux derniers vestiges de la jonction, mettre la compagnie hors de pair en fondant tout à la fois et son indépendance et sa supré- matie, tel devait être le but de leurs constants efforts pendant les huit années qui nous restent à parcourir, de la fin de i655 au commence- ment de i66&.

D^abord, en attendant mieux, ils se mirent en devoir de prendre possession des grâces qui leur étaient faites, et avant tout du logement que leur concédait le roi dans le collège de l'université. Par malheur, ce collège dépendait non du roi, mais du grand aumônier, et la gderie promise à l'Académie était occupée déjà» du consentement de la grande- aumônerie, par la communauté des libraires. Pour £adre vider les lieux, il fallait un procès : on l'entama. L'instance fiit sommairement instruite, les avocats allaient plaider, lorsque M. Ratabon, circonvenu par les li- braires, donna le conseil aux académiciens d'abandonner leur préten- tion. Il promettait, pour les dédommager, de leur faire obtenir un loge- ment au Louvre. L'échange fut accepté; la compagnie se dénsta. Mais le Louvre était plein; de tous les ateliers concédés dans les galeries nou- velles, pas un n'était vacant. Que faire? quand pourr$it s'accomplir la promesse de M. Ratabon? On aurait attendu longtemps, si un membre de l'Académie, Jacques Sarrazin, n'eût offert de céder le logement qu'il occupait au Louvre, sans autre condition que le remboursement des sommes qu'il y avait dépensées en réparations et en accommodements. Sa proposition fut accueillie avec reconnaissance; seulement son mémoire parut un peu enflé : il montait à deux mille livres. La compagnie, tou- jours mal en espèces, en fut réduite à implorer son vice -protecteur. Le chancelier Séguier ne lui fit pas défaut : il envoya, de sei^^niers, les deux mille livres à Sarrazin.

Voilà donc, après bien des peines, nos acadéiniciens en possession d une des faveurs qu'ils convoitaient le plus : ils sont logés chez le roi.

AVRIL 1857. 235

Le local n'est pas vaste, il est un peu obscur, mal ajusté, on y sera fort à la gène; mais quelle compensation à ces inconvénients! c'est un asile impénétrable -aux maîtres : plus de troubles, plus de tracasseries; pas m^e Tappréhension dune jonction nouvelle -.avec ce défaut d'espace, les jonctions n'étaient plus matériellement possibles. Aussi TAcadén^e fit-elle tous ses efforts pour s'établir tant bien que mal dans le logement de Sarrazin. Elle y passa neuf à^dix mois, jusqu'au décès de Pierre Du* bourg , grand fabricant de tapisseries , que le feu roi avait autorisé à installer sa manufacture vis-à-vis des galeries du Louvre, dans une dé- pendance du palais. C'était un grand vaisseau bien éclairé. L'Académie sollicita la smrivance de Dubourg, l'obtint, et, au moyen de deux trois cloisons, se procura dans ce local toutes les salles dont elle avait besoin. C'est qu'elle tint séance pendant quatre ans et quelques mois, jusqu'en 1661^.

Ces quatre années ne sont remplies que d'incidents sans importance. Il faut en excepter pourtant une étrange aventure qui, dans les écrits du temps, tient plus de place et fit éclore, à elle seule, plus de prose et plus de vers que l'histoire tout entière de l'Académie elle-même. Nous voulons parier de la querelle d'Abraham Bosse , le graveur. Bon géo- mètre, dessinateur habile, expert à manier la pointe et à traiter l'eau- forte , sans rivd comme professeur de perspective , Bosse n'avait qu'un défaut : il était fou d'orgueil. L'Académie, pour rendre hommage à ses talents et en reconnaissance de l'enseignement gratuit qu'il donnait aux élèves, l'avait élu membre honoraire, avec droit de séance et voix déli- bérative. C'était du temps que M. de Charmois gouvernait la compa- gnie et délivrait en son propre nom les brevets aux nouveaux élus. Cédant aux instances de Bosse , il avait libellé le sien d'une façon parti- culière , l'avait assaisonné de louanges et de remerciments , si bien que notre graveur tenait à ce parchemin comme à sa vie; il y voyait son titre de noblesse, le fondement de son honneur et de sa fortune. Aussi, lorsqu'en i655, pour obéir aux prescriptions des nouveaux statuts, tous les brevets durent être renouvelés et délivrés non plus au nom d'un simple particulier, mais au nom de l'Académie , ce qui semblait à tout le monde infiniment préférable , Bosse ne voulut à aucun prix se sou- mettre à la loi conunune. On eut beau le prier, l'inviter, le sommer de toutes les manières , il refusa obstinément de rendre son vieux brevet. On crut d'abord qu'il voulait rire, qu'il ne cherchait qu'une occasion

* En septembre 1661, TÂcadémie fut transférée au Palais-Royal, et y demeura trente et un ans, jusqu'en 16g a. Le 3 février de cette année, elle quitta le Pdaif- Royal pour passer au vieux Louvre, et y resta cent ans.

3o.

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de se singulariser, on prit patience en badinant; mais, comme au bout de trois années il résistait toujours, comme il tenait sur ses confirères d'impertinents propos, glorifiant sa révolte et chantant sa victoire, comme il inondait le public de libelles imprimés , Tinsoience coulait à flots et sur TAcadémie et sur M. Ratabon, celui-ci, hors des gonds, résolut d*en finir avec ce turbulent. La première fois qu*il le vit à son banc, il le somma tout haut, devant la compagnie, de rentrer dans l'o- béissance. Bosse le laissa dire sans se déconcerter, et persista dans son refus d'un ton si assuré que M. Ratabon en perdit contenance. Il eut le tort de s'emporter et de dire des paroles hautaines et inconsidérées^. Ces paroles blessèrent l'Académie, et, dans l'émoi qui s'ensuivit, on oublia pour cette fois de châtier le réfiractaire.

A quelque temps de là, une cause à peu près semblable lui valut un nouveau sursis. Le châtiment qu'il fallait prononcer semblait sévère à bien des gens. C'était la déchéance, ni plus, ni moins : les statuts le voulaient ainsi. On reculait devant un ostracisme ; on atténuait la faute en l'imputant à la folie. Lebrun blâmait cette faiblesse. Un jour qu'il présidait, en l'absence de M. Ratabon, il fit adroitement sentir à ses confrères les dangereuses conséquences d'une rébellion si longtemps impunie; l'assemblée l'approuva et semblait décidée à rendre la sen- tence, lorsque Bourdon prit fantaisie non pas de défendre Bosse, mais d'attaquer Lebrun. Il se plaignit avec humeur de sa façon de prési- der. Lebrun riposta vertement. Des mots aigres et mordants volèrent de part et d'autre, et, sans la compagnie qui se précipita entre les deux recteurs, une querelle en forme éclatait. On comprend qu après ce tu- multe il ne fut plus question de Bosse : il semblait qu'un pouvoir invi- sible s'amusât à le protéger.

Mais la chance tourna; après un mois de pourpariers, Lebrun et Bourdon s'embrassèrent; la paix fiit faite et Bosse en paya les firais. On arrêta d'un commun accord que l'Académie serait convoquée en assem- blée générale pour procéder au jugement de ce brouillon séditieux. Il fut abandonné de tous , et condamné tout d'une voix. On le déclara déchu de la qualité d'académicien, privé de tous les honneurs, préro- gatives, privilèges et droits attachés à cette qualité, privé même de son brevet : ce parchemin d'où venait tout le mal fut proclamé nul et non avenu. Ainsi se termina la lutte étrange et acharnée qui irisait depuis si longtemps le tourment de l'Académie et la joie de ses adversaires.

tj aimerais mieux, dit-il en s'adressant à Bosse, envoyer toute l'Académie « au Pré-aux-Clerc8 , que de 8ou£Grir qu'elle vous dispensât plus longtemps de*cette t soumission

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Le Taincu n'accepta sa défaite qu'après de nouveaux combats, après avoir usé de toutes les ressources de son intrépide chicane. Il fallut un arrêt du conseil pour en avoir raison. Un quart de siècle après, en 1 685 , une autre Académie était réduite aussi à expulser un de ses mem- bres. On sait queUe émotion souleva Furetière avant d*étre rayé du nombre des quarante. Son aventure est plus connue que celle du graveur tourangeau» parce que le monde littéraire a plus d'échos que le monde des arts; mais la révolte d'Abraham Bosse fut dans son temps tout aussi mémorable et passionna tout autant le public que celle du lexicographe abbé. Elle fut tout à la fois plus futile et plus violente. Furetière plaida mieux sa cause : Bosse avait fait plus de bruit.

C'était en i66i , le 7 mai, que s'était prononcé le tribunal acadé^ mique; deux mois auparavant, le 9 mars, Pans avait appris un autre événement tout autrement considérable, non -seulement en France, mais dans 1* Académie : le cardinal était mort ! Son successeur, comme pre- mier ministre, était déjà trouvé, c'était le roi lui-même; comme pro- tecteur de l'Académie de peinture, qui le remplacerait? On l'ignorait encore. Sans prendre grand souci de son protectorat, sans s'occuper di- rectement des affaires de l'Académie, Mazarin, par M. Ratabon, la sou- tenait et l'eût maintenue, aussi longtemps qu'aurait duré sa vie, dans ime sorte de statu quo, sans la faire ni déchoir ni grandir. Tel était le genre d'influence qu'exerçait M. Ratabon. II lui manquait bien des choses pour le poste il était placé. Il n'avait ni grand amour des arts, ni grande sympathie pour ceux qu'il présidait. C'était un chef de rencontre, un homme de bureau, qu'aucun lien d'ancienne estime ou d'affection n'attachait aux artistes, qui les comprenait mal, et ne pou- vait s'accoutumer à traiter avec eux autrement qu'avec des commis. Us s'en vengeaient à leur manière et lui donnaient parfois d'assez vertes leçons. Un jour, entre autres , à peine installé au fauteuil , et croyant qu'il allait mener ce petit monde à la baguette, il s'était proposé de faire élire académicien d'emblée un jeune homme qui lui était recom- mandé, disait-il , par les personnes delà plus haute qualité du royaume. A l'appui de la candidature , il avait fait porter sur le bureau un mor- ceau de peinture de la &çon du candidat. S'apercevant qu'on jugeait cette toile au poids de son mérite , lequel semblait des plus l^ers , fl pensa faire pencher la balance en y jetant quelques paroles. On f écouta , sans lui répondre , dans le plus respectueux silence ; puis, quand vint le scrutin , il ne se trouva dans la boite qu'une seule fève blanche , celle que lui-même y avait mise. Cet échec le rendit circonspect, mais le disposa mal à l'égard de la compagnie, et jamais il ne fit bon ménage

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ayeceUe. Efrard était seul excepté; il Taimait, le prisait au-dessus de sa valeur, et ne voyait que par ses yeux. €baque fois qu il ne présidait pas, et dans les derniers temps surtout, ses absences devenaient firé- quentea, c'était Errard qu'il chargeait, non pas de le remplacer au &u- teuil , mais de régler en son nom les affaires courantes et de faire de sa part certaines communications. Errard exerça d'abord avec modération cette sorte de vicariat, puis insensiblement il se mit à s'ingérer de tout, primant, trancbant, en toute occasion, comme s*il eût été le véritable directeur, le maître de l'Académie. L'usurpation ne devint visible i tous lea yeux que lorsqu'il n'était plus temps. On pouvait l'empêcher de naître» rien n'était plus difficile que de la âiire cesser. Il fallait la com- battre i Ibrce ouverte, c'est-à-dire s'attaquer au cardinal lui-même, en la personne de M. Ratabon , périlleuse entreprise dont personne n'était tenté.

Lebnm seui n'avait pas attendu si tard pour démêler cette manœuvre. Sa clairvoyance naturelle s'était trouvée dès l'abord éveillée par le peu de goût qu'il avait pour Errard et par les froissements d'amour-propre qui lui venaient de M. Ratabon. C'était surtout dans les travaux du Louvre qu'il en avait reçu de graves sujets de plaintes. La reine mère l'avait: chargé de décorer le pavillon de la petite galerie qui touchait i l'appartement du roi ^ C'était un travail d'ensemble et onn grand in- térêt pour Lebrun. Avec cette abondance d'idées décoratives qui lui était propre et qui chaque jour semblait grandir en lui, il n'entendait pas se borner à quelques tableaux d'histoire appliqués aux murailles : il voulait combiner d'un même jet le principal et l'accessoire, encadrer à sa mode ses propres compositions et disposer, de fond en comble, dans un style homogène, la décoration tout entière. Ses études étaient faites, ses cartons presque achevés lorsque M. le surintendant, croyant ou feignant de croire qu'il n'était question pour Lebrun que de ta- bleaux seulement, et voulant introduire son protégé dans cette affaire, fit préparer, par Errard , un projet de décoration , le soumit aussitôt 4 la reine t le lui fit approuver et signer de confiance, puis, de peur de contre-ordre , chargea les stucateurs , les doreurs et les ornemanistes de le mettre à exécution , sauf à faire la part au peintre de Sa Majesté en laissant à sa disposition quatre ou cinq places vides. Ces places ne fiirent jamais remplies. Lebrun n'était pas homme à accepter un tel partage. Mutiler son projet, en rompre l'harmonie, ajuster ses idées

' Pâriilon a dispara lorsque les constructions de LeVao ont été remaniées par Psffauk.

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dans les idées d'un autre, mieux valait en faire le sacrifice; il se contint le mieux qu'il put, cacha son déplaisir, inventa des prétextes pour ne pas faire les tableaux, et garda sa rancune pour quelque autre occasion. Ce fut vers cette époque qu*Ërrard, toujours poussé par son Mécène, cooimença dans TÂcadémie le manège dont nous avons parlé. Lebrun Teut bientôt dépisté et signalé à ses confrères ; mais quand il vit leur indolence, quand il vit qu'ils le laissaient faire, que chaque jour sous leurs yeux il gagnait du terrain, s arrogeait par délégation le suprême pouvoir et se faisait maitre de tout, la patience lui échappa. Sans tenter une lutte inutile, il prit un parti commode, sa ressource ordinaire en de telles circonstances, il se retira sous sa tente. Les sceaux de la com- pagnie étaient entre ses mains, il les fit transporter chez M. Ratabon, donna sa démission des fonctions de chancelier et ne mit plus les pieds ni aux assemblées ni aux exercices.

On ne le vit reparaître qu'assez longtemps après , à l'occasion des affaires de Bosse. Son amour de la règle , sa passion pour la discipline expliquaient ce retour, mais en réalité c'était la mort du cardinal qui le faisait sortir de la retraite. Il voulait assister à la crise et surveiller de pi*ès Be$ adversaires. Si M. Ratabon conservait son crédit/c'en était fait des rêves de Lebrun; Errard se perpétuait au pouvoir, et sous sa main l'Académie restait obscure et subalterne. Pour la régénérer, il fallait un complet changement d'idées et de personnes.

Le remplacement du cardinal n'était pas la principale affaire* Son titre de protecteur, tout le monde en tombait d'accord , allait de droit au chancelier Séguier, lui qui, sept ans auparavant et de si bonne grâce, s'en était dépouillé dans l'intérêt de l'Académie. Mais qui serait vice-prO- teeteur? C'était le point délicat.

Le gros de la compagnie supposai à Lebrun des intentions qu'il n'avait pas. On croyait qu'il s'était mis en tête la nomination de Fou* quet, le surintendant des finances. Les longs séjours qu'il avait faits k Vaux depuis quelques années , les immenses travaux qu'il y avait con- duits, les fréquentes visites qu'il y &isait encore pour surveiller les apprêts de cette fatale fête du 5 septembre i66i, tout cela joint k la familiarité dont le fastueux surintendant affectait d'honorer l'artiste, c'en était bien assez pour donner consistance aux bruits qu'on faisait courir; mais Lebrun avait l'esprit trop fin pour croire à la durée' de cette orgueilleuse fortune. Il cherchait pour l'Académie un plus sûr pa- tronage. Son instinct le lui fit découvrir. Il comprit les paroles du car- dinal mourant et tira, comme hii, l'horoscope de Golbert. C'est à ce nouveau venu qu'il pensa tout d'abord , en grand secret, sans autre con-

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fident que son fidèle Testelin , et après quelques mots dits au seul chan- celier, car il fallait savoir si ce coadjuteur lui serait agréable. Le chan- celier donna son plein assentiment. Il voyait chaque jour combien le jeune roi prenait goût à Colbert; le choix était donc excellent. Il promit à Lebrun d*en faire son affaire, et d*en parler à ses confrères, comme dune idée venant de lui, afin de couper court aux délibérations.

L'occasion Ven présenta bientôt. Une députation de TAcadémie, con- duite par M. Ratabon , fit demander audience au chancelier. Elle venait jusqu'à Fontainebleau, résidait la cour, dans le dessein de compli- menter son nouveau protecteur et en même temps de le sonder sur la question du vice-protectorat. Le chancelier, distrait sans doute et ou- bliant le rôle quil devait jouer d'accord avec Lebrun, répondit qu'il connaissait le vœu de la compagnie et ne pouvait que l'approuver. <( Vous souhaitez M. Colbert, leur dit-il; ô*est une heureuse idée, j'y tt eouscris de grand cœur.» Là-dessus profond silence, étonnement gé- nérai, saisissement de M. Ratabon. U veut répondre , la voix lui manque ; pâle, déconcerté, il se relire sans savoir ce qu'il fait, pendant que les autres membres de la députation , remis de leur surprise, se confondent en excuses et remercient M. le chancelier de la façon toute bienveil- lante dont il vient de leur signifier son choix. Ils ont, lui disent-ils, les pleins pouvoirs de l'Académie ; ils veulent en user sur l'heure , et de- mandent à être conduits auprès de M. Colbert pour lui faire l'offre officielle du vice-protectorat.

Arrivés dans l'antichambre , ils y trouvent M. Ratabon , qui exhalait sa colère^ Peut-être au fond de l'âme avait-il espéré qu'on penserait à lui : U n'en laissait rien voir, mais se plaignait amèrement du rôle ridi- cule qu'on lui avait fait jouer. Telle était sa fureur qu'il ne voulut ja- mais, quelque prière qu'on lui ^n fit, conduire chez M. Colbert les membres de la députation. Il fallut que Lebrun se chargeât de les in- troduire.

Colbert était préparé ; il tint le meilleur langage. Au lieu d'un com- pliment banal , il fit de solides promesses, déclarant que cette dignité qui lui était offerte ne serait pas pour lui un titre honorifique, mais une charge active et réelle, et comme une obligation de travailler sans relâdie à l'accroissement et à l'affermissement des privilèges acadé- miques.

L'engagement était sincère et devait être fidèlement tenu. L'Académie ne savait pas quelle rencontre elle avait faite et quelle fortune était la sienne. C'était bien mieux qu'un protecteur, c'était un fondateur nou- veau. Tout ce que Lebrun avait souhaité pour elle de relief et de crédit,

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«l'importance et d'autorité , Colbert allait le lui donner. Mais n'antici- pons pas; nous n'en sommes encore qu^aux promesses du nouveau vice- protecteur, et, si puissant qu'il soit déjà, il lui faudra deux ans pour les remplir.

Lebrun et Testelin avaient espéré mieux. Ils se flattaient que dans ce voyage de Fontainebleau, outre l'acceptation de Colbert, ils obtien- draient, du même coup, la signature du nouveau règlement, la grande restauration, qu'ils méditaient depuis six ans. Dans cet espoir, ils avaient mis au net et apporté avec eux leurs rédactions dès longtemps minu- tées. Mais les affaires ne se font pas si vite. L'humeur de M. Ratabon, bien qu'un peu radoucie , fut un obstacle à tout. Se passer de lui , agir encore à son insu, ce n'était guère possible; le mettre du complot, ce l'était encore moins. On revint les mains vides , et Lebrun , reprenant son exil volontaire, devint plus rare que jamais, et comme invisible à ses confrères.

Ses amis cependant ne cessaient de parler de lui, rappelaient ses anciens services, ceux qu'il venait de rendre, la figure considérable qu'il avait faite à Fontainebleau. Sans lui que pouvait-on? que devenait la com- pagnie dès qu'il s'en éloignait? Seul il avait l'oreille des puissances du jour. Il fallait qu'il fut directeur ou que l'Académie ne fût rien. Ces discours, rapportés à M. Ratabon, le blessaient d'autant plus qu'il sen- tait sa faveur de jour en jour plus chancelante. 11 n'en lutta pas moins sans vouloir se démettre, et garda jusqu'au bout ses fonctions , mais il les paya cher. Amertumes, déboires, mortifications, rien ne lui fot épargné. Les sceaux de l'Académie étaient entre ses mains depuis la démission de Lebrun , on les lui redemanda pour aller les offrir i cet ancien chancelier, comme on porte à un conquérant les clefs d'une ville soumise. Lebrun se laissa toucher, répondit en bon prince et fit la grâce à ses confrères de revenir au milieu d'eux. Il reprit ses fonctions sans que le malheureux directeur, qui avait fait pour l'exclure des efforts désespérés, osât se soustraire au chagrin de le recevoir et presque de le complimenter.

Une fois réintégré , Lebrun prit dans la compagnie un ascendant do- minateur. Tous ces artistes avaient besoin de lui : celui-ci voulait fjEÛre un buste, un bas-relief, une statue; celui-là des portraits, des tableaux : à qui les demander? Colbert et le chanceUer ne cachaient à personne que ces sortes d'affaires ne se traitaient qu'avec Lebrun ; qu'il était le canal nécessaire pour arriver à eux et par eux remonter jusqu'au roi. En même temps, à qui mieux mieux, ils accablaient de leur froideur et ruinaient dans l'esprit des artistes l'opiniâtre surintendant. Fallait-il an-

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24â JOURNAL DES SAVANTS.

noDcer une grâce, une faveur, Lebrun seul en était instinit et arait soin d'eo laisser par mégarde échapper la nouvelle devant la compagnie* de ms^ère à faire biea sentir que le directeur l'ignorait. L'Acadfiniie, son directeur en tête, venait-elle porter ses respects chez Tun de ses protecteurs , si Lebrun n était pas présent^ et rarement dans ce cas il naanquait de se faire attendre, la porte était fermée et le stôsse in- flexible; mais à peine Lebrun venait-il à paraître, la consigne tombait, laudience était accordée. Tout cela, disait-on, n'était leflet que de hasards et de malentendus; M. Ratabon, qui ne» voulait rien croire, s'irritait, s'emportait, tout en s obstinant à rester. Ces continuels tour- ments dégénérèrent en maladie. U tomba dans un état d'abattement et de langueur qui ne laissent aucune chance de guérison. Sa vie se pro* iottgea pourtant pendant sept ou huit ans, jusqu'en 1670; mais dès le début du mal , vers la fin de 1 663 , le roi, le tenant pour mort, dispo- sait de sa charge et la donnait à Golbert.

Par se trouvait aplani le principal obstacle aux projets de Lebrun. Colbert, en héritant de M. Ratabon, acquérait un pouvoir que per* sonne n'avait eu jusque-là : celte surintendance des bâtiments de la cou- ronne , réunie à ses autres fonctions , le rendait l'arbitre souverain , le bien£aiiteur suprême des arts et des artistes français ; J:iebrun , de sovi côté, nommé par les soins de Colbert premier peintre du roi, n'avait plus qu'à vouloir pour devenii\ sans concucrent et sans conteste, direc- teur de l'Académie de peinture. Il ne se montra pas pressé et n'accepta d'aboi^ que les fonctions sans le titre. Par bienséance et par calcul il aima mieux ne pas permettre que sa nomination fut r^ularisée. Il n'entendait devenir chef que de TAcadémie établie sur les* nouveaux statuts, et investie des nouveaux droits qu'il demandait pour elle.

Que demandait-il donc? Ce n'était pas seulement de nouvettes lar- gesses, un surcroît de munificence et d'encouragements, quatre mille livres da pension au lieu de mille, les privilèges l'Académie française accordés non plus à trente, mais à quarante académiciens, un meilleur logement, une école mieux tenue, des modèles plus nombreux, un en- seignement plus complet; tous ces perfectionnements avaient leur prix sans doute, et devaient prendre place dans les nouveaux statuts , mais Lebrun n'en avait pas fait la condition vitale, le principe régéntoteur du corps académique; ce qu^il voulait, ce qu'il demandait ccHfmne une terre promise qui, selon lui, devait enfenter des merveilles , c'était -un monopole exclusif, absolu, une suprématie souveraine et universelle sur. le domaine de Fart. Pour lui, tout se bornait à ces deux points : inteitdiction d'enseigne ailleurs qu'à l'Académie; interdiction de prati-

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quer sans être de FÂcadémie. La première de ces prohibitions était ac- quise, ou peu s*en faut, par ies statuts de 1 655 ; la seconde était à con- quérir, et Lebrun la tenait poiu* la plus nécessaire.

Ce n était pas la maîtrise qui , cette fois , lui faisait obstacle : elle gar- dait le silence au fond de jses boutiques, acceptant sa défaite et comme résignée à ne jamais marcher de pair avec TÂcadémie; mais en dehors de la maîtrise, il restait un groupe d'insoumis. Les brev-etaires , peintres et sculpteurs du roi et de la reine, ne sétaient pas rangés tous sous la bannière académique. Soit par orgueil, soit par humilité, les uns ne daignant pas, les autres n'osant pas sexposer aux épreuves de l'admis- sion, ils avaient, en grand nombre, refusé de franchir le seuil de cet asile, que tous, en i6A3, ils travaillaient à faire ouvrir. Mais sans être enrôlés, ils n'en avaient pas moins profité de la victoire. Presque tous ils étaient logés dans quelque château royal et s'en faisaient comme un abri tranquillement ils pratiquaient leur ait, loin des attaques de la maîtrise et du contrôle de l'Académie. C'était cette indé[Tendance que Lebrun ne pouvait souffrir. Il Teût trouvée moins dangereuse si ces breve- taires eussent tous été sans talent; mais Mignard , Dufrénoy, les Âc^^uier et quelques autres leur donnaient un relief et un éclat qui l'impor- tunaient. C'était un tiers parti, un germe d'anarchie, le commencement d'un État dans l'État. Esprit organisateur, n'aimant que l'unité, ne croyant qu'à la discipline, il s'alarmait du moindre trouble qui pouvait contrarier ses plans. Comment promettre au roi la moisson de chefe- d'œuvre qui devait illustrer son règne, si chacun semait à sa guise? N'était-ce pas l'Académie qui devait tout diriger, tout cultiver et tout ensemencer? Mieux valait la détruire que tolérer ces dissidences. Le roi devait dire à ses sculpteurs et à ses peintres : Entrez et l'Académie , pcMTtez-lui le secoiU's de vos lumières et de vos talents; aidez Ja à me servir, sinon je supprime vos brevets et vous livre sans défense aux vindictes de la maîtrise.

Tel était le système que Lebrun proposait h Colbert. D'ime institu- tion destinée seulement à protéger les droits de quelques-uns sans attenter aux drœts des autres, il voulait qu'on lui Bt un établissement dominateur, un instrument de monopole. Colbert ne s'y refusait pas; mais, avant d'en venir à la force, il voulut essayer de la persuasion. Lebrun ne demandait pas mieux, et n'employa d'abcml que des armes courtoises. Son premier soin fut de supprimer au sein même de l'Aca- démie tout germe de discorde. Errard avait eu des torts, il se garda de les lui faire expier. Dès le temps M. Ratabon commençait à devenir malade, on remarqua que Lebrun changeait à l'égard d'Errard de langage

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et de conduite. Sans faire grand cas de ses talents d artiste, il le savait très-entendu dans les affaires de la compagnie et fort en crédit auprèsr du plus grand nombre. C*était quelqu'un qu il fallait s'attacher. Errard , de son côté , ne demandait pas mieux que de rentrer en grâce auprès des successeiu^s de son patron chancelant. L«brun eut le bon* esprit de lui épargner les premiers pas. Il lui fit proposer une entrevue secrète chez un des fameux traiteurs de Paris , et , en tiers avec Testelin , raccord fut bientôt conclu , la paix signée , et les deux adversaires de- vinrent deux amis. Depuis ce temps il n'y eut pas une affaire d'impor^ tance sans qu'Errard Ht partie des réunions intimes appelées à en délibérer. Il prit dans ces conciliabules une part active au travail des nouveaux statuts, et ne cessa d'être poiu: Lebrun le confident le plus fidèle et le plus dévoué. Cette conquête en entraîna d'autres : toutes les petites rivalités, tous les mauvais vouloirs intérieurs tombèrent avec l'hostilité d'Errard. La soumission fut complète : Lebrun dans l'Académie devenait maître souverain.

Restait à régner au dehors; rien ne lui coûta pour vaincre les résis- tances. Il s'en alla de sa personne chez tous les brevetaires et fit aux chefs les plus amicales avances, les instruisant en grand secret des nouvelles faveurs que le roi dans sa munificence préparait à l'Académie. N'était-ce pas le moment d'en venir prendre aussi leur part? Trouve- raient-ils jamais semblable occasion de rendre service aux arts et de plaire à Sa Majesté? Voulaient-ils qu'un des leurs, en témoignage de leur rare mérite, fût dès l'abord admis aux premières dignités, il ofifrait d'en fournir le moyen en se démettant de sa place de recteur pour ne se réserver que celle de chancelier.

Ces obligeantes ouvertures ne pouvaient être repoussées. On les reçut avec reconnaissance, on prit l'engagement de se joindre à l'Académie, mais quand vint le moment de tenir parole, de s'astreindre à la vie commune , de perdre Tindépendance , on ne put s'y résoudre. Mignard et Dufrénoy prirent sur eux la rupture. Ils passèrent chez Lebrun et laissèrent à sa porte un billet laconique signé de leurs deux noms pour l'informer qu'ils renonçaient à iaire partie de son Académie ^ Ce mot

Voici ce billet que Lebran déposa aux archives de TAcadémie, et que Testelin nous donne comme un monument de la bizarre et sauvage façon d'agir de ces deux hommes importants :

« Monsieur,

' c Nous nous sommes informés de votre Académie exactement. On nous a dit que < nous ne pourrions pas en être sahs y tenir et exercer quelques chaînes , ce que nous

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votre'^kceidévcde disait le fond de leur pensée. Us ne voulaient pas entrer dominait Lebrun.

Celui-ci ne fit pas attention à Toffense personnelle et ne prit fait et cause que pour rÀcadëmie, H porta la lettre à Golbert, et sur-le-champ il en obtint le coup d'autorité qu'il poursuivait depuis deux ans. La re- quête était préparée; elle fut dès le jour même soumise au conseil du roi, et Tarrêt Ait rendu conforme aux conclusions. Il ordonnait : que ceux qui jusque-là s'étaient qualifiés peintres et sculpteurs du roi se- raient tenus, s'ils voulaient conserver leur titre, de s'unir et incorporer à l'Académie royale , nul désormais ne pouvant prendre la qualité de peintre et sculpteur du roi sans faire partie de ladite Académie; que toutes lettres et brevets donnés précédemment sans cette condition demeuraient révoqués et supprimés, et que les maîtres jurés pou- vaient en conséquence, nonobstant lesdites lettres et brevets, exercer telles poursuites que bon leur semblerait, sans aucune exception.

L'arrêt, à peine rendu, fut signifié aux brevetaires et les jeta dans la dernière perplexité. Leur situation flottante entre l'Académie et lamaitrise devenait impossible, il fallait faire un choix : se soumettre et subir le joug académique, ou bien prendre boutique et renoncer aux brevets. La plupart se soumirent. Dans les trois mois qui suivirent Tarrêt, en mars, avril et mai i663, trente à quarante brevetaires se firent successive- ment recevoir académiciens. Ce n'étaient pas les plus considérables; l'Académie ne gagnait pas grand'chose à ce genre de recrues, elle y perdait plutôt. Il lui fallait , pour les admettre , fermer les yeux et re- noncer aux sérieuses épreuves; mais elle se flattait qu'entraînés par Texemple les chefs de file, ceux qui lui pouvaient donner un nouveau lustre, se rendraient à leur tour. Il n'en fut rien; après de grandes hé- sitations , ce petit groupe d'hommes de talent passa , Mignard en tête , dans le camp de la maîtrise et y fut accueilli , comme on pense , à bras ouverts.

Il y avait quatorze ans que Simon Vouet avait fait même campague,^ on sàitavecquel succès : M^nard comptait sur un meilleur sort. Comme son maître, il fut élu chef de la communauté et prince de l'Académie de Saint-Luc, de cette ombre d'Académie qui n'existait plus que de nom, mais que bientôt, disait-il, il allait ressusciter. Tout lui semblait facile: ses portraits lui avaient fait à la cour et parmi les lettrés une puissante

« ne pouvons pas faire , n*ayant ni le temps ni la commodité de nous en acquitter , « pour être éloignés et occupés comme nous le serons au Val-de-Grâce. Nous étions « Tenus vous remercier de Inonneur que vous avez fait à vos très-humbles serviteurs. •C^ia février i663. Signé Mignard, Dufrénoy,

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clientèle; la reine mère le protégeait et lavait mis en vogue; tous ceux qu'il admettait à visiter, au Val-de Grâce, sa coupole encore inachevée, le proclamaient le premier peintre du siècle; comment donc s étonner qu'il ne doutât de rien ?

Ce n'était pourtant pas une petite affaire que de ressusciter l'Aca- démie de Saint-Luc , c'est-à-dire de faire attribuer à la maîtrise le droit d'enseigner la jeunesse, d'ouvrir une école publique et de poser. le«mo- dèle. Ce droit, les statuts de i655 l'avaient exclusivement réservé à l'Académie royale; pouvait-elle s'en Jaisser dépouiller, surtout après qu un arrêt du conseil de date toute récente l'en avait, pour ainsi dire, investie de nouveau?

Il n'y avait pas six mois, en effet, qu'une tentative du genre de celle que méditait Mignard avait été commise et réprimée. Elle avait eu pour principal instigateur Abraham Bosse , le graveur. Avec une ardeur égale à sa rancune , Bosse avait débauché un certain nombre d'étudiants à ses anciens confrères et les avait poussés à s'ériger en académie indépen- dante. Aussitôt un local avait été loué dans Feoclos de Saint-Denis-de* la-Châtre, et nos jeunes gens s'étaient constitués, avaient ouvert des exercices publics, tenu des assemblées, pris des délibérations, singé sur toutes choses l'Académie royale. Le chancelier Séguier, averti par Lebrun, chargea un exempt de ses gardes de se transporter sur les lieux et de dissiper l'iiitroupement. L'exempt surprit les délinquants au milieu de leurs exercices : son seul aspect les mit en fuite; puis il ferma la porte , y apposa son cadenas et menaça les gens du voisinage des plus lourdes amendes s'ils le laissaient briser. L'affaire semblait éteinte, lorsque Bosse, qui n'était pas homme à lâcher sitôt prise, monta la tête aux étudiants et les lança chez le chancelier. Ils lui portèrent en corps leurs humbles doléances. Paris est si grand, dirent-ils dans une sorte de re- quête que Bosse leur avait rédigée, il faut perdre tant de temps, s'ex- poser à tant de fatigues et même de dangers pom: aller, surtout en hiver, du cœur de la ville jusqu'à l'Académie royale, que la nécessité dune seconde école ne peut être mise en doute. Us ajoutaient que la rétribu- tion mensuelle exigée par l'Académie était bien élevée pour de pauvres étudiants; qu'on ne pouvait leur faire un crime de chercher un enseigne- ment moins coûteux et surtout plus complet, des professeurs plus assidus et (ce qui trahissait l'auteur de la requête), des leçons de perspective, cette admirable science que l'Académie avait bannie avec celui qui l'en- seignait. A ce discours le chancelier répondit doucement, sans trop d'humeur, déclara que la requête était irrégulière dans la forme , promit de l'examiner au fond, et se borna, dès qu'il fqt seul, à en saisir l'A-

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cadémie. on en fit lecture avec grande colère ; mais le premier feu passé , oa mit à profit l'incident en faisant supplier le roi de protéger son Académie et d'infliger les peines les plus sévères à ceux qui se per- mettraient de telles entreprises. C'est ainsi que le 2& novembre 1662 un arrêt fut rendu en conseil, arrêt qui prohibait toute réunion ou assemblée^ sous prétexte de faire école et leçon publique au préjudice de l'Académie royale de peinture et sculpture, condamnait h la prison et à 5oo livres d'amende .ceux qui tiendraient semblables assemblées, el rendait passiUes des mêmes peines les propriétaires et locataires des nnâsons elles auraient eu lieu.

Devant un tel arrêt que pouvait faire Mignard? li crut qu'à force d'écrit , d'intrigue et de souplesse t il le ferait rapporter ou tout au moins qu'on y dérogerait en sa faveur. H prit habilement ses mesures : fit assaillir Colbert par tous les gens de coiur qui loi voulaient du bien ; et liû-même essaya de le convaincre tantôt de vive voix , dans de longs entretiens, tantôt en lui laissant des notes et des mémoires. Ce n'étaient pas les arguments de Bosse, c'est-à-dire la question des distances qu'il mettait en avant; l'Académie s'était hâtée d'écarter ce grief en s'engageant à établir dans les quartiers de Pjiris, la nécessité en serait reconnue, des succursales dirigées par elle. Mignard Causait valoir des raisons d'un autre ordre ^ les dangers d'un enseignement unique et uniforme, les abus du monopole^ l'émulation salutaire et féconde qu'exciterait l'éta- blissement d'une seconde école. La cause était excellente, et il la plaidait l»eD ; mais il était suspect d'obéir plutôt à sa jalousie qu'au pur amour de la vérité , et il parlait à un juge qui sur toutes ces questions de con- currence et de monopole avait son parti pris. En soutenant Lebrun et ses projets, c'étaient ses propres idées que soutenait Colbert. Mignard s'épuisait donc en vains efforts; il finit par s en apercevoir; ses illusions tombèrent et il abandonna la partie.

L'Académie n'avait pas vu sans émotion cette guerre acharnée contre spo jprivilége : sitôt que le danger fut passé, elle ne songea qu'à se mieux garantir, à se donner la sauvegarde qui seule pouvait fixer et assurer son état : nous parions des nouveaux statuts depub si longtemps attendus, promis et élaborés. Pour y mettre la dernière main , Lebrun se fit aider parle premier conunis de Colbert, le sage et judicieux M. Metz et par le plus habtie des procureurs au parie ment. M' Fofomîer. Leur travail connsta à faire un corps complet de statuts composés de toutes les dispositions utiles qu'ils pouvaient emprunter aux deux règlements antérieurs, et des dispositimis nouvelles qu'ils jugeaient nécessaire d'aîooier. Quand ils eurent soigneusement fondu , coordonné et révisé

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tous les articles, prévu les objections qu^ils pouvaient soulever, et rédigé les letfres patentes qui devaient les confirmer, le tout fut soumis au ministre et discuté de nouveau par lui; puis, le 2I1 décembre 1 663, Coi- bert fit signer au roi les statuts et les lettres patentes, chargea M. Du Metz de les expédier et sceller le jour même, et Bt envoyer d'urgence l'expédition aux trois cours souveraines pour y être vérifiée et enre- gistrée.

La cour des comptes procéda , dès le 3 1 décembre , à Tenregistrement pur et simple des lettres et des statuts. La cour des aides ne fit pas pli» de difficulté; son arrêt, également pur et simple, fut rendu le i3 fé- vrier. Quant àfarrêt du parlement , il n intervint que trois mois plus tard, le 1 k mai 166/1 , après une lutte opiniâtre soutenue par les jurés. Il y avait sept ou huit ans qu'ils gardaient le silence, ils le rompirent à ce momentjsuprême et tentèrent un dernier effort. Judiciairement par- lant, leur cause était spécieuse : ils soutenaient que les nouveaux statuts n'étaient rendus qu'au mépris et en contravention de l'arrêt de la cour du 7 juin 1 65a , portant enregisti^ement et des premiers statuts de l'Aca- démie et du contrat de jonction passé entre elle et la maîtrise. Cet arrêt n'était pas rapporté , il était la loi des parties. Ce qu'on demandait à la cour c'était donc de détruire son propre ouvrage, d'enregistrer le pour et le contre , de se donner un démenti. Sur les esprits de la grand'chambre ce moyen n'était pas sans force , et Mignard l'exploitait avec son savoir- faire accoutumé. Devenu chef des jurés, il les avait poussés à livrer cette dernière bataille. C'était la seule revanche qu'il pût se promettre encore : pour se venger du ministre , il n'avait que le parlement.

La manœuvre était si bien conduite et le danger devenait si pressant que Colbert dut écrire de sa main et de la part du roi , pour inviter le procureur général à bien conclure, ce que ce magistrat était visiblemeat disposé à ne pas faire. L'invitation porta son fruit, mais bientôt il fallut en adresser ime autre, le procureur du roi au Châtelet s'étant à son tour avisé de s'opposer à l'enregistrement, dans l'intérêt de sa juridiction. Quand ces avis réitérés eurent fait connaître clairement la volonté royale, les esprits se calmèrent, et M.Tambonneau lui-même se rendit. C'était le rapporteur, de l'affaire, honnête praticien, que les vieux titres et l'antique possession de la maîtrise touchaient profondément. Le pre<* mier président, Guillaume de Lamoignon, acheva de tout aplanir. Il fit venir à sa maison d'Auteuil les petits commissaires; l'affaire fiit mwe sur le bureau et jugée sans désemparer. On changea quol({ues rédactions, on exigea dans les statuts deux restrictions sans importance, pour faire plaisir aux pointilleux, et l'arrêt fut rendu, arrêt contradictoire et sans

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appel , portant que : a Nonobstant Topposition des maîtres, les nouvelles « lettres et les nouveaux statuts seraient registres au greffe de la cour,

L*issue de ce procès n était douteuse pour personne, et Lebrun, au fond de l'âme, n'en pouvait être inquiet, mais la joie du triomphe n en fut pas moins complète et s'exprima par de bruyants transports. Pendant huit jours, ce fut dans l'Académie un concert de louanges, d'admiration et de reconnaissance dont Lebrun fut comme accablé. Il y répondit en donnant à tous ses confrères, dans son logement des Gobelins, le plus magnifique banquet.

Notre tâche serait terminée si nous nous étions seulement proposé de raconter l'établissement de l'Académie royale de peinture et de sculpture. La voilà parvenue à sa constitution définitive; en fait d'autorité, de crédit, de puissance, elle n'a plus rien à conquérir. Mais nous avions un autre but que de faire un simple récita nous cherchions à nmis rendre compte du véritable caractère de cette institution, du genre d'influence qu'elle a exercé sur nos arts du dessin , de la place qu'elle occupe dans leur histoire. C'est ce qu'il nous reste à étudier. Nous ne sonmies entré avec si grand détail dans l'exposé des faits , que pour donner une base plus sûre à nos appréciations.

L. VITET.

[La suite à an prochain cahier.)

Dis Peoenizieb (les Phéniciens), von D' Movers. T. I, i84i; t. U, 1*^ partie, 1849* ^^ partie, i85o; t. III, i*^ partie, i856.

DBUXiilfB ARTICLE ^

Dans un article précédent, j'ai, sur la trace de M. Movers, tout en m'écartant un peu de son opinion , discuté ce qui concerne la fondation de Garthage. Le savant écrivain, ayant entrepris de passer en revue toutes les expéditions maritimes des Phéniciens et des Carthaginois, ne pouvait oublier une page importante de l'histoire nautique de ces der- niers : je veux dire la navigation dllannon le long des côtes occiden- tales de l'Afrique; M. Movers a traité ce point d'histoire avec cette érudi-

' Voyes, pour le premier article, le cahier de férrier, page 1 1 7 et iiiiv.

3a

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tion cpnaciencieuse qu*il a montrée dam tout le cours de son long et important ouvrage. Toutefob, comme mes idées relativement à la marche suivie par Hannon, et au terme de son exploration, s'éloignent un peu de celles qua émises M. Movers, on me permettra, je crois, d*çipo«er i cet égard le résultat de mes observations.

On sera peut-être surpris que j'entreprenne encore de commenter I9 Périple d^Hannon, attendu que ce monument précieux a déjà exercé l'érudition et la sagacité d'un grand nombre d'antiquaires et de géographes d'un talent distingué. Mais, il faut le dire, les difficultés que soidève cette e]q>édition des Carthaginois sont bien loin d'être complètement résolu^.. Tout récemment, un de mes savants confirères, M. Dureau DfBbiinaUe» a présenté à l'Académie des inscriptions et belles-lettres le réflultet d'idées nouvelles qui lui ont paru de nature à jeter beaucoup de jour sur ce fait important de l'histoire ancienne. Comme, à plusieurs égiu^t je ne saurais partager l'opinion du docte antiquaire, on me pctrmettni, sans doute, de descendre à mon tour dans la lice, et d'ex- poser, modestement ce que je pense sur le svyet qui a donné naissance à ces observations. Le Périple d'Hannoii est à coup sûr un des monu- ments les plus remarquables que l'antiquité nous ait transmis. C'est une planche précieuse, échappée à un immense et irréparable nau- frage. Quand on se représente ces longues et aventureuses expéditions qu'avaient entreprises durant tant de siècles les Phéniciens, et à leur exemple les Carthaginois, vers tous les rivages du monde connu, on est profondément affligé en pensant combien de relations importantes ont se perdre et s'abîmer dans ce gouffre a disparu l'histoire presque entière de tant de peuples de l'ancien monde. Nous devons donc accepter et conserver avec un respect religieux ce Périple d'Hannon , le seul moniunent authentique et original qui nous soit resté de tant d'explorations géographiques et commerciales entreprises par les Car- thaginois.

Quand on examine ce Périple , plusieurs questions importantes se préafint^4t i l'esprit du lecteur : 1 * Quel fut cet Hannon auquel Cartbage coofiala conduite d'une entreprise mémorable? A quelle époque cette nayigation eut^e lieu? 3"" En quelle langue fut rédigé le Périple? 4"" (^els. furent les lieux visités en cette occasion' par les navigateurs cacthaginois, et quel fut le terme de leurs, investigations? La solution de. ces différentes questions ofiBre, à vrai dire, de très-grandes difficultés. D'un coîé^ l'extrême concision du texte du Périple, et, de l'autre, l'absence de monuments contemporains relatifs à l'histoire de Cartbage , contribuent, paiement à nous laisser dans une vague incertitude.

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!•

Le nom d'Hannon qui, en langue phéôidenne, signifie bienveillant, a été porté bhez les Carthaginois par un grand nombre de personnages, en sorte que, si quelque circonstance accessoire ne désigne d'une manière spéciale cdui dont il est question, il devient fort malaisé, et souvent impossible , de déterminer à quelle époque a vécu celui dont l'histoire rappeUe le souvenir. Le titre de roi, que le texte grec du Pérîplie donne au chef de l'expédition , ne prouve absolument rien. Il indique seulement qu'Hannon avait occupé à Carthage le rang honorable de s^ète, c'est-à-dire de «juge, magistrat suprême, odV. i> M. Klugé, le dernier éditeur du Périple, suppose que cet Hannon fut le père d*Amilcar, qm perdit contre Géion la bataille d'Himèite, et qui, ne pouvant survivre à sa défaite, se précipita volontairement dans un bûcher. Cette conjecture est certainement fort ingéiiieuse; mais, cùioime elle n'est appuyéie sur aucun témoignage historique , rien n'c^lige ni de f admettre ni de la rejeter; et toutefois je ne puis accepter cette hypo- thèse. D^abord, l'expédition que projetaient les Carthaginois préséniatt un caractère extrêmement pacifique. Il s'agissait dTatteindre un donUë but: i^de colcmiser quelques points du rivage de lK!)èéati At}antt^[àë; â^ d'explorer, long de cette mer, une vaste étendue de côtes, 6h, n'avaient point jusqu'alors pénétré les flottes de Carthage.^ Une pàrëifle mission rédamait plutôt les talents d'un navigateur expérimenté que ceux d'un général. En second lieu, cet Hannon, qtd avait comniandé en SicUe les armées carthaginoises , nous est représenté comme uti général entreprenant et intrépide; tandis que celui qui dirigeait lés opérations de f escadre envoyée dans l'Océan Atiantique montre paHbut linë cir- conspection, une prudence, je dirais presque une pusiHammité, qui sfaccorderaientdiflBcilementavec l'audace d'un-dlëf ac^utuixiéà hrà?ët les hasards delà ^érfe. Sous sa conduite, les nav^atéilts* cartfaagîtiiâ& n'osefit presque jamais opérer un débarquement; s'àvéîiturérdansllfi^- rieur d'une contrée; le moindre bruit, le moindre obstaèle j lés ^àcé de terreur; et ils fuient devant des êtiiés peu redoutables, qui n*avaient pour armes que des pierres et des bâtons. Une telle conduite catractérisé guère , ni chez le général , ni chez les soldatif , uta sentiment de* hardiésàié , çncore moins d^éroîsme. Il vaut donc mieux afvouër là-dessus ootté ignorance, et convenir que nous ne savons pas quel était eét Hadtuon , dont l'intéressante relation feit l'obiet de é^e notiéé;

Quarit è l'époque Ton doit placer cette eij^tion "dàValé deiiCistr- thaginois, nous n'aVons aucun moyen d'exprimeir uutf'opmion certaine; Tout ce qu'on peut supposer, avec vraisemblàhcé , c'est que cette expér dition eut lieu avant le moment les Carthaginois» se laissant entraîdet

33.

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par les vues d*une ambition démesurée , changèrent le rôle de pacifiques marchands en celui de guenîers, et s abandonnèrent aux rêves de la soif des conquêtes. En effet» lorsque les Tyri^ns eurent fondé, sur la côte septentrionale de l'Afrique, la nouvelle ville de Carthage, ces colons n'étaient pas bien nombreux et ne se trouvaient nullement en état de lutter, par la force des armes, contre les peuples sauvages et belliqueux dont ils étaient environnés de toutes parts. C'était, sans doute, par l'as- cendant que donne une civilisation supérieure , par des alliances , des présents magnifiques, et, sans doute aussi, en semant la division parmi ces peuplades farouches, qu'ils s'assurèrent à eux-mêmes une sécurité qui les mit à même de réaliser des entreprises commerciales de la nature la {dus gigpmtesque. Durant plusieurs siècles , ils couvrirent de leurs colo- nies et de leurs comptoirs tous les rivages septentrionaux de TAfirique. iUorSf comme de nos jours, des caravanes traversaient dans tous les sens cette partie du monde, et allaient chercher, dans Tintérieur de ce continent, la poudre d'or, l'ivoire , les gommes et quantité d*autres den- rées précieuses qu'elles apportaient sur les marchés de Carthage , d'où ces marchandises allaient se répandre vers le reste du globe. Comme les niénidens, de temps immémorial, et longtemps avant la fondation de Carthage , avaient formé des établissements sur les rivages de l'Afiîqué, les mariages contractés par eux, avec des femmes du pays , avaient pro- duit une race de sang mélangé. Les hommes qui composaient cette dasse ont été désignés , chez les écrivains de l'antiquité , par le nom de Liby-Phénidens. Il en sera fait mention dans le cours de ce mémoire. On conçoit Acilement que de pareils êtres , qui , par suite de leur ori- gine, devaient avoir un degré de culture plus avancée que celle des habi- tants indigènes de l'Afirique , et qui , d'un autre côté , connaissaient et parlaient la langue en usage chez ces derniers , n'avaient pu manquer de s*allier avec les colons de Carthage, et de leur ofl&ir des auxiliaires extrâmement utiles.

Les Carthaginois, après avoir couvert de leurs colonies les rivages septentrionaux de l'Afrique, se hasardèrent à passer les Colonnes d'Her- cide , et i porter leur navigation dans l'Océan Atlantique. Les côtes oe^ cidimtales de l'Afirique offiaicnt à leurs recherches et à leur commerce un vaste champ d'explorations. Ils n'étaient pas les premiers qui eussent formé des établisseipents sur ces rivages lointains. A une époque , peut- être assex reculée , les Phéniciens avaient parcouru ^ sans doute i une grande distance , les parages que baigne cette mer, et fondé , le long des côtes afiricaines, trois cents villes ou comptoirs. Mais, depuis, une nation belliqueuse et sauvage, celle des Pharusiens, avait, par des attaques

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idcessantes, détruit ces établissements, qui, sans doute, avaient été organisés dans le simple but de favoriser des opérations commerciales , et ne se trouvaient pas en état de repousser des hostilités sérieuses. Les Phéniciens, dont les flottes étaient disséminées sur un grand nombre de points, n'avaient pu, ou n avaient pas voulu porter, sur cette terre éloignée, des forces suffisantes, et relever des comptoirs dont la con- servation aurait réclamé des garnisons considérables et des frais im* menses« Les Carthaginois , mieux placés pour entreprendre une naviga- tion de ce genre, résolurent d*explorer, à leur tour, ces rivages peu hospitaliers , mais qui pouvaient conduire aux contrées opulentes s'o£Rraient au commerce la poudre d'or, Tivoire et quantité d*autres den- rées précieuses. On peut croire que Texpéditiôn commencée par Han- non ne fut pas la première que les Carthaginois eussent tentée dans rOcéan Atlantique, que celle-ci fut seulement conduite sur un plus vaste plan et avec des moyens qui devaient en assurer le succès. Il est probable que les Carthaginois avaient déjà formé des établissements dans la partie septentrionale des rivages de l'Océan Atlantique. Et, ce qui semble le prouver, c'est que les compagnons d'Hannon trouvèrent , sur ces pa- rages, des interprètes tout prêts à servir d'intermédiaires entre eux et les peuples qui habitaient ces rivages. Or, ces interprètes devaient, sans doute, leur connaissance de la langue punique aux relations qu'ils avaient eues avec les Carthaginois qui naviguaient sur cette côte.

Les forces considérables dont Hannon disposa, pour effectuer son expédition , semblent indiquer que Carthage , au moment cette expé- dition eut lieu , se trouvait au comble de sa puissance commerciale. Et, d'un autre côté, si cette république avait été engagée dans ces projets de conquête, qui amenèrent pour elle des luttes si nombreuses et si sanglantes , il est douteux qu'elle eût pu porter sur un point si éloigné autant d'hommes et de vaisseaux. On peut donc croire que cette navi- gation fut antérieure aux expéditions que Carthage entreprit , à si grands firais et avec un si grand déploiement de forces , contre les Grecs de la Sidle. Une circonstance , empruntée au Périple , pourrait servir à fixer, au moins d'une manière approximative, Fépoque de cette navigation. Parmi les villes fondées par les Carthaginois, une portait le nom de Melita. Comme ce nom semble identique avec celui de llle de Malte, on peut croire que cette expédition eut lieu quelque temps après l'occupa tion de cette île par les Carthaginois , et que des habitants , em- barqués sur la flotte d'Hannon , avaient voulu reproduire , sur cette terre lointaine , le nom de leur patrie.

Quant à la langue dans laquelle fut originairement écrit le Périple,

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il ne peut, je crois, exister aucun doute. Un pareil monument était éminemment popidaire. Exposé sous les yeux du public , dans un des principaux temples de Garthage, destiné, tout è la fois, à retracer un fait honorable pour la marine carthaginoise et à provoquer, chez les na- vigateurs, la continuation de cette entreprise hardie, il avait être rédigé dans le langage vulgaire , de manière à être compris de tout le monde. Or, ce langage était évidemment le punique. D*ailleurs, dans la rédaction du texte qui est sous nos yeux, on trouve des expressions dont on est en droit de conclure que ce n'est pas Toriginal du récit Les noms de lieux mentionnés dans le Périple se présentent, tantât avec une forme punique, légèrement altérée par une terminaison grecque, et tantôt avec une forme grecque. H est évident que la première manière d'écrire ces noms est la véritable. D'un autre côté, les interprètes, indiquant le nom que devaient porter des points du ri- vage , expriment ces dénominations en grec. Or, ces interprètes , pris sur la côte occidentale de l'Afrique , et embarqués sur la flotte carthagi- noise, ne savaient probablement pas un mot de la langue grecque; et, quand ils Fauraient sue , ils n'auraient guère été compris par ces soldats et ces matelots qui composaient l'escadre d'Hannon. Enfin , le titre de rot, donné à un suffète de Garthage , indique un écrivain étranger qui connaissait imparfaitement la constitution de cette république. Il est donc probable qu'un Grec, établi à Garthage et pariant à la fois sa langue maternelle et celle de sa nouvelle patrie, ayant remarqué l'im- portance de ce document, aura voulu populariser les faits intéresMiiti qu'il contenait, en les consignant dans un idiome tel que le grec, qui était compris dans la plus grande partie du monde. Nous ignorons à quelle époque fut réd^ée cette traduction . mais elle devait avoir une existence fort ancienne. Au reste, la narration qui nous reste n'est peut-être pas la narration originale rédigée par Hannon; elle en offire peut-être un simple sommaire , contenant les faits principaux destinés k être mis sous les yeux du public ; tandis qu'un récit pins détaillé avait été retracé par le chef de l'expédition et déposé par lui dans les ar- chives navales de Garthage. Mais il est impossible de donner là-dessus autre chose que des conjectures.

Après ces observations préliminaires , je dois passer à la discussion des faits qui concernent le Périple lui-même. La première question qui se présente et qui est, à vrai dire, d'une haute importance, est cdle-ci : Jusqu'à quel point, dans cette circonstance mémorable, les Carthaç- nois poussèrent-ils leur exploration des côtes occidentales de l'Afrique? Pamn les savants et les géographes qui se sont attachés à commenter ce

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document précieux , et qui ont défdoyé dans cette tâche toutes les res- sources de l'érudition et de la critique, les uns, et c'est ie plus grand Qpmbre , ont supposé qu'Hannon et ses compagnons de voyage avaient poussé leur navigation jusque sur les rivages de la Guinée. Et tout ré- cemment, comme je Tai dit, un de mes savants confrères, M. Dureau Delamalie , à Teierople de Gampomanès , Bougainville , etc. a essayé de prouver que, dans cette expédition, les Gartbaginois s'étaient avancés j.usqu!à l'extrémité du golfe de Bénin. D'un autre côté, feu M. Gosselin, dont l'opuiion a été adoptée par feu Bredow, M. Leiewel et autres, a soutenu (fJ^e la flotte commandée par Hannon n'avait pas pénétré au delà des frontières méridionales de l'empire du Maroc. Je n'hésite pas à adopter cette hypothèse, en lui faisant toutefois subir quelques modi- fications importantes qid avaient échappé à M. Gosselin , ou dont il n'avait pas cru devoir tenir compte.

Je vais maintenant passer à la traduction et à Texamen du Périple lui*même : u II plut aux Garthaginois d'envoyer Hannon pour naviguer « au delà des Golonnes d'Hercule et fonder des villes de Lihy-Phéniciens. 0 n partit, menant avec lui soixante galères à cinquante rames, avec une «multitude d'honunes et de femmes, s'élevant au nombre de trente a mille, n portait avec lui des provisions de bouche et des objets utiles « de tout genre, n

«Ayant franchi les Colonnes, nous naviguâmes l'espace de deux «jours, et fondâmes une première ville, à laquelle nous donnâmes le «nom de ThynùaJtemn. ¥ile était environnée d'une vaste plaine. De «là, cinglant vers l'occident, nous arrivâmes àSoloeîs, promontoire « de Libye, couvert de bois épais. Après avoir, en cet endroit, élevé ufi « tàsût^e à Neptune , nous nous dirigeâmes vers le soleil levant , f espace «d'une demi-joumée, et arrivâmes à un lac placé non loin de la mer «et couvert de grands et nombreux roseaux. se trouvaient des élé* pbaots et autres animaux sauvages qui y paissaient en grand nombre. «Après une navigatioa ultérieure, d'environ une journée , nous fon- «dames, sur le rivage de la mer, plusieurs villes, savoir : Karikon-teir «fcàos (le mur carien), Guytté, Acra^ Melita et Arambu. Gontinuant « notre.route, nous arrivâmes à un grand fleuve, le Lixus, qui vient de « la Libye. Sur ses^ bords, habitaient des nomades Lixites qui y Élisaient « paître leurs troupeaux. Nous restâmes quelque temps chez ces hommes, «dont nous avions gagné l'amitié. Aurdessous, habitaient des Éthiopiens (i inhospitaliers, qui occupent une contrée remplie de bêtes sauvages et « coupée par de hautes montagnes. G'est de ces montagnes que coule , «dit-on, le Liius. Tout autoiu\ habitent des hommes d'une figure

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<( étrange et Troglodytes , qui , suivant le rapport des Lixites , sont plus « vites i la course que des chevaux. Ayant pris des interprètes, nous «naviguâmes vers le midi, le long d*une côte déserte, fespace de deux «jours. De là, nous nous dirigeâmes, durant un jour, vers le soleil «levant. Nous rencontrâmes, dans le fond d'un golfe» une petite île , qui «avaient cinq stades détour. Nous y formâmes un établissement, que « nous nommâmes Cerné. D*après notre marche , nous estimions que « ce lieu était situé dans une position analogue à celle de Garthage; car,- «de cette ville aux Colonnes, et des Colonnes à Cerné, la navigation « était semblable. Ensuite , naviguant au travers d*mi grand fleuve ap- «pelé KhreièSf nous arrivâmes à un lac qui renfermait trois îles, toutes « plus grandes que Cerné. En un jour de navigation , nous atteignîmes « le fond du lac. Au-dessus s'étendaient de très-hautes montagnes , habi- « tées par des hommes sauvages , couverts de peau\ de bêtes fauves. Ces «hommes, en nous lançant des pierres, nous repoussèrent et nous em- « péchèrent de débarquer. Continuant notre navigation , nous arrivâmes «i un autre fleuve, grand et lai^e, rempli de crocodiles et d'hippopo- « tames. Retournant en arrière , nous revînmes à Cerné, n

Je m'arrête ici pour oQHr, sur cette partie du Périple, le résultat de quelques observations.

D*abord, il faut se rappeler que, comme je Tai insinué plus haut, l'expédition commandée par Hannon avait un double but. Il s'agissait, avant tout, de fonder plusieurs établissements sur le rivage de l'Océan Atlantique» et ensuite d'explorer, à tme assez grande distance, les c6tes de fAfirique» et de préparer ainsi la voie pour des recherches subsé- quentes. Dans la première partie du voyage , les Carthaginois traînant à leur suite un cortège de trente mille personnes , hommes et fenunes , ayant, en outre, \me immense cargaison, qui se composait, non-seulement de provisions nécessaires à la flotte» mais de tous les nombreux objets que réclamaient les besoins de ces colonies naissantes, ne devaient marcher qu'avec une extrême lenteur, tandis que, plus tard, débarrassés de tout ce qui encombrait leur navigation , ils purent cin^er en mer avec un peu plus de rapidité. Il est donc peu étonnant que, dans cette circonstance, les Carthaginois, commandés par Hannon» aient mis plus de deux jours à firanchir l'espace qui sépare le détroit des Colonnes d'Hercuie du cap Solods. Quant à l'établissement formé par les Carthaginois sur ces pa- rages, et auquel le texte grec a donné le nom de Qviuemfpto», je crois y reconnaître les mots phéniciens n>3^ np*î « qui ressemble à une ville. » Cette place, fondée par les Carthaginois, devait être située vers le terrain qu*occupc aujourd'hui la ville de Tanger.

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Le promontoire appelé Soloels se trouve si bien caractérisé par Héro- dote, qu'il est, suivant moi, impossible de n*y pas reconnaître le cap Spartel, qui forme la pointe circulaire de TAirique septentrionale. Si je ne me trompe, le mot Soloeîs not» représente fexpression phénicienne

D^y^D, SeUum, c'est-à-dire «les rochers. » J'ai peine à concevoir comment

des hommes aussi habiles que Danville, Bougainville, Campomanès, etc., ont pu méconnaître un fait qui est, à mes yeux, si évident, et prendre pour le promontoire Soloeis le cap Gantin, situé beaucoup plus au midi, sur le rivage de Tempire du Maroc. Les Carthaginois, après avoir fran- chi le cap Spartel, qui fait une pointe sur TOccident, durent, pour côtoyer le rivage de l'Afrique, se diriger vers l'est. Ce fut après un jour et demi de navigation qu'ils fondèrent cinq villes, destinées à être habi- tées par les Liby^-Phéniciens.

Avant d'aller plus loin, je dois consigner ici une observation. Sui- vant le récit d'Hannon , la flotte qui était sous ses ordres se composait de soixante galères & cinquante rames, qui portaient une population de trente mille Liby-Phéniciens , hommes et femmes. Dans ce cas , chaque galère aurait renfermé cinq cents passagers. Mais il faut ajouter à ce nombre les soldats qui devaient escorter les bâtiments, ceux qui étaient destinés à former la garnison des nouvelles villes , et ceux enfin qui allaient poursuivre les explorations sur des côtes peu connues et inhos- pitalières. En outre, comme on l'a vu, la flotte carthaginoise traînait avee elle une immense quantité d'approvisionnements de toute espèce. On peut donc croire que les soixante galères ne formaient point la totalité de l'escadre, mais qu'il s'y était joint un nombre considérable de bâtiments de transport. Dans de pareilles conditions, une navigation d'un jour et demi ne pouvait conduire qu'à une faible distance. Par conséquent, les villes fondées, dans cette circonstance, par les Cartha- ginois, ne devaient se trouver qu'à un petit nombre de lieues, au midi du cap Spartel. D'ailleurs, une considération vient encore à l'appui de l'hypothèse que j'expose ici : les Carthaginois voulant former, sur les rivages de l'Océan Adantique, des établissements considérables, qui préparassent les voies pour le déploiement d'un commerce immense, ne trouvaient pas , sans doute , dans leur capitale ni dans les villes voi- sines, un excès de population qui pût fournir aux besoins de tant de colonies. D'un autre côté, ils ne pouvaient, pour une mission aussi déUcate, se confier aux Africains indigènes, qui, par suite de leurs ha- bitudes sauvages, se seraient probablement montrés peu dociles aux vues de la métropole, et n'auraient pas tardé à se déclarer indépendants.

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Les Gaitliaginois ne pouvaient guère employer, pour atteindre leur but, que la race industrieuse et fidèle des Liby-Pbéniciens. Comment put-on décider trente mille de ces hommes paisibles à quitter à la fois leurs foyers, pour aller s'établir sur une côte lointaine? Doit-on croire qu'une surabondance de population, ou qu'une disette, causée par des nuées de sauterelles ou par l'invasion d'ennemis barbares, avaient forcé cette masse d'hommes d'abandonner leur pays natal? Ou bien, les Car- thaginois, qui, sans doute, avaient déjà visité une partie des rivages de l'Océan Adantique , avaient-ils persuadé les Liby-Phéniciens qu'ils trou- veraient, sur cette côte, des terres fertiles, et l'espoir d'un commerce aussi étendu que lucratif? H est fort probable que tous ces motifs in- fluèrent à la fois pour déterminer l'émigration des Liby-Phéniciens ; mais , dans tous les cas , il est impossible de supposer que les Cartha- ginois, qui trouvaient chez ce peuple des alliés, des auxiliaires précieux, les aient arrachés de leur pays, pour les déporter, malgré eux, sur ime terre étrangère. D est également impossible d'admettre qu'ils les aient jetés au hasard sur une contrée inhospitalière, ils auraient eu à lutter contre des voisins sauvages, des animaux carnassiers, et les hasards d'une colonisation pénible. Au lieu que si , comme je crois l'avoir prouvé , les Oby-Phéniciens se trouvaient placés à quelques lieues au midi du cap Spartel , ayant sans doute avec eux une garnison carthaginoise pour les prdt^r, pouvant donner la main aux habitants de la ville de Thy- iniaterion , et communiquer, par suite , avec les établissements cartha- gicraft de la côte septentrionale de l'Afrique , ils ne pouvaient que se trourer dans une situation heureuse, qui leur présageait un avenir brillant.

n s'agit maintenant de fixer la signification des noms donnés aux villes fondées par les Carthaginois sur la côte d'Afrique. La première est appelée KaptxSv re7^os (le mur carien). Il est facile de sentir qu'une pareille dénomination est tout à fait fautive, et ne doit son origine qu'à une méprise du traducteur. A coup sûr, on ne doit pas s'attendre à trouver ici une mention des Cariens. Si je ne me trompe, le texte por- tait les mots kir-hàkkar i2n T»]?, c'est-à-dire «le mur des troupeaux,» Le

mot ghytté répond, je crois, au terme hébreu gat n:i, qui désigne «un pressoir, n) C'était, comme on sait, le nom d'une ville du pays des Phi- listinsit et il entrait aussi, conune partie intégrante, dans les dénomina- tions que portaient plusieurs villes de la Palestine. Le nom Acra repré-

aente, «i je ne me trompe, hakkara nnpn, c'est-à-dire «la ville. » Le mot *Melita me paraît, comme je l'ai déjà dit plus haut, offrir la reproduction

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du nom de Tile de Malte. Enfin , le terme Arambu répcmd , je le sup

pose, au mot harama m^'^T], c'est-à-dire ule lieu élevé, la colline.»

Ainsi qu^il résidte de Tensemble des paroles du texte , les cinq villes dont il vient d être fait n^ention étaient situées au nord du fleuvei lixus , entre ce courant d*eau et le eap Spartel. Or, comjBe Tavait très^bito iait remarquer M. Gosselin, le fleuve Lixus existe encore aujourd'hui, sans fikvoir changé de nom : car il porte toujours celui de Lovûsos.

A tre^ journées de navigation, au midi de ce fleuve, les Carthaginois, comme on fa vu. rencontrèrent,, dans le fond d'un golfe, une îlequ^ils nommèrent Cemé. Ce nom , ainsi quil est facile de le voir, nous repré- sente ie terme hébreu Keren ]'^pj qui désigne «une corne» et, par

exteosion, aune pointe de rocher, un cap.» Ces navigateurs firent de cette île ui;i entrepôt, dans lequel ils déposèrent leurs vivres, et des provisions de tout genre. Car, conmie on le voit plus bas, Hannon, foiicë^e rebrousser chemin , sans doute par suite du défiftut de vivres» revint jusqu^à Cemé, pour prendre une nouvelle cargaison. . lies noots du texte HexiiaipéfAeOa S^ wMiv éx toi mtpiifXou naf iuOi xtliajSlpu Kapxn^i^^* i^KSt yàp-ô «rXatf^ & r$ Kap)(jnS6vos M SiVW n4Met$^ Kjépvnv, ont un peu embarrassé les commentateur. On s'ae4)orde, en général, à traduire «que la navigation dq)uis Garthage <(ÎU9quaux Colonnes d*Hercule était parfaitement égale, pour la dis- ÇL tance , à celle qui conduisait de ces mêmes Colonnes à file de Cemé. » Mais je ne crois pas que ce soit le véritable sens du texte. Cette assertion serait tout à fait inexacte , et ne saurait avoir été émise par le ooimnandant de l'expédition carthaginoise. En effet, il résulte de son récit, que, depuis les Colonnes jusqu'à Cemé, la flotte n'employa que six jours et demi environ, pour parcourir cet espace. Or, comme, principalement dans la première partie de l'expédition , l'escadre , en- combrée d*hommes , de femmes , de bagages et de provisions de toute espèce, ne devait avancer qu'avec une extrême lenteur, il était impos- sible de supposer que l'espace qui séparait Cemé des Colonnes équiva- lût à la distance quil fallait franchir pour se rendre de Carthage aux Colonnes. Si je ne me trompe, il faut traduire : « Nous estimions, d'après c< notre marche , que Cemé se trouvait dans une position par&itement a analogue à celle de Carthage; car la navigation, depuis cette ville «jusqu'aux Colonnes, ressemblait parfaitement à celle que l'on suivait «depuis les Colonnes jusqu'à Cerné. » Ce qui veut dire„ je crois , que cette seconde partie de la navigation s^eflectuait, comme la première,

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facilement, en droite Kgne, sans avoir à faire de longs détours, ni ir lutter contre des bas fonds et des récifs dangereux.

Le fleuve qu*Hannon appelle Khretès, et sur lequel il navigua un jour entier, est, si je ne me trompe, celui qui porte aujourd'hui le nom d* Oammrer'Rebiah , et qui est, en effet, le courant d'eau le plus consi- dérable de ceux qui arrosent i^cmpire du Maroc.

Jusqu'à présent , j'ai suivi assez fidèlement , et adopté , presque sans restriction, les hypothèses émises par feu Gosselin; mais ici je me yois forcé, sur un point important, de contredire les explications qu'a don- nées ce savant géographe. Hannon , en s'éloignant du fleuve Khretès , arriva devant l'embouchure d'un autre fleuve large et profond , rempli de crocodiles et d'hippopotames. M. Gosselin , qui voulait voir, dans ce grand courant d'eau, la rivière appelée Sebu^ s'est trouvé fort embar- rassé pour établir son opinion sur des bases solides. D'abord , la direc- tion qu'il attribue à la navigation des Carthaginois est tout à fait contraire à celle que donne le récit du Périple, puisque, d'après le texte, ib con* tinuèrent leur route vers le midi, tandis que le savant géographe leur fait rebrousser chemin vers le nord. En outre, il est bien certain que, parmi les fleuves qui arrosent l'empire du Maroc, il n'en est aucun dans lequel on trouve des crocodiles et des hippopotames. Il faut, de toute nécessité, descendre jusqu'au Sénégal, pour rencontrer une rivière pullulent ces grands animaux. M. Gosselin , pour éluder cette diffi- culté si grave, a supposé que les crocodiles et les hippopotames qui, dans l'antiquité, peuplaient en grand nombre les eaux du Sebu, les avaient abandonnées, pour aller chercher un asile dans un autre fleuve. Mais un pareil fait est absolument invraisemblable, et ne saurait être prouvé par aucun exemple analogue. Les arguments employés par Gos- selin, pour démontrer que des crocodiles ont existé jadis dans les ri- vières de la Mauritanie, ne prouvent absolument rien. Si Strabon a dit, a On rapporte qu'il se trouve des crocodiles dans les fleuves de la Mau- «rusîe, n le géographe, comme il est facile de voir, avait puisé ce ren- seignement dans le Périple de Polybe. Quant au crocodile qui, au rapport de Pline, était conservé à Césarée, dans le temple d'Isis, rien n'indique que cet amphibie eût été péché dans une des rivières du pays; mais il avait été placé comme une démonstration de l'hypo- thèse émise par le roi Juba : que le Nil prenait sa source dans une montagne de la Mauritanie inférieure. Les crocodiles et les hippopo- tames occupent encore aujourd'hui les mêmes fleuves ils trouvaient une retraite , dans les temps les plus reculés. On a vu quelquefois , il est vrai, un crocodile isolé, jeté, par suite de causes inconnues, dans un

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lac ou un fleure qu*il n'avait pas fréquenté jusqu'aioiB, y vivre, plu» ou moins longtemps, jusqu'au moment une mort naturelle ou la force supérieure de l'homme venait briser son existence. Ainsi , le pré- tendu dragon , tué dans un marais de l'île de Rhodes par le chevalier Dieudonné de Gozon, était sans doute un crocodile. Gomment se trouvait-il dans cette localité? C'est ce que l'histoire ne dit pas. Peut- être avait-il été embarqué sur un vaisseau , qui avait fait naufrage à la vue de file , et dont le terrible reptile s'était échappé , pour se réfugier dans le marais , plus tard , il trouva la mort.

Dans un petit lac de la Palestine méridionale , il exista longtemps un crocodile , dont personne ne connaissait l'origine , et qui dévastait les environs de cet étang, lequel a retenu le nom de cet amphibie, et s*appelle encore aujourd'hui le lac du Crocodile. Il y a quelques années, que, dans l'Amérique septentrionale, un énorme caïman s'était intro- duit dans une petite rivière, il s'était établi, et dévorait tous les poissons. Comme il avait tué l'esclave favori d'un Anglais, celui-ci, vou- lant venger la mort de son domestique, dirigea vers le crocodile la dédiarge d'une machine électrique; et l'effet en fut si violent, que, dans un clin d'œil , ou vit la rivière couverte des lambeaux sanglants dv corps du monstre. Un de mes confrères, M. Wallon, m-'âvertit qn*un crocodile, il y a quelques années, remonta le Rhône jusqu'au- près de Lyon. On doit supposer que le vaisseau sur lequel il était em- barqué avait échoué devant rem1)0uchare du fleuve.

Mais les fleuves qui , de temps immémorial , ont été habités par les crocodiles et les hippopotames, le sont encore aujourd'hui; et fhomme n'a jamais pu parvenir à tes détruire. Quelquefois, il est vrai, ces grands animaux s*éloignent de quelques parties de la rivière , d'où le bruit et le mouvement de la navigation les chassent, et vont chercher un quar- tier plus tranquille. Ainn, en Egypte, dans le Nil, les crocodiles et les hippopotames ne paraissent guère dans la partie inférieure du fleuve, et se sont retirés dans le Said , ils trouvent un séjour plus tranquille , et de grandes iles de sable, ib viennent s*étendre et s'endormir, aux rayons du soleil.

Si un fleuve de l'empire de Maroc avait renfermé des crocodiles et des hippopotames, on les y trouverait encore aujourd'hui. Donc, ce grand fleuve exploré par Hannon , et qui était rempli de ces animaux , HP peut avoir été que le Sénégal. '^ .

Mais ici se présente une difficulté réelle. Comment le navigateur carthaginois fut-il porté si loin de sa route ordinaire, sans qu'il ait touché cette immense étendue de côtes, qui trouvaient sur son pas-

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fageP Mais il est, je crois, facile de répondre à cette objection. On sait que» sur mer, les chances de la navigation présentent les faits les plus étranges» les plus imprévus; que souvent un vaisseau est contraint de louvoyer longtemps avant d'atteindre un point peu éloigné, qui est le but de ses efforts : tandis qu*un autre , poussé par les vents , par les courants, franchit avec une rapidité prodigieuse des espaces immenses. Qr, on sait que, dans TOcéan qui baigne les côtes occidentales de TAfinque, on éprouve, tantôt des calmes plats, qui retiennent les bâti- ments comme immobiles, tantôt des courants, qui les entraînent avec ttfie vitesse extraordinaire. On peut croire que Tamiral Hannon, ayant y<mlu cingler en pleine mer, fut entraîné par un de ces courants , et porté rapidement jusque devant Tembouchure du Sénégal. Du reste, il ne parait pas qu'il ait tenté de pénétrer dans la bouche de ce grand fleuve , car il n'eût pas manqué de mentionner cette barre redoutable qui rend si difficile l'entrée de ce vaste courant d*eau. Gomme Tamiral cartha- ginois ne i^était pas attendu à pousser si loin vei*s le midi sa navigation , on pÉUteroire que, craignant de manquer de vivres, il reprit le chemin de file de Cerné , afin de renouveler ses provisions , et de se préparer k une exploration plus méthodique.

Maïs une nouvelle question se présente, et réclame une solution, sinon certaine , du moins probable. Dans le Périple de Polybe , dont Pline nous a conservé l'extrait, il est fait mention de deux grandes ri- vières, fune nommée Darat, l'autre Bambotas^ peuplées toutes dçux da crocodiles et d'hippopotames. Or, Hannon n'a parié que d'un seul fleuve qui présentât ce caractère. Mais la difficulté n'est ici qu'appa- rente. A coup sâr , l'expédition entreprise par Hannon dans l'Océan Atlantique ne fut pas la dernière que tentèrent les GarthagincMs. Ces haidis navigateurs, empressés de connaître les contrées dont on tirait iat pondre d'or, l'ivoire, etc., et profitant de la fedlité que leur offiraient ces points de relâche qu'ils avaient établis dans les villes habitées par les Liby^Phéniciens ainsi que dansille de Cerné, poursuivirent, dans des voyages subséquents, les recherches qu'avait ébauchées Hannon, et étendirent leurs explorations au delà du point s'était arrêté cet aBoiraL Ce fiit sans doute à cette époque que les Carthaginois faisaient, avec les natnreb de l'Afrique , ce commerce de poudre d'or dont parie Hérodote^. Les deux rivières, Darat et Bambotos, mentionnées par Polybe , étaient sans doute le Sénégal et la Gambie.

Ûauteor du Périple continue en ces termes :

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«Futis de Cernée nous iMiYigaàmes. peadanl doute joun« yim It «midi* côtoyant la terre. Elle était tout enti^rt» habittV (Mir dfsl^titto* « pieDS , qui nous fuyaient et ne nous attendaient pas. 11$ parlaient un «langage qui n^était compris ni de nous ni des lixites qui noua aeeoin- cpagnaientLe dernier jour« nous abordAmes pr^ de montagnes haute» « et boisées. Les arbres étaient d'espaces variées « et exhalaient dea odeun csuaTes. Ayant côtoyé ces montagnes f espace de deux jours, nous tu- «trames dans un immense bras de mer, sur les deiu côtés duquel « s*étend«t une plaine. La nuit , nous apercevions un feu allumé , de « Ums côtés , de distance en distance , et qui était tantôt plus ardent , tantôt « mmns fort. Ayant renouvelé U notre provision d*eau , nous cinglâmes «en avant durant cinq jours, en rasant la terre, jusqu'à ce que nous « arrivâmes k un grand golfe, qui, suivant l'assertion de nos interprètes, «se nommait « la Corne du couchant.» Dans œ golfe était une lie «considérable, qui renfermait un lac entretenu par la mer« Dans cet « étang se trouvait une autre ile. Étant débarqué sur cotte ile , nous ne «voyions rien, durant le jour, si ce n*est des bois. Mais, la nuit i nous « apercevions un grand nombre de feux allumés ; nous entendions le son «des flûtes, des cymbales, le bruit des tambours, et de nombreuses «clameurs. La frayeur nous saisit, et nos devins nous ronseiUèrent «d'abandonner Tile. Nous étant éloignés précipitamment, nous oô- «toyftmes une ten^ qui exhalait une foitc odeur d'aromates. l)e vastes «ruisseaux de feu en sortaient, et allaient se décharger dans la mer. La «chaleur rendait la terre inabordable. Frappés de terreur, nous remîmes V promptement à la voile et naviguâmes l'espace de quatre jours. I^a nuit, «nous apercevions la terre, toute couverte de flammes. Au milieu, se «trouvait un feu, plus considérable que les autres, qui s'élevait plut «haut, et semblait toucher le ciel. Pendant le jour, se montrait à nos «yeux une montagne considérable, appelée « le char dos Dieux, n Après «avoir, durant ti'ois jours, côtoyé des ruisseaux de feu, nous arrivâmes « à un golfe appelé « la Corne du midi. » Dans le fond était une Ile , stm- « blable à la première , et qui renfermait aussi un lac. Dans ce lac le «trouvait une autre ile , remplie d'hommes sauvages. Les femmes, qui s'y a trouvaient en bien plus grand nombre, avaientlc corps velu.Nos inter- « prêtes les nommaient « des Gorilles, s Les ayant poursuivis, nous sm* «pûmes prendre un seul homme, attendu qu'ils fuyaient, étant aocou- « tumés à grimper sur les rochers, et qu'ils se défendaient à coups de « pierres. Nous saisimes trois femmes ; mais elles mordaient et égrati- agnaient ceux qui les emmenaient, refusant absolument de les suivre. « Nous les tuâmes , les écorcfaàmes , et transportâmes leurs peaux A Car-

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« tfaage. Le dé&ut de vivres nous empêcha de pousser plus loin notre « navigation, b

Cette seconde partie du Périple d*Hannon peut fournir matière à quelques observations utiles. On voit d'abord que Tamiral cartha- ginois, après avoir été poussé par les vents et les courants jusqu'à Tembouchure du Sénégal, et ayant rebrousser chemin jusqu à Cerné, afin d*y renouveler ses provisions, se mit en mesure de continuer Tex- pioration dont le soin lui avait été confié par le peuple de Carthage, et de visiter le littoral de TAfiîque qu il avait laissé derrière luf , du- rant sa hardie mais stérile navigation. Ses investigations nautiques, ainsi quon le voit par le texte du Périple, se prolongèrent l'espace de vingt et un jours. Durant ce court intervalle, au milieu des privations et de la lenJteur que réclamait de lui la reconnaissance de ces terres barbares et inhospitalières, on conçoit très-bien que le général ne dut pas parcourir une distance énorme, et que, dans la seconde époque de son exploration , il fiit loin d atteindre le terme vers lequel il avait été poussé récemment. Toutefois, on peut croire, malgré Tassertiou de Gosselin, qu'il dépassa beaucoup les frontières méridionales de l'em* pire du Maroc et reconnut une partie des terres stériles qui forment le Sahara , car cinq degrés environ séparent la frontière du Maroc du p<»nt devait être placée file de Cerné. Et cet espace, même en ad- mettant les restrictions que je viens d'exposer, était trop court pour avoir exigé vingt et un jours de navigation. Mais j'ai la conviction in- time que, dans cette circonstance, Hannon ne songea guère à pénétrer jusque dans le golfe de Bénin.

.Une particularité bien remarquable, rapp(»rtée par l'auteur du Périple, a fort exercé la sagacité des commentateurs et des géographes : je veux parier de ces énormes feuix, dont les uns paraissaient sur le sommet d'une haute montagne, tandis que les autres, formant des torrents em- brasés, allaient se perdre dans la mer. On s'e^ demandé quelle cause avait pu produire un phénomène aussi extraordinaire. Le voyageur au- rais Bruce observa que, dans TAftique, après Tépoque des récoltes, les Arabes et les autres habitants de la contrée sont dans l'usage démettre le feu aux chaumes desséchés; que l'incendie, alimenté par cette ma- tière éminemment combustible , se propage avec une rapidité effrayante, dévorant tout »\xv son passage; que le feu, dans cette circonstance, peut s'étendre sur toute la largeur de TAfi^iqu^, jusqu'à ce qu'il s'arrête au bord de la mer. Bruce prétendit que ces ruisseaux de feu, aperçus par les navigateurs carthaginois , n étaient autre chose que les derniers feux produits par cette conflagratioq. M. Gosselin s'attacha à réfiiter cette

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hypothèse. Il fit sentir que cet incendie , malgré sa violence , et par suite de cette violence même , ne pouvait avoir qu une courte existence , et ne rendait pas suffisamment raison de ces torrents de feu qui, du- rant lespace de trois journées de navigation, se montrèrent aux yeux effrayés des marins carthaginois. Ces objections du savant acadé- micien paraissent fort plausibles. On pourrait, toutefois, y répondre, en modifiant seulement Thypothèse du voyageur anglais; car, au Heu de supposer que ces torrents de feu tenaient à un incendie général , on pourrait admettre que, sur toute la côte, chaque riverain mettait successivement le feu aux terres qui se trouvaient dans son voisinage ; et que, de cette manière, la conflagration pouvait se prolonger indéfi- niment.

' D'autres savants, fi[*appés de Texistence de ces torrents de flammes qui, roulant dans toutes les directions, allaient se perdre dans la mer, et de ce feu ardent qui s élevait du sommet d'une haute montagne, y ont reconnu les caractères de l'éruption d'un volcan.

Cette opinion est, à coup sûr, fort ingénieuse. On ne pourrait pas objecter, pour la combattre, que l'on ne connaît pas de volcan qui brûle dans ces parages. D'abord , ces rivages peu hospitaliers ont été bien mal et bien imparfaitement explorés par les voyageurs des diff*é- rentes nations de l'Europe. En second lieu, un volcan, après avoir été quelque temps en pleine activité, aurait pu cesser complètement ses éruptions. Tous les pays du monde , et en particulier la France , o£Brent les traces nombreuses de volcans éteints. Le Vésuve, avant l'éruption qui engloutit Herculanum et Pompeï , était resté plusieurs siècles sans manifester sa présence par des dévastations effrayantes. Mais une raison plus forte m'empêche d'adopter cette hypothèse. Si la montagne vue par Hannon eût été un véritable volcan; si ces ruisseaux de feu eussent cons- titué des torrents de lave enflammée, il est probable que ces courants auraient été concentrées dans un espace de peu d'étendue; tandis que les Carthaginois eurent constamment ce phénomène sous les yeux durant une navigation de trois jours. En second lieu, si ces navigateurs avaient eu devant eux un volcan , ils am^aient été témoins de toutes ces grandes commotions qui accompagnent toujours une éruption. Ils auraient en- tendu les rugissements terribles qui se manifestent dans les flancs de la montagne. Ils auraient vu une épaisse colonne de fiimée s*élever au- dessus du cratère, et le volcan vomir des masses énormes de cendres et de pierres. Or, aucune de ces particularités si remarquables ne se trouve indiquée dans le journal de l'amiral carthaginois. Pour moi, je crois qu'il ne faut chercher dans tous ces faits qu'une explication extrê-

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mement simple et naturelle. Les sauvages habitants de ces contrées inhospitalières furent sans doute effrayés lorsqu ib virent les vaisseaux carthaginois qui cinglaient le long de leiu*s rivages et les menaçaient d*une invasion à laquelle ils se sentaient peu en état de résister. Voulant prévenir la visite de ces hôtes incommodes, ils s efforcèrent de les épouvanter en présentant à leurs regards un spectacle capahle de glacer de terreur les hommes les plus intrépides. Ils mirent le feu aux herbes, aux broussailles qui croissaient dans le désert, et le feu, ali- menté par ces substances sèches, se répandait avec une rapidité effirayante, et formait des ruisseaux dont le courant ne s arrêtait qu*au bord de la mer. Quant à ce feu qui brûlait sur la cime d une haute montagne, je crois y voir un signal employé par les sauvages pour avertir les habitants du voisinage, leur révéler l'approche d'un en- neoû et les inviter à réunir leurs forces pour écarter le péril qui les menaçait

On a vu plus haut que les Carthaginois avaient trouvé , sur la côte d'Afrique, des hommes sauvages qui gravissaient agilement les rochers et se défendaient en lançant des pierres. On a supposé que le nom hommes sauvages désignait des singes. Or, comme il existe au fond du golfe de Bénin , sur les bords de la rivière de Gabon , des singes remarquables par une taille et une force extraordinaires, on a supposé qu'il fiâilait placer le terme de la navigation des Carthaginois. Je ne saurais admettre cette conclusion. D'abord, est-il bien certain que par le mot hommes sauvages il faut entendre des singes? A coup sûr, les Carthaginois, qui faisaient un commerce étendu avec l'intérieur de l'Afrique, devaient parfaitement connaître ces animaux et les distin- guer des hommes. En second lieu, quand on supposerait qu'il s'agit, dans ce passage, de véritables singes, serait-il nécessaire d'aller jus- qu'aux rives du Gabon, pour y trouver de ces quadrumanes remar- quables par leur taille et leurs forces?

Une grande espèce , celle du mandril , est répandue sur la côte occi- dentale de l'Afrique; et les individus de cette espèce pourraient, à la rigueur, être regardés comme désignés par le nom hommes sauvages. Mais ce nom se trouve plus haut, dans le même Périple, il serait difficile de voir autre chose que des hommes. Je crois donc qu'ici, comme dans le passage cité, le mot hommes sauvages doit être pris dans sa véritable acception , comme désignant des nègres étrangers à toute espèce de culture sociale, et qui, dispersés dans les vastes dé- serts de l'Afrique, y menaient une vie complètement sauvage.

Quant k ces femmes sauvages, appelées ^onU^?^ , laut-ii véritablement

AVRIL 1857. 257

entendre par ce mot des femelles de grands singesP Je ne saurais le croire. Je doute beaucoup que, si les gorilles avaient été réellement des femelles de singes, elles eussent montré , à Tégard des Carthaginois, une férocité indomptable, ime répugnance invincible à les suivre, en sorte que les soldats d*Hannon, ne pouvant par aucun moyen les emmener avec eux, se virent contraints de les tuer. On sait combien les singes, mâles ou femelles, témoignent de penchant pour les individus de l'es- pèce humaine. Plus dune fois, dans les déserts de l'Afrique , des né- gresses ont été enlevées par des singes, et retenues auprès d'eux plus ou moins longtemps. Un missionnaire portugais, qui avait résidé plu- sieurs années dans le Congo, Pigafetta, atteste que les moines de son couvent possédaient un être qui leur avait été donné par le roi du pays, et que Ton assurait être d'un singe et d'une femme de cette contrée. Un voyageur français, de la fin du xvn* siècle, prétend et donne conmie certain, d'après des renseignements recueillis par lui au cap de Bonne-Espérance , que plusieurs matelots hollandais avaient des rapports monstrueux avec de grandes femelles de singes qui habi- taient les forêts voisines; et il entre k ce sujet dans des détails étranges, que je me garderai bien de transcrire. Si je ne me trompe, les gorilles étaient réellement des femmes sauvages, qui, n'ayant aucune idée de la civilisation , étant restées sans aucun contact avec d'autres honmies que les habitants de leur contrée, partageaient la férocité, lés mceurs inhospitalières de leurs compatriotes : on doit être peu étonné qu'elles montrassent une haine implacable pour ces étrangers , dont elles n'en- tendaient pas le langage , qui paraissaient vouloir envahir leur pays à main armée, et leur enlever à elles-mêmes la liberté dont elles avaient joui constamment, liberté qui était, à leurs yeux, le plus précieux des biens. On sait que , parmi les négresses de l'Afrique , il existe des femmes douées au plus haut point d'un caractère énergique, du courage guer- rier, et qui ne craignent pas d'affronter la mort dans les combats. Nous apprenons , par des relations authentiques» ique le roi de Dahomey , dont l'empire s'étend sur les bords du golfe de Guinée , a une armée composée, en grande partie, de femmes parfaitement équipées, par- faitement aguerries, et qui, sous le rapport de la bravoure et de la discipline militaire, ne le cèdent en rien aux hommes.

QUATREMÈRE.

( La suite à un prochain cahier. )

34.

268 JOURNAL DES SAVANTS.

NOUVELLES LITTÉRAIRES.

INSTITUT IMPÉMAL DE FRANCE

ACADÉMIE DES SCIENCES.

Dans M séance du a 7 avril, 1* Académie des sciences a élu, dans la section de minéralogie, M. d'Archiac, en remplacement de M. Constant Prévost, décédé.

ACADÉMIE DES BEAUX-ARTS.

Dans sa séance du 17 avril, T Académie des beauc-arts a tiu, dans la section de gravure, M. Martinet, en remplacement de M. le Baron Boucher Desnoyers , décédé.

SOCIÉTÉS SAVANTES.

La Société d'agriculture, sciences, belles-leltres et arts d*Oriéans, met au con- cours le sujet suivant : c Histoire du rûyaume dtOrUans. > Les mémoires devront être remis au secrétaire général avant le 1* janvier i858. Le prix sera une médaille d*or de Aoo firancs.

LIVRES NOUVEAUX.

FRANCE.

Qam parUi fumint episcoporam in Capetianis ad regnum provehendis, par Eru. Mourin. Angers, imprimerie de Cosnier et Lachase, i856 , m-S"* de 61 pages.

La r^brme et la ligae en Anjoa, parle même. Angers, même imprimerie; Paris, librairie de A. Durand, i856, in-8'' de 3a 1 pages.

De ifif Kifidons apad Romanos Ciceronis tempore, par J.J. Weiss. Paris, imprimerie de Guiraudet et Jouaust, librairie de A. Durand, i856, in-8* de 161 pages.

AVRIL 1857. 269

Eisai sur Hermann et DofX)thée de Gœthe, par le même. Paris, même imprimerie, même librairie, i856, ia-S** de 63 pages.

De nomine sabstantivo, par A. Dilandy. Paris, imprimerie de Ch. Lahure, i856, iii-8* de àj pages.

Parallèle d'un épisode de Vancienne poésie indienne avec des poèmes de Vantiqaiié clauûjoe, parie même. Paris, imprimerie de Lenormant, librairies de Lenormanl et de A. Durand, i856, in-S" de 167 pages.

De ora Palestinœ a promontorio Carmelo usque ad arbem Joppen perlinenti, par V. Guérin. Paris, imprimerie GaiUet et C'*, librairie de A. Durand, i856, in-8* de 7*2 pages, avec une caite.

Etude sur l'île de Rhodes, par le même. Paris, même imprimerie, même librairie, i856, in-8'* de 3i 1 pages, avec une carte.

De Senatu romano sab imperatoribus Aaguslo Tiberioque, par A. Duméril. Douai, imprimerie de V. Wartelles; Paris, librairie de A. Durand, i856, iu-8* de 8a pages.

Etude sur Charles- Quint , par le môme. Douai, même imprimerie; Paris, màne h'brairie, i856, in-8'' de 3oâ pages.

Libertaii apud veteres G rœciœ populos quid defuerit, par H. Reynald. Paris, impri- merie de Guiraudet et Jouaust, librairie de A. Durand, i856, in-8* de 73 pages.

Samuel Johnson, Étude sur sa vie et ses principaux ouvrages, par le même. Paris, même imprimerie, même librairie , i856, in-8* de aia pages.

Qaid de signis tabulisque pietis senserit Marcus TuUius, par L. Maignen, Paris, imprimerie de F.Didot, i856, in-8* de 74 pages.

Morale d'Euripide, par le même. Paris, imprimerie et librairie de F. Didot, i856, in 8* de ï2à pages.

Quomodo grœcos poetas Plautas transtulerit , par G. Boissier. Paris, imprimerie de Bourdier, librairie de Saint-Giraud , i856, in-8*de 5q pages.

Le poète L. Attius, étude sur la tragédie latine pendant la République, par le même, Paris, même imprimerie , même librairie, i856, in-8* de i^i pages.

Origenis de libertate arbitrii doctrina, par £. Maurial. Montpellier, imprimerie de Boehm , 1 856 , in-8* de 88 pages.

Le scepticisme combattu dans ses principes, analyse et discussion des prineipes da scejh ticisme de Kant, par le même. Montpellier, même imprimerie, i856, in-8* de 336 pages.

De politicis in Richelium lingua laiina îibellis, par G. Hubault. Saint-Gloud, im- primerie Beb'n, i856, in-8* de làh pages.

Ambassade de Michel de Castelnau en Angleterre (iô75'i585) , par le même. Même imprimerie, i856, in-8* de i43 pages.

Luciani samosatensis quœ fuerit de re lilteraria judicandi ratio, par H. Rigaultv Paris, imprimerie de Lahure, i856, in-8* de 107 pages.

Histoire de la querelle des anciens et des modernes, par le même. Paris, même im- primerie, librairie de L. Hachette, i856, in-8* de ^85 pages.

De sancti Thomœ sermonibus, par P. Goux. Sainl-Cloud, imprimerie Belin; Paris^ librairie d*£ug. Belin, 1 856, in-8* de gi pages.

Lérins au v* siècle, par le même. Même imprimerie, même librairie» i85&, in-8* de aiA pages. Ces vingt-quatre ouvrages com{dètent, poor Tannée i856> les listes données par nous depuis 18Â0, des thèses soutenues devant la Faculté des lettres de T Académie de Paris. (Voyez le Journal des Savants, août i84o, p. 507; décembre i843, p. 770; juillet et septembre i844* p* 44i et 876; avril i845, p. 507; mai 1846, p. 3i6; avril 1847, F* ^^^» ^^ i848, p. 191; septembre i849«

270 JOURNAL DES SAVANTS.

p. 670; février i85o, p. lay; février i85i, p. ia6; janvier i85a, p. 60; février i853,p. i3o;juin i854* p. 386 ; avril i855, p. a55; juillet i856, p. ^Sy.)

PhilobiblioR, excellent traité sur l'amour des livres, par Richard de Bury, traduit pour la première fois en français , précédé d*une introduction et suivi du texte latin par Hippolyte Cocheris , membre de la Société des antiquaires de France. Paris , cheE Aug. Aabry, rue Dauphine, 16, 1867, petit in-8*' tiré à 5oo exemplaires, XLViii-a88 pages. Tel est le titre du onzième volume de la collection des Pièces rares oa inéaiies que publie MrAubry. Richard de Bury , aujourd'hui peu connu , (bt un homme a État consommé du xiv' siècle , Tun de ceux qui surent le mieux concilier les appétits de Tambition et les nécessités du devoir, qui maria les plaisirs da monde et i*austérité de la règle avec le plus d*habileté. Tour à tour évèque, premier ministre, ambassadeur, il trouve le moyen de satisfaire Tamour des beaux et des bons livres dont il est dévoré. S'il parcourt TAngleterre, s*ii traverse la France chargé d*importantes missions , il laisse les soins des affaires pendant quelques jours pour aller s*enquérir dans les monastères et les châteaux des pro- ductions de la littérature ancienne et contemporaine. C*est durant ces voyages qu'il se lia d*amitié avec Pétrarque, c Cette liaison, dit M. Cocheris, qu avait formée cime oonfbrmité de principes et d'inclinations, est constatée par une lettre du fl grand poêle. En lisant cette lettre, on ne peut s'empêcher de faire plus d*un rap- •t prochement entre ces deux intelligences : le premier, opposant au sensualisme «grossier du Roman, de la Rose, Tamour platonique qu'il ressentait pour Laure; le «second, opposant au prosaïsme du xrv* siècle, sa noble et irrésistible passion pour

«les livres tous deux amis passionnés de la paix et de la liberté; tous deux,

« enfin , laissant à la postérité le souvenir de leur attachement pour les lettres , en «léguant, l'un à la République de Venise, l'autre, à l'Université d'Oxford, les Dieux errants de l'antiquité , je veux dire les livres , qu'ils avaient adorés pendant lear vie, et^ue l'on n'apprit à vénérer que bien longtemps après leur mort. » La France peut revendiquer une part dans le Philobiblion. Richard de Bury habita quelque temps Paris, et ses contemporains assurent que la fréquentation de l'Uni- versité lui était particulièrement agréable. Il rappcdle, dans son livre, comme e](emple k suivre, plusieurs dos usages de la Bibliothèque de la Sorbonne.— L'in- troduction de M. (Jocheris contient des détails très-curieux et nouveaux sur la vie et les écrits de Richard de Bury. Sa traduction est élégante, et rend généralement bien le textes qui n'est pas toujours très-fieicile à comprendre : le texte lui-même ^ été constitué sur les anciennes éditions et sur les manuscrits. Les variantes sont données avec soin. Les pièces justificatives, fort intéressantes pour l'histoire litté- raire, sont tirées de collections peu connues. Le volume est dédié à S. A. R. le Prince Albert

Cariahire et archives des communes de l'ancien diocèse et de l'arrondissement adminis- tratif de Caretiisonne, par M. Mahul, ancien député. Tome I*. Paris, librairies de Didron et de Dumoulin, 1887, in-A* de xn-4s4 pages, avec cartes et gravures. L'auteur ice laborieux ouvrage a entrepris de faire, pour l'ancien diocèse et l'ar- rondissement de Carcassonne, ce que l'abbé Lebeuf a fait pour le diocèse de Paris, ceqtSB D. Vaissète avait projeté d'exécuter pour la province de Languedoc. M. Ma- htd s^ioaréé, toutefois, du plan suivi par le docte chanoine d'Auxerre. Les notices qd'il eoDsacre à chaque commune de 1 arrondissement de Carcassonne se subdivi- seût-en ctn^ sections sousleà titres suivants : Cartulaire et chronique. Église, Cata- lôAtfe des seigneurs, Territoire, Notes statistiques. Ces notices abondent en rensei^ gniHkieots spAoaux puijsésaut meilleures sources. Les nombreuses chartçs placées

AVRIL 18&7. 271

dans la première section, soit lextuellement , soit par extraits, sont empruntées, les unes à 1 Histoire générale du Languedoc do D. Vaissète ou au Gallia chmtiana^ les autres à la collection manuscrile de Doat. Le volume que nous annonçons contient seulement les cantons d*Alzonne et de Capendu. L'intérêt du livre pourra être plus complètement apprécié lorsque Vauteur aura publié les documents irelatiis à la viil^ de Çarcassonne , qui a joué un rôle si important au moyen âge.

Éludes diplomatiques, par le vicoa4e Henri de Bonneval* attaché aux aibires étrangères. Paris, imprimerie^ et librairie de F. Didot, 1867, in-S"* de 4âo pages. Ces études, qui offrent un résumé intéressant des grands ouvrages publiés sur le même sujet, contiennent une histoire sommaire et une analyse des traités de paix conclus par la France depuis Louis XIV jusqu à nos jours. Elles sont précédées de considérations sur Torigine et le o^ractère de la dîplosûalie.

Chronique de la régence et du règne de Louis ZK ( 1718-1763), ou Journal de Barbier, avocat au parlement de- Paris; première édition complète, publiée avec auto- risation de M. le ministre de Tinstruction publique, accompagnée de notes et d*édaircissements et suivie d*un index. Cinquième série. Paris, imprimerie de Bourdier, librairie de Charpentier, 1857, in-ia de 455 pages. Nous avons annoncé la publication de cette nouvelle édition du Journal de Vavocat Barhier, plus complète que celle qu*a donnée, il y a quelques années, la Société de THistoire de France. Le cinquième volume, ou la cinquième série de Touvrage, comprend les années 1761 à 1753.

Études d'histoire religieuse, par Ernest Renan , membre de Tlnstitut , Académie des inscriptions et belles-lettres. Paris , imprimerie de Bonaventure et Duceasois , librairie de Michd Lévy, 1867, in-8** de xxviii-435 nages. M. Ernest Renan a réuni dans ce volume, en les complétant, les études a histoire religieuse qu*il avait précédemment publiées à part sur les sujets suivants : les religions de Tantiquilé; le peuple d*Israêl; les historiens critiques de Jésus; Mahomet, ou les origines de Tisfamisme ; la vie des saints; Tlmitation de Jésus-Christ; Calvin; la nouvelle école hégélienne; la tentation du Christ. La préface qui précède le recueil a pour but d*exposer les principes de critique qui ont guidé Tauteur dans ces études.

Armoriai du Bourbonnais, par le comte Georges de Soultrait, membre non rési- dant du comité de la langue , de Thistoire et des arts de la France. Moulins , impri- merie et librairie de Desrosiers, 1867, in-8* de iv-334 pages, avec planches. La première partie de ce volume donne la description des armoiries des sires et ducs de Bourbon et de leurs femmes. Dans la seconde partie, l'auteur donne les armes des évêques de Moulins et des communautés religieuses. La troisième partie est consacrée à décrire les armes des villes et des corporations laïques. La quatrième , beaucoup plus étendue, comprend Tarmorial des familles nobles et bourgeobea qui ont eu un blason régulier. Chaque article donne les noms des fiefs possédés par les familles, Tindication des châtellenies dans la circonscription desquelles se trouvaient ces fiefs , et Ténumération des ouvrages et documents consultés. A la fin du volume sont placés un dic^onnaire héraldique, par ordre alphabétique, de» pièces du blason , et un index bibliographique.

Recherches sur le sort des enfants trouvés en France, antérieurement à saint Vincent' de-Paul, par M. J. Desnoyers, membre du comité historique. Paris, imprimerie impériale, in-8'' de 3i pages. (Extrait du tome III du Bulletin du comité historique, ) ^ Ces recherches , qui ont pour objet une des questions les plus intéressantes et les moins étudiées de 1 nistoire des institutions charitables en France , sont consignées

dans un rapport adressé, par M. J. Desnoyers, au comité historique, sur des docu-

* w

272 JOURNAL DES SAVANTS.

ments inédits concernant les dépenses faites par la ville de Lille pour les enfants trouvés, au xv* et au xvi** siècle. L^auteur analyse d*abord les indications très- dignes d*intérét que fournissent ces documents. Il en résulte, en premier lieu, que Tautorité civile et municipale s*occupait seule, à cette époque, dans la ville de Lille, de la surveillance des enfants abandonnés. On trouve de curieux détails sur les recherches que faisait faire Tautorilé locale pour découvrir les familles de ces enbnts, sur les soins donnés à leur nourriture, à leur entretien , à leur éduca- tion, à leur santé, sur les pèlerinages entrepris pour obtenir des guérisons que la sdenoe médicale semblait impuissante à opérer, enfin sur les funérailles de ces enfants, t n n*est peut-être pas , dit M. Desnoyers , de mention plus touchante que celle du bouquet de violettes placé sur le cercueil du pauvre enfant trouvé, «pour jolyer, ajoher, on parer ledit enfant. La seconde partie de ce travail a pour but d*appder 1 attention des correspondants du comité sur ce sujet historique considéré a on point de vue plus général. M. Desnoyers y constate , par Tétude des monu- ments de la législation , les divers modes d'assistance dont les enflants trouvés ont été rdbget depuis Torinne du christianisme jusqu au xvii* siècle , en indiquant avec soin k part que Téglise, le pouvoir politique central, les corporations ecclésias- tiques et laïques, les communes, la charité privée, ont eue dans le soulagement d*nne des misères sociales les plus diflBciles à adoucir et k réglementer.

£ifaî $ar la vie et la ouvrages de Nicole Oresme, par Francis Meunier. Paris, imprimerie de Lahure, 1857, in-S"* de 207 pages. Nicole Oresme, qui fut suc- tessivement grand maître du collège de Navarre , doyen de Téglise de Rouen et évèque de Lisieux, est un des écrivains les plus féconds et un des plus sages esprits du XIV* siècle. M. F. Meunier raconte la vie de ce savant homme en recherchant ce qu*il y a de vrai et ce qu il y a de faux dans les divers récits qu*on en a faits; il donne une liste exacte de ses ouvrages subsistants ou perdus et apprécie particuUè* rement, parmi les premiers , ceux qui se rapportent aux belles-lettres. Un appendice renferme : 1* des remarques sur quelques-unes des habitudes grammaticales de cet écrivain; »* des fragments d*un lexique composé d'après les ouvrages français d*Oresme.

TABLE.

PafM.

Clef inédite du Grand Cyrus. ( 1** artide de M. Cousin.) 209

Nouvelles recherches sur la division de Tannée des anciens Égyptiens. ( l*' article de M. Biol.) .' 221

Mémoires pour servir à Thistoire de i*Acadëmie royale de peinture et de sculp- ture, etc.; Mémoires inédits sur la vie et les ouvrages des membres de F Aca- démie royale de peinture et de sculpture, etc. (5* article de M. Vitet.) 233

Die Pheenixier, etc. (2' article de M. Quatremère.) 249

Nouvelles littéraires , 26S

riN DE LA TABre.

JOURNAL

DES SAVANTS

MAI 1857o

Travkls and Research es in Chaldma and S as t an a, with an

Account of excavations at Warka and Shush in i&i9-

i852'1853-185i , hy William Kennett Lof tus. London, 1867,

PREMIER ARTICLE.

Les frontières qui forment la séparation entre deux grands empires, celui de la Turquie et celui de la Perse, étaient restées, depuis plusieurs siècles, dans un état incertain, qui n'avait été fixé par aucun traité d*une manière précise. En 1 SSg et 1 8A0 , des discussions produites par cette vague délimitation amenèrent entre ces puissants États des divi- sions qui allaient dégénérer en hostilités sérieuses, et compromettre gravement la tranquillité de contrées de l'Orient. La Grande-Bretagne et la Russie, dont les possessions, dans llnde et la Géorgie, se trou- vaient bien rapprochées de la Perse, ne pouvaient manquer de prendre un vif intérêt à l'ébranlement dont TÂsie était menacée, par suite de la guerre qui aurait éclaté entre les deux empires musulmans. Elles offrirent et firent accepter leur médiation , pour prévenir un conflit regrettable , et déterminer les limites des deux territoires , de manière à empêcher à l'avenir une contestation sérieuse. Après des conférences qui eurent lieu dans la ville d'Erzeroum, et qui se prolongèrent l'espace de quatre années, on convint d'envoyer, pour ia fixation des frontières, une commission composée de quatre membres. Le commissaire qui devait représenter la Porte Ottomane était Dervisch-Pacha , celui de la Perse était Mirza-Jafer-Khan. Tous deux avaient reçu leur éducation

35

274 JOURNAL DES SAVANTS.

en Europe : le premier passait pour le plus instruit de ses concitoyens, et réunissait à la connaissance des langues celle de la chimie. Le second ne tarda pas à se faire chérir de tous ses collègues par suite de ses ma- nières obligéùites et de son extrême politesse. Le coloneV russe Tcbéri- kofffut chcHs^ pour représenter Fempereur de Russie r et: la cour d'An- gleterre âésignaj pour son commissaire, le colonel, aujourdliui major général Williams, le même qui, depuis, défendit la ville de Kars contre les forces de la Russie, et qui fut reconnu comme chef de la mission. Plusieurs personnes furent, à divers titres, attachées à cette savante caravane. On peut citer, entre autres, M. Ainsworth, qui partagea les travaux comme chirurgien et comme géologue, et qui a publié le ré- sultat de ses recherches personnelles. Les travaux de la commission se prolongèrent de 18A9 à iSSst. Les nombreuses observations recueillies dans le cours d*une si longue exploration, par une compagnie d'hommes éclairés et éminents , fournis de tous les moyens qui pouvaient assurer là'cértifude de leurs investigations, ne pouvaient manquer d'ofirir une haute iiiiportance, sous les rapports de la science comme sous les rap- ports de politique. 11 avait été arrêté que l'ensemble du travail des commissaires serait publié simultanément, avec l'étendue et le luxe qu'il réclamait, dans la ville de Londres et dans celle de Gonstanti- nople. Xapprends, par la préface de M. Loftus, que ce projet est au- jourd'hui abandonné; ce qui doit inspirer de vifs regrets à tous ceux qui prennent un intérêt bien mérité à tout ce qui concerne l'Iiistoire et la géographie des contrées de l'Orient. Et, à cette occasion, qu'il me soit peMus d'exprimer également mon regret de ce que le récit d'une ^ploration éminemment importante, celle du colonel, aujourd'hui major général Ghesney, qui a descendu et remonté i*Euphrate, le ligre et les principales rivières de la Perse, soit resté jusqu'à présent inédite C'est cette exploration dont j'ai annoncé jadis la savante intro- duction, mais dont les résultats ne sont connus du public instruit qiie par quelques extraits et par les belles cartes publiées avec l'in- troduction. Au mois de janvier 18/19, M. Loftus fut attaché par lord Pidmerston, comme géologue, à la mission qui était sous les ordres du colonel Williams. Après avoir quitté Gonstantinople , traversé la mer Noire et le mont Taurus, il rejoignit la commission anglaise à Mosul, le 5 avril, et on arriva le 5 mai à Bagdad, qui avait été fixé conune le lieu de rendez-vous des commissaires. Par suite de retard du commis- saire turc et de quelques difficultés imprévues, on renonça à commencer immédiatement les opérations et l'on résolut d'attendre jusqu'à la fin de Tété avant de se diriger vers la frontière. Et ce retard n'avait rien

MAI 1857; 275

de regrettaBle. En' effet, dit IMT. Loftus, il eût été coin{détemeiit im*- possible, à cette saison de f année, de supporter la chaleur intoléndde qui se fait sentir à Fextrémité supérieure du golfe Persique. Vers la fin de Tété, le colonel Williams, fatigué du long séjour qu'il avait lait à Bagdad , enti^ritiine excursion vers les ruines de Babylone, et vers les deux villes oii les Persans font transporter leurs morts. Il fiit joint, en route, par le commissaire russe et le commissaire turc.

M. Loftus, en traversant le désert qiii, dans un espace d'envfron cinquante milles, s*étend depuis Bagdad jusqu'aux ruines de Babytone^ en remarquant partout les traces qui attestent Fexistence antique d'une fertilité prodigieuse, les ^vestiges dés nombreux canaux qui portaient dans toutes les directions une irrigation salutaire et l'abùndance de tous les objets nécessaires k la vie , ne manque pas de fidre observer* ainsi que je l'ai fait moi-même dans un autre ouvrage, qu'un changer ment si déplorable, qui constate, d'ailleurs, d'une manière siéblatànte^ la vérité des prophéties , doit être uniquement attribué à la faute de l'homme; que lui seul a euie triste privil^e.de neutraliser» conimeà plaisir, les dons que la Providence lui avait concédés avec une sorte de prodigalité.

Arrivé sur le terrain exista jadis la ville de Babylone, M. Loftus se contente de donner quelques détails sommaires sur les immenses massifs de briques dont se composent les ruines de cette antique cité; attendu que ces informes débris ont attiré l'attention d'une foule de voyageurs, et ont été décrits par eux avec une exactitude miiiutieusel n atteste que des fouilles tentées récemment n'avaient conduit à aucun résultat satisfaisant. Il nous apprend que, dans les années iSbli et t855^ une exploration complète du sol de Babylone et de ses environs a été exécutée, sous les auspices de sir Rawlinson, par le capitaine Jones, asr sisté du docteur Hyslop et de M. Lynch. Ce travail , que nom de ses auteurs recommande suffisamment à l'attention du public instruit, n'a pas, je crois, encore vu le jour. M. Loftus ne partage paa l'opinioii quelques écrivains et voyageurs modernes, qui, pour concilier avec l'état des lieux les récits d'Hérodote et de Diodore de Sicile, ont supposé que le p^cipal bras de l'Euphràté avait, dans ces temps reculés, dc^lé entre les grands massifs de briques qui s'élèvent sur le sol de.Ad>y^ lone. 11 croit, et je suis parfaitement de son avis, que le fleuve n'a .pas changé son cours. Il admet que la partie de ville qui se trouvait )sur la rive droite de l'Euphrate, ayant été plus accessible aux cheréheui^ de briques, les édifices bâtis dans cette portion de la capitale deà £1^1- déens ont pu disparaître ^presque totalement. Cette explication est M-

35.

276 JOURNAL DES SAVANTS.

génièase : dans mon mëmoire sur Babylône, j*ai donné de cette diffi- ôuhé une solution différente. J ai pensé et je pense encore que, dans le plan primitif adopté par Nabuchodonosor, la ville de Babylône devait former un carré , partagé d une manière inégale par le cours du fleuve; que ce plan fut réalisé seulement en partie, et qu'il navait existé sur la rive droite de TEuphrate quun palais et un petit nombre d'édifices particuliers.

M. Loftus, quittant les ruines de Babylône, a exploré avec soin la partie occidentale de la Chaldée, cette vaste portion de terrain qui a été si légèrement visitée par un petit nombre de voyageurs, tels que Tezeiro, Niebuhr, Raimond, etc. et qui mérite, à coup sûr, un examen plus approfondi , attendu qu*il s*y rattache des souvenirs importants, qui ^ concernent les Cbaldéens, les Perses, et, plus tard, les Arabes, avant et après l'islamisme. Je ne ferai point d'observations critiques ou autres sur le récit du savant voyageur, attendu que j'ai depuis longtemps re- cueilli, sur cette contrée si peu connue, bien des détails historiques et géographiques, qui trouveront naturellement leur place dans un autre article.

M. Loftus commence son exploration par cette ruine imposante appelée Birs-Nemrod, composée d'une agglomération immense de briques, et qui, dans sa partie supérieure, présente les restes d'mi édi- fice dont les matériaux, de même nature, ont été, par l'effet d'une cause inconnue mais puissante, transformés en une masse vitrifiée. Diaprés les fouilles opérées sous la direction de sir Henry Rawlinson , en i854, on s'est convaincu que cette énorme ruine était formée ori* ginairement de six étages, dont chacun avait environ 20 pieds de haut, et qui formaient une pyramide oblique. La masse vitrifiée repose sur la sixième plate-forme. Dans les angles des étages étaient encastrés des cylindres qui offi*ent, dit-on, le nom de Nabuchodonosor, et indiquent, pour la construction , ou plutôt la restauration de cet édifice , l'année Sok avant notre ère. Ce fait semble établi par la traduction que M. Rawlinson a faite des inscriptions gravées sur les cylindres et qui est transcrite par M. Loftus.

Biais je me permettrai d'exprimer ici un doute. A coup sâr, personne n'estime plus sincèrement que moi les travaux de sir Rawlinson; per- sonne ne rend une plus complète justice à ses vastes connaissances, à son étoniiante sagacité; mais, je dois le dire, tout ce qui a été écrit jusqu'à présent sur la seconde et la troisième classe des inscriptions conéifonnes est loin d'avoir porté la conviction dans mon esprit. Pour commencer par la seconde espèce, à moins que l'on ne me pré-

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sente une démonstration qui soit à Fabri de toute objection, je. ne me persuaderai jamais que les monarques de la Perse aient fait graver sur les murs de leur capitale des inscriptions conçues dans le langage que parle aujourd'hui une nation sauvage de la Sibérie. Quant à ce qui concerne la troisième classe de caractères, qui nous offre, sans contre- dit, récriture et la langue dont se servaient les Babyloniens, une réflexion se présente naturellement à Tesprit : des inscriptions, gravées sur des monuments et placées sous les yeux du public, devaient être tracées dans un langage comprb par la masse de la population, et non pas dans un idiome qui n aurait été entendu que d'un petit nombre de savants. Or, nous savons quelle langue parlaient, sous le règne de Nabucbodonosor, les habitants de la Babylonie, puisque nous trouvons, dans le livre de Daniel, outre des chapitres écrits par le prophète lui- même, des rescrits émanés de la chancellerie du monarque babylonien et destinés à être mis sous les yeux de ses sujets. Si les inscriptions dont on prétend nous donner l'interprétation datent réellement du règne de ce prince, on doit, ce me semble, y retrouver le langage qui était parié k la cour et dans les États de ce puissant monarque. Jusqu'à ce que Ton me présente, dans la transcription de ces monuments, un style analogue à celui de Daniel, on me permettra de conserver des doutes que je crois assez bien fondés. Je sais que l'on a trouvé un moyen bien simple pour répondre h cette objection : on a supposé que le livre qui porte le nom de Daniel n'appartenait point au personnage auquel il a été attribué , ni au siècle on a placé sa composition , et que cet ouvrage ne remontait pas plus haut que le règne d'Antiocbus Ëpiphane. Ce n'est pas le lieu, d'entrer dans une pareille discussion; je pourrai l'entreprendre ailleurs. Mais, en attendant, je puis protester qu'ayant pris connaissance des arguments employés par divers savants pour affaiblir l'autorité du livre de Daniel, ces arguments ne m*ont jamais paru appuyés sur un fondement solide , et que je ne vois aucune raison sérieuse pour méconnaître l'autlienticité du recueil attribué à ce prophète.

M. Lof tus, à l'exemple de plusieurs voyageurs, visita, au midi du Birs-Nemrod, l'édifice appelé Kefil, qui jouit parmi les juifs d'une grande vénération, et qui, chez eux, comme chez les musulmans, passe pour renfermer le corps du prophète Ézéchiel. Ce monument, sous le rapport de l'art comme sous d'autres rapports, n'offre rien de bien remarquable. Quant à la tradition qui s'y rattache, elle n'a pas, je crois, un grand caractère d'authenticité. Qu'un personnage nommé Ézéchiel , ayant joué parmi les juifs de la Babylonie un rôle de quelque impor-

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tance, ait ëtë enseveli dans le tombeau dont nous parlons, la chose, à coup sûr, n'offre rien dlnvraisemblable; mais rien ne porte à croire c[ue ce personnage fût identique avec le prophète de même nom. En effet, nous savons qu'Ézéchiel, enlevé de la Judée par Nabuchodonosor, habita, dans la Mésopotamie, sur le bord du fleuve Rhobar, le Kha- boras des Grecs. Probablement sa résidence dans ce canton lui avait été imposée par le vainqueur, sans la permission duquel il n aurait pu la quitter. Aucun trait, dans ses écrits, ne conduit à penser qu'il ait &it un voyage ou établi sa demeure à Babylone. Il est probable qu'après sa mort ses restes furent déposés dans le lieu de son exil ; et Ton ne voit aucune raison pour croire, à l'exemple de M. Loftus, que le corps de ce prophète ait été transporté de l'autre côté de l'Euphrate, au sud- ouest de Babylone.

A l'ouest, au nord et au sud de ce lieu, s'étendent de vastes marais; formés par les inondations de TËuphrate, et habités par une belle race d'Arabes, celle des Khazail, qui mènent une vie pleine de fatigues, et qui, pour se soustraire aux vexations des pachas de Bagdad, n'ont d'autre ressource que d'inonder leurs terres , ou de se mettre en état de révolte. Ces marais , du moins avec Textension qu'ils présentent aujour* d'hui, ne paraissent pas remonter à une époque fort ancienne;- car des voyageurs qui ont parcouru une partie de ce terrain n'y avaient re- marqué que des flaques d'eau isolées, mais non pas de ces immenses terrains marécageux.

M. Loftus traversa et côtoya cette grande masse d'eau, reconnut le grand lac appelé Bahr-Nedjef, qui s'étend dans une direction sud-est, l'espace d'environ ko milles. A son extrémité méridionale, il donne naissance à deux courants deau considérables, lun appelé Schatt-el" Khaziff l'autre Schatt-elAtchan, qui se réunissent ensuite. De cette dcr* nière rivière , la même probablement que Texeira désigne par le nom de Utceia, sortent cinq grands cours d'eau, qui, en se réunissant, forment le Huran, après un cours d'environ 3o milles. Cette rivière se réunit occasionnellement avec le Atchan, et leur jonction forme ce que l'on appelle ÏEuphrate occidental ou la branche de Semawdh. M. Loftus fait observer qu'il est le premier voyageur qui ait remarqué et suivi ces différents canaux. Du reste , il nous apprend que les marais quis'étendent jusqu'au Bahr-Nedjcf, après avoir été visités par M. Lynch, ont été depuis explorés avec un soin minutieux par le capitaine Jones. Ce dernier travail , si je ne me trompe , n'a pas encore vu le jour, et serait accueilli avec un vif empressement par les amis de la géographie et de l'antiquité. Moi-même, ainsi que je l'ai dit plus haut, je consi-

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gnàm dans un autre article les renseignements que j-ai reeueiUis ràr ce sujet intéressant et si peu connu.

Après avoir visité les ruines assez insignifiantes de Hirah, lancienne capitale d'un royaume arabe, de Roufah, qui fut, durant quelque temps, la principale cité de Tempire musulman, après avoir traversé le sol rocailleux et stérile sur lequel sélevaient jadis ces deux places, M. Loftus se dirigea vers Nedjef ou MesdjidrAli, qui est censé ren- fermer le corps du kalife Ali; puis vers Kerbela, lieu de la mort tra- gique et de la sépulture de Housaîn, second fils de ce prinde. Ces deux villes, comme on sait, sont habitées par des Persans qui montrent, à regard des étrangers, un éloignement extrême, une intolérance poussée jusqu'aux derniers degrés du fanatisme. Notre voyageur en fit Texpé- rience. Lui et ses compagnons de voyage étant arrivés à Mesdjid*Ali , désiraient vivement entrer dans la magnifique mosquée qui a donné son nom à la ville. Accompagnés d'une escorte que leur avait fournie Tahir-Bey, gouverneur de Hillah, ils purent, au milieu des signes non équivoques de fimprobation et du mécontentement de la population, pénétrer dans la cour qui précède cet édifice. Là, ils jouirent du spec-r lade magnifique des minarets et du dôme, que recouvrent des briques revêtues d'une couche épaisse d'or, et qui, aux rayons du soleil, pré-^ sentent un coup d'œil éblouissant. Il n'était pas possible d'avancer plus loin, et les voyageurs durent se retirer, dans la crainte d'exciter parmi le peuple une fermentation qui pouvait avoir des suites funestes» A Ker- bela, où règne un fanatisme au moins égal, les voyageurs ne crurent pas prudent de chercher à pénétrer dans l'intérieur de l'édifice sacré. Ils se contentèrent, en se plaçant dans les maisons voisines, de prendre une vue générale de l'intérieur du temple.

Nedjef et Kerbela sont, comme on sait, pour les Persans, des lieux de pèlerinage extrêmement révérés, et ils attachent une haute impor^ tance à y faire transporter les corps de leurs parents et de leurs amis , pour leur obtenir la sépulture sur le territoire de l'une ou de l'autre de ces places sacrées. Chaque année , des milliers de cadavres sont ainsi apportés du fond de la Perse. M. Loftus représente le spectacle hideux et repoussant qu'oflre cette multitude de corps morts, qui, amenés d*une si grande distance, à dos de chameaux ou d'ânes, dans des cer- cueils de bois, recouverts d'un simple feutre, exposés pendant toute la route aux rayons d'un soleil brûlant, se trouvaient en pleine putréfac- tion et répandaient au loin une odeur insupportable et les miasmes les plus délétères.

n ya quelques années, un médecin français, qui, après avoir séjourné

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plusieurs années en Perse, se proposait d*y retourner, avait formé le dessein d'importer dans ce pays, entre autres inventions utiles, les procédés d*embaumement qu avait imaginés feu Gannal. De cette ma- nière, se disait-il, les cadavres que les Persans envoient tous les ans, par milliers, pour être enterrés dans les deux villes saintes, y arrive- ront à Tabri de la corruption. Le projet de voyage échoua complète- ment, sans même avoir reçu un commencement d'exécution. Mais, dans tous les cas, j*ignore : i^ si le mode d*embaumement aurait réel- lement résisté , durant un long voyage, à Finfluence d*un soleil brûlant; 2"* si les Persans auraient consenti à renoncer à une routine suivie chez eux de temps immémorial, pour adopter des procédés dont fusage leur était complètement inconnu.

De retour à Bagdad, M. Loftus ne tarda pas à en partir avec la com- mission et s'enfonça dans l'intérieur de la Babylonie. Cette partie de l'Orient» comme le fait remarquer fhabile explorateur, était alors, pour l'Europe , une terre inconnue. Aucun voyageur n'y avait porté ses pas. Ce n'était pas, à coup sûr, la crainte des Arabes qui avait pu ef- frayer des hommes hardis, possédés de l'amour de la science, et qui comptent pour peu les dangers et les fatigues d une longue route , lors- qu'il s'agit d'arriver à un but vraiment utile. Et, en effet, nous voyons, par la relation de M. Loftus, que ces enfants du désert, loin de se mon- trer hostiles aux projets du voyageur, n'ont cessé, dans Fespoir d'un juste salaire, de seconder avec zèle et courage ses doctes investigations. Le véritable obstacle, qui semblait presque insurmontable, existait dans la nature du climat. A l'époque des débordements du Tigre et de FEu- phrate, ces grands fleuves épanchent, sur les plaines de la Babylonie, une masse énorme d'eaux, qui, ne trouvant pas d'écoulement, restent stagnantes sur le sol , et y forment de vastes marécages, dont les exha- laisons délétères portent au loin les maladies et la mort. Plus tard , lorsque la chaleur torréfiante du soleil a desséché ces mêmes terrains , une disette absolue d'eau succède à cette surabondance de flaques maré- cageuses, et le voyageur risque de périr de soif sur ces mêmes points, quelque temps auparavant il avait à redouter l'attaque dangereuse des maladies putrides.

Au reste , cet inconvénient si grave n'existait pas au temps des monarques chaldéens. A cette époque reculée, la Babylonie intérieure se trouvait sillonnée d'un nombre infini de larges canaux, dont les traces s'offrent partout à Fœil du voyageur, et qui , ouverts par des mains ha- biles, se dirigeant vers tous les points du territoire, ne permettaient point aux eaux des fleuves de rester stagnantes , mais, les distribuant de

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la manière la plus judicieuse, maintenaient partout une fertilité qui tenait du prodige. En sorte que, longtemps après cette époque, sous Je règne des monarques de la Perse, les produits de la Babylonie for- maient un tiers du revenu total de Tempire.

A Texemple de M. Loftus, des voyageurs savants, MM. Ainsworth, Lay erd , Bailie Fraser, ont exploré habilement cette partie de TOrient. Mais M. Loftus a eu Favantage inappréciable de pouvoir retourner sur les lieux, continuer et compléter, sur une plus grande échelle, les reconnaissances qu'il avait entreprises, mais non terminées. Un comité s'était formé à Londres , avec fintention de faire &ire des fouilles intel- ligentes sur les territoires de 1* Assyrie et de la Babylonie. Notre voya- geur était è peine de retour en Angleterre que le comité l'invita A re- prendre la route de la Ghaldée , et lui fournit les fonds nécessaires pour continuer avec fruit ses savantes recherches. Ainsi , fouvrage qui est sous nos yeux présente le résultat de deux explorations successives, qui , poursuivies sur le même plan , ont mis l'auteur à même de véri- fier ses assertions et de n'avancer rien que d'après un examen réflédii et consciencieux. Il a eu l'avantage de révéler à l'Europe savante le nom et la situation de plusieurs villes importantes , qui £sdsaient partie de l'empire de Babylone et sur lesquelles on ne possédait aucun rensei- gnement.

.. En lisant la description des ruines de villes antiques , découvertes et explorées par M. Loftus, il ne faut pas s'attendre à y trouver, cooune dans les restes de Ninive, des palais somptueux, dont les murs, cou- verts de bas-rdieis, offrent partout les images de chasses , d'expéditions guerrières, de prises de villes. Nous ne sommes plus sur le sol de l'Assy- rie, mais sur celui de la Babylonie. Or, dans cette dernière contrée, tout semblait avoir pris un caractère de gravité qui excluait la grâce; et les Chaldéens, en élevant des édifices, paraissaient avoir cherché uniquement un principe de solidité qui les mit, en quelque sorte, à l'abri des atteintes du temps. Dans toute la Babylonie, cmnme sur le terrain existait la capitale de l'empire , on rencontre constamment et uniformément d'immenses massifs de briques , destinés à soutenir des édifices sur la composition desquels nous n'avons aucune donnée cer- taine. C'est seulement au lieu ncmmié Mugeyer, non loin du bord occi- dental de l'fli^hrate, que M. Loftus rencontra un édifice remarquable, ayant de hauteur 70 pieds, et qui, suivant son assertion, constitue le seul temple babylonien qui subsiste en état de conservation , et qui ne se trouva pas caché sous les décombres. Quant à ce, qui concerne l'art de la sculpture, ches les Chaldéens, nous ne pouvons en avoir qu'tule

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idée bito imparfaite. La statue d'or, ou dorée -, décrite dans le Livre de Daniel, semble indiquer que les artistes de Babyione conoaissaient mal les proportions du corps humain. Ce bloc de basalte, qui se trouve parmi les ruines de Babyione et qui paraît avoir représenté un lion , est d'un travail fort grossier. M. Loftus, toutefois, découvrit, non loin des ruines de Hamman, une statue qu'il suppose avoir représenté une idole ; c'était une figure , de grandeur naturelle , formée de granit noir, et sculfitée avec une véritable habileté. Malheureusement elieavait été brisée à dessein; M. Loftus en recueillit les débris et les envoya en An^teririe. Ils existent encore dans les salies du British Muteam.

La praonière ruine, ou plutôt le premier emplacement, que notre voyageur rencontra dans le désert, fut celui de la ville arabe de Niliah; elle tirait son nom du grand canal appelé Nil, qui, se détachant de rEuphrate» arrosait une vaste portion de la Babylonie, et laisse encore aperoefvoir ses traces au travera du désert Après s'être perdu dans les marais 3 reparaît dans le voisinage des ruines de Warica. Jaurai occa- sion itfen parler ailleurs. En 18&8, les sables a'accumulérent autom* de œtte place et en couvrirent entièrement les ruines, de manière qu'il cet impossible d'en évaluer la figure et l'étendue.

Avant d'aller plus loin , et de suivre notre voyageur dans le cours de ses explorations , qu*il me soit permis de m*arréter un moment, pour discuter une question qui a une véritable importance. M. Loftus, à l'exemple de sir Henry Rawiinson, place dans cette partie méridio*-^ nde de la Babylonie le berceau des Cbaidéens ^t te Âéâtre des pre- miers événements dont la Bible nous a conservé le souvenir. Suivant lui, lés ruines imposantes de Nifar représentent la tour de Babel, et, de plus, la ville de Galneh , qui, d'après le récit de Moïse, frisait partie du royaume Nemrod. La ville de Warka, dont je parierai plus bas, répond à la ville de Erek comprise dans le même empire , et à celle d'Onr, était Abraham et d'où partit ce voyageur pour commencer son voyage vers la terre de Canaan. Ces hypothèses sont sans doute in- génieuses, mais je ne saurais les accepter. M. Loftus lui-mâme, dans un chapitre suivant, après de nouvelles réflexions que lui a suggérées un exàmeii plus approfondi des lieux, a reconnu franchement que l'opinion émise par lui , à l'exemple de son savant ami , relativement à la tour de Babel et à la ville de Galneh, présentait de graves diffi- cùltétf ,' et qu'il était peut-être plus sûr de pincer ce monument et cette ville au sud-est de la ville de Babyione. JTaurai, ailleurs, l'occasion de discuter lesystème de lauteur relativement à Torigine des Ghaldéens. Mais, en attendant, je crois, en suivant le récit do Moïse, pouvoir re-

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pousser les hypothèses qa'ont admises: à cet ^rd Laftus et? sir RawlinsoQ. Ton consulte attentivement le récit de la Genèse , on reconnaît que les premiers travaux des hommes, après le délugo, ont eu lieu près des bords de TËuphrate \ que tour de Babel donna son ^ nom à la ville de Bdbjlone; que, par conséquent, elle devait avoir été élevée sur le atème terrain oh fut plus tard fondée cette cité puissante. Il est donc, suivant mon opinion, incessible de supposer que la tour de Babel ait été bâtie bien au midi de Babylone, dans fintérieur de la Chaldée. J*ai| dans un de mes ouvrages, essayé de prouver que cette tour s*élevait sur ia rive gapche de TEuphrate, ^ que plus tard on cQnstruiot sur son sommet le temple de Belus, et je nai pas changé 4e sentiment. Quant à la ville de Calneb» je crois avoir prouvé, dans le même mémoire , qu'elle était située à Textrémité orientale de la Baby* lonie, et que cette vÛle prit ensuite le nom de Holwan. Le nom Akkad,

")9ie, en supposant un léger changement de lettre, et en lisant Akkàr ")3M pourrait représenter remplacement de cette vaste ruine, qui .porte

aujourd'hui le nom àiAkar-Kouf. La substitution du aîn kVaiepk, dans la transcription arabe, ne formerait pas une difficulté sérieuse, car on sait avec quelle facilité, dans les dialectes chdklaîques, les gutturales ^ changent l*une pout iaotre.

. L*oiHnion qui identifie la ville de Warka avec celle d'Our Obi% Ka$4ùn (Our des Cbaldéeos)., qui lut la patrie dAbraham, ne me'paratt pas bien fondée. U me semble difficile, en étudiaht le récit Moïse, de supposer qu*Âbraham fut d Textrémité méridionale de la Chaldée; on. a de la peine à croire moins qu'on n*y soit obligé par des ténioi* gi^ges irrécusables) que Dieu eût amené ce patriarche de si loin, et kii ait fait prendre une si longue route, pour le conduire dans terre dQ Canaan. Cette olijectîon subasterait toujours, si l'on voulait admettre que la ville de Our était située sur le terrain qu'occupent les ridnes de Mogeyer. D'un autre côté, l'hypothèse de M. Loftus n'a pas été adop- tée par spn compagnon de voyage , M. Âinsworth : car celui-ci a ressus^ cité une ancienne Ofnnion , qui veut que la viUe de Our réponde à celle de Rhoa ou Orha , VÉdesse des Grecs. Mais cette conjecture ne me parait pas heureuse. Édesse, en supposant qu'elle existât à une époque si reculée, ne faisait pas partie de la contrée occupée par les Ghaldéen». En second lieii, cette ville se trouvait plus proche que Harran du che^ min qui conduisait vers la terre de Canaan* Oa ne. voit donc pas oom* ment Abraham , en ^ttant Our, se serait éloigné de sa route, pour aller temporairement habiter Harran. En conséquence, il me parait

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plus sûr de nous en tenir à la tradition de» Arabes , qui placent , à une faible distance de Babylone, dans le voisinage de lantique ville de Koutha, la patrie d* Abraham.

Xai parlé tout à l*heure de la ville de Nifar, que sir Rawlinson regarde comme la plus ancienne qui ait été fondée dans la Babylonie. La ruine remarquable qui s*offre à la vue du voyageur ccmsiste dans une haute fdate-forme» composée de terres et de décombres et partagée en deux parties à peu près égales, séparées par un profond canal d'environ cent vingt pieds de large. A peu près au centre de la partie orientale, sont les restes d une ancienne tour de briques , dont les débris forment une masse conique, qui s*élève de soixante et dix pieds au-dessus du niveau de la jdaine. Des fragments de poterie, des battes de terre se trouvent tout autour de la principale nune.

Près des marais encore inexplorés qui s'étendent au voisinage des ruines de Nifiur, habite une tribu remarquable , celle des Benou-Rekhab , dont le chef indépendant , qui prend le titre d'émir, prétend descendre des anciens possesseurs de la contrée. M. Loftus suppose que ce sont les . descendants de ces Rékabites, de ces hommes estimables, qui habitaient la Palestine , ils avaient conservé vie pastorale , et dont il est fait mention plusieurs fois dans l'histoire des Jui&. L'auteur, pour appuyer son opinion , pense que les Rékabites , au moment de la prise de Jérusalem par Nabuchodonosor, furent contraints de suivre les Juifii dans leur exil , et que le vainqueur leur assigna , pour leur rési- dence, les marai» de la Ghaldée. Mais une simple ressemblance de nom ne me paraît pas suffisante pour établir une identité qui ne repose, à vrai dire, sur aucun témoignage historique. Il me pardt pins probable que. les Rékabites, dont les mœurs simples et peu belliqueuses ne pouvaient inspirer aux Ghaldéens aucune inquiétude sérieuse, fiirent au nombre de ces Juif» à qui il fut permis de rester tranquillement dans la Judée. Et ce qui semble venir à l'appui de cette conjecture , c'est que, suivant l'assertion formelle du Livre de Néhémie, parmi les personnes qui élevèrent des édifices à Jérusalem, on comptait Melkia, fils de Rékab, qui était prince du canton de Beithakkerem.

M. Lofhis, après avoir traversé différents canaux, dont je parierai ailleurs, arriva devant les ruines de Hamman, dont j'ai fait mention plus haut, et qui, ayant environ un mille de diamètre, se composent d'une. vaste tour, de cinquante pieds de hauteur, entourée de petites élévations de terrain. M. Loftus suppose que cette masse était originai- rement revêtue de briques cuites au four. Une autre ruine, désignée par te .nom de Tel-Edc, n'offrit aux regards du voyageur qu'une énorme

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masse artificielle de sable solide, ayant quatre-vingt-dix pieds de haut, et dont la circonférence , à sa base , petit être évaluée à deux mille cinq cents pieds.

Enfin, il arriva devant les imposantes ruines de Wartia, qu'aucun voyageur n*avait encore vi^tées , et qu*il devait explorer avec un soin minutieux, après son retour dans TOtient, en i85â. Dans cette pre mière visite, il était accompagné de M. Ghurchil!, et à laquelle les deux voyageurs employèrent deux jours entiers, ils se convainquirent que, parmi teutes^^ les ruines de la Cbaldée, tes ruines de Warka méritaient seides de prendre rang à côté de celles de Babylone et de Ninive.

M. Loftus, obligé (f ajourner momentanément f examen détaillé qu*il se pix>posait de faire des débris imposants de Warka, aUa visiter le lieu nommé Mugeyer, situé dans le désert, à^six milles de la rive gauche de FEuphrate , et se trouve, entre autres ruines remarquables , ce temple bdi>ylonien dont j ai parlé plus haut. Ces monuments ont été également décrits par M. Ainsworth et par M. Bailie Fraser. Le premier de ces écrivains pense que cette ville représente celle d'Orchoê, dont les au^ teurs anciens ont fait mention. Je discuterai ailleurs cette conjecture.

Eki t85Â, M. Loftus ayant quitté TAngle terre, avec la mission d'ex- plorer attentivement les ruines de Waiiû, arriva sur ce territoire, et commença tes travaux des fouilles , qui se prolongèrent durant trois mois; les fatigues que s'imposa ce savant voyageur furent extrêmes; mai» le sentiment en était adouci par f espérance de réaliser, sur ce sol encore intact, des découvertes d'une haute importance. Il faut lire dans l'ouvrage lui-même le récit des travaux auxquels se livra M. Loftus; on suit avec un intérêt toujours croissant cette vie si agitée et, en même temps*, si patriarcale qu'il menait , au miheu de ces nombreux Arabes employés par lui i praticpier des excavations sur ce terrain.

fl serait impossible de vouloir représenter, avec quelque détail, la description des ruines de Warka, pour taquelle on peut voir le plan exact qui accompagne l'ouvrage; de donner la note des objets de diffé- rentes espèces trouvés dsfns tes excavations, et dont les uns semblent remonter jusqu'au temps de l'empire babylonien , tandis que d'autres semblent dater du temps de la domination des Sëleucides, et même de celle des rois Arsacides. M. Loftus annonce que des tablettes, en ca- ractères cunéiformes, offirent les noms des rois grecs, depuis celui d'A- lexandre ie Grand jusqu'à celui d'Antiochus Eupator. Je n ai pas été à même de vérifier si cette assertion est parfaitement fondée. Si le fait est complètement exact , i) pourrait conduire à des résultats d'une haute

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importance, car il serait possible de découvrir des inscriptions bi-lln- gués, présentant à la fois un texte grec et un texte en caractères cunéi- formes, ce qui offrirait un secours précieux pour Tintelligenee des mo- numents littéraires des Babyloniens. Jusqu'à plus ample information , nous devons suspendre notre jugement.

Un caractère bien singulier que présentent les ruines de Warka , c est le nombre incalculable de vases de terre qui renferment des squelettes humains, et qui y sont entassés à une énorme profondeur. Gomme, en fidsant des fouilles à Ninive , à Babylone , et dans d'autres villes de rAssyrie et de la Cbaldée, on na pas rencontré les cimetières qui au- raient dû accompagner chacune de ces places, M. Loftus conjecture que Warka était, pour ces temps anciens, ce que sont aujourd'hui, pour les Persans, les villes de Mesdjid-Ali et de Kerbela, où, de toutes les provinces de la Perse, on envoie les cadavres humains, pour y être en- terra, comme dans une terre sacrée, dont la sainteté doit influer sur le sort futur des morts. Il suppose que de Ninive , de Babylone et des autres villes de lempire , on faisait descendre les morts » soit par le Tigre , soit par l'Ëuphrate, afin qu'ils pussent reposer dans ce territoire con- sacré par la religion. Cette opinion peut être vraie en partie , mais il ne tàuX pas, je crois, lui donner une trop grande extension. Il est assez difficile de croire que les cadavres fussent envoyés de Ninive vers un point si éloigné du cours du Tigre , surtout si l'on se représente que l'empire des Assyriens fut longtemps séparé de celui des Babyloniens. Maison pourrait admettre que les habitants de Babylone et des. villes voisaes regardaient comme un acte méritoire de déposer leurs morts sur on terrain qui, par suite de causes que nous ne connaissons pas, était censé offrir un caractère d'une sainteté toute particulière.

M* Loftus désirait vivement envoyer en Angleterre quelques-uns des vases funéraires que ce sol renferme en si grande abondaqee^ mais; en dépit de ses soins, de ses efforts, tous ces vases se brisaient, sens pou- voir être ieoiiportés dans leur intégrité. Ce ne fut qu'après des essais cent fois répétés, après avoir pris les précautions les plus minutieuses, qu'il' put faire embarquer trois de ces jarres, qui sont arrivées à bon port et se trouvent aujourd'hui déposées dans les saUes du Britisk Museam.

M. Lofkus, en faisant creuser la terre, au centre des ruines de Warica, découvrit plusieurs tablettes d'argile crue, couvertes de caractères cu- néiformes extrêmement fins. Ces petits moQiunents, sans doute fort précieux, sont conservés à Londres dans le même établissement littéraire.

Parmi les monuments découverts à Warka, M. Loftus mentionne

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une chambre de quai^ante pieds de long , sur vingt-huit de large , qui était remplie de débris d'architecture, briques, fragments de corniches, ac- compagnés d ornements dans lesquels il est permis , dit-il , de recon- naître Imfluence du goût grec et romain. On y trouva un grand nombre de médailles des rois Arsacides; mais pas une seule ne se rapporta à un prince Sassanide. Plus loin, le voyageur rencontra plusieurs petites tablettes d'argile, portant des empreintes de sceau, en caractères cu- néiformes, d une extrême finesse. Près de se trouvait une inscription inconnue, dont M. Loâus donne Ja gravure,, et dont le caractère pré-, sente une ressemblance firappsmte avec celui que nous offrent les mo- numents de F Arabie-Heureuse.

La dernière ruine visitée par M. Loftus, dans, la Babykmie, fut oeUé de Sincara, située à environ quinze milles au sud^est de Warka, sur fau limite du grand désert. Cette vaste masse offirit aux recherches du docte explorateur, outre une énorme accumulation de terre et de briques, trois cylindres , o&ant de longues inscriptions en petits caractères cu-r néiformes. Et ce qui donne à ce monument un cacaotère particaiier, ce sont de grandes chambres sépulcrales, qai paraissent avoir £(xtmé des caveaux de femille, et dont chacune renferme un nombre ^plus ou moins grand de squelettes.

Avant de quitter la Babylonie, M. Loftus ej^prime' le vœu que ies ]H!cherches pénibles entreprises par lui ne restent pas. stériles .11 désire que d'autres antiquaires 9 animés coname lui d'un amour ardent pour la science, viennent, sur ses traces, continuer et compléter ses travaux. Il fiût observer qu'une vaste moisson de résultats précieux attend ceux qui auront le courage de se vouer à^ cette tâche laborieuse-,' que ces énomles monceaux briques, qui retracent le. site de^ ville» aniiqaea, n'ont, {)our la plupart, faute de temps, d*argent et de bras, ^été explo- rés que d'une manière superficielle v que dans ceux même qui ont. été examinés avec plus de aoin, tels que les ruines de Warka, la matièire est loin d'avoir été épuisée, et quil reste encore prodigieusement à faire; que des fouilles judicieuses, poursuivies au travers de ces monumeiUa gigantesques, ou sous la terre qu'ils recouvrent, ne peuvent manquer de conduire à des découvertes d'une haute importance pour Ja <géo- graphie, l'histoire et ia philologie.

Nous ne pouvons que pous associer à un pareil soidiait, et désiver que des travaux entrepris avec tant ^habileté soient continués ^rvec non moins de zèJe et de succès.

QUATREMÈRRa.

[La suite à an prochain cahier, ) . i - vr<

288 JOURNAL DES SAVANTS.

Nouvelles recherches sur la division de l'année DES ANCIENS EGYPTIENS, par M, Henri Bragsh. Berlin, i856.

DBUXlhiE ARTICLE ^

Les renseignements que je vais rapporter sur les mouvements périodiques du Nil, sont tir^ de la i:elation d'un voyage effectué dans la haute et la basse Egypte pendant les années 167a- 1678 par le père Vansleb, religieux dominicain ^. L auteur est plutôt curieux que savant. Mais il avait déjà une première fois parcouru TÉgypte comme simple particulier. Il y avait acquis la connaissance et fusege de la langue arabe. Dans ce second voyage , entrepris sous la protection de la France , il eut toute liberté de se tiansporter il lui plut, et de voir ce qui pouvait l'intéresser. Le caractère dont il était revêtu lui permit d'entrer en relation très-intime avec les moines coptes, de prendre les infor- mations les {dus détaillées, sur leur condition, leurs rites, les tradi- tions qu'ils conservaient, et d'apprécier la part officiellement fort restreinte, mais non sans influence, qu*ils avaient encore dans l'admi- nistration du pays, a Quoique les coptes, dit-il, ne soient en aucune «estime auprès des mahométans, ils ne laissent pas d'être encore en a crédit parmi eux pour ce qui regarde le calcul du temps ; parce que , « dans toutes leurs actions , soit privées, soit publiques, ils ne se servent «pas de leur propre calcul, mais de celui des coptes, conune plus «juste, et plus propre à leurs affaires. Par exemple, ils ne disent pas a que la ymiie ctiesie, qui est censée provoquer la crue du Nil, tombe <itd 4ni iel jour de leur mois, mais tel jour du mois des coptes '.» Vansleb ne dberche point, et probablement ne voit pas la raison de cette {tfatique. Elle tient évidemment à ce que les mois mahométans, qui sont lunaires, ne peuvent pas donner, sans calcul, la date d'un phé- nomène fixe dans l'année solaire, comme l'est le commencement de la crue du Nil; tandis que cette date se trouve toujours répondre à un même jour du calendrier copte , qui est ou est censé r^é fixement sur cette forme d'année. Vansleb décrit ce calendrier, dont les mois conservent leurs anciennes dénominations égyptiennes; et la transfor- mation qu'il fait de leurs dates juliennes initiales en gr^ociennes, d'après

^ Voyet, pour le premier article, le cahier d*avril, page aai. ' NouoêlU re- latian, ênfirme de journal, iTka voyage fait en Éyypie, etc. Paris, 1698. ' Ibid,, page 3i.

MAI 1857. 280

les indications qu'il a recueillies, montre son identité avec ralexandrio fixé par Auguste, conformément à ce que i*on savait déjà. Tout igno- rants que pouvaient être alors les prêtres coptes , il est présumable que ce sont eux qui ont instruit Vansleb de ces concordances , dont il ne fait pas honneur à son propre savoir. Car s*ils ne les eussent pas connues et appliquées à leur ancien calendrier, Us se seraient trompés de dix jours sur leurs prédictions des mouvements du Nil, ce qui les aurait complètement décrédités. Vansleb ajoute qu'ils partagent Vannée en quatre saisons de trois mois, qu'ils appellent l'automne, l'hiver, le printemps, l'été, conformément au mode de division julien; et ils comptent les années à partir de lève dite de Dioclétien, ou des mar^rs *.

Venant aux particularités qu*il a apprises sur le régime du Nil, Vansleb dit que la première, c'est qu'il commence de croître, et aussi de décroître, à un jour précis; sauf les faibles modifications que peuvent y apporter occasionnellement les vents locaux^.

Suivant les prêtres coptes, la chute de la goutte céleste qui présage et annonce son accroissement, a lieu le douze de leur Paoni, 17 juin grégorien , jour ils célèbrent la fête de 1 archange saint Michel. Cette date initiale précède donc de cinq jours le solstice d'été ^.

Depuis lors, ils commencent à dire tous les jours dans leur office de matines, une oraison particulière, par laquelle ils prient Dieu de faire monter le Nil à la hauteur convenable pour inonder suffisamment les terres cultivables. Cette prière se réitère sans interruption jusqu'au a k septembre grégorien , jour de la fête de l'Exdtation de la Sainte Croix » la crue est censée finir. L'intervalle de la date initiale à cette époque de maximum, est donc précisément de 99 ou 100 jours ^.

A cette fête de l'Exaltation de la Croix , ils ont coutume de bénir à la messe une croix qu'ils jettent dans le Nil , su|)posant que c'est elle qui arrête son accroissement. Autrefois leur patriarche faisait oette céré- monie en grande pompe. Mais maintenant (167a) les mahométans ne permettant plus ces processions publiques , chaque prêtre Taccomplit en secret, dans son village ^.

Après cette fête , ils continuent leurs prières jusqu'au 8 de leur Paophi, i5 octobre gr^orien, époque à laquelle on commence à pou- voir ensemencer les terres que le Nil a les premières abandonnées ^. Entre cette dernière date et l'initiale, le 8 Paoni précédent, il y a i!i!i

' Relation, pages 3^ et Sg. * Ihid,, paee à^^ ' Ibid,, page 48. ^ IbH-M pagea bh et 67. *- * IbuL, pages 67-58. ' IbicL, page 57.

37

290 JOURNAL DES SAVANTS.

jour»; Vansic^ dit 120, les concordances du calendrier égyptien au grégorien qu'il mentionne , n'étant pas toujours absolument rigoureuses. Cef nombres nous ramènent donc justement à Tépoque solaire, finit lalétraménie de l'inondation de Champollion; de laquelle ni Vanslcb ni les prêtres coptes n'avaient assurément aucune idée.

Muntenant , si Ion veut considérer que toutes ces particularités du régime du Nil en 1672, rapportées par Vansleb : les dates annuelles, auxquelles on les observe, les phases solaires qui les ramènent, les nombres de jours quelles embrassent, sont exactement d'accord avec les témoignages de l'antiquité païenne comme avec les déterminations modernes- de nos ingénieurs; que ces mêmes particularités ont été ainsi consacrées par des rites et par des cérémonies publiques , qui se sont o<mtnmées annuellement sans interruption, durant pr^ de saiie siècles, chez les coptes devenus chrétiens; on comprendra que les données défait, ainsi établies, ne peuvent pas être arbitrairement niées, dédaignées, ou changées, selon le caprice des philologues; et que toute interprétation des tétraménies antiques , qui les supprime ou les altère , seinontrorpar cela même, contraire à la vérité. >i La division de l'ancienne année égyptienne que- Champollion a nommée la tétraménie de l'inondation, d'après le symbole. figuratif qui hi désigner s*accopde rigoureusement avec ces données, dans tous les détails^de^son application physique. Elle commence au solstice d'été, à4*époqiie de l'année solaire le Nil commence à croître. Dans ses l'^O^joarsy prolongés parles cinq épagomènes , elle embrasse tout l'in- t0rvafle>é»4ÂmpS' pendant lequel le fleuve se gonfle, inonde les terres cuitîvaMes, et commence à les abandonner. Pour envisager de même les deux autres tétraménies dans leur application physique , il faut les placer' if la suite de celle-là, dans l'ordre de succession le progrès du temps'ies amène : c'est ce que montre le tableau ci-joint, l'année cottventioMièlle de 365 jours est représentée dans trois périodes con- séeutÎTeS'de son évolution complète, qu'il faut concevoir continuée^ iodéBi|îment.

A la tétraménie de l'inondation, considérée ici, dans la première des trois années courantes que notre tableau embrasse, succède immédia- tement l'apparition des jeunes pousses de plantes nouvelles, provenant des semis artificiels effectués sur les terrains récemment découverts, ou sorties naturellement de leur sein, ce qui ouvre la saison de la végéta- tion, dont le symbole figuratif s'applique aux quatre mois qui amènent les 9*ains et les. ai^tres produits annuels des cultures à l'état de matu- rité. Alors commence la saison des récoltes, comprenant les quatre mois

TABLEAU SYNOPTIQUl

PREMIÈRE ANNÉE.

TétnméDÎe de la végéUlion

} I I

I n m Mil

tiliî Mit liM îiîil

TdlrBméaic

de» rtcollej.

-r I

I II m II II

Tétraménie de rinondatioii.

Epagomines.

I M III II II

Téiraméiiii

lie U végéuti

I II m

tttrt tiTtt ttt^

i

MAI 1857. 291

terxmnés au solstice d*été suivant, qui ramène de nouveau la crue du Nil; époque à laquelle toutes les productions de la culture annuelle doivent avoir été recueillies, pour qu'elles ne soient pas submergées par la nouvelle inondation qui va s opérer. Ge solstice ouvre une nou- velle succession des trois tétraménies, ordonnée comme la précédente, pareillement appropriée aux circonstances phénoménales que présente invariablement le climat de TÉgypte; ce qui constitue un cycle agricole dont Tapplication toujours vraie, toujours fidèle, se prolonge sans li- mites dans la série des temps. Faites commencer hypothétiquement une quiconque des tétraménies à toute autre époque solaire que celle renoncé de GbampoUion la place, tous les rapports de leurs symboles avec les phénomènes propres à TÉgypte sont rompus; et la notation figurée des mois n*a plus aucune raison d ctre.

Un détail de mœurs, mentionné par Hérodote, et que rapportent ^;aiement des écrivains postérieurs, va nous donner lieu de comprendre par quel motif de convenance propre au climat de TEgypte, la tétra- ménie qui succède immédiatement à Tinondation a pu, avec une par- faite justesse, recevoir pour symbole figuratif des tiges naissantes de lotus non encore épanouies. Hérodote a d*abord raconté la manière de vivre des populations qui habitent la portion de TEgypte comprise de- puis Memphis jusqu'à la première cataracte, quil n'a point dépassée. Il décrit la simplicité de leur agriculture , les blés semés immédiatement sur les terres boueuses que le retrait du «Nil vient de découvrir, puis abandonnés jusqu'à la récolte, sans aucun travail. Venant ensuite aux habitants de la région basse et marécageuse [rœv éXécûv) que forme le Delta du Nil : a Ceux-ci, dit-il , ont le même mode de vie que les Esyp- « tiens des terres supérieures^; mais, en outre, ils trouvent à se procu- «rer à bon marché un autre genre d'aliment. Après que lejleave a atteint « toute sa plénitude, et qu'il a inondé les champs y on voit naître dans l'eau «en abondance, une sorte de lis que les Egyptiens appellent lotus. Ils (c les moissonnent, les battent, puis en ayant recueilli les graines, qui «ressemblent à celles du pavot, ils les broient, les cuisent, et en font «du pain. » Hérodote parle ensuite de la racine que l'on mange. Pline rapporte les mêmes pratiques, dans des termes qui spécifient encore plus expressément la particularité que je souligne, et qui leur donne

WJTCU

* kràp 'fffpàs einéXetav réjv (rnicov raie tr^t iXka è^eùprirat, Èveàp ^aXifprfs yé- , tcu à ^orafiàs xai ^eila ^ekayltTYf, ^israt èv t& tiart xp/rea uroAAdk, kl- yinHiOi xaAeOo-i \(»nàv. Taôr' éireàv Ipé^cotTi , avaivoMfrt tspàç ifXiov xai éireirsp rd ex fUoov ToO Xœroit , (lïjxùyvi èdv èfi(pepè9, 'ïïH havres 'moternnau é^avToO àproMs McHi

«rvp/. HBRODOTI HISTOniARDIl LIE. H, XCU , pagC 99, éd° DIOOT.

37.

292 JOURNAL DES SAVANTS.

pour nous le plus d'intérêt. Ayant d abord décrit le lotus d'Asie, le lotus bleu, il ajoute^ : «Est autem eodem nomine et herba, et in JSgypto acaulis, in palustrium génère. Recedentibus enim aqais Nili rigais, prove- unit similis fabœ caule. . . oui fructus in capite, papaveri similis. . . «Incolœ capita in acervis putrefaciunt, mox séparant lavando, et sic- (( cata tundunt, eoque pane utuntur. . . Radicem lotos hic habet , mali co- c( tonei magnitudine , opertam nigro cortice, qualis et castaneas tegit. Inte- u rius candidum corpus , gratum cibis , sed crudo gratins decoctum , sive (( aqua sive pruna. Nec aliunde magis , quam purgamcntis ejus , sues cras- u sescunt. » J'ai rapporté la phrase entière pour montrer que ce lotus dont parle PUne est bien le même que celui d'Hérodote. Théophraste* ra- conte les mêmes faits, avec une indication d'époque équivalente, quoique un peu moins précise, disant seulement que ce lotus se montre dans les campagnes inondées. Mais, de plus, il le caractérise spécialement comme étant le lotus à Jleurs blanches [Nymphœa lotus, Linn.). distinct de la variété à Jleurs bleues [Nymphœa cœralea) que les anciens Égyptiens ont peinte et sculptée dans leurs temples plus fréquemment qu'aucune autre plante, peut-être à cause de sa beauté, peut-être aussi comme em- blème religieux. Car des faisceaux de fleurs de ce lotus figurent souvent avec leurs couleurs dans les oflraades offertes aux divinités. RafFeneau Delille, le botaniste de l'expédition d'Egypte, confirme cette distinc- tion, et applique le texte d'Hérodote au lotus blanc, ne paraissant pas avoir connu le passage de Pline qui mentionne les mêmes particula- rités ^ Toutefois, dans ces récits concordants entre eux, la circonstance spéciale qu'il nous importe ici de remarquer, c'est Tépoque de la pre- mière apparition annuelle de ce lotus, dans les terres inondées d'où les eaux commencent à se' retirer, fafllux préalable de ces eaux y ayant déterminé le développement des bulbes qui avaient pu y demeurer enfouies, et la germination des graines qui s'y étaient naturellement déposées, à la suite de leur complète maturation dans l'année précé- dente. Ce phénomène naturel, aussi régulier, aussi invariablement fixe dans l'année solaire que le solstice d'été, marque la fin du débordement du Nil, avec autant de justesse que ce solstice marque le commence- ment de la crue; et son application comme symbole figuratif, à la tétra- ménie qui suit l'inondation, n'a pas moins de vérité que n'en a le symbole figuratif de l'eau appliqué à la tétraménie de Tinondation elle- même. Sa convenance spéciale à la portion de l'année agricole qu'il

* Plinii HUt. Naiar, Hb. XIII, XXXII, pag. 5i2, éd" Nisord. * Uist Plant. lib. IV, cap. X. ' Description de VÉgypte, histoire naturslUs t. III.

MAI 1857. 293

désigne n avait pas été jiisqu*à présent signalée; mais les considérations sur lesquelles je viens de lappnyer, me semblent la rendre tout à fait évidente ^

L*emploi intentionnel des symboles attachés aux trois tétraménies consécutives, pour caractériser le cycle agricole qui est propre à rÉgypte, se justifie encore surabondamment, par des preuves de dé- tail que la sagacité patiente de Champoliion n*a pas négligées. On sait que les anciens Egyptiens étaient fort superstitieux, et Tétude que Ton a faite aujourd'hui de leurs monuments, montre que la plupart de leurs idées astronomiques ou religieuses, se traduisaient par des per- sonnifications symboliques. Ils aOectaient un Dieu ou Génie spécial à chacun des 3o jours de leurs mois, et chaque mois était consacré à une divinité particulière. Or, en examinant les caractères mythologiques et

^ Ce mémoire de RafTeneau DeliUe , quoique spécialement consacré à des études de botanique, doit être lu avec un juste sentiment de critique, qui fasse apprécier les modifications que le temps a du apporter dans Télat du pa^s, et les habitudes des populations qui Thabitent; sans quoi on risquerait d*en faire de fausses applica- tions à Tantiquité. Ainsi, diaprés son dire, les paysans du Delta n'emploient plus les graines de lotus pour se nourrir; Us les considèrent comme un simple médicament. Quant aux racines des deux nymphéa, Us en apportent de cuites au marché de Damiette, ils les vendent sous le nom de Byârou; celles du nymphéa bleu, étant

5 référées à celles du nymphéa blanc, qu*ils appellent Bj(lroa des porcs. On retrouve, ans cette dénomination, la trace d*un des usages que Pline leur assigne. tCes ra-

cines, ajoute Raffeneau , se conservent dans la terre pendant plus d*une année après « Tinondation , comme feraient des graines. Elles ne périssent point dans les cam-

pagnes le Nil manque (occasionnellement) de se répandre. On laboure le fond

uanciens étangs, convertis en plaines sèches, après la retraite des eaux. Les racines «tubéreuses de nymphéa, protégées par leur écorce , sont remuées avec la terre, et

foulées aux pieas clans les champs de blé (préparés pour les semailles); et elles n y «germent que lorsque le sol vient (de nouveau) à être submergé.» Ceci ne peut donc arriver qu*à 1 époque de Tannée Tinoudation a recouvert ces champs. Toutefois, au début de la description du nymphéa, p. 3o3, Raffeneau dit : «Cette «plante germe dans les fossés, et dans les canaux (d*irrigation ?) delà basse Egypte, « au. commencement de l'été, Ce ne peut être le fait général. C*est à la fin qu'il aurait dire. Carie solstice, oi'i commence Tété, coïncide avec la naissance de la crue, et non pas avec la plénitude de Tinondalion, qui est de loo jours plus tar- dive. Or aujourd*hui c'est seulement à cette seconde phase de la crue que Ton rompt les digues qui fermaient les canaux, et que les eaux commencent de se répandre sur les champs qu'elles vont féconder. Cette contradiction du botaniste, entre les faits , et la date solaire à laquelle il les rapporte vaguement , sans y attacher d'impor- tance, est sans doute très-excusable; d'autant qu'elle se rapporte peut-être à quelque accident local, et non pas à la généralité du phénomène. Mais j'ai cru devoir la signaler, afin qu'on n'y cherche pas le fondement d'une objection contre les textes anciens et positifs que j*ai cités.

294 JOURNA^L DES SAVANTS.

les attributs figurés de ces divinités protectrices des mois , Champol- lioD a feit voir qu^elles sont en relation manifeste avec la phase phé- noménale de Tannée solaire ou agricole, à laquelle chaque mois cor- respond. Mais cet exposé confirmatif trouvera sa place plus tard.

Ici, en effet, je dois commencer à faire intervenir des considérations d*nn autre genre. La notation figurée des douze mois ^;yptiens el des tëtraménies, nous est parvenue attachée à une année de 365 jours. Si l'année solaire vraie avait cette même durée, une fois que Tannée écrite aurait été mise en concordance avec les phases solaires, le premier jour de la tétraménie de Tinondation coïncidant avec le solstice d'été, Taccord se serait maintenu indéfiniment; et les tétraménies se seraient toujours trouvées placées dans chaque année solaire suivante confor- mément k la signification physique des symboles qui les désignent. Mais comme la durée dune année solaire excède 365 jours, elle n'est pas entièrement accomplie quand Tannée écrite est terminée; celle-ci rétrograde donc progrebivement dans l'autre, ce qui détruit la concor- dance antérieurement établie entre la notation figurée des mois, et les époques phénoménales auxquelles les symboles de chacun d'eux étaient appropriés. Par exemple, i:io ans égyptiens après une telle

concordance, le mois de Thot courant s'écrira toujours ^. Mais ses

évolutions propres étant plus promptes que celles de la phase solaire qui coïncidait primitivement avec lui, son premier jour courant ne ré- pondra plus à la première apparition des lotus. Il la précédera physi-

quement de a g jours ^; de sorte que le symbole ^ qu'on y avait fixe- ment attaché n'aura plus de justesse que dans son interprétation phonétique sha, qui signifie commencement; signifiant ici , en particu- lier, le commencement de Tannée conventionnelle. De même le mois

courant Pâchon s'écrira toujours ^. Mais son premier jour courant ne

répondra plus au solstice d'été ni au commencement de la crue du Nil. Il précédera aussi physiquement ces phénomènes, de 29 jours pour les lao ans. Cet écart s'accroîtra proportionnellement au temps écoulé depuis la concordance primitive, jusqu'à ce qu'il soit devenu égal à une année solaire complète. Alors chaque jour de Tannée écrite am^a repris, dans Tannée solaire actuelle, la même place qu'il occupait dans celle nous Tavons considéré primitivement. Ce retour amènera donc une nouveUe époque de concordance, la notation figurée des mois re-

' Le nombre exact est ag\io, comme on le verra dans Tarticle suivant.

MAI 1857. 295

prendra son application phénoménale, qu*elle perdra ensuite pour y revenir après une seconde évolution pareille* Quels sont les intervalles de temps après lesquels ces concordances se réitèrent? Quelles sont les époques absolues elles ont se réaliser pour Tannée vague égyp- tienne, qui s*est propagée jusqu'à nous à travers les siècles, et que nous pouvons identifier jour pac jour avec le ciel, d après les> observations d*éclipses que les astronomes anciens v ont numériquement rattachées? Puis, comment, par quels motifs , les Egyptiens ont-ils pu saccommoder si obstinément d'une notation figurée, dont la signification symbolique ne s accordait avec les phénomènes naturels qu*à certaines époques in- termittentes, que Ton verra avoir été distantes entre elles de i5o5 années sol aires; n'ayant^ dans ces intervalles, aucune réalité actuelle d'ap^ plication? Enfin ^ si Ton considère que cet|e notation est complètement distincte des cinq épagomènes auxquels nous la trouvons associée , ne peuton pas découvrir dans cette adjonction les traces probables d*une forme d* année antérieure plus simple, la notation des mois aurait eu desi applications plus stables» qui f auraient &it primitivement ima- giner? Ce sont des questions de calcul et de critique^' dont je ferai fobjeC de mon prochain article; toutes les dcftinées de £ût nécessaires pour les traiter, se trouvant établies dans celui*-ci et le précédent.

J. B. BIOT.

{La suite à un pr^ehain cahier. )

Noie additiûinnelle .au présent article.

En étudiant l'ouvrage de Vansleb , j'y ai rencontré la citation d'un passage du célèbre écrivain arabe Makrizi, relatif au temple de Dende- rah, qui m'a paru importante à vérifier sur le texte même. J'ai prié mon savani canfirèi*e Mi Caussâa do Perceval de vouloir bien^ me rendre ce service, et je rapporterai tout à l'heure la traduction littérale de ce pas- sée que jedoisà son obligeance. Je vais dire d'abord à quelle question ilaerattad^e, afin que l'on comprenne l'intérêt :qii'îi> a pour nous^

Dans un des articles de ce journal, j'avais eut f oœasion de men- tionner les tableaux astronomiques sculptés sur les parois d'édifices égyptiens, d'époques anciennes ou relativement modernes^, j'avais té-

* Cahier de juin 1 855, page 36 1.

296 JOURNAL DES SAVANTS.

moignë combien il était regrettable que des détails de construction , qui nous auraient pu déceler Tintention de ces tableaux , peut-être leur appli- cation occasionnelle, n eussent été que vaguement aperçus. A Denderah, disais-je, comme dans le palais deRhamsès II àThèbes, les plafonds et les parois des chambres intérieures, se montrent fréquemment percés de soupiraux coniques, systématiquement disposés pour faire arriver la lumière du ciel ou celle du soleil , suivant des directions déterminées , et la projeter sur certaines portions spéciales des tableaux astrono- miques. Hamilton les a remarquées, et Denon a donné un dessin, Ton en voit plusieurs converger sur le corps d'une déesse Ciel, étendu horizontalement. M. Prisse m*a confirmé Texistence de ces particula- rités. Mais elles nont pas été regardées par des yeux qui sussent en apercevoir T usage. Depuis que le temple de Denderah a été reconnu d*époque moderne, un voyageur de quelque mérite aurait cru com- promettre sa réputation d'antiquaire en accordant son attention à de tels détails.

Maintenant je transcris la réponse que M. Caussin de Perceval vient de m'adresser.

« Voici le passage de Makrizi que vous désirez connaître : je le tra- « duis aussi littéralement que possible.

a Au nombre des merveilles de TÉgypte est le temple de Denderah. « C'est un temple étonnant. Il a cent quatre-vingts ouvertures. Le soleil «entre chaque jour par une de ces ouvertures, puis par la seconde, «jusqu'à ce qu*il arrive & la dernière. Ensuite il revient en sens con- « traire , au point il a commencé.

« Ce passage se trouve dans le premier volume du grand ouvrage de «Makrizi, intitulé : KUab el Mawaed oaa Utibar, qui contient une des- « cription topographique et historique de l'Egypte , particulièrement du «Caire.

«La Bibliothèque impériale possède quatre exemplaires manuscrits « de ce prenuer volume. Je les ai examinés tous les quatre. Us n'offirent « aucune variante de rédaction. Tous, notamment, indiquent le nombre « de cent quatre-vingts ouvertures ^. n

Makrizi ^tait au Caire. Il a passé toute sa vie en Egypte, occupant des emplois administratifs ou religieux , mais surtout voué par passion aux jétudes historiques et aux recherches d'antiquités. Sa description his-

* Voir les manuscrits arabes de Tancien fonds : n* 678, A, foL ao, y*; n* 678, C, fol. a5. Y*; n* 676, fol. aa, v*; n* 797, fol. aa , r\ (Noie de M. Cauisin de P#r-

09Ml/.)

MAI 1857. 297

torique et topographique de TEgypte, a dit M. de Sacy, est une mine inépuisable de documents relatifs à l'administration, aux coutumes, aux mœurs, des nations diverses qui peuplaient ce pays, ainsi qu'aux mo- numents, aux édifices tant anciens que modernes, qui en décoraient le sol. On pourrait avec raison, ajoute- t-il, appeler l'auteur de cet ou- vrage, le Varron de l'Egypte musulmane ^ Ne sont-ce pas des titres sufiEbants pour attirer l'attention et l'intérêt des archéologues sur une construction aussi évidemment appartenante à l'astronomie d'observa- tion que celle qu'il signale dans ce passage? Puisse cette citation, rap- prochée des témoignages postérieurs que j'ai rapportés , dissiper enfin le préjugé, qui a, pendant si longtemps, frappé de réprobation l'étude des monuments égyptiens d'époques grecque ou romaine! Ce sont pré- cisément ceux-là qui peuvent nous servir comme d'interprètes pour comprendre les représentations mystérieuses que nous o£Brent les mo- numents des Pharaons. Qu'un archéologue intelligent se dévoue aujour- d'hui à explorer l'intérieur du temple de Denderah, avant que la main du temps et celle de l'homme aient achevé de le détruire. Qu'il rciève avec soin les places, les orientations, les fonnes, les directions de celles de ces ouvertures qui subsistent encore. Qu'il fasse dessiner avec fidélité les scènes astronomiques sur lesquelles chacune projette la lumière, sans omettre les légendes hiéroglyphiques dont elles sont accompagnées. Qu'il joigne à cela les dessins, non pas de tous les autres tableaux as- tronomiques dont les murs du temple étaient recouverts, ce serait un travail immense; mais au moins de ceux qui étaient tracés sur les parois des étages supérieurs , principalement autour de la chambre du zodiaque, et de celles, tant couvertes que découvertes, qui lui étaient contiguës. Cet ensemble de documents nous fournirait sur les procédés d'obser^ vations et le symbolisme de l'ancienne astronomie égyptienne, infini- ment plus de données instructives qu'on n'a pu, jusqu'à présent, en recueillir.

B.

' Biographie univ€rs$Ue, article Makrifi.

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Etude sur vidiome des Védas et les oeigines de la langue SANScntTE, par Ad. Régnier. Première partie. Paris, i856, ty- pographie de Ch. Lahure, grand in-4^ de xvi-2o5 pages.

Bien que M. Ad. Régnier n ait fait paraître que la première partie de son ouvTf^e, nou3 pouvons en juger déjà la pensée entière et le mié^it^. L'idiome des Védas, comparé à la langue qui fa suivi, et qu'on trouva h. de longs siècles d'intervalle dans les codes de Manou et de Yâdjua- vaU^ya., oans les poèmes épiques et dans les commentaires, a des caDBo- tères particuliers qui le distinguent. Cet idiome primitif, tout en étwt la siMirce des progrès ultérieurs, a son originalité pi*opre, qui le sépana de tout ce qui est venu après lui pour le compléter, l'assouplir et le ctuuo^r. Quels sont les rapports du style védique avec le sanscrit ordi* najreP telle est la question que s'est posée M. Ad. Régnier, et qu'il a résolue en très-grande partie dans le volume dont nous allons rendre compte. Ces rapports peuvent être considérés à trois points de vue dif^ féipent^ : d'abord les racines , tant nominales et verbales que pronomi- nakjs.; puis la formation des mots» flexions et désiziences , affix^ et spffî^; et enfin la syntaxe. Le volume que nous avops sons yeu» tniite des racines et de la formation des QH>ts; la seconde étude, que nous promet l'auteur, traitera plus spécialement de la syntaxeu

Pour M. Ad. Régniei\ cette recherche se lie à une question pluf vaito^ dont il ne Jbit que poser ici I^ premiers fondements : e'est celle M la syotaj^^ sanscrite. Il a pensé avec pleine raison que pour résoudre œ difficile problème, jusqu'à présent à peine abordé par le$ philologues ies (dus halîiles , il fallait procéder par ordre, et réunir plusieurs syntaxes partielles pour édi£er le système -de la syntaxe totale* Ainsi la syntaxe des Védas n est pas la syntaxe des Brahmanas et des Oupanishads ; elle est encore moins celle de la poésie, de la législation ou de la philosophie, et surtout du commentaire. Elle comporte donc des recherches qui ne s'adressent qu'à elle seule; et comme elle est la première en date, c'est elle qu'il &ut interroger la première. Les documents qu'elle fournira seront à la fois les plus anciens et les plus précieux; ils seront les plus féconds, et peut-être aussi les plus clairs; en voyant le point de départ, on comprendra mieux les développements si variés et si complexes que plus tard l'esprit indien en a tirés.

Nous ne saurions trop approuver cette excellente méthode, c'est la seide qui soit vraiment scientifique et vraiment sûre; elle ne peut jamais

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s égarer, piirtqti^ette tie procède qu*en s'appuytnt suit les faits lès plus certains et les phis évidents. Dans plusieurs passages de son livre, M. Ad. Régnier a rappelé avec un pieux sentiment de reconnaissance qu il était i*élëve de M. Eugène Bumottf , dont on ne saurait déplorer ni trop sou- vent ni trop vivement )a perte irréparable. Mais M. Ad. Régnier ne s'en est pas tenu à cette expression d*ane juste admiration : il a mieux fait que louer son maître et son ami; il est resté fidèle à ses leçons et k Yéspvii de son enseignement; il n*a voulu marcher dans la carrière qu'if s'était tracée qu'avec cette exactitude et cette prudence dont Eugène Bumouf nous a offert un modèle accompli. Dans des études si belles et M neuves, le vertige a saisi phis d*une intelligence; et l'on a souvéhf donné à rhypothèse et k l'imagination beaucoup plus qu'il ne fallait. Ettgène Burnduf s'est toujours garanti de ces entraînements fâcheux ; il a montré par tous ses ouvrages qv^on pouvait faire de très-grandes dé(X>uvertes sans rien livrer au hasard , et que la science la plus réservée et la plus patiente est en même temps la plus assurée des résultats qu'elle poursuit. C'est ainsi qu*il avait procédé dans son Commentaire sur le Yaçna ^ dont il n'a expliqué que quelques chapitres , tout en fôn- dantl'étude de la langue Zende , et dans ses deux admirables ouVra^, également inachevés, l'Introduction à l'histoire du Bouddhisme indien et le Lotus de la Bonne loi. M. Ad. Régnier est de cette sage école; et sa méthode , fruit d'une heureuse tradition , fait honneur à la fois au maitrç qui Ta inspirée et à l'élève qui a su la recueillir et la continuer.

M. Ad. Régnier pousse même plus loin le scrupule, et il a cru devoir justifier l'entreprise qu'il tente, parce qu'à ses yeux sans douté elle peut surprendre quelques esprits par sa nouveauté et sa har- diesse. Il explique , dès ses premières pages, par quel concours de cir- constances favorables les études sanscrites , commencées il y a un demi* siècle , ont pu grandir si vite et si sûrement; et par il expliqué kùssi comment on peut de nos jours se demander déjà ce qu'est l'idiome védique, et le comparer aux autres monuments de la langue sanscrite. A considérer la chose d'une manière générale et superficielle , il est cer- tain qu'on pourrait supposer que cette étude des Védas est aujourd^hid prématurée, et qu'il aurait peul-être mieux valu Tajoumer jusqu'à fAm ample informé. Mais à y regarder de près , on se convainc que la question est mûre dès à présent et qu'on peut la traiter, si l'on a le talent né- cessaire, avec toute chaïice de réussir, n^ême dans un premier essai.

M. Ad. Régnier voit deux causes à cette rapidité des progrès qu'ont faits presque sous nos yeux les études sanscrites : en premier heu, la per- fection des méthodes dont peut disposer la philologie moderne, et, en

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second lieu, les secours que lui ont prêtés les grammairiens et les com- mentateurs indiens. Ces deux causes sont très-certaines ; et Ton peut affirmer que sans les études dont les langues classiques et les langues sémitiques ont été les constants objets depuis plusieurs siècles, les études sanscrites n auraient été ni aussi faciles ni aussi finctueuses. On avait des instruments admirables dès longtemps éprouvés; on na eu qu*à les appliquer à une science nouvelle , tandis que nos devancier» avaient eu à se créer peu à peu ces instruments puissants et délicats. Notre âge les trouvait tout faits; il suffisait donc de s en servir sur les trésors que flnde nous livrait. D un autre côté , on peut affirmer avec non moins de vérité, que sans les secours de toutes sortes que nous offi:*ait la philologie indigène, toujours si profonde, quoique souvent subtile et bizarre , nous eussions bien moins réussi , et nos conquêtes eussent été beaucoup plus lentes; privés des guides que Tlnde nous don- nait, et qui nous conduisaient sans nous diriger, nous aurions pu nous égarer assez longtemps, ou du moins avancer beaucoup plus douce- ment. Ainsi, excellence des méthodes , abondance de secours étrangers, voilà ce qui a rendu si aisée et si sûre la marche de notre philologie sanscrite, et ce qui lui fera dans Thistoire de la science une part qui ne sera qu*i elle*

A ces deux raisons que donne M. Ad. Régnier, j*en ajoute une troi- sième, qui ne me parait pas moins puissante : c'est la perfection même de la langue sanscrite , la plus savante sans aucune comparaison , la plus régulière et la plus riche que les hommes aient jamais parlée ou écrite. J*ai récemment essayé de démontrer que, seul parmi tous les peuples, le peuple indien avait su composer de toutes pièces un alphabet systé- matique et complet , et j*ai fait voir que Torgane humain ne possédait pas une articulation essentielle que cet alphabet incomparable n*eût connue et n*eût classée , comme elle devait l'être , à son rang propre et dans ses rapports avec les autres articulations. Cette perfection que je signalais dans l'alphabet se retrouve à peu près au même degré dans toutes les autres parties de la langue; et la formation des mots, racines ou dérivés, avec toutes leurs flexions si nombreuses et si fines, est une espèce de chef-d'œuvre , dont le sanscrit a eu seul le secret. Lors donc que les philologues contemporains ont appliqué les méthodes modernes à fétude de ce merveilleux idiome, ils se sont trouvés aux prises avec un organisme achevé dont toutes les parties se tenaient avec une pro- digieuse symétrie. Il a suffi d'avoir compris à fond quelques-tmes seulement de ces parties pour arriver à comprendre tout le reste. Une logique aussi simple qu'impérieuse conduisait les recherdies de proche

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en proche, et il a été constaté bientôt qu*on avait réussi au delà de toute espérance en se fiant aux ressources et aux analogies seides de la langue.

n s*est même passé, dans cette branche de la philologie, un phéno- mène très-étrange en même temps que très-fécond. En étudiant le sans- crit pour lui-même, on s*est aperçu que cette étude donnait la clef d*une foule de problèmes restés jusque-là profondément obscurs dans la philologie grecque et latine. Comme le grec et le latin se trouvaient à des degrés divers des langues dérivées du sanscrit, ou du moins ses sœurs et ses proches parentes, le sanscrit révéla les origines depuis longtemps ignorées et vainement cherchées non-seulement des racines , mais de la déclinaison, de la conjugaison, de la composition des mots et de la syntaxe en grec et en latin. Par une suite nécessaire, tous ces éléments primordiaux de nos langues se montraient dans le sanscrit à leur état primitif, sans aucune de ces altérations que le temps leur a fait subir chez d*autres peuples, sous d*autres inBuences d*usage et de climat. La lumière que la philologie sanscrite jeta sur T étude des autres langues fut aussi pure qu immense; et, dès lors, la philologie comparée naquit et se constitua avec tous les caractères d*une véritable science. On sait en sont aujourd'hui les choses , et je n'insiste pas. Tout ce que je veux dire ici, cest qu en étudiant le sanscrit on se retrouva comme dans un pays de connaissance; et le nouveau domaine de la philologie étendit et éclaira singulièrement celui jusque-là on avait se confiner.

J'ajoute sur ce point particulier une dernière considération : c est que la perfection inouïe de la langue sanscrite, dont le génie indien a eu conscience, puisque sanscrit veut dire parfait, comme on sait, a été tout aussi utile aux travaux des grammairiens indiens qu elle a pu nous l'être pour les nôtres. La philologie indienne, il faut bien le savoir, n'a de supérieure au monde que notre philologie contemporaine; et même, pour être juste, on doit avouer que notre avantage consiste bien plus dans l'étendue que dans la profondeur de nos investigations. Nous pou- vons travailler et porter nos regards sur toutes les langues à peu près qu'a pariées le genre humain, tandis que les grammairiens indiens nont travaillé que sur leur langue uniquement. A part ce mérite, qui tient surtout à notre position, on doit bien reconnaître que les grammairiens indiens ont fait plus et mieux que nous \ je ne parle pas , bien entendu , des Grecs et des Latins, restés sous ce rapport fort en arrière. Il n'y a pas de peuple au monde qui puisse présenter à l'examen et à Testime de la science un monument égal à celui de la grammaire de Pânini, résumé et couronnement de tant d'autres recherches antérieujres aux

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siènties. Mais, il faut aussi le bien Constater i sms la constitution de la langue saOtiscrite elle-même , jamais les travaux des grammairiens indiens n eussent été possibles; sans les matériaux qu'elle leur présentait, ils lie fassent jamais arrivés à construire de pareils édifices qu*eux seuls ont pu comprendre et exécuter. D*une telle langue il pouvait sortir une telle philologie; mais les deux langues classiques étaient trop impar- faites , quelque belles qu'elles ^ient encore , pour pouvoir en enfanter de semblables. Les grammairiens grecs et latins sont aussi insuffisants que leurs propres langues; Pânini et ses émules doivent à la leur à peu près tout ce qu'ils sont.

Nous sommes donc tout à fait de l'avis de M. Ad. Régnier, et nous croyons pas qu*il y ait aujourd'hui la moindre témérité à entre- prendre l'étude de l'idiome spécial des Védas. C'est, sans doute, une étude difficile ; mais elle n'a rien d'impossible , et surtout elle n'a rien d'arbitraire. Après les travaux de Rosen, qui donnait, voilà vingt ahs tout & lieure, un spécimen qui, depuis lors, n'a point été surpassé; api^ les tnivaux divers de MM. Roth , Benfey , Wilson , Langlois , Max- Mûller, Albrecht Weber, Whitney et tant d'autres, on peut tenter cette question avec le juste espoir de la résoudre, ou tout au moins d'en avancer la solution. Aujoiu*d'hui les quatre Védas sont imprimés ou vont l'être, avec ime bonne partie des commentaires religieux ou gramma- ticaux, qtn en ont expliqué la doctrine ou le langage. Puis, à côté des Védas, un nombre considérable d'ouvrages sanscrits de toutes les épo- ques, de tous les styles, ont été publiés ainsi qu'eux; et ce sont U des ressourdes plus que suffisantes pour des mains habiles , capables de les mettre en œuvre.

La littérature sanscrite a eu ce bonheur et ce privilège, asser inex- plicable au milieu des bouleversements et des conquêtes dont l'Inde a été plus d*\xtïe fois la victime, qu'elle n'a presque rien perdu de ses niôhiunents. Depuis le Rig-Véda , qui peut passer pour le plus ancieû , quinze ou vingt siècles avant notre ère, jusquau Bhâgavata-Pourftna , qui a tout au plus cinq cents ans de date, tout s'est conservé; et le temps, qui a été si impitoyable pour les monuments grecs et latins, a ici presque tout respecté. Livres sacrés , avec les gloses orthodoxes et lés lexiques spéciaux, systèmes de philosophie, codes de lois, poèmes épiques, poèmes lyriques, théâtre, grammaire, mfathématiques, science même, rien n'a péri , sans parler de la littérature bouddhique, qui forme un monde à part; tout s'est transmis d'âge en âge avec une exactitude scrupuleuse, que jamais ailleurs la tradition n'a eue au même degré; et tout peut être aujourd'hui recueilli et consacré par les moyens indès-

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tmçtiUies dwt rimpnmerie âispp^a. U r^ui(e de qu^on peut bim adieux étuclier la langue saoscrite, dans ses diverses pjboie^, quoia ne peMt ie faire pou;r aupiine des langues x^las^jbques» il y a tapt. de lacupes irréparables. La langue sanscrite n*s^ pas de ces laciines; etr, si lsi chronologie lui f^lt aboolument début* ses mom^n^ats. écrits, se^ dis- tiipigu^t aps^i netteiPf^t qu'on peut le dé^eiT: pair lies carectèresp^ivti- ciiliers du stylfi, et ils s^ prêtent i une cla99Jftç0tipn qui, dans sas ligpes prinçipaies, est abspjpinent incontestabif^t Pour bieii se ven^e^ con?pte de ji'idipme des Védes, voîoi conomeot

M. Ad. Régnier a procédé,.

n a d'aboi doqofi deuiL bymn^^ tîré^diU: J^ig-Véda et il lesa^^ffiit suivre 4e9 e)^pliçatioiiS: de Sây^ana , }e plus r^ut et le plus autpr^é .deis epummentateur^ védiques^ Le premier de ces bymnes est adressé au CiA et à la Te^e, déit^ que les çrpyanir^# iudjijennes ne sépai^eiit guère Tuu^ de lautre. Le second est adressé à Agpi, le dieu du feu, el le fim fréquiepameut ipvoqu^ de tou# les di(pu|; d^ PautMpn indien à h U^i^tre du fitaçiifice et liufienz^dia^P^ef^hUgé eutrç rjbuipauiilté et les ^m supérieur auxquels Tbuffianité adresse 3^ prières, A la fiuite de. ces deiux bymue^f reprodi^ts d'après L'exeell^te édjt^ de Mp Ma^MûtteTt spu^ les deu;L fo^nne^du San$ita-P&tha t puremeAt védiqu^i et du Pada- PlUba, purement g^aipxualjcal, M. Ad^ Régnier dojwe 1^ texte de S4yau«t quil irauwjrit, cpmwe les bymnes, en le,ttres latinei. Puis U explique mot, à lu^lt ie compiQnlaire du graimmaiirien tout au^fsi Hm (pAe ie^ ver^ des hymnes ex^-mêuies, Pan^ cette analyse, faite avec le plus grand soin et avec tous les développements qu'elle cpmpoite, ii cpn^tate tpps les faits de grau;M;naire et de philologie que lui offr^ chacun des niots qu il étudie soit en Uii-n^yêm^, ^i^ dans ^€^3 relatipnst. Aces deui^ pjTW^ic^ hyqa^nes» Tautçiur en a joint un troisième» à SaVitri ou le 3oleU. H treite cet byiuue à p^ près cpmme jl a traité le; deux autres , quoiqj^^ avec uue mpiliulre étendu^ ; çt il tire de to^e$ les obr seprv^tîpns que cet examen détaillé a provoquées de sa part les conolu^ Siions qu7i applique ^ ridioo^e spécial ji^s Véd?^..

QueUes spnt précisément ces conplusipn^, ré^uMat dernier de ice lo^ pt ^ûnutieux travail , qui atlftste dausjl auteur h connaissaftçe pi^ ((Wf de h g^amnmire générale en «même temps que de la grammaire sauspri^ ? I^^us n^ suivrons poipt j'a^Dteur. pas àpa^j; mai^ nous .essaye- rons de résumer sa pensée en ce qui regarde la première pai^ de 9cm ouvrai çest-jirdire la formatiiw défi ^mots, ré^e^vaut pour plu^ tard <^e qui regarda la syntaxe , quand c^tte secpud^ partie aura paru.

Um première observatiqn toute généra^ et ti;ès^vraie, /c'est.queJa,

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langue des Védas, fort riche déjà pour la formation des mots, et pour la force significative des racines, est très-pauvre en ce qui concerne la construction des propositions et des phrases. Les mots sont parfaite- ment composés dans leurs éléments intrinsèques, et les rapports qui les unissent entre eux sont puissants. Mais cette combinaison , déjà fort savante, ne va pas au delà; et elle ne s*étend pas même des mots jusqu'à la proposition quiis forment. La phrase est à peine construite, bien qu'on ait de reste tous les matériaux nécessaires pour la construire. A plus forte raison , ne sait-on point enchaîner les propositions entre elles pour en composer un tout qui rende une pensée complète, avec les nuances et les développements indispensables à une entière clarté. Les mots très-expressifs, chacun pris à part, sont juxtaposés plutôt qu'unis; et les propositions, encore plus isolées les unes des autres, se suivent sans presque se tenir entre elles. Aussi Ton arrive le plus ordinaire- ment à la fin de chacun de ces hymnes sans avoir pu y saisir l'en- semble des idées; l'esprit a pu être charmé, ébloui même, il n'est jamais satisfait. L'art de la composition fait absolument défaut; et nos habitudes intellectuelles , formées par Tétude assidue des modèles clas- siques, en sont vivement choquées. D'ailleurs, ce n'est pas que cet art de la composition manque essentiellement au génie indien, qui, plus tard, au contraire, a poussé jusqu'à l'abus la culture de cette partie du style; la langue sanscrite est la seule qui ait ces monuments singuliers qu'on appelle des Kârikâs, résumés ultrasynthétiques, la combi- naison des idées est aussi régidière que concise. Mais, à l'époque les Védas furent composés, ces aptitudes du génie indien ne se sont pas encore révélées; et le lyrisme puissant de ces hymnes s'exprime avec un désordre d^inspiration que rien ne dirige ni ne tempère.

C'est ce qui explique en partie l'obscurité trop fréquente dans laquelle se perd le Véda, et qui restera peut-être toujours impéné- trable. C'est ce qui explique aussi comment un des quatre Védas, le Sftma, n'est qu'un centon formé avec les fragments des autres. On a pu emprunter, sans beaucoup de discernement , un vers à tel hymne , un vers à tel autre ; on a réuni ces morceaux mis côte à côte , et l'ensemble nouveau qu'ils ont composé nest ni plus factice, ni plus irrégulier que les hynmes originaux d'où on les a tirés pièce à pièce. Le Sâma-Véda n'est pas moins sacré que le Rig-Véda , bien qu'il ne fasse que le répéter en le disloquant.

Cette absence de composition proprement dite tient donc, dans les Védas , bien plutôt à l'inexpérience qu'à l'inaptitude. A ses débuts , le génie jndien ne sait pas encore tout ce qu'il peut; et, dans Tcnthou-

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siasme qui le transporte et qui f enivre , il ignore les fisicultés dont il est doue et dont il fera , plus tard , un usage exagéré. C'est une remarque que j'ai faite moi-même dans les articles que j'ai consacrés aux Védas^, et j'étais dès lors d'accord avec M. Ad. Régnier. Cependant il ne fau- drait pas trop généraliser cette remarque, que j'appliquais surtout, pour ma part, au Rig-Véda, sans l'étendre également aux autres. Les Védas ne sont pas tous du même temps ; et l'Atharvan , par exemple , atteste des idées et des habitudes d'esprit et de style qui ne sont pas celles qui donunent dans le Rik. J'ajoute que même, dans un seul Véda, et dans le plus important des quatre, le Rig-Véda, par exemple, on peut signaler des différences et des bigarrures non moins certaines, qui portent à la fois et sur la pensée et sur le langage, sur le fond et sur la forme. C'est ce qu'il ne faut jamais perdre de vue; et l'étude si remarquable de M. Ad. Régnier s'attache principalement aux parties les plus anciennes du Rig-Véda, qui peuvent passer, en effet, pour les origines de la langue sanscrite. Restreinte à ces parties du Rig-Véda, l'observation que je viens de rappeler est parfaitement juste; elle le serait moins pour quelques autres , l'inexpérience de la composition est loin d'être aussi grande et aussi frappante.

Après avoir ainsi caractérisé d'une manière générale l'idiome védique , il faut s'attacher en détail aux éléments qui le forment. Les racines se présentent d'abord ; et M. Ad. R^ier leur a consacré une portion consi- dérable de son livre. Les racines purement védiques, et qui n'ont point' passé , avec le reste de l'héritage , à la langue postérieure , sont en très- petit nombre. La plupart des racines sont demeurées dans le sanscrit ordinaire, qui en a modifié rem[Aoi et quelquefois le sens, mais qor les a conservées avec un soin vigilant et une pieuse vénération. M. Ad. Régnier a pris la peine de relever, dans les hymnes qu'il interpirète, toutes les racines nominales, verbales et pronominales, c'est-à-dire celles qui expriment des idées et celles qui expriment des rapports; et il les a examinées mie à une. Il est même allé plus loin ; et , sans se borner à ces hymnes, il a dressé la liste d'un grand nombre de racines, telles qu'il les trouvait dans le très-utile glossaire que M. Benfey a joint à son édition du Sâma-Véda. Ces racines se partagent en plusieurs classes : d'abord celles qui figurent comme mots simples et sans aucune marque de dérivation dans le discours et qui sont des monosyllabes; ensuite celles qui figurent dans des mots composés qu'elles terminent pu qu'elles commencent.

* Journal des Savants , aTril i85&, page ao5.

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Il résulte de ces recherches patientes que la langue des Védas, tout en différant de celle qui lui a succédé, a été moins altérée cependant qu'on ne serait tenté de le croire. D abord les noms qu*emploie le Véda sont restés pour la plupart en usage. Il en est à peu près de même des adjectiis, des verbes et des pronoms. Bien plus, les moyens de déri- vation , les sufljj(6s , sont presque identiques ; ce sont toujours les voyelles simples a, i, ou, qui, dans la constitution dérivative des mots, ont le rôle le plus actif; et ce rôle, elles l'ont gardé non-seulement dans le sanscrit ordijoalre, mais on en découvre encore des traces évidentes, quoique effacées , dans les dernières branches de la famille , et même jusque dans nos idiomes, tout usés qu'ils sont. Après les suffixes voyelles, les fbniiatives les plus fréquemment employées dans le Véda, comme dans la langue ordinaii*e, ce sont les semi-voy elles , la sifibnte et les consonnes n, m et t Les superlatifs sont fréquemment en isktka; les compamtiff des particules sont en ara; et leurs superlatifs, en ama. D'une aut^ part, les mots indéclinables, les préfixes, sont plus nom- bremi dans la langue védique qu'ils ne l'ont été postérieurement Leur fbnne est plus nette, et les dérivés qu'ils produisent sont plus abondants; ils ont plus de vie propre et de fécondité. Les préfixes verbaux n'ont presque pas varié quant à la forme et quant au sens. Seulement ces préfixes sont, en général, moins étroitement unis aux verbes qu'iU mo- difient, et ils en sont plus indépendants quib ne l'ont été par la suite.

«Ainsi, comme le dit très-bien M. Ad. Régnier, de l'époque védique u à, l'époque classique le lexique n'a pas subi de ces altérations qui u changent radicalement les idiomes et qui font une langue distincte et «nouveUe. L'arbre a grandi; il est plus touffu, mais c'est toujours le « même tronc , à la même place , sous le même ciel. Ce n'est point une « branche détachée qui , replantée ailleurs et reprenant racine sous un «autre climat, aiu^ait constitué peu k peu, sans perdre ses cai^ctères «génériques, une espèce différente. »

C'est peut-être sous le rapport de la conjugaison que le Véda s'éloigne le plus da la langue ordinaire. Chose assez singulière» les verbes,, dans i'idiame des Védas, se présentent avec l'abondance la plus variée. Plus tard, le verbe a presque entièrement disparu de la phrase aanscrite; dans les Védas, au contraire, il tient à peu près autant de place que dans la grec et le latin , presque autant de place que dans. nos. propres langues.. Le Véda affectionne surtout les temps généraux, c'est-ès-dire ceux qui adjoignent directement les désinences à la radnet sans l'in- sertion des lettres formatives, caractères distinctifs des différentes classes. De plus, le Véda possède un type d'aoriste qjui n'est qu'à lui,

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et qui forme une huitième espèce de ce temps , outre les sept espèces qui sont demeurées ddns le sanscrit habituel. L*idiome védique fait pour les verbes un emploi très-fréquent de toutes ces ressources di- verses, tandis que le sanscrit classique est arrivé de degré en degré à iés négliger et à les perdre complètement.

Le contraste est frappant, quelles que soient d^aillcurs les causes de cette atténuation bizarre de ia langue. M. Âd. Régnier croit trouver une explication de ce fait très-remarquable dans le caractère même du peuple indien; et comnçie, selon lui, le verbe est destiné surtout à ex- primer l'action, le peuple indien étant le moins actif des peuples, le ttrhe a disparu de sa langue, en même temps que l'activité de la race s'éteignait pour se perdre dans les abstractions les plus vides de toute réalité et dans les rèveries d'un mysticisme incurable. La langue, sui- vant M. Ad. Régnier, n'aurait fait que refléter ici, comme toujours, les habitudes et les dispositions du peuple qui la parlait; et l'emploi verbe aurait cessé précisément dans la même mesure l'esprit indien serait lui-même devenu de plus en plus incapable d'agir. «Au con- «t traire, dans les Védas, ajoute M. Ad. Régnier, l'emploi très-varié des «verbes est un principe d'harmonie, et, quoique la langue paraisse «encore peu assouplie à certains égards, un principe de mouvement et «de vie. On reconnaît, à voir les allures du langage, une race active « qui sait apprécier les biens et les plaisirs de ce mobdé et aussi ses «l^vaux et ses devoirs, pour qui les phénoroènes de la nature sont «d'admirables ou terribles réalités, et qui est bieti loin de ce détaché^ « ment intellectuel et pratique du philosophe et de l'ascète. »

Je ne nie pas tout à fait la justesse de ces idées et de ces hypothèse^; et j'admets, avec M. Ad. Régnier, que la poésie des Védas et du ftlk en particulier suppose une race plus active et plus énergique que le Râ- mâyana ou le Bbâgavata Pourâna; mais je crois que, sans aller chercher une cause aussi éloignée et aussi obscure , on peut en trouver de plus rapprochées et de plus simples. Le verbe s'est retiré du sanscrit ordi- naire à mesure que la synthèse s'est accrue et que la phrase en est arrivée à cette condensation exagérée nous la voyons dans les Kârlkâs des Darsanâni, ou dans les commentaires. Gomme au fond il ny a de verbe proprement dit que le verbe substantif, le verbe d'existence, toujours le même et toujours immuable dans sa fonction de copule indispensable à l'union des idées, on conçoit qu*oa puisse^mettre de l'exprimer par ce motif même que, logiquement, il est absolument nécessaire. Ce verbe peut être sousentendu %ans danger et presque sans inconvénient, parce qu'il est de toute nécessité impliqué dans une

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peoséc qaeiconque. Lmtelligence le porte si profondément en elle^ même qu'elle n*a plus besoin, en quelque sorte, de le considérer à part; elle l'affinne virtuellement sans Texprimer; elle f emploie sans même lui donner de forme; et, par cela seul qu'elle pense et qu'elle est, elle peut se passer de donner à l'existence une Toix qui la repré- sente. L'être est toujours actuel , et il demeure caché , mais tout-puis- sant, bien que le vocable qui le désigne disparaisse de la proposition. Le sanscrit ordinaire, par cette observation intime et instinctive, et dominé aussi par ce besoin de synthèse qui l'entraînait, a réduit le plus ordinairement sa phrase au sujet et à l'attribut, réunis par les mille liens que les cas et les flexions de toute sorte peuvent établir entre eux. Il a supprimé le verbe, parce qu'il était impossible de s'y méprendre, et qu'entre l'attribut et le sujet il n'y a qu'une copule possible, l'exis- tence et toujours l'existence, soit que d'ailleurs on l'affirme, soit qaon la nie.

Je crois donc que cette absence du v^be révèle dans le génie indien un grand mérite d'observation logique, si d'ailleurs ce mérite est assez nud appliqué, et je serais porté i lui en faire un honneur plutôt qu'un reproche. L'obscurité de la langue sanscrite tient beaucoup moins à l'absence habituelle du verbe qu'à l'excès de la synthèse, qui pourrait n'être pas moindre quand même le verbe serait plus fréquemment employé.

Il n*en est pas moins certain que cet usage du verbe dans les Védas est un caractère spécial de Tidiome qu'ils emploient, quand oa le com- pare avec l'idiome qui est sorti de celui-là , et qui de transformation en transformation en est parvenu au point nous le voyons dans les der- nières productions de l'intelligence indienne. Par ce côté , il faut le remarquer, l'idiome des Védas est beaucoup moins loin du grec et du latin qu'il ne l'est du sanscrit ordinaire. U y a tel vers du Rig-V^ pour Teffet du rhythme et l'agencement des mots on croirait Ure des vers de Plndare ou d'Horace ; et quand on trouve dans le Rig-Véda des phrases comme celle-ci :

Tarn salchanté sanayas , tam dbanâni. illum sequuniup honores, iUum dona*;

ou conmie cette autre :

Sa avindat, so avindad açvân-l-sa os^adhOi, ao apali , sa vanâoî.

nie vai^ oblînuît, tlle obtiniiit equos, ilie hei4>as, ille aquas, ille sylvas,

ne pourrait-on pas penser, sans se faire trop de violence « que ce sont de5i phrases traduites du latin ou du grec? Il est assez étonnant que ces

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deui dernières langues, sœurs de Tidiome védique, aient à cet égard oonservé, bien. que transportées à des distances immenses de lieux et de temps , plus de ressemblance avec lui que cette autre langue , sa fille dkeûie et son hérkière dans le pays et chez le peuple qui Tavaient vu naître lui-même. Le Véda emploie le verbe à peu près comme les langues indo-européennes ont continué de remployer, tandis que le sanscrit classique en est arrivé & se passer du verbe presque com- plètement.

M. Ad. Régnier a donné aussi beaucoup d'attention à Temploi des cas dans le Véda. La déclinaison sanscrite est plus riche dans cette partie de la grammaire que les langues classiques. Elle a huit cas, que les grammairiens, en les dés^nant avec un simple ehifire, nmgent, par.des motifs plus ou moins plausibles, dans fordre solvant 'rie nominatif, l'ae- cusatif , Vinstrumental , le datif, Tablatif , le génitif, le locatif et le vocatif. Le latin a conservé six cas, plus heureux que le grée, qui B*en a que cinq ; et il a remplacé l'instrumental et le locatif par des pf ép^itions dcmt la fonction est indbpensable , mais qui ne suppléent qu*asses jm- parfiûtement les cas que foh a perdus. Les langues néo-latin^ sont devenues de plus en plus stériles , et les cas y ont été successivement altérés de façon à y devenir méconnaissables pour y périr enfin. Le Véda possède le» huit cas que gardera le sanscrit ordinaire/ et il en fàk un usage presque pareil, quoiqu'un peu plus libre encore. Le nominatif joue dans la phrase védique le rôle de sujet et d'attribut. L'accusatif marque essentiellement le but tend l'action, et par suite il sert le plus sou- vent de régime direct aux verbes transitifs. Llbstrumental marque le moyen et la cause efficiente. Le datif n'exprime guère que Tattiibution, en servant de complément indirect, et parfois aussi le mouvement et le but comme l'accusatif; c'est ainsi que le poëte latin a pu dire, et M. Ad. Régnier le fait remarquer avec raison : It clamor calo. L*ablatif marque le point de départ, comme l'accusatif marque au contraire le point d'arrivée; l'ablatif marque aussi la comparaison, autre nuance du point de départ. Le génitif exprime l'idée d^iappartenance et de filiation. Le locatif, par une métaphore très-facile A admettre, indique le temps tout aussi bien que le lieu f le temps et le lieu surtout étant en définitive les deux idées fondamentales auxquelles» s'appliquent taules les dési- nences des noms et tous les- cas obliques, c'est à-dire tous les cas autres que le nominatif. Enfin, le vocatif, le moins utile des cas, est souvent remplacé dans le Véda par le cas sujet ou le nominatif; et voilà com-^ ment le nominatif et le vocatif ont pu se confondre dans les langue» néo-latioes et dans les langues germaniques ^ modernes comme elles..

310 JOURNAL DES SAVANTS.

Une grande importance s attache k cette 4tude de l'emploi si divers des cas dans le Véda, et nons ne sommes pas nirpris de f étendue que M. Ad. Régnier a cru devoir donner à cette partie de ses recherdies. Sans dire tqu'on pourrait écrire un gros volume avr Temploi dés cas dans les Védas, » je crois aussi que nulle part la nature et la vajeur des diverses formes de la flexion n'apparatt d*une manière plus frappante que dans eet idiome antique; et comme c'est de que nos langues savantes ont emprunté ces formes si expressives et si claires , il est inté- ressant de remonter à la source directe et d*y étudier la pensée primitive k son origine. En grec et en latin, la puissance des cas, dérivée du sanscrit, est déjà très<confuse , puisque le nombre des cas y ett notable- ment réduit, et que ceux qui ont survécu ont faire en partie f oflBce de ceux qui avaient péri.

Un idiotisme très-spécial du Véda et sur lequel M. Ad.R^;nier insiste avec toute raison , c'est l'emploi de verbe transitif conservé mime au nom dMçliné. En devenant substantif ou adjectif, le mot n'en reate pas moins veribe virtuellement, et, sous la forme de nom» il continue k régir l'aoeusatif, tout comme s'il eût reçu la forme entière et complète de vcribe. En- latin si Ton disait, dator pecaniam pour signifier celui qui donne ou qui donnera de f argent, certainement ce serait une tournure barbare et inintelligible. En grec cette tournure serait peut-être moins bicarré et moins irr^;ulière ; mais le Véda dit parfaitement :

Umniâ yo vritram; Verberator qui Dubem; Toi qui frappes la noée;

OU bien par une ellipse un peu moins forte, mais avec une tournure identique :

Astàsi (astâ -^> asij çatravé mtdham; Jaculator es hosti mortem;

Tu lances la mort à Feimemi ^

M. Ad. Régnier explique ti es bien cet idiotisme en disant : « que la « flexion ncnninale ne modifie ni n'arrête la vertu régbsante de la ra- « eine. Ce n'est pas en qualité de verbe , mais en qualité de racine et «d'élément absolu doué de toutes les aptitudes, que le mot, malgré la

^ Un autre exemple que cite M. Ad. Régnier (page iSo) me parait on peu mcha sûr que les deux précédents : pâlâ vritruhâ soutam A gnâ gamai. Somtam peut être le régime de âgamat» et pAiA peut rester isolé comme apposition et

MAÏ IS51. 311

« Hexion nominale , appelle ce cas de l'accusatif. C'est du cœur du mot « que part l'influence. »

Une autre remarque aus^ fine que juste de M. Régnier, c'est celle qui regarde la haute valeur des mots védiques considérés étymologique- ment et en tant qu'expression directe et originelle des phénomènes de la nature et de l'esptit. Pour bon nombre de ces mots, la simplicité s'unît dans une exquise mesure à la profondemr et à l'élévation. Ainsi antariksha, le ciel, l'atmosphère, vient de ûntar, entre,, dfi iksh^ voir. Le ciel, anUxriksha^ est donc : le transparent, ce que dans quoi on yoit les choses, ce qui fait voir les choses en s'iixterposant* Svasii, soroir la sœur, est le nom de la nuit, la sœur du îour; vâtâpya^ la patente, du vent,.reau; kétou, la lumière, celle qui fait reconnaître les objets, de la racine Jdt, reconnaître, avec le gouça et le suffixe oa; dvùh, la Baine et Tennemi, de ta racioe dvi, qui veut dire dfeux; yoshd, yoêlitt, ISaimante, ]h jeune fHle; hfidispjiç, cher (carus), qui touche dans fond du cœur (hrid -^- spriç), etc. etc. On pourrait aisément mtltipfier ces exemples dans te Védà ; mats- langue sanscrite s*é)sl en |;énél^l bien gardée de rÏBu oïdMief de cesitrésors; et il ne serait jpa» dimciie de les retrouver dans Tidiome vulgaire aussi bien que dans l'idiome védique. Le géaie inçUeui & quelque époqye qu'on te prenne* a touji^ys çoiMçrvi ce^ délkatesses de perception et de langage ^ qui attestent l^eauGaa^.de gpût ^ un sentiment infaillible d^ la vérité des choses.

Noue ne pousseiKHis pas plus loin cette analyse du livre de M. Ad. Régnier; elle suffit pour montrer le ïiut qu'il poursuit, la méthode qu'il emploie, la nouveauté et Fintérêt de ses études. Nous serons d'ailleurs heureux de revenir sur toutes ces questions quand la seconde partie de cet ouvrage, qui concerne lasjntave, noua en fournira l'occasion. En attendant, la philologie française peut se féhciter d'une telle œuvre, et l'opposer aux travaux de la philologie allemande, sinon pour l'étendue des monuments publiés et interprétés, du moins pour la profondeur et Texactitude du savoir.

BARTHÉLÉMY SAINT^miAIRË.

312 JOURNAL DES SAVANTS.

1^ LeXICON ETYMOLOGICUM UNGUÀBUM BOMÀNABUM, ITALICjB, BIS-

PàNiCM, galucjB, par Friederich Diez.Bonn, chez A. Marcus , i853t 1 vol. in-8^

3^ LANGUE FBANÇAISE DANS SES BAPPOBTS AVEC LE SANSCBiT ET AVEC LES AUTBES LANGUES ENÙO-EUBOPÉENNES, par Louis

Debtre. Paris , chez Didot» i854f 1. 1*, in-8^ GBAMMAiBE DE LA LANGUE d'oIl, OU Grammaire des dialectes français aux xij* et xrri^ siècles, suivie dun glossaire contenant tous tes mots de F ancienne langue gui se trouvent dans f ouvrage, par G. F. Burguy« Berlm, chez F. Schneider et comp. t. I*, i853. t. n, 18Ô4 (le troisième et dernier est sous presse). 4^ Guillaume d'Orange, Chansons de geste des xi^ et xii^ siècles, pubHées pour la première fois et dédiées à S. M. Guillaume III, roi des Pays-Bas, par M. W. J. A. Jonckhloet, professeur à. la Facuhé de Groningue. La Haye, chez Martinus Nyhoff, i854» 2 vol. in-8^ 5^ Altfbanzôsiscbe LiEDER, etc {Chansons en vieux français, cor^ rigées et expliquées, auxquelles des comparaisons avec les chansons en provençal, en vieil italien et en haut allemand du moyen âge, et un glossaire en vieux français sont joints) , par Ed. Mâtzner. Berlin , chez Ferd. Dûmmler, 1 853 « 1 vol. in-8®.

DIXlillE ARTICLE ^

Première parlle.

QQBLQOIf DUCOSSIOIIS GlUklIIIATlGALBS X PBOPOS DBS TBXTB8 POBUfo PAB K. JOIGKBLOBT.

II &ut savoir beaucoup de gré à M. Jonckbloet d'avoir publié cinq chansons de geste inédites, avec les variantes fournies par plusieurs manuscrits. A fur et mesure que les textes viennent au jour, notre bis-

' Voyei, pour le premier article, le cahier d'avril i855, page ao5; pour deuxième, câui de mai, page agS ; pour le troisième, celui d*août, page àgS ; pour le quatrième, celui de septembre, page 566; pour le cinquième, câui de mars 18B6, page i5i ; pour le sixième, cdui d*avril, page aaâ; pour le septième, celui de juillet, page A 13; pour le huitième, celui d*août, page A58; et, pour le neu- rième, celui de janvier 1857, page 55.

MAI 1857. 313

toire littéraire s*étend et se consolide. Ce travail de publication , et cela nous est à la fois utile et honorable, ne se fait pas seulement par les Français; des étrangers y prennent part avec succès. De même que, dans les temps notre vieille littérature florissait, elle s avançait au delà de nos frontières, de même, de nos jours et au moment de cette re- naissance due À rérudition, nos frontières sont également franchies, et des associés qui sont les bienvenus prennent part au labeur et à la moisson. Et véritablement, quand on considère Fensemble des évé- nements littéraires, on reconnaît que, outre leur bonne volonté, ils ont un intérêt propre qui les exdte. Les Allemands, se tournant vers les anciens monuments de leur langue, ont rencontré les nombreuses tra- ductions de nos chansons de geste et de nos poèmes de la Table ronde , rinfluenpe que cette littérature a exercée sur la leur, et les mots mêmes qui se sont introduits par chez eux ^ Les Anglais, pendant long- temps, après la conquête, nont eu d*autre littérature que la nôtre, et leurs bibliothèques sont encore particulièrement riches en textes de notre langue. Les Italiens ont réuni dans la précieuse compilation des

^ Dans un poème allemand du xv* siècle* qui vient d'être publié par M. von Keller, et dont Tauteur est nommé Elblin von Eselberg, je lis, p. iS^ ces Irob vers :

Mich ficaget eins tages ein geselle gut, Ob mir lu reitten 3tdnd der muth , Durch Lurctweil biruen an ein Walt.

Pour le mot que j*ai souligné , il y a en variante heyssen. Je pense que la vraie leçon est hinsen, qui vient ;du français herser, tirer de Tare; de sorte que le tout signifie : c Un compagnon me demande un jour si j*étaîs d*avis de chevaucher et a aller, par délassement, bener en un bois. » Berser en un gault se trouve très- souvent «nez nos trouvères; et c'est exactement hirssen an ein umt Hus loin, p. 3a, on trouve la description d'une matinée fraîche et joyeuse; les oiseaux font entendre leurs chants , et le rossignol les surpasse tous :

Ja was aie mit quinûeren

Yeti unden und dann oben

Je crois encore trouver dans ces vers un mot français ; j/uintieren doit être notre verbe coinioyer, qui veut dire faire le cointe, le joli, comme dans ces vers :

La douce voix du louseignol sauvage Qu'oi nuit et jour contoier et tentir.

(Couci,iix.)

Qt je traduirais : Quoi que les oiseaux fassent pour coinioyer, k^tôt eo bas« tantdt c en haut, ils ne peuvent égaler le rossignol. J'ajoute que ceci est aussi une imi- tation de nos trouvères, qui se sont complu à peindre le réveil des oiseaux et la jralche matinée.

4o

314 JOURNAL DES SAVANTS.

Reali di Fronda , qui remonte au iiv* siècle , les légendes émanées de nos poésies, si bien quil y en a plus d'une qui, conservée là, ne se retrouTe plus en original; c'est par Tintermédiaire de ce recueil que les héros de nos gestes sont devenus les héros du Bœardo et de TA- rioste; et si Rodomont est couvert d'une peau de serpent dont les écailles sont impénétrables aux armes les plus tranchantes , le Sarrasin Margot, dans la BataiUe i'Aleschans, v. 6,000,

ne doote arme néant ,

Que envols est d*une'pel de serpant. Qui ne crient arme d*acîer ne feremant.

Enfin , l'Espagne n'a pas non plus manqué de puiser à la source d'ima- gination et de poésie qui s'était ainsi ouverte; elle a traduit mainte de no0 œuvres; et ces traductions, remises ensuite en français, ont passé pour être des créations espagnoles dans le pays même elles étaient iod^ènes , et qui en avait perdu le souvenir.

B est ilonc juste et naturel que l'on s'intéresse, ailleurs qu'en France, <^i notre vieille poésie. Elle est née sans doute des antécédents qui, de la Gaule, firent une province romaine, et, de cette province, l'empire de Gharlemagne; mais, à son tour, elle a été, parmi les principales nations de l'Europe, uti antécédent qui s'est mêlé à leur histoire et désormais en fait partie. Saisbsons ces connexions qui se présentent et qui sont comme la trame du développement général. Il y eut un nK)ment, cda est certain, les diverses poésies nationales reculèrent devant la poésie chevaleresque dont le centre fut la France. Tout ce qui éclaircit ce grand mouvement littéraire et, par conséquent, moral, tout œ qui en assure les origines, tout ce qui en corrige et épure les monuments, peut à bon droit réclamer une part dans le domaine de rérudilion. A ce titre, nos vieilles chansons de geste excitent une curiosité véritablement scientifique.

J'ai dit, dans le précédent article, que les poèmes sur Guillaume d'Orange avaient existé dès les années qui terminent le xi* siècle ou qui commencent le xii*, mais qu'il n'était pas sûr que nous eussions présentement ces anciens textes, qui ont sans doute été, comme tant d'autres, plusieurs fois remaniés. Un mot que j'ai rencontré dans li Charrois de Nymes m'a suggéré quelques conjectures qui, en effet, re- porteraient cette chanson plutôt vers le milieu du xii* siècle que vers le commencement; c'est le mot tafare, qui se ti^ouve dans ces vers Guillaume demande au roi Looys l'investiture de terres appartenant aux Sarrasins :

MAI 1857. 316

Et dit Guillaumes : De sejorner n ai cure; Chevaucherai au soir et à la lune. De mon haubert cofcnrt la feutreûre; S'en giterai la pute gent iajmn.

Les Tafurs nous sont bien connus par la Chanson d'Antioche qu'a publiée M. Paulin Paris. Ils y figurent à diverses reprises, par exemple :

Et le roi des Tafurs et Pieron acourant, Et ribaut et Tafurs qui venoient huant, Et le rice bamage de la terre des Francs.

(I, i35.) Ou bien encore :

Li rois Tafurs s*eierîe, qui moult bien fu ois :

Buiemont de Sesile, mmcs chevaliers eslis,

Et vous , Robert de Flandres, gentius quens de haut pris, < Et autre baron que Diex a beneis,

c Gardés li Turc n^eachapent qn^avés ci envaSs.

(il, l2^.)

Voici la description qtt*en fait le trourère :

Es vos le roi Tafnr, o lui sa gent menue ; Il n ont aubère ne elme ne guige an col pendue. Puis qu*iceie gent fu en Testeur embatue. Mains cous i ont férus 4^ pierre et de maçue, Et de coutîaus trenchans et de hache esntolne; A maint Sarrasin ont la cervde espandue. Onble gens estoît et moult laide et henie.

(il, a54.) Et ailleurs :

S*onl ior sas k lor «ois k cordcSe torsée.

Si ontles coBtés nos el les pancta pdéea.

Les mustiax ont roatia et laa plantes crevées.

Par quel terre qu*il voisent, moult gastent la contrée;

Car ce fut la maisuie qui fJus fu redotée.

(il, 295.)

Mastiax veut dire jambe5, comme le montre le wallon mmtai, qui a et sens.

A ces Tafurs se rattaclie un effroyable épisode du siège d*Antioche. La famine sévissait sur les assiégeants et particiilièremeat sur cétiè nombreuse bande de gens mal. armés, indisciplinés, non payés, qak suivaient Tarmée des croisés. En cette ektrédiité, suivant le trouVère, Us Tafars mangèrent la chair des Turcs tués dans les combats :

516 JOURNAL DES SAVANTS.

A lor cotiaus qa*îl ont irenchans et aCIéf, Escorchoient les Turcs, aval parmi les prés. Voiant paiens, les ont par pièces découpés; En Tiave et el carbon les ont bien qoîsmés; Volontiers les manjoent sans pain el dessalés.

(II. 5.)

A Todeur qu'exhale cette hideuse cuisine, le peuple d*Antiocbe accourt sur les murs :

Par la cit d*Antiocbe en est li cris lerés.

Que 11 François m^njuent les Turs qu*ils ont tués.

Paien montent as lÀurs , grans en fu la plentés ;

De paienes meîsmes est tos li mur rasés.

Garsions lor a dit : « Par Mahomet, reés;

« Gl diable menjuent no gent; car esgardés*

Garsion , le chef des Turcs , en fit des reproche» aux barons , qui ré- pondent qu'ils ne sont pas maîtres des Tafurs.

Et respont Buiemons : « N*est mie par nos grés. Aine ne le commandasmes , mar le cuiderés.

Cest par le roi Tafur, qui est lor avoués ,

Une gent moult averse» saciés de vérité.

« Par nous tous ne puet estre li rois Tafurs domtés.

("» 9-)

Le trouvère a-t-il été ici Técho de quelque bruit mensonger? M. Paulin Paris a, dans une note, cité un passage de Guibert, qui ne laisse guère de doute sur le (bit en lui-même, hien qu'il en restreigne les propor- tions. «Gomme on trouva, dit Guibert, qui fut Tun des historiens de la «première croisade, et qui vient de donner des Tafurs une description «très-semblable au tableau tracé par le trouvère, des lambeaux de « chair enlevés aux corps des païens, à Marra et en d'autres lieux la « famine sévit, ce qui, cela est certain, ne fut fait par les Tafurs qu'à la « dérobée et très-rarement , un bruit plein d'horreur se répandit parmi «les gentils, qu*il y avait dans l'armée franque des gens qui se nourris- « saicnt avidement de la chair des Sarrasins. » C'est ce que dit le trou- vère à sa manière :

Plus aiment char de Turc que poons empevrés.

Et l'historien , s*accordant avec le trouvère , qui dit que c'était la maisnie la pjas redoutée^ ajoute que les Tafurs étaient plus craint» des ennemis que les plus vaillants barons. En définitive, il est historiquement établi que, sous l'influence des souffrances et des dernières privations, la démora-

MAI 1857. 317

lisation, qui, en ces cas, est toujours extrême, alla, dans ies basses classes de Tarmée chrétienne, jusqu'à lanthropophagie.

Guibert nous donne le sens de ce mot tctfar : a Thafur apud gentiies udicuntur quos nos, ut nimis litleraliter ioquar, trudannes vocamus. » Les Tafurs sont donc des truands. Et en elTet, il y a en arabe un mot tajir,jih, qui, dans Freitag, est traduit par vir sordens et sqaalens. A Taide de ces passages on complétera Tarticle de du Gange , qui n a que tafuria, expliqué par irihati species, et qui cite seulement un texte espa- gnol peu ancien : Los iahures e los vellacùs, 11 faut dorénavant ajouter le mot tafur, et, sous cette rubrique, rapporter le texte de Guibert et les vers de la Chanson d'Antioche et du Charroi de Nymes.

Lauteur de ce dernier poème en a usé fort librement avec le sens du mot iafar; c était une qualification donnée par les Sarrasins à une bande de chrétiens; lui s*en sert pour désigner les Sarrasins eux-mêmes. Mais il lui suffisait que ce fût une expression injurieuse pour qu*il la jugeât bien appliquée, quand il s*agissait de ceux qu*on appelait com- munément la paie gent averse. L'emploi de ce mot fixe une limite supé- rieure, au delà de laquelle on ne peut reporter la composition du poème. Tajur n*a pris naissance que dans la première croisade, qui appartient aux dernières années du xi* siècle. D'un autre côté, Tusage de lassonance ne permet pas non plus de faire descendre le Charroi de Nymes beaucoup au delà de la première moitié du siècle suivant. G*e$t à un point indéterminé de cet intervalle que notre trouvère a écrit.

Il y a, dans la publication de M. Jonckbloet, un certain nombre de fautes d'impression que je n ai garde de relever, car cela est péché véniel pour un étranger imprimant un livre de vieux français dans un pays étranger; mais il y a un certain nombre de vers faux, que j'ai grand soin de relever; car cela est imputable, non à M. Jonckbloet, mais aux manuscrits, avec lesquels je prétends bien qu'on doit prendre la liberté de les corriger, suivant les règles de la critique.

P. 9, v. 33o :

Si vienent dui mesage

Qui li aportent une novele aspre.

Le vers n'y est pas. La correction se présente de soi :

Qui H aportent unes novdes aspres.

Unes, au pluriel, ce qui est une locution bien connue. Ceci n'est pas même une conjecture, car au vers ilx^lx on lit correctement : Unes novelles aspres.

318 JOURNAL DES SAVANTS.

P. 9,V. 1901 :

Dont auras Rome quHe en héritage;

lisez tôt qaite. P. 83, V- 385 :

Ge vos dorrai de France un quartier.

il fiiut lire : de France l'an qaartier; correction qu*on aurait trouvée sans peine, et qui, bailleurs, est donnée par cet autre vers (43a) :

Or m*a de France otroié l*un quartier. P. 107, V. l3oi :

Com faitement Guillaume ataînent. Rien ée plus simple que de restituer le vers en lisant :

Com faitement Guillaume il ataînent. P. 109, V. 1389 :

Et la bataille orrible et pesanz;

^ ajoutes moalit et lisez moalt orrihle, P. laA.v. 428 :

Tant redoutons Guillaume au cort nés.

bonne leçon est donnée par une multitude de finales semblables ; mettes daM GaiUaame au cort nés. P. i55, T. 1589 :

El paies mainent et Toncle et le niés.

Ce vers n*est pas sur ses pieds; il est entaché aussi d*une autre faute : niés est le cas sujet du mot dont nevea est le cas régime; il faut donc dire, pour satisfaire en même temps à la versification et à la gram- maire :

El paies mainent et Tonde et le neveu.

Dans des rimes par assonances, neveu ^ k la fin du vers, convient aussi bien que niés.

P. 160, V. 1802 :

Li cuens Bertrans Ten apele ayant

MAI 1857. 319

On ne doit pas laisser boiteux un tel vers, pouvant le redresser si sûrement; lisez : l'en apele devant, P. 295, V. 3o3i :

Quant la chiere vos est si enflamée;

dites et qaant Rien, dans le contexte, n empêche de mettre cette

particule, que la mesure rend nécessaire. P. 297, V. 3 108 :

Guillaume a la roïne vergondée. Celui-ci est tout à fait défectueux. La restitution doit être : La roîne a Guillaumes vergondée. P. 33o, V. 389 :

Ainz oue Guiborc ait ses diz parûnez , Sont descendu desous Orençe es près, Tendent leur loges et paveilTons et très ; Gnii moult la force Guillaume au cort net.

Le deruier vers manque d*une syllabe. Au premier abord la correction semble être :

Crut moult la force de Guillaume au cort nez; mais , en prenant en considération le vers & 1 5 1 :

Or vait Guillaume moult grant force croissant ,

on voit que oroi&tre est ici un verbe actif, dont Guillaume est le sujet, et on lira :

Moult crut la force Guillaumes au cort nez. P. 354, V. SayS:

£spiez ot fort, grant et large enseigne.

Poiur avoir le vers, il suffit de restituer la préposition que le copiste a oubliée :

Espiez ot fort od grant et large enseigne.

It avait au épiea avec grande et large enseigne.

. Ce sont à peu près tous les vers défectueux que j ai rencontrés , et

dont la restitution n*a présenté aucune difficulté. Il ne m*en reste fdus

320 JOURNAL DES SAVANTS.

quun à citer; mais celui-ci a résisté à tous mes efforts. On lit, p. i là,

V. 38 , de la Prise d'Orange :

En ol, pour voir, mainte paine sofferte. Maint jorjean^ et veiliié mainte vespre.

Le second vers, qui serait exact dans notre manière de compter les syllabes, ne Test pas dans la manière ancienne, jeune est trissyllabique : jeûné. Cela est constant, et je citerai on exemple un passage parallèle du Charroi Je Nymes , v. 4 2 :

Et tant Y05 estes trayaillîez et penez. De nuiz veillier et de jorz jeûner.

Pour expliquer cette anomalie, j*ai pensé que peut-être le trouvère avait fait la contraction que nous faisons présentement et dit, comme nous, jeune en deux syllabes; et que peut-être, dès ce temps-là existait une double prononciation : lune plus récente et plus populaire {jeûner), et l'autre plus archaïque et plus relevée [jeàner). Mais« avant d'admettre une telle hypothèse, il faudrait avoir réuni un nombre suffisant de cas, de pareilles contractions seraient bien établies. Aussi , en l'absence d'un travail de ce genre, et avant d'admettre que le trouvère ail con- tracté, contre l'usage général, le mot en question, je serais disposé à lire, quoique ce soit faire une certaine violence à la construction :

En ot, pour voir, mainte perte sofferte, Moult jeûné , et veiliié mainte vespre.

Quoi qu'il en soit de cette correction, il demeure certain que, toutes les fois qu un vers est boiteux, il y a une faute de copiste et que l'édi- teur est autorisé à le rectifier, tantôt à l'aide de passages parallèles, ce qui est le mieux, tantôt à l'aide de conjectures, qui sont d'autant plus probables qu'elles sont fournies par une lecture plus étendue dos textes et une connaissance plus exacte des règles de la versification et de la graomiaire. On peut affirmer que, dans cçtte mass,e énorme de vei*s que nous possédons, il n'en est pas un de faux. Il suffit, en notice versifi- cation, de consulter l'oreille pour reconnaître le rhythme; et l'oreiUe des trouvères était parfaitement exercée. La prononciation qui préva- lait, en poésie du moins, ne contractait rien : plaie se prononçait pta-j'e; voie se prononçait vo-ye; ils aimoient se prononçait aimo-ye; ïe féminin des adjectifs en i, en é, en a, se faisait toujours entendre; Ys qui sui- vait un e muet n'en permettait jamais félision. Le fait est qu'on donnait aux mots toute leur amplitude , plus encore que ne fait la pror

MAI 1857. 321

nonciation poétique de notre temps , qui cependant consenre beaucoup de traces de cet usage et qui tranche par avec la prononciation cou- rante. Y avait-il, à Tëpoque des trouvères, une aussi grande différence entre les deux prononciations? Ce qui me porterait i croire que non, c'est la sûreté avec laquelle ils construisent leiurs vers.

Mais s'ils ne prenaient jamais de licence avec la métrique, ils en pre- naient souvent avec la grammaire. Pour satis£dre tantôt à la mesure , et tantôt à la rime, ils violaient les règles de la langue. Aussi faut-'il user de beaucoup de discrétion pour corriger grammaticalement les vers. Cependant, quand on lit un poème de quelque longueur, même copié par le plus mauvais copiste, on ne tarde pas à reconnaître que le nombre des cas la règle est observée l'emporte immensément sur le nombre des cas elle est mise de côté. Il en résulte nécessairement que, on la rencontre méconnue, elle ne Test que par le fait c}u copiste, à part les exemples dans lesquels la mesure ou la rim0 s'op- posent à la restitution. C'est d'après ces conditiolis qu'à mon avis pii doit procéder à la correction des vers.

La règle du sujet et du régime, les deux souk- cm de ht déclinaison latine qui fussent restés dans le vieux français, est une de celles dont le» trouvères se dégagent le plus &cilement. Pourtant, comme ils l'obser- vent toutes les fois qu'ils le peuvent (cela se voit à la simple lecture), il faut la rétablir le copiste est visiblement seul en cause. Ainsi , p. 3i, V. 1 163 :

Puisque mou oncle a le camp gaaignié,

mon oncle est le régime; le sujet est nécessaire, et Ton mettra mes oncles, comme plus loin, p. 160» v. 1788 :

Mon est mes oncles, par le mien esciant.

Home fait au sujet hom, et au régime home. Cependant je trouve, p. 13 a, V. 36o:

Home qui aime est pleins de desverie ;

mais, six vers plus bas, je lis :

Homs qui bien aime esl Iresloi enragiei.

C'est donc aussi homs qui bien aime qu'on doit mettre dans le vers la règle est violée. Hom et home sont de ces formes sur lesquelles le nombre infmi des exemples ne laisse aucun doute. Il en est de même de traître au

Al

H2Î JOURNAL DES SAVAMS.

•|ij«t, et traUar au rëgime. PoartaDt* roict un cas iraUre est emploré «'OmiM eipme d'une prépofitioo, p. 5 1 , v, 1 90 1 :

Cir bien Tafes dcfenri» ce fadnez Que por tnJtre œrtef teoui en Icl

On corrifera cette faute en supprimant le foe, suppression tout i fait autorisée par fandenne syntaxe, et en lisant por trmîor. Dans le passage iufvantt p. 177» V* 5â3 :

es «lex, Vivien trailor,

tHStaff qui devrait avoir la fleiion du sujet, a la flexion du r^ime, mais il n'y a aucune tenutive à iaire; tnûtor^ étant â la rime, ne peut èirt changé; c'est une licence qu'a prise le trouvère. Au reste, en exa- minant ce genre de licences, on verra que les trouvères mettent quel- Îuefois le régime au lieu du sujet, mais rarement le sujet au lieu tt régime; c'est qu'ils obéissaient dès lors à la tendance que la langue avait à abolir les cas, à laisser tomber le cas sujet et à ne plus se servir que du cas régime, ce qui s'est finalement accompli dans le français moderne.

Dans quelques circonstances, les solécismes ne sont qu'apparents, ^lantdus seulement è des accents mal placés, qui transforment des fémi- nins en masculins. Quand on lit, p. 100, v. io33:

Sur la chaucié paiMcnt Gardone au gué,

on croit à un solécisme, car chancié ainsi écrit ne pourrait être qu'au masculin î mais elTaoos Taccent, il reste la chaucie, féminin alors, comme aujourd'hui la chaauée. Même faute dans le passage, p. 3a6, v. Aa3g:

Que Guiboro ieri à cbavauf traînée, Ou on la mer noie et effondrée;

ce masculin noie ne doit pas être laissé; on retrouve le féminin et la véritable leç<Mi en Ataiit l'accent et en lisant nme. Je citerai encore ces vrrs.p. A16. V. 76(53:

Ghauœa de fer, blanches comme flor de prer, Li ont chauciéa , no t*i sont arestes.

Il fkul enooro ofTactT l'accent, et chaacies sera au féminin comme il Mnviratf En général, on doit faire attention h ces participes féminins en ^1 rHiI de ne |uis y mettre tm accent qui trouble la grammaire. U eut hors do doute, maintenant, que la négation btine non a été

MAI 1857. 323

représentée dans ràncien français, pendant quelques temp^, par nen^ Ce temps n*a pas été fort long , et nên , dans les textes, est une marque d'anti- quité. Gomme les manuscrits, vd le système orlhograpluque d*alors, ne distinguent pas nen, n^[ation, de n^n, mot composé de deux, pour ne en, a faut se garder, en mettant Tapostrophe ( ce qui ^ un service rendu au lecteur), de ne pas se m^rendre et de ne pats introduire, par la manière d'écrire, le pronom en dans des phrases il ne se trouve pas réellement. Ainsi, p. 1 1, v. 4oi, au lieu de

Ainz mes nos clers n'en ot le cuer si large» lisez :

Ainz mes nus clers nen ot le cuer si la^ {non hahtdt);

au lieu de (p. 1 921 , v. 1 1 2 1 ) :

Ne ge n*en ai ne argent ne or mier, lisez :

Ne ge nen ai ne ^rgeikï ne or mier;

aulieu de (p. 3a4f V. A169) :

Mes de la targe mie n en i trova , lisez :

Mes de la targe mie nen i trova ;

enfin; dans le v. 589a, p. 870, Féditeur a écrit non pas n'en, comme

plus haut , mais ne n :

' *

Devant leur brans ne n*a nos garison;

c*est encore ici la négation nen :

Devant leur brans nen a nos garison.

Ces remarques minutieuses, qui, constatant la grammaire, expliquent les locutions et purifient les textes, ne sont pas sans ut^té pour assurer les fondements de notre plus vieille littératiu^, qui eut une importance historique dans l'Europe du moyen &ge.

Deiud4me partie.

ESSAIS DE CORRECTION DE PASSAGES ALTiais DAMS LES TEXTES PUBLI&S PAR M. JOHCKBLOBT; ROTES SUR QUELQUES MOTS ; Tilf 0I6RA0ES SUR L'ARTIQUITi QE lOTRE POisiE.

Les manquements des copistes ùe se bornent pas à busser k syntaxe

ài.

324 JOURNAL DES SAVANTS.

et les yen; ils yoât jusqu'à reDdi*e maint passage inintelligible. Cest le déroir de la critique dy remédier par la collation des manuscrits, et, quand Caire ne se peut autrement, par la conjecture. Le trouvère, comparant son temps à celui de Charlemagne , dit que les princes ne font plus droit, que les méchants ont tourné la justice en courtoisie pour' Targènt de corruption qu*ils reçoivent; mais que Dieu, qui tout gouverne, punira les pervers.

Lors fist Ten droit, mes or nel fet Ton mes ; A cortoisie Toot tome li mauves ; Par faus loiers rcmainent li droit plet. Dex est preudoms, qui nos gouverne et pest, Si oom querrons anfer qui est panés, Les mavès princes dont ne resordront mes.

Ces deux derniers vers ne peuvent se comprendre; la première personne du pluriel , querrons , ne s*accommode en rien à la construc- tion. M. Jonckbloet, qui a donné avec beaucoup de soin les variantes de plusieurs manuscrits, n*en a aucune pour ce passage. Considérant que les mavès princes est au régime, je pense que enfer est sujet, et, dès lors, je lis en un seul mot et à la trobième personne du singi^er, coiii^ii^rra, au lieu de com querrons :

Si conquerra anfer qui est ponès

Les mavès princes dont ne resordront mes.

C*e8t4-dire : Dieu, qui nous gouverne et nous nourrit, est sage, si bien que Fenfer prendra les mauvais princes, qui nen ressortiront jamais.

Dans la belle scène au début du Charroi de Nymes, quand Guillaume , énumérant i Looys les services rendus, lui demande une honor, c*esl- à^ire un fief, on lit :

Looys, Sire, ditGuSIaomes li bers. Moult t*ai servi par nuit de tastonner. De veves famés, d'enfadi deserftef. liés par mes armes t*ai senri comme bers ; Si t*ai fomi maint fort estor champel. Dont ge ai mort maint gentU bacheter; Dont ii pechié m'en est el cors entré; Qai que il fassent, si les ot Dex formés, Dex penst des âmes , si me le pardonnes.

(P. 74)

M. Jonckbloet n*a là-dessus aucune variante. Cependant le texte ne me parait pas admissible. Comment serait-il possible que Guillaume ,

MAI 1857. 325

qui est un loyal baron, avouât « oiant toute la court, pour me servir des expressions de ce temps, avoir commis, de nuit, des œuvres furtives, avoir déshérité des veuves et des enfants, lui qui, justement, quand Louis lui oflnra les fiefs de veuves et d*enfanls, se récriera contre de pareils dons qui dépouillent les faibles; lui qui, en rappelant ce qu'il a fait pour le roi, ne cite que des actes dignes d'un vaillant guerrier? De plus , dans le contexte , on ne se rend guère compte du vers :

Mes par mes armes t*ai servi comme bert ;

cela semble indiquer une opposition entre les services loyaux de Gm'Uaume et d autres services moins honorables. Je propose donc de lire :

If ouït Cont servi par nuit de tastoner,

De veves famés, d'enfanz deseriter;

c est-à-dire : beaucoup font rendu des services que la nuit a cachés de son ombre et font aidé à déshériter les veuves et les orphelins.

Ailleurs, page 116, le captif échappé d*Qrange venant conter à Guillaume les nouvelles qui fenflammeront d'amour pour dame Orabie , le trouvère dit :

Icil dira tiex noveles ancai A nos barons qui parolent de bruit. Que pois torra Guillaume à anui Que a déduit de dames nu à nu.

Cette phrase n*a pas de sens; mais, remarquant le ijue devant â déduit,

on comprend bien vite qu il s*agit d'une comparaison entre ïennui que

la guerre d'Orange vaudra à Guillaume et le déduit qui lui en reviendra.

Cela établi, la correction va de soi; il faut lire plus au lieu de puis; et

le sens est : celui-ci dira, aujourd'hui même, à nos barons qui parlent

à haute voix, de telles nouvelles qu'il en résultera pour Guillaume plus

d'ennui que de déduit. Torra est le futur du verbe tourner; et comme

le troisième vers n y est pas , on le lira , toute correction faite :

Que plus torra dant GuiOaume à anui.

Je ne laisserai pas non plus sans remarque ce passage-ci ; il s'agit des innombrables païens qui couvrent le pays et de Vivien qui les brave :

Tant en i ot, h cors Deu les mehaigne, N*i a valée ne tertre ne montaime Ne soit coverte de cde gent grilugne.

326 JOURNAL DES SAVANTS.

liés Vmens, qui un seul ne desdaigne, Point le cheval

(P. 199.)

L'hémistiche, Qui un seal ne desdaigne, ne signifie rien, 6u plutôt a un sens contraire à ceiui que le contexte réclame. L auteur a voulu dire et a certainement dit : Vivien , qui n*en redoute pas un seul . . On re- trouvera l'idée en lisant 2 ^* .

Mes Viviens , qui d*un seul ne se

Il y a dans les trouvères un lien commun, à savoir Joj^s'd la mer betée, locution dont ils se servent pour exprimer un immense éloigne- ment. Diex en a donné une bonne explication : dans la légende de saint Brandaine , il est dit que la mer fkt hietie; et comme l'original latin porte mare coagulatum , il ne reste pas de douté sur le sens de cette expression : la mer betée, cest la mer glacée. On expliquera de la même fisiçon les deux vers suivants, qui sont dans la BataiUe d*Aleschans :

Desoz Tauberc li est H sanc betez.

(V.715.) et

Del sanc des cors est la terre betée.

(V. 54i3.)

Beté veut dire caiU^.

M. Génin , de regrettable mémoire , qui a eu , sur notre vieille langue , tant d'heiu^ux aperçus , mêlés , il est vrai , de quelques erreurs , a donné une étymologie du mot lianneton. Suivant lui, la prononciation populaire, qui ôte l'fc aspirée, est la bonne. uAnnetons, dit-il, est le diminuûf d'on^, a formé du latin anas, pour quelques rapporta de figure qu'on a cru <i saisir entre l'insecte et l'oiseau :

Anes, malkrs, et jars, et eues.

(Rom. dtt Renard.)

li Duguez, qui fut le maître de français de Henri VIII, écrit dans sa gram- «maire : thb ducxlyns, les ânnetons, sans ft. dugk est un canard en <i aurais* A la vérité , Palsgrave, contemporain de Dc^guez, range le mot iiianneton parmi ceux qui ont l'fc aspirée. Mais Dugues était français, « et Palsgrave était anglais. Duguez enseignait le français usuel, et P&ls- (( grave enseignait le français littéraire ... L*h aspirée n'est qu'un ca- « price de gens à qui il plaisait de mettre un mot en relie£ Vous avez (( encore en France des localités l'on prononce hénome, himmense.

MAI 1857. 327

tt Si la mode 8*y met, on dira quelque jour des hépinards, aussi légitime- « ment que Ton dit des hannetons. Et TÂcadëmie l'adoptera ; et ceux qui « sobstineront à dire des épinards seront de vieux ridicules. Voilà ce que « c'est que lusage. n [Récrîiations phiblogùjues ^ t. I, p. i36.) Duguez a raison d'écrire sans hlesanneions^qae nous disons maintenant cannetons, et dont le nom vient, en effet, de anas. Mais Palsgrave n*a pas tort de mettre un h à hanneton. En effet, je le trouve écrit de la sorte dans un de nos poèmes sur Guillaume d'Orange :

G)rsolz lui dist deus moi par contençon : t Ahi Guillaume, comme as cuer de félon I « Ne valent mes ti cop un hanetoo. »

(Li coronsmens Locyi, v. io5o.)

\Jh est donc primitive dans ce mot; et il n'y a aucun rapprochement à faire entre anneton et hanneton. Cela donne du poids à la conjecture de M Diez qui suppose, dans hanneton, un diminutif du mot allemand hahn (un coq), weiden-liahn étant encore un nom provincial du hanneton. J*ai rencontré , dans ces mêmes poèmes, un mot dont Tétymologie oSre de très-grandes difficultés: c'est complot. Il n*a pas tout à fait le même sens qu'aujourd'hui, et il est pris pour une foule, une presse :

Quant Sarrasin voient mourir Margot, Plus de viot mille viennent plus que le trot; Chascuns portoit ou lance ou javelot; Rntor Guillaume veissies graot complot.

{BaU iAUsclions, v. 6oô3.)

Il n*est pas isolé en la langue de ce temps; car dans Benoit, Chroniifae des ducs de Normandie, II, v. 1 0,^99, je lis :

Cil prent Tespée qui resplenl. Qui plus vaut de cent mars d^argeni; Ariere lurae al bruiseiz E au très fier coroploteix.

Ce mot parait évidemment composé; et, en effet, Tanglais nous offre le simple plot, qui signifie morceau de terre, projet, complot. Ce simple, à ma connaissance du moins (et pour de pareilles assertions, on est obligé de s'en fier à sa mémoire et à des glossaires jusqu'à pré- sent très-incomplets] , n'existe pas dans les textes d'ancien français que nous avons; mais il n'est pourtant pas étranger à notre langue, carpiot se lit dans le Glossaire da centre de la France, de M. le comte Jaubert,

328 JOURNAL DES SAVANTS.

avec le seos de chanvre teille, de billot de bois et de chantier sur lequel on pose les fûts dans les caves. Il se trouve aussi avec le sens de billot dans le Noaveaa glossaire genevois de Humbert. Autant que mes re- cherches s*ëtendent, plot nest quen français et en anglais; je n en ai rencontré de trace ni en italien, ni en espagnol. On y distingue trois significations : i *" pièce de terre; a* billot de bois; 3"* chanvre teilié, à la- quelle se rattache peut-être celle d*assemblage comme dans comflot, puis , par dérivation , celle de plan , d*intrigue. De la première on pour- rait rapprocher plodias, mesure de terre, dont du Gange cite un exemple en un texte italien, de Tan i3 19, de la seconde, ploda, pièce de bois, cité aussi par du Gange. Remarquez, dans tous les cas, qu'on ne sait non plus d*où proviennent ces mots bas latins. Quant à la troisième , j'avais songé h plociam, étoupe , qui se trouve dans Isidore. Maisp/octom ne donnerait pas facilement plot; et, pour compter sur une pareille dé- rivation, il faudrait quelques intermédiaires. Je n insiste donc pas da- vantage sur cette hypothèse; et, jusqu'à plus ample informé, plot reste une énigme étymologique.

Le roi Gorsolt, celui qui coupa le bout du nés à Guillaume, est un géant effroyable. Entre les deux yeux, Tinlervalle est large d*un demi- pied, et i\ 2L ane grant toise des épaules au brayer. Vapostole de Rome est allé en mission près des païens pour demander qu'ils se contentent de tout l'or de la ville et qu'ils se rembarquent sans plus ravager la terre. Il est amené près de Gorsolt. Gelui-ci :

Vers l*aposloUIe commence h reoillier;

A voîz escrie : t Petis homs , tu que quîers ?

Est-ce tes ordres que baus es reoîgniex ?

(P. i4, V. 5o4.)

Ge géant énorme se baisse vers le petit homme, et lui demande si c'est en vertu de l'ordre auquel il appartient qu'il est tonsuré au haut de la tète. Mais que signifie reoillier? Reoillier n'est pas un mot qui ait tout à &it disparu du langage de la France; il se dit encore dans le Berry , et M. le comte Jaubert l'a consigné dans son Glossaire : a Rœiller, regar- der avec curiosité, n Rœiller, comme l'antique reoillier, est sans doute formé de la particule re et de oil ou œil.

A toute époque , les écrivains ont puisé dans la langue latine comme dans un fonds commun. Ge fut une nécessité. La première formation , celle qui fit véritablement le français , ne porta nécessairement que sur le9 mots d'un usage habituel; à ceux-là elle mit son empreinte, et les marqua comme mots de la langue d oil. Gela constituait un voca-

MAI 1857. 32«

bulaire assez borné ; aussi quand le langage vulgaire se substitua peu à peu au latin dans la poésie, dans la chronique, dans f histoire, des lacunes furent senties-, et, le latin étant à portée, on lui emprunta; mais ces mots, introduits de seconde main, restent reconnaissabl es; ils sont latins et non français. Il n y avait pas , dans le vieux français , de terme qui répondit au latin meretrix. Vivre en soignentage se disait d*une femme qui vivait avec un homme sans être mariée. Dans Raoul de Cambrai il y a un passage sont rassemblés une fouie de mots usuels en pareil cas. Raoul dit à Marcent , maîtresse du comte Ybert et mère du bâtard Bemier, en Tinjuriant:

Je ne fai rien de putain chamberiere Qui ait eslé corsaus ne maailliere, A toutes gens communaxgarsoniere. Au comte Ybert vos je soldoiere. . . .

Et la dame répond :

. . . Or oi parole fiere , Laidengier mol par estrange manière. Je ne fus onques corsaus ne maailliere. S*un8 gentils homs fist de moi sa roaistriere , Un fil en ai , dont encor sui plus fiere.

Dans cette pénurie d'un mot qui lui convint, l'auteur de la Bataille (tAleschans n a pas craint de recourir au latin meretrix :

£l ma seror, la pute merelris, Par cui je sui si viiment recuiliis.

(V. 2890.)

Si ce mot avait passé par la bouche populaire, il se serait sans doute transformé en mereïs, comme imperatrix en empereïs; mais à l'époque le trouvère composait, mereis n'aurait pas été compris; et force lui-fut, comme force nous est, toutes les fois que nous introduisons un vocable latin dans la langue, de lui laisser sa structure latine, qui seule le rend intelligible, sinon à la foule, du moins aux lettrés.

Ou sait que quelques-uns des mots qui ont passé du latin dans le français primitif ont changé d'acception. Ainsi exiliam a donné essil avec la signification, non de bannissement, mais de ruine, de destruction; calamniari a donné chalenger avec la signification, non de calomnier, mais de défier, provoquer; et ainsi de plusieurs autres bien connus. A cette classe j'ajouterai imperium, empire, qui a pris la sens d'armée, do force militaire :

4a

330 JOURNAL DES SAVANTS.

£ii petit dVm «il i ot lanl d*aniiet^

Nél porroit dire ous den tant soit letrti.

Sion vos puis dOre, et si est verilec,

Si gnnt empire ne yH homs qui soit nez,

Com en cel champ ot le jor assemblée.

{BaL <tÀl€$chaia,y, 5a5o.)

Et pour tpi'on ne croie pas que cet emploi soit ^efque 'Obose ée spécial à Vauteur et d'arbitraire, je citerai des vers de k ChoMon ÏAntkéke, le mot ^empire eart le même :

Des armes sus païens ert H vaus reluisans; Et Solimans de Nique o ses Tare malfMsans S*en issi après eux ; H empires fu grans ; Cent noilliers et cinquante i ot des raescreans.

(I, Y. 3io.)

En lisant des vers comme ceux-ci :

Dient François : t Or as que bris parlé, « Quant tu ce crois que Mahomet soit ; »

on éprouvera certainement, à moins d*une grande habitude, quelque difficulté à comprendre or as que bris parlé. Cest qu'en eflet le mot qui petit embarrasser a deux formes très-différentes, suivant quil est sujet ou régime : bris dans le premier cas, Irkon dans le seconde Les mots de ce genre dérivent d'un substantif latin en o, onis; latro, leres, latra- nem, larron; brico, bris, briconem, bricon. Brico ne figure pas dans le Glossaire de du Gange; on ne le trouve donc en aucun des textes qui nous sont parvenus; pourtant il appartient très-certainement au bas latin , e est-i-'dire à ce latin de transition d'où le français est né. Il a bien felbi qu'à un certain moment il ait existé dans la latinité le mot brico, dédiné comme un substantif latin , avec l'accent sur &rîaù tiotnv' natif, et Faecent sur co à f accusatif^ pour qu'il en soit né, en français, hm au sujet et bricon au régime. Le provençal a aussi irts et bricon em- ployés comme fait le vieux français. La conservation d'mn cas sujet et d*un tms "^kffxne est ce qui distingue le plus la langue d'oc et odle d'oïl des autres langues romanes.

Reculer les origines de la poésie narrative en français josipi'au XI* siède est un résultat légitime, obtenu par la critique, poisqu'on lait voir, pour la geste de Guillaume d'Orange , qu elle était en pleine popu- larité dès les premières années du xn*. G*Mt encore dms les premières années de ce siècle que des jongleurs chantaient la geste de GuiUaiame

MAI 1857. m

Longue-Epée, fils de RoUoq, le premier duc de NoroQiaadi». Wace dit dans son roman de Aoa, I, 106 : .

r

A jugleon eo m^tfaoo^ ehanler Que Willames ...»

L enfance de Wace, qui était dëjà clerc lisaat ious Hexuî I*' d'Angle- terre , mort en 1 1 35 , appartient aux commencen^nts du xii* lièclç; et, comme pour Guillaume d'Orange, une poésie populaire et chantée par les jongleurs dès ce temps-là remonte fans conteste à des débuts plus anciens. Au reste nous avons un témoignage qui nous apprend que deux cents ans auparavant il s'était fait des vers en langue française, en langue d*oîl. Rollon, à la tête de ses Normands, ravageait la France; il assiégeait Chartres ; Tévêque appela à son secours les Français , les Bour- guignons et les Poitevins; avant Tarrivée de ces (}emiers, une sanglante bataille fut livrée, les Normands eurent le dessous; Rollon s* enfuit avec une portion de son armée; le reste demeura enveloppé. Arrive le comte Ebles avec les Poitevins; mais dans la nuit les Normands cernés font une sortie, mettent en déroute leurs ennemis, et s'échappent. Le comte Ebles, dans la terreur et les ténèbres, alla se cacher chez un foulon.

Hepana e cueez e muciei Se fo la nuit quens Ebalon , Geo U'uîs lisant, chez un fulun; Tant i estut espoenlez. Que li quens fu quis e trovez. Mult par en fu puis lut le meis Eslrange eschar entre Franceis; Vers en firent e estraboz. Ci out assez de vilains moz.

(Benoit, Chr. de Norm. a, 5go&.)

Il est dommage que nous ne possédions pas cet échantillon de la langue d'oïl dans le passage du ix* au x* siècle. Une maie charvum, comme disent nos trouvères, fiit chantée du comte Eble, mole chanson qiMr Roland à Roncevaux craignait plus que la multitude des Sarrasins. Quand dans la première crobade Etienne donne le conseil d'une lâche retraite , un chevalier, Olivier de Jusi , s*écrie :

Seigneur, entendes moi, franc chevalier vaillant; Encor sont lot entier nostre escu flamboiant, Ne ne somes plaie dariere ne devant. Ne sont pas desmaiUé no haubert jaserant

332 ^ JOURNAL DES SAVANTS.

Se à Tosi Dame Diea en aloroes fuiant, Anqui nous gaberont Baivier et Alamant. Alons les Turs ferir, el non Dieu le poissant.

( Chans. et A ntioche , II , 3 1 ) .

G^est une peinture fidèle des mœurs et des sentiments. La geste, la mcde chanson, les jongleurs, tout cela est étroitement lié aux anciens temps de la vie féodale.

É. LITTRÉ; (La suite à un prochain cahier.)

NOUVELLES LITTÉRAIRES

INSTITUT IMPÉRIAL DE FRANCE.

ACADÉMIE FRANÇAISE.

«

H. Alfred de Musset, membre de l'Académie française, est mort, le a mai 1857, i Paris.

ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS ET BELLES-LETTRES.

M. Dureau de Lamalle, membre de f Académie des inscriptions et beUes-letlre.^ , est mort à Paris, le 17 mai 1867.

ACADÉMIE DES SCIENCES.

M. Caucfay (Augustin-Louis) , membre de TAcadémie des sciences, section de liiéoiuiique« est mort à Sceaux (Seine), le 33 mai 1867.

Dans la séance du 3 5 mai, M. Passy (Antoine), a élé élu membre libre de fA-* cadémie des sciences , en remplacement de M. Bonnard , décédé.

ACADÉMIE DES BEAUX-ARTS.

M. le marquis de Pastoret (Amédée), membre libre de TAcadémie des beaux^ arts, est mort à Paris, le ig mai 1867.

M. Simart, membre de T Académie des beaux-arts , section de sculpture, est mort à Paris, le 27 mai 1857.

MAI 1857: 533

ACADÉMIE DES SCIENCES MORALES ET POLITIQUES.

L* Académie des sciences morales et politiques a tenu, le samedi 2 mai, sn séance publique annuelle, sous la présidence de M. Bérenger.

Après un discours d'ouverture, le président a fait connaître, dans Tordre sui- vant, les décisions de TAcadémie sur les prix décernés, et annoncé les nouveaux sujets de prix mis au concours.

PRIX DÉCERNÉS.

Section de philosophie, •^— L'Académie avait proposé, pour Tannée i856, le sujet de prix suivant : « De la philosophie de saint Thomas. >

Le prix a été décerné à M. Charles Jourdain, agrégé de la Faculté des lettres, chef de division au ministère de Tiiistruction publique et des cultes.

Une mention honorable est accordée à M. Domet de Vorges, attaché au ministère des affaires étrangères.

Section de morale, L'Académie avait proposé, pour Tannée i856, le sujet de prix suivant : «Exposer et apprécier Tinfluence qu'a pu avoir en France sur les «mœurs la littérature contemporaine, considérée surtout au théâtre et dans le * roman, w

Le prix a été décerné à ^f. Ei.-gène Poitou, coUseilIcr à la cour impériale d'An- gers.

Un accessit a été accordé à M. Arsène Legrellc, licencié en droit, k Paris.

Section de législation, droit public et jurisprudence, L'Académie avait mis an

concours, pour Tannée i856, le sujet de prix suivant : «Retracer Thistoire des

«divers régimes auxquels les contrats nuptiaux sont soumis; rechercher, au point

«de vue moral et au point de vue économique, quels sont les avantages et les

inconvénients de chacun de ces régimes. »

Le prix est décerné à M. G. A. Humbert, docteur en droit et ancien sons-préfet.

Une mention honorable a été accordée à M. Picot, avocat et docteur en droit, à Paris.

Prix quinquennal fondé par M. le baron Félix de Beaujour, L'Académie avait proposé pour ]854f et remis au concours pour Tannée i856, le sujet de prix sui- vant, dont la valeur était de 10,000 francs : «Manuel de morale et d'économie « politique à l'usage des classes ouvrières, t

Le prix est décerné k M. Rapet, inspecteur des écoles primaires, à Paris.

Deux mentions honorables ont été accordées : Tune à M. Augustin Rivier, vice- président du tribunal de Grenoble; Tautre à Tauteur anonyme du mémoire n* 1^.

L'Académie avait également mis au concours, pour Tannée i856, le sujette prix suivant, dont la valeur était de 5,ooo francs : «Du rôle de la famille dans «l'éducation »

Un prix de 3,5oo francs a été décerné à M. Barrau; et un autre prix de i,5oo francs a M. Prevost-Paradol, professeur à la Faculté des lettres d'Aix.

Une première mention très-honorable a été accordée à M. Rapet, qui a obtenu le prix de 10,000 francs dans le concours relatif au Manuel de morale et d'économie politique à l'usage des classes ouvrières. Une deuxième mention honorable a été accordée à M. X. Rousselot, professeur de logique au lycée de Troyes. Une troi- sième mention honorable a été accordée a Tauteur anonyme du mémoire n* i3.

334 JOURNAL DES SAVANTS.

PRIX PROPOSÉS.

Section Je philosophie. -*- L* Académie propOAe, pour ranoée i86o, le sujet de prix suivant : t De la philosophie de Leiboitz. »

Ce prix est de la valeur de i ,5oo francs. Les mémoires devront être déposés au secrétariat de rinstitut, le i* avril i85g.

Section de morale, L* Académie rappelle qu elle a proposé, pour Taunée i8&8, le sujet de prix suivant : « Exposer, d après les meilleurs documents qui ont pu « être recueillis , les changements survenus en France , depuis la révolution de 1 789 «dans la condition matérielle ainsi que dans Tinstruction des classes ouvrières, « et rechercher quelle influence ces changements ont exercée sur Tétat de leurs habî- « tudes morales. »

Ce prix estide la valeur de i,5oo francs.

Les mémoires devront être déposés au secrétariat de Tlnstilut, le 3 1 octobre 1867.

V Académie avait également proposé, pour f année 1867, ie suget de prix suivant, de la valeur de i,5oo francs : «ENéterminer les rapports de la morale avec Féco* t nomie politique. »

Lci mémoires ont être déposés au secrétariat de Tlnstitut» le 3i déoembre i856.

Section de Uqislalion, droit pablic et jurisprudence. L* Académie avait proposé, pMff rannée 10.57, le »ujet de prix suivant, de la valeur de i,5oo francs « Recher* «cher les origines, les variations et les progrès du droit maritime international» et «faire coi»siStre les rapports de ce droit avec Tétat de civiÙsation des difiiéronts

peuples.»

Les mémoires ont être déposés au secrétariat de Tlnstitut, le 3o novembre i8&€.

Section d'économie politique et statistique. *-* L* Académie rappelle qu'elle a mis au concours, pour Tannée 1867, le sujet de prix suivant : «Uétemuner les çaus^ «ênxqoelles sont dues les grandes agglomérations de population. Expliquer les c eSata qui s'ensuivent sur le sort des différentes classes de la société, et sur le dé* « veloppement de l'industrie agricole, manufacturière et commerciale. »

Ce prix est de la valeur de 1 ,5oo francs.

Les mémoires devront être déposés au secrétariat de FListitut, le 3i octobre 1837.

L* Académie rappelle qu'elle avait également proposé, pour Tannée i853, et successivement remis k i855 et 1857, Je sujet de prix smvant, de la valeur de ii5oo franes : « Rechercher et exposer : 1* les causes qui ont permis à la terre de t rendre, outre la portion de proauit nécessaire pour oouvrir les frais de culture, •un exoédant qui se convertit en rente ou fermage; 9* les causes qui dékerminenit

le tanic (dus ou moins élevé des rentes ou fermages.

Les mémoires ont être déposés au secréianat de ilnslitut, le 3i décembre i856.

L* Académie rappelle également quelle avait proposé pour Tannée i853, et remb successivement à i855 et a iSi57, le sujet de prix suivant : «Expliquer, «d'après les faits qui auront été constatés, Tinfluence de Taocroisiement récent et « aoudain des métaux précieux sur Tétot finaud^, industriel et conmaerdal des

«alioap.»

Ce prix eii de la valeur de i,5oo francs.

Les fdémoîres devront être déposée au secrétariat de TInstitnt , le 3 1 octobre 1857,

Mai 1857. is&

L^Académie rappelle qn*dle avait pit^HMé, pour Tannée 1867, k sâjei de pm suivant : t Étudier et faire connaitre les eauses et les efiets de 1* émigration déve* loppée dans le xix* siècle chez les nations de Tanden monde et de 1 inmiigration « cbn les nations du nouveau monde.

Le prix est de la vdeur de 1 ,5oo francs.

Les mémoires devront elfe déposés au seerétariat de Tlnstitut, le i" août 1857.

Section d'kisttfiro générale et philotophieue. -^ L* Académie avait proposé, pour l'année i8b6i le sujet de prix suivant : c Exposer les divers principes qui ont pré- «eidé au service muitaire et à la formation de Tarmée en France 1 depuis Torigine « de la monarchie jttsq«i*i nos temps ;

t Étudier dans leur origine et dans leurs développements successifs : i"" ie service «féodal; a* les milices loci^; 3* ^enrôlement volontaire; &* Tenrôlement forcé.

« Rechercher dans quel rapport ont été ces divers modes de formation de Fermée •eveic i*^t de la société et la condition des diverses classes de citoyens, et qtidle «inflnenoe ib ont, k leur tour, exercée sur Torganisation sociale^ le dévdoppement « de Tunité nationale et la constitution de TÉtat.

11 n*a été adressé qu'on seul mémoire a T Académie, et, ce mémoire ne lui ayant pas paru remplir les conditions du programme, elle remet la question au coneours pour Tannée 1669, dans les termes suivants : t Exposer les divers principes ^i il ont présidé an service militaire et à la formaHion de Tarmée en France, depôis t Torigine de la moiiarchie jusqu'à nos fteéips ;

«Étudier dans leur origine et dans leurs développements soccessib : i*le service «fôodtd; ^* les milices locales; 3* la formation et la constitution de l'armée pesma- «nente, d'après les ordonnances des rois; &* les divers modes d'entretien et de re- «nouvellement de l'armée permanente, spécialement l'enrôlement vidontaire, le «recraiement forcé et le service des corps étrangers;

« Rechercher dans qud rapport ont été ces divers modes de formation de l'armée «avec l'état <de la société et la condition d^ diverses classes de citoyens, et quelle «infleence ils ont, à leur (our« exercée sur Torganisation sociale, le développeiDaent « de l'unité nationale et la constitution de l'État.

Ce prix est de la valeur de i,5oo francs.

Les mémoires devront être déposés au secrétariat àm riostilnt, le 3i décembre i858.

L'Académie rappelle qu'elle a proposé, pour l'année 18&7, le sujet de prix sui- vant, de la valeur de i,5oo firancs : «De la condition des classes ouvrières en «France, depuis le xii* siède jusqu'à la révolution de 1789.*

Les mémoires ont être déposés au secrétariat de l'Institut, le 3i octobre i856.

L'Académie rapp^è qu'elle a également proposé, pour l'année i858, le sujet de prix suivant : « Rechercher quel a été le caractère politique de l'institution des « parlements en France, depuis le règne de Philippe le Bel jusqu'à la révolution «de 1789.

Ce prix est de la valeur de i,5oo francs.

Les mémoires devront être déposés au secrétariat de llnstitut, le 3i décembre 1857.

Section de poUtiqae, ùâmimstraiion, finances. L'Académie propose, pour Tannée 1859, ^HJ^^ P'*^^ suivant : « De l'impôt avant et depuis 1789. »

Le prix est de la valeur de t,5oo francs.

Les mémoires devront être dépesés au secrétariat de l'Instkut, le i** novembre i858.

330 JOURNAL DES SAVANTS.

Prix qainqujeruial fondé par M. le baron Félix de Deaajour. L* Académie propose , pour ^tre décerné en lë^g, le sujet de prix suivant : «Institutions de crédit. >

Ce prix est de la valeur de 5,ooo francs.

Les mémoires devront être déposés au secrétariat de Tlnstitut, le 3i décembre i858.

Prix qmaquennal fondé par M. le baron de Morogaes, à décerner en 1867 et i858. M. le baron de Morogues a légué, par son testament, en date, du a5 octobre i834 1 une somme de 10,000 francs, placée en rentes sur rÉtal , pour faire Tobjet d*uii prix à décerner, tous la cinq ans, alternativement par 1* Académie des sciences morales et politiques , au meilleur ouvrage sur létal du paupérisme en France et le moyen ty remédier; et, par T Académie des sciences physiques et mathématiques, à Y ouvrage qui aura fait faire le plus de progrès à Tagiiculture en France.

Chacun de ces prix est de la valeur de a,5oo francs.

Les ouvrages adressés au concours de 1867 ont être déposés au secrétariat de rinstitut, le 3i décembre i856; et ceux adressés au concours de i858 devront être déposés le 3i décembre 1857.

Pris Bordin. M. Bordin, ancien notaire, voulant contribuer aux progrès des lettres, des sciences et des arU, a institué, par son testament, des prix qui seront décernés, tous les ans, par chacune des cinq Académies de Tlnstitut. L* Académie a décidé que la somme annuelle dont elle peut disposer, diaprés le testament de M. Bordin , servirait à fonder un sujet de prix qui sera alternativement proposé par chacune des sections.

Section de philosophie, L*Académie avait mis au concours, pour Tannée i856, le sujet de prix suivant : « Histoire critique de la philosophie arabe en Espagne.

Cette question est retirée du concours et remplacée par la suivante, proposée pour Tannée 1860 : « Rechercher quels sont les principes de la science du Beau, et «les vérifier en les appliquant aux beautés les plus certaines de la nature, de la «poésie et dea arts, ainsi que par un examen critique des plus célèbres systèmes «auxquels la science du Beau a donné naissance dans Tantiquité, et surtout chez « les modernes. >

Ce prix est de la valeur de a,5oo francs.

Les mémoires devront être déposés au secrétariat de Tlnstitut, le 3i décembre i858.

Section de morale. L* Académie met au concours, pour Tannée 1867, la ques- tion suivante : « Rechercher et déterminer les principes do la morale considérée « comme science. »

Le prix est de la valeur de a,5oo francs.

Les mémoires devront être déposés au secrétariat de Tlnstitut, le 1* octobre 1867.

Section de législation, droit public et jurisprudence. L* Académie propose, pour Tannée i858, le sujet de prix suivant : « Rechercher, au point de vue philosophique «et moral, quelle est, d*après leur nature et leur mode d* affliction, Tinfluencedes «peines sur les idées, les sentiments, les habitudes de ceux à qui elles sont infli- « gées, et sur la moralité des populations.

Le prix est de la valeur de a,5oo francs.

Les mémoii^ devront être déposés au secrétariat de Tlnstitut, avant le 1* oc- tobre i858.

Prix lÀon Faucher, à décerner en 1860. M"* Léon Faucher, veuve de M. Léon Faucher, membre de T Académie, a, par acte notarié du ai juin i855, fait dona- tion à TAcadémie d*une rente annuelle de mille francs, destinée à fonder un prix

MAI 1857. 357

sont- ia dénomination de Prix Lion Faucher, à décerner tous les trois ans et alter** oativement au c meilleur mémoire sur une question d'économie politique, ou sur lia vie d*un économiste illustre, français ou étranger. »

En conséquence, T Académie propose, pour Tannée 1860, le sujet de prix sui- ▼ant: Retracer la vie de Turgot, exposer l ensemble des mesures administratives, t politiques, économiques, auxquelles il a ^ris part; en caractériser Tesprit, en si- t gnaler les conséquences. »

Ce prix est de la valeur de 3,ooo firancs.

Les mémoires devront être déposés au secrétariat de Tlnstitut avant le Si jan- vier 1859.

Pri» triennal fondé par M. Edmond Halphen, à dicemer ea 1860. Feu M. Ed- mond Halphen, ancien juge suppléant au tribunal civil de Versailles, a légué, par son testament du 3 juin i855, i TAcadémîe française et à TAcadémie des sdenoes morales et politiques, une rente annuelle de cinq cents francs, poor les arrérages de ladite rente être décernés en prir par lesdites Académies, tous les ans, tous les deux ou trois ans, à leur choix, savoir : par 1* Académie firançaise, à Towarags qu'elle JU' gmu à la fois le plus remarquable, au point de vae littéraire ou historique, et le plus di^ne au point de vue moral, et par T Académie des sciences morales et politiques, toit à l'auteur de l'ouvrage littéraire qui aura le plus contribué aux progrès de nnstrue- fiofi primaire, soit à la personne qai, d'une manière pratique, par ses efforts ou son an- seignement personnel, aura le pins contribuée la propagation de l'instruction primaire.

u prix que T Académie doit décerner tous les trois ans, et qui, dès lors, aura la valeur de i«5oo francs, sera distribué dans la séance puUique de 1860, selon les intentions du testateur. Le concours sera clos le 3i décembre 1869.

Après la proclamation et Tannonce de ces divers prix, la séance s*est terminée par la lecture d'une notice historique de M. Mignet, secrétaire perpétud, sur la vie el les travaux de M. Lakand.

LIVRES NOUVEAUX.

FRANGE.

Biographie unieerselle (Michaud) ancienne et moderne, nouvelle édition. Paris, chez M"" C. Desplaces, rue de Vemeuil, n"* 5a. Tome XVII, 654 pages, grand in-8* k deux colonnes. Le XVII* volume de la seconde édition de la Biographie uni" verselle vient de paraître, et il s*étend des lettres GO jusqu'aux lettres GRY. Ce volume se distingue, comme tous les précédents, par le soin scrupuleux avec lequel <m a révisé et complété la première édition. Nous y avons distingué^ panni Us Arti- cles nouveaux, Tarticle de M. Villemain, sur le comte Grey; mui de IL Barlhé» iemy Saint-HilîdrCt sur Gotama, philosophe indien; celui de H. Jules Janin, sur GrandviUe, le dessinateur; plusieurs articles historiques de IL Wcfss, de M. Cal- ieC, etc., etc. On se rappelle que la première édition, commencée en i8io, nVvait été terminée qu*en i8a8 : elle se composait de 5a volumes. Dqmià lors, un sup- plément y avait été ajouté en 3o vdumes. La seconde éditioil, parvenue aujour-

A3

338 JOURNAL DES SAVANTS.

d*hm k la moitié à peu près, formera 4o ou 43 Tolumes, qui, outre la première édilioD et le supplément corrigés , recevront toutes les additions nécessaires pour que cette grande œuvre soit tenue au courant des connaissances actuelles et des udis les plus récents. De nos jours , les études historiques ont fait d'immenses pro- grès, et la face de lliistoire a été presque renouvdée. La Biographie anhenelle devait suivre et refléter ce mouvement des esprits. Les nouveaux éditeurs n*onl pas manqué à ce devoir. Il suflit de jeter les yeux sur la liste des collaborateurs poor^ se convaincre que les noms les plus illustres et les plus autorisés en tout genre ont concouru et concourent encore à cette vaste entreprise. Sur trois cents auteurs environ, plus d*un quart appartiennent à Tlnstitut. Parmi les ouvrages de biogra- phie, il n'en est point, à notre connaissance, qui soit plus exact, plus sérieux, ni plus comjdet que celui-ci. L'exécution typographique, toujours si importante dans un ouvrage d'érudition et de science, est confiée aux presses de M. Henri Pion, imprimeur de l'Empereur.

Ckmming, sa vie et ses aweres, avec une f réface, par M. Charles de Rémusat. Paris, Didier etC^ 1867, in-8*, xvii-4o4 pages. »- Le docteur Channing, pasteur américain, mort en 1843, n'a guère été connu ches nous que dix ou douze ans plus lard, quand M. Edouard Laboulaye, de l'Institut, publia une notice très-inté- ressante sur le ministre unitairien, et traduisit une partie de ses œuvres. L'atten- tion publique en fut très-vivement frappée. Peut-être ne le sera-t-elle pas moins encore par la biographie complète qui vient de paraître, et par les morceaux nou- veaux de Channing dont cette biographie est accompagnée. Il n'est pas de spectacle plus attachant ni plus beau que celui de cette âme si édairée, si pure, si sincère. Notre temps peut y puiser des enseignements de plus d'un genre, et la morale rel^ieuse s'y trouve mêlée à la politique, dans une mesure qui peut être profitaUe à bisn des esprits.

ALLEMAGNE.

Corpus inscriptionum grœearam; auctoritate et impensis Academias litterarum régi» Borussics ex materia collecta ab Augusto Boeckhio, Academise sodo, ador- navit et elaboravit Joannes Franzius , edicUt Emestus Curtius , Académie sodus. Vdnminis quarti fasciculus prier. Beriin, librairie de Reimer; Paris, librairie de Glaeser, i856, in-folio de xx-ayG pages, avec 11 planches. »- Cette première livraison du tome IV du Corpas inscriptionum grœearam comprend la trente-neu- vième partie de ce grand ouvrage, c'est-à-dire les inscriptions oe lieu incertain. Une préGice de Téditeur, M. E. Curtius, est placée en tête du volume.

BELGIQUE.

Matiam des amlassadeurs vénitiens sur Ckarks»Qaint et Philippe II, par M. Ga- cbard. Bruxelles, Hayex, i8S6, in*8* de lxxx-33o pages. (Publication de la com-

mission d'histoire de l'Académie royale de Belgique.) On sait combien sont précieux pour l'étude de l'histoire moderne, en général, les rapports des ambassa- deurs que la république de Venise accréditait auprès des diverses puissances de l*Biirope. M. Gachard, dans un précédent ouvrage, les Mowummte de la, diplomatie iséai^mn^g a déjà fait ressortir tout le parti qu'on peut tirer de ces documents, en

MAI 1857. 339

ce qui concerne Thistoire des Pays-Bas. 11 a donné en même temps des analyses et des extraits des relations des ambassadeurs vénitieDS sur Philippe le Beau et Charles-Quint Le volume qu*il publie aujourd*hui est la suite de ce premier tra- vail. Les relations dont on y trouve la traduction ou l'analyse sont au nombre de sept, savoir : i* Relation de Frédéric Bodoaro, faite au retour de son ambassade auprès de Charles-Quint et de Philippe II , en 1 567 ; a* Relation de Michel Suriano, envoyé par la république de Venise à la cour de Philippe II (i55g); 3* Relation d*Antoine Tiepolo , ambassadeur auprès du même monarque 1 667 ) ; A* Relation de la cour d*£spagne, écrite en 157 a par un gentilhomme delà suite de Tiepolo ; 5* Relation d^Espagne, faite en 1577 ; 6* Relation de Thomas Contarini, au retour de son ambassade aEspagne , en 1 SqS ; 7* Relation de François Vendramino , en- voyé aussi en Espagne en i5g3. M. Gachard avertit, dans un post»scriptum , que les deux premiers de ces documents ont été publiés récemment à Florence, par M. Alberi , dans le tome VIII des Relazioni deati ambasciatori veneti al senato.

Revue des opéra dipïomatica de Mirœut» sur les titres reposant aux archives dépar- tementales du Nord, à Lille, par A. Le Glav. Bruxelles, imprimerie de Hayez, i856, in-8* de xvi-aga pages. (Publication de la commission d'histoire de TAca- démie royale de Belgique.) Le recueil donné par Aubert Le Mire, et continué parFoppens, sous le titre à* Opéra dipïomatica (Bruxelles, 1733-1748, 4vol. in-fbl.), est d*une importance incontestable pour Tétude des sources de Thistoire de la Bd- gique et du nord de la France; mais les érudits y ont depuis longtemps signalé beaucoup de fautes et de lacunes. Le savant travail que publie M. Le Glay, sous les auspices de la commission d'histoire de Belgique, rectifie un grand nombre de ces fautes à Taide des titres originaux conservés dans les archives du département du Nord, et donne des éclaircisseipents utiles sur les noms géographiques. Géné- ralement, les rectifications de M. Le Glay se présentent sous forme d'errata ou de variantes. Quelquefois aussi les documents sont rétablis en entier d'après les origi^ naux, et soigneusement annotés. Cet opuscule sera consulté avec firuit, en attendant une nouvelle édition du recueil de Le Mire, ou un supplément rectificatif complet.

Recueil des chroniques de Flandre, publié sous la direction de la commission royale d'histoire, par J. J. de Smet, chanoine de Saint-Bavon , à Gand, membre de l'Aca- démie royale de Belgique. Tome III. Bruxelles, imprimerie de Hayez, i856, in-4* de iy-74a pages. On trouve dans ce volume les cinq monuments historiques dont voici les titres : i** Brève chronicon Fhuidriœ, ex manuscripto bibliothecœ regiœ Bruxellis, L'auteur anonyme raconte les événements arrivés en Europe, et surtout en Flandre, depuis i333 jusqu'en i356; a*" Laetste deel der Kronyk van Jan van Dismude. . . Suite de la chronique de Jean de Dixmude (i4i9-i44o), document important pour l'histoire des guerres du duc de Bourgogne, Phibppe le Bon , contre les partisans de Jacqueline de Bavière et les communes de Flandre; 3* Chronique des Pays-Bas, de France, d'Angleterre et de Tournai, d'après un manuscrit de la bibliothèque de Bourgogne (iaQ4-i466). Cette chronique, très-étendue, fournit des matériaux abondants pour l'histoire de la guerre de Philippe le Bon contre les Gantois; 4** Chronique de Flandre et des croisades, d'après un manuscrit de la bibliothèque royale de Bruxelles. Cest l'ouvrage que M. L. Paris a publié, il y a vingt ans, sous le titre de Chronique de Rains; 5* Histoire des Pays-Bas, depuis iill jusqu'en ià92, écrite en forme de journal par un auteur contemporain.

Synopsis actomm Ecclesiœ Antverpiensis et ejusdem diœceseos status hierarehicus ab episcopatus erectione usque ad ipsius suppressionem ; liber prodromus tomi tertii Synodici belgici; edidit P. F. X. et de Ram. Bruxelles, Hayez, i856, in-8* de vu-

540 JOURNAL DES SAVANTS.

3)6 pftg6s , avec ime carte. Ce volnme sert de préUminaire au tome Œ da SynùmcumBelgicam, important oorrage dont M. le chanoine de Ram a commencé, il -y a trente ans, la publication. Cest un tableau chronoloffique et anidytique de rbistoire et de la discipline du diocèse d* Anvers. Il est dirisi en trois sections, qui ont pour titre : Synoii iiœc$$anœ; Congregationes archipresbyUromm sea decanoram; InstruetUmBS pastorales, mandatœ et eiictœ; Dicsceseas iescriplio. Nous y avons surtout remanjué des notices historicpies intéressantes sur les évëques d* Anvers et sur les abbayes et communautés rdigieuses du diocèse.

PIÉMONT.

Grammatica sanscrita, di Giovanni Flechia, Torino, coi tipi di Giacinto Harietti, i856, in-8*« tii-&o8 pages. *- La grammaire de M. G. Flechia est divisée en trois parties q[u*3 intitule : Fondogia, Flessioni et Formazione de* terni, et ou il traite successivement des lettres, des inflexions des mots (déclinaison et eoniugaison) et de la formation des mots de diverses espèces. Cette dîivision est fort simple , et M. Fle^ cfaiA s*est attaché à porter, dans toutes les règles quil indique, la plus grande clarté, n s*est proposé de faciliter les progrès des études sanscrites en ItaUe, oA dies ne sont pas autant cultivées qu'en Allemagne et dans d'autres pays. A notre avis, l'auteur a rempli son but , et cet ouvrage peut être fort utile. Cette grammaire a été publiée aux frais du gouvernement piémontais, et sous les auspices de deux ministres, BIM. Cîbrario etLanza. Le gouvernement piémontais s'honore en patro- nant de tds travaux, et l'on se rappelle que c'est à lui déjà qu'on doit la publicatfam du Râmayftna, de M. Gorresio , imprimé à notre bnprimene impériale. Nous pen- sons que la grammaire de M. Flechia est le premier ouvrage sanscrit qui sint sorti d*one presse piémontaise.

TABLE.

P«(W.

Ttavels and Researches in Chaldca and Sosiana, etc. (l*' article de M. Qoatre- mère.) * 873

Nownllas reeherdbes sur la difision de Tannée des andens ÉgyptieDS. (S* article deM.Ko(.]

Étude sur lldiome des Védas et les origines de la langue sanscrite. (Article de M. Baithâemy Saint^Hilaire. ) î W

1* Leaicon etymdogicam linguarom romanaram , italics , hispanice , gaUioK , ate. ; S* La langne française dans tes rapports avec le sanscnt et avec les antns langues indo-européennes , etc. ; 3* Grammaire de la langae d^cSl , ete. ; 4*GaU- laome d*Orange, etc.;5* Aitlraniôsische Licder, etc. (10* article de IL Uttré.). 312

Neufettes littéraires 332

PIH DB LA TABLB.

JOURNAL

DES SAVANTS

JUIN 1857.

Voyages des pèlerins bouddhistes, tome second. Mémoires sur les contrées occidentales, traduits du sanscrit en chinois, en Van 6U8 [de notre ère), par Hiouen-thsang , et du chinois en français, par M. Stanislas Julien, membre de V Institut, etc. Tome I*, conte- nant les livres i à viii et une carte de TÂsie centrale. Paris, im- primé par autorisation de l'Empereur à Tlmprimerie impériale , 1867, in-8*^ de lxxviii-AqS pages.

PREMIER ARTICLE.

M. Stanislas Julien poursuit sa belle entreprise, et voici le second volume des Voyages des pèlerins bouddhistes. Le premier contenait la vie de Hiouen-thsang, par Hoeili; ce second volume contient la relation originale de Hiouen-thsang lui-même, telle qu*il l'a traduite sur les documents sanscrits recueillis par lui dans l'Inde, et telle que nous la donne, traduite du chinois, notre savant confrère. Nous avons loué M. Stanislas Julien d'avoir conçu la pensée de cette collection si inté- ressante; nous le félicitons non moins vivement de la continuer avec tant de persévérance, malgré les obstacles qu'il a rencontrés, et dont il aurait pu s'effrayer, s'il eût été moins courageux. Grâce à la muni- ficence éclairée de la Cour des directeurs de la Compagnie des Indes , ce nouvel ouvrage, achevé depuis longtemps, a pu paraître; et cette première partie des Mémoires de Hiouen'thsang ne tardera point à être complétée par la seconde, qu on imprime en ce moment. Pour qui con- naît l'état actuel des études bouddhiques, c*est un service signalé que

àà

342 JOURNAL DES SAVANTS.

leur rend M. Stanislas Julien, après tant d autres qu'il leur a déjà rendus; et, si la lecture des Mémoires de Hiouen-iksong est moins atta- chante que Y Histoire de sa vie et de ses voyages, elle ne sera pas moins féconde en i^nseigneiiients précieux.

On sait noainlenaot , par la biographie de Hœi-li , ce qu est Hiouen- thsang. On connaît le caractère et les vertus de ce personnage , sa foi et son énergie , sa magnanimité et son savoir. Je n insiste pas sur tous ces points, que j'ai tâché, dans ime autre occasion, de mettre en lu- mière; mais il est bon, pour que Ton comprenne toute la valeur des Mémoires de Iliouen-tlisang , de présenter quelques considérations géné- rales sur le bouddhisme chinois, et de rappeler le rôle qu'il joue à côté du bouddhisme indien, qu'il développe et qu'il explique à bien des égards.

Depuis les grandes découvertes de M. Hogdson dans les monastères du Népal» il a pu se procurer les livres originaux du bouddhisme ea sanscrit, voilà bientôt trente ans; depuis les travaux de Csoma de Kôrôs, ceux de M. Schmidt, ceux de M. Ph.-Ed. Foucaux, et surtout ceux d*Eugène Burnouf , on possède , sur les doctrines et l'histoire du bouddhisme indien , les documents les plus authentiqueis et les plus étendus, si ce n'est encore les plus complets. Cette étrange religion, née dansi'Inde du nord, six ou sept siècles avant notre ère, s'est pro- pagée rapidement dans toute la presqu'île, elle a pu subsister long- temps sans subir de persécution; elle a passé de bonne heure à Geylan, au midi de la péninsule. Mais elle a surtout réussi au nord, dans les États qui se trouvent sur la rive gauche du Gange et sur les pentes de l'Himalaya. Puis elle a franchi ces montagnes, et elle s'est étendue, avec un succès vraiment prodigieux, parmi ces populations à demi barbares, qui remplissent les vastes espaces du Tibet et de la Mon- golie. De plus , elle a pénétré à l'est ; et, traversant les bouches du Gange , comme elle avait traversé TUioiâlaya et i'Indou*Kouch , elle a envahi le Birman , l' Ava et ces immenses provinces qui séparent l'Inde de la Chine. Enfin, elle est arrivée de proche en proche dans la Chine elle- même; et, dès l'an 6i de notre ère, elle y avait fait assez de progrès pour y être officiellement adoptée par les empereurs.

Ce ne sont pas des conjectures plus ou moins probables, recueil- lies dans de vagues traditions et répétées sur des autorités suspectes. Ce sont des faits absolument incontestables qui reposent sur des ou- vrages wnsidérables , dont ime partie est déjà imprimée et dont le restQ le sera bientôt; car les analyses qui en ont été faites par les juges d'ailleurs les plus compétents ne suffiront pas à la curiosité de notre

JUIN 1857. 345

âge. Les originaux des livres bouddhiques sont en deux langues, [àtt rapprochées Tune de Tautre, quoique distinctes, le sanscrit dans Tlnde, et le pâli à Ceylan. Ces livres sont au nombre de plusieurs centaines, que possèdent nos bibliothèques , enrichies parles libéralités de M. Hodg- son, et d'où les tire cha^e jour la sagacité de nos philologues. Ils ont été traduits , à diverses époques , par les Tibétains , par les Mongols , par les Birmans, par les Chinois; et ces traductions existent dans les recueils les plus volumineux et les plus authentiquer, aussi bien que les livres primitifs d'après lesquels on les a faites. C'est sur cet ensemble de documents qu'on peut aujourd'hui étudier la religion bouddhique en elle-même d'abord , et dans ses branches principales.

Ces rameaux du bouddhisme , qui couvrent la plus grande partie de l'Asie, et qui embrassent le tiers tout au moins de l'humanilé, sont dans des relations diverses avec le tronc qui les a portés. Les emprunts qu'ils lui ont faits sont ou directs, ou médiats, sans cesser d'être aussi certains qu'importants. A Ceylan, et dans la presqu'île au delà du Gange, les ouvrages canoniques, rédigés en pâli, sont si ressemblants aux livres sanscrits du nord de l'Inde , qu'on hésite entre le^ deux ré- dactions. On est embarrassé de donner à Tune la priorité sui* l'autre, et Ton peut se demander si le pâli a servi de texte au sanscrit altéré et corrompu du Népal , ou si , au contraire , ce n'est pas plutôt ce sanscrit , tout incorrect qu'il est, qui a été le point de départ de la version singha- laise. Mais je laisse de côté cette question délicate, que Burnouf se pro- posait de traiter quand une mort prématurée est venue l'enlever à ce labeur comme à tant d'autres non moins regrettables. S'il reste quelques doutes sur les livres bouddhiques, rédigés en pâli, il n'y en a point pour les traductions birmanes, qui ont été calquées cei^tainement sur la version dont Ceylan a fait usage. Il ne reste pas de doutes davantage sur les traductions tibétaines; elles ont eu pour modèle le texte sans- crit, comme l'a constaté M. Ph.-Ed. Foucaux en traduisant du tibé- tain le Lalita-Vistara et en confrontant la version tibétaine avec l'ori- ginal sanscrit du Népal. M. Schmidt a obtenu un résultat identique en traduisant les ouvrages mongols. Enfm, les Chinois ont employé le même procédé; et c'est sur le sanscrit directement qu'ils ont traduit les livres bouddhiques, dès les premiers siècles de notre ère et bien longtemps avant les Tibétains, qui, cependant, avaient reçu la (bi bouddhique plusieurs siècles avant eux.

Quant à nous , c'est du tibétain , du moi^ol et surtout du sanscrit , que nous avons, jusqu'à présent, tiré la connaissance des livres cano- niques du bouddhisme. On n'a rien demandé aux traductions chinoises,

ai.

344 JOURNAL DES SAVANTS.

bien quelles doivent être au moins aussi nombreuses et peut-être aussi exactes ^

Mais ce que les Chinois ont par-dessus tous les autres peuples boud- dhiques, ce sont les voyages de leurs missionnaires. A partir du IV* siède de noire ère au plus lard, jusquau x* et au xi* siècle, une foi ardente entraîna une foule de pèlerins dans ilnde; ils bravèrent les effroyables périls de la roule pour aller retremper aux sources origi- nales une croyance qui s altérait dans leur pays; et les récits de leurs pérégrinations, plus ou moins complets , ont été conservés avec la scru- puleuse exactitude qui est une des qualités du caractère chinois. H est assez probable que, chez les Tibétains et les Mongols, il s est passé quelque chose d analogue , et qu il y a eu parmi ces peuples aussi plus d*un dévot pèlerinage. Mais le souvenir n*cn a pas subsisté, et nous ne connaissons point de monuments qui en gardent la mémoire, tandis que, dans la Chine, rien ou presque rien ne s est perdu.

Il parait certain que , dans ces relations religieuses , devenues plus tard si intimes, cest Tlnde qui d'abord a provoqué la Chine. Deux cent dix- sept ans avant notre ère, un çramana pénétra le premier dans TEmpire du Milieu et y porta les germes de la religion nouvelle. Ce fait, consigné dans les annales chinoises^, prouve que le bouddhisme a eu ses apôtres, conune on pouvait le supposer; cl que Tesprit de propagande, dont le Bouddha lui-même avait donné lexemple, na pas été étranger à cette religion non plus qu à tant d autres. Le prosélytisme est un devoir quand on se croit appelé à sauver les hommes par la vérité dont on possède le dépôt; et c*est une des prétenlions les plus nobles, si ce nest les mieux justifiées , du bouddhisme. Le Bouddha était venu montrer au reste des créatures la voie du sulut; et il était tout simple que ses dis- ciples, en voulant fimiter, conviassent le genre humain à les y suivre.

' Par exemple, c* est au tibétain que M. Pli.-Ëd. Foucaux a emprunté la tra- duction du Lalita-Vistara. Il aurait pu, 5*il Tavail voulu, traduire directement fori- - ginal sanscrit, qu'il a, d'ailleurs, toujours consulté pour vérifier la traduction tibétaine. Le Lalita-Visiara aurait pu ùirc connu également par les traductions chinoises, puisqu'il a été traduit jusqu'à quatre fois en chinois, la première remon- tant à l'an 76 de notre ère. Dun autre côté, cest sur loriglnal sanscrit que M. EL Bumouf a traduit le Lotus de la Bonne Loi. Ou pouvait Je tirer indifféremment de la traduction tibétaine que M. E. Bumouf a très -utilement consultée dans bien des cas, ou des traductions chinoises, dont la première est de Tan a8o de notre ère. J'ai traité plus au long de toutes ces questions dans le premier de mes artides sur le bouddhisme; voir le Journal des Savants, cahier de mai i85â« page 380 et a8i. * Abd Rémusat, Foe-koue-ki, page ili , et préface de M. Landresse au Fœ-koue-ki^ page 38.

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C'est sans doute ce qui conduisît en Chine les premiers apôtres samanéens. Mais nous ne savons point, et peut-être ne saurons-nous jamais précisément comment se produisirent ces premières prédications. Tout ce que Ton peut conjecturer, c'est qu'elles réussirent avec assez de peine, puisqu'il leur fallut trois siècles encore avant que le boud- dhisme ne devînt en Chine une religion publique et nationale , sans être, d'ailleurs, à Tabri des persécutions et des réactions violentes.

Mais il semble que ce n'était pas par les apôtres venus de Tlnde que la Chine eût recevoir le bouddhisme et le voir se propager dans son sein. Chez ce peuple, tout semble se faire à l'inverse des autres, on alla chercher la foi religieuse chez les étrangers, loin d'attendre qu'ils l'apportassent. Ce fut une sorte de prosélytisme retourné. Les pèlerins chinois , j'ai eu tort de dire les missionnaires , se rendirent dans l'Inde . à quelques mille lieues de leur patrie, pour y puiser un dogme plus pur ou réveiller les langueurs d'une croyance qui s'affaiblissait. Il fallut s'y reprendre à plusieurs fois , et , pendant six siècles à peu près , les pèlerinages furent constants, avec des succès plus ou moins féconds. Après être parvenu dans l'Inde , et surtout dans l'Inde du nord et dans rinde centrale, on y résidait pour en apprendre la langue, gardienne du dépôt sacré de la Loi; on parcourait ensuite le pays plus ou moins longtemps; on y recueillait des traditions saintes; on y visitait les monu- ments et les lieux consacrés par la présence du Bouddha; on consultait les docteurs les plus autorisés et Ton conférait avec eux dans de solennels entretiens; on se mettait à leur école quand on les trouvait dignes d'une telle déférence par leur savoir et leur sainteté ; on obtenait d'eux les livres canoniques dans les éditions les plus correctes; on y joignait les com- mentaires les plus développés et les plus fameux; on en faisait des col- lections les plus nombreuses possible, et, quand on ne pouvait pas se procurer les ouvrages eux-mêmes, on en notait du moins les titres avec une pieuse vénération pour les recommander aux recherches de succes- seurs plus heureux. Â tous ces trésors de la science, on ajoutait, quand on le pouvait, des statues du Bouddha , surtout quelques parcelles de ses reliques inestimables; et l'on revenait triomphalement dans sa patrie, après quinze ou vingt ans d'exil et de souffrance, rapportant ces richesses et ces lumières acquises au prix de tant d'efforts et de dangers. Puis on passait le reste de sa vie à traduire, pour l'usage de ses compatriotes, raffermis dans leur salutaire croyance , ces précieux livres qui leur seraient demeurés inaccessibles dans la langue originale.

Telle a été la carrière de la plupart des pèlerins bouddhistes, du moins de ceux qui ont pu accomplir leur entreprise tout entière , et mener

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à bout leur pieux dessein. Beaucoup sont morts à la peine, et n'ont jamais revu le pays d*où ils étaient partis , et pour qui leur dévouement affrontait en vain tant d'épreuves. Mais quelques-uns ont réussi*, et le plus grand parmi eux est, sans comparaison, celui dont M. Stanblas Jidien nous a déjà donné la biographie et dont il nous donne aujour- d'hui les mémoires.

C'est certainement dans l'histoire des religions un fait unique; et je ne crois pas qu'on puisse, dans les annales de l'humanité, citer rien de semblable. Pour ne prendre que les deux exemples c[ui nous sont le mieux connus, le christianisme et le mahomélisme se sont propagés d*une manière toute contraire. Le christianisme, sorti d'un coin obscur de la Judée , s'est étendu par voie de prédication et d'apostolat sur le monde gréco-romain , qu'il a bientôt subjugué. C'est de même par ses apôtres qu'il a successivement conquis de proche en proche les barbares des différentes parties de l'Europe; et aujourd'hui encore c'est par des missionnaires qu'il cherche à répandre ses bienfaits sur les parties les plus reculées du monde et spécialement en Chine. Mais on ne voit pas que les peuples se soient convertis au christianisme ou s'y soient affermis, en adlant se régénérer à la source d'où le christianisme était sorti. Les croisades mêmes, tout admirables telles qu'elles sont, n'eurent jamais cet objet; et l'Europe soulevée contre le Sarrasin n'alla point délivrer les Saints Lieux afin de s'y mieux instruire dans la foi qu'elle professait. Quant an mahométisme, il se propagea comme la religion chrétienne, si ce n'est par les mêmes moyens. Ce lut une immense et rapide expan- sion, et les peuples qu'il avait convertis par la force et par le glaive ne vinrent jamds recevoir ses leçons aux lieux mêmes qui avaient vu naitns le prophète. Le pèlerinage de la Mecque fut toujours un acte de dévo- tion, et ne fut jamais un enseignement religicfux.

Les Chinois doivent donc conserver cette sorte de privilège, et la manière dont ils se sont approprié le bouddhisme indien n'est pas la moindre de leurs singularités.

Qael bien en ont-âs réellement tiré ? et la religion bouddhique fut- elle pour eux un avantage? c'est une question fort obscure; et, dans l'état actuel de nos connaissances sur la Chine, il est très-dif&cile d'y répondre. On ne sait point assez quelle était la situation morale des ha- bitants du Céleste Empire à l'époque le bouddhisme commença à y péfnétrer et à y toucher les âmes. Il n'y a guère à parler de religion ; car la religion dite de Confucius n'en est point une, à prendre ce mot dans son acception ordinaire et juste. Ce n'est pas même une philo- sophie; c*est tout au plus une morale de beaucoup de bon sens, on ne

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peut le mer, mais fort étroite, souvent délicate et fine, mais sans la moindre profondeur. Elle a bien moins encore d'élévation et de no- l>iesse de sentiments. Ce n est pas à dire que , tout imparfaite qu*elle est, cette doctrine n'ait rendu à lesprit chinois d'immenses services, et que Gonfucius ne mérite toute la vénération dont la Chine reconnais- sante entoure encore sa mémoire , même après vingt-cinq siècles. Mais on comprend très-bien que cette doctrine, maigre toutes les consé- quences sociales et politiques qu elle a portées , n'ait pu suffire à tous les cœurs , et comment il en est un bon nombre qui aient chercher  satisfaire ailleurs des besoins plus nobles et des aspirations plus hautes. Les autres philosophes, tels que Lao-tseu, antérieur d'un demi-siède à Confucius ou Meng-tseu, ne pouvaient guère contenter davants^e les inteUigences , et il suffît de lire le Tao-te-hing pour concevoir que cet obscur enseignement ne pouvait convenir qu'à bien peu d'esprits.

Mais je 43*ouve que les ouvrages de Lao-tseu et de Confucius lui-même sont une introduction assez directe au bouddhisme; et je ne m'étonne pas trop qu'il ait fait une si grande fortune dans le pays il était pré- paré par de semblables doctrines. Elles ont ce point conunun avec lui qu'elles sont destituées au même degré de l'idée de Dieu. Dans la reli- gion des lettrés aussi bien que dans celle de Çâkyamouni, l'homme ne voit jamais au delà de lui-même ni au delà de ce monde. Il se débat contre les souffrances qu'il subit ici-bas , il jouit des rares plaisirs qu'il y peut rencontrer, sans rapporter l'ensemble des choses mauvaises ou bonnes à un être supérieur et tout-puissant qui les a faites et qui les régit. Ilpeut même avoir des vertus; il peut lutter contre ses propres vices avec un instinct du bien assez développé et assez sûr, sans re- monter jusqu'à la soui^oe première du bien et de la vertu. Le b<md- dhisme a précisément les mêmes lacunes; et il ignore Dieu aussi profon- dément que Confucius ou Lao-tseu. Mais il va cependant un peu plus loin qu'eux; et il essaye de porter ses regards dans des régions un peu plus élevées. Il propose au cœur de l'homme un idéal dans le Bouddha et une récompense dans le Néant , dont il lui apprend l'infaillible che- min. Je sais de reste tout ce qui manque à cette déplorable doctrine, ou plutôt je sais les vioes affreux qui la déparent, et qui ont fait des peuples bouddhiques ce que nous les voyons à l'heure qu'il est. Mais cette croyance, tout imparfaite, toute monstrueuse qu'elle aous pa- rait , doit être r^ardée comme un progrès ; et , si on la compare à ce qui l'avait précédée, ou à ce qui subsiste à côté d'elle, la justice veut qu'on lui reconnaisse une supériorité incontestable. Rapprochée du Christianisme, elle n'est rien, ou plutôt elle fait horreur ; rapprochée de

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la religion de Confucius, elle acquiert une vérité et une grandeur rela- tives qu'on ne saurait nier.

C'est là, sans doute, ce que pensaient les empereurs, qui, dès le pre- mier siècle de notre ère , se firent un devoir d'adopter officiellement le bouddhisme, alors fort peu connu en Chine; c'est ce que pensaient les peuples ; c'est ce que pensèrent aussi les pèlerins dévoués , dont M. Stanislas Julien veut nous faire connaître les merveilleux et sincères récits.

Il est bon de faire avec lui l'inventaire des trésors qui nous restent et que la piété attentive des bouddhistes chinois nous a conservés avec le soin le plus vigilant. Il est bon aussi de savoir ce qu'on a perdu de ces singuliers monuments.

Il paraît bien certain que le premier pèlerin chinois qui ait pensé à écrire ses voyages dans l'Inde se nommait Chi-tao-'an. Il voyageait au conunencement du iv* siècle , c est-à-dire près de quatre-vingts ans avant Fa-hien. Son livre, intitulé : Description des contrées occidentales, est pro- bablement perdu, ou, du moins, on n'a point encore pu le découvrir dans les couvents peut-être il demeure enseveli. On ne le connaît que par la mention fort succincte qu'en ont faite des encyclopédies ou des biographies publiées plusieurs siècles ensuite. On ignore quelle était f étendue de cet ouvrage, dont la perte semble fort regrettable à M^ Stanislas Julien.

Le pèlerin qui vient le second en date est Fa-hien. Son récit, par- venu jusqu'à nous, est fameux sous le titre de Foe-koue-ki , ou Mémoires sur les royaumes du Bouddha. Il y a vingt ans et plus, ce fut comme une révélation , lorsque la traduction d'Abel Rémusat, complétée par Kiaproth et par M. Landresse, vint nous donner la première idée de ces relations. Quelque restreinte que fut celle-ci, c'était un trait de lu- mière; et, grâce aux détails qu'elle renfermait, on comprit, malgré les lacunes et les défauts, toutes les ressources qu'offraient de pareils do- cuments. Fa-hien avait voyagé quinze ans dans l'Inde, de l'an 899 à l'an liik- Mais il n'y avait parcouru que trente royaumes à peu près, et son intelligence n'égalait point son courage. Son récit, trop court, était obscur à force de concision. Les notes dont l'enrichissait M. Abel Rémusat ne suffisaient pas à écarter toutes les obscurités. Mais c'était déjà beaucoup d'avoir pris cette ^orieuse initiative; et cette première découverte en promettait bien d'autres plus fécondes et plus com- plètes.

Cent ans environ après Fa-hien, deux pèlerins, Hoeï-seng et Song- yun , «nvoy^ dans l'Inde par l'ordre d'une impératrice , ont écrit le récit

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de leur voyage; mais c'est avec moins de développements encore que n'en a donné Fa-hien. M. Ch.-Fréd. Neumann a traduit ce morceau en allemand dans son Mémoire sur les pèlerinages des prêtres boud- dhistes. Hoeî-seng et Song-yun semblent avoir surtout parcouru les par- ties septentrionales de Tlnde, et ils demeurèrent deux ans entiers dans le pays d*Oudyâna , TÂoude actuel.

Après ces deux récits viennent ceux de Hiouen-thsang , beaucoup plus étendus et à tous égards infiniment plus instructifs. G est l'ouvrage que traduit actuellement M. Stanislas Julien , et qui est intitulé Si-ya-ki, ou Mémoires sur les contrées occidentales. Il forme près de 600 pages in-à^ dans le texte chinois, c'est-à-dire qu'il est dix ou douze fois plus considérable que celui de Fa-hien. Il a été honoré de plusieurs éditions impériales. Hiouen-thsang parcourut l'Inde pendant dix-sept années, de l'an 62g à l'an 6&5 de notre ère, et il y visita personnellement cent dix royaumes, dont il a donné la description. Il a décrit également, sur oui-dire ou sur des documents qu'il s'était procurés, dix-huit royaumes il na pu pénétrer, entre autres Tile de Geylan. Les documents nom- breux et authentiques dont il faisait usage étaient en sanscrit. Il les tra- duisit lui-même ; mais la rédaction des Mémoires fut revisée par un religieux appelé Pien-ki, comme nous l'apprend le grand catalogue de la bibliothèque de l'empereur Kien-long ^ Hiouen-thsang avait écrit lui-même une préface qui n'est pas parvenue jusqu'à nous, et qui a été remplacée par celle de Tchang-choue . ministre de la gauche, et duc du royaume de Yen, sans parier de la préface de Pien-ki intitulée : Éloge des Mémoires. M. Stanislas Julien a donné l'œuvre de Tchang- choue, qui est un spécimen à la fois de la rhétorique chinoise et de la science consommée de celui qui a pu traduire dans notre langue et nous eq>liquer cette série d'énigmes et de logogriphes entortillés. Outre la pré&ce que nous n'avons plus , Hiouen-tiisang avait joint à sa traduction quelques notes très-courtes, soit philologiques, soit géographiques; nous les avons encore.

Aux Mémoires de Hiouen-thsang, il faut réunir, pour les compléter, ïHistoire de sa vie et de ses voyages par ses deux disciples Hoeî-li et Yen-thsong. Je n'insiste pas sur cet ouvrage , que j'ai fait su£Gisamment connaître dans de précédents articles. Cette biographie ajoute une

' H. Stanislas Julien , Mémoires de Hioaen-thsang , préface, p. xxiii, et Histoire de la vie de Hionen-ihsang , préface, p. 5 et suiv. Hiouen-thsang, absent de sa patrie depuis longtemps , avait en partie perdu Thabitude de la langue chinoise , et •on style ne parut pas suffisant pour un ouvrage auquel on devait donner un ca- ractère officiel.

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foule de faits des plus curieux à la statistique un peu sèche des Mé- moires. .

Entre le voyage de Hiouen-thsang et celui des cinquante-six reli- gieux, il s*ëcoule près de cent ans, ou, du moins, cest en 780 qu*un lettré nommé I-tsing rédigea , en vertu d*un décret impérial « l'Histoire « et les itinéraires de religieux de la dynastie des Tbang , qui voyagè- «rent k l'occident de la Chine pour aller chercher la Loi.» Cet ou- vrage est un peu moins étendu que celui de Fa-hien.

Enfin, il reste, pour achever cette galerie des pèlerinages chinois dans l'Inde , l'Itinéraire du voyage de Khi-nie dans les contrées de V Ouest Par ordre de Tempereur, Khi-nie était parti, en g6&, à la tête de trois cents Samanéens; et il était resté douze ans absent de sa patrie* U pa- raît qu'il ne subsiste de ce long voyage que des notes ne formant pas pins de huit pages in*&®, qu'un lettré a recueilies dans un de ses ou- vrages, où elles se retrouvent.

"rel est l'ensemble des relations que M. Stanislas Julien compte réo- mr pour contribuer à éclairer l'histoire du bouddhisme chinois. Il est facile de voir qu'en nous donnant la biographie de Hiouen-lhsang et ses mémoires , M. Stanislas Juhen nous donne les parties les plus inté- ressantes de ces relations. Ces deux-là l'emportent de beaucoup sur toutes les autres; et, en comparant Hiouen-thsang à ses devanciers et à ses successeurs, on sera frappé de l'immense supériorité qu'il a sur eux pour l'étendue et l'exactitude des renseignements. Outre sa vocation religieuse, Hiouen-thsang était doué d'une véritable aptitude pour les investigations de ce genre; et, s'il était aussi bien dans d'autres temps et parmi nous, il aurait compté certainement au nombre des g^ graphes et des voyageurs les plus instruits et les plus illustres.

Cependant il faut dire , sans vouloir rien diminuer de son mérite , que l'époque il vit a été particulièrement favorable aux travaux du genre des siens. Pour des intérêts de politique et de commerce au moins autant que pour des intérêts religieux, les empereurs chinois du vn* siècle, soit de la dynastie des Souî, soit de la dynastie des Tbang, paraissent s'être beaucoup occupés des contrées occidentales et de l'Inde spécialement. Outre les missions des religieux bouddhistes, il y eut une foule de missions de généraux et de magistrats, qui tous rappor- tèrent de leurs voyages les dociunents les plus utiles. Le gouvernement chinois, qui avait alors, à ce qu'il semble, bien plus de rapports avec rinde qu'il n'en a ajourd'huî, ne manquait pas d'employer à son usage tous ces documents, et de les mettre à la portée du public. M. Stanislas Julien ne mentionne pas moins de huit grands ouvrages de ce genre ^

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qui furent publiés dans le cours du vu* siècle. En 606 , c'est une des- cription statistique de quarante-quatre royaumes, rédigée d après un décret impérial , par Feï-kiu , en trois livres. Elle est intitulée : Mémoires swr les contrées situées à t occident de la Chine, avec des cartes géogra* pU^ues, Vers la même époque, on publia encore une Description statistique des contrées occidentales, en trois livres, et un Mémoire sur les distances itiné- raires des pays occidentaux, en trois livres également. Ces trois ouvrages appartiennent à la dynastie des Souï. La dynastie des Tbang, dits les grands Thangs , qui monta sur le trône en 6 1 8 , provoque et favorise les recherches de statistique et de géographie avec une ardeur qui ne se ralentit pas. En moins de cinquante ans, il parait cinq ouvrages : un Routier des contrées occidentales, par Tching-sse-tchang ; une Relation d^un voyage dans les contrées occidentales, par Wei^hong^ki. Dans Tan 668, Tempereur envoie dans Flnde un des hauts fonctionnaires de TempiFe, nommé Wang-youen-tse , qui , à son retour^ publie un Mémoire sur son voyage dans l'Inde centrale. Un ouvrage beaucoup plus important que tous ceux-là, à ce qu*il semble, c*était la Description géographique eisior Oetique des contrées occidentales, avec des cartes. Terminé en 658 , il fut présenté cette même année à l'empereur. Il comprenait quarante livres. Enfin, huit ans plus tard paraissait un autre ouvrage qui était le ré^ sumé et le complément de tous les précédents, a La perte la plus dé- «{dorable, dit M. Stanisbs Julien, est certainement celle de la Descrifh ation des contrées occidentales, en soixante livres, avec quarante livres «de dessins et de cartes, qui, rédigée en vertu d*un décret par plusieurs «éçidivains officiels, d'après les mémoires des voyageurs religieux et «laïques les plus célèbres, parut, en 666 « aux frais de TÉtat, avec une « introduction de l'empereur Kao-thsong ^ )>

Il serait facile, je crois, à l'érudition de M. Stanislas Julien » de mul* tipUer ces indications ; et il semble même espérer qu'on retrouvera bientôt en Chine de nouveaux monuments de cet ordre , différents de ceux que je viens d'énumérer d'après lui.

Ceux-là suffisent pour montrer que la science statistique et géogfA^ phique de Hiouen-thsang n'est pas un fait isolé , et qu'il prend sa part dans un mouvement très-actif d'études et de recherches analogues aux siennes. Ce qui l'attire dans l'Inde et ce qu'il y voit surtout, ce sont les monuments de la foi bouddhique. D'autres vont y observer les pro- ductions du sol, la situation politique des royaumes et des peuples,

' M. Stanislas Julien, Histoire de la vie de Biouen-ihang et de ses voyages, préface , p. I et soiv., et p. lxxix; el Mémoires de Siouen-thiang , p. xx.

àb.

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leurs moyens de défense, ou leurs moyens d'échanges, leurs roœun et leurs besoins. Mais tous ces voyages, quel qu*en soit lobjet, attestent, de la part de la Chine une grande préoccupation; et cest \m phéno- mène assez remarquable que ces relations, si actives dans les premiers siècles , se soient plus tard tellement ralenties , et qu'elles aient complè- tement cessé, longtemps même avant Toccupation de llnde par les Anglais. Il est vrai qu'une fois le bouddhisme solidement établi dans TEmpire du Milieu , il a été moins nécessaire de remonter à la source d'où il était sorti , et les pèlerinages ont été d'autant moins fréquents que le Bouddha était plus honoré, si ce n'est mieux compris, par ses sectateurs chinois.

D'ailleurs, la reconnaissance des bouddhistes de la Chine n'a pas été moins vive que leur dévotion. De très-bonne heure, les fidèles, pour montrer combien ils appréciaient les services rendus à leur foi , songè- rent à consigner d'une manière authentique le souvenir de ces services, en écrivant la biographie des religieux les plus illustres. La biblio- thèque de Saint-Pétersbourg, qui peut aisément s'enrichir par la mis- sion de Péking, possède pas moins de huit grands ouvrages de biographies sur les bouddhistes célèbres, et quelques-uns de ces vastes ouvrages ont des vingtaines de volumes in-d"*. La plus ancienne de ces bic^raphies remonte au vi* siècle de notre ère, et elle est, par consé- quent, antérieure de cent ans environ au voyage de Hiouen-thsang. La plus récente est presque de nos jours, puisqu'elle est de la fin du siècle dernier. Ainsi Hiouen-thsang pouvait trouver, dans l'estime publique dès longtemps acquise aux religieux aussi courageux et aussi dévoués que lui, une incitation puissante à son audacieuse tentative ; et son zèle, tout désintéressé qu'il était , pouvait se laisser séduire par l'espoir d'une récompense aussi délicate.

Mais je laisse de côté tous ces faits t qui sont en partie connus, et que j'ai déjà rappelés dans une autre occasion. Si j'ai cru devoir y re- venir de nouveau, c'est qu'ils m'ont paru une introduction utile aux Mémoires de Hioaen-thsang , que je vais maintenant aborder.

BARTHÉLÉMY SAINT-HILAIRE.

( La suite à un prochain cahier. )

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Nouvelles recherches sur la division de vannée DES anciens Égyptiens, par M. Henri Brugsh. Berlin, i856.

TROlSlillE ARTICLE ^

Boileati, dans une de ses lettres à Racine, déclare queues trand-^ tiens lui paraissent le plus difficile chef-d'œuvre de la poésie. Elles ne sont guère moins difficiles à ménager dans la simple prose ; et elles deviennent d une impossibilité presque absolue , quand on doit traiter avec suite un même sujet, dans des articles disjoints, qui se succèdent à un ou plusieurs mois de distance. Tel est le cas je me trouve au- jourdliui. Ne voyant donc pas moyen d'en sortir par quelque artifice littéraire, j'admettrai résolument que le lecteur se souvient encore des questions que je lui ai jSroposées à la fiil de l'article précédent; et, par- tait de là, je n'aurai plus qu'à les lui faire résoudre.

La première consiste à chercher après quels intervalles de temps, la notation figurée de l'année égyptienne revient en concordance avec les phases solaires , de manière à reprendre son application physique.

Ceci est un problème d'arithmétique très-simple; surtout quand on suppose que l'année solaire comprend juste 365^-, comme l'ont fait tous les écrivains de l'antiquité, à l'exception de Ptolémée; même, après qu'Hipparque eut prouvé que cette évaluation était trop forte d'environ -j-Jr jour. Il faut donc nous placer d'abord dans leur pré- jugé, pour nous rendre compte des résultats qu'ils ont obtenus.

L'année solaire étant supposée de 365^ ~, chaque année égyptienne de 365^ retarde sur elle de \ de jour. Pour savoir après combien d'an- nées pareilles ce retard sera égal à une année solaire entière , il faut di- viser 365^ 7 par ^ de jour. Le quotient est i/l6i années égyptiennes de 365^ pendant lesquelles il aura s'écouler un nombre d'années solaires moindre d'une unité, conséquemment i&6o. En effet, ces deux multiples des deux années supposées sont égaux en durée Tun à l'autre, comme comprenant le même nombre de jours, ce qu'il est fa- cile de constater. Tel sera donc l'intervalle des concordances , dans les conditions de calcul que nous avons admises. C'est ce que dit Géminus, et ce qu'ont répété après lui tous les auteurs anciens qui ont parlé des

' Voyez , pour le premier article, le cahier d'avrfl , page a a i , et, pour le deuxième, celui de mai , page a88.

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évolutions de Tannée égyptienne dans Tannée solaire ^ Les nombres 1 il6i et I liSo sont devenus pour eux des types consacrés.

Le mode de calcul est exactement le même, quand on Tapplique à la véritable durée de Tannée solaire; mais les résultats sont différents. Cette durée varie quelque peu avec le temps, à cause des inégalités de diverses sortes qui affectent le mouvement apparent du soleil. Eln Téva- luant daprès les formules de la Mécanique céleste, pour les époques anciennes *que nous avons ici à considérer, si Ton compte le temps en années juliennes à partir de Tère chrétienne , comme le font les chro- nologistes, en désignant par le signe celles qui sont antérieures à cette ère, on lui trouve les valeurs suivantes :

En 25o 365^2 Aa&oo;

En 4ti5o 365^,ti4a6oo,

Toutes les époques auxquelles nous devrons l'appliquer étant com- prises entre ces deux dates , nous pouvons sans scrupule lui attribuer pour valeur moyenne 365^24a5. En outre, dans tout cet intervalle de temps, i5o6 années égyptiennes de 365 jours ont été équivalentes à i.5o5 années solaires, à -p^V ^^ j^^^ près, en plus ou en moios, coomie je le montre ici en note^. Nous pourrons donc employer cette équiva- lence comme tout à fait exacte, dans les énoncés d'intervalles parefls.

Ici je ne puis me dispenser de répudier un héritage d'erreur qui s*est perpétué dans Térudition moderne, et qui fausserait inévitable^ ment toutes les recherches qu'elle peut avoir à faire sur les phénomènes astronomiques des temps reculés. Admettant par exemple , comme un fait assuré, que les anciens Égyptiens ont pu tout au plus connaître Tannée solaire de 365^ j, on ne veut, pour Tordinaire, employer que cdle-li, dans les études relatives à leurs traditions et à leurs monu* ments. C'est une pratique très-vicieuse à deux points de vue. Car, d'abord, si, conformément au témoignage unanime des écrivains grecs et roioains qui ont parlé d'eux, on accorde qu'ils ont noté et enr^;istri

' Génrimis, Introiëction avx phénùmhui, chap. vi, Dm moti. - ' Nommons V la durée de Tannée égyptienne comprenant 365 jours; et S la dorée de Tannés solaire yraie aux deux époques ici considérées. En attribuant à celles-ci les valeurs que j'ai rapportées dans le texte, on trouvera par le procédé de la multiplication arithmétique, les égalités suivantes :

En Tan a5o; i5o6 V = i5o5 S -h o^,i88o; En AaBo; i5o6 V «^ i5o5 S o\ii3o,

ce qui justifie les résultats que j*ai énoncés.

JUIN 1857. 555

minutieusement les mouvements apparents des astres pendant de lon- gues suites de siècles, à mesure qu'ils les voyaient s opérer, il n*cst nul- lement impossible que Texcès de cette évaluation , qui était d'à pou près 1 jour en lao ans vagues, leur soit devenu sensible; et cela paraîtrait même vraisemblable si Ton osait prendre à la lettre le remarquable passage dans lequel Strabon raconte les renseignements que lui ont donnés sur ce sujet les prêtres égyptiens ^ Mais en laissant ce point in- décis, cela ne nous autorise aucunement à employer nous-mêmes cette fausse évaluation de Tannée solaire, pour remonter aux époques véri- tables des phénomènes célestes sur lesquels ils ont pu établir leurs tradi- tions, ou pour calculer les périodes d*intermitteoce qui les ramenaient. Ainsi , parce que Géminus , «t après lui tous les auteurs anciens , nous disent que la durée de révolution de Tannée vague dans Tannée solaire, comprend iliGi années de 365 jours, ce n*est pas à nous de les suivre dans leur fausse croyance. Mais nous devons effectuer cette évaluation d'après la véritable durée de Tannée solaire que j*ai tout i l'heure rap- portée; car nous n'avons pas à nous inquiéter de ce qu'ils ont pu croire « mais de ce qui a eu lieu réellement.

Raisonnant donc sur ces nombres comme nous Tnvions fait tout à l'heure sur des données moins exactes, le retard de chaque année égfp- tienne dans Tannée solaire vraie ne sera plus j de jour, mais o^t^à^B. Ainsi, le nombre d'années égyptiennes qui rendra ce retard égal A une année solaire entière sera * Vaîîî*' ^ division effectuée donne pour qnotient 1 5o6 plus jy ou un peu moins de a mois. Si nous consentons i négliger ce faible excédant, le nombre d'années solaires écoulées pendant le même temps sera i5o5, puisqu'il doit toujotu*s être d'une imité moindre que l'autre. Tel sera donc le véritable intervalle des con- cordances de la notation avec le ciel, fort différent de celui que noos avait donné l'évaluation inexacte de Tannée solaire, admise par les an« dens. Toutefois, en l'adoptant comme préférable, il ne faudra pas ou*- blier qu'il n'est pas tout à ûât rigoureux, à canse de la petite fractioo \y que nous y avons né^'gée. Car il peut se présenter dea occasions de recherches, oh il serait nécessaire d'en tenir compte.

En multipliant le retard annuel o^,s&35 par 3o et par iio, M obtient le% résultats smvants :

StvaboD, ii¥. aI.

356

JOURNAL DES SAVANTS.

ANNl^RS ÉGYPTIENNES 365 iovBt.

RETARD

BU TBOT TACVI

dan* l'aBB^ Mlaire.

30 120

7\275 29^,100

Ces périodes ofiraient des moyens faciles pour rattacher Tannée égyp- tienne aux phases solaires, en ajoutant aux dates courantes 7^ -^ après 3o ans, ou 1 mois après 120 ans. La première n aurait donné que ~ de jour d*erreur en 3oo ans; la seconde 9^ en 1 200 ans. U est presque im- possible que les prêtres égyptiens ne les aient pas remarquées. Car elles devaient s'apercevoir avec évidence , soit par des observations d'équi* noxes ou de solstices assidûment suivies; soit même par le simple enregistrement des dates de jours auxquels avait commencé la crue du Nil. Géminus, dans le chapitre que j'ai cité, emploie précisément ime période pareille de lao ans pour calculer le retard progressif de Tannée égyptienne dans Tannée solaire. Seulement, la durée inexacte qu*il attribuait à celle-ci lui fait évaluer ce retard à 3o jours ou 1 mois juste au lieu de a 9^1 qui est sa valeur véritable. La connais- sance précise de ces périodes aiurait été fort utile aux prêtres égyptiens, pour les calculs secrets de raccordement, qui leur étaient nécessaires. Je dis les calculs secrets, parce que la fixation de Tannée usuelle dans les actes publics qui en aurait détruit l'application, aurait porté une atteinte mortelle à la religion établie, et à leur réputation de savoir; ce qui explique comment ils y ont toujours répugné, avec une obstina- tion que la toute-puissance d*Âuguste a eu peine à vaincre , même après que leur autorité religieuse était *fort déchue.

n nous faut maintenant déterminer une des époques de concordance de la notation avec les phases solaires; car une seule étant connue, les autres s'en déduiront d'après les nombres constants d'années solaires ou égyptiennes qui les séparent. Cette détermination était beaucoup plus facile pour les Egyptiens, quelle ne Test pour nous aujourd'hui; parce que le fait se présentait immédiatement à eux par l'observation, ou pouvait se conclure aisément de leurs périodes, d'après une seule date du solstice d'été , ou du commencement de la crue du Nil observée dans une quelconque de leurs années, antérieure ou postérieure à la con-

JUIN 1857.

357

cordance cherchée. Au lieu que, pour faire le même calcul d après nos tables solaires dressées selon le calendrier julien , il faut d'abord trans- former les dates égyptiennes en juliennes, ou inversement, au moyen de tables préparatoires, dont j'indique Texistence et les fondements ici en note^ Ck*, cela n'est pas sans difficulté quand on veut pousser la pré-

^ On trouve de pareilles tables dans le traité intitulé VArt de vérifier les dates qui est bien connu des chronologistes, et dans mon Précis de chronologie astronomique, cbap. II. files donnent, pour une étendue de temps quelconque, la date julienne du jour physique, chaque année égyptienne a commencé, et Ton en conclut les dates juliennes de tous les jours suivants de cette même année, d'après leur mode de répartition qui est indiqué dans le tableau suivant :

NOMS

Doo» MOM éaTmii*

dans Tordre

RANG ORDINAL da

FMMIU joom de chaque moU

dana la coara

d*«IM

anstfa ^gypIÎMiaa.

1 Thotk

si»

«1« W 121« 151* 181« 211« 241» 271« SOI* 331*

361*

soa«

864«

305*

2 Paophi

3 Hatn«r

4 Ghofak,

5 Tolm

0 M^hir..

7 Pham^oth

S PhamiOTithi * . .

9 Pachont

10 Paoni

1 1 Ëpiplii» •••••..••..<.•.«••••■••.•<•

12 M^aori

/«on compUaiMtairM. 1" , ,

4

Api^ication^ quelle a été la date julienne du i** épipfai dans Tannée de Tére de Nabonnassar 724* celle-là même cette forme d'année vague jusqu'alors exclusi- vement usitée en Egypte , fut rendue Gxe par Tintercalation quadriennale }

Pour cette année 724 1 les tables de concordance donnent.

Date julienne du 1* jour du mois thot : année de la période julienne 4689' août 2g, jour a^a** L*indice " désigne cette année Â689 comme bissextile.

L intervalle compris entre ce thot et le i" épiphi suivant est 3oo Jours. Ce qui , ajouté à 24^ I donne :

Date julienne du i*' épiphi ; Année de la période Julienne 468g* jour 542*,

D'où retranchant 366 jours, durée de )*année 46og* il reste :

Date julienne du 1" épiphi : Année de la période julienne 4690° jour 176* a5 juin. L*indice ^ indique que cette année 46go est commune.

46

358 JOURNAL DES SAVANTS.

cisioa jusquà identifier les heures et les fractions d^heures, à cause des époque» diOTërentes de la révolution diurne Ton place forigine du jour, soit civil, soit astronomique, dans les deux calendriers. J*ai exposé ^vep.un soin minutieux tous les détails de ce raocordement, dans le chapitre ii de mon Précis de chronologie astronomique ^ inséré au tome XXII des Mémoires de l'Académie des sciences, et Ion pourrait y recourir au besoin. Mais cela ne sera pas nécessaire pour les ques- tions de concordances physiques dont nous aurons ici à nous occuper, perce que Terreur d*un jour en plus ou en moins y serait complètement indifférente; et, avec cette tolérance, les plus simples notions du calcul arithmétique suffisent pour les aborder.

Je prends donc une de ces questions, et, pour plus de simplicité, je la traiterai d*abord comme les Égyptiens pouvaient le faire. Reportons- nous par exemple à la 7a 4* année de fère de Nabonassar, qui fut celle Auguste abolit l'antique usage du calendrier vague , en y introduisant Tintercalation julienne. Je suppose, qu'au moyen des procédés prati- ques dont les prêtres égyptiens devaient èXvê en possession depuis bien des siècles, comme la détermination des points de l'horizon le soleil se lève et se couche chaque jour; les phases d'illumination observées sur les diverses faces des pyramides; même par la simple apparition de la crue du Nil, ils eussent reconnu que cette année-là, le solstice d'été avait eu lieu à Thèbes, le i^'jour du mois épiphi, ce qui était effectivement la vérité. Ce fait leur montrait, avec évidence, que la notation n'était pas en concordance actuelle avec cette phase solaire, et leur donnait immé- diatement la mesure du désaccord. Car le mois épiphi s'écrivait

A^A^^M^

le troisième de l'inondation; et, aux époques de coïncidence, le solstice d'été devait avoir lieu au i'' jour du mois pachon, lequel s'écrivait

g^, le 1* de cette même tétrade. Ainsi, depuis la concordance im-

médiatement précédente , ce 1* pachon vague avait rétrogradé de 60 jours siu* le solstice. Le temps nécessaire pour produire un tel écart est bien facile à calculer d'après les périodes exacte» que nous

* Par les tables solaires abrégées de M. Largeteau, on trouve que le solstice d'été est airivé ce jour-là même a5 juin, à 2^. o". S\ lemps moyen à Paria, compté de minuit. Ces tables dont lapplicatiou est extrêmement simple, sont insérées dans les Additions à la connaiuance des temps pour Vannée i8à7, dans le lome XXII des Mé- nmres de l'Académie des sciences, et à la fin du tome V de mon Traité ilémmtaire d'astronomie physique.

JUIN 1857. 359

avons tOQt'è rheure établies, "fin effet, deux périodes de lao ans égyp- tiens, ensemble aAo, donnent déjà 58 jours ;et les a jours de surplus ajoutent à ce nombre 8 aulîres années, en comptant \ de jour de retard par an, <;e qui est une évaluation très-suffisamtnent précise pour uh intervalle si court. C'est donc en tout a 48 ans égyptiens, dont il faut revenir en arrière des 7a à pour retrouver l'époque de la concordance immédiatement antérieure , ce qui la reporte à Tan de Nabonassar 476. Effectivement, dans cette année-là, le 1" jour du mois pachon vague a coîncddé avec le solstice d'été, comme la nature de la question l'exige, et comme je le prouve ici en noie par nos calculs modernes ; mais avec bien plus de détours que n'en exige le calcul égyptien ^

* Détermination de la date égyptienne du solstice d*été dans Tannée de Nabo- nassar 73&.

D*après fios tables de concordance, le i** jour du mois thotb de cette année 7 ait tombe dans Tannée de la période julienne 4689', au 29 août, jour a^a**

Le solstice d*éié immédiatement postérieur à ce i^thoth appartient donoA Tannée de la période julienne 4690^, qui est la première après la bissextile.

Avec celte indication les tables abrégées de M. Largeleau donnent ,

Année 4^h)0^; solstice d*été a 5 juin, jour 176* a^. o". 8', temps moyen à Paris compté de minuit.

Ou, en ajoutant 366 au nombre des jours pour reporter Torigine de leur numé- ration au 1* janvier de Tannée julienne précédente :

Année 4689', solstice d'été le., jour 34a* a**, o". 8*. Date du thol dans cette même année jour a4a*

Différence, ou distance du i** tholh

au solstice d*été-dans cette année

7a4 jours 3oo* a\ o". 8*,

Donc : date du solstice dans ladite

année égyptienne. jour 3or a*", o". 8'; i*épîphi mésne heure.

Date du 1* pachon dans cette même

année jour a4i*

Donc : rétrogradation du i*' pachon

sur le solstice d*été bo', a^. o*. 8*.

Puisque cet écart croit à mesure que le temps augmenU , îl a étire oui à une époque antérieure. Le nombre exact d'années égyptiennes qui remontera ju8qu*à cette

60 Yj 721

époque est donné par la fraction = ou en nécrliireant les 8*.

o,24a5 2,91

Le quotient tombe entre les nombres entiers a 47 et a 48 , beaucoup plus proche de celui-ci que de Tautre. Cest donc ce dernier qu*il faut prendre pour avoir la moindre erreur possible sur la date cherchée; erreur qui sera bien minime, puisqMuie Técart total d*une unité qui existe entre ces deux nombres, ne produirait dans lét

46.

360 JOURNAL DES SAVANTS.

Ceci me fournit justement un exemple des erreurs auxquelles on 8*expose, quand on veut effectuer ces déterminations rétrospectives, d'après la valeur inexacte 365J-|-, que les auteurs anciens attribuaient à l'année solaire et que la plupart des archéologues modernes s'obs- tinent à employer. Dans celle-ci, nos 60 jours d'écart répondent juste à une rétrogradation de q &o ans , ou 8 de moins que par le calcul exact, ce qui met Tépoque de la concordance à l'an de Nabonassar kSk au lieu de ^76. Or, aussi, dans cette année-Jà le i** jour du mois pachon n'a pas coïncidé avec le solstice d'été , comme la question l'exige. Il lui était antérieur de a jours, ce qui détruit l'accord demandé. Mais, de ce que les Égyptiens ou les Grecs auraient pu obtenir ainsi des résultats faux, en opérant mal, ce n'est pas une raison pour nous de les imiter quand nous avons besoin de résultats vrais.

Maintenant que nous connaissons une des époques la notation figurée de l'année égyptienne s'est trouvée en concordance avec les phases

dates absolues qu*une différence de o'tailab, moindre que \ de jour. Retrandiant donc 2àS de 724, le reste 476 marquera Tannée de Nabonassar dans laquelle le l'ajout du mois pachon a coïncidé avec le solstice d*élé, ce qui 8*accorde avec le calcul égypb'en établi dans le texte. Il ne reste plus qu*à vérifier la réalité de cette coïncidence. C^est un calcul tout pareil à celui que nous avons effectué d*abord pour Tannée i^ti.

D'après- les tables de concordance, la 476* année de Nabonassar commence dans Tannée de la période julieune 444 1'* Le 1* jour du mois thoth y concorde avec le 3o octobre, jour 3o4** Le solslice d'été immédiatement postérieur à ce tholh, appar- tient donc à Tannée de la période julienne 444a° qui est la 1" après la bissextile. Avec cette indication les tables abrégées de M. Largeteau donnent :

Année 444a ^ solstice d*été juin ay, jour 178*. a*". 43"". 34', temps moyen à Paris, compté de minuit. Ou en ajoutant 366 au nombre des jours pour reporter Torigîne de leur numération au 1* janvier de Tannée précédente :

Année 444 1' solstice d*été jour 544* a*"- 4a". a4'.

Date du 1** thoth dans celte même

année jour 3o4*

Différence ou distance du i*thot au solstice d*été dans Tannée de Na- bonassar 476 .• . . . jours a4o, a^. 4a** a4'-

Gonséquenunent : date égyptienne

de ce solstice jour a4 1* même heure : précisément le 1* pa- chon.

D'après le canon des rois de Ptolémée, Tannée de Nabonassar 476 est la la* du règne de Ptolémée Philadelphe. La notation figurée de Tannée vague se trouva donc alors k concorder avec Tannée solaire pour la dernière fois, puisque dans Tannée 7 a4f Auguste lui ôla sa mobilité.

JUIN 1857.

361

solaires, toutes les autres, antérieures ou postérieures à celle-là, s-en concluront d'après les intervalles de temps sensiblement égaux qui les séparent. Seulement, il est essentiel de remarquer d'avance, que ces concordances prévues n'auront d'application réelle qu'autant que l'année vague de 365 jours aura effectivement continué, sans interrup- tion, d'être en usage, aux temps elles ont s'accomplir, ce qui sera une question de fait à discuter dans l'occasion.

Cette réserve étant admise, nous pouvons prolonger indéfiniment le calcul des concordances , d'après leurs intervalles connus. Néanmoins, pour plus de rigueur, le tableau suivant les présente individuellement déterminées d'après les tables solaires de Delambre en tenant compte de toutes les inégalités qui affectent les positions absolues du soleil. Ces calculs ont été effectués à l'occasion de mon premier travail par Gambart et Bouvard , deux astronomes zélés , qui ne sont plus. Ils les ont fait remonter dans la suite des temps , aussi loin que les applications historiques peuvent s'étendre.

ANNÉES

LA pAkIODI

joli«Bn«.

ANNÉES dt

cAm CHBiTIlMI.

DatM ekronologiqaas.

DATE

nruiixi

du

■obtice â*M.

TEMPS MOYEN

k rAXM

eompU minuit.

DATE ÉGYPTIENNE

du

mAmb touTici i>*àrà

corrMpondaaU

la jaliennc.

1429»

2934

4439

3285

1780

275

20JQillel. 9 juillet. 27 juin.

20** 38- 30»

9^ 6- 53'

10^ 57- 44'

1** pachon, même

heure. 1" pachon, même

heure. Veille du 1** pachon,

même heure *.

Bouvard avait aussi calculé les intervalles de temps qui ont séparé entre eux les équinoxes et les solstices aux trois époques de coïncidence ici désignées, intei^valles que le déplacement progressif du périgée so^ laire a rendus sensiblement variables; et j'ai rapporté ces résultats dans mon premier travail inséré au tome XIII des Mémoires de t Académie

* Puisque, a cette date julienne, le solstice d*été précède encore le i*' padion vague, celle de Tépoque à laquelle ce i*' pachon devra le rejoindre sera plus tardive. Or l'écart qui lui reste à parcourir est moindre que i jour entier. Supposons 7 de jour, cela ajoutera presque exactement 3 unités , k la date de 1 année julienne 443g, ce qui la portera à 444a « comme les computatîons e£Fectuées dans les pages précédentes nous l'avaient appris.

Sd2 JOURNAL DES SAVANTS.

des sciences. J*en ai déduit les dates égyptiennes des jours auxquels ont eu lieu les équinoxes et les solstices dans ces mêmes années de coïncidence, le solstice d*été s*est trouvé placé au i*' jour du mois pachon, et je les ai rassemblées dans le tableau suivant, qui nous sera tout à Tbeure utile à consulter. Les évaluations y sont portées jusqu'à la précision des centièmes de jour.

ÀNN&ES

D«t«

caronoiof u|iM .

SOLSTICE

D'HITU.

ÉQUINOXE

tMKMiX.

SOLSTICE

ÉQUINOXE

AVTOHIAI..

_5S85

Paopbi 24*, 19 25',03 26'.58

Toby 27*,07 26*,70 26*,93

Pachon 1".

ir

Mé8oril«,-.(H^ 1-, W 3 « 23

1780

275

Nous pouvons maintenant raisonner sur ces diverses dates, soit absolues, soit relatives, comme sur des faits positifs. Car toutes les particttlarités qu^elles expriment appartiennent matériellement à Tannée vague de 365 jours qui a été employée par les Égyptiens, et non à aucune autre de même forme ; de sorte qu elles lui sont numériquement inhérentes, sans quaucun élément hypothétique ait concouiHi à les introduire. Je tâcherai de maintenir la même exclusion dans les con- séquences que j'en déduirai.

Je considère d'abord les dates égyptiennes des jours auxquels les équinoxes et les solstices se sont trouvés répondre, à chacune des époques la notation figurée est revenue en concordance avec Tannée sôlaife dans Tintervalle des 3o siècles que nos calculs embrassent. E^es vont nous montrer avec quelle sagacité Ghampollion , sans les connaître, avait aperçu et signalé les caractères mythiques, ainsi que la justesse d'appropriation des personnages divins , qui dans les tableaux Astrono- miques d'Edfou et du Rhamesseum, sont représentés comme présidant À i^acun des quatre mois dans lesquels ces dates sont comprises.

Considérons d*abord le mois paopbi, lequel, aux époques de coïnci- dence, contient invariablement le solstice d*hiver. Ghampollion le trouve consacré à un dieu dont le nom est Phtah. Il est représenté debout, monté sur une coudée placée horisontalemenl,:et enfermé dana

JUIN 1857. 36S

un naos, ou tabernacle , qui pourrait figurer aussi luie caisse funéraire. Son accoutrement est celui, de la momie. Tout son corps est serré d^une étroite enveloppe qui tient ses jambes réunies, et le rend forcément stationnaire. Le grammairien grec du rv* siècle de notre ère, qui, sous le nom réel ou supposé de Horapollo , a écrit un ouvrage tardivement interprétatif des figures hiéroglyphiques, aiOfirme que, dans le symbor lisme égyptien, cet emblème de deux pieds liés, désignait {^ soleil arrivé au. solstice d'hiver. Uimage n'aurait pas été moins vraie pour le solstice d*été, sauf quelques différences d accessoires. M. de Rougé m apprend que le caractère mythique spécialement attribué au dieu Phtah, est celui de créateur suprême. C'est le seul personnage divin, auquel on ait ti^ouvé appliquée la dénomination de Père du soleil. La coudée placée sous ses pieds lui est affectée, ainsi que Tatteste Jamblique, conune symbole de Tordre, de la r^Ie intelligente qui a présidé Â la création; ce caractère de ses actes étant rappelé par son nom même

Phtath MÊÊÊÊ qui signifie le seigneur de la coudée. Ce n est pas non plus

seulement comme présidant au mois solsticial paophi, quil porte Taccoulrement de la momie. Il le conserve dans toutes les représenta- tions où il intervient. Son application à un solstice a-t-elle été motivée parla seule spécialité de ses attributs extérieurs, ou par quelque idée d'appropriation plus générale, cachée comme tant d'autres, sous les voiles de la mythologie égyptienne? Nous ne pouvons jusqu'à présent le décider.

La connaissance pratique du rapport que notre calcul établit entre le mois paophi et le solstice d'hiver, est manifestement indiquée, on pourrait dire attestée, par un mythe religieux, et une cérémonie annuelle, mentionnés dans le traité d'Isis et d'Osiris, attribué communément à Plutarque^ Il y est dit d'abord que la déesse Isis, la mère des Horus, s'apercevant qu'elle était enceinte, suspendit à son cou un amulette < le 6 de paophi, et accoucha d'Harpocra te , avant terme, au solstice d'hiver. Or M. de Rougé m'apprend que le mot grec kpiroxpdrfi^ n'est que la traduction du mot égyptien Hurpechruti, qui signifie Horus enfant, lequel par une ajj^logie constante autant que naturelle, désigne le soleil naissant, soit à son lever diurne , soit au solstice d'hiver. C'est pourquoi, ajoute Plutarque ou son pseudonyme, aie 22 da mois de paophi, les « Egyptiens célèbrent une fête qu'ils disent être celle des bâtons du u soleil; par quoi ils veulent faire entendre, qii'à cette époque, le soleil

' De liidêet Osinde, p^ /i66, édition de Reiskc.

5f » JOURNAL DES SAVANTS.

Ji l^f!$oin de soutien et de force; » ce quil interprète faussement dans »u :m^(i5 absolu , appliquant cette ancienne tradition à i*année égyptienne ù\e usitée de son temps, le a a paophi précédait le solstice d'hiver Je deux mois entiers. Le motif de la fête n aurait pas plus de vérité, si on voulait l'appliquer dans ce même sens absolu, au a a paophi vague dune époque ({uciconque; puisque le jour égyptien qui portaif cette dénomination parcourait progressivement toutes les phases de Tannée solaire. Mais il devient d'une parfaite justesse, si cette fête était commémorative du a a paophi appartenant à une année de coïncidence, particulièrement aux deux plus anciennes, que nos calculs reportent è 3a85, ou 1780. Car alors, selon Fexpression figurée des rites égyptiens, le soleil était déjà si vieux qu'il devait mourir deux ou trois jours après.

Nous trouverons plus loin d autres exemples de fêtes attachées à certains jours du calendrier vague, dont le motif est aussi très-évident quand on les considère comme commémoratives des jours de même dénomina- tion, pris dans dans une année de coïncidence; tandis qu'il n'aurait aucun sens raisonnable étant appliqué à toute autre époque. Mab, comme cette considération va nous être d'une grande importance, je crois devoir établir dès à présent la généralité de cet usage, k titre de fait, par le témoignage irrécusable de Géminus qui l'expose en détail dans son chapitre des mois, sans nulle prévision des conséquences qu'il va nous fournir. Après avoir décrit les efforts des Grecs pour constituer un calendrier, dans lequel les solennités religieuses restassent attachées à des époques fixes de l'année solaire; les Egyptiens, dit-il, ont une intention et une pratique toute différente. Car Us veulent que la même fête qui a été célébrée dans une certaine saison se transporte successivement dans les autres; à quoi ils parviennent, en composant leur année usuelle de 365 jours, plus courte de j de jour que Tannée solaire; de sorte que les jours de leur calendrier rétrogradent dans celle-ci de i jour en k ans, et de 1 mois après lao ans, ce qui fait que le retour des fêtes , devance progressivement de plus en plus le retour des phases solaires avec lesquelles précédemment elles s^étaient trouvées concourir. Cette conséquence implique donc que les fêtes égyptiennes, au moins celles que Gcminus a ici en vue, étaient attachées à certains jours de dénomination fixe, dans le calendrier vague; et l'on reconnaît évidemment qu'il leur attribue ce caractère, par l'application qu'il fait de son raisonnement aux fêtes Isiaqaes. u C'est à tort, dit-il, «que la plupail des Grecs croient avec Eudoxe que chez les Egyptiens, K ces fêtes coïncident avec le solstice d'hiver. Cela a été ainsi il y a

JUIN 1857. 365

lito ans, mais maintenant elles devancent ce solstice d*un mois «entier. . . . Et, anciennement, elles étaient arrivées au solstice d'hiver, «plus anciennement au soltice d*été, comme le démontre Eratosthène «dans son traité de Toctaétéride. Il viendra aussi un temps elles se «célébreront en automne, puis au solstice d'été, ensuite au printemps, « puis au solstice d'hiver. » On ne peut marquer mieux la marche rétro- grade d'une fête attachée à un jour égyptien de dénomination fixe. Malheureusement Géminus ne dit pas quel était ce jour, ce qui aurait conduit à retrouver Tépoque il écrivait ce passage. Mais l'exemple qu'il rapporte suffit pour nous montrer que, dans les idées égyptiennes, la fête attachée au 22 paophi mobile, doit, ainsi que je l'ai fait, s'inter- préter comme étant célébrée en commémoration du solstice d'hiver qui répondait à cette date dans une année de coïncidence de la notation avec le ciel ; ce qui explique également et justifie la consécration de ce mois au personnage divin qui était le symbole spécial de cette phase solaire. Ces rapports mystiques, probablement ignorés du peuple et connus des seuls prêtres égyptiens, ont pu entrer pour beaucoup dans la persistance qu'ils mirent toujours à conserver le calendrier vague. Car un calendrier fixe dans l'année solaire, leur aurait ôté toute appli- cation.

Le solstice d'hiver ayant lieu le a & ouïe a 5 paophi, aux époques de coïncidence, entmne, par une nécessité astronomique, le solstice d'été suivant au 1" jour du mois pachon. Ici l'analogie et la dissemblance des deux phases solaires, se retrouvent empreintes dans les emblèmes qu'on y voit attachés. Le dieu Chons, qui préside à ce mois pachon, est tout pareil, pour l'accoutrement et les formes, au Phtah de paophi. Il est représenté comme lui debout, étroitement serré dans une enveloppe de momie qui tient ses jambes réunies, et le rend forcément station- naire. Mais il n'est pas monté sur une coudée , ni confiné dans un naos. Ghampollion voit en lui la forme primordiale d'Horus, le premier-në des dieux. M. de Rougé ajoute qu'on l'adorait à Thèbes comme le sym- bole de l'immuable perfection. Il se trouve aussi occasionnellement identifié avec la lune. Je vois à cela un motif que j'exposerai dans l'ar- ticle qui suivra celui-ci.

Faites seulement descendre le solstice d'été de six jours, du i* au 6, dans le mois pachon. L'image de Phtah , affectée au solstice d'hiver ne pourra plus rester dans le mois paophi ou la notation la met. Elle devra passer dans le suivant hathyr, le mois des fleurs, pour maintenir le juste intervalle de ces deux phases célestes; et alors son emploi comme emblème deviendra fautif. Les places que ces deux symboles occupent

47

3M JOURNAL DES SAVANTS.

dans Tannée figurée , sont les seules qui conviennent au nombre de jours compris entre les phases correspondantes.

Les positions des deux solstices étant fixées, celle de féquinoxe veraal en résulte astronomiquement au 27 du mois toby. Ici lappropriation des symboles significatifs est, s il se peut, encore plus manifeste. Le personnage divin qui préside à ce mois est VHoras génératear, ayant pour attribut un ou plusieurs cônes de palmiers mâles, les mêmes que fon poite ,' vers cette époque , sur les palmiers femelles pour les féconder, Mk de Rougé traduit littéralement son nom hiéroglyphique Ardor pair moram. A cela, dans les tableaux du Rhamesseum,^ se joint encore un signe plus énergique : le phallus droit.

Un- écrivain du moyen âge, Moïse de Ghoren, qui se trouvait en Egypte au v* siècle de notre ère, nous a transmis, fort insciemment, la connaissance d*une cérémonie religieuse qui se célébrait ancien- nement chez les Égyptiens avec une grande pompe, à cette date même du a 5 toby, lavant- veille du 27 de notre calcul. Moïse était chrétien, et il se félicite de ce que les anciennes superstitions païennes ont disparu, pour faire place aux fêtes du christianisme, ulci on ne voit a plus, s*écrie-il, Je a 5 toby, cette vaine fête, des bêtes de somme u étaient couronnées, Ton offrait des sacrifices à des animaux, etc. ttMais le 1 1 de ce mois on célèbre la manifestation du Seigneur et Ton « chante les louanges des martyrs chrétiens. » Le regrettable orieotaiisle Saint^Martin qui a le premier signalé ce passage , remarque avec raison que les mois mentionnés par Moïse appartenant h Tannée alexandrine fixe^ oooservée par les Coptes devenus chrétiens, ce 1 1 toby répondait au*6 janvier julien, jour de TÉpiphanie, ce qui explique et justifie la dernière moitié de la phrase. Mais ni lui, ni Moïse, ne pouvaient deviner le motif de cette fête du 2 5 toby, qui effectivement n*en avait plus depuis que les jours égyptiens étaient devenus fixes ; au lieu qu elle se comprenait très-bien quand ib étaient vagues , comme étant la commé- moration de réquinoxe vernal des époques de coïncidence, de même que celle du 2q paophi vague était la commémoration du solstice d'hiver. Les néoplatoniciens, Jamblique entre autres, ne méconnurent pas le coup mortel que la fixation de Tannée porta au culte égyptien, en ôtant, comme il le dit, « aux prières toute leur force, et aux jours toute « leur vertu. »

Dans ces mêmes années de coïncidence que nous considérons , Téqui- noxe automnal, d*api*ès nos tables solaires, tombe astronomiquement du i"' au 3* jour du mois mésori, le U* de finondation. En Egypte oofttme en Grèce , cette phase solaire présente une époque de transition

JUIN 1857. SW

pbysicpie à peine sensible. On a donc pu très-légitimement la signaler par un phénomène naturel propre à TEgypte, qui Taccompagne ou tout au plus la précède d*un très-petit nombre de joiu*s. A cette époque de Tannée solaire , vers la fin d*épiphi, ou au commencement de mésori, le Nil attieint le maximum de sa crue, et inonde au loin les campagnes. Cette abondance d*eaux limoneuses, échauffées par une ardente chaleur fieivorise le développement d'une multitude innombrable de grenouilles, qui sortant du fleuve la nuit et s*éloignant à quelque distance sur le sol sablonneux du désert, s*y trouvent frappées dès le matin par les rayons du soleil, et se hâtent par myriades de regagner les eaux. Le dévelop- pement de ces animaux prend alors des proportions telles, que Cham^ pollion Ta remarqué avec une profonde surprise. L*Exode le men- tionne au nombre des plaies de l'Egypte. Ce fait annuel si caractérisé, si purement local, est signalé symboliquement, dans le calendrier, par la déesse Epep à tête de grenouille, présidant au mois d'épiphi, lequel, selon notre calcul rétrospectif, au lieu de contem'r mathématiquement l'équinoxe automnal des années de coïncidence, l'aurait précédé seule- 1 ment de i jour en SaSS. Outre qu'une si petite diflférence pourrait être fort atténuée ou sauvée par une légère modification dans l'origine de numération des heures, je n'oserais pas affirmer qu'elle ne fût pas due, pour quelque partie, aux erreurs de nos tables solaires appliquées à de si grandes distances de nous. Mais ces délicatesses de raccordement paraîtront bien inutiles , si l'on considère ce que devaient être alors des déterminations d^équinoxes. Quand nous voyons celles d'Hipparque être en erreur de -J- ou y de jour, celles de Ptolémée de i Jy , il n'y aurait pas de raison à vouloir que 3ooo ans auparavant celles des observateurs égyptiens fussent exactes à moins d'un jour près.

Le traité d'Isis et d'Osiris^ mentionne une fête égyptienne, ayant pour" objet la naissance des yeux d'Horas, qui se célébrait le 3o épiphi, le soleil et la lune étant en conjonction. Si, comme M. de Rougé m'en a témoigné le soupçon , l'œil d'Horus que l'on trouve fréquemment figuré sur les monuments, était le symbole d'un équinoxe, la fixation de cette fête au 3o épiphi ne serait pas moins significative que celle des deux que l'on célébrait, l'une le 11 paophi, l'autre le 2 5 toby. Quant à la particularité de la conjonction nous la trouverons plus tard également justifiée. En général, il y aurait un grand intérêt à rechercher dans les textes égyptiens toutes les fêtes qui étaient placées conmie celles-là à des jours fixes du calendrier vague, ou à des époques fixes de Tannée solaire;

* De Isiieei Oêiride, page 466, éd. de Reiske.

A7.

368 JOURNAL DES SAVANTS.

et j'anoonce avec plaisir que M. de Rougé a déjà rassemblé beaucoup de matériaux relatifs à ce sujet important.

Outre les symboles mythiques si naïvement et pourtant si fid^ement adaptés aux quatre mois qui contiennent les quatre phases cardinales de Tannée solaire, que je viens de mentionner d'après ChampoUîon, il en avait signalé d'autres appliqués à des mois intermédiaires, et qui ne leur sont pas moins convenablement appropriés. Par exemple : le troisième mois de la végétation est consacré à la déesse Hatbor, qui préside aux fleurs; le quatrième mois de la tétrade des récoltes, qui les termine et précède immédiatement l'inondation , est consacré à la déesse Rannou, qui, dans les légendes hiéroglyphiques annexées à ses images co- loriées, est appelée la déesse des graines, celle qui prodait les boisseaux de Ué, celle qui procure des pains nombreux, des pains excellents, de sorte qu'il ne peut y avoir le doute sur son caractère mythologique; non plus que sur la convenance de son application à ce mois de l'année agricole, les récoltes des céréales sont terminées. ^ Cbampollion a reconnu en outre que le mois thoth, le premier de l'année courante, est consacré à une déesse dont le nom se lit Toscki ou Tichi, dans le tableau astronomique du Rhamesseum comme dans celui d'Edfou. Celte lecture est incontestable. Mais le caractère mythique du personnage qu'elle désigne est, jusqu'à présent ignoré. GhampoUion avait cru pouvoir l'identifier avec Isis-Sothis, se fondant sur quelque analogie de signe, et guidé probablement aussi par le préjugé d'érudition fort répandu alors , que l'étoile Sinus ou SoUûs , présidait au commen- cement de l'année vague égyptienne. Mais une note de M. de Rougé que je rapporte au bas de cette page, prouve que Cbampollion s'est trompé en prenant pour le symbole représentatif de Sothis, un signe hiéroglyphique qui, oflrantavec lui quelque rapport de forme, avait une signification toute diflerente'. Quant à une association permanente*, soit

' Noté de Af. de Rougé. La déesse TVrfti, protectrice du mois thoth, porte sur sa tète deux longues plumes droites. C'est Tunique analogie qu'elle présente avec la déesse bis-Sothis qui, au Rhamesseum, est représentée debout dans sa barque, avec une coiffure semblable.

Maislerapportque Cbampollion avait cru voirenlrele nomde5o(^ûetceluîde Thoth

reposesur une erreur matérielle. Dans le nom d* Isis-Sothis, J % ^^i Cbampollion a

confondu le signe ^ avec [][ qui se lit ta; avec ^ t, cela aurait fait tat. Mais on

sait aujourd'hui que la figure ^ a pour lecture sopt. C'est de sans aucun doute, que vient la transcription grecque sothis; il y a eu élision dup, comme dans le nom

JUIN 1857. 369

réelle soit symbolique, de Sirius avec le premier mois de Tannée vague, on n'en trouve aucun indice dans les documents égyptiens des anciennes époques; et je montrerai plus loin qu'elle aurait été incompatible avec Tensemble des traditions. L'idée en a pris naissance dans les systèmes astrologiques des écrivains du temps des empereurs, Porphyre par exemple et Vettius Valens, qui considéraient Sirius comme ie dominateur de Tannée. Elle se fortifia aussi et s accrédita par la croyance qui se ré- pandit vers le même temps sur la réalité de la fameuse période sothiaque, tardivement imaginée parles prêtres d'Egypte en Thonneur d'Hadrien, et qui s'est propagée depuis, à titre de fait réel, dans l'érudition mo- derne. Mais les documents originaux, aujourd'hui mieux connus, ont dissipé ces illusions , et nous montrent que les traditions égyptiennes relatives à Sirius, avaient un tout autre objet.

En écartant cette erreur bien naturelle, dont GhampoUion n'a pas su se défendre, toute son interprétation des tétraménies égyptiennes, présente un ensemble d'applications tellement vraies, frappantes, et concordantes entre elles, qu'il me semble tout à fait impossible d'en méconnaître la vérité. Il nous reste à chercher si cette division de Tannée, physiquement assortie au climat de TEgypte, qui s'est main- tenue exclusivement dans la religion et les usages publics pendant tant de siècles, ne renfermerait pas en elle quelque trace qui pût nous faire remonter à son origine. Cette recherche sera Tobjet de l'article suivant.

J. B. BIOT.

[La saite à an prochain cahier,)

Chants du peuple en Guèce, par M. de Marcellus, ancien ministre plénipotentiaire y auteur des Souvenirs de V Orient et des Vingt joars en Sicile. Paris, Jacques LecolTre et compagnie, éditeurs, 1 861 , deux volumes in-8° de xix, 428 et ^96 pages.

A(T(xaTa SïffioTixà tvs ÈXkdSos, èxSodévTa jxerà (lekéTVs it/lopixrh

Âmenhotp , qu on trouve transcrit en grec Aménophis ou idm^nof^ indifTéremment, avec la suppression dii^p ou du t. Le nom en question doit donc se lire IsisSoptis el n*a rien de commun avec tat ou tholh. Ainsi 5*évanouit la difficulté qui semblait ré- sulter d'un rapport établi encre Sothit et le mois | ^j^Jjj^ 0.

370 JOURNAL DES SAVANTS.

xaSiov. ô Se6s tsrâo-ii; àvdpdmois Tsdrpioç è^rryvnffs. OvSevl iXk^ vseurôfieda, èàv vovv êyœfJ^-sv , ovSk ^pn^réfuda è^nyvrfi âXX'i^ Tc5 rsarplo). UXarciûv. KepxvpCL, nnroypctjpéêov Èpfivs. 1862. C'est-à-dire Chaptts populaikes de Grèce, publiés, avec une Etude historique sur Vétat de la nation pendant le moyen âge, par M. Spyridon Zampélios de Leucade. «Pour tous les hommes, « Dieu est le seul interprète de leur patrie. Si nous sonunes « sages , ne nous en rapportons pas à un autre , et ne consui- « tons pas d'autre interprète que celui du pays. » Platon. Cor- foo, imprimerie Hermès, 18Ô2, 767 pages in-8^ ^injplSùJvos TpiKOvitv l(/lopla Ttfç éXkvvixSts èitCLvou/ldureùx. T^

fÂOç A'. KaXkia^v^ 'csouSelav iftyVTéov '&pA9 aXvdiv6v ^iov

àifOTÙM 70V ^eXriovos. Ëx rSôv rov Uo'Xv&ov. Èv AovSlv(f) * ht rrfç ip T^ avkfi tov Èpvdpov Aéovros Tviroypot^/ar TaviXrfpov xad Opayxfo-xov. AiîNr. C'est-à-dire Histoire de l'insurrec- tion GRECQUE, par M. Spyridon Tricoupis. Tome /*''. « Soyons « convaincus que rinstruclion tirée de Thistoire, quand celle-ci « nous révèle les causes des faits dont elle abonde, est le guide « le plus sûr pour régler notre conduite. Dans tous les temps « et dans toutes les circonstances, cette instruction seule, sans « nul inconvénient, peut nous rendre juge^ éclairés de ce que « nous avons de meilleur à faire. » Polybe (I, xxxv, 1 o). Londres, imprimerie de Taylor et Francis, cour du Lion Rouge, i853, vni et 4o4 pages in-8°.

SIXIÈME ET DERNIER ARTICLE ^

Il nmis reste à examiner le second et le troisième volume de M. Tri- coapis. Gomme le premier, ces deux volumes ofirent des événements extraordinaires, des catastrophes sanglantes, des traits de générosité et, bien plus souvent, de perfidie; ils se recommandent surtout par la qua- lité la plus essentielle à un historien , par celle qui le fait presque dis- penser des autres et à laquelle nulle autre ne peut suppléer, par lexac-

^ Voyes, pour lo premier article, le cuhîer de janvier i856, page a4; pour le deuxième, celui d'avril, page ao3; pour le troisième, celui d'octobre, page 611 ; pour ie quatrième, celui de novembre, page 676, et, pour le cinquième, le cahier de mars 1867, page i83.

JUIN 1857. 3ïi

tîtude des faits. Mais ces faits, ou entièrement nouveaux ou diversement vus, racontés et interprétés par d'autres écrivains, ces faits abondent ici, au point qu'il nous sera impossible de les indiquer tous. Nous nous bornerons donc presque uniquement à un simple extroit fort incomplet de cette partie de Touvrage Tintérêt saocroit avec les événements; nous reproduirons dans les notes les expressions mêmes de lauteur pour donner aux linguistes et aux philologues une idée de son style ; et, pour tempérer la sécheresse de nos extraits, nous ajouterons à cet exposé ra- pide quelques réflexions que nous ne nous flattons pas de rendre inté- ressantes, mais que le sujet nous paraîtra permettre, et quelquefois exiger.

Lorsqu'au mois de mars 1 82 1 les populations chrétiennes du Pélo- ponnèse se levèrent pour délivrer leur pays, elles étaient sans unité, sans argent, sans amis, sans conseils que ceux de leur désespoir; heureuse- ment leur position ne tarda pas à s'améliorer. Dans les quatre chapitres qui ouvrent le second volume (p. 1-66), M. Tricoupis raconte com- ment, avant la fin de Tannée, une assemblée composée d'hommes actifs et expérimentés prit la direction générale des afiaires, et que vers le même temps la paix fut troublée entre la Porte ottomane, soui^ nite, et la Perse, dofnine une opinion religieuse difiërente. Cette dernière puissance, il est vrai, négligea d'accabler, au moment du danger, la secte d'Omar, sa rivage ou plutôt son ennemie, comme le sont souvent les sectes dont les doctrines se rapprochent; la Grèce ne reçut que peu de soulagement de cette guerre lointaine ^ ; mais les Hel- lènes , bien que réduits à leiu*s propres forces , n'en furent pas moins victorieux sur mer, et restèrent maîtres de l'Archipel, tenant les îles et les ports turcs en état complet de blocus ; sur terre même quelque» revers furent balancés par des succès. La prise de Monembasie, forte^ resse réduite par la famine, compléta la conquête de la Laconie; Néo- castron, plus connu dans l'Occident sous le nom de Navarin, se rendit le 7 août; et notre auteur avoue avec regret que la population maho- métane de cette ville fut, contre la foi des traités, massacrée presque en entier^. Il était cependant dans l'intérêt même des Hellènes de se mon- trer humains, afin d'inspirer aux Turcs, maîtres encore de Modon, de Coron, de Nauplie, de l'Acrocorinthe, assez de confiance pour les amener à capituler. Mais on comprend que les bandes indisciplinées des assiégeants devaient être animées de ce désir violent de vengeance que

^ Éx TO^TOv àXiyrfP yfi^ il ÉAAdb dmmo^fcriy. Tome II, p. a5. -— ' ËU^i^mn» fir^rra tit ywtaàfp c^ayii^, *wfapà o^fwopLO^cytfSévra, P. 66»

372 JOURNAL DES SAVANTS.

les opprimés avaient léguë, depuis quatre siècles doutrages, à leurs descendants.

L*acropole d'Athènes résista également. Après lavoir battue sans succès par quelques pièces d'artillerie placées en face du théâtre de Bac- chus et sur la colline du Musée, les Grecs pratiquèrent une mine nou loin de Tangle sud-est du rocher, et oie g juin, jour quils avaient fixé upour y mettre le feu, toute la ville sea*épandit dans la plaine près du tt temple de Jupiter Olympien , pour jouir du spectacle de l'explosion ^ « Malheureusement la mine ne produisit pas d'effet; et le siège, qui avait duré depuis le ^5 avril jusqu'au ao juillet, fut levé précipitamment à l'approche d'une armée turque commandée par le pacha Orner Vryom's [ùpLèp^nfourSs'Bpvoivfjs). Comme au temps de Thémistocle, la population épouvantée d'Athènes couvrit dans sa fuite la route qui mené au Pirée^, et, comme alors, trouva en partie un asile dans les iles de Salamine et (l'kgine, tandis que beaucoup d'hommes allèrent grossir les camps qui tardaient l'isthme aux environs de Corinthe.

De toutes les localités s'étaient réfugiés les Turcs au premier

ignal de l'insuiTcction , la plus importante était Tripolitza, gardée,

lit*on, par plus de dix-huit mille hommes armés. Capitale duPélopon-

lèse dont elle occupait le centre, enceinte de murs garnis de tours,

léfendue par un château pourvu d'artillerie, cette ville, d'origine mo-

leme, renfermait dans son sein les trésors, la force et les espérances

les mahométans de toute la Morée. Investie depuis plusieurs mois elle

ùt enfin assiégée dans les formes; et M. Tricoupis, au chapitre xxiv, qui

ïstun des plus curieux de l'ouvrage (p. gi-ioa), rapporte fidèlement

le quelle manière elle tomba, par une sorte de surprise, au pouvoir

jles insultés. Ce fut, dit notre auteur, le 23 septembre iSai, a jour de

'(malheur, d'incendie, de pillage et de sang. Hommes, femmes, enfants,

tttous périrent, les uns égorgés, les autres jetés dans les flammes qui

((dévoraient la ville, d'autres encore écrasés pai* la chute des toitures

(( et des plafonds des maisons embrasées. La soif de la vengeance étouffa

((la voix de la nature^.» ((on aurait dit que les Hellènes vou-

* 01 kdrfvaTot é(Txa}(/av . . . vTrôvofiov, xal rrfv g lovvhv, Kod' ^ T^fiépav àire^éurufap va Tj)i» énéffûûatP, èx(tOrj ÔXtf ^ tsôXis xmà t^ ix(>àTfohv tspàs rdv vaàv rov ÙXvfnriov Jiiàg, 9k S^éoLV Tifs èxpay^, P. lo. * Xv^peç, yvvatxeç, ^atlia ètrxévaiav t^ àià» Toû Ueipau&s, xaraj^sùyovres eh rpia, èv rô) Xtfiévt èxeivtû èfivoptnà ^aXota inrà offUcUap ÙXXavhxr^, xai elç êv vira ÈXXrjvtxrfv, xal fiercuiofitiôfievot ol [lèv sis £a- XafWva, oi le eU ktyivav, P. i3. ' Ôtov ii[kép% xaraurlpo^s, ^Gfvpxaiàs, XerjXa- <rittt nal atiAoraç. kvlpeç, yvvMxes, taracSia, ôXot diréOprfmuip, iXXot ^optvàftevot , iXXot d^ ràç àvaipaveUras èv vif *Bf6Xet Ç>Xàjaç pn^àfuvot, xai AXAoi inrà ait-

JUIN 1857. 373

«laient punir en un seul jour les crimes commis pendant quatre «siècles^» Un esprit sévère ou même impartial, comme celui de M. Tricoupis, ne pouvait approuver ces écarts, auxquels, au reste, sa- bandonne la multitude chaque fois et en tout pays, quand elle sent que le lien social est brisé; aussi notre historien s'empresse-t-il de rappeler que les populations accourues pour former le siège étaient sans direc- tion, sans solde ni distribution régulière de vivres; que leur avenir n'était point assuré; enfin quil n*y avait, dans le camp des insurgés, m punition pour Findiscipline ni récompense poiu* la bonne conduite^. On pourrait ajouter que la ville mahométane fut prise d assaut, que les Grecs eurent à vaincre une résistance des plus opiniâtres, et que leurs chefs firent de vains efforts pour arrêter le carnage, tandis que six mois plus tard la poétique, riche et industrieuse île de Chios, après s'être soumise, eut à souffrir les mêmes désastres que Tripolitza, et que les commandants turcs se rendirent alors coupables de la plus odieuse perfidie.

C'est au chapitre xxix (p. 187-aio) que M. Tricoupis fait connaître la conduite déshonorante de ces chefs. Le capitan-pacha , après son débarquement, «appela auprès de lui les consuls des puissances chré- «tiennes; il leur dit que, par ordre supérieur, il accordait un pardon ((général à la population de Chios réfugiée sur les montagnes, et il les ((engagea à parcourir l'île pour y répandre des lettres d'amnistie^. » A la vue de ces lettres la joie fut grande partout; les réfugiés livrèrent leurs armes et (( envoyèrent soixante et dix députés à l'amiral turc afin de lui « exprimer leur reconnaissance pour le pardon octroyé*. » Mais, à peine les réfugiés furent-ils rentrés dans leurs villages, avec leurs femmes et leurs enfants, que parut l'ordre d'égorger ou de mettre en esclavage toute la population chrétienne; et les soixante et dix députés dont nous venons de parler furent attachés à des gibets, ainsi que tous les primats des villages amnistiés. «Quand les chefs eux-mêmes provoquent au «meurtre et à l'enlèvement une troupe barbare et fanatisée, on devine

yàcrfiaTa xoi 'aaTéyiara rôiv xaiofiévoûv olxt&v xaradXt^iievot, . . ^ S/^a rrfs hihxriasûùs éff€ve ri^ ^tùvifv rifç ^aecûs, P. 100. * ÈipcUvovro ol ÉXXipfss dK Q-éXovres va éxhxrjdùJaiv èv fiiôl ii{iépa ihxijiioixa Teaaàpoïv altSnfûJV. P. 100.

' O^re xv€épvrf(Tts xnrifpxev, oire fitaOàs èMero, ot/re rpo^ai raxnx&ç ^tepé^ ftovro, odrs fiéXXov dcrÇciXèç è^ahsro, oirs à iraxrof èifaAeitsro, otre à aùo^pwf&v àprayLei^ero. P. 100. ' Ëx^Aeo'e fisr' a^à ^v^t^^vra roii'ç ^mpoÇévovs * xai iÇ>'oL ToTç ixotvoiroiYjaev Ôti xotrà harayi/fv àvùnépav è^àptis yevtxi^ dpLVYf</Js(ap, roùs 'Vap9xâXe<rs va ^eptéXdeotrt t^ vîftrov Çépovreç êyypoL^a rf^ i{ivrf&1siaç, P. aoi .

* È&7àXrj<Tav xaï é^oiiifwa èx r&v Zta^àpeùv ytapUav vpàç ràv xaTrrfTàV''mcurëv eis éx^paatv rf^ xotvifç eùyvùjfiotrinnfç t^ ^Oeî&av dfivr^fiav, P. 201 .

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374 JOURNAL DES SAVANTS.

«facilement à quelles atrocités horribles se livrent de pareils soldats ^ » Aussi je ne retracerai point, d après M. Tricoupis, le pénible tableau des massacres de Chios et de la cruauté patiente des Turcs qui, se ven- geant de leur peur, s'abandonnèrent pendant quatre mois au déborde- ment des passions les plus dégradantes. Il suffira de dire qu*avant le 3o mars 1 8a 2, jour du débarquement du capitan-pacha, Tile comptait cent quinie mille habitants, et quau commencement daoût on nen trouvait plus que dix-huit cents. Vingt-trob mille environ avaient été égorgés; quarante-sept mille, d*après les registres de la douane turque, avaient été vendus comme esclaves^; le reste, dispersé et réduit à vivre d'aumônes, trouva un asile obscur dans les villes et les pro* vinces qui s'étaient déjà affranchies du joug. Trente-cinq ans se sont écoulés depuis cette catastrophe sanglante-, mais telle fut Tétendue du mal, qu'aujourd'hui encore la désolation, la misère et les ruines couvrent rUe tout entière, dont la prospérité semble anéantie pour

toujours^

Chios, florissante et riche, avait peu contribué à l'émancipation de la Grèce; elle la servit par ses malheurs ^; car sa chute eut un reten- tissement immense dans TOccident, l'on apprit avec douleur et indignation les profanations et les meurtres commis par des vainqueurs implacables. Des comités philhellènes se formèrent partout, en France, en Angleterre, en Allemagne et jusqu'en Amérique; des officiers euro* péens, suivb d'une foule de jeunes hommes enthousiastes des temps héroïques de la Grèce, accoururent en Morée, apportant aux insurgés des armes, des munitions de guerre, ^enrichissant leur courage de toute leur expérience. Des hommes d'Etat le plus à l'abri de l'émo- tion comprirent que la cause des Grecs était ime cause européenne, celle de la justice, du christianisme et de la civilisation; ils s'intéres- sèrent à un peuple soutenant avec courage une lutte inégale; enfin « ces sentiments philanthropiques commencèrent à se faire jour jusque «dans les cabinets des souverains, changeant, par degrés, d'an-

* 6vœp ol (itot ipxvyol "opoKCLk&aiv elg (T^ayi^ xai eU atxjJLaXaHrlav pàpSapop ntd ^ûommàp t/lparàv, e^xoXov eîvat va avfnrepàvy riç ràs ^ptxràs %iapàjipopàs toO 07pdtroG ToinoM, P. aoa. 'P. ao4- ' Dans les Archives des missions scieniifiqaes êtUUéraires, vol. V, année i856, p. 48i-6âat M. Fuslel de Coulanges, memJbre distingué de rÉcolc française d* Athènes, a publié un mémoire renfermant des ren- seignements nouveaux et curieux sur la géographie physique et comparée de l*i]e de Chios, sur son histoire, son commerce, son gouvernement municipal durant la domination turque, et sur les désastres de 18a a. * kv 4 "SfoXvvaOi^ «Irn; pffaot ièv é^Xïjae ràv àyùva Zfiica, ràv ù^éXt^ae 'Ofeaowrol, P. aoâ*

JUIN 1857. t%

«ciennes antipathies en bienveillance pour les victimes^;)) ils modi- fièrent la politique, jusqu'alors incertaine et vacillante, des puissances de rOccident.

En Grèce même, Tordre finit par naître du sein de Tanarchie, et le gouvernement crut pouvoir siéger avec sécurité à Argos depuis que plusieurs forteresses, occupées encore par les Turcs, avaient été prises par famine. L'Acrocorinthe, citadelle regardée de tout temps comme la clef du Péloponnèse, capitula le i4 janvier 1822; l'acropole d'A- thènes, assiégée une seconde fois, se rendit le 9 juin, Nauplie, le 3o no- vembre, après une vaine tentative faite au mois de juillet par le pacha Mahmod Dramali pour débloquer cette place. L'armée de Dramali, la plus formidable que la Porte eût encore réunie, afin d accabler les Hellènes, était assez nombreuse pour envahir, conquérir et occuper méthodiquement toute la Morée; d'après les renseignements fournis à M. Tricoupis par un chef turc fait prisonniei^ lors de la reddition de Nauplie ^, elle comptait jusqu'à dix-huit mille hommes de cavalerie et une infanterie composée en grande partie d'Albanais; elle traînait à sa suite trente mille mulets, cinq cents chameaux et six pièces de cam- pagne. Cette masse de forces, après avoir quitté les Thermopyles, brûla Thèbes, Eleusis, Mégare, franchit l'isthme, reprit l'Acrocorinthe abandonnée par les Grecs, passa par les montagnes de Némée, et, des- cendue dans la plaine d* Argos, parut devant Nauplie.

Ce fiit le terme de ses succès. Un des caractères les plus inté- ressants de la lutte dont notre auteur nous révèle tant de détaib nou-> veaux, c'est la facilité avec laquelle on y voit, dans des moments de crise, des hommes extraordinaires sortir des rangs de la multitude, dominer des périls sans cesse renaissants, et, sans instiiiction , avec une intelligente énergie, sauver l'indépendance nationale. C'était, sans doute , l'habitude de vivre au milieu des dangers, d'excès et de troubles, qui avait donné à beaucoup d'Hellènes de la dernière classe, à ceux surtout qu'on désignait par les noms de Klephtes et de Pallicares, le courage d'affronter les hasards, comme elle leur avait fourni de fi:é- quentes occasions d'exercer leur bon sens inné et leur coup d'œil na- turel. Les membres du pouvoir exécutif et les deux assemblées délibérantes s'étaient enfuies d'Argos, mais les levées en masse des

' Ta ÇtXâvdpœifa nai ^tXeXeùSfpa Çpovjjfiara rôiv ércupi&p roirtov, . . slaeyé- ptjaav ôXlyov xar' ôXlyov xaï els aM raïuTa rôt» ^eurtXéoyp^ xcti (lerérp&pav, toO xatpori 'apoïàvroç, Tifv xar' àp/às ivapiéveiâv T«ay sU sifiévetcw trpàç roùç ^éur/pp' Tdtf. P. ao5. * ÈXi^(uv ràs "mXrfpo^oias rainas ^wapà toO avv9Ka1paT9(Kraiino§ xaï M T^ ^eixrsœç tov NatnrA/ov alxjlML^^TtaOévTOÇ kXrf-^a^à. P. Sgg.

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pâtres demi-sauvages de TArcadie , conduits par des chefs aussi illettrée qu'eux-mêmes, arrivaient de toutes parts pour occuper les défilés des environs. On élut pour commandant Colocotronis, qui, n étant connu jusqu'alors que comme un partisan audacieux, se montra général con- sommé et fit des dispositions si habiles, que les Turcs, harcelés sans cesse et manquant de vivres, se trouvèrent bientôt cernés. Après de nombreux combats dont notre auteur rapporte jusqu'à la moindre cir- constance, et les chefs grecs, les frères Mavromichalis, Dikseos, Nikitas, surnommé le Turcopliage, montraient autant de bravoure que de jugement, Dramali, ayant essuyé de grandes perles, s estima heureux de pouvoir regagner Corinthe avec une armée à moitié expirante; dans sa retraite précipitée, il avait perdu toute son artillerie.

Le troisième volume de l'ouvrage de M. Tricoupis comprend l'exposé des événements arrivés depuis la fm de l'année 1 82 a jusqu'à l'automne i8a6. Comme auparavant, la guerre maritime fut tout à fait à l'avan- tage des insurgés, mais, en Morée, le pouvoir central eut à lutter contre des difficultés sans cesse renaissantes. Un peuple ne se gouverne lui- môme que dans la mesure de ses aptitudes; souvent l'amour trop in- quiet du bien public n'est qu'une ambition déguisée, et les chefs des partis opposés oublient que la condition des choses humaines implique un permanent sacrifice. Aussi, au second congrès national qui s'ouvrit à Astros en avril i8a3, de graves dissensions éclatèrent entre la fraction des primats [rh xôfipLa rœv tffoXiTixôfv) ayant à sa tête le prince Mavrocordatos , et le paiti militaire , qui , représenté par ses chefs Colo- cotronis, Odysseus et Démétrius Hypsilantis, dominait dans les pro- vinces ^ Néanmoins, malgré ces conflits interminables d'intérêts, d'ambitions et de principes, on parvint à négocier en Angleterre un emprunt fourni principalement par les comités phiihellènes; et, le 9 février i8aZi, les plénipotentiaires grecs signèrent à Londres une convention par laquelle, contre la somme de 800,000 livres sterling, aux intérêts de cinq pour cent, courant depuis le i"* janvier de la même année, ils engagèrent tous les domaines de l'Etat, et spécialement les revenus des douanes, des pêcheries et des salines^. On obtint même

' ÈSà^ùvres rov isroAefifxoi) nàiifiaroç ^av èv fièv IleAoïronn^Ai à KoAo- Horp^ïinjÇp èv T^ dvaroXtxif ÈXXàli à Ùlvacrsits * rot) xàiifiaros rovrov ijv vàrrore Hoii ù 'tiprjXéamfs, Tome 111, p. 35. * 'tiréypay^av ri^ 9 ^eSpovapiov avfii^ùnnjTt' xèv furà T&v rpaveitràiv Xoyfiâvov xxi Ô€ptévov tsfepl 800,000 Xtpôtp &lepXtv6iv

«rpdf &g, Moè M TÔXQ) 5 roïs 0/0 Xoyiiofiévù) àvà a^^ iavovapiov, xoi M ineo&ifKYf 6Xtnf rép iâvouiv yaiôjv, xai xvplùjç r^ 'vpocéhov rœv reXonfticau, ràùv lyjhoxpo^lùiv X9l rùhf dXixép. P. i3i.

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it Londres, le 26 janvier 18a 5, un second emprunt au capital de deux millions de livres sterling.

De nombreux dangers, plus grands que tous ceux qui avaient me- nacé la Grèce jusqu alors, rendaient ces secours nécessaires. Un pacha qui, par son habileté seule, s^était élevé à une puissance égale ou supé- rieure à celle du sultan, a qui avait su former des armées régulières, ((Construire des flottes, trouver les moyens de les entretenir et de 1^ «augmenter, Méhémet-Ali, maître de l'Egypte, avait promis démettre (( ses forces à la disposition de son suzerain , de soutenir le trône chan- «celant de celui-ci et de lui envoyer, à la tête de ses troupes, son « propre fils Ibrahim , nommé d avance gouverneur de la Morée. On disait a et Ton croyait que son intention était, après avoir réduit le Péloponnèse, « de transporter en Egypte tous les habitants chrétiens de la péninsule (i et de la peupler d'Arabes ^. » En eflet, peu s'en fallut que ce projet ne fût mis h exécution. Ibrahim, avec une armée nombreuse, débarqua à Coron le 1 1 février 1826, s empara de Navarin le 6 mai, pénétra en Arcadie, reprit Tripolilza abandonnée par les Grecs, et, le i3 juin, il parut devant Nauplie le désordre et les embarras étaient au comble. (( Il y avait une telle agglomération de réfugiés , on y manquait (( tellement d'eau et de vivres, que la ville serait tombée au pouvoir des ((ennemis, s ils lavaient assiégée, pendant quelques jours seulement, par « terre et par mer ^. »

Il faut voii* dans l'ouvrage même comment Nauplie échappa à ce danger; mais la désolation n'en régnait pas moins en Morée, quîbrahim ravagea sans presque trouver de résistance. En vain le gouvernement grec fit-il des efforts pour créer un corps de troupes régulières et chargea-t-il de leur organisation le colonel Fabvier. Ce philhellène ((avait servi sous le duc de Ragusc pendant les guerres de l'empire; ((et, depuis quelque temps, inconnu, portant un nom emprunté, il « se trouvait dans le camp des Hellènes , sans titre et comme simple ((volontaire, pour apprendre à mieux connaître les mœurs et le ca-

* Ô aarpénnfs ovros , à htà fiàvnfç rf^ç iKCttfàrrfrôs rov 'trapaxPsis dira rov fii^ Ôvtoç tls elvai ... 6 ^oXéuraç rootrixà alpareitfiara xai vavin^yTJaas a76Xo\js, à eitpànf 'oàpavç sis hamjprfatv xai a^^rjatv aùràJPf xnsetT^édri va xtviftrrf ràs Ivvàfieisrov xordr^^i^^- fft/av Tov XMptâp/pv Tov elç vvofrlijpiStv rov HXoviiofiévov <T7ah1pov tov, xai va a^slh^ àp^ïfydv aÙTùîv rdv vlàv tov t^par^fi-^auràv, dvaZetxftévra èv' aârôi r& Xàyo) iiytp.6va rifç UeXonowiityov * èXéyero ^ xai èvu/Je{teTO Ôti èfieXéra va ^erotxlfrrf eU kiy%nlov àXo^s Toùff x%roixoM9 rnç WeXovowi^OM ypialiavoùs, {isrà rifv ùvoioitXûjalv rrfç, xai va rrtv àisoixi^ éÇ kpéStav, P. i33. * Aireplypairlos ^ov )) rapa)(ii xai ^ àyai^^avia rév èv avT^ (rô tktvvXlef)), T6(ra 'oXiiOrf 'Ofpoâ^ùyùjv i^aav (rvaaoûpsvfiéva xai tôai^ <nrâvK rpç^ç xai varov èirexpiret, é&le èxvpteiero (^poitpwv àv ol è^poi

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tractëre des hommes au milieu desquels il s était proposé, avec un a noble désintéressement, de souffrir et d'affironter les dangers jusqu'à «la fin de la lulte^ »

n ne put cependant pas empêcher la chute de Mésolonghi. Cette ville, patrie de M. Tricoupis, située non loin de Tentrée du golfe de Gorinthe, dans les lagunes [hfAvoOdXao'ara) formées par les atterrisse- Ihents de TAchéloûs et de TÉvénus, avait déjà soutenu un siège au mois de décembre 1 8aa , contre une armée turque forte de onze mille hommes, battant la place avec onze pièces d'artillerie et quatre mor- tiers '. Le nombre des défenseurs ne dépassait pas d*abord trois cent soixante combattants; aussi, pour cacher leur faiblesse numérique, eurent-^ recours i\ plusieurs ruses de guerre, o plantant habilement des «baïonnettes sur le couronnement du mur d'enceinte, afin de faire «croire è la présence d'une troupe dmfanterie européenne^; » sommés de se rendre, ils firent par écrit cette réponse laconique digne des Spartiates de Léonidas : « Si vous voulez notre ville , venez la prendre^ n Les Turcs furent obliges de se retirer, et la Grèce célébra avec transport, dans ses chants populaires, ce succès inespéré. Nous croyons bien faire en donnant, d*après notre auteur, le commencement d'une de ces impro- visations, pour montrer, par un exemple de plus, ce qu'était devenue, pendant des siècles d oppression et d'ignorance, la langue de Démosthène dans la bouche de la multitude illettrée. Tandis que M. Tricoupis fait de louables et patriotiques efforts pour Tenrichir d une désinence qui n y existe plus, de celle du datif, nos lecteurs verront que, dans Tidiome vul- gairOt les marques distinctives de plusieurs autres cas tendent k s'effacer; if ampà fait à l'accusatif tj) <rrropà, et, à l'exception du génitif, les dé- dinaisons courent grand risque de disparaître, comme elles ont dis- paru dans les langues néo-latines. L'instruction, plus répandue de jour en jour, et l'éducation , qui aujourd'hui se propage partout, arrêteront, il fiiut l'espérer, cette tendance fâcheuse, mais la décomposition de la langue a déjà fait de regrettables progrès. Que l'on compare les sept

rd hfoXiàfiKOVP ùXiyas lifiépaç Srjpàç xai ^aXéurm^. P. aa3. ^- ' Ô FiXXoff avih TceyfunàpXipf UpoXoç ^a^iépio^, M f^amoXéovroç inrà ràv &JpaTrfyàv Mapfi^vn/y èp- tifiAif infïfptnt^as * éiyvax/los xai tnr' StXXo àvofia àrK^axMsro b éiriip o^os rà'éX^ Xifwmà alpatr&ïïsla âvaiiiywàiievos àiç IZubrtfç xai èdeXovri^, vpbs yvâkrtp rôiv tjB&p wbU toO yapoHTSfpos r&v àvBpémtùv (u6' ^ ZtevosVro va raXanraypi^ xai xniiH v^ùay épiAKnupiûç (léxpt réXùvç, P. a3o. ' Èaav ol ^moXiopM^m^s xaxà ktpà» èxfipol At MtxaàwryiXioi , ixovres Mexa xavàvta xai réatrapas ^{iSo^pa^iipas. T. A, p. 367. ' i[nçi^ovTZs èir'a^ov (roO tc/^ov^) èitmfMvç rov^€XoXàyxas , ha imSéftiatp ol Q-sùipo^preç ailés ièœdw Ùrt ijfrap ip rff méXtt xai àwXPfot PpéjKOU P. 368. ^ À9 ^éXere rôy ràvav (lag, èXixê ràp «riprrc. P. 371.

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vers placés en note, avec la prose de M. Tricoupis, et fon verra que la distance qui sépare les uns de 1 autre est bien plus grande que celle qui peut exister, quant aux formes grammaticales , entre le langage de notre auteur et celui de Polybe ^.

Les Turcs avaient échoué devant Mésolongbi en 1822; mais ils re* vinrent plus nombreux le i5 avril iSaS, sous les ordres du séraskier Rescbid-Pacha. Depuis la première attaque, Mésolongbi, il est vrai, avait été entourée de fortifications régulières; dans la relation circonstandëe du second siège, auquel notre auteur consacre deux chapitres (p. 279- 359), il cite souvent les bastions de Botzaris et de Franklin (rà ^porei^iopa Tou OpayxXiviov) ^ les batteries de Goray et de Byron [rh xopopooldiartav Toîf ^vpcjvos), les tenailles de Guillaume d'Orange et de Montalembert (rà xapxtvoetSès ^pô^payfia tov MomaXefi€épTov) , ouvrages que les Hel* lènes défendirent avec tant de vigueur, qu Ibrahim, avec ses troupes égyptiennes, fut obligé de venir au secours des Turcs de Resebid- Pacha. La ville ne succomba sous leurs efforts réunis que lorsque ses défenseurs, après une résistance de onze mois, eurent épuisé leurs mu- nitions et leurs vivres. Ils cherchèrent la mort dans les flammes ou dans les bataillons ennemis.

Les historiens prétendent que, tandis qu Ànnibal campa aux portes de Rome , on prit ce moment pour faire partir des troupes destinées à Tarmée d'Espagne. Dans le chapitre ux (p. SGo-Syâ), M. Tricoupis nous fait connaître un trait qui rappelle la fermeté et la confiance du sénat romain : pendant qulbrahim occupait TArcadie , la Messénie et rÉlide, le gouvernement grec n hésita point à se dégarnir du peu de troupes régulières dont il disposait, pour tenter une conquête. Ce fut au mois de mars 1826 que le colonel Fabvier, à la tête de 200 cava* liers et d'environ 2,5oo fantassins, en partie organisés à l'europé^me,

^ Ndlfiovy vouXi va vétotya, in^aiva roîT ^Xov,

H* dyvdtneva ril to^fieXTi, ta èàXio M.e(xoX6yyt, TLcSt 'aoXeiif fiè ti^v TovpKià, fiè rétrtrapovs eaurdêeus, Hé^ovv "f iiitéfticats trà Ppo^ijf ij fiifdXcut x>^^&9 Kl' aùrd Xtavoroii^eKO aàv àfifios rfis ^aXàffonis. KXaiovv fiapvo^Xatç y ta ^atètà, yvvaixes ytà roùs dvèpatf KAo/ei xt* il fta'ôpri fias ii yff 'mS^atre rij avopd ti|^ x.t.A.

Voici la traduction de ces vers, qui se trouvent t. H, p. 38o :

Que ne suis-je oiseau pour voler au haut des airs, || pour contempler en face la Remplie et Mésolongbi fécond en ruses, || pour voir comment cette ville lutte contre U Turquie, contre quatre pachas I |J Les bombes tombent comme de la pluie, les balles comme de la grêle» | le menu plomb comme du sable de la mer. || Les mères pleurent leurs enfants, les femmet levn époux; Il notre terre noire elle-même pleure, car elle a perda sa aernence, etc.»

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quitta le camp de Marathon pour s'emparer d'Eubëe, île dont on sen- tait toute importance. Malheureusement, malgré les talents militaires du chef et le dévouement de ses soldats, cette expédition ne réussit point. On trouva une résistance imprévue devant Carystos; les troupes ottomanes eurent le temps de venir au secours des défenseurs de cette ville; et les Hellènes, obligés de se replier sur les bords de la mer, assaillis dans leur camp par des forces supérieiures , réduits à vivre de la chair de leurs chevaux , passèrent par tous les degrés de privations, jus- qu'au moment des navires grecs vinrent les recueillir. Nous pensons que, dans les combats sanglants qui précédèrent et hâtèrent cette re- traite désastreuse , une des pertes les plus douloureuses dut être celle d'un magnifique étendard , brodé par de jeunes dames de Paris et offert par elles au corps de cavalerie qu'on avait commencé à former dans î'Attique^

Le récit fidèle et impartial de la destruction du corps puissant des janissaires termine le troisième volume. On sait que, fatigué des hor- ribles excès de cette milice indisciplinable , convaincu de l'inutilité des concessions tantôt pécuniaires, tantôt sanglantes, qui lem* avaient été accordées par ses prédécesseurs et par lui-même, le sultan Mahmoud, par des mesures sages et vigoureuses, sut triompher de la rébellion d'une soldatesque ef&énée. Leur corporation, maudite par les ulémas, fut abolie à jamais; et, le lendemain de sa victoire, «le sultan, portant, « pour la première fois , un costume qui rappelait celui des Européens , ce put se rendre à la mosquée accompagné , non pas cotnme jadis par «des janissaires, mais par ses artilleurs dévoués'.» Plusieiurs relations publiées en France et en Angleterre ont fait connaître la révolution dont il s'agit; un savant orientaliste a laissé entrevoir de quelle manière elle fut jugée par un écrivain musulman^; il nous semble donc tout à fait inutile d'entrer ici dans d'autres détails à ce sujet.

M. Tricoupis , dans les chapitres qui terminent son troisième volume , nous montre la Grèce continentale réduite aux dernières extrémités, sa population réfugiée sur des montagnes escarpées et stériles , les armées ennemies, égyptienne et turque, victorieuses en Livadie et dans le Pé-

' ifmffw els x^^P^^ '^^^ èxfip&v Kal Xaftirpi tk errf{ia(a, ri^ ànoiav xtvntaanrat Uapiateu irsit^iSe^ t^ èirpàai^epav eh xp^^^ '^^ hnrixoO rf^ ÈXXâioç, Tome lil , p. 367. * 'tvf^sv à <tovXt&voç elç rd taiilov avvo^ôiiwaç , Ôx^ ^ -arimroTe iivd yêpnaà^vp, àXX vvà r&v ^u/lôiv to« xavovo^Xu/!w, xai ^p&» xavà vptbrrfv ^pà» xàp €ÙpùnndloifTa Ificerurfiôv. P. 37a. ' Précis historique de la destruction du corps d$$ janissaires par le sultan Mahmoud, en 1826: traduit de Tarabe par M. Caussin de Pereeval. Paris, chez Firmin Didot frères, i833, in-8*.

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loponnëse qui n'était plus qu'im désert; les îles elles-mêmes, celles qui avaient résisté jusqu alors, étaient découragées et épuisées par la lon- gueur de la lutte. Dans un quatrième volume, dont la publication est prochaine, notre auteur naura plus quà nous faire connaître le dé- noûment heureux de cette crise suprême. Ce sera avec la correction habituelle de son langage que Téminent historien retracera Tintervcn- tion des trois puissances occidentales résolues de mettre fin à une guerre meurtrière. Il parlera de la bataille de Navarin , la flotte turque fut anéantie, et de Texpédition du générsd Maison, si glorieuse pour les armes de la France, puisque lapparition de nos drapeaux força Ibrahim à évacuer la Morée qu'il avait inondée de sang; enfin, dans ce même volume, on trouvera, nous le supposons, des détails pleins d'intérêt sur l'élection et l'arrivée du comte Capodistrias, nommé pour sept ans gouverneur du nouvel État.

On a dit bien souvent qu'un écrivain , à peine d'être convaincu ou tout au moins soupçonné de partialité, ne devrait jamais donner au public l'histoire de son temps; on a pensé que les hommes politiques, quand ils racontent des événements dont ils ont été témoins ou qu'ils ont dirigés, mêlent toujours à leurs convictions les plus pures des réflexions intéressées ou des illusions décevantes. L'ouvrage de M. Tri- coupis, ce nous semble, prouve le contraire de ces assertions. L'auteur rapporte, juge et apprécie les faits sans fiel contre les oppresseurs, comme sans flatterie pom* ses compatriotes; quant à ces derniers sur- tout, il tient, pour ainsi dire, registre de leurs excès et de leurs vertus, et livre ce registre à la postérité, qui doit prononcer et faire justice. On ne trouve point dans son ouvrage cette chaleur exaltée qui ne laisse ni au sentiment, ni à la pensée, sa justesse et sa vérité; narrateur exact, il descend aux détails les plus minutieux, mais aussi les plus ins- tructifs; il y ajoute souvent des particularités que lui seul pouvait con- naître. Rarement il parle d'un fait sans préciser le jour cet événe- ment est arrivé; et, dans nos extraits, nous avons conservé ces dates sans les changer, bien qu'elles diOèrent de celles que l'on trouve dans les relations des mêmes événements publiés en France, en Angleterre et en Âlliemagne. M. Tricoupis, écrivant pour ses compatriotes , a e\i raison de suivre le calendrier julien , qui est le leur; mais nous devons signaler la discordance chronologique dont il s'agit aux traducteurs, qui s'empresseront, sans doute, de faire passer dans les langues de l'Occi- dent l'ouvrage que nous annonçons; peut-être feront-ils bien de ré- duire ces dates d'après notre manière de compter. On sait que la diffé- rence entre les calendriers julien et grégorien est de douze jomrs.

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Les trois volumes dont nous terminons ici l'analyse comptent plus de douze cents pages. Il serait injuste de relever, dans un travail de cette étendue t quelques négligences quon doit imputer non à fauteur, mais à la précipitation des typographes ^ et un petit nombre de détails peu importants nous ne sommes pas entièrement de lavis de fauteur^. Nous aimons mieux répéter ici ce que nous avons déjà dit du style de M. Tricoupis, qui a surtout fixé notre attention et dont nos lecteurs ont pu juger d'après les nombreux extraits qui accompagnent cet article. Les amis de la langue et de la littérature grecques y ont vu avec quelle habileté cet écrivain remarquable, doué d*une grande justesse d'esprit, sobre d'expressions ambitieuses et de figures qui obscurcissent la pensée au lieu de Tembellir, cherche à se rapprocher de la prose hellénique, tout en respectant certaines formes grammaticales consacrées par l'usage. Dans un autre genre, le Dante a eu le mérite rare, et qui ne pouvait appartenir qu'à un homme supérieur, de former, le premier en ItaHe, par ses vers, une école de poésie et de fixer la langue. Nous désirons qu'à son tour M. Tricoupis fonde en Grèce une école historique ; que , marchant sur ses traces, les jeunes hommes de talent, qui abondent dans sa patrie, prennent pour modèle sa manière d'écrire et sa correcte clarté; qu'ils imitent» dans leurs jugements, sa modération et son calme; qu'appelés à jouer un rôle politique ils joignent, comme notre auteur, le goût des lettres au talent des alTaires, montrant ainsi que rien n'est plus propre que l'étude à disposer l'esprit et le caractère au maniement des intérêts de la société ; puisque du commerce des livres , réuni au commerce toujours si nécessaire des hommes, il résulte un degré de lumières et de force d esprit auquel il est difficile d'atteindre autrement que par ce double moyen. C'est ainsi que M. Tricoupis a pu se signaler comme fonctionnaire et comme écrivain. Homme public, il a servi sa

* Nous ne signalerons que quelques itacismes non marqués dans l'errata , tels que : T# ftlAflm)», t. 1, p. 53, 1. 13; lUAihàv, p. là^, 1. ig; rerpt^juiiévoç , p. 167, 1. 23;

Rvmnik Woullchéa sur nos cartes, nous croyons, disons-nous, que cette petite vîUe n est point sUuée M rff^ dptalfpàç Ôxfivffov ÔXrov (t. I, p. i53), mais sur la rive droite de TAU, qui , venant des Garpathes , et formant la limite entre la grande et la petite Valachie, se jette dans le Danube vis-à-vis de Nicopolis. Hâtons-nous d*ajouter que c est la seule inexactitude dont nous nous soyons aperçu dans les nombreuses et instructives descriptions topographiques qui, dans l'histoire de M. Tricoupis, tjooimd dans celle de Tite-Live, précèdent souvent et rendent intelligibles les rela- tions des sièges et des combats.

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patrie dans les circonstances les plus critiques; écrivain, après j^vok choisi un sujet important et difficile, il la traité avec une impartialité et un talent qui le placent parmi les historiens distingués de tout âge et de tout pays.

HASE.

i^ Lexicon etymologicum ljnguahum roman arum, jtàucjE, mis- panjcjE, galucjE, par Friederich Diez. Bonn, chezÂ. Marcus, i853, 1 vol. in-8^

La langue française dans ses rapports avec le SANSCRfT ET AVEC LES AUTRES LANGUES INDO-EUROPÉENNES , par Louis

Dclatre. Paris, chez Didot, i854, t. I*', in-8^ Grammaire de la langue d*oIl, ou Ùrammaire des dialectes français aux xii^ et xiii^ siècles, suivie d!un glossaire contenant tous les mots de Tancienne langue qui se trouvent dans l'ouvmge, par G. F. Burguy. Berlin, chez F. Schneider et comp. t. I*', i853^ t. II, i85Ji (le troisième et dernier est sou3 presse).. 4^ Guillaume d Orange, Chansons de geste des u* et xii* siècles, publiées pour la première fois et dédiées à S. M. Guillaume lïl, roi des Pays-Bas, par M. W. J. A. Jonckblôet, professeur à la Facilité de Groningue. La Haye, chez Martinus Nyhofif, i85il, 2 vol. in-8^ w t

AltfranzôSiscbe Lieder, etc. [Chansons en vieux français, cor- rigées et expliquées, auxquelles des comparaisons avec les chansons en provençal, en vieil italien et en haut allemand du moyen âge, et un glossaire en vieux français sont joints), par Ed. Màtzner. Berlin, ^ez Ferd. Dûmmler, i853, i vol. in-8®.

ONZIÈME ARTICLE ^

Dans le dernier ardde je m'occupais d'un Hollandais, M. Jonckblôet,

* Voyez, pour le premier article, le cahier d*avril i855, page ao5; pour le deuxième, celui de mai, page ag3 ; pour le troisième, celui d*aoât, page ^9^; pour le quatrième, celiii de septembre, page 566; pour le cinquième, cdni de maft

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qui vient de publier cinq chansons de geste inédites; aujourd'hui j*ai à parler d*un Allemand , M. Mâlzner, qui consacre aussi ses soins et son érudition aux monuments de notre vieille langue. Lui ne s*est pas donné pour tâche de mettre au jour des ouvrages encore manuscrits ; il a reproduit un certain nombre de petites pièces de vers , imprimées, la plupart, dans le Romvart d*Adelbert Keller; mais il s'est proposé de corriger, d'épurer, d'expliquer les textes suivant les règles de la critique. Je ne puis mieux faire que de le laisser parler lui-même, en traduisant quelques passages de sa préface.

u La tentative de traiter critiquement ces poésies ne peut se justifier a que par elle-même. Ceux-là saiuront en apprécier la difficulté qui réflé- « chiront qu'il s'agit d'une langue qui n'est jamais arrivée à une ortho- « graphe généralement fixée, une langue le son et la lettre demeu- urèrent perpétuellement en lutte, et qui n*a pas davantage établi des (( principes assurés pom* la flexion et la dérivation de ses mots. Outre u la nuance individuelle qui, pour l'orthographe et la flexion, se montre «dans chaque manuscrit de vieux français, ces monuments littéraires u portent aussi la couleur de la province dans laquelle ils ont été copiés. ^Si l'on ajoute l'ignorance et l'inattention de certains copistes, on ne as*étonnera pas de trouver ici, parfois, dans les matériaux, objet de u l'interprétation critique, une confusion singulière, qui se joue d'une « rectification générale et systématique. Déterminer le sens de ces dé- « bris poétiques est étroitement lié avec le travail critique qui les cor- urige; cela est évident : aussi y a-t-il lieu de s'étonner de la reproduc- « tion , d'ailleurs estimable , de tant de manuscrits inintelligibles dans u bien des endroits et pourtant publiés avec un sang-froid qui semble a les supposer intelligibles sans difficulté pour le lecteur. U ne manque «pas, non plus, de traductions en français moderne qui attribuent aux « mots tantôt une signification , tantôt une autre , avec un arbitraire «manifeste, et qui assignent, sans hésiter, une idée à des formes de «mots dépourvues de tout sens. Je me suis efforcé, avec un soin cons- « ciencieux , aussi bien de restituer que d'interpréter. Toutefois , l'erreur «gît près de la vérité; ceux qui apprennent le savent mieux que ceux « qui n'ont plus rien à apprendre; et c'est d'eux aussi que j'espère de l'in- « duigence pour les cas je me serai fourvoyé. »

M. Màtzner signale avec toute raison l'incurie qui ne fait aucune

i8&6«page i5i ; pour le sixième, celui d*avril, page aa&; pour le septième, celui de joUtel, page 4i3; pour le huitième, celui d*août, page &bS; pour le neuvième, eelui de janvior iSSy, page 55; et, pour le dixième, celui de mii, page 3i3.

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distinction entre les passages intelligibles et les passages inintelligibles. Du moins, les premiers éditeurs qui publiaient les textes grecs mar- quaient d*iin astérisque les endroits qui, altérés, attendaient la main du critique. Cette incurie a tenu, sans doute, à la croyance générale l'on fut d abord que nulle règle ne présidait à ces vieilles écritures, et que Ton n'y entendait rien elles ne valaient pas moins que Ton y entendait quelque chose. Aujourd'hui elle ne serait plus excu* sable ; il ne faut pas présenter ce qui ne se comprend pas de la même manière que ce qui se comprend; et Ton peut être sûr que, sauf quel- ques mots et locutions correctes mais encore obscures ou inexpliquées, les phrases qui n offrent aucun sens sont corrompues. On est donc» je le répète avec M. Mâtzner, autorisé à corriger; et je suis satisfait de l'avoir avec moi pour soutien d'une thèse que plus d'une fois j'ai mise en avant. Souvent les copistes ne comprenaient rien , bien que ce fût en langue vulgaire, à ce qu'ils copiaient, soit qu'ils fussent tout à fait ignorants , soit que le texte qu'ils avaient sous les yeux fût difficilement lisible; et dès lors les fautes, les barbarismes, les non-sens se trouvent accumulés. Que dira-t-on du copiste qui a écrit ceci :

Et s*eles font par mal conseil folage« Elais keilz gens menasces lor feront ?

Evidemment, il n'a pas su lire son exemplaire; ce sont des lettres réu- nies , non des mots ; tout sens en a fui : il faut restituer, et la tâche se- rait difficile et bien conjecturale, si, en ce cas particulier, on n'avait pas d'autres manuscrits qui fournissent la bonne leçon.

Cette bonne leçon , je la donne avec la strophe à laquelle elle appar- tient. Du reste, il aurait été dommage que la pièce tout entière ne nous fût pas parvenue dans un meilleur texte ; car c*est une belle com- position, toute pleine des sentiments chevaleresques. Je la cite, afin que l'on voie ce qu'est notre vieille langue bien écrite et bien maniée. Quenes de Béthune, qui prit part à la célèbre croisade détournée de son but vers Gonstantinople » en est l'auteur^ Il gémit de son départ, qui le sépare de ses amours; mab il suit la voix de Dieu qui l'appelle aux lointains périls, et il excite tous les cœurs vaillants à prendre la croix.

Ahi, amours, com dure départie Me convendra faire de la meillor Qui onques fu amée ne servie! Dieu me ramaint à H par sa douçor, Si vraiement que m*en part à dolor I Las , qu*ai je dit f ne m*en part je mie;

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Se li oors va «ervir Nostre Seignor, Li coers remaînt del tout en sa baillie.

Quenes partait pour la croisade. Le lyrisme de ces temps, qui oppo- sait si souvent la dame et le devoir, le corps et le cœur, trouve ici, dans la réalité des choses, un appui qui ôte à ce début toute appa- rence de recherche et de langueur. Quelques-uns de ceux qui ont édité cette pièce se sont mépris sur le sens du vers Dieu me ramcdnt..., ne sa- percevant pas que ramaint est au subjonctif, et mettant : Dieu m attire si bien à lui. Le sens est : paisie Diea me ramener à elle, aussi vrai que je m'éhigne avec douleur I M. Mâtzner ne s'y est pas trompé. La strophe suivante expose ce que doit le chrétien , et ce qu'espère le chevalier.

Pour li m'en vois souspirant en Surie; Car nus ne doit faillir son Creator ; Qui li faudra à cest besoin d'ûe, Sacfaiés que il li faudra k greignor. Si sachent bien li grant et li menor Que doit on Oedre chevalerie on conquiert paradis et honor, Et ios et pns et Tamour de s*amie.

Le mouvement de cette strophe est vif, et la phrase bien jetée. Dieu a besoin de notre aide; ne lui faillons pas; sinon, il nous faudra au suprême besoin. Ce vers a été retourné d*ime façon piquante contre Quenes de Béthime par Hues d*Qisi, qui, lui reprochant d*être revenu de la croisade , dit :

Quant Diex verra mie se% besoins est grans, n lui faudra, car il li a failli.

La strophe suivante fait honte (et c'est ce qui avait irrité Hues d'Oisi) à tous ceux qui ne prendront pas la croix et resteront chei eux.

Diex est assis en son saint héritage. Or i parra se cil le secorront Que u ieta de la prison ombrage, Quant il fu mors en la croix que Turc ont Sachiés, cil sont trop honi qui n'iront, S*il n*ont poverte ou viellece oumalage; Et cil qui sain et jone et riche sont Ne pueent pas demourer sans hontage.

U ne faut pas prendre assis avec le sens que nous lui donnons unique- ment aujourd'hui. U avait aussi celui d'assiégé; et M. Mâtzner a cité quel- ques passages d'autres auteurs qui viennent en confirmation. Il fait voir

JUIN 1857. 387

aussi que ombrage est un adjectif signifiant obscur; ce mot vient en effet d'umbraticus, dont il a le sens.

Tous H dergiés et li home d*eage

Qai en aumosne et en bienfais meînront,

Partiront tail à cest pèlerinage,

Et les dames qui chastement vivront,

Se loiauté font à cens qui iront;

Et 9*eies font par mal conseil folage ,

A lasches gens mauvaises le feront;

Car tuit li bon s*en vont en cest voiage.

C'est, comme on voit, au septième vers de cette strophe que se rap- porte la b'gne informe qu'un copiste nous a transmise : ainsi lue, à Taide de meilleurs manuscrits , elle n ofire aucune difficulté. M. Mâtzner avertit de ne pas attribuer k meinront le sens de demeurer chez soi, en France; ce verbe doit être construit avec aumosne et bienfais, et, pris figurément, il se dit d'un état moral : manoir en iorment, en espoir, en hialté. Aumx)sne au singulier signifie la pratique de laumône, et bienfais ou biens fais veut dire non pas, comme aujourd'hui, un acte de géné- rosité à regard d'un autre, mais, en général, toute bonne action.

Diex I tant avons esté preu par oiseuse ; Or verra on qui à certes iert preus ; S*irons vengier la honte doloreuse Dont chascuns doit estre iriés et honteus , Quant à nos tens est perdus li sains lieus Diex por nous sofTri mort angoisseuse. S*or i laissons nos ennemb mortieus, A tous jours mais iert no vie honteuse.

Oiseuse est un adjectif féminin pris substantivement, et qui signifie oisiveté; par oiseuse est ici l'opposé de à certes : nous avons si longtemps été preux de loisir ; aujourd'hui l'on verra qui sera preux de fait. Le texte porte nostre vie honteuse; mais cela ne peut rester; le vers n'y serait pas, Yh de honteuse étant aspirée. Mais la correction est facile : au lieu de la forme nostre, vostre, il suffit de prendre la forme accourcie, mais non moins usitée, no, vo, qui sert pour les deux genres.

M. Mâtzner n'a épargné aucune peine pour déterminer le sens des passages difficiles ou altérés; et je puis dire qu'il y a réussi d'une ma- nière excellente. Son travail , purement critique , a naturellement sus- cité de ma part un examen de même nature ; à mon tour, j'ai pris la loupe, j'ai considéré les mots, les sens, les autorités; et mon approba- tion, autant quelle peut valoir, a été acquise, dans la plupart des c^s,

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aux interprétations qu*ii donne. En quelques passages seulement, j'ai trouvé ses restitutions insuffisantes, et j*en propose d autres; en quelques endroits, encore , il ne ni*a pas paru assez sévère sur les règles de la versification. Mais, en somme, j*ai été firappé de cette connais- sance si précise, chez un étranger, de notre ancien idiome; il Ta certai- nement beaucoup étudié, pour le savoir aussi bien; j'ajouterai que M. Mâtzner a été soutenu par la vaste lecture qu il possède de la vieille poésie provençale, italienne, allemande. Rien n éveille mieux Tesprit et ne le met plus à labri des surprises que detre maître d'un champ étendu de comparaison.

Entrons dans le détail. Des remarques de ce genre peuvent servir à d'autres, soit directement, soit comme exemple. Adam le Bossu com- mence ainsi une de ses chansons (p. q3) :

n ne muet pas de sens celui qui plaint Paine et travail qui li ert avantaje.

Que signifie cette locution : il ne muet pas de sens celui. •? D'abord il faut se garder d'une méprise à laquelle le firançais moderne induirait, si on n'y faisait attention; ce serait de prendre celui pour un sujet; celai est, dans le vieux français, un régime, et ici un régime indirect; mouvoir est donc un verbe neutre employé en ancien français et en provençd avec le régime indirect de la personne; par exemple, en finançais : et dont U muet et dont li vient? et, en provençal : de cor U nuwia. Le mot k

mot de cette locution est donc : il ne vient pas de sens à celui

c'est-à-dire celuhlà est insensé qui

Richard de Fournival (p. a 3) a ces deux vers-ci :

Cil fait que faus qui son cheval eskeut. Quant il n a frain dont le puist arrester.

On en comprend facilement le sens : celui-là fait que fou (je me sers de cette locution archaïque, mais que La Fontaine nous a conservée) qui lance son cheval, quand il n'a pas de frein dont il le puisse arrêter. Néanmoins on désire entrer de plus près dans le sens du verbe esheat. M. Mâtzner s'est chargé de nous l'expliquer. Il cite cette phrase de Prois- sart, qui dit, en parlant d'un cheval : et prit son mors aux dens par telle manière qu'il s'escaeillit; et ces vers de Renart le nouvel : Quant Harouge voit que s'en va. Elle seskieut, apriès ala; double passage s'escueiUir veut dire s'en aller. Cela suffit pour faire admettre sans difficulté un verbe transitif escueilUr, qui signifie lancer. Aux exemples de M. Màtxner, j'iyoHterai un exemple du substantif escueil, avec le sens précis àiélan :

JUIN 1857. 389

Prist son escueil, si s'est évertuez. Vingt et cinq piez est sailliz mesurez.

( Bataille d* Aleschans , v. 56 1 8. )

On ne confondra pas cet escueil-ci, qui vient de excolligere, avec escueil, français moderne écaeil, italien scoglio, qui vient de scopulus.

Le Romvart de Keiler renferme une pièce (reproduite dans le recueil de M. Màlzner, p. q 3), on lit :

A follarge ne porroit un souner

Quanque fprs quist ne quanque molin meut.

Le premier vers est inintelligible. M. Màtzner va nous l'expliquer. D*abord il décompose /o/îar^e en deux mots, /oZiarj^, et fait voir que cette lo- cution signifie prodigue, comme folle largesse signifie prodigalité. Puis, guidé par le sens, et, je crois, par une bonne conjecture, k fin souner il substitue faim soûler, de sorte que le tout devient :

A fol large ne porroit faim souier

Quanque fors quist ne quanque molin meut.

C'est-à-dire : tout ce guise cuit au four et se meut au moulin ne pourrait ras- sasier la faim d'un prodigue. Â la vérité, souier est, dans l'ancien français, saouler, de trois syllabes; M. Mâtzner le remarque lui-même; mais il cite un passage du Théâtre français, de M. Monmerqué, p. 583, souier est dissyllabe. Malgré cet exemple, j*ai bien de la peine à admettre la contraction pour un texte qui appartient en plein au xni* siècle, et qui provient d'un trouvère lettré; et je préférerais changer porroit en puet, de cette façon :

A fol large ne puet faim saouler.

M. Mâtzner a étudié ligne à ligne son texte , et les petites choses ne lui ont pas échappé. Ainsi dans ces vers (p. a A) :

Cil qui d amour essauchier ne se faint , Ne puet avoir en li servir damaje ; Qui bien la sert, cis biens fais li remaint. Que mal droit est qu*il li court k hontaje;

il a bien vu que court était une mauvaise lecture, et quil fallait tourt, c'est-à-dire tourne, troisième personne du singulier, subjonctif présent. Les exemples ne lui ont pas manqué pour justifier sa correction :

Tourt à folie et à savoir,

Vous aiderai quoi qu*en aviegne.

(Mouskes, Chronique, v. a8oil6.)

5o

590 JOURNAL DES SAVANTS.

Chose qui me lourt k mérite.

(Momnerqaé, Th,Jr, p. 366.)

Je me plais à donner des preuves de la sagacité de M. Mâtzner :

Sire, encor soit tîex tos dis , El peasez, si faites lanwier; On ne se puet de tous gaiticr;

Je sui touz fis. Que de lonc pue yare traire Vous voi pour plus bel airaire Celui que rolei engingnier.

(P- 79)

Ces deitx mots lan wier ne sont pas de la langue française ; le copiste s*e8t trompé. Au reste, le sens du couplet, sauf Tendroit altéré, est : ^uelki qae soient vas paroles, vous pensez autrement; on ne se peut garder de vous; je vous vois, j'en suis sûr, tirer de Veaa^unpuits profond pour mieux attirer celui que tous voulez enqignier. C'est, guidé par ce contexte, que M. Màtmer propose de lire tauwier, aquarius. La conjecture est très- ingénieuse; elle me parait tout à fait probable; car elle cadre parfaite- ment avec Timage employée par le trouvère pour peindre Thonmie qui tend un piège. On peut dire, en changeant le proverbe, qu'une bonne correction n est jamais perdue. M. Mâtzner a trouvé aussitôt emploi de la sienne. Il y a , dans le Renart (t. IV, p. i oo), cette épopée satirique qui aurait tant besoin d*être revue par la critique, trois vers fort cor- rompus et tout à fait inintelligibles :

Dont je vos ai conté ce iiui. Cornent de louch puis a sa chief L*iauvc dont est venus à chief.

Dans ces lignes dépourvues de sens, M. Màtmer a reconnu un passage parallèle à celui dont il venait de donner Tinterprétation ; et il faut lire avec toute sûreté :

Dont je vos ai conté ce hui , Cornent de lonch puis a sichié L*iauve dont est venus à chief.

Ce qui veut dire : donc je vous ai conté aujourd'hui comment il a tiré du puits pnrfond t eau dont il est venu à bout

Repassant après lui sur des textes quïl a épurés et expliqués, natu- rdlement je rencontre quelques aspérités, quelques taches qui ne sont devenues fedlement visibles qu'après et par son travail. Un trouvère dit

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(p. àg): J'espère merci depuis si longtemps qu'une telle peine (il 8*agit de la peine d*aniour) me doit sembler digne d'être souhaitée (ou plutôt, en pre- nant le sens du verbe haitier en considération ) ^ me doit sembler conten- tement :

Car j*e8poire merci , si Ions tans a , Que tel paine me doit sanler souhais,

M. Màtzner a changé souhais en soûlais, inutilement, à mon gré; car le texte des manuscrits se comprend ; souhait est un mot de ces temps-là. D'ailleurs, écrire soûlais pour soûlas n'est pas permis ici; le trouvère est d'Amiens, le texte est picard, et la transformation de Va en ai ne se fait que dans les dialectes delà Lorraine ou avoisinant la Lorraine. De même j'aimerais mieux que M. Mâtzner eût laissé ^aier, au lieu de le remplacer par guigner, dans ces deux vers (p. 21) :

Et moU de fois i fait mes cuers guier Mes iex ki n en pueent soufirir le fais.

Guier, en français moderne guider, est le mot propre; je ne sais pas si on pourrait fournir un exemple de guigner dans les poésies de cet âge et de cette natiure.

Parfois mon dissentiment porte sur quelques règles de grammaire. Ainsi un trouvère dit, en parlant de sa dame :

Tort a , se je dire Tosoie , Qui mes complains ne voust aine escouter;

Car mais ne cuit que veoir doie Hom qui tant Taint de tin cuer sans fausser.

Hom est toujours un sujet et jamais un régime; c*est seulement dans des textes incorrects et mal écrits (et encore à de très-rares inter- valles) qu on rencontre une pareille confusion. Elle n'est pas admissible dans des poésies aussi soignées que celles-ci. Je corrigerais donc :

Home qui tant Taiot de cuer sans fausser.

Je supprime ^in, me réglant sur cet exemple qui est plus loin, p. Q9, V. 23 :

Car s'on pooit toudis aperchevoir

Li quel aiment de cuer sans décevoir

La règle des 3djectifs, comme celle du sujet et du régime, manque ea un cas elle aurait pu, je crois, être suivie. J'en sais tant, dit le trou* vère en parlant des dames, qui, au premier abord, sont douces et de rire

5o.

392 JOURNAL DES SAVANTS.

attrùyoMitf jusqu'à ce que soit pris le captif, qui dès lors a un makre pour jamais.

Tant en tai qu à l*acoinlier Sont douches, d'atraians rii. Tant que li caitis est pris, Qai tousjours puis est en dangier.

(p. 74.)

Les adjectifs qui dérivent des adjectiis latins à même terminaison pour le masculin et le féminin nont, on le sait, non plus qu'une termi- naison pour les deux genres dans le vieux firançais. A la vérité, il y a des irr^[ularités , et doux est un adjectif qui en présente souvent. Pour- tant « comme un des manuscrits de M. Mâtzner donne le vers ainsi :

Sont dom et d*atreant ris ,

il fallait prendre cette leçon; cest certainementla vraie, car la tendance des copistes a été de détiiiire ces formes féminines, semblables au mas- culin , qui devinrent peu à peu des archaïsmes. Je n*ai pas besoin de remarquer que atreant n est qu'une orthographe différente îatraiant G*est encore de grammaire qui] s'agit dans les exemples suivants :

Ainsi me font loiaus amours parler;

(P- a?)

et

Et alegier mon mal d*un doue penser Que par amours iali k moi présenter Li oel du cuer, quant jou le puis veir.

(p. 48.)

Dans le premier cas, il faut /aiï au lieu défont, et dans le second, inversement, /oTi^ au lieu défait Loiaus amours est un sujet singulier, oomme un peu plus loin :

Et puis qu'ainsi m*a mis en vo baillie Loiaus amour, qui bien en a pooir

(P- ag.)

Au reste, il n'y a pas besoin d'exemple pour une chose si connue : hial, venant de legalis , a , au masculin et au féminin , pour le sujet singulier et le régime pluriel , loiaus , pour le régime singulier et le sujet pluriel loial. Mais le copiste, mal familiarisé avec une grammaire qui vieillissait, a pris loiaus amours pour un pluriel et mis aU pluriel le verbe font. Li œlu été Tobjet d'une erreur du même genre; c'est un sujet pluriel, le

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sujet singulier est U iex; il fallait donc mettre le verbe au pluriel et

dire :

Que par amours font à moi présenter . . .

Après les règles de la grammaire, celles de la versification. Restituer les vers faux n'est pas moins de TolBce du critique que rétablir le texte et déterminer le sens, d autant plus que ces trois choses s'aident souvent Tune l'autre. De ces vers :

Vers moi qui riens ne demant par hausage Et qui 8ui tous vostre à iretage,

(p. a4.)

le second manque d'une syllabe. La restitution est très-facile : il suffit de lire vostres^ au sujet avec une s comme ions. Dans la même page, une syllabe manque aussi au vers :

Mon cuer qui vous a fait lîge homage. Lisez :

Mon cuer qui si vous a fait lige homage,

en ajoutant une de ces particules qu'aime le vieux français, et qui donnent tantôt une certaine grâce, tantôt une certaine force à la phrase. Dans une pièce de petits vers de trois syllabes sont entremêlés avec les vers de dix, le trouvère dit, en s'adressant à la vierge Marie (p. 66) :

Rivière en cui s'esnetie et escure

Gis ors siècles souillés de vanité ,

Âquilé Le treû de mortalité.

M. Màtzner a bien vu que, dans le quatrième vers, le sens n'était pas complet, et il a ajouté avez, imprimant

Avez le treû de mortalité.

Dans ses notes il reconnaît que la césure est fautive, mais il s excuse en disant qu'elle ne pourrait pas être améliorée par l'insertion d'un mot dissyllabique dans un autre endroit du vers. En effet, cette insertion ne suffisait pas , et il fallait changer les articles de place :

Avez treû de la mortalité.

Il y a, p. ai, un passage altéré et difficile à comprendre, que M. Màtzner a très-bien compris et restitué. Le trouvère dit qu'il n'ose pas plus regarder sa maîtresse en face que l'enfant qui a commis un

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méfiât n'ose regarder son maître; mais qu'il la craint bien plus que ne craint son mailre Tenfant en faute. M. Màtzner a imprimé :

Car ne Vos pas plainement ariser. Ne que fait son maîstre ]*enfes mesfaîs; Mais plus m*esluet ma maistresse douter Que ne fait l'enfes son maistre mealius.

Je ne rapporte pas, voulant abréger, la leçon informe du manuscrit d'où M. Màtzner a tiré son excellente correction. Le sens est éclairci, le texte est réparé, et je n ajouterais rien, si je ne remarquais un vice dans le second vers. Ce vers, tel qu'il est là, ne peut être ramené à aucune des formes connues des vers de dix syllabes. Les formes en sont au nombre de quatre : celle des gestes, l*hémistiche , à la quatrième syllabe, peut être suivi d'une voyelle muette qui ne compte pas; a* celle des chansons , cette voyelle muette en surplus n'est jamais admise; * 3* celle l'hémistiche est à la sixième syllabe ; et Ix'' celle il suffit que la quatrième syllabe soit accentuée , sans qu'il soit besoin qu'elle termine un mot; par exemple, dans le recueil même de M. Màtsner:

Gascune dame le doit regarder,

(p. 35);

et

Ele n*i garde ricour ne paraje ,

( p. 6o) ;

OU , si l'on veut , le quatrième vers de ceux que j'examine :

Que ne fait Tenfes son maistre mesfaîs.

Cette forme est identique à l'une de celles de l'hendécasyllabe italien. Cela établi, la correction du vers que je critique se présente de soi; il faut lire

Ne que fait Tenfes son maistre mesfais.

Le manuscrit porte enfe; M. Màtzner a ajouté Ys, signe du sujet. Gela est inutile. Il est vrai qu'on trouve souvent ainsi écrits les noms de celle espèce, U homs, li lerres, li sires; mais les textes anciens et corrects ne mettent pas d'ordinaire cette s, le sujet étant assez marqué par la forme même du mot sans Y s caractéristique; ce n'est que plus tard et en obéissant à une sorte de régularité grammaticale que beaucoup de copistes y ont adjoint une s sur le modèle des autres substantifs ^

' M; Matsner, dans un glossaire qu*il a mis à la tuile de son recueB, tire« tout en

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II me reste à discuter trois passages pour la restitution desquels je ne suis pas d^accord avec M. Mâtzner. Ils sont fort difficiles et méritent qu'on s'y arrête.

Une chanson (p. Ixg) commence ainsi :

Puisque chanters onkes nul houme aida , N*est mie drois que j'en soie ore en pais; Car g*espoire merci, si lonc tans a. Que tel paine me doit sembler souhais.

M. Mâtzner corrige le premier vers en

Puisque chanters onkes nul hom ne aida . . ,

et traduit : comme chanter ne fat jamais secourable à nn homme, il n'est pas jaste que je garde poar cela le silence ; c est-à-dire : hien que fer t^rs n'aient jamais délivré de la souffrance, cependant il faut que je chante. D'abord, je ne puis accepter hom en correction; hêm, on le sait, n'est pas un régime; faire une restitution aux dépens de la grammaire usuelle n'est jamais licite. Je laisse donc le texte tel quil est; mais, remarquant que nal, dans l'ancien français, n'a point, sans la particule ne, ime valeur négative, et qu'il répond seulement à aacan, je traduis : puisque chanter fut parfois secourable, il est bien droit que je ne me taise pas; car j'espère merci depuis si longtemps qu'une telle peine me doit sembler contentement Ou, paraphrasant pour ifaire sentir la liaison des idées : Chanter est parfois secourable; je chanterai donc; et je n'en serai pas empêché par la peine d'amour; je la supporte depuis si longtemps qu'elle me doit sembler con^ tentement

Adam le Bossu (p. 26), se plaignant de la rigueur de sa dame, dit :

N*est pas petis li maus qui me destraint; Mon taint TÎaire entrai à ces mougnage , Par vo cuer Tai, dame, quant il ne fraint Verc moi qui riens ne demant par hausage.

Le second vers est absolument inintelligible. M. Mâtzner ne s'est pas rebuté; et, changeant ces en cest et mettant une virgule après viaire, il lit:

Mon taint viaire, entrai en cest mougnage. . .

remarquant que le mot est dissyllabique, eûr, français moderne heur, heureux, de hora. Cela est impossible , hora ne pouvant donner qu*un monosyllabe pour la syl- labe ho; rétvmologie est aagurium; elle est trop bien établie, pour que je ne croie pas en ceci a quelque faute de Timprimeur.

396 JOURNAL DES SAVANTS.

Ce qu*il inieq)rète ainsi, considérant entrai en cest mougnage comme une parenthèse : si mon visage est pâli , je ïai ainsi, étant entré en cette con- frérie (des malades d amour), par votre cœar qui ne veat pas se laisser fléchir. La correction doit être conçue tout autrement. Il ne faut pas changer ces en cest; mais, gardant ces et le rapprochant de mougnage, il faut lire tesmoagnage ou tesmongnage; puis, continuant, on divisera entrai en deux mots : en trai, du verbe traire, de sorte que le vers de- viendra

Mon taiat viaire en trai en tesmongnage;

et le tout se traduira : n'est pas petit le mal qui m'étreint; j'en prends à témoignage mon visage pâli; je tai ainsi par votre cœur inejcorable pour moi qui ne demande rien avec témérité.

Richard de Fournivai, déplorant l'aveuglement d*im cœur qui se livre tout entier, dit (p. ^3 ) :

Et cuers est tiex qu il 8*i met duqel heul; Quand il li plaist, riens ne Ten puet oster.

Le cœur est tel, c'est-à-dire fou (qui est dans le vers précédent). M. Mâtzner, trouvant que duqel heut n avait pas de sens, s*est efforcé d'y substituer une locution qui suivit d'aussi près que possible les traits du manuscrit. Il a très^ingénieusement conjecturé cui que cheut, c'est-à- dire : quel que soit celui à qui il en chaille; remarquez, en passant, la concision de la vieille langue en comparaison de la langue moderne. Ces formules : cui que cheut, cui qu'en poist, cui qu'il desplace (déplaise), sont très-communes; et le vers, ainsi changé , signifierait : le cœur est fou s'abandonner à Humour en dépit de tout; quand il s'y pMt, rien ne ten peut ôter. Pourtant ce n'est pas qu'il faut chercher la restitution. La leçon du manuscrit est correcte à une s près : au lieu de duqel heut, il suffit de lire dusq'el heut, c'esi-k-àire jusqu'à la garde: le cœur est fou quand il s'y met jusqu'à la garde, jusqu'au heut Heut en ce sens est bien connu.

Ces remarques, même quand elles contredisent M. Mâtzner, rendent honunage à son érudition toujours si riche, à sa sagacité toujours si vigilante. Son livre est un guide excellent pour quiconque veut s'exercer à lire nos vieux textes, à en pénétrer les difficultés, à en corriger les mauvaises leçons.

É. LITTRÉ. [La fin à un prochain cahier.)

JUIN 1857. 397

ae:

NOUVELLES LITTÉRAIRES.

INSTITUT IMPÉRIAL DE FRANCE.

ACADÉMIE FRANÇAISE.

M. Drifaut (Charies) , membre de TAcadémie française, est mort, le 5 juin 1867, à Paris.

Voici le discours de M. Biot, chancelier de TAcadémie française, prononcé k ses funérailles.

Messieurs, un devoir, imprévu comme la mort même, me donne aujourd'hui la douloureuse mission d'apporter sur cette tombe les sincères et unanimes regrets de TAcadémie française. Je crains de ne pouvoir pas assez les exprimer, comme elle les ressent. Je n ai connu M. Brifaut que dans les derniers jours de sa vie; lorsque, malgré la maladie et les souffrances qui devaient bientôt nous priver de lui, il ve- nait, avec une constante assiduité, assister aux réunions de l'Académie , prendre part à ses travaux, et honorer d'un solennel hommage la mémoire d'un de ses membres les plus illustres. D'autres vous parleront de ses talents littéraires , de ses œuvres dramatiques, de ces poèmes touchants, qu'il appelait modestement des Éphémères, tant de vers heureux, élégants et faoles, font naître dans l'âme des impressions qui ne s'effacent plus. Moi, je ne puis que vous raconter les soins affec- tueux dont il était l'objet parmi nous; les témoignages d'intérêt, d'attachement, qui se pressaient autour de lui , et montraient, mieux que des paroles ne pourraient le faire , combien il était estimé et aimé. U a joui de ces consolations jusqu'au der- nier moment; et, après les assurances que la religion nous donne d'un étemd avenir, quoi de plus doux peàt nous être accordé, aux approches du terme fatal, que de sentir, près de soi, des amis qui chériront votre mémoire! Cette continuation fidèle de leurs sentiments ne lui manquera point ; et ils seront partagés par tous ceux qui liront ces chants si purs, si aimables, que son cœur lui avait inspirés.

Sa mort a été calme. Son esprit grave et doux s'y était préparé par les pensées pieuses qui soutiennent l'homme dans cette dernière épreuve; et, le détachant des misères ae la vie, lui montrent le ciel comme un asile, il trouvera le repos et la vérité. Puisse chacun de nous supporter ses maux avec autant de patience, voir ap- procher sa fin avec la même résignation religieuse , et laisser après lui autant de regrets !

5i

398 JOURNAL DES SAVANTS.

ACADÉMIE DES SCIENCES.

M. le baron Thenard, membre de rAcadémie des sciences, section de chimie, est mort à Paris, le 22 juin 1857.

SOCIÉTÉS SAVANTES.

L*Académiedu Gard met au concours de i858 nne notice sur Rivarol. cL*Aca- c demie désire qu* après avoir peint Thomme mêlé à Thisloire contemporaine dans

ses o^tés les plus graves et les plus légers , on détermine la part d*action qu'il a eue t au mlKea de ces luttes ardentes se débattaient les plus hautes questions de poli-

tique et de philosophie, et dans cetle presse quotidienne qui était déjà une puis-

sance. > Le prix, consistant en une médaille d*or de 3oo francs, sera décerné dans la séance qui suivra Tépoque de la clôture du concours. Les ouvrages doivent être adressés, avant le 1" juillet i858, au secrétaire de T Académie, à Nimes.

LIVRES NOUVEAUX.

FRANCE.

Étad^ historiques et hiogruphiquêi , par M. le baron de Barante, de rAoadémie inçaise. Paris, imprimerie de Bourdier, librairie de Didier, 1867, a voL iii-8* de

▼iu-466 ei 436 pages. «— Quelques-uns des morceaux qui forment ce recueil ont été déià publiés en i835, ceux qui sont ajoutés à cette édition nouvdle te compo- sent do DÎographies ou d'études historiques et ont, en général, plus de dévdoppe- ment que les premiers. Ces fragments, si divers par les sujets qu ils touchent et pur les époques ou ils furent écrits, reçoivent du talent éminent et du caractère de mo- dération de Tauteur une sorte d'unité remarquable. On y trouve le constant désir d* une justice impartiale, la crainte continuelle de subir le joug des opinions eidu- •ivet et de l'esprit de parti , le besoin impérieux de rendre honmiage à tout ce qui est nobk dans la pensée et désintéressé dans l'action, quelles qu'en puissent être rinnpîrttion et l'onglne. Le premier volume de ces études offre d'aboid des notices sur les cheb vendéens Cathelineau, Bonchamp, Lescure, d'Elbée, LaRodiejaque- leio, Stofflet, Charette , etc.; puis les biographies du comte de Saint^Priest, de Ca- mille Jordan, du général Fovi du duc de Vicence, du maréchal Gouvion-SaintpCyr, un discours prononcé à la Chambre des pairs, i Toccasion du décès de M. le mar- quis d'Osmond, le 16 avril i838, l'éloge du prince duc de Talleyrand-Périgord , prononcé, dans la même assemblée, le 8 juin i838, une notice sur la vie et les ouvmges do comte de Montlosier, lu à l'Académie de Clermont, en 18439 ot des éloges du baron Meunier, du comte d'Hausson ville, du comte Moilien et da comte Al. de Saint-Priest. Le second volume comprend la suite des notices biographiques et les études historiques. On y lira avec intérêt le récit de la vie de M. de Ponté-

JUIN 1857. 399

coulant, de M. le comte Louis de Sainle-Aulaire et de M. le comte Mole. Pansi les éludes, qui consistent surtout dans Tanalyse et Texamen de diverses œuvres histo- riques, on remarquera une appréciation judicieuse des travaux de M. Benj. Gué- rard, et d*excellentes notices sur Grégoire de Tours, Froissart, Comines, Bran- tôme, Pasquier, Vertot, sur la chronique du religieux de Saint-Denis, la chronique de Richer, le Journal d*un bourgeois de Paris, sur les villes de Thiers, de Riom, de Napoléon- Vendée. Deux autres volumes d*études littéraires et historiques, de M. de Barante, seront prochainement publiés.

Philosophie écossaise, par M. Victor Cousin. Troisième édition, revue et aug- mentée. Paris, imprimerie de Delcambre, Librairie nouvelle, iSSy, iu-8" de xii- 537 pages. Cette troisième édition de l'histoire de la philosophie écossaise, de M. Cousin, se distingue des précédentes par des notes et de nombreuses additions. EUle est précédée d*un Avertissement , dans lequel Tillustre auteur confirme le Juge- ment qu'il a porté, dans ses leçons de 1819, sur Técole écossaise, et apprécie en quelques pages les services rendus à la philosophie par les principaux chefs de cette école, notanmient par Thomas Reid. Le volume que nous annonçons, quoique publié séparément, forme le tome III d'une nouvelle édition du cours de philoso- phie de M. Cousin , comprenant en quatre volumes : les premiers Essais de philo- sophie; la Philosophie sensualiste; TÉcole écossaise et TÉcole de Knnt.

Histoire des religions de la Grèce antique, depuis leur origine jusqu'à leur com- plète constitution, par L.-F. Alfred Maury; tome 1". Paris, imprimerie de Marti- net, librairie de Ladrange, 1857, in-8° de xii-608 pages. Écrire lliistoire de la religion chez les Grecs, s'attacher surtout à en suivre le mouvement dogmatique progressif, montrer comment la notion divine s'est dégagée graduellement du na- turalisme au sein duquel elle s'était éveillée, faire sentit les rapports qui liaient le culte à la morale et l'instinct de la vertu à celui du monde invisible : telle est la tâche que s'est proposé d'accomplir l'auteur de cet important ouvrage. M. Maury s'est inspiré du livre de M. Creuzer sur les religions de l'antiquité, mais, tandis que le sa- vant allemand, en cherchant à saisir la liaison des mythes et des symboles, néglige le côté historique et pragmatique, et considère les religions de l'antiquité comme un grand tout dont il donne un exposé synthétique, le travail de M. Maury, au con- traire, est une œuvre d'analyse; l'auteur y suit le progrès des idées en s' attachant à marquer les époques. Le premier volume, qui vient d'être publié, embrasse l'his- toire de la religion hellénique depuis les temps primitifs jusqu au siècle d'Alexandre. Il est divisé en six chapitres, dont voici les litres : les populations primitives de la Grèce ; religion des populations primitives de la Grèce ; du premier développement mjfthologique et poétique de la Grèce; Homère et la religion des temps homé- riques; Hésiode, sa théogonie et son système religieux; système théogonique des Grecs depuis les temps qui ont suivi immédiatement l'époque d'Homère et d'Hér siode jusqu'au siècle d'Alexandre; grandes divinités des Grecs, demi-dieux, héros et démons. Nous n'avons pas à juger ici ce savant travail, qui, sans doute, sera l'objet d'un compte rendu détaillé dans ce journal ; mais , pour donner à nos lec- teurs une idée générale du livre et leur indiquer un des principaux résultats des recherches de lauteur, nous croyons devoir citer un passage de son deuxième cha- pitre. Après s'être attaché à constater, par de nombreux rapprochements, que les plus anciennes traditions mythologiques des Grecs ont les mêmes origines que les Védas, M. Maury cherche à démontrer que les héros de la Grèce, les prétendus fondateurs de ses premières villes, les hommes qui passèrent pour les inventeurs de certains arts, ne sont que des mythes, des personnifications, et il ajoute :

5i.

400 JOURNAL DES SAVANTS.

Longtemps les hbtoriens et les antiquaires furent dupes de ces inventions , nées

d*antiques Labitudes allégoriques dont la racine est dans le Véda, et dont le dé- « veloppement se continua pendant bien des siècles, ^assurance avec laquelle les c Grecs avaient donne , comme des personnages réels , une foule de dieux et de «héros 011 se réfléchissait, comme dans un miroir à mille facettes, Timpression « faite par la nature sur leur esprit, donna le change à Térudition. On ne put sup- « poser, tant qu*on ne posséda pas les originaux de cette longue contrefaçon histo-

rique, que tant de rois, de guerriers, d*héroînes, de divinités, se réduisissent à «des apparences naturelles, transportées par la métaphore dans le domaine de «rhumanité. Mais maintenant que nous saisissons la filiation de toutes ces fables,

maintenant que la comparaison des monuments religieux de Tlnde nous a révâé

les procédés et montré les intermédiaires qui lient ces êtres en apparence si vî- « vanta, si passionnés, si personnel^, si humains, aux phénomènes de la nature, «aux scènes physiques et aux météores, la transformation devient évidente.» Dans le second volume, Tauteur traitera des institutions religieuses de la Grèce.

Étaies sar la grammaire védique. Prâtiçâkhya du Rig-Véda (première lecture, ou chapitres i àvi); par M. Ad. Régnier, membre de Tlnstilut. Paris, Imprimerie im- périale, 1867, in-S** de 3i5 pages. Les Prâtiçâkhyas , sur lesquels M. Rolh, dans les deux premières de ses dissertations relatives à la Littérature et à Thistoire du Véda, a donné des détails fort instructifs , sont des recueils de vers mémo- riaux, d*antiques axiomes, accompagnés de nombreux exemples, et formant les éléments et la base de Tétude des textes sacrés , telle que Tlnde elle-même Tenten- dait. Cest un exposé , en général très-concis , mais en même temps très-rigoureux,

à beaucoup d*égards, de la partie matérielle et la plus extérieure, en quelque t sorte, des théories grammaticales, de tout ce qui touche aux lettres, à leur com- tbinaison, à leur prononciation, aux accents, aux modes de lecture et d'écriture, « i la versification. Il est difficile de pousser plus loin qu'on ne Ta fait dans ces «traités, Tattention consciencieuse, le scrupule de Texactilude. » M. Ad. Régnier a pensé quavant de juger en détail les Prâtiçâkhyas ou de traiter les diverses ques- tions qui s*y rattachent, il importait de les publier, de les traduire , d'en rendre le contenu accessible à tous ceux qui s'occupent des premiers âges de la littérature indienne. Le PrâtiçâLhya du Rig-Véda se divise en trois adkyâyas ou lectures, composées chacune de sbipatalas ou chapitres. M. Régnier a traduit Touvrage en- tier, mais il se borne à pubuer le texte , avec traduction et conunentaire , de la pre- mière lecture ou des six premiers chapitres, en attendant que M. Max MûUer, le savant éditeur du Rig-Véda, ait fait paraître le texte entier du Prâtiçâkhya et Tin- terprétation qu'il doit y joindre.

Poêmê alliaorique de Meliténiote, publié d*après un mat^uscrit grec de la Biblio- thèque impériale, par M. E. Miller. Paris, Imprimerie impériale, 1857, in-4*de i3g pages. L'auteur de ce poème appartenait à la famille des Mditéniotes, cé- lèbre à Constantinople au moyen âge, et il parait avoir écrit à la fin du xiii* siècle ou au commencement du xiv*. Peu recommandable sous le rapport du goût, du style et de la versification , ce poète entre parfois dans des détaiiii curieux qui tou- chent & des matières dignes de fixer Tattention des antiquaires et des philologues. Nous citerons particulièrement, d'après le savant éditeur, une galerie mythologique Meliténiote décrit , avec leurs attributs physiques ou moraux, tous les dieux de Tantiquité, une galerie biblique consacrée aux personnages de la Bible, une liste considérable de toutes les pierres précieuses connues alors , et qui permet des rap- prochements curieux avec Pline, Dioscoride, Galien, Psellus, etc.; et la descrip-

JDIN 1857. 401

tion des animaux monstrueux qui ont tant occupé la tératologie du mo]fen âge, tds

3ue le Dragon, la Chimère, Pégase, Cerbère, la Gorgone, THydre. On trouve aussi ans cet ouvrage des renseignements sur les inventeurs des arts et des sciences, sur les artistes et les grands écrivains de Tantiquité et sur d*autres points qui intéres- seront le lecteur. Le poème se compose de 3,o6a vers. M. Miller en donne le texte d*après le manuscrit unique, conservé à la Bibliothèque impériale sous le n^ 1720 (356i* de Tancien fonds du roi).

Notes sar un roi inconnu de la race carlovingienne , par Aug. Bernard , membre ho- noraire de la Société des antiquaires de France. Paris, imprimerie de Lahure, 1867. Brochure in-8° de i3 pages. Le document dont M. Bernard publie, dans cette brochure, le texte et le commentaire, est une charte de l'abbaye de Ciuny, écrite sousTabbé Aimart, c*est-à-dire entre les années g^a et 964* 6t terminée par ces mots : « Rotardus , levita et monachus, scripsit, sexto nonas Marcii, die Jovis , Qu- tniaco, publiée, régnante Karolo rege.% Quel est ce roi Charles, dont l'histoire de cette époque ne fait aucune mention ? M. Bernard pense qu*il s*agit du second fib de Louis d*Outremer, Charies, qui fut depuis duc de la basse Lorraine, et tenta de disputer le trône à Hugues Capet. Ce prince, en 963, aurait été nommé, dès lors , par son père , roi en Bourgogne , titre dontil aurait été dépouillé à Tavénement de Lothaire, son frère aîné ( 10 septembre 954). La charte de Cluny se rapporterait à Fintervalle compris entre ces deux dates; elle serait du a mars 964. Cette opinion est appuyée sur ies considérations historiques qui la rendent très-vraisemblable.

La paix et la trêve de Dieu; histoire des premiers développements du tiers état par l'Eglise et les associations, par Ernest Semichon. Rouen, imprimerie de Péron, Paris, librairie de Didier, 18Ô7, in-8'' de x-448 pages. Dans cette étude sur Thistoire de Torigine des communes et du tiers état, Tauteur s'attache d'abord à fiure ressortir l'action du pouvoir ecclésiastique , en qui résidait, au xi* siècle, le principe d'au- torité, et il nous montre l'Église préparant, au sein de l'anarchie, le règne delà paix, de l'ordre et d'une justice régulière par l'institution de la paix et trêve de Dieu. Dana les chapitres suivants, M. Semichon explique, au même point de vue, le caractère et l'origine des grandes institutions du moyen âge , entre autres de la chevalerie et des associations de tout genre, et il termine par un résumé des progrès accomplis du x' siècle au xiii*, progrès dont la paix de Dieu lui parait avoir été la source prin- cipale.

Journal inédit d'Amauld d'Andilh (161â-1620)t publié et annoté par Achète Halphen, juge suppléant au tribunal civil de Versailles, etc. Paris, imprimerie de Wittersheim, librairie de J. Techener, 1867, in-8* de xxxi-5o6 pages. Ce journal, dont le manuscrit est conservé à la bibliothèque de l'Arsenal parmi les papiers de Conrart, a pour auteur Robert Amauld d'Andiliy, fils aîné de l'avocat Antoine Amauld, et frère du grand Arnauld. On avait déjà d'Amauld d'Andiliy des mémoires qu'il composa pour ses enfanta et qu'il acheva dans sa retraite de Pomponne , en 1667. L'abbé Goujet les publia pour la première fois en 1734* Le journal histo- rique que fait paraître aujourd'hui M. Halphen a un caractère très-difiérent de celui des mémoires. « L'auteur s'y efface complètement, ne se préoccupant que des faits et des événements, qu'il note au moment même ib se passent , presque i jour par jour, en simple rapporteur de tout ce que sa situation personnelle et ses «hautes relations lui permettent de voir et de savoir.» L'éditeur exprime, dans sa préface , le regret de ne pouvoir donner au public que la partie de cet intéressant îournal qui s'est retrouvée dans les recueils de Conrart. L'ouvrage entier, se pro* longeant jusqu'en i63a, et formant huit volumes in-4^ existait, il y aqudquea

402 JOURNAL DES SAVANTS.

années, à ia bibliothèque de T Arsenal, et avait été signalé par M. Pierre Varin. Toutes les recherches faites pour découvrir ce manuscrit, probablement auto- graphe, ont été jusqu'à présent infructueuses.

Œmvres complètes de Lucien de Samosate, traduction nouvelle avec une introduc- tion et des notes , par Eugène Talbot, docteur es lettres , professeur adjoint de rhé- torique au lycée Louis-le-Grand. Pans , imprimerie de Lahure , librairie de Hachette , 1867, 3 ^^^* in-ia de xxiv-567 et 698 pages. Vers la fin du siècle dernier, Beiin de Ballu donna une bonne traduction française de Lucien, qui dispensa de recourir k la médiocre et diffuse version de Perrot d*Ablancourt. Eln entreprenant aujourd'hui une tâche semblable, M. Taibot a trouvé dans les textes fournis par Lehmann et d'autres éditeurs allemands des ressources qui manquaient k ses de» vanciers. Il a'est attaché à reproduire, avec une scrupuleuse exactitude, les pensées et les formes de style de Lucien. Sa version est d'ailleurs plus complète que les précédentes. Belin de Ballu n'avait traduit ni le Lexiphane , ni le Pseudosophiste , que M. Taibot donne en français pour la première fois.

Mémoires de VInstitut impérial de France, Académie des inscriptions et helles-Uttres. Tome XXI, première partie. Paris, Imprimerie impériale, 1857, in-4* de 4o8 pages, avec planches. -* Ce volume est rempli par six mémoires et dissertations dont voici les litres: Mémoire sur le stoïcisme, par M. Félix Ravaisson; Sur la manière de lire Pausanias, par M. Ch. Lenormant; Explication du capitulaire de VilUs, par M. B. Guérard; Mémoire sur le chœur des Grenouilles d'Aristophane, et sur un chmor du Gydope d'Euripide, par M. Rossignol; Mémoire sur un document inédit pour servir à l'histoire des langues romanes, par^M. Egger ; Observations sur quel" ques fragments de poterie antique, provenant d'Egypte, et qui portent des inscrip- tions grecques, par le même.

Mémoires présentés par divers savants à l'Académie des inscriptions et heUes^lettree de rhutitsit impérial de France, Première série; sujets divers d'érudition. Tome V, pre- mière partie. Paris , Imprimerie impériale, 18&7, in-4* de AaS pages, avec 18 pian- ohes. -* Ce volume contient : i** Études relatives k l'état politique et religieux des Des Britanniques, au moment de l'invasion saxonne, par M. Varin; 2* Observalioiis sur la chronique de Cominot, par M. Vallet de ViriviUe; 3* Souvenirs d'une excur- sion d'Athées en Arcadie, par M. Rangabé.

Balletin de la Société impériale des antiquaires de France, 1867 (premier trimestre). Paris , imprimerie de Lahure, au secrétariat de la société, 18&7, in-8* de 64 pW^s. - La Société des antiquaires de France a décidé, dans sa séance du 1 1 février 1857, qu'elle publiera désormais un bulletin trimestriel de ses travaux. Chaque numéro de ce bulletin contiendra le compte rendu des séances et le texte ou une andyse des notices, mémoires, rapports ou conununications qu'elle aura reçus et qui ne seront pas de nature à figurer dans le recueil de ses mémoires. Ce bulletin, étant destiné à remplacer le compte rendu des secrétaires, peut être considéré comme formant l'introduction du volume annuel des mémoires. Le premier numéro, oui vient d'être publié, contient, outre la liste des membres de la société et l'extrait des procès-verbaux de ses séances, une notice sur la vie et les travaux du P. Arthur Martin, par M. Ferdinand de Lasteyrie.

Da GraUia ckristiana et de ses auteurs, étude bibliographique, par Victor Fouaue. Paria, librairie d'Edwin Tross, 1867, in-8* de 91 pages. Le but principal de cette brochure est de prouver que l'écrivain qui, le premier, a conçu le plan du Gallia chmtiana est Jean Chenu, auleur du livre intitulé : Archiepiscoporam et episco^ pomm GallitB chronologica kistoria (Paris, i6si, in-A*), et non Claude Robert à

JUIN 1857, 405

qui Ton doit la première édition de la Gaale chrétienne (i6a6). Cette étude M aivise en deux parties : Tune comprenant Thistoire et la description des trois j^* mières éditions du Gallia christiana; Fautre, consacrée à décrire la dernière édition du même ouvrage, publiée par les bénédictins.

Dictionnaire des cardinaux, par M. Tabhé G. B. , publié par M. Tabbé Migne, imprimerie et librairie de Migne, à Montrouge, 1857, grand in-S*" de 91a pages. —- Ce volume, qui forme le tome XXXI de Y Encyclopédie théologique, troisi^e série, contient des notions générales sur le cardinalat et deux nomenclatures, Tune alphabétique, Tautre chronologique, des cardinaux de tous les temps et de tous les pays. Les cardinaux dont la vie a marqué dans Thistoir^ sont seuls Tolijet de notices développées.

Cartalaire de l'abbaye de Notre-Dame-des-Vaux-de-Cemay, de Tordre ^e Gîteaux et du diocèse de Paris, composé d*après les chartes originales, conservées aux archives de Seine-et-Oise, enrichi de notes, d*index et d*un dictionnaire géographique, par MM. Luc. Meriet et Aug. Moulié, sous les auspices et aux dépens de M. H. d'Al- bert, duc de Luynes. Tome I*. Paris, imprimerie de Pion, 1857, in-A* de 47a pages. Gnq cent neuf chartes des années 1 1 18 à ia5o remplissent le premier volume du Cartulaire de V abbaye des Vaux-de-Cemay. Cette publication importante, sur la- quelle nous reviendrons, se composera de trois volumes. L*ouvrage sera précédé aune introduction et accompagné de planches et de caries.

Les monuments de Vhistoire de France, catalogue des productions de la sculpture, de la peinture et de la gravure relatives à Thistoire delà France et des Français, par M. Hennin. Tome U. Paris, imprimerie de Lahure, librairie de Delion, 1867» m-8* de Gxxiii-3oa pages. -~Ce second volume d*un ouvrage important, dont nous avons annoncé le tome I" en i856, comprend d*abord la table des auteurs et àts livres cités. Dans ce travail étendu , M. Hennin ne s'est pas borné k transcrire le titre des livres imprimés ou manuscrits dont il a fait usage; il donne des indica- tions bibliographioues que Ton consultera avec fruit, surtout celles qui se rapportent aux grands recueils manuscrits conservés dans nos bibliothèques publiques. La se^ oonde partie du volume contient Ténumération chronologique etla description som» maire des monuments figurés deThistoire de France, depuis Tan A81 jusqu'à Tan 1060. Nous reviendrons sur celte publication lorsqu'elle sera terminée.

Variéiés en prose, par A. Bignan. Imprimerie de Beau , k Saint-Germain , librairie de Dentu, à Paris, 1867, in- 18 de vi-458 pages. M. Bignan, dont les vers ont si souvent obtenu les couronnes académiques, réunit dans ce volume des morceaux de prose sérieuse ou légère, dont la plupart ont déjà paru dans divers recueils. Nous y avons particulièrement remarqué des notices sur Pascal, La Bruyère, Madame Dacier et Le Sage , un dialogue entre Saint-Simon et Voltaire ; un pa- rallèle de Louis XIV et de Napoléon -, des conseils à un jeune homme sur la tra-. duçtion en vers des poètes anciens , et des réflexions sur Tinfluence morale de la poésie.

Voyage aux Alpes, par J.-M. Dargaud. Paris, imprimerie de Claye, librairie de Hachette, 1857, in- 18 de il 1 4 pages. t Ce voyage n'est pas un voyage de science,

mais d*amitié et de plaisir. Il n'a pas été écrit, il a été crayonné, tantôt k pied,

tantôt à cheval; lanÀt sur une barque de pécheur, tantôt sur les bords d'un lac;

tantôt dans la neige d'un fflacier, tantôt dans l'herbe d'un pré vert. Ainsi s'an- nonce ce livre agréable dès le début de la préface. Aux impressions de la contrée, à la vive peinture des paysages, aux souvenirs de la poésie et de l'histoire, l'auteur a mêlé d'ingénieuses pensées sur des sujets très-divers , en les supposant amenées

404 JOURNAL DES SAVANTS.

par ses coDversations avec les voyageurs que le hasard associait pour quelques heures à son inlimité.

Lei Vierges^ par Barrillot, auteur de la Folle du logis. Imprimerie de Munxelt frères, à Sceaux, librairie de G. Roux, à Paris, 1867, in-iS de ail5 pages. Des pensées élevées ou gracieuses , exprimées en vers souvent heureux , recommandent ce livre aux amis de la poésie. Mais c'est au point de vue littéraire seulement que nous apprécions ici Touvrage de M. Barrillot, laissant à d'autres le soin de juger les idées de Vauteur sur Tavenir de Thumanité et sa foi en la métempsycose. Des trente- sept pièces de poésie qui forment ce recueil, la plus étendue et la plus caractéris- tique est celle qui a pour titre : la Vierge à toile,

Mrrrha, tragédie d*Alfieri , en cinq actes , traduite en vers par le comte Anatole de Montesqinou. Paris, imprimerie de Morris, librairie d*Amyot, 1857, in- 18 de XT-8g pages. Le succès que la Myrrha d'Alfieri vient d*avoir parmi nous, grâce surtout au talent de madame Ristori, a engagé M. le comte de Montesquieu à tra- duire cette pièce en vers français. Une exactitude scrupuleuse n*est pas le seul mé- rite de cette version, qui reproduit heureusement, en plus d*on passage, les beautés de ToNivre du poète italien.

Im moiaUmes ckrédennet des basiliques et des églises de Rome, décrites et expliquées

livre d*avoir essayé de diriger Tattenlion des archéologues sur des œuvres d*art peu connues hors de Tltalie, et dont Tétude aide à faire connaître, sur beaucoup de points , des temps fort obscurs. Les plus anciennes des mosaïques décrites et ex- pliquées par M. Barbet de Jouy sont celles de Téglise de Sainte-Constance, sur la voie Nomentane; elles appartiennent au iv* siècle. Les plus récentes sont celles de Téglise de Sainte- Marie -Scala-Cœli, exécutées à la fin du xvi* siècle. Les descrip- tions, quoique concises, offrent tous les détails nécessaires pour faire apprécier la valeur de chaque monument, au point de vue de Tart ou de Thûtoire, et sa signi- fication symbolique. L*auteur doit faire paraître successivement des études sur les mosaïques de Ravenne , de Venise , de Palerme et de Florence.

TABLE.

PagM.

Voyages des pèlerins bouddhistes, etc. (1** article de M. Barthélémy Saint- Hiîaire. ) 34 1

Nouvdles recherches sur la division de Tannée des anciens Égyptiens. (3* artide

de M. Bîot.) 353

Chants da peuple en Grèce, etc. (6* et dernier article de M. Hase. ) 369

1* Leiicoo etymologicnm linguarum romanarum , italicae , hispanice , galiice, etc. ; i* La langue française dans ses rapports avec le sanscnt et avec les autres langues indo-européennes , etc.; 3* Grammaire de la langue d*o!l , &tc. ; 4*Guii- lanme d*Oraoge, etc. ; 5* Altfraniôsische Lieder, etc. ( 1 1' article de M. Littré.). 383

Nouvelles littéraires 397

PIN DE LA TABLE.

JOURNAL

DES SAVANTS

JUILLET 1857.

Lettres de Jean Calvin, recueillies pour la première fois et pu- bliées, d'après les manuscrits originaux, par Jules Bonnet. Paris, i854i librairie de Ch. Meyruis et Compagnie, 2 vol. in-8^

QUATRIÈME ARTICLE ^

Un mois et demi avant la mort inopinée d*Henri U, au moment se resseiTait, entre ce prince et Philippe II, lunion qui menaçait d*êtrcsi redoutable à tout le protestantisme ; à la veille de Tarrestalion d*Ânne Dubourg, de Louis Dufaur, d'Antoine Fumée, de Paul de Foix, jetés des sièges de la magistrature dans les cachots de la Bastille pour avoir incliné vers une sorte de tolérance religieuse; pendant que la persécu- lion redoublait de violence, les Eglises évangéliques , déjà constituées, avaient osé se réunir en synode national , au milieu même de Paris. Les a6, 27 et 28 mai iSSg, les pasteurs, les diacres et les anciens de plus de trente d'entre elles formèrent, non loin du Louvre et du Palais de Justice, une assemblée législative pour établir avec précision et avec uniformité le dogme et Tadministration du culte nouveau. Du- rant ces trois jours, on rédigea dans cette assemblée la confession de foi qu'adopteraient, on dressa la règle de discipline d'après laquelle se

^ Voyez, pour le premier article, le cahier de décembre i856, page 717; pour le deuxième, celui de février 1867, page 93 ; et, pour le troisième, càui de mars, page 1&6.

5a

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JUILLET 1^57. 407

En ce gouvernement, toutes les fonctions sont électives, les pas- teurs doivent avoir la même autorité, et aucune Eglise ne doit prétendre ù la domination sur l'autre;_les pasteurs auxquels est réservée la prédi cation de la parole évangéiiquo sont aussi les uniques administrateurs des sacrements, réduits A deux dans le synode de Paris comme dans l'Eglise constituante de Genève, le baplème et la cène, ajoutés à In parole divine pour soulager la foi humaine. Ces deux sacrements sont les gages et les moyens de la grâce, le premier en faisant de l'homme l'adopte de Dieu, le second en l'unissant avec lui. D'après la discipline des Eglises fiançaises, qui consacrait parmi elle l'égalité la plus en- tière, les ministres, élus en consistoire par les anciens et par les diacres, devaient être présentés au peuple, qui ratifiait l'élection, et être consa- crés par l'imposition des mains. Ils pouvaient cire déposés, à cause de leur doctrine, si elle n'élaiLpas orthodoxe, de leur conduite, si elle n'é- tait pas régidjère, d'un chàlîment infligé avec justice par le magistrat, d'une excommunication encourue, d'unedésobéissance manifestée envers le consistoire, ou d'une insuffisance constatée dans le ministère. Le consistoire, auquel , dans ces cas , seraient adjoints deux ou trois pasteurs , avait le pouvoir de prononcer la déposition et don déclarer les causes au peuple. Les anciens elles diacres, dont l'odice consistait, pour les premiers, à laire assembler le peuple, à surveiller les mœurs des fidèles, â rapporter au consistoire les scandales ou les désordres-, pour les seconds, à visiter les pauvres, tes prisonniers, les malades, à aller catéchiser dans les maisons, et, en l'absence des ministres, à faire les prières et à lire quelques passages de l'Ecriture, mais sans forme de prédication, élus comme les pasteurs, pouvaient être déposés pour les mêmes causes qu'eux. Ils étaient le sénat de l'Eglise, que présidaient les ministres et qui composait ce redoutable consistoire chargé d'excom- munier les hérétiques, de censurer les vicieux, de punir les rebelles et les traîires, et auquel il appartenait d'examiner le mérite des mariages et de di.ssoudrc les unions déréglées.

Ces petites républiques chrétienses étaient unies «ntie elles par des assemblées provinciales cl générales auxquelles assistaient leurs pasteurs, leurs anciens, leurs diacres, et qui, sous le nom de colloques ou synodes, en formaient le lien fédéral, et en réglaient la conduite. Les décisions des cofisistoires particuliers pouvaient être déférées aux synodes provin- ciaux, qui étaient tenus de s'assembler deux fois par an. Mais c'était seu- lement en synode général qu'il était permis de déroger aux règles données à toutes les Eglises et de statuer sur leurs intérêts communs. Démocratiquement organisée et républicainemcnt conduite sous le rap-

JOURNAl, DES SAVANTS, [lort religieux, celte sociélé ^'vangélique proclamait, sous le rapport civil, la soumission absolue au gouvernement de l'Ltal. Elle reconnais- sait, conformément à la doctrine de Cal vin. et en employant ses propres paroles, qu'il fallait obéir aux princes et aux magistrats, ne pas endurer seulement leur puissance, maïs les honorer conuiie les lieutenants terrestres de Dieu ayant en main le glaive qu'il leur avait remis et exerçant la cbfirge légitime et sainte qu'il leur avait commbe. Les pro- testants de France sortirent bientôt de cette soumission absolue; accrus en nombre et poussés à bout par la persécution, ils voulurent sinon dominer, du moins n'être plus proscrits. Calvin , qui les nvRÏt contenus jusque-là dans les bornes d'une résignation obéissante et silencieuse, et ne leur avait pennis de s'étendre que par l'ardeur de la foi et le cou- rage du martyre, ue parvint plus à empêcher leurs manifestations reli- gieuses et même leurs entreprises politiques, Lchappaut à son inlluence pour suivre les entraînements de passions devenues irrésistibles et d'es- pérances encore bien prcinalurces, ils tentèrent de se soustraire aux prisons et aux bûchers et de conquérir une existence avouée dans le royaume. L'avènement de François II au trône et la domination aussi intolérante qu'exclusive de ses oncles les princes de la maison de Lorraine, leur en fournirent l'occasion comme le prétexte.

Le successeur d'Henri II n'avait guère plus de seize ans. Quoiqu'il eût atteint la majorité légale fixée à quatorze ans dans la monarchie par l'or- donnance de Charles V, il était mineur d'esprit el de caractère. Inca- pable de gouverner l'Etat, il confia toute l'autorité royale au duc de Guise et au cardinal de Lorraine, qui régnèrent à sa place, secondés par leur nièce Marie Sluart, dont la beauté et l'alfeetion exerçaient un empire irrésistible sur lejeuneroi. Ces cadets de la maison de Lorraine, établis en France au commencement du siècle , avaient contitmé , sons Henri IL la fortune qu'ils avaient commencée sons François !" et qu'ils portèrent au comble sous François II. Ils étaient six frères. Non moins considé- rables parleurs hautes qualités que puissants par leur nombre et possé- dant déjà les principales charges du loyaumc , ils visèrent successivement atout, et rien ne fut au-dessus de leur ambition, pas même le trône. Pen- dantcette généralîor., ils aspirèrent à exercer, et, pendant lagénéralioii sui- vante, h posséder le pouvoir royal. Etablissant leur grandeur sur la forli- hnse de lif gloire militaire et du dévouement religieux, les princes de cette famille guerrière et catholique devinrent l'appui du clergé, ob- linrent l'admiration du peuple; el, maîtres de l'armée cldefÉglisc, après avoir disposé de la royauté contre la noblesse . ils disposèrent du peuple contre la royauté. Ils furent pour beaucoup dans les longs troubles civils

J

JUILLET 1857. et religieux qui agitèrent les règues des fils et |>etits-fils des deux mo- narques auxquels ils devaient leur «Slablissement et leur grandeur en France, et dojit, plus que qui que ce soit, ils contribuèrent â éteindre ta triste postérilé.

No ménageant alors que la reine mère du roi, de peur de la jetei dans le parti des princes du sang et de la grande noblesse , ils écartèrent les Bourbons, disgracièrent les Montmorency, annulèrent les Chàtillon. Le roi de Navarre et le prince de Gondé aurnient pu, en leur qualité de premiers princes du sang, revendiquer l'administration du royaume. Les personnages \es plus considérables de la noblesse le désiraient, les protestants l'espéraient et le connétable Anne de Montmorency avait" fait presser le roi de Nnvarre de venir à la cour pour y soutenir les droits de sa naissance. Mais une aussi forte résolution dépassait le cou- rage de ce prince sans fermeté comme sans bardicsse. 11 partit lard de Nérac et se rendit lentement à Saint-Germain. 11 n'arriva ;\ la cour que vers le i8 août, un peu plus d'un mois après la mort de Henri II, et il n'y parut ni en ambitieux disposé à réclamer l'exercice du pouvoir royal . ni en sectaire désireux d'obtenir la tolérance chrétienne. Il fut accueilli très-froidement par François II auprès duquel il s'excusa en quelque sorte d'avoir quitté ses propres Ltats. Il lui dit qu'il était venu faire un service religieux ;'i Saiiïl-Denis pour l'âme de son père Henri II, le re- connaître lui-même comme son seigneur et prince, et lui obéir ainsi que le moindre de son royaume. Le jeune roi, que ses oncles avaient préparé .'i celte entrevue, ne reçut pas seulement avec bauteuc l'expres- sion de celte humble obéissance, il ne craignit pas de questionner sur sa religion le roi de Navarre qui se défendit d'en avoir changé. Fran- çois Il accepta son iiommage et son désaveu en lui disant d'un ton perçait la menace : «qu'il entendait avec plaisir l'assurance de sa bonne "volonté envers lui et surtoiît de ses sentiments à l'égard do la reli- ogion, car, si, en matière d'Ktat ou de foi, il voulait tenir un autre " chemin que le sien , il ne le souffrirait ni de lui ni d'autres . et en ferait " le châtiment qui convenait '. »

Le roi de Navarre, qui avait vécu en piolestant à Nérac, vécut en catholique It Saint-Germain. Après le sacre de François II, il consentit k conduire en Espagne la princesse Elisabeth , dont le mariage avait été récemment conclu avec Philippe II , tandis que le prince de Coudé . sou

' O^péclie manuurite de l'nmbaisudeur d'Ee lique Philippe 1). du 33 août iS5o. Ardnvcs c 'B. io,n' if)3.

lagnc Cliantoiiaiy au roi ciitho- l'Empire, Papifrt Je Simancai.

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JOURNAL DE» SAVANTS.

Mttf. ifvffit Mi A^ i^\tnpté A*-- 1j rour \tom all«r jurtr, cbos j«s Pay»- Iht*, U (Htn df! fJalr](t»f>inlH-é«i. Krappé d'une eoUL-re disgrâce, le (rrtniNHAldo Anne dr Muntinor^Ticy rutconlraînl d'abandonner la clisrgp dn ffmiid rrHlIfr (pic dite; dp (>ijiM joignit ii cellf! de grand chaïubellao dudl il éUi\ dÀjà revêtu . ri tôt* niïveii , l'amiral de Coligny . dut se des- Mlnir, nfin Ap. iiVn èlr«; pa* d«*poililk, du gouTemement de Picardie. 'pt« ("v'" '*> ninrÀc^lial di* Itrisnac, gagné pur une scinblalde faveurà la r^Huarr df* priitcfr* lon-flJiM. Ous-ci, apK-s avoir «écarte ou indisposé les piilttflnlt'* fntitill'-ii i|ui, jiuciu'alorfi, avai<>nt^rtagé avec eux l'aulorité iliirt» if roytiuiite, eacil/^rent nu pliin liaul dpgl^ le mécontentement des

f;t>(i« de giiirr», lirend^rn *urtA tju'ori les r^fromiii^nsàl de ce qu'ils avaient iilt , tii in(>inr qu'on Iph payât An ce qui leur était dû. Les menaces les plu* ai1'piiifinti-> *'ajcmtiirriit utu pins odieux refus. On chassa ignomi- iliru»'riinnt dr In coiu- loui les geutilsliommt* et tous les vieux soldats (lui lilnlrnt vriiiit y porter linin réclamation», en fiiisanl publier k son m Irornpt! qtip, «iln nVtuiiiiit [lai partis dans les vingt-quatre heures, \U Ncriiit^rit priiduM. lU se rrlir^rcnt en friimissiint, et, daus sa timidité di^lioiili', lo nii'djiiul di' Lorraine, qui craignait toujours quelque attentat ■'(iiilro NU p<trN(iiiiiL<, iiilerdit de porter des armex ù feu et d'avoir des riHHilniiiii IditgJi non» lesquels pouViucnf être cacliôsdcspislolets.

Lt'i ponriiuitr's eontre les sectaires tétaient dwcnues plus générales et pln« Hriiiinii^en, l\ien ne (ni oublié pour découvrir li^urs itcntiments et •lurprt'mlri- Icum rnnventii-ulcs. Dans Paris et dans beaucoup de villes, un pliii,-!! nu coin des rues de petites madimos et des images de saints inur^ei de (leurs, vnluurt^esdeciefges, devant lesquelles on cli-mla des cantiques, eu i-onlriiignsiil cens qui passaient à s'incliner, à prier et à contribuer. No pas »'nsHocter nus prières et aux collectes, c'était se dé- ultirei' lii^ivtîque. Outre ces involontaires dénonciations, il y en eut d'im- pmtVs !»ux propriélnires de maisons , aul hâteliei's et aux loueurs de obambro. Il leur dit prescrit, sous peine de chAliments corpoi-els et de ronlUcation, de s'inrnrmrr des croyaucesdc ceux qu'ils y recevaient; do savoir s'iU vivaient eatboliquement, s'ils nllaient ù la me$se el assis- taient les dimanoiies et les jours de fttes aiu oérémouies de rbglise; de prendre leurs noms, leurs surnoms, leurs quuHlés et d'en dre$»er le ràle, qu'ils donnemieul aux commissaires du quartier; de révéler sur- tout à la justice les assemblées qui s'y tieudraîrnl.

Des transfuges du protestantisme' en secoitdèreut les per**:«leuri- ns^leftoocirent eux-méjnes leurs ooreli^onnaires, dont Sa firent coi»

ffolMrr initmmù^m èm t^jim* r^twwtiti , rie.X. f. (v. i

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□aitre les noms, les demeures, les l'éunions. Les maisons de ces mal- heureux, qu'on poursuivit avec un acliarnemcnt implacable, furent envahies et dévastées. On emprisonna Ions ceux qui n'eurent pas le , temps ou la prudence de fuir. Le spectacle (pi'olTrait Paris était des plus lamentables. « On ne pouvoit y aller, dit Théodore de Bèxe , sans passer « à travers gens de pied et de cheval armés à blanc , qui tracassoîent çh H et là, menans prisonniers hommes et femmes, petits enfants et gens « de toutes qualités. Les rues aussi estuyent si pleines de rharettes chai- «gées de meubles, qu'on ne pouvoit pnsser, les maisons cstansahandoii- unées comme au pillage et saccagenient , en sorte qu'on eust pensé estre « en une ville prise par droit de guen'c'. »

Aux emprisonnements succédèrent les supplices. On dressa de uou- î veaux bûchers sur lesquels montèrent de nombreuses victimes^. Lu I conseiller Anne Du Bourg fut une des plus illuslres. Tandis que les quatre I conseillers ses collègues, aiTètés en même temps que lui, se rétrac- tèrent pour sortir de prison et remonter sur leurs sièges, lui se reconnut membre de la nouvelle secte, dont il exposa les docinnes avec non moins , de piété que de force, avouant qu'il avait assisté à des assemblées se- crètes pour y prendre part à la distribution de la cène. Le parlement. que la crainte avait ramené A la rigueur, condamna Du Bourg, déclaré hérétique, à être .brûlé après avoir été étranglé. Sachant que l'ëlecteur palatin', à In sollicitation de Calvin, envoyait des ambassadeurs A Fran- çois II pour lui demander la vie de ce pieux et savant personnage, doni I il voulait se servir comme professeur, en son université deHeidelberg, [ie cardinal de Lorraine fit précipiter son exécution. Du Bourg lut con- ' doit au supplice sur une charrette entourée de troupes, de peur que ses coreligionnaires, qui avaient voulu le déUvrer de sa prison, nel'arra- I chassent à ses bourreaux. Arrivé sur la place de l'Hôtel de ville, il pria ' Dieu de l'assister en ce moment suprême, dit au peuple qu'il mouraii pour l'Lvangile, et l'intègre magistral finit en courageux martyr*.

Les réformés n'étaient plus disposés à soulFrir sans résistauce ces per- sécutions croissantes*. Ils s'unirent aux mécontents politiques non moins nombreux qu'irrités. Ils portaient une haine égale aux nouveaux maîtres delà cour de France, aux princes étrangers et intolérants de la maison I de Lorraine, qu'ils aspirèrent A déposséder de l'autorité royale. Cette ^autorité, selon eux, devait être exercée par les princes nationaux l't

' Hiiloire ectîc'iiai tique des Egliiei réformées, t. 1, p. 334. ' /Wii. p. bho. ' Ibid. p. 33 1 el 333. * Voir clins les Mémoires de Otndé, I. 1, p. ai3 à 3o4, joii procès et sti mon. ' Histoire ecrWiiasIique, etc. I, I , p. aSg,

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prolcslanls de ta maison de Bourbon, lant que le rui ne serait ni en Age. ni en état de gouverner lui-mêmr. Aussi tous ensemble combi- nèrenl-ils contre le duc de Guise et le cardinal, son frère, le mvslé- rieux et vnste complot connu sous le nom de conjaralion d'Amhoise. Le dessein en fut conçu de bonne licure. C'est ce quo nom apprend une lettre française fort étendue et bistoriquement très-})rccieuse, que Calvin écrivit , sur cette conjuralion , à l'amiral Coltgny, et que M. Jides Bonnet a insérée daus son recueil '. Pleine de détails d'uu baut in- torct, tant sur l'origine de l'entreprise que sur les intentions qui en animèrent les auteurs et sur les doctrines d'après lesquelles ils agirent, elle prouve que Cfltigny et Calvin y demeurèrent étrangers et la IilÂmèreni aussi vivement l'un que l'autre'. Elle en fait remonter la pensée au mois d'août ou de septembre 1569. presque aussitôt nprès la mort d'Henri 11, qui, le 10 juillet, avait succombé à sa hIcÂsurc. Les prolestants religieux et les protestants politiques anirent leui-s grieis et leurs elTorts. S'adrcssant ii des jurisconsultes et à des pasteurs pour savoir s'il ne leur ^tail pas pennb de secouer le joug d'une autorité ïrcégulière et persécutrice, ils se laissèrent aistboeol persuader que les Cuise n'iiv.iient pas le droit de gouverner; que ce droit, sous un monarque incnpable, par son âge. de se diriger lui- même et d'administrer le royauuie, appartenait aux j>rinces du sang; que. dans une situation sembEable. il aurait fallu assembler les étals généraux: que les étals généraux n'ayant pas ét^ réunis . il était li- cite tout i la fois d'en provoquer la convocation rt de prendre les armes contre les détenteurs illégitimes de la puissance rovale. si les princes du sang, auxquels, d'après eux, en revenait l'exercice, se mettaient à la tcte de l'entreprise , ou tout au moins y doonaieot leur as- sentiment.

Au moment la secte religieuse allait agir en parti politique et conspirer pour se faire admettre, il lui importait de conttaitre Tavis et de recbercber l'approbaiitMi du grand chef étranger. qDi Tavail jusque- U conseillÀ\ fortiGée. étendue, dirigée. Elle consulta donc Cahin. Écoutons qu'il rapporte du dessein eit tui-<»ême. de U raison qu'on en douDAÎI , du hul qu'où y assignait et des suites qu'il en prévoyait. «âept ou luiil mots «upaniVADt. dit-il. qnelqu'aa ayant charge de

Ut^adfJ. Cthia.i. U.p. î^a ^91. ' L'khûi^ kn «oit 6àl Are fM- «ea frère. AntOMcCilfû.qnt l'avait Tvrécanai^ eaFraan rt ^ai éMil vttasfaè k Ctaèn. < i( M 4(fcA«^ ia Utmt tti mmù M mis wm. aiilail (mm^nK ^•«iilmi . iW. f 56a-3&5.

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u quelque nombre de gens , me demanda conseil s'il ne seroit pas licite tt de résister à la tyrannie dont les enfants de Dieu estoyent pour lors tt opprimez, et quels moyens ils y auroit; pour ce que je voyois que u desjà plusieurs s'estoyent abreuvez de cestc opinion , après lui avoir « donné response absolue qu il s en falloit déporter, je m'efforçay de u lui monstrer qu il ny avoit nul fondement selon Dieu, et mesme que, a selon le monde , il n*y avoit que légèreté et présomption , qui n'auroit u point bonne issue ^. »

On insista auprès de lui. Des motifs pressants et plausibles furent donnés à Tentreprise , qu'on colora en disant : « Qu'il n'estoit pas ques- « tion de rien attenter contre le roy ni son authorité , mais de requérir ttun gouvernement selon les loix du pays, attendu le bas aage du «roy.» On lui représenta les grandes inhumanités qui menaçaient d'anéantir leur religion, et Ton ajouta que d'heure en heure on s'attendait à une horrible boucherie de tous les fidèles. Calvin demeura inébran- lable. Il condamna toute pensée de sotdèvement, et il en exprima son horreur et ses craintes : uS'il s'espandoit une seule goutte de sang, dit4i, u les rivières en découlleroyent. Il vaut mieux que nous périssions tous u cent fois que d'estre cause que le nom de chrestienté et TEvangile soient a exposés à tel opprobre^, d Gomme on allégua que les princes les plus rapprochés du trône par leur naissance pourraient réclamer l'admi- nistration du royaume, dont ils auraient être investis; il admit « que, « si les princes du sang requéroient d'être maintenus en leur droit pour «le bien commun, et si les cours du parlement (réputées les organes u du pays en l'absence des états généraux , qu'elles représentoient au «petit pied) se joignoient à leur querelle, il seroit licite à tous bons tt subjects de leur prester main-forte. » Son interlocuteur lui demanda alors s'il ne serait pas permis d'appuyer une semblable entreprise dans le cas l'on aurait induit l'un des princes du sang à la conduire ou à lavouer, encore que ce prince ne fût pas le premier en degré. C'était une allusion au prince de Condé, plus ferme que le roi de Navarre dans la croyance protestante, d'un caractère tout autrement décidé, qui consentait à être ou qu'on présentait comme étant le chef secret et futur de f attaque qui serait dirigée contre les usurpateurs de l'auto- rite et les persécuteurs de l'Évangile. Calvin ne trouva point qu'une prbe d'armes, même secondée par un prince du sang aussi considé-^ rable , fûf suffisamment justifiée , et il en repoussa le dessein avec la même résolution.

* Leltres de J, Calvin, t II, p. 383-38A. ' Ibid. p. 384.

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Il croyait avoir fait abandonner Tentreprise en la déconseillant. Il n*en était rien. D*autres, moins sensés et moins scrupuleux , téméraires interprètes du droit autant que sectaires passionnés et politiques peu prévoyants, approuvèrent ce qu il avait dissuadé. De ce nombre furent l'ancien moine David et le ministre genevois Boisnonnand^ Voici com- ment s'expriment, à cet égard, les contemporains les mieux instruits, et ce que Théodore de Bèzc n a pas hésité lui-même à insérer dans son Histoire des Eglises réformées, u La nécessité de pourvoir à une juste «défense et de remettre sus lancien et légitime gouvernement du «royaume estant proposée aux jurisconsultes et gens de renom de «France et d*Allcmagne comme aussi aux plus doctes théologiens, il se «trouva qu'on se pouvoit légitimement opposer au gouvernement « usurpé par ceux de Guise et prendre les armes au besoin pour re- « pousser leur violence, pourvu que les princes du sang, qui sont nais «en tels cas légitimes magistrats, -ou lun d'eux le voulut entreprendre « surtout à la requeste des estats de France ou de la plus saine pai*tie « d'ieeux '• »

La préparation et la conduite de l'entreprise furent confiées à Gode- froy de Barry , seigneur de la Renaudie. C'était un baron de Pcrigord qui avait vaillamment servi dans les guerres précédentes et qui avait embrassé récemment la croyance réformée. Dans un procès qu'il avait eu, pour la possession d'un bénéfice ecclésiastique, avec le greffier du parlement de Paris, Jean du Tiliet, procès qui avait été jugé à Dijon, le parlement de Bourgogne Tavait condamné et emprisonné pour avoir produit des pièces reconnues fausses. 11 s'était habilement th^é de prison

* Dans une lettre que François II écrivit le 9 avril, quelques semaines après la

conjuration, ou roi de Navarre, il les lui dénonça en ces termes : Je vous

cpne, mon cher oncle, vous saisir d'aucuns Prédicans et ministres de Genève, c que Ton me dit aller souvent par delà, et entre autres ung nommé Bois-Normant,

à Tautre maistre David, qui sont à ce que les prisonniers ont confessé, deux des

« principaux séducteurs et qui les avoyent suscitez à cette belle entreprise

(Méamres de Condé , t. 1, p. /ioo.) Le roi de Navarre lui répondit le 6 mai que des deux ministres Boynomiand et David, le premier n*avait pas été vu i Pau depuis sept ou huit mois , le second 8*était absenté environ quinze jours avant la réception de la lettre du roi, et que, s'ils y retournaient, il suivrait ses commandements. ( Bibliothèquo impériale, manuscrit Colbert, vol. a8, re^stre parchemin.) -

* Histoire ecclésiastique des Églises réformées, par Théodore de Bèze, t. 1, p. a 49* aSo. Ce que dit Th. de Bèze est tiré textuellement de Régnier de la Planche. Histoirt de TEtiai de France, tant de la république que de la religion sous le règne de François II, qui fui imprimée en 1576 avant ï Histoire ecclésiastique, dont la première édition est de i58o. Voir p. 89 et 90 de Régnier de la Planche, copié également par la Popelinière, cdilion do i836; chez Techener.

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avec lassistance même du duc de Guise ^ , qui avait favorisé rëvasion d un homme de guerre dont il connaissait la brillante valeur. La Re- naudie, réfugié en Suisse, s'était établi «^ Lausanne il avait épousé la fille du sieur de Roignac, Guillemette de Loiivain, dont la sœur était mariée avec un gentilhomme de Metz, nommé Gaspard de Heu. Ce Gaspard de Heu, que le roi de Navarre avait chargé d'une négociation dans TAllemagne protestante, pris par les princes lorrains, avait été enfermé à Vincennes, mis à la torture pour découvrir le secret de sa mission, et avait succombé dans les tourments. Le ressentiment de sa mort avait effacé chez la Renaudie la reconnaissance du service qu'il avait reçu du duc de Guise, Venu en France pour y faire entériner des lettres de grâce ^ui lui avaient été accordées après sa condamna- tion, il conspira avec une haine industrieuse, comme gentilhomme et comme sectaire , le renversement de la domination hautaine et violente des princes lorrains, contre laquelle il réunit les hommes de guerre éconduits et les protestants persécutés. Il était très-actif, fort insinuant, d'un grand courage, d'une non moindre adresse, sachant se faire croire et se faire suivre, tromper et entraîner, mais plus capable encore, comme il le montra, d'ourdir artificieusement une entreprise que de l'exécuter habilement. Après s'être entendu en France avec les mécon- tents politiques et les proscrits religieux, il alla chercher en Suisse des secours en hommes et en argent. Il y présentait la conjuration comme avouée par de très-grands personnages de la cour de France et de l'Église de Genève , au nombre desquels il mettait Coligny et Calvin. Il assurait que le prince de Condé était à sa tête et se déclarerait au mo- ment opportun.

«Quelque temps après, ajoute Calvin dans sa lettre, je fus bien «esbahi que La Renaudie, estant arrivé de Paris, me conta que la «charge (de l'entreprise) lui estoit donnée, faisant valoir son cas par «toutes les couvertures qu'il pouvoit prendre... Or, l'ayant cognu tou- « jours homme plein de vanité et d'outrecuidance, je le reboutai bien «loin, en sorte que jamais il ne put arracher de moi signe aucun de «consentement, mais plustôt je mis peine à le divertir de cette folie «par beaucoup de raisons qu'il seroit trop long de réciter^. o Dès ce moment La Renaudie se cacha de Calvin. Il continua à recueillir de l'argent et à recruter des conjurés en assurant toujours que Calvin accë-

' Brantôme dit qae le duc de Guise le conta devant lui, en soupant, au moment même de la conjuration d'Ambobe. ^ ' Lettres de Jean Calvin, t II, p. 38A- 385.

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dait à r entreprise, mais en défendant ({u*on lui en parlât, p^rce quil ne voulait pas qu'on le compromit. Cet opiniâtre emploi de son nom, cette assurance menteuse de son approbation, irritèrent au dernier point Calvin, qui en fut instruit par Pierre Viret. En présence de Théodore de Bèze et de plusieurs personnages considérables, il eut une explication très-vive avec La Renaudie, qui nia tout et n*en poursuivit pas moins son active propagande à Taide de tous les moyens.

Un de ceux que La Renaudie avait attirés dans la conspiration en prétendant que Tamiral Coligny y donnait son assentiment et y prête- rait son appui, était Viilemongis-Bricquemaut, réfugié à Genève pour cause de religion. Ce vaillant et enthousiaste gentilhomme ne s'en laissa pas détourner par les pressantes adjurations de Calvin , qui n'épargna rien pour le retenir en Suisse. Viilemongis-Bricquemaut lui laissa en- tendre qu*ii se croirait perdu d'honneur et serait regardé comme ayant montré de la crainte , s'il ne partait point ; mais il promit de se tenir éloigné de l'entreprise, à moins que l'amiral ne lui commandât d'y prendre part. «Comment, lui dit Calvin, avezvous si mai profité tt en l'école de Dieu que de mal faire au plaisir des hommes. Le plus « grand service que vous pourriez faire au seigneur auquel vous estes «tant affectionné, seroit de l'empêcher et lui dire franchement que je olui mande, au nom de Dieu, qu'il fait mal s'il s'embrouille en telle « confusion ^ »

Le régulier et circonspect réformateur ne put mettre obstacle au complot ni par ses conseils ni par ses prédications, car il alla jusqu'à le réprouver en chaire dans de véhémentes dlusions. Il s'en plaignait avec amertume. a Hélas! disait-il, je ne pensois pas tant vivre que « de voir le jour auquel nous eussions perdu tout crédit envers ceux « qui se renomment fidèles. Faut-il donc que l'Église de Genève soit uainsy mesprisée de ses enfants^.» Les défenses mêmes du conseil de la République, qui fit crier à son de trompe et prévenir aussi de maison en maison que nul ne bougeât de la viUe', n'arrêtèrent personne. On sortit de Genève à la dérobée et l'on se dirigea par petites troupes du côté de la France , pour prendre part à une entreprise que Calvin trou- vait non moins condamnable qu'inconsidérée , qu'il traitait de puérile et qu'il croyait perdue d'avance, en étant dirigée par un homme aussi firivole à ses yeux que La Renaudie, et d'une habileté aussi peu rassu* rante.

Ce chef du complot était retourné depuis quelque temps en France,

* Lêiires de Jean Calvin, t. II, p. SSô-SSy. ' Ibii. p. 386. * Ibid.

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avec une singulière ardeur il en avait étendu les ramifications dans les provinces. Afin d*en exposer les raisons, régler les moyens, fixer (exécution , il convoqua les principaux des conjurés à Nantes pour le i" février i56o^. Gomme le pariement de Bretagne siégeait alors dans cette ville, ils ne devaient pas y être remarqués au milieu des nombreux plaideurs qui s*y étaient rendus de toute part et avec les- quels ils se confondirent en faisant porter devant eux des sacs à procès et en évitant de se reconnaître les uns les autres lorsqu'ils se rencon- traient. Mystérieusement réunis dans une maison de Nantes, ils y formèrent, bien que sans avoir reçu de mandat, un très-imparfait si- mulacre d*états généraux. Ils croyaient se donner par les apparences légales, comme ils avaient cherché à établir, dans des écrits récem- ment publiés, que les Guise, d'après les usages fondamentaux de monarchie, n'avaient pas le droit de gouverner l'Etat et que la pos- session actuelle du pouvoir royal était pour eux un acheminement à l'usurpation future de la couronne. Conformément à ce qui avait été soumis à Galvin cinq mois auparavant, ils jurèrent de ne rien attenter contre le roi, les princes du sang, ni le légitime état du royaume; ils décidèrent qu'on ne recourrait aux armes que pour revenir aux lois ; qu'on déposséderait du gouvernement les Guise , dont on se rendrut maître par surprise ou par force et qu'on ferait juger ensuite; qu'après avoir délivré le jeune roi de leur domination, on lui demanderait iaholir entièrement ions édicts , inquisitions et placcartz vienlx et noaveaalx sur lefaict de h. religion^, jusqu'à la décision future des états généraux qu'on supposait devoir être favorables à la tolérance. La Renaudie assura que le prince de Gondé adhérait à l'entreprise dont il consen- tait à êlre le chef muet, et il se présenta lui-même comme chargé de

* Il me souYieni , dit Castelnau Mauvissière, que, lorsque Tentpeprise d'Amboise ifut découverte, ayant cet honneur d*estre assez près du roy, je fus envoyé par Sa

Majesté pour voir si je pourrois apprendre quelle esloit leur aélibération : je soeus de quelques-uns que fentreprise n estoit que pour présenter une requeste an roy

contre ceux de Guise; aussi fut-il vérifié qu*un6 assemblée de plusieurs ministret,

surveillants, gentilshommes et autres protestants de toute qualité, s*estoit faite en

la ville de Nantes et qu*un nommé Godefroy Barri Limosin, dit la Renaudie,

avoit esté élu et nommé en ladite assemblée pour conduire et effectuer fentreprise

de laquelle il avoit esté.chargé par le prince de Gondé, que Ton disoit chef ae la «conspiration.» Mémoires de Castelnaa, liv. I, chap. Tiii, p. 16, édition in-folio de lySi, avec les additions de Le Laboureur. ' C'étaient les termes exprès d'une requête qui fut trouvée sur les conjurés pris un peu plus tard devant Am« boise, et dont l'ambassadeur d'Espagne envoya une copie i rmlippell. {Papiers de Simaneas,B, 11, n* iil8.)

418 JOURNAL DES SAVANTS.

la conduire sous la direction cachée du prince qui serait à la cour, au moment même elle éclaterait, pour seconder les conjurés de sa présence, se mettre à leur tête lorsqu'ils auraient réussi, et appuyer la requête destinée à faire cesser les persécutions et à provoquer la réunion des états généraux. Ils prêtèrent serment d'inviolable fidélité et d'activé coopération , convenant de se porter des diverses parties du royaume , avec des forces considérables , sur Blois , était alors la cour et ils crurent quelle serait encore le 6 mars, moment qui fut fixé pour Texé- cution de l'entreprise ^ Cinq cents hommes à cheval, bien montés, auxquels s'en joindraient beaucoup d'autres et que suivraient des bandes d'hommes de pied, nombreuses et bien armées, durent partir des provinces et arriver en même, temps devant Blois, afin d'y sur- prendre et d'y enlever les Guise ^. Les conducteurs désignés de ces troupes étaient le baron de Gastelnau-Chalosse pour la Gascogne, le capitaine Mazères pour le Béarn, Le Mesny pour le Limousin et le Périgord, Mirambeau pour la Saintonge, le capitaine Sainte- Marie pour la Normandie, le capitaine Cocqueville pour la Picardie, Fei^ rières de Maligny, qui descendait par les femmes de la maison de Ven- dôme et était parent du prince de Gondé, pour la Ghampagne, la Brie et l'Ile de France, Monthrun pour le Dauphiné, le capitaine Ghâ- teauneuf et Mouvans pour le Languedoc et la Provence*. L'assemblée se dispersa après avoir nomme un conseil avec lequel La Renaudie aurait à se concerter. Ghacun des conjurés retourna dans sa province afin d'y lever la troupe qu'il devait conduire sur la Loire, et La Re- naudie annonça qu'il allait rendre compte au chef muet de l'entre- prise de tout ce qui avait été convenu et préparé pour en assurer le succès.

Ge succès n'était guère probable. Il était bien difficile qu'une conju-

^ Le président la Place, suivi par Jean de Serres, dans ses Commentaires (en latin) cb la religion el de la république, etc, a donné fort exactement le 6. mars comme le jour d*abord assigné à lenlreprise. Régnier de la Planche, que copient La Popelinière et Théodore de Bèzc, donne le lo mars. Il en est de même de Casldnau dans ses mémoires, de de Tliou et d*Aubigné dans leurs histoires. * Dépèche de Chantonnay à Philippe II, du 19 mars i56o, conforme par ses révé- lations aux récits des contemporains les mieux informés. (Papiers ae Simancas, B. 1 1, n** 1 1 1 à 116.) ' Il resle cependant quelque désaccord sur les noms de ces chefs provinciaux de la conjuration. Le président La Place, qui a écrit son histoire cmq ans après la conjuration, en i565, ne les désigne pas. Régnier de la Planche, suivi par la Popelinière et par Théodore de Bèze, les donne un peu autrement que d'Aubigné, qui les tenait, dit-il dans son Histoire universelle, de son père, lequel était de la conspiration. Liv. II, chap. xv.

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ration, conçue sur un plan aussi vaste, exposée à tant de divulgations et exigeant Taccord tout comme Temploi de forces si considérables, pût réussir par voie de surprise ou par voie d'agression. Dès quelle serait découverte, toute surprise devenait impossible, et, pour qu une attaque de vive force n échouât point, il fallait que les bandes qui de- vaient s'acheminer vers la Loire, ne rencontrant point d'obstacle dans leur levée, n éprouvant aucun retard dans, leur marche, arrivassent sur les heux en même temps et s'y trouvassent en état de vaincre l'en- nemi qu elles n'auraient plus la possibilité de surprendre. Nous allons montrer, à l'aide de documents certains, avec quel désordre fut con- duite et comment manqua cette entreprise , sur laquelle les historiens contemporains ont répandu bien des erreurs, que tous les historiens postérieurs ont copiées. Puisque l'occasion s'en présente, il ne sera pas sans intérêt de rétablir exactement les faits dénaturés, d'en fixer avec précision les dates, et de rétablir, à plusieurs égards, et touchant cer- tains^ personnages, la vérité altérée depuis le xvi* siècle jusqu'à nos jours.

Un incident inattendu vint troubler les conjurés dans leurs arran- gements. La cour changea de résidence; elle quitta Blois pour se rendre à Amboise. On a prétendu que ce changement avait été déterminé par la découverte de la conspiration, et que les Guise, ne se trouvant plus en sûreté dans Blois, ville grande et ouverte, s'étaient transportés à Amboise, petite place fermée avec un fort château. Il nen est rien. Le dessein d'établir la cour à Amboise était très-ancien, l'ambassadeur d'Espagne, Perrenot Ghantonnay, l'avait annoncé dès le 2 décembre 1859 ^ Philippe II, son maître* : «La cour, lui avait-il écrit, a le «projet de passer le carême à Amboise, de se rendre en Guyenne « au printemps , en passant par Poitiers, Bordeaux, Bayonne, d'aller « ensuite à Toulouse , de demeurer l'hiver suivant en Provence et en «Languedoc et d'agir vigoureusement contre les hérétiques^.» Très- alarmé de l'état du royaume et de l'agitation générale des esprits, l'am- bassadeur du roi d'Espagne trouvait, du reste, que la religion catholique était exposée à de grands périls quel que fût le lieu s'établirait la cour. Il s'attendait à des soulèvements, et il ajoutait dans sa dépêche du 2 janvier i56o : «que la fleur de la nation était la plus gâtée, que «la noblesse s'était surtout mise dans cette liberté qu'ils appelaient « évangélique; qu'on le voyait clairement par ce qui se passait à Paris,

^ Dépêche de Ghantonnay à Philippe II. (Papien de Simancas, B. 10, n* 16g à 171.) * Ihid.

420 JOURNAL DES SAVANTS.

« à Rouen , dans toute la Normandie et la Bretagne ; que , si Ion se rap- «prochait de la Guyenne, tout le reste demeurait mal assuré, et que, si «Von s'en éloignait poiu* revenir vers Paris, Dieu savait dans quel état « tomberaient la Guyenne, le Lyonnais , le Languedoc, l'Auvergne et la «Provence^.» Il annonçait enfin , le 17 janvier ^, le départ prochain de la cour pour Amboise, le jeune roi se rendrait lentement à tra- vers le Vendômois et prenant, de château en château et durant quinze jours , le plaisir de la chasse qu'il aimait passionnément. Dès la fin de janvier*, la ville d' Amboise fut avertie de tout préparer pour le recevoir. François II partit, en effet, de Blois, le 5 février*, quatre jours après la grande réunion des conjurés à Nantes. Les princes lorrains, ses oncles, n'ayant aucim soupçon de ce qui se tramait contre eux, le sui- vaient dans une entière sécurité. Ce fut le 12 février^ seulement, entre Marchenoir et Montoire, que leur fut donné le premier avis de la conspiration. Us ne durent pas en être instruits avec des détails bien précis et bien circonstanciés, puisque le cardinal de Lorraine ignorant que la Renaudîe était alors en France et croyant qu'il résidait encore en Suisse, écrivait, le 19 février, à M. Coignet, ambassadeur du roi auprès des Cantons de le faire étroitement surveiller et d'aider, par ses avertissements, à s'emparer de lui, lorsqu'il franchirait la fi^ontière. Dans cette lettre singulière, qui sera publiée ici pour la première fois •,

* Dépèche de Chantonnay à Philippe II. [Papiers de Simancas, B. 10, n*" 169 à

171. * I Se acerca el tiempo por la partida desta corte para Amboyse que

es a X legaas de aqui , y tardara en el camino xii o xv dias , yendo en caça de Castillo en Caslillo de particulares. (Ibid. B. 1 1, n** 168.) ' M. Cartier, dans ses Es- sais historiqaes sar la ville d' Amboise, imprimés à Poitiers en i84a , dit p. 7&, qa*une ordonnance du roi du a5 janvier, sur la manière d*ordonoer les logis dans la ville à son arrivée, fut lue en assemblée générale le 4 février ]56o. ^ «The french < king, as it is said, the 5^ of february removed hens iowardes Amboises, and will «be i5 days in going thither. (Dép^^che de KiUygrew et de J. Jones, ambassadeurs extraordinaires d*Éiisabelh auprès de François II, du aS janvier i56o« dans A fall View of the pabKc tinnsactions in the reign of Q. Elizabeth, etc., by doctor Forbes, grand in•Â^ London, 17^0, 1. 1, p. 3ao.) * D*après ce que le roi fit dire au parlement par Jacques de Moroguos, sieur de Lande, conseiller et secrétaire de ses finances, lequel, assisté de Tévêque de Châlons, annonça «cpie le douzième «jour du moys passé. Sa Majesté eut advcrlissement d*une conspiration faicte tant « contre luy que ses frères et ses principaulx ministres estans auprès de luy ; 4 quoy il espère donner bon ordre et remède.» (Mémoires de Condé, t. I, p. 337.)

La voici en entier : « Au demeurant je croy que vous cognoisseï bien le sieur « de la Regnauldie pour homme de bien tel qu il est et scavez les occasions qui Tonl « contrainct de sortir hors de ce royaulme dont il ne s*est pas conlenlé car nous é avons desoouvert qu'il va et vient par deçà ou il pratîcqae et conspire, chose si im- « portante et dommaigeable au roy que ledict sieur veult, à quelque prix que ce soit,

I

se montrent bien el Ir pou que savaient encore les princes lorrains d'une conspinilion ourdie cependant depuis plus de cinq mois el la pau- vreté des précautions qu'ils imagïnairnt afin d'en arrêter le chef. Après avoir oidonné à l'anibassadcur de Fiançois II de mettre, comme il le disait , un ou deux hommes à la gaeuc de la Re^naudie pour l'observer de loin, n'en perdre la connaissance ni jour, ni nuit, le faire saisir à son entrée dans le royaumn ou bien le suivre juscfu'au lieu de sa reiraile, dont on informerait diligemrarnl ie cardinal de Lorraine , celui-ci ajoutait : u Sur »toul le service que desirez jamais faire au roy. usez en cecy do telle <t dextérité et vigilance que le diet sieur soit salisfaict en cest endroict, " mettant peyne de descoiivrir quelque menée que la Rcgiiauldic a « pratiquée avec ceiilx de Berne pour donner faveur aux mal senlans « de la foy qui sont en France aiiisy (]ue l'on dict. pour m'en faire aussi us^avoir des nouvelles. En quoy, il faut que vous employez la lidélité H que le roy a en vous, car en cbosi! du monde ne lui scauriez vous «jamais faire service plus grand ni plus ^ propos.»

Cette dépi'che était écrite de Montoire le 19 février, et, le aa, les princes lorrains vinrent s'enfeinicr clans Amboise, deux jours plus tôt

le faire airraper, et pnur te qu'il a ja Teirnicte à Berne il va el vient souvent et

qu'il n'y n poinct ilc œeilkiir moyen de scavoir (juant îl va en ce ro^iaulme que « par vous, ludicl seigneur veult que inconliiicnt celle lellre receue vous y doiinie» tordre plus avanl que vous pourrei, ineclunt un ou deux lioroniea à sa queue pour

1 observer de loint;, ri ne perdre, s'il est possible jour ne nuict, la cognoissance

de luy pour scnvoir s'il viendra poincl en leilicl royaulme l'on ie pu!ssR faire

prendre, ilsilenre à Lyon ou p^sse environs que Icdict liomnic ne faille in-

conlincril d'en aller ndv-nir monsieur de Savigny, lieiilenanl an gouvernement de

Lyon qui a chaire île le fnirc prauiire. Il ne rçsle qu'à le faire descouvrir, sinon

et s'il preuoyL autre clicmin, qu'il le suive (ouijours >ant qu'il soiF en lieu d'où il œo piiis.se advci lir pour y donnci' ordre ajirés que ledicl liomme aura mis peynu

dexlreinentde scnvoir lu lieu il va cl se duibt addresicr el reiraire ledicL de la

Regnauldie, et l'aullre liumme vous fera aJverlir de son parlement dont vous

m'escrirei en louledi1i(:enre par la posle. . . . ■(Le reste de la letlre est inséré cî- (iessui). (liibli inip^r., Saint-Germain. Fr. nos. u'jbrf, (. i54 ) Comme de raison, l'ambassadeur ne put rien lai apprendic sur la llenaudic. et )e cardinal de Lor-

, après avoir reçu sa lellre du aS février, lut écrivit d'Amboise, le iG mars, Dcnie éclatail In conspiration. . . «Vous noua advcrlisses n'avoir «Ti du pcrsonniiige de Berne, lequel aussi est parde^ et a, avecques 'au!isi gens de bien que luy. commeneé une conjuration si malheureuse

qu'il n'y va rien de moins que de Ja personne du roy et changement de son eslat.

el oui mis plusieurs gens aux cliaiiipt pour essayer de l'ix'quuler, mais nostre

seigneur y a tellemf>nt pourveu qu'ils but ^lé descoiiverls el y en a plusieurs de

prins, espérant qu'il adic*era ce qu'il a bi°n commencé en ces! endroict et qu'ils ' asltei comme ils méritent. . . '{Ibid. (. i54< v*.)

5i

4S2

JOURNAL DES SAVANTS.

qu'il n'avait été d'abord projeté', lis ne connaissaient que vaguement encore ce complot, qui leur semblait alarmant, bien qu'étrange, et qui les inquiétait par ses obscuriu'-s mêmes. Ils espérèrent s'en éclaircir en interrogeant Irois prisonniers qu'Us y crurent initiés et qui étaient enfermés au château de Vincennes. Le a5-, François II écrivit au con- nétable de Montmorency de les lui envoyer sous bonne garde et en toute hâte, nalin, disait-il, de les entendre sur la méchante conspira- ■ition qu'il venoit de découvrir et dont ils dévoient savoir quelque «cho^e. " Ces trois prisonniers étaient depuis quelques mois dans le donjon pour avoir montré un altaciiement trop ^élé aux înlérèts des princes du sang, ou pour s'être rendus suspects par un dévouement trop hardi à la cause réfonnéc. Le premier était un gentilhomme an- gevin, nommé Soubselles. qui. surpris avec quelques-uns de ses co- religionnaires dans l'hôtellerie protestante du vicomte, au faubourg Saint-Germain, avait traversé, l'épée à la main, une troupe nombreuse de sergents du guet, et que les Guise avaient fait anêler dans Reims, au moment du sacre, à la vue même du roi de Navarre, dont il était le serviteur zélé et entreprenant. Le second était le baîlly de Saint- Agnan, outre les mains duquel on avait trouvé des écrits destinés a soutenir les droits et à ranimer le courage du faible Antoine de Bourbon. Enfin le derniiT étîiit fLcossais Robert Sluart, soupçonné d'avoir tué d'un coup d'arquebuse le juge le plus acharné d'Anne Du Bourg, le président Minard, si redoutable aux réformés, un soir du mois de dé- cembre, lorsqu'il se rend.iit sur sa mule du palais de justice à sa miiison. Obéissant à l'ordre qu'il avait reçu, le connétable Anne de Montmo- rency tira les troisprisonniers de Vincennes et les remit à son prévôt, qui, avec une escorte de quatre-vingts cavaliers, les conduisit, mas- qués, et par des chemins détournés, à Amboise^.

Avant leur arrivée, le cardinal de Lorraine avait reçu quelques éclaircissements sur la conspiration. L'ambassadeur d'Espagne Clian- tonnoy l'avait prévenu, d'après les informations que son frère i'évéque d'Arras lui avait transmises des Pays-Bas*, qu'un complot redoutable était (ramé surtout contre lui et les princes de sa maison; que les con-

' L'onibaMadotir d'Angleterre Nicolas Throlimorlon écrit liAmboisc. le 37 février, k la roine Èliiabctli : . . , .Tlie xiii of lliis pre>enl Uic frencli king arrivcd nt ihia lowno.wliicli «u» two dnys sooncr tbcn waj toted for.. (Forbej, t. I. p. 334.) ' La letlie est duni les JlWmotrsi rf« Von<li!. L I. p. 334, 335. ' Dépôclie de Nicolas Throkiniirloii . écrite d'Amlmisfr niiVcrélaire d'Étal Ceci), du 7 mars i56o. dans Forl»e», t. 1, p, 3.S3; dépWio de Ch«nloniiay k Philippe 11 . Hu 19 mars, Papmf rfrt Simancas. D. 1 1 . n" 1 1 1 à 1 1 6. ' Ihil

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un

jurés (dotil on grossissait singulière ment les forces et auxquels on prê- tait les plus effrayantes intentions) devaient arriver sur les bords de la Loire le fi mars, à la tête de quatre à cinq raille chevaux et de trente raille hommes de pied; péni^lrer de jour ou de nuit dans le château avec qualre ou cinq cents hommes, et, après en avoir saisi les postes, s'emparer du roi et de ses jeunes frères; faire prisonniers ies princes de la maison de Lorraine; convoquer les états généraux; convertir le roi à leur croyance , ot, s'il s'y refusait, en élire un autre ; forcer les G uise à emhrasser le protestantisme, sinon les chasser du royaume et même les tuer, selon qu'on suivrait le conseil attribue aux prédicateurs moins immodérés de la confession d'Augsbourg, ou celui qu'on prêtait aux prédicateurs réputés plus violents de la ville de Genève'.

Le cardinal avait eu, d'autre part, des avis à peu près semblables', auxquels il était bien difficile d'ajouter une foi entière. Cependant, le (j raars, jour marqué pour l'exécution de l'entreprise, la terreur se ré- pandît dans Amboise. Le roi, entouré des chevaliers de l'ordre qui avaient élé appelés près de lui^, 'resta enfermé dans le château dont les gardes ordinaires furent doublées, et l'on ne laissa pénétrer que des personnes connues et sûres. Le duc de Guise, le cardinal de Lorraine, le duc d'AuraaIe, le grand prieur, et tous ceux qui étaient attachés à leur maison et fidèles à leur autorité, passèrent la nuit dans une at- tente pleine d'anxiété, entourés de soldats et d'hommes d'armes, veil- lant eux-mêmes aux abords du château, prêts à repousser l'attaque qu'ils redoutaient".

MIGNET.

[La suite au prochain cahier.)

Voyages des pèlerins dovddbistes, tome second. Mémoires sarîet contrées occidentales , traduits da sanscrit en chinois, en l'an 6U8 [de notre ère), par Hiouen-tksang , et da chinois en français, par M. Stanislas Julien, membre de Flnstitat, etc. Tome I", conte-

' Dépêche de Chanlonnay du 1 9 mars. Papien de Simancas , B. 1 1 , 1 1 1 à ' Ibid. ' Ibid. ' Ôépécties iléjà citées du 7 mars , de Throkmorlon , mars, de Chantonnuy. Forbes, t. I, p, 55^-355. Papiers de Simancai, I

aSà JOURNAL DES SAVANTS.

oant les livres I ù VIH el une carie de l'Asie centrale. Paris, im- primé par autorisation deTEmpereur à l'Imprimerie impériale. 1857, in-S" de i.xxviii-dgS pages.

DECXIÈME article'.

Dans le grand catalogue de ia hibliotlièque de î'empereiir Kien-long. le tilrc de l'ouvrage de Hioiien-thsang, aulbcnliquc et complet, est le suivant : nMémoiros sur les cotilrécs ocddenlales (Si-yii-ki). publia usous les grands Tliang, traduits du sanscrit, en vertu d'un dërrct im- «pénal par Hiouciilhsang, Miûtre de la Loi des trois Becueils, et ré- «digés par Pien-ki, religieux du couvent de Ta-tsonglchi, " Il faut en- tendre par cette traduction du sanscrit non pas une traduction dans te .tens ordinaire du mot, maison arrangement de matériaux sanscrils, qui ont servi à Hiouen-thsang pour composer son livre. Dans ces Mémoires, le vopgeur a disparu, et sa personne ne se montre presque jamais. Cependant il n'm est pas moins certain que ce n'est point d'après un ouvrage sanscrit qu'il rédige mot it mot le sien; il prolïte seulement de tous les dociunenls indiens qu'il a recueillis; il les dispose à sa guise suivant les besoins de son récit el au point de vue de ses croyances re- ligieuses. C'est en ce sens restreint qu'il les traduit, el qu'il les fait pas- ser du sanscrit en cliinoîs. Puis, après ce premier travail de Hioueo- thsang, qui ne conslituait pas même une rédaction définitive, le soin de reviser le sljle et de donner à l'ensemble une forme convenable fut confié à une main plus habile que la sienne. Pien-ki fut le rédacteur officiel des matériaux qu'avait accumulés le Maiirc de la Loi. soit durant son voyage dans l'Inde, soit après son retour en Chine.

Ce qu'il nous importerait surtout de connaître, ce serait la nature véritable des ouvrages sanscrits que consultait Hiouen-thsang, et dont il nous a transmis la substance dans le Si-yu-tti. Mais il est assez difG- cîle de se faire une juste idée de ces ouvrages; et c'est déjà beaucoup qm nous en ayons appris fexistencc. La littérature sanscrite, telle qu'elle nous est actuellement connue, ne nous offre absolument rien de pareil; et, d'après les citations assez fréquentesquc fait Hiouen-thsang des mémoires sanscrits qu'il emploie et qu'il a sous les yeux, puisqu'^ plus d'une reprise il les traduit textuellement, il est clair que ces mé- moires ne ressemblent que fort peu au Mahàvamsa, pâli, que nous a

' Voya, pour le premier arlide. le cntiier de juin, page 34i.

JDILLEÏ )857.

625

révéla M. Tumour, ni au Ràdjalaranguini, que nous devons à M.Troyer. Il faut donc penser qii'nu \ii' siècle de notre ère , à l'époque le pè- lerin chinois parcourait l'Inde, la lilt^ralure saoscrileposst^daitnn genre d'ouvrages doiil aucun n'est parvenujusqu'à nous, et qui préscnlaieni, dans des descriptions plus ou moins lidtlcs, l'histoire, la statistique et la géographie du pays. C'est sans aucun doute une dëcouvcrle fort inattendue et fort cijrieusc ; mais elle n'en est pas moins réelle. Comme Hiouen-Uisang rencontre des ouvrages de cette nature depuis le royaume de Koulclié, au nord de l'Inde, jusque dans le Magadha, oii il séjourne, pour les mieux étudier, pendant de longues années, évidemment ces ouvrages sont fort nombreux et fort répandus. Les noms que Iliouen- thsang leur donne sont assez variés. Il les appelle- tantôt des Anciennes Descriptions, tantôt des Mémoires historiques, tantôt des Uecueils d'atinaïcs et d'édils royaux, ou bien des Histoires profanes, ou bien encore simplement les Livres des Indiens sur tel ou tel pays, des Mé- moires sur l'Inde, etc., etc.'. Hiouen-thsang ne se borne pas à ces in- dications, qui sont dcjA très-posilives; il ne se borne même pas aux cila- lions qu'il extrait des livres saiiicrilsiil nous apprend, en outre, la source de ces livres précieux et leur origine ofliciclle. Dans la description gé- nérale de l'Inde , qui remplit la meilleure partie du second livre du Si- ju-ki, et qu'on peut trouver une excellente introduction à tout ce qui ■uil , Hiouen-disang a bien soin de nous dire, dans le chapitre consacré h la littérature, que ude^ fonclionnaires spéciaux sont chargés généra- «Icmcnt, dans flnde, déconsigner par écrit les paroles mémorables, et «que d'autres ont mission d'écrire le récit des événrmenis. » Pu]^ il ajoute ; Il Le recueil d'annales et d'édits royaux s'appelle Ni[apila.£)n y "mentionne le bien et le mal. les calamités et les présages heureux.» On ne peut donc plus en douter : l'Inde avait, du temps de Hiouen- thsang et longtemps avant son époque, selon toute apparence, des livres d'bisloire en très-grand nombre , fort détaillés , et qui répondaient , dans une certaine mesure, â ceux que, depuis les Grecs, n'ont cessé de rédiger tous les peuples de l'Europe civilisée. Je ne veux pas exagérer te mérite de ces annales; et j'avoue que, d'après les citations mêmes de Hiouen-thsang, je trouve que les Indiens ont une manière assez bizarre de comprendre et de rédiger l'iiistoire. L'Inde n'a jamais eu d'Hérodote , de Thucydide, de Polybe, de Tite-Live, de Tacite ou de Machiavel.

' M. Sinnisl.T .tulicri. Mémoires sur les contrées occidenlalts , page 5, à pro[ioi du ro^rmimc de Koiilclié-, p^i^e i3, pour Bàloubâ; page 3^, pour Ka^anna, pour Tcliiika; pge i lO. pour ÇrâvBslî; page 317. pour Sraitghnii sur le Gange; pag* 378, sur Prayôga; pfige 3B6, sur V.iiçôli, etc., elc. , etc.

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Mais elle a eu ses Iiistoiiens origiiiaii^t, quels qu'ils fussent; etc'est uti fait que désormais on ue peut plus nier. Il semble donc qu'on s'est un peu trop hôte de dire que le génie indien n'avait point connu l'histoire ; et que. dans ses préoccupations constantes de l'absolu cl de l'infini, il n'avait jamais songé à noter le temps qui s'écoule, et à fixer d'une ma- nière durable le souvenii' des événements qui passent. L'Inde a ressenti ce besoin comme le resje de l'butnanité; elle a làcl^ ni^me de le satis- faire comme elle a pu; et le témoignage de Hiouen-tbsang, bien qu'il *soi( i peu pr^s unique, est tout à fait irrécusable;! cet égard, Ce témoi- gnage est trop souvent répété, et il s'appuie sur des autorités trop diverses, pour qu'il soit possible de le révoquer en doute un seul ins- lant. Autant qu'on en" peut juger, l'Iiisloire à la façon des Initicns n'est guère aulre chose quo l'hîsioire à la façon des Chinois. C'est une his- toire bien superficielle, bien puérile, bien vide, si l'on veut; mais ce- pendant c'est de l'histoire; el ce fait, quel cju'en soit d'ailleurs le déve- loppement, est considérable en soi, et l'on doit en teuir le plus grand compte, sauf fl l'apprécier pour ce qu'il vaut. On pourra dédaigner à bon droit une histoire si peu profonde et si peu intelligente; mais, du moins, on devra savoir désormais qu'elle existe, et qu'on ne doit pas la passer absolument sous silence. Le génie indien et le génie chinois sont assez grands et assez forts, A certains égards, pour qu'on puisse recon- naître, sans leur nuire, leurs faiblesses et leurs lacunes évidentes. L'his- toire, telle que nous la pratiquons, est trop virile pour eux; ils n'ont jamais été assez mûrs pour la comprendre ainsi; mais l'histoire, prise d'usé manière toute générale, ne leur a point manqué absolument. Ils n'nq^eu que des germes d'autres peuples mieux doués et plus heureux ont pu recueillir des fruits complets.

On peut trouver même que cette infériorité manifeste des Chinois et dos Indiens dans le domaine historique relt-ve d'autant la gloire du génie grec, qui a trouvé la \Taie forme de l'histohc et qui nous don- nait des modèles impérissables , voilJi près de vingt-cinq siècles. Je n'in- siste pas sur ce point, qui s'éloignerait trop de mon sujet, mais je signale ce contraste, qui est frappant, et qui doit servir encore à rehausser les services que la Grèce a rendus à l'esprit humain.

.\près avoir essayé de faire la part des emprunts de Iliouen-tlisang aux historiens sanscrits, il faut voir, pour estimer sa propre valeur his- torique , ce qu'il y a ajouté de son propre fonds. Mais d'abord , ainsi que je foi dit dans une autre occasion, on doit être fort indulgent pour sa superstition. Elle va très-souvent jusqu'au ridicule et i l'absurde, j'en conviens; mais il faut se rappeler qu'elle s'allie en lui aux plus nobles

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qualités; el, sans ientliousiasme qui l'aveugle et lui fait accepter les plus incroyables légendes et croire aux niiracles les plus extravagants, il n'aurait pas entrepris cl accompli son rude et fécond voyage. Il faut penser en ceci comme le rédacteur du catalogue de la bibliothèque de l'empereur Kien-long : «Le Si-ju-ki, dit-il, cite surabondamment des «faits surnaturels et des prodiges qui ne méritent pas un examen sé- «rioux; mais tout ce qui se rapporte aux montagnes, aux rivières et « aux dislances itinéraires est susceptible d'être clairement vérifié. « C'est pourquoi, ajoute encore très-sensément le bibliothécaire, «nous avons " fait entrer ce livre dans notre catalogue . et nous l'avons conservé , dans u IV'spoir qu'il pourra servir à compléter les études comparées des sa- vants'. » Pour nous, il ne faut pas nous nrontrer plus sévères qu'un écrivain chinois du xvm' siècle; ei, puiscpieles compatriotes de Hioucn- thsang en sont arrivés à lui pardonner sa crédulilé, nous pouvons bien la lui pardonner comme eux. Ou peut laisser de côté les récits merveil- leux du pèlerin bouddhiste, et n'en profiter pas moins des renseigne- ments si divers et si précieux qu'il nous donne quand il redevient un simple voyageur*.

Voici donc la méthode habituelle de Hiouen-Ihsang, qui ne laisse pas d'être assez sévère, et dont la sécheresse même atteste que ses travaux ont été précédés par bien d'autres , qui lui ont servi de guides , sinon de modèles. ^ La nan'ation est soigneusement divisée par royaumes, et elle ne re- garde guère que l'Inde et les pays qui lui sont limitrophes au nord- ouest. Le voyageur a traverser des conlrée.s inmieuses depuis la Chine jusqu'au royaume d'Agni ('0-ki-ni). Il n'en dit rien , malgré tous lesdangecs qu'il y a courus et les maux (juil y a soulVerts. Ces détails personnels sont laissés ;'i la biographie, nous avons pu les lire avec le

M. Stanislas Julien, Mémoires mr hs contrées oecidtniales , par Hiouen-tluang, page xxvn. ' l^fnut dire, pourélre Jusie. que parfois les asserlions lea plus sin- guliâres de Hioucn-llisang se Irouveiil vérifiées par des (éraoignagea inconles- lables, el, par eneinple, |>jr des voyageurs île nos Jours. C'est ainsi qu'en parlant lies statues du Bouddha, Hii>uen-lhgang)e<iraUribui! des dimensions énormes, qu'on, ^lurail pu croire purement imaginaires. Dans bien des cas cependant il n'exagère rien, puisque, diins un récit tout récent, celui de M. Robert Forlune. le voyageur cite des slaïues du Bouddha qui ont i65 pieds de long. Ces statues, que M. Fortune a Yues, et dont il ]«rle en tëmotn oculaire, sont couchées comme celle que men- iionne le pèlerin bouddhiste. Quelque étrange cjue soit une statue de ce genre, la véracité de Hiuuen-lhsang, du moins à cet égard , n'est plus douteuse, quoique à première vue on lût en droit de la su.ipecter. Voir la Hevue britannique, numéro du mois de juin iSBy, page SaS,

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plus vif intérêt; mais, romme sans doute ces détails eussent rabaissé la gravité du récit, Hioiien-tlisang, pour mieux remplir son devoir d'écrivain ofTiciel, les ët-arte avec un di^sintcressement modeste; et il ne commence 58 description qu'avec le premier royaume il trouve ie culte du fiouddlia bien établi, sur la frontière du pays des Oïgours.

Piiur cliBCUii des royaumes qu'il visite, Hioucn-lbsang donne d'abord l'étendue de l'est à l'ouest et du sud au nord. ]l indique spécialement, toutes les fois qu'il le peut, les dimensions de la capitale et sa circon- férence. C'est IJi prcsfjue invariablement le début de cliaqiie description particulière. Quand le voyageur ne psiit pas préciser ces mesures dans les deux sens, il donne au moins la circonférence des royaumes comme celle des capitales. D'où It; pèlerin a-t-il emptiinté des renseignements de cegenrei'C'est ce qu'il ne dit point luî-méme; mais, si. dans certains cas. on peut croire qu'il a pu s'en rapporter à son investigation pcrson-

' quelle, dans la plupart des cas. au contraire, il faut supposer que cette "investigation lui a été tout à fait impossible. On pi'ut indiquer approxi-

'' tnativement la grandeur d'une ville l'on passe et l'on séjourne. On ne peut parcourir toute l'étendue d'un royaume, même très-petit, pour s'assurer par soi-même de l'étendue qu'il a. Il est donc très-pro- bable que c'est aux ouvrages sanscrits qu'on lui communique, qucHiouen- thsang emprunte les chiffrea qu'il nous transmet avec un soin scrupu- leux.

Après la mesure générale du royaume et de la capitale, et l'indicatâ tioH des pays limitrophes, l'auteur passe à l'examen du sol. dont il mentionne les productions principales, et du climat avec ses qualités «aractéristiques. Il n'oublie ni les fruits qu'on y cultive, ni les mines de diverses espèces que la terre renferme. A celte description plus ou moins succincte de la nature, succède le portrait des habitants du pays; on juge leurs mœurs; on dépeint leurs vêtements; on rappelle leurs usages les plus remarquables et l'on ne manque, pas de dire de quelle écriture ils se sciTcnt^, et quelles monnaies ils emploient dans le coro-

' C'est ainsi que Hiouen-tlisaiig , en remarquant que les linbilnnls du pnys de Soii-li dans le royaume de Bùlonkù uu nord-ouest de l'Inde onl peu de Méinotrei liibtoriques, ajoute qu'ib les li.ient de liaul en bas, el que l'MlpIinbel do ces peuple» *e compose de (rcnle-deux lettres [Xfénioirea tar Ici contrées occideulales , page i3j. Plus loin {ibid. page 24). il e^l (^>l quelesliabilanLsdu royaume de K^çannaont un alphabet de vingl-cïnq leltrcs, qui se combinent ensemble pour exprimer toutes choses, sjïlème Irèi-nouveau pour un Chinois, cl que leurs lÎYies. ecril* en Iraver». se tiseut de droite à gauebe, etc., etc. Il est clair que ces deui alpha betit de nngt- cinq et trente deux letlres, et celle écriture qui te lit du haut en bas ou de droite à gauche, n'appartiennent pas à l'Inde.

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merce. Puis, des habitants on passe au gouvernement qui les régit; et Ton va même jusqu'à se prononcer sur le mérite du roi auquel ils obéissent, et qui n*a pas toujours le talent nécessaire pour bien remplir le poste qu'il occupe. On note avec attention les pays qui ont un code et ceux qui n'en ont point; on distingue ceux les lois sont toutes- puissantes, et les pays elles sont sans force.

 la suite de tous ces détails préliminaires, qu'on ne néglige jamais, on en arrive à la partie religieuse du récit. On décrit d'abord les cou- vents, dont on précise le nombre, ainsi que le nombre des religieux qui les fréquentent, et qui y séjournent. On ne manque jamais de dire à quelle secte ces religieux appartiennent, et, par exemple, s'ils sont de l'école du Grand Véhicule ou du Petit Véhicule. On insiste encore plus sur leurs mœurs que sur les mœurs générales des autres habitants; et l'on dit à quelle source ces religieux ont puisé les instructions sacrées et la discipline qui les dirigent. On mentionne avec admiration leur con- duite chaste et sévère et leurs pratiques méritoires. S'ils vivent dans le désordre, on signale sans réserve leurs fautes, qu'on blâme. On va même jusqu'à spécifier les aliments dont ils se nourrissent; car c'est un point capital delà discipline bouddhique, qui ne reconnaît que trois aliments purs et défend étroitement tous les autres.

Après les couvents et les religieux; on s'occupe des ouvrages que suivent ou que composent les diverses écoles; on rappelle les titres plus ou moins fameux de ces ouvrages, et l'on analyse parfois en quelques mots la doctrine qu'ils renferment, soit pour l'approuver, soit pouf la combattre. Sous le rapport de ces indications littéraires, les Mémoires de Hiouen-thsang sont moins riches que sa biographie rédigée par ses deux disciples; mais les deux ouvrages se complètent mutuellement; et, réunis, ils contiennent avec abondance les renseignements de cet ordre, qui ne sont pas moins instructifs que tous les autres.

Mais partie du récit à laquelle le voyageur a donné le plus de dé- veloppements, c'est celle qui concerne le Bouddha, les souvenirs qu*a laissés presque partout sa présence personnelle, plus ou moins avérée, les monuments de toute sorte élevés en son honneur ou pour son culte, les reliques conservées de son corps adorable, les légendesqu'a recueillies ou inventées sur lui la piété plus ou moins intelligente des fidèles, les traditions merveilleuses sur ses principaux disciples, sur les événements les plus importants, sur les princes les plus illustres « les docteurs les plus autorisés, etc., etc. C'est le côté faible du bon pèlerin; et il est difficile de se figurer jusqu'où va, dans le bouddhbme, la puérilité et rineptie de la foi. L'esprit n'y rencontre pas la moindre barrière aux

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ccoyiDces les plus monslmciises el tes plus sottes. La superstition na- turelle à tous les peuples de l'Asie trouve une incilatîon de plus dans le système du bouddhisme, qui , confondant l'homme et la nature, l'esprit et la matière, les personnes et les choses, fait des notions les plus évi- dentes et les plus simples un inextricable chaos. L'idée absurde, autant qu'inébranlable, de la transmigration, a tout mêlé et tout obscurci; el. si l'on ajoute à ce désordre, bien assez déplorable déjà, l'aveuglement ordi- naire d'une foi îrrélléchie, on peut se figurer jusqu'où doit aller une superstition qui ne recule devant rien , et qui se fait comme un pieux mérite de braver à plaisir la plus vulgaire raison.

Mais, je le répète, je préfère jeter un voile sur ces misères, malheu- reusement trop communes, el qui ne sont pas, d'ailleurs, les moins excusables du bouddhisme, si elles en sont les plus ridicules.

Pour compléter l'idée qu'on doit se faire des Mémoii'cs de Hiouen- thsang, et comme spécimen de sa manière, je m'arrête plus particu- lièrement à la description générale de l'inde, à laquelle j'ai fait allusion tout à l'heure.

Hiouen-thsang , après avoir décrit, par la plume de Pien-Ki, trente- quatre royaumes, dans le premier livre de ses Mémoires, depuis le royaume d'Agni ou Akni jusqu'à celui de Kapica , arrive dans le royaume de Lampâ, aujourd'hui Loghman. Avec le royaume de Lampà, com- mence l'Inde proprement dite au delà des Montagnes Noires ou de l'Indoukouch. Voilà donc le pèlerin parvenu, après bien des traverses, au pays qu'il est venu chercher de si loin, au pays de la foi sainte que son voyage doit restaurer en Chine. On dirait qu'avant de décrire ce pays sacré du Bouddha, le Maître de la Loi se recueille, et que, sur le point d'entrer dans les détails de son exploration, il veut jeter une vue d'ensemble sur son sujet, qu'if aborde avec l'attention la plus respec- tueuse. De ik, dans les Mémoires, cette notice sur l'Inde, qui renferme tant de faits aussi exacts que curieux , et qui en est certainement la partie la plus remarquable. Il faut voir comment, au vu' siècle, flnde, prise en masse, se présentait à l'observation des voyageurs qui venaient pieusement la visiter, et de quelle nature étaient les souvenirs de tout genre qu'elle leur laissait comme expression résumée de sa physionomie la plus générale '.

Il est à remarquer que cette description générale de l'imle manque dnn* la Biographie de Ilioaen.tktang , par Hoeî-li et Yen-thson,^. C'est une lacune regret- table; et, sous ce rapport, les Mémoires sont supérieurs à la Biographie. Ce n'e»t pas le Ulent (jui a manqué i Hoei-li; et j'ai déjà dil tonte l'eslriue que l'on devait raire de la composition de son ouvrage. Maia il n'a pas senti le besoin de ce résumé.

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Hiouen-thsang s'occupe d abord du nom même du pays; et il oom- tate, après avoir discuté les formes diverses et confuses données à ce nom, quii faut, avec les Indiens eux-mêmes, appeler la contrée quils habitent In-tou (Indou). C'était ainsi que cette contrée s'appelait déjà douze cents ans avant Hiouen-thsang; et Ton sait qu Hérodote, qui est le premier des historiens à en parler, ne la connaît point sous une autre dénomination. Mais, comme lemotd7?uZoa, en sanscrit, n'est pas seule* ment l'analogue ou l'origine du nom de l'Inde, mais que, dans son acception ordinaire, il signiûe aussi la lane, Hiouen-thsang cherche, d'après les traditions locales, quel rapport on peut établir entre l'Inde et la lune. L'explication qu'il donne de ce rapprochement, sans doute tout fortuit, est très-singulière; et elle tient à ses préjugés de moine bouddhiste, a Si les Indiens, dit-il, ont comparé l'Inde à la lune, c'est «suitout parce que, dans cette contrée, les saints et les sages qui se sont « succédé les uns aux autres ont guidé le siècle et dirigé les êtres, comme « la lune lorsqu'elle répand son éclat sur le monde. C'est par suite de ft cette idée qu'ils l'ont appelée In-tou (Indou). d II est évident que c'est une explication beaucoup trop recherchée et qui n'a rien de scdide. A chobir, il semble que les bouddhistes chinois, s'ils étaient si vivement frappés des lumières religieuses qu'ils recevaient de l'Inde, auraient bien pjutôt la comparer au soleil. Il est vrai qu'en sanscrit le soleil ne s'appelle pas Indou; et la vanité de l'adepte bouddhiste s'est plu à une interprétation qui ne laissait pas que d'être encore assez flatteuse. Les créatures marchaient dans les ténèbres et dans la nuit avant que le Bouddha, un prince de l'Inde, ne vint les éclairer de la pure lumière du Nirvana.

Après cette explication, moitié philologique, moitié historique, qu'il faut laisser poiu* ce qu'elle est, Hiouen-thsang essaye de donner la dimension approximative de l'Inde, ou, comme il dit, des Cinq-Indes. Il en porte la circonférence totale à quatre-vingt-dix mille li. Or, comme le li répond à peu près à un dixième de lieue, la circonférence de l'Inde entière serait, à ce compte, de neuf mille lieues environ. Ce renseigne- ment mérite quelque attention, venant de la part d'un homme qw a parcouru personnellement la meilleure partie de l'Inde pendant de longues années, et qui pouvait se procurer, sur ce point spécial, une foule de renseignements. Cependant, d après les recherches les plus récentes, le chiffre qu'indique Hiouen-thsang pour la circonférence de l'Inde est certainement très-exagéré; mais il faudrait aussi savoir bien

qii*il n*a peut-être pas voola non plus recommencer, puisqu^il était déjà dans lei Mémoires.

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précisément ce qu'il entend par les Cinq-Indes, et quelles sont toutes les contrées qu'il renferme dans ce vaste cercle. Aujourd'hui même cette délîmilation est assez incertaine; et, ce qui le prouve, c'est que très- souvent encore on parle de l'Inde en deçà du Gange et de i'Inde trans- gangétique.

Hiouen-lhsang connaît d'ailleurs très-bien ta configuration géogra- phique de l'Inde, k De trois côtés , dit-il , elle est bornée par une grande limer; au nord, elle est adossée à des montagnes neigeuses (Himalaya). «Elle est large au nord et resserrée au midi; sa figure est celle d'une u demi-lune, h II eût peut-être mieux valu dire : « la figure d'un triangle. » comme nous le disons ordinairement. Mais ces indications, toutes vagues qu'elles sont nécessairement, n'en sont pas moins justes au fond; et le voyageur chinois parle ici comme un homme qui a sous les yeux des caries de géographie assci fidèles, et qui veut exprimer une idée générale de ce que ces cartes représentent.

Hiouen-thsang établit positivement que l'Inde est, de son temps, divisée en soixante-dix royaumes. Il est difficile de savoir jusqu'à quel^ point ce nombre est exact, bien que le voyageur ait visilé lui-même et décrit la plus grande partie des royaumes indiens. Ce qui ressort clai- rement do cette indication, c'est que l'Inde est divisée, au vu* siècle de notre ère. en une foule de petites dominations plus ou moins indépen- dantes les unes des autres. Ces divisions du territoire varient nécessai- rement beaucoup, et, suivant l'Iiabileté et l'audace d'un de ces petits souverains. le domaine d'un royaume s'accroît aux dépens de quinze ou vingt royaumes voisins. Mais, après la mort du conquérant, toutes les souverainetés locales reparaissent, avec la dissolution de l'empire pas- sager qui les avait absorbées pour un moment. Pai'fois, fhistoire nous l'atteste, le conquérant plus heureux ou plus puissant est parvenu à soumettre l'Inde presque entière; mais ces vastes dominations ne durent guère; et leur chute est plus rapide encore que leur succès. Le pays revient alors au morcellement politique, qui semble lui être à peu près aussi naturel qu'il l'a été à la Grèce elle-même. Hiouen-thsang, pour sa part, n'a point eu à voir dans l'Inde, il est resté de longues années, ces conquêtes et ces bouleversements dont clic a été si souvent le théâtre. Le roi de Kanogc [Kànya-Koubdja), auprès duquel il résida. !e puissant Çîlàditya, qui l'honorait de sa protection, ne commandait qak dix-huit petits princes , ses tributaires. Ces vassaux étaient, d'ailleurs, k peu près indépendants sous la main de Çîlàditya, et ils conservaient chacun leur royaume, tout en obéissant, dans une certaine mesure, à un maître pins fort qu'eux.

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Aujourd'hui, et malgré l'uniformité d'une obéissance coinmune au l, gouvernement de la Compagnie des Indes, la presqu'ile n'est guère % moins divisée. Les races, les langues, les religions, les secles. les mœurs î y sont toujours très-diverses; les petits Elats y sont toujours très-nom- , ireux et tiès-difîérenls les uns des autres sous la force à laquelle ils . sont tous également tenus de se soumettre. On n'aurait pas grand'peine , à retrouver, dans les vastes possessions de la Compagnie et dans les dis- I, tricts qu'elle a y conserver, les éléments des soixante-dix Etats dont ,, a parlé Hioucn-tiisaDg, et qui existaient sans doute longtemps aupara- Tant, et qui ont duré longtemps encore après lui. L L'auteur, pour mieux faire comprendre ce qu'il a dit sur l'étendue [de l'Inde, essaye de donner la nomenclature des mesures principales tdont on se sert dans le pays; et, par une suite assez logique, ît passe

ï divisions du lemps et aux noms des saisons et des mois, qu'il com- LparC soigneusement aux divisions analogues qui sont en usage dans la , Chine.

Après ces généralités , Hiouen-tlisang espose la construction des villes fc et des villages, des édifices publics, des couvents et des maisons parti- k culières. Puis il entre dans les habitations, et jl parle des lits et des LBÏéges et des ornements înlérieurs. Il attache une assez grande impor- k tance aux vêtements dont les dilTérentes classes des Indiens sont cou- Irertes; et il s'arrête avec une sorte de complaisance à détailler les Cvêtemenls des Çramanas, c'est-à-dire des bouddlnstcs, après avoir dit Lipielques mots de ceux des hérétiques ou des brahmanes. Il insiste sur lia propreté excessive des Indiens, et ce trait du caractère national qui ^le frappe est en efi'et tellement marqué, qu'un observateur un peu atten- i df ne peut le passer sous silence. De nos jours, les Indoussont, sous ce Ljvpport, ce que Hiouen-thsang les a vus, ce que les virent les compa- Cgnons d'Alexandre; et, dans les insurrections militaires qui ont récem- ^inent éclaté, le motif ou le prétexte des révoltés était une souillure ^corporelle que leur Imposait la discipline, disaient-ils, et qu'ils ne vou- 1^ Isdent point subir.

Aux détails purement matériels succède la description morale et lit- L tëraire de l'Inde, et le pèlerin chinois, instruit comme il l'est lui-même, t donne à cette partie de sou récit toute l'importance qu'elle mérite. Ce [({u'il y a de remarquable, c'est que, malgré sa ferveur de bouddhiste, il krend pleine justice aux lumières et aux travaux des brahmanes, dont il u'occupe en premier lieu. II expose l'écrituie admirable dont ils se r>ervent depuis que le dieu Fan (Bi-ahmà) la leur a enseignée , les qualités de leur langue harmonieuse, les Uvres principaux qu'ils étudient, les

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Védas en tèlc, la durée des études qui se prolongent jusqu'à l'âge de trente ans, les honneurs et la gloire dont les savai^s et les sages sont entourés, etc. Si le Maître de la Loi parle avec tant d'estime des brah- manes, qu'il considère comme des hérétiques, on peut croire qu'il épargne encore moins les éloges à ses frères les bouddhistes. Il rap- pelle les dix-huit écoles qui partagent le bouddhisme et y enlreliennent la lutte et la vie, la discipline sévère à laquelle les religieux s'astreignent, les livres sacrés du Bouddha , qui sont répartis dans douze collections dif- férentes, les honneurs proportionnels quon rend à ceux qui connaissent ces livres précieux plus ou moins profondément , et surtout à ceux qui savent défendre éloquemment la Loi dans les discussions solennelles, la honte qui atlend les docteurs qui sont vaincus dans la controverse, et l'excommunication qui frappe sans pilié ceux que la remontrance et les réprimandes n'ont pu ramener au bien.

Ce tableau des mœurs brahmaniques et des mœurs bouddhiques a quelque chose de frappant, tout étroit qu'en est le cadre; et, si Hiouen- thsang ne flatte pas un peu trop ses coreligionnaires, on serait autorisé i> croire que le bouddhisme a élé, dans le sein de la religion brahma- nique, une réforme salutaire, et que, malgré la fausseté déplorable de ses dogmes, il a eu sur les mœurs la plus heureuse induence.

Hiouen-thsang indique en quelques lignes la distinction des castes, et il ne s arrête, comme on le fait d'ordinaire, qu'aux quatre principales, parce qu'il serait trop long de faire connaître les autres en détaU, ainsi qu'il le dit lui-même. Il analyse brièvement les lois du mariage parmi les Indiens; et il a bien soin de noter l'horreur qu'ils ont pour les secondes doces de la femme. Dès qu'une femme s'est une fois mariée. il lui est défendu jusqu'à la fin de sa vie d'avoir un second époux. On sait que celte loi, sanctionnée par un usage inflexible, s'est perpétuée jusqu'à ce moment; et tout récemment les journaux anglais de l'Inde nous ont appris comme un fait inouï, et comme une grande victoire de la civilisation sur des préjugés invétérés, qu'une jeune veuve indoue venait de convoler en secondes noces. C'est un progrès immense, que les autorités anglaises ont obtenu après de grands efforts , et dont elles sont presque aussi fières que d'avoir enfm aboli ia coutume atroce des sut lies.

Hiouen-thsang s'occupe ensuite des familles royales, qui se compo- sent ordinairement de kchattriyas; des soldats répartis dans les quatre corps différents de l'armée, infanterie, cavalerie, chars et éléphants; des généraux qui les commandent, et des armes dont ils se servent depuis des siècles, etc. Après la guerre, l'auteur passe à fadmiDistration

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de la justice: il indique les pénalités principales, et il décrit avec assez de détails les épreuves judiciaires, dont l'Inde s'est servie bien longtemps avant que notre moyen âge découvrît ou renouvelât celte monstrueuse procédure. Le pauvre pèlerin bouddhiste semble admirer beaucoup cette manière infaillible et simple' «de fermer la voie de tous les crimes. »

Après quelques détails sur les neuf manières de témoigner le respect . depuis la simple politesse des paroles jusqu'à la prosternation des quatre membres et de la tête , Hiouen-tbsang traite, des funérailles et des divers modes de rendre les derniers devoirs. ]l n'oublie pas l'étrange coutume du suicide par immersion dans te Gange; et il estime qu'im vieillard sur du met fin à sesjours par ce moyen que la superstition lui offre de s'assurer la vie éternelle.

Eufin, Hiouen-lhsang consacre trois derniers cbapitres à quelques considérations générales, qui ne se lient pas très-bien entre elles, sur l'administration publique, sur l'agriculture et sur les métaux précieux de toute sorte que l'Inde produit en abondance.

Il parait que l'administration dans l'Inde lit la meilleure impression au voyageur cbinois; il lu trouve généralement très-douce et peu com- pliquée . deux grands avantages. Seulement il remarque , en vrai statisti- cien chinois, qu'il n'y a point de registres de l'état civil. L'observation est malheureusement vraie, non-seulement pour l'Inde , mais pour la plus grande partie de l'Asie; et Hioiicn-lbsang, qui trouvait cette institution établie de temps immémorial dans son propre pays, ne se doutait pas qu'elle est une sorte de privilège que bien peu de peuples ont su se donner, et que n'ont pas même encore tous les peuples de l'Europe civilisée. Mais, à la louange de l'administration indienne. Iliouen-tlisang constate que les taxes sont légères, et qu'il n'y a point de corvées im- posées aux sujets. Le produit des terres de la couronne dans chacun des Etals se divise habituellement en quatre parts : l'une pour les dépenses du roi et les frais des sacrifices; l'autre pour les fiefs des ministres et des fonctionnaires du conseil d'Etal ; la troisième pour récompenser les hommes cminents par leur savoir et leurs talents; la quatrième cnfm pourdistribuerdesaumônes, ce qui s'appelle, par une heureuse expression bouddhique, u cultiver le champ du bonbcur. n Dans la doctrine du Boud- dha et d'après ses exemples vénér.ibles, l'aumône est la plus haute et la plus féconde des vertus; et les distributions régulières d'aumônes étaient devenues peu à peu le devoir des rois, et une obligation â la fois reli- gieuse et politique dont ils ne se sont jamais écartés. 11 faut ajouter que les rois demandaient en général aux cultivateurs, aux coudras, le sixième de leur, récolte , ce qui eût été inonne, si l'administration n'eût

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eu même temps fourni préalablement la seuiaille. Hiouen-lhsang atteste aussi qu'aux gués àçs rivières et aux barrières des chemins, on avait établi des perceptions qui étaient pour le trésor royal une source de revenus. L'administration, d'ailleurs, ne commandait jamais un travail sans le payer équitablcment; et les enrôlements des soldats étaient volontaires, l'appât des récompenses qu'on leur offrait suffisant pour les adirer el les retenir dans les rangs de larniée. Tous les employés de l'État, à tous les degrés, vivaient du produit des terres qui leur étaient assignées pour le salaire de leurs services.

Le cbapilre de l'agriculture, quoique peu développé, est très-cu- rieus. Hiouen-thsang énumère les principaux arbres fruitiers que l'on cultive, les céréales, les légumes et plantes potagères. Il énumère aussi les principaux aliments, végétaux ou animaux, dontles Indiens se nourris- sent, les viandes qui sont permises et celles qui sont proscrites, les bois- sons, les ustensiles de cuisine et de table, etc. H remarque que les Indiens ne se servent de cuillers que quand ils sont malades . et que d'ordinaire ils mangent avec leurs doigts.

Enfin, Hiouen-thsang dit quelques mots des métaux précieux que l'Inde, selon lui, produit en abondance , et à la tète desquels il place l'or et l'argent, qui servent de monnaie courante dans les échanges et dans les transactions commerciales, o£i l'on admet aussi comme monnaie des perles et des coquilles à perles. '

Tel est l'ensemble des matières traitées avec plus ou moins d'éten- due et d'exactitude dans la Notice sur l'Inde, qui ouvre le deuxième livre des Mémoires; et l'auteur, avant de poursuivre son récit, sent le besoin de se résumer et de rappeler à ses lecteurs le but qu'il s'est pro- posé en leur présentant ces récits si divers et, parfois, un peu incohé- rents. Cette précaution de l'auteur chinois, que, d'ailleurs, ce soit Pien-ki ou bien Hiouen-tlisang , est certainement fort louable; et à elle seule elle suflirait pour indiquer une grande habileté de composition et de style. D'après l'analyse que je viens de faire de sa Notice sur l'Inde, et que j'ai tenu à montrer dans toutes ses parties, on doit voir assez net- tement quel est le procédé de l'auteur chinois et quel est son mérite. Au fond, ta manière de comprendre les choses et de les présenter est tout à fait analogue k notre propre manière; et un voyageur de nos jours qui irait explorer l'Iode pour la décrire sous tous ses aspects ne pourrait adopter une autre nnéthode. Il en est même plus d'un sans doute qui n'adopterait pas une méthode aussi claire et aussi sûre que celle de Hiouen-thsang; et je ne crois pas faire tort aux touristes de notre temps en disant que tous n'ont pas l'esprit aussi juste et aussi

JUILLET 1857. 437

droit. Rien n'est approfondi , j'en conviens, dans les recherches du pè- lerin chinois ; mais tout y est indiqué et tout y est rangé dans un ordre convenable. C'est beaucoup; et, quoique la science avec ses exigences actuelles puisse trouver à redire à bien des choses , c'est un phénomène très-curieux que ce talent d'exposition d'auteurs chinois du vn* siècle de notre ère. A cette même époque, personne, en Europe, n'eût peut- être été capable de faire de tels livres; et j'ai voulu signaler encore une fois ce singulier mérite des écrivains de la Chine , dont , en général , on ne se doute guère.

Je vais maintenant poursuivre avec Hioueu-thsang son intéressant voyage , tel qu'il se présente dans ses Mémoires , à partir du royaume de Lampâ.

BARTHÉLÉMY SAINT-HILAIRE.

(La saite à an prochain cahier. )

Recherches expérimentales sur la végétation, par M. Georges Ville (Paris, librairie de Victor Masson, place de l'École de médecine, i853, vm et 1 33 pages, 2 planches et figures dans le texte). Examen précédé de considérations sur différents ouvrages d'agriculture et sur différentes recherches relatives à ragricnltare et à la végétation des xviii* et xix* siècles,

SEPTlèlfE ARTICLE ^

SENEBI£R.

Mémoires physico-chimiques sar l'influence de la lumière solaire pour modifier les êtres des trois règnes de la nature, et surtout ceux du règne végétal, 3 volumes in-8*, chet Barthélémy Chirol, libraire, 178a.

Recherches sur l'influence de la lumière solaire pour métamorphoser Tair fixe en air pur par la végétation avec des expériences et des considérations propres à faire connaître la

^ Voyez, pour le premier article, le cahier de novembre i855, page 68g; pour le deuxième, celui ae décembre, page 767; pour le troisième, celui de février i856, page g4; pour le quatrième, celui de mai, page a86; pour le cinquième, celui de juin, page 36o; et, pour le sixième , celui aaoût, page 473.

56

43M JOURNAL DES SAVANTS.

miimrê in $ubilnncn aérifnrmf.n, pir J. Senehîer. Genève, Bertfademy Qôrol , lySS,

^ffr/f> chimique de la VhyuuUftjie uégéfaU de VEncydopéiie méthodique, 1791, l^hyêiologiê végtUftlff, pAr / Sf-tv^hifr. (if.nf.ire, Paschoud, i8oo, 5 volumes in-8*. Kmpétiênni êur Ui ff^rmimil'wn d^i planiei , par K.-A. Lefebare, à Strasbourg, de rim-

pflm^rlfi dfi l/fiuf» Krk. ni^ (!<» Fr/reii, n* 3, an 11. Mimmruêfir t influence dn l'air §9 de» différentes êubêtaneet jauatet iant la germiumliou

de dilfiér9nttf$ yrainM, par lea citoyen» J. Huber et J. Sencbier, 1 vokime in-S*,

un IX (1801 j.

On II Yii Ipa (lilIirtiltcVH qiril ii railii Aurmontcr avant de parvenir à lormuler, en trrinr.Hprrris, ranidiuration par les végétaux de Tair que la respiration d la roinhtistion drs combustibles carbures ont vicié.

Nous avons clinirlir i\ fairr la part de Priestley, d*Ingen-Housz et de •Seneliicr, dans 1rs Inivaux ci les diTOUvertcs dont Farticle précédent nst In i*i(stimé. Il n aura pas paru trop long, nous Tespérons du moins, A nctu ipii prnsoni «pie i*oxposé d unr branche dos connaissances hu- maines, qurhpin sitnplrs quoii en su|)pose les ramifications, pour être romplète et parraitr , doit romprendro Thistoiro critique des travaux qui ont fait orttr bi^anc'lie re quelle est au moment on veutlacon- natti*!^.

Mats, en attribuant A S<Mirbior la part qu il a prise à la découverte du grand fait pliy^^iologiquo dont nous avons tracé l'histoire , nous nous sommes abstenu dos d<^tails, les ayant réservés pour cet article, dont une grande partie sera rtuisacn^c à lonsemble de ceux des travaux de etft savant qui rontrenf dans Ibistoiro chimique des corps vivants.

KMfUué iêt fr>m^a4r de Scnfhifr coucemunt les rtlutions de Cudde cariomquê

u^^ec lu vcffctaticn.

xVnebior fit . on 1 ■rS'X . une observation capitale lorsqu'il constata Tin- fluenc^ oxerrée par IVnr /i,iv sur la quantité et la qualité de VairdépUo- fli$9ifué qui se dégage dos tonillos ovjxwôcs dans Icau k laction du soleil, ^t omH>re dos (\artios vortos do I ororoo ot dos fruits qui ne sont pis mArs aoiimisos à la m6moini1uonoo^ nwiis dater de cette époque même la dér<w\<«r(e do ) origine du carkvne fixé dans les régétanx, parce qw, dirait-on, ootto fixation ost la conséquence du dégagement de Voxygiifïo do Taoido oarboniquo, serait une incontestable erreur. On en ^î^ convaincu, si on so rappelle que Sonebior, comme Priestlev, pro- toisait la fboorio du pblogistiq^io , ot que cefle-ci ignorait la* TTwe fiatvvre Ae fAîr fixe,

fi^WK>^hmi4ftm , I. 1 . p. S74 ot soW

JUILLET 1857. 43»

Selon Priestley, ïairjixe, uni à ïair déphlogistiqué de Tatmosphèpe, s*en précipitait, lorsque cet air déphlogistiqué s unissait au phlogistique; de l'origine de Vairjixe qui apparaissait dans la combustion du bois , du charbon, de la cire, du suif et dans la respiration. Enfin, Tair dé- phlogistiqué , après avoir enlevé Je phlogistique aux combustibles que nous venons de nonmier, était-il absorbé par les végétaux , il leur cédait ce même phlogistique, et, redevenu libre, se dégageait dans l'atmos- phère. Voilà rexpiication de Priestley.

Senebier concevait les choses différemment; ïair fixe, selon lui, formé d'ozr par et de phlogistique, une fois absorbé par les plantes, su- bissait une décomposition sous Imfluence du soleil ; lair par se déga- geait du végétal, tandis que le phlogistique s'y fixait. L'air par, une fois répandu dans l'atmosphère, s'y phlogis tiquait de nouveau, et, redevenu air fixe, en vertu de la pesanteur [densité) il descendait sur la terre et les eaux vivent les plantes, et contribuait, sous cette forme, à leur accroissement. L'air par était donc , dans la pensée de Senebier, un véhi- cule qui transmettait le phlogistique de l'atmosphère aux végétaux, tandis que, dans la pensée de Priestley, Yairfixé était indépendant de l'aîr par qui se dégageait des feuilles et du phlogistique qui se fixait dans la plante.

Senebier n'avait aucune idée juste de la différence existante entre Yairfixé {acide carbonique) et l'oir phlogistique (azote), car il admettait que celui-ci ne différait de l'air fixe que par une saturation plus com- plète de phlogistique ; aussi croyait-il que Yairfixé, en se phlogistiquant, devenait air phlogistique ^. Il pensait encore que l'air phlogistique gagnait la région supérieure de l'atmosphère en raison de sa légèreté, tandis que l'air fixe en gagnait la région inférieure en raison de sa densité. Enfin, quoique Lavoisier eût démontré, en 1781, que Yairfixé a pour éléments Yoaygène et le carbone, Senebier le considérait, en 178a, comme un composé d'air par (oxygène) et de phlogistique.

Or cette composition, formulée en ces termes, ne peimettait pas qu'on se rendit compte de l'origine du carbone dans les plantes , par la raison que leur inflammabilité ne tenant pas en réalité à mi principe unique, mais à deux, le carbone et Yhydrogène, Yairfixé, tel que Sene- bier l'envisageait, pouvait renfermer de l'hydrogène tout aussi bien que du carbone.

Une preuve du vague des idées de Senebier sur l'étendue de l'in-

' Recherches sar Tinfiaence de la lanûère solaire pour métamorphoser Voir fixe en air pur par la végétation , 1783, p. aôg.

56.

440 JOURNAL DES SAVANTS.

fluence de Tacide carbonique dans la végétation , est le titre même du livre qu*il publia , en 1 783 , comme la suite de ses trois volumes de mé- moires relatifs à l'influence de la landère solaire sur les êtres des trois règnes de la nature, imprimé Tannée précédente. En effet, ce nouveau vo- lume est intitulé Recherches sur Vinjluence de la lamière solaire pour méta- morphoser L*AiR FIXE EN AIR poR par h végétution, avec des expériences et des considérations propres à faire connaître la nature des substances aéri- formes. L'auteur est donc plus préoccupé de la métamorphose de l'air fixe en air pur que de sa décomposition. Aussi dit-il : a . . .Changer 0 en air déphlogistiqué un acide matériel , que le feu seul ne peut faci- lement volatiliser, opérer ce changement par le moyen d'une feuille «verte exposée au soleil dans une eau imprégnée de cet u acide, eût ttété une transmutation aussi importante pour l'avancement de nos « connaissances , et aussi curieuse aux yeux de la raison que celle d'un « corps quelconque en or ou en argent. Frappé de ces idées , je pris la a peine de recommencer ces expériences.. . » (Page a y.

Il essaye, mais en vain, de décomposer plusieurs acides, et notamment le suifurique, par les feuilles, et, tout en avouant que ses nouvelles expériences sont contraires à ses prévisions (pages 76 et 77), cependant il n'y renonce pas absolument. Quoi qu'il en soit, il reconnaît qu'un acide, ajouté à une eau dans laquelle l'air fixe est uni à une base alca- line, telle que la chaux, favorise l'émission de l'air pur, parce qu'en sa- turant cette base, il met l'air fixe en liberté, et que celui-ci, en pénétrant dans les feuilles, peut y être décomposé sous l'influence de la lumière.

Enfin, une dernière preuve queSenebier n'avait, en 1783, qu'une idée bien vague de la nature de l'air fixe , c'est qu'il admet avec le comte Moroszo comme évidente la conversion de l'air fixe de la craie en air ni- treux.

Ingen-Housz n'adopta pas l'opinion de Senebier^ Selon lui, aies «plantes absorbent continuellement, pendant le jour, une quantité très- u considérable dair commun; et, après en avoir pris pour leur nourri- ce ture le phlogistique , le répandent de nouveau dans l'atmosphère dans « l'état d'un vrai vidange [sic) ou d'un vrai excrément, mais dans un état «propre à pouvoir alors servir à la conservation de la vie des ani- u maux'. »

Ce n'est qu'en 1791^ que Senebier résuma de la manière suivante le rôle de Voir fixe dans la végétation, relativement au carbone. «Je croîs

* Jommml de physique, tome XXIV. * Tcmie XXV, page 43g. * Physiokgiê wégilalt de TEncyclopédie méthodique, article Feuilles, pace q6.

JUILLET 1857. 441

« avoir montré , dit-il , que l*air fixe était encore un aliment des végétaux , a que la sève lamène avec elle; qu il est porté jusque dans les feuiUes; « qu'il les pénètre avec la rosée par leurs pores; qu il y est élaboré dans «leur parenchyme; que le soleil favorise sa décomposition, de manière « que lair pur s échappe hors de la feuille , et que la partie inflammable «ou le carbonne (sic) qui forme avec lui Voir face se combine avec les « plantes. »

En définitive, si Senebier avait eu raison de dire, dès 178a , que Toxygène dégagé des feuilles provient de faîr^xc, ce n est qu après avoir abandonné Thypothèse du phlogistique, pour adopter 'la théorie de Lavoisier, qui! apprécia, en 1791 > toute Timportance de lacide car- bonique dans la végétation , en faisant dépendre de sa décomposition par les parties vertes des feuilles , la fixation du carbone au végétal. Nous avons donc eu raison de dire qu'il fut longtemps à saisir toute l'étendue du rapport de Tacide carbonique avec les plantes.

Mais il n'était pas chimiste , et on s'en aperçoit par toutes les expli- cations qu'il donna depuis son premier mémoire de 178a jusqu'à sa physiologie inclusivement. Ainsi rien de plus vague et de moins clair que tout ce qu'il dit des affinités agissant dans l'émission de l'air pur ^; rien de plus faux que ses opinions sur la couleur verte des feuilles. Elle résulterait, suivant lui, de l'union d'une matière jaune, opérée sous l'influence d'une résine, avec un bleu de Prusse, et il ajoute que cette matière colorante serait très-analogue, sinon identique, avec l'indigo ^; plus loin, il considère le jaune comme la couleur fondamentale des vé- gétaux'. Enfin, dans sa physiologie végétale de 1800, après avoir at- tribué, avec raison, à l'acide carbonique la source du carbone dans les plantes, il revient sur l'origine de la couleur verte des feuilles, et il la considère conune le résultat du dépôt de carbone sur le réseau jaune dont il remplit les mailles ^, opinion tout à fait fausse.

Voilà les faits les plus saillants, au point de vue de l'histoire critique de la science, que présentent les écrits de Senebier relatifs à sa manière d'envisager le rôle de l'acide carbonique dans la végétation. Maintenant revenons sur nos pas, afin de résumer rapidement ce que nous avons trouvé de plus intéressant , à notre point de vue , dans ces mêmes écrits , mais sur des sujets autres que l'acide carbonique.

' Mémoires physico-chimiques^ tome I* pages a5i i a54» 375à 376.— 'ilfômoiw ph.-ch. tome II, p. a 56. ' Mémoires ph.-ch. tome III, p. 97. ^ Physiologie, tome ni, pages i5i à 169.

442 JOURNAL DES SAVANTS.

Si Senebier a composé ses quatre volâmes de mémoires, y compris le supplément , de ses propres expériences , et , sons ce rapport , s*il a bien mérité de la science des corps vivants, il a commis la (aate d j rattacher des explications vagues, sans parier d^eireurs évidentes qu il a conmiises. Tout en ne blâmant pas le ministre du saint Évangile d*ayoir fait inter- venir les causes finales dans des considérations générales f harmonie de l'ensemble est à nos yeux incontestable, il aurait éviter dy re- courir lorsqu'il s agit des détails, et celadansfintérèt même des opinions religieuses qu'il professait et de la méthode a posteriori qu'il disait pra- tiquer, et dont il recommandait lasage d une manière toute particoOère dans son Essai sar l'art d'observer et de faire des expérimces (Genève, i yyS. 1 voL in-8* et ibid, 1 802 , 3 vol. in-8*).

Mémoires phyiicO'ckimiqaes , 1781 à 1783.

Sencbier a étudié, dans ses quatre volumes de mémoires, faction de la Imnière sur les corps des trois règnes de la nature, mais en insistant sur les corps vivants et les plantes principalement. Le premier et le quatrième volume traitent exclusivement de faction de la lumière sur les feuilles; dans les doux autres, il parle des conferves, de fétiolement, de quel- ques mouvements des feuilles et des pétales, des feuilles qui rougîaseni quand elles sont sur le point de tomber, des panachures, de Taction de la lumière pour changer la couleur des pétales, colorer les fruits et pour modifier les pépins et noyaux, les boutons à fruit, la moelle et les racines. Il dit peu de chose de faction de la lumière sur les ani- maux. Enfin, il décrit des effets de la lumière sur plusieurs produits de la végétation, telle que les bois, la partie verte des feuilles dissoute dans 1 alcool , et sur quelques composés de la nature inoi^nique.

Nous regrettons que Senebier n*ait pas suivi une mal*che plus mé- thodique dans la rédaction de ses mémoires, li fut alU du simple au composé, en étudiant les effets de la lumière sur les composés inorgani- ques d'abord , puis sur les produits de la nature organique, tels que la matière verte des feuilles ou chlorophylle, les bois, les tissus teints et les peintures colorés avec des matières organiques , et en traitant enfin des phénomènes des corps vivants, auxquels concourent tant d'éléments divers. Dans fétude de la vie , il faut connaître avant tout les prin- cipes immédiats qui constituent fcti'e vivant : car, quand il sagira de l'étude dun organe appartenant h un animal ou à une plante, la con- naissance des principes immédiats dont cet organe est fensemble doit évidemment précéder fétude des phénomènes vitaux dont ce même

JUILLET 1857. 443

ergane est le siège. C est conformément à cet ordre que nous parlerons des matières qui composent le deuxième et le troisième volume des mémoires.

I. Recherches de Senebier concernant des composés de !a nature inorganique.

Elles n'ont rien d'original , car presque toutes ne sont que la répé- tition d'expériences déjà faites par des physiciens ses contemporains.

Ainsi il dit que le turbith minéral, le mercure doux, le sublimé corrosif, le magistère de bismuth, noircissent à la lumière; que le soufre doré d antimoine y blanchit; que l'esprit de nitre y jaunit. Un résultat intéressant qu'il observa, d'après le conseil de Théodore de Saussure , c'est que l'huile de vitriol ne noircit point à la lumière , lors- qu'au lieu de la renfermer dans des flacons fermés à l'émeri on l'expose dans des tubes scellés à la lampe.

Senebier, en exposant la lune cornée (chlorure d'argent) à la lumière, n'a fait que constater des faits déjà connus; peut-être a-t-il donné plus de précision à quelques-uns d'entre eux. Par exemple, le chlorure d'argent, exposé au soleil dans l'eau, devient violet après une minute, et de couleur de terre d'ombre après une demi-heure. Le phénomène se produit dans le vide comme dans l'air. Quatre feuilles de papier em- pêchent l'action de la lumière. Le rayon violet colore la lune cornée en quinze secondes, tandis que le rayon rouge la colore en vingt minutes, et encore moins fortement.

Senebier pense que l'eflet de la lumière est analogue à celui du phlogistique , et il en donne pour preuve l'action de l'acide sulfhydrique (àir puant de soufre) sur un grand nombre de métaux qu'il noircit; mais la blancheur du soufre doré exposé au soleil est en dehors de cette supposition.

II. -— Recherches de Senebier concernant les produits de ia végétation.

Senebier a fait de nombreuses expériences sur la coloration des bois exposés à la lumière. L'air n'a , selon lui, aucune part sur ce phénomène; mais, en lisant la description de ses expériences, on voit qu'il ne s'est pas garanti de l'influence que l'air contenu dans les pores du bois a pu exercer.

L'effet de la lumière sur les diverses espèces de bois commence à s*apercevoir après des temps fort difi(érents; par exemple :

444 JOURNAL DES SAVANTS.

Le bois d'épine-vinette commence à changer au bout de trois ou quatre minutes.

Le 6015 de sapin blanc commence à changer au bout de quarante minutes.

Les bois d'érable, de cerisier, de poirier, au bout de quatre heures;

Le bois de chêne, au bout de quatorze heures;

Le bois de noyer, au bout de dix-huit heures;

Le bois d'amandier, au bout de vingt-neuf heures ;

Le bois d'ébène, au bout de trente heures.

La coloration des bois est plus ou moins intense; les uns brunissent considérablement, comme le gaîac, le châtaignier; les autres, comme rîf, l'olivier, l'oranger, le cèdre, ne brunissent que légèrement; enfin il en est comme le gui, le sureau, le bois de vigne et le réglisse, qui ne se colorent que très-léyeremenL

En général les bob blancs se dorent, les bois bruns blanchissent, tandis que les bois rouges se violètent, jaunissent ou noircissent.

Senebier croit que c'est la partie résineuse du bois qui est changée par la lumière , et non le bois proprement dit.

Il a observé que Taction de la lumière blanche est plus énergique qu'aucune lumière colorée; parmi celles-ci, c'est le rayon violet, dont l'énergie calorifique est la plus faible, qui a l'énergie la plus grande pour colorer en vert les feuilles étiolées.

Senebier a fait un grand nombre d'expériences relatives i la stabilité au soleil des matières colorantes employées en peinture et en teinture. Malheureusement, faute d'avoir toujours défini toutes les circonstances de ses expériences et d'avoir donné la composition des matières exposées, ainsi que les procédés par lesquels elles avaient été em- ployées, il est fort difficile de tirer des résultats précis de ses obser- vations. Nous ne devons pas taire qu'il arrive à conclure «que les a bonnes couleurs comme celles des Indes sont plus solides sur le fil et « le coton que sur la soie et la laine »

Si nous avons montré, il y a longtemps, l'erreur des personnes qui ont professé l'opinion contraire d'une manière absolue, nous conve- nons que l'opinion de Senebier n'est pas absolument vraie, car tel prin- cipe colorant est plus solide sur la laine et la soie que sur le ligneux, et tel autre sur celui-ci que sur les deux premières.

III. Recherches de Senebier concernant les plantes vivantes.

Nous avons vu , dans le précédent article , l'importance que les obser-

JUILLET 1857,

445

valions de Priestley avaient donnée à l'étude de la matière verte, qui, selon Fontana, était un animal. Senebier dut, conformément à ses recherches, s'occuper de cette matière, et, contrairement îl l'opinion de Fontana, ii n'hésita point à la considérer comme une plante, ia canferva ce^itosa filis redis andique divcrgcntibus Halleri, sur laquelle des insectes pouvaient vivre; il admit sa multiplication par graine [sporale) et par filets, ainsi que l'abbé Corli l'avait observé pour les tremelles.

Les graines de conferva ccspitosa se répandent au loin par l'atmos- phère qui les tient en suspension , et de laquelle elles se précipitent dans les eaux.

Si celles-ci renferment de"i'air, elles peuvent gei-mer; et, uue fois germées, si l'acide carbonique intervient, ia plante se développe cl s'accroît. Comme^les autres végétaux, la conferva se porte vers la lu- mière.

En définitive, Senebier a étudié la matière verle aussi exactement que l'ont permis les connaissances de son temps.

i

Enfm, nous réunirons quelques faits observés, pour la première fois, ou constatés de nouveau par Senebier,

L'air est nécessaire à la germination; et les rayons, diversement co- lorés de la lumière , agissent diversement sur la germination de la graine de laitue.

Les parties rouges des feuilles ne s'étiolent pas, ainsi cpje cela a lieu pour les feuilles vertes, privées du contact de la lumière.

Les narcisses et les tulipes ne fleurissent pas dans l'obscurité; les premières ne perdent pas leur odeur par l'éliolement.

Les feuilles adultes restent vertes dans l'obscurité, tandis que les jeunes feuilles s'y étiolent.

La lumière blanche agit rapidement pour colorer les feuilles déco- lorées.

Les rayons violets, les moins chauds des rayons colorés, dévelop- ent plus rapidement que les autres et plus fortement la couleur verte des feuilles étiolées.

Les crocus fleurissent jaunes dans l'obsciuité.

Physiologie végétale, b volumes in-8".

Cet ouvrage, qui parut en 1800, est assurément meilleur que le

57

M~~ JOURNAL DES SAVANTS.

Dictionnaire do physiologie végétale de 1791- Cependant, il n'est pas comparable, par i'oiiginalitc , par la précision des observations, à ceux de Duhamel sur le même sujet, et particulièrement à la pkysùfae des arbres.

Les deux premiers volumes comprennent l'arinfamie et onn partie chimique qui. sans doute, serait mieux placée dans la physiologie. Quoi qu'il en Koit, Senebier a parfaitement apprécié la part de la chimie I «ans l'étude de la végétation, et il est regrettable qu'il n'ait pas été plus miliarisé avec celle science, car. indubitablement, à i'époquc même f il écrivait, il n'aurait pas commis certaines erreurs, et îl eùl élé moins disposé i donner comme théories des e-xpltcations vagues de plusieurs phénomènes de végétation.

Pour Senebier, la vie chimique est une suite d^ fermentations. Il I insiste, avec raison, sur ce que te sol renferme ce qui est nécessaire P^u développement des plantes qu'il doit porter, et rattache à ce prin- t-^pe et au but de l'agriculture l'emploi des engrais.

A l'appui de ce principe, il rappelle que Linné ne parvint À faire

ftfleurii' le nitraria, dans le jardin d'Upsal, qu'en ajoutant du sel à la

I terre en une proportion capable de tuer beaucoup d'autres plantes.

Mais l'engrais ne doit pas dépasser une certaine proportion; on sait

aujourd'hui que l'excès est nuisible, parce qu'il absorbe l'oxygène du sol

qui doit pénétrer dans la plante. S'il ne le dit pas, il parle de la néces-

L site de l'oxygène pour la végétation, et insiste sur le renouvellement

|de l'air à l'égard des plantes. Il parle d'un fait intéressant, concernant

hla culture de la garance.

A propos de l'influence du sol, relativement à la nature des cendres

végétales, U attribue à Bergmann la découverte de la silice dans tes

. plantes; la vérilé est que plusieurs anciens chimistes, indépendamment

■'4e toute idée hypothétique, y avaient signalé la terre vitrifiahle , qui était

kpour eux ce qu'est la sihce pour les chimistes modernes.

Il admet, avec raison, la circulation dt: l'azote dans les plantes; il lnjoute qu'il y pénètre avec l'acide carbonique.

De re que la lumière est, selon lui, contraire à la fermentation, il ' la croit nuisible à la germination, parce qu'il considère celle-ci comme une fermcntalion.

A l'exemple de Priestley, il reconnaît que des plantes peuveqt vivre aux dépens de leur propre substance; il cite Veaphorbe, le sedam ana- canipteros.

Beaucoup de personnes savent qu'un oignon de jacinthe peut se dé- velopper et fleurir au sein d'une eau aérée, et qu'en ce cas l'oignon ne

JUILLET 1857.

fih-?

produit pas de raïeux; mais ce que beauroup de personnes ignorent, c'est que ie comte Choiscul-Gouffier est i'autcur de celte expérience . à ce qu'assure Senebier.

Hipi'rience sar la ijerminalion des plantes , par E.-A. Lefehm Louis Eck, an ix.

, Strasbourg,

Gel ouvrage n"a rien de remarquable; cependant, pour le but que nous nous sommes proposé en écrivant une série d'articles sur la végé- tation, envisagée principalement au point de vue des lumières que l'agriculture peut pniser, nous ne disons pas dans des théories chimi- ques, mais dans les recherches expérimentales de fa science, faites avec plus ou moins de précision , nous ne pouvons omettre de parler des expériences de Lcfebure et de celles de Senebier et de Hubcr, qui sont du même temps.

Le livre de Lcfebure comprend deux parties. La première est l'ex- posé de recherches expérimentales relatives it l'influence, sur la végéta- tion, de l'âge, de la grandeur de la figure et de la partie interne de la graine.

Selon l'auteur, toute graine no germe qu'après sa maturité; si donc des graines non mûres, mbes en terre, se développent, c'est parce qu'elles y ont mûri préalablement.

Lefebure a observé que des graines de raves, âgées de dix-sept ans, ont toutes germé; mab, par les citations qu'il fait de dilTércnts au- teurs, il reconnaît que les graines de diverses espèces de plantes dlflï;- ront bcEtucoup les unes des autres , relalivemenfr à la limite du temps elles cessent de germer. Par exemple, suivant Duhamel, les graines d'angélique et de café ne germent qu'à l'époque elles viennent d'at- teindre leur maturité, tandis que des graines de mimosa germent après vingt ans [Duhamel); que des graines de seigle germent après cent quarante ans (Home),

La partie de la graine essentielle A la germination est le point d'in- sertion des cotylédons à la radicule.

Enfin l'eau , sans la présence de laquelle il n'y a pas de gemÛDation . pénètre dans la graine, non-seulemcnt par l'ombitic, mais par d'autres parties encore.

Lefebure examine dans la seconde partie les inRuences des corps pulvérulents de certains gaz ou vapeurs, de la température et de la lumière sur la germination; il a opéré sur les graines de rave.

Suivant lui , elles germent plus rapidement dans le charbon , la terre

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JOURNAL DES SAVANTS.

noire, les oxydes de plomb , que dans la poudre 4 poudrer, ic sulfuie d'antimoine et le sous-carbonate de magnésie.

Il 2 consisté, après beaEicoup d'expërimenlateurs, que ja mousse humide est très-favorable à ia germination, et que celle-ci ne se fait ans air; aussi, lorsqu'un vase ne pei-met pas à ce fluide élastique !de pént'trer jusqu'à la plante , la germination dans ce vase est impossible.

Le suif qui enduit une graine n'empêche pas la germination , et peut servir même 4 la conservation du gci-me.

Lefebure croit que la graine est susceptible d'absorber le carbone à l'état solide, cependant ii n'est pas éloigné d'admettre la possibilité que ce corps pénétrât dans le végétal à l'état d'un acide carhoneax. c'est-à- dire d'un acide moins oxygéné que ne l'est le carbonique, opinion tout k fait hypothétique.

Il a vu que ce gaz et l'hjdrogÈne sont impropres k la germination; enfin U prétend que celle-ci est possible dans des atmosphères se trouvent des vapeurs de camphre et d'hmle volatile de térébenthine. Nous verrons tout à l'heure des observations contraires à cette proposition.

EnJin Lefebure conclut de ses expériences que les graines de raves ne germent pas au-dessus de 38° ni au-dessous de 5°, et que. si la lumière est nécessaire à la végétation, elle nuit à la germination.

de différentes graines, par an IX, iSoi.

Je l'air et de diverses substances gazeuses ttant la germinaliui le citoyen J. Hnberet J. Sembler. Genève, Pasclioud

Ces mémoires sont au nombre de six. Le premier traite de l'injlaence de l'air dans la végétation de diverses graines; le deuxième, Iioisième, quatrième et cinquième, de l'injlaence de l'air et de diverses saltstances gazeuses dans la germination de différentes graines; enfin le sixième, de la décomposition de Ceaa dans la germination et par conségaent dans la végéta- tion des plantes.

Les expériences dont l'ouvrage se compose ont été exécutées par J. Huber. dont le nom rappelle une série nombreuse d'observations intéressantes sur les abeilles ; mais Senebier n'a pas été le simple rédac- teur des travaux d'autruî; il en discutait les résultats en même temps que Huber les lui communiquait; et la conséquence de celte discussion était l'institution de nouvelles expériences. Une part d'auteur revient donc légitimement à Senebier.

Les recherches des deux auteurs ne manquent pas d'intérêt, mais

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kkQ

elles ne sont, en général, qu'une conlîiinatîon de ce qu'on savait déjà. Ils ont constaté, après les académiciens del Cimenlo, Ilombcrg, Boerrhaave, etc., etc., la nécessité de l'air pour la germination, et, après Achard , que la germination , qui ne se fait pas dans les gaz hydrogène, azote et acide carbonique, a lieu dans le gaz oxygj^ne. Ils admettent avec Th. de Saussure que, dans la germination, du carbone de la graine forme du gaz acide carbonique aux dépens de l'oxygène atmosphérique, et qu'une fois cette quantité de carbone enlevée , le germe se développe en vertu d'une fermentation devenue alors possible; il faut se rappeler que Senebier assimilait la végétation à des fermentations successives.

Le mélange de i ' d'oxygène et de 3' d'azote ou d'hydrogène est , sui- vant eux, plus favorable à la germination que le mélange de 3' d'oxygène et de I* d'azote ou d'hydrogène.

Mais une observation très-importante par les induclions quelle suggérerait, si elle était démontrée, est qu'une atmosphère devenue incapable de servir à la germination , par suite d'un cerlain nombre de graines qu'on y a fait germer successivement, conserve cette incapacité malgré l'addition d'une quantité d'air plus grande que celle qui aurait formé, avec un volume d'azote pur égal A celid de cette atmosphère dé- létère, un mélange propre à la germination. Il semblerait donc que la germination produirait une matière ou un agent nuisible au déve- loppement ultérieur de la graine.

S'il est vrai qu'à volume égal le gaz acide carbonique soit plus nui- sible à la gei'minalion que ne le sont Fazote et même l'hydrogène, ce n'est pas, comme le croit Senebier, parce que ceux-ci iont capables d'enlever du carbone à la graine, le contraire étant parfaitement démontré; mais une des observations les plus intéressantes de l'ouvrage est la possibilité d'opérer la germination et la végétation dans des vases très-petils, pourvu que l'air s'y renouvelle incessamment. Senebier ei Huber, les premiers à notre connaissance, ont eu le mérite de démon- trer que , si , dans une petite capacité oii l'air ne se renouvelle pas . on fait germer un cerlain nombre de graines, on pourra réussir encore une seconde et peut-être même une troisième fois, mais on ne pourra b 'aller au deU, tandis qu'en renouvelant l'air dans cette même capacité, on fera un nombre indéfini de germinations. Nous reviendrons sur co résultat dans un prochain article.

Contrairement à ce que dit Lcfebure de l'innocuité de la vapeur d'huile de térébenthine à l'égard de iagerminalion, Senebier et Huber ont observé que cette même vapeur et celle du camphre, de lassa fœtida, du vinaigre, de l'ammoniaque, tuent les germes végétaux;

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qu'il en est de

5ES SAVANTS.

des corps pourrissants et des champignons frais qu'on a renfermés avec des graines qui auraient germé sans leur présence.

Senehîer, après avoir considéré l'ensemble des circonstances oii l'oxygène atmosphérique est absorbé pour les besoins de ta végétation, croît que les plantes pourvues de parties vertes doivent être insuffisantes pour maintenir dans l'atmosphère celte proportion constante qu'on y remarque entre le gaz oxygène et azote.

Toute graine incoiileslablemcnt a besoin d'oxygène pour sa complète germination, mais il en existe qui, comme les pois {pisum salivam), les fèves. les lentilles, les épinards, le blé même, se gondenl sous l'ean, de manière que leur radicule se dégage des enveloppes de la graine et s'allonge jusqu'à atteindre, dans les pois, par exemple, 9 millimè- tres. Est-ce un simple phénomène d'imhibition, ou est-ce un com- mencement de végétation? Sencbier et Huber sont de celle opinion; aussi ont-ils cherché à reconnaître si l'air était nécessaire à la manifes- tation du (ibénomènei s'ils n'ont pas résolu la question, et s) on admet avec eux que le développement de la radicule est vital, il resterait prouvé que. si l'air intervient, ce n'est que dans une pro[>ortion excessivement faible. Nous verrons que Théodore de Saussure admet la nécessité de l'air pour toute germination, et que, si des graines placées dans de l'eau absolument privée d'air laissent apparaître lem' radicule, c'est un phénomène de pure itnbibition tout à fait étranger à la vie.

Senebier et Huber ont observé que la germination ne se fait ni dans l'eau saturée d'acide carbonique, ni dans celle qui est aiguisée d'acide sulfurique, chlorhydrique, etc.; que de l'eau sursaturée de gaz oiygène est plgs favorable à ta germination que feau commune; enlJn qu'une eau courante l'est plus qu'une eau stagnante, puisque, disent-ils, l'eau courante éloigne incessamment de la graine l'acide carbonique et la matière fermentescible qui nuisent à son développement.

Il n'est pas étonnant qu'avec leur manière de voir ils admettent que les pois peuvent germer dans le vide et les gae hydrogène et azote, lis disent avoir fait jusqu'à huit germinations seceesskes de pois dans un même volume de gaz hydrogène, et que, si des pois refusèrent d'y germer dans une nouvelle expérience, cela tenait à l'acîde carbonique qui s'était développé dans les huit expéiiences précédentes; car, lors- qu'ils eurent absorbé l'acide, les pois y développèrent leur radicule.

Ils ne purent opérer la germination ni dans le gaz acide carbonique ni dans l'huile.

Senebier suppose que le caibone des graines qui gcrmenl sous l'eau

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est dans on état diETérest du carbone des autres graines, supposition i absohmient gratuite. En outre , ii aérait tenté de croire h une décompo- fjBtion de l'eau dans la végétation, stirlout fors de la germination, époque, \;oii. selon lui, l'action vitale a le plus d'énergie; mais il reconnaît qu'on

9St hois d'élat de démontrer cette décomposition et qu'elle peut avoir (lieu sans émission au dehors d'oxygène et d'hydrogène.

Enfin il pense, conformément aux opinions qu'il a énoncées dans lia Physiotogie végétale, que la germination place dans lu planialc une m^spèce de levare tjai provoque et qui entretient une fermentation pendant

toute la durée de la plante. Comme Van Helmont et Slalii, Senebier fait

4onc jouer aux ferments un grand rôle dans les phénomènes de la vie.

E. CHEVREUL.

(La suite à un prochain cahier.)

TDie Phoenizier (les Phéniciens), von D' Movors, T. I, i8ii; t. II, i" partie, iSig, 2" partie, i85o; t. III, 1" partie, i856.

TKOISIÈMB article'.

M. Movers poursuit, avec un zèle éclairé, fa publication du grand

ouvrage qu'il a consacré à retracer l'histoire, les inslitutious, les expé-

litions commerciales et guerrières des Phéniciens. Le troisième volume

idoit contenir tout ce qui a rapport au commerce et à la navigation de

: peuple célèbre. La première partie de ce tome a déjà vu le jour, et

I seconde probablement ne se fera pas longtemps attendre. Il est pro-

ibablc que le livre ne se terminera pas là, car le savant auteur, dans

1 de ses chapitres, renvoie d'avance à la section qui doit avoir pour

iObjet la littérature des Phéniciens.

M. Movers s'occupe d'abord à exposer, d'une main ferme, mais d'une manière succincte, le tableau du commerce anliqoe des Phéni- iens. Il divise ce négoce en plusieurs époques. Il le représente, dans

' Voyeï , pour le premier article , le cahier de février, poge 117. el , pour li- H<leuxième. celui d'avril, page 349<

152

JOURNAL DES SAVANTS.

les temps les plus reculés, comme se bornant presque exclusivement h la vente du poisson que l'on péchait d»ns les mers qui baignent les rivages de la Phénicie; puis se changeant en une sorte de brocantage. qui s'exerçait de côte en côte, d'île en île, dans la Méditerranée. Enfin, lorsque Sidon, longtemps reine et métropole de la Phénicie, eut fondé la ville do Tyr, celte dernière place, habitée par une population aussi active qu'industrieuse, que dévorait la plus noble et la plus insa- tiable ambition, ne tarda pas it éclipser la ville à qui elle devait la naissance, et se plaça, sans contestation, à la tête de la civilisation phé- nicienne. Grâce aux eiïorts prodigieux de tes navigateurs intrépides, la Méditerranée tout enlière fut bientôt couverte des vaisseaux phéni- ciens, sillonnée par leurs bâtiments de commerce. Des colonies riches et puissantes s'établirent sur tous les points. Un commerce immense amena dans les ports de Tyr les richesses du monde connu. Non con- tents d'explorer les plages de la mer Méditerranée, ces hardis matelots fiaiichirent les limites qui séparent cette mer de l'océan Atlantique, et, s'avenlurant sur cette vaste étsndue d'eau, allèrent sur ces côtes in- connues, tenter des explorations nouvelles, recueOlir de nouveaux tré- sors.

Tandis que les Phéniciens étendaient si loin du côté de l'occident leurs recherches et leurs investigations commerciales, leur acti\ité pro- digieuse les entraînait également, dans une autre direction, vers des régions lointaines, qui leur otfraient une source de richesses inépui- sables. Non contents de parcourir la Palestine , la Syrie, l'Arabie. l'As- syrie, la Babylonie, la Perse, l'Asie Mineure, l'Egypte, ils s'ouvrirent, par la mer Rouge, le chemin des côtes orientales de l'Afrique, ils allaient chercher la poudre d'or, les aromates, les gommes, ï'ivoire, et une foule d'autres productions précieuses; tandis qu'une autre route, celle du golfe Persique, les conduisait dans l'Inde, ils trouvaient en abondance les diamants, les pierreries, et quantité d'autres produits que l'Europe a, dans tous les temps, demandés à ces heureuses con- trées.

Les Phéniciens, qui. depuis les conquêtes des Israélites, avaient perdu la plus belle partie de leur domaine, je veux dire la Palestine, et qui se trouvaient confinés sur un sol étroit et d'une étendue médiocre, étaient natm'ellcnienl destinés au commerce maritime. Leurs côtes offraient plusieurs bons ports. D'un atitre côté, les forets du Liban, qui s'éten- daient à leurs portes, leur présentaient une masse inépuisable de cèdres, de sapins, qui pouvaient suilirc à la construction des flottes les plus nombreuses Ils avaient sous la main . avec une extrême abondance . le

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fer, ie cuivre, le chanvre, le lin et tout ce qui était nécessaire pour équiper des navires du commerce; mais, comme leur territoire trop resserré ne leur fournissait qu'imparfaitement des moyens d'échange, ils allaient , dans les pays les plus reculés , acheter à bas prix des mar- chandises de toute espèce, quils transportaient sur des plages loin- taines, oii ils les troquaient, avec avantage, contre des produits non moins précieiuc, sur lesquels ils réalisaient des bénéfices énormes.

Les circonstances, ainsi que le fait observer M. Movers, furent, du- rant plusieurs siècles, constamment favorables aux entreprises com- merciales des Phéniciens. Dans ces temps reculés, les rivages de la Méditerranée et, à plus forte raison, ceux de locéan Atlantique et de l'océan Indien , étaient habités par des populations imparfaitement ci-* vilisées , chez qui l'agriculture était fort peu avancée , et qui , étrangères aux besoins du luxe, livraient, sans hésiter, les productions précieuses de leur pays, pour se procurer soit des objets utiles en eux-mêmes, que leur sol aurait pu leur fournir, à bien moins de frais, soit des bagatelles brillantes, mais dépourvues de toute valeur. C'est ainsi que, de nos jours encore, des tribus sauvages donnent la poudre d'or, l'ivoii^e, et d'autres denrées importantes, en échange de grains de veiTe, de perles fausses, et d'autres frivolités, dont le prix est bien loin de représenter celui des objets cédés par elles à d'avides spéculateurs. Un jour viendra ces mêmes hommes, instruits par les progrès de la ci- vilisation qui aura pénétré jusque chez eux , ou avertis par la concur- rence des peuples commerçants auxquels ils fournissent, sans le savoir, des trésors d'un grand prix , apprendront à mieux connaitre la valeur des présents que leur a départis la nature , et se montreront moins em- pressés d'enrichir, par des bénéfices énormes, les êtres cupides qui viennent exploiter leur crédulité naïve.

Mais cet état de chose si prospère, ce monopole commercial si pro- digieusement lucratif, ne pouvaient se soutenir indéfiniment. Tyr, en fondant sur la côte d'Afrique une ville puissante, celle de Carthage, ne se doutait pas, sans doute, qu'elle élevait une cité rivale, qui, tout en conservant pour sa métropole un attachement, un dévouement sin- cère , ne laissa pas de lui porter un coup mortel , en lui enlevant le commerce des côtes occidentales de la mer Méditerranée et des rivages de l'océan Atlantique. De plus, une population nombreuse, celle des Grecs, également distinguée par son activité et par son intelligence su- périeure, ne tarda pas à se sentir humiliée de rester tributaire d'une nation étrangère, pour des objets d'utilité ou de luxe qu'elle pouvait demandera son territoire , ou aller chercher elle-même , à bien moindres

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454 JOURNAL DES SAVANTS.

frais, aux lieux dont ils étaient le produit; quelle pouvait, en établis- sant chex elle de nombreuses fabriques, obtenir sans peine des denrées précieuses, que les Phéniciens lui avaient fournies jusqu'alors, en pré- levant sur la vente des bénéfices énormes. Animés par un sentiment d'intérêt national et par le désir naturel de faire passer dans leurs mains les sommes immenses quils payaient aux Phéniciens, les Grecs fon- dèrent partout des colonies, sur les rivages de la Méditerranée et du Pont-Euxin, établirent, dans toutes les directions, de nombreux comp- toirs. Marseille, colonie des Phocéens, étendit ses relations commer- ciales jusque dans le nord de FEurope. Enfin, les Grecs se montrèrent partout les rivaux habiles et intelligents de ces mêmes honmies à qui leur contrée, durant plusieurs siècles, avait offert, pour le commerce, des débouchés aussi nombreux que lucratifs.

L'interruption des relations intimes qui, depuis le règne de Ssdomon , s'étaient établies entre le peuple juif et les Phéniciens, ferma à ces derniers la voie de la mer Rouge , et arrêta le commerce lucratif qu'ib allaient faire sur les cotes orientales de l'Afrique. Le négoce avec l'Inde suivit d'autres routes, passa aux mains des navigateurs de l'Arabie heu- reuse , des Egyptiens , des colons établis près de l'embouchure du Tigre et des rivages du golfe Persique. D'un autre côté, la ville de Tyr et toute la Phénicic avaient perdu leur indépendance, leur nationalité, et se trouvaient soumises à une domination étrangère. Toutes ces cir- constances réunies ne pouvaient manquer d'amener la décadence totale du commerce phénicien. Quelques siècles plus tard, Carthage, cette oi|{ueilleuse colonie, cette rivale de Tyr, succomba sous les armes des Romains, et l'immense commerce dont elle était le centre s'épar- pilla et passa dans d'autres mains. Tel est l'arrêt du sort, telle est la loi invariable qui existe pour toutes les nations. Un peuple qui n'a pas ches soi une force nationale assez imposante pour maintenir son indé- pendance, prêter ses colonies, ses comptoirs, aura beau déployer des prodiges d'industrie , d'intelligence commerciale , il lui faudra , dans un temps plus ou moins éloigné, éprouver une concurrence dangereuse, inévitable , et céder la palme à des rivaux plus puissants ou plus heu- reux. G*est ainsi que« dans le moyen âge, des villes dltalie, Pise, Gênes, Venise, après avoir, soit successivement, soit simultanément tenu le sceptre du commerce, étendu dans tout Tunivers les opérations d*un négoce g;igantesque , ont vu ce sceptre s'échapper de leurs mains, et n*ont conservé de tant de prospérité, qu'un souvenir glorieux mais affligeant

BL Movers s'occupe a recherdier quels étaient les objets qui Ibr-

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maient Ja matière de Timmense commerce des Phéniciens. Il passe en revue chacun de ces objets, et réunit, sur ce qui les concerne, tous les détails que peuvent fournir Térudition et la sagacité. En rendant toute justice à ces recherches consciencieuses , on ne peut se défendre d'une réflexion pénible. A coup sûr, si la main destructive du temps, si ia barbarie des hommes ne nous avaient enlevé tous les documents his- toriques qui concernaient les Phéniciens; si quelque registre des chambres de commerce de Tyr ou de Sidon avait échappé à la mine de tant de monuments précieux, nous posséderions, sur le négoce de ce peuple , des détails bien autrement instructifs , bien autrement in- téressants que tous ceux dont nous pouvons seulement, et avec tant d'efforts, recueillir une faible partie dans les récits des écrivains grecs et latins. L'espérance de retrouver un document de ce genre est , cer» tainement, tout à fait chimérique. Mais, quand des fouilles intelligentes auront pu être exécutées, sur le territoire de la. Phénicie, dans les en- virons de Tyr et de Sidon , il n'est pas impossible que l'on trouve , gravé siu* le marbre , sur le bronze , quelque décret relatif au com- merce , quelque tarif de douane , quelque document indiquant d*une manière précise la nature des marchandises étrangères importées sur le territoire de la Phénicie , et la quotité des droits imposés sur ces di- verses denrées.

M. Movers, passant en revue les objets qui servaient à alimenter le prodigieux commerce des Phéniciens, place au premier rang, avec toute raison, les métaux précieux, l'or et l'argent, qui, dans tous les temps, ont formé et formeront toujours la base du n^oce de tous les peuples. Il parait probable que, dans les temps qui précédèrent le déluge, les hommes ne connaissaient pas la valeur de ces métaux, n'avaient pas songé à ies employer pour leur usage, et, encore moins, à les faire servir connue signes représentatifs des objets nécessaires à la vie. Car Moïse , exposant avec des détails succincts , l'invention des arts les plus utiles à l'homme, raj^orte que Tubal-Cain trouva le moyen de travail- ler le cuivre et le fer. Mais il ne fait aucune mention de l'or ou de Tar- gent. Ce qui semble indiquer que le genre humain n'avait pas encore senti le besoin d'exploiter ces métaux , qui devaient un jour occuper une si grande place dans l'oi^anisation des sociétés.

Mais , après le déluge , dès les premières époques historiques , dans l'âge d'Abraham et des autres patriarches, nous trouvons l'or et l'argent reçus dans la circulation et mis en œuvre» soit sous la forme de bi- joux , soit comme les signes qui représentaient la valeur de tous les objets utiles ou iagréaUes. L'or et f argent, à cet époques reculées,

58.

JOfJKNAL DES SAVANTS.

.1 .«.Il «Ml» Ja forme de monnaies. Maib on composait, avec

-.à^\ Jf |irlj!cb masses, qui oliraient un poids oetermme , et sur

^.*c.t ••»» iiii(irimajl des rnarqu'-s, qui attestaient la pureté du métal

^^li'iii •'«' 'i* pièr*- C'est ce qui, dans le texte de Moïse, est indiqué

s». vvUu i*»j)r'î»sion : v De J arpeiil qui avait cours cbei le marchand, a

V tikc* i«>» {MMjples pasteurs, il est \Taisemblabie que Ton imprimait sur

^ wvk |i|iii|iic>^ d'f 0iétaJ la figure d'un bœuf, d'un mouton . on d'un autre

4iiiiiiul dof/iestiquf'. C'est ainsi que, r-hez les Romains, les premiers as

uiuMHiiUiefjt ia iigure d'un animal de ce genre : d'où la monnaie reçut

lu iiuui de pfcunia.

Kl, à cette occasion, je crois pouvoir hasai^der une conjecture. Dans uiuiieurs passages des livres hebreui. on trouve des ventes opérées inoyenoant un sijs:ne qui offre une valeur c-ommerciaie, et qui est dé- iigné par le mot ksitak , nr'trr. Les interprètes jBxecs se sont accordes à readre cette expression par le root agneaux. Les traducteurs modernes n'ont pas tous partage cette explication. Et. en effet, il est {>eu probable qoe, dans des temps les metaui précieux étaient universdle- mcnl reçus dans le commerce comme les principaux signes de la valeur des objets, on eût encore, pour l'acquisition de terrains on de denrées plus ou moins précieuses, employé ia voie des écban|?es, qui semble indiquer l'enfance de la civilisation, la naissance des sociétés. En admettant, avec les traducteurs grecs, que le mot hiUih désâgnait » un a^eau. v on peut, je crois, supposer que ce nom avait été appli- que à une plaque dor ou d'argent, sur laquelle on avait imprimé la fifure dTun aeneau. C est peut-être de la même manière au*3 faut i

ficure dTun agneau. C est peut-être de la même manière qu*3 tendre les passages du Zend-Avesta, cités par M. Movers. et dans les- quels on lit que les amendes t taient acrpiittées en pièces de bétail. Xai. à vrAÎ dire, bien de la peine à me figurer que, du temps de Zoroastre. les P^n^'S iin^orassent la valeur des métaux précieux, et fussent encore redttils i employer* dans la circulation, des pièces de bétail, comme fàj^ne» leprésentatifs des objets dont ils avaient besoin. Un mode de coDuneite si imparfait me semble bien peu vraisemblable : et j*aime mieux croire que ces prétendues pièces de bétail étaient des plaques de métal, offrant b tîguro d'un animal domestique.

Jkl. Movers. ^KHir CiMifirmer son hypotbèse, cite â Tappui un passage le prophète Isate. en parlant des Mèdes, appelés par Dieu pour opéier la ruine do Kibylone, emploie cette expression : «Les Mèdes qui « ue tiennent aucun iHMuplo de l'argent, qui n'ont aucun désir de For, Le savant auteur wpproohe ce passage d'un texte de Justin, qui dît, en iKirlant des l^lrtln's : «\ Auri argentique nuilus nisî in armis usus. a

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M. Movers tire de ces passages la conséquence qiie, dans les temps anciens, les Mèdes, ainsi que les Parthes, ne connaissaient pas la valeur de Ter et de rargent,etne faisaient, dans leur négoce, aucun usage des mé- taux précieux. Mais j'oserais ne pas partager l'opinion du docte écrivain. A coup sûr, les Mèdes, qui, après avoir saccagé la ville de Ninîve, en avaient enlevé des trésors considérables , qui , dans leur capitale , voyaient une enceinte de murs revêtue de plaques d or, et une autre de plaques d'argent, connaissaient et appréciaient ces métaux. Maïs l'écrivain sacré, si je ne me trompe, a voulu indiquer que les Mèdes, destinés à être les ministres de la vengeance divine contre Babylone, présentaient un phé- nomène singulier, celui d'un peuple , qui , en entreprenant une guerre lointaine et périlleuse, n'était guidé par aucmi sentiment de cupidité » ni parle désir de s'approprier les immenses richesses que renfermait la ca- pitale des Chaldéens; mais que l'instinct belliqueux, le sentiment d'une vengeance implacable , suffisaient pour l'attirer vers ces parages éloignés. Quant au passage qui concerne les Parthes, il veut dire, je crois, que ces hommes, qui avaient conservé la simplicité d'un état presque sauvage, qui ne connaissaient guère qu'une civilisation imparfaite, ne se piquaient pas d'employer l'or et l'argent pour parer leurs habits et leurs demeures; mais qu'ils les réservaient pour orner leurs armes. De nos jours encore, on pourrait citer des peuples qui, étrangers à toutes les jouissances d'un luxe personnel, montrant, dans toutes leurs habitudes, la simplicité et la frugalité dignes des temps primitifs, attachent le plus grand prix à pos- séder des armes d'une magnificence extraordinaire, et ne reculent de- vant aucune dépense, lorsqu'ils peuvent se procurer un avantage dont ils sont si jaloux. C'est ainsi que, dans l'Iliade, Glaucus échange son armure d'or contre les armes de fer de Diomède. C'est ainsi que David s'empara des boucliers d'or que portaient les officiers du roi de Syrie. M. Movers se pose à lui-même une question importante, dont la so- lution offirirait , à vrai dire , un haut intérêt historique , mais qui présente, en même temps, une difficulté bien réelle, ou plutôt un problème qu'on ne saurait expliquer d'une manière satisfaisante. Dès les premières époques de l'histoire, nous trouvons l'argent répandu partout, en grandes quantités, et formant la principale base du commerce des nations ; tandis que l'or se mont^ comme beaucoup plus rare, et parait avoir eu , dès l'origine, une valeur décuple du premier métal. Et, cependant, l'or se rencontre, dans la nature, sous plusieurs formes. On le recueille dans le lit de quelques rivières : on l'obtient, dans plusieurs pays, par le simple lavage des terres; tandis que l'argent ne se présente, en général, que dans le sein de la terre; rarement il s'offre k un état de pureté corn-

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plète. Il est, le plus souvent, uni au plonnJ), au cobalt, au soufre et à d*autres minéraux , dont il faut le séparer avec de longs travaux et des frais considérables. En outre , les mines d'où on Textrait ne sont pas extrêmement nombreuses. Et, de nos jours, malgré la masse considé- rable d'argent que fournissent annuellement à l'Europe les mines de Potosi, de Guanaxuato, de Freiberg, de Hougrie, nous voyons avec sur- prise ce métal disparaître journellement de la circulation, remplacé par une surabondance d'or; en sorte qu'il deviendra, je crois, impos- sible de maintenir longtemps le rapport qui existe entre les deux mé* taux. Mais, dans ces temps reculés commence l'histoire des peuples du globe, d'où provenait cette quantité d'argent, que réclamaient les besoins du commerce, les exigences du luxe? Nous savons, par le té- moignage des écrivains de l'antiquité, que l'Espagne méridionale ren- fermait de nombreuses mines d'argent, aujourd'hui oubliées, que les Phéniciens exploitaient avec un immense profit. Mais, à l'époque d'Abraham, ces mines étaient-elles connues ? et, en supposant qu'elles l'aient été, les Phéniciens, alors si peu puissants, auraient-ils eu assez de force pour subjuguer les Turdétains et les autres nations belliqueuses et sauvages qui occupaient le midi de l'Espagne , et se maintenir dans ces contrées lointaines avec cette tranquillité que réclament les travaux compliqués de l'exploitation des mines? On peut, je crois, répondre à ces questions d'une manière négative, et supposer que l'Espagne fut, à une époque beaucoup moins reculée, reconnue et occupée par les Phéniciens. U &utdonc, je crois, conjecturer que ce peuple habile au- tant qu'avide avait , dès les plus anciens temps, découvert sur des parages plus ou moins éloignés , des gisements d'argent d'une assez grande abon- dance poiœ fournir aux besoins du commerce, mais que sa politique ombrageuse dérobait avec le plus grand soin aux autres nations la con- naissance de cette source inépuisable de sa richesse. Quant à ce qui concerne la rareté comparative de Tor, par rapport à l'argent, il faut observer que , dans les temps les plus anciens, l'Afinque , qui a toujours fourni une si grande abondance de poudre d'or, n'était pas, probable- ment , encore ouverte au commerce des Phéniciens ; que ce fut seule- ment sous le règne de Salomon que les flottes de ce prince , réunies à celles deHiram, roi de Tyr, partant du port d'Élath, à l'extrémité du golfe oriental de la mer Rouge, allèrent explorer les côtes orientales de ce continent, et en rapportè^nt une énorme quantité de ce précieux métal.

Il existe , dans les récits d'Hérodote , une particularité singulière , qui a frappé M* llovers , et dont je dois dire un mot. L'historien grec ,

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passant en revue les tributs que payaient au roi de Perse les diffé- rentes contrées de TAsie soumises à sa domination, évalue tous cea impôts en argent; tandis qu*il fait observer que Tlnde seule acquittait les sommes qu'elle devait fournir, en poudre d*or ou en pépites de ce métal. On est surpris, au premier abord, d'une ordonnance qui pré* sente un fait, en apparence, si étrange, si contraii^e à la nature des choses. Llnde, comme on sait, ne renferme pas de mines d'or. Ou, si la terre en recèle dans son sein, les habitants ne se sont jamais mis en peine de les rechercher et de les exploiter. Comment donc la poli- tique du roi de Perse imposait-elle à cette contrée une nécessité impé- rieuse d'acquitter son tribut avec une denrée précieuse que son sol ne fournissait pas ? Il me semble que l'on peut expliquer cette anomalie d'une manière satisfaisante. L'Inde, il est vrai, ne renferme pas de mines d'or et d'argent. Mais elle ofire en abondance des diamants , les pierres gemmes, les aromates, les épiceries, et une foule de produits recherchés par le luxe des nations de TÂsie et de l'Europe , et qui , con- voités partout, comme un besc^n impérieux, ont été, dans tous les temps , achetés à des prix exorbitants. D'un autre côté , la frugalité des Indiens ne leur imposant pas la nécessité de demander aux nations étrangères les denrées qu'ils trouvaient sous leurs mains, c'est toujours avec des métaux précieux que les peuples commerçants ont soldé les nombreux produits qu'ils allaient chercher dans l'Inde. Aussi, à toutes les époques, et jusqu'à ces derniers temps, le numéraire de l'Europe et de l'Asie allait s'engouffrer dans ces heureuses contrées , pour n'en plus sortir.

Lorsque les Phéniciens ouvrirent à leur commerce la route directe qui communiquait avec les côtes orientales de l'Afrique, ils avaient pour but de faire tourner à leiœ profit exclusif l'ivoire et les autres denrées précieuses que fournit en abondance ce continent, mais, surtout, la poudre d'or, dont l'Afrique présente une mine inépuisable. Ce dernier produit avait pour eux un avantage inappréciable, comme offrant, sous un faible volume, une valeur immense. A l'époque les Phéniciens établirent avec l'Inde des relations suivies et très-lucratives, ils trou- vèrent , sans doute , plus commode de porter dans cette contrée , en échange de ses produits , la poudre d'or, cette marchandise d'un faible volume, qu'ils rencontraient sous leurs mains, et qu'ils n'avaient pas besoin de tirer k grands frais de la métropole. Ce calcul était, sans doute, excellent, dans l'intérêt commercial des Phéniciens. Mais on conçoit qu'il dut, avec le temps, en résulter un inconvénient grave pour l'utilité générale des nations du globe. L'or , par suite des besoins tou-^

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jours croissants du luxe, se portant sans cesse vers l'Inde, et nen étant jamais exporté, ce métal aurait fmi par disparaître de la circulation , et à s*accumuler sans aucun avantage dans les mains des Indiens. Lorsque les rois de Perse se trouvèrent les maîtres de la plus grande partie de TAsie, leur politique ne perdit pas de vue Tinconvénient grave dont nous venons de parler. N'ayant aucun moyen d'empêcher la lendance de For à se porter vers les contrées de Flnde et de forcer les habitants à prendre en échange des denrées dont le besoin ne se faisait pas sentir pour eux, ils voulurent les obliger à rendre à la circulation une partie de ces richesses étrangères. Pour atteindre ce but» ils exigèrent que les Indiens, en acquittant les impôts quils devaient payer au monarque de rOrient, donnassent exclusivement la poudre d'orque leur apportait le commerce, et fissent ainsi refluer vers les contrées plus occidentales, une partie notable du mét^d précieux qui, depuis des siècles, s'accu- mulait entre leurs mains.

M. Movers passe en revue les richesses immenses qui, dès les temps anciens, existaient chez les peuples de TOrient, les trésors énormes en* tassés dans les palais de Babylone, de Ninive, d'Ëcbatane, de Persépoiis et des autres grandes capitales de l'Asie. Tous ces récits paraissent fondés sur des autorités incontestables , et les calculs qui en résultent sont parfaitement exacts. Mais peut-être ne pourrait-on pas en conclure que ces richesses se renouvelassent sans cesse, et que Topulence des peuples augmentât sans mesure. Ces trésors ne faisaient souvent que changer de mains. Les rois de TOrient ayant toujours eu la fantaisie d*accumuler dans leurs trésors des masses de métaux précieux, en- tièrement perdus pour la circulation, ces richesses excitaient au plus haut point la cupidité des monarques voisins, qui songeaient à con- quérir la capitale de lour ennemi, moins peut-être pour acquérir une augmentation de territoire que pour s'emparer de ces trésors, dont la masse, accme par la renommée, stimulait au plus haut point leur cu- pidité insatiable. Ainsi, à la prise de Ninive, les trésors du dernier monarque assyrien furent partagés d une manière inégale entre les Mèdes et les Babyloniens. Plus tard , les Mèdes et les Perses s'enrichirent des dépouilles de Babylone. Ces richesses , transportées et déposées dans les différentes capitales de l'empire perse, tombèrent ensuite au pouvoir d'Alexandre et de ses successeurs.

M. Movers, en décrivant les richesses qu'un commerce étendu avait amassées chez les Phéniciens, ne pouvait manquer de jeter un coup d'œil sur un peuple voisin , celui des Juifs, dont le territoire confinait avecles frontières de la Phénicie, et qui étaient liés par les nœuds d'une aUiance

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hfn

inlime avec les habitanls de ce pays. 11 démontre que, sans parler des temps plus anciens, et en se bornant au peu d'années qui s'écoulèrent depuis ie règne dp David jusqu'à celui de Salomon, il s'était opéré, par l'induence du commerce étranger, un accroissement considérable dans la richesse des habitants de la Palestine. Les expressions des livres saints, à cet égard, sont formelles. M. Movers confirme ce fait par plusieurs exemples empruntés à l'histoire. Joab, général des troupes do David, reprochant à un soldat de n'avoir pas tué Absalou, qu'il avait trouvé suspendu h un arbre, lui dil ; iiSÎ tu l'avais fait, je t'aurais donné dix « sicles d'ai^ent et une ceinture. » M. Movers se demande quelle devait être la pauvreté d'un pays la vie du fds du roi était estimée à un prix si médiocre. Tandis que, sous le règne de Salomon, d'après le témoi- gnage formel du Cantique des cantiques, les gardiens des vignes du roi recevaient un salaire qm paraît bien considérable; que, plus tard, du temps du proplièle Isaïe, un plant de vignes, contenant mille ceps, avait une valeur de 1,000 sicles d'argent.

Ceci demande quelques explications succinctes. Les Israélites, depuis lem- origine , formaient un peuple peu riche . qui avait des goûts simples, des habitudes peu dispendieuses. Habitant une contrée d'une étendue médiocre, et qui était destinée h nourrir une population comparative- ment très-considérable, ils avaient niellre en culture ie moindre coin de terre; mais les produits du sol étaient absorbés parla consommation intérieure, et il ne restait rien, ou presque rien, pour l'exportation. Les Juifs ne possédaient pas de mines dont les produits pussent les enrichir. D'un autre côté. Moïse avait interdit aux Israélites le com- merce avec les nations étrangères. Ce législateur craignait, surtout, que ces peuples, voués au culte des idoles, n'amenassent les Juifs à partager les mêmes superstitions. Par suite de cet isolement, les arts, dans la Palestine, n'étaient pas fort avancés, et se réduisaient probablement h ce qui pouvait suEBre aux plus simples besoins de l'homme. Et nous voyons que . sous ie règne de Saiil , les Israélites; opprimés par les Phi- listins, ne trouvaient plus chez, eux les moyens de subvenir à leurs né- cessités les plus pressantes , et se voyaient contraints , pour la réparation de leurs instruments d'agriculture, de recourir à leurs plus cruels en- nemis. Les métaux précieux , comme on peut croire, étaient rares dans la Palestine, et, par suite, le prix des terres ne s'élevait pas à des sommes considérables ; d'autant plus . que , suivant la loi de Moïse , les terres ne pouvaient être abénées i\ perpétuité, et devaient, au bout d'un laps de temps, revenir à leurs propnétaires. Sous les règnes de Saiil et de David, les choses, dans la Judée, ne subirent pas une modification sen

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îibic. Le premier de ces priacps. depaissoa .-ivénemtat au Irôoc, ooa- i^ii Itii-mètiir l'exploilation de «es terres. Dsvid. ru mibeu 4e ses nodes conquêtes, :tvait cooserre des goûts de simplicité qui «umo- ÙenI plutôt im particulier qu'un monarque. OfaJiçé de fuir deTaM son 'i .\bsaJon, tl se vil cootraiot de pailir à pied, lu râqoe de com- "omettre sa vie et celle de ses sennteurs. &es fils n'avaicfa d'antres tiri's qoe des mules. El tout. d.vis celte rour. annoocoit on Une n'avait rien de trop diapendietu. David . dans \t cours de ses n(> iditions guerrières, avait enlevé aux enneiiûs Taincus des sommes "igieuses. Mais ces metaui précît^x, enU^sés par loi dans son mUis, rt desltm-s surtout à la ron^Iructioa du lemple qu'il >e propa- lit di-teveraUTTai Oieu, ne paraissent pns avoir passé dans h drcvla- JOR et ajouté beaucoup aux nche^ses du peuplejuif. Quant i l'exemple : la récompense oilérte par Joab au soldat qui aurait blé Absaloa . e fait ne dctt pas être pris à U letire. rt n-cevotr tuie tîgnificatkMi ) absolue. 11 ne s'agissaîl pas ici d'une récocnpeose nstioDale. pn>- ■fosée au nom de l'ttat, comme pris de la lète d'un cnod coupoUe. ftCétait simplement une grati&cation que le géoêral aurait, sur ses l'Jiropres fonds, offerte ctandestinemenl à celui qui aurait délivré Œtat * i aou plus grand enaemi. .\bsaloD. comme on sail. s'était réroltc ntre son père, avait entraîné dans sa rébelhon une boone partie du '■ juif, et aii-ait montré, àsn^ sa conduite, tout ce qu'une in- gratitude parricide peut av<»r de plus odieux. Au moment la bataille alUil s'engager entre les deus anm^es. David, qui cooserrait e fils sa preiuiére tendres&e, reconiniaudj cipresiéiDent dépar- ier sa vie. Joab, général des troi'pes de Da\~id, bonme impérieux t éocqtique, voulait surtout épargner le san« du peuple et préTérait I éloufTer la révolte dans lf> sang du principal coupaUe. Lonqn'îl apprit u'un soldat a^-^ît aperçu Absalon suspendu k no affate. â dit à cet lommc : 'Pourquoi ne l'as-tu pas tué.^ je l'atsàs doasé dix ôcles 4**1^01 el une ceinture. Celle récompense, qui, au prconàer abord . panil si &U^, eût été ttoe gratification donnée par ioth, à l'insn de David. Or Joab. par toi-mèine. n'était pas ricbe, et probabkmenl. lorsqu'il a^'aît accompagné la fuite de sou maitre. tout ce quH pomi- dait avait été pillé par le parti JAbsaloB.

Sous le rè^e de Salomoo. les cboses, dans la Judée, liaugittal de face. Ce prioce joipiail i une baute sagesse, à une énidilîoB prodt- Bcuse. les goûts' d'un Ime brillant, de la ma^i&cenee la plus nJBttèe. ftofilaDl des trésors immenses am^sêi par son père; atant. par am aUiaace arec GUram. rai de Tyr, procuré aux Jiii& les bénéftce» fvm

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JDILLE.T 18f&7.

qui avait fait arriver 6ai

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des

coinioeice immense, qui avait lail arriver dans ht Palestine une surabondance de métaux précieux, Saloraon crut pouvoir se livrer sans coniraintc h des goûts de luxe nobles, mais extrêmement dispen- dieux. Non content d'avoir, suivant les intentions de son père, éleré k Dieu un temple adniirabtei d'avoir poui-vu, avec une magnificence vraiment royale, à l'entretien du culte divin, il s'entoura lni-mci«e de toutes les jouissances que peut oiTrir le faste le plus somptueux. Des palais magnifiques s'élevèrent pour recevoir le monarque; i l'exemple des rois de i'Orient,^il réunit auprès de lui un gnmd nombre de femmes, dont les dépenses absorbaient annuellement des sommes pro- digieuses. De vastes jardins furent plantés en divers cantons, et occu- pèrent des terrains considérables, qui primitivement étaient consacrés à l'agriculture. De nombreux chevaux, destinés pour les plaisirs du monarque et pour composer une cavalerie imposante, furent, malgré les proLibitions de la loi de Moïse, amenés journellement dans la Judée. On doit doue peu s'étonner que ^alomon, dont le hixe ne connaissait pas de bornes, qui se piquait , dans tout ce qui le concer- nait personnellement , de déployer une magnificence extraordinaire , ait assigné aux gardiens de son jardin favori, des gages qui semblent excéder le prix de leurs services. Mais il ne faudrait pas , je crois, tirer de ec fait une conséquence pour ce tjui couçernait les dépenses des parti- culiers. Au reste, tout en admirant la s;igesse, la magnificence de Salomon, on doit convenir que ce prince, par son luxe, par ses pro- digalités, causa à son pays un tort itréparable. Se fiant un peu trop sur un état de prospérité et d'opulence qui devait être passager, il fil connaître à son peuple des besoins nouveaux, lui inocula des goûts de dépense pour lesquels un immense commerce étranger pouvait seul offrir des ressources suffisantes ; mais ce commerce ne devait pas se prolonger perpétuellement, et les habitudes de luxe, une fois intro- duites chez un peuple, y prennent facilement racine. D'im autre côté Salomon. pour entretenir la magnificence qui régnait autour de lui, avait imposé sur ses sujets des contributions qu'une opulence passagère permettait d'acquitter, mais qui, au moment le commerce déclina, devinrent, pour la nation, tout à fait onéreuses. Il semble même que, du vivant de Salomon, cette décadence commençait à se faire sentir; car nous voyons ce monarque, à qui Hiram, roi de Tyr, avait fourni des cargaisons de bois de cèdre, offrir en récompense vingt villes de ses Etats, que le prince tyrien rcfiisa avec une sorte de dédain. On sait que les dépenses prodigieuses de Salomon . et , par suite . la gêne qui en était résultée pour la nation . amenèrent, après le règne de ce prince, l'évé-

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nciiicnt le plus fuDesIe ; je veux dire te schUme de diï Iribiis, qui porta À la natiooalilé du peuple juil'un coup irrcparable.

Quant a l'eiemple cilé par M. Movcrs, d'après le prophète Isaie. qui nous oiïrc une vigne ayant one valeur considérable, cet exemple ne s;iurait être pris comme constituant une règle générale. Le pro- phitç, voulant indiquer d'avance la dévastation qui menaçait la Judée, choisit pour type une vigne plantée avec som par un propriétaire riche. qui s'était plu à y réunir des ceps d une qualité supérieure , pour lesquels il n'avait épai^gné ni soins ni dépenses, ,

QLATREMERE.

[La sfûte à an prochain cahier.]

NOUVELLES LITTERAIRES.

INSTITUT IMPÉRIAL DE FRANCE.

ACADÉMIE DES BEAUX-ARTS.

Dan* la s^ncc du 1 1 jaillet. S. A. I. le Prince Nnpoléon a rlê élu membre (ïbrv de l'Académie dei beaui'^rU, en rem placement <le M. le marqua Je Pastorei. décédé.

LIVRES NOUVEAUX.

FRANCE.

Lt hig-VéJa iM iu hymaa lacrif det brahmaatt, publiés par Mas-MutW, avec uoeiiUrôdaclion, le leste et la traduction du Praiiçâkova . qnî reoferme la mélriqiiie el la gramroaire des lijrmnei les plus anciens. Première et secomie Ii<rnûsaa. II. Max-Uuiler rend tenricc aux éludes indienoes en réimprimant le texte des liyBwes du fUe'Véda sans j joindre le long commeiiLiire de Sajina, cjut raccom- pagne à respUqae dans la grande et magnifique édition <rOiK>rd. Ce qnî donne un pris toa( particulier à celte oouTeile édition , c'est la publication da Pratkéktiya île ÇaoDnaka. avec les explications d'Ouiata. Dana les lietti li'rTabons qae nous aroni soiu Ie> jenx, M. Max-MuUcr en est arriré à la iin de la premîèie lectnreda PrMçtkfaja. qui en coniieut trois, chaque lecture renfermant sit palalas ou cb%- ^Êttê. titt antre» livraisons continneronl è donner la suite du PràtiçâkliTa.en méuic UnfM qu'elle* donneront la continuation du texte du Véda. M. Mai-Multer n'a tm ptmma ûuata changement à iaire à ce texte, qu'il atail élaboré déjà arec ie pina gnao Mna, et qui, de plus, est, comme on sait, demeura dqiuîs les ^talfa les ploi recalé* dan* nne pureté inalli-ralite. Le Prâdçâkhya deÇaoun-tia, qm remoate M noim au it* liècle avant notre cre. consiste que, dès ce temps, fe laie du flig'VMa était «bioltuaent pareil à relu que nous avons mainieaanL

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U* Hermaa-Brockliaua, dont à Leipsick. C'est un bel hom-

Celte édition du Ulg-Véda est dédiée à M. le M. Mai-MuHcr a re<;u Tes leçons en i8^3 el i uiage d'un savant élève à un savant profcssi^tir.

Nous reviendrons tut la publication de M. Mai-Miiller pour étudier plus parti- culièrement le Pràtîçâkhya, nn'îl a éclaîrci par un commentaire irès-développé et très-curieux, et dont nous nous occuperons en même temps cgue de l'édition de M. Ad. Itegnier, annoncée déj.i par nous.

M. Ad. Rcgnier avait achevé dés longtemps la traduction du Prâliçàkb^a de Çaounaka . et il avait même déjfi commencé à la publier, avec le texte , dans le Jour- nal asiotique de Paris, quand a paru l'édilioit de M. Mai-Muller. Aujourd'hui l'ouvrage de M. Ite^ier et celui de M. Mnx-Uuller sont parvenus au même point. c'esl-à-dii-e que l'un et l'autre ont donné In première lecture du PrâtiçâUiyo. On peut regretter que deux bommes aussi savants se soient occupés en même temps du même monument, ot que leurs forces ne se soient pas appliquées, avec un plus grand avantage pour les éludes indiennes, à des monument» divers. Mais c'est un hasard que rien ne pouvait prévenir; et, pour notre pari, noua serions bien fâché que l'un ou l'autre renonçât maintenant à poursuivre son œuvre. M. Ad. Itegiiier semble en avoir eu l'intention, si nous en jugeons par quelques lignes qui précèdent son travail et y servent comme d'introduction, mais nous sommes nssui-é qu'il ne cédera point à ce premier mouvement et qu'il _no nous privera point de la conti- nuation de ses belles études. Nous savons que la seconde lecture est sous presse, et celle publication nouvelle mettra M. Ad. Régnier en ovance sur M. Max-Muller. Le monde savant ne peut que gagner à celte bonoroble concurrence.

Mélanges lie philosophie juive el arahe, par M. Munk. Texte hébreu. Paris, li- brairie de A. Franck, 1S57. in-8° de vii-a8i et 76 papes, première livraison. La première livraison de ce recueil important renferme des extraits d'un traité phi- losophique arabe, intitulé : Soarce de la vie, par un juif espagnol du xi' siècle, nommé Salomon ben Gébirol. Ici les extraits sont lires d'une version hébraïque. faite par un autre juif espagnol, Scbem Tliob ben Salaquera, et ils sont accom- pagnés d'une triiduclion française et de notes critiques et explicatives. A ta suite de la traduction on trouve une notice sur la vie et les ouvroges de l'auteur, et un exposé de ses doctrines. Cet auteur est celui qui , dans le moyen âge. fut souvent désigné par les écrivains scolastiqucs de l'Europe sous la dénomination altérée d'Avicehjvn. Les frêquenles citations qu'on rencontre du Fons vitiB d'Avîcebron. dans tes écrits d'AlbeH le Grand et de .taint Thomas d'Aquin. témoignent de la grande vogue dont ce livre jouissait alors. Ces citations ont suffi à M. Ritter, au- teur d'une îiisloire de ta philosophie, en allemand, pour. proclamer l'auteur lunc des plus puissantes inlelligences philosophiques du moyen âge.* Mai^qui était Avicebroo et était le Fons vilw? M. Munk. travaillant, il y a quelques onnées. au catalogue des manuscrits hébreux de la Bibliothèque impériale, trouva, dans un volume qni renfermait divers traités de philosophie, l'abrégé fait par Schem- Thob, abrégé le traducteur disait avoir introduit toute la substance du traité original. Or ce travail de Schem-Tbob contenait les passages cités par Albert le Grand et saint Thomas d'Aquin. Quelque temps après', M. Munk rencontra dans un manuscrit lalJn le Fonsvilm cherché depuis si longtemps. LeFonr vitaei l'abrégé de Scliem Tliob s'accordaient; la question était donc résolue. Le manuscril hébreu et le manuscrit latin dont il s'agit ici sont les seuls exemplaiies de cet ouvrage qui aient été découverts jusqu'à présent.

Le traité de Den Gébirol roule sur ces délicates question» qui s' agitent depuis qu«

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rhomme s*c»l occupé de philosophie, et qui ne iiniront qirovec lui. L*ouYrage se compose de cinq livres, dont voici )e sommaire. Le premier livre explique ce qu*on doil entendre par madère et par forme en général; le second livre traite de la ma- tière revêtue de la forme corporelle; le troisième établit Texistence de substances simples, intermédiaires entre l'agent premier, c'est-à-dire Dieu, et le monde. Dans le quatrième livre on démontre que les substances simples sont composées de ma- tière et de forme; enfin le cinquième livre est consacré à la matière universelle et à la forme universelle, c cBt-à-d:re aux idé^s de matière et de forme prises dans leur sens le plus étendu et appliquées aussi bien aux substances simples qu'aux sub- stances composées. Viennent ensuite quelques observations générales sur la volonté, première hypostase de la divinité, qui plane sur tout ce qui existe, sur les substances simples comme sur les substances composées. Dans l'exposé de son système, l'au- teur est amené à dire que Tame et les autres substances simples doivent avoir une matière; et l'on peut croire que c'est pour ne pas choquer ses coreligionnaires qu'il composa son traité en arabe, ce qui ne l'empèclia pas de passer parmi les juifs pour un philosophe hétérodoxe. M lis Beu Gébirol était poète; il a été même, au juge- ment de M. Munk, le plus grand poète que le judaïsme ait produit depuis les temps bibliques. Il composa en hébreu tm certain nombre de chants religieux qu*on répète encore dans les synagogues. Celte première livraison, dont notre analyse suffira pour faire aj^précier Tiotérêt, sera suivie d'une seconde; le tout formera un volume in-8^

Le Guide des égarés, traité de théologie et (!ephilpsophie,par Maimonide, publié par M. Munk , texte arabe, traduction française et notes. Tome I". Paris, librairie de Frank, in-S**. Maimonide, médecin et philosophe juif , naquit eu Espagne vers l'année i i3(i de notre ère, et se rendit eu Egypte il devint le médecin de Sala- din. Les juifs lo re-gardent comme le plus grand écrivain qu'ait produit le rabbi- nisme. U est auteur d'un grand nombre d'écrits. Celui-ci est ordinairement cité sous son titre hébreu de Méré nehokim, ou Guide des égarés. Il a été ainsi appelé parce que son objet est principalement de tirer d'embarras les personnes qui, dans l'interprétation de l'Écriture sainte, ne savent pas trouver la vraie voie, hésitant entre le sens littéral, qui blesse quelquefois la- raison, et le sens allégoiique, qui ii'e«t pas toujours d'accord avec la religion ; mais , en même temps , par les dévelop- [)ements donnés aux questions, l'ouvrage rentre dans la philosophie générale. Voilà pourquoi Tauteur, voulant qu'il fût lu non-seulement par les juifs instruits qui alors savaient tous l'arabe, mais aussi par les Arabes eux-mêmes, il le rédigea dans la langue de Mahomet.

C'est sur l'arabe que fut faite, sous les yeux mômes de l'auteur, uneMraduction hébraiqne.par le rabbin Samuel Den-Thibbon; plus tard une traduction latine fut faite sur rbébreu, et voilà comment l'ouvrage fut mis à contribution par saint Tho- mas d'Aquin et Albert le Grand. La version hébraïque et la version latine furent imprimées dans la suite; mais la première ne rend pas toujours Toriginal d'une manière claire, et la seconde manque d'exactitude. Le texte arahe paraît ici pour la première fois. U e^sl publié d'après les manuscrits des bibliothèques d'Oxford et do Leyde. La traduction française se tient aussi près du texte qu'il est possible; pour les notes, elles sont critiques, littéraires et explicatives.

Sous ces divers rapports, personne peut-être en Europe ne se trouvait placé dans d*aus8Î bonnes conditions que M. Munk. M. Munk est juif, et il sait non-seulement l'hébreu, mais l'arabe; de plus il s'est occupé toute sa vie de matières philoso* phiques. Enfin* VL Munk a été pendant quelque temp employé au département

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des manuscrits de la Bibliothèque impériale, et il a rédigé en grande partie un non- veau catalogue des manuscrits hébreux de la Bibiiotlièque. S'il a quitté cette posi- lion, c^est parce qu^il a été frappé par la plus gronde des inûrmités, la cécité. En ce qui concerne Touvrage lui-même, on sait quelle est son importance pour Texégèse et la théologie biblique, et combien il est riche on renseignements sur Thisloire de la philosophie au moyen âge, notamment par rapport aux Arabes. Aucune des question^ qui intéressent le théologien n*y est passée sous silence, et^ bien que les so^ lalions données par Tauteur soient généralement basées sur une exégèse allégorique et sur une métaphysique qui a fait son temps, elles nous offrent souvent des traits de lumière qui peuvent encore aujourd'hui nous servir de guides. Comme fondateur d*une théologie rationnelle, Maimonide a exercé sur ses coreligionnaires une in- fluence <léci5ive , dont les conséquences se font sentir encore aujourd'hui. L'ouvrage entier aura trois volumes. C'est M. James de Rothschild qui fait les frais d'impres- sion.

Voyage à la côte orientale d'Afrique, exécuté pendant les années i846, \%k'j et i848, par le brick le Ducouëdic, sous le commandement de M. le capitaine Gail- )ain; puUié par ordre du Gouvernement Tomes I et II; Paris, Arthus Bertrand, 1857, deux volumes grand in-S** et allas grand in-folio de 60 planches. (L'ouvrage oomprendra trois volumes.) Les côtes de l'Afrique orientale, dont M. le capi- taine Guillain publie en ce moment la description, étaient visitées, sous la domi^ nation des Plolémées et sous celle des empereurs, par les navires grecs et romains partis des c6tes d'Egypte. Elles le furent plus tard par les navires arabes et persans partis, soit de l'Egypte, soit des côtes occidentales de l'Arabie, soit aussi des detix rives du golfe persique. On peut consulter à ce sujet la Relation des voyages des Arabes et des Persans à l'Inde et à la Chine, an ix' siècle de notre ère, publiée par M. Reinaud. Quand Vasco dcGama lit flotter pour la première fois l'étendard por- tugais dans ces parages, il trouva les Arabes répandus partout, et ce fut de leur part qu'il rencontra le plus d'opposition : en effet , les Arabes servaient d'intermédiaires pour le commerce des épiceries entre l'Europe et l'Asie orientale. Mais, Iprsque le cap de Bonne-Espérance fut franchi et que les Portugais eurent tracé la route de l'Inde , de la Malaisie et de la Chine, il devint plus simple d'aller chercher directe- ment les épiceries dans les lieux de production. Dès ce moment, les côtes de l'Afrique orientales furent à peu près délaissées. Les navires européens , arrivés au cap de Bonne -Espérance, cinglaient vers le nord-est pour se rendre dans la pres- qu'île de l'Inde, à Sumatra, à Java ou en Chine. D'une part, les possessions des Por- tugais à Sofala et k Monbase perdirent presque toute leur importance; de l'autre, la partie de la côte située au nord , laquelle n'a jamais 'été productive , fut complè- tement négligée et devint presque inconnue. Le gouvernement anglais fit faire, en i8a3 et en i8aA, une exploration de ces côtes au point de vue hydrographique; mais celte exploration était loin de répondre k ce que la science de la géographie et les besoins du commerce sont en droit de demander. La découverte de la naviga- tion à vapeur vint reporter l'attention sur ces contrées jadis plus favorisées. On sait que le gouvernement anglais, pour accélérer ses communications avec ses immenses possessions de l'Inde, a fondé un service de bateaux à vapeur entre Suez, d'une part, et, de l'autre, Bombay, Ceylan, Madras, Calcutta, Singapour, etc. Les avan- tages qui sont résultés de cette rapidité de communications ont fait songer k établir une autre ligne de bateaux à vapeur entre Suez et l'Ile de France. De son côté, la France, qui, outre l'île Bourbon, Mayotte et d'autres îles voisines, possède quel- ques portions de territoire sur les côtes de Madagascar, comprenait dès lors combien

'niS JOURNAL DES SAVANTS.

il serait imporlanl (rélablir aussi par la mer Rouge et les côtes de TAfrique orien- tait' >02k rvlnlioiis avec les colonies ({ui lui app«artiennent dans ces parages. Plus tard o%t \cn\ic question du percement de risllime de Suez, question immense et qui .1 elle seule e>l de nature à modilier prolbndëment les voies actuelles du commerce. Vax iSibt le gouvernomcnt français jugea d'une bonne politique de se préparer à la situation nouvelle que les événements faisaient prévoir. Il résolut d*entreprendre une exploration des côtes de TAfrique orientale, considérée à la fois au point de vue hydrographique et au point de vue des besoins du commerce. Sous le premier rapport, il s*agissait de prendre noie de la direction des côtes, delà profondeur des eaux, des lieux ensablés, de Texistence des courants. En ce qui concerne ie com- merce, il s'agissait d'exposer d'une manière précise ce que chaque localité peut fournir et ce qu'elle est susceptible de recevoir du dehors. Pour une mission aussi délicate, le gouvernement fit choix de M. Guillain , qui déjà avait navigué plusieurs fois dans ces parages. M. Guillain, à son retour en France, présenta au ministre un mémoire développé sur les résultats de ses explorations en ce qui touche les intérêts commerciaux de notre pays; mais, avant de publier Tensemble de ses observations , il se réserva de les contrôler et de les compléter par une étude appro- fondie des faits du même genre qui avaient été recueillis avant lui. Telle est la cause du retard que cette grande publication a éprouvé. Le premier volume porte pour titre |>ariicidier : Exposé critique ths divenes notions acquises sur l'Afrique orientale depuis les temps les plus reculés jusqu'à nos jours. Les témoignages qui nous sont par- venus des voyages faits dans ces mers par les Grecs, les Romains, les Arabes et les navigateurs modernes, y sont rapportés et discutés. La relation du voyage propre- ment dit ne coiuuicnce qu'avec le deuxième volume; elle l'occupe tout entier, et remplira aussi le tome troisième. Dans cette première partie de la relation, M. Guil- lain arrive à Tilo de Zanzibar, qui, dans les temps modernes, a acquis de l'impor- tance, et il en donne une description qui semble complète. De il fait une excur- sion sur les côlcs de l'Inde, à Diu, à Surate, à Goa et dans l'Ile de Soco'Iora, pays qui tous .rappellent des souvenirs et méritent, au point de vue actuel « une sérieuse attention. Dans ses cxpost^s et ses discussions, l'auteur mène de front Thydrogra- phic, la géographie, l'étude des nururs, l'histoire, l'état du commerce, et, grâce aux recherches apiirufondics qu'il a laites depuis son retour, ces diverses matières, qu'il est rare de trouver réunies, sont ici rapprochées, contrôlées les unes par les autres, et n(:c(>m()ngnécs des corollaires qui en découlent. L'atlas se compose de vues de villes, de plans, d'armes, d'ustensiles, de portraits d'indigènes pris au da- guerréotype <'t lithographies. On y trouve, de plus, quelques caries gravées pour le (^omplo du ininislrre de la marine.

TABLE.

Lnltrnii il» Jeun (ialviii , c.tr. (/i* urticlc de M. Mignct ) 405

V«yiiB«*a tU'.n |iMoriiis Ijouddliiaics, etc. (2* article de M. Barthélémy Saint- Hiliiin». ) 423

hnliiiri:!!»» l'ipi^riiiuMituIrs Hur lu végétation, etc. (7* article de M. Chevreul.). 437

Difi IMiiMMiixiiT, rtr. (V article île M. Qualrriuère.) 451

Miiiivnll»! lilléruiri'tt 4(^4

FIN DE LK TABLE.

JOURNAL

DES SAVANTS

AOUT 1857.

Lettres de Jean Calvin, recueillies pour la première fois et pur bliées, d'après les manuscrits originaux, par Jules Bonnet. Paris, i854t librairie de Cb. Meyruis et Compagnie, 2 vol. in-8^

CINQUièMB ARTICLE ^

Le château d*Âmboise, dans lequel les Guise s étaient enfermés avec le jeune roi François II, était d*un accès difficile. II s élevait sur un rocher assez vaste , flanquant la rive gauche de la Loire et formant une esplanade dont les bords étaient presque à pic dans la plus grande partie de sa circonférence, et doù l'on dominait le cours de la Loire au nord et la forêt dÂmboise au sud. Le rocher était de forme longi- tudinale, et le château quy avaient construit les anciens comtes d'Anjou, qu'avait réparé et fortifié Charles VII en i4ai, et auquel Chartes VIII avait ajouté, trois quarts de siècle auparavant, deux grosses tours, Tune du côté de la rivière et l'autre du côté de la forêt, s'étendait de Test à l'ouest. Vers sa partie occidentale et à ses pieds était la petite ville d'Âmboise, qui était entourée de murailles et qu'il fallait assiéger, si l'on n'y était pas introduit. La possession même de la ville n entraî- nait point la prise du château , dont il était plus malaisé encore de se

' Voyez, pour le premier article, le cahier de décembre i856, paee 717; pour le deuxième, celui de février 1867, page ga; pour le troisième, celui de mars, pige i56, et, pour le quatrième, celui de juillet, page 4o5.

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470 JOURNAL DES SAVANTS.

rendre maître. On ne pouvait y pénétrer que par des tours faciles è garder et par des ponts-levis jetés sur les fosses qui le rouvraient te rocher taillé c^ pic n'en défendait pas Vabord. Le 6 mars, toute la cour fut sous les armes. Ce jour-là et les jours suivants, la place d^Aoï- boise fut fermée et défendue comme si fennemi eût été à ses portes et que le roi y fut menacé d'un siège ^

Dans ces moments de vives alarmes, d'après les conseils de l'amiral Goligny ^, qui venait d'être mandé à la cour sur les instances de la reine mère, poussée à la modération par la crainte, et de Tavis du chancelier Olivier, que son équité et sa clairvoyance auraient, s'il n*avaitpas été si faible, disposé non-seulement à suspendre les poursuites contre les dis- sidents, mais ù leur accorder une entière tolérance, le duc de Guise et le cardinal de Lorraine consentirent à un édit d'adoucissement dans la persécution. Ils espérèrent apaiser par la secte poussée à bout et de- venue entreprenante des réformés. François II avouait, dans cet édit, que , à son avènement à la couronne, ayant trouvé la plupart des provinces troublées par des dissensions religieuses et par la licence des guerres passées, agitées par des prédicants venus de Genève, inondées de livres qui étaient apportés de cette ville hérétique, et dont on avait infecté le peuple de son royaume, il avait, conformément à ses devoirs et aux or- donnances, fait procéder avec rigueur contre ceux qui avaient été pris par la justice et reconnus sacramentaires. Mais il ajoutait que le nombre des prisonniers arrêtés, pour avoir été entraînés avec simplicité et igno- rance dans les assemblées illicites des prédicants , ou qui avaient pris part à l'administration de la cène et du baptême , selon l'usage de Genève, était trop grand, et l'obligerait, s'il voulait agir rigoureusement, à verser trop de sang, ce qui répugnait à son naturel et à son âge, et qu'il s'était dès lors décidé à user envers eux de clémence et de miséricorde. C'est pourquoi, de l'avis de la reine, sa mère, des princes du sang, d'autres

' «Desto ha avido tanta alteracion en lodos, y dado tantas mnestras deUa como

si turieraa un exercito enemîgo â las puertos porque aquellos dias que tenian

aviso que se avia de intcntar la conjuraclon, cncerrandose en el palacio llamaron « los cavaileros de la orden que le velassen redoblando las guardias ordinarias dd « rey chr"*" y del palacio, no dexando entrât en el a quieu no fuesse muy oonoddo •y *egur. > Dépècne de Ciiantonnay, du 19 mars. Tous les historiens contem- porains prétendent que les Irois Châlillon vinrent en luôme temps à la cour; cesl inesact. Le cardinal y élail déjà. Dans une iellre qu il écrit, le a6 février, à son oncle le connétable, il lui annonce que Tamiral, son frère, a été mandé à cause des affaires d'Ecosse. Ms. Béthune, n' 867/4, fol. aa v*. Quant à d'Andelot, il nai^ riva que Je i5 à Amboise, longtemps après Coligny. Dépêche de Ghantonnay , du ig mars.

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grands, princes et seigneurs de son conseil, de son chancelier, il leur donnait une amnistie générale, à condition quils vivraient désormais en bons catholiques. Il n'en exceptait que les prédicants et les conspira- teurs contre sa personne, sa famille et son Etat. Cet édit, donné à Âm- boise, le 8 mars, et vérifié en toute hâte à Paris, le 1 1 , pai^ le parle- ment ^ était à la fois tardif et insuffisant. Il ne devait pas arrêter les conjurés qui étaient en marche, et rassurer les protestants qui, pour sortir de prison ou pour ny être pas jetés, étaient réduits à abjurer leur foi religieuse et à rentrer dans TEglise catholique.

Du 6 au 9 mars, les Guise s'étaient tenus constamment sur leurs gardes. Ils avaient fait mettre à la torture^, avec quelques hommes suspects qu*on avait déjà arrêtés sur les bords de la Loire, les prison- niers mystérieusement amenés de Vincennes. L*Ângevin Soubselles et rÉcossais Stuart y avaient été appliqués quatre fois, et si rudement, que le dernier y avait eu le bras cassé. Rien n'ayant été dévoilé par eux, et personne ne se montrant, les Guise, qui avaient mandé quatre cents hommes d'armes, fait monter Sipierre, gouverneur des frères du roi, vers Orléans, pour y lever des troupes, descendre le comte de San- cerre vers Tours, pour surveiller le cours inférieur de la Loire, com- mencèrent à se rassurer. La confiance leur revint, et, le lo mars, ib permirent au jeune roi de sortir du château il était confiné, pour aller à la chasse^.

L'entreprise semblait manquée et, certainement elle était compromise. Calvin en augurait plus mal que jamais; il était dans la plus grande anxiété sur son issue. Il en connaissait l'époque, bien qu'il en eût dé- sapprouvé le dessein; aussi écrivait-il, le 2 3 mars, à Jean Sturm ins- truit de la conspiration, à Strasbourg, comme il l'était lui-même à Ge- nève : « Ce qu'ils ont conçu follement , ils l'ont accompli puérilement. ((Je regrette maintenant leur molle inaction; ce qu'ils avaient résolu «d'exécuter avant les ides de mars, je sais que cinq jours après ils ne (( l'avaient pas tenté encore. De moment en moment nous nous atten- « dons à apprendre ont abouti leurs magnifiques efforts^, n

^ Mémoires de Condé , 1. 1, p. 335 à 337. Lea noms de tous ceux qui ont pris pari au conseil dans lequel Tédit a été accordé sont exactement indiqués. * Dépêches de Throckmorton , du 7, et de Chontonnay, du 10 mars. * « En este alboroto ie cestuvo ha»ta quairo dias, despues commenço el rey a salir k caça. » (Dépêche éa « 19 mars, B. 11, n*' 111 à 116.) ^ « Quod stulte agitaverant, pueriliter deinde «aggressi sunt. Nunc me ignavias eorum piget, quia quod anle idus marlias exeqoi «slatuerant, sao nondum tentatum fuisse quinque post diebus. Nunc in singôla « momenta expectamus quorsum magnifici eorom conatus eruperint. » (Lettre ms» arch. eccl. de Berne.)

60.

'i72 JOURNAL DES SAVANTS.

Calvin ne se trompait pas. Il n'y eut rien de moins bien conduit et de plus confus que cette entreprise téméraire et désordooDée, dont beaucoup d'iiistorlens ont fait, avec trop d*imagination , le complot le plus savant et le mieux ourdi. La découverte inéntable qui en était ve- nue du dehor:» vi que confirma du dedans, vers les derniers jours de février ou les premiers jours de mars ^ Vinfidélité d*un avocat protes- tant, de Paris, nomme des Aveneles, chez lequel logeait La Renaudie. dans le faubourg Saiut-Gormain , et qui, après en avoir reçu de la Re- naudic mcinc rentière confidence, lavait dénoncée en h faisant connaître avec plus de détail au cardinal de Lorraine, rendait toute surprise dé- sormais impossible. Il n en était pas de même d'une attaque. Bien qu'a- vertis du danger, les Guise avaient assez faiblement pourvu à leur défense, et, si les conjures avaient mis assez de concert dans leur arrivée et d'ensemble dans leur agression , ils auraient eu quelque chance de réussir. Mais, soit que les chefs du complot eussent été contraints, par le déplacement de la cour, qu ils apprirent tard , de changer les rendez- vous de leurs troupes, soit qu*il leur fût malaisé de conduire cellesnâ des diverses parties du royaume sur les bords de la Loire aussi vite qu'ib l'avaient cru d'abord , ils avaient retardé de dix jours Texécution de leur entreprise, qui fut renvoyée du 6 au 1 6. Toutefois, s*ils en ajournèrent répoque, ils n'en modifièrent pas le plan, et ils conservèrent encore Tespérancc do surprendre ceux qu'il était devenu nécessaire et qu'il n'était pas moins dilTiciic de vaincre.

Os s'étaient mis en marche des diverses provinces, par petites troupes, portant leurs armes et leurs munitions dans des ooflres et sur des bêtes de somme. Ils s'acheminaient avec confiance vers les bords de la Loire, soit h travers champs, soit au milieu des villes qni les laissaient passer sans obstacle, et dont quelques-unes, comme Orléans et Tours, au-dessus et au-dessous d'Amboise, les logèrent et leur four- nirent des vivres. Mais parties de points si inégalement éloignés, elles ne purent ni se trouver en même temps sur le même lieu, ni s*y entendre pour y agir de concert. Les unes y arrivèrent trop tôt, les autres y parvinrent trop tard. Les premières parurent dès le la mars. Le comte de Snncerre surprit ce jour-là vers Tours une petite troupe, k laquelle il fit dix-huit prisonniers, et le surleudemain on arrêta dans les champs, à deux lieues d'Amboise, une autre troupe qui, dans sa oon-

' U ne put pas Tavoir divulguée plus tôt. Lui-même dit au cardinal de Lorraine, d'après Régnier de li Planche, que dedans dix oa douze jours» ce serait fait omfiiBs» p. m.

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fiance, annonça la venue prochaine de cinquante mille hommes ^ Ces deux bandes furent suivies de près par une trentaine de gentilshommes ou de vieux soldats, à la tête desquels se trouvaient le baron de Cas- telnau Chalosse, le capitaine Mazères, et Raunay, le maître du château de Noisay, situé à une lieue d'Âmboise et principal rendez-vous des conjurés. Ils entrèrent dans le faubourg de Tours et sy logèrent. Le comte de Sancerre, fort bien accompagné, entreprit de les saisir ou de les expulser; mais ils lui résistèrent avec vigueur. Le comte de San- cerre ayant, au nom du roi, appelé à son aide les habitants de Tours sans qu aucun ne bougeât, n osa point s engager entre une bande dont il ne connaissait pas la force et une ville dont il redoutait la défection. Il n'attaqua dès lors point Gastelnau qui, de son côté, profita de la nuit pour sortir de Tours, traversa la Loire, quil remonta par la rive droite jusquà la hauteur de Noisay. Le i5 mars au matin, il était avec les siens dans ce château, il attendit les autres conjurés^.

C'était la veille du jour définitivement fixé pour lexécution du com- plot. Les Guise, qui avaient envoyé le comte de Sancerre à Tours, le maréchal de Thermes à Blois, qui avaient chargé leurs zélés partisans, Sipierre et Villegomblain, de rassembler avec une grande diligence le plus d'hommes de guerre et de gentilshommes armés qu'ils pourraient, et qui firent partir un peu plus tard le maréchal de Vieilleville pour Oriéans, instruits du passage de Gastelnau à Tours et de sa présence à Noisay, tombèrent de nouveau dans de profondes alarmes. La défiance s'ajouta à leur crainte lorsqu'ils virent arriver le même jour^ à Âmboise le prince de Condé et d'Ândelot, qu'on soupçonnait de conduire ou de favoriser Fentreprise. Ils veillèrent à la garde du château avec plus d'anxiété encore qu'ils ne l'avaient fait le 6 , et l'un des témoins de leurs dispositions et de leur épouvante en retrace ainsi le saisissant tableau : « Cest une merveille de voir dans quel état de crainte et de «confusion ils sont, eux qui, en d'autres temps, n'ont pas eu peur de «grandes armées de cavaliers, de fantassins, et de la furie tonnante des « canons. Je n'ai jamais vu des gens plus terrifiés et qui de moment en m moment s'abandonnent davantage. Ils ne savent sur qui ils peuvent

' « Respondieron muy confiados quales nos veys , y por le mismo vereys antes de

machos dias cinquanta mil hombres. » Dépêche de Chantonoay, du i g mars.

* Dépécnes de Throckmorton à Elisabeth, du ai mars, dans Forbes, t I, p. 376 k 38o; et de Cbantonnay, du ig mars. -^ ' « Ayer, t dit Chantonnay dans la partie de la dépêche qu*ii écrivait le 16 et qu*il ne ferma que le ig, «liegaron a esta « corte el principe de Conde y Mos' de Andelot. t ( Papiers de Sitnancas, B. 11 , n** 111 à 1 16.)

/|7/| JOlJltNAI- DKS SAVANTS.

" « oifi|il«'f . ru tU' (|iii lU floiviTit M! fl/;(if'r. lU envoient, puis ils rappeUent; " lU liHiMi'nt foiiHifiix iiiuf{ii<'|iiilfi iiiontnsnt de la confiance aujoiird*bai, "l'i i|ii'i|ii «iift|M'f l<'ioiif fl«'rri»iri'.

'l'iMiliiloin. iliinn Inii U'oiihlc, Ivn (îiiiftc prirent encore mieux lean MK'Min'f'fi (|iM' III' In lii'iMil Irn rdrijiiiiïH. (Croyant leurs ennemis plus nom- Im'i>iu ii| iiiK'iu pit'*|);iiV*A, Mi|ipoMuit cpril.H arriveraient tous en même Imiipii pour |iiiiliri|H'i- ii iiiir iifljif|ii(ï rominune, Ils dëpechèrent vers Jourii \v iiiiiiri liiil lin Siiiiil AikIi'i^ iivrr trois c:rnts hommes d*armes *• iilin il'y lui iiliKi le f'iiiiiii* ili* Suiimrr ri i\r. leur fermer le passage de lu liiilrii, iMi fli'nftniiN irAiiiiioific-. liV ini^nir jour ils envoyèrent leur piiriMil •liii'iiiit'N fl«* Savoir , dur ilr NriiiourH, avec une troupe un peu

Siiiia liirin ilrviiiil NiiiNn>'\ l.i* dur de Nrinours, après avoir surpris iliiAi^ri^N i«t itiiniiiiv 1*11 il(»luirN du rliAto.iu, invostil le château lui-même. Il i^iilni v\\ |HMii'piuiiM' nvrr <!a?»lrln;ui, cpril invita & se rendre sans iiiiuiu luiim^» dr Kr.iii<,'oi!« II. puiïii]n*il prc^tendait n*avoir d*autre inten- II«iim|UimIi* lui piOiiriilrr uiio ivipii^tr. iM s rire armé uniquement pour Vouvrir do lono vom lo \\\\ un arot^s quo formaient à ses fidèles sujets li^ prinro^ do Ki ui«u»oii «lo l.orr;iiiu\ Sur fassurance quil serait re^ |^u' lo iMi ot i|n*il \w lui ;irrivorait .airuu mal. le trop crédule Castebum no \\\\\ (\\oo i«'\ MtMi!^ ontiv lo> luaiu^ du duc do Nemours, qui les ooii- duiMt A ViuhiM^,' \ lour;uri\oo. aulioudotiv présentés à François II , \U fuivut jotox ou pri!«\Mi. (0 nuuupio do foi les indigna sans les ind- muhH\ ri. M'ufon;uU .i\«v uno .^piuiJitn^ tiorto U justice de leur canne, ih ^>iV|MMui.i\'iu A oou\ qxu los inoiM^^^Aiout do U mort dksstÎMe aux ^vls^lKvx, q«'îN olAîont >our> jvmu* jjlonhor lo Seigneur^

l.«^»^%u\^o \^o s'oxuvut (SMui or.ANTV \\^ntro '.ours prisonnier». Le fijA W^.^v vt^\\\yi\\\ ;-V)^ Ktxuu: 1!> ONSJx^r^'nt mô;i^o do ie dùsiper par

«)>i^Nu\Mi^ >\HA.txîîo O",; vvv<:>;,* xS ,:a h^w-n^ifs •i:î Aivfv^af dansies boas is*i' ^^^ >»^x .A>^;> *;o U \\>*nx^,' c"- ot: a\ r^-t:rïf«î: va omt Les

^îl>HN*H.i'« ^11 Hiv\K'' * ii:*f\: Aif •\ir4tfctantr A :v»r fc*

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envoyés pour les surprendre dans leur halte leur enlevèrent aisément les arquebuses et les hallebardes dont ils étaient armés, et les menèrent comme un troupeau de moutons^ dans Âmboisc. François il leur parla avec douceur dune fenêtre du château, et, sauf trois ou quatre de leurs chefs, il les renvoya tous, après avoir fait distribuer un écu à chacun d*eux^. Lorsqu on les questionnait sur le motif qui les avait ame- nés de si loin, ils répondaient que c était pour dire au roi de les laisser dans le chemin de leurs âmes', et ils ajoutaient que, sur Tordre venu de Genève et sous Timpulsion de toutes leurs Églises, il en viendrait bientôt quarante mille de tous les lieux du royaume autour d'Âm- boise ^.

Les Guise le craignirent. Mais ces ennemis de leur domination, qu'on annonçait comme devant se presser en si grand nombre et avec une obéissance entreprenante autour d*Âmboise, n*y vinrent qu*une seule fois avec peu de monde et dans Tespérance obstinée de surprendre le château. Le dimanche 1 7, à laube du jour, cent cinquante cavaliers bien montés et bien armés ^, que commandaient le capitaine picard Cocque- ville et la Roche-Chandieu , frère du ministre protestant de ce nom, arrivèrent par la forêt et se présentèrent aussi hardiment qu'inopinément vers l'église des Bons-Hommes, très-rapprochée du château. Â la confiance qu'ils montrèrent, on eût dit que, comptant sur l'appui qui avait été an- noncé aux conjurés du dehors de la part des conjurés du dedans, ils at- tendaient qu'on les introduisît dans la place. Le point parut cette troupe audacieuse n'était pas éloigné du château. A sa vue, il y eut une vive agitation et Ton cria soudain aux armes I aux armes I à cheval I à cheval^ ! Les conjurés avaient mis pied à terre; mais, après quelques moments d'attente sans que personne de la ville ou du château les secondât ou

^ . . Y quitandoles las armas los truxeron al Castillo como cameros. t (Chan- tonnay, dépêche du ig mars.] * Dépêches de Chantonnay et de Throckmorton. ' . . « Dizen que venîen para nablar k su rey que les dexe en el camino de la salva-

don de sus animas. (/6iii. ) ^ ... « Mas dizen que los han echado de Ginevra y « aue los que los mandan les tienen dada orden que para tal dia se hallen cerca « aeste lugar y que pocos à pocos los seguira toda la compania , que son mas de tqoaranta mil hombres, de los quales tienen hecha nomina por todas sus Iglesias

que elles dizen en las quales han hecho sus juntas. t (Ibid,) * . .«When tunloked for, the xvii in the morning, about four of the clock, there arrived a «Company of i5o horsemen wett appointed, who approached the court gaies, t Dépèche de Throckmorton k Élisabeln« du a 1 mars. (Forbes , Î611I.) * Wherupon « tliere was sach an alarme and ronnyng up and downe in the court, as if th*enemies «èacamped about theûi faad soug^t to make an entry into the Caslle, and there « Wié cryîng to hofte, U> hcNTse. (ilM.) Cbantonnay, dans sa dépêche du 1 9, fait à peu prà le même récit

k -.

JOURNAL DES SAVANTS.

c.a vHk\ni, voyant que , loin de s unir à eux, on tirail au contraire sur CUV. lU i{och;irg^rent quelques coups d'arquebuse contre la porte des Koii3-Uoinmos, remontèrent à cheval et disparurent. Us furent pouc- ^iûvi& par les hommes darmes de la cour qui en prirent quelques-uns dont les chevaux avaient été atteints de coups de feu ^ Pendant toute cette journée, on fouilla les bois et les villages à Tentour d*Amboise, et« du matin à la nuit, on surprit des bandes de dix, de vingt, de trente con- jurés, qui, sans direction et au fond sans chef, ne pouvaient pas se réunir et ne savaient pas même se garder^. On les conduisit pêle-mêle au château , les Guise, ayant aperçu parmi eux quelques-uns de ceux qui avaient cté relâchés le jour précédent, perdirent toute pensée d'in- dulgence et commencèrent d'impitoyables exécutions. Ils firent pendre quelques-uns de leurs prisonniers aux créneaux d*Amboise^ et noyer les autres dans la Loire, après les avoir enfermés dans des sacs*. Tous ces malheureux mouraient avec une fermeté pieuse et en chantant des psaumes ^.

Bien que la tentative fort peu sérieuse du 1 7 au matin eût moins été, de la part des conjurés, une attaque qu'une apparition, elle fut la seule qu'ils hasardèrent. Le prince de Condé, auquel avait été confiée la garde d'une porte d'Amboise, conjointement avec lun des frères du duc de Gube, le grand prieur, mis à côté de lui^ pour le contenir an besoin en paraissant le seconder, n'avait rien pu ou voulu entreprendre en faveur de ceux dont on le croyait le chef. Son jeune parent, Fer- rières de Maligny, qui se trouvait dans Amboise et à l'aide duquel les conjurés espéraient sans doute y pénétrer, n'avait pas été en mesure de leur en ouvrir Taccès. Il se hâta alors de fuir sur un cheval qu'il se lit donner par Téouyer du prince de Condé, et on le poursuivit sans pouvoir l'atteindre ''. Il n'y eut, le 18 et le 19, jours marques par de cruelles sévrritrs, aucuni* agression; les princes lorrains cependant étaient loin de rraire tout fini. I^e duc François de Guise, déjà grand rhambcUan et grand maître, avait reçu les pouvoirs militaires les

* Dépèclics déjà cilccs de Throckmorton et de Chantonnay. * Ibid. ' tHan ftcomonçado a aliorcarlos de las alnicnas del Castillo, mas scgun los muchos qae

traen presos creo que tomaran espcdiente de ccliarlos en el rio que de olra manera aunca acabarian de jiistiriarlos. » Dépêche de Chantonnav. (Ibid.) * ThrockmortOD, dép6clio du a 1 mars à Elisabeth. ^ * « Ail wliich dyed very assuredly and conf-

laiiliy for roligion in singing of psalmîs. » (Ibid.) * Mémoires de Catlelnaa- Mauvîuièro, qui était en ce moment a la cour, liY. I, ch. vni, éd. in-fbl. de 1731. 1- ' Commentaires de lestât de la religion et république, sous les roys Henry et Prtmçais seconds et Charles nrnfvivmc, par le président Laplacc, édition de i565, p. bi.

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plus étendus par des lettres patentes du 17, qui le nommaient lieute- nant général du roi ^ Il disposait ainsi de toute lautorité de la cour et de toutes les forces du royaume. Ses frères et lui craignaient que le péril ne se fui accru en paraissant s*éloigncr, et que l'attaque, dont la démonstration du 17 ne leur semblait qu un prélude, ne recommençât bientôt avec des troupes plus considérables et mieux conduites. Ils supposèrent que les conjurés, au lieu de se faire prendre isolément et successivement, se ralliaient à une certaine distance d*Âmboise pour se porter ensuite en masse contre le château et Tenlever. Gomme ils nes*y sentaient pas très-forts et quils ne s'y croyaient pas assez en sûreté, ik furent sur le point d'en sortir, et de conduire le jeune roi ou vers le midi, du côté de l'Espagne, ou dans une place forte du nord^.

Us en étaient là, lorsqu'ils apprirent dans la journée du ao^, que le chef de la conspiration venait d'être tué et les délivrait par sa mort des craintes qui les agitaient encore. Une des petites troupes qui battaient les environs d'Amboise, et à la tête de laquelle se trouvait le baron de Pardaillan , avait rencontré La Renaudie suivi seulement de quelques hommes , dans la forêt de Château-Renaud , située à une certaine dis- tance de la rive droite de la Loire. La Renaudie , depuis plus de six jours que ses bandes arrivaient de divers points , n'avait pas paru encore sur le lieu des événements. Du moins on n'aperçoit aucun indice de sa présence. Il n'avait point été poiu* recevoir les conjurés et les réunir; il ne s'était trouvé, ni le i5 à Noisay, avec Gastelnau et Mazères, qu'il aurait empêchés de se livrer si imprudemment au duc de Nemours, ni le 1 7 devant Amboise , avec Cocqueville et Chandieu , dont il aurait prévenir l'impuissante démonstration. Il accourait fort tard, venant on ne sait d'où, pour tenter on ne sait quoi, lorsque Pardaillan l'assaillit

' Ces lettres patentes sont dans les Mémoires de G>ndé, 1. 1, p. 3ila à 346.

* ... «Loque hase sospechar que... se detienen para ponerse en orden y juntarse « para faazer mas cuerpo de gente. . . de que estan estos senore» tan confusos que no saben en que delerminarse. No estan fuera de parescer queel rey deFranda se vaya

secrelamente a algun lugar fuerte, etc. .. » (Cépéche de Chantonnay, du 19 mars.) * Tous les contemporains le font tuer avant : le piéstdent Laplace et Agrippa d*Auhigné, le 1 7 ; Régnier de la Manche, la Popelinière et Bèxe, le 18. U ne uit tué que le lo, vers la fin au jour, ou le ao, au matin. François U.dans sa lettre du ig au connétable de Montmorency, parle de la capture de Gastelnau, de Masères, de Ilau- nay, etc. [Mémoires de Condé, t. I, p. 346-3217), et il ne dit rien de la mort autre- ment importante de La Renaudie. Chantonnay et Throckmorton n*en parlent pas non i^us dans leurs dépêches à la date dn 1 g , tous les deux en parient k la date du ao. «... Parece que con la muerte de RermoUre. . . estos senores estan algo asosegados. > (Dépèche du ao mars, Papien de &mak€as, B. 11, n* i3o.)

61

47% JOURNAL DES SAVANTS.

4 si\ lieues d'Amboise. Pardalllan tira «on pistolet sur lui et le manqoa. 1^ Renaudio d'une main pi'is sûre, le perra de deux coups de dagae. mais en même temps il tomba lui-même abattu par un des soldats de PardailUn, qui ratteignît d un coup d arquebuse. Son coq» fbt porté à Amboise. ou il fut pendu le 20 devant la porte du château, arec cet écriteau: Lu Renaudiere $e faisant nommer La Forrestf aaiheur de laconspi- ratian, chef et rondnctear des rebellei *.

1^ conducteur fort courageux, mais aussi inconsidéré que peu pré- voyant do 1 entreprise étant mort, Icntreprise, déjà manquée, était tout i fait perdue. Le reste des conjures se dispersa. Ceux qui étaient dans le voisinage d Amboise s enfuirent, et ceux qui n*y étaient pas arrivés encore, instruits en chemin du sort de leur chef et de leurs compa- gnons. retouinèrent en toute hâte chez eux. Ils venaient avec si peu d'ensemble et de simultanéité, que, plusieurs jours après la mort de La Renaudie. le maréchal de Vieilleville attaqua cinq cents d'entre eux à peine arrivés près de Jargeau . à douze lieues au-dessus dXMéans; il leur tua environ cent vingt hommes, leur prit trois bateaux chargés d'armes et de poudre, avec trois fauconneaux et quatre arquebuses à croc^. Pleinement rassurés. les Guise, qui avaient déjà fait pendre une vingtaine de leurs prisonniers, jeter plus de cinquante antres dans la Loire, et qui en envoyèrent un grand nombre aux galères^ ordonnèrent alors le supplice des chefs qu ils avaient surpris an diâteau de Noisay. Castelnau, Mazères, Raunay, Villemongis-Briquemaut fiirent décapités en présence de la cour, qui courut h ces sanglants spectacles avec d'au- tant plus d empressement qu elle avait eu naguère plus f épouvante. Ils moururent tous en vieux et intrépides soldats, en nouveaux et ardents chrétiens^. Villemongis-Briquemaut, que Calvin n avait pas pu détourner de ce sort funeste, après s être mis à genoux, trempa les mains dans le sang de ses compagnons décapités avant lui, et les élevant vers le ciel : " Seigneur, dit-il , voilà le sang des tiens injustement répandu; tu ep feras ' la vengeance ^. »

Le prince de Condé, qu'avait compromis la fuite du jeune Maligny

' « The XX of thifl présent a capitaine amongs thèse rebellîs being bebre kiUed by

* such as went to takc hîin w.is hanged before the court gâte. There was a faillel set « upon ihe gihct conîf^yninj? ihese wordes : La Renaadierese faisant nommer LaFwrmU

* nuihêttr de la conspinthnn , chef et ccndurleur des rebelles. » ( Dépêche de Tbrockmoition du ai mars, dan^ Forbe», t. I, p. 376 à 38o.) * Mémoires de Vieillevilk, édîl. de Pcliloi , t. XXVII. p. iag à A32. liv. VIII. ch. vu. » Dépèche de Chanlonnaj k Philippe II. d'Amboise, le 3o mars. [Papiers de Simancas, B. 11, n* io4.) ^ iTodos niueren obstinados en su maU opinion.» (Ihii,) ' De Teffal de la religion, etc., Laplace, p. 53.

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sur UD cheval pris dans s^s écuries et qu avaient désigné les prisonniers dans leurs aveux , fut soupçonné, mais ne fut pas cette fois poursuivi. On le crut complice de la conspiration sans pouvoir le prouvera Ses coffres qu'on fouilla, les papiers de la Renaudie, pris sur son secrétaire La Bigne , qui , pour se sauver, livra tous les secrets de la conspiration , ne fournirent aucun témoignage direct contre lui. Il fit lui-même très- bonne contenance, et déconcerta ses ennemis en les bravant. Peu de tçmps après , le jeune François II ayant été conduit par la reine mère à Chenonceaux, le prince de Condé s approcha de lui, et, en présence des princes lorrains ses oncles , des chevaliers de Tordre et d'une cour nom- breuse, il le supplia de vouloir bien l'écouter un moment. Après avoir rappelé sa naissance, les services qu'il avait rendus, le peu d'égards qu'on montrait poiu* lui , et avoir laissé entendre que les affaires du royaume seraient aussi sûres dans ses mains que dans celles des Guise, il ajouta : « J'ai su qu'on dit à la cour que j'étais le chef des conspira- a t^urs contre la personne du roi mon souverain seigneur. Jamais rien «de pareil ne m'est entré dans la pensée, et je déclare, avec la per- «piission du roi, que qui que ce soit qui l'a dit en a méchamment et cfÊiussement menti. Je m'offre à le maintem'r contre quelque personne «que ce soit, grande ou petite, sauf le roi et ses frères, et, pour ce cas «seulement, je renonce à ma qualité, qui me sépare de celui qui ose- «rait soutenir le contraire ^. n

Pendant qu'il prononçait fièrement ces paroles , écrit l'ambassadeur d'Espagne à Philippe II, le cardinal de Lorraine troublé tenait les yeux fixés en terre , et ne dit pas un seul mot. Le duc de Guise répondit au prince qu'il ne pensait pas que Sa Majesté très-chrétienne eût ime telle opinion de lui, et que tout le monde devait se réjouir du témoignage qu'il donnait lui-même de ses bons sentiments. Cet acte d'audslce,. ajout^ait Ghantonnay, les uns le prirent pour une justification , les autres pour une bravade ^. Il grandit beaucoup le prince de Gondé dans l'opi- nion de ses ennemis comme dans celle de ses partisans.

^ François II disait lui-mèuie, dans sa lettre du g avril au roi de Navarre, que les prisonniers avaient déclaré que son frère, le prince de Condé, connaissait de- puis Icmgtemps toute Tentreprise et qu'il était de la partie. Mais, ajotttait*il, je me doubtay incontinent que, ou ces kelistres-là disoient telles choses pensant prolon- «ger leur vye, ou bien que cela ievr avoit esté donné à entendre par Maligny, qui «nest pas plus homme de bien queux. > {Mémoires de Condé^ 1. 1*, p. 3g8 à 4oa.) r* Ces mots, que rapporte Cbantonnay dans sa dépêche du lo avril à Philippe II. soAt à peu près semUables à ce que fcmt dire i Condé les historiens contemporains. Mais le récit de Tambassadeur, dans ce qui suit, diffère do cdui de la plupart des historiens. (Papiers de Simancas, B. ii, n* laa.) ' El cardêi^al estavà^ présente, te-

480 JOURNAL DES SAVANTS.

Telle fut la conduite et Tissue de cette conspiration, justement ap- pelée le tumulte d'Amhoise. Comme conjuration, Tentreprise n'était pas assez restreinte; comme agression, elle nétait pas assez bien concertée. Il fallait ou surprendre les Guise sans qu'ils fussent prévenus, ou les attaquer sans qu'ils pussent se défendre. Pour la surprise, un secret in- violable était nécessaire; pour Tattaque, une force irrésistible. Partici- pant à la fois de la conspiration et de la guerre , Tentreprise manqua et de secret et de puissance. La conspiration fut découverte, Tattaque fut déconcertée. Comment en eût-il été autrement? D'une part, comment conspirer en France , en Suisse , en Allemagne , sans que ceux contre lesquels on conspirait en fussent instruits; et de l'autre, comment tirer de tant de lieux une armée véritable, la conduire à travers la France sur les bords de la Loire, l'y faire arriver avec assez de précision, l'y fidre agir avec assez d'ensemble, pour déjouer les précautions infailliblement prises, et vaincre de haute lutte des ennemis préparés et disposant, pour se défendre, de toute la puissance royale? Le succès de l'agression n'était pas plus présumable que le succès de la surprise, puisque le complot ne comportait point la possibilité du secret, ni l'attaque la possibilité du concert. L'entreprise échoua donc paiement par la di- vulgation inévitable du projet, et par la confusion non moins inévi- table de la tentative.

Tout n était cependant pas fmi. Les protestants de France, que de- puis lors on appela huguenots, à cause des hagaenoU de Genève, qui avaient eux-mêmes reçu ce nom lorsqu'ils avaient été admis parmi les eidgenossen ou confédén^s de la Suisse, les protestants de France ne furent pas disposés à accepter leur défaite et à subir sans résistance de nouvelles persécutions. Le roi, ayant dit dans les lettres du 3i mars qu'il avait adressées au pariement sur la conjuration d'Amhoise, que cette conspiration, nagm^res découverte, avait été, par la bonté de Diea, soudM- nement rompue, ils réfutèrent ces lettres en les attribuant au cardinal de Lorraine. «L'orateur s'abuse, dirent-ils, cuidant que l'entreprise (qu'il

«niendo los ojos en tierra, sin liablar palabra, mostrando solamente descontenla-

miento de lo que pnssava. Mons. de GuKsa respondio al principe que él no penaava

que Su Magestad chrislianissima tuvicsse tal opinion del y que touoa se devuin bol-

gar del teslinionio que dava de su bucn animo. Mnclios de los que cstaran preten- tes notaron la propucsta del principe y lo que se le respondio. Algunos toman aile «liecho del principe porjustiricalion, olros por fiero y por manera de bascar occa* « sion de mas dessabrimieiilo si alguno respondiera o hiziera cosa contra el principe, «Wendo su parcntela, la amislad y deudo que (iene con el condestable y la mmhi

présente que qualqnier cosa bastaria para levantar nuevas rebaeltas y alteraciones. » [Papiers de Simancas, B. ii, n* laa.)

AOÛT 1857. 481

«appelle conspiration) ait esté soudainement rompue. Car tant que le «roy sera en bas aage et ne gouvernera son royaume par soy-mesme, c( ni par légitime conseil , ceste entreprise ne sera rompue , ains taschera- at-on tousjours de faire justice de la tyrannie, cruauté, rapacité, des- « loyauté, ambition, orgueil insupportable et avarice insatiable de ceux « de la maison des Guise, n Ce qu'ils annonçaient, ils le firent, et, après avoir échoué dans une conspiration contre la cour, ils essayèrent d un soulèvement dans le royaume.

MIGNET,

[La suite à an prochain cakier.)

Nouvelles recherches sur devision de vannée DES anciens Égyptiens, par M. Henri Bragsch. Berlin, i856.

QUATRIEME ARTICLE ^

Dans les articles précédents, nous avons établi tous les caractères numériques et physiques de Tancienne année égyptienne , telle que Vhis- toire et les monuments nous Font transmise. Nous connaissons le nombre de jours qui la composent; sa subdivision en is mois de 3o jours complétés par cinq épagomènes; la notation symbolique attachée à ces mois, laquelle, à certaines époques périodiquement distantes, les met en exacte concordance avec la série annuelle des phénomènes météo- rologiques et des travaux agricoles qui est propre au climat de TEgypte ; tandis que, dans les intervalles de ces époques, les mêmes relations, toujours exprimées , ne subsistent plus que par souvenir. Enfin , nous avons reconnu que ce calendrier, assemblage unique d'éléments chro* nométriqués et d'indications phénoménales, s'est invariablement con- servé en Egypte pendant une longue suite de siècles, sous la double autorité du gouvernement et de la religion. Il faut maintenant chercher s'il a été primitivement institué dans l'état complet sous lequel il nous est parvenu , ou si les cinq épagomènes qui sont en dehors de la nota-

' Voyez, pour le premier article, le cahier d^avril, page aai; pour ie deuxième, celui de mai, page a88 ; pour le troisième, celui de juin, page 353.

482 JOURNAL DES SAVANTS.

tion des mois, n'auraient pas été postérieurement ajoutés à une année de 36o jours d*abord en usage. Enfin, dans l'obscurité absolue ou l'histoire nous laisse relativement à son origine, il faut tâcher de décou- \Tir par nous-mêmes^ jusqu'où on peut la faire remonter.

Pour entrer directement dans cette recherche , sans y mêler d'hypo- thèses, je prends Tannée vague égyptienne, telle qu'elle est écrite, et qu'elle nous est parvenue; puis je la reconduis en arrière, suivant ses propres lois, indépendamment des applications physiques ou religieuses qu'on a pu en faire . et je remploie comme une échelle numérique de temps, qui peut être identifiée dans toutes ses parties avec notre calen- drier moderne par les éclipses que Ptolémée nous a transmises datées en jours égyptiens. Remontant alors à l'aide du calcul, le cours des années et des siècles, je vais examiner s'il s'est opéré dans le ciel quelques con- cordances phénoménales, spécialement remarquables pour TEgypte, dont les traces seraient empreintes dans le calendrier vague, ou s*y trouveraient rattachées par des traditions incontestables ; de sorte qu on dût en conclure qu'il a été institué, ou quil était déjà employé, aux époques elles se sont accomplies.

Si Ton considère d'abord la notation figurée des mois, qui est si in- timement adaptée à ht succession annuelle des opérations agricoles et des circonstances physiques propres au climat de l'Egypte, on peut, je crois, regarder comme infiniment \Taisemblable qu elle a être ima- ginée et établie à une époque elle avait son application actuelle. Car alors elle était seulement l'expression naïve de ce que Ion avait sous les yeux; tandis que, dans tout autre temps, sa conception pure- ment spéculative, et sans but présent, n aurait été quun caprice d'es- prit, difficile à motiver, et plus difficile encore à réaliser en dehors des faits, avec la justesse d'application que la notation nous présente. Cest donc particulièrement à ces époques rares et remarquables, elles'est trouvée en concordance avec les phases solaires, que nous pouvons espérer d'y découvrir des conditions d'origine. Il s'est renconti^ seule- ment trois époques pareilles dans les 3o siècles antérieurs à l'ère chré- tienne. En voici les dates que nous avons déterminées précédemment. Je les remets sous les yeux du lecteur. Quand nous aurons étudié les particularités qui s'y rapportent, nous verrons s'il est nécessaire de re- monter plus haut.

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ANNÉES. 01 L*àiui CBaénixxi. Dat« chronologiqae.

DATE JULIENNE 9V souTici D'éri

et U crn« da Nil.

DATE ÉGYPTIENNE

ov aiai •outicb viri

cofT«spoiidant«

3k la julienne.

3285

20 iuillct

l** Pachon. 1" Pacbon. l*' Pachoo ou la veille.

1780

9 juillet

275

27 îuin

' j *■•••••••••••••••••

^1

La plus récente de ces concordances celle de ayS , ou de Nabonas- sar Ziyô, s'est opérée sous les Lagides, et sa date calculée répond à la X* année de Ptolémée Philadelphe, le grand restaurateur des monuments égyptiens. Elle ne put manquer d'être remarquée. Car on dut la prévoir longtemps à l'avance, par l'acheminement lent mais continu de la crue Nil et des autres phénomènes naturels vers les dates figurées qui lés désignaient dans la notation; comme aussi, lorsque, après un concours plus ou moins prolongé , cet accord vint à se désunir, ce fut avec une lenteur qui dut en prolonger la mémoire. Admettons que, pour le peuple , la discordance ne dût être sensible qu'autant qu elle s'élevait à ime dizaine de jours en avant ou en arrière. Sa progression étant à peu près d'un jour en quatre ans, il y aura eu un intervalle de 8o an- nées, pendant lequel la notation écrite des mois, leiu:s symboles figurés et leurs divinités protectrices, se seront trouvés avoir une appli- cation actuelle, qui était depuis longtemps perdue, et devait se perdre de nouveau pour longtemps. Ce dut êti*e un événenient mémorable aux yeux du peuple et de la religion. C'est à cet intervalle de temps que Champollioti rapporte la construction ou l'achèvement du temple d'Edfou si riche en sculptures relatives à l'astronomie religieuse , et sur lequel se trouve en particulier le tableau figuré des douze mois égyptiens , tout pareil à leur représentation antique dans le Rhamesseum de Thèbes. Mais ce monument si important des Lagides n'a pas trouvé grâce devant les préjugés de nos antiquaires, et on ne l'a qu'à peine regardé.

Ne pouvant voir ici qu'une continuation et non pas une origine, il nous faut remonter aux concordances précédentes, celles de ^ 780 et de 3q85. Sans rien préjuger sur ce que la première de ces deux pourra nous apprendre, je passe tout de suite à k plus ancienne. Elle nous présente une particularité astrononâique extrêmement remarquable.

i^i JOLhNAL LIr iA A>Tf

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vague de 3CS ,v-'; p:, '.r-Ç^: v.--l^ .«-^-i: -i»r.*--i •'•^oi-szjic que j emploie jy-j: :*: l'-:::::^!: ::ii-ji-. .-r -^zii.i ijz«:.iris-* rizirs- lique, Je [>rerrj>:: vur -:- il'.-j i-s'.n:- *- it ^i v.-nzitC-* î-ti ea^ii qui fJiïurvihA a:o:i ?:«':'. .'. s:.:'.-* : -.1- : :-3*rr-*-n't-: rT*^ ::cr ifiencemerit d'; cr-t C- >- -.:-::-:.■ r-r«_r=.ti: *^r-: .t if-îtc ift- li^que de .Sir;-:. 0: ce •:.:*• .li •.- !.-::-« -i-r': -tiLir? q^ 5.:c: ptr- Vï.'fiueb jiiv|u ^ r-0J5 .: :-; ^r- : -i- Zz z -^ --.r.-îc^rc^'ec: t-i £* pcss iirfkuwbier/ief-t %Ve.*- ^ :-t t.j: t.. t ii-fsi.: .^f ^iii-«f:e i-e ù:t ••iilrci r:es deux ;Aer.'-r::.-:r.e-:. I/ir.: ::-i .i< z^'i^-^zn tsims 5^:r :c II"! tfiofiurfjef:*^ *:

coiiimc Je Mgfi': pre'^i-irv:-: i^. .r-^ :- N- :e ::--:::.z« fx;i^:*^ir de drîbordenricnt . et J %••.'.:- -■ - û-: :^ i-zrn^ d* .i :V::::i.:r. C-i::f r lion, fui-e dam le*. e:-'.:/.;:.'.ei .'^..z- : -l «r: ;^ï :r: .i.-::r:r -•rp- liiiu;i dVrtre adml^ :..er. -:.: èlr: :ri spre* 7-e..^ nirs.: pîi:* dippLc*- lifiii icdic. Ca/, i- v^:-..:^: 'i- K..:L=:-:t cArr.:^' q-.i^ akeni»» l'iirori?. Sirhn ^e Jeî^.t r..:..=!q-^2.;r-: pc -r U ccr.rt d-=:'Erj»p:e l-;^^m ii/iMM !*• %oIftlK'; de*ê 'i': r.: e •:-;-: k,:. =:ppir>.::a Âccompaz&aî: jJors d«î!i ii|j{i»e% d'j* fyjTA.'i'ziiL^.i -ie -ir^e. e* i.vr. et^:: piû* ie pivage. Mlli' fïîlardai* dej% i-nii oe i> >-u:j sur ce phrcomcae en 375 au li'iiiiM dcil-agid'*- p^,.»q'-e te: e'à.t i 'rtenâiie du ay^uinau 20 Juillet; qui unniit*:ri.f: pa% q'j a PrJ*. lii*. h personnification divine de Sirjiii fi^ i^'it de%î;;riee romixie la <2^efi« (£e re/co.nîj£i: 1. Dégagieant doi«c II» lîiil nnt: fJ:V'' ^.r44?..'ju '^Ue-te. de I année égyptienne dans Ifquel iioim l'aviofi* pro..v>irerxient plaie, nous en devoni conclure arec cer- liliidi! qu'à une epv|ue autsi reculée que 33 siécies avant lere chre- lioiiiMî, l*''^ Vsy^4\>H*iu\ avaient constaté la coïncidence du lever be- Imque cl« .SiriuA, av':c le commencement de la crue du NiL Car cette (HiiiicidHH^ a%tronomique n'a eu lieu qu'alors, sous les conditions di- (ii^iililé Mb«/ilue de dat/: que le calcul vient de lui assigner.

Miiiii V**^^ ^'^^^^' un juste emploi de cette indication matbematique. ii Uni <^n temp^^^'-'^ '^ ligueur dans l'application. La coïncidence dont ii Vdilit iruy^nt pa% /:tie calculée, mais seulement constatée par des ^l|MvrVNl/off« ft^it*:* à simple vue, elle a paraître exister, autour de I^H# dite entre de» limites de temps qu'il est nécessaire d'évaluer. A

«M

fMDtnt

AOÛT 1857. 485

d'été au contraire et la crue du Nil qui lui est attachée ont pour période Tannée solaire vraie, qui était alors de 365^aAa5, plus courte de o^ooyS que celle des levers. Cette difiFérence produit 3 jours d'écart en âoo ans; et telle est aussi, pour le moins, Tampiitude d'erreur que comporte l'observation d'un lever héliaque de Sirius. Donc pendant 4oo ans au moins, avant et ajnrès le ao juillet 3285, le lever hé- liaque de Sirius a sembler coïncider avec le solstice d'été et le com- mencement de la crue du Nil ; de sorte que la tradition qui associait ensemble ces phénomènes, a pu prendre naissance dans cet intervalle de temps, et, non à aucune autre époque avant ou après; puisque hors de , ils étaient manifestement séparés.

Mais cette tradition atteste seulement que la concordance phénomé- nale qui eut lieu alors a été effectivement remarquée par les Egyptiens, sans nous donner aucune lumière sur la forme d'année qui était en usage chez eux à la même époque. Celle qui nous a été transmise n'offre aucun caractère, aucun symbole, qui se rapporte à Sirius. Ceci résulte immédiatement du service que M. de Rougé nous a rendu , en découvrant et rectifiant la fausse lecture par laquelle ChampoUion avait cru voir Sothis, au lieu de Sethi ou Seh, dans le nom de la déesse qui préside au mois thot , le premier de l'année égyptienne. Car Sothis étant le nom égyptien de l'étoile Sirius, il se présentait comme équi- valent symbolique de la déesse Isis , à laquelle cette étoile était consa- crée. De sorte que son application à ce mois de l'année usuelle, pou- vait faire croire que son lever, qui a pour période 365^ -J-, en déterminait le commencement, comme plusieurs archéologues l'ont prétendu, ce qui donnait lieu à une foule de conséquences incompatibles avec les indications des monuments. Ces interprétations s'évanouissent quand le nom de la déesse qui préside à ce premier mois est lu Sethi ou Seki, comme il doit l'être, et non pas Sothis, puisqu'il la désigne comme toute différente de la déesse Isis personnification divine de Sothis ou Sirius. Il suit de que le commencement de l'année usuelle n était nullement rattaché au lever de cet astre comme on l'avait cru; et qu'ainsi la tradition qui associait ce lever à la preoiière apparition de la crue du Nil, est tout à fait indépendante de la forme qu'avait le calen- drier égyptien quand on remarqua la concordance des deux phénomènes.

Cette tradition laisse donc entières les deux questions d'origine que j'avais d'abord posées, et que je répète ici, pour les discuter successi- vement :

i"" L'année vague égyptienne de 365 jours ; <pu nous est parvenue , est-elle d'institution primitive?

6a

&86 JOURNAL DES SAVANTS.

1* Ou bien l'année viigiin usucllo, a-t-cllc été primitivement de 36o jours, auxquels les 5 juurs complémentaires auraient été postérieu* rement ajoutés ?

Les arcliéologuos les plus versés dans Tctude des antiquités égyp- tiennes regardent la prcniière supposition comme trës-vraisemblable. Aussi loin qu'ils puissent remonter dans Tcxamen des monuments, tout, chcs ce peuple, leur odVe le caractère de Timmutabilité. Dès les pre- mières dynasties, dont l'époque remonte si haut quon ose à peine la limiter par conjecture, récriture Iiiéroglyphique est complète et ses caractères ne changent plus. Los noms des divinités, leurs attributs , le symbolisme religieux, les formules d'adorations, doffirandes, sont identiquement les mêmes que pour les dynasties les plus récentes. M. de Rongé a trouvé les 5 jours épagomènes déjà inscrits dans des tombeaux appartenant i\ lu xu* dynastie; et ils le sont avec les mêmes dënooiinations , les mêmes caractères (|ui les désignent sur les monu- ments des derniers temps. NVst-ce pas une puissante induction pour penser que le calendrier n*a |)as plus changé que le reste , et qu'il nous est arrivé complet, avec ses lUift joui^, tel quil avait été primitive- ment établi?

Cette dernière conséc|uenee ne me parait nullement résulter des ar- gumenb sur leMpiels on prétend lôtablir. Lantiquité de Tinstitution ne pruuvt^ pii!« cpirlle ait otê .«ans procèdent; et la notation des ii tout )\ liiif îndc^pendaufe dos opagomènes. semblerait, comme leur uidnifî (./«^«'*» t*,»jfi^i/r?mrii/«i;rrjt\ annoncer que ce précédent a M(ii«, nu lieu do pour>uivtv dos oonjoctures, cherchons plutôt si les IrAdifion^i'rliiiUMi^oi^. ou I05 divumonts historiques, ne nous roumissent |M* dr« îudioiitRMi» po^ÙMOs ;Uto>t;uit qiîo Tannée vague égyptienne a été priiUUi\cmoiU l^Mn^^v^oo do ,>ôo jours. L'auteur du traite dXsis etdXX siri» r^pporto A 00 mijoI un,* aHoj«oiio mythologique, qu'ii expose fort au loug, m ,iY4nt soin do provenir qu'il no faut pas pryndK les mythe» égyptiens d^u* leur sons apivnvut, nui> > jîîaoher .lu sons moral qui est caché sous les tonuo* qiuls exprimont, r:*marq\î;? vérifiée aujouidhiii par trop dVxomplos . ^vui ,juon voui;!- h .vi-tcfttj -. Le Stn* astrano- mique de e^tie Al.o^or.;* ào\ io:î: ::è>-uu::;:V>:f . quand 00 fut une jnrte ap^cation des uolu^iv^ ^-i >\ tivuvn:: t.::: c:*. cc^me /ai eu déjà foccaaûxi ie le uior.tr^v dii!^ v:i au::*^ j-jiLit-: Je iouraal*. EUe aattate pas seuîemrn: quf Us 5 ji^ui* c»a: 1::^ j^jO'Ute» a une

AOÛT 1857. 487

vague de 3fio antérieurement adoptée. Elle nous apprend, qu'à la même époque celte addition fut faite , on rectifia aussi l'appréciation de mouvement de la lune, et elle assigne en nombres, les portions de temps dont se composa cette correction. Quand les Égyptiens em- ployaient une année de 36o jours partagée en 12 mois égaux de 3o jours chacun , ils durent, comme tous les autres peuples, et plus naturellement encore, commencer par croire que chaque lunaison comprenait 3o jours complets, et était ainsi égale à un de leurs mois. Mais Texpérience leur apprit qu'elle est réellement plus courte d'une fraction de jour, fraction que le mythe dit avoir été évaluée alors à la 70* partie d'une lunaison de 3o jours , conséquemment à y de jour, ce qui est très-peu éloigné de la vérité. En effet chaque lunaison ainsi réduite se trouva ne comprendre plus que ^qK^'] au lien de ^g^53 qui est sa durée moyenne exacte. Ces -f, répétés 12 fois, poiu* autant de lunaisons complètes comprises dans une année de 3 60 jours, font en somme 5^l 4. Sur ce total, Hermès\ le grand régulateur des temps, prit 5 jours pleins qu'il ôta à la lune pour les donner au soleil, ce qui porta le nombre des jours propres à cet astre, c'est-à-dire l'année, de 360 jours à 365. L'explication ne saurait être plus positive. Mais, ajoute le mythe, ces 5 jours de surplus ne purent être insérés dans les mois (déjà irrévocablement réglés) ; et Ton dut les placer à leur suite, sous le nom dejoars additionnels, que lear donnent aujourd'hui les Égyptiens^. EfiFectivement , l'insertion de ceux-ci dans les mois aurait troublé toute l'application des divinités antérieurement attachées à chacun de leurs jours. En conséquence , on attribua ces cinq à autant de divi* nités déjà admises dans la religion, mais non employées dans les mois, comme le mythe le dit encore; et ils furent célébrés depuis comme les jours de naissance de ces divinités, lesquelles, étant désignées par le rang ordinal de leur application , étaient Osiris, Âroueris, Typhon, Isis dans les panégyries, et Nephlis.

Cette tradition si détaillée, si précise, atteste donc que le calendrier de 365 jours a remplacé un autre pins ancien, qui en comprenait seu- lement 36o. Mais elle ne nous fournit aucune lumière sur l'époque de ce changement.

^ Le texte dit positivement Épff^, que Reiske traduit Mercttrius, d'tprès Fidén* tîté que les écnyains grecs avaient hypotliétiquement établie entre ces deux per- sonnages niylliologiqtios. Mais 1 Hermès égyptien a des aUribulions spéciales que n*a point le Mercure grec. * Pluturchi opéra, vol. VU, page 4oa : hs {^méint i^fAépag) pOv HotyoïUpt^ kPyMtot xaXofkn, xal r&v ^9ùtp ywftOXiovs éyowrt if fUv mpÀvtf Tôy ÔoipiP yémo9m^ ete.

62.

'*nn«»i* 1^ '»r riir-t ••.i-r *,-; i^^. ucr: 'Siatvie tûiî rue p ar^m^

v^nrAfteu ï"^-". .»*'> ^r;f'.f»r. iiirr^-uv-s lu it-horiiiaieac -ît ia r^gaitp ip.-^ •»;iirc ".-.nr.mr'r.riit , -, ^r^-r*" îiuwîirur «or^. !•! âirr*» me i£s ^oadei

"r^^hi^n".»»^.' >»:;'i 'v.r.rv ii;»» .'tr^ce?? :r.ia.r» ^il*» mnimait Le pteniier

ï^f^raiî 'î'-.r.r ^ir.^i <i* si.;t »r. -^t/is i--»c it^ 'j*.mzs. jisaa à ee «a 'H 5e r^tafci'ir. 4*» r,r,n'iviM '^ar rt^ 1 :îiic^« icctiih: :;►*«. 'it» qpi irrxrat peno* 'Iwin^^m^.nf * 't^^1 .r.r^r/^:;^ rirj^rrjàzS.i i^. i \ 'm - : }cne«s. EadioîaaBaut >n^ A^. r^î *p/>jîii»t 'l/* ^.r^.rr^r'i.îno* pcir i-oir^r las -«paiEoiiftencs a la vr»f^, rli) 1 4* ttiiTé^^ r.ri f; 'siirrit f:i.: -T'A T^n^rt i'ippikaticui de la técmie

U m/y^^^i^fi <^A jvï.-^ q-.. '.cmpcM*-*ct . aT« FaTintive encoie de t^Af^. ïkf^.^.:4 ifti.fi:: 't^i r.c.tat.c»r* ♦t 'ie» pc^cookèskes pios ionc- ^^r*p^ AncAsAf^ p^mr-^'r^ *^a*.«ri*. po'ip Vj^joar^. Si aa coatraîre 00 ^ki ^ffc/.tii/i fj-.'^P: iA/,ryrMf,u f^'^UTA ï sTit^tf: d-» 3^0 joiBS Se trouTaift bw* ^ r/^iri/^i/J^nr^, ^n aurait \rxT^i «ondaln^ment la dis ^oHk d^ U riOt;itiori, idni anr.rjn motif raisonnahie comme fifilit^. I) y » donr; ifpil VifM d^ pr^A^im-jr que l'operatioo a été faite à •in^ d^ r/:t i'Y^^^'^ ^^^ ^"^ ^^*^ ^ '^ *'jii également praticable etparti- 'nriliir^fn^rif rrtrAi7^f?. S il en ;k ét^ ainii: comme tont Tindique, Faïuiée d#: ?if,T, joijr% ^itaMiV; dlr>r) «eut trouvée elle-même en coinddenoe 'iffwmn #5^lle 36o d'où elle d^-riva:t. Donc, s'etant propwëe depuis, jij.4qij*A nom. v;ij* cette nouvelle forme, «i sa tnnsmissioD na pas été interrompfie , nous n'avons qu'a la faire remonter en arrière iodéfini- fn#rnl sntvant $4:% lois propres, et les époques nous b trouveroiis en ';'/incîdcnce , seront frxceptionnellement celles â lune desquelles son origine prVssumable devra se rapporter. Ceci Ja place donc à Tune des ann^e% juliennes 1 780, 3^85 , ou â de plus éloignées encore, qui le» f;r/;c^,denii/'nt par des intenalies de 1 5o5 ans Juliens.

Il r»iit maint#;nant clierehcr si les documents historiques de l'anti- aiiît^, qui ftorit parvenus jusrpi'à nous, renferment quelque indication de date, relative rj- mémorable fait de l'introduction des épagomènes dan» le calendrier /gyplien. La seule que l'on ail pu jusqu'ici découvrir.

AOÛT 1857. 489

se trouve dans un passage de la chronicpie du Syncelle, il est dit (jue les épagomènes ont été ajoutés à tannée primitive soas le règne da roi Aseth, père d'Amosis, le premier de la xviii* dynastie diospolitaine; et aussi que le bœaf Apis fat mis au rang des dieux à la même époque ^. Cette der- nière assertion n'offre rien d'incohérent avec la première. Car le bœuf ou plutôt le taureau Apis, conune les monuments le représentent, était consacré à la lune, probablement à la lune en conjonction avec le soleil, d'après la couleur noire qui lui est attribuée; et en outre la durée de sa vie symbolique était limitée à 25 ans vagues. Cest en effet la période très-approchée du retour des phases lunaires moyennes à un même jour vague dans Tannée de 365 jours^, mais nullement dans celle de 36o. Sa période de retour y est restreinte à 5 années, ce qui est aussi la durée de la vie symbolique du taureau Minévis qui était considéré comme le père d'Apis. La quatrième lettre écrite d'Egypte par ChampoUion ajoute à ces indications ime circonstance, qui leur donne beaucoup de force. C'est que, d'après des inscriptions sculptées sur de grandes stèles à l'entrée des deux carrières qui avoisinent Memphis, le fameux temple dédié à Apis, dans cette ville, a été effec- tivement bâti par ce même roi Amosis , dont le Syncelle parle. Quant au surplus de son récit, pour en faire une juste application, il faut re- marquer que, dans le sens qu'il lui donne, son roi Aseth ne doit pas être confondu avec ï Assis, que Flavien Josèphe désigne comme ayant été le dernier des rois Hycsos , dans im célèbre passage que l'on a sou- vent reproduit^. Car le Syncelle, qui assure avoir eu sous les yeu\ plusieurs exemplaires de Josèphe , ne pouvait pas ignorer la mention que cet auteur fait de son Assis, avec la désignation d' Hycsos, et toutefois il affirme qu'il n'y a aucune mention de cet Aseth dans Eusèbe, ni dans l'Africain. De plus, la qualification qu'il lui donne, de père d' Amosis, le premier roi de la xviii* dynastie diospolitaine, le distingue essentiel* lement des rois Hycsos; et il assure avoir tiré cette filiation de plu- sieurs manuscrits les plus corrects; ck ^Xeiàla xa\ dxpiëé&lepa tSv dvTiypd^p^. Or, si l'on prend la date absolue que le Syncelle assigne à son Aseth, à partir de la création du monde, et qu'on la rapporte à l'ère chrétienne , par différence avec la première année de Nabonassar, extraite de la même chronographie, ce qui fait disparaître l'indéter- mination de l'origine commune, elle se trouve justement répondre à

* George le Syncelle, Chronographie, tome I, pages a3a-a33» éd. Dindorf. Voyez aussi le Journal des Savants, pour f année i8â3. * Voyex, sur la détermi- nation de cette période, le Journal des Savants, pour Tannée i8â3, pages 4g7 et iigS. Josèphe, contre Appion, liv. I, chap. v. * Syncelle, i. I, p. 127.

490 JOURNAL DES SAVANTS.

Tannée julienne 1 7 79 î ^^ <P" ^^^ proche de Tannée de coïncidence 1 780 , qu îi y a plus ii s^étonner de Taccord que de la différence des deux résultats '.

Cette convenance phénoménale que présente Trpoque fixée par le Syncelle, ajoute hoaucoup d'autorité à son récit. Toutefois il semble matériellement infnmé ]?ar la découverte duc à M. de Rougé, qoe les cinq épagomènes sont déjà mentionnés parmi les jours de fêtes, ob Ton devait faire des offrandes aux tombeaux de personnages ayant ap- partenu aux premiers temps de la xii* dynastie; et qu*ils y sont désignés par les mêmes noms hiéroglyphiques, avec lesquels on les trouve ëcrila sous toutes les dynasties plus récentes. Le calendrier de 365 jours existait donc alors complet et oillciellement employé; de sorte que son institution première ne peut pas être supposée descendre jusqui la xyni* dynastie oii le Syncelle la place. Mais la contradiction disparait, ou plutôt s explique, quand on considère la séiîe des événements dont TÉgypte fut le théâtre entre ces deux époques; et le récit du Syncelle. modiJRé seulement dans une particularité de détail qu il a pu ignorer, reste vrai pour nous.

On sait qu entre la xn* et la xviii* dynastie, TÉgypte fut envahie et entièrement conquise par une horde de peuples nomades venue d'Asie, que tous les historiens ont désignés par le nom de Hycsos, rois pasieon. L'époque précise de cette invasion n'est pas connue avec une entière certitude. M. Lepsius croit qu'elle eut lieu aussitôt après la xn* dynastie. Mais, comme on trouve des restes de grands monuments qui ont été érigés par cette dynastie-là , et même par les deux suivantes , M. de Rougé pense que Tempire égyptien a rester encore, au moins partiellement puissant, durant plusieurs siècles, et que la conquête 8*ëlcndant pro-r gressivement, n'est devenue complète que vers le temps de la xv* dy- nastie. D'ailleurs, tous les témoignages s'accordent pour attester les

* Suivant le Syncelle, tome I, page a 3a , éd. Dindorf, le roi Aseth , la dernier de la xvn* dynastie égyptienne, sous lequel furent établis les épagomènes, GommenGe i régner en Tan du monde 3716

ïhns le même système de chronographîc, tome I, page 383, le roi chaldéea Nabonassar commence à régner en Tan du monde. à^à^

Différence ou nombre d'années écoulées entre Aseth et Nabonassar. . . io3i Distance de Nabonassar à i*cre chrétienne, d*après les éclipses chal- déennes rapporléei par Plolémée ; . 747

Somme augmentée de Vanité, ou date du roi Aseth , anlérîeuremeilt à Tère chrétienne, selon la Chronographie du Syncelle ^770

AOÛT 1857. 491

effroyables ravages commis par les Hycsos. Joignant à Tardeur du pil- lage, la fureur des antipathies religieuses, ils dévastèrent, et renver- sèrent de fond en comble les. palais, les temples, que Von dut reconstruire entièrement après quon les eut chassés. Ils n épargnèrent que les tombeaux. Aussi In mémoire de leur présence resta-t-elle tou- jours en horreur chez les Égyptiens. On n est pas d^accord sur la durée de leur domination. M. de Rougé estime qu elle dut être au moins de 5oo ans. D'autres la supposent beaucoup plus longue. Leur eipulsion fut progressive comme leur invasion Tavait été. M. de Rougé a rendu indubitable que la dernière ville, Avaris, qui demeura en leur puis*- sance, fut prise par Amosis au commencement de la xvin* dynastie. De date la rénovation de lempire égyptien , la reconstruction des monu^ ments détruits, le rétablissement de la prospérité au dedans, et lex» tension de sa puissance au dehors, par une longue suite de victoires que nous voyons retracées sur les parois des édifices élevés par les Pharaons vainqueurs.

Pendant cette ère de' dévastation civile, politique et religieuse, qui dura plusieurs siècles, et s étendit à toute TËgypte, il est comme impossible que TobseiTation de lancien calendiîer vague, soit qu-il comprit déjà 365 jours, ou seulement 36o, ait été maintenue inva- riablement avec une continuité rigoureuse, surtout étant lié comme il Tétait, dans tous ses détails, au gouvernement ainsi qu'à la religion. Les conquérants qui s attachaient avec une égale fureur à détruire lun el l'autre, ne pouvaient laisser aux vaincus Texercico libre d'une ins- titution, qui aurait été en opposition journalière avec leur domination et leurs croyances. Aussi n'en retrouve-t-on de vestiges que dans les tombeaux des dynasties précédentes qu'ils ont épargnés; et deux-mêmes, il. ne reste aucun monument, aucune inscription , aucune date. Or^ chez les. naturels égyptiens, la numération des temps ne s'établissait pas, comoie chez les nations modernes, à partir d'une époque fixée astro- nomiquement que l'on peut toujoiu*s rattacher aux époques subsé^ quentes par une observation postérieure, même quand les portions de temps intermédiaires n'auraient pas été continuellement notées. L*avé- nement de chaque souverain constituait une ère nouvelle, à partir de laquelle on recommençait à compter les jours et les annéeSé De sorte que la chaîne des temps ne se continuait de Tun à l'autre que par l'ordre de succession des jours fidèlement suivi , exactement enre-

Jistré; et une fois cette chaîne rompue en un seul point, par romissioQ e$t rites .qui consacraient les jours, ou la destruction dei» registres dans leiquels on arait coutume de les noter, il n'était plus possible d'en

492 JOURNAL DES SAVANTS.

rejoindre les anneaux. Une telle rupture dut presque inévitablement sopérer sous la terrible domination des Hycsos, étendue pendant des siècles à toute TÉgyptc. Apres eux, on ne put que rétablir le calendrier national dans son ancienne forme vague, qui, puisque Ton avait an- térieurement Tusage des épagomènes, devait trcs-probableraent com- prendre 365 jours. Mais on ne put avoir aucune prétention, ni aucune espérance de remédier à une disjonction désormais irréparable. Cette œuvre de restauration , réclamée à la fois par la religion comme par la politique, fut sans doute une des premières dont les souverains in- digènes, redevenus maître de TEgypte, durent nécessairement s'occuper.

Elle était très-aisée à accomplir, pourvu seulement que Ton eût con- servé en mémoire la composition de ce calendrier, la notation des mois, et son appropiiation à exprimer la succession annuelle des phénomènes météorologiques ainsi que des travaux agricoles, propres au climat de TÉgypte. Alors, en observant un solstice d*été, ou un commencement de la crue du Nil , il suflisait d'y placer le premier jour du mois pachon. Toute la série des i a mois et des 365 jours se trou- vait immédiatement mise en concordance avec les circonstances phé- noménales que la notation devait exprimer; et la marche ultérieure du calendrier se déroulait à partir de cette nouvelle origine , aussi naturel- lement qu*à partir de Tancienne désormais perdue.

Parmi tous les solstices d'été qui se sont succédé alors, quel est celui que l'on a choisi pour inaugurer cette restauration? Nous pouvons le reconnaître avec certitude. Car le calendrier rétabli étant celui-là même qui sest propagé continuement jusqu'à nous, puisque les institutions de TÉgypte n'éprouvèrent depuis que des attaques par- tielles et passagères, mais jamais une destruction générale, nous n'avons qu'à prendre Tannée vague dans la relation absolue avec le ciel, les éclipses mentionnées par Ptolémée la placent, et en la reconduisant en arrière suivant ses propres lois, jusqu'à la xvni* dynastie, l'époque nous la trouverons en concordance phénoménale, sera celle on l'a restaurée. Ceci nous ramène à l'année julienne 1 780, déngnée par le récit du Syncelle, dont la seule erreur, bien excusable à une telle distance, a été de signaler comme une institution primitive, ce qui n'a été qu'une restauration.

Mais notre critique moderne peut aller plus loin. Parmi tous les solstices d'été qui se sont succédé annuellement vers cette époque, pourquoi a-t-on choisi celui de 1 780, plutôt que tout autre pour y placer le 1" pachon du calendrier que Ion voulait rétablir. Le calcul astronomique nous donne de ce choix une raison péremptoire. Par une

AOÛT 1857.

493

circonstance qui eut Heu alors, cette seule fois dans la série des siècles, Tannée lunaire dont la durée moyenne est à très-peu près 354^36 se trouva encadrée dans Tannée de 365 jours ainsi placée, avec une symétrie d'arrangement exoeptionnellement favorable pour que toutes les nouvelles lunes de cette même année s*écartassent le moins possible du commencement des mois, et les pleines lunes de leurs milieux. On peut se convaincre de ce fait en jetant les yeux sur le tableau suivant qui est calculé pour Thorizon de Thèbes ^

Tableau figuratif, représentant les douze lanes dans Vannée vague égyptienne de 365 jours, correspondante aux années juliennes 1781, 1780 des chronologistes, époque à laquelle la notation des mois s'est trouvée en concordance exacte avec Vannée solaire vraie; le solstice d'été, origine annuelle de V exhaussement du Nil, ayant coïncidé alors avec le premier jour du mois pachon, qui ouvre la tétraménie des eaux.

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Une spécialité d'appropristtion bien remarquable s'aperçoit aussi dans ce tableau. G*est précisément autour du mois pachon, de son premier jour, que Tannée lunaire est répartie, et pour ainsi dire équi- librée. Ainsi, à ce même mois pachon, à celui-là seul,da nouvelle lune visible sur Thorizon de Thèbes, coïncide avec le i*' jour du mois, et s y montre solsticiale, comme le soleil. C'est également à celui-là que la pleine lune tombe juste au milieu du mois. Enfin, par une coinbi- naison singulière , unique , des valeurs qu*e*urent alors les mouvements vrais, la nouvelle lune suivante arrive précisément à son 3o* jour. De sorte que toutes les phases lunaires vraies de Tannée se trouvent symé- triquement distribuées, et balancées, autour de ce mois, qui, ouvrant la tétrade du débordement, était comme la clef de voûte de la notation. Ce ne sont pas des résultats d'interprétation que Ton est libre de

' Pour plus de détails sur ce sujet, voyez le Journal des Savants pour Tannée i8â3, page 496 bis,

ai

404 JOURNAL DES SAVANTS,

rejeter ou d*accucillir. Ce sont des faits réels, Tondes sur des déductions numériques auxquelles on ne peut se soustraire. L'arrangement qu'elles décèlent est matériellement reproduit dans le calendrier égyptien qui nous est parvenu. Il est essentiellement lié à sa marche absolue; et ayant lieu, entre les mouvements vrais, il ne s*y est réalisé dans la série des siècles quà cette seule époque de i 780, quelque loin que Ton veuille faire remonter numériquement Tannée de 365 jours. Lorsque le calcul me fit découvrir ces étonnants rapports, il y a dix-sept ans, on n avait encore trouvé les épagomones que sur des monuments posté- rieurs à la wiii* dynastie. On pouvait donc présumer, conformément â l'assertion du Syncelle, que Tannée de 365 jours avait été instituée à cette époque même de 1 780, les phases lunaires se trouvent ré- parties enU*c les 1 2 mois avec tant d'adresse. Maintenant que M. de Rougé a trouvé les cinq épagomènes inscrits sur des monuments bien antérieurs, on ne peut plus admettre à cette époque qu'une restauration du calendrier primitif, pour laquelle on saisit habilement Toccasion qui s'offrit d'y encadrer les phases lunaires avec tant de symétrie. Si Ton se représente bien l'irrégularité des mouvements vrais de la lune» et la rapidité de leurs discordances avec ceux du soleU, on sentira qu^il ne fallait pas manquer d'une seule armée Tépoque un tel concours s'opérait entre eux. Ce fut sans doute une œuvre de sagacité merveilleuse que de le reconnaître et de Tappliquer au moment il se réalisait. Mais la simple astronomie des yeux suflit alors pour le constater. Au- cune science théorique , pas même la nôtre , n'aiurait pu le faire prévoir à quelques années de distance , aussi précisément que le cours naturel des deux astres Ta produit.

Une conséquence fatalement nécessaire des faits que je viens d'é- tablir, c'est que le calendrier vague de 365 jours qui fut rétabli en Egypte dans Tannée julienne 1 780, après Texpulsion des Bycsos, o*est pas immédiatement consécutif au calendrier de même forme qui était usité avant leur invasion. Par l'effet de cette disjonction, Tbistoire du premier empire égyptien ne peut plus être chronologiquement rattachée à celle du second, d'après les dates que Ton trouverait inscrites sur les monuments qui leur ont appartenu. Elles ne se suivent point. On ne pourrait réussir à combler Tabime qui les sépare que si Ton découvrait, dans les inscriptions ou les documents écrits de ces deux périodes, la mention de phénomènes célestes instantanés, cooune des éclipses soit de lune, soit de soleil, dont la science moderne pourrait retrouver les dates absolues. Ce sont les seules données auxquelles nous puis- sions aujourd'hui recourir, pour connaître avec certitude', jusqu'à quelle

AOÛT 1857. 495

profondeur lantique civilisation égyptienne remonte dans la ntiit des temps.

J. B. BIOT.

{La suite à un prochain cahier.)

LeXICON ETYMOLOGICUM LINGUAEUM EOMANAEUM, ITALICyE, BIS-

PANic^, GALUCAS, par Friederich Diez. Bonn, chez A. Marcus , i853, 1 vol. in-8^ La langue feançaise dans ses eappoets avec le sansceit

ET AVEC LES AUTRES LANGUES INDO-EUEOPÉENNES , par Louîs

Delatre. Paris, chez Didot, i854, t. I**, in-8°.

3^ Grammaire de la langue d'o!l, ou Grammaire des dialectes

français aux xii* et xiii* siècles, suivie dun glossaire contenant

tous les mots de T ancienne langue qui se trouvent dans l'ouvrage,

par G. F. Burguy. Berlin, chez F. Schneider et comp. t. !•,

i853, t. n, i854 (le troisième et dernier est sons presse).

Guillaume d Orange, Chansons de geste des xi* et xii* siècles, publiées pour la première fois et dédiées à S. M. Guillaume III, roi des Pays-Bas, par M. W. J. A. Jonckhloet, professeur à la Faculté de Groningue. La Haye, chez Martinus Nyhofif, 1^64, 2 vol. in- 8°.

Altfranzôsische LiEDER, etc. [Chansons en vieux français, cor- rigées et expliquées, auxquelles des comparaisons avec les chansons en provençal, en vieil italien et en haut allemand du moyen âge, et un glossaire en vieux français sont joints) , par Ed. Màtzner. Berlin , chez Ferd. Dûmmler, i863, i vol. in-8®.

DOUZIÈME ET DERNIER ARTICLE ^

Résumé.

Arrivé à la fin d'un travail qui s est tant prolongé, je ne veux et même je ne puis le laisser aller sans y joindre une sorte de conchi-

' Voyez, pour le premier article, le cahier d*avri1 i855, page ao5; poor le

63.

496 JOURNAL DES SAVANTS.

sion qui en rappelle les idées générales et en montre renchaînemcnt. Cinq ouvrages importants m'en ont fourni la matière , et j*ai eu succes- sivement à examiner un glossaire étymologique des langues romanes, des recherches sur les racines sanscrites qui se trouvent dans le fran- çais, une grammaire de la langue d'oil, une édition de cinq chansons de geste qui n'avaient pas encore été publiées, enfin un essai de critique et de correction applique à un certain nombre de petites pièces de vers. L'écrivain qui a pour tache danalyser et d'apprécier les produc- tions d^autrui a, s'il fait comme j'ai fait, un sujet nécessairement di- vers. A cette diversité il remédiera en ayant lui-même un point de vue déterminé d'avance par ses propres études et en choisissant dans chaque ouvrage ce qui peut le mieux s'y rapporter. Cela m'a paru particuliè- rement utile dans une matière qui, encore peu connue, est Tobjet d'erreurs accréditées et de notions chancelantes; je parle de notre vieille langue et de notre vieille littérature. L'oubli ces deux éléments de notre histoire étaient demeurés depuis la renaissance permit à quelques idées très-superficielles et très-erronées de s'emparer de l'opinion et d*y devenir monnaie courante. A mesure que les recherches se sont ap- profondies, il a bien fallu reconnaître que celte monnaie était fausse; maison en rencontre incessamment dans la circulation quelques pièces; il s'en faut qu'elles aient été toutes refondues. Puis, quelque sûrs que commencent à devenir les résultats de l'érudition, ils sont encore par- tiels, et fragments de doctrine plutôt que doctrine. C'est ce qui m'a dé- cidé à choisir, pour mon début ici, dans le Journal des Savants, un mode qui me perniit d'exposer dans leurs linéaments essentiels les faits généraux que les investigations progressives ont mià en lumière.

Le premier à prendre en considération est que la formation du français n'est point (|ueiquc chose d'isolé qui se soit produit en deçà de la Loire et qui n'ait rien d'analogue et de congénère dans les autres parties latines, membres disjoints du grand empire. Un travail tout semblable s'est opéré au delà de la Loire, d'où le provençal, au deW des Alpes, d'oii l'italien, au delà des Pyrénées, d'où l'espagnol. Ce qui frappe, c'est la grandeur même du phénomène philologique que l'érudit doit étudier. Sur cet espace immense tout concorde : il suffit

celui de janvier 1867, P«ge 55; pour le dixième, celui de mai, page 3i3; et,pour le onzième, celui de juin, poge ^3.

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d'effacer cette sorte de pellicule légère qui, soit comme forme des mots, soit comme désinence, dissimule les similitudes, et aussitôt on aperçoit à nu la trame, qui est la même. Plus on s*approcbe de Torigine, plus la ressemblance croit, jusqu à ce qu on atteigne le tronc latin, dont chacune de ces vastes branches est sortie. Ce n est pas seulement le vocabulaire . et, si je puis dire, la provision de mots, qui est commune de part et d'autre; niais les artifices de la nouvelle grammaire qui a surgi des rui- nes de fancienne ont été simultanément inventés par des populations qui élaboraient un même fonds sous des conditions analogues de cul- ture. La conjugaison prend un caractère uniforme; les temps latins qui se perdent, se perdent pour les quatre langues; les temps romans qui se créent et qui enrichissent le paradigme, se créent pour toutes les quatre. Toutes prennent Tarticle; toutes laissent le neutre disparaître; toutes suppléent aux désinences de Tadverbe lutin par une même composi- tion; toutes adoptent à peu près les mêmes mots germains; toutes s'accordent pour détourner semblablement de leur signification origi- nelle un certain nombre de termes latins. Quels furent les inventeurs et quelle fut l'invention ? Ce qui alors s est passé donne une image de ce qui se passa toujours dans la formation des langues. Les deux épo- ques, répoquc secondaire et Fépoque primaire, se distinguent en ce que les populations romanes n'eurent pas à créer les mots, qui ont été Fœuvre des populations primitives; mais elles curent à créer toutes ces conventions singulières qui conslituent un langage, s'il faut donner le nom de convention à ce qui se fait spontanément, à ce qui germe de soi-même, à ce qui se comprend sans explication. Dans les langues romanes , qui sont pleinement historiques, on voit tout cela , production spontanée, germination générale et intelligence sans truchement.

Les langues romanes ont pour fond le latin. Le celtique dans les Gaules, Tibère dans TËspagne, n'ont laissé que de faibles traces parmi les populations qui les parlaient avant la conquête romaine. Cette con- quête fut si profonde, le poids de l'immense empire assimila tellement les peuples de l'Espagne et de la Gaule, ils se laissèrent tellement cap- tiver et absorber, que leur propre idiome leur devint étranger. L'in- fluence germanique s'est fait sentir beaucoup davantage; et, de fait, les circonstances avaient grandement changé; l'empire, bien loin d'avoir une force de cohésion et d'absorption, tombait en dissolution; la langue latine eut le même sort et elle s'ouvrit à bon nombre de mots alle- mands. Voilà les trois sources , très-inégales , d'où proviennent les langues romanes. Ces langues sont, comme on voit, des formations posté- rieures; elles constituent, dans l'évolution de l'occident, un moment

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original de génération spontanée; et, à ce titre comme à bien d'autres, elles méritent un vif intérêt , mais il ne faut pas leur demander des notions sur les éléments primordiaux des langues ariennes. Le latin , l'allemand , le grec , le sanscrit sont sur im autre plan , sur un plan bien plus loin- tain et bien plus rapproché des origines; les secrets de philologie qu'ils contiennent sont d une autre nature que ceux que renferment les lan- gues romanes. Celles-ci enseignent comment d'une langue naît une lan- gue et comment de vastes populations , à mesure que Tidiome maternel leur fait défaut, s'entendent , sans se concerter, pour le remplacer par un idiome doué de qualités nouvelles.

Parmi le petit nombre d'érudits qui, durant le xvu* siècle, s'occu- pèrent de recherches sur la langue d*oïl, ce fut un préjuge d'admettre qu'en général un mot français dérivait du mot italien correspondant. L'idée n'était fondée sur aucun examen précis des faits. Sans doate. voyant le mot italien plus voisin, dans la plupart des cas, de la forme latine, on s'imagina qu'il était une sorte d'intermédiaire, et que, à ce titre, il avait la prérogative de l'antériorité. Sans doute aussi le grand éclat des lettres et dos arts en Italie pendant le xvi* siècle, alors que le développement français, à pareille époque, ne pouvait soutenir la comparaison, fît croire que cette supériorité n'était pas récente, mais remontait aux âges antérieurs, et qu'à toutes les phases du moyen âge la France avait reçu de l'Italie son impulsion, ses modèles, et jusqu'aux mots de sa langue. Une pareille opinion ne résiste pas au moindre examen ; elle n'était pas celle même des Italiens du xn^ et du XIV* siècle, Brunetto Latini,. Dante, Péti*arque et Boccace, qui tous s'ac- cordaient pour reconnaître, dans la France du xii* et du xii^ siècle, une source féconde, et pour traiter avec une grande révérence la langue d'oïl et la langue d'oc. Eux, en effet, connaissaient, parce qu'ils la touchaient, bien qu'elle fut près de la décadence, la prépondérance littéraire de la France dans la boute période du moyen âge. Mais ceux qui portaient des jugements si fautifs prononçaient sur ce qu'ils n'a- vaient pas étudié; aucune tradition ne les soutenait; les manuscrits n'étaient pas sortis de leur poussière ; on ignorait ce qu'était cette langue de nos aïeux, quelles en étaient la structure et les règles usuelles, et ce qu'était un vers correct dans cette vieille poésie. Avec si peu d'élé- ments de connaissance, que faire sinon des hypothèses sans consis- tance? Il suffit de considérer un seul instant la grande formation, dans le monde romain, des langues romanes, pour être sûr que Tune ne dé- rive pas de l'autre , que le français ne vient pas de l'italien , et qu'eUes sont toutes sœurs.

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Cette formation si étendue, qui s est établie comme le dépôt d'un âge géologique sur Tltalie ; TEspagne et la Gaule , exclut aussitôt Tarbi- traire, le caprice, Tirrégularilé. On peut aiBrmer tout d* abord que, considérée dans son ensemble, elle présente un assujettissement à des conditions déterminées. L*examen détaillé ninfirme pas le jugement général. La langue doîl (il ne s'agit ici que d'elle) a suivi, dans la ma- nière de refondre à son usage les mots latins, des procédés qui la carac- térisent, et que Ton peut observer, pour ainsi dire^ sans exception , dans les différentes séries. Une des habitudes qui lui sont propres , c'est de supprimer, dans l'intérieur du mot latin , quelqu'une des consonnes qui le constituent, de manière à procurer la rencontre de$ voyelles. Ado- rare donne aorer, adunare donne aûner, pavor donne peor,sudor, soeur, et ainsi de suite. C'est un moyen de reconnaître, à première vue, un vocable qui est d'origine dans la langue française, ou qui, postérieure^ ment, a été emprunté au latin; dans ce dernier cas, les consonnes in- termédiaires subsistent; ainsi soucier est ancien, solliciter est moderne, tous deux viennent de solUcitare; métier est ancien , ministère est mo- d^nne, tous deux de ministerium. Elle a ses règles pour modifier les désinences diverses du latin; elle a ses exigences de prononciation pour le commencement des mots; elle change le genre 4^ certaines catégo- ries avec une complète uniformité; ainsi tous les noms abstraits en or, qui sont masculins en latin, sont devenus féminins en français: dolor, douleur, error, errem*, amor, amour; et celui-ci n'a pris le masculin que par une anomalie du langage moderne. Ce sont autant de condi- tions qui ont déterminé la formation du français , et sans la connaissance desquelles il est impossible de procéder, avec sûreté, à la recherche des étymologies, des règles et des idiotismes.

Un mot latin n'était pas seulement un assemblage particulier con- sonnes et de voyelles que la langue d'oil modifiait suivant des con- venances réguhères et toujours les mêmes; il était encore vivifié par l'accent, qui en faisait un tout en y subordonnant les parties à l'en- semble. Cet accent n'a pas été perdu; loin de là, il est devenu l'agent le plus efficace de la transformation. La syllabe accentuée a été le point fixe et invariable autour duquel le nouveau mot s'est constitué; celle-là ne manque jamais; ce qui la précède subit les modifications exigées par le nouvel organe; ce qui la suit est immanquablement sacrifié, de manière à devenir soit une terminabon masciûine, ;Soit une termiqai- SOD féminine; ce qui détermine, du même coup, l'accentuation Gran- çaise, toujours obligée de porter ou sur la dernière syllabe ou sur farant-deniière, mais n'étant pas nulle, comme l'ont prétendu des

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grammairiensqiii se méprenaient sur ce qu*est un accent. De la quan- tité latine, en tant qu^instrument de la métrique, il ne reste aucune trace dans la langue d*oll, non plus que dans les autres langues ro- manes: mais Taccent latin y est le dominateur; preuve quau moment elles se sont formées, la quantité n'avait plus de valeur, et que Tac- cent lavait complètement subordonnée. La faute contre raccent,coaime la conservation des consonnes intérieures, signale un mot entré secon- dairement dans la langue française. Ainsi, /acrie n*est pas d'origine; facilis a l'accent sur /a, et eût donné /(?fe, comme fragilis a donnéfréle. Débile est aussi une introduction postérieure; debilis, ayant l'accent sur de, eût fourni dieble, comme Jlebilis a fourni ^^61^ ou /oi6/^, aujounThui faible, A l'aide de ce critérium on discerne tout de suite ce qui fut fait quand le latin était encore vivant et avait sa prononciation et son accent, de ce qui fut fait quand il était complètement éteint, et quand l'accent et la prononciation de la langue d'oïl avaient prévalu; et on aperçoit cette distinction, non-seulement dans le xvi* siècle, ce genre d'emprunt devint si fréquent , mais encore dans le xni* et le xii* siècle , , bien que plus rare, il existait pourtant. Ainsi nobilc, qu'on trouve dans des chan- sons de geste , est néanmoins une forme moderne, c'est-à-dire créée quand on calquait le mot nouveau sur le mot ancien , sans tenir compte de l'ac- cent. Noble est la forme antique, et, à ce point de vue, légitime.

Pour déterminer une étymologie, non-seulementil faut tenir compte du procédé régulier auquel la langue d'olI soumet l'intérieur du mot , ses terminaisons et son commencement; non-seulement il faut rappro- cher la syllabe qu'elle accentue de la syllabe accentuée du latin; mais encore il faut avoir sous les yeux le plus grand nombre d'intermédiaires que l'on peut rassembler. Par intermédiaires ,je n'entends pas ces créa- tions arbitraires dont Ménage a tant abusé et dont Génin s'est tant moqué ; de cette façon l'élymologiste n'était guère embarrassé; il concevait, par une supposition quelconque, une origine à un mot; puis il la justifiait en imaginant des altérations successives qui conduisaient d'un point i l'autre; par exemple, quand, voulant tirer larigot, sorte de flageolet, de fistala, il indiquait comme transitions ^iofarâ, fistularius, Jisiularicns, laricas et finalement laricotus, d'où larigot A quoi n arriverait-on pas par de pareils moyens ? Les intermédiaires doivent être trouvés dans les textes, non forgés par Timagination. Ainsi, autour d'un mot français, pour peu qu'il soit difficile à reconnaître, on réunira la forme qui y correspond dans l'ancien français, les différents patois, le provençal, l'italien , l'espagnol et le bas latin , non pas ce bas latin des notaires et des scribes , qui est postérieur au mot français et conséquemmcnt sans

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importance , mais le bas latin primitif, celui qui a pénétré dans les langues romanes et pour lequel elles fournissent tant de renseignements. La liste des intermédiaires n est pas toujours complète, il s en faut; et, quand elle manque absolument, Tétymologie est exposée à se fourvoyer; car elle n*a plus pour se guider que les circonstances particulières et la con- jecture.

La langue d'oïl a, comme le provençal , un caractère qui lui est propre et qui établit une différence très-notable avec Titalien et l'espagnol; cVst la conservation des cas, ou, pour parler plus exactement, de deux cas. A cela, en effet, s*est réduite la déclinaison latine. On ne trouve dans la déclinaison gallç-romane ni génitif, ni datif, ni ablatif; mais on y trouve, très-nettement gardés, un nominatif, qui sert de sujet, et un ré- gime, qui sert de complément aassi bien aux verbes qu aux prépositions. Les cinq déclinaisons latines ont disparu pour faire place à une seule, dont le paradigme se rapproche le plus de celui de la seconde. Ce fait grammatical a été longtemps méconnu; et pourtant il est tellement essentiel, que, quand on ne le soupçonne pas, la langue ne parait plus qu'un tissu d'irrégularités et de barbarismes. Que dirait-on d'un texte latin, si, le croyant sans cas, on supposait que l'écrivain emploie arbi- trairement les terminaisons et met suivant son caprice populos, popuU, populo, popalam? C'est pourtant ce qui est arrivé au vieux français, sur une moindre échelle sans doute , puisque le nombre des cas y est beau- coup moindre. Aucune grammaire , aucune tradition n'avaient averti que des cas y avaient été conservés; et, quand on jetait les yeux sur ces textes, on était tout d'abord rebuté par des changements de formes qu'on ne s'expliquait pas. Si on y avait porté quelque intérêt, on n'aurait pas tardé à pénétrer le mystère; et, de fait, dès que Raynouard, qui se plaisait à l'étude du provençal , eut feuilleté suffisamment les poésies des troubadours , il aperçut Texistence des cas dans la langue d'oc; dé- couverte qui incontinent s'étendit à la langue d'oïl , et qui est la base es- sentielle de sa grammaire.

La prépondérance que le latin garda, comme langue du vieil empire et de rÉglise, eut une action considérable siu* la forme et la nature des langues romanes. Il faut, en effet, se représenter exactement comment le liatin est mort et de quelle façon il a transmis ce flambeau de vie , lampada vitcd , qui est aussi réel pour les idiomes des peuples que pour les existences individuelles. Le vieux français est aujourd'hui une langue qu^on peut considérer comme éteinte; nul ne la parle plus; on ne la comprend pas sans une préparation , courte sans doute, à cause 4c seê étroites affinités avee le français moderne , mais pourtant effeo-

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tive. Dans cette mutation, un fait est à noter, cest que nous suivons, sa&s aucune interruption, toutes les transitions qui ont conduit de Fun à Tautrc; depuis le moment la langue d*oïl a commencé d*être écrite, c est-à-dire vers le x* siècle, il ne se passe plus un intervalle do temps Ion cesse de s'en servir; et, pas à pas, d'âge en âge, on voit siurenîr les modifications qui la transforment; si bien que, sans pouvoir dire le moment le vieux français est mort , on arrive pourtant au point il cesse d'être parlé et compris. Il n'est pas douteux qu'il en a été ainsi pour le latin. Peu à peu on a parlé un peu moins latin et un peu {dus roman, tellement cfu'au bout d'un certain temps, Tua était mcMTt et l'autre vivant. Mais le ix)man ne fut pas écrit d'époque en époque ; c'est le latin qu'on écrivit, de sorte que, pour nous, la décomposition est marquée. Quand le rouKuti sort de denrîère les voiles qui le cachaient, quand E entre dans les livres, il y avait bien des années que le latin n'était plus entendu de la foule. est une différence essentielle et qu'il ne faut pas perdre de vue entre le développement, par exemple, du français moderne relativement au vieux français, et le développement des langues romanes relativement au latin. Elles n'ont pas eu, pendant un long intervalle, la culture parles livres, culture toute détournée au profit dune autre langue, ai l'on peut ainsi qualifier ce reste d'usage consacré à un idiome qui était irrévocablement parvenu aux limites de sa durée. La langue nouvelle , à l'origine , se trouva privée de tout exer- cice sur les grands sujets de religion , de philosophie , de science , de lé- gislation et d'histoire. Ce fut par la poésie qu'elle fit irruption dans le domaine des lettres, et peu à peu elle s'empara de tout ce qui lui ap- partenait de plein droit.

Raynouard avait pensé que les langues novo-latines n'émanaient pas directement du latin, et qu'elles avaient pour source un idiome, moins pur que celui-ci, moins altéré que celles-là. Créer \m pareil intermé- diaire est une hypothèse que rien n'autorise et que rien ne rend néces- saire. Rien ne l'autorise, puisqu'il ne nous reste aucun document attes- tant l'existence d'une pareille langue; et, si l'on voulait attacher ce ca- ractère au bas latin , il serait facile de montrer que le bas latin est non pas un idiome ayant eu son eidstence et sa durée , mais simplement des formes d'altération successive dont les unes nous sont conservées par des textes, et dont les autres se retrouvent à l'aide des mots romans. Rien non plus ne la rend nécessaire; car, visiblement, chacune des quatre grandes divisions de l'occident romain a élaboré immédiate- ment, suivant sa nature propre, le fonds commun; de sorte que, dès le début, le latin a vai*ié dans chaoun des quatre compartiments; ce qm

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exclut rhypothèse de Raynouard. D autres, vu la condition particulière- ment pofmlaire des langues romanes , ont admis qu elles nous repré- sentaient surtoij^ le parler du peuple dans la latinité, et qu'il était arrivé ce qui arriverait par exemple chez nous , si une catastrophe , substituant des barbares aux classes supérieures, et tuant la langue lit- téraire , ne laissait prévaloir que celle des classes non lettrées ; on ver- rait surgir, en ce cas, toutes sortes d'archaïsmes qui sont frappés de <léchéance, mais non d*oubli. Il y a du vrai dans cette opinion; mais il s'en faut de beaucoup qu elle contienne tout le vrai. Car les idiomes novo-latins montrent des traces évidentes d'un néologisme qui, sans doute , était populaire lors de leur formation , mais qui ne se rattache en rien aux archaïsmes de la vieille latinité; néologisme qui se manifeste non«seulement dans les mots, mais aussi dans les formes, dans les tournures , dans les significations. A cette question se rattache celle de la corruption ou du développement, cest-à-dire si les langues ronaanes sont du latin corrompu ou du latin développé. Tant qu'a régné l'opinion qui attribuait à l'aiïtiquité classique une supériorité sans partage , il n'y a pas eu même lieu de songer au débat, et elles ont été considérées cMome un jargon barbare dont les grossièretés natives n'avaient été qu'imparfaitement effacées par le travail de la renaissance. Mais, quand on considère la régularité générale qui a présidé à la transformation du latin en roman, quand on aperçoit les qualités qui ont été acquises, quand on reconnaît que ces langues sont devenues les organes de riches et belles littératures , et ont pu aussi bien se prêter à la poésie qu'aux spéculations les plus difficiles, on est en droit de soutenir qu'elles ne démentent pas leur illustre origine, à la condition toutefois de confesseï* qu'elles naquirent dans une crise sociale trop grave et trop orageuse pour n'avoir pas conservé la trace profonde du mal souffert, et les cicatrices infligées par la barbarie perturbatrice, et qui un moment faillit être victorieuse.

De même que le latin s était partagé en quatre grands systèmes, de même chaque système se partagea en dialectes. La langue d'oil a eu les siens. Bien que les dialectes soient descendus au rang de patois, ou, du moins, que les patois contiennent des restes visibles des dialectes correspondants , il ne faut pourtant pas confondre ces deux choses. Le patois est tel par rapport à une langue dominante qui devient la règle. Le dialecte, au contraire, appaitient à un ordre politique dans lequel de grandes provinces ont des droits égaux et une égale culture. Ainsi était la France féodale. La Normandie, la Picardie, les bords de la Seine , constituaient des centres mum biea litténket que politiques.

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Comme ces centres avaient mêmes mœurs, mêmes institutions, mêmes goûts, mêmes amusements, même culture, il en est résulté que les dia- lectes écrits tendaient à se rapprocher les uns des autres; mais il ne faudrait pas en conclure, comme a fait Genin, que dès lors régnait en France une langue commune consacrée aux livres, aux lettres, & la poésie; il n'en est rien; le rapprochement est le plus grand, les différences dialectiques restent encore caractérisées sulBsamment. La connaissance des dialectes est indispensable pour apprécier les textes et leur correction.

Cette langue , ainsi née et constituée , eut son plus grand édat au \n* et au xin' siècle. Puis elle entra en décadence et se transforma. Ceci n'est pas le résultat d'appréciations délicates et subtiles sur lesquelles on puisse contester. Non, l'ancienne veine de poésie et de production est tarie; il ne se fait plus rien d'original; on vit sur un passé qu*on remanie, qu'on adaiblil et qu'on oublie; voilà pour la décadence. La conservation d'une déclinaison fut le caractère singulier de la langue doîl, et ce qui la constitua en véritable intermédiaire entre le latin et la langue moderne; cette déclinaison s'effaça; quand le xiv* siècle s'ouvre, les cas sont en plein usage; quand il s'achève, ils ont disparu, ne laissant plus que des débris gardés dans le parler comme des espèces de formes fossiles dont le sens est perdu. Voilà pour la transformation. C'est, en effet, au xiv* siècle qu'est le point de partage dans l'histoire de notre idiome : au delà est la langue de la France féodale; en deçà est la langue de la France monarchique et unitaire. Ce point de par- tage est un lieu plein de trouble, de souffrance et de dissolution. Car une langue ne subit pas, dans un court espace, de profondes modifi- cations sans que de graves événements ne soient en cause. Ici la société féodale se défait; la inonarchie triomphe; les bourgeois s*agitent et re- tombent; les paysans se soulèvent et sont écrasés; l'unité religieuse est en proie à des désordres qui la compromettent; enfin des malheurs particuliers se joignent à une situation déjà si critique par elle-même; une guerre étrangère, qui dure près de cent ans, et qui est longtemps désastreuse, promène sur la face entière du pays les fléaux les plus va- riés. C'est un temps dont un témoin oculaire, qui pourtant n'en vil qu'une partie , a dit :

El maint pays destruit en furent» Dont encore les traces durent, Et des prises et des outrages, Et des occisions sauvages De barons et de chevaliers.

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De clers , de bourgeois , d*escuyer8 , Et de la povre gent menue Qui morte y fut et confondue.

(Machault, p. 6g.)

Quand on sortit de cette tourmente, le vieux français avait fini : le français moderne commençait.

Ce fut ,. sur une échelle restreinte , une image de ce qui se passa dans le cataclysme de Tempire romain et lors de la formation des langues ro- manes; et, de même que le latin ne fut pas régulièrement transmis à une forme ultérieure, de même le vieux français ne fut pas régulièrement transmis à Tétat plus analytique vers lequel il tendait. Au moment des dieis-d^œuvre du xvii* siècle et après, quand toute notion exacte manquait sur le développement de la langue , ce fut un préjugé général de regarder les archaïsmes comme des fautes. On était, en fait, arrivé à un point émi- nent de culture littéraire ; cela trompa et fit prendre la perfection du style pour la perfection intrinsèque de la langue, et le travail de cor- rection secondaire des grammairiens pour les analogies primitives de la grammaire spontanée. Puis , qui alors considérait la langue d'oïl autre- ment que comme une corruption du latin? Et de la corruption, que pouvait-il sortir sinon des choses informes, que le travail moderne avait sagement rectifiées? Donc, plus on remontait vers Forigine, plus on trouvait la rouillé et Tincorrection , le solécisme et le barbarisme ; car le type était la forme moderne , nécessairement mal comprise et mal in- terprétée, puisquon la séparait de son passé, qui l'expliquait. Tout ce jugement hypothétique et préconçu a été, à la révision, trouvé faux : la source est plus pure que le ruisseau. Quand on parle ainsi, on ne prétend pas dire que la langue moderne a eu tort d'effacer les cas et autres conditions grammaticales dont elle sest séparée dans son pas- sage vers rère moderne; mais on veut dire que, conservant, comme cela fut inévitable, maints débris d'un système qu'elle abandonnait, elle perdit bien des fois le sens des formes, elle fit des méprises, elle tomba en des confusions, et commit, sans le savoir, des solécismes et des barbarismes qui n'existaient pas dans l'ancien langage, et pour lesquels justement la comparaison avec cet ancien langage est le véridique té- moin.

La perfection relative d'une langue est d'être propre « traiter les sujets qui naissent des besoins et des goûts de la société contempo- raine. De très-bonne heure, la langue d'oïl, comme la langue d'oc, se trouva prête pour cet office. Alors survint un phénomène tout à fait digne d'attention. Bien que le siècle fût pleinement historique, bien

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que riiistoire conservât sa tradition, néanmoins, à côte d*elle se déve- loppa un vaste cycle légendaire, qui, semblable à certains mirages, changea les proportions des hommes et des choses, déplaça les distances dans le temps et dans lespace, et confondit, comme aux âges héroïques, dans un étroit commerce , le ciel et la terre. Le grand empire d'Occi- dent en fut le centre ; fut la lutte décisive entre le christianisme et les musulmans au midi, et les Saxons au nord, ou, comme <m disait en parlant des uns et des autres, les païens; ou bien la légende, ne distinguant pas Charlemagne de ses faibles successeurs, éleva, anr le pavois de la renommée populaire, les grands barons féodaux, qui bra- vèrent la royauté et poursuivirent, contre elle ou malgré eHe, leurs passions, leurs intérêts , leurs guerres privées. Cette poésie fut à son plein dans le xn* siècle, mais elle avait commencé auparavant; el ce qii*9 faut remarquer tout particidièrement est ceci : le reste de Tocddeiit latin fut devancé ; il y eut une antériorité de culture et de prodactkm , qui fut le privilège de la Gaule devenue terre romane.

A cette antériorité se rattache un antre fait, considérable ainsi. Je veux dire la faveur que le cycle épique ou légendaire, ainsi écrit, trouva au delà des limites du pays natal. Ce fut un succès prodigieux; ilta- lie et l'Espagne, l'Angleterre et T Allemagne traduisirent ou imitèrent ces poèmes , dont les héros devinrent populaires par^toute fEurope ca- tholique et féodale. Une grande influence littéraire fut ainsi acquise â la France. Les esprits les plus divers et les plus lointains se laissèrent semblablement captiver; et, comme dans un brillant et solennel ban- quet, la coupe de poésie fit le tour des peuples, unis par tant de Uens. Mais la décadence qui, le xiu* siècle une fois écoulé , atteigm't la laïque , atteignit aussi les lettres et leur force productive. Dans le xiv* siècle et le XV*, les nations n'eurent plus rien à traduire ou à imiter; Tédat de l'art et sa suprématie visitaient alors d'autres lieux; la France vécut de sa vieille renommée, et ce ne fut qu'au xvi* et au xvii* siècle que, rede- venant ce qu'elle avait été jadis dans la haute période du moyen igt, elle reprit un attrait universel pour l'Europe. Les poèmes qui loi va- lurent cet antique renom, étant tombés dans l'oubli, y demeurèrent de longs siècles; pourtant les types quiis avaient créés pour satisfaire au plaisir et à l'idéal de la société d alors n'avaient pas été renfermés sous le commun linceul : Roland, Renaud, les douze Pairs, Roncevaux, continuaient à vivre dans la renommée des choses, fama reram, celte suprême récompense des grands hommes et des grandes œuvres.

C'est que, de fait, encore que dans cette vaste création il ne se soit rien produit de comparable à un Homère et à un Dante, pourtant nne

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Qlîgm^Ué puisswte y domine, et elle en fit la fortwe. Cette fqrti^]^ mùrkjà laltention, et, maintenant que la poudre des bibliothèques et des maauscnls est secouée , oa seconnait sans peine qu*elle ne f^t pas usm- pée« Notre âge, si curieux de Thistoire, a donc raison de remettre en lumière et en honneur nos vieux mojwments de langue et de littéra- ture. Ni la langue n est digne de niépris , ni la littérature n a été sans efficacité et sans gloire. Toutes deux se tiennent étroitement^ et seule une véritable connaissance de la première permet de donner à la seconde U vie ejt la coulew. A cette étude, toutes l^s règles de U oritique sont apjdi^les et doivent être appliquée^s.

{4*érttditipq , dont le danger est de ^ fourvoyer en de stériles re- cherches, ne s*est pas trompée ici, et elle a bien mérité de f^pistoir^. Elle a dissipé toutes sortes derreui^s et de préjugés qui obscurcissaient les origines de notre littérature^ elle a montré, dans le vieux français, une langue qui eat, par sa structure « un intennédiajure entre le latin et f idiome mode^niç; elle^ re94u à notre pays I9 présidence littéraûpe qui lui appartint dans le haut moye^ âge^ eÛe a elPacé cette anom^Ue qui, peildwt que la France avait le premier rôle dans la prenûèr^ aCTaire temp^» les croisades, 1^ présentait conmie barbare de laj(igue e^ de lettres, et ainsi elle a aidé à i^epplir des lacunes, à rectifier de faus&es notions, en nn mot» à mieux faire saisÂr, dans up intervalle déterminé, Veaçhalnement et la filiation de& choses*

É. UTTRÉ.

Recherches expérimentales sur végétation, par M. Georges Ville (Paris, librairie de Victor MasBon, place de TËcole de médecine, i853, viii et i33 pages, 2 planches et figures dans le texte). Examen précéda de considérations sur différents ouvrages d^affriculture et sur différentes recherches relatives à V agricnlture et à la végétation des xvrii* et xix^ siècles,

mnTlàHE ARTICLE ^

Recherclies chimiques sur la végétation, par Tliéodore de Saua3ure. Paris, V* Nyon,

me du Jardinet, n* a , an xri (180AJ.

Les recherches de Tliéodore de Saussure sur la vég;étetion jouissent, ^ Voyez, pour le premier article, le cahier de novembn i^6â, pfg^kfiSg; pour

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dans le monde savant, depuis le jour elles parurent, d'une grande estime. Certes, en les examinant aujourd'hui, notre intention nest pas de la diminuer, car nous rendons pleine justice à l'auteur, en recon- naissant qu il s'ôtait préparé à traiter son sujet par des études phyaico- chimiques, absolument indispensables pour continuer les découvertes de Priestlcy et les travaux d'Ingenhousz et de Senebier; enGn en re- connaissant qu il avait puise dans les leçons de son illustre père le goût et l'habitude des raisonnements rigoureux et des observations précises, sans lesquels Horace-Bcnédict de Saussure ne serait pas parvenu à exécuter des travaux qui le placent au premier rang des géôlogoes et des savants dont la physique du globe a fixé l'attention. A une pareille école, Théodore de Saussure s'est familiarise avec l'analyse noûnénle et celle des gaz surtout; il a préféré, avec raison, comme moyen eodio- métrique, les sulfures alcalins et la combustion rapide du phosphore, au gaz nitreux employé presque exclusivement avant lui. Ebns fétade de l'action de l'air et d'autres corps gazeux sur les plantes, ses expé- riences ont été variées , les questions traitées nombreuses , et les con- clusions qu'il en a tirées se sont distinguées de celles de ses prëdëoes- seurs par la précision des détails. Si l'ensemble de ses recherches na pas l'originalité des découvertes de Priestley, quelle que soil Timportance des travaux futurs dont la végétation sera l'objet, le nom de Théodore de Saussure restera toujours associé à ceux des hommes qui auront fiiit faire le plus de progrès à cette branche importante de l'histoire des corps vivants, car les travaux de précision aflerant à l'étude de la vé- gétation datent et ne cesseront pas de dater des recherches dont cet article est le sujet.

S 1". Gemaination.

•Le premier chapitre de l'ouvrage est consacré à l'examen de f M/baice du gaz oxygène sur In germination; comparé aux écrits de Lefebure, de SenebicT et de Huber, dont nous avons parlé dans le précédent ar- ticle, il témoigne de la supériorité avec laquelle Théod. de Saussure pro- cède dans ses recherches. En effet, ses expériences sont instituées et exécutées pom* arriver à des conclusions précises : par exemple, à propos de la question de savoir si des graines germent sans le contact

todauxiènie, celui de décembre, page 767; pour le troisième, celui de fivrier l856f page g4; pour le quatrième, celui de mai, page a86; pour le cinquième, esltti de Juin, page 3Go; pour le sixième, celui d*août, page àfS; et, pour le sep- '" , oelui de juillet 1857, page A37.,

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de l'air, traitée par Senebier et Huber sans être résolue , ainsi que nous Tavons vu (septième article), Théodore de Saussure arrive aux conclu- sions suivantes par des expériences positives.

Toute graine ne germe qu'avec le contact du gaz oxygène et le con- cours, bien entendu, de l'eau et dune certaine température.

Les graines, qui, au dire de Senebier et de Huber, présentent un commencement de germination dans de l'eau privée de gaz oxygène, se gonflent par la seide imbibition de ce liquide; et une preuve sans réplique que la vie n'intervient pas dans le phénomène , c'est que des graines qui, comme le café, des lentilles, etc., etc., dont le temps a aboli la faculté de germer, plongées dans l'eau, s'y gonflent, et la radi- cule se dégage plus ou moins de son enveloppe.

Aucun acide, aucun oxyde ne favorise la germination. Le chlore dissous dans beaucoup d'eau peut remplacer le gaz oxygène , ainsi que Humboldt l'a observé depuis longtemps, et. cette action n'a rien de surprenant, puisqu'on sait aujourd'hui qu'il tend à séparer l'oxygène de l'eau en s'unissant à l'hydrogène de ce liquide , mais il faut le con- cours de la lumière pour que l'action se produise à la température oi*dinaire. D'un autre côté, Théodore de Saussure ayant observé que le chlore favorise la germination dans l'obscurité, quelque principe de la graine doit attirer l'oxygène de l'eau en même temps que le chlore en attire l'hydrogène.

Après que la radicule s'est développée par le fait de la germination , si celle-ci se continue, la saveur de la graine devient amère ou sucrée, suivant les espèces; les cotylédons verdissent sous l'influence de la lumière, et se vident de leur matière intérieure, afin d'alimenter la plantule.

Le gaz oxygène en contact avec la graine ne change pas de volume , parce que celui qui agit se change en entier en gaz acide carbonique, dont le volume est égal à celui de l'oxygène qui le constitue.

Le gaz acide carbonique n'est pas favorable à la germination , ainsi qu'on le savait déjà, aussi la ralentit-il, à volume égal, plus que ne le feraient l'hydrogène ou l'azote.

Les diverses espèces de graines exigent des proportions diverses de gaz oxygène pour germer, et la quantité de ce gaz est proportionnelle , non au nombre de graines, mais à leur poids, Tespèce étant même.

Aucun phénomène n'autorise à penser que l'eau soit décomposée pendant la germination.

Mais un fait remarquable , c'est que , si l'on compare la perte d'eau que des graines éprouvent par la dessiccation opérée i* avant la genni-

65

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nation et a" après la germination, on trouve quelle est plus forte après la germination qu*auparavant, et ce, lors même quon tient compte du carbone de lacide carbonique produit par la germination et de la matière soluble que l'eau qui touchait les graines a pu leur enlever. La quantité d'eau séparée des graines germées provient en entier de Toxy- gène et de l'hydrogène de leur propre matière, elle n'est donc pas le résultat d une action de l'oxygène de l'air sur l'hydrogène de la matière organique.

Enfm, quoi qu'on en ait dit, la lumière ne nuit pas à la germination toutes les fois qu'elle n'agit pas comme chaleur pour sécher le sol et graine elle-même.

S 2. Action de Tacide carbonique sar la végétation.

La grande découverte .de Prîestley , que les végétaux améliorent l'air que les animaux ont vicié en le respirant, l'influence de la lumière sur ce phénomène, reconnue par Ingenhousz, enfin, l'observation de Senebier, que cette amélioration est due à la décomposition de l'acide carbonique, ont été, pour Théodore de Saussure, le point de départ d'expériences aussi intéressantes que variées, dont l'exposé occupe un peu plus du tiers de l'ouvrage; et cela devait être, puisqu'à cette re- cherche se rattache la connaissance d'une des plus grandes haimionies de la nature vivante, et celle de l'origine, dans les plantes, du carbone, un des éléments les plus abondants de leurs principes immédiats. Théo- dore de Saussure traite d'abord de l'influence du gaz acide carbonique sur la germination , puis de celle qu'il exerce sur les plantes développées.

Si l'acide carbonique nuit à la germination , il ne nuit pas moins à toutes les parties de la plante, lorsque celle-ci ne reçoit pas l'action de la lumière du soleil, c'est-à-dire lorsque les feuilles ne se trouvent pas dans la condition de décomposer l'acide carbonique; car cette décom- position s'eflectuant, cet acide devient alors. un aliment précieux pour les végétaux, soit qu'ils le puisent par leur racine à l'état de solution aqueuse, soit qu'ils le trouvent dans l'atmosphère en une proportion convenable.

Les plantes exposées au soleil périssent dans une atmosphère de gaz acide carbonique, et même encore lorsque ce gaz ne fait que les deux tiers du volume de l'atmosphère; elles prospèrent, au contraire, si celle-ci se compose de 1 1 volumes d'air et de i volume d'acide carbo- nique; relativement aux mêmes plantes croissant dans l'air atmosphé- rique pur, le poids des premières ^t à celui des autres comme 1 1 est

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à 8. Et cest à Tinfluence de cet acide qu il faut attribuer le bon effet produit par du terreau humecté , et placé dans une atmosphère limitée croissent des plantes. Mais , pornr observer ce bon effet il faut renou- veler l'atmosphère deux fois en 2 4 heures , par exemple , afin de préve- nir la fâcheuse influence d un excès d*acide carbonique ou celle de miasmes exhalés du terreau.

A Tombre, la plus faible proportion d'acide carbonique ajoutée à Tair nuit à la végétation.

La végétation des plantes exposées au soleil n*est possible qu*à la condition que les feuilles pourront élaborer Tacide carbonique. Aussi , les plantes à f cailles minces, soit que leurs racines plongent dans Teau pure ou dans la terre, périssent, sinon en tout, du moins en partie, quand les atmosphères limitées on les a mises; soit en totalité, soit partiellement, renferment une matière alcaline, potasse, ou chaux, capable d'absorber le gaz acide carbonique : il est entendu que la végé- tation aurait lieu dans ces mêmes atmosphères privées de matière alcaline. Nous disons les plantes à f cailles minces, attendu que les plantes grasses vivent dans des atmosphères se trouve une matière alcaline , par la raison que celle-ci n absorbe pas lacide carbonique, le paren- chyme des feuilles grasses le retenant.

Toutes les expériences de Théodore de Sausstire Tont conduit à con- clure que les plantes, en s assimilant le carbone du gaz acide carbo- nique, s'assimilent en même temps une portion de son oxygène. Nous citerons comme exemple lexpérience suivante :

7 pervenches, dont les racines plongeaient dans l'eau, végétèrent durant 7 jours au sein dune atmosphère limitée, formée de :

Azote &19Q** *'

Oxygène iiiD

Acide carbonique àii

57&6

Les plantes reçurent pendant 6 jours les rayons directs du soleil , depuis 5 heures du matin jusqu'à 1 1 heures. Après ce temps , elles étaient en parfait état.

L'atmosphère contenait :

Aïote 4338"**-

Oxygène 1&08

Acide carboniqae o

65.

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Conséquemmcnt :

1** Tout le gaz acide carbonique de Tatmosphère avait disparu;

1^ Mais tout son oxygène ne s'était pas fixé dans la plante , puisque des /i3i centimètres cubes qui le constituaient, aga seulement en avaient été dégagés à Tétat de gaz;

y II s était dégagé de la plante 1 3 g centimètres cubes de gaz azote , volume précisément égal à celui de l'oxygène de l'acide carbonique qui avait disparu.

Enfin, les sept pervenches, qui représentaient, avant lexpérience, o^,5a8 de charbon produit en vase clos, en représentaient 0^,629 après l'expérience.

En outre, des pervenches, qui avaient végété dans l'air dépouillé d'acide carbonique, donnèrent moins de charbon après cette végéta- tion qu'auparavant.

Enfin, des menthes, dont les racines plongeaient dans l'eau et les tiges dans l'air libre, ont fixé du carbone provenant du gaz que l'at- mosphère renferme toujours. En généralisant ce résultat, on voit com- ment le gaz acide carbonique de l'atmosphère contribue à la végéta- tion.

La menthe et la salicaire et même le pin [pinas genevensis) et le cac- tas opuntia ont donné des résultats analogues.

Il est probable pour Théodore de Saussure que, sans le contact delà lumière, les plantes décomposent une partie de l'acide carbonique qu'elles forment avec l' oxygène atmosphérique.

En voyant toutes les parties vertes des végétaux décomposer l'acide carbonique, tandis que les autres parties de ces mêmes végétaux qui ne sont pas vertes ne jouissent pas de cette faculté, on est tente de généraliser ce fait et de croire à la nécessité d'un organe vert pour pro- duire ce phénomène. Mais l'expérience nous apprend qu'il n'en est pas ainsi, car \atnplex hortensis y àont les feuilles, les tiges, etc., sont rouges, décompose parfaitement l'acide carbonique.

Enfin, les feuUles qui présentent le plus de surface ont aussi le plus de puissance pour opérer cette décomposition; et rappelons qu'en exha- lant de l'oxygène elles exhalent toujours du gaz azote.

S 3. De rinflaence du gaz oxygène sur les plantes développées.

Il existe deux catégories de feuilles relativement à la manière dont elles se comportent lorsqu'on les met en contact avec une atmosphère d'air ordinaire pendant la nuit : les unes, comme celles de chêne, de

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marronnier dinde , de faux acacia , de sedam rejlexnm , absorbent f oxy- gène en donnant naissance à un volume d*acide carbonique moindre que le volume d*oxygène absorbé; les autres feuilles, comme les par- ties vertes du cactus opuntia, de la crassula cotylédon, du sempervivum tecioram, de l'agave americana, de la stapelia variegata, absorbent l'oxy- gène , sans qu il se manifeste de gaz acide carbonique dans latmosphère ambiante.

Si ces mêmes feuilles, qui ont absorbe de Toxygène pendant la nuit, sont exposées le jour suivant à la lumière, elles restituent, sinon en totalité, du moins en partie, du gaz à Tatmosphère qu'elles avaient di- minuée durant la nuit. Théodore de Saussure donne le nom d'inspira- tion à labsorption nocturne, et le nom d'expiration à Texhalaison diurne, sans prétendre, bien entendu, comparer ces deux fonctions à ïinspiration et à Yexpiration des animaux.

La plante que Théodore de Saussure a choisie pour ses expériences est le cactus, dont la partie verte est douée dune vitalité si puissante, qu'un de ses rameaux , qui , après avoir subi trois semaines d'expositions successives à l'ombre et à la lumière , avait été abandonné quatorze mois dans une armoire obscure, à un &oid d'hiver de lo^ et à une chaleur d'été de 2 7**,5 , perdit la moitié de son eau de végétation , et cependant, remis en terre, végéta avec force.

Â. Inspiration.

Un cactus, exposé, durant trente -six à quarante heures, dans une atmosphère d'air obscure et limitée , égale à huit fois son volume , peut absorber une fois et im quart son volume d'oxygène. Mais, pour que cela soit, il doit y avoir du gaz oxygène libre en excès après l'absorption.

Théodore de Saussmre a vu i volume de cactus plongé dans 8 vo- lumes d'air privés d'acide carbonique, durant ime nuit, absorber les q/3 de son volume d oxygène; l'azote n'avait point été absorbé, et l'atmos- phère ne renfermait pas d'acide carbonique.

Mais, si le cactus était saturé d'oxygène, il produirait de cet acide avec l'oxygène ambiant, sans qu'il y eût changement de volume, et dès lors il se comporterait comme la plupart des feuilles caduques, qui forment du gaz carbonique en même temps qu'elles absorbent du gaz oxygène.

Le gaz oxygène qui a été inspiré par des feuilles y est assez fortement retenu , pour que le vide de la pompe pneumatique ne puisse l'en ex- ti'aire. Le vide n'extrait qu'une petite quantité d'air libre contenu dans la plante.

Fait remarquable, les feuilles ne font aucune inspiration, lorsque.

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pendant la nuit, elles sont dans des atmosphères limitées, privées de gaz oxygène libre.

Lorsque le gaz acide carbonique est mêlé en petite quantité à de Fair atmosphérique, par exemple : 7 de gaz à 98 d*air, le cactus inspire le gaz acide carbonique en même raison que le gaz oxygène.

Le cactus qui a été saturé de gaz oxygène dans Tobscurité, exposé à Tair libre, laisse exhaler du gaz carbonique, et acquiert ainsi la propriété d*absorber de nouvel oxygène , lorsqu on le met dans une atmosphère limitée qui renferme de ce gaz. Cet effet rentre dans le phénomène de révaporation; on n'admet donc plus aujourd'hui que ce soit par affinité que Tair enlève de Tacide carbonique à la feuille, celui-ci s'en séparant en vertu de la simple tension qui lui est propre. Il n est pas étonnant qae Th. de Saussure ait professé Topinion contraire , puisque c'était celle de son illustre père.

Le cactus dont le tissu a été désorganisé mécaniquement n'inspire pas d'oxygène.

Enfin, Théodore de Saussure ne doute pas que l'oxygène inspiré par le cactus ne soit bientôt converti en acide carbonique, qui reste dans le tissu de la plante.

B. Expiration.

Le cactus, qui avait absorbé les \ de son volume d'oxygène pendant la nuit, exposé le jour suivant au soleil , en exhala \ , avec un peu de gaz azote.

Théodore de Saussure a trouvé, après sept jours, que la somme des inspirations durant sept nuits était de 33 1 centimètres cubes de gai oxygène , et que celle des expirations au soleil durant sept jours était de 584 centimètres cubes, formés de 4 60 centimètres cubes oxygène et de ia& centimètres cubes azote.

Il a constaté que l'expiration est en raison de l'inspiration; qu'die se fait sous l'eau distillée et dans le gaz azote comme elle se fait dans l'air»

Les matières alcalines font périr les feuilles minces qui sont exposées au soleil , parce qu'elles absorbent l'acide carbonique. Elles n'exercent pas la même action sur le cactus et les plantes grasses; cependant, an soleil, elles absorbent une quantité sensible d'acide carbonique.

Enfin Théodore de Saussure admet que les feuilles caduques se com- portent d'une manière analogue aux plantes grasses.

A l'ombre , le gaz oxygène pur est décidément nuisible à la végéta- tion. Il a donc besoin d'être mêlé d'azote ou d'hydrogène.

Au soleil, les plantes augmentent de poids à peu près comme dani l'air, mais les tiges sont moins effilées. Théodore de Saussure se de**

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mande si le gaz oxygène retiré du peroxyde de manganèse et le gaz azote obtenu de Vacide azotique et des muscles de bœuf, gaz avec les- quels il a formé un mélange semblable à Tair atmosphérique, étaient purs ou non; ou bien si Tair ne contiendrait pas des substances favo- rables à la végétation dont Teudiomètre naccuserait pas la présence dans l'atmosphère. La vérité est que Fair artificiel n'agissait pas comme l'air atmosphérique.

Théodore de Saussure a tiré de ses expériences d'intéressantes con* clusions relativement aux proportions diverses de volumes de gaz oxy- gène consommées par les diverses espèces de plantes dans les vingt- quatre heures à Tobscurité, le volume de la feuille étant pris pour unité.

Les feuilles qui en consomment le moins appartiennent aux végé- taux croissant naturellement dans des sols stériles , ou vivant dans des atmosphères raréfiées comme le sont celles des montagnes, dans des milieux dont Tair, faute de se renouveler facilement, n*est pas pur. Les plantes dont les feuilles appartiennent à cette catégorie sont celles des arbres verts , des herbes des montagnes et des marécages.

Les feuilles qui ont le plus grand besoin du gaz oxygène appartiennent aux végétaux dont le développement nest assuré que dans un sol fertile et des atmosphères convenables, et, toutes choses pareilles d'ailleurs, à ceux dont le feuillage présente une grande surface , à cause de la di- vision des feuilles.

L'importance des feuilles , soit qu'on ait égard à leur rôle dans l'éco- nomie générale de la nature et à leurs fonctions dans la végétation , soit enfin l'étude détaillée que Théodore de Saussure a faite de leurs rap- ports avec les gaz oxygène et acide carbonique, enfin les conclusions auxquelles il est arrivé, sont les motifs des détails dans lesquels nous venons d'entrer. Nous serons plus bref relativement à ce qui nous reste à dire de l'action du gaz oxygène atmosphérique sur les racines , les tiges ligneuses, les fleurs et les fruits.

Les racines, quoique environnées de terre , ont besoin du contact de l'oxygène atmosphérique : par exemple, déjeunes marronniers d'Inde dont la partie inférieure des racines plonge dans Teau et la partie supé- rieure dans l'azote , l'hydrogène et l'acide carbonique , périssent , tandis qu'ils vivent lorsque c'est l'air atmosphérique qui touche la partie non submergée.

Que devient l'oxygène pénétrant dans la plante par la racine ? Selon Théodore de Saussure , il forme l'acide carbonique qui va se décom- poser dans les feuilles sous l'influence de la lumière.

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Les racines séparées de leur tige se comportent, soit dans l'obscu- rité, soit au soleil, à la manière des feuilles dans Tobscurité. Elles con- somment au plus leur volume d*oxygène , mais elles en absorbent beau- coup moins. Ainsi une carotte jaune, mise dans une atmosphère d'air limitée, a consommé son volume d*oxygène et en a absorbé un centième seulement.

Si les racines pourvues de leur tige sont disposées de manière à être en contact avec Tair et avec Teau par leur extrémité, la tige étant dans l'air, les racines semblent absorber beaucoup plus d'oxygène que dans le cas contraire.

Théodore de Saussure , comme Woodward , a constaté que les eaux de terreau et de fumier très-faibles sont plus favorables à la végétation que Teau piu^e.

Si , au printemps, on plonge dans de Teau, par leur partie inférieure, des branches ligneuses pourvues de leurs boutons et quon les place, ainsi disposées , dans de l'air, de l'azote , de l'hydrogène ou de l'acide carbonique, les boutons ne se développeront que dans Tair; consé- quemment toxygène est nécessaire à l'évolution des boutons.

Les tiges ligneuses effeuillées vicient l'air à l'ombre et au soleil sans en changer le volume , parce que , pour un volume d'oxygène consommé, il se produit un volume égal de gaz acide carbonique. En vingt-quatre heures, des branches de saule, de chêire, de peuplier, de charme, ont consommé depuis -J- jusqu'à leur propre volume d'oxygène, tandis que des branches de pommier et de poirier, dans les mêmes circonstances , en ont consommé de deux à trois fois leur volume.

Le tissu vert des tiges agit comme les feuilles sur l'air et l'acide car- bonique.

Les tiges ligneuses pourvues de leurs racines qui plongent dans le sol ne remplacent plus l'oxygène qu'elles consomment par un volume égal d'acide carbonique , parce que la plus grande partie de cet acide va dans les feuilles se décomposer.

Théodore de Saussure a constaté de nouveau que les bois récem- ment écorcés ne se colorent que sous l'influence de l'oxygène.

L'oxygène nécessaire au développement des feuilles, des racines, des boutons, des tiges ligneuses, ne l'est pas moins à l'épanouissement des fleurs, car leurs boutons périssent et se putréfient dans le gaz azote pur.

Les fleurs, dans une atmosphère d'air limité, consomment un vo- lume d'oxygène qui ne représente pas celui de l'acide carbonique pro- duit , en tenant compte de lacide absorbé par la fleur. Mais , en sou-

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mettant à Texpérience des fleurs récemment cueillies, on observe, en générai, que le volume de latmosphère ne change pas, par la raison, et c*est un trait caractéristique de l'histoire des fleurs, que celles-ci font une émission de gaz azote qui compense la diminution du volume. Aucune autre partie des plantes n exhale autant d*azote. Le soleil augmente la consommation de Toxygène.

Des lis blancd, à Tombre, ont consommé une fois \ leur volume d*oxygène en vingt-quatre heures; ils en ont absorbé j^, en même temps qu'ils ont exhalé ^ de gaz azote.

Lorsque des raisins veiis, tenant à un cep fixé au sol par ses racines, reçoivent Tinfluence du soleil et de Tair dans un ballon de verre ils sont renfermés, ils améliorent leur atmosphère à Tinstar des feuilles, sans exhaler d'acide carbonique, et atteignent la maturité.

Si le ballon eût contenu de la chaux, ils auraient vicié Tair sans mûrir.

Les fruits verts séparés de leur tige ne mûrissent pas dans des atmos- phères limitées et les vicient.

En définitive, le gaz oxygène ne sert pas seulement à la végétation en formant, avec l'azote et l'ncide carbonique, une atmosphère favo- rable à la plante, et en se fixant à celle-ci en même temps que du car- bone, mais il sert encore de diverses manières : en agissant sur le ter- reau, il produit de l'acide carbonique avec sa partie soluble; il en produit encore avec la partie qui est insoluble dans l'eau , et une con- séquence de cette action est de former un extrait soluble, et, en outre, de l'eau, aux dépens de l'oxygène et de l'hydrogène de ce même terreau insoluble. Th. de Saussure croit encore que ces réactions donnent lieu à un développement de chaleur favorable à la végétation.

S 4. Inflaence du gaz oxygène sur des produits vëgéttox.

Tbéod. de Saussure traite, dans un chapitre spécial, de l'action de l'air sur divers produits organiques privés de la vie, tels que des ex- traits solubles dans l'eau, des liqueurs vineuses, des bois, des huiles et des substances végétales en putréfaction.

Il montre que les pellicules produites à la surface des solutions d'ex- traits végétaux ne sont pas, comme l'a avancé Fourcroy, un extracùf oocygéné. L'oxygène s'unit alors en entier à du carbone, aussi produit^fl un volume de gaz égal au sien , en même temps qu'il se sépare une quan- tité d'oxygène et d'hydrogène à l'état d^eau, provenant de la matière même de l'extrait; et le poids de celle-ci était représenté par 7, celai du carbone par 1 , dans une de ses expérience ; enfin , le {Mréttfida extracUf

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oxygéné lui donna , à la distillation , plus de charbon que l'extrait non modifié par loxygène.

Théod. de Saussure a eu raison de combattre Fourcroy, en reooa- raut aux procédés d'analyse dont on pouvait disposer de son temps; mais reconnaissons qu ils ne lui permettaient pas d'anÎTer à des résolu tats précis : lanalyse organique élémentaire n existait point encore, et l'analyse organique immédiate n'était pas assez avancée pour réduire en, espèces dénnics les principes immédiats constituant les extraits soumis à 1 expérience. En outre, Timpcrfection de cette même analyse na pu permis à Fauteur de distinguer de Talcool le principe immédiat du li- quide vineux qui produit du gaz acide carbonique sous rinfloence de loxygène atmosphérique dans lacétification ; et c est la cause qui a pa faire croire , d'après l'observation de l'auteur, qu'il suffisait que Foxygâie atmosphérique enlevât du carbone au vin pour le dianger eo acide acétique, tandis qu'aujourd'hui on admet que l'alcool se chaoge eo acide acétique sans produire d'acide carbonique, en absorbant pour i atome à atomes d'oxygène; 2 atomes produisent a atomes d'eau en brûlant k atomes d'hydrogène , et les 2 autres atomes d'oxygène, en se fixant à l'alcool ainsi déshydrogéné, produisent 1 atome d'acide acétique hydraté.

Théod. de Saussure pense que l'oxygène agit sur la sciure de bois humide d'une manière tout à fait analogue à celle dont il agit sur ies extraits, l'oxygène ne séparant du bois par union directe dn car- bone, mais, en même temps, il se sépare de l'oxygène et de rhydrogène, i l'état d'eau, en telle quantité, que le ligneux altéré est plus earburé qu^l ne l'était auparavant; il se produit encore une matière soluble dans l'eau.

Le résultat est diOerent lorsque le bois s'altère sous l'influence de l'eau dépouillée d'air.

L'auteur n'a pas encore ici suffisamment distingué du ligneux les principes immédiats qui l'accompagnent dans les bois; mais il a par* fiutement vu que l'huile volatile de térébenthine et l'huile de lin se comportent tout différemment. La première absorbe en quatre mois vingt fois son volume d'oxygène en ne produisant que 5 volumes d'acide carbonique; la seconde absorbe douze fois son volume d'oxy- gène sans en produire sensiblement. Il admet qu'une portion de l'oxy- gène absorbé forme de l'eau aux dépens de l'hydrogène du corps gras. ^ Tozygène agit sur les huiles séparées du tissu végétal , il fait remar- quer qu'à l'état de vie l'absorption de l'oxygène par elles n'a |amaîs lieu.

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Enfin, il croit que les végétaux qui fermentent sans le contact du gaz oxygène produisent du gaz acide carbonique aux dépens de Toxy* gène et du carbone qui les constituent, tandis quavec le contact de Tair, la matière qui fermente ne concourt à la production de cet acide que par son carbone seulement.

$ 5. Terreau végétai.

Tout le monde sait Imfluence sur la végétation que les cultivateurs attribuent à cette matière noire appelée ierreaa, humas des terres les plus fertiles, particuUèrement des terres de jardin; le terreau est évi* demment le résultat de Tsdtération des matières végétales exposées au contact de Tair. L'auteur en a dit déjà quelques mots à propos de im- fluence du gaz oxygène sur les plantes développées, mais Û y revient dans un chapitre spécial.

Le terreau qu il a examiné était le produit de l'altération des plantes ligneuses, telles que chêne, rhododendron, etc.; il renfermait, à poids égal, moins d'oxygène et plus de carbone et d'azote que les plantes d'où il provenait.

Les acides ne lui enlevaient que du fer, des matières terreuses et très-peu de matière organique.

Il cédait a à 3 centièmes de matière à l'alcool.

Les alcalis le dissolvaient presque entièrement avec dégagement d'ammoniaque.

L'auteur le considère, à l'état de pureté, comme insoluble dans l'eau. Mais éprouye-t-il Taction de l'oxygène atmosphérique, il se produit de Tacide carbonique dont le volume est égal à celui de Toxygène con- sommé ; en même temps il se produit de l'eau aux dépens des éléments du terreau, et en telle quantité, que le reste de la matière est plus car^ buré que ne l'était le terreau. Enfin , un autre effet de cette action est la formation d'une matière soluble , c'est Vextrait de terreau.

L*eau bouillante ne lui enlève pas plus de -j^ ^î* de •—- de matitee soluble.

L'auteur a trouvé que les matières solubles d'un terreau de gazon « d'ime terre forte d'un jardin potager et d'une terre meuble d'un duyBipft étaient entre elles comme les nombres q6, lo et 4*

La partie soluble du terreau est favorable à la végétation, si la .solution aqueuse en est convenablement étendue.

Enfin, l'auteur pense que le terreau soumis alternativement à l'action de l'air et de l'eau finit par se résoudre , en totalité , en acide carbonique et en matière soluble.

66.

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C'est ce qui explique pourquoi la terre Totale dTun terraiii fertile , cultivé depuis des siècles, n*a pas plus de o*,33 d'épaisseur, ainsi que de Saussure le père l'a remarqué dans les plaines de Lombardie , si re- nommées par leur fertilité.

Tbéod. de Saussure attribue à la partie insoluble du terreau la pro- priété d'être antiseptique relativement à la partie soiuble.

Mais une observation qu'il a faite c'est la présence des phosphates de chaux et de magnésie, de la sih'ce, des oxydes métalliques et de la chaux dans feau de lavage du terreau , de sorte que la matière des cendres des végétaux existe dans le terreau; et cette matière, y compris les phosphates terreux , est soiuble dans Teau. Lorsque , dans ces der* niers temps, on a examiné comment les phosphates terreux insolubles dans l'eau pénètrent dans les plantes, on avait perdu de vue cette ob- servation de Théod. de Saussure et l'expérience que nous fîmes, il y a bientôt un demi-siècle, d'un liquide organique acide qui laisse préci- piter par l'ammoniaque du phosphate ammoniaco-magnésien , tandis qu'il retient en solution de l'acide phosphorique et de la chaux.

S 6. VégétatioD (Uns des, milieux dépourvus de gaz oxygène.

Nous avons vu que la geimination ne se fait pas sans l'intervention de l'oxygène , et que le contact de ce gaz est nécessaire au développe- ment de toutes les parties de la plante. L'auteur ne s'en est pas tenu aux expériences que nous avons rapportées à l'appui de ces proposi- tions : de nouvelles expériences lui ont appris que les moisissures ne végètent pas sans oxygène, et que certaines plantes, dans certaines circons- tances, vivent dans les gaz azote, hydrogène et oxyde de carbone; ces plantes sont du nombre de celles qui, dans l'obscurité, consomment peu d'oxygène et dont les feuilles présentent une grande surface, et la circonstance elles peuvent vivre est l'exposition au soleil, qui permet aux parties veites de la plante d'émettre de l'oxygène en décomposant l'acide carbonique.

Le cactus opuntia a végété au soleil pendant trois semaines dans le gaz azote; à l'ombre, il y est mort du cinquième au sixième jour. Même résultat pour le sedum tekphiam.

Des pois ont végété des mois entiers au soleil, mais la végétation était languissante. Car, en dix jours, des pois qui auraient acquis à l'air libre, leur racine plongeant dans l'eau pure, aA, n'ont acquis dans le gaz azote que 3.

Des pervenches mineures ne peuvent soutenir l'expérience à cause de rhnmidité de leur atmosphère.

J AOÛT 1857. 521

Le fythram salicaria , dont le volume , représenté par i , plonge daDs 5ao volumes d*azote pur, après deux mois avait augmenté son atmos- phère de Sa d*oxygène. Â ]*obscurité, il avait produit de Tacide carbo- nique aux dépens de sa propre matière, et cest ce gaz qui, sous im*^ fluence du soleil, donnait de Toxygène. Des plantes semblables, dans des récipients d'air commun, nont rien ajouté à l'atmosphère.

Le Uthram salicaria , dans Tazote exposé au soleil, ne meurt pas, quoiqu'on ait mis sous le récipient une substance capable d'absorber l'oxygène; mais il ne résiste pas à présence d'un corps alcalin qui absorbe l'acide carbonique à mesure qu'il se forme.

L'excès de l'acide carbonique est plus nuisible aux plantes qui |)euvent végéter dans le gaz azote que si elles étaient mises sous des récipients remplis d'air.

Théodore de Saussure, d'accord avec Senebier et Woodliouse, ne croit pas à l'absorption du gaz azote par les plantes, ainsi que Priestley l'a avancé. // pense que ï azote des plantes provient des vapeurs ammoniacales^ et de l'azote qui est un des éléments constituants des extraits et des engrais.

Les plantes se comportent avec Toxyde de carbone à peu près comme avec l'azote et Thydrogène : elles ne le décomposent pas.

Théodore de Saussure prétend que les graines qui s'altèrent dans le gaz hydrogène produisent de l'oxyde de carbone, en vertu de la réac- tion de rhydrogène et de l'acide carbonique. De nouvelles expériences seraient indispensables pour mettre cette opinion hors de doute.

Les plantes, suivant Théodore de Saussure, se comportent dans le vide à peu près comme dans l'azote et Thydrogène : il ne lui semble donc pas que la pression de l'atmosphère ait sur elles une grande in* fluence.

S 7. De la fixation Veàû par lés végétaux»

S'il est démontré que l'acide carbonique existe dans les organes des végétaux qui émettent du gaz oxygène sous l'influence du soleil, on ne peut douter de l'existence de l'eau dans la sève et dans tous les organes de la plante. Dès lors, on peut se demander sur quels faits s'appuie l'opinion d'après laquelle on attribue exclusivement à la décomposition de l'acide carbonique l'origine de l'oxygène que les feuilles émettent au dehors. La réponse est fort simple : c'est qu'elles n'en émettent pas^ si elles sont privées de gaz carbonique, et, en outre, c'est que des plantes végétant en vase clos, dans de l'air privé d'acide carbonique, pendant un mois, avaient augmenté tout au plus de 1/30 de leur

522 JOURNAL DES SAVANTS.

poids . tandis que {augmentation eût été bien plus grande en présoice de l'acide carbonique.

Enfin Théodore de Saussure pense que , si une plante peut donner plus d'oxYgèoe que n en contient lacide carbonique avec lequel on Ta mise en contact, cest quelle a produit de cet acide aux dépena de sa propre matière.

Les expériences de Théodore de Saussure confirment donc celles de Senebier sur i origine du gaz oxygène émis par les feuilles exposées au soleil.

S 8. De l'absorption des diasolotions par les nôoes.

Tout le monde a entendu parler de Texpérience du saule de Van Helmont; nous-mcme Tavons rappelée dans ce journal (février i85o, page 77). Si elle prouve que la plante s est développée en n'empron-^ tant rien, pour ainsi dire, à la matière terreuse du aol dans lequel plongeaient ses racines, fexpérience est pardailement interprétée au- jourd'hui : on n'admet plus que le saule n ait reçu que de feau pure. fj*opinîon de Tull, que le sol ne sert que de support aux végétaux, et que les engrais n agissent que par leur humidité et la chaleur qu'ils peuvent développer ou maintenir, est pareillement abandonnée, lliéo- dore de Saussure a certainement contribué à établir la preuve de fojii- nion contraire à celle de Van Helmont et de Tull par ses remarques, ses observations et ses expériences. On admet donc aujourd'hui géné- ralement que leau employée par Van Helmont pour arroser son saule, loin d'être pure, renfermait des sels et des matières oigamques. Les expériences de Giobert, d'Hassenfratx, de Vauquelin et de Théodore de Saussure sont d*accord pour établir que des graines mises avec do sable et de Feau pure peuvent germer, se développer et fleurir; mais les graines ne mûrissent pas. Comme. nous lavons vu, notre auteur pense que la plupart des plantes ne s'assimilent pas Tazote à fétat de gaz, mais à celui d ammoniaque ou de tout autre composé, et il admet en principe la nécessité de Tengrais soloble. En définitive , il reconnut Yinsuffisance de teaa et des gaz pour opérer l'entier dételoppement des plantes.

Un résultat fort intéressant sans doute est la décomposition de scdn- tions aqueuses de diverses matières solides produite dans l'absorption de ces liquides par les racines du polygonum et du bidens, qui s'y trou- vaient plongées. Ainsi, supposons 2 volumes des solutions contenant 1 00 parties pondérales dun corps dissous. Arrêtes l'expérience au mo- ment 011 une plante aura absorbé 1 volume de la solution, s'il ny a

AOÛT 1857. 523

pas eu de dëcomposition de cette solution , le volume restant contiendra 5o parties pondérales du corps dissous. Or le résultat constant a été que ce volume contenait plus de 5o parties du corps dissous; consé- quenunent, leau avait été absorbée en plus forte proportion que le corps dissous. Il a opéré sur les muriates de potasse, de soude et d'am- moniaque, le nitrate de chaux, le sulfate de soude, lacétate de chaux, le sulfate de cuivre, la gomme de sucre et lextrait de terreau. Le pth fygonum n avait absorbé, au lieu de 5o parties du corps dissous, que li de nitrate de chaux, 8 d'acétate de chaux, g de gomme, 29 de sucre et ^^7 de sulfate de cuivre. Cette grande quantité dun sel cuivreux, qui est un poison pour les plantes comme pour les animaux, prouve bien que la plante ne refuse pas d'absorber les corps qui lui sont nuisibles. Les solutions contenaient, pour 1000 parties d'eau, 0,800 de corps dissous.

L'auteur a constaté que, lorsque des poids égaux de différents sels sont dissous dans la même eau, ils sont absorbés en proportions diverses, et il est porté a attribuer la différence d'absorption, non à l'affinité, mais à une diversité de fluidité et de viscosité des diverses substances unies à l'eau. Si cette dernière influence est incontestable , elle n'est certaine- ment pas la seule qui agisse. Il fait remarquer avec raison que des indi- vidus d'une même espèce peuvent contenir des quantités fort différentes des mêmes sels , selon la nature des milieux plongent leurs racines. C'est faute d'avoir connu cette vérité que plusieurs personnes, à notre connaissance, se sont méprises sur les avantages que procurerait la cul- ture de divers v^étaia à l'égard des sels de potasse qu'on pourrait en retirer.

Théodore de Saussure professe l'opinion que certains sels sont abso* lument nécessaires aux végétaux. Il rappelle les observations de Duha- mel, que nous avons eu l'occasion de citer déjà, lur ta nécessité du sel marin pour la végétation des plantes marines. Il combat l'opinion de Thouvenel et de Cornette, qui prétendaient que les se]9 ne pénétraient pas dans les plantes; et il cite, comme preuve du contrtiire, l'observa- tion de Bullion, à savoir que des graines de tournesol, semées dans un sol sablonneux, dépourvu de nitre, produisent des tiges qui n'en ren- ferment pas , tandis que le contraire a lieu lorsque le sol eu renferme.

En définitive, voici l'opinion de Théodore de SlNissure aur r.(irigine des éléments qui constituent les plantes ;

Le terreau ne contribue à raccrdsseroent du poidé des jdantes que dans une proportion très-&ible, par exemple, de i/so pour un tournesol [helianikas annuus).

.u r

52i JOURNAL DES SAVANTS.

Le terreau fournit surtout de Tacide carbonique, des sels et une matière oi^aniquc azotée.

Des matières végétales et animales en suspension dans F atmosphère, qui se déposent sur les plantes, peuvent contribuer k leur développement.

Mais Teau et i acide carbonique provenant de Tatmosphère et du sol sont la source principale de l'oxygène, de l'hydrogène et du car- bone qui constituent la plus grande partie de la matière organique du végétal.

S 0. Observations sur les cendres des plantes.

Avant Théodore de Saussure, on s était occupé des cendres des végétaux, mais principalement au point de vue de la nitriCcation et des engrais : en France^ et en Angleterre^, on avait reconnu que les plantes herbacées sèches donnent , à poids égal , plus de cendres que les plantes ligneuses; mais à Théodore de Saussure revient le mérite d*aToir entrepris une série d'analyses de cendres végétales pour en coordonner les résultats relativement à la végétation , d'avoir décrit ses procédés et d'être arrivé à quelques conclusions générales exactes que nous allons exposer.

Théodore de Saussure , en constatant que les plantes herbacées ren- ferment plus de cendre que les plantes ligneuses, en attribue la cause à la transpiration plus grande dans les premières que dans les secondes. Dès lors, la succion des plantes herbacées étant, d'après Haies ^ plus grande que celle des plantes ligneuses , les premières doivent renfermer plus de matières salines, puisque celles-ci ne pénètrent, pour ainsi dire, que par les racines dans les plantes.

Les organes qui transpirent le moins contiennent moins de cendres que les autres. Ainsi les fruits en contiennent moins que les feuilles, le bois moins que l'aubier.

L'eau , en enlevant des sels solubles aux végétaux , diminue ainsi la quantité de sels qu'ils auraient donnée. C'est pourquoi les bois flottés donnent moins de potasse que les bois non flottés.

Théodore de Saussure a bien distingué les divers sels qui consti- tuent essentiellement les cendres des végétaïu. Ce sont des sels A base de potasse et de soude , des phosphates de chaux et de magnésie , des sels à base de chaux dont l'acide est détruit par la chaleur. H y a , de plus, de la silice, des oxydes de fer et de manganèse.

' Perluis. * Kirwan et Ruckerl.

AOÛT 1857. 525

Il a parfaitement vu que la matière des cendres jM^ovient du sol T particulièrement du terreau, et quune très-faible quantité vient de Fatmosphère; mais aucun de leurs principes nest un produit de la végétation, comme Lampadius et quelques auteurs Tont prétendu.

Conformément à cette manière de voir, la nature du sol a une grande influence sur la proportion et la nature des cendres.

Par exemple, des fèves semées dans du gravier et arrosées avec de Teau distillée ont donné des plantes dont la cendre s'élevait à o,o3g du poids des plantes séchées; des fèves semées dans des capsules de verre pleines de gravier et placées sur la terre en rase compagne, arrosées avec de Teau de pluie naturellement ou artificiellement, ont donné 0,078 de cendre, et des fèves cultivées en pleine terre d'un jardin potager en ont donné jusqu'à o, 1 qo.

Les cendres d'une même plante varient de nature suivant la nature du sol. Ainsi, dans un sol siliceux, une plante donne une cendre con- tenant proportionnellement plus de silice, relativement A la chaux, qu'elle n'en donne dans un sol calcaire.

Dans la cendre d'une même plante la proportion des sels à base de potasse ou de soude est plus forte dans la plante jeune que dans la plante âgée. Ainsi, la cendre de jeunes plantes de verge d'or, de fève, contient 0,76 de sels à base de potasse; la cendre des jeunes feuilles de chêne, 0,75 ; celle des jeunes feuilles de noisetier et de peupker, o,5o. Cette proportion s'affaiblit avec l'âge , les eaux pluviales qui la- vent les plantes leur enlèvent des sels solubles.

Si on examine la nature des cendres des diverses parties d'une même plante , on voit que la proportion mutuelle des divers principes consti- tuant la cendre que donne cette plante brûlée intégralement, ne sont pas les mêmes pour ces diverses parties.

Par exemple :

Les sels alcalins sont moins abondants dans la cendre de l'écorce que dans celle de l'aubier et du bois, la proportion est à peu près la même.

La cendre des semences contient une proportion plus forte de sels alcalins que la cendre du reste de la plante.

Les phosphates terreux, les plus abondants principes des cendres, après Jes sels à base de potasse ou de soude, dans la jeune plante her- bacée en voie d'accroissement, présentent des résultats analogues à ceux xle ces derniers sels.

Les cendres des jeunes feuilles renferment plus de ces phosphates que celles des feuilles adultes.

67

526 JOURNAL DES SAVANTS.

Les eaux pluviales enlèvent les phosphates terreux à la plante vi- vante dont elles lavent la surface.

La cendre de Técorce contient moins de phosphates terreux que celle de Taubier, et celle-ci en contient plus que celle du bois.

L'auteur signale la présence du phosphate de potasse dans les se- mences et Tabsence de la chaux carbonatée ou caustique dans lears cendres, tandis qu*à l'époque de la maturation les cendres des t^es présentent le résultat inverse.

La découverte du phosphore dans les semences remonte jusqu'à la découverte de ce corps. Albinus en parle; Hoffmann, dans ses notes des œuvres de Potter, fait mention du phosphore que les semences de moutarde, de rue et de roquette, donnent à la distillation; Pott, dans des remarques sur la Chimie de Boerhaave, dit qu*il en est de même du froment, du seigle et d'autres graines; enfin Margraff^ confirme ces résultats par ses propres expériences.

On conçoit, d'après la remarque de l'auteur, que, si la proportion des sels alcalins et des phosphates terreux diminue, celle des sels qui donnent par l'incinération de la chaux libre ou carbonatée doit aug- menter. Or tel est le résultat de ses analyses.

Les plantes de fève qui conservent Teurs sels solubies et les phos- phates terreux dans la même proportion, durant leur v^tation, don- nent la même quantité de chaux libre ou carbonatée aux diverses pé- riodes de leur vie.

L'écorce donne beaucoup plus de chaux carbonatée par Tincinëration que 1 aubier, et celui-ci en donne moins que le bois.

La plupart des semences communes donnent une cendre qui ne contient que très-peu de chaux.

Enfin, Théodore de Saussure annonce l'existence du carbonate de chaux ou de magnésie dans la graine de quelques lithospermes.

La proportion de la silice augmente avec l'âge des plantes et à me- sure que celle des sels alcalins diminue.

EUe existe en proportion notable dans les céréales, et, suivant l'au- teur, dans les plantes les plus épuisantes, parce que la silice s'y accu- mule surtout h l'époque oii elles ont perdu de ce qu'elles avaient d'abord puisé dans le sol.

Dons les arbres , Théodore de Saussure a remarqué que les feuilles renferment de la silice surtout en automne, lorsqu'il n'y en a pas ou que très-peu dans i*écorce, laubier et le bois.

Les oxydes de fer et de manganèse augmentent dans la plante à me-

AOÛT 1857. 527

sure que la végétation avance. Les feuilles en contiennent plus en au- tomne qu*au printemps.

Une conséquence de ce qui précède est que les lavages de la plante doivent augmenter la proportion de la silice et des oxydes de fer et de manganèse, comme ils augmentent la proportion des sels qui, dans l'in- cinération , se changent en chaux libre ou ôarbonatée.

Tel est le compte que nous avons voulu rendre des travaux de Théodore de Saussure sur la végétation. Les détails qu'il comprend et les conclusions auxquelles ils conduisent montrent tout ce que la science doit à leur auteur de connaissances positives, et justifient le jugement que nous en avons porté , en datant de leur publication les travaux de précision afférant à l'étude chimique de la végétation. Mais , si ces détails montrent que l'auteur a compris dans son livre tous les élé- ments que, de son temps, il était possible d'étudier pour connaître la végétation au point de vue chimique, ils prouvent en même temps que les recherches dont nous venons de parier ne présentent aucune dé- couverte capitale, ouvrant des voies nouvelles à l'observation; de donc la nécessité nous nous sommes trouvé, pour les louer,. d'en montrer le nombre et la variété. Plus tard, noua yeironsi ce que la science actuelle sera capable d'ajouter aux recherches de Théodore de Saussure, relativement aux méthodes de l'analyse organique élémentaire et de l'analyse organique immédiate , et relativement encore à la précision des appareils qui permettront d'apprécier des différences trop petites pour qu'elles aient pu l'être dans les appareils dont Théodore de Saussure a fait usage.

£. CHËVREUL.

[La suite à an prochain cahier. )

67.

JOURNAL DES SAVANTS.

NOUVELLES LITTÉRAIRES.

INSTITUT IMPÉRIAL DE FRANCE.

SÉANCE PUBLIQUE DES CINQ

La téÊmœ poUiqne •mmrfie det dnq Acadcmief de nnsduit a ea In 17 aoôt. toui U préiidgncc de 11. le oomle de IlonUlemberl, diredea déone fraoçatfe, aiûfté de MM. VîUcaum, Félu RjTaÎMon, b. GeoAro] bîre. HtUorff et le oomle de PorUlis, déléçoés des Acadénûei iiraDçiû el bdiet-lcllre», de» tcicnoes. des beatti-Mt» el des Mâeixxs

Le ptéiidept m proooiicé on diieonn et dooiié lecture da rapport car le cam- eoan pour le prix de lingnistiqae fbodé pu* M. de Voloer.

La nowniininn s déeené œ prit â M. Mikkmch pour foo oairige indtslé Vm^ ^Ukkmiê Fmmemkkn itt Simvukem Sfmmàm; Vienoe, i8S6, im vol. io-4'.

EOe m accordé une mentioD pertÂcoliere :

1* A U poUîcstioo iotîtalée : Ghumnmm latuto^enmamiemm medut el ittfmtr mÊÊ- m, cêiieikmM wmrnmtrnptu ei Uhrit impret$i$. Frandbrt, 1807, an toI. în-i*. CtÊ. oon«ge tel bien ordonné et atlesle ane élude epprofioodie des çiossaires ûbprÎBeB ei muuucnU de U langue allemande, depuis les pins anciens mooomenls de cet idiome joaqn a la fin du moyen âge;

s* A on Mémoire smr laformatwm des rmâmes témtiqme$, par M. Léon de Roiaj, dens cafaieri în-A*- Bien qoe ce mémoire ne résohre pas suffisamment les grave» cpieation» qni v sont traitée» , la commitaion croit devoir encoorager Tanteur a pow- smvre ae» recnercbe» ;

3* Au GkMtair$ hisiùrûimê et comparaûf du dialecte mMatiti parié data U Bm- Qmerey {déptaiemiemi de Tarurtl-Garonme] ^ par M. Manr-Lafond, manoscril en de« pêtiieê in^olio. Dans ce traité, Taulear ajoute J'nlîies développemeots â ce

r*il a dit dans son TmUemm histon^me el httérmire de la lamgae parlée dams U midi la Framee, ouvrage booorablement distingué dans an préDédent concours. La commiasion annonce qu*eUe accordera , pour le concours de i858, ime mé- daille d'or de la valeur de 4 «300 franc» à l'ouvrage de Philologie comparée qui loi en paraîtra le plus digne parmi ceux . tant imprinub que manoscrits, qui lui seront

Le» MiéiBoire» manoscril» et le» ouvrage» imprimé», poorvo quils aient «té po-

-, AOÛT 1857. 529

biiét depoiâ le i* janYÎer i85!7, seront égalemeni admis au concours, et ne seront reçus que jusqu^au i* avril.

Après la proclamation et Tannonce du prix Volney, M. Charles Lenormadt» de rAcadémie des inscriptions et belles-lellres , a lu un extrait d*UQ mémoire sur Tare d*Orange; M..Hitiorf, de TAcadémie des beaux-arts, a lu Téloge de M. Schmckel, associé étranger de Tlnslilut, et M. Amédée Thierry, de TAcadémie des sciences morales et politiques, un morceau historique intitulé : Election d'an évéque à Bourges, aa v' siècle,

La lecture d^une éptlre i M. Villemain, par M. Viennet, de TAcadémie franç«iise, a terminé la séance, Theure avancée n'ayant pas permis d*enlendre M. Despretz, de l'Académie des sciences, qui devait lire un mémoire sur la fusion et la volatilisa- tion des corps simples.

ACADÉMIE FRANÇAISE.

...Le jeudi 20 août, TAcadémie frauçabe a tenu sa séance publique annuelle sous la présidence de M. Vitet, directeur.

M. Villemain, secrétaire perpétuel, a lu, au début de la séance, son rapport sur les concours, et a proclamé dans Tordre suivant les prix décernés et les sujets de prix proposés.

PRIX DéCBRNl^S.

Prix Montyon destinés aax actes de verta. L'Académie française a décerné :

Un prix de a,ooo francs i Zoé Chenu, veuve Florat^ à Saint- Yrietx (Haute- Vienne) ;

Sept médailles de 1,000 francs chacune : i Marie Beauget, i Saint-Jean-d*An- gély (Charenle-Inféneure); k Marguerite Mailley, k Baume-lcs-Dames (Doubs); a Pierre-Barthélémy Bladvit^l, k Capdenac (Loi); à Marguerite Durand, à Bayeux (Calvados); à Rose-Françoise Lepetit, à Valognes (Manche); k Stanislas-Pierre- Marie Perret, à Quiberon (Morbihan); k Marguerite Lacroix, à Murât (Cantal);

Vingt médailles de 5oo francs chacune : à Félicité Bécler, à Châleauneuf (Ille- et-Vilame); k Simon Bontemps, ouvrier orfèvre, k Paris; à Marguerite Catany* a Aagoulême (Charente) ; à la veuve Chopparl , dite Babet, demeurant à Paris; i Noél Fonta, instituteur k Roquefort (Ariége); a Marie Four, k Bourg-Argental (Loire); a Catherine Georgel, veuve Gérard, à Saint-Biaise (Vof^es); &• Barbe Guillet, à Nantes (Loire-Inférieure); à Marie Jacob,, à Pierreiitte (Allier); à Anne Lehic, à Mesànger (Loire-Liféricure) ; à Marie Neveu, à Sedan (Ardennes);à Catherine Piésel, à Vezelize (Meurthe); à Rose Ra/Tm, k Saint-Germain-des-Fossés (Allier); à Marguerite Taconé, à Nantes (Loire-Inférieure); à Pierre Terrât, au Logis-Neuf, à Allauch (Bouches-du-Rhône); à Etienne Vial, à Thuélins (Isère); à Marie Voisin « à Piaoé (Sarlhe); à Marie Fontbonne, à Lyon (Rhône); à Marie Odiné, veuve To- perieux, k Paris; k Jean-Bapliste-Joseph Andanson, à Olonne (Vendée).

Pris Montyon destinés aax ouvrages les plas utiles aaa mœurs, --» L'Académie fffançaise a décerné deux médailles ae 3,5oo francs chacune : à M. Alexandre Mon- nier, pour son ouvrage intitulé : Histoire de l'assistance publique dans les temps un- CMW et modernes; k M. Edouard Charton, pour son ouvrage intitulé : Les Voyageurs

330 JOURNAL DES SAVANTS.

Deux médailles de a,ooo francs chacune : à M. Autran, pour son recueil de poé- sies intitulé : La Vie rurale; k M. Hippolyte Rigault, pour son ouvrage întitôlé : Histoire de la querelle des anciens et des modernes.

Deux médailles de i,5oo francs chacune : à M. Leconte*Dehsle , pour son recueil intitulé : Poèmes et Poésies; k M. Vkiaillan, pour son ouvrage intitulé : Histoire dès conseils du roL

Prix fondé par M, le baron Gohert, Lie grand prix fondé par le baron Gobert pour le plus éloquent morceau sur l'histoire de France est attribué, quant à la pré- sente année, à louvrage de M.Poirson, intitulé : Histoire du règne de Henri IV.

L* Académie a partagé le second prix de la même fondaliou , pour la présente année, entre Touvrage de M. Chéruel, intitulé : Histoire de l'administration mosua*' chique en France, etc., et Touvrage de M. Th. Lavallée, intitulé : Histoire de la mai* son de Saint-Cyr,

Prix fondé par M. Bordin. Le prix spécial de 3,ooo francs, fondé par M. Bor- din pour encourager la haute littérature, est décerné à Touvrage de M. Rosseuw- Saiot-Hilaire , intitulé : Histoire d'Espagne.

Prix fondé par M. Lambert. -— La récompense honorifiique fondée par feu M. Lam- bert, pour rémunération de travaux littéraires, ou secours à la famille d*un homme de lettres , a été accordée cette année k MT Louise Colet , qui a obtenu quatre fois le prix de poésie décerné par TAcadémie.

PRIX PROPOSES. ^

Plia; de poésie pour 1858. L*Académie avait proposé , pour sujet d*un prix de poésie k décerner en 1867, la Guerre d'Orient. Ce prix n*ayant pas é(é décerné, le sujet entremis au concours pour Tannée i858.

L'Académie rappelle que la limite de trou cents vers ne doit pas être dépassée par les concurrents.

Le prix sera une médaille d*or de la valeur de a, 000 francs.

Les ouvrages envoyés à ce concours ne seront reçus que jusqu'au i5 mars i858.

Prix d'éloquence pour i858. L'Académie rappelle qu'elle a proposé, pour sujet du prix d'éloquence k décerner en 1 858, Y Eloge de Regnard.

Le prix sera une médaille d'or de la valeur de a, 000 francs.

Les ouvrages envoyés à ce concours ne seront reçus que jusqu'au 3o novembre 1857.

Prix Montyon pour Tannée 1858. Dans la séance publique annuelle de i858, l'Académie française décernera les prix et les médaiUes provenant des libéralités de feu M. de Montyon, et destinés par le fondateur à récompenser les actes de vertu et les ouvrages les plus utiles aux mœurs qui auront paru dans le cours des deux années précédentes.

Les pièces ayant rapport aux demandes d'admission au concours du prix de vertu doivent être parvenues au secrétariat de l'Institut avant le i* janvier de chaque année.

Le prix de Touvrage le plus utile aux mœurs peut être accordé à tout ouvrage publié par un Français , dans le cours des années 1856 et 1857, et recommandable par on caractère d'élévation morale et d'utilité publique.

Deux exemplaires de chaque ouvrage présenté pour le concours devront être adressés, avant le i** décembre 1867, au secrétariat de l'Institut.

AOÛT 1857. 531

Prix extraordinairei, provenant des libémUtés de M, de Mantyon, - L*Aoadéinie avait proposé, pour sujet d'un prix i décerner eu i856, question suivante :

« BÎécrire le travail des lettres et le progrès des esprits en France dans la pre* Biîère partie du xvii* siècle, avant la tragédie du Ga et le Discours de Descartes swr la Méthode.

Rechercher ce que, dans Térudition, la controverse ,réloqnence, cette époque intermédiaire conservait de Tesprit et des passions du xvi* siècle, et ce que, dans le mouvement des idées et de la langue , elle annonçait de nouveau , et produisit de mémorable, antérieurement à Tinfluence de deux génies créateurs.

« Caractériser par des jugements étendus , et d*après des études précises sur la vie et les écrits , ceux des hommes célèbres dans les lettres en général , dans rÉglis^^ dans la magistrature, la politique, qui, poursuivant ou achevant leur carrière à cette époque, soit par de beaux essais d*art, soit par des œuvres sa- mates, soit, par des monuments de la vie active, lettres, mémoires historiques, négociations, discours, ont contribué dès lors à Tavancement de la pensée et de la langue. »

Aucun mémoire n*ayant été jugé suffisamment digne du prix, la question a été remise au concours pour Tannée i858.

Le prix sera une médaille d*or de la valeur de 3,ooo francs.

Les ouvrages envoyés à ce concours ne seront reçus que jusqu'au 3o novembre

f L'Académie rappelle qu* elle^a proposé, pour sujet d'un autre prix à décerner en i858, la question suivante.: «Étude sur le génie historique et oratoire de Thucy- « dide : faire connaître les caractères de sa composition et de son style par .des ana- «lyses, par des traductions fidèles et expressives, par des rapprochements avec les «iustoriens anciens et modernes, par l'examen des principaux jugements dont il a fêté l'objet; apprécier son influence sur plusieurs des grands écrivains de.l'anti- « quité. »

Le prix sera une médaille d'or de la valeur de 3,ooo francs.

Les ouvrages envoyés à ce concours ne seront reçus que jusqu'au i " mars 1 858.

L'Académie propose, pour sujet d'un prix qui sera décerné en 1859, un Lexiqae de la langue et du style de Corneille, à extraire de l'ensemble complet de ses œuvres.

L'Académie, par une conséquence du travail de langue et de goût, qu'elle a déjà obtenu sur Molière , propose le même travail sur le grand Corneille. Qle dé- sire que les œuvres de ce génie créateur, poèmes dramatiques, poésies lyriques et diverses, prose, soient l'objet de l'élude la plus attentive, sous le rapport du lan- gage et des formes de diction. Elle recommande , à cet égard, les points suivants :

1* Observer toujours , dans les exemples cilés, l'ordre chroDologique des diffé- rents écrits , comme représentant l'état gradud de la langue et le progrès du génie de Corneille, sauf à tenir compte des corrections souvent heureuses introduites par l'auteur dans les dernières éditions du Cid, d'Horace, de Cinna, etc., etc.;

a* Étudier non>seulement les mots, mais les construclions, les tours anciens et indigènes et les expressions créées par le poète; faire, de l'ensemble de ce travail, un index verhorum et locutionam qui permette d'apprécier complètement, avec l'état et le mouvement de la langue , durant la longue vie de Corneille , la part d'influence de ce grand génie et l'originalité puissante de son style;

3* Résumer les conclusions de cette étude et les observations générales qu*elle peat suggérer, dans un travail i part qui serait joint 9n Lexique demandé par TA- Gadénaie.

532 JOURNAL DES SAVANTS

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L'Ac^àAWkl* iv.rj2^!rÈ d'ÂJosccKcc d'après ictpel ie pria do i* jai^.-sr i^la.

Lea membrei l Acai^ai'e ko: ««q'j ese?as '!« cottcoora.

prix G^.i^rr. A ca-'.^r c- :* jamw iè>5. f Acaàeoue f'œrapcra de H lAonel re aM* aax 'n& f.:.rvie4 r^i.- t<tz M. ie tnfTi- Goii^rt. poar napraMB ir «iofoeai ^«.j .:-*^ fr-i^ze , et pcar ai à»tx «iifn:e ea apprveWs ir ^bl L*A- cadémifr ccB^ r«a :ra •un* ce: eiaoi :-o i<^ CQ«rar» «c«rcasx for llôsioirede Fi q«i aaroolpa'Ti iepa:« :e i* jaav.er i8yS. Les ^avraçes coBscrveroLt f^^ iricj^ii. d'ipr^s la -vcLûai': etpresie ia teauieor, ji eUratioQ de tn>ii:«an i STraçe*.

Prix fcL'ù p02r M. * zr.'\'€ u Wj^Wà'LaVjmr'ljoànf . Ce pria. ▼eor don «cr;<i a ca d un artiste, sera, daas 1^ coaiiti^os de la «ru ca xhhh. pr i' Académie, a fecrivain d jot le takot. dcja hiero ^hi^ ^i^vi-^ns-. a »a>re la carrière de» ietire».

Prix Bo^.i. La f-.Qiaii ' a annae le de S.coo firancs îmdtaée paries M. et ârjnlTtmfi'.'A . k-ji :i Ktme d*ca pria unique, a eo iieo poar U pti an ibbi. sera «o^ciaUznecjt cca«a:nse a encotjrarer ia haote utleratore.

Poor U troisième appîica i^Mi da pnx en i^>9. l'Académie meol pair TexameQ comparai;* d-ïs coTra^f imrrimes dons les devx deoles, et donti'emoî. a tro s eiempLires ao maijas. loi aorait de adicné par

aoteunaiani .e i janT:er i^34.

Frix fonde par fea. M. Lambert. L'Académie a décidé qne le cette foodjtioo serait, dans les limiles de U pcns«e do teaUleor, aftBcté, cbaq'ie ano^ee, a tout hommea de leiires. oo veave d' aoiqœls il sera.t joste de donner ooe marque d'inleréi pufaiic.

Ao rapport de il. Vili-imain a succède ceioi de M Vitet, de verta.

La séance s'est terminée par la lectore d*one pièce de vers de IL Logowé, folée : Lei d^ax muerti.

ACADOUE DES INSCRIPTIONS ET BELLES-LETTRES.

L'Académie des inKrif. lions et beiles-iettres a teno, ie vendredi 7 aoàt, sa pobtiqoe annuelle, sous la présidence de IL Félix Ravaisson.

A l'ooTerture de ii séance . ie président a prcnooce ou dis€Oars et prodaH l'ordre suiTant les prix dc:cemes et les sujets de prix proposes :

JCGEifE.Tr DC coxcouas.

Pfxx ordiMaira de i'Aemiemië. L'Académie avait propoeei en iS5S. poor le pm a décerner en iSSy. le sujet suivant : Rechercher quels ont pa être, dans Fi

AOÛT 1857. 533

tqtiité grecque et latine, jusqu'au v* siècle de notre ère, les divers genres de narra- tiens fabuleuses qu on appelle aujourd'hui romans , et si de tels écrits n'ont pas été «quelquefois, chez les anciens, confondus avec l'histoire. »

Il n'a été déposé au secrétariat de Tlnslttut qu'un mémoire, qui se recommande par de savantes recherches, mais qui n'a pas traité assez complètement la question pour qu'il soit possible de décerner le prix cette année. L'Académie a décidé en con- séquence que le concours serait prorogé, jusqu'à l'an 1869.

L'Académie avait également mis au concours, pour sujet d'un autre prix à décerner en 1857, la question suivante, substituée à celle de l'histoire de la sculpture chez les Grecs, qui avait été retirée en i855 : «Déterminer les caractères « de l'architecture byzantine; rechercher son origine, et faire connaître les change- « ments qu'elle a subis , depuis la décadence de l'art antique jusqu'au xv* siècle de f notre ère. »

Il a été déposé au secrétariat de l'Institut deux mémoires, que l'Académie n'a pas jugés dignes de prix. Le concours reste ouvert jusqu'à Tannée i85q.

Les prix consisteront chacun en une médaille d'or de la valeur de a, 000 francs.

Antufoilés de la France, L'Académie décerne les deux premières médailles, ex œquOg à M. Deloche, pour ses Etudes sur la géographie historique de la Gaule aa moyen âge, et en particulier sur les divisions territoriales du Limousin; et à M. Rossignol , pour son ouvrage intitulé : Alise, étude sur une campagne de Jules César, br. in-4**

La troisième médaille est partagée entre M. Fabre, pour ses Etudes historiques sur les clercs de la Bazoche, 1 vol. in-8*, et M. Labarte, pour ses Recherches sur la peinture en émail dans V antiquité et au moyen âge, 1 vol. in-Â""*

Rappel de mentions très-honorables : 1* A MM. Geslin de Bourgogne et A. de Barthélémy, pour le tome II de leur ouvrage intitulé : Anciens évêchés de Bretagne. Histoire et monuments, iH-8*; a^ A M. H. Lepage, pour ses Recherches sur Vorigine et le$ premiers temps de Nancy, in-8*.

Des mentions très-honorables sont accordées : i** A M. Tastu, pour son mémoire manuscrit intitulé: La croisade de ia85 et les événements qui l'amenèrent, d'après quelques chartes inédites des archives de la couronne d'Aragon et les chroniques contem- poraines; a"* A M. Bulliot, pour son ouvrage intitulé : Essai sur le système défensifdes Romains dans le pays Eduen, 1 vol. in-8*; 3* A M. Doublet de Bois-ThibauU, pour fon mémoire manuscrit intitulé : Recherches historiques sur raneien monastère de Saint- Martin-au' Val-les-Chartres (Eure-et-Loir),

Des mentions honorables sont accordées : 1* à M. 0. Des Murs, pour son Histoire ieê comtes du Perche, de la famille des Rotroa, 1 vol. in-8*; a* à M.Darsy, pour son ouvrage intitulé : G amoches et ses seigneurs, 1 vol. in -8*; 3* à M. Biieul (de Blain), pour sa brochure intitulée : Des Nannètes aux époques celtique et romaine, i** partie. Époque celtique, in-8*; A"* à M. Henri Ouvré, pour ses deux ouvrages intituléà : Tun Essai sur l'histoire de Poitiers depuis lajin de la Ligue jusqu'à lapriee de la RoeheUe, i v<d. in-8*; l'autre : Essai sur l'histoire de la Ligue à Poitiers, 1 vol. in-8*; 5* à M. Ernest Mourin, pour son ouvrage intitulé : La Réforme et la Ligue en Anjou, 1 vol. in-8*; 6* à M. de la Quérière, jpour son travail manuscrit intitulé : Saint-Canie-le^eune, mtmsme paroisse de la ville de Rouen, supprimée en l'année i79i; 7* à M. l'abbé Bar- rère, pour son Histoire religieuse et monumentale du diocèse tAgen, depuis les temps Uêplwê rocaUs jusqu'à nos joun, a vol. in-V; 8* à M. l'abbé Desrocbes, pour ses Amitfbf eivilee, miliimres et généaloQiques , da pays d'Avranehes, ou de la toute liasse thrmmuiiê, 1 .toL i0rtf\ 9* à IL L&d Puiseux,' pour sa brochure intitulée : Sié^o Aif*' ' ^ 'temIlU.Èfimiaie}mgmnomiUiai6iO,'m^\\i/k

68

534 JOURNAL DES SAVANTS.

M. Faucjllon, pour sa brochure înlllulce : La faculté des arts de Montpellier {1263 à i790] , in-8'.

Prix fondés par le baron Gobert, pour le travail le plus savant et le plus profond sur l'histoire de France et les études qui s'y rattachent. L*Acacltinie mainlient le pre- mier de ces prix à M. B. Hauréau, auleur de la coiiliiiiialion du Gallia christiana {Province de Tours) ^ i vol. in folio.

Le second prix est décerné à M. Digot, auleur de Y Histoire de Lorraine, 6 vol. in-8*.

Prix de numismatique. L*Acadéinic ne d/ceriie pas celle année le prix de nu- mismatique fondé par M. Allier do llautcroche, mais elle accorde une mention très- honorable à M. Cohen, pour çon ouvrage inliluîé : Description générale des mon- naies de la Ilcpublique romaine , communément appelées médailles consul ain s, i Tol. în-^*.

Prix fondé par Sf. Bordin. LWradêuiie avait proposé, pour sujet du prix qu'elle devait décerner en iSSy, la question suivante : «Un commentaire parliculièrement «exé[^éliquc et grammatical, soit sur une partie suivie, soit sur un choix d'hymnes «du Hig-Véda, Ton aura soin d'exposer toujours et de discuter, 8*il y a lien, «même quand on ne l'adoptera pas, l'opinion du commentateur Sâyana Alchâria. Le seul mémoire qui ait été déposé au secrétariat de Tlnstilul laîs»e à désirer plus de maturité dans quelques parties, mais a paru très-digne d*estime dans beaucoup d'autres. L* Académie accorde À Fauteur, M. Ilauvetlc-Besnault, bibliothécaire de rKcolc normale, une somme de a,ooo francs à titre d*enrouragement.

rnix PROPOSÉS.

L'Académie rappelle qu'elle a mis au concours, pour l'année i858, la queslion suivante : «Recueillir, dans une exposition critique et suivie, tous les faits* tooa « les souvenirs rclatirs aux peuples de la Gaule anléiieurcment à Tcmpereur Claude, «en écartant les conjectures arbitraires et en mettant à profit les progrès récents

de l'archéologie, de la numismatique, de l'eihnographie et de Tétude comparée « des langues.

Pour sujet du prix annuel ordinaire, qui devra être décerné en i85g, elle pro- pose la queslion suivante : « Faire l'histoire critique du texle du Coran : recher- « cher la division primitive et le caractère des dilTérents morceaux qui le composent; «déterminer, autant qu'il caI possible, avec l'aide des historiens arabes et des com-

menlateurs, et d'après l'examen des morceaux eux-mêmes, les moments de la We «de Mahomet auxquels ils se rapporlent; exposer les vicissitudes que Iraversa le « texte du Coran , depuis les récitations de Mahomet jusqu*à la récension délînitiTe « qui lui donna la forme nous le voyons ; déterminer, d'après l'examen des plus « anciens manuscrits, la nature des variations qui ont survécu aux recensions. »

Chacun de ces prix sera une médaille d'or de la valeur de aooo francs.

Le prix annuel de numismatique fondé par M. Allier de Hauteroche sera dé- cerné, en i858, au meilleur ouvrage de numismatique qui aura été publié depuis !»• 1* janvier 1857.

Trois médailles de la valeur de 5oo francs chacune seront décernées aux meilleurs ouvrages manuscrits ou imprimés dans le cours de Tannée précédente , sur les antiquités de la France, qui auront été déposés au secrétariat de Tlnstitut avant le 1* janvier i858.

Prix Bordin. L'Académie rappelle qu'elle avait proposé , pour sujet du prix à décerner en i856, la queslion suivante remise au concours pour lan i858 : Faire Thisloire dos Osques avant cl pendant la domination romaine: exposer ce «que Ton sait de leur langue, de leur religion, de leurs lois et de leurs usages.

AOÛT 1857. 535

EHe rappelle également qu*elle a proposé pour sujet crun autre prix à décerner en i858, la question suivante : «Recherches sur les instilulions adminislratives « du règne de Philippe le Bel.

Ëlie propose, pour le prix qu*elle décernera en 1869, ^^ question suivante : « Faire une étude historique et critique de ia vie et des ouvrages de M. Terentius « Varron , en insistant particulièrement sur les fragments qui nous restent de ses « écrits aujourd'hui perdus. >

Chacun de ces prix sera une médaille d*or de la valeur de 3,ooo francs.

Prix de M, Louis Fould, L*auteur de cette fondation a mis à la disposition de l'Académie des inscriptions et belles-lettres une somme de ao,ooo francs pour être donnée en prix à l*auteur ou aux auteurs de la meilleure « Hisloire des arts du «dessin : leur origine, leurs progrès , leur transmission chez les différents peuples « de Tanliquité jusqu'au siècle de Périclès. Par les arts du dessin il faut entendre «la sculpture, la peinture, la gravure, Tarchi lecture, ainsi que les arts industriels « dans leurs rapports avec les premiers. »

Le jugement sera proclamé dans la séance publique annuelle de TAcadémie des inscriptions et belles-lettres de Tan 1860.

Les ouvrages, soit imprimés soit manuscrits, destinés a ce concours, devront être déposés au secrétariat de l'Institut , avant le 1" janvier 1860.

Ils seront écrits en français ou en latin.

Pour l'année i858, l'Académie s*occupera, à dater du 1" janvier, de Texamen des ouvrages qui auront paru depuis le 1* janvier 1867, et qui pourront concourir aux prix annuels fondés par M. Gobert.

Six exemplaires de chacun des ouvrages présentés à ce concours devront être déposés au secrétariat de l'Institut avant le i*' janvier ]858.

icOLE FRANÇAISE 0*ATHÈNES.

Le Joamal des Savants a fait connaître, Tannée dernière, les diverses questions proposées par l'Académie des inscriptions et belles-lettres à TÉcole française d'A- thènes pour les années 1857-1868.

Voici les questions proposées cette année pour la première fois :

Faire la description générale de TËpire, en explorer particulièrement la partie montagneuse, et chercher à compléter tes notions que led derniers voyageurs, depuis Pouqueville jusqu'au colonel Leake, ont données de cette contrée. Visiter d'abord Passaron, l'antique capitale du royaume, le lac de Janîna, le Tomaros (Mitzikéli), et vérifier l'emplacement assigné à Dodone. De là, se diriger au N. 0. et rechercher, vers les sources du Thyamis (Calama), les vestiges de Photiké, qui existait encore au temps de Justinien. De là, passer à Delvinaki et suivre la rivière qui coule vers Tépélen; près de ses bords devaient se trouver les villes d*Ompha< lion, Adrianoupotis , Elaeus et Hécatompédon,. dont la position précise n'est point connue. Arrivé à l'Aoûs (la Voîoussa), côtoyer son cours, reconnaître l'emplace- ment d'Antigonia et de Byllis ou Bullis; visiter enfin, non loin die l'embouchure de l'Aoûs, ce qui reste d'ApoUonia, l'ancienne colonie corinthienne^

On pourrait revenir en longeant la côte, par Aulon (Avlona), Amantia, dont l'emplacement est incertain, Oricum (Eriko), Chimœra, Phœniké (Phiniki), Bu- throtum (Butrinto), Pandosia située sur les bords deFAcbéron, dont il serait à propos de remonter le cours, Cassiopé, Nicopolis. Les villes de ce littoral ont été explorées , presque toutes , par le colonel Leake et par beaucoup d'autres ; il serait possible néanmoins que de nouvelles recherches , surtout dans les églises grecques

536 JOURNAL DES SAVANTS.

et duos les monastères, y firent découvrir des inscriptions non encore publiées et des documents historiques inédits.

Étudier le système employé par les Athéniens pour défendre leur territoire, tant au nord de TAttique que le long du littoral. Kelever le plan de toutes les places forles ou défenses avancées dont il subsiste des restes, depuis £Leullière.<« jusquà Rbamnunte ou même Oropos, et depuis lUiamnunle jusqu au Pirée. Le» décrire, en les compirant aux forteresses du Péloponèse dont ou voit encore de si admirables ruines. Recliercher les causes de leur établissement et rappeler les bits historiques qui s*y rattachent, sans négliger les allusions qu y ont faites les phîlo> sophes et surtout les poêles. Insister particulièrement sur Décélie , en déterminer remplacement, et examiner si les Spartiates y avaient fondé un établissement duraole, ou élevé seulement des moyens de défense temporaires, comme semblerait Tindiquer Taspecl des lieux désignés vulgairement sous le nom de Décélîe.

Recueillir dans les dialectes populaires de la Grèce le vocabulaire de Tagri- culture , des arts et de Tinduslrie , et comparer les mots dont il se compose avec les chapitres correspondants de VOnomasticon du grammairien Poilus. Tirer de cette comparaison les inductions qu*elle peut fournir concernant la langue, les usages et les mœurs de la Grc'ce aux diverses époques de son histoire.

On souhaite que les éléments de ce travail soient, autant qu*il est possible, pré- parés et recueillis en commun par les membres de TEcole, dans toute Is suite de leur séjour en Grèce.

Après la proclamation de ces divers prix, M. Naudet, secrétaire perpétuel, a lu une notice sur la vie et les ouvrages de M. Guèrard; M. de Longpérier, le rapport de la commission des antiquités de la France sur les ouvrages envoyés au concours de 1857 , et M. Guigniaut le rapport, au nom de la commission de l'École française d'Athènes , sur les travaux des membres de cette école pendant Tannée 1 855-1 856.

La séance s*est terminée par la lecture de quelques fragments d*un mémoire de II. Reinaud sur les populations de l'Afrique septentrionale, leur langage, leurs croyances et leur état social aux différentes époques de Thistoire.

ACADÉMIE DES BEAUX-ARTS.

Dans la séance du 1" août, M. Jouffroy a été élu membre de TAcadémie des beaux-arts, section de sculpture, en remplacement de M. Simard, décédé.

TABLE.

Pa|W.

Lettres de Jean Calvin , etc. (5* article de M. Mignet ) . . 400

Nonv^es recherches sur la division de Tannée des anciens Égyptiens. (4*artide

de M. Bîot.) :....... 481

1* Lejricon etymologicum linguamm romanamm , italicae , hispanicae , gallicae, etc. ; 2* La langue française dans ses rapports avec le sanscnt et avec les autres languas indo-européennes, etc.; 3** Grammaire de la langue d'oïl , etc. ; 4*Gail- laame d*Orange, etc.; 5* Altfranxôsiscbe Lieder, etc. ( 12* et dernier article de M. Littré.) 405

Recherches expérimcnules sur la végéution, etc. (8* article de M. Chevieoi.). 507

nonvelles littéraires , , , 52$

PIM E^ TABLE.

JOURNAL

DES SAVANTS

SEPTEMBRE 1857.

i"" Glossaire du centre de la France, par M, le comte Jaubert.

Paris, Chaix, rue Bergère, 20, 2 vol. in-8^. 2^ Dictionnaire étymologique de la langue wallons, par

Ch. Grandgagnage, Liège, Félix Oudart, 2 vol. in-8°.

PREMIER ARTICLE. Distribution géographique des patois et conséquences qui en résuitenL

Il n'est plus besoin aujourd'hui de préaipbule pour recommander l'étude des patois et les tirer de Toubli et du dédain ils étaient de- meurés. Depuis les éclatants exemples qui ont montré combien la phi- lologie pouvait être utile aussi bien à l'histoire des peuples quà celle de l'esprit humain , on a , sans retard , passé des fdons principaux aux filons secondaires et poursuivi la mine dans toutes les directions. Les faits de langue abondent dans les patois. Parce qu'as offrent parfois un mot de la langue littéraire estropié ou quelque perversion manifeste de la syntaxe régulière , on a été porté à conclure que le reste est à l'avenant et qu'ils sont, non pas une formation indépendante et origi- nale , mais une corruption de l'idiome cultivé, qui, tombé en des bouches mal apprises, y subit tous les supplices de la dbtorsion. Il n'en est rien ; quand on ôte ces taches peu nombreuses et peu profondes , on trouve un noyau sain et entier. Ce serait se frire une idée erronée que de con- sidérer un patois comme du fraoçais ahéré ; il ttj a eu aucun moment

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538 JOURNAL DES SAVANTS.

ce que nous appelons aujourd'hui le français ait été uniformément parlé sur toute la surface de la France, et, par conséquent, il D*y a pas eu de moment non plus il ait pu s'altérer chez les paysans et le peuple des villes pour devenir un patois. Les patois sont, à u|i certain point de vue , contemporains du français proprement dit; ils {dongent , comme lui, par leurs racines, dans le latin, d*où toute langue ro- mane dérive, et dans le compartiment provincial qui les a produits. Ils répondent, autant que peuvent faire des idiomes qui nont plus été cultivés ni écrits depuis le xrv' ou le xv' siècle, aux anciens dialectes de la langue d'oil, qui furent jadis si productifs et si florissants. Ils en tien- nent la place , ils en occupent les circonscriptions et en ont gardé mainte visible trace. Beaucoup de mots et de tournures, oubliés ailleurs, sur- vivent dans les différents patois; en lisant les glossaires, en causant avec les paysans et les ouvriers , on trouve que le vieux langage est moins mort qu'on ne croyait; et, quand un homme du Berry dit que le soleil s'abrande dans les chenevières et y brûle tout, il se sert d'un mot du xii' siècle :

Armez ains que i*ombre s'abrande

(Benoit de Sainte-Maure, Ckr. de Norm. fol. iSg);

mot d'aillcui*s très-bien formé, comme on voit, du radical de brandon^ et, même aujourd'hui, encore très -intelligible. Les exemples de ce genre sont infinis.

Si, tout d'abord, cette considération préliminaire tend à rendre aux patois un intérêt qui leiu* avait été dénié , il en est une autre qui , ve- nant à l'appui , leur assigne un véritable caractère de régularité et une importance philologique; c'est qu'ils ne sont pas répartis au hasard. S'ils étaient répartis sans ordre, c'est-à-dire sans un ordre qu'on peut saisir et expliquer, il faudrait, on le comprendra, renoncer à y chercher des échantillons d'une formation générale. Mais, si, au contraire, il est facile d'apercevoir les conditions qui les ont rangés les uns à coté des autres et qui leur ont assigné leurs limites respectives, cela seul suffit pour écarter les préjuges, et pour mettre aussitôt la question sur le ter- rain de la philologie et de l'histoire.

Prenant, comme cela doit être, le latin pour point de départ, pour type auquel tout doit se rapporter, on reconnaît, dans l'ensemble des langues romanes, à mesure qu'on s'éloigne, une série de dégradations. g^t la cause pour laquelle les patois ne sont pas fortuitement répar- tis. Si , empirùmement , il est constaté que les teintes de langues se suc- cèdent sans éprouver ni saut, ni brusque interruption (j'exposerai plus

SEPTEMBRE 1857. 53«

bas pourquoi, rationnellement, il ne peut pas en être autrement), si dis- je> cela est constaté, on tient la loi de la répartition. IjCs patois, ainsi vus dans le cadre général qui les embrasse, ne sont pas des créations con- tingentes, dues, car il faudrait bien toujours les faire provenir de quel- que chose, à des circonstances qui ne relèvent pas de la philologie ro- mane; ce sont des produits naturels et réguliers d*une vaste formation, produits que détermina, en lieu et place, le concours de la condition col- lective et de la condition particulière. Quels qu'ils soient aujourd'hui, quelque confusion qu'y ait apportée le défaut de culture , ils sont les vrais fils du sol qui les entretient encore. Les déplacer, ce serait trou- bler l'économie d'un système entier.

J'ai dit ailleurs que le vieux firançais avait conservé , dans sa gram- maire, une empreinte du latin plus marquée et, si je puis parler ainsi, plus primitive, que n'avaient fait l'italien et l'espagnol. Cette proposition, que je compte développer et mettre dans un plus grand joiu* en un pro- chain travail, je n'entends aucunement y porter atteinte quand je dis que l'italien représente mieux que lo français la forme du latin; en garder plus fidèlement la grammaire , fut l'effet de circonstances poli- tiques propres à la Gaule, se conserva un reste organique de la dé- clinaison disparue dans les autres pays romans ; en gai^der plus fidèle- ment la forme fut le privilège de la situation géographique et du contact avec la source elle-même. Les mots qui en découlaient, n'ayant qu'un court trajet à faire, ne subissaient, dans le voyage, que peu de firotte- ment et d'altération; ou, pour mieux dire, et pour rendre à l'idée de distance et de trajet ce qu'elle signifie véritablement ici, les conditions ne changeaient que médiocrement d'un point k un autre, et c'est pour cela aussi que la langue latine, tout en obéissant à l'irrésistible mouvement de décomposition , ne se dépouillait qu'à peine de son vêtement et res- tait toujours reconnaissable. Quand elle passa en Espagne , de plus fortes di£férences Tassaillirent et la dominèrent ; pourtant le nouveau milieu qui la reçut avait assez de ressemblance , dans le ciel et dans la terre, avec la contrée privilégiée d'où elle provenait, pour ne pas infli- ger au latin des contractions trop violentes et des remaniements trop impérieux.

Mais il £sdlut franchir les Alpes et les Pyrénées ; et alors un milieu moins clément, ou plutôt moins conforme à la plante exotique, agit avec plus d'énergie sur elle. Le provençsd ne laisse plus aux mots leur ampleur primitive; il les resserre; il diminue la variété de leurs dési- nences. C'est le latin de ce c6té ci des monts, car c'est toujours du latin, et le fond est aussi intact que dt l'autre coté; mais la forme en a

69.

540 JOURNAL DES SAVANTS.

été notablement modifiée. Le latin n*a pu supporter un si lointain déplace- ment sans prendre un autre air, qui le rendrait étranger dans sa vieille patrie s'il y reparaissait ; il n*a pu changer de climat sans éprouver ce qu'éprouvent tous ceux qui en changent, c est-à-dire une mutation dans sa constitution. Mais le séjour les événements l'avaient conduit, quelque différent qu il fût du séjour originaire, était adossé à ces mon- tagnes dont Tautre versant voyait se dérouler les campagnes italiques, longeait cette Méditerranée dont l'autre bord était italien, et ne 8*avan- çait pas à perte de vue dans les profondeurs de l'occident gaulois. Aussi la langue d'oc, malgré ses dissemblances, a-t-elle encore un certain aspect latin qui ne jure ni avec Titalicn ni avec l'espagnol; la teinte latine est moins marquée sans doute, mais n'est aucunement eflacëe. Le voisinage se fait sentir avec toute sa puissance. Cette Gaule nar- bonnaise, cette province par excellence, devenue la Provence , se distin- guait à peine, au dire de Pline, de Tltalie elle-même; l'assimilation était grande; mais, le lien avec Rome une fois rompu, une physionomie spé- ciale s'empreignit dans ces contrées; elles ne furent plus autant ita- liennes, elles furent plus gauloises, mais gauloises intermédiaires. On remarquera , ce qu il n'est pas supei*flu de noter, que les patois de cette région inclinent, aux Alpes, vers l'Italien, aux Pyrénées, vers fespagnol, comme le veut la règle des rapports el de la gradation.

Maintenant le latin quitte définitivement les pays méridionaux, et il se dirige vers le centre de la Gaule. Pour décrire, au point de vue que je suis ici, le phénomène de l'enchaînement des langues romanes, je pars de l'Italie et marche vers l'occident; mais passer ainsi successiTe- ment d'une contrée et d'une langue à l'autre n'implique aucunement que ceUes qui sont le plus loin du centre soient postérieures è celles qui en sont plus près. Je me suis maintes fois expliqué là-dessus : les langues romanes sont sœurs, et non pas mères ou filles; le travail qui les a produites fut simultané sur toute la face du monde romain. Si cette proposition, certaine dans son ensemble, est sujette à quelque restriction (et j'essayerai , dans des recherches ultérieures» de montrer ce que la restriction comporte) , il n'en peut rien résulter en faveur de To- pinion qui établirait, entre une langue romane et les autres, des rapports de filiation. La langue d oc a son domaine propre; mais, quand on s'approche de l'espace règne la langue d'oH, on trouve des patois divers tenant tantôt plus de Tune et tantôt plus de Tautre, mais for- mant une zone mitoyenne de langage comme de position.

Enfin les parties centi*ales de la Gaule sont atteintes, on anîve sur les bords de la Loire, et définitivement l'on entre dans l'ouest et dans

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le nord. D*après tout ce que nous avons vu jusqu'ici , lui si lointain voyage de la lalinité ne se fera pas sans une nouvelle et grave modi- fication. Non-seulement l'italien ou l'espagnol ne peuvent arriver jusque U, mais le provençal iui-mème est empêché par la nature des choses de se propager dans ces contrées qui ne sont pas siennes, et avec lesquelles il n'aurait ni harmonie ni sympathie. Nous parlons, on le comprend, du temps des formations spontanées; il est des moments une langue littéraire , réagissant par l'intermédiaire de l'éducation et de mille nécessités sociales , s'impose dans des lieux qui ne sont point faits pour elle; on le voit pour le français; on le vit surtout pour le latin; l'uniformité est le résultat. Mais nulle contrainte ne règne, tout est livré au jeu naturel des affinités créatrices et des conditions fondamentales, rien de pareil ne se produit, et il faut que la langue, ainsi transplantée, reflète fidèlement les nuances d'un ciel et d'un sol nouveaux; la diversité est le résultat. Dans le roman du nord, cette diversité est le plus empreinte. L'extrême limite du latin, conquérant et assimilateur, est atteinte de ce côté , et aussi Textréme limite de la mutation qu'il a subie. Ce n'est pas dans le vocabulaire et la masse des mots que glt la mutation; cela a été conservé sans plus d'altération ici que dans les lieux voisins du centre; mais les mots se sont contractés; des voyelles ont permuté; et, si l'on n'en croyait que l'oreille, on s'ima- ginerait être hors du monde latin. Dans le sein même de la langue d'oil . des gradations de même nature se fopt remarquer, et il est certain que le patois wallon , placé tout au bout de la Gaule et sur la frontière commence la Germanie , est le plus dissemblable de l'original d'où tout est sorti. Le latin masculus donne en italien maschio, en espagnol macho, en provençal mascle, en français mâle, en wallon mâie. C'est Ih le sens général de la mutation en allant de l'Italie jusqu'aux bords de la Meuse. Le latin est partout dans cette vaste étendue , mais partout il éprouve des modifications qui suivent une marche déterminée par l'ensemble des circonstances.

Si la force d'expansion des conquérants romains avait été assez puis- sante pour faire de la Germanie ce qu'ils firent de la Gaule, le latin, 8*implantant entre le Rhin et l'Oder, aurait expulsé les idiomes germa- niques comme il expuba les idiomes celtiques; puis, quand serait arrivée pour Tempire la dissolution, et pour sa langue la décomposition , un ro- man, différent de ceux du pays d'oil, du pays d'oc et du pays de si, aurait pris naissance dans les contrées allemandes, et aurait formé un chaînon de plus à cette longue cbune qu'on peut suivre depuis Rome et MD Gapitde. Ou bien, si voua voulei, supposeï que dans la Bretagne

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i assimilation se fût exercée avec une durée suflisante, et que Tinvasioii angio-sazonne n en eût pas détruit ou dispersé les éléments, vous auriei, de Tautre côté de la Manche, une langue romane-bretonne, comme il y en a deux gauloises , une italienne et une espagnole. Même cette der- nière hypothèse a reçu une surte de réalisation, incomplète, il est vrai, mais assez marquée cependant pour la justifier. Dans le courant du XI* siècle, une invasion victorieuse porta le français, et, plus particudiè- rement , le dialecte normand , dans la Bretagne devenue anglo-saxonne. Sans équivaloir à une conquête romaine, la conquête normande fut pour- tant tellement prépondérante, qi^elle fit du Français, pendant de longues années, la langue des hautes classes et du gouvernement; si bien que ia langue anglaise, quand rélémcnt national eut pris le dessus, garda la trace ineflaçable de Timmixlion étrangère. Mais ce français n*eut pas dui*é (pielque temps dans le pays il n*était pas indigène, qu*il con- tracta des caractères spéciaux; je citerai la forme graant pour grand: et il se forma un dialecte anglo-normand , qu*il faut bien se garder de confondre avec le normand, et auquel le triomphe définitif de Ttnglais, dans le xiv* siècle » ne permit d arriver à aucune culture.

De tous ces dialectes, ou, si Ton veut, de tous ces patois, quel fut celui qui devait avoir la fortune de devenir la langue des lettres, et, par conséquent, la langue commune du pays? Cela dépendit évidemment des événements politiques. Ce fut l'usurpation de Hugues Capet qui en décida; elle fixa la tête du système féodal à Paris. Tant que ce sys- tème fut en pleine vigueur et que la royauté n'eut, sur de grands vassaux aussi puissants quelle, d'autre prérogative que de recevoir d*eux foi et hommage, les langues d'oc et d*oîl florirent^vec leurs dialectes; et, si, dans le xi* et le xii' siècle, on eût annoncé aux troubadours que le mo» ment approchait leur brillant idiome perdrait, dans son propre pays, sa primauté , qui aurait ajouté foi à des prophéties si peu vraisemblables P Pourtant il en fiit ainsi; lunité royale grandissant, la diversité provin- ciale diminua, et peu à peu le parler de Tlle de France, de Paris et d'un rayon plus ou moins étendu prévalut. Mais ce dialecte de la langue d'oïl, en devenant langue générale, et en s exposant ainsi à toutes sortes de contacts, fit h tous ses voisins des emprunts multipliés, ou plutôt en reçut des empreintes qui ne sont pas d'accord avec son analogie propre, et c'est ce qui les rend reconnaissables encore aujourd'hui. On observe , dans le français moderne , des formes qui dérivent du picard, du normand , du boui^ignon. Pour nous, l'habitude masque ces disparates; mais, dès qu'on se familiarise avec les patois ou les dialectes, et que Ton en con- sidère l'origine et l'histoire, on découvre les amalgames qui se sont

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faits. Ce furent, en effet, des amalgames dus aux circonstances qui déter- minaient imfluence et la pression des provinces smrle centre; ce ne furent pas des néoiogismes qu'amenait le besoin de nouveaux mots pour de nouvelles idées. Il n y eut pas choix bien ou mal entendu , attraction plus ou moins heureuse; il y eut fusion et, partant, confusion. Nous disons poids et peser, au lieu de dire pois et poiser comme les gens de nie de France, ou peis et peser, comme les gens de Normandie. On ne peut donc pas qualifier d'enrichissement ce qui alors se passa dans la langue firançaise. Puis, quand elle fut pleinement formée, quand elle eut rejeté loin d'elle les patois conune des parents humbles et éloignés dont elle rougissait, U se manifesta un dégoût superbe pour ce qui n'é- tait pas de l'usage restreint et raffiné. «Si ces scrupuleux, dit Ghifflet «dans la dixième édition de sa grammaire (1697), V^ ^^^^ toujours «aux écoutes pour entendre si un mot est moins en usage dans la «bouche des dames cette année quelautre, continuent à crier : ce mot fk commence à vieillir, et quon les laisse faire, dans peu de temps notre «langue se trouvera détroussée comme un voyageur par des brigands. » Ce fut en effet un travers de cette époque de retrancher ce qui vieillis- sait et ce que le cénacle élégant et spirituel n admettait pas. Des débris de tout cela sont conservés dans les patois. Et ce serait une aBaire de goût et de tact, et, dès lors, non indigne de l'Académie firamçaise et de son Dictionnaire, de reprendre ce qui peut être repris, c'est-i-dire ce qui, se comprenant sans peine, et étant le mieux dans l'analogie de langue actuelle , a la marque de la précision et de l'élégance.

Les patois, ou leurs ancêtres les dialectes, sont les racines par lesquelles les grandes langues littéraires tiennent au sol. Ce qui nous le garantit , c est qu'ils sont non pas disséminés , màis-répartis. Disséminés , rien ne serait à conclure , ou du mcmis rien dans l'ordre du langage et de ses transmissions ; répartis, l'esprit est aussitôt porté sur tout ce que la régularité imjdique. Nulle part la langue d'oc et la langue d'oïl , faisant im retour, n'ont jeté , l'une en Italie et l'autre en Provence, un rejeton égaré fortuitement sur une terre étrangère; et, réciproquement, l'italien n'a point, daBé les contrées d'oc, quelque circonscription il ait surgi; ni le pro- vençal n'est allé occuper quelque point isolé en Normandie» en Picar- die ou dans le pays wallon. C'est un fait manifeste, et en même temps un fait très-important. En i^ison de sa certitude , il offre une base con- s^tante au raisonnement; en raison de son importance, il ouvre des aper- çus sur les conditions historiques des temps et des lieux. Les mutations successives , isur une vaste étendue, d'une langue fondamentale, sont un fil qui, on le voit, ne se rompt pas sous la main. Puisqu'elles sont

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graduelles , régulières , générales , elles se lient à un ensemble de cir- constances générales, régulières, graduelles. Ces circonstances tiennent l'une à l'autre. Celles qui sont certaines déterminent celles qui le sont moins.

Dans un temps où, les faits de langue étant très-mal connus, le pou- voir d'imaginer n'était point resserré en d'étroites limites, les émdits pensèrent que le celtique entrait pour une grande part dans la consti- tution du français. Cela , d'apparence , était naturel : les Celtes avaient tenu la terre des Gaules; les Romains n'y avaient eu que, comme con- quérants et étrangers, leurs établissements; pourtant, de compte fidt, il s'est trouvé que les étymologies latines dépassaient de beaucoup toutes les autres, et que les traces certaines du gaulois dans le nouvel idiome étaient réduites à peu de chose. Cette notion se confirme et se com- plète quand on considère, comme j'ai fait tout à l'heure, la distribu- tion des dialectes et des patois. Ils se distribuent, ils s'arrangent, ils se disposent par une loi qui, évidemment, leur est intrinsèque , et qui n'est nulle part soumise è l'iniluencc d'éléments hétérogènes. S'ils avaient trouvé sur leur route le celtique dominant en quelque point, ils s'en seraient nécessairement laissé modifier en ce point, comme on a vu la prépondérance transitoire du français en Angleterre imprimer dans l'anglais des marques profondes. Rien de pareil ne se présente : dans ce long parcours, on ne rencontre aucune région ce qui fut, pour la langue , un sol primitif, vienne affleurer la surface. Ce sol primitif est partout enseveli sous la puissante alluvion qui l'a recouvert. Ni l'aqui- tain du côté des Pyrénées, qui était sans doute un idiome ibërien et radicalement distinct du gaulois, ni le celtique du centre, ni le belge du nord, qui étaient sans doute des dialectes d'un même idiome, n'ont résisté plus l'un que l'autre à la conquête. Le novo-latin a procédé dans son immense développement, sans aucune perturbation essentielle. Les zones successives de langues , de dialectes , de patois , en portent témoi- gnage. Il est donc certain qu'au moment il se forma, le parler indigène était partout effacé d'une manière régulière. Ce succès prodi- gieux d'une langue sur tant d*autres fut à la supériorité de la civili- sation romaine , à l'attrait qu'elle inspira et à la longue durée de la do- mination.

Un raisonnement sinalogue s'applique à l'invasion barbare. Les Os- tn^ths, lesHérules, les Lombards, occupèrent lllalie; les Visîgoths, les Suèves, les Vandales tinrent l'Espagne; les Visîgoths encore, les Buigondes et les Francs eurent des établissements dans les Gaules, sans parier de tant de peuplades secondaires, qui, parcourant l'empire, se

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fixèrent çà et là. Nous ne savons rien de bien précis ni sur leur nombre, ni sur celui de la population des pays romans. Il est vraisemblable que cette population a toujours été numériquement très-supérieure et les a complètement absorbés au bout de quelques générations; mais, quoi qu on en pense, toujours est-il que les choses se sont comportées, quant à la langue, comme s*il en avait été ainsi. Les idiomes novo-latins marchent, dans les terres novo-latines, régulièrement (selon le genre de' gradation dont il s agit ici) de TOrient vers l'Occident, et cette régularité n*est; en aucun point, interrompue par des ressauts qui indiqueraient la prépondérance locale d'un établissement barbare. De quelque façon qu'on les examine, on ne peut signaler une trace, plus marquée en une zone qu'en une autre, des Visigoths ou des Ostrogoths, des Francs ou des Burgondes. Bien plus, les interpolations germaniques qui se firent sdors dans le roman (car il y en eut de notables, et je ne prétends, en aucune façon, les mettre en doute) sont, pour la plupart, communes à l'ensemble des nouveaux idiomes; ce qui fait reparaître par ce côté la régularité fondamentale, et exclut, du moins en général, l'action parti- culière de telle ou telle population étrangère à l'empire. Ces interpola- tions sont presque toutes des mots nouveaux , des emprunts que la la- tinité fait aux langues germaniques; c'est du néologisme; et, comme ce néologisme, s'étendant simultanément à la Gaule, à l'Italie, à l'Espagne, ne peut rigi avoir d'arbitraire , il indique des relations nécessaires entre le parler des envahis et celui des envahisseurs; il témoigne que les langues restèrent, en cela même , maîtresses de leurs choix et de leurs affinités. En somme, sauf cette part néologique, sauf les maux de la perturbation sociale , sauf l'abaissement momentané de civilisation que l'invasion amena , les langues romanes se développèrent , d'un bout à l'autre de leur domaine, suivant la loi qui leur était propre.

Rien n'est plus effroyable que le tableau , tracé par les chroniqueurs contemporains, des ravages des Normands dans les malheureuses con- trées qui furent si longtemps visitées par ce fléau. On n'est certaine- ment pas autorisé à taxer d'exagération les récits; la terreur qu'inspi- raient ces bandits de la mer fut extrême : demander au Ciel d'être délivré de la fureur des Normands entra dans les prières quotidiennes; la puissance de mettre un terme à d'aussi horribles déprâations man- qiûdt soit à la chétive royauté issue de Charlemagne, soit à ces grands barons qui ne voulaient, ni ne savaient se coaliser. Mais je n'hésite pas & dire qu*on se fait une hâaae idée de la portée des dévastations , si Ton •*iiiiagiaé que ia NMiitik^'diani qife RoUcxi la reçut à titre- de duché et ÛB firf I rféttiMWtf^JliMrtli éià (i^lKipdatioa native en était disparue.

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Sans doute, cette province, plus particulièrement exposée tux incur- sions , avait beaucoup souffert; les hommes s'étaient retirés dans les bois» dans les lieux peu accessibles, dans les campagnes éloignées du trajet que suivaient d ordinaire les bandes destructives; mais, quand la sécu- rité fut établie , le gros de la population se retrouva de toutes parts , et la Neustrie , devenue la Normandie , répara rapidement ses pertes. Les Normands s y fondirent, et, en peu de temps, il ne resta plus qae le souvenir de leur origine septentrionale: religion, langue, mœurs, institutions, ils tenaient, bien que vainqueurs, tout du pays leur course vagabonde avait fini par se fixer. Ce qui me rend pleinement af- firmatif sur ce point, c est le dialecte qui s'est parié en Normandie sous la féodalité, qui a servi d'instrument à tant de trouvères, et dont le pa- tois actuel est l'humble héritier. Que l'on considère la Normandie par ses trois frontières, le Maine, file de France et la Picardie; que ron compare son parler avec ces parlers limitrophes , et l'on verra qu'Û a con- servé tous les rapports qu'il devait naturellement avoir. L'invasion nor- mande n'y a rien changé; sauf quelques dénominations locales qui jdoi- vent y être rattachées, elle n'a, dans la langue, laissé aucune marque. Le dialecte normand, ou, pour parler plus exactement, neustrien, est ce que les conditions générales de la transformation du latin en roman vou- laient qu'il fût, et non ce que l'aurait fait l'infusion accidentelle d'une langue Scandinave. J'insiste sur ce fait , car il est essentiel. Les hommes du Nord n'ont pas modifié le parier de la Neustrie; ils l'ont donc trouvé tout fait, car, visiblement, il n'est pas postérieur à leur établissement. Ainsi il est certain que, dès le ix* siècle, le dialecte neustrien avait tous ses caractères; c'est un minimum d'antiquité. Nous savons d'ailleurs aussi, par le témoignage de Benoît de Sainte-Maure (voy. dans ce journal, mai 1 85 7 , p. 3 3 1 } , que , dans ce même siècle , du moins vers la fin » on faisait des vers en langue française, c'est-à-dire en langue d'oïl.

En suivant, comme j'ai fait, sur un grand espace, les variations con- sécutives des disdectes, on arrive à se représenter sails di£Biculté la cause de l'uniformité fondamentale et celle de la diversité contingente. La cause de l'uniformité est que les peuples romans s'étaient fondus en une véritable unité par la langue, par le gouvernement, par les lettres, par la religion, par les mœurs. Dès lors, tous partaient d'un fonds iden- tique; les sentiments et les idées se mouvaient dans un même cercle; les moyens de les exprimer étaient les mêmes. L'empreinte ayant été ainsi fortement marquée , il fallut bien que la décomposition , quelque dissolvante qu'elle fût, et la rénovation, quelque créatrice qu'elle fât, demeurassent congénères, et que ce double travail ne s'écartât, en au-

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cun temps et en aucun lieu, des conditions qui le dominaient. Les éléments mis dans le creuset étaient partout semblables; les affinités qui les dissociaient pour les réassocier avaient même vertu ; de , cette ressemblance frappante et singulière qui se trouve entre les langues romanes, même dans les lointains détails. Il est sûr qu*elle serait allée jusqu'à ridentité et que tout serait resté uniforme , si les causes de di- versité n'étaient intervenues. Elles (urent et ne pouvaient être que les influences locales. Â mesure que le latin, devenu langue commune , se décomposait, il subissait cette métamorphose parmi des hommes qui n'étaient pas de même nation, parmi des gens placés â Torient comme les Italiens, au midi comme les Espagnols, à Toccident et au nord comme le» Gaulois , sous des cieux qui ne versaient pas une influence semblable , sur un sol qui variait de nature , d'aspect et de productions. Ces nouvelles empreintes venant s'appliquer sur l'empreinte fondamen- tale, ces perturbations contingentes venant troubler Tordre général, il fallut bien que tout cela se trouvât écrit de proche en proche dans les langues, dans les dialectes, dans les patois. On a, en ces cir- constances particulières, en ces conditions différentes , des agents spé- ciaux et efficaces qui firent simultanément leur office. De ces dissem- blances graduelles, ces séries sans lacune, ces métamorphoses sans ressaut ni retour qui caractérisent la formation des langues romanes sur la surface de l'empire romain d'occident. Ainsi s'enchaînent et s'ex- pliquent l'imiformité et la diversité.

En étudiant géographiquement et pas à pas le développement géné- ral des langues romanes, on arrive forcément à cette conclusion que la localité habitée est un des facteurs du langage humain. Ce n'est pas celui qui crée, qui produit les radicaux, qui fait. les mots et qui jette les fimdementsde la grammaire; celui-là, qui est supérieur, appartient à l'esprit humain et détermine, selon les £aimilles d'hommes, les fa- milles de langues. Mais c'est celui qui change et modifie , celui qui crée les patois et les dialectes, celui qui fait que des idiomes parents et congénères deviennent méconnaissables l'un à l'autre par la loi^eui* des temps écoulés et des chemins parcourus , comme le Sarpédon d'Ho- mère, gisant dans la poudre et sous les javelots, est méconnaissable pour ses plus proches [ovS* âv ht (ppdSfjtùfp tsrep àvfjp ^apnrfSova Stov Èyvcj). Ainsi, dans le groupe arien, la dissociation a engendré le sanscrit, l'al- lemand , le grec et le latin , qui se croiraient encore radicalement dis- semblables , si l'érudition n'avait retrouvé les communes origines. Les lieux ont donc une puissante influence; pourtant elle ne va jamais jusqu'à changer les racines de la langue et les conditions fondamentales

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de la grammaire. Quelque loin que Ton se sépare , sous quelque dimat qu'on aille vivre et fonder des sociétés et des empires, le type primitif, transmis par une ti'adilion non interrompue, subsiste sous les modifi- cations que lui impriment les localités diverses et les circonstances con- tingentes. L'action des lieux ne Taltère pas et n en substitue pas un autre; on aurait beau la prolonger tant qu*on voudrait par la pensée , on n'obtiendrait jamais que des dérivations ultérieures et non une pro- duction de racines nouvelles. Ce n'est donc pas qu il faut eherdier la cause de la diversité radicale des langues humaines. Cette action des lieux, si visible dans les dialectes et les patois du roman, se retrouve partout on la cherche.

Ainsi il est bien vrai qu'à toutes sortes d'égards les patois sont dignes de curiosité et d'intérêt. Ils répondent à un ordre spécial de recherches pour lesquelles ils sont indispensables. Une langue littéraire , devenoe générale, englobe tout, efface tout. Voyez le français d'aujourd'hui: il s'étend des bords de la Meuse et de l'Escaut aux Pyrénées, et des Alpes aux rivages de la mer de Normandie; dans cet espace, même enseigne- ment grammatical, même élocutioil, même littérature; si l'on n'avait que ce témoin pour juger ce que fut la formation du roman dans les Gaules, on croirait à une uniformité qui n'est pas réelle; et toutes les véritables influences qui concourent à produire les idiomes seraient dissimulées. Mais les dialectes et les patois mettent justement en lu* mièrê les conditions effectives : locaux et particuliers, ils conservent les traces de ce qui est particulier et local ; or, dans ces créations vastes et spontanées , tout est d'abord local et particulier pour devenir universel et général. Comme ces baromètres qui marquent eux-mêmes la marche du mercure dans Tinstrument, le travail de la langue s'est inscrit au fiir et à mesure dans les dialectes et les patois. Les matériaux gisent ëpars sur le sol, et déjà l'on commence de tous côtés à les relever et à les recueillir. U faut et remercier les auteurs qui , conune M. le comte Jaubert et M. Grandgagnage , nous ont donné de bons glossaires, et encourager les érudits de province à se livrer à ce genre de recherches qui paye toujours sa peine.

É. LITTRÉ. [LêQ suite 4 ttfi prochain cahier.)

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NonVELLBS BSCBERCHES SUE LA DIVISION DE L'ANNÉE

DES ANCIENS EGYPTIENS, par M. Henri Brugsch. Beilin, 1866.

CINQUIÈME ET DEKNIER ARTICLE ^

La tâohe que j avais à remplir envers Cbampollion est maintenant terminée. Gi^ce à Tassistance que m'a prêtée M. de Rougé , un de ses plus habiles continuateurs, ce beau travail sur la notation du temps chez les Égyptiens, qui fut le dernier acte d'intuition de son génie, s'oflre désormais à nous, dans l'état de perfection et d'ensemble il l'aurait amené lui-même s'il avait vécu. Le principe fondamental sw* lequel il l'a établi, d'après les monimients qu'il connaissait, a été sou- mis à l'épreuve de tous les documents nouveaux que le progrès des études archéologiques a mis au jour. Ils n'ont fait qu'en confirmer, en compléter l'application , et la rendre plus sûre ou plus précise. Un seid détail , la mention de Sinus , comme régulateur initial de l'année vague , semblait former une discordance grave avec le système de procédés chronologiques, universellement attribué aux Égyptiens par l'histoire. Mais M. de Rougé a dissipé cette difficulté, en montrant qu'elle résulte d'une erreur que Cbampollion avait conmiise dans la lecture du sym- bole qu'il supposait désigner Sirius ; ce qui rend la notation des mois entièrement indépendante du lever de cet astre. Débarrassés de cette feusse connexion, nous avons pu déterminer par un calcul certain l'époque reculée , à laquelle dut naître et s'établir, en Egypte, le mythe religieux qui signalait le lever matutinal de Sirius comme annonçant le conunencement de la crue du Nil; concordance dont le souvenir se conserva invariablement par la tradition, et continua de se transmettre par les emblèmes religieux, dans tous les siècles postérieurs, après que les deux phénomènes qu'elle réunissait , s'étaient visiblement séparés. Tous les éléments de l'ancien calendrier égyptien , étant ainsi reconnus, et indubitablement constatés, nous avons essayé de découvrir l'époque à laquelle remonte son premier établissement. Mais il ne nous a pas été possible de le reconduire jusque-là; son emploi, comme institution po- litique et religieuse, ayant dû, presque inévitablement, être interrompu

* Voyez, pour le premier article, le cahier d avril, page aai; pour le deuxième, celai de mai , page a88 ; pour le troisième , celui de juin , page 253 ; et , pour le quatrième, celui d*août, page 48 1-

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entre la xii* et la xyiii' dynastie, pendant la longue domination des Hycsos , circonstance trop bien attestée par le manque absolu de dates écrites, correspondantes à cet intervalle. Le seul document connu qui soit relatif à ce point dlùstoire, consiste en une assertion du Syncelle, d*après laquelle le calendrier vague des Egyptiens, ne contenant primi- tivement que 3 60 jours, aurait été complété par les cinq épagomènes au commencement de la xviii* dynastie diospolitaine. Dans ces termes Tassertion ne saurait être exacte , puisque Ton a récemment découvert les épagomènes inscrits, et employés pour dates courantes, dans des tombeaux appartenant à la xn* dynastie. Toutefois, comme le Syncelle affirme avoir établi cette portion de son ouvrage sur la comparaison de plusieurs manuscrits d une grande autorité , nous avons pensé qu'i- gnorant le fait antérieur, il avait pu prendre pour premier établisse- ment ce qui n'avait été qu'une restauration. Alors nous avons déter- miné, d'après sa chronograpbie , la date absolue à laquelle son assertion s'applique , et elle s'est trouvée être celle de l'année julienne - 1 780. Or,- noQ-seuiement à cette époque-là, l'année vague égyptienne de 365 jours, qui nous est parvenue, se trouve en exacte concordance avec les phé-* nomènes naturels que la notation des mois désigne , comme il £dlait qu'on l'y adaptât quand on en rétablissait l'usage; mais, de plus, pré- cisément à cette même date, les douze lunaisons vraies sont réparties entre les douze mois égyptiens avec une symétrie , et une spécialité de distribution , qui ne peuvent avoir été que l'application intentionneiie d'un état actuel judicieusement reconnu et saisi. Cet accord si juste et si imprévu, entre des indications de nature aussi difiérente, rend donc à peu près indubitable qu'en effet le calendrier vague des Égyptiens fut , non pas institué , mais rétabli en 1780 sous son ancienne forme , après une interruption qui ne nous permet plus d'en prolonger l'appli- cation chronologique, au delà de cette époque de restauration.

L'exposé détaillé que je viens de faire du travail de CSbampoUion sur la notation symbolique attachée au calendrier vague des anciens Egyptiens, était indispensable pour que l'on s'en formât une juste idée, n ne repose pas sur une interprétation plus ou moins arbitraire des caractères ou des symboles hiéroglyphiques appliqués aux douze mois , comme beaucoup d'archéologues ont paru le croire. Champollion ne fait que constater et rapprocher consécutivement le sens figuratif de ces symboles, dont la série signale une succession continue de phéno- mènes naturels et d'opérations agricoles , qui est spécialement propre au climat de l'Egypte; succession qui s'y reproduit diaque année, dans le même ordre avec ime invariable périodicité. De sorte que ces phé*

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Domènes étant constatés par robservation , comme ils lont été dans tous les temps et le sont aujourd'hui encore, si Ton voulait inventer une notation qui en présentât Timage fidèle , on n en saurait imaginer une plus simple à la fois et plus exacte , que celle qui est inscrite , depuis quarante ou cinquante siècles, dans le calendrier vague des Egyptiens. Voilà ce que n ont pas vu ceux qui ont cru pouvoir ébranler cet en- semble, par fapplication isolée de quelque conjecture philologique, à telle ou telle particularité de ses détails. En croyant rompre ainsi un des fils de la toile de Champollion, ils n'ont pas senti qu'il leur fallait reconstruire la toile entière, puisque tous se tiennent entre eux; ou s'ils ont essayé de le faire, ce na été qu'en laissant échapper de leur tissu nouveau, toutes les indications de phénomènes physiques et de dates annuelles, que Champollion tenait si heureusement rassemblées dans le sien. C'est ce qui est arrivé à M. Brugsch dans la dissertation que j'ai mentionnée en tête de ces articles, et je ne pouvais choisir un meilleur exemple de ce genre d'égarement. M. Brugsch est un philo- logue très-habile et très-exercé. Ses travaux sur l'écriture démotique lui ont acquis une juste réputation. Mais pour avoir appliqué exclusive- ment les finesses de la linguistique au problème complexe que Cham* poUion avait traité, il à substitué i cette œuvre si parfaite un système entièrement arbitraire, sans aucune spécialité d'application à l'ancienne Egypte, tous les rapports de la notation figiurée, avec le climat et la religion y étant omis. Comment est-il arrrivé là, c'est ce qui nous reste à dire.

M. Brugsch ne s'arrête pas à discuter les données dont Champollion a fait usage. Il oppose tout d'abord à l'ensemble de son travail , comme une fin de non-recevoir suffisante , la répugnance instinctive que lui-même éprouve à en admettre les conséquences. Après avoir rappelé la division de l'année égyptienne en trois tétraménies caractérisées par les sym- boles TîTiT, S2^* ^sszs^, que Champollion traduit : tétraménies de la

végétation, des récoltes, de l'inondation, M. Brugcsh nous dit':

(( Je dois, avouer que , de prime abord , ces dénominations m'avaient «choqué. En effet, pourquoi aiu*ait-on désigné les saisons, non d'après «les phénomènes célestes, mais d'après les phénomènes terrestres? Je « ne connais en effet aucun peuple qui ait fait usage d'un pareil système « de division de l'année. Que Ton dise d'ailleurs tout ce quon voudra sur a la régularité des phénomènes terrestres en Egypte , ceux*ci ne dépendent « après tout que des phénomènes célestes. Et quand on supposerait que « les noms tels que Champollion et ses disciples les ont entendus pour

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« les saisons aient été exacts , on ne pourrait pas s'expliquer alors par «quel motif étrange les Coptes, qui ont conservé les noms antiques des «mois, malgré leurs rapports avec les divinités du paganisme, auraient (c rejeté les anciens noms des saisons , pour les remplacer par d'autres «plus natiu*els, se rapportant aux variations de la température. U y a u donc lieu d'examiner attentivement ce point. »

Que M. Brugsch trouve étrange la division de l'année égyptienne en trois saisons , définies par des phénomènes terrestres , à lui permis. Que les Égyptiens eussent mieux fait, à son idée, d'adopter un mode diffé- rent; à la bonne heure. Mais la question est de savoir si effectivement ib ont employé celui-là, préférablement à tout autre que M. Brugsch jugerait meilleur. Quand ensuite il demande pourquoi les Coptes ne l'ont pas conservé, la réponse est toute simple. C'est que les Coptes habitant TËgypte, et devenus chrétiens postérieurement à la fixation alexandrine, ont adopté le calendrier alexandrin qui partage l'année en quatre saisons, le printemps, l'été, l'automne, l'hiver, et non plus en trois, comme le calendrier païen de leurs ancêtres. C'est celui-ci qu'il s'agit de retrouver, non le moderne, qui n'a de commun avec l'ancien que les noms des mois. N'ayant pas tenu compte de ce chan- gement, M. Brugsch s'est trouvé conduit h torturer les symboles des trois tétraménies antiques pour en tirer les dénominations coptes des saisons modernes, comme je l'ai déjà expliqué. Mais aucun artifice phi- lologique ne peut faire que le quart d'une année soit l'équivalent du tiers.

D'après ce parti pris à l'avance sur la question en litige, on ne doit pas s'attendre que M. Brugsch ait pris la peine d'étudier bien profon- dément le système de correspondance que ChampoUion avait cru pou- voir établir, entre la notation symbolique des tétraménies anciennes , et la succession des phénomènes naturels propres au climat de l'Egypte. Je suis même allé jusqu'à dire qu'il n'avait pas compris les conditions de cet accord. Toute naturelle que cette assertion doive paraître, quand on considère la série des idées dans lesquelles M. Brugsch s^était engagé, j'en donnerai ici une preuve irrécusable, en mettant sous {es yeux du lecteur le tableau suivant qu'il présente comme exprimant d'après Cham- pollion les relations des tétraménies et des phases solaires, aux époques de concordance de la notation avec la nature. Les noms des mois con- tenus dans la dernière colonne, sont ceux de notre calendrier actuel que M. Brugsch suppose correspondre aux mois égyptiens, à ces époques. J*ai seulement annexé à chacun de ceux-ci, le symbole propre qui lui était affecté.

SEPTEMBRE 1857,

553

MOIS EGYPTIENS

ACCOHPA«lés OBI •TMIOUI QVt LII séslCVlMT.

Thoth Paopbi Hathor Ghoîak

Toby Méchir Phaménoth Pharmouthi

Pachon Paoni Épiphi Mésori

I

II lit

im

I

il m iiii

I

II iii iiii

Cinq épagomènes.

TtTtT

TÉTRÂlléNIBS DE CHAMPOLLION

SILOI H. nVOfCH.

Jain. Juillet

Juillet. Août.

Août Septembre.

Septembre. -— Octobre.

Octobre. Novembre. \ Novembre. Décembre. Décembre. Janvier. Janvier. Février.

Février. Mars.

Mars. Avril.

Avril. Mai.

Mai. Juin.

Juin.

De la végétation.

De la récolte.

De rinondation.

L*inspection de ce tableau, présenté par M. Brugsch comme expri- mant les résultats de'ChampoUion, inspire un profond étonnement. II en donne une idée tout à &it fausse. Les mois de notre calendrier ac- tuel que M. Brugsch a inscrits dans son avant-dernière colonne, ne sont nullement ceux qui, aux époques de concordance de la notation avec la nature , représentent les mois ^yptiens auxquels il les identifie ; et tous les résultats que Champollion avait pris tant de soin d'établir se trouvent dénaturés par cette fausse assimilation. La conséquence fon- damentale de son travail, de laquelle découlent toutes autres, cest que, à ces époques-là, le premier jour du mois pachon vague, qui ouvre la tétraménie des eaux , coïncide avec le solstice d'été , qui amène le renou- vellement de la crue du Nil. Le premier pachon se trouve donc alors répondre au s i-qq juin de notre calendrier actuel. M. Brugsch le place au milieu de février; et l'erreur de cette date, qui est de ia5 jours, se

554

JOURNAL DES SAVANTS.

transmettant aux deux autres tétramënies, la série entière des douze mois s*en trouve transportée à 5 1 5 ans de Tépoque la plus proche leur notation saccorde avec les phénomènes naturels. D*après cela il nest pas étonnant que le travail de Champollion ne présente plus à M. Brugsch aucun caractère de réalité, pubquil en a faussé lui-même lapplication spéciale. Mais le tort en est à lui et non pas à Cham- pollion.

Ayant ainsi méconnu les rapports de la notation avec la série de phé- nomènes quelle désigne, on na plus lieu d*être surpris, si M. Brugsch raccommode sans scrupule à un système hypothétique de son invention , qui lui ôte ses applications pliysiques, religieuses, et rompt tout son en- chaînement. Il le résume lui-même dans le tableau suivant, que j*extrai5 de son ouvi*age, page i k.

MOIS EGYPTIENS

ACGOHrACIlis SIS ITMIOLIS QUI LIS DÎSIOMIMT.

Thoth Paophi Hathor Ghoitk

Toby Méchir Phiméonth Pharmouthi

Pichon

Puni

Épiphi

I

II III llll

1

il

III

Hli

1 II

m

llll

TtTtT

NOMS ET CARACTÈRES

•igoificatifi

Dit TiriAHimu.

De l'inoadation , ^{^iXi Se. (En copte CXJEEI, j7uctaa(to.)

De rhiver,

, PeR.

(En copie ITpO, 4^pai, hiem.)

De Tété,

^^^^

, SeMOU.

(En copte OJCUM, testas, )

Les cinq jours épa^mènes.

SAISONS qi^uit sétuinr.

(L*ëtë.)

L'hiren

L*été.

SEPTEMRRE 1857. 55&

J oublie tout le travail de Ghampoilion; et je vais discuter directe* ment ce mode de division physique attribué par M. Brugsch à Tannée vague égyptienne. Je la prends, comme lui, numériquement composée de 13 mois de 3o jours complétés par 5 épagomènes, en somme 365 jours.

La notation hiéroglyphique, que nous y voyons attachée dans la première colonne, présente la série des douze mois partagée en trois groupes, désignés individuellement par des symboles distincts, chacun de ces groupes comprenant quatre mois consécutifs. Nous les appelle- rons avec M. Brugsch les tétraménies de l'année égyptienne.

Selon lui, lune d'elles, marquée du symbole _^^_t désigne la saison

de l'hiver. Les deux autres quoique marquées de symboles distincts

et TtTtT , ont ime application physique commune. Elles désignent

la saison de l'été.

L'hiver de M. Brugsch comprend donc quatre mois ; l'été huit. A quelles époques de Tannée solaire s'ouvrent et se terminent ces deux saisons? Il ne le dit point. Cependant cela est indispensable pour les dé- finir et en suivre Tapplication. Leurs limites n'auraient pu être assi- gnées que par des observations astronomiques, ou par coïncidence avec des phénomènes naturels, fixes dans Tannée solaire* Lequel de ces deux procédés a-t-on choisi? A quelle époque Ta-t-on employé? Quel document historique ou figuré atteste qu'on en a fait usage? M. Brugsch garde sur toutes ces questions un silence complet.

Quelles qu'aient pu être les limites physiques de ces deux saisons, les mois auxquels la notation les attache , étant vagues dans Tannée so- laire , ils n'auront pu s'accorder avec leurs symboles propres , qu'à de certaines époques distantes entre elles de i5o5 années solaires, à Tune desquelles la notation qui les désigne a être instituée. Ainsi , à une telle époque, si Ton en croit M. Brugsch, les Égyptiens auraient imaginé de partager leurs douze mois en trois groupes, affectés de sym- boles distincts, pour désigner deux phases indécises de froid et de chaud, l'hiver et Tété , qui n'étaient physiquement telles pour eux qu'à ce seul instant; et, en outre , ils auraient institué deux symboles diffé- rents, pour les deux moitiés d'une de ces saisons, n'en attribuant qu'un à l'autre I Sans doute, dans les bizarreries infinies de l'imagination hu- maine , un tel caprice ne serait pas absolument impossible. Mais pour l'admettre comme un fait réel, dans un pays oii la vie physique ne dé- pend pas des faibles alternatives de chaud et de froid , mais du régime périodique d'un fleuve qui par ses variations règle invariablement toute

71-

556 JOURNAL DES SAVANTS.

la série des opérations, des travaux , des récoltes par lesquels on la sus- tente, faudrait-il, au moins avoir des preuves positives, bien assurées, d*une si invraisemblable spéculation. Or voici la première et la princi- pale, sur laquelle M. Brugsch se fonde.

Le symbole _^^_, en langage égyptien PER , a dansle copte un écpii va- lent ou analogue llpo, ou c^pCLT, dont la signification actuelle est hiems, hiver. Ce ne peut être que Thiver copte, c est-à-dire chrétien, comprenant les quatre mois qui s étendent depuis le solstice d*hiver jusquà réquinoxe vernal. Mais M. Brugsch nentre pas dans ces défini- tions mathématiques. Il ne s*attachc qu*à Tanalogie grammaticale, d*où il conclut Fidentilé d'application. Ainsi, à ses yeux, le mot hiver, pris dans Tacccption moderne, donne la signification véritable du symbole ^p^ affecté à la tétraménie antique. En voulant lui attribuer un autre sens, Champollion la mal compris, et la dénaturé.

Pour les symboles des deux autres tétraménies çsszsst et TtTtT Tinter-

prétalioii adoptée par M. Brugsch est pareillement philologique. Mais elle présente plus de difficulté dans son application. Le premier se tra- duit par le copte, œstas, l'été, sans doute Tété copte et chrétien. Le se- cond traduit de même a pour sens Jlactaatio , par quoi M. Brugsch en- tend l'inondation. Et parce que ce phénomène a lieu pendant Tété solaire, il prend le moi flactuatio comme désignant aussi cet été, ce qui, de bon compte lui en fait deux, comprenant ensemble huit mois, et composant un été total dont il est le créateur. Car aucun monument figuré, aucun document historique, aucune tradition, ne donnent le moindre sujet de soupçonner que les anciens Égyptiens eussent imaginé et adopté une division de Tannée aussi étrange.

Toutes ces invraisemblances ont pour base commune Tidée précon- çue, que les tétraménies de Tancien calendrier égyptien ont se transmettre dans le calendrier copte, avec les mêmes applications et des dénominations correspondantes : j*ai montré précédemment que Thypothèse d'une telle transmission est démentie par Thistoire, et in- compatible avec les nombres. Or M. Brugsch, qui l'admet a priori, comme un fait assuré, arrive, en définitive, à des conclusions qui lui sont toutes contraires, puisque le calendrier copte ne renferme rien qui ressemble à une division de Tannée en deux saisons, Tune de quatre, Tautre de huit mois. Cette contradiction palpable, non moins que Tin- vraisemblance d'un mode de division qui n a aucun rapport avec la na- ture spéciale du climat de TEgypte , auraient avertir M. Brugsch de son erreur. Mais il n'a donné aucune attention aux éléments physiques

SEPTEMBRE 1857. 557

du problème. Il n'a tenu non plus aucun compte de cette appropriation ai frappante des divinités égyptiennes protectrices des mois aux phéno- mènes naturels que chacun d'eux ramène, quand la notation figurée est en concordance avec le ciel , appropriation que Ghampollion avait établie avec tant de détail et d*évidence. Tout cela disparaît et n'a plus de place dans son système. Sa confiance exclusive et absolue dans la puissance de la linguistique, lui a fermé les yeux sur les déductions comme sur les faits.

Je regrette que le devoir qu'il me fallait remplir envers la mémoire de Ghampollion m'ait contraint de montrer l'inanité du système que M. Brugsch a prétendu lui opposer. Ma critique ne tend nullement à di- minuer la juste estime qui est due à M. Brugsch pour son taleiit philo- logique, et pour l'activité intelligente avec laquelle il en fait habituelle- ment usage. Cette estime même m'oblige à me précautionner contre la fin de non-recevoir que pomrait lui suggérer mon incompétence, di- sons mieux mon ignorance « dans les matières de philologie. C'est poiur- quoi j ai prié M. de Rougé, de vouloir bien traiter cette partie de la question avec lui, et il a eu la complaisance de le faire dans une lettre qu'il m'a adressée, poiu* la joindre à ces articles. Je n'aurai donc pas à me défendre sur les choses que j'ignore, mais seulement sur celles que j'ai étudiées; condition fort désirable dans les controverses littéraires, ou autres, quand les deux partis savent s'y tenir.

J. B. BIOT.

Lettre de M. de Rougé.

5 avril 1857. Mon cher confrère,

t Vous me demandez mon opinion sur le mérite des changements que M. Brugsch â proposés, tout dernièrement, pour les noms des deux tétraménies égyptiennes qui

s*écrivaient dans les hiéroglyphes par les groupes ,^ et ^^g; il &ut, pour ré- pondre convenablement à YOtre question , distinguer entre la lecture de ces deux noms et le sens qu*on veut leur aUribuer. La nouvelle lecture est incontestable à mes yeux ; mais le savant prussien ne me parait pas avoir raison contre Champcd- lion, dans Tinterprétation qu'il veut substituer à celle que nous avons suivie jusqu'à prés«:it.

> Occupons-nous d*abord du nom de la 3* tétraménie ;sâSbt Ghampollion a pris le

558 JOURNAL DES SAVANTS.

second signe, ^^t Teau, pour un simple détcrminatif; il transcrit donc seule* ment le premier, i w i, dont la valeur sche est incontestable. Il compare ce mot au

copte ÇUEEI iflucluare,» et traduit, sans hésitation, le tout par •l'inondation.»

M. Brugsch consldcre, au contraire, le second groupe comme faisant partie de la prononciation du mot à transcrire ; il fait voir que , dans des variantes appartenant

à des monuments du temps des Ptolémées , ce nom est écrit > sehem. Il prouve,

en outre, que le signe ^^. qui figure Teau (en copte JUlCL\0^)« i^ servi à écrire

la syllabe moa dans les variantes du nom du décan Seschcmou \\ ^fri^ * et cela dès

m #¥••••¥*

la XIX* dynastie. II me parait donc presque certain que la lecture schemoa doit être adoptée pour le nom de la 3' tétraménie.

M. Brugscb me semble encore dans la vérité, quand il rapproche le mot antique

ic^mou do copte UICIIM «œstas, mot curieux et sur lequel j*aurai besoin de re- venir tout à rheure. Mais je ne suis plus d*accord avec lui quand il rapporte rorigine du mot antique êchemou au thème copte cy KM * chaleur. Le type antique de ce

dernier existe en effet dans les hiéroglyphes; il s'écrivait ic^mntw w Jl , avec le symbole du feu /| , pour déterminatif (voyez, par exemple, au Rituel de Tarin, ch. GXLV, 1. 66). Je sais bien que M. Brugsch a signalé, dans les inscriptions de Phil8e,une variante m^*^^ , qui unit le déterminatif du feu au nom de la 3* télra-

ménie; mais c*cst une orthographe des bas temps de Técriture hiérog^yphiqoe. Il &ut y voir, suivant moi , une sorte de jeu de mots graphique, dont nous avons lieaucoup d*cxemples , et par lequel on présentait aux yeux les sens réunis de deux mots qui se prononçaient d'une manière presque identique. Dans les monuments pharaoniques , le nom de la 3* tétraménie s'écrivait constamment par le bassin i i et Teau ^^ , et je n*y ai jamais rencontré le signe du feu. Je dis que , dans For-

thoeraphe du mot trouvé à Philae /vvvvmw jl , Ton aura voulu rassembler les deux idées

de rinondation et des chaleurs de Tété ; en effet , ce mol se lit dans une légende Ton nomme la déesse Isîs dame duSchemotu Isis présidait, tout à la fois, au solstice d'été ^t à l'inondation , et vous avez expliqué trop clairement ce rôle d'Isis-Sotfais pour qu'il soit nécessaire d'insister sur ce point. Si M. Brugsch se Tétait rappelé, il auraif vu qu'en substituant le mot été au mot inondation, il ne changeait rieo, en rèiditéf à l'attribution que CharopoUion avait faite des trois tétraménies aux di- verses époques de l'année naturelle. Nous sommes réduits à penser que notre savant confrère de Berlin avait complètement perdu do vue le point initial de l'inondation, lorsqu'il a dressé le tableau qui termine son mémoire, et lorsqu'il a rédigé la phrase suivante : «La 3* tétraménie n'était pas celle de l'inondation, mais celle de H l'été. Je reste persuadé, quant à moi,queChampollion avait eu raison de traduire le nom de la 3* tétraménie par la saison de Vinondation, et je suis confirmé dans cette opinion par deux remarques dont vous apprécierez l'importance. La première m'est suggérée par la variante usuelle du groupe en question, que l'on trouve très-souvent écrit avec le bassin casa seul. Il était contraire à tous 1<

les principes de récriture liiérog^yphique d'écrire un mot en abrégé , avec le seul signe d'une lettre initiale. I, dans l'alphabet , ne vaut à lui seul que la lettre sche; employé dans sa vahur

SEPTEMBRE 1857. 559

phonétique, le bassin n'aarait donc pas pu, à lui seul, représenter le mot schêmoa : ce n est que comme ceûmcière JigiuxUif ou tropique, qu'il aura pu suffire pour écrire le mot entier, si, toutefois, sa nature se prêtait au sens qu'on voulait lui donner. Or nous connaissons très -bien ce signe; sa variante plus détaillée (liMUJ, nous le montre môme rempli d*eau. Un autre bassin, de forme très-voisine, »»»hi , repré- sente le mot meii, arroser, > et il sert de déterminatif au nom du Nil, Hapi; mais nous trouvons le bassin insiniD substitué à im«»i dans cet emploi, et, ce qui est remarquable , dans les inscriptions mêmes ou Ton a noté la hauteur des inondations, à Semné, sous la xii* dynastie. (Voy. Lepsius, Denkmâler, II, iSg.) Le bassin BDIcnD, pris idéographiquement, avait donc un sens presque identique à jbmL t arroser, inonder,» et je crois avec'ChampoUion que sa lecture, comme lettre, tche, doit le

rattacher au copte UJEEI < fluctuare. i En tous cas , quand il est employé seul pour

écrire le nom de la S* tétraménie , il est impossible d*y trouver Tidée de chaleur. « La seconde remarque m*est fournie par une autre signification que prend le

groupe ^^ lorsqu'il est suivi du déterminatif ^^, un boisseau versant des grains.

M. Birch a montre, dans son Mémoire sur Tinscription statistique du règne de Toutmès III, que Tensemble de ces signes devait se traduire^ par la auotité d'un tribut, exigé des peuples vaincus. M. Brugscb fait voir que le mot produit par sa

nouvelle lecture, schemou, est encore ici facile à reconnaître dans le copte CXJCU'Ut t vectigal, > qui ne diffère pas de CXJCUM < œstas. > Or c'était, en Egypte, une cou- tume constamment suivie de fixer la quotité de l'impôt annud d'après la hauteur de l'inondation officiellement constatée , et qui servait de critérium presaue infail- lible pour l'abondance de la récolte. On comprend dès lors facilement qu un même terme ait désigné l'inondation et la quotité des redevances et des tnbuts, et ce curieux rapprochement de mots m^ite encore en faveur de Champoilion.

«La a* tétraménie, dont le nom s'écrivait ,^, donne lieu à aes remarquas de la même nature; Champoilion s'est trompé pour la lecture du premier signe. Il a lu ce mot hre, en supposant n égal au signe très-voisin m, qui est en efiet une aspi- ration; la valeur R, pour la bouche <=>, n'est pas contestée. M. Brugscb s'appuie sur une variante déjà observée par M. Lepsius , et qui donne à ra la valeur de ,

c'est-à-dire P. On trouve aussi le surnom d'Épiphane, "T*, écrit en démotique pri,

dans des variantes ou le P est d'une forme connue ; il ne reste donc ancun doute pour moi sur cette lecture importante. Les développements que M. Brugsch ajoute ici sont d'une incontestable valeur; il suit le radical antimie ainsi obtenu, pri, dans tous ses dérivés hiéroglyphiques, et nous fait retrouver les nuances de sens qui leur

correspondent dans les mots coptes TTIDE «oriri, nasd, germinatio;* ITEIDC « splendere, effulgere; HE 01 cibus, > etc.

«Cette lecture pre étant ainsi bien établie pour le groupe .^, M. Brugsch pro- pose de traduire le nom de cette tétraménie par le copte nr-TipCU hiems. Mais ici

il y a de nouveau matière à distinction. Constatons d'abord que rien, dans les divers mots dérivés du radical pre, ne rappelle l'idée des frimatt. Parmi les divers mots auxquels la syllabe ^ sert pour ainsi dire de charpente, Champoilion en avait choisi un qu'il traduisait par les grains; la nouvelle lecture est bien loin d'infirmer

cette valeur, puisqu'elle mène directement au mot copte ITEpi * cibus , esca. » Les

hiéro^yphes me donnent aussi le groupe «» ^"{J| pre-tu (forme du participe), dans

560 JOURNAL DES SAVANTS.

le sens înconlestable de grains , avec le boisseau pour déterminatif. On peal rap» procher également ce mot de l'hébreu ^"19 fruclus. En somme, la traduction de

Champollion me parait encore la plus probable; je me contente de ce mot parce que nous n*avons pas le moyen de trancher absolument la question , au point de vue philologique. En efîet , la syllabe pre se prête à beaucoup de sens ; le groupe ^^ , en devenant le nom d'une tétraménie, a pris le déterminatif des divisions du temps,

le soleil (^ic^ ou '^)\ il a perdu le déterminatif spécial qui nous aurait révélé

Télymologie du mot. Quant à l'idée générale qui parait présider au radical antique per, je crois qu'on doit la reconnaître dans le sens de sortir, d'où décoident belle- ment apparaître et produire.

tM. orugsdi na rien innové quant au nom de la i^tétraménie, JjTfT- Cham- pollion l'interprétait figurativement; elle aurait donc représenté la végétation des lotus. Lorsque le caractère est tracé en grand, on voit clairement que le pied de ces plantes plonge dans une nappe d'eau. Le signe TjJ]^ ^st employé figurativement dans les scènes de chasse et de pèche; il désigne, dans les légendes jointes à ces ta- bleaux, les canaux ou étangs couverts de lotus et de papyinis , que traverse la barque du chasseur ou du pécheur. Il est bien naturel de penser que ce caractère indique, en effet, Tépoque de la pleine végétation des plantes de cette espèce. Je ne dois pas, néanmoins, oublier de vous faire remarquer que le signe ^J^, pris phonétique- ment, se lisait scha, et qu'ainsi il pouvait servir, à lui seul, et servait en effet souvent pour écrire le mot scha, commencement. » Or le Jjjjj^ était la i** tétraménie; mais, malgré ce rapport, qui peut être fortuit, j'inclinerais encore pour la conjecture de Champollion, et je croîs le caractère employé ici figurativement. Quoi qu*il en soit, le nom de celte tétraménie ne paraît plus dans la nomenclature copte des quatre saisons \

Il est absolument nécessaire de nous arrêter un instant sur cette nomenclature, pour apprécier la valeur du rapprochement que M. Brugsçh a établi entre lés mots

coptes cyCUM « œstas , HDCU > hiems, et les noms de deux tétraménies antiques.

Lorsque les Egyptiens entreprirent la traduction des livres saints , ib se trouvèrent obligés de faire passer dans leur idiome national les noms des quatre saisons grecques ; mais ils ne possédaient que des mots appartenant à un système qui divi- sait 1 année en trois tétraménies seulement. Ces mots pouvaient, d'ailleurs, prove- nir d'un ordre d'idées entièrement différent et lié à la constitution physique du pays. Il sera curieux pour nous d'étudier la méthode qui présida à ces traductions, f Le nom de la i'* tétraménie ne s'y retrouve pas, et je n'en suis pas étonné. Dans la signification originelle du calendrier égyptien , la tétraménie qui suivait Tinondation était une époque de pleine végétation pourTÉgypte, au moment précis la nature prenait ses quartiers d'hiver, dans des climats moins favorisés. Le point

^ Depuis que cette lettre a été écrite , je crois avoir pleinement confirmé et justifié llnter- prëtation de Champollion, dans mon deuxième article, p. agi-ags du présent volume, en

montrant, qa aux époques de concordance, le symbole )g^^ coïncide physiquement avec la

tétraménie de Tinondation, le symbole JjJjT est parfaitement approprié à désigner la tétra- ménie qui loi succède, puisqu'il représenteics pousses nouvelles du lotus blanc, qui com- mencent à paraître en abondance lors du retrait des eaux « après que le fleuve a aUeint toute sa plénitude, et qu*îl a inondé les champs. » Biot.

SEPTEMBRE 1857. 561

de repère delà nouvelle division est évidemment la saison nommée tUVdÂXsehom, et je ne vois aucune difiBculié à reconnaître dans ce mot le schemoa antique. L*été grec fut donc nommé en copte CycU-U>-i et Taulomne prit le nom de ^in* CUCUM ou^n du OjCU-U^* Quant au printemps, on lui trouve plusieurs noms : un

des plus usuels est ^Ktt CUCLI-U^t ce qui signifie clairement la tête ou V avant-garde da CXICUM* On voit quelle importance est accordée au CX^CU-Ul dans cette nomencla- ture; c'est comme le pivot et la saison dominante de Tannée. Le terme HT- TIDCII (memphitiqne HT-c^DCU) * qui ressemble au nom de la tétraméniepre^ est le nom

donné à rhiver grec, mais non pas exclusivement. On trouve aussi le même mot employé pour le printemps (éap, Zacharie, xiv, 8). C'est qu'en effet la tétraménie pre venait avant le schemoa. Ces deux tétraménies servaient, dans les textes hiéro- glyphiques, de termes d'opposition ; probablement parce qu'elles indiquaient Tépoque des plus hautes et des plus basses eaux du N^. Celte circonstance a pu suffire pour

faire traduire hiems par ^-TTpCU » en l'absence d'expressions exactes. On trouv«^ encore le printemps appelé IT 1-^0*^(11 « celui qui £Edt germer. »

«Appliquée aux trois mois qui suivent l'équinoxe vemal, cette dénomination eut été bien tardive pour TÉgypte; elle n'a évidemment rien de commun avec les an- ciens noms nationaux, non plus que c|> O^tLI^TEÎT « qui désigne le printemps sous le nom de saison des pluies. On retrouve le même point de vue étranger dans le nom de C]Li6e& * frigus, qu'on trouve quelquefois pour l'hiver.

« Ces remarques prouvent suffisamment combien il serait téméraire de chercher le véritable sens originel des trois noms antiques de tétraménies, dans tes applica- tions postérieures que les Copies en ont pu faire aux qualre divisions d'une année étrangère.

Vicomte E. de Rooei, de Tlnstitut,

MÉMOiBES POUR SERVIR X l'hISTOIRE DE l'AcADÉMIE ROYALE DE

PEINTURE ET DE SCULPTURE ^ depuis i6U8 jusqueu i66â, publiés pour la première fois par M. Anatole de Montaiglon. Paris, i853, 2 vol., chez Jannet, libraire, rue des Bons-Enfants, n^ a8. Bibliothèque Elzévirienne. Mémoires inédits sur la vie et les ouvrages des membres de l'Académie royale de peinture^ et de sculpture, publiés d'après les manuscrits conservés à F Ecole impériale des beaux-arts, par MM. Dussieux, Soalié, de Chenneviéres , Mantz et de Montai-^

562 JOURNAL DES SAVANTS.

glon. Paris, i85ii, 3 vol. in-8^ chez Dumoulin, Kbraire, quai des Augustins, i3.

SIXIÈME ET DERNIER ABTIGLE^

Avant tout, il ne faut pas confondre i648 et 166&, c'eat-i-dire l'Académie à sa naissance , telle que favaient conçue ses fondateurs et TAcadémie restaurée , transformée , quinze ans plus tard , par Lebrun « Golberl et Louis XIV. Ce ne sont pas deux institutions distinctes, mais deux phases bien différentes d une même institution. Après ces quinze années, l'apparence a beau rester la même, au fond tout est changé, M'esprit, le but et l'influence. Les documents que nous venons d^extraire en sont une vivante preuve; ils ont ce grand mérite qu'ils mettent en lumière et révèlent, on peut le dire, cette transformation jusque^lA méconnue.

Qu'on juge avec sévérité l'Académie de 1 66& , l'Académie toute-puis- sante et oppressive, rien de mieux; mais il faut y regarder de près avant de firâipper du même blâme la primitive Académie. Celle-là nous semble avoir été la plus heureuse combinaison qui se pût alors imi^iner pour, sortir d'un état de choses évidemment suranné, et passer sans secousse à un régime nouveau; combinaison qui rdevait à la fois la condition de nos artistes et l'enseignement de nos arts du dessin, et qui perpétuait, en le rajeunissant et en l'appropriant aux mœurs d'une société nouvelle , notre ancien et national système de corporations hié- rarchiques et librement élues.

Si Lebrun , Colbert et Louis XIV avaient créé l'Académie de pein- ture et de sculpture, comme ils passent pour l'avoir (ait, ils l'auraient autrement conçue; mais, la trouvant toute créée, ils se contentèrent de modifier et de comprimer, sans le détruire, le principe électif sur lequel elle était fondée. C'est grâce à ce principe qu'elle a pu leur sur- vivre et retrouver, après eux , sinon l'autorité souveraine et excessive dont ils l'avaient investie, du moins un autre pouvoir plus efficace et plus durable. Dépouillée de son monopole de i664, mais fidèle à ses premiers statuts , c'est-à-dire ouverte et accessible aux ambitions de tout

^ Voj^, pour le premier artîde, le cahier de novembre i856« page 64 1 ; pour le deuxième , celui de décembre , page 735 ; pour le troiMème, oelui oe jauvier loSy,

page ao; pour le quatrième, celui de février, page 106; pour le cinquième, oduî d*avril, page a33.

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étage, aristocratique et populaire tout eosemblet rAoadéinie du XVIII* siècle , même au milieu des capricieuses fantaisies dont elle fut témoin, et en s'y associant parfois dans une certaine mesure, sut accom- plir la difficile mission de maintenir constamment parmi nous ce fond de solide enseignement, de traditions et de pratiques qui constitue une école , et d devaient enfin sortir tous ces hontfnes qui , dans les soixante dernières années, ont, à des titres divers, porté si haut Thonneur de i art firançais.

Aujourd'hui que tout cela semble près de s'éteindre sans être rem* placé, lorsque les noms les plus brillants, les facultés les plus heureuses languissent ou se corrompent chaque jour sous nos yeux dans: un sté* nie isolement, faute de guides et d'espérance, n'est-il pas permis de regretter qu'on ait quitté trop tôt la voie qu'avaient suivie nos pères, et ne peut-on se demander si , pour le corps illustre qui tient la place de l'ancienne Académie, aussi bien que pour notre jeunesse, il n'y au- rait pas profit à faire quelques emprunts aux idées et aux statuts de 1 648 ?

Ce sont \h des questions que, dès le début de cette étude, nous avions entrevues; elles en sont, à vrai dire, le eomplément, la conclu- sion; il nous £aiut donc, en terminant, y revenir en peu de mots, plutôt pour les poser que pour tenter de les résoudre.

Et, d'abord, commençons par justifier l'estime singulière nous tenons la primitive Académie.

Quel but se proposaient ses douze fondateurs? Prétendaient-ils régle- menter le goût, asservir la peinture et la sculpture en France? Pas le moins du monde. Un seul d'entre eux peut-être, au fond de sa pensée, pouvait dès lors nourrir de tels projets, mais vaguement et sans le moindre espoir. Lebrun, comme ses confrères, bornait son ambition à n'être plus troublé par la maîtrise ; tous ils n'avaient dherché qu'ime sauvegarde, un moyen d'affranchir leur profession. Lisex les premiers statuts, article par article, vous n'y trouverez pas autre chose. L'esprit d'envahissement et de domination ne s'y laisse voir nulle [part. Aucun privilège exclusif n'est assuré à la corporation nouvelle, pas même le droit d'ouvrir école et d'enseigner d'après le modèle vivant. Ce droit, tout nouveau qu'il soit, les maîtres et les brevetaires peuvent en user comme elle, et la preuve c'est qu'au bout de six mois, sans rencontrer le moindre obstacle » la maîtrise fondait l'Académie de Saint-Luc

Ainsi nos douze artistes, en constituant leur compagnie, n'attaquaient ni de près ni de loin i'indépeddance des béaux-aits. Ce n'est qu'en 1 655, lors du premier remaniement de leurs statuts , qu'ils commencèrent à changer d'attitude et à se faire attribuer, exclusivement à tous^aMtcts,

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le droit d'ouvrii* école et de poser modèle ^ Jusque-là, rien n'était plus inoffensif que le privilège académique, puisqu'il ne consistait que dans la faculté de peindre et de sculpter librement sans justifier ni de lettres de maîtrise ni de brevets royaux. Ce n'était, à proprement parler, qu'un affranchissement, un retour au droit commun sous forme d'exemption et de privilège. Dira-t-on que cette innovation n'était pas nécessaire? que les choses pouvaient rester comme elles étaient? qu'une position intermédiaire entre les artistes de boutique et les artistes de cour était une superfétation , une création factice, inventée seulement pour com- plaire è quelques vanités d'atelier?

Nous n'aurions pas cherché cette objection si, dans une publication récente ^ M. le comte de Laborde ne se fêtait appropriée, sans toute* fois la soutenir jusqu'au bout, n'étant pas homme à braver longtemps, même par jeu d'esprit, l'évidence des faits et l'unanimité des témoi- gnages contemporains. Le rapport officiel ou il a, par incident, ha- sardé cette thèse, n'aura peut-être pas un grand nombre de lecteurs paria seule raison qu'il a plus de mille pages, mais ceux qui l'auront lu en garderont assez bonne mémoire, tant il y a d'agrément et d'esprit dans cette immense dissertation, pour qu'il nous faille, avant de passer outre, chercher pourquoi l'Académie trouve en M. de Laborde un juge aussi peu indulgent. Chose étrange! l'objet de sa disgrâce n'est pas l'Aca- démie de la seconde époque, celle qu'il est plus aisé d'attaquer que de défendre, mais celle qui n'a fait de mal à personne « l'Académie à son berceau. Pour lui, le plus grand crime de cette pauvre compagnie ce n'est pas son despotisme, c'est sa naissance. Il croit qo*en venant au monde elle a détruit ce qu'il estime et regrette le plus, ce qu'il veut ressusciter à tout prix, ce qui lui semble la condition première et comme la source des chefs-d'œuvre, l'union de fart et de l'industrie. Cette union, son rêve d'avenir, n'est pas une pure utopie; elle a existé jadis, il la trouve vivante et prospère, au moyen cage, dans les corps de métier, ces fa- milles mi-parties d'artistes et d'artisans; dès lors c'en est assez pour qu'il prenne en déplaisance tout ce qui a troublé ou interrompu le régime de sa prédilection , tout ce qui a fait obstacle ou concurrence aux mat-

' Arrêt du parlement, 7 janvier i655. «Comme aussi accorde Sadite Majesté à

chacun desdits peintres droit de committimus de toutes leurs causes aux requestés «de l*ho8tet ou du palais, ainsi quen jouissent ceux de TAcadémie firançoise, avec « iifaUBs à toaU peintres de s'ingérer doresnacani de poser aactui modelé, ni donner leçons

en public, tottchant le fait de peinture et sculpture qu*en ladite kCAJDiuiE.» -^ ' De l'union des arts et de l'industrie, par M. le comte de Laborde, membre de flnstilut. Paris , Imprimerie impériale , i o56.

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irises^ aux jurandes et aux corps de métier. II gourmande nos rois de n'avoir pas franchement soutenu , de n'avoir pas fait durer de siècle ert siècle, envers et contre tous, cette indivision de l'art et de Tindustrie que , si longtemps d'abord , ils avaient protégée. N'est-ce pas d'eux qu'est venu tout le mal? Que ne fenvoyaieht-ils les réfractaîres, les déserteurs de la maîtrise, que ne les forçaient-ils à rejoindre le corps d'armée, au lieu de les encourager, de les accueiffîr dans leurs palais, de les attacher à leurs personnes , de les combler d'bouîneurs et d'en faire des sculpteurs et des peintres de courP Si M. de Laborde s'attaque ainsi aux têtes cou- ronnées, on comprend qu'il ménage encore moins les douze roturiers qui, pour se soustraire, dit-il, è de prétendues persécutions, et, en réa- lité , pour échapper à la règle commune , et faire créer à leur profit des situations exceptionnelles, se sont permis un beau jour d'inventer une classification nouvelle dans le monde des arts. Les malheureux, qu'ont- ils fient? Ils ont creusé entre l'artiste et l'artisan un infranchissable fossé, consommé le divorce de l'art et de l'industrie, et interrompu, Dieu sait pour combien de siècles, cette union salutaire sans laquelle on ne fait rien qui vaille. C'est ce que M. de Laborde ne peut leur pardonner; c'est le vice originel qui perd l'Académie dans son esprit.

Nous répondrons à cette ingénieuse boutade que nous aussi nous sommes partisans de runion de l'art et de l'industrie, que nous l'ai- mons, que nous la souhaitons, à la condition cependant que ce soit l'art qui commande et Findustrie qui obéisse. En peut-il être toujours ainsi? L'obéissance volontaire et respectueuse de l'artisan envers l'artiste , cette soumission dévouée, cette communauté d'efibrts et d'intelligence que nous avons admirée au xih* siècle, et même encore au xiv*,' la peut-on retrouver dans tous les temps, chez tous les peuples, à tous les âges d'une même société? Â mesure que l'industrie grandit, c'e^-à- dire à mesure que le temps mar^^he, ne prend-elle pas le sentiment de 3a force? Et, lorsqu'une fois elle en a conscience, lorsqu'elle s'est aperçue que les gros bataillons sont pour elle, croyez-vous qu'elle soit encore tentée d'obéir? Ne comptez plus dès lors sur la paix du ménage , il faudrait l'acheter trop cher, et, si fâcheux que soit un divorce, mieux vaut encore l'accepter que de laisser l'art obéir à son tour, c'est-à-dire, s'abaisser pour plaire à la multitude.

Alors commence une phase nouvelle : les deux associés se séparent et chacun y perd quelque chose, nous le reconnaissons; l'industrie, abandonnée à ses instincts , sans autre guide que la mode, tâtonne et s'égare souvent; l'art, d'un autre côté, n'est plus servi par des milliers de bras dociles à sa pensée; ce n'est plus un général d'armée, c'est un

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atlilète solitaire; il ne commande plus qu'à lui-même. Heureusement, si sa puissance collective s'affaiblit, sa force individuelle se développe et s'accroît. Il se règle, il se gouverne, il devient plus réfléchi, plus châtié , plus parfait.

Mais il n'est plus vivant, s'écrie M. de Laborde; il n'est plus qu'un objet d'étude et de curiosité : ce n'est plus l'art qui fait battre les cœurs, fart compris, admiré, senti par tout un peuple, l'art des élises, des monastères et des châteaux, fart religieux et domestique, cest Tart savant, l'art sans application , l'art des musées, ces nécropoles du sculp- teur et du peintre!

Il est possible que les musées, les galeries, les cabinets d'amateurs, soient, sinon des tombeaux, du moins des solitudes un peu froides^ des lieux d'asile, des couvents, fart se réfugie, lorsque les causes so- ciales qui le rendaient intelligible à la foule conmiencent à perdre leur empire. S'ensuit-il qu'il soit mort pour cela? Il vit d'une vie nou- velle, et voilà tout; vie de reclus, si Ton veut, mais pleine encore de sève et de chaleur pour qui sait le comprendre et le goûter dans sa re- traite. Ne peut-on, tout en admirant, et même en regrettant ce qu'il fut autrefois, l'accepter tel qu'il est devenu? A quoi sert de récriminer? Le grand coupable, c'est le temps; c'est lui qui, goutte à goutte, a opéré cette métamorphose : ce ne sont ni les princes plus ou moins dé- bonnaires, ni les artistes plus ou moins vaniteux. Revenons donc à la question : prenons les choses telles qu'elles étaient en 16&8, lorsque naquit l'idée de cette Académie, qui, nous dit-on, a tout perdu. Voyons quelle était alors la condition de nos arts du dessin. Était-elle régulière? Les lois qui les gouvernaient s'appliquaient-elles sans injus- tice et presque sans violence? Pouvait-on reconnaître encore aux mat» très peintres et sculpteurs la même autorité, les mêmes privilèges que dans les siècles précédents? Pouvait-on nier que la plupart d'entre eux ne fussent devenus de simples commerçants , presque étrangers à fart de sculpter et de peindre? Ne se formait-il pas en dehors de la corporation tout un monde d'artistes qu'on ne pouvait ni contraindre à devenir maîtres malgré eux , ni condamner à mourir de faim faute d'avoir le droit d*exercer leur talent? N'était-ce pas une de ces situations dont il faut à tout prix sortir, une de ces crises dont on attend Tissue? Le pal- liatif des brevets, inventé et pratiqué depuis plus d'un siècle, que la faute en fàt à nos rois, ou seulement à la nécessité de corriger par des fictions un monopole de plus en plus intolérable, ce palliatif était-^'i efficace? L'abus qu'on en avait fait permettait-il d'en user encore, et, dès lors, n'était-il pas urgent d'inventer un remède nouveau?

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A tout cela que répondre?. M. de Laborde est trop sincère, et ces temps-là lui sont trop bien connus pour qu'il s'obstine à sa gageure. Il a beau rire des soi-disant persécutions dont se lamentaient les artistes , fidre bon marché de leitfs tourments et réhabiliter du mieux qu'il peut la corporation ; il est forcé de convenir a qu'elle laissait avilir l'enseigne- « ment à un degré d'infériorité qui faisait tache au milieu des progrès « obtenus partout ^ ; » et d'ajouter : « qu'on aurait pu , dès lors , la diviser tt en deux sections , et introduire, en faveur de la section supérieure « des «améliorations dans l'enseignement et une plus grande liberté dans «Fexercice de l'art^. n Ainsi le mal est reconnu, nous ne différons plus que sur le choix du remède. Qr, de deux choses l'une, ou cette sec- tion supérieure n'aurait été qu'une annexe de la corporation , habitant le même toit, subissant les n>èmes influences, et, dans ce cas, rien n'eût été changé ; le vieil esprit de la maîtrise eût régné dans les deux sections et la condition des artistes du dehors fût restée exactement la même ; ou bien la section nouvelle n'aurait appartenu que de nom au vieux corps de métier, et de fait s'en fût rendue indépendante , vivant de sa propre vie, se dirigeant, s'administnftit soi-même, abjurant aussi bien les habitudes mercantiles que les routines de l'enseignement, et ouvrant aux jeunes talents un g^éreux asile ; dans ce cas quelle eût été k différence entre l'Académie et la section supérieure^ N'est-ce pas dis- puter sur un mot? Sans doute il est des circonstances mieux vaut radouber un navire que d'en construire un neuf, c'est quand , après l'a- voir sondé , on trouve le cœur du bois tout à la fois éprouvé par l'u- sage et encore jeune et vigoureux; mais, s'il y a vétusté au dedans comme au dehors, mieux vaut créer que restaurer. Notre corps de métier était vieux jusqu'au cœur, on n'y pouvait donc rien greffer. Il n'y avait qu'un moyen, sinon de le faire renaître , du moins d'en perpé- tuer les fruits, c'était de transporter dans un corps entièrement nou- veau les éléments de vie qui l'avaient jadis animé.

C'est ce que firent les fondateurs de la corporation nouvelle, à leur insu peut-être , mais peu importe , leur instinct les servit. Us emprun- tèrent au vieux corps de -métier ce qui, dans l'origine, avait fait sa force et son indépendance, le principe électif, le reotitement du corps par lui- même, cette condition vitale de toute association, et, en même temps, ils rejetèrent ce qui avait vicié ce principe, ce qui avait altéré et dé* gradé l'institution, la non-gratuité, la vénalité des maîtrises et toutes les conséquences de cette vénalité, c'est-inlire les droits, les fitveurs, les

' Page 11 4. ' Ibid.

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concessions héréditaires, qui rendaient Téleclion dérisoire. Le droit de suffrage épuré, rajeuni, dégagé de toute question d*argent, sans autre but que le mérite personnel, et exercé, non par la compagnie tout en- tière, ce qui eut été jouer trop gros jeu, mais par Télite de ses mem- bres, par ceux dont le savoir ou le discernement s*ctait produit au grand jour, telle fut la base que prirent nos douze artistes et qui, même en dépit des circonstances les plus contraires, devait maintenir et pro- téger leur œuvre pendant cent cinquante ans.

M. de Laborde parait regi^etter beaucoup que cette réorganisation des beaux-arts se soit accomplie dans un temps de désordre et de laisser^iller, au plus mauvais moment de la régence, presque à la veilie de nos secondes barricades. Un gouvernement fort, selon lui, aurait re- constitué la corporation des peintres, tandis quAnne d* Autriche, con- duite par Mazaiin, qui connaissait mieux, dit-il, iorganisation des académies de Rome et de Florence que Tesprit des corporations fran- çaises, accepta Texpédient et consentit à faire un corps nouveau^.

Nous voilà encore une fois, et toujours avec le même regret, dans f impossibilité d'être du même avis que fhonorable rapportem*. Nous estimons, pour notre part, que le hasard a bien fait les choses et que répoque tout cela s est passé ne pouvait être mieux choisie. Si un gouvernement fort se fût mêlé de cette aflaire, il neût point obéi aux désirs de M. de Laborde, lancienne corporation n*cût pas été reconsti- tuée, fentreprise en eût semblé trop vaine ou trop difficile; ce gouver- nement fort aurait créé, lui aussi, un corps nouveau, mais un corps jie se recrutant pas lui-même, un corps adminbtratif , ne vivant que d'une vie d'emprunt , un corps sans racines et sans avenir. L'Académie est donc née au seul moment peut-être une constitution du genre de la sienne pouvait encore être tolérée. Le désoidre était grand sans doute, les têtes étaient folles, les meilleurs esprits chancelaient, mais il y avait dans lair comme un reste d'indépendance qui se glissait encore partout; chacun prenait ses précautions, ses garanties, et la régente, comme ses conseillers , devait trouver tout naturel qu une compagnie d'artistes se constituant alors voulût nommer ses officiers, faire elle- même ses affaires, remplacer comme elle l'entendrait ceux de ses membres que lui enlèverait la mort, et même en choisir de nouveaux, sans li- mite de nombre, selon que l'occasion l'inviterait à grossir ses rangs. Toutes ces concessions semblaient de droit commun en 1 6&8. Sept ans plus tard, en 1 655 , les idées étaient bien changées, elles l'étaient encore

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plus en 1 66iï. On s'en serait aperçu, si, à ces deux époques, il eût été ques- tion non pas de corriger, mais d octroyer des statuts. Que de choses on laisse subsister parce qu*on les trouve toutes faites, parce que la pos- session est un porte-respect, tandis qu'on les refuserait, s'il s'agissait de les donner. Pour ne parier que du droit de sufirage, de ce principe électif qui servait de base à la compagnie et lui assurait le gouverne- ment d'elle-même, on n'y changea rien en i655; on se contenta de rendre le pouvoir moins mobile , en le faisant exercer non plus par les douze professeurs, à tour de rôle, chacun pendant un mois, mais par quatre recteurs , de trimestre en trimestre. Tout en créant ces quatre diarges, on ne songea pas à les remplir; le droit de l'Académie resta sauf, les recteurs fiirent élus par elle , comme ses autres officiers. En i664, au contraire, les recteurs, ainsi que le directeur, devinrent ina- movibles et à la nomination du roi; ce fut la seule atteinte grave aux droits électoraux de la compagnie. Elst-il douteux que , si la table eût été rase, s'il se fût agi d'organiser à neuf, les douze professeurs et tous les autres o£Bciers auraient eu le sort des recteurs?

Aussi TÂcadémie , non-seulement avait bien fait de naître , mais elle avait bien choisi son moment. Cette origine, un peu frondeuse, qui d'abord ne fut pas sans péril , devait être sa sauvegarde. Si le grand roi l'eût mise au monde, elle aurait eu sans doute des commencements plus doux; elle n'aurait pas, à deux reprises, failli périr, fiiute d'argent; les gens de justice et de chicane l'auraient moins rudement traitée, et ses membres auraient obtenu , du premier coup , sans lutte et sans ef- forts, cette infaillible omnipotence en matière d'art et de goût, dont on devait plus tard les investir, en la corroborant de faveurs et de pen- sions; mais l'Académie comme corps, que lui aurait-on donné? De quelles pauvres franchises eût-elle été dotée? Fût-elle jamais devenue la sœur puînée, la légitime sœur, et des académies italiennes et de l'Aca- démie française, cette autre petite république, qui, elle aussi, avait bien pris son heure pour naître et se faire assurer de belles et bonnes libertés. Trente ans plus tard, n'eût-elle pas couru risque d'échanger contre un peu de clinquant, contre des jetons plus dorés peut-être, ou des habits mieux galonnés, un trésor dont la valeur ne cesse de s'ac- croître à mesure qu'il vieillit.

C'était bien un gouvernement fort qui lui en avait fait l'octroi. Elle n'avait proBté ni d'un temps de licence, ni du faible pouvoir d'une femme , mais la cause des lettres et des lettrés était, dès ce temps-là , tout avtrement gagnée que cell&des arts et des artistes. Cette inextricable question des midtrises, cette lutte de Fart et du métier, des droits ao-

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quÎB à prix d'argent et du talent sans patrimoine , toat cela n'existait pas pour les letlres. Elles avaient bien aussi, et toujours elles auront , leurs artisans, leurs hommes de métier, mais ces hommes ne faisaient pas partie, depuis quatre cents ans, d*une puissante corporation. On n'avait pas à compter avec eux. On pouvait, sans les dépouiller, sans déshériter personne, créer une aristocratie littéraire : en la créant ouverte et bo- cessible à tous , on rattachait tout le monde à sa cause , et quiconque maniait une plume, aussi bien le manoeuvre que Thomme de génie, était intéressé à soutenir une noblesse dans les rangs de laquelle il le flattait d'entrer. Voilà pourquoi l'Académie française, une fois instituée, devait vivre et durer sans obstacles, sans autre guerre que des guerres d'épigrammes , combats à coups d'épingles, qui ne sont pas mortels. Elle n'avait pas à soutenir ces conflits , ces procès , ces luttes inteimi- nables) questions de vie ou de mort, qui l'auraient jetée mdgré elle dans les bras d'un pouvoir protecteur. Le grand bonheur de l'Académie fran- çaise, ce qui lui a valu cette faveur sans exemple d'avoar vécu autant que la monarchie sans jamais faire une infidélité è ses premiers statuts» c'est de n'avoir pas eu besoin de l'assistance de Louis XIV. Ce tout- puissant secours ne lui aurait pas manqué; le monarque, k coup sûr» au- rait épousé sa querelle ; mais à quel prix ? En la restaurant k neuf, elle aussi 9 en lui imprimant le cachet de son règne , c'est-à-dire en la con- danmant aux retours de fortune , à Tabandon , presque au décri public , qui devaient, après lui , frapper les choses et les hommes qu'il avait faits à son image, et comme empreints de son esprit. .

C'est le danger que n'a pas évité TAcadémie de peinture et de scidpture: sa grande restauration , elle l'a payée cher. Le repos» il est vrai, lui a été rendu; ses adversaires ont lâché prise; die est restée Bui- tresse du terrain, seule puissante, seule souveraine, sans concarrents ni rivaux; mais cette domination exclusive, ce pouvoir sans parti^, ce laxe de privilèges et de prérogatives, cette sorte de complicité, qu'on nous passe le mot, avec les idées du grand roi, il fallait bien qu'elle en portât la peme ; de lui sont venues et son impopularité d'aqour- d'hui et les tribulations qui l'attendaient dès 1^ déclin du règne, car cdui qui faisait sa force, Lebrun, s'étant laissé mourir un quart de siècle avant son maître, elle se vit assaillie de nouveau par sa vieille ennemie , sans appui , sans défense ni du côté de la cour, ni du noté de Topinion.

L'Académie sortit de cette épreuve et fit peu à peu sa paix avec le ptddic» en subissant debonnegràce d'inévitables représailli». en aeoqp» tant la concurrence, en n'employant pour la vaincre que ^es

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de bon aioi, c est-à-dire en revenant modestement à sa constitution pre- mière, avec Taide de ces fi^nchises, dont, par bonheur, au temps de sa fortune, on ne Tavait dépouillée qu'à demi. Jamais pourtant eUe ne parvint à se réhabiliter tout à fait; toujours elle valut un peu mieux que sa renonunée, c'était comme une expiation de sa longue infidéUté à la pensée de ses fondateurs.

Cette pensée, nous n'avons pas besoin de l'exposer encore, pous l'avons fait assez connaître» Belever tout à la fois U profession d'artiste et l'enseignement du dessin, substituer à la monotonie d^ vieux mo- dèles, de poncis d'ateliers, transmis de père en fils chez la plupart des maîtres , l'étude éternellement variée de l'antique et de la nature , n'imposer aux élèves aucun type du beau et protéger la variété de leurs aptitudes par la diversité de goût des nombreux professeni^s chargéis de les diriger, ouvrir enfin aux jeunes gens les portes les plus iai^s et mesurer la sévérité des épreuves à l'importance biérar^que des grades à concéder, telle fut la pensée de l'Académie de 16&8, pensée qui 8*y conserva dans sa pureté primitive pendant sept awées envi- ron. C'est donc à cette pérknle qu'il faut se reporter^ si l'on veut mw^- ment juger et de l'institutioB elle-même et des servio^ qu'eUe pouvttît rendre.

Dira-t-OD que nous prenons trop au sérieux ce qu'il y aviait dam ç/^ premiers statuts de tolérant , de modéi*é , aous dirions presque de libé- ral ? Que c'était de la prose &ite sans le savoir, peut-être mênsiie sa^s le vodkNir;qiie nos douze fondateurs se contentaient de pep, seidement pour commencer; et qu'à juger de leurs sentiments par peux du plus ardent, du plus zélé d'entre eux, €e n'était pas la lutte à arm^ss égales, mais la domination qui était leur but , tout comme à lui.

Lebrun sans doute, nous l'avons) vu, prit à cœur plus que femoQf^ l'établissement de l'Académie; rien Jie lui coAta pour cette .cause; il s'y dévoua d'abord tout entier. Mais , une fois les premiers obstacles firan- chis, une fois les statuts promulgués, de continuels désacpords s'éle- vèrent, ne l'oublions pas, entre Lebrun et ses confirères. Les froisse- ments de l'amour-propre, les défauts des caractères n'en étaient pasia seule cause. L'Académie , telle qu'elle s'était fondée , n'avait pas répondu à l'attente de Lebrun; elle était pour lui trop mod^Me» ou, pQmme on dirait aujourd'hui, trop bourgeoise. Ce qui suffisait à ses cmfeères ne pouvait pas l'accommoder. De ses bromlles et ses mécontentements : il saisissait tous les prétextes de se mettre à l'écart, de se tenir en ré- serve. Ainsi rien à conclure du prenuer zèle de J^hrun. .Queigue part qu'il eût prise à la création de l'œuvre, cette œuvre, BMsutim/^t

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n*était point faite à son image, et personne moins que lui n*en était le représentant.

S*il existait alors un homme duquel on pourrait dire que TAcadémie de 1 6 AS se personnifiait en lui, cet homme, à notre avis, serait plutôt Le- sueur, bien que jamais, selon toute apparence, ce génie suave et délicat n ait fait le moindre effort pour imposer à ses confrères sa façon de sen* tir et de voir, encore moins pour conduire et gouverner leurs affaires. Parcourez les registres des anciennes délibérations, les procès-verbaux primitif conservés aux archives de TÉcole des beaux-arts, précieuse collection d'autographes et de signatures, vous vous étonnerez dy ren- contrer si rarement, et jamais en place apparente, jamais au premier rang, toujours comme dans Tombre et perdu dans la foule, ce nom de Lesueur aujourd'hui si grand. A peine se trouve-t-il cité de loin en loin dans les mémoires dont nous nous occupons ici, et, sur ce point, la différence est nulle entre la version qu'a mise au jour M. de Montaiglon, et celle que M. Paul Lacroix vient récemment de publier^. Cette apparente obscurité de Lesueur au sein de l'Académie exclue-t- elle le rôle prépondérant qu'il y joua selon nous? L'homme supérieur dans les arts, lors même que sa supériorité, à demi comprise de ses contemporains, est presque un mystère pour lui-même, n'en exerce pas moins sur tout ce qui l'entoure un secret et irrésistible empire; on lui obéit, il gouverne, à son insu comme à l'insu des autres, par le seul ascendant de ses œuvres. C'est ainsi que Lesueur, sans faire ce qu'on appelle école, sans être en possession de cette vogue qui provoque et fait éclore l'imitation, s'élevait cependant peu à peu, surtout depuis l'apparition de ses peintures des Chartreux, à un tel degré d'autorité, que , vers le temps dont nous parlons , à cette phase de sa vie malheu- reusement si proche de sa mort, on peut dire qu'il était le chef, ou tout au moins le guide et le régulateur de nos artistes français.

' Dans la Revue universelle des arts (en cinq livraisons, août , septembre, octobre , novembre el décembre i856), diaprés le manuscrit de la bibliothèque de T Arsenal, catalogué sous le n** 8a a (classe d*histoire). M. Paul Lacroix a bien fait de publier cette relation; les annotations quelle renferme sont surtout précieuses; quant au texte, nous ne trouvons pas quil soit aussi supérieur que parait le penser M. Paul Lacroix à celui de la Bibliothèque impériale mis au jour par M. de Montaiglon. II est Dossibie que Jean Rou en soit Tauteur, mais faulre n'est certainement pas de M. Hulst. On peut en acquérir la preuve en lisant le début de cette même relatipn manuscrite qui appartient a l*école des Beaux-Arts. Plus on examine cette relation , plus on est porté a croire, avec M. de Montaiglon, qa Henry Testelin en est vrai- ment Tanteur, maigre les objections assez puissantes que nous avons nous-même rapportées.

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Comme im prédicateur qui parie peu, mais qui prêche d*exemples, il lui sufiBsait de peindre pour donner le ton à la peinture de son temps, pour empêcher de trop choquantes dissonances avec son propre style et maintenir ses rivaux aussi bien que ses disciples dans un certain respect de Texpression juste et vraie, de ce goût tempéré, simple et noble à la fois, sans prosaïsme et sans emphase, qui lui étaient naturels, traditions à peu près perdues avant lui, et qu'un seul homme, dans ce siècle, avait, comme lui, retrouvées. Ce que Poussin professait <i distance, loin de la mêlée, dans les muettes solitudes de Rome antique, Lesueur le pratiquait à Paris. Il arrêtait, ou retardait, du moins, Tinvasion de cet art théâtral dont Lebrun devait être le brillant coryphée. Tant que Lesueur vécut, Lebrun, sans qu'il s'en rendit compte, fut incertain et comme hésitant à suivre sa propre pente. Qu'on veuille bien comparer, dans les galeries du Louvre , les tableaux exécutés après 1661 par le premier peintre du roi, et ceux que le peintre ordinaire de la régente a fait cinq ou six ans plus tôt. Qu'on s'arrête devant ce Benedicite, sainte famille un peu pâle sans doute, mais si gracieuse et si tendre! Trouve- t-on le moindre excès d'am- pleur, le moindre effet déclamatoire? N'y reconnaît-on pas comme un reflet involontaire d*autres scènes plus vraies et plus simples encore qu'il serait abé de citer.^^ N'y sent-on pas la secrète influence que nous venons de signaler?

Lesueur mourut en i655, l'année même où, pour la première fois, furent refondus et restaurés les statuts de TÂcadémie, et deux mois environ avant que cette restauration fût un fait accompli. Il n'a donc assisté qu'au premier âge de la compagnie , il n'a connu que son pre- mier esprit, cet esprit qu'il animait du sien et qui semble n'avoir pu lui survivre. Si la mort l'avait épargné, s'il eût été témoin des chan- gements qui se préparaient, s'il eût assisté seulement à la seconde des deux restaurations, nous doutons qu'il l'eût acceptée sans regret et sans déplaisir. Son mécontentement n'eût pas été bruyant; il n'eût pas, comme Lebrun, protesté, boudé, fait bande à part, mais l'envie ne lui en eût pas manqué. Ce régime nouveau ne pouvait pas lui plaire., pas plus que l'ancien ne plaisait à Lebrun. Comment auraient fait ces deux hommes, dans une question d'art, pour être à la fois contents des mêmes choses?

Peu nous importe de savoir si, en dehors de l'art, dans les relations privées, ils eurent l'un pour l'autre des sentiments tout différents. On l'affirme aujourd'hui, on nous dit que tous leurs biographe^ se font mépris grossièrement : nous le voulons bien croire. Les biographe^ ne

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sont pas infÎBiiUibles ; au lieu de remonter aux sources, ils copient leurs prédécesseurs et sexposent ainsi à débiter des contes qui saccréditent en vieillissant, mais ne risque-t-on pas de suivre un peu leurs traces, même en prenant plus de peine, lorsqu'on grossit outre mesurv des vérités microscopiques? Ce nest pas tout de compulser de vieux carton» poudreux, il faut peser ce quon y trouve, mettre les choses à leur vraie place, les éclairer de leur vrai jour, et ne pas prendre k tout propos des taupinières pour des montagnes. La plus sûre méthode est celle que pratiquent les collaborateurs des archives de l'art français : les matériaux qu ils découvrent ils les mettent au jour presque sans commentaire, et sans autre addition que quelques notes exfdicatiyes. C est le moyen de négarer personne , tout en rendant service i qucd- ques-uns. Que n ont-ils inspiré cette circonspection A un spirituel et docte historiographe, qui s*est épris comme eux de nos anciens artiste* et consacre les loisirs de son érudition à compléter et rectifier leur his- toire. Parce qu'il a eu l'heureuse idée de consulter les registres des baptêmes et des décès tenus jadis dans les paroisses de Paris, parce qu'il y trouve çâ et quelques révélations piquantes, le Toili con- vaincu que tout ce qui s'est dit et imprimé depuis deux siècles sur le compte de ces artistes n'est qu'un tissu de fables, que seul il les con- naît, que seul il est avec eux dans un intime et sérieux commerce» parce qu'il peut dire combien ils ont eu chacun de femmes et d'en- fants, comlnen de garçons et de filles, combien ik en perdirent en nourrice et combien ils en ont conservé. Quand on sait ces choses-là ne va-t-il pas sans dire qu'on connaît tout le reste? Ainsi , vous vous imaginez que Lebrun et Lesueur, par exemple, n^ont pas été tou- jours de même avis sur toutes choses; ce n'est qu'un vieux roman. Allés à l'hôtel de ville de Paris, consultes les registres de l'année 1 649» et en particulier les registres des naissances, tous y venres que Snsanne Lebrun, fille du paysagiste Nicolas Lebrun, frère de Charles, a été baptisée cette année et tenue sur les fonts par madame Lebrun et Eustache Lesueur. Dès lors n'est-il pas avéré qu'on calomnie Lebnui? qu'il ne ressentait pour Lesueur que la plus firanche amitié, non-sea- lement en cette année i6âg, au lendemain de la fondation de l'Aca- démie, mais toujours et tant que vécut Lesueur? Gomment croire que sa femme eût été la commère d'un homme dont il était jakmz ? Cela s'est-il jamais vu? Voilà, il faut en convenir, un acte de baptême qui en dit plus qu'il n'est gros.

Fidèle à ce système, notre éradit ne soufire pas qu'on croie à la sensibilité, à la mélancolie ni même à la faible santé de Lesueur.

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Toujours même procédé : il rectifie des détails apocryphe, prend les biographes en faute et aussitôt il fait comme eux, il imagine; il pro- saise ce qu ils ont poétisé. Les biographes font mourir le g^and peintre dans les bras des Chartreux, îis le peignent inconsolable d*ayoîr perdu sa femme; or il est mort en son logis et sa femme lui a sprvécu. VoiU qui est excellent: 1 érudition triomphe; pourquoi ne pas sVrêter là? Pourquoi se croire autorisé à nous faire un Lesueur entièrement nou^ veau, non-seulement ami iirtime de Lebrun, mais bien portant, sans souci, presque Roger-Bontemps ? autant vaudrait le ffure octogénaire. Nous ne saurions ici discuter à loisir et comme il conviendrait ces nou- veautés biographiques, encore moins la méthode qui les engendre, méthode soi-disant historique, qui tue Tbistoire en croyant la servir. Loccasion s*en présentera, et nous la saisirons. Nous rendrons un sin- cère hommage à ces sortes de recherches, à ces dépouillements mi- nutieux de documents trop négligés, mais nous montrerons aussi quelle en est la portée, et quelles découvertes il est possible d*eB attendre. Les rectifications de détail ne modifient que peu de chose dans Tensemble d*une figure ; ses traits caractéristiques n en sont pas altérés ; aussi les vieux portraits <qu*on dédaigne, portraits faits à distance et étudiés d'en- semhle, restent encore, à tout prendre, les plus sûrs et les plus x^n- semblants.

Quant à présent, nous aous bornons è dire que , nous produisît-on dix autres actes de baptême, eti^ous démontrâton par pièces authen- tiques que nos deux peintres, au coin du feu, étaient unis comme deux Drères , nous n'en soutiendrions pas nuws que, dans TAcadémie comme à rhôtel Lambert, comme en tout lieu oii se sont rencontrées f(K^ ^ face soit leurs œuvres , soit leurs idées , tout fut contraste dans ces d^u|^ hommes. Ce «ont deux systèmes tB présence encore (4uXôt q|ie dewiL personnes; ils sont rivaux fatalement, parla nature des choaes*. IVoiez tout ce qu'ils oni fait, depuis leurs toiles ct^ikales jvsq^aux mQindjWw hachures échappées ^e leurs doigts , n'est-ii pas clair quiis ont tout ccHn^îs autremttt, aussi bien renseignement qu^ |*aFt îui-q9èmeP Et, pour parler Acadénûe « ne leur en (iedlait-il pas fime aulrement AÂte à chacun?

Aussi ^^«s les deux «condmtes : loraqu*il s-ag^ 4e la joncifon, hfi- brun prend ieu «ofttre les maîtres; il s*indigne, U tempête , et i^efiise ;flf Signer, en gourmandant le ^ras de s^ confrères, oowmae^u dis^aUwa, ou, comme on dirait aujourd'hui, la majorité de la compagnie, cette majorité qu'il n'avait pas encore dans la main; pendant ce temps, oue fait Lesueur ? Il est ardent pour la jonction., il court cbei les notaues

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ratifier le contrat; rafTaire lui tient au cœur, sa signature est la seconde ; de tous les actes signés de lui, cest peut-être le seul il ait failli se mettre au premier rang. Qui le poussait ainsi? lespritde la compagnie. La jonction, sans doute, n*était pas née viable, c'était un rêve, une illu- sion; Lebrun lavait bien dit, et la démocratie de la maîtrise ne tarda pas à lui donner raison : mais ce qui lui déplaisait le plus, ce qu'il re- doutait par-dessus tout , dans cette union avec les maîtres , c était la mésal- liance; tandis que ses confrères et Lesueur le premier, quoique jaloux aussi de la dignité d*artiste , lentendaient moins superbement et con- sentaient de bonne grâce à des adjonctions plébéiennes qui devaient, croyaient-ils, assurer à leur art la paix et la liberté.

Nous insistons sur ces contrastes , pai*ce qu*ils aident h saisir ce que nous cherchons à expliquer, et qu'il est plus aisé de sentir que de dire la vraie physionomie , les caractères distinctifs de notre Académie à sa première phase ; qu on nous permette un dernier mot. Littérairement parlant, le règne de Louis XIV semble, au premier aspect, empreint d'un même esprit : tous ces maîtres du style et de la pensée ont un air de famille : même grandeur et même perfection ; mais, à les voir de près et à les mieux connaître , bientôt on les distingue ; ils sont de deux géné- rations et presque de deux races. Avant et après Versailles, voilà le point de partage : ceux-ci plus châtiés, plus exquis, ceux-là plus indé- pendants, et, à génie égal, plus simples et plus vrais. Ce que nous di- sons des lettres , il faut le dire de nos arts du dessin. aussi deux générations, deux familles, deux esprits différents, avant et après Ver- sailles. L'Académie avant Versailles , c'est F Académie de Lesueur. F Aca- démie qui s*éclipse au même instant que lui, en i655, celle dont per- sonne ne parle, et dont il faudrait, selon nous , non-seulement mieux garder la mémoire, mais consulter plus souvent les leçons.

Quant à celle qui lui succède, qu'avons-nous besoin d'en parler? Nous ne pourrions que redire ce qu'en sait à peu près tout le monde : chacun ne la connaît-il pas ? N'est-ce pas TAcadémie proprement dite , cette compagnie souveraine qui posséda, pendant un quart de siècle, l'exdusif privilège de faire tous les travaux de peinture et de sculpture commandés par l'État et de diriger seule , d'un bout du royaume à l'autre, l'enseignement du dessin, à Paris dans ses propres écoles, hors de Paris dans des écoles subordonnées, académies succursales fondées par elle, placées sous sa direction, soumbes à sa surveillance ^. Jamais un tel

' Voyez le Règlement pour Véiabliuement des écoles académiques de peinlare at sculptare dans toutes les villes du royaume elles seront jugées nécessaires, enregistré tu parlement le a a décembre 1676.

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système d*unité et de concentration ne fut appliqué nulle part à la pro- duction du beau. Incompatible avec l'inspiration individuelle, ce sys- tème est funeste, on peut même dire absurde en théorie. En pratique, il a, par exception, grâce k de merveilleuses circonstances, produit quelque chose de grand, quelque chose qu'on ne reverra plus, gran- deur abstraite , inanimée , qui étonne sans émouvoir, qu'on admire sans l'aimer, et qui semble le produit d'un mécanisme obéissant plutôt que d'intelligences disciplinées mais libres. C'est qu'en effet , dans cette Académie, comme dans une ruche travailleuse, tout le monde obéit, il n'y a qu'une tête qui pense, qu'une volonté qui commande; tous ces hommes habiles h incruster la couleur ou le marbre dans l'or de ces palais, ce sont des instruments, des rouages qu'un mécanicien fait mou- voir. A lui seul le succès. Si cette omnipotence despotique , qui, toujours et partout, a comme frappé de mort les beaux-arts , leur a donné , dans ce quart de siècle, une imposante majesté-, si les œuvres qui en sont sorties rachètent les défauts du genre, la froideur et l'ennui, par la ri- chesse, l'abondance et l'ampleur, on le doit au hasard d'avoir trouvé un homme incomparable, prédestiné, en quelque sorte, à ce- genre de gouvernement. Laissez Lebrun dans la foule , au milieu de ses confrères, inter pares, comme dans la primitive Académie, il aura du talent, de l'habileté, du savoir, ses tableaux seront goûtés, de son vivant surtout, mais il mourra sans s'être fait connaître; la moitié de lui-même , la meilleure moitié, sera restée dans l'oubli; donnez-lui à gouverner ses égaux, chargez-le de leur dicter des idées, de leur tracer des modèles, de tout inventer, tout régler, tout dessiner pour eux, et vous l'allez voir grandir comme sa tâche , développer des dons innés, des facultés instinctives, un véritable génie pour tout dire, et non-seulement le génie de l'organisation et du commandement , mais le génie de la décora- tion et de la magnificence. Composant, dessinant, comme on parle et comme on écrit, traçant du matin au soir aussi bien des formes de meubles, des broderies, des ornements , des moulures, dès arabesques, que des pages d'histoire, ou profane ou sacrée, toujours prêt et suffi- sant à tout, splendide, harmonieux, intarissable dans l'uniformité, il était le seul homme peut-être qui pût sauver les vices du système et en soutenir le fardeau.

L'histoire de l'Académie, dans sa seconde phase, ne serait donc, comme on le voit, que l'histoire d'un seul homme. Avec Lebrun finit cette période; elle ne dura même pas autant que lui. C'est la mort de Colbert qui fut pour l'Académie le terme de la toute-puissance. Lebrun ne transmettait à ses confrères que les rayons de sa faveur : pour dçn^

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ner, il fallait qu'il reçût; il ne régnait que par Colbert Aussitôt que Ja surintendance eut passé dans les mains de Louvois, tout changea. Le- brun ne fut plus quun peintre : crédit, puissance, il perdit tout. On le tint à dislancc comme suspect d*attachement à une mémoire impor- tune. Si le monarque, par habitude, lui continua ses bonnes grâces, ce furent des bontés stériles, s adressant plutôt à l'homme qu'à l'ar- tiste et n'allant pas jusqu'à rAcadcmic. Lebrun se vit disputer da- bord, puis enfm enlever la conception, la direction, la surveillance des grands travaux de la couronne. Sept ans se passèrent ainsi, sept années de regrets, de dégoûts, d amertume, et, pour la compagnie, sept années d'interrègne, d'inquiétude et d'abandon. A moitié détrôné, Lebrun laissait flotter les rênes, sa santé chancelait, on parlait de son successeur, et cet héritier présomptif causait à ses amis, & ses anciens sujets, autant d'elTroi que de tristesse. L'aspirant à l'empire, le César, avait quatre-vingts ans, par conséquent, la pourpre lui pouvait échapper; mais , s'il vivait assez, elle ne pouvait aller qu'à lui. Nous par^ Ions de Mignard. On l'a vu, en i6G3, livrer à l'Académie de déses- pérés combats , frapper de porte en porte pour ameuter contre elle la cour et le parlement; tout ce que peut inventer un esprit habile et te- nace, il l'avait mis en œuvre pour s'opposer au monopole académique et à la toute-puissance de Lebmn : vaincu , il ne s'était pas rendu. Les artistes contemporains avaient tous fléchi le genou, et, parmi ceux qui s'étaient plus particulièrement associés à sa querelle, les uns, comme Du-* fresnoy, étaient morts de bonne heiure, les autres, comme Anguier, au bout de cinq ou six ans, étaient entrés à l'Académie» Mignard, seul, n'avait pas cédé; il attendait depuis vingt-sept ans, se résignant à ne pou- voir être ni peintre du roi , puisqu'il n'était pas académicien , ni prési- dent effectif de Tacadémie de Saint-Luc , puisqu'elle n'existait plus de droit, n'exerçant la peinture que comme simple maître, mais exploi- tant avec autant d'art que d'audace sa situation d'opposant. Ce n'est pas seulement de nos jours qu'il s'est trouvé des gens habiles à comprendre jusqu'où peuvent aller les profits de la défaveur. Môme sous Louis XIV,. on pouvait faire fortune à être mal en cour. Mignard eut ce talent. In- sinuant et souple quand il voulait, trouvant d'ailleurs sur sa palette de quoi servir son savoir-faire , il était parvenu , malgré Lebrun , malgré l'Académie, à se donner un tel renom, que, lorsque Colbert mourut, il devait être forcément le favori de son successeur. Louvois n'y man- qua pas. Entre Mignard et lui des liens intimes s'établirent, et la succès** sion de Lebrun fut non-seulement promise, mais en partie donnée d'a- vance, à son vieil adversaire.

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Lorsque en 16 go, n'ayant pas accompli sa 71* année, Lebrun suc- comba le premier, il conservait encore trois charges considérables : il était premier peintre du roi, directeur des manufactures et directeur de rAcadémie. Mignard tout aussitôt fut nommé premier peintre; pour lui donner les Gobelins il n'était pas besoin de plus de cérémonie, mais il en fallait un peu plus pour le mettre à la tête de cette compagnie dont il était depuis si longtemps l'ennemi déclaré. Les statuts ne permet- taient pas de cbobir en dehors du corps, * et Mignard n'en faisait pas partie. Il fallut négocier, on fit parler le roi , l'Académie comprit qu'il n'y avait pas k résister, et , dans sa séance du à mars , Mignard fut silc- cessivement élu , coup sur coup , d'abord académicien , puis professeur, recteur et chancelier. Il vint ensuite prendre séance en qualité de di- recteur, et les registres constatent que Noël Coypel, recteur en exercice, parlant au nom de ses confrères et cherchant sans doute à sauver la di- gnité du corps, eut soin de dire que l'Académie obéissait avec respect aax volontés da roi.

Après de tels préliminaires on ne pouvait guère espérer une fi:anche réconciliation. Entre Mignard et ses nouveaux confrères il n'y eut jamais rupture ouverte, mais jamais confiance, ni cordialité. Pas plus d'un côté que de l'autre , on ne se pardonnait cette élection par ordre , et l'aigreur et le mauvais vouloir ne firent qu'aller croissant , au grand dommage de l'Académie, car ce chef imposé, au lieu d'aider la compagnie à reprendre son ancien éclat, sentait un secret plaisir à la tenir dans l'ombre. D'un autre côté , les maîtres peintres et sculpteurs , qui , depuis vingt-sept ans, n'avaient donné signe de vie, voyant Lebrun tombé et Mignard aux honneurs, sortirent de leur repos. Ils vinrent à leur ancien chef, lui rappelèrent ses engagements, le sommèrent de tenir ses promesses*. M Vous voilà puissant, dirent-ils, faites abroger les statuts, faites casser « les arrêts qui nous ont dépouillés de nos vieux privilèges , rendez-nous c( notre Académie , faites rouvrir notre Saint-Luc dont nous vous avons « fait prince. » Mignard , au fond du cœur, penchait de leur côté , mais il ne pouvait le dire. Général de la veille, trahir aujourd'hui son armée , c'était trop tôt. Il fit la sourde oreille , devint plus maussade en- core pour les académiciens, mais n'usa pas de son crédit pour satisfaire les maitres. Seulement il les servit par d'habiles paroles, semées sans que cela parût dans l'esprit du ministre et du roi. «N'y a-t-il pas, disait-il, «place pour tout le monde? Si la communauté s'entête à &ire les frais «d'un enseignement public, pourquoi ne pas la laisser faire? ce serait «un grand bien, surtout pour l'Académie; n'est-elle pas de taille ft «triompher de tels rivaux?» H n'insistait pas davantage, les voies

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étaient préparées. De son vivant, les choses en restèrent : on ajourna « on évinça les maîtres; mais leur requête était apostîllée du public tout entier. Au bout de buit ou dix ans, le mouvement des esprits devint si unanime, que, malgré lombre de Lebrun, malgré les protestations de sa phalange consternée, les maîtres gagnèrent leur procès.

Par déclaration du ly novembre lyoS, il fut permis h ia commu- nauté de rétablir publiquement l'Académie de Saint-Luc et de reprendre ses exercices d enseignement. C'était la violation formelle du principal article dos statuts octroyés à l'Académie royale en 166&. La maîtrise fit de grands efforts pour donner tout l'éclat possible à cette résurrection. Un beau local dans sa grande maison de la rue du Haut-Moolin» près Saint-Denis -de-la-Châtre; des leçons quotidiennes de dessin, de pein- ture, de sculpture, d'architecture, de perspective, de géométrie et d*anatomie; vingt-six pix)fesscui*s pour desservir ces cours; des modèles on nombre suffisant pour être posés à volonté, soit isolément, soit en groupe; des concours et des prix annuels, des précautions de toute sorte pour garantir aux étudiants l'impartialité de leurs juges, et tout r^la gratuitement, sans demander un sou ni à l'État, ni au public, tel fut le progi*amme du nouveau corps enseignant.

L'Académie royale eut la sagesse de garder le silence. Elle pouvait invoquer son privilège, assigner les contrevenants, se pourvoir au conseil, mettre en campagne les procureurs et les huissiers : elle prit le bon parti, se tint tranquille et laissa faire au temps. En acceptant la concurrence, elle en annula les effets. Ce courant d'opinion, qui Tavait abandonnée, ne soutint pas longtemps ses adversaires et peu ft peu revint à elle. La maîtrise eut beau redoubler d'efibrts et de sacrifices, faire afficher dans tout Paris ses libéralités et ranimer de temps en temps la lutte, soit en ajoutant quelque chose à ses promesses, soit en obtenant, comme en 1723, en lySo et en lySS, tantôt la confirma- tion de ses immunités, tantôt l'octroi de règlements nouveaux, jamais elle ne parvint ni à donner crédit à son enseignement, ni à mettre son Académie au môme rang et en même estime que rAcadémie royale.

D'où vient qu'en renonçant au monopole, celle-ci n'avait rien perdu? D'où vient qu'on ne citerait pas dans tout le siècle un seul sculpteur, un seul peintre de quelque valeur qui ne lui ait appartenu? On pouvait cependant aller ailleurs; pourquoi ia préférait-on? Sans doute elle conservait encore d'assez belles prérogatives : les commandes de la cour, sans lui revenir de droit, lui étaient en partie assurées par l'usage, et, dans les expositions publiques, les tableaux de ses membres avaient

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les honneurs du Louvre, tandis que ceux des membres de Saint-Luc étaient accrochés en plein vent, à la place Dauphine , pendant quelques heures seulement, à certains jours de Tannée. De telles différences étaient assurément appréciées des artistes , mais elles ne suffisaient pas pour placer dans leur esprit les deux Académies à si grande distance. S'ils préféraient TÂcadémie royale , c'est qu elle était vraiment une aca- démie, c'est-à-dire une institution libérale fondée uniquement sur Tin- térêt de Tart, sans aucune considération mercantile. Sa prétendue rivale n'avait d'une académie que le nom et la surface, ce n'était au fond que la maîtrise, s'aQublant d'un titre d'apparat, cherchant à s'en* noblir, mais demeurant toujours la même, c'est-à-dire une association les places et les grades s'obtenaient soit à titre héréditaire , soit à titre onéreux, autrement dit, à prix d'argent, la question de bou- tique dominait la question d'art, et le meilleur garant, la plus sûre condition pour être admis était moins le talent que la solvabilité. Le bel honneur de &ire partie dun corps qui se recrutait ainsi! Tandis qu'à l'Académie royale c'était plaisir d'entrer. Là, du moins, on était admis pour son mérite et non pour ses écus ; on vous mettait dans la balance sans que Thérédité ni la finance fussent du moindre poids, sans que le pouvoir lui-même se crût le droit d'intei^enir, grâce aux franchises électorales qui s'étaient maintenues au sein de la compagnie sans trop d'altération. Ces franchises et le caractère désintéressé , c'est- à-dire purement artiste, de l'institution, voilà le vrai secret du retour de faveur qui attendait l'Académie royale.

Nous ne pousserons pas plus loin cette étude. Notre but nous parait atteint. Nous voulions démêler les origines de l'ancienne Académie de peinture et de sculpture, indiquer son véritable caractère, distinguer &es différentes phases , montrer qu'à sa naissance elle répondait à de sérieux besoins, donnait satisfaction à de légitimes plaintes, et promettait à nos aits du dessin la plus efficace assistance; nous voulions établir en- core que, si, sous le grand règne, on la voit investie d'un monopole omnipotent, qui mit l'art en péril, tout en créant de pompeuses mer- veilles» ce n'est qu'une infraction à ses principes, un oubli de son insti- tution, un incident dans son histoire, non son histoire tout entière, et, qu'en effet, rendue bientôt à elle-même, réduite à ses seules forces, rétablie sur son vrai terrain , elle introduit dans nos arts autant de liberté qu'elle y avait imposé de servitude, non sans maintenir pourtant, malgré sa tolérance, futile et fécond dépôt de nos traditions d'école. Tout cela vient d'être, ce nous semble, sinon suffisamment éclairci, du moins sommairement exposé. Aller plus loin, cq serait entamer un trop vaste

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sujet. L'histoire de l'Académie royale, depuis la résurrection de TAca- demie de Saint-Luc, c*est-à-dii'e depuis lyoS jusquen 179a, date de sa suppression , n est rien moins que lliistoire complète de la peinture et de la sculpture en France au xvni* siècle. Un tel hor&-d œuvre devien* drait tout un livre. Quil nous suffise de dire que, si la France occupe encore une si grande place dans le monde des arts, elle le doit en par- tie, et bien plus quon ne le pense, à notre ancienne Académie»

D'abord c'est quelque chose que d'avoir mis au monde cette série charmante de gracieux talents, tous éclos sous son aile, série qui com<* mencc à Wateau et se termine à Greuze, en passant par Chardin, Boucher, Fragonard , et tant d'autres, aujourd'hui favoris de la mode» naguère objets de son mépris. Sans obéir à ce guide inconstant, sans porter aux faux dieux l'encens qui n'appartient qu'aux beautés de ia forme, à la justesse du modelé, à la grandeur du style, aux véritables maîtres en un mot, il faut savoir goûter, malgré leurs fautes, ces habiles gens du xviii" siècle et convenir qu'ils ont un charme, un attrait, des séductions sans égales. Nous ne prétendons pas qu'ils les doivent à l'Académie; ce n'est pas à l'école qu'on acquiert de tels dons : ils les doivent à Tesprit du siècle, aux influences et aux excitations de cette société sensuelle et frivole au milieu de laquelle ils vivaient; ils les doivent surtout à la réaction pittoresque qui suivit brusquement l'op- pression de Lebrun. Mais, si l'Académie n'a pas créé ces grâces origi- nales, elle en a favorisé l'essor; elle a su s'associer au mouvement du siècle, ne jamais contrarier l'inspiration individuelle, ne rien exclure ab- solument : ce qui ne veut pas dire qu'elle ait tout approuvé. Combien n'a- t-ellepas, au contraire, contenu et tempéré le désordre de cette éman- cipation téméraire? Qui peut dire à quels excès d'incorrection, de négligence et de monstrueux caprices, les novateurs eussent été emportés, si , à peine au sortir de l'école , ils s'étaient vus , comme nos jeunes talents d'aujourd'hui, abandonnés à eux-mêmes, sans frein, sans garde-fou, s'il n'y avait pas eu cette ancienne et puissante institution devenue leur famille, qui leur offirait à tous un appui, un contrôle, des devoirs, des honneurs , ou tout au moins des espérances. La licence fut grande malgré l'Académie , sans elle il ne fut rien resté debout. Et de tout ce qu'elle a sauvé ce qui lui fait le plus d'honneur, ce qu'elle a maintenu dans sa pureté native, même aux plus mauvais jours, c'est l'habile manie- ment du pinceau , et la franche manière de rendre la nature et d'ex- primer la vie qui constitue l'art du portrait, cet art national parmi nous, cette première et solide base de la peinture. En veut-on voir la preuve? Il est à l'Ecole des beaux-arts des salles , par malheur, le public

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Q*eiitre pas, salles réservées aux délibérations de MM. les professeurs. Tàdiez d*y pénétrer, vous verrez une galerie de portraits provenant de Tandenne Académie , portraits de professeurs qui se sont peints eux- mêmes ou fait peindre par leurs confrères. Ces personnages sont tous vivants : ce sont d*excellents portraits, et quelques-uns sont admirables, sans manière, sans convention, franchement conçus, fermement peints. Sont-ils tous de Rigaud, de Toqué, de Largillière et des autres maîtres en renom? pas du tout. La plupart portent des noms qui vous étonne- raient, des noms presque inconnus; c*est donc la moyenne de Técole que vous avez devant les yeux. Ges mêmes hommes, pour se mettre k la mode, pour plaire aux turcarets, pour vendre mieux leurs toiles, faisaient peut-être, hors de 1 école, de la pauvre peinture, de Tart de fantaisie, de fades compositions; mais, quand ils le voulaient bien, voilà ce qu'ils savaient faire, voilà ce qu'ils enseignaient, voilà ce qu'ils nous ont transmis. Rien ne dit mieux que ces portraits en quelle estime il faut tenir, malgré sa frivole apparence, la compagnie qui a perpétué un fond d'études aussi solide, et d aussi bonnes traditions. Pour peindre avec celte vérité, dans un tel temps, il faut plus qu'un heureux hasard, plus que le mérite de quelques hommes, il faut l'esprit de suite et la constance d'une grande institution.

Ce serait ici le lieu de revenir à notre point de départ, de traiter en termes moins succincts les questions que nous nous étions posées. D'à*- bord, n'est-il pas regrettable qu'en créant, en 1 8o3, l'éminentc compagnie qui remplace aujourd'hui l'ancienne Académie de peinture et de sculpture et son annexe l'Académie d'architecture, on se soit volontairement privé des moyens d'influence et de crédit sur la jeunesse qu'assuraient à ces corps une lai^e organisation et avant tout la non- limitation du nombre de leurs membres et leur division hiérarchique? En second lieu n'est- il pas encore temps, sans rien détruire et sans trop innover, de profiter des exemples du passé et de lui faire d'heureux emprunts? Une classe d'agrégés ou d'auditeurs, placés entre l'école et l'Académie, appartenant à l'une et à l'autre, servant de lien, pour ainsi dire, entre l'avenir et le présent, ne serait-elle pas une création utile, surtout si, par une conibinaison quelconque» et, par exemple, en centralisant toutes nos écoles secondaires de dessin, on élevait en face de l'Académie ainsi restaurée et agrandie, comme aiguillon à son zèle, un établissement rival, quoique inférieur, quelque chose d'analogue à l'Académie de Saint- Luc? Il y aurait beaucoup à dire pour exposer clairement ce projet, pour prévenir les objections, pour en faire ressortir les avantages pra- tiques : on comprendra que nous nous abstenions.Cest dans l'Académie

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des beaux-arts elle-même que sont les juges de ces problèmes : nous leur livrons nos aperçus sans autre commentaire, ils sauront mieux que nous le parti qu*on en peut tirer. Qu il nous soit permis seulement d exprimer un profond regret. Nous ne voyons plus dans leurs rangs un des hommes que ces questions préoccupaient le plus, et qui, mieux que tout autre, pouvait aider à les résoudre; souvent nous lavions entendu déplorer ce défaut de solidarité , ce vide qui sépare nos générations d^arlistcs. De sa personne, de ses conseils, Paul Delaroche cherchait bien à le combler; mais trouver le remède dans une mesure générale, dans une large restauration de nos établissements de beaux-arts, voilà, nous nen doutons pas, ce quil eût préféré, et c*eût été beaucoup pour le succès d*un tel dessein que lautorité de sa parole, la lucidité de son esprit, la fermeté de sa raison. Nouveau sujet pour nous, ajouté à tant d autres, de regretter amèrement cette noble intelligence , et de rendre un public hommage à une mémoire amie, à un nom dignement illustré.

L. VITET.

Voyages des pèlerins bouddhistes, tome second. Mémoires sur les contrées occidentales, traduits du sanscrit en chinois, en l'an 6à8 [de notre ère), par Hiouen-thsang , et du chinois en français, par M. Stanislas Julien, membre de T Institut, etc. Tome I*', conte- nant les livres I à VIII et une carte de l'Asie centrale. Paris, im- primé par autorisation de TEmpereur à ITmprimerie impériale, 1867, in-8** de Lxxviii-4g3 pages.

TROISlèME ARTICLE ^

Après avoir passé les montagnes noires, Tlndoukouch, et être entré dans rinde du nord, Hiouen-thsang s avança vers le sud-est par la route que Ton connaît. Il eut à traverser quarante-deux royaumes pour arriver au Magadha , il devait séjourner cinq ans de suite avant de reprendre ses pieuses pérégrinations dans le reste de flnde. La description de ces

' Voyez , pour le premier article , le cahier de juin , page 3i 1 , et , pour le deuxième , celui de juillet, page 4a3.

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quarante-deux royaumes remplit, dans les Mémoires, la fin du livre II, dont le début est consacré à la notice générale sur Tlnde; et elle con- tinue dans les livres III, IV, V, VI et Vil. La description particulière du Magadha forme le livre VIII tout entier, qui n en contient encore que la première partie; et elle se poursuit dans le livre suivant, que M. Julien va publier, avec la fin de 1 ouvrage, dans un prochain volume.

Cet itinéraire de Hiouen-thsang dans ses Mémoires ne difïère que très- légèrement de celui que nous avons trouvé dans la Biographie du pèle- rin par Hoeï-li. Mais, quoique ces diCTérences soient peu considérables, il est bon cependant de les signaler au moins d*une manière générale, afin qu*on se rende mieux compte du caractère spécial de chacun des deux ouvrages. Ils ont des mérites divers qui se complètent mutuelle- ment; et il eût été très-fâcheux que, par crainte de double emploi, et par un scrupule mal entendu, M. Stanislas Julien ne nous les eût pas traduits l'un et l'autre.

Les Mémoires de Hiouen-thsang, puisés soit aux sources officielles que nous avons indiquées, soit à ses observations personnelles, sont avant tout essentiellement statistiques et légendaires. Ce que nous en avons dit doit assez le montrer. Comme Hiouen-thsang n'est pas le pre- mier pèlerin et voyageur qui pénètre de la Chine dans l'Inde, s'il est d'ailleurs le plus illustre et le mieux informé de tous, il doit nécessairement imiter ses prédécesseurs, du moins en partie. Ce ne sont pas seulement des religieux que la ferveur de leur foi a poussés à ces rudes entreprises; ce sont aussi des personnages politiques, civils ou militaires, qui ont quitté TEmpire du Milieu pour explorer les pays situés à l'ouest, l'Inde notamment; et, à leur retour, ces personnages ont consigné dans des documents publics les résultats de leurs explorations de tous genres. Hiouen-thsang, qui vient après eux. travaille comme eux, lorsqu'il est rentré dans sa patrie, aux frais de l'État; il est en quelque sorte un bis* toriographe officiel; et ces graves fonctions lui imposent, pour la rédac- tion de ses Mémoires, certaines conditions assez étroites. Le pauvre religieux sent et observe ces lois, toutes de convenance, avec une grande délicatesse; et il ne s'en écarte pas un seul instant. Sa personne doit disparaître ; et elle disparaît en effet à peu près complètement. Il est tout entier à son oeuvre, qui est de faire connaître la situation géographique et l'état politique et moral de toutes les contrées qu'il a parcourues, et il a séjourné. Dans un tel récit , il n'y a plus place pour les détails individuels; et l'on en chercherait vainement aucun dans ce sérieux ouvrage. Il faut louer Hiouen-thsang de sa parfaite réserve sur tout ce qui ne concerne que lui ; et le dévot pèlerin a bien fait de s*effacer de-

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vant rhistoricn, le géographe et le statisticien. Cette abnégation ne laisse pas que d*avoir son mérite et sa difficulté. On ne renonce pas vo» lontiers à se mettre en scène, surtout quand on a couru de ai nom- breux et de si longs dangers; et le voyageur chinois donne en ceci un exemple qui n a trouvé que bien peu d'imitateurs.

Tout au contraire, dans la Biographie de Hiouen-thsang, c'est sa personne qui domine , et qui doit en eÔet dominer. De pieux disciples , frappés des veitus et de la science de leur maître, et pleins d'admira- tion pour une si noble vie, veulent en conserver le souvenir à la pos- térité. Ils racontent cette sainte et laborieuse existence dans toutes ses phases , depuis la naissance et Téducation du Maître de la Loi jiisqu*^ ses derniers travaux et à sa mort. Dans cette carrière qu'ils r^rdent pieusement comme un modèle, ils ne négligent aucune des circons- tances qui ont signalé le courage, le savoir, le dévouement, f héroïsme de Hiouen-thsang. C'est lui, avant tout, qu ils veulent mettre en relief; et ils s'occupent bien plus de ce qu'il a fait lui-même que de tout ce qu'il a vu sur sa route, d'ailleurs si périlleuse. Ainsi, pour eux, la géo- graphie, l'histoire, la légende même, qui tiennent tant de place dans les Mémoires, ne viennent qu'au second plan. Ils sont trop habiles pour les passer sous silence ; car le tableau qu'ils veulent tracer pour- rait souffrir de cette lacune; mais c'est avant tout au Maître de la Loi qu'ils s'attachent, et c'est à peindre la douce et sévère figure de ce per- sonnage révéré qu'ils consacrent leur talent et leurs soins.

II est d'ailleurs bien évident que Hoëi-li et Yen-thsong n'inventent rien , et que les détails si curieux et si multipliés dans lesquels ils entrent ne peuvent leur appartenir. Us ne savent rien de toutes ces aventuzes que ce que le Maître de la Loi a bien voulu leur en apprendre lui- même. Us ont pu recueillir de sa propre bouche beaucoup de rensei- gnements intimes; ils en auront trouvé beaucoup aussi dans les papiers qu'il laissait après lui. Pendant les vingt dernières années. de sa vie, ils ont pu l'observer eux-mêmes et le voir au travail, qui absorbe le reste de ses forces après tant d'épreuves et de souffrances. Us ont pu mille fob l'interroger; et, comme ils sont ses coUaborateurs en même temps que ses élèves, ils auront été en mesure de puiser abondamment aux mêmes sources que lui , et de proGter des matériaux qu'il a rapportés de l'Inde au prix de tant de traverses. La seule chose qui appartienne véritablement aux deux biographes, c'est la composition de leur ouvrage; c'est le talent consommé dont ils y ont fait preuve, et qui justifie la confiance mise en eux quand on les chargeait d'élever ce monument â une mémoire illustre et chère. J'ai tâché, dans une autre occasion, de

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rendre justice à cet excellent ouvrage , sous le rapport de la composi- tion et du style aussi bien qu*à d'autres égards; je n*y insiste pas; mais je ne puis m'empêcher de répéter ce que j ai déjà dit : cest que, dans notre Occident, au milieu et vers la fin du vu* siècle, personne n'eût été capable d'écrire comme ces pauvres religieux chinois.

A comparer les Mémoires d'Hiouen-thsang et sa Biographie, il est donc très-présumable que le bon pèlerin faisait deux parts distinctes des notes de tout ordre qu'il prenait durant son voyage. Les unes étaient toutes personnelles ; les autres ne l'étaient en rien. Plus tard , quand il s*agit de faire un choix, Hiouen-thsang laissa, sans amour-propre, à d'autres le soin de raconter ce qu'il avait fait; et, pour lui-même, il se contenta de décrire très-minutieusement tout ce qu'il avait observé.

Voilà comment, dans les Mémoires, il y a bon nombre de royaumes mentionnés et décrits, dont le nom même ne se retrouve plus dans la Biographie de Hoeî-li. Ainsi entre les royaumes d'Oudyâna (l'Aoude ac- tuel) et de Takshaçila (le Taiile des anciens), Hiouen-thsang traverse le royaume deBoior (Po-lou-lo) avant d'arriver àflndus et de franchir le fleuve au sud d'Outakhânda (Attock). Les Mémoires consacrent tout une page et une description assez frappante au royaume de Bolor; dans la Biographie ce nom ne paraît pas^ Il est certain cependant, malgré cette omission , que le pays que décrit HoeMi entre Oudyâna et Taksha- çila est bien identiquement celui dont il est parié dans les Mémoires. Ce pays montagneux est sous un climat très-rude, quoiqu'il produise beaucoup de froment, pour des habitants grossiers et farouches ; la route y est extrêmement dangereuse; tantôt il faut que le voyageur, pour franchir des passes à peu près inaccessibles, se cramponne à des chaînes de fer; tantôt il faut qu'à l'aide de ponts volants et de légères passerelles il marche au-dessus des abîmes et des précipices. Comme ces détails très-particuliers sont donnés de part et d'autre dans les Mémoires et dans la Biographie, et dans des termes souvent pareils, il n'y a point à s*y tromper. Seulement la Biographie ne distingue point ce royaume de Bolor , bien qu'il soit encore assez grand, puisqu'il a quatre mille U de circuit, c'est-à-dire quatre cents Ueues à peu près, allongé de Test à l'ouest, et plus resserré du sud au nord.

De même encore , dans l'Inde centrale , la Biographie oublie complè- tement le royaume de Goviçana, entre les deux royaumes de Brâhma-

' M. Stanislas JuUen^ Mémoires de Hiouen-Asang , page i5o; Histoire de la vie de HioumÊrtksana et de ses voyages dans Vlnie, page 88. Op peut se convaincre que, tout en oubliant le nom de Bolor, la Biographie copie cependant les Mémoires presque mot à mot.

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poura et de Aliikshétra, qu*il ne fait aussi que mentionner. Leroyaume de Goviçana est moitié plus petit que celui de Bolor, puisque a deux cents lieues de tour environ ; et il n a rien de remarquable. Placé au pied de l'Himalaya, le climat y est doux; la terre, très-fertile; la popula- tion, très-nombreuse. La capitale a une lieue et demie de circonférence. On rencontre partout dans cet heureux pays des bosquets fleuris, des étangs et des viviers. Les habitants y sont pour la plupart livrés à Thé- résie, c'est-à-dire qu ils suivent le culte des brahmanes. Il y a cependant près de la capitale plusieurs stoùpâs, dont Tun a deux cents pieds de haut; mab, comme d ailleurs il n*y a point de monument particulière- ment intéressant, Eloeï-li a cru pouvoir se dispenser de rien dire de ce royaume ^

Enfin, pour terminer avec ces omissions, j*en cite deux autres que M. Stanislas Julien a déjà indiquées. Ce sont celles des royaumes de Vrïdji et du Népal, situés entre les royaumes de Vaiçâli et de Magadha, c'est-i-dire dans une des parties les plus saintes et les plus fameuses de rinde bouddhique^. Le royaume de Vridji a les dimensions à peu près de celui de Bolor. L.i capitale est en ruines, comme dans la plupart des pays que visite Ilioucn-thsang; mais elle paraît avoir été jadis très- grande, puisque, dans la seule enceinte de Tancien palais des rois, le pèlerin trouve encore une sorte de petite ville et de bourgade il compte près de trois mille maisons. Un stoûpa, élevé sur le bord d*un grand fleuve qu on ne nomme pas, atteste en cet endroit un miracle du Tathâgata , ému de compassion pour un poisson extraordinaire qu*avait pris une troupe de cinq cents pêeheui*s. Quant au royaume de Népal (Nipaia), il n est pas plus grand que celui de Vrïdji; mais le climat y est beaucoup moins favorable. Le pays, situé en général au milieu de montagnes neigeuses , est très-froid. Les habitants, bien qu'ils soient pleins d'adresse et d'habileté pour les arts, dédaignent la culture des lettres. Leur naturel est dur et rude; ils sont faux et perfides. Les hérétiques sont parmi eux aussi nombreux que les vrais croyants; les couvents et les temples des Dévas se touchent les uns les autres, sans qu'il y ait ni persécutions ni querelles. Deux particularités assez frap* pantes auraient pu attirer sur le Népal lattention des biographes de Hiouen - thsang et le leur signaler. On trouve dans cette partie monta- gneuse et glaciale ime espèce très-singulière de bœufs, nommés yaks, à

^ II. Stanislas Julien, Mémoires de Hiouen'thsang , page a33; et Histoire de latte de Hioaen-thsang et de ses voyages dans Vliîde» page i lo. ' Histoire de la vie da Hioaeii'thsang^ page i36, en note.

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poils longs et soyeux; et, de plus, il y a , au sud-est de la capitale, un petit étang où, quand on jette du feu, une flanune brillante s*élève aussitôt à la surface de leau ^.

Ce qui explique peut-être comment Hoeï-li et Yen-thsong ont oublié dans leur Biographie les royaumes de Vrïdji et de Népal, c'est que, pour aller dans ces royaumes, le pèlerin a quitté Vaiçâlî et qu'il est revenu encore à Vaiçâlî après les avoir visités. C'est une excursion qui n'a produit aucune découverte importante; et les historiens de Hiouen- thsang, tout exacts qu'ils sont, ont cru pouvoir se dispenser d'en rien dire.

 côté de ces omissions , qui ne sont peut-être pas les seules, on peut citer d'autres dififérences encore assez graves entre les Mémoires de Hiouen-thsang et l'Histoire de sa vie par ses deux disciples. Il est une foule de royaumes qui sont décrits assez longuement dans les Mémoires, et auxquels la Biographie n'accorde que des mentions très-concises, se bornant le plus souvent à quelques lignes : par exemple , les royaumes d'Ouraçi, Pounatcha, Bâdjapoura, Djâlandhara, Koulouta, Çatadrou, Pâryâtra, Mathoura, Sthânéçvara, Ahikshétra, Vîraçana *, etc., etc. Sans doute l'excuse de cette concision se trouve dans Tobscurité même de ces contrées, qui ne présentent rien desaillant à l'histoire ni à la le- gende. Pour d'autres, la concision n'est pas aussi justifiable; et l'on peut trouver, par exemple, que les deux biographes auraient pu donner plus d'étendue à ce qu'ils disent du royaume de Ràmagrâma. Ce royaume, placé entre celui de Kapilavastou est le Bouddha, et celui de Kouçinagara il est mort, a été nécessairement témoin de qud- ques-uns des actes les plus importants de la vie du saint personnage. C'est dans le royaume de Râmagrâma que le Tathâgata , alors prince royal, dut se retirer d'abord après s'être échappé de Kapilavastou, mal- gré la vigilance des Çâkhyas et les* ordres de son père. Dans ces lieux, et après avoir traversé une vaste forêt à l'est du Couvent du Novice, il quitta ses ornements royaux, les rendit à Tchandaka, son fidèle écuyer, et coupa ses longs cheveux. Les deux biographes de Hiouen*

' M. Stanislas Julien, Mémoires de Hioaen-tksang , pages Aoa et Â07; Histoire de la vie de Hioaen-tksang , page i36. Les essais que Ton a faits pour acclimater chei nous les yaks de Mongolie, que M. de Montigny a envoyés, en i854« au MuséniQ d*histoire naturelle, ne paraissent pas avoir réussi. La flamme qui se produit k la surface des étangs indique simplement des émanations de gaz combustibles. Ce phé- nomène, sans être très-rare, e»t cependant toujours curieux. 'M. Stanislas Ju- lien, Af^moiref <2tf ^ioimu-^^or^, p. 166, 187, 188, 20a, 2o3, 2o5, ao6, 207, ai I ; el Histoire de la vie de Éiouen'lhsang et de ses voyages dans VJnde, p. 90 et 96.

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thsang rapportent en quelques mots ces souvenirs, qui sont sacrés pour tous les fervents bouddhistes. Mais ils oublient d'ajouter, comme le font les Mémoires , que c'est également en cet endroit que le prince royal échangea avec un chasseur Thabit précieux qui lui restait contre un vêtement en peau de cerf. Cet habit était comme le dernier lien qui rattachait le jeune homme au monde ^ A dater de ce moment, ail avait « rompu , ainsi qu il le dit lui-même , avec les choses passagères ; et il u s était délivré de tous ses péchés, n Ces détails sont consignés lon- guement dans les Mémoires; la Biographie ne leur accorde que quel- ques mots. Il semble qu ils méritaient davantage. '

Un autre point beaucoup plus grave, que les Mémoires discutent et qu*omet absolument la Biogi*aphie, cest lage exact du jeune prince à répoque il prit la résolution héroïque d'abandonner le monde et d'entrer dans la vie religieuse pour sauver les hommes. Hiouen-thsang nous apprend, dans ses Mémoires , que c était làTobjet de doutes et de controverses parmi les docteurs. Suivant les uns , Siddhàrtha avait dix- neuf ans; suivant les autres, ce qui semble plus probable, il en avait vingt-neuf. Cette dernière version est la plus généralement adoptée; elle ressort du récit du Lalitavistara ; et elle est positivement affirmée par le Mahâvamsa ^. Vingt-neuf ans, c*est déjà bien jeune pour quitter ainsi toutes les jouissances du pouvoir et prendre une résolution si ma- gnanime; à dix-neuf ans, c*est à peine concevable. Quoi qu*il en soit, Hiouen-thsang nous révèle , à cet égard , quelque chose de nouveau ; et il est bon de savoir que la tradition n*était pas unanime sur ce point inté* ressaut

•Tai dit que les Mémoires étaient beaucoup plus riches que la Bio- graphie sous le rapport de la statistique , de Tlustoire et de la géogra- phie. C'est assez facile à comprendre , une fois qu*on connaît le carac- tère spécial de chacun des deux ouvrages. Mais ce qui doit causer plus d'étonnement , c'est qu'ils sont aussi beaucoup plus riches en l^endes de tout ordre. On am*ait pu croire que toutes les l^^endes bouddhistes recueillies par Hiouen-thsang seraient, en quelque sorte,

* M. Stanislas Julien , Mémoires de Hiouen-lksong , p. 3a5 et suivantes; Hitlon de la vw de Hioaen-thsang» p. ia8. On peut, d*ailieurs , consul 1er, sur toute cette partie de Fhistoire du prince royal de Kapilavastou, les articles du Joumul desSavmUi^ cahier de juin i85A» p. 3o5 et suivantes; Rgya tclier roi pa» de M. E. Foucaus, t. II, ch. XV, p. ai 4. * M. Stanislas Julien, Mémoires de Hioaen'lhsang , p. 33a; Journal des Savants, cabier de juin i85Ât p* 36g; Rgya icKerrolpa» de M. È. Fou- eaux, t. II, ch. XV, p. ao3 et suivantes; Idahûvamsa, de M. M. Georges Turoonr. p. g. On sait que le MahAvamxa a été rédigé vers le v* siècle de notre ère.

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revenues de droit aux historiens du pauvre pèlerin qui était allé cher- cher ces traditions saintes au péril de sa vie , dans des contrées loin- taines, et par une ferveur invincible pour la loi du Bouddha. II n*en est rien ; et Touvragc de Hoei-li contient beaucoup moins de ces récits fabuleux que n*en contiennent les Mémoires. On dirait que les disciples de Hiouen-thsang sont un peu moins dévots et un peu moins crédules que lui , quoiqu*ils le soient encore prodigieusement; ils choisissent évi- demment parmi les événements extraordinaires qui leur sont racontés; et, tout en y croyant d'une foi implicite, ils essayent d'y porter un dis- cernement assez libre. Sans doute, il y a déjà dans la Biographie de Hiouen-thsang tapt de choses incroyables et absolument déraisonnables, qu*on peut être surpris de la réserve des auteurs, qui n'avaient plus, ce semble, à rien ménager. Mais cependant, les Mémoires de Hiouen- thsang dépassent encore cette mesure déjà si large; et l'on se ferait difficilement une idée d'ime crédulité aussi aveugle, ou plutôt, tran- chons le mot, aussi inepte. On peut, jusqu'à certain point, dans ces récits populaires que le bouddhisme n'a pas été le seul à produire, ex- cuser l'extravagance du fond par la grâce des détails et de la forme. Parfois une intention délicate, quoique à peine indiquée, y rachète bien des trivialités et des folies. Mais il y a ceci de particulier et de vraiment déplorable dans la plupart des légendes bouddhiques, qu'il est impos- sible d'y découvrir le moindre sens, et que ce sont de pures aberra- tions dont rien ne vient compenser l'incomparable démence.

On pourrait, dans les Mémoires de Hiouen-thsang, en citer un aussi grand nombre qu'on voudrait, et c'est par centaines qu'il serait facile de les compter. J'en prends quelques-unes au hasard , ou plutôt je prends celles qui se présentent tout d'abord et dès le début de l'ouvrage.

Dans le livre premier, le grave historien vient d'atteindre le royaume de Routché, non loin des montagnes appelées aujourd'hui Mosour- Dabaghan et non loin du lac Témourtou ou Issikoul. Il a donné , avec une exactitude toute chinoise, les dimensions de ce royaume et de sa capitale. Il a décrit le climat et les productions du sol fertile en fruits, en froment, en minéraux de tout genre. Il a dépeint les mœurs des habitants, qui ne manquent ni de douceur ni de vertu, et qui même ont beaucoup de goût pour les beaux-arts. U a rappelé une coutume bizarre, subsistant même encore aujourd'hui chez ces peuples, qui aplatissent la tête des enfants nouveau-nés en la pressant avec une planchette. L'historien est même allé plus loin, et il a porté un juge- ment assez sévère sur le roi de cette contrée, qui manque de prudence en même temps que de capacité, et qui se laisse dominer par de pui»-

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sants ministres. Enfin il vient de faire Téloge des couvents, au nonabre d'une centaine environ , il a trouvé les religieux soumis à la discipline la plus régulière, et se livrant à l'envi à la pratique des œuvres méri- toires. Il semble que le récit est monté au ton le plus sérieux, et que les réalités dont il a été question jusqu'à présent ne comportent guère le mélange des rêveries bouddhiques. Mais tout à coup rhistoire fait place & la légende suivante :

«Au nord d'une ville qui est située sur les frontières orientales du <c royaume , il y avait jadis , devant un temple des dieux, un grand lac de «dragons (Nàgalirada). Les dragons se métamorphosèrent et 8*accou- «plèrent avec des juments. Elles mirent bas des poulains qui tenaient «de la nature du dragon. Us étaient méchants, emportés et difficiles «à dompter; mais les rejetons de ces poulains-dragons devinrent doux « et dociles. C'est pourquoi ce royaume produit un grand nombre d*ex- «cellents chevaux ^ »

Voilà ce que raconte sérieusement l'écrivain officiel; mais, comme intérieurement sa raison se révolte, sans qu'il s*en doute lui-même, il sent le besoin d'appuyer la tradition qu'il a recueillie, et qui lui semble probablement peu admissible, sur une autorité qui la fortifie et qui l'explique. Il ajoute donc :

«Si l'on consulte les anciennes descriptions du pays, on y lit ce qui « suit : « Dans ces derniers temps , il y avait un roi surnommé Ftear-éTOr, «qui montrait dans ses lois une rare pénétration. Il sut toucher lea « dragons et les atteler à son char. Quand il voulait se rendre invisible , «il fnippait leurs oreilles avec son fouet et il disparaissait subitement. «Depuis cette époque jusqu'à nos jours, la ville ne possède point de «puits, de sorte que les habitants vont prendre dans le lac Teau dont «ils ont besoin. Les dragons, s'étant métamorphosés en hommes, «s'unirent avec des femmes du pays, et ils en eurent des enfants forts « et courageux , qui pouvaient atteindre à la course les chevaux les plus «agiles. Ces relations s'étant étendues peu à peu, tous les hommes «appartinrent bientôt à la race des dragons. Mais, fiers de leur force, « ils se livraient à la violence et méprisaient les ordres du roi. Alors le «roi, ayant appelé à son aide lesTou-Kioue (Turcs), massacra tous les «habitants de cette ville, depuis les enfants jusqu'aux vieillards, et n'y «laissa pas un homme vivant. Maintenant, la ville est complètement « déserte et l'on n'y aperçoit nulle habitation ^ o

' H. Stanislas Julien, Mémoires de HioaeH-thsang , li?. I*, p. A et 5, royaume de Kiu-Tché (Koutché).

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On entrevoit bien, au travers de cette absurde légende, quelques traces de faits réels; et il est assez probable que cette contrée de Koutché était renommée par ses excellents coursiers, et que, dans un temps assez récent, la horde des Turcs y avait exercé daflreux ravages. Mais quelle transformation des faits! quelle tradition bizarre! quel conte insensé! quel charme a-t-il, à défaut de raison? quel sens caché peut-il receler? quelle explication donne ce conte de faits beaucoup plus simples que lui et parfaitement intelligibles, quil prétend sans doute rem- placer et embellir?

Après cette légende historique et nationale, j'en cite une autre toute religieuse. Elle se rapporte au fait que j'indiquais tout à Theure en par- lant du royaume de Vrïdji, et de la conversion de cinq cents bateliers par Jou-Laî, leTathâgata. J'abrège d'ailleurs cette légende.

Hiouen-thsang rencontre un stoûpa sur le bord d'un fleuve. Ce stoûpa a été construit en ce lieu pour consacrer le souvenir d'un des actes méritoires de l'Honorable du siècle. « Jadis , du temps du Bouddha , «dit Hiouen-thsang, cinq cents pêcheurs s'étant associés ensemble, se a livraient à la pêche des habitants des eaux. Un jour, dans le courant ttde ce fleuve, ils prirent un grand poisson qui avait dix-huit têtes, (c pourvues chacune de deux yeux. Au moment les pêcheurs s'apprê- tf taient à le tuer, le Tathâgata, qui se trouvait alors dans le royaume <cde Vaiçâlî, les aperçut aveosa vue divine. Se sentant ému de pitié, il a profita de ce moment pour les convertir; et, par suite de cette circous- tt tance, il ouvrit leur cœur à la foi. Alors, s'adressantà la grande mul- «titude, il dit : Dans le royaume de Vrïdji, il y a un grand poisson; je a veux le conduire dans la bonne voie , afm d'ouvrir l'esprit aux pêcheurs; « il faut que vous connaissiez les circonstances. » Voilà donc le Tathâ- gata qui, laissant la multitude à Vaiçâli, s'élance dans l'air et vient à Vrïdji trouver les pêcheurs qu'il avait vus de trente lieues de là. Arrivé sur le rivage du fleuve, il engage les pêcheurs à ne pas tuer ce poisson, auquel il veut, dit-il, ouvrir la voie du bonheur en lui révélant son ancienne existence. Le Bouddha interroge alors le poisson, «qu'il rend (( capable de parier la langue des hommes , n et il lui demande quel crime il a commis dans une existence précédente pour rouler ainsi dans une mauvaise voie et recevoir cet ignoble corps. Le poisson confesse ses crimes avec un profond repentir. Il était jadis un brahmane plein d'orgueil et d'insolence, qui ne respectait point la loi des Bouddhas. Mais maintenant il reconnaît ses fautes; et le Bouddha, pour le récom- penser, le fait renaître dans le palais des dieux. Le poisson , sous cette forme divine, vient remercier le Tathâgata; il se prosterne à ses pieds;

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il tourne respectueusement autour de lui et lui offire des fleurs célestes d'un parfum délicieux, u L'Honorable du siècle , continue Hiouen-tfasang , tt ëclio fidèle de la tradition, THonorable du siècle cita son exemple aux « pêcheurs et lem* expliqua la loi excellente. Alors , ouvrant leur oœur tt avec émotion , ils lui témoignèrent un respect sincère et un profond (c repentir. Ils déchirèrent leurs filets, brûlèrent leurs bateaux, revinrent « à la vérité et reçurent la loi. Après avoir revêtu des habits de couleur «et entendu la sublime doctrine, ils renoncèrent à la corruption du «monde et obtinrent tous le fruit de la sainteté ^

Je ne veux pas pousser plus loin ces citations que je pourrais très- aisément multiplier; mais j ai hâte de dire qu'on peut aussi trouver dans les Mémoires de lliouen-thsang bien d'autres légendes d'un tout autre caractère, qui sont d'abord beaucoup plus raisonnables» et qui* selon toute apparence, sont exactes dans les souvenirs qu'elles con- servent. J'en rappelle ici quelques-unes pour montrer le coté sérieux et instructif des Mémoires de Iliouen-thsang, après en avoir montré la superstition déplorable et l'étrange niaiserie.

Le pèlerin traverse le royaume de Takshaçilâ, et, au sud-est de la capitale, on lui montre un stoûpa qui est haut de près de cent piedSé Ce fut en cet endroit, lui dit-on, qu'on arracha les yeux à Kounâla, fils aîné du roi Açoka , qui avait été injustement accusé par sa belle- mère. Hiouen-thsang ne manque pas de recueillir la tradition tout en- tière , et il raconte en détail la touchante histoire de ce malheureux prince , sa soumission aux ordres affreux de son père , sa résignation soutenue par le dévouement de sa femme, son stratagème pour se faire reconnaître du roi, sa magnanimité envers sa belle-mère coupable de son supplice immérité, et enfin sa guérison miraculeuse^ Je ne répète point cette histoire que j'ai déjÀ eu l'occasion de raconter'. Mais Il est à remarquer que le récit transmis h Hiouen-thsang est parfaite- ment conforme à celui des Soûtras sanscrits que nous connaissons, et qui ont été composés sept ou huit cents ans avant le pèlerinage du

* M. Stanislas Julien, Mémoires de Ilioiun-tlaong , page iioa, li?re VII, rovaunae de Vrîdji. ' Idem , ihid. page i54t livre III, royaume de la Takshaçilâ. Jour» nal dei Savants, cahier d'octobre i 85Âi page 644 » a après M. E. Bamouf, Introiactiost k thuioirêda bouddhisme indien, pages 358 et 4o8. M. Stanislas Julien {Mémoirmi de Hioaên'thsang , p. i56) rectifie une légère erreur de M. E. Bumouf, à propos de Thisloire du prince Kounâla. Ce n*esl pas avec un morceau d'ivoire que le roi A{oka avait coutume de cacheter ses leUres , c'était avec Tempreinte de ses dents. Co qui a nu donner lieu à cette confusion, c*est que le moi sanscrit danîa signifie ivoire aassi bien que dent.

SEPTEMBRE 1857. 595

bouddhiste chinois. On doit ajouter que, si les Mémoires de Hiouen- thsang racontent tout au long cette histoire, la Biographie Ta complète- ment omise. Il semble pourtant qu*un récit de ce genre devait encore plutôt figurer dans la Biographie que dans les Mémoires; car le pèlerin n'avait recueilli cette tradition sans doute que parce qu'elle l'avait pro- fondément ému.

Les aventures d'un prince aussi généreux sont certainement fort intéressantes; mais tout ce qui touche le Bouddha et sa doctrine l'est bien davantage encore. A cet égard, les Mémoires sont particulièrement pré- cieux à consulter; et, comme HoeMi et Yen-thsong les avaient eux-mème!^ sous les yeux en rédigeant leur ouvrage , c'est aux Mémoires qu'il £aiut toujours directement recourir sur tous ces grands sujets. C'est ainsi qu'on y trouve les renseignements les plus étendus sur les royaumes devenus fameux par la présence du Bouddha et par ses prédications : Çrâvasti, Kapilavastou , Kouçinagara, Varânaçî (Benarès) , Vaiçâli, Magadha , etc. , etc.^. Déjà les détails contenus dans la Biographie ont une grande im- portance , parce qu'ils précisent assez exactement les lieux par la des- cription qu'ils en fournissent. Mais les détails dans lesquels entrent les Mémoires sont un auxiliaire et un complément que rien ne peut rempla- cer, en ce qui touche la configuration générale des lieux et la géographie de ces contrées. Je suis persuadé , comme je l'ai dit dans une autre occa- sion ^ qu'un voyageur intelligent, en prenant ces deux ouvrages pour guides, pourrait retrouver sur le sol la trace des villes et même des monuments qu'ont décrits le pèlerin chinois et ses disciples. Les troubles affireux dont îlnde est aujourd'hui désolée ajourne ces paisibles recher- ches de la science; mais on les. reprendra quand la paix sera revenue; et ces livres chinois, s'ils sont consultés par des investigateurs éclairés, pourront nous mettre sur la voie d'une foule de découvertes.

Après la vie du Bouddha lui-même , il n'est rien de plus important, dans l'histoire du bouddhisme, que les trois conciles, tenus l'un aussitôt après la mort du Tathâgata , non loin de Radjagrïha , l'autre cent dix ans plus tard à Vaiçâli ou à Patalipouttra, et le troisième quatre cents ans après le Nirvana, dans la capitale du Cachemire, sous le règne de Kanishka. La Biographie parle assez longuement du premier concile ; elle s'étend beaucoup moins sur le troisième ; et elle se borne à mentionner le se- cond^. Par bonheur les Mémoires comblent assez bien ces lacunes.

^ H. Stanislas JuSea, Mémoires de Hiott»R4k$iuig , pages sgS, Sog, 333, 353, 38&, Aog, etc., etc. * Journal des Stn€HU, cahier de février 1 856, page 85. -^ ' Voir, sur ces trois conciles, le Journal des SmaKU» cahier de fénier i856, p. 89.

76.

596 JOURNAL DES SAVANTS.

el ils présentent des renseignements étendus siur le troisième concile et surtout sur le second ^ En réunissant la Biographie aux Mémoires» on peut en composer une narration assez complète des trois assemblées qui ont successivement fixé le canon de Torthodoxie bouddhique. Tout ce qu'en rapporte Hiouen-thsang a été nécessairement tiré ou des docu- ments officiels du pays ou des traditions locales ; et ces deux sources d'informations ont chacune de la valeur, quoique cette valeur soit iné- gale.

On trouve encore dans les Mémoires certains détails historiques que

Ton chercherait vainement dans la biographie et qui ne laissent pas que d'avoir leur prix. Ainsi Hoeî-li , en parlant du royaume de Tchéka, que le pèlerin traverse après ceux de Râdjapoura et de Kach- mire, parle brièvement de ce royaume^ et ne s'y occupe que des cou- vents et d'une aventure assez fâcheuse oix le Maitre de la Loi, attaqué par des brigands, faillit perdre la vie. Dans les Mémoires, au contraire , il y a un long et très-curieux récit des troubles religieux qui ont long- temps agité cette contrée. Gomme on ne sait encore presque rien de l'histoire du bouddhisme dans les siècles qui ont suivi son apparition, et qu'on ignore surtout les persécutions dont il a pu être l'objet, avant celle qui le chassa pour jamais de llnde, ces renseignements, consignés dans les Mémoires de Hiouen-thsang, ont un intérêt tout particulier, bien qu'ils ne soient pas aussi précis qu'on pourrait le désirer. Les faits qu*il raconte « se sont passés , dit-il , plusieurs centaines d'années avant Té- tf poque actuelle. » Malgré cette indécision , nous n'en apprenons pas moins qu'un roi de Tchéka, nommé Mahira-Koula , conquérant des cinq Indes, expulsa les bouddhistes de toutes les contrées soumises à sa domination et essaya de les exterminer; qu'un roi duMagadha, nommé Bâlâditya, que Mahira-Koula n'avait pu soumettre, défendit contre it|i la religion pei*sécutée. Fait prisonnier dans une guerre malheureuse, Mahira-Koula doit la vie à l'intercession de la mère de Bâlâditya; mais bientôt il s'échappe et se réfugie dans le Kachemire , il usurpe le trône sur le roi qui lui avait donné asile, et recommence le cours de ses cruautés, qui paraissent avoir été vraiment monstrueuses '.

Il est évident que ce récit du bon pèlerin chinois renferme la vérité, et que les contrées qu'il cite ont été, à une certaine époque, le théâtre des plus violentes persécutions religieuses. Le bouddhisme n'a point été

' H. Slanislas Julien , Mémoires de Hwoen-lhiang, pages 106, 129 et surtout 3g8. -— * Idem , Histoire de la vie de Hiouen-thsang , page 96. * Mémoires de Hiomen- ihsang, page 189.

SEPTEMBRE 1857. 597

exterminé comme le voulait Mahira-Koula ; mais il aura beaucoup souf- fert tout le temps qu*a régné ce détestable prince.

Les renseignements que nous donnent les Mémoires de Hiouen- thsang, sur le royaume de Tchéka, ne sont pas les seuls de ce genre; et Ton pourrait en recueillir une assez grande quantité d'autres dans Tintérêt de Thistoire. Je n*ai signalé ceux-là que comme exemples.

En revanche , on trouvera dans les Mémoires peu de ces détails litté- raires qui, dans la Biographie, forment un tableau si animé et si vivant de f histoire du bouddhisme dans Tlnde, au moment le Maître de la Loi la visite. Le récit même des aventures personnelles de Hiouen- thsang, que les Mémoires suppriment par les raisons que nous avons dites, est très-instructif, et, si les Mémoires ne disent qu'un mot de la fameuse caverne du royaume de Nagarahâra, Ton voyait l'ombre du Bouddha, subsistante depuis plus de mille ans, il serait à regretter que Hoei-li ne nous en eût pas parlé ainsi quil la fait. Ce spectacle de la piété la plus superstitieuse est triste à certains égards, si l'on veut; mais cest aussi une partie de l'histoire de l'esprit humain; et, à ce titre, il mérite notre élude, et, jusqu'à im certain point, notre sympa- thie. Cette dévotion , tout aveugle qu'elle est, loin de diminuer Hiouen- thsang, le grandit au contraire; sans doute elle est ridicide; mais, si elle eût été moins ardente, le religieux chinois n'eût pas entrepris son voyage, et la postérité n aurait rien su de tout ce qu'il lui a révélé.

En terminant cette comparaison des Mémoires et de la Biographie de Hiouen- thsang, j'avoue que je persiste dans l'opinion que j'avais d*abord émise, et je trouve toujours que M. Stanislas Julien a bien fait de commencer par l'ouvrage le moins sérieux. Les Mémoires sont d'une lecture sévère et difficile; cette lecture est monotone, comme doivent l'être des documents officiels; elle est faite surtout pour instruire, et elle s'inquiète assez peu de plaire. Certainement pour des géographes, pour des historiens et même des statisticiens, elle est fort attachante, parce qu'ils y peuvent beaucoup profiter. Mais je doute que c'eût été une bonne introduction à la Vie de Hiouen-thsang, tandis qu'au contraire la Biographie est une introduction excellente aux Mémoires. Grâce à elle, on connaît le personnage qui les a rédigés; on sait à quelle occa- sion et au prix de quels labeurs cette collection de documents si divers et si instructifs, en même temps que si singuliers, a été possible. On comprend beaucoup mieu^ l'ouvrage quand on a vécu en quelque sorte avec l'auteur qui l'a composé. Je crois que M. Stanislas Julien a pris le sage parti, et qu'il a fait preuve d'un très-juste discernement en donnant le pas à l'œuvre de HoeMi sur l'œuvre de son maître. A vrai

598 JOURNAL DES SAVANTS.

dire, quand M. Stanislas Julien a commencé sa publication, il n'y avait guère que lui qui pût être juge, et décider du choix en connaissance de cause , attendu que lui seul possédait les deux ouvrages et pouvait les comparer. Aujourd'hui que, par ses heureux travaux, cette compa- raison est devenue facile à tout le monde, j'espère que tout le monde sera de son avis et du mien.

Nous rendrons compte du second volume des mémoires de Hiouen- thsang dès qu il aura paru.

BARTHÉLÉMY SAINT-HILAIRE.

NOUVELLES LITTÉRAIRES.

INSTITUT IMPÉMAL DE FRANCE.

ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS ET BELLES-LETTRES.

M. Boiflsonade , membre de TAcadémie des inscriptions et belles-lettres , est mort à Passy (Seine), le 9 septembre 1867.

M. Qaatremère, membre de T Académie des inscriptions et beUet-lettres. est morti Paris, le 18 septembre.

Ces deux grandes pertes , qui seront un sujet de deuil pour toute TEniope sa- vante, doivent être particulièrement ressenties par le Journal des Savants, dont H. Quatremëre était Vun des assistants, et dont H. Boissonade avait été Tun des auteurs. Nous publierons dans nos plus prochains cahiers une notice sur les travaux de chacun de nos deux illustres et regrettés confrères.

ACADÉMIE DES SCIENCES.

M. Largeteau, membre libre de l'Académie des sciences, est mort à Pouxauge (Vendée), le 11 septembre 1857.

ACADÉMIE DES BEAUX-ARTS.

M. le comte de Pradel, membre libre de TAcadémie des beaux-arts, est mort , le ao septembre 1867, k Villesavin (Loir-et-Char).

SEPTEMBRE 1857. 5W

LIVRES NOUVEAUX.

FRANCE.

Trac9S de boaddhisme en Ncrwége avant Vintroduclion da christianisme, par M. G. A. Hoimboe, professeur de langues orientales à l'université royale de Norwége. Paris, 1857, in-S"^, 74 pages, avec deux planches. M. Hoimboe a cru trouver des ressem- blances assez frappantes entre quelques monuments norwégiens et les monuments bouddhiques, et il a poursuivi cette comparaison sur les topes (hoûpas) des boud- dhistes et les haughs des anciens habitants de la Norwége , en analysant ces monuments dans leurs moindres détails et dans tous les accessoires qui dordinaire les accom- pagnent. Ce serait certainement une découverte fort neuve que celle du bouddhisme se répandant au nord de TEurope dans les siècles qui ont précédé ou qui ont suivi immédiatement Tère chrétienne. Nous ne savons si M. Hoimboe a bien complet tement démontré cette thèse; mais les rapprochements qu*il signale sont curieux, et il n^est pas sans utilité de les étudier.

Les Ennéades dePlotin , chef de Técole néoplatonicienne , traduites pour la première fois en français, accompagnées de sommaires, de notes et d^éclaircissements, et précédées de la Vie de Plotin et des principes de la théorie des intelligibles de Por- phyre, par M. N. Bouiilet, conseiller honoraire de TUniversité, inspecteur de Ta- cadémie de Paris, tome I". Paris, librairie de L. Hachette et C^, 1867, î°*^* ^^ GXxxiv-548 pages. C*est un grand service que M. N. Douillet vient de rendre aux études phUosophiques en entreprenant la tâche ardue de traduire en français les Ennéades de Plotin. Jusqu*à présent, on ne les connaissait guère dans notre langue que par le petit traité du Beau , traduit par M. Anquetii , et par les morceaux choisis qu*en a donnés M. Barthélémy Saint-Hilaire voilà douze ans. Plotin est cer- tainement un des auteurs les plus difficiles à comprendre à cause de la négligence systématique qull apporte k son style et que nous a expliquée son disciple Por- phyre, à cause de Tobscurité profonde de ^es idées, et à cause, enfin, du siècle et du pays il écrit, vers la fin du m* siècle, à Alexandrie en Egypte. Plotin est comme on sait, le chef de la seule école mystique qu ait produite l'antiquité. Il fonda le néoplatonisme et Téclectisme alexandrin , qu*on peut regarder comme la dernière lueur de la philosophie grecque et du paganisme expirant; et ce syncré- tisme s*inspire à la fois de Platon, qu*il regarde cooome son maitre, d*Aristole et de tous les systèmes antérieurs, en les mêlant, pour surcroit de confusion, à des tradi- tions orientales dont la vague et déplorable influence redouble encore les ténèbres naturelles de tout mysticisme. 11 est donc excessivement difficile de comprendre et de traduire Plotin. M. N. Bouiilet s'est préparé à cette rude besogne par les plus fortes et les pins persévérantes recherches. Ce premier vcdume que noa^ avons sous les yeux en porte la trace la plus éridente et la plus utile : longue et très-solide préface; notice bibliographique exacte et complète; annexes propres à mieux faire comprendre les théories de Plotin; sommaires. Vie de Plotin par Porphyre; notes érudites et perpétuelles; éclaircissements de tout genre; M. N. Bouiilet n a rien négUgé, et tous ses soins nous ont paru aussi heureux qualtentib. Conmie intro- duction à la iloctrinc de Plotin, M. Eugène Lévèque, jeune professeur de philoso-

600 JOURNAL DES SAVANTS.

Shie plein de talent et de zèle, a joint au lirre de M. N. Bouillet divers morceaux e Porphyre, d'Aramonins et de Nuniénins. Nous sommes heureux d'annoncer au monde savant une nouvelle aussi bonne et aussi inallendiieque celle de la traduction de Plolin par M. N. Bouillet.

Mémoires do l'Institut impérial de France, Académie des inscriptions et helles-letlreg , tome XXI*, seconde partie. Paris, Imprimerie impériale, 1857, ^"'^* ^^7 P^jS^' On trouve au commencement de ce volume d'importantes recherches de M.Gui- gniaut sur les mystères de Cérès et de Proserpine et sur les mystères de la Grèce en général. Ce travail comprend : 1' un premier mémoire intitulé : deVHymne fco> mérique à Déméter (Cérès), et de son rapport avec les mystères d'Eleusis, lesin rites et les dogmes qui pouvaient y être enseignés ; a* un second mémoire sur les mystères de la Grèce et les mystères d'Eleusis en particulier. Ce second mémoire est divisé en quatre sections. L'auteur, après une revue critique préliminaire des

Srincipales opinions modernes sur les mystères, leur origine et leur histoire, traite es mystères considérés en eux-mêmes, spécialement de ceux d^Éleusis, de leur nature, leur portée, leur influence morale et religieuse; il examine les docaments nouveaux fournis à l'histoire des mystères d'Eleusis par les Philosophamena aUri- bués à Origène, et énuraère les monuments figurés qui se rapportent aux mystères d'Eleusis et, en général, au culte de Cérès et de Proserpine. Deux mémoires de M. Natalis de Wailly complètent le volume : le premier a pour titre : Reeksrchêi sur le Systems monétaire de saint Louis; le second traite des vanations de la livre tour- nois depuis le règne de saint Louis jusqu'à rétablissement de la monnaie décimale. Esquisses historiques sur Afoscou et Saint-Pétenhourg , à l'époque du couronnement de l'empereur Alexandre II, par M. A. Regnauit, archiviste du conseil d*État, etc. Paris, P. Bertrand, rue de T Arbre-Sec, n* aa, iSSy, in-8* de 3o8 psges. U. A. Regnauit, à qui on doit une Histoire du conseil d' Etat et un Voyage en Oriônt, vient de pubh'er ces esquisses , il a eu le talent de dire agréablement des obosee peu connues et d'en faire savoir un bon nombre qui étaient tout à fait ignorées. Il nous peint la Russie telle qu*il l'a vue au sacre d'Alexandre II , belle et majestueuse , avec ses usages antiques qui n'ont pas plus changé que son calendrier.

TABLE.

P-gtt.

PGiosuîre du centre de la France, par M. le comte Jaubert; 2* DlctioDnaira étymologique de la langue wallone, par M. Ch. Grandgagnage. (1" article de M. Litu^.) 537

Nouvdles recherches sur la division de Tannée des anciens Égyptiens. (5* et der- nier article de M. Biot.) .' 549

Mémoires pour servir à f histoire de fAcadëmie royale de pcinlure et de scalp- ture, eic; Mémoires inédits sur la vie et les ouvrages des membres de TAca- démie royale de peinture et de sculpture, etc. (6* et dernier article de M. Vitet.) 501

Vmces des pMcrins bouddhistes, etc. (3* article de M. Barthélémy Saiot-

iiiîaire.) 584

Honvelles littéraires 598

PIN DE LA TABLE.

JOURNAL

DES SAVANTS

OCTOBRE 1857.

Tables de la Lune y d'après le principe newtonien de F attraction universelle, par P. A. Hansen, directeur de V observatoire ducal de Gotha, i vol. in-4^ de 5i i pages , publié aux frais du Gou- vernement britannique . Londres « 1 8 5 7 .

PREMIBR ARTICLE.

Voici un ouvrage d*une étendue considérable , tout composé de nom- bres. Sa confection a exigé beaucoup d'années de travail, et d'immenses calculs. Pour aider à l'exécuter, l'assistance de deux Gouvernements, appartenant à des nations différentes, le Danemark et l'Angleterre, a été successivement accordée à un habile mathématicien doué d*une in- fatigable patience. Une guerre coûteuse ayant interrompu les secours que le premier lui donnait, le second les lui a géi^éreusement continués. Puis, quand l'œuvre de la science a été accomplie, ce même Gouverne- ment en a effectué à ses frais la publication, qui autrement aurait été impossible; et aujourd'hui, il office ce volume en présent à toutes les institutions savantes du monde civilisé , même aussi à de simples parti- culiers qu'il juge pouvoir en faire un utile usage. Quel est donè Fobjet de cette entreprise? Et en quoi est-elle assez importante pour avoir mérité des protections si continues , comme si puissantes ? Le titre seul du livre le dit, à ceux qui en comprennent la portée. Mais combien petit en est le nombre! Les sciences sèment, produisent, et la société récolte ; bien souvent sans connaître, sans soupçonner, ce qu'il a fallu d'efforts de

77

602 JOURNAL DES SAVANTS.

pensée, et de travaux secrets progressivement perfectionnés pendant des siècles, pour préparer, et mettre à son usage, les bienfaits dont elle joidt. Elle admire les conquérants qui ont ravagé le monde. Elle entoure leur souvenir d*une auréole de ^oire ; et rarement sait-elle les noms de ceux qui ont usé leur vie pour elle, en travaillant à étendre les connaissances et le pouvoir du génie humain 1 Gicéron , questeur en Sicile , racontant quil a découvert le tombeau d*Ârchimède , Tappelle hamilem homancalaml Hamikm homunculam e radio etpulvere excùaho^. Combien d'autres, au- tant ou plus élevés dans les dignités publiques, n*ont pas su qu*Archi- mëde a existé. Mais qu'importe ce dédain, ou cette ignorance? connus ou inconnus, ces scrutateurs de la nature, qu'un souffle divin anime, se succèdent, et poursuivent leur voie, d*âge en âge. Il vient un temps, et ce temps est venu, les sciences q[u*ils ont créées rendent à la so- ciété de si grands, de si nombreux, et de si éclatants services, que partout, en Amérique ainsi qu'en Europe, les Gouvernements édaurés et prévoyants, s'empressent, se font honneur de les aider à les produire. Tel est l'intérêt qui s'attache au volume que nous annonçons, n est Tins* trument abstrait d'un de ces plus surprenants miracles de la science. Un navire est jeté sur l'Océan, à mille lieues de toutes côtes, ne voyant que les eaux et le ciel. L'homme qui le monte, va déterminer sur cette immensité uniforme, la position absolue du point imperceptible U se trouve; et la précision de son calcul sera telle, que, du haut des mâts de son navire , l'horizon que sa vue découvre s'étendra presque aussi loin , ou plus loin même que ne pourrait s'étendre son erreur. Ainsi, la côte la plus proche qui lui offrira un port pour s'abriter, ou qui lui opposerait des récifs sur lesquels il irait se perdre , lui deviendra sen- sible par l'intelligence avant de la voir. Comment s'est-il donné cette puissance d'intuition que ne lui avait pas accordée la nature? Par quels actes de ses sens et de sa pensée parvient-il à l'exercer? Voilà autant de mystères que l'on aimera sans doute à connaître.

C'est dans les positions rapidement changeantes de la lune sur le contour du ciel que le navigateur trouve les signaux qui le mettent à chaque instant en rapport avec tous les autres points connus du globe terrestre. Ce sont les tables des mouvements de cet astre , incessamment perfectionnées par les travaux réunis des géomètres et des astronomes , qui lui donnent cette perception anticipée des terres encore invisibles ; non pas au moyen d'un emploi immédiat qui demanderait trop de temps et de science, mais par Tintermédiaire d'éphémérides ou almanachs lu-

> Gc. Tascul lib. V, S a3.

OCTOBRE 1857. 603

uaires que Ton en déduit, et que tous les Gouvernements maritimes font calculer plusieurs années à lavance, pour qu'il puisse s'en munir quand il entreprend des voyages de long cours. Il n*a plus qu*à s*en appliquer les résultats par ses observations actuelles, partout il se trouve trans- porté. Conunent le peut-il? cest ce qui me reste à dire.

Dans un autre volume de ce journal, année i&lik^ j'ai décrit avec détail les instruments, les procédés d'observation, et les méthodes de cdcul, que l'on emploie aujourd'hui, soit à terre, soit à la mer, pour déterminer à chaque instant les positions apparentes des astres , telles que les verrait directement un observateur placé au centre de la terre, si f atmosphère n'existait pas. Prenant donc tout de suite des résultats d'ob- servation ramenés à ce cas idéal , j'en ferai l'application à la lune. Tout le monde a pu remarquer que , d'un jour à l'autre , cet astre comparé aux étoiles fixes, éprouve parmi elles des déplacements considérables. Ce mou- vement qui lui est propre, est tel, qu'en vingt-quatre heures, elle décrit, d'occident en orient, sur le contour du ciel, un arc dont l'amplitude moyenne surpasse treize degrés sexagésimaux ; tandis que, durant le même temps , le soleil par son mouvement propre décrit dans le même sens moins d'un degré , et les planètes un arc bien plus petit encore. La dis- tance apparente de la lune au soleil , ainsi qu'aux planètes et aux étoiles qui se rencontrent sur sa route, change donc sans cesse à raison de ce transport; et la rapidité de ses déplacements devient surtout manifeste, quand on la suit avec des instruments qui peuvent y faire apprécier de petites fractions de degré. Considérons maintenant un navigateur muai de pareils instruments , construits avec les artifices nécessaires pour qu'ils puissent lui servir à mesurer les hauteurs apparentes des astres au-dessus de l'horizon , et les arcs célestes compris entre eux , aussi commodément et presque aussi exactement que s'il était à terre. Munissons-le aussi de montres marines, dont la marche constamment suivie , etramenée à une uniformité idéale par des observations astronomiques réitérées tant de nuit que de jour, lui donne la mesure exacte des intervalles de temps, et lui indique à chaque moment le temps solaire absolu , ou ïheure qail est, à son bord. Ainsi outillé, il déterminera directement, sans autre secours, la distance actuelle du pôle visible à son zénith, ou sa latitude. Celle-ci portée sur les cartes nautiques , ou comparée aux tableaux im- primés qui contiennent la liste de tous les lieux du globe dont la po- sition a été déjà déterminée astronomiquement, lui fera connaître le pa- rallèle terrestre sur lequel il se trouve, et il lui restera seulement k savoir quel point il occupe sur ce parallèle. C'est à quoi la lune va lui servir. A un moment quelconque il peut la voir, soit la nuit, soit le

77-

604 JOURNAL DES SAVANTS.

jour, il mesure la distance apparente de son bord éclairé, k quelque étoile connue, à une planète ou au soleil; et de là, par des réductions mathématiques qu'il a apprises, il conclut la distance angulaire vraie des centres des deux astres, telle qu*on la verrait directement du centre de la terre , à cet instant que sa montre marine lui a marqué au temps du bord. Supposez que par un hasard heureux, un astronome établi dans quelque observatoire fixe, à Paris , Greenwich, ou Washington, ait justement déterminé cette même distance centrale, en notant aussi rheure solaire absolue qu^il comptait sous son méridien propre , quand elle sest réalisée. Supposez encore que, par un art magique, il trans- mette aussitôt cette heure au navigateur. Elle sera différente de celle du bord; et, se rapportant à un même signal céleste instantané, la dif- férence convertie en arc, fera connaître à celui-ci, Tangle compris entre son méridien local et le méridien de lobservatoire fixe, ou sa longitude comptée de ce lieu connu. Cette longitude étant portée à partir de sur le parallèle terrestre il sait être, achèvera d*y marquer sa position précise. Reste à trouver Tobservateur toujours prêt à faire Tobservation coiTespondante , et le magicien toujours prêt à la transmettre.

L*un et f autre se créent artificiellement, par le pouvoir de la science abstraite. Dans les pays qui ont de gi*ands intérêts maritimes, et qui se font une gloire nationale d assurer le salut de leurs navigateurs par leurs lumières propres, la France, l'Angleterre, les États-Unis d'Amérique, ce soin est confié à une institution spéciale, dirigée par une ou plusieurs personnes versées dans les théories mathématiques et astronomiques , ayant sous leurs ordres un personnel plus ou moins nombreux de calcu- lateurs pratiques , comme sont les commis de la banque ou du trésor, pour ces deux établissements. Prenons la France pour exemple. Le bu- reau des longitudes y est chargé par une loi de cette direction. Ayant choisi pour base du travail les tables de la lune estimées les plus exactes , on lait calculer plusieurs années k Tavance pour chaque jour et chaque nuit, de trois heures en trois heures, les distances angulaires de la lune au soleil, ainsi quaux planètes et aux principales étoiles, qui à ces jours- ne se trouveront pas absorbées dans la lumière solaire. Les instants ces distances calculées se réaliseront d après la table théorique, sont notés en temps de Tobservatoire de Paris. Le navigateur muni de ces tables avant de quitter la terre, y trouve, pour chaque jour, des distances lunaires, entre lesquelles celles quil observe se trouvent comprises; et comme ces distances théoriques sont assez rapprochées pour que le déplacement de la lune entre deux consécutives puisse être considéré conune sensiblement uniforme , il conclut l'heure de la correspondante

OCTOBRE 1857. 605

exacte par une opération arithmétique très-simple, que Ton appelle une interpolation. Ainsi, tant que les éphémérides de la lune, qu'il a «nportées , demeurent applicables , elles réalisent pour lui la fiction que nous avions imaginée, d'un astronome lointain toujours prêt à obseiTcr au même instant que lui , et pouvant lui transmettre aussitôt l'heure solaire que Ton compte alors à la station fiie. Posséder ou ne posséder pas un trésor pareil , dans un voyage de long cours , est , pour le navigateur une question de vie ou de mort^

Ces éphémérides lunaires font partie des recueils que l'on appelle , en France, la Connaissance des temps, en Angleterre et aux Etats-Unis d'Amérique, le Nautical Almanac. On y insère encore beaucoup d'au- tres données astronomiques calculées aussi à l'avance, d'autant plus nombreuses et s'appliquant à des prévisions plus éloignées, selon la quotité de fonds que chaque Gouvernement y consacre. En général, k confection, l'étendue et la publication de ces recueils dépendent d*un seul ressort : l'argent. Les deux pays les allocations les plus considérables sont accordées, pour ce but d^utilité, à la fois maritime et scientifique, sont l'Angleterre et les États-Unis.

Par l'exposé qui précède , on voit que l'évaluation des longitudes en mer, au moyen des distances lunaires, se fonde sur deux opérations, dont l'exactitude y est également nécessaire. Elles consistent à déter- miner les heures solaires absolues, vraies ou moyennes, que l'on compte à bord et dans l'observatoire fixe choisi pour point de départ, au mo- ment où chaque distance se réalise dans le ciel. La première de ces déterminations s'effectue pratiquement par le navigateur, avec d'autant plus de précision qu'il y emploie de meilleurs instruments. La seconde s'effectue théoriquement par le calcul, d'après les tables lunaires^ avec une exactitude proportionnée à leur justesse. L'idée de la méthode est en elle-même fort simple et on l'a de très-bonne heure imaginée^ Mais,

* Voyez à ce sujet la singulière négocialion qui eut lieu dans un port de la mer Pacifique, entre les commandants de deux navires qui avaient épuisé leur appro- visionnement de Nautical Almanacs, et le capitaine Basile Hall, qui, parti plus récemment cl*£urope, s*en trouvait encore pourvu. (Journal des Savants, année i844 , p. àSi.) * Elie 9e présenta aux astronomes dès le commencement du xvi* siècle. Apîan , professeur de mathématiques à Ingolstadt parait avoir été le premier qui, dans un Iraité de cosmographie publié en 1 524 1 proposa Inobservation des distances de la lune aux étoiles, comme un moyen de déterminer les longitudes. Gemma Frisius reproduisit la même proposition en 1 53o dans un ouvrage également de cosmo- graphie , il enseignait a réaliser graphiquement Topération sur un g^obe. Kepler recommanda aussi ce mode de déterminalion des longitudes en i5a7, dans ses Tables Rudolphines. Il Alt de nouveau mis au jour et réduit en méthode maihéma-

«06 JOURNAL DES SAVANTS.

pour apprécier lutilité dont elle peut être , et savoir à quelles die est pratiquement applicable , il faut se rendre compte de l'influence que les erreurs conunises dans les deux opérations qui la composent doivent avoir sur la position estimée du navigateur. Cette appréciation est l'objet d'une note mathématique que je dois à l'obligeance de mon ami M. Caillet, examinateur de la marine. Je la rapporte au bas de cette page ^; j'en présenterai seulement ici le résultat général.

tiqne en i634 par Morin professeur de mathématiqaes an Collège royal, qui en fit le sujet d'oQ traité spécial, et le présenta comme de son inyentioa ao ^wrlîw^t de Richdieu, lequel le ût examiner par une commission de savants « du nombre desquds était Pascal. La conmiission reconnut que la méthode proposée était bonne, mais que Tidée nen était pas nouvelle, et que les tables de la lune usitées alors étaient trop imparfaites pour qu*on pût rappliquer. Celte diflBcullé trop réeQa ne fat levée que par l'apparition des tables de llayer. Lacaille, dans son voyage au cap de Bonne-Espérance, constata alors Tutilité pratique de la méthode* la perCeo» tionna, et dans Tintroduction k ses éphémérides, de 1765 i 1765 il proposa d*en faciliter Tusage, en publiant pour les marins, sous le titre d'iUmanoeks nautiqum, des taUes Ton trouverait d'avance les distances de la lune aux principales étoiles toutes calculées d'avance de Quatre heures en quatre heures, ou pour des inter- valles de temps moindres. Masxeline , ayant eu aussi Toccasion de répéter les mêmes épreuves, daîns un voyage qu'il fit à Sainte-Hélène en 1761, adopta l'idée de La- caille, et fit depuis lors insérer les distances lunaires calculées de trois heures en trois heures, dans le recueil anniiel devenu depuis célèbrcsons le titre àeNauiicai Almanac, dont le premier volume parut en 1767. Lalande en iTjA obtint qne l'on transportât dans la Connaisionce des temps ces tables ang^ises de distances, Tasage n étant pas encore venu de donner aux astronomes Grançais les secours d'ar- gent que le bureau des longitudes d'Angleterre accorde à l'astronome royal pour payer des calculateurs dont il n*a qu'i diriger et vérifier le travail. On a depuis mstitué en France le même genre ae dépenses, dans des limites proportionnées à Tntilité que le Gouvernement leur suppose. Tout ceci o£Bre un exemple du travail incessant qne les sciences ont k fidre pour transformer leurs conceptîoDS abstraites en ap[^cations.

* Influence de Verrear d'une distance lunaire sur la longitude du nuvire.

Soient Z le zénith , H 0 Thorizon , B le lieu apparent du centre de la lune , B' son lieu vrai, A le lieu apparent du centre du second astre. A' son lieu vrai.

OCTOBRE 1857. 607

Les distances lunaires, comme tous les arcs de grands cercles cé- lestes, s'évaluent en parties appelées degrés, minutes et secondes, que je supposerai appartenir à la division sesiagésimale de la circonférence.

Nommons A la distance apparente des centres déduite de Tobservation,

A' la distance vraie correspondante,

S Terreur dont la distance A est aflkctée,

S' Terreur résultante sur A'; Nous aurons AB = A -4- 8 , A'B' «= A' -♦- 8', et si Ton appdle

h la hauteur apparente BO du centre de la lune,

&' sa hauteur vraie B'O,

a la hauteur apparente AO du second astre,

a' sa hauteur vraie A' 0 , Les deux triangles ZA'B' et ZAB donneront

000 ( a' -4- ^) sio a' sin fr' cos ( A -4- ^) un a sin b

COSZ «= ; r-, ■= r

cosa 00s 0 cosa ooso

D Ton tire, en développant la valeur de 8' suivant les puissances croissantes de 8 et en se bornant au terme du premier ordre ,

stnA cosa 00s 6' sin A cos a cos fr

. Par suite, V diffère très*peu de 8; c'est-à-dfre que Terreur de la distance appa- rente se reporte en entier sur la distance vraie.

Pour obtenir Terreur y qu*elle produit sur Theure de Paris ou , sur ia longi- tude , représentons par D la variation en 3 heures , des distances données par les éphémérides ; nous aurons proportionnellement

Les valeurs de D oscillent entre les limites extrêmes 1* 17' et 1* 55', selon les phases de mouvement la lune se trouve. On aura donc entre ces limites :

erreur y > 45* ^ , et < 45*

1-55' i'i7

c*est-à-dire j >>a38et<::35 8. (Voyez le Traité de navigation de M. Caiilet, n*3ii.)

Supposons, par exemple 8 = So"; il viendra j^ >> 1 1',5 et < i7',5

= ao* > 7',7...<: ii',7

= 15" > 7',7...<: 8',7

Nous sommes en droit d^admettre que Terreur de la longitude ne devra jamais dépasser 1 5' environ , quand les observations seront fiâtes avec soin. De résulte le tableau inséré dans le texte , indiquant la plus forte erreur dont la position du navire peut être affectée dans le sens parallèfe à Téquateur. [Not^ âê Jlf. CaUht.)

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JOURNAL DES SAVANTS.

Chaque minute d erreur dans Tévaluation théorique ou pratique d'une de ces distances, se reporte agrandie sur b longitude qui s*en déduit; et , selon la phase de mouvement la lune se trouve , Terreur résul- tante varie de a 3' à 35'. Si le navire parcourt Tëquateur terrestre, chacune de ces minutes d*arc produit sur sa position une différence dun mille marin, dont trois composent une lieue marine de vingt au degré. Il en résulte donc un déplacement total de a3 à 35 milles, ou en lieues de 7 j à 1 1 y. L'effet est moindre sur des parallèles moins distants du pôle , mais je prends Téquateur pour exemple. Qr, les pre- mières tables de la lune calculées par Haiiey d'après b théorie de Newton comportaient des erreurs qui allaient jusqu'à sept ou huit mi- nutes ; ce qui entraînait sm^ la longitude équatoriale des déplacements de soixante à quatre-vingt-dix lieues. Les erreurs des distances optique- ment mesurées à la mer, au moyen des instruments qu'on avait alors n'étaient guère moindres. Avec des procédés théoriques et pratiques aussi imparfaits, l'évaluation des longitudes à la mer par la mesure des distances lunaires , bien loin d'être utile , aurait été pleine de dangers. Voici maintenant ce qu'est devenue cette méthode après un inter- valle de 1 5o années. Aujourd'hui, on peut généralement admettre que l'erreur de la longitude évaluée à la mer ne dépassera pas 1 5' quand les observations auront été faites avec soin. L'erreur qui en résultera sur la position du navire dans le sens du parallèle qu'il décrit, se voit dans le tableau suivant :

L4T1TUDE

ou ■■Tin>

ERREUR COMMISE •w

LA FOfITIOa DO HATimi d«ai !• MOI an pânlUk.

0^

30' 40* 50*

70» 80*

] 5 milles. 14,5 13,0 11,5

9,6

7.5

5,1 «.6

OCTOBRE 1857. 609

Ainsi le navigateur intelligent ne se trompera pas de plus de cinq lieues marines sur la distance de la terre, vers laquelle il marche. Il pourra donc toujours la prévoir d assez loin, et de beaucoup plus loin, quil ne lui est nécessaire pour n en être pas surpris.

Comment un si grand progrès a-t«il pu être obtenu en si peu de temps? Il a été le résultat des efforts incessants qui ont été faits durant ces 1 5o années pour amener à un même degré de suprême exactitude, les instruments d'observation employés à la mer, et les théories ma- thématiques par lesquelles les mouvements de la lune peuvent être numériquement calculés. Ce caractère de perfection a été assez promp- tement atteint pour les instruments. Mais les tables lunaires ont été bien plus lentement améliorées, sans quon puisse encore aujourd'hui les croire parfaites. Et il ny a pas lieu d'en être surpris, parce que cette seconde partie du problème est incomparablement plus difficile que l'autre.

L'usage auquel on les destine, c'est de prédire longtemps à l'avance la position que la lune occupera dans le ciel, à telle heure quelconque de l'observatoire fixe pour lequel on les établit. Or le mouvement propre de la lune est extrêmement variable. Les astronomes qui se sont appliqués à le suivre pendant plus de vingt siècles , depuis Hip- parque jusqu'à Tycho, ont pu seulement constater par l'observation quelques-unes de ses inégalités les plus considérables. Une foule d'autres, moins sensibles et dont les lois sont plus complexes, ont échappé à leur sagacité, comme à leurs instruments. Il aurait été à jamais impos- sible de démêler cette multitude de phénomènes enchevêtrés, si Newton n'avait pas découvert qu'ils ont pour cause unique et commune la force universelle qui fait graviter tous les corps planétaires les uns vers les autres, avec une énergie proportionnelle à leurs masses, et in- verse du carré de leurs distances mutuelles. En vertu de cette loi générale, le mouvement de circulation de la lune autour de la terre, est perpétuellement troublé par les attractions d'intensité inégale que le soleil exerce sur ces deux corps, aux diverses distances ils se trouvent de lui. L'orbite lunaire se présente ainsi à nous comme une ellipse, qui, toujours agitée dans des limites prescrites, change à chaque instant de forme , de grandeur, de direction , de position dans l'espace , et quj est décrite par un mobile dont la vitesse , sans cesse variée , éprouve des intermittences continuelles de retardement ou d'accélération. On conçoit qu'un mécanisme si complexe ne pouvait être pénStré qu'au moyen d'une application très-profonde du calcul. C'est en cela que con^^ siste le fameux problème des trois corps, qui a tant occupé les géomètres

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610 JOURNAL DES SAVANTS.

du xviii* siècle. L'analyse mathématicpie n'était pas assez avancée au temps de Newton pour qu'il pût l'embrasser dans son ensemble. Mais , guidé par la connaissance de la cause physique d'où résultent tous ses détaib , il l'attaqua par parties avec une puissance d'intuition infinie ; et non-seulement il put déduire ainsi de la théorie les principales in^a- lités déjà reconnues par les astronomes, sauf une, appelée févectiont mais il en mit au jour un grand nombre d'autres, plus cachées quoique non moins réelles, dont l'observation seule n'aurait pas pu faire dis- cerner la nalure , ni même soupçonner l'existence.

£n réunissant ces découvertes, aux constructions empiriques dHorrox sur le mouvement de l'apogée lunaire , que lui-même n*avait pas pu tirer de son calcul , Newton en composa un ensemble qu^il cooununiqua à Whiston son suppléant au collège de Cambridge, et celui-ci le pu- blia dans ses Prœlectiones astronomicœ sous le titre de Theoriahum newto- niana. La communication est datée du ag novembre i yo3. Ce Whiston était un géomètre médiocre, d'une imagination très-ardente. En 171 3, il prévalut assez sur la timidité naturelle de Newton, alors flgé de 8 1 ans, pour obtenir de lui qu'il appuyât de son nom près de la chaaibre des communes , un projet de biU tendant à proposer une récompense publique pour la mesure des longitudes en mer, soit par les distances lunaires ou d'autres procédés astronomiques, soit par la confection de montres qui pussent toujours marquer à bord l'heure actuelle du lieu de départ. Le bill passa à l'unanimité , et la récompense proposée fut magnifique, s élevant à 20,000 livres sterling (5oo,ooo francs) si la longitude était obtenue avec une erreur moindre qu*un demi-degré de grand cercle terrestre, et à 1 5, 000 ou à 10,000 si Texactitude de la détermination atteignait seulement un tiers de d^;ré ou un degré. Ce bill , adopté peut-être sans de bien sérieuses espérances . eut un grand retentissement et d'immenses effets. La France, la Hollande proposèrent des encouragements analogues. Mais la mécanique pratique se trouva mieux préparée que la science du calcul à en profiter.

Encore ce triomphe de l'art ne fut-il obtenu qu'après beaucoup d'es- sais, où les difficultés du problème, successivement révélées par l'expé- rience, faisaient chercher et découvrir à mesure les moyens d'y remé- dier. Les premières montres reconnues propres au service de mer forent construites entreles années 1726-1763 par l'artiste anglais Harrison ; et le d^ré d'exactitude il les amena , lui valut du pariement une récom- pense de 1 0,000 livres sterling, la moitié du prix total, le reste étant réservé pour l'avenir. Les artistes firançais ne tardèrent pas & marcher avec succès dans la même voie, en y apportant des inventions qui leur

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étaient propres. De 1761 à 1778 Ferdinand Bertboud, de 1763 à 1 764 Pierre Leroi, construisiitnt des garde-temps , dont rexceilence fiit constatée dans plusieurs voyages maritimes, ordonnés expressément pour les éprouver. Grâce à ces rivalités paisibles, l'horlogerie de pré- cision se perfectionnant toujours, a rendu aujourd'hui ce genre d'ins- truments d'un usage général dans la grande navigation.

La détermination des longitudes , par la mesure et le calcul des dis- tances lunaires , exigea beaucoup plus de temps pom* être rendue pra- ticable. Il s'écoula plus de quarante années , depuis Newton , avant cpie Tanalyse mathématique fut devenue assez puissante pour embrasser dans son ensemble le problème des trois corps, dont le système formé parle soleil, la terre et la lune, est un cas particulier. Vers 1 7&7, Eu- 1er, Clairaut , d' Alembert , Tabordèrent simultanément , chacun à Tinsu des deux autres; et si, dans ce premier effort, ils n'en donnèrent pas des solutions numériques absolument complètes , ce que l'on n'a pas aujourd'hui encore, ils établirent la méthode générale par laquelle on peut le résoudre dans son abstraction mathématique. Les deux géo- mètres firançais l'ayant surtout envisagé dans son application au mou- vement de la luné, on vit dé(k)uler de leur théorie, non-seulement les inégalités de ce satellite que Newton avait'déjà dérivées du principe de l'attraction , mais un grand nombre d'autres, particulièrement l'évection et le mouvement de l'apogée , qu'il n'avait pas su en déduire. Clairaut tira de ses recherches des tables de la lune entièrement fondées sur ce prindpe; et en 1750 il les adressa à l'Académie de Saint-Pétersbourg elles remportèrent le prix qu'elle avait proposé pour un pareil tra- vail. Depuis, il s'appliqua encore à les perfectionner; et en 1768 il en publia une édition nouvelle les résultats théoriques se rapprochaient beaucoup plus des observations. De son côté Euler, témoin du succès de Clairaut et de d'Âlembert en 1 767, ne renonça pas à partager l'honneur que promettait une application si importante , dont la solution qu'il avait donnée du problème des trois corps , préparait tous les éléments. Elle était spécialement appropriée au système formé par le Soleil , Jupiter et Saturne. En adaptant ce cadre au système plus restreint qu'il lui fal- lait considérer, il en vit presque inunédiatement ressortir le mouvement des nœuds de l'orbe lunaire , et les inégalités de son inclinaison sur l'écliptique ; puis, continuant de s'attacher à cette recherche avec son habileté, et son ardeur infatigable , il put dès lySS, la présenter entiè- rement embrassée , au point de vue mathématique dans un traité spé- cial qu'il intitula Theoria motas lunm, œuvre admirable par la gêné ralité et la netteté de l'exposition , par la spécification précise dès

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612 JOURNAL DES SAVANTS.

particularités, des difficultés propres au problème, et à laquelle il ne tait plus que d'appliquer des nombres ^ Illefit pins tard. Mais lui, et ses deux illustres rivaux, notant pas eux-mêmes astronomes, ne pouvaient appuyer, éprouver leurs calculs, que sur des observations peu nombreuses, qui leur étaient communiquées, sans qu*il leur fût possible d'en apprécier Texactitude. Ce complément de connaissances pratiques fut apporte A leurs travaux par Tobie Mayer, rare génie, enlevé trop tôt aux sciences à l'âge de trente-neuf ans. Mathématicien assez profond , non-seulement pour comprendre les formules des géomètres, mais, au besoin pour les étendre ouïes rectifier, expérimentateur habile, et observateur sagace , il réunissait en lui tous les genres de talents qui composent un savant complet. S'appuyant sur les formules d'Euler, il en détermina tous les éléments numériques par ses observations propres, avec l'adresse d'un astronome consommé. Il les disposa dans Tordre le plus commode pour les calculs pratiques; et il en composa ainsi des tables de la lune qu*il adressa en iy55 au bureau des longitudes de Londres pour concourir au prix proposé. L'illustre Bradley, alors astronome royal , fut charge de les éprouver par l'observation. Il les trouva tout d'abord fort supë^ rieures à celles que l'on possédait; et, après y avoir introduit quelques légers changements de forme qui en rendaient l'usage plus exact, il déclara que i loo observations auxquelles il les avait comparées, n'y avaient pas décelé d'erreur plus forte qu'une minute de degré, ce qui était une limite de précision presque inespérée alors. Il n'hésita donc pas à les recommander aux commissaires de l'amirauté comme devant être d'une grande utilité pour la navigation. Cependant Mayer voulut les améliorer encore, en perfectionnant les données d'observation sur lesquelles il les avait établies. Il inventa aussi un instrument qui devait faciliter leur application à la mer, en y rendant les mesures des dis- tances lunaires infiniment plus précises qu'elles ne l'avaient été jus- qu'alors, sans les rendre plus malaisées à obtenir. C'est, à peu de chose près, le cercle de réflexion, dont Borda a très-avantageusement propagé l'usage parmi nos marins'. Ces travaux de théorie, et de pratique inven-

' Péter^bourg, 1753, in-8*; ccst, je crois dans cet ouvrage que Ton Irouva It première trace du procédé de la variation det constanfei arbitraires, devena depuis d*ua usage si général dans la mécanique céleste. A la page 13, S 8, Euler consi- dère tour à tour la longitude du nœud et Tinclinaison de Torbile comme sîmnlla» oément comlanls et comme simultanément variables dans Téqualion Irigonomé- trique qoiles unit, et il obtient ainsi la relation analytique qui He Tune à rautreJea vanations instantanées de ces deux éléments. 'Le pnncipe du perfectionne- ment coosidérabie qui fut apporté aux observations des marins par rinvention de

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ûve^ qui devaient être si utiles à toutes les nations du mondé, occupé-: rent exclusivement les derrières années de Mayer. U s y appliqua sans relâche, au milieu des chagrins et des tourments causés par la guerre qui avait envahi le Hanovi^e, et fait de son observatoire un magasin mi* litaire. U mourut à cette tache en 1761, laissant deux exemplaires cor- rigés de ses tables de la lune. Sa veuve les adressa au GourernemenC anglais qui en ordonna la publication et accorda, en deux fois, une récompense de 5ooo livres sterling (laSooo francs) aux héritiers de Tauteur. Eùler, dont les formules théoriques avaient servi de base aux calculs de Mayer, reçut un prix additionnel de 3oo livres sterling f ySoo francs). Ce sont des magnificences éclairées qui honorent une nation.

Les tables de la lune de Mayer, telles qiul les avait lui-même défi- nitivement corrigées , furent publiées par le Gouvernement anglais en 1770. Depuis celte époque jusqu'à la fin du xviii* siècle, les as^ tronomes n'essayèrent pas d*en constriiire de nouvelles. Ils se bornèrent à en améliorer les détails par les observations. C est ce que fit en 1 787, Ma son fun des astronomes de Greenwich, qui employa pour ce travail iQoo observations de Bradley. Euler en 1772 avait tenté vainement d*en former par la seule théorie qui leur fussent préférables. Cette voie nétait pas encore suffisamment déblayée. Mais vers le commencement du XIX* siècle on y avait fait de grands pas. Plusieurs particularités im- portantes du mouvement de la lune , qui étaient restées jusqu'alors à Tétat de simples faits, avaient été ramenées par Lagrange et Laplace, àuètre, comme toutes les autres, que des conséquences mécaniques de l'attraction newtonienne. Laplace surtout, avait porté l'exploration ana- lytique des mouvements lunaires, à un tel point de précision et de dé- tail , qu'on pouvait espérer qu'aucun n'échapperait à ses formules. Elles dévoilaient aus^i, entre des phénomènes très-éloignés les uns des autres, de secrets rapports, jusque-là inconnus, qui vérifiés par les nombres, devaient fournir autant de preuves nouvelles et irrécusables du pou- voir de Tattriaction.' En même temps les observations devenues plus nombreuses et plus précises , permettaient d'aspirer à un degré d'exac*> titude auquel cinquante ans plus tôt, l'on n'aurait pas pu prétendre. Cet heureux concours de circonstances fit appliquer au perfectionnement des>

Mayer, consiste dans Templpi de la rèpéliiion consécutive i^s angles mesuré^, pouraUénuer les erreurs des divisions, tracées sur les limbes des instruments. Vqjq;^, sur l'application de ce principe, le Journal des Savants pour Tannée lâSi, pages Â76 et suiv. La description de Tinstrument inventé par Mayer se trouve dans fouvragc de Borda intitulé Description et usafe du cercle de réflexion. Paris, 17&7» iii-4*.

614 JOURNAL DES SAVANTS.

tables de la lune, une nouvelle série d*efforts, qui furent surtout provo- qués par 1* Académie des sciences et le Bureau des longitudes de France. L'ouvrage de M. Hansen est un dernier résultat de l'impulsion qui fut alors imprimée à l'astronomie lunaire. Je devrai donc expliquer com- ment elle s'est exercée avant de se propager jusqu'à lui; et alors l'ana- lyse de son travail montrera ce qu'il doit , ce qu'il ajoute à ses devan- ciers. Tel sera l'objet de mon second article.

«

J. B. BIOT.

(La suite à un prochain cuhier.)

Tbàvels and Reseabcbes in CbâldjEA and Susiana, with an

Accoant of excavations at Warka and Skash m i8^i9-

i852^i853-185ù , by William Kennett Loftas. Londoa, 1857, in-8«».

OIUXlàMB ARTICLB*.

I

M. Loftus , après avoir exploré la Babylonie , quitta les bords de I*Eu- phrate, traversa le désert jusqu'à Basrah (Bassora) « descendit le Schat- el-Arab, jusqu'à une ville nouvelle, appelée Mohammarab. et« de ce point, se dirigea vers les principales villes de la Susiane. M. Loftus pense, et je partage son opinion, que Mobammarah nous représente Spasinu-Cbarax , l'ancienne capitde du. royaume de Mésèae. Comme il s'agit ici d*un point de géographie et d'histoire fort intéressant, j'ose croire que l'on me pardonnera si je m'engage, à cet ^ard, dans une discussion un peu approfondie.

U exista jadis, dans l'Orient, à l'extrémité méridionale de TAsie , près des rivages du golfe Persique, une province désignée sous le nom de Mésène. Cette contrée, par suite de sa médiocre étendue, semblait des^ tinée à jouer, dans l'histoire, un rôle extrêmement secondaire. Et ton- tefois , grâce à sa situation , qui la rendait susceptible de servir d'entrepAt pour le commerce avec l'Inde, elle devint florissante, obtint et con- serva, durant un laps de temps assez considérable, un degré de richesse

* Voysi, pour le premier artide, le cahier de mai, page 978.

OCTOBRE 1857. 615

et de puissance pour lequel la nature ne l'avait pas prédestinée. Un savant, distingué par son érudition et sa sagacité, feu Saint*Martin , avait &it, de ce petit pays, Tobjet de recherches intéressantes. Et ce sujet, ^i paraissait ne pouvoir fournir la matière que d*un petit nombre de pages, prit, sous sa plume, l'étendue d'un volume entier; malheureu- sement, la mort prématurée de l'auteur ne lui permit pas de publier son travail , qui vit le jour par les soins de M. Lajard. Moi-même « avant l'apparition de cet ouvrage, j'avais écrit, sur le même sujet, im mé- moire, qui est resté entièrement inédit. Aujourd'hui, de nouvelles ré- flexions m'ont engagé à modifier mon sentiment, ainsi que celui de mou docte confirère, et je vais exposer l'opinion que je me suis formée sur ce point d'érudition intéressant.

£n abordant cette discussion, une première question se présente d'a- bord, n s'agit de savoir si le nom deMésène, Meoi/yi;, est d'origine grecque, ou si cette dénomination, appartenant à une langue de l'Orient, a, par la suite, reçu une terminaison grecque. On sait qiie, chez les Syriens, cette contrée est désignée par le nom de Mischan, , ^-^^ et,, chez les Arabes, par celui de MaUan , (jUmi^. Saint-Martin n a point hésité à adop- ter la seconde hypothèse. H suppose que le nom de cette contrée ezistait antérieurement à la domination des Séleucides, et il ajoute que le nom Mepyfvn ne parait pas formé d'une manière analogue au génie de la langue grecque.

La question ne pourrait manquer d'être décidée dans ce sens , si Ton croyait devoir s'en rapporter au témoignage de Josèphe. Cet historien , commentant le dixième chapitre de la Genèse , fait observer que Moïse indique, parmi la postérité d'Aram, un fils nommé Masch, efo. L'écri- vain ajoute : «Mesas fonda la nation des Messanéens, dont la capitale «se nomme aujoiurd'hui Spasinn-Charax.yi Mais, quand ii s'agit de ces temps antiques, qui remontent jusqu'à l'origine même de fhistoire, l'au- toritié de Josèphe ne saurait être invoquée comme un témoignage îrré- firagable. Car il n'avait sous les yeux aucun monument contemporain , et son ppinion , à cet égard , n'était fondée que sur une conjecture , pro- duite par la ressemblance des noms. Or une pareille ressemblance, quand elle n'est pas appuyée de {M*euves plus directes , ne peut former la démonstration d'une vérité historique.

Saint-Martin , pour confirmer son hypothèse , cite un autre passage du même chapitre de la Genèse, Moïse, passant en revue les fils de Joctan , ajoute ces mots : a fls habitent depuis Mescha , en se dirigeant « vers Sefar , et la montagne orientale. » Saint-Martin , à l'exemple de Ge- senius , a pensé que le mot Mesdia devait signifier la province de Mésène .

616 JOURNAL DES SAVANTS.

Mais je ne saurais souscrire à cette opinion. Et, en effet, si on examine avec attention le récit de Moïse, on se convaincra, je pense, que Ji» lieux dont il fait mention, et qui composaient Thabitation des fils et des descendants de Joctan, devaient être compris dans TArabie heureuse, et former, des deux côlés, les limites de cette vaste contrée. Or la Mé- sène n*a jamais fait partie de cette division de fArabie. S*il est permis de hasarder une conjecture sur un point de géographie dont iorigine se perd dans la nuit des temps , on peut supposer que la ville appdée Mescha répond à la ville actuelle de Mokha , celle de Sefar à Dafar, et que la montagne orientale nous représente cette vaste chaîne de mon- tagnes qui traverse du nord au sud la province d*Oman, et se prolonge jusquau cap Mocendom.

Il m*est impossible d'admettre que, du côté de Torient, la contrée de Mésène se soit étendue jusque vers les frontières de la Perse. On lit, il est vrai , dans Pline : u Susianis ad orientem versus junguntur Oxii «latrones et Mizaeorum xl populi, liberae feritatis. » Saint-Martin a pensé que ces peuples, appelés Alizœi, formaient une portion de ceux qui habitaient la Mésène. Mais je ne puis admettre cette hypothèse. Jamais, je crois, les limites de cette province ne se sont étendues aussi loin, du côlé de Torient. Si je ne me trompe, la leçon Mizœi, que nous.oi&e le texte de Pline, est le produit d'une en^eur de copiste; mais que faut-il lire à la place? On pourrait être tenté d*y substituer le mot Mardi. En effet, Strabon, citant le témoignage de Néarqueet pas- sant en revue les peuples de TOrient qui vivaient de brigandage , atteste expressément que les Mardes étaient voisins des Perses ; que les Uziens et les Ëlyméens confinaient avec eux et avec les habitants de la Su- siane. On voit que ce passage correspond parfaitement à celui de Pline, et semble avoir été puisé à la même source. Mais, comme cette conjecture paraîtrait, sans doute, un peu hardie, il est facile de pré- senter une explication beaucoup plus simple. Dans un passage d*H^ro- dote^, il est fait mention d*un département de Fempire de Perse qui comprenait, entre autres peuples, les Outiens, Ovr/û^y» les Myces, MiSxw, et les habitants des îles de la mer Erythrée. Si je ne me trompe^ ces Myces nous représentent les Mizéens de Pline. Les Outiens, dont le nom , je crois , ne se trouve pas ailleurs , ne sont autres que les Ouxiens ou Uxiens. Enfin , par ces iles de la mer Erythrée , suivant le même historien^, le roi de Perse faisait déporter ses sujets rebelles, il faut en- tendre les grandes iles dispersées sur la surface du golfe Persique.

^ Hiitoria, lib. 111, cap. xciii. * Lib. VU, cap. h^xx.

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Nous n^avons, je crois, aucun motif qui nous porte h croire que le nom de Mésëne remonte à une époque plus ancienne que la domina- tion grecque sur TOrient. On peut donc supposer que le nom par lequel on a désigné cette province appartient réellement à la langue des peuples de la Grèce. Et je ne vois pas pourquoi cette dénomination n'aurait pas tiré son origine du mot (léaos désignant « ce qui est au mi- «lieu, » puisque, comme on va le voir, cette province se composait ori- ginairement d*une grande ile renfermée entre deux fleuves, le Tigre et TEuphrate. Cette forme, je crois, na rien d*insolite, rien d'étranger au génie de la langue grecque. Et, en effet, il existait dans le Péloponèse une province appelée Messénie, Meaarfvv, mais dont le nom, dans This* toire de Polybe, est souvent écrit Mearfvtf. On peut supposer que cette orthographe était forthographe primitive , et que cette contrée avait son nom à ce qu'elle se trouvait comprise entre deux golfes de la mer Méditerranée.

n parait même que, sous la domination des Séleucides , le nom de Mésène n'était pas encore connu, ou avait acquis seulement une faible célébrité, car ce nom ne se rencontre pas chez les écrivains qui nous ont transmis l'histoire de cette puissante dynastie. Au rapport de Po- lybe ^, Xénoetas, envoyé par Ântiochus le Grand pour faire la guerre & Molon ,' appela sous ses drapeaux Diogène , gouverneur de la Susiane , et Pythiades, qui commandait sur les rivages de la mer Erythrée. Un peu plus tard ^, Molon , s'étant rendu maitre de la Babylonie et de tout ce qui avoisinait la mer Erythrée , rtis «repl Trjv ÈpvOpàv S^Xai^av, arriva à Suse. Après la défaite et la mort du rebelle, Tychon, général d'ar- mée , fut envoyé par Antiochus vers les lieux situés dans le voisinage de la mer Erythrée , éni tovs. xarà Ttfv EpvOpàv Q^enlav^. Si , à cette époque , la Mésène avait formé une province tant soit peu importante, il est probable quelle aurait composé une satrapie particulière, qu'elle se présenterait désignée par une dénomination spéciale , et ne se trou- verait pas confondue avec d'autres, sous la dénomination conunune de c( pays voisins de la mer Erythrée. »

Comme l'opinion que je viens d'émettre contredit celle qui à été adoptée par des antiquaires éminents , je me vois obligé , pour défendre mon hypothèse, de m'engager dans une discussion un peu approfondie, et d'examiner les passages que l'on a produits, jusqu'à présent, pour prouver le contraire de ce que j'avance, Pline

* Historia, lib. V, cap. XLVi, t. II, p. 809. ' Cap. XLvni, p. 3i4. * Cap. Liv, p. 329. *r

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le Naturaliste, parlant de la ville de Spasinu-Charax , sur laquelle je donnerai plus bas quelques détails, atteste que cette place, ayant été détruite par une inondation, fut rétablie par Antiocbus» le cinquiènae des rois, qui lui donna son nom. «Antiocbus restituit quintus regum, (( et suo nomino appellavit. » Ce passage a extrêmement embarrassé les antiquaires et les philologues. Comme on a supposé que cet Aotio- chus appartenait, de toute nécessité, à la dynastie des Séleuddes, on s*est demandé si, par les mots a quintus regum, d il fallait entendre le cinquième des rois de cette dynastie, ou le cinquième de ceux qui ont porté le nom d*Antiochus. Comme cette dernière hypothèse pa* raissait se concilier difficilement avec les récits que nous ont trans- mis les historiens sur les événements qui ont signalé le règne d^Ântio- chus V, surnommé EvLpaJtor^ Saint-Martin, à Texemple du P. Hardouin, a supposé que le prince désigné par les mots Antiochus quintas regam nous représentait, non pas AntioclmsV, mais AntiochusVI, surnommé le Dieu. Visconti, au contraire S adoptant Topinion de Frœlich, a pré- tendu que , par cet Antiochas quintas regam, il fallait entendre Antiochusl*' Soter, qui fut, en effet, le cinquième des rois de TAsie, à compter depuis Alexandre le Grand. Mais je ne saurais admettre aucune de ces deux hypothèses. Si Pline avait voulu indiquer un roi de la dynastie des Séleucides, il Taurait désigné d'une manière expresse, et n aurait pas em- ployé cette façon de parler si complètement vague , qaintas regum. Et cela, d^autant plus que, dans tout ce qui précède, le naturaliste romain navait pas nommé les Séleucides. S*il Tavait fait, on conçoit qu*il eût pu, sans crainte d égarer le lecteur, se servir de Texpression qmntas re- gam. Mais, comme le nom des Séleucides ne se rencontre pas dans ce chapitre , rien n oblige de voir, dans le roi dont Thistorien fiait mention , un prince appartenant à cette puissante dynastie. Or, comme le savent très-bien les antiquaires, le nom Antiochas na pas été porté exclusi- vement par des monarques Séleucides. Les listes des princes de plu- sieurs autres dynasties orientales nous offrent également la même dé- nomination. Si je ne me trompe, les mots Antiochas qaintas regam désignent a Antiochus , cinquième roi de la dynastie qui régna sur la « province de Mésène. » Et une considération importante vient, je crois, confirmer cette hypothèse. Ainsi que nous la vous vu, Pline atteste que la ville de Spasinu-Cliarax, ayant été détruite par une inondation, fut rétablie par Antiochus, le cinquième des rois, qui lui donna son nom. On sait, par le témoignage de Thistorien latin, que, jusqu'à cette catas-

Iconographe grecque, t. III, p. 180.

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trophe , la ville , qui devait sa fondation à Alexandre le Grand , avait porte le nom & Alexandrie. Or, je le demande, est-il possible de sup- poser qu'un roi de la dynastie des Séleucides ait eu Tabsurde ambition de venir substituer son nom à celui d'Alexandre. Ce dernier nom avait laissé dans TOrient un si profond sentiment d'admiration et de respect, qu'on eût regardé comme une sorte d'impiété le projet d'enlever ce nom à une des nombreuses villes qui devaient leur existence au conqué- rant. Et certes, une pareille idée n'aurait pu, surtout, entrer dans la tête d'un descendant de ce Séleucus, qui, après avoir été mi des princi- paux généraux, un des confidents d'AlexandjA^, avait réuni sous sa do- mination la plus grande partie des contrées de l'Orient que le con- quérant macédonien avait soumises par la force de ses armes. Je le répète, un prince séleucide n'aurait pu, sans une monstrueuse ingra- titude, effacer le nom d'Alexandre pour y substituer son propre nom; au lieu que la chose n'offre rien d'impossible ni de criminel, si l'on suppose que cet Antiochus n'appartenait nullement à la famille de Se* leucus; qu'il avait seulement une origine grecque, comme son nom semble l'indiquer ; que ses États , au lieu d'embrasser la plus grande partie du vaste continent de l'Asie, comprenaient uniquement une petite province située sur les bords du golfe Persique. Cet Antiochus, si je ne me trompe, fut le cinquième prince qui régna sur cette contrée. L'ori- gine de la dynastie dont il faisait partie remontait & l'époque la pro- vince de Mésène s'était soustraite à la domination des Séleucides «t s'était déclarée indépendante. Cet événement avait eu lieu, sans doute, postérieurement à la révolte des Parthes , lorsque les Séleucides , attaqués par ces redoutables adversaires, s'étaient vu enlever successivement la domination des vastes contrées qui s'étendaient à l'Orient de l'Euphrate. Le passage de Pline que nous venons de citer n'est pas le seul qui nous indique l'existence de cet Antiochus. On lit, chez le même écri- vain S que Numénius, général d' Antiochus, roi de Mésène, avait, près d'un promontoire de l'Arabie, situé vis*àvis la Caramanie, défait la flotte des Perses, et que, le même jour, au moment du reflux, il avait vaincu les mêmes ennemis dans un combat de cavalerie. Je sais que, dans le texte de Pline, on lit : aNumenium ab Antiocho rege Mesenie « prœpositum ; » et qu'on a traduit : «Numénius, qui avait été établi a par Antiochus gouverneur de la Mésène. » Mais, si je ne me trompe, le mot Mesenœ est placé ici pour Mesenes, et il faut traduire, comme je l'ai fait : «Antiochus, roi de la Mésène.» Et, quand on voudrait

' Cap. xxxn, p. 67.

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conserver la ieçou telle qu'elle nous est donnée , on pourrait toujours admettre que Nuuiénius occupait, sous le gouvernement du roi Antio- chus, le gouvernement de la Mésène proprement dite.

D autres passages, dont on a Fait, je crois, une application peu exacte, se rapportent, si je ne me trompe, à ce même prince. On lit, dans un fragment de Tliistoire de Polybe^ que les Gerréens, peuple d* Arabie, ayant obtenu une liberté pleine et entière, offrirent au roi Antiochus cinq cents talents d'argent , mille talents d encens et deux cents de la résine appelée stade; que ce prince cingla ensuite vers Tile de Tylosi doù il se diriges vers Séleucie. On a cherché, sans beaucoup de succès, à concilier les faits rapportes par Polybe avec Thistoire des Sélcucidcs. Parmi les princes de cette dynastie qui ont porté le nom d* Antiochus, on a été bien embarrassé de trouver celui qui avait entreprendre cette expédition lointaine; au lieu que tout 5*explique parfaitement, si ion admet que cet Antiochus, désigné par Polybe, était roi de la Mésène : on voit sans peine que ce prince, qui entretenait une marine dans le golfe Persique, dont la flotte avait vaincu celle des habitants de la Persidc, avait pu, dans une expédition navale qu'il com- mandait en personne, soustraire les Gcrréens à une domination étran- gère, et, en assurant la liberté de ce peuple, ouvrir à ses sujets les voies dun commerce étendu et lucratif. Quant à la ville de Séleucie» vers laquelle, suivant le récit de Polybe, fit voile le roi Antiochus. on a voulu y reconnaître la ville célèbre située sur le bord du Tigre. Je ne puis souscrire à cette opinion. Il me parait bien difficile d*ad- mettre quune flotte entière ait, à cette époque, remonté le Tigre, et soit venue aborder devant Séleucie. Mais toutes les difficultés 8*apb- nissent, si Ton suppose que, par ce nom, il faut entendre la ville de Séleucie, dont je parlerai plus bas, et qui était située sur le rivage septentrional du golfe Persique.

Pline le Naturaliste, dans un passage auquel on napas, je crois, fait assez d attention, désigne, en peu de mots, mais d*une manière assez claire, le roi dont il vient d'être parlé, et Texpédition que ce prince conduisit en personne vers les côtes de TArabie. L'écrivain romain s'ex- prime en ces termes ^ : « Nunc a Charace dicimus oram Epiphani pri- « mum exquisitam. » Cette exploration des rivages de TArabie est évidem- ment la même que celle dont Polybe a parlé, et qu'il a attribuée à Antiochus. Or il serait bien difficile de trouver dans la vie d* Antiochus, roi de Syrie , une époque avec laquelle puisse coïncider le récit de cette

' Lib. XIII, t. III, p. 456. * Historia naturalis, lib. VI, cap. xxxii, p. 55.

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expédition. Il est donc plus naturel de voir, dans le roi Epiphane, An* tiochus souverain de la Mésène. On ne doit pas être surpris de trouver un prince de cette contrée adoptant un surnom quavait porté avant lui un monarque séleucide. Nous voyons aussi des rois du même pays prendre le titre de Soter^ qu avaient porté des princes séleucides.

Jai dit plus haut que, suivant toute apparence, ce fut au moment les Parthes se soulevèrent et secouèrent le joug des Séleucides, que la Mésène commença à devenir un royaume indépendant. Il est probable que, dans la confusion produite par les conquêtes rapides des princes Arsacides, des généraux grecs, qui commandaient dans quelques cantons voisins du golfe Persique , profitèrent des embarras nombreux dans lesquels se trouvaient engagés les monarques de la Syrie pour se former à eux-mêmes de petites souverainetés. Nous ne pouvons, faute de monuments authentiques, assigner la date précise àh cette révolu- tion, qui, probablement, s'accomplit sans éprouver de grands obstacles et sans effusion de sang, les Séleucides étant alors trop occupés des grands intérêts qui se débattaient dans les plaines de la haute Asie pour sinquiéter des mouvements dont était agitée une petite province située sur les rivages du golfe Persique. Suivant ce que Ton peut croire, ce fut au moment s*opéra cette révolution que la province reçut le nom de Mésène, ou que cette dénomination, renfermée primitivement dans des limites très-étroites, commença à prendre une plus grande extension. Il parait que, par suite des bouleversements qui remuèrent profondément TAsie , et grâce à une position tout à fait favorable pour le commerce, ce petit État acquit bientôt une assez grande impor- tance. Car, dès le règne de Phrahate I*', roi des Parthes, nous voyons ce prince porter la guerre chez les habitants de la Mésène' : plus tard, les habitants dune partie de la Mésène avaient su, au moyen de tra- vaux considérables et d'une inondation , se prémunir contre les inva- sions des Parthes^.

Antiochus, dont il vient d'être fait mention, fut peut-être le der- nier prince de cette dynastie grecque qui régna sur la Mésène. Car, bientôt après, nous voyons apparaître une race de rois indigènes, qui, à la suite de révolutions sur lesquelles l'histoire garde le silence, se frayèrent le chemin au trône, et l'occupèrent durant un laps de temps assez long. Au rapport de Pline, qui cite pour autorité le roi Juba, Pa- sines ou Spasines, fils de Sogdonac et roi des Arabes voisins, rétablit la ville d'Antiochia, qui avait été ruinée par une inondation , et à laquelle

* Trogi Pompeii prolog. in lib. LXII. - ' PUne, bc. laui.

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il donna son nom. Suivant Juba, ce Pasines. avait été satrape du roi Ântiochus. Pline , j'ignore sur quels motifs, contredit ronnellement cette assertion. Entre les témoignages d'historiens aussi respectables , il nous est impossible de prononcer avec une entière certitude. Touterois, l'as- sertion de Juba n oflrc, à vrai dire, rien d'impossible. Mais, quel que soit le rang qu'ait occupé Pasînes ou Spasincs dans le royaume de Mé- sène, il parait du moins évident qu'il était contemporain d'Antiochus, et que, par suite de circonstances qui nous sont inconnues, il monta sur le trône peu de temps après la mort de ce prince. Car un roi seul put relever de ses ruines une ville que son importance avait élevée au rang de capitale du royaume. Il est probable que ce prétendu Arabe était un Syrien ou un Chaldéen, qui renversa la dynastie grecque, dont Antiochus avait été le cinquième monarque, s'assit à sa place, etdenna, sans doute , naissance à une série de princes indigènes , dont Thistoire et les médailles nous ont conservé plusieurs noms.

Parmi ces noms , il en est un qui mérite d'arrêter quelques moments notre attention. Il existe, dans le cabinet des médailles de la Biblio- thèque impériale, une rare médaille, portant une légende grecque, tracée en caractères assez barbares. Corsini crut pouvoir y lire le nom d'un prince nommé Minissar, et y reconnaître la figure d'un roi d'Armé- nie. Visconti, ayant examiné cette pièce avec plus d'attention, reconnut

que le nom gravé sur la médaille devait être lu AAENNIFAO, et il n'hé- sita pas k voir, dans la figure représentée sur la monnaie, l'image d*un roi de la Mésène. Son opinion fut complètement adoptée par Saint- Martin, et je n'hésite pas h souscrire h l'heureuse conjecture de ces deux savants. Maintenant, il reste à déterminer quelle a pu être Torigine d*un nom qui présente une forme tout à fait insolite et complètement étrangère à l'analogie de la langue grecque. Ce nom, en effet, appar- tient au langage des Chaldéens. Si je ne me trompe , on doit le lire ,

dans l'idiome de ce peuple : la: ]1H pour 133 |nD, c'est-à-dire aie don

« de Nego. » On ne doit pas être étonné de trouver ici le langage chai- daîque dans un état d'altération assez grave. Si fon se représente à quelle distance la province de Mésène était placée relativement à Baby- lone, la langue chaldaïque avait sans doute été parlée dans toute sa pureté , on jugera , sans peine , que , dans cette contrée reculée , la langue avait se corrompre et devait présenter une sorte de patois. Noos rencontrons une altération du même genre dans le nom d*un des plus célèbres rois de la Mésène, qui fui contemporain de l'empereur Tra-

jan. Ce nom, chez les historiens et sur les médailles, est écrit ATTAM-

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BIAOE, Attambilas. Si je ne me Irompe , ce nom nous représente la forme b2 jnç , c est-à-dire « le don de Bel. »

Mais la médaiUe que je viens de citer, malgré le peu d'élégance de sa fabrication , nous oQre un fait extrêmement curieux. Dans le nom barbare Adennigao, on trouve le mot Nigao. Or ce nom, ainsi que je Tai insinué tout à Theure, représente celui de Nego, Isa, qui désignait une divinité babylonienne. Ce fait nous est révélé par le témoignage de Daniel. En effet, nous apprenons de ce prophète qu un de ses compa- gnons d exil avait reçu, chez les Chaldéens, le nom d'Abed-Nego, )n igy,

c est-à-dire «le serviteur de Nejgo. » Or nous savons que, dans tous les noms propres des Orientaux, anciens Ou modernes, lorsque le mot ebed, 12V ou Oy^^, est suivi d'un autre mot, ce dernier désigne toujours

le nom d'un dieu. Feu Gesenius, n'ayant trouvé nulle part le nom de Nego , a supposé qu'il s'était glissé , dans le texte de Daniel , une faute de copiste, et qu'au moi Nego, lai, il fallait substituer celui de Nebo, Isa, ou Nebou, ^21. Mais cette conjecture, il faut le dire, n'est rien moins que probable. En effet, le mot Nebo ou Nebou^ qui, chez les Babylor niens, désignait une de leurs divinités, entrait dans la composition d'une foule de noms propres ; il est donc peu à présumer qu'un copiste eût méconnu ce nom, et y eût substitué un terme beaucoup moins fré- quemment employé. Et, pour le dire en passant, l'existence du nom Abed'Nego, dans le livre de Daniel, est une des preuves qui confirment l'authenticité de ce recueil, et xîontredisent l'hypothèse de plusieurs critiques modernes, suivant l'opinion desquels le livre de Daniel n'a pas l'antiquité qu'on lui attribue, et ne remonte pas plus haut que le règne d'Antiochus le Grand. Si, comme le prétendent ces philologues, ce recueil avait été compilé , à cette époque , dans la Syrie , il est peu pro- bable que l'auteur de cet ouvrage supposé eût connu et employé le nom de Nego, )}2y qui, suivant toute apparence » n était en usage qu*à

Babylone et dans les provinces dont se composait l'empire des Chaldéens.

Après avoir recueilli et discuté quelques renseignements bien impar- faits, qui concernent Thistoire de la Mésène, il me reste à examiner les détails peu nombreux relatifs à la position géographique de cette contrée.

Suivant le témoignage d*Etienne de Byzance,le nom Mésène, Mecn/vif , désigne aune province de la Perside, enfermée entre deux grands «fleuves, le Tigre et l'Euphrate. » Le même écrivain , parlant de la ville d'Âpamée, s'exprime en ces termes : «Il en existe ime, de ce nom, « située dans la contrée de Mésène, et entourée des eaux du Tigre» C'est

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K que ce fleuve se partage en deux bras. Celui qui coule à droite porté (de nom de Sellas; celui qui est à gauche conserve, comme le courant «principal, le nom de Tigre.» Philostorge^ est parfaitement d*accord avec Etienne de Byzance , relativement à la situation géographique de cette province. Cet.écrivain s exprime en ces termes : a Le Tigre, avant ud arriver à la mer, se divise en deux grandes branches; ensuite, par udeux embouchures fort éloignées Tune de i*autre,. il se décharge dans nia mer de Perse, embi^assant un vaste terrain, dont il forme une île, u qui est à la fois maritime et fluviale. Elle est habitée par un peuple « appelé Méséniens. » Xiphilin , labréviateur de Dion Cassius confirme pleinement les témoignages que je viens de produire. Au rapport de cet écrivain^ afempereur Trajan, après la prise de Ctésiphon, éprouva le (I désir de descendre le Tigre pour arriver à la mer Rouge. Il s*empara « sans peine de la Mésëne, ile du Tigre, sur laquelle régnait Attambiius. u Arrivé dans ces parages , il courut de grands dangers par suite d*une « violente tempête , de la rapidité du fleuve et de la force de la marée.- n Le nom que les Persans ont donné à cette ile, et qui a été adopté par les Arabes, justifie pleinement ce qlieje viens de dire. Ce nom est celui de Miane-Roadan, {j^^j^ ^j^, qui, en langue persane, signifie 0 le milieu des fleuves. » On lit dans le lexique géographique intitulé Marâsid-el-Ittilâ. t^ Mian- Roudan est un mot persan qui signifie le «milieu des fleuves. On appelle ainsi une ile située au-dessous de uBasrah, et qui renferme la ville d*Abadan. Elle est entourée des deux « côtés par le Tigre. Ce fleuve se décharge dans la grande mer par deux «embouchures. De lune, les vaisseaux font voile vers Bahrein et ((la côte des Arabes; et, de l'autre, les voyageurs se dirigent vers (( Kisch et les rivages de la Perse. Cette ile présente une figure triangu-- alaire; deux des côtés sont formés par le Tigre, et le troisième, par la a grande mer. Elle renferme des plants de palmiers, des cultures et des « bourgs , au nombre desquels se trouve El-Mohand, qui sert aujourd'hui « de rade pour les vaisseaux destinés à la navigation de la mer. n ^W«

*àJUli ^\Ay a^^ i^AxiU ti- JCûJi iaxtt i^y S j^ Kn^yiy d^)

' Hiiioria eccUsiastica, lib. Ilï , p. Ago. * Lib. LXVIII , cap. xxvm , t. IV, p. 338 , Mit. Siun.

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Tous ces témoignages réunis indiquent de la manière la plus claire que le nom de Mésène , dans sa véritable acception , désignait la grande lie comprise entre les bouches du Tigre.

Cette petite province , se trouvant resserrée dans des bornes trop étroites, et, d'un autre côté, ayant, par suite de sa position géogra- phique et des communications commerciales qu*ëlle entretenait avec TArabie et Tlnde, acquis une importance et des richesses considérables, avait successivement accru son territoire. Il paraît que le nom de Mésène, pris dans sa plus grande extension, comprenait le terrain qui borde à droite et à gauche le grand fleuve formé par la réunion du Tigre et de l'Euphrate. Son territoire, suivant toute apparence, se pro- longeait jusqu'au confluent de ces deux grandes rivières. Car, suivant le témoignage du dictionnaire géographique arabe, la ville d*El-Madhar, qui renferme le tombeau d*Âbd-ÂIlah, Bis d*Ali, dépendait de la pro- vince de Maisan. Or cette petite ville existe encore sur la rive orien- tale du Tigre, un peu au-dessus de Coma.

Si Pline assure que la province de Sittacène était limitrophe de la Mésène, cette assertion prouve seulement un point : c*est que cet his- torien , qui , dans cette partie de son ouvrage , montre peu de critique , a prolongé un peu trop au midi, comme un peu trop au nord, le ter- ritoire de la Sittacène.

On lit dans la géographie de Ptolémée [Tabula quinta Asiœ, p. 1^9) que la partie de la Susiane qui avoisine le Tigre se nomme Mélitène^ MeXnrfvv. Comme ce nom ne se trouve point ailleurs, je crois qu*ii s*est glissé dans le texte une faute de copiste, et qu*il faut lire Mésène Mearfvij,

Dans un passage de Strabon, ce géographe, fixant les limites de la Babylonie ^ dit que cette contrée, du côté midi, est bornée par le golfe Persique, les Ghaldéens, et que cette frontière se prolonge jus- qu'aux Arabes Aléséniens, fiéxfif kpkëùw tûv kXeanvôjv. Feu Letronne a supposé qu'il fallait substituer au mot kkea-rfvSv celui de Meaiffvap. Cette conjecture a paru si probable, que M. Kramer a reçu cette leçon dans l'édition qu'il a donnée du texte de Strabon. Mais plusieurs rai- sons m'empêchent de souscrire à cette hypothèse :

* Géographie, liv. XVI, p. 789 (éd. de i6ao).

80

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i"" Le mot kXecmvSv semble présenter parfaitement un nom arabe précédé de Tarticle Jl.

a* Les habitants de la Mésène étaient plutôt regardés comme Chai- déens que comme Arabes.

3* D est difficile de croire que la frontière de la Babylonie eût pour extrême limite Tile de la Mésène. Il est plus probable qu'elle se pro- longeait bien au delà dans le pays des Arabes. Je crois donc qu*il ne faut pas changer la leçon reçue jusqu'à nos jours.

D'une autre part, les rois delà Mésène, entretenant avec les contrées voisines ou lointaines un commerce étendu, avaient formé, sur les cotes occidentales et septentrionales du golfe Persique, des établissements maritimes, qui offraient un asile à leurs nombreux vaisseaux; ils avaient pu d'autant plus facilement empiéter sur ces rivages, qu'ils portaient, sous ce rapport, peu d'ombrage aux monarques arsacides, puisque ces princes, plus guerriers qu'administrateurs, montrèrent, dans leur longue domination, une indifférence assez complète poiu' tout ce qui tenait à la navigation et au eommerce. Mais les petits souverains qtd régnèrent sur le Mésène n'auraient pu , sans s'exposer aux dangers les plus graves, entreprendre d'élargir les limites dans lesquelles leurs Etats se trouvaient circonscrits. Du côté de l'orient, comme du côté du nord, s'étendaient deux grandes provinces, la Susiane et la Babylonie, qui faisaient une partie essentielle du vaste empire des Arsacides. S'ils avaient osé empiéter sur ces territoires, ils auraient risqué leur existence , puisqu'ils auraient eu en tête des forces infiniment supérieuics, cette redoutable cavalerie desParthes, qui, plus tard, fut Teffroi des Romains, écrasa l'armée de Crassus, et força Antoine à une retraite désastreuse. Je crois donc pouvoir assurer que, dans aucun temps, les frontières et le nom de la Mésène ne pénétrèrent dans la Babylonie ni dans la Su- siane. Mais je reviendrai plus bas sur ce sujet.

Parmi les villes que renfermait le petit royaume de Mésène, la plus célèbre fut, sans contredit, celle que les Grecs ont désignée parle noni de ^nao'ivov x^p^^^ Spasini ou Pacini Charax. Suivant le témoignage de I^ne , (( cette place dut sa première fondation à Alexandre le Grand ; « elle fut placée sur une colline formée de main d'homme , ayant à droite «le Tigre, à gauche la rivière d'Eulaeus, et occupait un espace de deux tt mille pas. Il y transporta les habitants d^une ville capitale appelée nDurine, qui cessa alors d'exister. Il y laissa ceux de ses soldats qui a étaient devenus impropres au service. Il donna à la nouvelle ville le nom «d'Alexandrie. Il appliqua la dénomination de Pella, lieu de sa naîs- «sance, au quartier occupé exclusivement par des Macédoniens. » D'à-

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près ce récit, qui parait puisé à de bonnes soiurces, on peut conclure que, non loin du site s'éleva la nouvelle ville, il existait une capitale appelée Darine, qui, sans doute, faisait partie delà province de Su* siane. Ce voisinage peut seul expliquer comment Alexandre alla prendre les habitants de cette ville afin d*en faire un fonds de population poiu: la place à laquelle il donnait son nom.

On demandera sans doute à quelle époque de la vie d'Alexandre il faut rapporter la fondation de cette ville. Arrien est le seud des écrivains de la vie du conquérant macédonien qui éclaircisse ce point d'histoire. Suivant le récit de cet auteur, si judicieux et si exact, Alexandre, après son arrivée à Babylone, et peu de temps avant sa mort, résolut d'ex- plorer les contrées importantes qui formaient les dépendances de cette ville antique , il se proposait d'établir. le siège de son nouvel empire; il sembarqua sur le grand canal appelé Pallacopa, dont je parlerai ailleurs plus en détail, et se dirigea vers les lacs et le pays des Arabes, Ayant trouvé, dans le voisinage de cette coptrée, un site qui lui parut oQHr ime position favorable, il y fonda une vlUe, il déposa ceux de ses soldats qui étaient devenus incapables de servir plus longtemps. Arrien n'indique pas le nom que reçut cette nouvelle ville. Mais, conmie Alexandre était, en général, dans l'habitude de donner son nom aux places dont il était le fondateur, on doit croire naturellement que, dans cette occasion, il se montra fidèle à ses habitudes. D'ailleurs, le récit de Pline, qui a sans doute suivi pour guide le roi Juba, indique clairement que , dans les deux narrations , il faut reconnaître une seule et même place. Les savants géographes Danville, le docteur Vincent, Barbier-Dubocage , etc., qui ont placé la ville fondée par Alexandre sur le terrain s'éleva plus tard la ville de Hira, capitale d'un royaume arabe, n'ont pas, je crois, fait assez d'attention aux vues d'Alexandre et à la position se trouvait ce conquérant dans le temps qui précéda sa mort prématurée. Ce prince, à qui rien n'échappait, qui, au milieu des rêves d'une ambition effrénée , de la soif insatiable des victoires , s'occupait avec une constance infatigable de tout ce qui pouvait contri- buer aux progrès de la civilisation, des lettres, du commerce, n'avait point été guidé, dans sa dernière navigation, par une vaine curio- sité, ni par le désir d'arracher aux sables du désert une portion de terrain plus ou moins considérable. Ses idées se portaient beaucoup plus loin. Ayant choisi Babylone pour la capitale de son immense empire, il voulait examiuer avec le plus grand soin l'état des provinces qui avaient été primitivement soumises à la domination des rois chald^ens, et ensuite des monarques de la Perse. Il songeait à améliorer l'adminis-

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tration, Tagriculture , à rendre son royaume le centre d*un commerce immense et prodigieusement lucratif. Pour arriver à ce but, il devait explorer minutieusement le cours des deux grands fleuves qui embras- saient la Babylonie , et chercher les moyens de les rendre éminemment propres à la navigation. A son retour de llnde, il avait remonté le Tigre , et s'était attaché à faire disparaître les obstacles que la politique ignorante des rois babyloniens et perses avait multipliés dans le lit de ce fleuve, afm d'en rendre la navigation impraticable. Il lui restait à ex- plorer par lui-même le cours de l'Euphrate et à parcourir les contrées situées entre les deiix fleuves, contrées dont le sol , si prodigieusement fertile, devait être, pour le nouvel empire, une source de richesses inépuisables.

Dans cette vue , il s'embarqua sur un des principaux bras de l'Eu- phrate, descendit ensuite cette rivière, et, ayant trouvé un lieu qui de- vait offrir un entrepôt commode pour le commerce qu'il se proposait d'entretenir avec l'Inde, l'Arabie et les côtes orientales de l'Afrique, il s'occupa d'y fonder une ville; et ses espérances ne furent pas déçues; car cette place ne tarda pas à acquérir une importance bien réelle. Nous verrons plus bas quelle route suivit Alexandre lorsqu'il reprit le chemin de Babylone.

Au reste, ce monarque, dansTespace de temps si court que lui ré- servait la Providence, n*eut pas le loisir de pousser loin et, encore moins, de conduire à leur fin les travaux que réclamait la fondation de la nouvelle ville. Malgré l'activité prodigieuse dont il avait constam- ment donné tant de preuves, il ne put, vu la brièveté de son séjour, faire autre chose que donner des ordres généraux, tracer les plans rela- tifs à la distribution du terrain, à l'enceinte de la place, jeter les fon- dements des principaux édifices et veiller à l'établissement provisoire des soldats macédoniens qui devaient former la garnison de la place. Mais les volontés du prince étaient si respectées, et l'on sentait si bien quel sentiment judicieux avait présidé au choix de cet emplacement, que la mort d'Alexandre n'empêcha, en aucune manière, de pour- suivre les travaiuc qu'il avait entrepris.

Suivant la continuation du récit de Pline, «cette ville ayant été «détruite par l'inondation des fleuves, Antiochus, le cinquième des «rois, la rétablit et lui donna son nom. Une catastrophe du même a genre en ayant causé la ruine , Pasines, fils de Sogdonac , roi des Arabes « vpisins , que Juba a donné faussement pour un satrape d'Antiochus , «rebâtit cette ville, en la protégeant par des digues, et lui donna son « nom. n fit élever le sol avoisinant de manière à former une chaussée,

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(( qui avait une longueur de trois milles et une largeur un peu moindre. «Cette ville, dans Torigine, était à dix stades du rivage de la mer, et a elle avait un port maritime. Suivant Juba, il en était à cinquante mille «pas. Maintenant, suivant lassertion des ambassadeurs arabes et de «nos négociants qui sont rcvenus.de cette contrée, cette ville est à «cent vingt milles du rivage de la mer. Nulle part ailleurs, les terres « chaiTiées par les fleuves n'ont produit un effet plus considérable et «plus prompt, et il est bien étonnant que ces terres n'aient point été « repoussées par la marée qui se fait sentir bien au delà de ce point. c( n est constant que cette ville a donné naissance au plus récent des «géographes, à Denys, que l'empereur Auguste envoya dans TOrient «pour y faire des observations complètes, au moment le fils aine « de ce prince se prépai*ait à porter la guerre chez les Arméniens , les « Parthes et les Arabes. »

Ce passage, que jai cru devoir reproduire dans son entier, peut donner matière à plusieurs observations. D'abord, comme je l'ai insi- nué plus haut, et comme le pense M. Loftus, la ville fondée par Alexandre devait être située au point existe la place moderne de Mohamma- rah. C'était le point d'où elle pouvait, véritablement et avec avantage, commander la navigation du large fleuve formé par la réuuion du Tigre et de l'Ëuphrate. ^le se trouvait, d'ailleurs, placée entre le Tigre et l'Eulseus, dont les eaux, baignant la butte factice sur laquelle s'élevait cette place, pouvaient , dans des cas d'inondations extraordinaires, briser les digues qui s'opposaient à leurs eflbrts et renverser les murs minés par la violence du courant. Je n'ai pas besoin de revenir sur ce que j'ai dit plus haut, relativement à ^tiochus, le cinquième des rois. Etienne de Byzance confirme cette assertion , lorsqu'il dit : « Spasini « Charax est une ville située dans la Mésène , qu'environne le Tigre, o La Table de Peutinger, en traçant la route qui conduisait à cette ville, fait bien voir que, pour y arriver, on côtoyait le Tigre. Xiphilin, l'abré- viateur de Dion Cassius, atteste que, dans l'expédition de Trajan, les habitants de Spasini Charax accueillirent cet empereur avec toutes sortes de témoignages d'aflection. Or on sait que, dans le cours de cette expédition aventureuse, ce prince suivit jusqu'au golfe Persique le cours du Tigre et ne pénétra pas dans le Susiane. La position que Ptolémée assigne à Spasini Charax confirme parfaitement cette opi- nion, puisqu'il place cette ville sous la même longitude que l'embou- chure orientale du Tigre ^ J'ai prouvé plus haut que le territoire qui

* Tabula qmntaAsiœ, p, iHq,

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composait le royaume de la Mésène ne s'étendait qu à une faible dis- tance des deux rives du Tigre. Il me paraît donc impossible de sous- crire à l'assertion. de Gossellin et de Saint-Martin, qui supposaient que Spasinu-Charax élait située plus à l'orient, dans l'intérieur de la Susiane. On a vu plus haut ; que le chef arabe Spasinès ou Pasinès , qui releva les ruines de la ville d'Antioche, l'appela de son nom, ^TFoaivov ydpoL^, ce qui, en grfec, signifie : « le reiranchement de Spasinès. » Mais est-il bien sûr que ce soit la véritable orthographe? C'est ce que je ne crois pas. A coup sûr, si la réédification de cette ville avait eu Heu tandis que la Mésène était soumise à des princes d'origine grecque , on concevrait sans peine que la langue des vainqueurs de l'Asie eût fourni le nom par lequel devait être désignée la nouvelle capitale. Mai^, puisque Spasinès ou Pasinès, fondateur d'une seconde dynastie, était un Arabe, ou plutôt un Chaldéen, il est peu probable que ce prince, qui semblait devoir être intéressé à faire disparaître les vestiges de la domination des Grecs, ait été chercher un nom emprunté à la langue de ceux-ci pour désigner la capitale de ses Etats. Je crois donc que le mot x^P^^ ^'^ jamais été connu dans la Mésène et ne doit son origine qu'à une méprise des Grecs. Si je ne me trompe, Spasinès « en relevant les ruines de cette ville, dut, par un sentiment d^ambi- tion patriotique , choisir, pour la désigner, uo nom appartenant à la langue du pays. Il employa, pour cet eflet, le mot karak, ij"]?, qui , en chaldéen, signifie ville. Il y joignit son propre nom. Les Grecs enten- dant prononcer ce terme, qui offrait une ressemblance assez frappante avec celui de xApa^^ se sont persuadés facilement que ce dernier mot, appartenant à leur langue , était entré dans la composition du nom de cette capitale. Cette erreur, une fois introduite dans l'opinion des popu- lations grecques, a passé chez les écrivains grecs et latins; de s'est formé le nom de Characène, par lequel les Grecs et les Romains ont désigné la partie septentrionale du royaume de Mésène, mais qui n'a jamais été connu des populations indigènes. Et ce qui conRrme l'opi- nion que je viens d'émettre, c'est que, comme on le verra tout à l'heure , le nom donné à cette ville par les Orientaux était précédé du mot karkh, jj)5", qui représente le terme chaldaïque karak, ville.

Cette place, ainsi que le petit royaume dont elle était la capitale, se trouvant, comme je l'ai dit, dans une situation favorable pour le com- merce terrestre et maritime, obtint dans l'Orient une position impor- tante. Les habitants, n'ayant pas assez de forces pour entreprendre des conquêtes sérieuses, mais se trouvant en état, par suite du nombre de leurs escadres, de protéger contre les pirates étrangers leiu's côtes et

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celles des provinces voisines, possédant daiileurs au plus haut point lesprit du commerce, surent se maintenir, à Tégard des Parthes, dans une véritable indépendance, et entretinrent avec les peuples de l'Asie et de TEurope des relations de négoce extrêmement actives. On con^ çoit que ce commerce, non interrompu, dut accumuler chez eux des richesses immenses. Un fait rapporté par Josèphe^ démontre l'impor- tance qu'avait acquise le royaume de la Mésène et la considération dont jouissait auprès des étrangers le souverain de ce petit État. Monobaze, fils d'Hélène et roi de l'Âdiabène , redoutant pour son fils Izatès la mal- veillance de ses frères, confia ce jeune homme aux soins d'Abennérig, roi de Spasinu-Charax. Ce souverain accueillit le jeune prince avec une bienveillance marquée, lui donna en mariage sa fille appelée Symacho, et lui confia la propriété d'un district qui devait lui produire un revenu considérable.

Sous le règne des empereurs romains, loi*sque les habitants de la capitale du monde étaient livrés à tous les caprices, à toutes les exi- gences d'un luxe désordonné , les marchandises précieuses que produi- sait rinde formaient, pour ces hommes dégénérés , des objets dont la né- cessité se faisait sentir d'une manière impérieuse. Les Romains , fatigués sans doute des dangers et des lenteurs que présentait la route qui, par- tant des côtes de l'Arabie Pétrée et de l'Egypte, longeant la péninsule de l'Arabie Heureuse, conduisait, avec une longue perte de temps, les vaisseaux jusqu'aux rivages de l'Inde, avaient dû, de bonne heure, chercher une voie de communication plus courte et plus directe. Le royaume de la Mésène offrait, à cet égard, toutes sortes d'avantages. En lisant les mémoires historiques de cette' époque, on voit avec quel soin les Romains évitaient de s'aventurer sur les territoires soumis à l'em- pire des Parthes. Ces mortels ennemis du nom romain, ces hommes qui avaient appris au monde que les généraux et les années de Rome n'étaient rien moins qu'invincibles, n'auraient pas vu, sans une extrême jalousie, la prospérité commerciale de leurs adversaires; et les négo- ciants romains auraient eu trop à craindre pour leur sûreté personnelle et celle de leurs marchandises , s'ils avaient traversé quelque point sou- mis à la domination de ces redoutables voisins. Aussi nous voyons par les récits de Pline q^je les marchands de la Syrie supérieure, après s'être réunis k Palmyre, se dirigeaient vers Petra; que ceux de la Palestine se rendaient en droite ligne vers cette ville; et que, réunis en caravanes plus ou moins nombreuses, ils traversaient le désert de

' Antiqttitat, Judaic, lib. XX, cap. Il, t. I, p. 987 et 968.

632 JOURNAL DES SAVANTS.

TÂrabie et arrivaient à Spasinu-Gharax. Dans ce voyage long et aven- tureux , mais les négociants se mettaient sous la protection des tribus nomades du désert, on avait bien soin de ne pas tomber sur le terri- toire des Parthes.

Dans le passage de Pline, que j*ai traduit plus haut, on trouve, relativement à la position de Spasinu-Cbarax, des détails qui présentent une difficulté réelle. Suivant le témoignage du naturaliste romain ^ «Spasinu-Gharax était primitivement à deux stades de la mer; elle «avait un port maritime. Au rapport de Juba, il en était éloigné de ((5o,ooo pas. Aujourd'hui, ajoute Pline, cette ville est à 120 milles «du rivage de la mer.» On peut, je crois, offrir ici une solution toute naturelle. D'abord, je commence par dire que, dans mon opinion, la leçon «deux stades» présente peut-être une faute de copiste. Mais, dans tous les cas , voici comme on peut , je crois , entendre ce passage. Dans Torigine, il existait, à l'orient de l'embouchure du Tigre, un grand lac que les anciens et Pline lui-même désignent par le nom de Chalicdci lacus, Néarque traversa ce bassin lorsqu'il alla avec sa flotte rejoindre Alexandre. Le port de Spasinu-Gharax était situé sur la côte du golfe Persique, non loin de l'embouchure de ce lac, à 5o milles de la ville. Plus tard, cette rade s'étant probablement comblée en partie par l'ac- tion des sables, les habitants de la ville choisirent, sur le golfe Persique , un port situé dans des conditions plus favorables, et qui se trouvait à 120 milles de la capitale. Je dirai, dans l!article suivant, ce que je pense sur la situation de ce port.

On a vu plus haut que la vÛle de Spasinu-Gharax avait successivement été désignée par trois noms différents. Mais ces dénominations, qu'avait imaginées la vanité des princes, n'eurent qu'une existence passagère, et ne semblent pas avoir été connues dans le pays, car on n'y trouve nulle part aucune trace du nom de Spasinu-Gharax. Gette ville est désignée, chez les écrivains orientaux, parle nom de Maison, yU«uv-«, qui est celui de la province, ou par celui de Karkh Malsan, yU<-^A.* ^^y c'est-à-dire la ville de Maisan.

Les écrivains arabes qui ont raconté les guerres des Arabes contre les Perses emploient toujours le nom de Maîsan pour désigner cette ville. Elle reçut le christianisme dans les premiers siècles de notre ère, et devint une métropole, qui avait sous sa juridiction trois évêchés.

QUATREMÈRE.

( La suite à an prochain cahier. )

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Clef inédite du Grand Cybus, roman de Af"* de Scudéry.

D£UXI&MB ARTICLE ^

A la fin de Tannée 1 669, le premier acte du trop long drame de la Fronde était fini depuis quelques mois : Paris commençait à respirer des périls et des ennuis du siège qu'il venait de soutenir ; mais les esprits et les cœurs étaient encore tout émus des souvenirs de la guerre à peine terminée ; et ses diverses aventures , les faits d'armes de l'un et de l'autre parti étaient l'entretien de tout le monde , de la bourgeoisie aussi bien que de la noblesse» parce que la bourgeoisie comme la no- blesse y avait joué un rôle plus ou moins brillant. Après avoir été si étroitement renfermé dans les murailles de Paris, c'était conune im plaisir nouveau d'en sortir, d'aller visiter les lieux s'était livré plus d'un combat sanglant ; *

. . . juYat ire , et Dorica castra

Desertosque viaere iocos

... hic acie certare solebant

De tous ces combats, le plus célèbre, celui qui avait été le plus funeste et le plus bonteux à la Fronde et qui avait aussi coûté bien cher à l'armée royale, est le combat de Charenton. Il avait eu lieu le 8 fé- vrier 1 6Â9. Charenton avait été attaqué par un détachement de l'armée royale, composé des meilleurs régiments et commandé par un des vain- cpieurs de Lens , le duc de Châtillon , déjà lieutenant général , et auquel était promis le bâton de maréchal de France. La défense de la place était confiée au marquis de Glanleu, officier malheureux, mais d'une intrépi- dité à toute épreuve , et qui se battit avec son obstination accoutumée. Près de cinquante mUle hommes de milice bourgeoise et de troupes régu- lières sortirent de Paris, et débouchèrent dans la plaine pour venir au secours de la garnison et de son vaillant chef. Gondé, adossé à Vincennes dont lui répondait un de ses plus braves officiers, le comte de Broglie, occupa tout l'intervalle entre Vincennes et Charenton , et fit monter de l'artillerie sur les hauteurs qui couronnent la plaine , ne laissant ainsi d'autre alternative à l'armée de la Fronde que de venir lui livrer bataille dans cette forte position , ou de rester spectatrice immobile de la prise de

' Voyez, pour le premier article, le cahier d'avril, page aog^

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«m JOURNAL DES SAUVANTS.

la place, qui était une des clefs de Paris. La place fut prise en effet à la vue de larmée de la Fronde; mais il y eut des pertes cruelles de part et d'autre. Les deux généraux qui commandaient lattaqueet la défense, Ghâtiilon et Glanleu furent tués. En vain la Gazette, le Moniteur du temps^, s*applique-t-elle à diminuer Timportance de cet événement; il était très-considérable; il fit une impression profonde sur la popula- tion parisienne et ne contribua pas peu à amener les négociations d*où sortit la pftix de Ruel. Il en- courut plus d^un récit populaire en prose et eh vers, éottt Ghâtiilon était le héros^; On comprend alors quel iiH térêt'dut avoir pour toute la société française la troisième partie du Cymt, qui parut le y décembre i6lxg, et mademoiselle de Scudéry racon- tait, sous des noms cfmpinintés mais fort transparents, le siège de Paris, Taltaquie et la prifi« de Charenton. Gette narration est, en généra], exaete, lâais asses couplei, mademoiselle de Scudéry mêlant à son enthousissme pour Gondé une grande faiblesse envers la Fronde, par égard sans doute pour W"* de Lofigueville. Gependant nous préférons encore son récit à celui de la Gazette; et les détails qu'il donné se retrouvent dans les Mémoires les plus authentiques publiés longtemps après.

Le grand Cyras, tome III,. livre second, page 61.1 : tLa grande ville d*Artaxate (Paris) éloit située dans une plaine très-fertile au bord de l'Araxe (la Seine]. Cette ville u*éioit- commandée que de fort peu d^endroits; mais ses murailles étoient si foibles et même en quelques lieux si détruites, que sa force ne consistoit qu en la multitude de ses habitants. Auparavant fauteur a déjà parlé du fortde Charenton, «château qiïi n*est qu*à cinquante stades d*Artaxate et qui est bâti sur le bord d'une petite rUièfe (la Marne), laquelle se jette en ce lîeu-là dans l*Araxe, qui passe dans

Artaxate Cyros fut nsconnoitre es personne la stiuation de ce bourg , était

le château qu'il voulôît prendre. . . . Après avoir assemblé ses troupes proche d'un petit bois (le bois de Vincennes), et choisi celles qu'il deslinoit a 1 attaque du bourg et du château, quoiqu'il fût averti que toute la ville d' Artaxate étoit en armes, et que tous les bom^geois se préparoient à* sortir contre lui , ce grand cœur ne s'é- branla point; Ml contraire, prenant de<nou?eUes forces par la grandeur du péri), il choisît une petite éminence qui étoit 6Mire la ville et ce châteaa, et, après avoir

' Recueil de Gazettes, nouvelles ordinaires et extraordinaires, relations et récits des choses avenues, tant en ce royaume qu'ailleurs, toute Vannée mil six cent quarante neuf, par Tbéophraste Renaudot, médecin et historiographe du Roy, etc. n** 17, p. 1 13. * Les recueils de Mazarinades pour l'année 16^9 contiennent un Agréable et véri- table récit de ce qtti s'est passé avant et depuis l'enlèvement du Roi dans la ville de Paris , 00 1 auteur met* dans k bouefat de ChâtiUoa mourant un discours contre Mazaorin. Od a encore : %'' les Rearets de madame de Ckâiillon sur la mort de son cher époux; a** les Adieux qu a faits m, de Châtillon avant que de mourir à sa mère et à sa femme; 3' V Apparition de l'esprit de M, de Châtillon au prince de Condé, etc. Voyez dans le Courrier françois, n"* Y,' h récit détaillé de' la mort de CbâIilloB.

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rangé huit mille hommes' en bataille sur cette hauteur* et y avoir placé aii^deroes terribles machines ' qui servoient à lancer des boulets de pierre , pour s^opposer^m secours que Tennemi vouloit y donner, il fut avec 'les quatre mine autres attaqia^r le 'bourg dans lequd on avoit jeté trois mille soldats 'qui 'S*étoient retranchés 'quel- ques jours auparavant que Cyrus arrivât à la vue d*Artaxate. Cette attaque se (fit par trois endroits à la fois, après que quatre béliers eurent abattu. la barriqade.et la muraille, mais avec tant de vigueur que les ennemis en furent épouvantés. . . .

La .première barricade fut emportée du côté qu*étoit Cyrus, et ceux qui la

défendoient, fuyant avec précipitation jusques à la seconde, y furent tués, et-ser- •virent encore a faire forcer les autres par Teffroi qneleur défaite leur domm. JUes soldats, encoffe animés ipar.rexempde de leur vaillant- chef, .plantèrent des éehjdles contre les murs dont les béliers nvoientd^ abattu une, partie; de: sorte que Jaut d*un coup les soldats et les habitants se virent enveloppés de toutes paris , et ix>n- traints de fuir pour sauver leur vie. Les uns jettent leurs armes et se rendent, ies autres fuient en tumulte et>en désordre; queiques-une, pour éviter <répéeâe'l^- nemi qui les poursuit, trouvant le pont trop iétroitiet trop embAirassérpour'tant de monde, se jettent en la rivière qui, passe en ce lieu,.et s*y noient misérablament. Quelques-uns tâchent de se défendre encore à ce pont; mais, comme la valeur de Cyrus ne 8*arrêloit jamais qu*après la victoire, il les poursuit, il les force, il tue tout ce qui lui résiste, et pardonne à -tout ce qui lui cède. Géltii^^qui commandoit'les gens de guerre qui étoienten oe lieu-là, et qui étui t un homme de cœur, yfuttoé de divers coups , n*ayant pas voulu demander quartier ; et des trqis mille boiiUMes que Ion avoit mis dans ce bourg, il en échappa fort peu qui .ne. fussent ou bloaiés ou prisonniers. Bien est-il vrai que, du côté de Cyrus, le prince Artibie (Châtillon), qui ce jour-là combattoit comme volontaire, y reçut deux blessures mortelles, ce qui affligea extraordinarrement Cyrus. » >

La seule erreur que nous puissions découvrir ici iest de <metti?e Je prince Ârtibie, oest-à-dire le duc de Gbâtillon, parmi les volontams : Châtillon, comme nous Tavons dit, avait le titre et l-empAoî de UeiYte- nant général , et tous les témoignages s'accordent à dire que Condé ;lui confia Ta ttaque de Charen ton ^

Mais ce combat, qui a eu tant dmfluence sur le sort de la pvemière Fronde, est peu de chose au point de vue militaire, surtout en nom- paraison de tant d'autres combats et de tant d'autres sièges Condé a montré une capacité bien supérieure, par exemple, le siège de.Dun- kerque,un des plus fameux sièges du xvn* siècle, dont Sarasin^ arfait

* La Gazette dit cinq à six mille. Monglat (Collection Petiiot, .t. L, p. iSS), six mille. ' La Gazette : quatre pièces de canon. -— ' La Rochefbucault, dans .un en- droit, dit : deux mille hommes. et dans un autre trois; mille. [Collection Petùot, t. LI, p. ào6 et A6â.) ^ La Gazette: cLe sieur de Qanleu, se voyan t forcé, semit « derrière une petite barricade, où, après s*èlre encore défendu quelque temps ,^ il « (ut tué en combattant vaillamment, après avoir re(usé vingt. £6is quartier et même t tué Tun de ceux qui le lui oflraient.» -— * La BochefoucauU, ièûL p. 46&;. Mon- glat, ibid. p. i58. -^ ' iOEavres de montieariSarasin, in-4', i656.

81.

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l'histoire d*après des documents authentiques , et que mademoiselle de Scudéry raconte ici\ t. VII, liv. II, sous le nom de si^ de Cumes. Elle n'oublie aucune circonstance importante de cette grande opéra- tion , et nous aimerions à nous engager à sa suite dans f examen de ce siège mémorable^; qui nous rappellerait glorieusement un illustre fait d'armes du même genre dont tous les cœurs français sont encore émus, si nous n'avions hâte d'arriver aux batailles de Gondé oii son génie ne se marque pas davantage, mais qui occupent une jdus grande place dans l'histoire militaire. Pour nous borner, nous nous attacherons aux deux plus célèbres, celles de Lens et de Rocroy, et nous nous ap- pliquerons à faire voir que les récits qu'en a faits mademoisdle de Scudéry sont d'une exactitude qui défie la critique la plus sérère.

Selon nous, la description de la bataille de Lens égale en fidélité toutes les descriptions qui en ont été données , anciennes et modernes ; elle a même cela de particulier et de bien remarquable qu'elle con- tient, de la manœuvre hardie qui engagea l'afiaire et prépara la vio toire , une explication qu'on chercherait en vain dans la narration offi- cielle de la Gazette, et qui, dans le temps, a sembler une conjecture de mademoiselle de Scudéry et de son fi*ère , qui se piquait d'être mi-

' Remarauons que le tome VII du Cymt étant de l'année i65i, le récit de mademoiselle de Scudéry parut bien avant cdui de Sarasin, ri poarlant il n'j a pas quelque édition du siège de Dunkerque par Sarasin publiée d'abord sépa- rément ayant d*aYoir passé, en i656 , dans la collection de ses œimes. * Nous ne pouvons nous empêcher de citer au long le passage suivant, tome VII, Ut. II , p. 654 : «Comme Cyrus prévoyoit en grand capitaine que, si le riége diiroit longtemps, son armée seroit détruite, qu'elle pourroit être battue, et qaû ne prendroit point Cumes, il prit la résolution d'acoourcir le siège par la feroe, el a*attaquer cette ville si vivement qu'elle ne lui pût résister. Et certes, ce ne fiit pas sans raison qu'il prit ce desseiu : car l'incommodité des vivres étoit grande, et les barques qui en apportoient se brisoient bien souvent en abordant, tant la mer étoit furieuse. De plus, la pluie étant continuelle, et l'hiver commençant déjà de venir, les soldats souffroieni beaucoup : l'impétaosilé du vent, poussant quelquefois une nue de sable sur tout le camp, les aveugloit; leurs huttes et leurs tentes en étoient même abattues , et une partie des soldats couchoient dans la fange. De plus, outre 'toutes les fonctions de la guerre, il falloit continuellement travaiUer, ou à réparer ce que la mer gàtoit aui travaux, ou à refaire de nouveaux fossés, parce que le vent combloit les lignes de sable en divers endroits : de sorte

3ue la iaim, le mauvais temps et le travail excessif, commençoient déjà démettre iverses maladies dans le camp. Cependant Cyrus , sans s'étonner de tant de A- cheux obstacles, parce qu'il les avoit prévus, ne songea qu'à les surmonter, en prenant la résolution d'attaquer Cumes par force et d accourcir, par ce moyen, la fatigue, n jugea fort prudemment qu'il perdroit moins de soldats en les hasardant au combat qu'en les laissant mourir par les incommodités d'un long siège.

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litaire. Aujourd'hui que nous possédons une relation de la bataille de Lens émanée de Thôtel de Gondé, et qui a été revue et corrigée par Gondé lui-même, le secret du grand capitaine est divulgué; mais cette relation n a vu le jour qu'en 1 7^8 , dans la troisième édition de la très- médiocre Vie de Gondé par Goste^; auparavant, nul ouvrage, nul mémoire contemporain ne met sur la trace de la vérité.

La bataille de Lens est du petit nombre de ces batailles illustres qui ont leur place dans Thistoire universelle. Politiquement, elle a décidé le traité de Westphalie^ et elle a arrêté « pour un moment du moins, la première furie de la Fronde, déjà maîtresse de la capitale; mili- tairement, elle a achevé ce qu'avait commencé Rocroy, la destruction de Tinfanterie espagnole; surtout elle a mis dans une lumière éclatante que la guerre est par-dessus tout une œuvre d'art, et qu'il y faut infi- niment d'esprit avec une valeur à toute épreuve. Cette bataille mérite donc à tous égards d'être sérieusement étudiée et bien comprise.

Mais, d'abord, entendons-nous sur ce qu'il faut appeler l'étude et l'in- telligence d'une bataille. Ce n'est pas seulement la découverte et ie rassemblement, d'ailleurs très-nécessaires, et si difficiles au bout de deux siècles, des différentes pièces que le chef d'état-major de l'armée devait

^ Histoire de Louis Boariôn , in-4^, troisième édition , 1 7Â8 , à La Haye. Préface: Le délicat Saînt-Évremont, ayant oui lire la seconde édition, beaucoup plus cor- recte et plus complète que la première, n*y trouva, dit-il, rien à reprendre que la manière dont j'avois traité la fameuse bataille de Lens. Bien loin de prendre au pied de la lettre ce qu*il ajouta poliment du reste de Touvrage , je me sentis fort morliûé du défaut qu*îl y trouva, défaut très-sensible et bien fondé, que j'avois soupçonné moi-même et fort longtemps sans pouvoir ie réparer. Enfin, après avoir fait une connoissance intime avec un domestique du prince de Gondé, fayant prié de me tirer de fembarras 011 je me trouvois par rapport à la bataille de Lens, dont je n*avoi8 rien dit qui ne fût très fit)id, très chétitet absolument indigne de paroitre dans fhistoire de ce prince, il me fit espérer qu*un honnête honmie de ses amis, qui àvok la garde des livres de Thôtel de Condé, pourroit m'être d*un grand secours; et en effet, peu de temps après, il me porta une relation de la ba- taille de Lens, quii me permit de retenir pendant vingt-quatre heures. L*ayant lue, je me mis a abord en état de la copier, tout m*y parobsant dairement et no- blement exprimé ; c*est celle-là même que je présente mot pour mot au public. Je puis la louer hardiment sans blesser la modestie, parce que je n'y ai ajouté ni retranché quoi que ce soit. H me souvient ici d^une particularité qui fidt hon- neur à la mémoire du prince de Condé. Mon ami m*appritque cette relation avoit passé sous les veux de ce prince, qui, de sa propre main, bien connue de mon ami , corrigea doucement ce qui lui parut l'effet d une simple prévention en sa fa- veur, mais dont il se seroit fâcné tout ouvertement, s*il eut cru devoir fattribuer à une lâche flatterie. Voilà le défaut qui avoit déplu à M. de Sain^Évremont très- bien réparé.

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avoir entre les mains le jour de Taflaire, et qui, pour le temps pré- sent, sont fidèlement conservées dans le dépôt du ministère de la guerre : par exemple, ce qu'on appelle les états de situation, la con- naissance des divisions et mcme des régiments qui ont pris part à Tac- tion, les noms des généraux et même des colonels, le nombre effectif et réel des soldats présents sous les armes, la position des troupes sur les divers points du terrain , leurs diverses évolutions sur le champ de bataille, les vicissitudes ducondsat, enfin ses résultats, à savoir la perte ou Toccupation d*un territoire, les drapeaux conquis ou perdus, le nombre précis des morts, des blessés, des prisonniers; et, de phis, ces mêmes pièces , ces mêmes renseignements pour f armée ennemie. C'est là, en quelque sorte, l'extérieur dune aflbire; et, le jour même du combat, un spectateur, placé dans une situation favorable et armé d'une bonne lunette , aurait pu voir tout cela ; mais il serait possible aussi d'avoir vu tout cela, sans avoir rien compris à la bataille. 11 ne suffit pas en effet de savoir que telle division ou tel régiment a reçu Tordre d'exécuter tel mouvement, et que ce mouvement a été exécuté avec plus ou moins de succès; il faut savoir poiurquoi le général en chef a ordonné ce mouvement , sans quoi on ne connaît que les faits accom- plis, on n*en connaît pas les raisons et les causes. Or ce sont ces raisons et ces causes qui, seules, contiennent le véritable sens de la bataille. Dans la vérité des choses , la pensée du général est en première ligne ; la stratégie est au service de cette pensée, et la tactique au service ide la stratégie. Au contraire, au dépôt du ministère de la guerre, tous les documents relatifs à la tactique surabondent; on trouve assez peu de choses sur la stratégie , et toujours la pensée est absente. Et elle doit l'être, car la pensée , qui est Tâme de la stratégie , était dans une seule tête, celle du général, qui ne la pas toujours exposée k son conseil; en sorte que bien souvent les commandants des divisions n'ont pas connu le but auquel ils concouraient et ne peuvent rendre compte que de ce qui s'est passé sur le point ils étaient, et que le chef d'état-major lui-même qui a transmis tous les ordres, prescrit tous les mouvements, recueilli tous les renseignements, est rarement en état de donner une bonne relation de la bataille. De 1& tant de relations détaillées et minu- tieuses où le numéro d'aucun régiment n'est omis, les plus petits mouvements sont indiqués, et pourtant Tensemble de l'aflaire échappe , parce que la pensée qui a présidé à tout n'y est point. Nous avons ailleurs ^ posé en principe que toute description de bataille qui

' La Jeunesse de madame de Longueville, Appendice, Bataille de Rocroy.

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est très-longue est par cela même obscure , quand même tous les détails en seraient vrais. Mais donnez à César, et surtout à Napoléon , cinq ou six pages, et elles lui suffiront pour faire connaître, en quelques traits nets et précis, les positions essentielles sur lesquelles le plan de bataille a été fait, ce plan, le but qu'on s*est proposé, les combinaisons straté- giques d'avance arrêtées pour l'atteindre, comment ces combinaisons ont été secondées ou contrariées , ou sont restées plus ou moins long- temps incertaines par la constance et l'intrépidité ou par les défauts con- traires des lieutenants commis à leur exécution , les changements que souvent il a fallu y apporter en raison de circonstances nouvelles qu'il était impossible de prévoir, comme la mort de tel ou tel officier d'élite qu'on ne peut pas toujours remplacer dignement , ou à cause de pro- diges inattendus de talent et de courage de la part de l'ennemi ; d'où les péripéties pleines d'anxiété de ce drame terrible qui touche parce cpi'on le comprend , que l'on suit avec un intérêt douloureux , parce qu'on sait à quel point est attachée la fortune de toute la journée, et que ce point fatal on le voit tour à tour chanceler, reculer, s'approcher, et enfin tout à fait manqué ou atteint avec gloire. Dans l'histoire mili- taire, comme dans l'histoire politique, comme dans celle de la philo- sophie , la qualité suprême de l'historien est l'intelligence , ainsi que le dit M. Thiers, donnant à la fois et le précepte et l'exemple ^

Si, pour comprendre la bataille de Lens, il suffisait d'avoir sous les yeux les documents les plus nombreux et les plus détaillés , quelques jours après cette glorieuse affaire on eût pu l'écrire définitivement pour la postérité, car la bataille est du 1 9 et du 20 août 1 648, et, le aa août, la Gazette, dans son numéro ia8, page 1 109, en donnait un premier rapport très-général, et le a 8 août, au numéro 129, page 1117, une rela- tion longue et détaillée, qui vient évidemment, non de Condé lui-même, qui avait alors autre chose à faire qu'à écrire, mais de son état-major. Cette relation a trente et une pages in-&*, en assez petit texte; elle ne laisse à désirer aucun renseignement nouveau ; elle retrace tous les mouvements des deux armées, les ordres de Condé, les diverses posi- tions des troupes, les noms de tous ceux qui se sont distingués, avec une liste des officiers morts , blessés ou prisonniers , et une autre liste des prisonniers espagnols de marque, en descendant même jusqu'à dès- grades inférieurs, et régiment par régiment. Eh bien, malgré tous ces détails , ou peut-être à cause de tous ces détails , la bataille demeure i peu près inintelligible. On voit bien la succession des mouvements, et

' Histoire da Consulat et de F Empire, préface du tome XIU.

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on connaît ceux qui y ont pris part, mais il est impossible de eom" prendre pourquoi ces mouvements ont eu lieu et non pas d*autres; on assiste à une mêlée divers corps opposés se poussent en quelque sorte l'un contre Tautrc, reculent ou avancent, sans qu*on y discerne autre chose que le plus ou moins de vaillance ou de bonheur des com- battants. On sait tout et on ne sait rien; et une telle lecture n'apporte à Tesprit aucune lumière et ne fait même aucun plaisir.

U y a plus : le premier mouvement de larmée française, qui a en- traîné tout le reste , ce mouvement est attribué, dans la relation officieljep à des motifs si légers , qu'il fait leOet d'un emportement de courage digne d'un brillant colonel et non d'un sérieux capitaine. Pour justifier une pareille assertion, il est indispensable d'entrer dans quelques dévelop- pements.

Au mois d'août i6â8, la France était dans la situation la plus cri- tique. La Fronde commençait, excitée, fomentée, soutenue par l'étran- ger, qui mettait dans nos divisions ses plus grandes espérances. L'Au- triche et la Bavière, que la victoire de Nordlingen avait épouvantées, et qui, menacées par les projets bien connus de Condé jusque dans leurs capitales, étaient prêtes à signer à Munster une paix particulière, hési- taient de nouveau, et prêtaient l'oreille aux suggestions de TEspagne, qui les conjurait d'attendre, leur montrant la perte assurée de la France dans les progrès croissants et inévitables de la Fronde. L'armée du Rhiu , travaillée à la fois par les intrigues des frondeurs et par celles de l'Espagne, semblait d'une fidélité bien douteuse, sous un chef plus atta- ché aux intérêts de sa maison qu'à ceux de la monarchie, et plus docile aux conseils de son frère aîné, le duc de Bouillon, qu'aux ordres du gouvernement de la reine. Cette reine était comme assiégée au Psdais- Royal. Mazarin , que l'Espagne redoutait à l'égal de son grand prédd« cesseur, assailli de toutes parts par l'aristocratie et- par les parlements, voyait les rênes de TÉtat lui échapper, et toute sa fortune suspendue à un fil en apparence bien léger, l'affection d'une femme. Il ne restait donc à la royauté et à la France qu'une armée, celle de Flandre, depuis longtemps mal payée, mal vêtue, et se trouvait plus d'un ami des frondeurs, mais qui était commandée par le vainqueur de Rocroy, Une grande bataille , c'est-à-dire une grande victoire , était nécessaire pour contenir et intimider Paris, et contraindre l'Autriche et la Bavière à tenir la parole donnée et à signer la paix. Condé aussi sentait le besoin d'une grande bataille; elle était dans tous ses instincts, et dans la nou- velle manière de faire la guerre qulf avait tirée de la nature de son génie, et dont le seul Gustave-Adolphe lui avait donné l'exemple. Au

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lîeu de remporter successivement de petits avantages, de prendre une place, puis une autre, en disséminant ses forces, et de s avancer lente*- ment et par degrés, sa méthode était de rassembler ses troupes, de les tenir sous sa main à Fabri de toute attaque, de ne hasarder aucun en- gagement particulier, et de chercher, soit autour de lui, soit au loin un terrain favorable oii il pût attirer Tennemi, et le combattre à sa façon , c est-à-dire en employant des manœuvres inattendues et dont lui seul avait le secret. U frappait- ainsi un grand coup et unissait la cam- pagne en un jour. Voyant l'armée ennemie bien plus nombreuse que la sienne et plusieurs de nos places fortes succomber successivement, il avait rappelé à lui la plupart des garnisons, tous les détachements épars, et pressé Tarrivée de Texcellente division du général d'Erlac; et, pen- dant quelque temps il avait travaillé et formé son armée , il lavait rendue à la fois souple et disciplinée , obéissante et hardie , et , ce qui était plus difficile, il lui avait appris à joindre à la furie française la cons- tance, par confiance en elle-même et en son général. Les Espagnols, qui avaient compté le détruire en détail en multipliant les petits enga- gements, ne le rencontrant jamais et le voyant se dérober à toutes les tentations qu'ils avaient semées avec art sous ses pas , s'étaient avisés , pour l'exciter et pousser à bout sa patience, de &ire mettre dans le journal d*Anvers, qu'on était prié de vouloir bien donner des nouvelles de l'armée française, parce qu'on ne la voyait plus, et qu'on la cher-; chait inutilement. Ces bravades calculées, répandues à dessein parmi, nos troupes, les transportaient d'indignation et leur faisaient appeler à grands cris une bataille. Condé laissait croître c-ette ardeur généreuse, et les exerçait à tout supporter comme à tout oser. U partageait leurs fatigues, leurs privations; et, pour se délasser, reprendre haleine et croire au succès, il leur suffisait de regarder le visage calme et serein de leur jeune général, qui, comme dit Bossuet, portait la victoire dans ses yeux.

Enfin, ayant appris que les Espagnols étaient allés faire le siège de la petite place forte de Lens, il reconnut dans les grandes plaines voisines cette place le phamp de bataille qui lui convenait, et il forma le dessein d'y amener les ennemis. Il y réussit en les laissant entasser leurs forces autour de la place qu'ils voulaient prendre, et, le 18 du mois d'aojftt, il se présenta tout à coup devant eux. La plaine Lens est un immense terrain situé entre Lens et la Bassée, parfaitement propre, et par son étendue et par la variété de ses accidents et de ses ondulations, à servir de théâtre à une grande bataille entre deux fortes armées. L'armée espagnole était plus nombreuse que la nôtre d'environ cinq

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mille hommes (18,000 contre i&,ooo). Elle occupait les hauteurs de Lens. Sa droite, composée des dernières vieilles bandes espagnoles , s appuyait à la ville même , et elle était couverte sur son firont de ravins et de chemins creux. Son centre occupait plusieurs bois et hameaux fortement retranchés. A sa gauche , la fameuse cavalerie croate et lor* raine était postée sur une émincnce à laquelle on ne pouvait arriver que par des défilés très-étroits. Elle était commandée en chef par far^ chiduc Léopold, qui n était pas un grand général, mais un militaire brave et expérimenté , familier avec la manière de combattre de Gondé et très-décidé à ne pas prêter le flanc & ses manœuvres accoutumées. Son plan avait été de rechercher toutes sortes d'engagements parti* cidiers, la supériorité du nombre de ses troupes et son artâlerie lui auraient donné l'avantage, et d'éviter toute affaire générale. D avait avec lui le comte de Fuensaldagnc , habile générd et politique plus habile encore , ainsi que le général Bcck , vieilli dans les camps et qui connaissait parfaitement le terrain. Ils attendaient tranquillement Gondé dans cette position formidable, qui avait plus d*une analogie avec celle de Mercy et de f armée impériale à Nordlingen. Le ig au matin , Gondé parut à l'autre extrémité de la plaine; mais lui, qui, à Nordlin- gen , malgré l'avis de son conseil , avait attaqué Mercy, reconnut que cette fois la même attaque serait une faute immense. A Nordlingen un échec ne compromettait que sa gloire ; la France était loin et elle avait d'autres armées : ici elle n'en avait plus qu'une; Gondé tenait dans ses mains la dernière ressource de la monarchie; son devoir était donc de ne la pas risquer témérairement. Il passa toute la journée du ig è escarmoucher dans la plaine, et fit tout au monde pour en- gager l'archiduc à descendre de ses hauteiurs dans l'espoir d'écraser facilement la petite armée française. L'archiduc ne remua pas. 11 était bien pourvu de vivres et de munitions, tandis que nous mangm'ons de tout. Le bout de la plaine que nous occupions était stérile et sans eau. Les chevaux commençaient à s'épuiser faute de fourrages, et les soldats souffraient beaucoup de la soif. Le soir du 1 g , voyant tous ses eflbrts inutiles, Gondé prit le parti de quitter sa propre position et de gagner la petite ville de Neus, sur le chemin de la Bassée, oix il devait trouver en abondance tous les secours nécessaires, et d'où il pourrait surveiller l'ennemi. Rien n'était plus raisonnable; mais, pour opérer ce changement de position, il était raisonnable aussi de profiter de la nuit, afin de dérober son mouvement aux Espagnols et de parvenir impuné- ment à une position plus convenable. Or Gondé ne suivit pas ce conseil de la prudence la plus vulgaire , et , pour exécuter ce périlleux déplace-

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ment, il choisit précisëment le lendemain matin qo août, et se mit à défiler en plein jour à la vue de larchiduc.

Mais, s il est à la guerre une règle certaine et qu*il suffit d'énoncer, c est qu*il ne faut pas entreprendre un changement considérable de po- sition devant lennemi, à plus forte raison une longue marche de flanc , surtout quand Tennemi a beaucoup d*artillerie et beaucoup de cavalerie. Gondé n était nullement forcé d'exécuter de jour cette opération diffi- cile. Quel motif a donc pu le porter à violer ainsi un des premiers principes de la guerre? Ouvrez la Gazette : quy trouvez-vous sur ce point décisif? Presque rien, sinon que Gondé voulait montrer aux ennemis qu'il n'avait pas peur d'eux : « Gomme il leur vouloit faire voir a le désir qu'il avoit de les combattre , il ne voulut marcher qu'il ne fît <c grand jour. » Gomment! risquer une déroute pour montrer qu'on n'a pas peur, hasarder le sort de la dernière armée de la France poiu* une bravade déjeune homme 1 Et imputer une telle conduite au capitaine qui venait de lever le siège de Lerida, de reculer devant l'armée espa- gnole jusqu'à la frontière de France , et qui avait coutume de répondre à ceux que son coiu*age extraordinaire frappait d'admiration : «Je n'ai «jamais montré de courage que quand il l'a fallu, d 11 est impossible que Gondé n'ait pas eu, pour se conduire comme il l'a fait, quelque raison, ignorée ou mal comprise de l'officier d'état-major auteur de la relation de la Gazette.

L'homme qui , avec le duc de Ghâtillon , se distingua le plus à la ba- taille de Lens est assurément le maréchal de Grammont. Il fit des mer- veilles à la tète de l'aile gauche qu'il commandait , et la part qu'il prit à cette affaire est son meilleur titre auprès de la postérité. Le maréchal avait écrit des notes stu* les diverses parties de sa carrière, que son fils a rédigées en forme de Mémoires, publiés en 1 676. On n'y trouve, sur le point en question , qu'une répétition de la phrase insignifiante de la Gazette : « Gomme il vouloit leur faire voir le désir qu'il avoit de les u combattre , et qu'il ne les craignoit pas , il ne décampa de devant eux (( qu'en plein jour ^. »

Gonsultez les Mémoires deMonglat, officier médiocre, mais écrivain militaire distingué , qui n'était pas à Lens » mais qui devait connaître bien des officiers qui s'y étaient trouvés ; on est confondu d'y voir in- diqué en une ligne le mouvement de Gondé sans la moindre remarque : (c Alors, voyant qu*il n'y avoit plus rien à faire, puisque Lens étoit rendu.

Mémoires du maréchal de Grammont, coll. Petitol, t. LVI, p. Aa3.

8a.

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a et qu'il n etoit pas si fort que 1 arctnduc, il fit faire demi tour à droite « à toute son armée pour se retirer*. »

Voilà tout ce que nous apprend Thistoire, au xvii' siècle , sur une des actions les plus étranges de Gondé, sur une action qui engagea une des^ plus grandes batailles, et qui, en vérité, si elle na pas eu d autre motif qu'une vaine gloriole, mériterait d'être sévèrement blâmée. Non; la conduite de Gondé lui fut dictée par un plus sérieux motif; et ce motif, c'est le roman , et le roman seul , qui le fait connaîtra ; il a échappé à la Gazette, à Grammont, à Monglat; et, pendant tout le xvn* siècle, on ne le trouve que dans le Grand Cyrus.

Évidemment mademoiselle de Scudéry et son frère ne s'étaient pas con- tentés du récit de la Gazette; ils avaient entendu raconter cette grande journée à l'hôtel de Gondé ou & Ghantilly, et même ils avaient demandé k quelque secrétaire ou aide de camp du prince, ou au prince lui-même, des notes sur les parties de la bataille que laissait dans l'ombre la narra- tion officielle; car c'est Gondé lui-même qu'enfin on va entendre pour ]a première fois par la bouche de mademoiselle de Scudéry. La preuve en est que le récit du Grand Cyras , sur tous les points essentiels , est entière* ment conforme à la relation qu'un siècle plus tard Goste emprunta aux archives de la maison de Gondé.

Voici ce qui avait déterminé Gondé* à se conduire avec la témérité apparente que lui prête l'histoire : une victoire était nécessaire à la France, et il croyait la pouvoir remporter, s'il parvenait à entraîner l'ar- chiduc dans les plaiiies de Lens; tel est l'objet principal que se proposait Gondé, et auquel il a tout subordonné. S'il avait été ce présomptueux officier qui, par pure ostentation de courage, opère une retraite assez longue devant une armée plus nombreuse que la sienne pendant le jour, pouvant le faire la nuit, la même présomption l'aurait poussé à attaquer l'archiduc Léopold dans sa forte position , par exemple par le centre, un peu plus découvert et abordable que les deux ailes, comn^e il f avait fait à Nordiingen; cependant il ne le fit pas, et la Gazette et Grammont célèbrent en cela sa prudence. Us ne sont donc pas reçus à lui prêter, un nK)ment après, une inconcevable imprudence, sur le plus futile de tous les motifs. Encore une fois, si Gondé e opéré cette fameuse retraite en plein jour, c'a été l'effet, non d'une saillie de cou- rage, mais d'un calcul militaire, calcul habile, mais, il est vrai, toujours un peu incertain, comme ceux des plus grands capitaines , qui ont tou- jours besoin d'être secondés dans l'exécution par une constance et une

' Ifoaglat, i6tii. p. 99.

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valeur extraordinaires. A peu près sûr de vaincre, s'il attirait Tennemi dans la plaine , Gôndé risqua tout pour obtenir ce résultat. La veille , it avait employé tous les artifices , toutes les provocations , toutes les demi- attaques, et i'archkluc était resté immobile. Il ne lui restait d autre ressource que Tapparence dune imprudence. Nous disons que Condé n*avait pas d'autre ressource. En effet, arrivé heureusement à Neus pendant la nuit, il se fût trouvé en meilleur état sans doute, mais encore, moins que dans sa première position, il pouvait se flatter d attirer Tarchiduc au combat qui lui était nécessaire. Tournez et re- toinmez en tous sens la situation de Condé, même après la retraite la plus prudente et la plus heureuse, il neût pas été plus avancé qu au- paravant, et il eût toujours été réduit, ou à aller chercher Tarchiduc dans ses retranchements, ou à lattendre en vain. Il ne pouvait le séduire qu'en lui présentant lamorce dune grande imprudence. Beck, malgré sa vieille expérience, entraîné par ses instincts et son ambition, ne put pas résister à lliabile séduction exercée sur son coiu*age. En voyant défiler devant lui toute Tarmée française , il prit pour une re^ traite désespérée ou follement audacieuse ce qui n'était qu'une ma- nœuvre; il crut le moment venu d'écraser le jeune et téméraire générai; il lança sur lui la redoutable cavalerie croate et lorraine , et peu à peu s'engageja la bataille tant désirée. Nul doute que telle n*ait été l'intention de Cendé dans un mouvement qui, en toute autre circonstance et sans l'objet fondamental qu'il se proposait, et encore sans les précautions profondes et savantes qu'il prit, eût été la dernière des imprudences, une absurde témérité.

Il est vraisemblable qu'en choisissant le jour pour opérer sa retraite , Condé, ne voulant pas livrer son secret à ses soldats, c'est-à dire aux espions de l'ennemi, et ayant, d'ailleurs, besoin d.e soutenir et même d'exalter les courages , jeta quelques mots de bravade qui convenaient bien à sa gi^ande âme et allaient à celle d'une armée française. Mais, tandis qu'il parlait en paladin , il renfermait en lui les desseins d'un général. L'histoire officielle a recueilli les paroles prononcées, les bruits de l'état-major; elle n'a pas connu le secret du grand capitaine; mademoiselle de Scudéry nous le révèle :

Le Grand Cyrus, tome V, livre III*, p. ia45 : iLa difficnllé étoit de résoudre si Cjnis décamperoit de jour ou de nuit; la prudence vouloit que ce fAt de nuit, mais le grana cœur de Cyrus n'y pouvoil consentir et n*y consentit pas en effet // est vrtd qu'une des raisons qui VMigèrent à suivre plutôt en cette occasion les mouvemenis de son courage auê les conseils de la prudence ordinaire, fut qu'il espéra que peut-être Crésus et te roi de Pont (rarchidac Léopold et le comte de FaensaMagne) vaaaroieni4l9

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du moins faire semblant de le saivre, et que, profitant de cette occasiou, il Umrmeroii tête et les forccroit à combattre. De sorte qu encore qu*il connût bien qn*Q y aYoift un danger évident ù faire ce qu'il prétendoil, et que le bon sucoèt en étoit dou- teux, il ne laissa pas d'entreprendre de se retirer a la vue d'une année beaoooap plus forte que la sienne et commandée par des princes qui savaient admirable» ment la guerre, et qui , par conséquent, dévoient vraisemblablement prendre la réao- Intion de fiaire en sorte que la retraite de Cyrus se changeât en fuite, et q[ae aa fîiile (lit suivie de sa défaite entière.

Voilà enfin une explication sérieuse et militaire, et cette explication, nous ne la devons ni à la relation oQicielle du gouvernement français, ni au maréchal de Grammont, ni au lieutenant général Monglat: noua la devons à mademoiselle de Scudéry. Cette explication est seule dans toute retendue du xvn* siècle; elle parait en i65o, deux ans après iaflaire même; et, pour la rencontrer dans un livre d'histoire, il faut attendre jusqu*au milieu du xviif siècle , jusqu'à la relation empruntée par Goste aux archives des Gondé , et se lisent les lignes suivantes : Histoire de Louis de Bourbon, etc. 3* édition, La Haye, 17&8, t. I*, p. 1 10 : ((La résolution prise de décamper, il délibéra s*il parliroit de «nuit ou de jour. Il prit ce dernier parti, quoique iautre fût plus sûr, « espérant qu'en se retirant de jour il engageroit les ennemis à le suivre, «et qu*il les engageroit au combat.» Depuis, Desormeaux {Histaire de Louis de Bourbon, etc. 1766, t. II, p. 66), qui avait sous les'yeuz ies manuscrits de Thôtcl de Gondé, renouvelle cette explication; mais, . encore une fois, il ne faut pas oublier qu'on la trouve pour la première fois dans le Grand Cyrus.

Tout le reste du récit de la bataille de Lens, dans mademoiselle de Scu- déry, n est pas moins remarquable par Tintelligence et rexaclitude. On y voit clairement l'ensemble de l'affaire, ses parties principales, les divers mouvements des divisions et des régiments engagés , les vicissitudes du combat, les noms de tous ies généraux et officiers qui y. prirent part, le rôle de l'aile gauche, commandée par le maréchal de Grammont. la belle conduite de la gendarmerie de Ghâtillon, le péril extrême que courut Gondé, ainsi que les grands résultats obtenus; en sorte que, dé- sormais, quiconque voudra étudier cette mémorable journée, devxm s'appuyer sur la relation du Cyrus tout autant que sur celle de Geste, parce que ces deux relations, dans leur ressemblance, trahissent la même source, et viennent également de Gondé.

Nous en disons autant de la bataille de Rocroy. La Clefp que noua avons trouvée et que nous suivons , ne donne , il est vrai , le nom de Rocroy à aucune des batailles racontées dans le Cyrus; mais, une fois mis sur la voie, nous avons aisément reconnu bien des combats et des

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sièges que la Clef n'inàiqae point, et, entre autres, cette bataille de Rocroy , la première en importance comme en date de toutes les ba- tailles de Gondé, et qui n'a pas de supérieure et très-peu d'égales dans toute l'histoire nulitaire. C'est évidemment la batsdlle que Cyrus remporte sur les Massagètes et l'armée de Thomiris , au livre Ul* du IX* volume, et qui n'y occupe guère moins de cent pages. L'étude spéciale que nous avons ailleurs consacrée à l'affaire de Rocroy^ nous permet d'affirmer que nulle part il ne s'en trouve ime rela- tion plus jétendue , plus complète , plus détaillée , plus exacte , tous les points importants soient marqués avec plus de précision , le dessein bien arrêté de Condé de combattre dans les plaines de Rocroy comme plus tard il le fit dans celles de Lens , la politique qui lui fait garder pour lui seul la nouvelle de la mort du roi , l'habileté avec laquelle , sans rompre en visière au maréchal de L'Hôpital , qui lui avait été donné pour le gouverner et qui voulait éviter toute grande bataille, il l'en-* gage et le fait avancer peu à peu sous le prétexte de jeter du secours dans la ville et la place de Rocroy , puis , arrivé au lieu qu'il a marqué pour vaincre ou pour périr, déclarant sa résolution , prenant le ton du commandement, imposant silence à toutes les résistances, et gagnant la grande et belle plaine par un sentier périlleux , action hardie com- parable au défilé en plein jour à Lens, et qui réussit pourtant parce qu'il soutint ou répara l'apparente témérité de la conception par la promp- titude et la vigueur incomparable de l'exécution ; la sérénité et le calme du jeune capitaine la veille de la bataille , le triste début de cette bataille , les mérites et les fautes des divers généraux, le malheur de L'Hôpital, la fougue ambitieuse de La Ferté , la vaillance de Sirot et de Gassion , le coup d'œil supérieur de Condé , et en quelque sorte son omniprésence; enfin , la manœuvre extraordinaire qui décida la victoire , la belle résis- tance de l'infanterie espagnole, la mort glorieuse du vieux comte de Fontaine : tout cela est exposé dans son ordre , fidèlement et brillam- ment représenté dans mademoiselle de Scudéry , et il est impossible de mécomiaitre qu'ici une main plus exercée que la sienne a conduit sa plume. Comme le récit de la bataille de Thybarra, au tome V* du Cyras, a étéfaitévidemment sur la relation corrigée par Condé lui-même, et qui longtemps après a été communiquée à Coste, ainsi nous retrouvons, dans le III* livre du tome IX* du Grand Cyras, le récit de la bataille de Rocroy justement attribué à La Moussaye , qui , à cette bataille , servit de premier aide de camp à Gondé , ne le qutttli pas un moment, connaissait

* La JewMM de madame de Longuevilh, Appendice, Bataille de Rocroj.

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tous ses desseins, et nous peut tenir lieu de son générai. Si on compare avec soin le récit de La Moussaye et celui de mademoiselle de Scodéiy , leur ressemblance éclate ; il est manifeste que les deux auteurs ont puuë à la même source , et on demeure convaincu qu'on possède, en ces deux récits presque identiques, celui de Condé lui-même.

L'espace nous manque pour examiner en détail la description de la bataille de Rocroy par mademoiselle de Scudéry ; nous n*y voulons si- gnaler qu*un seul point , d*une suprême importance et encore aujour- d'hui controversé : nous voulons parler de la manœuvre câèbre qui assura la victoire.

On sait qu*à Rocroy, pendant que Taile droite française, commandée par Condé, qui avait sous lui Gassion, avait enfoncé l'aile gauche espa- gnole, et la poursuivait l'épée dans les reins jusque vers les dernières lignes de l'armée ennemie; notre aile gauche, sous le maréchal de L'Hô- pital et le lieutenant général de la Ferté-Senneterre plia , se renversa sur notre centre qu'elle mit en désordre , et qu'ainsi la bataille se trou- vait en très-grand péril , si l'ennemi n'était promptement et énergique- ment arrêté : de Tordre donné à la réserve commandée par Sirot de marcher au secours du centre et de l'aile gauche, et l'étonnante résolu- tion prise par Condé de passer par- dessus la ligne ennemie et d'aller tomber sur les derrières de l'aile droite espagnole victorieuse. Cette grande résolution a-t-elle été une inspiration personnelle de Condé, ou ne fit-il que suivre le conseil de Gassion , qui , dans ce cas , devrait avoir avoir tout l'honneur de cette manœuvre? C'est une question qui n en a jamais été une au xvii* siècle, et qui, à toute force, si on la veut poser, est selon nous bien facile à résoudre , du inoins selon les r^les con- nues de la critique historique.

Un écrivain distingué, le spirituel et brillant auteur de la dernière liistoire de France, M. H. Martin, racontant la bataille de Rocroy, et arrivé i son moment critique, s'exprime ainsi : Histoire de France, etc. t. XIV , p. 1 o : « En ce moment , les chances semblaient parfaitement (légales; mais, des deux ailes droites victorieuses, c'était la française tt qui avait conservé le plus d'ordre dans le succès. Gassion, qui avait re- tt joint Enghien, lui fit voir ce qui se passait à l'aile gauche, et, selon 0 toute apparence , lui montra tout à la fois le mal et le remède. En- ci ghien, passant derrièrel'iufanterie ennemie, qu'il laissait à moitié rom- (c pue , alla prendre en queue la cavalerie de Mello , qui avait en tète la

a réserve fi*ançaise. Cette belle manœuvre eut un plein succès, etc »

Selon toute apparence! ne semble-t-il pas que, pour parler ainsi, l'hono- rable écrivain a des raisons très-fortes, ou le plus grand nombre de

OCTOBRi: 1857. «49

témoignages , ou des témoignages dont le poids remporte sur tous les autres? Quels sont donc les témoignages qu'on peut invoquer ici? Da* bord la Gazette (pour Tannée i 6â3, 65 , p. tilxg, etc.); mais la Gazette mentionne la manœuvre sans la rapporter le moins du monde à Gas- sion. h'HùU)iredamaréchalde Gassion [2 vol. in^i 2, AmstevdaLïn, 1696), qui décrit seulement les actions personnelles de son héros , ne dit rien de cette manœuvre, parce que Gassion n*y était point. Lenet [Mémoire deLenet, collection Micbaud, t. Il, p. 477, etc.), qui déclare avoir cw* suite bien des officiers présents à TaSaire avant de prendre la plume, et qui se fonde sur une dépêche envoyée du champ de bataille au père de Condé, fait exécuter la fameuse charge au jeune prince, sans dire un seul mot de Gassion , du moins en cet endroit. Enfin , La Moussaye [Relation des campagnes de Rocroy et deFribourgy in-i^, 1673, réimprimée dans les Mémoires pour servir à l'histoire de Af. le Prince, 2 vol. 1693, et à la suite des Mémoires de Turenne) indique avec précision la ma- nœuvre de Condé, et la lui fait entreprendre après avoir donné Tordre à Gassion de poursuivre les restes de Taile gauche des ennemis qu'ils avaient culbutée ensemble et de s'opposer à Tarrivée du général Bedk , mission importante et difficile. Ni la Gazette, ni Lenet, ni La Moussaye ne disent que Gassion prit part à la charge inattendue qui vint écraser Taile droite espagnole. Gassion était sur un tout autre point du champ de bataille ; cela n'est pas douteux , car, lorsque Condé eut forcé Taile droite espagnole de lâcher sa proie , de faire volte-face , de se défendre au lieu d'attaquer, et bientôt de prendre la fuite vers le fond du champ de bataille, Gassion, qui y était encore, la reçut et l'acheva. S'il eût conseillé une manœuvre nécessaire , mais hasardeuse , il eût certes voulu partager au moins les périls de l'exécution; tandis qu'il est incontestable que Condé seul les prit tous sur lui, ce qui, d'aiUeiu*s« était dans son carac- tère, et ce qu'à fit constamment à Fribourg, à Nordlingen, à Lens, comme à Rocroy. Aussi le récit de La Moussaye , conforme à celui de Lenet, et qu'aucun des autres témoignages précités ne contredit, a fait foi, et il a été suivi par Coste et par Desormeaux.

Cet ensemble de témoignages est décisif. Un seul écrivain militaire du xvnVsiècle donne une version contraire; cet écrivain est Monglat Monglat n'était pas à. Rocroy plus qu'à Lens. Il a écrit sur des oui-dire; aussi sa description de la bataille est très-souvent défectueuse. Elle est en pldne contradiction , sur la conduite de la réserve , avec le langage de Sirot, qui la commandait, et dont ici le récit est irrécusable. Elle n'a donc, à parier sérieusement, aucune autorité. Or c'est juste cette relation-ià, et cdlelà seule, que M. Henri Martin a suivie, négligeant pour elle tous

83

650 JOURNAL DES SAVANTS.

les autres témoignages. Et encore il i*a suivie à sa guise , comme nous allons voir. Monglat ne dit pas, avec tout le monde, que Gassion cou* coiunit avec Condé, à la tête de l'aile droite firançaise, à renverser Faite gauche de Tennemi au commencement de la bataille; il fait à Gassion seal tout rhonneur de ce premier succès , ne parait pas Condé; puis, dans le récit de Monglat, Gassion, de son autorité privée, change de firent, tourne à droite et se jette sur les derrières de Taile droite espagnole, sans qu'encore ici il soit question de Condé ; celui-ci ne se montre un mo- ment que pour venir dire à Sirot d'avancer, ce que Sirot refuse de faire, engageant le jeune duc à prendre patience et à attendre que Gassion ait «ichevé d exécuter sa brillante manœuvre. Autant eût-il valu dire que Condé assista à la bataille sans y prendre part. Le passage vaut la peine d'être cité : « De Tadtre côté, Gassion ayant renversé les premi^prs esca- u drons espagnols, les poussa dans la seconde hgne, qu'il mit en déroute; u et lors les poussant avec vigueur, il les força de tourner le dos et de (( prendre la fuite; mais, au lieu de les pom^suivre, il les laissa sauver, «et fut, bride en main, ralliant toutes ses troupes et les remettant en «bataille, parce qu'il aperçut le désordre des siens dans l'autre aile, et «les Espagnols victorieux, qui, n ayant pas la même précaution qu'il «avoit, pilloient le bagage comme s'ils n'eussent plus rien è craindre. i( Alors il fit faire demi-tour à droite et marcha pour les prendre par « derrière. Cependant le duc d'Enghien manda à Sirot, qui commandoit a le corps de réserve, de donner et de secourir le maréchal de L'Hôpital; <( mais il répondit qu'il n'étoit pas temps; et le duc arrivant ià-dessus, «il (Sirot) lui fit voir l'état des choses, et comme Gassion, après avoir «battu l'aile gauche des Espagnols, alloit attaquer l'autre par derrière, «qu'il falloit avoir un peu de patience, ce que le duc trouva bon. Et « aussitôt que Gassion chargea d'un côté , Sirot en fit autant de

« lautre , etc » Il n'y a qu'un seul défaut à toutes ces belles

inventions, c'est que Sirot, dans ses Mémoires (Mémoires et la vie de messire Claude de Letouf, chevalier, baron de Sirot, Ueatenant général, etc. 2 vol. in-i2 , i683, t. II, p. 36, etc.), ne dit pas un seul mot de ce que lui fait dire Monglat, qu'il dit précisément tout le contraire, qu'il ne parle pas même de Gassion, qu'enfin, comme il ne sait que ce qui s'est passé il était, il ne mentionne pas la manœuvre en question. Toute cette partie du récit de Monglat est une fable ridicule : le reste est à l'avenant. Les témoignages sont unanimes pour afHimer que Gassion n'accompagna pas même Condé dans son attaque sur l'aile droite espagnole, bien loin qu'il l'ait exécutée de son chef. Incontes- tablement Gassion devait être à l'autre extrémité du champ de bataille ,

OCTOBRE 1857. 651

pour poursuivre la cavalerie d'Albuquerque, rompue mais non défaite» et pour surveiller et empêcher l'arrivée du général Beck. Nous croyons avoir ailleurs démontré en détail ^ que toutes ces assertions de Mon- glat ne résistent pas au moindre examen, quelles sont mcmc fort peu dignes d être examinées. Voilà pourtant Tunique témoignage sur lequel parait s'appuyer M. H. Martin. Du moins fallait-il le prendre tout entier et tel qu'il est. Monglat ne dit pas que Gassion, ^aî avait re- joint Enghien (car jusque-là ils n'avaient pas été séparés, et tous deux avaient chargé Albuquerque à la tète de l'aile droite française) lai fit voir ce qui se passait à Vaile gauche (car le due le pouvait bien voir comme lui); et selon toute apparence (entendez : contre tous les témoi- gnages), lai montra tout à la fois le mal et le remède. Non; Monglat assure que Gassion tourna lui-même à gauche, et fut bride en main réparer le désordre des siens dans l'aile gauche, tandis que M. H. Martin laisse au moins à Condé l'honneur de l'exécution de cette belle manœuvre, et ne donne à Gassion que le mérite d'ailleurs immense d'un conseil. Mais cette division est tout à fait arbitraire; c'est une piu'e conjecture, dé- bris des conjectures de Monglat; et l'idée d'un simple conseil donné par Gassion, sans aucune participation de sa part à l'exécution, est une imagination exclusivement propre à M. H. Martin. A toutes ces hypothèses des deux graves historiens, nous préférons le récit de l'ingé- nieuse romancière ^xd nous inspire une entière confiance, parce que cette romancière a eu le bon sens de puiser à des sources certaines, et très-vraîsemblablement de se procurer la relation même de La Mous- saye, alors manuscrite, et de la suivre pas à pas, en se bornant à la dé- velopper et à l'éclaircir en quelques endroits. Nous prenons le récit de mademoiselle de Scudéry au moment Cyrus, avec Mazare, qui re- présente Gassion, a mis en fuite, à la tête de l'aile droite française, la cavalerie d'Octomazade (le duc d' Albuquerque) :

Le Grand Cyrus, t. IX, liv. lU, p. laSâ, etc : « Mais, comme ce Taillant prince savoit bien que des ennemis qui fuient sont déjà vaincus, il ne s'amusa point à les suivre; et, voulant donner une plus noble matière à sa valeur, il se contenta d'ordonner à Mazaro (Gassion) d'achever de vaincre la cavalerie qu'il avoit déjà rompue , de peur u'elle ne se ralliât; il fut droit à l'infanterie ennemie, contre qui il ût des miracles e sa personne. Mais, durant qu'il faisoit fuir tous les ennemis qu'il avoit en t(*te, l'aile gauche de son armée ne combattit pas si heureusement; car, comme Crésus (le maréchal de L*H6pital) avoit mené ses troupes à la charge avec un peu trop de précipitation , elles furent rompues d'abord : ce n*est pas qu*il ne se signalât en celte occasion et qu'il ne témoignât avoir beaucoup de cœur, mais enGn, après avoir eu le

' La Jeunesse de madame de LongaevilU, etc.

83.

3

652 JOURNAL DES SAVANTS.

bras droit considérablement blessé, et avoir été mis hors de combat, il eut la dou- leur de voir Taile qu il commandoil entièrement mise en fuite, plusieurs bataillons de son infanterie taillés en pièces, presque toutes les machines de son parti gagnées par les Massagèles (les Espagnols) , et de voir enfin qu'ils eussent fait péririons les siens , si ]e corps de réserve ne se fût avancé pour servir de barrière à ceux qui poursuivoient les vaincus. Ainsi on pouvoit dire alors que la victoire était dans les deux partis et voloit sur les deux armées; car Taile droite de Cyrus, il étoit en personne, avoît mis en déroute Taile gauche de Thomiris (D. Francisco de Mélos), et l'aile droite de Thomiris, Âriante (le comte d*Isembourg) combattoit, avoit rompu la gauche de Cyrus. Mais, pendant que cette double victoire se remportoit dans chaque parti, et à Taiie gauche et à Taile droite, Tinfanterie n'étoit pas oisive, et celle de Cjnis avoit avancé contre celle des Hassagètes. Il y avoit même eu quelques bataillons qiti avoient commencé le combat; mais, comme Âglatidas(d*Espenan , qui commancloit ic centre, étoit Tinfanterie et Tartillerie) vit le désordre de Taile gauche, et qu'il remarqua que Tinfanterie des Massagètes paroissoit plus ferme que la sienne et attendoit le choc d'une contenance plus fière, il crut fort sagement qu'il étoit à propos de voir ce que la fortune décideroit du destin des deux cavaleries, avant que de rien entreprendre : c'est pourquoi il se contenta de faire de continuelles es- carmouches, jusquesà ce que l'occasion lui parût plus favorable. Mais enfin Cvrus, après avoir entièrement défait Taile gauche des ennemis, comme je l'ai déjà dit, attaqua rinfanlcrie des Massagètes, et l'attaqua avec tant d'ordre et tant de vigueur, que, sans qu'aucun de ses corps fût rompu, il renversa l'infanterie dcsCallipides, celle des Issédons, et mit entièrement en déroute celle des Scythes royaux (l'infan- terie allemande, wallonne et italienne). Mais, lorsqu'il étoit en ce glorieux état il lui étoit permis de croire qu'il seroit bientôt vainqueur, il vit tout d'un coup les pitoyables termes étoit son aile gauche : ainsi il connut avec certitude que ce gain de la bataille dépentloit absolument des troupes qu'il avoit auprès de lui. De sorte que, sans perdre de temps et sans s'opiniâtrer k achever de vaincre ceux qu'il avoit déjà rompus, il songea à vaincre les vainqueurs des siens, et il espéra même que leur victoire seroit la cause de la sienne. Car, comme les Massagèles n'avoient pu vaincre sans se mettre en quelque désordre, et que ce qu'il avoit de troupes étoient aussi serrées dans leur rang que si elles n'eussent point combattu , il attendit un heureux succès du dessein qu'il prenoit d'aller combattre celte aile victorieuse. Si bien qu'après avoir, par ses regards seulement, fait reprendre un nouveau cœur aux siens, il abandonna sa nouvelle victoire, et fut sans précipitation , pour conserver l'ordre dans ses troupes, par le derrière de l'armée de Thomiris, alin d'attaquer cette cavalerie, qui vcnoit de rompre la sienne. De sorte que, la trouvant encore toute ébranlée, et dans cette négligence que la victoire donne à ceux qui ne sçavent pas tout à fait bien l'art de vaincre, il la défit entièrement sans beaucoup de peine. Il délivra même par cette victoire le roi d'Hircanie (La Ferlé-Senneterre) , qui avoit c(é fait prisonnier, lorsque l'aile il étoit avoit été rompue; et il fut trouvé blessé en plusieurs endroits. Il arriva encore que ceux qui échappèrent à la victoire de Cyrus en s'enfuyant, rencontrèrent Mazare (Gassion), qui acheva de les vaincre; de sorte que l'illustre Cyrus eut la gloire d'avoir vaincu les vainqueurs des siens, d'avoir entièrement défait les deux ailes de l'armée ennemie, et d'avoir même vaincu une grande partie des gens de pied de Thomiris.

A cette description claire et précise de la manœuvre qui a décidé la

OCTOBRE 18&7. 653

victoire, qu'il nous soit permis cTajouter une dernière citation, celle du passage mademoiselle de Scudéry peint la fin de la bataille, la ré- sistance opiniâtre de Tinfanterie espagnole , te glorieuse mort du comte de Fontaine, et la noble et généreuse conduite par laquelle le jeune héros met en quelque sorte le sceau à sa gloire , en mêlant l'humanité à la vaillance , et en couronnant la victoire par la clémence et la piété. Tout le monde sait par cœur les belles pages de Bossuet sur ce grand sujet; mais, après l'éloquence, l'exactitude a encore son prix; et nous ne connaissons pas de récit plus exact que celui que nous allons mettre sous les yeux du lecteur. Il est de tout point conforme à la savante narration de La Moussaye, fondement de celle de Bossuet, comme nous l'avons montré ailleurs; mais la relation de La Moussaye n'a été publiée qu'en 1673, tandis que le tableau tracé par mademoiselle de Scudéry est de l'année i653. Et, comme ce tableau est incomparable- ment supérieur, pomr la netteté, l'ordre et l'agrément, à la relation officielle de la Gazette, on peut dire que le Cyras est le premier ou- vrage qui ait donné une juste idée de toute la bataille de Rocroy, de l'habile stratégie qui l'a préparée, de la manœuvre hardie qui l'a ga- gnée, et particulièrement des dernières scènes de cette héroïque journée.

« 11 ne resloit donc plus à combattre qu*un grand cm*p8 d*in(anterie, qui, n'étant composé que de Massagètes (les Espagnols), s*était posté auprès des machines de leur armée , et qui paroissoit en une posture si fière, qu*il étoit aisé de voir que ces Massagèles vouloient défendre leur vie et leur liberté jusques à la dernière goutte de leur sang. Le vaillant Térez (le comte de Fontaine) commandoit ce corps; mais, parce qu*il étoit fort incommodé à cause des blessures qu*il avoit eues autrefois , il ne pou voit monter à cheval, et il alloit toujours à la guerre dans un petit char (une chaise à porleurs). Cet expérimenté capitaine étant donc k la tête de ces vaillants Massagèles, Cyrus n*hésita point à les attaquer; et il se résolut d'autant plus tôt à se hâter de les vaincre, qu*il avoit sçu par des prisonniers quil avoit faits que le prince Aripilhe (le général Beck) avançoit avec un puissant secours de Sauromates, et quil étoit déjà dans les bois. Joint qu'appréhendant que Mazare'(Gassion), qui snivoit ceux qu*il avoit mis en déroute, ne renconirât Aripilhe et nen fût vaincu, il croyoit qu il falloit promptement se hâter de se défaire de ce reste d'ennemis. 11 avoit pourtant peu de cavalerie auprès de lui , parce qu après cette dernière vic> toirc« elle s'étoit amusée à piller. Néanmoins, sans attendre son gros de réserve, il fut courageusement à la charge à la tête de son infanterie, quoiqu'il eût peu de

cavalerie pour la soutenir Cependant Térez, voyant venir Cyrus à lui, avec

toute la fierté d'un homme qui n'avoit jamais été vaincu, ne s'ébranla point, et commanda aux siens de ne tirer point leurs flèches que leurs ennemis ne tussent â la juste portée d'un trait. £t en eiTet Cyrus avança toujours avec les siens, sans que les Massagèles tirassent. Mais , lorsqu'il fut i la distance que Térez leur avait mar- quée, ce vaillant capitaine fit ouvrir ses bataillons, et fit faire une si furieuse

654 JOURNAL DES SAVANTS.

décharge de toutes les machines de l*armée de Thomiris et de toutes les flèches de son infanterie f que lair en fut obscurci, et que toutes les troupes de Cyrus em furent non-seulement couvertes, mais épouvantées. Et, si rexlrêmc valeur de ce grand prince n*eùt rassuré ses soldats, ceux qui avoient vaincu partout ailleurs eussent été vaittcus en cet endroit. Mais, comme, par bonheur, Térez n*avoit point de cavalerie pour pouvoir les pousser et profiter de leur désordre, ils ne se recu- lèrent pas fort loin; et Cyrus sçul si bien les rassurer, qu'il les ramena au combat. Il est vrai que, comme Térez avoil eu le loisir de faire préparer de nouveau ses machines, cette seconde attaque eut le même succès de la première; et jusques a trois fois le vainqueur de TAsie attaqua ces fiers ennemis sans les pouvoir rompre , quoiqu'il y fît des choses prodigieuses, et quç les princes qui le suivoient se signa- lassent par mille actions de courage. Cette opiniâtre valeur de ces vaillants Massa- gètes leur fut pourtant inutile : car Cyrus, ayant fait avancer son gros de réserve, et quelques autres troupes que ce prince avoit envoyées après ceux qu'il avoit rompus étant arrivées, il fit envelopper cette vaillante infanterie de tous les côtés. De sorte que, ne restant plus rien à taire à ces courageux Massagètes qu*à se rendre, puis- qu'ils le pouvoient faire avec gloire, ils firent les signes qu'on a accoutumé de faire lorsqu'on veut demander quartier; si bien que l'illustre Cyrus, qui ne cherchoit qu'à pouvoir sauver la vie à de si braves gens, s'avança pour leur donner sa parole et recevoir la leur. Mais, comme il s'avança sans leur faire aucun signe qui leur pût faire connoitre qu'il leur faisoit ^râce, ils crurent qu'au contraire il alloil encore les attaquer; de sorte que, faisant une nouvelle décharge de leurs machines et tirant toutes leurs flèches, tous ceux qui suivoient Cyrus virent ce prince en si grand danger, que, poussés par l'amour qu'ils avoient pour lui, ils allèrent attaquer ces vaillants Massagètes, quoiqu'ils n'en eussent point reçu d'ordre; et ils les atta- quèrent par tant d'endroits à la fois, qu'ils les rompirent de porloul et pénétrèrent leurs bataillons de part en part.

I Cependant Cyrus, qui fut véritablement touché d'une généreuse compassion de voir de si vaiHants soldats en état de périr, fil une action aussi glorieuse en voulant leur sauver la vie, que celle qu'il avoit faite le même jour en donnant la mort à tant d'autres : car il se jeta , malgré le tumulte et la confusion, au milieu des vaincus et des vainqueurs, criant aux siens, avec une voix éclatante qui imprimoit du res- pect à ceux qui l'oyoient, qu'il vouloit absolument qu'on donnât quartier aux Mas- sagètes, menaçant même avec une fierté héroïque ceux qui lui venoient d'aider à remporter la victoire, s'ils ne pardonnoient aux vaincus et s'ils ne lui obéissoient. Mais à peine ce commandement eut-il été entendu, qu'en un même temps les sol- dats de Cyrus cessèrent de tuer; et les Massagètes, charmés de la clémence de leur vainqueur, posèrent les armes, et s'amassèrent en foule et avec précipitation à l'en- four de lui, regardant alors comme leur protecteur celui qu'un ipoment auparavant ils avoient combattu comme leur ennemi. En effet, il n'y eut pas un oQicier qui ne voulût avoir l'honneur de s'être rendu à ce prince, et il n'y eut pas un simple soldat qui ne fît du moins ce qu'il put pour s'en approcher. Il y eut même deux prisonniers considérables (La Moussave nomme, entre autres, don Georg-es de Castelui , mestre de camp; la Gazette l'appelle Caslelvis) qui eurent la gloire d'être pris de la plus illustre main du monde, puisqu'ils le furent de celle de Cyrus. . .

«Comme Cyrus sçavoil qu'il ne faut jamais que les vainqueurs s'endorment entre les bras de la victoire, dès qu'il eut sauvé la vie à ces vaillants Massagètes, qu'il eut donné ordre à la sûreté des prisonniers, et qu'il eut commandé qu'on prit soin du corps du vaillant Térez, qui fut tué en cette occasion, il pensa dilf-

OCTOBRE 1857. 655

gemment à rallier ses troupes victorieuses, aûn qu'elles fussent en élat. de soutenir Mazare (Gassion), s'il étoit poussé par Aripithe (Beck), et d'aller même attaquer ce prince des Sauromales, Vii osolt sortir du bois et s'avancer dans la plaine. Mais, comme il étoit occupé à ce ralliement, Mazare (Gassion), qui venoit de donner la chasse aux ennemis, arriva, qui apprit à Cyrus qu Aripithe, n'ayant osé s'engager dans la plaine, avoit toujours été dans le bois, il avoit reçu dans le défilé les troupes qu'il avoit rompues; ajoutant que cela n'avoit pas empêché qu'on ne les eût poursuivies ardemment; et qu'il avoit sçu par des prisonniers qu'il avoit faits assez avant dans le bois, que les troupes d'Âripitne, qui n avoient point combattu, se retiroient avec tant de confusion qu'on ne les pou voit presque discerner d'avec celles qui avoient été défaites. Cyrus loua Mazare en peu de mots de tout ce qu'il

avoit fait de grand dana cette journée Et, voulant enseigner par son exemple

à tous les siens, que toutes les grâces ne viennent que du ciel, il se mit à ge- noux, et, se tournant vers le soleil, qui étoit le dieu des Persans, il le remercia d'avoir éclairé sa victoire. Ainsi on vit le victorieux au milieu d'un champ de ba- taille tout couvert de morts et de mourants, rendre hommage de sa valeur au dieu qu'il adoroit. Toutes ses troupes à son exemple iîrent la même chose ; chacun , à

I usage de son pays , rendit grâce» aux dieux d'une victoire si signalée.

« En effet, il n*en fut jamais une plus complète : toute l'armée ennemie avoit été vaincue partie à partie, et presque escadron à escadioa, -tant ia déroute fut grande.

II s'en fallut peu que tous les ofiiciers de cette armée ne fussent tués ou prisonniers i le vaillant Térez (le comte de Fontaine) nM)urut à la tête de cette courageuse in- fanterie qui combattit la dernière; et son corps fut trouvé auprès du char dont il se servoit à la guerre , depuis qu'il avoit été estropié. Toutes les macbines des enne- mis furent prises : toutes leurs enseignes servirent à élever un trophée à leur Y•iIl^ queur; tout leur bagage enrichit tous les soldats de l'armée de Cyrus; et, pour mieux marquer la victoire de ce grand conquérant, il campa dans le camp de ses ennemis. Mais ce qui la lui rendit plus glorieuse étoit que Myrsile, Artamas^ Intapherne, Atergatis, Gobrias, Gadate, Indathirse, (les célèbres petits-maîtres, hwràï^ La Mous» saye. Chabot, qui servirent d*aides de camp À Condé, Tourville, le père du grand amiral, son premier gentilhomme, Barbanlane, son écuyer, etc.), et tous cem qui s'éloient trouvés à cette grande journée, puUioient tout haut que Cyrus tout seul avoit gagné la bataille. En efi'et on peut assurer sans flatterie que la pm* dence avec laquelle il conduisit sa valeur la lui fit effectivement gagner : étant certain que, s'il n'eût retenu l'impétuosité de son courage et celle de ses troupes, lorsqu'il eut rompu l'aile gauche des MassagèteSi il n'eût peut-être pas vaincu. Mais, comme il ne s'emporta point à les poursuivre, et qu*3 tourna tout court ae9 escadrons contre leur infanterie, sans que pas un des siens sortit de son rang, il se trouva en pouvoir d'aller par le derrière de l'armée de Thomiris attaquer avan- tageusement cette aile victorieuse qui avoit mis Crésus (le maréchal de L'Hûpitri) en déroute , ce qui fut en effet le point décisif de la bataille.

V. COUSIN. {La suite aa prochmn cahier. )

656 JOURNAL DES SAVANTS.

NOUVELLES LITTÉRAIRES.

ij^

INSTITUT IMPÉRIAL DE FRANCE.

ACADÉMIE DES BEAUX-ARTS.

L*Âcadémie des beaux -arts « tenu, le -iaiDedi 3 octobre, sa séance publique annuelle sous la présidence de M. Hiltorff.

La séance s*est ouverte par Texécution de la scène qui a remporté le deuxième premier grand prix de composition musiecde.

F. HaiévYt secrétaire perpétuel, a lu ensuite le rapport stu* les travaux des pensionnaires de 1* Académie de France a Rome.

Après la lecture de ce rapport, la distribution des grands prix de peinture, de sculpture, d*arcbitecture, ae paysage historique et de composition musicale, et Tannonce des divers auires prix décernés et proposés par 1* Académie, ont eu lieo dans Tordre suivant :

Grands psix de peintorx. Le sujet donné par T Académie était : La résume^ tion de Lazare.

Le premier grand prix a été remporté par M. Sdlier (Charles-François), à Nancy, le 2i3 décembre i83o, élève de M. Léon Cogniet, membre de Tlnstitut, el de M. Louis Lebome.

Le second grand prix a été remporté par M. Leroux (Louis-Hector), à Verdun (Meose], If 37 décembre 1829, élève de M. Picot, membre de Tliistitul.

Le deuxième second grand prix a été remporté par M. Bonnat ( Joseph-Flo- rentin'Léon), jné à Bayonne, le 3 a juin i853, élève de M. Léon 0>gnict.

Une mention honorable a été accordée k M. Ulmami (Benjamin) , à Blotzheim (Haut-Rhin), le a4 mai iSag, élève de feu M. DrôUing, membre de Tlnstitut* et de M. Picot.

Gbands prix de sculpture. Le sujet donné par TAcadémie était : Ulysse blessé.

Le premier grand prix a été remporté par NL Tournois (Joseph ) , à Chazeuil (Cdte-d*Or), le 18 mai i83o, élève de M. Jouffiroy, membre deTInstitut.

Le second grand prix a été remporté par M. Déforme (Jean-André) , à Sainte- Agathe (Loire), le 01 mars 18a g, élève de M. Bonnassieux.

Une mention honorable a été accordée à M. Delaplanche (Eugène], à Bdie- ville (Seine), le a8 février i836 , élève de M. Durel, membre de Tlnstitut.

OCTOBRE 1857. ê57

Grands prix d* architecture. Le sujet donné par T Académie était : Une Facalté de Médecine.

Le premier grand prix a été remporté par M. Heim (Joseph-Eugène) , à Paris, le a février i83o, élève de M. Le bas, membre de Tlnslitut.

Le second grand prix a été remporté par M. Moreau (Ernest), à Paris, le aa Juillet i8a8, élève de MM. Garrez et Le Bas.

URANDS PRIX DE PAYSAGE HISTORIQUE. Le sujct donné par TAcadémie était : Jésat et la Samaritaine.

Le premier grand prix a été remporté par M. Didier (Jules), k Paris, le a 6 mai i83i, élève de M. Léon Cogniet et de M. Jules Laurens.

Le second grand prix a été remporté par M. de Penne (Charies-Olivier) , à Paris, le 11 janvier i83i, élève de M. Léon Cogniet.

Grands prix de composition musicale. Le sujet du concours était une can- tate à trois personnages, intitulée : Clovis et Clotilde, dont les paroles sont de M. Am. Bunon.

Le premier grand prix a été remporté par M. Bizet (Alexandre-Gésar-Léopold), à Paris, le a 5 octobre i838, élève de M. F. Halévy, membre de Flnstitut, et de feu M. Zimmermann.

Le deuxième premier grand prix a été remporté par M. Colin (Charles-Joseph \ , à Cherbourg (Mandbe), le a juin i83a, élève de M. Ambroise Thomas, et de feu M. Ad. Adam, membres de Tlnstitut.

Le second grand prix a été remporté par M. Fauberl (Pierre), à Toulouse (Haute-Garonne), le ai novembre i8a8, élève de M. Carafa, membre de Vlnstitat.

Une mention honorable a été accordée à M. Cherouvrier (Edmond-Marie), i à Sablé (Sartlie), le 7 février i83i, élève de M. Lebome.

Prix fond^ par madame veuve Lepringb. Madame veuve Leprince a légué k TAcadémie une rente annuelle de 3,ooo francs (réduite i a, 700 francs), pour être distribuée, à titre de récompense , entre les concurrents qui ont remporté les grands prix de peinture, de sculpture, d'architecture et de gravure, de la manière sui- vante, savoir : goo francs pour le peintre, 900 francs pour le sculpteur, 54o francs pour Tarchitecte , et 36o francs pour le graveur. L*Académîe a décidé que cette fondation serait rappelée tous les ans dans sa séance publique. En conséquence, l'Académie déclare que ces récompenses sont décernées cette année : pour la pein- ture, à M. Sellier; pour la sculpture, à M. Toumob; pour rarchitecture,'i M. Heim.

Prix Achille Le Clere. Ce prix, de la valeur de 1,000 francs, fondé en fa- veur d'un jeune artiste , élève de TÉcole impériale et spéciale des beaux-arts de Paris , qui aura obtenu le second grand prix d'architecture, a été décerné, cette année, k M. Moreau.

Prix Desghaumes. M. Deschaumes a fondé, par un testament, un prix annuel de la valeur de i,aoo francs (réduit à 1,080 francs), à décerner, au jugement de l'Académie des beaux-arts, à un jeune architecte.

L* Académie décerne ce prix à M. Rouler.

La fondation de M. Deschaumes a , en outre , permis à l'Académie d*ouvrir un concours annuel pour la scène lyrique à mettre en musique, et d'offrir une mé- daille de 5oo francs à l'auteur de la cantate qui aura été préférée.

Trente -huit pièces de vers ont été envoyées au concours de cette année; T Aca- démie a choisi celle qui portait le n* 33, intitulée Clovis et Clotilde, dont Tauteor est M. Am. Burion.

84

658 JOURNAL DES SAVANTS.

Prix fondé paa M. le comtb de Maillé-Latour-Laitdet. Ce prix, inslitaé en faveur d*un jeune écrivain ou d'un jeune artiste, a ëté, cette année, dans les conditions voulues par le fondateur, décerné à M. Chatrousse, sculpteur, dont le talent, déjà remarquable, mérite d'être encouragé.

Prix fondé par fbo M. Georges Lambert. Ce prix est destiné par le testa- teur, ancien compositeur et professeur de musique, k être décerné, chaque année-, simultanément par TAcadémie française et par l'Académie des beaux-arts, k un homme de lettres ou à un artiste, ou à la veuve d'un artiste honorable, coimiie marque publique d'estime. L*Académie a décerné ce prix, dans les conditions da testament , à M. Louis Lamothe , peintre d'histoire.

Prix fondé par M. Bordin. M. Bordin , ancien notaire , en fondant des prix qui seront distribués annuellement par chacune des Académies, a institué pour l'Académie des beaux-arts un concours nouveau. L'Académie propose, chaqoe année, comme sujet de prix, une question qui doit se rattacher dune manière générale à l'étude ou à l'histoire ancienne et moderne de l'art , ou qui en peut inté- resser spécialement uns des branches.

L'Académie avait proposé, pour sujet du prix qu'elle devait décerner en i857, le sujet suivant : t Etudes historiques sur l'architecture française depuis le v* siècle «jusqu'à la fin du règne de Louis XiV. Rechercher quels furent en France les dif- « férents caractères d'architecture qui se sont succédé pendant celte longue période. « Faire connaître les causes auxquelles doivent être attribuées les transformations

complètes ou les modifications que cet art a subies. »

Ce prix a été décerné à M. Léon Vaudoycr.

L'Académie rappelle qu'elle a proposé , pour sujet du prix qu'elle devra décerner en i858, la question suivante : «Histoire de la sculpture statuaire et d'ornementé*

tion, en France, depuis le vi* siècle jusqu'à la fin du règne de Louis XIV.

«Déterminer, par 1 appréciation des monuments de sculpture, les caractères qui «distinguent les différentes époques de l'art; indiquer les causes des diverses trans- «formations.

« Faire connaître les artistes dont les travaux, dans les diverses époques, ont ea « le plus d'influence sur leurs contemporains ; indiquer, autant qu'il est possible, les « ouvrages qui existent encore et ceux qui sont détruits^ »

L'Académie propose, pour sujet du prix qu'elle décernera en 1869, ^^ question suivante : « Histoire de la peinture en France depuis le x* siècle jusqu'à la fin « du xviir.

« Comprendre dans ce travail :

«Les miniatures qui décoraient les manuscrits, en remontant, pour cette partie « de l'ouvrage, jusqu'au v* siècle;

« La peinture sur verre et sur émail;

« Une appréciation de l'influence qu'ont exercée les écoles étrangères sur la pein- « ture francise, et une étude sur les caractères généraux de cet art en France aux « principales époques. »

Les ouvrages destinés à ces deux concours devront être adressés au secrétariat de rinslitut, avant le i" mai i858 et le i" mai 1869.

Chacun de ces prix consistera en une médaille d*or de la valeur de 3,ooo firsnes.

Prix fondés par M. le baron db Trémont. M. le baron de Trémont a lémé à i* Académie des beaux-aris deux sommes annuelles de 1,100 francs, pour la fon- dation de deux prix d'encouragement, l'un destiné à un jeune peintre ou à un jeune statuaire, l'autre à un jeune musicien.

OCTOBRE 1857. 659

L*Âcadéniîe décerne ce prix pour la première fois, et, ayant à sa disposition le revenu des prix de i856 et 1867, elle accorde les deux prix de Tannée i856 k MM. Perraud, statuaire, et Elvart, compositeurmusicien; et ceux de Tannée 1867 , à MM. Simyan, statuaire, et I>effès, compositeur-musicien.

L]Académie a décidé que le prix de i,5oo francs, proposé pour cette année par M. Edouard Rodrigues, pour le màlleur aavratfe choral, tel que oratorio, messe ou motet, composé par un pensionnaire de TAcadémie , ne serait décerné que dans la séance publique du mois d*oclobre i858.

L'Académie a arrêté, le i5 septembre i8ai, que les noms de MM. les tièves de rÉcole impériale et spéciale des beaux -arts qui auront, dans Tannée, remporté les médailles des prix fondés par M. le comte de .Gaylus et par M. de Latour, et les médailles dites autrefois du prix départemental et de paysage historique, seront proclamés annuellement, à la suite des grands prix, dans la même séance pu- blique.

Le prix de la tête d'expression, en peinture, n*a pas été remporté en 1867.

Le prix de la demi'Jtgure peinte a été remporté par M. Antoine- Victor-Léopold DurandDurangel , de Paris, élève de M. Horace Vernet, membre de TInstitul. et de M. Wachsmuth.

Le prix de la tête d^expression n*a pas été remporté en sculpture.

Une mention honorable a été accordée à M. Auguste Lechesne, du Mans (Sarthe), élève de feu M. Simart, membre de TInstitut, et de M. Jean De Bay.

Le concours de Paysage historique, dit concours de l'Arhre, n*a pas eu lieu cette année, à cause du concours aux grands prix de paysage.

La grande médaille d*émulation de 1867, accordée ad plus grand nombu

DE succès DANS LA SECTION D* ARCHITECTURE DE L'ÉCOLE DES BEAUX-ARTS, R été rem- portée par M. Joseph-Eugène Heim, de Paris, élève de M. Le Bas, avec trente-sis valeurs de prix et une valeur de médaille sur concours spéciaux.

Un premier accessit a été accordé à M. Constant Moyaux, d'Anân (Nord), élève de M. Le Bas, avec vingt-cinq valeurs de prix et quatre médailles sur concours spéciaux.

Un second accessit a été accordé à M. Charles-Alphonse Thierry, de Paris, élève de MM. Le Bas et Thierry, avec vingt valeurs de prix et trois médailles sur con- cours spéciaux.

Prix Abel Blouet. Ce prix, de la valeur de 1,000 francs, est décerné, chaque année, à Télève de la première dasse de la section d*architecture qui a remporté ia grande médaille d*émula(ion.

M. Joseph-Eugène Heim est appelé cette année k jouir du bénéfice du prix Abel Bloaet.

L*Académie a ensuite proclamé les noms des élèves qui ont obtenu les grandes médailles d'émulation pour les sections de peinture et de sculpture.

Ce sont, pour la peinture, M. Jules-Emile Saintin, de Lemée (Aisne), élève de feu M. DrôUing et de M. Picot, avec trente valeurs de prix.

Un premier accessit a été accordé à M. Antoine-'Victor-Léopold Durand-Du- rangel, de Paris, élève de M. Horace Vemet et de M. Wachsmuth, ainsi qu'à M. Charies-Ernest Romagny, de Mello (Oise), élève de M. Léon Cogniet; chacun avec vingt-quatre valeurs de prix.

Un deuxième accessit a été aocordé k M. Louis-Hector Leroux, de Verdun (Meuse) , élève de M. Picot, avec vingt valeurs de prix.

Et, pour la sculpture, M. Eugène Delaplanche, de BdleviUe (Seine), élève de M. Doret, avec vingt-deux valeurs de prix.

8à.

660 JOURNAL DES SAVANTS.

Un premier accessit a été accordé à M. François-Qément Moreau^ de Paris , élève de feu MM. Pradier et Simart, avec dix-neuf valeurs de prix. * Deux seconds accessit ont été accordés à MM. Emest-Eugène Hiolle, de Paris, élève de M. Jouffrov, et Auguste Lechesne, du Mans (Sarthe), élève de feu M. Si- mart et de M. Jean De Bay.

Après la distribution et la proclamation de ces divers prix et récompenses, M. F. Halévy, secrétaire perpétuel, a lu une nolice sur la vie et les ouvrages de M. Darid (d* Angers).

La séance s*est terminée par Texécution de la scène qui a remporté le premier grand prix de contposition musicale.

LIVRES NOUVEAUX.

FRANCE.

Etudes sar les tragiques grecs , par M. Patin, de l'Académie française, professeur de poésie latine à la Faculté des lettres de Paris. Deuxième édition , revue et aog* mentée; Paris, imprimerie deLahure, librairie de Hachette, i858 (1857)* ^ ^^ lûmes in-] a de vii-386, 380, 4^7 et 4^3 pages. Publiées pour la première fois de i84i à i843, ces éludes viennent d'être revues avec le plus grand soin et considérablement augmentées par leur auteur dans la nouvelle édition que nous annonçons. En ne négligeant nen pour rendre cet important ouvrage plus digne encore de la faveur publique qui Tavait accueilli, en mettant à profit pour le com- pléter les travaux qui ont paru depuis seize ans sur le même sujet, M. Patin 8*est acquis un litre de plus à la reconnaissance de tous les amis des lettres anciennes. La seconde édition des Études sur les tragiques grecs comprend quatre volumes , dont le premier s^ouvre par une Histoire générale de la tragédie grecque, dans laquelle 1 auteur fait connaître Torigine de la tragédie grecque, ses progrès, se» transformations diverses , le caractère de ses principaux représentants et de leurs écoles, les nombreux poètes, d^ordre inférieur, qu*elle a produits, et au temps des grands maîtres et dans les âges suivants. Après avoir fait ressortir Timmense in- fluence et la popularité universelle qu'obtint la tragédie chez les anciens, Téminent professeur retrace son influence sur la renaissance, sur les nouveaux développe- ments du tbéâlre, et particulièrement du genre tragique, chez les modernes. Cette introduction, qui forme le premier livre des études, est suivie, dans le même vo- lume, de Fexamen des tragédies d'Eschyle. A Sophocle est consacré le tome second, à Euripide le troisième et une grande partie du quatrième. Ce dernier volume est terminé par un cinquième livre ou sont rassemblés et discutés, sous la forme d'une revue critique, les jugements portés jusqu'à ce jour sur la tragédie grecque, c Rap- peler tout ce qu'on en a dit, à diverses époques, et d'erroné, et aussi de juste; < montrer que, le plus souvent, on Ta rapportée à des règles de composition, à des «habitudes scéniques, à des mœurs, k des institutions, à des croyances qui lui «étaient étrangères...; réclamer pour ces antiques productions... le droit d'être «jugées uniquement d'après le petit nombre de lois universelles, étemelles, qui «ont autorité ei^ tous lieux, en tous temps, sur le génie des poètes, tel est, dit

OCTOBRE 1857. 661

c M. Patin , le sujet de ce dernier livre , se reprend et s'achève Thistoire retracée « par le premier. *

Souvenirs d'un voyuge en Sibérie, par Christophe Hansleen, directeur de Tobser- vatoire de Christiania, accompagnés d*une carte itinéraire dressée par Fauteur, tra- duits du norwégienpar madame Colban et revus par MM. Sédillot et delà Roqueltp. Paris, librairie de Perrotin, 1857, in-8** de xv-4a8 pages. Depuis longtemps, de nombreuses observations avaient été recueillies sur l'intensité du magnétisme terrestre à différentes latitudes, mais l'immense zone qui s'étend de Saint-Péters- bourg au Kamtchatka n'avait pas encore été suffisamment explorée sous ce rapport, lorsque M. le professeur Hnnstcen, de Christiania, fut chargé, en 1827, parle tiortning de Norwége, de diriger une expédition en Sibérie, dans le but de combler cette lacune. M. Hansteen, accompagné du lieutenant Due, delà marine norwé- e;ienne , et d'un minéralogiste prussien , M. Erman , accomplit en trois années son importante mission, que lui facilitèrent avec empressement les autorités russes. Les résultats scientifiques de ce voyage sont connus du monde savant depuis plus de vingt ans; mais M. Hansteen n'en avait publié alors que la partie purement technique. C'est tout récemment que le docte professeur a rassemblé et donné au public, dans un des recueils périodiques de la Norwége, les souvenirs de cette longue excursion. La traduction française de ces souvenirs est due à madame Colbran, compatriote de l'auteur. M. de la Roquette a placé en tète de l'ouvrage une notice sur la vie et les travaux de M. Hansteen. On lira avec un vif intérêt cette relation pleine de notions curieuses et instructives sur le vaste pays parcouru par le savant voyageur norwégien depuis le cercle polaire jusqu'aux frontières de la Chine. C*est par Moscou, Nischni-Novogorod, Kasan, Perm et Ekatherinenbourg que M. Hans- teen pénétra en Sibérie; il remonta ensuite au nord , le long de la chaîne des monts Ourals , pour visiter les lavoirs d'or et de platine ; se rendit à Tobolsk il demeura quelque tenips, puis k Irkust en passant par Tomsk et Krasnolarsk, et profita de son séjour à Irkust pour faire une excursion jusqu'à la ville chinoise de Maimalschin. Au retour, il descendit l'Angara et l'Iénisséi jusqu'à Turuchansk situé par 66* de latitude septentrionale , remonta ensuite l'Iénisséi jusqu'à Krasnoiarsk et regagna l'Europe par la frontière de la Tartarie, Oufa , Orenbourg , le pays des Kirghises, le Volga, Soratov et Moscou. Les mœurs des populations si variées qui habitent ces immenses contrées sont encore bien peu connues de l'Europe civilisée; l'ouvri^ de M. Hansteen, esprit pénétrant, observateur judicieux, fournira, sur ce point, malgré la date ancienne de son voyage, des renseignements utiles et réellement nouveaux.

Traduction des Histoires de Tacite, avec le texte en regard, par Félix Olivier. Imprimerie de Vinetrinier, à Lvon; librairie de Dumont, à Paris; 1867, in-8* de vii-4o8 pages. La clarté et 1 élégance sont des mérites qu on ne refusera pas à cette nouvelle traduction des Histoires de Tacite ; mais elle nous parait laisser à désirer du côté de la précision et de l'énergie. On peut y regretter aussi l'absence de toute espèce de notes, et surtout celle d'une table , si nécessaire dans un ouvrage hbtorique de cette importance.

Essai sur la dépopulation de la Bombes et l'origine de ses étangs, pat M. C. Guigue, ancien élève de l'École des chartes, etc. Bourg-en-Bresse, imprimerie et librairie de Millet-Bottier, 1857, in-8* de 78 pages. En exposant l'histoire de l'ancienne principauté de Dombes, en faisant connaître, d'après des documents puisés aux sources locales, Tétat physique de ce pays à diverses époques, les causes de sa dé- population , l'origine ae ses étangs et leur funeste influence , l'auteur de cet excel-

662 JOURNAL DES SAVANTS.

lent mémoire «est proposé an but d*utilîté pratique qu il noas parait afoîr com- plètement atteint. Il établit par les faits h possibilité de régénérer cette ooDtrée, une des plus malsaines et des moins peuplées de la France, au moyen dbla sup- pression des 18,000 hectares d*étangs qui subsistent encore dans rancienneDombei. Le recommandable travail de M. Guigue est un exemple de ce qae peut Télade intelligente de Thistoire pour la solution de certaines questions économiqaei.

Hiiimre religieuse de fa Flandre maritime, et en particulier de la vilb de Don- herque, études, par Victor Derode. Dunkerque, imprimerie de B. Kien, Paris, librairie de Didron, iSBy, in-8* de ix-356 pages. M. V. Derode, oonou comme érudit par plusieurs travaux recommandables, parmi lesquels on doit citer une histoire de Lille et une histoire de Dunkerque, a recueilli, dans la nouTelle étude que nous annonçons, les faits les plus importants qui constituent les annales reli- gieuses de la Flandre maritime. Dans ses premiers chapitres, Tauteur, remoatani jusqu*auz temps des Gaulois et des Francs , recherche les traces que le druidisme d*abord , et plus tard la religion Scandinave , ont laissées dans la contrée. U nous montre ensuite le christianisme se propageant dans Tancienoe Morinie et y recoDS» tîtuant Tordre social sous Tinfluence d'apôtres zélés, dont le plus célèbre est saint Éioî. Dans la partie de Touvrage qui traite du moyen âge, on remarque la tou- chante légende de sainte Godelieve, le récit des querelles qui éclatèrent en Flandre à la suite des croisades, entre les Blavoetins et les Ingrekins, c'est-à-dire entre lea hommes du parti populaire et la noblesse; on y trouvera aussi des considérations intéressantes sur Torigine de quelques chants populaires flamands. Les chapitres con- sacrés À rhistoire de la réforme et au récit des événements de la révolution dans la Flandre maritime sont particulièrement développés , et abondent en faits curieux dont M. Derode fait très-bien ressortir Tintérét et la signification morale* Dnnkerqne et ses établissements religieux occupent naturellement une grande place dans cet ou- vrage. Dunkerque n*est cité dans aucun document historique antérieur à Tan 1067. M. Derode démontre, à Taide des titres déposés aux archives localei, que, sur l'emplacement de cette ville, se trouvait auparavant un bourg nommé Ssint^Gàlei , qui a laissé son nom è Tune des rues de la cité moderne.

La villa Brennacam, étude historique, par Stanislas Prionx, correspondant du comité de la langue, de T histoire et des arts de la France près le ministère de Tine- truction publique et des cultes. Imprimerie de Beau, à Saint-Germain; librairie de Morel, à Soissons; 1857, ^^'^^ de io5 pages. Par une suite de rapprochements et de citations historiques d'un graud poids, M. Prioux étaUit, conlorménieot à l'opinion de la plupart des historiens , mais contrairement à celle de l'abbé Lebeuf , ue la ville de Braine sur la Vesle correspond exactement au Brmwacum de Grégoire e Tours et d'Aimoin , lequel ne diffère pas du Bruina de Frodoard. On trouve, à la lin du volume, un relevé de tous les textes sur lesquels l'auteur appuie sa démons- tration.

Arckivets bibliothèque et inscriptiont'de Malte, par M. L. de Mas Latrie. Paris, Imprimerie impériale, 1867, ^^'^* ^^^ pages. Les documents historiques conservés dans les dépôts publics de Malte intéressent la France à tant de titres, qu*on peut s*étonner qu*ils aient été si rarement ju5qu*ici l'objet des recherches de nos érudits. M. de Mas Latrie, dans les voyages qu'il a faits pour recueillir les ma- tériaux de son grand travail sur Tile de Chypre, a eu Toccasion de mettre è profit ces documents, et il est un des premiers savants français qui en aient signalé rim- portance. Personne plus que lui n'était en état de faire connaître tout ce que les archives, la bibliothèque et Téglise cotbédrale de Malte renferment de curieux.

î

OCTOBRE 1857. 663

soit pour rhistoîre de Tordre de Saint-Jean-de-Jénisalem , qui fut comme une institution française par sa composition* sa législation et la succession de ses grands maîtres, soit pour Inistoire générale, la géographie et Tarchéologie du moyen âge. Tel est, en effet, le sujet du livre intéressant dont nous annonçons la publication. La première partie de rouvrage traite des archives de Malte, dépôt organisé ré- cemment ( i85i) et confié à la direction de M. le docteur Louis Vella. La mise en ordre de ces archives n'étant pas achevée , M. de Mas Latrie a été obligé d*étdblir lui-même un ordre méthodique pour classer les renseignements qa*il y a recueSlis. Il divise en quinze séries ou catégories principales les registres, portefeuilles, roir- leaax , liasses et titres divers que renferme aujourd*hui ce dépôt, et donne avec soin, pour chacune de ces séries , un aperçu de ce qu'on y- trouve de plus digne d'atten- tion. Nous avons remarqué surtout dans cette énumération une collection de baiies de papes de Fan 1 163 au zvii* siècle, des diplômes originaux des rois, des princes et des prélats de Terre sainte, de Chypre et d'Europe, en faveur de Tordre de Saint-Jean, de Tan 1107 à Tan 1269, ^^* bulles originales des grands maîtres, du xii* au XVI i"* siècle, les registres de délibération des chapitres généraux de Tordre de- puis Tan i333, un rouleau écrit vers iSBy, et renfermant la traduction latine des statuts et règlements de Tordre, rédigés anciennement en français, pièce à laquelle se rattache , suivant la remarqpie de l'auteur, un intérêt particulier, parce qu'elle est un indice du temps d'arrêt qu'il y a eu, dès la première moitié du xiv* siède, dans la propagation de lo langue française. Le mêine rouleau se termine par une chronologie des grands maîtres de l'hôpital depuis Gérard , considéré comme le ptemier grand maître, mort en iiao, jusqu'À Dieodonné deGoion, élu en i3il6. Cette chronologie, reproduite en entier k la suite de la notice, fournit i M. de Mas Latrie l'occasion de signaler une erreur singulière è laquelle a donné lieu le nom de ce premier grand maître, appelé Gérard Tune par plusieurs historiens, par suite d'une lecture inattentive de quelque ancien texte commençant par les mots: Gtrardtts tune. La seconde partie du volume contient , outre une notice sur la biblio- thèque de Malte, dont la fondation originaire est due à Louis Guérin de Tenoin, bailli de Tordre , la liste détaillée des 3go manuscrits de cette bibliothèque. Dans la troisième et dernière partie de son travail, qui est aussi la plus étendue, M. de Mas Latrie publie une nouvelle collection, revue, corrigée et complétée, de toutes les épitaphes et inscriptions de Téglbe cathédrale de Malte, qui est, par la richesse de son ornementation , une œuvre d'art si remarquable , et par le nombre de ses tombeaux, un véritable monument de l'histoire de Tordre de Saint-Jean-de- Jérusalem. La plus grande partie de ces inscriptions se trouvait déjà dans un ou- vrage publié à Malte et intitulé : Collezione di monumenti e iapidi sepolcrali dei mi/iti GerosoUmitani nella chiesa di San Giovanni in Malta, diseanati in contorno litografico da Rafaele Caruana (i838-i84o, 3 vol. in-fel.); mais plusieurs textes n'y avaient été que partiellement reproduits, et d'autres, plus particulièrement les inscriptions commémoratives et non funéraires, y manquaient entièrement Dans la nouvelle édition, les textes de Caruana ont été collalionnés sur chaque monument, et qud- quefois corrigés ou complétés; toutes les épitaphes historiques manquant à son ffe- oueil, au nombre d'environ cinquante, ont été entièrement transcrites. Cet impor- tant travail, qui remet en honneur tant de noms et de souvenirs glorieux de l'ancienne France, a été exécuté avec le plus grand soin, sous la direction de de Mas Latrie, par MM. Auguste Paradis, archiviste pidéographe , et Athaueee Rendu , élève de TÉcole des chartes.

664 JOURNAL DES SAVANTS.

PAYS-BAS.

AL ZamâtkkschÊru Uxiam gêojrapldcmm . . . Dictionnaire géographique de Za- makhschari, texte arabe eopîé par M. Mathias Salverda de Grave, et publié par les soins de M. le profesteor JujnbolL Lejde, i856 , in-8*. Zamakhscnari , écrivain arabe, originaire du Rharizm, au nord de TOxus, florissait au commencement du xii* siècle de Tère chrétienne. H est surtout célèbre par un commentaire fori étendu sur le G>ran , ouvrage qui s^imprime en ce moment à Calcutta. Ce diction- naire , dont les exemplaires sont fort rares , car on ne connaissait jusqu*à présent que cdui de la bibliothèque de Leyde , diaprés lequel a été donnée Tédition que nous annon^ns, traite des lieux dont les noms sont cités dans les anciennes poésies arabes, composées, en général, avant Mahomet; aussi Tauteor ne s*occupe-t-il guère que des lieux appartenant à la presqu'île de TArabie. Ce n est pas le seul Ovre de ce genre que nous présente la littérature des Arabes. On sait que de tout temp, ches ce peuple, les monuments primitifs de la poésie ont servi de base aux études littéraires. Pour Finterprétation de ces anciens poètes arabes, un dictionnaire géographique est particulièrement utile, car un nom de lieu mal compris suffit par- fois pour cacher le sens d*un passage entier. Souvent Zamakhshari joint* au nom de lieu la citation du vers ou d^ vers ou le lieu a été mentionné. Ajoutons que cet écrivain, ayant résidé longtemps en Arabie, il composa son commentaire du Coran , a pu profiter de son séjour dans le pays pour recueillir des notions qui auraient échappé à d'autres. M. Juynboli ne s est pas contenté de revoir la copie du texte, il Ta fait précéder d'une préface contenant des indications fort instructives sur Tanteur et sur le manuscrit qui a servi k l'édition. A la fin du texte sont plu- sieurs index, destinés à faciliter l'usage du livre. Le titre particulier du traité est celui-ci : Livre des montagnes, des lieax et des eaux. Par eaax, il faut entendre les sources, les puits et les dtemes, qu'il est si important, pour un étranger, de con- naître, daos une région l'on est exposé à maircher pendant plu»eurs jours sans rencontrer une seule goutte d'eau*

TABLE.

Tables de la lune, par P. A. Hansen. (ï" article de M. Biot.) 601

TravcU and Researckes in Chaldza and Sosiana, etc. (2* article de M. Quatre-

mère. ) , 614

Clef inédile du Grand Cyrus. (2* article de M. Cousin.) 633

Nouvelles littéraires 656

PIN DE LA TABLE.

JOURNAL

DES SAVANTS

NOVEMBRE 1857.

Inscriptions chrétiennes de la Gaule antérieures au viii* SIÈCLE, réunies et annotées par Edmond Le Blant Ouvrage cou- ronné par rinstilut de France (Académie des inscriptions et belles- lettres). Tome l*^. Provinces gallicanes. Paris, imprimé par ordre de l'Empereur à Tlmprimerie impériale; i856, ^98 pages in-4^ avec 4^ planches.

PREMIER ARTICLE.

Pour peu qu on considère avec des yeux attentifs les travaux philolo- giques de notre époque, on ne peut disconvenir de la faveur que les études épigraphiques latines ont obtenue, ou plutôt retrouvée, depuis une trentaine d années. Vers la fin du siècle dernier et au commence- ment du nôtre, Tltalie seule semble avoir été jalouse d ajouter de nouveaux et importants ouvrages, dans cette branche d* érudition, au riche et glorieux dépôt que lui avaient laissé les siècles précédents; les noms de Marini, de Morcelli, de Zaccaria, peuvent figurer sans trop de désavantage à côté de ceux de leurs successeurs MM. Cavedoni, Furla- netto, Garucci, Labus, Secchi, Vermiglioli, et même à côté du nom de M. Bartolomeo Borghesi. Mais, dans d autres contrées de TEurope, en France, en Angleterre, en Allemagne, les philologues éminents qui ont illustré la fin du xviii* siècle s'occupèrent peu d*épigraphie latine. En littérature comme ailleurs, chaque chose a son temps. La direction que suivent les travaux d'érudition n'est jamais due à l'aveugle fortune ,

85

666 JOURNAL DES SAVANTS.

au seul caprice du hasard. Les événements politiques, l'esprit qui do- mine dans les grands établissements littéraires, Fimpulsion donnée par les maîtres de la science à leurs disciples, Tenchaînement des circons- tances, disposent les esprits à tel genre de méditation et de recherches plutôt qu'à tel autre; et souvent ce sont des causes extérieure» qui font reprendre avec ardeur des études négligées depuis des années, études d autant plus fécondes en résultats, que des savants y consacrent des efforts plus nombreux et plus assidus.

C'est surtout depuis que les armes françaises ont ouvert l'Afrique à la civilisation de l'Europe que Tépigraphie latine, dans presque toutes les contrées de notre Occident, est redevenue l'objet de travaux importants. Des philologues d'un ordre supérieur, cherchant le passé partout, Font poursuivi dans tous ses débris, quelque épars, quelque dispersés qu*ib fussent; grâce à leurs investigations, les manuscrits palimpsestes ont fourni des textes que Ton croyait perdus, les marbres ont offert des faits nouveaux à expliquer, des conjectures à approfondir, des erreurs i redresser; à mesure que les découvertes se multipliaient , on s'est aperçu que plus d'une fois les historiens anciens et modernes, ces derniers par nécessité, les autres par dédain pour les recherches pénibles et minu- tieuses , ont omis d'innombrables détails curieux et substitué même la fiction ou la vraisemblance à la vérité. Nous ne pouvons citer ici qpie quelques-uns de ces ouvrages, qui, de nos jours, ont agrandi le domaine de la science; nous ne signalerons que le grand recueil de M. Léon Renier^ comme l'acquisition la plus importante que l'épigraphie latine ait faite depuis le xvi* siècle, travail considérable, riche en renseigne- ments précieux sur l'administration civile et militaire de l'Afrique ro- maine, sur les usages, la vie intime et les goûts littéraires de ses habi- tants, sur l'organisation de ses colonies et de ses municipes; à cet égard , ce seul recueil nous semble plus instinctif que tous les auteurs

^ Inscriptions romaines de V Algérie, recueillies et publiées sous les auspices de S. £. M. le ministre de TiDstruction publique et des colles , par M. Léon Renier, membre de Tlnstitut. Paris, Imprimerie impériale, i855, in-folio. Cet important ouvrage est publié par livraisons , dont dix ont déjà paru ; elles contiennent les ins- criptions de la Numidie, au nombre de 3,365, et le commencement des inscrip- tions de la Mauritanie Sitifienne. Nous croyons que celles-ci seront au nombre d'environ 3oo, cl celles de U Mauritanie Césarienne au nombre d*environ &oo; ce qui fera pour le tout plus de A.ooo monuments. D*après le plan adopté. Fou- vrage, publié en vingt-cinq livraisons, formera deux volumes, le premier contenant le texte des inscriptions et les tables, le second le commentaire, dans leqod Taulear développera avec fruit sa profonde critique. Les deux volumes serofit tei^ mioés, nous fespérons, à la fin de Tannée i858.

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de lantiquité, qui, depuis Salluste jusqu'à Procope, ont parlé de la Mauritanie et de la Numidie romaines. Un autre ouvrage, dans lequel le même savant réunira les inscriptions païennes de la Gaule, rempla- cera également beaucoup de notions vagues par des détails précis, ca- ractéristiques, inconnus jusqu'à présent; plus de trois mille de ces mo- numents paléographiques ont été recueillis par M. Léon Renier dans la seule Narbonnaise , dans Tespace compris entre le Rhône et la chaîne des Pyrénées. Une érudition peu commune , des observations justes et neuves donnent le plus vif intérêt aux publications de M. Philippe Le Bas, fruit de ses voyages en Grèce et en Asie Mineure pendant les années i8â3 et iSlxli^; les points d'histoire , de géographie et d'anti- quité helléniques, qu'il éclaircit à laide d'une critique ingénieuse, sont sans nombre; et, si la langue grecque domine presque uniquement dans les huit mille inscriptions que contiendra son grand travail, plu- sieurs cependant de ces monuments contribueront à faire mieux con- naître l'administration des provinces dans la partie orientale de l'empire romain. Une des gloires de i'épigraphie en Allemagne, M. Mommsen, après avoir enrichi la science par un ouvrage dont nous nous sommes empressé de rendre compte dans ce journal^, a signalé son séjour à Zurich par une nouvelle publication , il relève les erreurs échappées à Orelli^ ; enfin, secondé par de dignes collaborateurs, tels que M. Ritschl, professeur à Bonn, et MM. Henzen et Rossi, à Rome, le même philo- logue dirigera , dit-on, l'impression du Corpus inscriptionum latinaram, vaste recueil qui, sous les auspices de l'Académie royale de Berlin, couronnera tant de travaux, et qu'on peut regarder comme l'une des entreprises les plus importantes pour la littérature ancienne qui aient été formées depuis le commencement de ce siècle.

Toutefois, tandis que la science épigraphique prenait l'essor le plus rapide, une seule de ses branches a été peu cultivée et même, si l'on excepte l'Italie, presque dédaignée par les érudits. Nous voulons parler

* Voyage archéologique en Grèce et en Asie Mineure, fait par ordre du Gouver- nement français . pendant les années i8à3 et i8A4 et p«d[>lié, sons les auspices du ministère de rinstruclion publique, par Philippe Le Bas, membre de Tlnstitat (Académie des inscriptions et belles-lettres), etc. avec la coopération d'Eugène Landoo, architecte, ingénieur civil; gravure de Lemaitre. Paris, chez Firmin Didot frères, lifaraires-éditeurs, grand in-d*. Depuis 1847* parut la première livraison , le savant auteur a donné au public une partie considérable de ce grand ouvrage épigraphique. ' Année i854t p. 5^7 et 677; année i855, p. 69, 687 et 746. ' tnscriptionet confiederationii Helveticœ; edidit Theodoras Mommsen. G6k iMùpétiàni reduâl se trouve imprimé dans le volume X dés Mitiheilungen der mÊkfMmèekm CfériMb;^ itk Zôncft. Zurich , 1 854 , in-^*.

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608 JOURNAL Ï^S SAVANTS.

des inscriptions chrétiennes , qui, en effet, forment à eUes seules une littérature à part. On comprend que le langage incorrect, quelcpiefbis barbare , de plusieurs de ces monuments appartenant à des siècles de décadence, a pu inspirer une sorte d'antipathie à des savants du premier mérite, familiarisés avec les modèles du goût et de la perfection dans les lettres, modèles que Ion doit à Tantiquité classique. Mais tout excès est injuste, et les esprits supérieurs eux-mêmes prennent quelquefois pour l'objet entier la première face que la prévention ou le hasard leor en présentent. Tout siècle qui pense bien ou mal, pourvu qu il croie penser, et quil pense autrement que les siècles qui l'ont précédé, se croit supérieur à ceux-ci. On comprend peu alors les générations qui, placées jadis dans des circonstances fort différentes, en avaient reçu une autre façon de sentir; on oubUe que l'histoire , qui nous unit aux temps passés par le spectacle de leurs égarements et de leurs prc^ès, de leurs connaissances et de leurs erreurs, transmet aussi les nôtres aux siècles futurs, et qu'il fallait peut-être, d'après les décrets d'une provi- dence impénétrable, passer par les ténèbres du moyen âge pour ar- river à la régénération intellectuelle et morale de l'iiumanité.

M. Edmond Le Blant, auteur du livre objet de cette analyse, ne j)artage pas les préventions dont nous venons de parler. Depuis plu- sieurs années il avait conçu le projet de réunir en un seul corps d'ou- vrage toutes les inscriptions chrétiennes antérieures au vin* siècle et découvertes sur le sol de la Gaule romaine, depuis les Pyrénées jusqu'au Rhin et depuis l'Océan jusqu'à la Méditerranée, monuments dont aucun philologue n'avait encore fait l'objet d'un travail critique étendu. Mais l'épigraphie, quand on veut l'enricliir de découvertes nouvelles, n'est pas une science sédentaire et paresseuse qui puisse être cultivée dans le repos et dans l'ombre d'un cabinet; il ne suffît pas toujours d'employer ce que disent les livres; pour avoir des matériaux nouveaux, il faut se résoudre à la fatigue d'aller les chercher au loin. C'est une nécessité que M. Le Blant a comprise. Distingué par ses connaissances archéolo- giques, par une vive ardeur pour l'étude et une grande aptitude à celle des beaux-arts, il s'est courageusement voué à la mission qu'il s'était donnée. Plus les yeux ont vu, plus la critique voit elle-même. Ayant donc entrepris plusieurs voyages préparatoires en France, en Italie et dans la Prusse rhénane, visitant les bibliothèques, les musées, les églises, les catacombes, M. Le Blant a dessiné lui-même les monuments, fait des copies figurées de toutes les inscriptions existantes, reproduit enfin, pour les monuments disparus, les textes anciens conseiTés dans im grand nombre de manuscrits et de livres imprimés. C'est à un fcèle

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aussi rare, à une persévérance aussi consciencieuse, que le public est redevable de i ouvrage dont nous nous proposons de rendre compte et dont le premier volume vient de paraître.

Il était temps quun épigraphiste habile , possédant des connaissances bibliographiques fort étendues , eût le dévouement et sût trouver le loi- sir d'entreprendre de longs et dispendieux voyages pour voir, étudier, sauver les monuments, et pour recueillir les 869 inscriptions que ren- ferme son premier volume; car, malgré la sollicitude d*un gouverne- ment éclairé, malgré les louables efforts de tant de sociétés archéolo- giques, l'insouciance et une sorte de persécution sourde semblent s attacher à faire disparaître du sol de la France ce qui reste de ces an- tiques débris. Chaque année, j'ai failli dire chaque jour, ajoute à leur destruction. Dans les Schedœ epigraphicœ de Scaliger, dans les manuscrits laissés par Suarez et par Marini, dans les correspondances du cardinal François Barberini, M. Le Blant a retrouvé des copies d'inscriptions existant jadis à Lyon, à Vaison, à Trêves, perdues aujourd'hui; d'autres, relevées par Millin pendant son voyage fait en i8o5\ ont également disparu. Les amis des arts doivent regretter un hypogée semblable à ceux de Rome, découvert à Reims et décoré de fresques représentant, avec de riches ornements, la figure en pied de plusieurs personnages ^. Ce mausolée chrétien a été détruit, vers 180Q , par un maçon entre les mains duquel il était tombé, et qui, voyant que personne ne s'y inté- ressait, finit par le démolir pour en avoir les pierres. Ailleurs, uh pré- cieux sarcophage, qui, d'après la tradition, renfermait les restes de saint Andoche, fut enlevé de Saulieu pendant la révolution et transporté à Dijon, M. Le Blant l'a vu, en 1849» ^^^^ ^^ débité en tranches chez un marbrier'; enfin de longues et minutieuses recherches faites par le savant auteur lui ont donné la certitude que, sur 43o inscriptions que renfermera son recueil, il n'en existe plus aujourd'hui que 198, dont un grand nombre, dans ces derniers temps, a éprouvé de regrettables mutilations. Faut-il en conclure que la barbarie, ou du moins l'indifTé^ rence, sont de tous les siècles ? Il est juste cependant d'ajouter, pour excuser le nôtre, que, parmi les liio inscriptions dont nous venons de

^ Voyage dans les départements da midi de la France, par A.-L. Millin. Paris, de rimprimerie impériale, 1807, io-S*. * Depuis sa découverte, en 1738, jusqu*à

f>résent, cet hypogée avait été regardé comine une sépulture païenne, à cause de a beauté des fresques et de la pureté du dessin. Mais l'œil exercé de M. Le Blant a faci- lement reconnu , p. il48 , parmi les personnages figurés sur les parois de la crypte , Abraham s'apprêtant i sacrifier Isaac, et le paralytique emportant son grabat. * Page 8.

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parler, il y en a plusieurs qui, sans doute, ont été détruites pendant Ja durée du moyen âge; car, pour rendre son recueil aussi complet que possible, M. Le Blant y a reproduit un certain nombre de légendes murales et d*épitaphes composées ou conservées par Sidoine Apollinaire , Fortunat et saint Gr^oire de Tours; pièces évidemment destinées à orner des basiliques ou à être gravées sur des pierres tumulaires. Ce qui le prouve, c'est qu'on rencontre quelquefois, dans les écrits de ces auteurs , la prière de veiller à ce que la transcription sur la pierre se fasse avec scin^ recommandation dont malheureusement, même dans la haute antiquité , beaucoup de lapicides romains et grecs n'ont guère tenu compte*.

En classant les nombreux monuments réunis dans son ouvrage^ M. Le Blant suit l'ordre géographique, en prenant pour guide la A/o- titia provinciarwn et civitatam Galliœ, rédigée, à ce qu'il parait, sous le règne d'Honorius et publiée par dom Bouquet^. 11 a placé dans le pre- mier volume les monuments provenant des quatre Lyonnaises, des deux Belgiques et des deux Germanies. Parcourant chacune de ces pro- vinces dans la direction du nord au sud, l'auteur énumère les lo- calités où existent, existaient, des inscriptions chrétiennes dont il donne le texte , précédé d'une notice bibliographique et suivi de va- riantes, d'essais de restitution et d'un commentaire, aussi remarquable par l'étendue et la richesse du savoir que nécessaire à cause de la lati- nité peu classique de ces textes et du caractère mystique du langage , ayant souvent un sens assez profond pour récompenser de la peine qu'il a fallu prendre avant de le pénétrer. Dans ce même commentaire et dans les nombreuses dissertations grammaticales et archéologiques qui en font partie, M. Le Blant se trouve plus d'une fois en désaccord

' C'est ainsi que Sidoine Apollinaire dit dans ses lettres, 1. III, ép. la : Sed vide nt vitium nonfaciat in marmore lapicida. ' M. Le Blant, p. 384. note 3, fait la remarque que ces (iBiutes sontinirtout nombreuses lorsque des sculpteurs grecs, éta* Mis dans TOccident, avaient été chargés de graver des inscriptions latines. Dans la lioma sotlemuiea, de Bosio, édit. de Rome, i633, in-fol. p. 107, et dans la Koma subterranea, d'Aringhi, édil. de Paris, iGSg, in-fol. I. I, p. 2o4, on Ht PATRIS MEH pour p. mei; et dans le Recueil de notre habile épigraphisle, p. SgS, n* 289. \. 3, CAPITATE pour caritate; p. 370, n' a6i, 1. a, EAPVS pour curas; p. 79, n*39, 1.3, EVGENIS pour le nom propre Evyiin^; p. a6, 10, 1.4, PPECESSI pour prœcessit; car c*est surtout lorsqu^il s'agissait de graver un P que les ouvriers, trompés par la forme identique du P grec et du P latin, se sont souvent égarés. Il Y en a même qui déclinent les substantifs latins d'après les règles de la grammaire hellénique. -^. ' Dans le liecueiî des historiens des Gaales et de la France, tome I*, p. i22-ia4.

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avec ses devanciers, mais toujours il propose ses conjectures avec une Doodestie qui fait presque en leur faveur 1 effet d'une nouvelle preuve. La première Lyonnaise (p. 1-178) s étendait des sources de la Meuse jusqu'aux environs de Saint-Etienne, et de Test à i ouest, depuis la Saône jusqu'au delà du bassin de la haute Loire. Cest dans cette province que sont situés Decise (Decetia), Anse (Assa Paalini) et Âutun (Aagustodtmvan), où, du temps des Romains, les lettres florissaient dans des écoles renommées. Parmi les épitaphes trouvées dans celte der- nière, iville, on remarque d abord celle d'Âschandius, rédigée en vers grecs et devenue célèbre par les discussions savantes auxquelles elle a donné lieu; puis Tépitaphe dune jeune fille, ou plutôt dune enfant, nommée Quieta ; c est la seconde en ancienneté de toutes les inscrip- tions chrétiennes de la Gaule à date certaine; portant les noms des empereurs Valens et Valentinien II, consuls pour la sixième et pour la deuxième fois, elle appartient, par conséquent, à Tan 878 ^ Mais la ville qui, après Trêves, a fourni le plus de monuments au volume qui nous occupe , c'est Lyon , élevé par Auguste au rang de métropole de la Gaule celtique et honoré par ses successeurs des titres de Cohnià Copia Claadia Aagasta Lagdanensis. On sait que saint Irénée, disciple de saint Polycarpe, y avait commencé la longue chaîne des docteurs

' Cest à Lyon , sur la montagne de Saint-Irénée, qu*a été découverte, vers 1 780 , la plus ancienne de toutes les inscriptions à date certaine relatives aux chrétiens de la Gaule. Elle est malheureusement perdue aujourd'hui. Nous la reproduisons d*après M. Le Blant, p. i38, n* 6a :

OPTATO ET PAY^NO CON

;ymby; tAi,

fEBRARi; DEPO;

;£i,entio;e;

Notre savant épigraphisle fait remarquer que, sur les inscriptions, comme dans les auteurs ecclésiastiques , il faut distinguer la mention de la mort de celle de la depositio, qui est Tinhumation. Le nom très-rare de Silentiosa ne se rencontre dans aucun des grands recueils d*épigraphie, et le génitif archaïque Silenlioses, au lieu de Silentiosœ, loin d'être un indice de Taltération de la langue, ne prouve que la persistance des formes du vieux langage dans Tidiome vulgaire. Dans une inscrip- tion latine , bien antérieure au triumvirat de César, on trouve le génitif DIAN AES (M. Mommsen, Iiucriptiones ngni Neapolitani, p. 198, n"* 3789, 1. a), dans une autre celui de PESCENNIAES (ibid. n* 8798, 1. ij. Silentiosa Ait inhumée le 1* février Sià ; la terminaison dont il 8*agit reparaît donc à plus de quatre siècles de distance.

672 JOURNAL DES SAVANTS.

qui ont illustré TÉglise gallicane; les marbres examinés et interprétés par M. Le Blant nous apprennent que, même plus tard, pendant la période mérovingienne, Lyon renfermait une population considérable, non-seulement animée d'une vive piété, mais conservant aussi, parmi d'autres usages romains, celui d'inscrire sur la pierre l'expression de ses affections, de ses espérances et de ses douleurs. On peut expliquer ainsi la quantité d'inscriptions chrétiennes provenant de la même ville et dont plusieurs avaient été déjà publiées dans le savant et magnifique ouvrage de M. de Boissieu \ Presque toutes sont tumulaires. Incor- rectes, souvent barbares, mais quelquefois aussi empreintes d'une sim* plicité qui n'est pas sans charme, elles sont au nombre de plus de yo; et» dans leur explication, l'auteur, comme partout dans son ouvrage, montre une profonde connaissance de l'antiquité ecclésiastique.

Autant le bassin du Rhône est riche en inscriptions chrétiennes antérieures au vin* siècle, autant elles sont rares en Normandie, pro- vince qui formait jadis la seconde Lyonnaise (p. 179-22/1). C'était sur les bords de l'Eure que les Druides tenaient annuellement leur grande assemblée^. Sans doute, depuis les premiers Césars^, leur religion mystérieuse était bannie des villes dominaient d'abord les divinités de Rome et, plus lard, vers la fin de l'empire, la foi de l'Eglise, tandis que le polythéisme du Capitole expirait dans la molle croyance ou le scepticisme de ses partisans. Mais il parait que, dans les campagnes, l'ancienne religion indigène, jusqu'à la grande invasion des barbares et même après, exerça Un empire puissant et durable sur l'esprit supersti^ tieux de cette partie des populations gauloises; pendant longtemps elle y combattit avec succès les progrès du christianisme, peut-être même la propagation de la langue latine, et elle finit par se cacher dans l'ensemble du culte nouveau. Quoi qu'il en soit, M. Le Blant n'a trouvé des épi- taphes chrétiennes que près de Valognes [Àlaana?), à Evreux (Ebroicum) et dans quelques autres locaHtés peu nombreuses.

La disette est encore plus grande dans la troisième Lyonnaise (p. 2 2 5-2 6-5), c'est-à-dire en Bretagne, dans le Maine, l'Anjou et la Touraine. Ces quatre provinces n'offrent pas une seule inscription chrétienne antérieure au viii* siècle. On comprend une telle absence

^ Inscriptions antiques de Lyon , reproduites d*aprèsles monuments ou recueillies dans les auteurs, par Âlph. de Boissieu. Lyon, io46-i854i in-foL r * César, De hello GalL VI, c. xiii : <Hi certo anni tempore in finibus Carnutum, quœ régie « totius Gallise média habetur, considunt in loco consecrato. * ' Suétone, Qaude, c. XXV : t Druidarum religiouem apud Gailos, dirx immanitatls, et ti^ntum civibus « sub Augusto interdictam, penitus sustuiit

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de monumeots quant à la Bretagne, berceau du druidisme, et où, sans doute, à lexception de quelques villes ^ ]a civilisation, la langue, récri- ture et les usages de la société romaine n'avaient pénétré qu'imparfai- tement. Mais, quand on se rappelle avec quelle dévotion les fidèles, sous les rois mérovingiens, visitaient les lieux qu'avait habités saint Martin de Tours, comment on venait y chercher la guérison de ses m>iux, combien la basilique qui portait le nom du saint était célèbre entre tous les édifices sacrés de la Gaule, on a peine à s'expliquer pour- quoi, sur les bords de la Loire inférieure et de Tlndre, aucune pierre, aucune épitaphe ne nous révèle ces pèlerinages et les sentiments de piété qui, depuis le v* siècle jusqu au vni*, animaient une population nombreuse et latine. Nous laisserons aux historiens à rechercher quelles peuvent èti*e les causes de ce silence: quant à M. Lie Blant, il a été ré- duit , dans cette partie de son travail » à reproduire , d'après Fortunat et d'après quelques manuscrits, les légendes murales et les vers com- posés jadis pour orner, suivant la coutume du temps, les églises et les oratoires de Tours et de Nantes.

Les savantes investigations de l'auteur ont eu plus de succès dans rUe-de-France, la Champagne et l'Orléanais, provinces qui constituaient, au déclin de fempire, la quatrième Lyonnaise ou Sénonie (p. a66-3a i). Déjà, sous les premiers Césars, un grand système de routes et de navigation fluviale liait la Méditen^anée à l'Océan, par le Rhône, la Saône et la Seine, rivière sur laquelle, d'après la relation de St^abon^ des baleaux descendaient jusqu'au ^ays de Caux, d'où les navires pou- vaient atteindre, en moins d'un jour, les côtes de la Grande-Bretagne. Le hasard a conservé, comme on sait, l'autel votif que la corporation des mariniers de Paris consacra à Jupiter, sous les auspices de l'empe- reur Tibère^; mais d'autres villes encore sur les bords de la Marne, de l'Eure et de la Loire, s'étaient, à ce qu'il parait, promptement formées è la civilisation avancée de Rome; elles en avaient adopté la langue, laquelle devint plus tard, lors de la grande révolution qui devait trans- former le monde, un moyen puissant et prompt pour propager les vé- rités de l'Évangile dans tout l'Occident Aussi M. Le Blant a-t-il trouvé des inscriptions chrétiennes à Jouarre {Jovara), k Chartres (Carnates),

' T. U p. a 48, de Tédition de Coray : Eha tvfjs^sraf (U^i rov Xrptovàva tvora- ftov* xèvTsvôsv iiZrj xarai^épsrat êlç rdv ùjuavôv, xai roùç \rf^€iovç, xai KcuXéroMS * éx roiiTtùv eU nifv Bperavtxi^ èXérrlcnf i^ ii(A8fnj<noç ipàfios èaliv. ' Orelii, In- seriptionum /a/, selectaram amplissima colUctio, vol. I, p. 35a, n* lûûS : tTIBmo CAESARE AVGoito lOVi QPTVMO MAXSVMO araH N4VTAE PARISIACI «PVBLICE POSIERVNT..

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67& JOURNAL DES SAVANTS.

et surtoat à P«b et daos ses environs. Parmi ces monuments, non» croyons devoir particulièrement indi<{uer ' une crypte fort ancieimfe, découverte, le 1 3 juillet 1611, sur le versant de la colline de Moot> martre, an-dessous d*une chapelle élevée, suivant Tusage des preaikatm chrétiens, par suite de Taffluence des pèlerins dans ce lieu consacré à la mémoire de saint Denis. Comme dans les catacombes de Rome, fai présence de ces pieux visiteurs y était attestée par des inscriptions tra* cées à la pointe du style ou au charbon sur les parois du souterrain. Soixante-quatre sarcophages en pierre furent trouvés, en lySS, dans le faubourg Saint-Marceau, derrière Tégiise paroissiale de Saint-Martin; ils provenaient dun cimetière antique, occupant tout le plateau de la montagne Sainte-Geneviève et ses versants de l'est et du midi. Noos croyons bien (aire en transcrivant ici une épita[^e tirée du même lien , et qui parait à M. Le Blant être de la fin du v* siècle. Elle pourra donner une idée de la disposition et de la latinité de la plu)>art des inscriptions tumulaires chrétiennes rédigées en prose, témoins irrécusables et con» temporains de Tétat de société quelles nous retracent si vivement. On remarquera dans celle-ci, ligne 3, le pronom relatif QVI, se rapportant à un substantif féminin. G est déjà le qui finançais, lecfcîdes Italiens, construisant également avec les deux genres :

DOMINE CONIY(;i>»DYI, Ci;;iME BAR'BARE TITY l,YM P0;YI CIYI YIXIT

ahho; xxiii et m y etdie;^^xxyiiipax

TECYM 'iSIPERMAH

ET

YITAy;'CONIYX<»PO;Y I T

L'épitaphe de Barbara ^ qui vécut vingt-trois ans, cinq mois et vingt-

^ M. Le Blanl remarque, p. 279, que le nom de Barbara, illustré par une mar* tyre, est rare sur les tombes- chrétiennes. Il ne Vj a rencontré qu*une fois encore,. dans le recueil de Gudius, p. 366, n* 1.

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huit jours, a été conservée; on peut la voir dans un vestibule de la Bibliothèque impériale. Mais nous regrettons quwi monument épigrâ- j^que bien plus important, le sarcophage qui renfermait les reates dun petit-fils de Glovis, ne se reti^ouve plus aujoiu^d'hui. Lorsque, après la mort de Glodomir, Ghildebert et Glotaire firent périr ses fils encore enfiints, Tun de ceux*ci« Clodoald, a ne put être pris, fiit sauvé par des «hommes courageux ^ » et échappa seul à la rage de ses ondes. Il se coupa lui-même ses longs cheveux , marque de sa royale origine , se fit moine^, et mourut, vers Tan 56o, près de Paris, dans le village de No^ vigentum, aujourd'hui appelé, de son nom, Saint-Gioud. U y avait fait construire une église, ses reliques fiirent longtemps conservées avec une grande vénération , et la tombe de Glodoald canonisé devint célèbre par des miracles. Exécutée en marbre noir et reposant sur quatre colonnes de porphyre, on la voyait encore, au commencement du siècle dernier, dans une crypte de lancienne église de Saint-Gloud. Aujourd'hui, nous venons de le dire, elle a disparu; mais la des- cription que Tabbé Lebeuf ^ et d autres antiquaires en ont donnée cons- tate qu'on y lisait six vers élégiaques , dont voici lés quatre premiers :

t ARTYBw HYHC TYMYl^YM EHl,ODOAl,DY; COH^ECRAT Al,Mi;

edity; ex reCxYm ;temmate ferjpoo GiYi yetity; reCxHi ;eptrym tehere cadyei

BAJiyCAM rrVDYIT* HAHC fABRIEARE DEO

Il nous reste à suivre M. Le Blant dans ses explorations des deux

' Grégoire de Tours, III , xvni; 1 1, p. 3ao de rédition de MM. J. Guadet et Taranne.:

Tertiiim vero Chlodovaldum compreheodere non potuenint, quia per anxiiiùm

virorum forlinm liberatus est »^ > * •Sibi manu propria capiUosinciaenê, dericus

factnsest » (/^iVL p. Sa 3). * Histoire du diùcèsê de Paris, t Vlll, p. 3a. ^ On remarquera que \e versificateur s^est permis de faire une longue de la dernière s^I* labe de staduit, parce que, dît M. Le Blant, p.^iSy, dans les poêles de la déca« dence, «la lettre h est parfois considérée comme une consonne ferme, devilnt « laquelle les brèves terminées par une consonne deviennent longues. Le fait est mis hoH de doute par les passages de Fortunat et de Jnvencus dtés par le savant auteur. D*après le srammairien Vélius Longus (édit de Putsch, col. aai8), <{ui vécut, dit-on, vers le commencement du ii* siècle, on trouverait même daus Vir-

S^Ie, Effl. VI, 53, un exemple de Vh faisant position : lUe, latas niveum rnolli fillus jacintno. Mais plusieurs philologues modernes, tels que G.*L. Schneider, EU- mentariehre der utL Sprache, vol. 1, p. i8o, pensent que c*est plutôt Vàpatç de la fin de rhexamèlre qui a rendu longue la dernière syllabe defuiUu.

86.

676 JOURNAL DES SAVANTS.

Belgiques et des deux Germanies. Dans un deuxième article, nous con^' tinucrons d^indiquer sommairement les monuments épigraphiques chré- tiens recueillis par Fauteur dans le nord-est de la Gaule, et nous don- nerons quelques extraits de ses dissertations et de ses notes explicatives. Nos lecteurs y verront que ce commentaire renferme non-seulement une peinture vive et savante de la vie romaine modifiée par un culte nouveau, mais encore des recherches sur laltération de la langue latine parlée dans la Gaule, et Texamen ingénieux de Fart chrétien dans les premiers siècles de notre ère.

HASE. [IjQ suite à un prochain cahier. }

1"* Glossaire du centre de France, par M. le comte Jaubert^

Paris, Chaix, rue Bei^ère, n^ ao, 2 vol. in-8^ 3^ Dictionnaire étymologique de la langue wallons, par

Ch. Grandgagnage. Liège, Félix Oudart, a vol. in-8®.

DEUXTÂBIE ARTIGLB^

Patois du Berry.

Les deux beaux voliunes M. le comte Jaubert a recueilli ies mots et certaines locutions du parler présentement usité dans le Berry forment, comme la plupart des dictionnaires qui entrent dans quelques détails, une lecture non-seulement instructive, mais encore qui attire et qui fait constamment tourner les feuillets du livre. Les mots portent tant de choses avec eux, tant de vives empreintes de Tesprit qui les jeta comme une monnaie dans la circulation, tant de marques des temps et des lieux, tant de traces d'histoire, tant de ressouvenirs de leur voyage à travers les siècles et les contrées lointaines, qu'on se com- plaît sans peine k les voir défiler un à un dans le glossaire qui les con^ tient. Ce qui intéresse en un recueil comme celui-ci, c'est de con- fronter perpétuellement la. langue littéraire avec une langue locale ou

' Voyex, pour le premier article, le ctliier de septcnibre 1857, p. 537.

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patois. Les diiïérences portent sur trois points : d*abord les mots corn* muns aux deux , et qui forment la part la plus considérable , se pré- sentent sous une forme qui leur est propre : par exemple , ici, fener pour faner, Jlatrir pour flétrir, flambe pour flamme , foager pour foyer, forvier pour fourvoyer, vardezir pour verdir. En second lieu, un certain nombre de termes, qui n*ont pas leurs correspondants dans la langue littéraire, sont pourtant des termes très-légitimement français; du moins ils le furent jadis; appartenant à la vieille langue doll, ils ont survécu dans le parler local, et les patois peuvent fournir quelques suppléments utiles pour Tétude de nos textes du moyen âge. Enfin, une autre caté- gorie de mots ne se trouve ni dans le français actuel, ni dans le français ancien, tel du moins que nous le connaissons; de ceux-là, plusieurs s'ex- pliquent par le latin, et plusieurs aussi résistent à toute explication et viennent augmenter ce fonds de mots dont Tétymologie présente d*ex- ' trêmes difficultés; fonds qui, suivant la juste remarque de M. Diez, est plus grand dans les langues romanes (et aussi dans leurs patois) qu*on ne le suppose d'ordinaire.

La position du Beri*y est assez centrale pour que sa langue, entre tous les dialectes qui pouvaient prétendre à la suprématie, soit fort voisine du français actuel. Paris est le point le plus avancé vers le nord de la grande région centrale; quelques pas plus loin, on atteint la Picardie et le dialecte .picard; et, si l'on tourne à l'ouest, la Nor- mandie et le dialecte normand. On remarque, il est vrai, dans le parler du Beri*y, quelques formes qui se rapprochent du limousin, par exemple, orirage, ortie, en limousin crtruàze; mais elles sont très-rares, et témoignent, par leur rareté, que la frontière du parler provençal est loin au midi. Ce qui distingue surtout le patois berrichon du fran- çais , c'est qu'il met le ^on ei à la place du son oi en maintes places la langue littéraire le conserve : creire, accreire, creitre , fred , etc. Cette prononciation appartient aux contrées qui sont situées an peu plus bas en descendant la Loire ; elle appartient aussi à la Normandie , de sorte qu'elle est particulière à l'Ouest; et c'est de qu'-elle est venue dans' nos imparfaits et nos conditionnels, elle a fini par expulser le son 01, bien longtemps avant que l'orthographe dite de Voltaire enregistrât cette mutation. Dans le xvi* siècle, Beze nous apprend qu'à Paris le vulgaire [valgas Parisiensium) disait allet, venet, parlet, au lieu de aUoit, vmoit, parlait, prononciation qu'il considère comme seule correcte. Mais, peu à peu, l'influence du vulgaire parisien, de la Loire et de la Normandie, expulsa de la conjugaison la diphthongue oi, qui était particulière au Nord. Sous Louis XTV, il n'y avait plus que quelques

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vieillards et des parlementaires attachés aux vieux usages qui conser* vassent oi dans les mots dont les hommes nouveaux le chassaient. La poésie en usait encore quelquefois par une licence qui ne choquait pas les oreilles, comme elle fait les nôtres, parce que ce son vieilli était en- core, çà et là, entendu soit dans la conversation, soit au barreau, soit dans la chaire. Mais enfin le peu de vie qui lui restait seleignit tout à fait; personne ne l'entendit plus, ne le prononça plus, et il fut défi- nitivement remplacé par celui que la coutume lui donnait pour suc- cesseur. Cest ainsi que se rompent les traditions.

La prédominance du son ei sur oi aide à expliquer .certains mots du Berry. Arreyer, qui signifie arranger, provient d*un substantif arreî, qui a disparu dans le langage actuel, et qui, usité dans Tancien français de la Normandie et àes bords de la Loire, correspondait à artvi des autres dialectes ; il ne nous en reste plus que désarroi. Quant à s'ém^er, qui signifie s inquiéter, M. le comte Jaubert demande si ce ne serait pas ie vieux mot français s'esmaier; la chose ne me paraît pas douteuse : esmoi et esmoier dans certains dialectes, esmai et esmaier dans d'autres, d*où dérive la forme du Berry éméjer.

Il est encore une autre ressemblance à signaler entre le parler de Paris et celui du Berry. Beze nous apprend que les Parisiens changeaient r en 5, et disaient : Mazie, pesé, mese, Théodose, pour Marie, père, mère, Théodore. Il rapproche doctement cette permutation de lettres des formes latines Falesîas et Valerias, hanorem et honosem; mais il n'en déclare pas moins que c'est un vice que n'excuse aucun usage dans la langue française. Le parler berrichon a une foule de mots il permute ainsi les deux lettres. Il dit : chemire pour chemise, môse pour mare, fruit de la ronce, mjouzir pour mourir, poise pour poire, praisie pour prairie , rase, rasement pour rare, rarem£nt, etc. La prononciation géné- rale, qui conserve l'r étymologique, l'a emporté à Paris sur cette pro- nonciation locale qui y substituait le son du z. Pourtant il nous en est resté (comment, en effet, pourrait-il se faire que, parmi tant de croise- ments, il n'y eût pas des métis?), il nous en est resté chaise, qui, sans la connaissance de cet accident de prononciation , serait diflicile à ex- pliquer. Chaire, le seul dérivé légitime de cathedra par l'intermédiaire c[ue fournit le vieux français chaere, est devenu, dans le parler pari- sien, chaise, qui a pris droit de bourgeoisie dans la langue. Aussitôt, comme pour atténuer le vice de son origine, on lui a donné un office spécial : le mot s'étant dédoublé en chaire et en chaise, le sens se dé- doubla aussi. Il y a plusieurs autres exemples de ces artifices par lesquels la langue a réparé, autant qu'il était en elle, les doubles emplois que

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les circonstances avaient créés et les incorrections qu un faux usage avait introduites.

Beze nous apprend que, de son temps, les gens du Berry pronon- <^ient oa pour o dans bon nombre de mots : Noastre, voastre, dous, pour nostre, vostre, dos. Cette coutume na pas changé : on y prononce encore choase, roasée, roâtie, propoas, propouser; prononciation qtii a été celle de Rabelais, de la reine Marguerite de Navarre, de la cour de François I*'. En eOet, cette cour résida la plupart du temps sur les rives de la Lioire, une telle prononciation était usuelle. Et ou pour o, bien que rejeté, ainsi que Beze le témoigne, par ceux qui parlaient pu- rement, n en gagna pas moins beaucoup de faveur; il se maintint bien longtemps après que la cour était revenue à Saint-Germain et à Paris. Chouse, entre autres, au lieu de chose, a pensé rester, comme chaise est resté effectivement. « J'ay veu le temps, dit Chîlflet, Grammaire, 1 697, «page 179, que presque toute la France étoit pleine de choases; tous nceux qui se piquoient d*être diserts, chousoient h chaque période. Et je «me souviens qu*en une belle assemblée, un certain lisant hautement « ces vers :

JeUez lay des lys et des roses, Ayant fait de si belles choses,

«quand il fut arrivé à choses, il s*arrêta, craignant de faire une rime «ridicule; puis, n*osant démentir sa nouvelle prononciation, il dit bra- it vement choase. Mais il n*y eut personne de ceux qui l'entendirent qui u ne baissât la tête pour rire à son aise, sans lui donner trop de confu- usion. Enfin la pauvre chouse vint à tel mépris que quelques railleurs « disoient que ce n étoit plus que la femelle d*un chou. » Ghifllet se trompe en disant que la prononciation était nouvelle; il aurait dire que c'était une prononciation provinciale , à laquelle des hasards avaient failli donner la consécration de l'usage.

Je trouve dans le glossaire de M. le comte Jaubert que le verbe bailler [donner), qui, dans la langue littéraire, tombe en désuétude, mais qui est en plein usage dans plusieurs patois, fait au (utavje barrai. Ce futur est usité aussi en Normandie; et, au xvi* siècle, le vulgaire des Parisiens disait je baurrai. On a un reste visible d'archaïsme; et ce n'est pas fortuitement et par incorrection que des paysans, qui ne con- sultent pas des grammaires pour parler, attribuent une telle flexion au verbe bailler. Cela se rapporte k ce qu'on a nommé la conjugaison des verbes forts; dans l'ancienne, langue, des verbes modifiaient, dans cer- tains temps , le thème lui-ménie. Donnen ne faisait pas je donne, ta donnes^

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il donne, mais il faisait j> doin» tu doins, il doini; laisser ne faisait pas je laisse, ta laisses, il laisse, mais j^ lais, ta lais, il lait; bailler ne faisait pasj> baille, lu bailles, il baille, mais je baa, ta baus, il bauL Le futur de ces verbes était je donrai,je lairai, je barrai ou baarraù Dans les langues romanes, le futur est un temps composé avec avoir et rinfinitif du verbe : j'aimerai, je servirai, cesi-à-dire j à aimer, j'ai à servir; mais, clans les formes anciennes, comme donrai, lairai, TinfinitiCest devenu, {)ar une forte contraction, un mot qui sei*ait presque méconnaissable, si Ton ne tenait le fil de 1 analogie. Pourtant il m'est survenu quelques doutes sur la notion des verbes /or/jr. Cette notion a été transportëe de la grammaire des langues germaniques dans celle de la langue d*oiI. Est-ce h bon droit? et la conjugaisoil de Tancien français qui parait s y rapporter, n est -elle pas susceptible dune autre explication?. Pour moi, il me semble que l'accent latin est la seule cause de cette partica- larité, et qu*il règle toute la conjugaison de Tancienne langue. Dàno, dànas, dônat, à/ec Taccent sur la pénultième, ont produit je doin, tu doins, il doint, comme addio, addis, audit, avec laccent placé sembla- blement, ont produit j^ o, ta os, il oU J'ouis, ta ouis, il ouit, qui sont les formes modernrs et qui dérivent de Tinfinitif, seraient des barba- rismes dans Tancienne langue, qui se dirigeait d après laccent latin. Je donne, ta donnes, il donne, ne seraient pas des barbarismes, puisqu'ils sont conformes aussi à Taccentuation de la langue mère; mais je suis porté à croire que ces flexions-là sont postérieures, quand même eUes seraient anciennes. Dans un autre travail je reviendrai sur cette ques- tion et d*autres qui s y rattachent.

Beaucoup de mots, qui étaient français et qui provenaient du latin, ont dispaiii de Tusage* De des mots, il en est qu'on ne trouve que dans un auteur et qui, sans cet auteur, ne seraient pas parvenus jusqu'à nous : par exemple , fanle , domestique, yàmulos, mot qu*on était sur- pris de ne pas rencontrer dans la langue; vaare, toison, qui est la repro- duction exacte de vellcre; et un verbe, qui fait sans doute prienre à f in- finitify que je ne connais quà Tindicatif présent et qui vient de premere, dans ces vers de Benoit (II, SySi) :

Aînz se sunl tuil cstreit serré. Pur ceo qu*à poi fuîs.sent csmé; Priement et quassent sei en bas Li pluisor d*au8 [etuc) luit en un tas.

De sorte que la part de mots latins qui appartiennent au français a été ^lotablement plus grande que ne Tindique Tétat actuel, que ne finv

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diquenl même les^xtes venus du moyen âge; car ces textes sont certai- nement loin de représenter toute langue .parlée. Quelques-unes de ces lacunes sont comblées par les patois. Ainsi le mot moineau est évidens- ment adventice, quelque idée quon se f^sse de son étymologie; cest passer qui a figuier dansJa langue et qui figure encore dans le parler du-Berry; sous la forme de passe, ou prase» ou pmsse; en Touraine, praisse. Passereau en est le diminutif, et il a, d*«iiileurs, cessé d*être em* ployé hors du langage relevé ou poétique. Si les mots ont une noblieisse due à fantiquité de leur origine, conunè cela nest pas douteux, prose 6u passe vaudrait mieux, si i usage n en avait décidé autrement, que moi- neau, qui vient on ne sait d où. Coma , chevelure, a donné' com^, qui se dit, dans le Berry, d'une herbe entrelacée et tenant fortement à la terre. Si Ton quitte le Berry, et qu on descende jusque vers TAngoumois . le parler est encore langue d*oil , on rencontre une nore pour une bra , de noms; dés vîmes, pour de Tosier, de vimen; crémer, pour brûleclë- gèrement, de cremare. Tous ces mots, de provenance latine, et tant d*autres., ont péri dans le fiançais actuel. D*autres fois le patois donne la forme véritable, celle qui a été imprimée au mot latin dans sa trans- formation , tandis que la langue littéraire n'a plus que le vocable calqa'é servilement, dans le xvi* siècle, sur le latin. Ainsi minimus, duquel notts avons fait mininte, n'aurait pu engendrer ce mot, qui est contre toutes les règles de notre idiome, considéré en sa formation; l'accent latin étant sur mi, c'est cette syflabe qui aurait été accentuée, et elle l'est en effet dans moime, du Morvan, qui veut dire le plus petit Quand ce mot de moim£ a été fait, on connaissait la prononciation latine qui ac- centuait mi, et dont il est ainsi véritablement le contemporain; mais, quand on a fait minime, on n'a pu, reproduisant le mot latin, que lui donner l'accentuation française, qui veut toujours que l'accent soit sur la dernière syllabe en terminaison masculine, et sur ravant-demière en terminaison féminine. Même observation pour origne, qui est ancien français et patois : originem, ayant l'accent sur l'antépénultième, a formé, au temps l'accentuation latine était entendue dans les Gaules, origne , tandis quorigine met l'accent jamais bouche latine ou galle» romane ne le mit. Nos aïeux, qui, dans un mot polysyllabe, suppri- maient la voyelle brève et faisaient tomber la consonne (voy. presbyte, prêtre), n'auraient pas, dejubilare, (ail jubiler; mais ils auraient pu trèai* bien en faire, comme le Berty,jeûler; de raminare, ils n'auraient pas fait non plus ruminer, mais bien , comme le Berry encore et d'auti^es patois, rouinger, qui indique aussitôt l'étymologie de ronger, * '-ih .

D'autre^ fois le patois conserve mieux la forme lajiine, comme dànàmék^

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de mêspilas, à peine reconnai5sable en nèfle; aller, qui représente mbdare^ défiguré dans hurler, tant par \K aspirée que par Tintercalatioii d'une r, qu'on tix>uve dans certains textes anciens (par exemple pour âme)\ hierre, de hedera, dépouillé de cet artide barbare que Tu* %9tge a fondu dans le mot actuel ; et papoa , qui jette quelque lumière sur une diiBcuité étymologique. Papou, qui signifie paTOt, est une trans^ formation régulière de papaver, qui, ayant f accent sur la pénultième, a donné papou, comme clavas a donné clou, ou le bas latin ùmam a donné ^a. Le patois wallon a pavoir, qui est aussi une dérivation setit- faisante: la finale voir représente non pas ver, qui, n étant pas accentué, n'a pu fournir une syllabe accentuée, mais paver qui* devenant, suivant l'habitude, paer, s'est changé en voir, avec un v pour le p, comme dans pauvre, de paaper, poivre de piper. Cette forme wallone me fournit une correction : dans le Livre des métiers de Paris , texte d'ailleurs peu cor- rect, on lit, p. 59 : «Huile de paveez.n Paveez ne rentre dans aucune analogie, mais pavoir a, dans le parler de Paris, paveir pour correspon- dant; et c'est paveir qu'il faut lire dans notre passage. Aipss, pavoir, paeevr, tous déduisibles de papaver, montrent que pavot en vient aussi. Pourtant je dois dire que la finale ot reste inexplicable pour moi; at elle est ancienne, car, dans un texte très-correct du xiii* siècle, je trouve : « Fleurs de paot, broiies en oile d'olive, n Paot, au lieu dépavât, suivant l'affection que la vieille langue avait pour la rencontre des voyelles.

Ce qui explique les patois sert aussi à expliquer tantàt le firançais a A* cien , tantôt le français moderne, et, dans tous les cas, complète le sys- tème entier de la langue d'oil. M. le comte Jaubert a noté le mot at" talée, qui signifie repas long et prolongé, et il se demande si ce ne serait point une corruption du mot attelée. Dans mon opinion, une telle substitution de voyelle n'est pas justifiable dans ce dialecte, ^ die me semble d'autant moins admissible, qu'une autre explication plus sa- tisfissante pour la forme et aussi pour le sens peut en être donnée. Attolée doit s'écrire attauUe, qui est une forme bourguignonne pour otfa- hUe (nous n'avons pas attablée, mais nous avons satte&Ier, se mettre à table). En bourguignon table se dit taule , et généralement les mots en aile se transforment en aale; cela se voit aussi dans les anciens textes qui proviennent de cette province, tl n'y a rien d'extraordinaire i trouver quelques formes bourguignonnes dans le Berry, qui, du ôAtéde l'orient, s'approche de la Bourgogne. Chiaule, rejeton, dkîoiiier, pousser des rejetons, viennent, suivant moi, de capitulant, petite tète, ce qui s'applique très- bien & ce qu'on appelle, d'après une autre analogie, œil oa onUsfen. Capitulum, ayant l'accent sur pi, a donné chapitre, ce qufest

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une dérivation correcte ; mais , si Ton suppose que le p ait été supprimé , genre de suppression qui frappe si souvent les consonnes intermédiaires dans le passage du latin au français, il n en pourra résulter que chiaale, ou un mot très-analogue, comme de situla, seau, a résulté seille dans Fancien firançais et dans les patois. Canutas, blanc, n*est donné que par des gloses; la latinité du bon usage n*avait que canas; mab les lan- gues romanes, qui ont beaucoup pris à la latinité de f usage vulgaire, ont laissé canas et adopté canutas, d'où chenu en français, canat en pro- vençal, canuto en italien (l'espagnol a cano). C'est dans ce bas latin que canutus a donné un verbe canutire, d'où proviennent le provençal ca- nuzir, blanchir, et le mot du Berry chenousir ou chenosir, moisir. Je rattache à un verbe bas latin, tiré pareillement d'un adjectif, le verbe berrichon cadaire, qui signifie affaiblir, flétrir, faner. M. le comte Jaubert le dérive de cadere; mais, outre que cadere ne peut pas avoir le sens actif, il ne peut non plus fournir la finale aire. Cette finale mène à un verbe bas latin cadacere, dérivé de caducas, et qui a fait cadaire, comme dueere, duire, condacere, conduire, etc.

La discussion de rétymol<^e d'un mot est souvent fort difficile. Nous avons, pour caillou, ccdlle, substantif masculin, dans le berrichon, et chi^il dans le saintongeab. Ces mots nous débarrassent provisoirement de la finale oa , et nous placent plus près de l'origine , pour laquelle on songe aussitôt à calculas. Mais M. Diez n'accorderait cette dérivation qu'i grand'peine, attendu que la disparition complète de la première l, sans aucune trace, est contre la règle : il faudrait caaiUe au lieu de caille, ou chauil au lieu de chaiL Ou bien on est obligé de supposer une abréviation de calculas en caclas. J*avais pensé à caUum, qui, dans la latinité, a si* gnifié, par déduction , toute espèce de partie dure. Mais je me réserve de montrer, dans l'article sur le patois wallon , que calculas a véritable- ment pu donner caille ou chaiL Aussi je rejette ou Tétymologie germa« nique, qui le rattache au hollandais kai ou kei, de même signification, ou la conjecture de M. Diez, qui cherche à y voir le latin coagubm; cocjolom donnant caille, comme coagalare, cailler. Le sens est trop àoigné pour que, sans autre indication, on suppose une telle assimilation. Reste i expliquer la terminaison oa, qui existe aussi dans le provençal sous la forme oa, calhau. M. Diez n'en cherche pas Tinterprétation ; i! se contente de remarquer qu'elle est singulière, ne se rencontrant, du reste, que dans les noms gé(^;raphiques Anjou, Poitou. Elle se rencontre ailleurs» et elle est o dans l'ancien firançais : clo, clou, clavus; tro, trou, bas latip travum; papou, papaver. On voit qu'elle représente, dans ces motji, pomme aussi dans Andega9u», Pictapus, une terminaison latine

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composition, nous reporte à Fépoque les éiéûients latins se rema- niaient pomv constituer les langues modernes; et ici ie patois du Berfy est comme une médaille antique qui garde- encore la fleur du coin.

Le cornouiller se nomme dans le Berry /o^^/iVr, que M. le comte Jaubert, avec raison, je pense, tire àefasel, attendu que cet arbre four- nit un boia dont on fait des fa.uaax. Mais je ne puis être de son avis quand il dérive aomaiUe, mot cdiectif qui signifie bêtes à cornes, à'armentam. Comment trouver dans armentam les éléments nécessaires? Aamaille vient à'animaliay plusieurs neutres pluriels ayant fourni ati français des féminins, par exemple mirabilia, merveille : la règle de Taccent et la correspondance des lettres sont le point de départ de toute recherche étymologique. Abrier, c'est-à-dire abriter, ne peut venir arbre, même prononcé abre comme dans le Berry, attendu que, arbre étant la forme générale, et a(re une forme locale, on trouverait dans les textes arbrier à côté d' abrier, qui est à la fois vieux français et patois; or cela n est pas; abri vient d'apricas. Itou est i tort attribué à etiam; etiam a laccent sur fantépénultième, et aurait donné, s il avait passé dans le français, un mot comme ece ou iece; pour retrouver itou, il faut cher- cher un mot qui ait Faccent sur la syllabe i^épondant à toa. Itou est en patois ce que itel est dans le vieux français, et dérive de hic talis. Le Berry dit un chevaa et des chevals, un bestiaa et des bestiah, un animau et des animais. «Si cette interversion de nombre, dit M. le comte Jau- «ber.t,n avait lieu qu'accidentellement, elle pourrait être critiquée, «même exclue du Glossaire; mais cest un système suivi dont il faut u tenir compte.» Lmterversion de nombre n*est qu'apparente, ou, du moins, elle peut être aussi bien attribuée au français littéraire qu^ao patois. En effet, pour juger ces désinences, il faut se reporter au vieuiÉ français, qui avait des cas. On disait, au singulier, chevaas pour le sujet et cheval pour le régime ; et, au pluriel , cheval pour le sujet et chevaas pour le régime. On voit que le français a pris pour ie singulier le régime; et le patois le sujet, tandis que. pour le plurid c'est le contraire ik français a pris le régime, et le patois le sujet. Cette remarque enseigne qu'il faut écrire, dans le patois, des cheval, des bestial, des anima] sans s; ie pluriel étant marqué suffisamment par la désinence aL II y a, dans le Glossaire, se mettre à la coi, qui signifie se mettre à fabri. Cette locution ainsi écrite est un solécisme, même dans le patois; l'ar- ticle la ne peut convenir avec un a^ectif mascolin, et il faut dire à cote, ou plutôt à Vacci, ce qui se trouve justifié, par tme autre fomao de cette même locution : à ïécài. . : . .^

. Je ne puis feuiUeter et glbasaibe suas y faire d'e^^cdltàtea renccmtres:

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Eckamir y Teut dire sii^er; cest f ancien français esckarnir^ provençal et espagnd escamir^ italien schemire, se moquer, qui Tiennent de Y\ haut aUemand skërn, moquerie. J éprouve un Téritable plaisir un vieux mot , que je n'ai jamais connu que mort et iaunobile des textes poudreux, vient, prononcé par un paysan ou inscrit dans glossaire patois, frappa mon oreille ou mes yeux; c'est une sorte île résurrection du passé dans ce qu'il a de plus fugitif, les sons et la pro- nonciation. M. le comte Jaubert cite des vers en ancien français ak enosser est employé :

Usf leos qui fat de maie part, Gloat et enfruns et de mal art, S^enossa par measTenture D*an Of aune diierre moalt dore.

(Ysopet, II, fable i.)

Et se la maie mofiYênnoueg Je le oondui jasqa*en sa fosse.

(Jean de Meung.)

Quar pleûstore au vrai cors Dié Que an chien eo (ust eitasêé.

(Do Pescbeor de PoDt-sear-&iiiie , fabliau. ;

Evidemment enosser veut dire mettre un os dans la gorge, et, par suite, étrangler, étouffer. Sans ces citations, on resterait fort incertaio sur l'étymologie du mot patois ennosser^ qui signifie gêner la respintîoo, suffoquer. Mais les rapprochements que fait M. le comte Jaubert dé* terminent le sens primitif du mot, et fournissent ces intermédiares sans lesquels la recherche d'origine est souvent fort oonjectnrale. Nm^ , pour la négation non , se trouve dans le patois du Berry, du moins en une locution : mm fias; « voos ne vonlex pas y aller, eh bien moi mat pbs. t M. le comte Jaubert écrit a en plsi , comme si cela venait de ar et es; mais il a été trompé par une dusse orthographe de Roqnefiort , dans une citation :

Qoi B^a aigent. Ton n^en tieot compte, ICmtfJmi qse fane TÎeîBe pdie.

Lbex aoapfau. Le maniDcrit n avait point d'apostrophe, et il n'ea fiM pas : aca a été dit pour aea, par une tendance qa*a eue la langoe de substituer en bien des cas la voyelle aàlm voyelle o, et la voyelle en è b voyelle aa. flÊÊn.Jkmw. ae dit, dHsle Benry. d'en Imd, dTi

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vache marquée de taches blanches; encore est une trace d'archabme : dans beaucoup 4e chansons de geste, la barbe est dite fleurie, quan'd elle grisonne, et la Chanson de Roland appelle les vieux guerriers cpî ont acconi|>agn4 Charlemagne en toutes ses victoires, les barons à la barbe florie. Dans bien des cas» les patois et la vieille langue se justifient mutuellement.

Ce qui souvent read les étymologies diiBciles, cèst le croisement de rûots qui, partis de points très- différents, viennent pourtant aboiUir à une seule et même forme. .Ainsi , dans le Berry, on a ergâler signifiant donner des joyaut, des bijoux. Rien ne serait plus Seicile que de iiden* tifier avec notre enjôler, par une transition qui, de Tidée de cadeaux^ passerait & Tidée de flatterie et de tromperie. Mais -la recherche des intermédiaires révèle un de ces croisements qui peuvent égarer. Il y a dans Tancien français etyoueler, enjceler, qui veut dire donner bagues et joyaux; c*est de celui-là que ^ovient Y enjôler du Berry. Au contraire, Tespagnol efi/aoiar, mettre en cage, montre que notre enjôler provient de geôle, qui, proprement, signifie une petite cage. Dans le premier, le radical esX.jayaa, qui vient du bas latin jocale, dejocas, jeu; tandis que, dans le second, le radical est eavea, qui a donnîé en italien gabbia, en français co^, un diminutif italien gabbiaola, espagnol gaycla, vieux firançais gaole etjaiole, d*où le français moderne geôle. On voit quelles transformations ont Subies les deux radicaux pour se rencontrer dans enjôler.

Un patois n*a pas d'écrivains qui le fixent , dans le sens f on dit que les bons auteurs fixent une langue; un patois na pas les temofes de haute poésie, de haute éloquence* de haut style, vu qu'il est plaeé sur un plan les sujets qui comportent tout cela ne lui appartiennent plus. G*est ce qui lui donne une apparence de familiarité naive» de simpli^ cité narquoise, de rudesse grossière, de grâce rustique^ Mais, sous cette appiarence, qui provient de sa condition même, est un. fonds solide de bon et vieux français qu'il faut toujours consulter. Je me suis plusieurs fois demandé d'où venait, dans rancune, la terminaison m^. L'ancien fiançais est rancœur, usité encore à la fin du xvi* siècle et au comment cément du xvii*; provençal rancar, italien rancore; on a, sous une autre terminaison, le provençal et l'italien rancura, et le Berry rancare; tout cela provient du latin rancus, qui signifie ranci : rancor, dès les auteurs ecclésiastiques, avait pris le sens de chagrin et de ressenti- ment. Dans cet ensemble de mots, rancune parait isolé et sans raison d'être, et il doit provenir de quelque vice de prononciation, soit pour rancure, soit poui* rancume, ranciiudine ayant pu donner rancume, comme

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Clef inédite du Grand Cyeus, roman de Af "• de Scudéry.

TROISliMB ARTICLE ^

Il doit être maintenant bien établi que Cyrus et Mandane sont Gondé et madame de Longueville, et que mademoiselle de Scudéry s'est proposé de peindre le frère et la sœur dans la première et la plus brillante partie de lem* carrière. Tout le roman est rempli de leur gloire, raconte leurs aventures et leurs conquêtes. Mandane, en effet, est aussi une conquérante. Partout le sort la jette, sa beauté, son esprit, sa douceur, sa bonne grâce, lui soumettent tous les cœurs. Lui plaire est Tambition de tous les guerriers et de tous les princes; et, ce qui est plus touchant encore et non moins vrai , elle charme les femmes autant que les hommes, les petits comme les grands, les étrangers conune les compatriotes, dans le malheur et dans les fers comme dans Téclat des cours et sur les marches d un trône. Il n'y a pas même jusqu'à son langage, ce langage d une distinction si haute et en même temps dune si exquise politesse et d'une adorable négligence, que mademoiselle de Scudéry n'ait tâché d'imiter, autant qu'il était en elle, autant qu'une femme de la ville, quel que fût son esprit, pouvait prendre le ton de la cour et celui d une princesse du sang de France. Il y a i semées çà et dans Le Grand Cyrus, plus d'une conversation de Mandane, nous retrouvons presque le style de madame de Longueville. Voilà bien ses longues phrases, un peu embarrassées, la grandeur et aussi la subtilité de ses sentiments, sa délicatesse raflinéc, son agrément in- fini, excepté ses incorrections de grande dame, comme aussi cet accent énergique et fier que tout le talent du monde ne peut feindre, et qu'il faut tirer de son propre cœur. De son côté, le Cyrus du roman est bien le Condé de l'histoire, avant sa fatale participation aux criminelles folies de la Fronde : jeutie, beau, plein d'esprit, libéral, dévoué à ses amis, méprisant la richesse, adorant la gloire, le cœur rempli des plus nobles flammes, et par-dessus tout,* le premier soldat à la fois et le premier capitaine de son siècle.

Et ce n'est pas Condé seul que mademoiselle de Scudéry nous re- présente; c'est Condé entouré de ses jeunes amis, Châtillon, Laval,

' Voyes, pour le premier article, le cahier d'avril, page 209; et, pour le deuxième, celui doctobre, page 633.

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lesquels la clef se tait, et dont nous avons en vain cherché à décou- vrir les noms réels. D autre part, nous ne pouvons toujours adhérer aux explications de la clef : par exemple, elle prétend que l'histoire d'Âmestris et d'Aglatidas, au livre I'^ du tome IV, est celle du mar* quis de Vardes et de la princesse d*Harcourt. Mais quelle est cette princesse d*Harcourt? En i65o (date de ce IV* volume), le seul per- sonnage qui se pût appeler prince d'Harcourt est Henri de Lorraine, comte d'Harcourt, grand écuyer de France, appelé cadet à la Perie, l*heureux et célèbre capitaine. Sa femme, Marguerite du Cambout, parente de Richelieu, d*ahord mariée à Puyiaurens, était aimable et jolie, comme l'atteste le petit portrait de Montcornet, mais nous ne sachions pas qu'on lui ait jamais attribué aucune liaison galante, sur- tout avec le marquis de Vardes , alors fort peu connu , et dont le fils seul s'est distingué, et bien à^son désavantage, dans le monde de la galanterie, au temps de madame Henriette ^ D'ailleurs , qu'a de commun le comte d'Harcourt avec le mari d'Amestris, Otane, dont mademoi- selle de Scudéry a tracé le portrait suivant, livre IV» page àki : «Il «faut s'imaginer Otane d'une assez grande taille (d'Harcourt était gros «et court, dit la chanson de Gondé et la magnifique gravure de ciMasson), d'une physionomie sombre, fière et fine, d'une action con« «trainte et déplaisante, d'une humeur inégale et soupçonneuse, d'une tt conversation pesante et incommode ; et , parmi tout cela , il faut pour- ce tant concevoir qu'on ne peut guère avoir plus de cœur ni plus « d'esprit que lui. » Nous ignorons à qui ce portrait s'applique et nous le regrettons fort, car nous saurions quelle était cette Amestris que mademoiselle de Scudéry nous a peinte sous des traits si touchants. Toute la fin de cette histoire, réelle ou imaginaire, est vraiment pa- thétique; et la scène d'adieu entre Amestris, qui se consacre à ses de- voirs dans une austère solitude, et Aglatidas qui part pour l'armée, rappelle de loin l'entrevue de Pauline et de Sévère, et mériterait une place dans Zaïde et peut-être même dans la Princesse de Glèves. L'his- toire de la princesse de Palmis et de Cléandre dans ce même livre du tome IV est celle de la princesse Marie, depuis reine de Pologne» et du grand écuyer Cinq-Mars, à ce qu'affirme la clef: mais nous n*y voyons aucun fondement. Dans les aventures rien de semblable, sinon que Cléandre , comme Cinq-Mars, aime une personne fort au-dessus de son rang. C'est d'ordinaire dans les portraits que mademoiselle de Scudéry met l'histoire, laissant la fiction se jouer dans les aventures;

' Voyei madame de La Fayette, Hiêtoin de maiame H^nrieU» d'AngUlerrê.

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692 JOURNAL DES SAVANTS.

mais ici il n y a aucun portrait de la princesse de Palmis que nous puis- sions confronter avec les trois admirables gravures de Falck, de Mellan et de Nanteuil. 11 en est de même de Gléandre; on loue beaucoup sa bonne mine, mais on ne nous donne aucune description détaillée de sa personne qui nous puisse faire reconnaître le beau Cinq-Mars, tel qu'il est à la galerie de Versailles. On ne comprend pas coniment la clef n'a pas désigné Christine, reine de Suède, comme Toriginai de Cléobuline, reine de Corinthe, au livre second du tome VII : il est impossible de s'y tromper. Plus tard Georges Scudéry dédia son poëme d'Alaric à la reine Christine; ici mademoiselle de Scudéry a devancé son frère en célébrant cette personne extraordinaire. L'histoire de Cléobuline est vraie dans toutes ses parties. La reine de Corinthe est bien la fille de Gustave-Adolphe. Le prince Basilides a qui regarde la cou- uronne de si près, que, selon les lois, il doit succéder à Cléobuline, si (lelle ne se marie point,» est, à n'en pas douter» Charles -Gustave, qiii succéda à Christine sous le nom de Charles X. La belle princesse Phi- limène, sœur de Basilides, et aimée de Myrinthe, est la princesse Eu- phrosine, sœur du prince Charles-Gustave; et Myrinthe est le comte Magnus de la Gardie, qui fut le premier favori de Christine. Toute cette histoire compliquée et délicate est fort bien racontée dans le Cyms. Il doit nous suflire de mettre sous les yeux du lecteur le por- trait de Christine, portrait un peu Qatté sans doute, qui laisse les dé- fauts dans l'ombre et relève seulement les qualités, et, malgré tout cela, présente des traits frappants de vérité. Il ne faut pas oublier que noua sommes encore ici en 1 65 1 , et que Christine n était pas encore venue en FVance comme pour y ternir le prestige de sa renommée. C'est ici la glo- rieuse fille de Gustave-Adolphe, qui soutenait dignement la rude cou- ronne de son père, gardait Talliance de la France et concourut puissam- ment au traité de Westphalic, qui venait d'appeler Descartes auprès d'elle et k qui Pascal dédiait la machine arithmétique. Elle était «dora l'admiration de l'Europe et l'idole des savants et des gens de lettres. Elle en était à sa première faiblesse , et nul pouvait savoir que cette faibiesse-là serait suivie de bien d'autres d'un caractère plus tragique. Tome VII, livre I, p. 7 1 a :

...... 11 est vrai que la taille de Cléobuline ne peut cire miie qa'aa rang des

médiocres ; mais il est pourtant certain qu'il j a un caraclère de grandeur et de majesté sur son vi&age, qui ne laisse pas d'imprimer de la crainte et du respect quoique ce soit un privilège qui semble être réservé i celles à qui la nature a donné une taille fort haule el fort avantageuse. Mais, si Oéobuline nest pas aussi grande qu'elle a le cœur élevé, elle a en échange les plus beaux yeux bleus qa*on paisse

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voir, les cheveux da plus beau blond du inonde, et la meilleure mine <)u*ilcst pos- sible d'avoir : car, comme elle a le nez un peu grand \ el lair du visage fort noble > il y a quelque chose d*héroîque en sa physionomie qui plak infiniment, et qui^ comme je Tai déjà dit, inspire le respect dans le cœur de ceux qui la voient. Mais ce n*est pas toutefois par les grâces de sa personne que je prétends vous la rendre recommandable : c*est par la grandeur de son âme , par la noblesse de ses inclina- tions, par la générosité de son cœur, et par Téteodue de son esprit : car enfin ii est certain qu'on ne peut avoir de plus grandes qualités que cette princesse en a. Elle parle à tous les ambassadeurs qui viennent à sa cour en la langue de leur na- tion , mais avec tant d*éloquence, tant de facilité el tant de grâce , qu*ils en sont sur^ pris. Au reste son sçavoir n*est pas borné à la connoissance des langues étrangères, qu'elle parle et qu'elle écrit comme la sienne, car il n'est point de science dont elle ne soit capable; mais ce que j'estime encore plus, c'est qu'elle a une telle vénération pour toutes les personnes qui ont du sçavoir ou de la vertu, ou qui excellent seule- ment en quelque art, qu'elle a présentement des intelligences par tous les lieux du monde afin de connoîlre tous ceux qui ont quelque mérite extraordinaire, et que, par ce moyen , il n'y en ait aucun qui ne reçoive quelque marque de sa libéra- lité. Car il faut que vous sçachies que cette grande reine donne , comme si les dieux l'avaient établie pour enrichir tout ce qu'il y a de gens sçavans en toutes les parties du monde; el certes elle a quelque raison de les regarder comme s'ils éloient ses sujets , puisque je suis assuré qu'il n'y en a aucun qui ne la respecte comme sa reine légitime. Elle ne donne pas seulement k ceux qui lui deuianaent, elle donne même a ceux qui ne prétendent rien; elle donne tôt, elle donne beau- coup, elle donne de bonne grâce, elle donne avec joie; et la libéralité estune vertu qu'elle pratique d'une manière si noble et si héroïque, et qu'elle porte si loin, qu'on peut dire qu elle ne pourroîl la faire aller plus avant sans cesser d'être vertu. Mais ce qu'il y a d'admirable, c*est que cette vertu n'est pas une vertu aveugle, qui la fasse agir sans choix et sans discernement; puisque, au contraire, elle ne donne qu'à ceux qu'elle croit dignes de recevoir ses présenls, les mesurant toujours plutôt à sa propre générosité qu'à la verlu de ceux qui les reçoivent , aimant beaucoup mieux donner plus que ne méritent ceux à qui elle donne, que de ne donner pas autant que sa condition et son inclination magnifique et libérale le demandent. Au reste, celte vertu, qui est proprement la vertu des rois, n'est pas la seule qu'elle possède avec éclat : elle est ix>nne, elle est prudente et elle est juste, mais juste jusqu'à vio- lenter ses inclinations plutôt que de faire la moindre injustice au moindre do ses sujets; et, si cette vertu, qui est le fondement de toutes les autres, trouve quelque- fois quelque résistance à porter son esprit elle veut, ce n'est que lorsque la clé- mence la fait pencher à pardonner à quelque illustre criminel. Enfin die a si bien sçu joindre dans son cœur la sévérité de la justice et la douceur de la clémence, qu'il résulte de ces deux vertus mille bons effets qui la font craindre et aimer de tous ses peuples. Au resle celte princesse assiste à tous ses conseils, connoît de toutes ses affaires, et les entend si admirablement, qu'il ne seroil pas aisé do lui imposer quelque chose. Cependant quoiqu'elle supporte elle-même tout le faix de sou État, elle n'en paroit pas plus embarrassée, et elle ne laisse pas d'avoir l'esprit aussi libre que si elle n'avoit rien à faire. On ne voit que fêtes magnifiques dans sa cour, et que divertissements superbes; mais, après tout, la passion dominante de son

' Ce portrait est entièrement oonibnne à œlui de Nanleoil et à celui de Falk.

60& JOURNAL DES SAVANTS.

âme est TAinour des sciences, et Ton peat aussi bien la nommer la reine des moseR que la reine de Corînlhe. En effet , on voit que de partout elles lui rendent hom- mage : ce ne sont qu*élogcs et panégyriques ou en vers ou en proae; le nom de Qéobuline est célébré par loul ce qu*il y a de célèbre au monde, et sa gloire est si édatante, qu'elle ne le peut être davantage.

Pour ne pas trop prolonger ces études, et voulant montrer seule- ment quel parti on peut tirer du roman pour rhistoire. surtout pour fhistoire des mœurs, sans songer à épuiser ici cette mine nouvelle, nous nous contenterons d'un seul exemple pour le monde aristocn- tique, et, parmi les femmes du plus haut rang que le Cyrus a gracieuse- ment et fidèlement représentées, nous choisirons la marquise de Sablé, dont ailleurs nous avons retracé une imparfaite image, avant de savoir combien de traits nouveaux nous pouvait fournir mademoiselle de Scudëry.

On connaît assez bien la dernière moitié de la vie de madame de Sablé ^, depuis quelle se fut un peu retirée de la cour et du monde, après la mort de son mari et celle de son fils, Guy de Lavcd, un des amis les plus particuliers de Condé, et qui fut tué en 16&6 ausi^ede Dunkerquc. Alors elle quitta le quartier du Louvre, et, après avoir de- meuré quelque temps à la Place Royale, elle finit par s*sdler mettre à Port -Royal de Paris, au fauboui^ Saint -Jacques. A partir de son séjour dans la pieuse maison , le docteur Vallant, son secrëtaiiv et son médecin, a pris soin de nous conserver les moindres détails, les moindres monuments de ses occupations. G*est dans cette solitude active et remplie , que la marquise sest fait involontairement une assez grande renommée, en se mêlant à l'histoire de Port-Royal et à celle de tout un genre de liilcrature qu'elle cultiva elle-même et contribua fort à ré- pandre, la littérature des Maximes et des Pensées qu*ouvre avec tant d'éclat le livre de La Rochefoucauld, composé en qudque sorte dans le salon et sous les yeux de madame de Sablé. Ajoutex-y les hautes amitiés qui, après avoir été lagrément de sa jeunesse, consolièrent et fl- lustrèrent ses dernières années : la comtesse de Maure et madame de Hautefort , La Rochefoucauld et madame de la Fayette, surtout madame de Longueville. Mais, bien avant cette époque, lorsque madame de Sablé était jeune et brillante, quelle a été sa vie? Quand Madeleine de Souvré est-elle venue à la cour? Son mariage avec Montmorency de Laval, mar- quis de Sablé, fils du maréchal de Bois-Dauphin, a-t-il été heureux, et quels étaient alors ses goûts, son caractère, sa réputation? Voilà ce que

' Voyes Madame de Sablé, chap. m , ly, etc.

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nous ignorons presque entièrement, et ce qu'il importerait de bien savoir pour apprécier toute la carrière de cette éminente personne, qui a reçu les hommages de tous les esprits délicats de son siècle. Aussi, en voyant dans la clef du Cyras , que l'histoire de la princesse de Salamis était celle de madame de Sablé, avons-nous espéré y trouver les lu* mières qui, jusqu'ici, nous avaient manqué. On va j.uger si notre attente a été trompée.

L'histoire de la princesse de Salamis occupe la plus grande partie du premier livre du tome VI. La princesse s'y appelle Partbénie , et ce nom de roman est si bien resté à madame de Sablé , que , huit ans plus tard, en 1659, Mademoiselle, detus Y Histoire de la princesse de Paphla- gonief la représente encore sous le nom de la princesse Parthénie. Mais* dans les deux romans, madame de Sablé joue un rôle bien différent. Dans la Princesse de Paphlagonie elle touche à la vieillesse et elle en a déjà les goûts et les occupations, tandis que, dans le Cyras, elle est dans tout Técbt de la jeunesse et de la beauté.

U n'y a qu'une voix sur la beauté de madame de Sablé parmi ses contemporains^; mais de quelle nature était cette beauté? Aucun d'eux ne prend la peine de nous le dire. Scudéry, dans la description en vers de son cabinet de curiosités^, cite un portrait de madame de Sablé de la main de Mellan, mais, au lieu de nous en faire une description fidèle, il se borne à nous donner ces vers aussi vagueir que maniériés :

« Que d'attraits et que de beauté I

Que d'esprit et de complaisance!

Quelle farouche liberté

A pu tenir en sa présence?

Et qui ne voit, à cette fois,

Que les grâces sont plus de trois I »

Heureusement la sœur s'entend mieux que le frère à décrire les belles personnes. Elle ne se contente pas de parler de la beauté de ma- dame de Sablé dans les termes les plus forts , elle entre dans des dé- tails qui mettent en quelque sorte cette beauté sous nos yeiu. T. VI liv. I, p. i38, elle dit que «Parthénie étoit grande, de belle taille a qu'elle avoit de beaux yeux , que sa gorge étoit ta plus belle du monde « qu'elle avoit le teint admirable , les cheveux blonds et la bouche fort « agréable . . avec un air charmant et des souris fins et éloquents qui «faisoient quelquefois si bien connoître la douceur ou la malice qui

^ Madame de Sablé, chapitre 1". ' Le cabinet de M. de Scadéry, etc. in-4% chei G>urbé, i646, première partie, p. i47*

696 JOURNAL DES SAVANTS.

tt ëtoient dans son âme. » C*est un premier document qui a son prix et quon chercherait vainement ailleurs. En voici d'autres d'un genre

différent.

Parthënic, princesse de Chypre, est la sœur du prince Philoxippe , dont le père était gouverneur de cette partie de i*ile de Chypre qu'on appelait Amatlmsie. Philoxippe est ici certainement le marquis de Souvré, le frère aine de Madeleine de Souvré, et le gouvernement d'Amathusie est celui de Touraine, que possédait en effet le marëcfaol de Souvré, cl qu'il transmit à son fils aine. Le père de Parthénie, dit le roman {ibid. p. 1 19), fit élever tous ses enfants en Amathusie, a jusqu'à « ce qu'ils fussent en état de paroître à la cour, joint que la princesse sa tt femme y demcuroit toujours; de sorte qu'il ne fut pas de Téclat de tt la beauté de Parthénie comme du soleil que Ton voit tous les jours tt s'élever peu à peu, et aux rayons duquel on s'accoutume insensible* « ment ; car elle parut tout d'un coup à Paphos toute brillante de lu- 0 mière. » Ainsi Madeleine de Souvré passa ses premières années avec ses frères et sœurs dans le gouvernement de son père en Touraine, et elle vint toute formée à Paris et à ia cour.

Vient ici une agréable peinture des mœurs de Paris et de la cour, et des habitudes de galanterie qui y régnaient :

P. 1 13 : Dans Tift de Chypre et à la cour de Paphos, «l'amoDr nett pas senle- ment une simple passion comme partout ailleurs, mais une passion de nëoessîcë et de bienséance : il faut que tous les hommes soient amoureux et que toutes les dames soient aimées. Nul insensible parmi nous; on reproche celle dureté de eanir comme un crime i ceux qui en sont capables; et la liberté de cette espèce est si bonleose, que ceux qui ne sont point amoureux font, du moins, semblont de Tètre. Pour les dames, la coulume ne les oblige pas nécessairement i aimer, mais k souflrir ■eola- ment d*6lre aimées : cl toute leur gloire consiste seulement à faire d'illnstrei oon- quêtes et à ne perdre pas les amants qu elles ont assujellis, quoiqu'elles leur soient rigoureuses . car le principal honneur de nos belles est de retenir dans robdÎMance les esclaves qu'elles ont faits , par la seule puissance de leurs charmes et non pas par des CsYeurs; de sorte que, par celte coutume, il y a presque une égde nécessité d*ètre amant et malheureux. ^11 n'est pourtant pas défendu aux daines de recon- noilre la persévérance de leurs amants par une affeclion toute pure: au contraire, Vénus Uranie fordonne ; mais il faut quelquefois tant de temps à acquérir le coBor de la personne que Ton aime, que la peine du conquérant égale presque le prix de la conquête. 11 est toutefois permis aux plus belles de se servir de qodqoes arti- fices innocents pour prendre des cœurs : le désir de plaire n*est pas on crime; le soin de paroilre belle n'est point une affeclation; la complaisance même est extrême- ment louable, pourvu qu'elle soit sans bassesse; et, pour dire tout en peu de pa- roles, tout ce qui les peut rendre aimables, et tout ce qui les peut faire aimer leur est permis, pourvu qu'il ne choque ni la pureté ni la modestie, qui, malgré la ga- lanterie de notre ile, est la vertu dominante de toutes les dames. Ainsi ayant trouvé

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li«u d^accorder Tinnocence et Tamour, elles mènent une vie assez agréable et asseï divertissante. . . >

U ne faut pas croire que ce soit une peinture de fantaisie. Non : telle était véritablement le sentiment reçu dans la noblesse française pendant toute la première moitié du xvii* siècle. L*amour alors n était pas considéré comme une faiblesse : c'était la marque de Télévation et de la délicatesse de Tâme; et, en toute rigueur, dans le code des belles manières du temps, on ne pouvait être honnête homme sans être sensible à la beauté. Quand la duchesse d*Âiguillon présenta dans le monde son jeune neveu, le futur duc de Richelieu, pour achever son éducation et en faire im parfait honnête homme, elle rengagea elle-même à rendre des soins à mademoiselle Du Vigean Talnée, ma- dame de Pons, et à lui faire un peu la cour^. Elle n'entendait certes pas lui donner un mauvais conseil. Le jeu, sans doute, n'était pas sans dangers; mais il parait que ces dangers-là n'efiBrayaient personne; et, à un point de vue plus sérieux, nous doutons que les mœurs natio- nales aient beaucoup gagné à la chute de cette galanterie, inévitable- ment remplacée par d'obscures ))assesses et de vulgaires plaisirs.

Parthénie n'eut pas de peine à s'accommoder au génie du pays qu'elle venait habiter. Sa beauté, son esprit, ses connaissances, s'y développèrent heureusement; et elle ne tarda pas à devenir très-savante dans les délica- tesses de la plus fine galanterie :

P. 1 16 : Parthénie est née avec une beauté surprenante, qui charme dès le pra> mier instant qu on la voit, et qui semble encore augmenter à tous les moments qu*on la regarde. Son esprit brille aussi bien que ses yeux; et sa conversation , quand elle le veut, n*a pas moins de charmes que son visage. Au reste, son esprit n*est pas de ces esprits bornés qui sçavent bien une chose et qui en ignorent cent mille; au contraire, il a une étendue si prodigieuse, que, si Ton ne peut pas dire que Parthénie sçache (outes choses également bien, on peut, du moins, assurer qu*dle parle de tout fort à propos et fort agréablement. Il y a même une délicatesse dans son esprit si particulière et si grande , que ceux i qui eUe accorde sa conversation en sont épou- vantés, et d*autant plus que c'est une des personnes du monde qui parient le plos juste et le plus fortement , quoique toutes ses expressions soient simples et natu- relles. De plus, elle change encore son esprit comme eUe veut : car elle est sérieuse et même sçavante avec ceux qui le sont, pourvu que ce soit en particulier; elle est

Salante et enjouée quand il le faut être; elle a le cœur haut et quelquefois Tesprit atteur; personne n*a jamais sçu mieux le monde qu'elle le sçait; elle est d'un na- turel timide en certaines choses et hardi en d'autres : elle a de la générosité héroïque

^ Madame de Molteville, Mémoires, t. ID, p. SqS : c Cette illustre tante ^ voyant un jour son nevr?u rendre de petits soins à madame de Pons , lui dit qu'dle sou* « haitait qu'il fût assez honnête homme pour élre amoureux d'elle.

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698 JOURNAL DES SAVANTS.

et de la libéralité, et, pour achever de vous la dépeindre, son âme est nalnrellemeiit tendre et passionnée. Aussi peut -on dire que jamais personne n a si parfaitement

connu toutes les différences de Tamour ; et je ne sçaclie rien de si agréable que

de lui entendre faire la distinction d*une amour toute pure k une amour grossière et terrestre, d*une amour d*inclinalion à une amour de connoissaoce, d*une amoar sincère à une amour feinte, et d'une amour d^intérêt à une amour héroîcrae. Car enfin elle vous fait pénétrer dans le cœur de tous ceux qui en sont capables; elle vous dépeint la jalousie plus épouvantable en ses paroles qu*on ne la représente avec les serpents qui lui déchirent le cœur; elle connoit toutes les innocentes dou- ceurs de Tamour et tous ses supplices; et tout ce qui dépend de cette passion est s! parfaitement de sa connoissance que Vénus Uranie ne la connoit guères mieux

Ce portrait répond à ce que nous savons de madame de Sablé , et Venus Uranie, à laquelle mademoiselle de Scudéry la compare, nous rappelle un curieux passage de madame de Motteville, 1. 1*, p. 1 3 : « La « marquise de Sablé étoit une de celles dont la beauté faisoit le plus de «bruit quand la reine (la reine Anne) vint en France (en 161 5). Mais, a si eUe étoit aimable, elle desiroit encore plus de le paroitre. L*amour a que cette dame avoit pour elle-même la rendit im peu trop sensible <i & celui que les hommes lui témoignoient. Il y avoit encore en Frmce « quelques restes de la politesse que Catherine de Médicis y avoit rap- « portée d'Italie; et on trouvoit une si grande délicatesse dans les u comédies nouvelles et tous les autres ouvrages en vers et en prose qui i: venoient de Madrid , qu elle avoit conçu une haute idée de la galan- « terie que les Espagnols avoient apprise des Maures. Elle étoit persua- (( dée que les hommes pouvoient sans crime avoir des sentiments tendres « pour les femmes, que le désir de leur plaire les portoit aux plus grandes « et aux plus belles actions, leur donnoit de l'esprit et leur inspiroit de la 0 libéralité et toutes sortes de vertus; mais que, dun autre côté, les tt femmes, qui étoient Tornement du monde et étoient faites pour être «servies et adorées, ne dévoient souffrir que leurs respects. Cette dame a ayant soutenu ses sentiments avec beaucoup d*esprit et une grande «beauté, leur avoit donné de lautoritc dans son temps s

Avec de tels sentiments et de tels moyens de plaire, on ne peut pas manquer d'adorateurs, surtout quand on est coquette, et madame de Sablé le fut pendant sa jeunesse. Le roman et l'histoire s'accordent par- faitement sur ce point. Madame de Motteville vient de nous dire que. u si madame de Sable étoit aimable, elle desiroit encore plus de le pa- «raîtrc, » et mademoiselle de Scudéry nous l'insinue fort clairement en plusieurs endroits :

Dès que la belle Parlhénie commença de paroitre dans le monde, elle j fit mille

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conquêtes Elle éblouit tous ceux qui la virent, et Ton peut assurer sans oien*

songe qu elle efiTaça toutes les autres beautés , et qu*elle brûla plus de cœurs en un jour que toutes les autres belles n*en avoient seulement blessé en toute leur vie ... . Et cet admirable esprit quelle avoitdéjà, quoiqu'elle Fait encore infiniment plus aimable qu'elle ne Tavoit en ce temps-là, ne lui servit de rien pour faire toutes les conquêtes qu'elle fit, parce qu^sa beauté avoit un si prodigieux édat, que ceux qu'Ole devoit assujettir Téloienl devant qu'ils l'eussent entretenue , tant il est vrai que ses yeux étoient puissants et que leur charme étoit inévitable. . Voilà donc Partbénie aimée de plusieurs et haïe de beaucoup ; car vous pouvez juger que toutes celles qui perdirent les cœurs qu'elle gagna ne l'aimèrent pas. Il n'y en eut pas une qui ne fît tout ce qu'elle put pour trouver quelque défaut à sa beauté; et, comme il n'étoit pas aisé, elles s'attaquoient du moins ou à sa coiffure, ou à ses habillements, quoiqu'elle fût très-propre \ et elles n'oublioîent rien de ce qu'elles

Fensoient lui pouvoir être désavantageux. Cependant Partbénie, qui s'aperçut de envie qu'elles lui portoient, trouvoit un extrême plaisir à s'en venger en assujé- tissant toujours davantage leurs amants, ne se souciant pas même de faire de nou- velles ennemies , pourvu qu'elle fit de nouveaux esclaves ; car elle étoit alors dans un âge ou il est assez difficile aux belles de mettre elles-mêmes des bornes à leurs conquêtes et de rejeter des vœux et des sacrifices.

On ne peut pas dire plus nettement que madame de Sable * était coquette. Mais elle ne le fut pas longtemps, du moins selon le roman; elle s'ennuya bien vite de cette foule d'adorateurs, et elle n*en garda que trois fort supérieurs à tous les autres , et auxquels mademoiselle de Scudëry donne les noms de Polydamas, Salamis et Gallicrate.

Polydamas, dans la Clef, est le duc de Montmorency. Le portrait quen donne mademoiselle de Scudéry ne dément point cette conjec- ture :

Page ia4 : «Polydamas avoit les inclinations toutes généreuses; il étoit beau, de bonne mine et bien fait. 11 avoit l'air grand et noble, l'esprit enjoué, mais mé- diocre, et il plaisoit plus par un charme inexplicable qui étoit en toutes ses actions et en toute sa personne que par les choses qu'il disoit, qui étoient sans doute plus agréables par la manière dont elles étoient dites que par elles-mêmes. ...»

L*histoire, en effet, ne donne pas infiniment desprit au beau, vail- lant et infortuné maréchal de Montmorency, et on lui peut appliquer, à la rigueur, ce qui est dit ici de Tesprit de Polydamas. Mais, si Poly- damas est Montinorency, comment qiademoisellc de Scudéi'y n a-t-eile pas rappelé sa haute naissance, son étroite parente avec son héros et son héroïne, et retracé avec complaisance ses exploits, ses victoires, ses galanteries ? Il n y a pas même la moindre allusion & la bataille de Veillane, le jeune duc se couvrit de gloire et gagna le bftton de ma-

' Se disait alors pour bien m», Hégani.

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réchai de France. Il est certain que Henri de Montmorency eut une très-grande passion pour madame de Sablé, madame de Motteville le dit positivement [ibid.), sans nous apprendre si madame de Sablé ré- pondit ou non à « cette forte passion. » Mais le jeune et léger maréchal ayant paru lever les yeux sur la reine Anne,%iadame de Motteville nous assure que madame de Sablé, a aux premières démonstrations que ]e «duc lui donna de son changement, ne voulut plus le voir, ne pouvant «recevoir agréablement des respects qu'elle avoit à partager avec la « plus grande princesse du monde. » Ici rien de pareil. Parthénie a beau- coup de goût pour la personne de Poly damas, et elle ne se détacbe de lui quavec peine, en reconnaissant la trop grande médiocrité de son esprit.

Page i33 : «Pôlydamas, qui navoît pas assez d'esprit pour fournir à de longues conversations, fiaisoit connoitre sa passion par mille divertissements qu*il lui don- noit conlinuellement. Ce n*étoit que bals , musiques , collations et promenades ; et , comme sa personne étoii infiniment aimable, qu*il dansoit admirablement bien, que toutes ses actions plaisoient, et que sa présence et 1 enjouement de son bumeur inspiroient de la joie aux plus mélancoliques, Parthénie ne le halssoit pas et n*eût pas eu de répugnance k Tépouser, si ses parents y eussent consenti. Mais, comme il y avoit alors quelques factions dans la cour qui partageoient les grandes maisons « il y avoit de certains intérêts qui faisoient que ceux qui pouvoient disposer de Par- thénie ne la vouloient pas donner à Pôlydamas. D*autre part, remarquant le peu d*csprit qu*il avoit, quelque inclination qu*elle eût pour lui, elle vint à croire qu*clle seroit blâmée de Taimer et de le choisir, de sorte que , combattant ses pro> près sentiments, elle commença de vivre ut\ peu plus froidement avec Pôlydamas qu*elle n'avoit accoutumé. Toutefois , comme elle avoit une assez forte inclination pour lui, et quen effet il étoit fort aimable, elle ne se vainquit pas tout d*un coup

.

Il faut avouer que ce dénoûment-là est assez bien imaginé pour une précieuse passionnée pour lesprit, comme celui que madame de Motteville nous donne va parfaitement à une glorieuse et à une co- quette. Nous laissons le choix enti'e lun et l'autre.

S*U nous reste quelque doute que Pôlydamas soit le duc de Montmo- rency, nous n'en avons aucun que la Clef n ait toute raison de voir Montmorency Laval, marquis de Sablé, dans le second des adorateurs de Parthénie, le prince de Salamis. Et ici se présentent des renseigne- ments entièrement nouveaux et très-curieux , s ils sont vrais , ce que nous croyons pleinement.

L'histoire ne nous dit rien de Philippe-Emmanuel de Laval, marquis de Sablé, seigneiu* de Bois-Dauphin, fils du maréchal de ce nom, sinon qu'il épousa Madeleine de Souvré, dont il eut plusieurs enfants, et

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mourut d*apoplexie le k juin 16&0. On ne le rencontre dans aucune des grandes affaires du temps; et, malgré les dignités et la faveur de son père et de son beau-père, tous deux maréchaux, on ne le voit jouer aucun rôle à la cour; on ignore même s il avait embrassé la carrière des armes. Mademoiselle de Scudéry supplée à l'histoire : elle nous donne quelques détails sur le marquis de Sablé, nous apprend que le goût de Madeleine de Souvré ne fut pas du tout consulté dans ce ma- riage, que pourtant elle se conduisit très-bien avec lui, et que M. de Laval , après avoir montré une vive passion pour elle et lui avoir donné en toute propriété la terre et le marquisat de Sablé, lassé par la pos- session, la négligea, lui donna des rivales indignes d'elle et la rendit très -malheureuse. Elle en tomba malade, quitta la cour, se retira dans sa terre de Sablé, peu à peu elle regagna sa santé et sa beauté, et acquit des connaissances variées et solides, que, plus tard, elle pro- duisit avec tant d avantage lorsqu'elle reparut dans le monde. C'est dans cette solitude qu'elle aurait appris la nouvelle de la mort subite de son mari. Laissons parler mademoiselle de Scudéry :

Page ia5 : Le prince de Salamis étoit infiniment riche, de grande .conditioo,

fort bien fait de sa personne, ayant assez d^esprit, mais un peu bixarre >

Page 169:1 II sçut si bien ménager Tesprit de tous les parents de Parthénie, que son mariage fut conclu devant qu^elIe en eût entendu parler. Je ne vous dirai point quelle répugnance elle eut à obéir au commandement qu*on lui fit. . .; mais je vous apprendrai qu*en(in la chose nayant point de remède, il fallut que Parthénie se

résolût à épouser le prince de Salamis Ce prince Tépousa malgré qu*clle en

eût, et lui témoigna tant d* amour au commencement de son mariage, qu*il en adoucit ses chagrins et diminua de beaucoup faversion qu*dle avoit pour lui. 11 lui donna même en propre, en cas qu*il mourût devant elle, la principauté de Sa- lamis, lui rendant plus de soumission que personne n*en a jamais rendu. Mais, après vous avoir dépeint celte princesse aussi belle que je vous Tai représentée, pourrez-vous croire que, lorsqu'elle vivoit le mieux avec lui, les yeux de ce prince l'accoutumèrent de telle sorte à la beauté de Parthénie, qu*elle vint k lui donner moins de plaisir i voir que ne faîsoît une beauté qui lui étoit nouvdie, et qui étoit mille degrés au-dessous de la sienne P 11 est pourtant vrai que, n^ayant aimé Par- thénie que comme belle, dès que ses yeux furent accoutumés à la voir et k la voir à lui , sa passion s'allentit : de ia tiédeur, son ame passa insensiblement à TindiiTé- rence et de Tindifierence au mépris; car, comme il avoit Tespril bizarre, Thumeur de Parthénie et ia sienne navoient aucun rapport. Je vous laisse donc à penser quelle fut la douleur de cette princesse lorsqii elle se vit méprisée. EHe fut si forte qu'elle en tomba malade, mais d*une maladie languissante, qui, sans mettre sa vie. en hasard, lui fit perdre sa beauté. Vous pouvez juger que celui qui Tavoit méprisée, lorsqu'elle étoit la plus belle personne de Chypre, ne l'aima pas lorsque, par sa mélancolie, elle ne le fut presque plus; aussi commença-l-fl de ia maltraiter encore davantage. Il eut vingt amours différentes pour deis femities qoi, dans le plus grand éclat de leur beauté, étoient moins belles que Pvtbéniii nt

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rétoit encore, quelque changée quelle fût. ... Page 177 : «Toutes les belles à qui la princesse Parlliénie avoit tant ôté d*amants k son arrivée à Papbos furent ravies de son mallicur, el tous les amants qu elle avoit maltraités en furent bien aises ; de sorlc que Parthénie , voyant qu*elle perdoit tout ce que sa beauté lui avoit acquis, entra en une lelle indignation contre elle-même, quelle quitta la conr et 8*en alla à Salamis , elle vécut dans une fort grande solitude. Ce Cat pour- tant là son esprit acquit de nouvelles lumières, et elle apprit cent choses pour charmer ses ennuis , qui Tont rendue encore plus merveilleuse qu'elle n*étoit auparavant. ... La solitude ne laissa pas d* avoir quelque douceur pour elle : car, enfin , si elle ne voyoit rien qui lui plût , elle ne voyoit aussi rien qui la Elchât ; et Tabsence de son mari, et de tous ceux qui Ta voient abandonnée atec sa beauté , faisoit qu*elle avoit Tesprit plus tranquille, si bien que, s*accoutumant peu à peu k une espèce de mélancolie qui occupe Tâme sans la troubler, elle commença de se porter mieux, cl elle recouvra sa beauté, mais de telle sorte que iamais elle n*ea avoit tant eu. Les choses étant en ces termes , il arriva que le pnnce de Salamis mourut subitement k Paphos »

Il nous semble impossible que ce récit ne soit pas vrai, au moins dans ses points essentiels ; car comment mademoiselle de Scudéry. une personne si honnête et si prudente, aurait-elle osé attribuer au mar- quis de Sablé de pareils procédés envers sa femme , à dix années de distance , en présence de ses contemporains et de ses enfants , si ces procédés n'eussent pas été des faits avérés et tombés dans la notoriété publique ?

Mademoiselle de Scudéry nous apprend encore q[u*après le temps consacré au deuil de la mort de son mari, madame de Sablé revint à la cour, et pour Taflaire de son marquisat, et pour montrer aussi les nouveaux charmes que la retraite avait ajoutés à son esprit et à sa beauté. Elle y gagna donc autant de cœurs que la première fois. «Gepen- adant, dit mademoiselle de Scudéry, p. 189, il y eut une telle fa^ité M à la beauté de Parthénie, qu'elle lui causa cent malheurs, ou par ceux u qui Taimoiont, ou par celles qui lui portoient envie ... II y eut même u encore un homme de haute qualité qui Taima sans Taimer longtemps, « de sorte qu'elle vint à être si rehutée du monde et de la cour, qu'elle une les pouvoit plus endurer. . . et, pour se délivrer de tant d*impor^ ittunité à la fois, elle retourna chercher la solitude. . » Sous ce peu de mots se cachent bien des mystères qu il nous est impossible de pé- nétrer. Quel est cet homme de haute qualité qui aima madame de Sablé , mais Faima peu de tempsP Nous soupçonnerions que mademoiselle de Scudéry a voulu par désigner Henri de Montmorency, si la chro- nologie ne nous embarrassait, et si nous n étions parvenu bien au delà de Tannée i63a, le duc de Montmorency finit si déplorable* ment sa carrière.

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Mais arrivons, il en est temps, à ce troisième adorateur de la belle Parthénie, à ce rival de Polydamas et du prince de Salamis, qui aurait bien voulu ou les faire ëconduire ou leur succéder, et que mademoi- selle de Scudéry nomme Gallicrate. C'est ici que le roman abonde par- ticulièrement en détails d'histoire et de mœurs dune assez grande importance, parce qu'ils se rapportent à un personnage célèbre. Gallicrate en effet nest autre que Voiture.

Ailleurs^ nous avons rencontré et apprécie Voiture; nous avons ré- tabli ses justes droits à la renommée, et maintenu Topinion de madame de Se vigne, de La Fontaine et de Boileau. Voiture est le créateur d'un genre il est resté le premier, même après Saint-Évremont et jusqu'à Voltaire. Ses lettres et ses poésies légères sont, au xvii* siècle , un monu- ment unique brillent les qualités les plus rares, infiniment d'esprit, une verve comique inépuisable qui part et jaillit à tout propos , une hardiesse qui se permet tout, avec un art qui sait tout dire^. Mais, en défendant le talent de Voiture, nous faisons toutes réserves sur son caractère. Voilà bien, hélas! le triste modèle de l'homme de lettres pris par ses mauvais côtés I Vain par-dessus tout, son amour-propre n'a de frein, de contre-poids, quel'intérêt. Contraintde flatter, on sent qu'il aime- rait mieux mordre. Les succès d'autrui l'importunent et lui semblent une usurpation. Il voudrait occuper de lui et à tout moment la terre entière; il n a d'éloges que pour ceux qui le peuvent servir d'une façon ou d'une autre, capable de trouver de l'esprit à Costard , si Costard se veut consacrer à répandre son nom; fréquentant les grands, en tirant de toutes mains de bonnes places et de bonnes pensions; pui9, de peur de paraître leur obligé et leur inférieur, affectant avec eux une fami- liarité presque insolente, et faisant dire au duc d'Enghien Vraiment (( cet homme seroit insupportable s*il étoit des nôtres; selon les temps, d'une humeur charmante et obséquieuse, ou inégale, impérieuse et presque maussade; à ce point irritable , qu'il faut bien prendre garde à ce qu'on lui dit et comment on le lui dit, car le moindre oubli soulève des orages; galant aussi, non pas par le besoin d'aimer et d*être aimé, mais par vanité pure et pour se donner des airs de gentilhomme; faisant ' le mourant des grandes dames pour paraître au moins n'en être pas

^ La Jeunesse de madame de Longueville, chap. ii. ' Ayant essayé de tirer Voi- lure de rinjuste et universel oubli depuis longtemps il élait tombé , nous avons été flatté de voir un jeune homme intelligent et laborieux, M. Ubicini, mettre au jour, en profilant des ressources que nous avions indiquées , une meilleure édition de Voiture, qu*avec de nouveaux soins il pourra perfectionner encore. Œttvre$ de Vùiiare, etc. par M. A. Ubicini, a vol. in«>ia, i855.

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haï; d'ailleurs vivant mal, libertin et débauché. C'est sous cet aspect que mademoiselle de Scudéry, qui avait appris sans doute à ses dépens à bien connaître Voiture, nous le représente courageusement; elle rend une entière justice à ses talents, mais elle fait voir quelle étrange dis- tance il y a souvent de la délicatesse de l'esprit à celle du cœur. Selon mademoiselle de Scudéry, jamais Voiture n aima madame de Sablé et nosa porter si haut ses prétentions; mais il trouva qu'il était du bon air de ne paraître pas mal avec une personne de ce rang, de cet esprit, de cette beauté, de celte considération. Perfide au besoin pour satis- faire sa vanité, il affectait en public une équivoque familiarité avec elle, qui ne s'en fâchait pas, parce qu'elle ne se doutait pas de ses desseins, et qu'on passait beaucoup à Voiture. En recevait-il quelque lettre, il ne la montrait pas , comme s'il y avait eu quelque mystère entre eux. Une fois même , dit mademoiselle de Scudéry, pendant que madame de Sablé était retirée dans le Maine, il fit semblant d'aller la voir, bien qu elle ne reçût personne, faisant une partie du chemin jusqu'à un certain endroit il était sûr d'être vu, et s'en revint chez lui par un détour. Au milieu des scènes romanesques que mademoiselle de Scudéry mêle à l'histoire, elle lui fait jouer un très-vilain rôle : il travaille à brouiller la belle Parthénie avec Polydamas, en mettant tout son esprit à lui faire sentir combien Polydamas en a peu; il se félicite de la voir mariée au prince de Salamis, parce qu'il sait qu'elle ne l'aime point, et qu'il espère devenir son confident et son consolateur. Tombe-t-elle dans la disgrâce de l'opinion, il la néglige. Reparaît-elle avec éclat dans le mondcf il s'empresse de nouveau auprès d'elle, jusqu'à ce que la belle Parthénie, découvrant enfin toutes ses ruses, rompe décidément avec lui. Il y a dans mademoiselle de Scudéry des peintures que la seule fantaisie n'a point inspirées.

Page. ia5: «Callicrate ëtoit un liommc d^assez basse naissance, qui, par son esprit, en étoit venu au point qu'il alioit de pair avec tout ce qu il y avoit de grand à Paphos et parmi les hommes et parmi les dames. Il écrivoit en prose et en vers fort agréablement, et d'une manière si galante et si peu commune, quon pouvoit presque dire qu'il favoit inventée : du moins, sçai-je bien que je nai jamais rien vu qui fait pu imiter, et je pense même pouvoir dire que personne ne fimitera jamais qu'imparfaitement. Car enfm, d'une bagatelle, il en faisoit une agréable lettre; et, si les Phrygiens disent vrai, lorsqu'ils assurent que tout ce que Midas tou* dioit devenoit or, il est encore plus vrai de dire que tout ce qui passoit dans l'esprit de Callicrate devenoit diamant, étant certain que du sujet le plus stérile, le plus bas et le moins galant, il en tiroit quelque chose de brillant et d'agréable. $a conversation étoit aussi très-divertissante, à certains jours et à certaines heures, mais elle étoit fort inégale; et il y en avoit d'autres il n'ennuyoit guères moins que la plupart du monde i'ennuyoit lui-même. £a effet, il avoit une délicatesse

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dâos Tesprit qui pouvoit qudques fois plutôt se nommer caprice que déUcfttesse', tant elle étoit excessive. Sa personne n*étoit pas extrêmement bien faite; cependant il faisoit profession ouverte de galanterie, mais d*une galanterie universelle, puis- qu'il est vrai que Ton peut dire qu*il a aimé des personnes de toutes sortes de condi- tions. 11 avoit pourtant une qualité dangereuse pour un amant, étant certain qu'il

n*aimoit pas moins k faire croire qu*il étoit aimé quk Tétre Gallicrate, dont

rârae n'étoit que Tanité, ne songeoit principalement qua faire en sorte quon pât soupçonner que Parthénie souffrît agréablement sa passion, et je ne doute nulle- ment qu*il n*eût été plus satisfait que toute la cour eût cru que Parthénie l'ai- moit, que si elle l'eut aimé effectivement et que personne ne l'eût sçu. C'est pourquoi toutes ses actions «voient un dessein caché , dont Parthénie ne s'aperçut que longtemps après. Mais, ce qu*il y avoit d'admirable en Thumeur de CalH- crate, c'est qu'il n'aimoit jamais tant par son propre jugement que par celui des autres; et si Parthénie, toute belle qu elle étoit, n eût pas eu la grande réputation de beauté, il ne l'auroit jamais aima, car sa Tanité ne cherchoit pour l'ordinaire que les choses d'éclat. Les belles maisons , les beaux meubles , le grand train et la grande qualité, lui ont qudquefois fait quitter les plus belles dames de Chypre; c*est pourquoi il ne faut pas s'étonner, si , trouvant en une même personne la con- dition, la beauté, l'esprit et la grande réputation, il s'y opiniâtre plus qu'ans autres , et mit sa dernière félicité à persuader k toute la cour qu'il n'étmt pas mal avec elle. Ce n'est pas que de la naissance dont il étoit, il osât agir comme fai- soient Polydamas et le prince de Salamis, mais il prenoit un autre air de rivre pins familier, et présupposant toujours que ce qu'il faisoit ne pouvoit tirer à consé- quence, il accoutuma insensiblement Parthénie k souffrir qu'il la louât, qu'il Ini parlât souvent bas et qu'il lui dit même quelques fois tout haut en raillant qu'elle étoit une dangereuse personne. Comme il ne songeoit pas tant à être aimé qu'à fieiire croire qu'il n'étoit pas haï, il ne lui disoit jamais rien en particulier qui lui

{>ût déplaire de peur qu elle ne le bannit» mais il apportoit grand soin à faire que 'on s'aperçût qu'il étoit amoureux d'elle. C'est pourquoi, quand il sortoit de cnes Parthénie avec quelqu'un qu'il croyoit avoir assez d'esprit pour l'observer, il affeo- toit de paroitre mélancolique. Quelques fois il ne parioit point, d'autres fois il par^ loit toujours d'elle et la suivoit presque en tous lieux, affectant étrangement de la regarder attentivement quand elle ne loi regardoit pas, et cherchant pourtant avec soin de rencontrer quelques fois ses yeux , pour lui faire quelque signe d'intelligence sur quelque secret de bagatelles , qu'il lui avoit confié exprès pour cda : car, de rhumeur dont il étoit, il eût préféré un regard iavoraUe dont on se seroit aperçu aux plus étroites faveurs obtenues dans le secret et dans le silence. Ce qu'il y avoit d'étrange en l'humeur de CaUicrate, étoit qu'encore qu'il eût une délicatesse d'es>

Crit si excessive qu'il ne pût presque trouver personne digne de louanges , il ne lissoitpas d'avoir certains goûts bizarres et exbravagans, qui lui en faisoient qndr quefois aimer d'autres qui n'étoient point du tout aimables, si ce n'étoit parce qn*il en éUAi aimé, et que, selon son sens, il y avoit de la vanité à l'être de qui ce fût. Comme il avoit l'esprit impérieux, il aimoit k avoir toujours quelqu'un qn*3[ pût mépriser impunément : et, comme il n'eût assurément pu trouver cda panni des personnes de qualité et des personnes raisonnables , il en sonffroit qnàqnaa autres, seulement pour avoir le plaisir de pouvmr les tourmenter et d'être plut^ leur tyran que leur amant \ de sorte que Ton peut assurer que jamais nul autre qoe

' Ceci ressemble bien k une allusion, à la pauvre madame 4^ Siûnclot

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qo*eUe avoii avec Gallierate n*étoU pas uoe ioteUîgencë de bel esprit seuiemeiil. Hais, pour achever de contenter sa vanité, Gallierate feignit d*avoir un voyage à faire, il donnoit des prétextes si peu vraisemblables, qu il eût donné de la curio- sité aux gens du monde les moins curieux des affaires d*autrui. Et, pour faire que celte curiosité fût [dus générale, il fut dire adieu à toute la cour, après quoi II

Ertît sans mener personne avec lui , et partit même le soir, disant que, parce qutfl aoit chaud , il vouloit aller de nuit De plus , comme il ne doutoit point ({u*il n*y eût quelques personnes à Paphos qui s*inléressoient assez en lui pour Tobserver» aussitôt qu*il lut hors de la ville, il prit le chemin qui alloit au lieu demeuroitla princesse de Salamis, et en effet il fut jusqnes k cinquante stades de la maison cfà elle étoit; puis tout d'un coup, prenant plus à gauche, il fut se cacher chez un de sft amis, sans lui en dire la véritable cause; il fut quinze jours entiers. Après quoi, il revint à Paphos, ceux qui Tavoient fait suivre, comme il Favoit bien

Erévu , avoient déjà publié qu*il étoil allé faire une visite à la princesse de Salamit. ^e sorte que, lorsqu'il revint à la cour, on ne manqua pas de lui demander pour- quoi il avoit voulu cacher le lieu il avoît été^ Mais , pour mieux faire «roire h chose, il feignit d'être eo une si grande colère contre ceux qui la disoient, et s*eift- pressa tellement à dire que cela n étoit pas , qu enfin on vint à le croire. La cboi^ ût un si grand bruit, que je Técrivis à ma sœur a'Iio qu'elle le fit sçavoir k Parthéniç. qui ne douta point du tout que ce ne fût une fourbe de Gallierate; de sorte qu'elle se confirma de pins en plus dans Taversion qu'elle avoît pour le monde. Cependant Parthénie fit savoir si clairement à Paphos que Gallierate a'avoit point été chez elle, nue personne n'en douta plus; mais on ne put pas convaincre Gallierate delà iourbe qu'il avoit faite , à cause qu'il avoit toujours dit qu'il n'avoit point été chez la princesse de Salamb. Gela n'empêcha pourtant pas que Parthénie ne rompit toute sorte de commerce avec lui. Mais, comme si les dieux avoient voulu que la mort eût triomphé de tous ceux que les yeux de Parthénie avoient vaincus, Gdlicrate mourut peu de temps après cette fourbe , extrêmement regretté de tous ceux qui l'avoient connu , et même de celles qu'il avoit le plus cruellement trompée», tant il est vrai que les rares qualités de «on esprit faisoient excuser je ne sçais quelle maligne vanité dont son âme étoit remplie. La belle Parthénie le pUugnit aussi comme les autres, quelque sujet de plainte qu'il lui eût donné *

Nous le demandons ici, comme nous Tavons fait précédemment à propos de ce que mademoiselle de Scudéry nous disait de la condtiite du marquis de Sablé envers sa femme : ne sent-on pas dans tout ce récit Faccent de la vérité ? Et quand Voiture venait de mourir au mi- lieu de Tannée 1 648, quand» à la fin de 1 6/19, son fameux aonnet sur Job avait occupé tous les salons de Paris et procuré à sa mémoire le plus éclatant triomphe, se peut-ii admettre qu*au mois d'avril i65i mademoiselle de Scudéry lui eût prêté ce rôle de Gallierate, si ce rôle n eût pas été conforme atix souvenirs qu'il avait laissés dans la société ils avaient tous deux vécu? Et aurait-elle eu la pensée d'adresser une semblable peinture, si c'eût été une invention calomnieuse, à madame de Longueville, c'est-à-dire à la plus ardente des admiratrices de Voi* ture, en même temps que la plus fidèle amie de madame de Sablé?

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méthodes du dernier siècle, et peu porté par son caractère aux inno- valions, il a représenté parmi nous la tradition plutôt que le progrès^ Les études de grammaire comparée et de linguistique générale, qui feront tant d'honneur à notre temps, nont eu pour lui aucune séduc* tion; il nest pas même sûr quil les approuvât. Mais, dans le domaine il s'est renfermé avec une réserve peut-être excessive, M. Etienne Quatrenière a été presque sans égal, et sa physionomie restera une des plus graves de nos jours.

M. Etienne-Marc Quatremère, qui a fait partie du Journal des Savants pendant près de vingt ans, et de l'Institut pendant plus de quarante, était à Paris le 1 2 juillet 1 782 ^. Sa famille, adonnée dès longtemps au commerce des draps, était une des plus honorables de la bourgeoisie janséniste. Son aïeul, échevin de Paris, avait été anobli par Louis XV et décoré du cordon de Saint-Michel, avec cette clause très-sage de» lettres de noblesse, qu'un de ses fiis pourrait toujours,, sans déroger, continuer le commerce. Le père de M. Ë. Quati^emère n'avait pas man - que à ce privilège et à ce devoir. Mais, dans ces fortes et sérieuses fa- milles, la culture de l'esprit s'alliait sans peine à l'austérité de la disci- pline morale et au labeur r^ulier des a£Paires. La Êimilledes Quatremère put compter, pendant d'assez longues années, trois de ses membres à la. fois dans l'Institut de France : les deux frères, Quatremère-Disjonval et Quatremère de Quincy, et leur cousin M. Etienne Quatremère. Un autre parent, Quatremère de Roissy, voué à des études moins graves, s'était fait une réputation dans la littérature légère. Les femmes n'étaient pas moins distinguées que les hoomies; et l'aïeule de M. Etienne Qua> tremère, Anne Bourjot, a mérité par ses vertus qu'un bénédictin, D. Labat, éditeur des Conciles de France, nous conservât le souvenir de sa vie pieuse et charitable.

C'est au milieu de ces féconds exemples que M. Etienne Quatremère fut élevé. Sa mère, aussi instruite que belle, savait le ktin, et put faire en partie l'éducation classique de son fib. Son père avait pour intime ami M. d'Ansse de Villoison. L'en&nt répondit aux soins éclairés et tendres dont il était l'objet. Doué d'une mémoire prodigieuse, qui se manifesta de très-bonne heure et qui ne l'a jamais quitté, il savait lire, dit-on, 4 trois ans; et, à cinq ans, il avait déjà beaucoup lu. Entré successivement

^ Dans une vieilte mcisoa delà me Smat*Denis,Ti* 4&« la famille entière Té- sida pendant platièQrsfétténlmtf^'elap^ loi-

méme qu*e& i8ao, pour rfler hatitir nmSêÊrSm^ho^l»*

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dans la pension de M. Cimetière «t chez M. Gravier, il terminait son cours d*études à quatorze ans, au milieu des plus affreuses traverses qui pussent l'atteindre à cet âge. Son père , que des opinions libérales et ia plus rare générosité envers les malheureux avaient signalé un des pre- miers, parmi les officiers municipaux, au choix des électeurs de 1789, était traduit, en 1 796 , au tribunal révolutionnaire, et exécuté le a 1 jaiiK vier, un an , jour pour jour, après Tinfortuné monarque. Le j eune Etienne était assez avancé déjà pour comprendre la sentence, prononcée avec une atroce dérision des juges, et au milieu des cris désespérés de quelques pauvres gens réclamant leur protecteur contre les bourreaux ^. L'im- pression sur cette jeune âme fîit aussi profonde que terrible, et il est À croire qu'elle ne s'est jamais eflFacée.

Madame Quatremère, restée veuve, ne perdit point courage après cette e£Proyable séparation. Privée de tous ses biens comme ci-devanl noble , obligée de fuir et de se cacher chez des paysans qui lui étaient dévoués, elle put reparaître dès que la sanglante tourmente fut passée ; et elle s'occupa, avec une fermeté virile, à refaire une fortune détruite^ pour soutenir ia famille dont elle restait chargée. Avec le secours de quelques amis, elle put rétablir le commerce héréditaire, tandis que l'honnête M. Gravier continuait ses leçons gratuites au jeune élève qui donnait déjà de très-grandes espérances. Après avoir terminé ses classes, M. Etienne Quatremère se livra d'abord à l'étude des sciences, bota- nique, minéralogie, mathématiques, etc. et il songea quelque temps peut-être à TÉcole polytechnique, récemment créée. Mais bientôt sa vo- cation véritable pour les langues se déclara ; et il apprit rapidement et presque seul toutes celles qu'il a plus tard si bien possédées, à conot- mencer par l'hébreu. Il suivait alors au Collège de France le cours d'arabe du vénérable M. Silvcstre de Sacy, et le cours de poésie latine de M. Dupuis , l'auteur de l'Onjmc (fe tous les cultes, qui, bien que très- éloigné des croyances religieuses de son jeune auditeur, évitait avec une déférence bienveillante tout ce qui aurait pu lesfiroisser.

Employé durant quelque temps au département des manuscrits de ia Bibliothèque impériale, M. É. Quatremère abandonnait ces fonctions pour devenir professeur de langue et de littérature grecque à la faculté des lettres de Rouen. Puis il rentrait à Paris vers 1811 pour ne plus le quitter du reste de sa vie. En i8i5, déjà connu par plusieurs ouvrage

^ Le présideDt déclara que « Quatremère , dans sa charité pour les pauvres , n*avail «eu en vue que son Dieu et non les sans-culotlet, et qu*il méritait la mort pour « avoir humilié le peuple par ses bienCiits.

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remarquables , il élait élu à FÂcadéinie des inscriptions et belles-lettres, oùii remplaçait La Porte du Theil; en 1819, il étalknommé profes- seur au Collège de France poiu* la chaire d'hébreu, de syriaque et de cbaldéén; et, quand M. Sifvestre de Sacy , longtemps son maître et son patron, nous fut enlevé, en i838, M. Etienne Quatremère lui succéda tant au Journal des Savants quà la chaire persan pr^s l*École des lan- gues orientales vivantes.

Voilà toute la vie de M. E. Quatremère : frappée d*abord des plus dou« loureuses catastrophes, puis ensuite tranquille et calme jusquà la fin, toujours excessivement laborieuse, et adoucie, pendant près dun demi- siècle, par rafTectioni de la mère éminente à laquelle il devait tant. Nous en venons maintenant aux travaux qui ont fait sa renommée, et qui le classeront parmi les orientalistes les plus savants de notre siècle.

M. Etienne Quatremère débuta, en 1808, par un ouvrage intitulé : Becherches critiques et historiques sar ta langue et la littérature de l'Égyptei Ce volume, imprimé aux frais de TÉtat, paraissait jsous les auspices de M. Silvestre de Sacy, à qui il était dédié, et de M. Langues, qui avait aidé Tauteur de ses encouragements. Peut-être Téclat de l'expédition française en Egypte avait-il dirigé le choix de ce sujet; et) dans ce cas, ce serait sans doute Tunique concession que Etienne Quatremère ait jamais faite à la mode et à lopinion. Mais il est plus pro- bable que c'était le cours de ses études, dès longtemps poifrsuivies , qui l'amenait à ce travail, répondant par un hasard heureux à quelquee-unes des préoccupations scientifiques du moment. M. Etienne Quatremère démontra avec une érudition étendue et sûre ce qu'avaient entrevu Be* naudot\ Jablonski et l'abbé Barthélémy, à savoir l'identité de la langue copte, telle qu'elle nous a été conservée dans de nombreux manuscrits, avec Tancienné langue de l'Egypte sous ses rois indigènes, les Pha- raons. Le copte avait reçu beaucoup de mots grecs depuis la con- quête d'Alexandre; au m* siècle de notre ère, il avait même pris l'al- phabet grec, en le modifiant très-légèrement à son usage; et, vers le X* siècle, il s'était à peu près éteint tout à fait, ne subsistant plus guère qu*à l'état de langue savante et cédant la place à l'arabe. Mais , au fond , c'était la langue qu'avait parlée l'Egypte à l'époque de son indépendance et de sa gloire.

Dans ce premier ouvrage, M. Etienne Quatremère, qui était alors âgé de vingt-six ans tout au plus, a déjà tous ses mérites, et, il faut ajouter

^ L'abbé Ronaadot avait prouvé le premier que le mot même de copte n*ét«ît qu'une corruplion du mol grec KiyWJîoç.

712 JOURNAL DES SAVANTS.

aussi pour être juste, ses défauts. Il sait dès cette époque toutes les lan- gues sémi tiques ^u il cite et qu'il lit avec une égale facilité. Mais le livre, qui atteste une immense lecture, n'est pas d'une composition très-ré- gulière, quoique l'auteur l'ait refait à deux fois; et les détails, d'ailleurs fort curieux qu'il donpe, sont un peu confus.

En 1 8 1 1 , M. Etienne Quatremère complétait cette étude par deux volumes de mémoires géographiques et historiques, recueillis et extraits des manuscrits copies et arabes de la Bibliothèque impériale ^ En 1 8 1 il ajoutait comme supplément, des Observations sur quelques points de ta géographie de l'Egypte^; et ce dernier opuscule avait surtout pour objet de repousser des attaques dont les récents travaux de Ghampoliion le jeune avaient été l'occasion. La tournure d'esprit de M. Etienne Quatremère ne le disposait point à faire lui-même la grande découverte qui vint bientôt illustrer le nom de Ghampoliion, et nous livrer le se- cret, si longtemps cherché, des hiéroglyphes. Aussi M. Quatremère, qui était convaincu que les hiéroglyphes ne pouvaient pas être phonétiques, ne se rendit jamais, et ce fut avec la plus entière bonne foi qu'il refusa toujours de croire à la découverte, même quand elle fut avérée pour tout le monde.

Quoi qu'il en soit, M. Etienne Quatremère consacra encore de longs travaux à l'Egypte; mais ce fut à l'Egypte musulmane qu'il s'attacha plus particulièrement. C'est ainsi qu'il a publié, pour le Comité des tra- ductions orientales de Londres, ¥ Histoire des sultans mamlouhs, de Ma- krizi^, et qu'il a pensé plus d'une fois à donner la grande Description de l'Egypte, par le même auteur*. Il en avait traduit une bonne partie.

* Mémoires géographiques et historiques sur VEgypie et sur quelques contrées voi- sines, recueillis et extraits des manuâcrils de la Bibliothèque impériale, 3 vol. in-8\ i8i 1. Cet ouvrage avait été commencé dès 1895. Le premier volume conlienl une liste alphabétique des principales villes de TÉgypte; le second est une suite de mémoires sur divers sujets relatifs à ce pays. ' Observations sur quelques points de la géographie de V Egypte, pour servir de supplément aux Mémoires géographiques ei historiques sur VEgypte, 181a, in-8% 78 pages. - ' Histoire des sultans mamloukt de l'Egypte, écrite en arabe par Taki-EdÎD- Ahmed Makrizi, traduite en français et accompagnée de notes philologiques , historiques et géographiques ; Paris , a v<d» in-4*. Printcd for the Oriental Translation Fund of Great Britain and Irelaod. Chaque volume se compose de deux parties, qui ont successivement paru de 1837 à 1845. M. É. Quatremère se proposait d*y ajouter un troisième et dernier vo- lume, qui devait paraître a ses frais (voir le Journal des Savants, juin i8&6,p. 3a4}. La préface contient une biographie de Makrizi ( i358-i44t de notre ère). Les deux volumes ne comprennent que Thistoire des sultans mamlouks, de ia5o à i3oq. C*est également ^pour le Comité des Traductions orientales que devait être publiée la description de l'Egypte. * Voir, dans le Journal des Sautants, juin 1 855 , page 3a5 ,

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Dans ]es études sémitiques, qui semblaient être pour M. É.Quatremère plus spéciale^ que les études égyptiennes et coptes, il n'a pas laissé d'ou- vrage considérable. Mais des articles très-nombreux , qu'il a donnés au Journal des Savants, témoignent des recherches les plus profondes et les plus variées. En rendant compte des travaux de M. Tabbé Glaire, de M. Juynbol], de M. Van de Velde, de M. Forste^^ etc. etc. il a ex- posé , à diverses reprises , le résultat de ses études personnelles sur la cul- ture de la langue et de la grammaire hébraïque, depuis la Renaissance et Reucblin jusqu'à M. Gesenius, et depuis les innovations des Masso- rètes jusqu'à celles de la philologie allemande de nos jours. Il redou- tait beaucoup les hardiesses de l'exégèse germanique, parce qu'elles blessaient souvent ses convictions religieuses, en même temps qu'elles étonnaient ses habitudes scientifiques. Mais il n'ignorait pas les tenta- tives de nos voisins, et surtout il ne les dédaignait point. Malgré son respect sans bornes pour les livres saints, sa plu^ chère et sa plus cons- tante lecture, il interprétait aussi les textes à sa manière avec une grande liberté de jugement. Nous n'avons pas oublié le mémoire qu'il nous a communiqué sur le miracle de Josué, auquel il donnait une explication toute naturelle, fondée sur un examen plus attentif du fameux passage de la Bible. Il avait également fait un mémoire , resté inédit, sur le livre de Job', dont la composition lui paraissait beaucoup plus récente qu'on ne le croit d'ordinaire, et qu'il plaçait sous les rois de Juda, c'est-à-dire huit ou neuf siècles tout au plus avant l'ère chrétienne ^.

Le cours d'hébreu que M. Etienne Quatremère a professé au Col- lège de France pendant trente-huit ans , avec la scrupuleuse exactitude

Tarticle de M. É. Quatremère sur réditîon de la Description de l'Egypte de Ma- krizî, imprimée à Boulak, près du Giire. ' Voir le Journal des Savants, articles sur le Lexicon manuale hebraicum et chaldaicum, de M. Tabbé Glaire, cahiers d*oc- tobre 1844, d*avril, mai et juillet 1 84 5; article sur Vlntivduction historique et critique aux livres d$ l'Ancien et da Nouveau Testament, du même auteur, cahier de décembre i844; article sur le Voyage de M. Van de Velde en Syrie et en Palestine, cahier de dé- cembre i854; articles sur le Chronieon Samaritanum arahice conscriptum, publié et traduit par M. Juynboll, cahiers de i848 et 1849; ^^^^1^ ^^^ 1^ Inscriptions du Sinaî, de M. Forster, caliier de juillet i85i. ' Journal des Savants, cahier d*août i856, p. 487 et Ago. 'On peut citer encore, parmi les éludes hébraïques de M. É. Quatremère, un Mémoire sur Darius le Mède et Balàiazar, rois de Babylone (Annales de philosophie chrétienne, 4838); un Mémoire sur les tombeaux des rois de Juda (Revue archéologique) ; un Mémoire sur Ophir, Je ne cite point, dans cette ca- tégorie, Daniel et les douze petits prophètes, d*après les manuscrits copies de la Bibliothèque impériale (Notices et extraits des manuscrits de la BibL impir. 1810); M. É. Quatremère y donne le texte copte du prophète ZachariCt et ce travail se rattache plutôt aux études sur le copte qu'aux études sur Thébrea. ^ '

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qu'il apportait à tous ses devoirs, a produit quelques élèves distingués. Mais le professorat, pour être vraiment fécond, exige une ardeur et une passion de prosélytisme dont la nature n'avait pas doué M. Quatremère. H encourageait assez souvent ses plus sérieux disciples en prenant la peine de rendre compte lui-même de leurs travaux, et en leur donnant ses conseils jusque dans notre joumaP. Mais, pour profiter de ses leçons, il fallait porter à la science l'amour austère et désintéressé dont il était lui-même animé. Dans son cours, M. Quatremère s'occupait au moins autant de questions dogmatiques que de philologie , et le Mémoire sar Jùsaé, que nous citions tout à l'heure, doit nous donner une assez juste idée de son enseignement.

On peut répéter des études phéniciennes ce qu'on vient de dire des études sémitiques : M. Quatremère s'en occupa beaucoup sans y laisser de trace profonde. En jugeant les ouvrages de M. Gesenius , de M. Hit* xig, de M. Movers et de M. le duc d'^bert de Luynes, il a fait preuve des connaissances les plus solides sur l'ancienne histoire des Ghananéens , appelés par les Grecs du nom obscur de Phéniciens, sur leur origine plus obscure encore, sur les colonies |de Tyr, Cai^thage siurtout , sur leurs expéditions maritimes^, sur leur gouvernement, leurs institutions, etc. Mais, dans un domaine les monuments sont encore si peu nom** breux, et la conjecture doit tenir nécessairement tant de place, le génie de M. Quatremère ne se sentait point à Taise; ses travaux propres s'y sont bornés à des mémoires et à des articles dont quelques-uns sont aussi des mémoires véritables'. Il n'y a rien à attendre de la httérature du peuple phénicien , si toutefois les marchands de Tyr, de Sidon et de Carthage, ont jamais eu une littérature. Il faut s'en fier au hasard pour multiplier les découvertes d'inscriptions, seuls débris de tant d'M> tivité, de richesse et de gloire; mais les inscriptions comme celle de Marseille sont encore bien rares; et, ainsi qu'on l'a remarqué, le peuple auquel la tradition rapporte l'invention de l'écriture est un de ceux qui ont le moins écrit.

* On Dcut se rappeler noUmment ses artides sor les oaYrages de M. Toraberg . Joamal iet SovurU, avril i844i août 1847. ' ^^^^^ 1^ Journal des Savants, arlida d*0€tobre i838 sur louvrage de M. Gesenius, Scriptarm linqamque Phœniciœ mena- menta; article sur X Histoire ancienne des Philistins, de M. Hitag, cahiers de i846; articles nombreux sur le grand ouvrage de M. Movers, Die Phœnizier, cahiers de i8i46, i85o, i85i, 1857. ' Mémoires sur quelques inscriptions puniques, Jomrmml asiatique, janvier i8a8; Mémoires sur le Sarcophage et tlnscription funérain JTBs^ mun-Àzar, Jowmal des Savants, mai i856; Observations sur les Numides, ibid. \vdl\ét i838.

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Dans les études araméennes ou chaldaiques , M. Etienne Quatre- mère a été plus heureux. Son Mémoire sur les Nabatéens, publié dans le Joamal asiatique, fera époque dans ces difficiles recherches. Les Na- batéens, ou le peuple que les auteurs grecs et arabes désignent sous ce nom , tiennent aux plus anciennes origines du inonde sémitique et du mondç arien, dont ils forment peut-être le lien et la limite. Établis entre le Tigre et TEuphrate, ils y ont développé, dans des temps très- reculés, une civilisation qui a son caractère propre, et qui a prodm't, chose bien curieuse, une foule de monuments littéraires d*un genre tout spécial, dont les noms sont arrivés jusqu'à nous par une tra- dition incontestable. Un de ces monuments sur Tagriculture , telle qu'on la pratiquait au temps de la splendeur de Babylone et de Ninive , nous a été conservé dans une traduction arabe qui remonte au m* siècle de l'hégire, c'est-à-dire au x* siècle de notre ère. Les bibliothèques de l'Europe en gardent plusieurs manuscrits. La nôtre n'en avait qu'un exemplaire incomplet, se trouvaient deux des neuf livres de ïAgri- calture nabatéenne. Mais ces deux livres, le second et le troisième, les seuls que M. Etienne Quatremère eût aloi^ consultés , étaient bien fkits pour exciter la curiosité la plus vive. Us contenaient, dans trois cents pages in- folio, les renseignements les plus inattendus et les plus intéressants, un calendrier agronomique aussi exact que développé et une nomenclature précise et savante de toutes les plantes potagères cultivées pour les habitants des grandes villes de l'empire d'Assyrie.

C'est en partant de ce document précieux, dont la bibliothèque de Leyde possède deux exemplaires complets, que M. Etienne Quatremère put essayer de reconstruire toute l'histoire des Nabatéens, d'après les témoignages épars, quoique assez nombreux, des écrivains de l'antiquité. Il- démontra que les Nabatéens , chassés de la Mésopotamie au temps de Nabucbodonosor II, étaient venus s'établir en Arabie, y apportant avec eux les souvenirs et les ressources d'une civilisation qui, comparati- vement, était beaucoup plus avancée que celle de leurs voisins. U dé- montra surtout, avec un grand bonheur de sagacité et de divination, qu'un livre tel que celui de ïAgricaltare nabatéenne n'avait pu être écrit dans les déserts de l'Arabie , et qu'il répondait à des habitudes et à des besoins qu'on ne pouvait avoir que dans les campagnes de Baby- lone et de Ninive, fécondées par les procédés les plus habiles de la culture et des irrigations. M. Quatremère faisait donc remonter ce sin- gulier ouvrage au d^là de la prise de Babyloue par Cyrus, c'est-à-dire au'vn* siècle avant l'ère chrétienne. M.. Etienne Qoaitremère se proposait de donner une analysa 'com-

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toutes ses branches, littérature, pliilologie, grammaire, science, il n'avait rien négligé, et il en a tiré une multitude d ouvrages, de mé- moires, d'articles, qui suffiraient' à eux seuls pour fonder la solide ré- putation de plusieurs savants. L arabe, le persan, le turc oriental et occidental, Tarménien et plusieurs idiomes ariens, lui étaient également familiers, et il les avait approfondis jusque dans leurs dialectes.

Parmi tant de travaux , je ne citerai que ies principaux. A côté de la grande Hisioife des sultans mamlouks d'Egypte, dont il a été question un peu plus haut, il faut placer V Histoire des Mongols de Perse, dont le premier volume a seul paru. D fait partie de cette splendide Col- lection orientale, qui, décrétée en 181 3, n a pu recevoir un commen- cement d'exécution que sous monarchie de iSSb, et qui compte déjà tant de ruines par la mort d*Eugène Burnouf et celle de M. Etienne QuatremëreK Dès 1811, et au milieu même de ses travaux sm* le copte et sur FÉgypte , M. Quatremère avait beaucoup exploré Thistoire des Mongols; et, à vingt-cinq ans de distance, il ne fit qu'employer des matériaux dès longtemps recueillis. Si Ton veut connaître le talent et la manière de M. Etienne Quatremère, c'est surtout dans cet ouvrage qu'il faut l'étudier. L'érudition est immense; mais elle porte souvent sur des détails assez minces; et le résultat ne semble pas toujours valoir la peine qu'il a coûter. Le choix même du sujet n'est pas très- heureux; et l'histoire de Raschid-Eldin ne mérite peut-être, ni pai* l'auteur, ni par les personnages, l'honneur de figurer parmi les mo- numents de la Collection orientale. Mais, le sujet étant une fois admis, il était impossible de le traiter avec une science plus étendue et plus exacte; et, pour quiconque voudra connaître cette partie des annales humaines, M. É. Quatremère est le guide le plus éclairé et le plus infaillible.

cest que M^ Amédée Jauberi, qui avait beaucoup voyagé en Orient, connaissait très-bien le lieu dont il était question dans ces vers. M. Élieune Quatremère, qui n y était Jamais allé, lui fit, d*après les auteurs, la description la plus minutieuse des localités, lui raconta la coutume spéciale des habitants à laquelle les vers faisaient une allusion détournée, et lui iburoit toutes les explications nécessaires jusque dans les moindres détails. Les témoins de cette conversation étaient con- fondus d*étonnement. ^ Histoire des Mongols de la Perse ^ écrite en penan, par Raschid-Eldio, publiée, traduite en finançais et accompagnée de notes et d*un mé- moire sur la vie et les ouvrages de Fauteur par M. Quatremère; Paris, Imprimerie royale, i836, in-fol. gxliv-45o pages. M. Quatremère parie de ses travaux sur les Mongols dans la préface de ses Mémoires géographiques et historiques sur VÉgypte, Il les cite dès oeUe époque comme étant terminés. Il est probable qu*il aura fait passer tous ses documents dans les notes si développées et dans les appendices de 1 ouvrage de Rascbid-Eldin.

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Après V Histoire des Mongols de Perse, on peut citer plusieurs mémoires importants qui se rattachent plus directement à l'islamisme: par exemple, sur Abdallah-ben-Zobaïr, neveu de Mahomet, sur les Ommiades, les Abbassides, les Fatimiles; et, dans un autre genre, sur les Proverbes de Meidani, que M. Quatremère se proposait de publier en entier, sur le Kilab-al-Agani , ou recueil de chansons d'Aboul-Faradj-Ali-ben-Hosaïm, sur le goût des livres chez les Orientaux, sur la vie et les ouvrages de Masoudi, sur la description de TAfrique, par un auteur arabe, à Gordoue , sur les Kalmouks , etc. etc. ^

^ Pour donner une idée plus précise des labeurs de M. Etienne Quatremère» je les réunis ici sous quatre ou cinq chefs différents ;

1* Géographie. Notice d*un manuscrit arabe de la Bibliothèque du Roi, conte- nant la descnption de FAfnque, i83i, in-4*; articles sur la Géographie d^Édrisiv Journal des Savants, cahiers a avril et d*août iSA^; sur les voyages des Arabes et des Persans au ix* siècle, ibid. cahiers de i846 et 1847; ^"^ ^^ Géographie d*A- boul'féda, ibid, cahiers de i848 et i8Âg; sur la bibliographie des historiens de l'Inde mahométane, ibid. cahiers de septembre i85o et janvier i85i; sur le Voyage au Darfonr du cheik Mohammed- Ibn-Omar-el-Tounsy, ibid. caliiers d*aTril ot d*août i853; sur la Description de TÉgypte de Makrizi, ibid. cahier de juin i856;

a* Histoire. Mémoire historique sur la vie d*Abdallah-ben-Zobaîr, i83a, extrail du Journal asiatique; mémoires divers, extraits du même recueil, i83^; Observa- tions géographiques et historiques sur les Kalmouks, Journal des Savants, cahier de janvier 1839. Ce mémoire est relatif à la horde des Kalmouks qui vint jusqu*en Egypte en Tan 6g5 de Thégire; articles nombreux sur Tancienne histoire de Perse, les Arsacides, les Sassanides, sur les origines de la langue persane, le pehlevi, le parsi, sur le Schahnameh, Journal des Savants, i838, i84o, i84it i84a; articles sur les Seldjoucides, sur Tabari, ibid. cahier de septembre i844t et sur Mirkbond, ibid. caliiers de mars et de juillet i843; sur Ibn-Khaldoun, ibid. cahier d*avril i844; articles sur Thistoire des Arabes avant Tislamisme, ibid. cahiers daoat 1849. et de mars et juillet i85o;

3"* Littérature. Mémoire sur Meidani et son recueil de proverbes , Journal asiatique, mars 1838; autre mémoire sur le même sujet, ibid, i838; Mémoire sur le Kitab- al-Agani, ibid. 1837 : quelques-unen des chansons arabes y sont traduites ; Mémoire sur le goût des livres chez les Orientaux, ibid. i838;

4*" Philologie. Article sur un gloisaire des mot:^ français tirés deTarabe, du per- san et du turc. Journal des Savants, cahier de janvier i848; articles sur la gram- maire persane, ibid. cahiers de novembre i85a, de juin et octobre i853. En iâ4a, M. Et. Quatremère publia une Chre^tomalhie turque, avec une traduction;

5* Sciences. Articles sur les prolégomènes des tables astronomiques d 01oiig>- B^, Journal des Savants, cahier de septembre i847t et cahier de juin i848. Dans ce second article, M. Etienne Quatremère a donné la fameuse description de Sa* markand par le sultan Baber; article sur la jurisprudence musolmane et sur Kha- lil-beo-Ishak, idem, cahier de novembre 1849.

Cette note, toute longue qu*elle est, n^est certainement paa complète, et il

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Membre de la commission des travaux littéraires à rAcadémie des inscriptions, M. Etienne Quatremère s était chargé des historiens arabes et arméniens dans la Collection des historiens des croisades. Il devait aussi publier, dans les Mémoires de la savante compagnie, les piH>légomènes dlbn-Khaldoun , dont il n* a pu donner que le texte arabe.

On peut voir, par les détails qui précèdent, combien le génie de M. Etienne Quatremère eût été propre aux travaux de lexicographie, dans lesquels la mémoire , l'exactitude , Tassiduité , jouent un rôle si utile, n lavait lui-même senti; et, dans son premier ouvrage de 1808, il aoh uonçait un dictionnaire copte déjà fort avancé, et qu'il aurait tiré de tous les manuscrits coptes de la Bibliothèque impériale, dépouillés jusquau dernier mot. Durant toute sa carrière , il a élaboré un grand dictionnaire pentaglotte , arabe-persan-turc-oriental-syriaque et copte. Mais la dîf^ ficulté de faire imprimer ce gigantesque ouvrage Tavait amené à pro» poser la publication séparée de ces cinq dictionnaires; et, il y a quel- ques années, il avait fait composer une feuille d'essai d'vm dictionnaire arabe-français. Malheureusement il ne fut pas donné suite à cette publi- cation, qui peut-être aurait fait oublier ceUe de Méninski. On a retrouvé dans les papiers de M. Quatremère les éléments de ces dictionniiîres sur de petits hulletins, mais une longue révision eût été encore nécessaire, à ce qu'il parait, avant de les livrer à Timpression. L'auteur avait com- muniqué une bonne partie de ces documents à M. l'abbé Glaire, son ami, et le confident de ses travaux pendant plus de trente ans.

On devra trouver aussi, dans lés papiers de M. Etienne Quatremère, d'immenses travaux sur le règne de Louis XIV. U se flattait quelquefois, devant ses amis, d'avoir lu tout ce qui était inédit dans nos dépôts publics sur ce grand règne. M. Quatremère ne pensait pas sans doute à en devenir jamais l'historien. Mais, avec les puissantes facultés de tra- vail dont il était doué , il est probable qu'il a découvert une foule de pièces précieuses, que d'autres mains plus heureuses que les siennes pourront mettre à profit.

serait possible, sans doute, de citer encore plus d*un travail de M. Etienne Quatre- mère qui n'est point rappelé ici. On a cru devoir y mentionner de simpl<>s arttdes , comme on y mentionne les mémoires et les livres. C'est que les Irticles de M. Et. Qua- tremère étaient aussi approfondis que des ouvrages, et qu*il y déposaîl le fruit de ses recherches antérieures sur les objets traités par les auteurs qu il critiquait. Oo peut dire qu*il n*élait jamais surpris; et, quelle que fut la matière dont il avait k s'occuper, il avait toujours une masse de matériaux tout disposés; il ne lui restait qu*i les produire seion Tooeasion, sans donner à la forme une attention très- grande.

720 JOURNAL DES SAVANTS.

Cette notice sur M. Etienne Quatremère serait trop incomplète, « Ton n y parlait point de ses qualités morales. Gomme M. Quatremère a vécu toujours très-retiré, le monde en général Ta peu connu, et ne Ta peut-être point jugé avec assez de justice et d'impartialité. Cepen- dant M. Quatremère a donné Texemple , durant sa vie entière , des vertus les plus solides et les plus rares. Dans nos temps de trouble et de mo- bilité, sa foi politique est restée inviolable comme sa foi religieuse. Il a consacré toutes ses forces à des labeurs qui n'ont pas dis(K>ntinué un seul jour, et dont lexcès a parfois compromb sa santé^, surtout dans sa jeunesse. Tout entier à ses études, rien ne lui a été plus étranger que l'esprit d'agitation ou de brigue. Les honneurs littéraires sont venus Je trouver plutôt qu'il ne les a cherchés^; et, s'il en a désiré quelques-uns, c est qu'il y regardait plutôt les devoirs qu'ils lui imposaient que les avantages qu'il en devait retirer. Il se traitait dans ce cas lui-même comme il aurait pu traiter son prochain; et on Ta vu même parfois mettre aux intérêts d'autrui une chaleur qu'il n'aurait jamais mise aux siens'. Il a eu des amis peu nombreux, il est vrai, mais constants et dévoués, parce que son commerce était pour eux aussisùr qu'affectueux*. Dans le sein de sa famille , il était aimé au moins autant que vénévé et admiré. Ou sera étonné sans doute d'apprendre qu'au dire unanime des siens, le fond de son caractère était la gaieté; et, dans les temps d'épreuves, il contribua beaucoup, par la sérénité de son âme, appuyëe sur une pieuse résignation , k soutenir le courage et les espérances de ceux avec qui il vivait. Dans les petites fêtes de Imtérieur, il prenait très-franche- ment sa part de la joie commune; et il se mêlait sans peine aux jeux de l'enfance , dont il aimait à se voir entouré. Sa conversation très-variée , grâce à ses lectures si diverses et à sa mémoire imperturbable, animait les réunions, en même temps qu'elle instruisait ses jeunes auditeurs^.

' Vers TAge de vingt et an ans, M. Et. Quatremère tomba tràs-mabda par suite cl*un travail trop assidu. Sa mère le crut attaqué de la poitrine; les mioecins la rassurèrent en ordonnant au jeune homme de 8*applîquer moins. -^ ' C'est ainsi qu*il a été nommé membre de TAcadémie de Municn, qui ne voulut point voter pour lui dans les fomics ordinaires, et Télut d*une acclamation unanime.-^ ' QiMndi à la mort d*Âbcl-Rémiisat, en i833, on pensa quelques instants à supprimer la chaire de chinois, M. Etienne Quatremère la défendit avec une vivadlé qui-lm était peu ordinaire. Voir aussi sa défense de M. Silvestre de'Sacy, ocmtre quelques attaques injustes, Journal des SavanU, cahier de mars iSAy, pages l6S et 179. ^ Ses parents ont même remarqué qu*à mesure qu*il avançait en âge il devHlàit de plus en plus affectueux pour eux et pour ses amis. Cest ce qui doil se passer dans les âmes bien faites; c*est comme un pressentiment et un regret du prochain adieu. * Dans les fêtes de la famille , il faisait souvent des chansons fort plaisantes.

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Fidèle aux exemples de son père et de sa mère, comme aux préceptes de la religion , il était très-charitable , et cachait ses aumônes , dont on n*a bien connu Tétenduc qii après sa mort.

Qu a-t-il manqué à M. Etienne Quatremère pour que ses qualités ex- cellentes et ses vertus fussent appréciées au dehors comme elles Tétaient autoiur de lui? Peut-être na-t-il point cultivé la société dans la mesure il convient de le faire, non pas seulement pour les autres, mais pour soi. Il est permis d^aimer passionnément les livres, surtout quand on en tire tant de trésors; mais il n est pas bon de ne communiquer qu^avec eux. Cest surtout avec ses semblables que Ton vit; et, quand on sait prendre leur commerce comme il doit être pris, on peut leur donner beaucoup, sans rien retrancher au devoir, et même à la règle la plus rigoureuse. U ne faut point porter dans les relations du monde Tâpreté que Ton met aux labeurs solitaires du cabinet; les habitudes y sont au- tres et Ton doit avoir assez de souplesse et de sociabilité pour contracter ces habitudes, qui, après tout, n*ont rien de bien pénible. Il iaut, dans les rapports du dehors, une facilité d*humeur qui est aussi un devoir, parée que, sans elle, la vie commune nest point possible. Ce ne sont pas même des concession» qu*on a mutuellement à se faire; cest un certain abandon de bienveillance sympathique, que les hommes se doivent entre eux. M. Etienne Quatremère avait certainement tous ces sentiments dans le cœur; mais il ne les montrait point assez; et il ne s*était pas donné suffisamment la peine de les exercer en lui.

Cette lacune , la seule peut-être qu*on pût regretter dans une nature aussi estimable et aussi digne , a voilé bien des qualités que sans elle on aurait prisées davantage. Mais ce défaut tenait sans doute, dans M. Quatremère, aux premières années de son existence si rudement éprouvées, à Finfluence d'un travail incessant, qui ne laissait point même de place au repos indispensable, et peut-être aussi à Tinfluence secrète de la race^; il n'était pas le seul, dans sa famille, à ce qu*il parait, qui aimât démesurément la solitude. Pour lui, elle s'accroissait encore par le célibat, qu'il a gardé, bien qu'il eût songé au mariage.

On ne signalerait point ici de telles particularités de caractère, si elles n'avaient eu des conséquences scientifiques. Nous sommes persuadé que, si M. Etienne Quatremère avait tenu davantage au monde, il se

Dès Tâgc de quatorze ans, il avait fait des vers; il lisait beauccfup les poètes et on peut voir dans ses orticles les plus sérieux des citations très-fréquentes de vers fran- çais. — ^ Uillustro M. Quatremère de Quincy,dont M. Etienne Quatremère était le cousin , af ait lliabitude de s*i8oler encore bien plus que lui , et sa famille même , quoiqu*il fût très-bon pour elle, ne Tabordait pas sans difficulté.

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et, dans les sujets quil a traités, ses investigations sont des documents de première main , et des sources abondantes et sûres.

M. Etienne Quatremère est mort le 18 septembre 1857. Selon son habitude , dès six heures du matin il avait donné ses ordres à la vieille servante qui le soignait depuis trente ans; vers sept heures, il allait se lever lorsqu'il fut atteint d'une apoplexie foudroyante. On ne s'aperçut de la catastrophe qu'une ou deux heures plus tard ; et il est certain que le secours , f(!it-ii venu sur-le-champ, n'eût pas été plus efficace. La santé de M. Etienne Quatremère causait depuis quelque temps d'assez graves inquiétudes à ses amis. Le médecin lui avait douné les plus sérieux aver- tissements, dont il n'avait pas cru devoir tenir compte. Gomme, en gé- nérai, M. Quatremère s'occupait fort peu de lui-même, il négligea cet avis, comme il en avait négligé tant d'autres. Mais la mort, quelque rapide qu'elle ait été, ne l'a pas surpris; et des âmes telles que la sienne sont toujours prêtes à paraître devant Dieu. Lorsqu'on entra dans sa chambre, on le trouva le calme peint sur tous les traits, et les yeux tournés vers son crucifix, qui avait en certainement sa dernière pensée.

M. Etienne Quatremère n'avait pas voulu qu'on prononçât de discours sur sa tombe; et l'Institut a se taire par respect pour cette volonté suprême. Mais le Journal des Savants n*était point tenu au même silence, et nous nous sommes fait un devoir de rendre hommage à la mémoire de notre regretté confrère.

M. Etienne Quatremère laisse une bibliothèque considérable et parfaitement composée, de près de /io,ooo volumes imprimés et de plusieurs centaines de manuscrits. C'est encore un service qu'il aura rendu à la science. M. Etienne Quatremère laisse aussi une foule de travaux inédits, dont quelques-uns, comme le chapitre du Palmier, de YAgricaltare nabaiéenne, étaient tout prêts pour l'impression. Le pid)lic est en droit d'attendre que ces travaux lui seront communiqués quel- que jour par les soins pieux des amis et des élèves de Quatremère.

BARTHÉLÉMY SAINT-HILAIRE.

724 JOURNAL DES SAVANTS.

NOUVELLES LITTÉRAIRES.

INSTITUT IMPÉRIAL DE FRANCE.

ACADÉMIE DES INSCWPTIONS ET BELLES-LETTRES.

Dans sa séance du i3 novembre 1867, TÂcadémie des inscriplions et belles- lettres a é]u M. Alfred Maury en remplacement de M. Dureau De la Malle, décédé.

ACADÉMIE DES BEAUX-ARTS.

Dans la séance du lA novembre 1857, M. Achille Fould a été élu membre Ubre de TAcadémie des beaux-arts, en remplacement de M. Pradel, décédé.

LIVRES NOUVEAUX.

FRANCE.

Philosophie écossaise, par M. Victor G)usin, troisième édition. -^ Philosophie de Kant, par M. Victor Cousin, troisième édition. Paris, librairie nouvelle, 1857. deux volumes in-8* de xii-5a7 etzii-4ia pages. Ces deux volumes, réunis aux Premiers essais de philosophie et k la Philosophie sensaaliste, déjà annoncée dans ce journal , complètent la nouvelle édition, revue et augmentée, du Cours de philosophie de M. Cousin. L*éminent écrivain a soumis à une révision attentive toutes les leçons qui composent ce cours, dont la rédaction parait désormais déOnitive. Le volume consacré a la philosophie écossaise est précédé d*un avertissement, dans lequel M. Cousin , après avoir rendu justice au génie de Reid , le loue spécialement d*avoir élevé si haut le bon sens et mis à son service tant de pénétration , de finesse et de profondeur, et confirme de tout point le jugement qu*il en avait porté en 1819. Moins favorable à la métaphysique de Kant, lOn trouvera, dit-il dans la

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préOftce du volume qu il lui consacre, nott*e appréciation peut-êlreun peu sévère. «Nous sommes fofcé d* avouer qu*aujourd*hui.nou8 la ferions plus sévère encore. « Car, plus nous avançons dans la vie, plus nous préférons le sens commun au génie «lui-même, et les grandes voies marche Thumanité aux sentiers détournés qui «trop souvent aboutissent à des précipices. À notre âge, au lieu de se laisser «éblouira Téclat des systèmes, on les juge avec une austère équité, en reportant « ses regards, de ces copies brillantes, et toujours imparfaites sur leur immortel et «indéfectible exemplaire, la nature humaine. >

Origine et formation de la langae française , par A. de Chevallet; suite de la seconde partie. Mortifications subies par les éléments primitifs dont 8*cs): ^'ormée la langue française. Paris, imprimé par autorisation de TEmpereur à Tlmprimerie impériale, 1867, in-S** de v-56i pages. Ce volume complète la publication de Touvrage important qui a valu à M. de Chevallet le prix de linguistique fondé par Volney. L*auteur y traite des changements qui se sont produits dans Tordre des faits appar- tenant à la grammaire, et subdivbe son travail en trois chapitres ainsi intitulés : I. Modifications relatives aux formes grammaticales des mots variables et aux autres accidents grammaticaux propres à cette même espèce de mots ; II. Modifications relatives au sens et à la structure des mots invariables *, III. Modifications relatives aux règles de la syntaxe.

Mémoires de Claade Uaton, contenant le récit des événements accomplis de i555 à 1683 , principalement dans la Champagne et la Brie, publiés par M. Félix Bour- quelot, professeur adjoint à TEcole des chartes, membre de la Société des Anti- quaires de France. Paris, Imprimerie impériale , 1857; deux volumes in-4% en- semble de Lxxii-i 194 pages. (Collection de documents inédits sur l'histoire de France , publiés par les soins du ministre de Tinstruction publique. Première série, histoire [>olitique. ) La publication des mémoires de Claude Haton , curé du Mériot , près de Provins, vient ajouter de précieux renseignements à ceux que fournissent déjà,

Ï>our Tétude de la seconde moitié du xvi* siècle , les documents compris dans la coi- ection du ministère de Tinstruction publique. Bien qu écrits en partie au point de vue local , ces mémoires donnent une idée exacte des hommes et des choses de cette grande époque. On y trouve un tableau fidèle de Tinfluence que les actes du Gou- vernement et ceux des grands seigneurs ont eue sur la marche générale des afifaires publiques, sur Tétat de la France, sur le bien-être des populations; ils font con- naître la manière dont les faits ont été appréciés et jugés dans les provinces par les contemporains, la nature des impressions que les événements ont laissées dans les masses. Le récit de Claude Haton, dit M. Bourquelot, est une sorte de version popu- laire de Thistoire des quarante annéesde luttes intestines dont la France a été le théâtre au xvi* siècle , un écho des bruits répétés par les mille voix de Topinion sur les auteurs du drame , pendant les règnes de Henri II , de Charles IX et de Henri III. L*ëdi- teur a faire , dans le texte du manuscrit, d^assez nombreuses suppressions ;*.il a écarté les actes officiels qui avaient déjà pris place dans d^autres recueils, les récits con- tenant des faits racontés ailleurs plus complètement et par des gens mieux informés, les particularités d*un intérêt purement local ; mais , pour que les curieux puissent toujours retrouver une trace des faits supprimés, il a résumé dans une analyse exacte les passages qui n ont pas paru de nature à être reproduits intégralement. M. Bourquelot a donné à cette publication tout le soin qu*on devait attendre de son érudition consciencieuse. Une ample introduction , placée en tète du premier volume , contient «après un aperçu de quelques documents inédits concernant Thistoiredes guerres civiles iu zvi* siècle, la* vie de Qaudc Haton, Texamen de ses mémoires et

NOVEMBRE 1857. 727

notées par M. EusèbeCastaigne; Nolice sur les assemblées de protestants qui eurent iieu en France, à la suite de la conversion de Henri IV jusqu à la promulgation de Tédil de Nantes , par M. A. de Jusneu ; Entrées solennelles dans la vUle d*Angou- léme, depuis François I* jusqu'à Louis XIV, recueillies et publiées avec de nom- breux éclaircissements , par M. E. Castaigne.

Études assyriennes. Textes de Babylone et de Ninive développés et interprétés par Jules Oppert. Livre premier. Inscription de Borsippa, relative h la restauration de la Tour des Langues » par Nabuchodonosor, roi de Babylone. Paris , Imprimerie impé- riale, 1867 , in-8* de aoo pages. Cette publication est très-digne de l'attention des savants, puisqu'elle présente, pour la première fois, le déchiffrement, l'analyse grammaticale et l'interprétation d'une inscription assyrienne. Toutefois la cri- tique ne peut, jusqu'à présent, porter un jugement définitif sur le système de lec- ture et d'interprétation adopté ici , M. Jules Oppert ne donnant pas encore , dans cette première étude, la preuve de la valeur qu'il attribue à chaque signe cunéi- forme. Dans un travail plus étendu, et qui sera prochainement publié , l'auteur , ajnrès avoir soumis à la critique les quatre-vingt^lix noms propres fournis par les inscriptions assyriennes des Âchéménides , se propose d'en déduire les valeurs sylla- btqnes attachées aux caractères , et en grande partie déjà connues par les travaux de MM. de Saulcy , Hincks et Rawlinson. Il expliquera ensuite la nature et Torigine des caractères cunéiformes , et donnera , comme base de Texfdication des textes , une analyse rigoureuse des inscriptions assyriennes des rois perses, partout l'original arien aura pu le guider.

Cours d'économie politique fait au collège de France par M. Michel Chevalier, membre de l'Institut. Deuxième volume ; seconde édition refondue et considérablement aug- mentée. Leçons, Paris, librairie de Capdle, i858 (1867) in-8* de viii-636 pages. ^* Ce volume, qui parait sous le titre de seconde édition , est eii réalité, de même que le premier publié en 1 85 5, un ouvrage complètement refondu. Le cadre gé- néral est cepenaant demeuré le même, en ce sens qu'il traite des mômes sujets. On y trouvera donc, comme dans la première édition : i* la comparaison entre le» différentes voies de communication ; une suite de questions relatives aux moyens d'exécution des travaux publics et spécialement celle de l'exécution par l'Etat ou par les compagnies, et celle du meilleur système à suivre à regard de ces der- nières ; a* l'exposé du système d'application des troupes aux travaux publics dans le passé et dans les temps modernes; l'auteur traite, en même temps, d'une manière plus générale, des rapports qui peuvent exister entre l'organisation des armées et la production de la richesse ; 5* les éléments d'organisation que présente actuellement l'industrie et les éléments nouveaux qui pourraient y être introduits . Ce cadre a été, toutefois, élargi par l'addition d'une série de cinq leçons sous le titre générique du bon marché. L'auteur a mis toutes les parties do son travoil au courant des progrès de la science, et, pour épargner au lecteur la peine de comparer les résultats indiaués dans le texte avec ceux qui seraient consignés dans des notes néparées, il a fait la supposition qu'il professait en 1867, et a donné, dans le cou- rant même des leçons, les chiffres relatifs au moment présent.

PAYS-BAS.

Abal'Mahasin ibn Tagribarii annales, ouvrage publié par M. Juynboll , professeur de langues orientales à Leyde. Texte arabe. Tome premier, Leyde, in-8*. Aboul-

728 JOURNAL DES SAVANTS.

Mahassen ( Djemal-Eddin Youssouf . fils de Tagribardi), est un écrivain arabe d'E- gypte da XV* siècle de l'ère chrétienne. A celte époque, la Syrie et TEgyple étaient réunies sous la domination des sullans mamelouks; Âboul-Mahasscn lui-même, à en juger par le nom de son père, descendait d*un de ces esclaves achetés sur les bords de la mer Noire ou de la mer Caspienne, et qui devenaient quelquefois les souverains du pays. à Âlep , son père était émir, Aboul-Mahassen alla s^établir au Caire, il fut élevé à la même dignité. Il paraît avoir exercé à la fois des fonc- tions civiles et militaires; du moins il déclare lui-même avoir réuni «les avantages de la plume et de Tépée. « Entre autres ouvrages, il a composé une histoire fort étendue de TÉgyple et de la Syrie, sous le titre de Livre des étoiles resplendissantes. C'est l'œuvre doul M. Juynboll a entrepris la publication; le récit commence à la conquête de rÉgypte par les musulmans , Tan 30 de Thégire (64 1 de J. C. ), et ne 8*arrête qu'au milieu du xv* siècle de notrcf ère. Cet ouvrage est rédigé sous forme de chronique, c'est-à-dire que les événements sont présentés année par année. A la fin de chaque année on trouve une notice plus ou moins développée des person- nages qui sont morts dans Tannée et qui ont marqué dans la religion, dans les lettres, etc. C'est, en plusieurs endroits, une simple compilation; mais on y trouve une multitude de faits qui ne sont pas ailleurs. L'ouvrage jouit d'une telle estinne en Orient, que l'auteur a été appelé, par excellence, le Chroniqueur de l'Egypte. Du reste, il n'y est pas seulement question de l'Egypte; Aboul-Mahassen s'occupe aussi des faits qui se sont passés en Syrie, et, en général, de tous les événements nota- bles qui ont eu lieu dans les pays soumis à l'islamisme. Ce volume s'étend jusqu'à l'année 254 de l'bégire (868 de J.C.), au moment de l'avènement des Toulounides. Le deuxième volume, qui ne tardera pas à paraître, continuera le récit jusqu'à l'année 365 (975 de notre ère), époque de l'établissement des califes fatimites. Le texte arabe, très-étendu, sera suivi d'une traduction latine; aussi l'ouvrage com- prendra-t-il un assez grand nombre de volumes, qui seront donnés successivement. En attendant qu'on puisse juger cette publication dans son ensemble, on ne peut douter de son importance. Le sujet par lui-même est digne d'intérêt; le livre a été composé par un écrivain haut placé, qui a profité, pour bien faire, et des ouvrages du même genre rédigés avant le sien, et des avantages que lui donnait sa position personnelle; quant à l'éditeur, c'est un homme qui, depuis longtemps, a fait ses preuves de zèle, d'intelligence et de savoir. Cette édition est faite d'après les exeui- plaires de la Bibliothèque impériale de Paris , qui , de toutes les bibliothèques de l'Europe, paraît être la mieux pourvue des divers écrits d' Aboul-Mahassen.

TABLE.

Inscriptions chrétiennes de la Gaule antérieures au viu* siëde. ( 1*' article de

M. Hase. ) 6Ô5

Glossaire du centre de la France, par M. le comte 'Jaubert; Dictionnaire étymologique de la langue wallone, par M. Ch. Grandgagnage. (2* article de M. Littré.) 676

Clef inédite du Grand Cyrus. (3' article de M. Cousin.) 689

Notice sur M. Etienne Quatremèrc. (Article de M. Barthélémy Sainl-Hilaire.).. . 708

Nouvelles littéraires 72^

FIN DE LA TABLE.

JOURNAL

DES SAVANTS

DECEMBRE 1857«

Tables de la lune, construites diaprés le principe newtonien de T attraction universelle, par P, A. Hansen, directeur de V obser- vatoire ducal de Gotha, i vol. in-4^ de 5i i pages, publié aux frais du Gouvernement britannique. Londres, 1867.

DEUXIEME ARTICLE ^

Dans les dernières années du xvni* siècle, les géomètres étaient par- venus à faire dériver du principe de lattraction ne^tonienne , non-seu- lement toutes les inégalités des mouvements de la lune que les astro- nomes avaient jusque-là constatées, mais beaucoup d'autres encore dont ils n* avaient pas, et dont ils n'auraient jamais, par la simple obser- vation, réussi à reconnaître l'existence et à démêler les rapports. Cet immense développement de la mécanique céleste, commencé par Clai- raut, d'Âlembert, et Euler, s'était glorieusement continué et accru, par les travaux de Lagrange et de Laplace, dignes successeurs de ces hommes de génie. Le mouvement scientifique, qui portait alors les esprits vers ces grands objets tant de découvertes étaient à faire, avait été puissamment entretenu et dirigé par une suite de prix que proposait annuellement l'Académie des sciences pour appeler les géo- mètres étrangers à y concourir. Elle devait les fonds de ces prix à la générosité d'un magistrat français, M. Rouillé de Meslay qui en l'jiU lui avait légué une somme de laSooo francs, dont \^ rente annuelle devait être employée à cette destination spéciale. La grande influence

* Voir, pour le premier article, le cahier d'octobre, page 601.

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730 JOURNAL DES SAVANTS.

que cette fondation a exercée , sur 1 avancement de Tastronomie thëcH rique, mérite que Ton n oublie jamais le nom de son auteur^.

Quand on se crut assuré d'avoir établi la théorie mathématique des mouvements de la lune dans leur entière généralité, en considérant ce satellite au point de vue abstrait d un corps soumis aux attractions simultanées de la terre et du soleil, on s'occupa de perfectionner les données d'observation qu'il est nécessaire d'introduire dans c^tte théo- rie, afin qu'elle s'adapte spécialement aux conditions d'existence de notre lune réelle. Cette nécessité résulte de l'universalité d'expression qui est propre à la langue algébrique. Lorsqu'on a écrit dans cette langue les conditions abstraites d'un problème particulier de méca- nique ou de géométrie, que l'on a en vue de résoudre , le même énoncé symbolique embrasse généralement une infinité d'autres problèmes auxquels on n'avait pas songé, qui s'identifient avec celui-U dans leurs conditions mathématiques, quoiqu'ils s'en distinguent essen- tiellement dans leurs applications. Ainsi, quand on forme les équations différentielles qui expriment les conditions de mouvement auxquelles la lune est soumise pendant chaque intervalle de temps infiniment petit, ces équations conviennent ù tous les problèmes Ton considé- I rerait le mouvement d un corps libre attiré par deux autres. Pour les

restreindre à notre satellite, il faut d'abord spécifier que, dans les cir- constances particulières qu'on a en vue, l'attraction exercée par l'un de ces corps, qui sera le soleil, est toujours très-faible comparative- ment à Fattraclion de l'autre, qui sera la terre. Mais» après cette res- triction , les écpiations différentielles ne sont pas encore sufiBsamment ;| particularisées. Car elles conviennent à toutes les lunes possibles, qui

" circuleraient autour de la terre dans des ellipses troublées, dont les

grandeurs, les excentricités, les inclinaisons sur l'écliptique, et les po- sitions dans l'espace à un instant donné, seraient quelconques. On les rapproche de la réalité, en admettant que les excentricités de ces el- lipses et les inclinaisons de leurs plans sur Técliptique sont très-petites, ce qui est le cas de notre lune. Avec ces limitations, jointes à ta fiii- blesse convenue de l'attraction perturbatrice, on parvient à obtenir les intégrales qui expriment, pour un temps quelconque, les lois du mou- vement de l'astre troublé; non pas à la vérité sous une forme explicite, à quoi l'analyse mathématique n'est pas paiTenue encore, mais par des séries , ordonnées suivant les puissances ascendantes des quantités que

^ Une copie authentique du testament de M. Rouillé de Meslay, est conserfëe dans la bibliolliëque de Tlnstitut.

DÉCEMBRE 1857. 731

l'on a supposées très-petites. Toutefois, ces expressions conviendraient encore à une infinité de satellites possibles de la terre. Pour qu'elles s'appliquent particulièrement à notre lune, il faut y introduire les élé- ments spéciaux de Tellipse moyenne qu'elle décrit en réalité, abstraction faite de toutes les inégalités temporaires qui l'en écartent occasionnel- lement. Il fiaiut aussi attribuer au demi-grand axe de cette ellipse , à son excentricité , à l'inclinaison de son plan sur l'écHptique , les valeurs nu- mériques, qu'ils ont effectivement. Il faut, en outre, spécifier quel est, à une époque donnée, le lieu moyen de ses nœuds, de son apogée, et quelle est aussi , à cette même époque , la place moyenne que la lune réelle y occupe , en la supposant soustraite à toutes les inégalités tem- poraires qui écartent son mouvement de l'uniformité, place qui se définit par la grandeur l'arc que l'on appelle sa longitude moyenne. Or ces six éléments spécifiques ne peuvent être conclus que des obser- vations , en dépouillant celles-ci de toutes les inégalités temporaires qui les affectent, et qu'il faut supposer théoriquement connues. Cette dé- termination est particulièrement difficile pour les trois derniers qui va- rient progressivement avec le temps. Car, s'il existe dans le mouvement de la lune quelque inégalité à période très-longue , dont la théorie n*ait pas donné connaissance , la variabilité de ses effets ne sera pas physi- quement sensible pendant le petit nombre d'années qu'embrassent les observations de la lune dont l'exactitude est assurée. Alors ils se présen- teront dans les calculs avec un caractère uniformément progressif, qui les associera faussement aux éléments moyens, lesquebs'en trouvant vi- ciés, devront rendre en peu de temps fiaiutives, les tables on les a employés. Cet inconvénient s'était promptement manifesté dans les tables de Mayer, même après les corrections que Mason y avait faites. Ces tables, qui, en 169a, donnaient les longitudes de la lune trop faibles en moyenne seulement de a'^, les donnaient déjà trop fortes de Û5* en 1793, et leurs erreurs devaient continuellement s'accroître. Cest pourquoi, en 179^, la classe des sciences physiques et mathéma- tiques de l'Institut, proposa pour sujet de prix la question suivante : Fixer, par 5oo observations au moins, les valeurs à une époque don- née , ou comme on dit en langage astronomique , les époques de la lon- gitude moyenne de la lune, de son apogée, de ses nœuds. Le prix fut partagé entre A. Bouvard astronome français, et Tobie Burg astronome adjoint à l'observatoire impérial de Vienne. Tous deux avaient fait plus que l'on n'avait espéré. Car ils avaient déterminé les valeurs deman- dées des trois éléments, non-seulement pour l'époque présente, mais aussi pour le commencement du xvni* siècle ; ce qui , joint aux évalua-

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DÉCEMBRE 1857. 733

fiques assignés à lorbite moyenne. Or chaque inégalité a pour expres- sion algébrique , le produit de deux facteurs : Tun est une fonction pé- riodique, généralement le sinus ou le cosinus de l'arc variable qui exprime la loi de leur évolution. Celui-ci s'appelle Yargament de l'iné- galité. L'autre facteur se compose d'ime somme de termes, dans la- quelle les éléments spécifiques de l'orbite moyenne du satellite, entrent combinés, avec ceux de l'astre perturbateur, et avec le rapport des moyens mouvements des deux corps. Cette somme s'appelle le coeffi- cient de l'inégalité, qui, évalué en nombres, détermine sa grandeur absolue. Mais , dans l'état actuel de l'analyse mathématique , ces coeffi- cients ne s'obtiennent que sous la forme de séries lentement conver- gentes, qu'il faut étendre très-loin, avec un excessif labeur, pour en obtenir l'évaluation, sinon complète, du moins suffisamment appro- chée pour l'application astronomique. Or ici l'on rencontre une diffi- culté toute particulière, qui a été, qui constitue encore, le plus dange- reux écueil que l'on ait à franchir dans cette théorie. Pour que de telles séries soient utilement applicables , il faut que les termes qui les compo- sent aillent en s'âfTaibiissant toujours à mesure qu'on les prolonge, de manière qu'au delà d'une certaine limite d'amplitude de leur évolution , ils deviennent insensibles aux observations et puissent être ultérieure- ment négligés. Pour obtenir ce résultat, on apprécie à l'avance, le degré de petitesse tant absolue que relative , des données symbolique- ment exprimées , qui entrent datis la composition des termes successifs , et l'on ordonne les développements suivant les puissances ascendantes des symboles qui les représentent. Dans la théorie de la lune , une de ces données régulatrices de l'approximation est le rapport du moyen mouvement du soleil à celui de la lune. Sa valeur numérique est à peu près égale à la ~^4 Le symbole littéral qui le représente dans les déve- loppements est considéré comme étant du premier ordre de petitesse. On rapporte à ce même ordre , les excentricités des ellipses moyennes de la lune et du soleil, ainsi que l'inclinaison de l'orbite lunaire sur l'éclip- tique. La force perturbatrice exercée en moyenne par le soleil sur la lune est encore une donnée qui entre symboliquement dans ces calculs. Sa valeur numérique est égale au carré de la fraction qui exprime le rapport des moyens mouvements. C'est donc le carré de -^ ou ^. On considère celle-ci conmie étant du second ordre de petitesse; et l'on range dans ce même ordre le rapport des distances moyennes de la lune et du soleil à la terre , dont la valeur numérique est environ ^. On classe dans les ordres ultérieurs de petitesse, les carrés et les puis- sances supérieures de ces mêmes quantités ; puis on ordonne les déve-

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place, TÂcadëmie des sciences proposa pour sujet du grand prix de mathématiques, la composition de tables lunaires, aussi exactes que celles qu*on avait jusque-là obtenues par le concours des observations et de la théorie, mais dans lesquelles les arguments, ainsi que les coeffi- cients de toutes les inégalités , seraient entièrement déduits du principe de l'attraction , sans emprunter ik Tobservation d*autres données , que les six éléments spécifiques de Torbite moyenne. Deux pièces furent couronnées. L'une avait pour auteur Damoiseau ancien officier d'artil- lerie rentré en France après l'émigration; l'autre MM. Garlini et Plana , géomètres astronomes, appartenant à Tltalie. Ces deux pièces * remar- quables diffèrent dans leurs formes, comme dans la diversité de talent et de hardiesse que leurs auteurs y ont apportées.

Damoiseau était un esprit dépourvu d'invention, mais doué d'une aptitude incroyable pour les calculs algébriques et numériques. Il suivit aveuglément la voie que Laplace avait adoptée dans le livre VII de la Mécanique céleste; mais il y poussa les calculs beaucoup plus loin , et l'on peut dire presque aussi loin qu'une tête humaine est capable de les ' conduire. Le but final de cette recherche, c'est d'obtenir les coordon* nées vraies de la lune pour un temps quelconque assigné; par exemple d'obtenir la longitude vraie, exprimée par la longitude moyenne cor- respondante, plus une somme d'inégalités ne contenant comme elle d'autre variable que le temps. Mais, à l'exemple de Clairaut et de d'Â- lembert , Laplace trouva que les approximations devenaient plus sûres et plus rapides en renversant le problème. C'est-à-dire qu'il cherche d'abord la longitude moyenne, analytiquement exprimée par la longitude vraie, plus une somme d'inégalités dépendantes comme elle des lieux vrais de la lune et du soleil ; puis , après avoir converti les coefficients de cette expression en nombres, il en tire l'expression de la longitude vraie en fonction du temps seul , par un procédé général de calcul appelé le re- tour des suites^. Damoiseau reprit toute cette succession d'opérations

* Ces défeloppemenis direct et inverse donnent lieu, dans le langage astrono- mique, à des identités de dénominations qui s'appliquent en réalité à des quantités différentes; d*où résultent des équivoques d'interprétation contre lesquelles il est bon de se prémunir. Quand on développe d*abora la longitude moyenne en fbnc«- tion de la longitude vraie et des inégalités qui Taffeclent, toutes ces inégalités ont leurs arguments exprimés en éléments appartenant aux lieux oraû du soleil et de la lune. Mais , quand on retourne la série pour en retirer la longitude vraie en fonc- tion de la longitude moyenne, les inégalités de celle-ci ont leurs arguments expri- més en éléments appartenant aux lieux moyens des deux astres. Or, dans Tun et l'autre cas, les principales inégalités se présentent avec des arguments de forme pa- reille, ce qui les a fait désigner par les mêmes noms, quoique les périodes de leur

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Le m^çioire de MM. Carlini et Plana qui partagea le prix avec celui de Damoiseau n a pas été imprimé, et la pièce originale n a pas été con- servée dans les archives de Tlnstilut, comme elle aurait Tétre. On ne peut donc juger aujourd'hui de sa valeur que par la distinction qui lui fut alors accordée, et par Téloge que Laplace en fait dans la cinquième édition du Système du Monde. D reconnaît que les deux savants italiens ont poussé les approximations au delà des bornes lui-même s'était arrêté dans la Mécaniqae céleste; et qu en particulier, dans la détermina- tion des inégalités séculaires qui affectent le mouvement moyen de la lune, ainsi que les mouvements du périgée et des nœuds de sop orbite, inégalités dont il avait le premier découvert la cause et les rap- polis, les nombres qu'ils ont obtenus doivent être préférés à ceux qu'il avait trouvés.

Encouragé par ce premier succès, M. Plana conçut et exécuta le hardi projet de reprendre toute la théorie analytique des mouvements de la lune, avec plus d'extension encore, et de développements, qu'on n'avait osé jusque-14 lui en donner. Ce fut le sujet d*un grand ouvrage dont le premier volume parut en 1 83 1 , les deux suivants en 1 83^ , et dont l'achèvement lui a coûté dix-huit années de travail. Il y suit, comme Damoiseau, la méthode alternativement directe et inverse de Laplace; mais avec cette importante différence, que, dans les deux phases de l'opé- ration, les coefficients des inégalités sont obtenus et présentés sous leur forme entièrement algébrique, en conservant aux éléments primitifs les symboles littéraux qui les représentent; ce qui met dans une com- plète évidence, la nature, l'ordre de succession, et le degré de conver- gence analytique, des termes dont ces coefficients sont composés. C'est le caractère d'abstraction qu'il faut donner aujourd'hui à la théorie de la lune pour qu'on puisse la dire entièrement mathématique. Mais l'immensité des calculs algébriques qu'il faut effectuer pour lui donner cette généralité de forme, le nombre prodigieux de termes d'ordres divers qui s*y enchevêtrent en réagissant les uns sur les autres , pré- sentent des obstacles tels, qu'aucun géomètre, avant M. Plana, n'avait osé entreprendre une tâche aussi effrayante. Il a eu le courage de l'ac- complir, étendant même les approximations jusqu'au cinquième ordre des quantités que l'on considère analytiquement comme très-petites, ce qui est un pas au delà de la limite Damoiseau s'était arrêté ^ Or,

* M. Plana a même poussé occasioonellement ses approximations jusqu'aux quan- tités du 8* ordre, quand cela était nécessaire pour n afoir pas à craindre que les termes négligés, eussent une influence sensible sur l'exactitude des résultais.

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d*UD grand intérêt, mais non pas encore la solution complète du pro- blème, au point de vue direct ils l'avaient analytiquement abordé/ Une telle solution sert^elle de fondement aux nouvelles tables de la lune de M. Hansen? En quoi diffèrent-elles essentiellement de celles qui les ont précédées? Sont-elles actuellement plus précises, et peut-on espérer quelles seront plus longtemps durables? Ce sont autant de points qu'il est nécessaire d'examiner pour apprécier leur valeur propre , et connaître l'importance du service rendu à la science par leur auteur. C'est ce que je tâcherai de faire dans un prochain et dernier article, qui lui sera entièrement consacré. Seulement, j'y joindrai l'annonce d'un travail analogue, entrepris et continué sans interruption depuis onze années par M. Delaunay, un de nosjcunes confrères de TAcadémie des sciences, en suivant une voie analytique toute différente qui parait devoir conduire directement à des approximations plus prolongées encore que celles M. Hansen est parvenu.

J. B. BIOT.

(La fin à an prochain cahier.)

Études sur la Grammaire védique, Prâtiçâkhya du Rig-Véda, première lectare ou chapitres i à vi, par M. Ad. Régnier, membre de VInstitat [extrait du Journal asiatique, n^ â de tannée 1856). Paris, Imprimerie impériale, iSôy, in-8^ 3i5 pages.

Rig-Veda, oder die heiligen Lieder der Brahmanen, herausgegeben von MaX'Mûller, mit einer Einleitang , Text and Uebersetzang des Prâtiçâkhya oder der dltesten Phonetik und Grammatik enthaltend, Erste Liefemng. Leipsick, F. A. Brockhaus, i856, gr. in-A^ Lxxii-ioo; ZweiteLiefcrung, 1867, ^^^^^^ ^ cxxviii-ioi à 200. Le Rig-Véda, on les Chants sacrés des Brahmanes, publiés par M. MaX'Mûller, avec une introduction, renfermant le texte et la traduction du Prâtiçâkhya, ou la phonétique et la grammaire des plus anciens de ces chants, i** et 2^ livraison.

Das Vâdjasbneyi PRiTiçÂEBYAM , von /)'* Albrccht Weber, indische Studien , vierter Bond, Erstes Heft. Le Prâtiçâkhya du Yadjour- Véda, par le Docteur Albrecht Weber. Berlin, 1857, Etudes in- diennes, IV* volume, i* cahier.

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tait de l'authenticité des Védas^ Golebrooke avait le Nighantoa, petit dictionnaire de la Sanhitâ du Rig-Véda, et le Niroukta, qui est le com- mentaire du Nighantoa. Il les cite lun et lautre; mais il ignore, à ce qu*il semble, Texistence de ces traités grammaticaux, qui complètent, avec le Niroakta et le Nighantou, ce qui nous reste de la grammaire védique à ces époques reculées. Golebrooke ne parle pas davantage des Prâtiçâkliyas dans la liste des grammairiens sanscrits qu il a mise en tète de sa propre grammaire, composée vers le même temps à peu près que son mémoire sur les Védas ^.

Frédéric Rosen, dont le Spécimen, en i83o, a véritablement ouvert la carrière des études védiques en Europe, na pas connu les Pradçâ- khyas plus que Golebrooke ^; et sa merveilleuse sagacité en eût tiré un excellent- parti, s'il les avait eus à sa disposition.

Ge fut seulement en i8ii5 que M. Rudolph Roth en signala Timpor- tance, et fit connaître» par Tanalyse du Prâtiçâkhya du Rig-Véda, la baute valeur de ces grammaires védiques. M. Roth se flattait d*être le premier à parier de ces ouvrages , et ce mérite doit justement lui rester. G'est une découverte dont le monde savant lui est redevable; et peut- être, sans lui, aurait- on quelque temps encore tardé à savoir tout ce que les Prâtiçâkhyas renferment de précieux à la fois pour l'interpréta- tion des Védas et pour la grammaire indienne ^.

' G)lebrooke, Miscellaneous Essays, tome I, On ihe VedaSj pages 2b et 99. * * Ibid, tome II, paees 4o et suivantes. La grammaire de G)iebrooke a para- à Cal- cutta en i8o5. Le commencement du Rig-Véda, resté inachevé par lu mort de Rosen, a paru en i838, grâce à la piété de quelques amis, et aux frais du Comité des traductions orientales. On ne saurait trop déplorer la fin prématurée d'un homme qui promettait tant aux études sanscrites. Voir le Journal des Savants, jm'ilet i853, page 4o5. La préface anonyme et très-bienveillante qui précède le volume atteste que Tintention de Rosen était d*ajouler à ses notes un index vcr- horam pour le ^g-Véda tout entier, et de faire précéder l'ouvrage d*une intro- duction étendue sur la civilisation et les mœurs des Indiens à Tépo^e les trois premiers Védas ont été composés. Mais une mort douloureuse, à trente-deux ans à peine, vint arrêter Tinfortuné jeune homme dans un dessein que personne n'était en état d'accomplir aussi bien que lui. Les amis de Fréd. Rosen annonçaient, en outre, qu*il avait pu achever avant de mourir ses notes sur le premier ashtîtka du Çik, et l Index verhcram, et que ces travaux seraient publiés plus tard par les soins et sous la surveillance de son père. Nous ne croyons pas que cette publication ait

f'amais été faite et que la promesse ait été remplie. C'est fort regrettable; car le ta- ent de Rosen était déjà si mûr, que ses moindres travaux ont un grand prix. Le monument qu'il a laissé, tout inachevé qu'il est, doit prendre rang parmi les plus importants des études sanscrites. On ne fera pas mieux, quoiquou puisse faire davantage. ^ M. Rudolph Rolb, Zar Uitêratur and Geschichle deg Veda, dm Abkandlangen, 18A69 in-8*, i48 page8< Cet opuscule, dédié à M. Wilson, oommença

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Niroukta de Yàska ne viendraient qu'à la mile des Pràtiçàkyas; et Pâ- niai, quil faut bien mettre, en effet , 35o ans avant Tère chrétienne comme le veut M. BôhUingk, et.comme nous essayerons de le prouver tout à rbeure, représenterait Tachèvement de celte vaste exégèse com- mencée peut-être mille ans avjant lui.

Lorsque, en 1 85a , M. Rudolph Rotli, poursuivant ces belles études, publia le Nigbajgitou et le Niroukta^, il ne changea rien aux opinions qu il avait émises sept ans plus tôt. Il les confirma encore en ajoutant aux trois Prâtiçàkhyas dont il avait parlé la mention d'un quatrième, celui de TÂtliai'va. M. Rotb soupçonne même que le Saman pourrait bien avoir son Pratiçàkhya comme les autres Védas, bien quil n'en soit qu'un extrait et une reproduction textuelle par fragments.

Par tous ces détails, si neufs et si curieux, M. Roth avait piqué la curiosité plus encore qu'il ne l'avait satisfaite. Les extraits mêmes qu'il avait donnés du Pratiçàkhya du Rig-Véda en faisaient désirer d'autant plus vivement la publication complète^. Dix ans entiers cependant devaient sécouler levant que pei^onne ne se chargeât de cette tache difficile. Mais l'année dernière, en i856, deux philologues également distingués. M* Adolphe Régnier, noire honorable confrère à l'Institut, et M. Max-MûUer, l'éditeur du Rig-Véda, annoncèrent presque à la fois la publication du Pratiçàkhya du Rig-Véda. M. Adolphe Régnier avait déjà commencé cette publication dans le Journal asiatùjue de Paris, quand il apprit que M. Max-Mûller poursuivait le même travail, et qu'il comptait le joindre à la nouvelle édition qu'il donnait du Rig-Véda sans le commentaire de Sàyaça. M. Adolphe Régnier fut sur le point de renoncer à son eotieprisis, quoiqu'il eut Ja piiorité, et de s'en remettre à l'habileté bien, connue de M.. Max-MùUer. De son côté, i\l. Max-Mùller a manifesté les mêmes sentiments; et il a exprimé son . regret d'une concurrence que le hasard seul avait produite, et qu'il n'a- vait pas dépendu de lui de prévenir. MM. Ad. Régnier et Max-Mûller publient donc simultanément le Pratiçàkhya du Rig-Véda; et, au point ils en sont aujourd'hui tous les deux arrivés, c'est M. Adolphe Ré- gnier qui se trouve en avance. Sacs doute, il est fâcheux que ce double labeur se soit adrassé à un seul et tnême ouvrage; et, dans l'intérêt des étudt's sanscrites, il eût été désirable que les efibrts de deiu savants

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^ M. Hudolph lloib« Y'àskn's Niiakia, sammt dcn NigiuMUioas herau^gegebcn (ind erioùtert, GôUingen, lâSa, in«ë% txxu*aa8 ai a3o pages; voir pa^s xlu vi auivantes. -~^ A ces exU^aits donnés par M. Rudolph Roth, il faut ajooter ceuxqu« M. le docteur Perisch publiait peu après dans son Oupalekfaa. Le mot de Pratiçàkhya ne se trouve pas encore dans la seconde édition du dtctiofiaaire de Wikou.

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dien , d*une manière parfaitement originale , à Tabri de toute influence extérieure, et parla seule expansion de ses facultés propres. La Grèce et rinde sont, à cet égard, aussi pures lune que l'autre de tout contact étranger; et Ton sait de reste quelles n ont eu entre elles aucun rapport, de même qu'elles n'ont aucune ressemblance.

Mais, pour que cette comparaison soit la plus exacte et la plus utUe possible , il importe de préciser autant qu'on le peut le point que nous touchions un peu plus haut, nous voulons dire la date des travaux de la philologie indienne. L'Inde, malheureusement, n'a point de chronologie; et , à toutes les époques de son histoire , elle a laissé s'écouler le temps , dont elle faisait d'aUleurs un merveilleux emploi , sans essayer jamais d'en noter exactement les pas et d'en retenir la trace fugitive et le souvenir. Mais, par bonheur, on peut &ire une exception dans le domaine qui nous occupe; et, en fixant la date de Pânini, le fameux grammairien , on peut reconstruire avec assez de solidité et de vraisemblance toute la succes- sion des travaux que nous venons d*indiquer, aussi considérables que divers. Il n'y a point à parler de dates précises ni de chiffres détermihés dans la chronologie indienne , telle que nous pouvons la refaire en l'ab- sence des témoignages indigènes; mais des approximations et des vrai- semblances sont déjà beaucoup, et elles peuvent même être tout à fait satisfaisantes pour la recherche que nous nous proposons en ce moment.

M. Bôhtlingk, le savant éditeur et commentateur de Pânini après Golebrooke, en plaçant Pânini vers l'an 35o avant notre ère, tire ses preuves de quatre sources d'inégale valeur ^. Il cite d'abord le Kathâ- saritsagâra , puis FÂmarakosha , la chronique de Kachemire et Hiouen- thsang, le pèlerin chinois que nous a si bien fait connaître M. Stanislas Julien. Le Kathàsaritsâgara , recueil d'historiettes du xn* siècle de notre ère , fait de Pânini un disciple de Varsha , qui vivait sous le règne de Nanda , père de Tchandragoupta. Le témoignage est asses clair et assez direct, comme on le voit; mais l'ouvrage qui le donne est lui-même ti*op récent pour mériter beaucoup de foi. La preuve tirée de l'Amara* kosha n'est pas beaucoup plus forte en ce qu'elle est détoiumée. Gomme Amara Sinha, auteur du dictionnaire connu sous le nom d' Amarakosha , semble faire des emprunts assez fréquents aux règles de Pânini, et qu'il est lui-même antérieur d'un demi-siècle à l'ère chrétienne, on en con- clut que Pâ^ni a vécu avant lui. Mais de combien lui est-il antérieur?

* M. Bôbtlingk, Pânini, acki Bâcher yrammatischêr Rêgeln, hêransgégeben mnd erhàtert, 2 vol. in-8*, Bonn, i83g-i84o, pages x et laiv. etpago? u et lui. Gole- brooke avait doQoé Pânini dès 1809.

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D*abord, l'admiration qu excite le savoir de Pâçini est ai vive, qu'on suppose que c*est le maître des dieux, le dieu Içvara lui-même, qui a daigné Tinstruire. Son ouvrage a paru si utile, qu*un décret royal Ta im- posé à toutes les écoies, et que des récompenses considérables ont été proàiises à qui le connaîtrait le mieux et pourrait le réciter par cœur d'un bout à l'autre. De plus, une statué a été élevée en l'honneur de Pânini; et elle subsistait encore dnq cents ans après le Nirvana, c est-à- dire un demi*siècle environ avant notre ère.

D'une autre légende qui vient se mêler à celle de Pânini, il résulte très-nettement que ce grammairien est fort antérieur au roi de Kache- mire Kanishka, qui a convoqué, comme on sait, le troisième et der- nier concile bouddhique, quatre cents ans après le Nirvana, c'est-àrdire cent cinquante ans à peu près avant J. C.^ Dès cette époque, on parle de Pânini comme ayant vécu bien auparavant, et son livre est dans les mains de tous les enfemts, qui doivent y apprendre la grammaire. Les leçons successives des maîtres l'ont transmis de siècle en siècle ; et, au temps même de Hiouen-thsang , il n'est pas un brahmane, ni même un bouddhiste un peu instruit, qui n'étudie ce livre vénéré, base de toute instruction profane. On se rappelle que, dans le magnifique couvent de Nâlanda, Pânini est Tauteur à Taide duquel le pèlerin chinois apprend les principes de la langue sanscrite, sous la direction du savant Çiia- bhâdra^.

Tels sont les renseignements qu*on peut tirer des Mémoires de Hiouen-thsang sur Pânini et sur le temps il a vécu. Sans doute ces renseignements pourraient être plus précis; mais, tels qu'ils sont, ils suffisent amplement pour démontrer que la date assignée par M. Bôh- tlingk est très-acceptable; et, malgré les critiques d'ailleurs peu nom- breuses dont elle a été Tobjet, elle peut, jusqu'à nouvel ordre, prendre rang parmi celles qui doivent nous servir de point de repère dans cette obscurité chronologique. On n'exagère certainement rien en fisusant Pânini contemporain de l'expédition d*Âlexandre.

Si ces faits peuvent encore sembler un peu vagues, il en est d'autres qu'on tire de Pâçini lui-même et qui sont parfaitement certains. Pânini, en exposant ses règles, nomme jusqu'à dix grammairiens, ses. prédé- cesseurs , dont quelques-uns sont , d'ailleurs , connus par d'autres témoi- gnages que le sien. Il cite leurs opinions sur des points douteux, la

^ Journal ietSmanti, cahier de février i856, p. 8q et suiv. Hiouen-thsang a donné d*usez longs détails sur ce troisième concile. Journal da$ Savants, cahier de sentembre i855, page 558; et HistoinJa la imJêHiêMmirtkiang, de M. Stanislas Julien, page i65.

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fiaits d*un autre ordre, beaucoup p]ué aulbeutiques et plus vastes que ceux-là , noiis n*avons qu*à nous souvenir de Taffinité étroite de la langue grecque et du sanserit. Les brahmanes , en conversant par plusieurs in- terprèles, avec les généraux macédoniens, et en comparant leur philo- sophie à la philosophie grecque, ne se doutaient point qu* ils parlaient à des frères; et ils eussent été bien étrangemeûf siôrpris si on leur eût dit que, à une époque perdue dans la nuit des temps, les deux peuples avaient eu le même berceau , et qu'au fond leur langue était identique. Le monde a longtemps ignoré ces rapports et cette communauté d'origine; et nous- mêmes nous ne le savons que depuis peu. Mais quel jour ne jette point cette découverte inespérée snr le passé , non-seulement de Tlnde et de la Grèce, mais delliumanité et- de la civilisation tout entière l Geiait immense est désormais avéré; et nous* sompies bien loiaencorede voir toutes les conséquences qu*iï eatraine après lui^ .

Pour le point spécial qui nous occupe ici , on peut dire sans hési- tation que la langue sanscrite étant la mère de la langue grecque, et présentant un système complet, dont sa fille n'est qu*une ruine, toute belle qu'elle est encore, il est tout simple que le génie indien soit arrivé plus tôt que le génie grec à cette phase de réflexion et de retour sur lui-pdême qu'exige. 1^ constitution de la grammaire. La Grèce n'en a guère été capable que dans les éooles d'Alexandrie; et même les œuvres qu'elle a produites lalor^ sont .loin d'avoir été ses plus glorieuses, L'Inde cultivant l'idiome commun depuis bien plus longten^ps que la Grèce , l'a devancée de beaucoup ; et il se trouve que la grammaire est peut-être de tous les domaines de l'esprit indien , celui il est le plus grand et le plus digne d'admiration. Les gii^mmairie^s que nonune Pânini ont déjà les. mêmes formules que iui^i et il ne paraît pas; qviç, ce soit eux qui aient inventé ii^s expressions techniques dont ils se servent,, et qu'il em- ploie à leur exem[de , peut-être en les perfectionnant. Pâçini parie , eu outre, de deux grandes écoles auix]uelies il se réfère, peUe de l'est et celle du nord , et il appartient lui-même à la première. Mais les Prâtiça- kbyas, sans compter les Pârshafdas des écoles primitives , sont bien plus anciens que ces écoles, relativement récentes, dont Pâçini discute les théories.

Quel est donc le véritable caractère de la philologie indienne telle que nous pouvons dès à présent la connaître? Quel est son mérite?

' Pour se convaincre de ce fait, il faut lire, dans notre langue, le remarquable ouvrage de M. Adolphe Régnier, cité en tête de cet article. IHus on approfondira cette comparaison du grec ^ sansorit, plus on trouvera d'affipilés et oe ressem- blance entre les deux idiomes.

V

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s'empara de la rive gauche du Rhin et d'une grande part de la Belgique, Onne peut douter que, si cette invasion n'eût pas été, là, prépondérante en nombre , la langue d'oïl ne se fût étendue aussi loin que s'étendait la domination romaine; mais une large. portion de territoire lui fut en- levée. En même temps que le christianisme, dans le v* et 1q vi* siècle, disparaissait de ces contrées , si bien qu'il fallut convertir de nouveau cette extrémité de la Gaule comme un pays barbare, en même temps disparaissaient les éléments qui s'y seraient transformés en langue d'oil. Pour le dialecte wallon seul, l'évolution a eu lieu, et il nous est resté comme un échantillon de la forme dialectique qui aurait été propre à l'extrême région de la Gaule.

M. Grandgagnage est un habile étymologiste ; il se rend compte des permutations de lettres; il reconnut les parties analogues; il sait les conditions qui font qu'une étymologie est possible ou impossible; il ne prend pas des conjectures pour des certitudes. Bref, il s'attache étroitement à la forme et au sens. du mot, ces deux lumières de toute la recherche. Aussi, guidé par lui, on pénètre sans peine dans la struc- ture du patois wallon, quelque difficile que d'abord elle puisse paraître. Et elle paraît telle en effet : kinohe, qui signifie connaître, est la repro- duction correcte de cognascere; on s'en rend compte ainsi : la préposi- tion cam se rend régulièrement en wallon par fcî; r5c,puladouble^5, se rend , régulièrement aussi , par une h aspirée , comme ddJïsfrohi , froisser ; ïe caractérise cette conjugaison. Tous les éléments de kinohe sont donc analysés, et reproduisent, membre pour membre, le latin cognoscere. Les patois circonvoisins disent : le patois de Namur, conoche, et le pa- tois rouchi» coiunte. On a dit, dans Tancien français, conoisire ou co- nosire. Toutes ces formes» on le voit, sont régulières. Heure est un verbe qui signifie à la fois secouer ef échoir. H y a donc ici, à côté de la forme, à tenir compte du sens. L'A, ainsi placée, représente, dans le w^on„ la préposition latine ex suivie d'un c; dès lors, le sens vient dé- terminer les deux origines et dissiper la confusion. Heâre, dans le pre- mier cas, est excutere, qui, s'il existe dans Tancien firançais, y a donné esqaeare, comme requière y a donné resqnmurre, d'où rescous, encore usité; dans le second cas, heure est exadere, en firançais échoir. Ces formes, toutes contractes qu'elles sont, ne résistent pas à l'analyse. Il en est de même de $Uou, rude, grossieri sitondreie, rudesse, gros- sièreté. Ces mots seraient tout à fait inintelligibles, si l'on ne remarquait que, tandis que le français rend le st latin par est {statas, estât, spatha, espée}, le wallon le rend par 51. Gela établi, sitàu, du wallon, ferait en français estou; or estotit est en effet un mot du vieux français et vient

752 JOURNAL DES SAVANTS,

de staltas : sitottdreie rancîén français eiUmltie.ljÈ mot un dérive, sans difficulté, de hirpicem, ou, en bas latin, herpic wallon, sous une forme différente, n'en est pas une dérive directe : Sprei par le renversement de l'r, ou même îpe, par sien totale de cette lettre, représentent les éléments du lati même remarquer que l'i d-i wallon répond plutôt  hirpex français plutôt à kerpex. Prononçait-on, dans l'ancien fraoçi arc? Au sujet, on pe le prononçait pas certainement, pui; on ne l'écrivait pas : ti ara. Maïs, au régime, ^ arc, le c r le c était-il une lettre muette? Génin soutient l'affirmative^ m est loin d'être assurée; toujours est-il qu'il trouverait un ap wallon, qui dit air, cintre, sans le c. Atriam, en passant di çais, avait changé de sens; aitre y voûtait dire cimetière; c'est ' l'atriam, le péristyle d«B églises, étant devenu un tieo de sép les fidèles, l'expression, d'abord restreinte, s'étendit à te d'enclos funéraire. Aitre, qui a disparu du français actuel , p< le wallon avec la forme de aide, qui, dans ce dialecte, est et

Abri a suscité, parmi les étymologistes, comme on sait, sions , non pas quant à la forme , qui se ramène régulièremc (l'accent y est sur la pénultième], mais quant au sens, pou se demandait comment exposé au soleil avait pu donner à fenda contre. On a, par de bonnes raisons, écarté celte difiî n'a pas été nécessaire de recourir à un verbe allemand sig téger; mais ce verbe, quand même il n'eût pas été rejeté, i plétement failli à expliquer abri dans le (Kalecte wallon. Èi signifie être exposé i : èse à tabri de Vphive, être exposé à la apricas, signifiant ^nt est an soleil, et même ijai est au ^r pu se détourner pour exprimer et ce qui est à l'abn quand o le bien-être que procure la chaleur, et ce qui est exposé qua sidère l'espace libre qui . est nécessaire pour l'arrivée des rt ainsi que la subtilité instinctive des peuples qui font leiu* lang le sens des mots donnés d'origine.

A des locutions qui embarrassent en des auteurs vieillis fournissent parfois des rapprochemenis qui facilitent llnh A l'appétit de est une locution qui paraît prendre naissance ai D'abord, dans Eustache des Champs, elle a le sens très-na désù- de :

A apedt d'aucuns faut estre duJt, El que francs caen au félon s'umilie.

(Douleur adrenaol.

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Dans une lettre de Charles Vil, elle signifie à la suggestion de : uNostre dict frère et cousin, à Vappetit de qui que ce soit, a puis na- agueres recueilli un grant nombre de gens de guerre vivans sur nostre <f peuple. » {Bulletin da comité de la langue, t. III, p. Ô89.) 11 en est de même dans ce passage de Comines : a Et se douloit de quoy il lui avoit (( ainsi couru sus à l'appétit d'autruy (3, 3). n Dans Brantôme , elle signifie simplement ppar : a De sorte que , si ce pont fust este faict à l'appétit de (c peu (potu* peu de dépense), nous eussions tousjours accompagné nostre «gênerai; et par ainsy, luy très bien accompagné, ce maraut (Poltrot) « n*eu$t jamais faict le coup.» (Vieda duc de Guyse.) Cest aussi le sens de poar qu*elle a dans cette phrase de Lanoue : « Il n y avoit nul propos de (( les faire geler tous, Tespace d*une longue nuict, à l'appétit d'un soupçon «peut-estre mal fondé.» (Discours, p. SSg.) Cette expression, oubliée partout ailleurs, est dans le patois wallon avec le sens de à caase de.

Dans le wallon, comme dans les autres patois, on trouve quelques mots qui ont gardé plus fidèlement l'empreinte de Torigine que n a fait la langue littéraire. Quelque douteuse que soit Tétymologie du mot landier, comme lancien français est andieret le wallon andi, il nest pas douteux qu'ici , comme àansloriot et lendemain, Tarticlen ait été indûment fondu avec le mot. Caire est plus près de cathedra que chaire et surtout chaise; levai, de Ubellum (bas latin, pour libella), que niveau; mape, de mappa, que nappe. Médecin dérive de Y stdjeciit medicinus , pris substan* tivement, tandis que le vieux français miege et le wallon med pro- viennent de la véritable dénomination latine, à savoir medicas, qui a Taccent sur Tantépénultième. Feûte nest pas mieux fait que foie; seule* ment, il conserve le t du latin; car on sait que foie vient de ficatum (foie d'une oie nourrie de figues, et, de là, foie en général). Foie en français, feâte en wMon, fetge en provençal , /^^^ato en italien, higado en espagnol, yi^oio en portugais, témoignent que la bouche romane dé- plaça 1 accent du mot latin, et, au lieu deficàtam, qui est la pronon- ciation régulière, dit, par anomalie, /icatom avec faccent sur Tantépé- nultième. Cette altération a été sans doute facilitée , comme le remarque Diez, par ime (oTme figido , qui, montrant ïa changé pour ¥i, montre aussi quil a pu perdre Faccent. Au reste, il y a eu, dans la haute pé- riode du bas latin , tendance à remplacer, dans des participes de ce genre, la par Yi, et conséquemment à déplacer faccent; par exemple, rogitus pour rogatus, doUtus pour dolatus, vocitas pour vocatus, provitas four probatui. Mais, quant à jîcatom, faitération de prononciation, quelque générale qu'elle ait été , ne fut pourtant pas sans exception. En Saixlaigne on dit figàa, à Venise figà, avec le véritable accent latin.

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d*un mot bas latin adrationare^ raison ayant, dans la langue d*oil, le sens de disconrs, allocution. Enfin, mompli ou mopli, qui veut dire croître, grandir, est rëquivalent de mnUiplier et répond à Tancien français , monteplier, dit pour moateptier; les deux se trouvent dans les textes. Mouteplier tient un compte exact de tous les éléments de multipUcare; montepUer les altère ; mompH y introduit une contraction; enfin mopli, en supprimant une na- salCt comme dans eo>9éntpouv corwent {convaUus), rendrait le mot mécon- naissable, si ron ne suivait pas toute la filière. Il y eut un temps , dans le français, on disait liere ^u sujet, de latro, eX larron au régime < de Itâromm; quand les cas périrent, le régime persista seul dans la langue moderne. Le waUon a conservé larron et liér\ mais avec le même emploi; cette double forme s explique par Tancien usage de la langue dVil.

Traire, de trahere, dont il avait primitivement tous les sens, a fim- par se borner à celui de malgére, verbe qui n*est pas delà langue fran- çaiseï Mais mn/^^rer a. survécu dans le wallon mode, à la. vérité avec une fautâ contre Facceiit , c ëst-à-dire que , dans le bas latin , mulgere a passé de la seconde conjugaison k la troisième, et de paroxyton est devenu proparoxyton , comme tacere a donné, en français, taire à côté de taisir, etplacere, p/oire, à côté déplaisir. Le wallon a, pour exprimer la neige ^ deux mots^, dérivés l'un et Fautre du latin , et employai dans de» loca«^ lités différentes : le preibier est ivière , qui est le féminin de ivier', en finançais hiver; ces trois mots provenant de hS^emas; on voit dans Viviire wallon comment un mot général se particularise, hibernas finissant par désigner spécialement la neige. Le second est nivàie; celui-ci est digne de remarque, parce qu'il faut Tajouter à ces féminins collectifs de la langue d'cÂ, qui émanent d'un neutre* pluriel iâtin : nivâie est la pro- duction de nivalia, comme merveille de ÉiirabiEay

Je ne m'arrêterai sur dovri , ouvrir, que pour faire remarquer â M. Grandgagnage que l'origine en est non deaperire, mais deoperire. J'ai disserté suffisamment {Joam. des Sàv. août i'856 , p. ^6i) sur ce verbe, dont le siens dair et la forme régulière contrastent avec notre oavrir, inex- plicable, ce semble, autrement que pai^ une méprise de langue. Mais je m'étendrai, en revancbe, sur un article qui me permet de tenter l'explication d'une glose malbergique; on sait que c'est le nom de mots intercalés dans le texte de la loi salique. L'antiquité, comme on voit, en est très-grande. Ces mots sont d'une forme le plus souvent très-bar- bare, et ils ont, de tout temps, été une croix pour les érudits. L'opinion la plus probable est que ces mots sont des rubriques de chapitres, qui de la marge ont passé dans le texte. Tout récemment un savant aile-

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raillerie injurieuse , injure » satire. Une acception très-analogue est as- signée à un mot du patois wallon : on trouve , dans le Glossaire , e$- (raboté y rudoyer, maltraiter en paroles, et un verbe composé resiraboté, qui a le même sens. Ainsi un mot, qui reparait isolé dans un poëme du xu* sièdle, nen a paa moins vécu sourdement au sein des patois, bien que la langue écrite n*en ait conservé aucune trace. Je crois même ie discerner dans le patois berrichon; je lis dans le Glossaire de M. le comte Jaubert : étreboat, bourrasque, ouragan. La forme sy rapporte, car laccentsur étrebout suppose une 5, estrebout. Quant au sens, de même qu*injure a pu être dite bouirasque, de même, par un change- ment inverse, bounrasque a pu êtr^ dénommée d*après injure.

Le mot, d'ailleurs, n'est pas borné à la langue d'oil et à ses patois. Il est dans le provençal : estribot on siribot, qui veut dire chanson mo- queuse. Il est dans fancien espagnol , il a le même sens que dans Benoit : Escarnios et laydos estribotes, Berc. Dom. 648. Il est enfin dans l'ancien italien strambotto, que je trouve dans le Lexique roman de Ray- nouard, avec l'explication : Poésie che si cantano degli innamorati. Il faut san^ doute l'entendre de chansons railleuses. Gela résulte de l'ensemble des significations.

Tous ces documents nous montrent qu'au fond du mot en question il y a l'idée d'injure. Maintenant appliquons ce résultat des recher- ches à la glose mîdbergique. On voit , par les textes de la loi salique , que cette glose est dite a la fois d'un faussaire, d'une femme de mauvaise vie et d'un poltron qui a fui dans le combat. Il faut donc que le sens en soit tel, qu'il convienne dans les trois cas. Mettez à la place injare^ et vousaves une signification très-fiatisfaisante.,- <iSi quelqu'un en appelle un autre faussaire, et ne peut prouver son dire (Malb. injure), il sera con- damoéà quinze sous^ . Si quelqu'un traite de femme de mauvaise vie une personne libre, et ne peut prouver son dire (Malb. injure), il sera condimné à quarante-cinq sous. Si quelqu'un reproche à un homme d'avoir fui et jeté son bouclier, et ne peut prouver son dire (Malb. injure), il sera condamné à six cents deniers. » - L'interprétation que je donne appuie l'opinion de ceux qui, coomg^ je l'ai dit, voient^ dans les gloses malbergiques, des rubriques introduites de la marge dans ie texte. La rubrique était : des injures, en ktin de conviciis, dans la langue des gloses extrabo.

La forme de la iangu<e d'oil {estnAot, dans Benoit, e$<ra6o((f, dans ie wallon), la forme italienne strambçtta^ qui est la mômci sauf l'intercala- tion de l'ut appelée par. le &». et, subsîdiairement, les formes avec <> du provençal et de l'espagnol, estribot et estribote, témoignent que, parmi

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prpmisdaas le dernier article, de cailloa, qui est une forme dérivée et doat le thème est caille ou cail, eiistant encore dans les patois. Calculas a donné ou caa/ifue ou caiUe; de ces deux formes, la première na pas laissé de traces ; ta seconde est restée en usage. Ce rapprochement ôte toute raison de contester que calculas soit le primitif de caille, et, par conséquent, de caillou.

Il y a, dans Tancien français, un verbe très- employé : ce^ se guer- menter, se garmenter, se guementer, en provençal, gasmeniar, guaimentar, gaymeniar, M. Dies est disposé à y voir une transformation de lamenter, par Imtermédiaire de Tinteijection guai. Puis, s*arrètant à la forme guermenter, îl se demande si elle ne renferme paa un radical celtique , attendu que le gaélique gairm, le kymri gamdo et le breton garmi si- gnifient pousser des cris. Enfin , se gramenter, qui se trouve aussi , lui suggère Tidée d*une origine germanique, par gram, affligé. Pourtant, Je crois qa*il faut y voir seulement une all^tion singulière , il est vrai , de iamentari, et cest le wallon qui me fournit la principale raison. Ce patois a se larmenier; M* Grandgagnage , après avoir discuté quelques étymologies, accorde le plus de probabilité à celle qui s'adresse à lameniari, Tépenthèse de IV devant Ym n étant pas sans exemple, eu wallon, voyec germale , jumeau , de gemellus. Ainsi (oineTi^ari a pu donner lermenter^ coomie âme a donné arme dans certains textes. Reste la trans- formation de 17 en g, Qu il y ait eu une certaine affinité entre ces deux lettres, la préposition secundum le montre, qui sest changée en segond et selon. G*est, je suppose, une affinité de ce genre qui a changé lamen- ter en guementer, et de là, par Tépenthèse d'une r, guermenter.

Dans plus d'une circonstance, il faut recourir à la fois au vieux fran- çais et aux patois pour expliquer un mot du finançais actuel. D vient tante? Pour ce terme de parenté, le vieux français ne connaît que ante, reproduction exacte de amita, qui a l'accent sur l'antépénultième, comme sente (français populaire) représente, pour la même raison, semita. Evi- demment tante tient , par le sens et par la forme, à ante , dont il est quelque altération. Mais quelle est cette altération , et comment un t s'est-il introduit ici? On a dit que ce t n'avait aucune raison étymologique et qu'il était seulement épenthétique comme dans at-il , voilà-t-il, etc. Je ne pense pas qu'il en soit ainsi; un t épenthétilque peut se trouver entre deux voyelles ;' mais , au commencement d'un mot, je n'en connais pas d'exemple, .et, tout exemple manquant, tante ne peut être expliqué de cette façon. Selon moi, ce < représente le pronom possessif to; on sait que, dans l'ancienne langue, le féminin des pronoms possessifs, devant un nom commençant par une voyelle , au lieu de se transformer en un

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entier. Cela seul a sudi pour le préserver de toute partialité provin- ciale. Pourtant roccasion de signaler une plus grande correction dans le patois que dans la langue littéraire se présenterait plus d'une fois; car, sauf Tusage des bons écrivains et de la société polie , sauf Télaboration granfimaticale (double avantage que je suis loin de vouloir atténuer) , la langue littéraire n est , non plus , qu un patois ou dialecte élevé à la supré- matie; et elle a, comme les autres, ses fautes et ses méprises. En voici une singulière, et qui, justement, appartient en propre, non pas à la langue ou h roreille, mais aux régulateurs de Torthographe. En wallon, can est le côté le plus étroit d'un objet. Mète one brike so s'kan se traduit par : mettre une brique de cbamp. Cant ou chant, suivant le dialecte, se trouve dans le vieux français avec le sens de coin ; et il a fourni , dans le français moderne , suivant le dialecte l'on puisait, canton et chanteau . Canio, en italien et en espagnol, est le même mot, d'un radical qui, d'ailleurs, se trouve à la fois dans l'allemand Kanthe, côté le plus étroit, dans le celtique cant, bord, dans le latin canthas, bord de la roue, et enfin dans le grec xavObs, coin de l'œil. La locution actuelle de champ n*a donc rien de commun avec campus; ceux qui l'ont écrite, ne la com- prenant plus, l'ont, ce qui est arrivé tant de fois, assimilée à un mot connu et compris; et c'est ainsi que chant (véritable orthographe} a été confondu avec champ; un coin, un bord étroit, avec la campagne; et M. Grandgagnage n'a-t-il pas raison de dire : « Ceci est un bel exemple a de corruption dans une langue académique. » Représailles pardon- nables du mépris si souvent prodigué aux patois.

Retrouver, k l'aide de formes romanes, un mot latin qui n'est pas dans nos lexiques et qui a été certainement en usage, se peut en cer- taines circonstances; et il y a un moyen de fournir quelques additions non sans intérêt, sinon à la latinité cla&sique, du moins à celle qui pré- para l'avènement des langues romanes. Je rencontre un cas de ce genre dans ornière; non pas immédiatement; il faut d*abord discuter et cor- riger. Ornière, en soi, ne mènerait à rien, sinon à ornare, qui n'est pas de mise ici. Mais les patois contiennent la rectification voulue. L' n dans ornihe est ime lettre pour une autre; et elle tient la place d'un d ou d'un h. En effet, le picard ordière et le wallon çarhîre sont la trans- cription irréprochable du latin orhitarîa, transformé par la bouche ro- mane, qui supprimait Yi bref, en orbtaria, et de là, suivant les afiinitcs de l'oreille, en ordière picard ou en oarhire wallon; ce dernier serait en fi*ançais orhière. Mais ces mots, qui ne peuvent pas avoir existé sans orbitaria, témoignent on même temps qnorbitaria a existé, lequel, d ailleurs, est un bon dérivé d'orbita, pour exprimer une ornière.

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Clef inédite du Grand Cybus, roman de ilf ''' de Scudéry.

QUATRIÈME ARTICLE ^

Catherine de Vivonne était filie unique de Jean de Vivonne , mar- quis de Pisani, ambassadeur de France à Rome, et de Julia Savelli, grande dame romaine , veuve de Louis des Ursin3. Elle naquit à Rome pendant Tambassade de son père, en Tannée i588^, et fut mariée en 1600, à rage de 13 ans, à Charles d*Angennes, marqub de Ram- bouillet, alors vidame du Mans, capitaine d*une des compagnies des cent gentilshommes de la maison du Roi, et qui devint successive- ment maître de la garde- robe, chevalier des ordres, colonel général de Tinfanterie italienne, maréchal de camp, ambassadeur extraordinaire en Piémont en i6ao, puis en Espagne en 1627; personnage, à tous égards, très-considérable, qui avait été bien avec le maréchal d'Ancre et fut encore mieux avec le cardinal de Richelieu, de beaucoup d*esprit, d'une assez grande fierté, de peu d'ordre en ses affaires, et dépensant fort noblement sa fortune^ A la mort de son père en 161 1, il prit le titre et le rang de marquis de Rambouillet. Mais, dès 1 606 , Thôtel qui por- tait alors ce nom, et qui était la demeure de la famille, avait été vendu; et c'est des mains du nouveau propriétaire qu'en 1 62 A Richelieu l'acheta pour le démolir et bâtir sur son emplacement le fameux Palais-Cardi- nal^. Parmi tous les biens que Catherine de Vivonne avait apportés à son mari était Thôtel Pisani « l'ancien hôtel d'O et de Noirmoutier, rue Saint-Thomas-du~Louvre. La jeune marquise, qui avaitpris en Italie le goût des belles choses, ne trouvant pas cet hôtel assez beau, le fit mettre à bas, et, nul architecte ne lui proposant de plan h son gré, elle s'érigea elle-même en architecte, et fit construire un hôtel nouveau sur des dessins traces de sa propre main. La principale nouveauté de ce

* Voyoz, pour le premier article . le cahier d* avril , page 209 ; pour le deuxième , celui d'oclobre, page 633; et, pour le Iroisième, celui de novembre, page 689. ' Le marquis de Pisani épousa Julia Savelli le 8 novembre 1587. Tallemaut, t. U, p. 2^5, dit'qne sa fdle naquit pendant les États deBlois, par conséquent en i588; et en effet elle doit être née celte année-là, [)our avoir pu mourir le 27 dé- cembre 1 665, à Tàge de soixante et dix-sept ans , comme le dit positivement Segrais , Œuvres diverses , Amsierdam ^ 1 723 , 1. 1, Mémoires anecdotes, p. 3i . La date certaine du mariage de son père et celle de sa propre mort ne permettent pas de la faire mourir à soixante et dix -huit ans, comme le font li| plupart des mographcs.

Tallemant, t. II, p. 207-213. * Sauvai, t. II, p. 199 et aoo.

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quels que fussent leurs opinions, leurs intérêts, leur rang, leur carac- tère. Nous avons en yain cherché sur son compte, ce qui ne manque tl'ordinaire à aucune destinée un peu brillante, quelque calomnie ou quelque médisance, un mot équivoque, Tépigramme la pli^ légère: partout nous n avons trouvé qu'un concert d'éloges vivement sentis qui traversent plusieurs générations^ Il'n'y a pas jusqu'aux gens de lettres, race .peu portée à T enthousiasme , habile et prompte à saisir tous les ri- dicules, qui, divisés sur tout le reste et prêts à se déchirer entre eux, ne s'accordent d'une façon merveilleuse, dès qu'il est question de la marquise de*Rambouiliet. Elle a désarmé Tallemant lui même. Lui, le caricaturier du xvii* siècle, qui recherche avec passion et ramasse avec complaisance ies bavardages du plus bas étage pour en salir les re- nommées les phis pures ou les plus dignes d'indulgence, qui partout il entrevoit quelque faiblesse imagine une bassesse ou une ordure, reçu on ne sait comment à l'hôlel de Rambouillet, assez tard, à ce qu'il semble , et sans y avoir été fort remarqué , puisque son nom ne se trouve pas même une seule fois dans ies lettres de Voiture, impitoyable sur tous les habitués de l'illustre maison, en épargne la maîtresse, ou plutôt la loue avec une effusion bien touchante , venant d'un pareil per- sonnage. Il la fait connaître avec un soin particulier, raconte sa vie, celle de son mari, de son fils et de ses filles, de son gendre Montau- sier, et de ses principaux amis. On comprend donc que la bienveillante et reconnaissante mademoiselle de Scudéry, qui avait fait partie des beaux jours de l'hôtel de Rambouillet, n'est pas restée au-dessous de Tallemant, Elle en répète en effet tous les éloges , ou plutôt elle les devance, car Tallemant écrivait cette partie de ses Mémoires en lôSy, et le tome VII du Grand Cyras est de novembre i65i. Elle fait plus : elle nous fournit quelques détails nouveaux sur un point qui n'est pas sans importance.

Comment ne nous restent- il aucun portrait authentique, peint ou gravé, d'une pei*sonne d'une telle renommée? Le fait est étrange, mais il est certain. Pour des portraits gravés, il parait qu'il n'y en a jamais

* On trouvera rindicalion de tous ks âUteuri du xvii* siècle, depuis Balzac jusqu*à Fléchier, qui ont 'loué madame de Rambouillet, dans deux écrivains de notre temps qui font autorité sur la matière, M. Rœderer, Mémoires sur la société polie; et M. Walkenaèr, Mémoires touchant la vie et les écrits de madame de Sérngné, 1. 1, cbap. IV, et t. II, Notes et éclaircissements de la r* partie. Rappelons seule- ment que, pendant longtemps, madame de Rambouillet fut célèbre sous le nom d*Arthénice, anagramme de celui de Catherine. Dans Je Dictionnaire des Précieuses madame de Rambouillet est Rozelinde, et sa ûlie Julie, MénaKde.

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tnoiselle de Scudëry ne nous traçait de Clëomire bn portrait bien in<^ suffisant encore'', mais qui; du moîiis , contièht quelques traits précis. EHè néglige de nous dire si Cléomire était brune ou blonde, si elle avait des yeux bleqs ou noirs, les deux points essen^tieis de tout pqrUrait de femme. Mais, au moins, elle affirme quelle était grande;, d*vme très-belle. taille^ dune figure réguliers, sereine ^t tranquille comme son âme; que toute i^a personne était pWine è la fois de majf^sté et d'agrément; et, à Téloge. qu'elle fait de l'éclat particulier de ses yqux , on pourrait conjecturer qu ils n étaient ni bleus ni noirs, mais d'une nuance délicate difficile à, bien exprimer^ Voici cette description, on ^merait sans doute à trqiiyçf,^ au lieu d çmpbatiipies ^ou^nges , des indicationa jgaieux marquées, majs qui est encore ïe pQrtJTftU^JP^K^iîn^ imp£t;*fait qui nous ait été conservé de madame 4e Rambouillet. . ,.

Le Grand Cynû/ tome VU, jp. 489 : « ImaginWvous lai beauté même, si voua Toulez cQficevcir 'èëMe éé €^te admirable persènhe. Je he vous dis point qné vous vous ifigunte. celle qujB noé peiiifres donoent à^Vénas, pour comprendre ia •ieone^jàar el|^ n^ terpii^pi^ assez jnodeAte; ai c^lie à^ Palla8« p^cé qu'elle sfroi) trop fière; ni celle dq Juaon, qui ne seroit pas s^»ez çhaK;jD[ianfe; ni ceilf^ de Diape,^ qui seroil uu peii trop sauvage; mais je vous dirai que, pour représenter Cléo- mire, il faud'foit |!)rëhard detotlteslé^ ^gures qu'on dbnitJe à ces dèssses ce qU^eHes oot de beau, et Von en feroil peut-être >cih^ passable >peinture.GI<éomire est^àbde et bien £Eiite : .tonsjés ttait^. w fion visage sont adnairaUès^ la diêlicatesse de son teinL ne se peut^eipf îmf jl^; in^j^e&t^é de toafesii pe^soçpe e^t diga^gd^adai^l^n» et il sort je ne^is quel éclat de ses yeux qui imprime le respect dani^ 1 âme de tou5 ceut'qiii la regardfétit; et poui* moi, je vous avoue que je n*ai jamais pu approcher Qcomire, sans sentir dans mon cœur je ne sçais quelle crainte respectueuse, qui m*a obligé de soDgei^f^us à moi, étaa^ auprès d*elle» qu ennui butre iîeu dumoade ou j*aie jamais été. .Au reste, les yeux de Cléomire sont si. aâmiittUement beaux, qu*oa ne les a jamab pubien représenter: ce < sent .pourtant des yeux qui,. en don*> naat Tadmiration, n'ont pas pcodàit ce que lès autres beaux y^ux ont àcooatumé de produire dans le.oœnrde ceux qui les voient'; car enfin, en donnant «dé l*amoùr, ils ont toujours donné en même temps de la crainte »et du respect, et, ' par un privi^ lége particulier, ils ont purifié Icnisrles^fBurs qu ils ont embrasés. li y a même paml leur éclat et parmi lenr douceur une ' modestie si grande, qn elle -se communique à ceux qui la voient: et je suis fortement persuadé qu*il n'y a point d*homme an monde qui eût Taudace d*avoir une pensée criminelle en la présence de Cléomire. Au reste-, sa physionoâue est la plus belle .et la plus noble que je vis jamais, et il paroSt une Irauquillité sur son visage qui fiiit^-oirolairement queUc est-'ceiie'ide «on âme. On vôitmêmeren laivojiep^ rattlemeat, -que tdu4«s.sek passions scvit sou- mises à sa raition et ne font pcânC «le guerre intestine dans soncœnr ; en effet, 'jiè njo pense point que rincarnat quon voit siir ses joues ait^jamaié passé .ses ijmites <tt se soit épanc^.sur tout son vîsftge« si dcii*a étéi|par la chaleur âe Tété^du ps» es pudeur» mais jamais par colère ni par aucun dérégJèmerit de Tâme : iainsî <Clér)- mire, 'étant toujours également tranquille, est toigours également belk. Ënin.^si^.bTi vouloit donnée un corps la Cbasleté pouf lafadre:bdorev'partout6'la't«rpev 'je

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deste, qu'elle ne parle de toutes choses admirablement, comme elle fait, que par le simple sens commun et par le seul usage du monde. Cependant elle se connoil à tout : les sciences les plus élevées ne passent pas sa connoissance ; les arts les plus difficiles sont connus d elle parfaitement. . Au reste, jamais personne n*a eu une connoissance si délicate qu*elle pour les beaux ouvrages de prose ni pour les vers ; die en juge pourtant avec une modération merveilleuse, ne quittant jamais la bien- séance de son sexe, quoiqu'elle soit beaucoup au-dessus. . . Il n*y a personne en toute la cour, qui ait quelque esprit et quelque vertu, qui n'aille chez eile^ Rien n'est trouvé beau, si elle ne l'a approuvé : il ne vient pas même un étranger qui ne veuille voir Cléomire et lui rendre nommage ; et il n'est pas jusqu'aux excellents ar- tisans qui ne veuillent que leurs ouvrages aient la gloire d avoir son approbation. Tout ce qu'il y a de gens qui écrivent en Pfaénicie ont chanté ses louanges ; et elle possède si merveilleusement l'estime de tout le monde, qu'il ne s'est jamais trouvé

f)ersonne qui l'ait pu voir, sans dire d'eHe mille choses avantageuses , sans être éga- ement charmé de sa beauté, de son esprit, de sa douceur et de sa générosité, b

A tant de qualités joignez encore celle-ci, sans laquelle il eût été absolument impossible de maintenir une société quelconque, à travers les perpétuelles agitations de ces temps orageux : nous voidons dire Tin- dépendance. uElle ne sçavoit, dit Segrais, ce que c*ëtoit que prendre « parti. » Et elle le fit bien voir au temps de la toute-puissance de Riche- lieu. Le cardinal avait beaucoup de considération pour elle; mais, en- touré de sourdes inimitiés et même de ti*agiques complots, il étendait partout Tœil de sa police, et aurait bien voulu savoir ce qui se passait ou ce quon tlisait de lui dans une compagnie telle que celle de Thôtel de Rambouillet. Un de ses émissaires en toucha quelque chose à la mar- quise, qui se tira de ce mauvais pas avec sa dignité accoutumée. Segrais et Tailemant racontent tous deux cette anecdote un peu diversement, mais, dune manière également honorable à madame de Rambouillet. Selon Segrais, l'émissaire de Richeheu aurait été Boisrobert; il aurait dit à la marquise a que le cardinal la prioit en amie de lui donner avis (( de ceux qui parioient de lui dans les assemblées qui se tenoient chez « elle. Elle répondit qu*ils étoient si fortement persuadés de la considé- « ration et de Tamitié qu elle avoit pour Son Éminence , qu il n y en avoit « pas un seul qui eût la hardiesse de parler mal de lui en sa présence, « et ainsi qu elle n'auroit jamais occasion de lui donner de semblables (( avis. » Dans Tailemant , il s'agirait du cardinal de la Valette et de la princesse de Condé, très-assidus à Thôtel de Rambouillet, et dont le

^ ^ ^ ç, Bpagnd. ' Segrais,

anecdotes, 1. 1 , p. 3o : < Les princesses la voy oient, quoiqa'dle ne fût pas duchesse, i

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c Qéoolire, dit mademoiselle de Scudéry, s'est fait faire un palais de son dessin , qui est un des mieux entendus du monde; et elle a trouvé Tart de (aire en une place d*une médiocre grandeur un palais d*une vaste étendue. L ordre , la régula- rité et la propreté sont dans tous ses appartements et à tous ses meubles ; tout est magnifique chez elle, et même particulier; les lampes y sont différentes des autres lieux'; ses cabinets sont pleins de mille raretés qui font voir le jugement de celle qui les a choisies; i*air est toujours parfumé dans son palais; diverses corbeilles magnifiques pleines de fleurs font un printemps continuel dans sa chambre; et le lieu on la voit d*ordinaire est si agréable et si bien imaginé, qu*on croit être dans un enchantement lorsqu*on y est auprès d*elle

Cette description, qui parut en i65i, est le point de départ et le modèle de toutes celles qui ont ëtë données de Thôtei de Rambouillet, au XVII* siècle. Mademoiselle, en 1 65g, dans la Princesse de Paphlagonie, en parlant du lieu on voyait d*ordin aire madame de Rambouillet, désignée sous le nom syipbolique de la déesse d*Âthènes, reproduit les principaux traits de la description de mademoiselle de Scudéry, et in^ dique aussi deux gracieux ornements de la chambre de la marquise , bien faits pour attirer Tattention de mademoiselle de Scudéry, si elle les avait vus en 1 65 1 , des portraits et une bibliothèque : « L'antre de la « déesse d*Âthènes est entouré de grands vases de cristal, pleins des plus «belles fleurs du printemps, qui durent toujoiu^s dans les jardins qui «sont auprès de son temple pour lui produire ce.qui lui est agréable. « Autour d'elle il y a force tableaux de toutes les personnes qu'elle aime : « ses regards sur ces portraits portent toute bénédiction aux originaux ; « il y a aussi force livres sur des tablettes qui sont dans cette grotte : on « peut juger qu'ils ne traitent de rien de commun. » Tailemant nous apprend que madame de Rambouillet fut la première qui s'avisa a de « faire peindre une chambre d'autre couleur que de rouge ou de tanné; » et Voiture célèbre souvent la grande chambre bleue, ainsi appelée, dit Sauvai, parce qu'elle était parée ^'une tenture de velours bleu rehaussée d'or et d'argent. Madame de Rambouillet se complaisait dans cette de- meure charmante. Dès vingt ans, comme notis l'avons dit, elle avait renonce aux plaisirs bruyants, aux hais et aux assemblées de la cour, et s'était réservée pour le cercle choisi qui se réunissait chez elle. Bientôt elle dut s'y réduire par suite d'une incommodité toute particulière et fort étrange. Environ à l'âge de trente-cinq ans, elle s'aperçut que le feu lui échauffait le sang. Quelque temps après, le soleil produisit sur elle le même effet. Elle eut bien de la peine à ne plus se chauffer et surtout à fuir le soleil; «car, dit Tailemant, personne n'a jamais tant

' Ce détail d*ameublement ne se trouve nulle autre part, et il est à regretter que mademoiselle de Scudéry ne se soit pas ici expliquée oavantage.

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772 JOURNAL DES SAVANTS.

M \\\\\\é k 90 pix)inoncr et (\ considérer les beaux endroits du paysage de w Pnri.H. Copondant il fallut y renoncer au moins pendant le soleil ; caur» uuno loi» quelle voulut aller & Saint-Cloud, elle nétoit pas encore à urontn^o du Cours qu*clle s*é>^nouit, et on lui voyoit bouillir le sang ^t dans los veines, car elle a la peau fort délicate. Avec Tàge son inccMn- M modité s'augmenta. I^ voilà donc réduite à demeurer presque toa- « jou)^ rhoi elle et à ne se chauflfer jamais. La nécessité lui fit eoiprunter «\des Ks|>;\gnol$ finvention des alcâtrs, qm sont aujourd'hui si fort en « vi>guo À Paris. » Mademoiselle fait allusion à cette incommodité de madame de Rambouillet avec une délicatesse qui, dans le temps, était fadU A comprendre : «Je la crois voir dans cet enfoncement le « soleil ne pénètre [K>int et d la lumière n est pas tout à fait bannie- » Mcidemoiselle de Scudexy s*explique un peu plus clairement :

« OlfSHniTt" . |>*nui lAUl U^ATâiiU^res q[u*«lW « refais de$ dieux . a le maîbesr MiM» »anl^ iMkmiIi^ qiie U moindn^ cbose altère; arant cela <ie commoii aTiec Aeur» ^tti . }XHir wMWservw Itur fir&kheor. ne Tietiknl être ni tonjoan *^ HHi]<^urf( à l\Mt\br«^ ^ qui ont b<»«>in qne omx qui ks cultivect iesr £k »aiKM\ jvariiculièop . q«i« $jin$ èlre firoix^e ni c)^n3e. ccnsenif Urzi besa^ liiMr iKM^anpr \i« c<« deux qualités Geomire . arant doo: hsocn ic se c Vvrt KNUKVup moîtt» wm^^nal <dk ciwt <ûe queles autres daine» de Tyr.

.Vu nH>n>e«t %>u Catherine de Xircnne c^MQn>eix-a2î i

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DÉCEMBRE 1857. 773

de Tabbaye de Saint-Etienne de Reims. Les deux autres filles desti- nées au monde étaient la fameuse Julie-Lucie d*Ângennes, depuis du- chesse de Montausier, gouvernante du dauphin, et première dame d'honneur de la reine Marie-Thérèse ; et Angélique-Clarisse d*Ângennes, qui fut la première femme d*Âdhémar de Monteil^ comte de Grignan, le futur gendre de madame de Sévigné; toutes deux très-aimables et très-spirituelles , et les dignes héritières de madame de Rambouillet.

AngéUque d*Ângennes était de beaucoup la plus jeune. H parait quelle était la filleule de la fameuse Angélique Paulet, qui lui donna, dit Tallemant , et son nom et quelque chose du blond très-ardent de ses cheveux. Elle avait de sa mère sa belle taille, et aurait pu être assez belle, si la petite vérole ne lui eût un peu gâté le visage. Elle ne se maria quen i658, et on l'appelait ordinairement mademoiselle de Rambouillet. Voici ce qu*en dit Timplacable Tallemant ^ : a Elle a «de Tesprit, et dit quelquefois de fort plaisantes choses; mais elle a est maligne et n'a garde d'être civile oomme sa sœur. On dit pour- «tant qu'elle est bonne amie.» On peut retrouver ces différents traits adoucis ou par la vérité ou par une flatterie de bon goût dans le portrait d'Anacrise, une des deux filles de Cléomire qui l'aidaient si bien à faire les honneurs de son palais.

Le Grand Cyrus, t. Vil , 1. 1*", p* 4 99 : « Anacrise n'est pas si grande que sa sœur,

3uoîqu*elle sok de fort belle taille; mais féclat de son teint est si surprenant et la élicatesse en est si extraordinaire , que , si elle n'avoit pas les yeux entièrement beaux et merveiUensement fins , on en feroit mille exclamations et on lui donueroit raille louanges. Mais il est vrai que, quoique la personne d*Anacrise soit toute belle et toute aimable, il est pourtant certain qu'il y a je ne sçais quoi, dans sa physiono- mie, de spirituel , de délicat , de fin , de fier, de malicieux et de doux tout ensemble, qui arrête les yeux agréablement et qui la fait craindre et aimer en même temps. Et certes ce n*est pas sans raison , si elle inspire ces deux sentiments à la fois : car elle est tout ensemble une des plus aimables et une des plus redoutables personnes de toute la Phénide. Ce n*est pas qu'elle ne soit généreuse, et qu'elle n*ait même de la bonté; mais sa bonté nétaot pas de celles qui font scrupule de faire la guerre à leurs amis, Anacrise est sans doule fort à craindre; car je ne crois pas qu il y ait une personne au monde qui ail une raillerie si fine ni si particulière que la sienne. D y a tout ensemble de la naïveté et un si grand feu aimagination aux choses agréables et malicieuses qu'elle dit, et elle les dit si facilement, elle les cherche si peu et les dit même d'une façon si négligée, qu'on pourroit douter si elle y a pensé, si on ne la connoissoit pas. Cependant eue ne dit jamais que ce qu'elle veut dire, et elle sçait si parfaitement la véritable signification des mots dont elle se sert en raillant, et sçail encore si bien conduire le son de sa voix et les mouvements de

' Tallemant, t. II, p. a6i.

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la marqaise de Montausier, peinte sur marbre, en habillement de Pallas, par Stella. M. Waagen ^ a rencontré en Angleterre, dans la fameuse galerie d*Âlthorp, appartenant à lord Spencer, un portrait qui passe pour ce- lui de Julie d*Ângennes, duchesse de Montausier, et qui est attribué à Mignard ; mais il se contente de remarquer que ce portrait est un des plus soignés et des plus agréables qu'il ait vus du peintre français; il ne nous dit pas s*il y a une inscription qui désigne positivement Julie, et sur quels motifs on donne cette toile à Mignard. Assurément, rien ne s*y oppose , et , si Mignard , presque en sortant de 1* école de Vouet , a quitté la France, et n'y est revenu que vers i66o, et par conséquent n a pu peindre Julie lorsqu'elle était jeune encore, il est assez vraisem- blable que, de i66o à 1671, lui, dont toutes les belles dames de la coor se disputaient le pinceau , aura fait le portrait de la marquise de Montausier, devenue duchesse , bien que MonvUie, dans sa vie de Mignard , énumérant les portraits les plus Ulustres sortis de sa main , ne fasse pas mention de celui-là^. D'ailleurs, M. Waagen ne donne pas le moindre détail sur la personne représentée dans le tableau de la galerie d'Âltborp , si elle a les cheveux bruns ou blonds , les yeux bleus ou noirs, les traits réguliers et le port majestueux. Ainsi nous n'en sa- vons guère plus sur la beauté de madame de Montausier que sur celle de madame de Rambouillet. Nous savons seulement que c'étaient des beautés de même ordre, dont le trait principal était la grandeur et la perfection de la taille , avec des agréments et des grâces de toute sorte répandus sur toute leur personne.

Mais, en retour, nous connaissons à merveille l'esprit, le caractère, les mœurs et toutes les habitudes de Julie d'Angennes et de la mar- quise et duchesse de Montausier. Les contemporains lui ont prodigué des éloges qui peuvent paraître excessifs à la l^èreté et à l'esprit de dénigrement, mais qu'une longue étude de la vie de cette éminente personne justifie pleinement. Environnée d'hommages dès le berceau, recherchée et adorée par tout ce qu'il y avait de plus illustre et de plus aimable, de l'humeur la plus libre et la plus enjouée, et, comme sa mère , exempte de toute pruderie , jamais aussi le moindre soupçon ne l'atteignit, et, à l'hôtel de Rambouillet ou à la cour la plus polie et la plus galante de l'univers, sa vertu demeura sans tache, et elle soutint avec éclat de son exemple, ainsi que plusieurs autres belles dames du même temps, la sublime et périlleuse maxime de la marquise de Sablé,

' Kunsiwerke and KûnstUr in England, etc. Beiiin, i838, Zweiter Theil, p. 5^4. * La vie de Pierre Mignard, etc. par l'abbé de MonviHe. Amsterdam, 1731.

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à Voiture, sur lesquelles celui-K^i se confond en exclamations, dit avoir vu quelques lettres d'elle à madame la Princesse , écrites avant le siège de la Rochelle , « qui est un temps Ton ne s étoit pas encore avisé 0 de bien écrire : il y a pourtant des choses dites avec beaucoup de a délicatesse. » Pour nous, nous trouvons aussi bien de Timagination dans Zélide et Alcidalis, petite histoire inventée pour amuser mademoiselle de Bourbon, et que Voiture, malgré tout son esprit, a plutôt gâtée que perfectionnée. Nous avons mis au jour des lettres de mademoi- selle de Rambouillet écrites en 1642 ou en i6/ii3\ Tallemant, s'il lesjeût connues, n'eût pu 3 empêcher de reconnaître encore bien des délicatesses; et nous en possédons d'autres d'une époque différente, lorsque Julie était devenue madame de Montausier, qui nous paraissent d'un agrément infini. Pour dire enfin toute notre pensée , nous tenons Julie d'Ângennes comme un esprit très-rare, et au premier rang des femmes éminentes de la première moitié du xvii* siècle.

Mais telle est la misère de la nature humaine, que nous portons dans nos meilleures qualités la source même de nos défauts. Julie d'Angennes était aimable, d'une humeur facile et accommodante. Tant qu'elle resta à côté de sa mère, dans une société assez peu courtisa- nesque, l'on pensait et parlait avec une juste liberté, cette heureuse facilité de caractère n'avait que de bons effets et servait à entretenir la concorde et la gaieté parmi les habitués de l'illustre hôtel. Mais, quand Montausier l'eut mise à la cour et en eut fait une gouvernante des enfants de France et la première dame d'honneur de la reine, son in- dulgence dégénéra en une complaisance qui, en portant très-haut sa fortune^ nuisit à sa considération; l'ancienne amie de madame de Lon- gueville s*accommôda aux faiblesses du roi, et de marquise devint duchesse. Même auparavant, à partir de son mariage, elle avait succes- sivement perdu la noble indépendance qui avait (ait les beaux jours de l'hôtel de Rambouillet, et tant élevé sa mère dans l'estime publique. Nous adhérons donc bien à regret, mais avec une entière conviction, à cette sentence portée sur elle par Tallemant, qui dit, dès l'année 1 687 : « Je tiens que mademoiselle de Rambouillet valait mieux que madame « de Montausier. Elle est pourtant bonne et civile, mais il s'en faut bien «que ce soit sa mère, car sa mère n'a pas comme elle les vices de la « cour Mais , en i65i, madame de Montausier ressemblait encore beaucoup à Julie d'Angennes, et mademoiselle de Scudéry nous la peinte un peu avant son mariage, lorsque avec sa sœur elle était la vie

' Madame d$ Sahli, chap. i".

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it déease d'Athènes , avait un esprit de pacification , et portait la paix « partout elle alloit. C*étoit une personne aimaUe et aimée de tout 0 le monde, qui n*a jamais fait que du bien et qui a toujours empêché le «mai autant qu'elle a pn. Elle avoit des charmes dans Tesprit qui se «faisoient connoître à tous ceux qui Tapprochoient , mais qui ne se a peuvent exprimer. Jamais personne n'a mieux sçu qu'elle conserver a l'affection de ceux qui étoient le plus mal ensemble, ni être si bien «venue chez les ennemis des gens qu'elle venoit de quitter. Rien n'étoit « bien sans elle : les maisons qu'elle ne vouloit pas honorer de ses vi- « sites étaient désertes et décriées. Enfin son approbation seide faisoit «valoir ceux qu'elle en jugeoit dignes; et, pour bien débuter dans le « monde > il faHoît avoir l'honneur d'être connu d'elle. » . Pour achever de nous faire bien connaître Julie d'Ângennes et sa soBm^ Angélique, qui, sous les auspices de leur mère, se partageaient la conduite de la maison et concouraient à son agrément, mademoi* sdle de Scudéry compare et oppose les deux sœurs l'une à l'autre, et ce contraste , présenté avec asses de liberté , nous initie au double esprit qui se pouvait discerner à l'hôtel de Rambouillet La noble marquise, parmi toutes ses grandes qualités^ avait ime délicatesse que blessait toute grossièreté, surtout celle du langage, qui repoussait de certains motsf que Tallemant cite sans se gêner ^, et que cependant, depuis ma* dame de Rambouillet, on n'a plus prononcés devant des femmes dans la moindre compagnie bourgeoise \m peu polie. Selon nous , c'est un service qu'a rendu l'hôtel de Ramboufllet Mais, en telle matière, il est aisé de passer la juste home, et, pour éviter la grossièreté, de tomber dans le dé&ut contraire. C'est ce défisiut-là, cette pruderie, cette pré* cioiité^ fort répandue, à ce qu'il parait, parmi les demies et vulgtoreis imitatrices de L'illustre marquise , que Molière attaqua longtemps après, sans dangeralors pour la cause de la poUtesse et dans l'intérêt du nature). Lui-mèxne garda>t-il toujours la parfinte mesure? Nous n'oserions l'affir^ mer, et nous doutons que , dans )b pr(^(rès de h délicatesse des mcsurs et du langage, en 1 67 a , il eût osé produire au grand jour, devant Louis XIV, mademoiselle de la Valli^e et madame de Montespan , à côté de la grande comédie d^s Femmes smantes , la bouffonnerie de Syanarelle arec son ie- cond .titre. Madame de Rambouillet aussi ne poiissa*t-die pas un peu loin le scrupule? Nous inclinons Aie croire; mais, dans une femme d'une

^ Talleroant, t. II, p. a33 : tElIe est un peu trop délicate, elle mol de uignêux, dans nne satire ou dans une épigramme, lui donne, dit-elle, une vilaine idée; en n oseroit devant, elle prononcer le nom de c. . . ; mais eda va dans Taicès, etc.

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ta tausier, dit -il, dès qu'elle voyoît airiver an geatîlhoninic, s'informoit a de son nom et de tout le reste , et , à table ou en causant , le nommoit «par son nom, lui demaodoit des nouvelles de sa famille : cela les tcharmoit'.a Ce contraste entre les deux sœurs, au milieu de tant de rapports de goût et d'esprit, est déjà marqué avec tous les ménagements nécessaires, mais avec une darté suffisante,: dans ce passage de made- moiselle de Scudéry, écrit en i65i :

Le Cnmd Cyrot, I. MI, 1. P* : « D f'a une difTéreoce entre PfiUonideel Anacriae, qui eit considérÉbte et qui en mel beaucoup en leur bonheur r car lapremière ne s'ennuie presque jamais; eOe prend de tous les iieoi elle e^t ce qu'il y a d'agréable, sans se mettre en chagrin de ce qui ne l'est pas, el porte [lartout elle va un esprit d'accommodement qui lui fait trouver du plaisir dans les provinces les plus éloi^ées de la cour. Hais, pour Anacrîse, il y a si peu de choses qui. la satîsussent, si peu de personnes qui lai plaisent, un si petit nombre de plaisirs qui touchent son in- cUnation, qu'il n'est presque pas possible que les diokes l'ajustent jamais si par- iaitemeot, qu'elle paisse passer un joiir tout à fiiil heureuse en toute une année, tant elle a l'imagination dÈlicate, le goàt exquis et particulier et l'humeur difEdle k contenter. Anacrise est pourtant si heureuse, que -ses chagrins même sont dîver- tissans ; car, lorsqu'on lui entend ëiagëi^ la loogdéor d'iiti joiir pttsé k la cam- pagne, ou celle d Dn6 après-dlnée en mauvaise compagnie, efle le bit si agréable^ ntent, et d'une manière si charmante, qu'il n'est pas posaibls de ne l'admirer point, et de ne pardonner pas à une personne d'autant d'esprit que celle-là d'être pins dif- ficile qu'une autre au choix deS gens à qui elle vçii,t donner son estime ei accorder >a conversation.*

Avec toutes ces ressemblances et toutes ces dilT^rences qui unissaient et dîstÎDguaient madame de Rambouillet et ses deux filles Julie et. An- gélique, on comprend aiséoient commenti.^si que le ditTallemant', l'hôtel de Rambouillet fut, de 1610 à i65o. «îe ihéûtre de tous ies K divertissements, rendez-vous de tout ce qu'il avoit de plus galant <■ à la cour et de pluâ poli parmi les beaux esprits du siècle. » Toutes les sociétés les plus relevées, qui se formèrent alors dans Paris et répan- dirent de toutes parts le goût des choses de l'esprit, le sentiment de la politesse, le bon ton et les bonnes et belles manières, s'établirent à l'instar de l'hôtel de Rambouillet, par exemple l'hôtel de Condé, dont faisait les honneurs madame la Princesse avec sa fille madame de Lon- gueriUe, toutes deux assidues dans les salons de la rue Saint-Thomas-du- Louvre ; puis, à la place Royale et à Port-Royal, le petit salon de madame de Sablé, l'amie particulière de madame de Rambouillet, etc. C'est U

' Tallemant, t. II, p. a5i.

OÉGEMBBË 1857. 783

itmàmÉmànaKÊm^^aÈÉÈÊàÈ^iitÊtma^aàataàtaiisààstàam^t

NOUVELLES LITTÉRAIRES.

INSTITUT IMPÉRUL DE FRANCE.

l u . . k M L M %k

<*l)iil IM

ACADÉMIE DES INSCRIPTIONS ET BELLES-LETTRES.

Dans la séance do A décembre 1857, M. Alexandre a été éla membre de TAca- démie des inscriptions et belles-lettres en remplacement de M. Boissonade, décédé.

Dans la aéance du 11 décembre; M. D«Mste a été éld ffiembre deTAcadémid des inscftptitms et bdlea-iettres , en1retnpta<sefn6fit de M. Qtiatv^nière, décédé.

ACADÉMIE DES SCIENCES.

Dans la séance du i4 décembre 1857, M. Frémy a été élu .membre de l'Aca- démie des sciences, section de chimie, en remplacement deM.lélraron Tliehard. décédé. ' *

LIVRES iNOUVEAtlX.

FRANCE.

ColUctioii dût carialaires de France^ i. VUl. Ctuinlairt de Vablaye de. Saphir Victor de AfoneiIIe^publié piur M. Guérar^, membre dk rlnstilul de France, avec la colla- boration de MM. Manon et Deliilçt. Paris , imprimerie de Lûlàiirev iSSy, a volumes ' in-A* de CLVi-65i et 944 pages. lÙocum$e^ti inédiu surtlusloiHde t'itmce^fublié^ sous les auspicea du ministère de jl*inatnictfon publique.) ~LeQtrlulaire de Saint- Victor de Marseille est le dtmior ouvrage auquju doivo s*dt,^c)ier le nom de M* Gué* rard, qui avait inauguré, en i^Ao, et iqiriclu de.tant d^^pU^ts travaux la collée* lion jdes cartulaires de France. Interrompue par la mort qe , ce savant si distingué

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Et, si on néglige le» décisions des hommes qui, après la mort du Sauveur, éta-

blirent TÉglise et lui donnèrent le gouvernement qui la régit, comment se rendra- « t-on compte de certains passages aes Evangiles P b On entend par Didascalia les constitutions apostoliques. Les chréliens coptes croient que ces constitutions furent rédigées , après la mort de Jésus-Christ, dans une assemblée qui se tint à Jérusalem, et à laquelle assistèrent les douze apôtres, ainsi que saint Paul et saint Jacques, évêque de Jérusalem. A Tégard des Rehqaiœjuris ecclesiastici antiquissimœ , c*est un recueil de règlements de divers genres, qui portent, en général, le nom du pape saint Clé- ment, et qui, bien que n'étant pas de lui, remontent aux trois premiers siècles du christianisme. On sait que saint Clément, élu pape à Rome en go, et mort en exil vers Tan loo, assista saint Paul dans ses prédications, mais on a peu de détails sur les derniers temps de sa vie; d'après une tradition répandue en Crimée, les Russes sont persuadés que le saint pontife fut envoyé dans ce pays, près de remplacement de la ville, devenue si fameuse, de Sébastopol, et que les carrières, encore exis- tantes, dlnkermann, lui servirent de prison et de tombeau. Le texte syriaque des Reliqaiœ offre d*abord un livre de saint Clément intitulé : « Testament de Notre « Seigneur Jésus-Christ et paroles que le Sauveur prononça devant les saints apôtres «après être ressuscité d*entre les morts.* Viennent ensuite une épitre de saint Cyprien et une autre de saint Pierre , patriarche d*Âlexandrie. Le contenu du texte grec est analogue à celui du texte syriaque. En somme, il s*agit, dans ce recueil, des règlements qui avaient été adoptés dans TÉglise primitive , avant que les em- pereurs, se faisant chrétiens, prissent une part importante au gouvernement de rÉglise. Les questions que fait naître Tétude de ces anciens monuments de This- toire ecclésiastique n*ont pas cessé d*ètre agitées en Angleterre et en Allemagne-, elles tinrent, au dix-septième siècle, une grande place dans les travaux scientifiques de la France; il suffit de citer, les noms de Colelier et de Tabbé Renaudot. Ces pu- blications de M. de Lagarde pourraient fournir, aux personnes qui , chez nous , ont conservé le goût de ce genre d*études , Toccasion de reprendre des recherches main- tenant presque abandonnées. Le texte grec des Didascalia et des Reliquiœ a été em- prunté à un manuscrit de la Bibliothèque impériale, qui renferme un grand nombre de traites analogues, et dont on trouve une notice faite par M. Munk, dans le Cor- pus xgnatianum, de M. Cureton , a* édition. Ce manuscrit parait remonter au dixième siècle. Les caractères syriaques qui ont servi à Timpression des Reliquiœ ont été gravés à Vienne, sous Tinspection de M. de Lagarde, par les soins de M. Auer, Tha- bile directeur de l'imprimerie impériale. ^

ITALIE.

Rechetxihes historiques et critiques sur VEsfrii des lois de Montesquieu, par Frédéric Sclopis. Turin, imprimerie royale, 1867, in-8* de 161 pages. Des remarqués inédites sur Montesquieu , extraites des manuscrits de M. de Monclar, une des lu- mières du parlement de Bordeaux sous Louis XV', remplissent la première partie de ce volume. A la suite de ces remarques, qui s'arrêtent au onzième livre de TEsprit des lois , M. Sclopis a placé ses propres considérations critiques sur œt ouvrage célèbre. On y trouve une suite de rapprochements historiques et philoso- phiques entre Montesquieu et Machiavel, d*Agu&«seau, Helvétius, J.-J. Rousseau, Vico, Tliomasius, Jacob Vernet. Le dernier chapitre a pour titre : c Comment VEs-

prit des lois fut reçu en Italie.

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DECEMBRE 1857. 787

Al. Zamakhscharii lexicon geographicum . . . Texte arabe copié par M. Matliias Salverda de Grave et publié par M. le professeur JuynboU. Leyde, i856, m-8*. Octobre, 66ii.

Âbul-Mahasin ibn Tagribardi annales, par M. Juynboll. Texte arabe, tome I*. Leyde, io-S*. Norembre, 728.

ir. LITTÉRATURE GRECQUE ET ANCIENNE LITTÉRATURE LATINE.

Eludes sur les tragiques grecs, par M. Patin. 3* édition. Paris, i858 (1857), 4 vol. in-ia devii-386, 38g, ^37 et 4^3 pages. Octobre, 660.

Corpus inscriptionum grxcarum... edidit Ernestus Curlius. Berlin et Paris, i856, in-f'dexx-376 pages avec 11 planches. Mai, 338.

Œuvres complètes de Lucien de Samosate, traducifion nouvelle. . . par Eugène Talbot. Paris,' 1867, a vol. in-ia dexxiv-567 et 698 pages. Juin, U01.

Traduction des histoires de Tacite. . . par Félix Olivier. Lyon et Paris, 1867, in 8^ de vii-4o8 pages. Octobre, 661.

III. LITTÉRATURE MODERNE.

1* GHAMMAIRE, POESIE, MELANGES.

Clef inédite du Grand Cyrus , roman de M"* deScudéry. 1" article de M. Cousin , avril, 309-11:11. 2* article, octobre, 633-655. ^* article, novembre, 689-708.

4* article, décembre, 763-782.

Chants du peuple etï Grèce, par M. de Harcellus. . . Paris, i85i, 2 vol. in-8* de xix-428 et 496 pages. Chants populaires de la Grèce (texte grec) , publiés par M. Spyridon Zampélios, de Leucade. . . Corfuu, i852, 767 pages. Histoire de Tinsurrection grecque (texte grec), par M. Spyridon Tricoupis. Tome I*'. Lon- dres, i853, viu-4o4 pages in-8*. 5' article cle M. Hase, mars, 183-196 (voir, pour les précédents articles, les cahiers de janvier, d*avril , d*octobre et de novembre i856). 6* et dernier article, juin, 369-383.

Inscriptions chrétiennes de la Gaule antérieures au vin* siècle. . . par Edmond Le Blanf. . . Tome I**. Imprimerie impériale, i856, 498 pages avec 42 planches.

i** article de M. Hase, novembre, 065-676.

i"" Lexicon etymologicum linguarum romanarum, Italicse, Hispanicse, Gallicœ, par Friederich Diez. Bonn , 1 853 , 1 vol. in-8*. 2* La langue française dans ses rapports avec le sanscrit. . . par Louis Delâtre. Paris, i854t tome I**, in-8^ 3* Grammaire de la langue d*oll. . . par J.-F. Burguy. Berlin, i853-i854. 4* Guillaume d'Orange, chansons de geste des xi* et xii' siècles. . . par W.-J.-A. Jonkbloet. La Haye, i854t 2 vol. in-8*. 5* Altfranzôsische Lieder, etc. (chan- sons en vieux français), par Ed. Mâtzner. Berlin, i853, 1 vol. in-8*. 9* article de M. Littré , janvier, 55-71 (voir, pour les précédents articles, les cahiers d*avril, de mai, d*août, de septembre i855, et de mars, d*avril, de juillet et d*août i856).

10* article, mai, 3i2-332. 11* article, juin, 383-396. 12* et dernier article, août, 495507.

1* Glossaire du centre de la^ France , par M. le comte Jaubert. Paris, 2 vol. in-8*.

2* Dictionnaire étymologique de la langue wallone', par Ch! Grandgagnage. Liège, 2 vol. in-8*. 1" article de M. Littré, set^tembre, 537-548. 2* article, novembre, 676-688. 3* article, décembre, 75o-76îi".

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DÉCEMBRE 1857. 789

Recueil des chroniques de Flandre. . . par J.-J. de Smet. Tome III. Bruxelles, i856, in-V de iv-yAa pages. Mai, 33g.

5. Histoire littéraire, bibliographie.

Du Gallia christiana et de ses auteurs, élude bibliographique, par Victor Fouque. Paris, 1857, in-8° de 91 pages. Juin, 398.

Philobiblion , excellent traité sur Tamour des livres, par Richard de Bury, traduit pour la première fois en français. . . par Hippolyte Cocheris. Paris, 1867, petit m-8'de XLViii-a88 pages. Avril, 270.

Cartulaiie et archives des communes de l'ancien diocèse et de Tarrondissement administratif de Carcassonne, par M. Malml. Tome 1". Paris, 1867, ^"'^^ ^^ ^^^' 4a4 pag^s avec caries et gravures. Avril, 270.

Archives, bibliothèque et inscriptions de Malte, par M. L. de Mas-Latrie. Paris, 1867, iii-8* de 2ào pages. Octobre, 66a.

Essai sur la vie et les ouvrages de Nicole Oresme, par Francis Meunier. Paris, 1867, in-8* de 207 pages. Avril, 37 a.

Biographie universelle (Michaud). . . Nouvelle édition. Tome XVII, 6bà pages in-8\ Mai, 337.

Titres de vingt-quatre thèses soutenues devant la Faculté des lettres de Paris. Avril, a68-a69.

6. Archéologie.

Travels and researches in Chaldaea and Susiana, witb an account of excavations atWarka... and Shush. . . in iSilg. i85a, i853, i854i by William Rennett Lodus. London, 1867. in-8". 1" article de M. Quatremère, mai, 273-a87. a' article, octobre, 6i4*63a.

Poème allégorique de Meliténiote, publié. . par M. E. Miller. Paris, Imprimerie impériale, 1857, m-4* de 139 pages. Juin, 4p3.

Bulletin de la Société archéologique et historique de la Charente, a' série. Tome I", 1857, ^"^'^^ ^^^ pages. Juin, 897.

Bulletin de la Société impériale des antiquaires de France. 1867, in-8' de 64 pages. Juin, 398.

La villa Brennacum, étude historique, par Stanislas Prioux. Saint-Germain et Soissons, 1857, in-ia de 106 pages. Octobre, 66a.

3* PHILOSOPHIE, SCIENCES MORALES ET POLITIQUES. (Jurisprudence, théologie.)

Sancli patris nostri Gregorii, vulgo Nazianzeni, G)nslanlinopolitani archiepiscopi operum tomus secundus, etc. Ekleiite et accuranle D. A. B. Caillau (poésie' lyrique et liturgie chrétienne). Article de M. Villemain, février, 73-9a.

Lettres de Jean Calvin, recueillies pour la première fois. . . par Jules Bonnet. Paris, i854, a vol. in-8*. a* article de M. Mignet, février, 9a-io6 (voir, pour le 1* article, le cahier de décembre i856). 3' article, mars, i55-i73. à* ar- ticle, juillet, 4o5-4a3. 5* article, août, 470-48 1.

Philosophie écossaise, par M. Victor Cousin. 3* édition. Paris, 1867, in-8* de xii-5a7 P^S^* Novembre» 734.

DECEMBRE 1857. 791

comte de Rougé. Paris, i856. a* et dernier arlicle de M. Bîot, janvier, i-ao (yoir, pour le i" article, le cahier de décembre i85€).

Nouvelles recherches sur ia division de Tannée des anciens Egyptiens, par M. Henri Brugsch. i" article de' M. Biot, ^avril, aaia33. a* article, mai, aSS-agy. 3* arlicle , juin . 353-368. 4* article, août, 481-495. 5* et der- nier article, septembre, 549-557*

Tables de la lune, d'après le principe newlonien de l'attraction universelle, par P.-A. Hanstn, directeur de l'Observatoire ducal de Gotlia. 1 vol. in-4° de 5i 1 pages. 1* article de M. Biot, octobre, 60 1-61 4. a* article, décembre, 7a9-739.

Recherches expérimentales sur la végétation , par M. Georges Ville. Paris, i853. viim33 pages, a planches et figures dans le texte. 7* article de M. Chevreul. juillet, 437-451- (voir, pour les précédents articles, les cahiers de novembre et dé- cembre i855, de février, mai, juin et août i856). 8' arlicle, août, 5o7-5a7.

Souvenirs d*un voyage en Sibérie, par Christophe Hanstein. . . traduits du nor- wégien par M"' Colban et revus par MM. Sédiliot et de la Roquette. Paris, 1857, in-S" dexv-428 pages. Octobre, 6G1.

Etudes biographiques pour servir h l'histoire de la science , par Paul-Antoine Capi. Paris, 1857, in-12 de vi-4o8 pages. Janvier, 7a.

Mémoires pour servir à l'histoire de l'Académie royale de peinture et de sculp- ture, depuis i648 jusqu'en i664, publiés pour la première fois par M. Anatole de Monlaiglon. Paris, 18 53. a vol. Mémoires inédits sur la vie et les ouvrages des membres de l'Académie royale de peinlure cl de sculpture, publiés par MM. Dussieux, Soulié, de Chennevières, Mantz et de Monlaiglon. Paris, i854. a vol. in-8*. 3* article de M. Vitet, janvier, ao-4a (voir, pour les deux pré- cédents articles, les cahiers de novembre et décembre i856). 4* arlicle, février, 106-1 17. 5* arlicle, avril, a33-a49. 6* arlicle, septembre, 562-584-

Les monuments de l'histoire de France, catalogue des productions de la sculp- ture, de la peinlure et de la gravi: e relatives à l'histoire de la France et des Fran- çais, par M. Hennin. Tome II. Paris, 1857, in-8'* de cxxiii-3oa pages. Juin, 4oo.

Geofroy Tory, peintre et graveur, premier imprimeur royal. . . par Aug. Ber- nard. Paris, 1857, in-8* de xv-aGo pages. Antoine Vitré et les caractères orien- taux de la bible polyglotte de Paris, par le même. Paris, 1857, in-8* de 54 page^. Mars, ao5.

INSTITUT IMPÉRIAL DE FRANCE.

Sc^ance publique des cinq Académies; Prix décernés et proposés. Août , 5a8.

Académie française. Réception de M. Biot. Février, i36. De M. le comte de Falloux. Mars, 196. Élection de M. Emile Augier. Mars, 19G. Mort de M. Alfred de Musset. Mai, 33a. Mort de M. Brifaut. Juin, 397. Séance publique annuelle. Prix décernés et proposés. Août, 5a9-53a.

Académie des Inscriptions cl belles-lettres. Mort de M. Durrau de Lamalle. Mai, 333. Ses mémoires. Tome XXI, 1" partie, 1657, in-4" de /»o8 pages. Juin, 398. Séance publique annuelle. Prix décernés et proposés. Août, 53a-536. Mort de M. Boissonade et de M. Quatremcrc. Septembre, 598. Ses mémoire?. Tome XXI, a* partie, 1857. in^' de 4a7 pages. Septembre, 600. Éleclion de M. Alfred Maury. Novembre, 7ai4. Élections de MM. Alexandre et Delisle. Décembre, 783.

Académie des Sciences. Élection de M. Delafosse. Mars, 196. Mort de M. Du-