^^m^^''\^ .

¥M W

^■■•i .:^

r>'

*i.^-

♦à»"

»■*;

'!#

,|#^

vjt?**

^^

"%.^-^^

J

>-^«^^v-.

^i

-■^^

"^^

■•\

■^*s

•^.

■^.

I

LA

BELGIQUE ENVAHIE

ET LE

SOCIALISME INTERNATIONAL

// a été tiré dix exemolaires sar japon numérotés de i à lo.

EMILE VANDERVELDE

LA

BELGIQUE ENVAHIE

ET LE

SOCIALISME INTERNATIONAL

Préface de MARCEL SEMBAT

AVEC UN PORTRAIT DE L'AUTEUR

,^-Cr^

^^.

BERGER-LEVRAULT, LIBRAIRES-ÉDITEURS

PARIS

5-7, RUE DES BEAUX- ARTS

NANCY

RUE DES GLACIS, 18

191

PRÉFACE

Bonnières, 2 novembre 1916.

Mais certainement, Dewinne ('), certainement je suis très en retard! et je vous tiens depuis longtemps le bec dans l'eau. C'est votre faute! Pourquoi vous êtes-vous fourré dans la tête qu'au livre de Vandervelde il fallait une pré- face? Qui diable aura l'idée, pouvant feuil- leter tout de suite ce recueil enflammé, de perdre son temps à lire d'abord une préface? J'aurais bien mieux fait de vous la refuser carrément, votre préface, plutôt que de vous la faire attendre pendant des mois. Mais vous vous étiez fourré cela dans la tête, dans votre dure caboche flamande, on dirait à Gharleroi dans votre tête de houille.,,. : j'ai cédé, j'ai promis; et, ma foi, tant pis si vous avez attendu, la voici.

(i) Secrétaire de M. Vandervelde.

VI PREFACE

Aujourd'hui, d'ailleurs, c'est le vrai jour pour relire les discours prononcés par Van- dervelde pendant la guerre : c'est le jour des Morts. De quelle voix déchirante il les pleure, ces morts de la malheureuse Belgique! Gomme on les voit couchés, quand sa main nous les montre, aux champs de bataille de l'Yser, ou sur la place du massacre, à Tamines ! Mais plus que tels morts et par-dessus toutes les morts, il a pleuré le martyre de la Belgique. Je me sou- viens de l'avoir entendu un jour, au Pré-Saint- Gervais, nous commémorions ensemble la mort de notre courageux Sémanaz (tous les discours de Vandervelde n'y sont pas, dans votre recueil, mon cher Dev^inne). Jusqu'à lui, la salle était froide et triste. Il pesait sur l'au- ditoire trop de lugubres souvenirs : les grands meetings pacifistes de jadis, tout à côté à la Butte du Ghapeau-Rouge, ...Jaurès ... et les centaines d'enfants du Pré tués à l'ennemi. Il parla, et bientôt la Belgique apparut. Oui! à sa voix, une lumière se lit, et un grand fan- tôme clair surgit. La Belgique héroïque et crucifiée, la Belgique se vouant au supplice par honneur, par haine de servir, Vandervelde

PREFACE VII

la dressait devant nous, divine et pantelante. Quelle minute! quels cris! et dans cette salle quels transports délirants! 11 y a du Ver- haeren dans Vandervelde. Il contemple son pays torturé comme saint François contem- plait les plaies de Jésus; et il parle alors dans une espèce d'extase, en strophes lyriques qui lui jaillissent du cœur. Ces accents souverains, vous en retrouverez l'écho dans plusieurs pas- sages des discours ici rassemblés.

Cet homme, si maître de lui et si ferme, a eu l'âme bouleversée par le martyre de la Bel- gique. Il a été atteint dans son intelligence, dans sa notion du droit, dans son esprit de civilisé, comme dans son cœur. Il est devenu l'apôtre, le fidèle, le chantre vengeur de la Belgique sanglante. Il l'a dressée devant l'Eu- rope et devant l'Amérique, comme il la dres- sait ce jour-là devant nous au Pré-Saint-Ger- vais; et tout l'univers l'a contemplée par ses yeux, avec terreur, remords et adoration. Le monde n'en détournera plus ses regards. C'est elle, spectre du droit violé, qui plane sur cette guerre; c'est elle qui a entraîné l'Angleterre; c'est elle qui a entraîné l'Italie ; c'est

VIII PREFACE

elle qui donne aux neutres un remords d'être neutres. Les Allemands voient avec horreur cet immense cadavre emplir tout le ciel, et toute la conscience humaine. Quand on songe que Bethmann-Hollweg a cru que ce serait l'affaire d'un moment! et qu'ensuite il répare- rait! L'affaire d'un moment, oui : un crime brutal et rapide ; un corps qu'on jette à terre, qu'on abat d'un coup sur la tête pour passer dessus en courant! Et tout de suite après, sitôt le coup fait, oh! vite, accourons, pardon! il le fallait! mais a notre but militaire atteint », que voulez-vous, que vous faut-il? (( Nous réparerons cette injustice ! )> Ce crime et ces aveux, Vandervelde y revient sans cesse. Il ne permet pas qu'on les oublie. Il les crie aux Allemands, à Scheideman, à Noske. Il les leur remet sous le nez ; il veut les obliger à dire ce qu'ils en pensent. Or, un jour, dans Bruxelles envahie, deux soldats allemands en uniforme se présentèrent à la Maison du Peuple. Ils venaient en camarades et comme membres du parti. C'était Noske et le D' Koster. Quand les sociahstes belges s'indignèrent devant eux de l'invasion, de l'incendie et des fusillades.

PREFACE IX

ils répondirent que tous ces malheurs étaient faciles à éviter. La Belgique n'avait qu'à laisser passer les armées allemandes. Les Belges parlèrent d'honneur et de traités inter- nationaux. L'un d'eux, non pas Noske, mais Koster, répliqua que c'était de l'idéologie bourgeoise et qu'en cas de guerre les traités tombaient.

On nous demande souvent, et avec raison, de distinguer entre le peuple allemand et son Gouvernement. Volontiers ! mais c'est sans doute pour conclure que le peuple est moins coupable? Je le veux bien; mais ici Noske et Koster ne se distinguent de leur Gouvernement que parce qu'ils tombent au-dessous. Bethmann- HoUweg, du moins, avoue l'injustice et accorde qu'il y a matière à réparation.

Ah! combien d'Allemands, sans le dire si crûment, combien d'Allemands, au fond d'eux- mêmes, ont accueilli ces raisonnements bar- bares ! C'est l'affaire d'un instant 1 une courte lutte ! et après, quelle belle période de civilisa- tion s'ouvre pour l'Europe sous l'hégémonie allemande ! combien ! et de ceux que nous te- nions pour les meilleurs î

PREFACE

Mais quelle leçon pour qui saura com- prendre! Ce crime, qui devait passer si vite et s'effacer, voici au contraire que, loin que l'effet s'en atténue, il mord de plus en plus sur la conscience de tous les hommes, s'enfonce dans leur souvenir, inoubliable, et s'inscrit dans l'histoire universelle comme un symbole ineffa- çable de suprême injustice : et, par là, cette honte qui ne devait durer qu'un instant devient éternelle.

Hélas! qui nous l'eût dit jadis, mon cher Vandervelde? Dans nos congrès socialistes internationaux, on vous voyait sur les estrades, diplomate intelhgent et avisé, saluant et sou- riant. Jaurès vous appelait notre cardinal, à cause de votre esprit si fin et si perspicace, de votre vaste information, de votre œil perçant, et de cette aimable mimique de vous frotter les mains en les pétrissant doucement et lon- guement, la tête penchée en avant pour écou- ter l'interlocuteur. Nous voyions en vous la plus parfaite incarnation de l'Internationale; ne réunissiez-vous pas France, Angleterre et

PREFACE XI

Allemagne? Vous aimiez, je me le rappelle, à insister sur le rôle de trait d'union qui revenait à la Belgique entre l'esprit français et l'esprit germanique. Hélas! un trait d'union? un fossé de sang aujourd'hui, un couloir d'invasion, foulé aux pieds par les bandes des envahis- seurs !

L'esprit germanique ! Gomme vous en com- preniez les qualités organisatrices! Gomme on sentait que vous aimiez l'Allemagne! Il faut nous rappeler cela pour sonder la profondeur de la plaie dont cette guerre vous a blessé. Vous aimiez l'Allemagne ! Vous aimiez l'Inter- nationale ! Quelle douleur de voir l'Internatio- nale déchirée et l'Allemagne criminelle !

Tant pis pour lui, diront certains! Il n'avait qu'à ne pas aimer les Allemands et ne pas être internationaliste. Depuis le début de la guerre, nous en avons entendu des sarcasmes nar- quois î Eh bien ! vous qui travailliez pour la paix, vous qui alliez à Berne et à Baie ! est-elle, votre Internationale?

En effet, il faut avouer que cette guerre met à dure épreuve les Internationales. Les catho- liques, de leur côté, paraissent parfois gênés

XII PRÉFACE

par l'attitude à laquelle le Pape est contraint. Quant aux socialistes, qui se refuserait le plai- sir de railler leurs espoirs évanouis? Mais, après tout, si nous sommes plus atteints que d'autres dans nos espérances, c'est que nos espérances étaient très hautes. Vandervelde, lui, n'en rou- git pas. Il ne se frappe pas la poitrine; il ne bat pas sa coulpe ; et je vous recommande tels discours, celui qu'il prononça sous la prési- dence de M. Gide, par exemple, et aussi le der- nier du recueil, celui de la commémoration de Jaurès au Trocadéro, dans lesquels il s'affirme plus que jamais pacifiste, socialiste et interna- tionaliste. Et il est même allé plus loin ! Si, di- sait-il à Gentilly sous la présidence de Lon- guet, si je vous apporte aujourd'hui non pas la paix, mais l'épée, ce n'est pas quoique^ mais parce que pacifiste, internationaliste et socia- liste.

Sur quoi, avec une verve fougueuse, une conviction qui emporte tout, une colère d'honnêteté qui dix fois revient à la charge, Vandervelde établit le bon droit des Alliés, les véritables origines de la guerre et les attentats contre lesquels nous sommes contraints de

PREFACE XIII

nous défendre. Il dénonce le danger d'une paix injuste, d'une paix sans réparation, d'une fausse paix qui ne serait qu'une trêve et ne ferait que suspendre la guerre au lieu de la finir. Il y a des pages que je ne me lasse pas de relire, des pages éblouissantes de clarté, des démonstrations qu'on n'a même pas essayé de réfuter. Quand on a feint de riposter, on a eu soin de laisser de côté l'argument principal.

Mais quel beau ton, quel accent de noblesse gardent toujours ces réquisitoires ! Il a accusé sans pitié les coupables, mais il les a accusés sans haine, ce En combattant les monstres, il n'est pas devenu un monstre. » Relisez l'admi- rable passage les nous luttons... nous luttons... nous luttons répondent comme des volées de cloches aux //s ont approuvé... ils ont approuvé... ils approuvent! Oui, il a accusé l'Allemagne, le Gouvernement allemand, les intellectuels alle- mands, les socialistes allemands, et ces der- niers avec d'autant plus de fermeté que sa déception a été plus cruelle. Je répète qu'il ne s'est jamais laissé égarer par la haine, et je l'en admire.

Je l'en admire, car, penché sur les blessures

XIV PREFACE

saignantes de la Belgique, il est à toute minute secoué par des frissons qu'il lui faut dompter. Il a connu les massacres de Tamines, et il ne hait point. Il a connu la grève des travailleurs de Belgique, cette superbe résistance ouvrière à l'envahisseur, il a connu entre vingt autres l'héroïque épisode de Luttre, et les refus obs- tinés, réitérés, multipliés sous les menaces; il a connu la tragédie de Gand, et le meurtre hideux du directeur Lenoir, fusillé avec tous les délais pour bien lui laisser le temps de réfléchir et de sentir le goût de la mort, fusillé vous lirez cela après qu'on eut amené sa femme et qu'on l'eut promené devant le cercueil qui attendait... et il ne hait pas !

Voilà cette grandeur d'âme qui toujours, en temps de paix comme en temps de guerre, aux congrès socialistes internationaux comme dans les conseils de Gouvernement, au milieu des ouvriers comme au milieu des soldats, a valu à Vandervelde un don spécial d'autorité. J'ai eu l'occasion de parler récemment à des Français qui ne sont rien moins que socialistes et qui l'ont rencontré sur le front : ils derneu- raient frappés de l'ascendant qu'il exerce sans

PREFACE XV

y tâcher. Plus tard, on lui saura gré d'avoir gardé la maîtrise de soi-même sans rien perdre de son énergie. Jaurès, certes, eût fait ainsi; et, pour nous, l'un des attraits principaux des discours de Vandervelde, c'est qu'en l'écou- tant nous percevons l'écho de la voix qui s'est

tue.

*

Il n'y a guère de qualité morale dont on ne reçoive aussitôt le bénéfice intellectuel. Van- dervelde est récompensé de sa hauteur d'âme par la lucidité de sa vision. Mais cette vision n'est jamais froide ; je vous ai dit qu'en lui il y a du Verhaeren; et, à preuve, dès que vous ouvrez le volume, vous tombez sur ces quel- ques lignes qui vous décrivent ce qui nous reste de Belgique libre :

« C'est un bien petit pays, quelques lieues carrées à peine, un pays de brouillards et de marécages, arrosé de sang, semé de ruines, ravagé par la fièvre typhoïde... )) Voilà le début du livre, et déjà vous vous sentez le cœur serré. Suivez Vandervelde, c'est un guide sûr. Il ne force pas la note, il ne cherche pas

BELGIQUE ENVAHIS Z>

XVI PREFACE

l'effet : mais il voit juste et il voit grand. Vous parcourrez avec lui les lignes de tranchées belges ; il faudra vous souvenir que, si l'armée belge est refaite et si son moral n'a jamais fléchi, Vandervelde y est pour quelque chose ; il fau- dra, dis-je, vous en souvenir spontanément, car lui ne vous en dira rien. Vous aurez en- semble des rencontres singulières : au fond des boyaux, on lui signale, en uniforme de lieute- nant, un moine : « // est sorti de son couvent ; f ai quitté ma Maison du Peuple; nous nous dé- fendons coude à coude contre F agression brutale et injuste. La Belgique dhier est morte , vive la Belgique de demain! ^

Il voit juste, en réaliste. Il voit ces soldats belges qu'il aime tant, et qu'il est allé plusieurs fois réconforter jusque sous les obus; il les voit tels qu'ils sont, a mangés par les mouches Vétéy par les rats l'hiver ^ par la vermine en toute saison ». Dans les rues vides des cités que l'ennemi tient sous le feu, des souvenirs d'autrefois, des jours heureux, lui reviennent : c( J'y suis allé Jadis en touriste; rien n'empêche, semble-t'il) d^y aller encore, de se promener dans ses rues tranquilles : rien, que cette ligne

PREFACE XVII

blanche presque invisible : les tranchées alle- mandes. » Son entière sincérité le préserve des boniments ; et il note sans pudeur un des ca- ractères de la guerre actuelle, l'ennui, la mo- notonie fastidieuse qui met à si rude épreuve la résistance morale de nos combattants, et dont ils se plaignent tous pendant les périodes d'inaction. Notre ami Weill me le disait, de son côté, le Weill qui fut député socialiste de Metz au Reichstag et qui est aujourd'hui le lieutenant Weill : « Si vous saviez comme c'est assommant de n'avoir toute la journée qu'à regarder des talus derrière lesquels il y a des Boches ! )) Mais quoi ! « la seule perspective de l'action suffit à les tenir en haleine ».

En même temps qu'il voit juste, il voit grand. Il possède le noble don de vivre parmi les prodiges sans les amoindrir. C'est assez rare. En général, nous avons besoin de recul. Nous nous disons bien, de temps à autre, que notre époque est une grande époque et qu'elle tiendra plus tard, dans l'histoire, une place aussi haute que la Révolution; mais, dans nos minutes habituelles, nous ne jugeons pas comme l'histoire; les proportions vraies nous

XVIII PREFACE

échappent et les misères quotidiennes nous cachent l'épopée. Vanderveide parle dans la même phrase de son Roi, de Hoche et de Mar- ceau. Il apprécie son temps, notre ère, cette crise, à leur véritable valeur. Il n'a pas besoin de recul. Il n'est pas écrasé. Il est à la hauteur et voit cette guerre telle que la verront les siècles. Le sort du monde y est en jeu. Nous en avons tous obscurément conscience. Van- derveide en a une conscience claire, et cette conscience lui dévoile le caractère épique de telle bataille, comme la grande bataille sur l'Yser.

La grande bataille de l'Yser, il l'a vécue, il en a senti l'effort et l'angoisse : eh bien! à travers son récit, au travers de ses récits plutôt, car il y revient à mainte reprise, nous le vivons nous-mêmes, ce gigantesque combat, et nous le vivons épique comme Jemmapes ou comme Valmy. Valmy, Goethe l'a vu. L'Yser, Vander- veide nous le montre. Contemplez ces trou- peaux en déroute auxquels on demande pour leur patrie, pour la liberté du monde, un effort de quarante-huit heures. Deux jours? et il a fallu tenir dix jours, sous la pression crois-

PREFACE XIX

santé de l'ennemi sans cesse renforcé! Et quel ennemi! Vandervelde l'estime à sa vraie valeur. « Les Allemands se ruaient sous la mitraille? ivres d'alcool ou d'éther, mais ivres aussi de carnage et de gloire. » Contre cet adversaire furieux, contre ces bandes de jeunes berser- kirs, les Belges résisteront-ils? Ils tiennent les deux jours, trois jours, quatre jours, recu- lant à peine sous la poussée furieuse, cinq jours, six jours, quelle lutte ! dans la boue, dans l'eau! on n'a pensé aux écluses que plus tard! sept jours! Ah! demain, c'est fini. « Je rentrai à Fumes avec Pimpression que cette fois la défaite était inévitable. Au moment f entrais dans la ville^ quelqu'un me dit : (c On passe une revue sur la place, d

Ouf! quel coup! quel han de soulagement! C'était l'avant-garde française !

Goethe à Valmy! Il était dans le camp des vaincus, au lieu que Vandervelde à l'Yser était dans le camp des vainqueurs. Mais l'un comme l'autre, au soir de Valmy comme au soir de

XX PHKFACK

l'Yser, ont senti commencer un nouveau monde. Dans Valmy il y avait la Révolution. Qu'y a-t-il dans la Marne, dans ITser, dans Verdun, dans la Somme? Qu'y a-t-il dans cette guerre? Nous nous le demandons tous; nous croyons tous le pressentir, mais nous ne voyons pas encore tous l'avenir de même. Gomme je le voudrais, pourtant! Ce serait si beau, si, chez les Alliés, tout le monde était d'accord sur le sens de notre guerre.

Vraiment il ne me semble pas que ce soit impossible. Mais jusqu'ici il y a chez nous deux camps. Il y a ceux qui, contre les Alle- mands, veulent faire comme les Allemands. Il y a ceux qui veulent agir autrement que les Allemands.

Je ne sais si je me trompe, et c'est, je supplie qu'on veuille m'en croire, c'est sans la moindre pensée de polémique que j'écris ces quelques lignes je ne veux pas qu'aucun Français puisse trouver rien dont il soit peiné. Oui! je me trompe peut-être, mais il me paraît que c'est nous qui sommes les plus exigeants et qui demandons le plus à notre victoire.

Les autres voudraient traiter l'Allemagne

PREFACE XXI

comme elle nous a traités après sa victoire de 1870, et annexer à la France des territoires, comme l'Allemagne s'annexa l'Alsace et la Lorraine. Mais imiter demain l'Allemagne, n'est-ce pas l'absoudre pour hier? Les Alle- mands n'auront-ils pas le droit de penser que, s'ils ne sont pas, cette fois, les plus forts, c'est du moins leur seul tort, puisque la France victorieuse se conduit comme eux?

Nous sommes plus exigeants, je le répète. Il nous faut deux victoires. Nous voulons d'abord la victoire matérielle : celle qui sur les champs de bataille obligera l'envahisseur à reconnaître que notre défense a brisé son assaut et l'a réduit à notre merci. Mais elle ne nous suffit pas. Nous voulons en outre la victoire morale. Nous voulons vaincre d'abord l'armée alle- mande, et ensuite vaincre chaque Allemand jusqu'au fond de son âme. Il nous faut qu'au fond de lui-même, dans son for intérieur, dans le secret de sa conscience intime, il entrevoie qu'il avait tort, et que nous représentons quel- que chose de plus élevé que ce qu'il représente.

Il faut qu'il trouve notre Europe nouvelle meilleure que la sienne.

XXII PRKFACE

Lui aussi, FAllemand, et Vandervelde Ta bien rappelé, lui aussi il croit par cette guerre créer une Europe nouvelle. Ostwald nous l'a promise dès le début de la guerre, avec les gaz asphyxiants. Les Germains apportent au monde l'organisation; et, s'ils étaient les maî- tres, ils organiseraient l'Europe sous leur hégémonie. Eh bien! ce rêve d'avenir, il est taré, gâté, pourri dans son essence, car il sup- pose l'emploi de la contrainte pure, de la force brutale, de la force sans droit. Ce rêve- ne peut s'accomplir qu'en pliant d'abord les peuples sous un joug de fer, et, en consé- quence, dès son premier essai d'avènement, il est éclairé par la lueur des incendies de Louvain et rougi du sang des victimes belges et françaises. Il n'est pas possible que ce qu'il y a d'humain chez l'élite allemande n'en soit pas déjà tourmenté. Mais les Allemands luttent contre ces inquiétudes et ces remords. Ils allè- guent que cela, c'est la loi de la guerre, qui s'impose à tout le monde, à nous comme à eux. Ne leur donnons pas raison ! Poussons à bout liotre conquête! Pour cela, nous oppo- serons à leur Europe germanisée par force

PREFACE XXIII

^Belle sera fondée sur la volonté des nations par- ^Pticipantes. Elle formera, comme on l'a dit, une société de nations. Nous n'obligerons pas du tout l'Allemagne à y entrer, ce qui serait une façon déguisée de revenir au régime de force et de contrainte. Pas du tout! Au contraire! nous ne voudrions pas d'elle de but en blanc, du jour au lendemain, et sans garantie. Gomme l'a dit Vandervelde, l'Internationale ne se comprend qu'entre peuples qui ont l'esprit de liberté. Nous craindrions de l'hypocrisie, des arrière-pensées, un calcul de traîtrise. Nous voudrons un stage, des gages, une cer- titude qu'elle est guérie de sa frénésie furieuse. Mais nous lui donnerons le grand spectacle de peuples victorieux qui se fédèrent pour fon- der la paix et l'ordre stable, et régler leurs rapports d'après les lois de la justice interna- tionale.

Est-ce donc le vieux rêve qui recommence? et la guerre ne nous a-t-elle rien appris?

Si fait! la guerre nous a donné vis-à-vis de nos rêves des exigences nouvelles. D'abord nous ne comptons plus pour les réaliser sur le

XXIV PREFACE

seul enthousiasme des peuples. C'est aux gou- vernements qu'il appartiendra d'organiser entre eux, après la victoire, certes, mais en s'y pré- parant dès aujourd'hui, ces rapports entre les peuples. Ensuite, il ne peut plus nous sufBre de vœux ni même de traités signés par les di- plomates. Gela, c'était bon avant la guerre. Depuis, nous ne nous berçons plus de chi- mères; nous voulons du solide, et nous n'ac- ceptons plus de rêve que s'il est pratiquement et prochainement réalisable.

Donc, il faut, pour donner corps à la société des nations, autre chose qu'un échange de si- gnatures. On ne nous refera plus le coup du chiffon de papier. Il faut au service du droit international une gendarmerie internationale. Cette gendarmerie-là, les armées alliées en for- ment aujourd'hui le noyau. Peut-on en régler le fonctionnement pratique? Je le crois pour ma part; mais peu importe ce que je crois : c'est aux divers gouvernements alliés qu'il appartient de mettre cela au point et d'en assurer dans le détail l'application pratique. C'est une grande œuvre, mais c'est une œuvre réalisable.

PREFACE XXV

C'est la seule réalité qui soit digne de notre grande guerre. Une telle guerre ne peut finir qu'ainsi. Toute autre paix ne mettrait pas fin à la guerre et ne ferait que l'interrompre. En revanche, si notre victoire aboutit à ce résul- tat, nos morts ne seront pas tombés en vain.

Marcel Sembat.

LA BELGIQUE LIBRE

IMPRESSIONS IDE OUERRE

BELGIQUE ENVAHIE

EN BELGIQUE

Janvier 191 5.

Je viens de passer quelques jours en Belgique, dans ce qui nous reste de Belgique, de Belgique indépendante. C'est un bien petit pays, quelques lieues carrées à peine un pays de brouillards et de marécages, arrosé de sang, semé de ruines, mais c'est le dernier refuge de nos espérances, le su- prême réduit de nos libertés. Ce pays, hier encore, avait une capitale : Furnes, dont les monuments unissent la grâce de la Renaissance à la sévérité du gothique.

L'artillerie lourde des Allemands nous en a chassés.

Mais s'il n'a plus de capitale, il lui reste une armée, et il lui reste un Roi. Hier encore, ceux qui connaissaient mal le roi Albert ne voyaient en lui qu'un jeune homme timide, appliqué, un peu gauche. On le savait courageux. On n'ignorait pas qu'à l'exemple d'autres souverains, comme le roi d'Espagne et le roi d'Italie, il était d'esprit libéral, il rêvait de réconcilier la royauté avec la démo- cratie, et peut-être avec le socialisme. Mais il a

LA BELGIQUE LIBRE

fallu la guerre pour le révéler à lui-même et aux autres, pour faire surgir des lisières de la royauté un homme, ferme, droit, intrépide, qui force l'ad- miration de nos ennemis, et en qui les républi- cains eux-mêmes nous en sommes saluent les vertus militaires et civiques d'un Hoche ou d'un Marceau.

Quant à l'armée belge, elle a, depuis sept mois, subi les plus dures épreuves. Un instant même, après la chute d'Anvers, on a pu croire que c'en était fait d'elle, et je me souviendrai toute ma vie de l'impression désastreuse que nous eûmes lors- que, le 10 octobre, nous vîmes, sur la route de Furnes à Dunkerque, défder dans un effrayant désarroi les avant-gardes de la retraite, 3o.ooo sol- dats de forteresse, pêle-mêle avec un flot de 60.000 réfugiés. Mais, à l'arrière, heureusement, les divi- sions de l'armée de campagne tenaient tête à l'in- vasion. Elles tinrent pendant deux jours, pendant dix jours, en attendant que les Français arrivent. Elles tinrent malgré des pertes terribles... Elles tinrent contre trois corps d'armée, jusqu'au moment où, pour la première fois depuis le début de la guerre, elles entrèrent en contact avec la grande armée des Alliés, et, relayées par celle-ci ou mises à l'abri par les inondations de l'Yser, elles connurent enfin un repos relatif. Qui les eût vues alors, sans les revoir depuis, aurait peine à les reconnaître. 11 y a quatre mois, l'armée belge était réduite à

EN BELGIQUE

quelques milliers d'hommes, sans souliers, sans couvertures, sans vêtements d'hiver. Mais, avec une rapidité merveilleuse, elle s'est refaite. Ses effectifs sont rétablis, ses pertes sont réparées, son moral n'a jamais été meilleur, et, tout le long des côtes de la Manche, depuis la Normandie jusqu'aux Flandres, la Belgique d'aujourd'hui, frémissante et en armes, se prépare à refaire la Belgique de demain.

Dans les camps d'instruction, tout d'abord de Rouen à Dieppe, il y a des milliers de recrues, venues pour la plupart de la Belgique occupée. A l'appel du Gouvernement, elles ont passé les lignes allemandes, au péril de leur vie, et attendent avec impatience le moment d'aller faire le coup de feu contre les Allemands.

Viennent ensuite, autour de Calais, les dépôts divisionnaires, il y a encore quelques milliers d'hommes : soldats des anciennes classes ou conva- lescents que, bientôt, l'on renverra au front.

Enfin, par delà la frontière française, les six divisions de l'armée de campagne, bien équipées, bien armées, avec leurs effectifs complets.

Toutes ces troupes, bien entendu, ne se trouvent pas en même temps sur la ligne de feu. Dans la règle, les hommes restent pendant ^quarante-huit heures aux avant-postes, aux tranchées ou au piquet, et quarante-huit heures au repos, dans les cantonnements. Mais, pendant ce repos même, ils

LA BELGIQUE LIBRE

ne connaissent pas la sécurité, car il n'y a pas, dans la Belgique d'aujourd'hui, une seule localité qui ne soit sous le feu des batteries allemandes, que cette localité s'appelle, par exemple, X... à l'arrière. Y... sur la ligne des tranchées, ou Z... aux avant-postes.

Voici X... d'abord, un petit village de la région de F... à plus d'une lieue des lignes ennemies. Jamais un projectile n'y était tombé, et jamais, sans doute, un soldat allemand n'y mettra les pieds. Mais, au mois de janvier dernier, on y a fait cantonner des troupes. Toute une compagnie avait été logée dans l'église. La nuit après, tout dormait d'un profond sommeil, lorsqu'un obus de 2 10, faisant crouler la voûte, tua 43 hommes !

Ce sont là, au surplus, des accidents excep- tionnels.

Pour entrer réellement dans le domaine de la

mort, il faut aller jusqu'à cette interminable ligne

de tranchées, qui, partant de la mer, va de Nieu-

port à Dixmude, et de là, par Soissons et par Reims,

.jusqu'aux Vosges.

Encore ne faudrait-il pas se figurer que, dans cette zone dangereuse, tous les points soient également dangereux.

A Nieuport, à Dixmude, devant Ypres, la ba- taille est, pour ainsi dire, continue, et les obus ne cessent guère de pleuvoir. Mais, dans d'autres endroits, l'on s'est terriblement battu au mois

EN BELGIQUE

de novembre, et depuis lors les inondations ont rendu toute avance à peu près impossible, c'est à peine si, de temps à autre, on échange quelques salves de shrapnells. Aussi, depuis la bataille de l'Yser, le village de Y..., ou plutôt les décom- bres du village de Y..., sont devenus en quelque sorte un but d'excursion pour toutes les personnes qui sont admises à aller au front. Le poète Emile Verhaeren y est allé ; la Reine y vient quelquefois, et un abri elle s'est arrêtée s'appelle « Le Repos de la Reine ». Les hommes politiques qui désirent faire figure de héros ne manquent pas, eux aussi, de s'y rendre, et peuvent, à leur retour, dire qu'ils ont visité les troupes « sous la pluie des shrapnells » .

En fait, comme on ne tire que par intermittence, et que les artilleurs allemands ont, à cet égard, leurs habitudes, le risque est aussi réduit que pos- sible, et actuellement, pour courir des risques à Y..., il faut y séjourner, comme le font les sol- dats et comme le font ces dames anglaises, qui y ont établi un poste de secours elles recueillent les blessés.

Elles s'étaient installées au début à cinquante mètres des tranchées, dans la première maison du village, mais cette maison a été détruite, et elles habitent aujourd'hui un autre logement, pour être moins exposées, mais qui peut néanmoins, d'une heure à l'autre, être éventré par un projectile.

Que l'on no se figure pas au surplus que le

LA BELGIQUE LIBRE

danger qu'elles courent les empêche de goûter, malgré tout, la joie de vivre. Ce ne seraient pas des Anglaises si, dans cet enfer de pays, elles n'a- vaient pas trouvé le moyen de se créer une sorte de home, elles aiment à recevoir leurs amis.

La dernière fois que j'y suis allé, deux officiers aviateurs étaient venus en auto avec un appareil cinématographique, et, pendant qu'au dehors les canons belges et les obus allemands faisaient alterner leurs détonations, ces dames et leurs hôtes prenaient le thé et regardaient passer les films.

Ce ne sont pas nos soldats belges, au surplus, qui y trouveraient à redire. Eux-mêmes, dans les tranchées, rivalisent de bonne humeur avec leurs amies les misses anglaises. Au fond de leur abri, couchés sur la paille, près du feu ils cuisent leurs pommes de terre, le riz, le pain, ils jouent aux cartes. Je me suis même laissé dire qu'on avait amené aux tranchées un vieux piano, trouvé à Nieuport.

D'aucuns, d'ailleurs, se plaignent de mener une vie trop calme, et regrettent de n'avoir pas l'occa- sion de tirer plus souvent des coups de fusil sur les Boches.

Les Boches, en effet, sont maintenant assez loin sur la rive droite de l'Yser, ou, tout au moins, de l'autre côté de la zone inondée.

Pour les approcher, il faut aller jusqu'aux avant-

EN BELGIQUE

postes, dont certains se trouvent à deux kilomètres au delà des tranchées.

En face de nous, derrière leurs sacs de terre, Toeil fixé au miroir du périscope, les sentinelles enne- mies nous guettent et, par-dessus le parapet, nous voyons, de très près, le Grand-Hôtel de Westende, les églises de Middelkerke ou d'Ostende, et, quand il n'y a pas trop de brume, le beffroi de Bruges.

C'était notre Belgique, hier. Ce sera notre Bel- gique, demain !

Cette Belgique de demain, que sera-t-elle ? Qui saurait, qui oserait le prédire? Mais, quoi qu'il arrive, quoi que l'avenir nous réserve, nous savons, nous osons affirmer que cette Belgique sera.

Peut-être même pouvons-nous aller plus loin, et nous risquer à dire ce qu'elle ne sera pas, ce qu'elle ne doit pas être.

Avant même d'avoir vaincu, d'aucuns affirment déjà que la Belgique de demain doit être une Bel- gique agrandie aux dépens de l'Allemagne.

Quand nous allions aux Etats-Unis et passions par l'Angleterre, nous eûmes l'honneur de rencon- trer un diplomate éminent, qui jouera sans doute un grand rôle quand seront fixées les conditions de. la paix future. Il nous disait : « La Belgique, après cette guerre, doit devenir un grand pays. » Et d'autres, moins mesurés dans leurs propos, se hasardent à dire : a II faut que la Belgique de demain s'étende jusqu'à la rive gauche du Rhin. »

10 LA BELGIQUE LIBRE

Il est trop tôt pour parler de ce que nous pour- rions légitimement demander au jour de la victoire : peut-être une rectification de la frontière du côté de Moresnet et de Malmédy, ou même le Grand- Duché de Luxembourg, si, librement consultés, les Grands-ducaux manifestent le désir de s'unir à la Belgique. Mais il n'est pas trop tôt pour dire, dès à présent, les raisons qui nous feraient repousser le dangereux cadeau que serait un morceau d'Alle- magne.

Au point de vue de notre politique intérieure, d'abord, notre pays est suffisamment divisé par le dualisme des langues, par la différence des points de vue entre les Flamands et les Wallons, pour que ce soit folie d'y vouloir annexer des populations allemandes, avec d'autres mœurs, d'autres habi- tudes, d'autres traditions.

De plus, et surtout, procéder par force à des annexions de territoire, créer en Europe de nou- veaux irrédentismes, transformer une guerre de défense contre l'impérialisme germanique en une guerre de conquête contre le peuple allemand, ce serait enlever à notre cause tout ce qui fait sa grandeur, sa noblesse et sa légitimité.

Il y a quelques semaines, à Londres, les socia- listes des nations alliées, Français, Russes, An- glais, Belges, se réunissaient en conférence dans le but d'affirmer, s'il était possible, une politique commune. Pareille tentative semblait condamnée à

EN BELGIQUE II

un échec. Comment faire coïncider en effet les points de vue d'hommes aussi différents, placés dans des conditions aussi différentes, que les socialistes belges, légitimement exaspérés par le traitement dont leur pays a été l'innocente victime, les socialistes français, conscients d'être en état de légitime défense, et les anti-impérialistes de la Confédération générale du Travail, les Tolstoïens de l'Independent Labour Party, et les révolution- naires russes, placés dans cette alternative tragique de faire crédit au tsarisme qui ne désarmait pas ou de faire tort à la démocratie occidentale en armes contre l'impérialisme germanique ? Nous y sommes parvenus cependant. Certes, l'ordre du jour voté par la conférence a été critiqué. On l'a trouvé vague et imprécis. On n'a pas compris, on n'a pas voulu comprendre, que c'était un résultat essentiel d'avoir obtenu l'uniformité sur cette affirmation que la victoire de l'Allemagne serait l'écrasement de la démocratie en Europe et que, pour éviter cette catastrophe, la guerre devait être menée jus- qu'au bout.

Mais les socialistes n'eussent pas dit leur pensée tout entière s'ils n'avaient pas ajouté que ce bout ce n'est l'écrasement politique et économique de l'Allemagne, mais, au contraire, la libération de l'Allemagne, dominée ou trompée par ceux qui la gouvernent.

Ce qui fait pour nous, en effet, de la guerre ac-

12 LA BELGIQUE LIBRE

tuelle une guerre sainte, c'est que nous avons conscience de lutter pour le droit, la liberté et la civilisation.

Nous luttons pour le droit, incarné dans la Bel- gique, dont les plaies saignantes crient vengeance au ciel, et le droit ne sera vengé que le jour notre pays sera rendu à lui-même et intégralement indemnisé.

Nous luttons pour la liberté, c'est-à-dire pour la liberté des peuples à disposer d'eux-mêmes, et la liberté ne triomphera que le jour la Pologne sera ressuscitée, la France recouvrera ses fron- tières naturelles, de la mer du Nord aux Bal- kans il n'y aura plus un peuple qui subisse la loi du plus fort.

Nous luttons, enfin, pour la civilisation, et la civilisation ne sera sauvée que le jour sera vaincue, non pas TAllemagne des penseurs et des poètes, mais l'Allemagne des hobereaux, des mili- taires professionnels, des fabricants de canons, l'Allemagne des Krupp, des Zeppelin, des Guil- laume II, et aussi l'Allemagne des intellectuels, qui ont si complètement donné raison à cette parole : « Science sans conscience est la ruine de l'âme. »

Ceux-là sont pires que ceux qui ont commis les pires méfaits, car ils les ont approuvés sans avoir l'excuse de la fureur du combat. La Belgique a été violée, et ils ont approuvé ; la Belgique a été mar-

EN BELGIQUE l3

tjrisée, et ils ont approuvé; la Belgique a été ruinée, affamée, décimée, et ils approuvent encore I Aussi, contre ceux-là, le monde entier se lève, et, c'est notre ferme conviction, dans cette lutte, le dernier mot restera à l'Humanité.

UN MOINE GUERRIER (^)

Je suis allé, ces temps derniers, en West-Flandre, un pauvre pays de brumes et de marécages, arrosé de sang, semé de ruines.

De Nieuport à Ypres, les tranchées belges et françaises en marquent la frontière. Devant elles, une large zone d'inondation leur sert de fossé.

Au dix-septième siècle, quand ils se battaient i dans les mêmes régions, les soldats de Maurice de \ Nassau appelaient cette guerre la guerre des gre- nouilles. Les choses n'ont pas changé. Aujourd'hui, comme alors, on se dispute une grenouillère. Sauf sur quelques points, il y a des ponts, les armées ennemies sont séparées par deux kilomètres d'eau ou de boue. Des fermes ou des hameaux ruinés émer- gent, de place en place. On y a établi des avant- postes. La plupart sont inaccessibles le jour, à cause de la mitraille. Mais on s'y rend la nuit, pour la relève des troupes ou leur ravitaillement.

Pendant que j'étais à P..., des officiers se propo- sèrent de visiter l'un de ces avant-postes, à l'ex- trême pointe des lignes belges :

(i) Journal, 8 avril 191 5.

UN MOINE GUERRIER l5

« Vous y rencontrerez », me dit-on, « un homme peu ordinaire. Hier, c'était un moine. Aujourd'hui, c'est un officier. Après de brillants débuts dans l'armée, il entra, un beau jour, dans un couvent de franciscains. La guerre l'y surprit et l'en fît sortir. Son froc jeté, il reprit l'uniforme, et le voici lieute- nant, décoré pour fait de guerre, réclamant comme une faveur d'être envoyé à des postes pénibles et périlleux. »

Nous partîmes donc, pour aller voir ce moine guerrier dans son ermitage.

Une digue de fascines y conduit, reliant des îlots boueux, l'on enfonce jusqu'aux genoux. Pour les traverser, chaque compagnie dispose de quel- ques paires de hautes bottes en caoutchouc.

La nuit était claire. Un mince croissant de lune se reflétait dans la lagune. Du côté de Nieuport, les Allemands lançaient des fusées lumineuses, pour éclairer leurs approches en prévision d'une -attaque possible. Les canons ennemis grondaient au loin et, par-dessus nos têtes, les 120 longs fran- çais envoyaient leurs obus dans les cantonnements, de l'autre côté de l'Yser. Ils passaient en sifflant, comme des oiseaux, très haut dans le ciel.

Après avoir marché pendant une heure, le bâton à la main, pour ne pas trébucher, nous atteignons le village de 0..., ou, plutôt, ce qui reste du village de 0... : quelques pans de murs, un clocher écroulé, une ferme éventrée par les projectiles.

i6

LA BELGIQUE LIBRE

C'est que se trouve la grand'garde comman- dée par le lieutenant L...

Une quinzaine de soldats font le guet, car les tranchées allemandes sont à deux cents mètres. Les autres, dans une cave, jouaient aux cartes. Une recrue, arrivée d'hier, dort, le nez sur une poutre. Le chef est là-haut, dans une sorte de pigeonnier, qui lui sert d'observatoire.

Nous montons, et il nous fait les honneurs de sa cellule. Cinq mètres de long sur quatre de large. Pour meubles, une paillasse, une chaise trouée et une table boiteuse. Pas d'autre luminaire qu'une lan- terne sourde, invisible au dehors.

Notre ermite vit dans ce taudis depuis plus d'un mois. On relève ses hommes toutes les vingt-quatre heures. Lui refuse d'être relevé. Observateur pour l'artillerie, il ne bouge pas de son poste, sans autre lien avec le monde extérieur que le fil de télé- phone qui le relie au quartier général. On le ravi- taille comme on peut, les nuits de calme. Mais, parfois, les communications, sous le feu des mitrailleurs, deviennent impossibles. Il y a quel- ques semaines, pendant trois jours, on n'a pu envoyer d'eau potable. L..., pour étancher sa soif, prit de l'eau des inondations, de l'eau salée macèrent des cadavres, il fit bouillir dans une marmite et lécha les gouttelettes qui se déposaient sur le couvercle. L'autre soir, un obus est entré chez lui. Il éclata ; mais par un hasard extraordi-

UN MOINE GUERRIER I7

naire peut-être, dit-il, un miracle L... n'eut d'autre mal qu'une écorchure au doigt.

A qui lui demande si la vie, dans ces conditions, n'est pas insupportable, s'il ne meurt pas d'ennui et de solitude, notre hôte répond : « Je n'ai jamais été aussi heureux. Le temps passe vite. Je fais mon petit ménage. Je veille sur mes hommes. Je com- munique mes observations. J'ai conscience d'être utile à mon pays. » Et, pour compléter sa pensée, il nous montra, sur la muraille, ces mots, gravés au canif : « Vive le Roi ! »

Quelle distance entre cet homme, ce religieux, ce conservateur, ce royaliste, et le républicain, le socialiste, l'incroyant auquel il fait accueil. Et cependant, lorsque je lui serre la main, en toute sympathie, cette distance s'efface. Nous sommes tout près l'un de l'autre. Nous voulons, nous sen- tons, nous espérons les mêmes choses. Si les modes d'expression diffèrent, les sentiments sont iden- tiques. Il est sorti de son couvent. J'ai quitté ma Maison du Peuple. Nous nous défendons, coude à coude, contre l'agression brutale et injuste. La Belgique d'hier est morte. Vive la Belgique de demain !

bêluiquk knvaHIe

SUR LA LIGNE DE FEU

LA MAISON DE LA JOCONDE

C'est quelque part, là-bas, dans ce qui nous reste de la Belgique. L'Yser, lente et trouble, coule derrière de hautes digues de gazon. Une maison isolée s'y adosse, qui était, hier encore, proprette et avenante. Des officiers belges, un soir, y entrè- rent pour se chauffer, au sortir de leurs tranchées boueuses et froides. Ils furent reçus par une vieille femme qui leur offrit, le cœur sur la main, tout ce qu'elle avait de meilleur. L'un d'eux, enchanté du contraste, s'écria : « Nous sommes au Louvre ! » Un autre ajouta, en désignant l'hôtesse : « Et voilà la Joconde ! » Ce nom lui resta. On l'inscrivit sur la porte.

Depuis lors, on s'est âprement battu dans ce coin des Flandres. La digue, coupée de tranchées, n'a cessé d'être battue par l'artillerie allemande et, naturellement, la maison de la Joconde a eu sa part, sa large part de projectiles.

Mais, pendant longtemps, la Joconde n'a pas voulu partir. Pendant des semaines, elle s'est rendue utile aux soldats. Les jours de calme, elle leur faisait la soupe ou le café. Quand la pluie de

SUR LA LIGNE DE FEU I9

shrapnells devenait trop forte, nos poilus l'emme- naient dans leurs trous de taupes.

Un jour, le roi Albert vint à passer. Il la félicita ; peut-être l'eût-il décorée comme les dames an- glaises de Y... Mais la Joconde désirait autre chose. Sa maison, sa pauvre maison était en ruine. Le Roi, après la guerre, voudrait-il la re- bâtir? On le lui promit. On la rassura sur Tavenir de son home. Il n'était plus nécessaire, dès lors, d'y monter la garde. Elle s'en fut sans plus tarder.

Sans doute elle reviendra tôt ou tard, comme est revenue l'autre Joconde, celle de Paris.

En écrivant cette histoire, je m'avise qu'elle n'a guère d'intérêt. Mais qu'y puis-je? La guerre, telle qu'elle est, ressemble si peu à la guerre telle qu'on la raconte à vingt kilomètres du front ! Une fois de plus, je m'en rendis compte, le jour le général commandant la ...®D. A. nous mena voir la maison de la Joconde.

Dans cette zone il n'y a pas un arpent de terre qui n'ait été labouré par les obus ou qui ne risque à tout moment de l'être, rien ne bougeait rien ne se montrait.

Nous pûmes, sans encombre, passer sur l'autre rive et, par un boyau d'accès, la tête rentrée dans

20 LA BELGIQUE LIBRE

les épaules, gagner rextrôme point des positions belges.

De cet endroit aux avant-postes allemands, il n'y a pas plus de quatre cents mètres.

A croppetons dans la tranchée, nous regardions sans nous découvrir.

La ville de X... est tout près. On la bombarde depuis six mois. Mais du dehors, comme à l'ordi- naire, elle paraît intacte. J'y suis allé jadis en tou- riste. Rien n'empêche, semble-t-il, d'y aller encore, de se promener dans ses rues tranquilles; rien, que cette ligne blanche, presque invisible : les tranchées allemandes.

Des hommes sont aux aguets; des hommes comme nous; des hommes qui, laissés à eux- mêmes, ne demanderaient qu'à vivre et à laisser vivre. Ils ont une famille. Ils ont des enfants. Ils se demandent, comme les nôtres, combien de | temps encore durera cette guerre... |

Mais quelqu'un de nous a se montrer. Une | balle siffle. La détonation d'un coup de fusil nous | parvient, très faible, comme le bruit d'une brique I tombant à l'eau. Puis, quand nous avons déjà re- passé l'eau, des shrapnells et des obus brisants commencent à tomber, de minute en minute. Ni tués ni blessés d'ailleurs. Ce sont des munitions gaspillées sans plus. Le calme renaît bientôt, jus- qu'à l'heure, prochaine peut-être, où, sur ce coin de l'immense ligne, on se battra pour de bon.

SUR LA LIGNE DE FEU 21

* *

Cette guerre de tranchées doit paraître à nos sol- dats aussi monotone et fastidieuse que leur travail d'ouvriers industriels. Pendant des semaines rien ne' se passe. Les hommes dorment, jouent aux cartes, parcourent, en bâillant, un journal, sans autre diversion de temps à autre qu'un arro- sage de shrapnells.

Parfois, deux ou trois camarades sont tués par un obus. On les enterre à quelques pas des abris et, peu à peu, une ligne de tombes vient doubler la ligne des tranchées.

Je vois encore, à P..., quelques-unes de ces tombes, avec leurs croix de bois blanc, coiffées de la casquette du mort, ou couronnées de fleurs, ou précédées d'un tertre de gazon, avec des arabes- ques en douilles de cartouches.

De l'autre côté, dans l'eau des inondations, on me montre une chose noirâtre et informe, puis une autre, avec un ceinturon brillant au soleil : des ca- davres allemands du dernier hiver, remontés à la surface, ballonnés, décomposés, couverts de moi- sissures. La mort devant, la mort derrière, et au milieu de jeunes soldats, séparés de tout, n'ayant guère autre chose à faire que de penser, de penser à ce qui, peut-être, les attend demain.

22 LA BELGIQUE LIBRE

Il semble que nul moral ne puisse résister à pa- reille épreuve. Mais la nature humaine est merveil- leusement élastique. Ces mêmes hommes, je les avais vus, le mois dernier, dans la paix de leurs cantonnements. Ils se plaignaient, ils maudissaient cette guerre. Ils demandaient anxieusement quand ce serait la fin. Ici, au contraire, personne ne murmure. La seule perspective de l'action suffît à les tenir en haleine. Ils ne demandent qu'une chose : se battre, refouler l'ennemi, rentrer chez eux, certes, mais drapeau en tête. Et, malgré tout ce qu'ils ont souffert, tout ce qu'ils souffrent, tout ce qu'ils souffriront encore, leur humeur est joyeuse, car une grande espérance les soutient : ils se battent pour être des hommes libres, dans une Europe libérée.

DANS LES TRANCHÉES BELGES (0

Il y aura bientôt un an que le front ouest est indiqué, sur les cartes de guerre, par une ligne continue qui va de la mer aux Vosges. Cette ligne, au début, était fictive. Les armées en présence se retranchaient sur certains points ; elles combattaient en rase campagne sur d'autres. Aujourd'hui, au contraire, toute solution de continuité a disparu. La

(i) Le Petit Parisien, 29 septembre igiô.

SUR LA LIGNE DE FEU

23

fiction est devenue une réalité. Celui qui entrerait dans les tranchées de première ligne, près de la Grande-Dune de Lombartzyde, pourrait y cheminer, sur un parcours de six cents à sept cents kilomètres, à travers Targile des Flandres, la craie de la Cham- pagne, le terreau de TArgonne. Il rencontrerait successivement, dans cet interminable boyau, des Français, des Belges, puis des Français encore, des Anglais avec des Indiens, des Canadiens, des Aus- traliens, et, dans les lignes françaises de nouveau, à côté des poilus de tous les pays de France, des turcos, des spahis, des tirailleurs algériens, des goumiers du Maroc, des noirs du Sénégal. Sauf en de rares endroits, il ne verrait rien que la tranchée même ; quand elle n'est pas creusée dans le sol, assez profondément pour abriter ses défenseurs, des parapets, des fascines, des tonneaux ou des sacs de terre s'élèvent plus qu'à hauteur d'homme. Mais, de place en place, les sentinelles ont des pé- riscopes et, parfois, c'est à quinze ou vingt mètres de distance que, dans leurs miroirs, on aperçoit les lignes allemandes.

A de tels postes il faut être toujours en éveil : l'ennemi peut jeter des grenades, lancer des tor- pilles aériennes, envoyer une volée de shrapnells sur la première ligne. Ses tireurs envoient des balles, tantôt au hasard, sur des points repérés, tantôt avec une précision redoutable sur tout ce qui bouge : un soldat qui se découvre, un impru-

24 LA BELGIQUE LIBRE

dent qui passe derrière Tembrasure d'une mitrail- leuse ou d'un fusil.

Ce n'est point toujours, au surplus, sur des hommes que l'on tire. L'autre jour, du côté de l'Yser, un officier belge, qu'Alphonse Allais eût aimé, nous disait :

Le seul malheur, c'est que nous n'ayons pas de cartouches...

Pas de cartouches, grand Dieu I

Non, pas de cartouches, de cartouches de chasse pour les vanneaux, les courlis, les hérons qui viennent se poser tout près de nous, dans les inondations.

Ailleurs on nous racontait que deux choses tra- hissaient la présence des Boches terrés et invi- sibles : le fumet de leur fricot et, de grand matin, les coups de fusil tirés sur les canards sauvages.

On eût pu ajouter, en outre, que, parfois, d'une tranchée à l'autre, on se fait signe et qu'on finit par se connaître.

C'est ainsi que, devant Dixmude, on me montra le réduit de M. Fritz.

M. Fritz, qui niche près de la minoterie, est un tireur redoutable. Il avait déjà tué, en cet endroit, plusieurs soldats belges, quand il crut devoir en- voyer, dans une boîte à sardines, sa carte de visite, avec quelques annotations supplémentaires, don- nant son âge, sa profession, sa résidence. Le per- sonnage, d'ailleurs, est prudent non moins qu'ha-

SUR LA LIGNE DE FEU 25

bile. Depuis que deux tireurs belges, aussi adroits que lui, sont spécialement attachés à sa personne, il ne donne plus signe de vie.

Mais, pour un M. Fritz qui ne se montre pas, dix autres le remplacent, et, à certains points de la ligne, la fusillade, surtout la nuit, ne cesse guère.

Parfois aussi l'artillerie s'en mêle.

Nous étions arrivés, un certain soir, au point de contact des Français et des Belges. Ici, le dernier des soldats belges, et, à ses côtés, coude à coude symbole vivant de leur fraternité d'armes le premier soldat français, qui se trouvait être, du reste, un joyeux tirailleur algérien.

Comme nous allions entrer dans le (( boyau franco-belge » pour regagner notre auto, on nous prévint qu'à 5^3o il y aurait un tir d'artillerie violent : « Soixante avions belges, anglais et fran- çais vont partir pour jeter des bombes dans les cantonnements ennemis, et notre artillerie va les appuyer. »

A l'heure dite, en effet, la canonnade commença et, toutes les batteries entrant en action, leurs dé- tonations se succédèrent de plus en plus près.

Dans le ciel les éclatements des shrapnells alle- mands marquaient la place des avions, à peine vi- sibles eux-mêmes.

Comme nous étions exactement entre les batteries françaises et les positions bombardées, les obus de nos amis nous passaient en sifflant par-dessus la

20 LA BELGIQUE LIBRE

tête, et bientôt les « marmites » allemandes vinrent, pour la riposte, tomber en avant des lignes.

Tout cela dura vingt minutes, pendant lesquelles sans doute, dans les bois qui fermaient l'horizon, des centaines de soldats avaient trouvé la mort sous une pluie de projectiles ! Puis le calme se fît, tandis que les ombres du soir s'allongeaient sur la campagne.

Nous lûmes, le lendemain, dans le communiqué officiel, que l'artillerie et les aéroplanes des Alliés avaient bombardé la forêt de Houthulst.

DANS LES LIGNES FRANÇAISES

ARRAS ET SOISSONS

\

(Septembre 191 5.)

En revenant d'Italie et en allant au Grand Quartier général belge, le Conseil des ministres se réunissait pour la première fois en Belgique, depuis Anvers, j'ai pu, grâce à M. Millerand, visiter Soissons et Arras. J'ai parcouru également quelques tranchées de première ligne, du côté de l'Aisne et de la S carpe.

Malgré des bombardements presque quotidiens, Soissons, en somme, n'a pas trop souffert. Sa cathédrale aux blanches voûtes a été percée à jour par quelques obus, mais le mal ne laisse pas d'être réparable. Elle avait d'ailleurs été reconstruite, sous couleur de restauration. Si les choses restent dans l'état actuel, il suffira de mettre d'autres pierres neuves à la place de celles qui sont tombées.

A Arras, par contre, c'est le désastre. La ville n'est pas, ou pas encore, un amas de décombres, comme Nieuport, comme Ypres, ou nos pauvres

28 LA BELGIQUE LIBRE

villages de TYser. Mais la cathédrale est tombée presque tout entière dans la rue, ses débris barrent le passage. Nombre de façades, réduites en poussière par un seul gros projectile, sont remplacées par un trou béant. L'Hôtel de Ville, ce bijou, a subi de lamentables outrages. Dans beau- coup de rues, pas une maison n'est intacte.

Avant la guerre, Arras avait 26.000 habitants. Il en reste 1.200 : des gardiens de maisons, quelques employés fidèles au poste et, aussi, des rentiers, attachés à leurs logis comme des escargots à leur coquille, ou de petits commerçants que rien n'arrache à leur échoppe.

A côté des ruines de l'Hôtel de Ville, par exemple, en pleine zone de feu, nous trouvâmes dans une petite boutique la seule d'ailleurs qui soit restée ouverte un petit vieux qui vendait de la porcelaine, des couronnes funéraires pour les victimes du bombardement et des cartes postales illustrées montrant les ravages de l'artillerie alle- mande. J'ai acheté l'une de ces cartes, l'ai écrite sur place et l'ai mise à la poste dans le réduit, plus ou moins abrité, où, au péril de leur vie, deux postiers continuent leur service.

Tous les jours, ou à peu près, on bombarde. Au premier obus, les bombardés descendent dans leurs caves. Le plus souvent, ils y habitent. La veille, à Soissons, le colonel du ... nous avait offert le thé à six pieds sous terre. De même, à Arras, le

DANS LES LIGNES FRANÇAISES 29

înéralX..., qui avait bien voulu m'inviteràdéjeu- ler, me reçut dans le sous-sol, nous passâmes deux heures pleines d'intérêt, avant de nous rendre aux tranchées.

Il y faisait très calme.

De temps à autre, un obus passait par-dessus notre tête, allant vers Arras. Pour le surplus, « rien à signaler », dirait sans doute le communiqué officiel.

Peut-être ceux qui lisent ces mots se deman- dent parfois ce que font les troupes, pendant ces périodes, souvent longues, d'inaction apparente?

Elles travaillent. Elles remuent de la terre. Elles développent, de plus en plus, le dédale des tran- chées et des boyaux d'accès.

Pendant le jour, les hommes dorment dans leurs abris, jouent aux cartes, parcourent un journal ou un livre, écrivent à leurs parents. Dès que la nuit vient, l'activité commence et dure jusqu'à l'aube; les tranchées s'ajoutent aux tranchées ; les fils de fer et les ronces artificielles s'étendent, de place en place, sous des frondaisons de fougères, dans la paix ombreuse des grands parcs, à l'orée des sapi- nières. Dans ces beaux jardins de l'Ile-de-France, la mort guette partout.

A certains endroits les lignes se rapprochent. On est à trente mètres, à vingt mètres de l'ennemi. On sait qu'il est ; qu'il suffirait de se montrer pour que ses fusils partent...

3o LA BELGIQUE LIBRE

Les voyez-vous parfois? demandai-je aux officiers qui étaient près de moi.

Et déjà Tun me répondait : a Presque jamais. Tout le jour durant ils se terrent comme des taupes... », lorsque, me saisissant par le bras :

Regardez vite, me dit quelqu'un, droit devant vous, tout près. Dans la direction de ce poteau. En voici un !

A vingt pas de nous, en effet, une main dépas- sait le parapet de la tranchée allemande et, l'ins- tant d'après, nous vîmes le propriétaire de cette main qui se découvrait un peu.

Des fusils, déjà, étaient braqués sur lui et le visaient longuement, soigneusement, comme on vise une bête fauve dans une chasse à l'affût. Gela dura trente, quarante secondes, et j'eus le temps de me poser cette question.

« Souhaitais-je que nos hommes tirent juste? » Eh bien, non, je ne le souhaitais point, comme je l'eusse souhaité peut-être si, la veille, j'avais vu tomber près de moi quelque camarade. En quelque sorte, malgré moi, je faisais des vœux pour que l'Allemand en réchappe. Un coup partit, puis deux autres. Mes vœux étaient exaucés, et je me disais que, sans doute, mieux eût valu réserver ma pitié pour d'autres.

Au reste, l'instant d'après, un coup de fusil, tiré en réponse, nous replaçait devant ce dilemme de toute guerre : tuer ou être tués I

DANS LES LIGNES FRANÇAISES

Il ne faudrait pas croire cependant que tou- jours les soldats qui se trouvent ainsi nez à nez se tirent dessus ou s'envoient des grenades.

A certains moments, on se jette des journaux, roulés en boule et lestés d'un caillou.

L'autre jour, ici même, les Français virent arri- ver un chien, porteur de ce message :

« Prière de prévenir le caporal X... que sa femme et ses enfants qui habitent Lens (dans les lignes allemandes) se portent bien et lui envoient leurs amitiés. »

Au moment de l'intervention italienne, les Fran- çais se firent une fête d'annoncer l'événement de l'autre côté de la barricade.

Bonne nouvelle pour vous, les Boches : l'Italie entre dans la danse !

Et les Boches de répondre, du tac au tac :

Tant mieux. Ce nous sera une vraie joie que de leur tomber dessus !

On se demandera, peut-être, comment il est possible que ce tête-à-tête se prolonge entre ces deux armées formidables qui auraient, l'une et l'autre, un intérêt vital à pousser de l'avant.

Pour s'en rendre compte, il faut avoir vu les travaux de défense que, pendant dix mois, les a'dversaires ont accumulés.

On a transformé en casemates les carrières si nombreuses dans la région de l'Aisne. On a créé des abris bétonnés, ou protégés par une épaisse

32 LA BELGIQUE LIBRE

couche de terre, à l'épreuve des obus. Le matin même un projectile de i5o était tombé sur Tun de ces abris. Il n'avait fait de mal à personne ! On a pris, pour organiser la défense, des matériaux empruntés à tous les chantiers, à toutes les usines d'alentour.

J'ai vu, par exemple, à Soissons, ce que je n'avais jamais vu auparavant : une distillerie ser- vant à quelque chose.

Il est vrai qu'elle est en ruine.

On a pris les briques de ses murs, troués d'obus, pour renforcer les parapets des tranchées. On a rempli de terre les tonneaux pour en faire des barricades. On s'est servi de la ferraille des chau- dières pour couvrir les abris. Jadis cette usine servait à empoisonner des Français. Elle les défend aujourd'hui contre l'invasion. Avant la guerre, elle alimentait les assommoirs de Paris. A présent, et au point le plus critique, elle barre la route de la capitale, et les poilus qui la gardent des élec- teurs de M. Briand, des métallurgistes de la Haute-Loire sont bien résolus à ne la quitter que le jour ils avanceront.

Ma grande préoccupation, naturellement, au cours de cette visite, était de m'enquérir du moral de cette armée qui, depuis un an, du côté occi- dental, a porté glorieusement presque tout le poids de la guerre.

Il ne m'a point fallu longtemps pour être fixé.

DANS LES LIGNES FRANÇAISES 33

Avez-vous confiance? demandai-je.

Ce n'est pas de la confiance, me fut-il ré- pondu, c'est de la certitude. Gela durera ce qu'il faudra. Mais nous les tenons. Et nous les aurons. Le tout est qu'à l'arrière on ne fléchisse pas.

Tel est le langage que me tint un chef d'armée.

Mais, partout, avec d'autres mots, on me disait les mêmes choses.

Il y a quelque temps, ajoutait-on, les soldats avaient peine à accepter l'idée d'une campagne d'hiver. Aujourd'hui, ils l'acceptent avec résolu- tion. Si elle est nécessaire, on la fera. On la fera, parce qu'on se bat pour ne plus devoir se battre, parce qu'on ne veut pas être contraint de recom- mencer dans dix ans, parce qu'on veut épargner à ses enfants ou à soi-même les horreurs d'une nou- velle guerre. Pour cela il faut vaincre. On vaincra.

Voilà ce que j'ai vu et entendu dans les tran- chées, devant Arras et devant Soissons. Jamais plus noble cause n'a trouvé de plus dignes défen- seurs. Et, après ces deux jours de contact avec eux, je résume mes impressions en un mot : la France a le droit d'être fière de ses officiers et de ses soldats.

BELGIQUE ENVAHIE

LA BATAILLE DE L'YSER^')

IMPRESSIONS D'UN TÉMOIN

L'armée belge, au début de cette guerre, passait pour quantité à peu près négligeable. Bien plus justement que de Tarmée britannique, le Kaiser eût pu dire d'elle : A contemptible Utile army, A deux points tournants de la guerre, cependant, cette armée eut son heure. A Liège, d'abord, lorsqu'elle imposa aux Allemands quelques jours de retard qui rendirent possible la bataille de la Marne. Puis, après Anvers, sur l'Yser, lorsque, presque seule au début, elle arrêta la marche sur Calais et fixa, jusqu'à présent, le front des Alliés dans les Flandres.

II m'a été donné d'être témoin des principales phases de cette bataille de l'Yser. C'est à ce titre que je demande la permission de dire au public britannique ce qu'y fut le rôle de l'armée belge, et de rendre à nos braves soldats l'hommage qu'ils ont mérité.

Lorsque, le mardi i3 octobre 1914? le Gouver-

(i) The Nineteenth Century, mars 1916.

LA BATAILLE DE l'ySER 35

nemenl belge partit d'Ostende pour Le Havre, je ne croyais pas de sitôt remettre les pieds en terre belge.

Le hasard soit béni qui en décida autrement.

Nous arrivâmes au Havre dans la soirée. M. Augagneur, ministre de la Marine, nous reçut au nom du Gouvernement français. Il m'annonça son départ, le lendemain, pour notre Grand Quar- tier général, il allait saluer le roi Albert. Je lui demandai de raccompagner, et, le i5 au matin, nous étions à la frontière belge.

De Dunkerque à Furnes, était le Roi, il y a vingt kilomètres à peine. Notre auto mit plus de deux heures à les franchir. Sur la route et dans les champs qui la bordaient, tout un peuple fuyait devant l'invasion : en cette seule journée, plus de 60.000 fugitifs arrivèrent à Dunkerque, à pied, en carrioles, ou dans les bagages de la troupe et, avec eux, spectacle que je n'oublierai de ma vie 3o.ooo hommes de la garnison d'Anvers, éreintés, débandés, beaucoup ayant jeté leur fusil et leur sac, qui s'en allaient droit devant eux, jusqu'au moment des barrages de gendarmes les arrê- taient au passage.

A voir cette débâcle je n'ose pas dire cette retraite, bien que, sans doute, elle ressemblât à toutes les retraites on eût pu croire que tout était fini, qu'il n'y avait plus d'armée belge, que demain il n'y aurait plus de Belgique et qu'aux

36 LA BELGIQUE LIBRE

Allemands victorieux, la route de Dunkerque, la route de Calais serait ouverte sans résistance effi- cace.

Heureusement, ce n'était qu'une apparence.

Dans le flot humain que nous remontions, il n'y avait, ou guère, que des troupes de forteresse appartenant à d'anciennes classes, et que la loi même affectait uniquement à la défense des places fortes. Mais l'armée de campagne restait. Ses divi- sions venaient d'arriver sur l'Yser, et, ce jour même, le Roi avait adressé aux troupes, si dure- ment éprouvées, la proclamation que voici :

(( Soldats,

(( Voilà deux mois et davantage que vous com- battez pour la plus juste des causes, pour vos foyers, pour l'indépendance nationale.

(( Vous avez contenu les armées ennemies, subi trois sièges, effectué plusieurs sorties, opéré sans perte une longue retraite par un couloir étroit.

(( Jusqu'ici vous étiez isolés dans cette lutte immense.

(( Vous vous trouvez maintenant aux côtés des vaillantes armées françaises et anglaises. Il vous appartient, par la ténacité et la bravoure dont vous avez donné tant de preuves, de soutenir la réputa- tion de nos armes. Notre honneur national y est engagé.

3?

(( Soldats,

« Envisagez Tavenir avec confiance, luttez avec courage.

« Que, dans les positions je vous placerai, vos regards se portent uniquement en avant et considérez comme traître à la patrie celui qui pro- noncera le mot de retraite sans que Tordre formel en soit donné.

« Le moment est venu, avec Taide de nos puis- sants Alliés, de chasser du sol de notre patrie l'en- nemi qui Ta envahie au mépris de ses engagements et des droits sacrés d'un peuple libre.

« Albert. »

Après deux mois de replis devant des forces su- périeures, Tarmée belge recevait donc Tordre de s'arrêter et de tenir, de défendre jusqu'à la mort le dernier lambeau de notre territoire. Il s'agissait de conserver, coûte que coûte, ce suprême réduit de notre indépendance. Il s'agissait aussi de pro- longer la ligne anglo-française, de constituer le grand rempart qui va de la mer aux Vosges, de barrer pour toujours la route à ceux qui voyaient dans Dunkerque ou Calais des gîtes d'étapes sur le chemin de Paris ou de Londres. Gomme avant les journées de la Marne, on était à un tournant de la guerre. La bataille de TYser allait s'engager.

Pour dire ce que fut cette bataille, nous eussions voulu donner la parole à Tun de ceux qui en furent

38 LA BELGIQUE LIBRE

les héros. Mais nos soldats ou nos officiers ont, à riieure présente, mieux à faire que de raconter leurs exploits. Que l'on me permette donc de me substituer à eux et d'apporter, sur la défense de l'Yser, les impressions d'un spectateur.

Mais auparavant, des précisions sont nécessaires, et sur le champ de bataille et sur les effectifs qui allaient entrer en contact.

De Nieuport à Dixmude, ou plutôt, des dunes de Nieuport-Bains aux prairies de Saintr-Jacques- Cappelle, il y a vingt kilomètres. C'est ce front de vingt kilomètres que les Belges allaient défendre avec l'appui de ces fusiliers marins, dont Le Goffic, dans un livre superbe, a dit les hauts faits.

Pour tenir sur ce front, ils avaient trois lignes de défense :

Une ligne avancée sur la rive droite de l'Yser, formée par une série de points d'appui : Lombart- zyde, Schoore, Keyem, Beerst;

La ligne d'eau de l'Yser, large de vingt mètres environ ;

La ligne de chemin de fer de Nieuport à Dix- mude, dont le remblai forme, à l'heure actuelle, la première ligne de nos tranchées.

Telle quelle, la position présentait de réels avan- tages : avec la mer à sa gauche, bientôt une flotte anglaise devait paraître, elle se trouvait dans le prolongement du front anglo-français qui, de Lassigny, se dirigeait vers Arras et assurait, dans

LA BATAILLE DE l'ySER Sq

des conditions favorables, la jonction avec ce front. De plus, envisagée en elle-même, elle opposait à Tennemi de sérieux obstacles naturels : le fleuve d*abord, et, derrière lui, tout un système de fossés, de canaux, de rivières dont la plus importante, pa- rallèle à ITser, s'appelle le Beverdijk, mais elle avait aussi un point faible. Il suffit de jeter un coup d'oeil sur la carte pour s'en rendre compte. De Nieuport à Dixmude, l'Yser décrit un arc de cercle dont la corde est formée par la ligne du chemin de fer.

Que Nieuport ou Dixmude - ces deux arcs- boutants de la défense fussent pris, et la ligne d'eau devenait intenable. De plus, entre les deux localités, le fleuve forme une boucle, la boucle de Tervaete, qui diminuait de beaucoup la difficulté du passage.

Or, pour assurer la défense, le roi Albert n'avait que des eff'ectifs terriblement réduits : 82.000 hommes et 48.000 fusils, plus 6.000 fusiliers ma- rins, dont la majorité était de jeunes hommes, des apprentis fusiliers, de dix-huit à vingt ans, que les Allemands appelaient des « demoiselles à pompon rouge ».

Du côté des assaillants, au contraire, il y avait trois corps d'armée, le 111% le XXIP et le Xin% plus une division, la division d'ersatz, soit i5o.ooo hommes avec une artillerie lourde formi- dable, tandis que les Belges et les fusiliers marins n'avaient que leurs pièces de campagne.

40 LA BELGIQUE LIBRE

Cette énorme disproportion de forces, il est vrai, ne devait être que temporaire.

Aux Belges harassés, épuisés, démoralisés peut- être, décimés en tout cas et par le siège d'Anvers et par huit jours d'une retraite plus que pénible, le haut commandement français ne demandait qu'une seule chose : tenir pendant quarante-huit heures, jusqu'à ce que des renforts arrivent.

Mais pourrait-on tenir, même pendant quarante- huit heures?

Les meilleurs en doutaient.

Le i5 octobre, sur la place de Furnes, je ren- contrai Paul Lippens, grand propriétaire et grand industriel, qui s'était engagé comme simple soldat au début de la guerre, et qu'une balle perdue devait tuer neuf mois plus tard. Il me le dit très net : dans l'état est l'armée, si elle résiste pen- dant deux jours, ce sera un miracle.

Un miracle, soit; mais ce miracle, l'esprit de liberté, l'amour farouche du sol natal allaient l'ac- complir.

Dès le lendemain, i6 octobre, on tirait les pre- miers coups de canon, et, huit jours après, lorsque je revins sur l'Yser, les fusiliers marins à Dixmude, ailleurs les Belges, les seuls Belges, attendant tou- jours des renforts, des renforts qui ne venaient pas, tenaient encore, obstinément, désespérément, malgré la fatigue, malgré la tension nerveuse effroyable de huit jours de tranchées, malgré le feu

LA BATAILLE DE l'ySER 4i

infernal des canons, malgré les attaques formi- dables de l'infanterie allemande.

Chaque jour, de nouvelles vagues grises défer- laient sur nos lignes, avec une force accrue.

Dans l'ivresse de la mêlée, coude à coude, sur seize rangs, sur vingt rangs d'épaisseur, les Alle- mands se ruaient sous la mitraille; c'étaient de nouvelles levées, et parmi elles, la fleur de la jeu- nesse berlinoise. Beaucoup, paraît-il, étaient ivres, ivres d'alcool ou d'éther, mais ivres aussi de car- nage et de gloire.

Nos hommes les laissaient approcher jusqu'à moins de cent mètres, puis les abattaient par paquets, au pied de leurs tranchées, dans le réseau de fils de fer les survivants s'accrochaient pour mourir.

Et chaque jour, à Dixmude, à Nieuport, à Ter- vaete, cela recommençait jusqu'à l'heure trois coups de sifflet donnaient à la machine sanglante l'ordre de cesser tout son travail.

Mais les forces humaines ont leur limite. Il était temps, plus que temps que les renforts arrivent.

Dès le rg, il avait fallu abandonner la ligne avancée.

Le 22, vers la fin de la nuit, les Allemands s'étaient emparés d'un pont de circonstance jeté vers Tervaete, dans la boucle de l'Yser, et avaient passé sur la rive gauche.

Le centre du front était enfoncé ; la ligne de che-

42 LA BELGIQUE LIBRE

min de fer était menacée à son tour, et peut-être cette lutte inégale se fût-elle terminée par un désastre sans Faide de trois grandes forces qui allaient tout sauver : la flotte anglaise, l'inondation et l'arrivée de renforts français.

La flotte anglaise, d'abord.

Le i8 octobre, les Allemands dessinaient leur attaque sur Nieuport et se jetaient sur Lombart- zyde, défendu par notre 5^ de ligne, lorsqu'une flottille anglaise surgit, bientôt complétée par quelques unités françaises et, avec ses gros canons, se mit à bombarder leurs troupes tout le long de la côte jusqu'à Middelkerke. Cette intervention, que l'ennemi n'attendait pas, fut, durant toute la bataille, un soutien très efficace pour la défense.

J'eus l'occasion de m'en rendre compte, le 23 oc- tobre, à Nieuport-Bains.

Nos batteries de campagne, dissimulées par des branchages, étaient sur la route parallèle à l'Yser, près de la gare. Il pouvait être midi et c'était l'ac- calmie. Près de leurs pièces, dont quelques-unes seulement étaient en action, nos artilleurs man- geaient, dormaient, se faisaient la barbe. Dans leur poste de combat, qu'un obus de 1 5 avait visité une heure avant, les officiers nous avaient offert le café. Nous sortîmes. La canonnade avait repris plus vive, et mon inexpérience de novice s'exerçait à distinguer entre les détonations : tout près de

LA BATAILLE DE l'ySER 43

nous, raboiement sec des pièces de campagne ; derrière nous, la basse profonde des obusiers, dont les projectiles passaient par-dessus nos têtes et, pour la riposte, Téclatement des shrapnells dont les fumées jaunes nous donnaient le spectacle d'un feu d'artifice en plein jour. Mais tout à coup comme au désert le rugissement du lion couvre la voix des petits fauves, des détonations plus loin- taines, mais formidables, viennent dominer tout ce bruit : là-bas, devant Nieuport,, sur la mer calme, les « men of War » avaient ouvert le feu sur les lignes ennemies.

Ils étaient à trois kilomètres de nous qui étions à dix mètres de nos batteries, mais leur tonnerre était tel que nous n'entendions plus rien d'autre. Pendant une heure, nous les vîmes tirer vers l'in- térieur, à des milles de distance, prenant à revers les tranchées allemandes, détruisant leurs batteries, rendant, de ce côté, toute avance impossible. Et tandis qu'à Dixmude, les fusiliers marins, avec les Belges du colonel Maiser, ne résistaient que par des prodiges d'héroïsme, Nieuport et sa tête de pont restaient intangibles. Or, qui tenait Nieu- port, avec son système d'écluses, pouvait tout arrêter.

A cette heure suprême, en effet, nous avions une autre alliée : l'inondation.

Dès la journée du 26 octobre, comme il fallait songer à un repli des troupes sur la ligne du che-

44 LA BELGIQUE LIBRE

min de fer, le haut commandement se préoccupait de constituer un obstacle important en avant de cette ligne, de cette dernière ligne de défense. Il projeta de tendre une inondation entre le remblai de la voie ferrée et la digue de TYser. A cet effet, il prescrivit de conduire des barrages à travers les aqueducs qui passent sous le remblai. Il suffirait alors d'ouvrir à Nieuport les écluses donnant accès vers le Beverdijk et de les fermer à marée basse pour mettre progressivement sous Teau le terrain occupé par les lignes allemandes.

Cette inondation, qui fut un des éléments de la victoire, a eu sa légende : c'était dans Tordre.

On raconte qu'un vieil homme, possesseur de papiers mystérieux datant d'un autre siècle, qui révélaient la possibilité de l'inondation, avait livré ce secret à l'État-major et, par le fail, sauvé ce qui restait de Belgique libre. La vérité est, comme il arrive toujours, beaucoup plus simple.

Pour s'assurer que l'inondation était possible, il suffisait de regarder la carte et ses cotes de niveaux. Mais la difficulté réelle était que, pour ouvrir les écluses, pour manœuvrer les vannes, pour effectuer les travaux préparatoires, il fallait opérer la nuit, dans une zone dangereuse, entre les lignes belges et les tranchées allemandes, sans éveiller l'attention d'un ennemi toujours attentif.

Deux jeunes officiers, les capitaines du génie Thys et Ulmo, furent chargés de cette tâche qui leur

LA BATAILLE DE L*YSER 4^

valut d'être faits chevaliers de la Légion d'honneur. Ils furent aidés par un éclusier le vieil homme de la légende de qui la promesse d'une décoration et d'une récompense leva les hésitations et, pen- dant trois jours, avec une dizaine d'hommes armés de leviers pour la manœuvre, ils travaillèrent dans l'ombre, levant les vannes des écluses quand la mer montait, les abaissant pour retenir les eaux pendant le reflux.

L'un d'eux me racontait qu'une nuit, étant à son poste, il aperçut ou plutôt devina une ombre qui se glissait à ses côtés. Un homme était et, comme il le saisissait, l'autre murmura doucement : « Goumi, goumi. » C'était un goumier marocain, qui dans son jargon expliqua que son colonel lui avait donné l'ordre d'aller aux avant-postes, d'y prendre vivante une sentinelle allemande et de la lui ramener, pour en avoir des renseignements.

Si c'est comme cela, vas-y donc, et bonne chance !

Le Marocain continua sa route et, une heure après, reparut sain et sauf : il avait trouvé son homme, l'avait rendu muet sous la menace de son couteau et, triomphalement, le ramenait en le tirant par l'oreille : son colonel serait content.

Mais revenons à l'inondation.

Le 28, les écluses furent ouvertes et lentement les eaux commencèrent à s'épandre au front des divisions belges. Il leur fallut plusieurs jours pour former, sur un front de six lieues, une vaste lagune

46 LA BELGIQUE LIBRE

artificielle, large de quatre à cinq kilomètres, pro- fonde à peine de trois ou quatre pieds. Des troupes, à la rigueur, y eussent pu s'engager, si la brusque dépression des canaux et des fossés n'y avait ouvert, à chaque pas, des trappes invisibles. Aussi, lorsque gagnés par Feau, les Allemands voulurent s'enfuir, plusieurs centaines d'entre eux furent noyés comme des rats.

Grâce à ce barrage liquide, les lignes de l'Yser devenaient intenables, et si, depuis un an, les pertes de l'armée belge ont été relativement faibles, c'est à sa protection qu'elles le doivent. Si le con- tact était immédiat sur tout le front, comme il l'est devant Dixmude, il y a longtemps que nos effectifs, insuffisamment renouvelés, seraient, ou à peu près, réduits à rien. Mais, d'autre part, ce serait une erreur de penser que sans l'inondation la bataille de l'Yser eût été perdue. Quand elle arriva sur le front des troupes, l'ennemi, sur presque tous les points, était déjà en échec, les renforts français étaient entrés en action.

Aux premiers jours de la bataille, l'armée belge, nous l'avons dit, n'avait d'autre appui que les 6.000 fusiliers marins de l'amiral Ronar'ch. 60.000 hommes à peine tenaient tête héroïquement à sept divisions allemandes. Mais, de jour en jour, la pression allemande devenait plus forte. Si Nieu- port et Dixmude nous restaient, grâce à l'acharné-

LA BATAILLE DE l'ySER ^7

ment de la défense, notre centre était enfoncé et, dès le 23 octobre, par la boucle de Tervaete, les Allemands, en vagues successives, déferlaient vers la ligne du chemin de fer.

J'étais, ce jour-là, à Ramscappelle, au poste de campagne du général commandant la i"^* D. A., et j'assistais, pour la première fois, à Tune de ces canonnades infernales caractéristiques de la guerre moderne, qui faisait tomber sur les positions belges un déluge de projectiles.

Le champ de bataille, en apparence, était désert. A part quelques soldats à côté de nous, tapis dans le fossé de la route, on ne voyait rien, rien que les a marmites » tapant de tous côtés, et, de temps à autre, un homme courant d'une tranchée à l'autre, comme les lapins, dans les dunes, sortent d'un terrier pour se jeter dans le terrier voisin.

Mais là-bas, en avant de la ligne du chemin de fer, on devait se battre corps à corps et, aux nou- velles qui arrivaient, je voyais le front du général s'assombrir : certes, ils ne passeraient pas aujour- d'hui, mais qu'arriverait-il demain si les Français tant attendus n'arrivaient pas à la rescousse ?

Je rentrais à Furnes vers le soir, l'angoisse au cœur, lorsque notre auto arrêtée à l'entrée de la ville, quelqu'un me dit : « On passe une revue sur la place. »

Une revue à pareil moment? C'était invrai- semblable, et néanmoins c'était vrai !

48 LA BELGIQUE LIBRE

Sur la vieille place si pittoresque, que les obus allemands n'avaient pas encore touchée, on passait réellement une revue. Le Roi était là, le général Joffre aussi, et, devant eux, des soldats défilaient : quelques bataillons de chasseurs en uniformes pou- dreux, mais alertes, mordants, pleins d'ardeur guerrière, l'avant-garde des forces qui venaient à notre secours.

Nous n'étions plus seuls, enfin ! La France était là, l'Angleterre plus loin, vers Ypres. Et de la mer aux Vosges allait se constituer cette muraille continue et formidable, derrière laquelle, aujour- d'hui encore, deux millions d'hommes montent la garde pour la défense du droit, de la liberté, de la civilisation.

Faut-il maintenant que j'achève de raconter la bataille de l'Yser?

Nous sommes le 28 au soir.

Dès le lendemain, une brigade de la 42® division française agit dans la boucle de Tervaete. On recule encore, mais pied à pied et, le 26, des contre-atta- ques se produisent. Cependant les troupes s'épui- sent; leurs pertes sont énormes : plus de 12.000 hommes sur 48.000 engagés. De plus, une nouvelle alarmante vient aggraver la situation : depuis huit jours, les pièces d'artillerie ne cessaient d'intervenir, cherchant par une action violente à suppléer à la faiblesse des effectifs, autant qu'à contre-balancer la supériorité de l'ennemi en artillerie lourde.

LA BATAILLE DE l'ySER 49

Or, ce service intensif a mis quantité de pièces hors d'usage et réduit à ce point les munitions que les batteries disposent à peine d'une centaine de coups par pièce.

Pendant une semaine encore cependant, on se bat, suppléant, à force de ténacité, aux effectifs et au matériel qui manquent.

Enfin, le 3o octobre, c'est la crise suprême. Sur la gauche et sur le centre du front, l'ennemi atta- que partout ; partout aussi il est repoussé, sauf en face de Ramscappelle où, jetant des bombes dans les tranchées, il prend pied sur le chemin de fer et pousse jusqu'au village. La ligne est percée et la trouée serait faite si, dans l'après-midi et dans la nuit, le de ligne, un bataillon du 7*^, un bataillon du i4* et deux bataillons français des turcos devant lesquels tout cède ne repoussaient, la baïonnette aux reins, les Allemands au delà du chemin de fer. Ils ne devaient plus y revenir.

Sur les autres parties du front, l'ennemi ralentit son activité et le bombardement devient moins in- tense. Partout l'inondation fait des progrès : l'occu- pation par l'ennemi des tranchées entre le fleuve et le chemin de fer devient impossible ; il se retire, abandonnant des blessés, des armes, des muni- tions : la route est barrée ; le Kaiser est en échec ; la bataille de l'Yser est finie.

Mais les pertes de l'armée belge ont été cruelles : environ 14.000 hommes tués et blessés, l'infan-

BELGIQUE ENVAHIE 4

50 LA BELGIQUE LIBRE

terie notamment est réduite de 48.000 à 32. 000 fusils et, avant quelques jours, cette armée affai- blie, épuisée, va devoir donner de nouvelles preuves d'endurance, en luttant contre le mauvais temps, contre les froides pluies de novembre.

Ce que furent ces nouvelles épreuves, ceux-là seuls qui ont été en contact avec nos troupes, durant l'hiver dernier, peuvent le dire.

Après Anvers, tout le service de l'Intendance devait être réorganisé, et pendant de longues semaines, dans leurs tranchées, qui n'étaient encore que des rigoles boueuses, les pauvres soldats belges restèrent, avec des souliers qui faisaient eau et des uniformes trop minces, sans chaussettes et sans linge de rechange.

Je me hâte d'ajouter que, depuis un an, grâce à l'Intendance, grâce à nos amis de France et d'Angleterre, il a pu être porté remède à ces mi- sères.

La seconde campagne d'hiver, pour l'armée belge, est moins rude que la première. Mais il reste cependant que, la Belgique étant occupée par l'ennemi, nos hommes n'ont pas, comme leurs camarades anglais et français, tout un peuple der- rière eux pour les aider et les soutenir, leur envoyer de ces menues douceurs qui leur rendraient l'exis- tence plus supportable.

Il y a quelque temps, le général italien Porro, revenant du front, écrivait que les soldats belges

LA BATAILLE DE l'ySER 5i

lui avaient paru « infiniment tristes » . Triste : on le serait à moins. Voici dix-neuf mois qu'ils n'ont pas revu leurs foyers, qu'ils sont séparés de leurs pa- rents, de leurs amis, de tout ce qu'ils aiment, par la barrière des lignes allemandes. J'en ai vu qui, depuis le i5 août 19 14) n'ont jamais reçu une lettre de chez eux I

Malgré tout cependant, j'ose dire qu'ils ne sont pas tristes ou, du moins, que leur tristesse ne diminue ni leur patience, ni leur volonté de vaincre, ni leur confiance exaltée dans le triomphe final. Mais peut-être est-il des heures la nostalgie les prend, ils ont besoin d'être soutenus et récon- fortés.

Aussi j'ose demander au peuple britannique de penser parfois à nos soldats, de les confondre avec les siens, de les traiter comme ses propres enfants. Ils en sont dignes.

LES VILLES DÉTRUITES DE LA WEST-FLANDRE

De toutes les contrées belges, le Veurne Am- bacht, la région de FYser, était peut-être la plus paisible. Éloignée des centres industriels, à l'écart des grandes voies de communication, hors de la route de Paris, elle semblait, plus que toute autre, à Tabri des risques d'invasion et de guerre. C'est elle cependant qui a le plus cruellement souffert. Ailleurs, à Louvain, à Termonde, à Dinant, la « furie teutonne » n'a eu que vingt-quatre heures pour sévir. Ici, depuis tantôt un an, l'artillerie allemande sans parler de nos ripostes pour- suit une œuvre de destruction systématique. Sur la bande de territoire qui représente, pour le mo- ment, tout ce qui reste de Belgique libre, il n'y a pas un seul village, une seule localité, qui soit hors de portée des canons ennemis. Presque tous ont été atteints. Les autres peuvent l'être à tout moment. Au delà même de nos frontières, à Ber- gues, à Dunkerque, un 38o, d'une portée de 25 milles, envoie, ou envoyait, de temps à autre, des obus de 600 kilos, dont l'éclatement mettait, à

r

LES VILLES DÉTRUITES DE LA WEST-FLANDRE 53

tout coup, une maison en miettes. A Furnes, à Poperinghe, des projectiles de 210 ou de i5o ont fini par chasser les deux tiers de la population; les autres, à chaque alerte, se réfugient dans leurs caves. Enfin, plus près de la ligne de feu, à Re- ninghe, à Pervyse, à Ramscappelle, à Nieuport, à Ypres, on peut dire, sans aucune exagération, qu'il n'y a littéralement plus une seule maison qui soit autre chose qu'un amas de décombres. Des églises il reste, si possible, moins encore : les tours sont rasées, les nefs effondrées, les façades trouées d'obus ; les œuvres d'art volées ou anéan- ties. A Ramscappelle, le Christ, arraché de la croix, gît, symbole sinistre, au milieu des décombres. A Reninghe, le bombardement l'a mis en trois mor- ceaux : les bras restent cloués à la croix ; le torse est tombé par terre; les jambes, enlevées par un obus, ont roulé jusque dans le cimetière.

Ces villes ou ces villages tués sont naturellement déserts ou presque. Lors d'une visite que je fis à Nieuport, au printemps dernier, à un moment la ville ne contenait pas de troupes, je rencontrai dans les rues, en tout et pour tout, comme seul être vivant, un chat famélique.

Ailleurs, dans les mêmes conditions de danger, l'abandon était moins absolu. Dans Pervyse, par exemple, les Allemands bombardent sans relâche nous vîmes encore au mois d'août des femmes et leurs petits enfants, qui, ne sachant pas

54 LA BELGIQUE LIBRE

aller, restaient, malgré les obus, dans leurs misé- rables demeures. Tous les jours, l'un ou Tautre était tué ou blessé. Il en était de même dans d'au- tres villages, et on apportait dans les hôpitaux du front d'innocentes victimes, mutilées par quelque projectile.

Un médecin militaire nous disait à ce propos : « J'ai vu, depuis un an, bien des choses affreuses ; mais, lorsque l'autre matin on nous apporta une petite fille de six ans, les pieds enlevés et que j'ai vu ces pauvres moignons couverts d'un sang noir, qui ressemblaient à du civet de lièvre, j'ai failli m'évanouir. »

La reine Elisabeth s'est émue de cette situation. Elle a fait établir en pleine campagne, hors de la zone de feu, un refuge qui s'appelle, du nom de sa petite fille, « Refuge Marie-José » : des pavillons de bois démontables, servant de dortoir, de salle à manger, de chambre de jeu, il y a place pour cent enfants. On y envoie les plus exposés, en at- tendant que l'on puisse les évacuer vers la France et les remplacer par d'autres.

De son côté, un officier de l'armée belge, le major Godenir, voyant autour de son cantonne- ment des douzaines d'enfants errer sur les che- mins, eut l'idée de créer à leur intention une école de l'armée. On mit à sa disposition des baraque- ments inutilisés. Quelques intellectuels simples sol- dats s'improvisèrent instituteurs, sous la direction

LES VILLES DÉTRUITES DE LA WEST-FLANDRE 55

d'un professionnel venu de Louvain. Avec quelque deux cents francs on acheta des fournitures clas- siques. L'Intendance consentit à faire la soupe pour les petits écoliers, et aujourd'hui plus de cinq cents enfants fréquentent Técole et, à deux kilomètres de la ligne de feu, reçoivent les éléments de l'instruc- tion.

Certains d'entre eux font cinq quarts d'heure de marche pour venir en classe et, dans toutes les localités d'alentour il n'y a plus d'instituteur, l'école de l'armée jouit, auprès des parents, d'une légitime popularité. Pendant le jour, au moins, leurs petits n'ont rien à craindre. La nuit, il y a les caves.

A côté de cette institution, d'autres se créent à mesure que le temps passe. On établit une nou- velle école à Furnes ; on a constitué des comités de ravitaillement qui, avec le concours du Gouverne- ment belge et de donateurs anglais, français ou américains, distribuent des secours en argent, des vêtements, des vivres. A Poperinghe, deux femmes admirables, M"^» d'Ursel et Van den Steen, avec l'assistance infatigable des (( Friends », la Société des Amis, ont constitué tout un système d'hôpitaux de campagne, pour les militaires comme pour les civils. Le bombardement les a chasâées de la ville; elles se sont installées dans les champs à quelques kilomètres de là.

Malgré toutes ces bonnes volontés cependant, la

56 LA BELGIQUE LIBRE

misère reste grande et rien n'est plus navrant que de parcourir cette terre de désolation, avec ces vil- lages rasés, ces villes réduites à Tétat de sque- lette. Mais, parmi ces ruines, il en est une qui im- pressionne plus que les autres, parce qu'il s'agit d'une ville importante et riche de souvenirs : Ypres.

J'ai vu Ypres deux fois depuis la guerre : au mois de mars et à la fin d'août 1916. En mars, toute la ville était battue par l'artillerie ; on était en train de la démolir. En août, elle était démolie et, le jour nous la visitâmes, silencieuse comme une nécropole.

Sur la GrandTlace, dont notre auto fit lentement le tour, pas un être vivant. Rien que des ruines informes et, au milieu, douloureusement belles malgré tout, l'église Saint-Martin et les Halles, plus en ruines que le Forum romain ou les restes de l'Acropole d'Athènes.

On ne tirait pas ce jour-là; tout était calme comme la mort et, pendant que nous chemi- nions par ses rues désertes, je songeais au pro- blème de la reconstruction des villes mortes de la West-Flandre. Ce que serait cette reconstruc- tion, l'exemple des villes anéanties par des trem- blements de terre, des éruptions volcaniques ou des incendies comme celui qui détruisit Chicago, est pour nous le dire.

Tout d'abord il est certain qu'on les rebâtira sur l'emplacement qu'elles occupaient avant la guerre.

LES VILLES DÉTRUITES DE LA WEST-FLANDRE 67

Et ce pour une raison bien simple : si les maisons n'existent plus, la propriété des terrains subsiste et, par le fait, chaque propriétaire aura des raisons décisives pour reconstruire au même endroit.

D'autre part, on ne peut raisonnablement espérer que nos vieilles villes détruites retrouvent jamais la physionomie pittoresque qui leur avait été donnée par les siècles.

Nieuport, par exemple, n'avait guère changé depuis deux cents ans. Ses monuments étaient, en somme, d'un intérêt secondaire, mais il n'y avait pas une maison, dans ses rues longues et droites, qui ne contribuât à lui donner du caractère.

Tout cela est à jamais perdu ; nous ne reverrons jamais plus, telles que nous les avons connues et aimées, nos villes de la West-Flandre. Souhaitons seulement que l'on ne songe pas, sous prétexte de renaissance flamande, à nous en donner la cari- cature, à refaire à grands frais un décor, un pas- tiche, quelque chose comme le Vieux Bruxelles, ou le Vieil Anvers, ou Venise à Paris des expositions universelles. Puisque le passé n'est plus, n'essayons pas vainement de le faire revivre. La table est rase. Que l'on fasse du nouveau. Que l'on fasse le nécessaire pour que les cités de la nouvelle Bel- gique, construites ou reconstruites au vingtième siècle, soient bien des produits de leur époque et s'inspirent, avant tout, des nécessités de l'hygiène, des exigences de la vie moderne.

58 LA BELGIQUE LIBRE

Pour arriver à ce résultat, une action collective s'impose. Livrés à eux-mêmes, travaillant sans pro- gramme arrêté, les architectes individuels feraient des horreurs. Le Gouvernement, après la guerre, devra aider les individus à rétablir leurs foyers. Il aura, pour le faire, un instrument efficace et puis- sant dans la Société nationale des Habitations à bon marché, créée en igiS sous l'inspiration de mon maître et ami, Hector Denis. Mais il ne suffira pas de prêter de l'argent ; il faudra aussi faire la part de l'intérêt général, subordonner les avances ou les subsides à certaines conditions, veiller à ce que la reconstruction se fasse d'après un plan ra- tionnel, réserver dans les villes nouvelles les espaces nécessaires pour des jardins et des parcs publics.

Quant aux monuments, une distinction s'impose : s'ils ont été endommagés seulement, s'ils peuvent être restaurés, qu'on les restaure. Mais, si le dom- mage est irréparable, s'ils ne sont plus que des ruines, mieux vaut, à notre avis, les laisser dans leur état actuel.

A Ypres, par exemple, il ne serait pas impossible de reconstruire les Halles d'après les anciens plans. Mais jamais cette reconstruction ne serait aussi impressionnante que les ruines telles quelles, dressées au milieu de la vieille cité comme l'écra- sant témoignage des crimes commis en Belgique par l'invasion allemande.

LES VILLES DÉTRUITES DE LA WEST-FLANDRE 69

Quand notre pays sera rendu à lui-même, nous aurons autre chose à faire que de consacrer des mil- lions à vouloir réparer ce qui est irréparable. Il faudra payer des dettes sacrées : aux orphelins, aux veuves, aux mutilés de la guerre, à ceux qui auront vu leurs foyers détruits. Il faudra rétablir les finances, répartir plus équilablement des im- pôts énormément alourdis, travailler à rendre leur prospérité ancienne à l'industrie et à Tagriculture, jeter les bases d'une législation ouvrière répara- trice. Pareil effort absorbera pendant longtemps toutes nos ressources, toutes nos forces vives. Les monuments viendront après.

AUX SOLDATS DE L'ARRIERE

DISCOURS PRONONCÉ A L'INAUGURATION DU MESS DE GAINNEVILLE (LE HAVRE) (0

Il y a quatre mois, en décembre, ce plateau était presque un désert. Gomme par enchantement, toute une cité industrielle s^ est établie. Au lieu de deux ou trois fermes avec leurs étables, on y trouve des magasins regorgeant de munitions, des laboratoires mûrissent des inventions nouvelles, des ateliers vastes et clairs pour les heures de tra- vail et, pour les heures de repos, ce mess, grand comme une église, vous pourrez désormais vous réunir et vous récréer.

Je suis heureux de pouvoir féliciter ceux qui ont si rapidement créé pareille œuvre et j'ai la convic-

(i) XX^ Siècle, 18 avril 1916.

M. Emile Vandervelde avait constitué un fonds spécial pour ramélioration de la condition matérielle et morale. Grâce à son intervention, des mess pour soldats, avec salle de lecture et biblio- thèque, furent édifiés dans les établissements militaires belges de la région havraise, tandis que la nourriture et le logement, dans les casernes, se trouvaient sérieusement améliorés. C'est à l'inauguration d'un de ces mess que M. Vandervelde prononça le discours ci- dessus. {Note des éditeurs.)

AUX SOLDATS DE l' ARRIERE 6l

tion que vous rendrez hommage, avec moi, aux officiers de grand talent qui l'ont conçue.

Mais je me hâte de le dire, si beaucoup a été fait, beaucoup reste encore à faire pour que toutes choses soient mises au point.

Depuis que je suis au Havre, j'ai souvent causé avec les soldats, j'ai interrogé leurs officiers, leurs intermédiaires de ménage et, soit dit entre nous, j'ai parfois recueilli des plaintes sur la nourriture, ou sur le couchage, ou sur le barème des salaires.

Gela ne m'a pas étonné.

Si vous ne réclamiez pas, vous ne seriez pas des Belges. Un vrai Belge réclame toujours. Il n'a pas tort, d'ailleurs, car la langue a été donnée à l'homme pour s'en servir, et rien n'est plus naturel quand on y met les formes que de formuler des désirs ou des griefs.

Nous vous demandons, soldats, lorsque vous réclamez, de ne pas oublier deux choses essentielles.

La première, c'est que Dieu lui-même n'a pas fait le monde en un jour et qu'au lendemain de la cata- strophe de Graville, il a fallu courir au plus pressé : fournir tout de suite des obus ou des shrapnells à ceux qui sont au front.

La seconde, c'est que, même si vous étiez mal, beaucoup plus mal que vous n'êtes en réalité, vous seriez encore beaucoup mieux que vos camarades qui sont dans les tranchées de Nieuport ou de Dixmude.

62 LA BELGIQUE LIBRE

Il y a parmi vous un certain nombre, un grand nombre de vieux soldats qui ont fait la guerre, qui ont appris à connaître les fatigues, les privations et les périls.

Je leur demande, s'ils trouvent qu'on leur donne trop souvent du bouilli ou qu'il n'y a pas assez de sucre dans leur café, de sauce sur leurs patates ou de paille dans leur couchette, de songer à ceux qui montent la garde sous les shrapnells et la mitraille, dans ces plaines de l'Yser, tant de braves sont déjà morts pour le pays.

Peut-être à certains jours leur ordinaire vaut-il mieux que le vôtre. Peut-être reçoivent-ils plus souvent de menus cadeaux. Mais ils reçoivent aussi de la mitraille. Ils ne gagnent rien d'autre que leur solde. Ils sont depuis dix-huit mois dans la boue des tranchées ou sur la paille pouilleuse des can- tonnements. Ils sont mangés par les mouches l'été, par les rats l'hiver, par la vermine en toute saison. Ils courent à tout instant le risque de se voir casser la figure, et cependant ils ne se plaignent pas, ils supportent toutes les épreuves patiemment, courageusement, car ils savent qu'un jour ils au- ront leur récompense : le jour fiévreusement attendu ils rentreront en libérateurs dans la patrie re- conquise.

Mais pour que ce jour arrive, soldats car vous aussi, vous êtes des soldats non moins utiles, non moins nécessaires que les autres il faut que

AUX SOLDATS DE l'aRRIÈRE 63

de tout son effort l'armée de rarrière seconde l'ar- mée de l'avant; il faut que vous travailliez dur, plus dur que vous n'avez jamais travaillé, plus dur que vous ne travaillerez jamais, car, aujourd'hui, vous ne travaillez pas pour gagner de l'argent : vous travaillez pour sauver votre pays, pour re- trouver, pour délivrer tout ce que vous aimez, tout ce que vous possédez; vous travaillez pour qu'à l'heure bénie vous rentrerez dans votre maison, vous reverrez vos parents, vos amis, vos compa- triotes, vous puissiez dire, le cœur joyeux : « J'ai fait mon devoir; j'ai bien mérité de mon pays. »

Quand cette heure, cette heure qui vous paiera de toutes vos peines, sonnera-t-elle? Je ne le sais ni ne puis le savoir plus que vous. Mais ce que je sais, ce que j'ose affirmer avec mon inébranlable confiance, c'est qu'elle finira par sonner.

Au début de cette guerre, les Allemands avaient, outre l'avantage du nombre, l'avantage de s'être longuement, savamment, minutieusement pré- parés. Ils se croyaient sûrs de vaincre. Ils avaient la conviction que rien ne leur résisterait. Mais ils avaient compté sans l'héroïsme des nôtres. Ils ont été arrêtés sur la Marne. Ils ont été arrêtés sur l'Yser. Ils sont arrêtés devant Verdun. Et, tant qu'ils s'épuisent en de suprêmes efforts, les Alliés voient tous les jours s'accroître la force de leurs armées, la puissance de leur matériel, l'unité de leur action.

64 LA BELGIQUE LIBRE

Certes, nous ne sommes pas au bout de nos peines. Nous connaîtrons peut-être encore des heures mauvaises. Mais déjà s'ouvrent devant nous des perspectives meilleures. Déjà, j'ose le dire, la Belgique est sauvée, par ses amis et par elle-même, par le courage de ses soldats, par Ténergie de ses ouvriers, par l'admirable résistance de son peuple. Vous êtes de ce peuple, de ces ouvriers, de ces soldats. La Belgique vous remercie. Et plus que jamais, elle compte sur vous.

Un de mes amis de France, l'autre jour, se trou- vant au front, rencontra un poilu qui, stoïquement, restait à son poste sous une pluie de marmites.

Que faites-vous ? lui demanda-t-il.

Vous le voyez bien, répondit l'autre, je fais comme tout le monde. Je fais mon petit boulot.

Voilà, chers camarades, notre devoir à tous. Faire son petit boulot, sa petite part, simplement, modestement, avec le seul souci de se rendre utile. C'est l'addition de toutes ces petites volontés qui fera la victoire, la victoire du droit et de la liberté !

DANS LES TRANCHÉES FRANÇAISES EN BELGIQUE

L'autre soir, près dTpres, des officiers nous prirent avec eux aux tranchées et nous vîmes la guerre, la guerre d'à présent, féroce, sournoise, pleine d'embûches, d'autant plus active que la nuit est plus sombre, plus propice aux mauvais coups.

Pendant le jour, dans cette région, personne ne bouge. Les travaux de défense ou d'approche sont interrompus. Se montrer, ce serait se faire tuer, inutilement. Mais, dès qu'il fait noir, on se réveille. C'est l'heure de la relève. C'est l'heure aussi les troupes du génie se remettent à la besogne, les grands chefs font leur ronde.

On part, le casque en tête et le masque au côté, car les attaques de gaz sont fréquentes. La dernière date de deux ou trois jours. Au camp anglais, qui est tout proche, cent cinquante hommes qui dor- maient ne se sont pas réveillés. Les Belges et les Français, eux, ont été avertis par le bruit des sirènes, mises en action par les guetteurs, dès que les vapeurs toxiques arrivent, obnubilant les étoiles

BELGIQUE ENVAHIE 5

66 LA BELGIQUE LIBRE

OU décelant leur poison par « une odeur de bon savon » . Ils ont eu le temps de mettre leurs mas- ques. Le nuage de mort a passé, sans plus faire de victimes.

Aujourd'hui, le vent souffle de Touest. -Il n'y a pas de surprise à craindre et, sous la pleine lune, nous avançons dans un interminable boyau, à l'abri des balles perdues qui viennent, de temps à autre, frapper les sacs de terre du parapet.

Nous voici dans le village de Boesinghe, que j'ai connu jadis heureux et prospère, avec ses maisons aux toits rouges, parmi les houblonnières.

De tout cela, il ne reste rien.

J'ai vu Arras. J'ai vu Ypres. Je viens de revoir Nieuport. La destruction y est effroyable. Pas une maison qui ne soit touchée, éventrée, démolie. Mais il y a encore des maisons. Ici, il n'y a plus de maisons. On nous montre ce qui fut la rue princi- pale. L'artillerie y a fait table rase. Les obus ont tout nivelé. A droite comme à gauche, il reste un champ de tir, débarrassé de tout obstacle et que balaient, par rafales, pour empêcher qu'on n'y creuse des tranchées nouvelles, les mitrailleuses et les fusils allemands.

A l'entrée du village, il y avait un parc, avec de grands arbres ombrageant une mare. Tous ces arbres sont morts. La guerre a tout tué, même la vie végétale. Il n'y a plus de feuilles. Il n'y a plus de branches. Il ne reste que des troncs, des sque-

DANS LES TRANCHÉES FRANÇAISES EN BELGIQUE 67

lettes d'arbres, décapités, déchiquetés, abattus sur le sol, à demi plongés dans l'étang vaseux.

De temps à autre, une fusée lumineuse monte au ciel, jette un éclat brusque et de ce paysage de mort fait une eau-forte à tenter un Redon ou un Brangwyn.

Chemin faisant, notre petite troupe en kaki rencontre des soldats bleu horizon, qui, dans la chaude splendeur de cette nuit d'août, ressemblent à des ombres élyséennes : ce sont des territoriaux, des (( pépères », des hommes de plus de quarante ans, dont la seule présence, dans cet enfer, est une émouvante leçon pour les peuples, moins mili- taires, qui hésitent à mettre en ligne leurs gens mariés, beaucoup plus jeunes. Gomme si le fait d'avoir une femme, d'avoir des enfants, n'était pas des raisons de plus pour défendre ou pour libérer son pays !

Quels soldats admirables que ces Français, sobres et gais, contents de peu, satisfaits quand ils ont, à peu près régulièrement, le pain, le vin et la viande la boule, le pinard, la bidoche et qui savent mettre au service du moral le plus intrépide des merveilles d'intelligence et d'ingéniosité.

D'autres, certes, peuvent être aussi courageux. Nos Belges se sont trouvés être d'excellents soldats. Les tommies anglais ne le cèdent à personne, pour le courage et la ténacité. Mais ce n'est pas faire tort à ces vaillants, moins préparés à la guerre, que de

68 LA BELGIQUE LIBRE

reconnaître avec émotion ce que la France, ce que le soldat français a fait et continue à faire pour la cause commune.

Se souvient-on de ce que disait le président Lin- coln, durant cette guerre de Sécession qui, sous tant de points de vue, ressemble à la nôtre : « Ce fut longtemps une grave question que de savoir si un Gouvernement qui n'est pas- trop fort pour les libertés de son peuple peut être assez fort pour maintenir son existence dans les suprêmes espé- rances » ?

A cette question que les Nordistes avaient déjà résolue par leur victoire contre l'esclavage la démocratie française est en train de fournir la réponse, magnifiquement, triomphalement.

Et c'est pourquoi, dans les tranchées de Boesinghe, quand je passais à côté de ces vieux territoriaux, de ces humbles ouvriers de notre délivrance à tous, mon cœur se gonflait de ten- dresse fraternelle, et j'aurais voulu dire à chacun d'eux ce que je dis à tous : « Merci à vous, soldats de France, qui combattez à nos côtés et qui, par la vertu de votre confiance, êtes en train de sauver, avec votre pays et le nôtre, la cause de la liberté el de la démocratie en Europe. »

II LA BELGIQUE OCCUPÉE

L'HÉROÏSME DU PEUPLE BELGE ('>

Je vous remercie, du fond du cœur, Monsieur le Président, pour les paroles d'affection que vous venez de m'adresser et pour le témoignage d'admi- ration que vous venez de donner à mon pauvre pays.

Vous évoquiez le nom de Jaurès. La dernière fois que j'ai pris la parole à Paris, c'était à ses côtés et aux côtés de Scheidemann, alors vice-prési- dent du Reichstag, dans une démonstration pour la paix. Je reviens aujourd'hui dans cette même ville parler de la guerre et pour la guerre. Et cependant j'ai conscience de n'avoir pas changé. Je suis ce que j'étais hier, ce que je serai demain : socialiste, pacifiste, internationaliste. Et, si je suis du senti- ment que cette guerre doit être faite jusqu'au bout, ce n'est pas quoique, mais parce que socia- liste, parce que pacifiste, parce qu'internationa- liste.

Socialiste, car le- socialisme a toujours affirmé le droit de légitime défense des peuples comme des individus.

(i) Conférence donnée sous la présidence de M. Charles Gide an groupe Foi et Vie, à Paris.

72 LA BELGIQUE OCCUPEE

Pacifiste, car la guerre que nous subissons, la guerre que Ton nous contraint de faire, c'est une guerre contre la guerre.

Dans une interview récente, le roi Albert disait que le conflit actuel était inévitable, qu'il était la conséquence fatale des armements formidables de ces dernières années. Eh bien ! puisque la paix armée a engendré la guerre, il doit dépendre de nous que la guerre actuelle, par ses résultats, nous achemine je ne veux pas dire plus vers la paix désarmée.

Internationaliste, enfin. Mais Tinternationale a pour condition préalable l'existence de nations libres, égales non pas en puissance, mais en dignité. De plus, l'événement a démontré qu'il n'y a d'internationale possible qu'entre des peuples qui ont le sens de la liberté. Et c'est la possibilité, dans l'avenir, de l'internationale par la reconnais- sance du droit des nationalités qui est l'enjeu du formidable conflit actuel.

Si les Alliés l'emportent, c'est la rédemption de tous les irrédentismes . Si, pour le malheur de l'Eu- rope et du monde, les monarchies germaniques devaient l'emporter, la Pologne resterait écartelée, l'Alsace-Lorraine verrait s'éteindre ce premier rayon d'espérance qui vient de luire pour elle, la Hollande deviendrait l'humble vassale de l'Allemagne, les nations balkaniques resteraient à l'état de devenir, et quant à la Belgique, pour avoir fait son devoir

l'héroïsme du peuple belge 78

et rien que son devoir, elle serait rayée de la liste des nations !

Mais, je n'ai pas besoin de le dire, même si nous devions aller au pire, même si nous devions être vaincus, nous ne renoncerions pas !

Au début de cette guerre, dans un cri d'agonie, Maurice Maeterlinck, à Londres, disait : « La Bel- gique est morte. » Non, la Belgique n'est pas morte, et fût-elle morte, eût-elle, pour le salut de l'Eu- rope, expiré sur la croix des supplices, elle ressus- citerait le troisième jour !

Mais elle vit ; elle vit puisqu'elle souffre, puis- qu'elle se bat, puisque l'on n'est pas parvenu à l'arracher du dernier lambeau de territoire que nos troupes défendent. Elle vit, elle n'a jamais été plus vivante, et vous nous avez même appris que jamais elle n'avait été plus grande.

Avant cette guerre, nous nous demandions parfois si la Belgique avait une âme, si elle était autre chose qu'une expression géographique, une zone de transit, un carrefour de nations, un champ clos pour les batailles politiques et sociales. Nous étions divisés, plus que tout autre peuple peut-être, car nous étions en quelque sorte une image réduite, mais intensifiée de l'Europe.

Nous étions divisés par des luttes de classes, qui renaîtront demain, par des antagonismes religieux, qui ne disparaîtront pas, par des querelles de race et de langue. Eh bien ! il a* suffi de la menace

74 LA BELGIQUE OCCUPÉE

redoutable ou des offres infamanles de rAllemagne pour que l'unanimité se fasse entre nous, sur une question d'honneur. Et, le 4 août 1914? au moment les armées allemandes venaient d'envahir notre territoire, nous savions déjà par les premiers incendies et les premières tueries ce qui nous atten- dait, au moment nous savions ce que l'accom- plissement de notre devoir allait nous coûter, il n'y eut plus au Parlement belge ni républicains, ni monarchistes, ni socialistes, ni libéraux, ni catho- liques, ni Flamands, ni Wallons; il y eut un peuple unanime lorsque, parlant en son nom, le roi Albert termina son discours en disant : « Nous pouvons être vaincus, mais nous ne serons jamais sou- mis. »

Tantôt neuf mois ont passé depuis lors. Nous avons été vaincus provisoirement, mais nous ne sommes pas soumis. Nous ne le serons jamais ; et ceux qui en ce moment occupent notre pays, si leur occupation se prolonge, apprendront à con- naître le caractère belge.

Au seizième siècle déjà, au temps de Charles- Quint, on appelait nos Flamands, nos Gantois, des « têtes de fer ». Aujourd'hui encore, on dit des Wallons des a têtes de houille ». Les têtes de fer et les têtes de houille sont unies dans le même vouloir, dans la même et inflexible résolution : tenir bon, quoi qu'il arrive, au milieu des pires épreuves, et quoi qu'il puisse nous en coûter.

l'héroïsme du peuple belge 75

Charles Gide disait tout à Theure que votre sym- pathie pour nous ne vous empêchait pas de sourire. Il nous est arrivé de sourire de nous-mêmes. Car nous savons que, pour celui qui nous voit du dehors, M. Beulemans peut paraître une figure symbolique. Nous sommes des gens dont la bon- homie frappe les étrangers. C'est une bonhomie un peu terre à terre, une sensualité parfois gros- sière, un étrange mélange de réalisme et de mysti- cisme : Teniers et Van Eyck, Rubens et Van der Weyden. En temps de paix, le côté bon enfant du caractère belge apparaît surtout. 11 faut Tépreuve pour que l'autre face apparaisse. On Ta vu au seizième siècle, on le voit aujourd'hui. Aujourd'hui comme au seizième siècle, notre peuple s'est inspiré de cette parole de Guillaume d'Orange : (( Il n'est pas nécessaire d'espérer pour entreprendre ni de réussir pour persévérer. » Nous avons entre- pris sans espérer, nous avons persévéré sans réus- sir, et nous sommes résolus, quoi qu'il arrive, à tenir bon, avec résignation, avec ténacité, et, je l'ajoute pour mes compatriotes, avec une manière de bonne humeur qui, dans les circonstances actuelles, prend quelque chose d'héroïque.

Hier, sur le bateau qui m'amenait ici, je causais avec un ouvrier de Roulers, en Flandre; il me disait : « Depuis le début de la guerre, je n'ai plus eu de nouvelles de ma femme et de mes six enfants. Je ne sais ce qu'ils sont devenus. Je m'en vais tra-

76 LA BELGIQUE OCCUPiSe

vailler à Bordeaux. Après la paix, j'espère retrouver ma famille. »

Ce calme, cette résignation, nous les retrouvons partout, chez nos réfugiés et chez nos soldats, chez ceux qui se battent, chez ceux qui résistent. Nous trouvons en même temps chez tous une volonté de vivre, quand même, qui est profondément impres- sionnante.

La résistance belge, on Ta incarnée car on éprouve toujours le besoin d'incarner Tâme d'un peuple dans quelques individualités dans trois figures symboliques : le Roi, le Cardinal archevêque de Malines, M. Max, bourgmestre de Bruxelles. Et tous les trois incarnent réellement quelque chose de l'âme de la Belgique. Le Roi a révélé des qualités militaires qui étaient latentes dans la race ; l'Arche- vêque exprime merveilleusement cette ferme résigna- tion d'un peuple qui ne perd pas sa foi dans l'avenir, le Bourgmestre a la fermeté tranquille et un peu railleuse de nos bourgmestres des anciens temps.

Mais à côté d'eux, combien d'autres dont je pourrais vous parler, dont les noms vous sont in- connus, dont l'attitude n'a pas été moins ferme.

A Liège, lorsque le général allemand von Emmich prit des otages, en menaçant de les faire fusiller si un mouvement de révolte se produisait dans la ville, un sénateur socialiste alla le trouver et lui dit : « Vous n'avez pas de socialiste parmi vos otages, me voilà ! »

l'héroïsme du peuple belge 77

A Mons, un jeune avocat se présenta à la Kom- mandantur et dit : « Vous avez arrêté mon patron qui est mon adversaire politique ; il est vieux, je suis jeune, prenez-moi à sa place. »

On n'avait pas jusqu'ici consenti à nommer des bourgmestres socialistes, parce que, disait-on, l'ordre ne serait pas assuré entre leurs mains. Un de nos amis était échevin, faisant fonctions de bourg- mestre, dans son village. Il fut arrêté dix-huit fois par les Allemands. A la dix-huitième fois on le nomma bourgmestre.

Ce qui est vrai des mandataires est vrai bien plus encore de la population. Au lieu d'évoquer devant vous quelques figures individuelles, je voudrais vous montrer une figure plus grande, plus haute, plus héroïque, le peuple belge lui-même, les civils comme les soldais.

Vous avez vu ces temps derniers un beau dessin de Forain, représentant deux soldats causant dans la tranchée et disant : « Pourvu que les civils tiennent ! » J'ose dire qu'en Belgique les civils ont tenu, les hommes comme les femmes et même les enfants ; ces enfants de Bruxelles qui s'en allaient devant les soldats allemands faire le pas de l'oie à reculons et qui, lorsqu'on leur demandait ce qu'ils faisaient, répondaient : (( Nous allons à Paris, comme vous » ; ces gens du quartier des Marolles sur lesquels on braquait des mitrailleuses et qui, avec leur goguenarderie gouailleuse, répondaient

78 LA BELGIQUE OCCUPEE

en braquant de leurs fenêtres des tuyaux de poêle, leur artillerie ! Ou bien cette grande dame qui reçoit des officiers allemands, fort courtois d'ailleurs; au moment ils quittent son château, ils demandent à lui présenter leurs hommages et à la remercier ; elle leur répond : « Pourquoi me remercier? Je ne vous avais pas invités. » Et cette autre qu'un officier arrêta brutalement en lui disant : a Madame, vous lisez le Times. Et vous, Monsieur, ne le lisez- vous pas ? »

Encore un souvenir. C'était après la prise d'An- vers, pendant la retraite. En chemin je recueillis un soldat blessé ; il était du pays de Gharleroi, mon ancien arrondissement. Je lui demandai s'il avait des nouvelles de chez lui. Il me répondit :

Mais nous en avons eu tous les jours pendant le siège.

Et comment?

Les femmes de nos villages allaient à pied du pays de Gharleroi à Anvers et nous venaient raconter ce qui se passait.

Mais comment franchissaient-elles les lignes allemandes ?

Oh ! elles plaisantaient avec les soldats et ils les laissaient passer.

Et toujours ainsi ce même caractère, à la fois gai et courageux, se révèle. Mais ce sont des exemples individuels, des cas personnels, je n'insiste pas. La résistance civile a été surtout admirable en ce

L HEROÏSME DU PEUPLE BELGE 79

que l'immense majorité de la population ouvrière, affamée, sans salaire, à qui les Allemands offraient du travail en lui promettant une rémunération nor- male, a répondu : « Nous ne mangeons pas de ce pain-là. »

Notre président rappelait tout à l'heure la grève générale pour le suffrage universel d'il y a un an. Nous avons fait alors la grève générale pour l'égalité. Nous faisons aujourd'hui la grève générale pour la liberté, et cette seconde grève nous fera gagner également la première.

Les cheminots ne travaillent pas, ou bien ils sont venus en France; les facteurs des Postes se refusent à être au service de la Poste impériale. Les mineurs travaillent trois jours par semaine pour la consom- mation domestique ; ils n'ont jamais fourni un morceau de charbon pour les trains allemands ; l'industrie métallurgique est complètement arrêtée. Et ce peuple, qui fait ainsi la grève des bras croisés, n'a pas d'autre travail ; et il n'aurait pas à manger si les Américains n'étaient venus à son secours. Le résultat, je veux le traduire par quelques chiffres plus éloquents que ce que je pourrais dire.

Il y a quelques jours, le principal journal socia- liste allemand, le Vorwàrts, écrivait :

c( Il est malheureusement indéniable qu'à Bru- xelles le nombre des habitants forcés de demander leur subsistance au Comité de secours est encore en augmentation. Il était en septembre de i6 °/o de

80 LA BELGIQUE OCCUPEE

la population, il est à la fin de novembre de 28 °/o, à la fin de février de 26 °/o et on compte à fin mars qu'il a monter à 28 °/o. »

A peu près le tiers de la population dans une ville le tiers de cette population tout juste se compose d'ouvriers !

Dans les centres industriels, c'est pire encore. Afin de ne pas travailler pour l'ennemi, le peuple belge fait grève depuis neuf mois. Ce sont de nou- veaux Gueux et, comme leurs ancêtres, ils res- teront gueux, s'il le faut, jusqu'à la besace.

Et les soldats ! Quel contraste entre les deux types d'armées qui se sont heurtées au début de la guerre sur les hauteurs de Liège ! L'armée alle- mande automatisée, mécanisée, portée à l'état de préparation le plus complet peut-être qu'une armée ait jamais atteint, le type de l'armée d'une monar- chie militaire, craignant Dieu, l'Empereur, les officiers et les sous-officiers, mais l'Empereur plus que Dieu, les officiers plus que l'Empereur et les sous-officiers plus que les officiers. De l'autre côté, une armée à court temps de service, se ressentant encore de l'ancien régime du remplacement, com- posée, pour les anciennes classes, exclusivement de prolétaires, avec une préparation insuffisante, un équipement médiocre, des officiers dont beaucoup avaient vu dans leur carrière, une position de tout repos. Cette armée, semblait-il, ne pouvait pas tenir contre l'armée allemande. D'ailleurs, dans le

l'héroïsme du peuple belge 8i

livre d'étapes de leur campagne, les Allemands avaient considéré l'armée belge comme quantité négligeable. Or, qu'est-il advenu? C'est que cette armée, qui combattait pour l'indépendance de son pays, pour la liberté, pour le droit, a été une révé- lation non seulement pour ses ennemis, mais pour ses amis et pour elle-même.

J'ai été, depuis le début de la guerre, fréquem- ment en contact avec elle. Je me trouvais, les 24 et 25 août, devant Malines avec le correspondant de guerre d'un des grands journaux américains, M. Pow^ell, et, au moment de mauvaises nou- velles étant venues de France, on donnait en pleine bataille le signal de la retraite, M. Pow^ell me di- sait : (( J'ai fait toutes les campagnes de ces der- nières années, j'ai vu des soldats qui se battaient aussi bien que les vôtres, mais je n'en ai jamais vu qui, durant la retraite, étaient aussi bons enfants et aussi fermes. »

Ces qualités, les soldats belges ont eu, hélas ! dans cette campagne, trop d'occasions de les manifester. Vaincus à Liège, après une résistance qui fut glorieuse, ils reculent sur Tirlemont, sur Louvain, sur Anvers. Anvers est pris; ils s'échap- pent et ils continuent la lutte. Ils arrivent sur l'Yser. A ce moment, il semble à ceux qui furent les témoins de cette retraite douloureuse que tout est fini, que tout est perdu. J'étais là, et je me souviendrai toute ma vie de ce spectacle : dans la

BELGIQUE ENVAHIE 6

82 LA BELGIQUE OCCUPEE

journée du lo octobre, sur la route de Furnes à Dunkerque, So.ooo soldats de troupes de forteresse, débandés, la plupart ayant perdu leur sac et leurs armes, au milieu d'un peuple de réfugiés plus de 80.000 malheureux fuyant devant l'enva- hisseur. L'armée de campagne cependant résistait, elle tenait les lignes de l'Yser, et, comme on savait quels efforts elle avait faire les jours précédents, on lui demandait de tenir seulement pendant quarante-huit heures. Elle tint, en attendant des renforts : ils ne vinrent pas. Les jours passèrent, elle tenait toujours. Le douzième jour, les Belges étaient encore dans les tranchées. Mais la force humaine a des limites et il semblait que cette fois l'heure avait sonné du fléchissement définitif.

Nous étions à Ramscappelle et nous voyions les Allemands gagner du terrain d'heure en heure. Ils avaient passé l'Yser, ils venaient de traverser la ligne du chemin de fer et, sous une pluie d'obus, comme on en a vu depuis, mais de notre côté, cette fois, en Champagne ou à Neuve-Chapelle, ils prépa- raient l'attaque suprême contre le village. Je rentrai à Furnes avec l'impression que cette fois la défaite était inévitable. Mais, dès le lendemain, deux divi- sions françaises étaient sur la ligne de feu. La bataille de l'Yser était gagnée. L'ennemi était défi- nitivement arrêté, et la grande armée des Alliés se préparait à livrer la bataille finale pour le droit, la liberté et la civilisation !

l'héroïsme du peuple belge 83

Je dis la bataille finale. Certes, nul d'entre nous ne se dissimule les difficultés de la tâche. Nous avons à vaincre de redoutables obstacles. Je ne parle pas des obstacles matériels, des tranchées à franchir, des redoutes à conquérir. Ce sont des obstacles qu'une armée comme la nôtre car nous n'avons plus qu'une armée, n'est-ce pas, est habituée à franchir. Mais vous connaissez le mot de Napoléon : Dans la guerre, le moral compte pour les trois quarts, le reste ne compte que pour un quart. »

Nous avons devant nous une force morale redoutable et que nous ne devons pas sous-évaluer : c'est l'unanimité ou presque du peuple allemand.

On peut s'en étonner, on peut le regretter, mais c'est un fait, un fait indéniable. Dans sa masse, dans sa majorité immense, le peuple allemand est convaincu qu'il ne fait pas une guerre agressive, même pas une guerre préventive, qu'il fait une guerre de défense nationale.

Et la sincérité de ce sentiment, comment pourrais-je la mettre en doute? Je connais les hommes, j'ai vu des savants comme Brentano, des esprits libéraux qui détestaient le prussianisme, signer le Manifeste des Intellectuels. J'ai vu l'un de nos meilleurs amis, l'une des espérances du socialisme international, le plus grand orateur peut-être de l'Allemagne, Franck, député socialiste de Mannheim, qui n'était pas obligé de marcher

84 LA BELGIQUE OCCUPÉE

s'enrôler comme volontaire et, dès le premier jour de la guerre, aller se faire tuer à Lunéville par une balle française. J'ai vu l'historien de la grande industrie en Angleterre, von Schultz Goevernitz, député, âgé de cinquante ans, ayant dépassé l'âge militaire, ayant des parents proches en Angleterre, aimant l'Angleterre, y ayant vécu de longues années, s'enrôler lui aussi et, pendant des mois, rester sur la ligne de bataille. Enfin j'ai vu les socialistes, presque tous les sociahstes car il y eut des exceptions, des exceptions héroïques, que je salue ! j'ai vu la masse des socialistes voter les crédits de guerre et se solidariser avec le Gouver- nement impérial.

Et cependant ils désiraient la paix, ils voulaient la paix, ils manifestaient ce furent des manifes- tations grandioses pour la paix. Je vois encore, deux jours avant la déclaration de guerre, à la Maison du Peuple de Bruxelles, fraternellement accolés, le bras passé au cou l'un de l'autre, Jaurès et Haase, le président de la fraction parlementaire socialiste allemande; ils rédigeaient ensemble, ils signaient avec nous le dernier manifeste pour la paix. Le lendemain, Jaurès était assassiné et, quelques jours après, Haase subissait un sort moins enviable : c'était lui qui, au nom de son parti, justifiait les crédits pour la guerre.

Ah ! l'on a été sévère, implacable pour les socialistes allemands ! J'aime mieux essayer de les

l'héroïsme du peuple belge 85

comprendre, pour leur pardonner. Notre rôle, à nous, socialistes belges ou français, était simple : on nous attaquait, nous usions de notre droit de défense légitime. Mais je réalise, dans un effort d'objectivité, ce qu'il y avait de difficile dans la position des socialistes allemands. Ils avaient à résoudre un terrible problème de conscience. Pour eux, la guerre était une guerre à deux fronts; ils étaient placés entre la France républicaine et la Russie cosaque. S'ils ne se solidarisaient pas avec leur gouvernement, s'ils ne lui donnaient pas l'appui moral d'un parti qui représente le tiers de l'Allemagne, ils ouvraient aux armées du Tsar les voies de la Silésie et de la Prusse orientale. Si, au contraire, ils votaient les crédits, ils fournissaient au Kaiser des armes, des munitions et des soldats contre l'Angleterre démocratique et contre la France républicaine. Ils avaient à choisir; ils ont choisi, et je pense qu'ils ont fait le mauvais choix. Mais qui oserait leur refuser les circonstances atté- nuantes ? Qui se fût refusé à comprendre que, placés dans cette effrayante alternative, ils n'aient voulu dire ni oui ni non ?

Ce que nous avons le droit de regretter, ce que nous avons le droit de leur reprocher, c'est qu'après nous avoir dit, ici même, à Paris, devant le corps de Jaurès, qu'un vote affîrmatif était inconcevable, ils aient émis ce vote affîrmatif. Nous avons le droit de dire qu'en l'émettant, quelques-uns contre

86 LA BELGIQUE OCCUPEE

leur sentiment personnel, ils ont, ou bien manqué de clairvoyance, ou bien manqué de courage civique. Car, pour tout esprit non prévenu, il ne pouvait y avoir de doute sur le caractère de la guerre actuelle. Ce n'était pas une guerre de défense, c'était une guerre d'agression.

Oh! je ne parle pas de ses causes générales et profondes. Je ne serais pas socialiste si je n'admettais que tous les Gouvernements y ont une part de responsabilité. Mais s'il s'agit des causes prochaines, des causes immédiates du conflit qui dévaste et qui désole l'Europe, peut-il y avoir un doute en présence de ce double fait que la guerre a commencé par l'agression de l'Autriche contre un petit pays qui avait tout cédé et qui faisait un appel suprême à l'arbitrage, et par l'agression de l'Allemagne contre un autre pays qui, lui, en- tendait rester fidèle à ses engagements internatio- naux ?

Je sais qu'on a invoqué des prétextes, et contre la Serbie et contre la Belgique : l'attentat de Sera- jevo contre la Serbie, les prétendues conventions de 1906 avec l'Angleterre contre la Belgique. Mais qui donc, ayant eu les documents sous les yeux, peut avoir des doutes sur la valeur de ces pré- textes ?

L'attentat de Serajevo? Mais depuis, à la Chambre italienne, M. Giolitti a fait connaître un télégramme antérieur d'une année, de 191 3,

l'héroïsme du peuple belge 87

pendant la guerre balkanique, TAutriche annonçait l'intention d'attaquer la Serbie. Le crime de la Serbie, ce n'est pas d'avoir assassiné ou aidé à assassiner un archiduc, c'est d'avoir barré à l'Autriche et au germanisme la route de Salonique !

Quant à la Belgique, les prétendues conventions de 1906? Simple conversation entre un général belge et l'attaché militaire anglais. Lisez le texte ; vous y trouverez cette phrase qui tranche la ques- tion : « L'intervention de l'Angleterre ne se pro- duirait que le jour les Allemands seraient entrés en Belgique. » Il ne s'agit pas d'une conven- tion; il s'agit simplement, de la part de l'Angle- terre, de l'expression d'une méfiance à l'égard de l'Allemagne que l'événement a parfaitement jus- tifiée.

Car la violation de la neutralité belge n'a pas été une résolution prise au dernier moment, sous la pression d'une nécessité d'airain. Il est aujour- d'hui facile d'établir que le complot contre la Bel- gique a été ourdi depuis des années et que la conduite du Gouvernement allemand dans cette affaire a été un mélange assez répugnant de cynisme et d'hypocrisie.

Déjà en 191 1, écrivant le livre qui devait être l'évangile militariste de l'Allemagne, le général von Bernhardi, dans II Allemagne et la prochaine guerre, écrivait :

« Aucun obstacle naturel, aucune forteresse

88 LA BELGIQUE OCCUPEE

puissante ne s'oppose en Belgique et en Hollande à une invasion, et la neutralité n'est qu'un rempart de papier. »

Le chancelier devait montrer quelques années après, en parlant du « chiffon de papier », qu'il n'était qu'un plagiaire de Bernhardi.

Mais, me direz-vous, c'est l'opinion d'un publiciste, d'une individualité influente ; elle n'en- gage pas le Gouvernement allemand. Non, mais en 191 3, dans un rapport secret sur le renforcement de l'armée allemande, nous lisons :

(( Nous devons être forts pour pouvoir anéantir d'un puissant élan nos ennemis de l'Est et de l'Ouest. Mais, dans la prochaine guerre, il faudra que les petits États soient astreints à nous suivre ou soient domptés. Dans certaines conditions, leurs armées et leurs places fortes peuvent être rapidement vaincues ou neutralisées, ce qui pourrait être vraisemblablement le cas pour la Hollande et la Belgique. »

Les petites nations doivent suivre ou bien être domptées ! Nous n'avons pas voulu suivre : on a tenté de nous dompter! L'événement a montré qu'on ne réussira pas !

Ai-je besoin d'invoquer d'autres documents, alors qu'il suffit, pour établir la préméditation du crime, d'ouvrir un atlas, de regarder la carte des chemins de fer stratégiques qui convergent vers notre frontière. Tout avait été calculé, tout était

l'héroïsme du peuple belge 89

préparé, tout était organisé pour une violation de la neutralité belge. Mais pendant ce temps on s'efforçait de nous rassurer, d'endormir nos mé- fiances. L'Empereur venait à Bruxelles et, dans la chaleur communicative des banquets, s'écriait que la Belgique n'avait pas de meilleur ami que lui- même. Il nous l'a bien fait voir! Quelques mois après, le roi Albert faisait, suivant la tradition belge, sa joyeuse entrée à Liège. Il y eut un banquet en son honneur et à ce banquet prit la parole, au nom de l'Allemagne, le général von Emîi ich, le même qui l'année suivante devait diriger l'attaque contre la ville !

Enfin le i^"" août, interrogé par un journal bruxel- lois sur l'éventualité d'une violation de la neutra- lité belge, le ministre d'Allemagne à Bruxelles disait : « Les troupes allemandes ne traverseront pas le territoire belge. Des événements graves vont se dérouler. Peut-être verrez-vous brûler le toit de votre voisin, mais l'incendie épargnera votre demeure. » Gela se passait le matin... et, le soir même, le même ministre portait au département des Affaires étrangères l'ultimatum qui disait à la Belgique : « Laissez-nous passer ou bien nous passerons par la force. »

Et le 4 août, le jour même notre frontière était envahie, les masques tombaient enfin et le chancelier Bethmann-HoUweg, dans un moment de sincérité méfiez-vous du premier mouvement.

go LA BELGIQUE OCCUPEE

c'est le plus naturel tirait toute la moralité de raffaire : « Nos troupes ont occupé le Luxembourg et ont peut-être déjà pénétré en Belgique. Cela est en contradiction avec le droit des gens. Nous avons été forcés de passer outre aux protestations justi- fiées des Gouvernements luxembourgeois et belge. Uinjustice, je le dis ouvertement, Vinjustice que nous commettons de cette façon, nous la répare- rons dès que notre but militaire sera atteint. »

Voilà l'aveu, l'aveu au moment même le crime était commis ! Une injustice, une violation du droit des gens, une sommation insolente, à laquelle le Gouvernement belge ne pouvait répon- dre autrement qu'il ne l'a fait sans se désho- norer.

C'est ce que l*on a dit à des socialistes allemands qui sont venus à Bruxelles, qui n'ont pas craint de se présenter en uniforme à la Maison du Peuple pour voir les « camarades ». Ils leur disaient : « Nous ne vous comprenons pas. Le Gouvernement allemand vous offrait de passer sans vous faire du mal et de vous payer, deniers comptants, tout le dommage qui pourrait vous être fait. Et vous n'avez pas accepté ! Vous en subissez les conséquences ! C'est de votre faute. Pourquoi avez-vous agi ainsi? »

Et comme on leur disait : « Mais c'était une question d'honneur », nos camarades répondaient : « L'honneur, c'est une forme de l'idéologie bour-

l'héroïsme du peuple belge 91

geoise. » On n'est point parvenu à leur faire entrer dans la tête que la signature d'un ouvrier socialiste doit valoir la signature d'un bourgeois conserva- teur.

Au surplus, notre défense de la neutralité belge n'était pas inspirée seulement par le respect d'une signature au bas d'un traité. Cette neutralité n'était pas seulement un avantage pour nous, c'était une garantie pour les autres, c'était un rempart entre l'Allemagne et la France, une protection contre la France pour l'Allemagne. Si c'eût été la France qui avait violé notre neutralité, notre Gouver- nement eût eu la même attitude que celle qu'il a eue contre l'Allemagne. Il l'a dit et on doit le croire.

L'Allemagne prenant l'initiative d'une violation de notre neutralité, nous n'avions pas seulement le droit de nous défendre, nous avions vis-à-vis de la France, vis-à-vis de l'Europe, vis-à-vis des puis- sances garantes de notre neutralité, le devoir de défendre cette neutralité, et c'est ce que le Gou- vernement a compris. Il n'y a pas eu de discussion sur ce point. Il y a eu unanimité au Conseil des ministres. Sachant ce qui attendait la Belgique, on n'a pas hésité. « Fais ce que dois, advienne que pourra. »

Et maintenant. Mesdames, Messieurs, vous savez ce qui est advenu, vous l'avez appris par les jour- naux, vous l'avez lu dans des brochures, mais vous

92 LA BELGIQUE OCCUPEE

ne Favez pas vu. Vous n'avez pas vu ce que nous avons vu : des villages brûlés, des villes réduites à Tétat de décombres, Dixmude, Nieuport, Ypres, nos trésors d'art anéantis, un zeppelin arrivant à Anvers et, sur la place du Poids-Public, tuant neuf habitants inoffensifs, dont j'ai vu les débris d'en- trailles et de cervelles sur les murs, des popula- tions entières fuyant devant l'invasion, comme jadis les peuples antiques devant les barbares, un million de réfugiés en France ou en Angleterre. Et puis cela je ne l'ai pas vu, mais de nouveaux témoignages nous arrivent tous lesjours là-bas, en Belgique, un peuple de 7 millions d'âmes qui mourrait de faim, si les neutres n'étaient venus à son secours.

Mais tout cela n'est rien à côté des atrocités qui ont suivi le crime initial de la violation de la neu- tralité. Il y a deux sortes de criminels : ceux qui font leur coup et qui s'arrêtent, et ceux qui, après avoir frappé leur victime, la piétinent. Les Allemands pouvaient se contenter de passer à travers la Bel- gique ; ils ont voulu punir le peuple belge d'avoir fait son devoir. Des ordres supérieurs implacables ont créé un système de répression qui devait nécessairement faire des milliers de victimes. Une propagande de mensonges et de calomnies a per- suadé les soldats allemands que les civils tiraient sur eux. Il y a eu des ordres qui étaient des ordres d'assassinat. En voulez-vous des exemples?

l'héroïsme du peuple belge gS

A Hasselt, le 19 août, Tautorité militaire fait afficher une ordonnance elle dit :

« Dans le cas des habitants tireraient sur des soldats de l'armée allemande, le tiers de la popula- tion mâle serait passé par les armes. »

Tirez sur tous, Dieu reconnaîtra les siens.

A Liège, le 22 août, le général von Bùlow fait une déclaration du même genre :

(( Les habitants de la ville d'Andenne ont fait une surprise traîtresse sur nos troupes ; c'est avec mon consentement que le général en chef a fait brûler toute la localité et que cent personnes ont été fu- sillées. »

Et partout c'est la même chose. Les habitants protestent de leur innocence. Quand on fait l'en- quête, on démontre qu'ils n'ont pas tiré, et néan- moins, partout les Allemands entrent, c'est le même massacre.

Écoutez ce qui s'est passé à Tamines :

« A Tamines, le 29 août, apparaît une patrouille allemande en reconnaissance avancée. Des soldats français et belges l'accueillent par des coups de fusil. Elle se retire et fait son rapport. Le 21 août au soir arrivent les troupes allemandes, elles pénè- trent dans les maisons, les pillent et y mettent le feu. 45o hommes sont arrêtés et, le lendemain à 7 heures du soir, on les masse devant l'église. Un détachement ouvre le feu et, comme la tuerie ne marche pas assez rapidement, on fait avancer une

94 I^A BELGIQUE OCCUPEE

mitrailleuse. Les blessés qui se relèvent sont immédiatement abattus. Des gémissements se font entendre. Les soldats y mettent fin à coups de baïonnette. Le lendemain dimanche, un nouveau groupe d'hommes est arrêté, on leur fait prendre des pelles, ils enterrent près de 4oo morts, ce sont les cadavres de voisins, d'amis, de parents; les femmes ont été emmenées devant cette fosse com- mune sur cette place entourée de maisons en ruine d'où s'échappaient encore de hautes flammes rouges et crépitantes. »

Les mêmes faits se sont passés à Dinant, à An- denne, dans le Luxembourg, des milHers de civils ont été fusillés.

Quand nous rencontrons des familles de réfugiés en Angleterre, presque toutes nous disent qu'elles ont perdu quelques-uns des leurs. La dernière fois que je suis allé dans la partie de la Belgique occu- pée aujourd'hui par les Allemands, j'ai échangé quelques mots avec la servante d'un de mes amis. Au moment je la quittais, elle me dit avec cette résignation qui est presque déconcertante chez nos gens du peuple : « Dites à Madame que mon père, ma mère, mes deux frères et ma sœur ont été fusil- lés par les Allemands. »

Et songez que ce peuple qui a tant souffert, qui a souffert tout ce qu'un peuple peut souffrir, n'avait rien fait, de l'aveu même de ceux qui l'ont frappé, pour mériter un pareil sort.

l'héroïsme du peuple belge 96

Ah ! quand je songe à tout ce que mes compa- triotes ont subi, à tout le mal que la Belgique, la France et la Pologne se sont vu faire, j'éprouve un sentiment d'irrépressible colère contre des hommes qui sont mes coreligionnaires politiques et qui, en Angleterre ou aux États-Unis, viennent nous dire : « L'heure est venue de faire la paix : il faut faire la paix quand même, il faut faire la paix à tout prix. Car cette guerre ne nous intéresse pas, elle n'intéresse que les gouvernements capita- listes. ))

A ceux qui parlent ainsi, je ne veux pas répondre moi-même, car mon témoignage serait peut-être suspect. Je veux en invoquer un autre. Il y a quelque temps, des clergymen américains se pré- sentèrent chez un des hommes les plus respec- tables et les plus respectés des États-Unis, le D"" Charles W. Eliot, ancien président de l'Univer- sité de Harvard, et lui demandèrent de s'associer aux prières qu'on allait faire pour la paix. M. Eliot leur répondit :

« Je ne saurais concevoir une pire catastrophe pour l'humanité que la paix en Europe à l'heure présente. Ceux qui prient pour cette paix assument une lourde responsabilité. Si la paix était déclarée aujourd'hui, l'Allemagne serait en possession de la Belgique et le militarisme agressif serait victorieux. Ce serait le triomphe de ceux qui ont commis le plus grand crime qu'une nation puisse commettre,

LA BELGIQUE OGCUPKE

la violation de la foi des traités et de la sainteté des contrats. »

Je n'ajouterai rien à ces paroles, car cela n'est pas nécessaire. En Angleterre, je parle de l'im- mense majorité des Anglais, en France, en Bel- gique, partout, on est bien résolu à ne faire la paix que le jour le crime aura été châtié. Nos sol- dats, je le disais tout à l'heure, ont passé par les plus pénibles, par les plus dures épreuves. Je les ai vus depuis des mois dans la boue des tranchées, à peine vêtus, quand commençait novembre, insuf- fisamment nourris, subissant les plus dures priva- tions. Eh bien ! ils n'avaient qu'une crainte, une seule : c'est qu'on fasse la paix avant la victoire. Et ceux qui pensent et qui parlent ainsi, ce ne sont pas seulement mes compatriotes de la Bel- gique militante, mais aussi de la Belgique exilée ou de la Belgique affamée. Tous ont dans le cœur le même vouloir et la même espérance.

Il y a, ou il y avait, au musée de Namur il a probablement été détruit une vieille pierre tom- bale noircie par les ans, la pierre du a Chevalier sans tête », portant cette inscription : « Heure viendra qui tout paiera. » On la connaît bien en Belgique, cette parole. Elle a été souvent rappelée par nous, dans nos luttes sociales. Il n'est pas une famille ouvrière où, à certaines heures de détresse et de misère, on n'ait dit : « Heure viendra qui tout paiera. » Mais aujourd'hui cette parole est gravée

L HEROÏSME DU PEUPLE BELGE 97

au fond du cœur de tous les Belges. Ils souffrent; mais ils attendent, ils espèrent, ils comptent sur l'Angleterre, ils comptent sur la France, et quand leur cœur se gonfle de tristesse, ils répètent, avec la ferveur d'une prière : « Heure viendra qui tout paierai »

BELGIQUE ENVAHIE

L'EFFORT BELGE «

Monsieur le Président, Mesdames, Messieurs,

M. Buisson vient de dire que Tan dernier j*ai su parler sans haine. Je ferai effort pour parler de même aujourd'hui et, si j'avais besoin d'être en- couragé dans cette intention, j'aurais trouvé un ré- confort en lisant, avant de venir ici, un livre qui contient des pages admirables, le livre d'un grand écrivain, d'un grand esprit, d'un grand méconnu : Au-dessus de la Mêlée , de Romain Rolland.

Comme Anatole France, pour avoir tenté d^être juste et de parler sans haine et sans crainte, il a connu l'injure et l'outrage. Il me sera permis, à moi dont le pays a peut-être plus souffert que les autres, de le féliciter au contraire de n'avoir point désespéré de l'Europe et de l'humanité.

Dans ce livre, j'ai trouvé une citation de notre grand de Goster, de l'auteur des Aventures héroï- ques, joyeuses et glorieuses d'LJlenspiegel. A la fin du récit, alors qu'on le croit mort, il se réveille :

(i) Conférence donnée dans la série Pour le Droit et la Liberté des peuples : l'Effort des Alliés, le 12 décembre igiô, sous la pré- sidence de M. Ferdinand Buisson.

L EFFORT BELGE QQ

« Est-ce qu'on enterre dit de Goster Ulen- spiegel, l'esprit, Nele, le cœur de la mère Flandre? Dormir, soit, mais mourir, non ! Il partit en chan- tant sa sixième chanson, et nul ne sait il chanta sa dernière. »

Je ne sais pas plus que de Goster Ulenspiegel chantera sa dernière chanson, mais je sais et nous savons tous il chante sa septième. Il chante, attaché au poteau de torture, sa chanson de défi à l'envahisseur et de foi dans l'avenir de son pays.

Mais vous m'avez appelé ici pour vous dire des choses précises : la part de la Belgique dans l'omvre commune de la grande alliance, de l'al- hance pour la liberté et le droit.

Gette part, prise en elle-même, est petite; elle devait être petite ; c'est le denier de la veuve ; mais elle vaut cependant, parce que la Belgique a donné ce qu'elle pouvait et, peut-être, proportionnelle- ment plus que les autres. Les autres, les grandes puissances, ont donné le meilleur d'elles-mêmes, leur or, leur sang, la fleur de leur jeunesse. La Belgique, elle, s'est donnée elle-même !

Elle s'est donnée tout entière et son effort a été, comme d'ailleurs celui des autres pays, un effort triple. Gar, dans la guerre actuelle, il ne suffît pas d'être brave pour vaincre, il faut être riche et il faut être industrieux. Son triple effort a été : un effort financier, un effort militaire et un effort in- dustriel.

100 hX BELGIQUE OCCUPÉE

Quant à SOU effort financier, je puis être bref. Le décrire tient en quelques mots. La Belgique n'a plus rien, plus rien que son crédit, le crédit que lui donnent le travail de ses ouvriers, la capacité indus- trielle et commerciale de ses hommes d'affaires.

Dans ce qui reste de Belgique, dans l'étroite bande de terre qui va de Nieuport à Ypres, il n'y a plus que des ruines. La plupart des habitants ont fui. La matière imposable a disparu. Si la Bel- gique paie encore des impôts, c'est de l'autre côté des lignes allemandes. Elle a été pillée, rançonnée, réquisitionnée par l'ennemi, et celui-ci, malgré sa misère, lui impose le budget du temps de paix : 4o millions par mois, dans un pays l'industrie est complètement paralysée.

Au point de vue financier, notre bilan est simple : nous n'avons plus que des dettes, mais de ces dettes nous ne rougissons pas !

Notre effort militaire ! Nous n'avions, au mo- ment où la guerre a éclaté, qu'une armée dont le Kaiser eût pu dire, plus justement que de l'armée anglaise : « C'est une méprisable petite armée. » L'armée belge était, au mois d'août 1 914, en pleine crise de réorganisation. Jusqu'en 1909, nous avions connu le déplorable régime du remplacement mili- taire. Aujourd'hui encore, il reste des traces de ce régime, car, sur les quatorze classes de milice qui ont été rappelées, il y en a dix qui ne se composent que de pauvres diables, et c'est avec raison que

lOI

l'autre jour une haute personnalité de notre pays pouvait me dire : « Dans les tranchées de l'Yser, c'est surtout le populaire qui est représenté. »

En 1909 cependant, le service personnel fut établi; en 19 12, le service général. Les riches du- rent servir comme les pauvres. Parmi ceux mêmes qui, légalement, ne devaient pas servir, il se trouva, d'ailleurs, dans la bourgeoisie comme dans la noblesse, un grand nombre de volontaires qui se firent tuer comme les autres.

Le régime du service général devait donner, en 191 7, 35o.ooo soldats. Mais, en août 191/ij nous n'avions que 180.000 hommes, dont 126.000 dans l'armée de campagne : des soldats de quinze mois ; un matériel de guerre médiocre ; une bonne artillerie de campagne, certes, mais pas d'artillerie lourde.

Cette minuscule puissance militaire se trouva face à face avec l'armée que beaucoup considé- raient, avant la Marne, comme la première armée du monde. Le mérite de notre petite armée belge a été de n'avoir pas peur et de faire simplement, mais courageusement son devoir. Et j'ose dire qu'à deux moments importants de cette guerre euro- péenne, à Liège et sur l'Yser, elle a rendu à la cause commune des services signalée.

Devant Liège d'abord. Ce ne furent, en somme, que de grands combats d'avant-garde. De notre côté une division et une brigade, 3o.ooo à 35. 000

102 LA BELGIQUE OCCUPEE

hommes, du côté allemand trois corps d'armée, des troupes de couverture, des troupes d'élite. La résistance à Liège même dura trois ou quatre jours; mais pendant ces trois ou quatre jours les Belges mirent 4o.ooo Allemands sur le carreau. Cette perte infligée à Tennemi, au surplus, n'est rien au regard d'une autre perte, la perte de temps. Trois jours devant Liège, quinze jours devant Louvain etTirlemont, sur les lignes de la Gette : ces quinze jours ont suffi pour que la France opère sa concen- tration sans être inquiétée. Notre défaite de Liège a préparé votre victoire de la Marne !

Nous eûmes un autre moment encore, plus im- portant peut-être, au commencement d'octobre, après la chute d'Anvers, quand notre armée, avec quelques milliers de fusiliers marins français, re- culait vers la mer. On demanda à l'armée belge et à ceux qui combattaient à ses côtés de tenir pendant quarante-huit heures. Nous avions à ce moment 80.000 hommes encore, dont 48.000 combattants ; à côté d'eux 6.000 fusiliers marins, à l'héroïsme desquels mon cœur ne saurait rendre un hommage assez pénétré de reconnaissance. Gette fois encore, la supériorité numérique provisoire des Allemands était énorme. Nous avions plus de i5o.ooo hom- mes devant nous I Au bout de quinze jours, nos hommes tenaient encore. Enfin, les renforts fran- çais arrivèrent; l'ennemi fut définitivement arrêté, mais le prix payé était lourd : pendant cette quin-

io3

zaine nous avions perdu i4.ooo hommes sur 48. ooo baïonnettes; l'armée belge était presque réduite à rien et il semblait que, dès lors, elle fût devenue quantité négligeable.

D'autant qu'après la bataille contre les Alle- mands, elle eut à livrer une bataille non moins rude contre l'hiver, dans les rigoles boueuses qu'é- taient alors nos tranchées.

Eh bien! aujourd'hui, et c'est peut-être l'effort dont nous sommes le plus fiers, l'armée belge a exactement les mêmes effectifs qu'au début de la guerre. Nous avons de nouveau sur l'Yser plus de 100.000 hommes, et notre armée, en comptant les troupes de l'arrière, compte 180.000 hommes, plus aguerris, mieux armés et avec un moral plus ferme, car l'adversité, loin de démoraliser notre peuple, a mieux fait jaillir les qualités foncières de la race.

La guerre est affreuse pour tout le monde, mais entre les soldats français et anglais et les soldats belges, il y a cependant une énorme différence : vos soldats et les soldats d'Angleterre ont leur patrie, leurs familles, leurs parents, leurs amis der- rière eux; ils les défendent, ils restent en contact avec leurs foyers, ils reçoivent régulièrement des nouvelles; tandis que nos soldats à nous, nos hommes de l'Yser, sont séparés de leur patrie par la grille d'acier des baïonnettes allemandes. Beau- coup d'entre eux ne reçoivent presque jamais de

I04 LA BELGIQUE OCCUPÉE

nouvelles. L'autre jour encore, dans les tranchées, les deux premiers soldats que j'interrogeais me répondaient que, depuis le jour les Allemands étaient entrés en Belgique, ils n'avaient jamais reçu une lettre, un message, un mot de leurs parents !

Songez, dans ces conditions, quelle force morale doivent avoir ces hommes qui n'ont plus qu'un seul hien : l'espérance ! Ils voient leur patrie par- dessus les sacs de terre des tranchées. Souvent à côté d'eux, je l'ai regardée avec eux. Risquant la tête dans une embrasure, ou bien dans le miroir d'un périscope, je voyais devant moi la plaine grasse et fertile des Flandres, les maisons de Westende, l'église de Middelkerke, les tours de Bruges et dans cette brume matinale, comme une vision de mirage, à certains moments il me semblait voir, et il leur semblait voir, le lourd beffroi de Gand avec sa cloche joyeuse ou menaçante, les églises de Liège, avec les charbonnages qui entourent la ville, ou bien la flèche aiguë de l'Hôtel de Ville de Bruxelles, en haut de laquelle, sans doute bien des fois, ceux qui sont restés sous la main de fer des Allemands ont regardé, dans un élan d'espoir, l'archange saint Michel, l'épée levée vers le ciel, terrassant le démon lourd et grossier.

Ce qui nous console malgré tout, c'est que nous avons la confiance, que dis-je? la certitude de revoir nos villes, de retrouver nos compatriotes. C'est pour cela que les soldats belges ne sont pas

l'effort belge io5

tristes; ils attendent, ils attendent Theure, l'heure bénie, Theure qui tout paiera, où, grâce à l'effort de tous, les lignes allemandes seront brisées et ils rentreront chez eux au milieu de la tempête des acclamations de ceux qu'ils auront délivrés !

Et maintenant, je voudrais vous parler de notre troisième effort et ce n'est pas le moindre de notre effort industriel.

Au moment de la guerre, il y avait en Belgique 1.200.000 ouvriers environ, qui étaient employés dans l'industrie; 200.000 ont été mobilisés ou se sont réfugiés en France ou en Angleterre; il peut y en avoir encore un million au pays.

Ceux qui sont réfugiés contribuent à l'effort de la Belgique en travaillant, en travaillant surtout à faire des munitions, à développer- le matériel de guerre des Alliés.

Puisque je parle de réfugiés, je voudrais^ Mes- dames et Messieurs, vous mettre en garde contre un sentiment que j'ai rencontré parfois, sinon en France, du moins en Angleterre. Il faut avouer que les réfugiés belges ont, si j'ose m'exprimer ainsi, une mauvaise presse. Il y a quelque temps, un Anglais, qui a rendu et qui rend encore à notre pays des services admirables, écrivait dans une lettre : « Ne me parlez pas des réfugiés. Le réfugié, voilà l'ennemi î »

Certes, je me garderai bien de prendre la défense de tous les réfugiés. Il en est qui sont des profi-

I06 LA. BELGIQUE OCCUPEE

teurs et des exploiteurs, des exploiteurs de la soli- darité internationale : les uns sont des pauvres qui ne travaillent pas, et les autres sont des riches qui ne travaillent pas plus. On peut plaider en leur faveur les circonstances atténuantes, car pour les juger il faut songer à toutes les épreuves qui peu- vent les avoir démoralisés. Mais quand on parle des réfugiés, il faut se dire surtout qu'à côté de ceux que Ton voit et qui souvent ne sont pas les meilleurs, il y a ceux que Von ne voit pas. Ceux que l'on voit, ce sont ceux qui tendent la main, ceux qui ont besoin d'assistance, ceux qui ne sont point parvenus à se suffire à eux-mêmes. Ceux que l'on ne voit pas, ce sont les actifs, les travailleurs, ceux qui ont trouvé de l'ouvrage ; et cet ouvrage, généralement, c'est un ouvrage de guerre, un ou- vrage qui sert à la cause des Alliés. Il y en a des milliers, par exemple en Angleterre, qui sont employés dans les fabriques de munitions. Nous nous en sommes beaucoup occupés au Bureau que nous avons fondé pour la protection du travail belge à l'étranger. D'une enquête minutieuse il est résulté que les ouvriers belges qui travaillent dans les fabriques anglaises produisent en moyenne 3o à 4o °/o de plus que les ouvriers anglais, parce que, malgré tout, entourés par la mer et protégés par la flotte qui les rend intangibles, les ouvriers anglais ont gardé une mentalité de paix, tandis qu'au contraire, instruits par les malheurs de leur

L EFFORT BELGE I O7

patrie, les ouvriers belges travaillent, travaillent de tout leur cœur, de toute leur âme, de toute leur ardeur, pour aider ceux qui se battent à chasser l'envahisseur.

J'ai l'orgueil d'ajouter que dernièrement, dans une grande ville anglaise, un des représentants les plus qualifiés des trade-unions britanniques disait qu'en tant que trade-unionistes, les Belges valaient les Anglais. Ils le prouvent, d'ailleurs, car ils ne se bornent pas à travailler pour leur pays : sur leur paie de chaque semaine, ils retranchent unanime- ment ' car la cotisation est moralement obliga- toire — de quoi envoyer de l'argent, beaucoup d'argent, soit à nos soldats en Flandre, soit à nos compatriotes restés en Belgique. Et les uns comme les autres méritent d'être aidés, car, si nous avons de l'admiration et de la reconnaissance pour les soldats de l'Yser et de Liège, nous avons autant d'admiration et de reconnaissance pour les travail- leurs qui sont restés en Belgique.

Je viens de vous dire quel a été l'effort positif de ceux qui, en Angleterre ou en France, tra- vaillent aux munitions. Mais il y a un autre effort, un effort négatif qui, lui aussi, aide à la victoire : c'est la guerre des bras croisés, c'est la grève gé- nérale que les ouvriers belges font depuis seize mois.

L'autre jour, au Reichstag allemand, le chance- lier impérial, M. de Bethmann-Hollweg, a fait ce

I08 LA BELGIQUE OCCUPEE

tableau de la Belgique sous le règne béni du mili- tarisme prussien :

« En Belgique, disait-il, la situation de l'agricul- ture est presque normale; l'industrie et le com- merce ont pris un nouvel essor; l'ordre y est rétabli dans le trafic de l'argent; les services des postes, des chemins de fer et de la navigation fonctionnent ; la production du charbon a augmenté considéra- blement; elle a presque atteint, dans le dernier tri- mestre, 3 millions et demi de tonnes: des mesures ont été prises en faveur des sans travail. Il va sans dire qu'il est impossible de remettre sur le pied normal le marché du travail, car l'Angleterre, par son blocus navaly empêche l'industrie belge d'expor- ter ses produits, »

Eh bien I Mesdames et Messieurs, si le tableau que le chancelier a fait de TAllemagne contient au- tant de contre-vérités que le tableau qu'il a fait de la Belgique, nous pouvons être rassurés : la victoire n'est pas loin.

Malgré les sentinelles allemandes, nous recevons des nouvelles, des nouvelles précises et complètes de Belgique, et c'est en me servant des lettres que j'ai reçues, ces temps derniers, que je voudrais, à mon tour, vous faire aussi exactement que possible un exposé de la situation de notre pays.

Il est vrai, comme Ta dit le chancelier, que l'agri- culture y est assez prospère : les vivres se vendent

L EFFORT BELGE lOQ

au poids de l'or, et ce serait bien mal connaître nos cultivateurs, et les cultivateurs en général, que de croire que, par patriotisme, ils se privent de réaliser des profits.

D'autre part, il est encore exact qu'après un chômage complet de près de quinze mois, les char- bonnages ont repris une certaine activité, en grande partie parce que l'on a besoin de charbon en hiver pour les usages domestiques. Mais ce que le chan- celier n'a pas dit, ce qu'il a seulement laissé enten- dre, en faisant retomber sur l'Angleterre, qui nous défend, une responsabilité qui pèse sur l'Allemagne qui nous a envahis, ce qu'il n'a pas dit, c'est que l'industrie belge, les industries de luxe comme les industries d'exportation, sont complètement para- lysées. Il en résulte ce fait angoissant, constaté par deux documents officiels un rapport sur le fonds de chômage créé par les administrations commu- nales et un rapport du Comité national de ravitail- lement, — qu'il y a en Belgique 700.000 ouvriers qui chôment, qui reçoivent des indemnités de chô- mage et, sur une population de 7 millions d'habi- tants, 3.5oo.ooo personnes qui dépendent unique- ment pour vivre de l'assistance, de la solidarité internationale !

Je disais que l'industrie était complètement ou presque complètement paralysée. Anvers, notre grand port, est désert; plus un steamer, plus un navire, à peine de temps à autre quelques chalands

IIO LA BELGIQUE OCCUPEE

qui viennent du Rhin. Il y avait dans notre métro- pole, avant la guerre, i5.ooo ouvriers diamantaires, il y en a encore 4-ooo qui travaillent à tailler les diamants bruts de la Régie allemande, et comme FAllemagne n'a plus de colonies à diamants depuis la victoire du général Rotha, d'ici peu de temps les diamantaires seront tous sans travail. A Liège et dans le Hainaut, les verreries ne travaillent pas ; les industries céramiques ne travaillent pas; les éta- blissements métallurgiques ne travaillent pas, sauf les ateliers Gockerill, à Seraing, mais ceux qui y travaillent, ce sont des ouvriers allemands. Quant aux ouvriers belges, à nos mécaniciens, à nos mé- tallurgistes, ils chôment, ils se contentent pour vivre d'un salaire de six à sept francs, non pas par jour comme en temps normal, mais par semaine, et ce salaire, ils le gagnent en faisant des travaux d'entretien ou bien des travaux d'aménagement; car les Relges sont tellement sûrs de retrouver bientôt leur liberté qu'ils agrandissent leurs usines pour le renouveau d'après la guerre !

A Gand, voici la situation telle qu'on me la décrivait dans une lettre récente : « Le travail est considérablement réduit, principalement dans l'in- dustrie linière ; on ne travaille plus que vingt heures par semaine et on pense qu'on devra réduire encore le temps. Des 20.000 ouvriers de l'industrie du lin, 12.000 à peine travaillent; le reste est ravitaillé par le Comité local. »

L EFFORT BELGE I I I

Enfin, à Bruxelles, la ville des métiers de luxe, les ouvriers chôment presque tous ; il vivent de l'assiette de soupe, du morceau de pain ou de viande que les Américains leur donnent. Mais s'ils chôment, en ce sens qu'ils ne gagnent aucun salaire, ils travaillent cependant; car un de nos grands industriels qui est en même temps un homme d'action et un homme de pensée, M. Sol- vay, a mis des sommes considérables à la disposi- tion des administrations communales, pour créer des écoles professionnelles de chômeurs. Ils ne travaillent pas pour les Allemands, mais ils travail- lent pour la Belgique, pour la Belgique de l'avenir. Au sortir de cette crise, après avoir pendant long- temps renoncé à leurs salaires, leurs bras ne seront pas rouilles, leur capacité n'aura pas diminué ; elle aura grandi, au contraire; nous aurons un prolé- tariat plus industrieux, plus instruit et plus intel- ligent î

Mais à l'heure présente, nous devons constater que dans le monde industriel belge la léthargie est complète.

Si nous recherchons les causes de cette paralysie presque générale, les trois principales sont les suivantes : d'abord, les Allemands, qui prétendent avoir restauré l'industrie belge, l'ont appauvrie; ils ont ruiné un grand nombre d'entreprises à force de réquisitions; ils ont confisqué les matières premières dont ils avaient besoin ; ils ont fait la chasse au

112 LA BELGIQUE OCCUPEE

cuivre pour les fusées de leurs obus, allant jusqu'à détruire des machines simplement pour prendre le cuivre qu'elles contenaient ; ils ont enlevé les ma- chines-outils. Dans la seule province de Liège, on estime que 5.ooo de ces machines ont été impor- tées en Allemagne, de sorte que nous nous trouvons devant une première catégorie d'entreprises qui ne travaillent pas parce que les Allemands leur ont enlevé les moyens de travail.

Il en est qui ne travaillent pas parce qu'elles n'ont pas de débouchés. La Belgique était, de tous les pays d'Europe, celui qui exportait le plus grand nombre de produits. Or, la Frankfurter Zeitung, dans un article récent, constatait avec mélancolie que si le général von Bissing, gouverneur militaire de Belgique, était tout-puissant sur terre, son pou- voir s'arrêtait sur la rive de la mer du Nord, à l'endroit viennent écumer les premières vagues. Au delà, les maîtres, ce ne sont plus les Allemands, ce sont les Anglais, avec leur flotte, et comme la Belgique est provisoirement incorporée à l'Alle- magne, elle doit subir le sort de l'Allemagne.

Voici deux motifs déjà pour que la situation industrielle de la Belgique soit plus que mauvaise : l'action de la flotte britannique et l'enlèvement, la réquisition des matières premières et des machines par l'envahisseur. Ce serait cependant une grave erreur de croire que, dans ces conditions, les ou- vriers belges soient dans l'impossibilité de tra-

l'effort belge ïi3

vailler. On leur offre du travail, on leur offre des salaires, on leur offre même des salaires beaucoup plus élevés qu'en temps normal. S'ils veulent tra- vailler, voilà de la besogne : les carriers peuvent extraire des pierres pour les tranchées allemandes ; les métallurgistes, les cheminots, les postiers peu- vent, en travaillant, libérer deux corps d'armée allemands ; on peut faire des fils de fer, on peut faire des sacs pour les tranchées ; on peut creuser des tranchées. Pour tout cela, les Allemands ont besoin de main-d'œuvre et, de même que jadis ils demandaient à la Belgique de vendre son indépen- dance, de même aujourd'hui ils demandent aux travailleurs belges de vendre la force de leurs bras. Mais ce sera l'honneur de notre prolétariat d'avoir unanimement ou presque unanimement répondu à l'Allemagne : « Nous ne mangeons pas de ce pain- là! »

Les offres cependant étaient séduisantes : aux manœuvres on proposait des salaires de 6 à 7 francs par jour, aux mécaniciens des chemins de fer, 20 francs, à ceux qui ont la pratique du plan incliné qui monte de Liège vers le plateau Hesbaye, des journées de 5o francs ! On n'a pas trouvé un homme pour faire ce métier. Alors, après les promesses, les menaces, et après les menaces, les contraintes. A Lessines, on a emprisonné des maîtres de car- rières et des ouvriers parce qu'ils ne voulaient pas fournir des moellons pour les tranchées allemandes.

BELGIQUE ENVAHIE 8

Il4 LA BELGIQUE OCCUPEE

A Zweveghem, près de Courtrai, et à Fonlaine- rÉvêque, il en a été de même pour les ouvriers auxquels on demandait de fabriquer des fils bar- belés pour les défenses de Tennemi. Ailleurs encore, à Gand par exemple, on recourut à la menace pour obliger les ouvriers à tisser des petits sacs pour les tranchées ; mais nos tisserands belges se refusèrent à tisser le linceul de leur pays, et une grève éclata dans presque toutes les fabriques, devant laquelle les Allemands furent contraints de s'incliner.

Je voudrais, pour vous montrer quels ont été leurs procédés, insister quelque peu sur un cas particulier, à titre d'exemple. A Zw^eveghem, donc, les ouvriers auxquels on demandait de faire du fil barbelé s'y refusèrent. On arrêta soixante et un d'entre eux et on les mit en prison à Courtrai. Comme ils se refusaient toujours au travail, on arrêta leurs femmes, et en route on maltraita celles-ci odieusement. Quelques jours encore se passèrent, et finalement les Allemands obtinrent par quels moyens ! du bourgmestre du vil- lage l'arrêté suivant que je veux vous lire :

(( La Kommandantur oblige le bourgmestre de Zweveghem à engager les ouvriers de la fabrique de fil de fer de M. X... à continuer le travail et à leur exposer qu'il s'agit d'une question vitale pour la commune. Les ouvriers peuvent être tranquilles au sujet du fait qu'après la guerre ils n'auront à porter aucune responsabilité du fait de la reprise du tra-

l'effort belge ii5

vail dans la fabrique de fîl de fer, attendu qu'ils y ont été obligés par l'autorité militaire allemande et, s'il y avait une responsabilité quelconque, je la prends entièrement sur moi ; si l'ouvrage est repris, toutes les peines tomberont. Le Bourgmestre : Troy. »

Malgré le bourgmestre, le travail n'a pas repris et les peines ne sont pas tombées.

Ce fait scandaleux s'est reproduit dans d'autres industries, et les mesures de contrainte ont été sur- tout rigoureuses à l'égard des ouvriers des services publics, des ouvriers des chemins de fer ou des ar- senaux de l'Etat. A Malines, par exemple, se trouve un de nos grands arsenaux, comme les ouvriers refusaient de travailler, l'autorité alle- mande décida de punir tous les habitants et, pen- dant huit jours, la ville fut complètement isolée : pas une lettre, pas un télégramme, pas une voi- ture, pas un tramway, pas un train; on se nour- rissait comme on pouvait. Mais, au bout de huit jours, les ouvriers n'étaient pas rentrés à l'arsenal !

A Luttre, dans mon ancien arrondissement de Gharleroi, ce fut pis encore. On fît comparaître les ouvriers et le directeur. On offrit des salaires comme jamais ces ouvriers n'en avaient reçu; ils refusèrent. On leur dit alors que, s'ils ne travail- laient pas, ils seraient enfermés ; ils refusèrent encore. On les enferma alors dans des w^agons qui étaient garés à la station de Luttre. Puis, au bout

Il6 LA BELGIQUE OCCUPÉE

de quelque temps on les fit sortir et on leur déclara que, s'ils ne reprenaient pas le travail, on allait les embarquer dans des trains et les conduire en Alle- magne. Les ouvriers répondirent : « est le train? Conduisez-nous. » Ils montèrent en w^agon et, au moment le train s'ébranlait, ils s'écrièrent : « Vive la Belgique ! » Le train, pour cette fois, n'alla pas loin : il s'arrêta à Namur. Croyant avoir intimidé nos hommes, on les reconduisit à Luttre. Le lendemain, on les mit sur deux rangs et ils écoutèrent le discours que les autorités militaires allemandes avaient soufflé au directeur de l'arsenal. On leur demanda de travailler en leur disant que, s'ils ne travaillaient pas, ils seraient faits prison- niers et envoyés en Allemagne. « Que ceux qui veulent travailler fassent deux pas en avant. » Tous firent deux pas en arrière et crièrent de nouveau : (( Vive la Belgique ! vivent nos soldats ! » Alors le directeur, qui leur avait conseillé cependant de re- prendre le travail, fut mis en prison à Charleroi pour plusieurs mois; ses adjoints, ses collabora- teurs furent également détenus, et cent soixante ouvriers de l'arsenal furent faits prisonniers civils et envoyés en Allemagne on les a odieusement maltraités.

Voilà nous en sommes, voilà le régime de tra- vail forcé que la « Kultur )) allemande prétend im- poser à la Belgique. Mais la brutalité allemande est impuissante contre l'obstination belge, et la résis-

L EFFORT BELGE II7

tance est aussi ferme et, vous allez le voir, parfois aussi héroïque, chez ceux qui dirigent les ouvriers que chez les ouvriers eux-mêmes.

Je vous ai parlé de patrons, de directeurs d'ar- senaux, qui ont été emprisonnés parce que leurs ouvriers se refusaient au travail. Il y a eu, à Gand, un fait indiciblement plus grave. Un des hauts fonctionnaires de TAdministration des Chemins de fer, M. Lenoir, détenait des documents relatifs à la marche des trains, qui eussent été précieux pour l'envahisseur. On le somma de livrer ces documents. Il refusa et il fut traduit, sous prétexte d'espion- nage, devant une cour martiale, qui le condamna à mort. Eût-il espionné, cela eût voulu dire qu'il four- nissait des renseignements utiles au Gouvernement de son pays. Mais lui-même et sa famille ont pro- testé jusqu'au dernier moment contre cette accu- sation, et ce qui prouve qu'il s'agissait d'autre chose, c'est que, jusqu'au dernier moment aussi, on lui offrit l'occasion de sauver sa vie. On le fît sortir de la prison et on le conduisit sur le champ d'exé- cution, où on avait traîné safemme.. On le fît passer devant son cercueil. On lui montra l'endroit il serait enterré. S'il avait cédé à ceux qui lui deman- daient de livrer son pays, il était sauvé. Il a refusé. Il est mort en brave, et quand la Belgique aura re- trouvé son indépendance, elle honorera M. Lenoir, comme les Anglais, comme le monde honorent Miss Edith Gavell.

Il8 LA BELGIQUE OCCUPEE

Il faut vraiment cette absence de pénétration psychologique qui procède de la sécheresse du cœur, pour que les Allemands, nos maîtres d'un jour, se figurent que, parce que Tordre règne en Belgique, la Belgique est réconciliée.

Notre peuple ne parle pas ; notre peuple ne dit rien, ne peut rien dire, mais il attend, il espère et il a gravé dans son cœur ces mots que mon adver- saire politique et mon ami personnel, M. le baron de Brocqueville, ministre de la Guerre, disait aux applaudissements de tous à la dernière séance de notre Chambre des Députés : « Nous pouvons être vaincus, nous ne serons jamais soumis! » Nous avons été vaincus ; nous devions l'être, mais, j'en atteste les cadavres de ceux qui sont morts pour notre cause, les Belges ne seront jamais soumis.

Leur résistance s'affirme tous les jours, par tous les moyens, quelquefois par les plus ingénieux; car l'UIenspiegel belge a la force de rire même quand son cœur est en deuil.

Le jour des milliers de petits papiers lancés par nos aviateurs annoncèrent que l'Italie marchait à côté des Alliés, ce fut à Bruxelles un jour d'allé- gresse : on ne pouvait pas porter les couleurs ita- liennes, mais l'autorité militaire allemande se trouva impuissante lorsque les femmes mirent à leur cor- sage un brin de macaroni.

Le 4 août 1916, jour anniversaire de l'invasion, on ne pouvait pas porter la cocarde tricolore, mais

"9

que faire lorsque chaque Belge mit à sa bouton- nière un chiffon de papier, le chiffon de M. de Beth- mann-HoUweg ?

Le jour de la fête du Roi le Roi que ma foi républicaine et socialiste salue avec respect tout le monde à Bruxelles, les socialistes et les républi- cains comme les autres, portèrent la feuille de lierre, symbole de la fidélité au pays : Je meurs je m'attache.

Les Allemands, en Belgique, à Bruxelles, sont entourés, en quelque sorte, d'un cordon sanitaire moral. Entrent-ils dans un tramway? on se réfugie sur la plate-forme. Pénètrent-ils dans un café ? tout le monde s'en va. Demandent-ils du feu à un bour- geois ? on le leur donne, puis on jette son cigare. Partout, c'est le mépris tranquille pour la force brutale de la part de ceux qui ont l'indomptable sentiment de leur indépendance et de leur liberté.

Tout à l'heure, notre président disait, en des paroles qui m'ont été au cœur, le bien qu'il pensait de notre pays. Pendant ces longs mois d'épreuves, nous avons eu souvent la consolation de voir rendre hommage à ce que nos soldats avaient fait. Après Liège, c'était le Président de la République Fran- çaise qui décorait de la Légion d'honneur la Cité ardente. Après l'Yser, c'était le monde entier qui enveloppait dans un même sentiment d'admiration nos soldats et vos fusiliers marins.

120 LA BELGIQUE OCCUPEE

Mais il est un éloge qui nous a plus profondé- ment touchés parce qu'il venait de l'ennemi, parce qu'il venait d'un Allemand : c'est celui que récem- ment publiait le grand journal national libéral qui, à d'autres jours, rêve d'annexions territoriales, la Kôlnische Zeitung, dont le correspondant écrivait de mes compatriotes :

Ces gens, épris et jaloux de la liberté la plus complète que puisse avoir un peuple et décidés à la conserver, sont prêts à tous les sacrifices mo- raux et matériels pour arriver à leurs fins, L'Al- lemagne ne pourrait pas faire de la Belgique une nouvelle Alsace-Lorraine, Le très maigre résultat que nous avons obtenu en Alsace en quarante- cinq ans ne serait atteint en Belgique qu'en cent ans, n esprit du peuple belge est inàonquérable ; il porte en ses veines le sang des aïeux qui traitèrent avec César, des communes flamandes qui partaient en guerre contre les plus puissants souve- rains de l'époque, les rois de France ou Charles- Quint, des fiers bourgeois des provinces belges sous les dijjérentes dominations étrangères.

Ceux qui prétendent tuer notre indépendance sont obligés de dire que depuis Artevelde, depuis le Taciturne, nous n'avons pas dégénéré. C'est un éloge que nous retiendrons. Si nous avions besoin qu'on nous donne confiance dans l'avenir, cet aveu nous la donnerait.

L EFFORT BELGE 121

Je crois en avoir assez dit, Mesdames et Mes- sieurs, pour vous montrer ce qu'a été l'effort de la Belgique au point de vue financier, au point de vue industriel et au point de vue militaire. Mais je voudrais ajouter que la Belgique a encore donné quelque chose et quelque chose de plus important à la cause commune. Elle a donné aux Alliés un argument formidable, un symbole, un idéal : elle a donné son martyre.

S'il était un peuple pacifique, du haut en bas, de la bourgeoisie à la classe ouvrière, c'était bien le peuple belge. Il ne demandait qu'une chose : vivre en paix avec ses voisins. Il y avait en lui un dua- lisme, auquel vous devez avoir songé, qui faisait de la neutralité belge une neutralité idéale. Le Roi, la famille royale étaient de sang allemand aussi bien que de sang français. On parlait dans notre pays les deux langues, le français d'une part, un dialecte bas-allemand d'autre part. Les deux races qui se combattent actuellement en Europe s'étaient dès longtemps réconciliées sur notre sol. La moitié des Belges et j'en étais avait des sympathies ar- dentes et profondes pour le libéralisme et la démo- cratie de la France et de l'Angleterre ; mais l'autre moitié, la moitié conservatrice de notre pays, avait plutôt des préférences pour l'Allemagne, ce pays du pouvoir fort, de l'alliance du trône et de l'autel.

Nous ne demandions qu'à vivre en paix, à rester neutres, et ceux qui prétendent le contraire, ceux

122 LA BELGIQUE OCCUPEE

qui, après nous avoir martyrisés, essaient de nous salir, auront fait d'inutiles mensonges. Ils ont inventé d'abord des fables grossières ; ils ont dit que la France avait violé la neutralité belge en envoyant des avions par-dessus notre sol avant l'invasion allemande. Ils ont pour être polis, prenons cette expression de Renan « sollicité des textes » pour établir que la Belgique avait partie liée avec la France et avec l'Angleterre ; mais avec cette lourdeur d'esprit qui les caractérise trop souvent, ils ont, depuis, détruit une argumentation dont les premiers aveux du chancelier avaient, d'ailleurs, montré le mensonge, en publiant un Livre Gris contenant les dépêches confidentielles des ministres de Belgique à Paris, à Londres et à Berlin, d'où il résulte que la Belgique, la Belgique officielle, bien entendu, eût plutôt incliné vers les monarchies centrales, si le Gouvernement n'avait pas eu, avant tout, l'honnête préoccupation d'une stricte neutralité. Mais le jour les Belges, par une sommation insolente, outrageante, furent mis en demeure de choisir entre leur honneur et leur tranquillité, sans hésiter et unanimement, ils sacri- fièrent leur tranquillité. Et ce jour-là, nous fûmes tous d'accord ! Nous oubliâmes notre querelle pour ne plus lutter qu'à qui servirait le mieux son pays. Nous fîmes cette union sacrée que vous avez faite en France, qui a fait votre force, qui a fait l'admi- ration de l'Europe. Il n'y eut plus en Belgique,

123

provisoirement, ni socialistes, ni républicains, ni libéraux, ni catholiques, il n'y eut plus que des Belges luttant pour leur liberté !

Et cependant. Mesdames et Messieurs, au milieu de cette tourmente, nous sommes restés ce que nous étions. J'ose le dire, depuis cette guerre, depuis que, de près, j'en ai vu les horreurs, je ne suis pas moins pacifiste, je ne suis pas moins inter- nationaliste, je ne suis pas moins socialiste, mais, au contraire, plus pacifiste, plus internationaliste, plus socialiste ! Oh ! je sais qu'il en est qui incli- nent à le contester. Beckmesser n'est pas mort en Allemagne, et parmi les gens bien intentionnés qui, de l'autre côté du Rhin, nous parlent aujour- d'hui de paix, je connais certains doctrinaires qui croient devoir pédantesquement manier la férule contre nous. Ils n'ont rien dit, ils ne pouvaient rien dire, car la censure est féroce, quand on a envahi notre pays, brûlé nos villes, décimé nos populations, commis contre la Belgique un des plus grands crimes de l'histoire. Ils n'ont rien dit, lorsque la socialdémocratie unanime, ou presque unanime, a voté des crédits de guerre, des crédits de guerre pour une guerre d'agression. Mais quand il s'agit de nous, ces socialistes retrouvent la parole. Ils nous reprochent notre ministérialisme, comme si les gouvernements de coalition des pays alliés étaient autre chose à l'heure actuelle que des comités de salut public. Ils nous reprochent de

124 LA BELGIQUE OCCUPÉE

dire que l'Angleterre et la France représentent et incarnent la liberté et la démocratie, comme si à Fheure présente la victoire de l'Angleterre et de la France n'était pas, pour la liberté et pour la démo- cratie, une question de vie ou de mort 1

Et voilà pourquoi tous, tant que nous sommes, démocrates et socialistes, nous luttons à côté de ceux qui défendent l'indépendance de la Belgique et la liberté de la France. Mais nous n'en restons pas moins fidèles à ces principes qui sont la chair de notre chair et les os de nos os, à ces principes fondamentaux de l'Internationale ouvrière et socia- liste, que je veux vous rappeler.

D'abord, et c'est ce qui légitime notre attitude : le droit de légitime défense des nations comme des individus.

Mais, d'autre part, cette affirmation que nous avons empruntée à la démocratie républicaine! de 1798 et de 1848, cette affirmation qui se trouve con- tenue- dans une de vos constitutions : a La Répu- blique Française respecte les nationalités étran- gères comme elle entend faire respecter la sienne ; elle n'entreprend aucune guerre dans des buts de conquête et n'emploie jamais la force contre la liberté d'un peuple. »

Voilà ce que nous n'oublions pas, ce que n'ou- blieront jamais les soldats républicains et socia- listes qui sont dans les tranchées. Nous ne voulons porter atteinte à la liberté d'aucun peuple et, de

125

toutes les forces de notre âme, nous réprouvons les guerres de conquête et les guerres d'agression.

Oh I je sais bien que beaucoup tiennent le même langage en Allemagne dans les rangs de la social- démocratie allemande, et je ne songe pas un instant à mettre en doute leur sincérité. Je ne songe pas un instant à sous-évaluer l'importance de cet accord sur les principes entre socialistes de tous les pays. Mais j'ajoute, j'ai la conviction profonde qu'à l'heure actuelle les socialistes allemands sont impuissants à faire triompher leurs idées. J'ajoute que, dans ma conviction, la force seule aura raison de la force et que, par conséquent, il faut que la force soit de notre côté. Je n'hésite pas à dire que jamais, à aucun moment, il n'a été plus dangereux de parler de paix, de songer à une paix qui serait nécessairement, comme le disait un jour Jules Guesde, la plus dangereuse, la plus redoutable des trêves. Nous voulons que cette guerre continue pour n'être pas contraints à la recommencer bientôt. Nous nous battons pour ne plus devoir nous battre, et nous avons la conviction que le seul moyen d'assurer la sauvegarde de la liberté et de la démocratie en Europe, c'est de vaincre le césarisme germanique.

Cette victoire, nous avons le droit de l'espérer, car la grande Alliance est supérieure en hommes, comme en ressources industrielles et financières, aux monarchies centrales qu'elle combat.

120 LA BELGIQUE OCCUPÉE

Une seule chose pourrait mettre en question la victoire, pourrait nous accliler un jour à une paix incomplète et boiteuse, qui engendrerait bientôt des conflits nouveaux : c'est que la force morale de la grande Alliance défaille et qu'elle ne trouve pas sa pleine, son entière unité d'action.

Vous vous souvenez de ce passage des Philippi- ques, Démosthène, dénonçant aux Athéniens la menace macédonienne, leur disait : « Vous êtes riches en vaisseaux, en hoplites, en cavaliers, en argent, plus riches qu'aucun peuple, mais jamais votre force n'est employée à temps, vous arrivez toujours trop tard. »

Faisons que pareil reproche ne nous soit pas adressé dans l'avenir. Il faut le reconnaître, plu- sieurs fois déjà les Alliés sont arrivés trop tard. Ils sont arrivés trop tard à Anvers, ils sont arrivés trop tard à Salonique. Il faut que désormais ils sachent vouloir et que la démocratie montre qu'en défendant la liberté, elle peut avoir autant d'au- dace, autant d'énergie, autant de vigueur que la tyrannie qui veut détruire cette liberté.

Ne nous le dissimulons point, la lutte sera longue, l'effort devra être formidable. Nous connaî- trons encore des heures mauvaises, mais nous l'emporterons si nous savons endurer. Et si, à certaines heures, l'épreuve paraît insupportable, si notre cœur est tenté de défaillir, souvenons-nous de ce mot de Goethe, de ce mot que la reine de

127

Prusse, vaincue par Napoléon, répétait aux heures de détresse, que Garlyle avait traduit et inscrit sur son livre de chevet et que j'ai retrouvé dans le De Profundis d'Oscar Wilde, le plus beau livre chrétien peut-être qui ait été écrit au dix-neuvième siècle : « Celai qui n'a pas mangé le pain amer de la dou- leur y celui quiy dans l'angoisse des nuits , n'a pas soupiré après l'aube meilleure, celui-là ne vous connaît point, Puissances célestes! »

Nous mangeons le pain amer de la douleur, nous sommes dans la nuit profonde et nous attendons avec angoisse les premiers rayons d'une aube meilleure. Mais si nous sommes forts, si nous sommes patients, si nous sommes énergiques, nous les connaîtrons un jour, nous les connaîtrons bientôt, ces puissances célestes : la Justice, la Liberté et la Paix dans la Victoire !

POUR LA BELGIQUE <^)

Je remercie rAlliance franco-belge de nous avoir donné cette occasion solennelle de dire à la France notre gratitude, notre admiration, notre sympathie.

Notre gratitude d'abord. Jadis M. Deschanel Va rappelé tout à l'heure la Belgique fut, pour d'illustres Français, une terre d'asile. C'est à notre tour, aujourd'hui, d'être des exilés, des réfugiés. L'hospitalité que nous donnâmes, vous nous la rendez au centuple.

Notre admiration. Et ce n'est pas nous seule- ment, c'est l'Europe entière, ce sont nos adver- saires mêmes qui, tous les jours, apportent au peuple de France le témoignage de cette admira- tion.

Notre sympathie, enfin, et en me servant de ce mot, je lui donne toute la force de son sens étymo- logique. Sympathiser, c'est souffrir ensemble. Or, nous avons tant souffert depuis bientôt deux ans, que nous n'avons plus qu'un seul cœur, qu'une seule âme. Ensemble, nous avons subi l'invasion.

(i) GonféreQce faite à la Sorbonne le ii mars igib.

POUR LA BELGIQUE I^Q

Ensemble, nous assistons au martyre des habitants de la zone envahie. Ensemble, nous voyons mourir pour la plus juste des causes nos soldats et les vôtres, les Belges aux uniformes couleur de terre, comme le sol natal auquel désespérément ils s'ac- crochent, les Français, couleur de ciel, bleu comme ces horizons des collines de Meuse où, une fois de plus, le sort de l'Europe est en train de se décider.

Avant cette guerre, certes, nous étions déjà bien près les uns des autres. Mais qui de nous eût pensé qu'un jour nous combattrions côte à côte : la France était pacifique, la Belgique était neutre et nous le répétons une fois de plus, nous le répéterons obstinément jusqu'à ce que les pires sourds nous entendent elle le fût restée, fidèle à sa parole, si elle n'avait pas été la victime, la victime sans tache d'une agression dont nos adver- saires mêmes, au premier moment, ont avoué l'in- justice.

Je n'insiste pas, au surplus. Le monde entier a reconnu que nous avons usé de notre droit, que nous avons accompli notre devoir, et c'est dans l'exercice de ce droit, pour l'accomplissement de ce devoir, dans notre pays si divisé, que l'unanimité s'est faite :

(( Remettons à plus tard notre querelle ; pour le moment, luttons à qui rendra le plus de services à la patrie. »

Ce que nous voulons, c'est ce que vous voulez

BELGIQUE ENVAHIE 9

l3o LA BELGIQUE OCCUPEE

vous-mêmes, car pour vous, comme pour nous, il s'agit et il ne s'agit que de légitime défense : repousser l'invasion, libérer notre territoire, créer les conditions d'une paix durable en ôtant à tout jamais, aux gouvernements de proie, la tentation de s'attaquer à des pays libres, à des nations en armes.

Avant cette guerre, nous ne savions pas ce que c'était que la guerre la guerre telle que les Allemands la comprennent. Nous croyions qu'il y avait un droit des gens. Nous croyions, nous avions la simplicité de croire que les actes de La Haye engageaient leurs signataires, que les villes ouvertes étaient protégées, que les populations civiles n'avaient rien à craindre, que les trésors d'art, que les monuments étaient intangibles.

Quel réveil! Ils ont massacré, chez vous comme chez nous. Ils ont brûlé Senlis comme Louvain. Ils ont détruit, sans excuse, sans intérêt, à Reims comme à Ypres, et c'est pourquoi, de Belfort à Dixmude, nos soldats se battent jusqu'à la mort, sachant ce qui adviendrait, ce qui serait advenu, si la bataille de la Marne n'avait pas arrêté l'invasion.

Mais cette victoire, si grande soit-elle, n'est encore que la moitié de la victoire.

Nos provinces occupées, vos départements en- vahis sont là, qui attendent la délivrance.

Quand ils regardent, par-dessus les sacs déterre de leurs tranchées, vos hommes, ceux du Nord ou

POUR LA BELGIQUE l3l

des Ardennes, et les nôtres, presque tous les nôtres, ils peuvent voir, occupé par Tennemi, le sol qui les a vus naître. Ils savent que, là-bas, dans la plaine des Flandres, dans les ruches industrielles de Liège, de Gharleroi, de Lille, tout ce qui leur est cher, leurs parents, leurs femmes, leurs enfants attendent, endurent et espèrent.

Comment dans ces conditions, à qui viendrait leur parler de paix, pourraient-ils répondre autre chose que ce mot des patriotes de 92, de leurs aînés de la grande Révolution : « On ne discute pas avec Tennemi tant qu'il occupe le territoire. »

Mais ce n'est pas seulement pour leur pays, pour leurs foyers, qu'ils affrontent les pires dangers, qu^ils supportent les pires souffrances.

Naguère, dans les tranchées de Dixmude, un jeune soldat, un de ceux qui étaient à Liège et qui, socialiste militant, s'était engagé pour la guerre, me disait : « Je ne me bats pas pour le Roi, je ne me bats pas pour la Patrie, je me bats pour mon idée. » Et cette idée, cette grande idée, j'ai cru la deviner, je crois la connaître.

Dans ces admirables générations d'hommes, qui vont à la mort comme on marche au triomphe, il en est des milliers qui, plus ou moins clairement, se rendent compte que ce qui est en jeu dans la guerre actuelle, c'est l'avenir même de nos démo- craties, c'est la question, l'angoissante question de savoir si les peuples pacifiques sont capables de se

l32 LA BELGIQUE OCCUPEE

défendre, de sauvegarder leur existence nationale contre les agressions de ceux qui vivent de la guerre, par la guerre et pour la guerre.

Or, c'est de la réponse des événements à cette question que dépendra la paix future en Europe.

Si les monarchies centrales devaient l'emporter, il n'y aurait plus pour les peuples d'autre issue que de s'armer jusqu'aux dents pour les luttes nou- velles.

Si nous triomphons, au contraire, il suffira, pour que la paix, la paix durable se fasse, que notre modération soit égale à notre force. Et, pour qu'il en soit ainsi, l'Europe peut compter, a le droit de compter sur la France.

Laissez-moi vous rappeler ce beau passage de Rivarol dans un discours sur l'universalité de la langue française :

« La France, qui a dans son sein une subsistance assurée et des richesses immortelles, agit contre ses intérêts, méconnaît son génie quand elle se livre à l'esprit de conquête. Son influence est si grande dans la paix et dans la guerre que, toujours maîtresse de donner l'une et l'autre, il doit lui sembler doux de tenir dans ses mains la balance des empires et d'associer le repos de l'Europe au sien. Par sa situation elle tient à tous les Etats; par la juste étendue, elle touche à ses véritables limites. Il faut donc que la France conserve et soit conservée... »

POUR LA BELGIQUE l33

Il faut que la France conserve et soit conservée.

Puissent ces deux mots, appliqués à tous les peuples, maîtres désormais de disposer d'eux- mêmes, être et rester notre programme !

Mais, pour que ce programme se réalise, pour que la paix de demain se fonde sur le droit et assure le repos de l'Europe, il faut que la Belgique soit libre, que la France retrouve ses limites, que les auteurs responsables de l'agression dirigée contre nous soient contraints d'avouer leur défaite. Nous ne voulons que cela, nous ne combattons que pour cela, mais nous le voulons de toute notre âme, et nous ne cesserons la lutte qu'après l'avoir obtenu.

CE QUE SERAIT UNE NOUVELLE GUERRE

LA SCIENCE CONTRE LA CIVILISATION {')

Monsieur le Président, Mesdames, Messieurs,

Je ressens très vivement l'honneur que vous me faites en m'appelant à prendre la parole dans cette assemblée. Je le ressens d'autant plus que je me sens moins qualifié pour le faire. Vous êtes des artistes et des amateurs d'art, et je viens vous parler de la guerre; je viens vous parler, surtout, du lendemain, de l'avenir de la guerre. Mais je me dis que c'est un sujet auquel, malheureusement, il vous est impossible de ne pas vous intéresser; car à quoi servirait-t-il d'assembler de vastes col- lections, d'acheter, dans l'intérêt national, des chefs-d'œuvre, de construire, pour les y placer, des monuments glorieux, si toutes ces inestimables richesses étaient à la merci d'un bombardement d'une ville ouverte ou d'un raid de superzeppelins?

D'autre part, je suis Belge, et à ce titre, hélas ! je puis vous parler de la guerre, de ses consé- quences, de ses horreurs et de ses effets, notam-

(i) Conférence faite au « National Art Collection Fund » (juin 1916).

CE QUE SERAIT UNE NOUVELLE GUERRE l35

ment, en ce qui concerne les œuvres d'art qui formaient notre glorieux patrimoine.

Votre secrétaire m'écrivait il y a quelques jours : (( Parlez-nous de ce qu'il est advenu des œuvres d'art en Belgique. »

Vous connaissez dans ses grandes lignes la tra- gédie qui s'est passée dans notre pays ; vous avez entendu parler de l'incendie de Visé, de la destruc- tion de Termonde, du sac de Dinant, des ravages causés par l'incendie de Louvain la bibliothèque de l'Université fut brûlée par des soldats .ivres. Aussi n'est-ce point de cela que je veux vous parler. Je répondrai seulement quelques mots à ceux qui ea Allemagne prétendent que ce sont des faits négligeables dont la conscience universelle n'a pas à se préoccuper. C'est ainsi qu'au début de la guerre, un homme connu, je dirai presque illus- tre— le D' Bode, conservateur du Musée de Berlin, écrivait dans une des grandes revues de l'Allemagne : (( Somme toute, en Belgique, les Allemands n'ont détruit ou endommagé que vingt-six mille maisons qui étaient habitées par cent cinquante mille per- sonnes. Et d'ailleurs, nous les reconstruirons. »

Il est possible qu'à cette époque, les Allemands songeaient encore à reconstruire nos maisons dans la Belgique conquise. Nous savons aujourd'hui que c'est nous qui reconstruirons nos maisons dans la Belgique libérée !

Les hommes, on les retrouvera; les maisons, on

l36 LA BELGIQUE OCCUPÉE

les reconstruira. Mais l'invasion allemande a eu des conséquences irréparables. Il y a des choses que nous ne reverrons plus, jamais plus, never more. Et je suis d'autant plus pénétré du sentiment de douleur que cette pensée m'inspire que je reviens en ce moment même de notre front, depuis tantôt deux ans, les armées sont aux prises, un impi- toyable bombardement a détruit, de Nieuport à Ypres, les plus belles, les plus pittoresques de nos villes. Nieuport n'est plus qu'un amas de dé- combres ; le béguinage et l'église de Dixmude ont été rasés par le feu de l'artillerie. Il y a quelque temps, je fus autorisé par l'État-major anglais à visiter Ypres. Nous la parcourûmes en automobile, et, dans cette ville il y avait jadis vingt mille habi- tants, nous ne rencontrâmes pas un être vivant; rien que des destructions et parmi elles, celles comme le Parthénon, les ruines des vieilles Halles, dernier souvenir de l'une des époques les plus glo- rieuses de notre pays.

Je demande que l'on ne touche pas à ces ruines ; je demande que l'on n'essaie pas de reconstruire les Halles d' Ypres; elles doivent rester telles quelles, dans la beauté que la guerre leur a faite, comme un témoin des horreurs que notre pauvre pays a subies.

Mais il y a une question que sans doute vous allez me poser. Dans ces monuments détruits, dans ces églises que le bombardement a fait dispa-

CE QUE SERAIT UNE NOUVELLE GUERRE iSy

raître complètement, car il y a six mois encore, nous pouvions voir s'élever dans la campagne, sur les rives de l'Yser, la tour de Reninghe ou de Lam- pernisse, et lorsque j'y suis revenu il y a quatre ou cinq jours, elles avaient disparu; il n'en reste plus trace vous allez me demander ce que sont deve- nues les œuvres d'art qui s'y trouvaient et d'une manière générale les œuvres d'art qui étaient en Belgique.

Celles que contenaient nos églises de la Flandre Occidentale avaient pour nous un intérêt historique et sentimental; quelques-unes étaient curieuses, avec une certaine valeur d'art, mais je ne pense pas que l'on y trouvât un seul chef-d'œuvre. sont-elles aujourd'hui? Elles sont dispersées.

Il y a quelque temps, on exposait à Londres un certain nombre d'œuvres qui venaient des églises situées sur le front ; ces œuvres d'art portaient des étiquettes : « Appartenant à M. un tel, au major X..., colonel Z... » J'aime à croire que, quand la fin de la guerre viendra, le major X... et le colonel Z... comprendront que ces œuvres ne leur appartien- nent pas; que les Anglais ne sont pas venus en Belgique pour y faire un butin de guerre et qu'à l'exemple de nos compatriotes qui, eux aussi, ont recueilli certaines œuvres d'art, ils se chargeront de les renvoyer à nos communes et à nos fabriques d'église. Je disais que certains de nos compatriotes se sont ainsi comportés; à La Panne, par exemple

l38 LA BELGIQUE OCCUPEE

se trouve Tun de nos grands hôpitaux, on a construit une église en bois, et dans cette église se trouve tout ce que Ton a pu sauver dans l'église de Nieuport.

D'autre part, les Allemands ont passé, il est inutile de vous dire que le pillage a été complet; mais je parle bien entendu de la région qui a été plus spécialement ravagée par la guerre, des villes qui se trouvent sur les bords de cette rivière désormais célèbre, l'Yser.

Pour ce qui est du reste de la Belgique, se trouvent vraiment nos chefs-d'œuvre, je crois pou- voir dire que rien n'a été détruit, que rien qui vaille n'a disparu jusqu'à présent. D'une part, avant de s'en aller, le Gouvernement belge, connaissant les Allemands, a pris des précautions : et d'autre part, pour quantité d'œuvres qui sont restées dans nos musées, à Anvers, à Gand, à Bruxelles, les Alle- mands n'ont rien détruit parce qu'ils connaissent la valeur des œuvres d'art et qu'ils songent ou qu'ils songeaient plutôt à les prendre pour les mettre dans les musées d'Allemagne.

Ne croyez pas qu'en parlant ainsi je leur fasse un procès de tendance. Je vais vous lire à ce sujet un extrait d'un document bien intéressant, car il peint un état d'âme. C'est un article publié au début de la guerre, en octobre 1914? dans une revue d'art importante d'Allemagne, Kunsi und Kûnstler, par le D"^ Emil Schaefer :

CE QUE SERAIT UNE NOUVELLE GUERRE iSq

<L Lorsque les Anglais sont venus en Grèce, ils ont pris les frises du Parthénon ; Napoléon, qui a porté la guerre à travers l'Europe, a rempli ses musées des œuvres d'art prises dans tous les pays, dans tous les musées européens. »

Pour le D' Schaefer, rien de plus simple que de suivre de tels exemples. Les Belges ont eu tort de se défendre; les Belges se sont permis de ne pas obéir aux sommations allemandes ; ils doivent être punis. Et il ne suffira pas d'imposer des indemnités en or monnayé. Il faut encore leur prendre un cer- tain nombre de tableaux, dont M. Schaefer se charge de dresser la liste. 11 est très éclectique. Il est d'avis qu'il faut prendre aux Belges des œuvres de toutes les époques et de tous les pays ; mais il insiste surtout sur l'art flamand, en faisant obser- ver qu'il n'est pas encore suffisamment représenté dans les musées de Berlin, de Munich... Je préfère d'ailleurs lui laisser, dans toute sa saveur, la pa- role. Voici ce qu'il écrit :

Nous devrions nous assurer du meilleur parmi le meilleur. Les merveilles de Jean Van Èyck des musées de Bruges et d'Anvers ; la Mise au Tombeau de Petrus Christus, de Bruxelles, le triptyque anversois dqs Sept Sacrements, quand même il ne serait pas tout entier de la main de Rogier Van der Weyden, et enfin un Crucifiement du musée de Bruxelles qui fut également, jusque dans ces derniers temps, attribué à Rogier. Et les œuvres de Hans Memling à Bruges?

Ici, il y a un scrupule :

Non, la tendresse mystique de la châsse de sainte Ursule

l40 LA BELGIQUE OCCUPÉE

ne pourrait nulle part ailleurs émouvoir nos âmes aussi puissamment que dans la pénombre du calme hôpital Saint- Jean. Mais nous pouvons en toute tranquillité étendre la main vers ses portraits des époux Moreel, à Bruxelles, et son sublime triptyque du Musée d'Anvers : les Anversois de- vront, aussitôt leur ville aux mains des Allemands, y renon- cer à notre profit. Les créations de Télève de Memling, Gérard David, se rencontrent fréquemment dans nos galeries, mais aucune de celles-ci ne peut se faire gloire d'une œuvre comparable au Baptême du Christ du Musée de Bruges ou aux deux tableaux avec l'histoire exemplaire du juge prévaricateur Sisammes. Qu'il serait beau, splendidement beau, que ceux-ci et leurs pendants « nés », les deux pan- neaux de Thierry Bouts, qui racontent la sentence inique de l'empereur Othon, fissent l'éloge de la justice non plus aux habitants de Bruges, mais aux visiteurs de quelque galerie allemande !

Ne croit-on pas rêver en entendant parler ainsi ? Justice ! sentence inique ! juge prévaricateur ! Et ceux qui parlent ainsi ont commis une injustice vis-à-vis de notre pays que le chancelier impérial avouait lui-même au premier jour de la guerre. Ceux qui osent parler ainsi, c'est le Gouvernement prévaricateur qui a rompu avec la foi solennelle des traités. Ceux qui osent parler de sentence inique sont ceux-là mêmes qui ont porté contre notre pays la sentence de mort la plus inique que l'histoire ait connue.

Ah ! M. Schaefer, qui parle du martyr tenant le fer rouge devant l'empereur Othon, aurait se souvenir d'un autre martyr, la Belgique qui tient le fer rouge de l'épreuve et qui le tiendra,

CE QUE SERAIT UNE NOUVELLE GUERRE ll^l

impassible, jusqu'au jour justice lui sera rendue.

Mais revenons à M. Schaefer. Il n'est pas encore satisfait; il demande des Rubens, des Jordaens. Il ne néglige même pas les maîtres de cette époque de transition l'école flamande alla compléter ses études en Italie. Mais avant tout, et surtout, il insiste sur la nécessité de réunir à Berlin les pan- neaux de ce célèbre polyptyque des frères Van Eyck, qu'il appelle avec raison une des merveilles du monde, et il décrit avec quelle vertueuse émula- tion les Allemands iront se presser devant ce chef- d'œuvre, comme au quinzième ou seizième siècle les Gantois allaient à Saint-Bavon pour l'admirer.

Je vous parlais tout à l'heure de la politique des Allemands; j'aurai en terminant à faire une autre proposition qui me paraît beaucoup plus équitable que celle indiquée par M. Schaefer.

Mais je crois en avoir assez dit pour vous prou- ver que les humbles soldats belges qui là-bas, en costume kaki, combattent sur l'Yser, ne se battent pas seulement pour leur sol et leur liberté, pro aris et focis, mais encore pour le patrimoine d'art si sacré et si glorieux que leur ont légué leurs ancêtres, et j'ajoute c'est de cela surtout que je voudrais vous parler pour quelque chose qui à mon sens est plus important encore ; ils se battent pour ne plus se battre; ils font la guerre à la guerre ; ils luttent contre le militarisme allemand.

l42 LA BELGIQUE OCCUPEE

avec cette pensée que c'est seulement lorsqu'il sera vaincu que les générations qui viendront après nous cesseront de connaître la guerre et ses horreurs.

Ils ont, comme nous avons nous-mêmes, ce sen- timent profond que, dans l'avenir, il faut faire tout ce qui est humainement possible pour éviter le renouvellement de la guerre, parce que la guerre de demain serait pour notre civilisation une chose plus épouvantable encore que la guerre d'aujour- d'hui.

On a dit avec raison que la guerre de 1870 était, auprès de la guerre d'aujourd'hui, un jeu d'enfant. De même, la guerre de 1914 serait, au regard d'une guerre nouvelle, un simple jeu d'enfant, car, à me- sure que la puissance des moyens de destruction que la science nous donne augmente, la guerre doit nécessairement toucher la civilisation dans ses racines les plus profondes.

Quand on se battait avec des flèches, des arba- lètes ou même avec les fusils de l'époque napo- léonienne, les armées seules étaient atteintes. On n'assistait pas à des espèces de bouleversements géologiques du sol et des villes comme ceux que l'on voit aujourd'hui. Or, tout cela n'est encore rien auprès de ce que sera une guerre de quatre dimensions guerre sous-marine et sub-terrestre, guerre à la surface et guerre dans les airs comme le sera la guerre de demain, s'il doit y avoir une

CE QUE SERAIT UNE NOUVELLE GUERRE l43

guerre de demain. Aussi devons-nous par tous les moyens réagir contre les tendances qui pourraient exister encore au lendemain des calamités actuel- les, pour que des calamités du même genre ne viennent pas à se reproduire. J'insiste sur ce point. La civilisation a engendré la science et la science donne à ceux qui veulent mal faire un pouvoir de destruction tel que la science menace la civilisation même. Déjà en 1870, Michelet, prophète comme il lui arrivait souvent, disait que les guerres de l'ave- nir seraient des guerres chimiques et mécaniques. Sa prophétie ne s'est que trop réalisée.

Nous avons appris à connaître les débuts de la guerre chimique en cette journée d'avril 1916 où, renonçant à tous scrupules, les Allemands em- ployèrent pour la première fois ces vapeurs empoi- sonnées qui chassèrent de leurs tranchées les sol- dats aux environs d'Ypres. Et cela n'est qu'un commencement; la chimie guerrière est encore dans son enfance. Je vous demande de songer à ce qu'elle pourra être le jour ces procédés seront perfectionnés.

D'autre part, nous sommes déjà en plein dans cette période que Michelet appelait la guerre par la machine. Nous assistons dans le domaine de la guerre, comme nous avons assisté dans le domaine de l'industrie, à une transformation radicale. Jadis, dans la lutte pour l'existence entre les entreprises industrielles, ceux-là l'emportaient qui étaient les

l44 LA BELGIQUE OCCUPEE

plus actifs, les plus habiles, les plus industrieux. Aujourd'hui, ces entreprises triomphent et leur concurrence écrase les autres qui disposent des machines les plus puissantes, de Toutillage le plus perfectionné, des capitaux les plus importants ! Or, il en est de la guerre comme de la paix. Aujour- d'hui, ceux qui l'emportent dans une guerre, ce ne sont pas les plus énergiques, les plus courageux, passionnément attachés à la défense de leur cause ; ce sont ceux qui ont les canons du plus fort calibre, des fusils au tir le plus rapide, des dirigeables de la plus grande portée, en un mot, l'outillage le plus complet et le plus perfectionné.

Nous lisons couramment dans les journaux que, lorsque deux armées en viennent aux prises, celle-là a le plus de chance de l'emporter qui parvient à jeter sur un espace occupé par l'ennemi le plus grand nombre d'obus, de tonnes d'acier.

Ce serait une erreur de croire cependant que, pour arriver à ce résultat, il suffit d'avoir des 3o5 et des 38o et des munitions abondantes. Il faut encore savoir exactement est l'ennemi, quelles sont les positions à détruire, quels sont les objectifs du tir d'artillerie. Et ici commencent les opérations qui, venant compléter ce que la guerre chimique et la guerre mécanique peuvent faire dès à présent, constituent ce que j'appellerai la guerre scientifique.

J'étais, il y a quelques jours, au quartier général d'une de nos divisions d'armée, à 12 ou i3 kilomè-

CE QUE SERAIT UNE NOUVELLE GUERRE 1^5

très du front, dans une zone aussi impassible que cette assemblée même. Dans la campagne tran- quille, il semblait que Ton fût à cent lieues de la guerre. Et là, sur les murs, se voyaient des appa- reils télégraphiques, des appareils téléphoniques, des dispositifs de télégraphie sans fil, qui nous mettent à la fois en communication avec tous les postes, même les plus avancés du front, et avec le monde entier, d'où nous arrivaient des nouvelles du combat naval du Jutland, et plus récemment de l'offensive russe. Sur la table, il y avait des photographies , des photographies de positions ennemies prises par des avions. Des hommes, tran- quilles, l'attention concentrée sur leur besogne spéciale, sourds au bruit du canon que l'on aurait pu entendre dans le lointain, transportaient sur des cartes d'état-major les indications de la photo- graphie. Des artistes connus, des peintres belges que j'avais vus fréquemment dans notre pays avant la guerre, dessinaient des panoramas pour l'artille- rie, d'après les mêmes photographies, les mêmes indications. Ces panoramas s'en allaient vers les observatoires, et ainsi cet ensemble de travaux télégrammes, messages téléphoniques, communica- tions par télégraphie sans fil, photographies d'avion, transposition des photographies sur cartes d'état- major, traduction des résultats obtenus en pano- rama — tout cela aboutissait à une chose : c'est que, à deux lieues de là, une rafale d'artillerie allait

BELGIQUE ENVAHIE 10

l46 LA BELGIQUE OCCUPÉE

bouleverser les tranchées ennemies et semer de cadavres les positions allemandes.

Voilà ce qu'est devenue la guerre d'aujourd'hui. Par conséquent, celui-là l'emporte qui a les procé- dés chimiques les plus efficaces, les machines de mort les plus perfectionnées, la préparation scien- tifique appliquée à la guerre la plus complète. Tout cela, certes, n'est pas encore au point, mais le sera demain, et dès lors on ne peut songer sans frémir à ce que sera une guerre tous les moyens de destruction seront arrivés à une perfection dix fois plus grande, les zeppelins ne seront plus à la merci d'une tempête, les sous-marins n'iront plus chercher l'ennemi au hasard des eaux obs- cures, mais atteindront, leur but directement, des gaz à haute pression, emmagasinés avant la guerre, permettront avant même que la guerre soit déclarée, de détruire d'une frontière à l'autre des populations inofïensives. Voilà ce que la science présage ; voilà ce qu'elle nous prépare si l'humanité est assez folle pour recommencer une nouvelle guerre, pour se livrer à de nouveaux combats.

Mais peut-être, en m'écoutant, vous dites-vous qu'il y a dans ces constatations matière à une sorte d'optimisme relatif ? S'il est vrai que ce sont les plus riches, les plus industrieux, les plus savants, les plus développés au point de vue technique qui doivent l'emporter dans la guerre de l'avenir, n'est- ce pas une protection pour les peuples civilisés

CE QUE SERAIT UNE NOUVELLE GUERRE îl^J

contre les peuples de civilisation inférieure? Oui, cela serait, si la civilisation morale était toujours à la hauteur de la civilisation technique ; mais nous avons trop d'exemples sous nos yeux, ou dans la mémoire, pour penser qu'il en soit ainsi. Lorsque les Espagnols, au seizième siècle, arrivèrent pour la première fois au Mexique, ils trouvèrent un peuple qui, sauf dans la science des armes, avait une civilisation aussi élevée que la nôtre; seule- ment il était resté cannibale , anthropophage. Aujourd'hui, il y a encore en Europe des popula- tions qui ont atteint le plus haut degré de dévelop- pement technique, dont l'industrie et la science sont au même niveau, peut-être même supérieures à celles des autres pays, et qui cependant, au point de vue moral, ne sont pas arrivées à un degré beaucoup plus élevé que les cannibales, les anthro- pophages.

Nous avons vu en France, il y a deux ou trois ans, d'abominables bandits, les Bonnot et les Garnier, mettre à profit lés dernières inventions de l'auto- mobilisme pour commettre d'horribles méfaits. C'étaient des apaches individuels. Il y a mainte- nant en Europe des apaches gouvernementaux qui mettent, eux aussi, à profit les dernières inventions de la science pour commettre des crimes sans rémission. Dès lors, nous devons nous demander quelle protection nous aurons, quelle protection la civilisation aura dans l'avenir, contre les gouverne-

l48 LA BELGIQUE OCCUPEE

ments ou les peuples apaches qui seront disposés à se livrer à de nouvelles entreprises du même genre ?

On propose bien des choses. Il faut que Ton détruise le militarisme allemand ; qu'on le réduise à rimpuissance ; qu'on le mette hors d'état de nuire. Et pour cela, que veut-on faire ?

Les uns parlent de rectifications de frontières, de l'établissement de frontières stratégiques; comme s'il pouvait servir à quelque chose de reculer les frontières de quelques kilomètres, alors que la portée des canons vient à doubler, que la guerre aérienne prend tous les jours une importance plus grande.

D'autres sont d'avis que, pour ruiner le milita- risme allemand à jamais, il faut imposer au peuple allemand non seulement des indemnités répara- trices (ce à quoi je souscris), mais l'écraser par des charges économiques qui l'empêchent de jamais rétablir sa puissance. D'autres veulent que les monarchies centrales soient isolées du reste du monde, en élevant autour d'elles une barrière de Chine, des barrières économiques... Et on ne peut songer qu'avec angoisse à ce que serait l'Europe de demain si on la divisait en deux camps ennemis, pour continuer ainsi la guerre après la guerre et par la guerre économique provoquer de nouvelles conflagrations I

D'autres enfin parlent de limiter les armements

CE QUE SERAIT UNE NOUVELLE GUERRE l49

et de procéder, en cas de victoire contre TAlle- magne, comme Napoléon a agi contre la Prusse : interdire à TAUemagne d'avoir des soldats, d'avoir des bateaux...

L'expérience du passé n'est pas encourageante, et je crois que, si elle était faite à nouveau, elle serait plus décevante encore. Je lisais il y a quelques mois dans le Daily Mail une lettre dans laquelle un correspondant disait que, si l'Allemagne était vaincue, il fallait non seulement supprimer tous ses bateaux, mais aussi tous ses ports, parce que, aussi longtemps qu'elle aurait des ports, elle pourrait construire des sous-marins et détruire les flottes des autres puissances ; comme si, après cela, il ne lui resterait plus les fleuves et les rivières pour lancer des sous-marins, et comme si, d'autre part, la chimie faisant de nouveaux progrès, il ne suffi- rait pas, pour un peuple pris de la frénésie de détruire, de se servir de gaz asphyxiants en quan- tités formidables pour faire la guerre sans même avoir recours à la force des armes de telle sorte qu'à mon sens la seule solution possible, conce- vable, c'est, contre les malfaiteurs qui voudraient user des moyens de destruction que la science met à leur disposition, l'organisation d'une police inter- nationale par le consensus de tous les Etats civilisés.

Quand on a eu affaire à ces Bonnot et Garnier dont je vous parlais tout à l'heure, la police locale suffit ; elle est bien armée ; elle enlève aux malfai-

l50 LA BELGIQUE OCCUPEE

leurs les moyens dont ils disposent. Lorsqu'il s'agit de peuples ou de gouvernements, il faut une police plus puissante, et elle ne peut résulter que d'un accord international. On a d'ailleurs, dès à présent, des précédents ; il est interdit de se servir de balles dum-dum ; on avait aussi interdit pen- dant quelque temps les bombardements aériens ; le droit des gens ne tolère pas la guerre avec des microbes. Il y a donc un embryon du droit inter- national auquel je songe; mais je vois aussi l'objec- tion que vous allez me faire :

Ces actes de La Haye ont été jusqu'à présent des chiffons de papier; les renouveler serait amener des déceptions nouvelles. Aussi, lorsque je pense au droit international, je pense à un droit international nouveau, à celui dont M. Aristide Briand parlait il y a quelques jours aux délégués russes : un droit international garanti par des sanctions efficaces. '

Mon excellent ami M. Salomon Reinach, l'ama- teur et écrivain d'art que vous connaissez tous, me communiquait il y a quelque temps une note inté- ressante sur la manière dont cette police interna- tionale pourrait être organisée. Des inspecteurs, partant du centre de La Haye, visiteraient les fabriques pour empêcher que l'on ne se serve de moyens condamnés par le droit des gens; des sergents de la paix, au nombre de 5.ooo, seraient à la tête d'un arsenal où, dans l'intérêt de tous, on disposerait des moyens de destruction que donne

CE QUE SERAIT UNE NOUVELLE GUERRE l5l

la science. Dans le cas ou un peuple se refuserait à se conformer à la loi dictée par tous, on emploierait contre ce peuple les moyens de destruction dont le Comité international disposerait. Mais je n'ai pas besoin de le dire, il faudrait pour cela que le consensus international se réalise, que le droit international cesse d'être un rêve et une utopie..., et que cette garantie d'une sanction sérieuse soit donnée à l'Europe.

Elle ne peut être donnée que par la victoire. C'est donc vers cette victoire que nous devons tendre; c'est elle seule qui créera un droit international garanti par des sanctions. Et j'espère, Mesdames et Messieurs, que ces sanctions ne s'appliqueront pas seulement à l'avenir, mais qu'elles porteront aussi sur le passé. En vous parlant ainsi, je songe à mon pays, qui ne voulait pas la guerre, qui l'a subie et acceptée pour défendre son honneur et qui a le droit de demander justice et réparation.

Un de mes amis d'Angleterre disait récemment : (( Dans cette guerre il y a peut-être des respon- sabilités partagées, la Belgique est l'agneau sans tache, l'agneau mystique. » C'est cette parole qui m'a fait venir à la pensée la suggestion dont je vous parlais tout à l'heure. Au quinzième siècle, au moment les provinces flamandes prenaient conscience de l'unité nationale, naquit à Gand cette œuvre admirable, le retable des frères Van Eyck, U Agneau sans Tache ^ l'agneau mystique.

l52 LA BELGIQUE OCCUPEE

Depuis, les différentes parties de ce tableau ont été dispersées : Adam et Eve sont à Bruxelles, V Agneau est à Gand, les Anges musiciens sont au Musée de Berlin. Au jour de la justice, il faut que cette œuvre soit reconstituée. Elle ne doit pas Têtre à Berlin, comme le voulait M. Schaefer; eHe doit l'être au pays elle est née, au pays auquel elle appartient, et demain ou plus tard il viendra un moment Ton comprendra que la place du chef-d'œuvre des Van Eyck est en Belgique. Le jour elle aura réalisé son unité radieuse, la Belgique délivrée y verra le symbole de son martyre et de sa rédemption.

m L'INTERNATIONALE

L'INTERNATIONALE <')

Par une coïncidence tragique, au moment même les délégués de ITnternationale allaient se rendre à Vienne, pour célébrer son vingt-cinquième et son cinquantième anniversaire, c'est de Vienne précisé- ment qu'à surgi la formidable catastrophe qui divise les peuples en deux camps ennemis.

Après un an de guerre, on en est à se demander, dans certains milieux, si l'Internationale existe encore !

Officiellement, oui. Son comité exécutif, chassé de Belgique par l'invasion allemande, siège aujour- d'hui à La Haye. On lui a adjoint, pour la durée de la guerre, les deux représentants du parti socia- liste hollandais. Il a envoyé des délégués auprès des socialistes allemands, pour leur dénoncer le régime de travail forcé qu'on impose, ou plutôt qu'on essaie d'imposer aux ouvriers belges. Il convoque, successivement et séparément, les diverses sections nationales, pour s'informer de leurs vues sur la paix ou sur la guerre.

(i) Le Radical, a5 juillet 1915.

1 56 l'internationale

Mais en fait, il faut reconnaître que la vie de l'Internationale est suspendue.

Aussi longtemps que les socialistes allemands et autrichiens se déclareront solidaires de leur Gou- vernement, ne trouveront pas un mot de blâme pour Tagression contre la Belgique, se borneront à des démonstrations platoniques et vagues contre des annexions éventuelles de territoire ; aussi long- temps que la Belgique et la France ne seront pas libérées, il ne faut pas compter que les socialistes français et belges, sans parler des autres, se dé- cident à renouer les relations internationales.

Bien plus, on ne doit pas se dissimuler que, même après la guerre, les tentatives de rapproche- ment se heurteront à d'opiniâtres résistances.

Faut-il désespérer cependant ? Pouvons-nous admettre que l'Internationale soit morte, que le socialisme doive indéfiniment rester divisé contre lui-même ?

Je me refuse absolument à le croire.

J'incline à penser, au contraire, que, par une réaction naturelle, les sentiments internationalistes, après la guerre, se manifesteront avec d'autant plus de force qu'ils auront été plus longtemps com- primés. Les causes profondes qui ont fait naître la première Internationale et, après 1889, la seconde, agiront à nouveau.

Les antagonismes de classes apparaîtront d'au- tant plus âpres que la guerre aura été plus longue

l'internationale 1 67

et plus épuisante. Si grands qu'aient pu être leurs préjugés ou leurs griefs les uns contre les autres, les travailleurs reprendront conscience de la com- munauté profonde de leurs intérêts.

Mais, ne nous le dissimulons pas, les difficultés, au début, seront énormes. Il faudra que les uns oublient, que, les autres arrivent à faire oublier bien des choses.

Tous, cependant, nous pouvons rendre, par notre attitude, ces difficultés moins insurmontables. Aussi longtemps que durera la guerre, ayons le souci de ne rien dire, de ne rien faire qui augmente nos divisions. Essayons de nous comprendre les uns les autres, de nous affranchir des influences de milieux qui agissent sur nous.

Il y a en Allemagne des camarades comme Liebknecht, Rosa Luxembourg, Clara Zetkin qui ont eu le courage d'avoir raison contre tout le inonde. Il en est d'autres tels que Bernstein, Haase, Kautsky qui s'efforcent de réagir contre les tendances, plus inquiétantes, de la « majorité ».

Je ne crois pas, à vrai dire, que leur action puisse avoir des résultats immédiats. Les peuples qui combattent en ce moment pour leur liberté et pour la liberté en Europe céderaient à la plus dangereuse, à la plus néfaste des illusions, s'ils venaient à compter sur d'autres qu'eux-mêmes.

La protestation de Liebknecht aujourd'hui n'aura pas plu« de résultat apparent que, jadis, la

i58

protestation courageuse de son père et de Bebel contre l'annexion de F Alsace-Lorraine. Mais de tels actes ont une valeur morale inestimable. Ils affir- ment l'unité de la conscience socialiste chez ceux que n'aveuglent pas les préjugés et les passions. Ils faciliteront dans l'avenir le rapprochement de tous ceux qui se réclament du socialisme interna- tional.

La plus grande douleur de ma vie aura été de voir les travailleurs européens divisés contre eux- mêmes. Ma plus grande espérance est de les voir un jour réconciliés.

UN ARTICLE DE SCHEIDEMANN

MEMBRK DU REIGHSTAG

Le 3o avril igiS, le Vorwdrts repubiiait Tarticle suivant de M. Philippe Scheidemann, député socialdémocrate, sur le discours prononcé, le i8 avril, par M. Vandervelde, à Paris.

Le Vorwârts a parlé dans son numéro du 26 avril 1916 d'un discours prononcé par le citoyen Van- dervelde, le 18 avril, à Paris. L'auditoire aurait été composé d'un (( public choisi » appartenant à la bourgeoisie moyenne et aux hauts fonctionnaires. Ce fait rend plus facilement compréhensible que Vandervelde n'ait pas rencontré une contradiction violente qui, peut-être, n'aurait pas manqué s'il avait parlé devant des ouvriers socialistes.

Vandervelde a rappelé qu'il a parlé, la dernière fois à Paris, avec Jaurès et moi, en faveur de la paix. Il a continué : « Je reviens, aujourd'hui, pour parler sur la guerre et pour la guerre. Et cependant je n'ai pas changé, je suis ce que j'étais hier, et je demeurerai demain ce que je suis aujourd'hui, socialiste, pacifiste et internationaliste, et c'est en cette qualité que je suis pour la guerre jusqu'au bout. »

1 6o l'internationale

La lecture de ces déclarations a produit sur moi une impression extrêmement pénible, car Vander- velde n'est pas seulement un membre du Gouver- nement belge, il est aussi le président du Bureau socialiste international. Mais nous voulons lui trouver certaines excuses. Nous voulons, nous devons tâcher de nous mettre à sa place. Il est entré dans le ministère de son pays à l'heure du danger suprême, et nous avons, nous autres socia- listes allemands, une pleine compréhension du sort tragique de ce pays.

Et pourtant ! Vanderveldc a parlé en faveur de la guerre, de la guerre à outrance. Et sur ce qu'il entend par là, lui qui croit, comme tous les Belges, tous les Français, tous les Anglais, à une grande vic- toire sur l'Allemagne, il ne nous laisse aucun doute.

(( Je suis plein de colère contre les camarades du parti qui voudraient conclure la paix. Ah non! Le crime doit être suivi de l'expiation... »

Après neuf terribles mois de guerre, c'est à l'égard de notre pays, encore, toujours le même langage qui m'a amené à faire remarquer, il y a trois mois, que, malgré notre amour de la paix, il ne nous reste, dans les circonstances présentes, qu'à « tenir jusqu'au bout ». L'emploi de cette expres- sion a déjà suffi pour que plus d'un me fasse passer pour un partisan enragé de la guerre : pourtant, j'entendais dire par seulement que notre devoir était d'empêcher de toutes nos forces une défaite

UN ARTICLE DU SCHEIDEMANN l6l

de notre pays aussi longtemps que nos ennemis mettraient toutes leurs forces à nous imposer cette même défaite. Une autre attitude nous est absolu- ment impossible. Nos camarades de Tétranger devraient enfin le comprendre. Au mois de janvier dernier, j'écrivais dans le Hamburger Echo :

(( Aucun homme intelligent ne remettrait à demain une paix honorable pour chacun, si cette paix pouvait être conclue dès demain. »

Malheureusement, à ce moment déjà, je devais constater que nous n'étions pas aussi avancés, car toutes les déclarations sur la paix faites officielle- ment par le parti , au Reichstag et dans un mani- feste du Comité directeur, n'ont pas éveillé le même écho de l'autre côté (l'Independent Labour Party excepté). A mon grand regret, je fus obligé de rele- ver un certain nombre de déclarations de socialistes étrangers dont le texte diflérait sans doute du der- nier discours de Vandervelde, mais non le ton et la tendance.

Les camarades des pays avec qui nous sommes en guerre devraient vraiment s'efforcer aussi de comprendre notre situation. Notre pays lutte contre des forces puissamment supérieures. D'un autre côté, nos adversaires ne nous ont laissé aucun doute sur le sort qui nous serait réservé s'ils arri- vaient à prendre le dessus. Notre but de guerre, à nous, par contre, nous l'avons indiqué clairement dans notre déclaration du 4 août.

BELGIQUE ENVAHIE 11

102 l'internationale

(( Pour notre peuple et pour son avenir de li- berté, une victoire du despotisme russe, de ce des- potisme souillé du sang de Télite de ses sujets, mettrait beaucoup en jeu, sinon tout. Il nous faut garantir la culture et l'indépendance de notre pays.

(( C'est pourquoi nous faisons aujourd'hui ce que nous avons toujours proclamé : A l'heure du dan- ger, nous n'' abandonnerons pas notre patrie. Nous nous sentons en cela d'accord avec l'Internationale, qui a toujours reconnu le droit de tout peuple à l'indépendance et à la défense de cette indépen- dance, de même que, d'accord avec elle, nous réprouvons toute guerre de conquête.

La Russie despotique était notre ennemie : la France républicaine et l'Angleterre démocratique s'étaient jointes à elle. La terrible lutte commença. Notre armée réussit à préserver de l'invasion notre pays presque tout entier. Notre situation militaire était et est encore la meilleure. C'est pourquoi nous nous crûmes autorisés à prononcer les premiers le mot de paix, sans qu'il pût être interprété comme un aveu de faiblesse. Nous n'avons pas non plus laissé le moindre doute là* dessus que nous nous opposerions de toutes nos forces à des opinions fantaisistes, comme le député Paasche, entre autres, en a exprimé récemment.

(( Nous réclamons que, sitôt notre but de sécurité atteint et nos ennemis disposés à la paix, on mette

UN ARTICLE DE SCHEIDEMANN l63

fin à la guerre par une paix qui rende possible ramitié avec nos voisins. »

Nous ne nous sommes pas écartés d'un cheveu de cette déclaration. Et quelle réponse nous fait-on?

(( Je suis plein de colère contre les camarades du parti qui voudraient conclure la paix. Ah non ! Le crime doit être suivi de Texpiation. »

Pour conclure la paix, il faut toujours être au moins deux. Tant que l'un n'y est pas décidé, il faut que l'autre tienne jusqu'au bout, s'il ne veut pas se rendre à merci, dans l'espoir d'un traitement moins rigoureux. Bien entendu, il ne saurait être question de cela pour l'Empire. Il faut que l'on en ait la claire conscience, si l'on ne veut s'exposer aux pires illusions.

Si un homme existait, capable de mettre fin à cette terrible guerre, qui n'amènerait pas immé- diatement la paix, il serait le plus grand criminel que le monde ait jamais vu. Chaque nouvelle jour- née de guerre est un épouvantable malheur pour l'humanité. Mais cette constatation ne nous fait pas faire un pas de plus en avant dans la voie de la paix, si c'est seulement de ce côté-ci de la frontière qu'on la formule.

Je sais : tout le monde, en Belgique, ne pense pas comme Vandervelde, ni, en France, comme Vaillant, ni, en Angleterre, comme Hjndman. Mais je sais aussi pertinemment ceci : tous les ca- marades, en Allemagne, sont d'accord pour sou-

i64

haiter que la sécurité, qui était notre but, puisse être considérée comme assurée. Cela nous suffirait, à nous qui n'avons pas voulu la guerre, comme victoire, puisque nous voulons, comme nous l'avons déclaré au Reichstag, une paix qui rende possible l'amitié avec nos voisins !

Existe-t-il, pour les socialistes des pays belligé- rants, une possibilité de tendre au même but, avec des points de départ divers? Je le crois quand même. Aucun d'entre nous n'a le droit de réclamer à l'autre quelque chose qui équivaudrait à sacrifier la cause de son propre peuple. Mais il nous faut aussi proclamer que nous ne sommes que pour défendre notre propre peuple et non pour châtier d'autres peuples à cause de crimes, réels ou pré- tendus, de leur Gouvernement. Nous pouvons, si la volonté en existe de tous les côtés, essayer de créer, petit à petit, une atmosphère ^qui rende pos- sible la fin de la guerre, sans qu'un vainqueur mette le pied sur la nuque du vaincu. Mais si la lutte doit être conduite implacablement jusqu'au bout, alors c'est notre devoir, à nous autres social- démocrates allemands, d'empêcher de toutes nos forces que ce soit notre peuple à qui on mette le pied sur la nuque.

Que la liberté de la Belgique soit^ pour Vander- velde, la condition sine qua non pour conclure la paix, nous le comprenons tout à fait. Mais c'est une chose de réclamer la liberté pour son propre peuple

UN ARTICLE DE SCHEIDEMANN l65

et c'en est une autre de prêcher une guerre à ou- trance, une guerre d'expiation.

Guerre jusqu'au bout, c'est un mot terrible. Per- sonne ne peut connaître la longueur du chemin par lequel ce but pourra être atteint, mais nous savons tous qu'il sera semé de cadavres et de ruines ! Peut-être ce but sera-t-il aussi, si les passions dé- chaînées le reportent toujours plus loin, la fin de la culture européenne ! Devons-nous, nous socialistes, envisager avec tranquillité la possibilité que tous les peuples d'Europe, par une guerre de plusieurs années, s'engloutissent dans la misère et dans la barbarie? Non! Au lieu de réclamer l'expiation, nous devons travailler à une réconciliation, afin qu'à une guerre aussi courte que possible puisse succéder une paix durable.

LETTRE OUVERTE AU CITOYEN SCHEIDEMANN

M. Emile Vandervelde répondit comme suit, dans VHuma- nité du i4 mai igiS, à Tarticle de Scheidemann,

Laissez-moi, Scheidemann, vous répondre direc- tement : il y a, à l'heure présente, parmi nos cama- rades d'Allemagne, des divergences de vue si pro- fondes que vous répondre ce n'est pas répondre à Haase, à Bernstein ou à Liebknecht.

Mais, auparavant, je dois relever dans votre article du Vorwârts quelques affirmations de détail.

Vous dites, d'abord, que si j'avais parlé à Paris, devant des ouvriers socialistes, la contradiction, et même une contradiction violente, n'eût peut-être pas manqué.

Je crois rêver en lisant de telles choses, car elles révèlent que vous ne vous doutez même pas de l'unanimité formidable qui existe, dans le proléta- riat français comme dans le prolétariat belge, contre les auteurs responsables de cette affreuse guerre. Demandez-le à Guesde, à Longuet, le petit-fils de Marx, si vous récusez Sembat ou Vail-

I

LETTRE OUVERTE AU CITOYEN SGHEIDEMANN 167

lant I Demandez-le, chez nous, à nos amis de Tex- trême gauche : à de Brouckère, à de Man, engagés volontaires et sous-officiers de l'armée belge. Peut- être, au surplus, si j'avais parlé devant des ouvriers socialistes, eussé-je rencontré de la contradiction, voire de la contradiction violente : c'est quand je faisais un effort, que des amis ont appelé coura- geux, pour distinguer entre le peuple allemand et ceux qui le gouvernent.

Vous vous étonnez ensuite de ce que, socialiste, pacifiste, internationaliste, je sois « pour la guerre jusqu'au bout » .

Ce ne sont pas les expressions dont je me suis servi, mais si, par « la guerre jusqu'au bout », on veut entendre la guerre jusqu'à ce que Guillaume II soit vaincu, comme l'a été Napoléon I", ces expressions rendent fidèlement ma pensée. Je n'ai fait, d'ailleurs, en parlant ainsi, que répéter ce qu'ont dit, dans la résolution de Londres, tous les socialistes des pays alliés, y compris, ne l'oubliez pas, Mac Donald, Keir Hardie et les autres délé- gués de l'Independent Labour Party.

Mon attitude, néanmoins, vous fait une im- pression extrêmement pénible, « parce que Van- dervelde n'est pas seulement un membre du Gouvernement belge, mais le président du Bureau socialiste international » .

Croyez-vous donc, Scheidemann, que ce titre me condamne à rester impassible?*

i68

Avec Tappui moral de votre vote en faveur des crédits de guerre, les armées du Kaiser ont violé, contre tout droit, la neutralité belge, envahi, dévasté, martyrisé mon pauvre pays. Nos Maisons du Peuple à Tamines, à Auvelais, à Louvain, ont été brûlées. Nos députés, nos mandataires commu- naux, comme les autres, ont été pris en otages. Des milliers de travailleurs, chassés de leurs foyers, ont prendre le chemin de Fexil. Nos soldats, empoisonnés par des gaz asphyxiants, vomissent le sang et meurent, après d'abominables souffrances, dans les hôpitaux des Flandres. Si ma femme était rentrée des Etats-Unis quinze jours plus tard, elle eût péri, traîtreusement assassinée, avec le Lusi- tania. Tout ce que j'aime souffre. Tout ce que je déteste s'efforce de nous accabler, et quand je suis avec ceux qui luttent, avec ceux qui peinent, avec ceux qui meurent, dans cette guerre qui est, pour nous, Belges, de votre aveu même, une guerre de légitime défense, mon attitude vous fait une impression pénible ? Que dois-je penser de la vôtre ?

Vous voulez bien, au surplus, me « trouver certaines excuses », tâcher même de vous mettre à ma place.

Il y a des mois que je m'efforce de faire la même chose pour vous, et ceci m'amène à l'objet même de notre discussion.

Si divisée, hélas ! que l'Internationale s'est

LETTRE OUVERTE AU CITOYEN SGHEIDEMANN 1 69

montrée elle-même, je suis, ou crois être, d'accord avec vous sur trois points importants :

En Allemagne, comme en France, en Angle- terre ou en Belgique, les socialistes, unis jusqu'au dernier moment, peuvent se rendre ce témoignage, qu'ils ont fait, pour le maintien de la paix, leur devoir, et tout leur devoir;

Si indiscutable que fût pour nous le caractère agressif de la guerre, préparée, provoquée et déclarée par l'Allemagne, je suis obligé de croire que les socialistes allemands, ou du moins la majorité des socialistes allemands car Liebknecht a eu l'héroïsme de dire le contraire pensent sincèrement que cette guerre est, pour eux, une guerre de défense;

Enfin, à Vienne, comme à Londres dans leurs conférences récentes les socialistes des pays belligérants se sont déclarés d'accord, tout au moins en principe, sur les conditions de la paix. Ils réprouvent toute guerre de conquête. Ils se refusent à créer de nouveaux irrédentismes. Ils proclament le droit des pays de disposer d'eux- mêmes. Et, concrétant votre pensée, vous voulez bien admettre, Scheidemann, que « pour Vander- velde, la liberté de la Belgique soit la condition sine qiia non de \b. i^Sdx )^ .

Mais alors, me dira-t-on peut-être, pourquoi prêchez-vous « la guerre jusqu'au bout » ? Pourquoi repoussez-vous les avances de vos camarades

I 70 L INTERNATIONALE

d'Allemagne, pourquoi ne voulez-vous pas « tra- vailler avec eux à une réconciliation, afin qu'à une guerre aussi courte que possible puisse succéder une paix durable » ?

Pourquoi ?

Parce que ce n'est pas à la socialdémocratie que nous avons affaire, mais au Kaiser et à ses armées.

Oh I je n'en doute pas, je n'en veux pas douter, s'il ne s'agissait que de nous entendre avec vous, socialistes allemands, cette entente, malgré nos griefs, ne serait pas impossible.

Mais qui ne voit que, si la paix devait se faire à l'heure actuelle, ce ne seraient pas les socialistes d'Allemagne ou d'Autriche qui en fixeraient les conditions?

Aussi longtemps que la Belgique et la Pologne seront occupées, que la France sera envahie, que le césarisme allemand ne sera pas mis dans l'impos- sibilité de nuire, la paix serait, suivant le mot de Guesde, la plus dangereuse des trêves et, j'ajoute, la plus criante des injustices.

Il y a quelque temps, des pacifistes américains demandèrent à l'un des hommes les plus respectés des Etats-Unis, à l'ancien président de l'Université d'Harvard, à Charles W. Eliot, de prier avec eux pour la paix. Eliot leur répondit :

« Je ne saurais concevoir une pire catastrophe pour l'humanité que la paix en Europe, à l'heure

LETTRE OUVERTE AU CITOYEN SCHEIDEMANN I7I

présente. Ceux qui prient pour cela assument une lourde responsabilité. Si la paix était faite aujour- d'hui, TAllemagne serait en possession de la Bel- gique, et le militarisme agressif serait victorieux. Ce serait le triomphe de ceux qui ont commis le plus grand crime qu'une nation puisse commettre : la violation de la foi des traités et de la sainteté des contrats. »

Voilà ce que pensent, Scheidemann, des juges impartiaux, qui aiment la paix, mais qui ne veulent pas la paix sans la justice.

Gomment pourrions-nous penser autrement, nous, les victimes ?

Nous avons été injustement attaqués. Nous nous battons, désespérément, pour notre liberté et notre existence nationale. Ce n'esta pas que notre droit, c'est notre devoir, et un devoir sacré. Nous le remplirons « jusqu'au bout ».

Peut-être, Scheidemann, vous reverrai-je un jour, au siège de l'Internationale, dans notre Maison du Peuple, Haase et Jaurès signèrent ensemble notre appel suprême en faveur de la paix. Mais il faudra pour cela que vos soldats ne nous en inter- disent plus l'accès, que la Belgique soit libre, que réparation lui soit accordée et que, par la coalition de toutes les forces de l'Europe, le césarisme germanique soit vaincu !

REPONSE A SCHEIDEMANN

Je ne me propose pas de répondre longuement à la réplique de Scheidemann. Un fait nouveau s'est produit depuis que sa lettre m'est parvenue : Bernstein, Haase et Kautsky lui ont, en somme, répondu pour moi.

Ce qui nous divise, en fait, ce n'est pas la ques- tion de savoir si, du point de vue socialiste alle- mand, les départements du nord de la France doi- vent être évacués, ou si la Belgique doit être déli- vrée. Scheidemann, à cet égard, se rencontre avec nous, et les socialistes allemands de la majorité avec ceux de la minorité.

Mais de plus en plus, il apparaît que dans les sphères dirigeantes on pense autrement, que l'on poursuit une politique de conquête, que l'on fait ce rêve monstrueux de mutiler la France, de sup- primer la Belgique.

Or, malgré cela, Scheidemann et ses amis conti- nuent à se déclarer solidaires du kaiserisme ; ils s'efforcent de faire passer les agresseurs pour des victimes ; ils s'obstinent, contre toute évidence, à prétendre que cette guerre de conquête, longue-

RÉPONSE A SCHEIDEMANN î']'6

lent et savamment préparée, est une guerre de léfense nationale.

Je veux lui opposer simplement le témoignage le ses propres paroles, de trois des hommes les dus hautement estimés de son parti. Dans leur manifeste que la censure n'a pas empê- de retentir à travers toute l'Europe, Haase, [autsky et Bernstein rappellent le langage annexion- liste tenu par les dirigeants de rAllemagne ; puis Is continuent :

« En face de toutes ces manifestations, la social- lémocratie allemande est obligée de se demander ses principes et les devoirs qui lui incombent, du lit qu'elle est la gardienne des intérêts matériels et moraux de la classe ouvrière allemande, lui permettent de rester plus longtemps dans la ques- tion de la continuation de la guerre, à côté de ceux dont les intentions se trouvent en contradiction la plus violente avec les phrases contenues dans la déclaration faite par notre fraction, au Reichstag, le 4 août 1914? et qui disait que, d'accord avec l'Internationale, elle condamnait toute guerre de conquête !

(( Cette phrase deviendrait un mensonge si la so- cialdémocratie allemande, en face des déclarations qui viennent des sphères régnantes, se contentait d'exprimer des a vœux académiques » en faveur de la paix.

1 74 l'internationale

« Les intentions de conquête étant dévoilées de- vant le monde entier, la socialdémocratie a la liberté entière de se tenir de la façon la plus énergique à son point de vue de principe, et la situation actuelle fait de cette liberté un devoir ! »

A ces nobles et fortes paroles, je n'ajoute rien, je ne veux rien ajouter.

Pendant de longs mois, nous nous sommes demandé avec angoisse si, dans la socialdémo- cratie allemande, il n'y avait qu'un seul juste, si Liebknecht et ses compagnons n'étaient que des isolés ?

Nous sommes aujourd'hui libérés de ce doute et, dans cette catastrophe sanglante, tant d'idéaux ont sombré, ce nous est une consolation indicible d'entendre de nouveau, malgré le tonnerre des canons, des voies amies répondre à la nôtre !

Que de fois, depuis tantôt un an, j'ai entendu dire, par mes propres amis, que l'Internationale était morte, morte à cinquante ans, morte à l'âge de la moisson. Ils se trompaient. L'Internationale ne pouvait être morte. Elle a pu dormir, elle a pu fléchir, elle a pu faillir : mais mourir, jamais !

UN ARTICLE DU VOLK D'AMSTERDAM

Une action commune pour la paix est-elle possible?

A propos de la lettre ouverte de Scheidemann le Volk d'Amsterdam (numéro'du 25 mai) fait inter- venir au débat un autre socialiste allemand, « qui, depuis quelques mois, n'épargne aucun effort pour assurer en faveur de la paix la coopération interna- tionale » .

Ce camarade a d'autres vues que Scheidemann. Il se déclare d'accord avec nous quant au but : la libération de la Belgique, la mise en échec de toute politique de conquête, la lutte contre le milita- risme. 11 incline même à admettre que je n'ai pas tort de penser en le déplorant que malgré ses quatre millions d'électeurs, la socialdémocratie n'a que peu d'influence sur la politique gouvernemen- tale allemande. Mais il ajoute :

« Cette influence augmenterait d'une façon consi- dérable dès l'instant les socialistes de tous les pays de l'Entente se déclareraient prêts à faire front avec les socialistes allemands et autrichiens contre tous ceux qui poursuivent un but de guerre incon- ciliable avec les principes de l'Internationale.

1 76 l/lNTERNAÏIONALE

(( Nous sommes en effet tous d'accord, sans dis- tinction, dans notre opposition à toute politique de conquête. Ne pouvons-nous pas nous rencontrer sur cette base et échanger nos idées sur la possibi- lité de mettre fin à cette guerre sans faire verser plus de sang ? »

On nous propose donc une rencontre, un échange de vues et, comme suite à cette échange de vues, une action concertée contre tous ceux qui poursui- vent une politique de conquête.

Mais comment ceux qui parlent ainsi ne voient-ils pas que, dans les conditions actuelles, cette ren- contre, cet échange de vues, cette action concertée, sont une impossibilité morale ?

Si, après ce qui s'est passé, les socialistes belges et français acceptaient de se rencontrer, d'échanger des vues, de se concerter avec ceux qui ont voté en Allemagne les crédits de guerre, qui ont donné un blanc-seing au Gouvernement impérial, qui ont accordé aux bourreaux de la Belgique la complicité de leur silence, ils trahiraient simplement la cause pour laquelle tant de braves sont morts.

Que nos camarades du Volk et tous ceux qui, dans les pays neutres ou ailleurs, partagent leurs vues, ne nous en veuillent pas de leur dire, une fois de plus :

Aussi longtemps qu'il restera un soldat allemand sur les territoires de la Belgique violée et de la France envahie, quand on viendra nous parler

UN ARTICLE DU (( VOLK )) D AMSTERDAM I77

(Tune action commune en vue de la paix, nous nous boucherons les oreilles.

Nous voulons d'abord vivre comme nations et d'une vie qui vaille la peine d'être vécue. Quand ce résultat sera acquis, et seulement alors, une action commune deviendra possible avec ceux qui, comme nous, veulent la paix, non pas une paix hâ- tive et précaire, mais une paix durable, parce que fondée sur un principe. Il n'est plus possible, en effet, de limiter le problème à la Belgique et aux départements du nord de la France.

L'Italie est intervenue. Les peuples balkaniques interviendront peut-être demain. Par le fait de nos agresseurs, la question des nationalités se trouve aujourd'hui posée, depuis les Vosges jusqu'aux Dardanelles. Dans ces conditions, le retour au sta- tu quo ante bellum est impossible. On ne peut pas ne pas se demander ce qui adviendra de la Pologne, de r Alsace-Lorraine, et aussi des populations rou- maines, serbes, italiennes, bulgares ou grecques encore soumises aux Habsbourg ou aux grands seigneurs. Pour résoudre ces questions, la diplo- matie occulte des gouvernements a, de part et d'autre, nous ne le savons que trop, des solutions toutes prêtes.

Mais en est-il de même des socialistes ?

Ceux des pays alliés se sont expliqués sur tous ces points à la Conférence de Londres. Ils ont reven- diqué pour la Pologne, pour l' Alsace-Lorraine, pour

BELGIQUE ENVAHIE 12

1 78 l'internationale

toutes les nationalités soumises par la force, le droit de disposer d'elles-mêmes. Ils ont, d'autre part, au grand dam de certains de leurs compatriotes, affirmé notamment qu'ils ne faisaient pas la guerre au peuple allemand, mais au militarisme allemand, et que, par avance, ils protestaient contre toute annexion de territoire habité par des populations allemandes.

Il serait intéressant de savoir si, sur ces diverses questions, les socialistes ou des socialistes alle- mands et autrichiens adoptaient les mêmes principes et surtout les conséquences logiques, les appli- cations pratiques de ces principes.

De deux choses l'une, en effet : ou bien ils ont un désaccord avec nous, ils abandonnent des prin- cipes qui ont toujours été, jusqu'à présent, les principes de l'Internationale. Ils prétendent main- tenir, au profit des monarchies centrales, un régime de statu quo évidemment contraire aux droits des nationalités et, dans ce cas, leur répudiation du droit de conquête, du droit de la force, n'est qu'une formule vaine; ou bien, au contraire, ils se ren- contrent avec nous, ils veulent que dans l'Europe de demain il n'y ait plus d'irrédentisme, et alors par le fait même, ils ne peuvent plus être dans le camp des Hohenzollern, des Habsbourg et du Grand Turc.

Or, à l'heure actuelle, on doit être avec eux ou contre eux. Si, pour le malheur du monde, le césa-

UN ARTICLE DU (( VOLK » D AMSTERDAM

179

risme germanique devait triompher, c'en serait fait pour longtemps de la liberté et de la démocratie. Que les Alliés l'emportent, au contraire, et malgré le tsarisme, malgré les jingoes et les chauvins, il y a dans la Quadruple Entente assez d'éléments libéraux, dans l'Europe et le monde assez de force démocratique et socialiste pour que la paix de demain soit assurée par la consécration du droit des nationalités et par la mise hors d'état de nuire des auteurs responsables de cette guerre, de ce qu'un manifeste socialiste allemand appelle, hier encore, les pires ennemis de l'Allemagne : ses enne- mis de rintérieur.

Dans sa réponse que je n'ai pas lue, mais dont j'ai vu un extrait, Scheidemann a cru m'embarrasser en me posant cette question : « Croyez- vous qu'en cas de victoire, votre allié, le Tsar, se prêterait à l'établissement de la république en Allemagne ? »

Je ne le crois pas, Scheidemann. Je ne suis même pas sûr, ne vous en déplaise, que l'Allemagne, votre Allemagne, soit mûre pour la république. Mais je crois que, le Kaiser vaincu, lors même que l'on traiterait avec lui, lors même qu'il conserverait sa couronne, serait à tel point apaisé par la défaite que l'Allemagne, par son propre effort, serait à même d'en finir avec le pouvoir personnel.

En d'autres termes, et pour achever de répondre au socialiste cité par le Volk^ j'admets avec lui que la lutte contre le césarisme est, pour le peuple

1 8o l'internationale

allemand, une question de politique intérieure. Mais c'est une loi de l'histoire que l'on songe à Mukden, à Sedan ou à Waterloo qu'en général, le césarisme n'est vaincu par le dedans qu'après avoir été défait par le dehors.

Aussi, j'ose le dire parce que c'est ma conviction sincère et profonde, si tous les peuples ont un intérêt vital à la défaite de l'Allemagne, de l'Alle- magne militariste et impérialiste, celui qui y a le plus d'intérêt, c'est l'Allemagne elle-même.

UN MOT A SCHEIDEMÂNN <■'

li

^■Scheidemann a publié récemment une brochure

^^mis ce titre : « Vive la Paix ! »

HpA Fentendre, les socialistes allemands n'auraient

Wnicune responsabilité dans la prolongation de la guerre. Ils y feraient sur-le-champ l'opposition la plus résolue, si cette guerre devait être continuée pour faire des conquêtes. S'ils se résignent à voter les crédits de guerre, c'est uniquement dans un but de défense ; c'est parce que les Alliés gardent la conviction de réduire militairement l'Allemagne ou de l'étrangler économiquement.

Je ne me propose pas de répondre, une fois de plus, à de telles affirmations. La cause est enten- due. Après le dernier discours du chancelier Beth- mann-HoUweg réclamant, en termes formels, des extensions territoriales à l'est et à l'ouest, on doit se demander comment des sociaUstes peuvent sou- tenir encore que le Kaiser n'a pas entrepris une guerre de conquête ? Mais il n'est pires sourds que ceux qui ne veulent pas entendre, et je désespère de convaincre Philippe Scheidemann.

(i) Humanité, 4 juin 1916.

l82

Je désire seulement relever un passage de sa brochure, qui me vise personnellement.

« Bruxelles, dit-il, était le siège du B. S. I. Le président de Tlnternationale, c'est-à-dire celui qui détenait le poste de confiance le plus élevé que le prolétariat peut accorder, est le camarade Vandervelde. Mais, depuis le début de la guerre, Vandervelde n'est pas seulement président de l'In- ternationale prolétarienne; il est aussi ministre d'État du roi des Belges. Jamais un camarade eût-il cru possible que le président de l'Internationale fût en même temps ministre d'État royal ? »

Gela paraissait impossible, en effet, camarade Scheidemann ; mais il y a bien d'autres choses qui paraissaient impossibles et qui se sont, hélas I réali- sées.

Qui eût cru, par exemple, que jamais la social- démocratie, dans sa majorité, appuierait le gouver- nement du Kaiser ; qu'elle voterait des crédits pour attaquer la France ; qu'elle entendrait sans un mot de protestation le chancelier faire l'aveu que, contre toute foi et tout droit, il avait violé la neutralité belge? Qui eût cru, encore, que Louvain serait brûlé, Dinant mis à sac, des milliers de civils inof- fensifs fusillés, sans que les socialistes de la majo- rité songeassent à protester ou, simplement, à faire une enquête sur place ?

A l'heure d'angoisse l'Allemagne militaire se ruait sur nous, nous n'avons pas trouvé l'Aile-

UN MOT A SCHEIDEMANN l83

magne socialiste, sinon dans les rangs de nos enne- mis, dans les rangs de ceux qui envahissaient notre territoire Et, dès lors, nous pouvions faire, nous devions faire ce que nous avons fait, user de notre droit de légitime défense , porter au maximum, par l'union de tous, notre résistance nationale.

Mais Scheidemann a contre moi personnellement un autre grief.

D'après un compte rendu de V Indépendance belge du 3i janvier, j'aurais dit dans des réunions en Suisse :

« Les socialistes allemands croient qu'après la guerre ils pourront reprendre avec nous les rela- tions interrompues. Croient-ils donc que nous sai- sirons la main qu'ils nous tendent, alors que leur autre main est teinte du sang des Belges et des Français ? »

Je saisis cette occasion pour rétablir le texte exact de ce passage de mes discours en Suisse, que l'on pourrait retrouver d'ailleurs dans le journal socialiste de La Ghaux-de-Fonds, La Sentinelle :

(( Les socialistes allemands de la majorité nous proposent de reprendre avec nous les relations interrompues. Croient-ils donc que nous saisirons la main qu'ils nous tendent, alors que leur autre main est dans celle du Kaiser, teinte du sang des Belges et des Français ? »

Il est inutile d'insister sur la différence entre les textes que je viens de reproduire.

1 84 l'internati onale

Je ne reproche certes pas à Scheidemann d'avoir cité V Indépendance plutôt que la Sentinelle, Rien n'est plus difficile que de se documenter exacte- ment en temps de guerre. J'ai voulu simplement qu'il sache ce que j'ai réellement dit, et j'ajoute qu'en le disant j'ai conscience d'avoir exprimé le sentiment de l'immense majorité des socialistes belges.

Il y a quelques jours encore, des camarades autorisés m'écrivaient de Belgique :

La classe ouvrière belge est décidée à passer par toutes les misères, à supporter toutes les souj- frances pour ne pas avoir une paix allemande qui ne soit pas une paix durable et définitive. Il ne faut pas s'imaginer que Von doit se hâter pour nous. Nous ne demandons pas la paix.

La réunion des socialistes des pays neutres échappe à notre compétence. Mais nous disons à ceux qui veulent bien s'occuper de nous de ne pas se laisser influencer par Vidée que nous désirerions la paix. Comme on pourrait faire sonner cette cloche, nous faisons cette déclaration afin de pré- venir les effets désastreux que V argument pourrait avoir.

Voilà ce que pensent des hommes qui ont souf- fert et qui souffrent encore, plus que personne, de la prolongation des hostilités.

Ils sont internationalistes dans l'âme. Ils ont, comme nous avons tous, horreur de la guerre. Ils

UN MOT A SGHEroEMANN l85

endurent, depuis vingt et un mois, tout ce qu'un peuple peut endurer, mais ils sont prêts à endurer plus encore, pour reconquérir ce bien inestimable : la liberté.

Pourrions-nous, dans ces conditions, alors que les armées allemandes sont campées chez nous, organiser des palabres pacifistes avec ceux qui, dans leurs votes, ont approuvé l'invasion et sanc- tionné l'occupation armée de notre pays ?

C'est moralement impossible. Scheidemann et ses amis devraient le comprendre et ne pas insister.

Emile Vandervelde.

L'INTERNATIONALE ET LA VICTOIRE DES ALLIÉS (')

Citoyennes et Citoyens

L'accueil que vous faites aux paroles de bien- venue de mon ami Longuet me touche, je n'ai pas besoin de le dire, mais ne laisse pas de m'étonner; j'ai lu, en effet, il y a quelques jours, dans le Vorwàrts, un article de Scheidemann consacré à la conférence que j'ai faite récemment à Paris devant un public bourgeois, dans lequel l'ancien vice-président du Reichstag disait que, si j'allais à Paris, devant un auditoire ouvrier, prêcher la guerre « jusqu'au bout », et ce bout c'est la défaite totale du militarisme allemand, je m'exposerais à des contradictions violentes.

Je suis aujourd'hui devant des ouvriers et ce que je disais hier, je le répète : je suis de toutes les forces de mon âme un socialiste, un pacifiste, un internationaliste, et si je vous apporte, non pas la paix, mais l'épée, ce n'est pas quoique, mais parce que socialiste, pacifiste et internationaliste !

(i) Discours prononcé à Gentilly, le 2 juin igiB.

l'internationale et la victoire des alliés 187

J'aborde cette tribune avec une double et angois- sante préoccupation. D'une part, j'ai l'ardent désir de saluer bientôt la libération de notre territoire et du vôtre, et vous me croirez quand je dis que je souhaite avec autant d'ardeur la libération de la France que la libération de la Belgique et, d'autre part, je ne désespère pas, bien au contraire, de voir bientôt se réorganiser cette Internationale ouvrière et socialiste, qui a été notre grande espérance hier et qui reste notre grande espérance pour de- main.

J'entends dire parfois que l'Internationale est morte. Non, elle n'est pas morte. Mais elle a subi une grave défaite, elle est divisée contre elle-même, elle est menacée de désorganisation complète, si la socialdémocratie allemande ne se ressaisit pas.

L'Internationale est vivante, mais elle traverse une épreuve redoutable. Et cependant, malgré tout ce qui nous divise, malgré ce qui a mis entre nous une barricade formidable, je constate que, dans l'Europe entière, il est certains points essentiels sur lesquels, malgré tout, tous les socialistes ont été ou sont d'accord.

Et d'abord, nous sommes restés unis jusqu'au dernier moment pour lutter contre la guerre, pour faire un effort suprême en faveur de la paix. Je croirais manquer à un devoir de justice si je ne rendais pas aux socialistes allemands cet hommage que, pour la défense de la paix, comme vous et

i88 l'internationale

comme nous, ils ont avant la catastrophe fait leur devoir, tout leur devoir.

Une seconde constatation est celle-ci : ce qui crée entre les travailleurs européens un malentendu tragique c'est que, dans les deux camps, on croit faire une guerre de défense, une guerre de défense nationale.

Enfin, et c'est ma troisième constatation : si nous nous battons aujourd'hui les uns oontre les autres, les socialistes de tous les pays sont d'accord, du moins en principe, sur les conditions de la paix, car tous, que ce soit à la Conférence de Londres ou à la Conférence de Vienne, ils se rencontrent pour dire qu'il n'y a pas lieu de procéder à des annexions de territoire contre la volonté des populations.

Je disais, tout d'abord, que nous avons été unis pour faire un effort suprême en faveur de la paix et, au moment je vous parle, je songe avec émotion à cette dernière séance du Bureau socialiste inter- national, à la Maison du Peuple de Bruxelles, où, tous ensemble, nous rédigions le manifeste en faveur de la paix.

Je vois encore assis à la même table, à côté de l'Autrichien Adler, de l'Anglais Keir Hardie, des délégués des pays neutres, Haase, le président de la fraction socialiste du Reichstag, le bras fra- ternellement passé autour du cou de Jaurès et signant avec lui ce manifeste que certains ont consi- déré comme le testament de l'Internationale ouvrière

l'internationale et la victoire des alliés 189

et socialiste, car, dès le lendemain, Jaurès était assassiné et Haase subissait un sort plus tragique encore : contre le vœu de sa conscience, il se condamnait, au nom de la discipline de parti, à jus- tifier le vote des socialistes en faveur des crédits de la guerre.

Ah! je ne suis pas de ceux qui refusent aux socialistes allemands les circonstances atténuantes. Je sais à quels durs combats ils ont été livrés durant ces dernières heures qui ont précédé la guerre, j'ai lu leurs explications, j'ai loyalement reconnu combien leur situation était difficile. Mais au mo- ment où la France allait être envahie, au moment la neutralité belge était violée, ils avaient un devoir qui dominait tous les autres, et ce devoir, ils ne Font pas accompli î

Je disais ensuite que nous étions d'accord avec eux sur les conditions de la paix. En principe, tout au moins, car je crois bien que nous verrions naî- tre les difficultés, le jour nous passerions à l'application.

Mais en ce qui concerne la Belgique, tout au moins les socialistes allemands sont unanimes à le dire : ils ne veulent pas son annexion; ils se déclarent d'accord avec nous pour réclamer notre délivrance. Et peut-être se trouve-t-il parmi vous des âmes naïves pour se poser cette question : pourquoi, dès lors, ne vous entendriez-vous pas ? pourquoi ne vous réconcilieriez-vous pas sur les

igo

bases du statu quo et de la libération de la Bel- gique ?

A ceux qui pourraient penser ainsi, je réponds que même si Taccord entre nous était possible, non seulement quant aux principes, mais quant à Tap- plication, ce n'est pas avec Scheidemann ou même avec Sudekum que nous aurions à traiter; nous aurions devant nous le Gouvernement impérial alle- mand, le césarisme germanique, la féodalité mili- taire qui a déchaîné sur l'Europe et sur le monde la plus injustifiable des guerres d'agression.

Oh! je sais, citoyens, que même l'Allemagne gouvernementale se défend d'avoir eu des pensées d'agression. Elle s'en défend surtout depuis le jour les « poilus » de la troisième République lui ont démontré que l'agression ne réussirait pas.

Je sais que l'Empereur prétend qu'il a été contraint de tirer l'épée ; que, hier encore, au Reichs- tag, le chanceher Bethmann-Hollw^eg disait que, pour les Allemands, la guerre actuelle n'était pas une guerre de haine, que c'était une guerre d'indignation .

Je sais bien qu'il prétend atteint de je ne sais quel délire de la persécution que le monde entier en voulait à l'Allemagne; mais pour tout esprit non prévenu, résolu à voir les choses telles qu'elles sont, péut-il y avoir un instant de doute sur le fait que l'agression est partie de l'Allemagne et de l'Autriche, et que ce sont les Gouvernements

l'internationale et la victoire des alliés 191

des deux monarchies de l'Europe centrale qui sont responsables de la catastrophe effroyable qui s'est abattue sur le monde ?

Quelques faits ; je me borne à vous les rappeler, tant, à l'heure actuelle, ils sont connus de tous. D'abord, au moment la guerre a éclaté, l'Alle- magne était préparée, formidablement préparée; les Alliés ne l'étaient pas ou ne l'étaient guère. En second lieu, qui donc a déchaîné la crise, sinon l'Autriche, par son ultimatum à la Serbie ? Et qui prétendra qu'une démarche aussi grave ait pu être faite sans que l'Allemagne alliée en ait connais- sance? En troisième lieu, au moment la guerre allait éclater, qui donc a fait un effort immense en faveur de la paix, sinon la France et aussi l'Angle- terre ? Et ce n'est pas moi qui le dis : c'est le chan- celier de l'empire d'Allemagne, qui a déclaré, dans un document qu'on ne supprimera pas, que, jus- qu'au bout, Sir Edward Grey, le ministre des Affaires étrangères d'Angleterre, avait lutté à nos côtés en faveur de la paix. Et d'autre part, lorsque ces démarches étaient faites par la France, par l'Angleterre et aussi par l'Italie, qui donc s'est dérobé, sinon l'Allemagne, déclarant qu'elle enten- dait laisser faire l'Autriche, son alliée ? Enfin, après avoir montré que la guerre a été préparée, provo- quée par l'Allemagne et l'Autriche, ai-je besoin de rappeler que ce sont elles qui ont déclaré la guerre, et non pas seulement à la Russie et à la France,

192

mais à deux petits pays : la Serbie, qui avait tout cédé sauf deux points, qui réclamait pour le sur- plus Farbitrage; et la Belgique, qui entendait simplement rester fidèle à ses engagements inter- nationaux ? La guerre a commencé par une attaque contre la Belgique. Il suffit d'avoir rappelé ces faits pour établir que la guerre a été voulue et déclarée par les monarchies de l'Europe centrale.

Oh I je sais que dans l'un et l'autre cas, on a fait des tentatives de justification. On a dit que l'Au- triche avait voulu punir la Serbie à cause de l'attentat de Serajevo, que la Belgique avait été impliquée dans cette guerre, parce que, depuis plusieurs années déjà, elle était d'accord avec la France et avec l'Angleterre contre l'Allemagne. Eh bien! voyons ensemble ce que valent ces asser- tions.

Et tout d'abord, on nous dit que, si l'Autriche a envoyé à la Serbie cette note que Sir Edward Grey appelait le plus formidable document qu'il y eût dans les annales de la diplomatie, c'était parce que l'archiduc Ferdinand avait été assassiné à Serajevo. Tel n'était pas cependant le sentiment de la social- démocratie allemande, car, quelques jours avant la déclaration de guerre, au moment l'Autriche agissait contre la Serbie, le Vorstand socialiste allemand se réunissait, le 28 juillet, et disait :

« Si nous condamnons les menées du nationa- lisme serbe, la frivole provocation à la guerre du

l'internationale et la victoire des alliés igS

Gouvernement austro-hongrois suscite notre éner- gique protestation. Les exigences de ce gouverne- ment sont d'une brutalité qui ne s'est jamais vue dans rhistoire du monde à Fégard d'une nation indépendante. Elles ne peuvent être calculées que pour provoquer la guerre. »

Ce n'est pas nous, ce n'est pas la presse des Alliés qui parle. C'est la socialdémocratie alle- mande qui constatait, à la veille de la guerre, que les actes de l'Autriche, approuvés par l'Allemagne, ne pouvaient s'expliquer que par le désir de pro- voquer la guerre !

Mais s'il pouvait y avoir encore un doute dans votre esprit après cette déclaration, je rappellerais simplement que, bien avant l'assassinat de l'archi- duc, en 191 3, pendant la guerre des Balkans, l'Autriche avait déjà voulu attaquer la Serbie. Nous le savons par le Livre Vert italien et par une déclaration qui a été faite en décembre dernier à la Chambre italienne par M. Giolitti, disant qu'en 191 3, l'Autriche avait invité l'Italie à attaquer la Serbie et que l'Italie s'y était refusée. N'est-ce pas la preuve évidente, citoyens, que le crime de la Serbie n'est pas d'avoir été la complice de l'assassinat d'un archiduc autrichien, mais d'avoir barré à l'Allemagne et à l'Autriche la route qui conduit à Salonique ?

Maintenant, si nous passons à la Belgique, nous voyons qu'après l'attentat, après le crime, après

BELGIQUE ENVAHIE 13

igi l'internationale

l'aveu fait par le chancelier au Reichstag allemand de la réalité de ce crime, on a essayé d'expliquer et de justifier les choses en disant que déjà, en 1906, la Belgique s'était mise d'accord avec l'An- gleterre, avait fait avec celle-ci, et indirectement avec la France, une convention militaire contre l'Allemagne. Il y avait eu, à Bruxelles, une conversation entre le colonel Ducarne, de l'État- major belge, et l'attaché militaire anglais ; on avait émis l'hypothèse qu'en cas de guerre européenne l'Allemagne pourrait passer par la Belgique, et, dans cette hypothèse, on nous prévenait que, si la Belgique était incapable de se défendre, l'Angle- terre serait obligée d'intervenir. Mais dans le procès-verbal de cette conversation, qui a été trouvé par les Allemands dans les archives de notre département des Affaires étrangères, il était dit formellement qu'en tout cas, l'intervention mili- taire anglaise ne pourrait se produire qu'après que les armées allemandes auraient passé la frontière, et c'est par un véritable faux que la presse alle- mande qui a publié ce papier, a oublié ou feint d'oublier la phrase essentielle : l'Angleterre n'in- terviendrait que si l'armée allemande avait passé la frontière.

Que signifie donc cette conversation de 1906? C'est que, dès ce moment, la Belgique, comme l'Angleterre et la France, se méfiait de l'Allemagne. Et l'événement a montré que cette méfiance était

l'internationale et la victoire des alliés 196

légitime, car l'histoire, dans ces deux dernières an- nées, des relations de la Belgique et de l'Allemagne a été l'histoire d'un complot aussi lâche que sour- nois contre notre liberté.

Déjà, dans des livres qui sont devenus depuis célèbres, le général von Bernhardi avait dit qu'en cas de guerre européenne, il faudrait bien que l'Al- lemagne passât par la Belgique. Gela pouvait être considéré comme une opinion individuelle ; mais en 191 3, le Gouvernement allemand lui-même re- prenait cette opinion et, dans un rapport secret sur le renforcement de l'armée, s'exprimait ainsi :

(( Nous devons être forts pour pouvoir anéantir d'un puissant élan nos ennemis de l'est et de l'ouest. Mais dans la prochaine guerre, il faudra que les petits Etats soient condamnés à nous suivre ou soient domptés. Dans certaines conditions, leurs armées et leurs places fortes peuvent être rapide- ment vaincues ou neutralisées, ce qui pourrait être vraisemblablement le cas pour la Belgique et pour la Hollande. »

Vous entendez? Les petites nations doivent être (( contraintes à nous suivre ou elles seront domp- tées ». Nous n'avons pas voulu suivre, on a essayé de nous dompter. Et d'ailleurs, s'il pouvait y avoir eu un doute sur les mauvaises intentions de l'Alle- magne, il suffirait de regarder la carte de ses chemins de fer, de voir les lignes d'intérêt stra- tégique converger vers notre frontière, organiser

196

autour de nous à l'avance Tinvasion de notre terri- toire...

Mais, me direz-vous, comment, dans ces condi- tions, les alliés futurs n'ont-ils pas été mieux pré- parés à la résistance? Pourquoi? Parce que, en même temps qu'il prenait ces mesures, le Gouver- nement allemand s'efforçait d'endormir la méfiance de la Belgique. Lorsque le Kaiser vint à Bruxelles, il y a deux ou trois ans, il s'écria, dans la chaleur communicative d'un banquet, qu'il n'avait pas de meilleurs amis que les Belges. Il l'a bien fait voir... Un peu plus tard, le roi Albert faisait, suivant la tradition nationale, sa joyeuse entrée dans la ville de Liège. On lui offrit une fête à laquelle assista un délégué de l'Allemagne, et ce délégué, qui prit la parole pour nous assurer, lui aussi, de l'amitié de son pays, c'était le général von Emmich, le même qui, quelques mois après, devait mener l'armée allemande contre Liège. Bien plus, le dimanche qui précéda la guerre, dans la matinée, le ministre d'Allemagne à Bruxelles fut intervievs^é par un de nos grands journaux. On lui demanda si la Belgique devait craindre quelque chose, il répondit : « Non, la maison du voisin brûlera peut-être, mais la vôtre sera épargnée. » Gela se passait le matin et, quelques heures après, le même ministre se rendait au dé- partement des Affaires étrangères et mettait la Belgique en demeure de se déshonorer ou de s'ex- poser à l'agression du césarisme germanique.

l'internationale et la victoire des alliés 197

Enfin, deux jours après, les masques tombaient, les voiles étaient déchirés et, dans un accès de brutale franchise qu'il a regretté depuis lors, en pleine séance du Reichstag, le chancelier Bethmann- Hollw^eg déclarait que la frontière belge était violée, que les armées allemandes marchaient sur Liège, que c'était une injustice, une violation du droit international, mais que cette injustice était nécessaire à la victoire de l'Allemagne et que la nécessité ne connaît pas de loi.

Voilà ce qui fut dit, et, devant l'homme qui avouait ainsi son crime, il y avait les cent députés de la socialdémocratie ; or, nous devons constater avec une tristesse et une amertume que de notre vie nous n'oublierons, qu'à ce moment, il ne s'est pas trouvé un socialiste pour reprocher ce crime à celui qui venait d'en faire l'aveu !

Oh ! je sais que, depuis lors, certains sont reve- nus à de meilleurs sentiments. Ils ont fait des ré- serves, ils ont risqué des protestations platoniques; ils nous ont assuré le bon billet ! que, si l'Al- lemagne était victorieuse, au moment on nous annexerait, ils feraient une protestation en due forme au nom de la socialdémocratie 1

Mais si quelques-uns ont parlé ainsi, et s'il s'est trouvé, parmi les socialistes allemands, deux ou trois hommes pour sauver l'honneur et ceux-là j'entends les citer, j'entends rendre hommage au courage d'un Liebknecht ou d'un Bernstein, il

I gS l'internationale

s'en est trouvé d'autres qui sont venus nous visiter en uniforme à la Maison du Peuple de Bruxelles, après l'incendie de Louvain, après les massacres de Visé, de Diest, d'Aerschot, et qui nous ont dit : (( Vos malheurs ? vous n'avez qu'à vous en prendre à vous-mêmes ; rien n'était plus facile que d'éviter à la Belgique le sort qui lui a été infligé. Pourquoi donc ne nous avez-vous pas laissés passer ? »

Et comme à celui qui parlait ainsi nos amis fai- saient observer qu'il y avait tout de même pour la Belgique, à défendre sa neutralité, une question d'honneur, le citoyen Noske, député au Reichstag, répondait : « L'honneur ! voilà bien de l'idéologie bourgeoise!... » Et, au cours de cette conversation mémorable, tous les efforts de nos amis ne parvin- rent pas à le convaincre qu'une signature au bas d'un traité engage aussi bien l'honneur d'un socia- liste que l'honneur d'un bourgeois.

Mais je m'empresse d'ajouter que ce n'est pas seulement par respect pour sa signature que la Belgique a défendu sa neutralité. C'est aussi parce que la neutralité belge n'était pas seulement un avantage pour nous, c'était une garantie pour vous, c'était une garantie pour la France contre l'Allema- gne, comme aussi une garantie pour l'Allemagne contre la France. Et je suis convaincu que si, par impossible, le Gouvernement français avait eu la pensée de commettre contre la Belgique le crime que nous reprochons au Gouvernement allemand,

l'internationale et la victoire des alliés

99

si les armées françaises, pour s'assurer un succès plus facile, avaient envahi notre territoire, je suis convaincu qu'il ne se fût pas trouvé à la Chambre française un socialiste qui ne libérât sa conscience et qui ne criât son indignation.

Mais si la neutralité belge était un avantage pour l'Allemagne contre la France, elle l'était aussi pour la France contre l'Allemagne. Les forteresses de la Belgique neutre, à Liège et à Namur, c'était le prolongement de vos forteresses à Toul et à Verdun. Nous avions non seulement le droit, mais le devoir, de défendre notre neutralité parce que, si nous n'a- vions pas rempli ce devoir, c'était la France poi- gnardée, c'était la démocratie française étranglée et vaincue !

Lorsque la question a été posée, lorsque l'Alle- magne a dit au Gouvernement belge : Si vous nous laissez passer, nous vous indemniserons, nous vous paierons en bel or de tous les dommages que nous vous aurons causés et si, au contraire, vous vous y refusez, vous en subirez les conséquences, le Conseil des ministres je n'en faisais pas partie à ce moment s'est réuni et, unanimement, sans hésitation, il répondit : Notre devoir est de nous défendre. Fais ce que dois, advienne que pourra î

Et vous savez, mes chers amis, ce qui est advenu. Vous avez éprouvé vous-mêmes les horreurs de la guerre ; vous avez lu dans les journaux ce qu'on a

200

fait de la malheureuse Belgique. Mais vous ne l'avez pas vu comme je l'ai vu, comme nous l'avons vu. Un zeppelin arrivant à Anvers, alors que la défense n'était pas organisée, tuant les malheureux, dont j'ai vu les débris d'entrailles et de cervelle sur les murs éclaboussés ! Louvain brûlé ! A Aerschot, à Dinant, à Tamines, sous le prétexte mensonger que des civils avaient tiré, tous les habitants mâles traînés sur la place, fusillés devant leurs femmes et leurs enfants. Dans tout lie pays, des ravages, des massacres, des incendies et la ruée des bar- bares !

En commettant pareil crime, l'Allemagne n'a oublié qu'une chose, c'est que ce crime était en même temps une faute, car si aujourd'hui le monde entier se soulève contre elle, si l'Allemagne fléchit sous le poids de la conscience universelle, c'est le martyre de la Belgique qui, tout d'abord, l'a éveillée ! Elle est un symbole, elle est l'incarnation vivante du droit. S'il en est encore parmi les neutres qui hésitent entre la cause des Alliés et la cause de l'Allemagne, la Belgique suffit à les con- vaincre que la justice et le bon droit sont de notre côté. Et c'est ainsi que tous les jours grandit cette coalition qui aura raison, j'en ai la conviction ardente, du militarisme germanique.

Avez-vous réfléchi à cette coïncidence que par deux fois, à cent années de distance, l'Europe s'est trouvée unie, coalisée contre un seul pays? Nous

l'internationale et la victoire des alliés 201

sommes à la veille de Fanniversaire de Waterloo. Il y a cent ans, en i8i5, le monde entier s'est dressé contre Napoléon, c'est-à-dire contre le césa- risme. Et aujourd'hui, en igiB, le monde entier se dresse contre Guillaume II, nouvelle incarnation du césarisme. Entre ces deux événements qui ont changé la face du monde, il y a une frappante analogie ; mais aussi, quelles différences !

Tout d'abord, entre les hommes : Napoléon était entré en vainqueur dans toutes les capitales d'Eu- rope, à Rome, à Varsovie, à Berlin, à Moscou. Il marchait, précédé par la victoire. Il avait, dans ses bagages, le Code civil, ce testament de la Révolu- tion.

Quant à l'autre, oh ! ce n'est plus César, c'est Césarion ; il n'a jamais connu de victoires que par personnes interposées, et il n'emporte avec lui que le manuel de la guerre prussien, ce code de l'in- cendie, du meurtre et de la dévastation.

Mais il y a une autre différence, non moins frap- pante, entre les deux époques : c'est qu'en i8i5, à Waterloo, les adversaires de Napoléon, c'étaient les représentants de l'ancien régime, ceux qui voulaient restaurer, rétablir la féodalité, et qui fjrent pendant un demi-siècle peser sur l'Europe la tyrannie de la Sainte-Alliance, tandis que les adversaires de Guillaume II, ce sont les peuples libres de l'Europe occidentale : c'est la France républicaine, c'est l'Angleterre démocratique, c'est l'Italie, dont je

202

salue rentrée dans cette guerre, et enfin c'est le peuple russe lui-même, qui, depuis un siècle, a gagné après chaque guerre, victorieuse ou mal- heureuse, quelques parcelles de liberté !

Waterloo a été la fin du despotisme militaire, mais c'est un despotisme clérical et féodal qui lui a succédé ; le Waterloo de demain, s'écroulera le pouvoir de l'Empire germanique, ce sera au con- traire le commencement de l'ère nouvelle, le règne de la démocratie dans l'Europe aff'ranchie et libérée.

Et voilà pourquoi, citoyens, contrairement à ce que pense Scheidemann, les socialistes belges comme les socialistes français sont décidés à mener cette guerre jusqu'au bout, car c'est une guerre contre la guerre, c'est une guerre pour fonder en Europe des institutions démocratiques, bases iné- branlables de la paix !

Et quand nous serons vainqueurs, quand le mi- litarisme prussien sera écrasé, quand nous aurons affranchi l'Allemagne en même temps que l'Europe, alors l'Internationale sera possible, car elle se réor- ganisera entre des peuples libres, ayant le sens de la liberté. Et voilà pourquoi nous sommes unis, pourquoi, ce soir, le petit-fils de Karl Marx, fonda- teur de l'Internationale, est à mes côtés pour vous dire : Cette guerre prépare des temps meilleurs, des temps où, enfin, le vieux monde féodal aura définitivement disparu. Et alors, quand la Belgique sera libérée, quand la France sera délivrée, quand

l'internationale et la victoire des alliés 203

il n'y aura plus que des peuples libres en Europe, quand tous les crimes auront été rachetés, et quand le peuple allemand sera rendu à lui-même, alors l'In- ternationale sera possible, et nous dirons plus que jamais : Prolétaires de tous les pays, unissez-vous !

RENDONS A CESAR...

Le citoyen Noske a inséré, dans le Vorwûrts du 10 juin 1916, une note protestant contre l'affirma- tion contenue dans mon discours de Gentilly, que, « dans un entretien avec des camarades belges à la Maison du Peuple de Bruxelles, il aurait déclaré que l'honneur est une idéologie bourgeoise et que les Belges n'avaient pas eu de raisons pour défendre leur neutralité » .

Noske écrit : « Il y a des mois que j'ai publique- ment déclaré que je n'ai jamais rien dit de sem- blable. Je tiens à établir que les paroles que m'at- tribue Vandervelde sont fausses. Pour autant qu'à Bruxelles je me sois entretenu avec des camarades belges au sujet de la question belge, j'ai reconnu que, de leur point de vue, la défense de leur pays était une chose naturellement compréhensible. »

Je m'empresse de donner acte au citoyen Noske de sa déclaration.

C'est par erreur que je lui attribuais des déclara- tions qui ont été faites en sa présence par un de ses amis.

Au début de la guerre, au point de vue de la guerre, des militants belges qui se trouvaient à la

RENDONS A CESAR... 205

Maison du Peuple de Bruxelles reçurent la visite du citoyen Noske et du D"^ Koster, un collaborateur du Hamburger Echo.

Au cours de la conversation qui s'engagea, Noske défendait l'attitude des socialistes allemands sur la question des crédits de guerre. Quant au D*" Kos- ter, voici en quels termes la note qui me fut envoyée rapporte ses déclarations :

« Aux socialistes belges qui se plaignaient de la violation du territoire belge, le D"" Koster répondit, avec une assurance déconcertante, d'abord par le prétendu accord franco-belge dont Aug. Wendel avait déjà parlé, et dont il a été fait justice, et puis il ajouta : Mais enfin, ce qui arrive est de votre faute; vous n'aviez qu'à nous laisser passer ; vous aunes été largement dédommagés par notre Gou- vernement et nous vous aurions, par-dessus le mar- ché, apporté le suffrage universel, les lois protec- trices de la femme et des enfants, les assurances générales et tant d'autres lois que, malgré toute votre force, vous n'avez pas encore su conquérir chez vous. Et ces socialistes prussiens, écrasés par le système électoral des trois classes, ajou- tèrent : c( Au surplus, tout le monde savait depuis des années qu'en cas de guerre franco-allemande, nos troupes devaient passer par la Belgique.

(( Alors, lui fut-il répondu, lorsque vos députés interpellaient votre Gouvernement au Reichstag sur ses intentions à l'égard de la Belgique en cas

2o6 l'internationale

de guerre franco -allemande, ils jouaient une odieuse comédie, de même que, lorsque dans les congrès internationaux vous veniez, avec nous, dis- cuter et voter des résolutions sur la nécessité pour les petits Etats de défendre leur indépendance et l'intégrité de leur territoire. L'honneur d'une na- tion, le respect de son indépendance et de ses libertés, les traités internationaux, n'ont donc aucune valeur pour les socialistes allemands ?

(- L'honneur d'une nation, répondit Koster, c'est de V idéologie bourgeoise dont les socialistes n'ont que faire ; quant aux traités internationaux^ ils ne peuvent tenir en cas de guerre. Tout le maté- rialisme historique ne nous enseigne-t-il pas que le développement du prolétariat est intimement lié au développement et à la prospérité économiques de la nation, et par conséquent les socialistes allemands doivent être du côté du Gouvernement qui défend en ce moment l'existence même du pays contre les attaques de l'Angleterre, de la France et du despo- tisme russe.

(( Et c'est pour défendre les prolétaires alle- mands que vous violez notre neutralité et que vous commencez par massacrer les prolétaires belges?

« Oseriez-vous dire que vous mettez le respect de votre neutralité au-dessus de la vie de loo.ooo hommes? Or, nous savons qu'en passant par les Vosges, pour entrer en France, nous devions sacri- fier 100.000 hommes de plus qu'en passant par la

RENDONS A CESAR.

207

Belgique. Le choix ne pouvait être douteux pour nous.

(( La situation n'est-elle pas identique pour les Belges? En suivant votre raisonnement, nous aurions nous écarter pour vous laisser passer; sans compter que l'Angleterre et la France nous auraient demandé, et avec raison, des comptes sévères. En Belgique, tout le monde est unanime, pour mettre l'honneur au-dessus des intérêts maté- riels immédiats, et entre notre honneur et la défense de nos libertés et la vie de 100.000 hommes, nous n'hésitons pas un instant, et nous reprenons l'an- cienne devise de nos communiers : « Plutôt mourir (( de franche volonté que du pays perdre la liberté. » Le D' Koster trouvait cette affirmation tellement inouïe, qu'il appela son collègue pour l'entendre répéter, ce qui amena un des socialistes belges à lui dire que ce qu'il y avait de commun entre nous tous, c'était la possession d'un estomac, mais que si, du côté belge, il y avait aussi un cœur, du côté allemand il se posait à ce sujet un point d'interro- gation. »

On voit donc que j'ai prêté à Noske les déclara- tions faites en sa présence et sans protestation de sa part, par son compagnon.

ET LA RUSSIE ?

Dans un de ses derniers numéros, le Vorwàrts veut bien me prodiguer ses conseils : je dois me méfier de mon tempérament, m'abstenir d'esca- lader trop souvent la tribune, ne pas me laisser aller à dire des choses « auxquelles le bon sens ne peut pas souscrire » et surtout prendre garde de n'être pas plus ministre d'État que socialiste !

Certes, on veut bien le reconnaître, en tant que Belge, j'ai droit à quelque indulgence. Nous avons, tout de même, des raisons pour être hors de nous. Il y a, en notre faveur, des circonstances atté- nuantes. L'invasion de la Belgique ne laisse pas d'avoir été une opération de police un peu rude. Mais la patience de nos Genossen d'outre-Rhin a néanmoins des limites, et je viens, paraît-il, de la mettre à. de rudes épreuves.

D'abord, j'aurais dit, le i4 juillet, à Saint-Denis, cette sottise énorme que 1' « Empire russe était une force de libération » .

Ensuite, je me serais permis de prendre la parole à Londres, dans un meeting socialiste, nos camarades de l'Independent Labour Party n'étaient pas représentés.

Sur ce second point, passons condamnation. Je

ET LA RUSSIE ? 2O9

n'ai pas parlé au meeting socialiste du Queen's Hall, parce que j'étais à Milan, mais je me propo- sais d'y parler, non pas, bien entendu, comme pré- sident du Bureau socialiste international, mais comme militant belge, avec Gachin, avec Hyndman, avec le chairman du Labour Party. Et, si j'y avais parlé, je n'aurais pas dit autre chose que ce que les délégués de l'I. L. P. avaient dit, avec nous, dans la résolution de Londres.

Quant à l'autre grief, je me fais un devoir de reconnaître que, si j'avais tenu le langage qu'on me prête, le Vorwârts n'aurait pas tort de me taper sur les doigts.

Seulement, je n'ai jamais rien dit de pareil et, au lieu d'épingler un membre de phrase dans un compte rendu écourté, il eût été équitable de faire quelque crédit à mon bon sens.

Ce n'est pas du Gouvernement russe que j'ai parlé à Saint-Denis, c'est du peuple russe.

Nous savons bien que, pendant les premiers mois de la guerre tout au moins, les dirigeants en Russie n'ont rien appris et rien oublié : les Finlan- dais, les Polonais, les Juifis, les membres des pre- mières Doumas, les révolutionnaires rentrés d'exil pour se mettre au service du pays et déportés en Sibérie, sont pour nous le dire.

Mais il n'y a pas que le Gouvernement. Il y a le peuple russe que nous aimons, que nous admirons, dont nous saluons l'héroïsme impassible et tenace.

BELGIQUE ENVAHIE 14

210

L'an dernier, à Pétersbourg, quelqu'un me disait : a La Russie est la plus grande démocratie du monde, dirigée par une colonie allemande qui est la Cour. »

Il y a du vrai, beaucoup de vrai, dans cette défi- nition paradoxale.

Tous les réactionnaires de l'entourage du Tsar ne sont pas des junkers d'origine allemande, des provinces baltiques, mais tous les junkers de la Baltique sont des réactionnaires de la pire espèce.

D'autre part, pour ce qui est du peuple russe, j'ai dit qu'il y a plus de force révolutionnaire dans le petit doigt d'un ouvrier de Moscou ou de Pétersbourg, que dans le corps, le cœur et le cer- veau, tous ensemble, d'un membre de la majorité du Vorstand allemand.

Or, le peuple russe tout entier je néglige des exceptions infimes préfère la guerre avec le Tsar à la paix avec le kaiserisme. Il se rend compte que cette guerre n'est pas une guerre dynastique, mais une guerre nationale, d'où il attend sa propre libération.

On m'objectera sans doute que si, depuis quel- que temps, on a dû, en Russie, se résigner à faire quelques concessions à l'esprit libéral, faire à la Douma sa part, recourir aux services des zemtvos et des grandes municipalités, ce n'est pas à cause des victoires, mais bien des défaites des armées russes.

ET LA RUSSIE ? 311

Je n'en disconviens pas. J'admets que les défaites du Tsar servent en ce moment la cause de la liberté en Russie, comme la défaite du kaise- risme servirait la cause de la liberté en Allemagne. Mais, avec Kropotkine, avec PlekhanofT, avec Alexinsky dont tout le monde devrait lire le livre si intéressant, La Russie et la Guerre j'ai la conviction que la défaite finale de la Russie serait la réconciliation du knout et de la schlague, tandis que sa victoire finale, gagnée par la Nation, profitera à la Nation.

Au surplus, quand nous parlons d'une guerre de libération, quand nous disons que la Quadruple Alliance se bat pour la liberté, et qu'on nous dit : « Et la Russie? » je ne me borne pas à répondre : (( Et la Belgique? » je demande que l'on compare les deux blocs en présence.

Dans l'un, je trouve le Tsar, certes, mais aussi le peuple russe et tout ce qu'il y a de nations libé- rales en Europe. Dans l'autre, après l'abdication de la socialdémocratie, il ne reste que les repré- sentants des trois absolutismes, tempérés par une caricature de régime parlementaire : Guillaume II, François-Joseph, Mahomet V.

Si la Quadruple Alliance l'emporte, les influences libérales, par la force du nombre, y prévaudront. Si, pour le malheur de l'Europe et du monde, les monarchies centrales, flanquées du Grand Turc,

212 L INTERNATIONALE

devaient remporter, c'en serait fait pour long- temps de la démocratie en Europe.

Voilà, ou à peu près, ce que j'ai dit à Saint- Denis ou ailleurs. Le Vorwûrts me conseille de ne plus le faire. Je le remercie de ses conseils, mais je ne les suivrai pas : tout le monde n'aime pas à être muselé.

Il me demande aussi d' a agir plus favorable- ment sur les camarades français qui sont manifes- tement très fort sous mon influence » . C'est me faire vraiment trop d'honneur. La vérité est que, Belges et Français, nous sommes unis comme les doigts de la main pour nous défendre contre une même agression, et que nous resterons unis, quoi qu'il arrive, pour nous défendre et pour nous libérer.

JAURES AU BUREAU SOCIALISTE INTERNATIONAL co

Je reviens de France. J'ai pu visiter les lignes françaises, à Arras et à Soissons. Je rentre, pénétré d'admiration pour cette armée de la Défense natio- nale, pour cette nation en armes, que Jaurès rêvait de voir organiser, s'organiser en temps de paix, et que douze mois d'épreuves ont formée, pour le salut de la France et de l'Europe !

Renaudel me demande de lui envoyer un article rappelant le rôle de Jaurès à la dernière séance du Bureau socialiste international. Il me reste, hélas ! à peine le temps de rassembler mes souvenirs et d'écrire hâtivement ces quelques lignes.

Nous nous étions réunis, le 29 juillet, dans la nouvelle Maison du Peuple de Bruxelles, la Mai- son de l'Éducation, où, quelques mois aupara- vant, Anatole France avait inauguré nos biblio- thèques, nos salles de cours et les locaux du B. S. I.

Sembat, Vaillant, Keir Hardie, Kautsky, Haase étaient là. Adler aussi, vivante image de l'angoisse et de l'abattement.

(i) Humanité, 3i juillet 1910.

i4

Les choses allaient au pire. Belgrade était oc- cupée. L'Allemagne était derrière rAutriche. La Russie prenait parti pour les Serbes. Dans les mi- lieux officiels, on tenait déjà la guerre pour inévi- table. Tous, cependant, tous sans exception, nous espérions encore, nous voulions espérer contre toute espérance, a Cette guerre, disait Adler, est une impossibilité morale. Elle ne peut pas se faire. Elle ne se fera pas. » Et, au cours de la séance, Haase recevait et lisait un télégramme annonçant qu'à Berlin, à Hambourg, dans toutes les villes d'Allemagne, des foules immenses étaient debout pour protester contre la guerre.

Jaurès, lui aussi, pensait que la balance de la destinée finirait par pencher en faveur de la paix. Il savait qu'en France on ne voulait pas la guerre. Ne nous disait-on pas, d'autre part, du côté alle- mand, que le Kaiser était pacifique, non par huma- nité, mais par crainte des conséquences ? que Haase, deux jours auparavant, avait été mandé à la Chan- cellerie et qu'on lui avait tenu à peu près ce langage : « Vous manifestez en faveur de la paix. Fort bien. Nous tenons à vous dire que nous voulons la paix, autant que vous. Mais prenez garde, par vos manifestations, de ne pas encourager des tendances belliqueuses en Russie ! »

Nous ne savions pas, nous ne pouvions pas savoir à ce moment à quelle duplicité monstrueuse les dirigeants de l'Allemagne, inflexiblement résolus à

JAURÈS AU BUREAU SOCIALISTE INTERNATIONAL 2l5

la guerre, avaient recours pour tromper, à la fois, leur peuple et TEurope.

De toutes les forces de son grand cœur, Jaurès, indomptablement optimiste, croyait à la paix. Mais quand certains venaient lui dire que, peut-être, et malgré tout, le conflit pourrait être localisé : (( Oui. Mais ce serait l'écrasement de la Serbie. Or, cela ne peut pas être. Que nos camarades autri- chiens se décident à agir! Qu'en Allemagne comme en France, un effort parallèle s'organise pour faire pression en même temps sur la Russie et sur l'Au- triche. Il faut repousser les exigences brutales de l'une ; il faut prêcher la modération à l'autre. »

Un manifeste dans ce sens fut préparé. On le signa, dans une séance du matin, le 3o juillet. Et je vois encore, je reverrai toute ma vie, penché sur ce document, Haase, les bras autour de l'épaule de Jaurès, renouvelant par ce geste l'alhance contre la guerre qu'ils avaient proclamée dans la réunion publique de la veille !

Vers 1 1 heures du matin, nous nous séparâmes, après que, sur la proposition des Allemands, on eut décidé de réunir le Congrès anniversaire de l'Internationale à Paris, le dimanche 9 août !

Je sortis de la Maison du Peuple avec Jaurès. Des nouvelles qu'il venait de recevoir, au sujet des négociations en cours, avaient accru sa confiance :

(( Nous avons encore, me dit-il, des hauts et des bas. Mais cette crise se dénouera comme les

L INTERNATIONALE

autres. Il me reste une heure, cher ami, avant de me rendre à la gare. Allons revoir ensemble, au Musée des peintures anciennes, quelques-uns de vos primitifs flamands. »

Je n'étais pas libre. Il y alla seul. On Tassassina le lendemain.

LE RÉVEIL DE L'INTERNATIONALE

Les Allemands parlent de paix. Ils la désirent. C'est bien naturel. Le contraire serait étonnant. Si les Alliés, en effet, avaient Tinsigne faiblesse de négocier en ce moment, presque tous les atouts seraient dans le jeu de leurs adversaires.

Certes, la Grande-Bretagne, maîtresse des mers, aurait pour gages les colonies allemandes, et surtout le commerce maritime allemand. Mais les monarchies centrales tiendraient la Belgique et le nord de la France, la Serbie, la Pologne, la Cour- lande, contre d'insignifiants lambeaux d'Alsace, du Trentin ou de Gallipoli.

Dans ces conditions, faire écho aux suggestions pacifiques, non pas de l'Allemagne, non pas du Gouvernement allemand, mais de quelques Alle- mands, ne pourrait être qu'une défaillance ou une duperie. C'est la force seule, hélas ! qui peut avoir raison de la force. Nous sommes en état de légitime défense, défendons-nous et ne comptons que sur nous-mêmes.

Il faudrait d'ailleurs bien mal connaître les senti- ments publics dans tous les pays alliés pour n'être pas convaincu qu'en France, comme en Angleterre

L INTERNATIONALE

et en Russie, sans parler de la Belgique, on est inflexiblement décidé à ne finir cette guerre que le jour on aura la garantie de ne pas devoir recom- mencer à bref délai.

Mais si la paix entre les nations belligérantes paraît rien moins que prochaine, on peut et on doit se demander si, du moins, il n'est pas possible de parler d'une autre paix, hautement désirable : la paix entre les socialistes, les vrais bien entendu, ceux qui, de l'autre côté de la barricade, gardent avec nous des idées communes, des principes com- muns. Je songe, par exemple, à des camarades comme Haase, comme Bernstein, comme Kautsky, comme Liebknecht.

Jusqu'au dernier moment nous avons été unis et, au Bureau socialiste international, trois jours avant la guerre, Jaurès ou Keir Hardie étaient d'accord avec Haase, avec Adler, avec nous tous, pour faire un effort suprême et un effort commun contre la guerre.

Depuis, hélas ! bien des choses se sont passées, qui ont rompu le faisceau des forces sociaUstes. Les énumérer à nouveau serait inutile. What is done cannot be undone. Néanmoins, quand on lit les articles, les ordres du jour, les manifestes socia- listes, en France et en Angleterre, comme en Alle- magne et en Autriche, il est impossible de n'être pas frappé de ce que, de part et d'autre, l'on dise à peu près la même chose.

219

On est unanime tout d'abord à affirmer le droit de légitime défense des nations et, si tous les socia- listes allemands ont voté, jusqu'à présent, les cré- dits de guerre, c'est en soutenant contre toute évidence d'ailleurs que c'était pour eux une guerre de défense.

Nous pouvons et nous devons déplorer cette atti- tude, estimer que c'était une formidable erreur, mais cette erreur portait sur les faits et non sur un principe.

D'autre part, c'est ce qui importe surtout pour l'avenir, beaucoup de socialistes allemands, formant l'aile gauche du parti, se rencontrent avec les socialistes français, anglais ou belges, pour déclarer avec force qu'ils condamnent toute guerre de conquête, qu'ils sont résolument hostiles à toute annexion territoriale, qu'ils admettent comme condition essentielle et sine qua non de la paix la libération de la Belgique et du nord de la France.

J'entends bien qu'il ne suffit point de quelques adhésions socialistes pour avoir des garanties à cet égard, et je tiens pour la plus dangereuse des illusions de compter, pour la libération de ces ter- ritoires envahis, sur des manifestations pacifiques ou des négociations diplomatiques.

J'entends bien aussi que si l'on est d'accord sur certaines idées fondamentales, il reste, pour l'ap- plication de ces idées, de très grosses pierres d'achoppement, mais, pour ma part, j'estime que

220 L INTERNATIONALE

le moment viendra bientôt les éléments réelle- ment socialistes de Tlnternationale, ceux qui n'ont pas partie liée avec les monarchies centrales, pour- ront et devront discuter ces conditions d'applica- tion; dire, par exemple, ce qu'elle pense du pro- blème de l'Alsace-Lorraine, de l'indépendance ou de l'autonomie de la Pologne, des moyens de pour- voir à ce que, dans l'avenir, les convoitises impé- rialistes et coloniales n'engendrent pas de nouveaux conflits.

Certes, alors même qu'entre socialistes de tous les pays neutres ou belligérants, nous serions d'accord sur un ensemble de solutions, comme nous étions d'accord sur notre politique générale avant la guerre, la situation militaire européenne n'en serait pas modifiée, et il faudrait, nous en avons la conviction, qu'elle se modifie au profit des Alliés pour que les garanties et les conditions d'une paix durable soient obtenues.

Mais ce serait néanmoins un fait d'une capitale importance que des hommes de toutes les nations, se plaçant à un point de vue international, s'accor- dent sur un ensemble de solutions qui, dans leur pensée, seraient indépendantes des résultats mili- taires obtenus sur les champs de bataille.

Vainqueurs ou vaincus, nous serions également hostiles à toute politique de conquête, que ce soit en notre faveur ou en notre défaveur. Même après un nouvel léna, nous lutterions de toutes nos

LE RÉVEIL DE l'iNTERNATIONALE 221

forces pour empêcher que ce qui est allemand soit enlevé à rAUemagne.

Le jour il sera acquis que, sinon la social- démocratie allemande, du moins un grand nombre de socialistes allemands sont d'accord avec nous pour que la Belgique recouvre son indépendance, que le territoire français soit libéré, que les Alsa- ciens-Lorrains se voient reconnaître le droit de disposer d'eux-mêmes, la paix, qui ne dépend pas de nous, ne sera point faite, mais du moins Tln- ternationale, qui est en sommeil, pourra reprendre son activité.

Définir notre pensée commune, c'est la préface nécessaire d'une action commune.

LE DEUXIEME ANNIVERSAIRE DE L'ASSASSINAT DE JAURÈS (^)

Citoyennes et Citoyens

Au moment de vous parler de Jaurès, j'ai le cœur étreinl par une émotion indicible.

Le 3o juillet 1914 î 11 y a déjà deux ans, qui ont été les plus tragiques de notre vie à tous, et je revis, comme si cela datait d'hier, les derniers jours, les dernières heures, les dernières minutes que nous avons passés à ses côtés ; notre sépara- tion sur cette place des Sablons, ensoleillée, que quelques jours après devait parcourir Farmée alle- mande, et la séance du Bureau socialiste interna- tional où tous, tant que nous étions, venus de tous les pays de l'Europe, nous nous étions groupés autour de Jaurès, pour signer ensemble le dernier et le suprême appel à la paix.

sont-ils maintenant, tous ces hommes? Les uns vivent en exil, les autres sont en prison. D'autres, pour avoir, après des hésitations tragiques que nous comprenons, libéré leur conscience, sont

(i) Discours prononcé le 3o juillet 191 6 à la cérémonie commémo- rative du Trocadéro.

DEUXIÈME ANNIVERSAIRE DE L^ASSASSINAT DE JAURÈS 223

traités par leurs propres camarades en ennemis du peuple.

Keir Hardie est mort. Edouard Vaillant est mort. Notre Jaurès est mort. Il en est qui se demandent à tort si rinternationale ouvrière et socialiste vit encore. Ses cadres subsistent. Ils sont quelques-uns en Hollande qui entretiennent le feu sacré malgré l'outrage et malgré la calomnie. Mais les membres de rinternationale sont épars. Combien n'en est-il pas qui, dans la catastrophe, ont perdu ce calme que donne une fière conviction socialiste !

Nous sommes aujourd'hui dans la pénombre des événements les plus tragiques qu'ait connus l'Histoire. Les peuples vivent accablés sous une effroyable superposition de fléaux : les rois sur les nations, la guerre sur les rois, la famine sur la guerre et la bêtise par-dessus tout.

Faut-il s'étonner, dès lors, que des millions et des millions d'hommes dont l'âme est inquiète, dont la conscience est troublée, se tournent vers Jaurès et lui demandent : (( Qu'aurais-tu dit? Qu'aurais-tu fait ? )) Eh bien ! à cette question nous sommes en droit de répondre avec la certitude que nous ne trahissons pas sa pensée. Il eût dit ce que nous disons, il eût fait ce que nous faisons. Il aurait lutté comme il a lutté toute sa vie, avec l'incompa- rable éclat de son action et de sa parole, pour la défense nationale et pour le rétablissement de la paix.

224 l'internationale

C'est, il y a longtemps déjà, au temps souvent des hommes qui siègent aujourd'hui dans les gou- vernements, ou même à la tête des gouvernements, étaient à la tête de l'Internationale, au Congrès d'Amsterdam, Jaurès s'entretint avec des repré- sentants éminents et qualifiés de la socialdémo- cratie allemande, et il leur posa cette question, question redoutable : « Que feriez-vous en cas de guerre ? » La réponse fut : « Nous ferions tout au monde pour maintenir la paix, mais si l'Alle- magne était en cause, nous serions avec notre pa/s. »

C'est après cette conversation, M. Aristide Briand s'en souviendra peut-être, que Jaurès dit : <i II est temps pour nous d'étudier les questions militaires. » Et c'est de ses études, de ses médita- tions, qui durèrent plusieurs années, que sortit ce livre prophétique, L'Armée nouvelle^ Jaurès a ainsi défini sa pensée : « Porter au maximum les chances de paix, mais si la paix était rompue, si la France était attaquée, porter au maximum les moyens de lutte et les chances de victoire. »

Mais on dira peut-être, on l'a dit déjà dans des milieux l'on croit réagir contre un nationalisme de conquête en lui opposant un pacifisme de capi- tulation : (( La France n'était pas attaquée. Tous les impérialismes ont une responsabilité collective, nous devons, nous, socialistes, nous désintéresser de la lutte. » Et l'on est allé plus loin. On est allé

DEUXIÈME ANNIVERSAIRE DE l'aSSASSINAT DE JAURES 225

jusqu'à forger une lettre que Jaurès m'aurait écrite la veille de sa mort, une lettre dans laquelle il aurait dénoncé la folie belliqueuse de la Russie et les complaisances du Gouvernement français. Eh bien ! à ceux qui n'ont pas craint d'employer pareil argument, je réponds qu'ils ont usé d'un faux grossier, qui n'aurait jamais tromper personne Et, quelles que soient les responsabilités générales et lointaines de la guerre, qui retombent sur tous, j'ajoute que les responsabilités immédiates, les responsabilités directes, il est facile de les établir, et j'invoque à l'appui de cette affirmation deux témoignages éclatants : le témoignage de la tombe et le témoignage de la prison. Jaurès à Bruxelles, à la veille de mourir, s'écriant : « Le Gouvernement français veut la paix. » Et quelques jours avant d'entrer en prison, Liebknecht se dressant seul, sa voix clamant dans le désert, mais l'écho répétant dans l'Europe et dans le monde entier ; Liebknecht, à l'héroïsme duquel en votre nom je rends hom- mage, disant à ceux qui, sur les bancs du Reichstag, représentaient le Gouvernement impérial : « Ceux qui ont voulu la guerre, c'est vous ! »

Ils l'ont voulue, ils l'ont provoquée, ils l'ont dé- clarée, minutieusement et savamment préparée et ils la poursuivent dans le vain espoir d'atteindre leurs fins en ajoutant tous les jours de nouveaux crimes à leurs anciens crimes, depuis l'agression contre un peuple qui demandait à vivre en paix

BELGIQUE ENVAHIE 15

220

avec tous ses voisins, jusqu'à ces abominables attentats contre la dignité humaine, ces razzias de jeunes gens et de jeunes filles du Nord, arrachés à leurs familles, arrachés à leurs foyers, et que ces hommes mènent en esclavage, les condamnant au travail forcé sur le sol de Tenvahisseur !

Et dans ces conditions, si on nous demande à nous, socialistes, qui voulions la paix, qui aimions la paix, qui étions prêts à tout lui sacrifier, sauf notre volonté d'être libres, si on nous demande si nous étions en droit de nous défendre, je réponds : (( Jamais, à aucun moment de l'Histoire, la défense n'a été plus légitime et la cause du droit mieux établie. »

D'ailleurs, à quoi bon insister? La cause est entendue, et j'ajoute : la cause est gagnée. La Bel- gique a résisté et, pour dire combien a été sublime la résistance de votre France, il faut invoquer toute la beauté du monde antique : Minerve, la lance à la main, défendant les champs d'oliviers de la patrie athénienne. Le peuple français a mis au service de la plus noble et de la plus juste des causes un courage et une ténacité, une science de la guerre qui n'avaient d'égal que son amour de la paix, mourant sans faiblir, mourant par milliers, pour sauver la liberté de l'Europe et du monde. Et à côté de la petite Belgique, à côté de la grande France, l'Angleterre qui, à son tour, intervient avec toute sa force, la Russie qui, en aidant les

DEUXIEME ANNIVERSAIRE DE L ASSASSINAT DE JAURES 227

autres à se libéper, prépare sa propre libération, le monde entier, la conscience universelle, s'ap- prêtent à frapper ceux qui ont commis les crimes contre lesquels nous nous sommes insurgés.

Aussi, à l'heure actuelle, c'est avec une certitude tranquille que nous envisageons l'avenir. Je n'ai, nous n'avons qu'une crainte : ce n'est pas que la victoire nous échappe, mais bien que notre propre victoire nous domine. 11 y a quelque part, chez Nietzsche, ce grand Allemand qui, plus que per- sonne, détesta le militarisme prussien, il y a un mot admirable : a Celui qui lutte contre des mons- tres doit prendre garde de ne pas devenir monstre lui-même. »

Nous luttons contre le militarisme et l'esprit de conquête : prenons garde de ne pas devenir un jour les prisonniers du militarisme et de l'esprit de conquête.

Tout au début de la guerre, un de nos plus fermes militants, notre camarade llenderson, qui siège aujourd'hui dans le Gouvernement britan- nique, me disait : « Vandervelde, souvenons-nous toujours de l'Internationale. » Nous n'oublions pas l'Internationale, nous ne l'oublierons jamais et ne l'oublions pas au moment même le meilleur de nos forces est absorbé par la défense nationale. Nous ne l'oublions pas et nous le prouvons par notre attitude. On nous a demandé de rétablir im- médiatement, sur-le-champ, les relations interna-

228

tionales, nous nous y sommes refusés et je vais vous dire pourquoi. Nous nous y sommes refusés parce qu'il est impossible de mettre la main dans la main de ceux qui ont pactisé avec les deux empe- reurs qui ont déchaîné la guerre. Mais je vous le jure, depuis les premiers jours de la guerre, j'ai toujours tendu l'oreille du côté de l'Allemagne. Quand arrivaient à Bruxelles, à Anvers, à Bruges, les premiers prisonniers d'une armée dans laquelle il y avait un tiers de socialdémocrates, je les inter- rogeais anxieusement pour leur demander ce que pensait l'autre Allemagne? Chaque fois qu'au Reichstag impérial une faible voix, si faible fût-elle, a essayé de libérer sa conscience, je l'ai entendue avec une sympathie profonde, et lorsque certains de nos camarades allemands je ne nommerai que ceux qui sont en prison Rosa Luxembourg, qui expie aujourd'hui le crime d'avoir montré que les femmes sont parfois plus courageuses que les hommes, Liebknecht qui continua la tradition glorieuse de son père, chaque fois que ceux-là ont parié, nous avons dit et nous redisons encore : « Ils sauvent l'Internationale et ils préparent sa résurrection. »

Mais d'autre part, citoyennes et citoyens, à me- sure que la victoire, que notre victoire, que la victoire de la liberté et du droit sera plus proche, nos devoirs grandiront et nos difficultés, pour faire que ce qui est une guerre de défense ne devienne

DEUXIEME ANNIVERSAIRE DE L ASSASSINAT DE JAURES 229

pas une guerre de conquête. Nous aurons à faire effort pour que la guerre politique d'aujourd'hui ne se continue pas demain sous la forme d'une guerre économique. Nous aurons à réunir les membres épars de l'Internationale et si alors on nous attaque, si on nous calomnie, si on nous accuse de trahir la cause de notre pays, nous nous souviendrons que celui-là (') a été plus attaqué, plus calomnié, plus outragé que ne le sera chacun d'entre nous, lui dont aujourd'hui tout le monde proclame la clairvoyance, même ceux qui l'ont le plus accusé.

Au surplus, mes chers amis, quand nous de- mandons que la lumière se fasse, que les buts de guerre soient définis, que nos soldats sachent pourquoi ils meurent et pourquoi ils se préparent à vaincre, eh bien! nous avons déjà la moitié de la réponse. Dès les premiers jours de la guerre, à la Chambre des Communes, M. Asquith a dit ce que nous voulions, ce que nous devions tous vouloir : pour la Belgique, justice et réparation; pour la France, libération; pour tous les peuples opprimés, délivrance et, pour le militarisme prussien, la dé- faite.

Si Jaurès était ici, si sa voix pouvait se faire entendre, j'ai la conviction qu'il demanderait une chose, une seule chose, c'est que, sur le continent,

(1) M. Vandervelde se tourne vers le buste de Jaurès.

230 L INTERNATIONALE

la parole du premier ministre de France fasse écho à la parole du premier ministre de Grande-Bretagne.

Mais Jaurès n'est plus, son cadavre sanglant gît sur le seuil de cette épouvantable guerre. Il est mort en même temps que la paix, et ceux qui Tout tué ont cru qu'ils en avaient fini avec lui, comme ceux qui ont déchaîné la guerre ont cru qu'ils en avaient fini avec l'Internationale. Quelle illusion! quelles erreurs ! Jaurès n'a jamais été plus vivant, n'a jamais été plus grand qu'il ne l'est aujourd'hui. S'il était vivant, peut-être serait-il discuté, peut-être serait-il contesté : aujourd'hui, rien de tout cela. Il est au-dessus de chacun de nous. Il n'est pas un socialiste en Europe qui ne lui demande une con- sultation de conscience. Quant à l'Internationale, elle vit, elle vivra plus grande et plus belle le jour où, après cet abominable cauchemar, ayant connu tous les maux de la guerre, les peuples aspireront plus ardemment à la paix.

Quelques mois avant que le conflit n'éclate, Jaurès, Adler, les Autrichiens^ les Allemands, les Anglais, s'étaient réunis à Baie. Il y eut à la cathé- drale une manifestation inoubliable Jaurès fit, du haut de cette incomparable tribune, un appel au sentiment pacifique de tous. Il évoqua le chant de la cloche de Schiller :

Vivos voco, j'appelle les vivants; mortuos plango, je pleure les morts ; fiilgura frango, je brise la foudre.

DEUXIÈME ANNIVERSAIRE DE l'aSSASSINAT DE JAURES 23 I

On craint que ces temps de grande espérance ne reviennent plus. Je donne à ceux qui doutent rendez- vous au lendemain de la guerre. Le jour viendra nous nous retrouverons à Bâle, les peuples réconciliés chanteront de nouveau l'évan- gile de Noël, et alors, comme écho à la voix de Jaurès, retentira le chant de la cloche : Vivos voco, j'appelle les vivants, j'appelle tous les hommes de bonne volonté qui ont horreur de la guerre; mortaos plango,]Qi^\Q\xTQ\QS morts, tous les morts, tous ceux qui ont donné leur vie pour que les générations futures deviennent plus heureuses; fulgurafrangoy je brise la foudre entre les mains des puissances de mal, pour le plus grand bien de l'humanité pacifique et réconciliée.

TABLE DES MATIÈRES

Pages Préface de Marcel Sembat v

I LA BELGIQUE LIBRE

Impressions de guerre.

En Belgique 4

Un moine guerrier i4

Sur la ligne de feu 18

La maison de la Joconde. 18

Dans les tranchées belges 22

Dans les lignes françaises 27

Arras et Soissons 27

La bataille de TYser. 34

Les villes détruites de la West-Flandre 62

Aux soldats de l'arrière : Discours prononcé à Tinau-

guration du mess de Gainneville (Le Havre) .... 60

Dans les tranchées françaises en Belgique 65

II

LA BELGIQUE OCCUPÉE

L'héroïsme du peuple belge 71

L'effort belge 98

Pour la Belgique 128

Ce que serait une nouvelle guerre : La science contre

la civilisation i34

234 TABLE DES MATIERES

III

L'INTERNATIONALE

Pages

L'Internationale i55

Un article de Scheideroann, membre du Reichstag . . 169

Lettre ouverte au citoyen Scheidemann 166

Réponse à Scheidemann 172

Un article du Volk d'Amsterdam 175

Une action commune pour la paix est-elle possible ?

Un mot à Scheidemann . 181

L'Internationale et la victoire des Alliés . 186

Rendons à César... 204

Et la Russie ? 208

Jaurès au Bureau socialiste international. 2i3

Le réveil de l'Internationale 217

Le deuxième anniversaire de l'assassinat de Jaurès , . 222

NANCY, IMPRIMErdE BERGER-LEVRAULT MARS IUI7

..,^^

University of Toronto Obrary

DO NOT

REMOVE

THE

GARD

FROM

THIS

POCKET

Acme Library Gard Pocket

Under Pat. "Réf. Index File" Made by LIBRARY BUREAU

m

f