CHAIRE FRANÇAISE
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AU XIIe SIÈCLE
P A II I S. — 1 M i' H I >l £ II II. ji M 1 L B HA RTINfiT ( RUE II 1 G .NON, 2.
LA
CHAIRE FRANÇAISE
AU XIIe SIÈCLE
D'APRÈS LES MANUSCRITS J ^
[* OCT201910 THESE N%^IuWV^
Présentée à la Faculté des lettres de Paris.
PAR
y
L'abbé L. BOURGAIN
ÉLÈVE DE L' ÉCOLE ECCLÉSIASTIQUE DES CARMES
PARIS
SOCIÉTÉ GÉNÉRALE DE LIRRAIRIE CATHOLIQUE
PARIS BRUXELLES VICTOR PALMÉ JOSEPH ALBANEL
ÉDITEUR DES BOLLANDISTES, DIRECT. OÉNÉR. DIR. SUCCURSALE DE BELGIQUE ET DE HOLLANDE
25, rue de Grenelle-Saint-Germain, 25 G, place tic Louvain, G.
M DCCC LXXIX
Tous droits rtseriés.
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A
MON CHER MAITRE
M. LÉON GAUTIER
PRÉFACE
L'histoire de la chaire française avance. Bientôt, espé- rons-le, nous l'aurons complète. C'est afin de combler une grande lacune que nous avons entrepris ce travail.
Pour les sermons imprimés, nous avons eu généra- lement recours à la Patrologie latine de l'abbé Migne, précieuse collection à laquelle il faut rendre de profonds hommages!
Oudin, Martène, l'Histoire littéraire de la France, le Catalogue des manuscrits des départements, et surtout les inestimables Catalogues des manuscrits de la Biblio- thèque Nationale par M. Léopold Delisle, nous ont indiqué presque tous les inédits. Nous avons dépouillé plus de cent manuscrits1, dont la plupart appartiennent à la Bibliothèque Nationale. — C'est à la Bibliothèque Nationale qu'appartient tout manuscrit cité sans indica- tion de bibliothèque. — La description de ces manuscrits étant faite dans les catalogues, nous avons cru qu'il serait inutile de la reproduire.
Nous avons négligé les sermonnaires anonymes, sauf de
1. Nous renvoyons le lecteur à l'Appendice pour les sermons d'Hilduin, chancelier de Notre-Dame. Nous n'avons eu connaissance de ce manuscrit, qui se trouve à la Bibliothèque d'Orléans, que dans le cours de l'impression. — Nous renvoyons aussi le lecteur à Y Errata pour les fautes d'impression qui nous ont échappé dans les textes.
vm PRÉFACE.
très-rares exceptions. Méritent-ils d'être connus aujour d'hui les prédicateurs que les contemporains eux-mêmes ne connaissaient pas? Du reste, comment déterminer leur véritable époque? Par exemple, la plupart des ser- mons prêchés au douzième siècle, que nous avons en manuscrits, ont été copiés au treizième, beaucoup au quatorzième, quelques-uns même au quinzième. Sans nom d'auteur, il est difficile d'assigner à ces homélies leur date exacte.
Un plan tout fait se présentait à nous. En 1867, l'Aca- démie des Inscriptions et Belles-Lettres avait mis au con- cours la question suivante : « Étudier les sermons com- posés ou prêchés en France pendant le treizième siècle. Rechercher les noms des auteurs et les circonstances les plus importantes de leur vie. Signaler les renseignements qu'on pourra découvrir dans leurs ouvrages sur les mœurs du temps, sur l'état des esprits, sur l'emploi de la langue vulgaire, et en général sur l'histoire religieuse et civile du treizième siècle. » Ce plan, si bien exécuté par M. Lecoy de la Marche1, nous l'avons pris nous-mème : car nous croyons qu'il est le seul bon.
Gomme M. Lecoy de la Marche, nous avons donc trois parties : 1° les Prédicateurs; 2° les Sermons; 3° la Société d'après les sermons.
Dans la première partie, la plus aride, il est vrai, mais la plus importante, nous avons classé les prédicateurs
i. La Chaire française au moyen âge, spécialement au treizième siècle, d'après les manuscrits contemporains. Ouvrage couronne par l'Académie tics Inscriptions et Belles-Lettres: Paris, 18G8, in-8".
PRÉFACE. ix
d'après leurs caractères extérieurs, les séculiers par dignités, les moines par monastères, tous par ordre de dates. Il nous a été impossible de les grouper autour d'un grand nom, faute d'un génie qui les ait tous for- més. Saint Bernard fut sans doute le plus grand orateur de cette époque; mais, en dehors des monastères de son ordre, il n'eut pas d'influence sur la prédication. Nous avons resserré les biographies en quelques mots : ne valait-il pas mieux en effet, quand les auteurs sont connus, renvoyer à YHistoire littéraire ou à d'autres sources, que d'accumuler des notices (travail d'ailleurs aisé et peu utile en pareil cas), qui auraient donné à ce volume des proportions trop considérables? Enfin, lorsque les sermons sont imprimés, nous en faisons une analyse, tantôt longue, tantôt courte, selon leur importance ; lorsqu'ils sont inédits, nous en citons, s'ils le méritent, quelque pas- sage choisi avec soin, pour donner une juste idée du genre de l'auteur. Dans ces extraits, nous reproduisons l'orthographe des manuscrits.
Deux tables, jointes à l'Appendice, permettent au lec- teur de recueillir tous les renseignements à la fois sur chaque prédicateur et sur chaque manuscrit.
Dans plusieurs questions particulières et générales, il nous arrive d'être en désaccord avec de grands noms. Est-il besoin de dire que la critique n'exclut ni l'admira- tion ni la reconnaissance, et que nous devons beaucoup en particulier aux savants auteurs de YHistoire littéraire de la France, Bénédictins et Membres de l'Institut? Lorsque nous prenons la liberté de les contredire les uns ou les
x PRÉFACE.
autres, c'est uniquement par amour de la vérité, à laquelle nous avons essayé de travailler comme eux.
Si des hommes d'un mérite supérieur laissent échapper des inexactitudes, combien ne devons-nous pas craindre de l'inexpérience!... Peut-être nous tiendra-t-on compte des recherches que nous avons faites et des documents que nous avons trouvés. Nous serions heureux d'obtenir une place, quelque modeste qu'elle fût, parmi les historiens de la chaire. Hélas! Presque tous sont morts, et morts avant la maturité 1 !
Fètc de la Purification, - février 187'J.
1. Charles Labille, professeur suppléant au Collège de France, t 1 845, à l'âge de vingt-neuf ans. L'abbé Victor Vaillant, élève de l'École des Carmes, 1 1853, à l'âge de vingt-neuf ans. Eugène Gandar, professeur a la Faculté des lettres de Paris, t I8C>8, à l'âge de quarante-trois ans. Anatole Fcugère, professeur de Rhétorique au collège Stanislas, t 1877, à l'âge de trente-trois ans.
LIVRE PREMIER
LLS PRÉDICATEURS
1
CHAPITRE PREMIER
l'éloquence sacrée renaît au douzième siècle
La Chaire française est restée pendant une suite de siècles triste et silencieuse. Il fallut la piété éclairée de Charlemagne ' et la vigilance des conciles2 pour faire composer et traduire quelques recueils d'homélies : le clergé ignorant n'avait aucun souci de l'instruction des fidèles. En 1031, le concile de Limoges s'en affligeait : « Gémissons, disait-il, parce que les ouvriers du Seigneur sont fort rares; s'il y a beaucoup de fidèles qui veulent entendre, il n'y a presque point de ministres qui prê- chent3. » Dans le même temps, Agnès, première femme de Geoffroy, comte d'Anjou4, ne put se procurer un ser- monnairequ'à des conditions très-onéreuses : elle donnait deux cents brebis, un muid de froment, un autre de seigle , un troisième de millet et un certain nombre de
[. llisi. htt., IV, 8. — 2. Labbc, VU, 1249, 1263. — 3. Labbc, IX, 905.— 4. Geoffroy vécut de 1006 à 1060 (Aride vérifier les dates, II, 842).
i CHAPITRE PREMIER.
peaux de martre'. Du reste, l'histoire ne signale presque aucun nom de prédicateur à cette époque. Çà et là, de loin en loin, deux ou trois voix isolées osent à peine se faire entendre; elles sont faibles, monotones; leurs eiforts demeurent stériles. Encore quelques années, et le sacerdoce catholique va, semble-t-il, s'éteindre dans le mutisme des cultes païens qu'il avait naguère vaincus par la parole.
Mais soudain, grâce à la multiplication prodigieuse des ordres monastiques, grâce aux règnes protecteurs de trois rois, amis des lettres et des savants2, grâce surtout à la fécondité de la nature qui produit toujours de grands esprits, le douzième siècle naît, et la France mérite alors d'être appelée pour la première fois « la patrie des écri- vains 3 » . Or, au milieu des philosophes, des théologiens et des poètes, on voit tout à coup se dresser des légions de prédicateurs. Rien ne les arrête; ils sont intrépides à dénoncer le vice, à proclamer les droits de la vertu; ils s'excitent les uns les autres; ils s'accusent même de fai- blesse et de nonchalance. Le même cri s'élève sans cesse, de toutes parts, dans le cloître, à l'église, au milieu des écoles : Prêchons.
« Le monde est une Babylone, s'écrie Geoffroy Babion4 ; c'est à vous de le ramener dans la bonne voie en lui faisant la guerre... Oui, vous devez être à la tête de cette lutte... Prêchez, prêchez... Préparez-vous à la prédication par la pratique des vertus. Retirez le pécheur du mauvais chemin par l'énergie de vos paroles: c'est votre devoir...
1. Ch. Jourdain, Mémoires de l'Académie des inscript., XXVIII, 00.
2. Ilist. Utl., IX, 2.
3. Raoul deCaen (Martine, Thes.nov. anecd.,U\, 1 18), « Gallia scnplonbusdives. • 4 Ms. lat., 14034., f" 173.
• LES PRÉDICATEURS. 5
Combattez cette Babylone par la prédication... Vous ne devez pas user votre temps sur les placés publiques dans de vaines conversations; mais dirigez l'armée du Seigneur contre Babylone... Souvenez-vous donc, mes très-chers frères, de votre cité : défendez Jérusalem. Les ennemis sont innombrables, et les bons citoyens, à quel petit nombre ils sont réduits! »
Hugues de Saint-Victor insiste avec autant de force, et ses conseils descendent jusqu'aux détails. « Que personne ne dise: J'ai assez de m'occuper de moi ; je ne dois rendre compte que de ma conduite; je ne veux pas, en m'occu- pant du salut des autres, exposer le mien. Du reste, je ne suis point instruit dans les Écritures, je ne suis point élo- quent; et je le sais bien, si je ne prêche pas, Dieu ne me condamnera pas pour si peu de chose. — Mais autant d'hommes à qui votre parole pouvait être utile, autant de dommages causés à Dieu, autant de comptes à lui rendre. Que celui qui sait beaucoup, parle beaucoup; que celui qu i sait peu, parle peu, et que chacun parle selon sa science.. . Qu'il ne considère ni le sexe, ni l'âge, ni la personne, ni le temps, ni le lieu, mais qu'il prêche à tous et toujours et partout: aux hommes, aux femmes, aux vieux, aux jeunes, aux riches et aux pauvres, dans le bonheur et dans le malheur, le jour, la nuit; au matin, au midi et. au soir; îi l'église, sur la place publique et dans les rues ; dans les champs, sur terre et sur mer; que ce qu'il sait de bien, il le dise, s'il a des auditeurs. Car il y a des prêtres qui visent toujours à développer des idées supérieures, et qui, pour cette raison, refusent de prêcher, comme si Dieu remar- quait seulement ce qui est relevé et ne s'occupait pas de ce qui est commun : souvent ce qui paraît bas aux hommes est
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6 CHAPITRE PREMIER.
grand devant le Seigneur. Il y en a d'autres qui prêchent encore quelquefois à une foule nombreuse et qui refusent de parlera un petit nombre. Ils sont bien coupables devant Dieu, ceux-là, car c'est la fausse retenue, ou l'orgueil, ou l'amour des richesses qui les empêche déparier... Il y en a d'autres qui font profession de prêcher, qui vivent somp- tueusement de ce ministère, qui mènent grand train, et qui ignorent les divines Écritures : ce sont des lâches et des paresseux; car toutes les églises sont remplies de biblio- thèques, de recueils d'homélies, d'expositions et de trai- tés... Qu'ils rougissent donc les ministres de certaines églises, ces ministres lâches et ignorants ; qu'ils secouent leur torpeur, qu'ils rachètent le temps perdu, car les jours sont mauvais'. »
A la fin du siècle, les prédicateurs s'animent encore les uns les autres dans les mêmes termes. « 0 douleur! Aujourd'hui la langue des chiens est muette! Oui, c'est bien la langue et ce sont bien les chiens qu'a décrits le prophète : les chiens sont muets, ils n'ont pas la force d'aboyer; ils dorment et chérissent les songes. Dans les premiers siècles de l'Église, ces chiens, d'ennemis qu'ils étaient, devenaient amis; ils s'attachaient à Dieu pour toujours et d'une manière inébranlable; ni la mort, ni la vie ne pouvait les séparer de la charité du Christ, ils veillaient à la garde de la sainte Église, ils ne cessaient d'aboyer avec force contre les voleurs et contre les loups; ils portaient, ils annonçaient l'Évangile partout ; ils cou- raient de tous côtés, ils prêchaient de nation en nation, ils souffraient le martyre pour la défense de la vérité, ils supportaient la persécution et combattaient, sans faillir,
1. Hugues de Saint-Victor, ms. Int.. 14934. P 7.r>.
LES PRÉDICATEURS. 7
jusqu'il la mort. Au contraire, les chiens modernes, ces très-mauvais chiens, an lieu d'être vigilants, pleins de /.rie et de sollicitude, ne l'ont que dormir aujourd'hui, tout entiers à la paresse et chérissant la rêverie... Les premiers défenseurs de l'Église coin aient an martyre et aux tourments : ceux-ci ont les pieds trempés, non pas dans le sang d'une pénitence fructueuse, des gémisse- ments, des larmes et des mortifications corporelles, mais dans le sang des charnels désirs. Ils courent, non pas h la défense et à la prédication des vérités évangéliques, mais au dépouillement des pauvres, au gain du siècle, à l'opprobre de la religion chrétienne, au blasphème du nom de Dieu ! C'est pourquoi Dieu se plaint de voir son nom blasphémé au milieu des peuples1. »
Maurice de Sully veut que le prêtre sache une série de sermons pour tous les dimanches et pour toutes les fêtes de l'année. Il fait de la prédication le devoir le plus strict . « La tierce cose qui est besoignable al provoire, si est li prédications par coi il doit estre garde des oeilles dame- deu. Geste cose vuelt notre sire que li prestres face tos jors2. »
Guibert de Nogent3 insiste sur l'obligation de prêcher: « Ceux qui ne prêchent pas, dit-il, commettent une faute irréparable, puisqu'ils ne veulent pas contribuer à la con- version des pécheurs. » Il soutient que tous les chrétiens qui ont quelque connaissance de l'Ecriture sainte doivent l'enseigner; il passe en revue, avec un soin minutieux, tous les motifs qui font négliger la prédication.
1. Guarin de Saint-Victor, ms. lat. , 14588, f° 195.
i. Maurice de Sully, ms. fr., 13314, p. 3.
3. « Liber quo ordine sermo fieri debeat. » Patrol. lat., CLVI.
H CHAPITRE PREMIER.
Pendant que les Cisterciens et les Prémonirés expli- quaient l'Évangile, les Chartreux, voués au silence de la cellule, copiaient des manuels de sermons avec une ardeur infatigable. « Puisque nous ne pouvons annoncer la parole de Dieu de vive voix, dit le vénérable Guigues, nous le faisons de la main : car autant on écrit de livres, autant on est censé former de prédicateurs de la vérité'. »
La réponse à des instances si vives ne se fait point atten- dre; on prêche et on pratique la pénitence. «Nos saints prédicateurs qui nous arrachent de la prison du péché, entrent avec nous par la porte de fer ; car pour nous don- ner l'exemple de la pénitence, ils châtient et la chair et les vices; les peines, la mortification, la mort môme, ils endurent tout pour le salut des pécheurs2. »
Mais ce n'est pas sans difficulté qu'ils publient la parole de Dieu : un double péril menace les orateurs. « Mes frères, s'écrie .Gautier de Saint-Victor, vous pouvez entendre la vérité sans péril pour vous : mais nous, nous ne la prêchons pas sans danger. Il y a des personnes pour qui la parole de vie est pénible et sent la mort. Il y en a d'autres qui la reçoivent volontiers et qui trouvent en elle odeur de vie. Or, ceux qui entendent avec peine la parole <le Dieu et que ce parfum délectable fait mourir, ceux-là foulent aux pieds les marguerites brillantes des célestes entretiens, et dévorent d'une dent pleine de méchanceté le prédicateur de l'Evangile. Mais ceux que cette bonne odeur fait revivre comblent de louanges continuelles non-seulement la vérité, mais encore celui qui la publie. Voilà donc un double péril. A gauche, c'est la craint»' du blâme qui nous menace; à droite, c'est la crainte de
I. Ilist. lit!.. I\, 119. - ï. Richard de Saint-Victor, nu. lat., 16061, I* 7-2,
. LES PRÉDICATEURS 9
l'orgueil. Contre ces deux dangers nous avons besoin d'une double verlu : au blâme, il faut que nous opposions le bouclier de la patience, el à l'orgueil, une humilité solide. Pour moi, qui ai certainement peu d'humilité et de patience, ou, pour mieux dire, qui n'en ai point du tout, je crains de mettre ta main au feu, je tremble d'en- trer dans la fournaise, de peur d'être bridé à droite ou à gauche. Peut-être n'ont-ils pas égard à ces dangers, les supérieurs qui nous ordonnent de prêcher; ou s'ils en ont conscience, ils se montrent trop durs envers nous, alors que nos auditeurs ne recueillent pas grand fruit de nos sermons. Les mœurs du temps ne changent guère ; nous craignons de flétrir les fautes les plus manifestes. Per- sonne ne souffre qu'on l'accuse, qu'on le blâme, qu'on le censure. Les simples fidèles aiment bien qu'on reprenne les vices des prélats, et les prélats voient avec plaisir reprendre les simples fidèles. Mais qu'un prédicateur, emporté par le zèle de la maison de Dieu, accuse sans ménagement les fautes des supérieurs et les péchés des sujets, qui pourra le souffrir? qui pourra le supporter? Ne diront-ils pas tous unanimement : Ce prédicateur est fou; il aie délire, liez-le, attachez-le; qu'on le chasse, qu'on le réduise au silence pour toujours ' ! »
Presque tous les prédicateurs se plaignent, comme ce Victorin, de la persécution. Ce sont d'abord les seigneurs « qui lapident les lèvres du ministre sacré, quand ils lan- cent contre lui dans leurs jugements amers les traits perni- cieux de la calomnie, quand ils murmurent contre lui, quand ils le sifflent et couvrent sa voix par des cris et des ricanements, dans les carrefours, sur les places, dans les
1. Gautier, ms. lat., U589, P 18.
■10 CHAPITRE PREMIER.
réunions publiques.1 » « Ce que Piinl souffrait de ln part des Juifs, nous, quoique indignes prédicateurs, nous le souffrons aujourd'hui. Ces chrétiens pervers, parce que nous leur disons non pas ce qui les flatte, mais ce qui est vrai, non pas ce qui leur plaît, mais ce qui est dur, ces chrétiens nous dressent des embûches, nous accablent d'outrages et d'injures. Lorsque nous reprochons à l'un sa luxure, à l'autre son avarice, à celui-ci sa colère, à celui-là sa cruauté et ses mœurs dissolues, ils nous haïssent, alors qu'ils devraient nous aimer'2... 0 douleur! dans la sainte Eglise, il y a beaucoup de personnes qui tuent leurs pré- dicateurs par leurs détractions. Ils détestent leurs pré- dicateurs, ils les calomnient, ils les accablent d'insultes, ils leur causent mille dommages3. »
Les évêques coupables ne pardonnaient pas aux pré- dicateurs qui osaient reprendre leurs désordres : « Qui donnera de l'eau a. ma tête, à mes yeux une source, de larmes, s'écrie Adam le Prémontré, afin que jour et nuit je lasse entendre mes plaintes et mes sanglots dans l'amer- tume de mon à me? A quels gardiens l'épouse du Christ est confiée!... Mais taisons-nous... taisons-nous, si nous vou- lons garder le repos et la paix; car, premièrement, ils ne se corrigent pas; puis ils s'excusent, ils s'emportent contre nous; ils nous raillent par des ricanements impies et par des paroles amères : ils deviennent pires4. »
L'histoire confirme ces plaintes unanimes. « Un jour que Vital de Mortain s'était rendu en Angleterre pour assister à un concile5, les simoniaques conçurent le projet
1. Geoffroy de Troycs, ms. lat., 13586, f»8i.
-1. Raoul Ardent, 18" h. de Tcmpore, Patrol. lat., CLV. — 3. M., ¥ h., ibid. i. Adam le Prémontré, 3* h., Patrol. lat., CXCVIII.— 5. Concile de Londres, en 1 102.
• LES PRÉDICATEURS. Il
de l'égorger. L'homme de Dieu fui informé du complot ; el comme on le priait de se soustraire par la fuite à ces haines homicides, il répondit qu'il était sans crainte, confiant dans la protection du Seigneur. Mais à peine eut-il paru à l'ambon, à peine eut-il fait entendre sa voix apostolique, qu'un de ses ennemis se lève et l'accuse en plein concile de mensonge et de calomnie. Vital continue son discours. L'insulteur renouvelle son interruption, lorsque tout à coup, reconnaissant l'esprit de Dieu dans les paroles du solitaire, il confesse son crime devant toute l'assemblée et demande avec ses complices le pardon du bienheureux'. »
A Liège, le prêtre Lambert ne fut pas aussi heureux que Vital : il ne put échapper à la persécution. Ce saint prêtre tonnait en chaire contre la simonie et le concubinage. Les laïques et les femmes furent touchés de ses prédications, mais les clercs entrèrent en fureur; ils frémirent de colère. «Arrêtez, dirent-ils àl'évêque, arrêtez ce fougueux apôtre ! » Un jour que Lambert prêchait dans l'église de Saint-Martin, on vint le saisir. « Hélas ! s'écria-t-il, le temps n'est pas éloigné où les pourceaux fouilleront sous cet autel, aujourd'hui consacré aux choses saintes! » Il fut accablé d'injures et de mauvais traitements, puis l'évêque l'envoya prisonnier dans le château de Rivogne'2». Saint Norbert prêchant un jour au chapitre contre les vices des chanoines, un clerc de basse naissance lui cracha au visage3.
Cependant d'autres prédicateurs réunissaient de nom- breux auditoires. Couverts d'applaudissements, comblés d'aumônes, ils faisaient de rapides fortunes, comme ce
1. Biblioth. de Fougères, ms. lat., Vita S. Vitalis, lib. II, cap. iv.
•2. Hist. litt.,X\\, i03. 3. —Vita S. Norberti, cap. II, Patrol. /o<.,CLXX, c. 1265.
1-2
CHAPITRE PREMIER.
Pierre de Roussi1, disciple de Foulques, qui se gorgea de richesses et de revenus à force de prêcher la pénitence. « Mangeons donc pour évangéliser, s'écrie un prédicateur, mais gardons-nous d'évangéliser pour manger, comme ces mercenaires qui s'élèvent jusqu'au ciel par leurs beaux discours; mais leurs paroles passent avec la terre, puis- qu'ils ne cherchent que la gloire et le profit... Pourvu qu'ils reçoiventdes présents, ilsjustifientl'impie... ils prê- chent pour extorquer aux gens simples ou de l'argent ou des boisseaux de blé2. » Alain de Lille s'exprime de la même façon dans un synode: « Ce n'est ni l'avarice ni la vaine gloire qui doivent pousser à la prédicat ion ; que le prédicateur ne soupire point après des gains honteux; qu'il ne se dise point que la science est inutile, si elle n'est étalée au grand jour; qu'il ne songe point qu'il est beau d'être montré au doigt et d'entendre dire : Le voilà3! »
Les orateurs ne s'enrichissaient pas seulement : ils aimaient à faire parade de leurs richesses, en exposant, paraît-il, des singes à leurs fenêtres4. Aussi, pour amas- ser plus facilement des revenus, les clercs voulaient exclure les moines de la prédication5.
1. Jacques de Vitry, Hist. des croisades, ch. VII.
2. Anonyme, ms. lat. , 1650G, f° 804: «ut pocuniam vol bladum n simplicibus extorqueant. »
3. Alain de Lille, 5* h., Patrol.[lat., CCX.Voy. aussi Raoul Ardent, 40* h. deTem- porc, Patrol. lat. ,CLV. 27* h. de Temporc : « prœdieat sacerdos ut nummos extor- queat; n G2* h. in Epist. et Evangel., 1* pars; 89* h. in Epist. et Evang., 2" pars. De môme, Geoffroy Babion, ms. lat., 8133, P 55 : « sermo contra sacrilegos qui pre- dicant propter lucra temporalia ; » Adam le Prémontré, 15* h., Patrol. lat., CXGVIII ; Gislebert de Hoy, 27* h., Opp. S. Bernard., V, 118.
4. « (Simiam) que licct vilissimum et turpissinium et horrendum sit animal, ta- men heu ! maxime clerici in suis domibus banc habere et in suis fenestris ponerc soient, ut, apud stultos qui pertranseunt, per ejus aspectum gloriam suarmii divi- tiarum jactitent. » Hugues de Saint-Victor, ms. lat., 14934, f 82.
5. C'est ce que prouve un dialogue de Bupert, abbé de Tuy; il a pour litre :
• LES PRÉDICATEURS. 13
Les avantages mondains avaient fait naître un nombre considérable de prédicateurs sans vocation, sans mission. « Nous voyons beaucoup de prédicateurs, dit Richard de Saint-Victor, qui commettent des actions honteuses, abo- minables, et qui ont cependant l'audace de prêcher1. » Les conciles ne cessent de les frapper d'anathème2 ; les synodes leur interdisent l'entrée des diocèses3; les évêques essayent en vain de les soumettre à leur juridic- tion4. Saint Bernard supplie les Toulousains, tant de l'ois surpris, de se mettre en garde contre les déclamations de ces faux prédicateurs5. En Normandie surtout, les abus étaient devenus incroyables. Des laïques mêmes fai- saient un métier de la prédication. Ils se présentaient dans les villes et dans les campagnes pour prêcher, moyennant salaire, à la place des ecclésiastiques. On voyait ainsi s'établir des compagnies de prédicateurs laïques qui affer- maient à l'année tous les sermons d'une paroisse, d'un diocèse, d'une province; ils s'engageaient à prêcher eux- mêmes ou à fournir des prédicateurs. Un concile se réunit à Rouen , en 1214, pour corriger cette licence inouïe 6.
Raoul Ardent, avec sa rudesse expressive et ses mouve- ments passionnés, les enveloppe tous dans la même con- damnation : « Anathème à ceux qui, la conscience toute souillée, usurpent un tel ministère! Anathème à ceux qui, se croyant forts de l'exemple de Jérémie, prophète dès
Altercatio monachi et clerici quod liceat monacho prœdicare. Le clerc prétend que le moine ne doit pas prêcher, car il est mort au monde; l'entrée du siècle lui est interdite. Le moine réplique avec un appareil formidable de textes et met le clerc hors de combat, Patrol. lat., CLXX, c. 537. Voy. sur Rupert, écrivain du douzième siècle, l'Hist. litt., XI, 422.
1. Biblioth. de Troyes, ms. lat., 259, f 74. — 2. Labbe, X, 1737.
3. Labbe.X, 1809. — 4. Yves de Chartres, epist. 169, Patrol. lat., CLXIL
5. Epist., 242; Opp. t. — 6. Hist. litt., XVI, 165.
M CHAPITRE PREMIER.
l'enfonce, osent prêcher, lorsqu'ils sont encore imberbes! Anathème à ceux qui, dépourvus de facilité, se livrent à la prédication! Car comment prêcheront-ils, ceux qui ne savent pas parler? Anathème à ceux qui, ne sachant rien de la doctrine évangélique, osent prêcher! Car comment enseigneront-ils aux autres, ceux qui ne sont pas capables de s'instruire eux-mêmes? Anathème encore à ceux qui, n'ayant point la force de l'âme, osent prendre sur eux un tel ministère! Car comment prêcheront-ils les princes et les puissants, ceux-là qui n'ont pas le courage de le> reprendre '? »
Outre cet amour de la prédication extérieure, il y avait les jouissances intimes des esprits fins et délicats, qui se piquaient de bon goût. A lire toutes les épitres, toutes les dédicaces qui précèdent les sermons de cette époque, on se croirait au milieu de la société polie du dix-septième siècle, qui se passait de main en main les chefs-d'œuvre de nos grands maîtres. Un jour, Guibert de Nogent venait , de prêcher dans un monastère voisin du sien. Le prieur fut si ravi de son éloquence qu'il le pria de lui tracer immé- diatement quelques plans de sermons'2. Pierre de Celle ne savait comment satisfaire toutes les personnes qui lui de- mandaient ses homélies. Les moines8, les abbesses1, les évêques5, tepriaienl instamment de leur faire part des ser- mons qu'il avait composés ; cl , comme il le dit lui-même, il voyait ses pauvres productions dispersées aux quatre vents du ciel. Hugues de Saint-Victor prêtait ses homélies sur l'Ecclésiaste au monastère de Glairvaux6; saint Bernard
I Raoul Ardent, 30^ h. (le Tempore, l'ulrol. lat., CLV.
-1. Guibert de ISngonl, sa \ie, liv. I, cil. tftl. Cnllect. mem. Guiiot, IX, 129.
3. Pierre de Celle, eplst. 1R7. — 1. Ëpist, :Ji — 5. Bpist. 13, Patrol. to«.,Cf.ll
A. S. Betti., 0|>|>. 111,8665.
• LKS PRÉDICATEURS. 16
envoyait lui-même ses homélies sur la Vierge ;'i Oger1, ses premiers sermons sur le Cantique des Cantiques à Ber- nard le Chartreux. Nicolas, son secrétaire, était assailli de demandes, comme un ministre : on lui demandai! de toutes parts les sermons du saint. « Enfui, j'ai fait effort sur moi-même. Je vous env oie deux vol unies des sermons de l'homme de Dieu... Mais sachez bien que j'ai laissé décote, pour vous être agréable, un nombre infini d'amis; je n'ai pas voulu leur accorder des privilèges que mon cœur vous réservait à vous seul. Hâtez-vous donc, répondez-moi sans délai... renvoyez-moi ces exemplaires, comme nous en sommes convenus, et veillez bien à ce que je ne perde pas un iota3. »
Souvent même les serinons n'étaient composés qu'à la prière des amis. « Recevez, très-cher frère, ce petit pré- sent que je vous ai promis. Toutes les imperfections que vous y trouverez sont à votre charge, puisque c'est vous qui m'avez imposé ce fardeau. Vous m'avez prié, supplié de vous exposer en peu de mots ces paroles que l'Église chante dans les cantiques sur la Vierge-Mère : Vous êtes loulc belle, ô mon amie! Et vous avez insisté principalement, dites-vous, parce que votre monastère est placé sous le patronage de la Vierge. Je vous ai donc obéi : je vous envoie une exposition. Je ne la crois pas trop mal faite; quoiqu'elle s'écarte, dans le développement, de l'ordre habituellement suivi en pareil sujet, elle ne s'éloigne pas des interprétations règnes. Du reste, l'amour de la Vierge, que nous louons ainsi, nous commande de trouver bien toul ce qui lui est agréable. J'ai déjà traité de la même
I. S. liera., epist. 89. — i. ld., epist. loi. X Nicolas, epist. -21, Patrol. îaf.,CXCVI.
16 CHAPITRE PREMIER.
façon un autre passage des Cantiques, et j'y avais été égale- ment engagé par un de nos frères. Dans les expositions de cette sorte, je suis volontiers les mouvements de la charité fraternelle; si ces petits opuscules n'ont pas grande valeur, je ne crois pas qu'on puisse m'en faire des reproches; je suis convaincu qu'il faut, en toute occasion, sans blesser la vérité toutefois, veiller à l'édification de ses frères'. »
Richard de Saint-Victor avait également paraphrasé un long passage de l'Écriture h la prière de ses amis, et il leur demande en retour des commentaires sur le même texte, parce qu'il espère que leur développement vaudra mieux que le sien'2.
D'autres fois, le prédicateur soumet ses œuvres à un critique judicieux; il réclame une sévérité sans indul- gence, car l'envie profiterait cruellement des plus légères fautes oubliées par mégarde : « J'offre à votre bienveillance les produits de mon talent ; revisez chaque point soigneu- sement, et les négligences que vous rencontrerez, indiquez- les-moi, afin que je les corrige. Je ne voudrais pas publier mon ouvrage sans qu'il ait été soumis à un examen; je craindrais de laisser échapper quelque erreur fatale. Ce serait là une trop belle occasion pour les jaloux de m'in- sulter; car il y a des gens qui semblent n'avoir de langue que pour se consoler par leurs paroles amères de la dureté et du vide de leur cerveau3. »
Enfin, lorsqu'un sermon avait obtenu du succès, on récrivait à la hâte, de mémoire; on l'envoyait aux amis. « Notre seigneur abbé, écrit Odon, a l'ail au chapitre, le
1. Victorin anonyme, Patrol. tut., GLXXVII, ç. 1:210.
2. Biblioth. de Troycs, ms. lui. , 259, f6i.
3. Chrétien de Saint-Pierre de Chartres, ms. lut., 12413, Prologus initio.
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jour de l'Epiphanie, un magnifique sermon; je l'ai recueilli rapidement, comme j'ai pu, d'après ma mémoire, etjevous l'envoie, cher frère. Car n'est-il pas juste que ne pouvant vous offrir de mon bien, je vous fasse part fidèlement de celui des autres1? »
Par ce rapide coup d'œil on voit quelle place la prédi- cation tenait dans la vie publique et dans la vie privée au douzième siècle. Raoul Ardent et Geoffroy Babion, Hugues de Saint- Victor et tant d'autres insistaient forte ment sur la nécessité pressante de l'apostolat; ils recom- mandaient avec le zèle de missionnaires infatigables l'ins- truction des fidèles, la réforme des mœurs et la défense de l'Eglise. Les sermons étaient couverts de chaleureux applaudissements ou poursuivis par la haine et la ven- geance au dehors, pendant qu'à l'intérieur et dans les délices de la retraite ils faisaient l'occupation préférée des savants et des saints.
I. Ms. lat., U193, f> 78.
CHAPITRE 11
POURQUOI L'ÉLOQUENCE SACRÉE RENAIT A.U DOUZIÈME SIÈCLE.
Le zèle des prédicateurs ne peut rien si les esprits sont occupés ailleurs. Saint Jean Ghrysostome, malgré son aine évangélique, sa vive imagination, son beau langage, n'au- rait jamais attendri la foule, si les peuples orientaux, de tout temps passionnés pour la parole, n'avaient recherché les enseignements de la nouvelle religion. Ce fut à l'assiduité mémorable d'un auditoire poli et savant que Bossuet dut de composer tant de sermons qui sont des chefs-d'œuvre. Au douzième siècle, les fidèles n'ont ni la civilisation chré- tienne des habitants d'Antioche, ni la science théologique familière à la cour de Louis XIV : mais ils sont enthou- siastes de la foi. Ils sont sensibles jusqu'à l'excès aux moindres sentiments religieux ; ils répondent aux paroles du prédicateur par des applaudissements et par des larmes. Quelle impétuosité, quelle passion dans ce peuple ! Aux noms
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de Dieu cl de Notre-Dame, son imagination s'enflamme, son zèle déborde aveuglément. Trop souvent il suit avec une égale ardeur les saints et les hérétiques; il s'élance à la croisade avec transport, il se jette sur le bien d'autrui avec fanatisme; il se précipite parfois dans la débauche aussi rapidement qu'il court à la pénitence : il est à la merci des orateurs.
Urbain II n'a pas terminé son discours au concile de Clermont, que les montagnes de l'Auvergne frémissent du cri des croisés. A Vézelay, la foule, avide de croix, ren- verse l'échafaud du prédicateur1. Robert d'Arbrissel, au milieu de ses courses apostoliques, rencontre une bande de brigands ; il la prêche : le chef, altéré de dépouilles et de sang, se fait l'humble disciple de l'anachorète et tous ses complices imitent son exemple'2.
Tanchelmc est sur la place publique, il se fait apporter l'image de Notre-Dame. Touchant de sa main sacrilège la main représentée en peinture, il ose prendre la Mère de Dieu pour épouse. « Mes bien-aimés frères, s'écrie-t-il, voilà que j'épouse la sainte Vierge : à vous de m'offrir les cadeaux de noces et les dépenses du festin. » Puis, exposant deux bourses, l'une à droite, l'autre à gauche de l'image : «: Celle-ci, dit-il, sera pour les> hommes; celle-là pour les femmes. Je vais constater quel est celui des deux sexes qui nous aime le plus. » A ces paroles, le peuple se précipite à l'envi. Les femmes jettent dans la bourse pendants d'oreilles et bracelets. Par ce grossier stratagème, l'héré- tique recueille une somme fabuleuse3. Au Mans, dans les assemblées de Saint-Vincent et de
1. Martènc, Thés. nov. Anecd., III, 1452. — -2. Acla SS. i'ebr., III, 503. 3. Epist. Traject.eccl. ad I'ïed. Patrol., lut., €LXX, c. 1314.
20 CHAPITRE 11.
Saint-Germain, l'hérétique Henri proclame un dogme hon- teux : toutes les femmes qui ont manqué à leur devoir sont condamnées à brûler publiquement leurs habits; dé- sormais, or, argent, biens, vêtements, rien ne doit leur appartenir... On lui obéit; la foule ne pense et n'agit que sur ses ordres1.
Aujourd'hui le peuple est pour les hérétiques, demain il sera pour les missionnaires. A Verseil2, petite ville voi- sine de Toulouse, saint Bernard subit un échec : les fidèles l'abandonnèrent dès le commencement de son sermon. Mais quelques jours après, à Alby, il se trouva tant de monde pour l'entendre, que la cathédrale put à peine contenir la foule. L'orateur parla ainsi : « J'étais venu pour semer, et j'ai trouvé le champ rempli d'une mauvaise semence. Cependant, comme vous êtes raisonnables, je vais vous montrer l'une et l'autre semence, afin que vous sachiez à quoi vous en tenir. » Il parcourt tous les sacrements et les points contestés. Puis, il demande à ses auditeurs laquelle des deux doctrines ils veulent choisir. Ils répondent unani- mement qu'ils détestent l'erreur, qu'ils reconnaissent avec joie la parole de Dieu et la vérité catholique. « Faites donc pénitence, vous tous qui avez été infectés de l'hérésie; soumettez-vous à l'Église. Levez au ciel la main droite pour marque de votre retour. » Tous les assistants lèvent la main.
Les foules, en agissant ainsi, ne cédaient pas à un entraî- nement factice ou passager : chaque fidèle portait en lui- même l'enthousiasme de sa religion. Combien de pécheurs,
1. « Ex jussu tamen illius plcbis actio pendebat universa et affectus. » Mabillon, lïialect. e gestis episc. cenom., III, 303.
2. Vaissctte. Ilht. de Languedoc, 11, 445, M6
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touchés subitement de repentir, faisaient leur confession publique! Les retours à la vertu, les professions de foi so- lennelles, les scènes attendrissantes, venaient interrompre la parole divine, parce que personne ne résistait à l'élo quence du prédicateur. On regrette que les légendes em- bellissent d'un miracle ces conversions soudaines. « Un jour que Vital prêchait sur la place publique1, un che- valier vient se jeter à ses pieds, tremblant de frayeur. Il lui raconte que, coupable d'un meurtre, il est poursuivi par les frères de sa victime. L'homme de Dieu interrompt son sermon, fait venir les ennemis du chevalier, et, s'adressant à l'un d'eux : « Vous le haïssez donc bien? lui demande- t-il. — Je ne saurais dire combien je le hais. Tout ce que je sais, c'est qu'il ne survivra pas à mon frère. » En vain Vital essaye d'apaiser sa fureur. « Si j'avais, reprend-il, un pied dans le paradis et l'autre dans l'enfer, je lâcherais le paradis à l'instant même, afin d'assouvir, à mon gré, ma vengeance en enfer. — Il est possédé du malin esprit, s'écrie le saint. Éloignez-le. » Cependant Vital le rappelle. Il fait le chevalier se prosterner à terre, les bras étendus en forme de croix. A son implacable ennemi, il présente une épée nue. « Essayez donc, s'écrie-t-il ; éprouvez la justice de Dieu; vengez le sang de votre frère. » Le forcené élève son épée ; mais l'épée lui échappe des mains ; tout son corps frissonne, il tombe inanimé. C'est évidemment la puissance divine qui le frappe : il pardonne au chevalier. L'homme de Dieu se retire, laissant en paix ceux qu'il avait trouvés dans la discorde et la haine. »
Le peuple demande des prédications qui le remuent : les moines, sortis de la même race inculte et bouillante,
i. Biblioth. de Fougères, ms. lat., Vita S. Vitalis, lib. I, cap. x.
2-2 CIIAPITKE II
sentent autant le besoin de la parole sacrée qui nourrit la vertu que celui du travail qui préserve le cœur. Aussi leur plus grand bonheur est-il d'entendre un sermon. Lorsque l'abbé du monastère accompagne ses religieux aux champs, il s'arrête avec eux dans les guérets pour leur parler du ciel. « Voilà que nous montrons, mes bien-aimés frères, dit Isaac dans l'île de Ré, comment l'homme mange son pain à la sueur de son front. Le labour de ces jachères nous fait dégoutter de sueur; nous sommes brûlés par ce soleil qui tombe sur nos têtes. Puisque nous n'en pouvons plus de fatigue, allons nous reposer un instant sous ce feuillage touffu, à l'abri de ce chêne que voilà là-bas. Apprenons qu'il y a une autre semence et un autre pain que la se- mence et le pain de la terre... Mes frères, avant que ce monde sensible existât au dehors, il était tout aussi bien que maintenant; il était alors infiniment plus qu'il n'est aujourd'hui avec toutes ces apparences extérieures. Car tout ce qui est représenté dans la copie est nécessairement contenu dans l'original; mais tout ce qui est contenu dans l'original ne passe pas nécessairement dans la copie... Ce chêne, qui nous offre un ombrage si bienfaisant, était plus beau et plus merveilleux à l'état de petit gland qu'à l'état de grand chêne. Tout son développement remonte à un gland; c'est d'un gland que racines, tronc, branches, feuilles et fleurs, c'est d'un gland que tout est sorti1. » 11 continue ses théories scolastiques avec ce charme d'ima- gination et d'à-propos. Une autre fois, il s'écrie tout à coup : « 0 curiosité humaine! Fragilité, audace, présomp- tion! A quoi donc ont songé les premiers mortels? Ils ont trouvé les limites de la terre trop étroites pour eux, ils ont
I. Isaac do l'Étoile, 24" h.
LES PRÉDICATEURS 33
affronté les mors! Ils ont confié leur vie à une barque fra- gile! Sur cet Océan, qui s'étend devant nous, voyez donc, mee frères, cel esquif ballotté par les (lots! Qu'y a-t-il, je le demande, à les séparer de la vie et de la mort, ces malheu- reux navigateurs? Une planche, et si mince et si courte! Asseyons-nous un peu, mes frères. Tirons, selon notre cou- tume, de la vue de ces objets extérieurs une instruction profitable à notre Ame. Nous sommes déjà fatigués et nous avons encore presque une heure de travail. Croyez-moi, mes bien-aimés, comparons le monde à cette mer; ce sont les mêmes dangers1. »
Au chapitre, les moines suivent le prédicateur avec un intérêt si vif, si soutenu, qu'ils manifestent leur dissenti- ment par des interruptions et par des murmures. « Je vous offre aujourd'hui, dit un Victorin, un passage de l'Évan- gile; recevez-le, je vous prie, avec bienveillance; n'allez pas par votre raillerie me couvrir de confusion, comme je le mériterais'2. » Saint Bernard, lui-même, n'est pas à l'abri de ces contradictions. Un jour, expliquant les opi- nions d'Origène sur le dixième chapitre du Lévitique, il s'interrompt tout à coup : « Que signifient donc, dit-il, ces grognements inaccoutumés? Qui murmure ainsi parmi vous3? » Et ailleurs : « Vous avez bien fait de me mani- fester par vos grognements que vous n'étiez pas de cet avis4. » « Je le vois bien, les profonds soupirs que vous poussez témoignent de la tristesse de vos cœurs et de l'abattement de vos âmes5. »
Ces interruptions subites deviennent parfois un sujet de querelle et de scandale intérieur. Gislebert, faisant
I. 15* h. — "2. Victorins, ms. lat., 14804, P 126.— 3. 34» h. t\c Divfirsis. 4. Serm. 36 in Cantir. — 5. Serin. 49 in Cantic.
M
CHAPITRE II.
l'oraison funèbre d'Aelrède, loue surtout cet abbé de s'être montré doux et charitable en pareilles circonstances. « Je m'en souviens, dit-il; souvent), lorsqu'un des assistants interrompait son discours mal à propos, il s'arrêtait tout court, il laissait l'autre aller jusqu'à la fin de ses transports ; puis, lorsque ce torrent impétueux de paroles était passé, il reprenait son entretien avec une tranquillité inalté- rable, sachant également et parler et se taire, quand il le fallait1. »
Les moines eux-mêmes prennent part au sermon. Ils proposent à l'abbé l'éclaircissement de certains passages pris dans les saints livres ; ils lui demandent une solution pour le lendemain. On ne peut se figurer l'intérêt de ces débats mystiques. Chacun des moines a médité le pro- blème : au chapitre, il rapproche en lui-même, et quel- quefois tout haut, son développement de celui qu'il entend faire; c'est une espèce de joute sacrée. Les abbés se plai- gnent de ces tâches qu'on leur impose. « Vous vous trompez sur mon compte, mes frères ; mais c'est plutôt par amour, je pense, que par témérité. Vous croyez que je tiens en main la science des Écritures, moi qui en sais à peine les premiers mots. Vous n'êtes pas contents, paraît-il, parce que je ne suis pas allé hier jusqu'à la fin du cha- pitre que j'avais commencé : comme si j'étais assez habile pour expliquer les Écritures, ou même pour rapporter dignement les explications des autres!... Vous m'y con- traignez donc; vous vous impatientez de mes délais, je le vois bien. Les promesses que je vous fais ne suffisent pas à vos désirs. Allons, je vais vous obéir; je reprends la fin du verset que j'ai commencé hier, mais je l'expliquerai
I. Gislebert, Scrm. 41 in Cantic, Opp. S. Bernard., V.
LES PRÉDICATEURS. 25
comme je pourrai1. » « Vous êtes inexorables, dit Gisle- bert...; je vous pardonne cependant, pourvu que vos exi- gences soient justes. Mais vous me demandez payement d'une dette à laquelle je ne me suis point obligé. Je devais traiter le passage de l'Épouse; cela, je le reconnais, je l'avais promis ; mais vous m'imposez ce verset en plus : Avez-vonsvu celui que mon cœur aime*?Et vous me pressez ; il faut que je vous explique comment elle a contemplé le bien-aimé, comment elle l'a trouvé, comment elle l'a vu3? » Isaac de l'Étoile commence souvent ses homélies par de semblables débuts. « Allons, mes frères, nous sommes fatigués du travail manuel ; reposons-nous un peu, tandis que je vais répondre à la question de ce frère. Il me demande avec étonnement pourquoi le Seigneur n'a pas répondu à la Chananéenne ; pourquoi les disciples émus de pitié ont intercédé pour elle : les disciples sont-ils donc plus miséricordieux que le Maître, source de toute piété? Mais connais-tu bien, mon frère, le motif qui les faisait agir ainsi4? »
Grâce au zèle des prédicateurs et à la passion religieuse du peuple et des moines, l'éloquence sacrée vient de re- naître. Étudions-la. Malgré les injures du temps, les do- cuments ne nous feront pas défaut.
1. Guerric d'Igni, 3a h. in Natali Apostol., Opp. S. Bernard, V.
•2. Cantiq., III, 3.-3. Gislebert, serm. 7 in Cantic, 0pp. S. Bernard, V.
i. Isaac de l'Étoile, 34a h.
CHAPITRE III
LE CLERGÉ SÉCULIER
Au douzième siècle, l'évêque ne se renfermait pas dans son palais. Il était un homme de lutte et d'action. Seigneur et pontife, il avait à s'occuper de l'administration tempo- relle des biens ecclésiastiques et de la direction spirituelle des Ames. Il devait en même temps grossir les revenus, bâtir de nouveaux édifices, réprimer, souvent à main armée, le brigandage des envahisseurs et réformer, par l'enseignement de la morale, les désordres des fidèles et les vices des clercs. Ce double caractère d'homme de la terre et de ministre du ciel ne souffrait point de division. Les censeurs les plus rigoureux, tout en déplorant chez cer- tains évêques l'absence de zèle, accordent à leur habileté dans le maniement des affaires de pompeux éloges qui nous étonnent aujourd'hui. «Nous voyons, dil Etienne, abbé de Sainte-Geneviève1, plusieurs de ces ambitieux,
1. Biblioth. Sainte-Geneviève, ms. lat.,Dl 27, P 54.
LES PRÉDICATEURS. -27
une fois qu'ils soflt plac és ;ï la tôle dos églises, rendre de grands services; ils pourvoient sagement à leurs églises, ils construisent des édifices remarquables, ils augmen- tent leurs revenus: de si grands bienfaits resteront-ils sans récompense? Non assurément. »
Au-dessous de l'évêque venait l'archidiacre. Dans les premiers siècles de l'Église, il n'avait eu que le gouver- nement des clercs inférieurs; mais peu à peu sa puissance avait grandi; de degré en degré, il était devenu le premier ministre du diocèse, le juge souverain en matière ecclé- siastique : au douzième siècle, il marchait l'égal de son maître ; il instituait, il faisait des pièces en son propre nom, il exerçait le droit de gîte et de procuration (pastûs) ; il présidait même les synodes. Les prédicateurs ne trouvaient rien de plus saisissant, pour dépeindre le néant de l'homme, que de montrer que les pontifes et « les grands archidiacres » mouraient eux-mêmes, réduits comme les autres mortels, à rentrer en poussière1.
Le chancelier de Notre-Dame exerçait aussi une grande influence dans la direction générale du diocèse, et spécia- lement au chapitre, dont il était chargé de rédiger, de sceller, d'expédier les actes ; mais son pouvoir n'était absolu qu'en matière d'enseignement. Dans la seconde partie du douzième siècle, il conférait seul le droit d'en- seigner; et l'on sent plus d'une fois à son langage qu'il se regarde comme responsable et que son pouvoir s'étend sur les maîtres comme sur les élèves2.
1. Pierre de Poitiers, ms. lat., 12293, f 101.
2. Id., ms. lat., 14593, f° 123. Il regarde les désordres des écoliers comme une cause d'ignominie pour lui-même : « Et mihi reportare confusionem et ignomi- niam... » Les maîtres ne viennent qu'à la phrase suivante, mêlés aux bons écoliers : « Hoc est magistris et scolaribus pudorem injicere. «
'28
CHAPITRE 111.
Il n'y a aucune remarque particulière à faire sur les curés et sur les diacres. Comme à toutes les époques de l'Église, les uns étaient chargés du soin des âmes; les autres, successeurs d'Etienne et de Philippe, pouvaient annoncer l'Évangile.
Or, évêques, archidiacres, chanceliers, curés, diacres, tous ont prêché, tous nous ont légué beaucoup de sermons.
Radbode II, évêque de Noyon (f 1098), « une des perles de la crosse épiscopale de Noïon consacra sa vie à faire des dédicaces d'églises, à relever des reliques de saints, à restaurer des monastères. Dans toutes ces grande fêtes, il faisait un sermon. Mais il ne nous reste de lui que trois discours. Deux d'entre eux sont des homélies populaires et pleines d'intérêt sur la Nativité et sur l'Annonciation2; le troisième est le panégyrique de sainte Godberte3. San- der* indique un autre sermon sur la Conception de la Vierge. Mais la perte la plus regrettable est celle du discours que Radbode fit à son peuple affligé sur la cause de la maladie des Ardents. «L'an 4092, ce feu sacré s'estendit par toute la Flandre, la désolant d'une façon estrange, sans que les médecins y trouvassent remède: ceux qui en estoient atteints, estoient consommez jusques aux os, et soufTroient
1. Jacques Le Vasseur, Annales de l'église catliédrale de Noion, 778.
2. Ils sont en latin, Patrol. lat., CL, c. 1495. Ils ont été traduits par Jacques Le Vasseur, Cry de l'Aigle. Paris, 1531, p. 155 et 273. Nous les citerons d'après cette traduction.
3. Acta SS., aprilis, M. 31. Les Bollandistes l'ont divisé en chapitres comme un traité. C'est que Radbode y raconte par ordre de dates les miracles opérés par sainte Godberte pendant sa vie et après sa mort; mais le commencement et la fin sont bien un exorde et une péroraison ; du reste, les mots fratres dilectissimi, qui reviennent souvent, prouvent suffisamment que cet éloge a été prononcé. — Il a été traduit, en 1G30, par Louis de Montigny, archidiacre de l'église Sainte-Godberte.
4. Sandcrus, Bibl. lielgic, ms. 124.
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des douleurs intolérables. Les uns par tout le corps noir- cissoient comme charbons (spectacle horrible !), les autres rongez jusques aux intestins, flestrissoient et devenoient estiques; d'autres pour arrester le mal qu'il ne gagnast plus avant, se tronçonnoient les membres. Ce mal empor- toit son homme en moins d'une nuict... L'évesque Rad- bode, en ce commun desastre pleurant des larmes de sang, et recognoissant ce fléau de l'ire de Dieu procéder des abus et péchez de la terre, fit une prédication admirable a son peuple convoqué et assemblé en l'église de Nostre Dame de Tournay, exhortant un chacun à un sage repentir de sa vie desbordée... Que pleut à Dieu que la docte pré- dication par laquelle il convertit les jeunes frisez et les pimpans de la ville fut parvenue jusques à nous!... La perte est inestimable que de tant de sermons doctes et pieux qui furent conceus en son cœur, formez en sa mé- moire, enfantez par sa langue, deux seulement nous soient restez1 ! »
Saint Anselme, archevêque de Cantorbéry (f 1109), le saint abbé, le grand pontife, le profond théologien, fut un prédicateur illustre. «Ce qu'il mit de zèle à prêcher sans relâche, il est inutile de le dire : on peut lui appliquer sans exagération ce qui est rapporté de saint Martin, c'est-à- dire que le Christ parlait par sa bouche"2.» Les abbés des monastères voisins ne cessaient de l'inviter à faire des exhortations au chapitre3; ils regardaient sa parole comme divine. Pendant sa dernière maladie, il ne cher- chait d'allégement à son mal que dans la prédication*.
1. Jacques Le Vasseur, Annales de l'église cathédrale de Noion, 781, 783.
2. Eadmero.V'rta, Patrol. M., CLV1II, c. 54.-3. Ibid., c. 70. — i.Ibid., cl 14.
CHAPITUE [11.
Ses instructions 1 sont toutes également simples et fami- lières. « Il savait si bien accommoder ses conseils au besoin de ceux qui l'écoutaient, que tous ses auditeurs conve- naient d'un commun avis qu'on ne pouvait leur enseigner rien de plus pratique. Il s'adressait aux moines, aux clercs et aux laïques. Il engageait les moines à ne jamais enfreindre la clôture, et il prenait un exemple dans les étangs du monastère: « Si vous faites toujours écouler l'eau de vos étangs, disait-il, la sécheresse tue vos poissons, ils ne tardent pas à mourir; de même la tiédeur finit par perdre le moine qui sort fréquemment de son cloître. » Il insistait sur les devoirs des clercs; il apprenait aux époux à vivre saintement sous le joug du mariage. Il nourrissait sa doctrine d'exemples communs, faciles à saisir, se gardant bien de prendre, comme les autres, un ton de docteur-.
Son homélie sur l'Assomption, qu'il prononça plusieurs fois à la prière de Guillaume, abbé de Fécamp et d'Arnoul
1. Nous avons encore de saint Anselme seize homélies, plus un fragment sur la Passion et une exhortation sur le mépris du monde: Palrol. lat., CLV1I1. Il faut ajouter une homélie inédite qui est fort curieuse; ms. lat., 2G22, P12: « lncipit omelia Beati Anselmi super Johannem de planctu Magdalene. » Et f° 18: c Explicit omelia Beati Anselmi super Johannem de planctu Magdalene. » Il est vrai que le manuscrit ne le désigne pas comme archevêque de Cantorbéry; mais le catalogue de 1744, t. III, 31)5, lui donne positivement ce titre: « homelia beati Anselmi Cantuariensis. » Du reste, cette homélie est terminée par la même formule que toutes les autres homélies de saint Anselme : c'est un signe presque infaillible dans les sermons du douzième siècle. — Parmi les œuvres supposées de saint An- selme, on trouve une pièce à peu près du même genre : Dialogus llealœ Mariœ et Anselmi de Passione Dmnini, et qui porte le titre de Planrtus dans certains manus- crits, Palrol. lat., CUX, c. 272. Ce dialogue, qui contient aussi quelques assonances, n'appartient qu'à un auteur de la seconde moitié du treizième siècle, puisque l'auteur, parlant de la sainte couronne d'épines, dit : a hanc coronam habet rex Francien. » Mais n'est-ce pas parce que saint Anselme avait composé des planctUS comme celui que nous avons trouvé, qu'on lui attribuait des œuvres de ce genre qui ne lui apparte- naient pas'.' — L'Ilist.lilt. ne fait mention de cette homélie, ni parmi les écrits avérés du saint, IX, 4 i<>, ni parmi ses écrits supposés, fbid., 142. Sou savant biographe, Ch. de Bcmusat, ne l'a pas connue davantage. Nous la publions dans l'Appendice.
2. Ladmcro, Vila, c. 76.
LES PRÉDICATEURS. .11
de Troara1, obtint un succès prodigieux: elle n'offre cepen- dant rien de remarquable; elle n'est, comme toutes les autres exhortations de saint Anselme, qu'un pieux com- mentaire de l'Écriture.
Odon de Cambrai (f 1 1 13), après avoir été à Tournay, pendant cinq ans, un professeur distingué, jaloux de la fortune, de la science et de la gloire, fut converti par le traité du Libre Arbitre de saint Augustin; il embrassa l'é- tat monastique avec quelques-uns de ses disciples, devint abbéde Saint-Martin, puis évèque de Cambrai. Sa prédica- tion rappelait les temps apostoliques par les heureux effets qu'elle produisait: « On eût dit2 une nouvelle lumière qui venait de se lever dans notre contrée : le peuple se conver- tissait à ses sermons ; de saints divorces se faisaient de concert entre le mari et la femme ; le glaive de la parole de Dieu séparait les enfants des pères et les pères des enfants. Comme au temps des apôtres, tous apportaient en commun ce qu'ils possédaient. Les jeunes gens, les vierges, les vieil- lards, dépouillaient à l'envilefardeau du siècle; ils étaientde ce monde comme n'en étant plus; ils brûlaient de s'envoler vers les cieux:leurcité paraissait uneprison,etlemonastère un paradis. » Mais l'homélie sur le bon fermier3, la seule qui nous reste d'Odon, n'est qu'une froide et stérile exégèse .
1. 9a lu, Patrol. lat., CL VIII. Cette homélie est la seule que nous ayons de saint Anselme, avec le planctus sur sainte Madeleine, à la Biblioth. nation., mss. lat., 576, 1851, 1 787A. Mais le prologue ne se trouve dans aucun de nos manuscrits.
2. Acta SS., jun., III, 912.
■i. Patrol. lat., CLX, c. 1117. — Martène, Tlies.nov. aneccl., V, 859-878, a publié sous sou nom une seconde homélie qui porte le même litre. Mais ces deux homé- lies sont de deux auteurs. Celle qui est imprimée dans la l'alrologie est courte et côtoie le texte ; celle qui est imprimée dans Martène est longue cl prolixe. Du reste, le panégyriste d'Odon, Arnaud de Gaslell, prieur d'Anchin, affirme qu'Odon n'a laissé qu'une seule homélie, .Ida SS., jun., 111, 913
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CHAP1TKE III.
Yves de Chartres (-{-'H 16), qui prit tant de fois la parole, et dans son école de Saint-Quentin et dans sa cathédrale de Chartres, "devant son clergé et dans les conciles, ne nous a laissé que vingt-quatre sermons fort courts1, mais trés-estimés. A Port-Royal, on avait introduit une de ces homélies dans l'office du Saint-Sacrement2 ; aujourd'hui encore, le Bréviaire Romain leur emprunte les leçons du second nocturne du commun des Martyrs. Ces honneurs n'ont rien qui nous étonne : Yves, sans être éloquent, unit à la science une imagination ornée; sa méthode est nette; il ne s'embarrasse point dans rénumération des textes ; il fuit les divisions subtiles, la lenteur et la dialec- tique inanimée. Les Pères fortifient de leurs témoignages les vérités qu'il annonce : mais les auteurs profanes sont sévèrement bannis. Cette pureté de goût est surtout sensible dans les comparaisons. S'il veut rendre sa pensée plus saisissante et sa parole plus énergique, il ne s'en va point analyser les phénomènes de la nature; il prend simplement ce qu'il a sous les yeux. Ainsi au jour des Rameaux3 : «Ce vert, dit-il, que vous tenez à la main, ayez-le toujours dans vos mœurs; que l'hiver ne le fasse point tomber, que l'été ne le dessèche point! » Veut-il montrer la nécessité du symbole, il rappelle le serment de la chevalerie1. Veut-il insister sur la nécessité de la lutte ici-bas, il expose la différence qui existe entre la
1. On trouve à la suite des sermons d'Yves de Chartres, Patrol. lat., CLXU ; « Dubia, sex sermoncs ad populum. » Ces mêmes sermons sont aussi publiés à la suite des œuvres de Jean, archevêque de Reims, Patrol. lat., CXLVII. De ces six sermons, le 1er et le 3° appartiennent sans doute à Geoffroy Babion, puisqu'ils sont le 44" et le 47e de son recueil, ms. lat., 14934, fs 166, 169. Nous ne voyons pas à qui pourraient appartenir les quatre autres. — Ullist. litt., X, 137, indique trois autres sermons inédits qui sont dans les bibliothèques étrangères.
2. Uist. litt., X, 136. — 3. 16" h. — 4. 23* h.
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milice du inonde ci celle du Christ. Il rappelle ainsi les faitsquise passenl chaque jour, qui sont présents à la vue des auditeurs: le critique saisit avec plaisir un homme et une époque.
Léger, archevêque de Bourges (f 1120), fut lié d'une étroite amitié avec Robert d'Arbrissel. L'an 1117, il fit l'oraison funèbre du saint dans le chapitre des religieuses à Fontevrault. Baluze croit que ce discours n'est pas authentique, car on y lit cette phrase qui ne peut s'en- tendre que des hérétiques du treizième siècle : « Ces sus- dicts hérétiques s'appelloient Albigeois et du temps de Monseigneur Sainct Dominique par le commandement de pape Innocent troisiesme de ce nom et du Roy Philippe Auguste second de ce nom1. » Il est possible de tout con- cilie)' en établissant, ^vec Y Histoire littéraire2, qu'il est authentique pour le fond, mais que le traducteur l'a interpolé. Cette oraison funèbre est d'une éloquence touchante et familière. « Seroit-il bien possible que nous eussions doresnavant le cœur de crucifier de rechef le vray et unique Fils de Dieu Rédempteur de nos âmes, et non une fois, ains autant de fois que nous commettons péché mortel? Las! Si ainsi advenoit où seroit notre humanité et l'amour réciproque que nous lui devons monstrer ? 0 ingratz et très cruels hommes! Dictes moy un peu, que vous demande Jésus Nostre Seigneur en récompense de tant de bienfaits? Certainement, disait jadis maistre
1. Boston de De/fence de l'ordre de Fontevrault. Angers, 1586, 174. Nous ne connaissons cette oraison funèbre que par cette traduction d'Yves de Magistri, sauf quelques passages cités en latin par Jean de la Mainfernie, Clypeus Fontebrald., I, II, pasuim.
2. Ihst. li«,,X,2M.
3
3i CHAPITRE III.
Robert, a vous autres siennes brebiettes, rien autre sinon que pour son amour nous nous efforçons d'embrasser les choses concernantes le salut de nos ames, et que nous esloingnons des choses qui les navrent de playes mortelles et damnables ! Au nom de Dieu et pour la bonne amytié que vous a tousiours portée et monstrée vostre bon Pere maistrc Robert, de naguères decedé : je vous prie, ô mes confrères et dames en Jésus Christ bien aymées, que soyez diligentes personnes au service de Dieu; cela sera aysement laict par vous autres, au moyen que vueillez vous évertuer a diligemment conculquer le vice, et, au lieu, imiter la vertu de votre législateur et patriache qui par le dict moyen vivra tousiours en vous1 ».
Seulon de Sées (-{-1122) gouverna cette église pendant trente-deux ans. La violence de Robert, comte de Belême, le força de s'exiler en Angleterre. De retour dans son dio- cèse, il mourut comme mouraient les Pères du désert, faisant lui-même creuser sa tombe. Le récit de sa mort est une page à méditer. Citons Orderic Vital. « Il se rendit avec le clergé à l'autel de Sainte-Marie, mèrede Dieu; c'esl là que, devant cet autel même, il désigna, avec sa crosse pastorale, l'espace du tombeau; puis, ayant adressé an Seigneur ses prières, il sanctifia le sépulcre, en l'asper- geant d'eau bénite. Aussitôt les ouvriers ouvrirent une fosse avec des piocheset jetèrentla terre avec des pelles.... Le lendemain, vendredi, Serlon se rendit à la basilique; il voulut célébrer la inesse comme à son ordinaire; et, plus fort de courage que de corps, il passa l'amiet au-dessus de sa tôle ; mais, comme ses membres tremblaient, il crai-
1. llaslon de Deflence, 169.
' LE S PRÉDICATEURS. 35
gnit de ne pouvoir commencer un si saint office. Il ordonna au chapelain Guillaume de célébrer la messe. Quand il eut fini, il manda tous les chanoines et leur dit : « Réunis- sez-vous auprès de moi après le dîner, parce que je veux légalement employer, pour l'avantage de l'Église, le tré- sor que j'ai amassé de ses revenus... » A neuf heures, le prélat se mit à table ; mais, aspirant déjà aux choses célestes, il ne mangea rien de ce qui était devant lui. Comme les convives mangeaient sans avidité, parce qu'ils riaient remplis d'une profonde tristesse, il les instruisit abondamment, en les nourrissant du pain de la doctrine; et, comme il était éloquent et fécond, il leur distribua largement la semence de la parole divine. La Normandie, à ce que je crois, n'eut jamais d'enfant plus élégant et plus éloquent que Scrlon.
Gomme on était prêt à quitter la table après le repas, il se présenta un domestique qui annonça la venue des cardinaux romains Pierre et Grégoire. Aussitôt Serlondit aux clercs etàses principaux domestiques : «Allez promp- tement, servez avec soin les Romains, parce qu'ils m'ap- portent un message de Monseigneur le Pape, qui, après Dieu, est le Père universel. Quels qu'ils soient, ils sont nos maîtres. » C'est ainsi que le vieillard attentif envoya ses gens à leur rencontre, et, comme il en avait l'usage, resta seul assis dans sa chaise, sans douleur et sans appa- rence de maladie. D'après ses ordres, tout le monde alla au-devant des cardinaux; on leur offrit honorablement l'hospitalité. Cependant, comme on s'acquittait des devoirs que la circonstance exigeait, l'évêque, assis , mourut comme s'il se fût endormi. Les gens de Serlon, leur ser- vice terminé, retournèrent vers leur maître, mais l'ayant
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CHAPITRE III.
trouve mort sur son siège, ils le plaignirent en pleurant amèrement '. »
Orderic Vital nous a conservé un sermon de ce grand saint : rien ne saurait remplacer l'originalité de ce dis- cours, monument admirable du patriotisme des évèques. Nous le citerons plus loin 2.
Marbooede Rennes (f 11*23) naquit à Angers, devint écolàtre, puis archidiacre de ce diocèse ; il monta plus tard sur le trône épiscopal de Rennes; de là, il rentra dans la vie privée et passa ses derniers jours au monastère de Saint-Aubin d'Angers. Son éloquence était si reconnue que ses contemporains l'appelaient «le roi des orateurs3». Marbode ne nous a laissé qu'un sermon: c'est le long panégyrique de saint Florent*. Il a de la chaleur dans son style : mais il affecte les assonances. Citons la péro- raison : « Et nos ergo, fratres, si claritatis illius volumus fore participes, quis autem insanus hoc nolit? abjiciamus opéra tenebrarum, si pacem et quietem aeternum cl i 1 i— gimus, anaunnosis et tnrbulentis sajeuli curis renuntie- nius. Multi enim, quod deterius est, qnanto a negotiis vacant in corpore, tanto moleslius negotiantur in mente, et quod bonis studiis insumerc debebant otium, frustra consuraunt in desideriis negotiorum. Projiciamus qiur- cumque tumultum movent animo, quae tranquillitatem menti excutiunt, quae distractum cor in multa laniant, quae si aliter expelli nequirent, ut ait Seneca, cor ipsum revellendum erat cum cis. Quod exleriori habitu pollice-
I. Orderic Vital, Uid. (h- lu Normandie, liv. XII, Coliect. Uém. Guùot, XXVIII. 383. — "2. Liv. III, ch. m. — 3. Rfarlène, Tlws. Nov. Anccd., I, 3ôo.— I. Patrol. /«<., CLXXI, c. 1579.
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mur, m interiori horaine teneamus. Nam religioso vultu vcl habitu animum irreligiosum velare, hoc eslovem exte- rius, intrinsecus lupum gestare; quod quidem mullo est deterius, quamsi lupum pra&tenderes, ovem interius occul- tares. Muudemus conscientiam ah operibus mortuis, qua- dremus nos virtutibus supra dictis... Consolidemus itaque el conquadremus huic beatissimo Patri nostro, cujus annuam solemnitatem recolimus, ut et ipsi tanquam Lipi- des vivi, lapides quadrati, coœdificari mereamurin eœleste habitaculum Deiin Spiritu sancto. Amen. »
Hildebert (f 1134), évêque du Mans, archevêque de Tours, était poëte, écrivain, philosophe.il rêva un instant les douceurs de la solitude et le silence de la contempla- lion. Évêque, il fut le champion inébranlable de l'Église el le défenseur de son pouvoir temporel. Il sut résister aux envahissements de Guillaume le Roux; il refusa de plier sous le roi Louis le Gros ; et dans la persécution, l'exil et les chaînes, il répétait avec bonheur qu'il vaut mieux obéir à Dieu qu'aux hommes. Il fut chaste et pieux, quoi qu'on ait pu dire ; dévoué à Rome et au Saint-Siège, malgré une surprise solennellement rétractée. Enfin, « en parcourant sa longue et glorieuse carrière, on rencontre presque toutes les grandes figures de la fin du onzième siècle et du douzième. C'est saint Hugues, abbé de Cluny; c'est Phi- lippe de Ghampeaux, saint Anselme, saint Yves de Char- tres, Geoffroy de Vendôme, Marbode de Rennes; ce sont les souverains de France et d'Angleterre, le comte Hélie du Maine, Foulques d'Anjou ; les papes Urbain, Pascal, Gélase, Calixte, Honorius et Innocent II, qui tous lui donnentdes témoignages de respect et de confiance. Ce sont
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CHAPITRE III.
toutes ces souveraines qu'il dirige dans la voie de La plus austère vertu avec tant de tact et de grâce'. »
Mais nous sommes loin de retrouver dans ses sermons le grand homme qui dominait son temps, et d'entendre les échos même lointains, même affaiblis « de cette trompette éclatante du Christ2 ». A part quelques mou- vements d'âme bien sentis et bien exprimés, à part les discours synodaux qui sont admirables, ces homélies sont sèches, arides, monotones. Elles présentent un amas de textes sans traits, sans vie, avec des interpré- tations subtiles qui ne sont pas toujours exemptes de mauvais goût3. C'est inutilement que les Bénédictins s'efforcent, dans une très-longue analyse *,de leur trouver des beautés. Nous ne discutons pas les citations qu'ils
1. Unevéque au douzième siècle, llildebert et son temps, parle comte de Déser- villers, 353. Une autre étude a été faite sur Hildebert : « De venerabilis Hildeberti vita etscriptis, » Hébert Duperron. D. Beaugendre d'abord, l'abbé Bourassé ensuite ont édité ses œuvres avec de savants commentaires, Palrol. loi., CLXXI. Mais aucun de ces auteurs n'a discuté l'authenticité des sermons d'Hildebert. Il y a pourtant lieu à controverse. Brial, Hist. litt., XIV, 14, fait remarquer que les ser- mons 7, 15, 21, 22, 23, 20, 28, 34, 35, 40, 51, de Pierre le Mangeur, ou Pierre Comestor, se trouvent parmi ceux d'Hildebert. Il croit qu'ils appartiennent à Pierre le Mangeur, parce qu'ils portent son nom dans tous les manuscrits, et qu'ils finis- sent par la formule de conclusion qui termine les autres sermons de Pierre le Man- geur. Nous sommes de l'avis de Brial. C'est qu'en effet il n'y a dans tous les ser- mons d'Hildebert que ceux-là qui se terminent par la conclusion du jugement : juile.r noster cum veneril judicare. L'argument serait sans réplique si l'on ne trouvait quatre exceptions, lesquelles sont dans les 70", 88e, 11!)", 121". — Brial commet cepen- dant deux inexactitudes: il ne cite pas tous les sermons de Pierre Comestor, qui sont semblables à ceux d'Hildebert; il omet les 10', 19", 25% Patrot. lat., CXCVIII. Puis il semble qu'il n'a pas considéré les autres de bien près; autrement, il ne dirait pas qu'ils ont entre eux « des différences considérables ». Plusieurs, en effet, sont identiques mot pour mot: tels sont le 20e de Pierre et le 08e d'Hildebert, le 34* de P. et le 73» d'H., le 35e de P. et le 85" d'H., le 7" de P. et le 14e d'il. D'autres, semblables pour tout le reste, diffèrent seulement pour la conclusion: tels sont le 15' de P. et le 29» d'il., le 19' de P. et le 5" d'H., le 25" de P. et le 03' d'H. D'autres enfin ont des différences assez considérables : tels sont le 10" de P. et le 20e d'il., I.' 6« de P. et le 15' d'il., le 11' de P. et le 39* d"H.
2. « Sonora Christi tuba, » Patrol. lai., CLXXI, c. 132.
3. Voyez, parex., 20ab. 03a. 72", 77", 81», 1I9\ — 4. ffitt. litt., XI, 315-955.
LES PRÉDICATEURS.
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enlassent sur le dogme el les remarques qu'ils font sur la discipline: Ilildeberl a toujours été très-orthodoxe. 11 n'expose que la tradition constante de l'Église, et les détails qu'il donne sur la discipline particulière à cette époque sont confirmés par les autres prédicateurs; mais nous rejetons les éloges qu'on prodigue à toutes ces homélies ; les sermons d'Hildebert ne nous paraissent ni « très-beaux ni très-instructifs1 ».
Comment concilier les témoignages pompeux des contemporains avec cette médiocrité réelle? C'est que le recueil d'Hidelbert est incomplet:!0 Il renferme beaucoup de sermons inachevés ; 2° il ne renferme aucun des ser- mons qui nous offriraient le plus d'intérêt.
En effet, la plupart de ces homélies n'ont jamais été terminées2; d'autres ne sont qu'un amas de textes, des idées jetées pèle-mêle et sans ordre sur un sujet3; d'autres ne sont qu'un canevas avec des parenthèses qui marquent la place d'un développement4; enfin il y en a qui sont si hérissées de distinctions subtiles et bizarres5, ou qui sont si diffuses et si prolixes0, qu'il est impossible qu'elles aient été jamais prononcées. De plus, presque toutes manquent de péroraison; elles finissent brusquement par
t. Du reste, la conclusion des Bénédictins nous paraît singulière : elle ne contient pas un éloge qui ne soit corrigé: « Le style des sermons est clair, familier... 11 y en a néanmoins quelques-uns qui sont obscurs, d'autres sans suite et sans liaison. Tous généralement sont tellement remplis de textes... Mais il est rare que le prédi- cateur, en citant les textes sacrés, les prenne dans le sens naturel. On peut même dire qu'il le fait quelquefois avec excès. Peut-être que les sermons... L'éditeur a néanmoins cru... Mais on sait que... »
2. Ce sont les 10», (9e, 21e, 104e, 109e, 115e, 129e, 136e, 143e.
3. Par ex., les 3e, 28e, 40e.
4. « Da nunc exemplum de aliquo peccatore ad fidem canverso atque salvato et dato exemplum [exemplo] ad hoc et aliorum multorum qui, desperantes, ad salutis tamen viam regressi sunt et conversi ad Dominum. » 106" h.
5. Par ex., les 29e, 32e, 70e, 72°, 124e, 125e. — G. Par ex., les 4°, 9e, 12e, 13', 23', 25', 35'.
40 CHAPITRE [II.
une phrase consacrée1, avec de légères variantes. Cepen- dant Ilidelbert, quand il le veut, sait terminer son discours avec art, frapper de grands coups et toucher profondément ses auditeurs. Voici une manière rapide et saisissante ; il s'adresse aux moines : « Le monde nous dit souvent: Ah! tu es renfermé à longue journée dans le cloître, là où l'on! étouffe? Il te serait si bon de sortir, d'aller librement respirer un air doux et serein! — Ré- ponds-lui, mon frère: Arrière, Satan; je ne sortirai pas; j'aime mieux lire dans le cloître que de me promener dehors. Combats le diable par de bonnes raisons. Car il ne cesse de nous attaquer ; il observe de préférence l'abbé et ceux qui sont chargés du soin de leurs frères. Lorsqu'il les voit en prière, il s'en va les trouver et il leur dit : Que fais-tu donc ici? Pourquoi pries-tu? El que mangeront donc tes frères aujourd'hui? Allons, debout! Et toi qui es l'abbé, et toi qui es le cellérier, prépare à tes moines de quoi manger. — Non, arrière, Satan. 11 y a un temps pour la prière, il y a un temps pour les préoccupations extérieures. Il va aussi trouver le simple religieux, et lorsqu'il le voit plongé dans l'orai- son, il lui dit tout bas h l'oreille : A quoi bon tous ces psaumes que tu rumines; à quoi bon marmotter des patenôtres toute la journée? C'est l'oraison jaculatoire qui pénètre les cieux. Fais ta prière selon cette méthode : c'est Dieu lui-même qui l'a enseignée. — Jene sortirai pas d'ici, lui répondras-tu; tu ne cesses de me dresser des embûches et de me tenter; parce que tu m'attaques toujours, je prierai toujours'2.
I. « Quoil nobia prrestaro ilignotur qui vivit et rognai Dcus , per omnia HBCUla sœculoriim. » — 2. 64" h.
- LES PRÉDICATEURS. 41
Knlin Hildebert éfail versificateur; sans mériter les éloges que lui prodiguaient ses contemporains', il a dans ses poésies une certaine sévc et, par endroits, un accent pathétique. Or, ses homélies sont dépourvues de figures et d'images2; il est difficile d'y rencontrer la vivacité d'une imagination poétique.
Les sermons d'IIildebert n'onl donc pas été prononcés tels qu'ils sont écrits.
De plus, nous ne possédons aucun de ces nombreux discours qu'il fit dans des circonstances remarquables.
Ilildebert était supérieur de l'abbaye de Fontevrault: il ne cessait d'adresser aux religieuses de touchantes exhor- lalions:!. Or, nous n'avons que deux sermons4 adressés à des religieuses ; ils sont pleins d'exégèseé; on y retrouve les disputes les plus subtiles de l'École ; il est impossible que ces homélies aient été dites ainsi. D'ailleurs, rien ne fait croire qu'elles aient été composées plutôt pour Fon- tevrault que pour un autre monastère.
Hildebert soutint par la parole des luttes vives, opi- niâtres contre l'hérétique Henri5. Or, non-seulement nous ne possédons aucun de ces discours brûlants, emportés; mais l'hérétique Henri n'est mentionné que deux fois'1 dans les sermons d'Hildebert.
Hildebert prêcha les rois, il s'accuse lui-même d'avoir été timide en présence de leur majesté7. Or, ces carêmes prêchés à la cour d'Angleterre ne sont pas parvenus jusqu'à nous.
Puis, nous savons qu'Hildebert parlait en public
1. Orderic Vital, Hist. ecci, lib. X, Patrol. M., CLXXXVIII, c. 732.
2. Excepté la 55e h. — 3. Vita Hildeb., Patrol. M., CLXXI, c. 82.
4. 124* et 12.Vh. —5. Vita fflld., Patrol. Int., CLXXI, c 71. — G. 7.T> et 115' h. 7. Patrol. lat., ibid., c. 1443.
42 CHAPITRE [II.
au retour de sa captivité. Le peuple et le clergé avaient fait de vains efforts pour le racheter au prix de la croix et des vases sacrés. Le pasteur, aussi généreux que les fidèles, avait refusé cette rançon. Quelle dut être la joie de l'évê- que et de son peuple, au jour de la délivrance et de la liberté ! Avec quelle effusion le père dut remercier ses enfants de cet amour filial ! Il ne nous reste pas un frag- ment, pas la moindre allocution.
A la suite des troubles si répétés dans l'Église du Mans et des absences si fréquentes du pontife, la discipline s'était relâchée ; les mauvaises mœurs, conséquence de la discorde, avaient prévalu : Ilildebert s'applique à ramener la régularité, l'ordre et la paix domestique '. Nulle part les homélies ne font allusion à ces circonstances.
Nous ne possédons plus aucun des discours intéressant^ qu'Hildebert prononça.
Enfin nous avons quelques sermons qui ne sont pas au-dessous de la renommée d'IIildebert: ce sont les dis- cours synodaux. Ils sont dignes, élevés, paternels, tem- pérés par la douce autorité du pontife'2.
Comment se fait-il que le même homme parle, tantôt d'une façon simple et louchante, tantôt avec des phrases subtiles, maigres et sèches, et qu'il présente à la fois deux manières incompatibles? C'est que les discours synodaux n'ont pas été abandonnés, a cause de leur importance, au hasard de l'improvisation; ils ont été écrits tels qu'ils ont été prononcés; les autres, au contraire, ne sont qu'une matière, qu'un canevas, une sorte de préparation ; ils sont dépouillés des allusions, du
I. Patrol. lat., ibid., c. 73.
■J. Voyez, par exemple, la 89" h., péroraison.
LES PRÉDICATEURS. 43
mouvement, de l'Ame enfin qui faisait d'Hildebert un grand orateur, admiré même de saint Bernard1.
Les sermons qu'Hildebert nous a laissés ne peuvent pas nous donner une juste idée de son éloquence.
Drogon, évêque d'Ostie (fi 188), était un théologien français, né en Champagne2; nous avons de lui un sermon fort médiocre sur la Passion 3. Le récit si beau, si simple dans l'Évangile, est noyé dans un amas prodigieux de textes; la suite des idées est confuse; le prédicateur se perd dans de longues digressions sur l'Ancien Testament et dans des rapprochements forcés. Il n'a pas un trait qui frappe, pas un accent qui touche, pas un seul mot qui réveille l'attention.
Geoffroy du Loroux, archevêque de Bordeaux (f H 58), était né au Loroux, bourg de la Touraine, et paraît avoir enseigné publiquement la théologie*. Il mourut avec la réputation d'avoir été le prélat le plus éloquent de son époque. Mais il ne nous reste plus de lui que vingt-neuf sermons inédits; encore ne portent-ils pas le nom de leur auteur5. Us sont tous intéressants par la doctrine, par la
1. « Magno sacerdoti et excclso in verbo gloria; Hildeberto. » S. Bern., epist. 124.
2. Hist. litt., XI, 699. — 3. Patrol. lot., CLXVI, c. 1513. —4. Hist. lit t., XU, 541. 5. Ms. lat. 13374, f 1. C'est d'après des renseignements donnés par Oudin que
nous avons pu les retrouver. Commentai', de Script., II, 1193: « Ejusdem Gaufridi exstant sermones in nonnullis anni festivitalibus et Dominicis aurei et élégantes qui plerumque in Bibliothecis anonymi incipiunt : Aspiciebam in visu noctis... Ms. Bibl. S. Oerm., Paris. Codic. 242, 381. » Et ibid , p. 1194: « Item ejusdem ser- mones alii in Bibl. S. Germ. Paris. Codic. 559, incipientes : Deum time, Bex Salo- mon... » Or, le ms. lat. 559 égale, d'après les tables de concordance, 1549= 13580 actuellement. Les sermons contenus dans ce ms. 1358G, et commençant par les mots indiqués, appartiennent à Geoffroy de Troyes, comme le porte le manuscrit lui-même, f° 1 : « Sermo magistri Gaufridi Trcccnsis. » Le ms. lat. 381 = 873 = 12415. Or, les sermons du ms. 12415 appartiennent à Pierre Comestor, comme
44 CHAPITRE III.
morale et même par les comparaisons. Mais l'Écriture sainte y est si abondante qu'il est impossible de détacher quelques lignes de ces homélies, sans avoir à rapporter de longs passages des Évangiles ou des Prophètes.
« Convertimini et agite penitenciam ab omnibus iniquitatibus vestris et non erit vobis in ruinam iniquitas ; projicite a vobis omnes prevaricationes veslras et facite vobis cor novum et spiritum novum; et quare moriemini, domus Israël? Nolo mortem morientis, clieit Dominus : Revertimini et vivite. Attendite, fratres, quam dulci voce, quam paterno affectu revocat nos pater mitissimus, pater misericordiarum et Deus tocius consolationis, qui alibi per propbetam ait : Venite, filii, audile me; timorem Domini docebo vos. Fidelis ac divinus sermo et alicui devocione suscipiendus ! Non vos aliénât, non vos exlerritat; sed paternali voce ad emendationem invitât. Dat locum penitencie dum promittit spem venie. Hosles pro pec- cato fnistis, et tamen vos filios vocat dicens : Venite fdii. Dum filios vocal, vult ut patrem recognoscatis. Domus fuistis Reliai, Sathane babitaculum, et vos tamen domus Israël vocat dicens : Quare moriemini, domus Israël'.' Oui scilicet debetis esse fdii Habrabam, Ysaac et Jacob, de quibus dici- tur : Non est Deus mortuorum sed vivorum, inveteraslis in lerra aliéna cum mortuis deputati, et clementissimus pater ad novitatem movet inquiens : facite vobis cor novum et spiritum novum. Ecce quantis titulis sue in nos dilectionis nos consolatur et erigit1!... »
Amédée deLausanne (f 1 159) naquit dans le Dauphiné, au château de Chaste. Son père, seigneur du pays et parent des empereurs d'Allemagne, entra au couvent de Bonnevaux avec seize chevaliers et son jeune fils. Ce fui là qu'Amédée cultiva les lettres. Parvenu à l'âge requis pour entrer eu religion, il fit ses vœux à Clairvaux, il devint abbé de Haute-Combe ; et plus tard Eugène III le nomma
le porte également le manuscrit. Du reste, nous avons dépouillé, pour plus de sm eté, tous les manuscrits de l'ancien fonds de Saint-Germain, qui contiennent des sermons anonymes : 12020-14193. Le seul numéro bon est donc le premier, 242 = 1325 = 1 337t. Eu effet, les sermons de ce manuscrit commencent par les mois qu'indique Oudin. Mais ils sont au nombre de 211 cl non de 24. 1. Ms. lut., 13374, P 28, i» reccptione penitenàum.
- LES PRÉDICATEURS. 15
à l'évêché de Lausanne. Ce prélat avait, le don de la parole, el dans ses discours il aimait à célébrer les vertus de la Vierge. Huit homélies suffisent pour lui donner un des premiers rangs parmi les prédicateurs de son époque '. Le P. Gibbon, dans une préface, exalte son admiration par des transports : « Il n'a écrit que huit homélies , mais bon Dieu ! quelles homélies ! Quelle âme ! Quel soufllc ! Je les ai lues, je les ai relues2!.. » Du reste, le nombre des éditions et des traductions :i prouve combien elles ont été estimées dans tous les siècles.
Ces huit homélies méritent-elles de si pompeux éloges?
Elles se ressentent trop des défauts du siècle par la profusion des textes4, par des répétitions exagérées5 et par de légères subtilités i;. Elles manquent de transitions: Amédée ne sait point passer d'une idée à une autre sans nous avertir comment il va s'y prendre7. Mais l'exposé est si plein de grandeur et de sentiment, que les fidèles couraient à cette doctrine nourrissante comme à un festin8. L'homélie sur l'Enfantement de la Vierge9 peut être comparée aux plus beaux passages des Pères de l'Église sur le même sujet. Amédée s'élève de terre; il pénètre les vues du ciel et montre la toute-puissance de Dieu, qui impose un frein aux lois de la nature. Il a pour les incrédules et l'humaine sagesse des accents véhé- ments, irrésistibles. Il invite les Gentils à se soumettre k la parole révélée, en venant se réfugier au sein de l'Eglise catholique , l'arche du salut au milieu du déluge uni- versel. Il attaque les Juifs qui, au lieu d'abaisser l'orgueil
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de leur raison, ont tué les Prophètes et mis à mort le Fils
!. l'otiol. lot., CLXXXVIll, c. (303. — ± tbid. — 3. Mal. M., XII, 580. i. 6" et 7» h. — 5. 51 h. — 6. l« h. — 7. 2' cl 3? h. — 8. 8J h. — 9. 4» h.
16 CHAPITRE III.
de l'Homme; il tonne contre eux, il les accuse, il les condamne. « Mais venez plutôt, leur dit-il, boire le s;nig du Rédempteur, que vos pères ont versé pour leur perte éternelle. » Puis, après ces éclairs, peu à peu le calme se l'ait, la raison du mystère paraît évidente; on adore. L'orateur nous introduit dans la maison de Nazareth et nous fait contempler avec de suaves paroles, prises «dans la moelle de son cœur», selon son expression, la douce et naïve ficure de l'Enfant Jésus.
L'abbaye d'Haute-Combe, confiée au moine Amédée, était située dans un désert, au milieu de populations bar- bares. Amédée, le père, moine aussi, conçut des inquié- tudes pour la santé et pour la vie de son fils; il vint le trouver. « Quittez, mon fils, lui dit-il, cette localité désavantageuse; le sol est stérile; et si, à force de tra- vaux, vous parvenez à lui faire produire quelques fruits, bientôt des voisins rapaces vous les raviront. » Le fils répondit au père : « S'ils nous enlèvent nos biens tem- porels, ils ne peuvent pas de même nous priver des biens éternels que ces durs travaux nous méritent. Or, nous ne trouverons jamais aucun lieu, jamais aucun peuple plus favorables, puisque ce sont ces biens éternels que nous cherchons1. »
La sainteté du moine explique l'éloquence du pontife.
Pierre Lombard (f 1 160), célèbre théologien, lui un prédicateur médiocre. Ses homélies- sont des disser- tations régulières, nourries de l'Ecriture sainte et parli-
1. L'abbé Gremaud, Patrol. lat., CLXXXVIII, c. 1280.
2. Elles sont au nombre de 20, nu. lat., 3537 ; le nu. lat. 18170 ne contient pas les trois dernières : In litaniis, de Trinitate, in Ascensione.
LES PRÉDICATEURS.
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culièrcment des Prophètes, mais froides et compassées. La critique n'y peut relever un seul passage digne d'in- térêt, si ce n'est peut-être dans le quatorzième sermon, où le texte: « Usqucquo, peccator, dormis, » semble donner à Pierre Lombard quelques élans.
« Surge igitur, piger, do sompno lorporis; vigila, négligeas; et oniiii custodia serva cor luum quia ex ipso vila procedit et mors. Sunt enim nonnulli qui opéra faciunt que videntur bona, sed non omtii diligentia ser- vant corda, negligentia vel intentione prava viciantes ea. Maie dormiunt isti in mundo, sed deterius vigilant mundo, sicut horum soinpnum redar- guit Sapientia : ne delecleris semitis impiorum, nec tibi placeat inaloruin via. Non enim dormiunt nisi maie fecerint, nec sompnus rapilur ab eis nisi supplantaverint. 0 quam detestabilis vigilia! Ad hoc enim vigilant ut alios ledant! Nolile igitur sic vigilare, fratres; pocius vigilate Deo et orate ipsum ne intretis in temptalionem. Excutite quoque sompnum ab oculis vestris, frontes cordium fricantes manibus bonorum operum. Surgite qui tacetis, sicut Aposlolus ait : Surge qui dormis et exurge a mortuis et illu- minabit tibi Chrislus. Haclenus, fratres, satis obdormistis; bucusque pigri- tali estis; hucusque in voluptatibus viciorum versati estis. Unde Apostolus quemque vestrum vocal dicens : 0 tu qui dormis torpore viciorum et negli- gentia obvolutus, et Dei oblivione confusus, surge per penitentiam ul in anteriora le extendas, terrena contempnas, vicia odias, et exurge per oris confessionem et operis exhibitionem ut veterem bominem in te ipso magies et novum induas, sicut Apostolus hortatur dicens : Deponite vele- rem bominem cum actibus suis'... »
Arnoult de Lisieux (f il 84), grand seigneur qui prê- tait de l'argent au roi et passait devant ses chanoines pour dilapider les biens de sa cathédrale'2; a laissé trois discours remarquables sur l'unité de l'Église3, et un quatrième sur l'Annonciation4. Les sermons d'Arnoul montrent qu'il avait une intelligence cultivée, un caractère ferme et qu'il aimait Rome passionnément,
I. Ms. lat., 3537, f 34. - 2. Hist. litt., XIV, 304. — 3. Patrol. lat., CCI, c. 152.
4. Le même sermon se trouve sous forme de traité, ms. lat., 2594, f° 4. « Expo- sitis domni Arnulphi Lex. episcopi et doctoris clarissimi directa ad A. Cantorern Mortui-Maris. »
CIIAIMTKE III.
Maurice de Sully (f ] 196) est l'évêque de vocation. Un jour qu'enfant pauvre, disent les légendes, il mendiait sur les bords de la Loire, un passant lui offrit une aumône à condition qu'il renoncerait à devenir évèque : Maurice refusa l'aumône.
Le mendiant, devenu évêque de Paris, laissa, entre autres souvenirs de son passage, l'église Notre-Dame, et bon nombre de sermons qui occupent beaucoup les critiques et les pbilologues
I Les manuscrits sont presque innombrables. Ceux que nous avons consultes sont : mss. lat., 2949, 13574, 13659, 13774, 14934, 14937, 14948, 16463; 13586 et 14589; bibl. Mazariue, ma lat., 958.— Mss. fr., 187, 13314, 13315, 13317, 24838; biblioth. Arsenal, 2111; bibliotb. Sainte-Geneviève, 1)1 21. Nous ne donnons point la description de ces manuscrits: elle est faite dans les catalogues. Nous n'essayerons pas non plus d'indiquer les divers dialectes pour les manuscrits français. M. IV Meyer, Homania, année 1876, 466, a comparé très-savamment les textes de quatorze manuscrits français d'après un même passage.
Deux éditions ont été faites anciennement (Brunei. 11,237), la première à Chain- bery, en 1484, la seconde à Lyon, en 1511. La première esta la Bibliotb. nation. Invent. A 1973, Réserve. Une édition vient d'être faite d'après un manuscrit de Poitiers : Le Dialecte poitevin au treizième siècle, par A. Boucherie, Paris et Mont- pellier, 1873. Quelques fragments des manuscrits français ont été publiés, en outre par Lebœuf, Mém. de l'Académie des Inscript., 1, III; llist. litt., XV, 156; Paulin Paris, les Manuscrits français, II, 98; L. Moland, Origines littéraires de la France. Appendices; M. Lecoy delà Marche, la Cliaire au moyen <ige, 227-231.
Le recueil de Maurice de Sully est un manuel composé pour l'usage des pi ètres de son diocèse : « Si quis autem vestrum illa scientia indiget que ad laicum popu- lum erudiendum pertinet, légat ca que secuntur et inveniet. Scripsimus enim vobis brevissimos sermones in diebus Dominicis et in festivitatibus sanctorum per auni cir- Ctlluui dicendos, quossi légère volucritis, milita que ad hoc officium necessaria suul, invenietis. » Ms. lat , 2949, f" 15. Ce recueil comprend ordinairement 71 sermons, divisés en trois parties; chaque partie est précédée d'un prologue. Cependant le ms. lat. 14934, f" 178-200, ne contient qui- 66 serinons; tous les prologues y man- quent, excepté un seul, f' 187. Le nu lat. 13586, f° 288, ne contient que 10 sermons ; ils ne se retrouvent pas dans tous les autres recueils. Le ms. lat. 13774 n'en contient que 2, f" 28 : « Sermo magislri Hauritii de S° Victorc », et f° 30 : « Sermo Maurilii communie. » Le ms. lat. 11918 n'en contient que 1,passim; chacun d'eux porte ce titre : « Sermo magislri Hauritii. » Les manuscrits français reproduisent diverse- ment toujours les mêmes idées, souvent les mêmes détails, mais dans un ordre variable. Nous reviendrons, livre 11, ch. 1, sur les rapports de ces manuscrits latins et français.
LES PRÉDICATEURS. 19
Ces homélies sont une explication simple, claire et juste du Symbole des Apôtres, de l'Oraison dominicale, des Évangiles et des principales l'êtes de l'année. Maurice instruit toujours, et touche parfois, sans viser à l'effet oratoire. « Bone gent, plorons la mort des ames plus que la mort des cors. Plorons, o sainte église, por les peceors cui diable enportentpar malvaise voie et mainent vers le fu d'infer. Prions Deu qu'il les resuscit des peciés en coi il gisent mort et sont désevré de Deu qui est la vie a l'aine : l'ame est la vie au cors et Deus est la vie a l'ame. Quant l'ame s'en va, li cors ciet, et quant Dex degerpist l'ame por son pecié qui est sa vie et sa buene eurtés, si muert l'ame. Nos trovons que Deus resuscita trois mors en cel tens qu'il ala corporelment par terre. Quar il resuscita une mescine fille a un mestre d'une synagoge, si le resuscita si que li cors estoit encore dedens la maison son père. Si resuscita cest baceler de cui l'evan- [gile] d'ui parole, cui l'on enportoit dehors les portes de la cité pourenterer. Si resuscita mon segnor saint Lazere qui avoit ja mi jors geù el sepulchre. Icist troi mort que N. S. D. resuscita senefient trois manières de peceors, cui Deus apele a santé par sa gracie. La mescine senefie ceu qui sunt par maie volenté repost et enoscurci dedens lor corages et desevréde Deu, et ne se vuelent ne ne pueent mostrer par parole qu'il soient dehors et qu'il soient par maie volenté. Qunr ausi est de la maie volenté qui est dedens l'orne comme de la mescine qui estoit morte dedens la maison son père. Li bacelers qui fu resuscités dedens la porte de la cité, senefie cels qui maie volenté ont dehors et uevrent apertement. Sains Lazeres qui avoit quatre jors geù el sépulcre, senefient cels qui longement ont esté en
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CHAPITRE 111.
pechié et qui sunt autresi en pecié comme s'il puiscent : Por ço que tos siècles s'espoente de lor malvaise vie qu'il ont longement démenée. Et N. S. resuscite la mescine dedens la maison son père, le baceler dehors la porte de la cité, saint Lazere el sépulcre, quant il oste l'om de sa maie uevre, l'autre de sa maie volenté, l'autre de sa maie cos- tume en coi il est tos porris, et en coi il a longement geû. Bones gens, esgardés vers vos meïsmes, se vos estes u vif u mort par pechié; se vos estes mort, soffrés que Deus vos doinst vie, et li priés qu'il vos doint faire tels uevres en cestc mortel vie, que vos puisiés avoir la vie perdurable'. »
Pierre le Chantre (f 1197) fut un prédicateur <r plein de poids dans ses discours; il enseignait comme un flam- beau ardent et brillant2. » C'est au pied de sa chaire que Foulques, curé de Neuilly, venait avec des tablettes et un burin ; il recueillait les paroles du maître pour les redire le dimanche à son troupeau3. De tant de discours popu- laires, il ne nous reste plus que trois sermons sans valeur1.
Garnier de Langres (f 1202). Garnier de Rochcfort, évêque de Langres, se démit de ses fonctions épiscopales et retourna mourir au monastère de Clairvaux, dont il avait été abbé. Il est probable qu'il ne vécut pas après 1202 5.
î. Ms. fr., 133U, sermon pour le 10e dimanche après la Pentecôte, p. 66. 2. Jacques de Yitry, lltsl. des Crois., ch. vu. — 3. Ibid. i. Ms. lat., U859, f» 205, 207, 208.
5. Hisl. lilt., XVI, 425. Il nous a laissé 10 sermons, qui ont été prononcés, soit au monastère d'Auberive, soit à celui de Clairvaux. Mais il en avait composé sans doute un nombre plus considérable, puisqu'il prêchait tous les jours: « Quntidie fere vobis loqiiimur; quotidie vos admonemus; sed ex ipsa quotidiana consuctudine verbutn Doi in fastidium conversuni est. u H* h., Patrol. lot., CCV.
LES PREDICATEURS. 51
Garnier de Rochcfort était un savant théologien. Mais il anéantit sa science par le mauvais usage qu'il en fait. Il lasse, rebute, dégoûte : il ne parle pas pour être entendu. Le jour de l'Epiphanie, toute son éloquence consiste à établir des distinctions insaisissables entre l'Epiphanie, la Théophanie, la Bethphanie, la Phagiphanie. Les auto- rités qu'il invoque ordinairement sont Sabellius et Manès, Hermès, Astérius et le poëte Albumazar. Il se perd dans l'astronomie, la philologie, l'anatomie. En un mot, ses homélies, dépourvues de suite et d'idées, ne sont qu'une divagation puérile. C'est le cas de dire ici avec La Bruyère : « Il fallait savoir prodigieusement pour prêcher si mal. »
Etienne, évêque de Tournay (-J-1^03), d'abord abbé de Sainte-Geneviève, l'ut l'un des prédicateurs les plus re- nommés de son temps. Barthélémy de Vendôme, arche- vêque de Tours, l'employait pour la composition de ses sermons'. Il nous a laissé lui-même un grand nombre d'homélies"2. Les unes tombent dans le ridicule et le gro-
1. Etienne s'excuse de ne pouvoir travailler, parce qu'il est indisposé, aux ser- mons de Barthélémy, epist. 41, Patrol. lat., CCXI.
2. Les sermons d'Étienne sont contenus dans plusieurs manuscrits : ms. lat., 14592, f 1 : « Collectiones ex magistro Stephano Tornacensi, » et f° 2 : « Incipiunt ser- mones magistri Stephani abbatis Béate Virginis Parisiensis Genovefe, » 2G sermons; ms. lat., 14935: « Incipiunt sermones magistri Stephani abbatis, etc., » mêmes sermons que les précédents, moins le dernier, qui est resté inachevé. On trouve encore, biblioth. de l'Arsenal, ms. lat., 400 : « Sermones Stephani; abbatis S' Ge- novefe incipiunt ; « biblioth. Sainte-Geneviève, Dl 27 et CCL 30: « Sermones Ste- phani episcopi Tornacensis, antea abbatis Sancte Genovefe. » Ces trois derniers manuscrits sont semblables entre eux et différents des deux premiers ; ils contiennent 44 sermons.
Il faut encore donner à Étienne un sermon curieux, qui|est_ imprimé Dibl. Maxim. Patr., XXIV, c. 1144, sous le nom de Pierre de Blois, puisque ce sermon perte le nom d'Étienne, ms. lat., 15010, P335, et biblioth. de Troyes, ms. lat., 1 307 , n' 7 : « Domni Stephani Tornacensis episcopi sermo de conflietu dyaboli accusantis et
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CHAPITRE III.
lesque; les autres sont remplies de subtilités et d'anti- thèses.
« Sacros el sollempnes in ecclesia conventus et amicus ampleclilur et inimicus abhorrel. Nam et celestium castrorum acies ordinata sic est amabilis suis, ut sil terribilis alienis. Nichil in ea sibi vendical scena Ibeatralis, aut circense certanien, aut ferarum lacriinosa spectacula, sed lotuni convertilur iu laudes ejus cujus laus in ecclesia sanctorum. In boc Ibeatro sacramentali tibi luditur, non illuditur, o sacerdos. Tuum est S|tectaculum diei bujus, tua interest interesse; leva in circuitu oculostuos et vide. Onines isli congregati sunt, venerunt tibi. Tibi dico sic alloquens singulos ul in singulis universos. Negocium tibi cum virgine quadam; et in négocie- sacramentum, mira res! Qui celibatum provaseras, matrinio- nium contraxisti! Placuit in celibatu Jobannes, in conjugio Abraham : tu frucluni colligis in utroque. Singularis et precipua virgo tibi desponsala est et in domum usque traducta. Si de nomine queras, ipsa est dignitas sacerdocii cum qua individuam vite consuetudinem pepigisti... In eter- num tibi a summo patrefamilias hec virgo tibi fradita est et conjuncta. Fuge causas divortii: noli querere solutionem ; currant et permaneant nuptialia fédéra inler sacerdotem et sacerdocii dignitatem. Nec est plebeia virgo ista que non solum clarissimas ac spectnbiles personas attingit, sed et usque ad gradum illustrium pervenit feminarum. Hec est illustris nata- libus, insignis operibus, fecunda moribus, facunda sermonibus '. »
Gibbuiin, archidiacre de Troyes (f 1 150), n'est connu que par son appel en cour de Rome contre Atlon, évèque de Troyes, qui tardait à gratifier son frère d'une prébende2. Hildebert du Mans3, Pierre le Vénérable *, Nicolas de
hominis lapsi. » C'est encore à Étiennc qu'appartient probablement un sermon cou-1 tenu ms. Int. , 1 4652, f 262 : « Sermo de mutatiotie canonicorum secularium m regulares et de liabitu regularium. » On lit à la marne : « Est hic sermo Stephani COgnomento Tornaccnsis, primo canon ici regularis Evurtii, congre^ationis S. Vic- toria Parisien sis, posteai|ue abbas Genovefe. » Ces indications se rapportent bien à Etienne, évèque de Tournay ; \oyczGullia christ. 720. Cependant, ce sermon porte la date de 1147: n Auno ab iiicarnationc Domini U.C. XL. VII. "Or, Etienne, né en I 135, n'avait que douze ans eu 1147. Il est probable que, toutes les autres indica- tions convenant à Etienne, il y a erreur sur la date du sermon.
Ec 1*. Du Moliuet a édité un sermon d'Etienne cl publié les titres de 31 autres ! Patrol. lot., CCXI, c. 568.
I. Ms. lat.. 11035. f I. —2. Uùt.UU., XII, 227. — 3. Lib. III, epist, 18.
i Lib a, epist. 3i et 2b
LES PRÉDICATEURS.
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Glairvaux1, louent son éloquence. Il fut un des plus fer- vents admirateurs de saint Bernard; il recueillait, comme tanl d'autres, les sermons que le saint prononçait-. Gibbuin3 a de la force, de la verve et du souffle, il est vrai ; mais ou bien les subtilités et les jeux de mots4, ou bien la pauvreté de la doctrine5, gâtent les plus beaux mouve- ments de son éloquence.
Geoffroy de Troyes (f vers J 200), doyen du chapitre6, prêche avec ardeur7. Le sentiment du mal en ce monde le porte à faire des peintures trop vives de la passion8, ou à s'élever au ciel par des élans trop répétés. Mais, alors même, on le suit sans peine : car son discours, plein de sens, est animé par les images les plus variées9.
« Corpus vero nostrum in resurrectione duo habebit : incorruptio- oem scilicet que facit delectationem et immortalitatem, id est perfeo-
1. Epist. 5. — 2. S. Bern., epist. 17.
3. Ms. lat. , 14937, f 104 : « Incipiunt sermones magistri Gelbuini Trecensis. » Ils sont au nombre de -18 ou 49, selon qu'on ne lui donne pas ou qu'on lui donne le sermon anonyme qui se trouve mêlé aux siens, f° 150.
4. « Malum maie intentionis scrupulum, nialum maie operationis offendiculum. malum maie consuetudinis ergastulum, malum maie exspectationis periculum, per deliherationem, per exhibitionem, per obstinationem, per desperationem. Singula singulis. Malum maie operationis offendiculum per exliibitionem ; malum maie ronsuetudinis ergastulum per obstinationem; malum maie exspectationis pericu- lum per desperationem : Ecce Panthéon, id est omnium vitiorum simulacrum. » Ms. lat.. 14937, f» 108.
5. Voici quelques-uns de ses transports sur le ciel : « Nulla indigentia, nullus timor, nulla inquictudo, nulla pena, nulla dubietas, nulla violentia, nulla discordia. Sed pax summa, pax nunquam conturbanda, gaudia eterna, lux continua, dileetio intégra, infinita letitia, ubi post peracta prelia premia restituentur celestia, pro modicis magna, pro terrenis celestia et eterna! Dies i lia , dies letitie! Dies resur- rectionis et glorie, dies jucunditatis et lucis perpétue, dies rctributionis et vite, dies eternitatis. .. dies... 0 solemnitates preclare!... O ardens!... O!. . » Ibul.
G. Nous ne connaissons de Geoffroy de Troyes que son nom et son titre, contenus dans une charte datée de l'an 1111, Gallia christ., XII, 257 : « Ooffridus deeanu*. n 7. 37 sermons contenus dans le ms. lat., 13580, f" 1-93. — 8. Ibid., (" 26. 9. Ibid!, f 32.
CHAPITRE III
tam ejusdem divinitatis cognitionem. In diei hujus expectatione rel desi- derio dum ibi vivitur multum sudalur. Utinam vel sic per Dei gratian» in novissimis acquiratur! Non est enim stabuli hujus et slercoris, non est lutei corporis et lubrici temporis. Locum querit digniorem, id est celum, corpus alleratum, id est corruptioni nequaquain obnoxium, tempus melio- ratum, quo scilicet iniquitas defecerit et peccatum. 111a dies tota est meridies, non habens vesperam, nesciens occasum. 0 vere meridies! Ple- nitudo fervoris et lucis, solis statio! Umbrarum exterminalio ! Desaccatio paludum ! Fetorum depulsio! 0 perenne solsticium, quando jam non incli- nabitur dies! 0 vernalis temperies! 0 autnmnalis ubertas ! Quando adim- plebis nos, Domine? Lauda ergo Dominum tuum, Sion, quoniam confortavit seras portarum tuarum et adipe frumenti satiat te. Quis non illuc illo in die vehementer cupiat admitli et pasci propter pacem, propter adipera, propter satietatem"? INiliil ibi formidatur, nil fastiditur, nil delîcitur. Tota habitatio celum, dulce pabulum, Dei verbum, opulenlia multa nimis, eter- nitas. E converso omnia tibi ibi cedunt citra perfectum, plena prêter votum, et tutum nihil. Festinemus igitur, fratres ad locum tutiorem, ad pastum suaviorem, ad uberiorem et ferliliorem agrum. Festinemus igitur, fratres, ubi habitemus sine metu, habundemus sine defectu. epulemur sine fastidio1. »
Pierre de Poitiers, chancelier (f vers 1205), aurait, selon Albéric des Trois-Fontaines2, succédé à Pierre Comestor dans la chaire de théologie, et l'aurait occupée jusqu'à sa mort. Les sermons qu'il a composés3 ont une expression saisissante. Pour inspirer un effroi salutaire au pécheur, il lui montre comment, par ses crimes, il a tourné contre lui-même tous les éléments de la nature.
« Vide quomodo te accusabunt elementa, si eis abuteris. Si loqui posset ignis, in hune modum contra reprobos loqueretur : non vobis, sed contra
1. Ms. lat., 13586, f 32. — 2. Ilist. titt., XVI, 485.
3. Ms. lat., 14593, à la rubrique : • Sermones per anni circulum cum exceptio- nibus magistri Petri, » et f° 113 : « lu hac prima medietate libri continentur ser- mones quidam per anni circulum et notule excerpte de sermonibus magistri Petri Pirtaviensis canccllarii Parisiensis. » Il faut ajouter 2 sermons, ms.lat., 12293, f° 99: <> Sermones magistri Petri Pictavini : sermo primus in octavia [octava] Pasche ad sacerdotes in synodo; » et f" 107 : « sermo secundus ejusdem ad sacerdotes in synodo. ■ Ces deux sermons, en effet, appartiennent bien à Pierre de Poitiers, le chancelier de Paris, quoiqu'ils ne portent pas son titre; il suffit de les comparer avec les deux sermons semblables du ms. lat., 14593, f 144 et f 148
LES IMt INDICATEUR S.
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vos lucebo, ut vesiri corporis lurpiludines patefaciam; nec vobis, sed vos, vestra, sed vos coquam. Aer quoqucsi loqui possel, in hune modumalle- garet : qui vos maie recreavi fedo odore corrumpam, irremediabili frigore destruam; qui flalu meo res procreabam.omniatorpescere faciam. Legun- tur enim ibi palpabiles ténèbre sicut in Egypto. Qui vos ad tractus vivere feci, vos suffocabo, vos extinguam: erit enim ibi fumus intolerabilis, mors i I la. pessima erit, et cum se separare anima velit a corpore, nunquam tamen poterit... Similitcr aqua, si loqui possel, diceret : ego que vos pota- bam,hibere volentes ftigiam;que vos lavabam, super vos sordes inducam; que vobis res duras emolliebam, molles congelabo et duras efficiam ; que res calidas temperabam, accendi faeiam sicul guttatn in eamino ignis, dentés stridere faciam '. »
Il s'élève aussi, avec une véhémence que rien n'arrête, contre les vices du clergé et les désordres des laïques, qui font de son temps « une époque misérable, capable de faire rougir'' ».
Raoul Ardent (f 1101) naquit au diocèse de Poitiers3, peut-être au village de Beaulieu, dans les environs de Bres- suire; il fut sans doute curé d'une paroisse; puis, comme il avait suivi Guillaume IX, comte de Poitiers et duc d'Aqui- taine, à la croisade, il est probable qu'il périt en 1101 dans les montagnes de la Palestine : ce que nous savons de certain, c'est qu'il a prêché *.
Raoul Ardent représente la mâle nudité, la force rude
1. Ms. la t., 14593, f" 133. Ce passage rappelle les vers d'Agrippa d'Aubigné :
L'air encore une fois contre eux se troublera, Justice au juge sainct, trouble demandera. Disant : pourquoy, tyrans et furieuses bestoj, M'empoisonnastcs-vous de charongnes, de peste»? Des corps de vos meurtris, pourquoy, diront les eaux, Cliangcastes-vous en sang l'argent de nos ruisseaux?.. . Nature blanche, vive et belle de soy-mesme Présentera son front ridé, fasclieux et blrsnie.
(Les Tragiques, liv. VII, Jugement, p. 378.)
2. Ms. lat., 12293, P 104. — 3. Ilist. litt., IX, 254.
4. Ses homélies furent si populaires qu'elles eurent bientôt l'honneur d'être édi-
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CHAPITRE III.
et l'impétuosité du missionnaire. Il possède toutes les qua- lités qu'il demandait avec instance pour les prédicateurs et pour lui-même: la fougue de l'enthousiasme, les géné- reux élans et l'exaltation passionnée. « Oh! si l'Esprit Saint pouvait descendre en nous, mes frères! s'il nous donnait l'audace et le courage de prêcher! afin que, reje- tant loin de nous des cupidités passagères, nous prêchions sans crainte la parole de Dieu en présence des rois, des tyrans et des impies1! » « Oh! si ce saint, cet admirable Esprit daignait descendre en nous, pauvres prédicateurs que nous sommes; s'il nous inspirait la bonté et la sagesse pour bien vivre et pour bien penser, et l'éloquence d'à- propos et la généreuse audace! Si nous pouvions prêcher hardiment, confirmer notre prédication par nos actes, avoir enfin le courage de résister aux persécuteurs du monde'2! »
On dirait presque un apôtre, qui vient tout à coup rap- peler;! l'homme le souvenir de ses dest inées. Il lui échappe d'en prendre le ton et l'accent : « Voilà que moi, qui que je -ois, mes frères, je suis un serviteur qui vous annonce l'heure du festin. L'heure de ce festin sera la fin du monde, ou plutôt la fin de chacun de nous. Car, quand nous quittons cette vie, nous prenons place, si nous en sommes dignes, au festin éternel. Je vous crie donc, mes frères, oui, je vous cric : Vite, préparez-vous au festin, tant que
i-es et traduites. Parmi les nombreuses éditions que rite Vllist. litt., IX, 263, nous n'en connaissons qu'une seule complète : Radulphi Ardentis, Piclavi, homeliœ. 2 vol. in-12, Biblioth. nation. Invent. C3285. On trouve plusieurs fois le volume qui contient les serinons sur les fipîtres et les Évangiles; Bibl. nation , Inventa C4294; biblioth. Sainte-Geneviève, D5328, et D5327. Ces éditions n'ont pas grande importance maintenant, puisqu'elles sont reproduites : l'nlrol. lot. CLV, c. 1299 et c. Ifi67. — Quant aux traductions, elles sont devenues introuvables. 1. G81 h. in Epist. et Evang. — 2. 73" h. in Epist. et Evangelia.
LES PRÉDICATEURS. 57
vous le pouvez, ne Lardez pas; vous voudrez peut-être vous y préparer un jour et vous ne le pourrez plus1 ! »
La prédication pour Lui est donc une guerre. L'homme i Test pas le seul ennemi, car « on ne s'attaque pas au che- val, mais au coursier qui le conduit'2 » : c'est le démon qui maîtrise les âmes et les rend stériles3. Aussi la parole de Raoul est comme un glaive; rien ne saurait arrêter ses coups. Il attaque les grands, les riches, les oppresseurs de la justice et de la religion4. Il a de vives sorties contre le luxe des prélats, les divertissements, lâchasse, la simonie et l'ignorance. Il n'y a pas de vices qu'il ne foudroie, pas de vertus qu'il n'élève; et il veut, ce Bourdaloue des vieux Ages, qu'on l'écoute, qu'on entende ses paroles et qu'on les médite : « Réfléchissez, mes frères, réfléchissez bien... Écoutez... Écoutez-moi... Notez ce que je vous dis... Comprenez-le bien5. »
Ce feu qui dévore Raoul n'a rien de desséchant : c'est le feu de la charité. Selon sa comparaison, « elle surnage au-dessus de ses emportements, comme l'huile au-dessus de tous les autres liquides0 »; elle lui fournit des paroles pleine d'onction. Que de fois il laisse échapper des plaintes ! Il ne réussit pas à dominer sa douleur. Une âme moins fortement trempée aurait été plus verbeuse et plus subtile; lui, il n'a qu'un mot en présence des vices qui le désolent, ou plutôt c'est un gémissement qui échappe à son cœur : « Unde dolendum est!... Quod absit, absit!... » Et nous voyons des larmes sillonner ce mâle visage. D'autres fois, sa voix baisse, pour ainsi dire; son exaltation diminue;
1. 7a h. in Epist. et Evang., 2a pars. — 2. 3a h. de Tempore. — 3. 15" h. inEpist.
4. ia et 18a h. de Tempore.
5. Pensate, fratres,pensale; notate, notate quœdico... — 6. 70" h. in Epist.
5S
CHAPITRE III.
Raoul croise les bras, il incline la lêle sur sa poitrine et sonde devant son auditoire ému, dans le recueillement de la méditation, le problème effrayant de nos destinées. « Homme misérable, chaque jour tu passes de l'enfance à la jeunesse, de la jeunesse à la vieillesse, de la vieillesse à la mort, et tu te crois citoyen de ce monde! Quoi! Les hommes qui meurent chaque jour, les tombeaux, les osse- ments des morts qui passent chaque jour sous tes regards, rien ne te touche, rien ne t'avertit! Tu ne comprends pas que tu n'es dans ce monde qu'un étranger et un pèlerin! Crois-en donc tes yeux... Le pèlerin ne se laisse séduire ni par les prés fleuris, ni par les fleuves limpides, ni parles bocages enchanteurs; ne nous laissons pas séduire par les charmes de ce monde, par le luxe des richesses, les volup- tés et par tous ces honneurs qui passent1...» Il se dénonce lui-même; il fait partie de ces coupables et de ces abusés qu'il condamne si haut2.
L'onction de Raoul est surtout dans la morale douce et compatissante qu'il enseigne. A côté de la rigueur, des menaces et de la désolation, il prodigue la bonté et la misé- ricorde. Il condamne les fautes des supérieurs, mais il reconnaît leurs droits. Il prêche l'obéissance fidèle aux princes3, le profond respect aux évêques* et aux prêtres5. Lorsqu'il a fait le portrait du mauvais pasteur, il s'attarde sur celui du bon ; il s'y complaît, et l'on sent, dans ce pas- sage, quelque chose de l'effusion de son àme. Il tonne contre les pécheurs : mais il demande pour eux grâce et
1. 8* h. in Epist.
2. « Quosdam plango de quorum numéro ipse sum, a 25* h. «le Tempore; « indè meus et mai si mi 1 iu m teporconfunditur, » 2.1" h. de Tempore, etc.
3. 56* h. in Epist. — 4. 57* h. in Epist. 5. 24* h. de S.mctis.
• LES PRÉDICATEURS. 59
compassion '. Il désire mémo qu'on les reprenne rarement, et que ce soit toujours par amour de Dieu et de la vérité2.
Il voudrait que le cœur se répandît en affection sur tous les objets qui l'environnent, en mansuétude sur tout ce qu'il approche. Il voudrait voir l'hospitalité pratiquée avec amour3, la pauvreté non-seulement secourue, mais res- pectée par l'opulence4, l'aumône largement dispensée5, les domestiques traités avec douceur0, les veuves et les pupilles défendus7. Il met les fidèles en garde contre tout danger de superstition8, il descend jusqu'à leur donner des con- seils sur les invitations à dîner9 et sur les bénédictions de la table 10. Enfin la tendresse perce sous la rude écorce.
L'âme de Raoul ne fait pas toute son éloquence. Il y a dans ses homélies « de l'agréable et du réel ». Il connaît l'art de manier les divines Écritures, sans se piquer toute- fois de tout savoir". Il ne se perd point dans les commen- taires scolastiques; il s'attache aux textes qui lui semblent propres à instruire et à toucher le peuple; il les suit pas à pas, il les explique mot à mot, il semble les rapprocher sans effort. Il recommande l'étude des saints Livres à tous les fidèles1'2, il enseigne la façon de les comprendre et le but que l'on doit se proposer d'atteindre en les lisant. Avec quelle véhémence il s'élève contre les prédicateurs qui cherchent à tirer de cette science sacrée des avantages temporels13! Ils devraient bien plutôt veiller à ne pas commettre d'erreurs, et s'examiner après chaque sermon sur les textes qu'ils ont cités et développés u.
1. 23a h.; 55a h. inEpist. — 2. 13a h.; 71 a h. in Epist., 21 pars. — 3. 70a in Epist. 4. 47a h. in Epist. — 5. 29a de Tempore.
6. 23a h. in Epist. — 7. 71a h. in Epist. — 8. 17a h. et 68a h. in Epist. 9. 25* h. de Tempore. — 10. 47a in Epist. — 11. 41a de Tempore. 12. 63* h. in Epist. — 13. 62» h. in Epist. — 14. 20ade Sanctis.
60 CHAPITRE III.
C'est à l'aide de comparaisons surtout qu'il fait sentir la force ou la délicatesse de ses paraphrases. Tantôt s'élevant contre la renommée et la vaine gloire du siècle, il la com- pare au vent de Borée1. La sagesse divine est une eau pro- fonde; la sagesse du siècle est une eau courante et bavarde'2. Le contemplatif est quelquefois contraint de s'abaisser aux détails de la vie, comme l'aigle qui, volant jusqu'aux astres, s'abat sur des cadavres3. Il nous montre tout à la fois la vie de l'homme semblable à la fleur des champs qui se flé- trit, au cèdre du Liban qui tombe sous la cognée, au vin qui doit passer au pressoir avant d'entrer dans le cellier4. Est-il étonnant, dit-il, que l'univers soit bouleversé à la fin du monde, puisque l'homme, devenu vieux, est. attaqué par la maladie et disloqué dans ses membres5? Aucun langage n'est plus imagé que celui de Raoul Ardent : on pourrait composer un recueil des figures qu'il em- ploie.
De plus, il a la bonne fortune de se rencontrer avec nos plus grands écrivains. Il a dit0 avant La Bruyère que « la modestie donnait de la force et du relief au mérite »; et, comme Pascal7, il « croit volontiers des témoins qui se font égorger » .
Tel est Baoul. Ses contemporains oui eu raison de le nommer Ardent : car ses discours son l tout brûlants des llammes de la charité. Le manque d'art dans la compo- sition, les incorrections du style, le mélange indiscret du sacré et du profane, ne lui enlèvent point un mérite vrai, qui est dans une parole puissante, originale, soutenue par
!. 28» h. de Tempore. — 2. 30" de Tempore. — 3. 31" de Tcmpore. 1. 9" h. de Sanctis. — 5. 161 h. de Sanctis.
C. « Modestia corterarum virtutum condimentum est. » 7' h. in Epist.
7. Béni attestatur rei qui propter eam non rofngit mori. » 71" h. in Kpist.
LES PIIEDICATEUIIS.
fil
une dialectique nerveuse, embellie par les images, pleine d'onction, de seienee et d'humilité. Que d'âmes il a dù toucher !
Geoffroy Babion (f vers 1112). Au temps même de Raoul, vivait un prédicateur qui avait avec lui plus d'un trait commun: c'est Geoffroy Babion1. Leurs deux âmes ont une nature également âpre, sévère et sombre; leur parole retentit avec la même véhémence tempérée parla même charité; ils ne craignent, ni l'un ni l'autre, de pousser des cris d'une indignation douloureuse contre les vices du clergé et contre la rapacité des seigneurs : lorsqu'il s'agit de l'unité de l'Église, tous deux sont prêts au martyre 2.
Mais Geoffroy Babion l'emporte peut-être par le goût; il bannit les auteurs profanes; et son discours, ennemi des formules et des subtilités, se distingue par la suite et la régularité de la composition. A l'énergie de la pensée et du sentiment, il joint la concision rigoureuse.
Voici, par exemple, comment il parle de la mort, sujet qui plaisait tant sans doute à son imagination forte et
1. On ne sait presque rien sur sa vie, sinon qu'il succéda à Marbode, à l'École d'Angers, en 1095, et que, d'après une charte, il vivait encore en 1110; Hist. lilt., IX, 520. Pitseus (ibid.) a prétendu qu'il était Anglais, parce que ses ouvrages se trouvent, paraît-il, dans certaines bibliothèques d'Angleterre : cette raison n'a pas de valeur. Le ms. lat. , 17251 , f°47, porte bien aussi: « Serniones Gatfredi Babionis Angli; a mais ce titre a été écrit par une main récente. — Geoffroy Babion a laissé 58 sermons environ. Nous disons environ, car tous les sermons qui portent son nom lui appartiennent-ils? Nous ne le croyons pas. Ils contiennent, au moin? une fois, des paroles qui n'ont pu être prononcées que parmi évèque, par exemple dans ce passage : « Sciatis quod heretici sunt omnes illi, et omnes illos anathe- mate ferimus, etab ordine eos, si convinci poterunt, deponemus; » ms. lat., 1-1934, C 172. — Ces sermons sont contenus dans les mss. lat., 8133, I" G; 11934, t'° 140; 14933, f° 97; 17251, 1° 47. Ce dernier ms. contient un sermon, f° 51, qui ne se trouve pas dans les autres recueils. Les recueils les plus complets sont les mss. 8433 et 14934.
2. Ms. lat., 14934, 1» 166.
62
CHAPITRE III.
lugubre. Suivons-le sur le bord de la tombe, où il sait dire, lui aussi, tout en empruntant le langage de saint Jérôme, de saint Grégoire et de saint Isidore : « Venez et voyez! »
« Audite, omnes in populo, et négligentes, aliquando sapite. lté ad sepulcrum mortuorum et videte exempla viventium. Jacent ossa ; périt homo et nunc reservatur causa ejus in judicium. Fuit et ipse similis nobis, aliquando homo in vanitate vivens, in seculo studens divitiis; multiplicavit agros, plantavit vineas, implens horrea sua, in apotheeis multis habuit et letatus est in habundantia sua et ecce sublata sunt omnia ab oculis ejus! Jacet in sepulcro, in pulvere redactus; defluxe- runt carnes quas deliciis nutrivit, abcesserunt nervi a compagibus suis; sola sua ossa, que remanserunt in exemplum viventium. Cognos- cant reliquias vivent es mortuorum. Putant enim requiescere corpus, et anima ejus habitat in inferno, et nonvidebit ulterius lumen. leronimus. Brevis est hujus vite félicitas, hujus seculi modica gloria, caduca est et fragilis potentia temporalis. Die, ubi sunt reges, principes, imperatores, locupleles rerum, duces, comités? Ubi omnis eorum exercitus? Ubi potenles hujus seculi, qui horum civitates prodiderunt, ille quamvis mu- nitissime et fortissime '? Ubi sunt regine? Ubi sunt virgines ? Ubi mulieres speciosissime ? Ubi aurum et argentum et multitudo ornamenti earum? Ipse certe veluti unibra transierunt et tanquam sonus evanuerunl. Divitie usque ad mortis periculum hominem ducunt ; multi propter opes pericli- tanlur, multis propter opes mors occurrit. Sic toto animo dampna quidem diligit mundus. Esto mortuus in mundo et mundus tibi : contemne vivens quod post mortem babere non pôles. Gregorius. Istud regnumfinem habet, illud nullum. Ista vita in qua vivitis horrenda est : vita autem eterna desi- deranda. Ista laboriosa, illa non. Ista tenebrosa, illa lucida; isla brevis, illa longa. Ista fragilis, caduca, insatiabilis, luxuriosa, fastidiosa, dolosa, unquam falsa, amara, superba, plena scandalis, insidiosa. Viventes in labore vivunt, in dolore moriunlur, et postea, quod pejus est, in inferno tormenta patiunlur, nisi qui bene et juste vivendo gratiam Dei consequi meruerint, ubi vermis eorum non moritur, id est mala conscienlia, nec ignis exlinguitur, eternalis pena. lbi nec adjuvat paler filium, nec lilius patrem, id est ainicus non invenietur qui redimat, nec frater qui succurrerc valeat ; ibi nec servus domino, nec dominus servo; ibi nulle divilie prode- runt, nulla virtus, nulla potentia, nullus honor prodesse potest ; seduniub- cujusque meritum, sed justitia Uei pervalet, et qui hucusque Deus est mi- sericors, ibi habebilur juslus judex. Ibi querunt multi finein morliset mori non possunt ; ibi amara penitentia queritor larde, sed non adjuvamr. [sidorus. Tantum in bac vita liciluni est operari bonum, ibi nullum expec- tatur, aec bona opéra, sed meritorum retribut io, qui vite presentis longi-
LES PRÉDICATEURS.
63
Ludinem non de suo, sed de line ejus considérant1. Quam sil misera et brevis presens vila ex verbis islis satis utiliter poiesl pensari. Qui vitam longam queritis, ad eam vitam tendere propter quam Christiani estis, debetis*. »
l 'îiîmii:: de Blois (f 1 198). « Les sermons de Pierre de Blois, dit Brial3, n'ont rien de remarquable, comme tant d'autres de la même époque... On y voit quantité d'expli- cations mystiques de l'Écriture sainte et d'allégories for- cées... Nous ne disons qu'un mot du dernier, le plus long de tous... L'objet de ce sermon est de recommander ;i tout le inonde la lecture de l'Écriture sainte, comme un moyen d'accomplir exactement la loi de Dieu. » Il est pro- bable que Brial, nous le disons à regret, n'a pas lu atten- tivement les sermons qu'il juge en termes si vagues. Il est certain qu'il ne connaît pas le dernier sermon, sur lequel il s'étend; car, dans cette homélie, Pierre de Blois ne traite pas de la nécessité de l'Écriture sainte : il y décrit un petit drame sur le Jugement du pécheur4. Puis, ce qui frappe, au contraire, dans Pierre de Blois, c'est qu'il ne tombe point dans les défauts communs à son siècle. Il ne cherche point à faire des jeux de mots : ses expressions sont à la fois énergiques et faciles5. Il ne se laisse aller au mauvais goût6 et aux allégories forcées7 que très-rare- ment; il ne cite que deux fois les poètes8. Les philosophes, comme il les juge de haut! Il aime surtout à montrer leur impuissance9.
Ces défauts existeraient-ils, qu'on les sentirait à peine, tant Pierre de Blois parle avec attendrissement ! Il dédaigne
1. Phrase inintelligible — 2. Us. lat., 14934, P 160. — 3. Ilist. Iitt., XV, 401.
4. Voyez plus haut, sur l'authenticité de ce sermon, Étienne de Tournay.
5. 4*. 5*, 26*, 30* h., Patrol. lat., CCVH.— 6. 40', 21* h. — 7. 51* h. 8. 21*, 40" h. — 1). 26*. 37', 38*, 42% 53* h.
64 CHAPITRE III.
la rhétorique et cherche l'inspiration vraie dans son âme. Il s'accuse lui-même 1 comme un pécheur, il a des retours pleins de componction sur sa vie2; ou bien encore il se fait l'interlocuteur familier des saints, dont il célèbre les vertus3; on pourrait même blâmer l'abus de ses exclama- tions touchantes. Ses deux thèmes favoris par excellence sont l'humilité et la Croix, les vertus d'abnégation et de pauvreté, qui lui enseignèrent à refuser toute sa vie les di- gnités ecclésiastiques. « Jadis, dit-il, la Croix était le gibet des malfaiteurs : la crainte, l'horreur, l'ignominie et la mort, voilà ce qu'elle offrait. Mais depuis que le Christ est monté sur son arbre, depuis que l'Agneau sans tache est monté victorieusement sur la Croix, ses effets sont bien changés. Là où jadis étaient la crainte, l'horreur, la dou- leur, l'ignominie et la mort, là même sont aujourd'hui la paix, l'honneur, la douceur, la vie et la gloire. Elle ne sert plus d'instrument de supplice aux brigands : elle orne la couronne des empereurs et des rois, la tiare des pontifes. Venez donc à la Croix, vous tous qui souffrez, vous tous qui portez un fardeau, et vous qui êtes tombés, cl vous qui êtes brisés. Ya-t-il quelque chose qui répare si bien la chute, qui tue si bien le péché et délivre de la puissance de l'ennemi? Qu'ils sont doux, qu'ils sont agréables, qu'ils sont aima- bles ceux qui t'aiment, ô Christ, et qui, pour ton amour, portent dans leur chair la mortification de la Croix ! 0 pro- fondeur de la sagesse et de la science divines! Avec quel art, avec quelle charité ineffable, incompréhensible, le Christ a éteint sur la Croix nos supplices éternels! Il a fait de la mort et de la misère de l'homme un gage de vie cl de salut! La misère n'est plus la misère, la morl n'est plus la
1 . 10», 16\ 35" h. — 2. U- h. — 3. 1-2», 1 1 ■ h.
LES PRÉDICATEURS. 66 mort, puisque l'homme toui entier, grâce à la Passion du Christ, ressuscitera pour l'impassibilité glorieuse'. »
Jean, diacre de Saint-Ouen (f vers 1125). On ne sait rien de précis sur la vie de Jean '2, diacre de Sainl- Ouen, sinon qu'il assista au concile tenu à Reims par Calixte II, en 1449. Nous avons de lui quatre homélies sur les saints3, qui sont toutes également dépourvues d'intérêt.
Que de nobles figures nous venons de saluer familière- ment, à la hâte ! Tant d'évèques qui furent parleur parole puissante les défenseurs de la morale, les protecteurs de la science et les véritables instituteurs de leur nation ! Tant de clercs dont quelques-uns parvinrent, comme Pierre de Blois, aux plus hautes dignités du monde! Peut-être nous pardonnera-t-on. Nous avons mis tout notre soin à retrouver et à classer leurs œuvres : n'est-ce pas déjà bien mériter de quelqu'un que de le faire ren- trer dans ses droits?
1. 17" h.— -2. Uist. litt., \, 26-2. - 3. Patrol. lat., CLXil.
CHAPITRE IV
LE CLEIIGÉ UÈGULIER.
La foi saisil le douzième siècle avec un surcroît de puis- sance el le porte tout entier vers La vie monastique. Que de loyers étincelants d'amour s'allument de toutes parts ! Après Cluny, seconde réforme des fils de saint Benoit, c'est la Chartreuse, Gîteaux et Clair vaux , Saint- Victor, Sainte-Geneviève, Prémontré, l'ordre de Grandmont et l'ordre de Fontevrault, pendant que les Hospitaliers et les Templiers défendent les pèlerins de Terre Sainte. Jamais les vocations religieuses ne furent ni plus fécondes ni plus honorées : les rois mêmes veulent prendre le froc avant de mourir '.
Or, ces asiles de la prière et de la vertu sont aussi les sanctuaires de la prédication. Tous les jours, au chapitre, l'abbé, après avoir lu un passage de la Règle de saint
I Louis le Gros, à ses derniers moments, *c fail apportet l'habit île samt Kcnoit. Baron., Afin. Ecd.. XVIII, 350, Pagius.
LES PRÉDICATEURS. 67
Benoît, fait une instruction religieuse1. Les chanoines réguliers, suivant la Règle de saint Augustin, sortent de leur cloître, afin d'évangéliser les paroisses. Tous cultivent l'éloquence sacrée.
Passons en revue, dans une rapide nomenclature-, monastères et prédicateurs, par ordre de dates.
Ordre de Saint-Benoît.
Guibert de Nogent (f 1124) attachait la plus grande importance à la prédication. Ses nombreux commentaires sur les Écritures n'ont pour but, dit-il, que de faciliter la lâche au prédicateur. Il composa môme un petit traité sur l'étude de la Chaire'2. Il y enseigne la nécessité du minis- l ère évangélique et les conditions requises pour l'exercer avec fruit; il ajoute quelques sujets de développement. Pour lui, il ne nous a laissé qu'un sermon entier, qui est diffus ', et deux fragments de discours, dont l'un fut pro- noncé au chapitre , lorsque Guibert prit possession du monastère de Nogent4 , l'autre dans l'église de Laon, à l'occasion du meurtre de Gérard, commis par les gens de
1 . Mais le sermon solennel n'avait lieu qu'à certaines fêtes. D'après les anciens usages de Citeaux,' ces jours étaient le premier dimanche de l'Avent, Noël, l'Epi- phanie, le dimanche des Rameaux, Pâques, l'Ascension, la Pentecôte, le jour de la Trinité, toutes les fêtes de la Vierge, le jour de la fête de saint Pierre et de saint Paul, de celle de saint Benoit, de la Toussaint, de la dédicace de l'Église, et plus tard de la Saint -Bernard. Voyey M. d'Arbois de Jubaiuville, Abbayes cister- ciennes, 25.
2. « Liber quo online sernio tieri debeat, » Patrol. lat., CLVI, c. 22.
3. S. Bernard., Opp. V, 1383. Ce sermon anonyme appartient sa is doute à Gui- bert de Nogent, puisqu'il dit lui-même qu'il a fait une improvisation sur le même texte. Voyez sa Vie, liv. I, ch. 17; Collecl. mém. Guizot, IX, 439.
4. Sa Vie, liv. II, ch. 3; ibid., 4D2
68
CHAPITRE IV.
l'évêque Gaudri1. Dans ce dernier discours, l'indignation de Guibert de Nogcnt égale l'atrocité du crime.
Un moine de Marmoutiers.Nous possédons un sermon- naire complet en deux énormes volumes'2, rédigé sans doute par un moine de Marmoutiers3, qui vivait dans la seconde moitié du douzième siècle4. La première partie de ce recueil est terne et plate ; la seconde ne manque pas d'élan. Cette différence si sensible entre les sermons de Ton pore elles sermons de Sanctis nous porterait à croire qu'ils ont été composés par deux auteurs différents et qu'on les a réunis ensemble pour faire un manuel à l'usage du monastère.
Théoffroy, abbéd'Epternac (f 1110), ne nous esteonnu que par deux sermons sur les reliques des saints5. Il aime les images fortes et saisissantes0 ; mais il les gâte par trop de consonnances et d'antithèses.
Pierre de Celle (fil 83). Les homélies de Pierre de Celle ont été presque toutes adressées aux moines, quel- ques-unes aux clercs, deux au peuple, deux aux écoliers, probablement à l'École des Bons-Enfants de Reims. Mais ce n'est là qu'une supposition. Pierre de Celle aime
1. Sa Vie, liv. III, ch. vi ; ibid., X, 25.
2. Ms. lat., 12111, Sermones de Tetnpore; ms. lat. . 12412, Sermones in solemni- tatibus sanetofum per circulum toliun anni.
It. « Majoris inonasterii inonachuiu fuisse credas eo quod istc codex e Bibliotli. ejusdem coenobii prodicrit, » ms. lat., 12412; « Hic. continentur anonymi monachi, qui quideiu videtur majoris monasterii, sermones, » ms. lat, 12111.
A. Il ne vivait pas après le douzième siècle, puisque le manuscrit est du dou- zième siècle; il vivait dans la seconde moitié du douzième, après saint Bernard, puisqu'il cite le Salve Ilegina tout entier, ms. lat., 12112, f" 131.
5. Patrol. lat., CLVII. — 6. Voyez i1 h., exorde; et 2" h., péroraison.
LES PRÉD1GATEURS. 60
mieux l'aire de longs développements sur une mouche 1 ou sur une fourmi2, que de nous donner quelques détails sur ceux qui l'entourent.
Cependant sa parole obtenait un succès remarquable ; il dit lui-môme que les auditeurs l'attendaient avec impa- tience8. Il paraît aussi que ses discours étaient dispersés aux quatre coins du ciel. Ce que son humilité, d'ailleurs, explique ingénieusement 4 : il les compare à la paille qui s'envole au gré des venls.
Cette explication ne doit pas nous satisfaire. Nous trouvons même clans ces homélies mutilées, inachevées, écrites à la hâte, au milieu des préoccupations les plus diverses, les raisons de la popularité de Pierre. L'une tient à ce qu'il flatte le goût de son époque. Il énumère toutes les significations possibles d'un texte et d'un mot; il donne toutes les applications imaginables d'un sens allé- gorique ou tropologique 5 : les moines devaient être ravis de ces distinctions insaisissables. L'autre tient à la force el à la tendresse de son âme. Il enfonce son idée à l'aide d'apostrophes, de répétitions et d'exclamations0. Il a même un sermon tout entier sans pause ni trêve et qui ne laisse pas respirer l'auditoire7. Dans le tableau du combat que le chrétien livre aux vices , tout est mouve- ment, tout est tactique militaire. La prosopopée de l'or- gueil mériterait d'être citée8. La dixième homélie n'est qu'un transport extatique. Quelquefois aussi, Pierre sent qu'il demeure au-dessous de sa tâche, et il trouve, pour le dire, des accents qui trahissent une véritable émotion9. Il voudrait édifier et convertir: c'est ce qui lui arrache ce
I. Patrol. lat., CCH, 31a h. - 2. Cl3 h. — 3. 2ia h. - i. Epist., 167.
5. 13* h., 3-21 h. — 6. 52* h., 1 1« h., V h. — 7. 62" h. — 8. IC» h. — 9. 36a h.
70
CHAPITItE IV
beau cri, qui fait d'un fragment tout un mouvement ara- toire: « Jusqu'à quand, pécheur, dormiras-tu 1 ? » Les sermons synodaux qu'il prononça, sans doute après sa nomination à l'évêêhé de Chartres, ne s'élèvent pas à la hauteur des circonstances. Ils sont plutôt des conférences simples et familières, comme le prouvent certaines expressions trop communes2.
En résumé, ces quatre-vingt-deux homélies nous retracent peu le caractère de Pierre de Celle. Elles nous montrent bien son côté mystique et subtil : mais le direc- teur éclairé des études à Moutier-la-Celle, le tendre pro- tecteur de Jean de Salisbury, le. réformateur habile de Saint-Rémy, le grand évêque de Chartres, c'est dans ses lettres qu'il faut apprendre à le connaître et à l'aimer.
Odon, abbé de Saint-Maur-les-Fossés, vivait au neu- vième siècle. Mais le sermon qu'il avait composé sur la translation des reliques de saint Maur recul an dou- zième siècle des additions considérables3. Les miracles
1. 80* h.
2. « Fia, fralres, occo lepusculus quem sequebamur ab initio hujus sermonis, ■ 8.V h.
3. Biblioth. de Troyes, ms. lat., 2273, n°9 : « Item scrmo doniini Odonis abbatis do eadem translatione legcndus in dedicatione Fossatensis ecclesie. » Une main récente a ajouté au manuscrit:" Odon, abbé de Glanfeuil. ■ D'après la copie elle texte du manuscrit, on croirait d'abord qu'Odon ne pouvait vivre ni après ni avant le douzième siècle, puisque le manuscrit est du dou/.ième siècle, d'une part, et que, d'autre part, il y a dans le sermon des miracles rapportés aux années 1100 et 1137. Mais, au douzième siècle, aucun abbé ne porta le nom d'Odon, ni au monas- tère de Glanfeuil (V. Gallia christ., XIV, 081), ni à celui de Saint-Maur-les-Fossés (V. Gallia christ,, Vil, 285-292). — Nous croyons que ce sermon a été l'ait par Odon, l'auteur de la Vie de saint Maur, contenue dans le même manuscrit, et qui vivait vers l'an 808 (V. Gallia christ., XIV, 088); et que, plus lard, comme cette pièce était lue tous les ans à la dédicace de l'église de Saint-Maur-les-Fosses, M a ajouté ces miracles du douzième siècle à ceux qu'elle contenait déjà — Du Breul, Suppiem. Antiquitatis PQjrisiacœ urbis, 130, a lait deux extraits de ce ser- mon.
LES PRÉDICATEURS.
71
contenus dans cet opuscule intéressent plus les chro- niques que l'éloquence. Nous les citerons plus loin ',
Chrétien , abbé de Saint-Pierre de Chartres (f vers •M 90), dont la viereste encore embrouillée2, a dû tenir un rang élevé parmi les prédicateurs3. Il prêchait partout, dans les synodes, aux moines, aux religieuses, et, le plus souvent sans doute, dans son cloître. Il se plaint amère- ment dans sa préface d'être poursuivi par la jalousie4. Il devait avoir la vogue, à cause des interprétations recherchées qui forment le fond de ses discours, et des rimes symétriques qui accompagnent les élans de son âme vers Dieu.
Voici une de ses péroraisons :
« 0 bone Jhesu, quante, qunles, que delicie, quando nox vertitur in diem, lenebre in lucem, amariludo in jocunditatem, meror in jubilationem ignorantia in scientiam, imprudentia in sapientiam, dolor in letitiam. Fugit ergo Joseph in Egiptnm, et erat ibi usque ad obitum Herodis. Obitus Herodis defectus est elationis. Quando Jhesus in Egiptum ducitur, Herodes protinus infirmatur. Si vero Jhesus aliquantulum in Egipto more- tur, tune iinpius Herodes moritur. Quanto enim in infirmitatis sue cogni- tione qnis profieit, tanto nimirum menlis elatio decrescit. Nam cum suas lenebras quis perfecte cognoverit, omnis absque dubio in eo arrogantia déficit. Defuncto autera Herode, tempus erit revertendiin terram Israhel. Israhel vir videns interpretatur, et ille quasi in terra Israhel est, cujus mens in Dei contemplatione sublevatur. Ego vir videns paupertatem meara quamdiù adhuc aliud cogilare non possum, usque hodie, quia ni! nisi lenebras intueor, in Egipto sum. Qui nutem per contemplationis gratiam
1. Liv. III, ch. iv.
2. Gallia christ., VIII, 1244. Martène se proposait do l'aire des recherches sur cet auteur et sur ses œuvres, comme l'indique, à la fin du ms. lat. , 12413, une lettre du Fr. Gabr. Teillard, adressée à Martène en février 1 655.
:!. Il a composé 132 sermons, dont70</e Dominic. Evangeliiv, et 3%deSolemnitat. Sanctorum. « Expliciunt sermones de Dominicalibus Evangeliis editi a pie memorie Christiano quondam abbate ecclesie sancti Pétri Oarnotensis ; » — « tncipiunl ser- mones in quibusdam sanctorum solemnitatibus, o ms. lat., 12413.
4. Ms. lat.. 12413, prol.
78
CHAPITRE IV
sublevatus gloriam Dei intuetur, is profecto in terrain Israhel moratur. Si quis vero sapienliam loquitur inter perfectos, et quod corde contempla- tur, ore conritctiii", talis procul dubio in Judea conversatur. In Egiplo igitur quisque per considerationem sui, in terram Israhel per contem- plationem Dei, in Judea per edificalionem proximi1. »
Cluny.
Thierry, abbé de Saint-Tron (f 1107), rendit à son monastère, à force de patience et de vertu, la paix, les bonnes mœurs et les ressources temporelles2. Malgré tant de préoccupations, il trouva assez de loisir pour compo- ser des vies de saints et prononcer des panégyriques. Deux de ses discours nous sont parvenus. L'un est sur la vie de saint Rumold3, et l'autre sur la translation des reliques de saint Tron etde saint Eucher*. Thierry donne peu de détails sur la vie de ses héros; il s'étend sur les considérations morales, et dans son style, il recherche les antithèses.
Hugues, abbé de Cluny (-J-1 109), conseiller des rois et des papes, réformateur de tant d'abbayes, père de tant de moines5, doit avoir une place parmi nos prédicateurs. Car, outre ses lettres et ses statuts, il a laissé un sermon inédit sur saint Marcel''. Ce discours est remarquable par les rimes : nous le publions plus loin7.
I. Ibti., C 163. - 2. Ilist. litt., IX, 336.— 3. Acta S5.,jul., I, 572. 4. Surius, VI, 110. — 5. Ilist litt., IX. 465.
(i. Ms. lat. , 130'JO, f 177. M. Dclislc (nouv. fonds lat., ealalog. E-L) donne M sermon à S. Hugues, cvèquc de Grenoble. Nous croyons que c'est nue erreur; car le sermon est joint à la vie de Hugues de Cluny : ■ Explicit vila bcatissimi Hugouifl abbalis. Scrmo beati patris Uugonis de sancto Marcello, martyre Cabillonensi. » Ms. lat., 13090, f" 177.
7, II, '-h. ii.
LES PRÉDICATEURS. 73
Pierre Ap.élard (f 1142) a trente-quatre sermons1, avec trois conférences sur l'oraison dominicale, le Symbole, des Apôtres et le Symbole de saint Athanase, qui onl été certainement prononcées2. Des trente-quatre sermons, le dernier, qui est sur la fête des saints Innocents, ne porte aucune indication; le vingt-septième a été adressé aux moines de Reims; le trente-troisième, à ceux de Saint- Gildas; le trentième, sur l'aumône, a été prêché pour une quête en faveur des religieuses du Paraclet : tous les autres ont été écrits à la prière d'Héloïse3.
Pour comprendre les sermons de Saint-Gildas et du Paraclet, il est nécessaire de détacher une page de la vie de notre auteur.
Abélard, touché de repentir après ses tristes aventures, avait cru trouver dans la solitude du cloître un asile contre la compassion humiliante du monde et l'agitation de son âme. Mais son génie inquiet ne le laissa pas jouir d'un long repos. Il quitta Saint-Denis pour redevenir fugitif ; enfin libre, grâce à l'abbé Suger, d'aller où il voudrait, il fonda dans un lieu désert, voisin de Nogent-sur-Seine, avec le secours de ses disciples, un petit oratoire sous le vocable du Paraclet . Il songeait à quitter ses chères cabanes de roseaux, par crainte de saint Bernard et de saint Nor- bert, lorsque les moines de Saint-Gildas de Ruis lui firent
1. Patrol. lat., CLXXVIII, c. 379. Pierre le Vénérable, epist. 4, Patrol. lat., CLXXXIX, le chargeait souvent, à Cluny, d'adresser la parole à la communauté. VHist. litt., XII, 130 indique plusieurs sermons inédits; ils sont introuvables. Voyez Cousin, Petr. Abselard, Opp. I.
2. Les expressions le prouvent: « Ecee, carissimi. . . quicumque igitur fratres. .. » Nous savons même que l'exposition du Symbole des Apôtres a été faite le dimanche qui précède Pâques : « Hac itaque auctoritate Patrum eruditi, prœsenti die, ante resurreetionem octava, decrevimus. «
3. Epist. ad Heloissam.
U CHAPITRE IV.
savoir qu'ils 1'avaienl élu abbé de leur monastère. Abélard pari volontiers. Mais à peine est-il arrivé qu'Héloïse est chassée d'Àrgenteuil. Il revient sur ses pas; il établit les religieuses au désert du Paraclet; il retourne à son monastère qu'il quitte de nouveau, à la suite de mau- vais traitements; il reprend ses leçons sur la montagne Sainte-Geneviève, en 1136.
Ce fut en arrivant à Saint-Gildas pour la première fois qu'il fit son grand sermon sur saint Jean-Baptiste. Tout le confirme. D'abord, la vengeance mal contenue qu'il tire de saint Norbert et de saint Bernard. « Je laisse de côté, dit-il, tous leurs prétendus miracles, l'eau bénite qu'ils faisaient boire aux malades afin de les guérir, les attouchements des membres pour chasser les douleurs, et les prières faites sur le pain destiné aux infirmes. J'en viens au grand miracle de la résurrection que Norbert el Farsit, le compagnon de son apostolat, ont essayé par d'inutiles efforts d'opérer dernièrement. Je l'ai .vu avec un étonnement mêlé d'indignation et de mépris : après s'être prosternés et avoir prié longtemps, ils se sont relevés : ils étaient aussi peu avancés qu'auparavant. Alors, plei n> d'effronterie, loin de rougir de leurs déceptions, ils onl osé s'en prendre auxassistants, dont l'incrédulité, disaient- ils, avait empêché l'effet de leur foi vive et inébranlable. Artifice usé des gens téméraires!... Il est vrai que par là quelquefois ils réussissent à tromper les simples1 ».
N'est-ce pas l'amertume qui se décharge, alors qu'A br- iard, isolé sur cette pointe avancée de la Bretagne, regrettait bien, sans doute, le Paraclet et ses nombreux disciples? Puis, cette peinture si peu édifiante de l'inté-
I. 33' h. in fine.
LES PRÉDICATEURS. 7S
rieur d'un cloître, ces considérations sur le renoncement au monde et sur les délices de la vie religieuse, mêlées aux violentes tirades contre la rapacité des seigneurs voi- sins, ces justes réprimandes et ces conseils légitimes, ces calomnies contre ses adversaires et ces traits satiriques contre ses moines, tout cela n'est-il pas le résultat de la première impression, le fruit d'une imagination exaltée et d'un cœur aigri par la souffrance?
Ce fut lors de son second séjour à Saint-Gildas qu'il composa les trente et une homélies pour le Paraclet. C'est, en effet, de ce moment, que date sa correspondance avec Héloïse, qui le pria de lui envoyer des sermons. Ce recueil commence à l'Annonciation et, suit par ordre les princi- pales fêles de l'année. Abélard ne perd jamais de vue que c'est à des femmes qu'il s'adresse. Il s'applique à montrer le rôle que les saintes femmes ont joué dans l'Évangile' et dans les premiers siècles de l'Église2. Il se plaît à faire l'éloge de la virginité3; mais on est étonné de le voir énu- mérer des détails qui rappellent trop la punition de son crime4. Le jour de la Pentecôte, fête de la communauté, il recommande, après quelques mots sur la fondation du Paraclet, les principales vertus de la vie religieuse et surtout l'étude des livres saints.
Abélard a jugé lui-même ses homélies. Il n'oublie pas qu'il ne parle point, mais qu'il écrit. « Au lieu de répandre les fleurs de la rhétorique sur les sujets qu'il a traités, il n'a pensé qu'à présenter une explication simple et claire du texte, Cette méthode lui a paru plus assortie à l'idée de la véritable éloquence, qui veut que l'orateur propor- tionne son discours à la capacité de ceux quil'écoutent5. »
L13*h.— 2.S1MÎ.— 3.1», 2\ 3»,ie«,26»,29*h.— A.M'h. — 5.Epist ad Heloissam.
76
CHAPITRE IV
Néanmoins, nous croyons que le grand dialecticien ne fut pas un grand orateur.
Pierre le Vénérable (f 1 156) joue un rôle plus impor- tant dans l'histoire de son siècle 1 que dans celle de la Chaire. Ses quatre sermons2, auxquels il faut ajouter deux fragments inédits3, contiennent des sentiments nobles, des expressions fortes, une chaleur vraie, des idées pleines de magnificence4 ! Mais Pierre le Vénérable gâte ses plus grands mouvements par un esprit subtil qui, n'embrassant point le plan de son discours, se perd dans des digressions et dans des paraphrases recherchées, et qui préfère le vain choc des antithèses à la simplicité qui remue les cœurs. Cependant les qualités l'emportent sur les défauts : les moines de Cluny avaient introduit les homélies de Pierre dans l'office divin.
1. Voyez la fine biographie de Pierre le Vénérable, par M. l'abbé Dcmimuid.
2. Pat roi. lut, CLXXXIX, e. 954.
'A. Ms. lat., 12410, f°s 42, 43. Quoique ces fragments ne portent pas le nom de Pierre le Vénérable, il est très-probable qu'ils lui appartiennent, rar ils sont con- tenus dans une partie d'un manuscrit exclusivement attribuée à Pierre le Vénérable. De plus, le sermon qui les précède, etqui appartient certainement à Pierre le Véné- rable, ne porte pas davantage le nom de son auteur. On lit, f° !!() : « Sermo cujus supra in honore sancti..., » et f 42 : « Item alius sermo de Assumptione Virginia Marie. » Cet item ne peut se rapporter qu'au nom de l'auteur, puisque le sujet du sermon diffère du précédent. Enfin, c'est la manière de Pierre le Vénérable. « Ad interrogata de Virginia et Matris Doniini resolutione temporali et assumptione perhenni, quid intelligam responsurus? Te, Dcus, omnipotens pater, voto supplici exoro ut, qui mandas nubibus et pluunt indues, qui tangis montes et fumigant, qui aperis terrain et germinat, quid dicam quid jubcas, proférant preheas, quid sermonem dirigam aperias. Venerabile enim mihi est, Domine, et precordiis meis reverentis- Bimum, de matre Filii lui loqui et de sanctissimo corporc ejus linguam sermonibus occupare <|ue sola meruit Deum hominemque paritura suscipere, facta thronus Dei et aula régis eterni : quod tu nos docuisti per sanctos patriarchas et apostolos (uguria [figuris] et sermonibus, quibus nos credimus et eerti sumus, quia nunquam fefellisti, nec fallcre novisti, oslendens Qlium tuum coeternum libi et consubstanlia- lem inearnandum et iucarnatum per Virginia uterum de quo corpus assumpsit. . . ■
i. Par ex., 1* h. in traiisfiguratione Domini,
L [•: S PRÉDICATEURS. 77
Bernard de Cluny^ vers 4156), moine forl inconnu1, nous a laissé un sermon cousu de textes sacrés-.
CUeaux.
En l'année 101)8, saint Robert quitta son abbaye de Molesmes et vint à CUeaux, solitude inaccessible, située près de Dijon. Il amenait avec lui vingt moines, décidés à se retremper et à se rajeunir, en vivant désormais de la vraie pauvreté du Christ. Ils se mirent à défricher le désert; ils se logèrent dans des cellules de bois. Ils souffrirent d'abord de la faim et de la maladie; mais quelques années plus tard, Citeaux comptait des milliers de disciples, puis- sants par leurs vertus, vaillants athlètes de l'Église, unis tous entre eux par la Charte de Charité.
Or, ces humbles religieux qui, la cognée à la main, surent rendre les déserts si fertiles, cultivèrent aussi les lettres divines et humaines : ils s'appliquèrent surtout à l'éloquence sacrée. Leurs statuts réglaient tout dans l'exer- cice de ce saint ministère. L'esprit d'intérêt était sévère- ment banni de la prédication; les moines ne pouvaient recevoir aucune aumône, môme pour construire des églises3. Celui qui avait commis une erreur en prêchant était condamné h renoncer à la Chaire, à ses livres, à ses tablettes4. Aussi leurs nombreux sermons ont-ils tous le même caractère : l'austérité. Ils laissent percer l'ascétisme et les macérations.
1. Martène, Thes. Nov. Anecd., V, 1585, note, et Elies Dupin, Bibl.eccl., IX, 8:1, le mentionnent comme auteur de sermons.
2. In parabolam de Villico miquilatis. Opp. S. Bernard., V, 1371.
3. Martène, Thes. Noi>. Anecd., IV, 1291. — i. Ibid., 1290.
78 CHAPITRE IV.
Saint Etienne (-J- 1134), surnommé Harding, troisième abbé de Cilcaux, demeure une des plus grandes ligures de l'ordre. Il reçut saint Bernard et ses compagnons, éta- blit les premières colonies de la maison mère, convoqua un chapitre général en 1116, et un second en 1119. Sen- tant ses forces faiblir, il se démit de sa dignité d'abbé pour méditer plus à loisir le mystère de la mort. Il fit beau- coup d'instructions à ses moines', mais il ne nous reste plus qu'un fragment de l'oraison funèbre d'Albéric, son prédécesseur. Nous le citerons plus loin.
Isaac de l'Étoile (f vers 1 155), d'abord abbé dans l'île de Ré3, ensuite de l'Étoile au diocèse de Poitiers, nous a laissé cinquante-quatre sermons4, nombre relativement peu considérable, puisque Isaac prêchait chaque jour '. Toutes ses homélies n'ont pas été prononcées dans les mêmes circonstances. Les neuf dernières ont dû l'être à l'abbaye de l'Étoile, devant un auditoire nombreux, mêlé de moines, de conversctde laïques1'. De plus, Isaac y parle de livres que les religieux transcrivaient7; or, dans l'île, séparés du reste des hommes8, ils étaient complètement dépourvus de livres'-1 .
I. « Librum exhortationum pAvàtarum ad monachos. » PHseusj De illustr. Angl. scrijit., 202. — 2. Manriq., Aimai, cisterc, I, anno 1109, cap. i, a*9.
3. On a beaucoup discuté sur l'ile dont Isaac parle si souvent dans ses homélies. V. Hitt. lilt., XII, 678; Gallia christ.. II, I35S; lissier, Dibl. cislerc, VI, l.Cctlc île, c'est l'ile de Ré. Un texte précieux en fait loi . « Epistola Kldouis de Halo Leone ad Girardum abbatem Pontiniacensem...de fundatione abbaliœ Reœ, anno I IN'.'. Conccdiinus itaque vobis... quœcumquf dederamus dbbati huac cl ahbati Johanm. ...in insula qitœ dicitur lie... t Mai Une, Thts. Nov. Anecd., 111, 1212.
1. \.'IItst. Utt., XII, 678, dit « cent cinquante-deux sermons ». C'est évidemment une erreur typographique pour ciuipiantc-dciix.
5. 20% 35", 34*, «•' h., etc. Palrol. hit., CXCIV. — 6. LV, 48% 50* h. - 7. 18- h
« If h. —0.22' li.
LES PRÉDICATEURS. 79
Toutes les autres homélies ont été faites dans l'Ile; ce sont celles-là qui nous plaisent, qui nous charment par une familiarité inattendue et par un côté tout champêtre. Klles nous font suivre les travailleurs dans les sillons ; nous reprenons haleine avec eux : « Reposons-nous un peu ici, mes frères, pour déguster les mets sacrés que je vous ai réservés d'hier'. » « Nous avons encore plus d'une heure devant nous, et voilà que notre tâche est finie : alors reve- nons à notre entretien d'hier. » « Mais c'est assez parler aujourd'hui, car notre tache n'est pas encore tout à fait achevée : reprenons notre travail3. » Tout est d'improvi- sation : temps, lieu, sujet, personnes1. Isaac se met en scène lui-même, et pour montrer la liaison des membres avec l'âme, il avance que si son pied pouvait parler il s'écrierait : Je suis Isaac"'! Il fait intervenir les moines dans ses discours; il rappelle leurs entretiens, leurs con- versations °.
Quelle douce et touchante beauté dans cette vie qui se partage entre le travail du corps et la contemplation de l'âme7! Ces moines ne veulent point de la terre; ils s'en défendent bien haut, ils jurent avec serment qu'ils sont les citoyens du ciel : « Je proclame que je suis un étranger et un pèlerin ici-bas; je suis dans ce monde comme si je n'y étais pas. Non, je ne suis point fils de l'homme, je suis fils de Dieu; je n'ai de l'homme que la forme et l'apparence. Je ne suis fils ni de mon père ni de ma mère, je ne suis point le frère de mes frères : ils ont beau dire, affirmer et protester que je leur appartiens. Qu'ils produisent des témoins, qu'ils montrent pour me revendiquer les mar-
I. 8» h.— % 37* h. —3.7" h. — I, 18* h. — 5. Ifc h. — 6. 84»j il» h. 7. -20» h.
80 CHAPITRE IV.
(|iies de ma chair et de mon sang; moi, je sais bien d'on je suis. Je nie, je récuse, je proteste; je ne suis point celui qu'ils pensent, l'extérieur les trompe. Étendant les mains sur vous, je dis : voici mes frères! Oui, nous sommes tous pupilles, orphelins; nous n'avons point de père en ce inonde : notre Père est au ciel ; notre Mère, c'est la Vierge ; nous sommes du ciel ! Ici, nous ne taisons que passer comme l'ont fait nos pères1. »
La connaissance de Dieu et celle de l'âme est la seule chose qui préoccupe ces moines. Aussi, ce sont des cours de psychologie et de théodicée qu'Isaac leur fait, pendant qu'il s'essuient le front sous l'ombrage des chênes. Il cherche à pénétrer les rapports intimes du Créateur et de la créature, la liaison du cœur et de l'esprit, l'empire de la raison sur les appétits grossiers. L'ardeur qu'il y porte ressemble à de la passion. Mais bientôt les mystères l'ar- rêtent ; il essaye de voler vers les hauteurs, les ailes de son intelligence refusent de l'élever plus haut ; il finit par retomber à terre, « comme les petits oiseaux qui, trop pressés de quitter le nid, essayent de voler avant d'avoir toutes leurs plumes2. » Plus il fait d'efforts pour sonder ces problèmes, plus la solution lui échappe : il regrette de n'être pas ignorant3; l'amour de la vérité, du moins, ne le tourmenterai! pas. Il serait du nombre de ces tidèles à qui la pureté du cœur révèle à elle seule tant de choses sur la foi'. Connaître l'Aine, n'est rien; la nourrir de saintes pensées, la mettre en garde contre les périls qui l'envi- ronnent, fuir les dangers de La tristesse5, veiller sur son mauvais ange0, et, par-dessus tout, s'aimer les uns les
I. 29" h. — 2. 33" h. — 3. 22* h. - 4. 4« b. — 5. 13", 11", 17', 20" h. 6 38* li.
LEiS PRÉDICATEURS. g\
autres1 : voilà les secrets do la vit; chrétienne et de la vin religieuse.
Isaac est l'un de nos prédicateurs les plus intéressants. Quelques Taules de goût, de fréquents jeux de mots ne lui retirent rien de notre sympathie; et telle est la puissance de sa parole qu'il nous arrive, en le lisant , de le suivre à notre insu dans son île lointaine et de nous asseoir à ses côtés, sur le bord de la mer, au milieu des sillons.
Baudoin, abbé des Fordes (-j- vers 1150), nous est pres- que inconnu. Quoiqu'il fût Anglais de nation, on croit" qu'il enseigna publiquement à Paris. Il devint sucessi- vement abbé des Fordes, de l'ordre de Citeaux, évèquc de Vorchester et archevêque de Gantorbéry. Les sermons qui nous restent de lui 3 contiennent des passages éloquents sur la misère de l'homme. Ils sont clairs et profonds. Bau- doin ne cite jamais les Pères, rarement les Écritures, et toutes les considérations morales qu'il développe s'ap- puient sur des comparaisons prises dans la nature humaine.
« Candidiores nive, nitidiores lacté, rubicundiores ebore antique-, pul- chriores saphiro. Pulchritudiuem Nazareorum describit sermo propheticus quam miris laudibus effert, miris preconiorumtitulisextollit et superextollil. Laudat enim in Nazareis candorem, laudat et nitorem, laudat et ruborem. Cumque hec tria ad pulchritudinem pertineant et gratiam pulchritudinis augeant, postremo tamen ipsam pulchritudinem quasi nominatim laudat... Laudalur in Nazareis pulchritudo non corporum, sed morum; non gloria
1. « 0 unumunum! 0 unum unice unum ! 0 unum prorsus necessarium ! »5"li.
2. Hist. lilt., IX, 166.
3. Ms. lat., 14932, f° 185 : « Sermo magistri Balduini, abbatis Fordensis » La rubrique du manuscrit porte « ad claustrales ». Biblioth. de Troycs, ms. lal., 433, *" il : « Expliciunt sermones magistri Baldwini Cantuariensis arcliiepiscopi, pridem abbatis de Fordes, Cisteriensis ordiuis. » Ce manuscrit a perdu ses premiers feuil- lets : il contient environ 20 serinons.
G
8£
CHAPITRE JV
carnis, sed mentis, sed virtutis, sed honestatis. Habet quidem gloria carnis nonnullam gratiam in oculis carnis, sed vanam, sed fallacem, sicut scriptum est : fallax gratia vana est pulchritudo. Quid eniin est vana pulchritudo nisi pulclira vanitas? Aut quid est fallax gratia, nisi grata fallacia? Grata est, sed fallacia ; fallacia est, sed grata. Cernentibus gratiose placet, sed spectantes fallit et intuentium oculos quasi quibusdam prestigiis illudit. Nam si interioris oculi acumine intima humani corporis pénètrent ur, quid est pulchritudo carnis nisi velamentum turpitudùus, nisi prétextas quidam latentis ignominie et confusionis? Sub gloria enim carnis latent occulta dedecoris que pudor est nominare, sed et ipsi homini horror est etiam cogitare. Homo siquidem putredo est, et finis hominis venuis. Quid si ita est, immo quia ita est, quid est pulchritudo filii hominis nisi pulchritudo vermis? Quid est pulcher homo, nisi pulchra putredo ? Quid deniquc superbus homo, nisi superba putredo '.' Aut quid nobilis homo, nisi vilis- sime corruptionis generosa propago'?... »
GuiiRftic d'Igm (f 1156) n'a point d'autre but que le salut éternel de ses frères'. Toute sa préoccupation est de semer le bon grain dans leurs âmes. Aussi parle-t-il rarement du monde ; s'il lui arrive d'y jeter un coup d'oeil en passant, il se le reproche comme un crime3. Toute son attention est pour la vie spirituelle de ses religieux. Il les met en garde contre les regrets du siècle*, les infractions à la règle5, la présomption et les jugements téméraires6, le relâchement et l'orgueil7, l'oubli des saintes Ecritures8 et la tentai ion des richesses11. Mais son monastère est si régulier qu'il s'accuse lui-même de contrister ses frères en leur donnant de pareils avis10, au lieu de leur décrire le bonheur de la vie monastique ".
I. M s. lat., 14932, f 18."». — -J. 55 serinons, Opp. S. Beiu., VI, 17%. 3. Serm. f, in Epiph. Domini; serm. 3, in festo Benedicti.
•i. Serm. -, de Nativitatc Domini; serm. I. in Epiph. Domini. .">. Serm. f», in festo Purilicat. — G. Serin. I, in fcslo Pcntecosles. 7. Serm. I, in Natali apost. — S. Serm. : Qui habitas in liortis. 'J. Serin, in solcmuit. SS.
10. Serm. iu festo IVntecosl . : serin. 3, iu festo S. Benedicti.
II. Scan, i, de Adveulu Domini; ierm. I. in fcslo Pcntecosles; serm. 5, d« Adventu Domini.
LES PRÉDICATEURS. 83
Il ©si facile de voir par là que Guerric ne s'attache pas aux règles de la composition : ses homélies ne sont qu'une suite de considérations pieuses sur un sujet annoncé, qu'il resserre en quelques lignes ou qu'il développe en plusieurs pages , selon l'inspiration du moment 1 . Il y ajoute les élans de son cœur et l'onction touchante de sa vertu. On pourrait citer des discours entiers où, entraîne par La verve impétueuse qui déborde, il laisse de côté ses auditeurs pour rentrer en lui-même, parler à son âme et s'entretenir avec le ciel du bonheur des élus'2. Mais Guerric ne se doute pas qu'il puisse avoirdesiuoiivements d'éloquence. Au contraire, il accuse sans cesse son'inipuis- sance et son incapacité. Il voudrait être simple religieux, pour recueillir au lieu de semer3. Il faut qu'il prêche la sa- gesse, et il n'enpossède pas même le commencement4; on l'a nommé père, et il n'a pas de pain à donnera ses fils ! Lui qui est indigne de la vie même et contre qui tout s'élève à l'intérieur et à l'extérieur6, il doit juger les autres7! Il eut beau se plaindre : il fut contraint de garder sa dignité. Il affirma en tfain que ses discours étaient méprisables8, qu'ils n'étaient que de vils langes destinés à envelopper la vérité9, il essaya en vain, sur son lit de mort, de les détruire : ses disciples en avaient transcrit plusieurs copies. A côté de beautés éparses, de quelques saillies pleines de grandeur, ces homélies représentent surtout la simplicité et la charité chrétiennes. Elles nous mon- trent dans Guerric d'Igni une âme pieuse , doucement
1. Serai, in ditbus Rogalion. ; sermo : Qui habitat.
2. Serm. 2, in Epiphania Domini. — 3. Serm. 2, in festo l'entecostes. 4. Serm. 5, in Adventu Domini. — 5. Serm. in diebus Rogalion.
6. Serm. 3, in festo S. Bencd. — 7. Serm. i, in Epiph. 8. Serin 3, in Epiphan. — 9. Serin. 5, de Nativitate.
M CHAI' (THE IV.
ardente et forte, enfin un reflet de saint Bernard , son maître '.
Ernauld lie Bonineval (f vers 1156) 2 est l'ascète et le mystique par excellence. Son exaltation, son ardeur ins- pirée, les inquiétudes qui tourmentent sa foi, nous trans- portent loin du diocèse de Chartres qu'il habite, et nous rappellent le ciel brûlant de la Syrie, les solitudes de la Thébaïde, le temps de saint Antoine et de saint Ephrem. Il cherche avec anxiété la science de la vie spirituelle; il approfondit les secrets de la liaison intime de l'àme et du corps; il se demande pourquoi l'esprit « use de la chair, comme le forgeron use du marteau et de l'enclume, afin de façonner les idoles des turpitudes et les fantômes de toutes les voluptés'. » 11 ne cesse de poursuivre tous ces problèmes par des soupirs, par des aspirations véhémentes qui révèlent une âme consumée des feux de la divine charité.
Ernauld aurait voulu effacer jusqu'à la trace de son pas- sage en ce inonde. Lorsqu'il envoie au pape Adrien IV son livre sur les œuvres du Christ, il a des expressions de pitié sur la gloire, et l'on sent bien que lui, du moins, « en écrivant contre elle, il ne veut pas avoir la gloire d'avoir bien écrit. » Mais il demande humblement qu'on le délivre enfin de sa charge d'abbé, « cette flamme torturante », et qu'on ne laisse pas son nom sur l'opuscule qu'il vient de faire1. Cette dernière précaution a été gênante pour la critique, sans nuire toutefois à sa réputation ; car une
t. « Magislcr noster », serin. !), in Natali Apost. — t. But. lit!., XII, 535< ^. Proloyux, de Cardinal, nperibus Christi, Patrol. loi., CI.XXXIX, c. 1609. i. Ibid.
LES PRÉDICATEURS. s."»
partie de ses œuvres ;i été longtemps confondue avec les ouvrages de saint Gyprien,
Son Hexaméron, ses Méditations, ses Commentaires sur la Vierge et sur le Saint-Esprit ne sont, sans aucun doute, que des conférences prononcées d'abord, réunies ensuite sons forme de traités. Comme ces recueils ne conservent plus rien de la forme oratoire, nous n'avons pas à les juger ici.
Dans ses homélies sur les psaumes, Ernauld éclate librement en pieux soliloques. Mais la pensée du jugement dernier le poursuit jusque dans les rigueurs de la péni- tence. Il éprouve toutes les transes de la foi scrupuleuse; sa tristesse craintive lui fait monter la rougeur au iront, et il ne goûte de repos que dans cette inquiétude même. Il a noté, il a caché dans son cœur, pour ne pas succomber au désespoir, la parole alarmante des Proverbes : « Heu- reux l'homme qui craint toujours! » Il en fait sa maxime '.
Serlon de Savigny (f 11 58). Les homélies de Serlon -, composées avec une piété tendre, une morale exacte, n'offrent ni beautés à signaler, ni défauts à reprendre. L'abbé de Savigny manque d'énergie et de fermeté dans sa parole comme dans son administration . Ne pouvant maintenir la concorde entre toutes ses maisons, il les réu- nit secrètement à Clairvaux, où il finit lui-même ses jours dans une sainte obscurité3.
Odon de MoRiMOXD(f vers 1 170) 4. Presque toutes les homélies d'Odon, abbé de Morimond, sont encore iné-
1. 3» h.
2. 22 homélies, ms. lat.. 2681\ f 109; plus un fragment d'homélie « in Assump tione », ms. lat., 2594, P 12. On les trouve imprimées : Tissier, Bibl. Pair. Cisleir., VI,
3 ffist, Htt-, XII, 521. — 4. Hist, Ml., XII, 610,
CHAPITRE IV.
dites'. Elles sonl dépourvues de mouvement et de vie. Mais les copistes nous avertissent religieusement de ne pas les juger avec sévérité, si elles nous paraissent inanimées. « Odon, disent-ils, était fort éloquent; jamais orateur ne le surpassa. Mais, en écrivant ses discours, nous avons négligé la forme pour ne relever que le fond de la doc- trine.... » Leurs prologues sont des éloges pompeux'2.
Geoffroy de Mailros (f vers 1150). Geoffroy3, abbé de Mailros4, en Angleterre5, vivait au temps de Pierre de
1. 5 ont été publiées, d'après Combéfis, Palrol. lot., CLXXXVIII, c. 1645. — 53 inédites sont, mss. lat., 3010, 18178; 56, ms. lat , 15381 : ce sont les mêmes que dans les deux manuscrits précédents, mais la division en est différente; 87, ms. lat., 4-50, de la biblioth. de Troyes, divisées en deux parties; chaque partie est précédée d'un prologue, f° 1, f° 76. Les homélies contenues dans la première partie de ce manuscrit manquent dans les manuscrits de la Biblioth. nation. — Les homélies d'Odon n'ont de la forme oratoire que le texte de l'exorde et la formule de la conclusion : encore prennent-elles souvent, surtout dans le manuscrit de Troyes, le titre de chapitre.
2. Les prologues s'expriment ainsi, ms. lat., 18178, f° 100, le haut du feuillet est déchiré : i Hec dicta sunt ut sequenlis operis labor non judicetur inanis, vel superfluus ne putetur, dum defluentis sapientio exiguas nititor haurire stillas et festinat edere de micis que caduntdc mensa dominorum. Vir per omnia laudabilis, arutus ingenio, faoundus eloquio, fuie rectus, vita conspicuus, merito venerandus et cum digno nominandus honore, dominus Odo abbas Morimundi. Sepe coram positis fratribus, verbum vite predicabat, illo suo suhlimi et subtili sensu scriptura- rum mysteria disserens. Cujus ne oblivione delerentur verba, visum est quibusdam quibus bine alignants facultas extitit, ipso volonté, imo jubente, ex stilo mandare legenda... » Le copiste du ms. lat., 15381, f° 79, est encore plus soucieux de la gloire d'Odon : « Hoc tamen pre ecteris commonitam esse volo prudentiam lectoris et pietatem, ne ex imperitia excipientis doctissimi viri sensus estimet et eloquium. Alioquin tacuisse melius erat quam laudem doctrina ejus, qtiam alii tractatus illius magnince cesserunt, nostris exceptiunculis vel ad modicum minuere. »
3. Le ms. lat., 18178, F 1, ne porte que ce titre : Galfridus abbas.
4. « In monasterio nostro quod Mailros appellatur. ■ Ibid., f° 66.
5. Ce monastère de Mailros était situé sur les confins de l'Angleterre et de l'Écossc. V. Mabillon, Annal. Bened., I, 416. Nous avons étudié ce prédicateur, malgré son origine étrangère, afin de comparer ses homélies à des homélies faussement attri- buées à Geoffroy d'Auxerre; voy. plus loin, Geoffroy d'Auxerre. De plus, il a pro- noncé quelques-uns de ses discours en France, par ex.,ms. lat., 18178, f° 18 : ■ In natali sancti Gregorii de verbis Isaie, clama ne cesses, in capitulo beati Medardi Suessionensis. "
LES PRÉDICATEURS. S7
Léon1. On reconnaît dans tontes ses homélies- une figure suave et mélancolique. Raoul Ardent, et Geoffroy Babion sont touchés des maux de leur époque; ils ont la verve, l'élan et l'audace pour les dénoncer. Geoffroy de Mailros est, lui aussi, vivement ému, mais il gémit surtout. Il se plaint douloureusement, il ne s'emporte jamais. S'il regarde les autres siècles, il n'y trouve pas de consola- tion; il revient plus désolé encore à son époque. Il n'en- seigne qu'un remède, celui de lever les bras vers leseieux, de jouir d'avance de l'éternité, et le mot de prière revient à chaque instant sur ses lèvres.
« Quiddicemusdepaupertate'virtutum ? Ubi hodie jàm antiquaillamarty- rum palientia? Ubi confessorum justitia? Ubi anachoretarum abstinentia tàniinsignis?Non causamur extrême huicnostre generationi magnifica illa déesse miracula : cecos non illuminari, paraliticos non curari, non mini- (tari teprosos, non suscitari mortuos. Ubi hodie prelatorum indefessa custodia lucris inhians animarum? Ubi subditorum simplex obedientia sine nlla discnssione, non tarde, non trépide, solis obtemperans nutibus prelatornm? Sic se prelati suspectos, sic se suspiciosos exibent subditi ut facile sit inveniendus jam qui renuat, qui redargual, qui résistât... Sola abundat bodie in hac paupere vita iniquitas, nam caritas refrigescit. Verum iniquitatis abundantia summa inopia est. Plangebatur non longe ante bos annos etas nostra inops virorum: sed quam nobis in hac parte locuples videretur, si sicut tune erat bodie inveniretur! Nec modernis detrabimus, sed cuna gémit u recordamur quam honestas, quàmautenticas. quam probabiles et probatas, tam in dignitatibus secularibus vel ecclesias- ticis quam etiam in sacra religione personas aliquando vidimus, viros in negotiis streuuos, in consiliis providos, in beneficiis libérales, in divitiis bumiles, quorum hodie memoria in benediclione est !...3 » « Ut 4 quid non eruhescimus, ut quid non respiramus, ut quid non dicimus singuli: Surgam et ibo ad patrem meum? 0 terrigene et filii hominum ! Si nobis est pater celestis, cur exulamus in terris ? 0 si redeuntes nos intueatur et ipse quoque misericordia moveatur ! 0 si quis nostrum sentiat cadentem patrem
t. « Ante hos quinque annos circà hujus gravissima initia schismatis. « f 49; et f°ô5 « Virgo que ejusdem schismatis caput, Petrum Leonis, in gutture jacnlo feriens. n
2. 56 sermons, de Tempore et de Sanctis, ms. lat., 18178.
3. Ms. lat., 18178, f° 61. — 4. Ibid., C 68.
88
CHAPITRE IV.
super collum, omis lave, onus amabile, onus duleissimum, omis divinum ! 0 si illud quis meratur osculum ! 0 si audire dignissimum illum et digna- tissimum patrem dicentem : epulari et gaudere oportet!... »
Dans cette douce contemplation des choses célestes, Geoffroy montre à découvert une âme légèrement sou- riante au milieu de la tristesse, et qui semblait créée pour vivre dans des temps plus heureux.
Allalx de Lille (+1202), surnommé le docteur univer- sel, était né à Lille en Flandre, peu d'années avant 1128 '. Alain était un des maîtres de la prédication. lia composé des manuels à l'usage des prédicateurs/ et des recueils de textes sacrés3. Il prêcha lui-même et fit beaucoup de ser- mons4: il essaya de confirmerses préceptes par l'exemple. Ses homélies, composées sur divers sujets, ne manquent ni de véhémence ni de vivacité. Par exemple, ce passage sur la vanité des biens de ce monde est fortement accentué :
« Fenum et stipule sunl terreni honores, niundane proprietates, seculares dignitates. Hec cleganter feno et stipule sunt compara- biles, quia sicut fenum vel stipula mine vigent, nunc vero in cliha- num mittuntur, nunc florent, nunc conteruntur, sic mundana gloria nunc viget, nunc emoritur, nunc splendet, nunc teritur. Quid enim sunt terreni honores, nisi honorum imagines? Quid mundane proprietates, nisi potestatum histriones? Quid seculares divites, nisi dignitatum larve et simie ? Quid terrena bona nisi bonorum fantasia ? Cetera bona terrena non sunt bona : si bona essent, ntinquam deessent, non abessent justis, non
1. C'est la conclusion de Brial, Hist. litt., XVI, 399.
2. Summa de arte prsdicatoria, Patrol. lat., CCX, r. 109. Ce traité contient quelques principes de rhétorique et 17 canevas d'homélies, Nous en avons de nom- breux manuscrits, à la Hihlioth. nation.
:t. Ibid.
i. Il sermons et un fragment sont imprimés, ibitl. Les inédits sont contenus: 1, ms. lat.', 14799, f« 106, nouvelle pagination; S. ms. lat.. 14869, f° 2V23; 60, ms. lat., 1817:2. Trithème, De script, eccl., r»27 , lui attribue en outre « Smuma quoi moilis, » répertoire pour les prédicateurs.
I,ES P INDICATEURS.
SU
adessenlinjustis. Si hona essent,animumimplerent, nonmentem exbaurirent, per «i ti o mens fit quadam vacuitate plena et quadam plenitudine vacua. Si hona essent, tellus eis non gauderet, paradisus non careret'. »
Ailleurs2, il s'élève contre la vaine science qui enfle d'orgueil.
«Quenam miseristamdira cupidout in monasteriis suis aliis velint prefici per fas et nefas quandoque simoniaca heresi ad prioratus vel ad alias dignitates promoveri ? Ascendant in altum montem, scilicet appetitum scientie inflan- tis. Vides hune alium mundi, alium cure, alium forensium negotiorum Deo displicentium scientiam vehementer affectare, ut doclior fratribus suis reputetur, ut sic processu temporis ad prioratum vel subprioratum vel aliani dignitatem promoveatur, scilicet ne taceam de scolarihus qui ascen- dunt montem inflantis scientie querentes subtilia, non utilia. Unde non velint montem elevare scientie; sic edilicant Rahel, putantes se usque ad celum posse pertingere et se hoc modo ad similitudinem Dei posse perve- nire. »
Eue de Goxida (-H203), abbé des Dunes, fit beaucoup de sermons, mais tous sont perdus, excepté deux qui furent prononcés dans un chapitre général de Cîteaux3. Élie aime les jeux de mots, les singularités et les citations profanes. Amaury Duval 4 donne sur ces deux sermons beaucoup de détails.
Adam de Perseigne5 (f 1204) prêcha la quatrième croi- sade6; il aimaitsurtoutàpublier les louanges de la Vierge7. Ses homélies étaient fort estimées des femmes du monde.
1. Ms. lat.. 14859, f" 238. — 2. Ms. lat., 18172, P 24.
3. Patrol.lat., CC1X, c. 992. — 4. Hist. litt., XVI, 433. — 5.\.ffist litt., XVI, 437.
6. Jacques de Vitry, Ilisl. occid., lib. II, cap. 9, loue ses prédications.
7. Mariale, Patrol. lat. ,CCXI. Ce recueil comprend 5 sermons, suivis de 7 frag- menta Mariana. Adam de Perseigne a encore 8 sermons inédits, Biblioth. de Troyes, ms. lat., 757, P 93; de ces 8 sermons, h, sont à la Biblioth. nat., ms. lat., 17282, P99. C'est par erreur que le scribe a écrit f° 102 do ce dernier mmanuscrit : « Sermo Ado abbatis Persenie ». Cette pièce est une lettre, comme le prouvent les
premiers et les derniers mots : « Diloolo fratri suo A epistolam ad me dirigere
ne moreris, «
90 CHAPITRE IV.
Blanche de Navarre, comtesse de Champagne, lui en demandait dos copies'. Ses lettres à la comtesse de Char- tres, à la vierge Agnès, sont encore de petits sermons'2. C'est qu'Adam de Perseigne a l'âme souriante. Il nous apparaît avec une corbeille de fleurs, et tout est pour Marie. Il compare la douceur de ses vertus à l'harmonie de la cithare3, et leur beauté aux roses des jardins 4. Il aime par-dessus tout la petite famille de Nazareth ; c'est bien là, dans la maison du Dieu enfant, qu'il voudrait se fixer. Que n'est-il un des bergers qui se rendirent au berceau du Christ5! Enfin, tout est grâce, figure, image, dans ses homélies. « Mêlons, dit-il, aux vagissements de ce petit enfant et la plainte de la tourterelle et les gémissements de la colombe. Car le chant de ces deux oiseaux ne con- siste qu'à gémir. Offrons dans notre chair la tourterelle de la chasteté ; offrons dans notre esprit la colombe de la sim- plicité. Puisqu'il n'y a point de tourterelle qui ne gémisse, qu'il n'y ait point de chasteté qui ne pleure; et puissions- nous dire: « La voix de la tourterelle se fait entendre sur notre terre! » Qu'est-ce donc que la voix de la tourterelle sur notre terre, si ce n'est le deuil des chrétiens qui gardent la chasteté dans un corps fragile, dans une chair terrestre, si éloignée parses misères des biens de la pairie? Oui, la terre étrangère, c'est bien notre corps : avec lui, des réjouissances, jamais; des gémissements, toujours; avec lui, point de chant d'allégresse, mais un chant de deuil, selon la parole du prophète: « Comment chanterons- nous le cantique du Seigneur sur une terre étrangère .' » Cependant la tourterelle n'a coutume de venir qu'à la sai-
1. Marten., Amplm. coltect., I. 1025. — 2. Martcn., Thes. HOV. meorf., I. 753. 3. 3" h. —i. 5" h. — 5. 7* h.
LES PREDICATEURS. 9i
son des fleurs et au renouvellement de la vigne. C'est pour- quoi l'Écriture, après avoir dit : « La voix de la tourte- relle se tait entendre, » ajoute : « Voici que les fleurs paraissent et que les vignes répandent leur parfum. » En effet, dans un corps chaste, aux gémissements du cœur et à la dilection du repos, viennent se mêler les fleurs des bonnes œuvres, qui porteront aussi leurs fruits dans la récompense. Le laboureur augure bien du fruit, lorsqu'il voit des bourgeons : de même, la conscience intime savoure d'avance le fruit de l'éternité dans les jouissances de la grâce. Les vignes fleuries sont les ver- tus ornées de beauté, de couleurs et de parfums. Qu'elle est donc heureuse, qu'elle est pure, l'âme qui se donne ainsi au Seigneur comme une tourterelle dans le nid de sa chair, comme une colombe dans la solitude et la paix de son esprit! Quelle pudeur là où la passion n'inquiète point le corps, où la malice n'a point de prise sur l'es- prit' ! »
Haute philosophie et sagesse profonde, enseignées avec le charme de la plus riante imagination !
Il échappe bien à Adam de Perseigne de pousser des cris contre la corruption du monde et du clergé'2: mais ce n'est là qu'un orage qui passe. Adam de Perseigne revient à la parure et aux préceptes fleuris.
1. 4' h. Mariale. — -2. Bibliotli. de Troyes, ms. lat., 757, f> 122.
CHAPITRE IV.
Clairvaux.
Saint Bernard. Nous voici en présence du plus grand nom qui s'offre à nous dans l'histoire de cette mémorable époque: c'est Bernard.
« J'ai vu, dit Isaac de l'Étoile1, j'ai vu un homme qui avait certainement quelque chose de supérieur à l'homme. Ses actions, ses réprimandes excitaient bien quelques murmures parmi ceux qui ne le connaissaient pas; mais il avait un si grand désir d'être agréable, même dans sa sévérité; son visage reflétait une majesté si douce et une charité si aimable; ses lèvres parlaient avec tant de grâce, qu'à sa vue les détracteurs revenaient vite à d'autres sen- timents, et se faisaient un crime de l'avoir blâmé ; ils aimaient, ils louaient, ils vantaient tout ce qui venait de lui. Son âme nageait dans les saintes délices, comme il est facile de le voir dans toutes ses œuvres et surtout dans ses commentaires sur le Cantique des cantiques. Je parle de saint Bernard, abbé de Clairvaux. »
Ainsi parlaient Guerric d'Igni2, Gislebert de Hoy3, Pierre de Celle4, Hugues de Saint- Victor5, Absalon0, Léger de Bourges7, et surtout Geoffroy d'Auxerre8.
Cet enthousiasme des contemporains semble nous demander justice (rime esquisse aussi incomplète. Il nous reproche hautement de renfermer dans un humble médail- lon une si grande ligure, et de donner, dans un cadre général, une place vulgaire à l'orateur le plus puissantde
1. « Vidimus liominem haboiitem utiquè aliquid super hominem, » 52* h.
2. Berm. Il, in Natali Apost. — S', 22' h. — 1. 77* h. — 5. 40* h., ms. lat., 14934. G. 20* h.,ms. lat., 14525. — 7.Bastonde Defîence, de l'ordre de Fontevrault, 151, y. Ms. lat., 176, et bibliotti. deTroyes, ms. lat., 50:}, passim,
LES PRÉDICATEURS. 93
colle époque par la vertu, la passion el la prodigieuse activité du génie.
Saint Bernard', comme tous les hommes d'une nature supérieure, oui un miracle à son berceau : il naquit ora- teur. « Avant de le mettre au monde, sa mère rêva qu'elle portait dans son sein un petit chien qui aboyait; il avait le corps tout blanc, à l'exception du dos qui était roux. Saisie d'une vive frayeur à ce songe, elle s'en alla consul- ter un religieux qui, animé de l'esprit divin, répondit à cette femme : « N'ayez pas peur; tout est pour le mieux; vous serez mère d'un excellent petit chien qui sera le gar- dien de la maison de Dieu, et qui fera entendre à sa porte de grands aboiements contre les ennemis de la foi. Ce sera, en effet, un prédicateur remarquable, et, comme un bon chien, de sa langue salutaire, il guérira les plaies d'un grand nombre d'âmes2. »
Les séductions de la jeunesse n'eurent pas de prise sur l'àme de Bernard; il n'hésita pas longtemps entre le siècle et la pénitence. A l'âge de vingt-deux ans, il frappait à la porte de Citeaux;mais il n'entrait pas seul. Son éloquence, « comme la flamme qui brûle les forêts sur la montagne3 », avait déjà gagné à la même cause ceux qui touchaient de près à sa personne par les liens du sang ou de l'amitié. Trente compagnons s'enrôlèrent avec lui sous la loi du Christ; le monastère deCiteaux,jusque-là|stérile, languis- sant, désespéré, avait enfin trouvé la vie. Après deux ans de séjour à Citeaux, Bernard reçoit l'ordre de fonder, à son tour, une 'nouvelle colonie. Il part. Soudain sa voix remplit
1. Nous nous servirons ici, et dans la suite de ce livre, de la 4e édition de Ma" billou, 1839; et de la traduction faite par Dion et Charpentier.
2. Guilielm., Vita, lib. 1. cap. 1 — 3. Ibid.
94 CHAPITRE IV.
les cam pagnes, les villes et les châteaux ; les mères cachent leurs fils et les femmes leurs maris, afin de les abriter contre la sainte contagion. Clairvaux a remplacé le val d'Absinthe; les néophytes chantent dans la vallée, et le saint nourrit par la prédication quotidienne l'enthousiasme de sa famille.
Mais, au milieu de son apostolat, des troubles sur- girent dans le secret de son âme : mille pensées sombres lui traversèrent l'esprit. Ses religieux ne méditeraient-ils pas avec plus de profit, si, au lieu de tant leur parler, il les abandonnait au silence et au recueillement de la prière? Sa parole produisait-elle des fruits sensibles '! Fati- gante pour lui-même, elle était peut-être inutile à ses auditeurs... Ces combats duraient toujours, lorsqu'une nuit, uu enfant, se tenant debout auprès du saint, lui ordonna, avec une autorité souveraine, de prêcher tout ce qui lui viendrait à la bouche : « Ce ne sera plus vous qui parlerez, dit l'enfant; ce sera l'Esprit saint qui parlera en vous1. » A partir de ce moment, l'abbé de Clairvaux prêche dans un langage qui semble inspiré du ciel ; rien ne lui résiste : sa parole est un feu qui dévore tout. « Combien de savants, combien d'orateurs, combien de nobles et de princes, que de philosophes passèrent alors des écoles et des académies à Clairvaux, pour se livrer à la méditation des choses célestes et pratiquer la morale divine'2! »
Saint Bernard va paraître en tous lieux et veiller par- tout aux intérêts de l'Eglise : il est l'oracle des conciles. Au concile de Troyes, qui vit naître l'ordre des Templiers, le légat du pape, Matthieu d'Albano, réclame sa prê-
ta i' (juotiiam non ipèe c^>ci nui loqueretur, sol Spiriltty • i u t loqueretur in ce, Guillelm., Vila, lib I. cap. 6. — S. Kraald., Vite, lib, II, |>i;cfat.
LES PRÉDICATEURS. 96
sence. La chrétienté es! divisée par un schisme : lequel faut-il suivre d'Innoeenl II ou d'Ànaclet? Au concile d'Ëtampes, il proclame Innocent II pape légitime : dans une grande partie de l'Europe, la tiare pontificale se pro- mène abritée sous le capuchon de ce moine. Abélard com- promet le dogme de la sainte Trinité : Bernard va se mesu- rer avec lui au concile de Sens; le saint paraît, et le héros de la dialectique demande à se retirer. Gilbert de laPor- rée cause par ses doctrines des inquiétudes légitimes à l'Église : saint Bernard, au concile de Reims, le ramène à la vérité. De nouveaux hérétiques surgissent à Cologne, les Manichéens redressent la tète dans le Languedoc, Arnauld de Bresce devient le plus redoutable des nova- teurs: alors saint Bernard se multiplie, il se trouve pres- que en môme temps sur tous les points de la lutte, infa- tigable athlète, toujours armé du glaive de la parole. Pour lui, le combat est sans fatigue et le triomphe sans danger.
Sa voix précipite des multitudes en Orient, tandis qu'elle maintient les peuples dans l'obéissance à l'intérieur des Etats. En Italie, il réconcilie les républiques rivales. Gènes, Pise, Milan, Rome lui doivent leur salut. En France, il défend les évèques contre les prétentions de Louis VI et de Louis VII, et ces deux rois contre l'esprit indépendant de leurs comtes. En Allemagne, il calme par l'onction tou- chante de ses conseils le ressentiment implacable des princes : il réconcilie avec l'empire les intraitables et farouches Hohenstaulfen. Partout, sur sou passage, il apaise les ennemis, délivre les possédés et guérit les ma- lades qui ont le bonheur d'approcher de lui1.
1. « Slubal enini vir sanctus m fcnestra, cl per scalain olterebantur itifirmi :
96 CHAPITRE IV.
Aussi est-il reçu avec des transports de joie universels. « A la nouvelle que l'abbé, tant désiré, s'approche de leur ville, les Milanais se portent en masse au-devant de lui, jusqu'à sept milles de distance. Nobles et roturiers, lesuns à cheval, les autres à pied, les petits, les pauvres quittent leurs maisons, comme s'ils émigraient dans un autre pays; et, se formant par troupes distinctes, ils reçoivent l'homme de Dieu avec des témoignages de vénération qu'on a peine à croire. Tous se font un bonheur de le contempler; on esl heureux, lorsqu'on a pu entendre sa voix. On lui baise les pieds... On arrache les poils de ses vêtements, on déchire sa robe en morceaux, pour emporter un remède contre les maladies... Tous ceux qui marchent devant lui, tous ceux qui marchent derrière, font retentir les airs de leurs joyeuses acclamations'. » Aux portes des villes, l'évêque et le clergé l'attendent avec la croix. C'est l'envoyé du ciel, le bon ange des lieux qu'il traverse.
0 puissance de la parole! L'orateur romain l'avait décrite avec magnificence'2; mais en traçant ce pompeux tableau, en chantant cet hymne du génie qui s'exalte, Cicéron n'avait pas l'idée d'une parole supérieure à toutes les forces de la terre : la parole du génie fortifié et embelli par la sainteté.
« Quelle éloquence d'apaisement et de persuasion, quel langage érudit il avait reçus de Dieu! Comme il savait tou- jours le temps et la manière de parler! Comme il savait à qui adresser des consolations, des prières ou des avis! Ceux qui le liront pourront peut-être en faire la remarque;
siquidem osthun doratte aperire nulhu audébftt; tantuseral impelus ot lumullusi » Vita, auctor. variis, pars II, cap. S. 1. Ernald., Vita, lib. II, cap. i, — 2. De Oratore, cap. 1
LES PRÉDICATEURS. 97
mais nul ne le sait mieux que ceux qui l'ont souvent entendu. Celui qui avait prédestiné Bernard, dès le sein de sa mère, à l'œuvre de la prédication, lui avait donné une voix forte dans un corps débile. Ses discours étaient toujours à la portée de ses auditeurs... Ainsi, aux habi- tants de la campagne, il parlait comme s'il n'eût jamais habité que les champs; et, quand il s'adressait aux autres classes d'hommes, quelles qu'elles fussent, on aurait pu croire qu'il ne s'était jamais livré à d'autres occupations que les leurs. Lettré avec les érudits, simple avec les simples, sage et parfait avec les âmes spirituelles, il se fai- sait tout à tous, dans son désir de gagner tout le monde à Jésus-Christ. Voilà pourquoi, lorsqu'il prêchaitaux peuples de la Germanie, il était écouté d'eux avec une attention surprenante. Les Germains semblaient entendre sa parole, qu'ils ne pouvaient comprendre, puisqu'elle était dans un idiome étranger, plus pieusement que la traduction du plus habile interprète. On aurait dit qu'ils sentaient la force de toutes ses expressions : car ils se frappaient la poitrine, et les larmes coulaient abondamment de leurs yeux'. »
Ni ces régions lointaines, ni ces triomphes ne pouvaient éloigner de l'esprit de Bernard un souvenir qu'il portait au cœur : c'était celui de Clairvaux, séjour bien-aimé, paix de l'âme, doux remède aux fatigues et à l'épuisement des forces. « Mon âme, écrivait-il à ses moines, est triste jusqu'à mon retour parmi vous; elle ne veut être consolée qu'auprès de vous. N'êtes-vous pas mon unique consola- tion ici-bas, au milieu de tant d'épreuves qui s'ajoutent à mon exil? En quelque lieu que j'aille, votre souvenir ne
i. Alan., Vita, cap. xiv.
1
os
CHAPITRE IV.
me quitte pas; mais plus j'ai de plaisir de penser à vous, plus je souffre d'être éloigné de vous. Malheureux que je suis de vivre si longtemps en exil 1 ! »
Rentré dans ce sanctuaire, objet de tant de soupirs, il veut en faire le séjour de toutes les vertus : il prétend bien que le démon n'y aura pas accès. Il faut l'entendre, lors- qu'il aperçoit quelque négligence se glisser parmi ses frères : c'est un capitaine vigilant qui tremble pour sa citadelle : « Eh! Quoi? Mon frère! Tu vas te donner à la vanité, à la tiédeur et aux autres vices? Tu vas mentir aux promesses faites à Dieu? En vérité, c'est un bon château fort que tu enlèves au Christ, si tu livres à ses ennemis Clairvaux2... » Au milieu des soins qu'il prodiguait à ses Irères, Bernard travaillait sans relâche à conquérir des vertus : l'apôtre était un saint religieux.
La plupart des grands saints ont lutté clans l'arène; ils ont veillé longtemps; ils ont fait de pénibles efforts pour arriver enfin à ne trouver de vie et d'aliment que dans la contemplation des choses célestes. Saint Bernard, au con- traire, semble voler dans les régions spirituelles par entraî- nement d'amour. Il n'est point chargé du poids de l'infir- mité humaine3, tant il est avide de se fondre tout entier dans l'esprit divin ! C'est vers Dieu qu'il tourne inces- samment ses regards et sa pensée. Ses plus chères délices sont de passer ses jours cl ses nuits au creux du vallon, sous l'azur des cieux, dans la cellule couverte de feuillage, seul à seul avec le Cantique des Cantiques, virginal el mystique hymen. Puis, quand il reparaît au milieu des siens, quand il prend la parole, son âme est encore toute
I. Epist., ltl; serin. 37, in Divorsis. — 2. Serai. •'!, in Dedicat. 3. « Posità inolis corporcic sarcinà, • serin. 33, in Caution.
LES PRÉDICATEURS. 99
brûlante du travail solitaire de l'imagination et de la loi1. Ses allocutions à Jésus, on sent bien qu'elles ne sont pas composées par des mouvements médités, mais qu'elles lui échappent dans l'épanehement libre et spontané du cœur2. Tous ces soupirs, tous ces transports si pleins d'onction, il venait de les avoir avec le Verbe visitant son âme3.
Relisons une de ces pages touclianlcs.
«. D'abord nous nous jetons aux pieds du Seigneur, et nous pleurons devant Celui qui nous a laits les péchés que nous avons commis. Ensuite nous cherchons cette main favorable qui nous relève et fortifie nos genoux défaillants. Puis, ces deux premières grâces obtenues avec beaucoup de prières et de larmes, nous nous hasardons à nous éle- ver jusqu'à cette bouche pleine de gloire et de majesté, je ne le dis qu'avec frayeur et tremblement, pour la regar- der, bien plus, pour la baiser, parce que le Christ notre Seigneur est l'esprit qui précède notre face. Et, par ce saint baiser, nous nous unissons étroitement à lui et nous devenons, grâce à sa bonté infinie, un même esprit avec lui.
» C'est avec raison, Seigneur Jésus, oui, c'est avec rai- son que tous les battements de mon cœur tendent vers vous. Ma face vous a cherché; je chercherai, Seigneur, votre visage adorable. Car vous m'avez fait sentir votre miséri- corde dès le matin, lorsqu étant couché dans la poussière et baisant les traces sacrées de vos pas, vous m'avez par- donné les désordres de ma vie passée. Puis, quand le jour a grandi, vous avez réjoui l'âme de votre serviteur, lorsque, par le baiser de votre main, vous lui avez aussi accordé la
1. Scrni. 1, in fcsto omn. SS. — 2. n Quaiidoquc sentimUB, » Serin. 19, in Diversis o. Serin. 7i, in Cantica: serm. I, in festo omn. SS
100 CHAPITRE IV.
grâce de bien vivre. Et maintenant, quereste-t-il, Seigneur, sinon que, daignant m' admettre aussi au baiser de votre bouche divine, dans la plénitude de la lumière et dans la ferveur de l'esprit, vous me combliez de joie par la jouis- sance de votre visage? Approchez-moi, ô Seigneur très- doux et très-aimable, apprenez-moi « où vous paissez, où vous reposez en plein midi ! »
» Mes frères, il fait bon ici pour nous : mais voici que la malice du jour nous en retire. Car les gens dont on vient de m'annoncer l'arrivée m'obligent d'interrompre, plutôt que de finir, un discours si agréable. Je vais donc aller moi-même au-devant de mes hôtes, afin de ne manquera aucun des devoirs de la charité dont nous parlons, de peur qu'il ne nous arrive d'entendre de nous ces paroles : ils disent et ne font point. Cependant, mes frères, priez Dieu qu'il ait pour agréable le sacrifice volontaire que ma bouche lui offre, afin qu'il serve pour votre édification et que son saint nom en soit loué et glorifié'. »
A ce ton si suave, ne dirait-on pas les notes d'un can- tique? Quelle progression dans l'amour! On le sent qui monte. Il baise d'abord les pieds, puis les mains et la bouche : trois degrés dans cette union de Jésus et du chré- tien. Puis, cette rêveuse homélie, cette effusion de prière, ces couplets harmonieux où l'âme iidèle se berce si dou- cement dans les ondulations mystiques, toute cette mélo- die religieuse n'est interrompue que par les devoirs.de l'hospitalité !
I. Scrm. 3, in Cantica. ("est ce passage même que Geoffroy d'Auxcrre recom- mandait dans l'un de ses sermons : « Quanta nobis sanclus Bernardus ex occasionc nsculi oris, osculi etiani pedum et uiauuum in scinionibus tradidit Cantici Canti- (orum! Ad manuni habetis ca et ad nianum liabetis; in eis dulcius ruminctis. » Ms. lat., 476, f» 159.
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Parfois cet espril séraphique descend de son ciel el revient se poser à terre. Alors il sonde avec une profonde mélancolie les mystères de la nature humaine: car, pour avoir la mesure de l'homme, il suffit de connaître la Divi- nité. Saint Bernard, malgré ses doux ravissements, a du Pascal en lui par plus d'un endroit.
Saint Bernard et Pascal sont tous les deux en pleurs aux pieds du crucifix. « J'ai reconnu, dit saint Bernard, que la sagesse consiste à méditer ces choses, et j'ai reconnu que là seulement était la perfection de la justice, la plénitude de la science, les richesses du salut et l'abondance des mérites... C'est ce qui fait que j'ai toujours ces choses à la bouche, comme vous le savez, et que je les ai toujours dans le cœur, comme Dieu le sait; elles sont partout dans mes écrits, comme chacun peut le voir ; ma philosophie la plus sublime en ce monde, c'est de savoir Jésus et Jésus crucifié'.)) Et Pascal: « Sans Jésus-Christ, il faut que l'homme soit dans le vice et dans la misère; avec Jésus- Christ, l'homme est exempt de vice et de misère. En lui est toute notre vertu et toute notre félicité : hors de lui, il n'y a que vice, misère, erreurs, ténèbres, mort, désespoir. »
« Le voilà, s'écrie encore le saint, le voilà comme le dernier des hommes, homme de douleur que Dieu frappe et humilie ! Il est le plus abaissé et le plus sublime ! 0 humilité! 0 grandeur! Opprobre de l'humanité et gloire des anges ! Il n'y a rien de plus grand et rien de plus petit ! Une telle humiliation restera-t-elle sans vertu 2? » Et Pas- cal : « Jamais homme n'a eu tant d'éclat; jamais homme n'a eu plus d'ignominie ! Tout cet éclat n'a servi qu'à
1. Serin. 13, in Gantica, — 2. Serm. in Passions Domini.
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CHAPITRE IV
nous, pour nous le rendre reconnaissable ; et il n'en a rien eu pour lui. »
Sur l'homme, ce sont les mêmes plaintes secrètes et la môme tristesse amère. Saint Bernard s'arrête soudain au milieu de ses discours, il s'écrie avec pitié : 0 cendre superbe! 0 homme!'... Il accuse la volonté'2, l'ambition et la puissance3, la gloire4, la science5 et la disparité des éléments0. Il apostrophe le corps; il lui demande en grâce de veiller à la garde de l'âme dont il est la demeure7. Il a des accents fiévreux sur « le sort abject de l'homme enlacé dans les deux bras du travail et de la douleur8 ». Écoutons comment il fait, dans la nature humaine, la part de l'ange et de la bête . « 0 homme, lorsque tu fus en honneur, tu ne le compris pas. Voilà pourquoi tu fus assi- milé aux animaux sans raison et que tu leur es devenu semblable.... Rappelle-toi ta mollesse et rougis de ton excessif abaissement.... Veux-tu savoir, ô homme, où tu te trouves maintenant? Tu te trouves dans un lieu d'afflic- tion, car ta vie s'est approchée de l'enfer. Que voyons- nous ici-bas, si ce n'est le travail, la douleur et l'affliction de l'esprit? Mais pour toi les choses en sont venues à ce point (pie tu es comme un (Mitant qui, ayant reçu la vie cl s'étant trouvé nourri dans un cachot, n'aurait jamais vu la lumière du jour ; il ne comprendrait rien à la tristesse et aux angoisses de sa mère. Celle-ci sait bien pourquoi elle est triste; les maux qu'elle souffre sont pesants, parce qu'elle a connu le bonheur; le souvenir de la paix des
I. Nous ne notons pas ces passages; ils reviennent trop souvent.
Serm 3, in Resurrcctione. — 3. Serm. 4, in Ascensione. 4. Serm. 42, de Diversis. — 5. Serm. 3, de operatione Spiritus S. C. Serm. 5, in Dedicatione. — 7. Serm. C, in Adventu. 8. Serm. in Passione Domini.
les PRÊnir.ATErns. 103
jours passés esl rempli, pour elle, d'une amertume extrême. Pour toi, au contraire, le comble de la misère ne le semble qu'un petit mal ; tu es accoutumé à porter des chaînes si lourdes que tu trouves du repos si les anneaux sont un peu moins resserres. Tu as envie de manger parce que la faim te presse : manger et souffrir de la faim sont un travail, une peine; mais, parce que la faim est plus pénible que l'action de manger, tu ne trouves pas que manger soit une peine ; mais une fois la faim apaisée, ne te semble-t-il pas beaucoup plus pénible de continuer de manger que de souffrirde la faim? Il en est ainsi de toutes choses sous le soleil : il n'y a rien en elles de vraiment agréable, on veut constamment passer d'une chose à l'autre, et il n'y a que le passage d'une chose à l'autre qui les relève un peu; c'est comme si l'on passait du feu dans l'eau et de l'eau dans le feu, impuissants que nous sommesàsupporter constamment l'un et l'autre. Il n'y a que le commencement d'une fatigue qui nous repose d'une autre fatigue . Personne, dans ce siècle malheureux, ne sauraitavoir ce qu'il désire : le juste ne peut être rassasié de justice, ni le voluptueux de volup- tés, ni le curieux de curiosités, ni l'ambitieux de vaine gloire. Voilà précisément la source de vos chagrins, si vous n'êtes pas encore devenus insensibles ; voilà la source de vos douleurs. Vous êtes en exil, vous êtes arrêtés dans un désert, vous marchez dans les ténèbres et par des sentiers glissants, vous ne mangez qu'un pain arrosé de vos sueurs. Est-ce que l'œil n'est pas inondé de larmes amères toutes les fois qu'il fait ces considérations? Ne pleure-t-il pas avec le prophète qui s'écriait: « Que je suis malheureux, mon exil est si long' ! »
1. Serm. 12, do Diversis.
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Ne croit-on pas entendre Pascal avec ses expressions passionnées sur la grandeur et le néant de l'homme, sa monstrueuse composition, son ennui, sa curiositéinquiète, son premier état et son état présent, son abandon au milieu de l'univers avec toutes ses concupiscences?
Pour écrire des pages si éloquentes, saint Bernard et Pascal n'ont eu qu'à reproduire ce qu'ils souffraient, pres- que chaque jour, l'un et l'autre, de cette étrange compo- sition. Ils ont ressenti, dans tout ce qu'elle a de plus aigu, l'incompréhensible douleur de l'homme qui, voulant vivre des pures conceptions de la pensée, se trouve invincible- ment attaché aux réalités de la terre par les tortures du corps.
Pascal vivait dans la souffrance, « l'état naturel des chré- tiens ». Il endormait ses douleurs par la sévère méditation des Pensées et gravait les traits de son génie dans une ébauche impérissable. Car cette œuvre, Dieu ne lui laissa pas le temps d'y mettre la dernière main ; il eut hâte de lui montrer à nu l'objet sublime de ses tourments et de ses veilles : l'éternelle Vérité.
Saint Bernard, malgré son tempérament délicat, avait conservé dans ses premières années une santé florissante : sa verte jeunesse devint plus d'une fois objet de tentation. Mais à peine fut-il entré à Cileaux que les pratiques aus- tères, l'exaltation de l'ascétisme le réduisirent îi l'état d'épuisement. Ses défaillances étaient perpétuelles; son estomac, affaibli par des jeûnes prolongés, refusait toute nourriture1. Cependant rien ne pouvait ralentir l'ardeur de son zèle; il voulait, lui aussi, bêcher la terre, couper le bois, le porter sur ses épaules et suivre ses frères dans les
I, Ouillolm., Vita, lib. I, cap. vin.
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travaux des champs'. Lors de la fondation de Clairvaux, lorsqu'il se présenta à Pévêque de Châlons pour recevoir la bénédiction abbatiale, il fit pitié à tous les assistants: c'était un jeune homme exténué et presque moribond2. Que de l'ois on craignit pour sa vie dans ses voyages aposto- liques ! Que de fois il fut réduit au repos par des maladies alarmantes ! Dans ses moments les moins pénibles , il ne cessa de souffrir. La faiblesse le força de renoncer définiti- vement aux travaux manuels : ils furent remplacés par la prédication3. Ce ministère même triompha souvent de ses forces. Tout confus et tout désolé , il fait, plus d'une fois , l'aveu de ses infirmités : la respiration lui manque, il est incapable d'achever son discours. « Mais en voilà assez : car ma mauvaise santé me force à m'arrêter, comme cela m'arrive assez souvent. La plupart du temps, comme vous le savez, je suis obligé de laisser mes discours inachevés et de renvoyer à un autre jour ce qui me reste à dire sur les versets que j'avais le dessein d'expliquer. Mais quoi ! je m'attends à être châtié; car, je le sais, je suis encore traité plus favorablement que je ne le mérite. Frappez-moi, mon Dieu, frappez-moi comme un serviteur qui travaille mal. Peut-être les coups que je recevrai de votre main me tien- dront-ils lieu de mérite; peut-être Jésus-Christ, l'Époux de l'Église, ne trouvant point en moi des biens qu'il puisse récompenser, verra dans mes plaies et dans mes douleurs un motif d'exercer sa miséricorde et d'avoir pitié de moi, Lui qui est Dieu par-dessus toutes choses et béni dans tous les siècles * ! »
1 Ibid., lib. I, cap. IV.
2. « Juvenis exesi corporis et moribundi. » Alan., Vita, cap. vm. 3 Serm. 10, in Psalmum qui habitat. — i. Serni. 44, in Cantica.
1 or, CHAPITRE IV.
Ce fut dans les moments de calme accordés parla don- leur que saint Bernard composa ses homélies sur le Can- tique des Cantiques. Il les commença dès l'Avent de l'année 1135; et tels furent ses tracas, telles furent sur- tout ses souffrances, qu'il ne put achever cette méditation poétique sur les noces spirituelles. Il n'a laissé que les premières notes de son chant : il a dit les dernières dans le jardin de l'Épouse.
Pendant que le saint triomphait ainsi, de toutes parts les larmes coulaient ici-bas. Les chrétiens désolés accou- raient aux portes de Clairvaux, et ils se disaient triste- ment les uns aux autres : « Bernard est mort1! » Le ciel lui-même se chargea d'apprendre la fatale nouvelle aux plus éloignés. « Quelques-uns d'entre vous, dit Geoffroy d'Auxerre dans un sermon'2, ont connu et se rappellent bien sans doute cet homme si parfait, ce Jean que nous surnommions le Lombard, et qui était abbé d'un monas- tère voisin du mont Cassin, lorsque saint Bernard3 nous fut enlevé. Jean ignorait encore le départ de notre père, à cause de la distance des lieux, quand, une nuit, il vit apparaître un de ses moines qu'il avait enseveli peu de jours auparavant. L'abbé pressait le moine de lui donner certains avis. « Je ne suis pas digne, répondit le moine, de vous révéler les conseils d'en haut. Sachez seulement une chose: il vient d'être reçu dans le collège des saints celui que tout le monde connaît , celui qui, plein de sollicitude pour vous, était si puissant à la cour céleste! Celui qui priait toujours et qui obtenait tout ce qu'il
I. Gaufri.l., Vita, lib. V, cap. il. — 8. Biblioth. de Troyes, ras. lat., 503, P Ml). 3. « Quando sanctus Bernardus est assnmptus a nobis. » Ibiil. Ce sermon a donr été prononcé depuis l'année 1174.
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demandait! » — « Qui donc voulez-vous dire? » — Je veux dire Bernard, premier abbé du monastère de Clair- vaux1! D
Un peintre du moyen âge2 a su représenter ce deuil et ces funérailles. Le saint, étendu sur un brancard, semble reposer paisiblement. Son large front en saillie, sa bouche expressive, ses joues creusées par la souffrance, toute sa figure laisse percer comme un reflet de sa grande âme en méditation. Puis, les moines, accablés de tristesse, vien- nent tour à tour lui baiser les mains et récitent d'une voix entrecoupée de sanglots les prières de l'Absoute, qui sont les dernières prières et les derniers adieux.
Pour nous, nous ne saurions quitter sitôt ce beau génie du sacerdoce. Le nom de saint Bernard reviendra sou- vent animer les pages de ce livre. Mais il est temps de résumer ici les principaux traits de son éloquence, en lui faisant une prière avec un poëte anonyme 3.
1. « Interrogatus ille quis cssetqui diceretur : Bernardus, ait, Clarevallensis mo- naslerii primus abbas. » Ibid.
2. Giotto, Musée du Louvre, ri" 193.
:!. Voici ces vers, ms. lat. 15157, f 43. «[de S0 Bernardo; » anonyme: com- mencement du treizième siècle :
Keligionis apex et nostri gloria sectili, Et decus ecclesie, totius purpura muiiili, Unice dulcor, ave ! Te rémige, noslra pliaselus Silleosque canes vitet baratrumquc caribtlis; Sol sine nube micans, per te cistercius ordo Fulget ut nurnrn, totoque relucet in orbe. 1 Gemma sarerdotum, lu conipluis et colis et nos Fecundas rore qui sarro fluxit ab ore. Par es Gregorio mellilo gutture, sensu Dives ut Aurelius, huicsoli cedis; es inde Aureus eloquio sicut Crisoslomus, immo Scemate verborum magnas Ieronimus; instar Ambrosii splendes, vernas ut Beda, Leoni Pape consimilis, sed es alter Hylarius; unde Nempe figurali mysteria clausa sigillo Sensibus bystoricis prius elicis, inde recenses Prorsus enigmatica Salomonis cantica; certe Hic tibi debetur et laus et laurea soli. 0 felix anima superis sociata choreis; Solanien misent estn, medela reis !
108 MA PI THE IV.
« 0 vous, l'honneur de la religion, la gloire de notre siècle, la parure de l'Église, l'ornement du monde entier, nom plein de saveur, je vous salue! Conduite par votre aviron, que notre barque évite les monstres de Scylla et le gouffre de Charybde. 0 soleil brillant, soleil sans nuage! Grâce k vous, l'ordre de Citeaux resplendit comme l'aurore et jette son éclat dans tout l'univers. Perle du sacerdoce! Vous nous arrosez, vous nous cultivez, vous nous fécondez par la rosée qui tombe de vos lèvres saintes. Vous égalez Grégoire par le miel de vos paroles, et par le sentiment vous égalez Augustin, le seul à qui vous le cédez. Vous êtes, pour l'éclat du langage, Chry- sostome; vous êtes même le grand Jérôme pour les secrets de l'éloquence. Vous brillez comme Ambroise, vous fleu- rissez comme Bède, vous êtes semblable au pape Léon, vous êtes un autre Hilaire. Vous rendez au sens histo- rique les mystères renfermés sous le sceau de l'énigme, vous dévoilez les cantiques si mystérieux de Salomon : à vous seul cette gloire, à vous seul cette palme! Ame bien- heureuse, aujourd'hui mêléeaux chœurs des anges, soyez la consolation des malheureux, soyez le salut des coupables! »
Gislebert de Hoy (f 4172), en Angleterre, mourut au monastère de Rivour, en Champagne. 11 continua l'œuvre de saint Bernard et prit l'explication du Cantique des Cantiques au chapitre troisième. Il prêcha ses homélies à ses religieux de Hoy, puis aux religieuses qui habitaient une partie du monastère'; enfin, les dernières d'entre elles furent adressées aux moines de Rivour'2. Ces dis-
1. 17» li., !«■ h., 19* h. Opp. S. Bernard., Y, 1.
2. La mort, en effet, no lui a pal permis d'achever son recueil : ■ Finis sermo-
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cours, au nombre do quarante-huit, se rapprochent de ceux de saint Bernard pur l'abondance intarissable et par l'onction ; mais nous y chercherions en vain ce parfum de pudeur angélique et ces grâces d un style printanier dont le maître avait le secret; les images rappellent trop la chose : elles n'élèvent pas au-dessus de terre.
Nicolas (f vers 1178), le secrétaire qui trompa saint Bernard par ses fourberies et qui fut toujours assez habile pour se faire de puissants protecteurs', ne devrait pas figurer dans cette famille de saints. A Glairvaux, ce triste personnage avait écrit dix-neuf sermons'2. Il s'y préoccupe plus du jeu de la phrase que de la doctrine. Il enfle la voix clans les exordes, qui sont tous également ampoulés, il emprunte les expressions de saint Bernard, il fait des efforts pour imiter ses élans : mais ce n'est que la factice exaltation d'une âme vide de piété, et toutes les convul- sions qu'il se donne ne produisent qu'une fausse chaleur.
Aelrède de Ridal (f 1166). 11 faut rattacher à l'école de saint Bernard un étranger qui réussit à imiter la ma-
iiuin Gilleberti abbatis in Cantica quos morte similiter praeventus absolvere ndil potuil. » Or, ce fut à Rivour qu'il mourut. Ibid. — 1. S. Bern., epist. 298.
Dans sa dédicace au comte de Cbumpagne, il compte lui-même 10 sermons « aliosque sermones ». Ceux-là sont inconnus; v. Tissier, Bibl. Patr. cisterc, III. Sur les sermons qui appartiennent à Nicolas,, v. Mabillon, Opp. S. Bernard., III, prtefat. Brial, Hist. litt., Mil, 553, a tort de dire, après avoir rapporté la discus- sion de Tissier et de Mabillon, que les sermons 14, 15, 16, 17, 18 de Nicolas sont imprimés parmi les œuvres faussement attribuées à S. Bernard : car Mabillon, Opp, S. Bernard., V, les donne tous positivement à Nicolas, excepté le premier, in Nati- vitate Joannis Bapt., qu'il attribuerait plus volontiers à Pierre Damien. Pour nous, nous n'avons trouvé qu'un seul manuscrit des sermons de Nicolas, ms. lat. 13419, 1° 61. Il est incomplet, et les sermons qui sont douteux dans l'imprimé le sont également dans le manuscrit, à cause des indications contradictoires écrites à la marge, f 5 68, 89.
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nicre du saint au point qu'on l'appela le Bernard de l'An- gleterre1 : C'est Aelrède, abbé de Ridai. Ses homélies2 sont claires, -simples, parfois vives et touchantes. Aelrède, si nous l'en croyions, serait illettré et sans talent3 ; il ne prê- cherait que d'improvisation4. Il possédait, au contraire, tous les détails de l'histoire ecclésiastique ; il connais- sait l'art d'interpréter les Ecritures sans tomber dans les lieux communs. Mais la force et le charme de sa parole, il les tire de son âme ; il sait trouver des mouvements tendres, affectueux, familiers, qui ne seraient pas dé- placés sur les lèvres de saint Bernard. « C'est à vous que je parle, mes frères, mes enfants; à vous qui n'adorez pas seulement la croix du Christ, mais qui avez fait profes- sion de l'aimer et de vous y attacher. Oui, c'est à vous que je parle. Que chacun de vous pense comme il voudra, qu'il juge comme il voudra, qu'il se flatte tant qu'il vou- dra : dans la croix du Christ il n'y a rien de tendre, rien de doux, rien de délicat, rien qui caresse la chair et le sang. La croix du Christ est vraiment le miroir du chré- tien. Si, regardant la croix du Christ, il trouve que les mœurs de sa vie sont en rapport avec elle, qu'il prenne courage : car autant il aura participé à la croix, autant il aura de gloire dans le ciel. Mais celui qui aura dédaigné la dureté de la croix, sera chassé loin des regards du
1. Éloge d'Aelrède, Palrol. lut. fACV, c. -Ju7.
2. Scrmones de Tempore et de Sanctis; Sertuonesile vttenbus, in cap. XU etseqq. Isaiic prophet., Patrol. lat., CXCV. Il faut leur ajouter un sermon sur l'Avcnt, mèlc aux œuvres de S. Bernard, Palrol. lat., CLXXX1V, c. 817.
.}. « Ncc scliolastitis quidam disciplinis, tum pene, ut scitis. illitteratus sim, ï li., de Oneribus; < tenuitasingenii mei requin! ut nuditorea mei ad parvitatem inci serinonis siiuin polius inclinent auditum, » l-l* II., de Tempore.
4. 11 finit presque toujours brusquement, un s'accusant d'avoir dépassé L'heure. Voyez, par ex.. HV h., de Oneribus.
LES PRÉDICATEURS. Ml
Crucifié. Vous, mes frères , combien ne devez-vous pas vous réjouir, vous qui vous crucifiez avec le Christ. Je vous dis la vérité, nies frères, et ne vous trompe pas : notre ordre est celui de la croix du Christ. Je vous en prie, mes frères, veillez à ne pas vous éloigner de la croix du Christ, et, puisque vous êtes placés sur la croix, ne faites rien contre elle... J'éprouve de la jouissance, mes frères, à vous parler avec abondance de coeur de la croix du Christ, parce qu'elle est notre gloire et noire voie. Mais il faut finir, car aujourd'hui nous devons rester plus longtemps à l'office divin '. »
Geoffroy d'Auxerre (f vers 1°20U), moine de Clair- vaux, secrétaire de saint Bernard et successivement abbé d'Igni, de Clairvaux, de Fosse-Neuve et de Haute- Combe 2, ne nous était connu jusqu'ici, comme prédica- teur, que par un très-court fragment sur la Résurrection3, et par le panégyrique de saint Bernard''. Dans cet éloge, l'orateur, embarrassé par la grandeur du sujet, ne rap- pelle pas l'origine illustre de Bernard. Il ne décrit ni ses voyages, ni ses fréquentes missions à travers l'Europe; niais il s'arrête avec complaisance aux vertus du saint, à
1. Serm. 9, in Ramis Palmaruin. — 2. Hist. lilt., XIV, 130.
3. Tissier, Bibl. Patr. Cisterc, IV, 261. Nous n'avons pu savoir si ces quelques lignes insignifiantes appartiennent réellement à Geoffroy. Mais les trois sermons que lui donne le P. Coiubéfis, sous le nom de « Galfridi abbatis », sont évidem- ment des sermons de Geoffroy de Mailros. 11 suffit de comparer : Bibl. Patr. Con- cionat., VU, 117, sermon sur S. Jean-Baptiste, avec le ms. lat. 18178, f° 72 ; — Bibl. Patr. Concionat., VU, 150, autre sermon sur S. Jean-Baptiste, avec le ms. lat. 18178, f°89; — Bibl. Patr. Concionat., VIII, 180, sermon sur S. Martin, avec le ms. lat. 18178, f" 78. Les textes ne diffèrent pas d'un seul mot, si ce n'est dans les titres, que Gombéfig semble avoir faits à sou gré.
4. Upji. S. Bernar(li,\\,-loôi. Ce panégyrique fui prononcé en 1163; voyez ibid-, n° 5. •
112
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sa charité vigilante, qui n'oubliait ni les pauvres, ni les petits; à la beauté de cette vie, exempte d'imperfections, qui cherchait toujours à se cacher en Dieu. Il parle avec une chaleur soutenue et une émotion sincère. On sent, à la lecture, que le panégyriste a connu son héros, qu'il a été témoin lui-même des traits qu'il raconte, et qu'il a reçu de celui qu'il loue plus qu'un bienfait ordinaire. Quelques larmes échappèrent sans doute, dans ce dis- cours à Geoffroy le converti, à l'écolier ambitieux trans- formé tout à coup, par l'éloquence de saint Bernard, en un moine fervent qui devint lui-même abbé de Clairvaux.
Geoffroy d'Auxerre a laissé plusieurs autres panégy- riques aussi émus, parmi de nombreux sermons'2 qui n'ont pas vu le jour 3. On regrette que tous ces manuscrits ne soient pas imprimés : car aucun prédicateur n'est plus simple, plus familier, plus naturel. Malheureusement, à cause de cette facilité même, le latin a perdu la richesse de ses formes. Voici, par exemple, l'exorde d'un pané- gyrique de saint Benoit :
« Sepe, fratres.celebramus feslivitates sanctormn et non débet esse hoc sine fructu. Débet enini ipsa celebratio provenire ad utilitatem nostram : nam ideo iustitute sunt iste festivitates. Quid enim putamus? 111 is aliquid prodest quod eos laudauius et facimus memoriam eorum? Certe, fratres, nichil. Videaraus ergo qua utilitate statutuni estistas festivitates celebrarr. Oninis bomo aut maie mit, aut bene. Ideo ad utrumque boc genus bomi-
1. N° 16, ibid.
2. Ms. lat . 476, f° 1 10, 16 sermons sur divers sujets, mêlés à des commentaire» sur le Canti(|iie des Cantiques; ML, f° 144, 20 sermons sur l'Apocalypse. Ms. lat., 2594, f° 12, I sermon BUT l'Assomption, mêlé aux sermons de plusieurs religieux de Clairvaux sur la Vierge. Bibliotli. de Troyes, ms. lat., 868, f 51, 18 sermons: ms. lat.. 503, f 1, 105 sermons; ms. lat., 763, f° 69, table générale des semions de Geoffroy.
3. Au rapport d'Oudin, Comment, de Script., Il, 1497, Tissicr se préparait à publier les 2 mss. lat., 868 et 503, aujourd'hui à la Bibliotli. de Troyes, lorsqu'il fut surpris par la mort.
LES PRÉDICATEURS.
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mis debent prolicere ille cclebritatcs. Oui onim malovivil duo quedam débet concipere, (|uaado celebramus islas festivitates : sciliccl pudorem et timorcm. Omnis qui maie facit, aut idco facit quia infirmus est et non po- test resistere delcctalionibus suis, aut uialieiosus estet diligit maluniet odit bonum. Qui per infîrmitatem peccat, quam excusationem habel? Quid dicere : infirmus sum, desideria carnis cogunt me, non possum istas delectalionos, quando nascuntur in carne mea, superare? Ecce hodie cele- bramus festivitatem sancti patris nostri Benedicti. Quid fuit sanctus Bene- dictus? Sine dubio, homo sicut tu ; sicut ille, sicut ego; caro ille, caro tu; de eadem massa ille et tu : quare ergo ille potuit et tu non potes ? Ille adbuc puer tener et delicatus reliquit seculum, fugit a parentibus suis: tu autem magnus et sapiens et prudens adhuc somnias seculum, adhuc suspi- ras ad parentes tuos. Si causaris quia sustines graves temptationes, et ille, sicut scitis, graviter temptatus est. Ille tam viriliter restitit : tuitamolliter succumbis 2 ! »
A côté de ce langage clair et de cette logique pressante, on admire la paternelle sollicitude du pasteur. Avec quelle véhémence affectueuse Geoffroy prêche la fuite du monde !
« Fugc, fuge, fuge voluptatem et vanitatem, luxuriam et avariciam, insatiabiles filias duas sanguisuge proprie voluntatis. Quanta disputât de fuga seculi magnus Ambrosius, cujusflores redolent inEcclesia Dei ! Fugite fornicationem, ait, vas[a] electionis. Et discipulus quem amabat Jhesus : karissimi, ait, fugite ab ydolorum cultura.... Vixfugiunt aliqui vel experti vulnera, vel semineces et letalibus jaculis bine inde confossi. Vix fugiuntet tacti aliqui, velcompulsi; et qui semel acquiescunt ut fugiant, repetitam aliquando fugiendi suggestionem durius audiunt quam priorem. Sunt qui fugiunt a fugiendis ad alia nichilominus fugienda, et, relictis prohibitis, prohibenda similiter noxia tergiversatione sectantur. Ego tibi vociferans et sepius iterans non cessabo : fuge, dilecte mi, fuge, donec fugias super montes Aronis, ubi Christus est in dextera Dei sedens. Non bene fugiunt apud quos residuum eruce locusta comedunt et residuum brucci erugo Non bona fuga a voluptate carnis ad seculi vanitatem, ad desperationem a presumptione, ab inepta leticia ad tristiciam secularem. Fuge, fuge, non hyeme, neque sabbato, sed hyememmagis et sabbatum, ut non sit fuga tua anxia, tristis, amara, non sit pigra, dissoluta, remissa. Fuge ut sursum cor ad Deum babeas, queras et sapias que sursum sunt, non que super ter- rain. Queras studio et desiderio, sapias devotione et studio spirituali. Fuge, fuge ad suave jugum et onus levé, ut non sis gravi corde, querens menda- tium, diligens vanitatem2 ».
I. Biblioth. cleTroyes, ms. lat., 868, f° 66.-2. Ms. lat., 476, P 142.
8
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G H. MM MIE IV.
Abbaye de Saint-Victor.
Les Victorins luisaient de réloquenec sacrée un exer- cice journalier. Chacun des chanoines prêchait à son tour; et ce tour, combien le voyaient arriver trop tôt! Le mot de « tâche » revient avec amertume dans tous les exordcs; le prédicateur commence par envier la place des heureux qui n'ont qu'à l'entendre. « Je vous l'atteste, mes frères, ce serait beaucoup plus sûr pour moi de vous écouter que de vous adresser la parole. Avec quelle avidité je prêterais l'oreille aux avis de mes frères doués de toutes les grâces du langage! Ce qui me décourage encore, c'est que, je le sais bien, ma peine est inutile. Si je voyais mon travail produire quelque fruit, je me courberais volontiers sous ce fardeau. Accomplissons cependant la tâche qui nous est imposée malgré nous1. »
Cette tâche devient si pénible, que plusieurs finissent par réclamer contre elle. Gautier demande qu'elle soit définitivement abolie pour les vieillards. « Mes frères, chaque fois que je suis obligé de vous adresser la parole en pareille circonstance, j'ignore ce qui se passe en vous : pour moi, je sais bien ceci, c'est que je suis confus d'éta- ler aux yeux des autres toute ma détresse. Les vieillards qui sont parmi nous, d'une vie sans reproche, d'une science à toute épreuve, d'un sens exquis, d'une sagacité merveilleuse à disccrnerlc bien du mal, ont suffisamment édifié et prêché. Il faut donc que cette coutume de parler au Chapitre soil mise de côté; qu'on y renonce : ou bien,
I. Victorins, ms. lat., 14589, C 3.
LES PRÉDICATEURS. H5
qu'on fasse parler les jeunes gens qui ont du souffle et de la facilité. A ceux-là qui oui de la verve et de l'abon- dance, de se montrer et de paraître... Donc qu'à l'avenir les jeunes gens, comme des (ils dévoues, succèdent à leurs pères; qu'ils prennent leur place. Car nous sommes vieux, nous sommes fatigués, nous voulons garder le silence '. »
Grâce à cette culture, la congrégation de Saint-Victor jeta un vif éclat dans la chaire : ses prédicateurs jouirent d'une brillante renommée. Le plus illustre d'entre eux fut Hugues de Saint-Victor.
Hugues de Saint- Victor (f 4141) « fut la harpe du Seigneur, l'organe du Saint-Esprit; il unissait les gre- nades, symbole des vertus, aux clochettes, symbole de la prédication. Il porta un grand nombre de chrétiens à la pratique du bien par son exemple et par sa pieuse con- versation ; il leur donna la science par sa doctrine aussi douce que le miel. Il creusa un grand nombre de puits d'eau vive par les livres qu'il composa avec autant de finesse que de suavité, sur la foi et sur les mœurs. Il découvrit les secrets de la divine science. Sa mémoire est demeurée parmi nous comme un parfum délicieux, comme un miel odoriférant, comme un concert dans un festin, comme un navire qui porte à la postérité des fruits abondants 2. »
Ses homélies sur l'Ecclésiaste sont des leçons écrites
I. Ms. lat., 11948, f° 69 : « Undc necesse est ut hec consuetudo loquendi in capi- lulo postponatur et relinquatur, vel ut juniores ad hoc accingantur, maxime illi qui spiritu fervent et verbis profluunt, ut excludantur qui probati... et illi qui parati sunl et prompti ad loquendum éminçant et appareant et manifestenlur... »
"2. Jacques de Vitry, Hist. occident., ch. xxvui. Patrol. lut., CLXXV, c. L.
116 CHAPITRE IV.
à la prière des chanoines*. 11 commence avec Salomon par renverser toutes les idoles de la terre. « Où était donc, se demande-t-il, cet esprit supérieur qui regardait le monde de si haut, et traitait de mensonge tout ce qui passe? Il planait dans les cieux2. » Hugues va s'élever lui-même avec Salomon. La vie, la chaleur, le mouve- ment débordent dans ses discours. Il interroge Adam, figure du cœur humain; il le presse, il le poursuit de ses demandes et de ses réponses : il le supplie de lui apprendre si, loin de son Dieu, il a trouvé autre chose que tourment inattendu, amère déception3. Ailleurs*, il étale la caducité des ouvrages des hommes. Il montre comment les mortels se succèdent dans la vie, comment les générations font place aux générations, et se poussent, emportées les unes après les autres dans la nuit sans retour.
Il s'applique surtout à montrer la faiblesse de l'esprit humain réduit à ses propres forces : ce sujet plaisait à un siècle théologique. Chaque fois que le texte s'y prête, Hugues est infatigable à le développer. Il convainc la philosophie antique d'impuissance. Elle a bien pu quel- que chose, sans doute; elle s'est élevée jusqu'aux astres et jusqu'au firmament, mais Dieu, elle n'a pas su l'at- teindre : ses grands génies ont erré dans la profondeur des ténèbres5. Pauvres philosophes, dit-il encore, ils auraient pourtant bien voulu posséder la sagesse! Ils tenaient leurs bras ouverts, ils avaient les mains éten- dues, ils étaient tout prêts à l'embrasser : mais elle s'en- fuit loin d'eux, car ils étaient des étrangers °.
I. Patrol. lut., CLXXV, c. 113. — 2. 1* h. — 3. 8' h. — i. l.V h. — 5. 10* II. fi. 16* h. « procul quasi cxtcnlis brachiis, et nia ni bu s expausis, amplexum facerc
LES PRÉDICATEURS. 117
(le n'est | » ; i s l;i seule lois que le style revêl des couleurs si vives. Dans le même discours, Hugues décrit d'une façon dramatique et saisissante la lutte de l'âme ehré- tienne contre la chair, le monde et le démon. C'est une guerre à outrance, une lutte de longue durée '. Trois tyrans réunissent, leurs bataillons : le démon qui com- mande les cohortes des insinuations perfides, le monde à la tête de l'adversité et du bonheur, la chair qui conduit la foule tumultueuse des mauvais désirs. L'Ame est seule, elle n'a pour auxiliaire que la protection de Dieu; elle n'a pour javelots que les vertus. Il y a des escarmouches, des embûches, des assauts dans l'ombre, des surprises et des attaques, tous les jours, sur tous les points, jusqu'au triomphe définitif de la constance et de la foi.
Plus loin, il revient encore aux philosophes; il aime à les mettre en contradiction. Il les fait voir raisonnant, argumentant, subtilisant pour expliquer le monde, et Dieu caché, qui sourit de pitié devant leurs prétentieuses ten- tatives. « Voyez, dit-il, combien d'opinions ces prétendus sages ont formées sur les œuvres de Dieu : aucun n'a pu trouvera solution de ce grand problème. Ils se disputent chaque jour, ils se contredisent, ils se combattent. L'un dit: c'est ceci; l'autre dit: non, ce n'est pas cela, mais bien cette autre chose. Et ils parlent, et ils inventent, et ils fabriquent des mensonges. Les uns affirment qu'il n'y a de réel que ce que l'on voit. D'autres arrivent qui
voluerunt... , et ideo cito et velociter fugit ab eis, nec potuit charitate extranea retineri. »
1. « Bellum magnum, diuturna concertatio... » 11 ne s'agit pas évidemment ici des Moralités scéniques, qui n'ont eu lieu que beaucoup plus tard. V. Dictionnaire det Mystères, édit. Migne, Nouvelle encyclop. tltéol., XLIII. « Moralité nouvelle de Mundus, Caro, Demonia. » Ce drame est probablement du xv« siècle.
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CHAPITRE tV.
rejettent cette opinion : et tous d'amasser des arguments, d'entrelacer des raisons, ou des semblants de raisons. Chacun demeure invinciblement attaché à son propre jugement... Les uns disent que la nature seule existe, qu'il n'y a rien au delà, que Dieu n'est qu'une chimère, inventée par la vaine terreur. . . Les autres prennent bien haut la défense du Créateur, qu'ils combattent par leurs mensonges... D'autres surviennent: ceux-là promettent de détruire l'erreur et de proclamer la vérité... Ils ima- ginent des essences, des formes, des atomes, des idées, des mouvements infinis, invisibles, efficaces. Les disputes ne cessent pas, et la vérité est loin des uns et des autres. Celui qui affirme se trompe, celui qui nie se trompe, parce que tous par leurs mensonges s'éloignent de la vérité... Dieu a livré le monde à leurs disputes; et lui, il reste caché jusqu'à la disparition de ces disputeurs et de ces chercheurs de vanités... Car celui qui veut disputer sur leschoses de ce monde, celui qui veut y chercher la sa lis- faction de ses désirs, celui-là ne peut trouver ce que Dieu a voulu faire dans ses œuvres depuis le commencement jusqu'à la fin'. »
Si Hugues de Saint-Victor était moins diffus, s'il fai- sait des digressions moins fréquentes, ses dix-neuf homé- lies mériteraient de servir de commentaires à l'Ere lé- siasle, ce livre implacable qui réduit, avec un plaisir secret, toutes les choses humaines en poussière.
I. 17* li. Cette page ne rappelle-t-elle'pas VEspoiren Dieu, par Alfred de Musset'' C'est la même pensée, développée dans le même ordre, aboutissant à la même con- clusion :
Ali ! pniivres insensés, misérables cervelles, Qui >le tant île façons avez tout expliqué. Pour aller jusqu'aux cicux il vous fallait de* ailes : Vous aviez le désir, la foi vous a manqué.
LES PRÉDICATEURS. 119
Hugues a hussé beaucoup d'autres .serinons. Les uns ont été regardés à tort comme ne lui appartenant pas1, les autres sont inconnus el inédits'2. Toutes ces homélies,
1. Il s'agit ici des 100 sermons imprimés, Patrol. lat., CLXXV11, comme Appen- dice aux œuvres de Hugues. M. l'abbé Hugonin, dans un remarquable travail : Essai sur la fondation de l'Ecole de Saint-Victor de Paris, Patrol. /a<./CLXXV, c. cxvn, s'exprime ainsi: « La troisième partie comprend 100 sermons; dans le quatrième de ces sermons on cite le traité de saint Bernard, De la Considération, qui n'a été composé qu'après l'exaltation du pape Eugène III, et par conséquent depuis la mort de notre auteur : nouvelle preuve de supposer que cet extrait n'est pas de Hugues. Mais à qui attribuer cette compilation estimable à certains égards? Les manuscrits varient sur ce point. Outre un assez grand nombre qui l'adjugent à Hugues de Saint-Victor, il en est qui en font honneur à Richard, d'autres à Hugues de Foulois; plusieurs enfin n'ont pas de nom d'auteur. Une des raisons qui prouvent contre Hugues prouve contre Richard, mort en 1173 : il n'a pas vu le règne de Philippe- Auguste. A l'égard de Hugues de Foulois, quoique la date de sa mort soit incertaine, il est néanmoins hors de doute qu'il ne survécut pas à Richard. Selon toute appa- rence, c'est un recueil fait par un des disciples de Hugues et de Richard, qui a ramassé, çà et là, mais surtout parmi les écrits des Victorins, ce qui lui a paru plus convenable à son dessein. »
Pourquoi M. l'abbé Hugonin ne cite-t-il pas : 1" le passage du traité de la Consi- dération inséré dans le quatrième sermon? Pour nous, nous l'avons cherché en vain dans ce quatrième sermon, soit imprimé, soit manuscrit; 2° Les mss. qui attri- buent ces sermons à Richard ou à Hugues de Foulois? Nous n'avons pu rencontrer aucun de ces mss; 3° Et, en tout cas, il nous semble que ce qui prouverait contre Hugues ne prouverait pas contre Richard. En effet, Hugues est mort en 1141, Richard en 1173; le traité de la Considération a été composé de 1148 à 1152 : Richard pouvait donc le citer sans vivre jusqu'au règne de Philippe-Auguste. Cette erreur sur les dates nous porte à croire qu'il y a erreur également sur la prétendue citation, introuvable du reste. — Nous croyons donc que ces cent sermons appar- tiennent, pour la plupart, à Hugues de Saint-Victor, puisqu'il n'y a pas de raisons contre, et que le ms. lat. 14934, f° 61 : « Sermones magistri Hugonis a S°-Victore » lui en donne 90; et que le ms. lat., 14932, les lui donne dans la rubrique : « Ser- mones quidam magistri Hugonis de S°-Victore, » même avec le prologue. Cependant ce « quidam » veut-il dire que ces 100 sermons ne sont pas tous ceux qu'a composés Hugues; ou bien, que de ces 100 sermons il n'en a fait que quelques-uns? C'est ce qu'il est impossible de décider. Mais il est évident que ces sermons, prononcés d'abord par Hugues, ont été recueillis ensuite par un Victorin, pour en faire un ma- nuel. Les titres des sermons suffisent à le prouver : In festo cujuslibct sancti, etc.
2. Ms. lat., 2531 1 : « Sermones varii » mentionnés par les catalogues comme appar- tenant à Hugues. Ce sont des gloses et des commentaires sans intérêt. — Ms. lat., 15959, f°523: « Hugo de S°-Victore de filio prodigo, sabbato 2e hebdomade qua- dragesime. .» Ce sermon est un petit drame allégorique très-curieux. V. liv. II, ch. 2.
C'est à tort que VHist. litt. des Bénédictins, XII, 1, indique, parmi les ouvrages non imprimés de Hugues, des sermons qui seraient contenus dans le ms. 816, an-
CHAPITRE
IV.
tantôt longues, tantôt courtes, sont écrites facilement, nourries d'Écriture sainte, mais quelquefois diffuses. Leur caractère principal, c'est l'allégorie. On pourrait même désigner chacune d'elles par l'image dont elle s'inspire : la maison, le navire, l'arbre, les nuages, le lis, la mariée... Elles se terminent quelquefois par des vers de poètes contemporains ou par des hymnes à la Vierge1. Enfin, on y rencontre des mouvements d'élo- quence contre les vices de l'époque et des détails pré- cieux sur les mœurs.
Hugues, doué d'une parole élégante, mystique et pro- fonde, va servir de modèle aux chanoines de Saint-Victor. Son nom sera prononcé plus d'une fois dans la chaire avec amour'2, et ses pensées auront l'honneur d'avoir leurs commentaires comme les sentences des Pères de l'Église.
cien fonds de Saint-Victor: « f°83 et f° 87. » Le ms. lat. 816 de St-Victor = 14818, ms. qui est un recueil de prières. — C'est aussi par erreur que le Dictionnaire des Manuscrits, édit. Migne, I, c. 1313, Biblioth. de Reims, donne un sermon inédit à Hugues, sous le n° 353 : i Sermo de iniraculis quai fecit imago Domini. » D'abord, c'est le ms. lat. E 3.r>5/365; et le sermon a pour titre : « Incipit sermo S. Atlianasii Alexandri ni episcopi de mirabilibus quœ fecit imago Domini Jliesu Cbristi modéras tempore in Biritfao civitate. i Ce sermon n'est pas reproduit parmi les sermons de S. Athanase, Patrol. grecq., XXVI, c. 1202-1293. Mais le 1'. de Montfaucon l'a im- primé parmi les œuvres supposées de S. Athanase : S. P. .V. Atlianasii archiepisc. Alexandrini Opéra omnia, Paris, Anisson, 1098, II, 354. Il dit l'avoir imprimé d'après le ms. 108 de St-Germain-des-Prés. Malheureusement, ce ms. n'est jamais entré à la Biblioth. nation. Nous l'aurions comparé avec celui de la biblioth. de Reims. — C'est encore par erreur que le Catalogue des mss. des départements, III, biblioth. St- Omcr, lui donne un sermon inédit, sous le n" 216, a Sermo magistri Hugonis de S°-Victore, de duobus discipulis currentibus ad nioniiineiitum. » Ce titre ,i trompé les auteurs du Catalogue; l'opuscule est une lettre. Pour le montrer, il suffit de citer la première et la dernière ligne : « Qucris a me ,quid significet illud... Hoc pasehale ferculum, frater ebarissime, missum tibi bénigne suscipe et ora pro me misericordiam Domini... i Nous devons cette copie à l'obligeance de M. l'abbé Blin, professeur au collège St-Bertin.
1. Ms. lat., 14934, f« 63.
2. a Sicutenim magnus ille Hugo Sancti Victoris dixit....Necobviatauctoritasilla Hierooymi que dirit. .. » Ahsalon, ms, lat., 14525, f° 105. — Le Marialedes religieux de Clairvaux cite Hugues avec enthousiasme, ms. lat., 2594,1^ 27, 29, 35, etc. — Nous
LES PRÉDICATEURS.
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Richard de Saint-Victor (f 1173) nous ;i laissé de nombreux sermons Ils se distinguent par des élans de haute spiritualité, exprimés avec des phrases courtes, symétriques, exclamatives. Dans ses moments de calme, Richard aime à faire des rapprochements du genre sui- vant :
« Distinguamus ergo quatuor lias leges, Dei, diaboli, mentis et carnis. Lex Dei est reddere bonum pro malo, lex diaboli reddere malum pro bono; mentis lex est rétribuera bonum pro malo [bono], carnis lex est rétribuera malum pro bono. Lex Dei gratuito velle prodesse, lex diaboli gratis velle obesse; mentis lex est facere quod lex est, carnis lex est facere quod liberi [libet]. Lex Dei caritas, lex diaboli iniquitas ; mentis lex equitas, carnis lex voluptas. Lex Dei dicit: diligite inimicos vestros, orate pro per- sequentibus et calumpniantibus nos [vos]. Lex diaboli dicit: opprimamus virum justum injuste, quoniam contrarias est operibus nostris. Lex mentis
faisons remarquer ici qu'Adam de St-Victor n'a laissé aucun sermon, quoiqu'on répète partout : les sermons de Hugues et d'Adam de St-Victor.
I. 5 sont imprimés, Patrol. lat., CXCVI. Les inédits sont : 2, ms. lat., 15951, f» 71 : « De S" Jacobo Richardus de S0 Victore, » et f 72 : « De S0 Petro Richardus de S° Victore; G autres, très-longs, ms. lat. 14-948, f° 65. Un prologue, f8 128, im- primé, du reste, Pulrol. lat., CXCVI, c. 1011, avec le premier de ces six sermons, indique qu'ils étaient plus nombreux; mais le ms. a perdu beaucoup de ses pages, f° 95-128; il se termine après la première phrase d'un sermon sur la Vierge. — Biblioth. de Troyes, ms. lat. 259, f° 39, 10 sermons, dont 4- ne sont, ni parmi les imprimés, ni parmi les inédits des mss. de la Biblioth. Nat. Ils commencent par ces mots: a Scuto circumdabit te... — Vulnerata caritate ego sum... — In pace in idipsum doriniam... — Benedictus Dominus Deus... — Biblioth. de Laon, ms. lat., 304, n°3 ; 6 serm. semblables aux précédents. — Biblioth. d'Avranches, ms. lat., 118, 4 sermons : 1er, sur le ps. Afferte; 2e, In illud Job : causam quam nesciebam; 3e, In illa die nutriet liomo; 4e, In illud Salomonis : mémento Creatoris tui. — ■ Biblioth. de St-Omer, ms. lat., 1 18, n° 3, 1 sermon : Incipit sermo in solemnitate S. Gregorii, exalta uxorem tuam. — Ces 3 mss. des biblioth. de Laon, d'Avranches et de St- Omer ne nous sont connus que par le Catalogue des manuscrits des départements, I, IV, III. Enfin, il faut ajouter les sermons indiqués par Sander. Bibl. mss. belg., part. I, 254, 325.
Les sermons de Richard, très-populaires, si l'on en juge par le nombre des mss., ont subi des variantes dans les copies; il suffit de comparer le sermon: Illumina faciem tuam, Patrol. lat., CXCVI; ms. lat., 14948, f° 128; biblioth. de Troyes, ms. lat., 259, f° G7. L'imprimé et le ms de la biblioth. de Troyes contiennent des passages qui diffèrent entre eux, et qui ne se retrouvent pas dans h' ms. de la Biblioth. Nation. —V. sur Richard, Hisl. litt., XIII, 472.
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CHAPITRE IV.
dicit: dentern pro dente, oculuni pro oculo, animam pro anima. Lex carnis Jicit : cpmedamus el bibamus, cras enim moriemur. Lex dialjoli abbomina- bilis, lex carnis contemplibilis, lex mentis laudabilis, lex Dei desiderabilis Lexdiaboli ignominiosa, lex carnis periculosa, lex mentis offitiosa, lex Dei gloriosa1 ».
Pierre Comestor ou Le Mangeur2 (f 1179), ainsi nommé à cause de son avidité insatiable de tout lire et de tout voir, est le type du savant docteur au moyen âge. Il a la tête bouffie d'une érudition universelle et l'imagi- nation enluminée : il ne parle qu'avec un appareil formi- dable de textes. Les contemporains ouvraient de grands yeux sur lui; ils enviaient sans doute de si vastes connais- sances.
Pour bien juger Pierre Comestor, il faut faire deux parts dans sa vie, et partager ses homélies en deux classes.
Tant que Pierre demeure dans la vie séculière, soit comme scolastique et doyen de l'église de Troyes, sa patrie, soit comme chancelier de l'église de Paris, il ar- gumente, il divise, il mêle les gloses et les décrétâtes aux poètes et aux philosophes, il emprunte à toutes les auto- rités, il fait des efforts prodigieux de mémoire; il est sec, aride, savant, étourdissant : les auditeurs l'admirent et croient comprendre3. Tel est Pierre d'après les sermons imprimés.
Mais il entre à Saint- Victor, et, là encore, il prêche tant,
1. Ms. lat., U948, f 135. — 2. Hist. Ult., XIV, L8.
3. Othon de St-blaise (Du Itonlay, De Patronis quatuor rationum unwersitatts, p. 8) dit : « Librum sermonum mirâ subtilitate comparait in ipw prêter alia utilia uioralitatem montibus mortalium miro modo imndcavit. » Ces sermons sont au nombre de 51, imprimés d'abord par le P. Busée, sons le nom de Pierre de Blois, par erreur, et reproduits, Putrol. lat., CXCVII1. Il faut leur ajouter ceux qui sont mêlés aux sermons d'Hildebert : V. plus liant, Rildebert.
LES PRÉDICATEURS.
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qu'il est presque impossible de compter ses discours ma- nuscrits'. En présence desVictorins sévères el délicats2, il dépose son jargon scientifique; il obéit au goût de son auditoire; il est clair, simple, instructif; et sans devenir éloquent, il devient naturel.
Gautier, prieur de Saint-Victor3 (f 4185), qui était fougueux et violent contre les philosophes, ne nous a laissé environ que treize sermons d'une égale médiocrité'1. Aussi commence-t-il toujours par implorer l'indulgence de son auditoire :
« Fratres mei et domini mei, non enim tarïquam parvuli in Christo, tan- t[uam tenelli in fide, tanquam imperfecti in sancta conversationc, indigetis
1. Du Boulay, De Patronis quatuor nationum universitatis, p. 8, avait déjà fait cette distinction : « Sunt numéro 80, quorum 50 presbyter odidit, et 30 reliquos foetus canonicus S. Victoris. » Mais au lieu de 30, il faut dire des centaines. Dis- tinguons les mss. en deux classes. Voici d'abord la liste de ceux qui contiennent les imprimés, dans un ordre variable : mss. lat., 2602, 2603, 2951, 2952, 13582, 14873, 14937, 18181; biblioth. Mazarine, ms. lat., 962, qui a pour titre : Sermones Pétri de Lupi-Monte; biblioth. Sainte-Geneviève, D128. — Voici la liste des sermons qui sont inédits : ms. lat., 2950, 19 sermons inédits mêlés à ceux qui sont impri- més, r 19, 22, 55, 63, 80, 82, 93, 111, 117, 128, 134, 136, 138, 140, 141, 148, 150, 152, 100; ms. lat., 5505, 2 fragments, f°s 3, 4, 5; ms. lat., 12415, presque tous inédits; ms. lat., 13774, 2 sermons, P» 26 et 27; mss. lat., 14932, 14934, 14948, passim; ms. lat., 14937, 2 sermons mêlés à ceux de Gibbuin de Troyes, f° 152; ms. lat., 16331, f° 135-157, sans nom d'auteur, il est vrai, mais plusieurs sermons entiè- rement semblables à ceux de Pierre Coinestor font croire que les autres lui appar- tiennent aussi; ms. lat., 16505, f° 14, 1 sermon; ms. lat. 16699, P 136, 10 ser- mons, dont 7 ad sacerdotes, 2 sans titre, 1 ad populum ; ms. lat., 16709, f° 106, I sermon : « Sermo Pétri Comestoris de quovis sancto, tamen applicatus ad Beattim Augustinum in cujus solemnitate fiebat ». Biblioth. Sainte-Geneviève, ms. lat., Dl 28, 15 inédits sur 67 contenus dans le ms.; biblioth. Arsenal, ms. lat., 373, plusieurs sermons mêlés à la Somme du frère Raymond. Biblioth. de Troyes, ms. lat., 425, 73 sermons, dont quelques-uns sont imprimés; ms. lat., 1515, 48 sermons tous inédits.
2. On ne peut pas nier que ces discours aient été prêchés à Saint-Victor. On lit, par exemple, ms. lat. 14932, f° 237, à la marge : « Ad Sanctum Victorem, in capella S' Dyonisii. » — 3. Hist. ML, XIV, 549.
4. Ms. lat., 14948, passim; ms. lat., 14932, f 156; ms. lat., 16461, f 47.
CHAI'ITKE IV.
lacté simplicis doctrine. Ideoque non estis expertes sermonis justitie, imo participes. Vobis convenit sermo faciendus justis et perfectis. Unde itaque mihi sermo justitie, esca altioris intelligentie, solidus cibusqui est perfec- torumqui, pro consuetudine,sensus habent exercitatos ad discretionem boni' et mali. Unde mihi spiritualis alinionia eum sim carnalis, venumdatus sub peccato. Nolite itaque, fratres mei, expectare a me imperito et in omni bono imperfecto sermonem justitie, sermonem vestre capacitati convenientem »
AcHARD'2(f ll71) a vingt-cinq sermons3. Achard n'aime point à prêcher. Son esprit, au lieu de se recueillir, s'en va de côtés et d'autres, à travers les provinces, suivre les guerres et les combats :
Non quidem ut oportuil me preparavi ; non, ut decuit, sermonem exhor- tationis mihi providi vestre fraternitati convenientem atque solemnilati tanti pat ris nostri Augustini congruentem. Cujus improvidentie causa est precipua curiositas et inquietudo spiritus mei. Qui cum deberet intus quiescere domique residere et his que Dei sunt vacare, foris vagatur mo- bilis et instabilis, hue ac illuc discurrens, et in momento et in ictu oculi super equos nativitatis [vanitatis | ascensus, per diversas regiones varias- que provincias nunc ad bella hec, nunc ad illa, ducitur nec reducitur4. »
Guarin (f versll90)5, cinquième abbé de Saint- Victor, a composé0 plusieurs panégyriques de saint Augustin. Quelquefois il commence par un hymne à la gloire de son héros7. Ordinairement il suit une marche plus régulière. Voici l'exorde d'un de ses panégyriques :
1. Ms. lat., 14948, P 88.
2. Abbr de Saint-Victor, puis évoque d'Avranches, Hitt.lUt., XIII, -153.
3. Mss.lat.,U590, 1494-8, ICiOI passim; 1728-2, P 1 19, 13 sermons; ms. lat., 15033, f 101 : o Tractatus magistri Acliardi abbatis S1 Victoris Parisiensis, poslea Abrin- censis episcopi, «puis, f» 198 : « Continuatio sermonis venerabilis Acliardi; » c'est un long sermon sur ces paroles : Ductus est Jbesus in desertum. Hibliotb. deTroyes, ms. lat., 259, f° 89, 8 sermons, dont 7 diffèrent des précédents. Bibliolh. Saint- Omer (Catalog. des manuscrits des départem., III), ms. lat., 195,11° 3, 3 sermons. — Ces sermons sont secs comme des traités. Malgré cela, ils étaient si estimés qu'on les lisait à table et que le I>. Gourdan en avait entrepris la traduction, llist. lit!., XIII, 455.
4. Ms. lat., 11918, f 713. — 5. Gallia christ., VII, 071.
0. 13 sermons, ms. lat., H588, f" 104. —7. Ibitl., f 191.
LES PRÉDICATEURS.
125
« Fili, ne des alienis honorent tuum... In sollempnitate gloriosi patris et patroni nostri beati Augustini, divinanos[et] mirabilia multipliciter et excel- lente!' erudiunt, si sit qui diligentius animadverterc velit et sciât. Mcrito quidem in feslo tanti patris ad memoriam revocare studemus bénéficia ipsi, el in ipso ceteris sancte matris ecclesie liliis, divinitus olini collata, ad eruditionetn pariter et consolationem, ut amplius dominum timere disca- nius atque diligere, et inter inlirmitates nostras multipliées humiliati, de niisericordia ejus sperare, testante Scriptura : mirabilis est Deus in sanctis suis. Sed cum in ceteris omnibus sit vere mirabilis, in beato pâtre Augus- tino mirabilior apparet quam in pluribus aliis. Probat hoc mirabilis ejus vocatio, probat admiranda de priori statu ad secundum facta post vocatio- nem translatio, probat continua et perseverans per totam vitam ejus de bonis ad meliora provectio. De pluribus quidem legimur sanctis quod post gratiam divine familiaritatis adeptam, in hujus vite lubrico communis inlir- mitatis aliquatenus titubante vestigio, interdum cadenles humanum quod- dam sunt passi, ut cautiores deinde et fortiores resurgerent. Beatus vero pater Augustinus, quesita diu veritate et ardentissimo desiderio tandem in- venta, castis ejus amplexibus ardenter inhesit, ut ipsum prospéra vcl ad- versa, seu mors aut vita, ah ejusdem veritatis inconcussa soliditale nulla- tenus avellere possent, paratum utique pro ea mori ne moreretur in eternum, opponentem se frequentibus periculis et exponentem, ut innume- ris rationibus, scriptis et disputationibus oblatrantium ora herelicorum obstrueret. Sed quis indulta ei celitus munera cogitare sufficiat ! Pauca tamen tangamus de pluribus, scilicet sapientiam Dei, potentiam virtulis ejus, benignitatem misericordie ejus'. »
Godefroy '2 (-{- 1194) a fait quatorze ou quinze pâles sermons 3. L'éloquence pouvait-elle s'accommoder d'un homme qui rimait la philosophie 4?
Henri est un chanoine inconnu qui nous a laissé un sermon, profession d'humilité 5. Il s'applique le texte : « Hic homo cœpit sedificare et non potuit consummare. »
1. Ibid., f° 196. — 2. Hist. litt., XV, 69.
o. Ms. lat., 14515, f 110. Ils sont aussi, ms. lat., 14881. Peut-être faut-il lui donner 1 sermon, ms. lat., 14948, f° 20 : « Sermo communismagistriGalfridi, » qui est également ms. lat., 16461, f° 56, « Sermo Gaufridi ».
4. Nous avons de lui unpoëme rimé;Fojis/>/»/o.so/)/t(fe,Pa</-o/. iai.,CXCVI,c. 1149-
5. Ms. lat., 14948, f° 10 : « Sermo magistri Henrici de Apostolis. » Le même ser- mon se trouve également mss. 14590, 16461, 16502.
1-26
Cil A PI TUE IV
« Estotc prudentes sicut serpentes et simplices sicut columbe. Precipitur in Evangelio ut edificaturus turrim prius sedeat et sumptus computet, ne deficiens audiat: hic homo cepit edificare et non potuit consummare. Juxta jstud evangelicum ego sermonem facturus, deberem prius sedisse et sump- tus computasse, no consimilem insultationem audiani : « Hic homo cepit sermonem facere et non potuit consummare. » Sumptus necessarii ad ser- monem faciendum sunt vita et scientia, quas mihi déesse non dubito. Unde consequens est, ut ab irrisoribus insultationem patiar, que fortassis nonerit ad caritatis diminutionem sed ad profectum. Hujus insultationis timorem lial)eant seculares arlium disputatorcs, quorum est velle magis videri sa- pientes quam esse, humano favori studere quam communi utilitali. Nos autem quorum est et esse débet in contumeliis gaudereet secundum modum et mensuram celestis gratie, nobis divinitus infuse, omnium ulilitati deser- vire, hune timorem non formidemus maxime quia perfecta caritas foras mittit hune timorem »
Odon. On peut en dire autant d'Odon, chanoine dont il nous reste deux homélies; il prêche l'humilité et les ver- tus monastiques 2.
Absalon3 (f d203), huitième abbé de Saint-Victor, ferme glorieusement cette liste de chanoines. Ses homé- lies, toujours saines de goût, sont à la fois tendres et pro- fondes, figurées et véhémentes.
« Expergiscere, anima mea, cl que non potes ad alla Dei assurgere, in- firma ejus; incarnationem loquor et passionein, virtute, (|ua valus, am-
I. Us. lat. , 1 1948, MO. — 2. Ms.lat.,1 4918,0' 28: « Scrmo magislri Odonis de Puri- Scatione; » et ms. lat., 13774, P3I[: « Scrmo magislri Odonis in Epipbania Domini. »
3. On a beaucoup discuté pour savoir s'il y avait eu deux Absalon, l'un abbé de Saint-Victor, l'autre abbé de Spriurkirsbach, dans le diocèse de Trêves. Nous croyons qu'il n'y a eu qu'un seul Absalon, qui fut successivement abbé de ces deux monastères. Aux preuves que donne Brial, Hitt. litt., XVI, 452, on peut en ajouter une qui ne manque pas de valeur. C'est une édition de 1534 (bibliotb. Sainte- Geneviève, CC 586, in-f") des sermons d'Absalon, dans la préface de laquelle il est dit : i Dum Luletia; Parisiorum S. Victoria canonicum agit... in abbateni Spren- ihi rsbacensem electaa est. >> Les sermons d'Absalon se trouvent aussi, mss. lat., I493G, f I; 11525, f° 117. Nous citons Absalon d'après le ms. 14525, plus complet que le ms. 1 193lî, mais qui ne différa des sermons imprimés, l'titrnl. laf.,CCXI, 1 1 1, que par quelques expressions sans importance.
LES PRÉDICATEURS.
127
plexare... Vade, et lu, peccator, quem accusât testimouiura conscientic, prépara cor tuum ad imhrem matutinum, ut reddat tibi annos quos coincdit locusta, et brucus, rubigo et eruea... Surgit cnim primo superbia et dicit intra se : cum eras in seculo, cingebas te et ambulabas ubi voIe!)as ; libère currebas ad exitus viarum, ad conventicula chorearum ; et postremo, ubi erat impetus spiritus, illuc gradiebaris, nec revertebaris cum ambulares. Sic caro machinalur caslitati, in illicitis desideriis ; gula sobrietati, in cibis et potibus superflue appetendis ; impatientia mansuetudini, in detractio- nibus cl contumeliis. Sed tu, vir bonc, qui vovisli votum Deo Jacob, ne adquicscas eis. Attende miseriam bujus carceris, brevitatem temporuni, quam sit mors repentina, quam sit pena peccati diutina '. »
Ailleurs"2, il compare le monde et tous ses spectacles changeants aux scènes du théâtre :
« Certe quidquid in mundoisto utile, formosum, vel delectabile apparet, possumus histrioni comparare, qui gestus modo letantis, modo dolentis in se suscipit, ita utvideatur aliquando summa lelicia, aliquando summa tris- ticia affectus. Sed qui perfecte eum cognoverit, in utroque geslu stultum et quasi dementem reputabit. Eodemmodo et bonaista temporalia speciem nobis ostendunt histrionis, dum sua pulchritudine pariter et utilitate ad ineptam nos trahunt leticiam, et in defectu suo mentes nostras ad mesti- ciam inducunt. Qui ergo sanum mentis habet oculum, sic ad ista tempo- ralia visum dirigat, ut contemnere ea potius velit quam amare. »
Absalon est encore plus éloquent sur l'abnégation et sur la folie de la croix. Il mêle le mysticisme imagé à la pro- fondeur de la pensée : il réunit sans affectation les deux caractères particuliers aux Victorins.
Geoffroy de Vendôme (f vers M 60). Odon (f vers 11 60) . C'est aux Victorins qu'il faut rattacher Geoffroy de Ven- dôme3, et Odon4, de l'ordre de Saint-Augustin. Le pre-
1. Ms. lat., 14525, f° 129. —2. Ibid., t° 135.— 3. Hist. K«.,XI, 180.
4. Nous ne connaissons presque rien sur Odon. Ms. lat., 11193, f° 31 : « De verbis Domini. Auctor erat procul dubio eanonicus regularis, et infra in epislolis ejus nominis scriptura ponitur. » Or, la première de ces lettres, f° 59, porte ce titre : « Fratri R. frater Odo canonicc professionis votum persolvere » L'auteur de ces
128 CHAPITRE IV.
mier a fait onze considérations pieuses et familières sur la Vierge1; le second a composé huit sermons, qui se dis- tinguent par la vivacité et par les rimes '2.
Prémontré.
Saint Norbert (f H 54), fondateur des Prémontrés, est peut-être le plus grand prêcheur du xnc siècle. L'apos- tolat l'entraîne, son zèle déborde et se précipite. Il ne connaît ni la prudence, ni les ménagements; il dénonce sans crainte et les vices et les personnes : il est de la famille ardente des convertis.
Norbert 3, jeuneseigneur allemand du pays de Clèves, était entré dans le clergé, après avoir fait de brillantes études. Il vivait mollement, tantôt à la cour de l'arche- vêque de Cologne, tantôt à celle de l'empereur Henri, aimé, flatté de tous ceux qui l'approchaient, à cause de sa noblesse, de sa fortune et de ses qualités personnelles. Le jeune clerc, quoique sous-diacre, se laissa séduire : il aima le monde. Mais un jour qu'il se prélassait à cheval, vêtu de soie, suivi d'un valet, dans une riante prairie, soudain, un orage violent, mêlé d'éclairs et de tonnerre, ouvrit un abîme à ses pieds, le renversa, lui d'un côté, et son cheval de l'autre. Au bout d'une heure, Norbert revint à lui : la vérité était descendue dans son Ame.
sermons s'appelait donc Odon; il était chanoine de l'ordre de Saint-Augustin. A quelle époque vivait-il'.' D'Achery. Spiciley., 111,589, reporte quelques-unes de ses lettres, qu'il a éditées, à l'année 1160.
1. Ms. lat.,5343, ou Patrol. lat., CLVI1, c. 237.
2. Nous en publions un fragment, liv. 11, ch. il.
3. Vita S. Norberti, auctore canonico Pro-'inonstr. cotevo, l'atrol. lat., CLXV c. 1254.
LES PRÉDICATEURS. 129
« Seigneur, s'écria-t-il, que voulez-vous que je fasse?» — « Quitte le mal, lui répondit une voix; lais le bien, cherche la paix et poursuis-la. »
Norbert passa les jours suivants dans la méditation, à l'abbaye de Sigebert, près de Cologne. Une ordination s'étant présentée, il demanda en grâce d'être ordonné à la fois diacre et prêtre; puis, il rentra chez lui à Santen, où le doyen le pria, comme il était nouveau prêtre, de célébrer la messe. Norbert accepta. Après l'Evangile c( l'homme de Dieu, enflammé d'une ardeur divine, dévoré des feux du Saint-Esprit, se tourna vers les lidèles; il prêcha avec une force étonnante sur l'éternité de la vie future et sur la fragilité de la vie présente. 11 montra la vanité du monde, la courte durée de ses plaisirs, et les remords qui s'attachent au cœur du coupable. Il insista sur les défauts des chanoines, sans désigner personne cette fois, mais en tournant et en retournant les accusa- tions qui s'élevaient contre leurs mœurs. Le lendemain, Lorsque les chanoines se furent rendus au chapitre, Nor- bert prit le livre de la règle et prouva au doyen qu'il devait rappeler ses confrères à une observance plus exacte. Nor- bert recommença ses avertissements le lendemain, les jours suivants; et, comme il descendait aux personnalités, un clerc de basse naissance, excité par les mécontents, l'ac- cabla d'injures grossières et lui cracha au visage1.
Cependant les prédications de Norbert deviennent publiques. Les évêques et les abbés l'accusent d'extrava- gances; ils lui font un crime de son dénûment : car le nouvel apôtre avait vendu ses maisons, ses meubles et ses équipages. Il s'en allait nu-pieds, vêtu seulement d'une
1 . Cap. n.
a
130 CHAPITRE IV.
tunique de laine el d'un long manteau, et accompagné de deux laïques. Ce lut ainsi qu'ayant traverse la France il arriva à Saint-Gilles, aux pieds du pape Gélase. Le pape écouta sa confession, l'encouragea dans son dessein ; et, afin (jue personne ne l'inquiétât à l'avenir, il lui donna, par une bulle, le pouvoir de prêcher partout où il vou- drait.
Le sainthomme reprit ses courses évangéliques. Il allait partout, malgré les rigueurs de l'hiver : ni la faim, ni le froid, ni la fatigue ne pouvaient l'arrêter dans sa géné- reuse résolution '.
À Orléans, un sous-diacre se joignit à lui. A Valen- ciennes, Norbert fit un sermon au peuple, le dimanche des Rameaux-. Mais, cette semaine même, il enterra ses trois compagnons morts de fatigue.
A la nouvelle de son arrivée, Bouchard, évêque de Cambrai, jadis étroitement lié avec Norbert, se rendit à Valenciennes avec Hugues, un de ses prêtres. L'évêque ne put retenir ses larmes : « Norbert, qui eût jamais pensé cela de vous'... Gel homme que vous voyez, dit-il ensuite à son clerc, a été élevé avec moi; il était noble, il était si riche qu'il refusa Pévêché que j'occupe main tenant3. y> Hugues nourrit dès lors un dessein dans son cœur. Dès que Norbert, qui était tombé malade après la mort de ses compagnons, fut revenu à la santé, le jeune clerc lui déclara que désormais il s'attacherait à ses pas. « Sei- gneur, s'écria Norbert en levant les bras au ciel, je vous avais supplié de me donner aujourd'hui même un compa- gnon! »
Ils parcoururent ensemble les châteaux, les villes, les
1. Cap. iv. — i. 22 mai s Uid. — J. CUp, V
LES PRÉDICATEURS. 13)
villages, prêchant el apaisant les haines les plus invété- rées. Ils ne demandaient rien; ils n'acceptaient rien de personne, ni pour leur nourriture, ni pour leur vêtement, si ce n'est ce que les fidèles leur offraient à La messe. Aussi ions admiraient leurs vertus. Lorsqu'ils approchaient d'un bourg ou d'un village, les bergers quittaient leurs trou- peaux et couraient les annoncer : « Voiei, criaient-ils, voici les serviteurs de Dieu! » On sonnait les cloches. Le peuple de tout âge, de toutsexe, de toute condition, se ren- dait à l'église, entendait la inesse et le sermon, puis une conférence ;issez longue sur la confession, la pénitence, le mariage, sur la propriété, « laquelle pouvait bien à la l igueur, moyennant certaines conditions, n'être pas un obstacle au salut. » Sur le soir, on les conduisait à leur logis. Heureux celui qui avait été jugé digne de les rece- voir! Undeslidèles emmenait l'âne, un second prenait son harnais, un troisième se chargeait du garçon qui servait à garder la bète. Cet âne ne portait jamais que les vases sacrés nécessaires à la célébration de la messe, un psau- tier et quelques autres livres. Les apôtres ne permettaient pas qu'on leur dressât une table pour les repas; mais ils s'asseyaient à terre et mangeaient sur leurs genoux. Ils ne prenaient d'autre assaisonnement que du sel; ils ne buvaient que de l'eau. Cependant lorsque les abbés, les évèques, les archevêques les invitaient à dîner avec eux, ils se conformaient à l'usage reçu1.
La vertu que Norbert excellait surtout à prêcher, c'était l;i paix. Il avait un don si rare pour ramener les adver- saires les plus intraitables à la charité chrétienne, que les lidèles se rassemblaient sur sou passage el le sup-
1. Cap. v.
132 CHAPITRE IV.
pliaient de venir dans leur ville apaiser des ennemis. Un jour qu'il était entré à Moustier, village déchiré par des guerres intestines, tous les habitants accoururent au- devant de lui, les uns uniquement pour voir l'homme de Dieu, les autres pour l'aider à réconcilier des frères. Nor- bert se renferma seul dans une chambre et pria fort long- temps. Le peuple, impatienté de l'attendre, se mit à mur* murer : « Pourquoi sommes-nous accourus ici? se disaient les fidèles les uns aux autres. Nous pensions qu'il allait sortir, qu'il allait jeter la semence de Dieu, fléchir les cœurs. Mais voilà qu'il se cache; sans doute qu'il se repose, sans doute qu'il dort. » Ils forcèrent Hugues, le compagnon du saint, de frapper à sa porte et de lui dire que s'il ne sortait pas de sa retraite, ils s'en iraient tous. Lui, timide, et sachant bien que le saint était en oraison, n'osait pas le troubler. Enfin, ne pouvant plus résister aux clameurs de la foule, il entra : « Père, dit-il avec crainte, le peuple vous attend, et parce que vous ne vous montrez pas, il va s'en aller. » — « Taisez-vous, mon fils; ce n'est pas au bon vouloir des hommes, mais à la volonté de Dieu que nous devons obéir. » Cependant il ne tarda pas à se montrer; il entra dans l'église, revêtit les ornements sacrés et célébra d'abord la messe de Sainte-Marie, puis celle des morts, pour la réconciliation des fidèles. Ces deux messes achevées, il sortit afin d'adresser la parole au peuple. Mais l'heure du dîner étant survenue, la plupart des auditeurs s'étaient retirés. Néanmoins il lit une courte prière et commença. Aussitôt, comme si la charité de son âme se lut répandue jusque dans le cœur de ceux qui s'éhti.'ii! éloignés, tous, comme au son d'une trompette, quittèrent brusquement leur repas, sortirent des auberges
LES PRÉDICATEURS. 133
el volèrent en toute hâte à l'église. Lorsque l'enceinte fut remplie, voici en résumé ce que dit l'homme de Dieu : « Mes frères, lorsque N.-S J.-C envoyai! ses disciples prê- cher, il leur donnait comme précepte de dire en arrivant : Que la paix soit avec votre demeure ! Nous qui sommes les imitateurs de ses disciples, non certes par nos propres mérites, mais par la seule, grâcedeDieu, nous vous disons aussi : Que la paix soit avec vous! Ne méprisez pas cette paix, mes frères, par l'endurcissement de votre cœur, car elle est le gage de la paix éternelle. N'ignorez pas le motif qui nous a conduits au milieu de vous. Ce n'est pas notre désir à nous, qui ne sommes que desétrangers et des pèle- rins sur la terre, mais c'est la volonté et la puissance de Dieu. C'est à vous de vous rendre de toute votre âme et de tout votre cœur à cette volonté, à cette puissance. » A ces paroles, tous répondirent d'un seul cri : « Faites-nous connaître la volonté de Dieu! Faites-la-nous connaître! Nous ne voulons plus nous disputer; dites ce que le Sei- gneur demande de nous. » Les deux parfis sortent, ils se réunissent sous le portique de l'église : quelques moments après, ils avaient abjuré leur haine et s'étaient réconciliés dans une sainte fraternité'.
Les traits de ce genre remplissent la vie du saint.
Cependant il voulut faire renouveler à Reims par le pape Callixte les lettres de prédication qu'il avait obte- nues de Gélase II. Le pontife le reçut avec bienveillance et pria Barthélémy, évêque de Laon, de le retenir dans son diocèse. Celui-ci offrit à Norbert l'église de Saint-Martin. Mais les chanoines rejetèrent bientôt ce nouveau supé- rieur, dont l'austérité condamnait leurs habitudes molles
1. Cap. vr.
m CHAPITRE IV.
el délicates» Norbert lui-même soupirail après la solitude. Il se retira dans un lieu voisin, nommé Prémonlré. «Je demeure ici, dit-il à l'évêque qui le suppliait de reprendre son église, car plusieurs se sauveront ici par la grâce de Dieu. Je le sais, ils n'y demeureront pas très-longtemps : ils bâtiront de l'autre côté de la montagne, où, cette nuit, j'ai vu une procession magnifique d'hommes vêtus de blanc, qui portaient des croix, des encensoirs, des chan- deliers, et parcouraient ce lieu au chant des hymnes et des cantiques. »
L'hiver passé, l'apôtre n'eut pas le courage de rester dans sa retraite : sa charité avait besoin de se répandre au dehors. Il se rendit à Laon; il fit dans l'école du docteur Raoul un sermon si pathétique que sept écoliers de Lor- raine le suivirent. Ils avaient tous beaucoup d'argent; niais le compagnon chargé de le garder s'échappa de nuit et les abandonna tous dans une extrême pauvreté* A Cam- brai, il convertit un jeune homme, nommé Evermode; à Nivelle, il en convertitun autre, nommé Antoine. D'autres fidèles s'étant attachés à lui, il réunit tous ses disciples sous la règle de saint Augustin, le jour de Noël, l'an 1121 '. De là il passa à Cologne, où il évangélisa le peuple et découvrit miraculeusement les reliques de sainte Ursule el de saint Géréon. Dans toute l'Allemagne il marqua son passage par des bienfaits. Il accepta l'archevêché de Mag- debourg ; et ce fut dans celte ville que, malgré plusieurs tentatives d'assassinat dirigées contre lui, il mourut de maladie2, en 1 154.
Pendant son épiscopat, il mit en ordre les sermons qu'il avait prêches au peuple'1. Malheureusement ce recueil est I. Cap. vu. — i. Cap. ma. — 3. P. Le Paijro. Hihiiotii. Prenions tr., 3M,
|,ES PRÉDICATEURS, 189
perdu. Nous ne pouvons guère juger l'éloquence de ce grand sainl par los trois fragments1 qui nous restenl seuls de lanl de prédications apostoliques.
Adam le Pb émontré (+1180) fui no dos plus illustres disciples de sainl Norbert2. Ilentradans l'ordre des Pré- montrés à une époque incertaine3. Saint Norbert, croit-on, l'envoya en Ecosse pour y professer la théologie, faculté dans laquelle il avait pris ses grades*. Plus lard, il devint successivement abbé, puis évêque de Whithern. Ses nom- breuses homélies ne sont, pas dépourvues de mértie. Adam ne cessait d'insister sur la nécessitéde la parole divine"'. Il avait l'âme forte et pieuse, se nourrissant, au pied delà croix, de soupirs el de larmes. Il déplorait avec amertume les orages de sa jeunesse0, et célébrait avec des transports affectueux le bonheur du cloître7, la beauté des* perfec- tions monastiques, de l'humilité8, et de l'amour du Christ dans la sainte Eucharistie9. C'était, à l'école de la Vierge qu'Adam le Prémontré avait appris la pratique de ces louchantes vertus : car jamais prédicateur ne chérit plus tendrement la sainte Famille.
On est surpris de voir tant de moines conserver leur physionomie personnelle, tout en gardant les traits com- muns à leur famille. Les Bénédictins sont surtout véhé- mentsel les Cisterciens ascètes; les religieux de Clairvaux redisent le Cantique des Cantiques; les chanoines de
1. S. Norberti sermones duo ad populum, Patrol. lat., CLXX, c. 1358; Sermo de obilu sanctoruin ad populum, Biblioth. Max. Pair., XXI, IIS.
2. Le ms. lat., 17511, f° 1, lui donne le titre d'Anglais.
3. Sa vie est écrite en tète des sermons, Pa(/o/./(ï/.,CXCVIlI,c. 19, mais avec un tel fracas de réflexions sacrées et profanes, qu'il est presque impossible d'v rien démêler.
1. « Kxpliciunt sermones maqistri Adie, ms. lat., 17514.
5. Serm. 15, 37, 43. —In. Serm. 54. — 7. Serin. 37. — 8. Serm. il. — 9. Serm. 40.
136 CHAPITRE IV.
Saint- Victor sourient au mysticisme, ceux de Prémontré essayent de renouveler les prodiges de l'apostolat : au milieu du silence du cloître, ils éveillent tous dans la chaire de puissants échos.
CHAPITRE V.
LES PRÉDICATEURS DES CONCILES, — DE LA PÉNITENCE, — DES CROISADES.
La parole sacrée sort de l'église et du chapitre. Elle se fait entendre dans les villes, sur les places publiques, au milieu des forêts et des champs. Elle éclaire les conciles; elle publie la justice de Dieu; elle fait les croisades.
Les conciles d'alors ne veillaient pas seulement aux inté- rêts de l'Église universelle et des diocèses : ils étaient aussi les gardiens vigilants des bonnes mœurs et des constitu- tions sociales, les défenseurs des saintes lois de l'humanité contre l'emportement brutal de la violence et des passions grossières. Ils formaient un tribunal sans appel au pied duquel toutes les passions se donnaient un rendez-vous suprême et s'agitaient pêle-mêle avec le tumulte orageux du forum.
C'est là qu'Hildebert faisait un rapport mêlé de larmes sur les désordres des fidèles, qu'Arnoul, évêque de Lisieux,
138 CHAPITRE V.
protestai! de son attachemeni à l'unité de l'Église jusqu'à la mort, el que sainl Bernard lonnaii avec des accents £i profondément émus contre la corruption du clergé. On sent encore dans la vivacité du récit l'admiration des con- temporains pour ces discours solennels. Quelques extraits du concile de Reims' nous en donneront une juste idée.
« Après les litanies2, le pape expliqua simplement et saintement, en latin, l'Évangile de saint Marc, dans lequel Jésus ordonne à ses disciples de passer sur l'autre rive... Dès que le pape eut terminé son discours, Conon, évêque cardinal, se leva et prêcha fort éloquemment sur la vigi- lance pastorale... Alors entra le roi Louis avec les princes français. Il monta au consistoire, où le pape était assis au-dessus de toute l'assemblée , et de là il exposa en termes convenables l'objet de ses plaintes contre le roi des Anglais... Lorsque le roi eut fini de parler, Geoffroy, archevêque de Rouen, se leva avec ses suffragants et les abbés; il prit la parole en faveur du roi des Anglais. Mais ses adversaires ayant fait beaucoup de bruit, il ne put se faire entendre... A ce moment, Hildegarde, comtesse de Poitou, s'avança avec ses suivantes.' D'une voix éloquente, claire, élevée, elle se plaignit d'être délaissée par son mari, qui avait enlevé la femme du vicomte de Ghâtelleraut. . . .Mais Ciuillaume, évêque de Saintes, jeune prélat très-élo- quenl , el plusieurs abbés et évèques d'Aquitaine se levèrent ; ils excusèrent leur due, assurant qu'il s'était mis en roule pour venir au concile el que la maladie seule l'avait retenu en chemin... Ensuite, Audin le Barbu, évêque d'Evreux, s'éleva contre Ainauri, qui l'avait hon- teusement chassé de son siège el avait, abominablement I. En 1119. -2. Labbe, \. 86:,.
LES PRÉDICATEURS. 139
incendié son évêché. Le chapelain d'Amauri eu! l'audace de se présenter pour répondre, et, devant toute l'assem- blée, il traita positivement l'évêque de menteur... Enfin, lo silence s'étant rétabli, le pape parla en ces termes : k Mes très-chers frères, ne disputez pas ainsi, je vous » en prie, en multipliant les discours; mais, en vrais » enfants de Dieu, cherchez la paix de tous vos efforts. Le » Fils de Dieu n'est-il pas descendu du ciel pour nous j> donner la paix?... Je prescris d'observer la trêve de » Dieu, comme le pape Urbain, de sainte mémoire, » l'établit au concile de Clermonl; je confirme, en vertu » de l'autorité de. Dieu, de l'apôtre saint Pierre et de tous » les saints, les autres décrets qui furent à ce sujet j> publiés par les Pères. L'empereur des Allemands m'a » mandé de me rendre à Pont-à-Mousson, pour y faire la » paix avec lui, au plus grand avantage de l'Eglise, notre » sainte mère. A mon retour, j'examinerai soigneuse- » ment et le plus justement que je pourrai vos réclam a - » lions el vos raisons, afin qu'avec l'aide de Dieu les » membres de cette assemblée puissent retourner chez » eux en paix et en joie. Ensuite, j'irai trouver le roi des » Anglais, mon tils spirituel et mon cousin par les liens » <le la parenté; je le prierai, ainsi que le comte Thibaut, » son neveu, et les autres dissidents, de rendre justice à » tout le monde el de recevoir justice de tous pour » l'amour de Dieu... Quant à ceux qui ne voudront pas » cédera nos invitations el qui persévéreront avec inso- » lence dans leurs entreprises contre le droit et, le repos » public, je les frapperai de la terrible sentence de l'ana- » thème, s'ils ne viennent à résipiscence et s'ils ne font » une satisfaction canonique pour leurs crimes passés. »
140 CHAPITRE V.
Quelle source d'éloquence dans tous ees débats bruyants! Chacun défend ses droits ou ses prétentions au nom de ce qu'il y a de plus sacré, les convoitises de la terre s'au- torisent, aussi bien que la justice, de l'appui solennel de la religion, on se dispute la tribune avec un mélange d'injures et de textes bibliques, jusqu'à ce que la voix majestueuse du Pontife, s'élevant au-dessus de toutes ces discordes, rappelle les maximes de l'Évangile et ramène, par l'autorité sainte de sa parole, les ennemis les plus implacables à des sentiments de paix et de fraternité.
Ce spectacle se renouvelait chaque jour : car, au dou- zième siècle, il y eut plus de trois cents conciles.
A côté des papes et des évêques, qui s'élevaient avec une sagesse si vigoureuse contre tous les genres de corrup- tion, il y avait d'autres lutteurs, obscurs, ignorés, mais encore plus puissants peut-être.
Dans la première moitié du douzième siècle, les ermites peuplaient les forêts, qui couvraient alors le sol de la France. Les bêtes fauves, selon le témoignage d'un con- temporain1, n'avaient jamais été si nombreuses. Vivre en ermite, c'était une condition reconnue'2. Saint Anselme de Cantorbéry, songeant, dans sa jeunesse, à se faire un état de vie, se demande lequel des trois choisir : ou le monastère, ou la solitude, ou l'héritage de son père 3.
Ces anachorètes vivaient dans un absolu dénùment. Ils se nourrissaient, pour la plupart, d'herbes et de racines crues. « C'est pourquoi, dit Geoffroy de Mailros, il est
I. Lettre il'Arnoul de Lisieux au pape Célcslin ; Baron., Annal, eccl., XVIII, 625, Pagiiis.
i. « Ut niiUlM Dmnino presbyter, nec abbas, nec canonieus, nec monarbus inclu- sifs, nec eremila... » Coucil. Jotrens. en 1130; l.abbe, X, 974. 3. Vita, auctore Eadmero, Pat roi. lat., CLVIII. c. 54.
LES PRÉDICATEURS. IH
impossible d'employer maintenant le vieux proverbe : il est simple à manger de l'herbe' ! » Ils marchaient, presque tous pieds nus, portant une longue barbe, vêtus d'un habit hérisse de poils et tout rapiécé. Us couchaient, sur des planches, dans des cavernes creusées sous terre ou dans des cellules laites d'écorces d'arbre. Ils passaient leur temps à chanter des psaumes ou à méditer; ils tra- vaillaient aussi aux ouvrages manuels.
Un des plus célèbres fut Schocelin, l'ermite de Trêves. « 11 erra seul et complètement nu pendant quatorze ans. Il parcourait, pour l'amour de Dieu, les montagnes et les forêts solitaires, n'ayant pour toit que le ciel, pour vête- ment que l'air et pour nourriture que celle des animaux... Il pratiqua avec une inflexible rigueur cette dure manière de vivre dix ans entiers. Mais, pendant les quatre années qui précédèrent sa mort, lorsque, au cœur de l'hiver, les plus grands froids se faisaient sentir, lorsque la neige couvrait le sol, il ne pouvait plus trouver d'herbes dans les champs. Alors l'excès du froid et de la faim le contrai- gnait à quitter son désert et à descendre, bon gré mal gré, vers les campagnes voisines. En arrivant aux pre- mières habitations d'un petit hameau, s'il savait y ren- contrer quelque homme pauvre et de bonne vie, il se pré- sentait volontiers à lui. Toutefois, il ne consentait jamais à entrer dans la maison; il se contentait du grenier ou bien restait au milieu de la cour... On lui donnait des morceaux de pain d'orge ou de son : on savait qu'il n'au-
1. h L'nde et vulgaris consuetudo sermonis, ut de eo quem simplicem omnino Viderimus, sic dicamus : tanta simplicitale ducitur, ut facile quasi bestia ad berba- rum pabulum inducatur! Idem tamen et aliter intellcctum id uobis videtur innuere quod viri religiosi, relictis deliciis urbium, lierbis et radicibus more victitant beslia- rum. » Ms. lut., 18178, f° 24.
142 CHAPITRE V.
rait point accepté autre chose. 11 en rongeai! une bouchée et emportait le reste au désert. Cet homme, naguère si riche, portait autour des reins un misérable lambeau de linge, lorsqu'une cause imprévue le forçait de se pré- senter au milieu des hommes. On voyait encore suspendu à son cou ou à son côté un petit sac destiné à recueillir les aliments dont je viens de parler. C'étaient là toutes les propriétés de ce riche, tout l'héritage de ce serviteur de Jésus-Christ, le noble patrimoine de ce fidèle qui avait tout un inonde de richesses 1 ! »
Tels étaient les ermites Pierre des Étoiles, saint Guil- laume Firmat, dans les forêts du Maine; Vital de Mor- tain, Raoul de la Fulaye, Robert d'Arbrissel, dans les forèls de Craon, de Fougères, de Savigny; Bernard de Tiron, dans l'île deChausey, près de Saint-Malo ; Etienne de Tiers, dans la solitude de Muret, eu Limousin; Viard, dans la forêt de Lugny ou Louvigny, au diocèse de Langres.
Les merveilles remplissent la vie de ces anachorètes. Les sermonnaires nous les montrent luttant corps à corps avec le diable ou s'entretenant familièrement avec les anges. « Un jour, l'ange du Seigneur vint à un ermite el lui dit : Suis-moi , allons ensevelir un voyageur qui est mort. L'ermite le suivit . Mais a la mauvaise odeur qu'ex- halait le cadavre, il se ferma la bouche el les narines. L'ange, le remarquant, lui en demanda la raison : Ne sentez- vous pas, lui répondit l'ermite, la mauvaise odeur de ce corps? — Je ne sens rien, dit l'ange. A ce moment même passa un jeune noble; il chevauchait, revêtu d'un habit - magnifique, ayant le faucon sur le poing. L'auge se ferma !. Ffatintotia ta, ttefbeilo, lib. VII j Opp( S. Bcnmnii. \i. 14384
LES PREDICATEURS. I4S
la bonclic cl les narines. L'ermite, le remarquant, lui en demanda la raison: Ah! dil l'ange, je ne puis supporter la mauvaise odeur qui vient de ce jeune noble, tant son âme seul mauvais devant le Seigneur1! »
Les ermites, quand ils sortaient de leurs retraites, apparaissaient eux-mêmes comme des anges envoyés du ciel. Au milieu des champs, dans les villes, sur les routes, ils arrêtaient les passants au nom du Crucifié. A leur voix le laboureur laissait là sa charrue, le baron renonçait au brigandage; les hommes et les femmes, les grands et les petits, tous s'attachaient à leurs pas avec un pieux délire. Ces apôtres traînaient à leur suite des foules ardentes, qui renouvelaient chaque joui' leurs adieux aux vanités du siècle .
Robert d' Arbrissel'2^'! 4 1 7) , « presehan t le saine t Eva 1 1 - gile3, n'a eu esgardaPape, Cardinaux, Lcgatz, Patriarches, Primatz, Archcvesques, Abbez , Evesques, Prieurs , Doe- teurs et Prostrés, qu'il n'ayt déclamé la vérité et reprins les vices pour autentiquer la vertu. D'une telle façon, il preschait contre les vices des Roys, Potentats, Princes, Ducs, Marquis, Comtes, Barons,Vicomtes, Vidâmes, Senes- chaux, Chevalliers, Commandeurs et Gentilshommes du monde, que plusieurs il a converty a la voye de pénitence. Las ! Qui est celuy qui pourrait bien et deument déclarer la constance qu'il a eue es persécutions qui luy sont adve- nues, pour i celuy avoir presché la vérité sans aucun fard, h tous 1rs ministres de justice, l'eussent ils Présidents, Cou-
p
l. Pierre de Pwlîers, ms. Ut, 14598, f W. — ± V. Ilist. lui. \, 153,
Baston do Dcflcucc de l'ordre de Fontcvrault, oraison funèbre de Robert d'Ar- brissel, 148.
141 CHAPITRE V.
seillcrs, Gens du Roy, Advocatz, Procureurs, Prévôts, Archers, Greffiers, Huissiers, Sergents et Recorz?Mesme sa pieté et vertu estoient si grande qu'il ne redoutoit en pres- chant aucuns Gens d'armes, ne lesheretiquesde son temps pour meschans qu'ils feussent... »
Bernard de Tiron (f 1117), sorti de son ile de Chau- sey pour évangeliser les provinces de Normandie, jetait, lui aussi, de rigoureux anathèmes sur toutes les classes de la société. « Un jour1 qu'il prêchait au peuple sur la place publique de Coutances, l'archidiacre de cette ville, qui avait femme et enfants, se présenta devant lui avec une foule de clercs et de prêtres. Pourquoi donc, lui dit-il, vous qui êtes moine, vous qui êtes mort au monde, venez- vous prêcher les vivants? — Mon frère bieïi-aimé , lui répondit Bernard en présence de tout le peuple, n'avez- vous pas lu dans l'Écriture sainte que Samson tua ses ennemis avec la mâchoire d'unàne mort? Acette occasion il exposa devant le peuple, pour se défendre, tout ce passage de nos saints livres : Samson, reprit-il, était la figure du Christ; les ennemis qu'il combattait représen- tenl les démons et les pécheurs ligués pour renverser Jésus-Christ et sa loi; l'âne mort e'esl le peuple simple, obéissant. La mâchoire est année de dents, elle est plus dure (iiie la chair, son office est de rompre et de broyer: c'est l'image du prédicateur de l'Église, auquel il faut la force pour résister énergiqueinent aux vices. Le prédica- teur doit combattre en lui-même la mollesse de la chair, rejeter toutes les délectations du corps, retrancher toutes les jouissances qui énervent par nue vie de travail, de mor-
1. Vita Bernardi Tironensis, Patrol. lut., CLXXII, c. 1398.
LES PRÉDICATEURS. U5
lifieation et de sainteté. lit' prédicateur est un instrument destiné k broyer, s'il comprend bien La parole de Dicn el s'il pratique lui-même ce qu'il enseigne aux autres.... Vous le voyez, mon bien-aimé frère, continua-t-il en s'adressantà l'archidiacre, si le peuple chrétien doit être mort au monde, puisqu'il est figuré par l'âne mort, com- bien plus le prédicateur, qui est représenté par la mâchoire, ne doit-il pas être cloué avec le Christ sur la croix de la mortification?... Donc, puisque le prédicateur doit être mort au monde, puisque les peuples ne tiennent aucun compte d'une parole qui ne serait point confirmée par la sainteté, de quel droit voudriez-vous m'interdire la prédication, à moi qui suis moine, à moi qui n'ai d'autre but que de sauver les âmes par l'exemple de ma vie mor- tifiée et par la parole de mon enseignement? Le bienheu- reux Grégoire, le bienheureux Martin et tant d'autres prédicateurs n'ont-ils pas été moines?... Parce que je suis moine et mort au monde, j'acquiers le droit de prê- cher : je ne le perds pas.... Lorsque Bernard eut cessé de parler, le peuple acclama l'homme de Dieu. L'archi- diacre, touché secrètement par la grâce, perdit de son arrogance et de sa fierté. Il empêcha de se jeter sur le missionnaire une multitude innombrable de prêtres qui étaient accourus avec leurs femmes pour la procession annuelle de la Pentecôte. Bernard, le soldat du Christ, continua ses prédications. »
Giraud de la Sale (f 1120), « comme le soleil dans sa course, s'élançait à pas de géant. Sa prédication entrait dans les détails pratiques. Il énumérait les commande- ments de Dieu ; il repassait fous les péchés, faisait con-
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CIIAI'ITHE V.
naître leurs causes, leurs conséquences, leurs remèdes; il disait à chacun ce qu'il devait faire et ce qu'il devait éviter. Puis, ses missions terminées, il revenait humble- ment au désert, comme l'aigle qui revient à son nid pour y prendre de nouvelles forces1 . »
Vital (f 1122) « prêcha sans relâche pendant dix-sept ans2. Il apaisait les ennemis, nourrissait les pauvres, logeait les mendiants, réconciliait les époux, abritait les lépreux. Il bravait la faim, la soif, les intempéries de l'air et les injures des hommes. Il prêchait toujours debout. Il vit plus d'une fois les frères qui l'accompagnaient tomber de lassitude, et ses auditeurs céder à la fatigue3.... » Pour lui, il ne prenait aucun soin de son corps. « Une fois4, tra- versant une forêt afin d'évangéliser un village voisin, il s'égara. Il erra trois jours sans prendre de nourriture. Enfin le quatrième, il arriva au village qu'il cherchait. Mais, oubliant sa faim, il se mit à prêcher jusqu'à l'heure demidi. Alors, soncompagnon ne put s'empêcherde mur- murer tout haut et de raconter au peuple depuis eombieu de temps ils étaient à jeun .»
Vital avait le don particulier de ramener à Dieu les femmes de mauvaise vie5. Il recommandait ensuite leur mariage à la charité des Qdèles et ne les quittait, jamais
! \cta SS., octob. die ïi, X, "256.
"1. Bihliotli. île Fougères, ms. lat., Yila S. Vitulis priant abbatis Sarigniensix, suis numéro, sans pagination, texte très-fautif. Ce manuscrit a été signalé pour la première fois par M. Delislc. Ilouleaux des morts, 281 : « La vie de ce digne émule de Robert d'Arbrissel et de Bernard de Tiron a été composée, au douzième, siècle, par Etienne, évèque de Benne". » Et en note : « Une copie de cet opuscule se trouve dans Y Histoire de la congrégation de Surigiig, manuscrit de la bibliothèque de Fougères. » — M. l'abbé barras en a déjà fait des extraits, Histoire de l'Eglise. XXIV , 603 et suiv.
3. îkid.,'\ib. 11, cap. xiv. - 1. Hnd., lib. I.cap. xiv. — 5. Ibid., lib. 1. cap. ix
LES PRÉDICATEURS. 1 -17
siiiis les avoir comblées d'aumônes. Les récits naïfs rap- portenl que le ciel l'aidait pour ce genre de conversion. ■ Il \ avait un chevalier 1 dont la femme, disait-on, ne gardai! pas la foi conjugale. Le saint homme, qui avait à cœur de faire cesser de pareils égarements, résolut de lui demander l'hospitalité. Il se mit donc en route. Mais connue la distance était considérable, la nuit survint et les hôtes qu'il avait choisis se couchèrent pour prendre leur sommeil. Or, la femme fut réveillée en sursaut par une voix qui lui criait : Voici l'homme de Dieu; préparez-lui de la nourriture. — Imagination, dit le mari; vous rêve/.. La femme s'endort de nouveau. Tout à coup la voix reprend : Levez-vous, vous dis-je, l'homme de Dieu n'a pas mangé du jour. Une troisième Ibis la femme s'endort, une troi- sième fois la voix mystérieuse la réveille. Alors arrive un messager, qui lui dit: Voici l'homme de Dieu. L'apparition n'avait donc pas été vaine. Ce n'était pas sans raison (pie cette femme était avertie de recevoir le saint : car Vital venait lui apporter de salutaires conseils et la retirer de l'abîme. »
Les ermites ne convertissaient pas seulement, ils assu- raient les conversions. Ils finissaient par fixer la multi- tude enthousiaste qui les suivait, dans quelques lieux incultes et sauvages, favorables au travail manuel, éloignés des agitations de la ferre. Bernard s'arrêta à Tiron ; Vital, à Savigny; Robert d'Arbrissel, à Fontevrault; Giraud de la Sale établit ses disciples dans sept diocèses à la fois. Ainsi ces pauvres anachorètes fondèrent, parleurs prédications, ces fameux monastères où tant de gran-
ô. Ibid., lib. Il, cap. vni : i Erat miles quidam, cujus uxor (idem thon maritalia non bene servare dicebatur...
U8 CHAPITRE V.
deurs vinrent plus tard se cacher au inonde et cultiver la vertu.
Ce fut encore l'un de ces ermites qui donna le premier signal de la guerre sainte que Grégoire VII avait conçue, mais qu'il n'avait pu entreprendre.
Pierre, du diocèse d'Amiens, était à Jérusalem. Une nuit, qu'épuisé de fatigues et de veilles il s'était en- dormi sur le pavé de l'église de la Résurrection, une voix mystérieuse lui cria : « Pierre, debout ! » Pierre l'Ermite reprend le chemin de l'Europe avec un grand projet dans le cœur. Le pape l'écoute, et dans le concile de Cler- mont, Urbain II proclame ainsi la guerre sainte : « 0 frères très-chéris, s'il est vrai que vous aspiriez à Celui qui est l'auteur de la sainteté et de la gloire, si vous dé- sirez ardemment connaître les lieux de cette terre où l'on retrouve ses traces, c'est à vous qu'il appartient de faire les plus grands efforts, avec le secours de Dieu qui mar- chera devant vous et combattra pour vous, afin de pur- ger cette cité sainte et ce glorieux sépulcre des souillures qu'y amassent les Gentils par leur présence, autant du moins qu'il est en leur pouvoir. Si la piété des Machabées mérita jadis les plus grands éloges, parce qu'ils combat- tirent pour les cérémonies et pour le temple; s'il vous est permis, chevaliers chrétiens, de prendre les armes pour défendre la liberté de la patrie, si vous estimez qu'on doive faire les plus grands efforts pour visiter les temples des apôtres ou de tout autre saint, que tardez-vous de relever la croix, le sang, le monument du Seigneur, de le visiter et de vous consacrer à ce service pour le salut de vos âmes? Jusqu'à présent, vous avez fait des guerres injustes ; dans vos fureurs insensées, vous avez lancé ré-
LES PRÉDICATEURS. 14!)
ciproquemenl sur vos maisons les traits de la cupidité ou de l'orgueil, el par là vous avez attiré sur vous les peines de la mort étemelle. Maintenant nous vous proposons des guerres qui portent en elles-mêmes la récompense glorieuse du martyre et qui seront à jamais les objets des éloges du temps présent et de la postérité'. »
Ces paroles furent le signal d'un mouvement mer- veilleux que l'antiquité n'a jamais connu. Le zèle s'en- flamme, l'enthousiasme déborde pendant plus d'un siècle dans toute l'Europe agitée par la voix des prédica- teurs. « J'ai vu, dit Guibert de Nogent2, Pierre l'Ermite parcourir les villes et les municipes, environné de si grandes foules, accablé de tant d'offrandes, reçu avec des transports si unanimes, à cause de sa sainteté, que ja- mais, je crois, aucun mortel ne fut l'objet de pareilles manifestations... Dans toutes ses actions, dans toutes ses paroles, la foule croyait sentir quelque chose de divin. Elle se disputait comme des reliques les poils de sa mule : excès d'enthousiasme que je ne prétends point jus- tifier, mais qui prouve l'admiration de la multitude tou- jours avide de nouveauté. » Saint Bernard était appelé « l'orateur du ciel3 », tant il opérait de prodiges par son éloquence! A Vezelay, les fidèles renversaient l'échafaud sur lequel il était monté ; ils coupaient et déchiraient ses vêtements pour emporter à la fois un symbole et une relique. A Cologne, il allait être étouffé par la multitude, sans la protection miraculeuse de la Vierge. À Spire, il remporta un de ses plus beaux triomphes. L'empereur
1. Guibert de Nogent, Hisl, des Croisades, liv. II. Collect. mém., Guizot, IX, 47.
2. Gesta Dei per Francos, lib. Il, cap. iv. Patrol. Int., CLVI. ?>. Odnn de Deuil, Croisade de Louis VII, liv. I.
150 CHAPITRE V.
refusait de se croiser, il répondait toujours aux pres- santes sollicitations du saint qu'il y songerait, qu'il pren- drait conseil des siens. « Or, au milieu même du sacrifice de la messe, l'esprit de Dieu pressa l'esprit de Bernard d'adresser la parole aux assistants et, quoique personne ne l'en priât, de ne point laisser passer la journée sans faire un sermon. Bref, il parla ; et quand il eut fini, il alla trouver le roi en toute liberté. Il lui représenta le jugement dernier; il le fit paraître, lui, simple mortel, debout au tribunal de Jésus-Christ qui, prenant la parole sur le ton d'un maître absolu, lui disait : « 0 homme, qu'ai-je dû faire pour toi que je n'aie point fait? » Puis, il lui montra successivement sa royauté souveraine, ses richesses, ses conseils, son âme virile et sa force corpo- relle. Ces paroles et d'autres semblables louchèrent le roi, au point que saint Bernard lui parlait encore, lors- qu'il s'écria, en versant des larmes : « Je reconnais, oui, je reconnais tous les dons de la grâce divine ; désor- mais, moyennant son secours, je ne veux plus agir en ingrat. Me voici tout disposé à le servir, puisque je suis engagé vivement de sa part à le faire. » A peine avait-il ainsi parlé, que le peuple, recueillant la parole qui venait de sortir de la bouche du roi, éclata en actions de grâces. A l'instant même, le roi prit la croix et reçut du saint, au pied de l'autel, l'étendard qu'il devait porter à l'armée du Seigneur'. »
Guillaume de Tyr arrive à son tour, il passe les Alpes ; il parcourt l'Italie et convertit à la croisade les princes de l'Occident. Foulques, curé de Neuilly, rappelle les temps apostoliques par la simplicité irrésistible de ses
l. Vita S. Bernard., auci, Philippo, lit*. VI, pars i*
LES PRÉDICATEURS. 151
prédications. [1 peut à peine se défendre avec un bâton de la foule qui se presse autour de lui. Il apprend qu'un nombreux tournoi va se réunir en Champagne : il y eourt. Il conjure les nobles chevaliers, au nom du sang de Jésns- Christ, de tourner contre les oppresseurs de Sion leur bravoure et leur courage. Aussitôt les guerriers les pins valeureux de France jurent mort aux infidèles.
Les évêques, les abbés, les prêtres, les moines se ré- pandent dans toutes les provinces, tantôt seuls, tantôt par groupes, souvent avec des interprètes. « Ils sont tout- puissants par leurs œuvres et par leurs paroles*. » Après leurs sermons, les échos répètent de toutes parts, comme un cri de guerre universel : « Dieu le veut! des croix! des croix! »
Elles savaient cependant, toutes ces foules innom- brables, que depuis le premier départ des croisés les che- mins étaient pavés de tombeaux. Les seigneurs n'igno- raient pas qu'il fallait renoncer au pillage et à la haine, aux coups de lance devant les dames, à leurs chasses, à leurs meutes. Mais la crainte et la passion ne parlaient plus : on oubliait tout au nom sacré de Jérusalem. Le bri- gand sanguinaire et scandaleux célébrait sa conversion en aspirant au martyre-.
C'était la voix des prédicateurs qui opérait ces miracles.
A partquelques allocutions synodales, tous ces discours d'un Age héroïque sont perdus. Mais si les œuvres ont péri, le nom des auteurs est à jamais écrit dans le Livre de Vie : cette immortalité n'est-elle pas assez belle?
1 . » Vorho et opère potentiores. • Manriq. Annal. Cisterc, IU, annol 188, cap. i, n° 5 .
2. V. les paroles de Guillaume, comte de Poitiers, Raynouard, Choi t îles Trouba- dours. IV, 94.
CHAPITRE VI.
LES HÉRÉTIQUES.
Pendant que les évêques, les moines el les ermites employaient la parole, les uns à la conversion du peuple, les autres à l'édification des âmes consacrées à Dieu, des novateurs hardis la mêlaient aux débats des sectes, aux plissions de la multitude. Depuis le commencement du siècle, l'hérésie gronde comme une tempête, « impetus hœreticœ tempes tatis1. » Les prédicateurs la démasquent ei la combattent : « Que de faux frères, dit Pierre Lom- bard', sons un habit de paix el de religion! Ils veulent surprendre noire liberté, la liberté que nous avons en Jé- sus-Christ. Sons une peau de brebis, ils cachenl des inten- tions rapaces comme celles des loups; sur les lèvres ils portent le miel, nniis leur dos est hérissé de pointes. Soyons toujours en garde; observons, veillons de tous côtés : car de tous côtés nous sommes entourés d'embûches et de
l, Gislebcrl de Hoy, :t8» h. Opp. S. Bernard., V. — -2. Ms. lat., 3537, f 69.
LES PRÉDICATEURS.
153
scandales. » « Les prêtres sont des chiens muets : voilà pourquoi tant de nouveaux Amorrhéens, tant de nouveaux Philistins nous pressent et nous environnent; voilà pour- quoi les hérétiques bouleversent l'univers. Leur nombre esl devenu incalculable1. » « Voici, dit Hildebert2, le temps des taux frères : il est venu! La domination esl li l'esprit des ténèbres ; les races de vipères sifflent dans les entrailles de notre mère; elles ébranlent ses flancs. Sons l'apparence de piété, les hérétiques se livrent aux œuvres impies. Ils confessent qu'ils s'appellent chrétiens, ils le proclament : mais ces membres pourris de la sainte Église travaillent à rompre l'unité de la foi. Il est bien à craindre que la partie corrompue n'envahisse celle qui est encore intacte. »
Plusieurs de ces hérétiques n'étaient, pour les nommer comme ils le méritent, que des charlatans ou des fous, entraînés par les rêves bizarres d'une imagination corrom- pue. Cependant, telle était leur puissance, qu'ils savaient mener des foules enthousiastes et se ménager un parti nombreux parmi les grands; tel était l'aveuglement de la multitude, qu'ils se faisaient défendre par des sectateurs fidèles jusqu'à la mort et qu'ils envoyaient au bûcher de joyeux disciples3. Il ne nous reste rien de leurs discours4.
1. Pierre de Blois, 51a h. —2. 73» h.
3. Epist. Evervini ad S. Bernard., Opp. S. Bernard., IV, 3056; Perrin, Hist. des Albigeois, ii; Dupin, Hist. des controv. au douzième siècle, 358.
4. Perrin, ouvrage cité, p. 56, dit bien : « Nous avons de vieux livres des Vau- dois, contenant catéchismes et presches, escrits en langue vulgaire a la main, ou il n'y a rien qui face pour le Pape et papisme..., » et, p. 253, à la marge du traité sur l'Antéchrist : « Ce livre de l'Antéchrist se trouve en un livre vieux escrit a la main, auquel sont contenus plusieurs sermons dos Barbes en date de l'an 1120, et partant escrit avant Valdo, et environ le temps de Pierre Bruis, qui enseignoil en Langue- doc, ou il fut brûlé a SaiiU-Giles, avant que Valdo sortist de Lion. Lt depuis, ce traitté-a esté conservé parmi les Vaudois des Alpes, desquels nous l'avons eu avec
154
CHAPITRE VI.
Mais l'histoire doit montrer leurs extravagances et leurs déclamations.
Evrard et Clément (+.4114) sont les deux premiers hérétiques, par ordre de dates. Ils étaient de Bussi, près de Soissons1. Leurs réunions, qu'ils tenaient dans des souterrains cachés, étaient souillées de forfaits si abomi- nables que la pudeur refuse d'en prendre note. Ils condam- naient l'union des sexes : c'était le point fondamental de la doctrine. « Si une femme vient à mettre un enfant au monde, on se réunit, on allume un grand feu; tous les assistants se rangent en cercle, ils se passent l'enfant de main en main, ils le jettent dans le brasier et l'y laissent jusqu'à ce qu'il soit entièrement consumé. Ensuite, lors- qu'il est réduit en cendres, ils font de ces cendres une espèce de pain, dont chacun mange un morceau, en guise de communion. Une fois que l'on a pris de cette nourri- ture criminelle, il est rare qu'on revienne jamais de l'hérésie. »
Lysiard, évêque de Soissons, fil venir les deux livres. Il leur demanda pourquoi ils étaient appelés hérétiques par leurs voisins. Clémenl répondit : » N'avez-vous donc pas lu, seigneur, dans l'Evangile l'endroit où il est dit : Beati eritisf » Cet homme illettré pensait que le mol eritis (vous serez) signifiait hérétiques, et que ceux-ci étaienl appelés les enfants, les héritiers de Dieu.
plusieurs autres. » Mais où sont donc ces livres?dans quelle bibliothèque? Et les sermons composés, eu 1 120, par les Barbes vaudois, qui ne sont venus que plu- sieurs siècles après? Os livres ont été, sans doute, ou inventés, ou altérés par les Vaudou réformés. V. sur celte discussion Bnssnet, llisl. des variations, éd. Vivès. XIV, r>-25
l. Guibert de Notent, sa vie. liv. III. ch. xvin. CM, mém.. Guifot, X, 106.
i,KS PRÉDICATEURS. ISS
Les deux témoins étaienl un diacre el une certaine matrone, que Glémenl avait ensorcelée une année en- tière. L'évêque, faute de preuves suffisantes, les con- damna au jugement de l'eau exorcisée. A peint; Clément fut-il jeté dans le bassin, qu'il surnagea, comme l'aurait fait une branche légère. Evrard avait confessé ses erreurs sans y renoncer. Ils furent mis en prison. Mais, pendanl que l'évêque et Guibert de Nogent allèrent à Béarnais demander conseil au synode qui s'y tenait alors, le peuple enleva les hérétiques et les brûla hors de la ville.
Tanchelme (f 1123) fut sans contredit le plus habile de tous ces prédicants 1 : il sut prendre à merveille les moyens de séduire la foule. Il insinua ses erreurs d'abord au peuple grossier et ignorant, puis aux femmes: à l'aide des femmes, il ne tarda pas à gagner les hommes. Alors quelles extravagances ne voit-on pas! Tanchelme prêche ouvertement, en plein air, sur les places pu- bliques, au milieu de la multitude, dans un appareil royal, tout couvert d'or et de bandelettes. Des gardes portent devant lui un étendard et une épée; une armée de trois mille hommes l'entoure. Le peuple émerveillé l'écoute comme un ange envoyé du ciel. Tanchelme en- seigne que les églises de Dieu sont des repaires infâmes ; les sacrements, souillures; l'Eucharistie, mensonge et la dîme, injustice. Il pousse l'audace jusqu'à s'arroger les attributs divins : « J'ai reçu l'Esprit-Saint, dit-il, dans toute sa plénitude; donc, je suis Dieu comme Jésus- Christ. » Plusieurs croient à sa divinité. Ils recueillent et
I . Epislola Trajectensis Ecclesiœ ad Frideric. episcop. Colon, de Tanchelmo sedue- tore, Pntrol. M., CLXX, c. 1312; note, Baron., Annal, ercl., XVIH, 395.
I5fi
CHAPITRE VI.
conservent l'eau de son bain avec un profond respect; ils la regardent comme un sacrement efficace pour le salut de l'âme et du corps. Toutes les femmes de la secte ap- partiennent de droit à l'apôtre; les pères, les maris ren- dentgràces au ciel des faveurs que l'homme divin accorde, en public, à leurs filles et k leurs épouses.
Un forgeron, l'un de ses disciples, Manassès, avait établi une confrérie qui devait être la perfection de la secte. Elle se composait de douze hommes, représentant les douze apôtres, et d'une seule femme, représentant la sainte Vierge. Les douze associés se passaient cette femme de main en main, et se servaient d'elle comme du sceau de la fraternité.
Un prêtre, nommé Everwacher, s'attacha à cet impos- teur et l'égala même en fanatisme : il s'éleva contre la dîme, envahit les églises à main armée et chassa les clercs de l'autel.
Pendant ce temps-là, Tanchelme quittait la Flandre el faisait un voyage à Rome pour y surprendre des lettres de communion. Renfermé d'abord, puis délivré, après un voyage en Allemagne, il reparut en Flandre. Chargé d'anathèmes, il voulut s'enfuir: un prêtre l'assomma.
Pierre de Bruys (f 1 1 47) prêchait vers le même temps à peu près les mêmes erreurs', en Dauphiné, en Provence et dans la province de Narbonne. Pierre le Vénérable nous retrace, dans des lettres célèbres2, les prédications de cet hérétique : « Crime inouï chez les chrétiens! On a vu re- baptiser les peuples, souiller les églises, briser les autels,
I. Baron., Annal, eccl. , XVlll, 3%.
■1 Kpist.. lib. I, I et i, Patrol. lot., CLXXJUX.
LES PRÉDICATEURS. 157
brûler le> croix, fouetter les prêtres, emprisonner les moines, et les forcer, par des tourments, à prendre des tommes... Vous avez fait un grand bûcher de croix le ven- dredi saint; vous y avez mis le feu, vous avez cuit de la viande et vous en avez mangé, après avoir invité la foule publiquement à suivre votre exemple. »
C'était en Périgord surtout que le peuple tombait dans ces excès. « Cette secte1 s'est étrangement accrue; et non- seulement plusieurs personnes de qualité quittent leurs biens pour s'y associer, mais encore des ecclésiastiques et des religieuses s'y enrôlent. Les plus grossiers devien- nent en moins de huit jours très-habiles à enseigner par leurs exemples et leurs paroles; en sorte qu'il est presque impossible de les confondre. Leur chef était Pons, disciple de Pierre de Bruys et de Henri. »
Pierre de Bruys avait prêché près de vingt ans, lorsque les catholiques le brûlèrent à Saint-Gilles.
Henri (f vers 1148) surpassa Pierre de Bruys, son maître. « C'était un apostat2 qui, après avoir été moine, avait quitté le saint habit pour retourner aux dérègle- ments de la chair et du siècle, semblable au chien qui retourne à ce qu'il a vomi. Comme il n'osait demeurer dans sa famille, il s'était fait vagabond et mendiant; et comme il était lettré, il prêcha pour vivre. S'il avait, quel- que argent de reste, il l'employait au jeu ou à des usages plus honteux encore. Car souvent, après avoir attiré les applaudissements du peuple le jour, on le trouvait, la nuit suivante, avec des courtisanes et même, avec des femmes mariées. » Ainsi s'exprime saint Bernard sur le point d'en-
I. Hartène, Thés. nov. auecd., I, 453. — 2. S. Bernard., epist". iU.
158 CHAPITRE VI.
gager la lutte avec cet hérésiarque. Déplorable aveugle- ment de la multitude! Il faut que les saints la disputent aux êtres les plus avilis, la divine charité à la perfidie, la vérité à l'erreur !
Le combat ne resta pas longtemps douteux. Saint Ber- nard suivit Henri à la piste; il parcourut tous les lieux infectés de l'hérésie : les conversions marquaient sou passage. Le coupable fut abandonné et poursuivi par ceux-là mêmes qui, naguère, se faisaient une gloire de s'attacher à ses pas. Traqué comme une bête fauve, il lui pris, enchaîné et livré à l'archevêque de Toulouse.
Le Languedoc fui le terme des prédications de Henri. Mais avant de paraître dans cette province, il avait dog- matisé à Lausanne, à Poitiers, à Bordeaux: il avait bouleversé le diocèse du Mans.
[I s'était l'ait précéder dans la ville du Mans1 par deux de ses disciples qui, revêtus d'un habit de pénitence comme lui, portaient un bâton surmonté d'une croix de 1er. Hildebert leur lit lion accueil, et comme il partait pour Rome, il ordonna à ses archidiacres de les traiter favorablement. Hélas! le pasteur introduisait le loup dans le bercail! Quel homme m1 s'y fût laissé prendre'?
Henri portail à merveille Ions les dehors de la mortifi- cation. Il avail les cheveux courts e( la hai he rase, des habits en mauvais état; il marchait toujours pieds nus, même dans les froids les plus rigoureux. Il se retirait de préférence dans les cabanes des paysans, demeurait le jour sous des portiques, couchait et mangeait dans des lieux élevés et à découvert. Tout le monde convenait qu'il était un grand saint. Les femmes publiaient ses vertus;
I. Mabilloli, tixotrptuui c pesiis episcop, Cciioinaii.,) Atwlect., 111,303.
LES PRÊUIGAfEUKS. I.Vl
elles trouvaient en lui du prophète, pour connaître l'inté- rieur dos consciences et découvrir tes f)éohés les plus secrets. Enfin sou mérite surpassai! encore sa rénommée.
Les clercs ne négligent rien pour que teé fidèles pro- fitent de la venue d'un si dévot personnage, ils dressent eux-mêmes un tribunal. Le prédicant y monte : la l'on le est saisie d'admiration, le clergé est louché jusqu'aux larmes. Henri a une voix de tonnerre : une légion de dé- mous ne ferait pas tant de bruit qu'une seule de ses paroles; les discours tombés de sa bouche se gravent irré- vocablement dans l'esprit des auditeurs. Mais on s'aper- çoit que ses paroles sont un poison violenl ; ses doctrines enflamment la multitude contre le clergé. Bientôt les prêtres ne sont plus que des païens et des publieains; leurs maisons sont renversées, leurs biens pillés, leurs domestiques menacés du dernier supplice; ils sont eux- mêmes poursuivis à coups de pierre : sans la protection des grands, ils seraient tous mis au pilori.
Un chanoine écrit une lettre pour réfuter Henri : Henri la refuse. Guillaume Musca ose l'aborder en public et le provoquer à la lutte. Le prédicant secoue la tète à toutes les objections : Vous mentez, répond-il. Guillaume faillit être déchiré par les assistants.
Les assemblées sacrilèges ne cessaient pas. A Saiul- Germain et à Saint-Vincent, Henri prescrivait aux femmes la pauvreté et la nudité pour s'enrichir lui-même et se livrer à d'infâmes plaisirs.
Cependant Hildeberl est de retour. Il entre dans les faubourgs de la ville. Les clercs se pressent autour de sa personne, et lui, le pontife sacré, étend sa main pater- nelle sur le peuple : il veut le bénir. Mais la foule lui
160 CHAPITRE \ I.
répond par ces paroles ironiques : Nous ne voulons plus de ta bénédiction; nous rejetons tes commandements. Bénis la fange, sanctifie la boue. Nous avons un père, un pontife, un avocat : il est plus grand que toi en science et en vertu. Cet homme, tes clercs impies osent le com- battre. A les en croire, il serait un sacrilège : sans doute qu'ils n'aiment pas à voir leurs crimes dévoilés par son esprit prophétique.
L'évèque prend pitié de cette grossière méprise et supporte sans murmurer tous ces reproches amers. Il demande à Dieu la conversion de son peuple; il supplie le ciel de mettre fin à ce déplorable aveuglement.
Au bout de quelques jours, il va trouver le séducteur el lui propose de se mesurer avec lui. C'est ainsi que le grand évêque d'Hippone disputait publiquement avec les Manichéens, ancêtres et pères de tous ces hérétiques. « As-tu fait profession? » lui demande Hildebert. Henri, feignant de ne pas comprendre ce mot de profession, ne répond pas. « A quel ordre appartiens-tu? » lui demande de nouveau Hildebert. — « Je suis diacre. » — « As-tu assisté aujourd'hui à l'office divin? » — « Non. » — « Alors récitons matines. » Henri avoue qu'il ne connaît pas cette prière. « Prenons donc, dit Hildebert, les psaumes ordi- naires de la Vierge. » Psaumes, versets, texte, Henri ignore tout . Couvert de confusion, il prend honteusement la fuite.
A force de zèle, l'évèque du Mans ramena son peuple à l'obéissance el à la paix.
Dans le Languedoc, l'hérésie des Henriciens jeta des racines plus profondes. Saint Bernard l'avait réprimée sans la détruire. Au mois de septembre de l'année 1177,
LES PRÉDICATEURS. 161
Raymond, comte de Toulouse, implora contre elle la prédication des moines de Cîteaux. « Cette hérésie 1 a tellement prévalu qu'elle a mis la division entre le mari et la femme, le père et le fils, la belle-mère et la belle-fille. Ceux qui sont revêtus du sacerdoce se sont laissés cor- rompre ; les églises sont abandonnées et tombent en mines, on refuse d'administrer le baptême, la pénitence est mé- prisée et l'Eucharistie est en exécration... Pour moi, qui suis armé de deux glaives et qui me fais gloire d'être établi en cela le vengeur et le ministre de La colère de Dieu, je cherche en vain le moyen de mettre fin à de si grands maux... J'implore donc avec humilité voire secours, vos conseils et vos prières pour extirper cetle hérésie. Son venin est si violent et l'endurcissement de ceux qui sont tombés est si considérable qu'il n'y a que Dieu qui puisse les vaincre par la force de son bras. »
Eon (f 1148). «11 y eut, dans le même siècle'-, un vi- sionnaire qui fut présenté au pape Eugène III, à l'ouver- ture du concile de Reims. C'était un gentilhomme breton nommé Eon de l'Étoile. Il était tellement ignorant, qu'ayant entendu chanter dans l'Église : « Per eum qui venturus estjudicare vivos et mortuos»,il s'était imaginé et assurait que c'était lui-même qui devait juger les vi- vants et les morts. Il fut suivi comme un grand prophète. Tantôt il marchait avec une grande foule ; quelquefois il se cachait; puis, il apparaissait plus glorieux qu'aupara- vant. On disait qu'il était magicien, et que, pouraltirer le monde, il faisait de grands festins, mais qui n'étaient que
I Vaisselle, Hfct. de tMiigiœdm, III, 1<>
.. Du|)iu, H Lit. des controverses un douzième siècle, u58,
11
16-2 CHAPITRE VI.
des illusions ; que les viandes que Ton mangeait à sa table et les présents qu'il donnait, aliénaient l'esprit. L'arche- vêque de Reims l'ayant saisi, le présenta au saint Père et au concile. Ses réponses, pleines de rêveries frénétiques, le firent traiter de fou. On l'enferma dans une prison très- étroite, où il mourut bientôt après. Plusieurs de ses dis- ciples, encore plus insensés que lui, aimèrent mieux souffrir les flammes que de renoncer à leurs doctrines. »
A.RNAULD de Bresce (f 1155) vint d'Italie étudier en France sous Abélard '. Rentré dans sa patrie, il se lit moine. Il ne manquait ni d'esprit, ni de talent pourla prédication : il était ambitieux par-dessus toutes choses. Il attaqua les moines, les évêques, les prêtres; il enseigna que le clergé ne pouvait posséder ni fiefs, ni biens-fonds: tout appar- tenait aux princes. Chassé d'Italie par Innocent II, il se retira à Zurich. Après la mort de ce pape, il retourna en Italie, hâta sa marche vers Rome, excita mie sédition contre Eugène III, laquelle il renouvela contre Adrien IV. Le peuple séduit insulta les seigneurs et les cardinaux, pilla tous les palais. Le pape Adrien IV excommunia Ar- nauld de Bresce et interdit le peuple, jusqu'à ce qu'il eû1 chassé ce prédicant. La menace a son effet : les Romains s'emparent des maisons fortes qu'occupaient les héréti- ques; Arnanld se retire en Toscane où il est reçu avec ovation. Le cardinal Gérard le fait arrêter; mais les vi- comtes de Gampanie le reprennent. Malgré leurs efforts, il est conduit à Rome, où le gouverneur de la ville le fait attacher à un poteau. Amauld j est brûlé vif, et ses
I. Dupin, ouvr. ciu;, 349; l!;iron.. Annal, cal.. XVIII. 88: S. Bernard, aplat. «95. 1%.
LES PRÉDICATEURS.
cendres sonl jetées d;ms le Tibre, de peur que les sédi- tieux ne les honorent comme des reliques.
Valdo étail un riche marchand de Lyon. Unjourque plusieurs notables de cette ville étaient assemblés, l'un d'eux mourut subitement. Cette mort imprévue d'un ami lit rentrer Valdo en lui-même. Après de longues réflexions sur le néant des choses humaines, il distribua aux pauvres une grande somme d'argent et se fit un nombre considé- rable de diseiples. 11 prêchai! que l'Eglise Romaine « avail laissé la fbj de J.-C, qu'elle estoit la Paillarde Babylo- nienne.., que la moinerie estoit une charongne puante.., que 'le Purgatoire, messes, etc. n'estoyent qu'inventions des diables et attrappes d'avarices... Tous ses adhérents voulurent devenir des apôtres. Les femmes mêmes prê- chaient. Leurs prédications étaient si fréquentes qu'on était obligé de prouver par l'Écriture sainte, par les Pères et les conciles, que la parole sacrée leur avait été toujours interdite'2.
L'Eglise excommunie ces hérétiques; ils répondent par la haine et rejettent pour toujours l'autorité qui les con- damne. Leur origine remonte à l'année 4160*.
Terbic1 est l'un des prétendus apostoliques qui s'éle-
1. Perrin, Histoire des Vaudois, 3.
2. « Prœdicant omnes passim et sine dilectu conditionis, eetatisvcl sexus... Di- cunt ab omui qui scit verbum Dei in populisseminare prœdicandum esse. . . Praeter errores jani dictos, graviter errant quia fœminas quas suo consortio adniillunl docere permitlunl . . . « Bernardus, abbas rontis Calidi ronlra Valdenses, [ng«l- stad., 1612, in-i", cap. 4, 8.
3. C'est par erreur que le Diction, des Hérésies l:i tixo en 1130. Y. Baron. Annal, eccl., XIX, 70; Rudiger, de Eccl. Fratr. in Bohem., Ul.
4. V. Diction, des Hérésies.
16-1 CHAI'ITIIE VI.
vèrent en France dans le douzième siècle. II se tint long- temps caché dans une grotte, à Corbigny, au diocèse de Nevers. Il fut pris et. brûlé. Deux vieilles femmes, ses compagnes, subirent le même supplice. Terric avait donné à l'une le nom de l'Église et à l'autre celui desaiute Marie, afin que, lorsque ses sectateurs seraient interrogés, ils pussent jurer par sainte Marie qu'ils n'avaient point d'autre loi que celle de l'Eglise. Car le secret était le fon- dement de sa doctrine. Il avait pris la devise des anciens Priscillianistes rapportée par saint Augustin: « Jure/., parjurez-vous tant que vous voudrez ; gardez-vous seule- ment de trahir le secret'. »
A l'époque où nous sommes arrivés, le nom des chefs se perd, comme celui des fleuves dans l'inondation : il n'y a plus d'hérésiarques, mais l'hérésie est partout, en Flandre, en Provence, en Bourgogne. Ce sont des nuées de pillards qui s'abattent sur des provinces entières el les livrentà toutes les horreurs de la destruction fanatique. On les appelle Poplicains, Patarins, Bons-hommes 2, Co- larelles. Ces brigands ravagent les terres, s'emparent des hommes, outragent les femmes. Ils poussent devant eux les religieux et les prêt res, les livrent aux tourments et leur disent avec ironie: Allons, beaux chanteurs, chante/.' Api'ès ces paroles, ils les accablent (le soufflets et de coups
(le verge. Beaucoup meurent à la suite de ces mauvais traitements; d'autres, à demi morts, ne peuvent se rache- ter qu'à des conditions onéreuses. Les Cotarelles parti- culièrement pillent les égli>es, arrachent l'Eucharistie
I. s. Bernard, serai. 65, •»<>. in Çantica.
"2. V., mit ions cc> hérétiques bu général, Baron., Annal. eecL, XIX, 907, 174. 539; et sur le* Bons-hommes en particulier, Labbe, X, 1 170.
LES PREDICATEURS. lti".
des vases d'or el d'argent, s'emparent des calices el les brisent à coups de pierre. Leurs concubines se font des voiles avec les linges sacrés des autels. Ils massacrent el se fonl massacrer.
Toutes ces hérésies se. réunissent dans une seule: l'hé- résie des Albigeois. Un de ses historiens1 la représente o comme une fille, qui n'a point de père et qui est née dans le inonde, à peu près comme ces monstres, qui sont formés de l'assemblage de différentes espèces ». Elle fut l'occasion d'une guerre sans pitié entre le nord et le midi de la France. Ce grand drame, plein d'horreurs et de sang, ne, rentre pas dans notre cadre. Mais cet aperçu rapide ne permet-il pas de juger les hérésies et les héré- siarques du douzième siècle?
L'origine des hérésies est presque toujours la même. Elle remonte àl'égarement d'un esprit supérieur, que l'audace effrénée de sa raison a précipité dans l'abîme. Quelquefois ce génie ensevelit son nom, sa gloire dans une corruption obscure ; quelquefois, chargé d'anathèmes, il relève la tète avec (tins de témérité : sa doctrine met feu aux passions populaires. Mais les hérésiarques, quels qu'ils soient , ont ordinairement souci desapparences; ils s'appli- quent à voiler leurs faiblesses sous des dissertations dog- matiques ; ils affectent h1 rétablissement du vrai christia- nisme, la pratique du purEvangile : et tels sont les grands mots dont ils couvrent leur chute, qu'ils se fonl parfois des disciples convaincus et qu'ils rallient à leur cause des âmes dignes de la vérité.
Au douzième siècle, au contraire, le renversement de la morale est le principe même de l'hérésie; la corruption
I. P. Hennit. Hist. des Albigeois I, !i.
m GHAP1TKE VI.
est son but hautement proclamé. Le libertinage est prêché avec impudence sur les places publiques, dans les sou- terrains, à la foule comme aux initiés. On se livre, au nom de la religion, à la licence des mœurs brutales ; les caves récèlent des mystères inouïs de débauche: c'est le règne de la turpitude. Enfin ces hardis réformateurs du clergé sont aussi cruels que voluptueux : ils évangélisent les armes à la main.
Le talent de ces sectaires, l'habileté de ces charlatans ne peuvent pas expliquer tant de fureurs, tanl de scan- dales. Il faut en chercher la véritable raison dans la gros- sièreté du siècle et dans la passion des esprits pour les controverses religieuses.
Nousavons vu la parole sainte dans l'église, particulière- ment sur les lèvres «les évêques, exposer le dogme et prê- cher la morale. Nous l'avons vue dans le cloître, enseigner le divin amour aux âmes rangées sous la loi du Seigneur. Nous l'avons vue sur les places publiques, d'abord avec les solitaires qui, devenus des apôtres au cœur de flamme et faisant couler les larmes saintes do la pénitence, entraî- naienten Orient, ou dans le fond des forêts, les multitudes enthousiastes qui s'attachaient à leurs pas; ensuite, avec les hérétiques qui, leur sermon à peine fini, sejetaienl avec leurs fougueux disciples dans de violents plaisirs. Que conclure, sinon que la chaire esl toute-puissante au douzième siècle? Elle se mêle à tousles grands événements, elles les crée : elle multiplie les ordres monastiques, elle répand l'hérésie on la combat, elle veille aux intérêts de la société dans les conciles, elle fail les croisades. Partout elle remue le monde chrétien.
LIVRE DEUXIÈME
l,KS SKBMONS
CHAPITRE PREMIER
LANGUE DES SERMONS
C'est du douzième siècle, el ordinairement de la fin1, que datent, saut quelques exceptions connues, les plus anciens monuments de notre littérature. Avons-nous des sermons français qui remontent jusqu'à cette époque? Ou du moins quelle langue employaient les prédicateurs? Lequel parlaient-ils, du latin ou du roman2? Tel est le problème.
Mabillon avait indiqué, semble-t-il, comment le ré-
1. « C'est du douzième siècle seulement, et ordinairement de la fin, que datent no* plus anciens manuscrits romans. » M. Paul Meyer, Biblioth. de l'École des Chartes, 1867, p. 39. — « Avant le douzième siècle, l'écriture ne descendait pas à repro- duire les chants en langue vulgaire. » M. Gaston Paris, Hist. poétique de Charle- magne, G9, 70. — Dès l'an 1050, il est vrai, nous avons des chartes tout entières en provençal: mais nous n'avons pas de chartes françaises avant la fin du douzième siècle.
■2 Nous dirons indifféremment langue vulgaire, roman, français, idiome local, à l'exemple des prédicateurs qui disent vulgaris lingua, romana Hngua, gallicum idioma, materna lingua, >■! même Ungua IHvii,
170 CHAPITRE PREMIER.
soudre. Il établît, au sujet do saint Bernard ', que le sainl parlait aux moines en latin, au peuple en roman. Il n'j avait qu'à faire de cette proposition particulière une pro- position générale et à démontrer que la langue usitée dans la chaire variait avec la (Masse des auditeurs. C'est ce que M. Lecoy de la Marche a posé en principe- : « Tous les sermons adressés aux fidèles, même ceux qui sont écrits en latin, étaient prêchés entièrement en français. Seuls, les sermons adressés à des clercs étaient ordinai- rement prèchés en latin. »
Mais un des savants continuateurs de {'Histoire lilté- rairede In France* a été choqué de cette opinion : il la trouve trop absolue; il la combat et la rejette en ces termes 4 :
« Divers critiques prétendenl qu'au moyeu âge tous les » discours. Ions les sermons récités dans les cloîtres, » dans les couvents, dans les assemblées synodales, de- « vanl des clercs, étaient prononcés en latin., niais que i toujours les orateurs s'exprimaient en français, lors- » qu'ils adressaient la parole, même du liant de la chaire, » ;i l'assemblée des fidèles. Nous ne pensons pas qu'il y » ail eu des règles aussi lixes, des usages aussi constants. " Les clercs lettrés n'aimaient pas assurément à parler » en français; on sail pourtant que plus d'une lois ils se » servirent de cette langue en des Chambres closes, peut- « cire pour se faire comprendre par des clercs illettrés.
t. Opp. S. Bernard., III. prœfat.,8 vm-xv. i. La Chaire française au moyeu liye, 221. :t. M. Hauréau, But. lilt.. XXVI, 388.
X. Nous rapportons tout 1<' passage : On as doit rien omettre en présence d'une si grande autorité dans un sujet si débattu. Du reste, la citation mettra le lecteur plus au courant de la controverse nue toute considération préliminaire.
LES S HUMONS. 171
» Il esl même prouvé qu'ils parlèrent souvent en latin, » sans doute par respecl pour eux-mêmes, devant dos » Laïques plus ou moins dépourvus de culture littéraire. i Sos recueils de semions inédits vont le prouver de nou- » veau.
» On trouve dans le même volume des sermons Ira 1 1 - » çais qui ont été certainement récités en cette langue. » On en trouve d'autres qui ont été traduits en latin, » après avoir été prononcés en français. Les auteurs de » ces recueils nous en avertissent; en effet, en tête des s sermons écrits en latin, on lit quelquefois ces mots : » -alliée, vulgari, in gallico. C'est donc par simple con- » jecture qu'on suppose également traduits en latin ceux » que cel avertissement ne précède pas. Nous ne disons » pas que cette conjecture soit toujours fausse, mais nous » disons qu'elle est souvent contredite de la manière la » plus formelle par certaines phrases du texte. Ainsi par » exemple, il arrive à un de nos sermonnairos, parlant » devant des laïques, de traduire lui-même en français » une phrase qu'il a d'abord dite en latin : « Dicitur in » gallico : talis ridet in mane qui in sero plorat, tel rit au » niein qui au soir plure'; » un autre s'exprime ainsi : « Ego sum lilium convallium, je sui li lis de la valée, quod » fuit collectum in pulchra valle'2. » Ou bien encore, il » interprète en ces ternies un passage du prophète Jé- » réinie : « Recognoscit ejus (Domini) bonitatem et cu- » rialitatem et postea replicat quod postea fecit pro ipso; » et vult tandem dicere gallice : sires, vos m'avés con- » verti et m'avés monstrée minorence, et unquespuisjé " ne line démon cors tormenter et de faire pénitence, ista
I Ms. lat., 16481, n° KIT. —2. Ms. lau, I6482, f 20.
\l-> CHAPITRE PREMIER.
» quatuor débet dicere Domino omnis peceator1. » Ou, » dans un autre sermon2, parlant de sainte Elisabeth de j> Hongrie, il dit : « Isla sancta Domina polesl laudari a j> duobus, primo ab évident ia bonitatis... secundo ab emi- » nentia dignitatis..., «alliée : de sa très grant bonté, » secundo de sa très grant dignité. »Nous pourrions mul- » tiplier ces exemples, car ils abondent; mais il nous » semble qu'il n'est pas besoin d'insister.
» Nous devons toutefois faire observer que ces exeni- j> pies ne prouvent pas seuls combien a peu de fondement » la conjecture à laquelle nous refusons de souscrire. » Nous avons en latin la plupart des sermons qui ont été » transmis, comme ayant été prononcés dans l'espace de » cinq siècles, du onzième au seizième, les dimanches el » les jours fériés, devant le peuple mêlé de fidèles. Esl-il » doue vraisemblable qu'après les avoir recueillis eu fran- » çais, on les ail ainsi constamment traduits en latin » pour les pendre moins intelligibles? Certains prédica- » leurs oui eux-mêmesj dès le treizième siècle, réuni leurs » sermons eu un corps d'ouvrage. Peut-on supposer qu'ils » les ont traduits eux-mêmes, el qu'en les traduisant ils » y ont mêlé le latin el le français, comme dans les exem- » pies cités*, uniquement pour nous tromper, pour nous » faire croire qu'ils étaient capables de parler cette sorte » de langue, celle langue incorrecte et barbare qui est le » latin des serinons populaires? En outre, il y a des » thèmes, comme ceux de Nicolas de Gorran, composés » au treizième et au quatorzième siècle, pour aider les » prédicateurs à rédiger promptement, la veille des di- » manches, des fêtes, les serinons qu'ils devaient réciter i. nid., r m. — -j. ibiii., p 63.
LES SERMONS.
» le lendemain. Or ces thèmes sonl en latin. Enfin, son> » le litre do, Sermonas paruli. Dormi secure, nous avons » des sermons achevés, à l'usage des curés indolents, on ajustement défiants d'eux-mêmes; cl ers sermons livrés » tout prêts à la paresse, à l'insuffisance, sont, comme » les thèmes, rédigés en latin. Ainsi... »
(le raisonnement, nous semble-t-il, consiste à dire : voire conjecture est sans fondement, car 1° elle esl con- tredite par les textes, 2° elle est invraisemblable, 3" les recueils à l'usage des curés étant tous en latin, les ser- mons ont dû être prononcés en latin.
Iles raisons ne nous paraissent pas solidement établies.
I" Les textes apportés n'ont pas de valeur pour la ques- tion débattue. Ils sont puisés dans des sermons appelés macaroniques'. Or, cet amalgame hybride de français el de latin n'a jamais exislé dans la chaire : il n'est que le l'ait des compilateurs'-'.
I. Nous avons bèaucoup do manuscrits à la Bibliotli. nation, qui contiennent dos sonnons do ce genre. L'un d'entre eux fort intéressant, surtout à cause'de la trivialité des comparaisons qu'on y rencontre souvent, n'a jamais encore été, croyons-nous, dépouillé par personne. C'est le rns. lat. 14961 (xiu" siècle). On y lit, 1* 114: « Ser- mones de communi materia a fratre .1. de Alueto canonico S. Virtoris Parisieusis compilât!. » A quelle époque précise vivait ce chanoine / Quel est-il'.' Il est impos- sible de le savoir. Voici un échantillon de son style : « In die defunçtorum. Misere- inîni moi, snltem vos amici mei quia minus Domini tetigit me. Prothema. Fréquen- ter contingere videmus quod quando omnis nititur ab aliquo magno homine aliquani gratiain impetrare, si ne sel bien former sa pétition el l'ère sa demande, il sait ru loin esconduiz, nec obtinet quod potebat. Et ideo David propbeta illum qui habet proprio annunciare Verbum Dei, qui in principio sermonis sui débet a Deo suam gratiam postularc instruit et informat in verbis propositis quomodo debeat suam peticionem formare et dicit: Miseremini mei, etc.. Sire, doit dire li preschierres au commencement de mon sermon, je vos rèquier (pie vos aie& de moi pitié et misé- ricorde, qui estes père de miséricorde et sires de tout confort: car vraiement jui toute mesperance mis an vos et toute, ma fiance. Kl quod isto modo formata peticiu art sufliciens et digna exaudiri liquido patel... »
•J. Cette proposition déjà affirmée par Gérusez, Histoire de l'éloquence politique rl religieuse, !12 et 7!), a été reprise et nettement démontrée par M. Lecoy de 1^ Marche, ouvr. cité, "l'il otsuiv,
174
CHANTRE PREMIER
2° Notre opinion, loin d'être invraisemblable , s'appuie sur des faits. Il y a eu des curés qui, sans prendre le soin de nous en avertir, ont réuni leurs sermons en un corps d'ouvrage et les ont traduits en latin, après les avoir prê- ches en langue vulgaire. Ainsi en est-il de Raoul Ardent. C'est l'opinion des Bénédictins ', et des membres de l'In- stitut Ml y a eu des abbés qui, sans prendre le soin de nous en avertir, ont traduit en latin les sermons qu'ils avaient prêchés en langue vulgaire aux frères lais : « Je me sers d'une prose simple et tacite, de peur qu'en m'élevanl avec un français pompeux, je ne me fasse pas comprendre des frères illettrés3. » Ce recueil a donc été prêché en langue vulgaire, ce recueil a été traduit.
En traduisant ainsi leurs sermons, les prédicateurs ne songeaient pas à les « rendre moins intelligibles »; encore moins songeaient-ils « uniquement à tromper » une érudition patiente qui viendrait chercher là, bien des siècles pins tard, les origines de notre langue fran- çaise. Ils tendaient vers un but plus noble et plus patrio- tique : celui d'assurer à leurs œuvres une durée que le français d'alors ne leur promet lait pas. En effet, les ser- mons les pins applaudis, s'ils sonl adressés aux laïques, s'ils sont prêchés en langue vulgaire, ne donnent pas le moindre sentiment de vanité : mais que le prédicateur vienne à les traduire en latin, il s'imagine déjà que la pos-
[. Ilist. Un., l\, 259. — •>. Victor Le Clerc, Hist. litt., XXIV, 374.
3. « In qui) opère, piano, sirnplici M pedestri sermonc incedo, ne si gallicane colhurno attollerer, procul essem a lectione fratrnm simplicium. Chrétien, ma. lat., Ill ll], prsefat. On pourrait l'aire le même raisonnement sur les sermons d'Abboil de St-Germain. Ces sermons sonl en latin : or, l'auteur dit qu'il les a écrits dans un langage simple, afin d'être compris par les rlerrs ignorants qui ne savent pas le latin. « Nnveris, lector sive auditor, quicmnqiio... latinitatis indiges... ■ V. d'Actierj , SptrileQ.. I, 336, annn 920.
LES SERMONS. 178
térité va les louer, les exalter, les porter jusqu'aux eieux. Aussi les saints en ont des scrupules; ils craignent de chercher un titre à la gloire; ils ne livrent leur manuscril latin <|irà la condition expresse qu'on l'anéantira après lecture. « Vous me demandez, mon très-cher frère, écrit Pierre de Blois1, que je vous communique par écrit le sermon que je viens de prêcher au peuple, el que je m'applique à vous traduire en latin ce que j'ai expose aux laïques sans soin et sans façon, eu égard à leur sim- plicité... Mais si vous croyez la matière digne d'intérêt, pourquoi me poursuivez- vous comme un de vos clients? Que n'excusez-vous plutôt tous les soucis qui ne me lais- sent aucun loisir, ou ma faiblesse, quand il s'agit de ré- pondre à vos pressantes sollicitations? Vous êtes un im- portun ; je me rends à vos désirs par force plutôt que de plein gré. Mais en retour, accordez-moi bien ceci : c'est que cet opuscule, vous ne le ferez voir à personne; et dès que vous aurez fini de le lire, ou vous le brûlerez ou vous Je déchirerez, vous le réduirez en mille petits morceaux. Ne vous étonnez point que je dépasse la limite ordinaire d'un sermon; le génie de la langue latine le demande ainsi : elle veut donner aux pensées qu'on effleure à peine en langue vulgaire une certaine grâce abondante. »
Et n'est-il pas naturel que les prédicateurs n'osent mettre leur confiance, à cette époque reculée, dans l'idiome vulgaire2, quand, sous le règne de Louis XIII el
1. « Petis a me, charissime frater, ut habitum sermonem ad populum scribendi officio tibi Gommunicem ; et i|u;e laicis satis crude et insipide (sicut eorum capa- • itatis erat) proposui, in latinmii sermonem studeam transferre... >< Patrol. lut., GCVH, c. 750.
2. Les liagiograplies suivaient le même principe : n Quo Iquae] de venerando viro primo abbatc Savigniensi vulgaribus verbis scripta reperimus, munifestiori stiio ad aures perferre decrevimns. » >< Hec enim sicut romani- scripta reperimus, lativo
17(1
UIANTHE PREMIER.
sous la minorité de Louis XIV, Lingendes lui-même tra- duit en latin des sermons qu'il avait prêchés dans notre langue avec le plus grand succès?
3° Nous n'avons plus aucun manuel écrit en langue vulgaire, il est vrai; mais ces manuels ont existé, ils ont été perdus. Un texte précieux en fait foi. « Vous avez, dit un Victorin à des curés, pour tous les dimanches de l'année et pour toutes les fêtes, des recueils de sermons écrits en latin et en roman '. »
Il nous semble que la proposition soutenue par M. Lecoy de La Marche demeure. Mais M. Lecoy de La Marche a du insister spécialement sur le treizième siècle. Ne serait-il pas utile, intéressant, de montrer que notre langue avait évidemment au douzième siècle' les hon- neurs de la parole publique?
Reprenons donc eette thèse. Confirmons-la par des témoignages nouveaux ' et pris uniquement dans le dou- zième siècle :
Au peuple et aux frères lais OU prêohail en langue vul- gaire; — aux clercs, aux moines, aux religieuses, aux écoliers, on prêchait ordinairement en latin.
Il parait naturel de parler à l'auditoire la langue
eloquio Qdeliter transférantes, litteriè evidentiovibus tradidimus. » Biblioth. de Fougères, ms. lat. , Vita S. Yitalis, lib. I, prologus; Ibid., cap. 7.
1. « Accipite ergn hoc opusculum et munusculum noslnim, ut sicut per manum nostram sermones singulis diebua dominicis et quibuslibel festivitatibus dicendos latina et romann Hmjun dirlalns habetis, ita quoque ex hoc operc ad prononcian- das soUempnitales forniam commodiorem maneriamque meliorem habetis. » Ms. lat., 14859, f 6.
"2. On prêchait en français longtemps avant le xir siècle. Nous avons de ce l'ail peu de témoignages, il est vrai, niais ils sont décisifs. V. .\cta SS. ordin. S. Bened., sa'.-. IV, :'.;»•'.; Labbe, IX, 351 ; llisl. lUt., VU, -211 ; It. Bou.|uet, X.ôU.
3. Nous exceptons le dis. lat.,8518b, «pic M. Lecoy de la Marche a déjà décrit. Puisque ce recueil de serinons en provençal est duxiic siècle, nous ne pouvons pas nous dispenser de l'étudier. Vov. plus loin, chap. il. cl I i x _ III. cil, M-
LES SERMONS. 177
qu'il entend. Or, le peuple ne comprenait que le français : le latin n'était pas enseigné dans lus écoles élémentaires'. Au contraire, les étrangers mêmes venaient apprendre le français. « Un certain moine, dit Guibert de Nogent2, qui demeurait à Barisy de Saint-Amand, avait amené avec lui, pour les instruire dans la langue des Francs, deux jeunes enfants qui ne savaient parler que la langue teutonique. »
Le peuple entendait si peu le latin qu'on essaya de tra- duire pour son usage les Livres Saints en langue vulgaire. Le conc le de Toulouse, en 1129, s'éleva contre cette tentative '. On sait que les hérétiques durent surtout leurs succès aux hymnes et aux traductions populaires qu'ils répandirent4. Enfin, la langue romane eut tant de vogue, que plusieurs gens de lettres se piquèrent de la parler plus poliment qu'on ne le faisait dans le vulgaire5. C'est donc à tort qu'un éminent critique0 a dit : « Au dou- zième siècle, la langue latine était encore fort répandue et à demi vulgaire... Quelques savants en ont douté; mais on peut leur opposer une très-forte autorité. Le secrétaire même de saint Bernard a écrit ces paroles : Moi qui avais quitté la plume, ayant pressenti et connu le désir que vous avez de posséder les paroles de ce saint homme, dont l'éloquence et la sagesse, la vie et la gloire se sont répandues dans toute la latinité... Il y avait dans l'Europe une espèce de république intellectuelle et invi- sible qui tenait à l'antiquité et parlait sa langue; et l'on disait d'elle omnis lalinitas, comme on a dit toute la
1. Diction». d'Éducation, art. Écoles, édit. Migne.
2. Sa vie, liv. I, ch. iv ; Collect. Mèm., Guizot, IX, 356.
3. Labbc, X, 856. — X. Manriq., Annal. Cisterc, III, anno 1178, cap. Il, n" A. 5 Hisf. Ult.. IX, 147. — 6. Villemain, Littérature au moyen dge, I, 85
1-2
178 CHAPITRE PREMIER.
chrétienté. » Cette affirmation ne s'accorde pas avec les témoignages de l'histoire. En outre, le mot latinilas n'a point le sens que lui prête le grand écrivain'. Cette ex- pression, si fréquente dans les auteurs du moyen âge, signifie « l'Occident, c'est-à-dire le lieu où la langue latine est admise dans les offices divins, et le lieu où les chrétiens reconnaissent l'Église latine- ».
Les frères lais n'entendaient pas mieux le latin que le peuple. Geoffroy de Vendôme écrit3: «Comme il était frère lai, il parlait, non pas la langue latine qu'il n'avait jamais apprise, mais sa langue maternelle. » « A Clairvaux, par miracle, un frère convers sur le point de mourir se mit à parler latin, alors qu'il n'avait jamais appris la langue latine 4. » « Un jour que le cardinal Henri allait prêcher la croisade en Allemagne avec quelques moines de Citeaux, il se tourna vers ses compagnons de route tout en chevau- chant: Qui de vous pourrait nous dire quelque chose de bon? — Celui-ci, répondit un des compagnons en montrant un frère lai, dont le nom ne s'est pas conservé. Aussitôt le cardinal lui demanda de les entretenir sur un sujet de piété. Mais lui, il s'en excusa immédiatement; il objecta qu'il était frère lai et qu'il ne devait pas s'entretenir avec des gens lettrés5. »
Les moines savaient le latin : personne ne met ce lait en doute. Les mots laïques et illettrés* d'une part, et d'autre
I Dans la controverse soulevée par le manuscrit français des sermons de S. I5er- nard, ce même texte a été souvent interprété de cetlc façon. -2. V. Du Cange.
:î. Geoffroy de Vendôme, lib. III, epist. 8, Palrol. lut., CI. VII, c. 110.
1. De miraculis Clarœ-Yallensium, lib. I, cap. XVI.
,r>. Manriq., Annal. CisterC, anno 1188, t. III, cap. 1, n° (!.
6. « Dicit enim aliquis laicus et illitteratus, » Pierre de Poitiers, ms. lut., 12883,
r 107.
LES SERMONS. 179
part les mots religieux et lettrés* sont employés comme synonymes.
Les novices savaient aussi le latin. On exigeait, lois de leur entrée au monastère, qu'ils connussent la langue latine : « Otton, qui devint plus tard évêque de Fressingue, se livra dès son bas âge aux études religieuses, et dès qu'il eut appris la littérature latine, il se rendit à Citeaux-. » Plus tard encore, en 1234, le chapitre général de Càteaux exigeait que les novices fussent instruits dans la littérature3.
« Il est certain, dit l'Histoire littéraire'1', que les reli- gieuses de ce siècle en général savaient le latin. C'est de quoi on ne peut raisonnablement douter, en voyant cette multitude de lettres, de poésies, de traités même entiers en cette langue, qui leur sont adressés par les plus grands hommes de ce temps-là... Si les religieuses n'avaient pas su le latin, ces grands hommes en auraient un peu moins usé à leur égard... » « Les religieuses5 étudiaient le latin, et celles qui en possédaient le mieux les éléments l'ensei- gnaient aux novices. »
Aussi, tout atteste la science des femmes dans les cou- vents. La nomenclature des religieuses savantes serait interminable0. « A l'abbaye de Saint-Pierre-aux-Nonains, à Metz, les religieuses étudiaient, sous la direction de Jean de Vaudière, l'Ancien et le Nouveau Testament, le comput, les canons, les homélies des Pères7. A l'abbaye de Ron- ceray, à Angers, on recevait les jeunes filles pour leur pro-
1. c l'er quod litteialiet religiosi... quia ctiam litterati et qui videntur religiosi.. per litteratorum et religiosorum... » Anonym. sermo, Opp. S. Bernard, V, 1305.
2. Manriq., Annal. Cisterc, anno 1126, t. I, cap. v, n° 7.
:j. Martène, Tlies. non. Anecd., IV, 1353. — 4. ffist. lift., IX, 129.
5. Ch. Jourdain, Mémoires de l'Académie des Inscript., XXVIII, 96.
6. Acta SS. ord. Bened., saîc. III, prasfat. xxxn. — 7. Hist. litt.,W, 129
180
CHAPITRE PRE M I EH.
curer une instruction plus solide1. » Sainte Mathilde d'Anjou, abbesse de Fontevrault, entretenait correspon- dance avec plusieurs savants; elle engageait Pierre de Celle à écrire des ouvrages pour son instruction2. Cécile, fille de Guillaume le Conquérant, abbesse de la Trinité de Caen, avait pris des leçons de grammaire et de philosophie auprès d'Arnulphe , patriarche de Jérusalem. Abélard enseigne aux religieuses du Paraclet la méthode qu'on doit suivre, d'après saint Jérôme, pour apprendre l'Ecri- ture sainte. Au latin il veut qu'on joigne la connaissance du grec et de l'hébreu, afin d'entendre le texte sacré dans sa pureté originale3. Dès l'année suivante, ces religieuses lui envoyèrent quarante-deux problèmes sur les Livres Saints4.
Les écoliers parlaient aussi latin. Par exemple, le règle- ment de Juhel pour l'École des Bons-Enfants, à Reims, porte (jue les étudiants s'appliqueront «; à parler toujours latin dans l'intérieur de la maison5 ».
Partout, dans les grandes écoles, jusqu'à la Renaissance, « remploi du français, même pour la conversation el hors des écoles, est généralement interdit0 ».
Nous avons dit dans la seconde partie de notre proposi- tion : « ordinairement ». Cette exception porte particuliè- rement sur les clercs. On ne dut pas toujours leur faire des sermons en latin, car ils ne sa\aient pas toujours la langue latine. Guibert de Nogent le constate : « Le pontife nous demanda pourquoi nous avions choisi un homme qui nous était inconnu (Gaudri de Laon). Gomme aucun des
I. Ibid. — ± Ibid. — ::. Pétri Abœlardi cpisi. vu, Patrol. lat., CLXXVIII. i. Kpist. vin, ibiil. — 5. Actes de la province de Reims, II, ',iW. (i. Dictionn, if Education, art. Ecoles, éd. Higne.
LES SERMONS. 18»
prêtres, dont certains ne savaient pas même les premiers éléments de la langue latine, ne répondait, il se tourna vers les abbés'. » De même, Raoul Ardent reprend cer- tains curés ignares qui ne comprennent pas même la lettre de l'Écriture Sainte2.
C'est ainsi que la société se trouve partagée en deux classes par rapport à la langue : le peuple et les frères lais ne connaissent que la langue vulgaire; les clercs, les moines, les religieuses et les écoliers savent le latin. Presque tous les témoignages que nous venons d'énumérer plus haut en faveur de cette proposition sont résumés dans un seul. « Saint Thomas de Cantorbéry, à none, sortait en public pour se mettre à table, et y faisait asseoir à sa droite les savants et à sa gauche les moines : les che- valiers et les seigneurs mangeaient séparément, de peur qu'ils ne fussent importunés de la lecture latine qu'ils n'auraient pas entendue et qui durait pendant tout le repas du prélat3. »
Il en résulte donc que les prédicateurs ont dû parler à la première classe en langue vulgaire, à la seconde en latin.
L'histoire d'abord, puis les sermons eux-mêmes vont nous apprendre qu'ils l'ont fait.
Vital de Savigny prêchait en roman. Un jour Dieu permit que les Anglais entendissent cette langue pour comprendre le saint homme*. « Saint Norbert vint à Va-
1. Vie de Giubert de Nogent, liv. III, ch. iv. Cnllect. Mém., Guizot, X, 13.
2. « Plango quosdam nostri onlinis qui, non dicam spiritualem intelligentiani, sed nec ctiam ipsam lilterœ crassam légère norunt. » 26a h. in Epist. et Evangel., "I* pars.
3. Fleury, Hist. ceci, liv. LXX, t. XV, 13i.
4. « Quum enim in Anglia quodain tempore moraretur, contigit eum, sic li t solitus erat, in ccclesia positum, in quadam populi innumerosa multitudine sermonem facere. Sed cum multi ibidem adessent qui romane lingue [romanam linguam] ignoiabant,
182
CHAPITRE PREMIER.
lenciennes avec ses trois compagnons le samedi des Ra- meaux. Le lendemain il fit un sermon au peuple, quoiqu'il sût et qu'il comprit fort peu de chose de cette langue, c'est-à-dire la langue romane'.» Saint Bernard prêcha aux Allemands en roman'2. De même, tous les prédicateurs des croisades prêchaient en langue vulgaire. Baudouin ne sachant pas le roman, se faisait accompagner d'un inter- prète3. Arnoul, prédicateur flamand, qui s'associa à saint Bernard pour prêcher la croisade dans l'Allemagne et dans la France orientale, ignorait la langue romane et la langue tudesque : il se faisait suivre d'un interprète, appelé Lambert, qui répétait, dans la langue du pays, les discours que l'orateur avait prononcés en latin ou en flamand1. Les Albigeois prêchaient journellement ; or, ils ignoraient la langue latine: « Interrogés sur leur foi, ils présentèrent une longue profession écrite. Le légat y re- marqua des mots suspects et demanda à ces hérétiques de s'expliquer en latin, parce qu'il n'entendait pas bien leur langue et que les Évangiles et les Épitres sont écrits en latin. Mais ils ignoraient complètement le latin : l'un d'eux l'ayant voulu parler put à peine dire deux mots de suite et demeura court \ » Ils prêchaient donc en dialecte local; et les prêtres catholiques qui les combattaient, devaient nécessairement prêcher dans lu même langue.
« Gérard, évêque d'Àngoulême, était un homme savant et éloquent dans les deux langues, c'est-à-dire en latin et
tintam largitulis sue gratiam Dcus audientium mentibus infunderc dignalua est, (|iiod, quantlo sermo î 11c duravit, omnes romanam linguam intelligerent. » Kbliotb, .le Fougères, ms. lat. , Vita S. YUalis, lib. II, cap. xi.
1 . Vita S. Norberti, auctore canonico Prœmonstratensi coaivo, Palrol. lat., CI.XX, e. 1273. — 2. Altmo auct. Vita, cap. xiv, Opp. S. Bernard, VI, "2135.
3. Manriq., Annal. Cisterc., anno 1 188, t. III, cap. II, n° 2.
4. //(«<.///<., XII, 21)2.— 5. Manriq., Annal. Cisterc, anno 1178,1. III. cap. il, n°-i.
LES SERMONS. 183
en français' ». Au concile de Reims, en 1119, le pape Gallixtell ordonna à l'évêque d'Ostie d'exposer l'affaire à tout le concile en latin, puis à l'évêque de Chàlons de l'exposer à son tour aux clercs et aux laïques en français « materna linguâ* ». « Le peuple accueillait sans doute avec une grande dévotion les paroles qu'Hildebert lui adressait dans l'église ; mais les clercs l'écoutaient encore plus assidûment, parce qu'il maniait la langue latine avec plus d'aisance et de facilité3. »
L'histoire est aussi explicite sur les frères lais. « Un moine se promenait dans le bosquet adjacent au monastère de Clairvaux avec un certain frère lai qui s'appelait Humbert. Ce moine tenait à la main le livre des miracles de notre bienheureux père, et il les lui exposait en langue romane4. »
Du reste, dans l'ordre de Citeaux, les frères lais n'avaient Chapitre et sermon que le dimanche, à l'issue de la messe du matin5.
Les religieuses ne devaient entendre les sermons qu'en latin. En 1242, le Chapitre général de l'ordre de Saint- Dominique défend aux confesseurs de traduire a leurs pé- nitentes aucun sermon, aucune homélie0.
Le Chapitre général de Cîteaux défend absolument aux religieuses de recevoir, soit pour la lecture du réfectoire, soit pour la lecture spirituelle, aucun livre écrit en idiome local : il ordonne qu'elles lisent seulement des livres latins7 .
1. Fleury, Hist. eccl., liv. LXVIII, t. XIV, 393. — i. Labbe, X, 874.
3. Excerptum e gestis episcop. Cenoman., cap. xxxv, Patrol. lat., CLXXI, c. 89.
1. Vita S. Bernardi a Joanne Eremita,n° 2, Opp. S. Bernardi, VI, 2180.
5. Martène, Tlies.nov. Anecd., IV, 1 048.
6. Ch. Jourdain, Mémoires de l'Académie des Inscript., XXVIII, 10f.
7. Martùne, Tlies. nov. Anecd., IV, 1613.
184 CHAPITRE PREMIER.
Enfin les légendes racontent que le démon lui-même, lorsqu'il parlait par la bouche des possédés, s'exprimait d'abord en latin pour les savants, et qu'il traduisait ses paroles en roman pour se faire comprendre du.peuple1.
Les prédicateurs nous ont laissé des témoignages irré- cusables. Lorsqu'ils s'adressent au peuple, ils regrettent d'être obligés de baisser le ton, de descendre à des choses moins relevées et plus simples : « ad crassoria quœihun propter adstanlem populum sermonem vertamus*; » « cum simplicibus sermocinatio nostra, maxime in fus diebus so- le liai bus, eum laicorum (indique turba cogitur*. » Or, ces homélies ne diffèrent de celles qui ont été prononcées par les mêmes prédicateurs en latin, ni pour le fond, ni pour la forme : c'est donc qu'elles étaient prononcées en langue vulgaire. Brial4 penche vers cette opinion.
Du reste, les princesses mêmes ne comprenaient pas les sermons en latin : « Vous me demandez5, ma fille, écrit Adam de Perscigne à Blanche, comtesse de Champagne, vous me demandez avec beaucoup d'instances que je vous transcrive mes sermons et que je vous les envoie : vous en avez même, je le vois, un vif désir. Votre demande serait juste et digne de tout éloge, si vous pouviez comprendre par vous-même le latin de ces homélies, en supposant qu'elles puissent être de quelque profit pour votre âme. Car, je le pense bien, vous me demandez nies sermons pour vous édifier en les lisant, si toutefoisvous trouvez quelqu'un qui vous les explique dans vos loisirs. Sachez-le, ma fille, il est difficile que la pensée, quelle quesoit sa forme, conserve
1. Vins. Norbert, Patrol. lat., CLXX, c. 1288.
2. Pierre de Celle, l»hl — 3 Isaac de l'Étoile, 48' h. — i. llist. litt., XIV.-2G4. :) Hartëne, Amplinima Cnllect.. 1, 102,r>.
LES S EH. M ON S. 185
dans une traduction, sous un idiome étranger, l'expression et la saveur qui lui sont propres. La liqueur qu'on trans- vase perd toujours quelque chose de sa couleur, ou de sa saveur, ou de son parfum. »
La comtesse de Champagne avait besoin d'un traducteur.
De même, les sermons adressés aux frères lais étaient en langue vulgaire. Pierre le Vénérable1 écrit au pape Cé- lestin qu'il a lu au Chapitre la lettre de son élection et « qu'il l'a exposée aux lettrés et aux illettrés qu'on appelle convers ». Ces mots signifient, comme le fait remarquer Mabillon2, qu'il l'a expliquée en langue vulgaire; précau- tion inutile, à coup sûr, si tous avaient su la langue latine. Isaac de l'Étoile, au commencement d'un sermon, s'ex- prime ainsi': « Parlons simplement, surtout à cause des frères simples et illettrés qui ne comprennent que la langue du carrefour. » Puisqu'il veut se mettre à la portée de ses auditeurs, il a dû leur parler la langue du carrefour.
Enfin nous possédons deux monuments de la prédica- tion populaire au douzième siècle. Le premier est un com- mentaire des Evangiles du carême, sous le titre à' Exposi- tion d'Hai/non*, évèque de Chàlofts-sur-Marne5. Mais nous n'avons plus que quelques fragments de ces discours0. Le second est un recueil anonyme de trente sermons écrits en provençal central ou limousin7. Ces homélies sont bien
1. Pierre le Vénérable, Epist., lib. IV, 18, Patrol. lut., CLXXXIX.
2. Opp. S. Bernardi, III. preefat., ix.
3. « Dicamus simpliciter, maxime propter simplices et illitteratos fratres qui supra sermonem trivii loquentes non intelligunt. » Isaac de l'Étoile, -15* h.
4. V. Hist. lilt., XIII, 127. — 5. f 1153; il ne fut évèque qu'une année.
6. « Ci at une leiecon de l'Apislle saint Paul, kil fist as Hebreus, et l'esposilion Baioion cû lcist lo Diemenge d'avant les Palmes, a Lebeuf, Mèm. des Inscript., XVII, 726.
7. Ms. Int., 3548h, f* 16-35. M. Paul Meyer en a publié quelques fragments
186 CHANTRE PREMIER.
adressées à des laïques: « Ovosbaro, meiamic, trastornaz vos a mi, que eu tornarei a vos 1 » . « 0 barons, mes amis, tournez-vous vers moi et je me tournerai vers vous. » Et encore : « Osenor,aici nosamonestala sancta Escriptura2» , « Seigneurs, ici la sainte Écriture nous avertit... » Ces ho- mélies sont fort courtes. Leur caractère, c'est la simplicité. Elles ne portent nulle trace d'éloquence ; elles ne sont que le commentaire d'un texte d'Ecriture Sainte, ou le récit abrégé d'un fait évangélique, comme la naissance de Notre-Dame, l'Annonciation, la Présentation au Temple; ou une pieuse exhortation sur les Rameaux, Pâques, la Toussaint; ou enfin l'explication des cérémonies de la messe avec les détails familiers du catéchisme de paroisse : elles ont été faites pour l'instruction des simples fidèles.
Après de si nombreux témoignages, concluons: Tous les sermons ad populum , et aux frères lais3, ont été prononces en langue vulgaire; — les sermons ail clericos, ad sacerdotes, in synodo; ad monachos; ad moniales, ad sancti moniales, ad monachas; ad scholares, ont été prononcés presque tous en latin.
Cette proposition nous amène au célèbre manuscrit des Feuillants4, recueil de quarante-cinq sermons français appartenant à saint Bernard, écrit au treizième siècle, mais avec la langue du douzième5. Ces homélies n'ont pas été
(Jahrbuch fin- romanitche tmd englisohe Literatur, VII, 1). Do ces sermons, les uns appartiennent au commencement du siècle, les autres à la lin. 1. Ms. lat., 3548b, f 20. — 2. Ibid., f° 21.
3. Nous n'avons rencontré aucun titre spécial en tête des sermons adressés aux frères lais. — 4. Manuscrit des Feuillants, n° 9, ■ ms. fr. 2i"f>H.
5. V. Leroux de Lincy, Les quatre livres des liois, traduits en français du dou- zième siècle, Introduction, CXXIX. — Le dialecte de ces sermons est le dialecte wallon : V. M. Paul Meyer, Revue des Sociétés savantes des départements, ami. 1873, 2* semestre, p. 210.
LES SEItMONS. 187
prêchces en langue vulgaire, comme il serait naturel de le croire après ce que nous venons d'établir: elles ne sont qu'une traduction faite sur un choix de sermons latins pour l'usage des frères lais.
Nous n'entreprendrons point de faire l'historique de la longue et ardente controverse soulevée par ce manuscrit. Mais il nous semble qu'on peut résoudre la question par des preuves incontestables, en comparant les deux textes et en raisonnant ainsi : Puisque les idées, l'ordre et la liaison des idées sont les mêmes dans les deux textes, il faut nécessairement que l'un de ces textes soitla traduction de l'autre. Or, le latin n'a pas été traduit. Il est impossible de ne pas reconnaître, à première vue, dans les quarante- cinq sermons latins correspondant aux sermons français, la manière invariable de saint Bernard: ce sont les mômes tours préférés, les mêmes chutes de phrases, les mêmes antithèses et le même mouvement dans la pensée. Prenons pour exemple le sermon cinquième du Carême'. Nous y rencontrons ces fins de vers: a esse hcutunt2; omnibus Mis3; » ces antithèses de mots : « accepta gratta ftduciam donet orandi, sed non constituât quisquam fîducîam impe- trandi*;* après des interrogations répétées, la réponse habi- tuelle sous forme de maxime : « fralres mei, sœculares hoc dicere possunt, vos non potestis5 ; » « affectas enimille beati- tadinisest, exercitium vero virtutis6; » enfin les répétitions nombreuses de verbes et de relatifs sans liaison7.
i.Opp.S. Bernardi, III, 1826. Ce sermon est le 40e du manuscrit français, p. 12'J.
2. N° i.
3. N° G. Ces tins de vers sont si habituelles à saint Bernard, que dans le sermon qui précède celui que nous citons, on lit également: pauca loquamur, ibid., 1825; et dans le suivant: facta beavit..., velle nocere, ibid., 1830. Que ces rapprochements de fins de vers qui terminent les phrases nous dispensent des autres rapprochements.
4. K° 9. — 5. N* B. — 0. N'° 9. — 7. N" 2.
J
188 CHAPITRE PREMIER.
Qu'on applique aux quarante-quatre autres sermons les mêmes remarques, et l'on sera convaincu que le latin étant original, le français en est seulement la traduction.
Mabillon ne voulait pas d'autres preuves'.
En effet, rapprochons le texte français du texte latin : la traduction est évidente.
' 1° Le traducteur s'applique à suivre pas à pas les tour- nures du latin. De plus, il arrive que, la phrase étant com- plète, le copiste ajoute un mot au-dessus de la ligne : or, ce mot, inutile au sens général, est justement ce qui man- quait à la phrase française pour qu'elle rendit mot pour mot toute la phrase latine.
Leroux de Lincy2, le premier, a fait ressortir la force de cette preuve : mais elle n'est, à vrai dire, qu'une consé- quence nécessaire.
Comparons les premières et les dernières phrases du sermon que nous venons de citer.
Charitas, quà pro vobis sollicitas sum, fratres mei, cogit ut lo<|uar vobis : et urgente eà, mullô sa'pius loquercr, nisi tàm multis occupa- tionibus impedirer. Nec mirum si sollicitus suin pro vobis, cum inve- niani in meipso nialeriam niultani et occasionem so ! Jicitu Jinis. Quoties enim propriain miseriam et niulti-
Li chariteiz, dont ju por vos suys cusencenols, me destrent, obier frère, de parleir a vos : et ensi me destrent ke ju molt plus sovent i parleroie, si eeu nen esloit ke ju de maintes cboses suys ensoniez. Ne nen est mies de merveille si ju por vos suys cusencenols, cum ceu soit ke ju en mi mismes atrove grant ma- tière et grant ockesou de eusenzon a avoir. Car totes celés ûeies ke ju eswarz ma propre misère et les pe-
I. « Seil nibilominuB Bernardi scrmoncs in latina Lingua natos, latine prolalos, atque eodem prorsus modo ab ejus discipulis cxceplos fuisse indubitantcr exisli- mamus. Primo enim id arguit perpetuus nalivusquc verborum lusus in vocibus latillis. Deinde ejusdem stili in sennonibus et in aliis ejus libi is et tractibus eaqua- litas. s Opp. S. llernanli, III, 1598.
"1. Ouvr. cité, Introduction.
LES SK lî MOINS.
189
naoda pericula cogito, haud dubium quin ad meipsum conturbetur anima mea... Sit ergo oralio qtiae pro temporalibus est, circa solas neces- silates restricla : sit oratio quac pro virtutibus est animae, eliaih ah oimii impuritate libéra, et circa soluin beneplacitum Dei intenta; sit ea quae fit pro vita aeterna, in omni humilitate, praesumens de sola (ut digiuiin est) miseratione di- vina2. »
rilz ou je suys, non est mies dette k'a mi inismes ne soit torheie mou ainrme... Soit doukes restroite en loz les soles necessiteiz li oresons ki est por les biens temporels : soit assi délivré de tote nonpurteit li oresons ki est por les vertuz de l'ainrme, et entendue solement' én loz lo plaisir de L)eu; soitli oresons ki est porla vie parmenant, entote bumili- teit, ensi k'ele en la sole miséricorde de Peu ait fiance, sicum droiz est 3. »
"2° Il est vrai qu'on rencontre quelquefois des différences entre les deux textes. Mais ces différences ne sont que des mots ou passés, ou ajoutés, ou répétés par le traducteur. Citons encore le môme sermon. Le lecteur verra lui-même que toutes ces variantes réunies ensemble, et que chacune d'elles en particulier, ne s'expliquent bien que par la tra- duction du texte français sur le texte latin.
Lacunes du français :
« Huic accedil, liane adjuvat, hac utitur ad impugnandos nos callidis- simus serpens ''. »
» Magnum quoque discrimen, ad- versus diabolicae fraudis astutias lam crebrôs, imo conlinuos habere conflietus6. »
« A cestei s'aprochet, et de cesle s'aivet por nos asormonteir li très voisols serpenz 5. »
« Granz periz est assi, avoir si acostumeie bataille encontre la voisouteit et la boisiedel diaule7. »
Lacunes du latin :
« Si tamen diligo vos tanquam meipsum. No vit ipse qui scrulatur corda.. . 8 »
« S'ensi est ke ju vos ainœ [aim] assi cuin mi mismes. Ke diroie je plus? Cil ki encerchet les cuers seit bien... 0 »
I. Ce mot a été ajouté au-.lpssus de la ligne. — 2. Opp. S. Bernardi lit 1826 3. Ms. fr., 247(58, p. 129. - 4. N° ± - 5. I». 130, r°. - G. R* 3. - 1 V 1311 V 8. N° 1. — 9. P. 129 V, et 130 r°.
190
CHAPITRE PREMIER.
« Quaedam pîa tranquillitas de conscientia bona uascitur'. »
« Nimirum quia tentationibus in- térim exerceutur... Non pro delee- talione quam experiantur3. »
Mots répétés :
« Aparnienmcs naist eu nos une pie transquilleteiz et uns deleitaules repos de la bone conscience2. »
« Ceu avient par ceu c'um les travaillet et chastiet ancor de plui- sors temptacions... Ne mies por lo deleil k'il espraevent et sentent1. »
« Oralio tamen infructuosa non erit5 »
« Totevoies ne serat mies nostre oresons senz fruit. Nen iert mies voirement senz fruit nostre ore- sons1'. »
Les serinons contenus dans ce manuscrit français n'embrassent pas l'année liturgique tout entière. Ils com- mencent bien à l'Avent, mais ils s'arrêtent à l'Annoncia- tion. Us sont choisis parmi les plus simples des trois séries « de Tempore, de Sanctis, de Diversis ». Aucun d'eux ne renferme de subtilités, et la plupart retracent les devoirs du religieux. Tout porte donc à croire qu'ils ont été traduits pour l'usage des frères lais7. En effet, après la mort de saint Bernard, ses sermons étaient transcrits et commentés dans tous les monastères; les religieuses mêmes les apprenaient par cœur8 : Comment n'aurait-on
I. N« i. — 2. P. 130, r. — 3. iV 7. 4. P. 132, r°. — 5. N° 5. fi. P.131,V.
7. On ne discute même plus aujourd'hui sur la traduction des sermons de saint Bernard. On se demande seulement en quelle année elle a été faite. M. Oscar Kutscliera (Le manusrril des sermons français de saint Hernard traduitt du lalin dale-t-il de 1207 ? Halle, 1878) croit prouver suffisamment qu'elle date de l'année 1208
8. Kanriq., Annalet ÇiHertientes, aano 1304, t. III, cap, m, n' l. ■ Bemardi cliam memoria retinebat priecipue illos altissimos sennoncs i|uos scripsit in Cantica. ■
LES S EH M ON S. 191
pas songé à mettre un recueil de ces homélies à la portée des frères lais?
Nous avons également sous le nom de Maurice de Sully de nombreux manuscrits en français et en latin ; et la plu- part, aussi anciens les uns que les autres, remontent à la vie même de l'auteur. En quelle langue ces sermons ont-ils été prêchés? Question moins agitée, mais plus difficile à résoudre d'une façon certaine que la contro- verse précédente : car ici la confrontation des textes ne peut amener à aucun résultat.
Les textes français diffèrent tous beaucoup des textes latins. Il arrive que, pour le même dimanche, l'homélie latine et l'homélie française développent deux passages de l'Écriture différents l'un de l'autre1. Le texte français contient souvent des anecdotes qui ne sont pas dans le latin2. Le texte français ajoute continuellement au latin les comparaisons les plus familières pour rendre l'idée plus sensible. Dans le sermon du septième dimanche après la Pentecôte, le latin s'exprime ainsi :
« Exemplo turbe, dilectissimi, que ad Dominum venit, super terrain discumbite, id est carnalia et terrena desideria deprimite, sustinete ut vobis specialem cibum ministremus, id est ut vobis vite et sanetorum exempla predicemus. Nisi etenim reficiamini in via, sicut ait Dominus, defi- cietis, quia nisi doctrina speciali erudiatnini, in bono opère perseverare non valetis3. »
Le français dit :
« Amés a oïr la parole Deu et les essamples de ses buens amis. Aies faim de la viande esperitel par coi vos ames doivent estre soele et sostenu, plus que de la viande corporel, par coi li cors sont sostenu... Maint home sont se il ont a manger et a boivre et lor ventre plain corne porcel, ne lor
1. V: ms. lut., 2949, f 67; ms. fr., 13314, p. 53. — 2. V. tns. fï., 13314, p. 36. 3. Ms. la t., 2949, f 67.
192 CHAPITRE PREMIER.
on c.aut de plus, ne lor caut a oïr parler de Deu. Quar il ont mis tôt lor csgart es coses terrienes et ilueques quierent lor buencurtc, si corn les besles mues font '. n
Enfin le texte latin est généralement inanimé ; il reste, même quand il est pressant, dans les généralités vagues et rebattues partout. Le texte français descend aux dé- tails, il insiste sur la pratique, il est encore vivant.
On pourrait comparer les péroraisons du troisième dimanche de la sepluagésime, ou quinquagésime5.
Non-seulement les textes français diffèrent du texte latin, mais ils diffèrent presque tous entre eux. De savants critiques l'ont déjà constaté3.
Comment expliquer toutes ces variantes?
Le texte latin est un manuel composé par Maurice de Sully pour l'usage de son diocèse 1 : le texle français est la reproduction libre et variée de ce manuel par divers pré- dicateurs de différentes provinces5.
Comme les textes, les divisions et l'ordre même des sermons dans les recueils français sont presque toujours pris dans les recueils latins, il a paru naturel de mettre tous les manuscrits sous le nom de Maurice de Sully0.
I. Us. fr., 13314, p. 30. — 2. Ms. lat., -2919, f 33; et ms. fr., 133H, p. 20.
3. V. M. Lecoy de la Marche, ouvr. cité, 22G; et M. Paul Meyer, Romania, année 187(1.
4. « Si quisautem veslrmn illa BCicntia indiget que ad populum laicuin crudien- dum pertinct, légat ca que sequuntur et inveniet. Scripsimus enim vobis brevissi- mos sermones in diebus dominicis et in festivitatibus sanctorum peranni circulum dicendos, quoa si légère volucritis, multa que ad hocofflcium necessaria suul, iuve- niclis. » Ms. lat., 2949, P 15.
5. C'est aussi l'opinion de M. Lecoy de la Marche, ouvr. cilc, 226.
(i. « EzpUciunt sermones Maurilii episcopi I'arisiensis de singulis dominicis die- bus et de festivitatiljus per totum anni circulum dicendi in gallico idioinate. » Ms. fr., 13314, In line. A la première page du ms. fr. 21838, on lit aussi, mais d'une main récente: « Ces sermons sont une traduction des sermons latins de Maurice de Sully, i
LES SERMONS. 193
A part les manuscrits de Maurice de Sully et celui de saint Bernard, à part le recueil eu provençal, lous les sermonnaires du douzième siècle sont écrits en latin. Quelle est la latinité des sermons?
Au moyen âge, la langue latine était une langue gâtée. Les barbares avaient traité les grammaires aussi brutale- ment que les provinces; l'Eglise, pour exprimer sa théo- logie et sa liturgie, avait dû créer et composer un grand nombre de mots; enfin, comme le lalin était la langue vivante d'une partie de la société, il admettait nécessaire- ment des néologismes.
Aussi remarque-t-on dans les sermons :
1° La négligence de la syntaxe. Les gallicismes abon- dent dans la construction et dans le tour des phrases. Il est inu tile d'ajouter des exemples à ceux que nous avons cités dans le premier livre. De plus, les règles de la gram- maire sont si peu observées, qu'on trouve quelquefois dans la même phrase la même expression rendue de plu- sieurs façons, indifféremment correctes ou vicieuses. Exemples :
« Videamus, dilectissimi, an corda nostra sint apta veritati...; videamus an sacra verba, Spiritu sancto scriba, in nostris cordibus capïunt1...; vi- deamus si hec verba beati viri in no-bis convaluentnf2. » « Recordabalur quippe quam iinmoderate peccaveraf , et ideo non curavit quam immoderate pœniterei3. »
2° L'étendue du vocabulaire. Outre les termes si fré- quemment empruntés à la basse latinité, à la Vulgatc et
1. « Sermo meus non capit in vobis. » S. Jean, VIII, 37. Il est inutile de faire remarquer combien de fois les prédicateurs font passer dans leurs sermons les constructions de la Vulgate.
2. Hugues de Saint-Victor, ms. lat., 14934, f» 138.
3. Raoul Ardent, 251 h., de Tempore.
13
194
CHAPITRE PREMIER.
à la scolastique, on rencontre des mots qui ne se trou- vent pas dans les glossaires du moyen âge. Voici, par exemple, des expressions qu'emploie Raoul Ardent 1 :
« Guerra2; mititudo 3; apodiat4; saltatria5; désignante!" 6 ; veterarum7 ; alturidus8; irrosus9... »
En général, la langue latine n'est plus soumise aux préceptes classiques : chaque prédicateur en dispose à son gré.
Cependant il y eut des exceptions. Nous avons vu plus haut de quel profond respect Pierre de Blois et Adam de Perseigne honoraient la langue latine. L'un traduisait ses homélies en latin, afin de les embellir; l'autre refusait de les traduire en langue vulgaire, de crainte de les dé- parer. Amédée de Lausanne savait combien ses périodes étaient louées; il en faisait de timides reproches à ses auditeurs10. Pierre de Celle, soucieux de la syntaxe à l'excès, enviait naïvement la bonne fortune de l'archange Gabriel, qui, lui, ne faisait pas de solécismes". Bernard
1. Nous choisissons Raoul Ardent, car il nous semble que YHist. lilt. des Béné- dictins, IX, 254, a tort d'admirer i la pureté » de son latin.
2. Passim. — 3. 42* h., de Tempore; pour mansuétude
4. 16" h., in Epist., 1* pars; appuyer.
5. 33" h., de Tempore; pour saltatrix; ce mot ne se trouve dans aucun lexique. G. 34" \\.,ibid.; pour designate; dans aucun lexique.
7. 42* h., in Epist., 1* pars; pour veteruin; dans aucun lexique.
8. 12* h., ibid.; élevé; dans aucun lexique.
0. 55" h., ibid.; irascible; dans aucun lexique.
10. 8* h. — Voici une de ses périodes: « Dici non potest, carissimi, quoties lii asperrimis scopulis naufragaturi oflenderent, illi in syrtes pessimas non reversuri inciderent, bos Scylloea vorago biatu horribili mergeret, illos Sirenarum cantus in exitium dulces pertraberent, nisi Stella maris, perpétua Yirgn Maria ope validissi- ma obstitisset, suosque, jam fracto gubernaculo et rate conquassata, oinni bumano consilio destitutos, cœlesti ducatu ad portum œternte pacis applicandos eveberet. »
11. « Verba istaquœ in ore tanti nuutii posi ta , qui prae sapientia sua non solœ- cixct. » 24" h.
LES SERMONS. 195
de Cluny soumet son homélie au jugement d'un critique; il supplie humblement son Aristarque d'effacer les in- corrections avec un petit canif qu'il a joint lui-même au manuscrit'. Grâce à cette ardeur intéressée, la langue latine rend encore chez certains prédicateurs une note digne d'être entendue.
Ainsi, la chaire emploie tantôt la langue vulgaire et tantôt la langue latine. La langue vulgaire est regardée comme basse, incapable de supporter le poids d'une pensée noble, de rendre une image hardie et de tracer les grands tableaux aimés de l'éloquence : elle est aban- donnée au peuple. Si certains laïques raffinés élèvent leurs prétentions jusqu'à réclamer des sermons en latin, les prédicateurs leur rappellent sans ménagement qu'ils n'en comprennent pas un mot. « Ne méritent-ils pas qu'on les tourne en ridicule et en dérision, dit Adam le Prémontré à ses moines, ces gens qui, n'entendant rien ou presque rien à la Sainte Ecriture, font fi du sermon que vous leur prêchez, s'il n'est en latin, et, ce qu'il y a de plus risible, si ce latin n'est tourné avec des périodes pompeuses et recherchées2? — C'est bien, disent-ils, voilà qui est bien pensé, voilà qui est ingénieux. — Expliquez- vous en langue vulgaire, rien n'a plus ni mérite ni valeur à leurs yeux : et cependant, qu'on cesse de leur parler en langue vulgaire, ils ne comprennent pas un mot à ce qu'on leur dit3. »
1. Sermo de villico iniquitatis. Opp. S. Bernardi, V, 1371.
2. ii Habitum ad eos sernionem penihis respmint, nisi totus in verbis latinis, et, quod magis irridendum est, nisi quibusdam verbis pomposis et insolitis persol- vatur. »
3. » Cufn ipsi nihil omnino intelligant ex omnibus quœ dicuntur, nisi vulgariter eis exponantur. » 15* h., Patrol. lot., CXCV1II, c. 184.
196 CHAPITRE PREMIER.
Le latin est la langue de bon goût : il est cultivé quel- quefois avec soin, rarement avec succès. Mais enfin les gens de religion ne veulent que du latin : ils croiraient se manquer à eux-mêmes s'ils trouvaient quelque saveur au roman.
Pour tout résumer en un mot, il y eut deux chaires au moyen âge : la chaire cléricale et la chaire laïque.
i
CHAPITRE II
SUJETS ET GENRES DE SERMONS.
Depuis les premiers temps du christianisme jusqu'à nos jours, la parole évangélique est à la fois divine et humaine. Elle ne cesse d'enseigner les dogmes de la doctrine révélée; mais elle varie ses formes selon le goût et le besoin des auditeurs : immuable dans les traditions théologiques et morales, elle modifie sa manière d'après les nécessités du moment. Aussi la chaire a-t-elle, au douzième siècle, ce double caractère. Laissons le pre- mier de côté: cherchons le second. Nous le trouverons même dans les sujets qui sont de tous les temps, comme le panégyrique et l'oraison funèbre.
Les panégyriques remplissent les recueils d'homélies. Car alors tout s'abritait sous le nom d'un saint. Le peuple plein de foi mettait ses villes, ses villages, ses lois sous la garde de puissants protecteurs, et dans les moments d'angoisse il faisait sortir avec pompe leurs
198
CHAPITRE II.
restes sacrés. Celait une majestueuse et touchante céré- monie que ces processions de reliques au moyen âge. On y voyait des chanoines, des prêtres, des moines en rangs serrés, des pèlerins accourus en foule de toutes parts, et la châsse étincelante de pierreries portée sur les épaules des évêques. Puis tout à coup, dans une halte, au milieu des cantiques, de soudaines acclamations annonçaient un miracle, et le peuple tressaillait de foi sous les voûtes émues des cathédrales. Tels sont les récits d'Odon de Saint-Maur-les-Fossés1, de Radbode II2, d'un Génové- fain anonyme3.
Tous les panégyriques ne sont pas, il est vrai, de ces pages vivantes. On peut les diviser en deux classes. Ceux qui sont écrits en latin s'étendent sur les considérations générales et sur la pratique des vertus ; les phrases com- munes y abondent; certaines comparaisons paraissent consacrées par l'usage4, et beaucoup de ces discours ne se distinguent les uns des autres que par le titre. Au contraire, ceux qui sont écrits en langue vulgaire ne citent que des faits; ils résument avec la plus minutieuse exactitude la vie ou la légende du saint ; ils n'ont aucune prétention à l'éloquence : ce sont de petits récits ter- minés par une exhortation si courte qu'où a peine à croire qu'ils aient été prêches. En un mot, les uns pren- nent la forme morale et les autres la forme historique; ceux-là sont pompeux et vagues; ceux-ci ne manquent pas d'intérêt à cause de leur sécheresse même.
1. Biblioth. deTroycs, ms. lat., 2273, n°9. La translation des reliques de saint Maur au monastère de Saint-Maur-les-Fossés fut ordonnée par Charles le Chauve, pour défendre le royaume contre les Normands. Elle eut lieu le 3 nov. 8(18. Ibid.
2. Jacques Le Vasseur, Cnj de [Aigle, 282. — 3. Ms. lat., 14G52, P229. 4. Par ex., saint Benoit est toujours de toute nécessité comparé à Moïse.
LES SERMONS. 499
Prenons pour exemple le panégyrique de saint Etienne, le saint le plus populaire du moyen âge, puisque trente- huit eathédrales lui étaient dédiées.
« Ceste feste de saint Estiene 1 si est comme ses cors fu trovez. Liciens i prestres de bone vie gisoit en son lit en i mostier de saint Jehan Batistre. Si aparust a lui uns hom anciens qui ot blanc vestement et tenoit une blanche virge en sa main, et ot mi escrins delez2 lui. Il toucha Lucien de sa virge et l'apela m foiz par son non : Lucien, Lucien, Lucien. Il respondi : Sire qui es tu? — Ge sui, fist il, Ga- maliel qui norri saint Pol l'apostre et l'apris. Por quoi n'aores tu moi et cels qui avec moi sont? » Lors mit delez lui les un cousins. Li dui estoient plain de blanches roses, et li tierz plains de roses vermeilles, et li quarz de Hors et de jemmes. Dont Luciens dit : « Sire, qui sont cil qui avec toi sont? » — « Cest, dit il, li viex Abibasmez frères qui fu baptisiéz et croit en Dieu et morust virges ; et si est Nicodemus qui vint a nostre Segnor par nuit; et si est sainz Estienes li premiers martirs : Il n'i ot nul des martirs que lui. Va a Jehan l'evesque de Jherusalem et li di que il nos face desfoïr. On nos trouvera en tel liu, si li mosterras . » Adonc ses venoides genz Luciens li bons hom pria que por ce qu'on le creust melz, que encore le veist seconde foiz et tierce; et moult le blasmoit de ce qu'il ne l'avoitcreu. Luciens se leva au matin et vint a l'evesque et li dit tout ainsi. Li evesques plora de joie qant il oï nomer saint Estiene; et fist foïr ou liu que cil
1. Biblioth. Sainte-Geneviève, à la suite des sermons de Maurice de Sully, ras. fr., Dl 21, p. 87. 11 faudrait comparer ce panégyrique historique avec celui qui fut prononcé en latin absolument sur le même sujet par un moine de Marmoutiers, ms. lat., 12412, î° 125. Celui-ci ne tarit pas sur les réflexions morales.
2. A côté de.
•200 CHAPITRE IL
li monstra : mais riens n'i trovèrent. Gamaliel s'aparust de rechief au moine religios et li monstra certainement le liu ou il estoient. Cil dit a l'evesque, et il plora de joie qant il oï nomer saint Estiene, et fist foïr ou liu ou cil li monstra : mais riens n'i trova. Gamaliel s'aparust de re- chief au religieus moine et li mostra certainement le liu ou il estoient. Cil le dit a l'evesque, et li evesques fit foïr la endroit : si trova le cors saint Estiene et ileques près les autres trois. Une si douce odor en issi que li malade qui ilecques estoient en garirent de lor maladies ; et senbloit a chascun qu'il fust en paradis. Mout sont bon ami Nostre Seignor'. »
Ces discours n'étaient pas composés seulement pour célébrer l'invention ou la translation des reliques : ils revenaient aussi chaque année, le jour anniversaire de la mort du saint, laquelle était appelée « le passage de la terre au ciel, de transita, sermo ». Ici encore il n'y a ni conception oratoire, ni éclat, ni verve, ni abondance : tout le sentiment est fondu dans le récit qui est simple. Le prédicateur laisse tranquillement aux faits le soin de louer le héros et d'exciter les fidèles à la pratique des vertus.
« Beatus 1 Petrus Apostolus vidit Christum mœrentem occurrentem ad ou m , et dixit : Domine, quo vadis?2.
ï Zo dizo las Escripturas que zai en areires vole l'emperaire de Roma
« Le bienheureux apôtre Pierre vit le Christ tout triste se présenter à lui, et il lui dit: Seigneur, où allez-vous? Les Écritures disent qu'autrefois l'empereur de
1. Cette petite homélie suit presque mot à mot, en le résumant, le texte de la lettre de Lucien. V. Baronius, Annal, eccl., VU, anno 4-15. Elle prouve donc que l'authenticité de cette lettre n'était pas discutée au moyen âge. V. sur cette question Tilieniont, Hist. eccl., II, 462, Notes et éclaircissements.
2. Les textes latins sont inexacts. V. Acta SS., jun. V, 428; et S. Ambros. in Auxent., n° 13. pnst epist., 21, Patrol. lat., XVI, c. 1011.
LES SERMONS
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aucire sans Peire l'apostol. Evengro li cristiaelascristianasdeRotna[ves] sain Peire, e preguero lo per amor de Deu qu'el issis de Roma e fugit eu autre loc. Ara e] dis (|ue plus amava morir que vivre per amor de Nostre Seinor. Mas per amor delz cristias et de las crisliauas e non jes per temor de mort, essia toz sols de la eiptat et encontre! Noslre Seinor, si coin diz es: Pelrus apostolns vidil... Sanz Peire l'apostols vai [via] se corre Crist, et adoranz a lui dis : Seinneir, on vas? Et Nostre Seiner li respondet : Veni Domain ut crucifigerer. Eu vei a Roma autra vez esser crucilîaz. Quar li Judeu crucifiera lui, et aora el venia que fos altra vez crucifiai ab san Peire : que tota la pena que san Peire soslenc e la croz, tota la sostenc nostre Seiner tota eisenient cum si el fos altra vez mes en la croz.
» E retornet sanz Peire e la eiptat, e diz alz cristias que ab Nostre Seinor avia parlât e nostre Seiner ab el . El ministre de l'emperador prensero san Peire e menero loalacroz.E cum el fo laz la croz.preget los ministres que volio mètre e la croz, que no li messesos de tal mesura que Nostre Seiner i fora mes; mas trastornesso lo pes desus, el chap dejos. E co fo e la croz, fez orazo a Deu Nostre Seinor, e dis : Domine Jesu Ghriste, committo tibi omnes animas quas tu mihi commisisti. Senber Deus Jhesus Cbristus, red a te las animas las qualz livrest a me. En après que sanz Peire ac sa orazo liuida, essi lo seus esprit de lui, et li sanz angel portero l'en davant Deu el cel chantan : Gloria in excelsis Deo et te Deum laudamus.
Rome voulut tuer saint Pierre l'apôtre. Et les chrétiens et les chrétiennes de Rome vinrent vers saint Pierre et le prièrent par l'amour de Dieu qu'il sortit de Rome et s'enfuit dans un autre lieu. Or, il dit qu'il aimait mieux mourir que de vivre, pour l'amour de Notre-Seigneur. Mais par amour des chrétiens et des chrétiennes, et non par crainte de la mort, il sortit tout seul de la cité et rencontra Notre-Sei- gneur, comme il est dit: Petrus apostolus vidit... Saint Pierre l'apôtre vit le Christ courir à lui et l'adorant, lui dit: Seigneur, où allez-vous? Et Notre-Seigneur lui répondit: Je suis venu à Rome pour y être crucifié. Je viens à Rome pour y être crucifié une autre fois. Car les Juifs le crucifièrent, et maintenant il venait pour être crucifié une autre fois avec saint Pierre, de sorte que toute la peine que saint Pierre supporta sur la croix, Notre-Seigneur la supporta tout entière, comme s'il eût été mis une autre fois sur la croix.
» Et saint Pierre retourna dans la cité, et il dit aux chrétiens qu'il avait parlé avec Notre-Seigneur et Notre-Seigneur avec lui.
» Les ministres de l'empereur prirent saint Pierre et le conduisirent à la croix. Et lorsqu'il fut à la croix, il pria les ministres qui voulaient le mettre sur la croix, qu'ils ne le missent pas de la même manière que Notre-Seigneur y avait été mis, mais qu'ils lui tournassent les pieds en haut et la tète en bas. Et lorsqu'il fut sur la croix, il fit une prière à Dieu Notre-Seigneur, et lui dit : Seigneur Jésus, je vous confie toutes les âmes que vous m'avez confiées. Seigneur Dieu Jésus-Christ, je vous rends les âmes que vous m'avez confiées. Et après que saint Pierre eut fini sa prière, il rendit l'esprit, et les saints anges le portèrent devant Dieu dans le ciel en chantant : Gloire à Dieu au plus haut des cieux, et nous vous louons, Seigneur.
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CHAPITRE II.
» Levem las mas, els cors ves Nostre Senior, e pregem lo per la soa merce et per las pregeiras de san Peire et de san Paul que perdet lo chap per amor de Deu. Aitals obras, aitals alinornas nos do a far en aquest segle que las nostras animas, quant issiran dels cors, a la sua gloriaposco pervenir on el viu e régna per omnia secula seculorum. Amen *. »
» Levons les mains, levons les cœurs vers Notre-Seigneur, et prions-le par les mérites et par les prières de saint Pierre et de saint Paul qui fut décapité pour l'amour de Dieu. Qu'il nous concède de faire telles œuvres, telles aumônes dans cette vie, que nos âmes, lorsqu'elles quitteront le corps, puissent parvenir dans sa gloire, au lieu où il vit et règne dans tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il. »
Les prédicateurs qui proposaient si souvent les saints à l'admiration publique ne devaient pas rester muets devant la tombe de leurs frères, de leurs amis, des grands person- nages de l'époque. En effet, c'est à ce moment même, au douzième siècle, ou tout au plus à la fin du onzième, "que, depuis saint Hilaire d'Arles, revit, pour la première fois, l'usage des oraisons funèbres. Orderic Vital '2 rapporte que Gislebert, évêque d'Évreux, fit l'éloge du roi Guillaume. « Quand la messe fut terminée, comme on avait déjà des- cendu le cercueil dans la fosse et que le cadavre était encore sur le brancard, le grand Gislebert, évêque d'Évreux, monta en chaire et prononça éloquemment un discours étendu sur les grandes qualités du monarque défunt. Il le loua surtout d'avoir vaillamment étendu la puissance normande, d'avoir élevé sa nation plus haut que n'avait fait aucun de ses prédécesseurs, d'avoir maintenu dans tous les états de sa dépendance la justice et la paix, d'avoir sagement châtié de la verge de l'équité les voleurs et les brigands, d'avoir protégé avec le glaive de sa vertu les clercs, les moines el le peuple sans défense. Quand il eut terminé sa harangue, il s'adressa à l'assistance, et
1. Ms. lat., 3548», f 17.
2. mst. de Norm., liv. II, Collect. Mèm., XXVII, Cuizot, 217.
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comme tout le monde pleurait d'attendrissement et con- firmait ses assertions, il ajouta : Puisque dans cette vie nul mortel ne peut vivre sans péché, prions tous dans la charité pour le prince défunt; appliquez-vous à intercéder pour lui auprès du Seigneur tout-puissant et pardonnez- lui de bon cœur, s'il vous a manqué en quelque chose. »
Mais aucun de ces discours ne nous est parvenu : nous n'avons plus que les oraisons funèbres faites dans les monastères1. C'était ordinairement au chapitre, après les funérailles, qu'elles étaient prononcées. Les abbés ne se réunissaient même jamais sans rappeler dans une courte allocution le souvenir des Pères qui « naguère siégeaient à la même place et qui n'étaient plus2 ». Ce fut aussi dans la salle du chapitre que Pierre le Vénérable fit l'éloge d'A- bélard, lorsqu'il eut déposé entre les mains d'Héloïse les restes de son époux. Les textes contiennent eux-mêmes des indications précises à ce sujet. « La tombe fermée, les prières finies, les moines, au milieu des larmes et des gémissements, se rendirent au chapitre et entendirent le discours suivant3. » « Le frère convers mort, les funé- railles achevées, notre vénérable Père Bernard fit au cha- pitre un discours brillant de componctionet d'éloquence4.» « S'ensuyt l'oraison funèbre que feist le reverendissime Père en Dieu, messire Léger, jadis bien mérité archevesque de Bourges : laquelle sa reverendissime personne déclama
1. Nous en possédons encore un grand nombre. Mais c'est à tort, semble-t-il, que Muratori, Rer. Italie, script., III, 416, et Baronius, Ann. eccl., XVIII, 322, affirment que Pierre, moine de Cluny, prononça l'éloge du pape Urbain II, mort dans ce mo- nastère, en 1119. On ne trouve nulle part mention de ce discours.
2. Victorins, ms. lat., 14953, f° 50, in capitulo abbatum. Le sermon suivant com- mence encore par ces mots : « Utinam conventus iste fiât ad suffragia defunctonim ! »
3. Manriq., Annal. Cisterc. I, anno 1109, cap. i, n° 9.
4. Ex Exordio magno Cisterc, cap. xxvi, Opp. S. Bernard., VI, 2368.
204 CHAPITRE II.
au dedans du chapitre de l'abbaye de Fontevrault, le jour d'après les susdictes obsèques, et en la présence de plusieurs personnes notables et de tous les enfants spirituels du bon Pèremaistre Robert Abruissel, vray amy de Dieu'. »
Cependant Geoffroy, abbé de Mailros, aurait parlé, semble-t-il, sur la tombe même de son prieur: « Notre prieur, dit-il, dont nous avons déposé les restes ici : cujus hic ossa amdidimus*. »
Du reste, peu importe que ces oraisons funèbres aient toujours été prononcées au chapitre, ou bien quelquefois sur la tombe même: elles sont toutes d'une simplicité familière et touchante ; elles racontent sans éclat et sans apprêt les humbles vertus monastiques.
Qu'en présence du pompeux catafalque élevé à la nais- sance et au génie, l'orateur étale les richesses du dévelop- pement et la beauté du langage; que devant des généraux d'armée, il pénètre les secrets de la stratégie et qu'il retrace de savants plans de bataille ; que devant des hommes d'État , il descende aux plus subtils ressorts de la politique ; qu'il répande des larmes sur la mort des guerriers qu'il a chéris et des princesses qu'il a consolées à l'heure du trépas; qu'inspiré par l'auguste majesté de Louis XIV, il appelle à son secours la magnificence du rhythme oratoire pour dire le néant de l'homme et son immortalité: ce sont là des spectacles ravissants où l'intelligence, l'imagination, le cœur contemplent à loisir les plus belles gloires de La terre rehaussées par toutes les splendeurs de la religion.
1. Ilaston de Deffence de Fonlevraull, 148.
"1. Ms. lat. , 18178, f° b"2. i Sernio novus ex vetcri a S° Hilario Arelatensi de beato Honorato olim editus et, detractjs versibus aliquantu, ad beati Prions nostri rae- moriam, cuo offerre ipse se videretur, assumplus. » Mais le passage du texte cité ne se retrouve pas dans le modèle. V. Patrol. lat., L, c. 124'J.
LES SERMONS. 205
Mais dans le cloître il n'y ;i place, devant la mort, que pour les regrets attendris d'une sainte amitié. Les portraits historiques, les hommages grandioses, les périodes fas- tueuses seraient aussi déplacés pour louer ces religieux, que les devises, les fleurs, les lampes d'or et toutes les vaines figures qu'une main frivole viendrait suspendre aux murailles nues du monastère. Qu'importent les grandeurs de la terre aux citoyens du ciel? « On le sait, dit Geoffroy de Mailros1 après saint Hilaire, tous les orateurs qui ont entrepris de louer quelqu'un commencent par vanter sa patrie et son origine, afin de compenser par la gloire de leurs ancêtres ce qui manque à leurs propres vertus. Pour nous, nous ne sommes qu'un dans le Christ : la plus haute noblesse pour nous, c'est d'être mis au nombre des servi- teurs de Dieu ; nous ne devons nous glorifier de notre nais- sance d'ici-bas qu'en la méprisant. »
La chapelle, le travail manuel, la récréation, le réfec- toire, tels sont les champs de bataille, ignorés du monde, où jour par jour, le vieil homme lutte contre le nouveau, au sein de la méditation et de la prière. « Avec le vivre et le vêtement"2 Humbert était content; il n'en fit usage que dans les limites de la nécessité, et non point jusqu'au superflu. Il n'y a pas longtemps encore, si j'ai bonne mé- moire, dans un entretien que nous avions ensemble, il se représentait comme prébendier de ce monastère, comme un homme inutile qu'on nourrissait dans la maison de Dieu... Mais parmi ses nombreuses qualités, tout le monde connaît à quel point il était circonspect ; car vous avez vu sa conduite et entendu sa conversation pendant de longues années... Est-ce qu'il y en a parmi vous qui l'ont vu rire,
1. Ms.lat., 18178, f 86.— 2. S. Bernard. inobituDomniHumbertisermo,0/)/).,V, 287.
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même au milieu de ceux qui riaient? Il prenait sans doute un visage serein pour complaire à ses compagnons et ne leur être point à charge, mais un vrai rire , si vous laites appel à vos souvenirs, vous verrez qu'il n'en eut jamais. Et puis, quelle ferveur il avait, et le jour et la nuit, dans les œuvres de Dieu!... Parvenu à la plus extrême vieillesse, il fut atteint et frappé avec les incommodités de l'âge par une foule d'autres incommodités graves que beaucoup d'entre vous ont connues. Or, son cœur, comme on dit, triomphait des années et ne savait point céder au mal. Enfin, par le chaud et par le froid, par monts et par vaux il montait et descendait, travaillant comme les jeunes gens, au point de nous frapper tous d'étonnement et presque de stupeur. S'il m'arrivait parfois de le retenir pour le consulter, à cause de la multitude de mes affaires, il était triste et sombre, jusqu'à ce qu'il lui fût permis d'aller vous rejoindre. Il ne manqua que bien rarement, si tant est qu'il y ait manqué jamais, aux veilles solen- nelles... Dans le réfectoire, c'est à peine s'il faisait usage des mets communs. Ce n'est jamais que vaincu par l'obéis- sance qu'il mit les pieds à l'infirmerie, et c'est avec toutes les peines du monde qu'on pouvait l'y retenir une fois qu'il y était... Quel homme dans les conseils! Quel con- seiller droit et discret! J'ai pu l'apprécier d'autant mieux que j'ai eu plus souvent occasion de frapper à la porte de son cœur. Mais vous avez pu le connaître aussi bien que moi. Quel est celui qui dans les tentations n'a point appris de >a bouche la source et le remède? Il savait si bien pé- nétrer dans tous les replis d'une conscience malade que celui qui allait se confesser à lui pouvait croire qu'il avait tout vu, assisté à tout. »
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Quoi intérêt dans tons ces détails de famille! Humbert consume pour remplir des devoirs si simples, en appa- rence, toute l'ardeur de son âme! Puis, conseiller sûr, directeur infaillible, il avait au plus haut degré le don si rare de lire dans les consciences et les cœurs: Humbert était un grand moine.
Cependant ces oraisons funèbres ont, il faut l'avouer, un défaut regrettable. Elles commencent toutes par une explosion d'invectives contre la mort. L'orateur ne consi- dère jamais la mort comme cet angélique messager qui vient apporter au chrétien la nouvelle de la délivrance terrestre et d'une jeunesse immortelle dans lescieux. Elle est la déesse cruelle du paganisme, l'insatiable homicide. Parmi tant de discours composés par des moines et par des saints, on ne rencontre pas une seule fois, chose in- croyable ! la douce sérénité du fabuliste1 :
La mort ne surprend point le sage; Il est toujours prêt à partir : S'étant su lui-même avertir Du temps où l'on se doit résoudre à ce passage.
Mais ce tribut payé, ordinairement dans l'exorde, aux souvenirs de l'antiquité profane, la déclamation cesse avec les réminiscences; le prédicateur descend en lui- même, et ses paroles ne sont plus que l'expression de sa pensée. Il montre comment la mort n'a rien de lugubre pour l'âme fidèle. La tendresse se plaint sans doute: mais la foi s'exalte dans une pieuse joie; on regrette des amis et déjà on invoque de saints protecteurs; tout est vrai, tout est senti: c'est un heureux mélange de sourires et de
1. La Fontaine, VIII, 1.
208 CHAPITRE II.
larmes. « Vous avez perdu1, mes frères, un père vénéré, un pasteur de vos âmes ; et moi, j'ai perdu non-seulement un père et un pasteur, mais un allié, un compagnon d'armes, un athlète vaillant dans les guerres divines, lui que notre vénéré père Robert avait nourri, dès l'enfance de notre congrégation, dans la science et dans la piété. Oui, il nous fait bien défaut : mais il ne manque point à Dieu, et puisqu'il ne manque point à Dieu, il ne nous manquera pas à nous-mêmes. Car c'est là le propre des saints; lorsqu'ils meurent, ils laissent leurs reliques à leurs amis, mais leurs amis, ils les emportent dans leurs cœurs... Pourquoi donc nous lamenter davan- tage? Heureux sort! Heureuse destinée! Mille fois heureux nous-mêmes, portés que nous sommes maintenant devant la présence de Dieu ! Rien ne peut arriver de plus doux aux athlètes du Christ que de laisser le vêtement de la chair et de s'envoler vers Celui pour l'amour duquel ils ont enduré tant de fatigues. Le soldat a reçu le prix de la victoire, le coureur a saisi la palme, le vainqueur a été couronné! Pourquoi donc nous lamenter ? Pourquoi pleurer celui qui est dans la joie? Pourquoi nous agenouiller devant le Seigneur, au milieu des larmes et des gémissements? Ne pleuronsplus sur un guerrier qui se repose de ses combats: niais pleurons sur nous-mêmes, sur nous qui luttons encore dans la mêlée; changeons nos soupirs en prières: supplions le triomphateur suprême qu'il ne laisse pas le lion rugissant, notre cruel adversaire, triompher de nos efforts'2. »
1. S. Élienne, oraison funèbre d'Albéric, son prédécesseur; Manrique, Annal. Cisterc, l, anno 1109, cap. i, n" 9.
2. Voy. aussi l'oraison funèbre de saint Malachie, mort à Clairvaux eu 1118,
0/>i>. S- Bernardi, ni, 2-2-21.
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Ce caractèrenese trouve nulle part ailleurs mieux accusé que dans l'oraison justement célèbre du moine Gérard pro- noncée par saint Bernard, son frère. Bércnger n'admet point cette association de la tristesse et de la joie1 ; il en est choqué jusqu'à la reprocher au saint.' C'est là, au contraire, le principal mérite de cette page funèbre si touchante2: elle est l'expression vraie d'une émotion na- turelle.
Saint Bernard avait présidé aux obsèques de son frère, les yeux secs; et au retour môme de la cérémonie, il avait repris ses commentaires sur le Cantique des Cantiques. Mais sou- dain les paroles lui manquent; emporté par la violence de sa douleur trop longtemps contenue, il donne enfin libre cours à ses larmes 5. Puis, il décrit sa tendresse pour son frère, les vertus de Gérard, la félicité du ciel, l'abandon inattendu et La solitude effrayante de son propre cœur, la mort du juste, la résignation nécessaire au chrétien, et une foule de sentiments qui se rapprochent, se croisent, s'en vont, reviennent etse succèdent pêle-mêle, commeles premiers mouvements de l'âme dans le désordre de la douleur. Avec quelle satisfaction il apprendrait ce que Gérard au ciel pense de son frère abandonné maintenant sans appui, au milieu de tant de peines et de si pressantes sollicitudes ! Il ne cesse de l'appeler; on sent qu'il éprouve une jouissance intime à nommer Gérard, ce frère bien- aimé, ce tendre ami, ce conseiller si fidèle!... Mais, dans tous ces longs épanchements, il n'a pas encore songé à nous dire comment Gérard était mort. « Lorsque, l'an
1. « Quod tristia laetis confederet. » Opp. S. Bernardi, IV, 3211, notp.
2. Opp. S. Bernardi, IV, 2816.
3. « Exite, exite, lacrymae jampridem cupientes : exite, quia is qui vobis meatum obstruxerat, commeavit. » Ibid., n° 8.
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210 CHAPITRE 11.
passé1, nous étions à Viterbe dans l'intérêt de l'Église2, mon frère Gérard tomba malade. Comme le mal augmentait au point qu'il semblait que Dieu l' allât bientôt rappeler à lui, je ne pouvais me résoudre à laisser dans une terre étrangère le compagnon de mon voyage, un compagnon comme celui-là, et à ne point le remettre entre les mains de ceux qui me l'avaient confié : car il était aimé de tout le monde, tant il était aimable! Dans cette détresse, je me mis à prier avec larmes et gémissements : Seigneur, m'écriai-je, attendez jusqu'à notre retour. Lorsque vous l'aurez rendu à ses amis,ôtez-le du monde, si vous voulez, je ne m'en plaindrai point. Vous m'avez exaucé, Seigneur, vous lui avez rendu la santé. Nous avons achevé l'ouvrage que vous nous aviez enjoint de faire et nous sommes revenus joyeux, rapportant avec nous les beaux fruits de la paix. J'avais presque oublié notre convention; mais vous, Seigneur, vous vous en êtes souvenu. Je rougis de ces regrets qui semblent m'accuser de prévarication. Oui, vous avez redemandé votre dépôt, vous avez repris ce qui était à vous. Mes larmes mettent fin à nies paroles: mettez fin, s'il vous plait, Seigneur, à mes larmes ! »
Cette péroraison si délicate et si vive de sentiment, sainte et pourtant humaine, peut être rangée parmi les beaux traits du pathétique. Il y a des oraisons funèbres plus pompeuses : mais aucune ne prend au cœur comme ce chant de deuil, comme ce cri de détresse qui renonce aux paroles pour éclater en sanglots.
Les panégyriques et les oraisons funèbres sont des su- jets communs à tous les âges du christianisme. Le dou- zième siècle a cultivé, en outre, certaines formes de ser-
1. 1137. — -2. Pour ramener à l'unité les partisans de Pierre de Léon.
LES SERMONS. 2li
mous spécialement adaptées à l'esprit naïf d'un peuple qui aimait à chercher la vérité sous l'intérêt dramatique.
Dans toutes ces variétés le dialogue tient la première place. Il ne consiste pas alors à jeter, en passant, dans la vivacité de l'émotion quelques paroles d'une familiarité expressive; encore moins est-il un procédé vulgaire, un artifice de rhétorique inventé pour rompre la monotonie du discours : il constitue un vrai genre de prédication, autorisé par un usage fréquent et réservé pour les grands effets. Voici, par exemple, comment Guerric d'Igni com- mence un sermon1. « Filles de Jérusalem, annoncez à mon bien- aimé que je languis d'amour*. Nous voulons, s'il vous plaît, examiner avec votre charité comment ces pa- roles que nous avons chantées cette nuit se rapportent à l'Assomption de la bienheureuse Vierge Marie. Il faut traiter ce sujet en employant le genre de composition dont se sont servis non-seulement les auteurs séculiers, mais encore les écrivains ecclésiastiques... Dans ce genre, tout en respectant la vérité, l'orateur se donne plus de liberté que dans les autres. Il prend son texte, dit saint Jérôme, puis, sans s'attacher à redire ce qui a été dit ou ce qui a été fait, il s'applique surtout à montrer que l'af- faire dont il s'agit, quoiqu'elle n'ait point été ni dite ni faite réellement, peut néanmoins avoir été dite ou faite, en un mot, qu'elle est vraisemblable. » Le dialogue an- noncé, le prédicateur présente ses interlocuteurs. « Mario était donc sur sa couche; elle allait quitter son corps, selon les lois de l'infirmité humaine. Or, les filles de la Jérusalem d'en haut, c'est-à-dire les Vertus célestes, sa- chant qu'il faut mériter la grâce du Fils en rendant ser-
1. Serm. 2« pour l'Assomption. Opp. S. Bernardi, V, 2030. — 2. Cantic, V, 8.
212 CHAPITRE II.
vice à la Mère, visitaient avec beaucoup de dévotion leur souveraine, la Mère de leur Seigneur. Et il se peut que les anges, après l'avoir saluée, lui aient tenu à peu près ce langage, en conformant leur extérieur à son regard humain, et leurs paroles aux sentiments et aux habitudes ordinaires de la vie. »
Les préambules sont terminés : la scène commence.
« Que veut dire, ô Souveraine, cet état de langueur et de maladie qui parait en vous? Pourquoi, plus triste et plus lente que d'ordinaire, ne revoyez-vous plus depuis deux jours les lieux saints dont la vue nourrissait votre amour? Voilà quelque temps que nous ne vous voyons plus ni gravir le rocher du Calvaire, pour y remplir de vos larmes la place où fut dressée la croix, ni vous rendre au tombeau de votre Fils, pour adorer sa Résurrection, ni sur le mont des Oliviers, pour baiser les derniers ve - tiges de ses pas?... » — « Je languis. » — « Pourquoi languissez-vous?» — «Je vous le dirai enfin, je languis d'amour... » — « Bon Jésus, comment se fait-il que votre Mère, depuis qu'elle vous a enfanté, ne soit jamais restée sans languir. . . Mais nous vous en supplions, ù Souveraine, que voulez-vous que nous fassions?... » — « Vous êtes les compagnons de l'Époux; Gabriel est mon paranymphe; je ne vous cacherai pas le mystère d'amour... Que de fois, quand je tenais dans mes bras Jésus alors petit enfant, je prenais le plaisir qui m'était permis, el j'embrassais le plus beau des enfants des hommes... Maintenant il a crû en gloire et en majesté, mais il n'a perdu ni sa bonté ni sa douceur... Non, il ne rebutera point la .Mère qu'il a choisie, et il ne rejettera pas celle qu'il a élue de toute éternité! » — « Ne craignez rien, Marie, répond Ga-
LES SERMONS. 213
briel... » Et se tournant vers la foule des anges : « Par- tons, dit-il, partons, de crainte de paraître faire injure au Fils, si nous retardons la gloire de la Mère... » Et Jésus leur tint ce langage, lorsqu'ils furent arrivés au ciel : « Je veux que Reine, portant le diadème, elle soit assise à la droite du Roi des rois... Venez donc, mon élue; j'éta- blirai mon trône en vous... Je ne serai point assez glorifié à mes yeux tant que vous ne partagerez point ma gloire. » — « Gloire à vous ! Seigneur, répond le chœur des anges. » Que le chœur des fidèles faisant écho redise : « Gloire à vous ! Seigneur. Que le triomphe de votre Mère tourne à votre gloire dans tous les siècles des siècles ! Ainsi soit-il. »
Ces dialogues revenaient surtout dans les sermons so- lennels sur l'Église, ou sur l'amour du ciel. L'Église parlait aux fidèles avec la plus vive tendresse, comme une mère qui converse avec ses petits enfants'. Elle leur ra- contait avec enthousiasme dans quelles circonstances leur Père les avait quittés, et elle leur enseignait le chemin qu'ils devaient prendre pour se réunir à lui. Les enfants un peu déconcertés, timides, lui faisaient observer que la route était difficile, que le voyage était long. L'Église leur montrait alors le courage des saints, leurs frères, de saint Paul en particulier; puis, elle leur faisait entrevoir au delà de cette vie si courte une récompense éternelle. Les enfants finissaient par lui promettre amour et fidélité.
A l'abbaye de Saint-Victor, la fête de saint Augustin amenait toujours avec elle une savante dissertation, dans laquelle saint Augustin traitait avec la Science, ou avec la Sagesse, ou bien avec l'Église, les plus hautes questions
1. « Utatur Ecclesia mater verbis pretaxatis et quasi sub dialogo quodam interlo- quantur mater et filioli. » Anonyme, ms. lat., 14470, f 219.
2U CHAPITRE II.
de la théologie1. Souvent encore une pieuse conversation s'engageait entre saint Augustin et sainte Monique, sa mère; ou bien, le saint patron s'adressait lui-même à ses chanoines"2.
Quelquefois ces discours dépassent de beaucoup les proportions du dialogue. Les personnages sont plus nom- breux ; on dirait qu'ils vont et viennent, entrent et sortent comme sur un théâtre, qu'il y a une mise en scène consi- dérable, une représentation vivante avec des péripéties et un dénouement.
Un des plus curieux monuments de ce genre nous a été conservé, sous le nom de Pierre de Blois dans les im- primés, et sous le nom d'Etienne de Tournay dans les manuscrits3 : c'est un sermon sur le jugement du pé- cheur, terrible sujet qui inspira tant de fois les artistes du moyen âge! Malgré quelques écarts de développe- ment, il est facile de retrouver dans cette représentation tout le fracas d'une procédure en règle4. Dieu est le juge, le Diable l'accusateur et l'homme l'accusé. L'homme est accusé : 4° de mensonge au baptême, au sacrement de pé- nitence et aux saints ordres; 2° de noire trahison causée par l'orgueil, l'avarice et la gastrimargie; 3° de vol. Ré- quisitoire effrayant! Satan prend la parole; le pécheur répond ; la Conscience proteste contre sa réponse. Mais le témoignage de la Conscience, l'homme le récuse, par la raison qu'elle est du genre féminin, femme, et par
1. Pierre Comestor, 31* h., Patrol. lat., CXCVIII.
2. f.uarin, ms. lat., 14Ô88, 1* 191.
3. Voyez Et. I, ch. m, Étienne de Tournay.
1. Statuainus igitur Dominum sedentem pro judice, Diabolum pro accusatore. homineni quemvis ex nobis pro causa, et ad constitutam judicii format!) rediga- mus. « Sermo ad populum, Patrol. lat., CCVII, c. 750.
LES SERMONS. 215
conséquent inhabile à tester1. Comment! s'écrie la Con- science indignée, ne suis-je donc pas l'intéressée dans ce procès? J'étais pure quand Dieu me créa, j'étais pure quand Dieu me livra entre tes mains, quand il me confia à ta garde, ô malheureux!... C'est malgré moi que tu m'as entraînée à des désirs illicites; c'est malgré moi que tu m'as souillée, malgré moi qu'en présence de notre Créateur et de tous les saints tu m'as avilie en me pré- cipitant dans la fange et dans la boue!... Or, dans la salle du Palais, toutes brillantes d'or et de couronnes, se tiennent les trois filles du Roi, la Foi, l'Espérance et la Charité. Elles se lèvent : elles vont se mêler aux débats. Satan, le cauteleux Satan, court au-devant d'elles. Avec une voix douce comme celle d'un séraphin, il en- trelace nombre de syllogismes bien dévots, il démontre clairement, avec des textes et des gloses, qu'un vil pé- cheur ne mérite pas si haute attention... La Foi le réfute : elle démasque victorieusement son impudence, ses ruses et son patelinage. Puis, se tournant vers le cou- pable, elle lui représente avec feu l'abîme tout prêt à l'engloutir, s'il persiste dans l'endurcissement, ou la miséricorde qui va le recevoir dans ses bras, s'il confesse ses crimes : le pécheur tombe anéanti, prosterné contre terre : Credo! Credo! En deux mots, la Foi l'instruit sur la nécessité de la contrition, de la confession et de la satisfaction. Cela fait, « hâtons-nous, disent les Sœurs; le temps presse; vite, au tribunal; plaidons comme nous pourrons2... » La Foi prend la parole : en moins de rien,
1. « Conscientiam nomine fœminino censeri manifestum est : quare ab accusa- tionisjure, figura dictionis, videtur excludere. »
2. « Festinemus igitur, inquiunt sorores, causam referamus ad judicem... pro dilationis commodo breviter peroremus. »
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CHAPITRE II.
l'appareil logique de la partie adverse est mis à néant1. Le coupable confesse de nouveau ses fautes. Toute la cour céleste avec Notre-Dame demande grâce pour le pénitent : Satan a perdu le procès. Le souverain juge prononce la sentence d'absolution avec les exhortations finales2.
Entre le dialogue et le drame, on peut placer un troi- sième genre, qui n'est ni tout en paroles comme le pre- mier, ni tout en actes comme le second : il participe de l'un et de l'autre, sans leur ressembler entièrement. Dans cette sorte d'homélie, tout pense, tout a du senti- ment, tout se transforme en gracieuses images, pour en- seigner d'une manière neuve et piquante, sous des voiles faciles à percer, une vérité de l'ordre moral. C'est le sermon allégorique. Il est particulièrement cher au goût subtil et raffiné des Victorins. Mais le plus original de tous est celui dans lequel Hugues de Saint-Victor décrit, sous le nom de l'Enfant prodigue, toutes les phases de la vie spirituelle3.
« L'enfant prodigue abandonne ses maîtres; il fait le vagabond à travers les montagnes de l'orgueil, les vallées de la curiosité, les plaines de la licence, les bois de la luxure et les marais des voluptés charnelles. Le Démon ne cesse de lui donner la main du mauvais conseil... Bientôt
1. « Accusationis longissimam sériera liac brevissima oratione retundit. »
2. Voyez un sermon du même genre composé par saint Bernard : i in festo An- nuntiationis. » Opp., III, 2098.
3. Ms. lat., 1595'J, f* 523. L'auteur donne lui-même la clef de son discours : « Nota hic quatuor in pravi nostri liberatione : 1. penitentiam, sed fatuam; 2. fu- gam, sed tcinerariam et irrationabilem; 3. pugnam, sed trepidam et meticulosam ; 4. victoriam validam et sapientem. Quoniam in unoquoque de seculo fugiente inve- nies : primo enim est liebes et insipiens, postea preceps est et temerarius in pros- peris; deinde trepidus et pusillanimis in adversis; postreino providus et eruditus et perfectus in regno caritatis. »
LES SERMONS. 217
le père tombe dans l'abattement, dans la tristesse et le désespoir ; il convoque ses amis et ses serviteurs ; il ordonne qu'on cherche son fils... Un de ses serviteurs se met en route : c'est la Crainte. Elle finit par rencontrer le mal- heureux. Il était, hélas! enfermé dans une noire prison, retenu par les liens de la mauvaise habitude: il ricanait lui-même de sa propre misère. La Crainte prend un fouet, elle commande sévèrement au coupable de retourner vite à la maison paternelle. L'infortuné refuse d'obéir; et comme il s'obstinait dans son refus, la Crainte part, et le laisse à l'état de mort... Un second serviteur, voyant que la Crainte n'avait pas réussi, se met en route à son tour : c'est l'Espérance. Elle se baisse doucement, relève le malheureux, et, lui soutenant la tête, elle lui lave avec soin les yeux et tout le visage : Lève-toi, je t'en prie, lui dit- elle ; retourne vers ton père ; dis-lui : Mon père, j'ai péché ! Lui, alors, reprenant ses sens, répond : Comment es-tu donc descendue dans l'horrible profondeur de mon déses- poir? Dis-moi, qui es-tu? serais-tu l'Espérance? — Oui, je suis L'Espérance ! — 0 soulagement des souffrances, douce consolation des malheureux, ô toi qui te tiens tout auprès du trône du Roi, vois-tu bien la profondeur de ma prison? Vois-tu toutes mes chaînes? A ton entrée, elles m'ont serré moins fort. Connais-tu l'immense multitude de mes tyrans? — Oh! ne crains rien. Celui qui nous secourt est plein de miséricorde; celui qui combat pour nous est tout-puissant; nous sommes plus nombreux que tous les tyrans : puis, j'ai amené avec moi le Coursier du Désir1 ; tu vas le monter, et, dans quelques instants, sous ma conduite, il t'emportera loin de tes ennemis. Elle dit. Ensuite elle étend
1. Achard, ms. lat., 14948, P 76, dit aussi : « le blanc Coursier de l'Innocence. »
218 CHAPITRE II.
le moelleux tapis de la Dévotion, elle ajoute les éperons des Bons Exemples et elle fait monter le Fils du Roi sur le beau Coursier du Désir. Mais il n'a point de frein, tant il a hàtc de fuir! Le Coursier part. L'Espérance le pousse en avant, et, derrière, la Crainte lepressede ses menaces... Un galop si désordonné va devenir dangereux : la Pru dence apparaît : Courez, je vous en prie, dit-elle, avec plus de modération; vous allez le faire tomber, et s'il tombe, ils vont remettre la main sur lui. Elle met donc les freins de la Discrétion et les rênes de la Tempérance. La Crainte, elle, murmure par derrière; elle accuse la Prudence de retarder la fuite : Arrière, répond celle-ci ! C'est le Seigneur seul qui fait ma force et mon salut! Et voilà que le Courage, le plus brave des guerriers divins, accourt à travers les plaines de la Confiance avec le glaive de la Joie : Point de trouble, dit-il, nous sommes plus nombreux que nos ennemis !
» Cependant le Fils du Roi s'approche du château de la Sagesse, lequel est entouré par les fossés de l'Humilité profonde et par le mur de l'Obéissance qui s'élève jus- qu'au ciel, magnifique et solide... Il est reçu par la Sagesse elle-même ; elle le prend dans ses bras ; et il choisit sa de- meure dans la citadelle au milieu des réjouissances... Mais voilà que le feu et l'aquilon ébranlent la maison... Pha- raon sort avec ses chars pour atteindre Israël dans safuite: Satan est avec lui. Ils entourent le château; ils dressent sur tous les points les machines des Tentations. . . A l'inté- rieur, que de craintes, que d'angoisses ! Les habitants pris h l'improviste sont troublés... Enfin, la Prudence revient à elle-même et, sur l'ordre de la Sagesse, elle va s'adresser au Roi. Mais qui enverra-t-on auprès de lui ? demande la Prudence ? — La Prière, répond la Sagesse. Allons vite,
LES SERMONS. 219
pas de retard, et que la Foi monte son coursier. On cherche longtemps la Prière: malgré le bouleversement, on par- vient à la retrouver. La Foi part pour le ciel. Elle entre. La Confiance vient au-devant d'elle. La Foi expose le péril de la situation. Le Roi prête une oreille favorable à sa re- quête, ému qu'il est par le danger de son Fils. Qui enver- rai-je donc au secours, demande-t-il à la Charité, sa com- pagne inséparable? — Moi! Envoyez-moi! — Oui, tu vas l'emporter, tu vas délivrer mon Fils! La Charité s'éloigne du ciel: toute la milice céleste lui fait cortège. Elle descend au château, et avec elle rentrent la Joie et la Confiance. L'Espérance reparaît aussi avec tous les siens : à ce moment même, elle était presque terrassée. Et les ennemis, les assiégeants se disent alors : Que se passe-t-il? D'où vient cette joie, d'où vient ce triomphe du château? Hier, il n'en était pas ainsi. Malheur à nous ! Dieu est des- cendu avec eux. Malheur à nous ! Fuyons Israël. Tous les ennemis prennent la fuite. Alors la Charité recevant dans ses bras l'enfant du Roi, son propre enfant, elle l'emporte dans les cieux, et le présente au Seigneur qui l'accueille avec une joie paternelle'. »
L'allégorie ne gardait pas toujours dans la chaire ce charme innocent d'une imagination mystique. Elle se prêtait à la satire; elle se permettait parfois sur les choses les plus saintes et sur les personnages les plus graves non- seulement les apostrophes inexorables, les colères de la foi indignée, qui sont communes à tous les prédicateurs
1 . Ce sermon fut prêché le samedi de la seconde semaine de Carême : « De filio prodigo, sabbato secunde hebdomade quadragesime », ms. lat, 15959, f 523. Il paraît que c'était l'usage de prêcher ce jour-là sur l'Enfant prodigue; Guerric d'igni a un sermon portant le même titre : « De filio prodigo pro sabbato hebdo- madae secundee quadragesimpe. » Opp. S. Bernardi, VI.
2-20
CHAPITRE II.
de cette époque, mais encore elle se laissait aller à la liberté du langage, aux indécentes saillies qui divertissent les auditeurs sans les corriger et ravalent jusqu'à la licence du carrefour le génie de l'éloquence chrétienne.
Le cadre de ces tirades grotesques semble avoir été tra- ditionnel. Le héros, c'est le Diable, toujours le Diable', jaloux de sa domination, fourbe, ricaneur, voluptueux. Il est accompagné de ses dignes amantes, la Malice, l'Hypo- crisie, et d'autres encore... Il s'agit de faire la cérémonie de l'infernal mariage; puis, au bout de quelques lignes, de trouver dans le monde une position pour toute la pro- géniture.
Parmi les prédicateurs, les uns y vont simplement; ils abrègent la noce et trouvent le placement de la postérité tout fait'2. De cette union, il eut donc neuf fdles qui s'ap- pelaient la Simonie, l'Hypocrisie, la Rapine, la Fripon- nerie, l'Usure, le Sacrilège, la Fausse Servitude, la Luxure, et l'Orgueil. De ces fdles, il en maria huit: quant à la Luxure, elle ne voulut pas se marier3... Il donna la Simo- nie aux archevêques et aux évêques..., l'Hypocrisie aux religieux..., la Rapine aux princes..., la Friponnerie aux marchands..., l'Usure aux bourgeois...
Etienne, évêque de Tournay, dans un sermon sur le Saint-Esprit \ n'en finit pas avec les descriptions, les peintures elles dialogues.
Il raconte tout, et d'un ton vif, alerte, de bonne humeur. D'abord, c'est le Diable qui jette les yeux sur l'univers;
1. Voyez, sur le rôle du Diable au moyen âge, C. Lenient, La Satire en France au moyen âge, ch. xi. -2. Anonyme, ms. lat., 14470, (° 280.
3. « Luxuria vero uoluit maritari, sed remuait innupta, ut quoslibet faceret foinicari. « Ibid. — 4. Ms. lat., 14935, P 32.
LES SERMONS. 221
et, s'apercevant que son pouvoir est menacé: « Mes ennemis, s'écrie-t-il, viennent de l'Orient et de L'Occident; ils bâtissent des églises, ils construisent des monastères: partout retentissent les louanges du Créateur... Voilà que les villes et les campagnes, les bourgs et les champs ne leur suffisent plus: ils pénètrent jusque dans les forêts et les déserts... Aucombat! A la guerre!... Multiplions nos enfants ! » Le Roi des ténèbres interroge ses satellites : tous font la même réponse: « Il vous faut prendre, [seigneur, la Malice pour épouse. » Il y consent: la Malice ne de- mandait pas mieux1. Elle lui est amenée par deux para- nymphes, le Mépris de Dieu et la Haine du prochain. Première entrevue... La dot... Puis, le festin : Venez, venez, mes amis ; enivrons-nous de vin; tressons-nous des couronnes de roses tant que les roses sont belles2. La Gourmandise prépare la table. L'Ivresse verse le vin... Il y a des cithares, des lyres et des flûtes, des chansons, des cantilènes, et, au milieu de la cohue, des rixes et des querelles... Bientôt, voilà la plus féconde postérité qui germe, naît, pousse, grandit : le Diable la disperse dans les villes, les bourgs, les villages et les châteaux.
Cependant l'univers ne lui appartient pas encore tout entier: il a besoin de prendre une seconde épouse, il de- mande l'Hypocrisie en mariage. Deux paranymphes, la Vanité et l'Ambition, l'amènent sur un cheval pâle, sec, décharné, qu'on appelait la Mort... L'Hypocrisie apporte en dot une Conscience vide ; et dans sa corbeille, le Diable jette la Vaine Gloire. Le festin est servi par deux domes- tiques au long visage tendu et marmottant des patenôtres.
1. « Prebet consensum Malitia, nichil libentius auditura. »
2. « Coronemus nos rosis antequam marcescant. »
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CHAPITRE II.
La Mortification prépare la table, la Componction verse le vin; le Jeûne sert des viandes fades, molles et sans graisse. Dans la chambre nuptiale, on ne voit que bures, disciplines et cilices... Les enfants venus au monde, la tendre mère s'inquiète : Voyez, dit-elle à son mari, les enfants que vous avez engendrés de ma sœur la Malice : comme ils vivent, comme ils sont honorés, comme ils sont répandus partout! Et les miens, hélas!... — Rassurez- vous1, ma chère; j'y songe, je m'en occupe. Je vais les placer dans les églises et dans les monastères... Il y a, par exemple, à Cluny, un séjour où ils pourront simuler et dissimuler toutes leurs pensées... Portrait des moines hy- pocrites... Cependant2 la Malice, l'épouse de la première alliance, revient tout inquiète, toute désolée. Ses fils se sont multipliés : ils pullulent; c'est maintenant une four- milière; ni les villes, ni les villages, ni les châteaux ne peuvent plus les contenir : qu'en faire? Satan répond : Je viens de placer les enfants de l'Hypocrisie dans les mo- nastères: ils recevront bien avec eux, je pense, vos enfants qui sont leurs cousins... Envoyons donc au monastère les vaniteux, les colères, les ivrognes, les calomniateurs... Je sais une maison, celle de Citeaux, où l'on a horreur de tout ce qui n'est pas pur. Essayons tout d'abord de les prendre par l'avarice... Et voilà que la Cupidité et la Ladrerie, ces deux sangsues insatiables, s'abattent sur le sanctuaire de Dieti, sanctuaire qui ravissait les anges!...
1. « Ne timeas, inquit,mca est liée sollicitudo et cura. In ecclcsiis et monasteriis ponani, ubi sub relligionis habita Deum labiis lionorabunt, cor autem corum longe cril ab eo. Cluniaci loeus est in quo facile pariter simularc et dissimula re potentat qnc intendunt... »
2. « Duni bec agunlur, recurrit ad Diabolum Mali lia super flliortini excresccntiuin mnltitudincm COnsUilind et auxilium quesitans. Non sufliciunt, inquit, filiis nostris secularium babitacula... »
LES SERMONS. 223
0 Cisterciens!... Possesseurs fanatiques!... Injustes ravis- seurs deséglises etdes paysans. Mauvais riches!... Vous ne voyez donc pas comme ces biens sont contraires aux dons du Saint Esprit? »
C'est toujours l'éternel refrain du clergé séculier contre le clergé régulier.
Ce qu'il y a de singulier, c'est que dans cette mise en scène grotesque on seplaisait à l'aire descendre sans pudeur Dieu, le Fils de Dieu, la Vierge et les saints : l'auguste mystère de l'Incarnation servait de prétexte aussi bien que les bouffonneries du Diable à la satire virulente de la société. « Le Fils du Roi de Jérusalem1 sortit pour con- templer les royaumes inférieurs de son père. Il les examina tous; puis, retournant à son Père, il lui dit: Il est bien vrai que les cris de Sodome montent jusqu'à nous et que cette ville mérite d'être châtiée. Mais il faut que je prenne désormais des précautions: je vais me marier. L'épouse qui attire mes regards se trouve dans la maison du roi de Babylone, c'est là que je l'ai vue. Elle est captive : afin de mieux cacher sa condition, le roi ne lui donne pour parure que des vêtements vils et négligés. Le Père lui répondit : Prenez bien garde, mon Fils, de poursuivre ce dessein : vous m'êtes coéternel, vous m'êtes consubstantiel, vous êtes mon Fils unique. Cette Éthiopienne dont vous me parlez n'est digne ni de votre race, ni de votre immensité.
— Mon Père, répliqua le Fils, c'est une chose arrêtée : je veux me marier, et je neprendrai jamais une autre épouse.
— S'il en est ainsi, puisque vous m'êtes coéternel et con- substantiel, il vous est facile de la délivrer de la captivité
1. Anonyme, ms. lat., 576, f° 128; l'auteur est peut-être saint Anselme de Can- torbéry, puisque ce sermon se trouve à la suite de ses homélies sur l'Assomption.
221 CHAPITRE 11.
de Babyloneetde la prendre pour épouse... Aussitôt accou- rent en nombre infini les anges et les bataillons célestes: ils vont servir à sa noce le- Fils du souverain Roi. Gabriel fut le paranymphe choisi entre tous. Gabriel dit donc au Fils du souverain Roi : C'est moi qui suis votre force; commandez-le, et je vais ravir par la violence la captive de Babylone1, celle que vous cherchez pour épouse. — Non, non, répondit le Fils du Roi éternel, ne faisons aucune violence au roi de Babylone: c'est par des conseils secrets et par des moyens pleins de sagesse qu'il faut ravir ma fiancée. Porte secrètement à Marie, ô Gabriel, la nou- velle de mon mystérieux dessein ; porte cette nouvelle à Marie, la vierge de la race de David : c'est avec elle que je vais célébrer mes noces. Vers Marie descendit donc l'ar- change Gabriel, et son message, il l'accomplit fidèlement. Mais celui qui l'avait envoyé le devança auprès de la Vierge, et cet Époux ne vint point les mains vides vers son Epouse : comme c'était la saison d'hiver, il lui donna pour cadeaux des vêtements d'hiver, une pelisse d'agneau et une chape de laine'2... »
Ici le prédicateur se perd dans la parure de la mariée et dans les allégories subtiles, à la suite desquelles il nous met en compagnie du Diable, des hérétiques, des cha- noines réguliers et de certains moines qui se disputent à l'envi les vêlements de l'Epouse. L'homélie, inachevée sans doute dans le manuscrit, se termine brusque- ment.
A côté de l'esprit facétieux, railleur et trivial, les sermons
1. « Eu foi titudo tua ego sum; illamquam tibi queris de média Babilonie rapere, si imperas, vi et valeo et paratus sum... • — 2 ■ Et quia hyemis tempore venit, hyemales vestis primum sponse dedit, aguenain videlicet pelliciam et cappam. »
LES SERMONS. 225
nous montrent la sainte tristesse de l'âme pénitente. C'est la Madeleine qui fait le sujet de ces petits drames plaintifs et larmoyants. A chaque instant, cette pécheresse convertie apparaît dans les sermons prosternée aux pieds du Christ avec son vase de parfums, et décrivant dans de longs mo- nologues l'amertume du vice et la joie du repentir. Saint Anselme de Cantorbéry nous a laissé sur elle une homélie', qui n'est que le commentaire dialogué de l'Evangile selon saint Jean ou le mystère de la Résurrection en récit. La scène se passe au Sépulcre avec les anges, les disciples et Jésus. Le prédicateur joue tous les rôles, comme dans les exemples précédents; ou, s'il intervient en son nom, c'est, comme le chœur de la tragédie antique, pour rappeler les acteurs aux sentiments de la compassion, de la justice et de l'amour.
Ce discours est aussi curieux pour la forme que pour le fond : les assonances y sont presque continuelles, quoi- qu'elles ne rentrent dans aucune des combinaisons rhyth- miques si variées au moyen âge. L'auteur affecte d'em- ployer les mêmes terminaisons, sans doute afin de mieux peindre par la répétition de chutes semblables l'unifor- mité éloquente des sanglots et de la prière. Cette petite pièce est comme un écho anticipé du Stabat.
Elle commence par des larmes2.
Audivimus, fratres, Mariam
Ad mouunientum foris stantem,
Audivimus Mariam
Foris plorantem :
Videamus si possumus cur staret,
Videamus et cur ploraret.
Prosit nobis illius [illam] stare,
I . Ms. lat., 2622, P 12. — 2. Nous la publions dans l'Appendice.
15
-226
CHAPITRE II.
Prosit nobis illius [illam] plorare.
Amor faciebat eam stare,
Dolor cogebat eam plorare.
Stabat et circumspiciebat
Si forte videret quem diligebat :
Plorabat vero quia sublatum estimabat
Quem querebat.
Puis, Madeleine pleure dans une pose de tendre adora- tion, lorsque, baissant les yeux, elle s'incline et regarde au fond du Sépulcre.
Omne consilium ab ea perierat, Spes omnis deflecerat, Solummodo flere supererat; Flebat ergo quia flere poterat : Et dum fleret inclinavit se et prospexit in mouumeiitum.
Elle voit deux anges vêtus de blanc qui lui disent : « Femme, pourquoi pleurez-vous? » Mais ce n'est pas là ce que son amour demande avec tant de soupirs: « Jésus, s'écrie le prédicateur, pourquoi l'abandonnez-vous ainsi ? Elle vous aime tant! — Madeleine, puisque Jésus vous délaisse, séchez vos larmes et conversez avec les anges, qui veulent vous consoler... » Madeleine répond:
Ego illis non obediam,
Et dum vivo [vivain], plorare non desinam,
Donec Dominum meum inveniam.
Sed quid faciam, nisi ipsum inveniam?
Quo me conversam?
Ad quem ibo? A quo consilium petam?
Au milieu de ces lransports,'elle tourne la tète, elle voii Jésus qui lui dit : « Femme, pourquoi pleurez-vous? » El. elle ne le reconnaît pas, elle le prend pour le jardinier ; « Seigneur, dit-elle, si vous l'avez enlevé, dites-moi où
LES SERMONS.
221
vous l'avez mis, et j'irai le prendre. » — Jésus, s'écrie le prédicateur, pourquoi ménagez-vous cette épreuve à son amour? — Et vous, Madeleine, pourquoi prenez-vous Jésus pour un jardinier? — Seigneur, n'excuserez-vous pas la méprise de votre servante? De douleur clleaperdu l'esprit, en perdant votre corps:
Kedde ergo ei spiritum sanctuni, Quem habet in se corpus tuum, Moxque recuperabit cor suuni, Et relinquet errorem suum.
Jésus va se faire connaître enfin et Madeleine l'annon- cera partout. Le prédicateur donne sa bénédiction'.
Ces assonances du planclus ne sont pas une exception dans la chaire. Souvent le discours n'est qu'une prose rimée. Le prédicateur vise en même temps à toucher les cœurs et à flatter les oreilles. Les saints mêmes ne résis- tent pas à ce goût dépravé. Ils courent après les rimes, aux dépens de la pensée et de la grammaire.
Voici, par exemple, le panégyrique de saint Marcel2 prononcé par Hugues, abbé de Cluny3. Comme il est rempli de phrases musicales, nous le divisons en strophes.
1. Le planctus était, sous une forme variée sans doute, d'un fréquent usage au moyen âge. Nous en possédons un qui remonte au Martyrologe d'Adon, évèque de Vienne (t 875), et dont la tradition s'est conservée jusqu'à nos jours : Planchs de sant Esteve. C'est une complainte de dix-sept couplets composée sur les chapitres vi et vu des Actes des Apôtres, chantée par un prêtre en habit de chœur dans la chaire, sur le ton du Veni Creator, tous les ans, le 26 décembre, jour de saint Etienne, à la messe dite du peuple, dans l'église de la paroisse Saint-Sauveur, à Aix.
Ce jour-là, le peuple se rend en foule à l'église dès sept heures du malin. Si les chants sont bien exécutés, il augure bien de la prochaine récolte. — Ce planctus a été imprimé plusieurs fois; il a été étudié par Raynouard {Choix de poésies origi- nales des Troubadours, II, 146.
2. Voyez sur saint Marcel Tillemont, Hist. ecch. III, 35, 601.
3. Ms. lat., 13090, (° 177.
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CHAPITRE II.
4 Sacratissimus dies, fratres carissimi, sanguine marlyris irroratus, illuxit nobis, qui et animale gaudium semper nobis rénovât, et elernum meritis ejusdem martyris préparât.
» Hic est ille deificus martyr Marcellus, qui inter fortissimos athletas Lug- dunensi carcere clausus, patefactis ab angelo januis, liber exire, est in apertum preliandi campum a Domino jussus.
» Suo nomine ille insigniri debuit, qui commovendoadversum se' diabo- lum ministrorumque ejus bellum, disruptis, ut diximus, carceralibus claus- tris, ad publicum duellum, pro multorum salute exivit.
» Aspicianms crgo quod a Deo donatum est nobis, et erga donatorem et do nu m non simus ingrati. Deus siquidem nosler qui illum,post nmlta tor- mentorum supplicia, apud nos, deviclo diabolo, triumphare fecit, ipse quanta gloria apud nos habendus sit aperte demonstravit.
j> Gaudeat Cabilonensium civitas ; letetur circumjacentium plebium unitas ; et, quia tanto apostolo illustrari meruit, signa apostolatus ejus semper reco- gnoscat in se. Colat toto corde quem novit ante conspectum Dei sui con- sistere laureatum sanguine. Nec desinat in dies assiduis exorare precibus, cujus magnificis meritis divinis commendatur obtutibus.
» Nemo itaque, dilectissimi, nostrum se polerit excusare a suis vanitati- bus, cum ipse nobis talem dederit patronum, qui apud ipsum valeat pluri- mom, ipsis etiam conjunctus angelicis spirilibus.
» Que enim lingua mortalium poterit explicare, quantis preconiis iste Dei testis altolli debeat sine fine? (lui concessum est ut peccatum primi parentis in se purgaret extensus in arbore, et cingulo tenus defossus liumo utpote discipulus iilii hominis, qui tantum fuit in corde terre, ut tribus diebus et tribus noctibus in ejus viveret laude.
y> Cujus spiritus postquam celos petivit, nobis, auclore Deo, ad tutelam com- munis patrocinii corpus proprium dimisit, ut quotquot malorum multorum conscii, scilicet ire stimulis exagitati, invidie facibus accensi, luxurie labe polluti,gule illecebris dediti, sese ejus sacrosancto commendaverinl ciueri, horum omnium mereantur nevo purgari, quia quanto quisque ad eum cur- reus redundat cumulo flagitioruin, tanto ipse exulterai plenitudiue virlutum.
» Non enim potest non rutilare plenitudiue meriloruni, qui ab omnipo- tente, ut testis ejus vocarelur obtinere meruit in augmentum temporum. Inter multos siquidem qui tune, sicut diximus, micuerunt testimonio veri- tatis, iste solus cum socio' ad multorum exbaurienda peccata processif ad publicum nostrum, accinctas fidei armis. Cujus fidei, constantie et doctrine ipse testimonium perhibuit, qui, céleris dimissis, istum solum cum socio in apostolatus sorlem clegit. Etenim nobis, aliis cxceplis, iccirco creditur missus ni viam nobis verilatis ostenderel, el pie colentibus jusla mérita a Domino redderentur, neglegentes autera juslo judicio pena damnationis sequeretur.
1. Saint Valéfien.
LES SERMONS.
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» Unde, fralres carissimi, nobis summopere laboranduin est, ut, unde aliis parata est gloria, inde nol)is non detur ignominia sempiterna. [ste enim gloriosus Dei sitnmista, sicut pie Deum suum sequi diligentibus lar- gus est remunerator, ita Deum suum sequi odio habentibus fortissimus est destructor.
» Eia, amantissimi, imitamini quem amatis ; amate quem colitis, ut,cum venerit ad judicandum cum Deo, ejus suffulti orationibus, eternis merea- niini coronari laureis.
s Quicquid enim minus in vobis babetis, totum in isto invenire polestis. Quia cui tantum bonum datum est utcalicem Domini pro illo biberct, cetera inferiora illi data esse nemo qui dubitet. Summa enim félicitas pro Deo mori est, quia quicquid spiritali exercitio ab bomine in vita agitur, totuni in hoc ut ipse Dei hostia fiât complctur.
ï Promeruit Marcellus Dei testis invictus qui grece martyr dicitur,ut ad hoc fastigium tam excelsum gratia Dei ascenderet, que si gratia dicitur, « non pro meritis, sed gratis datur, ut pro nobis, quibus non est datum
intercederet, quatenus (juod nostris meritis adipisci non possemus, ejus assequi mereremur.
» Divina siquidem bonitas que ad largiendum bona est larga, ad infe- renda mala quodam modo estparca. Hec suum inclilum martyrem strenuis- simumque bellatorem ad hoc ante oculos nostros posuit, ut et triumphi illius gloria nos invitaret, et necessitatibus nostris corporalibus seu spiri- talibus ipse subveniret.
» Quod qui non crédit mente, probet opère. Accédât ad illius sacratissi- mum corpus, purgans se foris et intus. Clamet Marcellum corde, Marcellum clamet voce. Si Marcellus non parcit, stultus si alium requirit. Quem Mar- cellus non levât, eternum pondus gravât. Quem Marcellus non commendat, non dico ne diffidat, quia ubi Marcelli deest oratio, vacua currit deprecantis oratio.
«Assistât itaque nobis; Deum assidue oret pro nobis, et quanto magis nos cognoscit fragiles, eo impensius multiplicet preces. Nec dubitandum posse redire ad veniam pro quibus Marcellus divinam exorat clementiam.
» Sed quia indicibilis est de quo loquimur, necesse est jam ut sermonem istum, juncta oratione, succincte fine, claudamus.
» Per Dominum nostrum Jhesum Christum qui cum Pâtre et Spiritu sanclo vivit et régnât Deus per omnia secula seculorum. Amen. »
Ce petit discours, qui tient à la fois de l'hymne et du sermon, n'a rien qui doive nous étonner dans un temps où les vies cle saints versifiées étaient à la mode. Mais ce que l'on comprend moins, c'est que parfois le prédicateur s'ap-
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CHAPITRE II.
plique autant àl'harmonierhythmique qu'à l'exposition de la morale et qu'il démontre le dogme avec des cadences. Odon, chanoine de Saint- Augustin, ne prêchait qu'en prose rimée. Dans l'une de ses homélies1, il commente les paroles de Pilate à l'assemblée des Juifs : « Lequel voulez-vous que je vous délivre, Barabbas ou Jésus qu'on appelle Christ? » Puis tout à coup, laissant de côté le récit de l'Évangile, il se tourne vers les pécheurs : « Bar- rabas, dit-il, c'est l'iniquité, c'est le mal, c'est le scandale. Lequel voulez-vous choisir, du Christ ou de la courtisane? » Le pécheur se débat ; le prédicateur le gourmande : sur ce sujet délicat, ils argumentent l'un et l'autre avec des rimes qui font rougir.
« Quod si queritis quomodo vel quando Chrislum contempnitis, quomodo vel quando scortum eligitis, reducite ad memoriam tempus vestre confes- sionis, mementote quid dicatis tempore communionis. Ecce ponamus ali- quem vestrumad prcsbiterum venientem, peccata confitentem et dicenteni : coiifîteor, domine, quia peccavi; patrem et matrem offendi; mentitus sum, perjuravi; aliéna furto et violentia rapui.
» Ad quem sacerdos : Penitet ista fecisse? Et si vis de cetero ista dimit- tere?
» Et ille : Ex corde peniteo et libenter ista dimitto. » Et sacerdos : Vide si aliquid plus fecisti? Die mihi si unquam mulie- rem tetigisti ?
» Ille : Et quis est, domine, qui hoc non faciat? Quis est qui a peccato isto abstineat?
» Sacerdos :Noli sic loqui, amice; noli sic loqui.Nisi hoc peccatum sicut et alia confessus fueris, et nisi de isto sicut de aliis emendationem promi- seris, scias procerto quianec communionemChristi digne percipies,necpost islam temporalcm vilain, ad eternam vitam pervenies. Fac igitur de isto peccatoconfessionem, promitte emendationem, et sic accipe rommunionem.
» Et ille : 0 domine, val d e infirmas sum; a mulieribus nullo modo absti- nere possum.Et ideo non audeo promittere quod scio me servare non posse. Vovete, inquit, et redditc. Et melius est non voveri> quam vovere et non reddere.
1. Ms. lat.,114193, f 40.
LES SERMONS. 231
» El sacerdos : Non exigo ut facias votuni quod non fecisti, sed redde quod jam promisisti. Nonne in baptismo diabolo et omnibus operibus ejus abrenuntiasti? Nonne fornicatio est diaboli operatio?... Quid autem dicis : infirmus sum, a mulieribus abstinere non possum? Discute quod dicis, et vide utrum pro certo non possis. Credo enim quia posses si velles. Posses si tantum Deum quantum oculum tuum diligeres. Ecce tibi facio questio- nem : da veram responsionem. Si modo temptatio superveniens te ad luxu- riam provocaret, si dial)olus instigaret, si caro titillaret, si et mulier se im- pudice et irreverenter ingereret et totam se ad peccandum exponeret, tune in ipso temptationis ardore, si pro certo scires quod oculum perderes si cum ea peccares, die mihi, pro Deo, quid faceres? Nonne statim horror quidam per totum corpus diffunderelur, et ardor ï lie libidinis, qui te totum occupaverat, sopiretur ? Nonne ipsam mulierem abhorreres ? Nonne ipsam repelleres? Nonne et pugno percuteres? Modo attende quod soles dieere : vellem abstinere si possem! Ecce potes quia oculum perdere times. Quod ergo potes propter oculum, cur non potes et propter Domi- num,nisi quia plus diligis oculum quam Dominum? Nonne plus valet Domi- nus quam oculus? Noli itaque dicere quod soles dicere : vellem abstinere si possem. Imo die : possem si vellem. Corrige igitur voluntatem et dilige castitatem, et sic continendi accipies potestatem. Si autem te profiteris infir- mum, quare non curris ad medicum?... Abnegate igitur, o filii hominum, judaicam impietatem; sequimini christianam pietatem. Diligite munditiam; mundate eonscientiara. Si vultis evadere eternam dampnationem, fugite fornicationem. At vos, miseri, non solum presentem non fugitis, insisten- tem non repellitis; sed et, quod pejus est, absentem queritis, fugientem retinetis ! Sed quid est fugere fornicationem, nisi evitare fornicationis occa- sionem? Hanc igitur fugite, Christum diligite, ipsum eligite, quatinus et in presenti vita digne percipiatis ejus communionem, et in futura vita ad ipsius pertingere possitis visionem. »
La chaire a-t-elle jamais tenu un langage plus varié qu'au douzième siècle? Outre le panégyrique des saints et l'oraison funèbre qu'elle cultive à sa façon origi- nale, intéressante, elle admet tous les genres, toutes les formes, tous les tons. Elle aime l'allégorie, la satire, l'élégie, les dialogues et les rimes: elle est instructive, joyeuse, théâtrale, puérile, touchante. L'esprit simple des auditeurs le demandait ainsi. Il réclamait tout ce qui parle aux sens; il cherchait même avec bonne foi des
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CHAPITRE II.
leçons de morale sous les crudités. La cause de tant de variétés libres, dramatiques, familières, n'est pas ailleurs'.
1. On pourrait se demander s'il n'y a pas eu quelque rapport entre ces genres de sermons et les mystères. Nous ne le croyons pas. En effet, il est certain, d'une part, que les mystères n'ont pas produit ces sermons : les formes dialoguées de ser- mons sont antérieures à la naissance du drame liturgique. Voyez l'intéressante étude de M. Marius Sepet, les Prophètes du Christ, biblioth. de l'École des Chartes, 38e année, t. III, fie série, p. 1, 210. — Il est certain, d'autre part, que ces ser- mons n'ont pas eu d'influence sur les mystères au douzième siècle : dès la fin du onzième, les mystères étaient fort développés; ils avaient déjà subi cinq transfor- mations; ils étaient devenus « des compositions entièrement originales, entièrement en vers ». Voyez les articles si savants et si précis de M. Léon Gautier, journal Le Monde, 13" année, vendredi 30 août 1872.
CHAPITRE III
COMPOSITION DES SERMONS
C'est une chose vulgaire que de rappeler les règles de l'éloquence sacrée, tant elles reposent sur la nature même de la parole et sur l'auguste dignité du ministère évangé- lique! Le prédicateur qui veut atteindre à la perfection s'arme d'abord de tous les moyens ordinaires de persuader. Il ne néglige pas la variété, le nombre et l'harmonie du style; il recourt aux comparaisons et aux figures qui ren- dent la vérité plus saisissante; il cultive l'action, mais l'action grave et douce comme le Christ. En outre, il cherche dans l'Écriture sainte, les Pères, les conciles et les livres liturgiques la sûreté de l'enseignement; il étudie dans les moralistes, et surtout en lui-même, comment il faut peindre les passions, leurs origines et leurs inconsé- quences.
Qu'il doit se sentir grand l'homme qui paraît devant une assemblée recueillie, en présence de Dieu, pour dire
234
CHAPITRE III.
les lois de la morale et montrer les abîmes de l'Éternité! Mais s'il n'ajoute à la composition du discours et au débit oratoire, à la culture assidue des Livres inspirés et à la science du cœur humain le détachement vrai, l'onction pénétrante, l'enthousiasme de la Croix qui produit les in- spirations soudaines, son discours le plus pompeux ne sera qu'une satisfaction méprisable de vanité pour lui-même, et pour les auditeurs qu'un spectacle sans profit.
Les prédicateurs du douzième siècle savent tous ces principes : ils puisent dans l'Écriture sainte et dans les Pères des vérités qu'ils embellissent par des similitudes, qu'ils relèvent par des exemples, qu'ils animent par l'ac- tion; enfin, telle est la vérité de leurs théories qu'ils paraissent avoir connu Fénelon d'avance.
« L'orateur ne doit point se hâter de prêcher : il pas- sera sa jeunesse à méditer les Livres saints, recueilli dans le silence de la contemplation et tout entier à l'amour de Dieu'...; » « trop de jeunes gens, qui ne sont que fard et parfum, montent dans la chaire; ils l'avilissent par leur parole soignée, musquée, mouchetée comme leur per- sonne'2. » « Il descendra aussi dans les replis de son propre cœur; il étudiera ses faiblesses et ses contradictions, il analysera les détours les plus cachés de sa conscience; il lira longtemps dans ce livre intérieur, s'il veut devenir
1. «Quidam vcro pretermissis quibusdam hOTUDl luminum gradibus, saltu temo- rario, sine caritate, sine operibus et intelligentia, ad predicationis officium transi— liunt. Lumen vero predicationis sequi débet lux contcmplationis, ut sic scriptum est : Illi convenit predicare quem unctio docet de omnibus, qui audit intus quod doceat foris... » Étienne de Tournay, biblioth. Sainte-Geneviève, ms. lat. , D127, P25.
2. « Orationem curatam, conciunam. politam et circumtonsam et similiter caden- tem... Video hos juvenes capite complutos, barba nitidos, et de capsula totos. » Pierre le Chantre, Vert- abbrev., cap. vin, Patrol. lat., CCV.
I,ES SERMONS.
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capable un jour de peindre le vrai caractère des passions et les luttes du vice et de la vertu »
Lorsqu'il aura acquis ce fonds de connaissances divines et morales, il consultera le goût de ses auditeurs. Il sera tantôt simple et tantôt élevé, selon les circonstances '2. Il ne parlera pas de la môme façon aux soldats et aux prélats, aux princes de la terre et aux moines, aux femmes mariées et aux vierges3. Le prédicateur qui n'aurait jamais que le même genre de sermons pour tous les auditeurs serait semblable au médecin qui n'aurait que la même pilule pour toutes les maladies4. Il se conformera donc au génie, au caractère et aux dispositions de ceux qui l'écoutent ; il commencera toujours par se concilier leur bienveillance5. Il écartera avec soin toutes ces fleurs recherchées qui étouffent la parole et la dénaturent. Il bannira les faux ornements, les pompes vaines, les pointes, les jeux de mots et tout cet art futile qui vise plutôt à charmer l'oreille qu'à convertir les âmes6.
Puisque c'est surtout pour l'émouvoir, pour l'attendrir, qu'un prédicateur parle aune assemblée, « il ne doit point prononcer son discours d'une manière tiède et languis- sante. Cette façon n'étant pas même agréable à celui qui
1. Guibert de Nogent, Liber quo ordine sermo fieri debeat, Patrol. lat. ,CLVI, c. 22.
2. « Cum predicamus, non est unus predicationis modus habendus : aliis enim simplicia, aliis mediocria, aliis alta predicanda sunt. Similiter acriter aliusarguen- dus, alius blandimentis alliciendus. . . » Geoffroy Babion, ms. lat., 14934, f° 162.
3. Alain de Lille, Summa de arte prœdicatoria, Patrol. lat., CCX, c. 111.
4. Pierre le Chantre, Verbum abbreviat., cap. Vin.
5. Alain de Lille, op. citât.
6. « Predicatione non débet habere in se aliqua scurrilia vel puerilia, vel rimo- rum melodias vel metrorum consonantias que potius fuerunt ad aures audientium demulcendas quam ad animum informandum; que predicatio theatralis est et anime inimica et ideo omnifarie contemnenda . . . Predicatio enim non débet splendere pha- leris verborum, purpuramentis colorum .. » Mss. lat., 15005, f° 193; 14886, f° 299.
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CHAPITRE III.
le prononce, ne peut pas plaire à ceux qui l'écoutent; et ce serait merveille si un discours prononcé par une personne qui n'est point animée était capable d'animer les autres1. » Il faut du nerf, de la chaleur, de la véhé- mence et de l'onction : tout doit tendre à toucher les cœurs et à faire couler les larmes; rien ne doit être né- gligé, ni pathétique, ni menaces, ni promesses, quand il s'agit du salut des âmes'2. « Car il y a une grande diffé- rence entre écrire et parler. Celui qui écrit vise moins à toucher le public qu'à se concilier sa bienveillance... Du reste, le lecteur peut revenir sur ses pas, soit pour s'atta- cher à la force d'une pensée, soit pour admirer la beauté du style : mais celui qui parle veut entraîner ses audi- teurs; il faut qu'il emploie des phrases courtes, rapides..., que son discours se hâte..., que sa pensée ne s'embarrasse jamais dans de longues périodes, afin que l'esprit de l'au- diteur saisi l'accueille avec transport3. »
« L'orateur pourra même recourir aux monuments de l'antique sagesse : saint Paul les a cités dans ses Epîtres. Qu'il fasse intervenir l'autorité des philosophes; il est toujours permis d'apporter une citation marquée à l'em- preinte de l'originalité... Mais que le discours soit bref : la longueur est mère de l'ennui. Lorsque le prédicateur verra les cœurs touchés et les yeux pleins de larmes, les
1. Guibert de Nogent, op. citât.
2. « In sententiis débet baberc predicatio pondus, ut virtute sententiarum ani- mos auditorum emolliat et ad laciïmas inoveat, excitet menlem, pariât contritio- nem, compluat doctrinis, intonet ininis, blandiatur promissis, et ita tota tendat ad utilitatem proximorum. » Mss. lat., 15005, 14886, ibid.
3. Arnoul de Lisieux, Sermo babitus in concilio Turonensi, Prologus, Patrol. lat., CCI. On pourrait comparer les ternies mûmes de ce passage avec ceux qu'em- ploie Quintilien, Institut. Orat., lib. X : « alia audicntes, alia legentes magis adju- vant... »
LES SEHMONS. 237
visages humiliés cl contrits, qu'il n'enfonce pas le trait plus avant : rien ne sèche plus vite que les larmes1. »
Descendons de la théorie à la pratique, des manuels aux sermons.
La Bible, le livre du moyen âge, est la source à laquelle tous les prédicateurs puisent abondamment. « Les deux Testaments sont deux mamelles : que le prédicateur y puise2. » « Les paroles divines sont des grains qu'il faut mâcher, avaler, s'incorporer3. » C'est là seulement qu'on doit chercher les preuves du dogme, les leçons de la morale et le remède à tous les maux de l'âme. « Vous trouverez, mes frères, dans les saintes Ecritures des fleurs variées, admirables, capables de nourrir les brebis du Seigneur et de soutenir l'âme fidèle par une spiritualité agréable; là, vous aurez suffisamment de quoi guérir les brebis malades et rassasier celles qui ont faim; là, vous rencontrerez des récits simples, des mystères cachés sous l'allégorie, une morale douce, des préceptes de vertu, des preuves à l'appui de la vraie religion, des exemples d'une conversation sainte et pieuse; vous verrez là comment on peut enseigner la foi catholique, réformer les mœurs, et montrer la manière de bien vivre. Vous jugerez de ce qui convient aux personnes, aux lieux, aux temps, afin que selon les temps, les lieux et les per- sonnes, vous puissiez être utiles à tous et donner à chacun ce qui lui est nécessaire4. »
1. « Potcsl etiam ad cognitionem dicta genlilium interserere, ac eliam Paulus in epistolis sui<. Aliquando philosophoruni auctoritatem interserat plurimorum, quia dégantent locum habebit, si callida notum reddiderit junctura novum... Sit autem sermo compendiosus, ne prolixitas fastidium generet. Postquam autem perpenderit predicator animos auditorum esse emollitos, oculos profluere ad lacrimas, vultus liumiliari, débet aliquantulum immorari... » Ms. lat., 14886, f° 210.
2. Hildebert, 6a h. — 8. Ibid., 3* h. — 4. Ibid., 103» h.
"238 CHAPITRE III.
Du reste, toutes les autres sciences ne sont que folie : elles ne méritent pas qu'on les nomme. « Il sont quatre escriptures diverses : la première escripture si est l'escrip- ture des sainz et des saintes, qui est apelée devine escrip- ture. La seconde escripture si est de cels qui ben ne croient mie, et ceste si est apelée apocriphe. La tierce escripture si est apelée la science des philosophes, et ceste science si est apelée sotie. La quarte escripture si est de cels qui s'entremetent del art au deable : et ceste science si est apelée diablerie. Car qanque cil font qui s'entremetent de ceste science font il de par le diable, et li diables oevre por els et parole par els. Escripture qui est apelée escripture de philosophie ne parole rien de Dieu, ne de ses angles, ne de ses sainz, ne de ses saintes, ne de la gloire dou celestiel raigne, ne des tormenz d'enfer, fors tant seulement de cest siècle; de quoi li apostres dit que la sapience de cest siècle si n'est autre chose que sotie envers JhesuCrist. Et en la science qui est apelée science de cest siècle i sont vu arz : c'est a savoir, Gramaire, Logique, Rectorique, Aiïsnietique, Géométrie, Musique et Astronomie. La science de cest siècle dit aucune foiee voir, et si dit aucune foiee faus, si comme on trueve en escripture : la science dou siècle est mout bele, mais ee n'est que sotie a entendre. Mais la divine escripture qui parole dou Pere et dou Fil et dou Saint Esperit, et d'un tout seul Dieu et des angles de paradis et des sains cl des saintes et de la gloire dou ragne eclestre et des tormenz d'enfer1... »
Mais, une fois le goût tourné à cette pieuse mysticité,
1. Biblioth. Sainte-Geneviève, iris. fr. Dl 21, p. 121; à la suite des scrutons de Maurice de Sully.
LES SEIIMONS.
les prédicateurs ne commissent plus de bornes; ils ne savenl plus être sobres clans l'interprétation : ils épuisent sur un texte tous les sens historiques et spirituels. Cer- tains verront, même dans les moindres mots et dans i liaque syllabe du mot, des intentions cachées et des significations mystérieuses: de là naissent des arguties insaisissables et des efforts d'esprit surprenants. Garnier, évèque de Langres, explique pourquoi l'âme s'unit au corps quarante-six jours après la conception : « Hujus formationis numerum nominis illius (Adam) elementa re- présentant. Fit enim ex a, S, a, [/.. AI, Siv, item al, uxl démons trat. Qwe si simul conjunxeris et nomen Adam et humanœ formationis plenitudinem adimplebit1. » Pierre Comestor trouve naturel que l'enfant pleure en naissant, « quia quotquot nascuntur ah Eva, clamant vel EvelA2. » Selon Pierre de Celle, Y Ave de l'Annonciation signifie : « Vce Adœ, vce Evœ V »
De tous les livres de l'Écriture sainte, celui que les prédicateurs paraphrasent le plus volontiers, c'est le Cantique des Cantiques4, gracieux et naïf épithalame du
t. 24» h. — 2. 12* h. —3. W h.
i. On ne saurait dire combien nous avons de commentaires inédits sur le Can- tique des Cantiques. Ces commentaires sont ordinairement en prose, quelquefois en vers hexamètres rimes. Le plus intéressant de tous ceux que nous avons rencon- trés est, biblioth. de Troyes, ms. lat., 1612 (xve siècle), f° 1-33, sur deux colonnes. On lit à la rubrique du manuscrit : « Incerti auctoris Cantica Canticorum brevibus nietris latinis exposita. a Cet opuscule est divisé en strophes de douze vers octo- syllabiques, entremêlés avec une combinaison rhjthmique invariable. Voici la pre- mière strophe; l'auteur affecte les diminutifs.
« Prefatio in opus sequens super Cantica Canticorum.
Descen tiens per fencstulam (sic) Semel inventam paUdam In Salomonis ortulum, De floribus coronulam Feci ibi et zooulaui, Volens Jarc munusculum
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CHAPITRE III.
mariage mystique de Jésus-Christ avec son Église. Ils le développent, ils l'interprètent à l'envi. Saint Bernard est le chef reconnu de cette pieuse école. Un jour que Guerric d'Igni, pressé par ses moines, ne savait comment expli- quer un verset du Cantique : « Notre maître, dit-il, in- terprète du Saint-Esprit, a résolu de parler sur tout ce chant nuptial; et par ce qu'il a déjà publié, il nous donne l'espérance que s'il arrive à l'endroit dont vous désirez l'interprétation, « jusqu'à ce que le jour commence à poindre et que les ombres s'inclinent », il changera les ténèbres mêmes en lumières pour notre intelligence. Ce qui a été dit ou ce qui sera dans les ténèbres, il nous le
Virgini Matri parvulum Naluquc tu iijiie singuliim : Per manum nieam gerulani Si acceptet pailperulum (sic), Me ditabil ad cunmlum Animanique pauperulam (sic).
Après la préface, l'auteur se retire et met en scène divers personnages : la Vierge, le Christ, Dieu le Père, les anges, les fidèles, etc. Voici les principaux titres des divisions : Virgo de morte filii. Filius ad matrem. Christus ad angelos. Deus Pater ad populum. Mater de filio. Christus ad pastores. Angeli de Virgine eunte ad cru- rem. Christus ad Ecclesiam. Christus ad populum. Virgo ad porulum. Christus ad matrem. Vox penitenlis. Virgo ad pastores. Pastores ad virginem. Respondet Virgo. Christus ad angelos. Filii Adam de ortu Virginis. Christus ad aniiuaiu. Gabriel ad Virginem. Virgo ad angelum. Christus de Ecclesia. Ad impedientes spiritalcs. Virgo de Ecclesia... Après tous ces dialogues, le Christ va se retirer pour travailler au salut des pécheurs; il demande une dernière parole à sa mère. La mère lui répond (Mater ad filium) :
Suge, tlilccte mi, cito. De meu bcneplacito Est quod tu velis salvarr Omiics gentes, supposito Quod a SUO illicilo Huiniles velint cessarc. Capree assimilare Scienti se foslinare, llinnuloque Indomlto Cervorum iioleuli starc Super montes vcl pausafe Aromatum. lit pergito.
On voit que l'auteur s'applique à faire parler les personnages avec les termes mêmes du Cantique.
LES SEHMONS. "241
dira dans la lumière. Vous dire/, el vous aurez raison de le dire, que vous rejetez mes vieilleries, ces interpréta- tions nouvelles vous arrivant'. »
Une paraphrase faite par le saint devenait aussi sacrée que le texte lui-même : personne n'avait la pensée d'es- sayer une nouvelle explication. « Ce qu'il y aurait à dire sur la beauté de l'Epouse a été développé en son lieu, avec soin, avec étendue. Un homme aussi savant qu'éloquent, saint Bernard l'a expliqué dans ses homé- lies, de telle sorte qu'il ne convient pas que je le touche du doigt'2. » Lorsqu'il s'agit de fixer les dispositions né- cessaires à cette interprétation délicate, ce sont les règles données par le saint qu'on répète : la pureté du cœur, le recueillement 5, et surtout l'amour divin. « Dans cet épi- thalame l'amour parle partout, et si quelqu'un veut en acquérir l'intelligence, il faut qu'il aime. En vain celui qui n'aime pas écoutera ou lira ce cantique d'amour : les discours enflammés ne peuvent être compris par une âme froide. Car, comme la langue grecque ou latine ne peut être entendue de ceux qui ne savent ni le grec ni le latin, ainsi en est-il de ce langage d'amour : il est étrange et barbare à ceux qui n'aiment pas, il ne frappe leurs oreilles que de sons vains et stériles, comme celui de l'airain et des cymbales. Mais, parce que ces sentinelles ont appris du Saint-Esprit à aimer, elles entendent le langage du Saint-Esprit et peuvent répondre sur-le-champ aux pa- roles d'amour qui leur sont dites et y répondre en la même langue, c'est-à-dire par des sentiments d'amour et par des devoirs de piété4. »
1. 3* h., in Natali Apostolorum.
2. Gislcbert de Hoy, 22a h. —3. Serra. 1, in Cantica. — 4. Serm. 79, in Cantica.
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CHAPITRE III.
Quoique fidèles aux mêmes principes, tous les prédica- teurs n'ont pas ce parfum de pudeur séraphique avec cet élan de l'âme au-dessus des choses créées. Ils laissent parfois échapper des expressions qui rappellent trop l'objet; ils bâtissent des sermons sur des subtilités ridi- cules, ou ils descendent à des comparaisons qui blessent les convenances et choquent le sens commun1.
Le Cantique des Cantiques était expliqué aux moines : les évangiles apocryphes furent trop souvent racontés au peuple. Certains prédicateurs tenaient moins compte de l'authenticité des Écritures que du goût de leurs auditeurs passionnés, comme les premiers chrétiens, pour les lé- gendes apostoliques.
Vis-à-vis tous les dieux dont les cultes païens peuplaient l'univers, l'imagination des premiers fidèles avait besoin de se prendre au merveilleux. Et quel temps prêta plus aux prodiges? Les martyrs mouraient chaque jour, en mourant ils convertissaient leurs bourreaux; les apôtres parcouraient en vainqueurs tous les pays du monde, ils échappaient à la rage des persécuteurs, aux fureurs de l'Océan : grâce à la protection divine, ils semblaient com- mander à toutes les forces humaines. Une piété trop simple a jouta au récit vrai de ces miracles mille aventures bizarres, auxquelles l'émotion religieuse prête un charme naïf et quelquefois touchant.
Le douzième siècle était aussi l'époque de la crédulité populaire. Le surnaturel était partout, dans les apparitions de la Vierge, dans les sortilèges et les évocations de Satan,
1. Voyez, parex., Gislebert de Hoy, serin. 31, inCantica. — Le Cantique des Can- tiques devint si populaire à cette époque qu'on le traduisit en roman. Les statuts de l'ordre de Citcaux ordonnent, en 1200, de brûler tous les exemplaires de cette traduction. Martèue, Thés. nov. Anecd., IV, 1295.
LES SERMONS.
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comme dans les moindres événements de la vie pratique. Avec quels transports on accueillait toutes ces histoires surchargées de faits mystérieux! Rien de plus attrayant pour les fidèles que le Diable à genoux aux pieds des apôtres, les enchanteurs confondus, les serpents endor- mis, les éléments domptés, les lois du monde physique et du monde moral suspendues, au seul nom de la foi chré- tienne. Les artistes s'empressaient d'inscrire sur les portes ogivales ces petites épopées légendaires, et les prédicateurs les racontaient dans leurs homélies. Ils glissent volon- tiers sur les discours, sur les tableaux, sur les portraits ; peu leur importe les noms propres, ils diront Acharot' pour Astaroth, Arozoes2 pourZaroës; ils brouillent les pays et les personnages, saint Siméon et saint Jude com- battront les Mahométans3 : ce qu'ils cherchent, ce qu'ils veulent, ce sont des prodiges, et les plus dramatiques et les plus étranges. En deux pages, ils résument vingt cha- pitres. Nous savons immédiatement quel était saint Ma- thieu, d'où il venait, où il prêchait, comment il triompha de deux « anchanteors: cil se muoient en diverses formes et enfantosmoient les genz et se fesoient croire et aorer comme Dieu4. » « Hébergiez chiés le seneschal de la terre qui crestiens estoit, » il délivre pour toujours le pays des serpents qui l'infestaient, « li serpent s'en tornèrent, onques puis ne furent veu », ressuscite le fils du roi, convertit toute la maison et donne le voile à la princesse, ce Li rois et la roine crurent en Dieu et se firent baptisier, et une fille qu'il avoient li apostres la fit nonnain et li donna voile
1. Biblioth. Sainte-Geneviève, ms. fr., Dl - 1 , p. 89, « de S. Bartremiu; » à la suite des sermons de Maurice de Sully.
2. « De S. Mahiu », p. 93, ibid. — 3. Ibid,, p. 86. — 4. Ibid., p. 93,
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CHAPITRE 111.
et en firent espouse Jesucrist. Li rois et la roinemorurent et furent sauf par vraie créance. Uns autres rois, qui avoit non Yrtacus, voloit la pucele avoir a famé. Li apostres dist qu'il ne la pooit avoir a famé, qu'ele estoit espouse a Dieu, ne autres que Dex ne l'auroit ja. Li rois qui por ce ha'oit l'apostre lefistgaiter; ljor comme il vint en aflicions, 4 jor, devant 1 autel, 1 bediax1 vint que li rois i envoia, et le feri d'un glaive par mi le cors : par tel martire si transi... »
D'autres fois, quand la matière est abondante, les pré- dicateurs s'arrêtent au premier chapitre de l'apocryphe et de là passent au dernier. Tel est le sermon sur la fête de saint Thomas. Rien de plus féerique : on dirait d'un conte oriental. Il y a un palais tout d'or et de pierreries, un festin de noces chez le roi, une jeune fille qui chante en hébreu, des incidents imprévus, subits, tragiques, des coups de baguette qui remuent ciel et terre. « Sainz Tho- mas preescha en Ynde. Uns seneschaus le roi d'Inde estoit venuz en Surie querre un sage maistre qui seust faire 1 riche palais au roi d'Inde. Nostresire parla a lui et dist: Je vos en ai 1 bontrové. Dont apela saint Thomas et dist : Thomas, va ten avec cest home. — Sire, dit sainz Thomas, envoie moi la ou tu veuz, mais qu'en Inde. — En Ynde iras, dist nostre sires. Va t en, car je sui avec toi, et re- venras a moi par martire. — Sire, dit il, tu iés messires : ta volenté soit faite. Sainz Thomas s'en ala avec le senes- chalets'en vindrent en Ynde. Le jor qu'il vindrentsi fesoil li rois noces d'une siue fille. Li scneschax et sainz Thomas entrèrent cnz et s'asissent au mengier. Li apostres ne menjoit mie; ainz regardoit vers le ciel et oroit. Si enten-
1. Soldat.
LES SERMONS. 245
doit a la foiee a une pucele en bien qui chantoil au mengier e1 disoil en ebriu et disoit: Uns est Dexdesebrius <|iii créa toutes choses. Li apostres entendi ;i la chançon qui mont li plesoit. Cil qui servoit de la coupe devant lui, regardoit qu'il ne bevoit ne ne menjoit en si grant leste; si le l i nt a grant eschar1, cil destent la paume et fiert l'apostre en la face. Et li apostres li dit en ebriu: Mclz te vient que tu le compères en cest siècle que en l'autre ; je ne me lèverai de ci devant que cestc main dont tu m'as feru me soit ci aportée devant moi tote scnglante. Mais nus ne l'en- tendi, fors que la pucele qui chantoit. Cil qui l'avoit feru s'en ala lues2 a une fontaine refroidier sa coupe. Estes i jos3i sarpent qui l'envaï etli derompi toz les menbres don cors, et puis but son sanc et s'en ala. Uns noirs chiens vint après qui aporta la main, celi du quen 4, mi la sale, voiant touz. Adonc dist la pucele, oianttouz, que a l'eure que cil le feri dit il bien que ce li avenroit : Et ben sachiez, dit ele, qu'il est hom de par Dieu. Li rois qui son palais avoit a faire, devoit aler en i autre païs. Mais ainz qu'il meust, il devisa l'uevre a l'apostre si com il vout, et li laissa grant avoir por ovrer. Il s'en ala, et li apostres prist l'avoir et le départi as povres, après preescha par la terre et fonda églises et ordenes [ordena] clercs etprevoires. Li rois de- moraii ans, et qant il revint et il ne trova son palais fait. Si s'encoroça et fist mètre l'apostre en prison. Et avint que li frères le roi fu malades, e fu ses esperiz raviz el ciel. La vit il il riches palais d'or et de pierres précieuses que li angle avoient fait ou ciel par la mérite saint Thomas. Et qant li esperiz li fu rentrez ou cors, si manda le roi son frère et li dit: Por quoi tenez vos l'ami Dieu en prison?
1. Moquerie. — 2. Aussitôt. — 3. Là, en bas. — 4. Celle du comte.
§46
CHAPITRE III.
J'ai veu le riche palais d'or et de pierres précieuses qu'il vosafaitlassus1. Lors laissa li rois aler l'apostre si comme devant : Tant que en la fin il fn menez en i temple por aorer les simulacres dou soleill qui la estoient. Et li apostres commanda lues au diable qui enz estoit qu'il en issist fors et c'on froast son habitacle, et il si fist lues tout en pièces. Li maloiz prestres qant il vit ce, il sot ben que gaainz et s'ofrande apetiçoit, si prist une lance et dit : Je vengerai les torz faiz de mon dieu. Si en feri l'apostre. Par tel martire transi li apostres de cest siècle. La feste nos vos commandons a garder2. »
D'après cet évangile, saint Thomas prêche et meurt dans les Indes : Abdias donnerait raison aux Portugais qui prétendent avoir trouvé le corps du saint à Méliapour. Une discussion plus grave encore s'est élevée au sujet de saint Jacques le Majeur, fils de Zébédée et frère de saint Jean. A-t-il été le premier apôtre de l'Espagne? Et, puis- qu'il est certain qu'il est mort à Jérusalem, pourquoi son corps se trouve-t-il à la cathédrale de Compostelle, comme le prétendent les Espagnols? Que d'ouvrages cette dispute a fait naître! Voici par quels événements merveilleux les prédicateurs concilient le martyre de saint Jacques à Jérusalem et la présence de son corps en Galice.
« Geste leste si est de saint Jaque que on requiert en Galice, frères saint Jehan l'Evangelistre. Herodes Agripa li niés au viel Herode li fit le chief coper. Il avoit prees- chié en Espaignc : ains n'i converti i seul home. Qant il ot le chief copé, si desciple Hermegenes et Philetes3 se
1. En haut.
2. Biblioth. Sainte-Geneviève, ms. fr.,D121, p. 109. Voyez Histoire de saint Tho- mas d'après l'histoire apostolique d'Abdias, ch. II, m.
3. Hcnnogènes et Philétas.
LES SERMONS. Ul
misent en mer a tout le cors en nef, sanz voile et sanz aviron, et se commandèrent a Dieu et a sa volonté. Il alè- rent en Espaigne el mirent le cors sor 1 char et l'enine- nèrent duqau palais la roine d'Espaigne et de Galice qui mescreanzet maie famé estoit. Il descendirent le cors et le misent sor 1 dur marbre qui ilec devint aussi mox comme paste et soufaucha a la mesure dou cors ausi comme fesist une couste de plume. La roine qui vit cest miracle se converti et fist faire lués de son palais 1 mous- tier. Elesefist baptisier et toute samaisnie, puis prees- chièrent si decisple par la terre et convertirent la gent. Ore est sovent requis en Composterne ou il gist. Il fu cousins germains NostreSeignor et estdesxn apostres '. »
Les Pères étaient sans doute moins cultivés que l'Écri- ture sainte ; ils l'étaient cependant beaucoup plus que ne l'insinue l'Histoire littéraire2. Tous les manuels recom- mandent de citer leurs témoignages , et saint Bernard avait coutume de dire qu'il avait puisé tout ce qu'il savait dans leurs écrits.
Les Pères de l'Église grecque paraissent avoir été in- connus au douzième siècle. Les Pères de l'Église latine les plus cités sont, avec saint Augustin, que les Victorins aiment avec une prédilection toute filiale et que saint Bernard suit plus que tous les autres, saint Benoît, Bède le Vénérable et saint Grégoire le Grand. Ils sont entourés tous les trois d'une profonde vénération; leurs paroles exercent une autorité souveraine : on rencontre leurs noms presque à chaque page des sermonnaires.
Ce ne fut point le hasard qui donna à ces trois grands maîtres un crédit si considérable alors: leur prééminence
1. Biblioth. Sainte-Geneviève, ms. fr., D121, p. 86. — 2. Hist. litt., IX, 206.
248
CHAPITRE 111.
était fondée sur des rapports intimes de mœurs etd'esprit. Saint Benoît, le nouveau Moïse, quoique enseveli dans la tombe depuis des siècles, dominait le moyen âge de toute sa hauteur de géant. L'admiration générale le plaçait le premier au ciel, avant saint Pierre, avant les apôtres, avant saint Augustin1, debout à la tête de ses vaillantes légions monastiques. Or, ces soldats du Christ, dont Cîteaux fut la plus brillante et la plus féconde génération, n'avaient tous qu'une discipline, une loi, un mot d'ordre : la Règle de Saint-Benoît2, code immortel que méditait Charlemagne et sous lequel se sont courbées, à toutes les époques, de nobles têtes et des intelligences d'élite. Les moines, les curés3, la citaient dans la chaire à côté de l'Écriture Sainte, comme une parole inspirée, ou tout au moins comme l'œuvre d'un génie incommensurable et d'une sainteté sans exemple. Saint Bernard lui-même se sentait écrasé sous le nom seul de saint Benoît. « Le nom de saint Benoît est celui de notre chef, de notre maître, de notre législateur. Moi-même je me sens rempli de bonheur à son souvenir, bien que j'ose à peine prononcer le nom de ce bienheureux Père. En effet, à son exemple, j'ai avec vous renoncé au monde et embrassé la vie mo- nastique, et même j'ai de plus avec lui quelque chose que vous n'avez pas : comme lui, j'ai le titre d'abbé. Il fut abbé, et moi je le suis aussi! Quel abbé et quel abbé ! Pour les deux le nom est le même, niais dans l'un des
1. « Tune stabit beatus Benedictus pro suis monacbis, beatus Augustinus. . . beatus Petrus et omnes apostoli... » Hugues de Saint-Victor, ms. lat., 14834, 83* h.
2. « Rectissimam habemus viam qua illuc perveniamus : Regulam videlicet et doctrinam ejus... « Alerède, 6a h.
3. Raoul Ardent.
LES SERMONS. 2i9
deux il n'y a que l'ombre de ce grand nom. Le minislnv est le même, mais hélasl malheureux homme que je suis! combien différents sont les ministres, combien différente leur administration! Malheur à moi, si je suis aussi loin de vous dans l'autre monde, ô bienheureux Benoit, que je le suis en celui-ci ' ! »
Bède le Vénérable avait possédé, au degré le plus é mi- nent, les deux qualités que le moine poursuit toute sa vie: La vertu et la science. Il avait connu tout ce qu'on pouvait connaître alors et il avait vécu dans l'austérité du cloître : il avait été un grand savant et un humble religieux. Il fut le plus sagace commentateur de l'Écriture Sainte; il prit à tâche de former de ses livres et de ses homélies un tissu de citations tirées des Pères, il y mêla les subtilités et le raffinement d'un scoliaste, en sorte que le prédicateur, en les ouvrant, trouvait devant lui l'enseignement de la foi et la tradition de l'Église exposés selon le goût des scolastiques. C'était Bède qu'Abélard lisait avec tant de passion lors de son second séjour à Saint-Denis.
Saint Grégoire le Grand, le serviteur des serviteurs de Dieu, composa des homélies remarquables par la solidité de la doctrine. Il avait fait en outre un recueil des miracles opérés pendant l'invasion des Lombards; il avait môme réuni, sous le titre de Dialogues, une série de faits mer- veilleux, où le moyen âge ne cessa de puiser abondam- ment. Il laissa aussi des Morales et un Pastoral, traités qui renferment, l'un des leçons instructives sur les mœurs, et l'autre sur le gouvernement des âmes. Guibert de Nogent ne connaît aucun ouvrage plus propre à dévoi- ler tous les secrets du cœur humain2.
1. Serm. in Natali S. Benedicti. — 2. Guibert de Nogent, op. citât.
250 CHAPITRE III.
Les prédicateurs prenaient à ces Pères tantôt quelques paraphrases courtes et saisissantes, tantôt des sentences morales. Ils leur empruntaient aussi quelquefois des dé- veloppements entiers sur un texte et récitaient plusieurs pages de suite sans interruption1. Enfin, ils choisissaient parmi les légendes du livre des Dialogues celles qui rap- pelaient en traits les plus forts la lutte interminable de l'homme et du Diable2. Reproduction peut-être trop ser- vile, imitation trop fréquente, qui fait perdre aux auteurs une partie de leur originalité.
Outre les citations des Pères, les prédicateurs reprodui- sent encore les témoignages des auteurs profanes. Mais au lieu d'en user toujours avec une sage réserve, ils prennent quelquefois plaisir à étaler une érudition con- fuse, banale, insipide. Pierre Comestor est le modèle le plus achevé des prédicateurs qui s'appliquent à faire ces compilations barbares. Il réunit dans un bizarre amal- game Ovide, Horace, Virgile, Térence, Prudence, Varron, Platon, Aristote, Pline l'Ancien, Élien, Lucain, Cicéron, Festus, Stace, Quinte-Curce, Sénèque qu'on appelle par antonomase le philosophe : dans quelques lignes il trouve moyen de les citer presque tous3. Raoul Ardent, ce pas- teur apostolique, introduit les sentences des poètes les plus frivoles à côté des pures maximes de la foi, il ex- plique les mystères sacrés par des vers de Juvénal et d'Horace, il se complaît à citer les Amours d'Ovide4.
1 . Cette méthode est surtout pratiquée par Abélard.
2. Raoul Ardent raconte quelquefois deux légendes de suite tirées de la même source; les Victorins citent également beaucoup de ces histoires.
3. 42* h. in fine.
4. Il cite Virgile, 30* h., de Tempore, 23* et 31*, in Epist.; — Juvénal, 13*, de Sanctis; —Lucain, 13*, in Epist., 2* pars; — Horace, 19*, de Sanctis, U*et8*, in Epist. ,3*, 25*, 36', 40*, in Epist., 2* pars; — Ovide, 1*, 15*. 18*, in Epist., 2* pars.
LES SERMONS. 251
En général, les poètes reviennent beaucoup plus souvent que les prosateurs; et comme c'est presque toujours avee les mômes passages, on peut supposer qu'ils étaient tous classés dans des lexiques. Les citations indiquent aussi que les éléments de l'hébreu et du grec n'étaient pas inconnus1. Mais ce ne sont là, il est vrai, que des mois isolés qui ne dépassent guère les premières notions, et qui, d'ailleurs, reproduisent les étymologies de saint Isidore de Séville.
Cependant ce mélange du sacré et du profane n'est pas un fait général dans nos sermonnaires. On a eu tort2 d'ap- pliquer à tous les prédicateurs sans distinction le défaut particulier à un petit nombre. La chaire blâme souvent cette licence, et se montre môme à cet égard scrupuleuse à l'excès. Raoul Ardent, qui aime les poètes, condamne sans retour les comédies et les vers, au nom de la reli- gion3, comme Bossuet qui affecte du dédain pour la poésie4 et que les réminiscences d'Homère réveillent en sursaut. « Autrefois, dit Nicolas de Glairvaux, Tullius me plaisait, Virgile me charmait : c'était comme deux si- rènes qui pour ma perte m'avaient enchanté par la douceur de leurs voix; mais maintenant tout m'est insi- pide dès que je n'y trouve pas le nom de Jésus5. » « Enfin j'ai donc laissé là les fictions des poêles, fictions compa- rables aux coassements des grenouilles. Je ne navigue plus sur les pâles sophismes des rhéteurs, sophismes haïs du Seigneur. J'ai dit adieu aux conjectures pompeuses des philosophes : les Académiciens, qui sont les plus habiles
1. Voyez Raoul Ardent, Garnier de Langres, Pierre de Celle, Pierre Comestor. Ernauld de Bonneval, passim.
2. Hist. litt., IX, 182.— .3. 27" h., de Tempore; 2a h., in Epist. et Evang.
4. Traité de la Concupiscence, ch. XXVIII. — 5. Serm. 18, de Nativitate Domini.
252
CHAPITRE 111.
d'entre eux, ont confessé que la vérité était cachée au fond d'un abîme. J'ai renoncé à la langue de la vanité pour suivre la langue de la vérité1. » C'est Hildebert qui s'accuse d'avoir consacré quelque temps aux belles-lettres et à la philosophie. « Non, ce n'est point dans les fictions des poêles, s'écrie Etienne de Tournay, ce n'est point dans les opinions des philosophes, ni dans les règles de Pris- cicn, ni dans les lois de Justinien, ni clans la doctrine de Gallien, ni dans les fleurs de la rhétorique, ni dans les labyrinthes d'Aiïslote, ni dans les problèmes d'Euclide, que le chrétien doit placer ses études et perdre son temps, encore moins le religieux, encore moins le chanoine. Sans doute, j'en conviens, ces arts peuvent aiguiser l'esprit, aider même à l'intelligence des Ecritures : mais alors, selon la parole du philosophe, saluons-les du seuil de la porte. Quelle utilité pourrions-nous en retirer, quand les auteurs eux-mêmes, au dire du philosophe, s'adonnaient aux vices les plus honteux? Enfin la lecture des païens n'éclaire point notre intelligence; elle la couvre de ténè- bres. Au contraire, la loi du Seigneur est immaculée : méditez-la, ensuite vous prêcherez2. »
Des religieux résistaient au charme delà littérature pro- fane, comme autrefois saint Jérôme, par la pénitence: ils enseignaient les moyens de vaincre cette tentation : « Si l'amour des lettres vient à vous tenter, rappelez-vous qu'ordinairement les ignorants vont au ciel cl que les litlérateurs sont très-souvent damnés3. »
1. Hildebert, fiO" h., de Sanctis.
2. Biblioth. Sainte-Geneviève, ms. lat., Dl 27, f 25.
3. « Quod si anior litterarum te tenlaverit, illud primum recelé quoniam indocli plerumque celnni rapilMt et viri periti cnm litterarum notitia niulloties ad profllD- dum inferni desecudunt. •> Absalon, ms. lat., 14525, 5" h.
LES SERMONS. 253
Ces réclamations furent presque inutiles. Les textes profanes finiront par envahir la chaire : an treizième siècle, ils seront de mise à eôté des textes sacrés.
Les images et les comparaisons reviennent plus sou- vent que les citations. Les prédicateurs tirent du spec- tacle de la nature de nombreuses similitudes. Et, en effet, la création ne doit-elle pas servir à Caire aimer le Créa- teur ? « Autant, dit Hugues de Saint-Victor, il y a de pro- priétés dans les objets visibles et corporels, soit dans leurs qualités internes, soit dans leurs qualités externes, autant on peut trouver d'applications pour la vie inté- rieure de l'âme1. » « L'homme terrestre, dit-il encore, qui, plongé dans les ténèbres de l'aveuglement, ne consi- dère dans ce monde que l'apparence, qui admire la hau- teur des cieux, l'immensité de la terre, l'éclat des sphères lumineuses, la verdure des plantes, la variété infinie des animaux, la masse des montagnes, le cours des fleuves, et qui ne remarque pas ce que tous ces objets renferment de divin, cet homme est semblable au laïque qui, trou- vant une bibliothèque toute neuve, parfaitement com- posée, enrichie d'or, de couleurs, de peintures et d'enlu- minures, l'ouvre, la contemple, vante la forme des lettres, loue les dessins, les pierreries, et ne se soucie pas de connaître la sagesse qu'elle renferme2. »
Partis de ce principe, les prédicateurs nous offrent une série d'heureuses comparaisons, dont le charme et la grâce rappellent souvent le style de saint François de Sales. L'intelligence, par exemple, appliquée à des études mauvaises, sera un hameçon d'or plongé dans l'eau fan-
1, Hugues de Saint-Victor, ms. lat., 14934, f 64.
2. Ibid, f> 70.
"254 CHAP1TKE [II.
geuse l. La vie spirituelle est un arbre verdoyant : sa racine, source de vie, signifie l'espérance du ciel ; ses rameaux qui s'étendent au loin, la douce charité qui se prodigue ; le parfum de ses fleurs, la bonne renommée, récompense de la vertu '2. L'âme fidèle, c'est une abeille qui butine et fait peu à peu son miel pour l'éternité3. « Le mauvais moine est en tout semblable aux autres, lorsqu'il est sous la conduite de l'abbé, sous la discipline et sous la règle; ses habitudes, ses mœurs, n'ont rien de blâmable : mais que l'occasion vienne à se présenter, il montre au dehors les sentiments qu'il tenait cachés à l'intérieur. Ainsi la poule nourrit longtemps de petits ca- nards avec ses poussins : mais que tout à coup elle vienne à rencontrer un ruisseau, elle reconnaît sur-le-champ ceux qui sont réellement ses poussins et ceux qui ne le sont pas*. » Les pécheurs ressemblent à l'araignée : « Bêles gens, e quoi dunt se jo di que vos estes si cum l'araingne e jo cum l'araingne certes ni mentirai guaires, car en nos le venin d'envie, d'orgoil, d'altres vices. Laide beste e vile e hideose est araingnc ; nul ne le volt adescr de sa main, ne de sun pié ne le volt hom adeser. Teles gens a assez. E quels cose est plus laide ne plus vilz que li plus biais hom e les plu bele l'eme del siècle puisque l'aime en est alée5. »
Les prédicateurs font aussi des rapprochements avec les institutions qu'ils ont sous les yeux. Ainsi la Vierge était comme le château féodal ; elle avait deux tours pour la défendre, l'humilité et la chasteté6. Quand Notre-Sei-
1. Absalon, ms. lat., 11525, 1* 131.
2. Hugues de Saint-Victor, mis. lat., 14931, f° 64. — 3. Ibid., F 69, 4. Victorins, ms. lat., 1495:1, f 51. —5. Ms. fr., 13316, p. 167.
6. Scrlon de Savigny, 10* h.
LES SERMONS. "255
gneur est venu sur la terre, le monde était une villa, c'est-à-dire il n'avait aucune fortification1. Un panégy- rique de saint Georges n'est tout entier qu'une cou liv- raison avec l'armure du chevalier et l'équipement de son cheval 2. La puissance du grand sénéchal (dapifer) sert de développement à Alain de Lille dans un sermon sur le Saint-Esprit3. La plupart des prédicateurs citent les ven- danges1, la chasse au faucon5, les foires6; ils introdui- sent presque partout la femme avec ses qualités et ses défauts7.
„ Mais à force de peindre, de symboliser et de décrire, ils tombent dans la singularité. La réponse du pécheur à la voix de la grâce qui le presse de se convertir est comparée, par un jeu de mots bizarre, au croassement du corbeau chassé de son cadavre et de sa pâture : « Tune clamât et dicit :Non hodie, sed cras! Non hodie, sed crasV » Us choquent la délicatesse de la chaire par des alliances d'idées barbares, équivoques et basses. Pierre de Celle rapproche les effets de la sainte Eucharistie des effets d'un vomitif9. Hildebert compare la crainte, la douleur, la joie et l'espérance à un portier, un servant de table, un échanson et un valet de chambre 10. Ailleurs, il montre que l'habit des moines doit ressembler à la peau du bouc". D'autres empruntent au vocabulaire des sciences exactes ce qu'elles ont de plus technique. Garnier de Langres disserte profondément sur les points cardinaux, sur les
1. Garnier de Langres, 4a h. — 2. Victorins, ms. lat. , 15696, f° 188.
3. Ms. lat., 18172, f° 98. — 4. Chrétien de Chartres, ms. lat., 12413, 17» h.
5. Absalon, ms. lat., 14525, 191 h. — 6. Anonyme, ms. lat., 14470, f° 232.
7. Voyez par ex., ms. lat., 16506, F H, cinq qualités de la femme attribuées à l'Église; ms. lat., 14470, f 315, le Démon et ses nourrices.
8. Richard de Saint-Victor, Senno de Baplismo Christi, Palrol. lat., CXCVI.
9. 301 h. — 10. 20" h., de Tempore. — 1 1. 32a h., de Diversis.
256 CHAPITRE III.
zones arctiques et antarctiques; il fait de longs voyages clans les douze signes du zodiaque'.
En parcourant ce dédale de bizarreries, il est facile de remarquer qu'il y avait alors deux allégories consacrées par l'usage. On pourrait les appeler le Char spirituel et le Verbe qui se conjugue. Le char a quatre roues '. Les deux roues de devant sont l'amour de Dieu et du prochain, les deux roues de derrière sont l'incorruptibilité du corp^ et l'intégrité de l'âme. La forme de la roue figure l'éternité de Dieu et l'hostie consacrée à l'autel. Chaque roue com- prend des bandes, des rais et des moyeux. La première roue, l'amour de Dieu, a pour moyeu la connaissance du Seigneur, et de ce moyeu partent à l'infini des rais de méditations qui aboulissent à des bandes de dévotions... Les deux axes qui relient les quatre roues, sont, pour les roues de derrière, la paix de Dieu; pour celles de devant, la droiture d'intention. L'espérance est l'axe qui les réunit toutes ensemble... Le char porte l'âme du juste ; cette Ame porte elle-même une urne d'or, la grâce du Christ, les tables du Testament, la science de la loi, la verge d'Aaron et le souvenir de la Vierge. Pour que le char ne se heurte pas aux pierres du chemin, il faut qu'il ait devant lui la pensée de la présence de Dieu ; derrière, le mépris du inonde; à gauche, ta force d'àme dans l'ad- versité; à droite, le bon usage du bonheur. Les bœufs qui le traînent sont les anges attelés au timon par les
1. 24» h.
2. Ernauld «le Bonneval, Commenlarma m Psalm., 132, l" II. Voyez aussi, ms. la t., 14804-, f° 19!) : i prelatus asrimîlatur pl&ufllro •; Pierre de Blois, 51* h., les quatre Evangélistcs sont quatre cochers ; saint Bernard, sernio 39, in Cantica, cite trois voitures : la Malice, la Luxure, i" Avarice ; chacune de ces trois voitures a quatre roues.. .
LES SERMONS. 257
liens de l'amour de l'homme; ils conduisent cette arche à la Jérusalem céleste.
Le Verbe qui se conjugue est encore plus compliqué que ces roues mystiques. «Ce Verbe saint' se décline, selon les méthodes des maîtres et des élèves, en plusieurs conjugaisons. Il est de la première conjugaison dans le sein de la Vierge; de la seconde, aux fonts baptismaux; de la troisième, sur la table de l'autel ; de la quatrième, dans l'âme du juste. Il est de la première conjugaison dans le sein de la Vierge; en effet, il ne s'est uni à la na- ture humaine que par amour pour nous; ce n'est que par amour pour nous que Dieu nous a envoyé son Fils qui nous a tant aimés. De là ces chants de tendresse, épithalames, paroles d'amour, qui peuvent se rapporter à amo, amas... Donc la première conjugaison s'est faite dans le sein de la Vierge et par amo, amas... Des conjugaisons passons aux voix. Ce Verbe fut de la voix active en paroles et de la voix passive en actes... Il fut passif dans le prétoire, lorsque ses ennemis le tournaient en dérision... il fut passif sur le gibet où il étendit ses membres... Il fut neutre, c'est-à-dire ni actif, ni passif, quand, après avoir rendu l'esprit, il fut enveloppé d'un suaire et mis dans le tombeau... Il fut déponent, lorsque descendu aux enfers, victorieux et triomphant, il déposa les puissants de leurs trônes, c'est-à-dire les démons... Il fut commun, lors- qu'après sa résurrection, il apporta une joie commune à la terre et aux deux... Nous pouvons aussi adapter à ce Verbe tous les modes de la conjugaison. Il fut du mode
l. Étienne de Tournay, ins. lut. , 14935, fi : Sermo in Nativitate Domini. Voyez aussi Pierre de Celle, 20' h.; il rapporte les principales vertus aux modes et aux temps des verbes.
17
258 CHAPITRE 111.
indicatif par l'incarnation et la prédication; il fut du mode impératif par la passion et par la croix; du mode optatif par la résurrection et l'ascension; du conjonctif par l'envoi du Saint-Esprit et par la communion catho- lique des saints; de l'infinitif par sa gloire et par son éternité. En effet, il se fit de l'indicatif en se manifestant aux hommes... il se fit de l'impératif... » De là, le prédi- cateur fait passer le Verbe à la comparaison des consonnes et des voyelles, des muettes et des liquides.
Singulière aberration de l'esprit! Tous ces amphigou- riques sermons, qui font sourire de pitié, ont passé pour éloquents!
« Quelques-uns trouvent bon aussi, dit Guibert de No- gent1, de faire entrer dans le sermon des histoires simples, certaines actions des anciens, et de composer de ces di- verses couleurs une peinture attrayante. » Les noms qui reviennent le plus souvent sont Alexandre, César, Pom- pée, Marius2, Oreste et Pylade, Crésus, le philosophe Cratès, dont le désintéressement est toujours opposé a l'avarice des fidèles. On puise des miracles dans les actes des martyrs, dans les annales ecclésiastiques, clans les livres historiques et dans la vie des Pères du désert. Les origines des pèlerinages, des processions, sont rappelées avec détail; et l'on raconte, à ce sujet, des anecdotes comme celle-ci : « A la procession des Rameaux, on chante les versets Gloria, laits et honor : voici pourquoi. Au temps de Louis le Pieux vivait un certain Théodulphe, abbé de Fleury et évèquc d'Arles. Accusé, quoique à tort,
1. Oper. citât.
2. « Marius, sire de Rome, devint si povres, qu'il se repust apud Micluriensis paludes en uns paluz grans. » Ms. fr., 13316, p. 155.
LES SUIVIONS. m
de beaucoup de crimes, il tut exilé à-Angers par l'empe- reur Louis. Pendant qu'il était retenu en prison, il arriva que l'empereur vint a Angers, le jour des Rameaux. La procession passa auprès de la maison où Théodulphe était gardé. Alors Théodulphe, profitant d'un moment de si- lence et de la présence de l'empereur, chanta par la fe- nêtre ces vers : Gloria, laus et hotior. A ces mots, l'empe- reur, touché de compassion, fit délivrer le captif et lui rendit ses premières faveurs. C'est depuis lors que l'Église de France a pris la coutume de chanter chaque année, à la procession des Rameaux, les portes fermées, en sou- venir de la prison de Théodulphe, ces vers qu'il avait lui- môme composés '. »
On se complaît surtout à rapporter des histoires mys- térieuses, des crimes énormes suivis d'une pénitence exemplaire. Le prédicateur a toujours été témoin de ce qu'il rapporte. « Il y avait dans la province de Sens un curé qui secrètement menait mauvaise vie. Or, lorsque, après avoir commis des actions coupables, il avait l'au- dace de monter à l'autel et de célébrer les sacrements du Seigneur, une vision étrange venait lui reprocher ses crimes. Au fond du calice, dans le Précieux Sang, il voyait se traîner et nager un infect crapaud : ce spectacle hor- rible déchirait la conscience du malheureux. C'était la voix de l'apôtre qui lui criait : Celui qui mange et boit mon sang indignement boit et mange son jugement pour l'éternité2! Malgré cela, il communiait tout tremblant de frayeur, et il achevait le sacrifice au milieu de mille an-
\. Garnlcr de Langl'es, 15a h. « Fabulosum illud in aurcs Ludovici Augusti ceci- ïiisse Theodulfum et tali cantilcna liberlatem in die Palmarum récupérasse. » Gall. Christ., VIII, 1421.
2. I Cor., Xi, 2Î.
"260 CHAPITRE III.
goisses. Cette apparition, il la vit plus de cent fois, d'après l'aveu qu'il en a fait à l'archevêque. Enfin, touché de componction, ému de la miséricorde divine qui l'appelait à l'expiation de ses fautes, il alla se jeter aux pieds de l'archevêque, en versant des larmes de repentance; il lui rapporta tout ce qui s'était passé; il confessa ses forfaits; et, renonçant à sa paroisse, il se fit moine de Citeaux, pour pleurer le reste de ses jours. J'étais là même, quand, seul à seul avec l'archevêque, il lui fit sa confession1. »
Quelquefois on cite un petit apologue ingénieux. « Il y avait une fois un homme qui planta un arbre sur le bord d'un fleuve profond et rapide. Cet arbre devient grand ; il se couvre de rameaux; bientôt il donne les fruits les plus suaves au palais. Or, un voyageur se trouve à passer. Les fruits le séduisent, il grimpe sur l'arbre. Mais, pen- dant qu'appuyé sur une branche, il savoure la douceur de ces fruits, des oiseaux importuns viennent s'attacher à la branche même et la rongent opiniâtrément. Le voyageur, ne se doutant de rien, reste aux fruits délicieux, lorsque tout à coup voilà la branche qui se détache de l'arbre, voilà le malheureux au fond de l'abîme. Le planteur, c'est Dieu; l'arbre, c'est le monde; les fruits sont les voluptés du siècle; le voyageur, c'est l'homme; le fleuve, c'est la mort ; et les oiseaux sont les années qui rongent la vie humaine et qui sans pitié la mènent à sa fin '2. »
La légende même s'introduit dans les sermons popu- laires; elle y tient une place considérable : elle est presque aussi longue qu'un sermon. Nous avons dans ce
1. « Adcram ego ubi soli arcliicpiscopo solus illc <|uc dicta sunt exposuit ». Hugues de Saint-Victor, ms. lat., 14931, I* 94.
2. Absalon, ms. lat., 14525, f 140.
LES SERMONS.
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genre. un petit récit naïf et charmant qui, par endroits, prend le caractère dn drame : c'est l'histoire du moine et de l'oiseau, inventée pour peindre le bonheur ineffable du ciel'.
Les règles de l'éloquence veulent que tous ces éléments, l'Écriture sainte, les Pères, les images et les exemples, ne fassent qu'une seule composition une et variée. Or, le plan est, sans contredit, ce qu'il y a de plus faible chez nos prédicateurs. Ils ignorent cet art savant et si simple en apparence, qui consiste à faire « du discours la pro- position développée, et de la proposition le discours en abrégé ». Ils n'ont presque jamais d'exorde qui découvre nettement l'objet qui sera traité; ils manquent surtout de transitions vraies, naturelles, fondées sur la logique et sur le sentiment ; ils oublient que la péroraison doit être entraînante et pathétique : des plans artificiels, des divi- sions2 qui se subdivisent à l'infini, autant d'exordes nou- veaux que de nouveaux points, et quelquefois, pour ter- miner, de pâles réflexions resserrées en quelques lignes, voilà, il faut l'avouer, leur méthode la plus ordinaire. Aussi arrive-t-il en les lisant que l'âme est émue par un mouvement oratoire isolé et qu'elle se trouve, à la fin du discours, toute refroidie; elle a été captivée dans un en- droit; mais, comme le développement ne s'avance pas en
1. Biblioth. de l'Arsenal, Maurice de Sully, ras. fi\, 2111, p. 16. Cette légende est trop connue pour que nous la rapportions.
2. Voici entre mille un exemple de chiffres : a In haç brevitatc veiborum, si dili- genter discutiantur, fratres mei, multa reperiuntur mysteria. Quatuor nimirum ad Christum pertinentia, duos scilicet ejus adventus et utriust|ue effectus. Item quatuor ad hominem spectantia, scilicet pressura malorum, defeclus bonorum, meritum ho- minis et proemium; quœ duo ultima per duos adventus Christi et eorum effectus complentur, et alia duo, scilice pressura malorum et defectus bonorum removen- tur, ut quatuor contra quatuor respondeant, que secundum expositionis seriem manifestius patebunt. » Hildebert, 2* h., de Tempore.
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mesure, elle ne prête à la péroraison qu'une attention vague, incertaine et distraite.
Les prédicateurs qui ont le plus de nerf, d'essor et d'impétuosité ne sont pas exempts de ces défauts. Raoul Ardent, Amédée de Lausanne, sont vite à bout d'haleine : chacun de leurs points est un nouveau sermon. Saint Bernard lui-même ne marche que par reprises et par soubresauts.
Ces homélies manquant, pour la plupart, d'enchaîne- ment régulier et de force progressive, renferment de beaux passages, des endroits éloquents; mais elles n'offrent pas un seul discours achevé.
N'oublions pas, pour adoucir notre sévérité, que nous n'avons plus aujourd'hui que la froide lecture. L'action qui animait ces pages n'est plus là; mais elle a existé, elle a produit de merveilleux effets qui tiennent de la magie. Saint Bernard entraînait à la croisade les peuples d'Alle- magne, en prêchant dans un idiome qui leur était in- connu. Vital faisait de nombreuses conversions en Angle- terre : quoiqu'il s'exprimât en roman, ceux mêmes qui n'entendaient pas sa langue étaient touchés de sa parole. Saint Norbert et Hugues, son premier compagnon, s'occu- pèrent non-seulement h prêcher, mais encore à former d'autres prédicateurs1. Il arriva même qu'à force de soins , on tomba dans l'emphase et dans la décla- mation dramatique. Alain de Lille s'élève contre cette prédication ((théâtrale, indécente, dit-il, et digne de mépris'2 ».
Avec moins d'éclat et plus de sagesse, le cloître culti- vait également le débit oratoire. A l'abbaye de Marmou-
I. Ilist. litt., IX, 180. —2. Oper. citât
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tiers, les moines prononçaient des discours à huis clos et s'exerçaient en famille'. Mais, de tous les monastères, le plus exigeant pour la forme, c'était celui de Saint-Victor. Le chanoine, chargé d'édifier ses frères, commence par prononcer son texte en tremblant; il demande grâce pour sa froide récitation : il se rabat sur le respect dù quand môme à la parole évangélique. « Mes trôs-chers frères, vous avez déjà vu bien souvent combien je suis arriéré en fait d'éloquence. Je suis hors de moi, lorsqu'on m'impose de parler. Je ne sais point faire les discours, j'ai la pro- nonciation embarrassée; quelle fatigue j'éprouve! De plus, vous, mes frères, vous devez être rassasiés, saturés de sermons ; puis, vous avez l'abondance des mots à votre service, et moi, je suis dans l'extrême disette ! Voilà pour- quoi je tremble de vous parler. Les quelques miettes que j'ai rassemblées de la table des riches, je pourrais encore les offrir à ceux qui sont pauvres : mais je n'ai qu'un seul recours devant vous, qui êtes pleins de sagesse et de science : rappelez-vous que le royaume des cieux n'est point promis à la parole, mais à la vertu, et que la sain- teté est plus nécessaire que l'éloquence2. »
Les prédicateurs ont donc connu toutes les règles de l'éloquence sacrée; ils ont essayé de les pratiquer. Ils ont cultivé l'Écriture sainte et les Pères de l'Église; ils se sont quelquefois inspirés aux sources profanes; ils se sont appliqués à flatter l'imagination par des comparaisons, à relever l'attention par des anecdotes ; ils n'ont pas négligé l'action oratoire.
Mais leurs efforts n'ont pas toujours été couronnés de
1. Martènc, Thes. Nov. Anecd., I, 616. 1 Victorins, ms. lat., 14589, P 11.
26i CHAPITRE III.
succès. Les raisonnements du théologien leur ont trop fait oublier les peintures du moraliste, ils ont visé plus à instruire qu'à émouvoir; les mêmes Pères reviennent trop souvent avec les mêmes passages, et les auteurs profanes cités sont assez mal choisis. On voudrait dans les com- paraisons plus de naturel, dans le plan plus de solidité. En un mot, les vraies théories ont été connues, étudiées; mais, malgré des mérites réels, la pratique est générale- ment restée médiocre, faute de goût.
Peut-on porter un jugement sur la chaire sans inter- roger Bossuet, ce grand génie que l'on doit toujours avoir présent devant soi, pour apprendre de lui à penser et à parler juste? Que dirait Bossuet de tous ces sermons? Il peut les juger : il a connu les plus célèbres prédicateurs du douzième siècle. Il a lu Raoul Ardent1; il a cité saint Bernard, Hugues de Saint-Victor, Amédée de Lausanne; il doit à l'imitation de Geoffroy d'Auxerre un de ses mou- vements oratoires les plus vantés2 : que dirait-il? ;
1. Histoire des Variations, éd. Vives, 1, 480, 530.
2. Il s'agit du célèbre monologue contenu dans le panégyrique de saint Bernard. Comparons les deux passages. Geoffroy d'Auxerre, sermo in atuiiversario obitns S. Iler- nardi, Opp. S. Bernard.*, VI, 2540, s'exprime ainsi : « Mais le jeune homme dédai- gnait tous ces avantages dont ceux qui étaient plus âgés que lui se montraient charmés, et il ne cessait de se répétera lui-même ces paroles pour s'exciter : Cette vie est charmante, mais elle est décevante. Les recommandations (pie nous enten- dons dans les églises et h's doctrines que le monde fait retentir à nos oreilles sont bien différentes les unes des autres. A l'église, c'est la modestie, c'est la conti- nence, c'est la pudeur qui sont recommandées; dans le monde, c'est le luxe effréné qui nous est prêcbé. Là, le Christ nous invite à un royaume éternel; ici, le diable nous appelle à un empire qui n'aura qu'un temps. Tout ce qui est dans le monde est concupiscence de la chair, concupiscence des yeux et vanité : or, le monde passe et sa concupiscence avec lui, mais celui qui fait la volonté de Dieu demeure éter- nellcment, comme il demeure lui-même éternellement aussi. Halons-nous de nous arracher à ses filets pendant qu'ils ne nous tiennent pas encore étroitement serrés. Ci1 qui est lié depuis longtemps se délie difficilement; il est plus facile d'arracher
LES SERMONS
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Il louerait dans leurs homélies l'amour de l'Écriture sainte et des Pères, le zèle évangélique et certains accents qui, sous des formes variées, ont jailli du fond de leurs cœurs. Il remarquerait qu'ils ont étudié les vrais prin- cipes, et qu'à cette époque où, dans tous les genres litté- raires, les auteurs couraient après une stérile abondance, ils n'ont pas enseigné, comme on le fera au treizième siècle, l'art banal de dilater les sermons.
Mais il trouverait qu'ils n'ont pas assez souvent joint
la plante quand elle est jeune que de la couper quand elle s'est accrue. Sauvez votre âme sur la montagne, si vous ne voulez pas que les maux de cette vie fondent sur vous. Le venin de la volupté s'insinue vite. 11 faut conserver pour Jésus -Christ la liberté qui nous a été acquise au prix de la grâce de Jésus-Christ. Que d'autres admirent l'or et l'argent, car je vois bien que la richesse possède ceux qui la pos- sèdent; que d'autres conservent, au péril de la liberté de leur âme, leurs propriétés et leurs esclaves ; qu'ils soient heureux des honneurs et qu'ils les préfèrent à l'image divine gravée en eux. Pour moi, c'est assez de ne pas être l'esclave du vice; pour moi, faire mon salut, voilà le bonheur; acquérir des vertus, voilà ma volupté, voilà mon trésor, voilà ce qui compensera la tristesse par la joie, ce qui me fera goûter durant cette vie du bonheur jusque dans l'amour de la discipline, m'y fera trouver de la gloire et me rendra digne du royaume des cicux. De pareilles méditations ne souffrent point de retard, et l'étincelle nourrie de la sorte éclate en une flamme de conversion. »
Bossuet prend le même cadre et développe le même thème, Panégyr. de S. Ber- nard, éd. Vivès, XII, 290 : « Le voyez-vous, chrétiens, comme il est rêveur et pensif, de quelle sorte il fuit le grand monde, devenu extraordinairement amoureux du secret de la solitude? Là, il s'entretient doucement de telles ou semblables pensées : Bernard, que prétends-tu dans le monde? Y vois-tu quelque chose qui te satis- fasse?... Bernard, Bernard, cette verte jeunesse ne durera pas toujours... Allons, concluait Bernard, puisque notre vie est toujours emportée parle temps qui ne cesse de nous échapper, tâchons d'y attacher quelque chose qui nous demeure. Mon cœur sera de glace pour les vains plaisirs; et, comme je ne vois sur votre corps au- cune partie entière, je veux porter sur moi-même les marques de vos souffrances, afin d'être un jour entièrement revêtu de votre glorieuse résurrection... Ainsi le pieux Bernard s'enflamme au mépris du monde, comme il est aisé de le recueil- lir de ses livres. Il ne songe plus qu'à chercher un lieu de retraite et de péni- tence. »
C'est donc par erreur qu'un savant et bien méritant critique, enlevé trop tôt aux lettres et à l'érudition, s'exprime ainsi : « J'ai tenu à reproduire jusqu'à la fin et tout d'une suite celte méditation placée dans la bouche de saint Bernard. Le récit des anciens biographes n'en avait pas même fourni l'idée à Bossuet. » Gandar, Etudes critiques sur les sermons delà jeunesse de Bossuet, 130.
266 CHAPITRE III.
leur inspiration personnelle, l'inspiration créatrice, à celle des Livres saints, et que, trop fidèles aux manuels, ils n'ont pas mis assez de l'homme. Il leur reprocherait surtout de s'être appliqués à recueillir les fables des évan- giles apocryphes, lorsqu'ils avaient dans les récits bibli- ques tout le merveilleux capable de satisfaire l'avidité de leurs auditeurs. Il verrait avec peine qu'ils ont quelque- fois profané par le trivial et le burlesque la langue de la chaire, cette belle langue de la doctrine théologique, du zèle et de l'onction.
Cependant Bossuet, eroyons-nous, ne serait pas un juge inexorable. Lui, le génie de la formation patiente et du travail assidu, lui qui, dans un siècle plein de lumières, n'a conquis la perfection que peu à peu, Bos- suet aurait des paroles d'indulgence pour les restaura- teurs de l'éloquence sacrée dans un âge encore presque barbare.
Méritent-ils donc qu'on les accuse ainsi, dirait-il, et qu'on ne tienne aucun compte de toutes les difficultés qu'ils avaient à vaincre? Rien ne soutenait leur talent. La langue leur faisait défaut. Le français était informe; il n'est pas facile de manier dans la chaire le latin savant, harmonieux et périodique; du reste, le latin corrompu était seul en usage. Les auditeurs ne leur prêtaient presque aucun secours. Souvent les moines se renfer- maient dans les formules de l'École ou raffinaient sur le mysticisme; le peuple était enthousiaste, il est vrai, mais ignorant, naïf et railleur. Or, sans une langue forte cl délicate qui ajoute de l'étendue, de la variété, de la finesse à la pensée; sans un auditoire cultivé qui con- damne les moindres écarts du goût et qui fixe les nuances
LES SERMONS. 2G7
dans le lourde la phrase et jusque dans l'expression; en un mot, sans une langue harmonieuse et sans un audi- toire poli, que l'orateur est h plaindre! Avec la meilleure rhétorique il n'arrive pas à la perfection, il ne remplit pas sa destinée.
LIVRE TROISIÈME
LA SOCIÉTÉ D'APRÈS LES SERMONS
CHAPITRE PREMIER
LE CLERGÉ SÉCULIER
Le critique étudie la forme oratoire des sermons ; l'his- torien cherche à surprendre sous les peintures du vice le caractère et le génie des peuples.
La chaire, en effet, malgré ses tableaux chargés d'apos- trophes et d'hyperboles, représente l'état réel des esprits et des mœurs. Mais, pour la consulter sûrement, ne doit-on pas, au lieu de s'arrêter à la lettre même de ses discours, pénétrer la raison du langage qu'elle tient et la noter? Si la chaire dénonce librement les vices et les scandales, la foi des auditeurs auxquels elle s'adresse est vive, capable d'enthousiasme et de repentir. Au contraire, si, réduite à répéter de vagues allocutions sur les devoirs généraux de l'homme et du chrétien, elle ne descend jamais aux détails pratiques de la vie quotidienne, elle craint de choquer ceux qui écoutent, parce que leur croyance est morte et
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leur vertu languissante. Sa contrainte est un signe d'abais- sement religieux et moral '.
Donc, plus la chaire accusera l'énergie du mal au douzième siècle, pins il nous faudra croire, par contre, à l'énergie du bien.
Ce principe posé, ouvrons les sermonnaires : ils vont faire passer sous nos yeux tout un monde qui n'est plus.
Les prédicateurs se plaisent à nous représenter l'Église sous l'image de la lune; ils disent qu'elle est tantôt brillante et tantôt sombre, qu'elle traverse différentes phases2. Or, au douzième siècle, les ténèbres semblaient envahir l'Église tout entière. La papauté paraissait ébranlée dans ses fondements. Entre Grégoire VII et Innocent III, dix-huit papes, dans l'espace d'un siècle, occupent le siège de Rome, et souvent des antipapes leur disputent le pouvoir à main armée. Les élections sont des batailles; le palais pontifical devient une prison : il faut prendre la fuite le jour du couronnement. Puis, ce sont des légats catholiques et schismatiques qui se rencontrent sur toutes les routes, des lettres qui vont et viennent dans tous les sens, des assemblées d'évèques qui se lancent récipro- quement les foudres et l'excommunication. L'antipape se maintient par l'épée de l'Allemagne; le pape légitime trouve un asile en France : le deuil est partout.
« Le deuil a remplacé nos chants d'allégresse; nous
I. Ce principe est évident. Ainsi, de nos jours, dans quelques diocèses du centre de la France, où la foi est trop généralement éteinte, le curé est absolument réduit à faire à ses rares auditeurs des considérations dogmatiques ou liturgiques, très-souvent même une simple lecture. Au contraire, en Bretagne, province dont les traditions religieuses vivent encore, le prône est ordinairement le relevé des scandales de la semaine; aussi, à chaque grosse faute, dans les campagnes surtout, a-t-on coutume de s'écrier: ■ Gare au prône de dimanche! »
3. Geoffroy Babion, ms. lat., 14964, t> 151; llildcbcrt, 89* h., etc.
J,A SOCIÉTÉ D'APRÈS LES SERMONS. 273
sommes tristement condamnés à la peine et aux sanglots. Les schismatiques ont rassemblé un concile; les Alle- mands frémissent de rage; ils veulent enchaîner par d'exécrables serments ceux qu'ils ont arrachés au Christ, ils veulent les empêcher de revenir jamais à l'unité de la foi. On mande les évèques, on convoque les abbés, les prieurs, les doyens, et môme des personnes sans titre, pour former des assemblées schismatiques... Déjà des évèques sont proscrits; des loups, sous le nom de pas- teurs, envahissent le lieu saint, et les hérétiques sont admis au sacerdoce! Déjà certains monastères sont dé- peuplés, d'autres sont accablés de dommages, condamnés à la rançon, obligés de se racheter! Pleurons sur ces événements. Mais soyons sans crainte; peut-être môme devrions-nous nous réjouir. Heureux sont les évèques, heureux sont les moines qui supportent avec joie le pillage de leurs biens!... Allons, mes bien-aimés frères, ayons souci de ces hommes pervers, prions; adressons-nous au souverain, au véritable empereur, à Celui qui commande aux vents et à la mer : car notre vaisseau est en péril '. »
De leur côté, les catholiques tiennent des conciles. Ils s'exhortent les uns les autres à combattre avec énergie les tyrans qui oppriment la foi, la justice, la liberté, et à sou- tenir les évèques persécutés par la charité de l'aumône. Arnoul de Lisieux célèbre, au concile de Tours2, la belle unité de l'Église, l'union presque unanime des souve- rains. « Nous aussi, seigneurs et maîtres, nous avons des partisans fidèles; nous avons pour nous tous les habitants du ciel, nous avons presque tous les chrétiens. Nous avons la foi, la dévotion des rois catholiques qui, de con-
1. Geoffroy de Mailros, ms. lat., 18178, f° 55. — 2. En 1163.
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CHAPITRE PREMIER.
certavec nous, proclament l'unité de l'Église. Combien est petite, en comparaison d'une si grande multitude, l'exception d'un seul ! Il n'y a qu'un roi à faire exception, il est le seul ! » Arnoul engage les évêques à faire un bon usage de leurs richesses, en les donnant au pape et aux cardinaux qui ont tout perdu pour la cause de Jésus-Christ. «Quoi! nous osons nous prélasser avec des chevaux et des chars, donner chaque jour, au milieu du faste, des festins splendides, porter des vêtements précieux et vivre dans l'opulence! Nous pouvons posséder des richesses, mais en ministres et non pas en maîtres. Voici l'occasion d'en user libéralement. Distribuons-les à ceux qui suivent l'Église exilée et qui ont tout sacrifié à la cause du Christ. La cause nous est commune à tous : ils sont les seuls à souffrir!... Pendant que nous siégeons dans nos palais, ils s'en vont de contrée en contrée poursuivis d'injures; pendant que la piété des fidèles nous fournit des ressources si abondantes, ils attendent patiemment leur nourriture, sous le toit des étrangers; nous traînons à notre suite un long cortège de serviteurs, tandis qu'ils sont forcés de vivre solitairement chez des inconnus!... Ouvrons-leur donc les entrailles de notre charité; répandons sur eux tous l'effusion de notre piété respectueuse... Puissé-je, moi aussi, Seigneur Jésus, échanger contre les biens spi- rituels tout ce que je possède ici-bas! Puissé-je pour vous donner mon sang ' ! »
Ces énergiques protestations ne suffisaient pas. Les antipapes gouvernaient et, à leur mort, ils avaient des successeurs. « Tous les autres ont choisi Alexandre, dît Aelrède; ils se sont attachés à Alexandre, ils suivent
1. Senno in concilie» Turoncnsi, Patrol.lat., CCI.
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Alexandre. Voyez! d'un coté, tantôt Gui, tantôt Jean, el entre eux deux Octavien, et de l'autre côté Alexandre avec toute la cour romaine.. . Non, certes, l'Église romaine n'est pas morte : or, qu'elle vive dans ces trois hommes, la raison, le bon sens ne peuvent l'admettre... Que nos ennemis disent ce qu'ils veulent, qu'ils mentent tant qu'ils veulent, nous voyons de nos yeux où est l'Eglise romaine, nous le prouvons par la raison, nous le confirmons par l'autorité : Oui, c'est là qu'est mon cœur, mon âme, mon amour. Cette foi, avec la grâce du Christ, ne me man- quera pas; cette unité, avec la grâce du Christ, la mé- chanceté des hérétiques ne la rompra pas; cette fidélité, ni la mort, ni la vie, ni aucune créature, avec la grâce de Dieu, ne me l'enlèvera jamais ! Toutes ces choses, je vous les dis, mes frères, pour votre sauvegarde et à cause des lèvres injustes et des langues fourbes qui s'agitent autour de nous '. »
Ces luttes de la papauté, ces schismes, ces divisions jetaient le relâchement dans l'épiscopat. Les prédicateurs nous montrent à nu ses faiblesses : le mal était réel. Des cris d'indignation s'élèvent de toutes parts contre les évêques; et, à force d'entendre des voix si nombreuses, on ne peut s'empêcher de croire que beaucoup de prélats méritaient de sévères réprimandes.
Tous, il est vrai, n'étaient pas coupables2. Il y eut de belles exceptions. A côté des lâches, on admire avec
t. 241 h., de'Oneribus.
2. Ainsi Geoffroy de Troyes fait bien ses réserves : « Absit vero ut de bonis qui multi sunt quidpiam sinistium suspicemur. Reservavit enini sibi Dominas tnulta millia bominum qui non curvaverunt genua sua ante Baal. » Ms. lat., 13580, f" 83. l)u reste, on pourrait savoir quel était l'état réel de l'épiscopat, en faisant, d'après le Gallia cluïstiana, la liste exacte des évèques qui fuient bons, médiocres et mau- vais. Mais nous exposons, nous ne discutons pas.
276 CHAPITRE PREMIER.
bonheur les vaillants et les saints qui furent alors les colonnes de l'Église : « Car, comme les colonnes demeu- rent insensibles à la violence des vents, au débordement dés pluies, à l'impétuosité de la tempête : ainsi ni la tri- bulation, ni les difficultés, ni le péril, ni le glaive, ni le malheur, ne purent séparer ces hommes de la charité du Chrsit1. » Tels furent Yves de Chartres, Léger de Bourges, Serlon de Sées, Hugues de Grenoble et tant d'autres qui veillaient avec un zèle infatigable aux intérêts de leurs diocèses, au bien de toute la société. Ces généreux athlètes du devoir étaient loués, admirés. Mais les moines les plus saints craignaient de ne pouvoir imiter tant de vertu ; aussi refusaient-ils obstinément l'épiscopat.
Geoffroy de Péronne, prieur de Clairvaux, avait été choisi pour l'évêché de Tournay par le pape Eugène III et par saint Bernard. Ses supérieurs lui commandaient d'ac- cepter cette charge. Pour toute réponse, il se prosterna sur le sol, en forme de croix, aux pieds de son abbé et de ses électeurs. « Si vous me chassez d'ici, leur dit-il, je serai un moine fugitif, mais un évôque, jamais! » A quelque temps de là, il tomba malade. Un moine de ses amis, qui l'assistait à ses derniers moments, lui dit : « Mon cher frère, voilà que vous allez vous séparer de votre corps : je vous en supplie, si cela peut se faire par la permission de Dieu, revenez après votre mort m'annoncer ce que vous serez devenu. » Or, un jour que le moine était en prière dans un oratoire secret, devant l'autel, l'âme de Geoffroy
1. « Et rente columnis talcs comparai! tur, Sicut cnim columne non violontia ventorum, non alluvione imbrium, non procellarum iinpetu, a stabilitate sua moveri possunt : sic istos non tribulatio, non angustia, nun periculum, non gladius, non demain calamitas aliqua separare poterit a caritate Cbristi. » Absalon, ms. lai., 145-25, 1" 174.
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lui apparut et lui dit : « Me voici, moi, Geoffroy, votre frère! » — « Mou ami, ètes-vous heureux, ôtcs-vous mal- heureux? » — « Je suis heureux! mais il m'a été révélé par la sainte Trinité que si j'avais été promu à Pépiscopat, j'allais passer au nombre des réprouvés'. »
C'est qu'en effet l'évêque, possesseur alors de grands biens, administrateur de revenus considérables, laissait facilement entrer dans son cœur la cupidité, l'amour du luxe et des plaisirs. Le pontife disparaissait en lui : il ne restait plus que le seigneur mondain, affamé de richesses, insatiable, insultant par son faste à la pauvreté du Christ. « Comment oses-tu te dire le ministre du Christ qui em- brassa la pauvreté et la recommanda à ses disciples, toi qui t'acharnes à la fuir comme une peste, toi qui la mé- prises comme une ignominie? Lui, le Christ, s'écrie : Mal- heur à vous, riches! Et toi, tu dis par tes actions, sinon par tes paroles : Malheur à' vous, pauvres! Comment oses-tu te dire son ministre, quand il se réfugie dans une hôtellerie, toi qui élèves à flots d'argent des palais magnifiques? Comment oses- tu te dire son ministre, quand il est enveloppé de langes misérables, toi qui te pares d'habits si brillants? Comment oses-tu te dire le ministre du Christ qui a poussé des vagissements dans une crèche, toi qui te livres au sommeil sur un lit somp- tueux, tout couvert de tapis2... »
Quelquctois les évêques recouraient à tous les moyens pour acquérir ces richesses. Ils dépouillaient les fidèles dont ils auraient dû être les protecteurs, ou ils livraient les choses saintes au plus honteux trafic. Écoutons des
1. Pierre le Chantre, Verbum abbrev., cap. 54, Patrol. lut., CCV.
2. Victorins, ms. lat., 14804, f 161.
278 CHAPITRE PREMIER.
plaintes éloquentes contre la violence et la simonie. « Avec les aumônes des pauvres, ils entretiennent des équipages de rois, des vêtements mondains, des selles peintes, des éperons et des freins dorés » « Ces évêques, dit Geoffroy de Troyes, sont des loups et des renards passés maîtres. Ils flattent, ils séduisent pour extorquer ; ils sont dévorés par l'avarice, ils brûlent de l'amour de posséder. Ils ne sont ni des amis, ni des gardiens des églises : ils en sont les ravisseurs, ils les dépouillent; ils vendent les sacre- ments, ils perdent la justice. Pour eux, il n'y a qu'une règle, leur propre volonté; tout ce qu'ils font, c'est par empire et par domination. Quel regard et quelle démarche ! Ils portent la tête haute, ils ont un air cruel, des yeux farouches, une parole dure : tout dans leur personne res- pire l'orgueil. Leur conversation est le renversement des bonnes mœurs, leur vie est l'injustice môme... Ils veulent être un sujet de terreur pour leurs ouailles; ils oublient qu'ils sont des médecins et non pas des souverains; qu'ils doivent reprendre les fidèles égarés, non par la vengeance, mais avec douceur, avec compassion et non avec fierté'2...» « Ils sont élevés aux premières dignités de l'Eglise, s'écrie Adam de Perseigne, mais ils la président pour la dé- pouiller... Oui, toute leur iniquité vient de leurs richesses! La pauvreté du Christ les a enrichis, son ignominie les a rendus glorieux, son opprobre les a comblés d'honneurs, son esclavage les a ennoblis et son abaissement lésa élevés. Il a souffert et ils sont délicats; il a porté un cilice et ils sont vêtus de soie! C'est avec le patrimoine du Crucifié
1. Absalon, ms. lat., 14525, l» 143.
2. Geoffroy de Troyes, ms. lat., 13586, f 79. V. Gibbuin de Troyes, ms. lat., 14937, f 147.
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qu'ils entretiennent leur luxe et leur orgueil. Ils ne sont point soucieux des Aines, mais de leurs oiseaux; ils ne soignent point les pauvres, mais leurs chiens; ils se livrent à tous les jeux exécrables du hasard et n'administrent pas les sacrements. Le lieu saint, le lieu de la prière, ils en font un champ de foire, et la terre des saints est devenue un repaire de brigands. Malheur à vous, hommes terrestres, qui n'avez point l'esprit de Dieu1 ! »
Il faudrait rapporter ici deux éloquents discours2 qu'Hil- debert prononça dans un synode : Ad pastores contra si- moniacos. « Ceux qui sont à la tête des églises, dit-il, trompent les simples, oppriment les pauvres, ourdissent des trames secrètes, inventent des mensonges pour ravir les droits des autres ; ou bien encore, ils simulent la sain- teté pour arriver aux dignités ecclésiastiques. Tous ces maux, mes frères, vous les voyez, ô désolation, envahir l'Église! Voilà que presque tous, semblables à des guet- teurs et à des chasseurs, ils se tendent des lacets pour se prendre les uns les autres... Cette simonie, c'est un crime horrible, c'est une plaie désastreuse, un fléau détestable qui corrompt la foi et fait germer les hérésies. »
A Liège, l'évêque Raoul3 mettait publiquement en vente les bénéfices de son diocèse. Un boucher, nommé Udelin, qui lui servait de courtier, livrait, sur le même étal où il exposait sa viande, les prébendes au plus offrant4. Le prêtre Lambert ne cessa de prêcher contre ces abus sacrilèges, jusqu'à ce que l'évêque irrité l'eût mis en prison.
1. Adam de Perseigne, Biblioth. de Troyes, ms. lat. , 757, f° 122: « Ve vobis, ani- males, spiritum Dei non habentes! » — ■ 2. 47a et 48* h. de Diversis. 3. Évêque de 1168-1191. — 4. Hist. litt., XIV, 402.
-280 CHAPITRE PREMIER.
Cette vie dissipée au milieu du luxe et de l'abondance, cet amour de la chasse1, le grand plaisir du moyen âge, entraînait inévitablement la chute des mœurs. Jamais l'Église n'a traversé une période aussi difficile : en vain elle réunissait ses conciles, en vain elle lançait tous ses anathèmes, le mal paraissait incurable. L'exemple venant des évêques, le clergé inférieur négligeait tous ses devoirs, et dans plusieurs provinces, en Normandie surtout2, le sacerdoce était tombé dans le plus honteux avilissement. Les prédicateurs poursuivent avec véhémence ces vo- luptueux; ils empruntent les couleurs de Juvénal, et par endroits, ils dépassent la crudité de son langage. Ils sen- tent eux-mêmes le besoin de s'excuser, lorsqu'ils em- ploient des termes violents; ils en rejettent la responsa- bilité sur les coupables : ils se comparent au médecin qui doit porter une main indiscrète, mais bienfaisante, sur les plaies les plus délicates3.
Quel ministère pouvaient exercer les évêques ainsi con- vaincus de mauvaise vie? La prédication, qui est leur prin- cipal devoir, retombait sur eux-mêmes. « Comment vou- lez-vous qu'ils prêchent? Leur parole les accusera comme des réprouvés. Ils n'osent pas prêcher, de peur de publier leurs infamies4. » Saint Bernard, si plein de respect pour les supérieurs ecclésiastiques, si patient, si charitable cn-
1. Mais on sait que la chasse était formellement défendue aux évôques pendant les visites pastorales.
2. V. Orderic Vital, Ilisl. de Norm., t. III particulièrement.
3. « Videbitur fortasse alicui vestrum grave quod de immunditia corporis loquendo, minus honeste scrmonibus usi sumus, scd de tam inhonesta re quis loqui potest honeste? Officiiim et nostnim exigit non ut vitia palpemus scd ut arguamus... Vul- nus a sanie non perfecte mundatur nisi manibus inedici contractetur. Cui cons- cientiam verba ista stimulant, suam arguât vitam, non orationem nostram. » Pierre de Poitiers, ms. lat., 12293, f> 100.
4. Alain de Lille, ms. lat., 18172, f> 22.
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vers tous, ne peut contenir son indignation : il se demande avec anxiété qui sauvera l'Église du péril intérieur qui la menace. « Une maladie contagieuse circule aujourd'hui dans tout le corps de l'Église ; elle y répand un mal d'au- tant pins désespéré qu'il est plus universel, et d'autant plus dangereux qu'il est plus intérieur. Si un hérétique s'élevait contre elle et lui faisait une guerre ouverte, on le mettrait dehors et il sécherait. Si un ennemi public l'atta- quait par une violence publique, elle se cacherait peut-être et éviterait sa fureur. Mais que cachera-t-elle, ou de qui se cachera-t-elle? Ils sont tous ses amis et tous ses ennemis. Ils sont tous ses intimes et tous ses adversaires. Ils sont tous ses domestiques et il n'y en a pas un qui vive en paix avec elle. Ils sont tous ses proches, et ils cherchent tous leurs intérêts. Ils sont ministres de Jésus-Christ et ils servent l'Antéchrist. Ceux qui ne rendent aucun honneur à Dieu sont chargés des biens de sa maison. C'est de là que vient cet éclat digne des courtisanes, ces habits de comédiens, cet appareil royal que vous voyez tous les jours. De là, l'or qui brille aux mors de leurs chevaux, à leurs selles, à leurs éperons, à leurs éperons, dis-je, plus magnifiques que les autels. De là, ces tables chargées de services splen- dides et démets délicieux; de là, ces excès de bouche, ces débauches, ces guitares, ces lyres et ces flûtes; de là, ces celliers qui regorgent de toutes choses, ces vases de par- fums précieux et ces coffres remplis de trésors immenses. C'est pour tout cela qu'on veut être, et qu'on est en effet, prévôt d'église, doyen, archidiacre, évêque et archevêque. Car ces dignités ne se donnent pas au mérite, mais au trafic infâme qui se passe dans les ténèbres. Il a été fait1
1. Isa. 38, 7.
282 CHAPITRE PREMIER.
autrefois de l'Église une prophétie dont nous voyons maintenant l'accomplissement; il a été dit que ce serait dans la paix que son amertume devait être plus amère. Elle a été amère dans les supplices des martyrs ; elle a été plus amère dans ses combats contre les hérétiques; mais elle est maintenant très-amère dans les mœurs de ses membres. Elle ne peut ni les éloigner d'elle, ni s'éloi- gner d'eux : tant ils se sont établis puissamment et mul- tipliés à l'infini! Sa plaie est intérieure; elle est incu- rable M »
Les archidiacres et les archiprêtres, si puissants à cette époque, mais tout voisins de leur décadence, ne sont pas à l'abri de la censure. Selon Geoffroy de Troyes, les archi- diacres et les archiprêtres sont, par une comparaison bi- zarre, les narines et les oreilles de la société chrétienne. Les narines ont perdu l'odorat, les oreilles ont perdu l'ouïe. « Les archidiacres n'ont plus la force de discerner ce qui sent bon de ce qui sent mauvais ; ils confondent le bien et le mal. L'autorité catholique est exposée entre leurs mains, car ils sont emportés par leur cupidité; leur pudeur est morte; la crainte de Dieu s'est évanouie dans leurs cœurs; ils ne récompensent plus le bien, ils ne pu- nissent plus le mal. Bernard, évêquede Parme, disait que certains archidiacres, pour ne pas dire tous, étaient des taupes et des chauves-souris. Ils sont assis dans les ténè- bres; ils ne voient rien, ils ne comprennent rien aux choses de Dieu; et parce qu'ils font le mal, ils détestent la lumière. Malheur! Malheur! Nous voyons des choses abominables se passer dans la maison du Seigneur!... 0 archidiacre, tu cherches les richesses et les délices ; tu
I. Serm. 33, in Cantic.
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['enfonces jusqu'à la tcte dans la fange et clans le bourbier des vices : qu'a s- tu fait de la crainte de Dieu, du souvenir de la mort, de la terreur de l'enfer et de l'attente du ju- gement? Ah! si tu pouvais comprendre combien de tré- sors de colère accumulent contre toi tes trésors d'ar- gent!... Les oreilles de l'archiprêtre sont frappées d'une honteuse surdité. Ce sont, si j'ose le dire,, des hommes qui n'ont rien d'humain : ils sont désordonnés, sauvages, illettrés, idiots, sans mœurs, dépourvus de science et d'éloquence'. Ils ont banni la pudeur, enseveli la justice; ils vivent dans la crasse de l'ignorance. Quand il s'agit de porter des jugements, ils ne tiennent compte ni de la sainteté ni de la vérité : ils agissent de fantaisie. Infor- tunés! malheureux! Ce beau nom qu'ils portent, ce nom de gloire, ce nom de joie, ils le méprisent, ils le foulent à terre! On les appelle juges; mais, en réalité, ils agissent contrairement à leur titre; ils se condamnent eux-mêmes aux yeux de Dieu, chefs aveugles de sujets aveugles, juges sans justice2. »
Les clercs sont entraînés par le torrent des mauvais exemples. Ils sont plongés dans la paresse. « Ils se lèvent tard, et, après l'office, ils s'en vont sur la place publique : ils perdent leur temps à voir ce qui se passe3... » « Hélas! s'écrie Raoul Ardent, que dirai-je de la paresse de nos pasteurs? Ils méprisent le salut des âmes; ils ne sortent jamais de leur repos, à moins qu'ils ne soient alléchés par
1. « Jumentini et monstruosi homines, nimis incompositi et ex toto bestiales, illitterati, idiote, sine moribus, nec scientiam habentes, nec facundiam. »
2. Geoffroy de Jïoyes, ms. lat., 13586, f° 82.
3. « Quosdam video beneficiatos qui vix possunt ad officium matutinale surgere alii, expleto officio, ad loca publica, ad spectacula se transferunt... « Odon, ms. lat., 16506, f> 273.
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CHAPITRE PREMIER.
l'odeur de l'argent. Si un pauvre étendu sur un grabat réclame leur ministère, ils s'indignent : pourquoi se rendre auprès de lui, puisqu'il n'y a aucun profit à retirer? Si, craignant l'autorité des supérieurs, ils finissent par se mettre en route, ils pestent contre les chemins, ils mau- dissent les infirmes, quand ils devraient prier pour eux1!... Si leur porc ou leur âne était tombé dans un fossé, ils voleraient à son secours2. » Lorsque les supérieurs veu- lent les reprendre d'une faute, ils en appellent à Rome, le tribunal suprême. « Ils obéissent bien mal ces prêtres qui mettent toute leur joie à susciter des procès à leurs supé- rieurs, et qui s'emportent avec orgueil contre leurs évê- ques. Que l'évêque ou l'archidiacre essaye de les reprendre, les voilà de crier : A Rome, à Rome! Ils circonviennent le seigneur pape, ils lui insinuent mille mensonges; ils in- ventent des calomnies contre leurs maîtres3. »
Les prêtres voulaient, en outre, des biens, des honneurs, des dignités : ils n'avaient en vue que des bénéfices. « Le scandale4 particulièrement advient lorsque les ecclésias- tiques maquigiionnent les Bénéfices, ou bien lorsqu'ils possèdent deux, ou trois, ou plus de Bénéfices. Lesquels, ô Père, en vos salutaires prédications tant vous avez blas- mez, en disant n'être loysible un homme d'Eglise posséder deux ou plusieurs Bénéfices : a sçavoir estre curé et cha- noine, ou bien chanoine en diverses églises... Combien voyons-nous d'abuz parmi ces ministres qui d'eux mésmes se consument tout ainsi qu'un papillon a la chandelle!... Pour avoir presché et enseigné le susdict quand j'étois offi-
1. 31" h., in Epist. et Evangel., 2* pars. — 2. Ibid., 37* 11., de Tempore, et passim.
3. Pierre de Poitiers, ras. lat., 12293, f 100.
4. Léger, arch. de Bourges; oraison funèbre de Robert d'Arbrissel, Boston de Dejfence de Fontevrault , 160.
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cial de Rennes, j'encourus la maie grâce de plusieurs prestres. Certainement ils ne feroicnt pas ce qu'ils font, car eux considcrans que leurs ames estant séparées de leur bon Dieu, icclles estre beaucoup plus salles et puantes que n'est un corps rendu charongne puante, orde et si sale qu'on a horreur de le contempler et sentir. »
La plus funeste de toutes les conséquences, c'est que les laïques se croyaient autorisés par là môme à lâcher la bride à toutes les passions. Les évêques qui ne quittaient pas l'arène, comme Hildebert, insistent avec force sur ce point. « Comment un laïque quel qu'il soit, comment un homme illettré peut-il respecter des commandements qu'il voit méprisés par un prêtre? Comment aura-t-il hor- reur des fautes qu'il sait être commises avec impudence par des clercs? Comment les laïques abhorreront-ils les impuretés de la chair, lorsqu'ils entendent dire qu'il y a des prêtres et des clercs couverts d'infamies? Comment les laïques observeront-ils l'humilité, comment en porteront- ils les signes à l'extérieur, quand, à leur connaissance, les prêtres et les clercs affichent l'orgueil et la prétention dans les vêtements et dans les chaussures, dans les jeux, les bouffonneries, les excès de toute sorte, dans leurs con- versations enjouées et licencieuses, dans leur visage, leurs gestes, leur démarche et tout leur air1? »
Raoul Ardent remarque, sur le même sujet, qu'il est naturel que les gens de la campagne, lorsqu'ils se ren- contrent deux ou trois au marché, ou bien au village, déchirent leurs pasteurs à belles dents2. Mais il s'élève avec force contre les fidèles qui refusent d'entendre la
1. 47* h., de Diversis.
2. 37* h., de Tempore.
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CHAPITRE PREMIER.
messe des coneubinaires et de recevoir les sacrements de leurs mains '.
C'est ainsi que beaucoup de clercs se laissent aller à l'indiscipline et au relâchement. Au lieu de répandre la bonne odeur de Jésus-Christ, ils scandalisent par leurs vices. « Ils ne sont plus, dit un prédicateur, les étoiles brillantes qui doivent éclairer le chemin des simples fidèles, ils sont devenus des planètes vagabondes : que le chrétien fixe les yeux sur eux pour diriger sa course ici-bas, et le naufrage est certain2. »
1. 5a h., in Epist. et Evangel., 1" pars.
2. « Clcrici bcne possunt dici sidera errantia, qui, cum alios bono cxeniplo debout informare et radios honeste conversationis cuiquam dift'undere, rabie voluplatum ad varia flagitia rapiuntur et tenebrosa vitiorum caliginc obducuntur ; et qui debebant esse stelle in firrnamento fixe, sidera effieiuntur errantia, et ideo, si ad eoruni respcctum in hoc mari navis dirigitur, facile naufragium incurritur. » lîiblioth. de l'Arsenal, ms. lat., 400, P 54.
CHAPITRE II
LES ÉCOLIERS
Au douzième siècle, l'enseignement semble renaître partout. A côte des petites écoles fondées par les Béné- dictins, par les Prémontrés et les Chartreux dans leurs cloîtres, les écoles publiques jettent un éclat inconnu jusqu'alors, et Paris devient le rendez-vous des peuples'. Cette jeunesse nombreuse, rassemblée de toutes les par- ties de l'Europe, mêlée dans le feu de l'âge et dans l'en- thousiasme de la science, devait sans doute avoir besoin de sermons : mais, loin de les écouter, elle s'en moquait2. Un jour cependant, saint Bernard remporta sur cet au- ditoire ingrat un triomphe qui doit être compté parmi
1. Jacques de Vitry, Ilist. occid., 279, énunière les étudiants des diverses nations en qualifiant chaque contrée. On retrouve à peu près les mêmes épithètes dans Raoul Ardent, la h., in Epist. et Evangel., 2a pars: « Si Gallus es, stude Gallis in- natam superbiam superare; si Romanus es, stude Romanis innatam avaritiam su- perare; si Pictavinus es, stude Pictavinis innatam ingluviem et garrulitatem superare. »
2. Geoffroy de Troyes, ms. lat., 13586, P 85.
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CHAPITRE II.
ses plus beaux. Il prêcha deux fois de suite dans les écoles de Paris sur le retour à Dieu : son premier sermon ne fut couronné d'aucun succès. Le saint en devint triste et tout consterné. Il se retira silencieusement dans la maison de l'archidiacre qui l'avait reçu. Là, se jetant à genoux, il se répandit en larmes et en gémissements, et dans sa douleur, il se plaignit au ciel. Aussitôt il sentit son courage renaître; dès le matin, il retourna aux écoles, certain d'avance de conquérir des âmes à Dieu et des moines à Clairvaux. En effet, de nombreux compagnons le suivirent1. Pierre de Celle, Hildebert, Pierre Comestor, les Victorins ont également adressé la parole aux écoliers : leurs sermons nous fournissent quelques renseignements sur la matière des études et sur les mœurs des étudiants.
Dans les siècles précédents, les connaissances s'étaient bornées aux sept arts libéraux compris dans le trivium et le quadrivium2. Ces nomenclatures composaient tout le cercle des études. Au douzième siècle, la médecine et la jurisprudence obtiennent une place honorable : la théo- logie absorbe tout. Les abbés ne cessent de reprendre les moines qui veulent se livrer à la science du barreau; les conciles leur défendent, comme aux chanoines réguliers,
1. Ex Exord. ma<jn. Cinlerc, lib. VII, cap. xm. C'est probablement ce sermon qui est imprimé, Opp. S. Bernard., Il, 1133-1163.
2. Le trivium et le quadrivium étaient si populaires qu'on les faisait passer dans la morale: « Sic autem illa mundana sciculia, sic et ista divina septenarium conlinet artium numerum, et instar iUius in trivium quoddam quadriviumque dividitur. Nam i 1 1 1 us trivium est: grammatica, rhclorica et dialcctica; quadrivium : arithme- tica, musica, geometria et astronomia. Trivium quoque specialis et divine scientic est, id est verc et perfecte bumilitatis : subjici majori, Bubjici equali, subjici et minori. Porro quadrivium ejus quidam duobus versibus breviter comprehendit, dicens :
Sporncro iminriiiin, spprnrre nidltuii, spornoro sesc, Speraere su sporni ; quatuor hec bcnasuut.
Moine de Marmouticrs, ms. lat. , 12412, f° 151.
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d'exercer la médecine1 : tous prêchent unanimement que les études, quelles qu'elles soient, doivent aboutir à la connaissance de Dieu. Pierre Gomestor nous a laissé sili- ce point un témoignage curieux et original : c'est un sermon adressé aux écoliers de Saint-Victor, dans lequel, l'orateur se retirant, l'Eglise et saint Augustin éta- blissent ex cathedra la prééminence de la théologie. « Saint Augustin : Pourquoi donc, ma mère, me recom- mandez-vous l'usage du miel? J'ai lu et relu dans les saintes Écritures que le miel était plus condamnable que recommandable... » La mère lui répond {ad quem mater) : « Mon fils, tu viens de parler très-ingénieusement... Afin ({ne tu puisses distinguer miel et miel, considère les diffé- rentes espèces de miel qui sont dans la nature. Outre le miel sauvage qu'on recueille sur les roseaux et dont mangea saint Jean le Précurseur, il y a quatre espèces de miel. On en trouve dans les champs, sur les feuilles et sur les herbes; on en trouve sur le tronc des arbres, et c'est celui-là que mangeaient les premiers hommes, lorsqu'ils se nourrissaient de glands et de faines; on en trouve dans les cellules des abeilles, dans les ruches qu'inventa le pasteur Aristée pour loger ses essaims; enfin, on en trouve dans les trous de la pierre. A ces quatre espèces de miel correspondent quatre espèces de sciences. La première est la philologie et le philosophe l'appelle théorique; la seconde est la pratique; la troisième est la sophistique; et la quatrième, le philosophe l'ignora : nous, nous l'ap- pelons l'Évangélique. La première est comme le miel répandu à la surface du champ, parce qu'elle s'occupe des causes naturelles; la pratique est comme le miel du
I. L;ibbe, X, 98-2.
Il)
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CHAPITRE II.
tronc de l'arbre, parce qu'elle traite des nécessités des hommes; la sophistique est comme le miel renfermé dans les cellules, car elle cherche à vivre et elle n'existe pas; l'Évangélique est comme le miel de la pierre : elle sort de la pierre sur laquelle l'Église est établie. La première regarde le philosophe; la seconde, le politique; la troi- sième, l'hérétique; la quatrième, le catholique. La pre- mière traite des secrets de la nature; la seconde, de la gestion des affaires; la troisième, de la mort de l'àme; la quatrième, de la béatitude éternelle. La première enfle d'orgueil.., la seconde torture.., la troisième tue.., et la quatrième vivifie, comme une source d'eau vive jaillissant pour la vie éternelle... Tu vois donc, mon fils, que ces trois premières sciences n'ont que l'apparence de la science et qu'elles n'en contiennent pas le suc; qu'elles sont l'image de la science et qu'elles n'en sont pas la réa- lité : mais que la quatrième est la vraie sagesse!... Tu t'es donc trompé, mon fils. Tu te croyais un demi-savant, lorsque tu divisais la théorique en théologie, philologie et physiologie, c'est-à-dire en sciences qui traitent de Dieu, des esprits et des corps; tu te croyais habile, lorsque tu partageais la pratique en science privée, domestique et politique. Tu as admiré, mon fils, l'éloquence impé- tueuse de Cicéron, les discours polis d'Isocrate, les pa- roles emportées de Démosthène, tu as pâli sur Aristote... Dans toutes ces choses, il y a sans doute beaucoup de sagesse : mais leur abondance est stérile, parce qu'elles ne sont point l'esprit et la vie1! »
1. Pierre Comeslor, 31* h. — Pierre Comestor s'autorise du nom de S. Augustin; Garnicr de Langres s'autorise de celui de Moïse. « H inc. est quod Moyses, qui oinui sapientia yEgypliorum sapienlissimus perhibetur, greges septem liliarum sacerdotis Madian ad puteuni legitur adaquasse : ut per hoc darctur intclligi quod iste, qui
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Absalon de Saint-Victor prêche la même doctrine avec un goût pins sain. « Les écoliers, dit-il, s'enflent d'une vaine philosophie. Qu'ils sont heureux quand, à force de subtilités, ils ont abouti à quelques découvertes! Ils se tournent dans les problèmes, dans les anguleux syllo- gismes; ils étudient la conformation du globe, la vertu des éléments, le commencement et la fin des saisons, la place des étoiles, la nature des animaux, la fureur des bêles, la violence des vents, les buissons, les racines, et mille autres choses semblables : c'est là le but de leurs études, c'est là qu'ils croient trouver les causes des choses! La cause des causes qui est la fin et le principe de tout, ils la regardent en chassieux, sinon en aveugles!.. 0 vous, qui voulez savoir, ce n'est point par le ciel, mais par vous-mêmes qu'il faut commencer! Voyez qui vous êtes, qui vous devez être et qui vous serez. Car ce n'est pas une petite science que de se connaître soi-même... A quoi sert de disputer sur les idées de Platon, de lire et de relire le songe de Scipion? A quoi servent tous ces sophismes inextricables qui sont de mode, cette fureur des subtilités où beaucoup se sont perdus, où beaucoup ont péri? Au palais malade, l'amertume même semble douceur. C'est au prix de grands revenus, d'un riclfe ma- riage, du péril même de la vie qu'on veut acquérir ces
prœcipuus Thcologiœ fuit prœdicator, profundis sanctarum scripturarum mysteriis septem liberalium artium amatores imbueret, et ex ipsis philosophiaj artibus Theo- logicam sapientiam comprobaret. Nam cum illarum septem liberalium artium aliœ de vocibus, alias de rébus nos aidillcent, quaî autem de vocibus, alia de pronuntia- tione instruit ut grammatica, alia de signilicatione ut dialectica, alia de utraque ut rhetorica; qua; vero de rébus, alia cirea naluram utphysica, alia circa formant, et quœ cirea formant, alia circa mensuram ut geometria, alia circa numerum ut aritlimctica, alia circa pondus ut musiea, alia versatur circi motus ut astrologia : Theologia in hoc omnes pravcellit, quod iu bis omnibus ei omiics famulantur. « Garnier de Langres, 40a h., in capitulo gênerait.
292 CHAPITRE II.
connaissances! 0 Grecs, ô Grecs, vous êtes toujours des enfants : nulle science en vous n'a blanchi. Ne savez-vous donc pas que la sagesse de ce monde est folie l? »
Ce n'est pas seulement provision de sophismes sur les études profanes que veulent amasser ces jeunes enthou- siastes : ils ont l'ambition de tout comprendre, de tout saisir, de tout pénétrer. Us s'attaquent avec une téméraire audace aux mystères de la religion ; ils discutent aussi librement sur les vérités révélées que sur Platon et sur Socrate2; ils portent dans ces recherches une animation si vive, si continue, que le bruit de leurs disputes est com- paré au coassement des grenouilles3. Ils font pitié à Geof- froy de Troyes : « Les grammairiens et les écoliers de notre temps, dit-il, sont des bêtes de somme et des ânes4. »
Cependant les écoliers ne vivaient pas toujours d'ab- stractions : rien n'est moins édifiant que leurs mœurs. Us se pavanent dans le luxe, ils font bonne chère. « Lorsqu'il faut répondre à l'école, dit Pierre Comestor, ils font les sourds : mais, quand il s'agit de se disputer, ils ne sont pas muets. Ils se lèvent tard le matin. Pour boire et pour manger, ils n'ont pas de pareils; ce sont des dévorants à table, mais non des dévots à la messe5. Au travail, ils bâillent; au festin, ils ne craignent personne. Chaque jour, soir, matin, midi, ils veulent avoir la meilleure table. Us
1. Absalon, ms. lat., 14936, f»« 35, 43.
2. Étiennc de Tournay, Biblioth. Sainte-Geneviève, ms. lat., Dl 27, f 13.
3. « Per ranas vocales, i lianes scolarium disputationcs, ([lie ex mundana sapientia procedunt, intelliguntur... Scolares enim, solo agniinc verborum... » Alain de Lille, ms. lat., 18172, f 22.
4. « Grammatici et scolares nostri temporis jumcnla sunt vcl asini. » Ms. lat.. 13580, f 85.
5. « Dcvorator ad mensam, non devotior ad niissam. » De semblables jeux de mots se présentent dans les phrases qui suivent; ils sont intraduisibles.
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abhorrent la méditation des livres divins : mais ils aiment à voir le vin pétiller dans leur coupe, et ils l'avalent avec intrépidité'... » « N'ayez donc point deux vêtements, dit un Victorin; si vous possédez plusieurs vêtements, soyez généreux envers les pauvres. Nous nous chargeons de tant de paquets d'habits, qu'il nous faut les transporter, les traîner derrière nous. Sous les portiques, ces habits en- tretiennent la vermine; au lieu de les céder, lorsqu'ils ne sont plus de mise, aux gens qui en sont dépourvus, nous les donnons comme salaire à nos domestiques ou nous les vendons. Saint Jérôme écrivait à Eustochius : N'imite pas ces hommes qui donnent tout leur soin à la parure ; ils exhalent l'odeur des parfums ; ils s'asseoient sur des sièges commodes; ils portent des chaussures fines; de crainte de l'humidité, à peine effleurent-ils la terre du pied '2. »
Cette vie fastueuse et dissipée allait jusqu'à la dépra- vation des mœurs. « Quelle honte! s'écrie un chancelier3, nos écoliers se livrent à tous les désirs de la chair. Ils vivent dans des turpitudes qu'aucun d'entre eux, dans le lieu de sa naissance, parmi ses parents et ses proches, n'oserait même nommer. Ici, au milieu d'étrangers, en présence de tout le monde, en présence de gens de tous les pays, publiquement, rien ne les arrête!... Ils dilapi- dent, en vivant avec des courtisanes, les richesses du Crucifié. J'en suis couvert de honte et de confusion. Eux qui devraient remporter dans leur patrie la bonté, la dis- cipline et la science! Leur conduite, outre qu'elle rend l'Église odieuse, est une ignominie pour les maîtres et pour les écoliers, un scandale pour les laïques, un dés-
1. Ms. lat., 14932, f° 234. — 2. Victorins, ms. ht., 14804, P 131. 3. Pierre de Poitiers, ms. lat., 14593, f° 123.
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CHAPITRE II.
honneur pour leur nation et une injure envers le Créateur lui-même! »
A côté de la richesse, la pauvreté souffrait. Beaucoup d'écoliers ne pouvaient, faute de ressources, ni s'habiller convenablement ni loger en ville; ils se réfugiaient dans la campagne. « Il y a des gens qui se glorifient de leurs habits, comme si ces habits étaient la seule chose louable en eux. Ils semblent dire : Il n'y a rien de bon en nous- mêmes, rejetons-nous donc sur les objets extérieurs, c'est-à-dire sur la laine des troupeaux et sur la couleur des étoffes, habillons-nous de noir et de rouge. Et quand les écoliers pauvres meurent de froid et de faim dans les villages, il n'y a personne qui compatisse à leur sort! Chose vraiment triste! Ceux qui devraient montrer le bon exemple ne se contentent pas de deux paires de vêtements, ils laissent encore leurs habits sous les portiques plutôt que de les céder à ces malheureux' ! »
Pour alléger leur misère, les uns donnaient des leçons, comme Jean de Salisbury; les autres se réfugiaient dans les associations des écoliers pauvres, comme celle des Bons-Enfants à Reims.
1. Anonyme, ms. Lat., H470, P 212. — Nous n'avons rencontré aucun détail sur les rapports des maîtres avec les élèves. Cependant, si nous en croyons Richard de Saint-Vietor, les maîtres avaient toujours la férule en main : « Sed ecce adliuc magis- tri nostri apponunt iniquitalem super iniquitatem connu, addentes verbera super vulnera, vendantes pro verberibus verba. Eant, eant! Recédant, recédant doctores nostri, imo cxaclores nostri, vani et insani, docentes et desipientes. « Hibliotli. de Troycs, ms. lat., 25'J, f" 67.
CHAPITRE III
LES SEIGNEURS
Los seigneurs sont bardés de fer; ils ont l'air farouche et les mains ensanglantées. Leurs mœurs conservent quelque chose de barbare; on retrouve presque l'odeur du sang dans les pages qui nous les décrivent. Ils détrui- sent par rage de la destruction; ils mettent de la gloire, scmble-t-il, à détruire ce que leurs pères ont élevé*. Mais le plus souvent, ils épient une proie comme des loups; ils la saisissent, et l'emportent dans leurs chàteauxgothiques transformés en nids de vautours. « Quel sont ces loups? s'écrie Geoffroy Babion. Ils attaquent les hommes, Dieu, les biens du Seigneur. Les temples consacrés à Dieu par le sacrifice de la Messe, ils les violent, ils y mettent le feu ! Les biens ecclésiastiques, offerts à Dieu pour la ré-
1. « Sunt et hodie qui ad destruendos labores aliorum intendant ut, cum ipsi eeerint nichil, majorum nomen et gloriam, demoliendo saltem quid illi fecerant, assequantur. » Geoffroy de Mailros, ms. lat., 18178, f 30.
296 CHAPITRE III.
mission des péchés, ils les ravissent, ils mangent les pé- chés du peuple. Que les pasteurs chassent de l'église ces sacrilèges et ces loups : les loups ne doivent point avoir place au milieu des brebis1. »
En effet, ce sont les églises qui les attirent surtout par l'espoir du butin : les évêques les repoussent avec une généreuse audace. Ces gardiens vigilants n'ont qu'un cri: c'est le cri d'alarme. « Nous sommes persécutés, on nous fait la guerre, tout est bouleversé, le chien entoure le troupeau du Seigneur, nous ne pouvons plus garder nos brebis2! » « Instruments du démon, puisque c'est par eux que le démon opprime l'Église, écrase les innocents! Ils sont semblables au lion qui se lève de bonne heure, dési- rant rassasier sa faim ; il ne trouvera sa pâture que par le pillage3! » Ainsi parle Hildebert, et il confirme l'énergie de ses paroles par le courage de sa conduite. Guil- laume le Roux lui ordonne de démolir les tours de la cathédrale du Mans, ou d'aller subir un jugement ecclé- siastique devant les Anglais. Hildebert consent à passer la mer. Il revient absous; mais une seconde fois la dé- molition des tours est exigée. Hildebert résiste avec une égale fermeté. Alors, les échevins du Mans portent la main sur le sanctuaire, se jettent sur les églises de la ville, anéantissent les revenus de l'évêché*. Hildebert est réduit à l'indigence; il est trop pauvre pour se rendre au concile de Troyes; il fait le voyage de Rome en mendiant. Yves de Chartres et Amédée de Lausanne luttent également toute leur vie contre ces rapaces et féroces barons.
Les monastères ne sont pas épargnés. Abélard, en arri-
1. Ms. lot., 14934, f° 150. — 2. Yves de Chartres, A" 1).
:t. Hildebert, 41" I'.. da Tcmpore. — 4. Hildebert, Epist., lit». I, 8.
• LA SOCIÉTÉ D'APRÈS l-ES SERMONS. 297
vaut à Saint-Gildas, trouve encore trace d'incendie'. Sou- vent le pillage est suivi d'horribles profanations2.
Les seigneurs rencontraient une résistance vigoureuse dans les églises et dans les monastères : ils disposaient à leur gré des gens de la campagne. « Les paysans qui tra- vaillent pour tous, qui se fatiguent dans tous les temps, par toutes les saisons, qui se livrent à des œuvres serviles dédaignées par leurs maîtres, sont incessamment acca- blés, et cela, pour suffire à la vie, aux vêtements, aux frivolités des autres ! ... On les poursuit par l'incendie, par la rapine, par le glaive; on les jette dans les prisons et dans les fers, puis on les contraint de se racheter, ou bien on les tue violemment par la faim, on les livre à tous les genres de supplices... Les pauvres crient, les veuves pleu- rent, les orphelins gémissent, les suppliciés répandent leur sang3! »
Les seigneurs prélèvent la taille (exactio extraordi- mria) avec une exigence barbare. Nous avons comme une plainte de ces pauvres serfs courbés sous le poids de la servitude et trop longtemps restés à la merci de leurs maîtres : talliabiles ad miscricordiam et nutum! « Ces hommes ont des griffes; ils s'étudient à tondre leurs sujets. Ils habitent avec des bêtes féroces, c'est-à-dire qu'ils s'as- socient des complices cruels et sauvages comme eux. Ils dévorent leurs sujets, gens simples comme des agneaux, par la taille et par les exactions *. »
1- 33° h., de S0 Joanne Baptista.
2. Par ex. à l'abbaye de Redon, en 1126; Hildcberti vita, Patrol. lai., CLXXI, c. 78.
3. Geoffroy de Troyes, ms. lat., 1358G, f» 86.
4. « Hoc faciunt ut subditos, simplices, pullos et agnos, per (allias et exactiones dévorent. » Anonyme, ms. lat., 1050G, f° 133.
298 CHAPITRE III.
L'Eglise reconnaît leurs droits; elle prêche l'obéissance légitime : « Bone gens, rendes a vostre segnor terrien ço que vos li devés : vos devés croire et entendre que a vostre segnor terrien devés vos cens et tailles, forfais, servises, carrois, os, cevaucies. Rendés li tôt en leu et en tens salvement1. » Mais sa voix, protectrice des opprimés, s'élève et demande justice de pareilles oppressions; rien ne peut l'étouffer; elle déclare qu'elle vengera toujours la veuve et l'orphelin. Elle accuse avec sévérité les prêtres qui demeurent insensibles à la vue des villages dépeuplés et de la dévastation générale2, qui ménagent le tyran parce qu'ils tiennent sans doute à le visiter dans ses châ- teaux, à se promener dans ses parcs, à labourer ses terres. « Non, je ne puis pas le dire sans verser des larmes, nous, les chefs de l'Église, nous sommes plus timides que les disciples grossiers du Christ, à l'époque de l'Église nais- sante. Nous nions ou nous taisons la vérité par crainte des séculiers; nous nions le Christ, la Vérité même! Quand le ravisseur s'abat sur le pauvre, nous refusons de porter secours à ce pauvre. Quand un seigneur tourmente le pupille ou la veuve, nous n'allons pas à rencontre : le Christ est sur la croix, et nous gardons le silence3! » « Quels sont ces loups? Des tyrans, des ravisseurs qui, entraînés par leurs convoitises, poussés par leurs pas- sions, dévastent les bergeries du Seigneur, dépouillent les veuves et les orphelins, proscrivent les pauvres... Et le prêtre fuit comme un mercenaire, par amour de la flat- terie, ou par crainte de la persécution! Qui abandonne-
1. Maurice de Sully, ms. Or., 13311, Sermon du 23' dimanche après la Pentecôte.
2. « Ubique exterminium, • Anonyme, Opp. S. Bernard, V, 1480.
3. Raoul Ardent, 71* h., in Epist. et Evang., 1" pars
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L-il donc ainsi? La droiture de la justice, la défense de l'Église, la liberté de la patrie, la vengeance du pupille et de la veuve1 ! »
Hélas! cette voix généreuse fut trop souvent impuis- sante à prévenir le crime. Elle servit, du moins, à l'aire contre tous ces forfaits d'énergiques protestations. Après le meurtre de Gérard, seigneur de Crécy, commis par les gens de l'évêque Gaudri, dans l'église de Laon, Guibert de Nogent reçut ordre du doyen et des chanoines de faire un sermon au peuple. L'orateur parla en ces termes : « La colère du Seigneur irrité contre vous a permis que la rage la plus infernale, conduite par les calculs les plus impies, ait égorgé, au milieu de vous et devant l'image même de Jésus-Christ attaché à la croix, un homme qui se livrait à la prière. Cela s'est fait non pas dans une église inconnue, mais dans la plus florissante église des Gaules, dans une église dont la renommée s'étend même au delà du monde latin. Et quel homme a-t-on assassiné? N'est-ce pas un homme que recommandait une naissance illustre, qui dans un petit corps portait une grande âme et que l'éclat de ses armes a rendu célèbre dans toute la France? Le forfait, le lieu où il a été commis, la honte qui en rejaillit sur vous, de toutes parts on les redira. Si donc vous n'êtes pas contristés de cœur et du plus pro- fond de l'âme de ce malheureux événement, si vous n'êtes pas touchés d'un si grand déshonneur fait au sanctuaire, sachez-le bien, Dieu ouvrira une large voie au passage de sa colère, et il déploiera au grand jour, pour votre perte, l'ani- mositô qu'il avait tenue jusqu'ici cachée dans l'ombre 2. »
1. Anonyme, Opp. S. Bernardi, V, 1479.
2. Guibert de Nogent, sa Vie, liv. III, ch. vi. Collect. Mém., Guizot, X, 25.
300 CHAPITRE III.
Le seigneur est aussi avide de voluptés que des cruelles joies de la vengeance assouvie.
« Un jour que Vital prêchait dans une église1, un che- valier se précipita les armes à la main sur un des audi- teurs, son ennemi juré. Celui-ci courut embrasser les genoux de l'apôtre. Désarmez cet homme, cria Vital ; em- menez-le hors de l'église; c'est de là seulement qu'il peut entendre la parole divine. Mais ce fut en vain que Vital multiplia les exhortations, les prières et les avertisse- ments : le chevalier voulait assouvir sa vengeance. Alors le saint, touché de l'esprit de Dieu, étendit la main droite sur l'autel : Au nom de la glorieuse Vierge Marie, dit-il, cet homme va périr misérablement! Quelques jours après, le chevalier fut surpris en flagrant délit d'adultère dans le coin écarté d'une forêt. L'époux outragé le tua sur-le- champ, et jeta son cadavre à la meute des chiens qui le dévorèrent2. »
Quelquefois le chevalier tombe de la fougue des pas- sions dans la mollesse avilissante, incurable. Il se laisse battre par ses maîtresses et voler par ses bouffons. S'il a encore quelques soucis, c'est uniquement pour les per- ruques, pour les longs cheveux et les longs habits, pour les souliers à la poulaine. Écoutons Scrlon, évoque de Sées, dont la prédication nous a été conservée par Ordcric Vital.
« Comme Serlon entrait dans l'église, revêtu de ses habits pontificaux, qu'il se trouvait auprès du roi Henri'
1. Riblioth. de Fougères, ms. lat., Vite S- Yitalis, \ib. I, cap. XII.
2. K Non multo posttempore, i 11c in m-fando flagitio cum cujusdam viri uxoro, ab cjus niarito in qnodam nemorc interceptus, liorrenda morte interemptus vilain Hnivil, corpusque cjus a canibus devoratum. » Ibid.
3. Henri, fils de Guillaume le Conquérant, roi d'Angleterre, de 1100 à 1135.
LA SOCIÉTÉ b'AI'RËS LES SERMONS 301
cl voulait commencer l'office, en attendant patiemment la réunion du peuple et des gens du prince, le prélat s'aperçut que l'église était encombrée de meubles de paysans, de divers ustensiles et de toutes sortes d'effets. Alors poussant avec douleur de profonds soupirs, il dit au roi Henri qui était assis avec quelques grands dans un endroit peu convenable, au milieu des paniers des labou- reurs : La maison de la prière était autrefois appelée la basilique de Dieu, et vous pouvez la voir aujourd'hui hon- teusement remplie de cet immonde attirail; les édifices dans lesquels on ne doit célébrer que les divins sacre- ments sont devenus les magasins du peuple privé d'un juste défenseur. L'Église est devenue la sauvegarde du peuple, quoiqu'elle-même ne goûte pas une sécurité par- faite. Dans cette année même', Robert de Belème a brûlé dans mon diocèse l'église de Tournay; il y a fait périr quarante-cinq personnes des deux sexes. C'est en gémissant que je rapporte ces détails devant Dieu. Sei- gneur roi, je fais parvenir ces choses à votre oreille, afin que votre esprit s'enflamme du zèle de Dieu et s'efforce d'imiter Phinée, Mattathias et ses fils... Car votre frère ne possède plus la Normandie... Il est engourdi dans la nonchalance. Quelle douleur! Comme il dissipe en baga- telles et en frivolités les richesses de son puissant duché! Il est souvent, faute de pain, obligé de jeûner jusqu'à noue. La plupart du temps, il n'ose se lever de son lit; et, faute de vêtements, il ne peut aller à l'église : il man- que de culottes, de bottines et de souliers. Les bouffons et les courtisanes qui l'accompagnent lui dérobent la nuit ses vêtements, pendant qu'il dort cuvant son vin, et
1. 1105.
302 CHAPITRE [II.
se font gloire en riant d'avoir dépouillé le duc... Tous, comme des femmes, vous portez de longs cheveux : c'est ce qui ne peut vous convenir à vous qui êtes faits à la ressemblance de Dieu et devez jouir d'une force virile... Quelle douleur! Les prévaricateurs endurcis persistent follement et opposent opiniâtrement le bouclier de la ma- lice aux traits de la sainte prédication. Ils évitent de se raser de peur que, leur barbe coupée, ils ne blessent les maîtresses auxquelles ils donnent des baisers ; el, couverts de soie, ils imitent beaucoup plus les Sarrasins que les chrétiens. Ces fds obstinés de Bélial se couvrent la tête de la chevelure des femmes, tandis qu'ils portent au bout de leurs pieds des queues de scorpion, se montrant ainsi femmes par la mollesse et serpents par l'aiguillon... C'est pourquoi, glorieux monarque, je vous prie de donner à vos sujets un louable exemple; que surtout ils voient par vous-même comment ils doivent se coiffer... A ces mots, le roi et les grands obéirent avec joie ; et l'expéditif prélat tira aussitôt de sa manche des ciseaux et tondit de ses propres mains d'abord le roi, puis le comte de Meulan et plusieurs autres seigneurs. La suite du roi et les assis- tants se firent de tous côtés tondre à l'envi '. »
Radbode, évêque de Noyon, use également de ses ci- seaux dans l'église de Notre-Dame de Tournay. « Il fisi une prédication admirable à son peuple convoqué ru assemblée en l'église de Notre Daine de Tournay, exhor- tant un chascun a corriger les excez du temps, les scan- dales des habits, les prodigieuses chevelures et un tas de telles affectations indignes du chrestien. Prédication qui csbranla tellement les consciences et les remplit d'une,
I . Orderic Vital, tfist.de Normandie, liv< XI . Collcct. des Mém., Guiaot, XX VIII, 1 7'J.
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telle espouvante, qu'au sortir d'icelle plus de mille jeunes hommes portans perruques et cheveux gredillez et Irisez, se vindrent prosternera ses genoux, immolans a sa dis- crétion perruques, gredillons et frisures qui leur furent coupées a l'heure mesme par ce sainct prélat, comblé de liesses de voir une telle obéissance et conversion parmy son peuple. A sa remonstrance furent aussi retranchez les .excez des habits par trop longs '. »
Ces reproches au sujet de la longueur des habits s'adres- sent surtout aux femmes, qui donnent alors un dévelop- pement sans exemple aux queues de leurs robes. « Neis a femes deffent il qu'elles ne se fâchent trop bêles por leurs maris par leur vesteures, car trop i a de luxure. Par ces paroles se devroient castier cil et celés qui ont leur orgeu- lcuses vesteures mi parties et entaillies et lor Ions trains-. » « Non, il ne convient pas aux femmes chrétiennes, dit Mi Ion, éveque de Térouane3, de traîner par derrière elles ces longues queues qui balayent les rues et les pavés. Sachez, mes bonnes dames1, que si pour remplir votre vocation sur la terre vous aviez besoin de longues queues, la nature y aurait pourvu par quelque chose d'appro- chant... Il y a des personnes, ajoute Pierre le Chantre, qui n'ayant pas le moyen de faire à leurs robes des queues d'étoffes, y attachent des queues d'animaux, afin qu'elles ne soient pas tout à fait sans queue. »
1. Jacques le Vasseur, Annales de l'église de Noïon, 781.
2. Maurice de Sully, Biblioth. de l'Arsenal, ras. fr., 2111, p. 35.
3. Pierre le Chantre, Verb. abbreviat., cap. lxxxiii, Patrol. lat., CCV, c. 252. Milon, disciple de saint Norbert, fut le premier abbé de Saint- Josse-au-Bois, en 1 122, dans le diocèse d'Amiens ; il fut évêque de Térouane de 1 131 à 1 158. Il était si célèbre par ses vertus et par son talent qu'on le nommait à côté de saint Norbert et de saint Bernard. V. Vie de S. Norbert, Patrol. lat., CLXX, c. 12G9.
4. « Scitotc, Domina; dilecUfi... »
304
CHAPITRE III.
C'est ainsi qu'à cette époque les anathèmes fulminés contre la toilette s'adressaient aux hommes comme aux femmes.
Mais soudain, l'heure du remords est venue. Le baron farouche qui semait autour de lui la ruine et l'épouvante, le seigneur efféminé qui s'endormait voluptueusement dans les plaisirs, se prosterne contre terre; il demande humblement le cilice, la solitude du désert ou le mysti- cisme du cloître.
Nous avons un exemple mémorable de cette pénitence1. Pons de Laraze occupait un château imprenable dans le diocèse de Lodève. Sa grande passion était de forcer ses voisins par les armes, de dépouiller de leurs biens tous ceux qu'il pouvait; enfin, jour et nuit il n'était occupé que de brigandages. Mais voilà que, touché de Dieu, il résolut subitement de renoncer au monde. Il fit part de son pro- jet à sa femme qui y consentit volontiers. Elle le pria seu- lement de pourvoir à l'avenir de leur fils et de leur fille. Pons plaça la mère et la fille dans le couvent de Drinone, et son fils à Saint-Sauveur de Lodève. Cependant ses voi- sins et ses amis vinrent lui demander le motif de sa con- duite; il ne dissimula rien de son intention, cl comme il était éloquent, quoique sans lettres, il parla si fortementdu mépris de la terre qu'aussitôt six des auditeurs se joignent à lui et jurent de raccompagner partout à la vie et à la mort. Pons vendit tous ses biens; il rassembla avec leur prix une multitude innombrable de chevaux et de ju- ments, de mules et de mulets, de bœufs et de vaches, de brebis et de chèvres ; puis, il fit publier, par tous les mar- chés et par toutes les églises de la province, que tous ceux
1. Baluz., Miscellan., lib. III, 205.
LA SOCIÉTÉ D'APRÈS u:s SERMONS. 305
à qui Pons de Laraze devait quelque chose, ou avait fait quelque lorl, se trouvassent au village de Pegueroles le lundi de la semaine sainte ou les deux jours suivants.
Le dimanche des Rameaux, à Lodève, après la proces- sion et la lecture de l'Evangile, l'évêque et Le clergé montent sur un échafaud dressé au milieu de la place publique. Pons se présente suivi de ses compagnons. 11 est en chemise, pieds nus, avec une liait au cou1, par laquelle un homme le conduit, en le fustigeant à eoups de verges: il l'avait ainsi commandé. Arrivé devant l'évêque, il demande pardon à genoux et lui remet un papier sur lequel ses crimes sont écrits; il supplie qu'on le lise devant le peuple et, à force d'instances, il l'obtient. Pendant que l'évêque lit cette confession, Pons se fait frapper de verges et arrose la terre de ses larmes : tous les assistants pleurent avec lui.
Le lendemain et les deux jours suivants, plusieurs per- sonnes se trouvèrent à Pegueroles pour réclamer ce qu'elles avaient perdu. Pons restituait tout en demandant miséricorde, et le pénitent recevait autant de bénédic- tions que le brigand avait reçu de malédictions autrefois. Enfin, voyant un paysan de ses voisins, il lui dit : « Et toi, qu'attends-tu? Fais-moi tes plaintes. — Seigneur, dit le paysan, je n'ai rien contre vous : vous m'avez toujours protégé contre mes ennemis, vous ne m'avez fait aucun tort. — Je t'ai fait tort, reprit Pons. N'as-tu pas une cer- taine nuit perdu ton troupeau? Ce voleur qui le l'enleva, ce fut moi. Pardonne et prends ees bètes qui me restent. » Le paysan prit les bètes et s'en alla joyeux.
Ces restitutions laites, Pons partit avec ses compa-
I. i Vinculo liguco quod vulgo rcdorla dicilur. u
•20
306
CHAP1TI1E III.
gnons. Ils n'avaient chacun qu'un habit, un bâton, une gibecière cl ils marchaient pieds nus. Ils firent des pèle- rinages à Saint-Guillem-du-Désert, à Saint-Jacques en Galice, au Mont-Saint-Michel, à Saint-Martin de Tours, à Saint-Martial de Limoges et à Saint-Léonard. Ils s'arrê- tèrent au diocèse de Lavaur; ils bâtirent des cabanes sur un terrain que leur donna un seigneur du lieu et fon- dèrent ainsi, en 1136, le monastère de Salvanès, sous la règle de Citeaux.
CHAPITRE IV.
LES JUIFS. — LA MAGIE. — L' ANTECHRIST.
Clergé, seigneurs et paysans, tous, poussés par un zèle barbare, poursuivaient le peuple juif. Les juifs, disait-on, abusaient de la richesse, ils se rendaient complices des voleurs d'églises, achetaient les vases sacrés, les fon- daient ou les employaient à des usages profanes1; ils avaient crucifié un enfant à Pontoise2, un autre à Blois, puis ils l'avaient mis dans un sac et précipité dans la Loire3.
Quoi qu'il en soit, quelques forfaits ne peuvent produire tant de persécutions générales. Ce sont les croisades qui, dirigées contre les musulmans, atteignent aussi lesjuifs. Les chrétiens confondent dans une même haine, vive, implacable, les profanateurs du tombeau du Christ et ses
1. Pierre le Vénérable, Epist. IV, 36. Patrol. lat., CLXXXIX c. 367.
2. En 1163, Martène, Nov. Anecdot., III, 1424,
3. En 1171, Ada SS., Mart., III, 588.
308 CHAPITlïE IV.
bourreaux. En effet, les fidèles renoncent subitement, dans la France du Nord, aux noms de l'Ancien Testa- ment, qu'ils ont portés jusque-là'. Un cistercien, qui a eu le malheur de prendre des leçons avec un juif, est condamné par le chapitre général à être fustigé'2. Le mas- sacre est proclamé en Angleterre et en Allemagne, la proscription décrétée en France : l'Église proteste3.
Or, malheureusement, tous les prédicateurs ne suivirent pas à ce sujet les ordres de l'Église : quelques-uns ani- mèrent cette haine générale au lieu de l'apaiser. Pendant que Guibert de Nogent, Pierre de Blois, Pierre le Véné- rable et tant d'autres s'attachaient avec raison aux réfu- tations savantes de la doctrine, certains moines et cer- tains évêques osaient prêcher la persécution. Le moine Rodolphe parcourait les villes de la Gaule et de la Ger- manie, et partout il enseignait avec la fureur du fana- tisme qu'il fallait exterminer les juifs, ennemis de la chrétienté. Cet ermite, qui cachait sous un extérieur aus- tère un orgueil révoltant, fut repris par l'archevêque de Mayence et par saint Bernard. Force lui fut de retourner dans sa solitude. Mais tel était l'enthousiasme de la foule, qu'elle s'indigna de la condamnation du moine; peu s'en fallut qu'elle n'excitât une sédition contre le saint 4.
A Béziers, la violence contre les juifs était prêchèe offi- ciellement comme un acte de sanctification.
« Le jour des Rameaux5, L'évêque montait en chaire et
1 . Ce fait est évident par les chartes de l'époque.
2. Martène, Thes. tlOV. Anecdot., IV, 1292.
3. « Eis protectionis nostroc clypeum indulgemus, » Labbc, X, 1640.
4. Mabillon, Annal benedhi.. VI, 408, 408.
5. Vaissette, Ilist. de Languedoc, II, 185.
LA SOCIÉTÉ D'ÂPTtÈS LES SERMONS. 309
faisait un discours au peuple. Il exhortait les chrétiens à tirer vengeance des juifs, qui avaient, crucifié Jésus- Christ. Il donnait ensuite la bénédiction à ses auditeurs avec la permission d'attaquer les réprouvés et d'abattre leurs maisons à coups de pierres : ce que les habitants, animés par les discours du prélat, exécutaient toujours avec tant d'animosité et de fureur, qu'il ne manquait jamais d'y avoir du sang répandu. L'attaque, dans laquelle il n'était permis d'employer que les pierres, commençait à ta première heure du samedi avant les Rameaux et continuait jusqu'à la dernière heure du samedi d'après Pâques. Guillaume, évêque de Béziers, honteux sans doute de ce que ses prédécesseurs avaient autorisé une coutume qui, pour être ancienne, n'en était pas moins blâmable, consentit à son abolition avec son chapitre et en donna l'acte authentique entre les mains du vicomte Raymond Trencavel, le 2 mai H GO, moyen- nant une somme déterminée qui devait être employée à l'entretien de la cathédrale1. »
La plupart des prédicateurs ne s'emportent pas jusqu'à ces excès: mais il en est peu qui n'éclatent pas, une fois ou l'autre, en longues invectives contre les juifs. Les uns pren- nent les juifs comme exemple de l'aveuglement le plus mé- morable. « Ne soez mie avoglé si cum furent li maleurus Gui qu'il virent des oilz del cors, mais il furent avoglé, qui unques ne volrent veir des oilz des cuers ne unques nel volrent conostre.E pur çountil eue de le honte assez, car
1. A Francfort-sur-Mein, les juifs ont été sévèrement relégués, jusqu'au règne du prince primat, dans leur fameuse rue que, malheureusemen ipour les touristes, on travaille à démolir aujourd'hui. Jusqu'en 1806, cette rue étroite, tortueuse, était fermée tous les soirs, les dimanches et jours de fête : aucun juif ne pouvait alors, sous peine d'amendes considérables, circuler dans la ville
310 CHAPITRE IV.
il sunt vil es siclc c dechacé1 plus que nule gens2.» Les autres veulent qu'ils soient à jamais réprouvés. «0 syna- gogue, s'écrie Chrétien de Chartres, congrégation d'en- durcis! Les juifs ne reçoivent ni la Vierge Mère ni son Fils ! 0 jugements, abîmes insondables, secrets obscurs et profonds ! Les fils ne sont plus que des étrangers!... Mal- heur à cette nation pécheresse, à ce peuple plongé dans l'iniquité, malheur, j'ose dire, à ces scélérats! Ils ont abandonné le Seigneur, ils ont blasphémé ! ... 0 synagogue brutale et sauvage, synagogue insensée, incorrigible, synagogue misérable, mais indigne de pitié3!... » «Mal- heur donc à toi, Judée incrédule, impie, ingrate Judée !... Dans ce jour, mes frères, l'Église se réjouit du Fils qui lui a été donné, elle remplit les cieux du cri de sa recon- naissance et la synagogue est tristement assise dans les ténèbres; elle fatigue les abîmes de ses gémissements. Aveugle et infortunée!... Tout ce qu'il y a de pur et de limpide dans le calice de la loi, le Christ l'a versé sur nous : la lie seule est restée chez les juifs; ils la boivent, elle est la part de leur héritage4!... » « Voyez, juifs, voyez, misérables, aveugles que vous êtes, combien de milliers d'hommes s'avancent aujourd'hui au-devant du Christ avec des rameaux!... Voilà, mes frères, ce que peuvent aujourd'hui les juifs. Ils peuvent se mettre en colère, ils peuvent grincer des dents, se dessécher d'envie : ils ne peuvent rien :>. »
Ces apostrophes virulentes n'épargnent ni les injures ni l'imprécation. Il est très-rare que le prédicateur descende à la compassion charitable, qu'il imite les
I. Foulé ma pieds. — 2. Ms. fr., 13316, p. 153. — 3. Ms. lat., 12113, f 125. 1. C.uerrir d'Igni, serm. 2, de Nalivit. Domini. — .">. Aelrède, 9* h.
LA SOCIÉTÉ D'AIMIÉS LES SERMONS. 311
reproches affectueux, les douces invitations d'Adam le Prémontré. « Pendant que l'Église triomphe ainsi d'allé- gresse, pourquoi donc, ô synagogue, es-tu envieuse? Pourquoi donc, 6 fille aînée, toi qui es restée si longtemps fidèle, tardes-tu à revenir, quand ton jeune frère qui avait dissipé toute sa substance est enfin de retour?... Pour- quoi, dis-je, puisque tu as entendu l'harmonie de la foi et l'union de l'amour qui conduit à la loi, dédaignes-tu de prendre part à la fête?... Lève-toi, ô Sion, reviens au Seigneur ton Dieu; lève-toi, reviens donner ton amour à Celui que tu as délaissé, reviens donner ta foi à Celui que lu as renié1. »
Enfin, nous avons des sermons entiers à l'adresse des juifs, de antique judeorum populo-, et d'autres qui portent ce titre plus naïf et plus vrai : contra judœos3 ; titre qui ne doit point nous surprendre au douzième siècle, puisqu'au dix-septième Bossuet écrit bien deux fois en tète d'un sermon sur Jésus-Christ : « Prêché à Metz, contre les juifs4 y.
Déplorable inconséquence que toutes ces invectives! Les ministres excitent la persécution au nom du divin Maître qui pleura sur Jérusalem et qui n'eut pour les juifs, en mourant, qu'indulgence et pardon ! Les prédica- teurs oublièrent la mansuétude du Christ sur la croix : ils se souvinrent trop des malédictions de l'Évangile.
Les juifs sont accusés de sortilèges5. Mais ils ne sont
1. 7* h.
2. Hugues de Saint-Viclor, ms. lat., 14934, f° 72. Le scribe a écrit en tète uV sermon: « Communis, valde bonus et utilis. »
3. Hildebert, 14* h., de Diversis.
4. Gandar, Etudes critiq. sur les serm. de Bossuet, X, 70.
5. Edit de Louis le Jeune, en 1154; Martène, Thés. nov. aneed., I, 139.
312 CHAPITRE IV.
pas les seuls coupables : la magie est une contagion uni- verselle. Les moines, plus éclairés contre les supersti- tions grossières, ne laissent pas de voir, clans le silence de la nuit, d'étranges fantômes errant sous les voûtes du cloître. Des religieux se réveillent en sursaut, épouvantés par la vue de mystérieuses apparitions; ils poussent des cris à faire trembler tout le monastère1. Saint Bernard prévient un jour Achard et deux autres novices qu'un de leurs compagnons va s'enfuir pendant la nuit; il les engage à prendre garde que le fugitif n'emporte rien avec lui. Les deux novices, vaincus par la fatigue, re- noncent à veiller : mais Achard triomphe du sommeil. « Or, comme on approchait du moment où l'on donne le signal des vigiles , il voit deux géants éthiopiens , revêtus de chapes d'un noir intense, entrer par la porte de la maison. Celui qui marchait le premier portait une poule rôtie à laquelle était attachée, par la tête et par la queue, une grande couleuvre. Ils se dirigent avec ce rôti vers la place du novice qui devait s'enfuir et lui mettent sous le nez la poule fumante. Le novice se réveille à l'instant même; les démons s'en retournent par le même chemin qu'ils étaient venus'2. »
Los prédicateurs tonnent contre ces visions, contre la croyance au destin, aux augures et aux enchantements. « Mettez-vous en garde, mes frères, dit Raoul Ardent, contre ceux qui assurent que chacun, en venant au monde, naît sous une étoile qui décide de sa vie. Il n'y ;i pas de destin, mes frères; il n'y a pas d'heure heureuse ou mal- heureuse, de jour bon ou mauvais : ceux qui vous le
I. S. I!(mii;iiiI, serin . 7, in psalmiim Qui habitai. S. Frngmcirt. ex Herbert. Opp. S. Born., VI, 2381.
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disent l'ont un mensonge évident. Beaucoup de gens sont conçus à la môme heure, et les uns sont riches et les autres sont pauvres; ceux-ei sont intelligents et eeux-là sont idiots... Mettez-vous en garde, mes frères, contre Ions ceux qui s'adonnent à la divination et aux augures : ce sont des pratiques défendues par nos saints livres. Mettez-vous en garde contre les enchantements et les ma- léfices : le charme n'existe pas1. »
Tant de superstitions grossières enfantaient des dé- sordres qui revenaient régulièrement à certains jours de l'année. Dans ce temps-là, comme dans tous les temps, le jour des étrennes était attendu, chéri, fêté : mais les sor- tilèges en faisaient, comme dans les premiers siècles du christianisme, un jour d'idolâtrie2. Les églises mêmes n'étaient pas respectées. « Aujourd'hui, entraînés par les fureurs de l'emportement, échauffés par les flammes d'une instigation diabolique, ils accourent à l'église, ils profanent la maison de Dieu par leur bavardage, par leurs sots discours, par leurs chansons et par leurs rires bruyants3. »
Au premier dimanche de Carême, on voyait trop sou- vent un reste des bacchanales païennes. Que de fois les pasteurs s'élèvent contre l'immoralité qui souillait ces jours de fête! Hildebert rappelle aux fidèles qu'ils ne sont pas disciples de Minerve ou de Vénus, mais qu'ils ont été baptisés enfants du Christ, leur Rédempteur4. Le mois de Mai est encore consacré à la déesse Maïa : plusieurs chré- tiens honorent d'un culte divin la mère de Mercure5. La
1. Raoul Ardent, 17* h. — 2. Maurice de Sully, ms. fr.,13314. p. 9. 3. Hugues de St-Victor, ms. lat., 14934, f° 90. — 4. 49a h., de Diversis. 5. « Propterea quidam Maiœ (tanquam deœ humoris in capite Mail, cui etiam mensein illum dedicantes a Maia Maium dixerunt, qui error quibusdam qui etiam
314 CHAPITRE IV.
nuit de Noël est profanée par les festins, les copieuses libations et la licence des mœurs1. Ces scandales se re- nouvellent à la Toussaint '2. Le dimanche, les paysans se rendent en des lieux « ou il font les mauvestiez qui sont neis laiz a nomer3. »
Des prêtres mêmes se livrent au métier des sciences occultes : ils ne craignent pas de faire servir les préroga- tives les plus saintes du sacerdoce à d'infâmes sacrilèges. « Il y a des prêtres, nous a-t-on rapporté, dit Geoffroy Babion, qui font certaines conjurations diaboliques pour conquérir l'amour des femmes, ou bien pour attirer l'amour des hommes sur certaines femmes qui les ont payés à cet effet. Non, ceux-là ne sont pas les prêtres du Seigneur; ils sont les prêtres de Satan. Ils changent les litanies des saints en invocations des mauvais esprits, et, au lieu du Christ, c'est le Diable, ou Jupiter, ou Apollon qu'ils invoquent. Qu'attendent-ils donc? Qu'ils soient joviniens, mages, diseurs de bonne aventure? On m'a dit aussi que de leurs mains indignes ils consacrent l'ado- rable sacrement de l'autel! On m'a rapporté qu'ils bap- tisent des images de cire, de petites pièces d'argent, des- tinées à tourmenter et à torturer certains hommes, et que quelquefois ils introduisent un enfant dans l'eau baptismale. N'est-ce pas là une hérésie? On raconte même qu'ils livrent le corps de Notre-Seigneur à des courtisanes, pour qu'elles le fassent servir à des forfaits exécrables. Il est étonnant que le feu d'en haut ne con-
christîansa religionis habent characterem, quod dolentes dicimus, usque hodiedis- suaderi non poiest), divinum impenderùnt et impenduat eultum. » Garnier de Langres, 7" h.
1. Aelrède, 2" h. - 2. Ibiil., Ï2" h.
3. Biblioth. Sainte-Geneviève, ms. fr., Dl 21, p. 110.
LA SOCIÉTÉ D'APRÈS LES SERMONS :!I5
sume pas leurs lèvres. Nous avons aussi entendu dire, niais nous n'avons pu nous en assurer, qu'ils prononcent des mois sacrilèges pendant le saint sacrifice. Tous ces prêtres, sachez-le bien, sont des hérétiques. S'ils peuvent r ire convaincus de ces crimes, nous les frapperons d'ana- thèmes, nous les dégraderons1. »
Ces abominations étaient fréquentes. Pierre le Chantre le constate avec la même douleur. « Oui, je le dis en pleurant, on voit des prêtres qui osent convertir en art magique nos redoutables mystères. Ils les célèbrent de- vant de petites images de cire destinées à servir dans les imprécations; ils font eux-mêmes de ces imprécations. Ils chantent jusqu'à dix fois et plus encore la fête des Morts, afin que celui qu'ils poursuivent meure dans cet espace de temps et soit enseveli avec ceux qui ne sont plus 2. »
Telle était la superstitieuse bonne foi du peuple que, dans les manuels à l'usage des prédicateurs, il y a un sermon spécial contre la magie3. Maurice de Sully recom- mande à ses prêtres de prêcher le dimanche contre la sorcellerie et les sciences occultes. « Geste parole devés vos dire as diemences a vos parrociens et amonester qu'il ne destinaient et malmetent le bien qui est en els par malvaise créance, ne par sorceries, ne par charaies, ne par nule autre cose qui soit contraire a la créance de sainte église \ »
Aussi, les légendes nous montrent comment les grands prédicateurs provoquaient le Diable en chaire, comment ils défiaient son pouvoir, afin d'empêcher les fidèles de
1. Ms. lat., 14934, f> 172.— 2. Verb. abbrev., cap. <29,Patrot. lot., CCV, c. 106. 3. Ms. lat., 14959, f°40. — 4. Ms. fr., 13314, p. 10.
316
CHAPITRE IV.
jamais recourir à son malfaisant génie. « Un jour, une foule nombreuse écoulait dévotement la prédication de Vital de Mortain. Prenez garde, dit le saint, redoublez d'attention : car l'ennemi de tout bien vous voit avec rage recueillir ainsi la parole de Dieu. Il n'est sorte de pièges qu'il ne tende pour distraire vos esprits. Ces pa- roles n'étaient pas achevées, que des cris sinistres se font entendre : Au feu ! au feu ! tout le village est en feu ! A ce bruit, on se précipite hors de l'église, on court, on se presse: chose étrange! le feu n'a éclaté nulle part. Les fidèles rentrent stupéfaits. Ne vous avais-je pas avertis, dit alors le saint, de ne pas quitter vos places? Voilà un des traits du Diable. Il aurait voulu vous nuire: mais il n'a pu faire davantage »
Le Diable n'est pas toujours aussi prudent; parfois, il se laisse enchaîner. Alors les fidèles applaudissent ; ils en- tourent Satan, ils l'insultent sans pudeur, comme l'on fait à un animal féroce renfermé sous la grille. « Je vais vous raconter une anecdote, dit Geoffroy d'Auxerre'2; je viens de l'apprendre de l'abbé qui m'a succédé au monastère de Fosse-Neuve. Il l'apprit lui-même, pendant qu'il bâtissait un nouveau monastère en Apulie, d'un prêtre voisin forl recommandable, qui lui attesta par serment la vérité du fait. Un jour que notre bienheureux père Bernard parcou- rait cette province pour veiller aux intérêts de l'Église ro- maine, on lui amena une femme tourmentée depuis long- temps déjà par un démon impur. Le saint fit suspendre au cou de la possédée un petit papier contenant ces mots : Par la vertu du nom de Dieu, je défends au démon de s'appro-
I. Biblioth. île Fougères, ma. lat., Vita S. Yitalis, lib. I, cap. xui k2. Biblioth. de Troyes, ms. lat., 503, f U5.
LA SOCIÉTÉ D'APRÈS LES SEI1MONS. 317
cher de cette femme. Or, chaque fois qu'on retirait cet écrit, cette femme était tourmentée; elle était délivrée chaque fois qu'on le lui rendait. Ce prêtre voulut s'assurer un jour du faitdevant ses paroissiens. On dépouille donc cette femme deson papier, malgré sa résistance, malgré ses cris. Aussitôt l'esprit malin se précipite sur la pauvre malheureuse; il la vexe, la maltraite, la torture. On fait à Satan mille ques- tions sur des choses secrètes; il répond à tout sans jamais se tromper. On cause avec lui, on l'interroge familière- ment. Enfin, pour l'éprouver, on lui apporte en secret le ciboire qui contenait la sainte Eucharistie; et l'ayant ap- proché de lui avec plus de secret encore, on lui demande ce qu'on tenait à la main, tout près de lui. Alors, poussant un profond soupir: S'il n'y avait là, dit-il, ce petit écrit, aujourd'hui môme vous seriez tous à moi! Parole qui fut un grand sujet de joie et d'édification pour tous les assis- tants. Aussitôt le papier fut rendu à cette femme, les tour- ments cessèrent, le démon ne parla plus. »
Mais le Diable prend sa revanche. Quels cruels tour- ments il fit subir à Landric, le pêcheur de la Marne! Odon de saint Maur en est encore tout ému 1 :
« L'an 1100, sous le règne de Philippe, le cinq des ides de juillet (11 juillet), un dimanche qu'on venait de célé- brer l'anniversaire des reliques de notre saint patron, un homme nommé Landric, qui desservait le four de Saint- Maur, s'en alla vers midi, non loin du monastère, dans un endroit qu'on appelle la Vallée, afin de pêcher dans la Marne'2. Là, il prépare sa ligne, amorce son hameçon,
1. BÏblioth. de Troyes, ms. Iat., 2273, n° 9.
2. Le manuscrit porte « Materne fluvium, » pour « Matrone fluvium ». Commence, quelques lignes plus loin, une description minutieuse des moindres péripéties de la pèche, en vers latins mêlés à la prose; nous la résumons en linéiques mots.
318 CHAPITRE IV.
calcule déjà et le nombre et la grosseur des poissons qui vont faire son souper. Tout est calme, tranquille; point de vent, point de bruit; jamais occasion ne fut si belle. Landric se plante donc sur le rivage et s'y lient immo- bile, ligne en main, l'œil attentivement fixé sur l'eau. Des bandes de poissons passent et repassent; la pêche sera bonne. Notre homme lève sa ligne, la change de place, la relève : rien ne mord. C'est étrange! Il s'en prend à l'ha- meçon, il renouvelle ses amorces : aucun succès. Il y a pourtant du poisson dans la rivière! Il essaie de nouveau. Pour le coup, c'est bien lui qui ne s'y connaît plus. L'im- patience le prend, adieu la pêche.
» Il en était là, vouant ligne et poissons à tous les diables, lorsqu'à ce mot, derrière lui, se dressent, sous la figure de jeunes hommes, six grands personnages inconnus, « Et quelle audace, Landric? Tu oses, sans notre permission, mettre le pied sur notre terrain? Ne sais-tu donc pas que nous commandons à la terre et aux flots? N'avons-nous pas l'empire des poissons? Pourquoi violes-tu ainsi nos droits? Apprends-le : c'est la mort même que tu viens de mériter! Cependant, afin de te bien convaincre à la fois de notre pouvoir et de notre bienveillance, tends ta ligne et tu vas prendre tous les poissons que tu voudras. » Lan- dric jette sa ligne; et lui, qui avait péché si longtemps en vain, prend, sans se gêner, immédiatement, autant de pois- sons qu'il en veut. « Allons, Landric, tu le vois! Nous domi- nons bien sur les eaux! Crois donc en nous. Tu obtien- dras tout ce que tu voudras. Pèche encore une fois. » Il pèche de nouveau; le poisson semble venir à lui par obéissance. « Landric, tu ne peux douter que tout ne nous soit soumis. Vois encore, si tu le veux, combien
LA SOCIETE D'APRÈS LES SERMONS. 319
nous sommes puissants : tends l;i ligne où l u voudras. » Le malheureux Landric se laisse faire. Hélas! il n'était plus pêcheur, il était pèche lui-même1! « Maintenant, Landric, tu as assez de poisson pour ce soir. Viens donc, amusons-nous! »
» Aces mots ils le prennent (c'est lui-même qui nous l'a raconté plus tard, lorsqu'il lut guéri par les prières de saint Maur), et l'emportent de bas en haut avec une telle rapidité qu'eux, lui, tous, semblent avoir des ailes; ils roulent ensemble, pêle-mêle, des sommets les plus élevés des montagnes jusqu'au creux des vallées les plus pro- fondes. Le pauvre malheureux! Que de tourments ils lui faisaient éprouver dans ces ascensions et dans ces des- centes successives ! Cependant il priait le Seigneur et le Seigneurie protégeait. Les fantômes, s'apercevant qu'ils ne pouvaient nuire à leur victime sur terre, l'entraînèrent sur les eaux du fleuve, en lui disant : Viens, amusons- nous! Mais Dieu veillait sur lui. Ils le saisissent alors (c'est lui-même qui nous l'a raconté), jettent de grands cris, poussent d'horribles hurlements, le tirent à gauche, à droite, en amont, en aval, d'une rive à l'autre, avec au- tant de facilité que s'ils eussent été en terre ferme. L'in- fortuné n'attendait plus que la mort. Mais ils ne pouvaient se défaire de lui. Désespérés, ils l'emmènent au milieu du fleuve pour livrer un combat suprême : Landric, lui crient-ils, résiste donc maintenant, résiste!...
» Alors, survint l'heure de chanter none à l'église de Saint-Maur. Au coup de la cloche, les démons lâchent Landric : mais ils lui font promettre que, son repas fini, il reviendra au môme endroit recommencer les mêmes
1. « Misit infelix Landericus, non tam dieu piscator (juam piscatus. »
320 CIIAPITHE IV.
jeux. La vision disparaît, Landric retourne à sa maison. Il dépose sa pèche, prend un siège, s'asseoit un instant : car il n'en peut plus. A peine s'est-il assoupi que des mots étranges, abominables, sortent de sa bouche. Il voit devant lui des personnages qui lui promettent une partie; il répond : j'y vais ! Ah ! dit-il encore, jeunes gens, jeunes gens, je ne puis vous oublier, j'y vais! Puis il retombe sur lui-môme et recommence des discours incompréhensibles. A ce spectacle, sa femme, folle de douleur, appelle les voi- sins : Mon mari a perdu la tête! Les voisins accourent. Eveillé par leurs clameurs, Landric s'enfuit de sa maison : il semble toujours suivre des gens qu'il s'imagine voir toujours marcher devant lui. On le prend, on le lie, on l'amène au bienheureux Maur. Il n'y a pas d'injures qu'il ne profère : il repousse l'eau bénite avec mépris. Enfin, par la miséricorde de Dieu, par les mérites de saint Maur, il est guéri la nuit suivante après matines; et le lende- main, il va moissonner aux champs avec ses compa- gnons'. »
Rêveries bizarres, dont le récit peint mieux les mœurs que des faits historiques.
De tous les fantômes, le plus cher à ces imaginations • avides d'un amour à la fois sensuel et rêveur, idéal et grossier, c'était celui de la femme. Le Diable, disait-on, prenait la forme de la femme, afin de mieux réussir à tromper. On croyait môme que l'apparition pouvait durer plusieurs années, et l'on racontait des légendes où ces fantômes féminins contractaient mariage. Mais, dans ce
I. « Tandon miseratione Dci et merilis Beati Hauri sanalus est posl aiatutmos sequcnli uoclc, i lu ut die craslina cuin sociis uiessoribus ad opua nuuiuum conve- niret. «
LA SOCIÉTÉ D'APRÈS LES SERMONS. 321
cas, la femme pouvait-elle concevoir et enfanter réelle- ment, on bien n'était-elle qu'une illusion fantastique destinée à faire tomber les hommes dans le mal'? Ce pro- blème était discuté dans les cloîtres. Voici une des inter- minables histoires que Geoffroy d'Auxerre apporte pour résoudre la question2. « J'ai connu, dit-il, un prêtre, doyen depuis nombre d'années, Tort estimé de ses voisins, qui, ayant accompagné en Sicile la sœur du duc de Bour- gogne, devenue l'épouse du roi Roger3, apprit l'histoire suivante. Il la tient pour certaine et ne cesse de la ra- conter lui-même jusqu'aujourd'hui4. Un soir, un jeune homme se baignait dans la mer et prenait joyeusement sesébats, lorsque toutàcoup il entend, non loin de lui, les flots qui doucement se soulèvent. C'est, croit-il, un de ses compagnons qui veut le surprendre et le plonger dans l'eau. Comme il est vif, alerte et robuste, il prévient son camarade en se jetant sur lui. Mais, chose étrange! c'est une chevelure de femme qu'il a saisie! Néanmoins, la femme se laissant faire, il la traîne au rivage, la regarde, lui parle, l'interroge : la jeune femme est muette. Alors, il la couvre de son propre manteau, la conduit à sa maison et prie sa mère de lui donner des vête- ments. La jeune femme accepte avec reconnaissance. On lui adresse plusieurs questions : elle se hâte d'y répondre
1. « Incertum utrumnam in sola corum consentientium sibi hominum perditionc eomplaceant, an carnalis potius possint experientiam capere voluptatis. » Ms. lat., 476, f 173.
1 Ms. lat., 476, ibid.
3. Roger II, comte et premier roi de Sicile, épousa, en 1149, Sibylle, sœur d'Odon II, duc de Bourgogne, laquelle mourut sans enfant au bout d'une année. Art de vérifier les dates, II, 501 ; III, 812. Cette légende se rapporte donc nécessai- rement à l'année 1149 ou 1150.
4. « Certissime inibi comperit, ut affirmât, quod narrare usque hodie consuevit.u Ms. lat., 476, ibid.
il
(
322 CHAPITRE IV.
par signes. Mais en vain lui demande-t-on quelle est sa. patrie, quels sont ses parents : elle garde sur ce point une réserve invincible. Cependant elle mange et boit, elle a d'excellentes laçons, elle croit en Dieu, elle est chrétienne, elle est aimable : le jeune homme conçoit pour elle un violent amour. «Voudriez-vous, lui demande-t-il, m'acccp- ter pour époux? » La jeune femme incline gracieusement la tête et lui tend la main. La mère donne son consente- ment, un prêtre est mandé, on se rend à l'église, on se marie. Quelque temps après, la jeune épouse devient mère. Elle a une si grande tendresse pour son enfant, qu'elle ne cesse de le presser sur son sein et de le couvrir de baisers. C'est elle-même qui l'allaite, qui le lave; c'est elle qui le couche dans son berceau. Le temps passe, l'enfant grandit: la mère et l'enfant s'aiment de plus en plus. Mais un jour, le mari, se rendant à ses affaires, rencontre un de ses voisins. Ils causent chemin faisant de choses et d'autres; enfin, la conversation tombe sur l'étrange mariage. « Je tiens, dit le compagnon de route, que votre femme n'est qu'un fantôme. » Le mari se récrie d'abord; mais peu à peu il ne se défend plus que timidement; puis, il finit par laisser les doutes pénétrer dans son esprit. Bref, l'un et l'autre conviennent qu'il faut s'assurer du fait : le mari, de retour à la maison, se rendra secrètement dans sa chambre à coucher; et là, une épée nue à la main, il jurera qu'il va tuer reniant, si la mère ne déclare enfin qui elle est. Argument irrésistible, la mère chérissait tant son fils! Ce projet, le mari l'accomplit. La mère, aperce- vant l'épée suspendue sur la tète de son enfant, pousse des cris d'effroi : « Infortuné, malheur à lui ! Tu me forces à parler : lu perds ton épouse! Si lu avais supporté le
LA SOCIÉTÉ D'APRÈS LES SERMONS. 323
silence qui m'était commandé, je restais avec toi, tu étais heureux! Mais tu l'as voulu, je parle, j'ai parlé, adieu : lu ne me verras plus! » A ces mots, elle disparut'. Pour reniant, il vivait comme les autres enfants de son âge. Cependant on remarqua qu'il ne cessait de se baigner dans les flots où jadis l'on avait trouve sa mère. Il aimait ce rivage; rien ne pouvait l'en séparer. Or, un jour, le fantôme de sa mère vint le saisir et, en présence de beau- coup de personnes qui assurent le fait, l'entraîna pour toujours dans les ondes. »
D'après cette histoire, Geoffroy d'Auxerre conclut que la mère et l'enfant n'étaient que des personnages fantas- tiques. Ce qui l'autorise à poser en thèse générale que les fantômes féminins ne peuvent engendrer2.
Cependant ces croyances superstitieuses, les passions de toutes sortes qui en étaient la conséquence, tout por- tait les prédicateurs au découragement. Que de sermons ils nous ont laissés : contra mimclmn! Les moines surtout ne trouvent pas d'expressions assez fortes pour rendre leur dégoût. Ils ont tous la même exclamation : Sœculum nequam! Les uns voudraient une nouvelle Pentecôte, des langues de feu pour tout consumer et pour tout renouveler à la fois. Les autres prétendent que la terre est plus cor- rompue qu'au temps du déluge, que la confusion des langues est plus grande qu'à la tour de Babel. « Le siècle présent n'est qu'amertume, curiosité vaine, orgueil, vo-
1. « Ve tjbi mlsero! Utilem perdis uxnrcm, tlum me rngis effari! Tecuin forent et tibi bene foret, dum permitteres injunctum mibi silenlium observare. En tibi loquor ut exigis, sed locutam deinceps non videbis! » Ad hoc verbum evanuit mulier. » Ibid.
2. « Nec videtur credibile veram procédera sobolem poase ab liujusmodi t'anta- siis. » Ibid.
324 CHAPITRE IV.
lûpté fétide '. Les laïques sont immondes, concubinaires, adultères, avares, fripons, rapaces; d'hommes qu'ils étaient, ils sont devenus des animaux! Et parmi les ecclé- siastiques, combien qui vivent dans les festins, dans les désordres, qui disputent et qui calomnient2!... » Tous ré- pètent cette nomenclature désespérante. Aussi, les ser- mons sont pleins de larmes. Saint Bernard pleure malgré lui : Vix eontineo lacrymas. Raoul Ardent s'arrête court et pousse de profonds soupirs : Quod sine gemitu dicere non possum! La plupart affirment que c'est la seule chose qui reste à faire3. Absalon ne contient pas sa douleur. Il éclate en apostrophes aux anges et au ciel, qu'il fait confidents de ses plaintes. « Pleurez donc, anges du ciel, pleurez tous. Vous, âmes des justes, pleurez la perte des vos con- citoyens. Comme vous, ils avaient droit au royaume de Dieu, ils étaient les cohéritiers du Christ : ils ont renoncé à la terre de promesse, ils sont effacés du Livre des vivants, ils n'ont plus de part avec les justes... Venez donc, âmes misérables, convertissez-vous à votre Dieu!... 0 cieux, et vous tous qui habitez là-haut, soyez frappés de stupéfac- tion! Cette chair infirme refuse de prendre l'âme pour sa compagne ; l'âme est tombée de sa dignité dans l'igno- minie4 !... »
La plaie paraît incurable, les temps annoncés par l'Apo- calypse sont accomplis ', l'Antéchrist est venu. Dès l'an 4106, un concile se î assembla à Florence, afin de com- battre le sentiment de Fluentius : cet évèquc affirmait que l'Antéchrist était né, et il voulait l'établir par des preuves
1. YiCtorins, ras. lat., 16461, f" 68. — 2. Victorins, ms. lat., 11590, 1* 53.
3. « Aniplius nobis in talibus flemlum quant loqucnrluiu. »
4. Ms. lat., 14525, f 229. — 5. V. Aclrcde, scrm. 11 de Oneribui.
. LA SOCIÉTÉ D'APRÈS LES SERMONS. 325
nombreuses'. C'était aussi l'opinion des personnages les plus remarquables de l'époque. Saint Bernard s'occupait de ces bruits, jusqu'au point d'en écrire à Pévêque de Chartres. « J'ai vu, dit-il, le seigneur Norbert. Comme je lui demandais ce qu'il pensait de l'Antéchrist, il me parut bien convaincu que l'Antéchrist doit apparaître de nos jours et que la génération présente le verra. Je le priai de me dire sur quoi il fondait sa conviction : mais sa réponse ne me convainquit pas. En résumé, il m'assura qu'il } aurait certainement, avant sa mort, une persécution générale dans l'Église2. »
A la fin du siècle, un certain abbé Joachim, de l'ordre de Cîteaux, faisait profession de prêcher partout qu'en 4 199 commencerait la sixième vision de l'Apocalypse, et qu'elle serait immédiatement suivie de la persécution de l'Antéchrist et de sa mort. Adam de Perseigne interrogea ce prédicateur; il lui demanda si c'était sur les prophé- ties, sur une révélation, ou sur de simples conjectures qu'il établissait une telle doctrine. « Le Dieu, répondit Joachim, qui donna jadis aux prophètes le don de pro- phétie, m'a donné l'esprit d'intelligence, afin que je puisse découvrir par son aide les mystères de la sainte Écriture. » Il ajouta que l'Antéchrist était déjà dans l'âge adulte : Adam réfuta cette assertion3.
Cette opinion de Joachim ne venait point d'une imagi- nation exaltée ; des prédicateurs à l'esprit plus mûr et plus sain, Geoffroy Babion4, Hildebert5, Aiain de Lille6, les hérétiques eux-mêmes7 annonçaient hardiment la fin
1. D. Ceillier, Hist. des aut. sacrés, XIV, 1079.
2. Epist., 56. — 3. Mani iq., Annal. Cisterc, III, anno 1 190, cap. II, n° 5.
4. Ms. la t. , 8433, P 61 : « Sermo de Antichristo. »— 5. 73* h .— 6. Ms . lat. , 1 8 1 72, P 40. 7. Un de ces traités, intitulé Y Antéchrist, fait par les Vaudois, commence ainsi :
326 CHAPITRE IV.
du monde et l' Antéchrist. Raoul Ardent, après avoir énu- méré tous les signes du bouleversement de l'univers, entre dans son sujet en disant : « Mes frères, nous voyons déjà paraître plusieurs de ces signes. Les nations souffrent de plus en plus ; les tremblements de terre détruisent les villes dans la plupart des provinces, les tempêtes nous glacent chaque jour d'effroi, et la peste contraint les hommes à fuir loin des cités. Ces signes que nous voyons réalisés sont une preuve que tous les autres le seront également. Des ruines innombrables de toutes parts annoncent que la fin du monde est venue1... » Puis, il décrit avec des images grandioses le jour du jugement général.
Telle est, d'après nos sermonnaires, la physionomie générale de la société séculière et laïque. La papauté, la grande suzeraineté pontificale, est incertaine et fugitive; le clergé est souvent scandaleux, les écoliers avides de science et de plaisirs, les seigneurs tyranniques et sen- suels jusqu'au jour de la pénitence. Les juifs sont persé- cutés; presque partout règne une crédulité grossière; et, sur ce mélange confus de désordres et de violences, se dresse, comme le génie de la mort debout sur des ruines, l'image terrible de la fin du monde et de l'Antéchrist.
Ce tableau est chargé. Les prédicateurs étaient trop mêlés à leur temps pour observer d'un œil juste les mi- sères dont ils étaient témoins. En outre, ils étaient uni- quement préoccupés de décrire le mal et de reprendre le
« Quai eosa sia l'Antéchrist, en datte de l'an mille cent et vingt. ■ Perrin, Hist. des Vaudou et Albigeois, 253. 1. 4* h. in Epist. et Evang.
LA SOCIÉTÉ D'APRÈS LES SERMONS. 327
vice. Hâtons-nous de rendre à cette époque sa vraie phy- sionomie. En vertu du principe posé au commencmnit de ce livre, nous devons conclure qu'il y avait, a côté des scandales, des actes héroïques de vertu. Enfin, dans toutes ces passions qui s'agitaient pôle-mèlc, ne voyons pas tous les signes de la décrépitude : nous savons qu'il n'y avait là qu'une jeunesse fougueuse et indomptée.
CHAPITRE V
LES MONASTÈRES
(( Pendant que les laïques s'acharnaient à touiller la terre comme des taupes',» « les moines avaient le cou retourné en arrière, à force de regarder le ciel'2. » « Au- jourd'hui, dit Hugues de Saint- Victor, dans les déserts, dans les forêts, dans les solitudes, vivent des milliers de moines ou de chanoines, comme les Chartreux, les Pré- montrés, les Cisterciens, des ermites et des anachorètes, tantôt seuls, tantôt en communauté; ils décorent les déserts de leurs saintes perfections. Ils ornent les soli- tudes de leur justice, de leurs pieux entretiens, de leurs bons exemples, de leur silence, de leurs paroles, de leur mortification, de leur travail, de leur chasteté, de l'aus- térité de leurs vêtements, de la fatigue de leur corps, de
1. i Qui in laicattl degunt tanquam talpe scnipcr fodiunt. » Ms. lat., 14470, f 163.
•J » Capite ad collum retorto per continuant devotionem. » Pierre de Celle, 28* h.
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l;i dureté de leurs lits, de lu continuité de leurs vrilles, de la mélodie de leurs cantiques, de la ferveur de leurs prières, de l'abondance de leurs aumônes, de la bien- veillance de leur hospitalité, enfin de l'exercice de toutes les vertus ei de la pratique de toutes les bonnes œuvres" .»
Souvent, c'était assez d'une parole, d'un exemple, de la moindre circonstance pour décider sur-le-champ ces vocations irrévocables. « Un jeune noble avait pris l'habit religieux à Clairvaux. Son père en fut exaspéré. Il lit dire à l'abbé du monastère : Rendez-moi mon fds, ou je détruis votre abbaye. Le fds ne voulut pas rentrer dans le monde. Alors le père rassembla ses gens d'armes et prit le chemin de l'abbaye. A cette nouvelle, le jeune religieux supplia l'abbé de lui préparer un cheval et de lui permettre d'aller au-devant de son père. L'abbé le permit. Le père eut à peine aperçu son fils avec sa gros- sière cuculle et sa large tonsure, qu'il tomba de douleur et s'évanouit : « Hélas! mon fils, qu'avez-vous fait? Pour- quoi nous accabler de chagrin, votre mère et moi? Reve- nez, enfant chéri, revenez : succédez à votre père dans ses vastes domaines. — Mon père, répondit le fils, il existe une vieille coutume sur vos terres : si vous consentez à l'abolir, je vous obéirai. — Cher enfant, agissez dans tous mes domaines comme il vous plaira. — Faites, s'il vous plaît, que le fils ne meure jamais avant le père. — Mais cela n'est possible qu'à Dieu? — Alors, mon père, puis- qu'il peut arriver que je meure avant vous, pourquoi donc attendez-vous que je vous succède dans vos domaines? » Le père fut profondément touché de ces paroles. Aussitôt
1. Ms. lat., 14934, P 124.
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il prit l'habit religieux avec son fils et quitta ses vastes domaines'. »
Pénétrons dans ces vieux cloîtres.
Au douzième siècle, les monastères sont dans la ferveur du premier âge. Us ont été réformés ou ils sont nés, pour la plupart, au commencement du siècle : ils portent le cachet de leur état primitif. « Le cloître est un paradis, s'écrie saint Bernard au milieu d'un sermon : c'est une belle chose que de vivre parfaitement unis dans la même demeure! L'un pleure ses péchés, l'autre chante les louanges du Seigneur; celui-ci prodigue de bons offices à ses frères, celui-là donne les enseignements de la science; l'un prie, l'autre lit; l'un est tout ému de compassion pour le pécheur, et cet autre est tout occupé de punir le péché; celui-ci brûle des feux de la charité, celui-là se distingue par son humilité; l'un travaille dans la vie active, l'autre se repose dans la vie contemplative. A cette vue on ne peut que s'écrier : C'est le camp du Seigneur que fui là sous les yeux. Combien cet endroit est terrible! Non, il n'y a point nuire chose ici que la maison de Dieu et la porte du ciel'1. »
Il faut entendre ceux qui ont sacrifié à la vaine gloire dans le siècle nous raconter leur conversion. Leur pre- mière vie leur apparaît sombre comme un crime : la seconde est toute radieuse. « Je méditais la nuit en moi- même, je consultais ma raison, j'interrogeais ma con- science. Tandis que mon cœur était ainsi torturé, l'Esprit de conseil vint à mon secours; il murmura à mon oreille
1. <« Quo verbo conversus pater, seipsnm jipsum] religionis habitum assumpsit cuni filio. possessionibus relictis. » Pierre de Poitiers, ms. la t., 11593, f° 45.
2. Sermo 42 de Diversis.
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que Dieu seul est notre Dieu et qu'il veut nous sauver... Aussitôt, voilà mon esprit qui revient à la vie; je me réveille enfin comme d'un sommeil pénible et lourd, je commence à sortir de ce lieu de nuages et de ténèbres. Le Seigneur me dit : Que la lumière soit! Et la lumière se fit sur moi, alors que j'habitais les ombres mortelles... .Maintenant qu'avec la grâce du Christ, notre Seigneur, je suis entré dans ce lieu-ci, je veux me hâter, j'ai l'am- bition d'avancer régulièrement tous les jours jusqu'au Sabbat, où il me sera donné de voir, de goûter et de célébrer combien le Seigneur est doux1! »
Ce n'était point assez de cet enthousiasme personnel. Les moines cherchaient à lire dans les cœurs les uns des autres : une émulation sublime régnait dans le cloître. Admirable spectacle! on voit combien de prodiges de vertu et d'abnégation cette noble rivalité produisait chaque jour. Ne changeons rien aux pieux récits des ser- mons. « Un frère lai, que l'esprit, sinon la lettre, avait instruit, examinait avec soin dans les autres les vertus qui lui manquaient à lui-même. Or, il arriva qu'un jour, se trouvant dans de tels sentiments, il assista aux vigiles solennelles des frères. Alors il se remet devant les yeux les fautes qu'il a commises, il passe sévèrement en revue toutes ses négligences, il se proclame un misérable, un pécheur devant la majesté suprême; puis, selon sa cou- tume, il exalte la vie de ses frères. Il considère humble- ment dans son cœur l'un d'entre eux, dont il a remarqué bien souvent déjà les éminentes vertus ; il examine avec une religieuse attention son humilité, sa charité, sa patience, sa continence et tous les autres dons excellents
1. Ernauld de Bonneval, 5ah.
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CHAPITRE V.
de la grâce spirituelle qu'il trouve dans ce serviteur de Dieu; il n'est, lui, croit-il du moins, que cendre et pous- sière. Enfin, ne pouvant plus supporter les ardeurs de la sainte humilité, il fait un signe au très-révérend père Bernard, dès le point du jour, à l'heure où la règle lui permet de parler, moment qu'il a eu hien de la peine à attendre, le tire à l'écart et lui demande pardon avec une tristesse profonde. Bernard lui demande ce qui le tour- mente : ce Je suis bien malheureux, dit-il, car j'ai passé tout le temps des vigiles à considérer un religieux, en qui j'ai compté trente vertus, dont je ne possède, hélas! ni la première ni la dernière. Je vous prie donc, seigneur abbé, de vouloir bien intercéder pour moi auprès de Dieu, afin que, par vos saints mérites et par vos prières, j'obtienne la grâce de faire des œuvres de vertu, grâce que je n'ai pu acquérir jusqu'à ce jour, à cause de mes péchés1. »
Il en était de même chez les religieuses. Elles rivali- saient de transports, d'extases et de visions séraphiques. « J'ai connu, dit Aelrède'2, un monastère de religieuses, qui, dirigé par le vénérable père Gisleberl, produisait chaque jour les fruits les plus abondants de vertus. Il y avait là une pieuse vierge, peut-être même existe-t-elle encore, qui, ayant banni de son cœur toutes les alfections du monde, brûlait des désirs célestes. Un jour elle tomba pendant son oraison dans une extase ravissante... Elle y resta plus d'une heure : c'est à peine si ses compagnes purent la faire revenir à elle et à la terre. Ces transports s'étant renouvelés plusieurs fois, les religieuses lui deinan- dèrent sa méthode, et plusieurs d'entre elles l'essayèrent.
1. S. Bernard, senno I5G de Diversis; Exord. Cist., lib. VI, cap. xmii.
2. Sermo 3 de Oneribus.
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Or, il y avait dans ce monastère une vierge d'une pru- dence consommée qui, jugeant que de pareilles extases étaient l'effet de la maladie on d'illusions fantastiques, dissuada les sœurs, aillant qu'elle put, de pratiquer ces pieux exercices. Un jour qu'elle demandait à la sainte religieuse pourquoi il ne lui arrivait, à elle, rien de sem- blable : « Parce que, lui fut-il répondu, vous ne croyez pas en nous et que vous n'aimez pas dans les antres les vertus qui vous manquent. » — « Priez donc Dieu que ces visions m' arrivent, si elles sont vraiment un effet divin. » On se mit en prière: l'effet ne suivit point. « Il vous faut, dit la sainte religieuse, renoncer à toutes les affections de ce monde et ne vous occuper que de la pensée de Dieu. » — « Comment! je ne prierais ni pour mes amis ni pour nies bienfaiteurs? » — « Lorsque vous voudrez monter au ciel par la contemplation, confiez à Dieu tous ceux que vous aimez, dites adieu à toutes les créatures comme si vous deviez quitter la terre. » La trop prudente religieuse ne crut pas encore : « Je ne veux pas, dit-elle, ravir mon ame à mon corps pour oublier toutes les choses d'ici-bas et surtout mes amis. Je veux seulement savoir si vos extases viennent de Dieu. » Or, le vendredi saint, pendant qu'elle était en proie à mille pensées diverses, tout à coup, elle fut inondée de lumières et transportée vers les cieux, au milieu d'ineffables délices. Mais, ne pouvant supporter une clarté si vive, elle demanda de tourner ses regards vers le Christ du Calvaire. Aussitôt, elle vit Jésus suspendu à la croix, attaché avec les clous, percé de la lance, les cinq plaies ensanglantées, et fixant sur elle un regard plein de douceur. A cette vue, elle éclata en sanglots ; et, revenue à elle-même, elle crut aux visions
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de ses compagnes, se jugeant indigne d'éprouver de si admirables faveurs. »
Malgré ces ardeurs brûlantes de la loi, les religieux étaient sensibles à toutes les mortifications; ils souffraient du froid, de la faim, de la maladie, comme les autres hommes. Nous voyons quels sacrifices leur coûtait cette loi, si pénible dans l'observance et si terrible dans les châtiments , lorsqu'elle avait été violée : « Toute pro- priété est défendue aux moines! » Isaac de l'Étoile, pré- chant un jour sur les œuvres de miséricorde, s'interrompt avec tristesse; il dit qu'il est bien hors de propos de traiter un pareil sujet : « Nous, que ferons-nous jamais à celui qui a faim, qui a soif, qui est nu, délaissé, reclus, infirme, nous qui avons tout abandonné, nous qui ne possédons rien, nous à qui toute possession est interdite sous de terribles peines1! » Geoffroy Babion supplie avec une onction pénétrante des religieuses de ne pas se laisser tomber dans le découragement, mais de supporter avec patience leur pauvreté2. Guerric d'Igni, dans un hiver rigoureux, s'aperçoit que ses moines grelottent de froid en l'écoutant, faute d'être suffisamment vêtus; il en a compassion, il les invite à songer aux babils spirituels de joie et d'allégresse en Notre-Seigneur Jésus-Christ3.
Des moines souffraient de cette rigueur inexorable; ils tombaient dans un état de langueur et de maladie. « Lorsque je vous parle, dit saint Bernard, de ces per- missions demandées el refusées, croyez-le bien, je n'ai pas grandement à me plaindre de vous à ce sujet. Cepen- dant j'ai cru bon de vous en prévenir, car beaucoup parmi vous sont faibles ou délieals, beaucoup ont besoin,
I. 3» h. — 2. Ms. lat, 14934, l* 477. — 3. 1* ta., de Epiphania.
LA SOCIÉTÉ D'APRÈS LES SERMONS. 335
à cause de leur âge ou de leurs infirmités, de quelque adoucissement à la règle commune1. » Gomme cette fai- blesse de tempérament venail surtout d'une nourriture frugale jusqu'à l'excès, les moines élevaient des plaintes contre la nature des aliments5. Quelquefois même le vin, dont les abbayes cisterciennes avaient admis l'usage, vient à manquer, et les religieux se désolent. Saint Ber- nard rassure ses frères : « Que de fois je suis oblige, de- vant vos plaintes larmoyantes, de prier la Mère de misé- ricorde, afin qu'elle fasse entendre à son divin Fils que vous n'avez plus de vin! Je vous le dis, mes frères bien- aimés, si nous la prions bien, elle viendra à noire aide; elle est miséricordieuse; puisqu'elle a épargné une mor- l dirai ion aux gens qui l'avaient invitée, elle compatira, si nous l'invoquons, à notre sort : car nos noces lui sont agréables3. »
On saisit même, dans cette époque de ferveur, les fai- blesses et les imperfections qui suivent partout la nature humaine dans la vie de communauté. Les religieuses soi- gnent leur toilette avec coquetterie ; elles ont, dans cer- tains monastères, la tentation de porter des fourrures et de substituer des robes de couleur a la robe noire pres- crite par la règle *. Des moines s'arrachent la barbe pour paraître plus frais et donnent un soin blâmable à la ton- sure5. Ils aiment à sortir du cloître, sous de vains pré- textes, niais en réalité pour voir ce qui se passe à la cour des princes; ils ne dédaignent pas de s'arrêter en chemin aux petits spectacles, aux représentations fri-
I . Serai. 37 de Diversis. — 2. Sermo 30 in Cantica.
3. Serm. 2 pro octav. Epiphan. — 4. Alain de Lille, ms. lat. , 18172, f" 17. 5. Geoffroy de Mailros, ms. lat., 18178, P 37.
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Cil A PITRE V
voles1. Ils oui pour les plaisanteries gauloises un pen- chant irrésistible2.
Dans l'hospitalité qu'ils donnent aux voyageurs et dans les visites qu'ils font aux malades, ils ne montrent pas toujours la pureté d'intention. Ils distinguent trop sou- vent l'abbé du moine et le riche du pauvre. « Voilà qu'un abbé se présente à la porte : c'est un de nos voisins les plus riches; lorsque nous allons chez lui, il nous reçoit avec un luxe de courtoisie. Aussitôt nous courons ça et là, nous mettons tout le monde sur pied : Varions les mets, disons-nous, servons-le avec honneur. Certes, nous avons raison; il mérite d'être bien reçu et, pareille occasion se présentant, il le méritera de nouveau. Mais voici que, par hasard, arrive un pauvre moine : c'est un étranger, il esl à jeun, il n'en peut plus de froid ou de chaleur, la pluie et le vent l'ont tourmenté pendant tout son voyage. L'hô- telier demande ce qu'il va manger : Des œufs, lui répond- on. Ah! c'est bien assez, des œufs! Cette conduite ne semble pas s'accorder avec les maximes de l'Évangile. — Une autre fois, c'est un chrétien qui éprouve une légère indisposition, il esl riche, il est puissant, il a des aïeux : aussitôt tous de le visiter, de le consoler et de l'accabler de sollicitude. Mais voilà qu'un père de famille tombe gravemenl malade, il esl pauvre, il n'a de crédit nulle part : on le néglige, on le méprise; ou bien, si l'on con- senl à le visiter, on le fait de si mauvaise grâce qu'il peut s'appliquer les paroles du Psalmiste : Ils ont ajoute à la douleur </>■ airs blessures3. Empresse ni d'un côté, et de
I. Ilu-uos di' St-Victor, ms. lat., 14934, P 130.
"2. S. Bernard, sermo in Dominiea vi post PenteCQBt... Les abbés s'en plaignent souvent. 3. l's. 68.
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l'autre négligence. Un versificateur l'a bien dit : « Qu'un riche soit indisposé, qu'il éprouve seulement une petite fièvre, un escadron de moines se précipite dans sa cham- bre. Qu'un pauvre soit frappé de maladie, que son état soit mortel : pas d'espoir de butin, il passe inaperçu1. »
Ici s'arrête la chronique scandaleuse des sermon- nai-res2. Les moines vivent donc loin du monde et dé ses passions. Ils ont tous la même devise qui revient sans cesse : Nudi nudam cnicem sequamur, suivons la croix aussi dépouillés qu'elle; et, penchés sur le crucifix, ils vivent du divin amour. Beaucoup ne font de leurs homélies qu'un pieux soliloque, une confession à haute voix. Les uns dé- crivent la sérénité dans les pleurs et le repentir ; les autres retracent les scrupules inquiets d'une foi exaltée. On retrouve dans Ernauld de Bonneval, par exemple, un souvenir de saint Ephrem et de l'ascétisme en Orient. « 0 montagne de Sion, cité de David, tours élevées pla- cées sur les hauteurs, et vous, anges gardiens de ces murs! 0 cité sainte! Ton roi, c'est le Christ; ton sénat, c'est la multitude des saints ; ton armée, ce sont les chœurs des anges ; tes légions, c'est l'assemblée des mar- tyrs qui ont soutenu, jusqu'à l'effusion du sang, les com- bats victorieux. 0 belle cité, toute radieuse du soleil de la justice, toute parfumée de la rosée d'Hermon! Hélas! comme un lépreux, je suis chassé loin de ton camp.
{. Si dives jaceat, vel febricula maceratus,
Irnimpens tlialamos nionachalis adest equitatus. Si pauper jaceat morbo vel morte gravatus, Quo spes nulla vocat, transit nihil appretiatus.
Hugues de St-Victor, ms. lat., 11934, f° 125.
2. Il faut noter une exception. Abélard décrit dans un sermon sur saint Jean- Baptiste, 33* li , avec une humeur satirique qui va jusqu'à l'« Epicuri degrege por- cum », l'intérieur scandaleux du monastère de Saint-Gildas.
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Puissé-je, du moins, placer ma tente sous tes portiques, ou même dans tes faubourgs, éloigné comme je suis de la perfection !... Je ne sais quels fantômes reviennent de jour en jour troubler mon imagination; comme un chien im- pur, je retourne à ce que j'ai vomi... Trois choses me restent à faire : pleurer, veiller, trembler. Pleurer sur le passé, veiller sur le présent et trembler sur l'ave- nir... Je rougis de demeurer ainsi sous le coup de la crainte; je me cache le visage. Mais mon âme, acca- blée sous le poids de la tristesse, sait trouver de la con- solation dans ces paroles : Heureux l'homme qui tremble toujours1! Ce mot toujours, je, l'ai noté et je l'ai caché dans mon cœur. Je tremble quand la grâce m'arrive, quand elle se retire, quand elle revient; je tremble tou- jours. Lorsqu'elle m'arrive, je tremble de la mal rece- voir; lorsqu'elle se retire, je tremble de tomber aussitôt; lorsqu'elle revient, je tremble de la perdre... Qu'il en soit ainsi, ô Seigneur, que la crainte demeure toujours en moi! Plus elle reste avec moi, plus je deviens pur poul- ies siècles des siècles. Lorsqu'elle sera complètement épurée et toute changée en respect filial, alors il me sera facile délire dans le livre de l'expérience que votre crainte humilie et justifie le pécheur. Car je sais que les sainte cl les humbles de cœur bénissent votre nom, obtiennent une part de votre héritage dans votre royaume des cieux, là où descend en abondance votre onction sainte pour les siècles des siècles2. »
Dans la plupart des monastères, le mysticisme n'est soumis à aucune règle fixe. Il revêt en toute liberté les formes les pins variées. Tantôt il est tendre, doux et cou-
1. Prov. 28.-2. 3" h.
. LA SOCIÉTÉ D'APRÈS LES SERMONS. 339
fiant; tantôt il pousse des soupirs et des gémissements inconsolables : il suil le vague épanchement du cœur. Mais à l'abbaye de Saint-Viclor, il csl arrêté, métho- dique; il réduit les mouvements les plus irréguliers de l'amour divin à l'analyse, à l'expérience, à la disci- pline '.
C'est Hugues de Saint-Victor qui rédige ce code psy- chologique. Il explique en termes précis par quels degrés successifs l'àme doit s'élever vers le Seigneur. « Dans la méditation, dit-il, il y a une lutte : l'ignorance lutte contre la science, la lumière contre les ténèbres, la vérité contre l'erreur. C'est ainsi que le feu prend d'abord diffi- cilement au bois vert : mais, qu'on l'excite par un souffle violent, il va jeter ses flammes ardentes sur la matière qu'on lui livre. Alors s'élèvent de grands tourbillons de noire fumée, et au milieu quelques faibles étincelles, jusqu'à ce que l'incendie, finissant peu à peu par s'ac- croître, la vapeur par se dissiper, la fumée par s'éva- nouir, apparaisse un éclat pur et brillant. La flamme victorieuse parcourt le bûcher en pétillant; elle s'élève avec liberté, voltige autour du bois, l'effleure de son léger contact, le brûle, le pénètre et ne se repose qu'elle n'ait, à force de s'insinuer .dans les parties les plus intimes, changé en elle-même tout ce qui était en dehors d'elle. Mais, lorsque tout est consumé dans cet incendie, que tout a pris presque naturellement la ressemblance et la propriété du feu, tout bruit cesse, le pétillement s'apaise, on enlève les tisons enflammés; et ce feu cruel et dévo- rant, après avoir tout dompté et fait en quelque sorte tout passer en lui-même par une ressemblance amie, se tient
1 Voyez M. Saint*René Taillandier, Scot Erigène, 217, '219.
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profondément dans la paix et dans le silence, parce qu'L ne trouve plus rien qui soit différent de lui-même, nul ennemi qui le combatte. Ainsi, l'on voit d'abord du feu avec de la flamme et de la fumée, ensuite du feu avec de la flamme sans fumée, enfin du feu sans flamme ni fumée. De même, notre cœur charnel est comme un bois vert, pénétré qu'il est par l'humeur des concupiscences terrestres. S'il reçoit quelque étincelle de l'amour divin, les passions se soulèvent, la fumée tourbillonne. Mais, l'amour croissant, la fumée des passions s'évanouit, l'es- prit pur déjà se répand dans la contemplation de la vérité. Enfin, lorsque le cœur, par cette contemplation assidue, est changé dans le feu de l'amour, tout bruit cesse, toute agitation s'apaise : il est en repos1. »
Les principes sont posés par le maître , mais les dis- ciples le dépassent. Déjà Richard ne parle plus de degrés à franchir; la méthode paraît trop lente à ses transports: il veut la vision face à face, le repos ineffable sur l'objet sacré de ses désirs. Son enseignement, c'est l'ivresse spi- rituelle. « 0 cœur heureux, celui-là qui est rempli du miel de l'Esprit-Saint! Tu as trouvé le miel : mange, ne cherche plus autre chose. Goûtez et voyez, je vous en conjure, vous qui le pouvez par état; goûtez, dis-je, voyez combien l'Esprit-Saint est plus suave et plus doux que le miel ! Je suis étonné que vous ne le confessiez pas par vos trans- ports. 0 Seigneur, que votre Esprit-Saint est suave en nous! Bienheureux ceux qui ont faim et qui ont soif de cette douceur intime, parce qu'ils seront rassasiés dès qu'ils l'auront goûtée!... Ce cœur humain, vague, errant sur la terre, ce cœur qui luit comme une ombre et qui ne
1. f h.
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peut demeurer en place, trouve un point d'arrêt dans le seul désir di! cette suavité intérieure; toute cette foule de désirs se concentre sur un seul vœu, toute cette famille de pensées innombrables s'attache et se fixe à un seul et môme objet... Oh! quelle douce joie vient après cette plénitude du rassasiement!... Quelles acclamations, n'est-il pas vrai, quels cris montent vers les cieux et se rendent à l'oreille du Dieu tout-puissant, lorsque toute celte famille intérieure chante d'un concert unanime et se répond avec harmonie dans l'enthousiasme de la recon- naissance, lorsque toute la substance de l'homme spirituel frémit en même temps, que toute son Ame, pénétrée jus- qu'à la moelle, s'échappe en jubilation! C'est la voix du salut, c'est le chant des élus dans les sacrés taber- nacles1 !»
C'est Richard que suivent les Victorins : ils prêchent tous l'assoupissement spirituel dans la possession. « Rap- pelez-vous, mes frères, les effets du sommeil corporel sur le corps de l'homme : les effets du sommeil spirituel sont les mêmes sur l'âme. Le sommeil corporel réduit tous les sens à l'inaction : il prive de leurs fonctions les yeux, les oreilles et tous les autres membres. Or, cet assoupissement produit sur les sens par le sommeil phy- sique est une image fidèle de l'assoupissement produit sur les facultés de l'âme par le sommeil intérieur. Il absorbe la pensée, l'imagination, la raison, la mémoire et l'intel- ligence. Ce sommeil, l'âme le goûte au milieu des embras- sements du véritable Époux, en reposant sur son sein... Il avait déjà conçu une espérance inébranlable dans ce repos, sur cet oreiller, celui qui chantait avec tant de con-
1. Sermo de missione Spiritus sancti.
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CHAPITRE Y.
fiance : Je m'endormirai, je me reposerai en paix sur son- sein l. »
Ce mysticisme n'est-il pas trop avancé? Cette tranquil- lité passive n'est-elle pas l'indolent quiétisme qui s'abime dans l'immensité de Dieu? Cet anéantissement de toutes les facultés, pour se maintenir plus à l'aise dans les régions spirituelles, n'est-il pas la dangereuse illusion qui va jusqu'à mépriser les désordres de la concupis- cence? Il n'y a rien de désordonné dans ces homélies. L'Ame n'est insensible ni au ciel ni à la terre, ni à a vie ni à la mort. Elle est unie à Dieu par l'amour : elle ne se confond pas dans sa grandeur. Si elle veut s'envoler si haut, c'est afin d'entendre d'ici-bas les échos du ciel ; si elle s'endort sur l'Époux, c'est du sommeil de l'espérance.
Mysticisme aussi populaire que vrai !
Sans doute, le mysticisme a toujours vécu : il ne peut pas mourir. Il vivra, tant qu'il y aura une âme assez grande pour chérir et développer en elle le sentiment inné de l'in- fini, qui est la Divinité même. Il la cherchera, cette Divi- nité, par toutes les forces du cœur; il l'appellera par les chants et les cantiques; il entendra sa voix toute-puis- sante dans la nature inanimée, et alors, il tombera dans un pieux délire, comme saint Augustin et sainte Monique
1. « Cogita quid faciat somnus exterior rirca homincm exteriorem : hoc facit somnus hujusmodi rirca hominem interiorcm. Somnus corporcus exsuperat sensum corporeum : aufert enim officiimi oculorum, ofliciuin auiium, ceterorumque sen- suum atque membrorum. Sicut autem per somnum exteriorem sopiuutur omnes sensus corporis, sic per hune de quo loquîmur interioris hominis somnum exsu- perantur omnes sensus mentis. Simul enim absorbet cogitationem, ima^inationem, rationem, memoriam, intelligentiam, ut constet quod Apostolus scribit : Quia exsu- perat omnem sensum. Hujusmodi somnum anima intra veri sponsi amplexus capit, eu m in ejus sinu requiescit... Hujus quietis in hujusmodi reclinatorio jam spein firinam conceperal qui eum tanta fiducia psalleb.it : In pace in idipsum dormiam et requiescim (Pb. iv, 9). » Victorins, ms. lat., 14590, (* 161.
LA SOCIÉTÉ D'APRÈS LES SERMONS.
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abîmés l'un et l'autre, sur le rivage d'Ostie, dans une extase sublime, au milieu du silence de la nuit, devant le spectacle ravissant des flots et des cieux. Il la saisira, cette Divinité, dans tous les êtres de la nature vivante, pour savourer, comme François d'Assise, dans le chant de la sœur Cigale un hymne à l'Éternel. Il priera, il médi- tera; il éprouvera les angoisses et les ravissements de sainte Thérèse; ou bien, il empruntera les paroles suaves, les douces images, le fin sourire de François de Sales. Enfin, il cherchera toujours à tromper par les plaintes, par les vœux et les soupirs, la longueur des jours qui nous séparent du paradis.
Mais, ordinairement, le mysticisme ne règne que dans quelques âmes d'élite, semées de distance en distance pour entretenir le culte du divin amour et le conserver pur. Au douzième siècle, il peuple des monastères in- nombrables; il en fait seul la joie, il en est l'âme et la vie.
Ces aspirations sublimes ne sauraient être un état fixe et invariable : la nature humaine n'est point faite pour des transports continus. Mais il arrive que l'âme, au lieu de redescendre par degrés à la sérénité naturelle, tombe tout à coup des hautes cimes où elle goûtait de si chères délices, sans pouvoir trouver un point d'arrêt nulle part. Le ciel lui semble fermé, la terre ne doit plus lui sourire : alors elle demeure dans un entre-deux indéfinissable que les mystiques ont appelé Yacedia.
Vacedia n'est pas la poétique mélancolie des rêveurs. La mélancolie vient de la tristesse du passé et de l'incer- titude de l'avenir : elle conduit à l'ennui vague, incurable, désespérant. Uacedia est aussi l'apathie, le dégoût tout
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CHAPITRE V.
voisin du désespoir1; mais elle naît d'un sentiment plus élevé que les choses de la terre : l'âme est triste, parce que le ciel se dérobe à ses veux.
La mélancolie ne demeure pas en place ; elle promène ses tourments de climat en climat; elle interroge les mon- tagnes, les forêts et les lacs; elle dit et redit partout ses songes insatiables ; et, quoique les voyages ne guérissent pas les maux de l'âme2, elle trouve, du moins, dans la variété de ses courses lointaines quelques moyens de charmer sa douleur secrète.
U acedia demeure solitaire. Ce duel entre l'immobile Éternité et le souvenir du monde, ce drame intérieur se passe dans le silence de la cellule, devant le crucifix de bois.
Telle estY acedia, que les prédicateurs attaquent comme la plaie des monastères.
Ils la définissent « un certain malaise qui envahit l'âme, une amertume qui chasse la sérénité. La joie fuit; les forces spirituelles sont anéanties; on perd l'ardeur, le zèle, le goût pour les choses intérieures, pour les choses éternelles3. » Ils montrent combien elle est désastreuse pour la pratique des vertus. « Cette acedia fait que dans le cloître on redoute l'austérité de la règle; on veut man- ger plus délicatement, se coucher sur des lits moins durs, diminuer les veilles, moins observer le silence, ou même le rompre entièrement. C'est elle qui a peur des grandes
1. « Quae, quia est proxima proecipitio desperationis, acedia, quasi ad casum, id est jnxta casum, nominatur. » Pierre Contester, 11* h.
2. ■ Crclum, non aniinum mutant qui trans mare currunt. » Horace, EpiM. lib. 1, 11, v. 27.
3. Odou de Morimond, DU. lat. , 18178, P 21. — Les manuels de prédication ren- ferment toujours un sermon contre l'acedia. " Si predicator vult hominem contra acediam munire, his auctorilatibus uti potest... » Ms. lat., 15005, f° 196.
LA SOCIÉTÉ D'APRÈS LES SERMONS. 348
entreprises, cpiî enlève le clerc à l'étude, le moine au cloître; elle nourrit les vices, elle est la mère de la gour- mandise et de la volupté; elle sème les médisances et engendre les querelles'. »
Après avoir détourné le religieux du recueillement intérieur, elle le pousse à se répandre au dehors. « Quel- quefois, dit Pierre Comcstor, le moine, sous prétexté de santé, s'en va chez ses parents, il retourne au sol natal pour respirer quelques jours un air plus pur, l'air de ses premier ans. Quelquefois, sous prétexte d'utilité, il se rend à la cour des princes, quêteur importun, couvrant ses demandes du beau nom de zèle. Lorsqu'il revient, il observe bien l'heure de son retour; il ne rentre jamais au moment du repas ou de l'oraison. Comme il a de la répu- gnance pour les légumes à moitié cuits, pour les légumes apprêtés sans graisse et pour le vin trop mêlé d'eau, pour le silence et le séjour du cloître, il prend ses mesures afin de manger plus délicatement, afin de boire avec plus de saveur, de parler avec plus de liberté, de veiller et prier moins... La curiosité l'entraîne au dehors; elle lui enseigne à inventer des détours, a trouver des occupations, des relations, des travaux, des lectures, et tout cela, non pas pour édifier, mais pour passer les heures du jour. Il sort plus fréquemment, il va au-devant des hôtes ; il semble compatir aux misères des pauvres; il s'informe de la guerre et de la paix entre les princes ; il déplore la dureté des chevaliers, l'abondance superflue des clercs; et, comme s'il était sincèrement touché, il ne laisse aucune trêve aux soupirs. Au son de la cloche, il parle bien à son visiteur de se retirer : cependant il lui dit à l'oreille que,
1. Alain de Lille, ms. lat., 18172, P 123.
346 CHAPITRE V.
quand l'abbé ou bien le prieur va venir, il n'oublie pas de glisser un mot en sa faveur. Oui, ce vice est bien dange- reux et bien à craindre1. »
D'autres fois, cette mélancolie prend une teinte plus vive. Elle ne poursuit plus le moine au milieu de ses frères : elle attaque des ascètes solitaires, transportés loin des hommes sur une île inculte et déserte. Là, il n'y a point d'adoucissement possible à la règle : les religieux manquent de tout; ils n'ont pas même de livres pour re- tenir leur imagination brûlante. Aussi la paix du désert est troublée; le souvenir du monde et de ses plaisirs chasse quelquefois la pensée de Dieu : le cœur est en proie à tous les tourments de la lutte. « Mes frères, dit Isaac dans l'île de Ré, croyez-moi, sous le nom de tempête le Seigneur déteste Yacedia qui n'est que le trouble des pen- sées et l'orage de l'âme... Vous devez donc veiller beau- coup, mes frères; nous devons veiller avec d'autant plus de soin que nous sommes renfermés dans ce désert, si loin des hommes. Le Christ ne veillera pas sur nous, si nous ne le prions pas, si nous ne l'interrogeons pas, si nous ne l'écoutons pas. Si tu dors, mon frère, lorsque le Christ parle, il dormira lui aussi sur tes intérêts. Malheur s'il dort sur toi! Le vent veille, la mer veille, et la tempête et le trouble des pensées et le bouillonnement des tentations, tout veille, si seulement le Christ vient à dormir sur toi !... Veillons donc, mes frères, veillons surtout sur cette peste de Vaeedia*. »
1. Pierre Comestor, bibliolh. Sainte-Geneviève, ms. ht., Dlv28, in-4°, P 202: « Ad sonitum campane necessarium abire proponit, née. omitlit tamen auribus inslillare, ut, cum venerit abbasvel prior, meminerit aputl eos ipsum oommendare. Periculosum valde est liujusmodi viciuin et verendum. »
2. Isaac de l'Étoile, 14* h.
LA SOCIÉTÉ D'APRÈS LES SERMONS. 317
Tels sont les moines. Ils sont fervents; la ferveur les porte au mysticisme, et le mysticisme à Yacedia. Ils gra- vissent avec ardeur les arides sommets de la pénitence, parce qu'ils sont des héros; ils retombent jusqu'à terre, parce qu'ils sont des hommes : mais ils se relèvent et main- tiennent, à force de vigilance, l'heureux équilibre qui fait les saints.
CHAPITRE
VI
LE CULTE DE NOTRE-DAME
Au moyen âge, Notre-Dame est environnée d'une au- réole brillante et gracieuse. On la sort, on la loue, quel- quefois sans se mettre en peine ni de Dieu ni de ses com- mandements1. Elle est si puissante et si bonne, sainte Marie, qu'elle sauvera bien ses dévots! Aussi, tout parle d'elle, et elle parle à tous ceux qui l'aiment. Reine ' douce et complaisante, elle descend volontiers de son trône pour visiter l'intérieur des cellules; elle rassure les moines in- quiets sur le schisme; elle encourage ses panégyristes d'un sourire attendri : enfin, elle garde ce mélange heureux de haute familiarité, de tendresse idéale et presque divine.
Un jour que saint Bernard prêchait à Spire, une foule immense se pressait autour de lui. Rien ne pouvait con-
[. Aelrède,20 h.
2. A son nom les fidèles fléchissent le genou : • Nec frustra consuevit Ecclesia intercessioncm B. Virginis aiïectuosius cœteris implorare, ita ijuod, audito ejus nomine, genua terra? affigat. « Pierre Comestor, 28* h.
LA SOCIÉTÉ D'APRÈS LES SERMOÎNS. 349
tenir les flots du peuple. Le saint, entouré de toutes parts, allait étouffer, lorsque l'empereur, se dépouillant de son manteau, prend Bernard dans ses bras, l'élève en l'air et le porte jusqu'au fond d'une chapelle, aux pieds d'une vieille statue en bois représentant la Vierge. La statue su lue Bernard par ces paroles : « Ben venia, mi fra Bern- harde! » Le saint répond : « Grant merce, mi Dompna1. »
Geoffroy, abbé de Mailros, prêchant sur les dangers de l'Église, « Je mens, s'écrie-t-il, si un évêque remarquable par ses vertus et illustre par son nom ne m'a pas certifié que dans les commencements de ce schisme la Vierge lui était apparue et qu'elle avait le visage baigné de larmes... Un religieux l'a vue enfoncer un javelot dans la gorge de Pierre de Léon. Aussitôt l'antipape a été atteint d'un mal violent à la gorge, il est tombé malade, et quelques jours après il est mort misérablement'2. »
Les sermonnaires abondent en panégyriques atten- dris. Amédée de Lausanne, Adam de Perseigne, Geof- froy de Vendôme font profession de ne prêcher que sur la Vierge. A Clairvaux, les moines composent pour être lus au chapitre des Mariale pleins de transports3. Aussi, toutes les fêtes de la Vierge sont célébrées avec la plus tendre dévotion.
Cependant la croyance à l'Immaculée Conception, si glorieusement définie par Pie IX, ne rallie pas alors tous
1. Hermanni Corneri chronicon, apud Georg. Eccard., II, 689.
2. Ms. lat., 18178, P 55.
3. « Ejus qui hoc opusculum defloravit ad virginis malris honorera hec fuit in- tentio ut, traduce pagina, legentibus claresceret et calesceret dulcis et florida B. Marie recordatio... continent enim decentissimos sermones trinos ad quatuor virginis solemnitates per annum pertinentes. Qui quidem in ecclesia non sunt legendi, sed in capitulo ad edi icationem audientium expouendi. » Geoffridi et alio- rum Clarevallensium, ms. lat., 2594, f 12.
350 CHAPITRE VI.
les esprits. Les uns admettent la pureté originelle de Marie, les autres la rejettent. Hugues de Saint-Victor', Amédée de Lausanne'2 affirment que la Vierge a toujours été exempte de la souillure la plus légère. Garnier de Langres prononce qu'elle a été conçue dans le péché et qu'elle a pu commettre des fautes vénielles jusqu'à l'ins- tant où, concevant Jésus-Christ, elle a été sanctifiée par PEsprit-Saint. Maurice de Sully ne permet point de célé- brer dans le diocèse de Paris la fête de l'Immaculée Con- ception3. Saint Bernard lui-même, le tendre serviteur de Marie, n'ose lui donner une prérogative que Rome n'a pas encore proclamée. Le saint, toujours en garde, s'effraye de cette innovation : il montre par là que sa vigilance était au-dessus de ses transports, et que sa prudence dominait son amour. L'église de Lyon vient d'instituer cette nou- velle fête ; saint Bernard écrit aux chanoines : ce La Vierge royale est comblée de tant de prérogatives qu'elle n'a pas besoin de ce nouvel hommage... Louez-la comme la Vierge révérée des anges, désirée des nations, connue des pa- triarches et des prophètes, élue de Dieu, choisie entre toutes les autres; louez-la comme le canal des grâces di- vines, comme la médiatrice du salut, comme la répara- trice du monde... C'est là ce que chante l'Eglise, et c'est là ce qu'elle m'apprend à chanter... Mais j'ai scrupule d'admettre ce qu'elle n'enseigne pas1. »
Les légendes crédules donnent tort à saint Bernard. La Vierge apparaît et commande qu'on célèbre sa Conception Immaculée. « Un chanoine revenait d'un certain village,
l. Ms. hit., 1193-1, f» 63.
-2. « Nulla peocati lahe depressa... expers totius corruplionis. » 7* et 8' li. ;i. flitt. lilt.. XV. 1.13. — 1. Epht., 174,
LA SOCIÉTÉ D'APRÈS LES SERMONS. 351
où il avait commis une grosse faute1. Pour rentrer dans sa ville, il lui fallait traverser la Seine. Il monte sur sa barque, et, comme il avait coutume de réciter les Heures de la Vierge, il se met à chanter tout eu ramant. Il disait l'Invitatoire Ave Maria, il était déjà arrivé au milieu de la traversée, lorsque tout à coup des démons se jettent sur lui, le précipitent avec sa barque au fond de l'eau, et en- traînent son âme aux supplices de l'enfer. Trois jours après, dans ce lieu même où les démons tourmentaient ce malheureux, descend avec le cortège de la cour céleste la Mère de Jésus : Pourquoi, leur dit-elle, accablez-vous injustement l'àme de mon serviteur? — Cette àme ne nous appartient-elle pas, répondirent-ils, puisque nous l'avons prise sur le fait, accomplissant nos œuvres? — Si vous raisonnez ainsi, dit la Mère de Jésus, cette âme est à moi, car cet homme chantait mes matines, lorsque vous vous êtes jetés sur lui. Vous êtes des coupables; vous avez violé mes droits ! A ces mots, les démons se dispersent à la hâte. Notre-Dame ramène l'âme au corps, et saisissant le pauvre homme par le bras, elle fait au milieu des ondes un mur à droite et à gauche, retire le chanoine du fond des abîmes et l'amène à bon port. Ma souveraine, s'écrie- t-il, ô Vierge belle, ô Vierge, les délices du Christ ! que vous rendrai-je pour tant de bienfaits? Vous m'avez arraché à la gueule du lion, vous avez délivré mon âme des sup- plices de l'enfer! La Mère de Jésus lui dit : Ne retombez plus, je vous en supplie, dans votre péché. Voici ce que je vous demande : tous les ans, le 6 des ides de décembre, célébrez avec piété ma Conception, prêchez partout la dévotion à ma fête. Ainsi parla Notre-Dame; puis, sous
1. Sermo de Couceptione, ad Opp. S. Anselmi Append. Patrol. ht., CLIX, c. 321.
352 CHAPITRE VI.
les yeux de son serviteur, elle remonta vers les cieux. Le chanoine se fit ermite ; il raconta à tous ceux qui voulaient l'entendre ses fautes, son supplice et sa grâce : toute sa vie il célébra et prêcha partout la fête de la Conception. »
L'Immaculée Conception de la Vierge annonçait une naissance miraculeuse. Les prédicateurs entourent le berceau de Marie de merveilles simples et naïves qui nous apprennent par quel miracle elle fut engendrée, comment elle naquit, comment elle grandit. Nous traduisons litté- ralement une petite homélie en provençal '.
« C'est aujourd'hui la Nativité de la bienheureuse Vierge Marie, qui par sa belle vie honore toutes les églises. Par une grande merveille naquit cette Dame. Car nous trou- vons que Joachim son père et Anne sa mère avaient demeuré longtemps ensemble et ne pouvaient avoir d'en- fant. Si bien qu'Abiatar, qui était prêtre de la Loi, repoussa l'offrande de Joachim, tout le peuple le voyant. Joachim en fut si honteux qu'il s'enfuit vers ses troupeaux et vers ses bergers; il alla très-loin sur une montagne et laissa sa femme, parce qu'Abiatar le prêtre lui avait dit que Dieu l'avait en haine, puisqu'il ne lui donnait pas d'enfant. Il se passa un long temps sans qu'il reçût des nouvelles de sa femme. Et un jour que la Dame était seule h la fenêtre de sa chambre, elle vit un oiseau sur un laurier, qui se réjouissait avec ses petits. Elle en eut une grande douleur et elle dit : « Dieu du ciel et de la terre, vous donnez du fruit à chaque créature, et moi, malheureuse que je suis, vous m'avez privée de mon époux! » Et elle se jeta sur son lit. Notrc-Seigneur eut pitié de la Dame, et il envoya son
1. Ms. lat., 3548'', f 18. Le texte a été publié par M. Paul Meyer, et reproduit dans la Chrestomalhie provençale de Bartech, 23.
LA SOCIÉTÉ D'APRÈS l-HS SERMONS.
:J53
ange dire au mari qu'il retournât avec sa femme . Et ainsi il (il, et Notre-Seigneur leur donna un enfant : ce l'ut notre Dame sainte Marie.
» Or, au bout de deux ans d'âge, il la portèrent au temple du Seigneur pour l'offrir à Dieu ; l'évèque Abiatar était au grand autel. Du premier autel à l'autre il y avait quinze degrés, et lorsqu'un enfant montait deux ou trois degrés, on le regardait comme un grand prodige, et l'on disait qu'il ferait de grandes merveilles. Lorsqu'ils passèrent les degrés, notre Dame sainte Marie les monta tous les quinze pour arriver à l'autel où se trouvait l'évèque Abiatar ; et tout le peuple dit que cette enfant ferait de grandes mer- veilles. Ensuite, elle fut nourrie avec les autres vierges du temple ; et elle eut une si grande science qu'à toute heure l'évèque Abiatar lui demandait conseil. Elle disait des paroles si belles et si grandes ! — Elle resta au service du temple, puis elle épousa Joseph sur le commandement de l'ange, et Notre-Seigneur prit chair en elle. Prions cette glorieuse Dame de nous placer avec son Fils pour toujours dans les siècles des siècles. Ainsi soit-il »
On reconnaît, à la première lecture, que cette petite homélie sur la Nativité de la Vierge s'est inspirée, comme plusieurs poèmes du moyen âge2, de l'évangile apocryphe de saint Jacques le Mineur. Mais elle dépasse son modèle par la simplicité du sentiment. Ainsi l'apocryphe raconte qu'Anne alla se promener dans son jardin, « qu'elle s'assit
1. V. aussi sur le même sujet une petite homélie d'une naïveté biblique, Bibliotii. Arsenal, ms. ftv, 2111, p. 57.
2. Saint-Marc-Giranlin l'a constaté pour les poèmes de Roswitha : Tableau de lu Liitérat. franç. au seizième siècle, 212-217. — C'était surtout la poésie populaire qui s'inspirait de ces évangiles apocryphes. Voyez absolument sur le même sujet les vers d'Herman (V. sur Herman, jffwf. litt., XVIII, 831), ms. fr., 20039, p. 49 : « Li romans de Dieu et de sa Mere. »
23
354 CHAPITRE VI.
sous un laurier,... et regardant vers le ciel, elle aperçut sur le laurier un nid d'oiseau; et elle se lamenta profon- dément et elle dit : Hélas! à qui puis-je me comparer? Quel sein m'a donc engendrée et m'a faite maudite en présence des fds d'Israël ? Ils me font des reproches et ils me raillent, et ils m'ont chassée hors du temple du Sei- gneur, mon Dieu. Hélas! A qui suis-je semblable? Je ne puis me comparer aux oiseaux du ciel, parce que les ' oiseaux sont féconds devant le Seigneur ! Hélas ! A qui me comparer? Je ne puis me comparer aux animaux de la terre, parce que les animaux delà terre sont aussi féconds devant toi, ô Seigneur! Hélas! A qui suis-je semblable? Je ne puis me comparer aux eaux, parce que les eaux, elles aussi, sont fécondes devant toi : les eaux orageuses et les eaux paisibles te louent avec les poissons de la mer. Mais hélas! A qui puis-je me comparer? Je ne puis pas me comparer à la terre, parce que la terre porte ses fruits en sa saison et te bénit, ô Seigneur! »
Cette longue apostrophe à tous les éléments de la terre, avec cette répétition sur un rhythme régulier, égale-l-elle ce soupir de douloureuse envie sur la joie d'un oiseau : « O Seiner Drus, rets de eel e de terra, ad unaqwga erea- twra douas fruit, et a me lassa astolt mo senor! » Puis, la plainte se traduit par des sanglots : Anne se jette sur son lit pour donner libre cours à ses larmes.
La Vierge grandit dans le temple ; elle correspond à la giâce; le temps marqué dans les conseils éternels est accompli : voici l'Annonciation. « Gabriel, dit Nicolas1 de Clairvaux, remet une lettre à Marie. Cette lettre con- tient la salutation à la Vierge, l'Incarnation <lu Verbe, la
I. 1G« h.
LA SOCIÉTÉ D'APRÈS LES SEHMONS.
355
plénitude de la grâce, la grandeur de la gloire et l'abon- dance de la joie.» La réponse de la Vierge fut admirable d'humilité : « De si haltes noveles ne de si riche messa- gier, ne de si grant haltece, oiés cum humiles respuns : Ecce ancilla Domini! Ne dist ore mie : Ecce Regina celo- rum, ecce domina angelorum; niais : Ecce ancilla Domini! Li angeles l'apele mère Deu; e oie s'apale ancele Dcu : Ecce ancilla Domini! 0 bele Marie, bencoiz soit tes cuers dunt lu le pensas! Benoite soit La bele boche dunt tu le parlas, cele humilité : Ecce ancilla Domini1 ! »
L'Annonciation est une fête chômée. Mais les fidèles viennent à la négliger; une jeune fille en est cruellement punie : c'est la fileuse Eremburge. « La solennité2 de la Saincte Annonciation vint a se refroidir par nonchalance. Advint doneques qu'en l'an mil quatre vingts et un, ceste leste estant escheuë en la cinquiesme ferie avant le Di- manche des Rameaux, le peuple, attendu le décret3 du concile, n'en fist aucune solennité, et les Prestres qui, a raison de leur charge, en dévoient faire la publication, se dispensèrent de l'annoncer. Tellement que la populace se rangea a son travail ordinaire, qui au labourage, qui aux vignes, qui a forger, qui a radouber: chascun diversement selon son art s'employoit a l'acquit de sa tasche, les femmes aussi bien que les hommes. Mais la Pieuse qui
1. Ma. fr., 13316, p. 124.
2. Radbode II, témoin oculaire, raconte ce merveilleux événement dans un ser- mon sur l'Annonciation. Nous nous servons de la traduction de Jacques Le Vasseur, Ci'ij de l'Aigle, p. 282. — Ce sermon se lisait autrefois, en forme de leçons, aux matines de l'Annonciation, dans plusieurs églises du diocèse de Noyon, Actes de la province ecclés. de Reims, II, 100; Putrol. lat.^ CL, c. 1527.
3. 11 s'agit ici du concile de Tolède qui avait décrété que si l'Annonciation ar- rivait les jours de la Passion ou de la Résurrection, la solennité en serait remise au 18 décembre.
356 CHAPITRE VI.
avoit quelque peu lasché la bride a son courroux, rappella soudain l'humanité et opposa sa qualité de Dame contre une pauvre servante, et sa qualité de Royne contre une personne de néant. C'estoit une pauvre fille Gauloise du fauxbourg de la ville de Noïon. Elle se nommoit Erem- burge et n'avoit autre moyen de vivre que de son travail, lequel, pour ce subjet, elle ne discontinuent nullement, travaillant assiduement en linge et a filer, comme en usent celles de mesme sexe. Arrive doneques en ce jour là que cette pauvrette destrempant son fil avec la salive, a la façon de toutes les fîleuses, le fil luy demeura tellement attaché a la langue, que les voulant séparer avec les lèvres, elle les enveloppa et engagea plus estroitement l'un a l'autre, si que la lèvre en devint toute tumesiée et la langue presque du tout privée de sa fonction. Que fera elle? Vous l'eussiez veu suer d'ahan a force de l'agitation qu'elle se donnoit, s'efforçant en vain de deprendre un fil d'attache si estroite. De rien ne lui profitait de reclamer d'autruy. La douleur qu'elle enduroit estoit si véhémente, que l'es- cume qui en procedoit et lui pendoit a la bouche la îvn- doit toute vilaine; et les lèvres qui tenoient a la langue auraient perdu l'usage naturel de cracher. La chetive se lamentoit en ses poignantes douleurs : aussi taisoient bien les assistants qui en avoient grande compassion.
» La mère fortuitement estoit absente lors de ce mal- heureux spectacle. Enfin elle retourne, ayant appris la nouvelle de ses voisins qui luy accouroient de toûtes parts. Aussi tost qu'elle apperecut sa fille ja plus qu'à demy morte, elle tomba aussi toute pasméc; et revenue a soy, alloit publiant que c'estoit un eiïecl de la Justice di- vine, d'autant que le jour précèdent son pere luy avoit
LA SOCIÉTÉ D'APRÈS LES SERMO'NS. 357
donné advia que la leste de la Vierge arrivoit le tende- main.
» Les voisins se mettoient en devoir de Iny apporter quelque allégement a force de medirainens naturels, ne se doutant pas que la gloire d'une telle délivrance et cure m miraculeuse devoit appartenir a la très sacrée Vierge jus- tement irritée a cause d'un si notable mespris... Doncqucs en une telle affluence de peuple, le Pere des miséricordes qui descouvre les secrets aux petits, tout seul, par une ins- piration secrette, les attire a la mère église dédiée sous le nom de sa mère, afin que la, dans les mérites de l'offensée, se retrouvast la délivrance de la délinquante... On court au principal monstier de Saincte Marie. Le peuple y arrive a la foule de toutes les parts de la ville, les uns les larmes aux yeux et les autres la prière au cœur. Vous eussiez veu de tous costés les manœuvres abandonner l'attelier et jetter par terre leurs outils, renoncer à l'attelier, les arti- sans lascher des mains leurs ouvrages imparfaicts avec protestation de satisfaire pour la faute commise et de n'y plus retomber a l'advenir, promettans les uns et les autres et s'obligeans par vœu de garder inviolablement de là en autant la feste de l'Annonciation et de la solenniser avec une dévotion plus particulière...
» Cependant comme ils advancent et sont jà proches de la basilique Saincte Marie, voicy qu'ils rencontrent un prestre assôs léger d'esprit, lequel s'estant informé d'eux, et ayant appris ce que c'estoit, s'imaginant que ce fust une ruse pour attraper de l'argent : Je veux, dit-il, seconder vos larmes et apporter tout présentement la gua- rison au mal de cette pauvre fille qui endure tant. Ce disant, il se saisit rudement du fil qui luy pendoit a la
358 CHAPITRE VI.
bouche et le tire de toute sa force ; mais recognoissant que la langue obéissant a l'effort se destachoit, estant jà presque toute arrachée, il arresta au cry de la fille, et prenant l'espouvante recognut sa faute en la présence de tout le peuple, se désistant avec confusion de son entreprise.
» Sur ces entrefaictes, ils arrivent jusques a la chaire de l'evesque de la saincte église de Noïon. On la présente devant l'autel de la très-Sacrée et perpétuellement Vierge, la mère accompagnant de ses larmes les pleurs de sa fille, ensemble les prestres secondant la dévotion du peuple touché de repentance... Les Prestres d'une contenance toute contrite, mortifiée, abattue, vaquoient a la psalmo- die... Enfin la bienheureuse Vierge fléchie par la violence des prières tourne le jugement en miséricorde... Car lors- qu'en l'agonie de ses tourmens employant de tout son possible la voix de ses larmes qui seules luy restoient pour obtenir sa grâce, la pauvre agonizante portoit son baiser a l'autel de la Saincte Vierge,... le bon Dieu dessas- sembla ses lèvres, faisant tomber a la face des assistans le fil de la langue qui enveloppoit et enchaisnoit prodi- gieusement langue et lèvres tout ensemble. Soudain l'usage de la parole lui fut rendu tel qu'auparavant.
» Jugés si de tout son cœur elle employa cet organe a rendre actions de grâces a Dieu. On n'cntendoit lors autre chose partout que des voix de recognoissance. Les larmes font place a l'allégresse, les gémissements sont changés en chants de joye. Toute la ville est en liesse; de toutes parts retentissent les louanges de Dieu, et, au son des cloches, le Te Deum est dévotement chanté par tous les ordres ecclésiastiques. Les hommes et les femmes magni- fiaient Dieu selon leur capacité. »
LA SOCIÉTÉ D'APRÈS LES SERMONS. 359
Si Marie vient au mondo d'une façon miraculeuse, si les anges conversent avec elle, c'est qu'elle va devenir la Mère du Rédempteur. Les homélies nous font contempler m loisir la maternité de la Vierge et le berceau de Jésus. Adam de Perseignc, cette âme souriante et naïve, ne cesse de soupirer après la crèche de Nazareth. Il voudrail être l'un des pasteurs à qui le mystère fut révélé. <r Oh! que ne suis-je de ces humbles à qui les secrets du ciel furent annoncés et qui les virent se réaliser! Je ne m'occu- perais d'aucune autre chose : ce serait là ma seule médi- tation ! Quoi de plus doux? Entourer le berceau du Verbe, se reposer à loisir dans l'asile du Christ, se mêler aux jeux d'une si heureuse enfance ! Laissez, je vous prie, laissez cet enfant attaché aux mamelles que la rosée céleste a remplies ; laissez-le se reposer en paix sur le sanctuaire merveilleux d'un sein virginal1... Oh! que ne suis-je tout près des mamelles de cette Vierge ! Que ne suis-je là quand le petit Jésus vagit'2!... Que je serais heureux si mon Jésus me comptait parmi ses frères de lait, si sa mère me pre- nait de temps en temps sur son sein, s'il me faisait part de sa douce et légère nourriture3! »
«Réjouis-toi, réjouis-toi, ô Vierge bienheureuse, s'écrie Adam le Prémontré. Porte-le dans tes mains, serre-le dans tes bras Celui que les chœurs innombrables des anges ne peuvent contenir, parce qu'il se cache dans le sein de son Père. Adore-le comme ton Créateur et porte-le
1. Fragment. Marian. VU, Patrol. lat., CCXI, c. 754.
2. « Utinam mini detur assistere genitricis ejus uberibus, parvuli hujus interesse vagitibus!... » Ms. lat., 17282, f> 99.
3. « Mecum optime agitur si inter collactaneos suos me Jésus meus commemoret, si suscepto interdum ad matris ubera suae delinitionis sorbitiunculas partiatur. » Fragment. Marian., V, ibid.
360 CHAPITRE VI.
comme ton enfant. Vénère-le comme ton Sauveur et embrasse-le comme ton Fils. Prosterne-toi en esprit devant lui parce qu'il est ton Dieu, et fais-lui mille caresses parce qu'il est ton enfant. Réjouis-toi, triomphe : tu as enfanté! 0 Vierge ineffable, suave et douce'! » « J'en suis certain, dit Amédée de Lausanne, souvent elle oublia de boire et de manger, elle méprisa les nécessités du corps, elle passa les nuits dans les veilles pour songer au Christ, pour voir le Christ avec sa chair... Oui, souvent elle dut faire ce qui est écrit dans les Cantiques : Je dors, mais mon cœur veille. Elle aimait ce Dieu qui était son Fils, elle l'aimait de tout son cœur, de tout son esprit, de toutes ses forces. Elle voyait de ses yeux, elle touchait de ses mains le Verbe de vie! Qu'elle était heureuse de pou- voir réchauffer Celui qui donne la chaleur, de porter Celui qui porte tout, d'allaiter Celui qui donne le lait aux mamelles, de nourrir Celui qui nourrit tout et qui donne la pâture aux oiseaux! Le petit Jésus se tenait sur le sein maternel, et lui, repos des saintes âmes, il se reposait sur une poitrine virginale! Quelquefois, la tête penchée, il regardait d'un œil ingénu cette Reine que les anges désirent contempler, et, avec un murmure charmant, il appelait sa Mère celle que tous invoquent dans les néces- sités de la vie. A ce nom, remplie de l'Esprit-Saint, elle serrait la poitrine de son enfant contre sa poitrine, elle appliquait son visage contre son visage. Quelquefois aussi elle embrassait ses mains, elle embrassait ses bras : avec une liberté toute maternelle, elle cueillait sur ses lèvres sacrées les baisers les plus doux2. »
Qui ne songe, en voyant cette douce chaîne d'Anne à la
1. 25" h. — 2. 4* h., de Partu Virginia.
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Vierge et de la Vierge à Jésus, au tableau de Léonard de Vinci : La Vierge et sainte Anne! La Vierge esl assise sur les genoux de sainte Anne, de sainte Anne vieille et i idée, niais si gracieuse clans ses rides, si souriante dans sa vieil- lesse, qu'elle semble encore chauler son cantique : « Qui annoncera aux fils de Ruben qu'Anne allaite? Ecoule/., écoutez, ô douze tribus d'Israël, Anne allaite 1 !» Puis, Marie, avec un regard maternel, tend les bras au peti L Jésus, qui joue avec un agneau.
Cette scène délicate et familière que le pinceau merveil- leux de l'artiste nous a laissée, nous la retrouvons dans nos sermonnaires.
Marie se présente au temple, comme une humble femme, pour accomplir la loi de Moïse. Cette fête est l'une des plus populaires au moyen âge. Chaque fidèle tient un cierge ou une chandelle à la main : c'est la Chandeleur. « Nos apclons ceste festc par n nons : car nos l'apelons la Purification et la Chandeleuse. La Purification l'ape- lons nos, porce que Nostre Dame sainte Marie aeompli sa gesine aujord'ui, ansi corne une autre femme, non mie porce qu'ele eust mestier de gesine... La Ghandelose l'ape- lons nos, porce que li crestién et les crestienes soient tenir aujord'ui cierges ou chandoiles an lor mains et offrir a la gloriose Virgc m ère Deu... Ansi comme li home ont les gros cierges an lor mains, et li autre si ont lor bêles chan- doiles, lor biaus tortiz, et li autre qui mains sunt riche si ont les petites chandoiles, trestot ansi luissent plus cler li un que li autre devant Deu et plus ont de lui... Et ansi comme uns chascuns bons crestiens doit hui tenir an sainte iglise luminaire en l'onor de Deu et de la gloriose Vîrge
1. Protevangel. D. Jacobi, II, 20.
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pucele, ne il s'il ne pnet plus avoir qu'un morçheron de chandoile, lot ansi doit ehascuns faire tant de bien comme il puet1. »
Les prédicateurs ne séparent jamais la Virginité de la Maternité. Ceux qui prêchent au peuple rappellent ce mystère d'une façon un peu rude et originale. « Or esgar- duns confaitement li espeus soient issir de lor canbres cum il finit lor noces, bien larje,bien vestu,bien achesmé. E nostre segnor Jhesu fu bien acesmez, car sens tache de pechié entra in uterum Virginis, e sens tache en issi : Virge le trova, virge le laissa 2. » Ceux qui prêchent aux moines le chantent par de pieux accords. « 0 mère, ô fille du Sauveur! s'écrie Gibbuin de Troyes3. 0 Vierge l'honneur et la gloire des vierges! J'ose à peine dire une seule fois, en présence d'un si petit auditoire, ce que l'Évangéliste a écrit pour le monde entier. Pourquoi donc vous purifiez-vous, puisque je ne trouve aucune tache en vous? Vous êtes un sanctuaire plein d'arômes; vous êtes un jardin fécondé parla rosée du ciel. Non, les vertus qui sont dans Notre-Dame sainte Marie ne peuvent souffrir avec elles aucune souillure. Ces vertus sont l'humilité, la fécondité, la virginité. Humilité vraie, fécondité merveil- leuse, virginité sans tache. Celle humilité a ravi la ten- dresse du souverain Roi, cette fécondité a donné un Ré- dempteur au monde, celle virginité est demeurée pure toute la vie. Dieu a chéri celte humilité, les hommes louent cette fécondité, les anges admirent cette virginité. 0 Vierge aimable dans son humilité, vierge louable dans sa fécondité, admirable dans sa virginité! Voilà les trois vertus de la Vierge Marie. »
1. Ms. fr., 24838, p. 108. — 2. Ms. fr., 1331G, p. 134.— 3. Ms. hit., 14837, C 137.
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Tous recourent aux comparaisons les plus gracieuses pour «lire leur admirai ion. « Quelle douce toison de laine que cette poitrine virginale, si étrangère à tous les désirs de la concupiscence, si éloignée de toutes les passions charnelles! Quelle douce toison*de laine que les pensées chastes d'un cœur virginal ! Quelle toison dans toutes ces vertus! Qui ne se vêtirai! avec joie de celte toison de la Bienheureuse Vierge Marie? Ornement de l'Église catho- lique! Quelle grandeur, quelle gloire dans cette toison de laine de la Bienheureuse Vierge Marie ' ! »
Ce ne sont de tous côtés que fleurs et lilas. Adam de Perseigne appelle Marie la mère de la Beauté, le véritable Êden, le jardin embaumé de toutes les vertus, la rose aux délicieuses senteurs. Hildebert la compare au cristal qui est impunément pénétré par les rayons du soleil. Saint Bernard a sur la Vierge des homélies qui sont des can- tiques pleins de magnificence. Tous la nomment Tour d'ivoire, Arche d'alliance, Porte du ciel : ils épuisent les perfections que lui prêtent les litanies.
Pendant que la Vierge demeure sur la terre, les anges, l'archange Gabriel, saint Jean, les apôtres la servent à l'envi. Elle guérit les malades, console les affligés : elle a le pouvoir de ressusciter les corps et les âmes; ses bien- faits s'étendent jusqu'aux nations étrangères. « L'his- toire, dit Amédée de Lausanne, rapporte que, depuis la Nativité de Notre-Seigneur jusqu'à la mort de Marie, la fureur des armes s'est apaisée et que tout l'univers a joui d'une paix sans mélange2. »
Mais le moment de régner au ciel est venu. Les Apôtres vont se réunir de toutes les parties du monde pour ense-
1. Victorins, ms. lat., 14590, f° 191. — 2. 7J h.
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velir la Vierge dans la vallée de Josaphat. « Ses cors lu mis en sépulcre ou val de Josaphas. Li apostre i furent tout, et si citoient [esloient] il en diverses parties dou monde a l'eure que la Dame devoit transir, la ou il prees- choient la loi notre Seianor, chascuns endroit soi. Mais une nue les ravisa et les mena en la pièce de terre ou la Dame estoit. Et mesires sainz Jehans li Evana;elistres a cui nostre Sires Tôt commandée a garder, li apostre l'enseve- lirent e la mirent eu terre. Mais après, qant on regarda el sépulcre, on n'i trova riens. On puet ben croire que sesglorieus lilz l'énporta lassus en ciel comme le cors dont il daigna naistre et ou il prist char et sanc, et qu'il l'a mise et posée par desus ses angles et les vertuz del ciel '. »
La Vierge est-elle réellement montée au ciel en corps et en âme? Telle est la question que les prédicateurs se posent dans la chaire. « On ne trouve pas aisément, dit Isaac de l'Étoile, ce que l'on peut dire d'une manière précise sur la fête d'aujourd'hui, sur l'Assomption de Marie. Resserrés comme nous le sommes dans les limites que nos pères ont posées et qu'il ne nous est pas permis de passer, nous n'osons décider autre chose sinon qu'aujourd'hui Marie a été transportée (soit avec son corps, soit sans son corps, je n'en sais rien, Dieu le sait), a été, dis-je, transportée non pour un temps, ni jusqu'au troisième ciel seulement (si cependant il y a réellement plusieurs cieux), mais dans le domicile éternel de la souveraine félicité et jusqu'au plus haut des cieux2. » Telle est aussi la question sur laquelle on dispute avec entêtement. Un frère convers, un gran-
1. Biblioth. Sainte-Geneviève, ms. fi\, Dl 21. p. 89.
'2. 1' li., in Assumpt. — Aclrède, 18* h., s'exprime de la même façon.
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gier, rapporte le moine Césaire1, ne pouvant supporter que le prédicateur émît des doutes sur l'Assomption cor- porelle de ta Vierge, obtint, sous un prétexte imaginaire, de s'absenter du sermon le jour de l'Assomption. Il fut transporté par son bon ange dans une église; et là Notre- Dame apparaissant lui dit: « Bertrand, Bertrand, tu as bien raison de croire que je suis montée au ciel en corps et. en Ame. »
On fêtait la Vierge : on l'invoquait dans les calamités publiques ; les villes se réfugiaient au pied de ses autels, et, prosternées dans la pénitence, elles suppliaient la Mère de crier miséricorde auprès du Fils. L'an 1137, dans une sécheresse désolante, Etienne I'1, évêque de Paris, ordonna un pèlerinage à l'église Sainte-Marie. Tout le peuple y accourut. Les pèlerins étaient pieds nus, à jeun, et si fati- gués qu'ils marquaient par le sang l'empreinte de leurs pas2. L'an 1506, tous les habitants de Paris se rendirent à la même église pour se mettre à l'abri de l'inondation. C'est un Génovéfain qui nous raconte ce fait dans un pané- gyrique de sainte Geneviève3. « J'ai l'intention, dit-il, de vous rapporter ce que j'ai vu de mes propres yeux et de rendre témoignage à la vérité. L'an 1206, au mois de décembre, Dieu frappa le royaume de France; les pluies tombèrent avec une violence extrême ; les fleuves débor-
1. Tissier, Bibl. Patr. Cisterc, 11,505.
2. « Nudipedes jejunique per plaleas urbis usquo ad Béate Marie Basilicam cum grandi laborc et augustia venientes, videres eorum vestigia sanguine sanieque, lluxu madida et cruenlata. » Odon, biblioth. de Troyes, ms. lat., 2273, n° 9.
3. Anonyme, ms. lat., 14-652 (XVe siècle), f° 228 « Gloriosus Deus in sanctis suis », et f° 221) « Sermo de S* Gcnovefa pro iiuindatione aquarum, anno 1206. » Ce sermon, attribué par le catalogue de Saint-Victor, n° 86 de l'ancien fonds, au bienheureux « Guillermus », n'a pu être prononcé avant 1233, puisqu'il rapporte un second pèle- rinage qui n'eut lieu que vingt-sept ans après le premier. Quoiqu'il soit du treizième siècle, nous croyons bon de le rapporter.
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dèrent en torrents; les arbres les plus hauts furent déra- cinés, et dans certaines cités, dans certaines bourgades, les édifices furent détruits de fond en comble. Mais de toutes les villes, la plus éprouvée, ce fut celle de Paris, Paris la capitale et l'âme de la France. La Seine sortit de son lit, la ville entièrement inondée fut atteinte jusque dans ses fondements. On ne pouvait traverser les places et les rues qu'en bateau. La plupart des maisons furent ren- versées; celles qui restaient encore debout étaient ébran- lées par le choc continu des eaux, elles menaçaient de tomber en ruines. Le pont de pierre qu'on nomme le Petit- Pont1, par rapport au Grand-Pont, ne pouvait résister à la poussée des flots ; à chaque instant on croyait qu'il allait crouler. On y apercevait déjà plusieurs trous énor- mes; la ruine paraissait imminente. Alors la cité pleine de richesses était dans la désolation; la reine des villes était plongée dans la tristesse. Les prêtres gémissaient , les vierges étaient dans le deuil. La ville succombait sous le poids de la douleur, et personne ne pouvait la consoler. Ce peuple n'avait plus qu'une espérance : c'était le secours de la bienheureuse Geneviève, dont les bienfaits ont tou- jours ému les Parisiens d'une si vive reconnaissance. Que sainte Geneviève sorte de son temple, criait-on, qu'elle vienne défendre ses fidèles serviteurs qui la supplient, qui tremblent, qui vont périr tous indistinctement, si elle ne secourt pas sa ville ! Qu'elle serve de muraille à sa nation!
1. Ce Petit-Pont était situé au lieu même où se trouve encore le Petit-Pont, entre la rue Saint-Jacques et la rue de la Cité. Quant au Graiul-Pont, construit par Charles le Chauve pour empêcher les Normands de remonter la Seine, il était situé au lieu même où a été bâti le pont Notre-Dame. 11 n'y avait alors que deux ponts et deux portes dans toute la ville de Paris. V. Recherches sur l'origine et la situation du Grand-Pont de Paris, Ilcrue archévloijique , Xii" année, p. 908.
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Qu'ellé'arrête la colère de Dieu pur son humble prière, qu'elle obtienne miséricorde auprès du Tout-Puissant I Tel était le cri de l'évêque Eudes, du clergé et du peuple. Du apporte à notre église les reliques des saints et l;i bien- heureuse Geneviève sort de son temple: elle marche à la léte de son peuple, comme une colonne de feu dans la nuit de l'adversité. Nous arrivons au Petit-Pont : pour le pas- ser, il ne faut pencher ni à droite ni à gauche, mais il faut se tenir droit au milieu. Autrefois, le peuple d'Israël, précédé de l'Arche d'alliance, traversa le Jourdain à pied sec : le peuple de Paris, précédé de sainte Geneviève et des reliques des saints, passe ce pont dangereux qui menace ruine, sous les coups redoublés des eaux. Moïse divisa les flots de la mer pour faire une route au peuple d'Israël : la bienheureuse Geneviève traverse avec son peuple les eaux grossies de la Seine; elle est moins sou- tenue par le pont qu'elle ne le soutient elle-même, grâce à la protection divine. Enfin, à peine sommes-nous arrivés à l'église Notre-Dame, que la paix et la tranquillité (comme je l'ai entendu dire, comme je l'ai vu moi-même) remplacent partout les secousses1. La ville ébranlée jus- que dans ses fondements devient calme et tranquille. Le peuple déborde de reconnaissance envers Geneviève... Tous les habitants de Paris en ont été témoins : depuis le samedi où sainte Geneviève traversa les flots grossis du lleuve, les eaux diminuèrent tant que la Seine ne fut pas rentrée dans son lit; à partir de ce jour le Seigneur ne fit plus tomber les eaux du ciel. Sainte Geneviève sortit de
I. « Ingrediente tandem lî. virgine Gencvofa crclesiam sanrte Marie, in l'ari- siensi urbe sitam, continuo, sicut audivimus ita et vidimus. .., omnia in adventu eyus prias commuta et pacifica et sedata fuerunt. «
368 CHAPITRE VI.
l'église; tout le peuple la suivait. Le pont chancelait tou- jours sur ses bases : elle le passa. Mais dès qu'elle fut rentrée dans son temple, dès que les fidèles furent ren- trés dans leurs maisons, à peine une demi-heure après la procession, c'est-à-dire au commencement de la nuit, le Petit-Pont s'écroula. Lui, qui peu auparavant avait soutenu, tout fracassé qu'il était, le poids d'un peuple entier, il s'écroula sans renverser ni blesser per- sonne...
y> Quelques années plus tard, le miracle fut encore plus remarquable. A peine sainte Geneviève eut-elle franchi le seuil de son temple qu'à la vue de tous les fidèles une colombe sortit de l'église. Elle volait au-dessus de la châsse; lorsque la châsse s'arrêtait, la colombe s'arrêtait. La procession entrée à Notre-Dame, la colombe alla se poser sur un ange sculpté à la voûte de l'église. Tout le peuple fixait les yeux sur la colombe, tout le peuple pleu- rait, tout le peuple priait. Geneviève sortit de Notre-Dame, la colombe sortit avec elle : immédiatement la Seine rentra dans son lit. »
Le prédicateur ne loue que sainte Geneviève, sans doute parce qu'il est Génovéfain. Mais, en réalité, n'est-ce pas la patronne de Paris qui conduit sa ville affligée aux pieds de la Vierge? Si la paix et la tranquillité remplacent les secousses, n'est-ce pas dès que le pèlerinage a franchi le seuil de Notre-Dame? Sainte Geneviève est la sup- pliante : sainte Marie est la souveraine.
Ainsi, les prédicateurs nous montrent, au douzième siècle, deux civilisations opposées l'une à l'autre qui existent de front, sous le même ciel, dans la même patrie;
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deux peuples qui, vivant côte à cote, ne se voientpas' : les laïques et les moines. Les premiers aiment les désordres et le brigandage; les seeonds, pénitents et contemplatifs, se nourrissent d'amour et de charité. Le monde et le cloître! Dans celui-là, c'est le plaisir violent; dans celui-ci, le ravissement des émotions religieuses; c'est d'un côté le cilice, et de l'autre la cotte de mailles.
Quel fut le lien secret de ces deux sociétés? La foi ; la foi ardente jusqu'à l'héroïsme, passionnée jusqu'à l'into- lérance, crédule jusqu'à la superstition; la foi douce, tendre et naïve avec le culte de la Vierge.
1. Les nouvelles, même les plus sacrées, ne pouvaient franchir la grille du mo- nastère. « Quoique le bienheureux Benoit nous défende de rapporter au monastère ce que nous aurons pu voir ou entendre au dehors, cependant je vais vous raconter, mes frères, ce que j'ai entendu dire : ce sera pour votre plus grande édification. Le roi de Jérusalem a vaincu le peuple d'une certaine ville ennemie; les chrétiens ont crucifié, au milieu de mille transports, le roi de la ville vaincue. L'Église du Christ est dans l'allégresse, elle se réjouit : car le roi catholique a triomphé des bar- bares. Vous aussi, je le vois bien, vous êtes heureux de cette nouvelle, vos visages et vos cœurs s'épanouissent à la fois... Ces bruits que j'ai entendus au dehors, je n'ai pas regret de vous les rapporter et d'enfreindre pour un événement si grave la Règle de notre bienheureux Père Benoit. » Puis, le prédicateur passe à son ser- mon. Anonyme parmi les sermons de Pierre Comestor, ins. la t., 1 1934-, f° 24. — Quelles précautions pour annoncer une nouvelle qui aurait dû, nous semblc-t-il, transporter les moines encore plus que les simples fidèles ! Le prédicateur a des scru- pules : il commence et finit en pesant les motifs qui lui font violer la Règle de Saint-Benoit.
CONCLUSION
Il y a deux âges dans l'histoire de l'Esprit français : le moyen âge et les temps modernes. Entre eux, sans doute, l'inégalité est extrême. Mais il serait injuste de ne pas tenir compte, à cause des chefs-d'œuvre de l'un, des rudes et courageux efforts de l'autre.
Or, dans les temps modernes, la chaire ne brilla jamais plus qu'au dix-septième siècle. Elle réfléchit alors tout l'éclat qui l'environnait ; elle sut joindre au zèle évangé- lique la magnificence des idées et la politesse du langage. Pendant tout le moyen âge, elle ne fut jamais plus grande qu'au douzième siècle. Avant le douzième siècle, on ren- contre peu de prédicateurs; au treizième, ils abondent, il est vrai, mais leurs nombreux sermons sont trop souvenl des œuvres collectives, impersonnelles, ils sont tous plus féconds en traits de mœurs qu'en mouvements oratoires, parce que la chaire, en se prodiguant sans mesure, a perdu, dans la seconde moitié du siècle surtout, l'inspi- ration, l'originalité, la grandeur : le treizième siècle est le commencement d'une longue décadence.
Au douzième siècle, combien de talents qui mériteraient une étude particulière! Outre saint Bernard et Hugues de Saint-Victor, c'est Raoul Ardent, le missionnaire des campagnes; Amédée de Lausanne, le panégyriste de la Vierge ; Adam de Perseigne, le moraliste Henri : Isaac de l'Étoile et Pierre de Poitiers, Geoffroy Babion, Geoffroy de Mailros, Geoffroy d'Auxerre Quelle foule d'ora-
CONCLUSION. 371
leurs, si le goût n'avait pas fait défaut à ecs vieux âges, en dépit des meilleures théories! Mais ce n'est pas assez de nommer des hommes. Pour comprendre l'activité que déploya la parole sainte, la puissance qu'elle exerça, le bien qu'elle répandit, il faut la suivre dans tous ses mouvements, lorsqu'elle enseigne le peuple et sanctifie les moines, lorsqu'elle prêche la pénitence, éclaire les conciles, combat l'hérésie et fait les croisades; dans tous ses contrastes, lorsque, antique, nerveuse, sublime, elle enflamme par ses brûlants appels l'imagination des mul- titudes subitement éprises de l'Éternité, et lorsque, à force de complaire à l'esprit des auditeurs, elle se perd dans des puérilités laborieuses et décrit des scènes sati- riques ou touchantes ; dans toutes ses peintures, lorsque, par des sorties inexorables et par de naïves légendes, elle nous montre de près les passions de la foule et le mysti- cisme du cloître. Originale, attachante époque ! Il y avait tant de vie dans ce peuple passionné de la foi, ces pré- dicateurs étaient inspirés par des convictions si ardentes et si fermes, que la parole sacrée était l'âme du douzième siècle. Ce pouvoir absolu, sans exemple jusque-là, la chaire ne devait plus l'exercer jamais.
APPENDICE
I
PLANCTUS DE SAINTE MADELEINE PAR S.ANSELME DE CANTORBÉRY.
(Voyez pages 30 et 225.)
Incipit omelia Beati Anselmi super Johannem de planctu Magdalene '.
In illo tempore Maria stabat ad monumentum foris, plorans i 2. Et reliqua3.
Audivimus4, fralres, Mariam ad monumentum foris stantem , audivimus Mariam foris plorantem : Videamus, si possumus, cur staret, videamus et cur ploraret. Prosit nobis illius [illam] stare, prosit nobis illius [illam] plorare|. Amor faciebat eam stare, dolor cogebat eam plorare|.
Stabat et circumspiciebat si forte videret quem diligebat [; plorabat vero, quia sublatum estimabat quem querebat |. Dolor renovatus erat, quia quem prius doluerat deffunctum, nunc dolebat ablatum |; et iste dolor major erat, quia nullam conso- lalionem habebat |. Primi fuit causa doloris, quia vivum perdi- derat ; sed de hoc dolore aliquantulam consolationem habebat, quia mortuum se retinere credebat. Nunc autem de isto se consolari non polerat, quia vel corpus deffuncli non inveniebat ; metuebatque ne amor magistri sui in pectore suo frigesceret, quo viso recalesceret.
1. Ms. lat., 2622, f 12-18, XIVe siècle; texte souvent fautif.
2. Ce signe représente les barres rouges qui sont dans le manuscrit.
3. S. Joan., xx, 11.
4. Malgré les assonances, nous transcrivons le texte comme de la prose ordinaires. Nous irons à la ligne lorsque le sens semblera l'indiquer.
374
APPENDICE.
Venerat autem Maria ad monumentum, defferens secum aro- mata et unguenta que preparaverat, ut, sicutantea pedes viven- tis unguento precioso unxerat, sic etiam nunc corpus deffuncti totum et unguento ungeret et aromatibus condiret ; et, sicut prius ad pedes Domini Jhesu lacrimas fuderat, ita nunc ad monumentum lacrimas funderet I. Fleverat prius et lacrimis suis pedes ejus rigaverat pro morte anime sue, veniebat nunc cum lacrimis monumentum rigare pro morte magistri sui. Cum autem non inveniret corpus in monumento, labor unguenti periit, sed dolor lugendi crevit | . Defuit obsequio qui non defuit dolori |; defuit quem condiret, sed non defuit quem ploraret; eoque magis plorabat, quo ille magis deerat.
Plorabat itaque vehementer Maria, quoniam additus erat dolor super dolorem]; duosque dolores ex unios [unico] viro gestabat in corde, quos mitigare volebat lacrimis, sed non vale- bat I. Et ita posita in dolore, mente et corpore defficiebat, et quid ageret nescienbat [nesciebat]. Quidenim ista mulier pote- rat, nisi plorare, que intollerabilem habebat dolorem? Et nullum inveniebat consolât orem. Petrus quidem et Johannes vénérant cum ea ad monumentum : sola plorans, et quasi desperando desperans! Petrus et Johannes timuerunt et ideo non stete- runt ] : Maria non timebat, quia nicbil suspicabatur sibi super- esse pro quo timere deberet.Perdideratenim magistrum suum, quem ita singulariter diligebat, ut prêter eum nil posset dili- gere et nil posset sperare|. Perdiderat vitam anime sue; et jam melius arbitrabatur fore sibi mori quam vivere, quia forsi- tan moriens inveniret quem vivens invenire non poterat, sine quo tamen vivere non valebat |; fortis namque est ut mors dilectio ejus'. Quid namque aliud faceret? Mors in Maria facta erat exanimis |, facta erat insensibilis |; sentiens, non senlie- bat |; videns, non videbat |; audiens, nonaudiebat : sed neque
l. Caut., vin, ('..
APPENDICE.
375
ibi erat, quia tota ibi crat, ubi magister suus erat, de quo tamen ubi esset nesciebal I. Querebat enim eum et non inveniebat ; et ideo stabat ad monumentum et plorabat, tota lacrimabilis, tota miserabilis |.
0 Maria, quid spei |, quid consilii, autquid cordis erat tibi, ut sola stares ad monumentum, discipulis abeuntibus \1 Tu an te illos prevenisti et cum ipsis rediisti et post illos remansisti : cur hoc fecisti? Sapiebas plus illis |, aut diligebas plus quam illi, quia non metucbas ubi illi |.
Certe nil sapiebat Maria, nisi diligere et pro dilecto dolere. Oblita erat timorem |, oblita era semetipsam, oblita erat deni- que omnia, prêter illum quem diligebat super omnia |. Et quid mirabile est, si sic erat oblita etiam ut ipsumnon agnosceretur [agnosceret], in momento enim illum non quereret, scd verba illius in mente retineret, sed de vivente gauderet |, nec de sub- lato ploraret, sed de résurgente exultaret ? Dixerat Jhesus quia sic moreretur, quod tercia die resurgeret. Sed pro [proh] dolor ! Et nimius dolor cor illius repleverat , et memoriam borum verborum deleverat : sensus nullus in ea remanserat, omne consilium ab ea perierat, spes omnis deffecerat, solum- modo flere supererat; fïebat ergo, quia flere poterat.
Et dum fleret, inclinavit se et prospexit in monumentum, et vidit duos angelos in albis sedentes, unum ad caput et alium [unum] ad pedes, qui dicunt ei | : Mulier, quid ploras 1 ?
0 Maria, multam consolationem invenisti, et forsitan tibi melius contingit quam sperasti : nam tu querebas unum et duos invenisti \. Querebas bominem, et angelos invenisti, et viventesque [viventes] vidisti ]. Querebas mortuum, et viventes reperisti eos, qui videntur curam de te habere et qui volunt dolorem tuum lenire. Ille vero quem queris dolorem t.uum videtur negligere ; , lacrimas tuas non videtur modo respicere | :
1. S. Joan., xx, 11, 12, 13.
APPENDICE.
vocas enim illum et non audit j, oras et non exaudit j, queris illum et non invenis, puisas et tibi non apperit, sequeris illum et fugit. Heu ! quid est hoc? Heu ! quam magna mutacio ! Heu ! quomodo mulata est res in contrarium ! Iste est Jhesus qui recessit a te? Et quomodo? Forte nescio an diligat te j. Olim te diligebat i; olim a Phariseo defïendebat, et a sorore tua dulciter excusabat.Olim laudabat te,quando pedes suos unguento unge- bas |, lacrimis rigabas et capillis tergebas. Dolorem tuum mulcebat, peccata tua dimittebat | , olim querebat te cum non adesses, mandabat per sororem tuam ut ad se venires : Magister, inquit, adest et vocat te l.
0 quam cito surrexit Maria ut audivit! Quam eito venit ! solito more ceeidit ad pedes tuos, o bone Jhesu ! Tu quoque cum vi- disti eam tristatam, contristatus es; et cum vidisti lacrimantem, lacrimatus es! O quam pie consolando eam dixisti : Ubi posuisti eum2? Denique pro dilectione ejus que multum dilexit te, fra- trem suum Lazarum suscitasti, et planctum hujus dilecte tue in gaudium convertisti ! Et, o dulcissime magister, quid post bec peccavit in te hec discipula tua, aut in quo postea offendit dulcedinem cordishec amatrixtua, quia sic recedis ab ea? Nos post hec de ea nullum peccatum audivimus, nisi quia valde mane ad monumentum venit ante omnes ferens unguenta qui- bus ungeret corpus tuum, et cum non invenisset te, cucurrit et nunciavit discipulis tuis. Illi venerunt |, viderunt et abie- runt. Hec autem stat et plorat. Si hoc peccatum est, negare non possumus quin ipsa hoc faciat; si autem peccatum non est, nec cesset amor et desiderium quod de te habet |. Quare sic recedis ab ea et abscondis te? Tu diligis omnes diligentes te, qui inveniris ab omnibus querentibus te. Tu dicis | : Ego dili- gentes me diligo, et qui mane vigilaverit ad me inveniet me3. Ergo mulier ista que valde mane vigilat ad te, cur non invenit
1. S. Joan.. xi, -2*. — 2. Tbid., 34. — 3. Prov., vm, 17.
APPENDICE.
377
te?Quare non consolaris lacrimas quas fudit pro fratre suo? Si lu solito more diligas eam, cur desiderium ejus tam diu protrahis 1 ? 0 vcrax magister et testis fidelis, recordat'c testi- monii quod olim de Maria reddidisti. Marthe, sorori sue, dixisti enim : Maria optimam partem clegit quia clegit te; sed quo modo verum est : Que non aufîeretur ab ea2, si tu es ablatus ab ea? Sed quod ab ea non est ablata pars quam clegit, quare plorat el quideonqueritur? Certe Maria nichil querit,nisi quod elegit, et propter hoc plorare non desinit, quia quod clegit nunc perdidit. Ergo, o custos bominum j, aut tu partem, quam ele- git, custodi in ea |, aut ego nescio quo modo verum sit | :Que non aufferetur ab ea, nisi etiam hoc intelligatur qui [quod], licet tu sis ablatus de ore ejus, occulus ejus[tuus] non est ablatus de corde ejus.
Sed, o Maria, quid jam amplius moraris |? Quid turbaris |? Quid ploras j ? Ecce habes angelos : sufficiat tibi angelorum visio, quia'forsitan ille quem queris |, quem ploras, sentit aliquid in te, propter quod non vult videri a te. Pone jam fmem dolori tuo f. Sit modus lacrimis tuis. Recordare quod dixit tibi et aliis mulieribus : Nolite, ait, flere super me3. Ergo quid est hoc quod facis ? Ipse flere prohibuit, et tu tantum flere non desinis |! Timeo ne plorando ipsum offendas, eoque sic incessanter ploras [plores]. Nam si ipse amaret lacrimas tuas, non posset fortassis, ut olim, continere lacrimas suas |. Nunc ergo audi consilium meum. Susurat [susurrât] tibi ange- lorum consolacio; mane cum illis |, interroga illos, si forte sciant quod factum est de illo quem queris et quem ploras j. Certe ego credo quod ipsi ad hoc venerunt, ut testimonium perhibeant, et credo quod ipse quem ploras misit ipsos pro se et pro te, ut annuncient resurreccionem suam el consolarentur [consolentur] deploracionem tuam.
1. S. Luc, x, 42. — 2. Ibid. — 3. S. Luc, xxiii, 28.
378
APPENDICE.
Dicunl ei : Millier, quid ploras |? Quid est tanta causa dolo- ris |? Non abseondas a nobis lacrimas tuas. Aperi nobis ani- mum tuum, et nos indicabimus tibi desiderium tuum |.
Maria nimio dolore confecta, tota in excessu mentis posita, nullam reperit consolacionem et ad nullum attendit consola- torem. Sed infra se co°itavit, dicens : Protb dolor ! Qualis visi- tacio est ista ? Quero si sunt in omnes consolatores générât modo et non consolentur me |'. Ego enim quero Creatorem meum, et gravis est michi ad videndum omnis creatura j . Nolo angelos videre, nolo cum angelis manere, quia possunt dolorem meum augere, non possunt penitus delere. Si ceperint michi multa narrare, et si ego voluero eis ad omnia respondere, timeo ut amorcm meum magis impediant quam expédiant. Denique, ego quero non angelos, sed eum qui fecit et me et angelos ]. Non quero angelos, sed mei et angelorum Dominum [. Tulerunt Dominum meum; ipsum solum quero; ipse me solus potest consolari; sed nescio ubi posuerunt eum. Circumspicio si videam illum, et non video. Vellem invenire locum ubi positus est, et non invenio. Heu ! me miseram ! Quid agam | ? Quo ibo j ? Quo abiit dilectus meus? Quesivi illum in monumento, et non inveni ; vocavi, et non respondit michi. Heu me! Ubi queram illum? Ubi eum invcniam? Surgam certe et circuibo omnia loca que potero. Non dabo sompnum oeculis meis |, non dabo requiem pedibus meis, donec invcniam illum quem diligit anima mca. EfTundite lacrimas, occuli mei, plorate et nolitc defficere; aiubulate, pedes mei, currite et nolitc quiescere. lieu, heu! Quo abiit gaudium meum? Ubi latet amor meus? Ubi est dulcedo mea? Cur dercliquisti me, salus mea? 0 dolo- res! 0 angustie intollerabiles |! Angustic enim sunt michi undique, et quid cligam ignoro. Si a monumento recessero, infelix, nescio quo vadam |, nescio ubi requiram. Discedere a
1 . Phrase inintelligible. Nous proposerions do lire : in nmni comnlatnres génère et modo...
APPENDICE.
379
monumento mors michi est I ; stare ad monumentum irreme- di;il)ilis dolor est |. Melius ost michi sepulcrum Domini mei custodirc,. quam ab eo longius ire. Si enim longius abicro, forle cum rediero, ipsum sublatum inveniam aut deffunctum. Stabo igilur et liic moriar, ut slatim juxta sepulcrum Domini mei sepeliarj.O quam beatum erit corpus meum, si fuerit sepultum juxta magistrum meum! 0 quam felix anima mea que, egrediens de fragili vase corporis mei, mox potest ingredi sepulcrum Domini mei | ! Corpus meum semper fuit anime mee labor et dolor : sepulcrum Domini mei erit i 11 1 requies et honor! Hoc ergo sepulcrum invita mei [mea] erit consolacio mea; in morte mea erit requies mea |. Vivens juxta illud manebo |, moriens illi adherebo. Nec viva, nec mortua ab illo separabor. Heu, me infelicem ! Quare ergo tune non prospexi |? Quare ergo tune non steti? Quare monumentum et corpus ejus tune perseveranter non custodivi? Nunc certe non plorarem sublatum quem ante vi prohibuissem, aut sublatores subsequta fuissem. Sed proth dolor! Ego volui observare legem, et diinisi Dominum legis |. Ego legi obedivi, et eum cui lex obedit non custodivi, quamvis cum ipso manere non fuisset legem trans- gredi, sed adimplere : Pascha enim ab isto deffuncto non con- taminatur, sed renovatur |. Mortuus iste non polluit mundos, sed mundat immundos; sanat omnes tangentes, sed illuminât omnes accedentes ad se. Sed quid recuso dolorem meum? Abii, redii, monumentum apertum inveni : ipsum autem quem que- rebam non inveni |. Stabo itaque et expectabo, si forte alicubi appareat. Sed quo modo stabo sola? Abierunt discipuli et me solam plorantem relinquerunt I [reliquerunt]. Nusquam appa- ret qui mecum doleat, nusquam apparet qui mecum Dominum meum requirat. Apparuerunt angeli, sed nescio pro qua causa apparuerunt. Si consolari me vellent, causam pro qua ploro non ignorarent. Si enim non ignorarent cur ploro, cur dicunt michi : Quid ploras? An interrogant, ut plorare prohibeant?
380
APPENDICE.
Queso, non hoc michi suadent [suadeant], ahoquin me inter- ficiant. Quid plura |? Ego illis non obediam , et dum vivo [vivam] plorare non desinam, donec Dominum meum inve- niam. Sed quid faciam, nisi ipsum inveniam? Quo me eonver- tam? Ad quem ibo I ? A quo consilium petam ? Quem percunc- tabor j? Quis michi miserebitur? Quis consolabitur |? Quis indicabit michi quem diligit anima mea, ubi positus sit, ubi cubât [cubet], ubi quiescat? Queso, nunciate illi quia amore langueo et dolore defficio | ; nec est dolor sicut dolor meus. Revertere, dilecte vir, revertere, dilecte volorum meorum ! 0 amabilis! 0 desiderabilis ! Redde michi leticiam salutaris pre- sencie, ostende michi faciem tuam. Sonet vox tua in aurions meis. Vox enim tua dulcis et faciès tua décora ! 0 spes mca ! Ne confundas me ab expectacione mea ! Demonstra faciem tuam michi et sufficit anime.
Cum Maria sic doleret et sic lleret, et cum hec dixisset, con- versa est retrorsum etvidit Jhesum stantem et nesciebat quia Jhe- susest |, et dicitei Jhesus [ : Mulier, quidploras? Quid queris |'?
Ipsa paulo ante occulos suos, cum magno dolore tum cordis sui, viderat speciem suam [tuam] suspendi in ligno, et tu nunc dicis: Quid ploras? Ipsa in die tercia ante unxerat manus tuas, quibus sepe benedicta fuerat, et [viderat] pedes luos,quos deo- sculata fuerat etquos lacrimis irrigaverat, clavis affigi |, et ta nunc dicis | : Quid ploras ? Nunc insuper corpus tuum sublatum estimât, ad quod ungendum, ut se quoquo modo consolaretur, veniebat |, et tu dicis | : Quid ploras? Quem queris \1 Dulcis magister, ad quid, queso, provocas spiritum hujus mulieris |? Ad quid provocas animum ejus? Tu scis quia te solum querit, te solum diligit, pro te omnia contempnit |, et tu dicis | : Quid queris? Tota pendet in te, et tota manet in te, et tota desperat de se, ita querat [querit] te, ut nichil querat, nichil cogitât
1. S. Joan., xx, 11, 15.
APPENDICE.
381
[cogitctj prêter te. Ideo forsitan non cognoscit te, quia non »'st in se, sed pro te est extra se. Gur ergo dicis ei : (Im- ploras? Quem queris? An putas quia ipsa dicat : Te ploro, le quero, nisi tu prius inspiraveris et dixeris in corde suo | : Ego mi m quem queris et quem ploras? An putas quia ipsa rognoseat te, quamdiu volueris celare te \1
Ut ipsa exislimans quia ortolanus [hortulanus] esset, dixit ad eum | : Domine, si tu sustulisti eum, dicito michi. ubi posuisti eum |, et ego eum tollam |'. 0 dolor innumcrabilis | ! 0 amor mirabilis ! iMulier ista, quasi densa dolorum nubc obtecta, non videbat solem qui mane surgens radiabat per fenes- tras ejus |, qui per aures corporis jam intrabat in domum cor- dis sui ! Sed quoniam languebat amore, isto amore sic occuli cordis caliginabanf, ut non videret quoniam videbat | :[non] vide- bat enim Jbesum, quia nesciebat quia Jbesus est |. 0 Maria, si queris, cur [non] agnoscis Jbesum | ? Ecce Jhesus venit ad te, et quid queris) querit a te |, et lu ortholanum [bortulanum] eum exislimas! Verum quidem est quod existimas. Sed tamen tu in hoc erras dum eum, si ortbolanum [bortulanum] eum existi- mas, non Jbesum non agnoscas |. Est enim Jhesus |, et est ortolanus [hortulanus], quia ipseseminatomne semen bonum in orto [horto] anime sue [tue]etincordibus fidelium suorum.Ipse omne semen bonum plantât et rigat in animabus sanctorum |, et ipse est Jhesus qui tecum loquitur I . Sed forsitan eumdem non agnoscis, quia tecum loquitur. Mortuum enim queris et viventem non cognoscis | . Nunc in veritatc comperi banc esse causam pro qua a te recedebat et pro qua tibi non apparebat. Gur enim tibi appareret, quoniam non querebas eum | ? Gerte querebas quod non erat |, et non querebas quod erat. Tu que- rebas Jbesum et non querebas Jhesum, ideoque videndo Jhe- sum, nesciebas Jhesum [.
1. S. Joan., xx, 15.
38-2
APPENDICE.
0 dulcis et pie magisler, omnino excusare non audeo hanc discipulam tuam, non possum libère deffendere hune errorem suum. Sed tamen errabat, quia talem te requirebat | qualem te viderat |, et qualem le positum in monumento relinquerat [reliquerat]. Yidebat quippe deffunctum corpus tuum de cruce et deponi et in monumento reponi | ; tantusque dolor eam invaserat de morte tua |, ut non posset sperare de vita tua, ut niebil posset cogitare de resurrectione tua |. Denique Josepb posuit in monumento corpus tuum I : Maria pariter sepelivit ibi spiritum suum et ita indissolubilité!' sepelivit ibi spiritum suum, et ita indissolubiliter vixit et quodam modo univit cum tuo, ut facilius posset separari anima m se vivificantem a mente eorpore suo, quam spiritum te diligentem a deffuncto eorpore tuo ]. Spiritus enim Marie Magdalene erat in eorpore tuo [magis] quam in eorpore suo, cumque ipsa requirebat corpus tuum, requirebat et pariter spiritum tuum [suum], et ubi per- didit corpus tuum, perdiditcum eo spiritum suuiu j. Quid ergo miruin si te nesciebat, que non habebat spiritum quo scire te debeat? Reddc ergo ei spiritum sanctum quem habet in se corpus tuum, moxque recuperabit cor suum et relinquet erro- rem suum. Sed quo modo errabat, que sic pro te dolebat et sic te a m abat'? Certe si errabat, indubitanter dico quod ipsa errarc se dubitabat, et hic error non procedebat ab errore, sed ab amore et dolore l.lgitur, misericors et juste judex, amor, quem babel in te et dolor quem babet pro le, excuset eamapud te. Si forte errât de te, ne attendas ad mulieris errorem, sed ad discipulc amorem que, non pro errore, sed pro dolore et amore, plorat et dicit tibi : Domine, si tu suslulisti eum, dicito michi ubi posuisti eum et ego eum tollam'. 0 quam scienler nescit ! 0 quam docte errât | ! Angelis dixit : Tulerunt et posuerunt eum. Et non dixit : Tulistis et posuistis ! ; quia angeli ueque de
I. S. Joan., xx. 15.
APPENDICE. 383
monumento detulerunteum [te] neque in aliquo loco te posue- runt|.Tihi vero dixit: Si tusustulisti eumel posuisti,quia rêvera te ipsum de monumento [sustulisti | , et ipsum cognoscis ut non sit necesse querere ab aliis ubi estJhesus. Sed tu magis indicabis eum, « annuncians aliis [discipulis] quia vidiDominumethec dixit miebi1; » oui est honor et gloria cum Pâtre et Spiritu Sancto vivit et régnât in secula seculorum. Amen.
Explicit omelia beati Anselmi super Johannem de planctu Magdaiene.
II
UILDUIN, CHANCELIER DE NOTRE-DAME.
Nous ne connaissons rien de précis sur la vie de ce prédica- teur. Hémeré (De Academia Parisiensi, p. 110 et 114) fait mention de deux chanceliers de ce nom qui ont vécu à peu d'années de distance dans la seconde moitié du douzième siècle. « Hilduinus subscribit literis Mauritii episcopi, quibus antisles il le confirmât omnes donationes factas ecclesiie S. Vic- toris... anno 1160. — Hilduinus alter qui subscripsit literis Hervei decani.... Eodem Ilerveo decano Galone succentore, anno 1 189, per manum Ililduini cancellarii. » Nous ne savons pas auquel des deux appartiennent les sermons contenus, Bi- bliothèque d'Orléans2, ms. lat. , M/176, in--4°, 288 pages, sur "2 colonnes, xnT siècle. On y lit, f"211 : « Sermo magistri Ilil- duini canonici , in festivitate sanctorum Pétri et Pauli ; — f" 213, sermo magistri Ililduini, in festo beati Augustini ; — t° 215, sermo magistri Ililduini, in annunciatione béate Virgi-
1. S. Joan., xx, 18.
2. Nous devons ces renseignements et la copie suivante à l'extrême obligeance de M. Jules Doinel, archiviste du département du Loiret.
384
APPENDICE.
nis ; — f 217, scrmo magistri Hilduini canonici, in ccna Domini; — f° 219, sermo ejusdem in feslo sancti Dionisi; — f° 220, sermo ejusdem in cena Domini ; — ■ f° 222, sermo in festo sancti Maglorii; — f°223, sermo ejusdem in festo aposto- lorum Pétri et Pauli ; — f° 225, sermo ejusdem in festo sancti Augustini ; — f° 220, sermo ejusdem in cena Domini. » Nous publions le panégyrique de saint Denis, sermon subtil et rimé qui fut prêché à l'école cathédrale de Notre-Dame1.
SERMO EJUSDEM IN FESTO SANCTI DIONISl[l].
Statues levitas in conspectu Aaron et filiorum ejus~. Hin- nulus cervorum ad lectum suum revertitur; rivulus sciciensad proprii fontis scaturiginem refleclitur. Bibite ergo et inebria- mini, karissimi, aquam sapientie quam mibi propinastis. Gus- tate et videte lactis dulcedinem quam ab uberibus consola- tionis vestre ori meo instillatis. In me ergo respicite imaginis vestre formulam ; in me audite doctrine vestre veritatem ; in me odorate spiritus vestri jocunditatem; in me gustatc lactis vestri dulcedinem, in me plasmate plasmalionis vestre forma- tionem. Patris enim vestri, patrui et patroni mei, in Domino suin filius, cujus cineres mortuos sed nomen vivum complecti habetur locus, et ideo huic ccclesie, cui prefuit et profuit, tencor semper esse dévolus. « Utinam ergo suslincretis modi- cum quid insipiencic mee, sed et supportate me. Emulor enim vos Dei emulatione3. » Verumlamen, si in hiis verbis que prelibavimus, attingatur tantum lilteralis intellcctHS, percipitur a Domino, Moyse vero eligitur ordo leviticus. Porro bruttis animalibus paleam littere relinquamus, et de medulla tritici pancm vite confestim liliis porrigamus.
1. V. le texte : « Huic ccclesie cui prefuit..., docet vos commorari libeulcr in tant spacioso et specioso claustro... »
2. Num., Vin, 13. — 3. II Cor., XI, I.
A N'EN 1)1 CE.
385
Lcvitarum offieium nobis spiritualité!' eonvcnirc non dubi- talur, si interprctalio hujus nominis « Levi » intelligalur. Levi enim cum dicitur, « assumptus » interpretatur. Inlelligimus yero hic « assumptus » de nialo in bonum, de bono in mclio- rem, de meliore in optimum statum. Primus est incipientium, vero secundus progrediencium, terlius perveniencium. Primus certificat, secundus roborat, tertius consummat. De primo gene- raliter Ecclesia, dicens in psalmo : « Misit de summo, et acce- pil me : et assumpsit me de aquis multis1. » Vide secundo in Evangelio : « Assumpsit Jésus Pelrum et Jacobum et Johan- nem 2. » De tertio iterum in psalmo : « Bcatus quem elegisti et assumpsisti : inbabitabit in atriis tuis3. » Vos ego, viri lévite, debetis appellari non tantum de infidelitate ad fidem, sed de (ide ad religionis ordinem assumpti, cum talari tunica Joseph, de lucta ad bravium superne vocationis assumendi. Levitas talcs commendat Spiritus sanctus dicens Xristo : « Statues levitas in conspectu Aaron, etc. » Verum statuuntur a Xristo mali, statuuntur boni, statuuntur beati, statuentur reprobi. Mali vero statuuntur posterius, boni interius, beati superius, reprobi inferius. Statuuntur mali posterius in memoria pecca- torum ex conscientia remordente, boni interius ex propositi firmitate, beati superius in eterna beatitudine, reprobi inte- rius in inferni profunditate. Qualiter statuantur mali a Domino in conscientia dicit Psalmista loquens in Domini presentia : « Arguam te, et statuam contra faciem luam 4. » Quoniam sta- tuât bonos interius, dicit loquens de regno David in figura : « Ego stabiliam regnum ejuss. » Qualiter statuentur beati et reprobi dicit Veritas evangelica : « Statuet oves quidem a dex- tris, hedos autem a sinislris". » Sicut autem ostendit qui sta- tuentur, ita consequenter demonslrat ubi, dicens : « In con- spectu Aaron. » Et cum Aaron sic fréquenter legilur, « monlanus »
t. Ps. xvii, 17. — 2. S. Marc, xiv, 33. — 3. Ps. lxiv, 5.
4. Ps. xlix, 21. — 5. Par., xvii, 11. — G. S. Matth., xxv, 3*.
25
386
APPENDICE.
interpretatur. « Montanus » iste de quo nunc agimus pater et palronus noster Dionisius. Montium vero alius est secularis sapientie, alius fidei Xristiane, alius contemplationis divine, alius martirii et corone. Ad priraum ascenderunt philosophi, ad secundum omnes Xristiani, ad tercium prelati, ad quartum contemplativi, ad quintum Thore filii. De primo habetis in psalmo : « Transferentur montes in cor maris1. » Ad secundum invitât nos voxYsaye dicentis : « Venite, ascendamus ad montem Domini'2. » De tercio iterum in psalmis : « Incipiunt montes pacem populo 3. » Ad montem contemplationis ascenderat qui dicebat s s raptum fuisse usque ad tercium celum. Ad quintum ascendebat Dominus cum dicebat : « Ecce ascendimus Jeroso- limam et filius hominis tradetur ut crucifigatur4. » Qualiter per hos omnes montes ascenderit noster montanus in promtu est ut videamus.
A monte philosophie secularis cui prefuit Ariopagi, ascendit ad montem fidei. A fide Xristiana promotus est a beato Paulo in dignitate ecclesiastica. A dignitate prelationis sublatus est ad arcem contemplationis. Ita disposuit ordo curie celestis, et quod non licuit magistro suo loqui, poluit ab eo et conscribi. Inde descendons ad partes occidcntis, ascendit ad culmen pas- sionis. Verum in monte coronam victorie de manu Domini meruit accipere. Porro Aaron noster ne videatur maledictioûi subjacere hostilitatis, habundavit inultiplicalionc prolis. Tan- quam Aaron, Nadab et Abiu filios habuit, illos scilicet quos in seculari sapientia genuit. Qui quare elegerunt seculari sapienlic operam darc, tanquam alienum ignem otïerentes, divino com- busti sunt igne. Beati vero Rusticus et Eleutherius fidèles ejus socii , tauquam Eleazar et Ythamar in ministerium domus Domini sunt ci reservati ; et ii sunt nostri Aaron filii, lilii itaque per invitationem conversationis. Quare hii sancti vivi a beati
1. Ps. XLV.— 2. Isa., Ht. — 3. H. lxxi, 3. — i. S. Marc, x, 33.
APPENDICE» 387
Dionisii nunquam sustinuerunt abos.se presentia, ûlii per imita- tionem fidoi et confcssionis ; quare eos in Unum interrogatio percussoris invenii. Interrogati, unum et verum in Trinitate Dominum confitentur, filii per imitationem passionis. Terrore subjunclo, multis sunt alïlicti injuriis et suppliciis macerati, filii et ad optionem hereditàtis. In bac ergo iidei conslantia permanentes, reddentes terre corpora, beatas cclo animas intu- lerunt.
In conspectu vero hujus Aaron et filiorum ejus avero Moyse, id est Xristo, statuti estis, non tantum ut conspiciamini ab eis, sed ut eos conspiciatis non in loculis aureis vel argenteis, sed in imita tione passionis. Quare si compatimur et conregnabi- mus1. Si ergo pro vobis a lictoribus elegerunt loris durissi- mis flagellari, non debetis indignari si levi virga pro vestris excessibus, oportet vos aliquando emendari. Si inclusi sunt, in carcere glutinati teterrimo, decet vos commorari libenter in tam spacioso et specioso claustro. Si positi sunt in fornace, et vos debetis fornacem temptacionum sustinere. Si securi occu- rerunt leonibus, et vos, prelati, debetis vos murum pro domo Dei opponere malis principibus. Si extensi sunt in calasta, et vos, prelati, extendite manus vestras ad caritatis opéra. Si pro vobis detruncali sunt eapite, et vos caput omnis peccati sine superbia deponite. Initium enim omnis peccati superbia est, que natione celestis sublimium montes inhabiLat, sub cinere latitans et cactis ; et descendentes de monte superbie illud portelis in manibus, ut humilitatem, quam babetis in cordibus, ostendatis in operibus. Alioquin palrem vestrum senem et decrepitum iterum trahetis ad marlirium, qui, etsi nonpaciatur de cetero in se, paciatur de liliorum compassione. Si enim sub virga discipline murmura tis, ipsum cum lictoribus loris et scorpionibus eruenlatis. Si in claustro sedere non vultis, in
1. IlTim., il, li.
388 APPENDICE.
carcere teternmo eum retruditis. Si ad illicita muneralia, ad spoliandos pauperes colonos vestros manus porrigatis , in ca- tasla eum extenditis. Si tcmptalioni carnalium voluptatum suc- cumbitis, in fornace eum comburitis. Si vos, prelati, majorum principum infestationi in jure vestre ecclesie ceditis, beatum Dionisium lconibus ad devorandum exponitis. Si vos, sub- diti, prelatis vestris per elationem non obeditis, sanctis marty- ribus bebetatis securibus capita amputatis. Parcite crgo in vobis patri vestro, tam vobis benigno. Parcite seni fesso cl decrepilo, ne forte, quod absit! qui victor est in se vincatur in defectu milicie sue. Sed pocius ad hoc laborate ut, eum ab hoc loco occurret Domino in judicio cum corona gloriose viclorie suc, non solus ei occurrat, quod tanto principi videtur eru- bescibile : sed et cum corona milicie sue, que vos estis, si digne ei militatis. Quod ipse nobis et vobis parare dignetur, qui cum Paire et Spiritu sancto unus est Dominus, cum vene- rit judicare vivos et mortuos et seculum per ignem. Amen.
TABLE DES PBÉMCATEUUS.
389
III
TABLE DES PRÉDICATEURS
Abélard, 73, 249, 296, 337.
Absalon de Saint- Victor, 92, 126, 252, 254, 255, 260, 276, 278, 290, 324. Achard de Saint- Victor, 124, 217.
Adam de Perseigne, 89, 194, 278, 279, 325, 349, 359, 363. Adam le Prémontré, 10, 12, 135, 195, 311, 359. Aelrède, 109, 248, 274, 310, 314, 324, 332, 348, 364. Alain de Lille, 12, 88, 235, 255, 262, 280, 292, 325, 335, 345. Amédée de Lausanne, 44, 194, 262, 296, 349, 350, 300, 303. Anselme de Cantorbéry (saint), 29, 140, 223, 225, 351, 373. Arnauld de Bresce, 162. Arnoul, 182.
Arnoul de Lisieux, 47, 236, 273. Baudouin, 182. Baudouin des Fordes, 81.
Bernard (saint), 13, 14, 20, 23, 92, 149, 164, 182, 186, 205, 209, 241, 248,
256, 262, 280, 287, 312, 324, 330, 332, 334, 336, 348, 350. Bernard de Cluny, 77, 194. Bernard de Tiron, 142, 144, 147. Clément, 154.
Chrétien de Saint-Pierre de Chartres, 16, 71, 174, 255, 310.
Drogon, 43.
Élie de Coxida, 89.
Éon, 161.
Ernauld de Bonneval, 84, 251, 256, 331, 337. Etienne Harding, 78, 208.
Étienne de Tournay, 26, 51, 214, 220, 234, 252, 257, 292. Evrard, 154.
Foulques de Neuilly, 150.
Garnier de Langres, 50, 239, 251, 255, 259, 290, 314, 350. Gautier de Saint-Victor, 8, 123. Geoffroy d'Auxerre, 92, 100, 106, 111, 264, 316, 321. Geoffroy Babion, 4, 12, 61, 235, 272, 295, 314, 325, 334. Geoffroy du Loroux, 43.
Geoffroy de Mailros, 86, 140, 204, 205, 272, 273, 295, 335, 349. Geoffroy de Troyes, 10, 53, 275, 278, 282, 287, 292, 297.
390
APPENDICE.
Geoffroy de Vendôme, 137, 349. Gérard d'Angoulême, 182. Gibbuin de Troyes, 52, 278, 287, 362. Giraud de la Sale, 145, 147. Gislebert d'Évreux, 202.
Gislebert de Hoy, 12, 23, 25, 92, 108, 152, 241, 242, 288. Godefroy, 125. Guarin, 6, 124, 214.
Guerric d'Igni, 24, 82, 92, 211, 219, 240, 310, 334.
Guibert de Nogent, 7, 14, G7, 149, 235, 236, 249, 258, 299.
Guillaume de Tyr, 150.
Haimon de Châlons-sur-Marne, 185.
Henri de Saint-Victor, 125.
Henri l'Hérétique, 20, 157.
Hildebert, 37, 153, 159, 183, 237, 252, 255, 261, 279, 285, 296, 311, 31 3,
325, 363. Hilduin, 383.
Hugues de Cluny, 72, 227.
Hugues de Saint-Victor, 5, 12, 14, 92, 115, 193, 216, 248, 253, 254, 260,
311, 313, 328, 336, 337, 339,350. Isaac de l'Étoile, 22, 25, 78,92, 184, 185, 334,346, 364. Jean de Saint-Ouen, 65. Joachim, 325. Lambert, 11, 279.
Léger de Bourges, 33, 92, 203, 284. Marbode, 36.
Maurice de Sully, 7, 48, 191, 261, 298, 303, 313, 315, 350.
Milonde Térouane, 303.
Moine de Marmoutiers, 68, 199, 288.
Nicolas de Clairvaux, 15, 109, 251, 354.
Norbert (saint), 11, 128, 181, 262, 325.
Odon, chanoine de Saint-Auguslin, 127, 230, 283.
Odon de Cambrai, 31.
Odon de Morimond, 85, 344.
Odon de Saint-Maur-les-Fossés, 70, 198, 317, 365.
Odon de Saint-Victor. 17, 126.
Pierre de Blois, 63, 153, 175, 194, 214, 256.
Pierre de Bruys, 156.
Pierre de Celle, 14, 68, 92, 184, 194, 239, 251, 255, 257, 328. Pierre de Cluny, 203. Pierre le Chantre, 50.
Pierre Comestor, 122, 214, 239, 250, 251, 289, 290, 292, 344, 345, 348, 369.
TABLE DES PRÉDICATEURS.
391
Pierre l'Ermite, 148. Pierre Lombard, 46, 152.
Pierre de Poitiers, 27, 54, 143, 178, 280, 284, 293, 330. Pierre de Roussi, 12. Pierre le Vénérable, 76, 203. Radbode II, 28, 198, 302, 355.
Raoul Ardent, 10, 12, 13, 55, 174, 193, 194, 248, 250, 251, 262, 283, 285,
287, 298, 312, 324, 326. Raoul de Liège, 279. N
Richard de Saint-Victor, 8, 13, 16, 121, 255, 294,340.
Robert d'Arbrissel, 19, 142, 143, 147.
Rodolphe, 308.
Serlon de Savigny, 85, 254.
Serlon de Sées, 34, 276, 300.
Tanchelme, 19, 155.
Terric, 163.
ThéoftYoy d'Epternac, 68. Thierry de Saint-Tron, 72. Valdo/l63.
Vital de Mortain, 10, 21, 142, 146, 147, 181, 262, 300, 316. Yves de Chartres, 32, 276, 296.
392
APPENDICE.
IV
TABLE DES MANUSCRITS
liothèque de l'Arsenal, |
mss. lat. |
373 |
123. |
|
400 |
51, 286. |
|||
ms. fr. |
2111 |
48, 261, 303, 353. |
||
Fougères, |
mss. lat. |
VitaS.Vitalis |
10, 21, 146, 176, 182, 300, 316. |
|
Sle-Geneviève, |
|
D127 |
26, 51, 234, 252, 292. |
|
|
D128 |
123, 346. |
||
|
CCL30 |
51. |
||
_ |
ms. fr. |
D121 |
48, 199, 238, 213, 244, 245, 246, 247, 314, 364. |
|
Mazarine, |
mss. lat. |
958 |
48. |
|
962 |
123. |
|||
Nationale, |
476 |
92, 100, 112, 113, 321. |
||
576 |
31, 223. |
|||
— |
— |
17871 |
31. |
|
— |
1851 |
31. |
||
253 1» |
119. |
|||
2594 |
47, 85, 112, 120, 349. |
|||
2602 |
123. |
|||
2603 |
123. |
|||
2622 |
30, 225. |
|||
|
2681 1 |
85. |
||
2949 |
48, 191, 192. |
|||
2950 |
123. |
|||
2951 |
123. |
|||
2952 |
123. |
|||
3010 |
86. |
|||
3537 |
46, 47, 152. |
|||
3548" |
176,185, 186, 200, 202, 352. |
|||
5343 |
128. |
|||
5505 |
123. |
|||
8433 |
12, 61, 325. |
|||
12020 |
44. |
|||
12293 |
27,54,55, 178,280,284. |
TABLE DES MANUSCRITS.
39:î
Bibliothèque Nationale, mss. lat. 1 2410
— — — 12411 — — 12112
— — — 12413
— — — 12415
— — — 13090
— — — 13374
— — - 13419
— — — 13574
— — — 13582
— - — 13586
— — — 13659
— — — 13774
— — — 14193
— — — 14470
— — — 14515
— — — 14525
14588 14589 14590 14592 14593
14652 14799 14804 14818 14859 14873 14881 14886 14899 14932 14933 14934
76. 68.
68, 199, 288. 16,71,72,174,285,310. 43, 123.
'72, 227, 228, 229. 43, 44. 109. 48. 123.
9, 43, 48, 53, 275, 278,
283, 287, 292, 297. 48.
48, 123, 126.
17, 44, 127, 230, 231.
213, 220, 255, 294, 328.
123, 125.
92, 120, 126, 127, 252, 254, 255, 260, 276, 278, 324.
6, 124, 125, 214.
9, 48, 114, 263.
124, 125, 324, 342, 363. 51.
27, 54, 55, 143, 203,
293, 330. 52, 198, 365. 88.
23, 256, 277, 293. 120."
50, 88, 89.
123.
125.
235, 236, 237. 123.
81, 82, 119, 123, 293. 61.
4, 6, 12, 32, 48, 61, 63, 119, 120, 123, 193, 235, 248, 253, 254, 260, 296, 311, 315, 329, 344, 336, 337, 350, 359.
394 APPENDICE.
Bibliothèque Nationale, mss. lat. 14935
— — — 14936
— — — 14937
— — 14948
14953
14959
14961
15005
15010
15033
15157
15381
15696
15951
15959
16331
16461
16163
16502
16505
16506
16699
16709
17251
17282
17514
18170
18171
18172
18178
mss. fr. 187 _ 1331 i
13315 13316 13317 20039 24768 24838
51, 52, 220, 257. 126, 292.
48, 53, 123, 278, 362. 48, 115, 121, 122, 123,
124, 125, 126, 127. 203, 254. 176, 315. 173.
235, 236, 344.
51.
124.
107.
86.
255.
8, 121.
119, 216, 219. 123, 124.
123, 124, 125, 323.
48.
125.
123.
12, 255, 283, 297.
123.
123.
61.
89, 124, 359. 135. 46, 47. 123.
88, 89, 255, 280, 292,
325, 335, 345. 86, 87, 111, 141, 204.
205, 273, 295, 335,
344, 349. 48.
7,48, 49, 191, 192, 298,
313, 315. 48.
254, 258, 310, 355,362.
48.
353.
186.
48, 192, 362.
TABLE DES M A NUSC I! I T S. 395
nil)lioll)èf|uc de Saint-OivifT, |
ms.'lat. |
2 Ifi |
120. |
d'Orléans, |
ms. lat. |
M/176 |
383. |
di! Reims, |
ms. lat. |
E 355/365 |
120. |
— de Troyes, |
mss. lat. |
259 |
13, 16, 121, 124, 294 |
425 |
123. |
||
433 |
81. |
||
450 |
86. |
||
503 |
92, 106, 112, 316. |
||
_ _ |
_ |
757 |
89, 91 , 279. |
763 |
112. |
||
868 |
112, 113. |
||
1397 |
51. |
||
1515 |
123. |
||
1612 |
239, 240. |
||
2273 |
70, 198, 317, 365. |
ERRATA
Page 47, ligne 26, au lieu de Arnoult, lisez: Arnoul.
— 57, ligue 5, au lieu de coursier, lisez: cavalier.
— 70, ligne 8, nu lieu de magnificence! lisez: magnificence.
— 99, ligne 11, au lieu de relève, lisez : relève.
— 107, note 3, au lieu de seculi, lisez: secli.
— 113, ligne 1, au lieu de malo, lisez: maie.
■ — 113, ligne 15, au lieu de succumbis', lisez : succumbis'.
— 122, note 3, au lieu de Du Bonlay... rationnai, lisez: Du Boulay... nalionum.
— 125. ligne 13, au lieu de legimur, lises; legimus.
— 135, ligne 10, au lieu de mértie, lisez: mérite.
— 139, ligne 27, uu lieu de persévéreront, lisez: persévéreront.
— 173, note 1, au lieu de san va... jai mesperance, lisez : s'an va... j'ai m'espe-
rance.
— 176, note 1, ligne 4, au lieu de habetis, lisez: habeatis.
— 191, ligne 28, au lieu de soele, lisez: soelé.
— 199, ligne 10, au lieu de Cest, lisez : C'est.
— 199, ligne 22, après venoides, ajoutez: (benuites).
— 200, ligne 22, au lieu de Beatus1, lisez: Beatus.
— 221, note 2, au lieu de vestis... agnenam, lisez: vestes... agninam.
— 228, ligne 5, au lieu de exire, est in, lisez: exire est in.
— 229, ligne 34, au lieu de succincte, lisez: succincto.
— 235, note 6, au lieu de predicatione, lisez: predicatio.
— 240, note, ligne 18, au lieu de suge, lisez: surge.
— 241, lignes 0 et 7, aulieude 1, mettez: i.
— 247, lignes 3, 6, 9, ait lieu de 1, mettez: I.
— 247, ligne 4, au lieu de duqau, lisez: duq'au.
— 339, ligne 17, au lieu de jusqu'à ce que l'incendie, finissant, Usez : jusqu'à
ce que, l'incendie finissant.
TABLE DES MATIÈRES
Préface vu
LIVRE PREMIER.
LES PRÉDICATEURS
CHAPITRE PREMIER. — L'éloquence sacrée renaît au douzième siècle.
Renaissance de l'éloquence sacrée 3
Zèle des prédicateurs i
Persécutions 8
Succès mondains 11
Prédicateurs sans mission 13
Admiration mutuelle 11
CHAPITRE II. — Pourquoi l'éloquence sacrée ii.en.vi t\u douzième siècle.
Enthousiasme religieux du peuple 18
Sur les places publiques 19
A l'église 20
Enthousiasme religieux des moines 21
Dans les champs 22
Au chapitre 23
CHAPITRE III. — Le Clergé séculier.
Les évèques 26
Les archidiacres 52
Les chanceliers 54
Les prêtres 55
Les diacres 63
CHAPITRE IV. — Le Clergé régulier.
Ordre de Saint-Benoît 67
Cluny 72
CIteaux 77
Clairvaux 92
Saint-Victor 1H
Prémontré 128
CHAPITRE V.
Les prédicateurs des conciles 137
Les prédicateurs de la pénitence UO
Les prédicateurs des croisades 148
CHAPITRE VI. — Les Hérétiques.
Nombre des hérésies 152
Déclamations des hérétiques 154
Caractères et causes des hérésies 165
Conclusion du livre premier.
La chaire est toute-puissante au douzième siècle 166
308
TABLE DES MATIÈRES.
LIVRE DEUXIÈME.
LES SERMONS.
CHAPITRE PREMIER. — Langue des sermons.
Etat de la question I(î9
Thèse de M. Lecoy de la Marche 170
Opinion de M. Hauréau 170
Réponse à M. Hauréau 173
Confirmation de la thèse de M. Lecoy de la Marche 176
Sermons français de saint Bernard 180
Sermons français de Maurice de Sully 191
Latinité des sermons 193
CHAPITRE II. — Sujets et genres de sermons.
Panégyriques des saints 197
Oraisons funèbres 202
Dialogues 210
Récits dramatiques r 211
Allégories .*.... 216
Satires 219
Planctus 224
Sermons rimés 227
CHAPITRE III. — Composition des sermons.
Théories de l'éloquence sacrée au douzième siècle 231
L'Écriture sainte 237
Le Cantique des Cmtiqucs 23'J
Les évangiles apocryphes 2-12
Les Pères , 247
Les auteurs profanes 250
Les comparaisons 253
Les anecdotes 258
Le plan 261
L'action 262
Conclusion du livre second.
Que dirait Bossu -t ? 261
LIVRE TROISIEME. LA SOCIETE D'APRES LES SERMONS.
CHAPITRE PREMIER. — Le clergé séculier.
Avertissement 271
Les papes 272
Les évôques 275
Les archidiacres 282
Les archiprètres 283
Les prêtres 283
CHAPITRE II. — Les Écoliers.
Études 289
Mœurs 292
TABLE DES MATIÈRES. 399
CHAPITRE [IL — Les Seigneurs.
Brigandage 295
Corruption 300
Pénitence 301
CHAPITRE IV. — Les Juifs. — La MaGIE. — L'Antéchrist.
Prédications contre les Juifs 307
Popularité de la magie 311
Le Diable vaincu 315
Ave ii turcs du pécheur Landric 317
Les fantômes féminins 320
Découragement des prédicateurs 323
Attente de l'Antéchrist 324
CHAPITRE V. — Les Monastères.
Nombreuses vocations monastiques 328
Histoire d'une conversion 32'J
Ferveur 330
Faiblesses 335
Mysticisme à l'abbaye de Saint-Victor 331)
L'acedia 343
Sa définition 343
Ses effets 341
CHAPITRE VI. — Le Culte de Notre-Dame.
Les apparitions de la Vierge 318
L'Immaculée Conception 310
La Nativité 352
L'Annonciation 354
Punition de la fileuse Éremburgc 355
La Maternité 359
La Purification 361
La Virginité 362
L Assomption 363
Pèlerinages à l'église Notre-Dame 365
CONCLUSION DU LIVRE TROISIÈME.
11 y a deux civilisations au douzième siècle 368
Conclusion générale 370
Appendice 373
Planctus de sainte Madeleine par saint Anselme de Cantorbcry 373
Hilduin, chancelier de Notre-Dame 383
Table alphabétique des prédicateurs 380
Table des manuscrits 392
Errata 396
Vu
Vu et lu et permis d'imprimer,
à Paris, en Sorbonne, le 3 juillet 1878, Le Vice-Recteur
par le doyen de la Faculté des lettres de Paris. de l'Académie de Paris,
PARIS. — IMPRIMERIE E. MARTINET. RUE MIGNON, 2.