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GASTON MAUGRAS
JOURNAL
D'UN ÉTUDIANT
(EDMOND GÉRAUD)
PENDANT LA RÉVOLUTION
1789-1793
NOUVELLE EDITION
PARIS
LIBRAIRIE PLON
PLON-NOURRIT et C", IMPRIMEURS-ÉDITEURS
8, RUE GARANCIÈRE 6*
I 9 I o
Tdits /iroîts réservés
JOURNAL D'UN ETUDIANT
PENDANT LA RÉVOLUTION
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Voltaire et Jean-Jacques Rousseau. Un volume.
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PARIS. TVP. PLON-NOURRIT ET C'«, 8, RUE GARANCIÈRB. — I3263.
GASTON MAUGRAS
JOURNAL
D'UN ÉTUDIANT
(EDMOND GÉRAUD)
PENDANT LA RÉVOLUTION
1789-1793
NOUVELLE EDITION
PARIS
LIBRAIRIE PLON
PLON-NOURRIT et C", IMPRIMEURS-ÉDITEURS
8, RUE GARANCIÈRE 6*
19 10
Tous droits réservés
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Tous droits de reproduction et de traductio» réservés pour tous paye.
PREFACE
L'ouvrage que nous mettons aujourd'hui sous les yeux du public est extrait de la correspon- dance d'un jeune étudiant de Paris avec sa famille, de 1789 a 1792.
En réunissant ces documents nous n'avons nullement eu la prétention d'écrire une histoire de la Révolution et de composer un récit com- plet et suivi des événements. Notre ambition a été infiniment plus modeste.
Nous nous sommes borné à extraire des cor- respondances que nous avions entre les mains tout ce qui pouvait avoir quelque intérêt au point de vue de l'histoire et des mœurs de l'époque, tout ce qui pouvait contribuer à reconstituer la vie quotidienne, non pas telle que nous nous la figurons, mais telle qu'elle a existé dans la réalité. Nous avons ajouté de brèves explications quand le sujet nous a paru le mériter et nous avons
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relié les événements par quelques lignes d'un court récit pour éviter l'obscurité qu'aurait pu faire naître une correspondance forcément in- complète et souvent interrompue.
Nous nous sommes imposé une extrême réserve dans nos jugements et nos apprécia- tions ; nous nous sommes presque toujours borné au rôle de narrateur fidèle, exposant les idées de notre héros et laissant à nos lecteurs, fort bons juges en la matière, le soin de les approuver ou de les blâmer.
Il ne faut chercher dans cette correspondance, ni grandes vues politiques ni aperçus profonds sur les hommes ou sur les événements, mais c'est une peinture merveilleuse de la vie de tous les jours, c'est un écho fidèle des impressions de toute la classe bourgeoise, c'est un saisissant tableau des petits faits de la Révolution, de ces faits insaisissables, disparus sans laisser de traces, mais qui n'en sont pas moins devenus es facteurs essentiels des plus tragiques évé- nements de l'histoire.
On voit dans ces lettres le mouvement révolu- tionnaire se dessiner peu à peu, on voit les illu- sions des uns, les intrigues des autres, on voit le mal irréparable causé par l'émigration, on voit Paris devenir le centre d'ardentes conspirations;
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on comprend mieux comment les événements se sont enchaînés, comment les menaces de la contre- Révolution, la crainte de l'étranger, la peur d'un retour à l'ancien Régime, le double jeu de la Cour ont semé l'épouvante et insensi- blement exaspéré et affolé les esprits; on s'explique mieux comment à un attachement pas- sionné pour le Roi, succède une haine irréconci- liable, comment cette ère de fraternité et d'amour, inaugurée avec un enthousiasme si sincère en 1789, finit par sombrer dans la haine et dans le sang. Dans leur naïveté et leur simplicité ces lettres éclairent d'un jour singulier bien des événements qui nous paraissaient incompréhen- sibles et inexplicables.
L'imagination, en effet, se refuse à com- prendre comment tant de crimes ont pu être commis sans soulever d'horreur toute la partie saine, la partie honnête de la population, sans qu'elle s'insurgeât et vînt à bout par la force d'une bande d'égorgeurs.
L'explication devient plus simple quand on lit notre correspondance.
On reste stupéfait de voir avec quelle rapidité des gens de mœurs douces et d'une classe sociale élevée, mais enthousiasmés de la Révolution et de ses principes, se sont habitués aux pires
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excès, comment ils en sont arrivés à tout excu- ser, à tout trouver légitime et à prendre de bonne foi parti pour les bourreaux contre les victimes.
Mais on reste aussi frappé de la sincérité de leurs convictions. Ils sont persuadés qu'ils rem- plissent le devoir le plus strict; ils n'ont à la bouche que les mots de justice, d'équité, de droit. C'est au nom de ces grands principes qu'ils vous égorgent, ou tout au moins assistent impassibles à votre supplice.
Ces mêmes crimes qui, en temps ordinaire, les révolteraient comme d'horribles assassinats, leur paraissent tout simples, tout naturels, parce que le bien général l'exige. Ils en arrivent à une véritable inconscience, comme ces inquisiteurs, qui, le cœur léger et sans remords, soumettaient leurs victimes à d'effroyables tortures pour le bien de leur âme, ou les brûlaient en grande cérémonie pour l'édification publique et la plus grande gloire de Dieu.
C'est un fanatisme d'un autre genre, et voilà tout.
Eux aussi sont des illuminés et ils vivent dans un rêve étrange. Eux aussi ils font intervenir Dieu, la Providence, ils font appel àla protection divine, ils se croient des justiciers. Ils se jugent tous bons, vertueux, sensibles, ils ne parlent que
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d'austérité, de pureté de mœurs, et leur unique rêve est d'amener l'humanité à la perfection.
Il y a là un état d'âme bien singulier!
Nous avons fait d'assez nombreux emprunts à un très curieux ouvrage paru il y a quelques années et publié par M. Lockroy sous le titre de Journal d'une bourgeoise pendant la Révolution. Il nous a paru intéressant et infiniment probant de rapprocher les opinions de deux personnes d'âges bien différents, vivant dans des milieux très distincts et cependant jugeant les événe- ments dans des termes presque identiques.
Dans le Journal ditne bourgeoise le refrain ne varie pas : l'ordre, la tranquillité, le calme le plus complet régnent dans Paris; jamais on n'a vu des mœurs plus douces, plus paisibles. On se croirait transporté aux temps idylliques.
Notre étudiant donne une note exactement semblable : le peuple est doux, paisible, ma- gnanime, il n'aime que les plaisirs champêtres, ces plaisirs qui remplissent le cœur de senti- ments purs et élevés.
On s'attend, en lisant ces Mémoires intimes, à la peinture d'une existence troublée, agitée, à des appréhensions, à des alarmes continuelles. Quelle erreur ! A en croire nos narrateurs, jamais Paris n'a été plus tranquille. On ne
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songe qu'à se régénérer, à se rendre digne du beau titre de citoyen, à épurer ses mœurs, à élever son âme vers l'Etre suprême, à chérir la patrie, ce nom si doux qu'on vient de découvrir; on ne songe qu'à imiter toutes les belles actions de la Grèce et de Rome dont on a l'esprit encore tout rempli; on ne songe qu'à acquérir toutes les vertus. On veut devenir bon, honnête, ver- tueux surtout; ce mot devient dans la langue du peuple la synthèse de toutes ses aspirations. On aime Robespierre parce qu'il est vertueux, on aime Pétion parce qu'il est vertueux. Pour con- quérir les faveurs populaires, avant tout il faut être vertueux.
Dans les deux récits la note est identique, ils se confirment et se complètent l'un l'autre, et il y a là au point de vue de l'histoire un véritable enseignement.
La correspondance dont nous nous sommes servi possède encore à nos yeux un très grand mérite : ce n'est pas un de ces pastiches plus ou moins habiles, comme l'on en a tant fait dans ces dernières années et dont le moindre défaut est de présenter les événements suivant le goût de l'auteur; ce n'est pas davantage une réunion de pièces empruntées à des relations officielles ou à des articles de journaux intéressés
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à travestir les événements ou à les défigurer suivant les désirs et les passions des partis, c'est l'œuvre honnête et spontanée d'un témoin oculaire, d'un témoin dont la jeunesse suffit à attester la sincérité et la bonne foi.
A ces divers titres, les documents dont nous nous servons aujourd'hui nous ont paru mériter de voir le jour.
Nous exprimons nos plus vifs remercîments à Mme Jardel-Géraud qui a bien voulu, avec une parfaite bonne grâce, nous confier toute la corres- pondance de son père. Nous la prions d'agréer l'hommage de cet ouvrage dont elle nous a fourni tous les éléments essentiels et qui est pour elle un véritable bien de famille.
LE
JOURNAL D'UN ÉTUDIANT
PENDANT LA RÉVOLUTION
CHAPITRE PREMIER
I 789- I 790
Sommaire : Voyage de Bordeaux à Paris. — Impressions de route, — Installation à Paris. — Le Palais-Royal. — La place Louis XV. — Le Garde-Meuble. — Les boulevards. — Le Louvre. — Le Jardin des Tuileries. — Le jardin du Luxembourg. — L'Opéra. — Le Théâtre-Italien. — La Comédie-Française. — L'Assemblée nationale. — La famille royale.
En décembre 1789,011 jeune homme d'une quinzaine d'années faisait son entrée dans Paris, accompagné de son précepteur. Ce jeune homme portait le nom d'Edmond Géraud et appartenait à une famille de la meilleure bourgeoisie de Bordeaux. Son père, riche armateur, faisait le commerce avec l'étranger, et en retirait d'honorables profits.
Edmond Géraud avait reçu une solide instruction, il était nourri des classiques grecs, latins et français, et son intelligence, d'une rare précocité, lui donnait
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une valeur personnelle fort supérieure à son âge. Enchantés des brillantes dispositions que montrait leur fils et désireux de le mettre à même de les cul- tiver, ses parents résolurent de l'envoyer passer quel- ques années à Paris. Ils estimaient, non sans raison, que les études sérieuses allaient seulement commencer pour lui et que le véritable complément d'une éduca- tion libérale ne pouvait se faire avec succès que dans la capitale des lettres, des arts et des sciences, avec les mille ressources intellectuelles qu'elle offrait à la jeunesse et sous la direction des plus illustres profes- seurs.
Edmond jusqu'alors n'avait jamais quitté le toit paternel, si ce n'est pour faire de courtes villégia- tures chez des amis et dans les environs de Bordeaux. Quand ses parents se furent déterminés à se séparer de lui, ils ne voulurent naturellement pas l'aban- donner seul sur le pavé de la capitale; ils le con- fièrent à un jeune médecin de vingt et quelques années, M. Terrier, dont le caractère leur inspirait toute sécurité, et qui devait, tout en surveillant et en instruisant son élève, compléter lui-même ses études de médecine et de chirurgie.
Après les événements si considérables qui venaient de s'accomplir pendant l'année 1789, on peut aisé- ment supposer combien la perspective d'assister dans Paris même aux suites de la Révolution et aux modi- fications si profondes qu'on pressentait devoir se produire dans l'état social, devait enthousiasmer deux jeunes provinciaux, passionnés comme tout le monde à cette époque pour les idées nouvelles.
Les deux voyageurs, enchantés de leur sort, se mettent en route au commencement de décembre. Leurs moyen ne leur permettant pas de louer une voiture pour eux seuls, ils prennent modestement
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la voiture commune, c'est-à-dire la diligence (i), con- nue aussi sous le nom de « Turgotine » (2) ; comme ils partent de la campagne de M. Géraud, située à quelque distance de la ville, ils vont rejoindre la di- ligence à Cubzac, où un premier malheur leur arrive. En traversant la Dordogne, le batelier négligent laisse tomber dans la rivière la valise qu'ils emportent avec eux; on la rattrape à grand'peine; mais, hélas! toute cette garde-robe si soignée, si bien préparée par une mère vigilante, est grandement endommagée. Pour comble d'infortune, Edmond, fort épris de pein- ture, n'a eu garde d'oublier ses couleurs ; elles ont fondu sous l'action des flots et tous ses effets ont pris les teintes de l'arc-en-ciel. Bien loin de prendre au tragique leur mésaventure, nos jeunes gens en rient de bon cœur et n'en montent pas moins gaie- ment dans l'intérieur de la voiture publique qui les prend au passage. Ce qu'étaient ces véhicules de l'époque, l'auteur de Paris en lySç va nous le dire : a A certaines heures arrivent dans les quartiers du centre les diligences, les carrosses, les carabas qui viennent de province, lourds, massifs, énormes, lais- sant apercevoir la silhouette des voyageurs entassés dans les intérieurs trop étroits, avec leurs bâches informes, leurs larges roues, leurs paniers attachés par derrière et débordant de paquets, leurs sabots rivés aux chaînes et sonnant la ferraille, avec les essieux qui grincent, les soupentes qui gémissent, les fers de roues qui sautent sur les pavés. Quatre ou six chevaux blancs ou gris, la queue nouée, couverts de harnais rapiécés, trottent pesamment, stimulés par
(i) La diligence coûtait seize sous par lieue. La chaise de poste ou le cabriolet étaient beaucoup plus chers,
(2) La diligence fut ainsi nommée quand Turgot donna aux Messageries du royaume un privilège exclusif.
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les claquements répétés du fouet des postillons, en gilet rouge, en veste galonnée d'argent, sautillant, droits sur leur selle, dans leurs bottes bardées de pièces de bois (i). »
Le passage de la diligence est effrayant : « Un bruit tumultueux la précède et l'annonce, dit Mercier ; si elle descend avec rapidité, elle risque de se ren- verser. Quelquefois l'accident arrive, l'énorme car- rosse tombe, et vous avez beau demander au directeur le prix de vos bras et de vos jambes, il vous montre froidement son privilège, et regarde votre personne comme un ballot de plus, dont il ne doit pas sup- porter les accidents, vu la loi éternelle du choc des corps et celle des frottements. »
Mais qu'importent à la jeunesse la fatigue ou des cahots plus ou moins fréquents ! Edmond Géraud et Terrier n'en jouissent pas moins délicieusement de leur liberté, du grand air, de tout ce qui frappe leurs yeux, et les perspectives d'avenir qui s'ouvrent de- vant eux ne leur paraissent pas moins séduisantes. Pendant les rares arrêts de la voiture, ils ont encore le temps de jeter un rapide coup d'œil sur les pro- vinces qu'ils traversent.
a Les pays par où j'ai passé, dit Edmond, m'ont fort étonné : j'ai aperçu, au sortir de Cubzac, un ancien château de Renaud de Montauban; sur la route j'ai vu aussi les ruines de plusieurs forteresses, demeures des seigneurs du temps où le régime féodal régnait en France.
a Nous avons eu le sort d'arriver dans les grandes villes à nuit close. Nous nous levions toujours à deux heures du matin, ainsi nous n'avons pu rien voir que quelques villages où nous passions.
(i) Babeau, Paris en lySg.
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« Angoulême est fort bien située sur la crête d'une montagne dont le pied est arrosé par la Charente ; la ville domine sur une plaine immense. Le Poitou nous a paru un pays assez pauvre. Poitiers répond à ses environs; c'est une ville fort laide. J'y ai vu le poteau qui marque la place oii Alaric fut tué par Clovis; les plaines où Jean le Bon fut fait prisonnier par les Anglais.
« La Touraine est appelée avec raison le jardin de la France ; la Loire en arrose les campagnes, qui offrent les aspects les plus diversifiés et les plus agréables que l'on puisse imaginer, encore les avons- nous traversées dans une saison qui ne leur était guère favorable. Nous soupâmes à Tours ; ensuite nous fûmes voir la ville ; il y a une superbe rue, fort longue, où il y a des trottoirs, ainsi que sur le pont, qui est très beau; mais l'hiver dernier les glaces en abattirent cinq arches ; il y en avait douze ; on a remplacé celles qui manquaient par un pont de bois.
a Nous dînâmes à Blois; j'y vis la salle des Etats sous Henri III et celle où fut poignardé le duc de Guise.
« Le pont de Blois est encore plus beau que celui de Tours. L'accent est en effet excellent dans cette contrée, mais après les louanges qu'on m'avait faites du langage, je fus fort étonné d'entendre plusieurs barbarismes choquants ; il est vrai que c'était parmi le menu peuple.
« Je ne te dirai rien d'Orléans, si ce n'est que je fus voir la statue de la Pucelle, qui ne répond nulle- ment à la renommée de Jeanne d'Arc. »
Fort heureusement nos voyageurs ont trouvé des compagnons de route agréables : M. de Lostalot, député par les communes du Béarn et qui porte à
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Paris l'adhésion de sa province aux décrets de l'As- semblée nationale; c'est un homme a plaisant, bon patriote et plein d'esprit »; M. d'Argenton, « jeune homme fort instruit et qui a beaucoup voyagé » ; enfin un Parisien, M. Piaillé, « musicien plein de ta- lent ». Dès le premier jour on a fait connaissance, on s'est lié et le temps se passe le plus gaiement du monde.
Malgré la saison avancée, ils sont si bien entassés et si à l'étroit les uns contre les autres qu'ils ne souffrent nullement du froid.
Enfin le 15 décembre, après six jours de route, Edmond et Terrier arrivent sans encombre à Paris. Aussitôt ils se mettent en quête d'un logement dans le quartier oîi leurs travaux doivent les appeler le plus fréquemment, c'est-à-dire dans le quartier latin. Après quelques recherches, ils trouvent, rue Haute- feuille, à l'hôtel de Touraine, un joli petit apparte- ment bien aéré et qui paraît réunir toutes les condi- tions désirables. Pour un louis par mois, on leur loue une grande pièce à cheminée qui doit tenir lieu de salon, une chambre à deux lits et un cabinet de plus petites dimensions pour serrer le bois et se faire coiffer, car la poudre est toujours en usage avec les boucles et la queue (i).
Quant à leur nourriture, nos deux amis n'ont que l'embarras du choix; on trouve dans le quartier un grand nombre de tables d'hôte où, pour 28 sous ou
(i) « La rage de la frisure a gagné tous les états, dit Mercier : garçons de boutiques, clercs de procureurs et de notaires, domestiques, cuisiniers, marmitons, tous versent à grands flots de la poudre sur leur tête, tous y ajustent des toupets pointus, des boucles étagées. Douze cents per- ruquiers emploient à peu près six mille garçons ; deux mille chamberlans font en chambre le même métier; six mille laquais n'ont guère que cet emploi. »
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47 SOUS par jour, on est relativement bien nourri (i). Au bout de peu de jours ils se fatiguent du restau- rant et se décident à manger chez eux.
« Nous vivons très à mon goût, mande Edmond à sa famille; nous faisons apporter de chez un traiteur, qui apprête assez bien et qui fait tout au beurre ; notre ordinaire est excellent. Pour le vin, nous bu- vons du bon Champagne qu'un chanoine de Sainte- Geneviève nous a procuré ; il nous revient' un peu cher, mais nous sommes sûrs qu'il n'est pas frelaté, ce qui est bien rare à Paris. »
A peine arri\é, Edmond s'empresse naturellement de tenir sa famille au courant de tout ce qu'il voit, de tout ce qu'il entend, des moindres événements qui lui arrivent; ses lettres avec leur enthousiasme juvé- nile forment un tableau très saisissant non seulement de l'aspect extérieur de Paris, mais aussi de son état moral, et des passions politiques qui l'agitent.
La première lettre du jeune voyageur laisse éclater tout à la fois et la joie naïve qu'il éprouve d'être enfin dans la capitale et aussi une vague mélancolie qu'il n'est pas le maître de dominer :
(( Enfin je suis à Paris ! Quel rêve pour moi ! Ce départ m'avait si fort étourdi qu'aucun sentiment de douleur ni de joie n'affectait mon âme... Pendant la route il ne m'a pas été permis de faire la moindre réflexion, tant de choses m'occupaient! Ah! que le monde e.st grand! Arrivé à Paris, j'ai commencé à m'apercevoir que je laissais ce que j'avais de plus cher à cent trente lieues de moi; alors tout m'a paru
(i) Pour ce prix on avait pour déjeuner : une tasse de café au lait avec un petit ])ain, un bon dîner avec dessert, un souper avec viande froide, le vin compris. Les étu- diants pouvaient trouver dans la Cité, pour dix sous, un dîner composé de la soupe, du bouilli, d'une entrée, d'un dessert et d'un demi- verre de vin. (BabE.\U, Paris en J/Sq.)
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insipide et la douleur n'a pas tardé à s'emparer de mon esprit, mais ma gaieté reviendra bientôt. D'ail- leurs, je suis Gascon, et tu sais, comme disait Henri IV à son jardinier, qu'ils prennent partout. »
Pendant les premiers temps de leur séjour, nos jeunes gens ne songent qu'à visiter les principaux monuments ainsi que les quartiers à la mode; leurs lettres sont pleines de détails sur Paris.
Il ne faut pas perdre de vue que ces réflexions sont l'œuvre d'un tout jeune homme; si elles sont parfois un^^peu naïves, elles sont du moins empreintes d'une grande sincérité et toutes spontanées. Quant à l'emphase du style, elle est fort excusable, on sent que l'écrivain vient de quitter les bancs du collège; du reste ce tour pompeux qui nous surprend est de mode à l'époque et se retrouve dans presque toutes les correspondances du temps.
La première impression d'Edmond sur la capitale est plutôt défavorable. Il visite d'abord le Luxem- bourg, puis le Pont Neuf, qui est le centre du mou- vement et de la circulation :
0 Le cheval d'Henri IV ne vaut pas celui de Louis XV à Bordeaux, dit-il (i). La Samaritaine ne répond pas à la grande idée que je m'en étais formée. Les rues sont détestables, que les piétons y sont à plaindre ! La malpropreté y est poussée au dernier degré. Ne t'inquiète pas des voitures, j'y fais grande attention, et puis le nombre n'en est pas aussi grand qu'on pourrait l'imaginer.
(i) Le Pont Neuf, dit Mercier, est pour Paris ce que le cœur est dans le corps humain. Tout le monde y passe : pour rencontrer les personnes que l'on cherche, il suffit de s'y promener une heure chaque jour. Les mouchard? char- gés de retrouver les criminels s'installent sur le Pont Neuf et quand, au bout de quelques jours, ils ne voient pas leur homme, ils affirment hardiment qu'il n'est pas à Paris.
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« Paris, en général, ne m'a nullement frappé; je m'attendais à beaucoup plus. Je crois que la Révolu- tion l'a un peu changé; mais le peu d'effet qu'il a produit sur mon esprit vient des idées exagérées que l'on m'en avait faites. »
Mais à mesure qu'il pénètre dans les beaux quar- tiers de la capitale, l'indifférence et le dédain du jeune homme se change en une admiration sans bornes. Aussitôt installé il se rend, ainsi que Terrier, au Palais-Royal, que l'on appelle la capitale de Paris, et dont la réputation de merveille, unique au monde, a bien souvent troublé leurs rêves. Ils parcourent ce magnifique jardin qui est devenu le rendez-vous des élégants, des étrangers, des oisifs, depuis que pour lui garder son cachet aristocratique, on en a interdit l'entrée « aux soldats, aux gens de livrée, aux per- sonnes en bonnet ou en veste, aux chiens et aux ouvriers ». La beauté des bâtiments, la régularité et l'élégance des arcades, la magnificence des boutiques les frappent d'étonnement. Ils visitent ces galeries élevées en 1784 et où sont réunies tout ce qui peut séduire les yeux : pierres précieuses, bijoux artiste- ment travaillés, montres admirables, étoffes étourdis- santes, on trouve tout sous ces arcades où se pressent les provinciaux et les étrangers : « Quelle opulence! s'écrie Edmond, quelle richesse dans toutes ces bou- tiques dont l'éclat fatigue les yeux éblouis! »
Ils entrent dans ces restaurants, dans ces cafés où la foule se renouvelle sans cesse, dans ces petits théâtres (i) qui attirent et amusent jes badauds, et
(i) II y a entre autres, le théâtre de Beaujolais, où des enfants d'une douzaine d'années font des gestes sur la scène pendant que d'autres chantent dans les coulisses; la précision avec laquelle les gestes répondent aux paroles fait une illusion complète. On n'a trouvé que ce moyen
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ils restent émerveillés de toutes ces attractions, de toutes ces séductions si habilement réunies.
Les étrangers partageaient cet enthousiasme : « Tout ce qu'on chercherait à Paris, on le trouve au Palais-Royal, dit Karamsine ; on y pourrait passer sa vie, la vie la plus longue, dans un enchantement per- pétuel, et dire en mourant : « J'ai tout vu, tout « connu. »
Le' lendemain, Edmond et Terrier visitent la place Louis XV au milieu de laquelle s'élève une statue équestre de ce roi, « mais celle-là encore ne vaut pas, à beaucoup près, celle qui est à Bordeaux; la posture du cheval n'est pas aussi vive, sa tête et tout son corps sont froids ainsi que le cavalier ». La place est magnifique : entourée de larges fossés, garnis sur tout leur parcours de superbes balustres de pierre, elle offre un aspect grandiose; à sa droite se trouve le jardin des Tuileries, à sa gauche les Champs-Ely- sées ; en face, en regardant la rue Royale, s'élèvent deux magnifiques édifices construits par Gabriel. Ce- lui de gauche renferme les joyaux de la Couronne et est devenu un véritable palais des ?^lille et une nuits : vases, bijoux, pierres précieuses, costumes, armes, armures, tapisseries, c'est un amoncellement de ri- chesses incalculables, de splendeurs inouïes (i).
« Nous allâmes voir mardi le garde-meuble, écrit notre voyageur, l'un des établissements les plus cu- rieux qui embellissent la capitale. L'extérieur et l'in- térieur, tout annonce la magnificence.
d'éluder les réclamations de l'Académie royale de musique, qui a le monopole du chant.
(0 Quelques années plu^ tard cette admirable collection allait être pillée par des bandits et les trésors qu'elle ren- fermait dispersés, presque tous perdus sans retour. II faut lire dans les Joyaux de la Couronne, de M. Germain Bapst, l'émouvant récit de ce vol prodigieux.
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« D'abord, au bas de l'escalier est un canon ancien de près de six pieds. Il est tout chamarré d'argent et très bien travaillé; la bouche en est très étroite, et il paraît que dans ce temps-là l'on faisait les canons très petits et l'on n'y mettait que des balles. Pendant la Révolution, le peuple est venu faire une descente dans cet endroit j^our avoir des armes ; outre beau- coup de pièces curieuses, il a emporté un canon pareil à celui dont je viens de te parler et l'on n'a pu le retrouver malgré toutes les recherches que l'on a faites.
« En entrant dans la première salle, notre attention s'est d'abord fixée sur une rangée d'anciens fusils. La plupart avaient quatre et même cinq canons qui par- taient tous à la fois par la détente d'un seul chien. J'ai remarqué surtout une couleuvrine de quinze pieds de long; elle devait porter à une bien grande distance !
« A côté de ces fusils est l'épée de parade d'Henri IV; la poignée, d'argent doré, est garnie de tous les portraits des rois ses prédécesseurs. Mais auprès de cette épée de parade se trouve son épée de bataille; celle-ci n'est pas aussi fragile : elle a deux tranchants et une pointe, et derrière la lame est un pistolet d'arçons.
« Nous avons admiré ensuite le travail de l'armure de François I", pièce très curieuse : elle est d'acier; l'on voit dessus des chasses à cerf, des batailles, des danses, etc. Dans la même salle, il y a d'autres armures, telles que celles de Philippe le Bel, du jeune duc de Bourgogne; elles sont à peu près toutes sem- blables à la première. Nous avons vu aussi un bou- clier ancien trouvé- dans le Rhône : on y voit gravée une bataille de cavalerie.
« Dans la seconde salle sont des tapisseries des Go-
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belins, mais elles sont un peu passées et ont perdu de leur prix.
a Dans la troisième l'on voit tous les présents que les ambassadeurs étrangers donnaient au roi de France. J'ai remarqué entre autres un vase et sa cu- vette, le tout de diamants. J'en ai demandé le prix, et l'on m'a dit que cela coûtait huit millions. »
La vue des joyaux de la Couronne, protégés par de vastes vitrines, met le comble à l'admiration des jeunes visiteurs, et ils quittent le garde-meuble abso- lument émerveillés.
Prenant la rue Royale qui s'ouvre devant eux, nos provinciaux s'engagent sur ces fameux boulevards qu'ils ont hâte de connaître et qui, de la place Louis XV, conduisent jusqu'aux ruines de la Bastille. Au milieu est une large chaussée destinée aux voi- tures ; sur chaque côté, une avenue de quatre rangées d'arbres où se tiennent les gens à pied. Edmond et Terrier ne rencontrent d'abord que des terrasses oii les grilles des jardins qui entourent les magnifiques hôtels de l'aristocratie. Bientôt la perspective s'égaye et ils aperçoivent les bains Chinois avec leurs cloche- tons, leurs lanternes, leurs pagodes, puis le pavillon de Hanovre, l'hôtel du comte de Mercy-Argenteau, les superbes jardins des hôtels de Saint-Farre, d'Uzès, de Talaru, etc. Partout ils rencontrent des marchands en grand nombre, partout ils trouvent une animation extraordinaire. A partir de l'Ambigu tous les phénomènes, toutes les monstruosités se don- nent rendez-vous pour solliciter l'attention du public; on n'entend que cris étranges, on ne voit que baraques foraines; dans l'une, on montre des oiseaux qui por- tent de l'eau ou des poissons qui prédisent le temps; dans l'autre, un animal fantastique venu du centre de l'Afrique, et qui n'est autre qu'un porc-épic; une
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troisième exhibe aux badauds enthousiasmés une Chi- noise sans bras, qui écrit avec sa bouche et file avec ses pieds !
Puis viennent les petits théâtres : les Délassements- Comiques, le théâtre des Grands Danseurs du Roi, le salon de Curtius (i), des charlatans avec leurs tré- teaux, des joueurs de gobelets, etc. Puis les cafés- concerts, le café Turc, le Wauxhall, à l'instar de Londres (2), des restaurateurs, des pâtissiers, des limonadiers ; enfin toutes les attractions sont réunies dans cette partie des boulevards pour séduire le pu- blic et le retenir.
« Les boulevards sont le plus beau quartier de Paris, écrit Edmond ravi, l'art y est poussé au plus haut degré de perfection en toutes choses. »
Une visite au Louvre plonge notre voyageur dans une admiration profonde : « C'est un bâtiment su- perbe, dit-il, je ne crois pas que rien puisse l'égaler dans toute l'Europe. » C'est dans ce palais, où les rois n'habitent plus depuis de longues années, que sont installées l'Académie française, les académies des belles-lettres, des sciences, de peinture et d'archi- tecture, la Société Royale de médecine. Un grand nombre d'artistes y ont leur logement et de vastes salles sont mises à leur disposition pour y faire leurs
(i) Les figures en cire de Curtius étaient très célèbres et très visitées; on y voyait les grands écrivains, les jolies femmes et les voleurs fameux; on y voyait aussi la famille royale assise à un banquet : » Entrez, entrez, messieurs, criait-on à la porte, venez voir le grand couvert, c'est tout comme à Versailles. » Curtius faisait quelquefois jusqu'à cent écus par jour avec ses mannequins enluminés.
(2) C'était une salle de danse avec un grand jardin où se réunissaient les plus jolies filles de Paris. Dans le jardin il y avait un carrousel et des escarpolettes qui, grâce à dheureux hasards, contribuaient singulièrement à l'agré- ment des spectateurs.
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cours. C'est dans une de ces salles qu'a lieu l'Expo- sition de peinture.
En quittant le Louvre, nos jeunes gens se rendent au jardin des Tuileries. A la vue de ces magnifiques parterres, de ces larges bassins, de ces statues de marbre, de ces vénérables marronniers qui déjà ont vu passer sous leurs ombrages tant de générations, leur enthousiasme redouble : « Il y a là les plus belles allées que j'aie vues de ma vie », dit Edmond. Ce jardin, dont l'entrée est interdite au peuple, est le rendez-vous des bourgeoises honnêtes et des dames de qualité : « Il a très bon genre, et l'on sait, en entrant, qu'il est le refuge de la vertu. » Dans toutes les allées, on rencontre des enfants qui y prennent leurs joyeux ébats. Sur la terrasse du bord de l'eau, les Suisses, gardes du jardin, ont établi de petites guinguettes où l'on peut venir se rafraîchir. Ce qui frappe le plus nos visiteurs, « c'est la vue que l'on découvre depuis le perron du Louvre : de là, l'oeil, perçant sous une sombre allée, aperçoit la statue de Louis, et dans le lointain une chemin terminé par une barrière et borné des deux côtés par les Champs- Elysées j).
Il y avait un autre jardin ouvert au public qui fai- sait les délices du jeune étudiant et de son précep- teur, c'était celui du Luxembourg; situé près de leur domicile, ils s'y rendaient fréquemment pour y res- pirer plus à l'aise : o Pour moi, dit Edmond, ce jardin est la plus jolie promenade de Paris ; je me figure, quand j'y suis, être dans ces Champs-Elysées dont parlent les poètes. » D'admirables quinconces, des bassins, des parterres dessinés avec goût con- tribuaient en effet à l'agrément de cette promenade; elle avait encore une charme de plus, elle était peu fréquentée ; on n'y rencontrait que quelques vieux mi-
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litaires, des abbés, quelques étudiants, et l'on y pou- vait trouver, aves les agréments de la nature, le calme et la tranquillité. Edmond et Terrier y venaient souvent, un livre à la main, se reposer pendant des heures, ou discuter, tout en se promenant paisible- ment, les questions philosophiques qui souvent fai- saient l'objet de leurs conversations.
Nous ne suivrons pas plus longtemps nos voya- geurs à travers leurs pérégrinations dans Paris, et nous les laisserons achever peu à peu et à leur loisir la visite des principaux monuments et des plus riches quartiers de la capitale.
Un de leurs premiers soins, dès qu'ils furent habi- tués à leur nouvelle existence, fut de fréquenter les grands théâtres. L'Opéra les attira tout d'abord.
Depuis l'incendie de 1781, qui avait dévoré la salle située rue Saint-Honoré, on avait élevé sur les boulevards un Opéra provisoire, qui devint plus tard la Porte-Saint-IMartin (i). La salle était spacieuse et il y avait quatre rangs de loges superbement ornées.
Les étrangers ne pouvaient se lasser d'admirer ces décors remarquables d'éclat et de vérité, cette figu- ration immense avec ses riches costumes, et par- dessus tout ces ballets incomparables qui vous trans- portaient dans le monde des rêves (2). a Qui va à Paris sans voir l'Opéra, écrit Karamsine, est comme celui qui va à Rome sans voir le pape (3). »
a J'ai été à l'Opéra avec des billets d'auteurs, dit
(i) Cette salle fut construite en soixante-quinze jours.
(2) L'orchestre, avec ses trente violons, ses six altos, ses douze violoncelles, ses quatre contrebasses, ses six bassons et sa masse d'instruments à vent, était merveilleux et jouis- sait d'une réiiutntion européenne.
(3) Le beau jour de l'Opéra était le vendredi; ce soir-là la salle étincelait littéralement.
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Edmond. Quel ensemble! quelle réunion de talents! soit dans la musique, les machines, les acteurs sur- tout ! L'esprit est plongé dans une illusion complète. On donnait un nouvel opéra pour la première fois : Nephté, reine d'Egypie. J'y vis jouer les plus fameux acteurs. Il y eut un ballet à la suite, où Vestris (i) et Gardel (2) dansèrent; je me perdrais dans de vaines descriptions pour dépeindre l'enthousiasme et le charme où tous les deux me plongèrent.
a J'ai été aussi aux Italiens, où j'éprouvai, mais dans un autre genre, le même plaisir qu'à l'Opéra (3). Nous avons vu jouer Mme Dugazon. Suivant moi, elle a le jeu dans son genre aussi bon que Mlle Sainval ; elle remplissait le rôle de la femme de Barbe-Bleue dans une pièce ainsi nommée. Ce Barbe-Bleu est le conte suivi de point en point. Mme Dugazon est d'un naturel et d'une naïveté qui enchantent.
« Voilà jusqu'à présent où se sont bornées mes courses dramatiques, mais j'ai vainement cherché la
(i) Vestris était le fils naturel du danseur Vestris, qui s'intitulait lui-même « le diou de la danse », et de Mlle Al- lard ; on l'avait surnommé Vestrallard en raison de cette origine. Le danseur Dauberval, qui avait eu également les bonnes grâces de Mlle AUard, dit un jour un mot assez plaisant. Des coulisses il assistait aux débuts du jeune Vestris, et émerveillé, il s'écria : <( Quel malheur ! C'est le fils de Vestris et ce n'est pas le mien ! Hélas ! je ne l'ai manqué que d'un quart d'heure ! »
« Vestris, dit Karamsine, était semblable à Sirius au mi- lieu des étoiles; son âme était dans ses jambes; d'un autre côté, la flamme de sa physionomie en faisait un Cicéron dans son genre. »
(2) Gardel était superbe dans la pantomime tragique.
(3) La salle du Théâtre-Italien avait été construite en 1783 sur les terrains appartenant au duc de Choiseul. Pour donner satisfaction à la vanité des comédiens qui ne vou- laient pas être confondus avec les petits comédiens des boulevards du Temple, on avait construit la façade tour- nant le dos au boulevard.
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belle façade de la Comédie de Bordeaux. Où sont, disais-je en moi-même, ces belles colonnades élevées avec tant de hardiesse? Hélas! ici, combien peu le dehors répond au dedans ! »
Après avoir visité l'Opéra et les Italiens, nos jeunes gens s'empressent d'aller entendre ces comédiens français dont la réputation est universelle : « Qui n'a pas vu la comédie à Paris, écrit Von Vizine, n'a pas l'idée de la comédie, et celui qui l'a vue n'ira plus volontiers la voir ailleurs. »
Le Théâtre-Français est situé, depuis 1782, à rOdéon ; la façade, ornée de colonnades, est majes- tueuse; la salle, très vaste, est décorée avec simpli- cité et contient sept rangs de loges .
a J'ai été, il y a quelques jours, voir jouer Médée aux Français, mande Edmond ; la salle est fort élé- gante, très jolie et surtout très commode; les décora- tions m'ont paru peintes avec le plus grand goût; elle est, au reste, assez petite, mais sonore; je crois qu'on voit et qu'on entend bien de tous côtés. J'ai vu jouer le rôle de Médée par Mlle Raucourt (r); elle m'a fait beaucoup d'impression, elle m'a même ému au dernier point; je me surpris à pleurer; mon illu-
(i) C'était une des plus célèbres actrices des Français : <( Ses débuts plongèrent Paris dans une véritable ivresse. La jeune femme était à peine âgée de dix-sept ans, grande, bien faite, de la figure la plus intéressante ; son jeu plein de noblesse et d'intelligence souleva des applaudissements frénétiques ; le public riait et pleurait tout à la fois, enfin le délire devint tel que les gens s'embrassaient sans se connaître. Aux représentations suivantes les transports ne firent qu'augmenter. Quand la débutante devait paraître, les portes de la Comédie étaient assiégées dès le matin : on s'y étouffait, les domestiques qu'on envoyait retenir des places couraient risque de la vie, on en emportait chaque fois plusieurs sans connaissance, et l'on prétend qu'il en est mort des suites de leur intrépidité. » (GRLMM, Corres-p. littér.)
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sion a été complète. Qu'elle remplissait bien par la vivacité de son jeu le précepte que donne Horace dans son Art -poétique :
Meàea sit invicta feroxque.
(Que Médée soit inexorable et féroce.)
a II se peut que Mlle Raucourt ne joue pas aussi bien dans d'autres rôles tragiques, mais elle est faite pour jouer celui de Médée. Son port, sa voix, son visage, expriment parfaitement les fureurs de cette magicienne. Elle excita, ce soir-là, la plus grande émotion dans tous les cœurs et fut très applaudie.
« Je la vis jouer ensuite dans une comédie, ce qui me surprit beaucoup ; ce n'était plus la même per- sonne, ce n'était plus cette Médée invicta et ferox, c'était une bonne femme, gaie, contente; elle attira encore tous les suffrages dans ce nouveau rôle. Com- ment, m'écriai-je, peut-on exceller dans deux genres si différents? Je l'avais vu faire à M. Larive (i), à Bordeaux, mais je croyais qu'il était le seul. J'ad- mirai aussi le jeu facile et le grand usage de la scène de Mlle Comtat. J'ai oublié de te parler de la belle déclamation de MM. Saint-Phalle et Vanhove. Quoique les vers de Médée soient en général durs, de difficile prononciation et quelquefois prosaïques, ils paraissaient sonores et pleins d'harmonie dans leurs bouches. »
Edmond retourne fréquemment aux Français, et il est assez heureux pour revoir Larive. Le célèbre
(i) Larive (Jean ]\Iauduit de) (1749-1827) possédait une demeure somptueuse : « Il y recevait avec beaucoup de dignité dans une vaste pièce où son lit était dressé sous une tente que décoraient les portraits de Gengiskan, de Bayard, de Tancrède, de Spartacus et de beaucoup d'autres, qui tous lui ressemblaient. » {Souvenirs d^un sexagénaire.)
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comédien avait abandonné la scène depuis long- temps; en 1790, il ne consentit à remonter sur le théâtre que sur les sollicitations instantes de l'abbé Gouttes, président de l'Assemblée nationale. L'abbé, ancien vicaire au Gros-Caillou, où Larive habitait, était resté dans les meilleurs termes avec son parois- sien; il lui montra sa rentrée comme un acte de civisme, qui pourrait arrêter la décadence du théâtre dont on accusait le nouvel état de choses. Le jour de la première représentation de Larive, l'abbé se fit remplacer comme président de l'Assemblée pour pouvoir applaudir son protégé. Edmond écrit à son père :
« Papa,
« J'ai vu avec un plaisir infini M. Larive dans une superbe tragédie de Racine : Andromaque. Quel homme ! avec quelle ardeur et quelle énergie il rend les superbes morceaux dont cette tragédie est pleine ! Il remplissait le rôle d'Oreste et Mlle Sainval celui d'Hermione. Celle-ci met aussi bien de l'expression dans sa déclamation. Qu'elle rendit bien ce morceau quand Pyrrhus vient lui faire l'aveu de sa passion pour Andromaque et qu'elle lui répond avec une ironie si bien marquée :
Seigneur, dans cet aveu dépouillé d'artifice,
J'aime à voir que, du moins, vous vous rendez justice.
« Laisse-moi te donner un exemple du feu que mettait M. Larive; lorsque Hermione l'a abandonné, et que Pilade lui a dit qu'elle s'est tuée, il s'écrie, agité par les Furies :
Quels longs ruisseaux de sang coulent autour de moi ! « En prononçant ces vers il trépignait des pieds
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comme pour s'écarter de ce sang dont il se croyait entouré. »
Un des plus ardents désirs de nos jeunes gens était d'assister à une séance de l'Assemblée nationale. Enfin leurs vœux sont comblés, et ils peuvent péné- trer dans l'enceinte sacrée. Ils s'y rendent non sans émotion, bien convaincus qu'ils vont être saisis d'ad- miration et rapporter de cette visite des impressions profondes. Hélas! leurs illusions sont fortement dé- çues et Edmond l'avoue assez ingénument :
a Passons à l'Assemblée nationale. Bon Dieu! quelle idée on s'en fait en province ! L'on croit qu'en la voyant on doit être frappé de respect et de vénéra- tion, on se figure une assemblée auguste, tranquille, dont le seul aspect inspire et l'étonnement, et l'admi- ration. Elle n'est rien moins que cela ; figure-toi plutôt une troupe de personnes assises çà et là, car rarement ces messieurs y sont tous, agités de diffé- rentes passions, de diverses opinions, n'écoutant point l'orateur qui a obtenu la parole avec beaucoup de peine, et le laissant pérorer tout à son aise, se parlant entre eux avec beaucoup de feu, souvent ne s'enten- dant pas, étourdis par une grosse cloche que M. le président a toujours en main pour faire cesser le bruit, qu'il semble se délecter à augmenter. Crois-tu que quelqu'un qui veut se faire écouter par une 'troupe si tumultueuse a besoin de bon organe ! »
La famille royale, qu'ils sont admis un dimanche à contempler, ne leur laisse pas non plus une impres- sion bien favorable :
« J'ai vu toute la famille royale à différentes re- prises; la reme n'est pas fort jolie, elle n'a que la taille de belle, mais elle possède un air noble et majestueux ; le roi, cahin-caha. Ce qui m'a fait rire, c'est de voir ces dames d'honneur avec leurs vastes
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paniers qui s'entre-choquent sans cesse (i); elles sont obligées, au sortir de la messe du roi, de marcher par côté au milieu du passage que les Suisses s'efforcent de faire faire au peuple, qui toujours s'écrase pour voir le trois-quart, quelquefois le profil de Sa Ma- jesté. »
(0 Mercier prétend que les paniers furent inventes pour dérober aux yeux du public des grossesses illégitimes et les masquer jusqu'au dernier instant.
CHAPITRE II
1790
Sommaire : Les cours du Collège de France. — L'Hôtel- Dieu. — Exécution du marquis de Favras. — Les frères Agasse. — Tranquillité de la capitale. — Le roi à l'As- semblée nationale. — Le serment civique.
Edmond n'était pas uniquement à Paris pour se promener, visiter les monuments et les théâtres, sa famille lui rappelait doucement qu'il devait songer à ses études, et qu'après ces premiers temps consacrés au plaisir, il était urgent de s'organiser pour le tra- vail. Repasser tous les bons auteurs latins, étudier la logique et les mathématiques, tel était le pro- gramme que M. Géraud lui traçait; il l'engageait également à prendre des professeurs de dessin, d'armes, de danse et de déclamation, enfin à com- pléter de toutes taçons son éducation.
C'étaient des gens excellents que les Géraud ; de moeurs austères et d'une honorabilité incontestée, ils jouissaient de la plus grande considération. Ils avaient deux fils, Edmond et John, qu'ils avaient élevés dans les meilleurs principes et sur lesquels s'étaient concentrées toute leur tendresse et toutes leurs espérances. John, d'un an plus jeune que son frère, était resté près d'eux et leur plus vive sollici- tude se reportait naturellement sur le fils absent. M. Géraud traite Edmond avec une grande douceur et l'affection la mieux entendue : « Je ne suis pas
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seulement ton père, lui écrit-il, je suis surtout ton ami », et il le lui prouve de mille manières. Il n'exerce sur lui aucune pression ; il se borne à le guider, à le diriger; il cherche à le faire profiter de son expérience, mais il ne lui impose pour son avenir aucune de ses propres idées.
Mme Géraud était la plus tendre des mères, ses lettres sont des modèles d'affection maternelle et de bonté. Elle adore ce fils qui vit si loin d'elle; c'est avec une touchante sollicitude qu'elle s'inquiète de son bien-être physique et moral. Sans cesse elle lui envoie du linge, du chocolat, du sucre, des vêtements, des bas de soie a pour danser », enfin les milles petits riens qu'elle suppose pouvoir lui être utiles ou agréables et que devine si bien un cœur de mère. Elle se préoccupe aussi du salut de son âme; elle lui recommande souvent de ne pas négliger, au milieu du tourbillon dans lequel il vit, celui qui a est la source de toutes les vertus et la cause première de toutes choses »; elle l'exhorte à remplir exactement les devoirs de la religion réformée à laquelle il appar- tient.
La réponse du jeune homme est bien dans le ton de l'époque :
« Je suis très persuadé, maman, de la vérité de tout ce que tu me dis sur ma religion, aussi je ne manque jamais de prier l'Etre suprême soir et matin; je m'élève en esprit jusqu'à lui, autant que la gros- sièreté de mon âme peut me le permettre. J'ai apporté de Bordeaux un livre de prières que je laisse de côté, tant je le trouve insipide. Je voudrais bien savoir qui fut le premier après Jésus-Christ qui composa des prières pour son prochain; voilà qui m'a paru de tout temps fort ridicule. Personne ne peut mieux savoir que moi où le soulier me blesse... »
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Mme Géraud insiste encore auprès de son fils pour qu'il fréquente les dimanches l'hôtel de Hollande, car l'exercice du culte étant interdit aux réformés, ils ne peuvent assister aux offices que dans les hôtels des ambassadeurs de leur religion.
Edmond s'empressa de se conformer aux désirs paternels; il put bientôt annoncer qu'il traduisait les Odes d'Horace, les Discours de Tacite et de Tite- Live, et qu'il travaillait très sérieusement les mathé- matiques. De plus, il suivait trois fois par semaine au Collège de France les cours qui rentraient le mieux dans le cadre de ses travaux.
Le Collège de France, fondé par François F'' sous le nom de Collège Royal, avait été reconstruit en entier sous Louis XVI sur les plans de Chalgrin. Vingt professeurs, choisis parmi les plus éminents, y enseignaient la littérature, les sciences, le droit, l'histoire, la morale, les langues orientales et clas- siques. Delille y professait la poésie, Lalande l'astro- nomie, Daubenton la physique expérimentale, Four- croy la chimie, etc., etc.
Notre jeune étudiant suivait particulièrement les cours de M]\I. Sélis et Gournand :
« \l. Sélis est très érudit, dit-il, et possède des connaissances profondes sur la littérature, jamais je n'ai vu d'homme dont le visage exprimât mieux les sentiments dont son cœur est agité. » Il lisait à ses auditeurs VOdyssée et leur traduisait les fables de Phèdre.
M. Gournand avait pris pour texte de ses confé- rences le Contrat social :
« Outre ]\I. Sélis, écrit Edmond, je suis depuis quelque temps, au Collège de France, les cours de M. Gournand, autre professeur d'éloquence : il com- mente le Contrat social de ].-). Rousseau. Tout le
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monde s'accorde à dire qu'il a de très bonnes ré- flexions. Quoiqu'il soit ecclésiastique, il est partisan zélé de la Révolution ; il n'a rien à perdre à la vérité, aussi nous démontre-t-il avec force comment tout ce qu'a prédit Jean-Jacques ne pouvait manquer d'ar- river; il nous dévoile tous les biens à venir qui éma- neront de la nouvelle Constitution; il nous met sans cesse sous les yeux les Droits de Vhomme; il tonne avec éclat sur tout le haut clergé, il lance des bro- cards amers et satiriques sur les moines et sur la Sorbonne. L'on a observé que dans toutes ses leçons, il en revient toujours au mariage des prêtres et qu'alors sa verve s'échauffe singulièrement; le bruit court qu'il a depuis longtemps en vue quelque Dul- cinée du Toboso. »
Edmond prenait encore deux fois par semaine, le mardi et le vendredi, des leçons de dessin à l'Aca- démie de peinture, qui se trouvait dans son voisinage :
a L'Académie de dessin est dirigée par MM. Ba- chelier, peintre du roi, Godefroi, Macharty et Huet. Nous sommes huit cents; je concours au premier prix de l'année prochaine.
« Nous avons écrit une lettre à M. de Bailly et à M. de La Fayette pour les prier de permettre que leurs bustes soient placés dans l'Académie au milieu de la principale salle. Ils nous l'ont accordé. »
Le concours auquel Edmond fait allusion durait la plus grande partie de l'année :
a Nous concourons pendant six mois à l'Académie de dessin. L'on change nos modèles de deux jours en deux jours. Nous traitons tous le même sujet, c'est-à- dire tous ceux qui peuvent concourir, car de huit cents que nous sommes, il n'y en a que deux cents qui en soient capables. Ce que je trouve de désagréable, c'est que l'on garde tous les dessins que nous faisons;
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on les encadre et ils sont exposés dans les salles de l'Académie jusqu'à ce que l'on distribue les prix. Je ne sais ce qu'ils deviennent ensuite : sans doute qu'après avoir été longtemps un objet de gloire et d'admiration, ils retombent dans le néant et servent à chauffer notre vieux concierge, qui a la goutte. J'ai remarqué qu'il les regardait avec des yeux avides et qu'il semblait leur dire : Vaines images, vous rentre- rez dans la poussière, mon feu vous consumera. »
Il était aussi convenu qu'au printemps le jeune homme assisterait à des cours de chimie et de bota- nique :
a Nous nous préparons, dit-il, à un cours de chimie que l'éloquent Fourcroy va ouvrir au commencement de mai. Sa facilité à manier la parole le rend un des plus fermes appuis de la nouvelle théorie. MM. La- voisier et BerthoUet font les découvertes et lui les fait valoir dans ses leçons; aussi l'appelle-t-on le trompette de Lavoisier. »
Edmond nous raconte lui-même l'emploi de sa journée :
a A six ou sept heures nous sommes sur pied. M. Terrier pour aller à l'hôpital, et moi pour tra- vailler la leçon de mathématiques qu'il m'a donnée la veille. II revient à huit heures les poches pleines de quelque chose de bon pour déjeuner; alors, quit- tant l'ouvrage, je me mets à jouer des dents. Cette belle occupation finie, M. Terrier me donne une leçon de mathématiques jusqu'à dix heures; il part pour l'Hôtel-Dieu et j'analyse ce qu'il m'a expliqué jus- qu'à onze heures. Je vais alors au Collège de France, à la classe de M. Sélis. Toutes les fois que je l'en- tends, il me semble écouter Ulysse haranguant les Grecs; c'est auprès de lui qu'on peut à la fois se former le goût, l'accent et le style.
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« Sa leçon finie, je retourne à la maison et j'étudie les mathématiques jusqu'à midi. M. Terrier, revenu alors de l'Hôtel-Dieu, corrige mon analyse; à deux heures on apporte le dîner, sur lequel nous nous jetons comme firent jadis les inciviles Harpies sur le repas du pauvre Enée. Nous partons vers la prome- nade, qui est ordinairement le Luxembourg. Notre course finit à quatre heures. Une fois rentrés, nous rallumons le feu et travaillons jusqu'à huit heures. Je repasse Horace et Tacite. Nous soupons légère- ment et nous nous couchons. Les jours où M. Sélis ne donne pas de classe, le mardi et le vendredi, je vais à l'Académie Royale de dessin qui est gra- tuite. »
M. Terrier, de son côté, ne se bornait pas à complé- ter l'éducation de l'élève qui lui avait été confié, il se rendait chaque matin à la Faculté de ]\Iédecine et de là à l'Hôtel-Dieu pour achever ses études.
La Faculté de médecine remontait au moyen âge; ses cours avaient lieu dans un grand amphithéâtre construit en 1744 près de l'Hôtel-Dieu (i).
Les détails que Terrier nous donne sur l'Hôtel- Dieu font frémir d'horreur. Le spectacle qu'offre cet hôpital est réellement déchirant, même pour un mé- decin habitué à contempler toutes les misères, à voir de sang-froid les plus navrantes douleurs.
Il n'y a pas plus de mille lits, dont six cents grands et quatre cents petits, et souvent le nombre des malades dépasse dix mille. On couche quatre, cinq, six et jusqu'à dix dans le même lit (2). Ma- lades, mourants, convalescents, morts, tout est mé-
(i) Le titre de docteur coûtait six mille livres.
(2) Les malades étaient entre-croisés comme le sont les poissons dans les boîtes de conserve. L")ans les moments d'épidémie on plaçait les malades jusque sur les ciels de lit.
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langé. Les salles sont étroites, basses, c'est à peine si l'air et la lumière y peuvent pénétrer.
Les convalescents sont forcés de sortir les jambes nues, été comme hiver, pour respirer l'air extérieur sur le pont Saint-Charles; il y a pour les convales- centes une salle au troisième étage, à laquelle on ne peut parvenir qu'en traversant la salle où sont les petites véroles. La salle des fous est contiguë à celle des malheureux qui ont souffert les plus cruelles opérations, et ces derniers ne peuvent espérer de repos dans le voisinage de ces insensés, dont les cris frénétiques se font entendre jour et nuit. On ne tient nul compte des maladies contagieuses; des galeux, des varioleux, sont placés dans les mêmes salles, que dis-je, dans les mêmes lits que des blessés ou des fiévreux.
La salle des opérations où l'on trépane, où l'on taille, où l'on ampute les membres, contient égale- ment et ceux que l'on opère, et ceux qui doivent être opérés, et ceux qui le sont déjà. Les opérations s'y font au milieu de la salle même; on y voit ces pré- paratifs de supplices, on y entend les cris du sup- plicié; celui qui doit l'être le lendemain a devant lui le tableau de ses souffrances futures, celui qui a passé par cette terrible épreuve voit encore, au milieu des transports de la fièvre, se dresser devant lui le spectre de ses souffrances passées. Et qu'importa, du reste! Tout blessé qui entre à l'hôpital, tout mal- heureux qui s'y fait opérer, n'est-il pas d'avance con- damné à une mort certaine? Personne n'en réchappe, et la plaie la plus légère, dans cette atmosphère pu- tride, vous conduit fatalement à votre demeure der- nière.
On a calculé que de tous les infortunés qui vien- nent chercher à l'hôpital la guérison de leurs maux,
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un cinquième au moins succombe. Voilà ce qu'est l'Hôtel-Dieu de Paris avant 1789 (i).
Le peuple accepte avec résignation le sort auquel il est destiné et qu'il n'ignore pas : a J'irai à l'hôpi- tal, dit le pauvre, philosophiquement; mon père y est mort, j'y mourrai aussi. »
Ces crimes de lèse-humanité révoltaient bien des esprits : a Cruelle charité que celle de nos hôpitaux, s'écrie Mercier. JMort cent fois plus triste et plus affreuse que celle que l'indigent recevrait sous son toit, abandonné à lui-même et à la nature! L'Hôtel- Dieu, la maison de Dieu ! Et on ose l'appeler ainsi ! »
Depuis qu'il était à Paris, Edmond, en assistant aux événements qui se déroulaient sous ses yeux, se passionnait pour la politique. Ses impressions sont fort curieuses et intéressantes, parce qu'elles donnent la note de l'opinion de la bourgeoisie aisée dans la- quelle il avait été élevé et dans laquelle il vivait. Ses parents jouissaient d'une très jolie fortune sans la- quelle ils n'auraient pu lui faire donner une éduca- tion aussi soignée, et ils appartenaient à la classe élevée dans la ville de Bordeaux : évidemment ce n'était pas l'aristocratie, mais c'était la meilleure bourgeoisie. Leurs impressions, les impressions de leur fils sont donc l'écho très fi.dèle des idées de toute une classe et d'une classe de gens paisibles, vertueux, éminemment honorables, qui n'ont rien à gagner au désordre, qui par principe, par tempéra- ment et par intérêt, doivent être attachés à l'ordre existant et en souhaiter le maintien. Les appréciations
(i) C'est pendant la Révolution et surtout après 1801 que des changements considérables furent apportés dans l'orga- nisation de l'Hôtel-Dieu. Les aliénés furent évacués sur Charenton, la Salpêtrière et Bicêtre, et l'on créa des hôpi- taux spéciaux pour les femmes en couches, les enfants ma- lades, etc.
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que nous relèv^erons dans leurs correspondances au cours de ce récit vont donc beaucoup plus loin que de simples appréciations personnelles; elles pren- nent une valeur beaucoup plus large. Elles nous montrent les modifications successives qui se sont produites dans les esprits, et comment des gens de moeurs douces et pures en sont arrivés à porter sur les hommes et les événements des jugements qui nous paraissent aujourd'hui absolument stupéfiants.
Au mois de janvier 1790 la situation politique commence à s'aggraver singulièrement : la noblesse, peu satisfaite de la perte de ses privilèges, n'a plus qu'une idée : la contre-Révolution. Elle soulève des séditions et fomente des complots qui, presque tous, ont pour but d'enlever le roi de Paris pour lui rendre sa liberté. Une des plus célèbres de ces conspirations fut celle préparée par le marquis de Favras. Son but, disait-on, était d'assassiner Bailly et La Fayette; douze cents chevaux étaient prêts à Versailles pour enlever le roi ; une armée composée de Suisses et de Piémontais devait marcher sur Paris. Monsieur, frère du roi, passait pour être l'instigateur du complot; il eut beaucoup de peine à se disculper (i) et ne fit rien pour sauver son complice. Favras fut livré au Châtelet.
Un autre membre de la noblesse se trouvait à ce moment déféré au même tribunal, le marquis de Besenval, qui avait fait tirer sur la foule le 14 juillet 1789, lors de la prise de la Bastille. Il fallait une victime au peuple : Besenval fut absous et Favras condamné. Son exécution fut marquée par des scènes
(i) Monsieur, informé des bruits qui couraient sur sa participation, se rendit à l'Hôtel de Ville, au sein de l'As- semblée de la Commune, pour protester contre de telles imputations.
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scandaleuses. Arrivé sur la place de Grève, l'infor- tuné demanda à être conduit à l'Hôtel de Ville pour y donner des explications. Là, il dicta son tes- tament où il affirma mourir innocent, mais il eut soin de ne compromettre personne. Sa déclaration fut très longue et dura jusqu'à la nuit. Cependant la foule, qui, depuis huit heures du matin, attendait sa victime, s'indignait du retard. C'est que ce n'était pas un spectacle ordinaire! Pour la première fois, on allait voir l'égalité dans les supplices, pour la pre- mière fois, on allait voir un noble, un marquis, mon- ter au fatal gibet comme un vil roturier ! Lorsque enfin Favras parut, un cri de joie et de haine s'éleva de la multitude, mais à la lueur des torches qui illu- minaient cette sinistre scène, tout le monde put voir le front calme et la contenance assurée du condamné. La populace montra une joie féroce : reproches, in- jures, railleries, rien ne fut épargné au malheureux. Le prêtre qui l'accompagnait s'évanouit. L'exécuteur pleurait. Favras seul conserva jusqu'à la dernière mi- nute une imperturbable sérénité.
Ce fut le premier et terrible spectacle populaire auquel Edmond assista. Il en conserva une impres- sion profonde et rendit justice au courage de la vic- time :
a Que M. de Favras fût innocent ou non, dit-il, il a montré une âme héroïque et le courage d'un Ro- main. Sa mémoire durera longtemps et sa fermeté servira d'exemple aux siècles à venir; dans l'histoire l'on parlera de la fin courageuse du marquis de Fa- vras, comme l'on parle de celle du comte de Mont- morency.
« La constance et la fermeté qu'il a apportées au supplice ont intéressé en sa faveur. La pitié a pris bientôt la place de la haine, et ce peuple qui ne res-
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pirait qu'après sa mort, eût voulu bientôt aptes pou- voir le rendre à la vie; on ne blâme pas ouvertement ses juges, mais on parle de son épouse, de lui-même avec intérêt, on le plaint. »
En même temps qu'il raconte la mort de Favras et qu'il cite l'exemple de la versatilité de la foule, Edmond nous montre les singuliers sentiments qui régnaient dans cette population, tourmentée déjà par ses instincts sanguinaires et poursuivie en mêm.e temps par des rêves humanitaires.
L'Assemblée nationale venait de déclarer que les fautes étant personnelles, les peines et la honte de- vaient l'être aussi. Le peuple s'empare de cette idée, et lorsque les frères Agasse sont pendus pour crimes de faux, sous prétexte de ne pas contrister une fa- mille innocente, on leur fait de magnifiques obsèques et on leur décerne des honneurs qu'on aurait à peine accordés à de grands citoyens :
« Les deux frères Agasse, d'une famille très riche et très honnête, ont été pendus dernièrement. Ils avaient fait de fausses actions sur la caisse d'Es- compte. Suivant le décret de l'Assemblée, le déshon- neur n'a nullement rejailli sur la famille. Au con- traire, leur oncle a été élevé au rang de colonel dans son district. Après l'exécution, les deux corps ont été transportés chez leur cousin ; la famille a fait dis- tribuer les billets d'enterrement. Le convoi funèbre a été superbe. Un détachement de la garde nationale précédait et fermait la marche. Ils ont été ensevelis dans l'église de Saint-André-des-Arts. Ces deux in- fortunés intéressaient beaucoup le public. Le cri de grâce s'est répété depuis le Châtelet jusqu'à la Grève. »
Les troubles qui agitaient Paris, et dont le terrible écho parvenait jusqu'aux extrémités des provinces,
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préoccupaient non sans raison les parents du jeune étudiant; ils s'inquiétaient de voir leur ûls dans la capitale, au milieu d'une situation qui paraissait si menaçante, et ils s'en ouvraient à M. Terrier. Ce der- nier se chargeait de les rassurer; à l'entendre, la sé- curité dans Paris n'avait jamais été plus complète :
a II y a eu pendant ces derniers jours, écrit-il, quelque fermentation dans la capitale, je ne vous en parle que pour vous tranquilliser, si vous aviez quelque inquiétude sur notre sûreté. Elle est tout aussi grande ici que partout ailleurs. Les ennemis du repos sont trop faibles et ses défenseurs trop forts pour que la chose publique puisse être ébranlée. Ces petites tracasseries n'inquiètent que les milices, tan- dis que les autres citoyens et les étrangers jouissent de la plus grande sécurité, au milieu, je dirai même à la faveur du bruit des armes. »
C'est là une note étrange et qui n'est pas isolée; elle revient à chaque instant dans la correspondance des deux jeunes gens. Ils ne cessent de le répéter : on jouit à Paris d'une tranquillité à nulle autre pa- reille; chacun vaque en toute sûreté, l'un à ses occu- pations, l'autre à ses plaisirs, un troisième à ses études; la vie sociale n'est nullement interrompue par les incidents tragiques et sanglants qui se repro- duisent si fréquemment; après s'en être quoique peu ému au début, on a fini par n'y attacher aucune im- portance; après tout, c'est la justice du peuple; il faut la laisser passer, et quelques aristocrates de plus ou de moins à la lanterne, quelques assassinats et quelques pillages de plus ou de moins ne parvien- nent pas à troubler l'inaltérable quiétude de la capi- tale. Et ce n'est pas là une exagération, c'est un fait indéniable dont on trouvera mille preuves au cours de ce récit.
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La situation du roi devenait chaque jour plus déli- cate; des troubles fréquents agitaient le pays et l'on accusait le clergé, la noblesse, la cour, de les pro- voquer. Les premiers émigrés, le comte d'Artois à leur tête, ont quitté la France après le 14 juillet 1789, et se sont dirigés vers Turin; c'est là qu'ils ont éta- bli le siège de leurs conspirations. C'est de là qu^ils dirigent leurs tentatives infructueuses pour soulever les provinces du Alidi en y réveillant le fanatisme, c'est de là qu'ils cherchent à fomenter pour le mois de décembre 1790 une grande insurrection, dont le camp de Jalès, occupé par les gentilshommes oppo- sants du Lyonnais, du Forez, du Vivarais et de l'Au- vergne, doit être le foyer. M. de Calonne est le mi- nistre de la petite cour fugitive. C'est en vain que la famille royale désapprouve les agissements du comte d'Artois et de ses amis, on ne l'écoute pas, et l'on conspire de plus belle, sans se soucier des dan- gers auxquels on l'expose.
Marie-Antoinette peut écrire à Mercy le 20 juillet 1790 : « L'extravagance de Turin paraît à son comble. Il n'est pas même sûr qu'on nous écoute da- vantage; mais comme notre sûreté et peut-être notre vie en dépendent, il faut tenter tous les moyens jus- qu'à la fin (i). »
On soupçonnait le roi de pactiser avec les conspi- rateurs et les émigrés; ses intentions devenaient de plus en plus suspectes à la nation. C'est alors qu'il chercha, par des actes spontanés, à convaincre le peuple de sa sincérité. Quand le décret sur les dépar- tements fut présenté (2), il se rendit à l'Assemblée pour l'assurer de la loyauté de ses intentions et
(i) Feuillet de Conches.
(2) L'ancienne subdivision par provinces était remplacée par quatre-vingt-trois départements.
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désavouer hautement les manœuvres des royalistes. Il fit appel à la concorde : a Ne professons tous, je vous en donne l'exemple, dit-il, qu'une seule opinion, qu'un seul intérêt, qu'une seule volonté, l'attache- ment à la Constitution nouvelle et le désir ardent de la paix et la bonheur de la France. »
C'était la réconciliation complète du roi et de la nation. L'Assemblée accueille par des acclamations sans fin les paroles du monarque et elle y répond en prêtant le serment civique.
Edmond se hâte d'annoncer à son père ces inci- dents qui ont provoqué dans Paris un enthousiasme indescriptible : aux yeux de tous, c'est la fin des discordes qui, depuis plus d'un an, bouleversent si gravement le pays :
« Le 5 février 1790. a Papa,
« J'avais résolu de te parler de l'Académie de dessin, mais je vais t'entretenir de choses bien plus intéressantes. Jamais les Français ne recevront de plus agréables nouvelles : la prise de la Bastille, Paris et la France sauvées, l'arrivée du roi dans sa capitale doivent céder le pas à celle-ci. Les esprits sont ici dans le plus grand ravissement, l'ivresse de la joie éclate sur tous les visages.
« Louis XVI, ce monarque citoyen, si digne du nom de roi des Français, s'est rendu à l'Assemblée nationale sans cérémonie. M. le Président (Bureau de Puzy) a été à sa rencontre, accompagné d'un cer- tain nombre de députés ; à peine le roi, précédé de ses ministres, a paru dans les salles, que tous les dé- putés et les spectateurs se sont levés et, par l'expres- sion la plus touchante de leurs cœurs, l'ont assuré combien ses jours étaient chers à son peuple. Le roi,
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ainsi que toute l'Assemblée, est resté debout : alors il a prononcé le discours le plus noble, le plus tendre, enfin le plus digne de son caractère; jamais aucun roi n'a exprimé de sentiments plus débonnaires, jamais aucun roi et son peuple n'ont contracté d'union plus sacrée avec autant d'énergie et de grandeur d'âme. Je t'envoie ce discours : ce n'est pas un modèle d'élo- quence, mais quelle bonté! qu'elle est attendrissante dans la bouche d'un souverain!
0 M. le président lui a répondu avec tout l'esprit et toute la finesse imaginable; sa réponse laconique donne beaucoup à penser; tu la verras à la fin de celle du roi. Les députés qui ont reçu le souverain l'on reconduit au château; la reine et son auguste famille étaient venues à sa rencontre : « Je partage, « s'est écriée la reine en s'adressant aux députés, je a partage tous les sentiments que vient de vous « exprimer votre monarque, je me trouve heureuse a d'avoir à instruire mon fils et j'aurai soin de le « former à chérir de pareils exemples, ainsi que la « nouvelle Constitution, la juste liberté du peuple et « les lois de la nation. » On a répété à grands cris : « Vive la reine! Vive la famille royale, qui doit a faire le bonheur des Français ! »
« Les députés retournés à l'Assemblée, M. le prési- dent a proposé aussitôt à tous les membres de jurer individuellement le maintien de la Constitution. On a réclamé l'appel nominal, et voici la formule du ser- ment : « Je jure d'être fidèle à la nation, à la loi, au a roi, de maintenir de tout mon pouvoir la Constitu- « tion décrétée par l'Assemblée nationale et acceptée « par le roi. » Après que M. le président a prononcé le serment, chacun des députés est venu à son tour à la tribune et a dit : o Je le jure. »
« Voilà la nouvelle du jour, bien faite, comme tu
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vois, pour rétablir le calme et pour faire succéder la paix à de continuelles révolutions. Je crois que ces nouvelles te parviendront avant le courrier qui les publiera dans Bordeaux. Tout Paris est dans la joie; on a illuminé. J'espère qu'on en fera autant chez vous. »
En effet on chante des Te Deum, on illumine, on danse, la capitale est en fête pendant plus de dix jours.
M. Géraud répond à son fils en lui faisant part des impressions non moins heureuses ressen- ties en province à la réception des nouvelles de Paris :
« Bordeaux, 13 février 1790.
0 Je te remercie, mon cher enfant, de l'attention que tu as eue de m'envoyer le discours du roi à l'As- semblée nationale. Je l'ai eu un des premiers, aussi a-t-il bien couru. Il est autant goûté, admiré ici qu'à Paris. On l'a lu dans nos vingt-huit districts, et dans tous le serment civique a été fait ; dans tous le Te Deum a été chanté.
a Ce n'est pas tout, un Te Deum général doit être chanté demain dimanche à la cathédrale et toute la ville sera illuminée.
« Ce discours à jamais mémorable va étouffer toutes les haines et faire renaître l'ordre banni de- puis longtemps de la plupart de nos provinces. Dans le Quercy, l'Agenais, le Périgord, les paysans égares par quelques scélérats commettent des infamies, des horreurs; mais nous touchons au moment heureux de la tranquillité générale. »
On le voit, l'illusion est complète : s'il y a eu depuis un an des heures un peu dures à passer, l'âge
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d'or va renaître et effacer tous les mauvais souvenirs ; s'il y a eu avec le roi quelques malentendus passagers, tout est oublié; jamais Louis XVI n'a été aimé et chéri de son peuple comme il l'est aujourd'hui, ja- mais il n'en a reçu autant de marques d'affection et d'attachement. Il va se promener au faubourg Saint- Antoine et il est accueilli par de telles acclamations qu'il dit à la reine en rentrant : « On me trompe, je suis encore roi des Français. »
Le serment civique, prêté d'abord par les seuls députés, s'étendit bientôt à tous les citoyens et en- suite à toute la France. Tout le monde se met à jurer, on prête le serment sur les places publiques, l'élan est universel ; comme les enfantillages sont tou- jours fort goûtés aux époques troublées, on jugea que la jeunesse n'était pas un obstacle à l'accom- plissement de ce devoir nouveau, et l'on demanda le serment aux moindres bambins des écoles et des ins- titutions nationales. Quelques écoles privilégiées rece- vaient même les honneurs de l'Assemblée :
<( Paris, 12 février 1790.
« Tout le monde, écrit Edmond, va prêter dans chaque district le serment civique, dont je t'ai déjà parlé, même les femmes et les enfants. Les écoliers du collège Mazarin, ayant en tête leurs professeurs, se sont rendus à l'Assemblée. M. le président leur a fait une leçon pour les exhorter à se rendre dignes de devenir un jour les représentants d'une nation libre; puis il leur accorda la permission d'assister à la séance. Mais comme l'intérieur de la barre ne pou- vait les contenir tous, un député qui avait le plaisir de voir son fils dans cette troupe fit aussitôt une motion pour qu'il leur fût permis de se mêler avec
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les représentants de la nation ; ce qui fut accepté avec joie par tous les députés. »
Edmond naturellement n'eut garde de se sous- traire à l'épidémie régnante, et peu après il put annoncer fièrement à son père que lui aussi avait rempli ses devoirs de citoyen :
« J'ai prêté, ainsi que M. Terrier, le serment ci- vique entre les mains de M. Necker. Je l'ai vu de fort près; son portrait lui ressemble assez. Un jeune homme lui a, sur le moment, adressé un quatrain à sa louange. On en a demandé l'impression. aQu'est-il besoin d'impression ! s'est écrié un soldat patriote, le véritable n'est-elle pas dans tous nos cœurs? » L'on a fort applaudi à ce propos, qui m'a paru plus impromptu que le quatrain.
a Jamais Paris n'a joui d'un hiver aussi beau : point de pluies, point de froid; je désire que ce temps continue, à peine avons-nous acheté une voie de bois. »
Pendant que le serment civique se prêtait à l'envi dans la capitale, la province ne restait pas en arrière. L'on y organisait les municipalités et cet événement servait de prétexte à des manifestations patriotiques en l'honneur du nouveau régime.
A Bordeaux la municipalité venait d'être consti- tuée; M. de Fumel avait été nommé maire. Quelques jours après eut lieu en grande pompe le serment de la garde nationale :
« Bordeaux, le 6 avril 1790.
a Quelle journée fatigante que celle d'hier! écrit M. Géraud père (i). Sous les armes depuis six heures
(i) M. Géraud avait été nommé à l'élection capitaine de sa compagnie.
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du matin, nous ne fûmes libres qu'à six heures du soir. C'était la cérémonie auguste du serment de la garde nationale à la nouvelle municipalité. Le jardin public était le lieu de la séance. Au milieu de la terrasse était une tente magnifique pour la munici- palité et les chefs de la garde nationale; d'autres tentes à droite et à gauche dans toute la longueur de la terrasse mettaient les dames et le peuple (car tout était confondu) à l'abri du soleil. Dans l'im- mensité du jardin, les troupes, rangées avec beau- coup d'ordre, offraient, ainsi qu'au peuple nombreux, le coup d'œil le plus imposant. C'est là que nous ju- râmes tous d'être fidèles à la nation, à la loi et au roi, de maintenir la Constitution de tout notre pou- voir et d'obéir aux ordres de la municipalité. Cette cérémonie achevée, les municipaux accompagnés de la cavalerie se rendirent à l'hôtel de ville au milieu d'une double haie de gardes nationales. Comme pre- mier régiment nous occupions l'hôtel de ville et nous nous étendions jusqu'à la porte de Bourgogne, aussi fûmes-nous les derniers à nous retirer.
0 On a remarqué que plusieurs aristocrates, offi- ciers volontaires des gardes nationales, n'y ont pas assisté, mais ils n'en seront pas quitte et on les appel- lera à l'hôtel de ville. »
CHAPITRE III
1790
Sommaire : Les Invalides. — L'Ecole militaire. — Le Champ de Mars. — La Sorbonne. — Notre-Dame. — Sainte-Geneviève. — Les Champs-Elysées. — Le bois de Boulogne. — Bagatelle. — Le mont Calvaire. — Longchamps. — Saint-Cloud. — Sceaux. — Vincennes. — Les Gobelins,
A mesure que la saison devenait meilleure, Ter- rier et son élève avaient repris leurs courses dans Paris : ils visitaient successivement les monuments les plus célèbres et ils mettaient même à proût les premiers beaux jours pour faire quelquefois des excursions dans les environs. Edmond ne manquait pas de décrire fidèlement à ses parents toutes les merveilles qui passaient devant ses yeux.
L'hôtel des Invalides l'avait particulièrement frappé. Ce superbe monument avec son dôme majes- tueux, chef-d'œuvre de Mansard, était en effet un objet d'admiration pour tous les étrangers; ses di- mensions grandioses, son église, son magnifique autel aux colonnes torses, saisissaient d'étonnement tous les visiteurs. Les réfectoires étaient ornés de fresques représentant les principales villes fortes du royaume; dans les cuisines l'on s'extasiait devant ces marmites colossales où, chaque jour, se préparait la nourriture de plus de quatre mille hommes. Dans la salle du Conseil se trouvaient les portraits de tous les
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ministres de la guerre depuis Louis XIV jusqu'à Louis XVL Mais laissons notre étudiant nous dé- peindre lui-même ses impressions :
a Papa,
« Ceux qui, par des blessures reçues pour la patrie, se sont mis hors d'état de pouvoir la servir plus longtemps, ont obtenu chez toutes les nations un droit à sa reconnaissance et à ses bienfaits. Louis XIV a cherché à rendre cet acte de reconnaissance aussi glorieux que possible pour le militaire invalide, en élevant, près de la capitale, ce vaste et superbe hôtel, dernière mais honorable retraite des victimes de Mars. C'est là que le soldat accablé ou d'années, ou d'in- firmités, dénué de tout autre secours, est toujours sûr de trouver un asile agréable et commode. L'hôtel des Invalides, voilà ce qui m'a le plus frappé dans Paris. D'abord cette place immense bordée de belles promenades, qui s'étendent sur les deux ailes, m'a paru superbe, quoiqu'elle soit maintenant couverte de pierres et de bois employés à la construction du pont de Louis XVI.
« La façade, vue du côté de la rivière, est des plus magnifiques et des plus imposantes ; Mars et Minerve occupent les deux côtés de la porte; l'on dirait que les Invalides reposent sous la garde de ces deux di- vinités. Le dôme, vu depuis dehors, paraît assez peu élevé, à cause de l'immensité des bâtiments qui lui servent de base, mais dans l'intérieur, quelle mer- veille de perfection! quelle richesse! quelle splen- deur! quelle hardiesse dans l'élévation des colonnes qui le soutiennent ! L'église ne lui cède en rien pour la magnificence, les dorures du maître-autel sont accomplies.
« Des statues qui sont au haut du clocher ne pa-
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raissent hautes que de cinq pieds, tandis qu'elles sont de dix-sept à dix-huit pieds. L'on peut juger par là de la hauteur du dôme.
a J'ai parcouru toutes les galeries, j'ai vu la chambre du Conseil qui répond parfaitement bien à tout le reste. Il y a des peintures qui sont aussi très belles. J'ai remarqué entre autres choses des dra- peaux pris sur les Anglais et un vaisseau de carton fait par un invalide aveugle. »
Le même jour, nos deux jeunes gens visitent l'Ecole militaire, sa chapelle, siège de l'ordre de Saint- Lazare, la salle d'armes, les écuries, le manège, etc.; ils admirent le vaste escalier qui conduit aux appar- tements du gouverneur et qui est orné des statues de Condé, de Turenne, des maréchaux de Luxembourg et de Saxe. Sur la façade qui donne du côté du Champ-de-Mars, s'élève une statue colossale d'Her- cule : a C'est un monument digne de la grandeur de Louis XIV ! » s'écrie Edmond.
Le Champ-de-Mars avec ses dimensions immenses frappe nos visiteurs d'étonnement ; ils croient voir celui de Rome !
Pour terminer dignement cette journée, ils vont dîner au Gros-Caillou et se régalent de ces exquises fritures dont la renommée est célèbre parmi les Parisiens.
Un autre jour, ils visitent la Sorbonne avec son dôme d'une structure si hardie et le tombeau de Richelieu, chef-d'œuvre de Girardon; le Val-de- Grâce avec son église pavée de marbre et ses magni- fiques jardins; Notre-Dame avec son portail gran- diose, ses tableaux des peintres les plus illustres, son autel de porphyre, le superbe mausolée du maré- chal d'Harcourt, son trésor qui contient d'incalcu- lables richesses, etc.
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L'église Sainte-Geneviève leur paraît également digne d'admiration : « J'ai assisté, écrit Terrier, à une revue faite par M. de La Fayette sur la montagne Sainte- Geneviève. Cela m'a donné occasion de voir le dehors magnifique de l'église du même nom; après Saint-Pierre de Rome, c'est tout ce qu'il y aura de plus beau en Europe, quana elle sera finie. La façade est d'une richesse étonnante; le dôme le dispute à celui des Invalides. »
Une des choses qui frappent le plus nos deux pro- meneurs, c'est l'opulence de la capitale; dans tous les quartiers s'offrent à leurs yeux de superbes bou- tiques avec de riches assortiments dans tous les genres : « Il n'y a pas un rez-de-chaussée, dit Edmond, qui ne soit occupé par un bijoutier, par un orfèvre ou par un café. » Mais une réflexion assez amère se joint à cet enthousiasme : « Ici l'on paye tout, jusqu'à l'air qu'on respire, c'est un usage établi plus que partout ailleurs. L'argent fait ouvrir de grands yeux et est le grand mobile. » Cette obser- vation est partagée par l'Allemand Schulz, lorsqu'il écrit : « Tout s'achète à Paris; tout est achat ou vente, gain ou perte; aucune main ne se meut sans argent, aucun déplacement n'a lieu sans but, aucune mine gracieuse sans dessein... partout l'égoïsme do- mine. »
Au premier dimanche de beau temps, Edmond se rend aux Champs-Elysées qu'il n'a pas encore eu le temps de visiter. Il y trouve un monde prodigieux se promenant sous les longues allées d'arbres; des en- fants en grand nombre y prennent leurs joyeux ébats. Le seul inconvénient de cette belle promenade est le voisinage de la grande route de Versailles, qui y répand une poussière insupportable.
Sur la gauche se trouve le Cours-la-Reine, fermé
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par des grilles aux deux extrémités ; il est séparé des Champs-Elysées par un fossé profond et c'est dans ce fossé que l'on peut voir les joueurs de balle et de cochonnet déployer leurs talents.
Enfin les beaux jours arrivant, nos amis élargissent un peu le cercle de leurs promenades et désormais ils vont consacrer tous leurs dimanches à d'agréables pérégrinations hors de la capitale. La première de leurs excursions extra inuros est consacrée au bois de Boulogne.
Le Bois, avec ses beaux ombrages, où l'on vient en partie de plaisir les jours de fête, leur paraît un sé- jour ravissant. Ils admirent le château de Madrid, construit par François L"^ à son retour d'Espagne, et percé d'autant de croisées qu'il y a de jours dans l'année; ils visitent Bagatelle, maison de plaisance du comte d'Artois, avec ses rochers, ses grottes, ses eaux jaillissantes, ses prairies, son désert, sa mon- tagne, son lac, etc. ; le pavillon est petit, mais meublé avec goût; la chambre du prince, en forme de tente, a pour tout ornement des armes et des drapeaux.
De là ils gravissent le mont Calvaire ou mont Va- lérien ; au sommet se trouve un couvent tenu par quelques ermites et où les âmes pieuses, amoureuses de la belle nature, vont quelquefois faire des re- traites. La vue des terrasses est unique : de là l'on découvre non seulement la capitale entière, mais en- core tous ses environs; l'on peut suivre la Seine et ses gracieux détours, l'œil charmé aperçoit tous les riants villages qui en décorent les rives. Edmond se croit transporté sur les collines du Périgord !
Un grand crucifix est placé sur le point le plus élevé de la colline; sept chapelles l'environnent et dans chacune d'elles est représentée une des scènes de la Passion. Pendant la semaine sainte il y a sur
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le mont Calvaire un concours étonnant de peuple et de bourgeois; beaucoup croient naïvement que ce Calvaire est le Golgotha et qu'ils sont sur la mon- tagne même oii les Juifs crucifièrent Jésus. Après avoir accompli leurs dévotions, pèlerins et pèlerines redescendent gaiement vers Suresnes ovi, pour se remettre de leurs austérités, ils se livrent à de joyeuses agapes dans les guinguettes si nombreuses sur les rives du fleuve.
Il existe un autre couvent, situé non loin du mont Calvaire et qui est également l'objet, pendant la semaine sainte, d'un pèlerinage des plus fréquentés; c'est celui de Longchamps, élevé sur le bord de la Seine, à quelque distance du village de ce nom.
L'abbaye de Longchamps datait du treizième siècle et avait été fondée par Isabelle de France, sœur de saint Louis : les religieuses appartenaient à l'ordre de Saint-François. Après avoir, pendant de longues années, donné l'exemple de toutes les ver- tus, les sœurs de Longchamps se relâchèrent singu- lièrement de leur austérité première. On raconte qu'Henri IV devint éperdument épris d'une jeune religieuse de ce couvent, Catherine de Verdun, et qu'il la remercia de ses faveurs en lui donnant l'abbaye de Saint-Louis de Vernon.
Saint Vincent de Paul écrivait avec douleur au cardinal Mazarin le 25 octobre 1652 : « Il est certain déjà que depuis deux cents ans ce monastère a mar- ché vers la ruine totale de la discipline et la dépra- vation des mœurs. Les parloirs sont ouverts aux pre- miers qui se présentent, même aux jeunes gens non parents : là, les religieuses accourent quand il leur plaît, seules et sans témoins, le plus souvent malgré les ordres de l'abbesse; on a même remarqué qu'il y avait dans ce lieu de petites fenêtres, au péril de cer-
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taines vierges. Les frères mineurs, recteurs du mo- nastère, n'arrêtent point le mal; bien plus, ils l'ag- gravent eux-mêmes, car ils avouent hautement qu'ils s'y introduisent pendant la nuit à des heures indues, pour s'y entretenir avec les sœurs. L'un d'entre ces frères a été trouvé la nuit dans une cellule, oii il avait été introduit par l'une des plus jeunes religieuses. Plusieurs autres introduisent aussi de la même ma- nière des jeunes gens dans le couvent. »
Enfin, pour achever ce tableau désolant, les reli- gieuses portaient des vêtements immodestes; elles se montraient au parloir brillantes de couleurs emprun- tées, avec des montres d'or! etc., etc.
Plus tard, l'abbaye acquit un autre genre de cé- lébrité : en 1727, Mlle Le Maure, de l'Opéra, quitte le monde pour chercher au pied des autels le par- don de ses fautes : elle se retire à Longchamps. Non seulement elle déploie aux cérémonies toutes les res- sources de sa voix splendide, mais elle forme encore ses compagnes, et, sous sa direction, les chants de l'église deviennent admirables; c'est particulièrement aux offices de la semaine sainte que les religieuses font entendre leurs voix séraphiques. Aussitôt le bruit s'en répand et tout Paris lance ses carrosses dorés à travers les routes du Bois pour assister aux Ténèbres de Longchamps. Il n'en faut pas davantage, la mode est créée, et chaque année, le mercredi, le jeudi et le vendredi saints, l'on voit défiler une suite intermi- nable de carrosses qui se rendent à l'abbaye.
Tout le monde élégant veut faire partie de cette réunion, les courtisanes s'en mêlent et on les voit bientôt en carrosses à six chevaux, couvertes de pier- reries, étalant audacieusement un luxe avec lequel les dames de la cour s'efforcent en vain de rivaliser. C'est à qui fera admirer la plus magnifique voiture,
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les chevaux les plus fringants, la livrée la plus belle. Cette pieuse promenade n'est plus qu'une indécente exhibition. L'archevêque croit faire cesser le scandale en interd'sant aux religieuses le chant et la musique. Il n'en est rien. La mode est établie et persiste. La promenade s'accomplit aux mêmes iours et dans les mêmes conditions que par le passé, seulement l'on ne va plus que jusqu'à la porte du couvent et l'on se garde d'y entrer. L'église est déserte, mais les ca- barets sont pleins et le peuple, qui vient en foule assister à cette parade, boit et s'enivre de son mieux : a Et c'est ainsi qu'on pleure la Passion de Jésus- Christ! » L'usage se perpétue, immuable, jusqu'à la Révolution. Pour la première fois, en 1790, l'on s'avise que le temps n'est plus aux plaisanteries ni aux exhibitions scandaleuses.
Edmond, qui en est resté aux souvenirs du passé, court à Longchamps pendant la semaine sainte pour jouir du spectacle accoutumé, mais il éprouve une vive désillusion. La promenade est déserte, et c'est à peine si l'on y voit deux cents voitures, dont la moitié n'est composée que de misérables fiacres. « Les aris- tocrates et les courtisanes qui faisaient le beau de cette parade n'ont point osé y paraître- » Pour comble de malheur, il règne un vent terrible qui soulève des nuages de poussière; piétons et cavaliers sont aveu- glés et ne savent oii se réfugier.
« Les carrosses étaient fort rares, écrit notre nar- rateur; les cabriolets et phaétons qui auraient pu paraîtres assez brillants, étaient pour le moment trop saupoudrés de poussière. Transis, gelés de froid, nous sortîmes bientôt du bois de Boulogne et reprîmes la route de Paris. Nous eûmes le plaisir, en revenant, de voir arriver vers le Bois d'assez belles voitures, d'autres qui faisaient triste figure, d'autres qui exci-
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taient des éclats de rire immodérés. L'on avait placé de distance en distance des piquets de gardes natio- nales. Ils avaient eu soin de choisir pour postes les différentes guinguettes qui fourmillent sur la route. Et c'est là qu^ ces messieurs, s'empiffrant de maints jambons et autres victuailles, bravaient tranquille- ment le vent et ses efforts. »
Le jour de la Pentecôte, nos deux amis font la partie d'aller visiter Saint-Cloud et d'y voir jouer les eaux dont on leur a fait des descriptions enthou- siastes. Ils se rendent à pied par la barrière de l'Etoile et arrivent à Neuilly, où ils visitent les cé- lèbres jardins de M. de Saint-James; on leur fait admirer les grottes, les souterrains, les cascades, les ponts, les pavillons chinois, pour lesquels on a pro- digué l'or à pleines mains; ils parcourent des serres immenses, remplies de plantes merveilleuses et de fruits inconnus dans nos climats; ils restent stupé- faits devant de véritables champs d'ananas, etc. Ces jardins surpassent de beaucoup Bagatelle et tout ce qu'ils ont encore vu dans ce genre.
Ils traversent le pont de Neuilly, qui passe pour le plus beau de l'Europe, et arrivent à Suresnes, où ils prennent un repas bien gagné. Après leur déjeuner, et malgré une chaleur extrême, ils se dirigent vers Saint-Cloud, qu'ils atteignent péniblement; là les attend une cruelle déception : les eaux ne jouent pas!
Le dimanche suivant, Edmond et Terrier renou- vellent leur tentative, mais cette fois après avoir pris soin de se renseigner et s'être assurés que leur dé- placement ne sera pas infructueux.
Au lieu de prendre la route de la terre, ils ima- ginent, pour varier leurs plaisirs, de voyager par eau. Ils vont donc, dès huit heures du matin, au
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Pont-Royal et montent sur la galiote qui fait régu- lièrement le service de Saint-Cloud et qui, les di- manches et jours de fête, transporte les Parisiens à la campagne pour une somme des plus modiques. Cette galiote, appelée aussi coche d'eau, est un grand bateau couvert qui contient, tant dans l'intérieur que sur le pont, environ quatre cents personnes. Après deux heures de navigation des plus heureuses, nos deux voyageurs arrivent au pont de Sèvres, oii ils débarquent.
« Nous fûmes par eau à Saint-Cloud dimanche dernier, écrit Edmond ; la Seine, à certains endroits, est des plus périlleuses à traverser à gué; ici elle n'a qu'un pied de profondeur, à deux pas de là elle en a soixante. Nous comptions y trouver le roi, mais le restaurateur de la liberté française était retourné dès le matin à Paris, afin d'apaiser les injustes soupçons qui s'élevaient déjà dans le cœur de ses enfants. Qu'avaient-ils à craindre?... Quand même le roi des Français eût formé l'insensé projet de les abandon- ner, comment l'aurait-il fait? L'infatigable M. de La Fayette était à ses côtés, il était entouré d'ailleurs d'une petite troupe de ses concitoyens; non, l'idée de les abandonner n'entra jamais dans le cœur de Louis XVL
« Nous vîmes jouer les eaux du parc. Dès que j'aperçus la cascade, mon premier cri fut celui de la plus vive admiration; cependant, peu après, elle me sembla un peu confuse, je crus m'apercevoir que nappes et les jets d'eaux étaient trop entremêlés; l'art ne me parut pas assez fondu avec la nature. Les statues, les groupes, les eaux, sont disposés avec le plus grand goût, avec la plus grande élégance. En dehors de la cascade, il y a deux cents gerbes d'eau, cinquante jets sans bassin et enfin une trombe de
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quatre-vingts pieds de haut, dont l'effet est mer- veilleux.
a Ces ruisseaux, ces torrents qui s'élancent impé- rieusement du sein d'une terre parsemée de fleurs et d'herbes toujours fraîches, ces fontaines qui semblent sortir du corps des sphinx, des lions, des dauphins, des grenouilles, etc., tout cela me parut admirable. »
Les arbres touffus et élevés donnaient une fraî- cheur délicieuse. Des terrasses l'on dominait les cas- cades et les allées d'arbres, le coup d'oeil était ravis- sant. Une superbe orangerie, magnifiquement entre- tenue, complétait ce séduisant séjour.
Emerveillé de tout ce qu'il voit, Edmond ne peut s'empêcher de faire cet aveu, qui coûte cependant à son amour-propre provincial : « Les environs de Paris sont infiniment plus beaux que ceux de Bor- deaux! » Et il ajoute ingénument : a Que dirai-je quand j'aurai été sur la butte Montmartre! »
Saint-Cloud a tellement enthousiasmé nos voya- geurs qu'ils y retournent encore le jour de la fête.
a II y avait un monde innombrable, on ne voyait de tous côtés que danses, baladins, marchands, voi- tures, etc. Les eaux jouèrent plusieurs fois. On ne pouvait pas en approcher à cause de la quantité de monde dont elles étaient entourées.
0 Nous avons vu dans le parc la reine qui se pro- menait en une espèce de calèche avec le dauphin, sa sœur et Monsieur, frère du roi. Ils avaient un atte- lage fort modeste.
0 Toute la foule se précipitait dans le château pour voir le roi qui, dit-on, mangeait comme quatre.
« Nous revînmes le soir par le bois de Boulogne; il était éclairé par la quantité de torches que les jeunes gens portaient et retentissait des chants et des sifflets des Parisiens qui en avaient presque tous. »
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Un autre dimanche, Edmond et Terrier se rendent au château de Sceaux, demeure du duc de Penthièvre. Le parc et les eaux sont presque aussi beaux qu'à Saint-Cloud, mais le château est bien inférieur.
Les prés Saint-Gervais et le bois de Romainville sont le but d'une autre excursion : « C'est en fait de bois ce que j'ai vu de plus beau, dit Edmond; il est situé sur une hauteur, et l'on a une vue magnifique sur les villages de Saint-Denis et de Pantin. »
Ils visitent le cabinet vétérinaire de Charenton, le château de Vincennes, « vieille forteresse à laquelle on peut appliquer ces vers de Voltaire :
Près de Paris était un vieux château A pont-levis, mâchicoulis, tourelles, Un long canal transparent à fleur d'eau, En serpentant, tournait autour d'icelles. »
Pour augmenter encore l'agrément de ces courses dominicales, nos jeunes gens ont emprunté un fusil à un de leurs amis et, tout en parcourant les routes des environs, ils usent de ce droit de chasse si ar- demment souhaité et que possèdent désormais tous les Français; leur chasse n'est pas miraculeuse, mais ils tuent de petits oiseaux qu'ils font rôtir pour leur déjeuner et qu'ils vont ensuite manger gaiement assis le long de quelque ruisseau.
Souvent ils profitent de leurs promenades pour vi- siter des monuments, des musées ou des manufac- tures; c'est ainsi qu'ils se rendent aux Gobelins, dont les merveilleuses tapisseries excitent leur ravissement. Edmond mande à son père :
« J'ai été voir dernièrement les Gobelins. Je t'avoue que ce genre de peinture m'a fort surpris; je ne con- çois pas comment des ouvriers sans aucune règle de dessin, sans aucun principe, peuvent faire des en-
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semblés si corrects, ayant d'ailleurs le modèle der- rière eux, qu'ils ne regardent jamais, des teintes si bien ménagées, si bien fondues, un coloris si frais, un moelleux qui ne le cède en rien au coloris de nos meilleurs peintres. Le jeune homme qui nous condui- sait m'a dit qu'on restait sept ans pour le moins à faire une tapisserie, assez vaste à la vérité : quelle patience! J'ai parcouru les galeries; outre des tapis- series, j'ai vu des tableaux des premiers maîtres du monde : Thésée domptant le taureau de Marathon, par Vanloo, Héliodore fouetté de verges, par Ra- phaël, Fœtus et Aria, par Bouchardon, etc. »
C'est à ces amusantes excursions que nos jeunes gens consacrent tous les dimanches de leur été; elles font leur bonheur et leur joie, et ils y trouvent un agréable délassement aux travaux plus sérieux de la semaine.
CHAPITRE IV
1790
Sommaire : Vente des biens du clergé. — Les assignats. — Le général Paoli à l'Assemblée. — Le droit de paix ou de guerre. — La statue de la place Notre-Dame-des- Victoire est détruite. — Suppression des titres, armes, armoiries. — Fédération des départements. — John Gé- raud vient à Paris. — Fête de la Fédération.
La Révolution suivait son cours; la crise finan- cière s'aggravait tous les jours, les impôts rentraient de moins en moins, « la hideuse banqueroute, disait Mirabeau, était là, prête à nous consumer ». Il fallait à tout prix trouver un expédient. Talleyrand de Périgord, évêque d'Autun, proposa, 3u nom du co- mité des finances, de déclarer que le clergé n'était pas propriétaire, mais administrateur seulement des biens que les fidèles lui avaient donnés depuis des siècles, et que par conséquent la nation, en se char- geant des frais du culte, était en droit de vendre les propriétés ecclésiastiques pour éteindre la dette de l'Etat. La proposition fut adoptée. L'Assemblée dé- cida en outre que les municipalités seraient autori- sées à acheter ces biens à l'Etat pour les revendre elles-mêmes aux particuliers; mais comme elles n'avaient pas les fonds nécessaires pour payer sur- le-champ, elles donnèrent des bons avec lesquels le Trésor remboursa ses créanciers. On changea bientôt les billets municipaux en billets d'Etat ou assignats et l'on en rendit la circulation forcée.
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On peut supposer l'émotion causée dans le clergé par de pareilles propositions et les protestations in- dignées qu'elles soulevèrent. Les séances où l'on dis- cuta ces diverses motions furent des plus orageuses :
(c Paris, 26 avril 1790.
a II nous a été impossible, malgré notre bonne en- vie, écrit Terrier, d'entrer à l'x^ssemblée pendant ces séances tumultueuses. L'afEuence qu'y attiraient les débats des ministres d'un maître dont ils n'imi- taient guère l'esprit pacifique et le désintéressement, permettait à peine d'en approcher. La terrasse des Feuillants et une partie du jardin des Tuileries étaient couvertes d'une populace innombrable. Les cris, les applaudissements que la terrasse recevait de l'Assemblée et qu'elle transmettait au jardin, répétés par la multitude, retentissaient jusque sur les quais, tellement que le roi en fut effrayé et qu'on ferma les Tuileries jusqu'à ce que la chose fût décidée. Les deux partis montraient une chaleur égale. Chacun semblait avoir pris pour devise : Vaincre ou mourir. Cependant la majorité ou plutôt la bonne cause l'em- porta et les ministres du Dieu de paix furent for- cés, comme tant d'autres fois, de se résigner au généreux sacrifice de ce qu'ils ne pouvaient conserver.
« J'ai remarqué que dans les discussions même les plus sérieuses, la gauche, lorsqu'elle croit le résultat douteux, s'arrange de façon à faire durer la dis- cussion jusqu'à trois heures; à cette heure, on voit tous les prélats tirer chacun sa montre et se dire à l'oreille :
Trois heures vont sonner ! Qu'ils vont faire, en restant, Refroidir le dîner !
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a Ce doux souvenir du dîner étouffe le bouillon de leur colère, l'esprit de dispute et de parti ne tient pas davantage devant cette flatteuse image, et l'on voit les prélats partir à la file jusqu'au dernier, lais- sant le champ libre à leurs adversaires.
a La caisse d'escompte devait commencer aujour- d'hui à payer en assignats; si ces derniers ont leurs partisans, ils ont aussi leurs détracteurs; mais c'est le petit nombre. On attend beaucoup de la vente des biens du clergé. On espère que leur produit rétablira l'ordre dans les finances et ramènera la circulation. »
Le clergé, exaspéré des mesures prises contre ses biens, s'écria qu'on attaquait la religion catholique, qu'on voulait la détruire, et il s'efforça de surexciter dans toute la France les passions religieuses. C'est particulièrement dans le Midi que ses efforts furent couronnés de succès.
Edmond cite quelques exemples des contestations qui s'élevèrent entre le peuple et les curés de Paris. Il ' ne faut pas s'étonner de la passion qu'il apporte dans ces questions ; sa qualité de protestant opprimé de- vait lui faire prendre parti avec violence contre le clergé catholique.
« Le lo mai 1790.
a Les ministres de la religion, j'aurais mieux dit de leurs intérêts, ont voulu suivre ici l'exemple de leurs confrères de Toulouse ; ils n'avaient pas réfléchi sans doute que la capitale plus éclairée était un lieu peu propre à dresser leurs batteries. Aussi n'ont-ils pas été bien loin. Le curé de Saint-Etienne avait affi- ché des prière publiques pour invoquer le ciel en faveur de la religion, à qui personne ne veut faire de mal. Le district s'est transporté chez lui, l'a prié de
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modérer son zèle et de laisser le ciel en repos ainsi que l'Assemblée nationale.
« Celui de Saint-Sulpice avait annoncé une messe solennelle, avec un sermon par l'abbé de Boulogne, pour remercier la Divinité des secours que les grands n'avaient cessé de répandre sur le peuple dans le cours de cette année. On lisait en texte : Pau fer et dives obvier mit tibi. Le peuple, déjà prévenu contre lui par un sermon peu modéré qu'il avait donné le dimanche précédent, le somma de faire le sermon lui-même et d'en peser les termes, sous peine du fatal réverbère. Cet épouvantail aristocratique mo- déra sa bile, la messe fut chantée ; mais il se dis- pensa du sermon, sous prétexte d'incommodité.
« Les feuilles sont pleines chaque jour des émeutes qui agitent les provinces, tandis que la capitale est dans la plus grande sécurité. C'est une eau battue dont le centre a recouvré son calme, tandis que les ondulations se propagent encore au loin. »
La tranquillité, en effet, ne régnait guère en pro- vmce, et la question religieuse provoquait presque partout des soulèvements inquiétants.
« Bordeaux, 4 mai 1790.
a La superstition a failli occasionner des meurtres à Toulouse et à Montauban, mande M. Géraud ; dans la première ville, la conduite de la municipalité a tout apaisé, mais dans la seconde, où la municipalité est très aristocrate, les rumeurs du bas peuple contre les protestants eussent été fatales à ceux-ci sans la garde nationale. La populace, égarée par les prêtres, est, dit-on, furieuse. »
Cinq ou six protestants furent assassinés et Bor- deaux dut envoyer des secours pour rétablir l'ordre :
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treize cents hommes d'infanterie, soixante-dix hommes de cavalerie, une compagnie d'artillerie avec quatre canons, quarante grenadiers et quarante chasseurs de Champagne, partirent pour soumettre la ville rebelle.
Pendant que ces événements se passaient en pro- vince, l'Assemblée poursuivait paisiblement le cours de ses séances. Un incident qui eut un assez grand retentissement vint l'interrompre un instant dans la discussion des lois qu'on soumettait à son approba- tion : Paoli qui nous avait si longtemps, et non sans succès, combattu en Corse, venait d'être choisi comme député par ses compatriotes. Le général se présenta à la barre de l'Assemblée et il prêta le serment civique aux applaudissements des spectateurs.
Après la séance, Paoli se rendit au Champ-de-Mars escorté par La Fayette pour y passer une revue. Edmond, qui y assista, écrivait à son père :
« Je fus hier au Champ-de-Mars, où M. de La Fayette et le général Paoli passaient cinq mille hommes en revue, sans compter un corps de cavalerie assez considérable et plusieurs pièces d'artillerie. L'on m'a assuré que ce n'était pas la dixième partie des troupes parisiennes. M. de La Fayette, Vidolc du peuple, et le général Paoli, tous deux à cheval, étaient entourés d'un monde innombrable qui les accompagnait par toute la plaine avec des applau- dissements et des cris de joie réitérés. Quel triomphe! avec quel plaisir il recevait les témoignages d'amour de tout un peuple! son sort ne pouvait être envié que par Louis XVL Aussi dit-on qu'il est fort mal vu à la cour; la reine surtout le déteste; malgré tout l'attachement qu'elle affecte pour lui en public, sa haine perce toujours. »
Peu de temps après, une grave question s'imposait inopinément aux délibérations de l'Assemblée et elle
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allait surexciter tous les esprits : fallait-il laisser à la couronne le droit de décider de la paix ou de la guerre, ou bien l'Assemblée devait-elle s'emparer exclusivement de ce droit?
Cette question passionne le public, une foule énorme se tient aux Tuileries, à la place Vendôme, dans la rue Saint-Honoré, attendant avec anxiété les nouvelles qu'on lui apporte de l'Assemblée.
Mirabeau soutient que la guerre éclatant presque toujours de façon imprévue, le roi seul en peut dé- cider. Cette théorie est attaquée avec la plus extrême violence par Barnave. Les bruits les plus fâcheux courent sur Mirabeau, on l'accuse detre vendu à la cour; le peuple exaspéré lui montre une corde, des pistolets, et acclame son adversaire; on fait imprimer contre lui un libelle horrible : « Je savais bien, dit-il simplement, qu'il n'y avait pas loin du Capitole à la roche Tarpéienne. » La motion du puissant tribun l'emporte cependant, mais elle est adoptée avec un amendement qui oblige le roi, s'il commence les hos- tilités, à réunir sans délai l'Assemblée pour lui sou- mettre ses raisons et faire approuver sa conduite.
« Paris, 24 mai 1790.
a Apres huit jours de débat, écrit Edmond, nous avons donc enfin une décision favorable sur la ques- tion la plus importante, celle qui devait détruire entièrement ou renouveler tout l'espoir des ennemis du bien public. La motion de M. de Mirabeau avait répandu les plus vives alarmes. M. Barnave, en la combattant le lendemain, avait excite tous les ap- plaudissements. Son éloquence faillit lui être funeste, car au sortir de la séance, il fut entouré par la foule, et tandis qu'on le complimentait, qu'on l'embrassait,
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chacun se pressant pour le voir, il pensa être étouffé sous ses lauriers. On l'accompagna jusque hors des Tuileries avec des applaudissements si longtemps soutenus qu'ils attirèrent aux fenêtres la reine et les dames de la cour. Le lendemain samedi devait enfi.n fixer les opinions. Paris était dans une attente pleine d'inquiétude. Dès le matin les rues retentirent de la proclamation d'une diatribe intitulée : Trahison du comte de Mirabeau découverte. Il y était traité de la manière la plus outrageante, et le peuple toujours extrême, la lisait avec d'autant plus d'avidité. Rome en un mot revivait avec ses tribuns. »
La noblesse déjà privée de ses privilèges par les décrets du 4 août allait perdre ses dernières distinc- tions.
En 1686, on avait élevé, sur la place des Victoires, aux frais du maréchal de La Feuillade et sur les dessins de Desjardins, un groupe en bron/.e doré représentant Louis XIV debout, couronné par la Vic- toire et foulant aux pieds quatre esclaves enchaînés ; ces esclaves figuraient des peuples vaincus; il y avait en outre six bas-reliefs en bronze, dont l'un représen- tait la conquête de la Franche-Comté en 1674 (i). Un jour, à l'Assemblée, l'un des Lameth se lève et demande la destruction de ces emblèmes outrageants : a II ne faut pas souffrir, s'écrie-t-il, ces monuments d'esclavage dans les jours de liberté. Il ne faut pas que les Francs-Comtois, en arrivant à Paris, voient leur image ainsi enchaînée. »
La discussion s'engage, lorsque tout à coup un
(i) Les cinq autres représentaient : le premier, l'abolis- sement du duel ; le deuxième, la destruction de l'hérésie en 1685 ; le troisième, la préséance de la France reconnue par l'Espagne en 1662 ; le quatrième, le passage du Rliin en 1672; le cinquième, la paix de Nimègue en 1678.
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député, sous l'influence des idées qui s'agitent, pro- pose d'abolir les titres, les armes, les armoiries, de défendre les livrées, etc. Après une assez longue dé- libération, la motion est adoptée, en même temps que celle qui concernait la statue de Louis XIV.
Cette loi sur les titres et les armoiries provoque chez nos jeunes gens la plus vive allégresse. Aux yeux d'Edmond, c'est le dernier coup porté à tout ce qui reste de l'ancien régime :
« Tu as sûrement dû apprendre avec joie, écrit-il à son père, ce charmant petit décret, qui abat avec tant de légèreté tous ces vains ornements, tous ces vieux titres, toutes ces belles armoiries, tous ces beaux noms, faits pour flatter l'orgueil de nos misérables aris- tocrates. Et que vont devenir ces belles livrées, si bien chamarrées, si éclatantes, ces mots si sonores de duc, prince, comte, vicomte, marquis, baron, che- valier, etc., et surtout tous ces vieux parchemins? Les uns iront à la friperie, d'autres rentreront dans le néant, d'autres enfin iront à la géhenne du feu qui ne s'éteint point, et c'est là oii il y aura des pleurs et des grincements de dents. J'en ris de bon cœur, je t'assure; aussi bien ces mots et ces marques dis- tinctives nous choquaient l'oreille et les yeux; na- turellement ils devaient bientôt disparaître.
a Le décret qui renverse les statues de la place des Victoires nous a fait aussi beaucoup de plaisir, tu dois en savoir le motif sûrement ; tu as vu ces nations enchaînées et courbées servilement sous les pieds de ce monarque altier et despote... c'est tout dire, ces images flétrissantes pouvaient-elles exister? J'ai même été étonné de ce qu'on laissait debout celle de Louis XIV; mais le grand-pcre de Louis XVI méri- tait bien cette grâce.
a Je ne sais si tu auras vu dans les papiers le
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sarcasme piquant et bien appliqué de M. Lucas, dé- puté de Bretagne, contre M. i'abbé Mauri (i). Ce der- nier, s'opposant, selon sa coutume, au sentiment gé- néral, voulait empêcher la destruction des titres, il en résulta une grande rumeur, qui aussitôt se chan- gea en risées par la saillie du député breton : « Eh ! « messieurs, dit-il, qu'il soit permis à M. l'abbé Mauri « de porter ses armoiries. » Tout le monde sait que l'abbé est issu d'un savetier. »
Ce terme d'aristocrate, dont nous venons de voir notre jeune étudiant se servir, est devenu l'injure à la mode. Au fond, on ne sait pas trop ce qu'il veut dire, mais on désigne ainsi « tous ceux qui sont contraires aux vœux du peuple ». « Ici, écrit Edmond, tout ce qui ne va pas selon la fantaisie des Parisiens est, sur-le-champ, taxé d'aristocratie. Jusqu'aux éco- liers de l'Académie de dessin, qui accusent leurs crayons de féodalité quand ils sont trop secs. » Un serrurier offre à l'Hôtel de Ville, comme don pa- triotique, une potence de fer pour y pendre les aris- tocrates. Les cochers de âacre appellent aristocrates leurs chevaux rétifs, et les garçons traiteurs, quand ils servent des dindons aux navets, annoncent fine- ment « des aristocrates aux navets ».
La loi sur les armoiries provoqua dans toute la noblesse une vive irritation; cependant il fallut s'in- cliner et se conformer aux prescriptions de l'Assem- blée, mais pour bien marquer qu'on ne regardait cette mesure que comme transitoire, on recouvrit les inscriptions et les écussons des hôtels d'une simple chemise de plâtre, facile à faire disparaître. De même les armoiries des voitures furent cachées sous un lé-
(i) Il était né avec un esprit d'académicden, dit Mercier, un talent de prédicateur et une audace d'antichambre.
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ger nuage, pour donner à entendre que le gros temps passerait ; quelqu'un ajouta même cette devise expli- cative : « Ce nuage n'est qu'un passage. »
Pendant que ces événements se déroulent à Paris, les départements ne restent pas inactifs ; dans le but de résister plus facilement aux ennemis de la Révolution, ils ont créé entre eux des fédérations. Provinces, villes, villages, tous se fédèrent, de façon à faire disparaître les obstacles que la nature ou les lois ont pu créer, et à constituer peu à peu l'unité complète du pays.
Le 17 juin avait eu lieu à Bordeaux, dans le jardin public, une fête qui avait comblé de joie tous les assistants. M. Géraud père s'empresse d'en faire à son fils la description :
<( 19 juin 1790.
« Notre fédération avec le régiment de Cham- pagne, avec les gardes nationales du département de la Gironde, de Toulouse, de Bergerac, s'est faite le 17 de ce mois, époque qui sera fameuse dans l'his- toire de l'Empire français, comme celle du 14 juillet. C'est le 17 juin que les communes, ou ce qu'on appe- lait tiers état, se constituèrent en Assemblée natio- nale. Que cette cérémonie était auguste! le jardin pu- blic est totalement changé. En conservant les allées de côté et le bois qui est dans le fond, en comblant le bassin qui était au milieu, en faisant disparaître toutes ces plates-bandes, on a fait un Champ-de-AIars immense. C'est au milieu qu'on avait élevé un autel à la Patrie, et c'est là qu'on a juré au Dieu régéné- rateur de l'Empire français de s'aimer, de se secourir et de défendre la Constitution. Le silence le plus profond, malgré l'immensité du peuple, régnait au
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moment du serment, et chacun était profondément pénétré d'un respect religieux. Mais quelque auguste qu'ait été cette cérémonie, elle ne pourra point se comparer à celle qui aura lieu à Paris le 14 juillet. Vous voudrez vous y trouver, sans doute, et je vous recommande de ne pas vous exposer dans les foules. »
La municipalité de Paris, en effet, avait proposé une Fédération générale de toute la France, et elle avait offert de la célébrer au Champ-de-Mars, au milieu des délégués de toutes les gardes nationales et de tous les corps de l'armée. Ce projet fut accueilli avec en- thousiasme et on en fixa la réalisation au 14 juillet, à l'anniversaire de ce jour fameux qui avait vu la prise de la Bastille et qui avait inauguré l'ère nou- velle. Des préparatifs immenses furent commencés pour célébrer dignement la cérémonie; tous les esprits s'en occupaient fiévreusement.
« Vous vous faites aisément une idée de ce que doit être cette fête, mande Terrier. Je ne connais rien de comparable dans l'histoire. » Puis, se laissant emporter par son lyrisme aux images les plus invrai- semblables, il ajoute : « Quel spectacle pour l'être sensible qui, s'élevant au centre de la terre à une hauteur convenable, verra vingt-quatre millions d'hommes réunis pour la cause commune, se jurant le même jour, à la même heure, une union et une fraternité indissolubles ! »
M. Géraud, nous l'avons vu, avait gardé près de lui son second fils, John. Mais le jeune homme brû- lait du désir d'aller retrouver son frère à Paris, et la cérémonie qui se préparait dans la capitale lui servit de prétexte pour insister de nouveau auprès de ses parents. Il finit par obtenir l'autorisation qu'il sollicitait, et au commencement de juillet 1790, il
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partit avec quelques amis de sa famille qui venaient assister à la Fédération.
En se séparant de son second fils comme il s'était déjà séparé du premier, M. Géraud s'imposait une cruelle privation, mais il croyait agir dans l'intérêt bien compris de ses enfants, et il le leur témoignait en termes touchants; avec une exaltation qui peut nous sembler singulière, mais qui, à l'époque, était partagée par beaucoup de bons esprits, il leur de- mande de se montrer dignes du grand siècle qui s'annonce et il leur énumère complaisamment tous les bienfaits dont ils vont jouir, puisqu'ils ont eu le bonheur de naître au moment où la vertu va enfin remplacer le vice sur la terre et triompher sans par- tage :
« J'ai sacrifié tous les intérêts de mon cœur pour vous rendre dignes, mes chers enfants, du siècle mé- morable où vous allez vivre. Nous ne sommes plus heureusement au temps où la vertu osait à peine se montrer, où le vice était applaudi. Déjà l'on s'aper- çoit des heureux changements qu'opère la Constitu- tion. Que sera-ce donc dans vingt à vingt-cinq ans? La réforme sera complète et le dix-neuvième siècle aura, comme l'antiquité, des Socrates. Ce qu'on esti- mera le plus et ce qu'on estimait le moins, ce sera les bonnes mœurs, la vertu et puis les connaissances, les talents. Conduits par un homme sage et éclairé, il vous sera facile, avec de l'application, avec le désir de seconder les vues paternelles et maternelles, d'ac- quérir tous ces biens et de vous mettre à l'abri des reproches que mérite notre nombreuse jeunesse, pour qui les parents ne négligent rien et qui ne profite de rien.
« Je te recommande de faire lire plus d'une fois cette lettre à John. Vous allez, je le répète, être
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réunis. Aimez-vous toujours bien tendrement et comp- tez que le ciel vous bénira. »
Quand Edmond apprend que son frère va venir partager son sort, il en éprouve une grande joie et il s'empresse de la lui témoigner. De toutes les re- commandations dont il l'accable pour ses préparatifs de départ et pour sa route, nous n'en retiendrons qu'une seule qui nous a paru assez plaisante et qui montre avec quelle persistance les traditions se per- pétuent à travers les générations : « Méfie-toi bien, écrit Edmond à son frère, méfie-toi des couteaux que des jeunes filles t'offriront à Châtellerault, au relais de la diligence; c'est de la drogue, n'en achète pas. Je puis t'en parler pertinemment. Comme un autre Ulysse, ne te laisse pas toucher des prières de ces sirènes ! » Quiconque a traversé la gare de Châtelle- rault sait qu'on est assailli jusque dans les wagons par des marchandes de couteaux et de ciseaux, dignes émules des sirènes dont nous parle le jeune homme.
John arrive à Paris sans incident digne d'être noté; il était en uniforme de garde nationale de province et son costume lui valut tout d'abord un succès de curiosité qu'il supporta très gravement.
Cependant on avait fait courir des bruits sinistres : on affirmait que des brigands pilleraient Paris pen- dant que le peuple serait à la Fédération ; on prêtait au duc d'Orléans des projets effrayants. M. Géraud s'inquiétait un peu de tous ces bruits et il s'en ouvrait au précepteur de ses enfants en lui recommandant la plus grande prudence.
A en croire Terrier, toutes ces rumeurs n'étaient que mensonges, méchamment propagées par les enne- mis de la Constitution; jamais la tranquillité n'avait été plus complète : « Les alarmes semées dans les
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provinces ne sont que les suites de celles qu'on a voulu répandre ici, répond-il. Dans le principe, on avait d'abord eu quelques inquiétudes, mais elles ont fait place à la plus grande sécurité. On ne saurait aujourd'hui témoigner de la crainte sans s'exposer au ridicule. Cependant, comme la foule sera grande, nous prendrons les précautions que les circonstances exigeront, et si nous voyions le moindre risque, nous passerions de l'autre côté de la rivière, dans ces jardins de Chaillot, d'où, avec une lunette, nous plongerons sur le champ de la Fédération. »
Edmond, de son côté, s'étonne que la province entière n'afflue pas à Paris :
(( 30 juin 1790.
« On attend ici avec la plus grande impatience le jour à jamais mémorable de la Fédération; nous nous promettons bien d'assister à cette auguste céré- monie, de manière à ne rien perdre du coup d'œil, qui, comme tu le penses, sera superbe. Je crois main- tenant qu'il y a bien des personnes en province qui voudraient être à notre place, qui donneraient bonnes choses de pouvoir venir ici. Mais qui peut retenir mon oncle, par exemple? Pourquoi ne vole-t-il pas vers Paris? Mon oncle a peut-être l'humeur séden- taire, mais aussi il me semble que la curiosité, l'en- vie de voir des choses dont il sera parlé dans tous les siècles à venir sont bien faites pour combattre avec succès le doux penchant qui l'attache à Bor- deaux. »
Les travaux du Champ-de-Mars n'avancent que péniblement et l'on se demande avec anxiété si l'on sera prêt pour le 14 juillet. Aussitôt, pour hâter les
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préparatifs, l'on fait appel aux Parisiens, qui ac- courent à l'envi :
a Paris, le 5 juillet 1790. « Papa,
« L'on payait il y a quelques jours environ quinze mille ouvriers pour travailler au Champ-de-Mars; ce n'était qu'une foule de désœuvrés qui gueusaient dans Paris; la ville leur donnait quarante sols par jour et la nourriture, mais ces coquins, sentant bien qu'on avait besoin d'eux, ont voulu se faire valoir. C'est pourquoi ils ont commencé à travailler avec nonchalance et les travaux ne marchaient pas. Non contents de cela, ils allaient pendre un de leurs chefs qui voulait leur représenter leur devoir, quand M. de La Fayette arriva fort heureusement. Il contint cette populace et, pour endormir leur fureur prête à écla- ter, il leur promit quarante sols et la nourriture pen- dant les quatre jours de Fédération, jours 011 ils ne feront rien.
« L'ouvrage n'allant pas plus vite pour cela, les Parisiens se sont rendus en foule au Champ-de-Mars, se sont mêlés parmi ces ouvriers, et, pleins de zèle, ils ont travaillé la terre pour la première fois de leur vie. Les femmes même, enflammées du feu divin du patriotisme, roulaient des charretées de terre. Des femmes ! oui, des femmes, même fort honnêtes. M. de La Fayette s'est rendu au Champ-de-lNIars et ayant pris une bêche, travailla pendant deux heures avec ses aides de camp. Quel général ! aussi comme il est aimé! béni! loué! Tu dois juger combien les ouvriers sont surpris, combien ils ont à rougir, s'ils le savent toutefois. On voulut faire travailler un pauvre abbé qui se trouvait là, et pour lui faire traîner une brouette fort lourde, on fut chercher une corde. Notre
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ecclésiastique crut voir arriver l'instrument de son supplice, il devint pâle et, saisi de frayeur, il de- meurait comme enraciné. Il rappela cependant ses esprits, voyant qu'on ne l'attachait que sur les épaules, et travailla avec ardeur pendant deux heures. Jamais esclave chez les Turcs n'eut un air plus soumis; le monde souriait. On le pria cepen- dant de laisser l'ouvrage; il jeta là son licou et se promettant bien de ne plus revenir au Champ-de- Mars, il court encore. »
Tous les contemporains parlent de cet enthou- siasme extraordinaire :
« On ne vit peut-être chez aucun peuple cet éton- nant et à jamais mémorable exemple de fraternité, dit Mercier, ...c'est là que j'ai vu cent cinquante mille citoyens de toutes les classes, de tout âge et de tout sexe, formant le plus superbe tableau de con- corde, de travail, de mouvement et d'allégresse qui ait jamais été exposé.
« A côté des garçons jardiniers, distingués par des fleurs et des laitues attachées à leurs instruments étaient les élèves de peinture, qu'annonçait une ban- nière représentant la France. A leur suite venait l'es- poir des races futures, les rejetons de nos législa- teurs, qui passaient gaiement des exercices du col- lège au travail du Champ-de-Mars. Les charbon- niers traînaient derrière eux leur bannière. Les bou- chers avaient sur leur oriflamme un large couteau et on lisait dessous : Tremblez, aristocrates, voici les garçons bouchers. »
L'affluence des travailleurs, la vivacité des mouve- ments, la bigarrure des habits, tout concourait à la variété pittoresque de ce spectacle. Des étrangers qui arrivaient par Versailles disaient les yeux baignés de larmes : « Quels hommes que ces Parisiens! ■
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Toutes les classes étaient confondues :
a On voit des séminaristes, écrit Ferrières, des écoliers, des sœurs du pot, des chartreux vieillis dans la solitude, quitter leurs cloîtres et courir au Champ- de-Mars, une pelle sur le dos... Là, tous les citoyens, mêlés, confondus, forment un atelier immense; la courtisane échevelée se trouve à côté de la citoyenne pudibonde, le capucin traîne le baquet avec le che- valier de Saint-Louis, le portefaix avec le petit- maître du Palais-Royal, la robuste harengère traîne la brouette remplie par la femme élégante et à va- peurs... L'âme se sentait affaissée sous le poids d'une délicieuse ivresse à la vue de tout un peuple redes- cendu aux doux sentiments d'une fraternité primi- tive. »
La fête du 14 juillet fut unique par l'enthousiasme universel qu'elle excita ; chacun oubliait le passé pour ne songer qu'à un avenir pur et sans mélange.
Les fédérés, au nombre de soixante mille, partirent de la place de la Bastille pour se rendre aux Tuile- ries et au Champ-de-Mars ; sur tout le parcours ils reçurent les acclamations d'un peuple immense ré- pandu dans les rues, sur les quais, placé aux fenêtres des maisons et sur les toits. On leur descendait par les fenêtres du vin, des jambons, des fruits... on les comblait de bénédictions. Un pont de bateaux jeté sur la Seine conduisait par un chemin jonché de fleurs au champ de la Fédération. L'Assemblée na- tionale marchait entre le bataillon des vétérans et celui des jeunes élèves de la patrie. Une pluie tor- rentielle ne cessait de tomber, mais personne ne s'en apercevait : « Ce sont les pleurs de l'aristocratie », disait-on gaiement. Plus de six cent mille hommes étaient réunis au Champ-de-Mars; trois cents prêtres vêtus d'aubes blanches entouraient l'évêque d'Autun
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qui officiait. Après le Te Deum, La Fayette et les fédérés renouvellent le serment civique pendant que douze cents musiciens font entendre des accords dé- licieux et que quarante pièces de canon font trembler la terre. Le roi, la reine, l'Assemblée nationale, le peuple entier suivent cet exemple au milieu d'un enthousiasme indescriptible et des cris cent fois répétés de : Vive la nation! Vive le roi! Vive la reine !
Edmond est tellement occupé, qu'il ne peut donner à sa famille qu'une courte description de la céré- monie.
« Paris, 17 juillet 1790. « Papa,
« Il est en&n passé ce grand jour qui, selon bien des personnes, devait être le dernier de notre liberté. Il faut que ces bruits se soient bien accrédités en pro- vince, car M. Durand et M. Couderc (i) m'ont dit que sur la route on les regardait d'avance comme des victimes dévouées à la Patrie.
« Le Champ-de-Mars était disposé de manière à dissiper toute espèce de crainte sur les dangers du tumulte et de la foule : par les soins actifs des Pa- risiens, il offrait le coup d'œil du plus superbe et du plus majestueux cirque; il l'aurait disputé à ceux de l'ancienne Grèce.
« Le cirque s'élevant en plan incliné était couvert de gradins rangés par ordre. Il y avait, de distance en distance, des sentinelles qui avaient soin de faire placer les arrivants et de faire tenir le monde assis. Tout autour du cirque étaient des escaliers fort larges
(i) Bordelais qui étaient venus à Paris pour assister à la cérémonie.
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pour laisser monter le peuple. Il n'y a point eu de trouble ; la foule s'est écoulée par plus de trois cents issues, sans nul danger. Un canonnier a seulement eu le poignet fracassé, son canon ayant fait long feu. Le pont de bateau était devant l'Arc de triomphe.
« La Fédération eût été bien plus brillante et bien plus grande sans une maudite pluie qui nous perça jusqu'à la peau et qui dura pendant toute la céré- monie. Nos députés de province supportèrent tout cela le mieux du monde; la gaieté fut générale; au plus fort de la pluie, ils firent une danse ronde au- tour de l'autel ; le peuple répondit à leurs acclama- tions, les chapeaux tournaient autour des fusils et des sabres (i). Le cirque garni de parapluies de différentes couleurs offrait une vue très gaie et très amusante.
« Nous sommes dans les fêtes jusqu'au cou; il me tarde que cela finisse, je ne me reconnais plus; ce n'est plus que bals, festins, illuminations, joutes sur l'eau, feux d'artifice. Encore un coup, je ne sais où donner de la tête. Que de monde dans Paris ! »
Les fêtes, en effet, se continuent sans interruption et Edmond n'a plus le temps d'écrire, absorbé par les plaisirs sans nombre auxquels sont conviés les Parisiens ravis.
(i) Edmond raconte à ce propos une anecdote assez curieuse : « M. de Lafayette, fatigué de la longue marche de la Fédération qu'il dirigeait et plus encore de la fré- quence des pluies, arrivé près du Champ-de-Mars, reçut un verre de vin d'un inconnu qu'il ne fit aucune difficulté de boire, mais après un instant de réflexion. Le particulier s'en aperçut et, croyant deviner sa pensée, il remplit le verre à son tour et l'avala sur-le-champ. Le trait tant vanté du héros macédonien n'a rien de plus sublime que celui du général français qui n'a pu suspecter une intention per- verse dans un de ses concitoyens. »
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La municipalité de Paris offre des réjouissances aux Fédérés. Il y a joute sur la rivière, illumination, bal à la halle au blé, bal sur l'emplacement de la Bastille. On interdit la circulation des voitures pour que le peuple ne soit pas troublé dans ses ébats, ni choqué par la vue d'une richesse qu'il ne possède pas. Aux Champs-Elysées des cordons de lumière pendent à tous les arbres, des guirlandes de lam- pions les enlacent les uns aux autres, des pyramides de feu jettent une brillante clarté. Partout des troupes de danseurs, partout des orchestres : « Une joie douce, sentimentale, répandue sur tous les vi- sages, brillant dans tous les yeux, dit Ferrières, retra- çait les paisibles jouissances des ombres heureuses dans les Champs-Elysées des anciens. Les robes blanches d'une multitude de femmes errant sous les arbres de ces belles allées augmentaient encore l'il- lusion. »
CHAPITRE V
1791
Sommaire : Le Lycée. — Les clubs. — Les Jacobins.
En 1785, l'on avait fondé à Paris, près de la place du Palais-Royal, un établissement qu'on supposait appelé à une brillante destinée. C'était une sorte de collège libre où des cours devaient être faits par les plus savants professeurs, et qui servirait en même temps de lieu de réunion pour les jeunes gens. Des attractions nombreuses, telles que des journaux, des livres, des lectures publiques, des concerts et même des expositions de tableaux, devaient contribuer à l'agrément des souscripteurs. Les portes étaient ou- vertes de neuf heures du matin à minuit. Il y avait des salles destinées à la conversation, d'autres à la correspondance; enfin l'on trouvait réuni tout ce qui pouvait aider à faire passer le temps d'une façon aussi utile qu'agréable.
La particularité la plus singulière de cette insti- tution est que les femmes y étaient admises tout aussi bien que les hommes; leur cotisation était même moins élevée; elles ne payaient que 50 francs par an, alors que le sexe fort était taxé au double.
Ce collège prit le nom de Lycée, en souvenir des établissements qui florissaient autrefois en Grèce.
Après avoir végété pendant plusieurs années, le Lycée unit par réunir un assez grand nombre de
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souscripteurs, et à la fin de 1790 il commençait à jouir d'une très grande vogue : M. Sue y professait la physiologie, M. Fourcroy la chimie et l'histoire na- turelle, M. de La Harpe la littérature, M. de Parcieux la physique, etc. Terrier s'empressa de se faire ins- crire ainsi que ses deux élèves.
L'ouverture des cours du Lycée se fit en grande cérémonie au commencement de janvier 1791 :
« Paris, 25 janvier 1791.
0 L'ouverture du Lycée s'est faite le 10 de ce mois, écrit Edmond, elle a attiré un grand concours de monde, et le grand nombre de dames qui y assis- taient rendait cette assemblée très brillante.
« Quatre professeurs ont occupé d'une manière fort intéressante le temps de la séance. MM. Fourcroy, Sue, Boldoni et de La Harpe ont reçu tour à tour les vifs applaudissements qu'ils méritaient. Le premier a fait un tableau rapide et animé du Lycée actuel ; le second a traité de la physique de l'homme; M. Bol- doni a tracé d'une main savante les beaux jours de la littérature italienne et M. de La Harpe a exposé à ses auditeurs les excellents principes de goûts, la saine critique et l'élégance de style qui distinguent les écrits de ce célèbre académicien. »
Les cours commencent et nos jeunes gens les sui- vent avec une grande régularité. Les leçons de chimie et d'histoire naturelle de M. Fourcroy les intéressent tout particulièrement :
« M. Fourcroy, professeur de chimie, entre avec rapidité dans cette science qu'il nous enseigne d'une manière toute nouvelle et beaucoup plus claire, dit-on, que l'ancienne. Son système est très bon; il présente sans cesse à ses auditeurs l'expérience et les faits.
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Son éloquence est facile, pure, aussi noble que le grand art qu'il professe, il a une facilité, un choix admirable d'expressions! Il explique ce qu'il veut dire avec concision. Il est impossible de ne pas retenir ce qu'il a dit. D'ailleurs, M. Brognard, qui est chargé de la partie expérimentale, fait les expériences de- vant nous ; il n'est point doué du talent de la parole, comme M. Fourcroy, mais il manipule avec beaucoup d'adresse et d'intelligence. Il fit partir un ballon dernièrement avec du gaz hydrogène; c'est un gaz qui s'émane de l'eau. Cela me surprit beaucoup. Le ballon se gonfla sans aucune vapeur sensible, l'eau bouillonnait seulement sur la surface. Je lui ai vu faire une foule d'expériences fort étonnantes et ce- pendant très simples. »
Le cours de physiologie offrait aussi un vif inté- rêt : « La manière dont M. Sue nous démontre cette science, est bien faite pour en donner tme notion très générale. Il se sert de pièces d'anatomie injec- tées sur le naturel, ou parfaitement imitées en cire. Il a des pièces très curieuses. Pour l'homme, il a un enfant de cire revêtu de sa peau ; on peut lui ouvrir le ventre, dans lequel on voit tout ce qui est dans l'homme vivant; rien n'a été oublié. Il a, outre cela, un fœtus de deux mois et des pièces séparées. Pour les quadrupèdes, il nous a fait voir des squelettes de singe et de grenouille et des ani- maux revêtus de leur cuir tels qu'une fouine, etc. Il a passé ensuite aux oiseaux, aux insectes et enfin aux plantes. Ce cours-là est très bon pour les ama- teurs qui ne veulent avoir qu'une notion légère de cette science. »
M. de Parcieux, professeur de physique expérimen- tale, ne manquait pas d'un certain talent de parole, mais il avait un accent fléplorable et l'enchaînement
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des idées lui faisait complètement défaut; son cours était un des moins suivis.
La Harpe, dont la réputation était encore si grande, attirait au contraire une énorme affluence à ses leçons :
« M. de La Harpe nous a lu ses savants commen- taires sur la poétique d'Aristote, le Traité du sublime de Longin et la langue française comparée aux langues anciennes. Sa leçon prochaine doit rouler sur la poésie épique d'Homère. Ce cours de belles-lettres sera complet; il a repris la littérature depuis son enfance et doit nous développer d'une manière suivie l'accroissement et l'étendue qu'elle a pris jusqu'à nos jours, où sans doute elle est parvenue à son plus haut degré de perfection.
« W. de La Harpe ne lit point un ouvrage pour le commenter, comme M. Selis, mais il nous fait voir par ce qu'il a écrit, tout un auteur dans une seule leçon. Par ce moyen tu vois que, dans toute l'année, il pourra nous faire voir beaucoup de littérature. »
L'écho de ces brillantes leçons se répandit rapide- ment dans le public et valut au Lycée une recrudes- cence de célébrité :
« 21 février 1791.
a Le nombre des souscripteurs du Lycée augmente chaque jour, écrit Edmond ; nous sommes à présent environ cent neuf ou cent dix. Nous y avons eu sa- medi dernier un concert des plus brillants et quelques jours auparavant une lecture d'un discours contre le barbare préjugé du duel. Après tout ce qu'en a dit J.-J. Rousseau il n'est pas possible d'écrire rien de mieux. Les raisonnements victorieux de cet écrit ont excité une sensation générale, et les applaudissements
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les plus vifs et les plus continus ont été prodigués à l'auteur. »
Des artistes célèbres contribuaient encore fréquem- ment à donner de l'éclat aux réunions du Lycée; Edmond et John n'avaient garde d'y manquer :
« 22 mars 1791.
« Jamais je n'avais entendu au Lycée d'aussi beau concert que celui qui s'y donna samedi; les plus grands talents y étaient réunis. MM. Garât, Chéron, Rousseau y furent universellement applaudis, et Mlle Renaud des Italiens, dont tu as sûrement en- tendu parler, attira tous les suffrages, comme elle l'a fait toujours, et elle reçut aussi les plus vifs applau- dissements. Outre cela, il y avait le maître de musique de la reine, qui toucha dans différentes pièces de musique avec beaucoup de goût, ainsi qu'une jeune demoiselle de douze ans; le mal, selon moi, qu'il y eut dans ce concert, c'est que tous les virtuoses, excepté M. Chéron et un castrat venu d'Italie, chan- tèrent en italien, aussi ne me suis-je pas amusé au- tant que dans les autres concerts où l'on chantait en français, mais qui n'étaient pas aussi brillants. »
Le Lycée devint pour nos jeunes gens une ressource des plus précieuses; tout le temps qu'ils ne consa- craient pas à leurs études, ils le passaient dans ces salles si commodes, si spacieuses, si bien aménagées; ils y trouvaient tous les livres qui pouvaient les inté- resser, les journaux du jour, ils y faisaient leur cor- respondance :
« Les leçons si instructives et sans doute uniques du Lycée, écrit Edmond, ne sont pas les seuls avan- tages qu'on y rencontre.
a II y a d'abord un salon de lecture : c'est une
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vaste salle au milieu de laquelle est une longue table couverte de papiers publics et en général de tout ce qui paraît de nouveau, soit en fait de litté- rature, poésie, chimie, physique, astronomie, etc. On y observe un grand silence et tout est arrangé avec le plus grand ordre. Chaque feuille a son carton, oii l'on a soin de la remettre après l'avoir lue (i) . « La salle de conversation est ornée de tableaux
(i) Il n'est pas inutile de donner la liste des journaux qu'on recevait au Lycée :
JOURNAUX PATRIOTES
Le Journal de Paris, par M. Garât ; le Courrier de l'Eu- rope, le Patriote français, par M. Brissot ; les Annales pa- triotiques, par Mercier et Carra ; le Courrier dans les 8 s départements, par Gorsas ; le Point du Jour, V Assemblée nationale et Corps administratifs, par Perlet ; la Feuille villageoise, par Cerutti ; la Révolution de Brabant et de France, par Desmoulins ; la Révolution de Paris, par Fabre d'Eglantine ; le Journal du soir, le Journal général de politique, de co>n7nerce et de littérature, la Chronique de Paris, la Gazette universelle, l'Ami des Patriotes, par Duquenoi ; le J ournal des Prêtres, le Courrier de Provence, le Mercure universel, les Annales de Linguet, le Moniteur universel, le Postillon, par Calais ; le Logographe, le Jour- nal des amis de la Constitution, le Mercure ttational.
JOURNAUX ARISTOCRATIQUES
Le Journal général de France, le Mercure de France (il n'y a que la partie politique de ce Mercure qui est aristo- crate et la partie littéraire ne l'est pas du tout. La première est rédigée par Mallet du Pan, la seconde par La Harpe et Chamfort) ; le Spectateur, le Lendemain, la Gazette de Leyde, la Gazette d'Amsterdam, le Déjeuner patriotique.
JOURNAUX DES SCIENCES ET ARTS
Le Journal de physique, le Journal des Savants, le J our- nal de Médecine, par M. Fourcroy; le Journal de Chirur- gie, par M. Desault ; le J ournal des Sciences utiles, le Journal encyclopédique, le Journal de la langue française,
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des plus grands maîtres; j'y ai remarqué entre autres une Eruption du Vésuve, par Volaise.
« Un autre salon est destiné à l'exposition des gravures; les amateurs y trouvent chaque jour de nouveaux sujets d'admiration et de curiosité.
« La bibliothèque n'est pas lort considérable, mais aussi elle n'est composée que de bons livres; la mé- diocrité n'est soufferte en aucun genre dans ce sanc- tuaire des beaux-arts.
« La salle oii se tiennent les séances est la plus grande de toutes; de quelques côtés que l'on jette les yeux, l'on ne voit que des chefs-d'œuvre de l'es- prit humain et que beautés de la nature.
« Le nombre de machines et d'instruments propres aux différentes sciences est innombrable; joins à cela un laboratoire de chimie des plus complets. »
Fréquentant assidûment le Lycée, nos jeunes gens n'avaient pas tardé à s'y créer d'agréables relations et ils échangeaient fréquemment, avec leurs amis, leurs impressions sur les événements politiques, sur les séances de l'Assemblée, sur les mille bruits du jour. Situé près du Palais-Royal, le Lycée était de- venu un véritable centre d'informations; dès qu'un incident se produisait, c'est là qu'on accourait; l'on était toujours sûr d'y trouver tout à la fois des nou- velles et une société nombreuse et choisie.
Le soir, les souscripteurs s'y réunissaient régulière- ment. On y attendait avec impatience h Postillon, le seul journal du soir qui rendît compte des séances de l'Assemblée; dès qu'il arrivait, on le lisait avidement,
VEsfrit des journaux, le Journal de la Société nationale des Neuf Sœurs, les Petites Affiches.
JOURNAUX ANGLAIS
The monthly Revieiv.
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on le passait de mains en mains, et les événements quotidiens étaient l'objet de commentaires sans fin.
Souvent de superbes concerts ou des lectures pu- bliques, sur des sujets intéressants, arrachaient les jeunes gens à la politique et leur permettaient de passer une charmante soirée. Garât, Chéron, Laïs, Rousseau, toutes les étoiles de l'Académie de mu- sique y chantaient très fréquemment et leur présence attirait toujours nombreuse affluence. Jamais le Lycée n'avait été aussi brillant. En mars i/Qi, le nombre des souscripteurs s'élevait à près de trois cents.
L'âme de cette réunion était une femme, Mme de Villette, la Belle et Bonne de Voltaire (i). Elle s'était passionnée pour cette institution, elle en avait fait sa chose, et elle s'ingéniait de mille manières pour en augmenter l'éclat et la réputation. Grâce à ses relations et au souvenir de Voltaire, elle n'était pas sans crédit sur les littérateurs, les savants, les ar- tistes, les gens de théâtre. C'est elle qui recherchait pour les leçons toutes les illustrations des sciences ou de la littérature, c'est elle qui organisait les concerts, les lectures, les expositions; en un mot.
(i) Mlle de Varicourt, d'une bonne famille du pays de Gex, mais sans fortune, était destinée au couvent. En 1775, elle vint avec ses oncles, MM. Desprez de Crassiez, voir Voltaire à Ferney. Elle charma le patriarche par sa grâce et sa simplicité et il la demanda à sa famille pour aider Mme Denis dans les soins de la maison. Bientôt après il ne l'appelait plus que Belle et Bonne, et le nom lui resta. En 1777, le marquis de Villette vit Belle et Bonne chez Voltaire, en devint éperdument épris et l'épousa : « M. d» Villette a épousé dans ma chaumière de Ferney, écrit le patriarche, une fille qui n'a pas un sou et dont la dot est de la vertu, de la philosophie, de la cai. leur, de la sensibilité, une extrême beauté, l'air le plus noble ; le tout a dix-neuf ans. Les nouveaux mariés s'occupent jour et nuit à me faire un petit philosophe. Cela me regaillardit dans mes horribles souffrances. »
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c'est à elle, à son zèle et à son intelligence que le Lycée devait tous ses succès. Aussi y était-elle vénérée et considérée comme la grande prêtresse du temple.
Avec leurs leçons particulières, les .cours du Col- lège de France, ceux du Lycée, les distractions fré- quentes qu'ils rencontraient dans ce dernier endroit, les pupilles de M. Terrier devaient se trouver très occupés et il leur restait évidemment fort peu de loisirs.
Ils n'en demandèrent pas moins bientôt à leurs parents l'autorisation de se présenter aux Jacobins, et Terrier, que la perspective de faire partie du célèbre club séduisait particulièrement, appuya leur de- mande; il fit valoir, entre autres raisons, que la dépense serait modique, car il n'en coûterait que douze livres pour la réception et six livres tous les trois mois pour l'entretien de la salle.
En 1791, il y a à Paris trois clubs fameux, qui tous trois tirent leur nom des anciens couvents où ils se réunissent :
Les Feuillants sont le club des modérés; c'est là que l'on rencontre tous les constitutionnels.
Les Cordeliers ont pour chef Danton et Camille Desmoulins. Leur violence en éloigne beaucoup de citoyens.
Les Jacobms renferment tous les partisans de la Révolution. C'est le plus ancien de tous les clubs et le plus fréquenté. Un immense amphithéâtre s'élève en forme de cirque et occupe toute la grande nef de l'église, mais il est encore insuffisant pour contenir la foule énorme des auditeurs. Les tribunes donnent place à plus de quinze cents personnes et elles sont remplies plusieurs heures avant l'ouverture de la séance. Une foule d'équipages attendent leurs maîtres à la porte, au milieu de la masse du peuple qui n'a
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pu pénétrer et qui recueille patiemment au dehors les échos de la séance.
Chacun s'empresse de se faire inscrire sur les re- gistres de la Société pour faire preuve de zèle patrio- tique; presque tous les députés se présentent. Ils ne faut pas croire que ce soit une réunion de sans- culottes : « C'est la fleur des bourgeois de Paris... Il y avait là deux ou trois cents dames aussi parées qu'au spectacle (i). »
Les Jacobins entretiennent une correspondance active avec les sociétés qui se sont formées dans toute la France; on les nomme les sociétés affiliées et leur concours donne une terrible puissance au club parisien.
Bien loin de trouver la demande de ses fils intem- pestive, M. Géraud s'empresse d'y accéder. Il répond à Terrier : « Je ne m'oppose en aucune façon à ce que nos jeunes gens entrent avec vous au club des Jacobins, je le désire même ardemment. C'est une excellente école de constitution et de patriotisme, 011 les meilleurs orateurs de l'Assemblée nationale se font souvent entendre. »
Puis il lui fait part de l'association analogue qui a été fondée à Bordeaux sous le nom d'Amis de la Constitution, et dont il fait déjà partie :
0 II s'est monté ici un club d'Amis de la Consti- tution, à l'instar du fameux club des Jacobins de Paris, auquel celui-ci s'est affilié. Déjà nombreux, il le deviendra bien davantage, malgré la sévérité des principes qu'on exige dans les candidats. J'en suis un des membres. C'est aux Jacobins aussi que nous tenons nos séances. Il est à souhaiter que partout il se forme de pareilles associations. Elles contribue- ront beaucoup à propager l'esprit public, les bons
(i) Journal (Vune bourgeoise, par M. LOCKROY.
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principes et à rendre inébranlable la Constitution. Le dimanche et le mercredi, le public assiste à nos séances. Nous y avons des hommes de grand talent. Vergniaud est notre Mirabeau, Guadet notre Pétion, Ducos notre Barnave. »
Ses enfants lui ayant demandé si la question de religion était un obstacle à l'entrée dans la société, il s'empresse de les détromper et il leur parle en même temps du succès croissant de cette réunion :
(( Bordeaux, 30 avril 1790.
a Tu me demandes si les Juifs sont admis dans la société des Amis de la Constitution. Oui, sans doute, et on y admettrait également des Turcs, s'ils étaient enflammés de l'amour du patriotisme, avec la réputation d'une bonne conduite. C'est tout ce qu'on exige, et l'on n'a égard ni à la naissance, ni aux places, ni aux richesses, ni à la profession, qui, jadis, établissaient des distinctions si humiliantes.
« Nos séances attirent une grande affluence. Le local ne contient que douze à quatorze cents per- sonnes, mais fût-il dix fois plus grand, il serait tou- jours plein. Les dames, pour être placées commodé- ment, s'y rendent à trois heures et les séances ne s'ouvrent qu'à six heures. Les soldats des troupes de ligne y viennent en grand nombre et y prêtent tour à tour le serment de soutenir la Constitution, de dé- noncer les traîtres à la patrie et de défendre ceux qui feront de telles dénonciations :
<( Bordeaux, 14 mai 1791.
« Notre club prend un grand accroissement. Le local est trop petit et nous allons occuper une des
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églises supprimées; les matières actuellement à la discussion sont le licenciement des officiers de l'ar- mée, le duel, le mariage des princes. Nous avons des orateurs d'une grande force. Heureux ceux qui pos- sèdent le talent de l'improvisation ! De tels sujets, rares encore, ne le seront pas dans la suite. Comme le génie n'a plus d'entraves, il se déploiera en France, de manière à faire oublier les orateurs les plus fameux de la Grèce et de Rome. »
L'institution des clubs paraît à M. Géraud une idée merveilleuse et qui doit produire de véritables bienfaits, a Oh ! les heureux établissements que les clubs, s'écrie-t-il, la France en est couverte ! Ils sont, pour la chose publique, ce que l'air est pour l'exis- tence. » A l'en croire, ils font le plus grand bien, ils étendent prodigieusement l'esprit public : a II n'y a plus cette même légèreté, cet amour des plaisirs, chacun ambitionne d'acquérir des connaissances utiles en lé- gislation, en administration, etc. » Il n'hésite pas à leur attribuer un changement notable dans les mœurs qui, chaque jour, deviennent plus pures, surtout dans la province, qui était moins corrompue que la capi- tale : « Nous serons sanctifiés plus tôt que les Pari- siens, dit-il avec candeur, plus tôt qu'eux à la hauteur de la Révolution! »
CHAPITRE VI
1791
SoitNLAIRE : L'émigration se transporte à Coblentz. — Me- naces des émigrés. — Fuite des tantes du roi. — Maladie du roi. — 28 février. — Loi proposée sur l'émigration. — Maladie de Mirabeau. — Sa mort. — Ses obsèques.
Les mois qui suivent la fête de la Fédération ne tiennent pas les promesses qu'avait fait concevoir l'ivresse universelle soulevée par cette cérémonie. Les troubles matériels augmentent, le trouble des esprits s'accentue. Des bruits singuliers recommen- cent à se répandre sur les projets de la cour, l'émi- gration devient un objet de haine et d'horreur pour le peuple :
« Tout est tranquille pour le moment, mande Edmond, mais on craint une explosion prochaine dans Paris ou sur les frontières. Le roi est triste, inquiet, rêveur. Mîne Louis XVI est au contraire gaie et pleine d'enjouement. L'on parle d'un voyage du roi à Compiègne ou à Fontainebleau. L'on a arrêté sur les frontières du département du Nord des voi- tures aux armoiries du roi (car il en a malgré le décret. Le roi sera-t-il donc au-dessus des lois? Hélas! oui), remplies d'arm.es et de munitions pour les émigrés. Ceux qui ne sont pas des bêtes ou des Parisiens ne doutent point qu'il n'existe une cor- respondance secrète entre la cour et les princes fu- gitife. »
JOURNAL D'UN ÉTUDIANT PENDANT LA RÉVOLUTION 87
Les premiers émigrés, qui se sont établis à Turin sous la conduite du comte d'Artois, n'ont pas réussi dans leurs desseins, et leurs efforts pour soulever le midi de la France sont restés infructueux.
Découragée par son insuccès, l'émigration se résout à transporter le centre de ses opérations dans un endroit qu'elle suppose devoir lui être plus favorable et où il lui sera plus facile de solliciter et d'obtenir l'appui des puissances. Elle s'établit à Coblentz, dans le territoire de l'électeur de Trêves et elle s'organise militairement sous le commandement du prince de Condé pour marcher en tête des armées étrangères à la conquête de la France rebelle.
A partir de ce moment le mouvement d'émigration s'accentue d'une façon inquiétante. Ce n'est pas que la situation soit plus troublée ni les dangers que l'on court plus pressants, mais la mode s'en mêle et il devient de bon ton d'aller grossir le nombre de ceux qui attendent à l'étranger le retour imminent de l'ancien ordre de choses. L'on court aux armes contre son pays comme si l'on courait à l'accomplis- sement du devoir le plus sacré. On monte en car- rosse au sortir de l'Opéra et l'on part gaiement pour Coblentz, muni d'un mince bagage. Qu'est-il besoin d'emporter tant de choses pour une si courte absence ? C'est à peine si l'on dit adieu à ses amis. Le retour ne doit-il pas être prochain ?
Beaucoup ne devaient jamais revoir leur patrie; les autres n'y devaient rentrer que vmgt-trois ans plus tard.
Cependant ces rassemblements sur la frontière du royaume commençaient à devenir gênants; on leur prêtait, non sans motifs, des projets menaçants et l'imagination populaire les exagérait encore. La pré- sence du frère même du roi à la tête des émigrés ren-
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dait singulièrement suspecte l'attitude de Louis XVI. On le soupçonnait, ainsi que toute la famille royale, d'entretenir des correspondances avec l'étranger et d'abuser le peuple par une attitude hypocritement satisfaite, alors que par-dessous main il se prépa- rait par tous les moyens à rejoindre Coblentz.
Ces bruits prirent encore plus de consistance lors- qu'en février 1791 l'on apprit que les tantes du roi, Mesdames Victoire et Adélaïde, estimant le salut de leur âme compromis en France, projetaient de quitter Paris et de se retirer à l'étranger. Aussitôt l'émoi est grand et les nouvelles les plus invraisemblables cir- culent : Mesdames doivent enlever le dauphin dans un fond de voiture, un autre enfant de son âge et de même figure lui sera substitué; deux mille gen- tihhoram-es doivent c,ccompagner les fugitives à la frontière; ce départ, dit-on, n'est que le prélude d'autres plus graves. Les uns veulent s'opposer à l'exécution de ces projets, et de ce nombre sont les districts (i), la municipalité, le club des Jacobins, les dames de la Halle, etc.; d'autres ne conçoivent pas comment on peut retenir les princesses malgré elles, et leur donner des fers quand la nation brise les siens. Enfin rien ne venant confirmer les inten- tions prêtées à Mesdames, le bruit s'apaise.
Tout à coup la nouvelle se répand qu'elles ont quitté Paris furtivement et gagné l'étranger, que Monsieur allait les suivre lorsqu'il a été arrêté sor- tant de chez la comtesse de Balbi, sa maîtresse, à
(i) Avant 1789, Paris était partagé en vingt et un quar- tiers. Le 23 avril i7<Sg, un règlement divise la ville en soixante arrondissements ou districts. La loi du 27 juin 1790 substitue aux districts quarante-huit sections. Ces sec- tions établissent entre elles des communications actives et rapides et deviennent un dés plus puissants éléments de la l\.évolui:ioû.
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laquelle il venait de faire ses adieux. On dit haute- ment que les tantes du roi emmènent le dauphin, et qu'elles emportent des millions. La populace s'ameute, la garde nationale prend les armes, l'émo- tion la plus vive règne dans la capitale.
« 20 février 1791.
« Mesdames sont enûn parties la nuit du samedi, écrit Terrier; elles ont fort bien fait de prendre le devant, car les dames de la Halle se proposaient d'aller les joindre dimanche à leur château de Bellevue pour les accompagner sous bonne escorte à celui des Tuileries. Ceux qui voient partout des projets de contre-Révolution prétendent que ce dé- part n'est qu'un prélude, que Monsieur va bientôt demander d'aller aux eaux, que la reine avec le dau- phin prétextera d'aller faire un tour à Fontaine- bleau, qu'ainsi toute la famille royale s'évadera suc- cessivement.
« Vannes vient de voir une autre Saint-Barthé- lémy; le fanatisme plane sur toute la France, cher- chant où il pourra allumer son flambeau incendiaire au feu sacré de nos autels (i). »
« On n'attache autant d'importance à la fuite des tantes du roi, écrit Edmond de son côté, que par la crainte d'émigrations plus dangereuses; on a bien raison de les redouter : je ne vois que ce moyen de contre-Révolution qui puisse être efiicace. Je ne crois pas que le roi soit sincèrement dans les sentiers de la Révolution. Au reste, on s'attend que les tantes
(i) Les paysans bretons, excités par les prédications du clergé, venaient de se soulever ; ils marchèrent sur Vannes, mais la garde nationale leur barra le chemin et en tua un assez grand nombre.
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auront rencontré bien des obstacles sur leur chemin, et qu'elles auront peut-être rebroussé. »
En effet, Mesdames avaient pris la route d'Italie, mais elles furent arrêtées par la municipalité d'Ar- nay-le-Duc et gardées à vues jusqu'à ce que l'As- semblée eût statué sur leur sort. La délibération fut longue et orageuse; Mirabeau demandant d'une voix hautaine quelle loi s'opposait au voyage des prin- cesses, un député lui répondit gravement : « Le salut du peuple! » Menou eut l'esprit de mettre un terme à la discussion en s'écriant : « L'Europe sera bien étonnée, quand elle saura qu'une grande assem- blée a mis plusieurs jours à décider si deux vieilles femmes entendraient la messe à Rome ou à Paris ! »
Les tantes du roi furent remises en liberté, mais leur départ fut regardé par l'aristocratie comme le signal d'une émigration générale; à partir de ce moment, les routes de l'étranger se couvrent de fu- gitifs.
Lorsqu'on avait connu le départ de Mesdames, la foule s'était portée au Luxembourg, où résidait Mon- sieur. Le prince protesta de ses intentions, assura qu'on le soupçonnait à tort de vouloir s'éloigner de Paris et il fit le serment de ne point quitter le roi. Le peuple, que les exemples du passé rendaient peu confiant, força Monsieur à venir s'établir aux Tuile- ries pour partager la semi-captivité de Louis XVL
A partir de ce moment, la surveillance redouble autour du malheureux roi. Cependant sa popularité n'a pas encore subi d'irrémédiables atteintes; au fond, il est aimé dans le peuple, où on le croit animé des meilleurs sentiments. En mars 1791, il tombe malade, et la plus vive inquiétude se manifeste dans la population. Son rétablissement provoque une allé- gresse générale et le peuple témoigne son bonheur
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par d'étonnantes manifestations. Edmond mande à son père :
« Les illuminations que l'on fit dimanche dernier furent beaucoup troublées par un vent et de la pluie qui tomba après plus de trois semaines de sec. C'est dommage; les habitants étaient très portés à illu- miner pour marquer leur joie de ce que le roi, qui est chéri ici, et que l'on doit aussi chérir dans tous les départements avaient recouvré heureusement la santé. 9
Les derniers incidents auxquels nous venons de faire allusion et les conséquences qu'ils ont provo- quées dans la noblesse du royaume font demander des mesures de répression contre l'émigration. Une loi est proposée à l'Assemblée. Pendant qu'on la dis- cute, surviennent de graves événements :
Le 28 février, le peuple, excité, dit-on, par le duc d'Orléans, se porte au donjon de Vincennes, où se trouvent de nombreux prisonniers, et l'attaque. La Fayette accourt et rétablit l'ordre. En même temps une émeute éclate aux Tuileries. Beaucoup de nobles s'y sont réunis, armés de poignards, pour défendre le roi, disent-ils, dont la vie est menacée. La garde nationale les désarme et les arrête, non sans une lutte des plus vives. Le bruit court qu'ils ont voulu enlever Louis XVI, et on les surnomme les Cheva- liers du Poignard. Ces manifestations armées de la noblesse surexcitent l'imagination populaire; l'émo- tion est à son comble.
a La journée du 28, écrit Terrier, a causé une fermentation qui n'est pas encore apaisée. Chacun en tire des conséquences plus ou moins sinistres, et il serait difficile d'en tirer de bien favorables. On re- garde comme un fait certain que M. Condé va incessamment entrer en France avec une artoée de
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dix mille hommes, qui doit être grossie de trente à quarante mille mécontents. »
Les esprits sensés et clairvoyants peuvent déjà prévoir les scènes tragiques que l'émigration va pro- voquer dans un avenir prochain. M. Géraud s'en fait l'écho par ces paroles véritablement prophétiques :
« La journée du 28, mon cher Terrier, doit en effet inspirer de vives craintes et redoubler la sur- veillance des bons patriotes. On croit assez générale- ment ici que les conspirateurs avaient pour but l'en- lèvement du roi, mais ce projet était aussi insensé que celui qu'on prête à M. Condé. S'il osait entrer en armes dans le pays, on ne donnerait pas, je crois, le temps aux mécontents d'aller grossir des cohortes scélérates, et de toutes parts nous apprendrions des arrestations et sans doute des -punitions sanglantes. Non, tant que les puissances n'épouseront pas les querelles de ces pygmées, nous n'avons rien à craindre. »
Le même jour et pendant que ces événements se passaient dans Paris, l'Assemblée discutait la loi sur l'émigration. Demandée avec rage par Barnave, les Lameth et leurs partisans, elle fut attaquée avec la plus extrême violence par Mirabeau; jamais il ne montra plus de puissance, plus d'entraînante audace que dans ce discours : « Je jure, s'écria-t-il, si une loi d'émigration est votée, je jure de vous désobéir. »
Les arguments mis en avant par le tribun furent passionnément commentés, en particulier une lettre éloquente qu'il avait adressée autrefois à Frédéric- Guillaume, et dans laquelle il réclamait la liberté d'émigration comme un des droits les plus sacrés de l'homme; il l'avait lue à la tribune.
a J'ose à peine vous déclarer mon opinion sur M. Mirabeau, écrit Terrier; mais comment un homme
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de sens peut-il de bonne foi citer, dans une circons- tance aussi urgente, une lettre écrite pour un Etat paisible ! Quelle analogie y a-t-il donc entre la Prusse tranquille, la Prusse en paix, et la France en convulsion? On cite les droits de l'homme! Sans doute ces droits auront toute leur étendue lorsque la patrie sera sauvée, mais dans un temps de trouble, de périls, où il faut des bras, des baïonnettes et peut- être du sang, chaque citoyen doit défendre ses foyers ou y renoncer, parce qu'il est souverainement injuste que son voisin s'expose pour défendre ses propriétés qu'il abandonne. Au reste, je ne vois pas qu'un dé- cret qui défendrait les émigrations dans un temps de troubles fût plus contraire aux droits de l'homme et à la liberté que celui qui ordonne que tout citoyen en âge de porter les armes s'armera pour défendre sa patrie lorsqu'elle sera menacée. Pourquoi ne pourrait-on pas rester tranquille chez soi s'il est permis de s'absenter? »
Mirabeau triompha, mais ce fut presque sa der- nière victoire. Depuis la fin de 1788, il se sentait profondément atteint : a Les peines d'esprit, les agitations de l'âme, les tempêtes, le travail forcé, tout cela m'use ou m'a usé, disait-il, et je ne suis plus invulnérable. » La maladie allait terrasser cette puissante nature. Des yeux caves, la pâleur du visage, des défaillances soudaines, faisaient pres- sentir une crise imminente. Il ne parut plus qu'une seule fois à la tribune de l'Assemblée; ce fut dans la question des mines et pour donner la preuve d'amitié la plus touchante. Le comte de la Marck, avec lequel il était intimement lié, et qui lui servait d'intermédiaire dans ses rapports avec la cour, avait presque toute sa fortune placée dans les mines. Une loi proposait de supprimer les concessions, et l'As-
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semblée paraissait disposée à l'accueillir favorable- ment. Le jour oii la question vint en discussion, Mi- rabeau, quoiqu'il pût à peine se soutenir, se prépara à se rendre à la séance. La Marck s'efforça de l'en empêcher : a Mon ami, répondit le tribun, ces gens-là vont vous ruiner si je n'y vais pas; je veux partir, vous ne parviendrez pas à me retenir. » Quelques heures après, il revenait en disant à son ami : «Votre cause est gagnée, et moi, je suis mort », et il s'éva- nouit. Il ne sortit plus de chez lui.
La nouvelle de sa maladie plongea Paris dans la consternation; il semblait qu'une calamité publique fût sur le point de frapper la France. Un peuple immense se pressait autour de sa demeure et gardait le plus profond silence. Le roi et la reine, terrifiés de l'abandon dans lequel ils allaient se trouver si cette main puissantes se retirait d'eux, envoyaient à chaque heure du jour prendre des nouvelles du mourant. Le rédacteur des Révolutions de Paris y qui déjà de- mande la suppression de la royauté, apprend que le roi a envoyé pour s'informer de Mirabeau, et il écrit : a Sachons gré à Louis XVI de n'y avoir pas été lui-même, c'eût été une diversion fâcheuse, on l'aurait idolâtré. » A mesure que les bulletins ré- pandus dans la foule devenaient plus inquiétants, l'effroi et la douleur augmentaient. Démocrates, aris- tocrates, tous venaient avec anxiété solliciter des nouvelles. Cet empressement fut sensible au mori- bond. Barnave, son ennemi, se présenta chez lui, au nom des Jacobins, et Mirabeau en ressentit une douce émotion.
Bien entendu, tous les partis se reprochaient sa mort et s'accusaient mutuellement de l'avoir em- poisonné.
En dépit des soins prodigués par ses amis, en
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dépit des vœux ardents de tout un peuple, Mirabeau s'éteignit le 2 avril, « emportant avec lui les derniers lambeaux de la monarchie ». Quand il sentit sa fin approcher, il fit ouvrir les fenêtres : a Mon ami, dit-il à Cabanis, je mourrai aujourd'hui, il ne reste plus qu'à s'envelopper de parfums, qu'à se couron- ner de fleurs, qu'à s'environner de musique, afin d'entrer paisiblement dans le sommeil éternel. »
Il ne put cependant s'empêcher de déplorer lui- même cette fin prématurée, qui enlevait à la Révolu- tion le seul homme qui eût pu la diriger et la maî- triser.
La consternation fut générale, lorsque se répandit la fatale nouvelle, et nos jeunes étudiants nous don- nent une peinture très spontanée et très vraie des sentiments qui agitaient la population en présence d'un événement qui changeait, à n'en pouvoir dou- ter, les destinées mêmes de la patrie.
« Au Lycée, 2 avril 1791, à onze heures du matin,
0 Mirabeau n'est plus ! écrit Terrier. Après quatre jours d'espoir et de crainte, nous avons enfin perdu le premier orateur de l'Assemblée nationale. Un émissaire vient de nous annoncer qu'il est mort ce matin, à dix heures. Les derniers jours de sa vie ont été les plus beaux de sa gloire; jamais regret ne fut plus profond ; ses ennemis mêmes ne peuvent lui refuser le leur. Ces jours derniers, tout Paris se portait chez lui en foule, les visages étaient tristes, pensifs, et quoique chacun connût son état, on se plaisait encore à se le demander mutuellement, comme si l'on eût cherché dans les autres, l'espoir qu'on ne trouvait pas en soi-même. Il est mort d'une fièvre intermittente d'une espèce maligne. »
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Edmond de son côté mande à son père tous les détails qu'il a pu recueillir sur la fin de ce grand citoyen :
« 3 avril.
« Cette mort, presque subite, a jeté ici une conster- nation douloureuse, qui n'a pas sans doute tardé à se répandre dans tous nos départements. Je partage la tristesse publique bien vivement, je t'assure, et la perte que la France vient de faire de cet homme vraiment grand sous tous les rapports m'a singulière- ment frappé. Ici, au Lycée, tout respire la plus pro- fonde tristesse; le jour qu'il mourut, on écrivit sur un grand tableau, en place de bulletins, ces mots atterrants : « // est mort », en grandes lettres noires. Le lendemain, il devait y avoir un concert, qui n'eut pas lieu, et le mot « deuil » fut encore écrit sur le ta- bleau. Chacun est costumé en noir : je ne peux encore te donner de détails sur les derniers moments de ce grand homme, ni sur son enterrement qui se fait aujourd'hui, après l'ouverture de son corps, à la- quelle on procède pour tranquilliser le peuple, qui a soupçonné qu'il avait été empoisonné (i). »
« Paris, 5 avril 1791.
« Ce fut samedi dernier, à dix heures et demie du matin, que Mirabeau mourut et qu'avec lui disparut
(i) Le corps fut ouvert en présence d'un commissaire de chaque section. « Les préventions populaires en ont fait une nécessité, écrivait le comte de la Marck, il' s'agit d'in- terroger la mort sur le crime qu'elle a commis. » Mirabeau prenait des bains qui renfermaient une dissolution de su- blimé ; ils avaient produit chez lui cette teinte verdâtre qu'on attribuait au poison.
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le plus grand génie de son siècle. Il attendit sa fin aussi fermement qu'il brava pendant sa vie toutes les insultes et les calomnies de ses ennemis. La consternation, l'abattement, la tristesse, peints sur le visage de tous les citoyens en général, dé- montrent combien sa perte leur cause de douleur. Livré pendant sa maladie aux soins d'un ami dont il connaissait l'attachement, il n'a point voulu voir d'autres médecins, et c'est avec beaucoup de peine qu'il consentit à recevoir M. Petit, très célèbre praticien. « Mon ami, disait-il à M. Cabanis, qui a le soignait, c'est pour vous que je refuse de voir a M. Petit; si je revenais à la vie, vous en auriez « tout le mérite et il en aurait toute la gloire. » Ce trait seul suffit pour confondre ceux qui ont prétendu que ce grand homne ne connaissait pas l'amitié.
a Deux jours avant sa mort, il entendit un bruit extraordinaire, il en parut surpris ; on lui apprit que c'était un coup de canon : a Serait-ce déjà, dit-il, a les funérailles d'Achille? »
a Un concours nombreux de citoyens assiégeaient sa porte; la rue était toujours pleine, et l'on voyait bien, au calme parfait, au silence qui régnait, que c'était l'intérêt qui les amenait et non la curiosité. Cependant, malgré leurs précautions, les oreilles de Mirabeau furent frappées de quelque bruit ; a C'est, a lui dit-on, le peuple qui veut sans cesse apprendre a de vos nouvelles. » — ot II m'a été doux de vivre a pour le peuple, dit-il, il me sera glorieux de mourir « au milieu de lui. »
a Ses facultés intellectuelles ne pouvaient se désor- ganiser facilement, aussi les a-t-il conservées jusqu'à sa mort, mais ses souffrances ont été cruelles et elles n'ont point abattu son courage. Cependant, peu
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d'instants avant d'expirer, il demanda plusieurs fois de l'opium à son médecin.
« Samedi au soir, il reçut les députés de l'Assem- blée nationale, a C'est aujourd'hui, dit-il à M. de a Talleyrand, évêque d'Autun, que l'on doit traiter a l'importante question des successions. J'avais prê- te paré là-dessus un ouvrage qui aurait peut-être été « utile; lisez-le si l'Assemblée veut le permettre. » « Outre cet ouvrage, il en avait fait quatre autres qu'il a donnés aussi aux députés ; c'était un traité sur le mariage des prêtres, sur le divorce, sur l'éduca- tion nationale et enfin sur les académies. Ses refus constants d'accepter les insolentes provocations que lui ont faites ses ennemis sont un excellent traité sur le duel.
a Ecartons de sa tombe tous ses défauts et ne pensons seulement qu'à donner des regrets à ses ta- lents et à son grand génie. C'est le premier grand homme qu'ait perdu la France libre.
a Ici, le club des Amis de la Constitution portera le deuil pendant huit jours; indépendamment de cela, la plus grande partie des patriotes le porte, ainsi que les dames. »
Les funérailles du célèbre tribun furent gran- dioses; La Fayette, tous les ministres (i), l'Assem- blée tout entière, le club des Jacobins, toutes les autorités, le département, les municipalités, les so- ciétés populaires, l'armée accompagnaient le convoi, escortés d'un peuple immense. Le cortège était si long qu'on n'arriva qu'à huit heures à l'église Saint- Eustache. Cerutti prononça l'éloge funèbre. Dès qu'il fut terminé, vingt mille gardes nationaux déchar-
(i) Dans l'ancien régime un garde des sceaux ne portait jamais le deuil, ne faisait aucune visite. M. Duport du Tertre assista en simarre aux obsèques de Mirabeau.
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gèrent à la fois leurs armes. C'est à la lueur trem- blante des torches qui éclairaient la scène qu'on arriva à Sainte-Geneviève et que la lugubre cérémonie prit fin. On s'étonna que le roi ne se soit pas joint au Corps législatif pour suivre le cortège : l'impres- sion eût été profonde dans l'esprit du peuple.
« Les obsèques de Mirabeau ont été, pour la"^ pompe, celles d'un monarque, écrit Edmond, mais ce dont les rois ne peuvent pas trop se flatter, il em- portait avec lui les regrets de tous les citoyens. Les spectacles ont été fermés tous samedi, et aujourd'hui les Français seulement. Les papiers publics se dis- putent à qui en fera plus d'éloges; on ne sait oii le porter, on ne trouve pas de place digne de lui. Le département de Paris le qualifie de « citoyen élo- a qiient et vertueux. »
Pour honorer la dépouille mortelle de l'illustre homme d'Etat, l'église Sainte-Geneviève fut érigée en Panthéon et l'on y fit graver cette inscription : « Aux grands hommes la Patrie reconnaissante ».
a Si Louis XVI, qui paraît l'idole du peuple, mou- rait, écrit un chroniqueur du temps, il pourrait rece- voir les mêmes honneurs qui ont entouré les restes de Mirabeau, mais il ne pourrait en recevoir de plus grands (i). »
Le Lycée consacra une soirée tout entière à dé- plorer la perte irréparable que venait d'éprouver la France :
a Le Lycée a aussi jeté des fleurs sur la tombe de Mirabeau, dit Edmond. Tous les talents se sont em- pressés d'y venir chanter à l'envi le grand homme que nous venons de perdre, et des éloges, des orai- sons funèbres ont fait couler nos pleurs en redou-
(i) Correspondance secrète, publiée par M. DE Lescure.
loo JOURNAL D'UN ÉTUDIANT
blant nos regrets. M. Cabanis, son médecin, a fait lire un journal de la maladie qui nous l'a enlevé. Cet ouvrage est écrit d'une manière on ne peut plus tou- chante, ce sont les expressions naïves du sentiment et du plus tendre attachement, c'est le cœur d'un ami qui s'épanche, qui mêle ses vifs regrets à ceux de ses concitoyens, et l'on voit bien que M. Cabanis, en écrivant ce petit ouvrage, ne fait que sentir et se ressouvenir. M. Chénier a lu ensuite quelques strophes d'une ode sur la mort de notre Démosthène. Pendant ces diverses lectures nous avions sous les yeux, d'un côté, le buste du personnage qui en faisait le sujet, et de l'autre, son portrait, tous deux d'une parfaite ressemblance. Nous entendîmes ensuite une musique lugubre, dont les accents déchirants remplirent d'ef- froi tous les cœurs. Ce fut ainsi que se termina cette soirée de tristesse. »
La province ne se montra pas moins pénétrée que la capitale du douloureux événement qui venait de s'accomplir. M. Géraud écrivait à son fils :
(( Bordeaux, 12 avril 1791.
« Le grand Mirabeau couvre de deuil toute la France. Sous l'ancien régime, nos âmes abêties n'eussent pas ainsi senti la perte de cet homme célèbre, tant il est vrai qu'il n'est donné qu'aux peuples libres et éclairés de bien apprécier les ta- lents. Notre municipalité, nos tribunaux, nos corps administratifs, tous les citoyens sont en deuil. On a fait à la cathédrale un service pompeux. Les Amis de la Constitution lui en ont décerné un aux Jaco- bins, qui ne l'était pas moins. Leur tribune retentit tous les jours des talents du grand homme et des regrets de sa perte. Si c'eût été un homme ordinaire.
PENDANT LA RÉVOLUTION loi
on ne se souviendrait que de ses vices, car on ne peut pas dire que Mirabeau ait été un homme vertueux. Il ne lui manquait que de l'être pour éclipser tout ce que les temps anciens et les temps modernes ont produit de plus grand, et l'histoire en parlant de cet homme extraordinaire ne se taira pas sur ce qui obscurcit sa gloire. »
Après la mort du tribun dans lequel ils avaient placé toute leur confiance, le roi et la reine se mon- trèrent désolés : o Depuis la mort de Mirabeau, disaient-ils à un envoyé de Léopold, nous avons perdu toute espérance. »
Madame Elisabeth, que les événements n'avaient pu instruire, plaisantait volontiers sur cette dispari- tion, qui avait pourtant quelque importance :
0 Mirabeau a pris le parti d'aller voir dans l'autre monde si la Révolution y était approuvée, écrivait- elle à Mme de Raigecourt. Bon Dieu ! quel réveil que le sien! On dit qu'il a vu une heure son curé. Il est mort avec tranquillité, se croyant empoisonné... Les aristocrates le regrettent beaucoup... Je ne puis m'empêcher de regarder sa mort comme un trait de la Providence sur ce royaume. Je ne crois pas que ce soit par des gens sans principes et sans mœurs que Dieu veuille nous sauver (i). »
(i) Feuillet de Conches.
CHAPITRE VII
1791
Sommaire : Les prêtres assermentés et les réfractaires. — La bulle du pape. — L"Eglise protestante. — Suppres- sion des barrières. — Rareté du numéraire. — Le roi ne peut se rendre à Saint-Cloud. — Il accomplit ses Pâques constitutionnelles.
Pendant qu'Edmond et John continuaient à mener à Paris la vie la plus agréable pour des jeunes gens de leur âge, et qu'ils s'y procuraient, tout en s'ins- truisant, d'utiles distractions, la situation religieuse et politique prenait une acuité chaque jour plus grande.
L'Assemblée ne s'était pas contentée d'enlever au clergé ses biens pour remplir les caisses vides de l'Etat, elle supprima bientôt tous les ordres et con- grégations et décréta que les évêques et les curés seraient nommés par les électeurs; cette dernière me- sure créait un véritable schisme dans l'Eglise et allait amener de déplorables conséquences. La ma- jorité du clergé s'insurgea et elle entreprit contre le gouvernement une campagne des plus violentes, en particulier dans la Vendée et dans les départements du Midi, où, de connivence avec les émigrés, elle s'efforça de soulever les populations.
L'Assemblée, pour venir à bout de cette résistance, décida que tous les ecclésiastiques seraient astreints à prêter serment à la Constitution. Ce serment im-
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pliquait l'adhésion aux nouvelles lois ecclésiastiques. Les prêtres qui le refusaient devaient être déchus de leurs droits et remplacés immédiatement, mais ils restaient libres d'exercer leur ministère à titre privé; ils recevaient une pension et on leur laissait même l'usage des églises pour y célébrer leurs offices.
Le roi, après avoir longtemps résisté, finit, de guerre lasse, par sanctionner ce décret. La plus grande partie du clergé refusa le serment; on des- titua les réfractaires et on les remplaça par des prêtres assermentés ou constitutionnels. L'exécution des mesures prises par l'Assemblée souleva partout les plus vives résistances et créa entre les membres du clergé un antagonisme des plus fâcheux : beau- coup de vicaires n'hésitèrent pas à prêter le serment civique pour prendre la place de leur curé. Il en ré- sulta dans bien des localités des scènes scanda • leuses :
(( 7 janvier 1791.
« C'est dimanche prochain que nos curés doivent prêter en chaire le serment civique, conformément au décret du 27 novembre, écrit un chroniqueur de l'époque. Jamais les habitants de Paris n'auront été si exacts à assister à la messe paroissiale. On s'at- tend bien que plusieurs curés voudront singer les évêques, et essayeront quelque coup de théâtre pathé- tique, soit par un refus, soit par une distinction sco- lastique. Ils se compareront à des martyrs qui vont être persécutés pour la religion, quoiqu'il ne soit question ni de religion, ni de dogme, ni même de discipline. Déjà le curé de Saint-Sulpice a annoncé à ses dévotes qu'il dirait en chaire des choses bien im- portantes; mais les poissardes de sa paroisse ont
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annoncé de leur côté qu'elles lui préparaient une leçon bien sensible. Elles se proposent d'écouter pai- siblement ses lamentations, mais de le saisir en sortant de l'église, et de faire un grand exemple sur la partie qui paye ordinairement pour les enfants indociles (l). »
Les menaces n'empêchèrent nullement le curé de Saint-Sulpice de mettre son projet à exécution. Au jour et à l'heure dits, et en présence d'une foule compacte, il monta en chaire et prêcha sur l'enfer :
0 Quand sa bouche, dit Mercier, eut vomi des blas- phèmes contre l'Assemblée nationale, un cri universel d'indignation fit retentir les voûtes du temple. Les cris qui se faisaient entendre n'étaient point des menaces, mais seulement des cris : « A l'ordre ! à l'ordre ! » Tout à coup l'orgue majestueux remplit l'église de ses sons harmonieux et fit retentir dans tous les cœurs l'air si fameux -.Ah! ça ira! ça ira! (2).
a L'indignation se changea en allégresse patrio- tique et on invita le motionnaire de contre-révolution à chanter Ça ira. Il descendit de la chaire couvert de risées, de honte et de sueur. Sommé de faire son devoir en prêtant le serment civique, il refusa haute- ment et se retira.
« Alors un officier municipal monta dans la chaire et dit aux citoyens : « Messieurs, la loi n'oblige a point cet homme à "prêter serment à la Nation. Par a son refus il a seulement encouru la destitution de « l'emploi public qui lui était confié. Il ne sera bien- « tôt plus notre pasteur et vous serez appelés à en
(i) Corres-poniance secrète, publiée par M. DE Lescure.
(2) (( Le mot ça ira était d'ailleurs respectable par son origine. Nous l'avions emprunté du célèbre Franklin : c'était son expression favorite dans le plus fort de la Révolution d'Amérique. » (IV^ERCIER.)
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a nommer un autre qui soit plus digne de votre con- « fiance. »
a Ce peu de mots prononcés au nom de la loi rap- pelèrent le respect qu'elle commande pour le lieu saint, et le calme le plus profond régna. »
Edmond nous dépeint avec humour l'aspect de Paris et des églises pendant toute cette journée.
« C'était hier que l'hydre envenimée du clergé devait voir la plus fière de ses têtes abattue; à sept heures du matin on &t l'appel. A huit heures, les corps de garde furent pleins de soldats, les rues couvertes de patrouilles; la populace se porta en foule dans les églises ; on attendit avec impatience l'heure de la grand'messe. Quelques prêtres se ren- dirent à l'attente et aux désirs populaires, d'autres ne se montrèrent pas, les autres enfin ne parurent que pour insulter à la sagesse de nos lois et aux vœux d'une nation entière. Ils auraient bientôt reçu le prix de leur folie extravagante, si la garde na- tionale n'eut partout modéré la juste indignation du peuple. A peine leurs premières paroles avaient-elles laissé percer des sentiments suspects que les mots d' 0 à bas l'aristocrate », les menaces du fatal ré- verbère leur imposèrent silence. Ce ne fut qu'avec beaucoup de peine que la garde fit évader certains d'entre eux. Dans quelques paroisses les vicaires s'étant présentés pour prêter leur serment, ils furent élus curés par acclamation. Ce coup vigoureux porté sans hésiter par le clergé de Paris, fait voir à quel degré de lumière et de philosophie on est parvenu dans la capitale, mais sa maligne influence n'est- elle pas à craindre pour les provinces fanatiques oiî une ignorance encore barbare fait prendre pour des oracles le texte des paroles criminelles, produit d'un odieux intérêt. 9
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A Bordeaux, la situation était très tendue et les mesures décrétées par l'Assemblée y produisaient une vive effervescence :
t( Bordeaux, février 1791.
« De nos treize curés, écrit M. Géraud, celui de Saint-Mexent seul (M. Oré) a fait le serment. Les douze autres sont encore réfractaires. Ils ont jusqu'à dimanche pour tout délai. M. Oré a reçu des récom- penses flatteuses de sa démarche civique. Tous les corps l'ont complimenté et la garde nationale lui a donné une sérénade superbe.
« Dans les campagnes et dans les petites villes, les curés sont moins récalcitrants. Le plus grand nombre obéit à la loi. Quand une fois cette crise sera passée, que restera-t-il aux ennemis de la Révolu- tion ? »
Les nouvelles qui arrivaient de provinces rela- taient tous les différends qui s'élevaient entre prêtres réfractaires et constitutionnels; c'était un sujet de discussions passionnées parmi les membres du Lycée.
Edmond raconte quelques-uns des principaux in- cidents qui parviennent à sa connaissance :
« Voici les nouvelles du jour. Un curé des environs de Saint-Brieuc, échauffé comme beaucoup de ses confrères par les libelles incendiaires qui inondent tous les départements, monte en chaire, et déclame violemment contre le serment exigé par l'Assemblée nationale. Son vicaire prend ensuite sa place et pé- rore avec chaleur en faveur du serment prescrit. Le pasteur breton s'apercevant que son vicaire est écouté avec satisfaction, se lève, et interrompant brusque- ment l'orateur : a Ah! dit-il, je vois bien 011 tu a veux en venir, tu t'imagines avoir ma cure, eh
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a bien, tu ne l'auras pas, car, pardieu, je prêterai « mon serment. » Aussitôt, il se compose, remonte paisiblement à l'autel, entonne sa préface, et n'a pas plus tôt uni son office qu'il vient jurer d'une autre manière entre les mains d'un officier municipal.
a M. Dusert a lu à l'Assemblée une lettre de la municipalité de Vannes, dont le contenu fait frémir. S'il faut en croire cette lettre, les prêtres de Vannes ont renouvelé le forfait du cardinal de Lorraine, lorsqu'il envoyait des assassins pour massacrer l'in- fortuné amiral de Coligny. On a vu un prêtre célébrer la messe à deux heures après minuit, tenant un cru- cifix à la main, exhorter au massacre, au nom du Dieu de paix, comme à une action commandée par le ciel, des malheureux que le fanatisme avait égarés. Mais la municipalité annonce que les espérances de ces hommes sanguinaires ont été trompées. »
Le peuple naturellement prend parti pour les prê- tres assermentés, qui, à ses yeux, sont les partisans du gouvernement, tandis que les réfractaires repré- sentent l'ancien régime. L'indignation est générale quand on apprend que le pape a le mauvais goût de ne pas approuver les nouvelles mesures, qu'il défend aux élus du peuple d'administrer les sacrements, enfin qu'il les excommunie :
(( Mai i/Qi.
0 Le pape s'est donc enfin expliqué! écrit Terrier; le bruit public annonce qu'une bulle arrivée hier à dix heures à M. de Montmorin, met le royaume en interdiction, déclare nuls et sans effet les sacrements administrés par les prêtres et évêques jureurs, etc. Ce sera une arme de plus dans les mains des enne- mis du bien public; puissent-ils n'en tirer pas plus
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de parti ailleurs que dans la capitale. On attend cette bulle avec impatience, je dirai même avec une espèce de plaisir; elle est destinée avec le mannequin de son auteur, à servir de matière à un feu de joie dans le jardin du Palais-Royal. »
C'est, en effet, ce qui arriva. La bulle ou tout au moins son simulacre, fut brûlée au Palais-Royal au milieu de l'allégresse générale, ainsi qu'un manne- quin qui représentait le successeur de saint Pierre. Edmond écrit :
a L'effigie du pape a été brûlée au Palais-Royal, ainsi que son bref. Un particulier, dont les parents ont péri des mains des fanatiques de Nîmes, a en- foncé trois fois le couteau dans le corps de cette vaine figure et a savouré ainsi une légère ombre de vengeance.
« Pendant qu'il s'occupe à lancer ses sottes excom- munications sur la France, nous nous moquons de lui à merveille. Paris n'est plein que de caricatures, de chansons, de quolibets, sur cet excommunicateur berné ; le pauvre Pie VI n'est plus appelé que Margot la Pie. »
L'animadversion contre les prêtres réfractaires re- doubla et ils furent partout plus que jamais pour- suivis par le cri sinistre : a A la lanterne, à la lanterne ! »
Ces questions religieuses offraient à Edmond un intérêt d'autant plus grand qu'il appartenait à la religion réformée et qu'il avait souffert comme tous ses coreligionnaires des entraves si dures mises par l'Etat et l'Eglise à l'exercice de son culte. Il en avait gardé une rancune profonde contre le clergé catholique et il ne pouvait que se réjouir de tout ce qui contribuait à abaisser la toute-puissance de l'Eglise et placer ses représentants au niveau des
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simples citoyens. Quand on songe que jusqu'en 1787 les protestants si paisibles, si laborieux, n'avaient pas encore d'état civil, qu'on ne les regardait pas comme des hommes, qu'aux yeux de la loi ils ne pouvaient ni naître, ni se marier, ni mourir, ni hériter, que leurs enfants étaient bâtards! etc. Jusqu'en 1789, ils sont exclus de tous les emplois civils, l'exercice de leur culte leur est interdit ; pour se réunir et prier en commun, ils doivent se rendre chez les ambassa- deurs étrangers qui partagent leurs croyances (i).
(i) M. et Mme Géraud s'étaient mariés en 1774, devant leur pasteur, mais ce n'est qu'en 1789 que leur situation, et celle de leurs enfants, fut reconnue par la loi. Voici l'acte de mariage qu'ils obtinrent enfin à cette époque :
Extrait des registres des déclarations des tnariages des non-catholiques défosés au greffe du Sénéchal et Prési- dîal de Guienne.
Aujourd'hui vingt-troisième du mois de mai mil sept cent quatre-vingt-neuf, à Bordeaux, en notre hôtel, par-devant nous Joseph-Sébastien de Larose, Conseiller d'Etat et hono- raire au Parlement de Bordeaux, Président Présidial, Lieu- tenant général en la Sénéchaussée de Guienne, Conserva- teur des Privilèges royaux de l'Université de Bordeaux et Prévôt royal de Lombrière, Ont comparu : sieur Charles Géraud, négociant de cette ville, demeurant rue du Cha- peau-Rouge, paroisse Saint-Remi, fils légitime de feu sieur Jean Géraud, négociant, et de feu dame Marie Lesplette, habitants de la ville de Bergerac, D'une part ; — Et de- moiselle Elisabeth Pellissier, fille légitime de feu sieur Pierre Pellissier, le jeune, négociant, et de feue dame Mag- deleine Raimond, d'autre part ; — Lesquels, pour se con- former à l'édit de Versailles du mois de novembre mil sept cent quatre-vingt-sept, ont déclaré s'être mariés en cette ville, le vingt-un décembre mil sept cent soixante et qua- torze, et que de leur mariage ils ont deux enfants mâles, savoir : Jean-Edmond né le vingt novembre mil sept cent soixante et quinze ; — Et Jean-Charles-.Auguste, né le six décembre mil sept cent soixante-dix-sept ; tous deux baptisés à l'église de Saint-André de cette ville; de laquelle déclaration avons octroyé acte en présence des sieurs Jean Pelissier, négociant, demeurant rue du Chapeau-Rouge, paroisse Saint-Remi, Jacques Raymond, ancien négociant,
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i\Iais heureusement ces temps d'épreuves venaient de prendre fin et désormais les tristes dissentiments religieux qui, si longtemps, avaient creusé un abîme entre enfants du même pays avaient à jamais dis- paru. A en croire Géraud, l'union devenait chaque jour plus intime, plus touchante, une extrême tolé- rance avait succédé à un odieux fanatisme. Il en cite un curieux exemple :
a Les protestants qui se trouvent en grand nombre ici ont fait célébrer dans leur église de Saïnt-Tho- mas-du- Louvre (oii nous allons souvent) un superbe Te Deuin pour la fin de la constitution. La munici- palité y a assisté en corps, une foule de catholiques s'y sont aussi rendus, et cet exemple de tolérance et de confraternité a rempli tous les cœurs d'une joie pure et sincère (i). Le Te Deum était composé de plusieurs pièces de poésie tirées de nos meilleurs poètes, tels que Racine, Voltaire, Rousseau, etc. La musique fait le plus grand honneur à M. Gossec, com-
demeurant rue et paroisse Sainte-Croix ; Pierre Trémolières, négociant, demeurant rue Raze-aux-Chartrons, et Godefroy- Auguste Windisch, négociant, demeurant sur le devant des Chartrons, ces deux derniers, paroisse Saint-Remi, témoins à ce requis, qui ont signé avec nous ainsi que lesdits sieurs et dame Géraud. — Signé sur le registre : Ch. Géraud, époux : Géraud-Pellissier, épouse ; Pellissier, Raymond, AVindisch, Trémollières, Delarose et Lamaignère, greffier. Collationné, certifié conforme à l'original et délivré par nous, greffier soussigné à Bordeaux, le 23 mai 1789.
Signé : Lamaignère.
(i) Dans beaucoup d'endroits, catholiques et protestants s'efforcent par leur concorde et par des politesses réci- proques d'effacer tous les dissentiments passés : à Saint- Jean-du-Gard, près d'Alais, le curé et le pasteur s'embras- sent à l'autel. Les catholiques mènent les protestants à l'église ; le pasteur siège à la première place du chœur. Les mêmes honneurs sont rendus par les protestants au curé, qui écoute avec recueillement le sermon du ministre.
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positeur très distingué. M. Maron, prédicateur doué de la plus touchante éloquence et des talents les plus éminents dans cette partie, dans un discours imbu des meilleurs principes de liberté, de morale et de philo- sophie, a fait verser des larmes à tout l'auditoire quand il a rappelé les persécutions cruelles qu'ont éprouvées nos ancêtres. Le texte de son discours était : « Cherchez la vérité et vous trouverez la liberté. » Un événement qui allait combler de joie la France entière vint apporter une heureuse diversion aux querelles religieuses et faire oublier un moment les prêtres réfractaires ou assermentés.
Une des entraves les plus considérables à la cir- culation avait été l'établissement des octrois à l'en- trée de toutes les villes du royaume. Nul impôt n'était plus vexatoire, aucun ne pesait plus lourde- ment sur les malheureux contribuables qui, comme nous le faisons nous-mêmes aujourd'hui, gémissaient, pestaient, et... se résignaient.
A Paris, ces droits d'octroi étaient particulière- ment odieux. Il y avait soixante barrières dont vingt- quatre principales, qui interceptaient toutes les en- trées de la capitale; elles étaient ordinairement de sapin, quelquefois de fer, mais elles auraient pu être d'or massif, étant donné ce qu'elles rapportaient. De chaque côté de la route s'élevaient deux construc- tions qui étonnaient le voyageur par leur pesanteur et la singularité de leur forme. Les unes ressem- blaient à une chapelle funéraire, les autres à une église, d'autres encore à une prison. Ces pavillons monumentaux étaient destinés à abriter chacun une demi-douzaine de commis taméliques et maigres, chargés de taxer tout ce qui entrait dans Paris.
« Aux barrières, dit Mercier, un commis en redin- gote, qui gagne cent misérables pistoles par an, l'œil
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toujours ouvert, ne s'écartant jamais d'un pas, et qui verrait passer une souris, se présente à la portière de chaque équipage, l'ouvre subitement et vous dit : N'avez-vous rien contre les ordres du roi? Il faut toujours répondre voyez, et jamais autrement : alors le commis monte, faite l'incommode visite, redescend et ferme la portière. On le maudit tout haut ou tout bas, il ne s'en embarrasse guère. Quand le commis trouve quelque chose de sujet aux droits et que vous n'avez pas déclaré, alors il dresse un procès- verbal... Il se fait tous les jours un nombre infini de men- songes par les plus honnêtes gens du monde, on se fait un plaisir de tromper la fiscalité et le complot est général ; on s'en applaudit et l'on s'en vante.
a Si votre poche est gonflée, le commis vous la tâte. Tous les paquets sont ouverts. Certains jours de la semaine arrivent les bœufs qui bouchent le pas- sage pendant plus de deux heures ; il faut leur céder le pas; on a fermé la principale porte : on en a ouvert une petite qui ne donne passage qu'à l'animal ; le commis compte tout le troupeau, après quoi vous passez, si bon vous semble.
a Etes-vous manufacturier, négociant? votre ballot va à la douane. On paye, on entre dans dix bureaux; on donne vingt signatures pour un ballot ou pour une valise. Si vous avez des livres avec vous, on vous envoie encore faire un petit tour rue du Foin, à la chambre syndicale, et l'inspecteur de la librairie saura quel est le goût de vos lectures.
a Vous avez beau murmurer, vous plaindre, dire, prouver que c'est une folie, une frénésie; que gêner le commerce, c'est défendre à l'Etat de s'enrichir : les commis et les forts de la douane ne vous enten- dent pas. »
Déjà, en 178g, le peuple, dans sa haine aveugle,
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avait voulu incendier ces barrières qui étaient pour lui le symbole des droits qui l'accablaient. Le 12 juillet, deux jours avant la prise de la Bastille, il s'était porté en masse aux portes de Paris pour les détruire, mais il avait été repoussé.
On peut deviner quelle fut la joie générale, quand /'Assemblée nationale vota l'abolition des barrières dans toute la France. C'est à partir du i*"" mai que la mesure reçut son effet. Edmond nous raconte com- ment elle fut exécutée à Paris et il nous donne une description très vivante et très imagée de l'enthou- siasme inouï qu'elle provoqua dans les classes popu- laires :
<( i^"" mai 1791.
a Chacun est ici dans la joie, il n'y a plus de bar- rières autour de Paris. Hier, vers le milieu de la nuit, la principale pièce de canon du Pont-Neuf fut tirée, et à ce signal, les commis, ce qu'on nomme à Bor- deaux pille-gigots, abandonnèrent les barrières. A cinq heures du matin, les sapeurs de la garde natio- nale s'y sont transportés et en ont renversé les grilles à coups de hache. Bientôt, les dames de la halle, pa- rées des rubans de la liberté, ont été couper, au delà des barrières, un jeune arbre et sont revenues le planter au Louvre, dans la place du Carrousel, devant la fenêtre du roi. Le peuple y a attaché une inscription, par laquelle il témoigne son allégresse en termes libres et naïfs. Le mot Louis XVI y est accompagnée de la douce épithète de Bien-aimé.
0 Nous nous sommes levés de très bonne heure et avons couru à la grille Chaillot; les Champs-Elysées étaient déjà pleins de danseurs, l'on entendait par- tout le son aigre d'une foule de violons, relevé par le murmure bruyant des tambourins. Des tonneaux,
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inspirant la gaieté, disposés çà et là sur la route, par ordre de la municipalité, faisaient ruisseler le vin dans les verres, et, au besoin, dans les chapeaux, d'une foule joyeuse. Le jour était superbe, le temps qui avait été pluvieux toute la semaine semblait res- pecter cette fête nationale. Aux barrières, on dansait encore autour de ces antres enfumés, refuge de l'in- solente canaille des rats de cave; plus loin, dans la campagne qui était magnifique et parée de ses mois- sons encore vertes, l'on voyait des vaches, qui four- nissaient abondamment leur lait à de petits pelotons épars sur l'herbe. Je m'arrêtais pour considérer un de ces groupes ; il était composé de jeunes gens des deux sexes; chacun s'empressait avec gaieté autour de l'animal indolent et chacun voulait avoir le plaisir de le toucher de ses mains impatientes, de lui tenir les cornes. Nous ne sommes rentrés que fort tard à la maison; des voitures de rouliers, ornées de longs rameaux, chargées de vin, de cidre, de sucre, etc., et autres denrées, inondaient les rues de Paris, et annonçaient aux habitants une abondance que ne leur procurèrent jamais, sans doute, la magnificence et le luxe des Louis XIV, des Louis XV et autres rois de despotique mémoire : on répondait des fe- nêtres au tumulte et au bruit dont les rues étaient remplies par des acclamations, des cris de joie et de vifs applaudissements. »
Cette idylle devait être de courte durée. Peu de jours après, Edmond annonçait à son père que la situation financière devenait fort inquiétante et que le peuple se montrait menaçant :
« Paris, 24 mai 1791.
« L'argent est ici à 22 pour 100. Il y a des groupes au Palais-Royal fort tumultueux; la garde natio-
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nale est aujourd'hui sur pied ; les ouvriers murmurent beaucoup; les petits assignats décrétés par l'Assem- blée ne paraissent point encore. »
Le 29, il écrit de nouveau :
« L'argent est d'une rareté étonnante; nous ne pourrons éviter une explosion, si l'on n'y apporte un remède aussi prompt qu'efficace. Les marchands refusent un billet de 60 livres pour une créance de 40 livres. Il faut pour terminer quelque chose que les deux parties soient pourvues chacune d'une cer- taine quantité de billets de différente valeur et fassent ainsi leur appoint à quelques sous près. Vous sentez combien c'est gênant. On nous fait espérer pour mercredi prochain les assignats de 5 livres. Opéreront-ils un bien durable? on les attend toujours avec impatience. »
Si le numéraire manque, à qui la faute? N'en est- elle pas aux émigrés, qui l'enlèvent pour fomenter la guerre étrangère et mieux ruiner leur propre patrie?
«Toutes les nouvelles annoncent que le petit Condé vit à Worms avec le plus grand luxe, et personne ne doute que des traîtres ne lui fassent passer notre nu- méraire; on s'étonne que le Corps législatif ne sé- visse pas avec fermeté contre cette ridicule poignée de rebelles, aussi ouvertement déclarés contre leur patrie. Attend-il quelque incursion sur notre terri- toire? Il est temps de prendre un parti. »
Et c'est ainsi que grandit peu à peu, dans l'esprit de la populace, ce spectre de l'émigration qui va devenir pour elle l'obsession, et qui la conduira plus tard aux plus effroyables excès.
Depuis les rassemblements armés d'émigrés à Co- blentz, l'irritation populaire ne faisait que croître. La famille royale en supportait durement les consé-
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quences : on suspectait de plus en plus ses inten- tions, on l'accusait de vouloir fuir la capitale, et ses moindres démarches étaient étroitement surveillées. Le 17 avril, le roi se décide à aller passer la se- maine sainte à Saint-Cloud, avec sa famille. Mais la foule qui veille aux abords des Tuileries soupçonne quelque dessein caché, elle se précipite au-devant des chevaux et les dételle, on sonne le tocsin à Saint- Roch, la garde nationale accourt. Edmond écrit à son père :
(( Paris, avril 1791.
« Il paraît que la fin de chaque mois est l'époque cil nos ennemis renouvellent leurs tentatives. Le temps pascal leur paraît sans doute très favorable, mais il ne leur réussira pas plus que les autres; on aperçoit, depuis quelques jours, un concours plus considérable de ci-devants aux Tuileries; quelques menées sourdes se sont déjà fait sentir.
« Ce matin, le roi allait partir pour Saint-Cloud, il était déjà dans sa voiture avec la reine, lorsque le peuple l'a arrêté. MM. Bailly et La Fayette ont en vain représenté au peuple que le roi devait avoir la liberté d'aller à Saint-Cloud ; on a répondu que ce voyage pouvait être funeste et qu'il n'aurait pas lieu; sur la menace, dit-on, que M. de La Fayette a faite d'aller donner sa démission, on lui a crié qu'il y allât ; le roi est remonté dans ses appartements qu'on a trouvés remplis de ci-devants évêques. »
En se rendant à Saint-Cloud, le roi n'avait d'autre but que de se soustraire aux espions qui l'entouraient et de pouvoir remplir, sans soulever de scandale, ses devoirs religieux de la main d'un prêtre réfractaire.
Le malheureux monarque, en effet, au mépris de sa
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conscience et de ses scrupules, avait dû se résigner à tolérer près de lui un prêtre assermenté (i); mais à l'approche du temps pascal, il n'avait pu se ré- soudre à accepter de ses mains la communion, c'est-à- dire à commettre un acte qu'il considérait comme un sacrilège, et il avait rappelé son grand aumônier qui avait refusé le serment civique.
Il en résulta un véritable éclat et le club des Cor- deliers dénonça avec violence la conduite du mo- narque :
« Paris, 18 avril 1791.
a Le club des Cordeliers, mande Edmond, a tou- jours montré, depuis la Révolution, une énergie qui a surpassé toutes celles qu'ont pu montrer les autres. Mais c'est aussi une énergie, la plupart du temps, folle et insensée. Il y a quelque temps qu'il envoya une députation au club des Jacobins, pour demander que l'on cassât la municipalité de la capitale, à la vérité trop faible et trop indolente, mais qui ne mé- ritait point cette injure.
« Aujourd'hui, en passant sur le quai de l'Ecole pour aller au Lycée, j'ai vu un placard autour du- quel il y avait beaucoup de monde. C'était une dé- nonciation contre le roi, qui ne satisfait guère depuis quelques jours le peuple de Paris. Il a su que le premier fonctionnaire public, ayant pris pour con-
(i) Dans ce temps, Madame fit publier qu'il y aurait chez elle, à son dîner, deux couverts pour deux prêtres qui n'au- raient pas fait le serment civique. Son cuisinier apprenant linvitation de sa maîtresse dit : c Je leur prépare un régal meilleur qu'ils ne pensent; j'écrirai le serment civique dans de petits billets qui seront enfermés dans de petits pâtés. S'ils ne veulent jj.is prononcer le serment, ils l'avaleront, du moins. » (MERCIER.)
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fesseur ]M. le curé de Saint-Eustache, honnête homme, ecclésiastique assermenté, l'avait quitté pour en prendre un non assermenté, premier point qui ne contribua pas peu à le faire déchoir de l'amour pu- blic. Il a su ensuite qu'il avait reçu la communion pascale d'un prêtre non assermenté pareillement, il en est résulté une grande effervescence.
a Tous ces motifs ont porté le club des Cordeliers à cette dénonciation vigoureuse ; un grand nombre de motions se font, suivant l'ordmaire, au Palais- Royal et il y a un nombreux concours de monde aux Tuileries.
a Je ne sais pas quelles peuvent être les causes qui ont engagé le roi à violer le serment qu'il a fait; il ne peut pas se plaindre du défaut d'amour du peuple pour lui, car pendant sa maladie ou plutôt son in- disposition, il doit avoir vu combien il en était aimé. Il est faible, il peut s'être laissé gagner par quelques gueux de réfractaires. J'oubliais de te dire qu'il avait donné du logement, à Versailles et au Louvre, à plu- sieurs ex-évêques et archevêques, et à toute cette sé- quelle qui est rebelle aux lois de l'Assemblée. >
Peu de temps après, le roi adopte une attitude toute différente; il feint d'entrer sincèrement dans les idées de la Révolution et de se conformer aux lois qu'il a lui-même promulguées :
0 Le roi est toujours décidé à partir dans les quinze derniers jours de mai, écrit Fersen. Pour y parvenir plus sûrement. Sa Majesté s'est décidée à suivre un autre système de conduite; et, pour en- dormir les factieux sur ses véritables intentions, il aura l'air de reconnaître la nécessité de se mettre tout à fait dans la Révolution, de se rapprocher d'eux; il ne ^e dirigera que d'après leurs conseils et préviendra sans cesse le vœu de la canaille, afin de
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leur ôter tout moyen, tout prétexte d'insurrection et aûn de maintenir la tranquillité et leur inspirer la confiance si nécessaire pour la sortie de Paris. Leurs Majestés iront dimanche à la messe de leur paroisse, et pour peu qu'on le désire, elles se confesseront et feront leurs Pâques de la main d'un prêtre qui aura fait le serment. »
Le peuple en effet demandait que la famille royale donnât l'exemple de l'obéissance aux lois. Pour mieux tromper leurs geôliers, le roi et la reine se résignèrent ; ils se rendirent à leur paroisse où ils firent leurs Pâques constitutionnelles. Lorsqu'ils mon- tèrent en carrosse, la foule les acclama : Je ne veux pas que le peuple me regarde comme un aristocrate v, dit le roi, et il fit baisser les glaces. Alors les cris de joie redoublèrent. La reine, qui avait orné sa coiffure des couleurs nationales, fut également très applau- die : a II lui serait facile de recouvrer l'affection du peuple », dit le narrateur.
Pour bien montrer sa conversion, le roi éloigne les prêtres réfractaires qui t'entouraient et qui desser- vaient encore la chapelle des Tuileries.
« Le roi est à plaindre plus qu'à blâmer, écrit Edmond, il vient de purger sa maison de tous les mauvais sujets qui l'infectaient, et s'il persiste à ne plus s'en entourer, nous ne lui verrons plus faire de fautes. Il n'est pas méchant, mais il est faible, et on dirait à tous les faux pas qu'on lui fait faire, qu'il ne sait pas discerner le bien du mal. »
CHAPITRE VIII
Voyage à Versailles en 1791 (i).
« Septembre 1791. a Maman,
«Nous partons demain pour Versailles, si toutefois le temps le permet. Nous embrasserons dans notre route et Marly, et Trianon, et Lucienne, et Nanterre, et Neuilly... Que de villes! que de pays! Je me pré- pare à faire un journal que je te dédie d'avance. Je n'oublierai point mon bonnet de laine, car nous de- vons rester trois jours dans notre tournée. Je vais apprêter mes souliers, mes boucles, mes... Tiens, la tête m'en tourne, il me semble déjà être sur le che- min... Si tu me voyais sauter sur ma chaise en te griffonnant cette épître..., que tu rirais! Voilà beau- coup de joie, mais ce maudit temps..., je ne sais quelle épithète lui donner, ce chien de temps est à la pluie... Je tremble que ce vent de sud-est ne nous amène de l'eau... et alors où seraient mon journal, mon plaisir, mon bonnet de laine, mes apprêts? »
Mon voyage à Versailles et à Marly, dédié à ma-
(i) M. Terrier et ses élèves n'accomplirent ce déplace- ment qu'au mois de septembre ; nous en plaçons le récit un peu plus tôt pour ne pas interrompre des événements poli- tiques intéressants.
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man ce 6 septembre lyçiy la seconde année de la liberté :
0 Maman,
a Ce fut dans une de ces belles matinées du mois de septembre qu'après nous être lestés d'un bon dé- jeuner, M. Terrier, mon frère et moi prîmes la route de Versailles. Les rayons du soleil avaient déjà dis- sipé les brouillards de la nuit et préparé le plus beau jour. Nous roulions déjà sur la place Louis XV, portés dans un bon cabriolet : tout en&n paraissait aller au gré de nos désirs... Mais non... jamais de bonheur pur dans ce monde... car nous nous aper- çûmes que notre cheval était boiteux et notre cocher borgne (i).
(i) On allait en général à Versailles par la voiture pu- blique appelée carabns. Mercier en fait une amusante des- cription :
'( Qui ne connaît le majestueux carabas, attelé de huit chevaux, lesquels font quatre petites lieues en six heures et demie de temps ! Il mène les gens à Versailles ; il ren- ferme dans une espèce de longue cage d'osier vingt per- sonnes qui sont une heure à se chamailler avant que de pouvoir prendre une attitude, tant elles sont pressées; quand la machine part, voilà que toutes les têtes s'entre- choquent; on tombe dans la barbe d'un capucin, ou dans les tétons d'une nourrice. Un escalier de fer à larges degrés oblige vieille et jeune à montrer au moins sa jambe à tous curieux passants.
« Ce carabas n'a pas l'air de conduire les gens à une cour brillante. S'il fait soleil, vous y arrivez grillé; s'il pleut, vous êtes trempé comme une soupe. C'est dans cet état qu'on débarque les Parisiens empressés de voir la majesté du trône devant le château magnifique et la grille dorée du riche souverain.
'( Il faut entrer dans ce carabas, ou dans des carrosses dits pots-de-chambre, moins incommodes, mais constam- ment ouverts à tous les vents.
« Quand vous prrncz un de ces pots-de-chambre, vous avec des pages. Le cocher, qui n'a peint de gages, place, à dûu2e soU par tête, quatre personnes, deux sur le devant,
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a. Quoi qu'il en soit, après avoir traversé Sèvres, petite ville fameuse par sa manufacture de porce- laine, et laissé Saint-Cloud à la droite, nous sommes arrivés à Versailles sur les onze heures.
« La façade du château de Versailles, qui vint s'offrir d'abord à nos regards, n'a point la majes- tueuse régularité qu'on admire dans celle du Louvre ; elle est cependant riche et imposante, mais elle ne m'a point autant frappé que je m'y étais attendu. Les dehors de la chapelle sont remarquables ainsi que les immenses cours par lesquelles on arrive au château, surtout la dernière, qui est pavée de marbres de di- verses couleurs.
a Quant aux appartements, il suffit de dire que tout leur ensemble se ressent bien de la magnifi- cence et de la grandeur de Louiâ XIV. Le seul dé- faut qu'on puisse y trouv'er est la trop grande prodi- galité de l'or; en quelques endroits que l'on jette les yeux, ils ne sont frappés que de l'éclat de ce riche métal. L'on y voit des tableaux de la plus grande perfection. Parmi le grand nombre de ceux qui ont excité mon admiration, je citerai : la Mort de saint FrançoiSy par Annibal Carrache; rApparitio7î du prophète Samuel au roi Saîil, par Salvator Rosa; la Visite d'Alexandre et de Parjnénion aux femmes de Darius, par Le Brun ; le Châtiment du roi Cyrus, par Rubens, et quelques autres de Paul Véronèse. Les peintures de la galerie représentent les victoires de Louis XIV.
deux sur le derrière. Ceux qui sont sur le devant s'appellent singes, et ceux qui sont sur le derrière, lapins. Le singe et le lapin descendent à la grille dorée du château, ôtent la poudre de leurs souliers, mettent l'épée au côté, entrent dans la galerie, et les voilà qui contemplent à leur aise la famille royale, et qui jugent de la physionomie et de la bonne grâce des princesses. »
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« L'on nous a fait voir le lit où mourut ce roi; c'est tout ce qu'on peut faire de plus majestueux et de plus riche. Nous avons encore vu le salon d'Her- cule, remarquable par son étendue et par ses pein- tures de la plus grande beauté; c'est là où le roi reçut pour la première fois les Etats généraux.
« Nous avons passé de là à la salle des Etats, qui répond très bien au reste du château par sa majesté et sa splendeur. Notre guide nous a fait monter sur le théâtre, dont l'étendue est immense; je te dirai en passant que c'était le bavard le plus impitoyable que j'aie jamais trouvé : « Messieurs, nous disait-il, et voilà la place où se mettent les ducs, les comtes, « les marquis, les vicomtes et les barons ; voici les « loges des chevaliers, des cordons bleus, des croix (T de Saint-Louis, des commandeurs et des autres « seigneurs, etc. » Notre homme était en trop beau chemm pour finir si tôt; il parlait encore quand nous l'avons prié de nous mener à la chapelle.
« L'intérieur de la chapelle est fort gai; les voûtes et les plafonds sont d'un blanc éclatant sur lequel de légers ornements en or font un effet merveilleux; le marbre et les dorures y sont prodigués avec goût et délicatesse.
« Nous avons visité ensuite la bibliothèque, où se gardent les correspondances avec toutes les puis- sances étrangères et les portraits des souverains de l'Europe.
« Après dîner, nous avons tourné nos pas vers l'orangerie; il y avait pour lors près de huit à neuf cents orangers; les plus petits étaient d'environ six à sept pieds; ils formaient une forêt odoriférante et agréable.
« Après avoir monté une haute terrasse qui domine sur les parterres de l'orangerie, nous nous sommes
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avancés dans ces jardins dessinés par le célèbre Le Nôtre. Que de beautés ! Ce n'est que merveille sur merveille ! quelle élégance ! quelle agréable diversité dans ces charmants parterres, dans ces longues ave- nues, dans ces allées majestueuses, dans ces vastes bassins, dans ces étangs immenses, dans ces superbes cascades! Joins à cela des statues divines qu'on jure- rait animées sans la blancheur éblouissante du mar- bre, et si, c'est dire beaucoup, dignes, en un mot, du ciseau de Praxitèle ou de Michel-Ange. Ah ! maman !
« Après avoir joui quelque temps d'une promenade délicieuse dans les jardins et dans le petit parc du château, nous avons passé au petit Trianon, maison de plaisance de la reine; j'ai trouvé cette espèce de colifichet tout aussi accompli dans son genre que les jardins de Versailles. La maison, qui est meublée à la moderne de la manière la plus élégante, n'a rien de bien remarquable; mais aussi le petit bois qui l'entoure est tout ce qu'on peut voir de plus char- mant. En voici la description :
« Après avoir traversé une petite allée de tilleuls, au bout de laquelle est un pavillon où nous avons vu les figures de cire qui représentent les ambassadeurs indiens venus à Versailles en 1788, nous sommes entrés dans le labyrinthe tortueux qui nous a con- duits vers une grotte sombre taillée dans le roc, en voûtes pleines de rocailles ; au fond se trouvaient des sièges de gazon et du sein du rocher jaillissait une source limpide dont les eaux argentines, tombant par petites cascades dans les différentes aspérités du rocher, causaient un doux murmure qui provoquait le sommeil ou la réflexion. Le même labyrinthe nous a conduits ensuite sur un vieux pont de bois qui parais- sait tomber en ruines, et sous lequel roulait avec fra- cas, du haut d'un rocher menaçant, un torrent rapide
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qui s'enfuyait en bouillonnant au travers de la prairie.
« Nous sommes parvenus de là vers un petit hameau dont les maisons étaient tapissées de lierre, de chèvrefeuille et de treilles tortueuses. Nous y avons vu une laiterie, un pigeonnier, une bergerie avec tout l'attirail des pasteurs, petit chapeau, mu- sette, panetière, houlette. Il y avait aussi les étables et le bercail. Plus loin, sur les bords d'un lac, s'éle- vait une tour chinoise construite sur la cime d'un ro- cher, au pied duquel était attachée une légère nacelle. Ici, c'était une vieille tour tombant en ruines ; le temps paraissait avoir miné le roc, qui la soutenait encore à peine, et l'on voyait, épars çà et là, les dé- bris de ses créneaux. Là une île entourée de roseaux au milieu de laquelle paraissait le temple de l'Amour; la statue de ce dieu, chef-d'œuvre de sculp- ture, était représentée se faisant un arc; elle avait à ses pieds des couronnes, des armes, des bêches et des houlettes; ses yeux malins étaient tournés vers la porte du temple et il avait l'air de vous crier : a Garde à vous ! »
« Nous sommes arrivés ensuite à l'ermitage de la reine. L'intérieur était tapissé de mousse sèche, tous les meubles étaient d'une grande simplicité. Il était placé sur le penchant d'une petite colline, au pied de laquelle on voyait une verte prairie, émaillée de mille fleurs naissantes : une petite rivière coulait au milieu.
Qui, partageant son cours en divers manières, D'une rivière seule y formait vingt rivières.
« Un nouveau sentier qui descendait du sommet de la colline nous a conduits à un salon de musique fort élégant ; à côté s'élevait une petite salle de spectacle dont les peintures en relief et les autres
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ornements étaient d'un précieux et d'une délicatesse admirables.
« Après plusieurs détours dans l'épaisseur du bois, nos oreilles ont été frappées d'un léger bruit sem- blable à celui que produit la meule d'un moulin à eau : un moment après nous nous sommes trouvés en effet auprès d'un petit moulin placé au bas d'une cascade dont l'eau se précipitait impétueusement de la hauteur de vingt pieds, pour le moins, et parais- sait s'élancer du milieu de deux rochers
Qui menaçaient le ciel de leurs front sourcilleux.
a II y avait, de distance en distance, d'autres ro- chers sur lesquels l'eau formait en tombant mille petites nappes qui, réfléchissant les rayons du soleil, produisaient un effet merveilleux. L'on arrivait au moulin par un pont de pierre dont les arches se réflé- chissaient dans l'onde d'un ravin profond formé par l'impétuosité de la cascade.
a Nous sommes sortis enfln de ces lieux char- mants : pour moi, je suis encore incertain s'ils n'étaient pas enchantés. Je t'écris ceci dans une plaine immense bordée de hauts peupliers; plus loin est un bois touffu qui commence à nous dérober les derniers rayons du soleil.
a Voilà une journée passée bien agréablement; j'es- père que les autres s'écouleront de même. Ah ! comme nous préférons ce séjour-ci à celui de Paris! Nous nous y accoutumerions bien volontiers. Bonsoir, je vais souper et me coucher bien vite.
« Ce 7 septembre.
« Je n'ai pas fermé l'œil de toute la nuit; un ré- giment de Rominagrobis a fait près de ma chambre
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un interminable sabbat; il semblait qu'on les écor- chait tout vifs. La tête sur un oreiller rembourré de noyaux de pêches, je me suis imaginé que c'était sans doute là que l'université des chats venait à mi- nuit en robe fourrée tenir ses bruyants états.
a Ce matin nous avons été avant déjeuner au grand Trianon. Quand on a vu les jardins de Ver- sailles, ceux de ce dernier paraissent peu de chose. L'entrée vers les promenades est cependant assez remarquable; c'est une très belle colonnade toute en marbre. Nous n'avons pas pu voir les appartements, ils étaient fermés.
a Après déjeuner, nous avons tourné nos pas vers la ménagerie. Pour premier animal, nous y avons trouvé un suisse des plus féroces. Tiens, maman, en voici le personnage en raccourci :
Son menton nourrissait une barbe touffue ;
Toute sa personne velue Représentait un ours, mais un ours mal léché. Sous un sourcil épais il avait l'œil caché, Le regard de travers, nez tortu, grosse lèvre.
« Cette espèce de capricorne, bien fait pour garder des lions et des tigres, nous a ouvert la ménagerie après mille difficultés. Nous y avons vu d'abord un bœuf d'Afrique; il ressemble assez à un cerf par la couleur de sa peau et par la forme de son corps. Ses jambes de derrière sont plus courtes que celles de devant, ce qui lui donne une figure assez singulière. Nous avons examiné ensuite avec la plus grande curiosité un rhinocéros. Cet animal est presque deux fois gros comme un bœuf; il a les yeux très petits, sa peau est d'un brun noir et paraît très dure; elle forme de grands replis qui retombent les uns sur les autres. Son haleine est infecte; on lui a creusé un grand trou plein de boue au milieu de la cour où il
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est renfermé, dans lequel il se vautre; comme il remue peu, j'ai eu le temps de l'esquisser; je t'envoie ce croquis.
« On nous a montré de plus une espèce de zèbre : cet animal, qui ressemble beaucoup à un âne, a la démarche vive et légère ; les bandes qui lui sillonnent le corps lui donnent un air gai, intéressant et font un très joli effet. Il nous a approché avec assez de familiarité.
« Nous sommes arrivés ensuite devant l'étable grillée où dormait un lion, élevé dès sa jeunesse avec un chien à qui il n'a jamais fait le moindre mal. A notre abord, la bête s'est éveillée et s'est retirée au fond de l'étable après nous avoir regardés fixement tous les trois, d'un air assez paisible. Nous avons remarqué qu'il commençait à se battre fièrement les flancs de sa queue et à montrer ses griffes... Oh! oh! me suis-je écrié, ceci ne me dit rien de bon... En effet, à peine avais-je fini ces derniers mots, qu'il s'est élancé vers nous avec l'impétuosité de l'éclair... dans un clin d'œil il avait repris toute sa féro- cité.
a Je t'avouerai franchement et sans gasconnades que, malgré les barreaux et les rampes de fer qui nous séparaient de lui, il m'a causé une grande frayeur. Ce qui m'a un peu étonné, c'est de voir le chien se jouer impunément avec sa queue pendant que, l'œil étincelant de rage, ce dernier courait çà et là dans l'étable.
« Nous avons vu encore plusieurs oiseaux étran- gers des plus curieux; et voilà tout ce qu'il y avait pour lors dans la ménagerie.
« Après dîner nous avons été visiter les grandes et les petites écuries du roi; elles étaient (à ce qu'on nous a dit) dégarnies des plus beaux chevaux : il y
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en avait cependant encore beaucoup. Le bâtiment des écuries est superbe.
« Dans l'instant oii je t'écris ceci, je suis assis sur le bord d'un vaste étang appelée la pièce d'eau des Suisses ; il y a à côté de moi une foule de tristes pêcheurs qui, après avoir pris quelques petits car- pillons fretins, s'en retournent chez eux presque tout aussi avancés que quand ils sont venus. Nous par- tons et disons adieu à Versailles.
SECONDE P.A.RTIE
« La route de Versailles à Alarly est des plus agréables; une allée d'ormes, antiques et majestueux, la borde des deux côtés.
... La lumière Précipitait ses traits daiis l'humide séjour,
OU, pour parler moins poétiquement, la nuit appro- chait lorsque nous sommes arrivés vis-à-vis le châ- teau de Marly ; après nous être avancés à la fraîcheur vers le misérable bourg de Lucienne, nous avons trouvé à l'entrée trois vieilles sibylles édentées... tiens, maman, imagine-toi... trois siècles. Elles nous ont appris que nous ne trouverions une auberge qu'à l'autre extrémité du bourg et qu'on y était assez bien couché.
a Après avoir longtemps suivi un très petit sentier, nous sommes arrivés enfin à cette auberge; il était temps, car la nuit devenait de plus en plus obs- cure.
0 Je viens de faire avec deux œufs frais un souper plein de sobriété. Ayant perdu mon crayon, je t'écris auprès d'un bon feu dans la cuisine avec un petit morceau de bois dont je fais brûler peu à peu le bout à la chandelle. La fille de l'aubersre est à mon
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côté qui, dit-elle, s'extasie à me voir écrire avec une allumette. Bonsoir. »
« Ce 8 septembre.
L'aurore cependant, au visage vermeil,
Ouvrait dans TOrient les portes du soleil.
La nuit en d'autres lieux portait ses voiles sombres,
Les songes voltigeants fuyaient avec les ombres,
lorsque ayant été réveillé par les jurements et le bruit des fouets d'une douzaine de rouliers qui quit- taient cette auberge, j'ai aperçu, au moyen d'une faible clarté, M. Terrier enseveli sous un tas de ma- telas. Ce spectacle était risible, il suait à grosses gouttes et n'en pouvait plus. Comme la nuit a été très fraîche, il ne s'est pas trouvé assez couvert, et n'ayant autre chose, il a ôté les matelas de son lit, et s'est englouti sous cette épaisse couverture.
a L'hôtesse nous a écorchés très gracieusement; il est vrai que nous étions bien couchés et que nos chambres étaient fort propres.
« Au sortir de l'auberge, nous nous sommes ache- minés vers le château de Marly. Il est situé dans un vallon et l'on y arrive par une longue avenue, qui va en plongeant par une pente très rapide depuis le sommet de la hauteur oii est placé le petit bourg de Lucienne. Le château était fermé et l'on ne voyait point les appartements; les dehors n'ont fien de bien remarquable; il y a assez longtemps que la famille royale n'y est venue.
a Autant le château de Versailles l'emporte sur celui de Marly, autant les promenades de ce dernier l'emportent sur celles du premier, non par la gran- deur, la beauté et la magnificence, mais par leur grâce et par leur heureuse position. Versailles est
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plus riche, plus majestueux; Marly est plus joli, plus charmant. Le château, qui, comme je te l'ai déjà dit, est placé dans un enfoncement, est aussi entouré de riants coteaux, sur lesquels sont situés les pro- menades; en face du bâtiment est une verte colline ornée de cascades. Lorsque nous avons été en haut, nos yeux ont découvert un horizon immense. La Seine, répandue au loin dans la campagne, se déro- bait à la vue en paisibles replis : mille hameaux, mille palais champêtres, dispersés avec ce désordre négligé de la nature, présentaient un tableau en- chanteur. Une légère vapeur couvrait encore à peine les campagnes et semblait s'évanouir déjà à l'ap- proche du soleil qui s'élevait sur l'horizon avec sa majestueuse lenteur.
« Nous venons de déjeuner très agréablement sous un berceau de chèvrefeuille sur une vaste table de charme.
« Après nous être longtemps promenés dans les charmilles et dans les belles avenues du château, nous avons tourné nos pas vers la machine de Marly. Elle est placée sur les bords de la Seine, d'un côté opposé au château.
« Cette machine, qui n'est qu'une vaste complica- tion de cordes, de poutres, de barres de fer, de larges roues, de pompes aspirantes et foulantes, pa- raît, au premier coup d'ceil, effrayante par sa gran- deur et son immensité. Elle sert à pousser l'eau à la hauteur de cinq cent douze pieds. Les ouvriers qui sont là sans cesse pour l'entretenir nous ont dit qu'il y a cent quinze ans que cette machine fut construite. L'eau qu'elle élève si haut malgré la pente rapide de la colline est conduite de là par des tuyaux sou- terrains dans les jardins de Marly, de Versailles et de Saint-Cloud.
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« Le pavillon de la fameuse Mme Du Barry est situé sur le sommet de cette colline. La vue s'étend dans l'espace de six lieues pour le moins.
« Après nous être extasiés quelque temps devant le divin spectacle de la nature, nous sommes entrés dans le pavillon. L'on voit à côté de ce temple octo- gone deux superbes statues : l'une d'elles est la fa- meuse Diane d'Allegrain, qui passe pour ce que nous avons de mieux en fait de sculpture moderne. Elle est d'un fini, d'un précieux... quels contours gracieux et délicats ! quel moelleux dans ses chairs ! quel en- semble admirable ! Le prix de cette statue pouvant peut-être te donner quelque idée de sa grande per- fection, je te dirai qu'elle a coûté trente mille francs.
« Le pavillon est à la fois un ensemble parfait de goût, de délicatesse, de richesse et d'élégance. Le chiffre de la déesse du lieu est gravé partout en lettres d'or. On y remarque un riche sopha sur le dossier duquel est assis un petit Amour qui copie le portrait de Louis XV, et un autre qui sculpte le buste de Mme Du Barry. On y voit une table ronde, toute de porcelaine, ornée de peintures très délicates. C'est un chef-d'œuvre de la manufacture de Sèvres. Elle a coûté vingt-cinq mille francs. Nous y avons vu le portrait de Mme Du Barry. Tous ses traits m'ont paru réguliers, son air est doux et gracieux et l'on peut dire qu'elle a une belle figure, mais l'on n'y remarque rien de frappant; elle a les yeux d'un bleu clair tirant un peu sur le gris.
« Après avoir fait un excellent dîner, nous avons quitté le petit bourg de Lucienne et continué notre route dans un chemin bordé de vignes. Aux environs de Paris, les possessions ne sont point entourées d'épaisses haies, ni de hautes murailles, ce n'est point l'usage. Quand le raisin commence à mûrir,
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l'on se contente d'arroser de chaux détrempée dans l'eau les premiers pieds de vi^e qui bordent la route, et qui, par conséquent, sont les plus exposés aux fréquentes attaques des passants. Je te laisse à penser si cette belle précaution empêche de voler les raisins! Cependant il faut avouer qu'à cet égard-là le Parisien est fort discret et que j'ai trouvé singulier qu'il s'en vole si peu.
Tous les chemins étaient entourés de charrettes chargées de vendange; la vigne cachait de tous côtés sous ses épais feuillages des troupes 'folâtres de ven- dangeurs, qui, les mains toutes gluantes d'un jus couleur de pourpre, la dépouillaient de son fruit à l'envi les uns des autres.
a Nous avons continué notre route à travers champs et sommes arrivés sur le soir au petit village de Rueil. Après nous être assis près de la porte de la ville et avoir vu rentrer la foule des vendangeurs qui, revenant gaiement du travail, dansaient à qui mieux mieux, nous nous sommes mis en quête d'une auberge.
a II était huit heures que nous ne savions encore oii gîter. Vainement nous avions parcouru toutes les auberges du village : de la paille à partager avec une foule d'ouvriers, voilà ce qu'on nous offrait par- tout où nous nous présentions. Toute notre crainte était de coucher dans la rue ou dans un corps de garde. Je maudissais Rueil et ses auberges, quand... ô bonheur inespéré!... quand un petit garçon que nous avions envoyé à la découverte est venu nous tirer de cette cruelle incertitude : « Messieurs, venez avec moi, je vais vous conduire chez ma tante, qui a deux bons lits à votre service. » Aussitôt nous l'avons suivi avec toute la vitesse imaginable et sommes arrivés bientôt chez cette tante. Elle nous a d'abord instruits du prix de son vin, de son jam-
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bon, de sa chandelle, de ses lits, etc. Ce début, quoique de mauvais augure, m'a beaucoup fait rire; elle continuait encore et allait sans doute nous ins- truire du prix de tous ses meubles et immeubles, quand M. Terrier, l'ayant interrompue, lui a de- mandé de nous faire voir ses chambres et ses lits.
a Cette tante, après nous avoir fait monter dans un grenier, nous a offert pour chambre... un gale- tas... J'en frémis encore quand j'y pense. Je l'ai d'abord pris pour l'antre de la Sibylle.
« Joins à cela des meubles... peins-toi des chaises boiteuses et qui menaçaient de tomber par morceaux au moindre mouvement, deux lits, dont un de sangle, avec les deux pieds de derrière plus courts que ceux de devant, des rideaux sales, crasseux, et qui étaient devenus depuis longtemps la pâture des souris dont cette maison était infestée.
« Tout cela ne nous contentait guère, cependant nous avons été fort heureux de trouver encore un pa- reil logement. Nous attendions le souper fort triste- ment, quand le bruit d'un tambour m'a tiré de ma léthargie et m'a fait courir vers la porte; j'ai vu que c'était une troupe de farceurs qui annonçait son spectacle par les rues ; aussitôt nous avons résolu d'assister à la farce avant de souper. Adieu, nous allons nous rendre à la salle de spectacle qui est, je crois, un grenier...
a ... Nous avons eu à côté de nous, aux premières places, la femme du maire de l'endroit avec d'autres dames de ses amies. Il ne s'est rien passé, à cette co- médie, digne de remarque. Le maître de la troupe, qui était, je crois. Provençal, a débuté par ces mots en nous annonçant la pièce qu'on allait jouer :
a — Messieurs, mesdames, ou mesdames, mes- sieurs, l'on va représenter ici la punition du prophète
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Jonas, perqué perquoi il avait désobéi à Dieu, or, messieurs, mesdames, vous verrez comment la ba- leine l'engloutissait et comment elle le revomissa. » a Je te laisse à penser ici si ces derniers mots m'ont fait rire. »
(( Ce g septembre.
« J'ai passé une fort mauvaise nuit : le vent en- trait dans notre galetas par les carreaux de la fenêtre dépourvues de vitres, ce qui ne nous réchauffait pas du tout, je t'assure. Joins à cela un autre accident assez singulier : m'étant un peu trop remué dans mon lit de sangle, j'ai fait crouler une pyramide de tuiles qui servaient à en élever le derrière, de manière que nous avions les pieds bien plus hauts que la tête; réveillé par cette mauvaise position et par le bruit des rats, je me suis aperçu que le jour commençait à poindre...
a Nous avons quitté Rueil avec tout le plaisir ima- ginable et avons regagné Paris et notre domicile ordinaire sans encombre. »
CHAPITRE IX
JUIN-JU ILLET I 79 I
Sommaire : Fuite de la famille royale. — Emotion pro- fonde dans la capitale et dans les provinces. — Arresta- tion des fugitifs à Varennes. — Rentrée du roi à Paris. — Sa suspension. — Demande de déchéance. — Emeute du Champ-de-Mars.
En juin 1791, le roi, poussé par son entourage, finit par mettre à exécution le projet de fuite qui s'agitait depuis si longtemps dans les conseils se- crets de la couronne et que les événements, aussi bien que la surveillance étroite dont il était l'objet, n'avaient pas encore permis de réaliser.
Du reste, il fallait se hâter, sous peine des plus extrêmes périls ; les émigrés annonçaient ouverte- ment qu'ils entreraient en campagne le 15 juillet, que l'empereur leur donnaient cent cinquante mille hommes, et qu'ils viendraient à leur tête délivrer les augustes prisonniers.
La décision est prise dans le plus grand mystère, et la reine, secondée par le comte de Fersen (i), se charge d'organiser tous les préparatifs de ce pé- rilleux voyage. Le marquis de Bouille, dans lequel on a la plus grande confiance et qui commande à Nancy, est prévenu que l'on remet entre ses mains
(i) Colonel du régiment de Suède et capitaine des gardes du roi.
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les destinées de la famille royale et que les fugitifs prendront la route de Montmédy. Au jour fixé, le général masse ses troupes les plus sûres du côté in- diqué.
Le 20 juin, à minuit, le roi, la reine, Madame Eli- sabeth, Mme de Tourzel et les enfants de France se rendent mystérieusement au Petit Carrousel et mon- tent dans une voiture conduite par Fersen, déguisé en cocher ; ils sont munis des passeports nécessaires. Mme de Tourzel se donne pour une mère voyageant avec ses enfants; le roi, en habit et chapeau gris, est supposé son valet de chambre. Trois gardes du corps, déguisés en courriers, courent devant la berline. Une fois hors de Paris, le danger le plus pressant étant écarté, Fersen est remplacé par un des gardes du corps, et il rentre dans la capitale, pendant que les voyageurs continuent leur route vers Châlons.
Le comte de Provence est parti de son côté avec Madame, tous deux déguisés en Anglais, et ils ont pris la route de Flandre. Ils arrivent à Mons sans difficulté et annoncent la fuite de Louis XVI et de Marie- Antoinette.
La nouvelle de cette double évasion se répand des le matin dans la capitale; elle y cause une véritable terreur. Que va-t-on devenir? A quels dangers in- connus ne se trouve-t-on pas exposé? Ce peuple si profondément monarchique ne peut se faire à l'idée d'un gouvernement sans roi, et il est consterné quand il se voit privé cle celui dont il s'imagine ne pas pouvoir se passer. Mais, de plus, la famille royale n'est-elle pas le gage qui protège contre l'invasion étrangère et contre les entreprises des émigrés? Ces précieux otages disparus, à quelles effrayantes pers- pectives l'imagination populaire ne doit-elle pas s'abandonner?
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Le peuple éperdu demande à grands cris la tête de La Fayette et réclame le duc d'Orléans pour ré- gent. On se presse à la porte de l'Assemblée natio- nale et l'on acclame les députés : dans son effroi, la foule se jette dans les bras de la seule autorité qu'elle suppose capable de la protéger.
Sous le coup de l'émotion générale, Terrier écrit à Bordeaux :
« Paris, 21 juin.
a Le roi est parti on ne sait à quelle heure de la nuit dernière, avec la reine, le dauphin et Madame Elisabeth. On ignore la route qu'ils ont tenue; on ne s'est aperçu de leur évasion que ce matin à neuf heures. La générale bat ; chacun court en avant ; les rues sont hérissées de baïonnettes, tout est dans le plus grand mouvement. Dans ce moment, on conduit à la ville M. d'Aumont, commandant de la division, qui était de garde cette nuit. Une foule immense le suit en criant : A la lanterne! Il est douteux que la garde puisse le sauver. On menace MM. Bailly et La Fayette du fatal réverbère. L'indignation du peuple est à son comble; il est impossible d'apprécier jus- qu'oii elle se portera.
« On dit Monsieur et Madame partis.
a M. d'Aumont vient d'être massacré sur les mar- ches de l'Hôtel de Ville.
« P.-S. — Le bruit se répand dans ce moment-ci que le roi vient d'être arrêté à Meaux, à dix lieues de Paris. Cette nouvelle est encore assez incer- taine. »
La Fayette, qui, aux yeux de tous était le gardien du roi, fut accusé de complicité avec la cour; il courut les plus grands dangers : « Voici le moment,
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s'écriait Marat, de faire tomber la tête des ministres, de La Fayette, de tous les scélérats de l'état-major, de Bailly, de tous les municipaux, de tous les traîtres de l'Assemblée. »
Les sections et les clubs s'établissent en perma- nence; on détruit tous les insignes de la royauté; les journaux avancés poussent de féroces cris de joie en voyant la France a débarrassée d'un roi imbécile et d'une scélérate qui réunit la lubricité de Messaline à la soif de sang de Médicis ».
Les écrivains aristocratiques se contentent en gé- néral d'annoncer dans leurs feuilles l'événement du jour, mais sans y joindre de commentaires. Cepen- dant Gauthier ose écrire : « Enfin, le roi, après dix- huit mois d'une indigne captivité, a su tromper la vigilance de ses vils gardiens et s'est échappé de sa prison. »
Un autre écrivain, plus audacieux encore, prédit l'arrivée prochaine du prince de Condé à la tête de son armée, et il publie cette annonce menaçante dont le seul effet devait être de pousser à l'exaspération les passions populaires : 0 Tous ceux qui pourront être compris dans l'amnistie du prince de Condé au- ront la faculté de se faire enregistrer dans notre bureau d'ici au mois d'août. Nous aurons quinze cents registres pour la commodité du public; nous n'en excepterons que cent cinquante individus. »
L'Assemblée se déclare en permanence. Elle prend en mains le pouvoir exécutif et elle décide que ses décrets auront force de loi sans sanction ni accepta- tion. Toutes les gardes nationales sont appelées à l'activité, et elles reçoivent l'ordre d'arrêter par tous les moyens les fugitifs.
Comme le départ du roi crée pour la France les plus redoutables dangers, l'Assemblée décide que
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les frontières vont être mises immédiatement en état de défense.
Contre l'attente générale, l'ordre public ne fut pas troublé.
« Paris, 25 juin.
a II est impossible de croire quelle tranquillité le peuple a observée, lorsqu'il a appris la fuite ou l'en- lèvement du roi, écrit Edmond; il a manifesté d'abord de la surprise, à laquelle ont bientôt succédé l'indignation et la rage : « Serait- il possible, di- « sait-il, qu'après tous ses serments, ce traître nous « ait abandonnés. » Il s'est porté en foule aux Tuile- ries et à l'Assemblée nationale, qui a tout à la fois montré la majesté et l'énergie dignes des représen- tants d'une nation libre; chaque décret qu'elle ren- dait était lu au peuple et était écouté attentivement dans le plus profond silence.
« Nos ennemis se fondaient beaucoup sur les espé- rances qu'ils avaient que cette fuite occasionnerait du trouble et de la confusion, et ne laisserait pas le loisir aux gardes nationaux de pourvoir au maintien de la tranquillité publique. Mais qu'ils se sont trom- pés ! Tout le monde se rallia autour de l'Assemblée nationale, réunissant alors et le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif. Jamais on ne vit plus d'accord et d'union, ce dont on avait extrêmement besoin. Toutes les haines particulières sont tombées devant le danger de la chose publique, et l'on vit avec plaisir le soir même, aux Jacobins, MM. de La Fayette, Barnave et Lameth, divisés par des ressen- timents invétérés, les oublier et s'embrasser frater- nellement en se promettant une amitié durable.
« Depuis cette évasion royale, les émigrants ont
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été obligés de concentrer sur eux-mêmes leur inso- lence et leur joie, de peur de provoquer contre eux la fureur populaire; elle a failli éclater contre M. Ca- zalès, que le peuple avait déjà saisi, et que l'As- semblée nationale a sauvé en ordonnant de le re- lâcher.
« Voici maintenant quelques anecdotes sur le dé- part de notre gros pouvoir exécutif.
« On raconte que la reine dit, la veille de cette fuite, au commandant qui était de garde aux Tuile- ries : a Gardez-nous bien, cette nuit, car on dit que « nous nous en allons. » Une autre fois, elle lui demanda : « Est-il vrai, monsieur le commandant, a que l'on parle toujours de la fuite du roi? — Non, « madame, a répondu le commandant, le peuple est « trop persuadé qu'il est dans les bonnes voies et ff qu'il ne voudrait pas consentir à un pareil coup. « — Il a bien raison, a dit la reine, » et elle ajouta d'un ton ironique : « Bonsoir, monsieur le comman- 0 dant. »
« Aucun papier aristocratique n'a paru à la poste. Mallet du Pan, rédacteur de la partie politique du Mercîire de France^ a fui comme un roi. Royou, au- teur de Y Ami du roi, libelle périodique, n'a pas osé sortir de son repaire aristocratique, ni faire paraître son infâme feuille. »
En province, l'émotion n'avait pas été moins vive qu'à Paris, et M. Géraud, fort alarmé à la pensée que ses ûls se trouvaient dans la capitale dans un pareil moment, écrivait à Terrier :
« Bordeaux, 25 juin.
0 Nous apprîmes avant-hier, dans la nuit, la fuite du roi, et mes sollicitudes dans cette affreuse crise,
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se portèrent sur vous et sur mes enfants. Mes iriquié- tudes eussent été mortelles si en même temps nous n'avions su que l'ordre régnait à Paris.
a Cette nouvelle n'a point troublé notre ville, et le patriotisme des Bordelais en a pris plus d'énergie encore. Qu'on nous imite partout, et la nation de- meurera libre! Mais il en coûtera du sang et Paris est plus exposé peut-être qu'aucune autre ville; veillez, je vous en conjure, sur vous et sur vos pu- pilles. »
Pendant que la capitale demeurait anxieuse sous le coup de la nouvelle qui venait de la surprendre, la famille royale poursuivait son voyage. Jusqu'à Châ- lons, tout marcha bien, mais à partir de cette ville, les mesures avaient été mal calculées. Et puis le roi, dominé par ce dévorant appétit qui ne le quittait pas, voulut s'arrêter en route pour manger; la reine frémissait d'impatience et de colère sans pouvoir vaincre la résistance obstinée de son époux. Enfin l'on arriva à Pont-de-Sommervelle, oii l'on devait rencontrer la première escorte. Personne. Les déta- chements envoyés avec mission de recevoir et d'ac- compagner un trésor avaient vainement attendu; ne voyant rien venir, ils avaient cru à un malentendu et étaient rentrés dans leurs quartiers. L'on con- tinua cependant la route dans l'espoir de les ren- contrer et de gagner la frontière qui n'était plus qu'à quelques lieues, mais à Varennes Louis XVI fut reconnu et la municipalité arrêta les fugitifs. La nouvelle transmise aussitôt à Paris y causa une joie sans égale, tant l'on était persuadé des conséquences sanglantes qu'allait entraîner le départ de la famille royale.
« Depuis le moment de la fuite du roi, les aristo- crates manifestaient leur joie impudemment, dit
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Edmond, mais qu'elle a été de courte durée, cette joie imprudente! Un courrier extraordinaire, arrivé du département de la Meuse, l'a dissipée en un instant, car il a annoncé que le roi, la reine, le dau- phin, sa sœur et Madame Elisabeth étaient arrivés à Varennes, à douze lieues de la frontière.
« Le maître de poste de Sainte-Menehould, ayant conçu quelques soupçons sur les chaises de poste qui venaient de traverser la ville, est monté à cheval, les a dépassées, et s'est rendu sur-le-champ à la mu- nicipalité de Varennes pour lui communiquer ses craintes. Les voitures étant arrivées, deux jeunes gens de la garde nationale les ont arrêtées, et quoique les postillons pressassent les chevaux à coups d'épe- rons et de fouet, les deux jeunes gens ont menacé de coucher en joue les personnes qui étaient dans les voitures. Ils ignoraient alors qui elles étaient. Une de ces personnes est descendue pour se rendre chez le procureur de la commune. Sur ces entre- faites, M. Mangin est arrivé et a reconnu le roi, la reine, le dauphin et Madame Royale ; il en a été avertir tout de suite la municipalité, l'éveil a été donné à toutes les gardes des environs. Le roi et sa famille sont ensuite partis de Sainte-Menehould pour Châlons, où ils ont couché sous une escorte considérable de garde nationale. Lorsque le maire est venu leur dire à tous qu'ils étaient arrêtés, le roi n'a pu répondre que 0 bah ! », tant cela lui a causé de surprise.
« Quelque temps après, se voyant entouré d'une nombreuse troupe de garde nationale et de peuple, il a dit d'un ton suppliant et bien indigne d'un mo- narque : a Ne me faites pas de mal, ni à moi, ni à « la reine. » Le commandant lui a répondu sur sa tête de sa conservation. Nous comptons voir sa
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seconde entrée dans Paris, peut-être ce soir ou tout au plus demain soir. »
Dès qu'une lettre de la municipalité de Varennes eut annoncé l'arrestation du roi, trois commissaires, Latour-Maubourg, Pétion et Barnave, furent en- voyés avec pleins pouvoirs, pour le ramener. Le voyage dura huit jours et les épreuves les plus pénibles ne furent pas épargnées aux prisonniers. Barnave et Pétion montèrent dans la voiture royale, mais autant le premier montra d'égards respectueux et d'attentions délicates pour cette famille infor- tunée, autant le second tint une conduite outra- geante et grossière, indigne d'une âme quelque peu élevée.
Le jour où l'on apprit que le roi allait rentrer dans Paris, les plus grandes précautions furent prises pour éviter les scènes déplorables que l'irritation populaire ne faisait que trop prévoir. Un avis ainsi conçu fut répandu et affiché partout : Quiconque ap- plaudira le roi sera battu; quiconque V insultera sera ■pendu. On contourna la capitale pour éviter le fau- bourg et la rue Saint-Martin, qui offraient de réels dangers, et le triste cortège pénétra par les Champs- Elysées jusqu'au château. Sur tout le parcours un peuple immense était réuni, mais il garda le plus profond silence. Au passage de la voiture royale personne ne se découvrit. Si, pour mieux voir ou à cause de la chaleur, on ôtait un instant son chapeau, on s'empressait avec affectation de le re- mettre. Des garçons perruquiers qui n'avaient pas de chapeau furent forcés, pour obéir aux injonctions de la foule, de s'en faire un avec leur cravate. Seul un député royaliste, M. de Guilhermy, indigné de ce qu'il voyait, jeta son chapeau au loin dans la foule, en criant d'un air menaçant : « Qu'on ose me le
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rapporter! » personne ne dit mot. Mais laissons Edmond nous raconter lui-même le navrant spec- tacle auquel il a assisté :
<( 26 juin.
a Je t'ai déjà dit que Louis XVI avait en route pour escorte deux mille cinq cent ou trois mille hommes. Hier, à son arrivée, comme les Parisiens avaient été au-devant de lui à près de quatre lieues de la capitale, il y avait au moins quarante mille hommes; c'est vers les six heures que s'est faite la seconde entrée du roi et de sa famille dans Paris, avec cette différence cependant que dans celle du 6 octobre, il y eut du sang répandu, et que dans celle d'hier il n'y eut pas seulement une petite égra- tignure.
a Un bruit lointain et sourd ayant averti que l 'avant-garde approchait, le peuple s'est prompte- ment rangée en haie, et quelque temps après, l'on a vu paraître l'artillerie, composée de dix fortes pièces de campagne. Venaient ensuite vingt-quatre tam- bours et une colonne de garde nationale de seize hommes de front. Ils étaient tout couverts de pous- sière, et la cavalerie qui s'avançait après eux en formait elle-même un nuage au travers duquel il était difficile de voir. Des officiers municipaux, d'autres gardes nationales du département, toute cette avant-garde demeura une heure et demie à défiler, et l'on vit enfin arriver la première berline dans laquelle étaient sur le derrière M. Barnave entre le roi et la reine et tenant sur ses genoux le dauphin; sur le devant étaient Madame Elisabeth, M. Piéton, tenant pareillement sur ses genoux Ma- dame Royale, et enfin Mme de Tourzel, gouvernante
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du dauphin; la voiture qui les portait était entourée d'une colonne carrée et très épaisse de gardes na- tionales, précédée elle-même de seize pièces de cam- pagne. Après cette première berline en venait une autre contenant les dames d'honneur de la reine (i). Cette berline était suivie d'un char de triomphe tout couronné de branches d'arbres, sur lequel se trouvaient ceux qui avaient arrêté le roi ; ils furent couverts d'applaudissements. Enfin, des gardes de Paris, des ouvriers portant des piques, des char- bonniers portant des fourches, et un gros de corps de cavalerie parisienne formaient l'arrière-garde.
a Voilà quel était le nombreux cortège qui accom- pagnait notre roi; il était lui-même dans sa voiture, respirant avec peine, le visage pâle; la reine avait la tête baissée et ne laissait pas voir son visage; le dauphin, triste et abattu, versait des larmes. J'ai oublié de te dire que sur la voiture même du roi, à l'endroit où se placent les cochers, l'on avait mis les trois gardes du corps, déguisés en postillons, qui ont été arrêtés, accompagnant le roi. Ils étaient garrottés et si élevés qu'on les voyait de fort loin. A la des- cente de la famille royale, le peuple s'est jeté sur ces gardes du corps et les aurait massacrés, malgré tous les efforts de la garde nationale, si l'Assemblée n'avait envoyé des députés pour les sauver; ils ont été mis en prison.
« Quand le roi descendit de son carrosse, quelques officiers de cavalerie firent le commandement de se mettre sous les armes, mais tous les cavaliers remirent immédiatement leurs sabres dans les fourreaux.
(i) Les dames d'honneur avaient quitté Paris le même jour que la reine, mais quelques heures auparavant, pour ne pas éveiller les soupçons. Elles avaient été arrêtées en même temps que leur maîtresse.
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« Le roi et la reine subiront une espèce d'interro- gatoire; ils auront aussi, ainsi que le dauphin, une garde particulière, présidée par M. de La Fayette, qui répondra d'eux. Le dauphin aura un gouverneur choisi par l'Assemblée nationale.
a L'Assemblée garde le pouvoir exécutif jusqu'à ce que l'on se prononce sur le sort du roi. Qu'en fera- t-on? Cette question est plus aisée à poser qu'à ré- soudre. On dit que le roi et la reine, après être montés dans leurs appartements, ont versé des larmes en abondance. Ce spectacle a attendri les spectateurs. Mais sont-ce des larmes de repentir ou de regret? Pour moi, je t'avoue que j'aurai toute ma vie une commisération pour Louis XVI, mais jamais je n'en aurai pour sa femme, je la détesterai éternellement. »
Le déchaînement contre Marie-Antoinette, contre V Autrichienne, n'a plus de bornes, en effet; la plu- part des journaux sont remplis d'horribles menaces et d'affreux outrages. Les Révolutions de Paris dé- clarent qu'elle est déjà rangée au nombre des grands scélérats. L'Orateur du peuple demande qu'elle soit traînée, comme Brunehaut, attachée à la queue d'un cheval entier..
Le roi au contraire inspire à tous une pitié pro- fonde :
a Au fond, dit un chroniqueur, tout le monde plaint ce roi bon, honnête, vertueux, toujours vic- time de son cœur et de sa faiblesse. Le peuple vou- drait tant l'aimer! mais le peut-il quand il se voit trompé? »
Quelques jours après, Edmond écrit encore à son père pour lui parler des impressions diverses qu'a provoquées le voyage de Varennes ; à ce propos il épanche son cœur et dévoile avec naïveté toutes les illusions de sa jeune âme :
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« 2 juillet.
a A la première nouvelle de la fuite du roi, c'est sur la capitale que la France entière a tourné ses regards inquiets, et Paris de son côté a tourné ses regards alarmés sur tous les départements. L'on re- doutait partout également la rage et la fureur du peuple; chacun croyait déjà voir le sein de la ville qu'il habitait, enflammé de l'incendie de la guerre civile. L'inquiétude éclatait sur tous les visages, on eût voulu pouvoir se transporter, à la fois, dans cent endroits différents.
« C'est surtout à Paris, au milieu de cette multi- tude immense, qu'il était intéressant d'observer l'effet que produisit sur tous les esprits cette étonnante nouvelle : « Le roi est parti! » Mais l'événement a prouvé qu'une forte indignation, mêlée du plus pro- fond mépris pour le roi, si lâchement infracteur à sa parole, enfin la plus parfaite quiétude, ont été les seuls sentiments qui ont partout inspiré les Français. Autant le roi lui-même vient de dégrader et d'avilir sa dignité, autant la majesté du peuple s'est montrée dans toute sa grandeur et dans tout son éclat.
« Lors de l'arrivée de ce roi fuyard, pas une voix, pas un cri ne se firent entendre; il semblait que tous fussent également pénétrés de la grande vérité qui est si bien exprimée par ce vers de Voltaire :
Le silence des peuples est la peine des rois.
« En un mot, Louis XVI fut reçu avec toutes ces marques d'indifférence et de dédain qui, dans cette occasion, convenaient si bien à un peuple libre et aux Français régénérés. Où étaient-ils, cet amour, cette idolâtrie, dont ils étaient jadis enivrés pour leur roi! Les injures les plus grossières lui sont prodiguées
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dans tous les groupes, ainsi qu'à la reine; ils font seuls le sujet des caricatures actuelles (i). Les choses sont montées au point qu'on risque beaucoup à vouloir témoigner publiquement quelque pitié pour Louis XVL
« Beaucoup de personnes regardent son évasion comme l'effet des suggestions de toute la vermine aristocratique.
« L'on connaît le caractère de Louis XVI : son caractère est de n'en point avoir. Ce ro-i malheureux suit facilement, ou par bêtise, ou par faiblesse, toutes les impulsions que lui donnent ceux qm l'en- tourent; il est l'infortuné jouet des mauvais conseils, des ixïsmuations perfides que lui souffle son indigne épouse. Aussi toute la colère des personnes qui pen- sent sainement se tourne contre cette Médicis mo- derne, et c'est en effet cette reine infâme, cette Autri- chienne au front d'airain, que devraient foudroyer seule la fureur et l'exécration publiques. La pitié, la commisération, devraient nous animer à l'égard de ce roi, qui, par sa trop grande facilité ou sa pro- fonde ineptie, est déjà assez malheureux. »
Il est non moins intéressant de voir l'indignation profonde que provoquait également dans les pro- vinces la conduite du roi. M. Géraud père se fait l'in- terprète de ces sentiments quand il écrit de Bor- deaux à son nls :
« Bordeaux, 12 mai.
« Tu m'as écrit tout ce qui s'est passé à la fuite et au retour de Louis XVI ; tu le plains, mais le mérite- Ci) Après le retour de Varennes, le malheureux mo- narque ne fui plus représenté que sous la figure d'un pour- ceau.
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t-il? Oui, sans doute, s'il est imbécile; mais s'il est doué d'un peu de jugement, c'est un sentiment bien opposé qu'il faut lui vouer.
« Quels crimes peut-on comparer aux crimes qu'au- rait produit cette fuite si elle eût été heureuse, et sous ce rapport, quel châtiment ne mériterait pas celui qui ouvrait la porte à des maux incalculables! Pour moi, la plume me tombe des mains quand je pense à sa perfidie.
« Que de dévastations, que de sang, que de meur- tres eussent couvert l'Empire! J'en frissonne encore, et je n'oublierai jamais les impressions terribles que j'éprouvai à la première nouvelle de sa fuite cou- pable. J'étais mari, père et patriote, et les maux affreux que je prévoyais plongeaient mon âme dans la plus profonde tristesse.
a Chacun s'indigne de voir encore sans récom- pense l'important service qu'ont rendu à la France les citoyens intrépides qui ont arrêté le roi fuyard. Ils sont les sauveurs de l'Etat. Que de sang ils épargnent. »
Cette violence de langage de la part d'un homme de l'âge et du caractère de M. Géraud, paraissait à Terrier lui-même excessive et il ne pouvait le dis- simuler :
« Paris, 5 juillet.
0 La manière dont vous vous exprimez sur le compte du roi, répond-il, nous a surpris. Si les plus modérés pensent ainsi, que doivent faire les autres ! Il est ici des têtes fort montées aussi, cependant nous avons toujours eu pour lui plus de pitié que de haine. Depuis quelques jours on ne parle plus que du dauphin, on ne veut plus que lui pour roi. Un roi de sept ans, ou un roi imbécile, c'est a peu près
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la même chose ! Le Conseil fera tout dans ce cas-là. Autant vaut-il donner le Conseil à Louis XVI et lui laisser l'ombre de la royauté; on évitera par là la solution de la fameuse question : que fera-t-on du roi? »
Cette question redoutable se posait en effet et elle préoccupait à bon droit tous les esprits.
Ce n'était pas tout, en effet, que d'avoir un roi prisonnier; la situation ne pouvait s'éterniser et il fallait prendre un parti.
Déjà l'on agitait les solutions les plus graves. Les Jacobins déclaraient que la fuite du roi équivalait à une abdication et qu'on devait proclamer la Répu- blique (i).
a L'opinion publique n'est pas encore bien fixée sur ce qu'on fera de Louis XVI, écrit Edmond. L'As- semblée nationale temporise et diffère cette question, soit qu'elle attende que l'opinion se soit formée, soit que son embarras soit extrême. Les gens sensés pen- sent, et c'est assez vraisemblable, que le roi repren- dra sa place et ses pouvoirs avec certaines modifica- tions et certains amendements. Les démagogistes, ré- publicanistes et enragés, soutiennent au contraire qu'il est tout à fait impossible qu'il remonte sur le
(i) Jusqu'à ce moment, personne ne songeait à la répu- blique : Le 25 janvier 1791, un député avait prononcé aux Jacobins le mot de république : <( Nous ne sommes pas des républicains », s'écria-t-on de toutes parts et l'assemblée invita l'orateur à ne pas laisser subsister ce mot. En dehors du roi, on ne voit pas d'issue à la situation présente. Gorsas écrit encore, le 7 janvier 1791 : « On connaît mon respect pour les vertus de notre auguste monarque. Ceux qui lisent mon courrier, parvenu au vingtième volume, savent que jamais je n'ai parlé qu'avecA'énération de ce ])rince chéri. »
Pétion ne cesse de faire des déclarations monarchiques. « La loi et le roi, tel est désormais le cri de ralliement de tdus les bons c'ittfj'enï », dit Vcrgniaud. Brissaud parle de même.
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trône. Ces esprits, aussi dangereux qu'ils sont exal- tés, ces factieux, en un mot, qui sont heureusement en petit nombre et dont le peuple ne doit cesser de se méfier, demandent avec assez d'audace le gouverne- ment républicain. Quelques clubs composés de ces têtes échauffées, ont osé afficher de pareilles pétitions, malgré le décret de l'Assemblée; la municipalité leur a imposé sept cents francs d'amende. Du reste, le ré- publicanisme n'a pas ici beaucoup de partisans; cha- cun sent qu'un tel gouvernement ne saurait convenir à une grande nation; mais tout en voulant un roi, on le veut avec des pouvoirs si restreints qu'il ne puisse jamais attenter à la liberté, et sous ce point de vue, autant vaut et plus Louis XVI que son fils. »
Les bruits les plus faux couraient dans Paris t on racontait que le roi avait encore essayé de s'évader; on prétendait que dans des accès de colère, il avait brisé les glaces de ses appartements. On le représen- tait avec le corps d'un pourceau et le front d'un bé- lier, a Les honnêtes gens, dit un chroniqueur, gé- missent de ce que l'on avilit tant un monarque mal- heureux, qui, enfin, sera toujours notre roi (i). »
L'Assemblée prit peur et rendit un décret qui sus- pendait momentanément le roi de ses fonctions, jusqu'à ce que la Constitution fût achevée et pré- sentée à son acceptation. Il devait à cette époque re- couvrer ses prérogatives, sa garde constitutionnelle, sa liste civile. En attendant une garde lui fut donnée pour répondre de sa personne : les chambres où cou- chaient les illustres prisonniers étaient toujours ou- vertes et le commandant de- la garde ne les perdait jamais de vue. La surveillance fut poussée à un tel point que la reine était obligée de faire placer de-
(i) Correspandanc^, secri'ie, pubhee par Jf. D£ LesciuE.
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vant son lit celui d'une de ses femmes aân que les rideaux la protégeassent.
« 5 juillet.
a Le roi est vraiment prisonnier maintenant, écrit Terrier, et je crois qu'il n'a pas droit de se plaindre. M. de La Fayette couche dans une chambre attenante à son appartement. Toutes les fausses portes et les escaliers dérobés du château sont murés, la garde doublée et sur le plus grand qui-vive. L'on n'entre point aux Tuileries. Plusieurs ci-devant sont venus pour faire ce qu'ils appellent leur cour, la garde nationale n'a ponit entendu raison et les a renvoyés sans façon, b
Tout en donnant ses soins à la sûreté extérieure de l'Etat, l'Assemblée constituante, avant de se sé- parer, se hâtait d'achever son œuvre constitutionnelle, de rendre au roi ses fonctions et quelques-unes de ses prérogatives.
Ce rôle n'était pas facile. Le mot nouveau de ré- publique, qui d'abord n'avait que de rares partisans, ralliait peu à peu bien des esprits. L'absence et^a suspension du roi montraient qu'on pouvait se passer de lui. Les Jacobins et les Cordeliers s'agitaient vio- lemment : plus de roi ! tel était le cri des clubs, des districts et des papiers publics.
Le 16 juillet eut lieu le rapport sur l'affaire de Varennes; il fut décrété que le roi ne pouvait être mis en cause pour le fait de son évasion et que par conséquent il n'y avait pas lieu à déchéance.
La veille, les Jacobins avaient rédigé une pétition à l'Assemblée pour demander qu'elle déclarât Louis XVI déchu comme per&de et traître à ses ser- ments, et (Qu'elle pourvût à son remplacement. On
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décida de porter cette pétition au Champ-de-Mars où chacun pourrait la signer sur l'autel de la Patrie. Il s'ensuivit une émeute sanglante dans laquelle La Fayette et Bailly firent tirer sur le peuple ; une cen- taine de citoyens furent blessés ou tués. Il en ré- sulta une scission complète entre les constitutionnels et les républicains. La Fayette et Bailly perdirent toute leur popularité.
CHAPITRE X
JUILLET- AOUT-SEPTEMBRE 179I
Sommaire : Les cendres de Voltaire sont transportées au Panthéon. — Le 14 juillet. — ■ La reine montre le dau- phin au peuple. — Fête aux Champs-Elysées. — Les poissardes du Pont-Royal. — Le salon de peinture. — Le roi accepte la Constitution. — Il se rend à l'Assem- blée. — Représentation de Castor et Pollux. — Allégresse du peuple. — Fin de la Constituante.
Des réjouissances publiques, de grande* fêtes po- pulaires, l'apothéose des dieux de la Révolution, l'anniversaire du 14 juillet 1790, amenaient de temps à autre d'heureuses diversions aux passions politiques qui, peu à peu, s'exaspéraient.
Edmond n'a garde de manquer à ces fêtes mémo- rables et il en fait avec verve d'enthousiastes des- criptions à sa famille.
La translation des cendres de Voltaire lui laisse d'ineffaçables souvenirs. On s'en était particulière- ment occupé au Lycée où Mme de Villette régnait en souveraine reconnue et il avait été décidé, pour lui faire honneur, que tous les membres assisteraient en corps à la cérémonie.
« Paris, 19 juillet.
a II s'est passé dans cette ville, depuis que nous ne l'avons écrit, deux événements qui feront époque dans notre histoire. L'un est la translation du grand
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Voltaire à Paris, et l'autre la commémoration du serment du 14 juillet 1790. Celui-ci a écrasé l'hydre du fanatisme, qui était déjà bien faible ici, et celui- là a fait ressouvenir avec plus d'enthousiasme et de la prise de la Bastille, époque de la naissance de notre liberté, et du serment prêté par tous les Fran- çais dans le champ de la Fédération le 14 juillet 1790. a Après avoir été enlevé de dessus les ruines simu lées de ^9. Bastille, 011 il avait été déposé, le corps de Voltaire, enfermé dans un sarcophage de cuivre, fut transporté sur un- char fait à l'antique et peint par M. David ; il était suivi des députations, des collèges, des clubs, de la garde nationale, des élèves mili- taires, des ministres, de l'Assemblée nationale, etc. Il a fait sa première station devant l'Opéra, où la musique qui l'accompagnait chanta une hymne faite par Voltaire lui-même et qui est dans son opéra de Samson. Elle commence ainsi :
Peuple, éveille-toi, romps tes fers, Reprends ta grandeur première.
« Là, le buste du grand homme a été couronné par M. Chéron et Mme Ponteuil; dans son ravisse- ment, cette dernière l'a embrassé deux fois. Puis le cortège a continué sa route jusque devant le pavillon de Flore, appartement de la reine, aux Tuileries, où la marche a été exprès ralentie et où la musique c joué l'hymne. On dit que le roi et sa femme étaient cachés sous des jalousies, derrière lesquelles ils re- gardaient passer le cortège; il était un peu différent de celui avec lequel il fi.t sa seconde entrée dans Paris.
« Enfin le char est arrivé devant chez Mme de Vil- lette, ûlle adoptive de Voltaire : il y avait devant sa maison des gradins sur lesquels étaient les dames du Lycée avec toutes le même costume. Mme de Villette
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avait fait élever un berceau de laurier en voûte au bout duquel était une couronne, sous laquelle le buste du grand homme fut posé; ensuite Mme de Villette, tenant sa fille âgée de cinq ans, alla l'embrasser et fit faire de même à son jeune enfant. Ce spectacle arracha des larmes d'attendrissement à tous les assis- tants. Enfin, le char ayant continué arriva devant le théâtre de la Nation, ci-devant le Théâtre-Français. Les titres de toutes les pièces de Voltaire étaient écrits sur les colonnes, et sur le fronton on lisait en grosses lettres : Il fit <i Irène » à quatre-vingt-trois ans. Là encore son buste a été couronné par M. de Larive et Mlle Sainval, et comme il commençait à pleuvoir avec force, le char s'est rendu directement au Panthéon, un peu plus vite qu'il n'avait fait la principale partie de la route.
a Voilà, comme tu le vois, un narré bien succinct de cette imposante cérémonie, qui a attiré tant d'étrangers dans Paris, et qui a si peu coûté.
« La Fédération s'est faite dans le même ordre que celle de l'année passée avec cette différente que les drapeaux de tous les bataillons en défilant pas- saient devant le maire, qui leur attachait des cravates aux couleurs nationales. »
En attendant les graves événements qui se pré- parent, Edmond contmue à mettre ses parents régu- lièrement au courant de tout ce qui se passe à Paris. Il leur envoie un véritable petit journal où, sous une forme familière, l'on trouve d'intéressants détails et un écho très exact des sentiments qui agitent la population :
Un certain apaisement paraissant se produire dans les esprits, l'orl ouvre le jardin des Tuileries, et la foule y est aussitôt si considérable qu'on s'y porte littéralement. On montre l'enfant royal à la foule, il
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est acclamé : tout semble oublié, la réconciliation paraît se faire entre le roi et le peuple.
« Louis XVI et son Êls se firent voir dernièrement en grand costume à une fenêtre des Tuileries, ra- conte Edmond; jamais bateleur ni charlatan n'as- sembla plus de badauds en un plus court espace de temps. Je me trouvais à cette ridicule parade; vaine- ment voudrais-je te peindre les allures de l'Autri- chienne; elle se mettait à la fenêtre, elle en sortait, se levait, s'asseyait, prenait le dauphin dans ses bras, l'embrassait, le montrait au peuple et nos amis de la cour et surtout de la chère liste civile de crier à plein gosier : « Vive le roi ! Vive la reine ! » et autres jubilations d'ancien régime, et la gent pari- sienne ou moutonnière de bêler à son tour : a Vive le roi! vive le restaurateur de la liberté! » Mais je finis, l'on pourrait peut-être m'accuser, suivant le res- pectable décret de l'Assemblée, d'avilir les pouvoirs constitués, quoique je crois que cela soit bien difficile. Peuvent-ils l'être plus qu'ils ne le sont ? »
L'on célèbre la messe au château comme autrefois; on y entend une superbe musique; la foule s'y pré- cipite et sur le passage de la famille royale, on pousse des vivats enthousiastes.
La disette menaçante, les craintes de la guerre étrangère, n'empêchent pas la capitale d'envisager l'avenir sous les plus riantes perspectives, et de vivre dans une singulière quiétude; on recherche les plai- sirs comme aux époques les plus calmes de l'histoire :
a On adore la Constitution, écrit une contempo- raine, on admire l'Assemblée nationale. On voit déjà le vaisseau dans le port; on craint peu les ennemis du dehors; on se moque de ceux du dedans... Notre constance et notre courage vaincront tout. L'amour de la Constitution élève tous les cœurs à un certain
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'degré d'héroïsme. Pour cela, l'esprit public est mûr et formé. Et puis, le respect pour la loi prend une telle puissance, que, juste ou injuste, on lui veut obéir. On n'entend que ce mot : La loi, la loi!
a II y a eu hier une fête superbe aux Champs- Elysées, où tout Paris a couru. C'était un agneau qu'on tirait, comme à la fête des bouchers que nous avons vue à Lyon. Ne va pas croire que nous sommes tristes; jamais la capitale n'a été plus brillante, plus bruyante, plus magnifique, plus dansante, plus parée, plus opulente; et tout cela en criant misère, en ayant la plus horrible disette d'argent. Nous sommes tou- jours Français; la gaieté nous accompagne et charme tous nos maux. Paris est calme comme la surface d'un étang (1). »
Edmond cite un trait amusant qui montre bien l'état d'âme de cette singulière population :
« Dimanche dernier, il nous est arrivé une aventure fort plaisante; nous allions nous promener du côté des Champs-Eysées, et traversions le Pont-Royal en causant tranquillement, lorsque nous voyons venir à nous trois poissardes, le teint enluminé et parsemé de rubis vermeils, la coiffe à la brigadière et sur l'oreille, les poings sur les côtés : en un mot, les figures les plus grotesques que j'aie vues de ma vie : 0 Ah ! mes enfants, nous dit une d'elles, en nous ap- a prochant, recevez des bouquets des dames de la 0 nation », et sur-le-champ, ces dames de la nation de nous offrir à chacun un bouquet, a Nous avons à a nous acquitter envers vous, leur dit M. Terrier, per- 0 mettez donc que nous vous embrassions » ; c'était, comme tu le vois, galanterie pour galanterie, hon- nêteté pour honnêteté. — « Oh ! très volontiers, mes
(i) Journal d^une bourgeoise, par M. LOCKROY.
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enfants. » Voilà donc de grandes accolades sur le milieu du Pont-Royal ; une d'elles, la plus vieille, m'est venue prendre par la tête et m'a baisé fort amoureusement; je n'en ai pas ri le premier. »
En dépit de la politique et des soucis qu'elle pou- vait légitimement inspirer, l'on courait au Salon de peinture, oubliant et le roi, et l'Assemblée, et les émi- grés. Pendant six semaines entières les flots du peuple ne tarissent point du matin au soir ; il y a des heures où l'on s'écrase.
Le Salon a lieu au Louvre, tous les deux ans, dans une des salles consacrées aux cours de peinture : « On y voit, dit Mercier, des tableaux de dix-huit pieds de long qui montent dans la voûte spacieuse, et des miniatures larges comme le pouce, à hauteur d'appui. Le sacré, le profane, le pathétique, le gro- tesque, tous les sujets historiques et fabuleux y sont traités et pêle-mêle arrangés ; c'est la confusion même. Les spectateurs ne sont pas plus bigarrés que les objets qu'ils contemplent. »
Autrefois on y trouvait à profusion les bustes ou les portraits de financiers, de traitants, de premiers ou seconds commis, de dolentes marquises, de com- tesses inconnues, avec leurs joues enluminées, car il fallait peindre les femmes avec leur rouge; aujour- d'hui tous ces souvenirs d'un autre âge ont disparu pour faire place à l'actualité; on ne voit plus que des sujets empruntés aux scènes de la Révolution. Tous les portraits sont consacrés aux héros de l'ère nouvelle. Notre jeune étudiant, fort amateur de pein- ture, mande à son père :
« Octobre 1791.
a Nous avons été voir, il y a quelques jours, le Salon de tableaux; il est très beau et plein de mor-
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ceaux des plus grands maîtres. Au milieu de cette mul- titude immense de tableaux et de statues, Je n'ai été vivement frappé que par une simple esquisse, celle du tableau qui représentera la mémorable séance du Jeu de Paume, et dont l'exécution a été confiée aux talents supérieurs de M. David. Ce peintre s'immortalisera par ce tableau ; il n'y a qu'un grand génie qui ait pu enfanter une conception aussi sublime. Il y a fait passer tout le feu de son imagination. L'on y voit M. Bailly lisant le serment, et tous les autres députés qui jurent. L'on remarque au premier plan Rabaud embrassant dom Gerle, et Robespierre dans une atti- tude qui marque toute la joie qu'il ressent. Ce tableau était entouré d'une foule qui bouchait tout le passage.
« Le fameux Ser7nent des Horaces, du même peintre, est encore exposé au Salon de cette année. La Mort de Socrate et le Brulus, du même artiste, attirent ensuite tous les regards.
a Rousseau, Voltaire, Franklin sont représentés sous une infinité de formes, en bosse, en marbre, en relief, on ne voit qu'eux. »
Cependant la Constitution était achevée. Les émi- grés s'écriaient qu'en l'acceptant le roi se déshonore- rait. D'autre part, Barnave et les constitutionnels le suppliaient de ne pas s'engager dans une résistance dont les suites pouvaient être incalculables.
Bientôt l'on apprend que le monarque se résigne à s'incliner devant la nécessité, mais beaucoup déjà ne lui en savent aucun gré.
a Le roi va sous peu déclarer son acceptation, écrit Edmond. Voilà un moment de fièvre chaude, un mo- ment de délire pour nos badauds de Paris. J'éviterai, autant qu'il me sera possible, de me trouver à ces réjouissances insensées que prépare un peuple qui se repaît de vaines espérances. »
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Marie- Antoinette écrit publiquement à son frère qu'en acceptant la Constitution, le roi assure sa li- berté et qu'il a enfin l'espoir de s'entendre avec l'As- semblée. Mais en même temps un message confiden- tiel avise Joseph II de ne pas ajouter la moindre foi à ces assurances qui n'ont d'autre but que d'endormir d'impitoyables geôliers :
a Les folies des princes et des émigrants nous ont forcés dans nos démarches, mande secrètement la reine; il est essentiel, en acceptant, d'ôter tout doute que ce n'était pas de bonne foi... Plus nous avan- cerons, plus ces gueux-ci sentiront leur malheur. Peut- être en viendront-ils à désirer eux-mêmes les étran- gers... »
Il fut décidé que le monarque ferait une démarche solennelle auprès de l'Assemblée et qu'il se rendrait dans son sein en grande cérémonie pour prêter ser- ment à la Constitution.
« i6 septembre.
« Le roi vient d'accepter la Constitution, mande Edmond à sa famille; chacun s'y attendait. J'ai trouvé dans un de nos journaux patriotes des idées sur cet objet assez conformes aux miennes; je les ai trouvées surtout exprimées d'une manière originale et piquante. Les voici :
<( Le roi vient d'accepter, je ne dis pas cet acte, mais cet eunuque constitutionnel, et res vos plaudite cives; applaudissez, citoyens, que le bruit des ca- nons annonce avec fracas la joie universelle. Paris, qu'une illumination, ordonnée par ta digne muni- cipalité, soit le signal de ton allégresse; danse, peuple français,... danse; quant à moi, qui n'aime pas la danse, et qui me souviens des belles phrases qui
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ont précédé de quelques jours l'évasion de Louis le fuyard, il ne me plaît pas de me réjouir ni d'illu- miner jusqu'à nouvel ordre. Oui, sans doute, il ne me plaît pas de crier : bravo! il ne me plaît pas de me fier à un créancier qui m'a fait banqueroute; il ne me plaît pas de me réjouir et si ma conduite dé- plaît, je dirai comme Philoxène à Denys le Tyran qui voulait le forcer à entendre et à admirer les sot- tises que les André, les Barnave de ce temps-là, et autres plats adulateurs avaient la lâcheté d'applau- dir, je dirai en me retournant vers les satellites du comité des recherches : « Reducite ad latomias. » — « Esclaves du despotisme, ramenez-moi à V abbaye! » (Extrait de Gorsas.)
a Louis XVI a été reçu dans le sein de l'Assem- blée au milieu des bravos, qui étaient poussés avec autant de frénésie que les cris d'indignation du 21 juin; la joie de nos représentants était des plus indécentes, ce n'était point l'élan du sentiment et de la reconnaissance qui se peignait dans leurs cris, dans leurs regards et dans leurs gestes ; c'était cette joie méprisable qui brille sur le visage d'un écolier paresseux charmé d'avoir terminé sa tâche. Le roi est arrivé près du président à travers les trépignements, les applaudissements et les clameurs les plus insen- sées et les plus ridicules. Les bureaux du président et des secrétaires avaient fait place à un trône qui s'élevait sur l'estrade; il était surmonté de colifi- chets dorés, de casques, de plumes, et autres bêtises semblables. L'on voyait en bas le fauteuil simple, modeste, j'ai presque dit humble, de M. le prési- dent; mais avant l'arrivée du roi, toutes ces déco- rations puériles ou révoltantes avaient disparu à la voix des Pétion et des Robespierre, qui firent sentir le contraste ridicule et choquant de cet appa-
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reil d'opéra avec le timide fauteuil présidentiel.
« Louis XVI commença son discours avec une dignité affectée qui l'abandonna bientôt. Voici com- ment. L'Assemblée était convenue que lorsque le roi prêterait son serment, elle s'assiérait et se couvrirait, seule attitude digne des représentants d'un peuple libre, recevant les serments de son premier fonction- naire. Aussi, lorsque le roi eut prononcé les premiers mots : a Je jure de... etc. », chacun observa la cé- rémonie convenue. Le roi parut surpris, interloqué, il resta muet un instant, finit par s'asseoir aussi et continua. La réponse du président fut pleine d'une vraie dignité, et les gens qui connaissent M. Thouret n'attendaient pas cela de lui. Louis XVI et le prince royal parurent ensuite dans la salle et furent cou- verts d'applaudissements. Malgré toutes ces marques vraies ou fausses d'allégresse, l'illustre famille avait l'air de fort mauvaise humeur ; le roi surtout était tout rechigné.
a Après la sortie du roi, l'infâme Duport, cour- tisan vil et abject, proposa, sans rougir, à l'Assemblée d'accompagner en corps le pouvoir exécutif. Cette motion fut heureusement repoussée avec tout le mé- pris qu'elle méritait, et accompagna le roi qui voulut. Une salve d'artillerie, des cris perçants de « Vive le roi ! Vive le restaurateur ! » un tintamarre aussi bruyant que ridicule, un topinambour effroyable de tous les clochers de Paris célébrèrent à l'instant la grande acceptation pure et simple du restaurateur. Pour la santé de mes oreilles et le maintien de mon ouïe. Dieu veuille qu'il ne plaise pas au roi d'ac- cepter fréquemment. Je ne savais plus oii j'en étais. Hélas ! cet instant d'ivresse cessa bientôt, et tout retomba dans la plus grande quiétude. J'observai que malgré les ordres donnés, Paris ne fut que mé-
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diocrement illuminé. C'était bien autre chose la nuit qui suivit l'évasion du sire constitutionnel, déguisé en valet d'une baronne de Korff.
« Cette mémorable journée, bien faite pour servir de pendant à celle du 21 juin, n'a pas laissé cepen- dant que de produire du bien. L'argent, qui était à 20, est baissé sur-le-champ à 10 pour 100; voilà ce que les malveillants et les ennemis du bien public voudraient vainement se dissimuler. Dieu veuille que cette confiance puisse durer. Mais je ne le crois pas.
« La réunion du Contat-Venaissin au royaume de France, décrétée le même jour, réjouit à plus juste titre les gens sensés et les patriotes exempts du fol enthousiasme qui règne dans Paris (i). Les départe- ments l'apprendront sans doute avec plaisir; quant aux plats habitants de notre moderne Sybaris, à peine y ont-ils fait attention; le roi seul les "occupait, tout leur plaisir était de faire retentir les rues des cris de « Vive le roi ! » Le pape est malade, dit-on ; cette mauvaise nouvelle ne va pas le rétablir, je pense.
a Ce qui me porte à me méfier beaucoup du nou- veau serment de Louis, c'est que les départs de plu- sieurs gardes du corps pour Coblentz sont plus fré- quents que jamais. Tu ne dois pas ignorer que la cour a député un envoyé vers les ci-devant princes, pour les engager à rentrer; voilà la cause de ce message.
(i) Avignon et le Comtat-Venaissin formaient une en- clave dans le royaume et déjà bien souvent l'on avait ré- clamé leur réunion à la France. La Révolution précipita les événements. Alors que le gouvernement français hési- tait encore à s'emparer par la force d'un bien qui apparte- nait au Saint-Siège, les révolutionnaires d'Avignon réso- lurent de le mettre en présence d'un fait accompli. Ils chassèrent le légat du pape et formèrent une commune qui demanda à se réunir à la France,
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mais on n'en est pas dupe, et chacun est fortement persuadé qu'il en est une secrète pour les engager à rester.
a Voici l'ordre des événements que je crains de voir bientôt arriver : hier le serment; aujourd'hui, l'engouement; demain, le couronnement; après-de- main, la fuite. Le comité diplomatique a d'ailleurs annoncé que l'entrevue de Pilnitz, entre l'empereur et M. d'Artois concernait les affaires de France; il n'est donc point encore temps de nous endormir, comme tu vois. »
L'acceptation de la Constitution souleva une allé- gresse universelle. L'on croyait sincèrement que c'en était fini désormais des discordes civiles, que la tran- quillité allait renaître, que des jours paisibles se levaient enfin pour ne jamais cesser. Dans toute la France les cloches furent mises en branle, des feux de joie furent allumés, partout des illuminations spontanées témoignèrent de la satisfaction générale.
A Paris la joie populaire se manifesta de mille manières et en particulier par des illuminations.
Le roi paraissait avoir reconquis toute sa popula- rité.
Le lundi 19 septembre l'on donne au peuple une représentation gratuite à l'Opéra, en l'honneur de l'achèvement de la Constitution. L'on joue Castor et Polliix.
Le lendemain la même pièce est donnée en présence de la famille royale. Lorsque le roi, la reine, le dauphin et Madame Elisabeth quittent les Tuileries pour se rendre à l'Opéra, ils trouvent les rues et les boulevards encombrés d'une foule immense qui les acclame.
Au moment où Louis XVI paraît dans sa loge, toute la salle se lève et éclate en applaudissements
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qui durent plusieurs minutes; au lieu de jouer l'ou- verture de Castor et PolLiix, l'orchestre, pour se mettre à l'unisson des spectateurs, commence l'air du quatuor de Lucile :
Où peut-on être mieux qu'au sein de sa famille?
L'à-propos parait charmant et soulève des applau- dissements frénétiques.
La pièce n'est qu'un long triomphe pour les au- gustes spectateurs. On recherche toutes les allusions qui peuvent se rapporter à la situation présente, et on les souligne par des bravos enthousiastes.
A la an, lors de ces mots chantés par Laïs :
Tout l'univers demande ton retour, Règne, règne sur un peuple fidèle,
l'enthousiasme populaire devient du délire, et la reine, délicieusement émue, s'écrie : « Ah ! le bon peuple, il ne demande qu'à aimer ! »
En se retirant, la famille royale reçoit les mêmes témoignages d'affection qu'à son arrivée, et elle est accompagnée jusqu'aux Tuileries par les vœux de tout un peuple.
Madame Elisabeth croit que tous les fâcheux sou- venirs sont effacés, que tout dissentiment a désormais disparu entre le roi et la nation, et elle écrit, char- mée, à son amie Mme de Raigecourt :
« 21 septembre 1791.
a II y a longtemps que je ne t'ai écrit, ma chère Rage; il s'est passé encore bien des choses depuis. Nous avons été à l'Opéra; nous irons demam à la Comédie. Mon Dieu!... que de plaisir! J'en suis toute ravie; et aujourd'hui nous avons eu, pendant la
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messe, le Te Deum. Il y en a eu un à Notre-Dame... Ce soir nous avons encore une illumination, le jar- din sera superbe, tout en lampions et en petites ma- chines de verre, que, depuis deux ans, on ne peut plus nommer sans horreur (i). »
Cette Constitution si péniblement élaborée était l'œuvre suprême de la Constituante; aussitôt après son acceptation, l'Assemblée devait se dissoudre; ses membres ayant perdu presque tout crédit sur l'opi- nion publique, ils avaient eux-mêmes décrétés qu'ils ne pourraient être réélus.
Le 30 septembre 1791, le roi se présente à l'Assem- blée et renouvelle sa déclaration de faire respecter les droits de l'Etat. Il est acclamé : « Sire, lui dit Thouret, qui présidait. Votre Majesté a fini la Révo- lution par son acceptation si loyale et si franche de la Constitution. »
L'Assemblée déclare ensuite sa mission terminée et ses séances closes.
Le roi fait part officiellement aux cours étrangères de son acceptation de la Constitution, mais en même temps, par ses émissaires secrets, il leur déclare qu'il n'a cédé qu'à la force et il sollicite leur concours armé pour le rétablir sur le trône de ses pères.
(i) Feuillet de Conches.
CHAPITRE IX
1792
Sommaire : Le roi et le nation. — L'émigration. — L'idée de patrie n'existe pas. — Coblentz.
Nous voyons, depuis le commencement de ce récit, le roi et la reine jouer un double jeu, bien périlleux pour eux, et qui dénote en même temps une étrange absence de scrupules.
Pour se l'expliquer et pour bien comprendre les événements qui se déroulent sous nos yeux, il est utile de nettement préciser la situation des deux partis en présence : le roi et la nation.
Il existe entre eux un effroyable malentendu qu'ils semblent ignorer l'un et l'autre, que rien ne pourra dissiper et qui subsistera jusqu'à la dernière heure.
Quand le roi fait appel à l'étranger, commet-il une action blâmable? Trahit-il son peuple? Mérite-t-il le châtiment réservé aux traîtres et aux parjures?
La solution est différente, selon que l'on se place au point de vue royal ou au point de vue de la na- tion.
Le roi, cela n'est pas douteux, est convaincu de son bon droit et de la justice de sa cause; à ses yeux, il ne fait qu'exercer des revendications légitimes quand il cherche à reconquérir le pouvoir qui lui
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appartenait et qu'on lui a arraché lambeaux par lambeaux.
Quand il appelle à son aide les souverains étran- gers, quand il leur demande de le rétablir dans la plénitude de son autorité, à ses yeux, il ne commet aucune trahison, il ne fait que se conformer aux traditions et aux précédents des monarchies, il ne fait qu'user de son droit strict. Ce n'est, en effet, ni la première ni la dernière fois qu'on voit un souve- rain faire appel à l'appui de ses voisins pour sou- mettre un peuple rebelle. Les rois ne forment-ils pas une seule et même famille, ne sont-ils pas cousins, ne doivent-ils pas s'entr'aider comme de bons parents?
Cette patrie, qu'on reproche à Louis XVI de trahir, mais c'est lui-même, elle s'incarne en lui, elle n'existe pas sans lui. Il est l'arbitre unique de ses destinées et lui seul est juge des mesures qu'il con- vient de prendre pour le mieux de ses intérêts.
D'un autre côté, la nation qui, après des siècles d'oppression et de servitude, a enûn secoué le joug, ne peut comprendre ni admettre la conduite du roi.
Elle aussi se croit forte de son droit, et elle a raison, puisqu'elle ne demande que la stricte appli- cation des lois, de ces lois que Louis XVI, par des serments réitérés, a approuvées et acceptées.
Aux yeux de la nation, quand le roi appelle l'étranger, il trahit son pays ; quand il veut recon- quérir les privilèges qu'on lui a enlevés, il trahit ses serments; quand les émigrés s'arment à la frontière, quand ils soudoient l'armée restée fidèle, quand ils organisent l'insurrection, ils trahissent leur patrie et tous méritent les châtiments réservés aux conspira- teurs et aux traîtres.
Mais, dira-t-on, entre ces deux opinions opposées et parfaitement défendables l'une et l'autre, la lo-
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gique et le bon sens veulent que l'on donne plutôt raison au roi. Sa conduite repose sur des principes rendus légitimes par un usage de plusieurs siècles; la nation, au contraire, ne se base dans ses théories et ses revendications que sur des idées récentes et qu'on soupçonnait à peine dix-huit mois auparavant.
Cela est vrai, mais si la période d'incubation des idées nouvelles a été longue, à peine écloses, elles se sont propagées avec une effrayante rapidité, et il a suffi de quelques mois pour en imprégner jusqu'aux moelles toute la génération, et pour en faire, aux yeux des contemporains, des idées vieilles de plu- sieurs siècles.
Le roi et la cour vivent, depuis une longue suite d'années, dans un certain courant d'idées, ils en sont naturellement toujours imbus et pénétrés; comment pourrait-il en être autrement? Comment leur deman- der d'y renoncer bénévolement en quelques jours, d'effacer volontairement le passé et de répudier toutes ces traditions, tous ces souvenirs, patrimoine précieux que leurs ancêtres leur ont transmis?
Mais, d'autre part, ces idées qui font partie inhé- rente de la royauté et de la noblesse, qui ont toujours été leurs, qu'elles considèrent comme des droits légi- times et imprescriptibles, ces idées n'existent plus pour la nation, elles ont à jamais disparu et ne lui paraissent plus que de monstrueux anachronismes. Essayez donc de faire comprendre à ces hommes, enivrés de liberté, que leur délivrance date d'un an à peine, que ce nouvel édifice est encore bien fragile, bien incertain, que les droits de chacun sont encore bien confus et que, de très bonne foi, l'on peut aisé- ment s'y tromper! Quand le roi use d'un droit qu'au fond de sa conscience, il croit toujours existant et sincèrement lui appartenir, aux yeux de la nation il
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est aussi coupable et il soulève la même indignation que s'il prétendait, de sa propre autorité, faire revivre quelque barbare coutume du temps de Clovis ou de Charlemagne.
Donc, la nation et la cour ne parlent plus la même langue, il leur est impossible de se comprendre, et comme la fatalité des événements les force à vivre ensemble, elles en arrivent, par des malentendus iné- vitables et incessants, à une révolte et à une exas- pération qui se terminent par les catastrophes que l'on sait.
Il y a cependant, dans la conduite du roi, un point sur lequel il serait douloureux d'insister, mais qu'on ne peut pourtant passer complètement sous silence. Si, à notre avis, ses actes, vis-à-vis de l'étran- ger, peuvent s'expliquer et se défendre, la tâche est plus difficile lorsqu'on veut trouver une excuse aux serments qu'il prête si volontiers chaque fois qu'on les lui demande, alors qu'il a la volonté bien arrêtée de les violer. Il a beau se dire qu'on lui force la main et qu'il ne jure jamais sans une restriction men- tale qui le dégage de son serment, c'est là une pi- toyable défaite; il y a, dans cette attitude, un manque de bonne foi dont les circonstances si trou- blantes que l'on traversait peuvent seules atténuer la gravité.
Le malheureux monarque, au milieu d'événements trop forts pour sa faiblesse, subit une fatalité de race, d'éducation, d'entourage. Il se persuade qu'il ne fait qu'obéir aux traditions de ses pères et se con- former aux droits qu'il doit à sa naissance. C'est au nom de ces droits qu'il se croit tout permis : le men- songe, la duplicité, le faux serment, et qu'il marche le front haut dans la voie équivoque dans laquelle il s'est SI malheureusement engagé.
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Il y a une autre question qui préoccupe au plus haut point l'opinion publique, et qui va devenir un des facteurs les plus actifs des violences révolution- naires : c'est l'émigration.
Avant d'aborder le récit des tristes jours qui mar- quèrent la fin de 1792, nous voudrions montrer dans quel état d'âme l'on vivait à Paris au moment où va s'ouvrir cette terrible année qui doit voir les massacres d'août et de septembre, nous voudrions montrer le rôle considérable que l'émigration a joué dans ces funestes événements.
A nos yeux, les émigrés ont été doublement cri- minels : d'abord, ils ont abandonné le roi; en se- cond lieu, ils ont porté les armes contre leur patrie.
En quittant la France, en effet, ils commettaient un crime envers le roi, qu'ils laissaient exposé à tous les périls et qu'ils abandonnaient au moment même ou, plus que jamais, il avait le plus pressant besoin de voir toute la noblesse française se serrer autour de lui (i).
En portant les armes contre la France, ils ont com- mis un crime de lèse-patrie.
Le second de ces crimes leur a été souvent et amè- rement reproché.
Le crime d'émigration, au contraire, a rencontré de nombreux défenseurs, et il s'est trouvé beaucoup d'excellents esprits qui ont soutenu et affirmé qu'en présence des périls sans nombre qu'elle courait en France, la noblesse n'avait d'autre ressource que de chercher un refuge à l'étranger.
Nous allons soutenir une thèse contraire.
(i) Mercier dit, en parlant de l'abbé Maury : « C'est lui qui mit dans la tête de tous les nobles ce système d'émigra- tion, le plus extravagant, le plus irapolitique et le plus lâche de tous ceux que l'on pouvait choisir. »
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Sans les approuver assurément, nous croyons ce- pendant qu'il est injuste de reprocher aux émigrés de n'avoir pas eu des sentiments qu'on ignorait à peu près complètement à leur époque.
L'idée de patrie se trouvait encore à l'état em- bryonnaire. Certes l'on n'était plus au temps oîi l'Eglise ayant imposé partout son joug, l'idée de Dieu seule existait et dominait, où les provinces étaient divisées les unes contre les autres, où les Nemours, les Bourbon, les Guise, les Condé, les Bi- ron, les Montmorency, etc. s'alliaient à l'étranger pour marcher contre le roi de France; à l'idée de Dieu était venue depuis longtemps s'ajouter l'idée de fidélité au roi : Dieu et le roi, telle était la devise invariable de la noblesse, et elle n'en soupçonnait pas d'autre. Jusqu'en i/Sg, de patrie il n'est point question, la fidélité au roi prime tous les autres de- voirs (i).
Le patriotisme, tel que nous l'entendons aujour- d'hui, domine toutes les préférences politiques ou re- ligieuses, mais ce sentiment si puissant et si vif ne s'est réellement développé que pendant la Révolution.
Le grand mouvement populaire de 89 a d'abord fait germer les idées d'union et de fraternité; puis, en supprimant les anciennes divisions politiques, la Révolution a favorisé l'intimité des relations et fait disparaître les haines qui se perpétuaient de pro- vince à province; Bretons, Gascons, Provençaux, Bourguignons ont disparu, il n'y a plus eu que des Français.
(i) Pour la première fois, sous Napoléon P"", on voit un drapeau français avec ces mots : Honneur et Patrie. C'est celui du 4® dragons.
La décoration de la Légion d'honneur porte, dès sa fon- dation, ces deux mots : Honneur et Patrie.
La Patrie a remplacé le Roi.
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L'antagonisme violent qui s'établit presque immé- diatement entre les émigrés et la nation, la crainte qu'éprouve le peuple de se voir enlever les biens si péniblement conquis, contribuèrent aussi puissam- ment à développer le sentiment du patriotisme.
Enfin les dangers terribles qui vont menacer la France en 1792, provoqueront dans tout le pays un admirable élan de sacrifice et de dévouement ; ils achèveront l'œuvre commencée et créeront enfin l'unité nationale.
C'est en suivant ces différentes phases que l'idée de patrie s'est développée, c'est ainsi que cette idée, née de la veille, a poussé si rapidement de profondes racines, c'est ainsi que les événements l'ont rendue si vivace et si puissante que le crime de lèse-patrie devient en 1792 le plus grand de tous les crimes.
On ne peut donc, en bonne justice, reprocher aux émigrés d'avoir méconnu un sentiment qui était resté à peu près lettre morte jusqu'en 1789 (i).
Et c'est ce qui explique si bien comment tant de Français, sans scrupules aucun, sans remords aucun, sans se douter le moindrement qu'on pût un jour le leur reprocher, ont pris les armes contre leur pays et ont marché allègrement à sa conquête en compagnie de l'étranger. Nous les jugeons avec une grande sévé-
(i) La meilleure preuve que l'on ne comprenait pas le patriotisme au dix-huitième siècle comme nous le compre- nons aujourd'hui, c'est que personne à l'époque n'a songé à reprocher aux philosophes français leurs scandaleuses adulations vis-à-vis du vainqueur de Rosbach. Celui qui, de nos jours, et dans des circonstances analogues, écrirait des lettres semblables à celles que d'Alembcrt ou Voltaire adressaient à Frédéric, tomberait à juste titre sous le mé- pris public. — Il y a en France des régiments suisses, alle- mands, etc., avec des chefs de nationalité étrangère; les commandements s'y font en langue étrangère. Pas plus en France qu'à l'étranger, la notion, de la patrie n'existe.
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rite et leui conduite nous indigne, parce que nous l'apprécions avec nos idées actuelles; mais reportons- nous à l'époque, aux idées qui avaient cours, et nous verrons combien nous sommes injustes et peu équi- tables.
Donc, sur ce point, nous croyons qu'il faut beau- coup pardonner aux émigrés; mais sur le fait même d'avoir quitté le roi, notre opinion est bien diffé- rente.
Par cela même que la fidélité au roi était, aux yeux de la noblesse, le seul et unique devoir, par cela même qu'il leur tenait lieu de patrie et d'honneur, tous ceux qui appartenaient à cette caste étaient au moins tenus de rester auprès du monarque menacé et de ne le point quitter. C'était là un devoir strict dont rien ne les pouvait délier (i).
C'est en désertant ce poste de combat que les émi- grés ont commis un véritable crime. Si les princes et la noblesse étaient restés en France, s'ils s'étaient groupés autour du roi, si toutes les forces vives de
(i) Le chancelier Pasquier, dans ses remarquables Mé- moires, n'hésite pas à se montrer très sévère pour les émi- grés, dont la conduite lui paraît folle et incompréhensible :
« Le roi, dit-il, blâmait la conduite de ses frères sortis de France, entraînant avec eux tant de personnes sur le dévouement desquelles il aurait voulu pouvoir s'appuyer. Il sentait que leur conduite augmentait les méfiances de ses ennemis et par conséquent les dangers si pressants qui le menaçaient. « Pour beaucoup, dit encore le chancelier, la mode, le bon air qui les engageait à émigrer », et il ajoute excellemment : <( Les femmes ont mis en avant le devoir, l'honneur, ont menacé les récalcitrants du plus ineffaçable ridicule, ont envoyé des quenouilles et se sont crues des disciples de saint Bernard prêchant une nouvelle croisade. Mais les croisés de saint Bernard allaient con- quérir une terre étrangère, et ne partaient pas pour revenir conquérir la leur. »
{Mémoires au chancelier Pasquier. Plon-Nourrit et C®. 1893.)
PENDANT LA RÉVOLUTION 177
la monarchie s'étaient résolument réunies pour la lutte, Louis XVI, bien entouré, soutenu, encouragé, aurait pu très vraisemblablement, non pas arrêter l'irrésistible mouvement des esprits, mais l'enrayer, l'endiguer, le diriger.
Au lieu de cela, que voit-on ? Un monarque d'une intelligence bornée, sans vigueur, sans énergie, aban- donné de tous ceux qui auraient dû le soutenir, et livré comme un jouet aux passions populaires dé- chaînées.
Mais ce n'est pas tout. Les émigrés ne se sont pas contentés d'abandonner le roi; ils l'ont compro- mis de mille manières, et sous prétexte de le réta- blir dans les droits de ses pères, ils ont joué contre son assentiment une partie dont sa tête était l'en- jeu.
En réalité, le roi leur importe peu; ce qu'ils veu- lent, c'est rentrer en maître dans ce pays qu'ils ont quitté, y reconquérir les droits qu'ils ont perdus, y rétablir Vancien régime.
Pour atteindre leur but, ils emploient tous les moyens, ils s'arment, ils lèvent des corps au nom du roi, forment des cadres et instituent des grades qui se vendent au plus offrant; ils appellent l'étranger, ils soudoient des émissaires, ils ont recours à l'in- surrection, à la trahison. Et leurs projets ne sont pas mystérieux, ils ne complotent pas dans l'ombre et le silence, c'est à ciel ouvert qu'ils conspirent, et qu'ils menacent leurs compatriotes des pires ven- geances quand ils seront redevenus les maîtres. Leurs amis restés en France ne sont pas plus mesurés : ils annoncent chaque jour la contre-Révolution pro- chaine et la terrible punition des coupables.
A leur point de vue et avec leurs idées, cette con- duite s'explique par les raisons que nous avons don-
178 JOURNAL D'UN ÉTUDIANT
nées plus haut; mais aux yeux du peuple, aux yeux de cette population fanatisée par les idées nouvelles, par les Droits de l'homme, par le patriotisme nais- sant, comment lui faire admettre qu'elle doit volon- tairement venir se replacer sous le joug, comment lui faire admettre qu'elle doit patiemment tolérer, et sur ses frontières, et à son foyer, la conspiration, la trahison, comment lui faire admettre qu'elle doit placer sous la protection des lois nouvelles ceux qui n'ont d'autre but que de les renverser et de rétablir l'ancien régime avec tous ses abus?
Et ce n'est pas la lie de la population qui pense ainsi. Loin de là. Le paysan, l'artisan, le bourgeois, tous travailleurs et gens honnêtes, sont prêts à verser leur sang pour défendre les biens qu'on veut leur ravir.
Car enûn, le fait est indéniable, tout n'est pas chimérique dans ces craintes, tout n'est pas im.agi- naire dans ces complots; il n'y a pas que forfanterie et vaines menaces dans le langage des émigrés. Leurs appels à l'étranger ne sont pas restés stériles : l'Europe se prépare à marcher contre nous, la cons- piration existe au dedans et au dehors, la patrie est menacée des plus extrêmes périls, son existence même est en jeu.
Les lettres que nous publions nous paraissent d'un très vif intérêt, parce qu'elles montrent merveilleu- sement et sous la forme la plus sincère, la plus spontanée, comment l'inquiétude s'est glissée dans les cœurs, comment les démarches des émigrés, le double jeu de la cour, ont aigri les esprits, comment, à force de braver audacieusement l'opinion publique, on a fini par l'exaspérer, comment le peuple, affolé a fini par voir rouge, comment peu à peu les pas- sions populaires se sont déchaînées.
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L'émigration se montrait-elle au moins, par la di- gnité de son attitude et la loyauté de sa conduite vis-à-vis du roi, digne de sympathie? En aucune façon. Il faut voir ce qu'était Coblentz dans les der- niers mois de l'année 1791 ,:
Les idées des émigrés sont faussées à ce point qu'ils n'ont pas assez de railleries pour ceux de leur caste qui voient le devoir là oii il est en effet et qui risquent leur vie pour partager la fortune de la fa- mille royale. Ils osent les accuser de lâcheté et de trahison.
« Ceux qui résistaient aux appels réitérés de Co- blentz, écrit Mlle des Echerolles, étaient en quelque sorte dégradés aux yeux de la noblesse et repoussés de son sein. Ceux qui hésitaient encore, poursuivis par le sarcasme et la crainte du ridicule, n'es- pérant de repos qu'à Coblentz, couraient l'y cher- cher (i). »
Malgré l'acceptation solennelle de la Constitu- tion par Louis XVI, les émigrés n'en poursuivent que plus ardemment leurs projets. Il n'est ques- tion que de leurs préparatifs redoutables, et les journaux royalistes parlent sans cesse de cette armée de Condé qui va enfin envahir la France pour y rétablir l'ordre et châtier comme il le mérite un peuple rebelle. Et quand le malheureux monarque désavoue formellement ces agissements, on se rit de ses ordres; quand il enjoint aux émigrés de ren- trer en France, pas un ne lui obéit. Le danger que leur conduite fait courir à la famille royale est évi- dent, mais peu importe à ces hommes qu'aveuglent d'ardentes passions. Le roi, la reine ne se font au- cune illusion sur les tristes services qu'ils rendent à
(i) Une famille noble sous la Terreur.
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leur cause. ]\Iarie-Antoinette, éperdue, écrit à son frère Léopold :
(( 8 septembre 1791.
« Je connais très bien l'âme des deux frères du roi, il n'y a pas de meilleurs parents qu'eux. Ils dé- sirent tous deux le bonheur, la gloire du roi unique- ment; mais ce qui les entoure est bien différent : ils ont tous fait des calculs particuliers pour leur for- tune et leur ambition. Il est donc bien intéressant que vous puissiez les contenir et surtout d'exiger des princes et des Français en général de se tenir en arrière dans tout ce qui pourra arriver, soit en négo- ciations, soit que vous et les autres puissances fas- siez avancer des troupes. Cette mesure devient d'au- tant plus nécessaire que le roi allant accepter la Constitution, ne pouvant faire autrement, les Fran- çais au dehors se montrant contre son acceptation, il serait regardé comme coupable par cette race de tigres qui inondent ce royaume et bientôt ils nous soupçonneraient d'accord avec eux (i). »
Quelque temps après, elle lui écrit encore :
(( 4 octobre 1791.
« Les émigrants rentrant en armes en France, tout est perdu. Il serait impossible de persuader que nous ne sommes pas de connivence avec eux. L'existence d'une armée d'émigrants sur la frontière suffit même pour entretenir le feu et fournir aliment aux accu- sations contre nous. »
L'aspect de Coblentz est révoltant.
(i) Feuillet de Conches.
PENDANT LA RÉVOLUTION i8i
« Les vices de l'ancien régime, enlaidis par l'exil, s'y étalaient dans un pêle-mêle insolent et grotesque. Le cynisme de Versailles, en costume d'émigré, y semblait « plus hideux encore ». C'était « un cloaque « d'intrigues, de cabales, de sottises, de dépréda- « tions, de singeries de l'ancienne cour ». Les princes avaient fait de la résidence d'un Electeur ecclésioL3- tique a un mauvais lieu (i) ».
On y tient sur le roi et sur la reine les propos les plus méprisables. La reine surtout est l'objet de la haine des émigrés : ils en parlent comme n'ose- raient le faire les plus farouches démagogues : il n'y a pas d'injures qu'ils ne prodiguent à cette femme infortunée :
« Qu'a donc fait ma malheureuse sœur à vos Français, pour qu'ils la déchirent partout, dans mon parc, dans tous les lieux publics? disait l'ar- chiduchesse Christine, régente des Pays-Bas, à un émigré. La famille royale, et les périls auxquels ils l'exposent par leurs témérités, ne comptent point à leurs yeux. Le principe est tout, et ce principe est la restauration de l'ancien régime. »
Marie-Antoinette, de son côté, détestait les émi- grés. Elle soutenait que leur place était auprès du roi et qu'ils avaient déserté, alors que le devoir, l'honneur, la tradition, tout leur ordonnait de rester. « Les lâches, écrivait-elle, après nous avoir aban- donnés, veulent exiger que seuls nous nous exposions, et seuls nous servions tous leurs intérêts. »
Louis XVI n'est plus traité qu'avec un mépris nul- lement déguisé. Son arrestation à Varennes paraît à tous un événement heureux et favorable aux desseins
(i) AUBURTIN, Esprit fublic au dix-huitième siècle (d'après Augeard).
i82 JOURNAL D'UN ÉTUDIANT PENDANT LA RÉVOLUTION
de rémigration. Quand la nouvelle se répand, elle est accueillie par une satisfaction mal contenue : « J'ai vu des joies indécentes, » écrit Fersen. a Comme mon désespoir et ma douleur étaient peints sur ma figure, dit Augeard, voici ce qu'un pauvre maître de poste me dit, je ne l'oublierai jamais : « Consolez-vous, « monsieur, consolez-vous, l'arrestation du roi n'est « pas, je crois, un si grand malheur. M. le comte a d'Artois avait, ainsi que vous, l'air contristé, mais « tous les messieurs qui étaient dans sa voiture « avaient l'air très content. »
Jusqu'à son arrestation on a encore conservé quelque apparence de respect pour Louis XVI, mais après Varennes, on le traite plus bas que terre, a Ja- mais, rapporte Goguelat, je n'ai ouï parler du roi avec autant d'irrévérence : Le pauvre homme, le so- liveau, le béat... On affiche pour sa vie, pour celle des siens, le plus parfait dédain. La mort tragique et désormais probable de ce nouveau a débonnaire » donne à l'émigration ses coudées franches. On n'a même pas la pudeur d'attendre la fin de ce monarque infortuné; il est regardé comme prisonnier, donc sa volonté n'est plus que celle de ses oppresseurs : les émigrés proclament Monsieur régent du royaume et le prince a le triste courage d'accepter; il organise aussitôt autour de lui un gouvernement complet, nomme des ministres, des ambassadeurs et révoque ipso facto les envoyés de son frère.
CHAPITRE XII
SEPTEMBRE-DECEMBRE I79I
Sommaire : La Législative. — Inquiétude que cause l'émi- gration. — Coblentz. — Cherté des vivres. — Déclaration de Pillnitz. — Mesures rigoureuses contre les émigrés. — Le roi oppose son droit de veto. — Lois contre les prêtres réfractaires. — V eto du roi.
L'Assemblée législative s'ouvrit le i"'" octobre à la salle du manège.
L'élection des nouveaux législateurs avait causé dans toute la France un vif émoi ; mais Paris surtout se préoccupait de ces hommes nouveaux, espoir de la patrie, qui allaient succéder aux constituants et prendre la direction des affaires dans une situation si périlleuse : « Chacun pense qu'il va venir, du fond des provinces, des Aristide, des Fabricius, des Caton, des Cincinnatus, etc., écrit une contem- poraine. Point de prêtres surtout, et pas de beaux esprits ! Des gens vertueux, qui n'aiment point les richesses (i). »
vSi le roi a retrouvé une éphémère popularité, ses ministres sont loin d'avoir gagné la faveur du peuple. On fait plus que suspecter leurs intentions, on les accuse nettement de trahison, et les bruits les plus fâcheux courent en particulier sur le ministre de la guerre.
(1) Journal d'une bourgeoise.
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« L'on nous annonce que les puissances étrangères vont fondre sur le Loyaume, mande Edmond; ici, l'on n'en croit rien, mais cependant, vu que la mé- fiance est la mère de la sûreté, l'on ne cesse de garnir de troupes nos frontières. Le ministre de la guerre, M. Duportail, excite par sa mauvaise conduite les plus violents murmures. Tous nos journalistes pa- triotes tonnent sur lui à qui mieux mieux; les dépar- tements du Nord se plaignent et le menacent; il a perdu toute la confiance de la nation; il envoie aux uns des fusils dont la lumière n'est point forée, aux autres des boulets qui ne sont point de calibre ; il a soin de ne placer sur nos frontières que des régiments étrangers et surtout allemands. Les autres ministres ne se comportent guère mieux et ne sont guère plus estimés. Ils étaient cependant excellents patriotes en entrant dans leur emploi, mais auri sacra faunes! ô maudite liste civile ! »
Cette question de la guerre étrangère est toujours celle qui passionne le plus les esprits, celle qui les prédispose le plus volontiers à la haine et à la vio- lence. Les émigrations, qui ne cessent pas, paraissent de plus en plus effrayantes; on se raconte qu'il y a des provinces, l'Auvergne par exemple, où il ne reste pas deux gentilshommes; on se raconte les projets de l'émigration, son travail d'embauchage dans le royaume, on se dit que l'heure va bientôt sonner où les traîtres arriveront enfin au but de leurs efforts. Notre étudiant écrit :
« 2î octobre.
K Rien de plus incertain que les renseignements qui nous viennent de Coblentz et autres lieux de rassem- blement de nos émigrés. Les nouvelles d'un jour nous
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les représentent sans espoir, et celles du lendemain prêts à faire une attaque. Les lettres particulières ne sont pas plus décisives. La seule chose qui soit cer- taine, c'est que la frénésie de l'émigration est à son comble, et qu'ils écrivent à tous ceux qui sont restés dans le royaume pour solliciter leur départ par toute espèce de prétexte. Chacun pense ici qu'ils feront au moins quelques tentatives. »
Edmond s'indigne de la mansuétude dii gouverne- ment et de la nation, de la patience coupable avec laquelle ils envisagent les dangereuses menées de l'émigration et des réfractaires.
« Nos émigrés, non contents de nous enlever notre numéraire, nous forcent à jeter des millions, dépen- sés bien ou mal, pour mettre nos frontières en état de défense. Nos réfractaires, ces brigands en soutane, nous coûtent du sang et des fatigues cruelles ; ils fomentent parmi nous les discordes, les haines, et des dissensions intestines. N'importe : la douceur! la tolérance! telle est le cri général de nos sots Pa- risiens. »
Quelquefois les lettres que l'on reçoit de l'étranger dépeignent la situation des émigrés comme des plus précaires.
« Septembre 1791.
« Plusieurs lettres de Coblentz, de Worms, de Bruxelles, etc., annoncent que nos émigrés sont dans la plus grande détresse; beaucoup sont logés dans des écuries, manquant de tout leur nécessaire, même de vêtements. Ils s'obstinent cependant à ne point vouloir rentrer dans le sein de leur tolérante patrie, tant l'orgueil les domine. »
Le souci constant de l'émisrration a donné nais-
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sance à un jeu qu'on a nommé gaiement le « Co- blentz » et qui par cela même fait rage parmi la jeunesse. Edmond ne peut comprendre l'incurable insouciance de ses concitoyens, leur légèreté et leur frivolité en présence d'une situation si grave :
<( 28 novembre.
« Depuis quelque temps, il est ici en vogue parmi les jeunes gens de porter à la main, soit dans les promenades ou les cafés, une espèce de roue sus- pendue au bout d'une corde, et par le moyen d'un ressort qui y est enfermé, elle s'élève et s'abaisse suivant la volonté de celui qui la tient. Voilà le jeu que nos émigrants ont inventé et que nos jeunes gens portent continuellement à la main partout où ils vont. La manie de porter ces Coblentz (car cet objet est ainsi dénommé) est aussi grande que celle qu'on avait sous Henri III de porter des bilboquets, et voilà ce peuple régénéré, qui court après la liberté et qui s'amuse avec des joujoux d'enfants. On ne voit que cela dans le Palais-Royal, il y en a de petits, de moyens, et de gros comme la tête, je n'exa- gère point. Hélas! on aura beau dire et beau faire, le Français sera toujours le Français, c'est-à-dire toujours frivole, léger, vam, et avec cet esprit, le peu de liberté qui nous reste sera bientôt à vau- l'eau et ne tardera pas à couler à fond. O servum ■pecus! »
Malgré l'insouciance générale, le peuple se mon- trait souvent inquiet et la cherté croissante des vivres contribuait encore à le troubler; déjà il s'essayait à des violences qu'on ne maîtrisait plus qu'avec peine :
a Le pain est monté ici à une cherté excessive, ra-
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conte Terrier ; le peuple accuse la municipalité. M. Bailli parut l'autre jour à la halle; sa présence excita la rage et les clameurs des ouvriers; le cri fatal : A la lanterne! se ût entendre à plusieurs reprises, et M. le maire, assez effrayé, leur cria par la portière de son carrosse de se rendre en députation à l'Hôtel de Ville, qu'il leur rendrait justice. Et puis, fouette cocher! »
Un des premiers soins qui incombe à la Législative est de s'occuper de la question des émigrés. Jus- qu'alors on a cherché à temporiser, à gagner du temps, mais la situation devient tellement tendue, le danger si pressant, qu'il faut enfin se décider à prendre un parti.
La déclaration de Pillnitz du 27 août fait croire à une coalition de l'Europe en faveur des émigrés, à un complot de la cour avec les étrangers; la peur de l'invasion s'empare de tous les esprits ; il de- vient urgent de prendre des mesures contre ces Fran- çais qui trahissent leur patrie, qu'on accuse d'être la cause de tous les mau.x que l'on redoute.
Les ministres étaient tous d'accord pour souhaiter le retour des émigrés; ils estimaient que leur rentrée en France ferait cesser les alarmes, enlèverait tout prétexte aux agitateurs, et qu'en réunissant leurs efforts à ceux des constitutionnels, on pourrait pro- téger la personne du roi et sauver son trône.
a II fallait, disaient-ils, employer tous les moyens possibles d'augmenter la popularité du roi. Le plus efficace et le plus utile de tous, dans ce moment, était de rappeler les émigrés. Leur retour générale- ment désiré aurait fait revivre en France le parti royaliste que l'émigration avait entièrement désor- ganisé. Ce parti fortifié par le discrédit de l'Assem- blée, et recruté par les nombreux déserteurs du parti
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constitutionnel et par tous les mécontents, serait bientôt devenu assez puissant pour rendre décisive en faveur du roi l'explosion plus ou moins prochaine à laquelle il fallait s'attendre. »
Non seulement les émigrés ne rentraient pas, mais l'émigration augmentait tous les jours; elle sévis- sait particulièrement dans l'armée et dans la marine, et les officiers en grand nombre allaient grossir les rangs de leurs camardes de Coblentz. C'est en vain que Louis XVI adresse de pressantes exhortations aux officiers pour leur rappeler leur devoir, les dé- sertions continuent incessantes, et un jour le ministre de la guerre peut venir annoncer ;; T Assemblée que dix-neuf cents officiers ont quitté leur poste. A la un d'octobre, on compte plus de dix mille émigrés en armes; on estime qu'il y en aura quinze ou dix-huit mille en février.
La persuasion et la douceur ne produisant aucun effet, la Législative pensa qu'il fallait recourir aux moyens énergiques. Elle demanda contre les émigrés des peines rigoureuses (i).
Il n'y avait dans cette proposition aucune innova- tion dont on eût lieu de s'étonner. Toutes les monar- chies avaient sévèrement prohibé l'émigration et édicté des lois terribles contre ceux qui volontaire- ment quittaient leur pays (2). En France, en parti- culier, il y avait un édit de Louis XIV, de 1669, qui frappait de conliscation les biens des émigrés, et
(i) La Constituante s'était bornée, avant de se dissoudre, à prononcer la destitution des fonctionnaires publics qui étaient hors du royaume, et à frapper les biens des émigrés d'une triple contribution. Mais ce décret avait été abrogé le 15 septembre par l'amnistie générale qui suivit l'éta- blissement de la Constitution.
(2) L'empereur venait tout récemment d'appliquer ces lois aux Brabançons avec une effroyable dureté.
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on ne s'était pas fait faute de l'appliquer aux pro- testants. S'il y avait complot ou simplement dessein de complot, soit au dehors avec les étrangers, soit avec des mécontents demeurés dans le royaume, la peine était la mort et la confiscation. Quiconque fa- vorisait ou prêtait la main à une émigration était considéré comme complice et encourait les mêmes châtiments.
Mais l'Assemblée nationale avait considéré ces lois comme d'indignes instruments de despotisme, et elle les avait abrogés en 1790; on ne pouvait donc plus les appliquer, ou il fallait en voter de nou- velles.
Lorsque le projet de loi fut soumis aux délibéra- tions de la Législative, la discussion fut des plus vives. D'un côté les constitutionnels soutenaient qu'on devait continuer à dédaigner de stériles tenta- tives comme on l'avait toujours fait jusqu'alors. De l'autre, le parti avancé s'écriait que si l'on ne pre- nait pas des mesures énergiques, l'on faisait courir au royaume les plus extrêmes périls :
0 Je demande à l'Assemblée, à la France, s'écrie Isnard, s'il est quelqu'un qui, de bonne foi, veuille soutenir que les princes émigrés ne conspirent pas contre la patrie? Je demande s'il est quelqu'un dans cette Assemblée qui ose soutenir que tout homme qui conspire ne doive pas être au plus tôt accusé, pour- suivi et puni? Il est temps que le grand niveau de l'égalité passe enfin sur la France libre. »
« L'Assemblée qui s'occupe de cette affaire paraît extrêmement divisée, dit Edmond; les uns sont fort détachés, les autres paraissent plus occupés de trou- ver des punitions que des moyens de les exécuter. Je ne voudrais pas qu'on se piquât d'une générosité déplacée, et puisque ces messieurs nous obligent, pai
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les craintes, fondées ou non, qu'ils nous inspirent, à faire de grandes dépenses, je ne vois pas qu'il y eût d'injustice à s'emparer de leurs revenus, et après avoir pourvu au besoin de leurs épouses et de leurs enfants qui sont restés, à consacrer le reste au besoin des troupes qu'ils nous forcent d'entretenir sur les frontières. »
La crainte très réelle de l'émigration finit par l'emporter : « Les émigrants, sans s'en douter, écri- vait Rivarol, ont donné jusqu'ici un grand degré d'énergie à l'Assemblée : ce sont les terreurs qu'ils inspirent qui rallient tous les cœurs et tous les esprits au Corps législatif. »
Deux décrets furent rendus : le premier enjoignait à Monsieur, frère du roi, de rentrer sous deux mois, faute de quoi il perdrait son droit éventuel à la régence. Le second déclarait que les Français ras- semblés au delà des frontières du royaume étaient suspects de conjuration contre la France; que si, au i" janvier prochain, ils étaient encore en état de rassemblement, ils seraient déclarés coupables, pour- suivis comme tels et punis de mort ; que les revenus des contumax seraient, pendant leur vie, perçus au profit de la nation, sans préjudice des droits des femmes, enfants et créanciers légitimes; l'embau- chement était puni de mort; l'officier qui abandon- nait son poste était frappé de la même peine que le soldat déserteur.
La situation du roi était des plus critiques. S'il refusait de sanctionner les décrets, il passait pour favoriser les émigrés, pour voir de bon œil leurs agissements, en un mot il devenait leur complice et il soulevait contre lui une indignation générale. S'il les approuvait, il se montrait bien dur et bien sévère pour des parents, des amis, des serviteurs, dont le
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seul crime, disaient-ils, était de vouloir lui rendre ses anciens pouvoirs.
Louis crut donner satisfaction à l'opinion publique en consentant au décret qui ordonnait à Monsieur de rentrer en France. Quant au décret sur les émigrés en général, il opposa son veto.
Il en résulta une irritation profonde et on en conclut qu'il faisait cause commune avec les insurgés de Coblentz. « En refusant de sanctionner le décret contre les émigrants, dit Camille Desmoulins, le roi sanctionne leurs criminels projets ... Avant peu la nation se trouvera placée entre la nécessité de se laisser égorger ou celle de désobéir, c'est-à-dire entre la servitude et l'insurrection. »
Pour atténuer le désastreux effet produit par l'usage de son droit de veto, Louis XVI fit publier une proclamation aux émigrés et deux lettres parti- culières à chacun de ses frères. Il les engageait à faire cesser par leur retour les méfiances que les malveil- lants se plaisaient à répandre et il les priait de ne pas le réduire à employer contre eux des mesures sévères ; quant à son défaut de liberté sur lequel on s'appuyait pour ne pas lui obéir, il leur donnait pour preuve du contraire le veto qu'il venait d'op- poser en leur faveur.
Les princes répondirent à l'appel de leur frère avec une ironie légère et badine qui pouvait paraître fort spirituelle quand on se trouvait hors des fron- tières et à l'abri de tout danger, mais qui empruntait aux circonstances présentes un caractère particulière- ment odieux.
En lisant les lettres de ses beaux-frères, la reine ne put contenir son indignation; elle s'écriait dans un accès de désespoir sincère : « Ils nous tuent, ils nous égorgent; Monsieur nous livre, il nous assas-
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sine! Quelle âme de fer! Caïn ! Caïn!... Il ne nous reste plus qu'à mourir (i). »
Bien entendu, les émigrés ne tinrent pas plus compte des ordres du roi qu'ils n'avaient tenu compte de ses prières, et en France l'on ne sut aucun gré à Louis XVI de ses démarches infructueuses.
En même temps qu'elle avait demandé des lois contre les émigrés, la Législative avait proposé des mesures non moins sévères contre les prêtres réfrac- taires dont l'opposition violente était une cause in- cessante de troubles.
La Constituante, on se le rappelle, avait privé de leurs fonctions les prêtres qui refusaient le serment, mais elle leur avait laissé une pension et la liberté d'exercer leur culte à titre privé. Ils en avaient pro- fité dans une foule de localités pour faire cause com- mune avec la noblesse et avec l'émigration, pour prêcher la guerre religeuse et chercher à soulever les populations. La Législative, effrayée des renseigne- ments qui lui parvenaient, exigea de nouveau des prêtres le serment civique; elle priva de traitement ceux qui le refuseraient, leur défendit l'exercice du culte, même en particulier, et les menaça de déten- tion et au besoin de déportation s'ils contrevenaient à ses ordres.
Le roi de nouveau opposa son veto : « On m'ôtera plutôt la vie, dit-il, que de sanctionner ce décret. »
(i) La famille royale, au milieu des circonstances ter- ribles qu'elle traversait n'avait même pas la consolation de jouir d'une vie de concorde et de douce union : Mme Eli- sabeth défendait avec passion les princes émigrés, et il en résultait des luttes doublement douloureuses dans un pa- reil moment : (( C'est un enfer que notre intérieur, écrit la reine à Fersen, il n'y a pas moyen de se parler, ou il fau- drait se quereller tout le jour ». (31 octobre.)
CHAPITRE XIII
NOVEMBRE ET DECEMBRE I79I. JANVIER I792
Sommaire : Le Collège de France, — Le Lycée. — Lec- tures publiques. — L'esprit public à Paris. — La contre- Révolution, — Les orateurs de l'Assemblée.
Les événements qui s'accomplissaient à Paris n'ame- naient pour ainsi dire aucune perturbation dans la vie de chaque jour.
Edmond, bien que très agité par la politique, n'en poursuivait pas moins ses études, et nous le voyons à la fin de i/gi se préparer à suivre paisiblement les leçons du Lycée et du Collège de France
« 4 octobre 1791.
« Les cours du Collège de France recommenceront le II du mois prochain, dit-il. M. Selis va nous rap- porter avec son zèle, son exactitude et ses talents accoutumés, une santé raffermie par les eaux de Forges. »
Au jour indiqué le Collège de France ouvre ses portes à ses nombreux auditeurs :
(( 14 novembre 1791.
« Nous devons aller ce soir, à quatre heures, au Collège de France. C'est aujourd'hui le jour de la
«3
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rentrée des cours et tous les professeurs y prononcent un discours analogue à la matière qu'ils traitent dans leurs leçons. Tu ne doutes point que nous y allions plus pour entendre M. l'abbé Delille que tous les autres. Il y lit ordinairement des pièces de vers de ses poèmes. Nous fûmes bien fâchés, l'année passée, de ne nous y être pas trouvés; il y déclama la plus grande partie de son poème de l'Imagination, qu'il a fini, dit-on, et qu'il va bientôt mettre au jour. Tout le monde l'attend avec impatience. Il sera certaine- ment bien reçu, car l'on en a d'avance une haute idée, d'après les morceaux qu'il a lus dans les sociétés. »
La cérémonie d'ouverture se fit en grande pompe et conformément au programme annoncé. Tous les professeurs vinrent successivement faire leur discours et recevoir les marques d'approbation du public.
0 M. de Lalande a commencé la séance par l'his- toire de l'astronomie en 1791 et a demandé avec modestie à être interrompu dès qu'il deviendrait ennuyeux.
« M. Lévesque, professeur d'histoire, a lu un mé- moire sur la politique insidieuse de Louis XL Le mauvais organe de l'auteur l'a fait entendre avec im- patience, aussi l'a-t-on beaucoup applaudi quand il s'est retiré.
a M. Gail, professeur de littérature grecque, a lu une traduction de deux idylles de Théocrite avec un discours sur la poésie pastorale.
« M. Gournand, professeur de littérature française, est tout à la fois prêtre, poète, grenadier et marié. Il a fait part à l'assemblée d'un mémoire sur l'art dra- matique et le perfectionnement dont il est devenu susceptible depuis la Révolution. C'est un fatras in- digeste qui souleva les applaudissements ironiques. »
Enfin parut l'abbé Delille. Il était le plus impa-
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tiemment attendu et un profond silence régna aus- sitôt dans l'assistance.
Notre étudiant nous retrace, en termes enthou- siastes, le talent de l'auteur et les acclamations dont sa lecture fut accueillie :
a L'abbé Delille commença par réciter plusieurs grands morceaux de son beau poème de l'hnagina- tioriy entre autres sur l'impression que produisent sur l'imagination les lieux et les objets qui nous inté- ressent sous différents rapports. Il nous peignit avec les couleurs les plus belles, les plus variées, le lieu où il avait reçu le jour, les campagnes qui l'en- tourent, les ruisseaux limpides dont les jeux inno- cents tyrannisaient les ondes pendant son enfance; en un mot, il promena notre esprit sur cent objets divers et partout il nous fit éprouver un charme inex- primable; on eût dit une abeille se reposant sur différentes fleurs et faisant du miel de toutes choses. Aucun poète, ni Voltaire lui-même, n'a eu une poésie plus riche, plus soutenue, un pinceau plus moelleux, plus souple, aucun .poète n'a su, mieux que lui, a pas- « ser du grave au doux, du plaisant au sévère ».
« L'abbé Delille déclame avec beaucoup de chaleur et de vérité. L'enthousiasme dont il était animé et qu'il a fait passer dans l'âme de ses auditeurs, s'est manifesté par des applaudissements, si souvent et si longtemps répétés, qu'ils semblaient être continus. Toutes les fois que je l'entends, je m'écrie avec dou- leur : 0 Quel dommage qu'un honmie pareil soit a aristocrate, il serait le Tyrtée de notre Révolu- Œ tion. »
Une mois après l'ouverture du Collège de France, le Lycée, à son tour, ouvrait ses portes et les cours recommençaient comme l'année précédente.
«Le Lycée, plus brillant que jamais, écrit Edmond,
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va aussi reprendre incessamment sa carrière littéraire sous les heureux auspices de tout ce qu'il y a de savants et d'hommes de lettres dans le sein de la capitale.. »
Il n'est pas sans intérêt d'indiquer le nombre et la nature des cours qui formaient le programme de 1792. Ces cours, qui avaient lieu à midi et à sept heures, comprenaient :
La physique , Par M. Deparcieux.
La chimie M. Fourcroy.
Histoire naturelle Le même.
Anatomie et physiologie. ... M. Sue.
Littérature M. Selis.
Littérature dramatique .... M. Cailhava.
Histoire ^I. Garât.
Réflexions sur l'art constitu- tionnel Le même.
Langue française M. Domergue.
Langue anglaise M. Roberts.
Langue italienne M. Boldoni.
Langue grecque M. Constantin.
La séance d'ouverture du I.3'cée ne fut pas des plus remarquables :
(( 10 décembre 1791.
« Le Lycée fit son ouverture samedi dernier, par des lectures et de la musique, écrit Edmond. MM. La- croix, Boldoni et Cailhava lurent chacun des dis- cours analogues au genre de science qu'ils professent.
« M. Lacroix, sous prétexte qu'il ne devait pas être indifférent pour des hommes libres de connaître chez quel peuple ils prennent leur origine, a com- mencé la séance par la lecture de ses recherches sur les Goths et les Celtes. Assurément, c'était bien le cas de dire avec La Fontaine :
On ne s'attendait guère
A voir les Celtes en cette affaire.
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« Sa lenteur et la monotonie de son débit rendirent ce discours fort ennuyeux.
a M. Boldoni lui succéda et retraça les beaux jours de la littérature italienne; il s'arrêta en particulier sur le Dante; il sortit couvert d'applaudissements, pour céder la place à M. Cailhava, qui, dans un très petit discours, exposa le plan qu'il suivrait dans le cours qu'il doit faire. Il prononça un discours plein de goût et d'esprit, mais il avait un épouvantable accent du Midi, dont il ne paraissait pas s'inquiéter.
« M. Cubières, en attendant les musiciens, vint nous lire une misérable pièce de vers, dignes du Pont-Neuf. La musique, quoique assez chétive, nous désennuya un peu. »
Des lectures publiques venaient souvent apporter une agréable diversion aux études sérieuses. Les poètes et les auteurs en tous genres sollicitaient la faveur de soumettre leurs productions au jugement des amateurs du Lycée. Edmond cite quelques-uns des morceaux qui l'ont le plus frappé. Ils méritent d'être résumés, car ils donnent une plaisante idée du ton et du goût de l'époque :
a M. Cubières nous lut dernièrement une pièce de trois cents vers de sa composition; en voici le sujet :
a Dans un de ces beaux rêves qu'enfante l'imagi- nation d'un jeune poète, M. Cubières se croit trans- porté à la barre de l'Assemblée nationale de tous les royaumes de l'Europe, présidée par le célèbre abbé de Saint-Pierre. J.-J. Rousseau, Raynal, Mably, en sont les secrétaires. M. le président loue ou im- prouve la conduite des différents princes qui se trouvent dans l'Assemblée; ensuite, il leur donne de sages conseils sur la manière de gouverner leurs peuples dorénavant, et leur fait apercevoir les abus que chacun d'eux a à corriger. Ce cadre est ingénieux,
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comme tu vois ; il offre des détails charmants, pleins de sel et de philosophie. L'auteur en a tiré tout le parti imaginable, il y a dans cet ouvrage des vers faibles, mais ils sont généralement assez bons; on y voit briller une gaieté aimable et facile, des traits heureux et piquants. Il a paru fort plaisant de voir le pape s'offenser étrangement de s'entendre mora- liser par M. le président qui n'est qu'un simple abbé; il monte à la tribune pour le relever vertement de cette impertinence, lorsque...
Se souciant fort peu d'entendre son discours Monsieur le Président passe à l'ordre du jour.
« On a beaucoup applaudi un passage oij l'abbé de Saint-Pierre reproche aux Anglais (qui ne sont pas toujours aussi libres qu'ils voudraient le faire croire), la violence indigne qu'emploie leur gouver- nement pour forcer les matelots à s'exposer malgré eux sur la mer et aux dangers de la guerre. Léopold, l'impératrice de Russie, le sultan assistent aussi à cette séance, qui finit par une fédération générale entre toutes les puissances de l'Europe; tous s'em- brassent, et l'auteur finit par ce dernier trait,
Comme on sait que jamais un prêtre ne pardonne, Le pape fut le seul qui n'embrassa personne. »
Une autre fois le même Cubières, l'un des auteurs les plus appréciés du Lycée, fut chargé de composer un éloge de Voltaire, que devait accompagner une musique appropriée au sujet. Voici comment il s'ac- quitta de sa tâche :
« Il suppose Voltaire arrivant dans les Champs- Elysées et rencontrant Zoïle, l'affreux Zoïle, échappé furtivement du Ténare, sa demeure accoutumée. Ce- lui-ci demande à l'auteur de la Henriade de quel
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droit il vient souiller de sa présence un lieu qui n'est réservé qu'aux gens de mérite et de bien tels que lui, et quel est le talent qui lui a procuré une place dans ce bienheureux séjour. Voltaire, le méprisant, allait passer outre, lorsque exhorté par ses amis, qui l'en- touraient en foule, il se résout à répondre à ce vil détracteur d'Homère; d'abord il lui exposa en détail et avec modestie, comme oeuvres méritant de lui don- ner une place dans la demeure 011 ce critique est entré furtivement, sa Henriade, ensuite ses tragédies, telles que Zàire, Brutus, Mahomet, Œdipe, Mérope, Alzire, l'Orphelin de la Chine, Irène, 'Nanine, enfin toutes ses autres œuvres. A tant de chefs-d'œuvre, Zoïle trouve ses sophismes et ses critiques en défaut, il s'enfuit précipitamment et va cacher sa honte dans le noir séjour du Tartare.
a Voilà le précis de cet éloge, dans lequel, de plus, l'auteur a fait prédire à Voltaire tout ce qui nous est arrivé de plus remarquable, la prise de la Bastille, la Fédération et son apothéose.
« La musique a été la même que dans les autres concerts. On a chanté l'ode de M. Chénier sur Vol- taire commençant ainsi :
Ce ne sont plus des fleurs qu'il est temps de répandre.
a Le chant en est superbe, il a été très bien exécuté par MM. Laïs, Chéron, Charlilles, etc. »
Les concerts attiraient la même affluence que les lectures, et ils étaient toujours délicieux; les artistes les plus remarquables en faisaient les frais.
Comme les années précédentes, Edmond et son frère suivirent assidûment les leçons du Lycée, mais il y avait dans le personnel des auditeurs d'étranges changements. Alors que les opinions du jeune homme n'avaient fait que s'accentuer, celles de ses condis-
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ciples s'étaient modiâées dans un sens tout différent.
Notre étudiant est navré de ces changements qui lui rendent insupportable un séjour où il goûtait tant de charmes et qui était pour lui une si précieuse ressource :
« Le Lycée n'est rempli que de feuillants, d'aris- tocrates, de jeunes fats, libertins, bavards, spadas- sins. Etant en plus petit nombre, les patriotes sont obligés de se taire, ou de criailler, d'en venir à des personnalités grossières chaque fois que, venant des cours, cette insupportable vermine se rend dans le salon de conservation, et y vomit impunément les plus détestables injures contre les meilleurs patriotes tels que Pétion, Brissot, Vergniaud, etc. Imagine-toi le dépit, les souffrances qu'éprouvent les bons pa- triotes. Ah ! qu'il leur est doux ensuite lorsque cette mauvaise engeance est partie, d'exprimer leurs opi- nions sans crainte d'être interrompus d'une manière insolente. Voilà en peu de mots quel est le patrio- tisme qui domine au Lycée et c'est en grande partie celui qui domine dans Paris, et si les départements n'en avaient pas un autre les Français pourraient dire adieu à la liberté. »
Enfin il en arrive à un tel degré d'exaspération contre ses collègues qu'il s'écrie :
« Il y a des jours où j'aimerais mieux être à Co- blentz qu'au Lycée. »
Mais ce n'est pas seulement au Lycée que la réac- tion lève la tête, dans Paris, elle gagne du terrain, et la Révolution va devenir la proie des aristocrates :
(( Paris, 21 décembre 1791.
0 La capitale est un peu agitée, dit Edmond. L'aristocratie, sous le voile de la Constitution, fait
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chaque jour des progrès étonnants, et le patriotisme indigné s'emporte quelquefois au delà des bornes. Le pouvoir exécutif détruit tous les moyens que le corps législatif croit nécessaires pour calmer les troubles et ne prend aucune mesure pour ramener l'ordre et la tranquillité. Cependant le patriotisme pousse des cris de toutes les parties de l'empire. Cet état de choses ne saurait durer, il faut que la liberté se ré- veille une seconde fois et que ce second réveil frappe des coups peut-être plus cruels que les premiers. Nous sommes menacés d'une guerre prochaine et inévi- table. »
Le jeune homme ne cesse d'exprimer à son père les craintes qui le hantent et le désespoir dont il est saisi en voyant tant de belles espérances sur le point de s'évanouir; la conduite des Parisiens T'in- digne et le révolte :
« Non, les Parisiens ne sont plus les mêmes, ils sont totalement abâtardis. Je le dis avec peine, mais cela n'en est pas moins vrai. Ce ne sont plus ces hommes de 89 persuadés que l'étendard de la liberté est celui de la victoire; combien leur civisme est refroidi ! L'égoïsme seul occupe les cœurs ! Tu penses que je te répète ce que j'ai entendu dire à des malveillants; je ne juge point du tout des Pari- siens d'après les propos que j'entends tous les jours dans leurs groupes, mais d'après l'opinion qui se manifeste ici de tous côtés et par cent ma- nières.
a Je te le dis de nouveau, les vrais patriotes n'espèrent plus qu'en l'Assemblée et dans les dépar- tements; ils regardent la contre-Révolution presque achevée dans Paris et le nombre de ceux qui suivent les vrais principes y diminue de jour en jour. Le club des Feuillants renaît et recommence à rivaliser
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fièrement avec celui des Jacobins. C'est un composé immonde de tous les ministériels, de tous les mo- dérés, de tous les faux patriotes qui se trouvent à Paris, malheureusement dans le corps législatif lui- même; c'est là oii sont venus se confondre les restes impurs de l'Assemblée constituante, du club monar- chique, de l'hôtel de Massiac, etc. Voilà la nouvelle ligue qu'ont à combattre les généreux amis de la liberté.
« L'on prétend que le roi veut encore apposer son veto infernal sur le décret contre les prêtres; je le désire, les yeux s'ouvriront et je pense, ainsi que toi, qu'une crise un peu violente serait salutaire à la chose publique. »
Paris leur échappant, c'est sur la province que les vrais patriotes fondent toutes leurs espérances. Les idées de décentralisation gagnent chaque jour du terrain; c'est là qu'est le salut de l'Etat :
a J'ai toujours pensé que l'erreur la plus funeste au maintien de la liberté et au salut de la chose pu- blique serait de croire le sort de nos départements toujours attaché à celui de Paris. Veuille le Ciel qu'un pareil préjugé ne se répande pas dans le Loyainne. Ne vois-tu pas la série de malheurs qui nous accableraient si une ville influençait avec tant de prépondérance le reste de l'Etat? Les hommes libres des départements doivent enfin apprendre à ne plus se modeler sur l'exemple d'une capitale et oublier à jamais cette allure féodale. Que Paris de- vienne la proie des flammes à l'instant où elle con- sentira à servir et que la liberté radieuse continue à planer sur ma patrie. »
L'opinion d'Edmond sur les Parisiens devient chaque jour plus défavorable; soit trahison, soit faiblesse, il les voit irrémédiablement vendus à la
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cour et il en ressent pour eux un dégoût invin- cible :
« Le 5 février 1792.
« Papa, toutes les fois que je veux arrêter ma pensée sur les circonstances atterrantes oii nous nous trouvons, mon cœur s'oppresse et mon esprit assom- bri se plonge dans un abîme de réflexions aussi amères que décourageantes.
«O liberté! combien les Parisiens te méconnaissent, combien l'opinion publique s'altère et se corrompt parmi eux ! et avec quelle rapidité ils se précipitent vers l'abîme de la servitude!
« O erreur fatale ! des traîtres sont parvenus à per- suader à ce peuple trop crédule, trop confiant, qu'un roi qui, dès sa plus tendre enfance, huma le suc vénéneux du despotisme était tout d'un coup converti au patriotisme. De là la source des dangers incalcu- lables qui assaillissent notre liberté naissante. On a accumulé entre ses mains des sommes immenses, tré- sors corrupteurs, on l'a environné d'un monde de satellites, on lui a donné une force colossale... qu'ar- rive-t-il ? Il se fait peu à peu de nombreux partisans, il s'attache surtout l'opinion publique. . Il réveille déjà les anciens préjugés, il entretient la déprava- tion des mœurs, il étouffe le germe des vertus nou- velles et bientôt de la force irrésistible des choses, il parviendra à envahir la liberté nationale.
« Les Parisiens ont eux-mêmes l'air de vouloir accélérer ce funeste moment. Entendez-les dans les groupes du Palais-Royal et des Tuileries, voyez-les aux spectacles, ils courent à un esclavage inévitable. L'Assemblée nationale, de son côté, enferme dans son sein une minorité effrayante de traîtres et de
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lâches : les délits multipliés des ministres, les coups réitérés qu'ils portent au patriotisme, leur insolente audace y sont impunis. Que dis-je? y sont défendus avec la dernière impudeur. Les patriotes y sont sans cesse aux prises avec la mauvaise foi, la duplicité, la bassesse et le ministérialisme le plus odieux et le plus virulent.
« Qui eût pensé que ce peuple méconnaîtrait ses vrais amis, jusqu'au point de se méfier de l'inesti- mable Pétion et prodiguerait sa confiance et ses ap- plaudissements à ces êtres perfides qui, profitant de son aveuglement ou de sa torpeur, abusent des mots sacrés de Loi et de C onstitution d'une manière assez exécrable pour le conduire aux pieds d'un roi, aux pieds d'un traître, d'un parjure, vrai tigre déguisé en cochon.
« La garde nationale, surtout, a extraordinaire- ment dégénéré, ce ne sont plus ces citoyens qui trou- vaient dans la bienveillance de leurs frères indigents la récompense la plus douce de leurs fatigues, le charme de leurs peines et de leurs travaux. Ce sont de vrais sbires animés de cet esprit de corps si fatal à la liberté, regardant avec mépris tous ceux qui ne portent pas l'habit bleu, obéissant aveuglement à leurs chefs et prêts à fusiller, au moindre signal, ce qu'ils appellent la canaille.
« Voilà quel est le triste état des choses à Paris et je ne vois que deux grands maux capables de sau- ver la liberté : la guerre ou la fuite du roi. Je dirai même que je désire ardemment l'un de ces terribles fléaux, parce que, comme nous l'a prédit Mirabeau, notre liberté ne peut s'assurer qu'autant qu'elle aura pour lit des matelas de cadavres et parce que, pour assurer cette liberté, je consens, s'il le faut, à de- venir un de ces cadavres. »
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M. Géraud père cherche à calmer l'exaltation de son fils et il lui répond :
« Si les Parisiens n'ont plus au même degré les vertus civiques, du moins conviendras-tu qu'ils n'ont pas mal choisi le procureur et le substitut de la com- mune. La crise nécessaire peut-être, pour ranimer le patriotisme, pourrait bien naître du refus que fait le roi de donner sa sanction aux deux fameux dé- crets ; mais, si cette crise devait faire couler le sang, faisons des vœux pour qu'elle n'arrive pas. b
Edmond ne se laisse pas convaincre, et dans son enthousiasme juvénile, il réplique aussitôt :
« Lorsqu'en parlant de la crise bienheureuse que j'espère et que je désire, tu me dis : « Mais si elle « devait faire couler du sang, faisons des vœux pour a qu'elle n'arrive pas. » Tu as trop écouté, ce me semble, la voix de l'humanité et l'extrême sensibilité de ton cœur. Tu ne me crois pas, sans doute, un naturel féroce et sanguinaire, mais le sang dût-il couler, je fais les vœux les plus ardents pour voir arriver cette crise régénératrice de notre liberté; car tu n'ignores point que la voix de l'humanité, la voix de la tolérance doivent se taire devant celle de la liberté. Tu n'ignores point que malheureusement la liberté s'achète avec le sang. Non, le temps de la clémence n'est pas encore arrivé; assurons les bases de notre Constitution, qu'une foule de traîtres cherche à renverser, et nous serons humains ensuite, et nous serons tolérants ensuite; nous écouterons alors la voix de la douceur et de la clémence. Jusque- là, que le peuple soit inflexible, soupçonneux, j'oserai même dire injuste. C'est seulement ainsi que Sparte, Athènes, Rome, ont conservé le bien suprême, la' liberté! >
Nos jeunes gens, autant que le permettaient les
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loisirs que leur laissaient leurs études, suivaient assez assidûment les séances de l'Assemblée nationale.
Edmond prend plaisir à faire part à sa famille de ses impressions sur l'éloquence des différents ora- teurs :
2 janvier 1792.
a J'ai entendu dans diverses séances de l'Assem- blée nationale le jeune Ducos, Isnard et Vergniaud. Ce sont les trois orateurs, qui, selon moi, peuvent se disputer la palme. L'éloquence des autres est ma- niérée, sophistique, raffinée, académique, et n'a point de caractère prononcé. Celle du jeune Ducos est inté- ressante; tout ce qu'il dit attache ou émeut; tous ses discours sont imbus de sentiment ; il vous per- suade en vous attendrissant; il parle à votre sensi- bilité.
« L'éloquence de Vergniaud a quelque chose de plus nerveux, de plus mâle, de plus hardi; sa lo- gique est serrée et rapide; chacun de ses raisonne- ments est un trait de lumière; sa dialectique est forte et animée, il convainc plus qu'il ne persuade, il parle à votre raison.
a Isnard est doué d'une éloquence sublime, c'est le terme technique; chez lui, tout est élevé, il plane dans les nues; il ne parle jamais sans employer les images les plus grandes, les plus fortes, les pein- tures les plus frappantes ; les plus capables de laisser dans l'âme des auditeurs une impression vive et du- rable. On croirait voir en lui Pindare à la tribune. Il n'est pas de sentiments dont il ne sache pénétrer une assemblée nombreuse, il n'est pas de passions qu'il ne sache exciter, remuer de la manière la plus profonde et la plus pathétique. Il sait verser à
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grands flots l'enthousiasme qui l'anime dans l'âme de ses auditeurs, il persuade moins qu'il n'inspire, il parle à votre imagination. Plus les auditeurs sont nombreux, plus l'orateur parvient à les électriser. 0 Après cette légère esquisse de ces différents genres d'éloquence, tu sens que celle d'Isnard fera toujours et en tous lieux une sensation plus grande que celle de ses rivaux; de tout temps, les hommes se sont laissés dominer par le pouvoir immense de l'ima- gination ; on a dit que l'opinion était reine du monde, l'imagination en est le despote. Heureux l'homme qui peut réunir le talent divin de parler à la fois à la raison, à la sensibilité et à l'imagination. »
CHAPITRE XIV
JANVIER-MARS I792
Sommaire : Monsieur est privé de la régence. — Les biens des émigrés sont séquestrés. — Delessert est mis en accusation. — Troubles dans Paris. — Inquiétudes que cause l'émigration.
Les lois répressives contre les émigrés n'avaient pu être exécutées, le roi ayant opposé son veto.
Les émigrés continuèrent donc paisiblement leurs préparatifs de guerre. L'évêché de Strasbourg, le territoire de l'électeur de Mayence, l'électorat de Trêves contenaient de nombreuses troupes armées qui se préparaient à envahir le territoire et qui s'effor- çaient par tous les moyens de provoquer en France des soulèvements.
Cette situation parut à l'Assemblée intolérable et elle demanda que les électeurs fussent mis en de- meure de dissoudre ces rassemblements formés sur les frontières.
Le 14 décembre, le roi se rendit à l'Assemblée : il dit que, redoutant le fléau de la guerre, il avait essayé de ramener des Français égarés; que les insi- nuations amicales ayant été inutiles, il avait déjà signifié aux électeurs que si le 15 janvier tout attrou- pement n'avait pas cessé, ils seraient considérés comme ennemis de la France; qu'il avait écrit à l'empereur pour réclamer son intervention en qualité de chef de l'empire, et que dans le cas oii la satis-
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faction ne serait pas obtenue, il proposerait la guerre. L'Assemblée couvrit ce discours d'applaudisse- ments.
Narbonne, ministre de la guerre, monta ensuite à la tribune et annonça que cent cinquante mille hommes allaient être réunis sur le Rhin, sous les ordres des généraux Lùckner, Rochambeau et La Fayette. Rochambeau commandait l'armée placée en Flandre et dite du Nord ; La Fayette avait l'armée du centre et campait à Metz ; Lùckner commandait le corps qui occupait l'Alsace.
L'électeur de Trêves, effrayé, fit appel à la pro- tection de Léopold. L'empereur consentit à la lui accorder, mais à la condition qu'il se mettrait dans son droit et qu'il dissiperait les rassemblements d'émigrés. En attendant, Léopold notifia à la France que dans le cas où l'électeur serait attaqué, il avait chargé le général Bender de lui porter secours.
On se borna à répondre que si le 15 janvier les électeurs n'avaient pas obéi, on emploierait contre eux la voie des armes.
Les électeurs de Trêves et de Mayence, compre- nant enfin que leur situation pouvait devenir cri- tique, se décidèrent à se soumettre ; ils expulsèrent de leurs territoires tous les émigrés, à l'exception des deux frères du roi.
Condé et ses troupes se réfugièrent à Ettenheim, sur les terres du cardinal de Rohan.
Les notifications officielles faites par le roi à ses deux frères et aux émigrés n'avaient produit aucun résultat. Le i" janvier, terme fixé par les décrets, l'Assemblée mit en accusation Monsieur, le comte d'Artois, le prince de Condé, Calonne, etc., comme prévenus d'hostilités contre la France. Monsieur fut, en outre, privé de ses droits éventuels à la régence.
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Un second décret frappa de séquestre les biens des émigrés et autorisa la perception de leurs revenus au proût de l'Etat. Cette fois le roi ne fit aucune objec- tion, mais on lui sut peu de gré de sa résignation. Les mesures furent trouvées tardives, et l'on se de- mandait même si elles étaient prises sincèrement.
Le 5 janvier, l'Assemblée aborde le débat sur les affaires étrangères. Le 14, au nom du comité diplo- matique, Gensonné lit un rapport sur les relations de la France avec la cour de Vienne, il demande que l'empereur soit sommé de s'expliquer avant le 10 février. Au cours de son rapport il a dénoncé un projet de congrès comme une trahison de la cour. A ces mots Guadet s'élance à la tribune :
a Quel est ce congrès, ce complot? s'écria-t-il. Apprenons donc à tous ces princes que la nation maintiendra la Constitution tout entière ou qu'elle périra avec elle.
« Marquons d'avance une place aux traîtres, et que cette place soit Téchafaud. Je propose de décré- ter à l'instant même que la nation française regarde comme infâme, traître à la patrie, coupable du crime de lèse-nation, tout agent du pouvoir exécutif, tout Français qui prendrait part, directement ou in- directement, soit à un congrès, dont l'objet serait d'obtenir une modification à la Constitution, soit à une médiation entre la nation et les rebelles, soit enfin à une composition avec les princes posses- sionnés en Alsace (i). »
(i) Cette question des princes allemands possessionnés en Alsace restait toujours en suspens, sans qu'il fût pos- sible de trouver une solution. Sous l'ancien régime, un seigneur pouvait à la fois posséder dans les deux territoires, être à la fois membre de l'empire et vassal du roi de France, posséder des deux côtés ses domaines au titre féodal et y exercer les droits féodaux. L'Assemblée natio-
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L'Assemblée couvre ces paroles d'applaudisse- ments frénétiques, toutes les mains se lèvent, on n'en- tend qu'un cri unanime de : « Nous le jurons, nous le jurons! La Constitution ou la mort! » Le décret est porté au roi, qui le sanctionne immédiatement.
Cependant si, en apparence, la conduite du roi vis- à-vis des émigrés paraissait correcte, aux yeux de bien des gens elle n'était pas exempte de suspicions.
On se demandait, non sans anxiété, s'il agissait enfin de bonne foi, si ses instructions secrètes ne démentaient pas ses actes et ses paroles publiques, et s'il se préparait sans arrière-pensée à lancer ses armées contre ses parents et ses anciens courtisans.
Les ministres étaient encore plus suspects à la na- tion. On les accusait de correspondances avec l'étran- ger et d'intrigues contre la Constitution. Bertrand de Molleville, chargé du département de la marine, et Delessart de celui des affaires étrangères, étaient nettement soupçonnés de trahison. Un seul, Nar- bonne, possédait la confiance de l'Assemblée; le roi le renvoya.
Les Girondins citèrent à la barre de l'Assemblée Bertrand et Delessart ; ce dernier avait confié au co- mité diplomatique sa correspondance avec Kaunitz; elle n'était pas digne du représentant d'un grand pays.
Brissot accusa Delessart d'avoir toujours éludé l'exécution des ordres de l'Assemblée et d'avoir trahi les intérêts de la France dans ses diverses négocia- tions. Vergniaud lui reprocha ensuite d'avoir, étant
nalc, par ses décrets de 89, enleva aux princes allemands leurs possessions en Alsace et elle leur offrit une indemnité. Mais ils la refusèrent énergiquement, car leur acceptation eût entraîné la négation de leurs droits féodaux aussi bien en Allemagne qu'en France.
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ministre de l'intérieur, causé les massacres d'Avi- gnon en ne publiant pas, en temps voulu, le décret qui réunissait le Comtat à la France :
«Il mars 1792. a Papa,
a L'Assemblée vient de prendre enfin l'attitude de justice et de grandeur qu'elle ne devrait jamais plus quitter et qu'il était urgent qu'elle prît. Elle a enfin dégainé le glaive de la responsabilité et le tient suspendu sur la tête de Delessart.
« La séance du 10 sera à jamais mémorable, tant par l'exemple qu'elle présentera à la postérité que par la hauteur où se sont élevés nos représentants. Les attentats des ministres, surtout de celui des affaires étrangères, étaient à leur comble; ils en imposaient à la nation, ils avaient l'air de se jouer d'elle et mûrissaient paisiblement la contre-Révolu- tion. M. Brissot a exposé en quatorze chefs d^ accu- sation les griefs contre le ministre des affaires étran- gères. Son discours a été couvert d'applaudissements. L'Assemblée avait cependant besoin d'être remuée plus vivement.
« Vergniaud a volé à la tribune : après s'être élevé à la hauteur de la délibération par un exorde calme et plein de grandeur, il s'est livré à toute l'indigna- tion dont il était animé, il a tonné de la manière la plus terrible, et dans une prosopopée sublime, qui égale tout ce que nous offre l'antiquité en ce genre, dans une prosopopée digne des plus beaux moments de Mirabeau et atterrante pour le coupable, il s'est écrié : « Non, messieurs, ce n'est plus moi qui vous « parle, c'est une voix gémissante qui s'élève de « l'atroce glacière d'Avignon; l'entendez-vous, mes- « sieurs, cette voix qui vous crie : « Je ne serais pas là
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tt si l'infâme Delessart n'eût pas retardé par la plus « criminelle indolence et dans les intentions les plus « perverses l'envoi du décret de réunion du Comtat a à la France. » L'Assemblée a manifesté par des cris perçants les impressions d'horretcr que l'orateur ou plutôt que le dieu venait de faire passer dans tous les cœurs. Il a continué, et dans un second mouve- ment, presque aussi beau que le premier, il s'est pour ainsi dire identifié avec Mirabeau. « Mirabeau, mes- (( sieurs, a dit ici qu'il apercevait de cette même tri- 0 bune 011 je suis monté, la fenêtre d'oii un roi trop « faible, égaré par les suggestions atroces des prêtres « qui l'environnaient, se baigna dans le sang de ses « sujets, et moi, je vous dirai, messieurs, que de cette tt même tribune j'aperçois ce château où un roi trop « crédule est livré aux suggestions non moins sangui- « naires de cette tourbe scélérate qui l'entoure; le « château où de lâches courtisans versent dans son « âme le venin dont ils sont enivrés, ne lui conseillent « que la trahison et le parjure, ne lui dictent que « les mesures qu'ils croient le plus propres à pervertir « l'opinion, à corrompre l'esprit public, à miner la « Constitution et à renverser notre liberté. Mais qu'ils 0 apprennent que la tête du roi est seule inviolable, « et qu'enfin la terreur et l'épouvante qui sont si sou- « vent sorties de ce château y rentrent aujourd'hui <t au nom de la patrie et de la loi. »
ff Ce dernier mouvement a entraîné l'Assemblée, et k décret d'accusation et d'arrestation a été porté contre Delessart (i).
tf Dans la même séance le roi a envoyé une lettre au président par laquelle il annonce à l'Assemblée
(i) Linfortuûé ministre périt victime des massacret du 2 septembre 179.^.
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le renvoi de M. de Narbonne; il ajoute que M. Ber- trand mérite toute sa confiance et qu'il la lui a entiè- rement donnée. On dit au château que le roi a remer- cié Narbonne avec les témoignages de l'humeur la plus violente. Celui-ci est parti pour les frontières, où il servira sous M. de La Fayette en qualité de maréchal de camp. Chacun est indigné ici de la dé- marche du roi ; la haine se partage entre Bertrand et lui. Le patriotisme et l'enthousiasme sont au plus haut comble dans la capitale; toutes ces nouvelles vont produire le plus grand effet dans les départe- ments et relever toutes les espérances. Les fonds ont singulièrement monté. M. de Grave remplace Nar- bonne. On donne ce soir Brutiis à plusieurs spectacles. Les Jacobins se sont donné rendez-vous au théâtre Richelieu. Je te laisse à penser comme les allusions y seront saisies et combien le patriotisme y prédo- minera. Je me propose d'y aller aussi. »
Suivant la décision de l'Assemblée, Delessart fut envoyé devant la haute Cour d'Orléans, instituée pour juger les crimes de lèse-nation.
Pendant que ces événements se passaient à l'As- semblée et que la situation politique s'assombrissait de plus en plus, des troubles contmuels motivés par la cherté des vivres éclataient dans Paris; mais ils étaient devenus tellement fréquents qu'on n'y atta- chait plus aucune importance, et que la -mort de quelques citoyens passait complètement inaperçue. Edmond écrit :
<t II y a du mouvement dans Pans occasionné par la hausse considérable de toutes les denrées et parti- culièrement par celle du sucre, qui n'a pas de prix. Quelques accapareurs ont été victimes de leur cupi- dité. On vient de nous dire que le peuple a arraché les épaulettcs à un commandant de la garde natio-
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nale parce qu'il avait commandé de faire feu sur un attroupement qui voulait forcer un épicier à céder son sucre à un prix modéré. On parle assez sérieuse- ment d'un évasion prochaine du roi, et quoique cette opinion paraisse d'abord invraisemblable, il existe plusieurs faits dont le rapprochement semble don- ner des probabilités. Il paraît que la liberté, avant d'être établie, aura encore de nouveaux combats à livrer. »
A mesure que les événements deviennent plus pres- sants, l'exaspération contre les émigrés ne connaît plus de bornes. Elle est soigneusement entretenue par les émigrés du dedans et du dehors qui, par leur jactance, leurs propos menaçants, font croire à des périls prochains et irrémédiables. Edmond écrit à sa famille :
« i®'" mars 1792,
0 Les émigrés dans toutes leurs lettres nous me- nacent beaucoup des hulans autrichiens, espèces de houzards. Ils prétendent, pour nous donner une idée de leur valeur, qu'ils mangent les coups de sabre (c'est leur expression). Le temps est venu oii nous allons les en rassasier. »
Le jeune homme se fait l'écho de l'indignation qui s'est emparée de tous les patriotes, et, en proclamant hautement la nécessité de châtier les coupables, il laisse pressentir toutes les horreurs de l'avenir.
a Je crois que nous approchons de quelque grande détonation, terrible supplément à la Révolution; il est impossible que la chose publique demeure dans l'état où elle est actuellement. Sous peu de jours, bien des gens qui lèvent la tête et parlent trop haut, se tairont et marcheront avec un pied de r.cr. , heu-
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reux, bien heureux de n'en être que pour leur courte honte. J'espère... j'espère bien des choses. Le patrio- tisme va bientôt se réveiller; que les traîtres pâ- lissent! Avec quelle joie je verrais punir ces hommes plus vils, plus méprisables, plus dignes de l'écha- faud que nos anciens tyrans, qui appellent règle, jus- tice, constitutionnel, légal, tout ce qui peut favoriser le pouvoir absolu de leur maître (le roi) et qui nom- nent trouble, faction, républicanisme, illégal, tout ce qui peut maintenir la Constitution, la liberté et l'égalité! Avec quelle joie je verrais sévir contre eux ! »
Quelques jours après, hanté toujours par ces mêmes préoccupations qui obsèdent tous les esprits, il revient encore sur ce sujet brûlant et développe ses idées :
a Lorsqu'on approfondit, écrit-il à son père, le i8 mars 1792, les causes des troubles intérieurs qui nous agitent, lorsqu'on songe aux sommes énormes employées pour entretenir des forces imposantes sur nos frontières, lorsque, avec cela, on porte ses regards sur la pénurie de numéraire où nous nous trouvons, lorsque en&n on veut sonder l'abîme terrible vers les bords duquel le vaisseau de l'Etat semble s'appro- cher de plus en plus : c'est alors que tout vrai pa- triote s'aperçoit de quelle importance il est pour la république de sévir avec la dernière rigueur contre ces hordes de révoltés et de les anéantir à jamais; c'est alors que tout vrai patriote s'indigne des voies de douceur et de clémence qu'on a si longtemps sui- vies à leur égard; c'est alors que tout vrai patriote s'irrite des mesures vaines, impolitiques et dérisoires qu'ont prises nos représentants. Jusques à quand l'As- semblée nationale verra-t-elle patiemment les maux que nous endurons avec une patience stoïque, il est
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vrai, mais qu'elle devrait craindre de lasser? Que si- gnifient ces temporisations et ces délais? Mais, dira- t-on, vous reprochez à l'Assemblée de n'employer que des voies de douceur, cependant le décret d'accu- sation... encore un coup, cette mesure est vaine... quel effet a-t-elle produit? Elle est dérisoire... car, n'est-il pas absurde d'accuser des hommes que vous n'avez point en votre pouvoir et qui se moquent en paix chez l'étranger de tous vos décrets d'accusation? Il faut faire plus que séquestrer leurs biens, plus que les accuser, il faut, au nom du droit des gens, au nom de nos traités avec les puissances étrangères, au nom de la justice enfin, il faut, dis-je, sommer les électeurs de nous remettre les chefs des coupables pieds et poings liés.
« Enfin, c'est une erreur également absurde et im- morale que de croire qu'il existe encore des droits d'hospitalité pour des scélérats qui ont rompu tous les liens qui les attachaient à leur patrie et qui ont tramé contre elle. Les électeurs ne peuvent, sans vio- ler la foi des traités, se refuser à nous livrer les cons- pirateurs réfugiés dans leurs Etats; nous devons le leur demander et ils doivent sur-le-champ acquiescer à notre juste demande ou sinon... la guerre.
« Quelques personnes débonnaires ne manqueront pas de demander : a Quel mal nous font encore ces a pauvres émigrés? Quel nouveau crime ont-ils com- ff mis pour mériter un si terrible châtiment? » L'on objectera peut-être qu'ils sont dispersés, désunis, loin de nos frontières... Je répondrai à tout cela que les faits sont faux, qu'on nous trompe, qu'on nous abuse avec l'audace la plus indicible et la plus impudente... que des lettres particulières ne cessent ne nous ap- prendre le contraire... qu'il est de notoriété publique que la légion Mirabeau existe toujours en corps, que
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Condé et Rohan sont toujours entourés de leurs -preux chevaliers.
« Oui, je le répète, il est urgent d'abandonner une clémence aussi impolitique, aussi préjudiciable à la chose publique, je dirai même aussi barbare : car, enfin, c'est une très grande cruauté envers les citoyens d'un Etat, que la pitié envers les méchants, et c'est aussi un attentat contre la liberté que l'indulgence pour les traîtres et les conspirateurs qui s'efforcent de la renverser. Voilà les vérités que les citoyens devraient faire entendre à l'Assemblée nationale. Ils devraient lui rappeler que l'impunité est la mère de tous les crimes, que c'est toujours par trop de fai- blesse que l'on perd les Etats.
a Je pense qu'il est autant dans la nécessité que dans la justice d'épouvanter par un exemple terrible les conspirateurs à venir et les traîtres dont nous sommes entourés. Nous ne devons point nous borner à les mulcter de peines pécuniaires, il faut d'abord forcer les puissances germaniques à nous livrer les chefs de la révolte, il faut ensuite exiler le reste des coupables du sein d'une patrie qu'ils ont trop long- temps et trop impunément outragée; il faut enfin, s'ils osent y rentrer, faire tomber leurs têtes sur l'échafaud. Tel est mon sentiment. »
Son père lui répond :
(( Bordeaux, 27 mars 179::.
a Ton opmion sur les émigrés est sans doute fon- dées sur les principes de la justice. Des traîtres, des scélérats qui n'ont fui que dans l'espoir de rentrer le poignard et la flamme à la main, méritent incontes- tablement toutes les peines des lois. Cependant la force se plairait-elle à écraser la faiblesse? Ne de-
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vons-nous pas nous borner contre ces êtres vils et mé- prisables à des peines pécuniaires? et sans verser leur sang impur, ne remplirons-nous pas par là notre but qui est de rendre impuissants tous leurs petits efforts ? ils vivront pour s'abhorrer eux-mêmes et pour être à jamais exécrés par les bons citoyens. »
CHAPITRE XV
MARS, AVRIL, MAI I792
Sommaire : Le roi change de ministres. — Dumouriez est appelé au ministère. — Il va aux Jacobins. — Mort de Joseph II. — Déclaration de guerre à l'Autriche. — Les dons patriotiques. — Fête des Suisses de Châteauvieux.
— La fête de Pâques. — Le temple et l'église catholique.
— Défaite de Tournay et de Mons. — Emotion populaire.
Le roi, effrayé des mouvements populaires et des dispositions de l'Assemblée, se décida à prendre son ministère à gauche ; il donna la Guerre à Servan, les Finances à Clavière, l'Intérieur à Roland, les Affaires étrangères à Dumouriez.
« Le roi s'entoure enfin de bons conseillers, écrit Edmond. Tous les nouveaux ministres possèdent la confiance et l'estime publiques. Ils réunissent tous les lumières, l'activité, le patriotisme et surtout un caractère bien prononcé. S'ils continuent à suivre dans le ministère la voie qu'ils ont toujours suivie jusqu'à présent, je ne doute pas qu'ils ne soient fré- quemment dénoncés par le côté droit. Cela sera fort piquant. Quoi qu'il en arrive, n'oublions jamais que la liberté naissante doit toujours être ombrageuse, et que la première vertu d'une nation libre est la mé- fiance; car la méfiance et la liberté ont dû naître en- semble, ï
Tous les yeux se portent sur Dumouriez, qui de- vient l'espoir de la Révolution. Il n'a été jusqu'ailors
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qu'un brillant aventurier, mais si les circonstances le servent, il peut, avec son esprit si prompt, si vaste, jouer le premier rôle qu'il ambitionne depuis long- temps. Sa première démarche, après sa nomination, est pour les Jacobins, et il n'hésite pas, pour plaire à ses amis, à se coiffer de ce bonnet rouge qui est de- venu l'emblème de la liberté : « On en porte dans tous les endroits publics, dans les sociétés patrio- tiques, dans les galeries de l'Assemblée, aux théâtres, dans les sections, partout en un mot (i). » Edmond écrit à son père :
« Paris, ce 20 mars 1792, l'an IV* de la liberté.
a Je veux te faire part d'une scène intéressante qui vient de se passer ce soir aux Jacobins. M. Dumouriez y a paru; il a péroré à la tribune un bonnet rouge sur la tête. Après avoir protesté de son dévouement à la patrie et à la cause de la liberté, il a ajouté qu'il allait incontinent entamer des négociations telles, qu'avant peu nous aurions... ou la guerre ou une paix définitive. A peine avait-il fini que Robespierre, à qui il est attaché par la plus intime affinité de prin- cipes et d'opinions, a pris la parole et lui a tracé ses devoirs, avec cette sévérité de pensées et cette élo- quence de l'âme que n'imitera jamais l'éloquence aca- démique. Dumouriez, touché jusqu'aux larmes, s'est précipité dans ses bras, et tous deux ont été couverts d'applaudissements. Voilà donc un ministre patriote! Veuille le ciel que la cour n'entrave pas sa marche !
« La Société a fait lire ensuite une lettre du maire de Paris, qui, en qualité de membre de la Société,
(i) On l'avait adopté parce que c'était la coiffure habi- tuelle des paysans. Aucune idée sanguinaire n'y était atta- chée.
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invite ses concitoyens à abandonner pour le moment le bonnet rouge. La lettre respirait la vérité, la fran- chise et l'amour du bien public; son invitation était tellement motivée, ses considérations si sages et si prudentes, qu'avant la fin de la lecture chacun avait mis bas son bonnet. La Société a arrêté en outre qu'elle n'en porterait plus que quand certaines cir- constances, qu'on ne croit pas éloignées, l'exige- raient. »
A ce moment, l'Autriche envoyait des troupes contre nous, elle signait un traité d'alliance avec la Prusse pour nous combattre et « mettre un terme aux troubles de la France ».
Léopold, qui ne se préparait à la guerre qu'à contre-cœur, mourut sur ces entrefaites. Cet événe- ment imprévu provoqua dans Paris une animation extrême.
<( II mars 1792. « Papa,
« Un courrier extraordinaire vous aura sans doute appris la grande nouvelle qui agite en ce moment la capitale : l'empereur est mort d'une maladie in- flammatoire qui l'a emporté en peu de jours; cette nouvelle se confirme de plus en plus; elle a d'abord été apportée à Paris par une lettre timbrée de Stras- bourg, lettre que M. Millin, collaborateur de la Chro- nique, nous a dit avoir lue à l'hôtel de Broglie. Tu sens combien, dans les circonstances où nous nous trouvons, cet événement inattendu doit changer la face des affaires. »
François, qui succéda à son père, ne demandait qu'à voir commencer les hostilités. Un de ses pre- miers actes, à peine monté sur le trône, fut d'exiger la restauration de la monarchie française telle qu'elle
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existait avant la Révolution; c'est-à-dire le rétablis- sement des trois ordres, la restitution des biens du clergé, et celle du Comtat-Venaissin. L'Autriche de- mandait en outre la restitution aux princes de l'em- pire des terres d'Alsace, avec tous leurs droits féo- daux. « En vérité, dit Dumouriez, quand le cabinet de Vienne aurait dormi trente-trois mois depuis la séance de juin 89, sans avoir encore appris la prise de la Bastille, ni tout ce qui a suivi, il n'aurait pas fait des propositions plus étranges, plus incohérentes avec la marche invincible qu'avait prise la Révolu- tion. »
C'était la guerre inévitable. Le roi se rendit à l'Assemblée et proposa la guerre contre le roi de Bohême et de Hongrie. L'enthousiasme fut indescrip- tible : a Quoi! l'étranger a l'audace de prétendre nous donner un gouvernement ! s'écrie un député. Votons la guerre. Dussions-nous tous périr, le dernier de nous prononcerait le décret. » — « Si votre huma- nité souffre à décréter en ce moment la mort de plu- sieurs milliers d'hommes, dit un autre membre de l'Assemblée, songez aussi qu'en même temps vous décrétez la liberté du monde. »
La guerre fut votée au milieu d'acclamations fré- nétiques.
Aux Tuileries la satisfaction fut grande. La reine n'avait plus d'espoir que dans l'intervention des étrangers pour la délivrer d'une situation odieuse et intolérable. Elle envoie aussitôt à Vienne une mes- sage secret pour désavouer tout ce qu'on l'oblige à dire ainsi que le roi, et pour supplier qu'on vienne promptement à leur secours.
A Paris, l'allégresse est générale. La Bourse est dans une prospérité « miraculeuse », tous les effets haussent, on ne doute pas un instant du succès, on
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est convaincu que les peuples que nous allons déli- vrer nous recevront à bras ouverts. Les dons patrio- tiques affluent à l'Assemblée : « Ce n'est plus le Rhin, comme disait certain député, qui roule ses flots dans le manège et sépare la gauche de la droite, c'est le Pactole. » C'est une fureur : pas un citoyen qui ne se dépouille pour subvenir, dans la mesure de ses forces, aux frais de la campagne qui va s'ouvrir.
« Les dons patriotiques se multiplient à l'inâni, écrit Edmond; il ne se passe point de séance oià une foule de citoyens de tout sexe et de tout âge ne viennent présenter à l'Assemblée le généreux sacri- fice d'une partie de leur fortune ou de leurs épargnes. Certains y offrent leurs bourses et leurs bras. Espé- rons que ce grand enthousiasme sera général et du- rable. Combien ces heureux mouvements doivent nous faire espérer du peuple français et des rapides pro- grès de l'esprit public! Et sous combien de rapports cette guerre doit nous être salutaire ! Nous avons tout pour nous. Le désir indomptable de conserver notre liberté, une haine mortelle pour les tyrans, le plus brûlant patriotisme, de grands moyens, la plus iné- branlable résolution de vaincre ou de mourir, et avec tout cela, la justice, qui donne de la force à la force elle-même. »
En province, l'enthousiasme n'est pas moindre. M. Géraud père écrit de Bordeaux :
« 25 avril au soir, l'an IV^ de la liberté.
« Ta lettre du 21 m'est parvenue, elle nous a donné la nouvelle de la guerre, confirmée ensuite par un courrier arrivé au département au son du tambour. Tous les cœurs sont embrasés, chacun veut contribuer à la défense de sa patrie, les uns portent l'or et l'ar-
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gent qu'ils avaient pu conserver, les autres recom- mandent leurs enfants et volent à la frontière. Jamais peuple n'a montré un pareil dé/ouement, jamais jour- née n'a été, à Bordeaux, plus belle. La Société des Amis de la Constitution a aussi prouvé que son pa- triotisme n'était seulement pas dans de belles pa- roles, car, dans moins de deux heures, elle a trouvé dans son sein quarante-cinq mille livres, dont trente mille en espèces sonnantes. La foule était si grande au bureau, que l'on fut obligé de prendre une déli- bération pour que chacun, restant à sa place, fût ins- crit à son tour. Cela n'empêcha pas que, de tous les coins de la salle et des tribunes, on assomma le pré- sident avec des louis et des écus.
a Point de doute que tous les tyrans ne se liguent pour nous ravir la liberté, mais ce qui doit nous rassurer, c'est qu'on n'a vu q\.e u:-- 'aver-^nt .-Ir-q peuples libres vaincus par ues peuples esclaves, je le prédis hardiment : que toute l'Europe soit contre nous, si nos chefs ne nous trahissent pas, nous sorti- rons triomphants de cette odieuse guerre. »
Une grande fête populaire, rappelant par quelques côtés celle de la Fédération, vint faire diversion aux préoccupations qui agitaient les esprits et permettre aux patriotes de jeter un audacieux déû aux aris- tocrates.
En 1790, quarante soldats du régiment suisse de Châteauvieux avaient été condamnés à trente ans de galères pour sédition militaire; ils avaient été excep- tés de l'amnistie rendue après la promulgation de la Constitution. Le 12 février 1792, l'Assemblée dé- créta leur mise en liberté. Leur retour fut un triomphe. La ville de B'-est leur offrit un banquet, et, le 15 avril, la Ville de Paris donna au Champ-de- Mars une grande fête en leur honneur. La contre-
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Révolution ât, paraît-il, tous ses efforts pour empêcher ces réjouissances d'avoir lieu; elle répandait les bruits les plus effrayants : on annonçait que les troupes se tiendraient prêtes, qu'on forcerait Pétion à mettre le drapeau rouge et qu'on balayerait avec la mitraille tout ce peuple qui réclamait des fêtes.
<( Paris, l'an IV® de la liberté, du 15 avril, le dimanche matin.
« C'est aujourd'hui, dit Edmond, le jour de la fête civique célébrée par le peuple à l'occasion des Suisses de Châteauvieux. La rage de nos aristocrates, qui ont tout employé, tout mis en usage pour l'em- pêcher, est maintenant à son plus haut comble; ils voient avec horreur et même avec effroi ce jour où le peuple, rassemblé dans une seule enceinte, pourra prendre le sentiment de sa force, de ses droits, de sa dignité. Jusqu'ici, leur impuissante fureur s'est ré- pandue en sophismes et en maximes paradoxales; ces moyens ayant eu fort peu de succès, ils ont eu recours à leurs armes ordinaires : au mensonge, à la calomnie, aux sarcasmes; ils n'ont rien omis, en un mot, pour jeter la dissension, les haines, les ter- reurs dans l'âme de tous les citoyens; le département les a secondés à merveille dans leur atroce projet. (Je sens qu'il est bien malheureux pour ces tigres altérés de sang de ne point avoir un Bailly à la tête de la municipalité.) Tous les coins de rues ont été couverts des plus virulentes diatribes contre tout ce que nous avons de respectable et de cher, contre les Condorcet, les Brissot, les Pétion, les Robespierre, les Manuel, les Collot-d'Hêrbois, etc.
0 Les pétitions les plus perfides, les placards les plus insidieux ont été offerts aux yeux du peuple : rien n'a pu l'égarer, rien n'a pu l'abuser; la vertu,
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l'innocence et la vérité ont prévalu dans son esprit. Tu ne pourras jamais te faire une juste idée de l'em- portement insensé auquel se livre cette poignée de forcenés. Ils veulent se saisir de l'autel de la patrie et des avenues du Champ de la Fédération, ils veu- lent poignarder Pétion, Robespierre (i) et quelques autres; les généreux soldats de Châteauvieux doivent aussi tomber sous leurs coups. Ces ridicules menaces avaient été écoutées jusqu'à présent avec le sourire du mépris et de la pitié, mais à mesure que le mo- ment approche, leur audace s'accroît de plus en plus, ils publient hautement que ce jour de joie sera changé en un jour de deuil et de troubles, et déjà le bruit se répand que le roi est parti pour Saint-Cloud. J'aimerais mieux que ce fût pour Coblentz.
a Quoi qu'il en soit, la fête aura lieu. D'ailleurs le peuple sera là, et malheur aux téméraires qui ose- ront troubler ses plaisirs; c'est un lion qui dort et que je ne leur conseille pas d'éveiller. Adieu, nous partons pour la fête ! »
En dépit des prédictions menaçantes de la contre- Révolution, la cérémonie fut magnifique et aucun fâcheux incident ne vint la troubler. Une foule im- mense couvrait les boulevards, et de la barrière du Trône au Champ-de-Mars, toutes les fenêtres étaient bondées de monde.
Le défilé du cortège fut interminable. En tête, et pour ouvrir la marche, s'avançaient les citoyens qui
(i) <( Celui-ci a déjà été menacé aux Champs-Elysées : il a répondu avec cette fermeté stoïque qui le caractérise : « J'attends sans épouvante les assassins de Guise et de « Médicis, et l'instant où je verrai leurs poignards élevés <( sur ma tête, sera celui où je les dénoncerai avec plus de « force que jamais à la justice populaire, puisque celle « des lois n'est pas employée. » Il désignait sous ces noms si fameux l'infâme La Fayette et la reine. »
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portaient les bannières. Puis venaient les tables de la loi placées sur un brancard, que des hommes robustes soutenaient sur leurs épaules.
a Ensuite les portraits des grands hommes, ornés de couronnes civiques. Des pierres de la Bastille, sur lesquelles étaient gravées Liberté, Egalité, étaient portées sur un brancard décoré aux trois couleurs; puis l'arche dans laquelle était le livre de notre sainte Constitution; puis un sarcophage lugubre, en- vironné de cyprès, couvert de crêpe, renfermant les cendres des malheureux gardes nationaux morts à Nancy. Une bannière élevée et revêtue des couleurs du deuil portait en gros caractères cette triste lé- gende : Les victimes de Bouille. Un corps de mu- sique considérable accompagnait cette décoration avec des sons analogues. Des troupes de gardes na- tionaux, mêlés aux citoyens, se tenant sous le bras, ayant parmi eux quelques femmes, marchaient dans l'ordre du cortège.
a Dans tous les endroits oii ils ont passé, c'était une effusion d'applaudissements. Les femmes, les enfants leur tendaient les bras; les hommes tour- naient leurs chapeaux, et les cris unanimes de Vive Châteauvieux! retentissaient jusqu'au ciel, accompa- gnés des cris de Vive la 'Nation! Vive la Liberté!
« Une galère et des rames portées sur un brancard élevé avec cette inscription : Le crime fait la honte et non -pas Véchafaud, étaient suivies peut-être par cent jeunes demoiselles, mises comme des nymphes et aussi belles, portant les fers des malheureux sol- dats. Ce cortège brillant était terminé par un sarco- phage d'une lugubre structure, avec des inscriptions en l'honneur des soldats si inhumamement sacrifiés par la cour martiale, et quarante jeunes filles por- taient, sur des petites bannières, le nom de chacun
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des soldats de Châteauvieux, qui ont échappé à la vengeance de la cour (i). »
Un char magnifique, traîné par vingt chevaux su- perbes et parés des couleurs constitutionnelles, avec des guides en bonnet rouge, terminait le cortège; ce char, haut de deux étages, était surmonté d'une sta- tue de la Liberté portant la corne d'abondance et tous les attributs de la gloire et du bonheur.
Le cortège était interminable et il mit plus d'une heure à défiler au milieu des applaudissements de l'assistance et des cris mille fois répétés : 0 Vive la Liberté! Vivre libre ou mourir! »
Pétion, maire de Paris, n'avait pris aucune mesure de précaution ; il avait voulu confier au peuple lui- même la police de ses plaisirs. Pas une patrouille, pas une garde nationale en armes !
Tout se passa néanmoins dans un ordre parfait, s'il faut en croire notre narrateur.
Edmond, bien entendu, suit la cérémonie 'd'un bout à l'autre, et il en fait une description enthousiaste :
« 15 avril 1792, du dimanche soir à 9 heures.
a Nous arrivons du Champ de la Fédération excé- dés de fatigue et de plaisirs; depuis trois heures en- tières, nous n'avons fait que danser des farandoles autour de l'autel de la patrie et crier : <r Vive la a liberté ! » Nous en sommes enroués. Tout s'est passé avec le plus grand ordre et la plus aimable gaieté. Le peuple faisait lui-même la police; pas une seule baïonnette n'a paru aujourd'hui dans cette enceinte consacrée à l'allégresse publique. Voilà qui répond à bien des calomnies... Dispense-moi de te détailler
(i) Journal d'une bourgeoise.
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tous les incidents de cette délicieuse journée... je suis encore plongé dans l'enthousiasme du plaisir, mon cœur est encore plein des douces sensations dont il s'y est abreuvé, et tu sais que le sentiment n'est pas un état de l'âme qui dispose à l'analyse.
« Je ne puis cependant m'empêcher de te parler du vertueux Pétion et de son digne ami Robespierre que la bienveillance publique a seule fait remarquer, con- fondus qu'ils étaient dans un cortège composé de tous les vrais patriotes, qui se sont distingués dans la carrière révolutionnaire. Ils se tenaient par la main et donnaient à tous les cœurs le doux exemple de l'union et du civisme. Arrivés sur l'autel, ils ont en- tonné des hymnes à la liberté, dont les airs mélo- dieux respiraient la gaieté la plus sentimentale; ils étaient acompagnés par deux cents musiciens envi- ron et par une troupe de jeunes filles. L'on n'a pas oublié ensuite quelques-unes des chansons patrio- tiques que je t'ai envoyées et principalement celle qui commence par ces mots :
Veillons au salut de l'Empire, etc.
« Cet air martial était répété en chorus par deux cent mille voix au moins et par tous les échos d'alen- tour. L'autel était éclairé par plusieurs candélabres et par une multitude de torches, ce qui formait l'effet le plus imposant. Les danses et les chants n'étaient interrompus que par les applaudissements les plus longs et les plus multipliés. Tu ne pourras t'imaginer combien cette fête a élevé le thermomètre de l'esprit public... nos aristocrates en crèvent de rage. Chénier a composé ces hymnes, Gossec la mu- sique et David tous les dessins dont étaient décorés les enseignes et le char de la Liberté, char dont j'ai oublié de te parler, mais dont je crois te donner une
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idée assez juste en t'assurant qu'il surpassait en hau- teur et en majesté celui qui servit à l'apothéose de Voltaire.
a Adieu, j'ai grand besoin de repos, je vais me mettre au lit, les rues retentissent de tous côtés des cris de Vive la nation ! et des airs chéris de la liberté. Le roi n'a point été à Saint-Cloud, mais les Tuileries ont été fermées pendant tout le jour. Bonsoir. »
Quelques jours après, la fête de Pâques avait lieu; notre étudiant en profitait pour se rendre au temple et y remplir les devoirs de sa religion. Il est curieux de voir comment le culte s'y célébrait pendant cette période de la Révolution :
« Paris, le 24 avril 1792, l'an IV® de la liberté. 0 Maman,
« J'allai le jour de Pâques à la nouvelle église des protestants, rue Saint-Thomas-du-Louvre ; elle ap- partenait, comme tu sais, auparavant, aux catho- liques. Depuis la réformation des églises, une société protestante l'a achetée et n'y a laissé subsister que l'orgue et un très beau mausolée qu'il eût été dom- mage de détruire. La place de l'autel est cachée par une tribune qui contient beaucoup de monde. Dans plusieurs réduits, qui servaient de chapelle, l'on a gravé les Droits de L^ homme, à l'opposite les comman- dements de Dieu, ensuite dans d'autres endroits ces grands principes que j'ai retenus :
Le devoir du citoyen est d'adorer Dieu, aimer la patrie, obéir à la loi.
Plus bas
Paix avec surveillance, Egalité sans indécence, Liberté sans licence, Voilà la véritable science.
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c J'entendis prêcher M. Marron, qui me ht un plaisir infi.ni; il parle avec feu, débite de même et il a beaucoup d'éloquence; en un mot il possède toutes les qualités qui constituent un bon orateur, et moi qui me suis toujours ennuyé à la mort aux sermons de M. Blanchon, qui sont les seuls que j'aie entendus, j'ai pris un grand intérêt à celui de M. Marron et le temps m'a paru très court ; il fit verser des larmes à beaucoup de personnes. »
Il est intéressant de rapprocher de cette descrip- tion une visite dans une église catholique où un prêtre constitutionnel occupe la chaire.
a 19 mai 1792.
0 J'ai été au sermon à Saint-Eustache, écrit une contemporaine. Jamais, non jamais, la chaire de vé- rité n'a été si dignement remplie. L'orateur a fait un discours, étincelant de traits d'éloquence, sur les moyens de prévenir la guerre civile et de rendre avantageuse la guerre étrangère. L'évangile et la Constitution à la main, il a prêché la liberté, l'éga- lité, la fraternité avec les foudres du génie. Les tableaux qu'il a faits de la perversité des tyrans et des cours, de l'avilissement et du malheur des peuples, étaient d'une vérité si frappante, que je n'ai rien lu de si beau et de si fort depuis la Révolution. Le contraste, qu'il a amené avec art, d'un roi citoyen qui, religieux à la foi du serment, marcherait d'un pas ferme dans la carrière de la vertu, en s'élevant avec la nation au sommet de la gloire, était d'une ironie touchante et magnifique. Enfin, mon ami, les Fléchier et les Bourdaloue dans leurs triomphes n'ont rien de si beau. Dans le moment où il invoquait le tonnerre de la justice divine sur les têtes criminelles
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par l'apostrophe la plus sublime, un véritable coup de tonnerre a fait retentir les voûtes de l'église. La superstition romaine en aurait bien auguré que Ju- piter était favorable. Pour nous, nous avons admiré en silence ce rapport singulier que le hasard a placé si à propos; et, dans le secret des cœurs, nous avons tous imploré la Divinité pour qu'elle manifestât sa justice et sa puissance avec ce terrible éclat. L'audi- toire était si transporté et si ravi d'entendre ce digne ministre de l'Etre suprême, que les applaudissements ont été répétés et retentissaient de tous côtés. »
Dumouriez avait résolu de surprendre l'Europe en portant les premiers coups. Il conçut le plan de con- quérir la Belgique qui se trouvait toujours sous la domination autrichienne, et l'exécution de ce projet fut fixée du 20 avril au 2 mai.
Sur ses ordres, trois colonnes de l'armée de Ro- chambeau se dirigèrent sur Fumes, Tournay et Mons pendant que La Fayette se portait de Stenay sur Namur.
La colonne qui marchait sur Tournay se trouvait sous les ordres de Théobald Dillon. Elle sort de Lille, forte de deux mille hommes d'infanterie et de mille chevaux, et marche à l'ennemi. Mais à la vue des premières troupes autrichiennes, la cavalerie se replie, l'infanterie se débande et tous rentrent à Lille en désordre, abandonnant armes et bagages et en criant à la trahison. Pour qu'en n'en pût douter, les misérables assassinent Dillon et un autre officier.
Biron commandait la colonne qui devait s'emparer de Mons; elle était forte de dix mille hommes. On part de Valenciennes et on occupe Quiévrain; mais en arrivant à Jemmapes, on rencontre six mille im- p>ériaux. Avant même qu'on ait tiré un coup de fusil, deux régiments de dragons prennent la fuite en
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criant : « Nous sommes trahis! » Le reste de l'armée se débande malgré tous les efforts des officiers.
En apprenant ces désastreuses nouvelles, La Fayette s'arrête.
(( Paris, 2 mai 1792.
« Après avoir été flattés, écrit Terrier, pendant tous ces jours par des nouvelles toutes favorables, qui nous annonçaient que nos armées, à peine ébran- lées, comptaient déjà des conquêtes, nous avons été bien tristement affectés lorsqu'une lettre officielle est venue substituer à ces belles chimères une vérité bien affligeante.
Un détachement de la garnison de Lille, sous la conduite de M. Dillon, est sorti le 28 au soir, pour se porter sur Tournay; il a rencontré l'ennemi à trois lieues de son départ; le combat s'est engagé et nos troupes battues se sont retirées dans le plus grand désordre. On évalue la perte à trois cents hommes ; elle eût été plus considérable sans doute, si un bataillon de gardes nationaux n'eût favorisé leur retraite. M. Dillon a été massacré dans une grange par ses soldats qui le soupçonnaient de trahison. MM. Chaumont, aide de camp, Butois, offi- cier du génie, ont eu le même sort. L'insurrection s'est propagée dans Lille; un curé non assermenté, six prisonniers autrichiens en ont été les victimes. Ces actions sont barbares sans doute et d'un exemple funeste, cependant suspendons notre jugement jus- qu'à ce que nous ayons des détails plus circons- tanciés.
« M. de Biron, qui marchait sur Mons, a trouvé les Autrichiens sur les hauteurs qui couvrent cette ville, et a été forcé de se replier sur Valenciennes. Ainsi
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donc partout nous avons été prévenus, partout l'en- nemi nous attendait. Au reste, ces petits d<ésavan- tages ne sont pas faits pour nous alarmer, et bien moins pour nous abattre. Les revers développent le courage, et notre bouillante jeunesse trépigne déjà d'impatience d'aller venger l'honneur de la nation française, et la cause de la liberté. » Edmond écrit de son côté :
« Du 15 mai 1792, Tan IV^ de la liberté.
a Je suis un de ceux qui pensent que nous avons été trahis dans l'affaire de Mons et que les chefs qui commandaient l'attaque n'ont été que les ins- truments passifs d'une manœuvre infernale enfantée par le comité autrichien. Le malheureux Dillon, dont le bouillant patriotisme déplaisait à la cour, a été la victime de quelques scélérats appostés dans Lille et dans l'armée pour exciter un peuple déjà furieux de sa défaite et pour exécuter impunément au nom de la multitude leur exécrable forfait. Ces forcenés cherchèrent pendant longtemps le général Rocham- beau pour lui faire subir le même sort.
« Il n'est plus douteux que le projet est déjà formé, ou de faire périr nos généraux sous le fer des assassins, ou de les épouvanter et de leur faire aban- donner l'armée. Si l'on laisse à la cour le soin de diriger la guerre, nos ennemis seront toujours ins- truits d'avance de nos plans de campagne et nous battront sans cesse : d'ailleurs il est absurde que le roi et son conseil puissent, du fond du Louvre, juger de la nécessité d'une attaque, ou d'une retraite, ou d'un siège, etc. C'est aux généraux seuls qu'il ap- partient de conduire leur armée.
« J'espère beaucoup en Lùckner, il montre du dé-
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vouement et de l'activité. Quoique je n'aime point La Fayette et que son patriotisme me soit plus que suspect, j'ai cependant assez de confiance en lui ; il est jeune, il aime la gloire, il a de grandes fautes à réparer : voilà qui peut rassurer les patriotes qui ont su l'apprécier à sa juste valeur.
a II faut avouer que les légers revers que nous venons d'éprouver ont frappé de tristesse les Pari- siens, qui ne s'attendaient qu'à des victoires. Je n'ai point partagé la terreur presque générale, mais le massacre des officiers m'a affligé, surtout lorsque j'ai su qu'ils étaient entièrement dévoués à la Révolution. Le bruit de la mort des chasseurs tyroliens faits pri- sonniers ne se confirme pas; j'en suis bien aise (le régiment des dragons de la reine mériterait d'être décimé). Au reste, il paraît qu'il y a eu beaucoup d'exagération dans les détails de cette triste journée. Il fallait voir l'aristocratie, ou, ce qui revient au même, le feuillantisme, laissant éclater sa joie scé- lérate à travers une tristesse affectée, il fallait l'en- tendre exagérer nos pertes, notre fuite, notre honte, controuver une foule de nouvelles également faites pour accroître les inquiétudes et le découragement. Le Lycée est devenu une sentine d'aristocratie, le patriotisme n'ose plus y élever la voix. L'on y disait l'autre jour qu'on recevrait au bout de quelques mois la loi des Autrichiens. Quelle lâcheté! Quelle impu- dence! Mais ce triomphe ne sera qu'éphémère, et nous repousserons bientôt sur les traîtres l'épouvante dont ils ont voulu nous environner. Les soldats mon- trent une ardeur incroyable et l'amour de la disci- pline qui commence à se rétablir dans nos troupes, nous est le garant d'une victoire certaine. Les intri- gants de la capitale ne cessent de déclamer contre les Jacobins ; le projet est formé depuis longtemps de
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détruire les sociétés patriotiques et les circonstances actuelles leur paraissent propices pour un tel des- sein. Cependant, malgré les funestes divisions qui agitent la société mère, ils échoueront encore comme tant d'autres fois, et la honte sera toujours leur partage. »
Les défaites de Tournay et de Mons produisent en France un effet d'autant plus désastreux, qu'on n'imaginait pas que la France régénérée pût être battue. On n'entend de tous côtés que les mots de trahison! L'irritation et la défiance populaires sont encore augmentées par la' joie bruyante des aristo- crates qui se croient à la veille du triomphe.
Tous ces bruits de trahison n'étaient pas unique- ment le résultat naturel de l'affolement des esprits, ils avaient un fonds de réalité malheureusement trop certain. Ces soupçons, qui ne reposaient que sur des bruits vagues et mal assurés, n'étaient que trop justifiés, et l'on peut dire que cet instinct qui poussait le peuple à se croire trahi, n'était en somme que clairvoyance et perspicacité. Tous nos projets, tous nos desseins, tous nos plans de guerre sont scrupuleusement envoyés aux ennemis ; car ces mêmes hommes, qui, aux yeux de la nation, sont des ennemis, aux yeux de la cour sont des libéra- teurs. C'est toujours le même malentendu qui se per- pétue.
« Marie-Antoinette n'envisage depuis longtemps dans les ministres, dans l'Assemblée, dans la nation révolutionnaire, que des criminels, contre lesquels tous les moyens sont légitimes. Elle ne se fait point scrupule d'épier ses adversaires et de découvrir leurs desseins aux ennemis de la France : la France, à ses yeux, c'est le roi, ce sont ses enfants; il s'agit de les sauver et de les réhabiliter. Louis n'a point de
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secrets pour elle; elle n'en a point pour leurs alliés. Tout ce qu'elle peut pénétrer des plans de guerre, l'attaque sur les Pays-Bas, elle le communique à Montmorin, à Fersen, à Mercy (i). » La trahison est flagrante, indéniable.
(i) SOREL, VEuro-pe et la Révolution française, 2" partie, P- 424.
CI^APITRE XVI
MAI, JUIN, JUILLET I792
Sommaire : Robespierre perd sa popularité. — M. et Mme Géraud partent pour Paris. — Décret sur les prêtres réfractaires. — Les dons patriotiques. — La garde royale est licenciée. — Triste situation de la famille royale. — Le roi oppose son veto aux décrets sur les prêtres réfrac- taires et sur le camp de vingt mille fédérés. — La journée du 20 juin. — Impopularité de La Fayette. — La patrie en danger.
A mesure que les événements se précipitaient, l'opi- nion publique se modifiait. Bien des hommes qu'elle s'eîait plu longtemps à considérer comme des dieux perdaient leur auréole de gloire et elle les abaissait d'autant plus qu'elle les avait élevés davantage. C'est surtout contre Robespierre que l'opinion pre- nait parti avec le plus de violence. Edmond se fait l'écho de ces impressions nouvelles lorsqu'il écrit :
a Robespierre se perd de plus en plus; le nombre de ses partisans diminue tous les jours. J'ai assisté à plusieurs séances des Jacobins; c'est un scandale révoltant ; la voix des hommes sages et éclairés y est étouffée, le vrai patriotisme y est calomnié, les prin- cipes méconnus, une bruyante minorité composée d'hommes sans talents, sans mœurs, y fait la loi à une majorité trop indolente qui s'obstine à vouloir parler le langage de la raison à des factieux qui ne parlent que celui de la passion. Je ne sais ce que tout
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cela deviendra, mais j'en suis teriblement inquiet. » Quelques jours après, il développe les raisons qui ont amené l'opinion à se déchaîner contre son an- cienne idole :
« Du 3 mai 1792, l'an IV® de la liberté.
a Je veux encore te parler de ce malheureux Robes- pierre dont la conduite ouvre enfin les yeux à tous les vrais patriotes. Oh! qu'il m'en a coûté et qu'il m'en coûte encore pour le mésestimer ! Robespierre n'est plus cet homme vertueux, modèle chéri de tous les amis de la liberté... L'orgueil effréné qui le do- mme, un amour-propre insatiable, un besoin indomp- table de faire parler de lui, peut-être même celui de commander... voilà ce qui le perd, voilà ce qui ternit la grande réputation qu'il s'était justement acquise, mais dont il se rend indigne de jour en jour, quoique à force de flatter le peuple il l'ait aveuglé singu- lièrement et se soit fait un parti puissant. S'il per- siste dans sa faute, il tombera tôt ou tard sous le glaive terrible de l'opinion publique.
a En effet, Robespierre est coupable. Si tu sentais combien cet aveu me déchire, combien cette idée m'assombrit et m'afflige! Je l'avoue, je lui avais pro- digué mon estime, mon admiration, je dirai même mon amour. Dans ce siècle d'intrigue et de corrup- tion, j'aimais à retrouver en lui ces traits de vertu, de générosité, de dévouement qui sont si chers à mon cœur. Je fixais avec complaisance mes regards attendris sur lui et sur Pétion : voilà, me disais-je, les deux premiers hommes dont s'enorguillira la France libre et régénérée ; tous deux ont été incorrup- tibles, inébranlables dans les vrais principes, dignes en un mot de la reconnaissance des véritables amis de la
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liberté et des lauriers précieux que décerne la postérité.
« Autant la bienveillance des Parisiens va crois- sant de jour en jour pour le Caton de notre siècle (i), autant leur mépris pour Robespierre s'augmente de plus en plus. Cet insensé vendu à ses passions, égaré surtout par un orgueil insatiable de louanges, con- tinue à vomir feu et flammes contre tous nos bons députés. L'on souffre de voir un homme à qui l'on croyait autrefois des vertus et des intentions pures, se livrer à de basses calomnies, à d'indignes men- songes pour perdre des citoyens généreux qui ne cessent, un seul instant, de bien mériter de la patrie, et qui ne répondent à ces méprisables délations qu'en dévoilant les perfides manœuvres dîi trop réel comité autrichien, qu'en livrant à la hache du bourreau les têtes coupables de deux ministres, traîtres à leurs ser- ments, aux lois et à la nation, qu'en délivrant l'Etat de ces prêtres séditieux, engeance exécrable, qui dé- sole nos contrées et menace notre liberté. Tels sont les titres des Brissot, des Guadet, des Vergniaud à l'estime et à l'amour de leurs concitoyens; tandis que leur infatigable détracteur, ayant déserté le poste où l'avaient placé la confiance et la reconnaissance publiques, s'abandonne, en furieux, à de pernicieuses dénonciations, attentatoires à l'union et à la tran- quillité qui doivent régner au milieu de nous. Tels sont les titres de Robespierre à la haine de ses con- citoyens. »
M. Géraud répond à son fils :
« J'ai, comme toi, cessé d'admirer Robespierre. Pé- tion seul réunit mes vœux. S'il arrivait qu'il cessât d'être Pétion, c'est-à-dire la vertu, je ne croirais plus à l'incorruptibilité de personne. »
(i) Pétion.
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Malgré les préoccupations bien légitimes qu'inspi- rait la situation, M. et Aime Géraud projetèrent, dans les premiers jours de mai, d'aller passer quelque temps a Paris avec leurs enfants, et ils les chargèrent qu'ils occupaient eux-mêmes. Edmond, ravi de cette de leur chercher un appartement voisin de celui perspective, s'empresse de prévenir ses parents qu'il a trouvé ce qu'ils désirent, et il les engage à ne pas se laisser détourner de leurs projets par les bruits plus ou moins menaçants que l'on répand sur la tranquillité de la capitale :
« Paris, mai 1792.
« Nous vous destinons un logement à trois portes de chez nous, rue de La Harpe, à l'hôtel du Berri ou au Bœuf couronné. Je me rappellerai longtemps que lors de la fuite du roi, le peuple, qui faisait effacer son portrait ou son nom sur toutes les en- seignes, comprit dans cette étrange proscription celle de l'hôtel du Berri.
a Oii donc Mlle D... a-t-elle vu qu'il y avait du danger à voyager aujourd'hui? Elle a rêvé cela près de son feu. Je te prie de n'en rien croire. Paris est plus tranquille que jamais; d'ailleurs quand il y aurait quelque trouble, je puis t'assurer qu'il n'y a nul péril à redouter. Les piques du faubourg de la Liberté et les baïonnettes de la garde nationale tiennent bien des gens en respect. »
Pendant que M. et Mme Géraud font leurs pré- paratifs de départ, Edmond continue à les tenir au courant des événements qui se passent à Paris.
En dépit des affirmations optimistes du jeune homme, dans la capitale comme en province, la si- tuation devenait de plus en plus troublée; l'inquié-
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tude régnait partout, ce n'étaient que soupçons, ar- restations, délations.
La question religieuse en particulier agitait vive- ment les esprits. Les prêtres insermentés parcouraient les départements et provoquaient des agitations con- tinuelles.
M. Géraud écrit à ses fils :
tt Nos prêtres réfractaires, dont le nombre se gros- sit à un point effrayant par ceux des départements voisms, travaillent et égarent les femmes. Le peuple indigné se serait déjà porté contre eux aux der- nières violences sans l'extrême prudence des autorités constituées ; mais la fermentation est telle qu'à chaque instant nous craignons de voir notre tran- quillité compromise. »
Le veto opposé par le roi au décret contre les prêtres avait empêché de mettre à exécution les me- sures de rigueur projetées; mais la situation deve- nait telle, dans certaines provinces, que l'on y récla- mait de nouveau, impérieusement, une intervention énergique de l'Etat.
a On attend impatiemment le décret sur les prêtres, écrit M. Géraud le 22 avril. Le peuple ici est furieux contre les réfractaires. Trois de ces boute- feux furent arrêtés ces jours-ci et mis en état d'arrestation pour les soustraire à la lanterne. »
François de Neufchâteau fut chargé de rédiger un rapport sur la situation et sur les mesures qu'il con- viendrait de prendre pour apporter un remède à ces agitations religieuses qui désolaient les provinces. Notre étudiant écrit à sa famille :
(( i»"" mai 1792.
a J'assistai, l'autre jour, à une séance de l'As- semblée nationale, où j'entendis la lecture d'un long
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rapport de M. François de Neuf château sur les causes des troubles qui agitent le royaume. L'on en décréta l'impression et l'envoi aux quatre-vingt-trois dépar- tements. Ce rapport réunit tout ce qu'on peut dési- rer : logique, éloquence, lumières, tout en un mot, excepté un point bien essentiel dans les circonstances actuelles, la sévérité.
« Le législateur doit être impassible commue la loi. Rousseau l'a dit : « Il faudrait des dieux pour « donner des lois aux hommes. » Et certes, M. Fran- çois de Neufchâteau est bien éloigné de ce point de perfection ,: philosophe sentimental, il a écouté la voix de son cœur plutôt que celle de la raison; il n'a pas senti combien cette sensibilité, toujours dé- placée alors qu'elle compromet la chose publique, le rendrait criminel dans un moment oi^i le peuple souffre et demande à grands cris un remède à ses maux; il a craint, pour ainsi dire, de punir les cou- pables agitateurs qui désolent la France, et n'a pas craint de laisser une nation entière exposée à des troubles funestes, avant-coureurs d'une guerre civile peut-être.
« Si l'on en juge d'après ce rapport, les mesures qu'on soumettra à la discussion de l'Assemblée se- ront vaines et dilatoires ; on devrait craindre cepen- dant de lasser la longue patience du peuple. Si ses représentants tolèrent, il pourrait bien, lui, ne pas toujours tolérer. La déportation des prêtres en pays étranger, me paraît être la seule mesure conforme d'abord à la justice et ensuite à la saine politique d'une nation libre. Qu'on temporise tant qu'on vou- dra, l'on sera enfin forcé d'en venir là. Mais pour- quoi ne pas prévenir les maux inévitables qui précé- deront cet heureux moment? Pourquoi laisser le vais- seau de l'Etat exposé à ces continuelles secousses? ,»
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Le trouble dans Paris devient extrême et ces dis- cussions brûlantes contribuent encore à l'auguenter. Tout est prétexte à suspicion. Le peuple se méfie de la cour, de l'Assemblée, de la garde nationale. Sur le conseil des Jacobins, il se forme en troupes armées de piques. Edmond mande à son père :
(( 28 mai 1792.
« La garde du roi n'est déjà plus qu'un corps de satellites entièrement dévoués aux volontés de leurs chefs, c'est-à-dire ,à la cause de l'aristocratie ; une foule d'anecdotes confirmées par quelques sol- dats patriotes, qui en ont été chassés, ne prouvent que trop combien l'air de pette cour est corrupteur et combien l'ombre du trône est faite pour étouffer dans les âmes communes et pusillanimes tout senti- ment honnête et généreux. Les Parisiens prévoient, enfin, que les journées du 3 et du 6 octobre pour- raient bien se renouveler. Les piques du faubourg de Gloire ne resteraient pas alors dans l'inaction. Plusieurs faits semblent présager quelques grands efforts de nos ennemis intérieurs. Paris est le centre de ralliement; les rues sont pleines de personnages inconnus, mais particulièrement de prêtres réfrac- taires échappés de leurs départements. L'on pense que la municipalité ne tardera pas à prendre quelque grande mesure de police : au reste la surveillance est extrême. Il paraît certain qu'on a résolu de travailler la garde nationale et les troupes du centre; il s'est glissé parmi elles une foule de mauvais sujets qui lèveront le masque dès que le grand jour sera arrivé. Hier l'un d'eux, plus imprudent que les autres, s'avisa de crier dans les Tuileries au milieu d'un groupe : Vive le roi! Vive la reine! A bas V As s cm-
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blée nationale! On a eu toute la peine imaginable à l'arracher à la lanterne. Il a été conduit dans la maison de police correctionnelle.
« Que cette légère effervescence des esprits ne retarde pas votre départ : encore une fois il n'y a d'exposés à Paris que ceux qui veulent bien l'être. »
Au milieu de cette agitation, les dons patriotiques continuaient à affluer à l'Assemblée :
a Cette sainte fureur, qui marque bien l'esprit pu- blic, écrit une contemporaine, est tellement soutenue, qu'il pleut de l'or, je n'exagère pas. Hier, un Bor- delais a posé sur l'autel de la patrie cinquante-six mille livres en espèces sonnantes ; et tous les jours le bureau en est couvert (i). »
Edmond et John voulurent naturellement appor- ter, eux aussi, leur modeste obole, et ils déposèrent sur le bureau une somme de cent livres, qui leur avait coûté cent soixante-six livres en papier. Ils furent admis aux honneurs de la séance et purent assister à la discussion de la loi sur les prêtres réfractaires ; cette fois on cédait à la pression publique et on pro- posait un décret qui frappait de déportation hors du royaume les prêtres insermentés ; on leur accordait un délai d'un mois pour se mettre en règle avec les lois :
« 2g mai 1792.
a A la faveur de notre offrande patriotique, nous avons assisté à la séance où fut porté le décret d'ex- portation contre les prêtres réfractaires et perturba- teurs. C'est en grande partie à l'éloquent Guadet que nous en devons la sage rédaction. Les Feuillants, au
(i) Journal d\ine bourgeoise.
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nom de la Constitution, proposaient, selon leur louable coutume, des moyens propres à retarder, à entraver l'effet de cette salutaire mesure, qui n'a, je crois, d'autre défaut que d'être venue un peu tard. ]Mais on a répondu à tous leurs vains sophismes et à leur pathos constitutionnel, par un passage du Contrat social, et la victoire est demeurée aux pa- triotes.
« L'on nous avait placés dans le côté droit, au milieu des Ramond, des Genty, des Goujon, des Dumolard, et nous fûmes pleinement à portée de voir combien ces misérables sont infirmes d'esprit et com- bien leur méchanceté est profonde et réfléchie. « Quand le cœur est perverti, a dit Bergasse, rare- a ment la raison est droite et saine, car l'esprit n'est a que l'esclave et l'interprète du cœur. » Pour se pénétrer de la vérité de cet adage, il n'y a qu'à en- tendre ces messieurs.»
L'inquiétude grandissant dans les esprits, les bruits de complots, de conspiration prenant plus de consis- tance, l'Assemblée se déclare en permanence.
Il n'est question que de nouvelles menaçantes : la municipalité de Neuilly envoie à l'Assemblée des cocardes blanches arrachées aux Suisses par des paysans; les gardes du roi, dans des orgies, portent la santé de Condé, de Bouille; on assure qu'ils comptent dans leurs rangs des réfractaires, des offi- ciers de Coblentz; le comité autrichien s'agite; Paris est plein de coblenzistes :
« 30 mai 1792.
a Les circonstances prennent, depuis hier, un ca- ractère très imposant, écrit Edmond. Une foule de faits, plus graves les uns que les autres, ont déter-
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miné l'Assemblée à se déclarer permanente pendant l'espace de huit jours, c'est-à-dire qu'il n'y aura point d'interruption entre ses séances, vu que la chose publique est en danger. Le public demande ardem- ment, et la motion en a même été faite à l'Assem- blée, que la garde du roi soit licenciée. Les incul- pations se multiplient contre elle; la question a été ajournée; le ministre de la guerre est venu pro- poser les plus vastes mesures ; elles ont été adoptées sans discussion. De grands événements se pré- parent.
a M. Pétion s'est rendu, avant-hier, chez le roi. A son arrivée, Louis XVI a fait sortir tout le monde de sa chambre, et même M. Roland de la Plâtrière, ministre de l'intérieur. Ils sont demeurés environ deux heures ensemble, et tout ce que l'on peut dire de cette conférence secrète, c'est qu'elle a été très échauffée, et que le roi parlait très haut et d'une manière véhémente. Notre digne maire, qui ne sait pas flatter, et à qui l'on connaît une grande fran- chise, lui aura dit quelques-unes de ces bonnes vé- rités, telles qu'il aurait besoin d'en entendre souvent, et le gros Capet se sera fâché tout rouge. Ces petites scènes n'altèrent point la modération de Pétion; mais quoique sa douceur et sa tranquillité l'aient fait re- garder par quelques aristocrates comme un bonhomme, ce bonhomme pourra bientôt leur développer son caractère et leur donner du fi.1 à retordre. Au reste, une anecdote sûre, c'est que ces jours passés le roi a été trouvé se promenant seul, à minuit, dans les allées des Tuileries, éloignées du château et près du Pont-Tournant. Il avait l'air fort agité; on lui a demandé ce qu'il faisait là à l'heure qu'il était; il s'est troublé, enfin il a répondu qu'il prenait le frais. Note que les nuits dcrniè-es ont été très fr'^ides
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et pluvieuses. Ce fait et plusieurs autres rapproche- ments donnent beaucoup à penser. Le bruit se ré- pand que, dans la séance du 28 au 2g, l'Assemblée a suspendu, pour un temps limité, l'effet du veto royal. Le faubourg de Gloire entoure l'enceinte de l'Assemblée de ses piques redoutables. Tout Paris est sous les armes. »
Le faubourg Saint-Marceau se présente à l'Assem- blée et est admis à défiler :
« Six mille âmes, soldats, hommes, femmes, en- fants, passèrent dans un ordre nouveau et tout à fait piquant. Les groupes de citoyens étaient coupés à diverses distances par trois ou quatre rangées de soldats, et tout cela marchait au bruit d'un tambour qui battait une marche gaie et douce. Toutes les femmes avaient le bras droit levé ; les hommes étaient armés de piques, de fourches, de tridents, de vo- lants, mêlés aux baïonnettes des soldats. Les enfants avaient des sabres nus, et la salle retentissait des cris de : Vive libre ou mourir ; la Constitution ou la mort; vive V Assemblée nationale; périssent les tyrans; le peuple français est libre; il n'y a plus qu'un maître^ la loi; vive la loi, vive la nation! et cela durant une demi-heure. Le faubourg Saint-An- toine, en plus grand nombre, a répété le soir ce que j'avais vu et ce que je viens de vous raconter du faubourg Saint-Marceau (i). »
L'Assemblée cède à la pression populaire : elle décrète le licenciement de la garde du roi, elle or- donne que les postes des Tuileries seront remis à la garde nationale, et elle déclare que ce décret se pas- sera de sanction.
Le duc de Cossé-Brissac, commandant de la garde
^i") Journal d'une bourgeoise.
350 JOURNAL D'UN ÉTUDIANT
du roi, est arrêté et conduit à Orléans pour y être jugé par la haute Cour.
Ces mesures apaisent l'effervescence populaire, le calme renaît, la satisfaction est générale, car tout le monde est convaincu que l'on vient d'échapper à de grands périls :
« Les dangers où nous avons été, écrit Mme X..., l'insolence des aristocrates qui annonçaient la contre- Révolution et une pluie de sang, comme on annonce un orage bienfaisant, tout cela a dû irriter l'Etre suprême, et je regarde tout ce qui vient d'arriver comme autant de miracles de sa puissance et de sa bonté envers le peuple. »
La journée s'est passée dans un calme étonnant :
« Le peuple était debout. Son respect pour la loi a fait des prodiges. Je me suis trouvée aux Tuileries, au milieu de cinquante mille âmes, et la majes- tueuse agitation où nous étions tous n'a pas causé le moindre désordre. On entendait partout : « Res- te pect à la loi, obéissance à la loi ! (i). »
La situation de la famille royale devenait épou- vantable. Sous ses fenêtres, elle entendait hurler d'atroces invectives :
« Vous me voyez désolée, dit un jour la reine à Dumouriez; je n'ose pas me mettre à la fenêtre du côté du jardin. Hier au soir, pour prendre l'air, je me suis montrée à la fenêtre de la cour : un canonnier de garde m'a apostrophée d'une injure grossière, en ajoutant : « Que j'aurais de plaisir à voir ta tête au « bout de ma baïonnette! » Dans cet affreux jardin, d'un côté, on voit un homme monté sur une chaise lisant à haute voix, des horreurs contre nous ; d'un autre, c'est un militaire ou un abbé qu'on traîne dans
(i) Journal cûune bourgeoise.
PENDANT LA RÉVOLUTION 251
un bassin, en l'accablant d'injures et de coups; pendant ce temps, d'autres jouent au ballon ou se promènent tranquillement. Quel séjour ! Quel peuple (i) ! B
Le roi, profondément affecté de la situation et du cours que prenaient les événements, en avait souvent l'esprit troublé :
« Dernièrement, il ne reconnaissait point son âls et, comme il s'avançait, demanda quel était cet en- fant-là. A la promenade, il vit d'une éminence le clocher de Saint-Denis : « Voilà, dit-il à quelqu'un, « où je serai pour le jour de ma fête. » Après un emportement momentané, au sujet des affaires pu- bliques, il parut se calmer et s'écria : « Je m'en f..., a je serai mort avant deux mois. » Il a pleuré et pleure encore le départ de M. de Brissac, et lui a dit en le quittant : « Vous allez en prison, j'en « serai bien plus affligé encore si vous m'y laissiez a moi-même. » Cette situation du roi est poignante pour toute âme sensible, de quelque parti qu'on soit (2). »
Sans avoir consulté ses collègues, Servan pro- pose, à l'occasion de la prochaine Fédération du 14 juillet, de former un camp de vingt mille fédérés, qui serait destiné à protéger l'Assemblée et la capi- tale ; de cette façon, on déjouerait des complots sans cesse renaissants. Ce projet est accueilli avec enthou- siasme.
Sur ces entrefaites, Louis XVI renvoie ses mi- nistres girondins et il les remplace par des Feuil- lants; il en résulte une grande fermentation : a Tout cela annonce encore un orage. Ce roi se comporte
(i) Mémoires de Dwnouries, liv. III, chap. vi. (2) Correspondance secrète, par M. DE LescuRE.
252 JOURNAL D'UN ÉTUDIANT
avec tant de duplicité et de mauvaise foi qu'il fait horreur aux âmes honnêtes. Il joue son trône, et vingt-cinq millions d'hommes, comme il ferait une partie de chasse (i). »
En attendant, une grande animation règne dan' Paris. On plante un arbre de la liberté devant h porte de chaque corps de garde, on va même en planter un aux Tuileries. L'Assemblée est dans le plus extrême embarras; ce qui lui manque, c'est un homme :
« Un Mirabeau remuerait le sourcil, comme Ju- piter, et tout irait; mais il est dans la tombe, et nous n'avons que des paillasses de Mirabeau (2). »
La Fayette, qui est à l'armée, prend parti pour les nouveaux ministres; il écrit à l'Assemblée pour de- mander la suppression de tous les clubs.
Le roi oppose son veto aux décrets sur la déporta- tion des prêtres et sur le camp de vingt mille fédérés à Paris.
Le peuple décide de se rendre en armes à l'Assem- blée et de là au palais des Tuileries pour porter des pétitions. Le département prend aussitôt un arrêté contre les rassemblements armés et charge Pétion de l'exécuter.
Enfin la journée du 20 juin arrive (3) :
« Mercredi au soir, 20, anniversaire du Serment du jeu de paume.
a Quel beau jour! Quel triomphe! Quelle protec- tion signalée du ciel sur le bon peuple! J'étais partie
(i) Journal dhme bourgeoise.
(2) Ibid.
(3) M. et Mme Géraud se trouvant à Paris, la correspon- dance de leur fils nous fait défaut pendant cette période de
PENDANT LA RÉVOLUTION 253
à près d'onze heures. En traversant la place du Car- rousel, j'ai vu un triple rang de cavalerie flanquée sur les murs et aux portes du château, dans toute la longueur de cette vaste enceinte. Un peuple immense de curieux remplissait le reste, et il y avait foule de là jusqu'à l'Assemblée nationale.
« Jamais l'Assemblée n'avait été plus brillante et plus majestueuse, pas un vide. La discussion s'en- gage violente et passionnée pour savoir s'il faut recevoir la multitude armée qui se presse aux portes de la salle. Guadet rappelle qu'un empereur romain, qui voulait prendre le peuple en infraction à la loi, la faisait écrire d'une manière si inintelligible que le pauvre peuple se trouvait toujours coupable. Enfin l'Assemblée décide d'admettre les pétitionnaires à sa barre.
a L'impression, la mention honorable, les hon- neurs de la séance pour les pétitionnaires, le passage dans l'Assemblée pour tous les citoyens, ont été décrétés par acclamation. Tout le peuple était de- bout. Le vrai souverain a su déployer une vraie ma- jesté; il a été à passer deux heures, montre en main, dans un ordre, dans une tranquillité magnifique. On y voyait des citoyens armés de piques, des gardes na- tionaux, des chasseurs, des grenadiers, des troupes de ligne, des dames, des femmes du peuple, tous mé- langés dans le véritable esprit de l'égalité et de l'union fraternelle. On portait les tables sacrées des droits de l'homme et mille emblèmes de la Constitu- tion et de la liberté. La musique militaire jouait l'air Ça ira. Les deux faubourgs Saint-Antoine et Saint- Marceau étaient réunis, et cela était gravé sur un ta-
l'année 1792. Pour éviter une lacune trop considérable dans le récit des événements, nous avons recours au Journal d^une bourgeoise.
254 JOURNAL D'UN ÉTUDIANT
bleau allégorique, avec cette devise : Viinion fait la force. Ils étaient quarante mille. »
Mme X... n'a pas vu la journée du 20 juin aux Tuileries, mais elle la raconte d'après des témoins oculaires. A l'en croire, le peuple a déployé partout la plus grande modération et une sagesse admirable :
« Ils avaient fait ouvrir à la garde nationale la porte du château, autant par la force de leur raison- nement que par la puissance de leur nombre, et l'on entendait partout : le peuple ne fera rien qui soit indigne de lui, il ne veut que justice et loyauté. Les aristocrates, qui avaient fondé sur cet événement l'ou- verture de la guerre civile, répandaient mille faux bruits dans Paris. On disait que le château était au pillage et mille autres calomnies. Les faux frères dans la garde nationale, les fayettistes étaient aux abois. Deux fois ils ont fermé les portes du jardin, deux fois on leur a fait ouvrir.
« Le peuple a pressé le roi de suivre la Constitu- tion et de remplir ses promesses. Jamais Paris ne fut plus joyeux et plus calme que dans cette singulière agitation d'un grand peuple. J'ai tout vu et tout en- tendu. Je suis allée à l'Assemblée nationale, sur les places publiques, dans les rues; et je t'assure que je n'y ai recueilli que des preuves de la bienveillance et de la générosité d'une multitude assemblée sous la bannière de la fraternité. »
Après cet attentat, un trouble profond règne dans Paris; à l'Assemblée les constitutionnels protestent avec indignation contre la violation de la demeure royale. On fait venir La Fayette et il se présente à l'Assemblée le 28. Au nom de son armée, il supplie l'Assemblée de poursuivre les instigateurs du 20 juin, de détruire une secte qui envahit la souveraineté na- tionale, de faire respecter les autorités.
PENDANT LA RÉVOLUTION 255
Son discours provoque les plus vives protestations de la gauche, on le traite de Catilina et les haines po- pulaires se déchaînent contre lui.
Ramond l'ayant appelé le fils aîné de la liberté : a Si c'est le fils aîné de la liberté, s'écrie Collot- d'Herbois aux Jacobins, il assassine sa mère; si c'est notre frère aîné, c'est notre Caïn. »
On l'a vu se promener dans Paris avec plusieurs centaines d'officiers qui entouraient sa voiture et on le compare aussitôt à Sylla dans Rome. On le soup- çonne de vouloir donner des fers à sa patrie, de cher- cher à jouer le rôle d'un despote. Dans son ancienne idole le peuple ne voit plus que a le singe de Crom- well ou de Monck ».
La cour est aussi suspecte que le général, qui passe pour être devenu son plus fervent séide : dans les moindres incidents on peut constater que l'éloigne- ment du peuple s'accentue.
Depuis le 20 juin le roi avait fait fermer le jardin des Tuileries. La terrasse des Feuillants, qui abou- tissait à l'Assemblée, était seule restée ouverte, et l'on y avait placé des sentmelles avec la consigne de ne laisser passer personne de cette terrasse dans le jardm. Cette interdiction fut tournée en plaisanterie. Le peuple plaça un écriteau avec ces mots : a Défense de passer sur le territoire étranger. » Aussitôt on leva la consigne, mais le peuple s'obstina à la res- pecter; la limite qu'on ne devait pas franchir fut indiquée par un simple ruban tricolore et pas un pied profane ne se portait au delà. La terrasse des Feuillants est couverte d'une foule compacte, et le jardin qu'on appelle la Forêt Noire reste absolument désert. Les plaisanteries ne tarissent pas sur ce jar- din si respecté : Coblcjî/s, V Autriche, tels sont les noms dont on le désigne. Un jour, une dame, par
256 JOURNAL D'UN ÉTUDIANT PENDANT LA RÉVOLUTION
ignorance, franchit le cordon fatal : aussitôt on la ramène sur la terrasse, et, aux grands éclats de rire de l'assistance, on lui fait secouer avec soin cette poussière étrangère dont elle a souillé ses pieds.
Malgré la gravité des événements et l'inquiétude qu'ils devaient inspirer, tout respirait le calme, pa- raît-il : « Nous croyez-vous épouvantés, faibles, éper- dus, écrit Mme X...? Revenez de votre erreur. Nous sommes fermes comme les rochers des Alpes, élevés comme les cèdres du Liban, et calmes comme les eaux d'un lac paisible. » (5 juillet.)
Le 7 juillet, l'on apprend que le directoire du dé- partement de Paris a suspendu Pétion de ses fonc- tions de maire pour n'avoir pas rempli son devoir le 20 juin.
A cette nouvelle, une grande émotion s'empare de la capitale; on s'indigne de voir ainsi traité un homme vertueux, un « Aristide », un « Socrate », un homme qui, le 20 juin, a sauvé la vie à vingt mille âmes «qu'une cour perverse voulait faire assassiner». La municipalité demande à partager le sort de son chef. Les sections, les sociétés, le peuple crient : « Rendez-nous Pétion ! »
CHAPITRE XVII
JUILLET-AOUT I792
Sommaire : La Prusse nous déclare la guerre. — Déchaîne- ment contre la famille royale. — Discours de Vergniaud. — Anniversaire de la Fédération. — Manifeste de Brunswick. — Demandes de déchéance. — La Fayette est mis en accusation. — Il est acquitté. — Journée du 10 août. — La famille royale est enfermée au Temple. — Aspect de Paris.
La déclaration de guerre ne s'adressait qu'à l'Au- triche, mais comme cette puissance avait contracté une alliance avec la Prusse, Frédéric-Guillaume se considéra lui aussi comme provoqué, et il se prépara à commencer les hostilités. L'on apprit bientôt que les Prussiens s'avançaient par Coblentz, au nombre (le qu.J^e-vingt mille, sous le commandement du duc de Brunswick. Le 6 juillet, Louis XVI annonça au.v députés la déclaration de guerre du roi de Prusse : « Je compte, dit il, sur l'union et le courage de tous les Français pour combattre et repousser les ennemis de la patrie et de la liberté. »
Liickner, n'ayant pas assez de troupes pour tenir tête à Brunswick, fut obligé de se replier sur Lille et Valenciennes.
Ces nouvelles causèrent à Paris une très vive émo- tion; l'ennemi pouvait être dans six semaines sous la capitale! A la cour, on comptait fermement sur son arrivée prochaine et l'on estimait que l'heure de la délivrance était proche.
«7
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La reine avouait à ses femmes ses vœux et ses espérances, a Une nuit, dit Mme Campan, que la lune éclairait sa chambre, elle la contempla et me dit que dans un mois elle ne verrait pas cette lune sans être dégagée de ses chaînes. Elle me con&a que tout marchait à la fois pour la délivrer. Elle m'apprit que le siège de Lille allait se faire, qu'on leur faisait craindre que, malgré le commandant militaire, l'au- torité civile ne voulût défendre la ville. Elle avait Vitinéraire des -princes et des Prussiens : tel jour, ils devraient être à Verdun, et tel jour à un antre endroit. Qu'arriverait-il à Paris? Le roi n'était pas poltron, mais il avait peu d'énergie : « Je monterais a bien à cheval, disait-elle encore, mais alors, a j'anéantirais le roi... »
Les nouvelles les plus inquiétantes circulaient dans le peuple. On répétait à l'envi que le roi était d'ac- cord avec l'ennemi, qu'il paralysait volontairement l'action de nos armées, qu'il usait de son veto pour déjouer toutes les mesures de l'Assemblée, en un m.ot qu'il trahissait son pays. Les secrètes menées de la cour, qu'on soupçonnait sans les connaître positi- vement, effrayaient les esprits, les surexcitaient ; l'exaspération était portée à son comble.
A partir de ce moment, la fureur contre la famille royale ne connaît plus de bornes; des affiches mena- çantes couvrent les murs, les journaux demandent audacieusement la déchéance d'un traître; Carra, dans les Annales patriotiques, dénonce le comité au- trichien, qui, depuis si longtemps, gouverne la France et qui prépare aujourd'hui une Saint-Barthélémy de patriotes.
Le déchaînement populaire gagne l'Assemblée, où ont lieu les séances les plus violentes.
Le 30 juin, Vergniaud monte à la tribune et ter-
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mine un long réquisitoire contre Louis XVI par ces paroles terribles :
a O roi, qui avez sans doute cru, avec le tyran Lysandre, que la vérité ne valait pas mieux que le mensonge, et qu'il fallait amuser les hommes avec des serments comme on amuse les enfants avec des osselets; qui n'avez feint d'aimer les lois que pour conserver la puissance qui vous servirait à les braver ; la Constitution, que pour qu'elle ne vous précipitât pas du trône, où vous aviez besoin de rester pour la détruire; la nation, que pour assurer le succès de vos perfidies, en lui inspirant de la confiance ; pensez- vous nous abuser aujourd'hui avec d'hypocrites pro- testations? Pensez-vous nous donner le change sur la cause de nos malheurs par l'artifice de vos excuses et l'audace de vos sophismes? Etait-ce nous défendre que d'opposer aux soldats étrangers des forces dont l'infériorité ne laisse pas même d'mcertitude sur leur défaite? Etait-ce nous défendre, que d'écarter les projets tendant à fortifier l'intérieur du royaume ou de faire des préparatifs de résistance pour l'époque où nous serions déjà devenus la proie des tyrans? La Constitution vous laissa-t-elle le choix des mi- nistres pour notre bonheur ou notre ruine? Vous fit-elle chef de l'armée pour notre gloire ou notre honte? Vous donna-t-elle enfin le droit de sanction, une liste civile, et tant de grandes prérogatives, pour perdre constitutionnellement la Constitution et l'em- pire? Non, non, homme que la générosité des Fran- çais n'a pu émouvoir, homme que le seul amour du despotisme a pu rendre sensible, vous n'avez pas rempli le vœu de la Constitution ! Elle peut être renversée, mais vous ne recueillerez pas le fruit de votre parjure ! Vous n'êtes plus rien pour cette Cons- titution, que vous avez si indignement violée, pour
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ce peuple, que vous avez si lâchement trahi! »
L'effet de ces paroles fut foudroyant, l'Assemblée les couvrit d'applaudissements.
Après une réconciliation générale de tous les dé- putés provoquée par un discours patriotique de l'abbé Lamourette, la patrie est déclarée en danger.
A partir de ce moment, les séances de l'Assemblée deviennent permanentes; des coups de canon sont tirés d'heure en heure pour rappeler le danger du pays; toutes les municipalités siègent sans interrup- tion; au milieu des places publiques l'on élève des amphithéâtres où les officiers municipaux reçoivent les engagements volontaires.
On se rappelle que le roi avait refusé de sanction- ner le décret qui réunissait vingt mille fédérés à Paris.
L'Assemblée proposa alors un nouveau décret qui établissait à Soissons une réserve de quarante-deux bataillons de volontaires nationaux. Il n'y fut pas fait d'opposition.
Mais l'annonce d'un camp de vingt mille fédérés à Paris s'était répandue en province, des levées spontanées avaient eu lieu dans certains départe- ments et s'étaient immédiatement dirigées sur la capitale. L'Assemblée décréta que ces troupes passe- raient par Paris, s'y feraient inscrire, et de là rejoin- draient Soissons; il fut décidé également que celles qui se trouveraient dans la capitale avant le 14 juillet assisteraient à l'anniversaire de la fête de la Fédé- ration.
Cette cérémonie avait passé presque inaperçue en 1791 ; on résolut de la célébrer en 1792 avec un éclat inaccoutumé.
Quatre-vingt-trois tentes représentaient les quatre- vingt-trois départements. Une grande tente était des-
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tinée à l'Assemblée et au roi, une autre aux corps administratifs de Paris. Le Champ-de-Mars ressem- blait à un camp.
Placé au balcon de l'Ecole militaire, Louis XVI et la famille royale virent dé&ler devant eux une populace immense, criant, hurlant : a Vive Pétion ! Pétion ou la mort ! » Ce cri était reproduit sur tous les chapeaux. Ensuite venaient en désordre les fédé- rés, les légions de la garde nationale, les régiments de la ligne, l'Assemblée :
« L'expression du visage de la reine ne s'effacera jamais de mon souvenir, rapporte Mme de Staël; ses yeux étaient abîmés de pleurs; la splendeur de sa toilette, la dignité de son maintien contractaient avec le cortège dont elle était environnée. »
Quand le défilé fut term.mé, le roi descendit et vint ' prêter le serment sur l'autel de la patrie :
a La roi se rendit à pied jusqu'à l'autel élevé à l'extrémité du Champ-de-Mars, dit encore Mme de Staël. C'est là qu'il devait prêter le serment pour la seconde fois à la Constitution... Je suivis de loin sa tête poudrée, au milieu de ces têtes à cheveux noirs ; son habit, encore brodé comme jadis, ressortait à coté du costume des gens du peuple qui se prcs- r.aient autour de lui. Quand il monta les degré de l'autel, on crut voir la victime sainte s'offrant vo- lontairement en sacrifice. Il redescendit, ei', traver- sant de nouveau les rangs en désordre, il revint s'asseoir auprès de la reine et de ses enfants. Depuis ce jour, le peuple ne l'a plus revu que sur Técha- faud. B
Un arbre immense était placé sur un vaste bûchei". C'était l'arbre de la féodalité, et à ses branches se trouvaient suspendus des couronnes, des cordons bleus, des tiares, des clefs de saint Pierre, des titres
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de noblesse, des écussons, etc. On demanda au roi d'y venir mettre le feu, mais il répondit avec à-pro- pos que c'était inutile, puisque la féodalité n'existait plus.
La situation intérieure prenait une tournure fort dangereuse. Les fédérés arnvaient peu à peu à Pans et y séjournaient au lieu de poursuivre leur route. Ils déclarèrent à rAssemblée, par une adresse, qu'ils ne s'éloigneraient pas tant que les ennemis de l'inté- rieur ne seraient pas terrassés.
C'est dans ces circonstances que parut le manifeste du duc de Brunswick, le 2/ juillet 1792.
Mane-Antoinette avait bien compris, étant donnée l'exaltation populaire, a quels dangers allait l'ex- poser l'entrée des étrangers en France. Aussi avait- elle cherché à prévenir les graves inconvénients qui en pouvaient résulter pour elle et sa famille ; c'est dans ce but qu'elle avait écrit à Mercy : « Tout est perdu, si l'on n'arrête pas les factieux par la crainte d'une punition prochaine. Ils veulent à tout prix la République; pour y arriver, ils ont résolu d'assas- siner le roi. Il serait nécessaire qu'un manifeste ren- dit l'Assemblée nationale et Paris responsables de ses jours et de ceux de sa fdrnille. »
Le duc de Brunswick se conforma à cet avis, mais son manifeste était conçu dans les termes les plus malheureux.
Après avoir rappelé qu'il venait étouffer l'anarchie et rétablir le pouvoir royal, Brunswick promettait de traiter comme rebelles les gardes nationales qui essaieraient de résister et les habitants qui oseraient se défendre. Les membres de l'Assemblée et les admi- nistrateurs de Paris étaient responsables, sur leurs têtes, de tout ce qui se passerait dans la capitale. S'il était fait la moindre violence, le moindre outrage
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à la famille royale, la ville de Paris serait mise à sac, livrée à une subversion totale, et les révoltés con- damnés aux derniers supplices.
Ces menaces ne pouvaient être que funestes à ceux qu'on désirait protéger.
On croyait terroriser le peuple, on l'exaspéra et on le poussa aux dernières extrémités. Il résolut de prendre les devants et de s'assurer tout d'abord des otages qui pouvaient être son salut.
C'est en vain que le roi désavoua le manifeste, il ne put ramener ni l'Assemblée ni le peuple.
Le 30 juillet, les Marseillais arrivèrent à Paris; ils étaient cinq cents et comptaient tout ce que le Midi renfermait de plus exalté.
Santerre leur offrit un repas aux Champs-Elysées. Des gardes nationaux dévoués à la cour se trouvaient non loin de l'endroit où étaient réunis les Mar- seillais; une collision s'ensuivit; il y eut des blessés et des morts. La colère et les haines s'accrurent contre les aristocrates.
Les nouvelles les plus étranges se répandent dans la capitale. On prétend que les fédérés réunis à Sois- sons ont été empoisonnés avec du verre mêlé à leur pain, qu'il y a déjà des centaines de victimes. La vérité est qu'on a trouvé quelques éclats de verre tombés par accident dans un sac de farine ; mais il n'y a eu ni malade ni mort.
Un autre jour, on raconte que la supérieure des Sœurs grises de Rueil a perdu son porte-monnaie, dans lequel on a trouvé la preuve qu'elle a envoyé, en quelques mois, quarante-huit mille livres aux émi- grés. On raconte que Paris est rempli de royalistes cachés; on se passe de main en main des listes de proscription où sont inscrite tous les patriotes; or. publie des pamphlets annonçant au:; partisans de la
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Révolution le châtiment prochain et inévitable qui les attend.
Toutes ces nouvelles, propagées à l'envi, contri- buent à augmenter l'irritation et l'affolement de la populace.
Le 25 juillet, un décret a rendu toutes les sections de Paris permanentes. Elles se réunissent et chargent Pétion de demander la déchéance de Louis XVI. Le 3 août, le maire de Paris prend la parole à l'Assem- blée et remplit la mission dont il a été chargé; il base ses motifs sur la trahison évidente du roi. La discussion est renvoyée au g août.
De tous côtés arrivent des pétitions pour la dé- chéance. Le frère de M. Géraud lui écrit de Bor- deaux :
« Bordeaux, 3 août 1792.
a Je vois par ta lettre, mon cher ami, que la patrie est dans un grand danger, et que nous devons nous attendre à de graves événements. J'ai peur que ce mois ne se passe pas sans qu'une guerre civile n'éclate; Paris devrait être l'endroit où le patrio- tisme devrait triompher ; au contraire, c'est le foyer de l'aristocratie du royaume, car c'est le seul endroit où il y ait du trouble. L'Assemblée ne s'est pas comportée avec toute la fermeté qu'elle aurait dû avoir à l'égard du veto et du pouvoir exécutif. Il y a longtemps qu'elle aurait dû le déchoir de ses fonc- tions. La France n'aura jamais une Constitution si elle est toujours aussi indulgente. >
Les constitutionnels et La Fayette proposent à Louis XVI de fuir, mais il s'y refuse.
Le général allait bientôt avoir à pourvoir lui- même à sa propre sûreté. Gravement compromis dans
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les derniers événements, il était déjà en exécration à la foule, lorsqu'on apprit qu'il avait arraché à Liickner la promesse de marcher, s'il était nécessaire, contre la capitale.
Il fut mis en accusation et l'Assemblée fut appelée i prononcer son verdict le 8 août :
(( Jeudi g août 1793, l'an IV* de la liberté.
« L'Assemblée nationale, écrit Edmond à un de ses amis, vient encore de donner à la France une triste preuve de sa faiblesse et de sa pusillanimité : La Fayette, le traitre La Fayette est absous de toute accusation; une indicible duplicité, une mauvaise foi révoltante ont présidé à la défense, et Vaublanc s'est présenté le premier pour être le digne avocat d'une si belle cause. Le mielleux orateur du côté droit a pris la parole et, dans un discours éloquent, adroit, mais plein de raisonnements captieux et so- phistiques, de preuves et d'assertions également vaines, absurdes et mensongères, de déclamations insipides contre les clubs et les vrais amis du peuple, il a récusé la déposition des députés patriotes comme fausse et calomnieuse, s'est efforcé d'innocenter La Fayette et, enfin, a fini par demander la question préalable sur la proposition du décret d'accusation.
« Brissot a parlé ensuite et, après un examen im- passible, approfondi, sévère, mais équitable, des nombreux griefs contre le général, il l'a déclaré atteint et convaincu de haute trahison : enfin, au nom de la patrie en danger, au nom du souverain outragé, de la Constitution impudemment violée, il a conclu au décret d'accusation.
« A la majorité de 400 voix contre 226, l'Asscm- bléc a dccidé qu'il n'y avait pas lieu à accusation.
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« Un pareil décret a été reçu par le peuple avec la plus véhémente indignation. L'effervescence est à son comble; au sortir de l'Assemblée, MM. Vaublanc et Girardin ont été maltraités, des citoyens ont porté sur eux des mains sacrilèges, l'inviolabilité des représen- tants du peuple a été lésée et on ignore ce qu'il en serait arrivé s'ils n'avaient trouvé dans un corps de garde un asile contre la fureur populaire. Ces excès affligeants, l'exaltation qui enflamme tous les esprits, en un mot, les dissensions intestines prêtes à éclater, tous ces fléaux d'un Etat libre proviennent en grande partie de la faiblesse de l'Assemblée natio- nale : lorsqu'elle ne fait pas son devoir, lorsqu'au mépris de l'opinion publique, elle transige lâchement avec les principes, avec les lois éternelles de la jus- tice et de la vérité, elle livre toujours le peuple aux mouvements désordonnés des passions les plus fou- gueuses, et fait faire à la Nation un pas de plus vers la guerre civile. »
L'acquittement de La Fayette soulève dans Paris une agitation extraordinaire : le tambour bat le rap- pel dans tous les quartiers, la garde nationale se réunit, l'inquiétude s'empare de tous les citoyens :
« Le peuple ne peut plus recourir qu'à lui-même, s'écrie Danton aux Cordeliers, car l'Assemblée a absous La Fayette; il ne reste donc plus que vous pour vous sauver vous-mêmes. Hâtez-vous donc, car cette nuit même, des satellites cachés dans le châ- teau doivent faire une sortie sur le peuple et l'égor- ger avant de quitter Pans pour rejoindre Coblentz. Sauvez-vous donc ! Aux armes ! aux armes ! »
Mme X... écrit à ce moment :
« Tout cela nous achemine vers une tatastrophe qui fait frémir les amis de l'humanité ; car il pletcvra du sang, je n exagère point. Nous sommeô dans une
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crise plus terrible que toutes celles qui ont précédé; mais il ne faut pas avoir l'ingratitude d'oublier tous les miracles que le ciel a faits pour nous depuis quatre années. La Providence nous couvre de ses ailes, et malheur à ceux qui s'en méâent (i)! »
L'insurrection est proclamée; le tocsin sonne, tout Paris est en armes Les rues sont pleines de monde. La nuit arrive et l'obcurité augmente encore les an- goisses des habitants. Enfin, les heures s'écoulent, et les premières lueurs du jour dissipent un instant les terreurs. On est au 10 août.
M. Géraud père assiste, avec ses fils, à cette célèbre journée. Le lendemain, Edm-ond en fait à un de seo amis une description que nous donnons sans en rien retrancher. On ne peut qu'être stupéfait en voyant ce jeune homme si foncièrement honnête, si doux, non seulement excuser, mais approuver d'horribles mas- sacres :
(( Paris, du II août 1792, l'an IV® de la liberté. a Mon ami, mon cher ami,
« Ils sont enfin arrivés, les jours de la colère du peuple, et les foudres de sa vengeance éclatent enfin de toutes paris ; cette vengeance est terrible, exem- plaire et mémorable : le 10 août 1792 achèvera, au- près de la postérité, l'impression du 14 juillet 1789, et si la prise de la Bastille a consacré à jamais la conquête de nos droits, la chute du despotisme et le réveil du souverain opprimé, les grands événe- ments de cette journée consacreront à jamais l'affer- missement de notre liberté, le supplément de la révo- lution, la punition des conspirateurs et l'effroi de nos ennemis.
(i) Journal tûune bourgeois».
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(( La décision de l'Assemblée nationale sur le compte de La Fayette avait aigri tous les esprits, révolté toutes les âmes, ulcérées depuis longtemps des attentats sans nombre impunément commis contre la liberté : la plus grande fermentation ré- gnait depuis deux jours dans la capitale, le second jour elle était à son comble lorsque les ombres de la nuit vinrent en augmentant le trouble et l'in- quiétude des citoyens ajouter à l'audace des traîtres que Pans recelait dans son sein. Plusieurs patriotes avaient été provoqués, insultés, attaqués ; les fédérés marseillais, assaillis par quelques satellites du roi, avaient repoussé la force par la force; en un mot, une profonde animosité enflammait les deux partis.
a L'orage gronde toute la nuit, chacun veille, les rues sont illum.inées, hérissées de piques et de baïon- nettes : vers les deux heures du matin, sans ordre donné, sans réquisition, sans signal, Paris retentit tout à coup du son de toutes les cloches et du bruit de tous les tambours. Les sections s'assemblent; à l'instant même tous les liens sont rompus, tous les pouvoirs publics oubliés ; la prudence populaire sus- pend provisoirement le maire de Pans, le procureur syndic de la commune et son substitut. La ville, les faubourgs, les fédérés se portent simultanément au- tour du palais du tyran et près de l'Assemblée na- tionale qui, dès avant-hier, avait décrété sa perma- nence. Une fausse pg-trouille assez considérable, armée de sabres, de pistolets, de poignards, com- posée de prêtres, de courtisans et de valets de la cour, est surprise, arrêtée, incarcérée; les exécutions populaires commencent avec le jour, et les coupables jugés par les sections, ensuite livrés aux mains du peuple, sont aussitôt égorgés et décollés. Sept têtes
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sont promenées dans les Tuileries et dans les autres lieux adjacents.
a Cet événement sinistre n'était que l' avant-coureur d'un autre événement bien plus terrible encore. La roi sort à huit heures du matin, visite en personne les postes du château, et passe en revue un corps nombreux de gardes suisses que des ordres secrets avaient mandé de Courbevoie; une poignée de gre- nadiers de la section des Filles-Saint-Thomas s'ou- blie jusqu'à crier Vive le roi! les citoyens placés sur la terrasse des Feuillants ne leur répondent que par des cris de fureur et d'indignation. Après cette scène, Louis XVI, la reine, ses enfants et Madame Elisabeth se retirèrent à l'Assemblée; en passant sur la terrasse des Feuillants, la reine s'évanouit, dé- chirée sans doute de remords, d'mquiétudes et d'un funeste pressentiment. Un instant après leur retraite dans le sem du Corps législatif, une troupe de Mar- seillais et quelques vétérans de la garde nationale s'avancent vers les Suisses, rangés en bataille dans la cour du Carrousel, les invitent à se réunir au peuple et à étouffer tout germe de division; ceux-ci les laissent approcher, et les reçoivent avec un air d'amitié; mais soudain leur bataillon fait un feu roulant et renverse le corps des Marseillais qui venait apporter des propositions de paix; des canons placés dans le château aux embrasures des croisées balayent une foule de citoyens rassemblés en armes dans la place attenante au Carrousel ; le peuple fuit à grands cris. L'artillerie des canonniers parisiens, qui se trou- vait là, riposte à celle du château, et disperse le bataillon suisse, qui rentre dans les appartements et fait feu des fenêtres. Trois pièces de campagne des Marseillais battent le château en ruine depuis la terrasse des Feuillants; le peuple se rallie de toutes
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parts et vient seconder les canonniers ; les forts de la halle accourent tous bien armés, la gendarmerie na- tionale à cheval les précède; bientôt le château est investi, les gardes suisses massacrés, leurs chefs dé- collés, un grand nombre jeté par les croisées; le peuple incendie les écuries du roi et les casernes des Suisses attenantes au château ; des tourbillons de fumée enveloppent les vainqueurs et les vaincus; les appartements sont inondés de sang, saccagés, tous les meubles brisés, mutilés, mis en pièces ; plusieurs Suisses échappés au carnage ont été massacrés impi- toyablement dans les rues et les places publiques.
« Les victimes de la fureur du peuple se montent, dit-on, à onze cents. L'on ne peut faire un pas sans rencontrer une tête, un cadavre, des membres encore palpitants; la voie publique est jonchée de ces hideux débris : l'on a trouvé dans la poche de plu- sieurs soldats suisses une grande quantité d'espèces sonnantes : ces misérables s'étaient vendus pour de l'or et du vin; quelque-uns d'entre eux ont voulu, mais trop tard, se réunir au peuple; certains n'ayant point voulu faire feu ont été jetés par les fenêtres par leurs camarades. Les caves du château, pleines de vin exquis, ont été dégarnies en un clin d'oeil, tout y est jonché de bouteilles cassées. Le comman- dant de la garde nationale a été emprisonné; l'on croit qu'il a trahi ses concitoyens : le patriote San- terre a été élu à sa place.
a Le roi, réfugié dans l'Assemblée pendant cette terrible action qui a au moins duré deux heures, n'a montré qu'une apathie stupide et féroce; il a de- mandé un pain qu'il a mangé avec un air d'insou- ciance et de froideur. La reine a toujours conservé un air triste, mais plein d'impudence et de hauteur; l'Assemblée s'est comportée avec calme, dignité et
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énergie. Au moment où le combat a commencé, à peine la discussion a-t-elle été interrompue; Guadet, qui présidait alors, a manifesté une grande intrépi- dité et une présence d'esprit étonnante dans un ins- tant aussi alarmant. Vergniaud, Gensonné ont aussi présidé successivement ; le côté droit était désert, les lâches avaient abandonné leur poste; très peu de patriotes manquaient. Toutes les sections se ren- daient en foule à la barre, toutes demandaient la déchéance, et toutes accusaient le roi des plus hor- ribles trahisons.
a L'Assemblée, après avoir juré solennellement au nom de la nation, de la patrie en danger, de main- tenir la liberté et légalité ou de mourir à son poste, a décrété la suspension provisoire du pouvoir exé- cutif et plusieurs grandes mesures accessoires; les journaux vous donneront les détails.
« Je n'ajouterai aucune réflexion à ces faits dont je vous garantis l'exacte vérité, puisque je les ai vus en grande partie. Le peuple s'est comporté avec fé- rocité, il faut l'avouer, mais combien de circons- tances aggravent les délits de la cour et justifient sa conduite! Quand vous les connaîtrez, vous jugerez vous-mêmes combien il est, je ne dis pas excusable, mais digne d'éloges. Au reste, s'il a été cruel, il a aussi été courageux, vertueux et même désintéressé. Il n'y a point eu de pillage. Les bijoux, la vaisselle, l'argent monnayé ont été portés à l'Assemblée.
« Pendant la nuit du 9 au 10, Pétion, mandé au château, y a été retenu comme otage. L'Assemblée, instruite de ce coup d'autorité tyrannique, l'a envoyé chercher et l'a mandé à la barre, d'où cet inestimable magistrat s'est retiré sain et sauf à l'hôtel de la mairie. Il y a été investi d'une force armée très con- sidérable pendant toute la journée. Le décret sur
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la convention nationale a été porté; il a été suivi d'autres décrets secondaires sur l'organisation d'un nouveau pouvoir exécutif.
« Adieu, mon ami, adieu, réjouissez-vous et donnez à ma lettre toute la publicité que vous croirez conve- nable. »
Rapprochons de ce récit celui que nous donne Mme X... Nous trouvons sur les événements une ap- préciation absolument identique :
« Paris, lo août 1792.
a Jour de sang, jour de carnage, et pourtant jour de victoire, qui est arrosé de nos larmes; écoutez et frémissez :
a La nuit s'était passée sans événements. La grande question agitée devait attirer beaucoup de monde, et, disait-on, les faubourgs ; c'est pourquoi on avait rempli les Tuileries de gardes nationaux. L'Assemblée aussi avait une triple garde. Le roi, le matin, avait fait, au pont tournant, la revue des Suisses, vers les six heures. A huit heures, il se rendit à l'Assemblée nationale; les Marseillais venaient se joindre fraternellement aux gardes parisiennes. On entendait des cris vh'e le Roi! Au faubourg, la na- tion criait : Vive la nation!
rt Tout à coup, toutes les fenêtres du château sont garnies de Suisses et ils font subitement une dé- charge à balle sur la garde nationale. Les portes du château s'ouvrent, hérissées de canons, et lâchent une bordée sur le peuple. Les Suisses redoublent. La garde nationale avait à peine de quoi tirer deux coups; elle est criblée, le peuple fuit; puis, la rage, le désespoir rallient tout. Les Marseillais sont autant de héros qui font des prodiges de valeur. On force
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le château. La justice du ciel aplanit toutes les voies et les Suisses expient, par tous les genres de mort, la basse trahison dont ils sont les instruments. Toute la famille royale, jouet d'une faction sangui- naire, s'était réfugiée à l'Assemblée dans un moment favorable...
« C'était aujourd'hui, 10 août, que la contre-Ré- volution devait éclater dans Paris. Toujours insen- sés, nos adversaires croyaient que la corruption des chefs d'une partie de la garde nationale, soutenue des royalistes avec leurs Suisses et tous les valets des Tuileries, feraient bonne contenance et étourdi- raient les sans-culottes sans armes. Ils sont con- fondus...
« Le peuple français a vaincu dans Paris l'Au- triche et la Prusse. Ce jour, que deux ou trois aristo- crates, que j'ai vus dans leur cave, m'avaient dit être celui qui allait les faire voler aux Tuileries, les en éloigne de dix mille lieues.
a Le peuple a tout brisé dans le château ; il a foulé aux pieds toute la pompe des rois. Les ri- chesses les plus précieuses ont volé par les fenêtres.
a Le roi est au Luxembourg, gardé par le peuple. On a fait des choses admirables, et d'autres affreuses. De pauvres sans-culottes ont reporté à la Commune toutes les richesses qu'ils avaient prises.
« Paris est illuminé et les patrouilles se font comme en 89. Le calme le plus profond règne ici, et la surveillance est si active qu'on peut dormir en repos (1). »
Ainsi voici deux récits fournis par deux témoins oculaires et qui concordent sur tous les points. L'un et l'autre appartiennent à la bourgeoisie; l'un et
(i) Journal â^une bourgeoise.
18
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l'autre approuvent hautement ce qui s'est passé et sont convaincus qu'ils viennent d'échapper aux plus graves périls, et que le massacre des patriotes était imminent si la cour n'avait été battue.
Mme X... revient sans cesse sur le complot effroyable dont le peuple a failli être victime.
« 15 août 1792.
« Les mesures étaient tellement prises pour une Saint-Barthélémy, que le miracle de l'Etre suprême envers le peuple devient pour moi l'article de foi le plus sacré.
« Si le parti contre-révolutionnaire avait eu le dessus, des millions de patriotes auraient été ense- velis avec la liberté sur tous les points de l'empire. »
Le lendemain, notre étudiant est toujours sous l'heureuse impression des événements qui viennent de se passer, et il écrit encore :
« Paris, du 12 août 1792, l'an V® de la liberté.
tt L'Assemblée nationale continue, mon ami, à bien profiter des circonstances ; tous ses décrets sont cal- qués désormais sur les Droits de l'homme.
« La journée du 10 août nous avance de dix ans dans les routes brillantes de la liberté et de la pros- périté publique. De nombreuses dépositions éclairent à chaque instant les horribles complots du ci-devant roi et des officiers suisses parmi lesquels se sont trou- vés beaucoup de gardes du corps et de chevaliers du poignard ; l'aristocrate Clermont-Tonnerre a été massacré, ainsi qu'une foule d'autres de cette trempe. Le gouvernement national des six ministres patriotes est en activité; Servan, le seul qui y manquait, arri-
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vera certainement aujourd'hui du camp de Soissons.
« Nous voilà, sans nous en douter et sans que per- sonne y fasse attention, sous un gouvernement répu- blicain. Encore quelques instants et les sincères amis de la liberté ne tarderont pas à sentir la salutaire différence qui règne entre un tel ordre de choses et une monarchie héréditaire, avec un roi contre-révo- lutionnaire.
« Le peuple s'occupa hier à renverser toutes les statues de rois qui souillaient nos places publiques. L'on n'a pas même fait grâce à Henri IV; il était roi, il était du sang des Bourbons, c'en est assez. J'ai vu par terre la statue équestre de Louis XIV a la place Vendôme. Chaudruc (i) a travaillé avec des milliers de citoyens à renverser celle de la place des Victoires. Cette effigie d'un tyran abhorré a bientôt cédé aux efforts de tant de bras, et au moyen d'un câble attaché autour de son cou, nous avons entraîné vers la terre ce colosse menaçant qui semblait in- sulter encore à un peuple libre et souverain. Soudain l'on s'est précipité sur lui et on lui a tranché la tête à coups de hache ou avec des scies; chacun voulait s'asseoir sur cette masse énorme; l'on a chanté tout autour la chute des rois et la conquête de notre liberté : l'air Ça ira a retenti dans la place, et des cris de : Vive la Nation! mort aux tyrans! ont ter- miné cette joyeuse cérémonie. A la place Louis XV, même chute, mêmes chants, même joie.
a L'Assemblée a soudain consacré et sanctionné par un décret l'action des citoyens, et ces statues royales serviront enfin à créer de la monnaie natio- nale. Vous ne tarderez pas, j'espère, à imiter un pa-
(i) Bordelais, ami de Géraud. ft comme lui en séjour à Paris.
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reil exemple et les Bordelais ne souffriront plus sur leur place cette insolente statue du plus infâme et du plus endurci de tous les despotes, de Louis XV, en un mot. Adieu. »
Que pensait la province des événements qui ve- naient de s'accomplir à Paris?
Chaudruc, cet ami de Géraud, que nous venons de voir travailler avec tant d'ardeur à renverser la statue de la place des Victoires, avait quitté Paris après cet exploit, pour se rendre à la Rochelle. C'est de là qu'il écrivait à son ami pour lui raconter ses impressions de route :
« La Rochelle, 27 août 1792.
a Partout, mon cher Géraud, j'ai trouvé le patrio- tisme fortement électrisé par la journée du 10, à jamais mémorable pour notre liberté. Pas un village qui n'adhérât et n'applaudît aux sages décrets de l'Assemblée nationale et au courage des Parisiens, pas un individu raisonnant qui ne fût convaincu de la nécessité de cette révolution, qui ne jurât une haine éternelle au sang des Bourbons et ne de- mandât la mort des traîtres.
a Voilà, mon ami, un des vrais plaisirs de ma route : à chaque relais l'on m'entourait, l'on m'in- terrogeait et chacun me souhaitait un bon voyage pour mes bonnes nouvelles. Le dévouement le plus étonnant anime les campagnes; un village de quinze cents habitants avait sur les frontières deux cents hommes ; c'est le rapport que me fit le maire du lieu. Depuis Orléans jusqu'à Poitiers c'était une proces- sion continuelle de jeunes gens se rendant aux ar- mées, en criant vive la liberté! et bénissant le sort de les avoir choisi pour défendre la patrie. Si
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MM. Frédéric et Léopold avaient voyagé avec moi, ils eussent certainement été convaincus que c'est une bien grande folie de vouloir enchaîner des Fran- çais et que pour éviter la propagation de nos heureux principes, une prompte retraite était pour eux le seul moyen de l'éviter.
« J'irai aujourd'hui aux amis de la Constitution. Hier, je prêtai le serment de défendre l'égalité; la garde nationale me parut le jurer avec toute l'énergie d'amants de la liberté. Les soldats d'un régiment de troupes de ligne suivirent cette impulsion, mais j'eus le malheur de remarquer que les officiers, quoique presque tous nouveaux, ne firent qu'une sorte de simulacre.
« Tous les bustes de Louis XIV qu'on voyait sur tous les bastions ont dégringolé ; tout cela me pré- sage du patriotisme dans cette ville. »
Dès le 10 août la Commune demande l'arrestation de Louis XVI.
L'Assemblée suspend le roi de ses fonctions de chef du pouvoir exécutif. Les ministres, réunis sous le nom de Cotiseil exécutif, sont chargés de l'admi- nistration et de l'exécution des lois. Roland est nommé à l'Intérieur, Servan à la Guerre, Clavière aux Finances, Danton à la Justice.
Le roi et sa famille sont enfermés au Temple; ils y sont conduits dans la soirée du 13 août, et sur leur passage la foule les couvre d'invectives et de huées. Mais c'est toujours la reine que la population pour- suit de sa haine et c'est surtout à elle que s'adressent les plus grossières injures.
Le lendemain du 10 août, Prudhomme, dans son journal (les Révolutions de Paris), demande que l'on dresse l'échafaud et que l'on y fasse monter Louis Nérot. a Les forfaits de Louis XVI sont avé-
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rés, dit-il, il n'y a que des traîtres qui puissent les révoquer en doute : ils crient vengeance... La Répu- blique entière est couverte de ses crimes; il faut que le glaive de la loi, trop longtemps suspendu, tombe enfin et lui fasse, aux yeux de l'univers, expier ses trahisons. »
Il y a un peu d'effervescence dans le peuple, parce que « le sang de ceux qui ont succombé le 10 août, pour sauver la liberté, fume encore et qu'il n'est pas vengé ».
Un membre de la Commune se présente à l'Assem- blée : « Comme citoyen, comme magistrat du peuple, je viens vous annoncer que ce soir, à minuit, le tocsin sonnera et la générale battra. Le peuple est las de n'être point vengé. Craignez qu'il ne se fasse justice lui-même. »
L'Assemblée effrayée institue un tribunal extraor- dinaire pour juger les crimes du 10 août. En même temps l'argent a pleut » pour les veuves et les orphe- lins de ceux qui sont morts en défendant la cause populaire. Un député donne sa croix de Saint-Louis, et son exemple trouve de nombreux imitateurs.
Ces événements, qui se succèdent avec tant de ra- pidité, ont-ils altéré l'aspect de la capitale, troublé sa quiétude? en aucune façon.
L'après-midi, on se rend au jardin du roi, la foule s'y presse, élégante et joyeuse. Le commerce est bril- lant, les étrangers abondent. Tous les visages portent l'empreinte de la cordialité. Dans tous les quartiers règne le même calme, la même tranquillité. Le pro- meneur charmé assiste souvent à des scènes qui rap- pellent les temps idylliques :
« Je suis allée aujourd'hui à la mairie, écrit Mme X... Mon Dieu, que le Français est gai et ai- mable! Il sème des roses partout. Il y avait là, pour
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le coup, des fédérés des quatre-vingt-trois départe- ments, avec des violons basques ; ils dansaient des périgourdines, des bourrées, des danses étrangères, avec une grâce, une légèreté, une gaieté charmantes; ils étaient dans la cour et paraissaient nouveaux débarqués ; c'était leur débotté, et ils étaient tous si bizarres, que sûrement ils venaient de toutes les extrémités de l'empire (i)- »
Le 22, des jeux funèbres ont lieu aux Tuileries. Le cortège est magnifique, les décorations superbes; le soir, il y a une grande illumination et on entend une musique délicieuse. La foule est immense, tout Paris est là; il n'y a pas un instant de trouble, le peuple manifeste sa satisfaction par les cris inces- samment répétés de : « Vive la nation ! »
Le roi avait été enfermé au Temple avec sa fa- mille. La dignité de son maintien et sa tranquillité apparente, qu'ils prenaient pour de l'insouciance, stupéfiaient ses gardiens.
0 La nature de ces gens couronnés est véritable- ment différente de la nôtre, écrit Mme X... Ils sont sans âme; leur repas, leur sommeil, rien n'a été dérangé; ils jouent au trictrac, et, insensibles dans une calamité qui nous pénètre d'horreur, ils semblent n'y pas penser.
« Louis dort et médite comme Vitellius; Médicis est fière comme Agrippine ; ils attendent les Prus- siens et les Autrichiens pour mettre à la raison cette canaille, qu'on appelle hommes improprement (2). »
L'infortune de la famille royale n'a pu désarmer les haines accumulées et déjà s'agite l'idée de la peine capitale pour punir les crimes dont sont soup-
(i) Journal d'une bourgeoise. (2) Ibid.
28o JOURNAL D'UN ÉTUDIANT PENDANT LA RÉVOLUTION
çonnés le malheureux monarque et son épouse. « Le peuple désire le jugement de la reine, raconte un chroniqueur, et il sera peut-être difficile de le faire attendre jusqu'à la Convention nationale. On pense aujourd'hui que, dans quelque temps qu'on la juge, elle échappera à la peine de mort. Louis XVI l'évitera-t-il ? Voilà une grande question. Les gens sages désirent qu'on se borne à le chasser honteuse- ment de la France et à le laisser errer en pays étran- ger, a&n qu'il serve d'exemple à tous les tyrans (i). »
(i) Correspondance secrète, par I.I. DE Lescure.
CHAPITRE XVIII
AOUT-SEPTEMBRE I792
Sommaire : Fuite de La Fayette. — Aspect de Paris. — Prise de Longwy. — Emotion de la capitale. — Mas- sacres de Septembre.
Pendant le courant du mois d'août, rexaspération populaire ne fait que croître.
L'Assemblée avait envoyé des commissaires aux armées pour leur annoncer la suspension du roi et les événements du lo août. La Fayette fit arrêter les trois commissaires qui se présentèrent. A cette nou- velle, l'Assemblée le déclare traître à la patrie et lance contre lui un décret d'accusation. Le général, abandonné de ses troupes, s'enfuit aux avant-postes autrichiens, où il est arrêté et de là conduit dans les cachots d'Olmiitz.
Pendant ce temps, cent quarante mille hommes bien organisés menacent la France. Plusieurs corps d'émi- grés font partie des armées autrichiennes et prus- siennes. Sur leurs renseignements, le roi de Prusse est convaincu qu'il ne va faire en France qu'une simple promenade militaire et qu'il ne rencontrera aucune résistance sérieuse.
Les nouvelles de l'invasion troublaient profondé- ment les esprits; à Paris surtout, l'inquiétude agi- tait toute la population. On se disait avec terreur,
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que l'on n'avait pas seulement à combattre l'ennemi étranger, mais encore et surtout l'ennemi intérieur, c'est-à-dire ces aristocrates, qui conspiraient depuis des années pour détruire la liberté, qui appelaient les armées étrangères à leur secours, et se préparaient à leur ouvrir les portes de Paris. On se voyait environné des plus épouvantables trahisons; la cassette de fer, trouvée aux Tuileries, ne laissait plus de doute sur la connivence du roi avec les traîtres. Une mouve- ment de la part des royalistes réunis à Paris pa- raissait imminent et l'idée d'une réaction affolait les esprits. On parlait de rassemblements armés, de conspirations, on s'attendait à chaque instant à voir les contre-révolutionnaires descendre dans la rue, délivrer le roi et livrer la France aux émigrés et aux coalisés.
Le 26, la nouvelle se répand tout à coup que Longwy vient de capituler après un bombardement de quelques heures. La terreur s'empare de Paris ; il devient évident pour tous que l'étranger a des intel- ligences partout, dans toutes les places et que, grâce à la trahison, rien ne pourra l'arrêter dans sa marche en avant.
« Cette prise de Longwy nous consterne et ranime les aristocrates, écrit Mme X... On voit clair comme le jour qu'elle est l'effet de la trahison.
a L'Assemblée nationale et le Conseil exécutif sont dans une activité permanente; mais peuvent-ils réparer, d'un coup de baguette, l'œuvre ténébreuse d'une cour sanguinaire et de ses nombreux agents qui, depuis trois années, travaillent à notre perte et ourdissent la trame qui nous enveloppe aujourd'hui. On en a brisé bien des fils; mais il en reste assez pour faire répandre encore bien des flots de sang. »
Pendant que Paris est dans la consternation, où le
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plonge cette nouvelle inattendue, les royalistes ne peuvent dissimuler leur joie. Ils exultent et com- mettent mille imprudences, mille folies. Ils annon- cent que les Prussiens seront dans huit jours sous Paris, qu'ils vont leur préparer des gîtes, que toutes les villes frontières feront comme Longwy, etc.
« Vraiment, dit Mme X..., j'étais avec tous les patriotes dans une espèce de consternation et d'in- dignation d'entendre des Français former des vœux impies contre des Français. Si leurs chers Prus- siens ont encore un succès, ils rediront leurs sottises, et je ne sais pas ce qui en arrivera; car la patience des plus sages est à bout par leurs rodomontades (i).»
La foule n'est déjà que trop portée à accuser les aristocrates de tous les maux qui pouvaient fondre sur la France ; ces déplorables intempérances de lan- gage réveillaient toutes les idées de trahison, surexci- taient tous les soupçons.
L'Assemblée, pour apaiser l'émotion de la capi- tale, décrète la peine de mort contre tout citoyen qui, dans une place assiégée, parlera de se rendre. Des mesures extraordinaires sont prises pour provoquer les enrôlements et mettre Paris en état de résister.
On vide les arsenaux, on prend tous les moyens de défense ; on forme quatre camps aux environs de Paris; on creuse des fossés, etc. Dans toutes les sections on arme les indigents et on leur donne une paye; on ordonne le désarmement et l'arrestation des suspects, on organise des visites domiciliaires pour saisir toutes les armes et s'emparer de ceux qu'on soupçonne de trahir leur pays, de tous « ces mau- vais citoyens qui se cachent depuis le 10 août ».
Le 29 août, à quatre heures du soir, la générale
(i) Journal d'une bourgeoise.
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bat, chacun est averti de rentrer dans son domicile avant six heures. Toutes les boutiques sont fermées, les barrières gardées ainsi que la rivière; Paris devient un vaste désert. Il en est ainsi pendant quarante-huit heures. Il est défendu de sortir de chez soi, on doit y attendre la visite des commissaires de la Commune, qui font leurs perquisitions assistés de la force armée. Des milliers d'infortunés sont arrêtés et jetés dans les prisons.
Paris présente l'aspect le plus effrayant : partout des canons, des hommes armés; des affiches mena- çantes à tous les coins de rue.
La capitale est encore sous le coup de la capitula- tion de Longwy, quand elle apprend que les cam- pagnes des Deux-Sèvres ont pris les armes, que le Morbihan s'est soulevé, que Grenoble est en insurrec- tion. De tous côtés arrivent des nouvelles désastreuses qui augmentent encore le trouble des esprits et les terreurs de l'avenir.
Le comité de la défense générale, établi dans l'As- semblée, se réunit au Conseil exécutif pour aviser aux mesures à prendre dans les circonstances critiques que l'on traverse. Plusieurs sont d'avis que rien ne peut arrêter la marche des Prussiens sur Paris, que leur arrivée sous la capitale est imminente et que le gou- vernement doit se retirer en province pour y organiser la résistance.
Danton prend la parole :
« On vous propose, dit-il, de quitter Paris. Vous n'ignorez pas que, dans l'opinion des ennemis, Paris représente la France, et que, leur céder ce point, c'est leur abandonner la Révolution. Reculer, c'est nous perdre. Il faut donc nous maintenir ici par tous les moyens, et nous sauver par l'audace.
a Parmi les moyens proposés, aucun ne m'a paru
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décisif. Il ne faut pas se dissimuler la situation dans laquelle nous a placés le 10 août. Il nous a divisés en républicains et en royalistes, les premiers peu nom- breux et les seconds beaucoup. Dans cet état de fai- blesse, nous, républicains, nous sommes exposés à deux feux : celui de l'ennemi placé au dehors, et celui des royalistes placés au dedans. Il est un direc- toire qui siège secrètement à Paris, et correspond avec l'armée prussienne. Pour le déconcerter et empêcher sa funeste correspondance avec l'étranger, il faut... il faut faire peur aux royalistes!... C'est dans Paris surtout qu'il vous importe de vous maintenir, et ce n'est pas en vous épuisant dans des combats incer- tains que vous y réussirez. »
Cette opinion l'emporte : l'on décide de demeurer à tout prix dans la capitale et, au besoin, de s'en- sevelir sous ses ruines.
Dans le public, la haine contre les aristocrates, contre les traîtres, contre les conspirateurs augmente chaque jour. On se plaint de la lenteur du tribunal chargé de punir les crimes du 10 août. Tout à coup, l'on apprend que l'ancien ministre Montmorin vient d'être acquitté. L'indignation éclate : décidément la trahison est partout. En même temps les bruits les plus menaçants circulent dans le public : on parle d'une vaste conjuration : les prisonniers, armés par des traîtres, doivent s'enfuir de leurs prisons, égor- ger les patriotes et ouvrir la ville aux Prussiens. Ce n'est pas seulement dans la lie du peuple que ces bruits trouvent créance; les artisans, la bourgeoisie, sont convaincus de leur réalité. Les têtes se montent, les imagmations s'affolent, on ne voit autour de soi que pièges, perfidies, trahisons; on se croit déjà sous le joug de l'étranger et des émigrés qui vont exercer d'atroces vengeances et inonder la France du sang
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des patriotes. On se raconte que des potences sont déjà préparées pour les Jacobins et on ne parle que des atrocités commises par les troupes étrangères sur les partisans de la Révolution.
Le 2 septembre était un dimanche et l'oisiveté contribuait encore à augmenter le tumulte populaire. De bonne heure se répand le bruit de la prise de Verdun par les Prussiens (i). C'est la route de Paris ouverte aux ennemis ; ils peuvent être en trois jours devant la capitale. Une exaltation effrayante s'em- pare de toute la ville :
0 II n'est plus temps de discourir, s'écrie Ver- gniaud à l'Assemblée, il faut piocher la fosse de nos ennemis, ou chaque pas qu'il font en avant pioche la nôtre. »
a Le canon que vous allez entendre n'est point le canon d'alarme, hurle Danton, c'est le pas de charge sur les ennemis de la patrie. Pour les vaincre, pour les atterrer, que faut-il ? de l'audace, encore de l'au- dace, et toujours de l'audace! »
La Commune décide la levée en masse de tous les citoyens. On tire le canon d'alarme, on sonne le tocsin, toute la ville est debout. Une terreur profonde règne dans les prisons. Au Temple, la famille royale se demande avec anxiété la cause de tant d'agita- tions. Tout à coup le bruit se répand que les roya- listes marchent sur les prisons et qu'ils vont livrer la ville aux Prussiens. Ce bruit porte le dernier coup aux imaginations surchauffées par les derniers événe- ments.
Une troupe armée rencontre vingt-quatre prêtres qu'on transférait de l'Hôtel de Ville à l'Abbaye : « Voilà, disent les fédérés, les conspirateurs qui
(i) C'était une erreur, Verdun n'était qu'investi.
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doivent égorger nos femmes et nos enfants, tandis que nous serons à la frontière », et les malheureux sont massacrés sans pitié. Billaud-Varennes, membre de la Commune, encourage les égorgeurs en leur di- sant : a Peuple, tu immoles tes ennemis, tu fais ton devoir. »
De là les assassins vont aux Carmes, où deux cents prêtres sont enfermés, à l'Abbaye 011 sont de nom- breux prisonniers ; partout ces infortunés sont mis à mort sans merci, après un simulacre de jugement. L'idée fixe de ces misérables est que les aristocrates doivent égorger les femmes et les enfants des pa- triotes partis pour la frontière, et qu'en les suppri- mant ils sauvent des têtes innocentes.
Du reste, ils prétendent remplir un devoir civique et ne frapper que les coupables : un jeune homme, réclamé par sa section, est déclaré pur d'aristocratie. Aussitôt il est acquitté et porté en triomphe sur les bras sanglants des exécuteurs.
M. Journiac de Saint-Méard, auquel on reproche d'avoir écrit dans le Journal de la cour, prouve son innocence; on l'accuse d'avoir émigré; il démontre qu'il y a erreur : « Mais tu es un aristocrate. — Oui, répond-il hardiment, mais vous n'êtes pas ici pour juger les opinions, vous ne devez juger que la con- duite. » Son fier langage en impose et sa grâce est proclamée. Aussitôt des cris de « Vive la nation ! b retentissent, le prisonnier est embrassé et escorté jusque chez lui par deux de ces monstres qui de- mandent à être témoins de la joie de sa famille; puis ils retournent au carnage.
Ils apprennent qu'un geôlier a laissé ses prison- niers sans eau pendant vingt-quatre heures : ils s'in- dignent et veulent le tuer pour le punir de son inhu- manité; c'est à grand'peine qu'il leur échappe.
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Au Châtelet, à la Force, à la Conciergerie, aux Bernardins, à Saint-Firmin, à la Salpêtrière, à Bi- cêtre, mêmes exécutions sanglantes, mêmes atrocités. Le massacre continue toute la nuit.
Pendant cette soirée il y a foule aux Tuileries; deux magnifiques pyramides de lumières placées sur le grand bassin éclairent tout le jardin; sur la ter- rasse des Feuillants on y voit comme en plein jour. Dans les allées toutes les boutiques sont éclairées. Le jardin est rempli de promeneurs, de groupes de femmes et d'enfants. Tout le monde semble ignorer les crimes horribles qui s'accomplissent.
Durant la nuit le silence règne dans Paris. On n'entend ni le bruit des tambours, ni le bruit des cloches; la capitale paraît dormir d'un sommeil paisible.
Les massacres continuent pendant deux jours sans qu'on fasse rien pour y mettre un terme. Ce ne sont pas seulement des nobles, des aristocrates abhorrés, qui sont victimes de cette ivresse sanguinaire : au Châtelet, on massacre des voleurs ; aux Bernardins, des forçats; à Bicêtre, des pauvres, des vieillards, des malades, des enfants ; à la Salpêtrière, des femmes, des orphelins.
Ces scènes effroyables, ces actes de cannibalisme, dont le souvenir seul fait frémir d'horreur, ont-ils terrifié Paris, ont-ils révolté la conscience publique, vont-ils soulever une indignation universelle? Hélas! non. L'imminence du péril, la rage d'avoir été trahi, l'indignation contre tous les aristocrates ont à ce point échauffé les esprits qu'on approuve ces abomi- nables massacres.
Si quelques âmes sensibles s'apitoient sur le sort des infortunées victimes, elles s'empressent d'ajouter qu'après tout, le peuple a été juste, et qu'il n'a fait
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que devancer le glaive des lois qui ne pouvait man- quer de frapper ces criminels : « Si on les eût laissé vivre, ils nous auraient égorgés dans quelques jours, disait-on : au moins maintenant, si nous sommes vaincus, ils auront succombé avant nous. »
Il est juste d'ajouter qu'au premier moment, on ne se rend pas bien compte de ce qui s'est passé, on ne comprend ni le caractère, ni la portée de cet atroce événement; on s'imagine que des criminels seuls ont succombé, et l'on se dit que si l'humanité en souffre, le salut de la patrie l'a exigé.
Mme X... écrit simplement :
« 2 septembre 1792.
a Quand on veut la fin, il faut vouloir les moyens; point d'humanité barbare. Le peuple est levé ; le peuple, terrible dans sa fureur, venge les crimes de trois ans des plus lâches trahisons. Oh ! mon ami ! je me réfugie dans vos bras, pour verser un torrent de larmes; mais je vous crie avant tout : la France est sauvée! Ces larmes, je les répands sur le sort de nos malheureux frères patriotes, tombés sous le fer des Prussiens. Verdun est assiégé et ne peut tenir que deux jours. La joie de nos féroces aristocrates con- traste avec notre profonde affliction. Ecoutez; trem- blez : le canon d'alarme tonne vers midi ; le tocsin sonne, la générale bat. Des proclamations pathé- tiques de la municipalité fixaient l'attention du peuple et touchaient son cœur : a Volez au secours (c de vos frères ! Aux armes ; aux armes ! » Chacun s'em- presse, court. La fureur martiale, qui a saisi tous les Parisiens, est un prodige; des pères de famille, des bourgeois, des troupes, des sans-culottes, tout part. Le peuple a dit : « Nous laissons dans nos foyers
19
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a nos femmes, nos enfants, au milieu de nos ennemis ; « purgeons-en la terre de la liberté. » Mon ami, je jette ici, d'une main tremblante, un voile sur les crimes qu'on a forcé le peuple à commettre par tous ceux dont il est depuis trois ans la triste victime. Les noirs complots qui se couvrent de toutes parts portent la lumière la plus affreuse et la conviction la plus certaine sur le sort qui attend et menace les patriotes ; s'ils ne font pas périr, ils périssent ! Atroce nécessité, ouvrage funeste de nos ennemis ! Des têtes coupées, des prêtres massacés... Je ne puis vous en faire le récit, quoique éclairée par ma raison, qui me crie : les Prussiens et les rois en auraient bien fait autant et mille fois davantage. Mon Dieu ! ayez pitié d'un peuple qu'on précipite dans la voie du carnage en le provoquant; ne lui imputez pas (i). » Quant à notre étudiant, nous connaissons assez ses sympathies pour prévoir les appréciations qu'il va porter sur les événements :
L'an P"" de l'égalité. u Du 4 septembre 1792. L'an IV" de la liberté,
« Depuis avant-hier, mon cher ami, nous sommes entourés d'inquiétude, investis d'épouvante. Di- manche, environ vers midi, l'on tira sur le Pont-Neuf le canon d'alarme et le tocsin sonna à la Maison com- mune. Au milieu du tumulte et de la rumeur pu- blique, j'appris que Verdun, la dernière place forte avant Paris, était au pouvoir des Autrichiens; cette terrible nouvelle me parut exagérée et fort douteuse. Un instant après une proclamation fut faite par ordre de la municipalité dans tous les carrefours de
(i) Journal d'une bourgeoise.
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la ville, destinée à donner au peuple une impulsion salutaire, à lui imprimer un grand mouvement ; elle était conçue à peu près en ces termes :
« Citoyens, l'ennemi est aux portes de Paris. Ver- te dun qui l'arrête ne peut tenir que huit jours; les « habitants ont juré de vaincre ou de s'enterrer sous « les ruines de la place; vous sentez tous qu'au mo- « ment oîi ces courageux compatriotes se livrent pour a nous défendre aux périls et à la mort, il est de a notre devoir d'aller les secourir. Il faut donc que, a dès aujourd'hui même, soixante mille hommes « soient prêts à marcher à l'ennemi; prêts à périr sous « ses coups ou à l'exterminer tout entier. »
« De tous côtés cette proclamation était suivie du cri formidable : a Aux armes ! Aux armes ! » Avant la nuit, plus de trente mille hommes s'étaient déjà présentés à la mairie ou dans leurs sections respec- tives. Les armes manquaient encore; mais le lende- main, dans certains sections, l'on en eut plus qu'on n'en voulait. Tous ceux qui ne pouvaient pas partir s'étaient empressés de donner les leurs.
a L'Assemblée, dans ces premiers moments de trouble et d'anxiété, s'est montrée grande, intrépide, en un mot, digne de sa mission ; elle a constamment éloigné d'elle toute idée de découragement, tout sen- timent de terreur. Vergniaud, cet homme trop souvent plongé dans le sommeil de l'indifférence et dans une honteuse et coupable inaction, Vergniaud stimulé, inspiré par l'urgence des circonstances, par le danger imminent de la chose publique, a manifesté la plus haute énergie : il a ébranlé par le discours le plus fort, le plus pressant, le plus étincelant, l'Assemblée tout entière qui, sur-le-champ, a décrété plusieurs grandes mesures, dont une des plus remarquables est de faire sonner le tocsin par toute la France. Ce toc-
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sin ne sera point le signal de l'alarme, mais celui de la charge, mais un signal de mort pour les ennemis. On a lieu d'en attendre le plus heureux effet. Ce bruit inquiétant et lugubre intimide d'abord le sol- dat ennemi, jette ensuite peu à peu, et comme à son insu, le trouble et l'effroi dans son cœur; bientôt son imagination égarée ne lui offre plus, de tous côtés, que de nouveaux sujets de terreur et de fuite, et souvent l'on a vu des partis de paysans mettre en déroute des escadrons entiers qu'un toscin continuel et soutenu avait ainsi épouvantés. D'un autre côté, les coups retentissants et multipliés des cloches de tous les villages rassemblent les cultivateurs, leur annoncent le danger, les animent et les font voler au combat.
(( L'union, la concorde, les sentiments d'égalité, de fraternité régnent plus que jamais dans la capi- tale. La nouvelle du danger que courait Verdun a rempli d'ardeur tous les citoyens; chacun veut voler à l'ennemi. Cette nouvelle a été aussi le funeste signal d'un massacre horrible de tous les criminels qu'enfer- maient les prisons. Les traîtres, fiers de l'approche de l'ennemi, redoublaient d'audace, menaçaient déjà et tramaient sourdement les complots les plus atroces et les plus sanguinaires; le projet était formé d'ou- vrir, à l'arrivée des Prussiens, toutes les maisons de force de la capitale, d'armer tous les brigands qu'elles contiennent, d'égorger et de piller tous les habitants demeurés dans la ville. Des preuves mani- festes de cette infernale conjuration ont été décou- vertes... Soudain, le peuple armé de piques, de sa- bres, de haches, s'est porté en foule vers les prisons. Les galériens, les voleurs, les assassins, les fabrica- teurs de faux assignats, les Suisses qui restaient de la journée du lo, les conspirateurs connus et arrêtés,
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les prêtres réfractaires, tout a été égorgé, massacré, mutilé; les prisonniers détenus pour dettes ou pour mois de nourrice ont seuls été relâchés.
« L'abbé Sicard, instituteur des sourds et muets, et connu par son incivisme, n'a échappé à la mort que par le courage et le dévouement d'un citoyen appelé Monot. Mme de Lamballe, favorite de la reine, a été enveloppée dans le nombre de ces coupables vic- times. Sa tête a été portée en triomphe au bout d'une pique et son corps déchiré par la multitude. Mme du Barry a été aussitôt arrêtée; quelques personnes crai- gnaient pour son sort. La quantité de criminels vic- times par la fureur populaire est immense. On ren- contre à chaque pas dans les rues les débris hideux et sanglants de ces cadavres mutilés et entassés dans de vastes tombereaux découverts. J'ai vu, pour ma part, sept de ces tombereaux remplis d'autant de corps qu'ils en pouvaient contenir ; de longues traces de sang suivent la marche de ces horribles chariots; l'image de la mort et du massacre se présente partout et sous les formes les plus effroyables (i).
(i) Edmond raconte l'étrange évasion d'un malheureux nommé Sinteil, enfermé à l'Abbaye comme suspect de pac- tiser avec les réfractaires. C'était le fils d'un culottier de la place Sainte-Colombe, à Bordeaux, et après avoir mira- culeusement échappé à la mort, il exerça dans sa ville natale la profession de chapelier. Voici comment Sinteil fut sauvé :
« Au milieu du massacre, il imagina de se dépouiller à moitié de ses habits et de se jeter, à la faveur des ténèbres, parmi les cadavres qu'on amoncelait près des portes de la prison. Vers le matin, arrivèrent des charrettes, il y fut placé comme mort, avec le reste des victimes, qu'on allait enterrer dans une de ces carrière abandonnées qui se trouvent à l'entour de Paris. Quelques massacreurs sui- vaient armés de sabres et de bûches. Le triste convoi étant arrivé à la barrière, tandis qu'on la faisait ouvrir, et que le charretier buvait l'eau-de-vie avec ses camarades, le malheureux Sinteil, protégé par une brume fort épaisse.
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« L'ex-ministre IMontmorin a été percé de coups entre les jambes d'un député, il méritait mille morts. C'est lui qui a refusé l'alliance offerte par la Prusse, qui n'a nullement parlé à l'Assemblée des bonnes dispositions de cette puissance à notre égard, et qui nous a enfiji attiré les Prussiens sur les bras.
« Le peuple, dans les premiers moments de sa fu- reur, s'est porté au Temple, mais M. Pétion est par- venu à le calmer un peu. On craint toujours cepen- dant pour la vie du traître Louis XVI.
0 Des nouvelles plus propices arrivent dans ce moment-ci des armées. On a annoncé à l'Assemblée nationale que les Prussiens ont levé le siège de Verdun et ont rétrogradé sur Longwy. La ville a soutenu deux assauts et un bombardement de douze heures.
« Les armées de Dumouriez et de Kellermann vont bientôt se réunir. Le soldat montre une ardeur m- croyable. Nos troupes s'avancent sur l'ennemi de concert, en bon ordre et avec l'impatience d'en venir aux mains. Le camp de Soissons s'est aussi ébranlé.
se dégagea doucement de ce tas de cadavres, et se laissant glisser de la charrette à terre, gagna à tout hasard une maison voisine, dont il eut le bonheur de trouver la porte entr'ouverte. La lueur d'une lampe le guida, à travers une longue allée, vers une cuisine, où il aperçut une négresse, qui s'était levée de fort bonne heure et qui, assise près du feu, faisait du chocolat pour ses maîtres. A l'aspect de cet homme presque nu, couvert de boue et de sang, la pauvre négresse, croyant voir un fantôme, poussa un cri et s'éva- nouit. Ses maîtres accoururent. Sinteil se jeta à genoux et les conjura de le sauver. Fort heureusement, il avait affaire à deux étrangers, qui devaient, dans ce même jour, quitter Paris pour l'Angleterre. On convint de retarder le départ jusqu'à ce qu'on se fût procuré un nouveau passe- port, et, dans la soirée, Sinteil, qu'ils faisaient passer pour leur domestique, monta en voiture avec eux, et s'éloigna enfin de cette malheureuse ville, où il avait vu la mort de si près. »
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Les campagnes vomissent des soldats; la terre semble les produire; trois cent mille hommes s'arment dans la campagne.
a P.-S. — La nouvelle de la levée du siège de Verdun ne se confirme pas encore ; nous sommes dans une incertitude cruelle. Demain nous irons tra- vailler au camp qui se forme autour de Paris; tous les citoyens s'y portent à l'envi; ces travaux seront terminés avant peu. Chacun se prépare à recevoir les Autrichiens. Le moment de tenir nos serments est enfin arrivé, l'heure approche. Adieu, mon ami ; la liberté ou la mort ! »
L'enthousiasme avec lequel on courait à la défense de la patrie montre bien quelle modification pro- fonde, au point de vue patriotique, s'était accomplie dans l'esprit public depuis 1789.
a Rien n'honore plus la France, écrit Edmond, rien ne fait voir davantage sa puissance, et rien aussi ne fait tant de peine aux aristocrates que cette ardeur de la jeunesse à combler le déficit de l'armée. Sous l'ancien régime, quand le temps de la milice appro- chait, tous les fils de fermiers et de paysans se déso- laient : ce n'étaient que pleurs, ce n'était que tris- tesse, beaucoup quittaient la campagne et allaient se cacher dans les villes; aujourd'hui, l'Assemblée na- tionale n'a qu'à faire une invitation, et aussitôt des milliers de soldats sont à ses ordres. Jeudi dernier, quatre hommes du pays de M. Terrier, qui partent pour l'armée, sont venus lui porter une lettre de chez lui. Je demandai à l'un d'eux s'il ne regrettait pas son pays; il me répondit qu'il ne regrettait rien, puis- qu'il allait servir la patrie. »
Un fait caractérise bien à quel point les mœurs étaient changées : lors du décret du 28 décembre 1791, qui organisait les gardes nationales volon-
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taires et les engageait pour un an, on ne trouva d'autre peine à infliger à ceux qui quitteraient le service avant la fln de l'année que de les priver pen- dant dix ans de l'honneur d'être soldats!
(( Paris, 6 septembre 1792.
« Le patriotisme est dans son triomphe, les enrôle- ments, le départ des enrôlés, donnent une nouvelle vie à la capitale et une telle activité au commerce que les marchands doivent redevenir patriotes. La gaieté et la sécurité marchent au bruit du tambour. On ne voit que fédérés, on n'entend que musique militaire. Les rues sont remplies de cette immense population, qui fait toujours croire que tout l'univers est dans Paris, et partout on crie à tue-tête : Vive la Nation! Nous n'avons pas l'air d'un peuple menacé, ni d'un peuple abattu ; mais d'une grande famille qui est en liesse. Si l'on se fait de la capitale une autre idée, on ne connaît pas les Français (i). »
Ce singulier état d'esprit, cette étrange quiétude, cette sérénité imperturbable que nous voyons se pour- suivre depuis trois ans au milieu d'événements qui, à distance, nous paraissent encore si émouvants et si troublants, ne seront pas modifiés, même aux heures les plus terrifiantes de cette sinistre époque.
a Tandis que les Prussiens étaient en Champagne, écrit Mercier, qui ne croirait pas que l'alarme la plus profonde fût alors dans tous les esprits? Point du tout; les spectacles, les restaurateurs également pleins, n'offraient que des nouvellistes tranquilles. Toutes les menaces orgueilleuses des ennemis, nous ne les entendions pas. La capitale s'était toujours
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crue inattaquable, à l'abri de tous les revers des combats.
a Jamais le peuple ne fut intimidé, ni... ni par la fuite du roi, ni par la prise de Verdun, ni par les manifestes de tous les rois de l'Europe... Tandis que dans l'Europe entière on disait : « C'en est fait « de Paris ! Fût-ce le dernier des Bourbons, on en « remettra un sur le trône », le peuple n'imagina point la possibilité d'un danger. Il vit de sang-froid l'érection d'un tribunal révolutionnaire, il continua d'aller paisiblement à l'Opéra. Le rideau se leva exactement à la même heure soit qu'on coupât soixante têtes soit qu'on n'en coupât que trente. »
« Je ne me mêle pas des affaires du ménage », disait cet homme auquel on venait annoncer que le feu était à sa maison. Voilà ce que disait chaque boutiquier lorsqu'il apprenait les exécutions du jour ou du lendemain (i).
(i) Mercier, Paris -pendant la Révolution. Dans notre jeunesse, nous avons entendu raconter par un témoin oculaire que, même pendant la Terreur, la vie sociale se continuait comme aux époque paisibles et on nous en citait un exemple bien terrible. Le mardi était le jour élé- gant pour la Comédie-Française, et ce soir-là la salle était toujours pleine. La Terreur n'avait rien changé à cette habitude. En se rendant au théâtre en carrosse, l'on ren- contrait presque toujours le tombereau qui transportait les restes des malheureuses victimes tombées dans la journée sous le fatal couperet. L'on se bornait à baisser les stores du carrosse et l'on continuait sa route sans souci ni scru- pule, pour aller entendre les déclamations des acteurs à la mode.
CHAPITRE XIX
SEPTEMBRE, OCTOBRE, NOVEMBRE I792
Sommaire : Les élections pour la Convention. — L'Assem- blée se réunit. — Abolition de la royauté. — Les députés de Paris. — Projets sanguinaires de Marat et de Robes- pierre. — Etat de Paris. — Victoires de Dumouriez. — Enthousiasme de la capitale.
Dans les premiers jours de septembre, M. et Mme Géraud quittent Paris et rentrent à Bordeaux; ils sont assez rassurés sur la suite des événements pour laisser sans crainte leurs enfants dans la capi- pale. Dès qu'il les suppose arrivés à Bordeaux, Ter- rier leur envoie des nouvelles :
« 15 septembre 1792.
0 Votre départ, leur écrit-il, a fait un grand vide dans notre petit ménage.
« Demain dimanche, nous irons travailler au camp. Dans le commencement de la semaine nous ferons le voyage d'Ermenonville; les affaires politiques con- tribuent beaucoup à distraire nos jeunes gens.
« La situation de Paris est à peu près telle que vous l'avez laissée. Hier quelques personnes, sous le masque du patriotisme et de l'amour de la chose pu- blique, se permettaient de se faire livrer ou de prendre de force les boucles d'argent, les montres,
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bijoux, etc. Cela fit d'abord quelque bruit, mais on se rallia bientôt; les malintentionnés furent saisis, quelques-uns furent de suite jugés populairement, les autres ont été traduits en prison. »
Peu de jours après les massacres de Septembre, ont lieu les élections pour la Convention; la faction violente qui a dominé depuis le 10 Août continue à terroriser la capitale :
(( 18 septembre.
« Les élections se poursuivent toujours ici dans le même esprit, écrit Edmond ; la faction désorganisa- trice des Marat et des Robespierre l'emporte plus que jamais dans l'Assemblée électorale. Espérons qu'il n'en sera pas de même dans la Convention. L'on ne peut aborder la tribune si l'on ne se propose d'y déclamer quelque nouvelle apologie de l'homme incorruptible, ou quelque projet de loi agraire. Les choses en sont à ce point-là.
a Le Garde-meuble a été volé la nuit passée ; beau- coup de diamants et d'autres effets précieux ont été enlevés; les préposés à la garde de ces riches trésors ont été arrêtés, ainsi que plusieurs voleurs qui, dans leur interrogatoire, ont dénoncé quelques personnes de marque. Les visites domiciliaires vont recommen- cer. Ce vol parait tenir à des complots contre-révolu- tionnaires. »
La Convention se réunit le 21 septembre. Pétion est nommé président.
Les Girondins et tous les modérés se rangent au- tour de lui alors que les Jacobins suivent aveuglé- ment Robespierre.
Dès la première séance l'on demande l'abolition de la royauté :
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« Toutes les dynasties, s'écrie levêque Grégoire, n'ont jamais été que des races dévorantes, qui ne vivent que de chair humaine. Je demande que par une loi solennelle vous consacriez l'abolition de la royauté. Les rois sont dans l'ordre moral ce que les monstres sont dans l'ordre physique. Les cours sont l'atelier des crimes et la tanière des tyrans. »
La proposition est adoptée et c'est le duc d'Or- léans qui se lève le premier.
Le décret transmis sur-le-champ aux quarante-huit sections est proclamé le soir même dans les rues de la capitale ; toute la ville est illuminée, de tous côtés l'on entend proférer des cris de mort contre la fa- mille royale et les aristocrates.
Notre étudiant assiste à plusieurs séances de la Convention et il adresse à son père un portrait suc- cinct des principaux députés de Paris ; il n'est pas sans intérêt de connaître les jugements qu'il porte déjà sur ces figures dont la plupart ont laissé dans l'histoire une si triste célébrité :
c( Paris, 2 octobre.
« Tu m'as demandé, papa, mon sentiment sur chacun des députés de Paris; je satisfais à ton voeu.
« Un de ceux dont la nomination atteste surtout la lâcheté et l'étrange turpitude des électeurs, un de ceux que l'opinion publique réprouve avec le plus de force, est, comme tu ne l'ignores pas, le forcené Marat. Quels que soient cependant les projets désas- treux de cet homme sanguinaire, je crois qu'il y a encore plus de folie dans sa tête que de perversité dans son cœur. Quelle étonnante dégradation !
a Après le nom de Marat, l'opinion publique place,
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à regret sans doute, celui de Robespierre. Voilà quelle est la juste récompense des excès où l'ont entraîné son amour-propre et son opiniâtreté dans des opi- nions erronées. Voilà quel est le triste résultat des louanges sans nombre que nous lui avons prodi- guées; c'est nous-mêmes qui gâtons les hommes pu- blics. Lorsqu'à peine nous devrions leur témoigner de la reconnaissance, nous les comblons d'honneurs et de flatteries.
« Des vices domestiques, une conduite privée peu estimable, des dettes nombreuses, voilà ce qu'on re- proche à Danton; mais, en revanche, on admire en lui l'homme d'Etat, de grandes vertus politiques, une âme intrépide et forte, une éloquence irrésistible, une vaste perspicacité de vues; heureux si avec ces grands avantages, il ne se livrait trop souvent à des passions hameuses et jalouses! Du reste, sa conduite dans le ministère lui a mérité l'estime uni- verselle.
a Collot-d'Herbois ne manque ni de talent ni d'énergie. A la vérité, cette énergie dégénère quel- quefois en exaltation. C'est un de ces hommes faits pour un moment de crise et de révolution, un décla- mateur adroit, quoique plein de chaleur et de véhé- mence; je doute de ses talents en fait de législa- tion, mais non en fait d'insurrection.
a Manuel, original dans ses opinions comme dans son style, doué des grands principes à l'ordre du jour, d'une grande facilité à s'énoncer, et d'un carac- tère prononcé, a fait éclater beaucoup d'intelligence et de patriotisme dans son administration de pro- cureur de la Commune. Il m'a toujours paru un ma- gistrat intègre, éclairé, courageux, pénétré surtout de ce grand principe, qu'il faut tout tolérer, excepté l'intolérance.
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a Un homme dont j'attendais mieux est Billaud- Varennes ; tout le monde est généralement mécontent des principes exagérés qu'il a déjà manifestés. Le défaut principal de tous ces messieurs est de se croire toujours avant le lo Août; au reste j'ignore ses talents.
a II est un être qui le dispute en immoralité et en méchanceté à Marat lui-même, c'est Camille Desmou- lins; il n'est pas de bassesses et de crimes qu'on ne lui fît faire. Il a tout l'esprit et toute la malignité d'un homme corrompu.
a Legendre a la manie de dénoncer sans cesse; je ne lui ai vu faire que cela aux Jacobins. Si les auto- rités constituées continuent à marcher dans le ,sens des principes, il sera pour toujours réduit au silence; je doute que sa tête puisse enfanter une loi sage et prudente; il est bon, tout au plus, pour les mesures d'urgence. On distingue en lui un grand caractère d'indépendance; son éloquence est brute, mais mâle et persuasive. La nature semble l'avoir fait pour haranguer la multitude, mais voilà tout.
a Fréron, le fils du fameux Fréron si couvert de ridicule et d'opprobre par Voltaire, est un frénétique ami de Marat. Il a rédigé VOrateur du -peuple; c'est donner la juste mesure de ses talents et de ses prin- cipes.
a L'esprit se repose avec plaisir sur le bon et vé- nérable Dussault; c'est la probité personnifiée. Son patriotisme s'est prononcé depuis longtemps avec une indicible véhémence, que les glaces de l'âge n'ont point refroidie. Son élocution est fleurie et pleine d'énergie. Il avait, dès l'ancien régime, consacré sa plume et ses veilles à la liberté. Sa conduite à l'As- semblée législative ne dément pas cette réputation première.
PENDANT LA RÉVOLUTION 303
« Une imagination très vive, de la sagacité, des principes quelquefois outrés, voilà ce qui distingue Fabre d'Eglantine, connu d'ailleurs par la rédac- tion des journaux de Prudhomme et par de char- mantes pièces de comédie : il a des vues, des lu- mières, et la connaissance du coeur humain.
« Le patriotisme de David est aussi grand que sa célébrité et ses talents de peinture, mais il faut à un législateur autre chose que le génie de la peinture et il est dénué de moyens.
a Philippe-Egalité (ci-devant d'Orléans), n'a pour sa part qu'un grand attachement au nouveau régime; on eût pu mieux choisir. La dissolution de ses mœurs eût dû l'éloigner de la Convention. On ne saurait trop dans ces circonstances avoir égard aux vices et aux vertus. C'est de cette considération que dé- pend essentiellement le maintien des lois et le salut de la République. Peuples libres, préférez la vertu à tout ! Tel est le principe tutélaire que nous oublions encore trop souvent.
0 Voilà une ébauche bien grossière des divers ca- ractères des députés de Paris. Je les ai surtout jugés par leurs actions. Dieu veuille que je me sois lourde- ment trompé. Au reste, il serait ridicule de donner encore quelque importance à la faction Marat ; tu as dû voir combien elle a été écrasée dans une des dernières séances de la Convention. »
Notre jeune étudiant commence à perdre peu à peu cet imperturbable optimisme qui, depuis trois ans, a résisté à tous les événements : comme il est d'une entière bonne foi, d'une sincérité indis- cutable, il ne peut plus dissimuler à sa famille les déceptions profondes qu'il éprouve, les anxiétés que lui causent les événements qui se préparent dans l'ombre, l'effroi qu'il ressent en voyant Marat
304 JOURNAL D'UN ÉTUDIANT
et Robespierre afficher audacieusement leurs projets sang^uinaires :
« Du 4 octobre.
« Ce ne sont pas les Jacobins qui soutiennent Marat ; c'est seulement la lie des Jacobins; c'est environ une centaine de membres, s'intitulant la société, qui cor- respondent avec les clubs affiliés et qui sont parvenus à faire déserter la place à tout homme doué de quelques principes de justice et de moralité. Les vrais Jacobins, les seuls encore digne de porter le nom d'amis de la liberté et de l'égalité, sont les Brissot, les Pétion, les Kersaint, les Barbaroux, les Guadet, les Cambon, les Louvet, etc., en un mot tous les en- nemis implacables des tyrans et des dictateurs. Ceux- ci ont abandonné la société parce qu'ils n'ont pas voulu se soumettre à de vils ambitieux, plus mépri- sables, s'il est possible, que les antiques oppresseurs que nous venons d'abattre; parce qu'ils n'ont pas voulu se rendre les complices des fureurs d'une fac- tion sanguinaire qui veut dominer par la terreur et se venger par des massacres; tels sont les motifs estimables de ces vrais républicains. Plusieurs d'entre eux (et je le sais de bonne part) avaient juré de poignarder l'infâme Robespierre s'il parvenait à ses fins. Car qu'on ne croie pas que cette dictature soit un monstre fantastique inventé à dessein : le projet a existé, existe encore aujourd'hui et existera tant qu'il y aura des troubles et dçs convulsions dans l'intérieur. Oui, la France a été menacée d'avoir pour nouveau dominateur un Robespierre et un Marat peut-être; car qui peut savoir oii se serait arrêtée cette coalition d'assassins?
0 Mais je me trompe, ceux qui portent la patrie et
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la liberté dans leur cœur, ceux qui ont juré la mort des tyrans et qui s'inquiètent peu de la recevoir, pourvu qu'ils la leur donnent, ceux-là, dis-je, au- raient su arrêter ces projets désastreux : les poi- gnards étaient prêts, ils n'attendaient plus que leurs victimes, b
Quelle différence entre Paris et la province ! Com- bien il est regrettable que la capitale ne suive pas l'exemple qui lui est donné! Combien il faut dé- plorer que les perspectives si brillantes de l'avenir soient assombries par les projets d'hommes néfastes :
(( 16 octobre.
a Au milieu des succès brillants dont jouit notre République, l'âme est peinée de ne pouvoir s'adonner entièrement à la joie et d'avoir encore des sujets d'inquiétude. Certainement, lorsque les bons citoyens jettent leurs regards sur les départements, qu'ils y voient le plus pur patriotisme animer tous les cœurs, qu'ils y voient le règne des lois, de la concorde, de la fraternité et de la douce égalité établi dans toute sa rigueur, qu'ils voient les tyrans et leurs satel- lites pourchassés et purgeant notre terre de leur odieuse présence, certainement alors ils ont bien des sujets d'ouvrir leur âme à l'espérance et de se livrer à la joie. Mais en promenant leurs regards sur la vaste étendue de la France, sur cette grande famille de frères, en laissent-ils tomber par hasard un seul sur Paris ! Soudain de noirs nuages de tristesse vien- nent troubler cette joie, et elle fait place aux soucis, aux tristes inquiétudes, au désespoir presque. Car qu'y voient-ils dans ce Paris, dans cette ville qui de- vrait donner aux départements l'exemple du patrio-
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tisme et de la soumission la plus aveugle aux lois? Ils y voient un amas impur d'hommes dont tous les projets tendent à perpétuer l'anarchie sans laquelle ils ne sont rien, des hommes tout dégouttants encore du sang qu'ils ont versé dans les journée de Sep- tembre. Prêtes à excuser leurs sanguinaires desseins, des sections qui obéissent formellement aux lois et protestent contre elles, une Commune qui non seule- ment favorise de tout son pouvoir les projets désor- ganisateurs des méchants, mais qui dilapide les fonds que la confiance publique a mis entre ses mains; voilà bien des sujets de tristesse sans compter que le peuple de Paris est égaré et suit aveuglément des principes qui, s'ils duraient, l'entraîneraient à sa perte. Mais espérons qu'il sera désabusé, qu'un jour, il punira ses nouveaux tyrans, et qu'enfin, rendu sage par l'expérience, il ne se livrera pas inconsidéré- ment à quiconque fera semblant de prendre avec zèle ses intérêts. »
On a compris enfin ce qu'ont été les massacres de Septembre, on sait combien de têtes innocentes sont tombées sous le fer des bourreaux. Ces forfaits, qu'on a approuvés avant de les bien connaître, excitent maintenant une réprobation générale. On redoute le retour de pareilles atrocités, on se demande avec ter- reur s'il faudra encore assister à ces scènes qui font rougir l'humanité.
(( 1 1 novembre.
« Papa, voici un tableau trop vrai de la situation de Paris. Je ne doute pas que cette ville ne soit avant peu livrée à de nouvelles horreurs.
« Je désirerais bien que les Bordelais vinssent ici se joindre aux Marseillais; tout nécessite cette dé-
PENDANT LA RÉVOLUTION 307
marche. Pourquoi faut-il que ces derniers les de- vancent toujours dans ce qui peut être utile aux intérêts de la République?
a L'état de Paris devient de plus en .plus alar- mant; des scélérats qui respirent le crime et suent l'assassinat, des anarchistes, avides de pillage et dévorés d'une soif inextinguible de sang, tiennent entre leurs mains les destinées de cette malheureuse cité. Leur audace s'accroît par l'impunité, et déjà ils brûlent de renouveler les horribles journées de sep- tembre : ce n'est plus dans les ténèbres 'd'un sou- terrain qu'ils aiguisent leurs poignards, c'est au milieu même des places publiques; c'est là qu'ils de- mandent à grands cris la tête des citoyens les plus recommandables, c'est là qu'ils menacent d'une mort prochaine plusieurs de nos représentants ; des listes de proscriptions sont affichées par toutes les rues; d'atroces placards invitent le feufle souverain de Paris à une nouvelle insurrection; l'on n'ose pas encore, c'est vrai, désigner formellement quelles au- torités constituées doivent frapper les foudres du peuple, mais l'on y exalte l'Assemblée de la Com- mune, l'on y blasphème contre la Convention na- tionale... et c'est en dire assez. De secrets agitateurs répandus parmi le peuple, adoptant son langage, ses manières, son costume, alimentent sa méfiance, flattent ses excès, le séduisent, l 'égarent, lui com- muniquent toutes leurs fureurs et leur sombre féro- cité. De prétendus apôtres de la liberté professent en tous lieux la doctrme de Marat, ils excitent ouver- tement à la rébellion et au meurtre, ils appellent le mépris sur la Convention et la confiance la plus aveugle sur l'Assemblée de la Commune. La ques- tion du partage des terres est sans cesse agitée par eux, ils la reproduisent sous toutes les formes les
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plus séduisantes et presque à chaque instant. La classe la moins fortunée du peuple s'enivre avide- ment de ce pernicieux système et savoure avec com- plaisance ces opinions désordonnées, et c'est ainsi que ces monstres parviennent à pervertir l'instinct de justice qui distingue cette intéressante partie de l'humanité, c'est ainsi qu'ils parviennent à tuer sa moralité et à dégrader son caractère.
« Aux Jacobins règne le même esprit; malheur à celui qui voudrait y faire entendre le langage austère de la loi ; de forcenés déclamateurs y répètent chaque jour qu'ils ont encore leurs poignards, que la hache est encore levée, qu'ils tiennent encore la corde du tocsin, et cette société, jadis la lumière du peuple, l'égide de la liberté, l'effroi des tyrans, cette société, dis-je, a aussi subi le joug : ces hommes qui osent encore s'intituler les amis de la liberté et de V égalité, ces hommes ne sont autre chose que de vils idolâtres, que des esclaves, en un mot, qui, pour me servir de l'énergique expression de Tacite, « sont dégénérés « même de l'esclavage ». Il ne reste plus aux Jacobins que la lie de cette société, c'est-à-dire la tourbe des hommes faibles et pusillanimes qui sont nés esclaves et qui mourront esclaves; puis cette coalition d'inso- lents ambitieux, connue sous la dénomination de faction Robespierre : coalition sanguinaire, qui re- doute plus que la mort le retour de la paix, et qui, pour dominer, ne s'épargnera jamais aucun crime. Ces prêtres sont à la liberté, ce que les prêtres sont à la religion, des sectaires fanatiques, qui, sous un nom sacré, ne cherchent que domination et qu'intérêt per- sonnel.
« Les sections de Paris sont infectées des mêmes principes que la société des Jacobins ; les Maratistes triomphent de toutes parts. Partout ils abusent le
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peuple et font trembler les citadins, qui n'osent plus élever la voix dans les assemblées sectionnaires. La force publique est nulle, point organisée ou mal commandée; d'une part, l'égoïsme, la pusillanimité; de l'autre, l'ambition, la scélératesse. Voilà les élé- ments de troubles et de désordres qu'enferme Paris. Les décrets de la Convention sur la police intérieure de cette ville, sont enfreints continuellement, les ordres des ministres méprisés, l'opinion publique pervertie, les principes altérés ou violés à chaque instant. Les factieux menacent ouvertement de recommencer le cours des proscriptions, aûn de replonger nos repré- sentants dans la stupeur et dans l'inertie. Tout nous présage en un mot les plus sinistres événements ; tout atteste le danger des mandataires du peuple et les Bordelais balancent à marcher vers Paris ! et ils déli- bèrent encore! il faut sauver la France des horreurs d'une guerre civile, il faut sauver la Convention na- tionale et ils attendent une loi! Grands dieux! Les Marseillais ont-ils attendu qu'un décret leur ordon- nât de forcer les portes du château des Tuileries, et doit-on craindre de se livrer à une démarche illégale pour sauver Paris, lorsque tant d'autres ne craignent pas d'accumuler les infractions à la justice pour le perdre? Ce faux système de modération ne tend qu'à nous plonger dans un abîme de malheurs inter- minables. »
Alors que la situation intérieure offre des perspec- tives si désolantes, la République voit sur les fron- tières tous les ennemis disparatîre les uns après les autres.
Pendant le mois de septembre, Dumouriez a sauvé la France : l'armée de Brunswick, qui s'avançait me- naçante, est battue et démoralisée. Le 3 octobre, une lettre de Dumouriez à la Convention annonce que les
3IO JOURNAL D'UN ÉTUDIANT
troupes austro-prussiennes ont repris le chemin de la frontière.
Cette nouvelle provoque dans Paris une véritable ivresse de patriotisme. La joie est d'autant plus grande que les craintes ont été plus vives, la terreur plus profonde.
A l'Opéra a lieu une scène grandiose et vraiment émouvante. Tous les acteurs réunis sur la scène s'age- nouillent devant la Liberté, sous les traits de Mlle Maillard ; puis ils entonnent cette Marseillaise^ qui a conduit nos troupes à la victoire. Le parterre, les loges, la salle entière écoutent également à ge- noux.
Après ces vers :
Que tes ennemis expirants
Voient ton triomphe et notre gloire,
les tambours battent, le tocsin sonne, une foule armée de piques et de haches envahit la scène et tous re- prennent en chœur le célèbre refrain.
Les mêmes scènes se renouvellent presque chaque soir, et il en est de même dans les autres théâtres. L'enthousiasme patriotique n'a plus de bornes.
Ravi de ces succès inespérés, Edmond écrit à sa. famille :
<( Paris, 30 septembre, an I.
« La vigueur avec laquelle nos troupes acculèrent à Spire, contre le Rhin, les troupes mayençaises, le cou- rage et l'ardeur qu'elles ont montrés pour escalader Mayence, la bravoure des volontaires de la Charente- Inférieure qui ont chargé quinze cents Autrichiens et les ont débusqués du poste important qu'ils occu- paient; tous ces traits sont de grands arguments
PENDANT LA RÊVOLULION 311
contre ceux qui nous répétaient sans cesse qu'au pre- mier coup de fusil de l'ennemi, nos gardes nationaux fuieraient en jetant leurs armes, que nos soldats de ligne, étant très indisciplinés, seraient battus com- plètement. S'ils avaient été plus sensés, ils auraient dit : « Nos troupes étant commandées par des gé- « néraux vendus à la cour, elles seront presque tou- « jours battues, parce qu'elles seront conduites dans a de mauvais postes ou opposées à un ennemi inû- « niment supérieur en nombre, etc. » C'est alors qu'ils auraient eu raison, mais à présent que l'esprit du soldat est débarrassé des entraves de la méfiance, le caractère belliqueux de la nation va reparaître à nu, et nos soldats combattant pour la liberté, je ne doute pas que nos armées deviennent plus brillantes que jamais. >
Terrier écrit de son côté :
0 Nous avons renvoyé à nos ennemis la fuite et l'épouvante qu'ils avaient apportées parmi nous, et ce qui doit mettre le comble à notre confiance et à leur désespoir, c'est cet accueil fraternel que nous recevons de tous nos voisins qui commencent enfin à sentir que la cause pour laquelle nous combattons ne leur est pas même étrangère, bien loin de leur être contraire. La capitale seule est un peu agitée au mi- lieu de la joie universelle. Mais la très grande ma- jorité des suffrages se porte vers le vertueux Pétion, et j'espère que son acceptation mettra fin à nos solli* citudes et aux projets des factieux (i). »
« La République, répond M. Géraud, débute sous de bien heureux auspices. Qu'on achève d'écraser à
(i) Pétion est nommé maire de Paris, le 15 octobre 1792. par la presque unanimité des suffrages.
312 JOURNAL D'UN ÉTUDIANT
Paris toutes les factions et nous n'aurons plus rien à redouter de la ligue des tyrans. »
Les triomphes de la République se poursuivent. Dumouriez arrive victorieux à Bruxelles et ces nou- veaux succès portent la terreur et l'effroi dans toutes les cours :
(( Paris, 21 novembre 1792.
« Dumouriez avait promis d'être le 15 à Bruxelles, écrit Edmond, Dumouriez a tenu parole. Je crois que c'est un grand argument contre ceux qui prétendent que ce général est une tête brûlée, un aventurier que la fortune a servi. Oui plus est, quand il était ici, il donna rendez-vous à Talma pour le 24 à Bruxelles ; celui-ci, aussitôt la prise de cette ville, est parti pour aller y remplir le rôle de Titus dans Brutus. Certes, il fallait que Dumouriez fût bien sûr de son fait et qu'il ne fût pas sans prévoyance, pour oser affirmer une chose, qui, s'il ne l'avait pas réalisée, l'aurait couvert de honte et de ridicule. Quand l'Assemblée législative lui conféra le commandement de l'armée du traître La Fayette, il écrivit en propres termes : « Quand j'aurai purgé le sol de la République des « despotes et de leurs satellites qui le souillent, j'irai « délivrer les Belges du joug odieux sous lequel ils a sont courbés, etc. » Voilà à peu près ses expres- sions; l'événement nous a prouvé qu'il voyait juste. La Gazette de Leyde du 2 novembre, s'exprime ainsi : « Le général Dumouriez qui, dans ses fan- « faronnades ordinaires, avait dit qu'il irait dîner « le 15 novembre à Bruxelles, en sera sans doute « empêché par le général Clerfayt, qui arrive à Mons a avec dix mille hommes. » Je suis bien curieux de voir comment elle va rapporter la bataille de Jem- iT^-^Des. B
PENDANT LA RÉVOLUTION 313
« Il faut que les autres peuples apprennent avec «tonnement ce que peut l'amour de la liberté, ce que peut l'énergie républicaine; qu'ils apprennent que c'en était fait de la liberté lorsqu'un jour a lui, jour d'épouvante pour les despotes, et la liberté triom- phante a dirigé son vol rapide vers les plaines de la Belgique; qu'ils apprennent qu'il a suffi de pronon- cer ces paroles affligeantes, mais non pas désespé- rantes : « Citoyens, la patrie est en danger », et que des légions innombrables d'hommes libres se sont levées et armées pour la sauver; qu'ils apprennent qu'aidés de nos bras seulement, nous avons repoussé les troupes qui passaient pour les meilleures de l'Eu- rope; qu'ils apprennent toutes ces choses étonnantes pour eux et qu'ils les imitent, s'ils se sentent capables de le faire. Hélas! que n'avons-nous des mœurs! nous laisserions bien loin derrière nous Ces Romains, avides de conquêtes, qui ne faisaient la guerre que pour asservir les nations. »
CHAPITRE XX
EPILOGUE
A la fin du mois de novembre, nos jeunes gens se préparaient à suivre comme les années précédentes les cours du Lycée et du Collège de France, lors- qu'un événement inattendu vint les obliger à quitter Paris.
Leur précepteur, M. Terrier, avait offert ses ser- vices au gouvernement comme médecin militaire; peu de temps après, il reçut l'ordre de partir immédiate- ment pour l'armée des Pyrénées en qualité de méde- cin en chef d'un hôpital ambulant. Le quartier gé- néral de l'armée était à Toulouse.
C'est là qu'il se rendit aussitôt avec les deux jeunes gens confiés à ses soins; tout en vaquant à ses nou- velles occupations militaires, il conserva la direction de leur éducation.
Une fois hors de Paris, Edmond naturellement continue à entretenir avec sa famille une correspon- dance suivie, mais il ne raconte plus les événements que par ouï-dire, il est absorbé par les mille détails de la vie militaire à laquelle il se trouve mêlé, et ses lettres ne nous offrent plus qu'un intérêt très secon- daire.
Nous arrêterions donc ici nos citations, si nous ne voulions encore indiquer en quelque lignes la vie du jeune homme pendant l'année 1793.
JOURNAL D'UN ÉTUDIANT PENDANT LA RÉVOLUTION 315
Le 21 janvier, Louis XVI monte sur l'échafaud. En province aussi bien qu'à Paris, sa mort passe presque inaperçue. Le peuple est convaincu qu'il a trahi son pays, par conséquent qu'il a mérité son sort et que la peine infligée n'est que le juste châti- ment de ses crimes.
Lorsqu'on apprend à Bordeaux l'affreuse nouvelle, M. Géraud écrit simplement à ses fils : « Je n'ai donné nul regret à la mort du tyran ; néanmoins, j'eusse été bien aise, dans l'intérêt de la chose pu- blique, qu'on l'eût retenu prisonnier. C'eût été un otage précieux en cas de revers. »
Et c'est tout.
Mme X... ne se montre pas plus émue :
« La mort du roi s'est passée à Paris comme le bannissement des Tarquins à Rome. Le peuple a dé- ployé un calme et une majesté qui feraient honneur aux plus beaux jours de la république romame. Nos ennemis, qui sont des lâches, et qui poignardent par derrière, menacent tous les députés qui ont voté la mort de leur chef (i). »
Il faut lire dans Mercier les réflexions que lui inspire ce tragique événement pour se rendre compte de l'insouciance profonde avec laquelle la popula- tion a assisté au supplice :
a Est-ce bien le même homme que je vois bousculé par quatre valets de bourreau, déshabillé de force, dont le tambour étouffe la voix, garrotté à une planche, se débattant encore, et recevant si mal le coup de la guillotine, qu'il n'eut pas le col, mais l'oc- ciput et la mâchoire horriblement coupés?
a Son sang coule; les cris de joie de quatre-vingt mille hommes armés ont frappé les airs et mon
(i) Journal d'une bourgeoise.
3i6 JOURNAL D'UN ÉTUDIANT
oreille; je vois les écoliers des quatre nations qui élèvent leurs chapeaux en l'air. Son sang coule, c'est à qui y trempera le bout de son doigt, une plume, un morceau de papier; l'un le goûte et dit : « Il est « bougrement salé ! » Un bourreau sur le bord de l'échafaud vend et distribue de petits paquets de ses cheveux. J'ai vu défiler tout le peuple se tenant sous le bras, riant, causant familièrement, comme lorsqu'on revient d'une fête.
« Aucune altération n'était sur les visages. Le jour du supplice ne fit aucune impression. Les spectacles s'ouvrirent comme de coutume; les cabarets du côté de la place ensanglantée vidèrent leurs brocs comme à l'ordinaire; on cria les gâteaux et les petits pâtés autour du corps décapité. »
Le séjour d'Edmond et de John au camp de Tou- louse avait exalté leur patriotisme. Ces jeunes gens, qu'animaient toujours les plus nobles sentiments, s'in- dignaient de demeurer dans l'inaction, alors que beaucoup de leurs amis volaient aux frontières pour défendre la patrie menacée. Déjà à plusieurs reprises ils avaient ardemment sollicité de leurs parents la permission de contracter un engagement volontaire, mais M. Géraud s'y était jusqu'alors refusé, esti- mant que leur âge ne leur permettait pas de s'ex- poser encore aux dangers et aux fatigues de la guerre.
Au mois de mars 1793, les jeunes gens renouvellent leur demande. C'est Edmond qui, comme le plus âgé, prend la parole :
« Nous sommes indifférents sur la manière de marcher à l'ennemi, écrit-il, pourvu que nous y mar- chions tous deux; nous brûlons de nous joindre aux phalanges nationales qui se forment de toutes parts sous nos yeux; défendre la patrie, voilà quel doit
PENDANT LA RÉVOLUTION 317
être aujourd'hui le premier de tous nos soins, le plus sacré de nos devoirs, le but et le motif de toutes nos démarches. La saison des combats ap- proche, la France entière s'ébranle pour se précipiter sur ses ennemis, toute la jeunesse vole aux armes, et seuls nous languissons dans un lâche repos, seuls nous demeurons spectateurs oisifs et tranquilles de cette généreuse émulation ! »
Touché de ces pressantes instances, M. Géraud cède et écrit à Terrier :
a Nos enfants ont trop bien plaidé leur cause pour que leur mère et moi résistions, nous les vouons à la patrie, quoiqu'il en coûte à nos coeurs. »
A peine connaît-il la réponse favorable de sa fa- mille, qu'Edmond, ivre de joie, écrit à un de ses amis déjà sous les drapeaux :
(( 17 mars 1793.
« Mon ami, mon Don ami, je suis au comble de mes vœux, et mon cœur nage dans la joie. Mon père a donc été touché de mes chaleureuses instances; nous allons nous revoir dans peu sous les mêmes dra- peaux.
« Depuis avant-hier, je suis calme, content, je sa- voure à longs traits cette joie muette qui accompagne toujours l'accomplissement des désirs honnêtes et généreux. Je te vois partager mes sentiments avec une satisfaction inexprimable; oui, tu es mon ami, toi, et sans doute un véritable ami, puisque tu ne penses pas comme les autres que je doive éviter les dangers que la voix de la gloire, de mon cœur, et sur- tout de ma patrie m'ordonne de braver. »
John, vu sa jeunesse, — il n'avait guère plus de seize ans, — fut attaché à l'ambulance de Terrier. Peu de
3i8 JOURNAL D'UN ÉTUDIANT
temps après son corps d'armée partait pour Saint- Jean-Pied-de-Port, où il devait combattre les Espa- gnols.
Edmond fut appelé à Bordeaux et nommé sous- lieutenant dans le bataillon des volontaires de la Gironde. Dès le mois d'avril ce bataillon était dirigé sur Saint-Jean-Pied-de-Port pour renforcer le corps d'armée qui s'y trouvait déjà, et les deux frères étaient de nouveau réunis.
Voici quelques-unes des lettres qu'Edmond écrit à sa famille, du camp de Blanc-Pignon :
« lo mai 1793.
a Entouré de douze camarades, couvert d'une tente dont le diamètre peut avoir dix pieds, assis sur un pouce de paille, mon sac faisant mon pupitre, j'entre- prends de vous donner de nos nouvelles. Nous jouis- sons d'une forte santé; j'en juge par le peu d'effet qu'ont produit sur nous les premières fatigues mili- taires, celles qui auraient dû le plus nous éprouver; cependant, voici le quatrième jour que nous sommes sous la toile, nous dormons aussi bien, et même mieux, je présume, que le premier financier, notre seul souci étant le désir de recevoir de vos lettres et de soigner nos armes; autrement toujours chantant, dansant, mangeant d'un appétit vorace, travaillant à la tranchée, ce qui est un peu pénible, gravissant les montagnes pour aller aux différentes provisions du camp ; insensiblement la retraite nous appelle au re- pos sans nous être aperçus de la journée qui com- mence à quatre heures le lendemain. Les brouillards, extrêmement épais, et la neige nous empêchent de sortir pour nos plaisirs. »
La première affaire sérieuse à laquelle nos jeunes
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gens assistent tourne d'une façon déplorable pour nos armes :
« 6 juin 1793.
et Je vous écris à la hâte pour prévenir toutes les inquiétudes qui pourraient vous assaillir. Oh ! quelle journée désastreuse vient de se passer ! quand je te dirai que nous avons perdu mille hommes, je n'exa- gérerai pas, sans compter les blessés. Le bataillon de la Gironde a été cruellement maltraité; nous nous sommes enfuis Cluzeau, Chaudruc, Corbière et moi sur des mulets que nous avons pris ; nous sommes ici toujours sous la direction de M. Terrier, qui a établi son ambulance dans un château d'ici. Nous avons été trahis de la manière la plus indigne. Le général est passé chez l'ennemi. Le camp de Blanc- Pignon est pris et brûlé, les troupes sont rentrées à la citadelle. Trois mille hommes des nôtres ont eu à lutter contre quatorze mille Espagnols, une cavalerie et une artillerie formidables. Les bombes pleuvaient sur le camp comme la grêle. Saint-Jean est dans la plus grande alarme. »
A la suite de cette défaite, nos troupes durent se retirer; Edmond nous fait un tableau désolant de cette retraite, et il ne peut s'empêcher d'exhaler des plaintes amères sur les concussions dont ils sont les tristes victimes et sur l'incurie de ceux qui les di- rigent.
« Navarreins, 19 juin 1793.
« Pendant notre route de Saint-Palais à Navar- reins, nous étions tous trois malades et souffreteux, aussi nous a-t-elle paru fort longue en dépit de tous
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les agréments qu'offrait à nos regards le spectacle des campagnes vertes et fleuries. La chaleur était du reste excessive. Chaudruc et Choïet étaient montés dans un étroit chariot, traîné par deux bœufs. Pour moi, armé d'un aiguillon hâtif, je m'avançais aussi vite que mon extrême faiblesse pouvait le permettre sur les pas de ces animaux nonchalants. Toute pé- nible que m'ait été cette route, je préférais le plus souvent aller à pied que de monter dans le chariot, où nous étions fort mal à notre aise et horriblement cahotés ; c'est cependant dans ces misérables tombe- reaux, sur ces routes hérissées de cailloux, que l'on transporte les blessés et les malades. Aussi dans la dernière évacuation de l'hôpital militaire de Saint- Jean-Pied-de-Port sur celui de Saint-Palais, cinq de ces malheureux expirèrent au milieu de la route sur ces bières ambulantes : défenseurs de la patrie, voilà comme on nous traite, voilà comment d'iniques admi- nistrations, de rapaces concussionnaires insultent à l'humanité, et se jouent de notre vie. Mais quel homme aujourd'hui osera faire entendre les rugisse- ments de l'indignation? Quel homme osera dire ces courageuses vérités? Le crime triomphe partout et les lois se taisent !
« Pardonne-moi cette digression échappée d'un cœur ulcéré depuis longtemps par les indicibles at- tentats qui se commettent en tous lieux avec la plus révoltante impunité. Au reste, ce n'est encore là que pastorales et verdures auprès des innombrables mi- sères dont je t'eusse déjà fait le tableau si je n'avais été épouvanté de l'immensité de ces tristes détails. Si jamais je puis rentrer dans mes foyers et me livrer encore aux loisirs littéraires, avec quelle amertume je vais retracer les infâmes concussions dont je suis le témoin et quelquefois la victime. Qu'il me tarde de
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pouvoir épancher librement les flots de l'indignation qui m'oppresse. Qu'ils tremblent, les cruels dilapi- dateurs qui oppriment le soldat et corrodent nos armées ! Qu'ils tremblent, le jour de la vengeance arrivera, j'espère, avec celui de la justice! Les cris des victimes seront entendus, ils retentiront sur le coeur du philosophe et de leurs plaintes se composera cette plainte terrible, solennelle, qu'il portera au tribunal de ce juge qui fait justice à tous, je veux dire au tribunal du peuple. »
La retraite avait eu lieu, en effet, dans des con- ditions désastreuses pour les blessés. En arrivant à Navarrems on ne trouva pour les recueillir qu'un hôpital malsain, et 011 les malheureux furent en- tassés dans des salles trop étroites : c'était pour eux la mort certaine et prochaine. Emu de cette situation. Terrier obtint de la municipalité le château d'un émi- gré qui se trouvait dans le voisinage : là, au moins, les malades respiraient un air pur, et le local était suffisant pour en recevoir plus que quatre cents.
Fatigué de l'inaction dans laquelle demeurait le corps d'armée auquel il appartenait, Edmond qui rêvait gloire et conquête, chercha à obtenir un chan- gement.
Au mois de juillet, grâce à la protection de quel- ques amis, il fut désigné pour remplir les fonctions d'aide de camp, auprès du général Dupuch, qui com- mandait à l'armée du Nord.
Il partit aussitôt pour rejoindre son nouveau poste, et M. Géraud l'accompagna jusqu'à Paris. En y arrivant, ils apprirent que le général Dupuch était suspendu.
Ce fâcheux incident laissait Edmond sans situa- tion. Il ne perdit pas courage cependant, et il cher- cha par ses relations à obtenir de nouvelles fonctions
21
322 JOURNAL D'UN ÉTUDIANT
à l'armée du Nord. En attendant que sa demande reçût satisfaction, il resta à Paris avec son père.
C'est de là que M. Géraud écrit à sa femme en lui racontant les incidents de leur existence.
Malgré les tragiques événements dont la ville est ensanglantée, l'on continue, au dire de notre narra- teur, à jouir d'une vie singulièrement paisible, rien ne met obstacle aux distractions journalières, les pro- menades sont plus fréquentées que jamais, tous les théâtres sont ouverts et la foule s'y presse comme aux époques les plus calmes de l'histoire.
(( Paris, 28 août 1793.
a Custine a été jugé à mort avant-hier au soir et à l'heure que j'écris, il a cessé de vivre. D'ailleurs, rien de nouveau, tout est parfaitement tranquille. »
c( Paris, i" septembre 1793.
« Je me disposais à partir jeudi 14 du mois, mais voilà qu'on a suspendu la délivrance des passeports. Un député que j'ai vu, m'a dit que cette mesure de sûreté ne subsisterait que jusqu'après les visites do- miciliaires; dans ce cas, j'espère quitter Pans dans sept ou huit jours. Si mxon séjour ici se prolongeait au delà de ce terme, j'en serais vivement affecté. Comment ferais-tu seule avec John pour faire nos vendanges ?
« Notre jeune homme attend toujours des nou- velles qui l'appellent à l'armée du Nord, mais elles ne viennent point. Quoique je fusse bien aise de con- naître son sort avant de me séparer de lui, néanmoins cette considération ne me retiendra pas une minute quand une fois les voies seront libres.
PENDANT LA RÉVOLUTION 323
ce Les portes des boulangers sont toujours assié- gées. Ce sont les seuls rassemblements que l'on voie. Comment est-on à Bordeaux pour les subsistances? »
« Paris, 2 septembre 1793.
a Paris et ses boues et ses mauvaises odeurs me lasse trop pour que je n'en sorte le plus tôt que je pourrai. J'espère que ce sera au plus tard le 15. Tout y est fort tranquille, même aux portes des boulangers, malgré qu'on s'y porte en foule et qu'on y attende longtemps. >
« Paris, 3 septembre 1793.
« As-tu entendu parler du nouveau muséum? C'est une des mille et une merveilles de la Révolution. Tout ce que nous possédions des Lebrun, des Le- sueur, des Teniers, des Rubens, des Guide, des Do- miniquin, des Gérard Dow, des Salvator Rosa, des Raphaël, tout a été mis à contribution ; je te plains de ne pouvoir admirer avec nous ces trophées élevés aux arts.
a Hier, nous fûmes voir représenter Robert, au théâtre de la République. Cette pièce y est jouée avec beaucoup plus d'ensemble qu'au Marais; la variété des costumes et des décorations surtout ne laisse rien à désirer aux amateurs. Nous avons déjà visité dans nos différentes tournées dramatiques, le théâtre Fey- deau, celui de Molière, celui des Variétés amusantes, celui du Palais, celui de la République, celui du Vaudeville, et le nouveau théâtre de la Montansier, rue Richelieu, dont la salle le dispute en tout à celle du grand théâtre de Bordeaux. •
324 JOURNAL D'UN ÉTUDIANT
« Paris, 8 septembre 1793.
a Bonne nouvelle, on m'assure dans ce moment que la suspension des passeforts est levée; nous allons nous disposer à partir à la fin de la semaine, c'est-à- dire le 13 ou le 14; je ne puis point t'indiquer ni le moment ni le jour de notre arrivée; nous n'irons point par la diligence : on n'a par cette voie de repos ni la nuit ni le jour. J'amène un cabriolet qu'à coup sûr je revendrai au delà de ce qu'il me coûte. C'est avec bien du regret que je quitte notre jeune homme, mais j'espère qu'il recevra enfin avant mon départ des nouvelles favorables. On se porte avec moins d'empressement chez les boulangers. La tranquillité est toujours parfaite. Edmond va aujourd'hui à Saint-Cloud ; je ne puis pas malheureusement être de la partie; à pareil jour, l'année dernière, nous y étions tous ensemble. »
M. Géraud, impatient de retourner à Bordeaux, quitte Paris sans attendre son fils; celui-ci espérait toujours que les fonctions qu'il sollicitait à l'armée du Nord lui seraient accordées. Cependant à la fin de septembre, toutes ses instances demeurant infruc- tueuse, il perd patience et se décide à rejoindre sa famille.
Le I*'' octobre, il va à la commune pour faire viser son passeport; il est arrêté comme suspect et envoyé devant le commissaire de police militaire, qui le fait enfermer à la maison d'arrêt de la mairie; la cause principale de son arrestation est qu'on le croit du nombre des officiers destitués qu'un décret obligeait de quitter Paris dans les vingt-quatre heures. Le 3 octobre, son identité ayant été reconnue, il est mis en liberté et il se hâte de quitter la capitale.
PENDANT LA RÉVOLUTION 325
Edmond Géraud vécut paisible et ignoré pendant les années qui suivirent son retour à Bordeaux.
Abandonnant la politique qui l'avait si vivement passionné tout d'abord, il s'adonna tout entier au culte des lettres et y consacra les brillantes dispo- sitions dont la nature l'avait doué. Ses essais poé- tiques, presque tous consacrés à la peinture du moyen âge et de ses mœurs, sont restés des modèles du genre, et l'on peut dire hardiment avec Saint-Beuve qu'il a été le premier des romantiques.
FIN
TABLE DES MATIERES
Préface
CHAPITRE PREMIER
1789-1790
Sommaire : Voyage de Bordeaux à Paris. — Impres- sions de route. — Installation à Paris. — Le Palais- Royal. — La place Louis XV. — Le Garde-Meuble.
— Les boulevards. — Le Louvre. — Le Jardin des Tuileries. — Le Jardin du Luxembourg. — L'Opéra.
— Le Théâtre-Italien. — La Comédie-Française. — L'Assemblée nationale. — La famille royale
CHAPITRE II
1790
Sommaire : Les cours du Collège de France. — L'Hô- tel-Dieu. — Exécution du marquis de Favras. « — Les frères Agasse. — Tranquillité de la capitale. — Le roi à l'Assemblée nationale. — Le serment ci- vique
CHAPITRE III
1790
SOM.MAIRE : Les Invalides. — L'Ecole militaire. — Le Champ-de-Mars. — La Sorbonne. — Notre-Dame.
— Sainte-Geneviève. — Les Champs-Elysées. — Le
328 TABLE DES MATIÈRES
Bois de Boulogne. — Bagatelle. — Le Mont Cal- vaire. — Longchamps. — Saint-Cloud. — Sceaxix.
— Vincennes. — Les Gobelins 41
CHAPITRE IV 1790
Sommaire : Vente des biens du clergé. — Les assi- gnats. — Le général Paoli à l'Assemblée. — Le droit de paix ou de guerre. — La statue de la place Notre-Dame-des-Victoires est détruite. — Suppres- sion des titres, armes, armoiries. — Fédération des départements. — John Géraud à Paris. — Fête de la Fédération 54
CHAPITRE V 1791
Sommaire : Le Lycée. — Les clubs. — Les Jacobins. 74
CHAPITRE VI 1791
Sommaire : L'émigration se transporte à Coblentz. — Menaces des émigrés. — Fuite des tantes du roi. — Maladie du roi. — Le 28 février. — Loi proposée sur l'émigration. — Maladie de Mirabeau. — Sa mort. — Ses obsèques 86
CHAPITRE VII 1791
Sommaire : Les prêtres assermentés et les réfrac- taires. — La bulle du pape. — L'Eglise protestante. — Suppression des barrières. — Rareté du numé- raire. — Le roi ne peut se rendre à Saint-Cloud. — Il accomplit ses Pâques constitutionnelles 102
CHAPITRE VIII Voyage à Versailles en 1 791 120
TABLE DES MATIÈRES 329
CHAPITRE IX
JUIN-J UILLET 1789
SOMM.\IRE : Fuite de la famille royale. — Emotion profonde dans la capitale et dans les provinces. — Arrestation des fugitifs à Varennes. — Rentrée du roi à Paris. — Sa suspension. — Demandes de dé- chéance. — Emeute du Champ-de-Mars 136
CHAPITRE X
JUILLET, AOUT, SEPTEMBRE IjSç
Sommaire : Les cendres de Voltaire sont transportées au Panthéon. — Le 14 juillet. — La reine montre le dauphin au peuple. — Fête aux Champs-Elysées. — Les poissardes du Pont-Royal. — Le salon de pein- ture. — Le roi accepte la Constitution. — Il se rend à l'Assemblée. — Représentation de Castor et Pollux. — Allégresse du peuple. — Fin de la Constituante . 155
CHAPITRE XI 1791
Sommaire : Le roi et la nation. — L'émigration. — L'idée de patrie n'existe pas. — Coblentz 167
CHAPITRE XII
SEPTEMBRE-DÉCEMBRE I 79 I
Sommaire : La Législative. — Inquiétudes que cause l'émigration. — Coblentz. — Cherté des vivres. — Déclaration de Pillnitz. — Mesures rigoureuses contre les émigrés. — Le roi oppose son droit de veto — Lois contre les prêtres réfractaires. — Veto durci «83
CHAPITRE XIII
NOVEMBRE ET DÉCEMBRE I79I — JANVIER I792
Sommaire : J *•, Collège de France. — Le lycée. —
330 TABLE DES MATIÈRES
Lectures publiques. — L'esprit public à Paris. — La contre-Révolution. — Les orateurs de l'Assemblée.. 193
CHAPITRE XIV
/ JANVIER-M.\RS I792
Sommaire : Monsieur est privé de la régence. — Les biens des émigrés sont séquestrés. — Delessart est mis en accusation. — Troubles dans Paris. — In- quiétudes que cause l'émigration 208
CHAPITRE XV
MARS, AVRIL, MAI I792
Sommaire : Le roi change de ministres. — Dumouriez est appelé au ministère. — Il va aux Jacobins. — Mort de Joseph IL — Déclaration de guerre à l'Au- triche. — Les dons patriotiques. — Fête des Suisses de Châteauvieux. — La fête de Pâques. — Le temple et l'église catholique. — Défaite de Tournay et de Mons. — Emotion populaire 220
CHAPITRE XVI
MAI, JUIN, JUILLET I792
Sommaire : Robespierre perd sa popularité. — M. et Mme Géraud partent pour Paris. — Décret sur les prêtres réfractaires. — Les dons patriotiques. — La garde royale est licenciée. — Triste situation de la famille royale. — Le roi oppose son veto aux décrets sur les prêtres réfractaires et sur le camp de vingt mille fédérés. La journée du 20 juin — Impopularité de La Fayette. — La patrie en danger 239
CHAPITRE XVII
JUILLET-AOUT I792
Sommaire : La Prusse nous déclare la guerre. — Dé- chaînement contre la famille royale. — Discours de Vergniaud. — Anniversaire de la Fédération. — Manifeste de Brunswick. — Demandes de déchéance. — La Fayette est mis en accusation. — Il est ac-
TABLE DES MATIÈRES 331
quitté. — Journée du 10 août. — La famille royale
est enfermée au Temple. — Aspect de Paris 257
CHAPITRE XVIH
AOUT-SEPTEMBRE I792
Sommaire : Fuite de La Fayette. — Aspect de Paris. — Prise de Longwy. — Emotion de la capitale. — Massacres de septembre 281
CHAPITRE XIX
SEPTEMBRE, OCTOBRE, NOVEMBRE I792
SOMNLAIRE : Les élections pour la Convention. — L'As- semblée se réunit. — Abolition de la royauté. — Les députés de Paris. — Projets sanguinaires de Marat et de Robespierre. — Etat de Paris. — Victoires de Dumouriez. — Enthousiasme à Paris 298
CHAPITRE XX
Épilogue 314
Table des matières 327
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