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LES CLASSIQUES FRANÇAIS

Publiés sous la direction

de M. H. WARNER ALLEN

JEAN-JACQUES ROUSSEAU

Le portrait de Jean-Jacques Rousseau en tête de ce volume a été reproduit d'après une photographie

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Tous droits réservés

Dans une édition des Classiques Français publiée par une maison anglaise et destinée aux lecteurs des deux côtés de la Manche, aucun livre n'a meilleur droit à une place que la Julie de Rousseau. Elle est la manifestation la plus sensible de l'engouement que les Français du XVIIIe siècle eurent pendant longtemps pour les idées et la littérature anglaises ; le modèle qui l'inspira est anglais ; l'un des per- sonnages principaux est un Anglais ; on y parle assez souvent des mœurs anglaises ; 1 enfin, l'auteur venait de Genève, cette ville dont on a pu dire que le caractère de ses habitants a quelque chose d'anglais.2

Ce roman est, donc, en quelque sorte un lien entre les deux littératures ; c'est comme un docu- ment qui témoigne une ancienne alliance entre les génies des deux pays.

La première page même de ce petit livre, sur laquelle se trouvent réunis des noms anglais et français et qui nous avertit que cette œuvre française a été réimprimée à Londres, nous rappelle ce XVIIIe siècle tant de livres français ont vu le jour sur les bords de la Tamise et une foule d'écri- vains français, exilés après la Révocation de l'Edit de Nantes, servaient comme intermédiaires entre

1 Voir, Nouvelle Héloïsc; i. 44, ii. 9, iv. II, V. I, 2, vi. 5.

2 Doudan, Lettres.

V

vi AVANT-PROPOS

deux nations qui se connaissaient mal. D'humbles auteurs, oubliés aujourd'hui, Desmaizeaux, Armand de la Chapelle, Le Clerc, Coste, en disséminant de chaque côté du détroit par leurs adaptations et leurs traductions, leurs biographies et leurs vulgarisations, leurs lettres et leurs journaux, des connaissances à la fois plus exactes et plus larges, ont préparé le chemin pour les écrivains de plus ample génie qui ne tardèrent pas à les suivre et posèrent les premiers fondements de cette bonne entente qui règne actuellement entre deux voisins faits pour se com- prendre.

Mais jusqu'au commencement du XVIIIe siècle un brouillard épais couvrait la Manche et cachait chacune des deux nations aux yeux de l'autre.

L'impartialité nous force à dire que l'ignorance était plus complète du côté français. L'exil avait déjà forcé des Anglais cultivés, les Cavaliers de Charles L, à affronter les dangers de la mer ; des poètes tels que Waller et Cowley, avaient séjourné en France, d'où ils avaient rapporté une grande admiration pour le théâtre de Corneille, les romans de Mademoiselle de Scudéry et pour toute la littérature de l'hôtel de Rambouillet. Mais l'hégémonie de la langue française et la supériorité incontestée de sa littérature sur celles des autres nations continentales empêchaient les Français d'acquérir une connaissance de l'anglais et d'ima- giner qu'il pourrait y avoir des œuvres de goût composées dans cette langue. Perrault ne se doutait pas, lorsqu'il prit parti pour les modernes contre les anciens, qu'il pût tirer quelques-uns de ses meilleurs exemples de la littérature de l'île voisine. Comment s'en serait-il douté quand un livre qu'il a pu avoir entre les mains, Le Fidèle Conducteur four le Voyage d'Angleterre, écrit par

AVANT-PROPOS vii

le sieur Coulon et publié à Paris en 16154, débute par un Advis au Lecteur ainsi conçu :

" Mon cher lecteur, il n'y a que sept lieues de traject de France en Angleterre : Tu n'auras -pas chemin à faire si tu veux veoir cette isle qui autrefois a esté tenue par les anciens pour le bout du monde, les Poètes Latins la nommant la dernière Thulê ! Elle a esté autrefois le séjour des anges et des saints et à présent elle est l'enfer des démons et des parricides. . . . Dans cette isle abominable tu pourras remarquer les vestiges de l'ancienne piété et les remuements et les bouleversements de la brutalité d'un peuple enragé quoique stupide et septentrional."

Et le Fidèle Conducteur de nous raconter les merveilles de ce pays étrange, depuis la pierre pré- cieuse, l'Agate, qui " brûle en l'eau et s'éteint dans l'huile," jusqu'aux caykes, oiseaux qui, en Ecosse, poussent sur des arbres !

Ajoutons qu'un ambassadeur de Louis XIV., ayant reçu l'ordre en 1663 de renseigner son maître sur l'histoire littéraire de l'Angleterre, cite seule- ment Bacon, Morus, Buchanan et " un nommé Mil- tonius qui s'est rendu plus infâme par ses dangereux écrits que les bourreaux et les assassins de leur roi." 1 Même au commencement du XVIIIe siècle le plus grand poète anglais figure dans un Guide d'Angleterre comme " Un certain Shakespeare " dont Monsieur Addison a continué et perfectionné l'œuvre !

Trois auteurs surtout ont travaillé à dissiper en France cette ignorance des choses d'Angleterre : Murait, un Suisse, dont les lettres admirables étaient connues et admirées par Rousseau ; 2 Voltaire, dans Les lettres philosophiques ; enfin, l'Abbé Prévost.

1 J. J. Jusserand, Shakespeare en France, p. IOJ.

2 Nouvelle Héloise, vi. 7.

viii AVANT-PROPOS

Le second a préconisé la philosophie et la science anglaises ; 1 et Prévost initia la France à la création la plus originale du génie littéraire anglais au XVIIIe siècle le roman de mœurs. Par ses traductions des romans de Richardson, surtout de la Clarisse, il donna aux romanciers de son pays de nouveaux modèles d'où le génie français à su tirer des chefs- d'œuvre.

Le succès du roman bourgeois fut immédiat et complet en France. " Sans Paméla nous ne saurions ici que lire ni que dire," écrivait Crébillon à Lord Chesterfield ; et Diderot, dans son fameux Eloge de Richardson, s'écrie : " O Richardson, Richardson, homme unique à mes yeux, tu seras ma lecture dans tous les temps ! Forcé par des besoins pressants, je vendrai mes livres : mais tu me resteras ; tu me resteras sur le même rayon avec Moïse, Homère, Euripide et Sophocle. . . ."

Tous les romanciers de l'époque imitaient Richardson ou s'inspiraient de lui ; Crébillon fils, Marmontel et Diderot lui-même, avec une foule d'auteurs moins connus, se plongeaient dans l'ana- lyse psychologique, la peinture des détails domes- tiques, l'enseignement ou plutôt la prédication de la vertu, qui sont les traits caractéristiques du style du brave libraire londonien.

Rousseau n'échappa pas à la manie générale de son temps. Il lisait avec plaisir tous les auteurs anglais ; ne propose-t-il pas Robinson comme lecture unique et complète pour le jeune Emile ? n'écrit-il pas à Voltaire après avoir lu V Essai sur l'homme : " Le poème de Pope adoucit mes maux et me porte à la patience ? " Et il ajoute dans la Nouvelle Hélo'ise

1 N'oublions pas que La Fontaine avait déjà écrit; " L'Anglais pense profondément," &c.

AVANT-PROPOS ix

qu'il n'y a rien de bon qu'on ne soit tenté de faire en quittant le livre de Pope.1 Il fit connaissance avec Richardson par la traduction de son ami Prévost et déclara tout de suite qu'il n'y avait pas de roman " égal à Clarisse ni même approchant," 2 exprimant ainsi une admiration qu'il garda jusqu'à la fin de sa vie.

Rien d'étonnant dans cet enthousiasme. Com- ment Rousseau n'aurait-il pas admiré un romancier qui écrit, non pour amuser, mais " afin de cultiver les principes de la vertu et de la religion dans les esprits des jeunes gens des deux sexes ? " 3 Com- ment n'aurait-il pas goûté cette forme épistolaire, lui qui a dit, " J'aurais fait une fort jolie conversa- tion par la poste ? " 4 Enfin, comment Rousseau, qui se donnait pour mission de prêcher un nouvel Evangile à un siècle méchant et perverti, aurait-il pu résister à la tentation d'employer cette forme commode, ce meuble à tiroirs il pouvait caser toutes les digressions, morales, économiques ou politiques qu'il lui plaisait d'ajouter aux tableaux épars d'une histoire suivie et passionnée ? Pour être romancier à la façon de Richardson on ne cessa pas d'être prédicateur. C'était le seul genre de roman qui convenait à Rousseau.

Car, malgré le mot, vrai dans un sens, d'un critique contemporain,5 Jean-Jacques n'était pas romancier. Il était trop peu capable d'objectiver ses idées ; il ne savait pas sortir de lui-même pour camper devant ses lecteurs des personnages dis- tincts, rattachés à leur créateur par un fil invisible. La forme du roman par lettres, cependant, permet à

1 Partie IL, Lettre xviii. 2 Lettre sur les Spectacles.

3 Voir Pamela, Avertissement. 4 Les Confessions.

5 M. Faguet l'appelle, "J. J. Rousseau, romancier français." Voir XVIII. Siècle.

x JFJNT-PROPOS

un auteur de cacher cette faiblesse et de se mettre tout entier dans chacun de ses personnages ; le lecteur apprend par l'en-tête de chaque épître quel est celui qui parle et, comme les spectateurs du Guignol, il se laisse tromper sans remarquer que la voix ne varie pas.

Ainsi, lorsqu'en 1756, " dans la plus belle saison de l'année, au mois de juin, sous des bocages frais, au chant du rossignol, au gazouillement des ruisseaux," 1 dans cet été naissant qui devait être pour lui l'été de Saint-Martin, Rousseau se mit à penser à l'amour et à l'amitié, " ces deux idoles de son cœur," ce fut sous forme de lettres qu'il jeta ses pensées éparses sur le papier ; et plus tard, lorsque la mauvaise saison commençait à le renfermer au logis, s'avisant de la contradiction manifeste entre les principes sévères qu'il avait professés et le recueil d'épîtres amoureuses qu'il s'occupait de rédiger, il prit encore exemple sur Richardson et mêla à son roman des leçons morales : Julie fille, vaincue par l'amour, serait opposée à Julie femme, rachetée par la religion ; en face des mœurs dissolues de l'époque se dresserait un tableau de bonheur conjugal ; la haine réciproque des philosophes et des chrétiens serait adoucie en montrant " à chaque parti le mérite et la vertu dans l'autre, dignes de l'estime publique et du respect de tous les mortels." 2 N'était-ce pas le vrai programme d'un Richard- son français ?

Ceux qui connaissent Clarisse et, malgré l'opinion d'un critique 3 très versé dans la littérature d'Outre-Manche, il y a encore des Anglais qui lisent le chef-d'œuvre de Richardson se plairont à

1 Confessions, Pte. II. Liv. ix.

2 Confessions, ix. 1757.

3 J. Texte, J. J. Rousseau et le cosmopolitisme littéraire.

AVANT-PROPOS xi

découvrir d'autres analogies entre les deux romans. Clarisse et sa confidente, Miss Howe, sont les proto- types des " deux inséparables " de Rousseau ; dans l'un et l'autre cas les infortunes de l'héroine vien- nent de l'opposition d'un " père barbare " à un mariage ; les parents de Julie rappellent ceux de Clarisse le père dur et emporté, la mère bonne mais incolore ; milord Bomston fait penser au colonel Morden. Mais la peinture de la vie ordinaire, le milieu bourgeois se passe l'action, l'atmosphère réaliste qui enveloppe l'histoire, si différente de cet empyrée romantique planent les personnages du roman hércique du XVIIe siècle, depuis UAstrée française jusque à la Parthénisse anglaise voilà le plus fort lien entre les deux ouvrages.1 Si, comme on l'a dit, pour créer le roman bourgeois il fallait une âme bourgeoise,2 le XVIIIe siècle a produit, en Richardson et Rousseau, deux écrivains tout désignés pour lancer la nouvelle école.

Mais ce n'est pas simplement en donnant droit de cité au roman bourgeois que Rousseau a natura- lisé en France des idées et des sentiments étrangers jusque-là à la littérature française. Il avait dans son âme des éléments particuliers, éléments dé- ployés avec toute leur force dans la Nouvelle Héldise et qui étaient, avant lui, peu communs au tempéra- ment français. En imprimant sur la littérature son cachet personnel, il a élargi ou égaré, c'est selon les opinions la conscience littéraire du pays et fait sortir l'esprit français du cadre étroit du classicisme.

1 On peut remarquer, en outre, que Rousseau pense à Richardson en écrivant son roman. Voir la Seconde Préface ; Lettre xviii. Partie III., &c.

2 Texte, J. J. Rousseau, p. 293.

xii AVANT-PROPOS

Rousseau est surtout lyrique : il chante ses pro- pres peines, il trouve dans les mouvements de son propre cœur une matière inépuisable, il étale son moi ; il sent fortement le rapport entre l'homme et la nature ; il voit et comprend l'homme non comme être raisonnable, dirigeant, maître de l'uni- vers, mais comme formant partie de l'univers, comme partageant le sort de tout ce qui naît, croît, tombe et s'en va. De là, son affection pour le " grand être " * qui l'enveloppe ; de là, aussi, sa mélancolie, car il sait que la beauté et la jeunesse passent avec la rapidité de l'astre 2 et que nous ne sommes tous qu'une poussière qui périt.

Tout cela était peu français avant l'avènement de Rousseau, mais tout cela s'était déjà exprimé dans la littérature anglaise. Le théâtre de Shakespeare comparé au théâtre de Racine, qu'est-ce sinon l'in- dividualisme sans tradition opposé à l'esprit d'ordre et de généralisation du classicisme ? Sidney dans Astrophel and Stella, Shakespeare dans les Sonnets combien d'autres encore! avaient déjà épanché dans leurs écrits les douleurs de leur cœur ; et si le sentiment de la nature qui anime les premiers vers de Milton avait été oublié par ses successeurs, Thomson l'avait ravivé au XVIIIe siècle en chantant les fleurs, les ruisseaux et les montagnes, l'année pâle qui descend, les feuilles qui ne cessent de tomber et le vent qui sanglote parmi les arbres dénudés.3 Quant à la mélancolie, c'était un sentiment particulièrement britannique, et depuis le poète saxon qui rappelait au lecteur la maison étroite et basse qui l'attend depuis son

1 Voir, Lettres à M. de Maleshcrbes, iii.

2 Nouvelle Héloïse, Partie I, Lettre xxvi.

3 Voir, par exemple, The Seasons : Autumn.

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entrée dans le monde,1 jusqu'à Young qui s'écriait en se réveillant : " Heureux ceux qui ne se réveil- lent plus ! " 2 les poètes anglais s'étaient toujours occupés de la courte durée de cette vie et de tout ce qui nous attend dans le mystère de l'au-delà. C'est qu'ils étaient tous nourris de la Bible ; car être religieux n'empêche pas d'être pessimiste ; au con- traire, beaucoup de gens et Rousseau, sans doute, était du nombre trouvent dans la religion un refuge contre la pensée terrible de l'immense nuit qui engouffre l'humanité et devant laquelle ils se ferment les yeux en murmurant, " Oh horrible ! horrible ! trop horrible ! "

Or, Jean-Jacques, qui faisait des Ecritures son livre de chevet, buvait aux mêmes sources d'inspira- tion que les Anglais et devint, en quelque sorte, plus anglais que français ; car la Bible n'a jamais été un livre français.3 Il a, donc, versé toute cette émotion dans le roman ; il a entouré l'intrigue d'une atmosphère et d'un décor ; par là, il a fait un livre plus beau, plus artistique, que la thèse morale de Richardson et, en même temps, il a rendu le roman capable d'exprimer tous les mouvements de la conscience moderne. C'est seulement depuis lui que nous voyons de grands poètes quitter la lyre pour prendre la simple plume du prosateur.

Est-il besoin de rappeler l'importance de Rousseau et de la Nouvelle Héldise dans la littérature fran- çaise ? Jean-Jacques n'est-il pas père de tous les romantiques et n'ont-ils pas tous appris de lui à se confesser dans leurs livres, à vivre leurs romans et à trouver dans leurs tristesses passées un sujet de

1 Voir la traduction de Longfellow : "For thee was a house made," &c.

2 Night Thoughts.

3 J. J. Weiss, cité Texte. J. J. Rousseau,

xiv AVANT-PROPOS

poésie ? Sans l'exemple des Confessions, Chateau- briand nous aurait-il si longuement entretenu de lui-même dans les Mémoires d' 'Outre-Tombe ? Com- parez le Lac de Lamartine avec la dernière lettre de la Partie IVe de la Julie ; vous verrez combien les paroles du prosateur retentissent aux oreilles du poète. Le " faible cœur " de Musset aurait-il découvert tant de douceur dans les chagrins passés, aurait-il laissé éclater toute sa peine devant les débris d'un amour perdu, si Rousseau n'avait pas enseigné le plaisir amer du souvenir et " combien la présence des objets peut ranimer puissamment les sentiments violents " ? Et Madame de Staël dans Delphine ; Hugo dans La Tristesse d'Olympo ; George Sand dans ses premiers romans ; et les autres, ne sont-ils pas tous les enfants et les dis- ciples de Jean- Jacques ? Je me garderai bien de dire qu'en inoculant ainsi à l'esprit français un principe étranger Rousseau lui a rendu service. Il a prêté, peut-être, à un vieux corps un renouvelle- ment de force et de vivacité mais, en même temps, à la physionomie de la littérature française il a donné quelque chose de cosmopolite ; ses continuateurs se sont éloignés de plus en plus du XVIIe siècle, si bien qu'on a pu écrire récemment et non sans raison que " l'esprit français qui fut le plus logique, le plus unitaire et le plus classique du monde ... est aujourd'hui en proie à la pire manie d'exotisme." 1 On croirait presque que les contemporains de Rousseau comprenaient toute l'importance du nouveau roman, tant ils l'attendaient avec im- patience, tant ils mettaient d'empressement à le lire dès sa publication. Bien que Rousseau l'eût com- posé dans la solitude de l'Ermitage, tout Paris en

1 Jean Florence, article sur G. B. Shaw dans La Phalange, 15 Juillet, 1908.

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causait d'avance. Il l'avait lu à la duchesse de Luxembourg ; il en avait fait une copie pour cette Madame d'Houdetot qui, par la passion qu'elle lui inspira, avait ajouté tant de chaleur et de réalité à son récit ; on causait déjà du livre à la Cour et St. Lambert avait communiqué le manuscrit au roi de Pologne. Tout cela fut cause que dans les premiers mois de 1761 " les libraires de la rue St. Jacques et celui du Palais-Royal étaient assiégés de gens qui en demandaient des nouvelles. Il parut enfin et son succès, contre l'ordinaire, répondit à l'empresse- ment avec lequel il avait été attendu." l

Nous connaissons tous l'histoire de cette grande dame qui, oubliant le bal de l'Opéra et son carrosse qui attendait à la porte, passa toute la nuit à lire la Nouvelle Héloïse? Toutes les femmes de l'époque dévoraient le roman avec délices ; elles étaient convaincues, surtout, de la réalité de l'histoire ; Madame de Polignac écrivit à Madame de Verdelin pour la prier d'engager l'auteur à lui montrer le portrait de Julie ; et Rousseau reçut des lettres de deux jeunes dames qui voulaient l'assurer que les " deux inséparables " existaient en leurs propres personnes. Le livre avait tout autant de succès auprès des hommes et leur semblait tout aussi vrai : " Ce n'est pas ainsi," dit Duclos, " qu'on imagine." Il en fut de même à l'étranger et surtout en Alle- magne ; rappelons simplement pour mémoire que c'est en lisant la Nouvelle Hélo'ise que Kant à oublié, pour la seule fois de sa vie, sa promenade habituelle.

Cependant, ce livre si attendu, si important, le public ne le lit plus ; seuls, quelques étudiants de littérature le goûtent. Pourquoi ? C'est surtout parce qu'à l'intrigue du roman se mêlent tant de

1 Confessions, xi. " Ibid.

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digressions, tant de thèses supplémentaires ! On y traite de l'agriculture, de l'éducation des enfants, des devoirs des parents, de l'économie domestique ; on discute pour et contre le duel, pour et contre la musique italienne ; on décrit les mœurs parisiennes, celles des habitants du Haut- Valais ; on nous fait un tableau du théâtre et de l'opéra à Paris. Les lecteurs du XVIIIe siècle, naturellement raisonneurs et moralistes, jouissant, en outre, de plus de loisirs que leurs descendants actuels, ne se rebutaient pas devant ces longueurs et ne se plaignaient pas de ces interruptions au cours du roman. Nos goûts, nos exigences sont tout autres aujourd'hui.

Ajoutons aussi que la sensibilité larmoyante qui forme un trait distinctif de la Julie n'est plus à la mode. Nous avons les larmes plus difficiles. Nous comprenons avec peine des gens qui mouillent non seulement leurs mouchoirs mais même leurs gilets avec des " torrents de larmes délicieuses." De plus, à un siècle matériel et froid, la rhétorique du livre semble exagérée ; on y apostrophe un peu trop la vertu, le ciel, l'humanité et les amis ; les " O " y sont semés d'une main généreuse.

Nous nous proposons comme but dans notre édition de rendre ce " recueil de lettres " plus lisible, en retranchant la plupart des digressions pour con- centrer l'intérêt sur les personnages. Nous trou- verons notre justification s'il nous en faut une dans quelques-unes des notes ajoutées par l'auteur lui-même, celle-ci par exemple : " On voit qu'il manque ici plusieurs lettres intermédiaires, ainsi qu'en beaucoup d'autres endroits. Le lecteur dira qu'on se tire fort commodément d'affaire avec de pareilles omissions et je suis tout-à-fait de son avis." x

1 Partie V. Lettre vi. note.

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C'est ainsi que nous omettons toute la cinqu- ième partie, Rousseau, suspendant complètement l'action, s'efforce de " montrer aux gens aisés que la vie rustique et l'agriculture ont des plaisirs qu'ils ne savent pas connaître." x La vraie fin artistique du roman est la belle scène parmi les rochers de Meil- lerie (Partie IV. Lettre xvii.). Si Rousseau, contre le jugement de son ami Duclos, s'est étendu au delà, c'est qu'il voulait faire la leçon à son siècle leçon, malheureusement, trop peu écoutée.

Notre petit volume sera, donc, comme un recueil des airs d'opéra de Lulli ou de Rameau d'où les récitatifs monotones seraient exclus. En le lisant, l'écho des vieilles discussions sera atténué ; l'on entendra les accords grêles et fluets des épinettes, on verra passer des dames de jadis, les cheveux poudrés, le teint relevé par des mouches figures délicieuses !

Mais un scrupule nous arrête. Faisons-nous bien de remettre en circulation ce livre qu'on a appelé " un interminable défilé de nuages parés de toutes les couleurs de l'arc-en-ciel," ce livre, plein " d'un céleste jargon," qui " avilit les mœurs et flétrit les grâces de l'amour " ? 2 C'est ainsi qu'en parle un critique contemporain dans une belle étude sur le Romantisme, il déploie tout ce parti-pris passionné, sans lequel, disait Goethe, les idées ne valent pas la peine d'être exposées.

Sans partager ses opinions sur la Nouvelle Hélo'ise, nous sommes assez enclins à accorder que l'esprit romantique en général est nuisible : il voile le réel sous un manteau poétique de belles paroles ; il sub- stitue la sensibilité à la vertu et pousse à l'état d'un

1 Seconde Préface.

2 Pierre Lasserre, Le Romantisme Français.

xviii AVANT-PROPOS

Sterne qui, parce qu'il a pleuré, est convaincu de l'immortalité de son âme ; 1 il est trop individual- iste—la société ne peut pas permettre à toutes les âmes qui se croient " extraordinaires " d'enfreindre les règles communes ; il fait de l'homme un être guidé par ses sensations plutôt que par la raison.2 Cet esprit est aussi mauvais pour les nations que pour les individus ; l'Allemagne avant Iéna, plongée dans des rêves romantiques, entrainée à sa ruine par une femme, en est une preuve. Nous sommes tentés d'ajouter que la France de 1870 en est une autre ; d'après l'aveu d'un témoin com- pétent,3 les Français de l'époque 1850-70 étaient romanesques et sentimentaux ; l'âme faible et féminine de Musset leur était échue en partage.

Remarquons encore que ce sont surtout les femmes qui admirent Rousseau et son roman. Pour n'en citer que quelques-unes, nous avons Mademoiselle de Lespinasse, Madame Roland (" la fille de Jean-Jacques "), Charlotte Corday, Madame de Genlis, Madame de Staël, George Sand, George Eliot et, de nos jours, Madame Macdonald, qui a montré son admiration en réhabilitant la mémoire de son héros dans un livre plein de recherches.4 Ce chœur féminin autour de Rousseau fait soupçonner qu'il y a en lui quelque chose qui fait appel surtout à l'âme des femmes, quelque chose de passionel, d'in- stinctif et de trop sensible pour s'adapter à ce monde brutal. Et voici Madame de Staël qui affermit nos soupçons en nous rappelant qu' " une sensibilité rêveuse et profonde est un des plus grands charmes

1 Voyage Sentimental, chap. lxii.

2 Cf. Rousseau Juge de J. J., ii.

3 Arvèdu Barine, Alfred de Musset, p. 8.

4 Voir son J. J. Rousseau: a Nc-.u Sludy in Criticism. I906.

AVANT-PROPOS xix

de quelques ouvrages modernes ; et ce sont les femmes qui, ne connaissant de la vie que la faculté d'aimer, ont fait passer la douceur de leurs impres- sions dans le style de quelques écrivains." 1 Elle reproche aux Grecs de ne pas être abattus par la pensée de la mort, de ne pas connaître le décourage- ment profond, de ne pas savoir peindre les " pas- sions secrètes," de ne pas être lyriques. C'est à dire, elle trouve, la littérature grecque trop masculine. C'est précisément parceque Rousseau et ses disciples sont abattus par la douleur et se plaisent à rappeler leurs souffrances que leurs écrits sont féminins. Les passions secrètes et les doléances de l'âme ne sont saines ni pour l'individu ni pour la société ; pour devenir philo- sophe et être un citoyen utile il faut apprendre à les vaincre.

Mais tout cela ne nous empêchera pas d'étudier l'œuvre d'art qui s'appelle la Nouvelle Hêloïse avec plaisir et avec profit. Soyons prévenus et ajoutons au livre notre propre morale, plus saine et plus forte. On n'est pas forcé, après la lecture d'Hamlet, d'imiter la mollesse du héros.

Soit dit aussi en faveur de Rousseau que si, en matière de moralité, il prend parfois l'ombre pour la substance, il donne souvent sa sympathie aux gens et aux choses qui la méritent ; si les nobles de l'ancien régime s'étaient conduits comme Wolmar envers leurs inférieurs la Révolution n'aurait peut- être pas éclaté.

La lecture de Rousseau, comme de tout grand écrivain, est stimulante ; nous sommes forcés de prendre parti pour ou contre lui ; il ne nous permet pas de rester froids.

1 De la Littérature, Pte. I. chap. ix.

xx AVANT-PROPOS

Ecoutons, comme conclusion, ce qu'a dit de Jean- Jacques la femme la plus éminente parmi celles que nous avons citées plus haut. A l'âge de trente ans, après avoir lu les œuvres de Rousseau, elle écrivit : Son génie " a donné à tout mon être intellectuel et moral une secousse électrique, éveillant en moi de nouvelles perceptions, faisant pour moi des hommes et de la nature un nouveau monde de pensées et de sentiments. ... Le vent de son in- spiration, soufflant avec force, a tellement ravivé mes facultés que j'ai pu moi-même donner une forme plus nette à des idées qui, jusque-là, de- meuraient au fond de mon âme comme des Ahnungen obscurs." l

Cela n'a pas empêché George Eliot d'écrire plus tard ce merveilleux Middlemarch, dont l'inspiration est fortement réaliste et elle regarde le monde à travers les lunettes d'un désillusionnement philo- sophique et doux.

FRANK A. HEDGCOCK.

Paris, Octobre 1908.

1 Cité Leslie Stephen, George Eliot, p. 34.

Le lecteur est averti que toutes les notes explicatives au bas de la page sont de Rousseau lui-même.

PREMIERE PARTIE LETTRE PREMIÈRE

DE SAINT-PREUX A JULIE

Il faut vous fuir, mademoiselle, je le sens bien : j'aurais beaucoup moins attendre ; ou plutôt il fallait ne vous voir jamais. Mais que faire au- jourd'hui ? comment m'y prendre ? Vous m'avez promis de l'amitié ; voyez mes perplexités, et con- seillez-moi.

Vous savez que je ne suis entré dans votre maison que sur l'invitation de madame votre mère. Sachant que j'avais cultivé quelques talents agréables, elle a cru qu'ils ne seraient pas inutiles, dans un lieu dé- pourvu de maîtres, à l'éducation d'une fille qu'elle adore. Fier, à mon tour, d'orner de quelques fleurs un si beau naturel, j'osai me charger de ce dangereux soin, sans en prévoir le péril, ou du moins sans le redouter. Je ne vous dirai point que je commence à payer le prix de ma témérité : j'espère que je ne m'oublierai jamais jusqu'à vous tenir des discours qu'il ne vous convient pas d'entendre, et manquer au respect que je dois à vos mœurs encore plus qu'à votre naissance et à vos charmes. Si je souffre, j'ai

A

2 JULIE, OU

du moins la consolation de souffrir seul, et je ne voudrais pas d'un bonheur qui pût coûter au vôtre.

Cependant je vous vois tous les jours, et je m'aper- çois que, sans y songer, vous aggravez innocemment des maux que vous ne pouvez plaindre, et que vous devez ignorer. Je sais, il est vrai, le parti que dicte en pareil cas la prudence au défaut de l'espoir ; et je me serais efforcé de le prendre, si je pouvais accorder en cette occasion la prudence avec l'hon- nêteté : mais comment me retirer décemment d'une maison dont la maîtresse elle-même m'a offert l'entrée, elle m'accable de bontés, elle me croit de quelque utilité à ce qu'elle a de plus cher au monde ? Comment frustrer cette tendre mère du plaisir de surprendre un jour son époux par vos progrès dans les études qu'elle lui cache à ce dessein ? Faut-il quitter impoliment sans lui rien dire ? faut-il lui déclarer le sujet de ma re- traite ? et cet aveu même ne l'offensera-t-il pas de la part d'un homme dont la naissance et la fortune ne peuvent lui permettre d'aspirer à vous ?

Je ne vois, mademoiselle, qu'un moyen de sortir de l'embarras je suis ; c'est que la main qui m'y plonge m'en retire ; que ma peine, ainsi que ma faute, me vienne de vous ; et qu'au moins par pitié pour moi vous daigniez m'interdire votre présence. Montrez ma lettre à vos parents, faites-moi refuser votre porte, chassez-moi comme il vous plaira ; je puis tout endurer de vous, je ne puis vous fuir de moi-même.

Vous, me chasser ! moi, vous fuir ! et pourquoi ? Pourquoi donc est-ce un crime d'être sensible au mérite, et d'aimer ce qu'il faut qu'on honore ?

LA NOUVELLE HÉLOÏSE 3

Non, belle Julie ; vos attraits avaient ébloui mes yeux ; jamais ils n'eussent égaré mon cœur sans l'attrait plus puissant qui les anime. C'est cette union touchante d'une sensibilité si vive et d'une inaltérable douceur ; c'est cette pitié si tendre à tous les maux d'autrui ; c'est cet esprit juste et ce goût exquis qui tirent leur pureté de celle de l'âme ; ce sont, en un mot, les charmes des sentiments, bien plus que ceux de la personne, que j'adore en vous. Je consens qu'on vous puisse imaginer plus belle encore ; mais plus aimable et plus digne du cœur d'un honnête homme, non, Julie, il n'est pas possible.

J'ose me flatter quelquefois que le ciel a mis une conformité secrète entre nos affections, ainsi qu'entre nos goûts et nos âges. Si jeunes encore, rien n'altère en nous les penchants de la nature, et toutes nos inclinations semblent se rapporter. Avant que d'avoir pris les uniformes préjugés du monde, nous avons des manières uniformes de sentir et de voir ; et pourquoi n'oserais-je pas imaginer dans nos cœurs ce même concert que j'aperçois dans nos jugements ? Quelquefois nos yeux se rencontrent ; quelques soupirs nous échap- pent en même temps ; quelques larmes furtives . . . ô Julie ! si cet accord venait de plus loin ... si le ciel nous avait destinés . . . toute la force humaine .... Ah ! pardon ! je m'égare : j'ose prendre mes vœux pour de l'espoir ; l'ardeur de mes désirs prête à leur objet la possibilité qui lui manque.

Je vois avec effroi quel tourment mon cœur se prépare. Je ne cherche point à flatter mon mal ; je voudrais le haïr, s'il était possible. Jugez si mes

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sentiments sont purs par la sorte de grâce que je viens vous demander. Tarissez, s'il se peut, la source du poison qui me nourrit et me tue. Je ne veux que guérir ou mourir ; et j'implore vos rigueurs comme un amant implorerait vos bontés.

Oui, je promets, je jure de faire de mon côté tous mes efforts pour recouvrer ma raison, ou con- centrer au fond de mon âme le trouble que j'y sens naître : mais, par pitié, détournez de moi ces yeux si doux qui me donnent la mort ; dérobez aux miens vos traits, votre air, vos bras, vos mains, vos blonds cheveux, vos gestes ; trompez l'avide imprudence de mes regards ; retenez cette voix touchante qu'on n'entend point sans émotion ; soyez, hélas ! une autre que vous-même, pour que mon cœur puisse revenir à lui.

Vous le dirai-je sans détour ? dans ces jeux que l'oisiveté de la soirée engendre, vous vous livrez devant tout le monde à des familiarités cruelles ; vous n'avez pas plus de réserve avec moi qu'avec un autre. Hier même, il s'en fallut peu que, par pénitence, vous ne me laissassiez prendre un baiser : vous résistâtes faiblement ; heureusement je n'eus garde de m'obstiner. Je sentis à mon trouble croissant que j'allais me perdre, et je m'arrêtai. Ah ! si du moins je l'eusse pu savourer à mon gré, ce baiser eût été mon dernier soupir, et je serais mort le plus heureux des hommes.

De grâce, quittons ces jeux qui peuvent avoir des suites funestes. Non, il n'y en a pas un qui n'ait son danger, jusqu'au plus puéril de tous. Je tremble toujours d'y rencontrer votre main, et je ne sais comment il arrive que je la rencontre tou-

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jours. A peine se pose-t-elle sur la mienne qu'un tressaillement me saisit ; le jeu me donne la fièvre ou plutôt le délire : je ne vois, je ne sens plus rien ; et, dans ce moment d'aliénation, que dire, que faire, me cacher, comment répondre de moi ?

Durant nos lectures, c'est un autre inconvénient. Si je vous vois un instant sans votre mère ou sans votre cousine, vous changez tout à coup de main- tien ; vous prenez un air si sérieux, si froid, si glacé, que le respect et la crainte de vous déplaire m'ôtent la présence d'esprit et le jugement, et j'ai peine à bégayer en tremblant quelques mots d'une leçon que toute votre sagacité vous fait suivre avec peine. Ainsi, l'inégalité que vous affectez tourne à la fois au préjudice de tous deux : vous me désolez et ne vous instruisez point, sans que je puisse concevoir quel motif fait ainsi changer d'humeur une personne aussi raisonnable. J'ose vous le demander, comment pouvez-vous être si folâtre en public, et si grave dans le tête-à-tête ? Je pensais que ce devait être tout le contraire, et qu'il fallait composer son maintien à proportion du nombre des spectateurs. Au lieu de cela, je vous vois, toujours avec une égale perplexité de ma part, le ton de cérémonie en particulier, et le ton familier devant tout le monde : daignez être plus égale, peut-être serai-je moins tourmenté.

Si la commisération naturelle aux âmes bien nées peut vous attendrir sur les peines d'un infortuné auquel vous avez témoigné quelque estime, de légers changements dans votre conduite rendront sa situation moins violente, et lui feront supporter plus paisiblement et son silence et ses maux. Si sa

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retenue et son état ne vous touchent pas, et que vous vouliez user du droit de le perdre, vous le pouvez sans qu'il murmure : il aime mieux encore périr par votre ordre que par un transport indis- cret qui le rendît coupable à vos yeux. Enfin, quoi que vous ordonniez de mon sort, au moins n'aurai-je point à me reprocher d'avoir pu former un espoir téméraire ; et si vous avez lu cette lettre, vous avez fait tout ce que j'oserais vous demander, quand même je n'aurais point de refus à craindre.

LETTRE II

DE SAINT-PREUX A JULIE

Que je me suis abusé, mademoiselle, dans ma première lettre ! Au lieu de soulager mes maux, je n'ai fait que les augmenter en m'exposant à votre disgrâce, et je sens que le pire de tous est de vous déplaire. Votre silence, votre air froid et réservé, ne m'annoncent que trop mon malheur. Si vous avez exaucé ma prière en partie, ce n'est que pour mieux m'en punir. Vous retranchez en public l'innocente familiarité dont j'eus la folie de me plaindre ; mais vous n'en êtes que plus sévère dans le particulier ; et votre ingénieuse rigueur s'exerce également par votre complaisance et par vos refus. Que ne pouvez-vous connaître combien cette froideur m'est cruelle ! vous me trouveriez trop puni. Avec quelle ardeur ne voudrais-je pas re- venir sur le passé, et faire que vous n'eussiez point vu cette fatale lettre ! Non, dans la crainte de vous offenser encore, je n'écrirais point celle-ci si

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je n'eusse écrit la première, et je ne veux pas re- doubler ma faute, mais la réparer. Faut-il, pour vous apaiser, dire que je m'abusais moi-même ? faut-il protester que ce n'était pas de l'amour que j'avais pour vous ? . . . Moi, je prononcerais cet odieux parjure ? Le vil mensonge est-il digne d'un cœur vous régnez ? Ah ! que je sois malheureux, s'il faut l'être ; pour avoir été téméraire, je ne serai ni menteur ni lâche, et le crime que mon cœur a commis, ma plume ne peut le désavouer.

Punissez-moi, vous le devez ; mais si vous n'êtes impitoyable, quittez cet air froid et mécontent qui me met au désespoir : quand on envoie un coupable à la mort, on ne lui montre plus de colère.

LETTRE III

DE SAINT-PREUX A JULIE

Ne vous impatientez pas, mademoiselle ; voici la dernière importunité que vous recevrez de moi.

Quand je commençai de vous aimer, que j'étais loin de voir tous les maux que je m'apprêtais ! Je ne sentis d'abord que celui d'un amour sans espoir, que la raison peut vaincre à force de temps ; j'en connus ensuite un plus grand dans la douleur de vous déplaire, et maintenant j'éprouve le plus cruel de tous dans le sentiment de vos propres peines. O Julie ! je le vois avec amertume, mes plaintes troublent votre repos ; vous gardez un silence in- vincible : mais tout décèle à mon cœur attentif vos agitations secrètes. Vos yeux deviennent

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sombres, rêveurs, fixés en terre ; quelques regards égarés s'échappent sur moi ; vos vives couleurs se fanent ; une pâleur étrangère couvre vos joues ; la gaieté vous abandonne ; une tristesse mortelle vous accable ; et il n'y a que l'inaltérable douceur de votre âme qui vous préserve d'un peu d'humeur.

Soit sensibilité, soit dédain, soit pitié pour mes souffrances, vous en êtes affectée, je le vois ; je crains de contribuer aux vôtres, et cette crainte m'afflige beaucoup plus que l'espoir qui devrait en naître ne peut me flatter ; car ou je me trompe moi-même, ou votre bonheur m'est plus cher que le mien.

Cependant, en revenant à mon tour sur moi, je commence à connaître combien j'avais mal jugé de mon propre cœur, et je vois trop tard que ce que j'avais d'abord pris pour un délire passager fera le destin de ma vie. C'est le progrès de votre tris- tesse qui m'a fait sentir celui de mon mal. Jamais, non, jamais le feu de vos yeux, l'éclat de votre teint, les charmes de votre esprit, toutes les grâces de votre ancienne gaieté, n'eussent produit un effet semblable à celui de votre abattement. N'en doutez pas, divine Julie, si vous pouviez voir quel embrasement ces huit jours de langueur ont allumé dans mon âme, vous gémiriez vous-même des maux que vous me causez. Ils sont désormais sans remède, et je sens avec désespoir que le feu qui me consume ne s'éteindra qu'au tombeau.

N'importe ; qui ne peut se rendre heureux peut au moins mériter de l'être, et je saurai vous forcer d'estimer un homme à qui vous n'avez pas daigné faire la moindre réponse. Je suis jeune et peux

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mériter un jour la considération dont je ne suis pas maintenant digne. En attendant, il faut vous rendre le repos que j'ai perdu pour toujours, et que je vous ôte ici malgré moi. Il est juste que je porte seul la peine du crime dont je suis seul coupable. Adieu, trop belle Julie ; vivez tran- quille, et reprenez votre enjouement ; dès demain vous ne me verrez plus. Mais soyez sûr que l'amour ardent et pur dont j'ai brûlé pour vous ne s'éteindra de ma vie, que mon cœur, plein d'un si digne objet, ne saurait plus s'avilir, qu'il partagera désormais ses uniques hommages entre vous et la vertu, et qu'on ne verra jamais profaner par d'autres feux l'autel Julie fut adorée.

PREMIER BILLET DE JULIE

N'emportez pas l'opinion d'avoir rendu votre éloignement nécessaire. Un cœur vertueux saurait se vaincre ou se taire, et deviendrait peut-être a craindre. Mais vous . . .vous pouvez rester.

RÉPONSE

Je me suis tu longtemps ; vos froideurs m'ont fait parler à la fin. Si l'on peut se vaincre pour la vertu, l'on ne supporte point le mépris de ce qu'on aime. Il faut partir.

SECOND BILLET DE JULIE

Non, monsieur, après ce que vous avez paru sentir, après ce que vous m'avez osé dire, un homme

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tel que vous avez feint d'être ne part point ; il fait plus.

RÉPONSE

Je n'ai rien feint qu'une passion modérée dans un cœur au désespoir. Demain vous serez contente, et, quoi que vous en puissiez dire, j'aurai moins fait que de partir.

TROISIÈME BILLET DE JULIE

Insensé ! si mes jours te sont chers, crains d'at- tenter aux tiens. Je suis obsédée, et ne puis ni vous parler ni vous écrire jusqu'à demain. Attendez.

LETTRE IV

DE JULIE A SAINT-PREUX

Il faut donc l'avouer enfin, ce fatal secret trop mal déguisé ! Combien de fois j'ai juré qu'il ne sorti- rait de mon cœur qu'avec la vie ! La tienne en danger me l'arrache ; il m'échappe, et l'honneur est perdu. Hélas ! j'ai trop tenu parole : est-il une mort plus cruelle que de survivre à l'honneur ? Que dire ? comment rompre un si pénible silence ? ou plutôt n'ai-je pas déjà tout dit, et ne m'as-tu pas trop entendue ? Ah ! tu en as trop vu pour ne pas deviner le reste ! . . . Dès le premier jour que j'eus le malheur de te voir, je sentis le poison qui corrompt mes sens et ma raison ; je le sentis du premier instant ; et tes yeux, tes

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sentiments, tes discours, ta plume criminelle, le rendent chaque jour plus mortel.

Je n'ai rien négligé pour arrêter le progrès de cette passion funeste. Dans l'impuissance de ré- sister, j'ai voulu me garantir d'être attaquée ; tes poursuites ont trompé ma vaine prudence. Cent fois j'ai voulu me jeter aux pieds des auteurs de mes jours ; cent fois j'ai voulu leur ouvrir mon cœur coupable : ils ne peuvent connaître ce qui s'y passe ; ils voudront appliquer des remèdes ordinaires à un mal désespéré ; ma mère est faible et sans autorité ; je connais l'inflexible sévérité de mon père, et je ne ferai que perdre et déshonorer moi, ma famille, et toi-même. Mon amie est absente, mon frère n'est plus ; je ne trouve aucun protecteur au monde contre l'ennemi qui me poursuit ; j'implore en vain le ciel, le ciel est sourd aux prières des faibles. Tout fomente l'ardeur qui me dévore ; tout m'abandonne à moi-même, ou plutôt tout me livre à toi ; la nature entière semble être ta com- plice ; tous mes efforts sont vains, je t'adore en dépit de moi-même. Comment mon cœur, qui n'a pu résister dans toute sa force, céderait-il maintenant à demi ? comment ce cœur, qui ne sait rien dissimuler, te cacherait-il le reste de sa faiblesse ? Ah ! le premier pas, qui coûte le plus, était celui qu'il ne fallait pas faire ; comment m'arrêterais-je aux autres ? Non ; de ce premier pas je me sens entraîner dans l'abîme, et tu peux me rendre aussi malheureuse qu'il te plaira. . . .

Toutefois, si tu n'es pas le dernier des hommes, si quelque étincelle de vertu brilla dans ton âme, s'il y reste encore quelque trace des sentiments

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d'honneur dont tu m'as paru pénétré, puis-je te croire assez vil pour abuser de l'aveu fatal que mon délire m'arrache ? Non, je te connais bien ; tu soutiendras ma faiblesse, tu deviendras me sauve- garde, tu protégeras ma personne contre mon propre cœur. Tes vertus sont le dernier refuge de mon innocence ; mon honneur s'ose confier au tien, tu ne peux conserver l'un sans l'autre ; âme généreuse, ah ! conserve-les tous deux ; et, du moins pour l'amour de toi-même, daigne prendre pitié de moi.

O Dieu ! suis-je assez humiliée ? Je t'écris à genoux; je baigne mon papier de mes pleurs; j'élève à toi mes timides supplications. Et ne pense pas cependant que j'ignore que c'était à moi d'en recevoir, et que, pour me faire obéir, je n'avais qu'à me rendre avec art méprisable. Ami, prends ce vain empire, et laisse-moi l'honnêteté : j'aime mieux être ton esclave, et vivre innocente, que d'acheter ta dépendance au prix de mon dés- honneur. Si tu daignes m'écouter, que d'amour, que de respects, ne dois-tu pas attendre de celle qui te devra son retour à la vie ! Quels charmes dans la douce union de deux âmes pures ! tes désirs vaincus seront la source de ton bonheur, et les plaisirs dont tu jouiras seront dignes du ciel même.

Je crois, j'espère qu'un cœur qui m'a paru mériter tout l'attachement du mien ne démentira pas la générosité que j'attends de lui ; j'espère encore que, s'il était assez lâche pour abuser de mon égarement et des aveux qu'il m'arrache, le mépris, l'indignation, me rendraient la raison que j'ai perdue, et que je ne serais pas assez lâche moi-même

LA NOUVELLE HÉLOÏSE 13

pour craindre un amant dont j'aurais à rougir. Tu seras vertueux, ou méprisé ; je serai respectée, ou guérie. Voilà l'unique espoir qui me reste avant celui de mourir.

LETTRE V

DE SAINT-PREUX A JULIE

Puissances du ciel ! j'avais une âme pour la douleur, donnez-m'en une pour la félicité. Amour, vie de l'âme, viens soutenir la mienne prête à défaillir. Charme inexprimable de la vertu, force invincible de la voix de ce qu'on aime, bonheur, plaisirs, transports, que vos traits sont poignants ! qui peut en soutenir l'atteinte ? Oh ! comment suffire au torrent de délices qui vient inonder mon cœur ? comment expier les alarmes d'une craintive amante ? Julie . . . non ; ma Julie à genoux ! ma Julie verser des pleurs ! . . . celle à qui l'univers devrait des hommages, supplier un homme qui l'adore de ne pas l'outrager, de ne pas se déshonorer lui-même ! Si je pouvais m'indigner contre toi, je le ferais, pour tes frayeurs qui nous avilissent. Juge mieux, beauté pure et céleste, de la nature de ton empire. Eh ! si j'adore les charmes de ta personne, n'est-ce pas surtout pour l'empreinte de cette âme sans tache qui l'anime, et dont tous les traits portent la divine enseigne ? Tu crains de céder à mes pour- suites ? Mais quelles poursuites peut redouter celle qui couvre de respect et d'honnêteté tous les senti- ments qu'elle inspire ? Est-il un homme assez vil sur la terre pour oser être téméraire avec toi ?

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Permets, permets que je savoure le bonheur inattendu d'être aimé . . . aimé de celle . . . Trône du monde, combien je te vois au-dessous de moi ! Que je la relise mille fois, cette lettre adorable ton amour et tes sentiments sont écrits en carac- tères de feu ; où, malgré tout l'emportement d'un cœur agité, je vois avec transport combien, dans une âme honnête, les passions les plus vives gardent encore le saint caractère de la vertu ! Quel monstre, après avoir lu cette touchante lettre, pourrait abuser de ton état, et témoigner par l'acte le plus marqué son profond mépris pour lui-même ? Non, chère amante, prends confiance en un ami fidèle qui n'est point fait pour te tromper. Bien que ma raison soit à jamais perdue, bien que le trouble de mes sens s'accroisse à chaque instant, ta personne est désormais pour moi le plus charmant, mais le plus sacré dépôt dont jamais mortel fut honoré. Ma flamme et son objet conserveront ensemble une inaltérable pureté. Je frémirais de porter la main sur tes chastes attraits plus que du plus vil inceste ; et tu n'es pas dans une sûreté plus inviolable avec ton père qu'avec ton amant. Oh ! si jamais cet amant heureux s'oublie un moment devant toi !.. . L'amant de Julie aurait une âme abjecte ! Non, quand je cesserai d'aimer la vertu, je ne t'aimerai plus ; à ma première lâcheté, je ne veux plus que tu m'aimes.

Rassure-toi donc, je t'en conjure au nom du tendre et pur amour qui nous unit ; c'est à lui de t'être garant de ma retenue et de mon respect ; c'est à lui de te répondre de lui-même. Et pour- quoi tes craintes iraient-elles plus loin que mes

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désirs ? à quel autre bonheur voudrais-je aspirer, si tout mon cœur suffit à peine à celui qu'il goûte ? Nous sommes jeunes tous deux, il est vrai ; nous aimons pour la première et l'unique fois de la vie, et n'avons nulle expérience des passions : mais l'honneur qui nous conduit est-il un guide trom- peur ? a-t-il besoin d'une expérience suspecte qu'on n'acquiert qu'à force de vices ? J'ignore si je m'abuse, mais il me semble que les sentiments droits sont tous au fond de mon cœur. Je ne suis point un vil séducteur comme tu m'appelles dans ton désespoir, mais un homme simple et sensible, qui montre aisément ce qu'il sent, et ne sent rien dont il doive rougir. Pour dire tout en un seul mot, j'abhorre encore plus le crime que je n'aime Julie. Je ne sais, non, je ne sais pas même si l'amour que tu fais naître est compatible avec l'oubli de la vertu, et si tout autre qu'une âme honnête peut sentir assez tous tes charmes. Pour moi, plus j'en suis pénétré, plus mes sentiments s'élèvent. Quel bien, que je n'aurais pas fait pour lui-même, ne ferais-je pas maintenant pour me rendre digne de toi ? Ah ! daigne te confier aux feux que tu m'inspires, et que tu sais si bien purifier ; crois qu'il suffit que je t'adore pour respecter à jamais le précieux dépôt dont tu m'as chargé. Oh ! quel cœur je vais posséder ! Vrai bonheur, gloire de ce qu'on aime, triomphe d'un amour qui s'honore, combien tu vaux mieux que tous ses plaisirs !

i6 JULIE, OU

LETTRE VI

(Fin d'une lettre de Julie à sa cousine Claire.)

Reviens, ma Claire, reviens sans tarder. J'ai regret aux leçons que je prends sans toi, et j'ai peur de devenir trop savante : notre maître n'est pas seulement un homme de mérite ; il est vertueux, et n'en est que plus à craindre. Je suis trop con- tente de lui pour l'être de moi : à son âge et au nôtre, avec l'homme le plus vertueux, quand il est aimable, il vaut mieux être deux filles qu'une.

LETTRE VII

RÉPONSE DE CLAIRE

Je t'entends, et tu me fais trembler ; non que je croie le danger aussi pressant que tu l'imagines. Ta crainte modère la mienne sur le présent, mais l'avenir m'épouvante ; et, si tu ne peux te vaincre, je ne vois plus que des malheurs. Hélas ! combien de fois la pauvre Chaillot m'a-t-elle prédit que le premier soupir de ton cœur ferait le destin de ta vie ! Ah ! cousine, si jeune encore, faut-il voir déjà ton sort s'accomplir ? Qu'elle va nous manquer, cette femme habile que tu nous crois avantageux de perdre ! Il l'eût été peut-être de tomber d'abord en de plus sûres mains ; mais nous sommes trop instruites en sortant des siennes pour nous laisser gouverner par d'autres, et pas assez pour nous

LA NOUVELLE LOI SE 17

gouverner nous-mêmes : elle seule pouvait nous garantir des dangers auxquels elle nous avait ex- posées. Elle nous a beaucoup appris ; et nous avons, ce me semble, beaucoup pensé pour notre âge. La vive et tendre amitié qui nous unit presque dès le berceau nous a, pour ainsi dire, éclairé le cœur de bonne heure sur toutes les passions : nous connaissons assez bien leurs signes et leurs effets ; il n'y a que l'art de les réprimer qui nous manque. Dieu veuille que ton jeune philo- sophe connaisse mieux que nous cet art-là !

Quand je dis nous, tu m'entends ; c'est surtout de toi que je parle : car, pour moi, la bonne m'a toujours dit que mon étourderie me tiendrait lieu de raison, que je n'aurais jamais l'esprit de savoir aimer, et que j'étais trop folle pour faire un jour des folies. Ma Julie, prends garde à toi ; mieux elle augurait de ta raison, plus elle craignait pour ton cœur. Aie bon courage cependant ; tout ce que le sagesse et l'honneur pourront faire, je sais que ton âme le fera ; et la mienne fera, n'en doute pas, tout ce que l'amitié peut faire à son tour. Si nous en savons trop pour notre âge, au moins cette étude n'a rien coûté à nos mœurs. Crois, ma chère, qu'il y a bien des filles plus simples qui sont moins honnêtes que nous : nous le sommes parce que nous voulons l'être ; et, quoi qu'on en puisse dire, c'est le moyen de l'être plus sûrement.

Cependant, sur ce que tu me marques, je n'aurai pas un moment de repos que je ne sois auprès de toi ; car, si tu crains le danger, il n'est pas tout à fait chimérique. Il est vrai que le préservatif est facile : deux mots à ta mère, et tout est fini. Mais

B

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je te comprends, tu ne veux point d'un expédient qui finit tout : tu veux bien t'ôter le pouvoir de succomber, mais non pas l'honneur de combattre. O pauvre cousine ! . . . encore si la moindre lueur . . . Le baron d'Etange consentir à donner sa fille, son enfant unique, à un petit bourgeois sans fortune ! L'espères-tu ? . . . Qu'espères-tu donc ? que veux- tu ? . . . Pauvre, pauvre cousine ! . . . Ne crains rien toutefois de ma part ; ton secret sera gardé par ton amie. Bien des gens trouveraient plus honnête de le révéler : peut-être auraient-ils raison. Pour moi, qui ne suis pas une grande raisonneuse, je ne veux point d'une honnêteté qui trahit l'amitié, la foi, la confiance ; j'imagine que chaque relation, chaque âge a ses maximes, ses devoirs, ses vertus ; que ce qui serait prudence à d'autres, à moi serait perfidie, et qu'au lieu de nous rendre sages, on nous rend méchants en confondant tout cela. Si ton amour est faible, nous le vain- crons ; s'il est extrême, c'est l'exposer à des tragédies que de l'attaquer par des moyens vio- lents ; et il ne convient à l'amitié de tenter que ceux dont elle peut répondre. Mais, en revanche, tu n'as qu'à marcher droit quand tu seras sous ma garde. Tu verras, tu verras ce que c'est qu'une duègne de dix-huit ans.

LETTRE VIII

DE SAINT-PREUX A JULIE

Quels sont, belle Julie, les bizarres caprices de l'amour ! mon cœur a plus qu'il n'espérait, et

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n'est pas content ! Vous m'aimez, vous me le dites, et je soupire ! Ce cœur injuste ose désirer encore, quand il n'a plus rien à désirer ; il me punit de ses fantaisies, et me rend inquiet au sein du bonheur. Ne croyez, pas que j'aie oublié les lois qui me sont imposées, ni perdu la volonté de les observer ; non : mais un secret dépit m'agite en voyant que ces lois ne coûtent qu'à moi, que vous qui vous prétendiez si faible êtes si forte à présent, et que j'ai si peu de combats à rendre contre moi- même, tant je vous trouve attentive à les prévenir.

Que vous êtes changée depuis deux mois, sans que rien ait changé que vous ! Vos langueurs ont disparu : il n'est plus question de dégoût ni d'abattement ; toutes les grâces sont venues reprendre leurs postes ; tous vos charmes se sont ranimés ; la rose qui vient d'éclore n'est pas plus fraîche que vous ; les saillies ont recommencé ; vous avez de l'esprit avec tout le monde ; vous folâtrez, même avec moi, comme auparavant ; et, ce qui m'irrite plus que tout le reste, vous me jurez un amour éternel d'un air aussi gai que si vous disiez la chose du monde la plus plaisante.

Dites, dites, volage, est-ce le caractère d'une passion violente réduite à se combattre elle-même ? et si vous aviez le moindre désir à vaincre, la con- trainte n'étoufferait-elle pas au moins l'enjoue- ment ? Oh ! que vous étiez bien plus aimable quand vous étiez moins belle ! que je regrette cette pâleur touchante, précieux gage du bonheur d'un amant ! et que je hais l'indiscrète santé que vous avez recouvrée aux dépens de mon repos ! Oui, j'aimerais mieux vous voir malade encore que cet

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air content, ces yeux brillants, ce teint fleuri, qui m'outragent. Avez-vous oublié sitôt que vous n'étiez pas ainsi quand vous imploriez ma clémence ? Julie, Julie, que cet amour si vif est devenu tran- quille en peu de temps !

Mais ce qui m'offense plus encore, c'est qu'après vous être remise à ma discrétion, vous paraissez vous en défier, et que vous fuyez les dangers comme s'il vous en restait à craindre. Est-ce ainsi que vous honorez ma retenue ? et mon inviolable respect méritait-il cet affront de votre part ? Bien loin que le départ de votre père nous ait laissé plus de liberté, à peine peut-on vous voir seule. Votre inséparable cousine ne vous quitte plus. Insen- siblement nous allons reprendre nos premières manières de vivre et notre ancienne circonspection, avec cette unique différence qu'alors elle vous était à charge, et qu'elle vous plaît maintenant. . . .

Enfin, quoi qu'il en soit de mon sort, je sens que j'ai pris une charge au dessus de mes forces. Julie, reprenez la garde de vous-même, je vous rends un dépôt trop dangereux pour la fidélité du déposi- taire, et dont la défense coûtera moins à votre cœur que vous n'avez feint de le craindre.

Je vous le dis sérieusement : comptez sur vous, ou chassez-moi, c'est-à-dire ôtez-moi la vie. J'ai pris un engagement téméraire. J'admire com- ment je l'ai pu tenir si longtemps ; je sais que je le dois toujours ; mais je sens qu'il m'est impossible. On mérite de succomber quand on s'impose de si périlleux devoirs. Croyez-moi, chère et tendre Julie, croyez-en ce cœur sensible qui ne vit que pour vous ; vous serez toujours respectée : mais je puis

LA NOUVELLE HÉLOÏSE 21

un instant manquer de raison, et l'ivresse des sens peut dicter un crime dont on aurait horreur de sang-froid. Heureux de n'avoir point trompé votre espoir, j'ai vaincu deux mois, et vous me devez le prix de deux siècles de souffrances.

LETTRE IX

DE JULIE A SAINT-PREUX

J'entends ; les plaisirs du vice et l'honneur de la vertu vous feraient un sort agréable. Est-ce votre morale ? . . . Eh ! mon bon ami, vous vous lassez bien vite d'être généreux ! Ne l'étiez-vous donc que par artifice ? La singulière marque d'attachement que de vous plaindre de ma santé ! Serait-ce que vous espériez voir mon fol amour achever de la détruire, et que vous m'attendiez au moment de vous demander la vie ? ou bien, comp- tiez-vous de me respecter aussi longtemps que je ferais peur, et de vous rétracter quand je devien- drais supportable ? Je ne vois pas dans de pareils sacrifices un mérite à tant faire valoir.

Vous me reprochez avec la même équité le soin que je prends de vous sauver des combats pénibles avec vous-même, comme si vous ne deviez pas plutôt m'en remercier. Puis vous vous rétractez de l'engagement que vous avez pris comme d'un devoir trop à charge ; en sorte que, dans la même lettre, vous vous plaignez de ce que vous avez trop de peine, et de ce que vous n'en avez pas assez. Pensez-y mieux, et tâchez d'être d'accord avec

22 JULIE, OU

vous pour donner à vos prétendus griefs une couleur moins frivole ; ou plutôt, quittez toute cette dis- simulation qui n'est pas dans votre caractère. Quoi que vous puissiez dire, votre cœur est plus content du mien qu'il ne feint de l'être : ingrat, vous savez trop qu'il n'aura jamais tort avec vous ! Votre lettre même vous dément par son style enjoué, et vous n'auriez pas tant d'esprit si vous étiez moins tranquille. En voilà trop sur les vains reproches qui vous regardent ; passons à ceux qui me regar- dent moi-même, et qui semblent d'abord mieux fondés.

Je le sens bien, la vie égale et douce que nous menons depuis deux mois ne s'accorde pas avec ma déclaration précédente, et j'avoue que ce n'est pas sans raison que vous êtes surpris de ce contraste. Vous m'avez d'abord vue au désespoir, vous me trouvez à présent trop paisible ; de vous accusez mes sentiments d'inconstance et mon cœur de caprice. Ah ! mon ami, ne le jugez-vous point trop sévèrement ? Il faut plus d'un jour pour le con- naître. Attendez, et vous trouverez peut-être que ce cœur qui vous aime n'est pas indigne du vôtre.

Si vous pouviez comprendre avec quel effroi j'éprouvai les premières atteintes du sentiment qui m'unit à vous, vous jugeriez du trouble qu'il dut me causer : j'ai été élevée dans des maximes si sévères, que l'amour le plus pur me paraissait le comble du déshonneur. Tout m'apprenait ou me faisait croire qu'une fille sensible était perdue au premier mot tendre échappé de sa bouche ; mon imagination troublée confondait le crime avec l'aveu de la passion ; et j'avais une si affreuse idée

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de ce premier pas, qu'à peine voyais-je au delà nul intervalle jusqu'au dernier. L'excessive défiance de moi-même augmenta mes alarmes ; les combats de la modestie me parurent ceux de la chasteté ; je pris le tourment du silence pour l'emportement des désirs. Je me crus perdue aussitôt que j'aurais parlé ; et cependant il fallait parler ou vous perdre. Ainsi, ne pouvant plus déguiser mes sentiments, je tâchai d'exciter la générosité des vôtres, et, me fiant plus à vous qu'à moi, je voulus, en intéressant votre honneur à ma défense, me ménager des ressources dont je me croyais dépourvue.

J'ai reconnu que je me trompais ; je n'eus pas parlé que je me trouvai soulagée ; vous n'eûtes pas répondu que je me sentis tout à fait calme : et deux mois d'expérience m'ont appris que mon cœur trop tendre a besoin d'amour, mais que mes sens n'ont aucun besoin d'amant. Jugez, vous qui aimez la vertu, avec quelle joie je fis cette heureuse découverte. Sortie de cette profonde ignominie mes terreurs m'avaient plongée, je goûte le plaisir délicieux d'aimer purement. Cet état fait le bonheur de ma vie ; mon humeur et ma santé s'en ressentent ; à peine puis-je en concevoir un plus doux, et l'accord de l'amour et de l'innocence me semble être le paradis sur la terre.

Dès lors je ne vous craignis plus ; et, quand je pris soin d'éviter la solitude avec vous, ce fut autant pour vous que pour moi ; car vos yeux et vos soupirs annonçaient plus de transports que de sagesse ; et si vous eussiez oublié l'arrêt que vous avez prononcé vous-même, je ne l'aurais pas oublié.

Ah ! mon ami, que ne puis-je faire passer dans

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votre âme le sentiment de bonheur et de paix qui règne au fond de la mienne ! que ne puis-je vous apprendre à jouir tranquillement du plus délicieux état de la vie ! Les charmes de l'union des cœurs se joignent pour nous à ceux de l'innocence : nulle crainte, nulle honte ne trouble notre félicité ; au sein des vrais plaisirs de l'amour, nous pouvons parler de la vertu sans rougir.

Je ne sais quel triste pressentiment s'élève dans mon sein, et me crie que nous jouissons du seul temps heureux que le ciel nous ait destiné. Je n'en- trevois dans l'avenir qu'absence, orages, troubles, contradictions : la moindre altération à notre situa- tion présente me paraît ne pouvoir être qu'un mal. Non, quand un lien plus doux nous unirait à jamais, je ne sais si l'excès du bonheur n'en deviendrait pas bientôt la ruine. Le moment de la possession est une crise de l'amour, et tout changement est dangereux au nôtre. Nous ne pouvons plus qu'y perdre. . . .

Ah ! puisse notre sort, tel qu'il est, durer autant que notre vie ! L'esprit s'orne, la raison s'éclaire, l'âme se fortifie, le cœur jouit : que manque-t-il à notre bonheur ?

La Lettre XII. renferme un plan de lectures suivies pour Julie. Ce plan a pour principe de " peu lire et penser beaucoup aux lectures." Surtout, dit Saint-Preux, il ne faut pas chercher dans les livres les règles de la vertu. Le bon n'est que le beau mis en action et le goût se perfectionne par les mêmes moyens que la sagesse; une âme bien touchée des charmes de la vertu doit à propor- tion être aussi sensible à tous les autres genres de beauté. La lettre finit ainsi:

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. . . Hors le Pétrarque, le Tasse, le Métastase, et les maîtres du théâtre français, je n'y mêle ni poète, ni livres d'amour, contre l'ordinaire des lectures consacrées à votre sexe. Qu'apprendrions- nous de l'amour dans ces livres ? Ah ! Julie, notre cœur nous en dit plus qu'eux, et le langage imité des livres est bien froid pour quiconque est passionné lui-même : d'ailleurs ces études énervent l'âme, la jettent dans la mollesse, et lui ôtent tout son ressort. Au contraire, l'arnour véritable est un feu dévorant qui porte son ardeur dans les autres senti- ments, et les anime d'une vigueur nouvelle. C'est pour cela qu'on a dit que l'amour faisait des héros. Heureux celui que le sort eût placé pour le devenir, et qui aurait Julie pour amante !

LETTRE XIII

DE JULIE A SATNT-PREUX

Je vous le disais bien que nous étions heureux ; rien ne me l'apprend mieux que l'ennui que j'éprouve au moindre changement d'état. Si nous avions des peines bien vives, une absence de deux jours nous en ferait-elle tant ? Je dis nous, car je sais que mon ami partage mon impatience ; il la partage parce que je la sens, et il la sent encore pour lui-même : je n'ai plus besoin qu'il me dise ces choses-là.

Nous ne sommes à la campagne que d'hier au soir ; il n'est pas encore l'heure je vous verrais à la ville, et cependant mon déplacement me fait déjà

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trouver votre absence plus insupportable. Si vous ne m'aviez pas défendu la géométrie, je vous dirais que mon inquiétude est en raison composée des intervalles du temps et du lieu ; tant je trouve que l'éloignement ajoute au chagrin de l'absence !

J'ai apporté votre lettre et votre plan d'études pour méditer l'un et l'autre, et j'ai déjà relu deux fois la première : la fin m'en touche extrêmement. Je vois, mon ami, que vous sentez le véritable amour, puisqu'il ne vous a point ôté le goût des choses honnêtes, et que vous savez encore dans la partie la plus sensible de votre cœur faire des sacrifices à la vertu. En effet, employer la voie de l'instruction pour corrompre une femme est de toutes les séduc- tions la plus condamnable ; et vouloir attendrir sa maîtresse à l'aide des romans est avoir bien peu de ressources en soi-même. Si vous eussiez plié dans vos leçons la philosophie à vos vues, si vous eussiez tâché d'établir des maximes favorables à votre intérêt, en voulant me tromper vous m'eussiez bientôt détrompée ; mais la plus dangereuse de vos séductions est de n'en point employer. Du moment que la soif d'aimer s'empara de mon cœur, et que j'y sentis naître le besoin d'un éternel attache- ment, je ne demandai point au ciel de m'unir à un homme aimable, mais à un homme qui eût l'âme belle ; car je sentais bien que c'est, de tous les agréments qu'on peut avoir, le moins sujet au dégoût, et que la droiture et l'honneur ornent tous les sentiments qu'ils accompagnent. Pour avoir bien placé ma préférence, j'ai eu, comme Salomon, avec ce que j'avais demandé, encore ce que je ne demandais pas. Je tire un bon augure pour

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mes autres vœux de l'accomplissement de celui-là, et je ne désespère pas, mon ami, de pouvoir vous rendre aussi heureux un jour que vous méritez de l'être. . . .

J'ai interrompu ma lettre pour m'aller promener dans des bocages qui sont près de notre maison. O mon doux ami ! je t'y conduisais avec moi, ou plutôt je t'y portais dans mon sein. Je choisissais les lieux que nous devions parcourir ensemble ; j'y marquais des asiles dignes de nous retenir ; nos cœurs s'épanchaient d'avance dans ces retraites déli- cieuses; elles ajoutaient au plaisir que nous goûtions d'être ensemble ; elles recevaient à leur tour un nouveau prix du séjour de deux vrais amants, et je m'étonnais de n'y avoir point remarqué seule les beautés que j'y trouvais avec toi.

Parmi les bosquets naturels que forme ce lieu charmant, il en est un plus charmant que les autres, dans lequel je me plais davantage, et où, par cette raison, je destine une petite surprise à mon ami. Il ne sera pas dit qu'il aura toujours de la déférence, et moi jamais de générosité : c'est que je veux lui faire sentir, malgré les préjugés vulgaires, combien ce que le cœur donne vaut mieux que ce qu'arrache l'importunité. Au reste, de peur que votre imagi- nation vive ne se mette un peu trop en frais, je dois vous prévenir que nous n'irons point ensemble dans le bosquet sans l 'inséparable cousine.

A propos d'elle, il est décidé, si cela ne vous fâche pas trop, que vous viendrez nous voir lundi. Ma mère enverra sa calèche à ma cousine ; vous vous rendrez chez elle à dix heures ; elle vous amènera ; vous passerez la journée avec nous, et

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nous nous en retournerons tous ensemble le lende- main après le dîner.

J'en étais ici de ma lettre quand j'ai réfléchi que je n'avais pas pour vous la remettre les mêmes commodités qu'à la ville. J'avais d'abord pensé de vous renvoyer un de vos livres par Gustin, le fils du jardinier, et de mettre à ce livre une couver- ture de papier, dans laquelle j'aurais inséré ma lettre ; mais, outre qu'il n'est pas sûr que vous vous avisassiez de la chercher, ce serait une im- prudence impardonnable d'exposer à de pareils hasards le destin de notre vie. Je vais donc me contenter de vous marquer simplement par un billet le rendez-vous de lundi, et je garderai la lettre pour vous la donner à vous-même. Aussi bien j'aurais un peu de souci qu'il n'y eût trop de commentaires sur le mystère du bosquet.

LETTRE XIV

DE SAINT-PREUX A JULIE

Qu'as-tu fait, ah ! qu'as-tu fait, ma Julie ? tu voulais me récompenser, et tu m'as perdu. Je suis ivre, ou plutôt insensé. Mes sens sont altérés, toutes mes facultés sont troublées par ce baiser mortel. Tu voulais soulager mes maux ! Cruelle ! tu les aigris. C'est du poison que j'ai cueilli sur tes lèvres ; il fermente, il embrase mon sang ; il me tue, et ta pitié me fait mourir.

O souvenir immortel de cet instant d'illusion, de délire et d'enchantement, jamais, jamais tu ne t'effaceras de mon âme ; et, tant que les charmes de

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Julie y seront gravés, tant que ce cœur agité me fournira des sentiments et des soupirs, tu feras le supplice et le bonheur de ma vie ! . . .

Je reçois ton billet, je vole chez ta cousine ; nous nous rendons à Clarens, je t'aperçois, et mon sein palpite ; le doux son de ta voix y porte une agita- tion nouvelle ; je t'aborde comme transporté, et j'avais grand besoin de la diversion de ta cousine pour cacher mon trouble à ta mère. On parcourt le jardin, l'on dîne tranquillement, tu me rends en secret ta lettre que je n'ose lire devant ce redout- able témoin ; le soleil commence à baisser, nous fuyons tous trois dans le bois le reste de ses rayons, et ma paisible simplicité n'imaginait pas même un état plus doux que le mien.

En approchant du bosquet, j'aperçus, non sans une émotion secrète, vos signes d'intelligence, vos sourires mutuels, et le coloris de tes joues prendre un nouvel éclat. En y entrant, je vis avec surprise ta cousine s'approcher de moi, et, d'un air plaisam- ment suppliant, me demander un baiser. Sans rien comprendre à ce mystère, j'embrassai cette char- mante amie ; et, tout aimable, toute piquante qu'elle est, je ne connus jamais mieux que les sensa- tions ne sont rien que ce que le cœur les fait être. Mais que devins-je un moment après quand je sentis ... la main me tremble ... un doux frémisse- ment ... ta bouche de roses ... la bouche de Julie ... se poser, se presser sur la mienne, et mon corps serré dans tes bras ! Non, le feu du ciel n'est pas plus vif ni plus prompt que celui qui vint à l'instant m'embraser. Toutes les parties de moi- même se rassemblèrent sous ce toucher délicieux.

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Le feu s'exhalait avec nos soupirs de nos lèvres brûlantes, et mon cœur se mourait sous le poids de la volupté . . . quand tout à coup je te vis pâlir, fermer tes beaux yeux, t'appuyer sur ta cousine, et tomber en défaillance. Ainsi la frayeur éteignit le plaisir, et mon bonheur ne fut qu'un éclair.

A peine sais-je ce qui m'est arrivé depuis ce fatal moment. L'impression profonde que j'ai reçue ne peut plus s'effacer. Une faveur ! . . . c'est un tour- ment horrible . . . Non, garde tes baisers, je ne les saurais supporter ... ils sont trop acres, trop pénétrants ; ils percent, ils brûlent jusqu'à la moelle ... ils me rendraient furieux. Un seul, un seul m'a jeté dans un égarement dont je ne puis plus revenir. Je ne suis plus le même, et ne te vois plus la même. Je ne te vois plus comme autrefois réprimante et sévère ; mais je te sens et te touche sans cesse unie à mon sein comme tu fus un instant. O Julie ! quelque sort que m'annonce un transport dont je ne suis plus maître, quelque traitement que ta rigueur me destine, je ne puis plus vivre dans l'état je suis, et je sens qu'il faut enfin que j'expire à tes pieds ... ou dans tes bras.

LETTRE XV

DE JULIE A SAINT-PREUX

Il est important, mon ami, que nous nous séparions pour quelque temps, et c'est ici la première épreuve de l'obéissance que vous m'avez promise. Si je l'exige en cette occasion, croyez que j'en ai des

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raisons très fortes : il faut bien, et vous le savez trop, que j'en aie pour m'y résoudre ; quant à vous, vous n'en avez pas besoin d'autre que ma volonté.

Il y a longtemps que vous avez un voyage à faire en Valais. Je voudrais que vous puissiez l'entre- prendre à présent qu'il ne fait pas encore froid. . . . Tâchez donc de partir dès demain : vous m'écrirez à l'adresse que je vous envoie, et vous m'enverrez la vôtre quand vous serez arrivé à Sion.

Vous n'avez jamais voulu me parler de l'état de vos affaires ; mais vous n'êtes pas dans votre patrie : je sais que vous y avez peu de fortune, et que vous ne faites que la déranger ici, vous ne resteriez pas sans moi. Je puis donc supposer qu'une partie de votre bourse est dans la mienne, et je vous envoie un léger acompte dans celle que renferme cette boîte, qu'il ne faut pas ouvrir devant le porteur. Je n'ai garde d'aller au-devant des difficultés ; je vous estime trop pour vous croire capable d'en faire.

Je vous défends, non seulement de retourner sans mon ordre, mais de venir nous dire adieu. Vous pouvez écrire à ma mère ou à moi, simplement pour nous avertir que vous êtes forcé de partir sur le champ pour une affaire imprévue, et me donner, si vous voulez, quelques avis sur mes lectures jusqu'à votre retour. Tout cela doit être fait naturellement et sans aucune apparence de mystère. Adieu, mon ami ; n'oubliez pas que vous emportez le cœur et le repos de Julie.

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LETTRE XVI

RÉPONSE

Je relis votre terrible lettre, et je frissonne à chaque ligne. J'obéirai pourtant, je l'ai promis, je le dois ; j'obéirai. Mais vous ne savez pas, non, barbare, vous ne saurez jamais ce qu'un tel sacrifice coûte à mon cœur. Ah ! vous n'aviez pas besoin de l'épreuve du bosquet pour me le rendre sensible : c'est un raffinement de cruauté perdu pour votre âme impitoyable ; et je puis au moins vous défier de me rendre plus malheureux.

Vous recevrez votre boîte dans le même état vous l'avez envoyée. C'est trop d'ajouter l'op- probre à la cruauté ; si je vous ai laissée maîtresse de mon sort, je ne vous ai point laissée l'arbitre de mon honneur. C'est un dépôt sacré (l'unique, hélas ! qui me reste) dont jusqu'à la fin de ma vie nul ne sera chargé que moi seul.

Avec la Lettre XVII. Julie renvoie la boîte qui contient cette fois le double de la somme originale. Elle défend à son amant de lui parler d'honneur en un pareil cas. Puisque Saint-Preux est tout à sa maîtresse son honneur est le sien ; un cœur peut donner à un cœur qu'il aime sans l'offenser.

Saint-Preux s'en va faire un voyage dans les montagnes. Pendant son absence le père de Julie rentre chez lui. Il est agréablement surpris du progrès de sa fille et demande des renseignments sur son professeur. Lorsqu'il apprend que Saint-Preux n'est pas noble, il veut savoir combien il est payé par mois. Sa femme explique qu'un tel arrange- ment n'était même pas proposable, et que Saint-Preux avait toujours refusé le moindre présent. Le baron d'Etanges n'est pas content de cette situation car il ne veut pas être

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redevable à un roturier. Il décide, alors, qu'on offrira un paiement au précepteur de sa fille et, s'il refuse, qu'on le congédiera. Le baron a ramené avec lui un vieil ami qui lui a sauvé la vie à la guerre; c'est M. de Wolmar.

La Lettre XXIII., de Saint-Preux à Julie, lui rend compte de son voyage et décrit les paysages du Haut- Valais, avec les mœurs des habitants.

Dans la Lettre XXIV., il refuse toute idée de rémunéra- tion ; en acceptant de l'argent, dit-il, il se rendrait égal à Abelard ; il aurait séduit le cœur de celle qu'on le payait pour instruire.

LETTRE XXV

DE JULIE A SAINT-PREUX

... Je l'avais trop prévu ; le temps du bonheur est passé comme un éclair ; celui des disgrâces commence, sans que rien m'aide à juger quand il finira. Tout m'alarme et me décourage ; une langueur mortelle s'empare de mon âme ; sans sujet bien précis de pleurer, des pleurs involon- taires s'échappent de mes yeux : je ne lis pas dans l'avenir des maux inévitables ; mais je cultivais l'espérance, et la vois flétrir tous les jours. Que sert, hélas ! d'arroser le feuillage quand l'arbre est coupé par le pied ?

Je le sens, mon ami, le poids de l'absence m'ac- cable. Je ne puis vivre sans toi, je le sens ; c'est ce qui m'effraye le plus. Je parcours cent fois le jour les lieux que nous habitions ensemble, et ne t'y trouve jamais ; je t'attends à ton heure ordinaire : l'heure passe, et tu ne viens point. Tous les objets que j'aperçois me portent quelque idée de ta

c

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présence pour m'avertir que je t'ai perdu. Tu n'as point ce supplice affreux. Ton cœur seul peut te dire que je te manque. Ah ! si tu savais quel pire tourment c'est de rester quand on se sépare, combien tu préférerais ton état au mien !

Encore si j'osais gémir, si j'osais parler de mes peines, je me sentirais soulagée des maux dont je pourrais me plaindre : mais, hors quelques soupirs exhalés en secret dans le sein de ma cousine, il faut étouffer tous les autres ; il faut contenir mes larmes ; il faut sourire quand je me meurs.

Le pis est que tous ces maux aggravent sans cesse mon plus grand mal, et que plus ton souvenir me désole, plus j'aime à me le rappeler. Dis-moi, mon ami, mon doux ami ; sens-tu combien un cœur languissant est tendre, et combien la tristesse fait fermenter l'amour ?

Je voulais vous parler de mille choses ; mais, outre qu'il vaut mieux attendre de savoir positive- ment où vous êtes, il ne m'est pas possible de con- tinuer cette lettre dans l'état je me trouve en l'écrivant. Adieu, mon ami ; je quitte la plume, mais croyez que je ne vous quitte pas.

BILLET

J'écris, par un batelier que je ne connais point, ce billet à l'adresse ordinaire, pour donner avis que j'ai choisi mon asile à Meillerie, sur la rive opposée, afin de jouir au moins de la vue du lieu dont je n'ose approcher.

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LETTRE XXVI

DE SAINT-PREUX A JULIE

Que mon état est changé dans peu de jours ! Que d'amertumes se mêlent à la douceur de me rappro- cher de vous ! Que de tristes réflexions m'assiè- gent ! Que de traverses mes craintes me font prévoir ! O Julie ! que c'est un fatal présent du ciel qu'une âme sensible ! Celui qui l'a reçu doit s'attendre à n'avoir que peine et douleur sur la terre. Vil jouet de l'air et des saisons, le soleil ou les brouillards, l'air couvert ou serein, régleront sa destinée, et il sera content ou triste au gré des vents. Victime des préjugés, il trouvera dans d'absurdes maximes un obstacle invincible aux justes vœux de son cœur. Les hommes le puniront d'avoir des sentiments droits de chaque chose, et d'en juger par ce qui est véritable plutôt que par ce qui est de convention. Seul il suffirait pour faire sa propre misère, en se livrant indiscrètement aux attraits divins de l'honnête et du beau, tandis que les pesantes chaînes de la nécessité l'attachent à l'ignominie. Il cherchera la félicité suprême sans se souvenir qu'il est homme : son cœur et sa raison seront incessamment en guerre, et des désirs sans bornes lui prépareront d'éternelles privations.

Telle est la situation cruelle me plongent le sort qui m'accable et mes sentiments qui m'élèvent, et ton père qui me méprise, et toi qui fais le charme et le tourment de ma vie. Sans toi, beauté fatale, je n'aurais jamais senti ce contraste insupportable de grandeur au fond de mon âme et de bassesse

36 JULIE, OU

dans ma fortune ; j'aurais vécu tranquille et serais mort content, sans daigner remarquer quel rang j'avais occupé sur la terre. Mais t'avoir vue et ne pouvoir te posséder, t'adorer et n'être qu'un homme, être aimé et ne pouvoir être heureux, habiter les mêmes lieux et ne pouvoir vivre en- semble ! . . . O Julie, à qui je ne puis renoncer ! ô destinée que je ne puis vaincre ! quels combats affreux vous excitez en moi, sans pouvoir jamais surmonter mes désirs ni mon impuissance !

Quel effet bizarre et inconcevable ! Depuis que je suis rapproché de vous, je ne roule dans mon esprit que des pensées funestes. Peut-être le séjour je suis contribue-t-il à cette mélancolie ; il est triste et horrible ; il en est plus conforme à l'état de mon âme, et je n'en habiterais pas si patiemment un plus agréable. Une file de rochers stériles borde la côte et environne mon habitation, que l'hiver rend encore plus affreuse. Ah ! je le sens, ma Julie, s'il fallait renoncer à vcus, il n'y aurait plus pour moi d'autre séjour ni d'autre saison.

Dans les violents transports qui m'agitent, je ne saurais demeurer en place ; je cours, je monte avec ardeur, je m'élance sur les rochers, je parcours à grands pas tous les environs, et trouve partout dans les objets la même horreur qui règne au dedans de moi. On n'aperçoit plus de verdure, l'herbe est jaune et flétrie, les arbres sont dépouillés, le séchard 1 et la froide bise entassent la neige et les glaces ; et toute la nature est morte à mes yeux, comme l'espérance au fond de mon cœur.

Parmi les rochers de cette côte, j'ai trouvé, dans 1 Vent du nord- est.

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un abri solitaire, une petite esplanade d'où l'on découvre à plein la ville heureuse vous habitez. Jugez avec quelle avidité mes yeux se portèrent vers ce séjour chéri. Le premier jour je fis mille efforts pour y discerner votre demeure ; mais l'extrême éloignement les rendit vains, et je m'aperçus que mon imagination donnait le change à mes yeux fatigués. Je courus chez le curé em- prunter un télescope, avec lequel je vis ou crus voir votre maison ; et depuis ce temps je passe les jours entiers dans cet asile à contempler ces murs fortunés qui renferment la source de ma vie. Malgré la saison, je m'y rends dès le matin, et n'en reviens qu'à la nuit. Des feuilles et quelques bois secs que j'allume servent, avec mes courses, à me garantir du froid excessif. J'ai pris tant de goût pour ce lieu sauvage que j'y porte même de l'encre et du papier ; et j'y écris maintenant cette lettre sur un quartier que les glaces ont détaché du rocher voisin.

C'est là, ma Julie, que ton malheureux amant achève de jouir des derniers plaisirs qu'il goûtera peut-être en ce monde. C'est de qu'à travers les airs et les murs il ose en secret pénétrer jusque dans ta chambre. Tes traits charmants le frappent encore ; tes regards tendres raniment son cœur mourant ; il entend le son de ta douce voix ; il ose chercher encore en tes bras ce délire qu'il éprouva dans le bosquet. Vain fantôme d'une âme agitée qui s'égare dans ses désirs ! . . .

O amante aveuglée ! tu cherches un chimérique bonheur pour un temps nous ne serons plus ; tu regardes un avenir éloigné, et tu ne vois pas que

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nous nous consumons sans cesse, et que nos âmes, épuisées d'amour et de peines, se fondent et coulent comme l'eau. Reviens, il en est temps encore, reviens, ma Julie, de cette erreur funeste. Laisse tes projets, et sois heureuse. Viens, ô mon âme ! dans les bras de ton ami réunir les deux moitiés de notre être ; viens, à la face du ciel, guide de notre fuite et témoin de nos serments, jurer de vivre et mourir l'un à l'autre. Ce n'est pas toi, je le sais, qu'il faut rassurer contre la crainte de l'indigence. Soyons heureux et pauvres, ah ! quel trésor nous aurons acquis ! Mais ne faisons point cet affront à l'humanité, de croire qu'il ne restera pas sur la terre entière un asile à deux amants infortunés. J'ai des bras, je suis robuste ; le pain gagné par mon travail te paraîtra plus délicieux que les mets des festins. Un repas apprêté par l'amour peut-il jamais être insipide ? Ah ! tendre et chère amante, dussions-nous n'être heureux qu'un seul jour, veux-tu quitter cette courte vie sans avoir goûté le bonheur ?

Je n'ai plus qu'un mot à vous dire, ô Julie ! vous connaissez l'antique usage du rocher de Leucate, dernier refuge de tant d'amants malheureux. Ce lieu-ci lui ressemble à bien des égards : la roche est escarpée, l'eau est profonde, et je suis au désespoir.

LETTRE XXVII

DE CLAIRE A SAINT-PREUX

Ma douleur me laisse à peine la force de vous écrire. Vos malheurs et les miens sont au comble. L'aim-

LA NOUVELLE LOI SE 39

able Julie est à l'extrémité, et n'a peut-être pas deux jours à vivre. L'effort qu'elle fit pour vous éloigner d'elle commença d'altérer sa santé ; la première conversation qu'elle eut sur votre compte avec son père y porta de nouvelles attaques : d'autres chagrins plus récents ont accru ses agita- tions, et votre dernière lettre a fait le reste. Elle en fut si vivement émue, qu'après avoir passé une nuit dans d'affreux combats, elle tomba hier dans l'accès d'une fièvre ardente qui n'a fait qu'aug- menter sans cesse, et lui a enfin donné le transport. Dans cet état elle vous nomme à chaque instant, et parle de vous avec une véhémence qui montre combien elle en est occupée. On éloigne son père autant qu'il est possible ; cela prouve assez que ma tante a conçu des soupçons : elle m'a même demandé avec inquiétude si vous n'étiez pas de retour ; et je vois que le danger de sa fille effaçant pour le moment toute autre considération, elle ne serait pas fâchée de vous voir ici.

Venez donc, sans différer. J'ai pris ce bateau exprès pour vous porter cette lettre ; il est à vos ordres, servez-vous-en pour votre retour, et surtout ne perdez pas un moment, si vous voulez revoir la plus tendre amante qui fut jamais.

LETTRE XXVIII

DE JULIE A CLAIRE

Que ton absence me rend amère la vie que tu m'as rendue ! Quelle convalescence ! Une passion plus terrible que la fièvre et le transport m'entraîne à

4o JULIE, OU

ma perte. Cruelle ! tu me quittes quand j'ai plus besoin de toi ; tu m'as quittée pour huit jours, peut- être ne me reverras-tu jamais. Oh ! si tu savais ce que l'insensé m'ose proposer ! ... et de quel ton ! . . . M'enfuir ! le suivre ! m'enlever ! . . . Le malheureux ! . . . De qui me plains-je ? mon cœur, mon indigne cœur m'en dit cent fois plus que lui. . . . Grand Dieu ! que serait-ce, s'il savait tout ? ... il en deviendrait furieux, je serais en- traînée, il faudrait partir. ... Je frémis. . . .

Enfin mon père m'a donc vendue ! il fait de sa fille une marchandise, une esclave ! il s'acquitte à mes dépens ! il paye sa vie de la mienne ! . . . car, je le sens bien, je n'y survivrai jamais. Père barbare et dénaturé ! Mérite-t-il. . . . Quoi ! mériter ! c'est le meilleur des pères ; il veut unir sa fille à son ami, voilà son crime. Mais ma mère, ma tendre mère ! quel mal m'a-t-elle fait ? . . . Ah ! beaucoup : elle m'a trop aimée, elle m'a perdue.

Claire, que ferai-je ? que deviendrai-je ? Hanz ne vient point. Je ne sais comment t'envoyer cette lettre. Avant que tu la reçoives . . . avant que tu sois de retour . . . qui sait ? fugitive, errante, dés- honorée. . . . C'en est fait, c'en est fait, la crise est venue. Un jour, une heure, un moment, peut- être . . . qui est-ce qui sait éviter son sort ? Oh ! dans quelque lieu que je vive et que je meure, en quelque asile obscur que je traîne ma honte et mon désespoir, Claire, souviens-toi de ton amie. Hélas ! la misère et l'opprobre changent les cœurs. . . . Ah ! si jamais le mien t'oublie, il aura beaucoup changé.

LA NOUVELLE HÊLOÏSE 41

LETTRE XXIX

DE JULIE A CLAIRE

Reste, ah ! reste, ne reviens jamais : tu viendrais trop tard. Je ne dois plus te voir ; comment soutiendrais-je ta vue ?

étais-tu, ma douce amie, ma sauvegarde, mon ange tutélaire ? Tu m'as abandonée, et j'ai péri ! Quoi ! ce fatal voyage était-il si nécessaire ou si pressé ? Pouvais-tu me laisser à moi-même dans l'instant le plus dangereux de ma vie ? Que de regrets tu t'es préparés par cette coupable négli- gence ! Ils seront éternels ainsi que mes pleurs. Ta perte n'est pas moins irréparable que la mienne, et une autre amie digne de toi n'est pas plus facile à recouvrer que mon innocence.

Qu'ai-je dit, misérable r Je ne puis ni parler ni me taire. Que sert le silence quand le remords crie ? L'univers entier ne me reproche-t-il pas ma faute ? Ma honte n'est-elle pas écrite sur tous les objets ? Si je ne verse mon cœur dans le tien, il faudra que j'étouffe. Et toi, ne te reproches-tu rien, facile et trop confiante amie ? Ah ! que ne me trahissais-tu ? C'est ta fidélité, ton aveugle amitié, c'est ta malheureuse indulgence qui m'a perdue.

Quel démon t'inspira de le rappeler, ce cruel qui fait mon opprobre ? Ses perfides soins devaient-ils me redonner la vie pour me la rendre odieuse ? Qu'il fuie à jamais, le barbare ! qu'un reste de pitié le touche ; qu'il ne vienne plus redoubler mes tourments par sa présence ; qu'il renonce au plaisir féroce de contempler mes larmes. Que dis-je,

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hélas ! il n'est point coupable ; c'est moi seule qui le suis ; tous mes malheurs sont mon ouvrage, et je n'ai rien à reprocher qu'à moi. Mais le vice a déjà corrompu mon âme ; c'est le premier de ses effets de nous faire accuser autrui de nos crimes.

Non, non, jamais il ne fut capable d'enfreindre ses serments. Son cœur vertueux ignore l'art abject d'outrager ce qu'il aime. Ah ! sans doute il sait mieux aimer que moi, puisqu'il sait mieux se vaincre. Cent fois mes yeux furent témoins de ses combats et de sa victoire ; les siens étincelaient du feu de ses désirs, il s'élançait vers moi dans l'impétuosité d'un transport aveugle, il s'arrêtait tout à coup ; une barrière insurmontable semblait m'avoir entourée, et jamais son amour impétueux, mais honnête, ne l'eût franchie. J'osai trop con- templer ce dangereux spectacle. Je me sentais troubler de ses transports, ses soupirs oppressaient mon cœur ; je partageais ses tourments en ne pen- sant que les plaindre. Je le vis, dans des agitations convulsives, prêt à s'évanouir à mes pieds. Peut- être l'amour seul m'aurait épargnée ; ô ma cousine ! c'est la pitié que me perdit.

Il semblait que ma passion funeste voulût se couvrir, pour me séduire, du masque de toutes les vertus. Ce jour même il m'avait pressée avec plus d'ardeur de le suivre. C'était désoler le meilleur des pères ; c'était plonger le poignard dans le sein maternel ; je résistai, je rejetai ce projet avec horreur. L'impossibilité de voir jamais nos vœux accomplis, le mystère qu'il fallait lui faire de cette impossibilité, le regret d'abuser un amant si soumis et si tendre après avoir flatté son espoir, tout

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abattait mon courage, tout augmentait ma faiblesse, tout aliénait ma raison ; il fallait donner la mort aux auteurs de mes jours, à mon amant, ou à moi- même. Sans savoir ce que je faisais, je choisis ma propre infortune. J'oubliai tout, et ne me souvins que de l'amour : c'est ainsi qu'un instant d'égare- ment m'a perdue à jamais. Je suis tombée dans l'abîme d'ignominie dont une fille ne revient point ; et si je vis, c'est pour être plus malheureuse.

Je cherche en gémissant quelque reste de con- solation sur la terre ; je n'y vois que toi, mon aimable amie ; ne me prive pas d'une si charmante ressource, je t'en conjure ; ne m'ôte pas les douceurs de ton amitié. J'ai perdu le droit d'y prétendre, mais jamais je n'en eus si grand besoin. Que la pitié supplée à l'estime. Viens, ma chère, ouvrir ton âme à mes plaintes ; viens recueillir les larmes de ton amie ; garantis-moi, s'il se peut, du mépris de moi-même, et fais-moi croire que je n'ai pas tout perdu puisque ton cœur me reste encore.

Dans sa réponse (Lettre XXX.) Claire plaint la chute de son amie, qui était " si digne d'être sage." Il ne faud- rait pas cependant avoir des regrets plus grands que la faute ; si Julie a été vaincue, elle a, du moins, bien com- battu. Mieux vaut donc se taire et " effacer à force de vertus une faute qu'on ne répare point avec des larmes."

LETTRE XXXII

DE JULIE A SAINT-PREUX

Il fut un temps, mon aimable ami, nos lettres étaient faciles et charmantes ; le sentiment qui les dictait coulait avec une élégante simplicité : il

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n'avait besoin ni d'art ni de coloris, et sa pureté faisait toute sa parure. Cet heureux temps n'est plus : hélas ! il ne peut revenir ; et pour premier effet d'un changement si cruel, nos cœurs ont déjà cessé de s'entendre.

Tes yeux ont vu mes douleurs : tu crois en avoir pénétré la source ; tu veux me consoler par de vains discours, et quand tu penses m'abuser, c'est toi, mon ami, qui t'abuses. Crois-moi, crois-en le cœur tendre de ta Julie ; mon regret est bien moins d'avoir donné trop à l'amour que de l'avoir privé de son plus grand charme. Ce doux enchante- ment de vertu s'est évanoui comme un songe : nos feux ont perdu cette ardeur divine qui les animait en les épurant ; nous avons recherché le plaisir, et le bonheur a fui loin de nous. Ressouviens-toi de ces moments délicieux nos cœurs s'unissaient d'au- tant mieux que nous nous respections davantage, la passion tirait de son propre excès la force de se vaincre elle-même, l'innocence nous consolait de la contrainte, les hommages rendus à l'honneur tournaient tous au profit de l'amour. Compare un état si charmant à notre situation présente : que d'agitations ! que d'effroi ! que de mortelles alarmes ! que de sentiments immodérés ont perdu leur première douceur ! Qu'est devenu ce zèle de sagesse et d'honnêteté dont l'amour animait toutes les actions de notre vie, et qui rendait à son tour l'amour plus délicieux ? Notre jouissance était paisible et durable, nous n'avons plus que des transports : ce bonheur insensé ressemble à des accès de fureur plus qu'à de tendres caresses. Un feu pur et sacré brûlait nos cœurs ; livrés aux

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erreurs des sens, nous ne sommes plus que des amants vulgaires ; trop heureux si l'amour jaloux daigne présider encore à des plaisirs que le plus vil mortel peut goûter sans lui !

Voilà, mon ami, les pertes qui nous sont com- munes, et que je ne pleure pas moins pour toi que pour moi. Je n'ajoute rien sur les miennes, ton cœur est fait pour les sentir. Vois ma honte, et gémis si tu sais aimer. Ma faute est irréparable, mes pleurs ne tariront point. O toi qui les fais couler, crains d'attenter à de si justes douleurs ; tout mon espoir est de les rendre éternelles : le pire de mes maux serait d'en être consolée ; et c'est le dernier degré de l'opprobre de perdre avec l'innocence le sentiment qui nous la fait aimer.

Je connais mon sort, j'en sens l'horreur, et cepen- dant il me reste une consolation dans mon déses- poir ; elle est unique, mais elle est douce : c'est de toi que je l'attends, mon aimable ami. Depuis que je n'ose plus porter mes regards sur moi-même, je les porte avec plus de plaisir sur celui que j'aime. Je te rends tout ce que tu m'ôtes de ma propre estime, et tu ne m'en deviens que plus cher en me forçant à me haïr. L'amour, cet amour fatal qui me perd te donne un nouveau prix : tu t'élèves quand je me dégrade ; ton âme semble avoir profité de tout l'avilissement de la mienne. Sois donc désormais mon unique espoir ; c'est à toi de justifier, s'il se peut, ma faute ; couvre-la de l'honnêteté de tes sentiments ; que ton mérite efface ma honte ; rends excusable, à force de vertu, la perte de celles que tu me coûtes. Sois tout mon être, à présent que je ne suis plus rien : le seul honneur qui me

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reste est tout en toi ; et, tant que tu seras digne de respect, je ne serai pas tout à fait méprisable.

Quelque regret que j'aie au retour de ma santé, je ne saurais le dissimuler plus longtemps ; mon visage démentirait mes discours, et ma feinte con- valescence ne peut plus tromper personne. Hâte- toi donc, avant que je sois forcée de reprendre mes occupations ordinaires, de faire la démarche dont nous sommes convenus : je vois clairement que ma mère a conçu des soupçons, et qu'elle nous observe. Mon père n'en est pas là, je l'avoue : ce fier gentil- homme n'imagine pas même qu'un roturier puisse être amoureux de sa fille. Mais enfin tu sais ses résolutions ; il te préviendra si tu ne le préviens ; et pour avoir voulu te conserver le même accès dans notre maison, tu t'en banniras tout à fait. Crois- moi, parle à ma mère tandis qu'il en est encore temps ; feins des affaires qui t'empêchent de con- tinuer à m'instruire, et renonçons à nous voir si souvent, pour nous voir au moins quelquefois : car si l'on te ferme la porte, tu ne peux plus t'y présenter ; mais si tu te la fermes toi-même, tes visites seront en quelque sorte à ta discrétion, et, avec un peu d'adresse et de complaisance, tu pourras les rendre plus fréquentes dans la suite sans qu'on l'aperçoive ou qu'on le trouve mauvais. Je te dirai ce soir les moyens que j'imagine d'avoir d'autres occasions de nous voir, et tu conviendras que l'inséparable cousine, qui causait autrefois tant de murmures, ne sera pas maintenant inutile à deux amants qu'elle n'eût point quitter.

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Les parents de Julie partent en voyage. Pendant leur absence, Julie rendra visite au père de son amie Claire à la campagne. Les deux amants auront ainsi des occasions de se voir pendant une quinzaine de jours.

LETTRE XXXVIII

DE SAINT-PREUX A JULIE

Non, Julie, il ne m'est pas possible de ne te voir chaque jour que comme je t'ai vue la veille ; il faut que mon amour s'augmente et croisse incessam- ment avec tes charmes, et tu m'es une source inépuisable de sentiments nouveaux que je n'aurais pas même imaginés. Quelle soirée inconcevable ! Que de délices inconnues tu fis éprouver à mon cœur ! O tristesse enchanteresse ! ô langueur d'une âme attendrie ! combien vous surpassez les turbu- lents plaisirs, et la gaieté folâtre, et la joie emportée, et tous les transports qu'une ardeur sans mesure offre aux désirs effrénés des amants ! Paisible et pure jouissance qui n'a rien d'égal dans la volupté des sens, jamais, jamais ton pénétrant souvenir ne s'effacera de mon cœur ! Dieux ! quel ravissant spectacle, ou plutôt quelle extase, de voir deux beautés si touchantes s'embrasser tendrement, le visage de l'une se pencher sur le sein de l'autre, leurs douces larmes se confondre, et baigner ce sein charmant comme la rosée du ciel humecte un lis fraîchement éclos ! J'étais jaloux d'une amitié si tendre ; je lui trouvais je ne sais de quoi de plus intéressant que l'amour même, et je me voulais une sorte de mal de ne pouvoir t'offrir des consolations aussi chères, sans les troubler par l'agitation de mes

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transports. Non, rien, rien sur la terre n'est capable d'exciter un si voluptueux attendrissement que vos mutuelles caresses ; et le spectacle de deux amants eût offert à mes yeux une sensation moins délicieuse.

Ah ! qu'en ce moment j'eusse été amoureux de cette aimable cousine, si Julie n'eût pas existé ! Mais non, c'était Julie elle-même qui répandait son charme invincible sur tout ce qui l'environnait. . . . Je te trouve trop parfaite pour une mortelle ; je t'imaginerais d'une espèce plus pure, si ce feu dévorant qui pénètre ma substance ne m'unissait à la tienne, et ne me faisait sentir qu'elles sont la même. . . .

Dis-moi comment il se peut qu'une passion telle que la mienne puisse augmenter. Je l'ignore, mais je l'éprouve. Quoique tu me sois présente dans tous les temps, il y a quelques jours surtout que ton image, plus belle que jamais, me poursuit et me tourmente avec une activité à laquelle ni lieu ni temps ne me dérobe ; et je crois que tu me laissas avec elle dans ce chalet que tu quittas en finissant ta dernière lettre. Depuis qu'il est question de ce rendez-vous champêtre, je suis trois fois sorti de la ville ; chaque fois mes pieds m'ont porté des mêmes côtés, et chaque fois la perspective d'un séjour si désiré m'a paru plus agréable.

Je trouve la campagne plus riante, la verdure plus fraîche et plus vive, l'air plus pur, le ciel plus serein ; le chant des oiseaux semble avoir plus de tendresse et de volupté ; le murmure des eaux inspire une langueur plus amoureuse, la vigne en fleurs exhale au loin de plus doux parfums ; un

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charme secret embellit tous les objets ou fascine mes sens ; on dirait que la terre se pare pour former à ton heureux amant un lit nuptial digne de la beauté qu'il adore et du feu qui le consume. O Julie ! ô chère et précieuse moitié de mon âme ! hâtons-nous d'ajouter à ces ornements du prin- temps la présence de deux amants fidèles. Portons le sentiment du plaisir dans des lieux qui n'en offrent qu'une vaine image ; allons animer toute la nature : elle est morte sous les feux de l'amour. Quoi ! trois jours d'attente ! trois jours encore ! Ivre d'amour, affamé de transports, j'attends ce moment tardif avec une douloureuse impatience. Ah ! qu'on serait heureux si le ciel ôtait de la vie tous les ennuyeux intervalles qui séparent de pareils instants !

XXXIX. Julie envoie à Saint-Preux la lettre d'une pauvre fille, Fanchon Regard, qu'elle avait autrefois protégée. Fanchon allait épouser bientôt un paysan nommé Claude Anet. Mais celui-ci, afin d'avoir une somme d'argent dont avait besoin sa fiancée pour payer son loyer, s'est engagé comme soldat. Julie prie son amant d'aller trouver le capitaine de la troupe, d'obtenir la libération du jeune homme. Saint-Preux part tout de suite bien qu'il doive ainsi renoncer au rendez-vous que Julie lui a promis.

Dans la Lettre XL1V. Julie envoie ses remerciements à Saint-Preux pour la commission heureusement effectuée. Elle lui annonce, en même temps, l'arrivée à Vevai de mylord Bomston, anglais avec qui Saint-Preux a fait autrefois connaissance.

Dans sa réponse Saint-Preux explique les circonstances de la rencontre entre lui et Bomston. Il loue les qualités de l'anglais qui, bien que mélancolique et réservé, est sincère et d'esprit cultivé.

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(Fin d'une lettre de Julie à Saint-Preux, XLVI.).

J'ai entendu, non sans quelque battement de cœur, proposer d'avoir demain deux philosophes à souper : l'un est mylord Edouard ; l'autre est un sage dont la gravité s'est quelquefois un peu dérangée aux pieds d'une jeune écolière ; ne le connaîtriez-vous point ? Exhortez-le, je vous prie, à tâcher de garder demain le décorum philosophique un peu mieux qu'à son ordinaire. J'aurai soin d'avertir aussi la petite personne de baisser les yeux, et d'être aux siens le moins jolie qu'il se pourra.

LETTRE XLVII

DE SAINT-PREUX A JULIE

Ah ! mauvaise, est-ce la circonspection que tu m'avais promise ? est-ce ainsi que tu ménages mon cœur et voiles tes attraits ? Que de contraventions à tes engagements ! Premièrement ta parure, car tu n'en avais point, et tu sais bien que jamais tu n'es si dangereuse. Secondement, ton maintien si doux, si modeste, si propre à laisser remarquer à loisir toutes tes grâces. Ton parler plus rare, plus réfléchi, plus spirituel encore qu'à l'ordinaire, qui nous rendait tous plus attentifs, et faisait voler l'oreille et le cœur audevant de chaque mot. Cet air que tu chantas à demi-voix, pour donner encore plus de douceur à ton chant, et qui, bien que français, plut à mylord Edouard même. Ton regard timide et tes yeux baissés, dont les éclairs inattendus me jetaient dans un trouble inévitable. Enfin, ce je ne sais quoi d'inexprimable, d'enchan-

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teur, que tu semblais avoir répandu sur toute ta personne pour faire tourner la tête à tout le monde, sans paraître même y songer. Je ne sais, pour moi, comment tu t'y prends ; mais si telle est ta manière d'être jolie le moins qu'il est possible, je t'avertis que c'est l'être beaucoup plus qu'il ne faut pour avoir des sages autour de toi.

Je crains fort que le pauvre philosophe anglais n'ait un peu ressenti la même influence. Après avoir reconduit ta cousine, comme nous étions tous encore fort éveillés, il nous proposa d'aller chez lui faire de la musique et boire du punch. Tandis qu'on rassemblait ses gens, il ne cessa de nous parler de toi avec un feu qui me déplut ; et je n'entendis pas ton éloge dans sa bouche avec autant de plaisir que tu avais entendu le mien. En général, j'avoue que je n'aime point que personne, excepté ta cousine, me parle de toi ; il me semble que chaque mot m'ôte une partie de mon secret ou de mes plaisirs ; et, quoi que l'on puisse dire, on y met un intérêt si suspect, ou l'on est si loin de ce que je sens, que je n'aime écouter là-dessus que moi-même.

Ce n'est pas que j'aie comme toi du penchant à la jalousie : je connais mieux ton âme ; j'ai des garants qui ne me permettent pas même d'imaginer ton changement possible. Après tes assurances, je ne te dis plus rien des autres prétendants ; mais celui-ci, Julie ! . . . des conditions sortables ... les préjugés de ton père. . . . Tu sais bien qu'il s'agit de ma vie ; daigne donc me dire un mot là-dessus : un mot de Julie, et je suis tranquille à jamais.

J'ai passé la nuit à entendre ou exécuter de la musique italienne, car il s'est trouvé des duos, et il

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a fallu hasarder d'y faire ma partie. Je n'ose te parler encore de l'effet qu'elle a produit sur moi ; j'ai peur, j'ai peur que l'impression du souper d'hier ne se soit prolongée sur ce que j'entendais, et que je n'aie pris l'effet de tes séductions pour le charme de la musique. . . .

Tout ceci sera mieux éclairci demain ; car nous avons pour ce soir un nouveau rendez-vous de musique : mylord veut la rendre complète, et il a mandé de Lausanne un second violon qu'il dit être assez entendu. Je porterai de mon côté des scènes, des cantates françaises, et nous verrons.

Lettre XLVIII., écrite après un concert chez Bomston ; comparaison entre la musique italienne et la musique française, dans laquelle celle-ci est assez malmenée.

Lettre L., reproche à Saint-Preux d'avoir trop bu à souper et d'avoir tenu des propos étranges et peu dignes de lui.

Dans sa réponse Saint-Preux promet de ne plus boire de vin.

LETTRE LUI

DE JULIE A SAINT-rREUX

Ainsi tout déconcerte nos projets, tout trompe notre attente, tout trahit des feux que le ciel eût couronner ! Vils jouets d'une aveugle fortune, tristes victimes d'un moqueur espoir, toucherons- nous sans cesse au plaisir qui fuit, sans jamais l'atteindre ? Cette noce 1 trop vainement désirée devait se faire à Clarens ; le mauvais temps nous contrarie, il faut la faire à la ville. Nous devions nous y ménager une entrevue ; tous deux obsédés

1 Celle de Claire avec M. d'Orbe.

LA NOUVELLE HÉLOÏSE 53

d'importuns, nous ne pouvons leur échapper en même temps, et le moment l'un des deux se dérobe est celui il est impossible à l'autre de le joindre ! Enfin un favorable instant se présente ; la plus cruelle des mères vient nous l'arracher ; et peu s'en faut que cet instant ne soit celui de la perte de deux infortunés qu'il devait rendre heureux ! Loin de rebuter mon courage, tant d'obstacles l'ont irrité ; je ne sais quelle nouvelle force m'anime, mais je me sens une hardiesse que je n'eus jamais ; et, si tu l'oses partager, ce soir, ce soir même peut acquitter mes promesses, et payer d'une seule fois toutes les dettes de l'amour.

Consulte-toi bien, mon ami, et vois jusqu'à quel point il t'est doux de vivre ; car l'expédient que je te propose peut nous mener tous deux à la mort : si tu la crains, n'achève point cette lettre ; mais si la pointe d'une épée n'effraye pas plus aujourd'hui ton cœur que ne l'effrayaient jadis les gouffres de Meillerie, le mien court le même risque et n'a pas balancé. Ecoute.

Babi, qui couche ordinairement dans ma chambre, est malade depuis trois jours ; et, quoique je vou- lusse absolument la soigner, on l'a transportée ailleurs malgré moi : mais, comme elle est mieux, peut être elle reviendra dès demain. Le lieu l'on mange est loin de l'escalier qui conduit à l'appartement de ma mère et au mien ; à l'heure du souper toute la maison est déserte hors la cuisine et la salle à manger. Enfin la nuit dans cette saison est déjà obscure à la même heure ; son voile peut dérober aisément dans la rue les passants aux spec- tateurs, et tu sais parfaitement les êtres de la maison.

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Ceci suffit pour me faire entendre. Viens cette après-midi chez ma Fanchon, je t'expliquerai le reste et te donnerai les instructions nécessaires : que si je ne le puis, je les laisserai par écrit à l'ancien entrepôt de nos lettres, où, comme je t'en ai prévenu, tu trouveras déjà celle-ci : car le sujet en est trop important pour l'oser confier à personne.

Oh ! comme je vois à présent palpiter ton cœur ! Comme j'y lis tes transports, et comme je les par- tage ! Non, mon doux ami, non, nous ne quit- terons point cette courte vie sans avoir un instant goûté le bonheur : mais songe pourtant que cet instant est environné des horreurs de la mort ; que l'abord est sujet à mille hasards, le séjour dangereux, la retraite d'un péril extrême ; que nous sommes perdus si nous sommes découverts, et qu'il faut que tout nous favorise pour pouvoir éviter de l'être. Ne nous abusons point ; je connais trop mon père pour douter que je ne te visse à l'instant percer le cœur de sa main, si même il ne commençait par moi ; car sûrement je ne serais pas plus épargnée : et crois-tu que je t'exposerais à ce risque si je n'étais sûre de le partager ?

Pense encore qu'il n'est point question de te fier à ton courage ; il n'y faut point songer ; et je te défends même expressément d'apporter aucune arme pour ta défense, pas même ton épée : aussi bien te serait-elle parfaitement inutile ; car, si nous sommes surpris, mon dessein est de me précipiter dans tes bras, de t'enlacer fortement dans les miens, et de recevoir ainsi le coup mortel pour n'avoir plus à me séparer de toi, plus heureuse à ma mort que je ne le fus de ma vie.

LA NOUVELLE HÊLOÏSE 55

J'espère qu'un sort plus doux nous est réservé ; je sens au moins qu'il nous est ; et la fortune se lassera de nous être injuste. Viens donc, âme de mon cœur, vie de ma vie, viens te réunir à toi- même ; viens sous les auspices du tendre amour recevoir le prix de ton obéissance et de tes sacri- fices ; viens avouer, même au sein des plaisirs, que c'est de l'union des cœurs qu'ils tirent leur plus grand charme.

Lettre L1V., est écrite dans le cabinet même de Julie Saint-Preux l'attend, et où, comme il dit, il a eu le bonheur d'avoir trouvé de l'encre et du papier!

LETTRE LV

DE SAINT-PREUX A JULIE

Oh ! mourons, ma douce amie ! mourons, la bien- aimée de mon cœur ! Que faire désormais d'une jeunesse insipide dont nous avons épuisé toutes les délices ? Explique-moi, si tu le peux, ce que j'ai senti dans cette nuit inconcevable ; donne-moi l'idée d'une vie ainsi passée, ou laisse-m'en quitter une qui n'a plus rien de ce que je viens d'éprouver avec toi. J'avais goûté le plaisir, et croyais con- cevoir le bonheur. Ah ! je n'avais senti qu'un vain songe, et n'imaginais que le bonheur d'un enfant. Mes sens abusaient mon âme grossière ; je ne cherchais qu'en eux le bien suprême, et j'ai trouvé que leurs plaisirs épuisés n'étaient que le commencement des miens. O chef-d'œuvre unique de la nature ! divine Julie ! possession délicieuse à laquelle tous les transports du plus ardent amour

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suffisent à peine ! Non, ce ne sont point ces tran- sports que je regrette le plus : ah ! non, retire s'il le faut ces faveurs enivrantes pour lesquelles je donnerais mille vies ; mais rends-moi tout ce qui n'était point elles, et les effaçait mille fois. Rends- moi cette étroite union des âmes que tu m'avais annoncée, et que tu m'as si bien fait goûter ; rends- moi cet abattement si doux rempli par les effusions de nos cœurs : rends-moi ce sommeil enchanteur trouvé sur ton sein ; rends-moi ce réveil plus délicieux encore, et ces soupirs entrecoupés, et ces douces larmes, et ces baisers qu'une voluptueuse langueur nous faisait lentement savourer, et ces gémissements si tendres durant lesquels tu pressais sur ton cœur ce cœur fait pour s'unir à lui.

Dis-moi, Julie, toi qui, d'après ta propre sensi- bilité, sais si bien juger de celle d'autrui, crois-tu que ce que je sentais auparavant fût véritablement de l'amour ? Mes sentiments, n'en doute pas, ont depuis hier changé de nature ; ils ont pris je ne sais quoi de moins impétueux, mais de plus doux, de plus tendre et de plus charmant. Te souvient-il de cette heure entière que nous passâmes à parler paisiblement de notre amour et de cet avenir obscur et redoutable par qui le présent nous était encore plus sensible ; de cette heure, hélas ! trop courte, dont une légère empreinte de tristesse rendit les entretiens si touchants ? J'étais tran- quille, et pourtant j'étais près de toi : je t'adorais et ne désirais rien ; je n'imaginais pas même une autre félicité que de sentir ainsi ton visage auprès du mien, ta respiration sur ma joue, et ton bras autour de mon cou. Quel calme dans tous mes

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sens ! Quelle volupté pure, continue, universelle ! Le charme de la jouissance était dans l'âme ; il n'en sortait plus, il durait toujours. Quelle diffé- rence des fureurs de l'amour à une situation si paisible ! C'est la première fois de mes jours que je l'ai éprouvée auprès de toi ; et cependant, juge du changement étrange que j'éprouve, c'est de toutes les heures de ma vie celle qui m'est la plus chère, et la seule que j'aurais voulu pro- longer éternellement. Julie, dis-moi donc si je ne t'aimais point auparavant, ou si maintenant je ne t'aime plus.

Si je ne t'aime plus ? Quel doute ! Ai-je donc cessé d'exister ? et ma vie n'est-elle pas plus dans ton cœur que dans le mien ? Je sens, je sens que tu m'es mille fois plus chère que jamais et j'ai trouvé dans mon abattement de nouvelles forces pour te chérir plus tendrement encore. J'ai pris pour toi des sentiments plus paisibles, il est vrai, mais plus affectueux et de plus de différentes espèces ; sans s'affaiblir, ils se sont multipliés : les douceurs de l'amitié tempérèrent les emportements de l'amour, et j'imagine à peine quelque sorte d'attachement qui ne m'unisse pas à toi. O ma charmante maîtresse ! ô mon épouse, ma sœur, ma douce amie ! que j'aurai peu dit pour ce que je sens, après avoir épuisé tous les noms les plus chers au cœur de l'homme !

Une lettre (LVI.) de Claire apprend à sa cousine qu'une querelle est survenue entre Lord Bomston et Saint- Preux à propos de Julie. Celle-ci écrit à son amant et lui défend de se battre à cause d'elle.

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LETTRE LVIII

DE JULIE A MYLORD EDOUARD

Ce n'est point pour me plaindre de vous, mylord, que je vous écris ; puisque vous m'outragez, il faut bien que j'aie avec vous des torts que j'ignore. Comment concevoir qu'un honnête homme voulût déshonorer sans sujet une famille estimable ? Con- tentez donc votre vengeance, si vous la croyez légitime ; cette lettre vous donne un moyen facile de perdre une malheureuse fille qui ne se consolera jamais de vous avoir offensé, et qui met à votre discrétion l'honneur que vous voulez lui ôter. Oui, mylord, vos imputations étaient justes ; j'ai un amant aimé ; il est maître de mon cœur et de ma personne ; la mort seule pourra briser un nœud si doux. Cet amant est celui même que vous honoriez de votre amitié ; il en est digne, puisqu'il vous aime et qu'il est vertueux. Cependant il va périr de votre main ; je sais qu'il faut du sang à l'honneur outragé ; je sais que sa valeur même le perdra ; je sais que dans un combat, si peu redout- able pour vous, son intrépide cœur ira sans crainte chercher le coup mortel. J'ai voulu retenir ce zèle inconsidéré ; j'ai fait parler la raison. Hélas ! en écrivant ma lettre j'en sentais l'inutilité ; et, quelque respect que je porte à ses vertus, je n'en attends point de lui d'assez sublimes pour le détacher d'un faux point d'honneur. Jouissez d'avance du plaisir que vous aurez de percer le sein de votre ami ; mais sachez, homme barbare, qu'au moins vous n'aurez pas celui de jouir de mes larmes,

LA NOUVELLE LOI SE 59

et de contempler mon désespoir. Non, j'en jure par l'amour qui gémit au fond de mon cœur, soyez témoin d'un serment qui ne sera point vain : je ne survivrai pas d'un jour à celui pour qui je respire ; et vous aurez la gloire de mettre au tombeau d'un seul coup deux amants infortunés, qui n'eurent point envers vous de tort volontaire, et qui se plaisaient à vous honorer.

On dit, mylord, que vous avez l'âme belle et le cœur sensible : s'ils vous laissent goûter en paix une vengeance que je ne puis comprendre, et la douceur de faire des malheureux, puissent-ils, quand je ne serai plus, vous inspirer quelques soins pour un père et une mère inconsolables, que la perte du seul enfant qui leur reste va livrer à d'éternelles douleurs !

Lord Bomston ayant reçu la lettre de Julie, fait des excuses publiques à Saint-Preux. L'amitié entre les deux devient plus étroite, et l'anglais se décide à intervenir en faveur de Saint-Preux auprès du baron d'Étanges. Une lettre (LXII.) de Claire raconte à son amie le résultat de sa démarche. Bien que Bomston ait offert de faire à Saint-Preux une situation au moins égale à celle de Julie, le baron a repoussé avec colère toute idée d'union avec un simple roturier.

LETTRE LXIII

DE JULIE A CLAIRE

Tout ce que tu avais prévu, ma chère, est arrivé. Hier, une heure après notre retour, mon père entra dans la chambre de ma mère, les yeux étincelants, le visage enflammé, dans un état, en un mot, je ne l'avais jamais vu. Je compris d'abord qu'il

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venait d'avoir querelle, ou qu'il allait la chercher ; et ma conscience agitée me fit trembler d'avance.

Il commença par apostropher vivement, mais en général, les mères de famille qui appellent indis- crètement chez elles des jeunes gens sans état et sans nom, dont le commerce n'attire que honte et déshonneur à celles qui les écoutent. Ensuite, voyant que cela ne suffisait pas pour arracher quel- que réponse d'une femme intimidée, il cita sans ménagement en exemple ce qui s'était passé dans notre maison, depuis qu'on y avait introduit un prétendu bel esprit, un diseur de riens, plus propre à corrompre une fille sage qu'à lui donner aucune bonne instruction. Ma mère, qui vit qu'elle gagnerait peu de chose à se taire, l'arrêta sur ce mot de corruption, et lui demanda ce qu'il trouvait dans la conduite ou dans la réputation de l'honnête homme dont il parlait, qui pût autoriser de pareils soupçons. Je n'ai pas cru, ajouta-t-elle, que l'esprit et le mérite fussent des titres d'exclusion dans la société. A qui donc faudra-t-il ouvrir votre maison, si les talents et les mœurs n'en obtiennent pas l'entrée ? A des gens sortables, madame, reprit-il en colère, qui puissent réparer l'honneur d'une fille quand ils l'ont offensé. Non, dit-elle, mais à des gens de bien qui ne l'offensent point. Apprenez, dit-il, que c'est offenser l'honneur d'une maison que d'oser en solliciter l'alliance sans titres pour l'obtenir. Loin de voir en cela, dit ma mère, une offense, je n'y vois, au contraire, qu'un témoig- nage d'estime. D'ailleurs, je ne sache point que celui contre qui vous vous emportez ait rien fait de semblable à votre égard. Il l'a fait, madame, et

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fera pis encore si je n'y mets ordre : mais je veillerai, n'en doutez pas, aux soins que vous remplissez si mal. Alors commença une dangereuse altercation qui m'apprit que les bruits de ville dont tu parles étaient ignorés de mes parents, mais durant laquelle ton indigne cousine eût voulu être à cent pieds sous terre. Imagine-toi la meilleure et la plus abusée des mères faisant l'éloge de sa coupable fille, et la louant, hélas ! de toutes les vertus qu'elle a perdues, dans les termes les plus honorables, ou, pour mieux dire, les plus humiliants ; figure-toi un père irrité, prodigue d'expressions offensantes, et qui, dans tout son emportement, n'en laisse pas échapper une qui marque le moindre doute sur la sagesse de celle que le remords déchire et que la honte écrase en sa présence. Oh ! quel incroyable tourment d'une conscience avilie, de se reprocher des crimes que la colère et l'indignation ne pourraient soupçonner ! Quel poids accablant et insupportable que celui d'une fausse louange et d'une estime que le cœur rejette en secret ! Je m'en sentais tellement oppressée, que, pour me délivrer d'un si cruel supplice, j'étais prête à tout avouer, si mon père m'en eût laissé le temps ; mais l'impétuosité de son emportement lui faisait redire cent fois les mêmes choses et changer à chaque instant de sujet. Il remarqua ma contenance basse, éperdue, humiliée, indice de mes remords. S'il n'en tira pas la consé- quence de ma faute, il en tira celle de mon amour ; et, pour m'en faire plus de honte, il en outragea l'objet en des termes si odieux et si méprisants que je ne pus, malgré tous mes efforts, le laisser pour- suivre sans l'interrompre.

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Je ne sais, ma chère, je trouvai tant de har- diesse, et quel moment d'égarement me fit oublier ainsi le devoir et la modestie ; mais si j'osai sortir un instant d'un silence respectueux, j'en portai, comme tu vas voir, assez rudement la peine. Au nom du ciel, lui dis-je, daignez vous apaiser ; jamais un homme digne de tant d'injures ne sera dangereux pour moi. A l'instant, mon père, qui crut sentir un reproche à travers ces mots, et dont la fureur n'attendait qu'un prétexte, s'élança sur ta pauvre amie : pour la première fois de ma vie je reçus un soufflet qui ne fut pas le seul ; et, se livrant à son transport avec une violence égale à celle qu'il lui avait coûtée, il me maltraita sans ménagement, quoique ma mère se fût jetée entre deux, m'eût couverte de son corps, et eût reçu quelques-uns des coups qui m'étaient portés. En reculant pour les éviter, je fis un faux pas, je tombai, et mon visage alla donner contre le pied d'une table qui me fit saigner.

Ici finit le triomphe de la colère et commença celui de la nature. Ma chute, mon sang, mes larmes, celles de ma mère l'émurent ; il me releva avec un air d'inquiétude et d'empressement ; et, m'ayant assise sur une chaise, ils recherchèrent tous deux avec soin si je n'étais point blessée. Je n'avais qu'une légère contusion au front et ne saignais que du nez. Cependant je vis au changement d'air et de voix de mon père, qu'il était mécontent de ce qu'il venait de faire. 11 ne revint point à moi par des caresses, la dignité paternelle ne souffrait pas un changement si brusque ; mais il revint à ma mère avec de tendres excuses ; et je voyais bien, aux

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regards qu'il jetait furtivement sur moi, que la moitié de tout cela m'était indirectement adressée. Non, ma chère, il n'y a point de confusion si tou- chante que celle d'un tendre père qui croit s'être mis dans son tort. Le cœur d'un père sent qu'il est fait pour pardonner, et non pour avoir besoin

de pardon

Après le souper, l'air se trouva si froid que ma mère fit faire du feu dans sa chambre. Elle s'assit à l'un des coins de la cheminée, et mon père à l'autre ; j'allais prendre une chaise pour me placer entre eux, quand, m'arrêtant par ma robe, et me tirant à lui sans rien dire, il m'assit sur ses genoux. Tout cela se fit si promptement, et par une sorte de mouvement si involontaire, qu'il en eut une espèce de repentir le moment d'après. Cependant j'étais sur ses genoux, il ne pouvait plus s'en dédire ; et, ce qu'il y avait de pis pour la contenance, il fallait me tenir embrassée dans cette gênante attitude. Tout cela se faisait en silence : mais je sentais de temps en temps ses bras se presser contre mes flancs avec un soupir assez mal étouffé. Je ne sais quelle mauvaise honte empêchait ses bras paternels de se livrer à ces douces étreintes. Une certaine gravité qu'on n'osait quitter, une certaine confusion qu'on n'osait vaincre, mettaient entre un père et sa fille ce charmant embarras que la pudeur et l'amour donnent aux amants ; tandis qu'une tendre mère, transportée d'aise, dévorait en secret un si doux spectacle. Je voyais, je sentais tout cela, mon ange, et ne pus tenir plus longtemps à l'atten- drissement qui me gagnait. Je feignis de glisser ; je jetai, pour me retenir, un bras au cou de mon

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père ; je penchai mon visage sur son visage vénér- able, et dans un instant il fut couvert de mes baisers et inondé de mes larmes ; je sentis à celles qui lui coulaient des yeux qu'il était lui-même soulagé d'une grande peine : ma mère vint partager nos transports. Douce et paisible innocence, tu manquas seule à mon cœur pour faire de cette scène de la nature le plus délicieux moment de ma vie !

Ce matin, la lassitude et le ressentiment de ma chute m'ayant retenue au lit un peu tard, mon père est entré dans ma chambre avant que je fusse levée ; il s'est assis à côté de mon lit en s'informant tendrement de ma santé ; il a pris une de mes mains dans les siennes, il s'est abaissé jusqu'à la baiser plusieurs fois en m'appelant sa chère fille, et me témoignant du regret de son emportement. Pour moi, je lui ai dit et je le pense, que je serais trop heureuse d'être battue tous les jours au même prix, et qu'il n'y a point de traitement si rude qu'une seule de ses caresses n'efface au fond de mon cœur.

Après cela, prenant un ton plus grave, il m'a remise sur le sujet d'hier, et m'a signifié sa volonté en termes honnêtes, mais précis. Vous savez, m'a-t-il dit, à qui je vous destine ; je vous l'ai déclaré dès mon arrivée, et ne changerai jamais d'intention sur ce point. Quant à l'homme dont m'a parlé mylord Edouard, quoique je ne lui dis- pute point le mérite que tout le monde lui trouve, je ne sais s'il a conçu de lui-même le ridicule espoir de s'allier à moi, ou si quelqu'un a pu le lui inspirer ; mais, quand je n'aurais personne en vue, et qu'il

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aurait toutes les guinées de l'Angleterre, soyez sûre que je n'accepterais jamais un tel gendre. Je vous défends de le voir et de lui parler de votre vie, et cela autant pour la sûreté de la sienne que pour votre honneur. Quoique je me sois toujours senti peu d'inclination pour lui, je le hais, surtout à présent, pour les excès qu'il m'a fait commettre, et ne lui pardonnerai jamais ma brutalité.

A ces mots, il est sorti sans attendre ma réponse, et presque avec le même air de sévérité qu'il venait de se reprocher. Ah ! ma cousine, quels monstres d'enfer sont ces préjugés qui dépravent les meil- leurs cœurs, et font taire à chaque instant la nature !

Voilà, ma Claire, comment s'est passée l'explica- tion que tu avais prévue, et dont je n'ai pu com- prendre la cause jusqu'à ce que ta lettre me l'ait apprise. Je ne puis bien te dire quelle révolution s'est faite en moi, mais depuis ce moment je me trouve changée ; il me semble que je tourne les yeux avec plus de regret sur l'heureux temps je vivais tranquille et contente au sein de ma famille, et que je sens augmenter le sentiment de ma faute avec celui des biens qu'elle m'a fait perdre. Dis, cruelle, dis-le-moi, si tu l'oses, le temps de l'amour serait-il passé, et faut-il ne se plus revoir ? Ah ! sens-tu bien tout ce qu'il y a de sombre et d'horrible dans cette funeste idée ? Cependant l'ordre de mon père est précis, le danger de mon amant est certain. Sais-tu ce qui résulte en moi de tant de mouvements opposés qui s'entre-dé- truisent ? Une sorte de stupidité qui me rend l'âme presque insensible, et ne me laisse l'usage ni des passions, ni de la raison. Le moment est

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critique, tu me l'as dit et je le sens ; cependant je ne fus jamais moins en état de me conduire. J'ai voulu tenter vingt fois d'écrire à celui que j'aime, je suis prête à m'évanouir à chaque ligne, et n'en saurais tracer deux de suite. Il ne me reste que toi, ma douce amie ; daigne penser, parler, agir pour moi ; je remets mon sort en tes mains ; quelque parti que tu prennes, je confirme d'avance tout ce que tu feras : je confie à ton amitié ce pouvoir funeste que l'amour m'a vendu si cher. Sépare-moi pour jamais de moi-même, donne-moi la mort s'il faut que je meure, mais ne me force pas à me percer le cœur de ma propre main.

Claire par l'intermédiaire de son fiancé, M. d'Orbe, fait venir Saint-Preux chez elle; elle lui expose l'état actuel des choses, et, après une scène déchirante, l'engage à partir avec Lord Bomston. Sa lettre à Julie (LXV.) finit ainsi :

Un moment après, je les ai entendus descendre précipitamment. Je suis sortie sur le palier pour les suivre des yeux. Ce dernier trait manquait à mon trouble. J'ai vu l'insensé se jeter à genoux au milieu de l'escalier, en baiser mille fois les marches, et d'Orbe pouvoir à peine l'arracher de cette froide pierre qu'il pressait de son corps, de la tête et des bras, en poussant de longs gémisse- ments. J'ai senti les miens près d'éclater malgré moi, et je suis brusquement rentrée, de peur de donner une scène à toute la maison.

A quelques instants de là, M. d'Orbe est revenu tenant son mouchoir sur ses yeux. C'en est fait,

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m'a-t-il dit, ils sont en route. En arrivant chez lui, votre ami a trouvé la chaise à sa porte. A^ylord Edouard l'y attendait aussi ; il a couru au-devant de lui, et le serrant contre sa poitrine : " Viens, homme infortuné, lui a-t-il dit d'an ton pénétrant, viens verser tes douleurs dans ce cœur qui t'aime. Viens, tu sentiras peut-être qu'on n'a pas tout perdu sur la terre, quand on y retrouve un ami tel que moi." A l'instant il l'a porté d'un bras vigoureux dans la chaise, et ils sont partis en se tenant étroitement embrassés.

FIN DE LA PREMIERE PARTIE

SECONDE PARTIE LETTRE PREMIÈRE

DE SAINT-PREUX A JULIE

J'ai pris et quitté cent fois la plume, j'hésite dès le premier mot, je ne sais quel ton je dois prendre, je ne sais par commencer ; et c'est à Julie que je veux écrire ! Ah ! malheureux ! que suis-je devenu ? Il n'est donc plus ce temps mille sentiments délicieux coulaient de ma plume comme un intarissable torrent ! ces doux moments de con- fiance et d'épanchement sont passés, nous ne sommes plus l'un à l'autre, nous ne sommes plus les mêmes, et je ne sais plus à qui j'écris. Daignerez- vous recevoir mes lettres ? vos yeux daigneront-ils les parcourir ? les trouverez-vous assez réservées, assez circonspectes ? Oserais-je y garder encore une ancienne familiarité ? Oserais-je y parler d'un amour éteint ou méprisé ? et ne suis-je pas plus reculé que le premier jour je vous écrivis ? Quelle différence, ô ciel ! de ces jours si charmants et si doux, à mon effroyable misère ! Hélas ! je commençais d'exister, et je suis tombé dans l'anéan- tissement ; l'espoir de vivre animait mon cœur ; je n'ai plus devant moi que l'image de la mort ; et trois ans d'intervalle ont fermé le cercle fortuné

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de mes jours. Ah ! que ne les ai-je terminés avant de me survivre à moi-même ! Que n'ai-je suivi mes pressentiments après ces rapides instants de délices je ne voyais plus rien dans la vie qui fût digne de la prolonger ! Sans doute, il fallait la borner à ces trois ans, ou les ôter de sa durée : il valait mieux ne jamais goûter la félicité que la goûter et la perdre. Si j'avais franchi ce fatal intervalle, si j'avais évité ce premier regard qui me fit une autre âme, je jouirais de ma raison, je remplirais les devoirs d'un homme, et sèmerais peut-être de quel- ques vertus mon insipide carrière. Un moment d'erreur a tout changé. Mon œil osa contempler ce qu'il ne fallait point voir ; cette vue a produit enfin son effet inévitable. Après m'être égaré par degrés, je ne suis qu'un furieux dont le sens est aliéné, un lâche esclave sans force et sans courage, qui va traînant dans l'ignominie sa chaîne et son désespoir

Mais toi, Julie, ô toi qui sus aimer une fois, comment ton tendre cœur a-t-il oublié de vivre ? comment ce feu sacré s'est-il éteint dans ton âme pure ? comment as-tu perdu le goût de ces plaisirs célestes que toi seule étais capable de sentir et de rendre ? Tu me chasses sans pitié, tu me bannis avec opprobre, tu me livres à mon désespoir ; et tu ne vois pas, dans l'erreur qui t'égare, qu'en me rendant misérable tu t'ôtes le bonheur de tes jours ! Ah ! Julie, crois-moi, tu chercheras vainement un autre cœur ami du tien ; mille t'adoreront sans doute, le mien seul te savait aimer.

Réponds-moi maintenant, amante abusée ou trompeuse, que sont devenus ces projets formés

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avec tant de mystère ? sont ces vaines espé- rances dont tu leurras si souvent ma crédule sim- plicité ? est cette union sainte et désirée, doux objet de tant d'ardents soupirs, et dont ta plume et ta bouche flattaient mes vœux ? Hélas ! sur la foi de tes promesses j'osais aspirer à ce nom sacré d'époux et me croyais déjà le plus heureux des hommes. Dis, cruelle, ne m'abusais-tu que pour rendre enfin ma douleur plus vive et mon humilia- tion plus profonde ? ai-je attiré mes malheurs par ma faute ? Ai-je manqué d'obéissance, de docilité, de discrétion ? M'as-tu vu désirer assez faible- ment pour mériter d'être éconduit, ou préférer mes fougueux désirs à tes volontés suprêmes ? J'ai tout fait pour te plaire, et tu m'abandonnes ! Tu te chargeais de mon bonheur, et tu m'as perdu ! Ingrate, rends-moi compte du dépôt que je t'ai confié ; rends-moi compte de moi-même, après avoir égaré mon cœur dans cette suprême félicité que tu m'as montrée et que tu m'enlèves. Anges du ciel, j'eusse méprisé votre sort ; j'eusse été le plus heureux des êtres. . . . Hélas ! je ne suis plus rien, un instant m'a tout ôté. J'ai passé sans inter- valle du comble des plaisirs aux regrets éternels : je touche encore au bonheur qui m'échappe ... j'y touche encore, et le perds pour jamais ! Ah ! si je le pouvais croire ! si les restes d'une espérance vaine ne soutenaient. ... O rochers de Meilleric, que mon œil égaré mesura tant de fois, que ne servîtes-vous mon désespoir ? J'aurais moins re- gretté la vie quand je n'en avais pas senti le prix.

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LETTRE III

DE MYLORD EDOUARD A JULIE

Votre cousine vous dira des nouvelles de votre ami. Je crois d'ailleurs qu'il vous écrit par cet ordinaire. Commencez par satisfaire là-dessus votre empressement, pour lire ensuite posément cette lettre ; car je vous préviens que son sujet demande toute votre attention.

Je connais les hommes ; j'ai vécu beaucoup en peu d'années ; j'ai acquis une grande expérience à mes dépens, et c'est le chemin des passions qui m'a conduit à la philosophie. Mais de tout ce que j'ai observé jusqu'ici je n'ai rien vu de si extraordinaire que vous et votre amant. Ce n'est pas que vous n'ayez ni l'un ni l'autre un caractère marqué dont on puisse au premier coup d'ceil assigner les différ- ences, et il se pourrait bien que cet embarras de vous définir vous fît prendre pour des âmes com- munes par un observateur superficiel. Mais c'est cela même qui vous distingue, qu'il est impossible de vous distinguer, et que les traits du modèle commun, dont quelqu'un manque toujours à chaque individu, brillent tous également dans les vôtres. Ainsi chaque épreuve d'une estampe a ses défauts particuliers qui lui servent de caractère ; et s'il en vient une qui soit parfaite, quoiqu'on la trouve belle au premier coup d'ceil, il faut la con- sidérer longtemps pour la reconnaître. La première fois que je vis votre amant, je fus frappé d'un senti- ment nouveau qui n'a fait qu'augmenter de jour en jour, à mesure que la raison l'a justifié. A votre

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égard ce fut toute autre chose encore, et ce senti- ment fut si vif que je me trompai sur sa nature. Ce n'était pas tant la différence des sexes qui produisait cette impression, qu'un caractère encore plus marqué de perfection que le cœur sent, même indépendamment de l'amour. Je vois bien ce que vous seriez sans votre ami, je ne vois pas de même ce qu'il serait sans vous : beaucoup d'hommes peuvent lui ressembler, mais il n'y a qu'une Julie au monde. Après un tort que je ne me pardonnerai jamais, votre lettre vint m'éclairer sur mes vrais sentiments. Je connus que je n'étais point jaloux, ni par consé- quent amoureux ; je connus que vous étiez trop aimable pour moi ; il vous faut les prémices d'une âme, et la mienne ne serait pas digne de vous.

Dès ce moment je pris pour votre bonheur mutuel un tendre intérêt qui ne s'éteindra point. Croyant lever toutes les difficultés, je fis auprès de votre père une démarche indiscrète, dont le mauvais succès n'est qu'une raison de plus pour exciter mon zèle. Daignez m'écouter, et je puis réparer encore tout le mal que je vous ai fait. . . .

J'ai dans le duché d'York une terre assez con- sidérable, qui fut longtemps le séjour de mes ancêtres. Le château est ancien, mais bon et commode ; les environs sont solitaires, mais agré- ables et variés. La rivière d'Ouse, qui passe au bout du parc, offre à la fois une perspective char- mante à la vue, et un débouché facile aux denrées. Le produit de la terre suffit pour l'honnête entretien du maître, et peut doubler sous ses yeux. L'odieux préjugé n'a point d'accès dans cette heureuse con- trée ; l'habitant paisible y conserve encore les

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mœurs simples des premiers temps, et l'on y trouve une image du Valais décrit avec des traits si tou- chants par la plume de votre ami ! Cette terre est à vous, Julie, si vous daignez l'habiter avec lui ; et c'est que vous pourrez accomplir ensemble tous les tendres souhaits par finit la lettre dont je parle.

Venez, modèle unique des vrais amants, venez, couple aimable et fidèle, prendre possession d'un lieu fait pour servir d'asile à l'amour et à l'inno- cence. . . .

Votre sort est en vos mains, Julie ; pesez atten- tivement la proposition que je vous fais, et n'en examinez que le fond ; car d'ailleurs je me charge d'assurer d'avance et irrévocablement votre ami de l'engagement que je prends ; je me charge aussi de la sûreté de votre départ, et de veiller avec lui à celle de votre personne jusqu'à votre arrivée : vous pourrez aussitôt vous marier publiquement sans obstacle ; car parmi nous une fille nubile n'a nul besoin du consentement d'autrui pour dis- poser d'elle-même. Nos sages lois n'abrogent point celles de la nature ; et s'il résulte de cet heureux accord quelques inconvénients, ils sont beaucoup moindres que ceux qu'il prévient. J'ai laissé à Vevai mon valet de chambre, homme de confiance, brave, prudent et d'une fidélité à toute épreuve. Vous pourrez aisément vous concerter avec lui de bouche ou par écrit à l'aide de Regianino, sans que ce dernier sache de quoi il s'agit. Quand il sera temps, nous partirons pour vous aller joindre, et vous ne quitterez la maison paternelle que sous la conduite de votre époux.

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Je vous laisse à vos réflexions ; mais, je le répète, craignez l'erreur des préjugés et la séduction des scrupules, qui mènent souvent au vice par le chemin de l'honneur. Je prévois ce qui vous arrivera si vous rejetez mes offres. La tyrannie d'un père intraitable vous entraînera dans l'abîme que vous ne connaîtrez qu'après la chute. Votre extrême douceur dégénère quelquefois en timidité : vous serez sacrifiée à la chimère des conditions. Il faudra contracter un engagement désavoué par le cœur. L'approbation publique sera démentie in- cessamment par le cri de la conscience ; vous serez honorée et méprisable : il vaut mieux être oubliée et vertueuse.

P.S. Dans le doute de votre résolution, je vous écris à l'insu de notre ami, de peur qu'un refus de votre part ne vînt détruire en un instant tout l'effet de mes soins.

LETTRE IV

DE JULIE A CLAIRE

Oh ! ma chère, dans quel trouble tu m'as laissée hier au soir ! et quelle nuit j'ai passée en rêvant à cette fatale lettre ! Non, jamais tentation plus dangereuse ne vint assaillir mon cœur ; jamais je n'éprouvai de pareilles agitations, et jamais je n'aperçus moins le moyen de les apaiser. Autre- fois, une certaine lumière de sagesse et de raison dirigeait ma volonté ; dans toutes les occasions em- barrassantes, je discernais d'abord le parti le plus honnête, et le prenais à l'instant. Maintenant,

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avilie et toujours vaincue, je ne fais que flotter entre des passions contraires : mon faible cœur n'a plus que le choix de ses fautes ; et tel est mon déplorable aveuglement, que si je viens par hasard à prendre le meilleur parti, la vertu ne m'aura point guidée, et je n'en aurai pas moins de remords. Tu sais quel époux mon père me destine ; tu sais quels liens l'amour m'a donnés. Veux-je être vertueuse, l'obéissance et la foi m'imposent des devoirs op- posés. Veux-je suivre le penchant de mon cœur, qui préférer d'un amant ou d'un père ! Hélas ! en écoutant l'amour ou la nature, je ne puis éviter de mettre l'un ou l'autre au désespoir ; en me sacrifiant au devoir, je ne puis éviter de com- mettre un crime ; et, quelque parti que je prenne, il faut que je meure à la fois malheureuse et coup- able.

Ah ! chère et tendre amie, toi qui fus toujours mon unique ressource, et qui m'as tant de fois sauvée de la mort et du désespoir, considère aujour- d'hui l'horrible état de mon âme, et vois si jamais tes secourables soins me furent plus nécessaires. Tu sais si tes avis sont écoutés ; tu sais si tes con- seils sont suivis ; tu viens de voir, au prix du bonheur de ma vie, si je sais déférer aux leçons de l'amitié. Prends donc pitié de l'accablement tu m'as réduite ; achève, puisque tu as commencé ; supplée à mon courage abattu ; pense pour celle qui ne pense plus que par toi. Enfin, tu lis dans ce cœur qui t'aime : tu le connais mieux que moi. Apprends-moi donc ce que je veux, et choisis à ma place, quand je n'ai plus la force de vouloir ni la raison de choisir.

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Relis la lettre de ce généreux Anglais ; relis-la mille fois, mon ange. Ah ! laisse-toi toucher au tableau charmant du bonheur que l'amour, la paix, la vertu, peuvent me promettre encore ! Douce et ravissante union des âmes, délices inexprimables même au sein des remords, dieux ! que seriez-vous pour mon cœur au sein de la foi conjugale ? Quoi ! le bonheur et l'innocence seraient encore en mon pouvoir ? Quoi ! je pourrais expirer d'amour et de joie entre un époux adoré et les chers gages de sa tendresse ! . . . Et j'hésite un seul moment ! et je ne vole pas réparer ma faute dans les bras de celui qui me la fit commettre ! et je ne suis pas déjà femme vertueuse et chaste mère de famille ! . . . Oh ! que les auteurs de mes jours ne peuvent-ils me voir sortir de mon avilissement ! que ne peuvent-ils être témoins de la manière dont je saurai remplir à mon tour les devoirs sacrés qu'ils ont remplis envers moi ! . . . Et les tiens, fille ingrate et dénaturée, qui les remplira près d'eux, tandis que tu les oublies ? Est-ce en plongeant le poignard dans le sein d'une mère que tu te pré- pares à le devenir ? Celle qui déshonore sa famille apprendra-t-elle à ses enfants à l'honorer ? Digne objet de l'aveugle tendresse d'un père et d'une mère idolâtres, abandonne-les au regret de t'avoir fait naître ; couvre leurs vieux jours de douleur et d'opprobre ... et jouis, si tu peux, d'un bonheur acquis à ce prix !

Mon Dieu, que d'horreurs m'environnent ! quitter furtivement son pays ; déshonorer sa famille ; abandonner à la fois père, mère, amis, parents, et toi-même ! et toi, ma douce amie ! et

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toi, la bien-aimée de mon cœur ! toi, dont à peine, dès mon enfance, je puis rester éloignée un seul jour ; te fuir, te quitter, te perdre, ne te plus voir ! . . . Ah ! non : que jamais. . . . Que de tourments déchirent ta malheureuse amie ! elle sent à la fois tous les maux dont elle a le choix, sans qu'aucun des biens qui lui resteront la console. Hélas ! je m'égare. Tant de combats passent ma force et troublent ma raison ; je perds à la fois le courage et le sens. Je n'ai plus d'espoir qu'en toi seule. Ou choisis, ou laisse-moi mourir.

Claire répond (V.) qu'elle ne saurait donner un avis dans les circonstances. Elle est trop intéressée pour être une bonne conseillière. Mais son affection pour Julie est si forte qu'elle est résolue à partager son sort. Si son amie part en Angleterre elle l'accompagnera, dût- elle par cette action faire le désespoir de sa famille. Que Julie, donc, réfléchisse avant de prendre une décision qui aura de graves conséquences pour bien des personnes.

BILLET

DE JULIE A CLAIRE

Je t'entends, amie incomparable, et je te remercie. Au moins une fois j'aurai fait mon devoir, et ne serai pas en tout indigne de toi.

LETTRE VII

DE JULIE A SAINT-PREUX

Et toi aussi, mon doux ami ! et toi l'unique espoir de mon cœur, tu viens le percer encore quand il se

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meurt de tristesse ! J'étais préparée aux coups de la fortune, de longs pressentiments me les avaient annoncés ; je les aurais supportés avec patience : mais toi pour qui je les souffre ! . . . Ah ! ceux qui me viennent de toi me sont seuls insupportables, et il m'est affreux de voir aggraver mes peines par celui qui devait me les rendre chères. Que de douces consolations je m'étais promises qui s'évan- ouissent avec ton courage ! Combien de fois je me flattai que ta force animerait ma langueur, que ton mérite effacerait ma faute, que tes vertus re- lèveraient mon âme abattue ! Combien de fois j'essuyai mes larmes amères en me disant : Je souffre pour lui, mais il en est digne ; je suis coup- able, mais il est vertueux ; mille ennuis m'assiègent, mais sa constance me soutient, et je trouve au fond de son cœur le dédommagement de toutes mes pertes ! Vain espoir que la première épreuve a détruit ! est maintenant cet amour sublime qui sait élever tous les sentiments et faire éclater la vertu ? sont ces fières maximes ? Qu'est devenue cette imitation des grands hommes ? est ce philosophe que le malheur ne peut ébranler, et qui succombe au premier accident qui le sépare de sa maîtresse ? Quel prétexte excusera désor- mais ma honte à mes propres yeux, quand je ne vois plus dans celui qui m'a séduite qu'un homme sans courage, amolli par les plaisirs, qu'un cœur lâche, abattu par les premiers revers, qu'un insensé qui renonce à la raison sitôt qu'il a besoin d'elle ? O Dieu ! dans ce comble d'humiliation devais-je me voir réduite à rougir de mon choix autant que de ma faiblesse ?

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Regarde à quel point tu t'oublies : ton âme égarée et rampante s'abaisse jusqu'à la cruauté ! tu m'oses faire des reproches ! tu t'oses plaindre de moi ! ... de ta Julie ! . . . Barbare ! . . . comment tes remords n'ont-ils pas retenu ta main f com- ment les plus doux témoignages du plus tendre amour qui fut jamais t'ont-ils laissé le courage de m'outrager ? Ah ! si tu pouvais douter de mon cœur, que le tien serait méprisable ! Mais non, tu n'en doutes pas, tu n'en peux douter, j'en puis défier ta fureur ; et dans cet instant même, je hais ton injustice, tu vois trop bien la source du premier mouvement de colère que j'éprouvai de ma vie.

Peux-tu t'en prendre à moi, si je me suis perdue par une aveugle confiance, et si mes desseins n'ont point réussi ? Que tu rougirais de tes duretés si tu connaissais quel espoir m'avait séduite, quels projets j'osai former pour ton bonheur et le mien, et comment ils se sont évanouis avec toutes mes espérances ! Quelque jour, j'ose m'en flatter en- core, tu pourras en savoir davantage, et tes regrets me vengeront alors de tes reproches. Tu sais la défense de mon père ; tu n'ignores pas les discours publics ; j'en prévis les conséquences, je te les fis exposer, tu les sentis comme nous ; et pour nous conserver l'un à l'autre, il fallut nous soumettre au sort qui nous séparait.

Je t'ai donc chassé, comme tu l'oses dire ! Mais pour qui l'ai-je fait, amant sans délicatesse ? In- grat ! c'est pour un cœur bien plus honnête qu'il ne croit l'être, et qui mourrait mille fois plutôt que de me voir avilie. Dis-moi, que deviendras-tu

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quand je serai livrée à l'opprobre ? Espères-tu pouvoir supporter le spectacle de mon déshonneur ? Viens, cruel, si tu le crois, viens recevoir le sacrifice de ma réputation avec autant de courage que je puis te l'offrir. Viens, ne crains pas d'être désa- voué de celle à qui tu fus cher. Je suis prête à déclarer à la face du ciel et des hommes tout ce que nous avons senti l'un pour l'autre ; je suis prête à te nommer hautement mon amant, à mourir dans tes bras d'amour et de honte : j'aime mieux que le monde entier connaisse ma tendresse que de t'en voir douter un moment, et tes reproches me sont plus amers que l'ignominie.

Finissons pour jamais ces plaintes mutuelles, je t'en conjure ; elles me sont insupportables. O Dieu ! comment peut-on se quereller quand on s'aime, et perdre à se tourmenter l'un l'autre des moments l'on a si grand besoin de consolation ? Non, mon ami, que sert de feindre un mécontente- ment qui n'est pas ? Plaignons-nous du sort, et non de l'amour. Jamais il ne forma d'union si parfaite ; jamais il n'en forma de plus durable. Nos âmes trop bien confondues ne sauraient plus se séparer ; et nous ne pouvons plus vivre éloignés l'un de l'autre, que comme deux parties d'un même tout. Comment peux-tu donc ne sentir que tes peines ? comment ne sens-tu point celles de ton amie ? comment n'entends-tu point dans ton sein ses tendres gémissements ? Combien ils sont plus douloureux que tes cris emportés ! Combien, si tu partageais mes maux, ils te seraient plus cruels que les tiens mêmes !

Tu trouves ton sort déplorable ! Considère

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celui de ta Julie, et ne pleure que sur elle. Con- sidère dans nos communes infortunes l'état de mon sexe et du tien, et juge qui de nous est le plus à plaindre. Dans la force des passions, affecter d'être insensible, en proie à mille peines, paraître joyeuse et contente ; avoir l'air serein et l'âme agitée ; dire toujours autrement qu'on ne pense ; déguiser tout ce qu'on sent ; être fausse par devoir, et mentir par modestie : voilà l'état habituel de toute fille de mon âge. . . .

Rappelle donc ta fermeté, sache supporter l'in- fortune, et sois homme. Sois encore, si j'ose le dire, l'amant que Julie a choisi. Ah ! si je ne suis plus digne d'animer ton courage, souviens-toi du moins de ce que je fus un jour ; mérite que pour toi j'aie cessé de l'être ; ne me déshonore pas deux fois.

Non, mon respectable ami, ce n'est point toi que je reconnais dans cette lettre efféminée que je veux à jamais oublier, et que je tiens déjà désavouée par toi-même. J'espère, tout avilie, toute confuse que je suis, j'ose espérer que mon souvenir n'inspire point des sentiments si bas, que mon image règne encore avec plus de gloire dans un cœur que je pus enflammer, et que je n'aurai point à me reprocher, avec ma faiblesse, la lâcheté de celui qui l'a causée.

Heureux dans ta disgrâce, tu trouves le plus précieux dédommagement qui soit connu des âmes sensibles. Le ciel dans ton malheur te donne un ami et te laisse à douter si ce qu'il te rend ne vaut pas mieux que ce qu'il t'ôte. Admire et chéris cet homme trop généreux qui daigne aux dépens de son repos prendre soin de tes jours et de ta raison.

82 JULIE, OU

Que tu serais ému si tu savais tout ce qu'il a voulu faire pour toi ! Mais que sert d'animer ta recon- naissance en aigrissant tes douleurs ? Tu n'as pas besoin de savoir à quel point il t'aime pour con- naître tout ce qu'il vaut ; et tu ne peux l'estimer comme il le mérite, sans l'aimer comme tu le dois.

LETTRE X

DE SAINT-PREUX A CLAIRE

... Je ne vous parlerai point de l'effet que produisit sur moi cette séparation imprévue ; je ne vous dirai rien de ma douleur stupide et de mon insensé dé- sespoir ; vous n'en jugerez que trop par l'égare- ment inconcevable l'un et l'autre m'ont entraîné. Plus je sentais l'erreur de mon état, moins j'imagi- nais qu'il fût possible de renoncer volontairement à Julie, et l'amertume de ce sentiment, jointe à l'étonnante générosité de mylord Edouard, me fit naître des soupçons que je ne me rappellerai jamais sans horreur, et que je ne puis oublier sans in- gratitude envers l'ami qui me les pardonne.

En rapprochant dans mon délire toutes les cir- constances de mon départ, j'y crus reconnaître un dessein prémédité, et j'osai l'attribuer au plus vertueux des hommes. A peine ce doute affreux me fût-il entré dans l'esprit que tout me sembla le confirmer. La conversation de mylord avec le baron d'Étange, le ton peu insinuant que je l'ac- cusais d'y avoir affecté, la querelle qui en dériva, la défense de me voir, la résolution prise de me faire

LA NOUVELLE HÊLOÏSE 83

partir ; la diligence et le secret des préparatifs, l'entretien qu'il eut avec moi la veille, enfin la rapidité avec laquelle je fus plutôt enlevé qu'em- mené : tout me semblait prouver, de la part de mylord, un projet formé de m'écarter de Julie, et le retour que je savais qu'il devait faire auprès d'elle achevait, selon moi, de me déceler le but de ses soins. Je résolus pourtant de m'éclaircir encore mieux avant d'éclater ; et dans ce dessein je me bornai à examiner les choses avec plus d'attention. Mais tout redoublait mes ridicules soupçons, et le zèle de l'humanité ne lui inspirait rien d'honnête en ma faveur, dont mon aveugle jalousie ne tirât quelque indice de trahison. A Besançon je sus qu'il avait écrit à Julie sans me communiquer sa lettre, sans m'en parler. Je me tins alors suffisam- ment convaincu, et je n'attendis que la réponse, dont j'espérais bien le trouver mécontent, pour avoir avec lui l'éclaircissement que je méditais.

Hier au soir nous rentrâmes assez tard, et je sus qu'il y avait un paquet venu de Suisse, dont il ne me parla point en nous séparant. Je lui laissai le temps de l'ouvrir ; je l'entendis de ma chambre murmurer en lisant quelques mots ; je prêtai l'oreille attentivement. Ah ! Julie ! disait-il en phrases interrompues, j'ai voulu vous rendre heureuse ... je respecte votre vertu . . . mais je plains votre erreur ... A ces mots et d'autres semblables que je distinguai parfaitement, je ne fus plus maître de moi ; je pris mon épée sous mon bras ; j'ouvris ou plutôt j'enfonçai la porte ; j'entrai comme un furieux. Non, je ne souillerai point ce papier ni vos regards des injures que me

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dicta la rage pour le porter à se battre avec moi sur-le-champ.

O ma cousine ! c'est surtout que je pus re- connaître l'empire de la véritable sagesse, même sur les hommes les plus sensibles, quand ils veulent écouter sa voix. D'abord il ne put rien com- prendre à mes discours, et il les prit pour un vrai délire : mais la trahison dont je l'accusais, les desseins secrets que je lui reprochais, cette lettre de Julie qu'il tenait encore, et dont je lui parlais sans cesse, lui firent connaître enfin le sujet de ma fureur. Il sourit, puit il me dit froidement : Vous avez perdu la raison, et je ne me bats point contre un insensé. Ouvrez les yeux, aveugle que vous êtes, ajouta-t-il d'un ton plus doux, est-ce bien moi que vous accusez de vous trahir ? Je sentis dans l'accent de ce discours je ne sais quoi qui n'était pas d'un perfide : le son de sa voix me remua le cœur ; je n'eus pas jeté les yeux sur les siens que tous mes soupçons se dissipèrent, et je commençai de voir avec effroi mon extra- vagance.

Il s'aperçut à l'instant de ce changement, il me tendit la main : Venez, me dit-il ; si votre retour n'eût précédé ma justification, je ne vous aurais vu de ma vie. A présent que vous êtes raisonnable, lisez cette lettre, et connaissez une fois vos amis. Je voulus refuser de la lire ; mais l'ascendant que tant d'avantages lui donnaient sur moi le lui fit exiger d'un ton d'autorité que, malgré mes om- brages dissipés, mon désir secret n'appuyait que trop.

Imaginez en quel état je me trouvai après cette

LA NOUVELLE HÉLOÏSE 85

lecture, qui m'apprit les bienfaits inouïs de celui que j'osais calomnier avec tant d'indignité. Je me précipitai à ses pieds : et, le cœur chargé d'admira- tion, de regrets et de honte, je serrais ses genoux de toute ma force sans pouvoir proférer un seul mot. Il reçut mon repentir comme il avait reçu mes outrages, et n'exigea de moi, pour prix du pardon qu'il daigna m'accorder, que de ne m'op- poser jamais au bien qu'il voudrait me faire. Ah ! qu'il fasse désormais ce qu'il lui plaira : son âme sublime est au-dessus de celle des hommes, et il n'est pas plus permis de résister à ses bienfaits qu'à ceux de la Divinité.

Ensuite il me remit les deux lettres qui s'adres- saient à moi, lesquelles il n'avait pas voulu me donner avant d'avoir la sienne, et d'être instruit de la résolution de votre cousine. Je vis, en les lisant, quelle amante et quelle amie le ciel m'a données ; je vis combien il a rassemblé de senti- ments et de vertus autour de moi pour rendre mes remords plus amers et ma bassesse plus mépri- sable. . . .

P. S. Des nœuds abhorrés et -peut-être inévi- tables ! Que signifient ces mots ? Ils sont dans sa lettre. Claire, je m'attends à tout ; je suis résigné, prêt à supporter mon sort. Mais ces mots . . . jamais, quoi qu'il arrive, je ne partirai d'ici que je n'aie eu l'explication de ces mots-là.

Une lettre (XI. ) de Julie exhorte Saint-Preux à déployer tous ses talents afin de dompter la fortune et surmonter les obstacles qui les séparent. Elle lui donne des con- seils contre les dangers d'une ville telle que Paris, et finit ainsi :

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Ne l'oublie donc jamais, cette Julie qui fut à toi, et dont le cœur ne sera point à d'autre. Je ne puis rien te dire de plus, dans la dépendance le ciel m'a placée. Mais après t'avoir recommandé la fidélité, il est juste de te laisser de la mienne le seul gage qui soit en mon pouvoir. J'ai consulté, non mes devoirs, mon esprit égaré ne les connaît plus, mais mon cœur, dernière règle de qui n'en saurait plus suivre ; et voici le résultat de ses in- spirations. Je ne t'épouserai jamais sans le con- sentement de mon père, mais je n'en épouserai jamais un autre sans ton consentement : je t'en donne ma parole ; elle me sera sacrée, quoi qu'il arrive, et il n'y a point de force humaine qui puisse m'y faire manquer. Sois donc sans inquiétude sur ce que je puis devenir en ton absence.1?; Va, mon aimable ami, chercher sous les auspicesjdu tendre amour un cort digne de le couronner. Ma destinée est dans tes mains autant qu'il a dépendu de moi de l'y mettre, et jamais elle ne changera que de ton aveu.

LETTRE XII

DE SAINT-PREUX A JULIE

Julie, laisse-moi respirer ; tu fais bouillonner mon sang, tu me fais tressaillir, tu me fais palpiter ; ta lettre brûle comme ton cœur du saint amour de la vertu, et tu portes au fond du mien son ardeur céleste. Mais pourquoi tant d'exhortations il ne fallait que des ordres ; Crois que si je m'oublie

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au point d'avoir besoin de raisons pour bien faire, au moins ce n'est pas de ta part ; ta seule volonté me suffit. Ignores-tu que je serai toujours ce qu'il te plaira, et que je ferais le mal même avant de pouvoir te désobéir ? Oui, j'aurais brûlé le Capi- tule si tu me l'avais commandé, parce que je t'aime plus que toutes choses. Mais sais-tu bien pourquoi je t'aime ainsi ? Ah ! fille incomparable ! c'est parce que tu ne peux rien vouloir que d'honnête, et que l'amour de la vertu rend plus invincible celui que j'ai pour tes charmes.

Je pars, encouragé par l'engagement que tu viens de prendre, et dont tu pouvais t'épargner le détour ; car promettre de n'être à personne sans mon con- sentement, n'est-ce pas promettre de n'être qu'à moi ? Pour moi, je le dis plus librement, et je t'en donne aujourd'hui ma foi d'homme de bien, qui ne sera point violée. J'ignore dans la carrière je vais m'essayer pour te complaire, à quel sort la fortune m'appelle ; mais jamais les nœuds de l'amour ni de l'hymen ne m'uniront à d'autres qu'à Julie d'Ëtange ; je ne vis, je n'existe que pour elle, et mourrai libre ou son époux. Adieu ; l'heure presse, et je pars à l'instant.

Suivent de longues lettres sur Paris : La société et le ton qui y règne (XVII.) ; sur le théâtre (XVII.); sur les Parisiennes (XXI.); sur l'Opéra (XXIII.). Ces epîtres sont des plus intéressantes comme documents pour l'étude des mœurs de l'époque aussi bien que pour celle des idées de Rousseau, mais elles avancent très peu l'action du roman.

De son côté Julie apprend à son amant le mariage de

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Claire (XVIII.); elle a épousé M. d'Orbe. Elle lui envoie un cadeau dont elle annonce l'arrivée prochaine dans la lettre suivante.

LETTRE XX

DE JULIE A SAINT-PREUX

Mon ami, j'ai remis à M. d'Orbe un paquet qu'il s'est chargé de t'envoyer à l'adresse de M. Silvestre, chez qui tu pourras le retirer ; mais je t'avertis d'attendre pour l'ouvrir que tu sois seul et dans ta chambre : tu trouveras dans ce paquet un petit meuble à ton usage.

C'est une espèce d'amulette que les amants portent volontiers. La manière de s'en servir est bizarre ; il faut la contempler tous les matins un quart d'heure jusqu'à ce qu'on se sente pénétré d'un attendrissement ; alors on l'applique sur ses yeux, sur sa bouche, et sur son cœur : cela sert, dit-on, de préservatif durant la journée contre le mauvais air du pays galant. On attribue encore à ces sortes de talismans une vertu électrique très singulière, mais qui n'agit qu'entre les amants fidèles ; c'est de communiquer à l'un l'impression des baisers de l'autre à plus de cent lieues de là. Je ne garantis pas le succès de l'expérience ; je sais seulement qu'il ne tient qu'à toi de la faire.

Tranquillise-toi sur les deux galants ou préten- dants, ou comme tu voudras les appeler, car désor- mais le nom ne fait plus rien à la chose. Ils sont partis : qu'ils aillent en paix. Depuis que je ne les vois plus, je ne les hais plus.

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LETTRE XXII

DE SAINT-PREUX A JULIE

Depuis ta lettre reçue je suis allé tous les jours chez M. Silvestre demander le petit paquet. Il n'était toujours point venu ; et, dévoré d'une mortelle impatience, j'ai fait le voyage sept fois inutilement. Enfin la huitième j'ai reçu le paquet. A peine l'ai-je eu dans les mains, que, sans payer le port, sans m'en informer, sans rien dire à per- sonne, je suis sorti comme un étourdi ; et, ne voyant que le moment de rentrer chez moi, j'enfilais avec tant de précipitation des rues que je ne con- naissais point, qu'au bout d'une demi-heure, cher- chant la rue de Tournon je loge, je me suis trouvé dans le Marais, à l'autre extrémité de Paris. J'ai été obligé de prendre un fiacre pour revenir plus promptement ; c'est la première fois que cela m'est arrivé le matin pour mes affaires : je ne m'en sers même qu'à regret l'après-midi pour quelques visites ; car j'ai deux jambes fort bonnes dont je serais bien fâché qu'un peu plus d'aisance dans ma fortune me fît négliger l'usage.

J'étais fort embarrassé dans mon fiacre avec mon paquet ; je ne voulais l'ouvrir que chez moi, c'était ton ordre. D'ailleurs une sorte de volupté qui me laisse oublier la commodité dans les choses com- munes me la fait rechercher avec soin dans les vrais plaisirs. Je n'y puis souffrir aucune sorte de dis- traction, et je veux avoir du temps et mes aises pour savourer tout ce qui me vient de toi. Je tenais donc ce paquet avec une inquiète curiosité

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dont je n'étais pas le maître ; je m'efforçais de palper à travers les enveloppes ce qu'il pouvait contenir ; et l'on eût dit qu'il me brûlait les mains à voir les mouvements continuels qu'il faisait de l'une à l'autre. Ce n'est pas qu'à son volume, à son poids, au ton de ta lettre, je n'eusse quelque soupçon de la vérité ; mais le moyen de concevoir comment tu pouvais avoir trouvé l'artiste et l'occa- sion ? Voilà ce que je ne conçois pas encore : c'est un miracle de l'amour ; plus il passe ma raison, plus il enchante mon cœur ; et l'un des plaisirs qu'il me donne est celui de n'y rien com- prendre.

J'arrive enfin, je vole, je m'enferme dans ma chambre, je m'assieds hors d'haleine, je porte une main tremblante sur le cachet. O première influ- ence du talisman ! j'ai senti palpiter mon cœur à chaque papier que j'ôtais, et je me suis bientôt trouvé tellement oppressé que j'ai été forcé de respirer un moment sur la dernière enveloppe. . . . Julie ! . . . ô ma Julie ! le voile est déchiré ... je te vois ... je vois tes divins attraits ! ma bouche et mon cœur leur rendent le premier hommage, mes genoux fléchissent. . . . Charmes adorés, encore une fois vous aurez enchanté mes yeux ! Qu'il est prompt, qu'il est puissant, le magique effet de ces traits chéris ! Non, il ne faut point, comme tu prétends, un quart d'heure pour le sentir ; une minute, un instant suffit pour arracher de mon sein mille ardents soupirs, et me rappeler avec ton image celle de mon bonheur passé. Pourquoi faut-il que la joie de posséder un si précieux trésor soit mêlée d'une si cruelle amertume ? Avec quelle

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violence il me rappelle des temps qui ne sont plus ! Je crois, en le voyant, te revoir encore ; je crois me retrouver à ces moments délicieux dont le souvenir fait maintenant le malheur de ma vie, et que le ciel m'a donnés et ravis dans sa colère. Hélas ! un instant me désabuse ; toute la douleur de l'absence se ranime et s'aigrit en m'ôtant l'erreur qui l'a suspendue, et je suis comme ces malheureux dont on n'interrompt les tourments que pour les leur rendre plus sensibles. Dieux ! quels torrents de flammes mes avides regards puisent dans cet objet inattendu ! ô comme il ranime au fond de mon cœur tous les mouvements impétueux que ta présence y faisait naître ! O Julie, s'il était vrai qu'il pût transmettre à tes sens le délire et l'illusion des miens ! . . Mais pourquoi ne le ferait-il pas ? Pourquoi des impressions que l'âme porte avec tant d'activité n'iraient-elles pas aussi loin qu'elle ? Ah ! chère amante ! que tu sois, quoi que tu fasses au moment j'écris cette lettre, au moment ton portrait reçoit tout ce que ton idolâtre amant adresse à ta personne, ne sens-tu pas ton charmant visage inondé des pleurs de l'amour et de la tristesse ? ne sens-tu pas tes yeux, tes joues, ta bouche, ton sein, pressés, comprimés, accablés de mes ardents baisers ? ne te sens-tu pas embraser tout entière du feu de mes lèvres brûlantes ? . . . Ciel! qu'entends-je ? Quelqu'un vient. .. . Ah! serrons, cachons mon trésor ... un importun ! . . . Maudit soit le cruel qui vient troubler des trans- ports si doux ! . . . Puisse-t-il ne jamais aimer . . . ou vivre loin de ce qu'il aime !

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LETTRE XXIV

DE JULIE A SAINT-PREUX

Oui, oui, je le vois bien, l'heureuse Julie t'est tou- jours chère. Ce même feu qui brillait jadis dans tes yeux se fait sentir dans ta dernière lettre : j'y retrouve toute l'ardeur qui m'anime, et la mienne s'en irrite encore. Oui, mon ami, le sort a beau nous séparer, pressons nos cœurs l'un contre l'autre, conservons par la communication leur chaleur naturelle contre le froid de l'absence et du déses- poir, et que tout ce qui devrait relâcher notre attachement ne serve qu'à le resserrer sans cesse.

Mais admire ma simplicité ; depuis que j'ai reçu cette lettre, j'éprouve quelque chose des charmants effets dont elle parle ; et ce badinage du talisman, quoique inventé par moi-même, ne laisse pas de me séduire et de me paraître une vérité. Cent fois le jour, quand je suis seule, un tressaillement me saisit comme si je te sentais près de moi. Je m'imagine que tu tiens mon portrait, et je suis si folle que je crois sentir l'impression des caresses que tu lui fais et des baisers que tu lui donnes ; ma bouche croit les recevoir, mon tendre cœur croit les goûter. O douces illusions ! ô chimères ! dernières ressources des malheureux ! ah ! s'il se peut, tenez-nous lieu de réalité ! Vous êtes quelque chose encore à ceux pour qui le bonheur n'est plus rien.

Quant à la manière dont je m'y suis prise pour avoir ce portrait, c'est bien un soin de l'amour ; mais crois que s'il était vrai qu'il fît des miracles, ce n'est pas celui-là qu'il aurait choisi. Voici le

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mot de l'énigme. Nous eûmes il y a quelque temps ici un peintre en miniature venant d'Italie ; il avait des lettres de mylord Edouard, qui peut-être en les lui donnant avait en vue ce qui est arrivé. M. d'Orbe voulut profiter de cette occasion pour avoir le portrait de ma cousine ; je voulus l'avoir aussi. Elle et ma mère voulurent avoir le mien, et à ma prière le peintre en fit secrètement une seconde copie. Ensuite, sans m'embarrasser de copie ni d'original, je choisis subtilement le plus ressemblant des trois pour te l'envoyer. C'est une friponnerie dont je ne me suis pas fait un grand scrupule ; car un peu de ressemblance de plus ou de moins n'importe guère à ma mère et à ma cousine ; mais les hommages que tu rendrais à une autre figure que la mienne seraient une espèce d'infidélité d'autant plus dangereuse que mon portrait serait mieux que moi ; et je ne veux point, comme que ce soit, que tu prennes du goût pour des charmes que je n'ai pas. x\u reste, il n'a pas dépendu de moi d'être un peu plus soigneusement vêtue ; mais on ne m'a pas écoutée, et mon père lui-même a voulu que le portrait demeurât tel qu'il est. Je te prie au moins de croire qu'excepté la coiffure, cet ajustement n'a point été pris sur le mien, que le peintre a tout fait de sa grâce, et qu'il a orné ma personne des ouvrages de son imagination.

LETTRE XXVIII

DE JULIE A SAINT-PREUX

Tout est perdu ! tout est découvert ! Je ne trouve plus tes lettres dans le lieu je les avais cachées.

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Elles y étaient encore hier au soir. Elles n'ont pu être enlevées que d'aujourd'hui. Ma mère seule peut les avoir surprises. Si mon père les voit, c'est fait de ma vie ! Eh ! que servirait qu'il ne les vît pas, s'il faut renoncer. ... Ah Dieu ! ma mère m'envoie appeler. fuir ? Comment soutenir ses regards ? Que ne puis-je me cacher au sein de la terre ! . . . Tout mon corps tremble et je suis hors d'état de faire un pas. ... La honte, l'humilia- tion, les cuisants reproches . . . j'ai tout mérité ; je supporterai tout. Mais la douleur, les larmes d'une mère éplorée . . . ô mon cœur, quels déchirements ! . . . Elle m'attend, je ne puis tarder davantage. . . . Elle voudra savoir ... il faudra tout dire . . . Re- gianino sera congédié. Ne m'écris plus jusqu'à nouvel avis. . . . Qui sait si jamais ... Je pour- rais . . . quoi ! mentir ! . . . mentir à ma mère ! . . . Ah ! s'il faut nous sauver par le mensonge, adieu, nous sommes perdus !

FIN DE LA SECONDE PARTIE

TROISIEME PARTIE

LETTRE PREMIÈRE

DE MADAME d'oRBE A SAINT-PREUX

Que de maux vous causez à ceux qui vous aiment ! Que de pleurs vous avez déjà fait couler dans une famille infortunée dont vous seul troublez le repos ! Craignez d'ajouter le deuil à nos larmes ; craignez que la mort d'une mère affligée ne soit le dernier effet du poison que vous versez dans le cœur de sa fille, et qu'un amour désordonné ne devienne enfin pour vous-même la source d'un remords éternel. L'amitié m'a fait supporter vos erreurs tant qu'une ombre d'espoir pouvait les nourrir ; mais comment tolérer une vaine constance que l'honneur et la raison condamnent, et qui, ne pouvant plus causer que des malheurs et des peines, ne mérite que le nom d'obstination ?

Vous savez de quelle manière le secret de vos feux, dérobé si longtemps aux soupçons de ma tante, lui fut dévoilé pas vos lettres. Quelque sensible que soit un tel coup à cette mère tendre et vertueuse, moins irritée contre vous que contre elle-même, elle ne s'en prend qu'à son aveugle négligence ; elle déplore sa fatale illusion : sa plus cruelle peine est d'avoir pu trop estimer sa fille, et sa douleur est pour Julie un châtiment cent fois pire que ses reproches.

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L'accablement de cette pauvre cousine ne saurait s'imaginer. Il faut le voir pour le comprendre. Son cœur semble étouffé par l'affliction, et l'excès des sentiments qui l'oppressent lui donne un air de stupidité plus effrayante que des cris aigus. Elle se tient jour et nuit à genoux au chevet de sa mère, l'air morne, l'œil fixé en terre, gardant un profond silence, la servant avec plus d'attention et de vivacité que jamais, puis retombant à l'instant dans un état d'anéantissement qui la ferait prendre pour une autre personne. Il est très clair que c'est la maladie de la mère qui soutient les forces de la fille ; et si l'ardeur de la servir n'animait son zèle, ses yeux éteints, sa pâleur, son extrême abattement, me feraient craindre qu'elle n'eût grand besoin pour elle-même de tous les soins qu'elle lui rend. Ma tante s'en aperçoit aussi ; et je vois à l'inquiétude avec laquelle elle me recommande en particulier la santé de sa fille, combien le cœur combat de part et d'autre contre la gêne qu'elles s'imposent et com- bien on doit vous haïr de troubler une union si charmante.

Cette contrainte augmente encore par le soin de la dérober aux yeux d'un père emporté, auquel une mère tremblante pour les jours de sa fille veut cacher ce dangereux secret. On se fait une loi de garder en sa présence l'ancienne familiarité ; mais si la tendresse maternelle profite avec plaisir de ce prétexte, une fille confuse n'ose livrer son cœur à des caresses qu'elle croit feintes, et qui lui sont d'autant plus cruelles qu'elles lui seraient douces si elle osait y compter. En recevant celles de son père, elle regarde sa mère d'un air si tendre et si

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humilié, qu'on voit son cœur lui dire par ses yeux : Ah ! que ne suis-je digne encore d'en recevoir autant de vous !

Madame d'Étange m'a prise plusieurs fois à part ; et j'ai connu facilement, à la douceur de ses répri- mandes et au ton dont elle m'a parlé de vous, que Julie a fait de grands efforts pour calmer envers nous sa trop juste indignation, et qu'elle n'a rien épargné pour nous justifier l'un et l'autre à ses dépens. Vos lettres mêmes portent, avec le carac- tère d'un amour excessif, une sorte d'excuse qui ne lui a pas échappé ; elle vous reproche moins l'abus de sa confiance qu'à elle-même sa simplicité à vous l'accorder. Elle vous estime assez pour croire qu'aucun autre homme à votre place n'eût mieux résisté que vous ; elle s'en prend de vos fautes à la vertu même. Elle conçoit maintenant, dit-elle, ce que c'est qu'une probité trop vantée, qui n'empêche point un honnête homme amoureux de corrompre, s'il peut, une fille sage, et de déshonorer sans scrupule toute une famille pour satisfaire un moment de fureur. Mais que sert de revenir sur le passé ? Il s'agit de cacher sous un voile éternel cet odieux mystère, d'en effacer, s'il se peut, jusqu'au moindre vestige, et de seconder la bonté du ciel qui n'en a point laissé de témoignage sensible. Le secret est concentré entre six personnes sûres. Le repos de tout ce que vous avez aimé, les jours d'une mère au désespoir, l'honneur d'une maison respectable, votre propre vertu, tout dépend de vous encore ; tout vous prescrit votre devoir : vous pouvez ré- parer le mal que vous avez fait ; vous pouvez vous rendre digne de Julie, et justifier sa faute en renon-

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çant à elle ; et si votre cœur ne m'a point trompée, il n'y a plus que la grandeur d'un tel sacrifice qui puisse répondre à celle de l'amour qui l'exige. Fondée sur l'estime que j'eus toujours pour vos sentiments, et sur ce que la plus tendre union qui fût jamais lui doit ajouter de force, j'ai promis en votre nom tout ce que vous devez tenir : osez me démentir si j'ai trop présumé de vous, ou soyez aujourd'hui ce que vous devez être. Il faut im- moler votre maîtresse ou votre amour l'un à l'autre, et vous montrer le plus lâche ou le plus vertueux des hommes.

Cette mère infortunée a voulu vous écrire ; elle avait même commencé. O Dieu ! que de coups de poignard vous eussent portés ses plaintes amères ! Que ses touchants reproches vous eussent déchiré le cœur ! Que ses humbles prières vous eussent pénétré de honte ! J'ai mis en pièces cette lettre accablante que vous n'eussiez jamais supportée : je n'ai pu souffrir ce comble d'horreur de voir une mère humiliée devant le séducteur de sa fille : vous êtes digne au moins qu'on n'emploie pas avec vous de pareils moyens, faits pour flétrir des monstres, et pour faire mourir de douleur un homme sensible.

Si c'était ici le premier effort que l'amour vous eût demandé, je pourrais douter du succès et balancer sur l'estime qui vous est due : mais le sacrifice que vous avez fait à l'honneur de Julie en quittant ce pays m'est garant de celui que vous allez faire à son repos en rompant un commerce inutile. Les premiers actes de vertu sont toujours les plus pénibles, et vous ne perdrez point le prix d'un effort qui vous a tant coûté, en vous obstinant

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à soutenir une vaine correspondance dont les risques sont terribles pour votre amante, les dédommage- ments nuls pour tous les deux, et qui ne fait que prolonger sans fruit les tourments de l'un et de l'autre. N'en doutez plus, cette Julie qui vous fut si chère ne doit rien être à celui qu'elle a tant aimé : vous vous dissimulez en vain vos malheurs ; vous la perdîtes au moment que vous vous séparâtes d'elle, ou plutôt le ciel vous l'avait ôtée même avant qu'elle se donnât à vous ; car son père la promit dès son retour, et vous savez trop que la parole de cet homme inflexible est irrévocable. De quelque manière que vous vous comportiez, l'invincible sort s'oppose à vos vœux, et vous ne la posséderez jamais. L'unique choix qu'il vous reste à faire est de la précipiter dans un abîme de malheurs et d'opprobres, ou d'honorer en elle ce que vous avez adoré, et de lui rendre, au lieu du bonheur perdu, la sagesse, la paix, la sûreté du moins dont vos fatales liaisons la privent.

Que vous seriez attristé, que vous vous con- sumeriez en regrets, si vous pouviez contempler l'état actuel de cette malheureuse amie, et l'avilisse- ment où la réduisent le remords et la honte ! Que son lustre est terni ! que ses grâces sont languis- santes ! que tous ses sentiments si charmants et si doux se fondent tristement dans le seul qui les absorbe ! L'amitié même en est attiédie ; à peine partage-t-elle encore le plaisir que je goûte à la voir ; et son cœur malade ne sait plus rien sentir que l'amour et la douleur. Hélas ! qu'est devenu ce caractère aimant et sensible, ce goût si pur des choses honnêtes, cet intérêt si tendre aux peines et

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aux plaisirs d'autrui ? Elle est encore, je l'avoue, douce, généreuse, compatissante ; l'aimable habi- tude de bien faire ne saurait s'effacer en elle ; mais ce n'est plus qu'une habitude aveugle, un goût sans réflexion. Elle fait toutes les mêmes choses, mais elle ne les fait plus avec le même zèle ; ces senti- ments sublimes se sont affaiblis, cette flamme divine s'est amortie, cet ange n'est plus qu'une femme ordi- naire. Ah ! quelle âme vous avez ôtée à la vertu !

LETTRE II

DE L'AMANT DE JULIE A MADAME d'ÉTANGE

Pénétré d'une douleur qui doit durer autant que moi, je me jette à vos pieds, madame, non pour vous marquer un repentir qui ne dépend pas de mon cœur, mais pour expier un crime involuntaire en renonçant à tout ce qui pouvait faire la douceur de ma vie. Comme jamais sentiments humains n'ap- prochèrent de ceux que m'inspira votre adorable fille, il n'y eut jamais de sacrifice égal à celui que je viens faire à la plus respectable des mères : mais Julie m'a trop appris comment il faut immoler le bonheur au devoir ; elle m'en a trop courageuse- ment donné l'exemple, pour qu'au moins une fois je ne sache pas l'imiter. Si mon sang suffisait pour guérir vos peines, je le verserais en silence et me plaindrais de ne vous donner qu'une si faible preuve de mon zèle : mais briser le plus doux, le plus pur, le plus sacré lien qui jamais ait uni deux cœurs, ah ! c'est un effort que l'univers entier ne m'eût pas fait faire, et qu'il n'appartenait qu'à vous d'obtenir.

LA NOUVELLE HÉLOISE loi

Oui, je promets de vivre loin d'elle aussi long- temps que vous l'exigerez ; je m'abstiendrai de la voir et de lui écrire, j'en jure par vos jours précieux, si nécessaires à la conservation des siens. Je me soumets, non sans effroi, mais sans murmure, à tout ce que vous daignerez ordonner d'elle et de moi. Je dirai beaucoup plus encore ; son bonheur peut me consoler de ma misère, et je mourrai content si vous lui donnez un époux digne d'elle. Ah ! qu'on le trouve, et qu'il m'ose dire : Je saurai mieux l'aimer que toi ! Madame, il aura vainement tout ce qui me manque ; s'il n'a mon cœur, il n'aura rien pour Julie : mais je n'ai que ce cœur honnête et tendre. Hélas ! je n'ai rien non plus. L'amour qui rapproche tout n'élève point la personne : il n'élève que les sentiments. Ah! si j'eusse osé n'écouter que les miens pour vous, combien de fois, en vous parlant, ma bouche eût prononcé le doux nom de mère !

Daignez vous confier à des serments qui ne seront pas vains, et à un homme qui n'est point trompeur. Si je pus un jour abuser de votre estime, je m'abusai le premier moi-même. Mon cœur sans expérience ne connut le danger que quand il n'était plus temps de fuir, et je n'avais point encore appris de votre fille cet art cruel de vaincre l'amour par lui-même, qu'elle m'a depuis si bien enseigné. Bannissez vos craintes, je vous en conjure. Y a-t-il quelqu'un au monde à qui son repos, sa félicité, son honneur soient plus chers qu'à moi ? Non, ma parole et mon cœur vous sont garants de l'engagement que je prends au nom de mon illustre ami comme au mien. Nulle indiscrétion ne sera commise, soyez- en sûre ; et je rendrai le dernier soupir sans qu'on

102 JULIE, OU

sache quelle douleur termina mes jours. Calmez donc celle qui vous consume, et dont la mienne s'aigrit encore ; essuyez des pleurs qui m'arrachent l'âme ; rétablissez votre santé ; rendez à la plus tendre fille qui fut jamais le bonheur auquel elle a renoncé pour vous ; soyez vous-même heureuse par elle ; vivez, enfin, pour lui faire aimer la vie. Ah ! malgré les erreurs de l'amour, être mère de Julie est encore un sort assez beau pour se féliciter de vivre.

LETTRE V

DE JULIE A SON AMANT

Elle n'est plus. Mes yeux ont vu fermer les siens pour jamais ; ma bouche a reçu son dernier soupir ; mon nom fut le dernier mot qu'elle prononça ; son dernier regard fut tourné vers moi. Non, ce n'était pas la vie qu'elle semblait quitter, j'avais trop peu su la lui rendre chère ; c'était à moi seule qu'elle s'arrachait. Elle me voyait sans guide et sans espérance, accablée de mes malheurs et de mes fautes : mourir ne fut rien pour elle, et son cœur n'a gémi que d'abandonner sa fille dans cet état. Elle n'eut que trop de raison. Qu'avait-elle à re- gretter sur la terre ? Qu'est-ce qui pouvait ici-bas valoir à ses yeux le prix immortel de sa patience et de ses vertus qui l'attendait dans le ciel ? Que lui restait-il à faire au monde, sinon d'y pleurer mon opprobre ? Ame pure et chaste, digne épouse, et mère incomparable, tu vis maintenant au séjour de la gloire et de la félicité ; tu vis ! et moi, livrée au repentir et au désespoir, privée à jamais de tes soins,

LA NOUVELLE HÉLOÏSE 103

de tes conseils, de tes douces caresses, je suis morte au bonheur, à la paix, à l'innocence ; je ne sens plus que ta perte ; je ne vois plus que ma honte ; ma vie n'est plus que peine et douleur. Ma mère, ma tendre mère, hélas ! je suis bien plus morte que toi !

Mon Dieu ! quel transport égare une infortunée et lui fait oublier ses résolutions ? viens-je verser mes pleurs et pousser mes gémissements ? C'est le cruel qui les a causés que j'en rends le dépositaire ! C'est avec celui qui fait les malheurs de ma vie que j'ose les déplorer ! Oui, oui, barbare, partagez les tourments que vous me faites souffrir. Vous par qui je plongeai le couteau dans le sein maternel, gémissez des maux qui me viennent de vous, et sentez avec moi l'horreur d'un parricide qui fut votre ouvrage. A quels yeux oserais-je paraître aussi méprisable que je le suis ? Devant qui m'aviiirais-je au gré de mes remords ? Quel autre que le complice de mon crime pourrait assez les connaître ? C'est mon plus insupportable sup- plice de n'être accusée que par mon cœur, et de voir attribuer au bon naturel les larmes impures qu'un cuisant repentir m'arrache. Je vis, je vis en frémissant la douleur empoisonner, hâter les der- niers jours de ma triste mère. En vain sa pitié pour moi l'empêcha d'en convenir ; en vain elle affectait d'attribuer le progrès de son mal à la cause qui l'avait produit ; en vain ma cousine gagnée a tenu le même langage : rien n'a pu tromper mon cœur déchiré de regret ; et, pour mon tourment éternel, je garderai jusqu'au tombeau l'affreuse idée d'avoir abrégé la vie de celle à qui je la dois.

O vous que le ciel suscita dans sa colère pour me

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rendre malheureuse et coupable, pour la dernière fois recevez dans votre sein des larmes dont vous êtes l'auteur. Je ne viens plus, comme autrefois, partager avec vous des peines qui devaient nous être communes. Ce sont les soupirs d'un dernier adieu qui s'échappent malgré moi. C'en est fait ; l'em- pire de l'amour est éteint dans une âme livrée au seul désespoir. Je consacre le reste de mes jours à pleurer la meilleure des mères ; je saurai lui sacrifier des sentiments qui lui ont coûté la vie ; je serais trop heureuse qu'il m'en coûtât assez de les vaincre, pour expier tout ce qu'ils lui ont fait souffrir. Ah ! si son esprit immortel pénétre au fond de mon cœur, il sait bien que la victime que je lui sacrifie n'est pas tout à fait indigne d'elle. Partagez un effort que vous m'avez rendu nécessaire. S'il vous reste quelque respect pour la mémoire d'un nœud si cher et si funeste, c'est par lui que je vous conjure de me fuir à jamais, de ne plus m'écrire, de ne plus aigrir mes remords, de me laisser oublier, s'il se peut, ce que nous fûmes l'un à l'autre. Que mes yeux ne vous voient plus ; que je n'entende plus prononcer votre nom ; que votre souvenir ne vienne plus agiter mon cœur. J'ose parler encore au nom d'un amour qui ne doit plus être ; à tant de sujets de douleur n'ajoutez pas celui de voir son dernier vœu méprisé. Adieu donc pour la dernière fois, unique et cher. . . . Ah ! fille insensée ! . . . Adieu pour jamais.

Mais le père de Julie exige qu'elle épouse son ami, M. de Wolmar. Sous son impulsion, Julie demande à son amant de lui rendre sa liberté.

LA NOUVELLE HÉLOÏSE 105

BILLET

DE JULIE A SAINT-PREUX

Il est temps de renoncer aux erreurs de la jeunesse, et d'abandonner un trompeur espoir ; je ne serai jamais à vous. Rendez-moi donc la liberté que je vous ai engagée et dont mon père veut disposer, ou mettez le comble à mes malheurs par un refus qui nous perdra tous deux sans vous être d'aucun usage.

Julie d'Étange.

LETTRE X

du baron d'étange a saint-preux dans laquelle était le précédent billet

S'il peut rester dans l'âme d'un suborneur quelque sentiment d'honneur et d'humanité, répondez à ce billet d'une malheureuse dont vous avez corrompu le cœur, et qui ne serait plus si j'osais soupçonner qu'elle eût porté plus loin l'oubli d'elle-même. Je m'étonnerai peu que la même philosophie qui lui apprit à se jeter à la tête du premier venu, lui ap- prenne encore à désobéir à son père. Pensez-y cependant. J'aime à prendre en toute occasion les voies de la douceur et de l'honnêteté, quand j'espère qu'elles peuvent suffire ; mais, si j'en veux bien user avec vous, ne croyez pas que j'ignore comment se venge l'honneur d'un gentilhomme offensé par un homme qui ne l'est pas.

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LETTRE XI

RÉPONSE

Épargnez-vous, monsieur, des menaces vaines qui ne m'effraient point, et d'injustes reproches qui ne peuvent m'humilier. Sachez qu'entre deux per- sonnes du même âge il n'y a d'autre suborneur que l'amour, et qu'il ne vous appartiendra jamais d'avilir un homme que votre fille honora de son estime.

Quel sacrifice osez-vous m'imposer, et à quel titre l'exigez-vous ? Est-ce à l'auteur de tous mes maux qu'il faut immoler mon dernier espoir ? Je veux respecter le père de Julie ; mais qu'il daigne être le mien s'il faut que j'apprenne à lui obéir. Non, non, monsieur, quelque opinion que vous ayez de vos procédés, ils ne m'obligent point à re- noncer pour vous à des droits si chers et si bien mérités de mon cœur. Vous faites le malheur de ma vie. Je ne vous dois que la haine, et vous n'avez rien à prétendre de moi. Julie a parlé ; voilà mon consentement. Ah ! qu'elle soit toujours obéie ! Un autre la possédera : mais j'en serai plus digne d'elle.

Si votre fille eût daigné me consulter sur les bornes de votre autorité, ne doutez pas que je ne lui eusse appris à résister à vos prétentions injustes. Quel que soit l'empire dont vous abusez, mes droits sont plus sacrés que les vôtres ; la chaîne qui nous lie est la borne du pouvoir paternel, même devant les tribunaux humains ; et quand vous osez réclamer la nature, c'est vous seul qui bravez ses lois.

N'alléguez pas non plus cet honneur si bizarre et

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si délicat que vous parlez de venger ; nul ne l'offense que vous-même. Respectez le choix de Julie, et votre honneur est en sûreté ; car mon cœur vous honore malgré vos outrages ; et, malgré les maximes gothiques, l'alliance d'un honnête homme n'en déshonora jamais un autre. Si ma présomption vous offense, attaquez ma vie, je ne la défendrai jamais contre vous. Au surplus, je me soucie fort peu de savoir en quoi consiste l'honneur d'un gentil- homme ; mais quant à celui d'un homme de bien, il m'appartient, je sais le défendre, et le conserverai pur et sans tache jusqu'au dernier soupir.

Allez, père barbare et peu digne d'un nom si doux, méditez d'affreux parricides, tandis qu'une fille tendre et soumise immole son bonheur à vos préjugés. Vos regrets me vengeront un jour des maux que vous me faites, et vous sentirez trop tard que votre haine aveugle et dénaturée ne vous fut pas moins" funeste qu'à moi. Je serai malheureux, sans doute ; mais si jamais la voix du sang s'élève au fond de votre cœur, combien vous le serez plus encore d'avoir sacrifié à des chimères l'unique fruit de vos entrailles, unique au monde en beauté, en mérite, en vertus, et pour qui le ciel, prodigue de ses dons, n'oublia rien qu'un meilleur père !

BILLET

INCLUS DANS LA PRÉCÉDENTE LETTRE

Je rends à Julie d'Étange le droit de disposer d'elle- même, et de donner sa main sans consulter son cœur.

S.-P.

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LETTRE XII

DE JULIE A SAINT-PREUX

Je voulais vous décrire la scène qui vient de se passer, et qui a produit le billet que vous avez recevoir ; mais mon père a pris ses mesures si justes qu'elle n'a fini qu'un moment avant le départ du courrier. Sa lettre est sans doute arrivée à temps à la poste ; il n'en peut être de même de celle-ci : votre résolu- tion sera prise, et votre réponse partie avant qu'elle vous parvienne ; ainsi tout détail serait désormais inutile. J'ai fait mon devoir ; vous ferez le vôtre ; mais le sort nous accable ; l'honneur nous trahit ; nous serons séparés à jamais, et, pour comble d'horreur, je vais passer dans les. . . . Hélas ! j'ai pu vivre dans les tiens ! O devoir ! à quoi sers-tu ? O Providence ! ... il faut gémir et se taire.

La plume échappe de ma main. J'étais incom- modée depuis quelques jours ; l'entretien de ce matin m'a prodigieusement agitée ... la tête et le cœur me font mal ... je me sens défaillir ... le ciel aurait-il pitié de mes peines ? . . . Je ne puis me soutenir ... je suis forcée à me mettre au lit, et me console dans l'espoir de n'en point relever. Adieu, mes uniques amours. Adieu, pour la dernière fois, cher et tendre ami de Julie. Ah ! si je ne dois plus vivre pour toi, n'ai-je pas déjà cessé de vivre ?

LETTRE XIII

DE JULIE A MADAME D'ORBE

Il est donc vrai, chère et cruelle amie, que tu me rappelles à la vie et à mes douleurs ? J'ai vu

LA NOUVELLE HÉLOÏSE 109

l'instant heureux j'allais rejoindre la plus tendre des mères ; tes soins inhumains m'ont enchaînée pour la pleurer plus longtemps ; et quand le désir de la suivre m'arrache à la terre, le regret de te quitter m'y retient. Si je me console de vivre, c'est par l'espoir de n'avoir pas échappé tout entière à la mort. Ils ne sont plus, ces agréments de mon visage que mon cœur a payés si cher ; la maladie dont je sors m'en a délivrée. Cette heureuse perte ralentira l'ardeur grossière d'un homme assez dé- pourvu de délicatesse pour m'oser épouser sans mon aveu. Ne trouvant plus en moi ce qui lui plut, il se souciera peu du reste. Sans manquer de parole à mon père, sans offenser l'ami dont il tient la vie, je saurai rebuter cet importun : ma bouche gardera le silence ; mais mon aspect parlera pour moi. Son dégoût me garantira de sa tyrannie, et il me trouvera trop laide pour daigner me rendre mal- heureuse.

Ah ! chère cousine, tu connus un cœur plus con- stant et plus tendre qui ne se fût pas ainsi rebuté. Son goût ne se bornait pas aux traits et à la figure ; c'était moi qu'il aimait et non pas mon visage ; c'était par tout notre être que nous étions unis l'un à l'autre ; et tant que Julie eût été la même, la beauté pouvait fuir, l'amour fût toujours demeuré. Cependant il a pu consentir . . . l'ingrat ! . . . Il l'a puisque j'ai pu l'exiger. Qui est-ce qui retient par leur parole ceux qui veulent retirer leur cœur ? Ai-je donc voulu retirer le mien ? . . . l'ai- je fait ? O Dieu ! faut-il que tout me rappelle incessamment un temps qui n'est plus, et des feux qui ne doivent plus être ! J 'ai beau vouloir arracher

no JULIE, OU

de mon cœur cette image chérie ; je l'y sens trop fortement attachée : je le déchire sans le dégager, et mes efforts pour en effacer un si doux souvenir ne font que l'y graver davantage.

Oserai-je te dire un délire de ma fièvre, qui, loin de s'éteindre avec elle, me tourmente encore plus depuis ma guérison ? Oui, connais et plains l'égarement d'esprit de ta malheureuse amie, et rends grâces au ciel d'avoir préservé ton cœur de l'horrible passion qui le donne. Dans un des moments j'étais le plus mal, je crus, durant l'ardeur du redoublement, voir à côté de mon lit cet infortuné, non tel qu'il charmait jadis mes re- gards durant le court bonheur de ma vie, mais pâle, défait, mal en ordre, et le désespoir dans les yeux. Il était à genoux ; il prit une de mes mains et sans se dégoûter de l'état elle était, sans craindre la communication d'un venin si terrible, il la couvrait de baisers et de larmes. A son aspect j'éprouvai cette vive et délicieuse émotion que me donnait quelquefois sa présence inattendue. Je voulus m'élancer vers lui ; on me retint ; tu l'arrachas de ma présence ; et ce qui me toucha le plus vivement, ce furent ses gémissements que je crus entendre à mesure qu'il s'éloignait.

Je ne puis te représenter l'effet étonnant que ce rêve a produit sur moi. Ma fièvre a été longue et violente ; j'ai perdu la connaissance durant plu- sieurs jours ; j'ai souvent rêvé à lui dans mes trans- ports ; mais aucun de ces rêves n'a laissé dans mon imagination des impressions aussi profondes que celle de ce dernier. Elle est telle qu'il m'est im- possible de l'effacer de ma mémoire et de mes sens

LA NOUVELLE HÉLOÏSE ni

A chaque minute, à chaque instant, il me semble le voir dans la même attitude ; son air, son habille- ment, son geste, son triste regard, frappent encore mes yeux : je crois sentir ses lèvres se presser sur ma main ; je la sens mouiller de ses larmes ; les sons de sa voix plaintive me font tressaillir ; je le vois entraîné loin de moi, je fais effort pour le retenir encore ; tout me retrace une scène imaginaire avec plus de force que les événements qui me sont réellement arrivés.

J'ai longtemps hésité à te faire cette confidence ; la honte m'empêche de te la faire de bouche ; mais mon agitation, loin de se calmer, ne fait qu'aug- menter de jour en jour, et je ne puis plus résister au besoin de t'avouer ma folie. Ah ! qu'elle s'em- pare de moi tout entière ! Que ne puis-je achever de perdre ainsi la raison, puisque le peu qui m'en reste ne sert plus qu'à me tourmenter !

Je reviens à mon rêve. Ma cousine, raille-moi, si tu veux, de ma simplicité ; mais il y a dans cette vision je ne sais quoi de mystérieux qui la distingue du délire ordinaire. Est-ce un pressentiment de la mort du meilleur des hommes ? Est-ce un aver- tissement qu'il n'est déjà plus ? Le ciel daigne-t-il me guider au moins une fois, et m'invite-t-il à suivre celui qu'il me fit aimer ? Hélas ! l'ordre de mourir sera pour moi le premier de ses bienfaits.

J'ai beau me rappeler tous ces vains discours dont la philosophie amuse les gens qui ne sentent rien ; ils ne m'en imposent plus, et je sens que je les méprise. On ne voit point les esprits, je le veux croire ; mais deux âmes si étroitement unies ne sauraient-elles avoir entre elles une communication

ii2 JULIE, OU

immédiate, indépendante du corps et des sens ? L'impression directe que l'une reçoit de l'autre ne peut-elle pas la transmettre au cerveau, et recevoir de lui par contre-coup les sensations qu'elle lui a données ? . . . Pauvre Julie, que d'extravagances ! Que les passions nous rendent crédules ! et qu'un cœur vivement touché se détache avec peine des erreurs mêmes qu'il aperçoit !

LETTRE XIV

RÉPONSE

Ah ! fille trop malheureuse et trop sensible, n'es-tu donc née que pour souffrir ? Je voudrais en vain t'épargner des douleurs ; tu semblés les chercher sans cesse, et ton ascendant est plus fort que tous mes soins. A tant de vrais sujets de peine n'ajoute pas au moins des chimères ; et, puisque ma discré- tion t'est plus nuisible qu'utile, sors d'une erreur qui te tourmente : peut-être la triste vérité te sera-t-elle encore moins cruelle. Apprends donc que ton rêve n'est point un rêve ; que ce n'est point l'ombre de ton ami que tu as vue, mais sa personne, et que cette touchante scène, incessamment pré- sente à ton imagination, s'est passée réellement dans ta chambre le surlendemain du jour tu fus le plus mal.

La veille je t'avais quittée assez tard, et M. d'Orbe, qui voulut me relever auprès de toi cette nuit-là, était prêt à sortir, quand tout à coup nous vîmes entrer brusquement et se précipiter à nos

LA NOUVELLE HÉLOÏSE 113

pieds ce pauvre malheureux dans un état à faire pitié. Il avait pris la poste à la réception de ta dernière lettre. Courant jour et nuit, il fit la route en trois jours, et ne s'arrêta qu'à la dernière poste en attendant la nuit pour entrer en ville. Je te l'avoue à ma honte, je fus moins prompte que M. d'Orbe à lui sauter au cou : sans savoir encore la raison de son voyage, j'en prévoyais la consé- quence. Tant de souvenirs amers, ton danger, le sien, le désordre je le voyais, tout empoisonnait une si douce surprise et j'étais trop saisie pour lui faire beaucoup de caresses. Je l'embrassai pour- tant avec un serrement de cœur qu'il partageait, et qui se fit sentir réciproquement par de muettes étreintes, plus éloquentes que les cris et les pleurs. Son premier mot fut : Que fait-elle ? Ah ! que fait-elle? Donnez-moi la vie ou la mort. Je compris alors qu'il était instruit de ta maladie ; et, croyant qu'il n'en ignorait pas non plus l'espèce, j'en parlai sans autre précaution que d'exténuer le danger. Sitôt qu'il sut que c'était la petite vérole, il fit un cri et se trouva mal. La fatigue et l'in- somnie, jointes à l'inquiétude d'esprit, l'avaient jeté dans un tel abattement qu'on fut longtemps à le faire revenir. A peine pouvait-il parler ; on le fit coucher.

Vaincu par la nature, il dormit douze heures de suite, mais avec tant d'agitation, qu'un pareil sommeil devait plus épuiser que réparer ses forces. Le lendemain, nouvel embarras ; il voulait te voir absolument. Je lui opposai le danger de te causer une révolution ; il offrit d'attendre qu'il n'y eût plus de risque, mais son séjour même en était un

H

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terrible. J'essayai de le lui faire sentir ; il me coupa durement la parole. Gardez votre barbare éloquence, me dit-il d'un ton d'indignation ; c'est trop l'exercer à ma ruine. N'espérez pas me chasser encore comme vous fîtes à mon exil : je viendrais cent fois du bout du monde pour la voir un seul instant. Mais je jure par l'auteur de mon être, ajouta-t-il impétueusement, que je ne partirai point d'ici sans l'avoir vue. Éprouvons une fois si je vous rendrai pitoyable, ou si vous me rendrez parjure.

Son parti était pris. M. d'Orbe fut d'avis de chercher les moyens de le satisfaire pour le pouvoir renvoyer avant que son retour fût découvert : car il n'était connu dans la maison que du seul Hanz, dont j'étais sûre, et nous l'avions appelé devant nos gens d'un autre nom que le sien.1 Je lui promis qu'il te verrait la nuit suivante, à condition qu'il ne resterait qu'un instant, qu'il ne te parlerait point, et qu'il repartirait le lendemain avant le jour : j'en exigeai sa parole. Alors, je fus tranquille ; je laissai mon mari avec lui, et je retournai près de toi.

Je te trouvai sensiblement mieux, l'éruption était achevée : le médecin me rendit le courage et l'espoir. Je me concertai d'avance avec Babi ; et le redoublement, quoique moindre, t'ayant encore embarrassé la tête, je pris ce temps pour écarter tout le monde et faire dire à mon mari d'amener son hôte, jugeant qu'avant la fin de l'accès tu serais moins en état de le reconnaître. Nous eûmes toutes les peines du monde à renvoyer ton désolé père, qui chaque nuit s'obstinait à vouloir rester.

1 On voit dans la quatrième partie que ce nom sub- stitué était celui de Saint-Preux.

LA NOUVELLE HÉLOÏSE 115

Enfin je lui dis en colère qu'il n'épargnerait la peine de personne, que j'étais également résolue à veiller, et qu'il savait bien, tout père qu'il était, que sa tendresse n'était pas plus vigilante que la mienne. Il partit à regret ; nous restâmes seules. M. d'Orbe arriva sur les onze heures, et me dit qu'il avait laissé ton ami dans la rue : je l'allai chercher ; je le pris par la main : il tremblait comme la feuille. En passant dans l'antichambre les forces lui man- quèrent ; il respirait avec peine, et fut contraint de s'asseoir.

Alors, démêlant quelques objets à la faible lueur d'une lumière éloignée : Oui, dit-il avec un pro- fond soupir, je reconnais les mêmes lieux. Une fois en ma vie je les ai traversés ... à la même heure . . . avec le même mystère . . . j'étais trem- blant comme aujourd'hui ... le cœur me palpitait de même ... O téméraire ! j'étais mortel, et j'osais goûter. . . . Que vais-je voir maintenant dans ce même asile tout respirait la volupté dont mon âme était enivrée, dans ce même objet qui faisait et partageait mes transports ? l'image du trépas, un appareil de douleur, la vertu mal- heureuse et la beauté mourante !

Chère cousine, j'épargne à ton pauvre cœur le détail de cette attendrissante scène. Il te vit, et se tut ; il l'avait promis : mais quel silence ! Il se jeta à genoux ; il baisait tes rideaux en sanglotant ; il élevait les mains et les yeux ; il poussait de sourds gémissements ; il avait peine à contenir sa douleur et ses cris. Sans le voir, tu sortis machinalement une de tes mains ; il s'en saisit avec une espèce de fureur ; les baisers de feu qu'il appliquait sur cette

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main malade t'éveillèrent mieux que le bruit et la voix de tout ce qui t'environnait. Je vis que tu l'avais reconnu ; et, malgré sa résistance et ses plaintes, je l'arrachai de la chambre à l'instant, espérant éluder l'idée d'une si courte apparition par le prétexte du délire. Mais voyant ensuite que tu ne m'en disais rien, je crus que tu l'avais oubliée ; je défendis à Babi de t'en parler, et je sais qu'elle m'a tenu parole. Vaine prudence que l'amour a déconcertée, et qui n'a fait que laisser fermenter un souvenir qu'il n'est plus temps d'effacer !

Il partit comme il l'avait promis, et je lui fis jurer qu'il ne s'arrêterait pas au voisinage. Mais, ma chère, ce n'est pas tout ; il faut achever de te dire ce qu'aussi bien tu ne pourrais ignorer long- temps. Mylord Edouard passa deux jours après ; il se pressa pour l'atteindre ; il le joignit à Dijon, et le trouva malade. L'infortuné avait gagné la petite vérole : il m'avait caché qu'il ne l'avait point eue, et je te l'avais mené sans précaution. Ne pouvant guérir ton mal, il le voulut partager. En me rappelant la manière dont il baisait ta main, je ne puis douter qu'il ne se soit inoculé volontaire- ment. On ne pouvait être plus mal préparé ; mais c'était l'inoculation de l'amour, elle fut heureuse. Ce père de la vie l'a conservée au plus tendre amant qui fut jamais : il est guéri ; et, suivant la dernière lettre de mylord Edouard, ils doivent être actuellement repartis pour Paris.

Voilà, trop aimable cousine, de quoi bannir les terreurs funèbres qui t'alarmaient sans sujet. De- puis longtemps tu as renoncé à la personne de ton ami, et sa vie est en sûreté. Ne songe donc qu'à

LA NOUVELLE HÉLOISE 117

conserver la tienne, et à t'acquitter de bonne grâce du sacrifice que ton cœur a promis à l'amour paternel. Cesse enfin d'être le jouet d'un vain espoir et de te repaître de chimères. Tu te presses beaucoup d'être fière de ta laideur : sois plus humble, crois-moi, tu n'as encore que trop sujet de l'être. Tu as essuyé une cruelle atteinte, mais ton visage a été épargné. Ce que tu prends pour des cicatrices ne sont que des rougeurs qui seront bientôt effacées. Je fus plus maltraitée que cela, et cependant tu vois que je ne suis pas trop mal encore. Mon ange, tu resteras jolie en dépit de toi, et l'indifférent Wolmar, que trois ans d'absence, n'ont pu guérir d'un amour conçu dans huit jours, s'en guérira-t-il en te voyant à toute heure ? O si ta seule ressource est de déplaire, que ton sort est désespéré !

LETTRE XV

DE JULIE A SAINT-PREUX

C'en est trop, c'en est trop. Ami, tu as vaincu. Je ne suis point à l'épreuve de tant d'amour ; ma résistance est épuisée. J'ai fait usage de toutes mes forces ; ma conscience m'en rend le consolant témoignage. Que le ciel ne me demande point compte de plus qu'il ne m'a donné ! Ce triste cœur que tu achetas tant de fois, et qui coûta si cher au tien, t'appartient sans réserve ; il fut à toi du premier moment mes yeux te virent, il le restera jusqu'à mon dernier soupir. Tu l'as trop bien mérité pour le perdre, et je suis lasse de servir aux dépens de la justice une chimérique vertu.

n8 JULIE, OU

Oui, tendre et généreux amant, ta Julie sera toujours tienne, elle t'aimera toujours ; il le faut, je le veux, je le dois. Je te rends l'empire que l'amour t'a donné ; il ne te sera plus ôté. C'est en vain qu'une voix mensongère murmure au fond de mon âme ; elle ne m'abusera plus. Que sont les vains devoirs qu'elle m'oppose contre ceux d'aimer à jamais ce que le ciel m'a fait aimer ? Le plus sacré de tous, n'est-il pas envers toi ? n'est-ce pas à toi seul que j'ai tout promis ? le premier vœu de mon cœur ne fut-il pas de ne t'oublier jamais ? et ton inviolable fidélité n'est-elle pas un nouveau lien pour la mienne ? Ah ! dans le transport d'amour qui me rend à toi, mon seul regret est d'avoir combattu des sentiments si chers et si légitimes. Nature, ô douce nature ! reprends tous tes droits ; j'abjure les barbares vertus qui t'anéantissent. Les penchants que tu m'as donnés seront-ils plus trompeurs qu'une raison que m'égara tant de fois ?

Respecte ces tendres penchants, mon aimable ami ; tu leur dois trop pour les haïr ; mais souffres- en le cher et doux partage ; souffre que les droits du sang et de l'amitié ne soient pas éteints par ceux de l'amour. Ne pense point que pour te suivre j'abandonne jamais la maison paternelle ; n'espère point que je me refuse aux liens que m'impose une autorité sacrée ; la cruelle perte de l'un des auteurs de mes jours m'a trop appris à craindre d'affliger l'autre. Non, celle dont il attend désormais toute sa consolation ne contristera point son âme accablée d'ennuis ; je n'aurai point donné la mort à tout ce qui me donna la vie. Non, non ; je connais mon crime et ne puis le haïr. Devoir,

LA NOUVELLE HÊLOÏSE 119

honneur, vertu, tout cela ne me dit plus rien ; mais pourtant je ne suis point un monstre ; je suis faible et non dénaturée. Mon parti est pris, je ne veux désoler aucun de ceux que j'aime. Qu'un père esclave de sa parole et jaloux d'un vain titre dispose de ma main qu'il a promise ; que l'amour seul dispose de mon cœur ; que mes pleurs ne cessent de couler dans le sein d'une tendre amie. Que je sois vile et malheureuse ; mais que tout ce qui m'est cher soit heureux et content s'il est possible. Formez tous trois ma seule existence, et que votre bonheur me fasse oublier ma misère et mon désespoir.

LETTRE XVI

RÉPONSE

Nous renaissons, ma Julie ; tous les vrais senti- ments de nos âmes reprennent leur cours. La nature nous a conservé l'être, et l'amour nous rend à la vie. En doutais-tu ? L'osas-tu croire, de pouvoir m'ôter ton cœur ? Va, je le connais mieux que toi, ce cœur que le ciel a fait pour le mien. Je les sens joints par une existence com- mune qu'ils ne peuvent perdre qu'à la mort. Dé- pend-il de nous de les séparer, ni même de le vouloir ? tiennent-ils l'un à l'autre par des nœuds que les hommes aient formés et qu'ils puissent rompre ? Non, non, Julie ; si le sort cruel nous refuse le doux nom d'époux, rien ne peut nous ôter celui d'amants fidèles ; il fera la consolation de nos tristes jours, et nous l'emporterons au tombeau. Ainsi nous recommençons de vivre pour recom-

120 JULIE, OU

mencer de souffrir, et le sentiment de notre exis- tence n'est pour nous qu'un sentiment de douleur. Infortunés, que sommes-nous devenus ? Com- ment avons-nous cessé d'être ce que nous fûmes ? est cet enchantement de bonheur suprême ? sont ces ravissements exquis dont les vertus animaient nos feux ? Il ne reste de nous que notre amour ; l'amour seul reste, et ses charmes se sont éclipsés. Fille trop soumise, amante sans courage, tous nos maux nous viennent de tes erreurs. Hélas ! un cœur moins pur t'aurait bien moins égarée ! Oui, c'est l'honnêteté du tien qui nous perd ; les sentiments droits qui le remplissent en ont chassé la sagesse. Tu as voulu concilier la tendresse filiale avec l'indomptable amour ; en te livrant à la fois à tous tes penchants, tu les confonds au lieu de les accorder, et deviens coupable à force de vertu. O Julie, quel est ton inconcevable empire ! Par quel étrange pouvoir tu fascines ma raison ! même en me faisant rougir de nos feux, tu te fais encore estimer par tes fautes ; tu me forces de t'admirer en partageant tes remords. . . . Des remords ! . . . était-ce à toi d'en sentir ? . . . toi que j'aimai ... toi que je ne puis cesser d'adorer ... Le crime pourrait-il approcher de ton cœur ? . . . Cruelle ! en me le rendant, ce cœur qui m'appartient, rends-le-moi tel qu'il me fut donné.

Que m'as-tu dit ? . . . qu'oses-tu me faire en- tendre ? . . . Toi, passer dans les bras d'un autre ! ... un autre te posséder ! . . . N'être plus à moi ! ... ou, pour comble d'horreur, n'être pas à moi seul ? Moi, j'éprouverais cet affreux supplice !

LA NOUVELLE HÉLOÏSE 121

... je te verrais survivre à toi-même ! . . . Non ; j'aime mieux te perdre que te partager . . . Que le ciel ne me donna-t-il un courage digne des transports qui m'agitent ! . . . avant que ta main se fût avilie dans ce nœud funeste abhorré par l'amour et réprouvé par l'honneur, j'irais de la mienne te plonger un poignard dans le sein ; j'épuiserais ton chaste cœur d'un sang que n'aurait point souillé l'infidélité. A ce pur sang je mêlerais celui qui brûle dans mes veines d'un feu que rien ne peut éteindre, je tomberais dans tes bras ; je rendrais sur tes lèvres mon dernier soupir ... je recevrais le tien. . . . Julie expirante ! ... ces yeux si doux éteints par les horreurs de la mort ! ... ce sein, ce trône de l'amour déchiré par ma main, versant à gros bouillons le sang et la vie ! . . . Non, vis et souffre ! porte la peine de ma lâcheté. Non, je voudrais que tu ne fusses plus ; mais je ne puis t'aimer assez pour te poignarder.

O si tu connaissais l'état de ce cœur serré de détresse ! jamais il ne brûla d'un feu si sacré ; jamais ton innocence et ta vertu ne lui furent si chères. Je suis amant, je suis aimé, je le sens ; mais je ne suis qu'un homme, et il est au-dessus de la force humaine de renoncer à la suprême félicité. Une nuit, une seule nuit a changé pour jamais toute mon âme. Ote-moi ce dangereux souvenir, et je suis vertueux. Mais cette nuit fatale règne au fond de mon cœur, et va couvrir de son ombre le reste de ma vie. Ah ! Julie ! objet adoré ! s'il faut être à jamais misérables, encore une heure de bonheur, et des regrets éternels !

122 JULIE, OU

Écoute celui qui t'aime. Pourquoi voudrions- nous être plus sages nous seuls que tout le reste des hommes, et suivre avec une simplicité d'enfants de chimériques vertus dont tout le monde parle et que personne ne pratique ? Quoi ! serons-nous meilleurs moralistes que ces foules de savants dont Londres et Paris sont peuplés, qui tous se raillent de la fidélité conjugale, et regardent l'adultère comme un jeu ? Les exemples n'en sont point scandaleux ; il n'est pas même permis d'y trouver à redire ; et tous les honnêtes gens se riraient ici de celui qui, par respect pour le mariage, résisterait au penchant de son cœur. En effet, disent-ils, un tort qui n'est que dans l'opinion n'est-il pas nul quand il est secret ? Quel mal reçoit un mari d'une infidélité qu'il ignore ? De quelle com- plaisance une femme ne rachête-t-elle pas ses fautes ? quelle douceur n'emploie-t-elle pas à prévenir ou guérir ses soupçons ? Privé d'un bien imaginaire, il vit réellement plus heureux ; et ce prétendu crime dont on fait tant de bruit n'est qu'un lien de plus dans la société.

A Dieu ne plaise, ô chère amie de mon cœur, que je veuille rassurer le tien par ces honteuses maximes ! je les abhorre sans savoir les combattre ; et ma conscience y répond mieux que ma raison. Non que je me fasse fort d'un courage que je hais, ni que je voulusse d'une vertu si coûteuse : mais je me crois moins coupable en me reprochant mes fautes qu'en m'efforçant de les justifier ; et je regarde comme le comble du crime d'en vouloir ôter les remords.

Je ne sais ce que j'écris : je me sens l'âme dans

LA NOUVELLE HÉLOÏSE 123

un état affreux, pire que celui même j'étais avant d'avoir reçu ta lettre. L'espoir que tu me rends est triste et sombre : il éteint cette lueur si pure qui nous guida tant de fois ; tes attraits s'en ternissent et ne deviennent que plus touchants ; je te vois tendre et malheureuse ; mon cœur est inondé des pleurs qui coulent des yeux, et je me reproche avec amertume un bonheur que je ne puis plus goûter qu'aux dépens du tien.

Je sens pourtant qu'une ardeur secrète m'anime encore et me rend le courage que veulent m'ôter les remords. Chère amie, ah ! sais-tu de combien de pertes un amour pareil au mien peut te dédom- mager ? Sais-tu jusqu'à quel point un amant qui ne respire que pour toi peut te faire aimer la vie ? Conçois-tu bien que c'est pour toi seule que je veux vivre, agir, penser, sentir désormais ? Non, source délicieuse de mon être, je n'aurai plus d'âme que ton âme, je ne serai plus rien qu'une partie de toi-même, et tu trouveras au fond de mon cœur une si douce existence que tu ne sentiras point ce que la tienne aura perdu de ses charmes. Eh bien ! nous serons coupables, mais nous ne serons point méchants ; nous serons coupables, mais nous aimerons toujours la vertu : loin d'oser excuser nos fautes, nous en gémirons, nous les pleurerons ensemble, nous les rachèterons, s'il est possible, à force d'être bienfaisants et bons. Julie ! ô Julie ! que ferais-tu ? que peux-tu faire ? Tu ne peux échapper à mon cœur ; n'a-t-il pas épousé le tien ?

Ces vains projets de fortune qui m'ont si gros- sièrement abusé sont oubliés depuis longtemps. Je vais m'occuper uniquement des soins que je dois

i2+ JULIE, OU

à mylord Edouard ; il veut m'entraîner en Angle- terre ; il prétend que je puis l'y servir. Eh bien ! je l'y suivrai : mais je me déroberai tous les ans ; je me rendrai secrètement près de toi. Si je ne puis te parler, au moins je t'aurai vue ; j'aurai du moins baisé tes pas ; un regard de tes yeux m'aura donné dix mois de vie. Forcé de repartir, en m'éloignant de celle que j'aime, je compterai pour me consoler les pas qui doivent m'en rapprocher. Ces fréquents voyages donneront le change à ton malheureux amant ; il croira déjà jouir de ta vue en partant pour t'aller voir ; le souvenir de ses transports l'enchantera durant son retour ; malgré le sort cruel, ses tristes ans ne seront pas tout à fait perdus ; il n'y en aura point qui ne soient marqués par des plaisirs, et les courts moments qu'il passera près de toi se multiplieront sur sa vie entière.

LETTRE XVII

DE MADAME D'ORBE A L'AMANT DE JULIE

Votre amante n'est plus ; mais j'ai retrouvé mon amie, et vous en avez acquis une dont le cœur peut vous rendre beaucoup plus que vous n'avez perdu. Julie est mariée, et digne de rendre heureux l'honnête homme qui vient d'unir son sort au sien. Après tant d'imprudences, rendez grâces au ciel qui vous a sauvés tous deux, elle de l'ignominie, et vous du regret de l'avoir déshonorée. Respectez son nouvel état ; ne lui écrivez point ; elle vous en prie. Attendez qu'elle vous écrive ; c'est ce

LA NOUVELLE HÉLOÏSE 125

qu'elle fera dans peu. Voici le temps je vais connaître si vous méritez l'estime que j'eus pour vous, et si votre cœur est sensible à une amitié pure et sans intérêt.

LETTRE XVIII

Dans une longue mais très belle lettre Julie raconte à Saint-Preux les circonstances de son mariage avec M. de Wolmar, et le prie de ne plus penser à elle. Elle lui rappelle l'histoire de leurs amours. Nous commençons au point M. de Wolmar entre en scène:

Mon père, en quittant le service, avait amené chez lui M. de Wolmar : la vie qu'il lui devait, et une liaison de vingt ans, lui rendaient cet ami si cher, qu'il ne pouvait se séparer de lui. M. de Wolmar avançait en âge ; et, quoique riche et de grande naissance, il ne trouvait point de femme qui lui convînt. Mon père lui avait parlé de sa fille en homme qui souhaitait de se faire un gendre de son ami : il fut question de la voir, et c'est dans ce dessein qu'ils firent le voyage ensemble. Mon destin voulut que je plusse à M. de Wolmar, qui n'avait jamais rien aimé. Ils se donnèrent secrète- ment leur parole ; et M. de Wolmar, ayant beau- coup d'affaires à régler dans une cour du Nord étaient sa famille et sa fortune, il en demanda le temps, et partit sur cet engagement mutuel. Après son départ, mon père nous déclara à ma mère et à moi qu'il me l'avait destiné pour époux, et m'ordonna d'un ton qui ne laissait point de réplique à ma timidité de me disposer à recevoir sa main. Ma mère, qui n'avait que trop remarqué le penchant de mon cœur, et qui se sentait pour

126 JULIE, OU

vous une inclination naturelle, essaya plusieurs fois d'ébranler cette résolution : sans oser vous pro- poser, elle parlait de manière à donner à mon père de la considération pour vous et le désir de vous connaître : mais la qualité qui vous manquait le rendit insensible à toutes celles que vous possédiez ; et, s'il convenait que la naissance ne les pouvait remplacer, il prétendait qu'elle seule pouvait les faire valoir.

L'impossibilité d'être heureuse irrita des feux qu'elle eût éteindre. Une flatteuse illusion me soutenait dans mes peines ; je perdis avec elle la force de les supporter. Tant qu'il me fût resté quelque espoir d'être à vous, peut-être aurais-je triomphé de moi ; il m'en eût moins coûté de vous résister toute ma vie que de renoncer à vous pour jamais ; et la seule idée d'un combat éternel m'ôta le courage de vaincre.

La tristesse et l'amour consumaient mon cœur ; je tombai dans un abattement dont mes lettres se sentirent. Celle que vous m'écrivîtes de Meillerie y mit le comble ; à mes propres douleurs se joignit le sentiment de votre désespoir. Hélas ! c'est toujours l'âme la plus faible qui porte les peines de toutes deux. Le parti que vous m'osiez pro- poser mit le comble à mes perplexités. L'infortune de mes jours était assurée, l'inévitable choix qui me restait à faire était d'y joindre celle de mes parents ou la vôtre. Je ne pus supporter cette horrible alternative : les forces de la nature ont un terme ; tant d'agitations épuisèrent les miennes. Je souhaitai d'être délivrée de la vie. Le ciel parut avoir pitié de moi : mais la cruelle mort m'épargna

LA NOUVELLE HÉLOÏSE 127

pour me perdre. Je vous vis, je fus guérie, et je péris.

Si je ne trouvai point le bonheur dans mes fautes, je n'avais jamais espéré l'y trouver. Je sentais que mon cœur était fait pour la vertu, et qu'il ne pouvait être heureux sans elle ; je succombai par faiblesse et non par erreur ; je n'eus pas même l'excuse de l'aveuglement. Il ne me restait aucun espoir ; je ne pouvais plus qu'être infortunée. L'innocence et l'amour m'étaient également néces- saires ; ne pouvant les conserver ensemble, et voyant votre égarement, je ne consultai que vous dans mon choix, et me perdis pour vous sauver. ,

Mais il n'est pas si facile qu'on pense de renoncer \-£}nt>

à- la vprtn e\\f tnnrmpntp longtemps ppiiy, qni r > Uj l'ab_andonnent ; et ses charmes, qui font les délices yfu* des âmes pures, font le premier supplice du méchant qui les ajrr\e encore et n'en saurait pJus_Jouir. Coupable et non dépravée, je ne pus échapper aux remords qui m'attendaient ; l'honnêteté me fut chère même après l'avoir perdue ; ma honte, pour être secrète, ne m'en fut pas moins amère ; et quand tout l'univers en eût été témoin, je ne l'aurais pas mieux sentie. Je me consolais dans ma douleur comme un blessé qui craint la gangrène, et en qui le sentiment de son mal soutient l'espoir d'en guérir.

Cependant cet état d'opprobre m'était odieux. A force de vouloir étouffer le reproche sans renoncer au crime, il m'arriva ce qu'il arrive à toute âme honnête qui s'égare et qui se plaît dans son égare- ment. Une illusion nouvelle vint adoucir l'amer- tume du repentir ; j'espérai tirer de ma faute un

I

128 JULIE, OU

moyen de la réparer, et j'osai former le projet de contraindre mon père à nous unir. Le premier fruit de notre amour devait serrer ce doux lien : je le demandais au ciel comme le gage de mon retour à la vertu et de notre bonheur commun ; je le désirais comme une autre à ma place aurait pu le craindre : le tendre amour, tempérant par son prestige le murmure de la conscience, me consolait de ma faiblesse par l'effet que j'en atten- dais, et faisait d'une si chère attente le charme et l'espoir de ma vie.

Sitôt que j'aurais porté des marques sensibles de mon état, j'avais résolu d'en faire, en présence de toute ma famille, une déclaration publique à M. Perret.1 Je suis timide, il est vrai ; je sentais tout ce qu'il m'en devait coûter : mais l'honneur même animait mon courage, et j'aimais mieux supporter une fois la confusion que j'avais méritée, que de nourrir une honte éternelle au fond de mon cœur. Je savais que mon père me donnerait la mort ou mon amant ; cette alternative n'avait rien d'effra- yant pour moi ; et, de manière ou d'autre, j'en- visageais dans cette démarche la fin de tous mes malheurs.

Tel était, mon bon ami, le mystère que je voulus vous dérober, et que vous cherchiez à pénétrer avec une si curieuse inquiétude. Mille raisons me forçaient à cette réserve avec un homme aussi emporté que vous, sans compter qu'il ne fallait pas armer d'un nouveau prétexte votre indiscrète importunité. Il était à propos surtout de vous éloigner durant une si périlleuse scène, et je savais 1 Pasteur du lieu.

LA NOUVELLE HÉLOÏSE 129

bien que vous n'auriez jamais consenti à m'aban- donner dans un danger pareil s'il vous eût été connu.

Hélas ! je fus encore abusée par une si douce espérance. Le ciel rejeta des projets conçus dans le crime ; je ne méritais pas l'honneur d'être mère ; mon attente resta toujours vaine, et il me fut refusé d'expier ma faute aux dépens de ma réputation. Dans le désespoir que j'en conçus, l'imprudent rendez-vous qui mettait votre vie en danger fut une témérité que mon fol amour me voilait d'une si douce excuse : je m'en prenais à moi du mauvais succès de mes vœux, et mon cœur abusé par ses désirs ne voyait dans l'ardeur de les contenter que le soin de les rendre un jour légitimes.

Je les crus un instant accomplis : cette erreur fut la source du plus cuisant de mes regrets ; et l'amour exaucé par la nature n'en fut que plus cruellement trahi par la destinée. Vous avez su x quel accident détruisit, avec le germe que je portais dans mon sein, le dernier fondement de mes espérances. Ce malheur m'arriva précisément dans le temps de notre séparation : comme si le ciel eût voulu m'accabler alors de tous les maux que j'avais mérités, et couper à la fois tous les liens qui pou- vaient nous unir.

Votre départ fut la fin de mes erreurs ainsi que de mes plaisirs : je reconnus, mais trop tard, les chimères qui m'avaient abusée. Je me vis aussi méprisable que je l'étais devenue, et aussi mal- heureuse que je devais toujours l'être avec un amour sans innocence et des désirs sans espoir qu'il m'était impossible d'éteindre. Tourmentée de mille vains

1 Ceci suppose d'autre lettres que nous n'avons pas.

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130 JULIE, OU

regrets, je renonçai à des réflexions aussi doulou- reuses qu'inutiles : je ne valais plus la peine que je songeasse à moi-même, je consacrai ma vie à m'occuper de vous. Je n'avais plus d'honneur que le vôtre, plus d'espérance qu'en votre bonheur, et les sentiments qui me venaient de vous étaient les seuls dont je crusse pouvoir être encore émue.

L'amour ne m'aveuglait point sur vos défauts, mais il me les rendait chers ; et telle était son illu- sion, que je vous aurais moins aimé si vous aviez été plus parfait. Je connaissais votre cœur, vos emportements ; je savais qu'avec plus de courage que moi vous aviez moins de patience, et que les maux dont mon âme était accablée mettraient la vôtre au désespoir ; c'est par cette raison que je vous cachai toujours avec soin les engagements de mon père ; et, à notre séparation, voulant profiter du zèle de mylord Edouard pour votre fortune et vous en inspirer un pareil à vous-même, je vous flattai d'un espoir que je n'avais pas. Je fis plus ; connaissant le danger qui nous menaçait, je pris la seule précaution qui pouvait nous en garantir ; et, vous engageant avec ma parole ma liberté autant qu'il m'était possible, je tâchai d'inspirer à vous de la confiance, à moi de la fermeté, par une promesse que je n'osasse enfreindre et qui pût vous tranquil- liser. C'était un devoir puéril, j'en conviens, et cependant je ne m'en serais jamais départie. La vertu est si nécessaire à nos cœurs, que, quand on a une fois abandonné la véritable, on s'en fait ensuite une à sa mode, et l'on y tient plus fortement peut- être parce qu'elle est de notre choix. . . .

Depuis longtemps je pleurais en secret la meil-

LA NOUVELLE LOI SE 131

leure des mères, qu'une langueur mortelle con- sumait insensiblement. Babi, à qui le fatal effet de ma chute m'avait forcée à me confier, me trahit et lui découvrit nos amours et mes fautes. A peine eus-je retiré vos lettres de chez ma cousine qu'elles furent surprises. Le témoignage était convain- cant ; la tristesse acheva d'ôter à ma mère le peu de forces que son mal lui avait laissé. Je faillis expirer de regret à ses pieds. Loin de m'exposer à la mort que je méritais, elle voila ma honte, et se contenta d'en gémir ; vous-même, qui l'aviez si cruellement abusée, ne pûtes lui devenir odieux. Je fus témoin de l'effet que produisit votre lettre sur son cœur tendre et compatissant. Hélas ! elle désirait votre bonheur et le mien. Elle tenta plus d'une fois. . . . Que sert de rappeler une espérance à jamais éteinte ? Le ciel en avait autrement ordonné. Elle finit ses tristes jours dans la douleur de n'avoir pu fléchir un époux sévère, et de laisser une fille si peu digne d'elle.

Accablée d'une si cruelle perte, mon âme n'eut plus de force que pour la sentir ; la voix de la nature gémissante étouffa les murmures de l'amour. Je pris dans une espèce d'horreur la cause de tant de maux ; je voulus étouffer enfin l'odieuse passion qui me les avait attirés, et renoncer à vous pour jamais. Il le fallait, sans doute ; n'avais-je pas assez de quoi pleurer le reste de ma vie sans chercher incessamment de nouveaux sujets de larmes ? Tout semblait favoriser ma résolution. Si la tristesse attendrit l'âme, une profonde affliction l'endurcit. Le souvenir de ma mère mourante effaçait le vôtre ; nous étions éloignés ; l'espoir

132 JULIE, OU

m'avait abandonnée. Jamais mon incomparable amie ne fut si sublime ni si digne d'occuper seule tout mon cœur ; sa vertu, sa raison, son amitié, ses tendres caresses, semblaient l'avoir purifié ; je vous crus oublié, je me crus guérie. Il était trop tard ; ce que j'avais pris pour la froideur d'un amour éteint n'était que l'abattement du désespoir.

Comme un malade qui cesse de souffrir en tom- bant en faiblesse se ranime à de plus vives douleurs, je sentis bientôt renaître toutes les miennes quand mon père m'eut annoncé le prochain retour de M. de Wolmar. Ce fut alors que l'invincible amour me rendit des forces que je croyais n'avoir plus. Pour la première fois de ma vie j'osai résister en face à mon père ; je lui protestai nettement que jamais M. de Wolmar ne me serait rien, que j'étais déterminée à mourir fille, qu'il était maître de ma vie, mais non pas de mon cœur, et que rien ne me ferait changer de volonté. Je ne vous parlerai ni de sa colère ni des traitements que j'eus à souf- frir. Je fus inébranlable : ma timidité surmontée m'avait portée à l'autre extrémité ; et si j'avais le ton moins impérieux que mon père, je l'avais tout aussi résolu.

Il vit que j'avais pris mon parti, et qu'il ne gagnerait rien sur moi par autorité. Un instant je me crus délivrée de ses persécutions ; mais que devins-je quand tout à coup je vis à mes pieds le plus sévère des pères attendri et fondant en larmes ? Sans me permettre de me lever, il me serrait les genoux, et, fixant ses yeux mouillés sur les miens, il me dit d'une voix touchante que j'entends encore au-dedans de moi : Ma fille, respecte les cheveux

LA NOUVELLE HÉLOÏSE 133

blancs de ton malheureux père ; ne le fais pas descendre avec douleur au tombeau, comme celle qui te porta dans son sein ; ah ! veux-tu donner la mort à toute ta famille ?

Concevez mon saisissement. Cette attitude, ce ton, ce geste, ce discours, cette affreuse idée, me bouleversèrent au point que je me laissai aller demi-morte entre ses bras, et ce ne fut qu'après bien des sanglots dont j'étais oppressée que je pus lui répondre d'une voix altérée et faible : O mon père ! j'avais des armes contre vos menaces, je n'en ai point contre vos pleurs ; c'est vous qui ferez mourir votre fille.

Nous étions tous deux tellement agités que nous ne pûmes de longtemps nous remettre. Cepen- dant, en repassant en moi-même ses derniers mots, je conçus qu'il était plus instruit que je n'avais cru, et, résolue de me prévaloir contre lui de ses propres connaissances, je me préparais à lui faire, au péril de ma vie, un aveu trop longtemps différé, quand, m'arrêtant avec vivacité comme s'il eût prévu et craint ce que j'allais lui dire, il me parla ainsi :

" Je sais quelle fancaisie indigne d'une fille bien née vous nourrissez au fond de votre cœur : il est temps de sacrifier au devoir et à l'honnêteté une passion honteuse qui vous déshonore et que vous ne satisferez jamais qu'aux dépens de ma vie. Écoutez une fois ce que l'honneur d'un père et le vôtre exigent de vous, et jugez-vous vous-même.

" M. de Wolmar est un homme d'une grande naissance, distingué par toutes les qualités qui peuvent la soutenir, qui jouit de la considération

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publique et qui la mérite. Je lui dois la vie ; vous savez les engagements que j'ai pris avec lui. Ce qu'il faut vous apprendre encore, c'est qu'étant allé dans son pays pour mettre ordre à ses affaires, il s'est trouvé enveloppé dans la dernière révolu- tion, qu'il y a perdu ses biens, qu'il n'a lui-même échappé à l'exil en Sibérie que par un bonheur singulier, et qu'il revient avec le triste débris de sa fortune, sur la parole de son ami, qui n'en manqua jamais à personne. Prescrivez-moi maintenant la réception qu'il faut lui faire à son retour. Lui dirai-je : Monsieur, je vous ai promis ma fille tandis que vous étiez riche : mais à présent que vous n'avez plus rien je me rétracte, et ma fille ne veut point de vous ? Si ce n'est pas ainsi que j'énonce mon refus, c'est ainsi qu'on l'interprétera : vos amours allégués seront pris pour un prétexte, ou ne seront pour moi qu'un affront de plus ; et nous passerons, vous pour une fille perdue, moi pour un malhonnête homme qui sacrifie son devoir et sa foi à un vil intérêt, et joint l'ingratitude à l'in- fidélité. Ma fille, il est trop tard pour finir dans l'opprobre une vie sans tache ; et soixante ans d'honneur ne s'abandonnent pas en un quart d'heure.

" Voyez donc, continua-t-il, combien tout ce que vous pouvez me dire est à présent hors de propos ; voyez si des préférences que la pudeur désavoue, et quelque feu passager de jeunesse peu- vent jamais être mis en balance avec le devoir d'une fille et l'honneur compromis d'un père. S'il n'était question pour l'un des deux que d'immoler son bonheur à l'autre, ma tendresse vous disputerait un

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si doux sacrifice ; mais, mon enfant, l'honneur a parlé, et, dans le sang dont tu sors, c'est toujours lui qui décide."

Je ne manquais pas de bonnes réponses à ce dis- cours ; mais les préjugés de mon père lui donnent des principes si différents des miens, que des raisons qui me semblaient sans réplique ne l'auraient pas même ébranlé. D'ailleurs, ne sachant ni d'où lui venaient les lumières qu'il paraissait avoir acquises sur ma conduite, ni jusqu'où elles pouvaient aller ; craignant, à son affectation de m'interrompre, qu'il n'eût déjà pris son parti sur ce que j'avais à lui dire ; et, plus que tout cela, retenue par une honte que je n'ai jamais pu vaincre, j'aimai mieux em- ployer une excuse qui me parut plus sûre, parce qu'elle était plus selon sa manière de penser. Je lui déclarai sans détour l'engagement que j'avais pris avec vous ; je protestai que je ne vous man- querais point de parole, et que, quoi qu'il pût arriver, je ne me marierais jamais sans votre con- sentement.

En effet, je m'aperçus avec joie que mon scrupule ne lui déplaisait pas : il me fit de vifs reproches sur ma promesse, mais il n'y objecta rien ; tant un gentilhomme plein d'honneur a naturellement une haute idée de la foi des engagements, et regarde la parole comme une chose toujours sacrée ! Au lieu donc de s'amuser à disputer sur la nullité de cette promesse, dont je ne serais jamais convenue, il m'obligea d'écrire un billet, auquel il joignit une lettre qu'il fit partir sur-le-champ. Avec quelle agitation n'attendis-je point votre réponse ! com- bien je fis de vœux pour vous trouver moins de

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délicatesse que vous ne deviez en avoir ! Mais je vous connaissais trop pour douter de votre obéis- sance, et je savais que plus le sacrifice exigé vous serait pénible, plus vous seriez prompt à vous l'im- poser. La réponse vint ; elle me fut cachée durant ma maladie : après mon rétablissement mes craintes furent confirmées, et il ne me resta plus d'excuses. Au moins mon père me déclara qu'il n'en recevrait plus ; et avec l'ascendant que le terrible mot qu'il m'avait dit lui donnait sur mes volontés, il me fit jurer que je ne dirais rien à M. de Wolmar qui pût le détourner de m'épouser ; car, ajouta-t-il, cela lui paraîtrait un jeu concerté entre nous, et, à quelque prix que ce soit, il faut que ce mariage s'achève ou que je meure de douleur.

Vous le savez, mon ami, ma santé, si robuste contre la fatigue et les injures de l'air, ne peut résister aux intempéries des passions, et c'est dans mon trop sensible cœur qu'est la source de tous les maux et de mon corps et de mon âme. Soit que de longs chagrins eussent corrompu mon sang, soit que la nature eût pris ce temps pour l'épurer d'un levain funeste, je me sentis fort incommodée à la fin de cet entretien. En sortant de la chambre de mon père je m'efforçai pour vous écrire un mot, et me trouvai si mal qu'en rne mettant au lit j'espérai ne m'en plus relever. Tout le reste vous est trop connu ; mon imprudence attira la vôtre. Vous vîntes ; je vous vis, et crus n'avoir fait qu'un de ces rêves qui vous offraient si souvent à moi durant mon délire. Mais quand j'appris que vous étiez venu, que je vous avais vu réellement, et que, voulant partager le mal dont vous ne pouviez me guérir,

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vous l'aviez pris à dessein, je ne pus supporter cette dernière épreuve ; et voyant un si tendre amour survivre à l'espérance, le mien, que j'avais pris tant de peine à contenir, ne connut plus de frein, et se ranima bientôt avec plus d'ardeur que jamais. je vis qu'il fallait aimer malgré moi, je sentis qu'il fallait être coupable ; que je ne pouvais résister ni à mon père ni à mon amant, et que je n'accorderais jamais les droits de l'amour et du sang qu'aux dépens de l'honnêteté. Ainsi tous mes bons sentiments achevèrent de s'éteindre, toutes mes facultés s'al- térèrent, le crime perdit son horreur à mes yeux, je me sentis tout autre au dedans de moi ; enfin, les transports effrénés d'une passion rendue furieuse par les obstacles me jetèrent dans le plus affreux désespoir qui puisse accabler une âme : j'osai déses- pérer de la vertu. Votre lettre, plus propre à réveiller les remords qu'à les prévenir, acheva de m'égarer. Mon cœur était si corrompu que ma raison ne put résister aux discours de vos philo- sophes ; des horreurs dont l'idée n'avait jamais souillé mon esprit osèrent s'y présenter. La volonté les combattait encore, mais l'imagination s'accoutu- mait à les voir ; et si je ne portais pas d'avance le crime au fond de mon cœur, je n'y portais plus ces résolutions généreuses qui seules peuvent lui ré- sister. . . .

M. de Wolmar arriva, et ne se rebuta pas du changement de mon visage. Mon père ne me laissa pas respirer. Le deuil de ma mère allait finir, et ma douleur était à l'épreuve du temps. Je ne pouvais alléguer ni l'un ni l'autre pour éluder ma promesse ; il fallut l'accomplir. Le jour qui

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devait m'ôter pour jamais à vous et à moi me parut le dernier de ma vie. J'aurais vu les apprêts de ma sépulture avec moins d'effroi que ceux de mon mariage. Plus j'approchais du moment fatal, moins je pouvais déraciner de mon cœur mes premières affections : elles s'irritaient par mes efforts pour les éteindre. Enfin, je me lassai de combattre inutilement. Dans l'instant même j'étais prête à jurer à un autre une éternelle fidélité, mon cœur vous jurait encore un amour éternel, et je fus menée au temple comme une victime impure qui souille le sacrifice l'on va l'immoler.

Arrivée à l'église, je sentis en entrant une sorte d'émotion que je n'avais jamais éprouvée. Je ne sais quelle terreur vint saisir mon âme dans ce lieu simple et auguste, tout rempli de la majesté de celui qu'on y sert. Une frayeur soudaine me fit frissonner ; tremblante et prête à tomber en dé- faillance, j'eus peine à me traîner jusqu'au pied de la chaire. Loin de me remettre, je sentis mon trouble augmenter durant la cérémonie ; et s'il me laissait apercevoir les objets, c'était pour en être épouvantée. Le jour sombre de l'édifice, le profond silence des spectateurs, leur maintien modeste et recueilli, le cortège de tous mes parents, l'imposant aspect de mon vénéré père, tout donnait à ce qui s'allait passer un air de solennité qui m'ex- citait à l'attention et au respect, et qui m'eût fait frémir à la seule idée d'un parjure. Je crus voir l'organe de la Providence et entendre la voix de Dieu dans le ministre prononçant gravement la sainte liturgie. La pureté, la dignité, la sainteté du mariage, si vivement exposées dans les paroles

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de l'Écriture, ses chastes et sublimes devoirs si im- portants au bonheur, à l'ordre, à la paix, à la durée du genre humain, si doux à remplir pour eux- mêmes ; tout cela me fit une telle impression, que je crus sentir intérieurement une révolution subite. Une puissance inconnue sembla corriger tout à coup le désordre de mes affections et les rétablir selon la loi du devoir et de la nature. L'œil éternel qui voit tout, disais-je en moi-même, lit main- tenant au fond de mon cœur ; il compare ma volonté cachée à la réponse de ma bouche : le ciel et la terre sont témoins de l'engagement sacré que je prends ; ils le seront encore de ma fidélité à l'ob- server. Quel droit peut respecter parmi les hommes quiconque ose violer le premier de tous ? . . .

J'envisageai le saint nœud que j'allais former comme un nouvel état qui devait purifier mon âme et la rendre à tous ses devoirs. Quand le pasteur me demanda si je promettais obéissance et fidélité parfaite à celui que j'acceptais pour époux, ma bouche et mon cœur le promirent. Je le tiendrai jusqu'à la mort.

De retour au logis, je soupirais après une heure de solitude et de recueillement. Je l'obtins, non sans peine ; et quelque empressement que j'eusse d'en profiter, je ne m'examinai d'abord qu'avec répugnance, craignant de n'avoir éprouvé qu'une fermentation passagère en changeant de condition, et de me retrouver aussi peu digne épouse que j'avais été fille peu sage. L'épreuve était sûre, mais dangereuse. Je commençai par songer à vous. Je me rendais le témoignage que nul tendre souvenir n'avait profané l'engagement solennel que je venais

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de prendre. Je ne pouvais concevoir par quel prodige votre opiniâtre image m'avait pu laisser si longtemps en paix avec tant de sujets de me la rappeler ; je me serais défiée de l'indifférence et de l'oubli, comme d'un état trompeur qui m'était trop peu naturel pour être durable. Cette illusion n'était guère à craindre ; je sentis que je vous aimais autant et plus peut-être que je n'avais jamais fait ; mais je le sentis sans rougir. Je vis que je n'avais pas besoin pour penser à vous d'oublier que j'étais la femme d'un autre. En me disant combien vous m'étiez cher, mon cœur était ému, mais ma con- science et mes sens étaient tranquilles ; et je connus dès ce moment que j'étais réellement changée. Quel torrent de pure joie vint alors inonder mon âme ! Quel sentiment de paix, effacé depuis si longtemps, vint ranimer ce cœur flétri par l'igno- minie, et répandre dans tout mon être une sérénité nouvelle ! Je crus me sentir renaître ; je crus re- commencer une autre vie. Douce et consolante vertu, je la recommence pour toi ; c'est toi qui me la rendras chère ; c'est à toi que je la veux consacrer. Ah ! j'ai trop appris ce qu'il en coûte à te perdre, pour t'abandonner une seconde fois !

Dans le ravissement d'un changement si grand, si prompt, si inespéré, j'osai considérer l'état j'étais la veille ; je frémis de l'indigne abaissement m'avait réduite l'oubli de moi-même et de tous les dangers que j'avais courus depuis mon premier égarement. . . .

A l'instant, pénétrée d'un vif sentiment du danger dont j'étais délivrée, et de l'état d'honneur et de sûreté je me sentais rétablie, je me pros-

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ternai contre terre, j'élevai vers le ciel mes mains suppliantes, j'invoquai l'être dont il est le trône, et qui soutient ou détruit quand il lui plaît par nos propres forces la liberté qu'il nous donne. Je veux, lui dis-je, le bien que tu veux, et dont toi seul es la source. Je veux aimer l'époux que tu m'as donné. Je veux être fidèle, parce que c'est le premier devoir qui lie la famille et toute la société. Je veux être chaste, parce que c'est la première vertu qui nourrit toutes les autres. Je veux tout ce qui se rapporte à l'ordre de la nature que tu as établi, et aux règles de la raison que je tiens de toi. Je remets mon cœur sous ta garde et mes désirs en ta main. Rends toutes mes actions conformes à ma volonté constante, qui est la tienne ; et ne permets plus que l'erreur d'un moment l'emporte sur le choix de toute ma vie.

Après cette courte prière, la première que j'eusse faite avec un vrai zèle, je me sentis tellement affermie dans mes résolutions, il me parut si facile et si doux de les suivre, que je vis clairement je devais chercher désormais la force dont j'avais besoin pour résister à mon propre cœur, et que je ne pouvais trouver en moi-même. Je tirai de cette seule découverte une confiance nouvelle, et je déplorai le triste aveuglement qui me l'avait fait manquer si longtemps. Je n'avais jamais été tout à fait sans religion ; mais peut-être vaudrait-il mieux n'en point avoir du tout que d'en avoir une extérieure et maniérée, qui sans toucher le cœur rassure la conscience ; de se borner à des formules, et de croire exactement en Dieu à certaines heures pour n'y plus penser le reste du temps. Scrupu-

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leusement attachée au culte public, je n'en savais rien tirer pour la pratique de ma vie. Je me sentais bien née, et me livrais à mes penchants ; j'aimais à réfléchir, et me fiais à ma raison ; ne pouvant accorder l'esprit de l'Évangile avec celui du monde, ni la foi avec les œuvres, j'avais pris un milieu qui contentait ma vaine sagesse ; j'avais des maximes pour croire et d'autres pour agir ; j'oubliais dans un lieu ce que j'avais pensé dans l'autre ; j'étais dévote à l'église et philosophe au logis. Hélas ! je n'étais rien nulle part ; mes prières n'étaient que des mots, mes raisonnements des sophismes, et je suivais pour toute lumière la fausse lueur des feux errants qui me guidaient pour me perdre.

Je ne puis vous dire combien ce principe intérieur qui m'avait manqué jusqu'ici m'a donné de mépris pour ceux qui m'ont si mal conduite. Quelle était, je vous prie, leur raison première ? et sur quelle base étaient-ils fondés ? Un heureux instinct me porte au bien : une violente passion s'élève ; elle a sa racine dans le même instinct ; que ferai-je pour la détruire ? De la considération de l'ordre je tire la beauté de la vertu, et sa bonté, de l'utilité commune. Mais que fait tout cela contre mon intérêt particulier ? et lequel au fond m'importe le plus, de mon bonheur aux dépens du reste des hommes, ou du bonheur des autres aux dépens du mien ? Si la crainte de la honte ou du châtiment m'empêche de mal faire pour mon profit, je n'ai qu'à mal faire en secret, la vertu n'a plus rien à me dire ; et si je suis surprise en faute, on punira, comme à Sparte, non le délit, mais la maladresse. Enfin, que le caractère et l'amour du beau soient

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empreints par la nature au fond de mon âme, j'aurai ma règle aussi longtemps qu'ils ne seront point défigurés. Mais comment m'assurer de con- server toujours dans sa pureté cette effigie inté- rieure qui n'a point, parmi les êtres sensibles, de modèle auquel on puisse la comparer ? Ne sait-on pas que les affections désordonnées corrompent le jugement ainsi que la volonté, et que la conscience s'altère et se modifie insensiblement dans chaque siècle, dans chaque peuple, dans chaque individu, selon l'inconstance et la variété des préjugés ?

Adorez l'Etre éternel, mon digne et sage ami ; d'un souffle vous détruirez ces fantômes de raison qui n'ont qu'une vaine apparence, et fuient comme une ombre devant l'immuable vérité. Rien n'existe que par celui qui est : c'est lui qui donne un but à la justice, une base à la vertu, un prix à cette courte vie employée à lui plaire ; c'est lui qui ne cesse de crier aux coupables que leurs crimes secrets ont été vus, et qui sait dire au juste oublié : Tes vertus ont un témoin ; c'est lui, c'est sa substance inaltérable qui est le vrai modèle des perfections dont nous portons tous une image en nous- mêmes. . . .

Un incrédule, d'ailleurs heureusement né, se livre aux vertus qu'il aime ; il fait le bien par goût et non par choix. Si tous ses désirs sont droits, il les suit sans contrainte ; il les suivrait de même s'ils ne l'étaient pas, car pourquoi se gênerait-il ? Mais celui qui reconnaît et sert le père commun des hommes se croit une plus haute destination : l'ardeur de la remplir anime son zèle ; et, suivant une règle plus sûre que ses penchants, il sait faire

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le bien qui lui coûte, et sacrifier les désirs de son cœur à la loi du devoir. Tel est, mon ami, le sacrifice héroïque auquel nous sommes tous deux appelés. L'amour qui nous unissait eût fait le charme de notre vie. Il survécut à l'espérance ; il brava le temps et l'éloignement ; il supporta toutes les épreuves. Un sentiment si parfait ne devait point périr de lui-même ; il était digne de n'être immolé qu'à la vertu.

Je vous dirai plus : tout est changé entre nous ; il faut nécessairement que votre cœur change. Julie de Wolmar n'est plus votre ancienne Julie ; la révolution de vos sentiments pour elle est inévi- table, et il ne vous reste que le choix de faire honneur de ce changement au vice ou à la vertu. J'ai dans la mémoire un passage d'un auteur que vous ne récuserez pas : " L'amour, dit-il, est privé de son plus grand charme quand l'honnêteté l'aban- donne. Pour en sentir tout le prix, il faut que le cœur s'y complaise, et qu'il nous élève en élevant l'objet aimé. Ôtez l'idée de la perfection, vous ôtez l'enthousiasme ; ôtez l'estime, et l'amour n'est plus rien. Comment une femme honorera-t-elle un homme qu'elle doit mépriser ? Comment pourra-t-il honorer lui-même celle qui n'a pas craint de s'abandonner à un vil corrupteur ? Ainsi bientôt ils se mépriseront mutuellement. L'amour, ce sentiment céleste, ne sera plus pour eux qu'un honteux commerce. Ils auront perdu l'honneur, et n'auront point trouvé la félicité." x Voilà notre leçon, mon ami ; c'est vous qui l'avez dictée. Jamais nos cœurs s'aimèrent-ils plus délicieusement, 1 Voyez la première partie, Lettre XXIV.

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et jamais l'honnêteté leur fut-elle aussi chère que dans le temps heureux cette lettre fut écrite ? Voyez donc à quoi nous mèneraient aujourd'hui de coupables feux nourris aux dépens des plus doux transports qui ravissent l'âme ! L'horreur du vice qui nous est si naturelle à tous deux s'étendrait bientôt sur le complice de nos fautes ; nous nous haïrions pour nous être trop aimés, et l'amour s'éteindrait dans les remords. Ne vaut-il pas mieux épurer un sentiment si cher pour le rendre durable ? Ne vaut-il pas mieux en conserver au moins ce qui peut s'accorder avec l'innocence ? N'est-ce pas conserver tout ce qu'il eut de plus charmant ? Oui, mon bon et digne ami, pour nous aimer toujours il faut renoncer l'un à l'autre. Oublions tout le reste, et soyez l'amant de mon âme. Cette idée est si douce qu'elle console de tout. . . .

Si vous perdez une tendre amante, vous gagnez une fidèle amie ; et, quoi que nous en ayons pu dire durant nos illusions, je doute que ce change- ment vous soit désavantageux. Tirez-en le même parti que moi, je vous en conjure, pour devenir meilleur et plus sage, et pour épurer par des mœurs chrétiennes les leçons de la philosophie. Je ne serai jamais heureuse que vous ne soyez heureux aussi, et je sens plus que jamais qu'il n'y a point de bonheur sans la vertu. Si vous m'aimez véri- tablement, donnez-moi la douce consolation de voir que nos cœurs ne s'accordent pas moins dans leur retour au bien qu'ils s'accordèrent dans leur égarement. . . .

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Réduit au désespoir par la lettre de Julie et par la nouvelle de son union avec M. de Wolmar, Saint-Preux pense à mettre fin à ses jours. Il expose dans une lettre à son ami Bomston toutes les raisons qu'on peut avancer en faveur du suicide. L'Anglais répond par une autre qui énumère les raisons contre. Il offre à Saint-Preux une alternative : c'est de partir sur la flotte anglaise, qui, sous les ordres du commodore Anson, va faire le tour du globe. L'amant de Julie accepte.

LETTRE XXVI

DE L'AMANT DE JULIE A MADAME D'ORBE

Je pars, chère et charmante cousine, pour faire le tour du globe ; je vais chercher dans un autre hémisphère la paix dont je n'ai pu jouir dans celui-ci. Insensé que je suis ! je vais errer dans l'univers sans trouver un lieu pour y reposer mon cœur ; je vais chercher un asile au monde je puisse être loin de vous ! mais il faut respecter les volontés d'un ami, d'un bienfaiteur, d'un père. Sans espérer de guérir, il faut au moins le vouloir, puisque Julie et la vertu l'ordonnent. Dans trois heures je vais être à la merci des flots ; dans trois jours je ne verrai plus l'Europe ; dans trois mois je serai dans des mers inconnues régnent d'éter- nels orages ; dans trois ans peut-être. . . . Qu'il serait affreux de ne vous plus voir ! Hélas ! le plus grand péril est au fond de mon cœur : car, quoi qu'il en soit de mon sort, je l'ai résolu, je le jure, vous me verrez digne de paraître à vos yeux, ou vous ne me reverrez jamais.

Mylord Edouard, qui retourne à Rome, vous remettra cette lettre en passant, et vous fera le

LA NOUVELLE HÉLOÏSE 147

détail de ce qui me regarde. Vous connaissez son âme, et vous devinerez aisément ce qu'il ne vous dira pas. Vous connûtes la mienne, jugez aussi de ce que je ne vous dis pas moi-même. Ah ! mylord, vos yeux les reverront !

Votre amie a donc ainsi que vous le bonheur d'être mère ! Elle devait donc l'être ? . . . Ciel inexorable ! . . . O ma mère, pourquoi vous donna- t-il un fils dans sa colère ?

Il faut finir, je le sens. Adieu, charmantes cousines. Adieu, beautés incomparables. Adieu, pures et célestes âmes. Adieu, tendres et insépar- ables amies, femmes uniques sur la terre. Chacune de vous est le seul objet digne du cœur de l'autre. Faites mutuellement votre bonheur. Daignez vous rappeler quelquefois la mémoire d'un infor- tuné qui n'existait que pour partager entre vous tous les sentiments de son âme et qui cessa de vivre au moment qu'il s'éloigna de vous. Si jamais. . . . J'entends le signal et les cris des matelots ; je vois fraîchir le vent et déployer les voiles : il faut monter à bord, il faut partir. Mer vaste, mer immense, qui doit peut-être m'engloutir dans ton sein, puissé-je retrouver sur tes flots le calme qui fuit mon cœur agité !

FIN DE LA TROISIÈME PARTIE

QUATRIEME PARTIE

Les années se sont écoulées. Julie a trouvé la paix du cœur dans son union avec M. de Wolmar, à qui elle a donné deux enfants. Elle ne peut pas s'empêcher, cependant, de penser quelquefois à Saint-Preux, non pas avec amour, mais avec des larmes de pitié, de regret, de repentir. Sans doute il a péri dans le long et périlleux voyage qu'il a entrepris.

Madame d'Orbe se trouve veuve et mère d'une petite fille. Invitée par sa cousine, elle viendra vivre avec elle à Clarens, propriété sur les bords du lac de Genève et près de Vevai. Elle a reçu par l'intermédiaire de Bomston des nouvelles de Saint-Preux. On a reconnu son vaisseau tout près de l'Europe il y a deux mois. Sans doute il est déjà arrivé au port.

LETTRE III

DE L'AMANT DE JULIE A MADAME D'ORBE

Ma cousine, ma bienfaitrice, mon amie, j'arrive

des extrémités de la terre, et j'en rapporte un cœur

tout plein de vous. J'ai passé quatre fois la ligne ;

j'ai parcouru les deux hémisphères ; j'ai vu les

quatre parties du monde ; j'en ai mis le diamètre

entre nous ; j'ai fait le tour entier du globe, et

n'ai pu vous échapper un moment. On a beau

fuir ce qui nous est cher ; son image, plus vite que

la mer et les vents, nous suit au bout de l'univers ;

et partout l'on se porte, avec soi l'on y porte

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LA NOUVELLE HÉLOÏSE 149

ce qui nous fait vivre. J'ai beaucoup souffert ; j'ai vu souffrir davantage. Que d'infortunés j'ai vus mourir ! Hélas ! ils mettaient un si grand prix à la vie ! et moi je leur ai survécu ! . . . Peut-être étais-je en effet moins à plaindre ; les misères de mes compagnons m'étaient plus sensibles que les miennes : je les voyais tout entiers à leurs peines ; ils devaient souffrir plus que moi. Je me disais : Je suis mal ici, mais il est un coin sur la terre je suis heureux et paisible, et je me dédommageais au bord du lac de Genève de ce que j'endurais sur l'Océan. J'ai le bonheur en arrivant de voir con- firmer mes espérances ; mylord Edouard m'apprend que vous jouissez toutes deux de la paix et de la santé, et que, si vous en particulier avez perdu le doux titre d'épouse, il vous reste ceux d'amie et de mère, qui doivent suffire à votre bonheur.

Je suis trop pressé de vous envoyer cette lettre, pour vous faire à présent un détail de mon voyage ; j'ose espérer d'en avoir bientôt une occasion plus commode. Je me contente ici de vous en donner une légère idée, plus pour exciter que pour satis- faire votre curiosité. J'ai mis près de quatre ans au trajet immense dont je viens de vous parler, et suis revenu dans le même vaisseau sur lequel j'étais parti, le seul que le commandant ait ramené de son escadre.

J'ai vu d'abord l'Amérique méridionale, ce vaste continent que le manque de fer a soumis aux Européens, et dont ils ont fait un désert pour s'en assurer l'empire. J'ai vu les côtes du Brésil, Lisbonne et Londres puisent leurs trésors, et dont les peuples misérables foulent aux pieds l'or et les

ISO JULIE, OU

diamants sans oser y porter la main. J'ai traversé paisiblement les mers orageuses qui sont sous le cercle antarctique ; j'ai trouvé dans la mer Paci- fique les plus effroyables tempêtes. . . .

Il continue le récit de ses voyages et finit ainsi:

Enfin j'ai vu dans mes compagnons de voyage un peuple intrépide et fier, dont l'exemple et la liberté rétablissaient à mes yeux l'honneur de mon espèce, pour lequel la douleur et la mort ne sont rien, et qui ne craint au monde que la faim et l'ennui. J'ai vu dans leur chef un capitaine, un soldat, un pilote, un sage, un grand homme, et, pour dire encore plus peut-être, le digne ami d'Edouard Bomston ; mais ce que je n'ai point vu dans le monde entier, c'est quelqu'un qui ressemble à Claire d'Orbe, à Julie d'Étange, et qui puisse consoler de leur perte un cœur qui sut les aimer.

Comment vous parler de ma guérison ? C'est de vous que je dois apprendre à la connaître. Reviens-je plus libre et plus sage que je ne suis parti ? J'ose le croire et ne puis l'affirmer. La même image règne toujours dans mon Cœur ; vous savez s'il est possible qu'elle s'en efface : mais son empire est plus digne d'elle ; et, si je ne me fais pas illusion, elle règne dans ce cœur infortuné comme dans le vôtre. Oui, ma cousine, il me semble que sa vertu m'a subjugué, que je ne suis pour elle que le meilleur et le plus tendre ami qui fut jamais, que je ne fais plus que l'adorer comme vous l'adorez vous-même ; ou plutôt il me semble que mes sentiments ne se sont pas affaiblis, mais rectifiés ; et, avec quelque soin que je m'examine,

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je les trouve aussi purs que l'objet qui les inspire. Que puis-je vous dire de plus jusqu'à l'épreuve qui peut m'apprendre à juger de moi ? Je suis sincère et vrai ; je veux être ce que je dois être : mais comment répondre de mon cœur avec tant de raisons de m'en défier ? Suis-je le maître du passé ? Puis-je empêcher que mille feux ne m'aient autre- fois dévoré ? Comment distinguerai-je par la seule imagination ce qui est de ce qui fut ? et comment me représenterai-je amie celle que je ne vis jamais qu'amante ? Quoi que vous pensiez peut-être du motif secret de mon empressement, il est honnête et raisonnable ; il mérite que vous l'approuviez. Je réponds d'avance au moins de mes intentions. Souffrez que je vous voie, et m'examinez vous-même ; ou laissez-moi voir Julie, et je saurai ce que je suis.

Je dois accompagner mylord Edouard en Italie. Je passerai près de vous ! et je ne vous verrais point ! Pensez-vous que cela se puisse ? Eh ! si vous aviez la barbarie de l'exiger, vous mériteriez de n'être pas obéie. Mais pourquoi l'exigeriez- vous ? N'êtes-vous pas cette même Claire, aussi bonne et compatissante que vertueuse et sage, qui daigna m'aimer dès sa plus tendre jeunesse, et qui doit m'aimer bien plus encore aujourd'hui que je lui dois tout ? Non, non, chère et charmante amie, un si cruel refus ne serait ni de vous ni fait pour moi ; il ne mettra point le comble à ma misère. Encore une fois, encore une fois en ma vie, je déposerai mon cœur à vos pieds. Je vous verrai, vous y consentirez. Je la verrai, elle y consentira. Vous connaissez trop bien toutes deux

i52 JULIE, OU

mon respect pour elle. Vous savez si je suis homme à m'offrir à ses yeux en me sentant indigne d'y paraître. Elle a déploré si longtemps l'ouvrage de ses charmes ! ah ! qu'elle voie une fois l'ouvrage de sa vertu ?

P. S. Mylord Edouard est retenu pour quelque temps encore ici par des affaires ; s'il m'est permis de vous voir, pourquoi ne prendrais-je pas les devants pour être plus tôt auprès de vous ?

LETTRE IV

DE M. DE WOLMAR A L'AMANT DE JULIE

Quoique nous ne nous connaissions pas encore, je suis chargé de vous écrire. La plus sage et la plus chérie des femmes vient d'ouvrir son cœur à son heureux époux. Il vous croit digne d'avoir été aimé d'elle, et il vous offre sa maison. L'innocence et la paix y régnent ; vous y trouverez l'amitié, l'hospitalité, l'estime, la confiance. Consultez votre cœur ; et, s'il n'y a rien qui vous effraye, venez sans crainte. Vous ne partirez point d'ici

sans y laisser un ami.

Wolmar.

P. S. Venez, mon ami ; nous vous attendons avec empressement. Je n'aurai pas la douleur que vous nous deviez un refus.

Julie.

Une lettre (V.) de Madame d'Orbe renferme le billet précédent et souhaite la bienvenue à Saint. Preux.

LA NOUVELLE HÊLOÏSE 153

LETTRE VI

DE SAINT-PREUX A MYLORD EDOUARD

Je me lève au milieu de la nuit pour vous écrire. Je ne saurais trouver un moment de repos. Mon cœur agité, transporté, ne peut se contenir au dedans de moi ; il a besoin de s'épancher. Vous qui l'avez si souvent garanti du désespoir, soyez le cher dépositaire des premiers plaisirs qu'il ait goûtés depuis si longtemps.

Je l'ai vue, mylord ! mes yeux l'ont vue I J'ai entendu sa voix ; ses mains ont touché les miennes ; elle m'a reconnu ; elle a marqué de la joie à me voir ; elle m'a appelé son ami, son cher ami ; elle m'a reçu dans sa maison ; plus heureux que je ne fus de ma vie, je loge avec elle sous un même toit, et maintenant que je vous écris je suis à trente pas d'elle.

Mes idées sont trop vives pour se succéder ; elles se présentent toutes ensemble ; elles se nuisent mutuellement. Je vais m'arrêter et reprendre haleine pour tâcher de mettre quelque ordre dans mon récit.

A peine après une si longue absence m'étais-je livré près de vous aux premiers transports de mon cœur en embrassant mon ami, mon libérateur et mon père, que vous songeâtes au voyage d'Italie. Vous me le fîtes désirer dans l'espoir de m'y soulager enfin du fardeau de mon inutilité pour vous. N - pouvant terminer sitôt les affaires qui vous rete- naient à Londres, vous me proposâtes de partir le premier pour avoir plus de temps à vous attendre

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ici. Je demandai la permission d'y venir ; je l'obtins, je partis ; et, quoique Julie s'offrît d'avance à mes regards, en songeant que j'allais m'approcher d'elle je sentis du regret à m'éloigner de vous. Mylord, nous sommes quittes, ce seul sentiment vous a tout payé.

Il ne faut pas vous dire que, durant toute la route, je n'étais occupé que de l'objet de mon voyage ; mais une chose à remarquer, c'est que je commençai de voir sous un autre point de vue ce même objet qui n'était jamais sorti de mon cœur. Jusque-là je m'étais toujours rappelé Julie brillante comme autrefois des charmes de sa première jeunesse ; j'avais toujours vu ses beaux yeux animés du feu qu'elle m'inspirait ; ses traits chéris n'of- fraient à mes regards que des garants de mon bonheur, son amour et le mien se mêlaient telle- ment avec sa figure, que je ne pouvais les en séparer. Maintenant j'allais voir Julie mariée, Julie mère, Julie indifférente. Je m'inquiétais des change- ments que huit ans d'intervalle avaient pu faire à sa beauté. Elle avait eu la petite vérole ; elle s'en trouvait changée : à quel point le pouvait-elle être ? Mon imagination me refusait opiniâtre- ment des taches sur ce charmant visage ; et sitôt que j'en voyais un marqué de petite vérole, ce n'était plus celui de Julie. Je pensais encore à l'entrevue que nous allions avoir, à la réception qu'elle m'allait faire. Ce premier abord se pré- sentait à mon esprit sous mille tableaux différents, et ce moment qui devait passer si vite revenait pour moi mille fois le jour.

Quand j'aperçus la cime des monts, le cœur

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me battit fortement, en me disant : elle est là. La même chose venait de m'arriver en mer à la vue des côtes d'Europe. La même chose m'était arrivée autrefois à Meillerie en découvrant la maison du baron d'Etange. Le monde n'est jamais divisé pour moi qu'en deux régions ; celle elle est, et celle elle n'est pas. La première s'étend quand je m'éloigne, et se resserre à mesure que j'approche, comme un lieu je ne dois jamais arriver. Elle est à présent bornée aux murs de sa chambre. Hélas ! ce lieu seul est habité ; tout le reste de l'univers est vide.

Plus j'approchais de la Suisse, plus je me sentais ému. L'instant des hauteurs du Jura je découvris le lac de Genève fut un instant d'extase et de ravissement. La vue de mon pays, de ce pays si chéri, des torrents de plaisirs avaient inondé mon cœur ; l'air des Alpes si salutaire et si pur ; le doux air de la patrie, plus suave que les parfums de l'Orient ; cette terre riche et fertile, ce paysage unique, le plus beau dont l'œil humain fut jamais frappé ; ce séjour charmant auquel je n'avais rien trouvé d'égal dans le tour du monde l'aspect d'un peuple heureux et libre, la douceur de la saison, la sérénité du climat, mille souvenirs délicieux qui réveillaient tous les sentiments que j'avais goûtés ; tout cela me jetait dans des trans- ports que je ne puis décrire, et semblait me rendre à la fois la jouissance de ma vie entière.

En descendant vers la côte je sentis une im- pression nouvelle dont je n'avais aucune idée ; c'était un certain mouvement d'effroi qui me resserrait le cœur et me troublait malgré moi.

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Cet effroi, dont je ne pouvais démêler la cause, croissait à mesure que j'approchais de la ville : il ralentissait mon empressement d'arriver, et fit enfin de tels progrès, que je m'inquiétais autant de ma diligence que j'avais fait jusque-là de ma lenteur. En entrant à Vevai, la sensation que j'éprouvai ne fut rien moins qu'agréable : je fus saisi d'une violente palpitation qui m'empêchait de respirer ; je parlais d'une voix altérée et trem- blante. J'eus peine à me faire entendre en deman- dant M. de Wolrnar ; car je n'osai jamais nommer sa femme. On me dit qu'il demeurait à Clarens. Cette nouvelle m'ôta de dessus la poitrine un poids de cinq cents livres ; et, prenant les deux lieues qui me restaient à faire pour un répit, je me réjouis de ce qui m'eût désolé dans un autre temps ; mais j'appris avec un vrai chagrin que madame d'Orbe était à Lausanne. J'entrai dans une auberge pour reprendre les forces qui me manquaient : il me fut impossible d'avaler un seul morceau ; je suffoquais en buvant, et ne pouvais vider un verre qu'à plusieurs reprises. Ma terreur redoubla quand je vis mettre les chevaux pour repartir. Je crois que j'aurais donné tout au monde pour voir briser une roue en chemin. Je ne voyais plus Julie ; mon imagination troublée ne me présentait que des objets confus ; mon âme était dans un tumulte universel. Je connaissais la douleur et le désespoir ; je les aurais préférés à cet horrible état. Enfin je puis dire n'avoir de ma vie éprouvé d'agitation plus cruelle que celle je me trouvai durant ce court trajet, et je suis convaincu que je ne l'aurais pu supporter une journée entière.

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En arrivant, je fis arrêter à la grille ; et, me sentant hors d'état de faire un pas, j'envoyai le postillon dire qu'un étranger demandait à parler à M. de Wolmar. Il était à la promenade avec sa femme. On les avertit, et ils vinrent par un autre côté, tandis que, les yeux fichés sur l'avenue, j'atten- dais dans des transes mortelles d'y voir paraître quelqu'un.

A peine Julie m'eut-elle aperçu qu'elle me reconnut. A l'instant me voir, s'écrier, courir, s'élancer dans mes bras, ne fut pour elle qu'une même chose. A ce son de voix je me sens tres- saillir ; je me retourne, je la vois, je la sens. O mylord ! ô mon ami ... je ne puis parler. . . . Adieu crainte ; adieu terreur, effroi, respect humain. Son regard, son cri, son geste, me ren- dent en un moment la confiance, le courage, et les forces. Je puise dans ses bras la chaleur et la vie ; je pétille de joie en la serrant dans les miens. Un transport sacré nous tient dans un long silence étroitement embrassés, et ce n'est qu'après un si doux saisissement que nos voix commencent à se confondre et nos yeux à mêler leurs pleurs. M. de Wolmar était ; je le savais, je le voyais : mais qu'aurais-je pu voir ? Non, quand l'univers entier se fût réuni contre moi, quand l'appareil des tour- ments m'eût environné, je n'aurais pas dérobé mon cœur à la moindre de ces caresses, tendres prémices d'une amitié pure et sainte que nous emporterons dans le ciel !

Cette première impétuosité suspendue, madame de Wolmar me prit par la main, et, se retournant vers son mari, lui dit avec une certaine grâce d'inno-

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cence et de candeur dont je me sentis pénétré : Quoiqu'il soit mon ancien ami, je ne vous le pré- sente pas, je le reçois de vous, et ce n'est qu'honoré de votre amitié qu'il aura désormais la mienne. Si les nouveaux amis ont moins d'ardeur que les anciens, me dit-il en m'embrassant, ils seront anciens à leur tour, et ne céderont point aux autres. Je reçus ses embrassements, mais mon cœur venait de s'épuiser, et je ne fis que les recevoir. Après cette courte scène, j'observai du coin de l'œil qu'on avait détaché ma malle et remisé ma chaise. Julie me prit sous le bras, et je m'avançai avec eux vers la maison, presque oppressé d'aise de voir qu'on y prenait possession de moi.

Ce fut alors qu'en contemplant plus paisible- ment ce visage adoré, que j'avais cru trouver enlaidi, je vis avec une surprise amère et douce qu'elle était réellement plus belle et plus brillante que jamais. Ses traits charmants se sont mieux formés encore ; elle a pris un peu plus d'embon- point qui n'a fait qu'ajouter à son éblouissante blancheur. La petite vérole n'a laissé sur ses joues que quelques légères traces presque imperceptibles. Au lieu de cette pudeur souffrante qui lui faisait autrefois sans cesse baisser les yeux, on voit la sécurité de la vertu s'allier dans son chaste regard à la douceur et à la sensibilité ; sa contenance, non moins modeste, est moins timide ; un air plus libre et des grâces plus franches ont succédé à ces manières contraintes, mêlées de tendresse et de honte ; et si le sentiment de sa faute la rendait alors plus touchante, celui de sa pureté la rend aujourd'hui plus céleste.

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A peine étions-nous dans le salon qu'elle dis- parut, et rentra le moment d'après. Elle n'était pas seule. Qui pensez-vous qu'elle amenait avec elle ? Mylord, c'étaient ses enfants ! ses deux en- fants plus beaux que le jour, et portant déjà sur leur physionomie enfantine le charme et l'attrait de leur mère ! Que devins-je à cet aspect ! cela ne peut ni se dire ni se comprendre ; il faut le sentir. Mille mouvements contraires m'assaillirent à la fois ; mille cruels et délicieux souvenirs vinrent partager mon cœur. O spectacle ! ô regrets ! Je me sentais déchirer de douleur et transporter de joie. Je voyais, pour ainsi dire, multiplier celle qui me fut si chère. Hélas ! je voyais au même instant la trop vive preuve qu'elle ne m'était plus rien, et mes pertes semblaient se multiplier avec elle.

Elle me les amena par la main. Tenez, me dit- elle d'un ton qui me perça l'âme, voilà les enfants de votre amie : ils seront vos amis un jour ; soyez le leur dès aujourd'hui. Aussitôt ces deux petites créatures s'empressèrent autour de moi, me prirent les mains, et m'accablant de leurs innocentes caresses, tournèrent vers l'attendrissement toute mon émotion. Je les pris dans mes bras l'un et l'autre ; et les pressant contre ce cœur agité : Chers et aimables enfants, dis-je avec un soupir, vous avez à remplir une grande tâche. Puissiez- vous ressembler à ceux de qui vous tenez la vie ; puissiez-vous imiter leurs vertus, et faire un jour par les vôtres la consolation de leurs amis infor- tunés ! Madame de Wolmar enchantée me sauta au cou une seconde fois, et semblait me vouloir payer par ses caresses de celles que je faisais à ses

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deux fils. Mais quelle différence du premier em- brassement à celui-là ! Je l'éprouvai avec surprise. C'était une mère de famille que j'embrassais ; je la voyais environnée de son époux et de ses enfants ; ce cortège m'en imposait. Je trouvais sur son visage un air de dignité qui ne m'avait pas frappé d'abord ; je me sentais forcé de lui porter une nouvelle sorte de respect ; sa familiarité m'était presque à charge ; quelque belle qu'elle me parût, j'aurais baisé le bord de sa robe de meilleur cœur que sa joue : dès cet instant, en un mot, je connus qu'elle ou moi n'étions plus les mêmes, et je com- mençai tout de bon à bien augurer de moi.

M. de Wolmar, me prenant par la main, me con- duisit ensuite au logement qui m'était destiné. Voilà, me dit-il en y entrant, votre appartement : il n'est point celui d'un étranger ; il ne sera plus celui d'un autre ; et désormais il restera vide ou occupé par vous. Jugez si ce compliment me fut agréable ; mais je ne le méritais pas encore assez pour l'écouter sans confusion. M. de Wolmar me sauva l'embarras d'une réponse. Il m'invita à faire un tour de jardin. il fit si bien que je me trouvai plus à mon aise ; et, prenant le ton d'un homme instruit de mes anciennes erreurs, mais plein de confiance dans ma droiture, il me parla comme un père à son enfant, et me mit à force d'estime dans l'impossibilité de la démentir. Non, mylord, il ne s'est pas trompé ; je n'oublierai point que j'ai la sienne et la vôtre à justifier. Mais pour- quoi faut-il que mon cœur se resserre à ses bienfaits ? Pourquoi faut-il qu'un homme que je dois aimer soit le mari de Julie ?

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Cette journée semblait destinée à tous les genres d'épreuves que je pouvais subir. Revanus auprès de madame de Wolmar, son mari fut appelé pour quelque ordre à donner ; et je restai seul avec elle. Je me trouvai alors dans un nouvel embarras, le plus pénible et le moins prévu de tous. Que lui dire ? comment débuter ? Oserais-je rappeler nos anciennes liaisons et des temps si présents à ma mémoire ? Laisserais-je penser que je les eusse oubliées ou que je ne m'en souciasse plus ? Quel supplice de traiter en étrangère celle qu'on porte au fond de son cœur ! Quelle infamie d'abuser de l'hospitalité pour lui tenir des discours qu'elle ne doit plus entendre ! Dans ces perplexités je per- dais toute contenance ; le feu me montait au visage ; je n'osais ni parler ni lever les yeux, ni faire le moindre geste ; et je crois que je serais resté dans cet état violent jusqu'au retour de son mari, si elle ne m'en eût tiré. Pour elle, il ne parut pas que ce tête-à-tête l'eût gênée en rien. Elle conserva le même maintien et les mêmes manières qu'elle avait auparavant, elle continua de me parler sur le même ton ; seulement je crus voir qu'elle essayait d'y mettre encore plus de gaieté et de liberté, jointe à un regard, non timide et tendre, mais doux et affectueux, comme pour m'encourager à me rassurer et à sortir d'une contrainte qu'elle ne pouvait manquer d'apercevoir.

Elle me parla de mes longs voyages : elle voulait en savoir les détails, ceux surtout des dangers que j'avais courus, des maux que j'avais endurés ; car elle n'ignorait pas, disait-elle, que son amitié m'en devait le dédommagement. Ah ! Julie, lui dis-je

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avec tristesse, il n'y a qu'un moment que je suis avec vous ; voulez-vous déjà me renvoyer aux Indes ? Non pas, dit-elle en riant, mais j'y veux aller à mon tour.

Je lui dis que je vous avais donné une relation de mon voyage, dont je lui apportais une copie. Alors, elle me demanda de vos nouvelles avec empresse- ment. Je lui parlai de vous, et ne pus le faire sans lui retracer les peines que j'avais souffertes et celles que je vous avais données. Elle en fut touchée : elle commença d'un ton plus sérieux à entrer dans sa propre justification, et à me montrer qu'elle avait faire tout ce qu'elle avait fait. M. de Wolmar rentra au milieu de son discours ; et ce qui me confondit, c'est qu'elle continua en sa présence exactement comme s'il n'y eût pas été. Il ne put s'empêcher de sourire en démêlant mon étonnement. Après qu'elle eut fini, il me dit : Vous voyez un exemple de la franchise qui règne ici. Si vous voulez sincèrement être vertueux, ap- prenez à l'imiter : c'est la seule prière et la seule leçon que j'aie à vous faire. Le premier pas vers le vice est de mettre du mystère aux actions inno- centes ; et quiconque aime à se cacher a tôt ou tard raison de se cacher. Un seul précepte de morale peut tenir lieu de tous les autres, c'est celui-ci : Ne fais ni ne dis jamais rien que tu ne veuilles que tout le monde voie et entende ; et, pour moi, j'ai toujours regardé comme le plus estimable des hommes ce Romain qui voulait que sa maison fût construite de manière qu'on vît tout ce qui s'y faisait.

J'ai, continua-'i-il, deux partis à vous proposer :

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choisissez librement celui qui vous conviendra le mieux, mais choisissez l'un ou l'autre. Alors, prenant la main de sa femme et la mienne, il me dit en la serrant : Notre amitié commence ; en voici le cher lien ; qu'elle soit indissoluble. Em- brassez votre sœur et votre amie ; traitez-la tou- jours comme telle ; plus vous serez familier avec elle, mieux je penserai de vous. Mais vivez dans le tête-à-tête comme si j'étais présent, ou devant moi comme si je n'y étais pas : voilà tout ce que je vous demande. Si vous préférez le dernier parti, vous le pouvez sans inquiétude ; car, comme je me réserve le droit de vous avertir de tout ce qui me déplaira, tant que je ne dirai rien vous serez sûr de ne m'avoir point déplu.

Il y avait deux heures que ce discours m'aurait fort embarrassé ; mais M. de Wolmar commençait à prendre une si grande autorité sur moi, que j'y étais déjà presque accoutumé. Nous recommen- çâmes à causer paisiblement tous trois, et chaque fois que je parlais à Julie je ne manquais point de l'appeler madame. Parlez-moi franchement, dit enfin son mari en m'interrompant ; dans l'entretien de tout à l'heure disiez-vous madame ? Non, dis-je un peu déconcerté ; mais la bienséance. . . . La bienséance, reprit-il, n'est que le masque du vice ; la vertu règne elle est inutile ! je n'en veux point. Appelez ma femme Julie en ma présence, ou madame en particulier, cela m'est indifférent. Je commençai de connaître alors à quel homme j'avais affaire, et je résolus bien de tenir toujours mon cœur en état d'-être vu Hf Ini.

Mon corps, épuisé de fatigue, avait %?£$& bésjot^X

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de nourriture, et mon esprit de repos ; je trouvai l'un et l'autre à table. Après tant d'années d'absence et de douleurs, après de si longues courses, je me disais dans une sorte de ravissement : Je suis avec Julie, je la vois, je lui parle ; je suis à table avec elle, elle me voit sans inquiétude, elle me reçoit sans crainte, rien ne trouble le plaisir que nous avons d'être ensemble. Douce et précieuse innocence, je n'avais point goûté tes charmes, et ce n'est que d'aujourd'hui que je commence d'exister sans souffrir !

Le soir, en me retirant, je passai devant la chambre des maîtres de la maison ; je les y vis entrer ensemble : je gagnai tristement la mienne, et ce moment ne fut pas pour moi le plus agréable de la journée.

Voilà, mylord, comment s'est passée cette pre- mière entrevue, désirée si passionnément et si cruellement redoutée.

Dans une lettre à Madame d'Orbe, Madame de Wolmar lui confie ses impressions sur Saint-Preux. Elle le trouve moins timide et craintif, plus sûr de lui et plus homme du monde. Quant aux sentiments qu'elle éprouve pour son ancien amant elle dit: "Loin que l'attachement que je sens pour lui m'effraye, je crois que s'il m'était moins cher, je me défierais plus de moi ; mais je l'aime aussi tendrement que jamais, sans l'aimer de la même manière." Elle continue ainsi :

Ce qui redouble ma confiance dans l'opinion que nous avons toutes deux de lui, c'est que M. de Wolmar la partage, et qu'il en pense par lui-même, depuis qu'il l'a vu, tout le bien que nous lui en avions dit. Il m'en a beaucoup parlé ces deux

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soirs, en se félicitant du parti qu'il a pris, et me faisant la guerre de ma résistance. Non, me disait- il hier, nous ne laisserons point un si honnête homme en doute sur lui-même ; nous lui apprendrons à mieux compter sur sa vertu ; et peut-être un jour jouirons-nous avec plus d'avantage que vous ne pensez du fruit des soins que nous allons prendre. Quant à présent, je commence déjà par vous dire que son caractère me plaît, et que je l'estime surtout par un côté dont il ne se doute guère, savoir la froideur qu'il a vis-à-vis de moi. Moins il me témoigne d'amitié, plus il m'en inspire ... je lui ai ravi son bien, il ne me le pardonnera pas sitôt. Il ne m'en aimera que plus tendrement, quand il sera parfaitement convaincu que le mal que je lui ai fait ne m'empêche pas de le voir de bon œil. S'il me caressait à présent, il serait un fourbe ; s'il ne me caressait jamais, il serait un monstre.

Voilà, ma Claire, à quoi nous en sommes ; et je commence à croire que le ciel bénira la droiture de nos cœurs et les intentions bienfaisantes de mon mari. Mais je suis bien bonne d'entrer dans tous ces détails : tu ne mérites pas que j'aie tant de plaisir à m'entre tenir avec toi : j'ai résolu de ne te plus rien dire ; et si tu veux en savoir davantage, viens l'apprendre.

P.S. Tu sais avec quelle indulgence M. de Wolmar reçut l'aveu tardif que ce retour imprévu me força de lui faire. Tu vis avec quelle douceur il sut essuyer mes pleurs et dissiper ma honte. Soit que je ne lui eusse rien appris, comme tu l'as assez raisonnablement conjecturé, soit qu'en effet il fût touché d'une démarche qui ne pouvait être dictée

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que par le repentir, non seulement il a continué de vivre avec moi comme auparavant, mais il semble avoir redoublé de soins, de confiance, d'estime, et vouloir me dédommager à force d'égards de la confusion que cet aveu m'a coûté. . . . Sitôt que je 1? vis résolu à laisser venir notre ancien maître. Je résolus de mon côté de prendre contre moi la meilleure précaution que je pusse employer ; ce fut de choisir mon mari même pour mon confident, de n'avoir aucun entretien particulier qui ne lui fût rapporté, et de n'écrire aucune lettre qui ne lui fût montrée . . . mais quand j'ai voulu lui porter ma lettre, il s'est moqué de moi, et n'a pas eu la complaisance de la lire. . . . Julie ! Julie ! a-t-il ajouté en me serrant la main et me regardant avec bonté, vous abaisserez-vous à des précautions si peu dignes de ce que vous êtes, et n'apprendrez- vous jamais à vous estimer votre prix ?

Ma chère amie, j'aurais peine à dire comment s'y prend cet homme incomparable, mais je ne sais plus rouger de moi devant lui. Malgré que j'en aie, il m'élève au dessus de moi-même, et je sens qu'à force de confiance il m'apprend à la mériter.

LETTRE IX

DE MADAME d'oRBE A MADAME DE WOLMAR

Tiens, cousine, voilà ton esclave que je te renvoie. J'en ai fait le mien durant ces huit jours, et il a porté ses fers de si bon cœur qu'on voit qu'il est tout fait pour servir. Je l'ai donc gardé sans scrupule. . . .

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Mais toi, sais-tu bien pourquoi notre ami s'endu- rait si paisiblement ici ? Premièrement, il était avec moi, et je prétends que c'est déjà beaucoup pour prendre patience. Il m'épargnait des tracas et me rendait service dans mes affaires ; un ami ne s'ennuie point à cela. Une troisième chose que tu as déjà devinée, quoique tu n'en fasses pas semblant, c'est qu'il me parlait de toi ; et si nous ôtions le temps qu'a duré cette causerie de celui qu'il a passé ici, tu verrais qu'il m'en est fort peu resté pour mon compte. Mais quelle bizarre fantaisie de s'éloigner de toi pour avoir le plaisir d'en parler ? Pas si bizarre qu'on dirait bien. Il est contraint en ta présence ; il faut qu'il s'observe incessam- ment ; la moindre indiscrétion deviendrait un crime, et dans ces moments dangereux le seul devoir se laisse entendre aux cœurs honnêtes : mais loin de ce qui nous fut cher, on se permet d'y songer encore. Si l'on étouffe un sentiment devenu coupable, pourquoi se reprocherait-on de l'avoir eu tandis qu'il ne l'était point ? Le doux souvenir d'un bonheur qui fut légitime peut-il jamais être criminel ? Voilà, je pense, un raisonnement qui t'irait mal, mais qu'après tout il peut se permettre. Il a recommencé pour ainsi dire la carrière de ses anciennes amours ; sa première jeunesse s'est écoulée une seconde fois dans nos entretiens ; il me renouvelait toutes ses confidences ; il rappelait ces temps heureux il lui était permis de t'aimer ; il peignait à mon cœur les charmes d'une flamme innocente. Sans doute il les embellissait.

Il m'a peu parlé de son état présent par rapport à toi, et ce qu'il m'en a dit tient plus du respect et

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de l'admiration que de l'amour ; en sorte que je le vois retourner beaucoup plus rassuré sur son cœur que quand il est arrivé. Ce n'est pas qu'aussitôt qu'il est question de toi l'on n'aperçoive au fond de ce cœur trop sensible un certain attendrissement que l'amitié seule, non moins touchante, marque pourtant d'un autre ton ; mais j'ai remarqué depuis longtemps que personne ne peut ni te voir ni penser à toi de sang-froid ; et si l'on joint au sentiment universel que ta vue inspire le sentiment plus doux qu'un souvenir ineffaçable a lui laisser, on trouvera qu'il est difficile et peut-être impossible qu'avec la vertu la plus austère il soit autre chose que ce qu'il est. Je l'ai bien questionné, bien observé, bien suivi ; je l'ai examiné autant qu'il m'a été possible : je ne puis bien lire dans son âme, il n'y lit pas mieux lui-même ; mais je puis te répondre au moins qu'il est pénétré de la force de ses devoirs et des tiens, et que l'idée de Julie méprisable et corrompue lui ferait plus d'horreur à concevoir que celle de son propre anéantissement. Cousine, je n'ai qu'un conseil à te donner, et je te prie d'y faire attention ; évite les détails sur le passé, et je te réponds de l'avenir.

Quant à la restitution dont tu me parles, il n'y faut plus songer. Après avoir épuisé toutes les raisons imaginables, je l'ai prié, pressé, conjuré, boudé, baisé, je lui ai pris les deux mains, je me serais mise à genoux s'il m'eût laissée faire : il ne m'a pas même écoutée ; il a poussé l'humeur et l'opiniâtreté jusqu'à jurer qu'il consentirait plutôt à ne te plus voir qu'à se dessaisir de ton portrait. Enfin, dans un transport d'indignation, me le

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faisant toucher attaché sur son cœur : Le voilà, m'a-t-il dit d'un ton si ému qu'il en respirait à peine, le voilà ce portrait, le seul bien qui me reste, et qu'on m'envie encore ! soyez sûre qu'il ne me sera jamais arraché qu'avec la vie. Crois-moi, cousine, soyons sages et laissons-lui le portrait. Que t'importe au fond qu'il lui demeure ? tant pis pour lui s'il s'obstine à le garder.

Après avoir bien épanché et soulagé son cœur, il m'a paru assez tranquille pour que je pusse lui parler de ses affaires. J'ai trouvé que le temps et la raison ne l'avaient point fait changer de système, et qu'il bornait toute son ambition à passer sa vie attaché à mylord Edouard. Je n'ai pu qu'ap- proaver un projet si honnête, si convenable à son caractère, et si digne de la reconnaissance qu'il doit à des bienfaits sans exemple. Il m'a dit que tu avais été du même avis, mais que M. de Wolmar av?it gardé le silence. Il me vient dans la tête une idée : à la conduite assez singulière de ton mari et à d'autres indices, je soupçonne qu'il a sur notre ami quelque vue secrète qu'il ne dit pas. Laissons- le faire, et fions-nous à sa sagesse : la manière dont il s'y prend prouve assez que, si ma conjecture est juste, il ne médite rien que d'avantageux à celui pour lequel il prend tant de soins. . . .

Saint-Preux décrit dans une longue lettre à mylord Bomston l'organisation de la maison des Wolmar, la bonté des propriétaires envers leurs domestiques et les moyens qu'ils ont imaginés pour rendre heureux tout le monde autour d'eux. Cette lettre, bien qu'intéressante, ne pourrait pas trouver place dans notre édition ; nous aimons mieux donner une longue citation de celle qui suit, la fameuse '• Lettre de l'Elysée."

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LETTRE XI

DE SAINT-PREUX A MYLORD EDOUARD

Non, mylord, je ne m'en dédis point, on ne voit rien dans cette maison qui n'associe l'agréable à l'utile, mais les occupations utiles ne se bornent pas aux soins qui donnent du profit, elles comprennent encore tout amusement innocent et simple qui nourrit le goût de la retraite, du travail, de la modération, et conserve à celui qui s'y livre une âme saine, un cœur libre du trouble des passions. Si l'indolente oisiveté n'engendre que la tristesse et l'ennui, le charme des doux loisirs est le fruit d'une vie laborieuse. On ne travaille que pour jouir ; cette alternative de peine et de jouissance est notre véritable vocation. Le repos qui sert de délasse- ment aux travaux passés et d'encouragement à d'autres n'est pas moins nécessaire à l'homme que le travail même.

Après avoir admiré l'effet de la vigilance et des soins de la plus respectable mère de famille dans l'ordre de sa maison, j'ai vu celui de ses récréations dans un lieu dont elle fait sa promenade favorite, et qu'elle appelle son Elysée.

Il y avait plusieurs jours que j'entendais parler de cet Elysée dont on me faisait une espèce de mystère. Enfin, hier après dîner, l'extrême chaleur rendant le dehors et le dedans de la maison presque également insupportables, M. de Wolmar proposa à sa femme de se donner congé cette après-midi ; et, au lieu de se retirer comme à l'ordinaire dans la chambre de ses enfants jusque vers le soir, de venir

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avec nous respirer dans le verger ; elle y consentit, et nous nous y rendîmes ensemble.

Ce lieu, quoique tout proche de la maison, est tellement caché par l'allée couverte qui l'en sépare, qu'on ne l'aperçoit de nulle part. L'épais feuillage qui l'environne ne permet point à l'œil d'y pénétrer, et il est toujours soigneusement fermé à la clef. A peine fus-je au dedans, que, la porte étant mas- quée par des aunes et des coudriers qui ne laissent que deux étroits passages sur les côtés, je ne vis plus en me retournant par j'étais entré ; et, n'aper- cevant point de porte, je me trouvai comme tombé des nues.

En entrant dans ce prétendu verger, je fus frappé d'une agréable sensation de fraîcheur que d'obscurs ombrages, une verdure animée et vive, des fleurs éparses de tous côtés, un gazouillement d'eau courante, et le chant de mille oiseaux, portèrent à mon imagination du moins autant qu'à mes sens ; mais en même temps je crus voir le lieu le plus sauvage, le plus solitaire de la nature, et il me semblait d'être le premier mortel qui jamais eût pénétré dans ce désert. Surpris, saisi, transporté d'un spectacle si peu prévu, je restai un moment immobile, et m'écriai dans un enthousiasme in- volontaire : Oh ! Tinian ! ô Juan-Fernandez ! * Julie, le bout du monde est à votre porte ! Beau- coup de gens le trouvent ici comme vous, dit-elle avec un sourire ; mais vingt pas de plus les ramènent bien vite à Clarens : voyons si le charme tiendra plus longtemps chez vous. C'est ici le même

1 Iles désertes de la mer du Sud, célèbres dans le voyage de l'amiral Anson.

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verger vous vous êtes promené autrefois et vous vous battiez avec ma cousine à coups de pêches. Vous savez que l'herbe y était assez aride, les arbres assez clairsemés, donnant assez peu d'ombre, et qu'il n'y avait point d'eau. Le voilà maintenant frais, vert, habillé, paré, fleuri, arrosé. Que pensez-vous qu'il m'en a coûté pour le mettre dans l'état il est ? car il est bon de vous dire que j'en suis la surintendante, et que mon mari m'en laisse l'entière disposition. Ma foi, lui dis-je, il ne vous en a coûté que de la négligence. Ce lieu est charmant, il est vrai, mais agreste et abandonné ; je n'y vois point de travail humain. Vous avez fermé la porte ; l'eau est venue je ne sais comment ; la nature seule a fait tout le reste ; et vous-même n'eussiez jamais su faire aussi bien qu'elle. Il est vrai, dit-elle, que la nature a tout fait, mais sous ma direction, et il n'y a rien que je n'aie ordonné. Encore un coup, devinez. Premièrement, repris-je, je ne comprends point comment avec de la peine et de l'argent on a pu suppléer au temps. Les arbres. . . . Quant à cela, dit M. de Wolmar, vous remarquerez qu'il n'y en a pas beaucoup de fort grands, et ceux-là y étaient déjà. De plus, Julie a commencé ceci longtemps avant son mariage et presque d'abord après la mort de sa mère, qu'elle vint avec son père chercher ici la solitude. Eh bien ! dis-je, puisque vous voulez que tous ces massifs, ces grands berceaux, ces touffes pendantes, ces bosquets si bien ombragés, soient venus en sept ou huit ans, et que l'art s'en soit mêlé, j'estime que, si dans une enceinte aussi vaste vous avez fait tout cela pour deux mille écus, vous avez bien économisé. Vous

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ne surfaites que de deux mille écus, dit-elle ; il ne m'en a rien coûté. Comment, rien ? Non, rien ; à moins que vous ne comptiez une douzaine de journées par an de mon jardinier, autant de deux ou trois de mes gens, et quelques-unes de M. de Wolmar lui-même, qui n'a pas dédaigné d'être quelquefois mon garçon jardinier. Je ne com- prenais rien à cette énigme ; mais Julie, qui jusque- m'avait retenu, me dit en me laissant aller : Avancez, et vous comprendrez. Adieu Tinian, adieu Juan-Fernandez, adieu tout l'enchantement ! Dans un moment vous allez être de retour du bout du monde.

Je me mis à parcourir avec extase ce verger ainsi métamorphosé ; et si je ne trouvai point de plantes exotiques et de productions des Indes, je trouvai celles du pays disposées et réunies de manière à produire un effet plus riant et plus agréable. Le gazon verdoyant, mais court et serré, était mêlé de serpolet, de baume, de thym, de marjolaine, et d'autres herbes odorantes. On y voyait briller mille fleurs des champs, parmi lesquelles l'œil en démêlait avec surprise quelques-unes de jardin, qui semblaient croître naturellement avec les autres. Je rencontrais de temps en temps des touffes obscures, impénétrables aux rayons du soleil, comme dans la plus épaisse forêt ; ces touffes étaient formées des arbres du bois le plus flexible, dont on avait fait recourber les branches, pendre en terre, et prendre racine, par un art semblable à ce que font naturellement les mangles en Amérique. Dans les lieux plus découverts je voyais çà et là, sans ordre et sans symétrie, des broussailles de roses,

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de framboisiers, de groseilles, des fourrés de lilas, de noisetier, de sureau, de seringat, de genêt, de trifolium, qui paraient la terre en lui donnant l'air d'être en friche. Je suivais des allées tortueuses et irrégulières bordées de ces bocages fleuris, et cou- vertes de mille guirlandes de vigne de Judée, de vigne vierge, de houblon, de liseron, de couleuvrée, de clématite, et d'autres plantes de cette espèce, parmi lesquelles le chèvrefeuille et le jasmin daig- naient se confondre. Ces guirlandes semblaient jetées négligemment d'un arbre à l'autre, comme j'en avais remarqué quelquefois dans les forêts, et formaient sur nous des espèces de draperies qui nous garantissaient du soleil, tandis que nous avions sous nos pieds un marcher doux, commode et sec, sur une mousse fine, sans sable, sans herbe, et sans rejetons raboteux. Alors seulement je découvris, non sans surprise, que ces ombrages verts et touffus, qui m'en avaient tant imposé de loin, n'étaient formés que de ces plantes rampantes et parasites, qui, guidées le long des arbres, environnaient leurs têtes du plus épais feuillage, et leurs pieds d'ombre et de fraîcheur. J'observai même qu'au moyen d'une industrie assez simple on avait fait prendre racine sur les troncs des arbres à plusieurs de ces plantes, de sorte qu'elles s'étendaient davantage en faisant moins de chemin. Vous concevez bien que les fruits ne s'en trouvent pas mieux de toutes ces additions ; mais dans ce lieu seul on a sacrifié l'utile à l'agréable, et dans le reste des terres on a pris un tel soin des plants et des arbres, qu'avec ce verger de moins la récolte en fruits ne laisse pas d'être plus forte qu'auparavant. Si vous songe?.

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combien au fond d'un bois on est charmé quelque- fois de voir un fruit sauvage et même de s'en rafraîchir, vous comprendrez le plaisir qu'on a de trouver dans ce désert artificiel des fruits excellents et mûrs, quoique clairsemés et de mauvaise mine ; ce qui donne encore le plaisir de la recherche et du choix.

Toutes ces petites routes étaient bordées et traversées d'une eau limpide et claire, tantôt cir- culant parmi l'herbe et les fleurs en filets presque imperceptibles, tantôt en plus grands ruisseaux courant sur un gravier pur et marqueté qui rendait l'eau plus brillante. On voyait des sources bouil- lonner et sortir de la terre, et quelquefois des canaux plus profonds dans lesquels l'eau calme et paisible réfléchissait à l'œil les objets. Je com- prends à présent tout le reste, dis-je à Julie ; mais ces eaux que je vois de toutes parts. . . . Elles viennent de là, reprit-elle en me montrant le côté était la terrasse de son jardin. C'est ce même ruisseau qui fournit à grands frais dans le parterre un jet d'eau dont personne ne se soucie. M. de Wolmar ne veut pas le détruire, par respect pour mon père qui l'a fait faire : mais avec quel plaisir nous venons tous les jours voir courir dans ce verger cette eau dont nous n'approchons guère au jardin ! le jet d'eau joue pour les étrangers, le ruisseau coule ici pour nous. Il est vrai que j'y ai réuni l'eau de la fontaine publique, qui se rendait dans le lac par le grand chemin, qu'elle dégradait au pré judice des passants et à pure perte pour tout le monde. Elle faisait un coude au pied du verger entre deux rangs de saules ; je les ai renfermés dans

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mon encL-intc, et j'y conduis la même eau par d'autres routes.

Je vis alors qu'il n'avait été question que de faire serpenter ces eaux avec économie en les divisant et réunissant à propos, en épargnant la pente le plus qu'il était possible, pour prolonger le circuit et se ménager le murmure de quelques petites chutes. Une couche de glaise couverte d'un pouce de gravier du lac et parsemée de coquillages formait le lit des ruisseaux. Ces mêmes ruisseaux, courant par intervalles sous quelques larges tuiles recou- vertes de terre et de gazon au niveau du sol, for- maient à leur issue autant de sources artificielles. Quelques filets s'en élevaient par des siphons sur des lieux raboteux et bouillonnaient en retombant. Enfin la terre ainsi rafraîchie et humectée donnait sans cesse de nouvelles fleurs et entretenait l'herbe toujours verdoyante et belle.

Plus je parcourais cet agréable asile, plus je sentais augmenter la sensation délicieuse que j'avais éprouvée en y entrant : cependant la curiosité me tenait en haleine. J'étais plus empressé de voir les objets que d'examiner leurs impressions, et j'aimais à me livrer à cette charmante contempla- tion sans prendre la peine de penser. Mais madame de Wolmar, me tirant de ma rêverie, me dit en me prenant sous le bras : Tout ce que vous voyez n'est que la nature végétale et inanimée ; et, quoi qu'on puisse faire, elle laisse toujours une idée de solitude qui attriste. Venez la voir animée et sensible, c'est qu'à chaque instant du jour vous lui trouverez un attrait nouveau. Vous me pré- venez, lui dis-je ; j'entends un ramage bruyant et

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confus, et j'aperçois assez peu d'oiseaux : je com- prends que vous avez une volière. Il est vrai, dit- elle ; approchons-en. Je n'osai dire encore ce que je pensais de la volière ; mais cette idée avait quel- que chose qui me déplaisait, et ne me semblait point assortie au reste.

Nous descendîmes par mille détours au bas du verger, je trouvai toute l'eau réunie en un joli ruisseau coulant doucement entre deux rangs de vieux saules qu'on avait souvent ébranchés. Leurs têtes creuses et demi-chauves formaient des espèces de vases d'où sortaient, par l'adresse dont j'ai parlé, des touffes de chèvrefeuille, dont une partie s'en- trelaçait autour des branches, et l'autre tombait avec grâce le long du ruisseau. Presque à l'ex- trémité de l'enceinte était un petit bassin bordé d'herbes, de joncs, de roseaux, servant d'abreuvoir à la volière, et dernière station de cette eau si précieuse et si bien ménagée.

Au delà de ce bassin était un terre-plein terminé dans l'angle de l'enclos par un monticule garni d'une multitude d'arbrisseaux de toute espèce ; les plus petits vers le haut, et toujours croissant en grandeur à mesure que le sol s'abaissait ; ce qui rendait le plan des têtes presque horizontal, ou montrait au moins qu'un jour il le devait être. Sur le devant étaient une douzaine d'arbres jeunes encore, mais faits pour devenir fort grands, tels que le hêtre, l'orme, le frêne, l'acacia. C'étaient les bocages de ce coteau qui servaient d'asile à cette multitude d'oiseaux dont j'avais entendu de loin le ramage ; et c'était à l'ombre de ce feuillage comme sous un grand parasol qu'on les voyait voltiger,

M

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courir, chanter, s'agacer, se battre comme s'ils ne nous avaient pas aperçus. Ils s'enfuirent si peu à notre approche, que, selon l'idée dont j'étais pré- venu, je les crus d'abord enfermés par un grillage ; mais comme nous fûmes arrivés au bord du bassin, j'en vis plusieurs descendre et s'approcher de nous sur une espèce de courte allée qui séparait en deux le terre-plein et communiquait du bassin à la volière. M. de Wolmar, faisant le tour du bassin, sema sur l'allée deux ou trois poignées de grains mélangés qu'il avait dans sa poche ; et, quand il se fut retiré, les oiseaux accoururent et se mirent à manger comme des poules, d'un air si familier que je vis bien qu'ils étaient faits à ce manège. Cela est charmant ! m'écriai-je. Ce mot de volière m'avait surpris de votre part ; mais je l'entends maintenant : je vois que vous voulez des hôtes et non pas des prisonniers. Qu'appelez-vous des hôtes ? répondit Julie : c'est nous qui sommes les leurs ; * ils sont ici les maîtres, et nous leur payons tribut pour en être soufferts quelquefois. Fort bien, repris-je ; mais comment ces maîtres-là se sont-ils emparés de ce lieu ? le moyen d'y rassem- bler tant d'habitants volontaires ? je n'ai pas ouï dire qu'on ait jamais rien tenté de pareil ; et je n'aurais point cru qu'on y pût réussir, si je n'en avais la preuve sous mes yeux.

La patience et le temps, dit M. de Wolmar, ont fait ce miracle. Ce sont des expédients dont les

1 Cette réponse rrest pas exacte, puisque le mot d'hôte est corrélatif de lui-même. Sans vouloir relever toutes les fautes de langue, je dois avertir de celles qui peuvent induire en erreur.

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gens riches ne s'avisent guère dans leurs plaisirs. Toujours pressés de jouir, la force et l'argent sont les seuls moyens qu'ils connaissent : ils ont des oiseaux dans des cages, et des amis à tant par mois. Si jamais des valets approchaient de ce lieu, vous en verriez bientôt les oiseaux disparaître ; et s'ils y sont à présent en grand nombre, c'est qu'il y en a toujours eu. On ne les fait pas venir quand il n'y en a point ; mais il est aisé, quand il y en a, d'en attirer davantage en prévenant tous leurs besoins, en ne les effrayant jamais, en leur laissant faire leur couvée en sûreté et ne dénichant point les petits ; car alors ceux qui s'y trouvent restent, et ceux qui surviennent restent encore. Ce bocage existait, quoiqu'il fût séparé du verger ; Julie n'a fait 'que l'y renfermer par une haie vive, ôter celle qui l'en séparait, l'agrandir, et l'orner de nouveaux plants. Vous voyez, à droite et à gauche de l'allée qui y conduit, deux espaces remplis d'un mélange confus d'herbes, de pailles et de toutes sortes de plantes. Elle y fait semer chaque année du blé, du mil, du tournesol, du chènevis, des pesettes,1 généralement de tous les grains que les oiseaux aiment, et l'on n'en moissonne rien. Outre cela, presque tous les jours, été et hiver, elle ou moi leur apportons à manger ; et quand nous y manquons, la Fanchon y supplée d'ordinaire. Ils ont l'eau à quatre pas, comme vous voyez. Madame de Wolmar pousse l'attention jusqu'à les pourvoir tous les printemps de petits tas de crin, de paille, de laine, de mousse, et d'autres matières propres à faire des nids. Avec le voisinage des matériaux, l'abondance des vivres 1 De la vesce,

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et le grand soin qu'on prend d'écarter tous les ennemis,1 l'éternelle tranquillité dont ils jouissent les porte à pondre en un lieu commode rien ne leur manque, personne ne les trouble. Voilà comment la patrie des pères est encore celle des enfants, et comment la peuplade se soutient et se multiplie.

Ah ! dit Julie, vous ne voyez plus rien ! chacun ne songe plus qu'à soi : mais des époux inséparables, le zèle des soins domestiques, la tendresse paternelle et maternelle, vous avez perdu tout cela. Il y a deux mois qu'il fallait être ici pour livrer ses yeux au plus charmant spectacle et son cœur au plus doux sentiment de la nature. Madame, repris-je assez tristement, vous êtes épouse et mère ; ce sont des plaisirs qu'il vous appartient de connaître. Aussitôt M. de Wolmar, me prenant par la main, me dit en la serrant : Vous avez des amis, et ces amis ont des enfants ; comment l'affection pater- nelle vous serait-elle étrangère ? Je le regardai, je regardai Julie ; tous deux se regardèrent, et me rendirent un regard si touchant, que, les embrassant l'un après l'autre, je leur dis avec attendrissement : Ils me sont aussi chers qu'à vous. Je ne sais par quel bizarre effet un mot peut ainsi changer une âme ; mais, depuis ce moment, M. de Wolmar me paraît un autre homme, et je vois moins en lui le mari de celle que j'ai tant aimée que le père de deux enfants pour lesquels je donnerais ma vie. . . .

Je n'ai qu'un seul reproche à faire à votre Elysée, ajoutai-je en regardant Julie, mais qui vous paraîtra

1 Les loirs, les souris, les chouettes, et surtout les enfants.

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grave ; c'est d'être un amusement superflu. A quoi bon vous faire une nouvelle promenade, ayant de l'autre côté de la maison des bosquets si char- mants et si négligés ? Il est vrai, dit-elle un peu embarrassée ; mais j'aime mieux ceci. Si vous aviez bien songé à votre question avant que de la faire, interrompit M. de Wolmar, elle serait plus qu'indiscrète. Jamais ma femme depuis son mariage n'a mis les pieds dans les bosquets dont vous parlez. J'en sais la raison quoiqu'elle me l'ait toujours tue. Vous qui ne l'ignorez pas, apprenez à respecter les lieux vous êtes ; ils sont plantés par les mains de la vertu. . . .

Enthousiasmé d'un séjour si charmant, je les priai le soir de trouver bon que, durant mon séjour chez eux, la Fanchon me confiât sa clef et le soin de nourrir les oiseaux. Aussitôt Julie envoya le sac au grain dans ma chambre et me donna sa propre clef. Je ne sais pourquoi je la reçus avec une sorte de peine : il me sembla que j'aurais mieux aimé celle de M. de Wolmar.

Ce matin je me suis levé de bonne heure, et avec l'empressement d'un enfant je suis allé m'enfermer dans l'île déserte. Que d'agréables pensées j'espé- rais porter ce lieu solitaire, le doux aspect de la seule nature devait chasser de mon souvenir tout cet ordre social et factice qui m'a rendu si mal- heureux ! Tout ce qui va m'environner est l'ou- vrage de celle qui me fut si chère. Je la contem- plerai tout autour de moi ; je ne verrai rien que sa main n'ait touché ; je baiserai des fleurs que ses pieds auront foulées ; je respirerai avec la rosée un air qu'elle a respiré ; son goût dans ses amusements

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me rendra présents tous ses charmes, et je la trou- verai partout comme elle est au fond de mon cœur. En entrant dans l'Elysée avec ces dispositions, je me suis subitement rappelé le dernier mot que me dit hier M. de Wolmar à peu près dans la même place. Le souvenir de ce seul mot a changé sur- le-champ tout l'état de mon âme. J'ai cru voir l'image de la vertu je cherchais celle du plaisir ; cette image s'est confondue dans mon esprit avec les traits de madame de Wolmar ; et, pour la première fois depuis mon retour, j'ai vu Julie en son absence, non telle qu'elle fut pour moi et que j'aime encore à me la représenter, mais telle qu'elle se montre à mes yeux tous les jours. Mylord, j'ai cru voir cette femme si charmante, si chaste et si vertueuse, au milieu de ce même cortège qui l'entourait hier. Je voyais autour d'elle ses trois aimables enfants, honorable et précieux gage de l'union conjugale et de la tendre amitié, lui faire et recevoir d'elle mille touchantes caresses. Je voyais à ses côtés le grave Wolmar, cet époux si chéri, si heureux, si digne de l'être. Je croyais voir son œil pénétrant et judicieux percer au fond de mon cœur et m'en faire rougir encore ; je croyais en- tendre sortir de sa bouche des reproches trop mérités et des leçons trop mal écoutées. Je voyais à sa suite cette même Fanchon Regard, vivante preuve du triomphe des vertus et de l'humanité sur le plus ardent amour. Ah ! quel sentiment coupable eût pénétré jusqu'à elle à travers cette inviolable escorte ? Avec quelle indignation j'eusse étouffé les vils transports d'une passion criminelle et mal éteinte ! et que je me serais méprisé de

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souiller d'un seul soupir un aussi ravissant tableau d'innocence et d'honnêteté ! Je repassais dans ma mémoire les discours qu'elle m'avait tenus en sortant ; puis, remontant avec elle dans un avenir qu'elle contemple avec tant de charmes, je voyais cette tendre mère essuyer la sueur du front de ses enfants, baiser leurs joues enflammées, et livrer ce cœur fait pour aimer au plus doux sentiment de la nature. Il n'y avait pas jusqu'à ce nom d'Elysée qui ne rectifiât en moi les écarts de l'imagination, et ne portât dans mon âme un calme préférable au trouble des passions les plus séduisantes. Il me peignait en quelque sorte l'intérieur de celle qui l'avait trouvé ; je pensais qu'avec une conscience agitée on n'aurait jamais choisi ce nom-là. Je me disais : La paix règne au fond de son cœur comme dans l'asile qu'elle a nommé.

Je m'étais promis une rêverie agréable ; j'ai rêvé plus agréablement que je ne m'y étais attendu. J'ai passé dans l'Elysée deux heures auxquelles je ne préfère aucun temps de ma vie. En voyant avec quel charme et quelle rapidité elles s'étaient écoulées, j'ai trouvé qu'il y a dans la méditation des pensées honnêtes une sorte de bien-être que les méchants n'ont jamais connu ; c'est celui de se plaire avec soi-même. Si l'on y songeait sans prévention, je ne sais quel autre plaisir on pourrait égaler à celui-là. . . .

Comme il se faisait tard sans que j'y songeasse, M. de Wolmar est venu me joindre et m'avertir que Julie et le thé m'attendaient. C'est vous, leur ai-je dit en m'excusant, qui m'empêchiez d'être avec vous : je fus si charmé de ma soirée d'hier

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que j'en suis retourné jouir ce matin ; mais, puisque vous m'avez attendu, ma matinée n'est pas perdue. C'est fort bien dit, a répondu madame de Wolmar ; il vaudrait mieux s'attendre jusqu'à midi que de perdre le plaisir de déjeuner ensemble. Les étrangers ne sont jamais admis le matin dans ma chambre, et déjeunent dans la leur. Le déjeuner est le repas des amis ; les valets en sont exclus, les importuns ne s'y montrent point, on y dit tout ce qu'on pense, on y révèle tous ses secrets ; on n'y contraint aucun de ses sentiments ; on peut s'y livrer sans imprudence aux douceurs de la confiance et de la familiarité. C'est presque le seul moment il soit permis d'être ce qu'on est : que ne dure-t-ii toute la journée ! Ah ! Julie, ai-je été prêt à dire, voilà un vœu bien intéressé ! mais je me suis tu. La première chose que j'ai retranchée avec l'amour a été la louange. Louer quelqu'un en face, à moins que ce ne soit sa maîtresse, qu'est-ce faire autre chose sinon le taxer de vanité ? Vous savez, mylord, si c'est à madame de Wolmar qu'on peut faire ce reproche. Non, non ; je l'honore trop pour ne pas l'honorer en silence. La voir, l'entendre, observer sa conduite, n'est-ce pas assez la louer ?

M. de Wolmar apprend à sa femme et à Saint-Preux qu'il connaît depuis longtemps l'histoire de leurs amours. En épousant Julie il l'avait trouvée accablée et mal- heureuse; il l'a ramenée au bonheur et à l'innocence. Il veut à présent entreprendre la guérison de Saint-Preux en qui il a toujours reconnu de hautes qualités ; car il n'y a rien de bien qu'on n'obtienne pas des belles âmes avec de la confiance et de la franchise.

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Les affaires l'appellent ailleurs ; il part, confiant sa femme à la garde de Saint-Preux. Nous citons la fin d'une lettre (XII.) dans laquelle Julie raconte à son amie, Madame d'Orbe, la bonté et la confiance de son mari.

Plus je veux sonder l'état présent de mon âme, plus j'y trouve de quoi me rassurer. Mon cœur est pur, ma conscience est tranquille, je ne sens ni trouble ni crainte ; et, dans tout ce qui se passe en moi, la sincérité vis-à-vis de mon mari ne me coûte aucun effort. Ce n'est pas que certains souvenirs involontaires ne me donnent quelquefois un attendrissement dont il vaudrait mieux être exempte ; mais bien loin que ces souvenirs soient produits par la vue de celui qui les a causés, ils me semblent plus rares depuis son retour, et quelque doux qu'il me soit de le voir, je ne sais par quelle bizarrerie il m'est plus doux de penser à lui : en un mot, je trouve que je n'ai pas même besoin du secours de la vertu pour être paisible en sa présence, et que, quand l'horreur du crime n'existerait pas, les sentiments qu'elle a détruits auraient bien de la peine à renaître.

Mais, mon ange, est-ce assez que mon cœur me rassure quand la raison doit m'alarmer ? J'ai perdu le droit de compter sur moi. Qui me repondra que ma confiance n'est pas encore une illusion du vice ? Comment me fier à des sentiments qui m'ont tant de fois abusée ? Le crime ne commence-t-il pas toujours par l'orgueil qui fait mépriser la tentation ? et braver des périls l'on a succombé n'est-ce pas vouloir succomber encore ?

Pèse toutes ces considérations, ma cousine ; tu verras que quand elles seraient vaines par elles-

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mêmes, elles sont assez graves par leur objet pour mériter qu'on y songe. Tire-moi donc de l'incerti- tude où elles m'ont mise. Marque-moi comment je dois me comporter dans cette occasion délicate ; car mes erreurs passées ont altéré mon jugement et me rendent timide à me déterminer sur toutes choses. Quoi que tu penses de toi-même, ton âme est calme et tranquille, j'en suis sûre ; les objets s'y peignent tels qu'ils sont : mais la mienne, toujours émue comme une onde agitée, les confond et les défigure. Je n'ose plus me fier à rien de ce que je vois ni de ce que je sens ; et, malgré de si longs repentirs, j'éprouve avec douleur que le poids d'une ancienne faute est un fardeau qu'il faut porter toute sa vie.

LETTRE XV

DE SAINT-PREUX A MYLORD EDOUARD

M. de Wolmar partit hier pour Étange, et j'ai peine à concevoir l'état de tristesse m'a laissé son départ. Je crois que l'éloignement de sa femme m'affligerait moins que le sien. Je me sens plus contraint qu'en sa présence même : un morne silence règne au fond de mon cœur ; un effroi secret en étouffe le murmure ; et, moins troublé de désirs que de craintes, j'éprouve les terreurs du crime sans en avoir les tentations.

Savez-vous, mylord, mon âme se rassure et perd ces indignes frayeurs ? auprès de madame de Wolmar. Sitôt que j'approche d'elle, sa vue apaise

LA NOUVELLE HÉLOÏSE 187

mon trouble, ses regards épurent mon cœur. Tel est l'ascendant du sien, qu'il semble toujours inspirer aux autres le sentiment de son innocence et le repos qui en est l'effet. Malheureusement pour moi, sa règle de vie ne la livre pas toute la journée à la société de ses amis, et dans les moments que je suis forcé de passer sans la voir je souffrirais moins d'être plus loin d'elle.

Ce qui contribue encore à nourrir la mélancolie dont je me sens accablé, c'est un mot qu'elle me dit hier après le départ de son mari. Quoique jusqu'à cet instant elle eût fait assez bonne contenance, elle le suivit longtemps des yeux avec un air attendri, que j'attribuai d'abord au seul éloignement de cet heureux époux ; mais je conçus à son discours que cet attendrissement avait encore une autre cause qui ne m'était pas connue. Vous voyez comme nous vivons, me dit-elle, et vous savez s'il m'est cher. Ne croyez pas pourtant que le sentiment qui m'unit à lui, aussi tendre et plus puissant que l'amour, en ait aussi les faiblesses. S'il nous en coûte quand la douce habitude de vivre ensemble est interrompue, l'espoir assuré de la reprendre bientôt nous console. Un état aussi permanent laisse peu de vicissitudes à craindre ; et dans une absence de quelques jours nous sentons moins la peine d'un si court intervalle que le plaisir d'en envisager la fin. L'affliction que vous lisez dan= mes yeux vient d'un sujet plus grave ; et, quoi- qu'elle soit relative à M. de Wolmar, ce n'est point son éloignement qui la cause.

Mon cher ami, ajouta-t-elle d'un ton pénétré, il n'y a point de vrai bonheur sur la terre. J'ai pour

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mari le plus honnête et le plus doux des hommes, un penchant mutuel se joint au devoir qui nous lie, il n'a point d'autres désirs que les miens ; j'ai des enfants qui ne donnent et ne promettent que des plaisirs à leur mère : il n'y eut jamais d'amie plus tendre, plus vertueuse, plus aimable que celle dont mon cœur est idolâtre, et je vais passer mes jours avec elle ; vous-même contribuez à me les rendre chers en justifiant si bien mon estime et mes sentiments pour vous ; un long et fâcheux procès prêt à finir va ramener dans nos bras le meilleur des pères ; tout nous prospère ; l'ordre et la paix régnent dans notre maison ; nos domestiques sont zélés et fidèles ; nos voisins nous marquent toutes sortes d'attachement ; nous jouissons de la bien- veillance publique. Favorisée en toutes choses du ciel, de la fortune, et des hommes, je vois tout concourir à mon bonheur. Un chagrin secret, un seul chagrin l'empoisonne, et je ne suis pas heureuse. Elle dit ces derniers mots avec un soupir qui me perça l'âme, et auquel je vis trop que je n'avais aucune part. Elle n'est pas heureuse, me dis-je en soupirant à mon tour, et ce n'est plus moi qui l'empêche de l'être !

Cette funeste idée bouleversa dans un instant toutes les miennes, et troubla le repos dont je com- mençais à jouir. Impatient du doute insupport- able où ce discours m'avait jeté, je la pressai telle- ment d'achever de m'ouvrir son cœur, qu'enfin elle versa dans le mien ce fatal secret et me permit de vous le révéler. Mais voici l'heure de la pro- menade. Madame de Wolmar sort actuellement du gynécée pour aller se promener avec ses enfants ;

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elle vient de me le faire dire. J'y cours, mylord : je vous quitte pour cette fois, et remets à reprendre dans une autre lettre le sujet interrompu dans celle-ci.

LETTRE XVI

DE MADAME DE WOLMAR A SON MARI

Je vous attends mardi, comme vous me le marquez, et vous trouverez tout arrangé selon vos intentions. Voyez, en revenant, madame d'Orbe ; elle vous dira ce qui s'est passé durant votre absence : j'aime mieux que vous l'appreniez d'elle que de moi.

Wolmar, il est vrai, je crois mériter votre estime ; mais votre conduite n'en est pas plus convenable, et vous jouissez durement de la vertu de votre femme.

LETTRE XVII

DE SAINT PREUX A MYLORD EDOUARD

Je veux, mylord, vous rendre compte d'un danger que nous courûmes ces jours passés, et dont heur- eusement nous avons été quittes pour la peur et un peu de fatigue. Ceci vaut bien une lettre à part : en la lisant, vous sentirez ce qui m'engage à vous l'écrire.

Vous savez que la maison de madame de Wolmar n'est pas loin du lac, et qu'elle aime les promenades sur l'eau. Il y a trois jours que le désœuvrement

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l'absence de son mari nous laisse et la beauté de la soirée nous firent projeter une de ces prome- nades pour le lendemain. Au lever du soleil nous nous rendîmes au rivage ; nous prîmes un bateau avec des filets pour pêcher, trois rameurs, un domestique, et nous nous embarquâmes avec quel- ques provisions pour le dîner. J'avais pris un fusil pour tirer des besolets ; * mais elle me fit honte de tuer des oiseaux à pure perte et pour le seul plaisir de faire du mal. Je m'amusais donc à rappeler de temps en temps des gros sifflets, des tiou-tious, des crenets, des sifflassons ; 2 et je ne tirai qu'un seul coup de fort loin sur une grèbe que je manquai.

Nous passâmes une heure ou deux à pêcher à cinq cents pas du rivage. La pêche fut bonne ; mais, à l'exception d'une truite qui avait reçu un coup d'aviron, Julie fit tout rejeter à l'eau. Ce sont, dit-elle, des animaux qui souffrent ; déliv- rons-les ; jouissons du plaisir qu'ils auront d'être échappés au péril. Cette opération se fit lente- ment, à contre-cœur, non sans quelques représen- tations ; et je vis aisément que nos gens auraient mieux goûté le poisson qu'ils avaient pris que la morale qui lui sauvait la vie.

Nous avançâmes ensuite en pleine eau ; puis, par une vivacité de jeune homme dont il serait temps de guérir, m'étant mis à nager? je dirigeai tellement au milieu du lac que nous nous trouvâmes bientôt

1 Oiseau de passage sur le lac de Genève. Le besolet n'est pas bon à manger.

2 Diverses sortes d'oiseaux du lac de Genève, tous très bons à manger.

3 Terme des bateliers du lac de Genève; c'est tenir la rame qui gouverne les autres.

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à plus d'une lieue du rivage. j'expliquais à Julie toutes les parties du superbe horizon qui nous entourait. Je lui montrais de loin les embouchures du Rhône, dont l'impétueux cours s'arrête tout à coup au bout d'un quart de lieue, et semble craindre de souiller de ses eaux bourbeuses le cristal azuré du lac. Je lui faisais observer les redans des mon- tagnes, dont les angles correspondants et parallèles forment dans l'espace qui les sépare un lit digne du fleuve qui le remplit. . . .

Tandis que nous nous amusions agréablement à parcourir ainsi des yeux les côtes voisines, un séchard, qui nous poussait de biais vers la rive opposée, s'éleva, fraîchit considérablement ; et, quand nous songeâmes à revirer, la résistance se trouva si forte qu'il ne fut plus possible à notre frêle bateau de la vaincre. Bientôt les ondes de- vinrent terribles : il fallut regagner la rive de Savoie, et tâcher d'y prendre terre au village de Meillerie qui était vis-à-vis de nous, et qui est presque le seul lieu de cette côte la grève offre un abord commode. Mais le vent ayant changé se renforçait, rendait inutiles les efforts de nos bateliers, et nous faisait dériver plus bas le long d'une file de rochers escarpés l'on ne trouve plus d'asile.

Nous nous mîmes tous aux rames ; et presque au même instant j'eus la douleur de voir Julie saisie du mal de cœur, faible et défaillante au bord du bateau. Heureusement elle était faite à l'eau et cet état ne dura pas. Cependant nos efforts croissaient avec le danger ; le soleil, la fatigue et la sueur nous mirent tous hors d'haleine et dans un

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épuisement excessif : c'est alors que, retrouvant tout son courage, Julie animait le nôtre par ses caresses compatissantes ; elle nous essuyait indis- tinctement à tous le visage, et mêlant dans un vase du vin avec de l'eau de peur d'ivresse, elle en offrait alternativement aux plus épuisés. Non, jamais votre adorable amie ne brilla d'un si vif éclat que dans ce moment la chaleur et l'agita- tion avaient animé son teint d'un plus grand feu ; et ce qui ajoutait le plus à ses charmes était qu'on voyait si bien à son air attendri que tous ses soins venaient moins de frayeur pour elle que de com- passion pour nous. Un instant seulement deux planches s'étant entr'ouvertes, dans un choc qui nous inonda tous, elle crut le bateau brisé ; et dans une exclamation de cette tendre mère j'en- tendis distinctement ces mots : O mes enfants ! faut-il ne vous voir plus ? Pour moi, dont l'imagi- nation va toujours plus loin que le mal, quoique je connusse au vrai l'état du péril, je croyais voir de moment en moment le bateau englouti, cette beauté si touchante se débattre au milieu des flots, et la pâleur de la mort ternir les roses de son visage.

Enfin à force de travail nous remontâmes à Meillerie, et, après avoir lutté plus d'une heure à dix pas du rivage, nous parvînmes à prendre terre. En abordant, toutes les fatigues furent oubliées. Julie prit sur soi la reconnaissance de tous les soins que chacun s'était donnés ; et comme au fort du danger elle n'avait songé qu'à nous, à terre il lui semblait qu'on n'avait sauvé qu'elle.

Nous dînâmes avec l'appétit qu'on gagne dans un violent travail. La truite fut apprêtée. Julie

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qui l'aime extrêmement en mangea peu ; et je compris que, pour ôter aux bateliers le regret de leur sacrifice, elle ne se souciait pas que j'en man- geasse beaucoup moi-même. Mylord, vous l'avez dit mille fois, dans les petites choses comme dans les grandes cette âme aimante se peint toujours.

Après le dîner, l'eau continuant d'être forte et le bateau ayant besoin d'être raccommodé, je proposai un tour de promenade. Julie m'opposa le vent, le soleil, et songeait à ma lassitude. J'avais mes vues ; ainsi je répondis à tout. Je suis, lui dis-je, accoutumé dès l'enfance aux exercices pénibles ; loin de nuire à ma santé ils l'affermissent, et mon dernier voyage m'a rendu bien plus robuste encore. A l'égard du soleil et du vent, vous avez votre chapeau de paille ; nous gagnerons des abris et des bois ; il n'est question que de monter entre quelques rochers ; et vous qui n'aimez pas la plaine en supporterez volontiers la fatigue. Elle fit ce que je voulais, et nous partîmes pendant le dîner de nos gens.

Vous savez qu'après mon exil du Valais je revins il y a dix ans à Meillerie attendre la permission de mon retour. C'est que je passai des jours si tristes et si délicieux, uniquement occupé d'elle, et c'est de que je lui écrivis une lettre dont elle fut si touchée. J'avais toujours désiré de revoir la retraite isolée qui me servit d'asile au milieu des glaces, et mon cœur se plaisait à converser en lui-même avec ce qu'il eut de plus cher au monde. L'occasion de visiter ce lieu si chéri dans une saison plus agréable, et avec celle dont l'image l'habitait jadis avec moi, fut le motif secret de ma promenade.

N

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Je me faisais un plaisir de lui montrer d'anciens monuments d'une passion si constante et si mal- heureuse.

Nous y parvînmes après une heure de marche par des sentiers tortueux et frais, qui, montant insensiblement entre les arbres et les rochers, n'avaient rien de plus incommode que la longueur du chemin. En approchant et reconnaissant mes anciens renseignements, je fus prêt à me trouver mal ; mais je me surmontai, je cachai mon trouble, et nous arrivâmes. Ce lieu solitaire formait un réduit sauvage et désert, mais plein de ces sortes de beautés qui ne plaisent qu'aux âmes sensibles, et paraissent horribles aux autres. Un torrent formé par la fonte des neiges roulait à vingt pas de nous une eau bourbeuse et charriait avec bruit du limon, du sable et des pierres. Derrière nous une chaîne de roches inaccessibles séparait l'esplanade nous étions de cette partie des Alpes qu'on nomme les Glaciers, parce que d'énormes sommets de glaces qui s'accroissent incessamment les couvrent depuis le commencement du monde. Des forêts de noirs sapins nous ombrageaient tristement à droite. Un grand bois de chênes était à gauche au delà du torrent ; et au-dessous de nous cette immense plaine d'eau que le lac forme au sein des Alpes nous séparait des riches côtes du pays de Vaud, dont la cime du majestueux Jura couronnait le tableau.

Au milieu de ces grands et superbes objets, le petit terrain nous étions étalait les charmes d'un séjour riant et champêtre ; quelques ruisseaux filtraient à travers les rochers, et roulaient sur la verdure en filets de cristal ; quelques arbres

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fruitiers sauvages penchaient leurs têtes sur les nôtres ; la terre humide et fraîche était couverte d'herbe et de fleurs. En comparant un si doux séjour aux objets qui l'environnaient, il semblait que ce lieu dût être l'asile de deux amants échappés seuls au bouleversement de la nature.

Quand nous eûmes atteint ce réduit et que je l'eus quelque temps contemplé : Quoi ! dis-je à Julie en la regardant avec un œil humide, votre cœur ne vous dit-il rien ici, et ne sentez-vous point quelque émotion secrète à l'aspect d'un lieu si plein de vous ? Alors, sans attendre sa réponse, je la conduisis vers le rocher, et lui montrai son chiffre gravé dans mille endroits, et plusieurs vers de Pétrarque et du Tasse relatifs à la situation j'étais en les traçant. En les revoyant moi-même après si longtemps, j'éprouvai combien la présence des objets peut ranimer puissamment les senti- ments violents dont on fut agité près d'eux. Je lui dis avec un peu de véhémence : O Julie, éternel charme de mon cœur ! voici les lieux soupira jadis pour toi le plus fidèle amant du monde ; voici le séjour ta chère image faisait son bonheur, et préparait celui qu'il reçut enfin de toi-même. On n'y voyait alors ni ces fruits ni ces ombrages ; la verdure et les fleurs ne tapissaient point ces compartiments, le cours de ces ruisseaux n'en formait point les divisions, ces oiseaux n'y faisaient point entendre leurs ramages ; le vorace épervier, le corbeau funèbre, et l'aigle terrible des Alpes, faisaient seuls retentir de leurs cris ces cavernes ; d'immenses glaces pendaient à tous ces rochers ; des festons de neige étaient le seul ornement de ces

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arbres ; tout respirait ici les rigueurs de l'hiver et l'horreur des frimas ; les feux seuls de mon cœur me rendaient ce lieu supportable, et les jours entiers s'y passaient à penser à toi. Voilà la pierre je m'asseyais pour contempler au loin ton heureux séjour ; sur celle-ci fut écrite la lettre qui toucha ton cœur ; ces cailloux tranchants me servaient de burin pour graver ton chiffre ; ici je passai le torrent glacé pour reprendre une de tes lettres qu'emportait un tourbillon ; je vins relire et baiser mille fois la dernière que tu m'écrivis ; voilà le bord d'un œil avide et sombre je mesurais la profondeur de ces abîmes ; enfin ce fut ici qu'avant mon triste départ je vins te pleurer mourante et jurer de ne te pas survivre. Fille trop constam- ment aimée, ô toi pour qui j'étais né, faut-il me retrouver avec toi dans les mêmes lieux, et regretter le temps que j'y passais à gémir de ton absence ! . . . J'allais continuer ; mais Julie, qui, me voyant approcher du bord, s'était effrayée et m'avait saisi la main, la serra sans mot dire en me regardant avec tendresse et retenant avec peine un soupir ; puis tout à coup détournant la vue et me tirant par le bras : Allons-nous-en, mon ami, me dit-elle d'une voix émue ; l'air de ce lieu n'est pas bon pour moi. Je partis avec elle en gémissant, mais sans lui répondre, et je quittai pour jamais ce triste réduit comme j'aurais quitté Julie elle-même.

Revenus lentement au port après quelques détours, nous nous séparâmes. Elle voulut rester seule, et je continuai de me promener sans trop savoir j'allais. A mon retour, le bateau n'étant pas encore prêt ni l'eau tranquille, nous soupâmes

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tristement, les yeux baissés, l'air rêveur, mangeant

peu et parlant encore moins. Après le souper, nous

fûmes nous asseoir sur la grève en attendant le

moment du départ. Insensiblement la lune se

leva, l'eau devint plus calme, et Julie me proposa de

partir. Je lui donnai la main pour entrer dans le

bateau ; et, en m'asseyant à côté d'elle, je ne

songeai plus à quitter sa main. Nous gardions un

profond silence. Le bruit égal et mesuré des

rames m'excitait à rêver. Le chant assez gai des

bécassines,1 me retraçant les plaisirs d'un autre

âge, au lieu de m'égayer, m'attristait. Peu à peu

je sentis augmenter la mélancolie dont j'étais

accablé. Un ciel serein, la fraîcheur de l'air, les

doux rayons de la lune, le frémissement argenté

dont l'eau brillait autour de nous, le concours des

plus agréables sensations, la présence même de cet

objet chéri, rien ne put détourner de mon cœur

mille réflexions douloureuses.

Je commençai par me rappeler une promenade

semblable faite autrefois avec elle durant le charme

de nos premières amours. Tous les sentiments

délicieux qui remplissaient alors mon âme s'y

retracèrent pour l'affliger ; tous les événements de

notre jeunesse, nos études, nos entretiens, nos

lettres, nos rendez-vous, nos plaisirs, ces foules de

petits objets qui m'offraient l'image de mon bonheur

passé ; tout revenait, pour augmenter ma misère

présente, prendre place en mon souvenir. C'en

1 La bécassine du lac de Genève n'est point l'oiseau qu'on appelle en France du même nom. Le chant plus vif et plus animé de la nôtre donne au lac, durant les nuits d'été, un air de vie et de fraîcheur qui rend ses rives encore plus charmantes.

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est fait, disais-je en moi-même ; ces temps, ces

temps heureux ne sont plus ; ils ont disparu pour

jamais. Hélas ! ils ne reviendront plus ; et nous

vivons, et nous sommes ensemble, et nos cœurs

sont toujours unis ! Il me semblait que j'aurais

porté plus patiemment sa mort ou son absence, et

que j'avais moins souffert tout le temps que j'avais

passé loin d'elle. Quand je gémissais dans l'éloigne-

ment, l'espoir de la revoir soulageait mon cœur ;

je me flattais qu'un instant de sa présence effacerait

toutes mes peines ; j'envisageais au moins dans les

possibles un état moins cruel que le mien : mais se

trouver auprès d'elle, niais la voir, la toucher, lui

parler, l'aimer, l'adorer, et, presque en la possédant

encore, la sentir perdue à jamais pour moi ; voilà

ce qui me jetait dans des accès de fureur et de rage

qui m'agitèrent par degrés jusqu'au désespoir.

Bientôt je commençai de rouler dans mon esprit

des projets funestes, et, dans un transport dont je

frémis en y pensant, je fus violemment tenté de la

précipiter avec moi dans les flots, et d'y finir dans

ses bras ma vie et mes longs tourments. Cette

horrible tentation devint à la fin si forte, que je fus

obligé de quitter brusquement sa main pour passer

à la pointe du bateau.

mes vives agitations commencèrent à prendre un autre cours ; un sentiment plus doux s'insinua peu à peu dans mon âme, l'attendrissement sur- monta le désespoir, je me mis à verser des torrents de larmes ; et cet état, comparé à celui dont je sortais, n'était pas sans quelque plaisir. Je pleurai fortement, longtemps, et fus soulagé. Quand je me trouvai bien remis, je revins auprès de Julie ;

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je repris sa main. Elle tenait son mouchoir ; je le sentis fort mouillé. Ah. ! lui dis-je tout bas, je vois que nos cœurs n'ont jamais cessé de s'entendre ! Il est vrai, dit-elle d'une voix altérée ; mais que ce soit la dernière fois qu'ils auront parlé sur ce ton. Nous recommençâmes alors à causer tranquille- ment, et au bout d'une heure de navigation nous arrivâmes sans autre accident. Quand nous fûmes rentrés, j'aperçus à la lumière qu'elle avait les yeux rouges et fort gonflés ; elle ne dut pas trouver les miens en meilleur état. Après les fatigues de cette journée, elle avait grand besoin de repos ; elle se retira, et je fus me coucher.

Voilà, mon ami, le détail du jour de ma vie où, sans exception, j'ai senti les émotions les plus vives. J'espère qu'elles seront la crise qui me rendra tout à fait à moi. Au reste, je vous dirai que cette aventure m'a plus convaincu que tous les argu- ments de la liberté de l'homme et du mérite de la vertu. Combien de gens sont faiblement tentés et succombent ! Pour Julie, mes yeux le virent et mon cœur le sentit, elle soutint ce jour-là le plus grand combat qu'âme humaine ait pu soutenir ; elle vainquit pourtant. Mais qu'ai-je fait pour rester si loin d'elle ? O Edouard ! quand séduit par ta maîtresse tu sus triompher à la fois de tes désirs et des siens, n'étais-tu qu'un homme ? Sans toi j'étais perdu peut-être. Cent fois dans ce jour périlleux, le souvenir de ta vertu m'a rendu la mienne.

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La cinquième partie renferme encore des lettres de Saint-Preux sur le ménage des Wolmar et devient un vrai traité d'économie domestique. Rousseau développe ses idées sur la question des terres, sur la mendicité, sur la tempérance, sur l'éducation des enfants, &c. ; son roman est quelquefois un supplément au Discours sur l'Inégalité et quelquefois un prélude à Y Emile.

L'âme de Julie est à présent tranquille ; à la crise sur- venue au milieu des rochers de Meillerie a succédé le calme. Elle n'a qu'une seule tristesse: son mari est athée, mais elle espère le ramener à Dieu. Un autre projet la pré- occupe; c'est d'unir les deux amis qu'elle aime de tout son cœur. A cet effet elle écrit ainsi à Madame d'Orbe :

Je soupçonne que tu as aimé, sans le savoir, bien plus tôt que tu ne crois, ou du moins que le même penchant qui me perdit t'eût séduite si je ne t'avais prévenue. Conçois-tu qu'un sentiment si naturel et si doux puisse tarder si longtemps à naître ? conçois-tu qu'à l'âge nous étions on puisse im- punément se familiariser avec un jeune homme aimable, ou qu'avec tant de conformité dans tous nos goûts celui-ci seul ne nous eût pas été commun ? Non, mon ange ; tu l'aurais aimé, j'en suis sûre, si je ne l'eusse aimé la première. Moins faible et non moins sensible, tu aurais été plus sage que moi sans être plus heureuse. Mais quel penchant eût pu vaincre dans ton âme honnête l'horreur de la trahison et de l'infidélité ? L'amitié te sauva des pièges de l'amour ; tu ne vis plus qu'un ami dans l'amant de ton amie, et tu rachetas ainsi ton cœur aux dépens du mien.

Ces conjectures ne sont pas même si conjectures que tu penses ; et, si je voulais rappeler des temps qu'il faut oublier, il me serait aisé de trouver dans l'intérêt que tu croyais ne prendre qu'à moi seule

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un intérêt non moins vif pour ce qui m'était cher. N'osant l'aimer, tu voulais que je l'aimasse : tu jugeas chacun de nous nécessaire au bonheur de l'autre ; et ce cœur, qui n'a point d'égal au monde, nous en chérit plus tendrement tous les deux. Sois sûre que, sans ta propre faiblesse, tu m'aurais été moins indulgente ; mais tu te serais reproché sous le nom de jalousie une juste sévérité. Tu ne te sentais pas en droit de combattre en moi le pen- chant qu'il eût fallu vaincre ; et, craignant d'être perfide plutôt que sage, en immolant ton bonheur au nôtre, tu crus avoir assez fait pour la vertu.

Ma Claire, voilà ton histoire ; voilà comment ta tyrannique amitié me force à te savoir gré de ma honte, et à te remercier de mes torts. Ne crois pas pourtant que je veuille t'imiter en cela ; je ne suis pas plus disposée à suivre ton exemple que toi le mien : et comme tu n'as pas à craindre mes fautes, je n'ai plus, grâce au ciel, tes raisons d'indulgence. Quel plus digne usage ai-je à faire de la vertu que tu m'as rendue, que de t'aider à la conserver ?

Il faut donc te dire encore mon avis sur ton état présent. La longue absence de notre maître n'a pas changé tes dispositions pour lui : ta liberté recouvrée et son retour ont produit une nouvelle époque dont l'amour a su profiter. Un nouveau sentiment n'est pas dans ton cœur ; celui qui s'y cacha si longtemps n'a fait que se mettre plus à l'aise. Fière d'oser te l'avouer à toi-même, tu t'es pressée de me le dire. Cet aveu te semblait presque nécessaire pour le rendre tout à fait inno- cent ; en devenant un crime pour ton amie, il cessait d'en être un pour toi ; et peut-être ne

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t'es-tu livrée au mal que tu combattais depuis tant d'années, que pour mieux achever de m'en guérir.

J'ai senti tout cela, ma chère ; je me suis peu alarmée d'un penchant qui me servait de sauve- garde, et que tu n'avais point à te reprocher. Cet hiver que nous avons passé tous ensemble au sein de la paix et de l'amitié m'a donné plus de con- fiance encore, en voyant que, loin de rien perdre de ta gaieté, tu semblais l'avoir augmentée. Je t'ai vue tendre, empressée, attentive, mais franche dans tes caresses, naïve dans tes jeux, sans mystère, sans ruses en toutes choses ; et dans tes plus vives agaceries la joie de l'innocence réparait tout.

Depuis notre entretien de l'Elysée je ne suis plus contente de toi : je te trouve triste et rêveuse ; tu te plais seule autant qu'avec ton amie ; tu n'as pas changé de langage, mais d'accent ; tes plaisan- teries sont plus timides : tu n'oses plus parler de lui si souvent : on dirait que tu crains toujours qu'il ne t'écoute; et l'on voit à ton inquiétude que tu attends de ses nouvelles plutôt que tu n'en demandes.

Je tremble, bonne cousine, que tu ne sentes pas tout ton mal, et que le trait ne soit enfoncé plus avant que tu n'as paru le craindre. Crois-moi, sonde bien ton cœur malade ; dis-toi bien, je le répète, si, quelque sage qu'on puisse être, on peut sans risque demeurer longtemps avec ce qu'on aime, et si la confiance qui me perdit est tout à fait sans danger pour toi. Vous êtes libres tous deux, c'est précisément ce qui rend les occasions plus suspectes. Il n'y a point dans un cœur vertueux de faiblesse qui cède au remords ; et je conviens avec toi qu'on est toujours assez forte contre le crime : mais,

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hélas ! qui peut se garantir d'être faible ? Cepen- dant regarde les suites, songe aux effets de la honte. Il faut s'honorer pour être honorée. Comment peut-on mériter le respect d'autrui sans en avoir pour soi-même ? et s'arrêtera dans la route du vice celle qui fait le premier pas sans effroi ? Voilà ce que je dirais à ces femmes du monde pour qui la morale et la religion ne sont rien, et qui n'ont de loi que l'opinion d'autrui. Mais toi, femme vertueuse et chrétienne, toi qui vois ton devoir et qui l'aimes, toi qui connais et suis d'autres règles que les jugements publics, ton premier honneur est celui que te rend ta conscience ; et c'est celui-là qu'il s'agit de conserver.

Veux-tu savoir quel est ton tort en toute cette affaire ? c'est, je te le redis, de rougir d'un senti- ment honnête que tu n'as qu'à déclarer pour le rendre innocent.

Madame d'Orbe ne nie pas les soupçons de son amie. Elle sent qu'elle aime Saint-Preux mais croit que le cœur de celui-ci est donné tout entier à la mémoire de Julie d'Étanges. Elle s'en remet aux conseils de Madame de Wolmar dans une lettre (II. de la sixième partie) dont nous citons quelques pages :—

Je fis mon frère de ton ami, tu le sais. L'amant de mon amie me fut comme le fils de ma mère. Ce ne fut point ma raison, mais mon cœur qui fit ce choix. J'eusse été plus sensible encore, que je ne l'aurais pas autrement aimé. Je l'embrassais tn embrassant la plus chère moitié de toi-même ; j'avais pour garant de la pureté de mes caresses leur propre vivacité. Une fille traite-t-elle ainsi

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ce qu'elle aime ? le traitais-tu toi-même ainsi ? Non, Julie ; l'amour chez nous est craintif et timide ; la réserve et la honte sont ses avances ; il s'annonce par ses refus ; et sitôt qu'il transforme en faveurs les caresses, il en sait bien distinguer le prix. L'amitié est prodigue, mais l'amour est avare.

J'avoue que de trop étroites liaisons sont tou- jours périlleuses à l'âge nous étions, lui et moi ; mais, tous deux le cœur plein du même objet, nous nous accoutumâmes tellement à le placer entre nous, qu'à moins de t'anéantir nous ne pouvions plus arriver l'un à l'autre ; la familiarité même dont nous avions pris la douce habitude, cette familiarité, dans tout autre cas si dangereuse, fut alors ma sauvegarde. Nos sentiments dépendent de nos idées ; et quand elles ont pris un certain cours, elles en changent difficilement. Nous en avions trop dit sur un ton pour recommencer sur un autre ; nous étions déjà trop loin pour revenir sur nos pas. L'amour veut faire tout son progrès lui-même ; il n'aime point que l'amitié lui épargne la moitié du chemin. Enfin, je l'ai dit autrefois, et j'ai lieu de le croire encore, on ne prend guère de baiser coupable sur la même bouche l'on en prit d'innocents.

A l'appui de tout cela vint celui que le ciel destinait à faire le court bonheur de ma vie. Tu le sais, cousine, il était jeune, bien fait, honnête, attentif, complaisant : il ne savait pas aimer comme ton ami ; mais c'était moi qu'il aimait ; et quand on a le cœur libre, la passion qui s'adresse à nous a toujours quelque chose de contagieux. Je lui rendis donc du mien tout ce qu'il en restait à

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prendre ; et sa part fut encore assez bonne pour ne lui pas laisser de regret à son choix. Avec cela, qu'avais-je à redouter ? J'avoue même que les droits du sexe, joints à ceux du devoir, portèrent un moment préjudice aux tiens, et que, livrée à mon nouvel état, je fus d'abord plus épouse qu'amie : mais en revenant à toi je te rapportai deux cœurs au lieu d'un ; et je n'ai pas oublié depuis que je suis restée seule chargée de cette double dette. . . .

Oui, chère amie, je suis tendre et sensible aussi bien que toi ; mais je le suis d'une autre manière : mes affections sont plus vives ; les tiennes sont plus pénétrantes. Peut-être avec des sens plus animés ai-je plus de ressources pour leur donner le change ; et cette même gaieté qui coûte l'inno- cence à tant d'autres me l'a toujours conservée. Ce n'a pas toujours été sans peine, il faut l'avouer. Le moyen de rester veuve à mon âge, et de ne pas sentir quelquefois que les jours ne sont que la moitié de la vie ? Mais, comme tu l'as dit, et comme tu l'éprouves, la sagesse est un grand moyen d'être sage ; car, avec toute ta bonne contenance, je ne te crois pas dans un cas fort différent du mien. C'est alors que l'enjouement vient à mon secours, et fait plus peut-être pour la vertu que n'eussent fait les graves leçons de la raison. Combien de fois dans le silence de la nuit, l'on ne peut s'échapper à soi-même, j'ai chassé des idées importunes en méditant des tours pour le lendemain ! combien de fois j'ai sauvé les dangers d'un tête-à-tête par une saillie extravagante ! Tiens, ma chère, il y a toujours, quand on est faible, un moment la

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gaieté devient sérieuse ; et ce moment ne viendra point pour moi : voilà ce que je crois sentir, et de quoi je t'ose répondre.

Après cela, je te confirme librement tout ce que je t'ai dit dans l'Elysée sur l'attachement que j'ai senti naître, et sur tout le bonheur dont j'ai joui cet hiver. Je m'en livrais de meilleur cœur au charme de vivre avec ce que j'aime, en sentant que je ne désirais rien de plus. Si ce temps eût duré toujours, je n'en aurais jamais souhaité un autre. Ma gaieté venait de contentement, et non d'artifice. Je tournais en espièglerie le plaisir de m'occuper de lui sans cesse ; je sentais qu'en me bornant à rire je ne m'apprêtais point de pleurs. . . .

Il me reste à te déclarer ma résolution sur cette affaire. Tu connais à présent mon intérieur aussi bien et peut-être mieux que moi-même : mon honneur, mon bonheur, te sont chers autant qu'à moi ; et dans le calme des passions la raison te fera mieux voir je dois trouver l'un et l'autre. Charge-toi donc de ma conduite ; je t'en remets l'entière direction. Rentrons dans notre état naturel, et changeons entre nous de métier ; nous nous en tirerons mieux toutes deux. Gouverne ; je serai docile : c'est à toi de vouloir ce que je dois faire, à moi de faire ce que tu voudras. Tiens mon âme à couvert dans la tienne ; que sert aux insépa- rables d'en avoir deux ?

Cependant, Saint-Preux est avec mylord Bomston en Italie. L'Anglais a besoin des conseils de son ami, car il s'est engagé dans des aventuras amoureuses (racontées dans Les Amours Je mylord Bomston, appendice à la

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Julie). Il a eu des relations avec une marquise italienne et avec une fille infortunée, Laure Pisana. Celle-ci, tirée de la misère et élevée dans un couvent par ses soins, a conçu une vraie affection pour son bienfaiteur. Bomston pense à l'épouser. Saint-Preux, qui voit toutes les conséquences funestes qui pourraient s'ensuivre d'un tel mariage, obtient de Laure de prendre le voile. Son ami accepte cette solution d'un problème difficile. Il écrit à Wolmar son approbation de la conduite et du caractère de Saint-Preux ; le mari de Julie pourra lui confier en toute sécurité l'éducation de ses enfants. Hélas! tous ces projets pour l'avenir sont interrompus; la lettre suivante de Fanchon Anet a Saint-Preux ex- plique de quelle façon tragique.

LETTRE IX

DE FANCHON ANET A SAINT-PREUX

Ah ! monsieur, ah ! mon bienfaiteur, que me charge-t-on de vous apprendre ! . . . Madame . . . ma pauvre maîtresse ... O Dieu ! je vois déjà votre frayeur . . . mais vous ne voyez pas notre désolation ... je n'ai pas un moment à perdre ; il faut vous dire ... il faut courir ... je voudrais déjà vous avoir tout dit . . . Ah ! que deviendrez-vous quand vous saurez notre malheur ?

Toute la famille alla dîner hier à Chillon. M. le baron, qui allait en Savoie passer quelques jours au château de Blonay, partit après le dîner. On l'accompagna quelques pas ; puis on se promena le long de la digue. Madame d'Orbe et madame la baillive marchaient devant avec monsieur. Madame suivait, tenant d'une main Henriette et de l'autre Marcellin. J'étais derrière avec l'aîné. Mon- seigneur le bailli, qui s'était arrêté pour parler à quelqu'un, vint rejoindre la compagnie, et offrit

208 JULIE, OU

le bras à madame. Pour le prendre elle me renvoie Marcellin : il court à moi, j'accours à lui ; en courant l'enfant fait un faux pas, le pied lui manque, il tombe dans l'eau. Je pousse un cri perçant : madame se retourne, voit tomber son fils, part comme un trait, et s'élance après lui.

Ah ! misérable, que n'en fis-je autant ! que n'y suis-je restée ! . . . Hélas ! je retenais l'aîné qui voulait sauter après sa mère . . . elle se débattait en serrant l'autre entre ses bras . . . On n'avait ni gens ni bateau, il fallut du temps pour les re- tirer . . . L'enfant est remis ; mais la mère ... le saisissement, la chute, l'état elle était . . . Qui sait mieux que moi combien cette chute est dange- reuse ! . . . Elle resta très longtemps sans con- naissance. A peine l'eut-elle reprise qu'elle demanda son fils . . . Avec quels transports de joie elle l'embrassa ! Je la crus sauvée ; mais sa vivacité ne dura qu'un moment. Elle voulut être ramenée ici ; durant la route elle s'est trouvée mal plusieurs fois. Sur quelques ordres qu'elle m'a donnés, je vois qu'elle ne croit pas en revenir. Je suis trop malheureuse, elle n'en reviendra pas. Madame d'Orbe est plus changée qu'elle. Tout le monde est dans une agitation ... Je suis la plus tranquille de toute la maison . . . De quoi m'in- quiéterais-je ? . . . Ma bonne maîtresse ! ah ! si je vous perds, je n'aurai plus besoin de personne. . . . O mon cher monsieur, que le bon Dieu vous sou- tienne dans cette épreuve ! . . . Adieu. ... Le médecin sort de la chambre. Je cours au-devant de lui. . . . S'il nous donne quelque bonne espé- rance, je vous le marquerai. Si je ne dis rien. . . .

LA NOUVELLE HÉLOÏSE 209

LETTRE X

DE MADAME d'oRBE A SAINT-PREUX

Mort de Julie

C'en est fait, homme imprudent, homme infortuné, malheureux visionnaire ! Jamais vous ne la re- verrez ... le voile. . . . Julie n'est. . . .

Elle vous a écrit. Attendez sa lettre : honorez ses dernières volontés. Il vous reste de grands devoirs à remplir sur la terre.

LETTRE XII

DE JULIE A SAINT-PREUX

Cette lettre était incluse dans la précédente

Il faut renoncer à nos projets. Tout est changé, mon bon ami : souffrons ce changement sans murmure ; il vient d'une main plus sage que nous. Nous songions à nous réunir : cette réunion n'était pas bonne. C'est un bienfait du ciel de l'avoir prévenue ; sans doute il prévient des malheurs.

Je me suis longtemps fait illusion. Cette illu- sion me fut salutaire ; elle se détruit au moment que je n'en ai plus besoin. Vous m'avez crue gllilift et j'ai cru l'être. Rendons grâces à celui qui fit durer cette erreur autant qu'elle était utile : qui sait si, me voyant si près de l'abîme, la tête ne m'eût point tourné ? Oui, j'eus beau vouloir étouffer le premier sentiment qui m'a fait

o

2io JULIE, OU

vivre, il s'est concentré dans mon cœur. Il s'v réveille au moment qu'il n'est plus à craindre ; il me soutient quand mes forces m'abandonnent ; il me ranime quand je me meurs. Mon ami, je fais cet aveu sans honte ; ce sentiment resté malgré moi fut involontaire ; il n'a rien coûté à mon innocence ; tout ce qui dépend de ma volonté fut pour mon devoir : si le cœur qui n'en dépend pas fut pour vous, ce fut mon tourment et non pas mon crime. J'ai fait ce que j'ai fairej_la vertu me reste sans tache, et l'amour m'est resté sans remords; "

J'ose m'honorer du passé : mais qui m'eût pu répondre de l'avenir ? Un jour de plus peut-être, et j'étais coupable ! Qu'était-ce de la vie entière passée avec vous ? Quels dangers j'ai courus sans le savoir ! à quels dangers plus grands j'allais être exposée ! Sans doute je sentais pour moi les craintes que je croyais sentir pour vous. Toutes les épreuves ont été faites ; mais elles pouvaient trop revenir. N'ai-je pas assez vécu pour le bon- heur et pour la vertu ? Que me restait-il d'utile à tirer de la vie ? En me l'ôtant, le ciel ne m'ôte plus rien de regrettable, et met mon honneur à couvert. Mon ami, je pars au moment favorable, contente de vous et de moi ; je pars avec joie, et ce départ n'a rien de cruel. Après tant de sacri- fices, je compte pour peu celui qui me reste à faire : ce n'est que mourir une fois de plus.

Je prévois vos douleurs, je les sens ; vous restez à plaindre, je le sais trop ; et le sentiment de votre affliction est la plus grande peine que j'emporte avec moi. Mais voyez aussi que de consolations je

LA NOUVELLE H Ê LOI SE 211

vous laisse ! Que de soins à remplir envers celle qui vous fut chère vous font un devoir de vous conserver pour elle ! Il vous reste à la servir dans la meilleure partie d'elle-même. Vous ne perdez de Julie que ce que vous en avez perdu depuis long- temps. Tout ce qu'elle eut de meilleur vous reste. Venez vous réunir à sa famille. Que son cœur demeure au milieu de vous. Que tout ce qu'elle aima se rassemble pour lui donner un nouvel être. Vos soins, vos plaisirs, votre amitié, tout sera son ouvrage. Le nœud de votre union formé par elle la fera revivre ; elle ne mourra qu'avec le dernier de tous.

Songez qu'il vous reste une autre Julie, et n'oub- liez pas ce que vous lui devez. Chacun de vous va perdre la moitié de sa vie, unissez-vous pour con- server l'autre ; c'est le seul moyen qui vous reste à tous deux de me survivre, en servant ma famille et mes enfants. Que ne puis-je inventer des nœuds plus étroits encore pour unir tout ce qui m'est cher ! Combien vous devez l'être l'un à l'autre ! Combien cette idée doit renforcer votre attache- ment mutuel ! Vos objections contre cet engage- ment vont être de nouvelles raisons pour le former. Comment pourrez-vous jamais vous parler de moi sans vous attendrir ensemble ! Non, Claire et Julie seront si bien confondues, qu'il ne sera plus possible à votre cœur de les séparer. Le sien vous rendra tout ce que vous aurez senti pour son amie ; elle en sera la confidente et l'objet : vous serez heureux par celle qui vous restera, sans cesser d'être fidèle à celle que vous aurez perdue, et après tant de regrets et de peines, avant que l'âge de

212 JULIE, OU

vivre et d'aimer se passe, vous aurez brûlé d'un feu légitime et joui d'un bonheur innocent.

C'est dans ce chaste lien que vous pourrez sans distractions et sans craintes vous occuper des soins que je vous laisse, et après lesquels vous ne serez plus en peine de dire quel bien vous aurez fait ici-bas. Vous le savez, il existe un homme digne du bonheur auquel il ne sait pas aspirer. Cet homme est votre libérateur, le mari de l'amie qu'il vous a rendue. Seul, sans intérêt à la vie, sans attente de celle qui la suit, sans plaisir, sans consola- tion, sans espoir, il sera bientôt le plus infortuné des mortels. Vous lui devez les soins qu'il a pris de vous et vous savez ce qui peut les rendre utiles. Souvenez-vous de ma lettre précédente. Passez vos jours avec lui. Que rien de ce qui m'aima ne le quitte. Il vous a rendu le goût et la vertu, montrez-lui-en l'objet et le prix. Soyez chrétien pour l'engager à l'être. Le succès est plus près que vous ne pensez : il a fait son devoir, je ferai le mien, faites le vôtre. Dieu est juste : ma con- fiance ne me trompera pas.

Je n'ai qu'un mot à vous dire sur mes enfants, e sais quels soins va vous coûter leur éducation ; mais je sais bien aussi que ces soins ne vous seront pas pénibles. Dans les moments de dégoût in- séparables de cet emploi, dites-vous : Ils_sonxifiS enfants de Julie ; il ne vous coûtera plus rien. M. de Wolmar vous remettra les observations que j'ai faites sur votre mémoire et sur le caractère de mes deux fils. Cet écrit n'est que commencé : je ne vous le donne pas pour règle, et je le soumets à vos lumières. N'en faites point des savants,

Je

LA NOUVELLE HÉLOÏSE 213

faites-en des hommes bienfaisants et justes. Parlez-leur quelquefois de leur mère . . . vous savez s'ils lui étaient chers. . . . Dites à Marcellin qu'il ne m'en coûta pas de mourir pour lui. Dites à son frère que c'était pour lui que j'aimais la vie. Dites-leur. ... Je me sens fatiguée. Il faut finir cette lettre. En vous laissant mes enfants, je m'en sépare avec moins de peine ; je crois rester avec eux.

Adieu, adieu, mon doux ami. . . . Hélas ! j'achève de vivre comme j'ai commencé. J'en dis trop peut-être en ce moment le cœur ne déguise plus rien. . . . Eh ! pourquoi craindrais-je d'ex- primer tout ce que je sens ? Ce n'est plus moi qui te parle ; je suis déjà dans les bras de la mort. Quand tu verras cette lettre, les vers rongeront le visage de ton amante, et son cœur tu ne seras plus. Mais mon âme existerait-elle sans toi ? sans toi quelle félicité goûterais-je ? Non, je ne te quitte pas, je vais t'a.tiendre. La vertu qui nous sépara sur la terre nous unira dans le séjour éternel. Je meurs dans cette douce attente : trop heureuse d'acheter au prix de ma vie le droit^ de t'aimer toujours sans crime, et de te le dire encore une fois ;

LETTRE XIII

DE MADAME d'oRBE A SAINT-PREUX

J'apprends que vous commencez à vous remettre assez pour qu'on puisse espérer de vous voir bientôt ici. Il faut, mon ami, faire effort sur votre faib-

2i+ LA NOUVELLE HÊLOÏSE

lesse ; il faut tâcher de passer les monts avant que l'hiver achève de vous les fermer. Vous trouverez en ce pays l'air qui vous convient ; vous n'y verrez que douleur et tristesse, et peut-être l'affliction commune sera-t-elle un soulagement pour la vôtre. La mienne pour s'exhaler a besoin de vous : moi seule je ne puis ni pleurer, ni parler, ni me faire entendre. Wolmar m'entend, et ne me répond pas. La douleur d'un père infortuné se concentre en lui-même ; il n'en imagine pas une plus cruelle ; il ne la sait ni voir ni sentir : il n'y a plus d'épanche- ments pour les vieillards. Mes enfants m'atten- drissent et ne savent pas s'attendrir. Je suis seule au milieu de tout le monde ; un morne silence règne autour de moi. Dans mon stupide abatte- ment je n'ai plus de commerce avec personne ; je n'ai qu'assez de force et de vie pour sentir les horreurs de la mort. Oh ! venez, vous qui par- tagez ma perte, venez partager mes douleurs ; venez nourrir mon cœur de vos regrets, venez l'abreuver de vos larmes, c'est la seule consolation que l'on puisse attendre, c'est le seul plaisir qui me reste à eoûter.

FIN

Jean- Jacques Rousseau, à Genève, 17 12 ; mort à Ermenonville, 1778.

Discours sur les Arts, 1750.

Discours sur l'Inégalité, 1755.

Lettre sur les Spectacles, 1758.

La Nouvelle Héldise. 1761.

L'Emile, 1762.

Le Contrat Social, 1762.

Les Confessions, 1781-88.

Correspondance inédite, publié par Bosscha, 1858; par Streckeisen-Moultou, 1861 ; par H. de Roth- schild, 1892.

Le dictionnaire de la musique : Le Devin du Village.

Les Dialogues ; Rêveries d'un promeneur solitaire, &C.

La bibliographie suivante est forcément incomplète, mais surfit pour indiquer au lecteur quelques livres qui pourraient lui être utiles.

Madame d'Épinay. Mémoires.

Grimm. Correspondance littéraire ; voir Février, 1761.

VOLTAIRE. Lettres sur la Nouvelle Héloïse ; voir

Mélanges, éd. Beuchot, t. xl. Bernardin de St. Pierre. Essai sur J. J. Rousseau. Madame DE STAËL. Lettres sur le caractère et les

ouvrages de J. J. Rousseau. 215

2i6 BIBLIOGRAPHIE

MusseT-PaTHAY. Histoire de la vie et des ouvrages de

J, J. Rousseau, 1821. HoRNUNG. Les idées politiques de Rousseau, 1878. H. MoRLEY. Rousseau, I 873.

A. Chuquet. J. J. Rousseau (Collection des Grands Écrivains).

RlTTER. La Famille de J. J. Rousseau, 1878. Nou- velles Recherches sur les Confessions, 1880. La Jeunesse de J. J. Rousseau, 1896.

A. JaNSEN. Documents sur J. J. Rousseau, 1885.

Maugras. Voltaire et J. J. Rousseau, 1886.

Brunel. La Nouvelle Héloïse et Madame d'Houdetot, 1888.

Mugnier. Madame de Warens et J. J. Rousseau, 1891.

J. Texte. J. J. Rousseau et les origines du cosmo- politisme au XVIIIe siècle, 1895.

Sainte-Beuve. Causeries du lundi, ts. ii. iii. xv. Nouveaux lundis, t. ix.

BruneTIÈre. Études critiques, t, iii.

FAGUET.— Le X VIII« sfofc

H. Beaudouin. La Vie et les Œuvres de J. J. Rousseau, 1891.

J. Nourisson. J. J. Rousseau et le Rousseauisme, 1903.

P. Lasserre. Le Romantisme Français, 1906.

Fkkderika MaCDONALD. J. J. Rousseau; a Neiv Studi/ in Criticism, 1906.

F. A. H.

Imprimerie Ballantyne, Hanson, &> Cie. Edimbourg <5h Londres

LES CLASSIQUES FRANÇAIS

Pîtbliés sotis la direction de H. Warner Allen

ATALA, RENÉ, et LE DERNIER ABENCÉ- RAGE. Par Chateaubriand. Préface du Vicomte Melchior de Vogué, de l'Académie Française.

CONTES CHOISIS DE BALZAC. Préface de Paul Bourget, de lAcadémie Française.

PAUL ET VIRGINIE. Par Bernardin de St. Pierre. Préface du Vicomte Melchior de Vogué, de l'Académie Française.

COLOMBA. Par Prosper Mérimée. Préface dAuGUSTiN Filon.

ADOLPHE. Par Benjamin Constant. Préface de Paul Bourget, de l'Académie Française.

LE ROMAN D'UN JEUNE HOMME PAUVRE. Par Octave Feuillet. Préface dAuGUSTiN Filon.

LA MARE AU DIABLE. Par George Sand. Préface de Louis Corniquet.

PROFILS ANGLAIS. Par C A. Sainte-Beuve. Préface d André Turquet.

LES MAXIMES DU DUC DE LA ROCHE- FOUCAULD. Préface de Paul Souday.

LA TULIPE NOIRE. Par Alexandre Dumas, Préface d'ÉMlLE Faguet, de l'Académie Fran- çaise.

LETTRES CHOISIES DE MADAME DE SÉVIGNÉ. Préface de Charles Boreux.

LE BARBIER DE SÉVILLE ET LE MARIAGE DE FIGARO. Par Beaumarchais. Préface de Jules Claretie, de l'Académie Française.

CARACTÈRES (Pages Choisies) DE LA BRUYÈRE. Préface d'AuGUSTiN Filon.

LETTRES PERSANES (Pages Choisies). Par

Montesquieu. Préface d'ÉMiLE Faguet, de

l'Académie Française. CONTES CHOISIS DE VOLTAIRE. Préface

de Gustave Lanson. ORAISONS FUNÈBRES. Par Bossuet. Préface

de René Doumic. LES ÉPÎTRES-LES SATIRES DE BOILEAU.

Préface d' Augustin Filon. POÈMES (1822-65) DE VICTOR HUGO. Préface

de L. Aguettant. JULIE; OU LA NOUVELLE HÉLOÏSE.

Par J. J. Rousseau. Préface de Frank A.

Hedgcock.

En Préparation

FABLES CHOISIES DE LA FONTAINE.

Préface de Jules Claretie, de l'Académie

Française. CHANSONS DE BÉRANGER. Préface du

Comte Serge Fleury. ESSAIS CHOISIS DE MONTAIGNE. Préface

d'ÉMiLE Faguet, de l'Académie Française. PROSE ET VERS DE LAMARTINE. Préface

de René Doumic. LA PRINCESSE DE CLÈVES. Par Madame

de La Fayette. PENSÉES DE PASCAL. Préface d'ÉMiLE

BOUTROUX.

2

ROUSSEAU, JEAN JACQUES, 1712-1778

Julie, ou, La Nouvelle Heloise,

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