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LA BARONNE

DE KRUDNER

IMPRIMERIE GÉNÉRALE DE CH. LAHURE Rue de Fleurus, 9, à Paris

LA BARONNE

DE KRUDNER

L'EMPEREUR ALEXANDRE F"

AU

CONGRES DE VIENNE

ET

LES TRAITÉS DE 1815

PAR

M. GAPEFIGUE

PARIS

AMYOT, ÉDITEUR, 8, RUE DE LA PAIX

4 ^^^^CS \

imerdite -JjTraducticn rs's

Reproduction iSterdite ■4iTraducticn rs'serve'e

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La période moderne de la diplomatie a été marquée par trois grandes transactions : le congrès de Vienne^ les traités de 1815 et la déclaration de la Sainte-Alliance.

Le congrès de Vienne accomplit la réparti- tion plus ou moins juste, plus ou moins intelligente des vastes épaves qu'avait laissées sur le sol européen^ la chute rapide, inatten- due de l'empire de Napoléon \

Les traités de 1815 furent la réaction de

1. Tous les actes publics et secrets du Congrès de Vienne ont été groupés dans le recueil si précieux du comte d'Ange- berg, publié chez Amyot. 4 vol. in-8°.

A

II

l'Europe, impitoyable parce qu'elle avait été longtemps humiliée, pour se venger de ses dé- faites et de ses malheurs ; ils eurent pour but de fortifier le système territorial et politique fondé par le congrès de Vienne.

L'acte de la Sainte-AUiance fut un mani- feste de mutuelle garantie tout empreint et saturé d'esprit mystique, qui mettait toutes les forces de l'Europe à la disposition de cha- que souverain menacé dans son droit; de sorte que, le trouble éclatant sur un point ou sur un autre, les forces de la Sainte-Alliance s'ébranlaient pour le réprimer.

Toutes ces formules de la diplomatie de 1815^ on ne peut se le dissimuler^ sont au- jourd'hui mises en question au midi et au centre de l'Europe par l'Italie et TAllemagne.

La baronne de Krudner, dont nous allons écrire l'histoire, fut mêlée à ces actes 5 elle

III

leur imprima l'esprit des illuminés martinis- tes^ et de la société secrète du Tugend hund, et de la Teulonia qui avaient si puissamment contribué à l'indépendance, à la transforma- tion de l'Allemagne sous le baron de Stein, Scharnhorst^ Gentz, les ennemis inflexibles de la suprématie française.

Le congrès de Vienne eut sa raison d'être quand il organisa l'Europe : après toutes les grandes commotions de nationalités^ les lon- gues guerres, les déchirements politiques^, on en vient nécessairement à un congrès^ trans- action discutée; on y décide sur les faits ac- complis après la victoire ou la défaite. C'est triste à dire^ il n'y a pas d'arrangement pos- sible avant les batailles et le sang versé; il faut qu'il y ait duel pour que l'honneur ou l'orgueil soit satisfait; il faut qu'il y ait des vainqueurs et des vaincus, une succession à

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partager, un crêpe à tous les drapeaux ; avant le jugement de Dieu par le combat, on ne veut pas traiter parce que chacun a ses illu- sions, ses espérances^, ses colères; quand les pâles cadavres sont étendus sur le champ de bataille^ alors on parle de concessions, de re- maniement dans la carte.

Ainsi fut le congrès de Westphalie^ après les luttes religieuses en Allemagne : sur cette terre des flots de sang furent versés. Schiller a écrit une admirable trilogie sur la guerre de Trente ans, le camp de Wallenstein, les Piccolomini et la mort du héros ambitieux^ qui aspirait à la couronne des Césars. Aux xvi* et x\if siècles^ cette guerre que l'on croyait restreindre^ cir- conscrire sur le territoire allemand, s'étendit bientôt à toute TEurope et Fembrasa d'un feu sombre et ardent.

Dans le camp de Wallenstein^ la guerre fut

d'abord tout allemande; on y vit aux prises les Saxons, les Bavarois, les Autrichiens^ les Hongrois^ les Croates entonnant les chants nationaux en présence d'un affreux déchire- ment du corps germanique, au milieu des désolations du paysan et des villages in- cendiés.

Bientôt cette guerre se développe et s'étend comme un incendie; le roi de Danemark in- tervient pour le Holstein, Gustave-Adolphe de Suède pour la Poméranie et pour le parti pro- testant^ l'Empereur et l'Espagne pour les ca- tholiques, la France pour développer la poli- tique du cardinal de Richelieu, l'abaissement de la maison d'Autriche. Ainsi une question purement germanique devint une guerre gé- nérale.

C'est du congrès de Westphalie que date la puissance des margraves de Brandebourg, de-

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puis rois de Prusse, nouvelle royauté pour ainsi dire, l'œuvre de la France et toujours la perturbatrice de l'Allemagne. Frédéric II en- vahit la Saxe, la Silésie : il fut la cause de la guerre de Sept ans qui mit en scène de nou- veau la France, l'Espagne pour l'Italie, l'An- gleterre pour le Hanovre. Tout finit par la paix d'Aix-la-Chapelle.

En 1 792, quand la France se trouvait dans sa crise révolutionnaire, la Prusse coalisée avec l'Autriche intervint pour gagner une position sur le Rhin; elle envahit nos pro- vinces du nord et jeta l'insolent manifeste du duc de Brunsw^ick ; deux fois vaincue, moitié par la victoire, moitié par la corruption, abandonnant l'Autriche, la Prusse traita à Baie et se fit accorder comme compensation la faculté de séculariser, de réunir les petites principautés, les abbayes, et de grouper deux

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millions de nouveaux sujets par le dernier partage de la Pologne (1794).

Quelque temps neutre, maîtresse de tailler et de découper l'Allemagne, tandis que l'Au- triche était occupée de la guerre d'Italie^ la Prusse se réveillant avec forfanterie, se jeta en étourdie sur le champ de bataille. léna lui donna une terrible leçon ; sans la généreuse intervention de l'empereur Alexandre^ Napo- léon Ta dit, la Prusse eût été effacée de la carte générale de l'Europe.

Souple^ abaissée sous la volonté du con- quérant, ainsi la Prusse resta jusqu'après les désastres de Moscou ; on la vit passer alors dans l'alliance de la Russie et de l'Autriche, et marcher contre la France. Aucune jactance ne fut comparable à celle des Prussiens dans l'occupation de Paris. Après Waterloo^, Blu- cher dit haut qu'il voulait pendre Napoléon

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au premier arbre de la route : il essaya de faire sauter le pont d'Iéna, la colonne .victo- rieuse de la place Vendôme !

Quand on traita de la paix, M. de Harden- berg demanda toutes les frontières de Louis XIV, l'Alsace, la Lorraine^ Landau ;, Metz, comme résultat de la conquête; sans l'intervention de Tempereur Alexandre et la grandeur d'âme de Louis XVIII;, la France eût perdu la moitié de son territoire ; les traités de 1815, fatale modification au congrès de Vienne, furent surtout l'œuvre de la Prusse.

Ce jugement que nous portons sur la Prusse n'est pas une fantaisie d'histoire. Napoléon^ appelé à répondre au manifeste de la Prusse, qui lui déclara inopinément lar guerre en avril 1813, s'exprime ainsi : « En 1792, la France, agitée au dedans par une révolution, attaquée au dehors par un ennemi redoutable,

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semblait prête à succomber. La Prusse lui fit la guerre. Trois ans après^ et au moment la France triomphait des coalisés^ la Prusse abandonna ses alliés^ elle passa du côté de la Convention avec la fortune^ et le roi de Prusse fut le premier des souverains armés contre la France qui reconnut la République. Quatre années k peine écoulées (1799), la France éprouva les vicissitudes de la guerre; des batailles avaient été perdues en Suisse et en Italie ; le duc d'York avait débarqué en Hol- lande, et la République était menacée au nord et au midi. La fortune avait changé; la Prusse changea comme elle. Mais les Anglais furent chassés de la Hollande, les Russes furent bat- tus à Zurich ; la victoire revint sous nos dra peaux en Italie, et la Prusse redevint l'amie de la France \

1. Note du duc de Bassano dictée par Napoléon.

X

« En 1805^ l'Autriche arma. Elle porta ses armées sur le Danube ; elle envahit la Bayière, tandis que les troupes russes passaient le Niémen et s'avançaient sur la Vistule. La réu- nion de trois grandes puissances et leurs im- menses préparatifs ne semblaient présager à la France que des défaites. La Prusse ne put hésiter un instant; elle arma; elle signa le traité de Berlin, et les mânes de Frédéric II furent prises à témoin de la haine éternelle qu'elle vouait à la France. Lorsque son mi- nistre, envoyé auprès de l'empereur Napoléon pour dicter la loi^ arriva en Moravie^ les Rus- ses venaient de perdre la bataille d'Auster- litz ; ils devaient à la générosité des Français de pouvoir retourner dans leur patrie. La Prusse déchira aussitôt le traité de Berlin, conclu six semaines auparavant, abjura le célèbre serment de Potsdam , trahit la

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Russie^ comme elle avait trahi la France, et prit avec nous de nouveaux arrangements.

« En 1809, la guerre d'Autriche éclata; la Prusse allait encore changer de système ; mais, les premiers événements militaires ne lais- sant aucun doute sur les résultats définitifs de la campagne, la Prusse prit conseil de la prudence et n'osa pas se déclarer. En 1811, les préparatifs de la Russie, menaçant l'Eu- rope d'une nouvelle guerre, la position géo- graphique de la Prusse ne lui permettait pas de rester spectatrice indifférente des événe- ments qui se préparaient. Tant que les chan- ces de la guerre nous furent favorables^, la Prusse se montra fidèle; mais à peine les ri- gueurs prématurées de l'hiver eurent ramené nos armées sur le Niémen, que la défection du général d'York réveilla des défiances trop légitimes. La conduite équivoque de la Prusse

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dans une circonstance si grave ^ le départ du roi pour Breslau^, la trahison du général Bulow, qui ouvrit les passages du Bas-Oder^, les ordonnances publiées pour exciter aux armes une jeunesse turbulente et factieuse, la réunion à Breslau des hommes signalés comme les chefs des sectes perturbatrices et comme les principaux instigateurs de la guerre de 1806, ne permettaient plus dès longtemps de douter des résolutions de la Prusse. » Ainsi s'exprimait l'empereur Napo- léon sur la politique tortueuse du cabinet de Berlin à l'époque de la crise allemande \

Le but définitif de l'immense agitation que subit aujourd'hui l'Europe est la volonté suprême de modifier la répartition des terri-

1. A cette note du \" avril 1813, adressée par le duc de Bas- sano au baron de Krusemark, il faut joindre les réponses bien remarquables de Napoléon à la déclaration de guerre de la Prusse.

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toires^ telle qu'elle a été réglée par les transac- tions de Vienne et de Paris; on cache sa pensée^ on la subordonne à des incidents; le cœur des peuples est : les gouvernements y sont entraînés malgré eux et les présages s'annoncent depuis longtemps.

Est-ce que la Sainte-Alliance^ le corollaire et la force des traités de 1815 ne s'est pas déchirée toute seule ; est-ce que M. Ganning ne fit pas souffler contre elle les vents déchaînés d'Éole? La Sainte- Alliance représentait l'an- cien monde^ la vieille diplomatie ; elle tomba sous le souffle de l'esprit nouveau. A des pé- riodes plus ou moins longues, l'Europe a besoin d'être remaniée : comme le corps hu- main^ elle subit la loi de l'éternel renouvelle- ment.

Aujourd'hui, bien des choses sont mal constituées : de le chaos. Pour TAllemagne,

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son acte constitutif du 8 juin 1815 perpétue et consacre la vieille anarchie des traités de Westphalie et des actes de la confédération du Rhin; toute fédération par elle-même;, quand elle n'est pas l'œuvre du temps et des habi- tudeS;, est faible^ lourde. La tendance actuelle des gouvernements, c'est l'unité : quoi de plus opposé à cette unité que l'Allemagne? Nous assistons au dernier effort de la fédé- ration germanique; elle craque comme une machine usée par le temps. Il y a assu- rément en Allemagne des États très-respec- tables : la Bavière^ la Saxe, le Hanovre, le Wurtemberg et même jusqu'à Bade. Ceux-ci peuvent garder leur place dans Tordre euro- péen; mais que dire de ces États aux noms presque barbares : Schwarzbourg - Sonders- hausen, Rudolstadt, Liechtenstein, Schaum- bourg-Lippe, Lippe-Detmold , qui mettent

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quelques hommes d'armes et un capitaine au service de la confédération germanique? Que peuvent représenter ces petits États dans le jeu des gouvernements modernes avec leurs résidences fort jolies au reste, leurs bains, leurs maisons de jeu? C'était bon au moyen âge, au temps des Burgraves^ sur les sept collines du Rhin, quand les bri- gands de Schiller parcouraient les routes en vidant la vieille tonne de Nuremberg. Au- jourd'hui à quoi servent-ils ? à fournir quelques blondes filles à l'Angleterre^ à la Russie^, ou des princes, fort beaux maris des reines constitutionnelles, ou des souverains d'un jour pour les trônes déclassés. Quel- quefois, les vieux princes des petits États allemands donnent aussi le doux exemple des mariages morganatiques; ils n'épousent pas des bergères, mais des artistes qui endorment

XSl

leur vie aux accents de leur douce voix, char- mantes Gendrillons à la petite pantoufle.

Ces souverainetés assurément paternelles et romantiques doivent tôt ou tard disparaître dans la constitution définitive de l'Allemagne. Elles serviront d'adhérence aux États plus considérables qui sont la force de la confédé- ration germanique. Il ne faut pas dépouiller mais indemniser; il en est des États comme des particuliers : l'utilité publique autorise les expropriations; TAllemagne est riche; beaucoup de ces princes viendront agréable- ment vivre à Vienne^ à Berlin, à Paris. Nous avons de si beaux hôtels^ les capitales valent les résidences les plus délicieuses ; si on les faisait opter^ nous croyons que beaucoup de ces princes des contes de Perrault, abdique raient l'honneur de fournir quelques hommes à Tarmée des cercles.

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II fut un temps ces princes de la confé- dération vendaient leurs sujets aux grands États, tant la tête d'homme, à l'Angleterre^ à la Hollande; ce qu'on appelait l'armée des cercles^ n'était ni parfaite ni dévouée. A Ros- bacli, elle fit défection au maréchal de Sou- bise pour passer à Frédéric, et ce fut moins à Tinsuffisance du maréchal qu'à cette défection que la France dut ce malheur. A Leipzig, Na- poléon fut abandonné comme le maréchal de Soubise et cette défection fit de larges trouées dans nos rangs.

Cependant ce ne sera pas sans émotion que l'Europe verra s'effacer quelques-unes de ces petites maisons souveraines allemandes^ si pleines de souvenirs; presque toutes aimè- rent y protégèrent les lettres , et servirent d'asile aux philosophes, aux poètes : Weimar, Saxe-Gotha^, Auspach furent le séjour aimé

XVIII

i

de Schiller^ de Goethe ; une cour aimable, spi- rituelle, recevait familièrement tout ce qui ve- nait de la France, théâtres, modes et les pro- scrits de la fortune. Le monde aujourd'hui marche dans d'autres voies; l'esprit des gou- vernements c'est la centralisation, l'annexion ; ils groupent les masses, les règlent, les fa- çonnent par un système administratif uni- taire, sans laisser place aux douces traditions du pouvoir paternel : on veut de grandes cités au lieu de ces résidences si coquettes que le tilleul embaumait ; les villes libres et bourgeoises troublent l'unité; Francfort, Ham- bourg, Lubeck, cités si actives, si riches, doi- vent s'engloutir dans quelque grande monar- i chie, comme Font été Venise et Gênes. Ainsi le veut la marche des temps; toute poésie s'exile de l'histoire ; l'Allemand si coquet, Fétudiant des universités avec ses bottes si reluisantes.

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ses pantalons de beau drap de Silésie^ sa to- que de fantaisie ;, son justaucorps serré, doit prendre la capote prussienne ou le sar- rau autrichien.

Que se passe-t-il aujourd'hui? Pour quel intérêt prend-on les armes ? Évidemment pour remanier les transactions de 1815. Chacun cherche une situation meilleure : le roi de Prusse veut conquérir en Allemagne le même centre d'action que le roi Victor-Emmanuel es- père réaliser pour l'Italie : la position est iden- tique. La Prusse est pour la Germanie ce qu'au- trefois était le Piémont en présence de l'Italie. Les deux rois marchent au même but.

Ce remaniement des souverains, au reste, sera toujours imparfait, injuste, provisoire, tant qu'on n'aura pas abordé la question d'Orient. Nous disons avec conviction qu'il n'y aura un arrangement définitif, un congrès

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réel, complet, possible qu'après la chute de l'Efiipire ottoman en Europe; seul^ il pourra servir d'indemnité et permettre de remanier la carte en grand. C'est une anomalie que cette civilisation brute : la polygamie, le ha- rem, au milieu de la chrétienneté. L'idée de Mme de Krudner était juste; il est étrange que la plus belle, la plus riche contrée du monde, reste stérile pour le commerce, les arts, les manufactures en dehors de la famille civilisée.

Est-ce que la Porte Ottomane énervée, obérée, emprunteuse, sans prestige, a quel- ques droits sur les terres qu'elle possède? ces territoires n'étaient-ils pas autrefois chrétiens sous les empereurs? La prise de Constantino- pie n'est que de 1453. Smyrne, Éphèse sont dans nos Évangiles; les Gourtenay ont été em- pereur s de Bysao ce; la France, sous Charles YIII,

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fut prête à reprendre la couronne des em- pereurs. Ce que la force seule a donnée la faiblesse peut le perdre; les Turcs ne sont plus ce qu'ils étaient; le fez a remplacé le turban, les pantalons de nos fantassins leurs larges culottes ; il n'y a plus que le code vi- cieux et sauvage de Mahomet qui leur reste; le vieux type turc relégué dans nos foires publiques sert de point de mire aux enfants railleurs.

On a essayé le système des hospodorats pour faire doucement tomber l'empire des Osmanlis. Ces gouvernements turbulents sans suite, sans vie, sous des protectorats mixtes, sont des sujets continuels de crise, de surveil- lance et d'inquiétudes diplomatiques. Au- jourd'hui un lieutenant prussien s'empare de la souveraineté, le lendemain ce sera un boyard russe. Nous ne comprenons pas un

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gouvernement qui a besoin d'être protégé; un gouvernement est une force; s'il ne la pos- sède pas lui-même^, il abdique ; l'Angleterre a donné la mesure de ses opinions sur les protectorats en renonçant à celui de la Ré- publique des sept îles.

Avec les débris de l'Empire ottoman^ l'Eu- rope pourrait refaire sa carte et rendre à cha- que souveraineté chrétienne ce qu'elle a perdu, ce qu'elle a sacrifié, à chaque peuple ce qui lui appartient. Alors seulement pourra se réunir un congrès définitif, comme le congrès de WestphaHe et le congrès de Vienne; jus- que-là tout sera provisoire et transitoire : un système considérable de compensation pour l'Autriche et la Russie ne pourra se compren- dre sérieusement et se réaliser qu'après un partage de l'Empire turc : la Moldavie, la Ya- lachie , la Bosnie , TAnatolie pourront être

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données aux États européens; Constantinople deviendra ville libre^ et le Bosphore^ une mer neutre. Ce sera un nouveau monde de ri- chesses, de culture. On pourra essayer de re- faire ce qu'on appelle les nationalités , noble chimère ;, mot magique!

Cependant il ne faut pas se le dissimuler, dès qu'on touchera la question d'Orient^ on doit s'attendre à l'intérêt anglais présent, éveillé^ intervenant même avec action et co- lère. Quand les Russes passèrent les Balkans en 1828^ l'Angleterre envoya sa flotte à Con- stantinople ; la guerre de Crimée fut encore amenée par la marche de l'empereur Nicolas vers les provinces danubiennes! La dispari tion de la Turquie d'Europe est évidemment une grosse question : il faudra tôt ou tard l'aborder; les temps changent, les intérêts se modifient. Après avoir longtemps hésité^

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M. Ganning consentit à l'émancipation de la Grèce; une escadre anglaise était à côté de nous au combat de Navarin ; il ne s'agit pas de donner Gonstantinople à la Russie, mais de céder les provinces chrétiennes à des États en compensation, pour refaire la carte de l'Europe. i

Par cette nouvelle répartition des provinces turques, on pourra faire une Italie complète, une Pologne indépendante, de nouvelles mers libres, un commerce immense. Qu'a donc de si sacré la Porte Ottomane? elle ne vit que de ce que l'Europe ne peut pas s'entendre pour lui demander raison des conquêtes barbares des XIV® et xv® siècles; l'Espagne s'est bien dé- barrassée des Arabes conquérants, nous avons bien soumis Alger et aboli l'esclavage; l'Eu- rope ne pourrait donc pas repousser les hordes turques en Asie sans toucher aux intérêts, au

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droit public? Faudrait-il une indemnité pé- cuniaire, un achat réel? On l'accorderait à la Porte si besogneuse ; le sultan pourrait en- core dépenser cet argent en pierreries, en vêtements de soie, pour orner les belles Géor- giennes achetées au caravansérail.

N'y aurait-il aucun moyen d'empêcher la guerre sanglante de se renouveler? On a aboli la traite des noirs, la piraterie, le despo- tisme sur mer, le mare clausum de Selden . On a proclamé l'indépendance du pavillon, la neutralité libre et absolue, ne faudrait-il pas arriver définitivement à abolir la guerre d'am- bition, les déchirements de l'Europe? Parce qu'un roi ne trouve pas son territoire par- faitement arrondi, parce qu'il convoite cer- taines provinces, lui sera-t-il permis d'arbi- trairement bouleverser les intérêts? Ce serait assurément une utopie que d'espérer, de pro-

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clamer la paix perpétuelle ; mais il devrait se former entre les puissances une sorte de tri- bunal diplomatique, imposant par sa force, qui examinerait les griefs de chacun et pro- noncerait en dernier ressort.

Quand les guerres intestines devinrent in- supportables à la génération du moyen âge, il se fit la trêve de Dieu. Chacun dut respecter la propriété d'autrui sous peine d'être excommu- nié de la société. Pourquoi, aujourd'hui^, ne ferait-on pas quelque chose de semblable? Dans notre époque d'industrie, de progrès, tout prince qui en empêche le développement par des caprices belliqueux, devrait être mis en dehors du droit et de la civilisation. En ce moment, que de ruines accomplies, que de familles en larmes pour quelque caprice de prince et de partis !

S'il est impossible d'arrêter la période du

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conflit^ formidable par lui-même, il faut le res- treindre, le concentrer; les ardents désirent;, espèrent surtout que certaines puissances pas- seront de l'état de neutralité à la guerre sous prétexte de sympathie et d'opinion^, ou d'équi- libre européen ; les gouvernements neutres seront assez sages^ assez prévoyants pour res- ter en dehors de cette sanglante querelle qui imposerait tant de sacrifices ! La seule inter- vention légitime serait celle qui dirait aux combattants acharnés comme les chiens dé- vorants d'Athalie sur les membres épars de la génération paisible et heureuse : «Vous êtes les perturbateurs du repos européen ; nous com- battrons tous contre celui qui persistera dans les désordres de la guerre et les ambitions de la conquête. »

Nous n'avons jamais été enivré du système des nationalités, nous trouvons très-vague

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cette formule, aujourd'hui à la mode : qu'en- tend-on par nationalité ; est-ce la nationalité historique ou celle de la langue? En partant de ces deux points extrêmes, il faudrait rema- nier l'Europe tout entière. Est-ce que la France possède une nationalité parfaite? ne s'esl-ellepas formée successivement de peuples divers? Est-ce que les Gascons sont de même origine que les Alsaciens ? Est-ce que la Corse n'est pas italienne? Ne suffit-il pas d'un bon gouvernement central pour réunir tous ces fragments, pour effacer peu à peu les traces des origines ; les patois ne se fondent-ils pas peu à peu dans la belle langue nationale?

Il n'y a pas un État en Europe d'une natio- nalité pure : l'Angleterre gouverne l'Irlande et l'Ecosse ; la Suisse parle trois langues : ita- henne, allemande et française; la nationalité est-elle en Italie avec ses montagnards pié-

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montais ;, ses Toscans, doux descendants des Étrusques; ses Romains^ colonie ionique; Na- ples^ la Sicile de race normande et arabe ; et Venise^ colonie moitié allemande et slave, émigrante et transportée au xiv'' siècle ? Choi- sira-t-on comme limite de circonscription les fleuves, les rivières, les montagnes? Ces limi- tes ont-elles jamais arrêté les conquérants ? Napoléon^ après avoir fixé les frontières au Rhin, conquit celles de l'Elbe et de la Vistule. Les nationalités sont complaisantes pour les vainqueurs !

L'empereur Napoléon V% ce ferme esprit de gouvernement^ maître de l'Italie, n'avait ja- mais songé à son unité absolue; il en avait d'abord détaché le Piémont, Gênes, réunis à l'Empire ; il avait fait de la Toscane un grand-duché pour sa sœur Élisa, avec une principauté de Lucques, de Piombino; Na-

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pies formait un royaume tout à fait indépen- dant! C'est que Napoléon savait les mœurs, l'histoire des traditions d'Italie : il se rap- pelait que rien n'était plus divisé que les opi- nions, les intérêts italiens. C'était l'ancien État des républiques du moyen âge : les blancs et les noirs de Florence, les Orsini et les Co- lonna de Rome; les Guelfes et les Gibelins de Sienne et de Bologne; les Scaliger de Vérone. Il s'exprimait ainsi sur la configuration de l'Italie : « L'Italie , isolée dans ses limites naturelles, séparée par la mer et par de très- hautes montagnes du reste de l'Europe, sem- ble être appelée à former une grande et puis- sante nation ; mais elle a dans sa configuration géographique un vice capital, que l'on peut considérer comme la cause des malheurs qu'elle a essuyés, et du morcellement de ce beau pays en plusieurs monarchies ou repu-

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bliques indépendantes ; sa longueur est sans proportion avec sa largeur. Si l'Italie eût été bornée par le mont Vellino^ c'est-à-dire à peu près à la hauteur de Rome, et que toute la partie de terrain comprise entre le mont Yel- lino et la mer d'Ionie, y compris la Sicile, eût été jetée entre la Sardaigne, la Corse, Gênes et la Toscane^ elle eût eu un centre près de tous les points de la circonférence; elle eût eu unité de rivières^ de climat et d'in- térêts locaux. Mais d'un côté, les trois gran- des îles qui sont un tiers de sa surface, et qui ont des intérêts, des positions, sont dans des circonstances isolées; d'un autre côté, cette partie de la péninsule au sud du mont Vellino, et qui forme le royaume de Naples, est étran- gère aux intérêts, au climat, aux besoins de toute la vallée du Pô. Ainsi, pendant que les Gaulois passaient les Alpes cottiennes.

XXXIl

600 ans avant J. G., et s'établissaient dans la vallée du Pô, les Grecs débarquaient sur les côtes méridionales par la mer Ionienne, et fondaient les colonies de Tarente, de Salente, deGrotone, de Sabaryte, États qui furent con- nus sous le nom générique de grande Grèce. » Nous croyons que la question des nationa- lités est un voile sous lequel se cache une force bien plus formidable^ l'ombre ardente du prin- cipe révolutionnaire. Ge serait enfantillage de croire que Mazzini, Garibaldi, entourés de Hon- grois^ de Slaves^ s'occupent de la seule na- tionalité italienne. Après Venise et Rome^ ils prépareront les soulèvements dans l'Adriati- que^ la Hongrie^ le Tyrol : qui peut leur en faire un reproche? c'est le droite la force de la démocratie. Il faut admirer son habileté, son expérience : la Révolution^ le grand fait mo- derne^ marche sans s'arrêter; elle se trans-

xxxin

forme et ne meurt pas ; vaincue sur un pointy elle paraît sur un autre; elle sedéguise^, s'ef- face^ renaît; admirable Protée^, elle a toutes les formeS;, se donne toutes les missions. Bien fous les gouvernements qui ne voient pas cette puissance de l'idée démocratique.

Le remaniement plus ou moins radical de la carte politique de l'Europe ne pourra s'ac- complir hélas I qu'après de grandes guerres. Nul État ne peut consentira se déposséder, à se déchirer sans essayer ses forces. Ce serait folie d'espérer des abdications volontaires, pdes changements pacifiques, quand l'Europe est de toute part forte et armée : ces guerres seront terribles et par cela même rapides comme la foudre. Lapréocupationdela science depuis quelques années est de trouver, d'in- venter des engins formidables qui tuent, mas- sacrent en masse. Ces études sinistres, cette

I

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alchimie sanglante^ brillent comme unelueu fatale pour la génération.

Telle est maintenant Tindifférence poui la vie des masses , que la guerre entre danj les calculs de l'industrie; les corps en graissent la terre et préparent une fertilit plus grande : une compagnie anglaise a ex ploité les ossements de Waterloo, et les spé culateurs ont acheté les belles dents des no blés jeunes hommes^ héros étendus sur d'au très champs de bataille : nul mort ne se lèvi comme dans la légende allemande pour revenu diquer ses dépouilles. Un des signes du temp est de voir avec quelle indifférence on annonc' la construction de certaines machines qu peuvent d'un seul coup détruire une ville, fair sauter des vaisseaux^ anéantir des milliers d créatures. Roland^ dans l'Arioste, jeta à 1' mer_, avec les plus terribles imprécations , 1

XXXV

^première arquebuse qui venait d'être alors in-

irentée : « Affreux instrument^ que de maux

iu prépares^ plus de courage, plus de croise-

i naents d'épée, plus de tournois, la destruction

Uvec le bruit et l'éclat du tonnerre I »

On ne peut verser tout ce sang que pour 3btenir un long repos. Qu'on remanie l'Eu- i.rope en grand ^ puisqu'on se mêle de la (Changer; qu'on ne replâtre pas une mau- vaise situation; point de chimères, encore peins d'utopies. Le meilleur moyen de com- .. primer l'esprit de révolution^ c'est de donner pux peuples la somme de bonheur, de repos ijj3t de prospérité auxquels ils peuvent aspirer. iiLes combats s'engagent^ les bataillons se dé- >iîhirent sous les canons rayés; de tant de ijsang ne doit-il pas sortir un ordre régulier et Curable? les sacrifices humains dans l'anti- quité apaisaient les dieux I

XXXVI -

Il est inutile de se le dissimuler, les traitéi de 1815, le Congrès de Vienne, la Sainte-Al liance appartiennent au passé; nous ne clamerons pas contre ces actes qui furent dites et mis en rapport avec les besoins di temps, pas plus qu'il ne faut s'élever contn le congrès de Westphalie. Ces actes furen l'œuvre d'hommes d'État considérables MM. de Talleyrand, de Metternich, d'Harden berg, Nesselrode ont leur place historique mais tout ce qui appartient à rhumanit( vieillit; les actes politiques se modifient comme le style, la langue. Nous avons donc pensé qu'au moment même se préparaien de considérables changements dans la trans- action européenne, il fallait faire connaître le^ moindres incidents du Congrès de Vienne. Or la baronne de Krudner vient se placer comm( l'expression de la partie mystique de le

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sainte alliance, et nous avons cherché à re- produire cette personnalité étrange^ qui agit si puissamment sur Tesprit religieux de Tem- pereur Alexandre.

Ce sera la partie fantaisiste du Congrès de Vienne. Pour le côté sérieux, que pourrait-on lire de mieux que le patient et complet recueil du comte d'Angeberg, le vénérable érudit de la diplomatie^ qui a recueilli pièce à pièce les documents les plus secrets des Congrès de 1814 à 1818? C'est le monument encore de- bout quand la tempête éclate pour le ren- verser. Partout déjà les hommes s'entre-tuent au milieu d'une génération oui n'aspire qu'au repos, à la paix, au commerce. Un trouble inouï se fait sentir dans les intérêts; la guerre en ce moment est une anomalie; et pourtant elle se fait cruellement et par masse. L'arrangement sera difficile, parce

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que trois grands intérêts sont en pré- sence :

La Prusse représente le parti d'action, de turbulence^ de changement;

L'Italie personnifie le parti révolutionnaire qui n'a pas dit son dernier mot et appelle le réveil de la Hongrie^ de la Pologne;

L'Autriche soutient le parti de la conser- vation, du vieux monde déchiré.

Les trois grandes puissances neutres auront- elles assez de calme, assez de force pour im- poser une transaction entre ces ardents inté- rêts? C'est ce que nous croyons possible avec la ferme volonté d'un congrès : que si elles prenaient parti pour l'un ou l'autre des cabinets en lutte, tout serait perdu, La France d'un côté de la balance, la Russie se mettrait de l'autre ; et l'Angleterre elle-même, malgré sa volonté de quiétude et de repos,

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entrerait dans la guerre : alors que devien- drait la génération qui aspire au développe- ment du commerce et de l'industrie? Ce con- traste est étrange! L'Europe était organisée pour la paix, à ce point que le plus irrésistible intérêt se portait sur l'Exposition universelle, congrès pacifique de l'industrie, et voilà que le bruit des armes vient le troubler! l'Europe était comme un magnifique palais plein d'élé- gance, et tout à coup une troupe de turbulents éperonnés pénètre dans les salons, déchire la soie et les dentelles, arrache les colliers de perle et transforme en une scène de désordre la splendide réunion des arts, les fêtes de la richesse et du génie!

Résumons-nous. La préoccupation^ le but de la diplomatie qui veut couronner ce vaste mouvement de guerre^ est de substituer la forte centralisation des États aux fédérations

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faibles ou neutres. Ce but est atteint déjà en Italie, et l'Allemagne tend à devenir un État unitaire sous l'exclusive influence de la Prusse devenue une formidable nation militaire.

La France doit-elle définitivement gagner à ce nouveau remaniement de l'Europe? Est-il bien habile de l'entourer d'États assez forts, pour mettre 400 000 hommes sous les armes? La vieille politique consistait à séparer les grandes monarchies par de petits États neu- tres qui servaient de barrière pour éviter les frottements entre deux puissances trop fortes pour ne pas redouter un contact d'armes, de diplomatie ou d'intérêt

Ces résultats sont lointains dans la balance générale de l'Europe fatiguée. Mais les États se réparent vite ; etjamais, en diplomatie, on ne peut compter le lendemain sur l'alliance de la veille; on est uni un jour, puis on se

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sépare, et Ton paraît armé sur un champ de bataille. L'Allemagne ne nous a jamnis beau- coup aimés, et la Prusse a été l'implacable puissance qui nous a le plus cruellement im- posé les traités de 1 81 5; vous la jetez sur notre flanc avec toutes les forces de l'Allemagne I L'Italie assurément nous doit tout; mais l'histoire nous montre que les États sont sans reconnaissance! Henri IV créa la Hollande, qui devint la plus implacable ennemie de Louis XIV sous les princes d'Orange. La mai- son de Savoie n'a jamais été bien fidèle en politique; sous Louis XIV_, elle changea trois fois de camp, malgré le mariage de Marie- Adélaïde avec le duc de Bourgogne. Elle fut aussi mobile sous Louis XV 1 De 1 8 1 4 à 1 830 elle fut la vassale de l'Autriche ; elle est au- jourd'hui encore reconnaissante et dévouée à la France, le sera-t-elle toujours ?

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La géographie politique de l'Europe va se modifier par la victoire et les révolutions ! Les Empires ont leur progrès et leur décadence; rien n'est fixe dans les traités ; ce que l'on croyait éternel se déchire et tombe en pous- sière. Souvent un grand édifice est encore de bout; il brille dans l'histoire couvert de clin- quants et de dorures ; quand il a fini son temps un souffle suffit pour en faire une ruine.

La Prusse veut profiter de ses succès, c'est son droit; mais les revers peuvent venir; elle n'a pas été toujours heureuse dans les ba- tailles. Berlin a été la capitale la plus sou- vent occupée par l'étranger. Après léna, toutes ses imprenables forteresses tombèrent dans quinze jours- aux mains des maréchaux Ney, Davoust^ Bernadotte. Napoléon allait à Berlin comme à une promenade militaire.

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Nous ne voulons pas nier Tesprit belli- queux de la nation. La Prusse a été con- stituée comme une puissance essentiellement militaire; sa population est brave, énergique sur un champ de bataille : Frédéric II lui imprima un double caractère de discipline et de science; le Prussien s'attribue une supé- riorité dans l'art militaire et la philosophie ;

il est le lettré de rAllema2:ne. La monarchie

ji ^

du grand Frédéric étouffait dans son terri- toire allongé des bords du Rhin à Dantzick; ' elle était embarrassée de ses jambes et de ses I bras ; chacun de ses mouvements portait le , trouble en Allemagne. C'est ce qui donna tou- jours à sa politique un caractère saccadé, I hautain pour grandir son influence en Alle- magne.

Cette volonté de remanier la configuration '' de l'Europe ne peut être sanctionnée que par

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un congrès. L'histoire nous en montre de plu- sieurs natures : 1 " Les congrès généraux qui posent ou remanient le droit public de l'Eu- rope. Tels furent les congrès de Westphalie, 1640.— Riswick, 1697. Utrecht, 1712. Aix-la Chapelle, 1748. Teschen, 1766. Vienne, 1814-1815.

Les congrès particuliers qui ne décident qu'une ou plusieurs questions limitées. Co- logne, 1673.— Pyrénées, 1678-1679.— Cam- brai, 1722. Lunéville, 1801. Amiens, 1801.— Troppau, 1819.— Laybach, 1820.—: Vérone, 1822.— Paris, 1856.

S" Les congrès rompus sans résultats :; Soissons, 1727. Rastadt, 1797.-— Prague,,' 1813.— Châtillon, 1814.

A quelle nature d'assemblée appartiendra' le congrès qui doit nécessairement décider les questions aujourd'hui engagées ?

L'ENFANCE ET LES ETUDES MYSTIQUES DE LA BARONNE DE KRUDNER

(1769-1775)

l'enfance et les études mystiques de la baronne de krudner.

(1769-1775.)

Le voyageur qui pour la première fois visite Berlin, est toujours conduit par son guide au tom- beau du Grand Frédéric : il peut contempler sa glorieuse épée suspendue, ses trophées d'armes, son portrait qu'autrefois un invalide presque cen- tenaire vous disait d'une ressemblance parfaite.

Nous n'avons jamais aimé le roi Frédéric II, caractère étrange, égoïste, sans foi, vilaine âme» sous un plus triste visage ; dur, maniaque, figure de théâtre ou d'enseigne avec sa tabatière et sa icanne traditionnelle : Frédéric II, c'est la violence et la conquête. Au contraire, qui n'aime la belle

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reine Louise de Prusse % l'enlhousiaste princesse, la fée des universités et des jeunes étudiants, qui par- tagea avec la baronne de Krudner la gloire du ré- veil patriotique de l'Allemagne.

La Livonie et la Gourlande, provinces récem- ment annexées à l'empire russe, ont gardé une profonde empreinte de l'esprit teutonique et Scan- dinave; les légendes colorées, les mystiques croyances viennent du nord^ sur l'aile des Willis. le soir dans le large foyer, quand les lutins frétillent aux vitraux des manoirs en ruine. La haute noblesse livonienne et courlandaise, d'une suprême distinction, occupe un rang considérabli à la cour de Pétersbourg; les femmes gardent um supériorité d'esprit et d'affaire : il n'y a pas longue! années que la mort a frappé la princesse de Lievei et la duchesse de Dino, expression de ce qu'il y ; de plus élégant, de plus habile et de plus sérieui dans la diplomatie ^

1. Louise-Augusta-Willemine- Amélie, fille du duc de Meck lembourg-Strélitz, et de Caroline de Hesse-Darmenstad, pui race allemande.

2. VEdda des Scandinaves est une des mythologies les pli colorées. Elle a été publiée par tous les érudits du nord.

3. Sur la princesse de Lieven, voyez une notice très-détailK dans mes Diplomates européens. Sur la princesse de Dino, vo mon article Talleyrand dans la Biographie universelle.

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Julienne WietinghoffjdepuisbaronnedeKrudner, naquit à Riga dans l'année 1766', d'une famille allemande d'origine illustre. Le livre d'or des che- valiers teutoniques, indique comme chefs provin- ciaux de l'ordre, Arnauld et Conrad de Wietinghoff (1360-1364, 1401-1401). Le père de Juhenne, riche seigneur était de race quasi royale; il n'y avait pas de blason plus idéal, plus symbolique : griffon, licorne surmonté d'une sirène aux yeux glauques. Le comte de Wietinghoff' s'était toujours distingué par son amour des œuvres d'art et d'esprit; il voulut que sa fille fût aussi instruite que lui- même : Julienne à l'âge de huit ans parlait avec facilité l'allemand et le français ; à neuf ans elle se mit à étudier le latin avec une si grande passion, qu'elle put lire Virgile ; elle s'arrêtait toujours avec un charme particulier sur ce beau chant de VÊnéide, Virgile décrit les terribles mystères d'isis, les initiations, les secrets des prêtres égyp- tiens, les apparitions sombres qui révélaient l'avenir dans les cercles magiques.

La France du dix-huitième siècle rayonnait de tout son éclat de philosophie ou de bel esprit et le comte WietinghofT vint achever l'éducation de sa

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1. Par une coquetterie de femme, elle se disait née en 1769.

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fille à Paris. Il y ouvrit un brillant salon tout enivré d'encyclopédie et de plaisir*; au milieu de la société littéraire, alors souveraine, d'un ton exquis et de grandes manières, l'esprit portait couronne. Une faute étourdie des écrivains a été d'avoir contribué à détruire l'ancien régime; sui- cide moral de leur noble puissance, car au dix- huitième siècle ils étaient rois. L'aristocratie les écoutait, les honorait ; Voltaire, Rousseau, recher- chés, admirés, avaient leur cour plus honorée que celle de Versailles. Le comte de Wietinghoffse lia particulièrement avec Buffon, d'Alembert, Mar- montel, ses hôtes assidus. Au bruit des causeries élégantes, spirituelles, fut élevée la gracieuse Julienne, d'une ravissante beauté; blanche, svelte, avec des traits fins, des cheveux d'un blond cendré, des yeux d'un bleu sombre coulant au ciel leur regard : Buffon disait qu'elle était un mélange de la Velleda du nord et de la Vénus grecque.

Les propos matérialistes du salon de M. de Wie- tinghoff n'avaient pu atteindre la profonde croyance de Julienne dans les choses mystiques; elle était déjà sous la pression des élans religieux; elle

1. On disait que le comte de Wietinghoff était à Paris avec une mission secrète de Catherine II, pour négocier le traité sur l'indépendance des neutres et la liberté du pavillon.

à

s'accompagnait sur le clavecin aux leçons de Mozart; sa voix douce, inspirée excellait dans la triste romance de Nina :

Le bien-aimé ne revient pas.

Elle peignait d'une manière ravissante; on re- marqua qu'elle s'était appliquée plusieurs fois à dessiner les admirables sibylles des loges de Raphaël et à reproduire ces figures de prophé- tesses de l'antiquité, en qui étaient résumés les secrets du monde : les vestales ouvraient chaque siècle les livres sibyllins etaujourd'hui à Tivoli, au doux murmure des cascaielles, le voyageur peut encore contempler le temple de la sibylle.

Julienne avait quinze ans, lorsqu'elle fut de- mandée en mariage par un diplomate, qui, déjà au milieu de la vie, avait parcouru une importante carrière, Alexis- Constance baron de Krudner, d'une famille de Livonie, aussi ancienne dans le blason. le 25 juin 1744, fort dévoué à l'impéra- trice Catherine II \ le baron avait trente-six ans en 1781 et par conséquent vingt ans de plus que sa fiancée; cœur noble, esprit distingué, il avait contribué à la réunion de la Courlande à la Russie,

1. Le baron de Krudner passa ensuite au service de l'impé- ratrice Catherine.

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en qualité de chargé d'affaires de la petite cour de Mittau auprès de l'impératrice. Le mariage s'ac- complit plutôt comme une affaire de convenance, que comme le couronnement d'un lien d'amour (ce qu'avait rêvé l'enthousiaste Julienne Wieting- hoff). C'était moins encore la différence d'âge qui devait préparer l'incompatibilité d'humeur, que le contraste des deux caractères . Le baron de Krudner, d'un esprit froid, positif, d'un cœur haut, digne, possédant une incontestable aptitude de politique et d'affaires, Julienne d'une poésie exaltée encore par ses études de jour et de nuit. A Mittau, à Riga on montra longtemps les livres de prédilection de la baronne de Krudner à vingt ans, vieux in-folio couverts en cuir, tout remplis de figures étranges, parsemés de constellations. La jeune baronne de Krudner se plaisait dans ces études, qui ont bien leurs charmes : on attribue à Mme de Krudner un travail très-mystique qu'elle fit à vingt ans sur les traditions des esprits et le supernaturalisme ^ L'auteur parcourait en une cinquantaine de pages toute l'histoire de l'antiquité sur l'existence d'un monde intermédiaire et l'action incessante des

1. Cette tradition est-elle vraie? C'est dans Jacob Boehme, Martincz et Svédenborg que Mme de Krudner avait puisé ces notions historiques sur les esprits.

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esprits sur les cœurs et sur les âmes; elle disait avec son maître Bohëmer : « Si les grands faits de l'humanité ont besoin d'être constatés par de nom- breux témoignages, il n'en est assurément aucun qui soit mieux acclamé que le monde des esprits. La croyance chrétienne nous montre des anges, les archanges du ciel et les démons. A chaque feuillet de la Bible on trouve les apparitions célestes, des songes consolateurs ou menaçants. L'Egypte avait ses mystères, la Grèce ses initiations dans les temples d'Eleusis, si pleins d'étranges spectacles. Un des philosophes célèbres de l'école d'Alexandrie, Jamblique^ s'écrie : « Les appari- tions des esprits sont analogues à leur essence; l'aspect des dieux est consolant, celui des ar- changes terribles, celui des anges moins sévère, mais celui des démons est épouvantable. »

« Ulysse dans rO(iy55ée s'adresse au divin Téré- sias pour évoquer les âmes des morts. Pompée (Pharsale de Lucain) s'écrie : « Magicienne, obéis à ma voix, car je n'évoque pas une âme qui soit depuis longtemps dans le noir Tartare; elle est à peine aux portes des enfers. » A la bataille de

1. Jamblique était le chef de l'école néoplatonicienne, l'ami de l'empereur Julien, un des grands philosophes de l'école d'Alexandrie.

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Marathon, racontée par Plutarque, plusieurs virent l'ombre de Thésée, combattant à la tête des pha- langes grecques : César avant de passer leRubicon aperçut un grand spectre qui sonnait de la trompe d'une manière éclatante : « Vétérans, dit César, allons les présages des dieux nous appellent. » L'empereur JuHen, au palais des thermes, s'entre- tint avec un grand spectre sous la forme du génie de l'empire. Les platoniciens proclamaient divers genres d'esprits : Les lares, génies familiers qui protégeaient les institutions domestiques; les larves, occupés à mal faire, à railler, à persécuter après la mort. Chaque homme célèbre avait son génie famiher au témoignage de Cicérone

« Cette même croyance on la retrouve dans la mythologie Scandinave, parmi les peuples du nord de l'Europe et de l'Asie qu'avait beaucoup étudiés la baronne de Krudner. L'Edda parlait des mé- chantes fées: chez les Pietés et les Bretons^ les femmes à doubles vues habitaient les grottes de Merlin, de la fée Morgane et les forêts enchantées; la Yelleda du nord invoquait les ombres, les fantômes aux membres blancs, à l'aspect cada-

1 . Témoin le génie de Socrate qu'il invoquait incessamment.

2. Mme de Krudner avait lu et admiré VEdda, dans sa ver- sion primitive, dont elle possédait la langue.

vérique qui peuplaient les forêts sombres. Au moyen âge, à l'époque des châteaux forts, les appa- ritions de spectres se multipliaient d'après les récitsdes chroniqueurs; chaque sifflement du vent à travers une tourelle en ruine était le cri d'une âme en peine : selon Mathieu Paris ^ dans le mo- nastère de Saint-Alban, on vit les ombres des chanoinessans têtes, qui s'asseyaient danslesstalles du chœur, présage sinistre qui annonçait la mort des moines. Ici une procession d'hommes noirs, une longue file de vierges, pâle comme la cire; les démons séduisaient les jeunes filles et de ce commerce sacrilège naissait des êtres étranges et maudits, cubes et incubes, hommes et femmes à la fois; les loups-garous, faisaient entendre des épouvantables glapissements. Au cœur de l'Alle- magne, comme dans la Hongrie, la Valachie, les vampires^ suçaient le sang des vierges pour nourrir leur vie misérable; des hommes pâles au teint de mort, le lendemain étaient pleins de vie, parce qu'ils étaient repus de sang vermeil.

1. Chronique 1205.

2. La croyance des vampires existe encore aujourd'hui dans la Valachie et une partie de la Grèce. Le savant dom Calmet a fait une histoire très-sérieuse du vampirisme. Dans la Cour- lande, pays de Mme dej Krudner, on exorcisait encore les vampires.

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« Dans la théorie des mystiques allemands, la mort n'était qu'une transfiguration de vie, rien ne périssait; leséléments humains étaient en com- bustion et de temps à autre il s'en échappait un lutin, un gnome, un farfadet qui venait troubler le monde, être imparfait que l'alchimie cherchait à reconstruire; de la fermentation de la terre dans les jours de tempête et d'orage, naissaient les démons, les êtres malfaisants, les esprits lutins qui ne laissaient jamais l'homme en repos; des rosées du matin, unies aux eaux argentées des lacs, s'élançaient les ondines , l'air créait les sylphes; le feu (cette puissance suprême) enfantait les génies aux pierreries. Enfin la mort, continua" ; tion d'une autre vie, donnait toute liberté à l'esprit familier, apparaissant la nuit, ou se fai- sant entendre par des grincements de meubles, des bruits de chaînes, espiègleries de squelettes dans la danse macabre. »

Telles étaient les idées que formulait le livre attribué à la jeune baronne: tandis que son mari, diplomate instruit, invoquait Grotius PufTendorff sur le droit des gens, pour préparer le traité de neu- '" tralité armée entre la Russie, la Prusse, la Suède et la France, Mme de Krudner suivait ses études de fantaisie : « La magie essentiellement orientale.

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continuait-elle, fut une des sciences les plus popu- laires au moyen âge ^. Le magicien était une nature mixte entre les esprits et l'homme; le diable trou- blait les sens des plus hautes intelligences; les ré- formateurs du seizième siècle, Luther lui-même, proclamait Faction du diable: «Il m'arriva, dit-il, « de m'éveiller tout à coup, à minuit, et Salan com- «mença à disputer avec moi. » Shakspeare n'avait pas manqué cet élément du drame dans Macbeth. Les sorcières assemblent les ossements, les herbes malfaisantes, et font entendre ces prophétiques paroles ; « Quand la forêt marchera, Macbeth ces- sera de régner et de vivre. »

De ce vaste exposé du supernaturalisme, la ba- ronne de Krudner concluait à la vérité immé- diate, absolue, d'un monde peuplé d'esprits. Avec leur concours on pouvait pénétrer les mystères de la nature et l'inconnu : si le travail des philosophes du dix-huitième siècle avait affaibli toutes les croyances du moyen âge, presque aussitôt cette société matérialiste ne s'était-elle pas préocupée de l'idéal ? n'avait-elle pas eu ses hommes étranges, qui se donnaient la faculté de produire Tor et les pierreries, comme dans les contas de l'Orient?

1. On disait cette science fille des mages; Zoroastre en était le premier pontife; elle fut enseignée par l'école d'Alexandrie.

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Témoin Gagliostro ! L'aristocratique société accou- rait aux leçons du docteur Mesmer, le fluide ma- gnétique agissait sur les natures surexcitées; on n'ensorcelait plus les jeunes filles, mais on les en- dormait, pour les interroger sur l'avenir, et péné- trer dans les plus profonds replis du cœur; si l'on ne voulait plus croire aux antiques vers sibyllins, on allait consulter les tireuses de cartes. «Tant il est vrai, concluait Mme Krudner, que la nature de l'homme n'a jamais changé ; les idées se transforment , les sens et l'imagination res- tent les mêmes. Il existait un monde que nos yeux n'étaient pas encore parvenus à perce- voir. »

En plein dix-huitième siècle, un juif portugais, du nom de Martinez Pascales, enseignait la doc- trine de la communication de l'homme avec les esprits, doctrine transmise par les prêtres d'Egypte, et qu'il disait d'une telle pureté, que les abeilles recueillaient le miel autour de ses paroi es ^ Marti- nez eut pour son disciple ardent, un jeune officier créole, le chevalier de Saint-Martin % caractère calme, très-convaincu et l'ardent conseiller Weis-

1. Ses adeptes furent appelés Martinistes ; ses principaux en- seignements furent à Marseille et à Bordeaux.

2. Saint-Martin ne fut jamais chef de secte, mais disciple.

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haupt*, le chef des illuminés en Allemagne, et maître un moment des universités. Mme de Krud- ner fait observer que le martinisme^ se distinguait de la franc-maçonnerie en ce qu'il entrait droit dans l'illuminisme, sans se préoccuper des idées politiques et des systèmes matériels qui divisent le monde. Du sein du martinisme naquit le comte Cagliostro, l'ami de Martinez Pascales; comme lui, il se disait maître des mystères de l'Orient, et des oracles de Memphis ; Mme de Krudner ne le rail- lait pas; elle l'étudiait ainsi que le comte de Saint- Germain: chronologiste enchanteur, érudit pro- digieux, il accumulait les faits, avec autant de sûreté que les bénédictins, en les pliant à sa fan- taisie ^ Cagliostro possédait d'éblouissants secrets de fantasmagorie. En sa présence, le dix-huitième siècle, si fier, se montrait crédule comme un en- fant: Mesmer, médecin de la Souabe, avait débuté dans la vie scientifique, par une dissertation sur l'influence des planètes : « Le monde n'était qu'un

1. Jean Weishaupt, en 1748, était professeur à Ingolstadt, conseiller honoraire du duc de Saxe-Gotha.

2. Le martinisme fit de grands progrès en Allemagne; des ministres et des petits princes s'y affilièrent; elle se confondit un moment avec la franc-maçonnerie.

3. J'ai beaucoup parlé de Cagliostro et du comte de Saint- Germain dans mon Loids XVI.

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grand globe aimanté, qui communiquait son fluide minéral et animal aux êtres vivants. » A Paris, au milieu d'une société ennuyée, qui cherchait une distraction, le magnétisme eut la vogue; Mes- mer compta de fervents adeptes parmi lesquels : MM. de Lafayette, d'EspremeniP et l'avocat Der- gasse, le même qui joua un rôle d'action mystique avec Mme de Krudner auprès de l'empereur Alexandre. Les appartements d'extases de la ba- ronne furent un peu copiés sur les salons de Mesmer.

Dans une chambre voluptueusement décorée, sous le reflet d'un demi jour vaporeux jeté par quelques bougies parfumées, le docteur Mesmer faisait ranger ses adeptes, autour d'un baquet mystique ; le fluide se communiquait par des cordes, des tiges de fer, des attouchements doux et répétés ; quand arrivait l'enivrement, le dieu Mesmer s'offrait à tous les regards avec sa ba- guette magique qu'il promenait sur ces fronts abaissés. Il opérait, disait-on, des cures célèbres, au milieu des adeptes enthousiastes ^ La baronne

1. Président au parlement de Paris.

2. Le célèbre Bailly fut chargé de faire, au nom de l'Académie des sciences, un rapport sur le magnétisme. Avec son esprit positif, il réfuta toute opération magnétique de Mesmer.

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s'enivra de tous les secrets de Mesmer; et dans ce monde curieux s'était formée sa première liaison avec Bergasse.

Nous devons remarquer qu'à cette époque d'ou- bli et d'idéalisme, se préparaient l'opposition des parlements, les taquineries des notables, la pro- clamation des États généraux, l'émeute de la Bas- tille; réalités menaçantes qui laissaient peu de place aux vapeurs des adeptes du baquet magique, aux somnambules, aux promoteurs du règne des esprits. Et pourtant, à l'aurore de cette révolution, paraissait l'œuvre ravissante de Cazotte : Olivier ou le diable amoureux, pages délicieusement ani- mées. Le diable amoureux était évidemment l'œuvre d'un croyant aux esprits ; Cazotte animait, embel- lissait par ses causeries spirituelles, la société de Mesmer, et mettait en scène toutes les espiègleries des lutins, farfadets, cours d'amours du démon. Nul ne doutait que Cazotte n'eût la double vue, pressentiment de l'avenir. Un soir en plein salon, sous l'éclat de mille lustres, on le pria de révéler les temps, et d'une voix prophétique (on était en 1784) Cazotte dit:

« Je vois des choses effroyables.

Quoi donc? monsieur Cazotte, dites, dites!

J'aperçois un échafaud.

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Pour qui donc, grand Dieu ! . . . pour un prince ?

Plus haut que cela.

Eh bien, pour qui ?

Pour le roi et la reine de France ! »

Qu'on s'imagine la terreur qui partout se ré- pandit au milieu de la plus gaie société de Ver- sailles et de ïrianon^ La baronne de Krudner n'avait jamais oublié cette scène ; le mysticisme fut la grande influence de sa vie.

1. Voir mon livre sur les derniers jours de Trianon.

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II

AMBASSADE DU BARON DE KRUDNER A VENISE

LES GONDOLES -LES BALS

LA BARONNE A PARIS, SOUS LE DIRECTOIRE

(1790-1797)

II

AMBASSADE DU BARON DE KRUDNER A VENISE. LES GONDOLES. LES BALS. LA BARONNE A PARIS, SOUS LE DIRECTOIRE.

(1790-1797.)

Tout en laissant à Julienne de Krudner ses études sur Tilluminisme, le baron n'en conti- nuait pas moins les affaires de son gouvernement; il mit la dernière main à un travail très-sérieux contre le mare clausum de Selden pour réfuter les prétentions de l'Angleterre sur l'empire absolu des mers. Le baron fut nommé par sa souve- raine, ministre plénipotentiaire auprès de la République de Venise avec une mission impor- tante. Catherine II, toute préocupée de ses vastes projets sur l'Orient, voulait connaître les tradi-

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lions de Venise, l'antique rivale de l'empire turc; si le doge et le sénat n'étaient plus que l'ombre d'eux-mêmes; il existait aux archives d'État de précieux documents sur les guerres de la Répu- blique avec la Porte Ottomane, depuis la bataille de Lépante La correspondance des ambassadeurs Vénitiens était considérée par le corps diplo- matique comme un chef-d'œuvre de bonne information ^

Ce n'était pas avec des idées aussi sérieuses que la baronne de Krudner venait à Venise; artiste remarquable, d'une imagination romanesque, les monuments splendides de l'art bizantin, les la- gunes, les gondoles, les sérénades de nuit, le carnaval, ses fêtes l'enivraient des plus ardentes pensées, de leurs plus doux prestiges. Venise, qui a le privilège de dominer même les cœurs les plus froids, devait paraître aux yeux d'une jeune femme, exaltée comme une ville orientale, pleine d'enchantement et de féerie; on voyait Julienne de Krudner partout sur le canale grande, aux bords de la Brenta dans une gondole incrustée d'ivoire, comme celle de Cléopatre, le soir aux

1. Dans la diplomatie du vieux régime, les nonces du pape et les ambassadeurs de Venise passaient pour avoir les meil- leures correspondances.

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fêtes de la Place Saint-Marc, vêtue de velours et d'or, comme une antique magicienne de Flo- rence; les jeunes patriciens la suivaient au mi- lieu des concerts d'instruments; on aurait dit une toile de Titien ou de Paul Yeronèse. L'en- thousiaste baronne, fière des hommages qu'on lui adressait, de ses amours presque publics, trouvait le baron de Krudner trop occupé de politique, trop peu rêveur. Le temps qu'elle ne donnait pas au plaisir la baronne l'accordait à l'étude : elle vécut plus d'un mois tout auprès du couvent des moines arméniens*, si instruits dans les langues chaldéennes et syriaques ; elle trouvait dans le mélange de ces caractères lin- guistiques les notions qu'elle cherchait sur la cabale et les idées qu'elle s'était faites sur les anciens oracles.

Une conduite si peu sérieuse, les dépenses inconsidérées, engagèrent le baron de Krudner à se séparer d'une femme qui pouvait compromettre son nom et sa fortune; une séparation à l'amiable fut convenue; elle s'accomplit comme entre gens de bonne compagnie, sans bruit, sans

1 . C'est dans ce couvent d'arméniens que lord Byron passa aussi trois mois, pour se livrer aux études des langues orien- tales.

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éclat. Le baron garda son fils; Mme deKrudner sa fille; un prétexte fut trouvé; M. de Krudner, venait d'être nommé ministre de Russie en Espa- gne, il partit pour Madrid : la baronne désormais libre, après avoir visité ses terres de Livonie et réglé quelques affaires d'intérêt accourut à Paris.

On garde toujours dans la vie un doux sou- venir de la contrée très-jeune on a été entouré de plaisirs et d'hommages. La société du dix- huitième siècle d'ailleurs avait un charme parti- culier pour Mme de Krudner; elle avait connu Buflon, d'Alembert, ces hommes d'un esprit si élégant, si raffiné ; elle s'en souvenait; elle revint à Paris avec ravissement. Les temps et la société étaient bien changés, depuis 1789; mais au sortir de la Terreur on avait vu éclater une frénésie de plaisir; des fêtes d'oubli et de distractions se donnaient partout ; on ne pensait qu'aux bals, aux galants soupers dans cette régence de la Piévolution, mi- partie de grands seigneurs, de fournisseurs enrichis, de femmes du haut monde, unpeuinsouciantes de leurrenommée% Mme Tal-

1. J'ai peint cette société dans mon livre sur Mme Tallicn et les déesses de la liberté.

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lien, de Souza, Beauharnais, Recamier; jamais société moins occupée de ses devoirs sérieux; on avait la religion de la gavotte, le culte des romances de Garât, ou des danses de Trenis; comme les courtisanes de la Grèce, on paraissait demi-nue, les bagues brillantes aux doigts des pieds, les cheveux retenus par des résilles d'or; des tuniques blanches ou couleur pêche afin de se rapprocher de la nudité de Vénus.

Mme de Krudner fut mêlée à toutes ces fêtes imitées de la Grèce: le voyage d^Anacharsis et d'Antenor en action; elle y brillait par sa taille souple, élégante, la blancheur et Téclat de son teint, par ses cheveux cendrés, par ses yeux alle- mands, coquettement amoureux. Toute fois labelle Livoniene à travers ses amours et les égarements de son cœur gardait sa tendance vers le mysti- cisme ; elle avait trouvé dans Mme de Beauharnais, une adepte des croyances au sort, à la fatalité, aux cartes, écoutant les prédictions de Mlle Lenormand la sibylle déjà en renommée. On venait de tra- verser une époque de sanglantes émotions, et selon le dire de quelques-uns, Mlle Lenormand avait deviné plus d'une fatale destinée; celle du jacobin Vincent, de Saint-Just, de Robespierre. Plus d'un esprit fort dans le monde allait en

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secret consulter les cartes de la devineresse de la rue de Tournent

Mme de Krudner professait un grand mépris pour la chiromancie, charlatanisme matériel qui ne tenait rien à l'esprit ; sorcellerie vulgaire qui n'invoquait pas la tradition de l'Egypte et de Memphis. Retirée dans son oratoire de la rue de Cléry, elle avait orné un petit salon en cha- pelle éclairée à demi -jour, toute remplie délivres mystiques; elle s'agenouillait, levait ses beaux yeux au ciel et restait contemplative, comme pour épurer la vie trop mondaine, cette existence atout guide, qu'elle menait au palais du Directoire et dans les jardins du Luxembourg.

L'oratoire secret de la baronne de Krudner revit le plus zélé des disciples de Mesmer, Ber- gasse, l'objet d'une vive et tendre amitié. Nicolas Bergasse% d'origine espagnole, avait passé sa jeunesse sous le soleil brûlant du Midi; ses études avaient été très-fortes : il avait besoin de bruit et de renommée; avocat, il vint à Paris, il

1. Marie-Anne Lenormand était d'une origine fort obscure. Née en 1768, elle avait été l'amie du fameux membre de la commune révolutionnaire Hébert, qui l'avait produite dans e monde; on s'accorde à dire que ses souvenirs et ses mémoires sont pleins d'erreurs et d'inexactitudes.

2. Article de la Biographie.

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conquit une brillante célébrité par des plaidoyers tout pleins de véhémentes apostrophes; l'un des plus ardents adeptes de Mesmer et du somnambu- lisme, il publia des livres, pour prouver que cette science devait détrôner toutes les autres, parce qu'elle faisait entrer un monde jeune et nouveau dans l'humanité dégénérée. Bergasse se rendit célèbre par ses mémoires écrits, sur tous les procès scandaleux de cette époque étrange, qui précéda la Révolution française. Il avait dit de Beaumarchais « il sue le crime. » La Révolution l'avait fait ou- blier un moment; détenu à la Conciergerie, le 9 thermidor l'avait rendu à la liberté. Il se mon- trait un des plus ardents réacteurs, et se ratta- chait plus que jamais à Mme de Krudner^

C'étaient deux caractères faits pour se compren- dre et se soutenir mutuellement. Bergasse n'avait modifié aucune de ses opinions sur le somnam- bulisme et les phénomènes du magnétisme. Il était toujours Tadepte de Mesmer, croyant à l'exis- tence d'un monde intermédiaire composé d'esprits encore inconnus et que de patientes études devaient enfin révéler à l'homme. Mme de Krudner, aux

1. Ce fut une amitié inaltérable; Bergasse vécut très-vieux et ne mourut qu'en 1831.

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idées de Bergasse, mêlait les vives notions du mar- linisme allemand. Les matérialistes du Direc- toire, assurément, prêtaient peu d'attention à ces pratiques secrètes; il ne prenait Mme de Krud- ner que par le côté charmant et mondain. On ne l'appelait que la belle, la délicieuse valseuse. Les Velléda avaient peu d'attraits pour les philo- sophes du bal Frascati; la mythologie grecque était plus à la mode que le chaste et froid Edda ; les Vénus sans voile était préférées auxWillis des lacs glacés de l'Allemagne du nord.

Pourtant le mysticisme pur et la devinaiion des prophètes n'était pas absolument disparu au mi- lieu de l'indifTérence religieuse et parmi les per- sonnages célèbres de la Révolution. Au plus fort de la terreur sanglante, après que Robespierre avait proclamé l'Être suprême et le culte de l'im- mortalité de l'âme, Vadier, le député railleur du comité de surveillance parut à la tribune pour dé- noncer une conjuration de fanatiques qui se tenait à l'Estrapade, sous la présidence de Marie Théot %

1. Ce furent Sénart et Héron, agents du comité, qui arrê- tèrent les adeptes de Marie Tiiéot. Le rapport de Vadier est dans le Moniteur. Robespierre avait fait délivrer un certificat de civisme à Marie Tbéot. Voyez les détails dans les Mémoires de Sénart.

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qu'il désigne comme prenant le titre suprême de la Mère de Dieu. Le but politique de Vadier était de jeter beaucoup de ridicule sur Robespierre, en le mêlant à cette intrigue, en l'annonçant comme roi-prophète.

Marie Théot, ou Théos, déjà connue parmi les visionnaires*, s'était dit une nouvelle Eve, la Mère de Dieu, et autour d'elle, Marie Théot avait groupé un certain nombre d'adeptes; le char- treux dom Gerle, spiritiste ardent et dévoué^; Marie Labrousse, étrange prophétesse, qui annon- çait partout la ruine de la papauté et le triomphe de la constitution civile du clergé; tous, réunis à l'Estrapade, priaient ensemble, le livre d'Évangiles ouvert. Une jeune fille, vêtue de blanc, que Ton nommait la Colombe', symbole de l'Esprit-Saint, chantait des hymnes pour ouvrir les oreilles à la vérité et annoncer le prophète rédempteur :

Vérité montre-toi, viens changer notre sort Viens pour anéantir l'empire de la mort.

1. Marie Théot avait passé une partie de son existence à la Bastille.

2. On voit dom Gerle dans le tableau du Serment du Jeu de Paume.

3. Les deux colombes fort belles se nommaient Ambart et Rosa.

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Et en s'adressant àMarie Théot, les deux colombes chantaient à leur tour :

Ni culte, ni prêtre, ni roi: Car la nouvelle Eve, c'est toi.

Le Prophète rédempteur était, disait-on, Ro- bespierre, ce qui en faisait tout à fait une affaire politique. Les papiers du comité de sûreté géné- rale ne laissent aucun doute sur les rapports de dom Gerle avec Saint-Martin l'illuminé, Marie Labrousse, la duchesse de Bourbon et ce groupe de mystiques qui traversait les temps, et les hommes en gardant leur croyance dans le monde des esprits.

L'antique sagesse des mages, l'enseignement des mystères se retrouvaient aux représentations puérilement théâtrales qu'on appela le culte des Théophilanthropes ou adorateurs de Dieu, et dont les adeptes les plus zélés furent la Réveillère- Lepeaux et Bernardin de Saint-Pierre, liés avec les martinistes, plus puissants alors qu'on ne pouvait le croire, et qui avaient aidé la propagation des idées révolutionnaires.

On trouvait le mysticisme répandu dans les petits États d'Allemagne; plus d'un ministre et d'un homme politique s'y trouvaient affiliés; il

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faut même attribuer à la double action du martl- nisme et de la franc-maçonnerie le progrès et le triomphe des sociétés secrètes.

A cette époque, la baronne de Krudner faisait partie de cette colonie allemande ou suisse qui avait placé le siège de sa puissance à l'hôtel Salm*. brillaient et dominaient Mme de Staël et Ben- jamin Constant, tous deux liés avec Mme de Krud- ner. Benjamin Constant, jeune homme aux che- veux blonds et pendants, était tout entier lié à la philosophie allemande et au martinisme. Benja- min Constant était trop rêveur pour ne pas croire aux puissances mystérieuses. Il traduisait YHis- toire de la philosophie de Tennemann, et, en Alle- magne, chacun avait été frappé, étonné de l'évo- lution d'esprit qui s'était opérée dans l'esprit de Tennemann , parti du scepticisme et arrivant presqu'à l'enfantillage de la crédulité, en analy- sant la magie du moyen âge.

1. Les députés de l'hôtel de Salm étaient tous dévoués à la politique du Directoire : se réunissaient Mme de Staël, Ben- jamin Constant, et même M. de Talley'rand : l'hôtel de Salm (aujourd'hui ia Légion d'honneur), avjit été bâti par le prince Frédéric Salm-Kirbourg, au service de la France sous Louis XVI, et qui servit avec enthousiasme la Révolution ; il fut néanmoins condamné à mort en 1794; ses biens furent confisqués; l'hôtel de Salm fut remis à son fils Frédéric-Ernest.

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Il fallait au roste que cette magie eût un éblouissant prestige, puisqu'elle avait inspiré au grand poëte, à l'esprit le plus railleur, à Goethe, le drame de Faust. Depuis Macbeth, rien de plus hardi ni de plus convaincu n'avait été osé sur la sorcellerie. Le diable y apparaissait, s'y person- nifiait, intervenant dans la lutte éternelle du bien et du mal. Le moyen âge n'avait rien inventé de plus magistralement diabolique que Méphistophélès.

Goethe appartenait par l'imagination à la secte des martinisles ou des spiritistes; on ne crée pas un personnage tel que le docteur Faust, sans la conscience profonde des miracles infinis d'un monde intermédiaire. Pour Galderon, Shakspeare Goethe, le dernier mot sur les mystères n'était pas dit et c'est à cette œuvre d'incessantes recher- ches que la secte des marlinisles se consacrait. Quoique obscurs et complètement oubliés dans la France révolutionnaire, les mystiques n'en étaient pas moins nombreux; le chef qu'on appelait le philosophe inconnu, Louis-Claude Saint-Martin, l'élève de Martinez Pascales (qui avait donné la vie et le nom à la secte des martinistes) croyait sincèrement à la doctrine de Boehmer, de Své- denborg , si célèbre en Allemagne ; il disait le siècle trop matériel , trop absorbé dans ses in-

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stincts d'animalité pour comprendre le spiritus mundi. Dans cette voie Saint-Martin eut bientôt de nombreux disciples ou plutôt des amis, je le répèle : la duchesse de Bourbon*, la marquise de Chastelux, la marquise de Lusignan, le prince An- dré Galilzin et enfin la baronne de Krudner qui s'associait à ces prophéties, tout en gardant sa re- nommée de femme de plaisir et du monde au mi- lieu des fêtes du Directoire.

l. La duchesse de Bourbon était une des plus ardentes adeptes du spiritisme, avec son médecin Lamothe. La duchesse revint à des sentiments très-pieux vers la fin de sa vie.

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III

VOYAGE DE MADAME DE KRUDNER EN LIVONIE

SON RETOUR A PARIS

LA FEMME LITTÉRAIRE - VALÉRIE

(1798-1802)

III

VOYAGE DE MADAME DE KRUDNER EN LIVOME. SON RETOUR A PARIS. LA FEMME LITTÉRAIRE. VALÉRIE.

(1798-1802)

La dernière illusion que gardent les femmes, c'est le prestige de l'amour; elles ne tiennent aucun compte de l'âge qui vient , du temps qui marche, des rides qui sillonnent le front, témoi- gnage des années. Mme de Krudner , à plus de quarante ans, eut le petit ridicule de croire qu'on mourrait toujours à ses pieds, pour obtenir un regard, un doux merci, souvenir de la chevalerie: mourir d'amour n'était pourtant pas le défaut de la société matérialiste du Directoire ; la belle Livo- nienne croyait et disait de bonne foi : que les pas- sions sans espoir qu'elle inspirait, tuaient ses

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adorateurs enthousiastes, jeunes hommes néces- sairement poitrinaires , qui au bout de quelques mois expiaient le crime de l'avoir trop aimée sans espoir. Ce ridicule trouva ses déceptions, la médi- sance ajoutait même, que la divinité n'était pas toujours inexorable^ dans son sanctuaire, et qu'elle se montrait plus souvent sous les traits de Vénus sans voile, que sous la figure des chastes divinités du Nord.

Ce fut même après quelques dépits d'amour que Mme de Krudner quitta la cour du Directoire pour habiter Leipsick> L'Allemagne était alors, on ne saurait trop le dire, sous l'impulsion des dra- mes de Goethe, étudiés sur le moyen âge qui fai- saient intervenir les sorciers, les alchimistes dans les actes de la vie. Le docteur Faust évoquait les esprits et la ravissante figure de Marguerite, faisait contraste avec Satan sous les habits d'un beau cavalier. Les élégants démons reprenaient leur rôle dans la poésie.

C'était Tépoque l'Allemagne offrait un curieux contraste ; les actes politiques de ses gouvernements se séparaient de son esprit national : la poésie, la littérature, les sociétés secrètes marchaient vers

1 . Article Krudner, Biographie universelle.

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l'unité germanique, tandis que la diplomatie ten- dait au morcellement. En remontant loin, l'unité de FAllemagne avait été déjà profondément ébranlée par les traités de Westphalie ; l'élément de la réformation avait corrodé le vieil édifice car- lovingien ; les droits des électeurs s'étaient agran- dis aux dépens de la maison impériale toute-puis- sante encore sous Charles-Quint. Le congrès de Westphalie avait admis l'influence étrangère. La France, sous la direction habile du cardinal Maza- rin, avait été partie active dans les négociations ^ De ce nouveau droit public était sortie la puis- sance des électeurs de Brandebourg, depuis rois de Prusse ; les traités leur donnaient une grande position et un petit territoire : villes pauvres, campagne stérile, désert de sable, un long boyau de terre sans ventre. Il fut désormais dans la né- cessité de la Prusse de s'agrandir , n'importe comment. Ses rois créèrent une nation de soldats, des camps militaires , et ils attendirent les occa- sions. Frédéric II se jeta sur la Silésie; quel droit avait-il? Quel était son titre de conquête? Aucun ; il envahit en vertu de cette force qui fait

1. Le congrès de Westphalie s'ouvrit en 1649; il se résume en deux traités : Munster et Osnabruck.

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qu'un fieuve se creuse un lit. Les puissances alle- mandes se coalisèrent contre lui ; Frédéric fut mis au ban de l'empire* ; le roi s'en tira à force de génie, à l'aide de l'Angleterre , il n'avait ni foi ni loyauté; on lui en faisait un reproche: pourquoi? il obéissait à sa destinée.

La diète germanique agissait toujours lourde- ment et sans unité; elle était comme un de ces vieux édifices du moyen âge, tout lézardé, qui incessamment menaçait ruine : il n'y avait de puis- sance sérieuse en Allemagne, que l'Autriche et la Prusse. Autour d'elles tout s'agitait aux vents des ambitions : la Prusse voulait la Saxe ; l'Autriche aspirait à la possession de la Bavière; l'Allemagne n'était plus qu'un nom cher et patriotique; le peuple à travers les intérêts et les dissidences diplomatiques^ était fier de rester allemand, et c'est ce qui créait la force des sociétés secrètes.

Au dix-huitième siècle, l'esprit français dominait à Berlin, à Vienne, comme dans les petits États , tels que la cour palatine, à Weimar, à Bayreuth : on était vivement impressionné par la littérature fran- çaise ; on ne vivait que de l'esprit de Voltaire : à

1. Frédéric se joua de toutes les alliances : il prit et quitta celle de la France.

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travers la roideur germanique les modes de Paris étaient toutes-puissantes; on se modelait sur Ver- sailles, ses théâtres , ses fêtes. Une seule chose restait profondément allemande , les sociétés se- crètes ; elles s'étaient formées , en invoquant les traditions delà vieille Germanie : Goethe, Schiller, rappelaient les gloires du pays, les annales de la guerre de Trente ans; on était Allemand de cœur et d'esprit ; on voulait reconstruire Tunité de la patrie, en vertu d'un principe de liberté ; ce sourd travail que les souverains avaient d'abord favorisé, s'était tourné contre eux : quel était le but des initiés martinistes, francs-macons, illuminés? nul ne le pouvait savoir ; pour eux le nom d'Allemand était sacré : tous devaient se fondre dans une seule nationalité.

Lorsque la Révolution française éclata, les so- ciétés secrètes allemandes y cherchèrent un élé- ment de triomphe. Aussi les idées de 1789 furent très-populaires chez les martinistes; ils virent à regret la première guerre contre la Révolution : la Prusse, au reste, ne s'était jetée dans les ba- tailles que pour prendre position sur le Rhin; déçue dans ses espérances ambitieuses, elle se hâta de faire sa paix, en trahissant tous ses en- gagements avec l'Autriche. Cette paix se signait à

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Bâle*; à l'aide de la France, la Prusse espérait devenir la puissance prépondérante en Allemagne : elle spolia beaucoup par le système des séculari- sations; elle offrit la neutralité à tous les petits États qui voulaient adhérer à son système.

Pendant ces négociations l'Autriche, délaissée, se débattait sur le Rhin, en Italie; persévérante bien que vaincue, elle traita à Campo-Formio^; le cabinet de Tienne obtint comme indemnité de ses possessions sur le Rhin et en Italie, les territoires de l'ancienne république de Venise jusqu'aux rives du Cattaro. On renvoya tous les règlements sur l'Allemagne à un congrès fixé à Rastadt; dès ce moment, la Confédération germanique fut en pleine dissolution; en dépouillant les petits États, on sécularisait sans réserve et sans frein; la République française eut un pied de fer et de feu sur l'Allemagne, par Mayence; le congrès de Rastadt finit par une catastrophe ^

A cette époque d'oppression, l'esprit allemand se réveilla. A côté du matérialisme de la guerre

1. Le traité de Bâle est du 28 août 1795.

2. Le traité de Campo-Formio est du 17 octobre 1797.

3. Le congrès de Rastadt, ouvert le 9 décembre 1797, fut rompu le 8 avril 1799 : il s'agissait de régler les indemnités allemandes.

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et de la diplomatie, se développait la nationalité mystique, avec Fespérance de restaurer l'unité allemande. La baronne de Krudner, dont nous allons continuer l'histoire, fut mêlée à cette œu- vre, et favorisa l'action de la Russie sur la na- tionalité germanique.

Cette œuvre politique, toutefois, ne répondait qu'à un côté du cœur et de l'âme de Mme de Krudner; ce qui dominait chez la baronne, c'était l'amour du plaisir, le bruit, la renommée. Paris seul pouvait donner tout cela; elle essaya la vie de château dans ses terres de famille ; son fils, Frédéric de Krudner, très-distingué, allait suivre la carrière de son père, alors en mission à Copenhague. Sa fille épousait le baron de Ber- ghem ; on dit que le voyage de la baronne en Li- vonie avait pour but particulier une entrevue avec son mari, qu'elle avait trop longtemps oublié; elle désirait s'en approcher, le voir, le séduire, par les derniers prestiges de sa beauté et de son esprit; car le caractère froid et noble du baron, lui avait inspiré un haut respect; le temps fait oublier les torts.Le baron de Krudner resta insen- sible devant toutes ces avances; la vraie distinc- tion est de demeurer toujours convenable, sans jamais revenir sur une résolution prise au nom

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de l'honneur K Mme de Krudner se fatigua bientôt de la vie des antiques châteaux et des grands bois au milieu des lacs glacés: elle ne rêvait que Paris, ses salons, ses fêtes et ses plaisirs, et la voici en- core une fois dans son charmant hôtel de la rue de Cléry.

Le Consulat, régime sérieux et tout militaire, avait remplacé le Directoire; le salon de Mme de Krudner s'en ressentit, il devint plus littéraire, plus philosophique avec Bernardin de Saint - Pierre, Chénier et Benjamin Constant, ses hôtes les plus assidus. Le roman était alors en vogue; il n'y avait pas d'autres livres possibles entre une victoire et un bal à l'hôtel Thélusson. La vogue s'était d'abord portée sur les romans à spectres, à vieux châteaux dans les ruines de Tivoli, ou les couvents d'Italie. Anne Radcliffe publiait les Mys- tères crUdolphCf on ne respirait que l'odeur des souterrains, les trappes et les oubliettes avec des fantômes drapés, des squelettes frissonnants, aux mille fissures des portes vermoulues; les esprits faisaient tintiller les sonnettes, résonner les vitraux : Anne Radcliffe eut son temps de re-

1. Le baron Alexis-Constance de Krudner ne survécut pas longtemps; il mourut le 14 juin 1802.

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nommée et de popularité ; les sociétés matéria- listes ont besoin d'un idéal, d'un monde étrange qui les distraie du vide que laisse à l'homme la perte de toute croyance.

Sous le Consulat il s'était formé un cénacle de femmes littéraires qui avaient cherché la renom- mée dans leurs écrits. Mme de Staël, après avoir essayé un rôle politique, se consolait dans la lit- térature en publiant Delphine, travail remarqua- ble d'impressions personnelles. Mme de Flahaut (de Souza), son amie, Y Siuieur d'Adèle de Sénange, donnait Emilie et Alphonse, une de ces œuvres qui ne remuaient ni une idée, ni un sentiment pro- fond; Delphine, au contraire, produisit une vive sensation ; on savait Mme de Staël dans l'opposi- tion au premier consul avec Benjamin Constant et Chénier ; sous ces impressions, un livre insigni- fiant quelquefois prend de la couleur. Mme Cottin d'une vie si calme, publiait Claire d'Albe, roman timide, à nobles idées. Ainsi tout ce qui visait à une certaine célébrité lançait un roman, et, dans son salon, Mme de Krudner annonça qu'elle pré- parait une œuvre d'esprit, expression de sa pensée et de son caractère, sous le titre de Valérie, par imitation du livre de Mme de Staël qui portait

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celui de Delphine \ C'était encore la révélation d'une vie intime absorbée dans la personnalité. Valérie était écrit en forme de lettres et de corres- pondance et pouvait ainsi se résumer : « un beau jeune homme mourait d'amour pour une femme qui ne pouvait être à lui, en vertu de sentiments élevés et presque divins ; » légende tant de fois répétée par Mme de Krudner, le véritable roman de sa vie, son illusion vaniteuse. Un biographe spirituel s'exprime ainsi à l'occasion de Valérie, et sur les causes qui portèrent Mme de Krudner à écrire ce livre : « Un jeune homme (et quel autre qu'un bien jeune homme bien novice?) épris de ses charmes, n'osa ou ne put le lui dire et s'en alla aux eaux mourir de phthisie et de son amour. La poésie de cet amour toucha la baronne ; c'était bien un fleuron à sa couronne de jolie femme et de déesse; aussi elle en prit plus d'aplomb et en vint avec sa vive imagination à se représenter les dandys poitrinaires, périssant par douzaine à ses pieds dans l'attente d'un regard; très-sérieu- sement elle racontait ses conquêtes et ses victoires en ce genre; l'Europe était semée des tombes de

1. La première édition de Valérie ou lettres de Gustave de Linnar à Ernest de G., parut en 1802.

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ses victimes; elle n'en comptait pas moins de six réelles; la sixième, disait-elle, n'était pas tout à fait mort, mais autant vaut; le malade est à Lausanne et n'ira pas loin ^ »

Au reste, le roman de Valérie^ écrit d'un style remarquable, était certainement l'œuvre person- nelle de Mme de Krudner. SI jamais il y eut spon- tanéité dans un livre de longue haleine, c'est évi- demment dans Valérie. Une femme narrant un triomphe de femme, et quel triomphe! celui qui a toujours été la chimère de sa vie. Quel homme au monde eût conçu un roman sur si peu de chose, à moins de l'accidenter d'une foule de détails; il fal- lait la femme même dont elle avait été le souhait, pour embrasser un tel sujet et le mener à fin.... Le critique ajoute : « Valérie est bien supérieur à la foule des misérables romans dont on se con- tentait alors ; il est loin pourtant d'être à la hau- teur des ouvrages de Mme de Staël ; il n'est pas sûr qu'il surpasse Mme de Souza; ses descrip- tions ont une individualité qui leur donne comme de la saveur et rafraîchit des sujets usés, une teinte de mélancolie , analogue à l'aspect des

1. Pàiisot kTÛde Krudner. Biographie universelle. Michaud (supplément).

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plaines plates et blanches de la monotone Lithua- nie. Ce roman ouvre à l'âme, comme une per- spective à l'infini, et prépare le dénoûment. Les teintes grises et mal variées sont distribuées avec un certain art ; la diction est pure, et, quoique le livre ne mérite pas tout à fait, comme s'en flattait l'auteur, d'être mis au rang des classiques testi di lingua de la langue française, il est peu d'ou- vrages écrits dans notre idiome par des étran- gers qui puissent être mis en parallèle avec Va^ lérie^, »

Sous l'éclat du roman de Valérie, au bruit de son succès, Mme de Krudner grandit son cercle d'admirateurs et d'amis ; les concerts d'une mu- sique délicieuse précédaient la comédie jouée par Mme de Krudner, ou un bal charmant. Garât, le beau chanteur, l'homme à la mode, présidait à toutes ces fêtes ; il en était l'âme , le maître, le suprême directeur; et, ainsi que l'a dit un homme d'esprit, il prenait des airs de Potemkin auprès d'une nouvelle Catherine II. Le sentiment que manifestait Garât, toujours d'une grande imper- tinence, ne ressemblait en rien aux amours vapo-

1. Parisot. kv\Àz\Q Krudner. Biograiphie universelle. Wiz\idi\3Â (supplément).

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reux de Valérie, et le beau chanteur ne mourait pas d'un amour sans espoir. Mme de Krudner, à quarante ans, montrait la soumission la plus ré- signée pour les moindres caprices du suprême dandy, étalant sa conquête en public, comme pour dire : « Je la domine, petit paole d*honneu.T>

Mme de Krudner, malheureuse dans ses der- niers amours, crédule et facile avec les années, revenait avec ravissement à sa pieuse consolation, le culte de Tinconnu dans le mysticisme. On la voyait au milieu de son salon, élever les yeux au ciel avec les rayonnements d'une inspirée, et contempler Dieu dans sa gloire. Les philosophes appelaient cela le caprice coquet d'une jolie femme au déclin ; ils la laissaient s'épanouir dans son extase. La baronne était heureuse quand Ber- gasse la comparait à sainte Thérèse \ cœur du monde, âme à Dieu. Bergasse était toujours l'ami, le préféré ; son esprit allait à Tenthousiasme de son cœur. Avec lui c'était la prière dans un ora- toire élégant qu'elle avait orné de ses mains, en damas rouge, à la manière des églises catholiques : aux anniversaires des fêtes et des martyrs, des

1 . On peut trouver de grands détails sur le caractère mystique de Mme de Krudner dans le tome III des Zeitgenossen, Wi à 470.

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bougies odorantes y répandaient les doux par- fums d'Orient. L'enthousiaste Bergasse s'inspirait dans l'esprit d'en haut; il apercevait un monde inconnu au vulgaire, celui des âmes privilégiées qu'on retrouvait vivantes et toujours en rapport avec vous, dans le domaine des anges : les bons et les mauvais, les noirs et les blancs ^ La mis- sion de Mme de Krudner était d'éclairer les rois et les peuples sur les nobles instincts de l'huma- nité.'(Le consulat de Bonaparte, gouvernement pratique et fort, eut difficilement admis ces idées). On cherchait l'extase par le magnétisme, et ces idées extatiques, loin de faire tort à la renommée de Mme de Krudner, lui donnaient un relief dans le monde; elle était comme une de ces statues qu'on retrouve dans les fouilles antiques, qui re- présentent sur une face les plaisirs, la volupté; sur l'autre, la chasteté voilée.

1. C'était ici une tradition de la mythologie Scandinave ou esclavonne, Bielboq (le dieu blanc), etTechernoboq (le dieu noir).

C^

IV

SEJOUR DE MADAME DE KRUDNER EN ALLEMAGNE

L'ILLUMINISME - LES S06IÉTÉS SECRÈTES

L'EMPEREUR ALEXANDRE - LE MYSTICISME DANS LA GUERRE

(180(1-1813)

IV

SÉJOUR DE MADAME DE KRUDNER EN ALLEMAGNE. l'iL- LUMINISME. LES SOCIÉTÉS SECRÈTES. l'eMPEREUR ALEXANDRE. LE MYSTICISME DANS LA GULRRE.

(1804-1813;.

Cette société littéraire du Consulat, qui se grou- pait autour de Mme de Staël, de Benjamin Con- stant, de Guinguénée, dut se dissiper, quand Na- poléon prit l'empire. Le dictateur n'aimait pas les caquets de femmes lettrées. Mme de Krudner quitta Paris pour fixer son séjour en Allemegne ^; elle s'y trouva en pleine communication d'idées avec les sociétés secrètes, mystérieuse associa- tion, le Tugend Bund, qui agissait pour un but

1. Mme de Krudner habita successivement Dresde, Leipsick et Bamberg, la ville aux vieilles images.

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lointain. Les martinistes furent les initiés à cette franc-maçonnerie énergique qui avait pour but la délivrance de la patrie allemande. Ce serait une curieuse histoire à écrire que celle du spiritisme dans ses rapports avec les grandes émotions poli- tiques. Rien ne prépare mieux la résistance que celte intelligence des âmes se tenant entre elles par le devoir et le courage. A cette époque, Tunité politique de TAllemagne n'existait plus que de nom. Le traité de Bâle, signé avec la Prusse (1795); le traité de Campo-Formio, signé avec rAutriche (1797), avaient été la cause de morcellements con- sidérables. Ces deux conventions formulaient, comme condition essentielle , la cession à la France de la rive gauche du Rhin, et cette clause, qui nécessitait le remaniement de toute la consti- tution germanique, portait la confusion dans les vieux intérêts. Aux princes dépossédés, il fallait des indemnités; on les trouva d'abord dans la sé- cularisation portée à ses limites les plus extrêmes : anciennes abbayes, ordres teutoniques, princes, abbés, chapitres antiques comme Charlemagne, virent leurs biens confisqués, pour servir d'in- demnité aux princes laïques dépossédés.

Ces violences furent consacrées et régularisées dans le congrès de Lunéville, qui fut réuni sous

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la double médiation de la France et de la Russie, comme le congrès de Teschen ; dès lors le cabinet des Tuileries, incessamment mêlé aux intérêts germaniques, fit un traité particulier avec la Saxe, la Bavière, le Wurtemberg et les petites princi- pautés d'Allemagne. Après la glorieuse campagne d'Autriche, couronnée par Austerlitz, l'empereur Napoléon accomplit le morcellement de l'Allema- gne par la Confédération du Rhin avec un sans façon authentiquement constaté par une lettre de M. de Talleyrand au comte d'Hauterive, à qui le ministre demandait la rédaction d'un plan pour une nouvelle constitution germanique ^ « Nous travaillons tous les jours (Munich, 27 octobre), dit le prince diplomatique, à des plans de pacifi- cation. En voici un nouveau que je vous laisse à faire; envoyez-m'en le tracé. Plus d'empereur d'Allemagne I Trois empereurs en Allemagne : France, Autriche et Prusse. Plus de Ralisbonne ! le système fédératif de la France est composé de la Bavière, qui comprend la Bavière telle qu'elle est, Eichstadt de plus, ainsi que tout l'évêché de Passaw, tout le Tyrol, c'est-à-dire le Tyrol alle- mand. Tout le Tyrol italien serait réuni au

1. Lettre autographe.

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royaume d'Italie, ainsi que Venise et toute la côte adriatique. Les réunions sont décidées contre mon avis. L'Ortenau et le Brisgaw, ainsi que les villes de Constance et de Lindau, seraient données à l'électeur de Bade ; l'Autriche antérieure à l'élec- teur de Wurtemberg, ainsi que le Vorarlberg. Tout cela donné, les biens domaniaux, ou de Tor- dre de Malte, ou de l'ordre Teutonique, ou grande dotation ecclésiastique dans l'État de Venise, dans l'Autriche antérieure, dans le Brisgaw ou l'Orte- nau, seraient, par portions, érigées en princi- pautés, et chacune de ces principautés serait donnée par l'Empereur à un maréchal de l'Em- pire*; ou à quelque homme qu'il voudrait récom- penser et qui s'appellerait prince, ce qui ne les empêcherait pas de rester au service de France. Ce fief, relevant de la couronne de France, passe- rait de mâle en mâle dans les familles. L'aîné en jouirait. Pour donner en tout cela quelque forme, il faudrait d'abord connaître tout ce que l'on pourrait appeler domaines nationaux dans tous les pays que j'ai nommés plus haut, ensuite en faire des lots à peu près égaux, si cela est pos-

1. fut l'origine du prince D'Essling, du grand-duc de Berg, Prince de Neufchâtel, etc.

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sible, mais en se soumettant pour cela aux loca- lités. Les biens de moines, les biens de la noblesse immédiate (on veut la comprendre), les biens de Tordre Teutonique, tous ceux de Malte situés dans ces pays doivent être la récompense des vain- queurs.

a Un traité d'alliance avec l'Autriche, en lui donnant la Valachie et la Moldavie, ainsi que la Bessarabie et la Bulgarie, a été rejeté malgré dix mille bonnes raisons. On préfère un traité avec la Russie après avoir affaibli l'Autriche ; ce n'est pas mon opinion *; mais la mienne, à cet égard, est rejetée. Voyez ce que vous pouvez faire sur le plan indiqué. Il n'y a point ou presque point de discours à faire, pour le développement.... Deux pages qui annoncent le plan I des chiffres pour estimer les lots I un titre bien choisi pour chacun, une chaîne féodale bien établie avec l'Empire fran- çais. — Une table de revenus I C'est en tout notre noblesse immédiate; les titres de princes, de chevaliers n'effrayent personne. On ne veut ni marquisats, ni comtés. Je n'ai pas temps de relire parce que le courrier part. Les trois quarts de ceci

1. M. de Talleyrand n'était jamais de l'avis des choses trop violentes.

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est dicté par r Empereur \ Cette lettre est pour vous seul; on ferait tout cela après une première vic- toire sur les Russes, et on daterait de Munich. Gela serait fait avant de retourner à Paris. J'ai oublié de dire que les biens domaniaux, natio- naux, je ne sais comment on les appelle, du Tyrol, doivent être compris dans ce nombre de nos principautés. Adieu, mon cher d'Hauterive, mille amitiés. ^>

C'est avec cette légèreté inconvenante qu'on ré- glait le sort de la Confédération du Rhin, qui liait à la France les États de Bavière et de Wurtemberg, devenus royautés^. La Prusse n'avait rien dit par l'espérance qu'elle avait à son tour de créer une Confédération du nord; incertaine, séparée de l'Autriche dans la guerre, elle eut son tour d'humiliation après léna. La France, alors maî- tresse de l'Allemagne, amoindrit, annula les deux grands membres de l'ancienne association germanique, l'Autriche et la Prusse, pour créer, grandir, développer les puissances intermédiai- res, la Bavière, la Saxe, le Wurtemberg. Partout

1. On peut voir par ces paroles l'importance du plan consti- tutif de l'Allemagne.

2. Ce traite fut présente au sénat français comme un projet de loi.

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Napoléon mêla l'élément français dans les affaires germaniques : l'Allemagne eut un roi de West- phalie français, un grand-duc de Berg, un prince de Neufchâtel, également Français; Eugène Beau- harnais épousa une princesse bavaroise, et le grand-duc de Bade, une parente de l'impératrice Joséphine.

La baronne de Krudner trouvait ainsi TAlle- magne dans une situation très-agitée, pleine de crainte et de haine, et se préparant à un suprême effort. Au milieu de ces événements de la fatalité, Mme de Krudner vint visiter à Berlin la reine Louise-Amélie, de Prusse ^ Cette princesse aux nobles aspirations avait été confiée aux soins de Mlle de Gelieux, réfugiée française. Les événe- ments de la guerre la conduisirent dans le mois de mars 1793, à Francfort, alors le quartier général du roi de Prusse ; elle y parut avec une de ses sœurs. Le prince royal et son frère Louis en furent également frappés d'admiration, et les deux princes furent fiancés avec les deux sœurs. Devenue reine en 1797, Louise-Amélie fit un voyage à Kœnisberg, elle charma tous les

1. La reine de Prusse était à la tête du mysticisme des so- ciétés secrètes : elle était adorée des étudiants.

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yeux par sa beauté, et gagna tous les cœurs par ses actes de bonté et de bienfaisance. La mort d'un enfant altéra profondément sa santé. Les applaudissements qu'elle reçut à Berlin, lors- qu'elle reparut dans cette capitale furent pour elle une douce consolation. La guerre terrible qui s'engagea bientôt avec la France devait plon- ger toute la Prusse dans un abîme de malheurs. La reine avait accompagné son époux en Thu- ringe, dans le mois d'octobre 1806. Obligée de le suivre dans la retraite, après la bataille d'Iéna, elle se fit remarquer par sa fermeté et sa rési- gnation*.

Mme de Krudner releva le courage de la reine, par la prière au ciel et la confiance dans sa destinée; elle prédit que ce grand conquérant, le génie des batailles, bientôt serait écrasé par la justice de Dieu et le bras des peuples. Telle était, au reste, l'opinion de l'Allemagne ; les gouverne- ments abaissés subissaient bien la confédération du Rhin ; mais un travail souterrain s'accomplis- sait dans les universités, parmi les jeunes hom- mes au cœur simple, à la volonté forte. Mme de

1 . Il existe plusieurs ballades patriotiques en l'honneur de la reine Louise de Prusse.

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Krudner s'était mêlée à cette insurrection des âmes, comme la prophétesse de Tespérance et de la victoire.

Elle applaudit à ce jeune héros, le chef des spi- ristes, dont la vie fut une légende : le duc de Brunswick-Oels (le neveu de ce duc de Brunswick qui avait compromis, par ses négociations avec le parti des Girondins et de Dumouriez, la campagne des Prussiens en 1792). Le vieux duc était mort à la bataille d'Iéna, et son fils avait juré de le ven- ger; quand tous les rois et les princes d'Alle- magne signaient de si tristes traités avec le vain- queur, le jeune Brunswick-Oels, à la tête de ses hussards de la mort, vêtus de noir, souvenir des compagnons de Witikind, traversait l'Allemagne, chassant le roi Jérôme de la capitale du nouveau royaume de Westphalie ; cette légion de la mort, incontestablement héroïque, n'aurait jamais ac- compli cette merveilleuse campagne, si elle n'a- vait été soutenue par les sociétés mystiques qui couvraient l'Allemagne. L'esprit de la Teutonia étendait ses ramifications pour multiplier les dé- fenseurs de la patrie allemande.

A celte époque, tout ce qui avait de l'intelli- gence, de la pensée, de la liberté au cœur jetait des imprécations, en invoquant l'âme de Witikind,

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sur cet empire carlovingien qui opprimait tout sous le poids de sa Joyeuse. Si cet empire avait la victoire pour lui, son prestige rayonnant impo- sait la servitude à l'espèce humaine. Aucun peuple n'aime à se laisser conduire à coups d'éperons. Mme de Krudner disait donc à tous les oppri- més : Espérez ! Elle s'était liée à ce parti d'opposi- tion d'esprit et d'intelligence que Mme de Staël dirigeait de sa solitude de Gopett. Benjamin Con- stant, tout jeune homme, était un des fermes adeptes de Mme de Krudner; elle lui avait in- spiré le sentiment religieux qui respire dans ses œuvres.

Benjamin Constant préparait sa brochure po- pulaire sur V esprit d'invasion et de conquête *, tout entière dirigée contre le pouvoir de Napoléon sur l'Allemagne; Goethe, Frédéric Schlegel répan- daient leurs écrits à travers toutes les surveil- lances de la police. On peut donc juger l'im- pression vive et profonde que fit en Allemagne l'affreuse retraite de Moscou avec ses désastres. Mme de Krudner l'avait comme prédite : l'ange noir resterait dans les glaces et les neiges ! Aux sanglantes nouvelles de la Bérésina, transmises

1. Cette brochure parut en 1813.

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comme un glas funèbre, les sociétés secrètes s'a- gitèrent avec des transports d'enthousiasme : les gouvernements, encore craintifs devant le génie de Napoléon, seraient-ils assez forts pour conte- nir le peuple allemand, chantant les hymnes de Kœrner, le poëte étudiant? «Les grandes âmes triomphent de la mort. » Théodore Kœrner, tombé à 25 ans sur le champ de bataille de Leipsick, avait pour inspiratrice Mme de Krudner, l'amie de son père, un des condisciples de Schiller ^

L'Allemagne, pour la première fois, tourna les yeux vers l'empereur Alexandre, haute figure qui se détachait de toutes les autres; son histoire était mélancolique. La mort de Paul l'% éclatant comme la fatalité antique sur sa jeune tête; l'ex- piation incessante au pied des autels pour apai- ser la colère céleste ; sa piété exaltée qui lui fai- sait invoquer l'Église et l'Empire à la fois, la vieille couronne des czars, et la croix de saphir des popes; la douceur mystique du langage et l'é- nergie des résolutions : toutes ces causes jetaient alors un immense éclat sur l'empereur Alexandre. Le czar s'était fait précéder de proclamations qui

1. Le père du glorieux étudiant était lui-même un écrivain et un philosophe distingué.

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devaient plaire à la sainte Allemagne : « Les maux du genre humain sont poussés à leur comble, di- sait-il ; il ne faut que jeter les yeux autour de nous pour voir les calamités de la guerre et les cruautés de l'ambition dans toute leur horreur; mais nous les bravons pour le maintien de notre liberté et dans l'intérêt de l'humanité. Nous éprouverons le sentiment d'une bonne action, et un honneur immortel sera la récompense d'une nation qui, en endurant les maux d'une guerre cruelle, en résistant avec constance et courage à celui qui la porte partout, obtiendra une paix du- rable, non-seulement pour elle-même, mais en- core pour les malheureuses nations que le tyran * a forcées de combattre pour sa querelle. Il est noble, il est digne d'un grand peuple de rendre le bien pour le mal. Dieu puissant I la cause pour laquelle nous combattons n'est-elle pas juste? Jette un œil de miséricorde sur la sainte Église! conserve à ce peuple son courage et sa constance! Puisse-t-il triompher de son adversaire et du tien! puisse-t-il être dans tes mains l'instrument de sa destruction, et, en se délivrant lui-même,

1 . Pour expliquer et justifier cette expression, il faut se re- porter à l'époque; il y avait alors plus de passion que de justice.

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racheter la liberté et rindépendance des nations et des rois ! «

Après avoir ainsi parlé à son peuple, Alexandre s'adressait aux diverses nations allemandes qu'il voulait entraîner à son système : « Autrichiens, qu'espérez-vous de l'alliance des Français ? Vous payez de vos plus belles provinces la perspective d'aller quelque jour perdre la vie sous le fer des Espagnols, pour la défense d'une cause injuste et sacrilège. Votre commerce détruit; votre honneur souillé; vos drapeaux, jadis décorés par la vic- toire, s'abaissant devant l'aigle française : voilà les trophées de cette alliance à jamais honteuse! L'adulation et l'intrigue sont les armes de la fai- blesse; aussi dédaignons-nous de les employer; c'est en rappelant aux souverains leurs fautes, aux sujets leur pusillanimité, que nous voulons ramener les uns et les autres à un système qui rendra à l'Europe sa gloire et sa tranquillité. Rap- pellerons-nous à la Prusse les horribles infor- tunes qui l'ont accablée! Ce souvenir pourrait ac- croître sa fureur, mais non son courage ; de toutes parts on vole aux armes ; les villes et les cam- pagnes de la monarchie de Frédéric semblent ra- nimées par son génie, et promettent des succès dignes de leur dévouement. Hessois, vous vous

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rappelez encore le prince qui fut votre père ; la campagne de 1809, l'entreprise du duc de Brunswick suffit pour vous arracher à vos familles et vous entraîner à la suite de cet Arminius nou- veau, a prouvé avec quelle impatience vous por- tiez vos fers*. »

Avec une grande habileté et une irritation pro- fonde, Alexandre rappelait tous les souvenirs qui pouvaient flatter les cœurs allemands : « Saxons, Hollandais, Bavarois, nous vous adressons les mêmes paroles ; réfléchissez, et bientôt vos pha- langes vont s'accroître de tous ceux qui, au mi- lieu de la corruption qui vous dégrade, ont con- servé quelque ombre d'honneur et de vertu ; la crainte peut encore enchaîner vos souvenirs ; qu'une funeste obéissance ne vous retienne pas ; aussi malheureux que vous, ils abhorrent la puis- sance qu'ils redoutent, et ils applaudiront ensuite aux généreux efforts que doivent couronner votre bonheur et votre liberté. Nos troupes victorieuses vont poursuivre leur marche jusqu'aux frontières de l'ennemi. Là, si vous vous montrez dignes de marcher à côté des héros de la Russie; si les mal-

1. En effet tous les Allemands avaient secrètement protégé cette audacieuse entreprise.

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heurs de votre patrie vous touchent; si le INord imite l'exemple sublime que donnent les fiers Castillans, le deuil du monde est fini ; nos géné- reux bataillons entreront dans cet empire dont une seule victoire a écrasé la puissance et l'or- gueil. »

Cette proclamation du czar, qui provoquait la désobéissance des sujets envers leurs princes, on l'aurait dit écrite par le Tugend Bund germanique, vaste et populaire conspiration qui prenait pour titre l'f/mon de la vertu ; invocation incessante à Dieu et à la patrie. Les Russes s'avançaient sur l'Oder, à la première fissure de l'occupation fran- çaise en Allemagne, l'esprit national avait éclaté comme un feu de volcan. La convention signée entre les généraux d'York, Massenbach et le gé- néral russe Diébitz ; la défection qui séparait les Prussiens de l'armée française, la conclusion d'une trêve, avaient été préparées parles sociétés secrètes. Le roi de Prusse ne voulait pas encore se séparer de l'alliance de Napoléon ^ ; les étudiants d'Iéna, de Berlin, de Breslau portaient sur leur

1. Ce fait est constaté par les dépêches de M. de Saint-Marsan, ambassadeur de France; le général d'York fut même traduit pour la forme à un conseil de guerre. Le général Massenbach était chef des sociétés secrètes.

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cœur l'image de leur reine Louise bien-aimée ; noble expression des sentiments de la Prusse en- tière.

L'empereur Alexandre était accueilli comme le libérateur de l'Allemagne par les chefs des illumi- nés. Ce fut dans le palais de Potsdam que Mme de Krudner reçut l'accueil le plus sympathique du czar; elle était sa sujette comme Courlandaise. L'empereur fut frappé et presque pénétré de ce regard d'inspirée extatique et comme égaré sur la terre pour s'élancer au ciel; il savait ses prières ardentes, ses évocations dans les chapelles mys- térieuses pour le succès de ses armes, et ces idées allaient aux émotions de l'empereur. Ceux qui vivaient dans son intimité savaient que le czar quelquefois, au milieu d'un salon brillant, quittait tout à coup le monde pour se précipiter vers son oratoire secret; il priait, versait des larmes abondantes; on aurait dit que l'ombre de Ninus lui apparaissait au milieu des palais de Babylone. Cette disposition de l'âme devait préparer l'ascen- dant de la baronne de Krudner.

Le caractère particulier de la campagne de 1813 en Allemagne fut le triomphe absolu des sociétés mystiques ; les chants patriotiques des étudiants respirent cette foi profonde dans la victoire défi-

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nitive de la grande et sainte cause, ainsi que Mme de Krudner l'avait nommée.

Au milieu de cette agitation des âmes aux éclats d'une guerre ardente, on essaya le congrès de Pra- gue après les batailles de Lutzen et de Baulzen ; le succès était douteux, les armées encore en pré- sence, un congrès était-il possible? Pouvait-on espérer la paix quand la fortune n'avait pas encore résolu la question de la victoire? Un congrès n'est possible que lorsque la guerre a fait des vainqueurs et des vaincus ; on ne cède pas sans combattre *, on n'arme pas pour désarmer spontanément. Le con- grès de Prague n'aboutit pas; ce fut une simple trêve de préparation pour mieux marcher aux ba- tailles. On ne prit pas même la peine de le dissi- muler; les sociétés secrètes de l'Allemagne vou- laient la délivrer; tout le parti que dirigeaient Stein, Hardenberg, Stadion sous l'inspiration de Mme Krudner poussait à la liberté, à l'indépen- dance absolue. Non-seulement le congrès de Prague fut dissous, mais l'Autriche, qui s'était posée un moment comme médiatrice, se déclara pour l'idée et la cause germanique; l'on se battit avec achar-

1 . Les pièces diplomatiques et les actes de ce congrès ont été exactement publiés dans le manuscrit de 1813 par le baron Fain.

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nement. Déjà la Confédération du Rhin s'était dis- soute. Ainsi avait disparu le plus riche lambeau de l'Allemagne, jeté aux Français par l'acte fédé- ratif sous le protectorat de Napoléon.

A Leipsik, la bataille des nations, Mme de Kru- dner parut dans les camps pour soigner et conso- ler les blessés; elle leur parlait du ciel, leur âme d'élite allait se réunir dans l'existence éter- nelle; morts à la vie, ils demeuraient parmi ces esprits qui venaient donner l'espérance et la force 11 de la victoire à l'homme matière. C'est ainsi qu'elle avait parlé au général Scharnost, l'intel- ligence militaire, le plus illustre de la Prusse, l'ami de Blucher et des chefs des sociétés secrètes. A Heidelberg, la baronne de Krudner pénétrait dans les hôpitaux, préchant toujours la même doctrine aux malades, à quelques pauvres jeunes hommes condamnés à mourir; sa renommée de sainteté et de vertu ainsi grandissait; d'une sim- . plicité d'une sœur grise, elle n'avait plus d'autre beauté que ses yeux d'inspirée, que son regard d'extase contemplative.

Les événements marchaient vite ; le génie de Napoléon luttait en vain contre la fortune; il y ^ avait longtemps que Mme de Krudner avait pro- phétisé la chute prochaine et terrible de l'ange noir

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des batailles, et la venue de l'ange blanc et sau- veur que Dieu destinait au monde, et l'on savait à qui elle donnait cette mission. L'empereur Alexan- dre avait assurément de l'ambition; le testament de Pierre ?% ce partage du monde, était une tra- dition de la famille Romanoff; mais dans cette campagne d'Allemagne et de France le czar s'était ! montré plein de générosité ; toutes ses proclama- I tions étaient marquées d'un caractère religieux ; on aurait dit une page déchirée des livres de ! Mme de Krudner; Alexandre, comme beaucoup I de grands esprits, croyait aux choses étranges, I extraordinaires, en un mot à la destinée; cœur tendre et mélancolique , il aimait les sciences I occultes qui révèlent un avenir détaché des misè- ] res de l'humanité. Napoléon , avec sa grandeur I césarienne, croyait bien à son étoile; il la mon- trait du doigt aux incrédules * pour les convaincre qu'il fallait marcher dans les voies que la fortune ! lui ouvrait; pourquoi l'empereur Alexandre n'au- I rait-il pas aussi sa destinée providentielle pour assurer la paix et le repos du monde? Ainsi rai- sonnait Mme de Krudner, préchant au milieu de

1. Napoléon avait rapporté de l'Orient la doctrine du fata- lisme.

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ses adeptes, entourée de ses vieux livres de pré- dilection tout semés de gravures sur bois du quin- zième siècle.

Un étranger qui visita son oratoire de la rue de Gléry, la trouva absorbée dans la lecture d'un livre extraordinaire du père dominicain Mellinas de Giraldo, ou l'histoire des sorciers, des devins, ma- giciens, astrologues, revenants, vampires, âmes en peines, spectres, fantômes, apparitions, visions, gnomes, lutins, esprits malins, sort jeté, exor- cisme. Le P. Giraldo rapporte tous les faits de sorcellerie avec la bonne foi d'un croyant : les ap - paritions du château d'Ardeville, en Picardie ; le revenant du château d'Egmond, vision d'un esprit à Paris, rue des Escouffes ; ajournement devant Dieu, l'affaire d'Urbain Grandier, les religieuses de Louviers. les femmes sortant du tombeau; le trésor du diable, les esprits follets, la puis- sance du diable. Rien de plus étrange que ce livre dans l'histoire de l'esprit humain ^ ; il paraissait la lecture favorite de Mme de Krudner. Il y a quelque chose d'entraînant dans l'extraordinaire, et on y court comme à une suprême distraction des choses petites et vulgaires de la vie.

1. Ce livre a été publié, augmenté, par M. Fornari, profes- seur des sciences hermétiques à Milan.

LES SOUVERAINS ALLIES A PARIS

POPULARITÉ LIBÉRALE DE L'EMPEREUR ALEXANDRE

MADAME DE KRUDNER - SES PRÉDICATIONS

DIPLOMATIE DU CONGRÈS DE VIENNE

L'ALLEMAGNE RECONSTITUÉE

(1814-1815)

LES SOUVERAINS ALLIÉS A PARIS. POPULARITÉ LIBERALE DE L*EMPEREUR ALEXANDRE. MADAME DE KRUDNER. SES PRÉDICATIONS. DIPLOMATIE DU CONGRÈS DE VIENNE. L'ALLEMAGNE RECONSTITUÉE.

(1814-1815).

Du grand carnage de Leipsick (appelé désormais en Allemagne, la bataille des Nations) naquit une sorte de fraternité entre les peuples et les souve- rains, sous rimpulsion des sociétés secrètes. Tout le parti libéral en Europe s'était placé derrière l'empereur Alexandre, son protecteur. Au bruit des proclamations enthousiastes de Benjamin Con- stant alors au service de l'étranger, des mani- festes de Gentz et des pamphlets de Schlegel, les alliés pénétrèrent en France^ : on tenta encore

1. Ce fut alors que Benjamin Constant publia sa l'ameuse

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en vain un congrès à Châtillon; nul ne croyait une solution possible, qu'après la ruine absolue du système qui avait pesé sur l'Europe. Pour un congrès, il ne suffit pas qu'il y ait des plénipoten- tiaires, il faut encore que les questions et les inté- rêts soient satisfaits*, et la Restauration de Louis XVIII s'accomplit sans obstacle après la chute de l'Empire.

Aucune popularité ne pouvait se comparer à celle du czar Alexandre entouré, caressé par le parti républicain : les plus grands adulateurs du czar au sénat, à Tinstitut, furent Garât, Grégoire Destut de Tracy, Lemercier, les amis de Moreau et de Bernadotte, esprits insolents, contre le pou- voir tombé. Le czar avait eu pour précepteur le colonel suisse Laharpe, lié aux loges maçoniques et aux martinistes. Sous ses inspirations, Alexan- dre suivit une politique très-libérable. Les traités de 1814, ne furent pas impitoyables, comme ceux de 1 8 1 5; l'Europe semblait étonnée d'avoir vaincu I

A la suite de l'empereur Alexandre, la baronne de Krudner revit Paris ^; tout y était changé! Les

brochure contre Napoléon : de l'esprit d'usurpation et de con- quête.

1 . J'ai caractérisé cette époque dans mon travail sur la Res- tauration. ^

2. Au mois de mai 1814. "*

I

77 .

années avaient passé sur bien des têtes et les évé- nements sur bien des couronnes; elle fut très- admirée, très-fêtée par les hautes sociétés; on savait la confiance que lui accordait l'empereur de Russie et l'influence qu'elle exerçait; ses pro- phéties allaient à l'imagination, aux espérances de la Restauration qu'elle flattait dans son pré- sent et son avenir ; le parallèle entre Fange noir et l'ange blanc caressait le czar dans sa seule vanité. Il n'y a pas d'homme si haut placé qu'il soit, qui n'aime avoir un prophète à son service. Mme de Krudner toute remplie des superstitions de l'esprit grec, recevait l'empereur dans sa re- traite, entourée de croix d'améthyste et d'images, illuminées de mille bougies et trempées de parfum. venait Bergasse, élève de Saint-Martin, le thau- maturge le plus assidu, au reste esprit très-dis- tingué. Bergasse avait publié une courte et sub- stantielle brochure contre la charte et spécialement contre le sénats II prouvait avec sa logique in- flexible « qu'il n'y a de Restauration réelle que lorsque la propriété foncière est rendue à ses maîtres légitimes. » Il soutenait que Louis XVIII

1. Bergasse, dans sa brochure, voulait rétablir l'ancienne monarchie en l'appuyant sur l'esprit provincial. La brochure fut poursuivie par le gouvernement de la Restauration.

y

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n'avait pas eu le droit de confirmer la vente des biens d'émigrés et que la Révolution ne serait finie que si on les restituait aux anciens pro- priétaires : comment cette Révolution était-elle devenue si forte, invincible? C'était par le chan- gement dans la propriété. Les acquéreurs de biens nationaux étaient ses défenseurs tout armés; il fallait hardiment les attaquer, opposer la con- fiscation de 1814 à la confiscation de 1793.

L'empereur Alexandre avait pris Bergasse en grande estime et le voyait chez Mme de Krudner; on ne pouvait dire que les visites du czar eussent un but d'amour et de passion; en 1814, la ba- ronne avait cinquante ans; elle n'avait gardé que ses yeux, pleins de douceur et de dévotion ; il venait donc pour l'écouter, pour soUiciter ses inspira- tions; Mme de Krudner n'avait pas été satisfaite des arrangements de 1814; selon elle, l'Europe n'avait pas pris des précautions suffisantes contre Napoléon; elle annonçait que l'île d'Elbe ne se- rait pas pour lui une longue prison, et qu'il re- viendrait bientôt : « L'ange noir reprendrait son vol, pour troubler, par le battement de ses grandes ailes, la paix et le repos de l'Europe. » Il fallait profiter des nobles élans des peuples pour assurer leur fraternité et leur bonheur. Si

i

To- ron n'ouvrait pas la main large aux idées chré- tiennes, l'Europe serait encore tourmentée; le Sauveur Christ devait être adoré par tous les peuples, et lui seul protégerait le monde violem- ment ébranlé. » Ces idées qui entraient dans les rêves de l'empereur Alexandre flattaient ses pro- jets sur la Grèce et la Turquie.

On était déjà loin de ces principes de fraternité pacifique au congrès de Vienne^ (septembre 1814): les intérêts particuliers allaient partager les cabi- nets : il fallait régulariser ce grand fouillis de sou- verainetés qu'avait entassé la chute de l'empire de Napoléon; la carte de l'Europe était déchirée, remaniée avec un sans-façon souverain qui pou- vait étonner la vieille diplomatie. On avait adopté le système de compensation par âmes et par lieues carrées ; ce qu'on perdait dans une pro- vince on le gagnait dans une autre. L'Autriche était reconstituée sur la plus vaste échelle histo- rique, la Prusse qui recevait une double compen- sation en Pologne et sur le Rhin, dévorait une partie de la Saxe et convoitait l'autre ; la Suède recevait en partage la Norvège arrachée au Da-

1. Le comte d'Angeberg a publié chez Amyot le recueil le ; plus complet des actes du congrès de Vienne. J'en ai écrit la préface.

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nemark; et toutes ces résolutions étaient prises en vertu des lois de la conquête et de la victoire.

Le congrès, à travers les affaires les plus sé- rieuses, lut au reste très-mondain, très-dissipé; les souverains croyaient les arrangements défi- nitifs: on sortait d'une longue guerre, on était avide de repos et de plaisir. Vienne, la ville si distraite, si coquette, s'était parée de ses habits de fête. Les grands artistes y coudoyaient les diplo- mates, alors jeunes et amoureux; on citait les succès du prince de Metternich, de l'impression- nable lord Castelreagh, du comie de Nesselrode, du duc de Wellington, un des plus galants et des plus volages, et surtout du très-jeune lord Pal- merslon, secrétaire d*État de la guerre à vingt- deux ans, spirituel gentleman ^ Les chants de Mme Catalan! ravissaient toutes les âmes; Mlle Gail composait les romances à la mode dans les cercles diplomatiques et que les dames appli- quaient à un des plus galants des ambassadeurs, joli garçon, cœur léger.

Dans un autre coin du tableau étaient les petits secrets du mysticisme : les cartes et tarots de

1 . Lord Palmerston ne perdit jamais ce caractère dans sa longue carrière; il fait vide en ce moment dans le monde di- plomatique que son expérience avait longtemps dirigé.

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Mlle Lenormand en toque ébouriffée de devi- neresse; et Ton racontait que plus d'un diplomate très-sérieux du congrès les avait interrogés. C'é- taient des distractions plutôt que des affaires quand il s'agissait de reconstituer l'Europe; chaque cabinet avait des idées positives de possession et de conquêtes territoriales; il ne restait qu'une toute petite place pour les sentimentalités mys- tiques. La baronne de Krudner ne fut pas étran- gère à l'acte d'abolition de la traite des noirs : elle aurait voulu l'étendre à l'esclavage chrétien dans les États barbaresques* : le temps n'était pas venu pour une si haute résolution. Tandis qu'on fixait les bases d'un nouveau partage de l'Europe, une conférence particulière du congrès dut s'occuper de la reconstitution de l'Allemagne et de la for- mation d'une Diète. La Confédération du Rhin était tombée aux acclamations des cœurs patriotiques ; formée contre l'Autriche et la Prusse au profit des États intermédiaires, eux-mêmes soumis aux vo- lontés du protecteur Napoléon, sa chute devait amener une réaction violente. L'acte du 8 juin 1815 constitua la Diète dontle siège était à Franc-

1. Voir le recueil publié par M. Amyot.

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fort^ unité fictive qui laissait le pouvoir disputé entre les deux grandes puissances de la fédération allemande, l'Autriche et la Prusse. Ce n'était pas ce qu'avaient voulu les sociétés secrètes, la Tugend Biind; en partant de la date historique de Vili- kind, elles voulaient constituer une Allemagne libre avec un parlement unitaire, souvenir de ces assemblées des Germains dont parle Tacite. M. de Metternich prit désormais la haute main sur la délibération des conseillers de la Diète de Franc- fort. Gentz, le sceptique, les aurait volontiers ré- duits au rôle de conseillers auliques des contes d'Hoffmann.

Le coup de tonnerre du débarquement de Napo* léon, le P*" mars 1815, éclatant au milieu du con- grès, vint considérablement rehausser la renom- mée de Mme de Krudner ; elle l'avait prédit avec la plus ferme assurance et pour ainsi dire à jour précis; elle se mit encore une fois à prêcher la croisade contre le génie des batailles qui reparais- sait pour troubler la paix du monde ; elle prédit que son règne ne durerait pas trois mois, ou comme elle le définit avec son accent de prophé- Xessef Cent jours ^j chêitimenl infligé par Dieu aux

1. Cet acte fait partie des annexes du congrès de Vienne, 1. Le nom en est resté à cette période de l'histoire.

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rois qui n'avaient pas réalisé l'idéal de la frater- nité chrétienne. Mme de Krudner vint à Paris ; peut-être y avait-elle une mission particulière, ou bien elle y fut entraînée par la seule curiosité. La baronne vit beaucoup la duchesse de Saint-Leu, la reine Hortense, trop spirituelle, trop sensitive pour n'avoir pas des tendances au mysticisme; elle prêcha fort librement au milieu de ce monde peu disposé à s'occuper des prophéties de celle que Fouché appelait vieille folle. Le duc d'Otranle, l'ex- pression du matérialisme conventionnel, n'avait-il pas écrit sur les tombes d'un cimetière : « La mort est un sommeil éternel ! » doctrine désespérante, tout à fait opposée à celle de Mme de Krudner, qui croyait la mort une simple transformation de la chenille en papillon, de la matière en esprits.

Mme de Krudner traversant ainsi les Cent jours, put assister à la seconde rentrée des alliés à Paris; elle ne fut pas sans remarquer la tris- tesse profonde de l'empereur Alexandre, mé- content de l'Europe et surtout des Bourbons, à ses yeux des ingrats. La diplomatie secrète des Tuileries lui avait révélé bien des négocia- tions, et particulièrement le traité signé entre la France, l'Autriche et l'Angleterre, sur la liberlé de la Pologne. Alexandre avait constitué

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une Pologne nationale sous son sceptre, La France, l'Autriche et l'Angleterre voulaient une Pologne libre séparée de la Russie et lui servant de barrière. Elles armaient pour cela, quand le retour de l'île d'Elbe remit tout en question. Alexandre ne pardonna pas ce traité à Louis XVIil et à M. de Talleyrand ; quand il revint à Paris après la seconde restauration, il ne dissimula au- cun de ses griefs, il pesa comme les autres sou- verains sur les destins de la France conquise et affligée.

La baronne de Krudner et Bergasse restèrent influence sur l'Empereur, et avec eux, un homme d'État, mystique encore, le comte Gapo d'Istria, tout dévoué à la cause des Hellènes, et qui espérait une Grèce triomphante. Le comte Gapo d'Istria, un des disciples de la baronne de Krudner, posait en principe : « que l'existence de l'empire turc était une honte pour l'Europe chrétienne : » n'était-il pas temps de rejeter en Asie cette horde de Tartares, puissante autrefois, aujourd'hui odieuse et ridi- cule avec ses eunuques, sa polygamie, un code barbare, l'esclavage en principe? ses territoires européens de l'empire ottoman, ces belles con- trées en des mains stériles, la Valachie, la Molda- vie, la Roumanie depuis le Danube jusqu'au Bos-

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phore, pourraient servir de compensation dans un remaniement européen qui ferait la part à chaque nationalité ; sans l'expulsion des Turcs il n'y aurait jamais rien de définitif dans un remanie- ment de la carte de l'Europe; on se heurterait toujours par des prétentions justifiées.

Le second séjour de l'empereur Alexandre à Paris, ne fut pas marqué de ce caractère de popu- larité et de dictature suprême, de la première occupation; les Anglais et les Allemands (Prus- siens et Belges) avaient fait seuls la campagne de 1815 à Waterloo; maîtres de Paris, ils dominaient les négociations d'un traité avec la France dans des conditions inflexibles ; l'Autriche intervenait pour soutenir les réclamations de l'Allemagne, pour demander des garanties. Les prétentions des Allemands étaient sans limites. Une note de M. de Gagern, ministre des Pays-Bas^, disait : « qu'il était permis de recouvrer par la conquête ce qui avait été perdu par la conquête, et que par consé- quent, on userait de beaucoup de modération en- vers la France, vouée sous le gouvernement pré- cédent, non moins que sous ses rois, à un système d'envahissement, si cette puissance n'était tenue

1. Note originale (septembre 1815).

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qu'à restituer l'Alsace, la Lorraine, la Flandre et l'Artois à leurs anciens maîtres * » M. de Metternich ajoutait d'un ton plus doux et plus mesuré: « La France, d'après un système constant, a augmenté le nombre de ses forteresses ; elle a cherché à di- minuer par la démolition ou la conquête, le nom- bre des places fortes de ses voisins; c'est à la faveur de ce système, qui lui donnait tous les avan- tages de l'offensive et de la défensive, qu'elle avait ses principaux succès. Ainsi on pouvait raison- nablement exiger que la France renonçât au pre- mier rang de ses places fortes, puisqu'elle en avait trois rangs ; il lui restait encore, malgré cette perte, deux rangs de forteresses qui la constitueraient la puissance la mieux défendue de l'Europe. Dans l'état de gêne se trouvaient la plupart des puis- sances voisines de la France, elles ne pouvaient élever des places fortes dont les frais de construc- tion sont en général énormes. En somme, les puis- sances alliées étaient autorisées, d'après tous les antécédents, à exiger de la France : une indem- nité territoriale ; une garantie réelle et perma- nente ; 3" l'adoption par la nation d'une forme de gouvernement conciliable avec celui des autres

1. Note autographe.

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États de l'Europe; la soumission momentanée à des mesures de police militaire* »

C'était au nom de l'Allemagne que ces doulou- reux sacrifices étaient demandés à la France : la carte dressée par M. de Gagern et remise à M. de Talleyrand, le 2 septembre 1815, imposait à notre noble pays les frontières de Louis XIII. La ligne partant de Dunkerque enlevait avec Lille, Metz et Strasbourg, toutes les conquêtes de Louis XIV; et quand les plénipotentiaires français élevaient la voix contre ces cruelles conditions, l'Allemagne répondait « quand vous avez été victorieux, forcé de traiter à Bâle, à Campo-Formio, à Rastadt, à Lunéville, nous avons subi la cession de toute la rive gauche du Rhin, vous avez exigé Anvers, Cologne, Coblentz, Mayence ; victorieux à notre tour nous voulons les forteresses de votre premier rang : Dunkerque, Lille, Metz, Stras- bourg; notre ligne de défense ne sera complète qu'à cette condition ^ *

Dans ces négociations, l'empereur Alexandre n'était point encore intervenu avec une autorité suffisante, car les têtes de colonnes russes entraient

1. Note originale (octobre 1815).

2. J'ai donné tous ces détails dans mon Histoire delà Restau- ration.

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à peine en France. Le roi Louis XVIIl ne pouvait qu'invoquer sa généreuse intervention; M. de Richelieu fui nommé président du conseil et négo- ciateur du traité. Mme de Krudner et Bergasse agirent sur l'esprit de l'empereur, pour qu'il se montrât calme, généreux en se séparant de ses alliés; et l'odieuse carte fut effacée; la France ne perdit pas les frontières de Louis XIV; elle ne céda que quelques points et encore le noble cœur de M. de Richelieu s'en indignait :

« Tout est consommé, écrivait-il àun de ses amis politiques : j'ai apposé hier plus mort que vif mon nom à ce fatal traité, j'avais juré de ne pas le faire et je l'avais dit au Roi ; ce malheureux prince m'a conjuré en fondant en larmes de ne point l'aban- donner et dès ce moment je n'ai pas hésité ; j'ai la confiance que sur ce point personne n'aurait mieux fait que moi, et la France expirante sous le poids qui l'accable réclamait impérieusement une prompte délivrance ; elle commencera dès demain, du moins à ce qu'on m'assure et s'opérera successi- vement et promptement » (21 novembre 1815)^ Cette noble lettre du duc de Richelieu était écrite

1 . J'ai donné le premier cette lettre dans mon travail sur la Restauration; yen ai eu l'original dans les mains.

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au sortir du grand salon bleu des affaires étran- gères où les protocoles avaient été échangés. Presque aussitôt les diplomates étrangers pro- cédèrent à la répartition des territoires acquis. Le partage de la rive gauche du Rhin fut fait avec une extrême habileté; on y intéressa les Pays-Bas, la Prusse, la Bavière, le Wurtemberg : on créa un système de forteresse fédérale avec garnison mixte, de manière que si la rive gauche était attaquée, TAllemagne tout entière fût intéressée à sa pro- tection et à sa défense.

On peut reporter à cette époque (1815) la fin des grosses affaires de l'Europe depuis la Révolution française. Alors commença un temps de repos, la pohtique ne fut qu'une simple police des opinions. De naquit une certaine oisiveté pour les hommes d'État naguère mêlés aux émouvantes transactions du grand drame de la République et de l'Empire : pour les esprits émus et tourmentés ce fut Tennui et le désenchantement. On peut s'en convaincre par la correspondance intime de Gentz*, il se voit vieillir; tout pour lui est désormais sans goût et sans saveur, les fruits sont de la cendre; quand on

1. Gentz ne fut plus alors qu'un journaliste et un rédacteur de manifestes.

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a été accoutumé aux mille échos des torrents on s'ennuie au petit murmure des eaux, et à l'aspect des lacs sans rides. Le baron de Gentz que Mme de Krudner avait beaucoup vu, était Topposé du mysticisme, esprit sensuel et positif, il allait au fond des choses avec un certain égoïsme. « Je me réjouirai toujours, écrivait-il en 1814, de n'avoir pas laissé écouler ma jeunesse tristement comme un gueux. Je me réjouirai de m'en être bien donné au banquet delà vie, et de pouvoir me lever de table en convive rassasié; mais croyez- moi, je suis horriblement lassé; j'ai tant vu le monde, j'en ai tant joui, que les illusions et les vaines pompes demeurent sans effet sur moi. Je suis mort, réellement mort, sans que les expé- riences les plus habilement dirigées puissent me rappeler à la vie. Je me suis enlacé si honteu- sement dans les chaînes du monde, qu'il me manque non-seulement la liberté, mais le courage même de la reconquérir. Rien ne saurait plus me charmer, je suis froid, blasé, ironique. Ma péné- tration ne me fait apercevoir que trop bien la folie de presque tout le monde, et inté- rieurement j'éprouve une joie pour ainsi dire diabolique de voir que les prétendues grandes affaires prennent une fin si pitoyable.... J'ai une

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véritable horreur de l'avenir, principalement parce que cet avenir touche à la mort. Je me sens vieillir; quoique la vie ait perdu pour moi à peu près tous ses attraits, je ne voudrais pourtant pas mourir. Ce n'est pas que j'aie précisément à me plaindre de quelque chose; tout ce qui peut s'appeler mysticisme fanatisme est loin de moi; je ne crois avoir jamais vu les hommes et les choses aussi clairement qu'à présent, mais, autour, au dedans de moi, tout me paraît vide, flasque abattu. »

Ces quelques lignes sont du plus pur style : les grandes affaires, les négociations avec les hommes donnent aux diplomates un sens profond, une manière élevée, de sentir, d'écrire. Les diplomates de premier ordre sont toujours des écrivains émi- nents, témoin le prince de Metternich, M. de Tal- leyrand; et ce serait une histoire pleine d'intérêt que celle de la diplomatie, au point de vue de l'élégance et des formes du style ; les diplomates sont des moralistes de la plus haute espèce à tra- vers toute la corruption de la vie.

VI

LA DECLARATION DE LA SAINTE ALLIANCE LA PART DE MADAME DE KRUDNER ET DE BERÇASSE LES ILLUMINÉS DANS LA DIPLOMATIE

(Septembre 1815)

VI

LA DÉCLARATION DE LA SAINTE ALLIANCE.— LA PART DE MADAME DE KRUDNER ET DE BERGASSE. LES ILLUMINES DANS LA DIPLOMATIE.

(Septembre 1815;.

Dans sa tristesse religieuse, l 'empereur Alexandre s'était vivement préoccupé de l'état des âmes en Europe: les guerres de 1813 à 1815, en imposant des sacrifices aux peuples, les avaient surexcités dans les émotions d'indépendance. Ilfallaitprendre, selon Mme de Krudner, en grande considération le nouvel esprit des nations. Un mémoire fort développé de Bergasse exposait les dangers d'une paix oisive et d'un repos opiacé, si Ton n'ouvrait une nouvelle voie à l'activité humaine ; il fallait donc opposer aux tendances delà génération^ une

1. Bergasse était si avant datis la confiance du czar, qile

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association de rois, fondée sur les lois éternelles de la religion et de la morale, forte digue aux nouveaux périls de la société. D'après Mme de Krudner l'unité s'était fait multitude. Ce n'était point un homme, un conquérant qu'on devait aujourd'hui redouter, mais les cœurs ardents sous des chefs audacieux ; les sociétés secrètes restaient debout et mécontentes; comme une force désor- donnée qui troublait le banquet de la vie so- ciale. Le Seigneur avait donné mission à l'em- pereur Alexandre de réaliser contre l'esprit de la révolution une sainte alliance, fondée sur les principes de l'Évangile; il fallait tendre la main aux peuples opprimés, assurer partout le triomphe de la croix, abolir comme elle le répétait avec enthousiasme, la traite des blancs, après avoir proscrit la traite des noirs.

La baronne développait le plan de Bergasse, avec un charme de parole et une tendresse par- ticulière du regard; « il n'y avait que l'intervention du Dieu sauveur, continuait-elle, qui pût pré- server la société du péril menaçant. Il fallait invoquer l'esprit de l'Évangile, pour entretenir

celui-ci le faisait asseoira son côté. « Monsieur Bergasse, di- sait-il, mettez-vous de ce côté, c'est ma bonne oreille. » L'em- pereur était un peu sourd.

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les souverains dans une politique de respect et de devoir: « Assurément il était impossible de formuler ces rêveries dans un traité positif; la diplomatie est la science des réalités, tout doit être précis et les actes de la chancellerie ne sont pas des homélies d'illuminés? L'empereur Alexandre néanmoins accepta les idées de Mme de Krudner et de Bergasse; il les développa lui-même dans une sorte de déclaration, communiquée pres- que aussitôt au roi de Prusse et à Tempereur d'Autriche, tous deux alors sous le charme de la douce et rêveuse parole du czar. Alexandre avait prêté un si grand concours à la délivrance de l'Europe qu'il méritait d'être écouté^ I

M. de Hardenberg ne fît pas d'observation : il avait vécu à côté des sociétés secrètes, familia- risées avec les idées martinistes. Le roi de Prusse était trop lié avec la Russie pour ne pas subir son influence; il avait besoin plus qu'un autre de surveiller les nouvelles tendances de ses universités. Mais le prince Metternich, esprit po- sitif, demanda très-sérieusement ce que pouvait signifier ce traité; au fond il le considérait moins

1. Les premières communications datent du mois d'août 1815, après les conférences sur le traité de Paris.

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comme une fantaisie de l'empereur Alexandre, que comme une sérieuse tentative qui plaçait la Russie à une grande hauteur et lui ouvrait les voies du protectorat de l'Orient : en proclamant la souveraineté du Sauveur et de la croix n'avait- on pas en vue Témancipation de la Grèce et le démembrement de l'empereur turc? Au reste l'Autriche avait eu un trop beau lot dans les traités de 1815 pour refuser sa signature à une convention vague sur laquelle on pourrait tou- jours revenir.

Le préambule de la déclaration ou traité de la sainte alliance, entièrement rédigé par Mme de Krudner et Bergasse, corrigé par l'empereur Alexandre, est assez curieux pour être rapporté dans son style primitif^ : « Au nom de la Très- sainte et indivisible Trinité. LL. MM. l'empereur d'Autriche, le roi de Prusse, et l'empereur de Russie % par suite des grands événements qui ont signalé en Europe le cours des trois dernières années, et principalement des bienfaits qu'il a plu à la divine Providence de répandre sur les États

1. Nous donnons le texte le plus exact et comparé du traité de la sainte alliance.

2. Il n'y a au traité que les trois signatures des princes sans le concours des ministres ou chanceliers.

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dont les gouvernements ont placé leur confiance et leur espoir en elle seule, ayant acquis la con- viction intime qu'il est nécessaire d'asseoir la marche à adopter par les puissances dans leurs rapports mutuels, sur les vérités sublimes, que nous enseigne Téternelle religion du Dieu sau- veur, déclarent solennellement que le présent acte n'a pour objet que de manifester à la face de l'univers leur détermination inébranlable de ne prendre pour règle de leur conduite, soit dans l'administration de leurs États respectifs, soit dans leurs relations politiques avec tout autre gouvernement, que les préceptes de cette religion sainte, préceptes de justice, de charité et de paix qui, loin d'être uniquement applicables à la vie privée, doivent au contraire influer directement sur les résolutions des princes et guider toutes leurs démarches, comme étant le seul moyen de consolider les institutions humaines et remédier à leurs imperfections. »

Cette pohtique qui prenait pour base la frater- nité des rois, la loi de l'Évangile était assurément bien b elle, mais comment la pratiquer? On sup- posait la paix perpétuelle, la réalisation du rêve de l'abbé de Saint-Pierre, quand l'expérience avait prouvé que chaque trente ans l'Europe

Xin'^versîtiis

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se déchirait dans des disputes d'intérêt. Cepen- dant l'empereur Alexandre formulait ces idées en traité :

c< En conséquence, continuait la déclaration, LL. MM. sont convenues des articles suivants : Art. 1. Conformément aux paroles des saintes Écritures, qui ordonnent à tous les hommes de se regarder comme frères , les trois monarques contractants demeureront unis par les liens d'une fraternité véritable et indissoluble, et se considé- rant comme compatriotes^, ils se prêteront, en toute occasion et en tout lieu , assistance, aide et secours; se regardant envers leurs sujets et armées comme pères de famille, ils les dirigeront dans le même esprit de fraternité dont iis sont animés pour protéger la religion , la paix et la justice. Art. 2. En conséquence, le seul principe en vi- gueur, soit entre lesdits gouvernements, soit entre leurs sujets, sera celui de se rendre réciproque- ment service , de se témoigner par une bienveil- lance inaltérable l'affection mutuelle dont ils doi- vent être animés , de ne se considérer tous que comme membres d'une même nation chrétienne,

1. Cet article exprime une tendance à effacer les nationa- lités, ce qui était le dernier mot du martinisme.

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les trois princes alliés ne s'envisageant eux-mêmes que comme délégués par la Providence pour gou- verner trois branches d'une même famille, savoir: l'Autriche, la Prusse et la Russie ; confessant ainsi que la nation clirétienne, dont eux et leurs peuples font partie, n'a réellement d'autre souverain que celui à qui seul appartient en propriété la puis- sance, parce qu'en lui seul se trouvent tous les trésors de l'amour , de la science et de la sagesse infinie, c'est-à-dire Dieu, notre divin Sauveur, Jésus-Christ, le verbe du Très-Haut, la parole de vie*. LL. MM. recommandent en conséquence avec la plus tendre sollicitude à leurs peuples, comme unique moyen de jouir de cette paix qui naît de la bonne conscience, et qui seule est du- rable, de se fortifier chaque jour davantage dans les principes et l'exercice des devoirs que le divin Sauveur a enseignés aux hommes. Art. 3. Toutes les puissances qui voudront solennellement avouer les principes sacrés qui ont dicté le présent acte, et reconnaîtront combien il est important au bon- heur des nations, trop longtemps agitées, que ces vérités exercent désormais sur les destinées hu-

1. C'était la formule du règne du Christ et de VÉvangile prê- cliée par les anabaptistes au xvi* siècle.

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maines toute l'influence qui leur appartient, seront reçues avec autant d'empressement que d'afïection dans cette sainte alliance. Fait triple et signé à Paris, Tan de grâce 1815, le 14 (26) septembre. François j Frédéric ^ Guillaume y Alexandre. »

Cette vague exposition de principe était une réaction contre l'esprit d'égoïsme qui avait tant compromis les couronnes pendant la Révolution française. Par ce contrat d'assurance mutuelle, on espérait maintenir le repos public, la paix, des trônes et des peuples : l'Europe sentait sous ses pas un sourd frémissement ; l'empire de Na- poléon n'était tombé que par le concours du j peuple; un souffle de liberté circulait dans la poi- trine des nations : la sainte alliance était à la fois une invitation aux lois de l'Évangile, au doux gou- vernement des souverains et une menace de ré- pression vigoureuse. Au moindre signal d'agitation tous les rois devaient se lever pour la défense commune, sorte de ligue de bien public y ainsi qu'elle s'était faite au moyen âge. Quand il y a un danger permanent, une loi de répression de- vient indispensable au repos du monde.

S'il n'y avait en réalité que trois puissances principales stipulant en leur nom dans ce traité, tous les autres cabinets étaient appelés à y accéder,

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et la communication en fut faite non par voie di- plomatique, selon la coutume ordinaire, mais par lettre autographe des souverains. Dans la position d'obligée se trouvait la France vis-à-vis de l'em- pereur Alexandre après les traités de 1815, il était bien difficile au roi Louis XVIII d'examiner à son point de vue, le but, le sens précis de la sainte alliance; il signa son adhésion en souvenir du service rendu par l'empereur Alexandre lors du traité de Paris. Il n'en fut pas ainsi du cabinet de Londres ; lorsque le czar écrivit au prince régent d'Angleterre, pour l'inviter à donner son adhésion, lord Caslelreagh répondit avec assez de mauvaise humeur : « qu'il ne pouvait conseiller à Son Altesse Royale un acte qui blessait toutes lois constitution- nelles d'Angleterre ; car d'après ces lois, les traités devaient être signés sous la responsabilité des mi- nistres, et ceux-ci ne pouvaient l'engager pour un acte diplomatique sans but précis et déterminé'.» Les hommes d'État considérables en Angleterre croyaient, au reste, apercevoir des projets de do- mination suprême, dans la pensée d'Alexandre P% une manière de se poser comme l'Agamemnon de

1. J'ai donné le texte de la note de lord Gastelr. agh dans mon Hiitoire de la Restauration.

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l'Iliade, le Roi des Rois. Cette invocation au Dieu sauveur, n'était-elle pas un encouragement donné aux Hellènes, qui méditaient une insurrection contre la Porte Oltomane? Le comte Gapo d'Istria tout-puissant sur l'empereur Alexandre, empreint de l'idée de régénérer la Grèce, et fervent adepte des idées spiritisles, comparait la Turquie au vam* pire qui suçait le sang d'une vierge. Très-lié évec Bergasse et Mme de Krudner, il entraînait l'Empereur dans cette voie de liberté. Le culte du Dieu vivant était dans l'esprit des Hellènes ; le frère d'Alexandre s'appelait Constantin , la croix mer- veilleuse allait paraître au ciel avec ce signe : « Tu seras vainqueur », apparition céleste qui avait pré- cédé la victoire de Constantin le Grand.

Si l'on veut connaître avec une grande exacti- tude, la part que la baronne de Krudner prit au traité de la sainte alliance et l'esprit dans lequel il fut écrit, il faut lire le récit parfaitement cir- constancié, publié par le professeur Krug, qui a ra conté, dans ses plus petits détails, l'entrevue qu'il eut quelques années plus tard à Leipsick avec Mme de Krudner^ Le professeur Krug avait publié un

1 . Gesprœch unter vier Augen mit Frau von Krudner. Leipsick 1818. 11 faut comparer ce récit avec la biographie publiée dans le tome 111 du Zeitgenossen.

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livre fort retentissant sur la sainte alliance et il désira savoir s'il avait avancé quelques erreurs, ou nié quelques vérités ; il voulut donc les soU'- mettre à la baronne: « Le désir de voir de mes propres yeux, dit Krug, et l'espérance d'obtenir des renseignements sur un objet qui me tient beau- coup à cœur , me portèrent à me présenter chez Mme de Krudner, lors de son passage parLeip- sick elle s'arrêta pendant quelques jours. J'eus le bonheur de la trouver seule, c'est-à-dire sans témoins étrangers, ce quej'avais justement désiré, ses plus proches amis, Mme de Barkheim, sa fille et un M. Kel'ner*, qui l'accompagne dans ses voyages , s'éloignèrent aussitôt que j'entrais dans la chambre, et ne revinrent ensuite que de temps en temps. A mon entrée Mme de Krudner me tendit la main avec l'exclamation connue : « Béni soit Jésus-Christ. « C'est notre salut, *ajouta-t-elle, et me fit asseoir près de son lit , dans lequel elle se tenait assise à cause de sa mauvaise santé. M'étant proposé de parler peu moi-même , mais d'écouter, d'observer et d'animer autant qu'il était possible la conversation, je la fis tomber, après

1. Mme de Krudner appelait Kellner son saint Jean-Baptiste ou précurseur ; c'était beaucoup d'orgueil.

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lui avoir adressé quelques questions insignifiantes sur la sainte alliance qu'on disait inspirée par Mme Krudner. Elle ne l'avouait qu'à moitié en disant: « La sainte alliance est l'ouvrage immédiat de Dieu. C'est lui qui m'a élue son instrument. C'est par lui que j'ai achevé ce grand œuvre. » Là- dessus elle donna des louanges à ma brochure sur la sainte alliance, en ajoutant toutefois que je n'en avais pas encore compris le sens. Après que je l'eus suppliée de l'expliquer elle répondit: « La mission de la sainte alliance s'adresse à tous les hommes ; elle doit leur apprendre que Jésus-Christ seul est le maître à qui tout pouvoir a été donné dans le ciel et sur la terre. Elle doit les tirer de la corruption dans laquelle ils sont plongés, afin que la vengeance de Dieu , dont les présages se font déjà voir, ne les atteigne point. »

Ce fut par cette formule d'accusation contre la société moderne que la baronne de Krudner ex- pliqua le traité de la sainte alliance. Esprit des temps modernes, le professeur Krug se hâta de réfuter cette assertion. « Lorsque je lui fis la re- marque qu'aujourd'hui le monde ne me paraissait pas plus pervers qu'autrefois, elle répliqua avec vivacité : L'homme vicieux n'est pas si loin de Dieu que vous le croyez. Partout il y a de grands

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vices, il y a aussi beaucoup d'énergie, et l'homme vicieux peut s'adresser à l'instant même au Sau- veur*. Mais le monde d'aujourd'hui, principale- ment le monde éclairé et civilisé est pire que vi- cieux; il est paresseux en tout ce qui est bon; il est faible et indolent; il n'est ni chaud, ni froid; il n'a point de foi, point d'amour; il s'enorgueillit de sa raison et de sa soi-disant vertu. Le rationa- lisme et la philosophie que l'on prêche dans toutes les églises et dans toutes les chaires perdront le monde actuel. » Cette doctrine sur la paresse, l'in- différence des âmes, les dangers de la société mo- derne était vue de haut , le professeur Krug se 1 hâta de la réfuter. « M'étant aperçu qu'elle ne connaissait que la philosophie superficielle et lé- gère des Français , et qu'il était impossible de lui donner, dans peu de mots une idée juste de la ; philosophie plus profonde et spiritualiste des Alle- mands, je ramenai la conversation sur le sujet de la sainte alliance, en la priant de vouloir bien me communiquer quelques renseignements précis sur son origine. Elle me répondit que c'était par elle que Dieu avait fait naître la première idée de la sainte alliance, dans l'âme du grand et pieux em-

1. C'est une pensée empruntée à saint Augustin.

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pereur Alexandre , que celui-ci lui avait apportj sur ce sujet, un brouillon qu'elle avait parcouri et dont l'acte si connu s'était suivi ; mais que dei conflits opiniâtres avaient procédé à l'achèvemenj de l'ouvrage , parce qu'on n'en avait pas d'aborc compris le sens sublime; qu'il avait été surtouj difficile de le préserver des mains profanes des diplomates et des courtisans, et qu'alors tout auraij été perdu ; que l'un des premiers alliés n'ava^ absolument pas voulu signer sans avoir commu- niqué l'acte à son ministre ; qu'un autre avait ét^ plus prêt à le faire, mais quil n'avait pas fait gram cas de la chose. »

Ici clairement Mme de Krudner désignait 1( prince de Ilardenberg et M. de Metternich , qui tout en signant la sainte alliance, avaient consi- déré ce traité comme une lettre morte. « Après lui avoir demandé comment cette idée lui étail venue, continue le professeur Krug, et si elle n( s'en était pas occupée autrefois, elle répondit «Dieu m'y a conduite pendant toute ma vie; lui, 1( « Dieu de l'amour, m'a fait renoncer au mondCj « pour faire de moi, d'un être faible que je suis, ui « instrument puissant de sa grâce. » Alors elle me raconta, d'une manière très-détaillée, comme ell( était née, et avait été élevée dans le grand monde;

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qu'elle en avait à la vérité goûté les plaisirs, mais avait toujours ressenti une langueur secrète qui l'a portée vers des objets plus sublimes, parce que les plaisirs n'avaient pu satisfaire son cœur*; que les souffrances de Thumanité l'avaient déjà touchée de bonne heure (elle fit ici mention du sort dur, mais actuellement radouci par le noble empereur de Russie, des serfs de sa patrie) ; que, comme une Jeanne d'Arc, elle avait voulu saisir le glaive pour combattre les petits et les grands tyrans; qu'en Italie, parmi les ruines du vieux monde païen, devant les autels et dans les monas- tères du nouveau monde chrétien, une lumière céleste l'avait éclairée pour la première fois, et que son cœur s'était penché vers Dieu; que tou- tefois il n'avait pas encore été bien pénétré du Créateur et de son amour ; que , plus tard, après avoir vu la France et ses horreurs ^, elle avait re- noncé à tous les plaisirs, à toutes les grandeurs du monde, afin de chercher uniquement son salut dans Jésus-Christ; qu'alors elle s'était tout à fait abandonnée à ses promesses et au commandement de l'amour divin, afin de pouvoir indiquer la

1. Mme de Krudner rappelait ici ses plaisirs du Directoire et du Consulat.

2. Évidemment l'esprit révolutionnaire.

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même route à son prochain. « Je n'ai plus besoin «de rien, s'écria-t-elle avec vivacité; je ne de- « mande rien au monde. Ahl j'éprouve déjà une « béatitude, je me sens si bienheureuse que dans « le ciel même, je ne saurais l'être à un plus haut « degré. Mais je désirerais tant de faire participer « tous les hommes à cet état bienheureux! » Elle prononça ces dernières paroles avec tant de feu , de ferveur, d'assurance ; tous les traits de sa figure tournés vers le ciel devinrent si rayonnants, qu'a- vec un caractère plus exalté, on aurait été tenté de se prosterner devant elle et de l'adorer comme une sainte \ » Cette exaltation si grande avait pro- fondément abattu Mme de Krudner; elle s'enfonça dans son oreiller comme si elle priait en sommeil- lant; puis, reprenant son regard d'inspirée, elle s'écria : « Oui, Napoléon, que l'on déteste avec « raison, comme un pécheur impie, sans vouloir a renoncer à ses péchés, parce qu'on le chérit en- « core. Napoléon a déjà quitté l'île Sainte-Hélène « ou le fera sous peu ; c'est ce que Dieu m'a révélé « comme il m'avait révélé sa première fuite de « l'île d'Elbe. Mais cette fois-ci Napoléon ne pa- a raîtra pas armé d'un pouvoir visible, mais il

1 Le désir immense de Mme de Krudner, à cette époque^ c'était l'imitation de sainte Thérèse.

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« trompera le monde par des artifices cachés. Il « s'est formé en France une espèce de ligue de « vertu (Tugend Bund) qui compte déjà quatre « cent mille membres *. Ils se déchaîneront avant « qu'on ne s'en soit douté et ravageront l'Europe « par le feu et le glaive. Ce n'est donc qu'une « adhésion sincère, fidèle et ferme à la sainte al- « liance qui pourra sauver l'Europe de sa perte. « Mais les Anglais qui se croient en sûreté dans « leur île, ne veulent point de ce traité. Ils dé- « testent et calomnient la sainte alliance , parce « qu'elle menace d'anéantir l'idolâtrie de l'or au- « quel ils rendent uniquement hommage^. »

Cette haine pour l'Angleterre était dans le cœur d'Alexandre, et Mme de Krudner s'en faisait l'ex- pression. « Je profitai de cette occasion, continue le professeur Krug, pour demander à Mme de Krudner si l'assertion des Anglais, qu'on avait an- nexé au traité de la sainte alliance, des articles se- crets, qui tendaient à l'oppression des peuples, était fondée, quoique pour ma personne je n'y pusse aucunement ajouter foi. Elle le nia fermement et appela cette assertion une diffamation grossière contre la sainte alliance et ses fondateurs, sur-

1. La baronne de Krudner voulait parler du carbonarisme.

2. Ces paroles étaient dirigées contre lord Castelreagh et M. Ganning.

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tout contre le grand et pieux empereur Alexandre, « On redoute, ajouta-t-elle, sa soif des conquêtes, « mais on ne le connaît pas. On aurait beau lui « offrir le monde entier, il ne l'accepterait pas, « car son âme tend vers d'autres choses bien plus « sublimes. »

Ici l'enthousiaste baronne faisait allusion à ses prières en commun , à cet illuminisme qui était au fond de l'âme de l'empereur, de cet ange, comme on l'appelait en Russie. Le professeur Krug crut devoir finir un entretien déjà bien long.

a Ayant entendu alors du bruit dans Tanti- chambre, je me levai et je pris congé, lorsqu'on m'en allant, je me trouvais déjà sur le seuil de la porte, Mme de Krudner m'adressa, d'une voix douce ces paroles : « Je vous supplie, mon cher a professeur, de songer à la mission de la sainte « alliance; songez à la foi et à l'amour I Fléchis- « sez vos genoux devant Jésus-Christ. Hélas I je <r désirerais tant de vous voir être aussi un bien- ce heureux 1 Que Dieu vous bénisse. »

A travers les enthousiastes paroles et les expres- sions imagées de sa pensée, il y avait du vrai dans les paroles prophétiques de la baronne de Krudner. L*esprit de Napoléon vivait encore dans ses œuvres, et en détinitive la Révolution soHirait

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victorieuse si la sainte alliance était rompue par l'intervention des intérêts particuliers : morceler le faisceau des monarchies, c'était proposer leur ruine. Les Restaurations de 1814 et de 1815 étaient des effets sans cause; l'esprit révolutionnaire soufflait partout. Les faibles dynasties de France, d'Espagne, de Naples, pouvaient -elles résister sans appui, sans secours, à la double puissance des souvenirs de l'Empii e et des intérêts de la Révolu- tion ? La maison de Bourbon, objet d'une haine, sauvage, irréfléchie, était attaquée par l'esprit nouveau de 1789 avec une ardeur fébrile. Toute transaction était difficile *. Bergasse Tavait dit en 1814: il n'y avait de restauration durable qu'avec le rétablissement de l'ancienne propriété. Laisser la fortune dans les mains des ennemis de la dy- nastie, c'était leur donner le moyen de la renver- ser. La Convention l'avait bien senti, en confis- quant, vendant, morcelant les biens de tous ceux qui résistaient; elle avait créé les intérêts révolu- tionnaires, en établissant une propriété nouvelle, dévouée au maintien de ses principes. Dans l'élat des esprits et des intérêts, une ligue

1. Que de peine il avait fallu à Louis XVIII pour se mainte- nir dans son juste milieu. Voyez mon travail sur la Restaura' tion.

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de rois, toujours armée (la sainte alliance), pou- vait seule contenir, réprimer l'esprit nouveau. A l'aide de ce pacte de mutuelle garantie, le plus faible monarque, s'il était ébranlé sur son trône, pouvait invoquer l'appui de tous. Cinq cent mille hommes étaient toujours au service de l'antique droit. Aucune révolution n'était possible, à moins que le principe de la sainte alliance ne fût ébranlé, déchiré lui-même, et c'est pourquoi toute l'habileté de l'esprit nouveau fut de détruire ou d'affaiblir le pacte du mois de septembre 1815. Il fallait séparer les rois par de petites jalousies et d'étroits intérêts, puis les frapper isolément!

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L'ESPRIT NOUVEAU DE L'EUROPE

RÉALISATION DES PROPHÉTIES DE MADAME DE KRUDNER

LE CONGRÈS DE VÉRONE

(1815-1823)

VII

l'esprit nouveau de L'EUROPE. RÉALISATION DES PRO- PHÉTIES DE MADAME DE KRUDNER. LE CONGRÈS DE VÉRONE.

(1815. 1823.)

Les prophéties de Mme de Krudner étaient à la veille de s'accomplir avec un bruit de révolte et d'insurrection militaire ; si l'auge noir restait at- taché par une chaîne de fer au rocher de Sainte- Hélène, son esprit se répandait sur l'Europe en- tière : premier consul, empereur. Napoléon n'avait été que le dictateur héroïque des idées révolution- naires, le comité de salut public fait homme; il les avait contenues, dirigées et ennoblies à la fois; Mme de Staël l'avait appelé dans ses jours de haines : « Robespierre à cheval. » Pendant les Cent-Jours, le gouvernement impérial s'était allié

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avec les vieux Jacobins, pour y chercher une force résistante, et cet esprit n'était pas mort ^

Les hommes d'État de l'Europe ne pouvaient se dissimuler toute la force de l'idée populaire sous l'image de Napoléon. Dès l'année 1816, l'Alle- magne fermentait; les sociétés secrètes violem- ment dissoutes, s'étaient réorganisées avec l'idée de reconstituer l'unité allemande; les universités étaient remplies d'une jeunesse ardente, presque fanatique, qui frappaient au cœur Kotzebue, le poète des drames, l'écrivain politique, dévoué à la politique de la sainte alliance; les gouverne- ments inquiets firent un retour sur eux-mêmes. M. de Metternich, un peu froid d'abord pour l'œu- vre d'Alexandre et de Mme Krudner, en aperçut bientôt toute la force de répression. Avec son esprit juste et didactique, il comprit que si le Tu- gend Bund avait été une force d'action et de puis- sance pour délivrer la patrie allemande, une fois cette patrie sauvée et les gouvernements réguliers rétablis, cette société secrète restait un instru- ment de révolution; la constitution fédérative de l'Allemagne n'était qu'une forme du moyen

] . Voyez le discours de Napoléon aux fédérés des faubourgs, en juillet 1815,

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âge sous une diète boiteuse : chaque gouverne- m^^nt reslait avec son antagonisme : TAutriche, la Prusse, la Bavière, le Wurtemberg, Bade, les villes hanséatiques; l'unité allemande n'était que le mot d'ordre pour le réveil des Universités; il fallait incessamment les surveiller, les atteindre par des lois; c'est ce qu'on fit au congrès de Carlsbadt, qui régla la puissance, la police de la Diète de Francfort, corps vieilli, qui, selon l'expression de Stein, ressemblait à un bourg- mestre hollandais aux prises avec une bande d'étudiants en goguette.

Depuis 1817, Mme de Krudner avait cessé de correspondre avec l'empereur Alexandre, alors doucement bercé par un jeune amour qui rele- vait son cœur et dissipait sa mélancolie*. Ber- gasse, esprit politique, lui écrivait souvent, et l'empereur faisait grand cas de cette correspon- dance. Capo d'Istria partageait cette confiance caressant toujours Alexandre dans son idée ché- rie, l'indépendance de la Grèce. Les insurrec- tions de Naples, du Piémont, de l'Espagne enga- gèrent les souverains à convoquer un congrès à

1. La princesse de Nariskin, qui régna dix ans sur le cœur d'Alexandre.

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Vérone, afin d'aviser à une forte compression de Tesprit de révolte; ce fut pour la dernière fois que l'empereur Alexandre parut sur un vaste théâtre diplomatique pour y invoquer les prin- cipes de la sainte alliance.

Le caractère de la réunion de Vérone n'eut rien de distrait ou de dissipé comme le congrès de Vienne en 1814. L'horizon était sombre, les temps prédits par Mme de Krudner semblaient arriver; quand M. de Chateaubriand vit l'empe- reur Alexandre à Vérone, il le trouva préoccupé, fatigué : le monde politique qu'il avait tenu sur sa main se déchirait en lambeaux; la Russie entière venait de donnera l'empereur le titre de béni; il le refusa : « Je ne puis, dit-il, me permettre d'ac- cepter et de porter ce surnom; je démentirais mes propres principes en donnant à mes fidèles sujets un exemple si contraire aux sentiments de modé- ration que je m'efforce de leur inspirer; que mon peuple me bénisse ainsi que je le bénis, que la Russie soit heureuse, et qu'avec elle et moi, soit toujours la bénédiction de Dieu. »

A Vérone, l'empereur semblait dédaigner le langage des affaires et restait dans le domaine de l'idéal diplomatique ; il disait un soir dans une conversation intime à M. de Chateaubriand : « Je

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suis bien aise que vous soyez venu à Vérone , afin de rendre témoignage à la vérité. Auriez- vous cru, conome le disent nos ennemis, que l'al- liance n'était qu'un mot qui ne sert qu'à couvrir des ambitions? Gela eût peut-être été vrai dans Tancien état des choses; mais il s'agit bien au- jourd'hui de quelques intérêts particuliers, quand le monde civilisé est en péril 1 II ne peut plus y avoir de politique anglaise, française, russe, prus- sienne, autrichienne; il n'y a plus qu'une politi- que générale qui doit, pour le salut de tous, être admise en commun par les peuples et par les rois. C'est à moi de me montrer le premier convaincu des principes sur lesquels j'ai fondé l'alliance. Une occasion s'est présentée, le soulèvement de la Grèce; rien, sans doute, ne paraissait être plus dans mes intérêts, dans ceux de mes peuples, dans l'opinion de mon pays, qu'une guerre religieuse contre la Turquie; mais j'ai cru remarquer dans les troubles du Péloponèse, le signe révolution- naire, dès lors, je me suis abstenu. Que n'a-t-on point fait pour rompre l'alliance? on a cherché tour à tour à me donner des préventions ou à blesser mon amour-propre; on m'a outragé ou- vertement; on me connaissait bien mal, si l'on a cru que mes principes ne tenaient qu'à des vani-

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tés, ou pouvaient céder à des ressentiments. Non, je ne me séparerai jamais des monarques aux- quels je me suis uni. Il doit être permis aux rois d'avoir des alliances publiques pour se défendre contre les sociétés secrètes. Qu'est-ce qui pourrait me tenter? Qu'ai-je besoin d'accroître mon em- pire? La Providence n'a pas mis à mes ordres huit cent mille soldats pour satisfaire mon ambi- tion, mais pour protéger la religion, la morale et la justice, et pour faire régner ces principes d'or- dre sur lesquels repose la société humaine ^... » Ce que semblait craindre avant tout l'empereur Alexandre , c'était la dissolution de la sainte alliance : L'Angleterre s'en séparait ouvertement et la raillait dans le Parlement. M. Canning, l'ad- versaire le plus constant de l'alliance, prenait une certaine supériorité dans le monde en mena- çant d'ouvrir les antres d'Éole, selon son expres- sion classique : les vents déchaînés c'était l'esprit des sociétés secrètes; à ses yeux la sainte alliance n'était plus qu'un vieux parchemin bon à déchi- rer : on entrait dans la politique des intérêts ^; la

1. Ces paroles furent rapportées par M. de Chateaubriand dans une séance de la Chambre des pairs.

2. Ce fut M. Canning qui porta le coup décisif à la sainte alliance.

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guerre d'Espagne, heureusement accomplie par la France, fut le dernier acte du drame commencé en 1815; TEurope secouait les idées d'une répres- sion morale de la Révolution.

Mme de Krudner s'était entièrement retirée du théâtre politique, pour continuer sa prédication religieuse; mécontente du peu de crédit de ses idées en France, elle avait quitté ce pays de sa jeunesse, de ses amours, de ses illusions. A Paris il y avait trop d'esprit sceptique et railleur ; elle vint donc séjourner en Suisse, elle espérait un succès parmi le peuple naïf des montagnes. Elle réussit d'abord pleinement; précédée d*un mi- nistre du saint Évangile, du nom d'Empeytas de Genève, qu'elle avait conquis à ses idées, Mme de Krudner prêchait la morale évangélique. Prodi- guant l'aumône à tous, elle faisait presque le mi- racle de la multiplication des pains : suivie d'une multitude de jeunes filles et d'hommes enthou- siastes \ elle entraînait des villages entiers. Le gouvernement helvétique s'en émut sérieusement, à ce point de craindre un soulèvement de prolé- taires.

Les doctrines d*un christianisme primitif sont

1. Les adeptes chantaient des hymnes mélodieuses à la ma- nière allemande, cbœur d'hommes et chœur de femmes.

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toujours dangereuses pour les pouvoire réguliers. Mme de Krudner devait rencontrer des obstacles, surtout à Genève, la ville orthodoxe du calvi- nisme, gouvernée par des ministres, les plus in- tolérants des hommes. Dans cette église il faut i accepter les textes et le dogme avec une entière soumission. Genève est plus que la Rome de la réformation ; l'évangile que prêchait Mme de Kru- dener n'était pas celui des ministres, et ils la con- sidéraient comme une magicienne hétérodoxe qui venait jeter le désordre dans les consciences. Le chef du consistoire, le ministre Tosh, en pleine chaire s'écria : « Que veut donc cette vieille sor- cière? Qui lui a donné la mission de troubler la foi?» On l'appelait alors sorcière, magicienne, parce qu'elle continuait ses prophéties avec le don de la double vue, du magnétisme et du somnam- bulisme; elle opérait des cures autour d'elle, au Qiilieu de ses adeptes excités par ses paroles exal- tées*.

Le second obstacle opposé à Mme de Krudner venait des craintes qu'elle inspirait aux gouver- nements réguliers; ces assemblées de pauvres fa-

1 . Notice sur Mme de Krudner , par Adèle du Thon. Genève 1827.

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natiques autour de la prophétesse prêchant contre l'insensibilité des riches, n'étaient-elles pas une menace de guerre sociale ? Les temps étaient dif- ficiles; l'agitation des âmes pouvait faire craindre une révolte comme au temps de Jean Huss et de Jérôme de Prague. Le gouvernement de Bâle de- manda l'expulsion de Mme de Krudner, qui fut obligée de transporter ses oracles à Berne; elle ne cessait de développer ses mystères avec une éloquence particulière, annonçant le triomphe momentané de l'Antéchrist, puis le royaume des cieux, comme les anabaptistes, les millénaires de Jean Leyde au xvp siècle. Prophétesse dange- reuse, car plus de quatre mille auditeurs, campés en plein champ, venaient chaque jour écouter ses paroles, elle choisit parmi ses plus fervents adep- tes un homme d'esprit et d'intrigue, du nom de Kellner*, l'initiateur de la doctrine; autour d'elle le tumulte devint si grand que les magistrats du canton de Berne demandèrent aussi son expul- sion, comme l'avaient fait ceux de Bâle. Alors Mme de Krudner quitta définitivement la Suisse, pour se retirer auprès de sa fille, Mme de Ber-

1. Kellner était de Brunswick, ancien employé dans les postes du royaume de Wetsphalie.

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ghein, continuant toujours à prêcher et à en- seigner.

On lui avait recommandé la prudence dans une mission qui remuait les masses (rien n*est plus difficile que de retenir une âme exaltée qui se donne une mission); la baronne recommença ses assemblées, prédisant de bien sombres avenirs, la chute d'un état social qui laissait dans la souf- france tant de prolétaires et de pauvres de Jésus- Christ ; elle disait : « que les souverains avaient méconnu leur mission sur la terre, et parmi eux il n'y avait qu'Alexandre le béni qui restât l'ex- pression de la pensée de Dieu. » Ces multitudes écoutaient ces paroles avec transport; quoique déjà maladive, la baronne se levait de son lit, vê- tue d'une façon étrange, un livre d'Évangiles à la main, invoquant le présent, le passé. Pour quel- ques-uns elle était une sainte, pour d'autres une fée, pour beaucoup, une folle, et pour les gouver- nements un danger; enlevée de force par un ba- taillon badois, elle déclara, dans une lettre pom- peusement écrite, qu'on méconnaissait sa mission toute pacifique qui devait éviter aux gouverne- ments le triomphe violent des multitudes * ; elle

1 . Lettre de Mme de Krudner au ministre badois, en Suisse. 1818.

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annonça même qu'elle allait publier une gazette spécialement destinée aux pauvres; il en parut un premier numéro. La police des gouvernements fit cesser ces prédictions et presque ces menaces; Mme de Krudner, séparée de ses adeptes, fut conduite de brigade en brigade jusqu'à la fron- tière de Livonie. En vain elle invoqua la protec- tion de l'empereur pour qu'il lui permît le séjour de Saint-Pétersbourg; Alexandre était trop pré- occupé des événements qui éclataient en Europe, pour se rappeler encore la prophétesse de la sainte alliance.

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VIII

MADAME DE KRUDNER EN RUSSIE.

SON VOYAGE DANS LES PROVINCES MÉRIDIONALES

LA FIN DE SA VIE

(1821-18Î5)

VIII

MADAME DE KRUDNER EN RUSSIE. SON VOYAGE DANS LES PROVINCES MÉRIDIONALES. LA FIN DE SA VIE.

(1821-1825.)

D'une grande naissance, entourée d'une famille à vieux blason d'aigles, de griffons et de cimier héraldique, quelle que fût sa vie errante et excen- trique, la baronne de Krudner devait être parfai- tement accueillie par la noblesse livonienne. Le merveilleux de sa vie attirait vers elle des amis enthousiastes. Dans ces contrées du Nord les mythes Scandinaves ont encore un prestige , on aime les contes noirs ou bleus, les féeries; l'ima- gination domine le rationalisme ; le feu des volcans est sous la neige. Si Mme de Krudner ne reçut pas d'abord l'autorisation d'habiter Saint-Péters-

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bourg, elle put résider dans la terre de Yungfer- nhoff, aux alentours de Riga, qui appartenait à son frère, le conseiller Wielinghoff^ ; elle n'avait perdu aucune de ses habilu les, aucune de ses illusions ; seulement les sectaires lui manquaient en groupes, et en multitudes ; elle n'avait plus ces auditeurs nombreux, cette foule qu'elle conduisait avec sa baguette magique : le paysan russe est dispersé sur un vaste territoire ; il se réunit difficilement, excepté dans les foires, les marchés à des jours exceptionnels, et la baronne de Krudner n'avait pas la permission d'aller à ces fêtes, à ces réunions populaires. Sa santé déclinait sensiblement; elle gardait le plus souvent son lit ; on n'était introduit auprès d'elle qu'avec quelque difficulté.

Ses prophéties tristes et sombres annonçaient les plus tristes événements pour le mois de fé- vrier 1820; en effet, des rois moururent, le duc de Berry fut atteint au cœur par Louvel, et partout des révolutions éclataient; quand on vint annoncer à Mme de Krudner la mort de l'empereur Napo- léon à Sainte-Hélène ^ elle s'écria avec un accent d'inspirée: « Non, l'ange noir n'est pas mort, son

1. Mme de Krudner l'avait attiré à ses doctrines.

2. Mois de mai 1821.

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esprit s'est empreint dans les airs pour préparer de grandes révolutions. » Mme de Krudner dévelop- pait toujours cette croyance, que l'esprit du Char- lemagne de la révolution survivait à son corps : qu'il voltigeait comme une immense chauve-sou- ris antédiluvienne parmi les peuples, pour les agiter au nom de la gloire et de la force révolu- tionnaire! L'Europe en effet était bouleversée.

Si Ton examine la période diplomatique qui s'écoula depuis 1820 jusqu'en 1824, on verra que la lutte était encore une fois hautement engagée entre les doctrines monarchiques et les idées d'in- surrection. M. de Metternich, ferme esprit, à tra- vers ses formes polies, n'avait pas hésité à accepter vigoureusement la bataille; il avait momentané- ment triomphé; la révolution faisait une halte pour reprendre plus tard son œuvre hardie, per- sistante. La répression violente n'était qu'un em- pirisme qui s'userait. La baronne demandait aux souverains une vertu particulière, quelque chose de divin, de surnaturel, qui arrêterait le torrent des colères célestes. Le coup qui frappa Alexandre dans sa vie intime, llnfîdélité d'une maîtresse aimée, la mort d'une fille chérie*, lui paraissaient

1. La princesse de Nariskin épousa un aide de camp de Tempereur ; Alexandre n'avait eu que ce seul enfant.

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des actes de la volonté de Dieu pour rappeler Alexandre au devoir. Le czar revenait repentant aux genoux de l'impératrice qu'il avait trop long- temps oubliée. «Il avait des faiblesses, dit un il- lustre écrivain * et de ces faiblesses variables sortit un attachement qui dura onze années : un aide de camp de l'empereur, de confident intime, devint rival préféré.... Une fille avait été le fruit d'une liaison longtemps secrète. Alexandre chérissait d'autant plus cette enfant qu'il n'avait point d'en- fants légitimes. Élevée à Paris, revenue à Péters- bourg elle touchait à sa seizième année ; prête à se marier sous les yeux de son père, elle manqua tout à coup à l'autel ; quand les parures de noces com- mandées en France arrivèrent, la jeune fiancée n'existait plus. Alexandre apprit cette nouvelle à la parade, il pâlit et dit: «Je reçois ma punition.» A cette époque, Mme de Krudner obtint la per- mission de venir à Saint-Pétersbourg ; fort liée avec la princesse Galitzin, elle habita son hôtel, de haute compagnie, dans un cercle fort restreint. La femme russe est pleine de grâce et d'une douce hospitalité; elle joint aux distinctions de l'esprit une éducation perfectionnée, une causerie facile,

1 . Le congrès de Vérone.

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des façons orientales avec l'amour des arts, des lettres, une vie de parfum et de serre chaude, un luxe grandiose qui sent les palais de l'Asie ; d'une charmante paresse, elle devient attentive, prévenante dans son salon et active dans les affaires; elle a une aptitude particulière pour les apaisements de la diplomatie, elle négocie par instinct, elle réussit par la grâce: nous avons connu à Paris la duchesse de Dino, les prin- cesses de Lieven etBragation, si distinguées entre toutes. Dans la société russe, les idées de Mme de Krudner avaient toujours de zélés sectateurs. Elle n'était plus d'ailleurs bien dangereuse, cette pauvre vieille renfermée dans son sanctuaire et ne se manifestant plus à ses adeptes que par une jeune hiérophante, née en Suisse, Mlle Maurer, somnambule émérite aux rêves pleins d'imagi- nation, aux évocations merveilleuses, que le gendre de Mme de Krudner avait choisie pour son sujet magnétique. Aux actes de sa dévotion exaltée, on aurait pris Mme de Krudner pour une des élues du Seigneur ; toujours absorbée dans une méditation profonde, elle ne se réveillait que pour la prière en faveur des âmes souffrantes et des esprits en peine, et à cette prière purement extatique, Mme de Krudner joignait une petite

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harangue en faveur de l' émancipation de la Grèce, acte béni de Dieu qui devait racheter les péchés de la génération mauvaise.

C'était flatter l'esprit national russe, Témanci- pation de la Grèce était pour son église une grave préoccupation; l'empereur Alexandre avait fait un douloureux sacrifice à la politique de stabilité et de conservation du prince de Metternich, en aban- donnant la cause grecque au congrès de Vérone*; il avait même sacrifié Gapo d'Istria, l'ardent défen- seur des Hellènes. En opposition à cette politique de concession, la prédication de Mme de Krudner entrait tout à fait dans l'esprit russe et devait obtenir une immense popularité ; l'empereur Alexandre ne pouvait la désavouer et encore moins la réprimer. La baronne annonçait que la Grèce serait nécessairement émancipée, et que la croix de Constantin reparaîtrait au faîte des mos- quées de l'Asie Mineure : Sainte-Sophie serait ren- due à sa primitive et divine destination!

Les yeux fixés sur l'Orient et de concert avec la princesse deGalilzin,Mme de Krudner voulut fon- der une colonie modèle, une solitude, porte du

1, Le prince de Metternich oJ)tint cette victoire sur l'empereur Alexandre; il prétendait l'entraîner, le dominer dans sa corres- pondance.

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ciclf comme elle l'appelait, et bien que très-souf- frante elle se prépara sans hésiter à un voyage en Grimée pour y chercher le repos, la retraite dans les voies de Dieu. La princesse Galitzin et la comtesse Takchin devaient Ty suivre avec une compagnie d'ouvriers allemands suisses. En 1825, la bizarre destinée de lady Stanhope préoc- cupait les exaltées du grand mondée Cette reine de Palmyre, prophétesse et astrologue au milieu de ses jardins d'orangers et de citronniers, ne don- nait-elle pas la mesure de ce que pouvait la femme, dans les pays brûle le soleil au milieu de tribus errantes? Mme de Krudner ne pour- rait-elle pas aussi se créer un empire mystique qu'elle gouvernerait p^r ses prédications et ses prophéties ? Elle avait désiré le séjour du mont Caucase, sa faible santé ne put supporter cet âpre climat. Par le conseil delà princesse Galitzin, elle vint dans les environs de la mer d'Azofî, le doux climat de la Grimée, l'Italie russe ; son imagina- tion se promenait dans une multitude de rêves,

1. Lady Esther-Lucie Stanhope était la petite-fille de lord Chatham, le père du grand Pitt; d'une mâle beauté, son carac- tère excentrique lui avait fait préférer l'Orient; les hordes arabes la proclamant une grande prophétesse, l'avaient reconnue reine de Palmyre.

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qu'elle espérait réaliser. Le voyage la fatigua cruellement; atteinte depuis longtemps d'une funeste maladie, Mme de Krudner s'alita pour ne plus se relever. Ses adeptes dirent qu'elle avait prédit l'heure de sa mort. Mlle Maurer, la jeune somnambule son adepte, la lui avait révélée dans une nuit d'insomnie ^ L'œil terni par l'agonie, Mme de Krudner annonça que son esprit ne mou- rait pas, qu'il serait toujours parmi ses disciples, et qu'il voltigerait dans la région moyenne pour continuer son œuvre de médiation entre le Christ sauveur et le monde. Celte doctrine d'une région intermédiaire les âmes se retrouveront pour s'aimer est bien séduisante 1 Qu'est-ce que la vie quand elle aboutit à la matière et à la mort, obs- cures ténèbres, mystère inflexible rien ne re- naît. Dans la métempsycose de Mme de Krudner, il ne se perdait aucune parcelle de l'esprit : il était dans le vent qui souffle, dans la nuée qui s'é- vapore, dans l'étoile qui file, jusqu'au jugement dernier quand la trompette sainte nous appellera devant le trône de l'ÉterneL

1. Mme de Krudner mourut le 25 novembre 1824.

IX

L'EMPEREUR ALEXANDRE - SA MORT

DÉCADENCE DU MYSTICISME DANS LA POLITIQUE

AFFAIBLISSEMENT DE LA SAINTE ALLIANCE

(1824-1830)

IX

l'empereur ALEXANDRE. SA MORT. DÉCADENCE DU MYSTICISME DANS LA POLITIQUE. AFFAIBLISSEMENT DE LA SAINTE ALLIANCE.

(1824-1830)

Il s'était écoulé à peine une année depuis la mort de Mme de Krudner, quand l'empereur Alexandre expira, d'une façon presque mysté- rieuse, à Tangarok \ il était venu avec la douce impératrice. Depuis longtemps, Alexandre était préoccupé de sa mort comme d'une de ces fatalités prochaines à laquelle rien ne peut vous arracher : « On le surprenait la nuit agenouillé dans les cimetières. Quand il partait pour quelque voyage il avait coutume de dire : « Tous les ans

1. Alexandre mourut le 13 décembre 1825.

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« on se hâte de terminer ses affaires avec moi, « comme si l'on ne devait plus me voir. » Il répé- tait souvent : « Je mourrai au coin d'un bois, « dans un fossé, au bord d'un chemin, et l'on n'y « pensera plus. » Lorsqu'il sortit de la capitale pour n'y plus rentrer vivant, les eaux de la Newa, re- foulées par la mer, furent au moment d'engloutir Pétersbourg ; retiré dans les combles du palais, Alexandre contemplait avec consternation ces dé- sastres. La croix d'un cimetière, déracinée par les vagues, vint se placer en face du château, sous les yeux de la famille impériale; on prit ce calvaire mouvant pour un présage funeste. Au moment de quitter Pétersbourg, le czar s'attendrit outre me- sure en embrassant ses parents ; parvenu à quel- que distance il fit arrêter sa voiture et regarda la ville il était et qu'il ne devait plus revoir., « Des bruits de complots militaires, qui le mena- çaient, étaient parvenus jusqu'à l'empereur; de jeunes officiers avaient puisé dans ses propres sentiments l'amour de la liberté ; auteur du mal ou du bien que l'on tournait contre sa puissance, il, s'éloignait pour se donner à ses compassions ac- coutumées, et pour n'être pas obligé d'agir avec trop de sévérité. En même temps, ses idées le tourmentaient; il ne savait s'il ne devait pas se

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mettre à la tête des réformes; il entendait le siècle marcher dans les steppes de la Russie et la Grèce l'appeler d'une voix plaintive. Mais cher- chant la volonté de Dieu sans la démêler, il craignit de s'engager dans une fausse route, de favoriser ces innovations, qui déjà avaient fait tant de victimes et si peu d'heureux. Il laissa sa femme à Taganrog , visita le Don, projeta le voyage d'Astracan, parcourut la côte méridionale de la Crimée, ayant l'air d'errer à l'aventure. Une fièvre causée par un froid humide le contraignit de s'arrêter dans une habitation du comte WorozofT; se trouvant plus mal, il ordonna de le transporter à Taganrog. On croit qu'il y acquit la preuve de la conspiration ourdie contre sa vie, et qui bien- tôt mit en danger celle de son frère ^ Il se contenta de dire : « Quel mal leur ai-je fait? » Il se mou- rait, on a parlé de poison , de médecin suspect ; rien n'est certain. L'impératrice expirante était à quelques pas de son mari visité des afflictions, sans pouvoir le voir. La maladie ne dura que onze jours. Alexandre rendit l'âme le 13 décem- bre 1825. Près de retourner à Dieu, il commanda

I . Chateaubriand. Le complot éclata à ravénement de l'em- pereur Nicolas ; il fut vigoureusement réprimé.

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de lever les stores de ses fenêtres et dit : « Quelle

« belle journée! » et ne parla plus. L'impératrice

écrivit à Pétersbourg : « Notre ange est au ciel, ;

a j'ai l'espoir de me réunir bientôt à lui. » Espé- j

rance qui ne fut réalisée que parce que toutes les !

i' autres avaient été déçues ^ » j

Ainsi mouraient les deux derniers représentants! de la sainte alliance, Alexandre 1^' et Mme de Krudner. Le vieux Bergasse promenait ses rêve- ries dans l'Europe alors passée sous l'empire d'au- tres idées et de nouveaux intérêts ^ M. Ganning, au nom de la matérielle Angleterre, avait été l'antagoniste prononcé de cette politique idéale de la sainte alliance qui ne précisait rien dans les questions positives que la diplomatie peut et doit seule embrasser : cession de territoire; l'in- térêt de commerce; la paix ou la guerre. Une seule difficulté politique restait à résoudre comme une conséquence de la sainte alliance ; la chré- tienté demandait l'émancipation de la Grèce; c'é- tait sous les auspices du Christ sauveur que le i traité du 16 septembre 1815 avait été signé; il '

1. Ce fut par une croix voilée d'un crêpe que l'impératrice mère apprit la mort de son fils chéri Alexandre.

2. Bergasse ne mourut qu'en 1832; il put voir la réalisation de ses prophéties sur le triomphe de la révolution.

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était impossible de laisser la croix humiliée sous Je croissant ; l'église russe appelait à grands cris la liberté de ses frères. La triple alliance de la Rus- sie, de la France et de l'Angleterre, sous le règne du roi Charles X, aboutit à la bataille de Navarin ; la Grèce fut libre, et la Turquie vit s'accomplir un des côtés des prophéties de la baronne de Krud- ner, pressenti par M. de Bonald : « Les Turcs ne sont qu'un camp de Tartares en Europe, tôt ou tard, ils doivent être relégués en Asie. »

La conjuration militaire qui suivit la mort d'A- lexandre P' et précéda Tavénement de Nicolas, fut le déchaînement des sociétés secrètes en Russie ; l'empereur triompha, et presque aussitôt l'armée russe passa les Balkans comme pour glorieuse- ment distraire le peuple en servant l'esprit chré- tien. La diplomatie de l'Europe en fut troublée; l'Autriche, si particulièrement menacée en Italie par le carbonarisme, oublia que était son dan- ger; M. de Metternich se séparant de la Russie^, prit parti pour la Turquie presque avec passion'^ : il mit toute son habileté à séparer la France de la

1. Voir la correspondance diplomatique dans mon travail sur la Restauration.

2. Ces dépèches ont été publiées ainsi que celles du comte Pozzo di Borgo, dans mes Diplomates européens.

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Russie dans la question de l'Orient; il y réussit. Alors éclata la révolution de Juillet 1830.

On put voir combien il y avait de prévoyance, on pourrait dire presque de prophétie dans l'es- prit du traité de la sainte alliance. En présence de l'union formidable des forces révolutionnaires et napoléoniennes, la plus pressante nécessité pour les rois de la vieille Europe n'était-elle pas de se grouper, de se réunir par des garanties mutuelles, afin de se préserver contre les fatalités de l'avenir? Séparer, diviser leur politique, c'était l'habileté de l'esprit nouveau. Avec ces pensées Bergasse avait écrit une multitude de mémoires pour éclairer le prince de Polignac \ l'homme d'État qui avait foi dans le culte de la légitimité antique. Il était trop tard pour invoquer les prin- cipes de la sainte alliance 1 la révolution de 1830, en plein succès, fut reconnue par les puissances. Ainsi finissait le passé! Les traités de 1815 seraient désormais un objet de haine pour la jeune génération; elle avait un autre droit pu- blic qu'elle voulait appliquer dans sa force.

Les questions diplomatiques s'agitèrent tout à

1. M. de Bergasse fut nommé conseiller d'État par les ordon- nances de juillet 1830.

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fait en dehors des idées de la sainte alliance ; le parti républicain, le plus ferme, le plus persévé- rant parce qu'il était logique, lutta vigoureusement contre le représentant couronné de l'idée de 1789. Le roi Louis-Philippe crut à la force de la bour- geoisie, à la reconnaissance des intérêts satisfaits, à la politique matérielle; ce règne n'eut qu'un temps, il n'était que le gouvernement de la por- tion molle de la Révolution française. Bergasse qui vivait encore, beau vieillard, comme le Calchas des Grecs, déclarait dans ses oracles qu'il n'y avait après la ruine de la sainte alliance qu'une seule force vivante, la révolution, qu'une ancre pour la société, la dictature I La sainte alliance, si elle s'é- tait maintenue dans son unité, était la dernière res- source des antiques dynasties. Du jour qu'elle s'é- tait dissoute, par des intérêts particuliers, la vieille Europe s'était ébranlée avec le faisceau des an- ciennes légitimités ; on passerait par les idées ré- volutionnaires pour aboutir à un pouvoir suprême, de la souveraineté du peuple.

Avec une incontestable habileté la jeune et libre génération chercha tous les incidents qui pouvaient désunir les princes et mettre en présence les intérêts hostiles des gouvernements. A la sainte alliance des dynasties elle avait substitué la sainte

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alliance despeuples^ Ce n'est pas dire que les idées gouvernementales de Bergasse fussent défi- nitivement écartées de la politique: les pouvoirs nés de la souveraineté des masses acceptèrent parfaitement les principes du vieux publiciste sur la répression des journaux, Tunité du pouvoir et le respect des assemblées pour l'autorité. La constitution française de 1852 en fut comme l'ex- pression.

Au reste les hommes politiques doivent recon- naître que le traité de la sainte alliance contenait les principes de la morale éternelle : la fraternité, la solidarité des gouvernements et des peuples, transaction pacifique auquel doit arriver défini- tivement l'humanité. La sainte alliance voulait réaliser la paix perpétuelle, l'abolition des bar- rières qui séparent les États chrétiens ; elle voulait renoncer à ces luttes intestines pour des ques- tions d'ambition personnelle et de conquêtes : elle voulait sous l'empire des idées évangéliques pré- parer le pacifique royaume du Christ; en disant comme Jésus-Christ à saint Pierre : « Remettez l'épée au fourreau. » Ce que la diplomatie de lord

1 . Ce fut M, Bigrion qui proclama le premier la sainte alliance des peuples; son écho fut le chansonnier Béranger.

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Casteireagh et de M. de Metternich n'admettait pas, notre époque, à travers les tristes épisodes de nouvelles guerres, les déchirements momentanés, doit aboutira la paix définitive; les grands mas- sacres d'hommes seront un jour comme ces fan- taisies funèbres que la peinture allemande a re- produites : ces masses de fantômes qui sortent des sépultures aux figures cadavéreuses; grenadiers et cavaliers de la mort convoqués au bruit d'un tambour lugubre pour passer la revue de César décédé !

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LES OEUVRES DE MADAME DE KRUDNER DESTINÉE DES IDÉES SUPERNATURELLES

(1820-1860)

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LES ŒUVRES DE MADAME DE KRUDNER. DESTINEE DES IDÉES SUPERNATURELLES.

(1820. 1860.)

Mme de Krudner a peu écrit; sa vie se divise en deux périodes comme celle de toutes les femmes à l'imagination ardente: l'' la jeunesse, temps de passion et d'illusion ; S** l'époque de réflexion sur i soi-même, de repentir et de pénitence. Quelques ! portraits de Mme de Krudner existent encore dans [la collection des gravures de la Bibliothèque impé- riale, ils représentent ces deux parties de la vie. [Dans les premiers, Mme de Krudner est parée d'une façon un peu étrange, comme les femmes des isalons de Frascati et de Thelusson, les amies de [Mmcs Tallien, Beauharnais, de Souza, Récamier

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elles-mêmes si impressionnables sous les lois de la destinée. Un autre portrait de Mme de Krudner appartient à l'époque de vieillesse, évidemment au temps de sa prédication la plus ardente, en Suisse, en Allemagne* : plus de tunique grecque ou romaine, plus de robe rose, couleur pêche, tant à la mode sous le consulat; plus de toque ébouriffée, ni chapeau coquet, mais un simple béguin blanc tuyauté qui encadre sa figure pâle et vieillie, une casaque de nuit en percale ou linon à manches larges d'oii sortent des mains amaigries. Tel est ce portrait distribué sans doute aux adeptes fer- vents, comme l'image d'une sainte. Il faut en conclure que bien en dehors de sa jeunesse et de sa charmante figure, Mme de Krudner possédait une puissance de parole et d'esprit qui entraînait les âmes. Ce n'était plus sa beauté qui exerçait un prestige : les sibylles étaient vieilles comme les Parques, et cependant l'univers venait entendre leurs oracles en Sicile, ou dans le temple élevé en leur honneur à Cumes ou à Tivoli.

Mme de Krudner s'est peu révélée parles livres; le seul qui soit resté est Valérie, histoire person-

1. Collection des gravures-portraits de la Bibliothèque impe riale : ces portraits ont peu de distinction.

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nelle d'un peu d'orgueil et de vanité sur les cas mortels d'amour dont elle frappait ses adorateurs, maladie inguérissable , de l'épidémie du cœur. L'aimer entraînait nécessairement au suicide, car on avait rien à espérer. C'était une manie du temps, on aurait dit que les lacs et les rivières étaient pleins du cadavres de jeunes désespérés; mieux valait même les faire mourir de phthisie, mort lente, les yeux fixés sur le portrait de femme aimée. Valérie se lit à peine aujourd'hui^; c'est le sort des romans de Mme Gottin, de Flahault (Souza). Si Ourika de Mme de Duras a survécu, c'est que le livre appartient à une époque plus élégante et plus simple : disparaître avec les mœurs nouvelles, telle est la destinée de ces ro- mans de femmes qu'on avait proclamés immortels et qui n'étaient qu'un caprice, qu'une mode.

En 1815, au retour de la grande revue passée par l'empereur Alexandre à la plaine des Vertus, Mme de Krudner invitée au camp par l'empereur, comme Mme de Maintenon au camp de Gompiègne sous Louis XIV, prit la plume pour décrire ce magnifique spectacle militaire, sorte d'iiymne

1. La première édition parut en 1802. 2 vol. in-12, 2^ et 3"= édition. 1803-1804.

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adressé au czar : accueillie avec une politesse dis- tinguée, .la baronne qui en avait gardé mémoire, chanta les grandeurs d'Alexandre, le pacificateur de l'Europe*.

Durant son séjour en Suisse, en Allemagne, Mme de Krudner, persécutée, publia plusieurs opuscules ou petites brochures pour se justifier des accusations qu'on portait contre elle ; il y règne le sentiment d'une vive indignation contre ceux qui l'accusaient d'ameuter la foule : « elle qui n'était venue que pour la guérir et l'apai- ser.» On trouve un petit avertissement en tête du seul numéro de ia Gazette des pauvres qui ait paru : « Cette feuille est délivrée gratis aux pau- vres, lesquels la communiqueront aux riches en échange de vivres et de vêtements pour eux. » Ce rôle de prophétesse secourabie, Mme de Krudner n'était pas seule à l'exercer à cette époque; deux femmes exaltées d'une vertu particulière, la duchesse de Bourbon^ et Suzanne La Brousse, l'a- vaient accompli. Princesse de la maison d'Or- léans, femme d'un Gondé, cœur pieux et exalté, la

1. Cette brochure un peu rare porte ce titre : Le camp des Vertus, ou la grande revue de Varmée russe dans la plaine de renom, parVcmpereur Alexandre. 1815, in-S".

2. La duchesse de Bourbon mourut en 1822, dans l'Église Sainte-Geneviève.

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duchesse de Bourbon consacrait sa vie au spiri- tisme. Clolilde-Suzanne de Courcelle Labrousse% d'une piété exaltée, s'était annoncée comme pro- phétesseet liée avecdomGerle et Catherine Tlieot, elle avait prédit tous les événements de la Ré- volution, dans les églises constitutionnelles et même dans les clubs.

On ne trouve aucun écrit de Mme de Krudner sur la nécromancie; elle n'a rien révélé. La baronne gardait ses secrets pour ses adeptes; elle crai- gnait que, comme les prédicants de Genève l'avaient nommée, on ne l'appelât ^omère; seu- lement, elle avouait sa croyance aux esprits bons ou mauvais qui agissaient sur les destinées. C'était la doctrine du martinisme, celle que propageait Bergasse, son zélé disciple. Les imaginations ar- dentes aiment à peupler le monde d'êtres supé- rieurs : à travers la marche des siècles, ces idées se transforment et ne se perdent jamais. Le mer- veilleux est inhérent à la nature humaine; les poètes l'invoquent pour remuer les âmes; lord Byron a chanté les vampires, Thomas Moore les vieux châteaux peuplés de fantômes; Hoffmann

1. Suzanne Labrousse habita toujours l'hôtel de la duchesse de Bourbon; elle mourut en 1829.

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fait assister ses lecteurs à mille charmantes dia- bleries. Le théâtre ne vit que par les féeries; l'in- crédule le plus matérialiste fait quelquefois en secret consulter les cartes de la fortune. Ici les tables tournantes préoccupent les esprits, on croit aux petites gentillesses des escargots sympathi- ques; là les somnambules devinent et prédisent l'avenir; celui-ci achète les secrets de sa destinée à quelque sibylle marmottant les oracles ; l'esprit le plus grand croit aux présages ; la société est pleine de légendes, de rêves noirs et agités ; Ra- cine a écrit le songe d'Athalie dans une page de ses plus beaux vers.

Nous ne prenons parti ni pour, ni contre la doc- trine des spiritistes; seulement nous avons voulu constater un fait historique, c'est l'universalité de la croyance dans le merveilleux, et nous l'avons développée dans cette étude sur Mme de Krud- ner^ Il ne faudrait pas être chrétien pour railler l'action des esprits intermédiaires, anges ou dé- mons; ils sont partout dans les livres saints; l'art

1. Au moment nous allons quitter Mme de Ërudner, il est nécessaire de rappeler que le baron de Krudner, après une active carrière diplomatique, mourut fort jeune en 1802. Son fils fut chargé d'affaires suisses à Berlin, et s'y rendit célèbre par un duel il tua le jeune Mursinna.

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a merveilleusement consacré ces légendes, la beauté des esprits célestes et la laideur des es- prits infernaux. Qu'il puisse y avoir des ûmes er- rantes, il' ne faut pas le nier d'une façon absolue. Dieu peut rappeler Lazare des portes de la mort; il n'est pas une légende de saint qui ne constate un miracle de résurrection , un retour des âmes à la vie; autrefois Téglise exorcisait les magiciens; elle jetait de l'eau bénite pour chasser les esprits infernaux ; on prie pour les âmes du purgatoire, et Dante a écrit le plus beau poëme sur les esprits en peine.

Ces croyances étaient le charme de nos ancêtres, la consolation des vivants; sans cette poésie de la vie et de la mort, qu'existe-t-il? Tout ce qui nous entoure est un miracle de Dieu : les étoiles du ciel, la fleur qui parfume l'air, l'électricité qui révèle un monde et une puissance inconnue. Laissons ces questions dans le doute ; bien des choses sont passées, d'autres renaîtront. On a cru aux mer- veilles des sorciers, et on les retrouve dans les médiums, les tables tournantes et les armoires enchantées. C'est une illusion, je l'admets; mais ce que vous n'ôterez jamais au peuple, c'est l'a- mour du merveilleux; sans cela il serait sans pas- sion, sans gloire, sans animation. Vous avez

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beau louer la puissance des sciences exactes : elles éclairent les problèmes de l'humanilé avec froi- deur; elles ne mènent jamais à l'enthousiasme, au sacrifice ; elles ne font pas le héros qui meurt pour la patrie. La croyance seule remue les mondes.

La première vie de Mme de Krudner essentiel- lement allemande, appartient à cette époque de mysticisme qui précéda la Révolution française et la destruction de l'ancienne constitution germa- nique. Aujourd'hui toutes les idées reviennent, il est impossible de ne pas résumer l'histoire de l'antique pacte fédéral profondément atteint par les traités de Baie, de Campo-Formio, les tenta- tives du congrès de Rastadt, et lecongrès de Luné- ville qui délruisirententièrement cette constitution par le système des indemnités: les gros, les forts, dévorèrent les petits et les faibles ; le traité de Vienne avec l'Autriche donna naissance à la con- fédération du Rhin sous le protectorat de la France, fédération entrèrent la Bavière, le Wurtemberg, le prince primat, l'électeur de Bade. L'influence française domina tout le midi de l'Allemagne sous le protectorat de l'empereur Napoléon F".

La Prusse avait espéré, on lui avait même donné parole qu'elle pourrait former une confé-

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dération allemande du Nord ; pour l'obtenir, elle se jeta dans la guerre de 1807. Vaincue à léna, elle dut payer ses défaites par les plus doulou- reuses cessions de territoire ; la confédération du Rhin en profita. L'empereur des Français recon- struisit l'édifice germanique avec de nouveaux éléments ; l'Autriche et la Prusse ne furent plus que des puissances de second ordre ; il mena der- rière lui la Confédération germanique, les élec- teurs de Bavière, de Saxe, le grand-duc de Wur- temberg, tous devenus rois, dans l'exécution de ses projets de conquête de domination universelle. Le soulèvement de 1813, auquel assista Mme de Krudner, rinsurrettion des sociétés secrètes (Tu- gend Bund) se fit tout entière contre la Confédéra- tion du Rhin, brisée au premier choc ; trempée en dehors de l'esprit allemand, elle morcelait et bri- sait son échiquier. Sur ses ruines s'établit le pacte fédératif de l'Allemagne (juin 1815) qui fut un acte de circonstance et de police, plutôt qu'un pacte régulier et définitif. L'esprit prussien se ré- véla dans l'annexion d'un long fragment de la Saxe, sa conquête au dix-neuvième siècle, comme la Silésie avait été son lot au dix-huitième siècle. Il fallait à la Prusse d'incessantes annexions ; justes ou injustes elles étaient dans sa destinée.

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L'Autriche se montra moins exigeante pour ses possessions allemandes; le congrès de Vienne l'avait faite moitié italienne, elle recouvrait Milan, Venise, Tlllyrie, le Tyrol; si elle renonçait à ses antiques prétentions sur le territoire bavarois, le prince de Metlernich se réservait la direction morale de la Diète de Francfort. M. dellardenberg ne put lutter avec ce ferme et gracieux esprit qui étendit son ascendant sur les rois de Bavière, de Saxe, de Wurtemberg et jusque sur le grand duché de Bade, son voisin du Johannisberg qu'il dominait comme un charmant burgrave du haut de ses beaux vignobles. Depuis 1817 jusqu'à 1830 la Diète de Francfort fut dans ses mains; il y eut des insurrections d'universités, des attentats, mais les principes de la Diète ne furent pas modifiés.

Les premières idées d'un parlement allemand, d'une assemblée générale, élue par l'Allemagne, vinrent des universités impressionnées: la révo- lution de Juillet avait porté une certaine agitation dans les âmes et créé des embarras italiens à l'Au- triche; la Prusse voulut en profiter pour grandir son influence germanique. La promptitude de la répression en Italie, les victoires de l'Autriche sur les carbonari la grandirent aussitôt; elle reprit son ascendant sur la Diète de Francfort,

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la crainte deTesprit révolutionnaire lui assurèrent les voix de la Bavière, de la Saxe, du Wurtemberg et des petits princes de la Confédération.

Jusqu'en 1848, les choses marchèrent ainsi. Quand la France se fut proclamée République, au bruit de sa propagande active, l'Allemagne se sou- leva; l'idée d'un parlement allemand fut de nou- veau mise en jeu par la Prusse. Les choses marchèrent vite, l'ordre fut rétabli, la Diète ger- manique reprit sa direction ; le coup porté avait néanmoins gardé un long retentissement, l'esprit libéral était resté maître des affaires. Il se mani- festait à Vienne aussi bien qu'à Berlin; c'est cet esprit un peu jaloux et ingrat qui détourna l'Au- triche de prendre part à la guerre de Grimée comme alliée de la Russie ! Ce fut encore cet esprit libéral qui ne permit pas à la Prusse de se dessiner vite et promptement dans la guerre d'Italie; elle conçut même la pensée de profiter des embarras, des tristesses de l'Autriche, pour continuer la politique d'annexion du grand Fré- déric : la Prusse avait pris la Silésie, parce qu'elle avait besoin de vivre, un fragment de la Saxe, parce qu'il lui fallait un ventre; elle s'annexait les

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duchés pour s'assurer par des ports, la faculté de respirer sur la mer.

L'altentat de la Prusse aux droits de la Diète était trop considérable pour que les membres de la Confédération ne se tournassent pas vers TAu- triche, désormais en majorité. Telle estla question geimanique et la cause des luttes immenses des deux grandes puissances allemandes. La Diète est comme un groupe de vieillards, souvent écoutés quand ils se placent entre deux arméespour appe- ler grâce et suspension d'armes, mais qui seront né- cessdirementdébordésparlapolitiquetriomphante delà Prusse. Chaque état a sa destinée historique. Ce n'est pas la première fois que la Prusse a été mise au ban de l'Empire; le grand Frédéric lui- même fut frappé par une sentence allemande; il s'en tira par la force de son génie et son épée. La poli- tique d'annexion a ses dangers; la force n'est pas tout dans le monde; elle a ses jours de désespoir; le grand Frédéric écrit à Voltaire qu'il veut en finir avec la vie, il porto du poison sur lui. En 1794 la Prusse perd ses frontières du Rhin, à Tilsit elle est sauvée par la Russie, en 1848, elle tombe dans l'anarchie et la confusion. Aujourd'hui elle marche en vertu du principe de la force, qui sait ce qui peut en sortir?

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La guerre en présence des révolutions est un grand inconnu; aujourd'hui c'est un roi qui tient l'épée, le lendemain c'est le peuple. Une guerre qui remue les multitudes, les élève jusqu'à les rendre maîtresses des couronnes . La vieille Europe a perdu les traditions de la sainte alliance, mais la mul- titude marche à la sainte alliance des peuples. Il y a d'antiques édifices qu'il ne faut pas toucher sous peine de ruine ; pour les vieilles monarchies, il ne s'agit plus de question de prépondérance et d'agrandissement, mais de salut et de vie; les vieillards ne doivent pas se permettre les folies de jeunesse, le fard n'a pas la couleur de la santé : on se grise avec les idées pour se donner de l'au- dace et, le lendemain, on se réveille abattu et mourant. Les vieilles couronnes ne peuvent se défendre contre l'esprit nouveau que, par la tempérance, la modération, la paix, la prospé- rité que prépare un siècle de richesse et de civi- lisation I

NOTICE

NOTICE

SUR

LES PRINCIPAUX ADEPTES

DES SOCIÉTÉS MYSTIQUES OU SECRÈTES

DE LA FRANCE ET DE L'ALLEMAGNE

EN RAPPORT AVEC LA BARONNE DE KRUDNER.

XVIIP et XIX« siècle.

Presque toutes les grandes révolutions dans l'ordre politique ou moral ont été préparées par les sociétés secrètes : le monde souterrain tôt ou tard s'empare de la société éclairée par le soleil, agitée par les pas- sions. Le christianisme renfermé dans les catacombes attaqua l'empire romain avec ses pompes, ses gran- deurs, ses temples, ses palais, ses cirques splendides ; et les Césars succombèrent dans cette lutte !

Au dix-huitième siècle la société du moyen âge fut menacée par une multitude de sourdes associations, depuis la franc-maçonnerie jusqu'à la secte des illu- minés. Ce petit travail est destiné à la biographie suc-

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cincte de ces chefs de sectes. On ne sait pas assez la force du mysticisme et la puissance des rêveurs ; une doctrine même désorganisatrice est souvent plus forte qu'un acte et un fait conservateurs ; les conspirations deviennent gouvernement par le simple triomphe des idées. Dans ce travail nous suivrons Tordre alphabé- tique.

Ardndt (Ernest-Maurice), en décembre 1769, dans l'île de Rugen, étudiant en philosophie et théo- logie à léna, et professeur d'histoire (1798-1799). Tout à fait dévoué aux idées démocratiques alle- mandes, Ardndt attaqua la puissance de Napoléon, protecteur de la confédération du Rhin et il fut l'ami de la baronne de Krudner ; poëte, il publia des chants de guerre allemands en l'honneur de Schill et de Blu- cher : « Dieu, dit-il, met le fer dans les mains des hommes pour qu'il n'y ait plus d'esclaves. » Quand l'Allemagne triompha en 1814, nommé professeur d'histoire à Bonne, il y prépara de patriotiques his- toires; toujours mêlé aux sociétés secrètes, lors de la révolution de 1848, si retentissante sur les bords du Rhin, il voulut régler et modérer le mouvement ger- manique, il fut élu député au parlement allemand. Alors il publia son dernier livre religieux, De Cœlo et pâtria, Le ciel et la patrie^ espérance de l'illu-j minisme.

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Bergasse (Nicolas), d'une famille originaire d'Es- pagne, un des adeptes ardents du Mesmerisme, à Lyon en 1 750, suivit la carrière du barreau, et son premier discours, devant les magistrats, fut sur Vhon- neur. Bergasse était un orateur passionné et con- vaincu. Le procès de Kornmann, en 1788, lui fit une renommée considérable. On parlait moins de M. de Necker et de Galonné que de Bergasse et de Beau- marchais compromis dans ce procès. Les mémoires de Bergasse qui parurent en 1788, pour l'époux trahi eurent un succès prodigieux.

Dans cet écrit dédié au roi, Bergasse dénonce à Louis XVI ses ministres et attaque le gouvernement. C'est le 11 août 1788, que Bergasse écrivait ces pa- roles prophétiques, dans une lettre inédite à la Reine : « On trompe Votre Majesté, et on la trompe d'une manière bien cruelle. Il faut cependant que Terreur dans lequel on persiste à l'entretenir se dissipe et avant que de plus grands maux n'arrivent, elle soit avertie du bouleversement affreux qui se prépare. » A cette époque Bergasse était initié au somnambu- lisme magnétique et un des plus ardents adeptes de Mesmer; il poursuivit Lenoir, lieutenant de police, à outrance; il ne lui avait pas pardonné d'avoir autorisé la représentation des Docteurs modernes, et de livrer le magnétisme à la risée du peuple, en plein théâtre. Sous la restauration de 1814, il eut de fréquentes en- trevues avec l'empereur Alexandre chez la baronne de

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Krudner. Ce prince lui accorda une grande estime; il le consultait et le faisait asseoir à côté de lui : Mettez- vous de ce coté, disait-il, c'est ma bonne oreille. Il mourut le 28 mai 1832.

BisCHOFSWERDER. ^axon (1755); un des illuminés les plus avancés dans la théorie des esprits extraordi- naires. Il composait des philtres et prédisait Tave- nir; il devint ministre de confiance de Frédéric-Guil- laume, lui-même de la classe des illuminés, et qui aimait les apparitions et les spectres. Envoyé au con- grès de Systhove, il reçut de l'empereur d'Allemagne de hautes marques de considération. Il contribua beaucoup à déterminer la fameuse conférence de Pil- nitz, Frédéric-Guillaume et Léopold s'allièrent pour rétablir sur son trône le roi Louis XVI, voué à la mort. Bischofswerder accompagna le roi Guillaume de Prusse dans la campagne de Champagne en 1792, et revint avec lui à Berlin. Envoyé à Francfort comme ambassadeur, il quitta cette place en 1 794 et mourut dans sa terre de Marquats, près de Berlin, en 1803, entrevoyant toujours des esprits familiers, une dame blanche surtout qui annonçait la mort.

BoEHM (Jacob), en 1575, simple cordonnier à Goerlitz. Au milieu de son travail, Walther lui avait

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donné quelques notions de chimie, il en fit sortir un système philosophique tout nouveau; s'abandonnant à des extases mystiques, il se crut appelé de Dieu avec des visions et des révélations. Ses disciples l'appelè- rent le Théosophiste allemand; il en eut un grand nombre. Quelques-uns, malgré leur attachement à son système, mirent quelque modération dans leur conduite; les autres étaient de vrais fanatiques, tel que Kuhlmann, qui fut brûlé à Moscou. Cette secte se répandit dans le nord de l'Allemagne, Saint-Mar- tin a traduit en français un des ouvrages de Boehm : l'Aurore naissante. Boehm alla ensuite à Dresde il fut examiné par quelques théologiens indulgents qui le trouvèrent irréprochable, De retour à Goerlilz, il y mourut en 1624.

BRUNSwiCK-LuNEBOURG(Gharles-Guillaume-Fer- dinand de). Un des grands initiés aux loges martinistes, 1735, neve\i du grand Frédéric, prince d'une éduca- tion brillante ; il avait une passion ardente pour la musique, les beaux-arts qu'il apprit sous Winckel- mann; il fit ses premières armes dans les glorieuses guerres du roi de Prusse. Mirabeau qui visita Berlin avec une mission secrète, le compare à Alcibiade : «Sa figure annonce, dit-il, profondeur et finesse; il parle avec précision et élégance; il est prodigieusement la- borieux, instruit, perspicace. Ses correspondances sont

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immenses, ce qu'il ne peut devoir qu'à sa considéra- tion personnelle; car il n'est pas assez riche pour payer tant de correspondants, et peu de cabinets sont aussi bien instruits que lui. Ses affaires en tout genre sont excellentes. Il a trouvé l'État surchargé de près de quarante millions de dettes par la prodigalité de son père; et il a tellement bien administré, qu'avec un revenu d'environ cent mille louis, et une caisse d'amortissement il a versé des reliquats, les sub- sides de l'Angleterre, dès 1790, il aura liquidé toutes les dettes. Religieusement soumis à son métier de sou- verain, il a senti que l'économie était sa première res- source. Sa maîtresse, Mlle de Hartfeld, est la femme la plus raisonnable de sa cour; et ce choix est telle- ment convenable que le duc ayant montré dernière- ment quelque velléité pour une autre femme, Ja du- chesse s'est liguée avec Mlle de Hartfeldpour l'écarter. Véritable Alcibiade, il aime les grâces et les vo- luptés; mais elles ne prennent jamais sur son travail et sur ses devoirs même de convenance.» '

En 1770 le duc de Brunswick, fut initié dans l'illu- minisme et devint le chef des loges maçoniques. Appelé à la tête dos armées prussiennes, il fit la cam- pagne de Hollande ; il fut chargé de l'expédition de 1792, contre la France, dans les plaines de Gham- pagn?. Cotait un esprit libéral, affilié aux franc- maçons, autour duquel se groupaient beaucoup d'es- pérances : s'il se compromit par son manifeste, il

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resta un des chefs des martinistes ; les philosophes ne l'oublièrent pas et en plusieurs circonstances un parti le proposa pour le stakouderat de la République française. L'abbé Sieyès comme Mirabeau s'était épris du duc de Brunswick.

Quand les sociétés secrètes éclatèrent en 1806, dans une guerre contre la France, le duc, malgré son ex- trême vieillesse fut désigné pour le commandement de l'armée, ei ce fut un malheur pour la Prusse. Déjà l'avant-garde prussienne avait été tournée et disper- sée, avant que le duc pût croire que les Français approchaient. La grandeur du péril lui rendit cepen- dant quelque vigueur; le 14 octobre, il se mit à la tête des grenadiers pour repousser l'attaque princi- pale près d'Auerstadt. A peine le feu est-il commencé, qu'il fut atteint d'une balle dans les yeux. L'armée resta sans chef, poursuivie par un ennemi impétueux. Le duc se fit d'abord conduire à Erfurt, et ensuite, à Blanckenbourg, il resta plusieurs jours, espérant que les Prussiens se rallieraient. Trompé dans cet espoir, il se fit transporter à Brunswick, puis à Altona, il mourut le 10 novembre 1806, et fut enterré à Ottensen. Tous les ducs de Brunswick étaient initiés aux mystères et aux espérances de l'illuminisme; on ne l'oubha jamais en Allemagne. Le duc Ferdinand était le chef des loges maçoniques.

Brunswick-Oels (Guillaume Frédéric duc de), le

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héros des étudiants, qualrième fils du duc de Bruns- wick : d'une éducation négligée, d'un caractère dur et soldat, à Brunswick, le 9 novembre 1771. Il fut capitaine dans le régiment de Riedesel , au service de la Prusse, et fit partie de la campagne de 1792. A la paix de Baie, il était colonel du régi- ment de Kleist. Amoureux jusqu'au libertinage, il continua sa vie dissipée parmi les étudiants, et, à la suggestion de son père, il épousa la princesse Marie de Bade. Après léna, le vieux duc de Brunswick fut frappé de mort, son fils jura de le venger, et vint joindre la division militaire de Blûcher qui se battait dans le nord de la Prusse: les biens du duc de Bruns- wick étaient confisqués pour former le royaume de Westphalie, au profit de Jérôme Bonaparte. Sa fierté s'exalta, et ce fut alors qu'à l'aide des sociétés secrè- tes, il forma un corps de partisans qui rêvèrent la liberté de l'Allemague. Le nom des hussards, des chasseurs de Brunswick fut bien vite fameux. Leur uniforme attirait l'attention. Il était noir en signe de deuil et de vengeance : les brandebourgs de la cava- lerie offraient l'image des côtes d'un squelette; les casques et les shakos portaient une tête de mort. Mais les préparatifs du prince durèrent trop long- temps. Il y avait déjà j'iusieurs jours que les hostili- tcF. étaient ouvertes, lorsqu'il se mit en campagne, et se dirigea sur la Lusace. S'il eût été plus tôt en me- sure, s'il eût réuni ses forces à celles de Schill, de

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Darnburg, de Katt et des autres insurgés, il eût peut-être soulevé toute rAllemngne septentrionale ; c'est au milieu de mai seulement qu'il quitta la Bo- hême. A cette époque, la prise de Vienne avait déjà jeté du découragement dans les populations germa- niques ; les corps de Schill et des autres officiers qui appelaient le pays à l'indépendance étaient isolés, traqués de proche en proche, poursuivis même par des compatriotes adhérents des Français. Abandonné par l'Allemagne domptée, le duc de Brunswick se fraya un passage après d'héroïque efforts, il se réfu- gia à Brème, un navire américain le reçut à son bord. En 1813, il vint en Allemagne victorieuse, et reçut des étudiants le titre glorieux d'Arminius. Au congrès de Vienne, il fut rétabli dans ses États. En 1815, il él:ait à la tête de ses hussards; il fut frappé mortellement à la bataille des Quatre-Bras ; les chefs des sociétés secrètes le proclamèrent le héros du Tugend Bund.

Cagliostro (le comte Alexandre de), naquit à Pa- lerme, le 8 juin 1749, d'après quelques documents recueillis, de parents d'une médiocre extraction ; son vrai nom était Joseph Balsamo. Après une jeunesse orageuse, il se mit à voyager. Il visita successive- ment la Grèce, l'Egypte, l'Arabie, la Perse, Rhodes, l'Ile de Malte, il fut bien accueilli du grand maître

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qui lui donna des lettres de recommandation pour la reine de Naples. A Rome, il connut la belle Lorenza Feliciani dont il parle tant, il s'unit à elle par les liens du mariage. L'apparition la plus brillante de Gaglio&tro fut k Strasbourg, le 19 septembre 1780, il excita l'enthousiasme. La Borde ne conoait pas de termes assez forts pour peindre le comte de Ga- gliostro. Dans ses Lettres sur la Suisse^ il le qualifie d'homme admirable par sa conduite et par ses vastes connaissances : « Sa figure, dit-il, annonce l'esprit, exprime le génie , ses yeux de feu lisent au fond des âmes. Il sait presque toutes les langues de l'Europe et de l'Asie ; son éloquence étonne et entraîne, même dans celles qu'il parle le moins bien. » A ces témoi- gnages de La Borde, on peut ajouter les lettres écrites au préteur de Strasbourg, en 1783, par MM. de Mi- romesnil, de Vergennes, le marquis de Ségur, par lesquelles on réclame l'appui des magistrats en faveur du noble étranger. Après l'affaire du collier, il se re- tira en Angleterre. Il y séjourna environ deux ans; passa de Londres à Baie, puis à Vienne, à Aix, en Savoie, à Turin, à Gênes , à Vérone et finit par séjourner à Rome , il fut arrêté le 27 décem- bre 1789, et transféré au château Saint-Ange. On lui fit son procès et il fut condamné le 7 avril 1791, comme pratiquant la franc-maçonnerie. La peine de mort fut commuée en ime prison perpétuelle. Il mourut en 1795, au château Saint- Ange. Sa femme

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avait été conuainnée à une perpétuelle réclusion dans le couvent de Sainte-Apolline. Comme tous les par- tisans des doctrines hermétique et magique, Ga- gliostro faisait un grand usage des aromates et de For. L'auteur de sa vie lui fait honneur de l'institu- tion d'une maçonnerie égyptienne qui révélait toutes les destinées. Une pupille ou colombe, c'est-à-dire un enfant dans l'état d'innocence, placé devant une ca- rafe, abrité d'un paravent obtenait, par l'imposition des mains, la faculté de communiquer avec les anges et voyait dans cette carafe tout ce que l'on deman- dait qu'il y vît. Enfin un écrivain de nosj ours (M. l'abbé Fiard) n'a pas hésité de faire de Gagliostro un des es- prits du ténébreux empire, et de l'associer à l'infer- nale cohorte avec Mesmer, Gomus, Pinetli, l'engas- trimythe de Saint-Germain-en-Laye.

GoNDÉ (Louise-Marie-Thérèse-Bathilde d'Orléans, duchesse de Bourbon, princesse de), née à Saint- Gloud, le 9 juillet 1750, était fille de Louis-Philippe, duc d'Orléans, petit-fils du Régent et de Louise- Henriette de Bourbon-Gonti. A vingt ans elle inspira la plus vive passion au duc de Bourbon, qui en avait à peine quinze. Leur mariage se conclut en 1770. Mère du duc d'Enghien, elle se sépara bientôt de son mari. Très-instruite, très-forte musicienne, elle peignait même avec quelque talent. La princesse à

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l'imagination exaltée se livra exclusivement à des idées de mysticisme. Entraînée par des hommes qui spé- culaient sur son rang et sur son exaltation religieuse, elle eut des relations mystiques avec Catherine Theot, avec le chartreux dom Gerle. C'était dans l'hôtel de la duchesse de Bourbon que dom Gerle se livrait à des prédications ardentes du spiritisme, La princesse en vint jusqu'à loger chez elle la prophétesse Su- zanne Labrousse; elle fit même imprimer à ses frais le recueil des prophéties de cette spirite. La prin- cesse de Condé garda ses idées pendant l'émigration. Elle revint en 1814 en France et mourut dans une extrême piété. Elle établit dans son hôtel, rue de Yarennes, un hospice, dit hospice d'Enghien^ pour y recevoir de pauvres malades; elle-même pansait leurs plaies, et leur administrait des secours. Ce fut au milieu de ces offices de piété que, revenue de son spiritisme, la duchesse de Bourbon passa les sept dernières années d'une vie jusqu'alors si agitée. Sa mort fut digne d'une chrétienne, le 10 janvier 1822.

Labrousse (Clotilde-Suzanne-Courcelle de), née en Périgord 1741 ; entrée dans le tiers ordre de Saint- Louis à 19 ans, elle fut un des grands adeptes de l'illuminisme. Mile de Gourcelle reçut l'hospitalité dans l'hôtel de la duchesse de Bourbon si chère aux inspirés. En 1790, la prophétesse conçut le projet

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d'aller à Rome défendre en personne, devant le sou- verain pontife et le sacré collège, les principes de la constitution civile du clergé, et persuader le Pape de renoncer à son autorité temporelle. Elle tint sa pa- role et partit comme elle l'avait dit, du plus petit vil- lage pour la plus grande ville du monde. Pendant son pèlerinage elle prêchait dans les églises, dans les clubs, même en pleine rue, appelant ses auditeurs, frères et amis. Arrivée à Bologne (août 1792), elle en fut expulsée par le gouverneur. A Yiterbe , elle fut arrêtée , conduite à Rome et détenue au château Saint-Ange jamais au reste elle n'éprouva de mauvais traitements. Après l'invasion de Rome par les Français (1798), elle revint à Paris. Dès ce mo- ment jusqu'à la fin de sa longue carrière, quoique toujours attachée à ses idées, elle se renferma dans un petit cercle d'adeptes persévérants, et mourut en i821. On a de Suzanne Labrousse des prophéties concernant la Révolutiori française, suivies d'une pré- diction qui annonce la fin du monde (pour 1899).

Gentz (Frédéric de) fut l'écrivain politique qui remua le plus profondément les sociétés secrètes pour la cause de l'Allemagne. à Breslau, en 1766, d'une mère française (Ancillon) ; élève du Gymnase de Berlin. Il fut envoyé ensuite à l'Université de Kœnigsberg, aux leçons de Kant; ses facultés intel-

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lectuelles se développèrent. Revenu dans sa famille, il fut attaché à l'administration publique et ne tarda pas non plus à écrire dans les journaux des articles politiques et philosophiques qui furent remarqués. Quoique jeune encore, nommé conseiller privé pour les finances de Prusse, Gentz montra un esprit très- avancé. Consulté par le roi sur l'état des esprits en Allemagne, son mémoire présenté à Frédéric-Guil- laume III, est remarquable par la libre expression des pensées : « Sous le régime tutélaire de Votre Majesté, tout ce qui n'est pas enchaîné par une nécessité absolue doit pouvoir se mouvoir librement. Qu'il soit permis à chacun de poursuivre ses intérêts par toutes les voies légales ; que chacun puisse exercer ses facultés dans la sphère qu'il s'est choisie; qu'aucun mono- pole, qu'aucune prohibition, qu'aucune intervention dans l'industrie privée, par le moyen de règlements inutiles, ne gêne l'agriculteur, le fabricant et le mar- chand. Pour que l'industrie puisse contribuer à la prospérité de l'Etat, elle ne doit même craindre au- cune entrave. Maisc'est surtout la pensée de l'homme qui ne supporte point la contrainte. Tout ce qui la comprime est nuisible, non-seulement en ce qu'il empêche le bien, mais en ce qu'il favorise le mal. » Après cette apologie de la libre pensée, Gentz pu- blia une série d'articles sur l'Angleterre, dont il exaltait le système. Appelé ensuite à juger les gou- vernements de l'Allemagne, il attaqua hardiment

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les cabinets qui étaient entrés dans le système des indemnités territoriales, d'après le traité de Luné- ville. Ces censures déplurent à Berlin, cabinet alors favorable à la paix avec la République française, et au système des indemnités qui lui étaient allouées en Westphalie.

Dans cette même année, Gentz, attaché à la chan- cellerie autrichienne, fit un voyage politique en An- gleterre où il fut bien accueilli par les ministres. De retour à Dresde, il s'affilia aux sociétés secrètes, il disait dans un écrit : « Il ne nous reste plus qu'une seule ressource mémorable; que les bons, les braves s'instruisent, s'unissent et s'encouragent les uns les autres, qu'une sainte ligue se forme pour rendre la liberté aux nations et le repos au monde... Allemands, dignes de votre nom, voyez votre pays foulé aux pieds, déchiré, profané ; ayez assez d'élé- vation dans l'âme pour ne pas vous manquer à vous- mêmes ; il n'y a rien de tombé qui ne puisse être relevé. Ce n'est ni la Russie, ni l'Angleterre qui pourraient accomplir ce grand œuvre de la délivrance européenne. C'est l'Allemagne, cause principale de la ruine de l'Europe, qui doit relever ses ruines, qui doit opérer l'affranchissement général. » En 1809, Gentz rédigea le manifeste de l'Autriche contre la France. Quatre ans après, ce fut encore lui qui écrivit la proclamation de l'Autriche annonçant son adhésion à l'alliance des puissances du Nord contre

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Napoléon. A celte époque, Gentz était devenu un homme nécessaire. Malgré la répugnance qu'éprou- vait le cabinet de Vienne d'entrer en explication avec ses sujets, il fallait, pourtant, si l'on voulait exciter les nations germaniques à prendre les armes, rédiger des manifestes, des proclamations, même des articles de journaux. Gentz était l'homme propre à tout cela. Quoique esprit fort , très-incrédule et matérialiste, Gentz fut l'écrivain delà TugendBundj jusqu'en 1814, qu'il s'en sépara ouvertement pour prendre place dans le conseil de la sainte alliance. Il assista éga- lement comme conseiller et comme secrétaire aux congrès d'Aix-la-Chapelle, Garlsbad, Troppau, Lay- hach et Vérone. Les mesures rigoureuses prises à Garlsbad contre la liberté de la presse en Allemagne furent attribuées dans le public aux conseils de Gentz, qui en d'autres temps avait soutenu un autre système. A Vérone, il avait encore assez de crédit pour que les plénipotentiaires français s'adressassent à lui dans les négociations, et lorsqu'à la fin de 1822, M. de Chateaubriand ministre des affaires étran- gères, demanda l'appui de Gentz dans le cabinet de Vienne, le publiciste allemand parut goûter l'idée d'une alliance continentale. « Si l'ordre et la paix peuvent encore être solidement établis en Europe, écrivit-il, en réponse à la lettre du ministre français, il n'y a que l'union sincère et actuelle des grandes puissances du continent qui puisse y conduire. Tout

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est vrai, tout est réel dans cette association; en dépit de la diversité des formes, les intérêts sont communs, les besoins sont réciproques. Avec les talents, même de premier ordre à la tête de son gouvernement, la France ne peut se consolider par une marche isolée, et Dieu la préserve de jamais choisir celle dans la- quelle elle rencontrera l'Angleterre. » Gentz eut une vive affection pour la danseuse Fanny Elsler. M. de Chateaubriand y fait allusion dans son ouvrage sur le Congrès de Vérone : « Nous l'avons vu s'éteindre doucement, et au son d'une voix qui lui faisait ou- blier celle du temps. » Il mourut le 9 juin 1852, avec plus de calme qu'on ne devait l'attendre de la part d'un homme aussi faible de caractère, et qui avait montré une si grande peur de la mort.

Gerle (Dom), en 1740 en Auvergne, prit fort jeune l'habit de Chartreux, et devint prieur du couvent de Port-Sainte-Marie ; on le citait comme un des religieux les plus distingués de son ordre, lorsqu'il fut élu, en 1789, député du clergé de la sénéchaussée de Riom aux États généraux. Il fit cause commune avec le tiers-état et, ne tarda pas à marcher l'égal des Sieyès, des Gouttes, des Gré- goire. Il se lia avec Suzanne Lab rousse qui faisait déjà de nombreux adeptes. Dom Gerle avait conservé des relations avec Robespierre le futur grand pon-

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tife de la religion de rÊtre-Suprême; avait-il deviné dans l'ancien disciple de Saint-Bruno, l'homme en- thousiasme, le fanatique qui lui aiderait à l'établir? Dom Gerle, que le peu de succès des visions prophétiques de Suzanne Labrousse n'avait pas dé- sabusé, adopta, en 1794, une autre prophétesse qu'il découvrit près l'Estrapade; lui demeurait alors chez un nommé Fournier, menuisier. Porte Saint- Jacques. Cette femme était la fameuse Catherine Theot ; baptisée par Barère, dans son rapport, Theos^ (en grec, Dieu). Cette Catherine Theot, âgée alors de soixante-neuf ans, avait été emprisonnée une partie de sa vie; et ce séjour prolongé dans les cachots avait exalté son imagination, de même que la retraite austère, la vie silencieuse et mélan- colique du cloître avait affecté Dom Gerle; tous les deux y avaient puisé cette habitude de la con- templation qui porte aux idées d'illuminisme. Marie Theot tenait des séances secrètes. Le récipiendaire une fois entré, un indicateur sonnait; on voyait paraître ensuite une femme qui saluait en disant : « Venez, homme mortel, vers l'immortalité, la mère de Dieu vous le permet. » Marie Theot se mon- trait aussitôt, soutenue sur les bras de Vèclaireuse et de la chanteuse; deux belles filles qui lui baisaient le front, les pieds et les mains. Dom Gerle se présentait alors ; tout le monde s'inclinait devant lui ; il s'approchait du fauteuil de la mère de dieu,

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s'agenouillait, lui baisait la joue; après qu'elle lui avait dit : « Prophète de Dieu, réunissez-vous. » Quelques jours avant le 9 thermidor, Dom Gerle traduit au tribunal révolutionnaire fut condamné à la prison ; il en sortit à la fin du règne de la terreur. Il se trouvait alors à peu près sans res- source, et il travailla pendant quelques temps au Messager du soir; puis il entra comme auxiliaire dans les bureaux de l'intérieur. A compter de ce moment on le perd de vue; et l'époque de sa mort est ignorée.

Martinez pascalis, fameux spirite du xviii* siècle : les disciples même les plus intimes de Mar- tinez n'ont point connu sa patrie. C'est d'après son langage, qu'on a présumé qu'il pouvait être Portu- gais, et même juif. Il s'annonça, en 1754, par l'in- stitution d'un rite cabalistique d'élus dits cohens (prêtres). Un assez grand nombre de prosélytes y formèrent la secte qui reçut des loges du nouveau rite organisé en 1775, la dénomination des marti- nistes. Après avoir achevé de professer à Paris, Martinez quitta soudain ce séjour, et s'embarqua, vers 1778 pour Saint-Domingue ; et finit au Port-au- Prince en 1779, sa carrière théurgique. Bacon de la Ghevallerie, l'un de ses disciples fut aussi un de ses agents. Saint-Martin, dans le portrait de Martinez

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qui fait partie de ses œuvres posthumes, ne s'est pas expliqué sur la doctrine de ce maître. On peut présumer que cette doctrine professée par Martinez est la cabale des Juifs, qui n'est autre que leur méta- physique, où la science de l'être, comprenant les notions de Dieu, des esprits, de l'homme dans ses divers états. Martinez prétendait posséder la théorie pratique la clef active de cette science ayant pour objet non-seulement d'ouvrir des communica- tions intérieures, mais de procurer des manifestations sensibles avec Dieu par les anges et les démons, esprit intermédiaire qui voltigait incessamment dans hs airs et donnaient aux femmes les avertissements sur la vie.

Mesmer (Antoine) naquit à Mersbourg, en Souabe, et son apparition dans le monde savant est de 1766. Il publia une thèse intitulée De planetarum influxu (de l'influence des planètes), pour établir que les corps célestes, en vertu de la même force qui produit leurs attractions mutuelles, exercent une influence sur les corps animés, et particulièrement sur le système nerveux, par l'intermédiaire d'un fluide subtil qui pénètre dans tous les corps et remplit tout l'univers. Mesmer se disait possesseur d'un secret qui révélait le mécanisme de la nature en maîtrisant, comme par un pouvoir magique, les corps animés et inani-

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mes. Avec cette science il opéra des cures merveil- kuses, en vertu d'un principe unique, universel, à la fois si parfait et si simple qu'il pouvait le faire par- tager aux personnes les plus superficielles. De si bril- lantes merveilles, annoncées avec toute la hauteur d'un inspiré , ne pouvaient manquer d'attirer la foule, et bientôt un indicible enthousiasme se mani- festa pour le docteur Mesmer. Les disciples ont de- puis expliqué sa doctrine, en soutenant que le fluide subtil est mis en mouvement par la volonté, et que les individus dont la présence gêne son action sont ceux dont la volonté est contraire aux effets magné- tiques, c'est-à-dire qui ne croient point à leur réa- lité. Mesmer dit encore que les corps animés, étant analogues à des aimants, ont des pôles comme eux, et des pôles que le magnétisme peut à son gré fixer sur tel ou tel point de leur surface. La similitude avec les aimants, ajoute -t-il, est si parfaite que le phé- nomène de l'inclinaison même y est observé. Parmi les personnages remarquables qui furent le plus complètement séduits par l'exposition de ses prin- cipes, on en compte plusieurs qui bientôt après portèrent le même esprit de nouveauté dans les évé- nements politiques : Bergasse, le marquis de Puy- ségur, le marquis de La Fayette, et le parlementaire d'Eprémenil. Mesmer quitta la France et se rendit quelque temps en Angleterre sous un nom supposé. Relire en Allemagne, il publia en 1799, une non-

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velle exposition de sa doctrine. Enfin, cet esprit étrange mourut presque ignoré en 1815.

KoERNER (Théodore), le poëte des universités et des sociétés secrètes, à Dresde en 1780, élève de Schiller, avait fait ses études à Leipzig. Enthou- siaste de Tindépendance germanique, il ne négligea rien pour propager une doctrine qui ne pouvait se professer, à cette époque, sans les plus grands dan- gers; aussi ne tarda-t-il pas à recevoir une défense formelle de fréquenter aucune des universités de la Saxe. Il prit le parti de se retirer à Vienne, et de travailler pour le théâtre. Après la funeste retraite de Moscou, l'esprit de l'Allemagne enflamma le courage de Koerner. La passion des lettres, une existence heureuse, Tamour même ne purent le re- tenir; il partit pour Breslau, et s'enrôla comme simple soldat dans le corps prussien des chasseurs à cheval de Lutzow. Il obtint une lieutenance sur le champ de bataille le 8 octobre, mais la mort vint l'arrêter au milieu de sa glorieuse carrière dans les plaines de Leipzig.

PuYSÉGUR (Amand-Marie- Jacques de Chastenet, marquis de) en 1752, fut un des plus grands adeptes du magnétisme. Émule plutôt que disciple

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de Mesmer et premier observateur du somnambu- lisme magnétique, Puységur avait, dès 1783, publié un ouvrage historique sur cette science. Il y donna une suite, fruit de recherches nouvelles faites de- puis 1805. On a de lui : Mémoires pour servir a l' his- toire et à rétablissement du magnétisme animal, 1784; Du magnétisme animal considéré dans ses rap- ports avec diverses branches de la physique, 1807- 1809, in-8°; Recherches, expériences et observations physiologiques sur l'homme dans l'état du somnam- bulisme naturel et dans le somnambulisme provoqué par l'acte magnétique, 1811,in-8°; Les vérités che- minent, tôt ou tard elles arrivent, 1814. Il mourut le 1" août 1825.

ScHARNHORST (Grelhard David de) à Hamelsée dans le Hanovre en 1756 ; fermier-cultivateur, élève de l'école de Steintrude, il composa divers écrits qui lui firent une grande renommée et qui ont beaucoup contribué au progrès de la science en Allemagne. Le roi lui donna en 1804 le grade de colonel avec des lettres de noblesse, et il le chargea avec le général Klénesbeck de l'éducation militaire du prince royal. Lorsque la guerre éclata en 1806, Scharnhorst était employé comme quartier-maître général du principal corps d'armée. Il s'affilia à tontes les sociétés se- crètes et les dirigea pour la délivrance de l'Allemagne,

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quand les enseignes prussiennes se déplayèrent avec patriotisme en 1813, dans les plaines de la Saxe, ce fut encore par Blûcher et Scharnhorst qu'elles furent dirigées. Le premier était général en chef, et le se- cond son chef d'état-major. Blùcher n'était pas, on le sait, doué de beaucoup d'instruction et de tactique; personne plus que Scharnhorst n'était en état de le suppléer sous ce rapport. Si l'un fut le bras, la force de l'armée, on peut dire que l'autre en fut la tête et la pensée. C'est ainsi que furent obtenus les triom- phes de Dennewitz, de la Kalzbach, de Leipzig, etc. Scharnhorst ne put pas assister à ces dernières vic- toires qu'il avait tant contribué à préparer en organi- sant les bataillons de Landwer, en dirigeant les étu- diants des universités , en inspirant à toute la population prussienne un si grand enthousiasme. Blessé mortellement à Lutzen, aux lieux mêmes où, deux siècles auparavant, était mort le héros de la Suède,>Gustave Adolphe, il expira le 28 juin 1813, à Prague, il avait voulu suivre le roi.

Saint-Germain (Le comte de). On ignore le lieu de naissance de cet esprit étrange. C'est en Allema- gne, pays de l'illuminisme qu'il se fit connaître du maréchal de Belle-Isle un peu porté aux sciences oc- cultes; il l'amena en France; Saint-Germain, selon l'expression du duc de Choiseul, devint Vdme damnée

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de ce ministre auquel il avait donné l'idée de bateaux plats pour une descente en Angleterre. Le comte ga- gna Tamitié de Mme de Pompadour: elle le présenta au roi Louis XV qui lui donna un appartement à Chambord. Le roi se plaisait tellement à sa conversa- tion, qu'il passait des soirées entières avec lui, chez la marquise. Le comte de Gleichen, qui, pendant son séjour à Paris, avait suivi Saint-Germain avec une grande curiosité, atteste dans ses Mémoires , qu'il lui montra une quantité de pierreries et de diamants, si prodigieuse, qu'il crut voir les trésors de la lampe merveilleuse. « J'ose me vanter, continua-t-il, de me connaître en bijoux; et je puis assurer que l'œil ne pouvait rien découvrir qui fît même douter de la faus- seté de ces pierres. » Le comte de Saint- Germain possédait, dit-on, un élixir qui rendait immortel. 11 était d'une taille moyenne, très-robuste, vêtu avec une simplicité magnifique et recherchée. Il affectait une grande sobriété, ne buvait jamais en mangeant, se purgeait avec des follicules de séné qu'il arran- geait lui-même; et c'était le régime qu'il conseillait à ses amis, quand ils le consultaient sur le moyen de vivre longtemps. Il mourut dans l'obscurité, à Heswig, en l'année 1784.

Saint-Martin (Louis Claude de) dit le philoso- phe inconnu, à Amboise le 18 janvier 1743; à

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vingt-deux ans il entra au régiment de Foix. Initié par des formules, des rites, des pratiques, à des opé- rations théurgiques, que dirigeait Martin ez Pascalis, chef de la secte des martinistes, il lui demandait souvent : Maître, eh quoi ! faut-il donc tout cela pour connaître dieu ? Cette voix qui était celle des manifes- tations sensibles, n'avait point séduit Saint-Martin. Ce fut toutefois par qu'il entra dans la voie du spi- nïwme. La doctrine de cette école, dont les membres prenaient le titre hébreu de Cohen (Prêtres), et que Martinez présentait comme un enseignement secret reçu par tradition, se trouve exposé d'une manière mystérieuse dans les premiers ouvrages de Saint - Martin et surtout dans son Tableau naturel des rapports entre Dieu , V homme, etc. Il fut désigné par le district d'Amboise comme un des élèves aux écoles normales destinées à former des institu- teurs; il accepta cette mission, dans l'espérance qu'il pourrait, en présence de deux mille auditeurs animés de ce qu'il appelait le spiritus mundi, dé- ployer son caractère de spirUiste et combattre le phi'^ losophisme matériel et antisocial. Saint-Martin avait beaucoup lu les Méditations de Descartes et les ou- vrages de Rabelais, et il aimait à visiter les lieux ces deux auteurs avaient pris naissance. Cela peut expliquer comment le même homme avait pu compo- ser le Ministre de r homme-esprit, ouvrage des plus sérieux, le Crocodile, poëme grotesque des plus

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bizarres, même après Rabelais; fiction allégorique, qui met aux prises le bien et le mal, et couvre sous un voile de féerie, des instructions et sous une cri- tique dont la vérité trop simple aurait pu blesser les esprits scientifiques et littéraires. Il mourut le 13 octobre 1803.

Swedenborg (Emmanuel baron de) naquit à Sto- ikholm en 1688, enfant de Joseph Svedberg, évêque luthérien de Skara. Il passa une partie de sa vie à étudier les sciences ; après s'être montré successive- ment poète, philosophe, métaphysicien, minéralo- giste, marin etthéologue, il eut une maladie qui laissa après elle de longues traces sur ses organes. Il se crut tout à coup inspiré de Dieu pour révéler des vérités nouvelles : il expose lui-même Forigine de son apostolat. Dans Swedenborg, les uns crurent voir un homme dans une constante exaltation, d'au- tres le sophiste inspiré. Si on le suit en ses fré- quents voyages dans le monde des esprits, là, il vous montre un paradis eu plein rapport avec la terre, et les anges faisant dans l'autre monde tout ce que l'homme fait ici. La, il décrit le ciel et ses cam- pagnes, ses forêts, ses rivières, c'est toujours Dieu ou un ange qui lui parle. Il a des esprits à ses ordres, et ces esprits lui révèlent les choses les plus secrètes, La princesse Ulrique de Suède lui demandait pour-

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quoi son frère, le prince de Russie, était mort sans répondre à une lettre qu'elle lui avait écrite. Swe- denborg promit de consulter le mort, il revint et pondit à la reine ; « Votre frère m'est apparu cette nuit, il m'a chargé de vous annoncer qu'il n'a pas répondu à votre lettre parce qu'il désapprouvait votrt conduite ; parce que votre imprudente politique et votre ambition étaient cause du sang répandu. J^ vous ordonne de sa part de ne plus vous mêler des affaires d'État et surtout ne plus exciter les troubles dont vous serez tôt ou tard la victime. » Swedenborg est mort à Londres le 29 mars 1772. f

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SCHILL (Ferdinand de), colonel prussien, en 1773 en Silésie, l'un des fondateurs de la Tugend Bund. Schill sortit de Berlin (le 29 avril 1809), à la tête de son régiment, et se porta sur Wittemberg, Halle et Albersladt, enlevant partout les caisses publiques, dispersant les garnisons, brûlant les armes du royaume de Westphalie pour y substituer les aigles prussiennes. Schill grossissait sa troupe de tous les mécontents. Il rencontra près de Magdebourg un corps français, qu'il combattit avec acharnement.j Mais déjà sa tête avait été mise à prix parle roi Jérôme et par son propre souverain désavouant une telle entreprise et déclarant qu'il le traduirait à un conseil de guerre. Toutes les parties de l'Allemague

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étaient frappées de stupeur. Dès lors la position de Schill fut excessivement difficile. Ne se flattant plus de triompher des Français, il se dirigea sur le Meck- lembourg et la Poméranie. Après avoir enlevé à Nismar et à Rostock une grande quantité d'armes et d'artillerie, il se dirigea sur Stralsund. Il avait con- çu l'espoir de s'y défendre jusqu'à ce qu'une flotte anglaise pût venir le recevoir à son bord avec sa troupe, comme cela eut lieu dans le même temps pour le duc de Brunswick-Oels : mais à peine avait- il eu le temps d'établir à la hâte quelques retran- chements, qu'il fut attaqué par un corps nombreux de Hollandais et de Danois, que commandaient les généraux Gratien et Ewald. La troupe de Schill, de six mille hommes, se défendit avec beaucoup de vi- gueur et disputa le terrain pied à pied, de maison en maison. Il fit lui-même des prodiges de valeur, et tua de sa propre main le général hollandais Garteret, en lui disant : Coquin, va faire nos logements. Enfin, il périt en combattant, le 31 mai 1809. Le petit nombre des soldats de Schill qui échappèrent au massacre, furent conduits à Brest et à Cherbourg comme des malfaiteurs et ils ne revirent leur patrie qu'à la paix de 1814.

Stein (Gharles, baron de), en 1756 dans le du- ché de Nassau, élevé dans les universités, directeur

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des mines de Mark en Westphalie ; il fut le premier qui dirigea les sociétés secrètes vers la Confédéra- tion du nord, l'une des idées les plus chères à la Prusse ; il fut conseiller intime du roi Frédéric-Guil- laume III. Partisan de la démocratie, il rédigea l'édit qui donna à la bourgeoisie les mêmes droits qu'à la noblesse, désormais obligée à payer l'impôt : protecteur et même fondateur avec Arndt et Scharn- horst de la TugendBund; il fut exilé avec le baron de Hardenberg, par les ordres de Napoléon, après léna, et se réfugia en Autriche, puis en Russie. Lors du soulèvement de l'Allemagne, en 1813, Stein fut chargé de l'administration des provinces soulevées; il suivit le roi de Prusse à Paris, se prononça contre toute concession à la France. C'était son habitude de risquer des plaisanteries souvent de mauvais goût pendant les parties de whist dans les cercles diplo- matiques au milieu des libertés du jeu. Apprenant que M. de Talleyrand allait prendre part au congrès de la paix, il ferma ses poches, et dit d'un air railleur qu'on ne pourrait plus sortir le soir sans danger. Il n'était pas plus content de la présence de Castle- reaghau congrès de Vienne : TAngleterre, disait-il, envoyait un âne têtu pour la représenter. Aussi Stein ne parut qu'un instant au congrès de ^'ienne, et se retira dans ses terres, il vécut en observa- teur, méditant sur les grands événements qui se suc- cédèrent. Ce ne fut qu'en 1S27 qu'il reparut sur la

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scène politique et fut nommé ministre, puis maré- chal des États de Westphalie. En 1830, il reçut le même témoignage de confiance malgré le mauvais état de sa santé. Il mourut dans son château de Gap- penberg, le 29 juin 1831.

Theot ou Theos (Catherine), surnommée la Mère de Dieu, née en 1725, près d'Avranches. Pauvre villageoise, venue à Paris dans sa jeunesse pour y trouver des moyens d'existence; avec son esprit ar- dent, déréglé, elle se persuada qu'elle avait des vi- sions ; nouvelle Eve, elle était appelée à régénérer le genre humain. Ses prédications avaient été assez étranges pour que la police de M. de Sar'ine crût devoir la faire renfermer. Sa détention l'ayant un peu calmée, elle fut mise en liberté, et l'on n'en parla plus jusqu'à l'année 1794, époque à laquelle les agens du comité de sûreté générale allèrent chercher Catherine Theos, dans un galetas de la rue Contres- carpe, à l'extrémité du faubourg Saint- Jacques elle avait recommencé à débiter ses rêveries à une multitude d'adeptes, et surtout à des femmes et des jeunes filles qui espéraient faire secte. Sénart, secrétaire du comité de sûreté générale, fut chargé de l'arrêter. Yadier parla aussi des conférences de la vieille illuminée avec la duchesse de Bourbon, la marquise de Ghastenet, et un médecin du duc d'Or-

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léans, nommé Lamolhe; enfin il fit décréter d'accu- sation Catherine Theos et dom Gerle. Cette femme mourut à la Conciergerie, cinq semaines après son arrestation à l'âge d'environ soixante-dix ans.

Weishaupt (Jean), plus connu dans les annales des illuminés allemands sous le nom de Spartacus, naquit en Bavière, l'année 1748. Devenu professeur de droit à l'université d'Ingolstadt, il créa une asso- ciation sous le titre d'Ordre des Illuminés (1776). Weishaupt ne se faisait distinguer en public que par l'assiduité à ses devoirs. Les lois divines et sociales qu'il avait juré d'anéantir, il les expliquait avec un étalage de zèle et d'érudition. L'université d'Ingols- tadt n'avait jamais eu un professeur mieux fait pour ajouter à la réputation de son école. Au milieu de ses rêveries, occupé de l'ensemble et des détails, jour et nuit, suivant son expression, écrivant, Ira' vaillant, méditant tout ce qui pouvait fortifier ou propager son illuminisme, il continuait son école publique et secrète ; il formait sans cesse de nouveaux adeptes, il surveillait ses envoyés du fond de son sanctuaire, il les suivait dans toutes leurs colonies et leur mission. L'existence de son ordre n'était pas en- core soupçonnée autour de lui dans Ingolstadt, et déjà pour la Bavière seule, il comptait cinq loges à Munich; d'autres loges et d'autres colonies étaient

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f établies à Freysingue, à Lansberg, à Burghausen, à Straubing, en Souabe, en Franconie, dans le Tyrol, et il n'y avait que trois ans que l'ordre était fondé qu'on comptait déjà plus de mille initiés sous ses lois. A cette époque les deux premiers illuminés de haute origine que Weishaupt admit dans ses secrets furent le baron de Bassus, et l'autre le marquis de Gon- stanzo. Ce baron de Bassus ouAnnibal (son nom d'il- luminisme) faisait les fonctions d'apotre ; il eut des succès dans son apostolat à Bautzen, dans le Tyrol. Il écrit qu'il a rempli d'enthousiasme pour les illu- minés, le président, le vice-président, les princi- paux conseillers du gouvernement; et qu'en passant en Italie, il a fait la conquête à Milan de son Exe. le comte W...., ministre impérial. Le baron Schrœ- chenstein, le comte de Savioli, le comte de Magen- hoff, le comte de Papeinheim étaient aussi des nou- veaux sectateurs ardents. L'ordre des illuminés s*accrut en nombre ; des hommes ambitieux s'y in- troduisirent; l'autorité intervint; les papiers des illu- minés furent saisis et mis au grand jour. Weishaupt, qui était un rêveur de bonne foi, trouva chez le prince de Gotha une hospitalité généreuse. De la Bavière l'ordre s'étendit le long du Rhin, dans les États des princes ecclésiastiques. Weishaupt mourut le 18 no- vembre 1830.

FIN DE LA NOTICE.

TABLE DES MATIERES.

Pages.

I. L'enfance et les Études mystiques de la baronne

de Krudner (1769-1775) 1

II. Ambassade du baron de Krudner à Venise. Les

Gondoles. ~ Les Bals. La baronne à Paris sous le Directoire (1790-1797) 19

III. Voyage de Madame de Krudner en Livonie. Son

retour à Paris. La Femme littéraire. Valérie. (1798-1802) 35

IV. Séjour de Madame de Krudner en Allemagne.

L'IUuminisme. Les Sociétés secrètes. L'em- pereur Alexandre. Le mysticisme dans la guerre (1804-1813) 51

V. Les Souverains alliés à Paris. Popularité de l'em-

pereur Alexandre. Madame de Krudner. Di- plomatie du congrès de Vienne. L'Allemagne reconstituée (1815) 73

VI. La Déclaration de la sainte alliance. La part de

Mme de Krudner et de Bergasse. Les Illu- minés dans' la diplomatie (sept. 1815) 93

VII. L'esprit nouveau de l'Europe. Réalisation des

prophéties de Mme de Krudner. Le congrès de Véronne (1815-1823) 115

204

Pages.

VIII. Mme de Krudner en Russie. Son voyage dans

les provinces méridionales. La fin de sa vie (1821-1825) 129

IX. L'empereur Alexandre et sa Mort. Décadence

du mysticisme dans la politique. Affaiblisse- ment de la sainte alliance (1823-1830) 138

X. Les œuvres de Mme de Krudner. Destinée des

idées surnaturelles (1820-1860) 151

Notice sur les principaux adeptes des Sociétés mys- tiques ou secrètes 169

FIN DE LA TABLE DES MATIÈRES,

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8852.— Imprimerie générale de Ch. Lahure, rue de Fleurus, 9, à Paris.

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