Urquhart, David La crise

DC 266 .5

U8

LA CRISE.

LA FRANCE

DEVANT

LES QUATRE PUISSANCES.

/

DE L'IMPRIMERIE DE CRAPELET,

RUE DE VAUGUtARD, N" 9.

LA CIRISE.

LA FRANGE

DEVANT LES

QUATRE PUISSANCES;

PABIS, LE 20 SEPTEMBRE 1840.

PAR D. URQUHART,

ANCIEN PREMIER SECRETAIRE D'AMBASSADK A CONSTANTINOPLE ;

Auteur de « La ïnr([me et ses Ressources, » etc., etc.

« I^pus marcherons par Conslantinoplç sur Paris. » ( Gazette de Moscqw. )

a^«®««

A PARIS,

LIBRAIRIE DE P. DUFART,

RCK DES SAINTS-pÈRES , I.

1840.

Ar'rt A 9 1975

CONSÉQUENCES

DU TRAITÉ DU 15 JUILLET 1840.

Dans ce traité il y a : 1°. Rupture de l'alliance de la France avec l'Angleterre.

2°. Alliance entre l'Angleterre et la Russie.

3". Renouvellement de l'alliance pour le partage de la Pologne, plus l'Angleterre.

4°. La souveraineté des Dardanelles enlevée à la Porte.

5°. L'occupation de Constantinople stipulée par le droit public de l'Europe.

6°. La France armant , sans parler. Le reste de l'Europe alarmé armant contre la France.

7°. La prostration de la France devant la Russie.

8°. Par cette prostration de la France , la domination de la Russie confirmée sur ses alliés.

9°. En Angleterre, un seul homme devient, par ce traité, l'arbitre des deux partis qui la divisent, et les met dans la dépendance de la Russie.

10°. Domination maritime de la Russie. Guerre de vingt ans en Europe. Les Cosaques à Paris, à Constantinople, à Rome.

TABLE DES MATIERES

CONTENUES DANS L'APPENDIX.

Traité d'Unkiar Skelessi Page 53

Observations sur ce Traité, écrites en 1834 61

Traité du 15 juillet 1840 71

Note de lord Palmerslon à M, Guizot , 17 juillet 1840, . . 83

Note de M. Guizot à lord Palmerston , 24 juillet 86

Note de lord Palmerston, le 10 septembre 1840 89

Discussion à la Chambre des Communes , 6 août 91

Lettre de M. Urquhart sur la flotte russe, 25 septembre.. 106

LA FRANCE

DEVANT

LES QUATRE PUISSANCES.

« C'est quand la paix aura été conclue que l'Europe doit en connaître les conditions. Les réclamations se- ront tardives alors , et on souffrira patiemment ce qu'on ne pourra plus empêcher. »

( Dépêche réservée du prince de Lieven au comte de Nesselrode, Londres rr juin 1829.)

L'Europe était partagée entre deux alliances : d'un côté la Russie, l'Autriche et la Prusse, ou l'alliance alf- solutisle; de l'autre, l'Angleterre et la France, ou l'alliance constitutionnelle. Tout à coup l'Angleterre renonce à l'une pour s'unir à l'autre; mais l'Angleterre n'a subi à l'intérieur aucun changement qui justifie ces nouveaux rapports avec des alliés et avec des ennemis. Elle a donc sacrifié toutes ses sympathies à quelque grand intérêt politique, à un intérêt qui est d'accord avec les vues de la Russie, qui a dicté le changement. En France, les hommes d'Etat les plus distingués l'ont reconnu, et le peuple entier le sent, les vues de la Russie sont hostiles à la France, et lui deviendraient fatales par leur triomphe. Si ces vues étaient déjà dan- gereuses pour la France alors que la Russie était seule , et s'il n'y avait de sécurité, de paix, qu'autant que la

2 LA FRANCE

Russie était contenue par la France et l'Angleterre unies, quelle est la position de la France quand l'Angle- terre l'abandonne, et adopte comme siens les desseins de la Russie?

Un traité est signé contre la France par le reste de L'Europe , et la France , qui n'a pas su prévoir l'évé- nement, l'apprend comme une simple nouvelle. Aussi- tôt la France arme, et se prépare à la guerre avec une hâte et sur une échelle dont son histoire n'offre pas d'exemple; mais elle ne dit rien ao sujet du traité contre lequel elle prépare ses armements.

Jamais une pareille position ne s'était présentée au monde; jamais on n'avait vu le Gouvernement d'un grand peuple armer ce peuple pour éloigner les consé- quences d'un pacte formé à son insu et sans en avoir même préalablement exigé la communication]

Un traité est signé contre la France, et la France arme pour en empêcher éventuellement l'exécution. Mais puisqu'elle n'en a pas exigé <i'a(^<9r^ l'annulation, de quel droit viendrait-elle s'opposer à ce qu'il fût exé- cuté? Ne pas résister au traité comme attentatoire en lui-même à ses droits, et ne pas en requérir l'abroga- tion , c'est abandonner la position de défense légitime , c'est donner à ses armements le caractère d'agression.

Ou bien l'acte des quatre Puissances, le traité, est dangereux pour la France, ou il ne l'est pas. S'il n'y a pas danger, le Gouvernement sacrifie les intérêts du pays par des armements sans but; s'il y a danger, il trahit ses devoirs eu n'allant pas saisir et étouffer le mal, s'il ne s'attaque à sa source, et ne s'assure à lui- même et à ses successeurs le droit de résister. J^'t

DEVANT LES QUATRE PUISSANCES. 3

France ne proteste pas contre le traité; par même elle s'y soumet. Ses armements deviennent dès lors un fait étranger à la question diplomatique. Mais si la sou- mission de la France était nécessaire à l'existence du traité , ses armements et ses menaces sont nécessaires à son accomplissement.

La question est si grave, et le moment si pressant, que je sens n'avoir pas besoin d'apologie pour les observa- tions que j'adresse au public français sur cette crise qui intéresse également la France et l'Angleterre, et dans laquelle la décision du Gouvernement français va d'un moment à l'autre assurer la paix aux deux pays, la justice à l'Europe, ou bien plonger l'Angleterre et la France dans une destruction commune qui établira la domination de la Russie sur l'Europe et l'Asie. La grandeur du danger n'est pas dans la force de notre ennemi commun , car alors tout avertissement serait vain ; elle n'est pas dans l'insuffisance de nos moyens, car alors notre cause serait désespérée. Notre force n'a jamais été ni comptée ni essayée. Le danger est dans cette sécurité, qui permet à une main faible, mais intelli- gente, de saper dans l'ombre les fondements des deux empires.

La solution des difficultés actuelles était donc facile, pourvu qu'on se mît face à face avec elles. Si la France avait compris que ce traité était fait contre elle, que c'était une œuvre de fraude conçue dans le dessein de sacrifier l'Empire ottoman , ce pacte tombait de lui- rnême; que dis-je? il n'eût jamais été tenté. Mais je ne vois en France SLVLcnnQ pensée diplomatique; je ne vois que des gens qui comptent le nombre des armées , et

4 LA FRANCE

fondent leurs calculs dans une question de droit et de puissance sur une propagande en matière de forme de gouvernement.

J'essaierai en peii de mots de faire comprendre que le traité du i5 juillet entraîne la chute de la Turquie; que les conséquences du traité ne peuvent être em- pêchées par des actes subséquents de la France; qu'une déclaration contre le traité aurait eu pour effet, en Angleterre , l'abrogation de cet acte , en même temps qu'elle préparait les voies à une nouvelle alliance entre la France et l'Angleterre, pour mettre un terme aux desseins ambitieux de la Russie; que, de plus, c'était la seule voie ouverte au Gouvernement fran- çais, et qu'aucun autre moyen ne pouvait assurer la paix.

Le traité du 1 5 juillet est le complément d'un autre traité signé le 8 juillet i833, àUnkiar Skelessi. Ce traité excita les alarmes de l'Europe; la France et l'Angle- terre s'unirent pour protester. Il troublait les relations, portait atteinte à l'indépendance de l'Empire ottoman , et plaçait cet empire sous le joug de la Russie par une stipulation qui nécessitait l'occupation de sa capitale sous certaines conditions. Mais comme ce traité n'avait été fait que pour un certain nombre d'années , les Puis- sances européennes s'imaginèrent qu'à l'expiration du terme assigné à sa durée le danger cesserait, qu'alors la Turquie pourrait reprendre avec les autres États ses relations libres et indépendantes, et que les droits et l'influence qu'il avait donnés à la Russie expireraient ainsi d'eux-mêmes.

Ce traité devait durer huit années. Nous approchions

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du terme, lorsque tout à coup il est remis en vigueur par le traité signé à Londres le i5 juillet i84o.

La ressemblance entre les deux traités, dans l'objet de leurs stipulations , se trouve aussi dans la forme sous laquelle on les a présentés, et l'espèce de résistance qu'ils ont provoquée. Il importe de les comparer.

La Turquie, menacée par un vassal fait un appel à l'Angleterre pour obtenir son appui , et à cette fin elle invoque les bons offices de l'Autriche. Rebutée à Lon- dres, elle fait le même appel à la France. Le Gou- vernement turc montre ainsi sa prédilection pour l'An- gleterre, la France et l'Autriche, et fait preuve de la plus grande défiance envers la Russie, qui est prête, à trois jours de distance, et offre avec instance un secours que la Porte repousse. La Russie s'immisce dans la négociation en pressant l' Angleterre d'ac- corder le secours qui lui est demandé. Nonobstant le refus de la France et de l'Angleterre , le Gouver- nement turc ne fait aucune démarche auprès de la Russie, et c'est par les gazettes qu'il apprend la nou- velle qu'une escadre russe fait voile pour Constan- tinople. Il découvre alors que le Sultan , dans un moment de dégoût et de désespoir, a conclu en se- cret un arrangement qui permet cette expédition. La Porte supplie alors l'Angleterre et la France de la protéger contre la protection russe, s'engageant, si la France et l'Angleterre, ou l'une des deux, lui pro- mettent du secours , à exiger le rappel de la flotte russe à Sébastopol. L'ambassadeur français en fait la promesse, mais il est bientôt désavoué par son Gou- vernement. Ce n'est qu'après ce dernier effort que

6 LA FRANCE

la Porte se voit réduite à chercher protection dans les bras de la Russie. L'arrangement conclu entre le Sultan et le pacha d'Egypte , l'escadre russe fait voile pour Sébastopol, et c'est alors qu'on apprend qu'un traité secret a été signé (le 8 juillet i833) entre la Russie et la Porte, Il parvient à la con- naissance du public par la voie d'un journal , le Morning Herald. Interpellé dans la Chambre des Communes, le ministre anglais répond qu'il n'a reçu aucune communication à ce sujet; mais il n'en con- teste point ïauthenticité. L'empereur de Russie dé- clare également que la connaissance lui en est par- venue sous la forme d'une simple nouvelle. Les Gou- vernements anglais et français protestent contre ce traité secret; la Russie répond qu'elle agira comme si ces protestations étaient non avenues. L'ambassa- deur anglais à Constantinople , dans une série de notes échangées avec la Porte, prouve que ce traité est un traité offensif contre l'Angleterre. Une escadre anglaise et française fait voile pour le Levant. Après cette dé- monstration de l'insulte que la Russie leur avait faite, les deux Gouvernements se déclarent satisfaits. Leurs escadres rentrent à Malte et à Toulon, et le Gouver- nement russe leur communique alors officiellement le traité.

Le traité du i5 juillet i84o paraît soudain sans aucun événement qui le motive. La France, de nou- veau, l'apprend comme une simple nouvelle. On pro- cède à son exécution avant que la France en con- naisse l'existence. Au lieu de protester, la France cette fois arme. Un acte en exécution du fiaité s'accom-

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plit sur la côte de Syrie; cet acte viole en lui-même le droit des gens : alors le traité est publié dans le Morning Herald. Ija France garde le silence et dès lors le traité lui est officiellement communiqué.

En voilà assez pour montrer la ressemblance qui existe dans la manière dont se sont produites ces deux transactions parallèles, et qui sont sans précédents dans l'histoire de la diplomatie.

Nous allons maintenant faire ressortir les points par lesquels les deux traités diffèrent entre eux.

Le traité d'Unkiar Skelessi fut signé après que la Porte, menacée d'un grand danger, avait reçu de la Russie des secours que la France avait refusé de lui donner.

Le traité de Londres crée le danger dont les con- séquences doivent amener l'occupation de Constanti- nople.

Le premier était un traité signé après que la Russie avait retiré ses troupes ; le second sanctionne leur retour.

Le premier stipule l'exclusion des vaisseaux français des Dardanelles, sous certaines conditions seulement; le second stipule leur exclusion absolue et irrévocable , en temps de paix comme en temps de guerre.

Le premier était un traité fait contre l'Angleterre aussi bien que contre la France, et ces deux Puis- sances protestèrent d'un commun accord. Par sort existence même, il donnait à la France la garantie d'une union permanente avec l'Angleterre pour ré- sister en commun aux vues de la Russie, si ouverte^ ment avouées.

* LA FRANCE

Le i5 juillet i84o, l'Angleterre s'unit à la Russie pour accomplir le dessein contre lequel , de concert avec la France, elle protestait en i833 '. .

Le traité du i5 juillet est le traité d'Unkiar Skelessi renouvelé, et dix fois plus alarmant et plus insultant que dans ses premières stipulations, non pour la France seule, mais pour l'Angleterre, pour l'Europe, pour le monde entier!

L'Angleterre qui, par la position géographique de ses possessions, a des intérêts diamétralement opposés à ceux de la Russie ; l'Angleterre que ses sympathies po- litiques mettent en opposion directe avec la Russie, l'Autriche et la Prusse; l'Angleterre s'unit à ces Puis- sances! Elle s'unit contre la France, et le prétexte de cette union est le renouvellement du traité d'Unkiar Skelessi. Et la seule raison que le ministre anglais allègue pour justifier cette mesure , est qu'elle a amené de la part de la Russie l'abandon volontaire de ce traité.

Il fallait opérer un schisme dans l'Empire ottoman pour réaliser ces objets que l'on avait en vue, mais il fallait créer ce schisme en Europe avant de le transporter en Orient , et schisme en Europe c'était schisme entre la France et l'Angleterre. L'exclusion de la France est donc devenue la base du traité entre les Puissances européennes, et un motif de plus pour décider l'Autriche et la Prusse à y entrer, croyant par dé-

' Quoique le ministre anglais eût rédigé alors sa protestation de manière à sembler s'opposer à la Russie sans s'y opposer ; de sorte que cette résistance simulée ne faisait que donner à la Russie l'occasion de traiter avec dédain la protestation de l'Angleterre et de la France.

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tacher l'Angleterre de la France. L'exclusion de la France fournit en outre le moyen de bouleverser la Tur- quie, et par suite, un prétexte pour stipuler, et les moyens pour accomplir l'occupation de Constantinople.

La race musulmane tout entière , exaspérée par cette convention , se soulèvera contre son souverain , qui l'a admise ou à qui on l'a imposée. Le Gouvernement turc se trouve affaibli par cette protection, les pré- paratifs de la France , le langage de son ambassadeur à Constantinople , le secours qu'elle paraît devoir don- ner au pacha d'Egypte mettent le comble à la dégra- dation et aux alarmes de ce Gouvernement, et le jet- tent dans les bras et à la merci de l'ennemi qui lui offre sa perfide protection. Tandis que la soumission subséquente de la France établit la conviction qu'il est impossible de résister à la Russie, puisque aucune Puis- sance n'ose le faire.

Mais, dira-t-on, «si la résistance apparente de la France a eu pour effet d'avancer ainsi l'objet du traité, la soumission définitive de la France ne tendra-t-elle pas à empêcher une rupture, et à forcer Méhémet- Ali à accepter les conditions du traité?» Nullement. La Russie, qui a amené la crise actuelle, et qui tient « évidemment dans sa main les incidents et les acteurs principaux ou subordonnés, aura soin aussi d'amener le résultat qu'elle désire. Dans la première révolte de Méhémet-Ali, ce fut elle qui le fit triompher; ainsi aujourd'hui elle lui assurera un succès siiffisant pour que le traité s'accomplisse et mette la Turquie ruinée h ses pieds. D'ailleurs, le caractère et la position de Méhémet-

10 LA FRANCE

Ali ne permettent pas d'espérer qu'il se soumettra; il comprend la position des Puissances européennes; il sait que toutes les parties contractantes ont des intérêts opposés à ceux de la Russie; il sait que leurs peuples sont peu disposés à la guerre; et comme il voit la France prendre une attitude hostile au traité, il doit le traiter avec mépris, considérer comme dupes ceux qui l'ont signé , et entretenir la ferme confiance qu'il ne sera jamais exécuté; car il est certain pour lui que si on essaie de l'exécuter, il en résultera une guerre européenne.

Mais aussi son indignation , comme homme , est soulevée contre des procédés aussi perfides. Méhéraet- Ali a été un sujet rebelle, il a causé à son pays et à sa race des maux incalculables. Mais il est des événe- ments , comme il y a des dangers , qui retrempent l'âme; et si un danger, fait par sa grandeur pour in- spirer le courage ou pousser au désespoir, a jamais menacé un empire ou un peuple et ranimé le patrio- tisme d'un homme, certes c'est bien celui qui, sous le nom de traité protecteur, menace aujourd'hui la race ottomane. Mais ce traité élève Méhémet-Ali au plus haut point que puisse rêver l'ambition. Un acte d'agression , non de la part de son souverain , mais de la part de l'implacable , de l'éternel ennemi de son sou- .verain, de sa race et de sa foi, le pousse à la révolte, et sa révolte devient légitime. Tout Musulman tournera ses yeux vers lui, comme vers son seul refuge; il verra en lui , non plus le ministre de la volonté d'un autre , non plus le dépositaire du pouvoir du monarque ; ses sentiments se changeront soudain en admiration

DEVANT LES QUATRE PUISSANCES. 11

et en respect. Par le traité, ce seul nom, et Méhé- met-Ali, » est devenu dans toute la Turquie, dans tout l'Orient, une puissance; et cette puissance, Méhémet- Ali la sent en lui-même. 11 ne peut descendre de cette haute élévation périlleuse on l'a placé à dessein , et c'est encore ainsi que le traité, par le seul fait de son existence, réalise les désastres en vue desquels il a été signé.

Cette importance qu'on lui a donnée en Europe, cette position suprême qu'on lui a faite, ne devient-elle pas pour lui une source nouvelle de force et de résolution ? un danger de plus ajouté aux dangers qui écrasent la Turquie? Quatre Puissances sont coalisées pour le mena- cer; — et lui, le vieux Méhémet-Ali de Cavalla, défie quatre souverains, en s'efforçant de défendre le sien! Arbitre des destinées du monde, il peut, par son défi seul, répandre les flammes et les ravages de la guerre d'un bout à l'autre de cette Europe, dont la perfidie et l'inimitié ont, pour obéir au Moscovite, pesé de tout leur poids sur le nom et la fortune de son pays.

C'est ainsi que la Russie s'est amplement assuré dans le traité le moyen de l'exécuter, et qu'elle a complè- tement soumis à son vouloir « ces incidents et ces su- balternes» auxquels la France elle-même se reconnaît subordonnée. Le Gouvernement français se bercerait en vain de l'espoir qu'il échappera, par la soumission de Méhémet-Ali, au danger et aux difficultés l'a placé sa propre incapacité, et non la Russie. Mais en supposant que Méhémet-Ali se soumette aujourd'hui, demain on ferait surgir une autre couîmotion , on trou-

12 LA FRANCE

verait un autre Méhémet-Ali pour accomplir le traité. Et si la France , forte aujourd'hui de son exclusion même, allait s'associer à un tel pacte, elle ne ferait que contribuer à réaliser les conséquences fatales qu'elle peut aujourd'hui prévenir d'un seul mot.

Toutefois, on ne peut bien apprécier les résultats de ce traité qu'avec une connaissance parfaite de la condi- tion actuelle de la Turquie. Le peuple turc diffère des peuples européens : c'est pourquoi les Européens ne peuvent juger sans se tromper aucune question orien- tale, et par même aucune question européenne il s'agit de l'Orient; c'est le secret de la force de la Rus- sie et du pouvoir qu'elle exerce sur l'Europe.

Le Gouvernement turc s'est soumis à ce traité; mais le peuple turc est-il déjà préparé à subir l'occupation de Constantinople? S'il en était ainsi, le traité serait inutile. Le traité donnera-t-il d'un seul coup à la Russie le pouvoir d'occuper Constantinople? Voilà désormais la question.

En i833 , l'Europe retentit de la nouvelle que Con- stantinople était occupée par une armée russe , et elle acceptait cette nouvelle sans inquiétude *. Cette armée, de dix raille hommes, était retranchée sur la montagne du Géant, à seize milles de Constantinople, protégée par le Bosphore qui la séparait de la capitale. Cette capitale contient six cent mille habitants.

Si la Turquie était morte , pourquoi cette coalition

' Un des premiers hommes d'État de l'Angleterre , en annonçant celte occupation, déclara qu'elle délivrait l'Angleterre de tout embar- ras au sujet de la Turquie.

DEVANT LES QUATRE PUISSANCES. 13

pour l'assassiner? Si des complices n'étaient pas néces- saires, la Russie aurait-elle des alliés'? Ces alliés con- somment le sacrifice en croyant sauver la victime. Le traité de Londres est ainsi l'arrêt de mort d'un empire, obtenu de l'Europe, sous prétexte que cet empire ne vit plus.

Certes, l'ambition la plus vaste pourrait se contenter des fruits déjà produits par le traité. Ne fût-ce que de soulever la France contre l'Angleterre, et de la préparer ainsi pour l'alliance russe, ce résultat seul vaudrait une conquête; mais elle acquiert en outre la certitude de posséder la Turquie, et de jeter pour vingt ans la guerre au milieu de l'Europe. Et tandis qu'elle met en péril l'existence de toutes les autres nations, la Russie, froide, indifférente et éloignée, n'expose rien dans une partie le prix est l'empire du monde. La paix est détruite, la guerre cesse d'être pour les autres nations un dernier moyen de salut, elle n'est plus qu'un instrument de des- truction entre les mains de la Russie.

L'existence , dans une mer fermée comme la mer Noire, d'une force maritime russe, qui, sans contre- poids, et à l'abri de toute observation, menace la cote septentrionale de la Turquie et sa capitale même, est une position à laquelle nous nous sommes accoutumés , et dont le danger est augmenté , ou plutôt dont tout

' « Si une fois nous discutions avec nos alliés les articles d'un traité avec la Porte , nous ne les contenterions que quand ils croiraient nous avoir imposé d'irréparables sacrifices.» [Dépêche réservée dit prince de Lteven, ^ juin 1839.)

Onze années ont bien changé les situations !

14 LA FRANCK

le danger consiste en ce que nous nous y sommes ac- coutumés. En 1791, la Prusse déclara que Texistence de cette force maritime de la Russie était incompa- tible avec la paix de V Europe. En 1809, l'Angleterre stipula comme de son libre consentement que ses vais- seaux ne passeraient pas les Dardanelles, mesure qui doubla le danger d'une flotte russe dans la mer Noire, puisqu'elle diminuait les chances d'un appui quelcon- que donné à la Turquie contre son action, et qu'elle rendait manifeste et indubitable l'aveuglement de l'Eu- rope et sa soumission aux vastes desseins du Cabinet de Saint-Pétersbourg, aveuglement et soumission qui sem- blaient augmenter à mesure que ces desseins devenaient plus manifestes et plus alarmants.

D'après le traité de Londres, du 6 juillet 1827, la Russie devait envoyer un contingent dans la Méditer- ranée ; et sous le prétexte de ne pas passer les Dar- danelles, elle saisit cette occasion de faire entrer dans la Méditerranée une partie de la flotte de la Baltique. Mais quand elle chercha à envoyer un plus grand nom- bre de vaisseaux que celui qui était fixé pour son con- tingent, le Gouvernement anglais était encore, à cette époque, si convaincu du danger d'une augmentation de ses forces dans la Méditerranée, qu'il exigea le rap- pel de ces vaisseaux.

La bataille de Navarin montra les escadres anglaise et française unies à celle de la Russie pour détruire, au milieu de la paix , la puissance maritime des Turcs , doublant encore par la force déjà doublée de l'es- cadre russe dans la mer Noire : alors vint le blocus des Dardanelles par une force russe venue de la mer

DEVANT LES QUATRE PUISSANCES. 15

Baltique, avec le consentement de l'Angleterre et de la France, et dont la présence n'avait été tolérée dans la Méditerranée qu'à la condition expresse de n'y exer- cer aucuns droits belligérants.

Le traité d'Unkiar Skelessi stipula alors, que sur la demande de la Russie^ et dans le cas elle serait elle- même en danger, les vaisseaux de toute autre Puissance seraient exclus des Dardanelles.

Dans ces arrangements , les Dardanelles seules sont mentionnées, mais il n'y est pas question du pas- sage du Bosphore , menant de la mer Noire à Constan- tinople. Dans le traité du i5 juillet, il est stipulé qu'aucun vaisseau étranger ne passera les Dardanelles ni le Bosphore. Le mot Bosphore avait été soigneuse- ment omis tant que la Russie sentait qu'on pouvait faire usage contre elle d'une stipulation quelconque; main- tenant, elle peut l'introduire hardiment, puisqu'il y a un traité public , européen , qui stipule l'occupation de Constantinople.

La Russie a introduit ce mot pour conserver l'ap- parence d'une justice égale pour tous, pour aveu- gler par la nation anglaise, et avoir au besoin un prétexte pour retenir sou escadre dans la mer Noire et pour faire venir des forces additionnelles de la Bal- tique.

Ce traité d'Unkiar Skelessi ne fermait les Dardanelles aux vaisseaux des Puissances étrangères qu'à la de- mande de la Russie. Par ce traité la Russie avait la faculté de descendre les Dardanelles, même quand elle en demandait la clôture à d'autres Puissances. Ses vais- seaux étaient dans l'habitude de remonter ce détroit et

10 LA FRANCE

(le le descendre. Le traité d'Unkiar Skelessi fut extor- qué par des menaces et comme la condition à laquelle la Russie évacuait le Bosphore; la Turquie donc fai- sait une concession immense, et qu'il était en sa puis- sance de faire ou de refuser. Mais l'opinion que sous l'empire de ce traité les vaisseaux de guerre ne pou- vaient pas passer les Dardanelles est entièrement erro- née. Cette impression a été produite par la déclaration faite à la Chambre des Communes par le ministre des affaires étrangères, mais faite en termes ambigus. L'évi- dence des faits*, cependant, suppléa bientôt à l'ambi- guïté du langage.

Une ambassade fut envoyée de Londres à Saint-Pé- tersbourg à travers les Dardanelles ; elle descendit de la frégate et fut mise à bord d'un bateau à vapeur de l'amirauté pour montrer que la frégate ne pouvait pas entrer dans la mer Noire, et le steamer déposa ses canons. Quelques jours avant ce spectacle vrai- ment merveilleux, un vaisseau de guerre autrichien était entré dans la mer Noire sans difficulté et sans commentaire. Mais immédiatement après cet événe- ment, un vaisseau de guerre français, pour lequel un firman avait même été accordé^ fut empêché par l'am- bassadeur français de se rendre à sa destination. Quelle nation pouvait espérer d'emporter une question mari-

' Il est peut-être superflu d'ajouter que ce ne fut pas une déci- sion du Gouvernement anglais, car les collègues du ministre des af- faires étrangères ignoraient comme le public ce qui se faisait, et si leurs pensées se portaient sur ce sujet , ils croyaient que le secrétaire d'État des affaires étrangères était alarmé des actes de la Russie, et que son actikvité à les déjouer sortait même des règles de la pru- dence.

DEVANT LES QUATRE PUISSANCES. 17

time aussi importante que celle-là quand l'Angleterre se soumettait? et une fois que l'Angleterre s'était sou- mise, elle était unie avec la Russie contre quiconque essaierait de naviguer sur l'Euxin. Le traité du i 5 juil- let enlève à la Porte la domination des Dardanelles, dont elle avait joui jusqu'ici sans contrôle, non par les termes exprès du traité, mais par le protocole annexé qui RÉSERVE à la Porte le droit d'accorder des firmans aux petits vaisseaux de guerre. Vraiment tout ceci semble un rêve ! les droits politiques et territoriaux les plus importants au monde, la navigation des Dar- danelles, sont, au mépris des Puissances de l'Europe, enlevés à l'État souverain auquel ils appartiennent, et remis par ces Puissances elles-mêmes au Cabinet de Saint-Pétersbourg.

Par ce traité, même sans «occupation,» la Russie est maîtresse de la Méditerranée, et par-là maîtresse des affaires; et elle s'empare de la domination des mers, non pas seulement en commun avec la Puissance qui a jusqu'à présent été en possession de cette domination et qui a su la maintenir, mais comme sa protectrice. Nous ne prenons pas la question au point de vue an- glais, mais au point de vue français : eh bien , la France ne voit-elle pas dans cet événement l'établissement de la suprématie de la Russie , non-seulement en Turquie , en Egypte , et sur la côte d'Afrique , mais aussi en Espa- gne, en Italie et dans l'Adriatique? Bientôt elle ne gar- dera que par tolérance , Alger et la Corse ; elle dépen- dra du bon plaisir de la Russie, non-seulement pour l'exportation des subsistances qu'elle tire du sud et de l'est, et pour leur passage à travers les Dardanelles, mais

2

18 LA FRANCE

encore pour leur introduction dans les ports de France. Tout le sud de l'Europe dépend d'elle également pour les matériaux de guerre, pour les céréales, et pour les objets de première nécessité ; le commerce de l'Inde, de l'Asie et de l'Afrique est sous sa garde. Au nord , par la réaction de sa suprématie dans la Méditerranée, la Russie entre en pleine possession de toutes les res- sources de la Grande-Bretagne, dont naturellement elle disposera d'une manière absolue en cas de guerre , puisqu'elle a pu en disposer, ainsi que nous l'avons vu, en plaine paix, et même pendant que l'alliance entre la France et l'Angleterre subsistait.

Supposons le cas d'hostilités immédiates : La Russie a armé, équipé et discipliné quarante-cinq vaisseaux de ligne et trente frégates qui peuvent être concentrés dans la Méditerranée. La Turquie a dix vaisseaux de ligne, et l'Angleterre douze dans la Méditerranée, et huit autres qui seront bientôt prêts. Voilà donc un total de soixante-quinze vaisseaux de ligne. Assurément alors Gonstantinople tombe; Alexandrie devient la proie de la Russie, et les dix vaisseaux de ligne du Pacha, ajoutés aux autres, font quatre-vingt-cinq vaisseaux de ligne tout équipés à sa disposition. L'occupation de Gon- stantinople entraîne après elle la possession (en fait) de tout cet immense littoral qui s'étend de Scodra aux bouches du Nil et qu'habitent cent quarante mille marins. La guerre , une fois déclarée , elle dispose des trésors de Gonstantinople , et des centaines de millions de subsides de Londres ! Et que peut faire la France ? attaquer la Prusse? attaquer l'Autriche? En les atta- quant, même en les menaçant pendant la paix, elle les

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jette encore plus avant dans la dépendance de la Rus- sie. L'Autriche et la Prusse n'arment pas; c'est qu'elles sont décidées. La France arme, parce que, ne voyant pas la route qu'elle doit suivre, elle est indécise et alarmée. Si la Prusse et l'Autriche étaient alarmées, elles armeraient aussi , et la France pourrait alors avoir quelque espérance qu'elles feraient défection. La France , avec un pareil avenir devant elle, attend que l'Angle- terre soit compromise par les actes de son ministre, et, pensée profonde, elle fortifie Paris!

Si à ces moyens d'action extérieure sur la France que la Russie possède, on ajoute la marche ordinaire de cette Puissance, pervertissant l'opinion, corrom- pant les hommes publics, fomentant les mécontente- ments intérieurs, et profitant de chaque erreur di- plomatique de ses rivaux; si l'on considère l'intel- ligence supérieure que révèlent en elle les événements et les résultats récents, je ne crois pas trop avancer en disant que, par suite de ce traité, l'indépendance de la France pourrait recevoir les plus graves atteintes sans qu'elle pût tirer une épée ou lever un bras pour sa défense.

Ce traité présente donc à la France les plus grands dangers qui puissent, par anticipation, menacer une nation. Ce n'est pas l'œuvre d'un conquérant, mais d'un système; ce n'est pas le résultat d'un système d'un jour, mais d'un système qui existe depuis des siècles; un système qui n'a pas éprouvé de changement, mais qui a procédé de la corruption secrète à l'agression ou- verte, de l'influence diplomatique à la domination poli-

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tique. Jusqu'à présent, il a rencontré de la résistance dans les intentions de l'Europe , et des traités ont été faits pour arrêter ses progrès, et tous les Gouverne- ments et tous les hommes d'Etat ont déclaré qu'il y avait à cette tolérance de l'Europe et à ces succès, une limite que la Russie ne pourrait pas franchir; cette li- mite c'était la tentative de s'emparer de Constanlinople. Soudain , et sans qu'il y ait de changement apparent ou de raison , l'Europe s'unit pour la soutenir, des traités sont faits pour l'avancement de ses fins , et une coalition, qui convient d'avance qu'elle occupera Constantinople, s'applique à préparer les voies par lesquelles cette occu- pation sera effectuée.

Mais ceux qui voient le danger supposent que la Rus- sie n'a fait que tromper le ministre anglais, et qu'en signant ce traité, il a eu en vue honnêtement, quoi- qu'on se trompant, le maintien de l'Empire ottoman, par la réduction du pacha d'Egypte, et la guérison de la plaie que cette séparation inflige à la Turquie.

Pour empêcher la possibilité d'une erreur aussi fa- tale, les considérations suivantes montreront que le ministre anglais avait des moyens légitimes pour obte- nir cet objet, et qu'ils furent soigneusement évités, tandis qu'il préparait des différends dont l'existence devait un jour justifier l'intervention.

Les mouvements intérieurs de l'Empire ottoman n'ont d'importance qu'autant qu'ils fournissent à la Russie des prétextes d'intervention. Le danger qui résulte d'un déchirement quelconque dans l'Empire ottoman nous intéresse donc à cause de la Russie, et de la Russie seulement. Mais l'intervention est une violation du

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droit des nations. C'est donc, indépendamment du danger, un devoir pour toute Puissance de protéger la Turquie contre une pareille atteinte à ses droits et à sa vie. Du moment que l'intervention russe est sanc- tionnée par les autres Puissances, et qu'elles aident à cette intervention (quel qu'en soit le prétexte ou l'objet), l'indépendance de l'Empire ottoman est par ce fait même détruite, et détruite au profit de la Rus- sie. Jusqu'à ce jour, la résistance à cette intervention de la Russie a été la politique avouée de l'Angleterre : c'a été le vœu de la France exprimé dans toutes ses dé- clarations, et la détermination expresse de l'Autriche, qui, en i836, la soutint même par des menaces.

Le traité du i5 juillet est la contradiction de toute la politique suivie jusqu'à ce jour, et n'est pas autre chose qu'un partage de l'Empire ottoman, consommé par les mêmes Gouvernements et par les mêmes hom- mes qui ont cent fois protesté contre l'intervention , et exprimé les plus vives alarmes pour l'ambition russe ; il est un partage de l'Empire ottoman, puisqu'il con- voque l'Europe à une intervention pour garantir au pacha d'Egypte des droits et des possessions qui n'ap- partiennent qu'à son souverain, comme, d'autre part, il donne aux Puissances des droits sur la clôture des Dardanelles et du Bosphore qui n'appartiennent qu'au Sultan.

Le traité est censé fait contre le Pacha, et il lui con- fère des droits presque souverains, des droits, en un mot, tels que ceux aux moyens desquels des portions de la Turquie, de la Perse et de la Pologne ont passé ou pas- sent actuellement sous la domination de la Russie. Ces

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choses, la France les a dites, je le sais; mais il est évi- dent qu'elle ne comprenait pas la valeur de ce qu'elle disait; autrement, au lieu d'entendre des paroles, nous eussions vu des actes.

Nous avons vu en Turquie des centaines de pachas rebelles, conquérir des provinces, défaire des armées, s'avancer jusqu'à la capitale même, faire et défaire des sultans, et cependant le résultat a toujours été invaria- blement le même , leur triomphe ou leur destruction a servi également à rétablir ou même à fortifier l'unité de l'Empire. Par le cours naturel des événements, au bout de quelques années l'Egypte et la Syrie seraient retournées au Sultan. Elles seraient retournées au Sultan si Ibrahim était entré à Constantinople en 1 833. Les Puissances européennes s'interposent pour arrêter le Pacha et font une convention pour fixer les limites et pour régler le différend entre les parties. Elles souf- frent ensuite, sans faire la moindre remontrance, que le Pacha n'accomplisse pas ses engagements et qu'il s'agite d'une manière menaçante pour son souverain ; alors, sous main, elles excitent le souverain à attaquer le Pacha , tandis que le ministre coupable de cette per- fidie assure d'abord la Chambre des Communes qu'il n'y aura pas de collision, et déclare ensuite que tous les efforts ont été faits pour l'empêcher. Par des intrigues diplomatiques, et par des intrigues diplomatiques seu- lement, au moment le souverain meurt soudaine- ment , une bataille est livrée , l'armée turque est perdue , et la flotte turque est conduite en Egypte. Ce triple désastre ne suffit pas pour abattre l'Empire; les Puis- sances prétendent alors prendre le plus vif intérêt à,

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la Turquie, et lord Palmerston lui assure qu'il va exiger la restitution de la flotte. Là-dessus elles s'adressent col- lectivement à la Porte, promettent d'amener un arran- gement, et mettent la Porte dans V impossibilité d'ar- ranger ses différends avec l'Egypte sans les consulter. Elles usent de ce pouvoir pour empêcher un arrange- ment, et tandis qu'elles marchent droit au traité par le- quel elles séparent les possessions du pacha d'Egypte de celles du Sultan, elles parlent de \ intégrité de l'Em- pire ottoman. La Russie a toujours parlé de l'intégrité de la Perse et de l'intégrité de la Pologne !

Mais nous nous sommes exprimés comme si les Puis- sances avaient agi de concert : il n'en est cependant pas ainsi. En i833, l'Angleterre et la France protestaient ensemble contre la Russie ; l'Autriche et la Prusse se tenaient à part. En i835, la proposition faite par la Russie d'un protectorat exclusif sur la Turquie, ren- contrait de la part de l'Autriche une résistance décisive, de sorte que l'Autriche, la France et l'Angleterre sem- blaient être unies ensemble contre la Russie. En 1837 et i838, l'Autriche s'éloignait des deux parties, soup- çonnant connivence entre le ministre anglais et la Russie. Après la mort du Sultan et après la perte de la flotte et de l'armée , le ministre anglais propose à la France une mesure décisive contre la Russie. Le Gouvernement français , effrayé , propose que commu- nication en soit faite à l'Autriche. Alors, cette pro- position de recourir à une mesure décisive est retirée insensiblement; mais les trois Puissances continuent à se consulter sur les mesures à adopter La Russie et la Prusse sont invitées à se réunir. La Russie prête un

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moment l'oreHle, puis, bientôt, se retire en protes- tant. Enfin , la Russie rouvre les négociations à Lon- dres par une proposition directe. Le ministre anglais feint d'abord de la répugnance ; la proposition est re- poussée par l'Autriche , elle l'est également par la France. Quelques mois s'écoulent en conférences à Londres. Soudain les communications cessent à l'égard de l'ambassadeur de France ; puis apparaît inopiné- ment un traité signé par quatre Puissances qui con- sacre le plan proposé par la Russie comme contre-partie des propositions que lord Palmerston avait faites à la France, pour faire forcer les Dardanelles par une flotte anglo-française, propositions qui avaient ouvert la né- gociation.

L'on vit ainsi l'Angleterre proposer à la France une mesure à prendre sans le concours d'autres Puissances, la France demander le concours de l'Autriche; la même demande adressée à la Prusse et à la Russie; la Russie se séparer alors des quatre Puissances , puis re- venir avec une proposition qu'elle adresse à l'Angle- terre; ces deux Puissances, une fois réunies, rallier à elles l'Autriche et la Prusse et signer enfin un traité dont est exclue la France. De tels faits sont-ils croya- bles? et s'ils sont constants , quels moyens ont été mis en œuvre pour les réaliser?

Ce moyen , c'est que, d'un bout à l'autre de cette trans- action , la Russie a été soutenue invariablement par le ministre anglais, qui commençait par faire semblant de lui opposer de la résistance et finissait par se dévouer ouvertement à ses vues. Et cependant cette solution de tant do contradictions apparentes, pas un homme

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d'Etat, pas un homme en Europe ne paraît l'avoir trouvée.

Ce n'est pas tout. Un traité de commerce, con- clu en i836, avait fait espérer de grands avantages pour la Turquie et pour l'Europe; il devait rétablir la paix et la sécurité en Orient. L'un des objets de ce traité était de rétablir en Egypte les habitudes (cou- tumes) administratives communes à la Turquie, et de mettre fin aux monopoles et aux autres vexations qui forment la base du système financier du Pacha, et qui sont autant de violations directes des anciens traités de la Porte avec les divers Etats de l'Europe. L'un des arguments mis en avant pour obtenir l'assentiment du ministre anglais au principe de ce traité, était que son adoption suffirait, à elle seule, sans l'intervention d'aucune Puissance et sans donner au Pacha aucun sujet légitime de plainte, pour réduire son pouvoir et lui ôter tous moyens de nuire à son souverain. C'eût été, d'ailleurs, indépendamment de toute intention politique, le maintien et l'application pure et simple des anciens droits de l'Angleterre, dont l'abandon ne pouvait résulter que d'une intention manifeste, opposée précisément au désir prétendu de réduire le pacha d'Egypte. Le projet de traité fut d'abord repoussé obstinément , puis adopté de mauvaise grâce , pour être ensuite différé pendant deux ans, puis, enfin, remis sur le tapis, mais dénaturé de façon à ne plus réaliser les objets qu'il avait eus en vue, tandis que les prétextes les plus frivoles étaient admis de la part du Pacha pour en empêcher l'application en quelque ma- nière que ce fût en Egypte.

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Ainsi, l'on avait en son pouvoir les moyens néces- saires pour réduire le pacha d'Egypte, moyens légitimes autant que conformes aux droits préexistants de l'An- gleterre qu'il s'agissait simplement de mettre en vigueur. Ces moyens furent abandonnés , les droits de l'Angle- terre sacrifiés. N'est-ce point une autre série d'actes par lesquels le ministre de la Grande-Bretagne contri- buait à maintenir cette prépondérance du Pacha , qui devait devenir le prétexte du présent traité ' ? Pour juger ce traité lui-même , il suffit de jeter les yeux sur l'article 6 de l'acte additionnel : il assure au Pacha la liberté de continuer dans sa province le même système d'administration qui forme en même temps sa puis- sance offensive et l'un des germes les plus puissants de désorganisation de la société musulmane.

Le ministre anglais a lui-même refusé d'adopter les mesures qui pouvaient réaliser les buts avoués de

' Les négociants anglais d'Alexandrie trouvant que le commerce russe jouissait d'avantages qui n'étaient point partagés par le com- merce de la Grande-Bretagne , adressèrent , il y a quelque temps , des réclamations au consul anglais. Cette circonstance réveilla sur cette place un vif intérêt. Pour ajuster la question , les deux nations furent mises sur pied d'égalité, c'est-à-dire que le commerce russe se vit dépossédé des privilèges dont il jouissait. C'est que la Russie abandonnait ses privilèges plutôt que de les laisser partager à l'An- gleterre.

On avait vu pareillement la Russie, par le traité d'Andrinople, obtenir pour ses sujets l'affranchissement de toute taxe prélevée dans l'intérieur du pays. La Porte, exaspérée par la confusion que ce pri- vilège portait dans tout son empire, recourut à la mesure désastreuse des monopoles. Les sujets russes portèrent plainte à leur ambassadeur contre cette atteinte portée à leurs droits ; la Russie n'eut garde d'écouter leur plainte. Le but qu'elle s'était proposé était réalisé. L établissement des monopoles était en lui-même une arme dont la poignée était empoisonnée.

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la politique qu'il feignait de suivre, savoir : la réduc- tion du pouvoir de Méhéraet-Ali ou sa réconciliation avec le Sultan , afin d'empêcher V intervention de la Russie. Lorsque la France se montra disposée à adop- ter ces mesures, ce fut lui qui l'en détourna. Il vs'op- posa de même à l'Autriche lorsqu'elle témoigna des dispositions semblables; enfin , il déjoua secrètement les mesures mêmes qu'il feignait d'adopter et dont l'effet eût été de rendre inoffensif le pouvoir du Pacha. I^e présent traité, produit de longues déceptions, n'est donc autre chose qu'un piège tendu au peuple anglais et à son Gouvernement , au Gouvernement français et à sa nation, à la Turquie et à l'Egypte, qui, toutes, sont ou deviendront ses victimes.

Mais si ce traité, dont les résultats seront si prodi- gieux pour la Russie et si funestes à l'Europe , a été consenti par l'Autriche et l'Angleterre , et signé par elles en dépit de la France , il faut donc que la Russie possède une supériorité d'intelligence tellement décidée, qu'elle ne laisse plus à ses adversaires ni une chance de succès ni la possibilité de mettre au jour ses sourdes menées. On est alors , malgré soi-même , amené à penser que, pour accomphr de si vastes desseins, la Russie a employer principalement la corruption , et qu'elle a la diriger surtout sur les acteurs principaux du grand drame. Après cela il reste encore à découvrir par quels moyens déguisés les hommes que la Russie s'est donnés pour agents à Londres et à Vienne, ont su vaincre la résistance, ou conquérir l'appui de leurs Gouvernements respectifs.

L'Autriche n'a, dans cette question, aucun intérêt

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positif à faire triompher; elle se réunit uniquement pour empêcher le mal. L'intérêt de l'Autriche est de- puis, longtemps le maintien de la paix. Elle seule s'est efforcée de résister à la Russie et de protéger contre elle l'Empire ottoman. Lui en imposer sur la portée réelle du traité était impossible. Il est donc évident que l'Autriche n'a cédé à un mal très-grave que parce qu'elle avait en vue d'empêcher quelque mal plus grave encore. Il faut croire que, voyant l'Angleterre et la Russie décidées à accomplir leur projet au risque même d'amener la guerre, elle a pensé rendre cette guerre im- possible en laissant la France toute seule.

La nation anglaise sait très-bien que la Russie est son ennemie et la France son alliée naturelle, que son union avec la France peut seule la mettre en état de contenir les envahissements de la Russie. C'est bien l'opinion universelle du peuple anglais et de la majorité de son Cabinet. Comment donc l'intérêt de l'Angleterre n'a-t-il point été entendu dans une détermination si grave, si énergique, adoptée en son nom, exécutée à l'aide de sa puissance ?

Je suis forcé de reconnaître, avec un sentiment mêlé de honte et d'indignation, que la nation anglaise est morte à tout intérêt dans ce qui est une affaire iia- tionale.

La nation tout entière se partage en factions absor- bées par des questions de politique intérieure ; elle est ainsi neutralisée, rendue impuissante; les chefs des dif- férents partis sont compromis sur les questions exté- rieures par des fautes qu'ils n'ont pas su dénoncer, et devenus solidaires d'actes qu'ils n'ont pas su empêcher.

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Les complications infinies dont on les a embarras- sées avec art, ont rendu ces questions inintelligibles, et les font depuis longtemps échapper à tout contrôle. Ce n'est donc jamais qu'après l'accomplissement des événements que l'on parvient à connaître les inten- tions qui les ont dirigés. A cet égard, les débats du Parlement ont prouver à l'évidence que la nation n'exerce aucun contrôle sur son Gouvernement ; et la transaction qui nous occupe prouve pareillement que les membres eux-mêmes du Gouvernement n'exer- cent aucun contrôle effectif sur celui de leurs col- lègues qui dirige les affaires étrangères. Et, d'ail- leurs , comment s'étonner qu'un seul homme devienne l'arbitre des décisions du Cabinet, quand deux ou trois votes à la Chambre des Communes décident de l'exis- tence du Gouvernement? De même que le Cabinet dicte la loi à la majorité qui le soutient à raison de l'exiguïté même et de l'incertitude de cette majorité , de même il arrive au ministre qui s'étant fait une position à lui, sait, par un jeu habile sur deux partis dont les forces sont presque égales, se donner tour à tour l'appui de l'un ou de l'autre, et se faire ar- bitre souverain de tous les deux. Mais un ministre des affaires étrangères ne peut atteindre une position qui domine ainsi le ministère même dont il fait partie, que s'il s'appuie sur la confiance de la nation, ou sur l'as- sistance de l'étranger dans ce qui concerne les actes de son département ; de deux choses l'une : ou il est sou- tenu fortement à l'intérieur dans la défense des intérêts nationaux contre les attaques du dehors, ou bien l'ap- pui secret d'un pouvoir étranger vient affenuir sa po-

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sition ministérielle alors qu'il sacrifie les intérêts de sa nation. Un ministre des affaires étrangères peut seul réaliser cette supposition, et c'est par ce fonctionnaire seul que l'Etat peut de cette manière être mis en dan- ger '.

Ce traité, de l'aveu même des membres du Cabinet, ne leur a-t-il point été imposé contrairement à l'opi- nion personnelle de chacun d'eux ? N'a-t-il point été imposé à la nation malgré l'opinion de tous? Et pour- tant le Cabinet a accepté la responsabilité de la mesure que ses convictions repoussaient, et la nation a vu en silence s'accomplir l'œuvre qu'elle répudiait! Douterez- vous encore que ce ne soit une mesure imposée à la nation entière par la volonté d'un seul homme en con- nivence avec l'étranger ?

Mais l'intelligence même se refuse à concevoir une position pareille , et la France est réduite à considérer la nation anglaise, qui, dans ce cas, est victime elle- même, comme agissant de sa propre volonté, et comme un ennemi perfide. Sous cette impression, la France doit nécessairement river les fers qui enchaînent l'An- gleterre au lieu de les briser. Elle doit supposer que quel- que motif secret explique cette conduite de l'Angleterre, car c'est bien l'Angleterre qu'elle voit dans cet acte du ministre anglais. Elle cherche quelque chose qui se laisse admettre comme le motif de cette conduite. Et s'il est impossible de ne pas voir que toutes les conséquences

Vatel décrit ainsi une position semblable de la Pologne : « La na- tion s'est mise ainsi dans l'impossibilité d'agir, en sorte que ses con- seils sont à la merci du caprice ou de la trahison d'un seul mi- nistre. » < ;

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rigoureuses du traité sont autant d'atteintes faites aux plus graves intérêts de l'Angleterre, cela devient une raison de plus de chercher quelque intention secrète et déguisée qui explique la détermination adoptée. On a imaginé en France trois prétextes dont l'Angleterre pourrait se payer en échange de l'abandon de Constan- tinople aux Russes, qui est de l'aveu de tout le monde la conséquence nécessaire du traité. A l'instant le traité fut connu , tout homme en France s'écria : L'An- gleterre est jouée par la Russie, et l'on peut dire qu'il n'est pas un homme en France qui ne soit aujourd'hui persuadé que l'un ou l'autre de ces trois projets est, au fond, le motif secret qui a guidé l'Angleterre dans la conclusion du traité.

Examinons la valeur de ces prétendus projets.

Le premier consiste à faire occuper la Syrie par l'Angleterre pour établir sa communication avec l'Inde.

Le second suppose que la Russie ayant fait en Asie de si grands progrès qu'elle menace l'Inde, l'Angle- terre , pour ajourner un si grave danger, se résigne à lui sacrifier Constantinople.

Le troisième, enfin, se fonde sur ce que l'Angleterre est jalouse de la marine et du commerce français , et souhaite par conséquent une guerre entre la Russie et la France.

A l'appui du premier de ces buts, l'on vous dit que l'Angleterre a fait des efforts répétés pour obtenir une libre communication par le cours de l'Euphrate et par l'Isthme de Suez. L'un de ces projets a échoué; par

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Suez la communication est incertaine. Je me bornerai à rapporter le fait suivant. L'un et l'autre de ces pro- jets avaient été recommandés avec insistance au Gou- vernement anglais par des personnes qui agissaient en opposition avec le ministre. Un firman pour la naviga- tion sur l'Euphrate fut enfin demandé par l'ambassa- deur anglais à Constantinople , et un refus lui fut adressé par l'intermédiaire de son drogman ; il en rendit compte aussitôt à Londres, et sur-le-champ le Gouvernement se hâta de déclarer l'expédition aban- donnée. Mais, dès le lendemain, et par suite de me- sures que je prenais moi - même pour déjouer celles que des agents anglais et russes (Dragomans) avaient adoptées pour amener ce refus, le firman désiré était accordé par le Sultan. L'expédition partit en consé- quence, et. obtint un plein succès; mais un accident arrivé à l'un des bâtiments employés fournit l'occasion d'abandonner l'entreprise et de sacrifier le colonel Chesney, dont les efforts persévérants avaient su vaincre tous les obstacles. En voilà assez pour juger du désir du secrétaire d'Etat des affaires étrangères d'ouvrir la communication avec l'Inde par la Syrie. Mais admettre qu'il pût entrevoir la possibilité d'aucun avantage, d'aucune acquisition pour l'Angleterre dans la Médi- terranée, par suite d'un acte qui, en livrant Constan- tinople aux Russes, fait de la France un ennemi de l'Angleterre, ce serait commencer par admettre que ce ministre avait perdu la raison.

Une supposition plus absurde, s'il est possible, ou plus insensée, serait que l'Angleterre s'unît à la Russie

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pour ajourner un conflit avec cette puissance dans rOrient. Il faudrait pour cela que la Russie renonçât, au moins en apparence , à ses vastes desseins sur l'Asie centrale, tandis que l'Angleterre abandonnerait sa poli- tique agressive en Chine et en Afghanistan. L'Angle- terre, alors, commencerait par recouvrer sa position en Perse, et dans ce cas, assurément, ce ne serait pas trop que de demander la production de quelque con- vention qui pût justifier et balancer, aux yeux de la nation anglaise, les sacrifices effrayants qu'on lui de- mande et les dangers auxquels on l'expose. Quels sont les faits? L'expédition russe sur Rhiva continue, la suprématie de la Russie en Perse s'affermit , l'expé- dition anglaise contre la Chine s'avance, pendant que l'influence russe s'enracine dans cet empire. L'Angle- terre est exclue de la Perse, et pas un mot n'est dit, au Parlement ni ailleurs , qui soit de nature à rassurer aucunement.

Voyons , enfin , le dernier motif allégué. La jalou- sie de la Grande-Bretagne contre le commerce et la marine française, et le désir de les détruire.

Pour désirer détruire une chose il faut qu'il y ait des raisons de la craindre ; il faut que le désir de détruire soit proportionné au danger que fait naître la lutte. Mais dans ce cas, n'est-ce pas bien plus la marine russe que l'Angleterre aurait intérêt de détruire , tant à raison de sa force numérique que de sa position défensive, des facilités qu'elle a pour l'attaque, et par- dessus tout, des desseins du cabinet qui en dispose? Il y a folie, en vérité, à parler de jalousie de la part de l'Angleterre pour toute autre marine que celle de la

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Russie; et d'ailleurs, n'y a-t-il pas folie égale à parler d'intention menaçante de la part de l'Angleterre, quand son ministre a pris soin de disperser ses forces navales, et de les rendre insuffisantes même pour sa propre défense dans les éventualités que fait naître le traité? Mais ici encore je puis certifier un fait, qui ne sera pas moins concluant que celui que j'ai opposé au soup- çon concernant les vues de l'Angleterre sur la Syrie. Il est constant que le ministre anglais, à qui ces beaux desseins patriotiques sont prêtés par les journaux du Gouvernement y pressait lui-même le Gouvernement français, en i835, d'augmenter sa marine'. Le pré- texte était la crainte de la Russie; en réalité, son objet était de préparer cette infériorité de la marine britannique , et ces périls pour l'Angleterre qui devaient finalement la jeter dans les bras de la Russie.

Le même ministre demandait naguère la coopération de la France pour forcer les Dardanelles, pouvait -il douter que la France refuserait? Aussi n'hésita-t-il pas à rouvrir par cette proposition même les négociations, dont la conclusion fut un traité avec la Russie contre la France pour fermer les Dardanelles.

Hormis de vagues propositijj>ns sur le maintien de l'Empire ottoman, sur les desseins secrets de la France sur l'Egypte , ou sur la tendance de cette puissance à s'allier à la Russie , jamais un mot ne fut prononcé par

' L'augmentation de la marine anglaise fut une mesure que lord Palmerston fut forcé par le feu Roi de prendre pour arrêter la Russie. A la chambre des communes , ce ministre fît entendre que c'était contre la France que cette mesure avait été adoptée ! J'apprends au- jourd'liui ce surcroît de perfidie qui est dit dans le texte.

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le ministre anglais, soit comme argument, soit même comme prétexte de sa politique. Aussi , n'ëtait-il appuyé par les convictions d'aucun de ses collègues. Il eut, au contraire, à vaincre l'opposition de chacun d'eux; il l'emporta, mais ce fut en répondant de la soumission de la France ' , en y ajoutant la menace de se retirer du Cabinet , si sa pensée n'était pas adoptée.

Ce traité n'a donc l'appui d'aucun intérêt, d'aucune opinion, d'aucune volonté, qui se puisse dire celle de la nation anglaise. Il est l'acte individuel d'un ministre sans foi ; mais il ne tardera pas , si la France reste in- habile à comprendre la position , à devenir un acte de l'Angleterre.

A moins que la France ne comprenne cet abaisse- ment de l'Angleterre , elle ne peut apprécier ni le danger véritable qui la menace, ni les moyens qu'elle possède pour se sauver elle-même en sauvant l'Angle- terre. Mais les mêmes causes d'ignorance et d'erreur sont malheureusement la plaie de ces deux nations , et l'histoire ainsi que la carte de l'Europe suffiront pour démontrer à la postérité (si nous échouons à faire péné- trer cette vérité dans l'esprit des hommes du présent) , que le triomphe de la Russie n'est qu'à l'incapacité

' Lord Palmerston, fortifié par la note de M. Guizot, qui annonce la soumission de la France, s'exprima dans la Chambre des Communes, le 6 août, en ces termes :

« J'ai la satisfaction de vous annoncer que toutes les communications que nous avons reçues du Gouvernement français , depuis ce temps (la signature du traité ) , m'ont amené à la plus forte conviction qu'il n'y a aucun fondement à ces alarmes que l'on s'étudie soigneusement à répandre dans l'esprit du public, ni à l'opinion que la France entre- tienne aucun sentiment hostile envers les Puissances engagées dans cette convention, »

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de tout ce qui lui est opposé. La France s'étonne de l'abaissement de l'Angleterre , et l'Angleterre à son tour n'a-t-elle pas raison de s'étonner de la lâcheté de la France? L'Europe est tenue en suspens et alarmée par la servilité de la Porte ; mais le Gouvernement turc que doit-il penser de la conduite de l'Europe?

Et tandis que chacun se contente d'incriminer et d'injurier les autres, voyons-nous quelque part des indices de connaissance et d'appréciation des choses à leur valeur ou d'expérience mise à profit? En vérité, il ne saurait plus y avoir d'espoir de salut que dans un sentiment général et spontané de la dégradation de notre société , et dans un retour sincère sur les causes de cette dégradation commune des nations dont cha- cun de nous fait partie et dont tous les individus sem- blent frappés d'imbécillité. Ce qui se passe en Angle- terre dépasse, en vérité, tout ce qui s'était vu à au- cune époque précédente et dans aucune autre nation, sans en excepter la Pologne à l'époque d'anarchie qui précéda son démembrement. Mais, si nous attribuons ce qui arrive à l'ab&issement moral et intellectuel des nations et à l'espèce de paralysie dont semblent frappés les gouvernements, il faut également l'expliquer par une cause qui est, s'il est possible, bien plus alarmante encore.

Faisons une supposition : Un homme d'Etat en Angleterre , membre de l'opposition , se déclare le par- tisan décidé de la Russie , s'efforce à contraindre le Gouvernement (tory de 1828-29) ^ coopérer avec la Russie dans ses attaques contre l'Empire turc (ayant précédemment poussé un autre ministère à justifier les

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attaques de la Russie contre la Perse) ; cet homme de- vient ministre des affaires étrangères, et, à l'instant, professe une politique anti- russe, et s'appuie sur la France pendant dix ans qu'il est au timon des affaires; il ne rencontre d'opposition d'aucune part, tous les ré- sultats de son administration sont invariablement pré- judiciables à l'Angleterre et profitables à la Russie seule; enfin, des documents officiels démontrent, à l'évidence et sous des dehors d'opposition, une conni- vence secrète avec la Russie. Ne supposeriez-vous pas que cet homme s'est servi d'une influence étran- gère pour obtenir le pouvoir et pour le conserver? Et, dans ce cas, n'est-il pas évident que la Russie et l'Angleterre, en paraissant opposées l'une à l'autre, tan- dis qu'elles agissaient de concert, mettaient toutes les nations du monde dans une position fausse vis-à-vis de ces deux Puissances également? Ce que je dis n'est point une supposition, je n'ai raconté que des faits.

Pendant l'année i835, après cinq années de rela- \ tions intimes et avec le ministre et avec les affaires, \ des événements incompréhensibles me suggérèrent l'idée ' de trahison. Cette pensée, je ne l'ai pas cachée. Forcé d'obéir alors à une volonté supérieure, le ministre pa- rut changer de conduite; je crus à la sincérité de ce changement; mais bientôt le voyant déjouer toutes les mesures qu'il avait paru adopter, ayant d'ailleurs acquis une connaissance plus générale des affaires, je sentis mes convictions antérieures renaître avec une force nouvelle; je les vis vérifiées et confirmées par cha- que nouvel événement ; je les vis enfin partagées par d'autres fonctionnaires de la Couronne que moi-même.

38 LA FRANCE

Mais on se demande quel motif un homme , placé dans une situation si élevée, peut-il avoir pour trahir son pays? A de telles objections je n'ai rien à répondre; mes convictions résultent de l'examen de ses actes et non de ses motifs. Les documents et les preuves abon- dent ' pour quiconque comprend le devoir de se rendre raison de ses opinions.

L'Angleterre a rompu avec la Perse; elle envoie une armée pour renverser le Gouvernement de Caboul, et la justification que le ministre anglais présente au Par- lement, pour la rupture avec la Perse et la guerre avec Caboul, c'est que ces deux pays sont soumis à l'influence de la Russie. Et dans ce moment même il fait de l'influence russe un motif de guerre, il s'allie à la Rus- sie pour le maintien de l'Empire ottoman, et stipule l'occupation de Constantinople par les Russes!

On ne peut imaginer un cas de trahison plus mani- feste par la contradiction des paroles et des actes , par la contradiction des intentions avouées et des résultats obtenus.

Si la cause de la guerre avec le Caboul était vmie , la Russie s'unirait-elle avec l'Angleterre? et si l'objet du traité du i5 juillet était vrai, la Russie figurerait- elle parmi les alliés? Le prétexte d'hostilité envers la Russie dans l'Asie centrale, d'amitié avec elle dans la Turquie, est également controuvé , et, dans les deux cas, sert à assurer la domination russe dans l'un et dans l'autre pays.

' Documents diplomatiques présentés au parlement anglais sur : i". la frontière entre les États-Unis et les possessions anglaises ; a", sur les affaires de la Grèce; 3°. l'affaire du Vixen; 4°. sur la Perse, etc.

DEVANT LES QUATRE PUISSANCES. 39

Dans ce système, tout se lie, rien n'échappe à l'im- mense ambition qui en est l'âme, et à la profonde dis- simulation qui en est l'instrument ; pas un acte qui ne soit un crime, pas une parole qui ne soit un mensonge. Mais ce système, si effrayant déjà par sa haute intelli- gence du mal, que ne peut-il quand il a pour lui son ennemi même, l'ennemi-né de ses desseins et de ses progrès, et le seul appui de ses victimes?

Accord effrayant, qui unit pour le même forfait le f fer de l'ennemi et l'égide du protecteur! Puissance du secret et du crime qui prépare la tombe vont s'en- sevelir nation sur nation! Crime qui triomphe parce qu'il accable l'esprit humain par son énormité; secret qui est assuré, parce qu'on n'ose se le dire! Là, donc, est le danger de l'Europe, et c'est dans sa découverte seule que se trouve le salut.

Il est évident que, si la France ignorait ce secret, il lui était, par cela même, impossible d'apprécier à sa juste valeur aucun événement du monde.

Il en est qui nous disent : « Cette question est pure- / « ment anglaise. » Quoi ! la connivence du ministre , anglais qui livre a la Russie la puissance de V Angle- I terre f serait une question purement anglaise? Mais pourquoi vous plaindre alors d'un traité qui livre à la Russie Constantinople?

Personne en France ne peut plus douter que la guerre ne naisse de ce traité. Au lieu de s'en prendre au traité lui-même et à ceux qui l'ont fait, les préparatifs et les armements de la France se font dans l'idée de résister à telle ou telle autre conséquence de son accomplissement, c'est pourquoi la guerre se fera,

AO LA FRANCE

n'en doutez pas, entre l'Angleterre et la France, guerre qui ne se bornera pas aux mers du Levant; elle s'étendra à toute l'étendue du globe, à tous les intérêts gigantesques de chacune de ces deux nations , tant au dedans qu'au dehors ; elle mettra en péril leur existence même , et dans cette guerre, la France n'aura pas affaire à l'Angleterre seule , mais à la Prusse et à l'Autriche également.

Par sa note du 24 juillet ', c'est-à-dire par l'aban- don de ses droits et le sacrifice de la position d'attaquée que lui faisait le traité , la France adopte inconsidéré- ment une attitude de menace et de propagande qui met contre elle tous les gouvernements, et qui, en provo- quant l'hostilité de tous, tend à attirer sur elle-même, sur ses institutions et sur sa Couronne, cet esprit de pro- pagande dont elle menace les autres pays. La France devient l'agresseur de tous dès l'instant , en vue d'é- ventualités douteuses du traité, elle se met en armes sans avoir préalablement dénoncé ce traité lui-même comme violateur de tous les droits , et comme une me- sure d'agression qu'elle est tenue de repousser. Quelle différence dans les positions respectives, si vous posez le débat à Londres , et non sur cette terre inconnue de l'Orient! vous trouvez le mal à sa source. Vous y découvrez un crime , vous y mettez au jour la fraude , vous avez pour vous toutes les sympathies du peuple anglais prêtes à s'unir à vous, et à reconnaître que

Dans la note du 24 juillet (Mémorandum ) , il est dit que la France, à l'égard de cette question , ne consulte pas son propre intérêt ( ! ) , et que c'est une question de système sur laquelle on peut avoir des opinions diverses ( ! ! ).

DEVANT LES QUATRE PUISSANCES. 41

VOUS le délivrez à la fois des pièges de la trahison et des dangers de la guerre.

Par cette inconcevable démarche du ili juillet, tout espoir est-il donc perdu? En face d'un pouvoir si faible en réalité que l'est celui de la Russie, en face de moyens aussi criminels que ceux dont cette puissance a fait usage contre l'Angleterre, contre la France, contre l'Europe , le cours funeste des événements peut tou- jours encore être arrêté sans difficulté , pourvu que dans l'un de ces pays se trouvent réunis l'intelligence qui sait juger les événements et l'élan qui naît de cette intelligence.

La France , en ne séparant pas le peuple anglais de son ministre , devient l'ennemie de l'Angleterre , et force l'Angleterre à devenir son ennemie , et fournit ainsi à ce ministre le moyen d'étouffer les soupçons qui se réveillent contre lui dans toute l'Angleterre , en pré- cipitant sa patrie dans une guerre avec la France.

L'Angleterre n'a pas moins que la France été sur- prise par ce traité. L'opinion publique en Angleterre ne lui était pas moins opposée que celle de la France. Si le Gouvernement français avait su à l'instant l'atta- quer sur le point même oii il venait de se conclure, il n'aurait eu à combattre qu'un seul homme; mais, par sa note du 24 juillet, il s'annula. Les collègues de lord Palmerston ne comprenaient rien à la position de l'Angleterre à l'égard de la Russie ; leur opposition se fondait uniquement sur leur désir de ne point compro- mettre l'alliance française: mais comme le Gouverne- ment français ne résistait pas, les membres du Cabi- net anglais se virent paralysés dans leur opposition.

42 LA FRANCE

Avant de prendre cette résolution, lord Palmerston s'était assuré le duc de Wellington, dont on avait su habilement exploiter les vieux souvenirs de rivalité contre la France, et de défiance pour les idées révolu- tionnaires dont ce peuple et son ministre actuel sont désignés comme les dangereux fauteurs. Les autres chefs du parti conservateur se trouvent ainsi, toujours par le silence de la France , placés précisément dans la même situation , à l'égard de leur chef principal , que les membres du Cabinet à l'égard du ministre des af- faires étrangères ; en voyant la coalition fermement ré- solue d'agir, et la France non résolue de s'y opposer, on les voit de jour en jour se rapprocher de l'opinion du duc de Wellington et l'accepter comme la leur propre.

Le public anglais , non moins ému de cette rupture soudaine avec notre principal allié , attendait pareille- ment de sa part quelque mesure, et du moins un lan- gage clair et décidé; pénétré de son inhabileté à juger une question aussi compliquée, il attendait la décision de la France pour former et exprimer une opinion. L'attitude passive et inerte de la France a changé ces ap- préhensions du premier moment en une crainte d'avoir obéi à une impression vaine et erronée. Voyant d'ailleurs les deux grands partis politiques s'accorder sur ce point, il dut penser que la politique sur laquelle ils tombaient d'accord était une politique habile et nationale.

L'Angleterre est ainsi conduite pas à pas, par la France , à s'associer à cette politique , et préparée in- sensiblement à se voir compromise par les conséquences de mesures qui ont pour elle, maintenant, ou parais- sent avoir l'approbation tacite de la nation, des trois

DEVANT LES QUATRE PUISSANCES. 43

Puissances, et de la France elle-même. Cette impression a devenir universelle depuis la publication de cette étrange note de M. Guizot, du a4 j^'^^^t. Ajoutez à cela que l'on aura grand soin de ne mettre au jour les conséquences du traité qu'au fur et à mesure qu'elles deviendront inévitables. Ainsi, chaque jour est autant de gagné pour accoutumer l'esprit public en Angleterre à un sentiment hostile et dédaigneux pour la France; et je me trompe fort, ou, d'ici à la réunion du Parle- ment, le ministre qui est aujourd'hui tout- puissant saura mettre à profit l'absence de contrôle sur les actes du Gouvernement, pour compromettre la nation an- glaise d'une manière irrévocable.

La Russie peut maintenant dormir en paix. Par ce traité, elle s'est rendue maîtresse du temps; désormais le temps seul lui suffit pour élever sa fortune sur les ruines d'un monde.

Et nous qui avons travaillé pour détourner ces désas- tres; nous qui les avons annoncés longtemps avant qu'ils apparussent, et avons lutté contre eux, tandis que leur poids croissant nous accablait; nous qui avons essayé à la fois d'arrêter notre propre pays dans sa marche insensée, et d'ouvrir les yeux de la France aveu- glée,— n'avons-nous pas le droit de nous tourner vers le Gouvernement français, et de lui dire : «En sacri-^ fiant la France vous nous avez perdus. Si vous aviez accompli envers vous-même ce que vous dictait le plus simple devoir, vous nous eussiez mis à même de sauver l'Angleterre; si seulement vous eussiez dit à l'Angle- terre, comme le voulait la probité autant que la politi- que, que ce traité était en réalité un traité contre la

44 LA FRANCE

France; si vous eussiez fait voir qu'il était la rupture de notre alliance avec vous, ce traité eût été déchiré avant d'être rendu public. Si vous nous eussiez dit : ce traité est russe, et que, nous démontrant les desseins de la Russie, vous vous fussiez montré résolu de les combattre et de leur résister seul, plutôt que de céder aux menaces de l'Europe devenue son esclave , ou aux séductions coupables par lesquelles on essaierait de vous entraîner, le peuple anglais vous eût compris et se fût levé comme un seul homme pour s'unir à vous sous la bannière de la justice.»

C'était l'unique moyen de salut. Comment , si la France ne protestait pas contre la rupture de son alliance avec l'Angleterre , le peuple anglais pouvait-il renver- ser l'homme qui venait de briser cette alliance ? Com- ment pouvait-il savoir h temps que cette alliance était détruite? Si la France avait su parler, il se fût réveillé de son inertie; les collègues de lord Palmerston eussent secoué leur coupable déférence, et cette faiblesse même, que la Russie a si habilement préparée pour l'Angle- terre dans toutes les parties du monde afin de la réduire à lui demander protection , fût devenue une raison nou- velle pour repousser cette tutelle désastreuse.

Cette position de la France devenait admirable; car son Gouvernement, en la sauvant elle-même, en affran- chissant l'Europe, devenait en même temps le sauveur du pays qui l'avait perfidement attaqué, et dont l'in- dépendance est perdue désormais par le triomphe de cette trahison.

Au lieu de cela vous vous armez ; mais les arme- ments ne touchent pas la question diplomatique. La

DEVANT LES QUATRE PUISSANCES. 45

France tout armée, mais gardant le silence, que peut- elle attendre du temps, sinon que la nation anglaise se mette tout entière contre elle? On arme sans s'ex- pliquer, c'est qu'apparemment on ne sait que dire. Il était facile de signer une ordonnance pour lever cinq cent mille hommes ; autre chose était d'exposer, dans une note diplomatique , des raisons d'Etat.

M. Thiers hésite à compromettre la nation française avant la réunion des Chambres; lord Palmerston se hâte de compromettre la nation anglaise avant que le Parlement se rassemble.

M. Thiers craint d'agir au dehors, retenu par sa responsabilité au dedans; lord Palmerston sait que c'est son triomphe au dehors qui assurera son pouvoir au dedans.

Lord Palmerston agit, M. Thiers attend : lord Palmerston sait il va , M. Thiers est conduit par les événements.

L'indécision de M. Thiers a rendu lord Palmerston tout-puissant. Hélas ! le renversement de M. Thiers n'amènerait aucun avantage pour la France , car il est vraisemblablement le meilleur homme qu'elle possède.

Il y a des événements qui se réalisent parce qu'ils ont été prédits. Il y a des prédictions qui ne se réalisent pas, par cela même qu'elles ont été faites.

REFLEXIONS.

« Suivant sa coutume, il ( le duc de Wellington ) écarte « et redoute même l'examen de la situation il se « trouve , et charge les événements du soin d'aplanir « les difficultés ' . »

Ces mots employés par un ambassadeur russe pour dé- peindre un premier ministre en Angleterre , ne s'appli- quent-ils pas également à tous les ministres et à toutes les nations de l'Europe? Toutes marchent de surprise en surprise, se fiant toujours à l'avenir, n'osant pas envisa- ger le passé, et ne songeant pas même à l'examiner. L'Europe ressemble à la place publique d'Athènes , ne s'agitant que pour recevoir les nouvelles de ce que faisait Philippe.

Dans cette situation d'attente, l'Angleterre a été surprise de se trouver choisie pour être l'instrument autant que la France a été surprise de se trouver dési- gnée pour être la victime.

Ce n'est pas dans la grandeur du génie de la Russie , c'est dans la dégradation de l'intelligence de l'Europe qu'il faut chercher l'explication d'une situation aussi désastreuse. Le mal n'est pas dans notre position maté- rielle, mais dans nos esprits, et c'est ce qui en rend la découverte si difficile; mais c'est aussi ce qui fait qu'une fois le mal découvert, la guérison est prochaine.

' Dépêche réservée du prince de Lieven.

RÉFLEXIONS. 47

La puissance intellectuelle de la Russie a été exer- cée principalement en nous amenant à commettre des actes injustes; c'est par qu'elle a su à la fois dégrader le caractère des hommes et des nations , et obscurcir leur intelligence.

La France doit répudier le passé si elle veut que l'ave- nir présente quelque espoir de sécurité; elle doit res- pecter des lois que tous les hommes révèrent, si elle veut redevenir assez puissante pour résister à l'injus- tice, ou seulement s'élever jusqu'à la pensée de le faire.

La France peut-elle comprendre que V inleivention est une violation du droit des gens, elle qui ne fait partout qu'intervenir? Ou la France ignore la valeur et la tendance de ses propres actes, ou elle méprise les droits les plus sacrés.

Quel est le Français qui oserait admettre que l'inté- grité de l'Empire ottoman est nécessaire à l'existence souveraine de la France, s'il n'a pas répudié l'agres- sion de la France sur Alger, et ses prédilections en Egypte pour tout ce qui n'est pas turc ?

En vertu d'un traité, un acte de piraterie est com- mis; la France doit résister à l'acte ou bien se soumettre au traité, il n'y a pas d'autre alternative. Si elle ré- siste , elle ne peut le faire qu'en s'appuyant sur le droit international, et en se déclarant pour son inviolabilité; mais si elle osait parler de droits, les alliés ne riraient- ils pas d'elle avec mépris et ne citeraient-ils pas aussi- tôt « le Mexique» et « Buenos- Ayres»?

Quel doit donc être le résultat des menaces et des insultes faites à une nation qui n'a ni le sentiment ni l'appui du droit? N'est-ce pas, de là, pousseï; à de

48 RÉFLEXIONS.

nouveaux expédients de violence, expédients qui ne serviront qu'à justifier les quatre Puissances, en rejetant sur elle l'agression ? Et c'est aussi ce qui est arrivé. Elle est menacée par un traité amené par la Russie , mais dont l'exécution n'est possible qu'avec le concours de l'Angleterre , de l'Autriche et de la Prusse. On a ob- tenu leur consentement en les trompant. La France reconnut tout d'abord la main de la Russie, et quand elle dénonçait les autres cours comme dupes et vic- times, sa première impression était simple et vraie; mais ce furent des pensées d'un moment, des semences pour lesquelles le sol n'était pas préparé, et qui se des- séchèrent en y tombant. La France alors s'écrie : « Ré- volutionnons les provinces rhénanes et l'Italie! » N'est- ce pas river les fers, en justifiant les terreurs par lesquelles la Russie enchaîne l'Autriche et la Prusse? et comme s'il ne suffisait pas de ce spectacle d'immoralité et de folie, elle s'écrie un moment après : « Partageons la Turquie et la Saxe, et par acquérons l'amitié de l'Autriche et de la Prusse ! » De sorte que , non con- tente d'effrayer ses ennemis par l'insurrection , elle me- nace leurs voisins avec des projets de spoliation.

Si ces pensées n'étaient émises que dans des jour- naux, quoique rejetées par la sagesse d'un Cabinet et par la probité instinctive d'un peuple, ne voyez- vous pas combien les desseins de la Russie seraient servis par la haine et par le mépris qu'elles doivent soule- ver contre la France ? Mais quand nous voyons que pas un homme en France ne considère ces pensées comme criminelles ou folles, quand nous voyons qu'elles sont partagées par les hommes influents et qu'elles in-

RÉFLEXIONS. 49

spirent les conseils secrets du Cabinet, pouvons-nous espérer que les évënements aplaniront les difficultés qui entourent ou diminueront les dangers qui menacent la France ?

En traçant l'histoire des progrès de la Russie , qui est l'histoire de la faiblesse et de la corruption hu- maine , il est étrange de voir chaque victime tomber à son tour par les mêmes moyens , méprisables en appa- rence, sans que le sort de l'une soit un avertissement pour l'autre.

Si la Russie vous ressemblait par l'esprit, vous lui ressembleriez par les destinées. La Russie serait-elle ce qu'elle est si elle ne trouvait en vous-mêmes les moyens dont elle use contre vous ? La Russie a des fins et non des principes, et ce sont vos vaines disputes sur les mots qui lui font réaliser ces fins. Pensez-vous qu'elle n'a pas calculé d'avance que la France, perdant de vue les faits, irait courir après les vaines spéculations, et négligerait ses intérêts pour discuter des principes? Ce résultat qu'elle a travaillé avec tant de soin à amener, n'est-il point réalisé quand la France se con- tente de dire : « Ceci est une attaque à mes principes. » Ce seul mot Ae principes n'ôte-t-il pas à la France tout moyen d'échapper à la difficulté en mettant un nuage entre elle et la vérité? Ce mot d'ailleurs ne ré- veille-t-il pas l'hostilité de l'Autriche et de la Prusse, courant également après des fantômes et se perdant dans les nuages ; car l'Autriche et la Prusse sont, à l'égal de la France, et malgré les différences qui les distin- guent , gouvernées par les folies du siècle ; siècle dans lequel tout ce qui ennoblit l'homme et tout ce qui fait

60 RÉFLEXIONS.

la valeur des sociétés, la justice, le droit international, les devoirs, et par cela même les droits du citoyen sont foulés au pied, et ceux qui se disent libres et ceux que régit le despotisme se perdent également dans de vagues discussions sur des formes de gouvernement et de lois qui résument en elles , et perpétuent la con- fusion qui les produit. Tandis que la France croit ex- pliquer sa position par l'intention des alliés d'attaquer ses principes, elle se fait, peut-être même à son insu, une situation de laquelle elle se croira heureuse de sor- tir en s'alliant à la Russie contre l'Angleterre.

Deux grandes nations sont ainsi amenées insensible- ment à prendre l'une envers l'autre la position de gla- diateur. Pas un seul homme en France n'a cherché ni prévu cette situation ; un seul en Angleterre l'a pré - parée de longue main. Tous, celui-là seul excepté, l'abhorrent. Aujourd'hui que ce danger est devant eux , qui les empêche de se donner la main ? Un seul homme les sépare.

POST-SCRIPTUM.

25 septembre.

Depuis que ces pages ont été écrites, et pendant leur impression, j'ai appris les détails d'une négociation qui eut lieu entre la France et la Russie en i83o, et qui aboutit à un arrangement par lequel la France admet- tait la prise de possession de Constantinople par la Russie, et consentait à concourir aux mesures que la Russie devait prendre pour amener ce résultat.

La Russie ne devait, en aucune manière, procéder par des moyens violents; mais comme l'Empire turc tombait de lui-même en dissolution, la Russie ne devait aider à cette dissolution que peu à peu et d'une manière pacifique, c'est à-dire par uhe succession de traités.

La Prusse et l'Autriche devaient prendre part à cet arrangement. La France devait être protégée par la Russie contre la puissance maritime de l'Angleterre. On lui garantissait la possession des provinces rhénanes, avec Anvers et la Belgique. La Hollande devait garder le Luxembourg ; la Prusse trouverait une compensation dans le Hanovre et dans tout ou partie de la Saxe; l'Au- triche recevrait pour sa part les provinces turques sur le Danube.

Cette négociation fut révélée par le prince de Poli- gnac lui-même, lors de la révolution de Juillet , y?(5;^r prouver qu'il avait servi les intérêts de la France. On sait que des documents relatifs à cette affaire furent alors jetés au feu par une personne dont le nom est distingué dans la diplomatie française , et qu'il jugeait qu'ils suffi-

62 POST-SCRIPTUM.

raient pour faire monter le prince Polignac sur l'écha- faud.

Les raisons que lord Palmerston a fait valoir jus- qu'ici sont que le traité sauverait la Turquie du danger, et que la France s'y soumettrait.

Pour justifier les mesures actuelles, il devra dire que la France résistera, et qu'il y a danger pour la Tur- quie; de sorte que de toute nécessité, il amènera gra- duellement, et pour sa justification même, un projet de partage la Turquie, avec exclusion de la France.

Après ce qui est arrivé, nous n'avons aucune raison de supposer qu'un tel avenir ou une telle immoralité ne soient bien calculés pour la nation anglaise. 11 pa- raît cependant que quelques-uns des collègues de lord Palmerston commencent à s'alarmer et songent à l'ar- rêter dans sa route. Mais que peuvent-ils faire? le renvoyer? Le traité subsiste, et pèse sur l'Angleterre comme un lourd fardeau , entre les mains du ministre qui lui succédera, au milieu de complications qu'il ne pourra débrouiller, et ayant contre lui lord Palmerston dans l'opposition. Il n'y a de salut qu'en prouvant

QUE LA MAIN QUI A SIGNÉ CETTE ŒUVRE EST UNE MAIN

CRIMINELLE. C'est le seul moyen de permettre à la lu- mière du jour d'éclairer cette infâme trahison, qui devient d'autant plus fatale qu'elle s'accomplit par des agents qui ne savent pas qu'ils coopèrent à une trahi- son. Si lord Palmerston se retirait du Cabinet, le sys- tème n'en serait pas moins debout s'il n'est détruit dans sa personne même.

APPENDIX.

TRAITÉ D'UNKIAR SKELESSI.

(Copie communiquée au Gouvernement britannique par le prince de Liéven, le 16 janvier 1834, et déposée sur le burfeaU de la Chambre des Communes, d'après le désir exprimé par son adresse, votée le 19 février 1836.)

Au nom de Dieu tout-puissant. . «;

Sa Majesté Impériale le très-haut et très-puissant Empereur et Autocrate de toutes les Russies, et Sa Hautesse le très-haut et très-puissant Empereur des Ottomans , également animés du sincère désir de main- tenir le système de paix et de bonne harmonie heureu- sement établi entre les deux empires, ont résolu d'éten- dre et de fortifier la parfaite amitié et la confiance qui régnent entre eux, par la conclusion d'un Traité d'al- liance défensive.

En conséquence, Leurs Majestés ont choisi et nommé pour leurs plénipotentiaires, savoir : Sa Majesté l'Em- pereur de toutes les Russies , les très-excellents et très- honorables le seigneur Alexis comte Orloff, son am- bassadeur extraordinaire près la Subfime Porte Otto- mane, etc., etc.; et le seigneur Apollinaire Bouteneff, son envoyé extraordinaire et ministre plénipotentiaire près la Subhme Porte Ottomane, etc., etc., etc.

Et Sa Hautesse le Sultan des Ottomans, le très-illustré et très-excellent, le plus ancien de ses visirs, Hosrew Mchmet-Pacha , Seraskier, commandant en chef des

64 TRAITÉ d'UNKIAR SKELESSI.

troupes de ligne régulières , et gouverneur général de Constantinople , etc. , etc. ; les très-excellents et très- honorables Ferzi Akhmet-Pacha , mouchir, et comman- dant de la garde de Sa Hautesse, etc., etc.; et Hadji Mehmet Akif-Effendi , Reis-effendi actuel, etc., etc.

Lesquels, après avoir échangé leurs pleins pouvoirs, trouvés en bonne et due forme, sont convenus des ar- ticles suivants :

Article i^"^. Il y aura à jamais paix, amitié et al- liance entre Sa Majesté l'Empereur de toutes les Rus- sies et Sa Hautesse l'Empereur des Ottomans , leurs em- pires et leurs sujets , tant sur terre que sur mer. Cette alliance ayant uniquement pour objet la défense com- mune de leurs Etats contre tout empiétement. Leurs Majestés promettent de s'entendre sans réserve sur tous les objets qui concernent leurs tranquillité et sûreté respectives, et de se prêter à cet effet, mutuellement , des secours matériels et l'assistance la plus efficace.

Art. 1. Le traité de paix, conclu à Andrinople le 1 septembre 1829, ainsi que tous les autres traités qui y sont compris , de même aussi la convention signée à Saint-Pétersbourg le 14 avril i83o, et l'arrangement conclu à Constantinople les 9 et 21 juillet i832 , relatif à la Grèce, sont confirmés dans toute leur teneur par le présent traité d'alliance défensive , comme si lesdites transactions y avaient été insérées mot pour mot.

Art. 3. En conséquence du principe de conservation et de défense mutuelle, qui sert de base au présent traité d'alliance, et par suite du plus sincère désir d'assurer la durée, le maintien et l'entière indépendance de la

TRAITÉ DUNKIAR SKELESSI. 55

Sublime Porle, Sa Majesté l'Empereur de toutes les Russies, dans le cas les circonstances, qui pourraient déterminer de nouveau la Sublime Porte à réclamer l'assistance navale et militaire de la Russie, viendraient à se présenter, quoique ce cas ne soit nullement à pré- voir, s'il plaît à Dieu, promet de fournir, par terre et par mer, autant de troupes et de forces que les deux hautes parties contractantes le jugeraient nécessaire. D'après cela, il est convenu qu'eu ce cas les forces de terre et de mer, dont la Sublime Porte réclamerait le secours, seront tenues à sa disposition.

Art. 4- Selon ce qui a été dit plus haut , dans le cas l'une des deux Puissances aura réclamé l'assistance de l'autre, les frais seuls d'approvisionnement pour les forces de terre et de mer qui seraient fournies, tombe- ront à la charge de la Puissance qui aura demandé le secours.

Art. 5. Quoique les deux hautes parties contrac- tantes soient sincèrement intentionnées de maintenir cet engagement jusqu'au terme le plus éloigné, comme il se pourrait que dans la suite les circonstances exi- geassent qu'il fût apporté quelques changements à ce traité, ou est convenu de fixer sa durée à huit ans, à dater du jour de l'échange des ratifications impériales. Les deux parties, avant l'expiration de ce terme, se concerteront , suivant l'état seront les choses à cette époque, sur le renouvellement dudit traité.

Art. 6. Le présent traité d'alliance défensive sera ratifié par les deux hautes parties contractantes, et les ratifications en seront échangées à Constantinople

56 TRAITÉ D'UNKIAR SKELESSI.

dans le terme de deux mois, ou plus tôt si faire se peut.

Le présent instrument , contenant six articles , et auquel il sera mis la dernière main par l'échange des ra- tifications respectives, ayant été arrêté entre nous , nous l'avons signé et scellé de nos pleins pouvoirs, et délivré en échange contre un autre pareil entre les mains des plénipotentiaires de la Sublime Porte Ottomane.

Fait à Constantinople, le -^^ l'an i833 (le 20 de la lune de Safer, l'an 1249 de l'Hégire.)

Signé j Comte Alexis Orloff (l. s.);

A, BoT]TENEFF ( L. S.).

ARTICLE SÉPARÉ DU TRAITÉ D'ALLIANCE.

En vertu d'une des clauses de l'article i*"^ du traité patent d'alliance défensive conclu entre la Cour impé- riale de Russie et la Sublime Porte , les deux hautes parties contractantes sont tenues de se prêter mutuel- lement des secours matériels et l'assistance la plus effi- cace pour la sûreté de leurs États respectifs. Néan- moins, comme Sa Majesté l'Empereur de toutes les Russies , voulant épargner à la Sublime Porte Ottomane la charge et les embarras qui résulteraient pour elle de la prestation d'un secours matériel , ne demandera pas ce secours si les circonstances mettaient la Sublime Porte dans l'obligation de le fournir, la Sublime Porte Ottomane, à la place du secours qu'elle doit prêter au besoin , d'après le principe de réciprocité du traité pa-

TRAITÉ D'UNKIAR SKELESSI. 57

tent, devra borner son action en faveur de la Cour im- périale de Russie à fermer le détroit des Dardanelles, c'est-à-dire à ne permettre à aucun bâtiment de guerre étranger d'y entrer sous un prétexte quelconque.

Le présent article séparé et secret aura la même force et valeur que s'il était inséré mot à mot dans le traité d'alliance de ce jour.

Fait à Constantinople, le f.^";" l'an i833 (le 20 de

r ' 8 juillet V

la lune de Safer, l'an 1 249 de l'Hégire.

Signé j Comte Alexis Orloff (l. s.);

A. BOUTENEFF (l. S.).

( Les traités de la Russie avec la Turquie ont de l'importance , non pour leurs stipulations patentes , mais pour leur action désorganisatrice à laquelle l'appui de l'Europe est aveuglé- ment accordé. Ainsi le traité d'Unkiar Skelessi a produit les plus funestes efifets , sans que jamais l'occasion d'appliquer ce traité se soit présentée. Voilà ce qu'il est important de com- prendre pour bien juger la portée du traité du 15 juillet. J'avais indiqué d'avance les conséquences du traité d'Unkiar Skelessi : on n'a pas tenu compte alors de l'avertissement, peut-être y réfléchira -t-on aujourd'hui.)

OBSERVATIONS

SUR LE TRAITÉ d'uNKIAR SKELESSI ,

Extraites de iiV Angleterre) la France, la Russie et la Turquie, » publiée en i834.

«Ce traité qu'on présente comme arraché par l'im- portunité de la Porte tomba sur cette dernière comme un coup de foudre. Il sortait du ministère des affaires étrangères à Saint-Pétersbourg, depuis longues an- nées sans doute il attendait une occasion favorable.

« Le traité du 8 juillet fut présenté à la Porte comme la convention d'Akerman, non pour être discuté, mais pour être approuvé et accepté.

« On viola dans cette circonstance toutes les formes de la courtoisie internationale ; les individus qui étaient soupçonnés d'encourager une opposition furent mena- cés en particulier au nom de l'Empereur, « qui n apprit l'existence de ce traité que comme nouvelle du jour; » enfin les ministres ottomans ne renoncèrent à toute opposition que lorsqu'ils virent qu'elle ne ferait qu'at- tirer des malheurs sur leurs personnes, sans aucun avantage pour le pays.

«Cependant le traité, qui i.<< n'intéressait nullement ni la France ni V Angleterre^ » avait une si haute impor- tance pour la Russie que le comte Orloff fit clairement comprendre au Gouvernement turc que sa signature était la condition du départ de l'armée russe. ,

« Un autre moyen d'entraîner la Porte fut employé :

60 OBSERVATIONS

on promit que la moitié des six millions de ducats dus à la Russie serait remise , et l'on insinua que peut-être l'Empereur, flatté de la confiance qu'on lui montrerait, renoncerait à la somme entière. Une pareille négocia- tion, des arguments et des faits pareils, n'ont pas be- soin d'un seul mot de commentaire.

«Persuadé , d'après ce qui a été dit en divers lieux de ce traité, que la nature n'en a pas été comprise , nous allons indiquer les différents avantages qu'en a retirés la Russie, et qui le rendent si important pour cette Puissance.

« La Russie est actuellement protectrice légitime du Sultan , et le cas échéant, tout appel qu'il ferait à une autre nation le rendrait coupable d'une infraction aux traités. La Turquie a appris à ses dépens les tristes conséquences de tout ce qui pourrait devenir motif de réclamations russes , réelles ou simulées ; elle a appris la nécessité de ne donner à la Russie aucun motif même de discussion. Le fait d'une protection (\\.\\ dé- grade le Sultan aux yeux de son peuple est devenu patent par la solennité d'un traité.

« Le gant ainsi jeté par la France et l'Angleterre, et retiré ensuite par ces Puissances , sans avoir obtenu la moindre concession ni la moindre réparation, a valu à l'Empereur une victoire diplomatique supérieure à grand nombre de celles qu'on remporte sur les champs de bataille. Son influence sur l'Autriche et la Prusse s'en est accrue , et le Gouvernement turc est resté con- vaincu qu'il n'y avait plus de moyen de changer cet état de choses , et que pour conserver son existence actuelle il lui fallait uniquement avoir recours à l'in-

SUR LE TRAITÉ D'UNKIAR SKELESSI. 61

(lulgence que les devoirs du protectorat inspireraient à l'Empereur »

« Pour couronner le merveilleux de cette étonnante histoire, on publie ces exemples de la modération de l'Empereur comme pour calmer les alarmes et faire taire les protestations de la France et de l'Angleterre, à l'oc- casion du traité du 8 juillet : aux marques non équivo- ques de leur défiance succède bientôt le témoignage formel de leur satisfaction ; leurs flottes , après une démonstration utile seulement à la Russie', sont rap- pelées à Malte et à Toulon. C'est ainsi qu'on proclame le triomphe diplomatique de la Russie , qu'on la délivre de toute crainte de responsabilité pour le passé, qu'on légalise toutes ses acquisitions , qu'on reconnaît l'au- thenticité de sa modération , et qu'on lui garantit l'in- dulgence des Puissances alliées. Quelle ne doit pas être la vitalité de la Turquie, puisqu'elle existe en- core ! »

OBSERVATIONS

SUR LE TRAITÉ d'uNKIAR SKELEJSJ.

(Extrait du Portfolio , vol. III , p. 5io. )

Aussi longtemps que la Turquie restera dans son état actuel de dépendance à l'égard de la Russie, cette der- nière conservera le même pouvoir sur les fonctionnaires

' Une des conséquences de cette démonstration fut que Méhcmet- Ali prêta l'oreille aux suggestions de la Russie, qui étendit ainsi son influence au delà de la Méditerranée et jusqu'aux I)ords de l'Océan indien.

62 OBSERVATIONS

de la Porte , les obligera à coopérer à ses volontés, et ils ne pourront s'y opposer efficacement tant que Con- stantinople ne sera pas garantie contre les menaces conti- nuelles au moyen desquelles la Russie résout toutes les difficultés et fortifie toutes les mesures qui tendent à la destruction de la Porte, tant que le traité qui lie au- jourd'hui la Turquie à la Russie , comme l'esclave est lié à son maître , ne sera pas anéanti.

On s'est généralement imaginé que tout le poids du traité d'Unkiar Skelessi se trouvait dans l'article séparé et secret , attaché à ce traité.

Cet article a comme de raison son importance , car le fait seul d'un engagement secret contracté entre deux États a dès longtemps été considéré dans la pra- tique des affaires comme un acte d'hostilité envers les autres Puissances dont il peut concerner les intérêts. L'article secret en question équivaut à une déclaration de guerre à laquelle la Russie a forcé la Porte de se réu- nir contre l'Angleterre et la France , qui lui firent en vain leurs remontrances.

Nous croyons, toutefois , que l'importance beaucoup trop grande qu'on a donnée à cet article a trop dé- tourné l'opinion publique des autres points bien plus graves du traité lui-même , et que c'est ce qui l'a fait considérer comme lettre-morte tant que la guerre n'est pas formellement déclarée entre la Russie et quel- que autre puissance européenne. Nous disons Jbr- mellement, car nous pensons, qu'à toute autre époque de l'histoire , les actes réitérés de la Russie auraient déjà été envisagés comme de franches hostilités.

Le préambule du traité dit : « L'Empereur de toutes

SUR LE TRAITÉ d'UNKIAR SKELESSI. 63

les Russies et l'Empereur des Ottomans ont résolu d'é- tendre et de fortifier la parfaite amitié et la confiance qui régnent entre eux, par la conclusion d'un traité d'alliance défenswe.n

La nécessité d'une alliance défensive n'aurait pu ré- sulter que du danger réel ou prétendu d'une attaque domestique ou étrangère. Or, comme aucun danger réel ne semble pouvoir menacer la Turquie de la part d'aucune puissance européenne, si ce n'est de la Russie elle-même, cette dernière a faire accroire au Sultan que l'Angleterre est cette puissance hostile , puisqu'elle a témoigné de l'indifférence pour son salut, et lui a refusé des secours contre un traître et un rebelle, qui avait alors même l'appui moral de l'Angleterre par la présence de son agent diplomatique en Egypte.

C'est ainsi que nous sommes devenus un instrument entre les mains de la Russie, et que nous lui avons fait atteindre une position et une influence, qu'autrement ses armes , sa puissance et ses millions ne lui auraient jamais procurées.

Certes, c'est bien à l'Empereur de Russie à dire : «Do- rénavant, il n'y aura plus de guerre entre la Russie et la Turquie ! «

Le premier article du traité est de la teneur sui- vante :

« Il y aura à jamais paix, amitié et alliance entre Sa Majesté l'Empereur de toutes les Russies et Sa Ma- jesté l'Empereur des Ottomans, leurs empires et leurs sujets, tant sur terre que sur mer. Cette alliance ayant uniquement pour objet la défense commune de leurs

64 OBSERVATIONS

États contre tout empiétement , Leurs Majestés pro- raettent de s'entendre sans réserve sur tous les objets qui concernent leurs tranquillité et sûreté respectives , et de se prêter a cet effet , mutuellement^ des secours matériels et l'assistance la plus efficace. »

Nous considérons cet article comme le plus important de tous dans le traité.

Il donne à la Russie le droit d'entretenir avec la Porte des communications sans réserve sur tous les objets que l'envoyé russe croira pouvoir concerner la tranquillité et la sûreté, soit de la Turquie, soit de la Russie, ou bien se rattacher aux relations intérieures ou extérieures de la Porte ; et à moins que celle-ci ne s'explique sans réserve aucune vis-à-vis de l'envoyé, sur chaque point, il ne pourra plus être dit qu'on s^ entend. Or, la moindre réserve de la part du Divan sur une question que le ministre de Russie interpré- terait comme dangereuse pour la tranquillité de la Tur- quie, équivaudrait de fait à une infraction au traité d'alliance et à un motif d'hostilité.

Par ce traité d'Unkiar Skelessi, la Russie réclame pour elle le droit d'intervenir dans tout ce qu'elle pré- tend pouvoir concerner la tranquillité de la Turquie ; elle doit donc y décider virtuellement du choix et du renvoi des ministres , des ambassadeurs, des amiraux et des généraux. Toute la diplomatie turque doit se diriger d'après les conseils de la Russie. Les relations entre la Sublime Porte et ses dépendances, soit principautés chrétiennes, soit provinces et pachaliks musulmans d'Egypte, de Syrie, de Tunis et de Tripoli, doivent

SUR LE TRAITÉ D'UNKIAR SKELESSI. 65

être conduites selon les ordres de la Russie, qui de plus doit y exercer son contrôle sur l'administration de l'intérieur et des finances, aussi bien que sur les affaires des diverses croyances religieuses; autrement, un pré- texte se présentera bien vite au Cabinet de Saint-Pé- tersbourg pour s'emparer de Constantinople , puisque le Sultan aura manqué à ses engagements. Nous voyons ainsi que ce traité, dans toute son étendue, est loin d'être une lettre-morte, même avant que les projets de la Russie soient suffisamment mûris , et qu'en même temps il renferme précisément le principe de vie qui hâte la maturité de ces projets.

Ainsi, quand la Russie atteignait bientôt après un but auquel elle avait visé longtemps, celui de placer la nation arménienne sous la dépendance religieuse d'un patriarche résidant dans une de ses provinces, elle ne faisait que réaliser un des objets pour lesquels le traité d'Unkiar Skelessi avait été conçu.

Lorsqu'elle forçait la Porte de mettre à mort de jeunes officiers qui regardaient une décoration russe comme un emblème de honte et d'humiliation , elle ne faisait qu'atteindre un autre objet du traité, qui con- sistait à détruire tous les sentiments de nationalité, auxquels le Sultan avait jusqu'à ce jour la stabilité de son trône.

L'article dont nous parlons est l'instrument le plus complet que l'esprit ait pu inventer pour assurer à un Etat la domination suprême sur les destinées d'un au- tre. Il donne à la Russie le pouvoir de fomenter des troubles intérieurs en Turquie par le moyen de tous le plus odieux, c'est-à-dire par l'intervention étran-

5

66 OBSERVATIONS

gère, et de plonger ce pays dans la guerre civile, l'anar- chie et la mésintelligence avec les autres Puissances, dès qu'il plaira à l'Autocrate de se faire appeler au secours du Sultan, comme ami, protecteur et allié, et de lui prouver cette amitié et cette confiance, avec lesquelles Cortez soutenait jadis la dignité et ï indépendance de l'infortuné Montezuma.

Nous n'avons cependant touché encore qu'au pre- mier article du traité.

Le second stipule que, non-seulement le traité d'An- drinople et la convention de Saint-Pétersbourg du i4 avril i83o, mais aussi les arrangements relatifs à la Grèce, conclus à Constantinople le 21 juillet i832, sont confirmés dans toute leur teneur par le présent traité d'alliance défensive, comme s'ils y étaient insérés mot pour mot.

Ainsi tous les arrangements qui restent a être con- certés entre la Grèce et la Turquie, résultant des délais dans la délimitation des frontières ou ayant rapport au droit d'émigration et à la vente respective des proprié- tés turques et grecques, doivent dépendre désormais de la manière dont la Russie et la Porte s'entendront sans réserve, et la Russie s'assure par là, jusqu'au dernier moment, la direction de la quadruple alliance du 7 mai, et peut continuer à faire de l'Angleterre, de la France, de la Bavière et de la Grèce, de simples instruments pour favoriser ses vues et ses empiéte- ments en Orient.

Le troisième article dit : « Dans le cas les cir- constances (provenant, comme de raison, de l'envoyé russe) qui pourraient déterminer de nouveau la Su-

SUR LE TRAITÉ D'UNKIAR SKELESSI. 67

blime Porte à réclamer l'assistance navale et mili- taire de la Russie, viendraient à se présenter, l'Empe- reur promet de fournir, par terre et par mer, autant de troupes et de forces que les deux hautes parties con- tractantes le jugeraient nécessaire. » On ne fournira donc pas ce que la Turquie, mais ce que les deux hau- tes parties contractantes jugeront nécessaire, c'est-à- dire ce que la Russie, agissant envers la Turquie selon la teneur compulsive du traité, et après s^être en- tendue a^^ec elle sans réserve, aura décidé. Cette seule circonstance, que la Russie aura à prononcer sur le chiffre des forces à envoyer en Turquie, prouve déjà évidemment que c'est la Russie qui a dicté le traité. L'article se termine ainsi : « D'après cela il est convenu, qu'en ce cas les forces de terre et de mer dont la Su- blime Porte réclamerait le secours seront tenues à sa disposition, »

Par cette clause , la Russie obtient un prétexte con- venable pour tenir une flotte et une armée dans le voi- sinage de Constantinople, afin d'être en état d'occuper promptement la capitale , lorsqu'une des occurrences se présenterait , qu'elle est toujours en mesure de faire naître en temps opportun.

Nous appelons maintenant l'attention de nos lecteurs sur l'article séparé et secret ; mais nous les prions d'ob- server avant tout les faits suivants : le traité patent et l'article séparé et secret portent la même date ; ils ont été communiqués ensemble au Gouvernement britan- nique par l'ambassadeur russe à Londres. Cela n'eut lieu cependant que six mois après leur ratification, T'Empereur s'étant assuré daas l'intervalle que ses au-

68 OBSERVATIONS

gustes alliés se soumettraient à toute insulte qu'il se permettrait à leur égard.

En vertu d'une des clauses du premier article du traité patent, « cette alliance ayant uniquement pour objet la défense commune de leurs Etats contre tout empiétement, Leurs Majestés promettent de s'entendre sans réserve sur tous les objets qui concernent leur tranquillité et leur sûreté respectives, et de se prêter à cet effet mutuellement des secours matériels et l'assi- stance la plus efficace;» d'après cela les deux hautes parties contractantes avaient réciproquement à se four- nir des secours matériels et efficaces pour se garantir la tranquille possession de leurs Etats. Cependant, voyons ce que dit l'article séparé : « Comme Sa Majesté l'Em- pereur de toutes les Russies, voulant épargner à la Sublime Porte ottomane la charge et les embarras qui résulteraient pour elle de la prestation d'un secours matériel, ne demandera pas ce secours, si les circon- stances mettaient la Sublime Porte dans l'obligation de le fournir; la Sublime Porte ottomane, à la place du secours qu'elle doit prêter au besoin , d'après le prin- cipe de réciprocité du traité patent , devra borner son action en faveur de la cour impériale de Russie à fermer le détroit des Dardanelles, c'est-à-dire à ne permettre à aucun bâtiment de guerre étranger d'y entrer sous un prétexte quelconque. »

La raison principale, qui fait qu'on a si complètement méconnu la portée de ce traité, consiste dans l'idée qui s'est établie très-généralement en Europe, que ce traité n'aurait d'efficacité qu'en temps de guerre.

Mais son texte ne fait pas même allusion au mot de

SUR LR TRAITÉ D'UNKIAR SKELESSI. 69

guerre. I.e secours que la Turquie est tenue de fournir doit être fourni , au besoin , c'est-à-dire dans le cas des circonstances quelconques porteraient la Russie à juger nécessaire la clôture des Dardanelles, circon- stances qu'il est en son pouvoir de provoquer à tout instant.

Nous trouvons absolument impossible d'exposer dans les limites que nous nous sommes tracées tous les modes infinis par lesquels ce traité donne à la Rus- sie le pouvoir d'exercer sur l'Angleterre un contrôle nuisible, sans que le mot de guerre soit même men- tionné, si ce n'est comme une chose que l'Angleterre doit éviter

Le Sultan espère pouvoir secouer son joug à l'aide de l'Angleterre. Mais, dès qu'une armée d'occupa- tion ne courra plus le risque d'être exterminée par la haine nationale, on trouvera aisément l'occasion de l'en- voyer à Constantinople, puisque le droit de l'y en- voyer se trouve déjà établi dans le traité d'Unkiar Skelessi. La seule chose qui rend ce traité lettre- morte jusqu'à un certain degré, c'est l'esprit de natio- nalité des Turcs.

Maintenant supposez que la Russie veuille faire du tort à notre commerce , eh bien , au lieu de nous donner satisfaction , elle nous fermera les Dardanelles par son traité.

Prenons un autre exemple. La Russie guerroie contre des populations indépendantes habitant les bords de la mer Noire, elle bloque leurs côtes; l'Angleterre ne reconnaît pas ce blocus. Si un navire anglais est coulé

70 OBSERVAT. SUR LE TRAITÉ D'UNKIAR SKELESSI.

à fond en faisant ce commerce , obtiendrons-nous iine réparation ?

Des complications infinies peuvent s'élever par suite de nos rapports avec ces diverses populations des côtes de la mer Noire; comment, dans chaque cas particu- lier, l'Angleterre parviendra-t-elle à protéger les inté- rêts de ses sujets? Certes ce n'est que par la présence de ses vaisseaux de guerre dans la mer Noire qu'elle pourra prévenir les insultes et les dommages de son commerce. L'absence de la flotte britannique dans ces parages, au moment les intérêts anglais s'y trouvent menacés , est le meilleur commentaire pratique du traité d'Unkiar Skelessi. L'historien de la cour de Russie, Raramsin , traçant un rapide tableau de la politique de son pays, explique admirablement le traité dont nous nous sommes occupés , en nous montrant ce que signifient les mots de paix , confiance et amitié dans la bouche de l'auto- crate moscovite.

« Rien ne varie dans le caractère et les vues de notre « politique étrangère. Nous tâchons d'être partout en « paix et de faire nos acquisitions sans guerre en nous « tenant toujours sur la défensive. Nous ne nous fions « pas à l'amitié de ceux dont les intérêts ne sont pas « d'accord avec les nôtres, et nous ne perdons pas l'oc- « casion de leur nuire sans violer ostensiblement les « traités. »

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TRAITÉ DE LONDRES, 15 JUILLET 1840. 71

CONVENTION

Conclue entre les Cours de la Grande - Bretagne ^ d' Autriche , de Prusse d'une part y et de la Sublime Porte ottomane de Vautre, pour la pacification du Levant j sigîiêe a Londres , le \^ juillet i84o.

Au nom de Dieu très-miséricordieux, Sa Hautesse le Sultan ayant eu recours à LL. MM, la reine du royaume-uni de la Grande-Bretagne et d'Irlande , l'empereur d'Autriche , roi de Hongrie et de Bohême, le roi de Prusse et l'empereur de toutes les Russies , pour réclamer leur appui et leur assistance au milieu des difficultés dans lesquelles il se trouve placé par la suite de la conduite hostile de Méhémet-Ali , pacha d'Egypte, difficultés qui menacent de porter atteinte à l'intégrité de l'Empire ottoman et à l'indé- pendance du trône du Sultan; Leurs dites Majestés réunies par le sentiment d'amitié qui subsiste entre elles et le Sultan , animées du désir de veiller au main- tien de l'intégrité et de l'indépendance de l'Empire ottoman , dans l'intérêt de l'affermissement de la paix de l'Europe , fidèles à l'engagement qu'elles ont con- tracté par la note remise à la Porte par leurs représen- tants à Constantinople, le 27 juillet iSSg, et désirant de plus prévenir l'effusion du sang qu'occasionnerait la continuation des hostilités qui ont récemment éclaté en Syrie entre les autorités du Pacha et les sujets de Sa Hautesse.

Leurs dites Majestés et Sa Hautesse le Sultan ont résolu, dans le but susdit, de conclure entre elles une

72 TRAITÉ DE LONDRES, 15 JUILLET 1840.

convention , et ont nommé à cet effet pour leurs plénipotentiaires, savoir :

S. M. la reine du royaume-uni de la Grande-Bre- tagne et d'Irlande, le très-honorable Henri-Jean vi- comte Palmerston, baron Temple, pair d'Irlande, con- seiller de S. M. B. en son conseil privé, chevalier grand-croix du très-honorable ordre du Bain, membre du Parlement, et son principal secrétaire d'État , ayant le département des affaires étrangères;

S. M. l'empereur d'Autriche , roi de Hongrie et de Bohême, le sieur Philippe, baron de Nieuman, com- mandeur de l'ordre de Léopold d'Autriche , décoré de la croix pour le mérite civil , commandeur des ordres de la Tour et de l'Epée de Portugal , de la croix du Sud de Brésil , chevalier grand-croix de l'ordre de Saint-Stanislas de seconde classe de Russie , son con- seiller aulique et plénipotentiai^'e près S. M. britan- nique;

S. M. le roi de Prusse, le sieur Henri-Guillaume, baron de Bulow, chevalier de l'ordre de l'Aigle-Rouge de première classe de Russie, grand-croix de l'ordre de Léopold d'Autriche et de Guelph de Hanovre , che- valier grand-croix de l'ordre de Saint -Stanislas de seconde classe, et de Saint- Wladimir de quatrième classe de Russie, commandeur de l'ordre du Faucon de Saxe-Weimar, son chambellan, conseiller intime, actuel envoyé extraordinaire et ministre plénipotentiaire près S. M. britannique;

S. M. l'empereur de toutes les Russies, le sieur Philippe baron de Brunow, chevalier de l'ordre de Sainte-Anne de première classe, de Saint-Stanislas de

TRAITÉ DE LONDRES, 16 JUILLET 1840. 73

première classe, de Saint-Wladimlr de troisième classe, commandeur de l'ordre de Saint-Etienne de Hongrie, chevalier de l'ordre de l'Aigle-Rouge et de Saint-Jean de Jérusalem, son conseiller privé, envoyé extraor- dinaire et ministre plénipotentiaire près S. M. britan- nique;

Et S. M. le très-majestueux, très-puissant et très- magnifique sultan Abdul-Medjid, empereur des Otto- mans, Chekib-Effeudi, décoré du Nichan-lftechar de première classe, Bevlikdgi du divan impérial, conseiller honoraire du département des affaires étrangères, son ambassadeur extraordinaire près S. M. britannique. ,

J^esquels s'étant réciproquement communiqué leurs pleins pouvoirs, trouvés en bonne et due forme, ont arrêté et signé les articles suivants ;

Article premier. Sa Hautesse le Sultan s'étant en- tendu avec LL. MM. la reine du royaume-uni de la Grande-Bretagne et d'Irlande, l'empereur d'Autriche, roi de Hongrie et de Bohême, le roi de Prusse et l'em- pereur de toutes les Russies, sur les conditions de l'arrangement qu'il est de l'intention de Sa Hautesse d'accorder à Méhémet-Ali, conditions lesquelles se trouvent spécifiées dans l'acte séparé ci - annexé , LL. MM. s'engagent à agir dans un parfait accord et d'unir leurs efforts pour déterminer Méhémet-Ali à se conformer à cet arrangement , chacune des hautes parties contractantes se réservant de coopérer à ce but selon les moyens d'action dont chacune d'elles peut disposer.

Art. a. Si le pacha d'Egypte refusait d'adhérer au-

74 TRAITÉ DE LONDRES, 15 JUILLET 1840.

susdit arrangement , qui lui sera communiqué par le Sultan avec le concours de leurs dites Majestés , celles-ci s'engagent à prendre , à la réquisition du Sultan , des mesures concertées et arrêtées entre elles, afin de mettre cet arrangement en exécution; dans l'intervalle, ayant invité ses alliés à se joindre à lui pour l'aider à interrompre la communication par mer entre l'Egypte et la Syrie, et empêcher l'expédition de troupes, chevaux, armes, munitions et approvisionnements de guerre de tout genre d'une de ces provinces à l'autre , LL. MM. la reine du royaume-uni de la Grande-Bre- tagne et d'Irlande, et l'empereur d'Autriche, roi de Hongrie et de Bohême, s'engagent à donner immédia- tement à cet effet les ordres nécessaires aux comman- dants de leurs forces navales dans la Méditerranée. Leurs dites Majestés promettent en outre que les com- mandants de leurs escadres, selon les moyens dont ils disposent, donneront, au nom de l'alliance, tout l'appui et toute l'assistance eii leur pouvoir à ceux des sujets du Sultan qui manifesteront leur fidélité et obéissance à leur souverain.

Art. 3. Si Méhémet-Ali, après s'être refusé de se soumettre aux conditions de l'arrangement mentionné ci-dessus , dirigeait ses forces de terre ou de mer vers Constantinople, les hautes parties contractantes, sur la réquisition qui en serait faite par le Sultan à leurs représentants à Constantinople, sont convenues, le cas échéant, de se rendre à l'invitation de ce souverain, et de pourvoir à la défense de son trône au moyen d'une coopération concertée en commun, dans le but

TRAITÉ DE LONDRES, 15 JUILLET 1840. 75

de mettre les deux détroits du Bosphore et des Darda- nelles ainsi que la capitale de l'Empire ottoman à l'abri de toute agression. Il est en outre convenu que les forces qui en vertu d'une pareille atteinte recevront la destination indiquée ci-dessus, y resteront employées aussi longtemps que leur présence sera requise par le Sultan; et lorsque S. H. jugera que leur présence aura cessé d'être nécessaire, lesdites forces se retireront si- multanément et rentreront respectivement dans la mer Noire et la Méditerranée.

Art. 4- II est toutefois expressément entendu que la coopération mentionnée dans l'article précédent , et destinée à placer temporairement les détroits des Dar- danelles et du Bosphore et la capitale ottomane sous la sauvegarde des hautes parties contractantes contre toute agression de Méhémet-Ali , ne sera considérée que comme une mesure exceptionnelle adoptée à la demande expresse du Sultan, et uniquement pour sa défense dans le cas seul indiqué ci-dessus. Mais il est convenu que cette mesure ne dérogera en rien à l'an- cienne règle de l'Empire ottoman , en vertu de laquelle il a été de tout temps défendu aux bâtiments de guerre des puissances étrangères l'entrée dans les détroits des Dardanelles et du Bosphore; et le Sultan, d'une part, déclare, par le présent acte, qu'à l'exception de l'éven- tualité ci-dessus mentionnée, il a la ferme résolution de maintenir à l'avenir ce principe invariablement établi , comme ancienne règle de son empire, et tant que la Porte se trouve en paix , de n'admettre aucun bâtiment de guerre étranger dans les détroits du Bosphore et des Dardanelles; d'autre part, LL. MM. la reine du royaume-

76 TRAITÉ DE LONDRES, 15 JUILLET 1840.

mii de la Grande-Bretagne et d'Irlande, l'empereur d'Autriche, roi de Hongrie et de Bohême, le roi de Prusse et l'empereur de toute les Russies, s'engagent à respecter cette détermination du Sultan , et à se confor- mer au principe ci-dessus énoncé.

Art. 5. La présente convention sera ratifiée, et les ratifications en seront échangées à Londres dans l'espace de deux mois, ou plus tôt, si faire se peut.

En foi de quoi les plénipotentiaires respectifs l'ont signée et y ont apposé le sceaux de leurs armes. Fait à Londres, le i5 juillet, l'an de grâce i84(>.

Palmerston, Nieuman, Bulow, Brunow, Chekib.

ACTE SÉPARÉ

Annexé a la Convention conclue a Londres, le \^ juillet j entre les Cours de Grande-Bretagne y d'Autriche y de Prusse et de Russie , d'une part y et la Sublime Porte ottomane, de Vautre.

Sa Hautesse le Sultau a l'intention d'accorder et de faire notifier à Méhémet-Ali les conditions de l'arran- gement ci- dessous :

L

Sa Hautesse promet d'accorder à Méhémet-Ali, pour lui et ses descendants en ligne directe, l'administration du pachalik d'Egypte; et Sa Hautesse promet, en outre, d'accorder à Méhémet-Ali , sa vie durant , avec le titre de pacha d'Acre, et avec le commandement de la for-

TRAITÉ DB LONDRES, 15 JUILLET 1840. 77

teresse de Saint-Jean- d'Acre, l'administration de la partie méridionale de la Syrie dont les limites seront déterminées par la ligne de démarcation suivante:

Cette ligne, partant du cap Ras-el-Nakhora , sur les côtes de la Méditerranée, s'étendra de directement jusqu'à l'embouchure de la rivière Seisaban, extrémité septentrionale de la Tibérias, longera la cote occiden- tale dudit lac, suivra la rive droite du fleuve Jourdain et la cote occidentale de la mer Morte, se prolongera de en droiture jusqu'à la mer Rouge, en aboutissant à la pointe septentrionale du golfe d'Akaba, et suivra la côte occidentale du golfe d'Akaba, et la côte occi- dentale du golfe de Suez jusqu'à Suez.

Toutefois le Sultan, en faisant ces offres, y attache la condition que Méhémet-Ali les accepte dans l'espace de dix jours, après que la communication en aura été faite à Alexandrie par un agent de Sa Hautesse, et qu'en même temps Méhémet-Ali dépose entre les mains de cet agent les instructions nécessaires aux commandants de ses forces de terre et de mer de se retirer immédia- tement de l'Arabie et de toutes les villes saintes qui s'y trouvent situées, de l'île de Candie, du district d'Adana et de toutes les autres parties de l'Empire ottoman qui ne sont pas comprises daqs les limites de l'Egypte et dans celles du pachalik d'Acre, tel qu'il a été désigné ci-dessus.

II.

Si dans le délai de dix jours fixé ci-dessus, Méhémet- Ali n'accepte point le susdit arrangement, le Sultan retirera alors son offre de l'administration viagère du

78 TRAITÉ DE LONDRES, 15 JUILLET 1840.

pachalick d'Acre, mais Sa Hautesse consentira encore à accorder à Méhémet-Ali pour lui et ses descendants en ligne directe l'administration du pachalik d'Egypte, pourvu que cette offre soit acceptée dans l'espace des dix jours suivants, c'est-à-dire dans un délai de vingt jours, à compter du jour la communication lui aura été faite, et pourvu qu'il dépose également entre les mains de l'agent du Sultan les instructions nécessaires pour ses commandants de terre et de mer de se retirer immédiatement en dedans les limites et dans les ports du pachalik d'Egypte.

III.

Le tribut annuel à payer au Sultan par Méhémet-Ali sera proportionné au plus ou moins de territoire dont ce dernier obtiendra l'administration , selon qu'il ac- cepte le premier ou le second ultimatum.

IV.

Il est expressément entendu de plus que dans la pre- mière comme dans la seconde alternative Méhémet-Ali (avant l'expiration du terme fixé de dix ou vingt jours) sera tenu de remetti-e la flotte turque, avec tous ses équipages et armements, entre les mains du préposé turc, qui sera chargé de la recevoir; les commandants des escadres alliées assisteront à cette remise.

Il est entendu que dans aucun cas Méhémet-Ali ne pourra porter en compte ni déduire du tribut à payer au Sultan les dépenses pour entretien de la flotte otto- mane pendant tout le temps qu'elle sera restée dans les ports d'Egypte.

TRAITÉ DE LONDRES, 15 JUILLET 1840. 79

Tous les traités et toutes les lois ds l'Empire otto- man s'appliquent à l'Egypte et au pachalik d'Acre, tel qu'il a été désigné ci-dessus, comme à toute autre par- tie de l'Empire ottoman ; mais le Sultan consent qu'à condition du paiement régulier du tribut sus -men- tionné, Méhémet-Ali et ses descendants perçoivent au nom du Sultan et comme délégué de Sa Hautesse dans les provinces dont l'administration leur sera confiée; il est entendu, en outre, que moyennant la perception des taxes et impôts susdits, Méhémet-Ali et ses descen- dants pourvoieront à toutes les dépenses d'administra- tion civile et militaire desdites provinces.

VI.

Les forces de terre et de mer que pourra entretenir le pacha d'Egypte et d'Acre faisant partie des forces de l'Empire ottoman , seront toujours considérées comme entretenues pour le service de l'Etat.

VIL

Si, à l'expiration du délai de vingt jours à lui ac- cordé à partir de la communication du traité , Méhé- met-Ali n'accepte pas les arrangements qu'on lui pro- pose et le pachalik héréditaire de l'Egypte , le Sultan sera le maître de retirer cette offre et de suivre telle marche que ses intérêts et les conseils de ses alliés pourront lui suggérer'.

' Le traité de Londres du i5 juillet donne l'article VII qui n'avait pas été publié avec le traité.

80 TRAITÉ DE LONDRES, 15 JUILLET 1840.

VIII.

Le présent acte séparé aura les mêmes force et va- leur que s'il était inséré mot à mot dans la convention de ce jour : il sera ratifié et les ratifications en seront échangées à Londres en même temps que celles de ladite convention.

En foi de quoi les plénipotentiaires respectifs l'ont signée et y ont apposé les sceaux de leurs armes.

Fait à Londres, i5 juillet, l'an de grâce 1840.

5>^/ze : Palmerston , Nieuman, Bulow, Brunow, Ghekib.

PROTOCOLE

Signe Cl Londres par les plénipotentiaires de Leurs Majestés ^ etc.^ le \6 juillet 1840.

En apposant sa signature à la convention de ce jour, le plénipotentiaire de la Sublime Porte ottomane a déclaré :

Qu'en constatant, par l'art. 4 de ladite convention, l'ancienne règle de l'Empire ottoman, en vertu de la- quelle il est défendu de tout temps aux bâtiments do guerre étrangers d'entrer dans les détroits des Darda- nelles et du Bosphore, la Sublime Porte se réserve comme par le passé de livrer des firmans aux bâtiments légers sous pavillon de guerre, lesquels sont employés selon l'usage au service de la correspondance des léga- tions des puissances amies.

TRAITÉ DE LONDRES, 15 JUILLET 1840. 81

Les plénipotentiaires des Cours de Grande-Breta- gne , etc., ont pris note de la présente déclaration pour le porter à la connaissance de leurs cours.

Signé: Palmerston, Niedman, Bulow, Brunow.

PROTOCOLE RÉSERVÉ,

Signé a Londres le i^ juillet iS^o, par les plénipo- tentiaires des Cours de la Grande-Bretagne, etc.

Les plénipotentiaires des Cours de la Grande-Bre- tagne, etc., ayant, en vertu de leurs pleins pouvoirs, conclu et signé en ce jour une convention entre leurs souverains respectifs pour la pacification du Levant;

Considérant que , vu la distance qui sépare les ca- pitales de leurs Cours respectives, un certain espace de tennps devra s'écouler nécessairement avant que l'é- change des ratifications de ladite convention puisse s'effectuer et que des ordres fondés sur cet acte puis- sent être mis à exécution ;

Et lesdits plénipotentiaires étant profondément pé- nétrés de la conviction que , vu l'état actuel des choses en Syrie, les intérêts d'humanité, aussi bien que les graves considérations de politique européenne qui constituent l'objet des sollicitudes communes des Puis- sances signataires de la convention de ce jour, récla- ment impérieusement d'éviter, autant que possible, tout retard dans l'accomplissement de la pacification que ladite transaction est destinée à atteindre;

Lesdits plénipotentiaires, en vertu de leurs pleins pouvoirs, sont convenus entre eux que les mesures

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82 TRAITÉ DE LONDRES, 15 JUILLET 1840.

préliminaires mentionnées en l'art. 2 de ladite conven- tion , seront mises en exéeution tout de suite , et sans attendre l'échange des ratifications , consentent formel- lement par le présent acte , avec l'assentiment de leurs Cours, à l'exécution immédiate de ces mesures.

Il est convenu, en outre, entre lesdits plénipoten- tiaires , que Sa Hautesse le Sultan procédera de suite à adresser à Méhémet-Ali la communication et les offres spécifiées dans l'acte séparé annexé à la convention de ce jour.

Il est convenu, de plus, que les agents consulaires de la Grande-Bretagne, d'Autriche, de Prusse et de Russie se mettront en rapport avec l'agent que le Sul- tan y enverra , pour adresser à Méhémet-Ali la com- munication et les offres sus-mentionnées, que lesdits consuls porteront à cet agent toute l'assistance et tout l'appui en leur pouvoir, et qu'ils emploieront tous leurs moyens d'influence auprès de Méhémet-Ali, à l'effet de le déterminer d'accepter l'arrangement qui lui sera proposé par ordre de Sa Hautesse le Sultan.

Les amiraux des escadres respectives dans la Médi*- terranée recevront les instructions nécessaires pour se mettre en communication à ce sujet avec lesdits con- suls.

Signé : Palmerston, Nietjman, Bolow, Brunow.

Ce protocole d'une conférence qui a eu Heu depuis la première publication du traité, le 1 7 septembre 1 8^0. Présents: les plénipotentiaires de la Grande-Bretagne,

J

TRAITÉ DE LONDRES, 15 JUILLET 1840. 83

de l'Autriche, de la Prusse, de la Russie et de la Tur- quie. Les plénipotentiaires des Cours de la Grande-Bre- tagne, de l'Autriche, de la Prusse et de la Russie, après avoir échangé les ratifications de la convention conclue le i5 juillet dernier, ont résolu, pour mettre dans sa véritable lumière le désintéressement qui a guidé leurs Cours dans la conclusion de ce traité, de décla- rer que dans l'exécution des obligations que la con- vention ci-dessus mentionnée impose aux Puissances contractantes, ces Puissances ne chercheront ni augmentation de territoire, ni influence exclusive, ni avantages commerciaux pour leurs sujets que ceux de toute autre nation ne pourraient pas également ob- tenir. Les plénipotentiaires des Cours ci-dessus men- tionnées ont résolu de consigner cette déclaration dans ce présent protocole.

Le plénipotentiaire de la Porte ottomane , en payant un juste tribut à la bonne foi et à la politique désinté- ressée des Cours alliées, a pris connaissance de la décla- ration contenue dans le présent protocole et s'est chargé de la transmettre à sa Cour.

MEMORANDUM

D'une communication a faire a V ambassadeur de France a Londres de la part du secrétaire dfÉtat des affaires étrangères de Sa Majesté Britannique.

« Le Gouvernement français a reçu dans tout le cours des négociations qui ont commencé pendant l'automne de l'année dernière, les preuves réitérées les plus claires

84 NOTE DE LOKD l»ALMERSTOIN

et les plus incontestables, non-seulement du désir des Cours de l'Autriche, de la Grande-Bretagne, de la Prusse et de la Russie , d'arriver à un accord avec le Gouvernement français pour les arrangements néces- saires à la pacification , du Levant , mais aussi de l'im- portance que ces Cours attachaient à l'effet moral que l'harmonie et l'action combinées des cinq puissances produiraient dans une affaire si grave qui se rattache si étroitement à la conservation de la paix européenne. Les quatre Puissances ont vu avec regret que tous leurs efforts pour atteindre à ce but restaient infructueux ; et , bien que récemment encore elles aient proposé à la France de se réunir à elle pour l'exécution d'un arran- gement entre le Sultan et Méhémet-Ali, arrangement basé sur des vues que l'ambassadeur de France à Lon- dres avait émises vers la fin de l'année dernière, le Gouvernement français a cru ne devoir pas s'associer à cette combinaison , faisant dépendre sa coopération avec l€s autres Puissances de conditions que ces Puissances ont regardées comme incompatibles avec le maintien de l'indépendance et de l'intégrité de l'Empire ottoman et de la tranquillité future de l'Europe. Dans cet état de choses , il ne restait aux quatre Cours que cette alter- native , ou abandonner les glandes affaires qu'elles s'étaient engagées à arranger, aux chances de l'avenir et manifester ainsi leur impuissance et exposer la paix européenne à des dangers toujours croissants, ou bien se décider à marcher sans la coopération de la France et amener, au moyen de leurs efforts réunis, une solu- tion des complications dans le Levant, conformément aux engagements que les quatre Cours avaient con-

A M. GUIZOT. 85

tractés envers le Sultan et qui devaient assurer la paix future. Placées entre cette alternative et profondément convaincues de la nécessité pressante d'une prompte décision qui correspondît aux intérêts importants en jeu , les quatre Cours ont regardé comme un devoir de se prononcer pour la dernière de ces deux alternatives. Elles ont par conséquent conclu une convention avec le Sultan , afin de résoudre d'une manière satisfaisante les complications qui existent actuellement dans le Levant.

«En signant cette convention , les quatre Cours ne pouvaient que sentir le regret le plus vif de se trouver momentanément séparées de la France dans une affaire si essentiellement européenne; mais ce regret a été diminué par les déclarations réitérées du Gouvernement français qu'il n'avait rien à objecter contre l'arrange- ment que les quatre Puissances cherchent à faire adop- ter par Méhémet-Ah ; que dans aucun cas la France ne s'opposerait aux mesures que les quatre Puissances, d'accord avec le Sultan , jugeraient nécessaires pour obtenir le consentement du pacha d'Egypte , et que le seul motif qui empêchait la France de s'associer aux autres Puissances, était dicté par des considérations de divers genres, qui rendaient impossible au Gou- vernement français de prendre part aux mesures coer- citives contre Méhémet~Ali.

«Les quatre Cours nourrissent l'espoir fondé que leur séparation d'avec la France à ce sujet ne sera que de courte durée, et qu'elle ne portera aucune atteinte aux relations de bonne amitié qu'elles désirent si vive- ment conserver avec la France. Elles s'adressent en

86 NOTE DE LORD PALMERSTON A M. GUIZOT.

outre avec instance au Gouvernement français pour obtenir au moins son appui moral, bien qu'elles ne puissent attendre de lui une coopération matérielle. L'influence du Gouvernement français à Alexandrie est puissante. Les quatre Puissances ne pourraient-elles pas espérer et même exiger de l'amitié du Gouvernement français qu'il employât son influence auprès de Méhé- met-Ali pour engager ce Pacha à accepter les condi- tions de l'arrangement qui lui serait proposé de la part du Sultan ? Si le Gouvernement français pouvait contribuer efficacement de cette manière à mettre fin aux complications dans le Levant, ce Gouvernement acquerrait un nouveau droit à la reconnaissance et à l'estime de tous les amis de la paix.

«Au ministère des affaires étrangères, le i5 juil- let 1840. (Jour de la conclusion du traité.)»

MEMORANDUM

Adressé au vicomte de Palmerston par M. Guizotf le ^[^ juillet 1840.

«La France a toujours désiré, dans l'affaire d'O- rient, marcher d'accord avec la Grande-Bretagne, l'Au- triche, la Prusse et la Russie. Elle n'a jamais été mue dans sa conduite que par l'intérêt de la paix. Elle n'a jamais jugé les propositions qui lui ont été faites que d'un point de vue général , et jamais du point de vue de son intérêt particulier, car aucune puissance n'est plus désintéressée qu'elle en Orient. Jugeant de ce point de vue, elle a considéré comme mal conçus tous les

NOTE DE M. GUIZOT A LORD PALMERSTON. 87

projets qui avaient pour but d'arracher à Méhëmet-Ali, par la force des armes les portions de l'Empire turc qu'il occupe actuellement. La France ne croit pas cela bon pour le Sultan, car on tendrait ainsi à lui donner ce qu'il ne pourrait ni administrer ni conserver. Elle ne le croit pas bon non plus pour la Turquie en général et pour le maintien de l'équilibre européen ; car on af- faiblirait, sans profit pour le suzerain, un vassal qui - pourrait aider puissamment à la commune défense de l'Empire. Toutefois, ce n'est là' qu'une question de sys- tème sur laquelle il peut exister beaucoup d'avis divers. Mais la France s'est surtout prononcée contre tout pro- jet dont l'adoption devait entraîner l'emploi de la force, parce qu'elle ne voyait pas distinctement les moyens dont les cinq Puissances pouvaient disposer.

«Ces moyens lui semblaient ou insuffisants, ou plus funestes que l'état de choses auquel on voulait porter remède. Ce qu'elle pensait à ce sujet, la France le pense encore, et elle a quelques raisons de croire que cette opinion n'est pas exclusivement la sienne. Du reste, on ne lui a adressé, dans les dernières circonstances, au- cune proposition positive sur laquelle elle eût à s'expli- quer. Il ne faut donc pas imputer à des refus qu'elle n'a pas été en mesure de faire la détermination que l'An- gleterre lui communique, sans doute au nom des quatre Puissances. Mais au surplus, sans insister sur la ques- tion que pourrait faire naître cette manière de procéder à son égard, la France le déclare de nouveau : elle considère comme peu réfléchie, comme peu prudente, une conduite qui consistera à prendre des résolutions sans moyen de les exécuter, ou à les exécuter par des

88 NOTE DE M, GUIZOT

moyens insuffisants ou dangereux. L'insurrection de quelques populations du Liban est sans doute l'occasion qu'on a cru pouvoir saisir pour y trouver les moyens d'exécution qui jusque-là ne s'étaient pas montrés. Est- ce un moyen bien avouable, et surtout bien utile à l'Empire turc, d'agir ainsi contre le vice-roi? On veut rétablir un peu d'ordre et d'obéissance dans toutes les parties de l'Empire , et l'on y fomente des insurrec- tions! On ajoute de nouveaux désordres à ce désordre déjà général , que toutes les Puissances déplorent dans l'intérêt de la paix. Et ces populations, réussirait-on à les soumettre à la Porte après les avoir soulevées contre le vice-roi? Toutes ces questions, on ne les a certaine- ment pas résolues. Mais si cette insurrection est compri- mée , si le vice-roi est de nouveau possesseur assuré de la Syrie, s'il n'en est que plus irrité, plus difficile à persuader, et qu'il réponde aux sommations par des re- fus positifs, quels sont les moyens des quatre Puissances? Assurément , après avoir employé une année à les cher- cher, on ne les aura pas découverts récemment, et on aura créé soi-même un nouveau danger, le plus grave de tous.

« Le vice-roi , excité par les moyens employés contre lui, le vice-roi que la France avait contribué à retenir, peut passer le Taurus et menacer de nouveau Constan- tinople. Que feront encore les quatre Puissances dans ce cas? Quelle sera la manière de pénétrer dans l'Em- pire pour y secourir le Sultan? La France pense qu'on a préparé là, pour l'indépendance de l'Empire ottoman et pour la paix générale, un danger plus grave que celui dont les menaçait l'ambition du vice-roi. Si toutes

A LORD PALMERSTON. 89

ces éventualités, conséquence de la conduite qu'on va tenir, n'ont pas été prévues , alors les quatre Puissances se seraient engagées dans une voie bien obscure et bien périlleuse. Si au contraire elles ont été prévues, et si les moyens d'y faire face sont arrêtés, alors les quatre Puissances en doivent la connaissance à l'Europe, et surtout à la France, qui s'est toujours associée au but commun, à la France, dont encore aujourd'hui elles réclament le concours moral , dont elles invoquent l'in- fluence à Alexandrie. Le concours moral de la France, dans une conduite commune, était une obligation de sa part; il n'en est plus une dans la nouvelle situation semblent vouloir se placer les Puissances. La France ne peut plus être mue désormais que par ce qu'elle doit à la paix et ce qu'elle se doit à elle-même. La conduite qu'elle tiendra, dans les graves circonstances les quatre Puissances viennent de placer l'Europe , dépen- dra de la solution qui sera donnée à toutes les ques- tions qu'elles viennent d'indiquer. Elle aura toujours en vue la paix et le maintien de l'équilibre actuel entre les Etats de l'Europe. Tous ses moyens seront consacrés à ce double but. »

NOTE. -"■"'•""'' '*

Le soussigné a eu l'honneur, le 17 juillet, d'informer Son Excellence M. Guizot, qu'une convention sur les affaires de Turquie a été signée le 1 5 de ce mois par les plénipotentiaires d'Autriche, de la Grande-Breta- gne, de la Prusse et de la Russie , d'une part, et par le plénipotentiaire de la Porte , de l'autre part. Les ra-

90 NOTE DE LORD PALMERSTON A M. GUIZOT.

tifications de cette convention ayant à présent été échangées, le soussigné a l'honneur de transmettre à Son Exe. M. Guizot, pour l'information du Gouverne- ment français, copie de cette convention et de ses annexes.

Le soussigné ne peut faire cette communication à Son Exe. M. Guizot , sans de nouveau lui exprimer les très-sincères regrets du Gouvernement de S. M. , que les objections qui ont empêché le Gouvernement fran- çais de prendre part aux mesures à l'exécution des- quelles cette convention ait pourvu, aient créé un obstacle qui a empêché la France d'être partie contrac- tante dans cet acte. Mais le Gouvernement de S. M. a la confiance que le Cabinet des Tuileries verra dans les dispositions de cette convention des preuves incontes- tables que les quatre Puissances , en prenant les enga- gements qu'elle contient , ont été animées par le désir désintéressé de maintenir, à l'égard de la Turquie, les principes de politique que la France, dans plus d'une occasion , a distinctement et solennellement déclaré être les siens, et qu'elles n'ont pas cherché à obtenir, pour les arrangements qu'ils ont en vue, quelque avan- tage exclusif, pour elles-mêmes , et que le grand objet de leur but est de maintenir l'équilibre de puissance existante en Europe , et d'écarter les événements qui pourraient troubler la paix.

Foreign-Office , 1 6 septembre i84o.

Palmerston.

SÉANCE DE LA CHAMBRE DES COMMUNES,

le 6 Août.

(Le 24 juillet , lord Palmcrston est sommé par M. Hume de nier l'accusation faite contre lui d'avoir signe avec les quatre Puissances une convention contre la France et au profit de la Russie. Lord Palmerston se refuse à toute explication , vu << la position actuelle , délicate et compliquée. » Le même jour ou le lendemain , il a recevoir la note de M. Guizot. Le chan- gement complet de sa position par suite de cette note se manifeste dans la discussion qui suit. Le discours de lord Palmerston produisit l'effet le plus merveilleux en Angleterre ; à l'instant toute alarme cessa, on ne s'intéressa plus à la transaction excepté pour s'étonner de la violence des journaux démentis par les paroles du Gouvernement.)

M. Hume, appelant l'attention de la Chambre sur les relations de l'Angleterre avec la France au sujet des affaires d'Orient, dit :

Chacun sait en quelle situation critique nous nous trouvons vis-à-vis de la France et de la Russie; mon seul but en ce moment est de détruire l'effet des paroles prononcées par lord Palmerston à la dernière séance. Lord Palmerston a nié que l'intervention de la Grande- Bretagne fût pour rien dans l'insurrection des Druses. Or, il y a sur le bureau de la Chambre des pièces qui prouvent le contraire , et que les autorités britanniques sont intervenues. Je dois d'abord citer une dépêche de M. Mandeville, résident à Constantinople en l'ab- sence de lord Ponsonby, en date du 29 mars i833, et

92 SÉANCE

qui prouve que Méhémet-Ali est de droit gouverneur de la Syrie. Cette dépêche dit : « Le Sultan a daigné concéder à Sa Hautesse Méhémet-Ali le gouvernement de toute la Syrie. » Ainsi, l'autorité de Méhémet-Ali existe en Egypte et en Syrie depuis huit ans; elle a été établie avec la ratification des cours de France et d'An- gleterre; les autorités anglaises dans le Levant ont tou- jours agi dans cette conviction, et lord Palmerston a en tort de dire la dernière fois que l'autorité de Méhémet- Ali n'était pas pleinement établie en Syrie. En réponse à une insinuation de Méhémet-Ali, qu'il se rendrait in- dépendant de la Porte, le colonel Campbell dit dans une dépêche : « Je lui répondis de se tenir satisfait du statu quo réglé à Rutahiah , et de remettre aux grandes Puissances tout arrangement pour l'avenir, m Je pense avoir prouvé, continue M. Hume, que Méhémet-Ali est de facto gouverneur de Syrie. Quoi qu'il en soit , l'insurrection est maintenant terminée. Quant à la guerre dans laquelle on veut précipiter l'Angleterre sans en calculer les conséquences, je puis dire que je viens de voir un officier, arrivé de Beyrouth avec l'A- lectOy qui m'a dit que le capitaine Napier, du Powerful, avait dit que s'il fût arrivé à temps il serait intervenu. J'espère que lord Palmerston sera en état de contredire ceci; car J€ ne puis croire qu'un officier serait ainsi intervenu de son propre mouvement, dans l'état actuel de nos relations avec la France.

Je demande donc si une convention a été signée entre l'Angleterre, la Prusse, la Russie et l'Autriche, et s'il est possible qu'une copie en soit déposée sur le bu- reau de la Chambre avant son ajournement ; si la con-

DE LA. CHAMBRE DES COMMUNES. 98

vention a été signée, je dois dire que je «e connais pas de politique plus désastreuse pour l'Angleterre. Un des plus grands maux de l'administration de lord Castle- reagh a été son système d'intervention avec les Puis- sances étrangères; et M. Canning , quand il arriva aux affaires , déclara que la politique de l'Angleterre serait la non intervention. Lord Grey a suivi le même prin- cipe. Or, ce que je reproche à la politique actuelle du Gouvernement, c'est qu'elle entre dans la sainte-al- liance des despotes de l'Europe, nom si odieux aujour- d'hui ; c'est qu'elle s'éloigne de l'alliance avec la France, le seul pays constitutionnel comme nous , et cela pour aider les projets de la Russie.

J'espère que lord Palmerston pourra nier les ordres que l'on dit avoir été donnés à la flotte anglaise, et qui , s'ils étaient vrais, entraîneraient des hostilités immé- diates. C'est à lord Ponsonby, à lui seul , je le crois , que nous sommes redevables de ce risque. D'après les frais que fait le Gouvernement français, la guerre me paraît imminente. Le Gouvernement anglais joue, à mon avis, le jeu de la Russie. J'espère encore que lord Palmerston ne fera rien qui ait pour effet d'encourager les projets de la Russie, ou ses progrès dans l'Asie Mineure,

Méhémet-Ali a offert de restituer tout ce qu'il a con- quis à l'exception de la Syrie. Notre agent à Constan- tinople a fait ajourner la conclusion d'une paix. Je pro- teste contre la clôture de la Chambre avant qu'elle ait reçu des explications ultérieures. J'espère que si des hostilités doivent avoir lieu, soit avec Méhémet-Aii, soit avec la France, le Parlement sera convoqué sans

94 SÉANCE

délai, avant que le pays ne soit engagé dans la guerre. Je propose donc une humble Adresse à Sa Majesté pour la prier de faire déposer au Parlement copie de la convention conclue entre les quatre Puissances.

Lord Palmerston. Je rends justice à la manière calme dont mon honorable ami, M. Hume, a exposé son opinion. Je professe une opinion certainement aussi sincère, mais directement et diamétralement opposée à la sienne. Or, quand deux personnes se trouvent avoir des opinions également sincères, mais opposées, les évé- nements seuls peuvent donner raison a l'une ou à l'autre. Mais, aussi forte est la conviction de M. Hume que la conduite du Gouvernement ne fait qu'aider les projets intéressés de la Russie en Orient, aussi forte et sincère est la mienne que cette conduite même a un résultat opposé. Je saisirai cette occasion de contredire une assertion qui a été avancée ici ce soir : c'est la nou- velle de l'arrivée des Russes à Rhiva. Je suis aussi cer- tain que l'armée russe n'a pas atteint Khi va que je suis certain d'être dans cette Chambre ; car elle a rencontré des obstacles dans les neiges, et, après avoir fait quel- ques marches au delà de la frontière de Russie, elle a renoncé à son expédition et a rebroussé chemin.

M. Hume a mentionné quelques dissentiments entre son opinion et la mienne dans une récente occasion, mais sans les établir distinctement. M. Hume a dit que 1 Angleterre avait garanti à Méhémet-Ali la possession de la Syrie. Je nie complètement ce fait. J'ai agi, dit-il, avec Méhéraet-Ali, sur cette base; cela est vrai, mais ce n'est pas une garantie. Le consul-général en Syrie est sans contredit sous la dépendance de celui d'Egypte ;

DE LA. CHAMBRE DES COMMUNES. 95

mais ce dernier agit en vertu d'un exequatur An Sultan comme souverain d'Egypte et de Syrie , et ce fait seul prouve que nous considérons l'Egypte et la Syrie, comme des portions de l'Empire turc, et que le Sultan , et non Méhémet-Ali, est pour nous souverain de la Syrie.

Je puis d'ailleurs affîmer que , quelles que soient les causes de l'insurrection de Syrie, les autorités anglaises n'y sont pour rien. Lord Ponsonby, en juin dernier, quelque temps après le commencement de la révolte , a envoyé à Beyrouth son drograan pour prendre des in- formations, pas autre chose. Je présume qu'ensuite il est retourné à Constantinople. M. Hume a dit d'abord que nous avions excité l'insurrection, ensuite que le capitaine Napier est arrivé à Beyrouth avec l'instruc- tion de prendre part à l'insurrection. Le fait est qu'il est allé pour protéger les intérêts britanniques , et c'étaient ses seuls ordres. Il n'a pas reçu d'instruc- tions de Londres; il a été envoyé par l'amiral Stopford pour protéger les intérêts anglais. Il est parfaitement vrai qu'une fois il s'est adressé au commandant égyp- tien pour le déterminer à mettre fin à des scènes de dévastation et de cruauté exécutées par l'armée égyp- tienne , mais sans entrer aucunement dans la question de savoir si les habitants du Liban avaient tort ou rai- son. La réponse fut que les insurgés eux-mêmes se livraient à ces cruautés. Toutefois , j'ai raison de croire que les remontrances du capitaine Napier n'ont pas été inutiles.

M. Hume demande qu'une copie de la convention soit déposée sur le bureau de la Chambre. Qu'une con-

96 SÉANCE

vention ait été faite, cela est certain; mais on sait que des pièces de cette nature ne sont complètes et obli- gatoires que quand les souverains contractants ont si- gné, et jusqu'à ce que les ratifications aient été échan- gées, nous ne pouvons publier cette convention. Or, ces ratifications ne sont pas encore échangées. Je ne doute nullement qu'elles ne doivent l'être , mais jusque- là, la publication de la convention ne serait pas con- forme aux usages établis.

M. Hume dit que nous abandonnons l'alliance de la France, et que nous nous embarquons dans une nou- velle sainte-alliance contre les libertés de l'Europe, et dans la poursuite d'intérêts contraires à ceux de l'An- eleterre , et utiles seulement à la Russie. Je donne la plus entière contradiction à l'opinion et aux con- clusions de M. Hume. Je nie qu'il y ait aucune dispo- sition de la part du Gouvernement de Sa Majesté à abandonner cette alliance ; cette union intime avec la France, à laquelle j"ai toujours attaché la plus grande importance, comme également liée aux intérêts des deux pays , et essentielle à la paix de l'Europe. Et bien que dans cette occasion particulière , le dissentiment entre la France et les autres Puissances ait été jusqu'à em- pêcher le Gouvernement français de s'associer à l'ar- rangement qui était l'objet de la convention, cepen- dant j'ai une confiance et une espérance bien fon- dées y que ce dissentiment temporaire ne sera pas de nature a influencer les sentiments modérés des deux pays y qu'il ne rompra point les traités fondés sur des intérêts durables et permanents , et qu'il ne peut mener à rien qui ressemble à un sentiment permanent d'iios-

DB LA CHAJIBRE DES COMMUNES. 97

tilité entre deux pays qui ont tant d'intérêts communs. Je dirai plus, et je suis heureux d'avoir l'occasion de le dire, parce qu'on *a assuré le contraire (Mouvement. Ecoutez!) : Rien n'a été caché à la France; aucun effort n'a manqué de notre part pour parvenir à un accord d'opinions. Nous avions négocié depuis un an avec la France sur le principe général du maintien de l'Empire turc sous la dynastie actuelle. Il n'y a jamais eu aucun différend sur ce point : le Gouvernement fran- çais l'avait établi de la façon la moins équivoque; et, au mois de juillet, il avait déclaré aux Puissances qu'il considérait ce principe comme indispensable au main- tien de la paix, et qu'il s'opposerait à toute combinai- son qui l'attaquerait.

Dans le discours du Trône, au commencement de cette année , la France a déclaré que « sa politique avait tou- jours été d'assurer l'intégrité de l'Empire ottoman dont l'existence est si essentielle au maintien de la paix gé- nérale. » Ainsi les grandes Puissances sont aussi d'ac- cord que M. Hume et moi sur ces principes généraux. 11 y a bien dissentiment sur la tendance des mesures destinées à atteindre ce but, mais ce sont des dissen- timents secondaires; les événements prouveront qui^ avait raison. Mais quand les États sont d'accord sur le principe fondamental , les mesures d'exécution ne peuvent amener une rupture entre eux.

M. Hume dit que notre politique ne tend qu'à affai- blir l'Empire turc. Comme nous voulons lui rendre la Syrie, je ne comprends pas comment c'est l'affaiblir. M. Hume au contraire veut laisser au Pacha la Syrie, ce qui le mènerait inévitablement à se déclarer indé-

" 7

98 SÉANCE

pendant. Si cela n'est pas un démembrement de l'Em- pire, qu'est-ce donc? Cette politique ne mènerait qu'à constituer un État indépendant hostile à la Porte. La Porte chercherait alors un secours étranger, et d'où viendrait-il? non de la France, non de l'Angleterre, selon la politique de M. Hume; il ne viendrait donc que de la Russie; et ainsi la politique de M. Hume pla- cerait inévitablement le Sultan sous l'influence de cette puissance dont M. Hume est si jaloux. Et l'on sait à quel prix protection est donnée par un Etat puissant à un État sans force.

Quant au traité d'Unkiar Skelessi , qui est exclusive- ment entre la Russie et la Porte, /é? Gouvernement russe nous a spontanément déclare j au commencement de la négociation y que^nous nous trompions sur les 'vues que nous lui supposions, et que si les autres Puissan- ces 'Voulaient substituera ce traité spécial un arran- gement qui donnerait a la Turquie cet appui que la Russie lui donnait au refus des autres Puissances y il s'engagerait à ne pas faire valoir son traité particu- lier. Ainsi, du moins, la politique du Gouvernement anglais, d'accord avec celle des autres pays, a mené immédiatement à la conclusion que le traité séparé en- tre la Russie et la Porte serait regardé comme non avenu.

Quand M. Hume dit que nous entrons dans une nou- velle Sainte-Alliance pour troubler la paix de l'Europe, il oublie que le traité n'a rieu de commun avec la pre- mière alliance, et que les parties contractantes ne sont seulement pas les mêmes. L'Angleterre n'a jamais fait partie de la Sainte-Alliance , et la France n'y était certes

DE LA. CHAMBRE DES COMMUNES. 99

pas étrangère. C'est le désir le plus vif et le vœu lo plus sincère des cinq Puissances, y compris la Turquie, d'obtenir l'accession de la France à la convention, et elles ont cru de leur devoir de faire tous les efforts possibles pour l'obtenir, parce que l'accession de la France donnerait une influence morale infinie à cette alliance, et qu'il serait alors plus facile d'exécuter les mesures jugées essentielles à la paix de l'Europe.

C'est avec le plus grand regret que nous nous som- mes vus dans l'impuissance d'obtenir le concours de la France; \na.hj'aila satisfaction de pouvoir annoncer que toutes les communications que nous avons reçues du Gouvernrment français depuis ce temps nous ont amenés à la plus forte conviction qu'il n'y a aucun fondement a ces impressions que l'on s'étudie soi- gneusement a répandre dans l'esprit public, ni à l'opinion que la France entretienne aucun sentiment hostile envers les Puissances engagées dans cette convention ; et j'ai la confiance et l'espoir, et la plus vive conviction que le dissentiment momentané qui existe n'aboutira à aucune interruption de la paix «t de l'amitié qui ont si longtemps existé entre les deux na- tions. (Écoutez! écoutez!) La France est une grande «t puissante nation. La France a de grands intérêts qui lui sont propres. La France est gouvernée par des hommes bien trop sages et trop éclairés pour vouloir capricieusement, et sans juste cause ni provocation, troubler la paix de l'Europe , et convertir en un théâtre de guerre le terrain que la France, comme l'Angleterre, a un si grand intérêt à maintenir pacifique. Si, en entrant dans la convention, nous eussions montré la

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plus légère ombre d'hostilité envers la France, qui eût pu être saisie par l'esprit le plus jaloux, ou qui pût être tournée en intention hostile en quelque façon , alors nous pourrions partager les appréhensions de (juelques personnes sur les conséquences. Mais, avec la confiance que nous avons de n'avoir pas eu dans l'idée le plus léger sentiment d'hostilité envers la France , nous avons aussi assez de confiance dans le Gouvernement éclairé de la France pour ne pas partager les craintes que l'on manifeste. Tout ce que je puis ajouter , c'est que je ne puis consentir à la motion de mon honorable ami M. Hume, parce que le traité n'est pas complet; mais que lorsqu'il sera ratifié, il sera porté devant le Parlement ; et alors j'ai la pleine con- fiance que, lorsque l'on verra le but auquel tendait le Gouvernement et les motifs qui dirigeaient sa con- duite, quand on connaîtra les moyens par lesquels il a cherché à parvenir à ce but, je pourrai convaincre, même M. Hume, que le Gouvernement n'a eu pour objet que les intérêts non-seulement de ce pays, mais de l'Europe en général; et que la conduite qu'il a cru devoir adopter était la mieux calculée pour empêcher que les malheureux événements qui ont eu lieu récem- ment dans le Levant ne devinssent un danger sérieux pour la paix générale de l'Europe.

M. Leader. Je ne ferai que quelques observations sur l'importante question soumise en ce moment à la Chambre. Tout homme qui a jeté les yeux sur les journaux français a nécessairement voir que la na- tion française se croyait trahie et insultée, et sur le point d'être sacrifiée aux autres grandes Puissances de

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l'Europe. Un tel sentiment, quelle qu'en soit d'ailleurs la source, ne peut que mener aux conséquences les plus dangereuses; car on ne saurait nier que c'est à l'union seule de la France et de l'Angleterre qu'on doit la paix de l'Europe. Quoiqu'on ait dit que rien en cette affaire n'avait été caché à la France , cependant je crois savoir que vers la fin de la négociation , il y a eu ce qu'on pourrait appeler un manque de cette courtoisie officielle généralement en usage dans ces sortes de né- gociations, et que la convention avait été signée sans que le représentant de la France en ce pays sût le jour de la signature. Je sais très-bien que lord Palraerston peut dire que la France n'ignorait pas que les négocia- tions avançaient, et qu'ainsi donc on n'a nullement cherché à lui rien cacher. Sans doute , puisque toutes les Puissances ont discuté l'affaire. Mais enfin les jour- naux français affirment que le traité a été signé sans offrir à l'autorité française en ce pays une occasion fa- vorable de se joindre au traité, ou de faire connaître ses motifs pour demander de nouveaux délais. Voici ce que je crois qu'on aurait faire : les représentants des quatre Puissances signataires de la convention auraient dire à l'ambassadeur de France à Londres : «Vous savez ce qui se fait ici depuis longtemps, vous connais- sez les négociations entamées , et tel jour notre inten- tion est de signer la convention. »

Les journaux français affirment qu'on n'a rien fait de semblable. C'est, me répondra-t-on, une pure affaire de forme dans des négociations de cette importance. C'est possible; mais on ne devrait pas oublier que mal- heureusement les Français sont très-chatouilleux sur.

lOa SÉANCE

le point d'honneur, ce dont certes je suis loin de Ie& blâmer. Aussi n'ont-ils pas manqué de regarder cette omission comme un affront fait à leur représentant en ce pays; et c'est à ce sentiment qu'il faut attribuer l'amertume du langage de leurs journaux. J'espère que tout eela n'est qu'une erreur, et que rien n'a été fait pour justifier ce sentiment , qui , grâce à l'influence de ces journaux, s'est rapidement répandu dans tous les rangs du peuple français. La France, en ce mo- ment, n'accuse ni la Russie, ni la Prusse, ni l'Au- triche ; elle n'accuse que l'Angleterre. Et pourquoi ? parce que la France s'imagine qu'il y a de la part de l'Angleterre dans tout ceci quelque chose comme une trahison , d'autant plus qu'après avoir vécu dix ans dans l'alliance la plus étroite avec la France, après avoir agi ensemble comme les nations les plus civili- sées de l'Europe, ayant les Gouvernements les plus éclairés et les plus libéraux, après avoir été unies par tous les liens et tous les intérêts, l'Angleterre aurait abandonné cette alliance pour aller se réunir dans cette négociation avec les Puissances les plus despotiques de l'Europe. Je ne prétends pas savoir quelles ont été dans tout ceci les intentions de lord Palmerston, quels avan- tages cette convention lui a fait entrevoir pour nous dans l'Orient; quant à moi, j'avoue que je ne connais pas d'avantage qui puisse compenser une rupture de l'Angleterre avec la France. Aussi, je regrette sincère- ment que cette affaire ait excité en France le moindre sentiment hostile contre nous; car je le déclare, non- seulement en mon nom , mais au nom du peuple an- glais, il n'existe pas en ce pays le moindre sentiment

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hostile contre la France. Bien loin de là, je crois que non-seulement le Gouvernement, mais tout le pays dé- sire sincèrement rester l'ami et l'allié de la France. Je crois que chaque jour on reconnaît en France et eu Angleterre , qu'il est de l'intérêt des deux pays de res- ter étroitement unis, que les deux nations commencent à mieux apprécier leurs bonnes qualités réciproques et à ne plus se choquer de la différence de leurs coutumes et de leurs manières. Non , la France n'a pas besoin d'être rassurée sur les sentiments d'un pays l'on veut si sincèrement son amitié , et j'espère bien que ces négociations ne sont pas un acheminement vers un changement dans la politique des deux nations. Un tel projet ne saurait entrer dans la tête du ministère ac- tuel , pas même dans la tête d'un ministère tory. T.a France serait-elle abandonnée par nous, parce qu'elle est trop libérale pour s'allier avec les Gouvernements despotiques? Non , jamais je ne le penserai!

J'aime donc à croire que lord Pahnerston va nous dire que jamais on n'a pu songer à faire un affront à la France, et que tous les soupçoiîs de trahison conçus^ en France disparaîtront promptement devant l'assu- rance que le gouvernement anglais n'a pas le moins du monde eu l'intention de se retirer de l'alliance française, et qu'au contraire il ne désire rien tant que de rentrer dans les meilleurs termes avec le peuple français.

Lord Palmerston. La Chambre me permettra peut- être, après ce que vient de dire M. Leader, d'ajouter encore un mot pour expliquer ce qui s'est passé.

M. Leader a exprimé l'espérance qu'il n'y avait

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point eu défaut de courtoisie ni dissimulation inju- rieuse envers la France dans le cours de ces négocia- tions. Voici exactement ce qu'on a fait. Pendant huit ou dix mois, à plusieurs reprises, on a dit à la France que les autres Puissances désiraient agir de concert avec elle pour cet objet; mais que s'il survenait une telle différence d'opinion , quant aux mesures à adopter, qu'il fût impossible à la France de s'associer avec les quatre autres Puissances, alors, et ce cas arrivant, la France ne devrait pas être surprise qu'elles agissent sans elle.

Eh bien, voilà ce qui a été déclaré à la France non- seulement une fois, mais plusieurs.

Pendant que les négociations se suivaient, il y a eu des projets et des contre-projets mis en avant entre la France et les autres puissances. L'une d'elle proposait un plan contre lequel la France a élevé les objections; il a été proposé un autre plan auquel l'Angleterre n'a point donné son assentiment. C'est alors que le Gou- vernement britannique a offert un parti moyen. La France n'a pas voulu non plus y adhérer; et alors, \ deux ou trois mois avant que la convention fût signée, 1 un arrangement distinct a été offert à la France; on \ a tracé les limites dans lesquelles marcheraient les quatre Puissances pour suivre la direction désirée par la France, et suivant lesquelles on demandait sa coopé- ration.

Après deux mois de réflexions et de délibérations, le Gouvernement français a déclaré son refus en exposant des raisons dans le détail desquelles il n'est point néces- saire d'entrer. Les quatre Puissances se sont donc dé-

DE LA. CHAMBRE DES COMMUNES. 105

terminées conformément à la déclaration faite d'abord à la France, à s'entendre pour mettre cet arrangement à exécution.

C'eût été sans contredit se départir de toutes les règles, si, après la détermination exprimée par la France, elles s'étaient retirées et avaient dit : « Qoique vous ne puissiez être partie dans cet arrangement , les quatre autres Puissances le compléteront sans vous.» Je n'hésite pas à le dire, un tel langage eût équivalu a une menace, c'eût été un procédé inconvenant de la part des autres Puissances, surtout après la détermina- tion à laquelle, après de mûres réflexions, le ministère français était arrivé.

J'ajouterai simplement que lors de la convention entre la France et l'Angleterre , relativement à la Bel- gique, cette convention n'a été communiquée au Gou- vernement belge qu'après sa ratification, tandis que, dans la circonstance actuelle , le traité a été ern^oyé à la France deux jours après sa signature.

M. Leader. Un mot d'explication : je n'ai pas pré- tendu que l'on ait fait quelque chose d'équivalent à une menace, mais je pense qu'il aurait fallu avertir le gou- vernment français que la convention serait signée un certain jour.

LETTRE SUR LA FLOTTE RUSSE,

ADRESSEE AU Momîng Herald.

Paris, 25 septembre 1840,

Je viens de lire, dans le Morning-Chronicle du 23 septembre, un article évidemment sorti de la plume de lord Palmerston. Cet article, médité pendant huit jours , contredit l'exposé des faits que je vous ai adressé dans une lettre qui a paru dans vos colonnes le 1 5 de ce mois.

L'auteur de cet article s'exprime ainsi : «M. Urquhart était en possession du traité du i5 juillet , car c'est par lui qu'il vint à la connaissance des journaux.» Cette assertion est fausse , et l'auteur de l'article savait qu'elle était fausse, 11 contredit ensuite ce que j'avais avancé , savoir : que le traité ne contenait aucune stipulation relativement au nombre des troupes, et que les alliés n'avaient aucun pouvoir pour faire retirer ces troupes. Et à l'appui de cette contradiction, il cite l'article du traité oîi il est dit que « lorsque Sa Hautesse ne jugera plus leur présence nécessaire, les troupes se retireront simultanément y et rentreront dans la mer Noire et dans la Méditerranée.» «Il est clair, ajoute l'auteur de cet article, que la coopération réglée par consentement mutuel doit précéder l'emploi des forces de la part du Sultan, et que les forces doivent se retirer simultané- ment. Pas un mot sur l'occupation de Constantinople par les Russes. »

LETTRE SUR LA FLOTTE RUSSE. 107

Cela ne confinne-t-il pas ce que j'ai avancé ? Il n'y a pas de stipulation, quant au nombre de troupes, et il dépend du Sultan d'exiger leur retraite; il ne dépend pas des alliés de considérer séparément ou de décider collectivement si elles seront rappelées. Le Sultan doit décider, décider au moment les troupes russes seront à Constantinople, quand les alliés doivent se retirer.

L'auteur de l'article cite alors le passage suivant do ma lettre : «Dans les traités précédents, qui excluaient les vaisseaux de guerre étrangers de la navigation des détroits au-dessus et au-dessous de Constantinople , il n'avait été fait mention que des Dardanelles seulement, et aucunement du Bosphore qui donnait accès aux vais- seaux de la Russie. Le traité actuel , qui stipule l'intro- duction d'une flotte russe à travers les Bosphores, stipule en même temps l'exclusion des vaisseaux do guerre du Bosphore aussi bien que les Dardanelles. Jl est évident , par conséquent , même d'après les termes du traité, que l'exclusion qui porte sur le Bosphore est nulle et non avenue; mais la stipulation qui défend lo passage des Dardanelles peut avoir été faite pour avoir un prétexte d'amener l'escadre russe de la Baltique dans le Levant.»

Il cite ensuite Tarticle 1 1 du traité de janvier 1 809, entre la Grande-Bretagne et la Porte, conçu comme suit :

«Comme il a été de tout temps défendu aux vaisseaux de guerre d'entrer dans le canal de Constantinople, savoir, dans le détroit des Dardanelles et dans celui do la mer Noire (Bosphore), et comme cette ancienne règle de l'Empire ottoman doit être de même observée

108 LETTRE SUR LA FLOTTE RUSSE.

dorénavant, en temps de paix, vis-à-vis de toute Puis- sance quelle qu'elle soit, la Cour britannique promet aussi de se conformer à ce principe. »

«Voilà donc, observe-t-il , quelles sont les connais- sances diplomatiques de M. Urquhart. m

Dans le traité de 1809, l'Angleterre stipule, pour elle-même, et, de son propre consentement, s'exclut elle-même du seul détroit par lequel elle puisse passer les Dardanelles.

Le traité d'Unkiar Skelessi est le traité auquel le cas actuel avait rapport; et ni dans ce traité, ni dans aucun autre, on ne trouvera stipulée l'exclusion des vaisseaux de la Russie ou leur admission , ou la ferme- ture des Dardanelles contre elle.

L'auteur continue : « Le traité d'Unkiar Skelessi donnait aux vaisseaux de guerre russes un privilège qui était réfusé a tous les autres. Mais la stipulation du traité du 1 5 juillet détruit virtuellement celle du traité d'Unkiar Skelessi, en reconnaissant l'ancienne exclusion du Bosphore et des Dardanelles de tous les vaisseaux de guerre étrangers. »

Le traité d'Unkiar Skelessi ne donnait aucun privi- lège aux vaisseaux de guerre russes. Le traité d'Un- kiar Skelessi ne fait aucun mention du Bosphore ; le traité d'Unkiar-Skelessi donne à la Russie la faculté ^obtenir de la Porte l'exclusion des vaisseaux des autres Puissances.

L'auteur continue encore : «Mais, dit M. Urquhart, comme s'il voulait tâter la France, la stipulation qui regarde le passage du Bosphore peut avoir été mise pour avoir prétexte d'amener l'escadre russe de la Bal-

LETTRE SUR LA FLOTTE RUSSE. 109

tique clans le Levant. ****** Si les alliés, en mettant à exécution le traité, rencontraient de la part d'une Puissance quelconque des hostilités injustifiables , nous supposons qu'on a peu de raison de douter que la coopération ne dût s'étendre à la méditerra.née, dans

LAQUELLE UNE FLOTTE RUSSE FERAIT SON APPARITION.

C'est un résultat sur lequel ceux à qui M. Urqhuart s'in- téresse, feraient bien de calculer. »

Voilà donc la réalisation de mes prévisions, voilà l'explication de ce système d'insultes dirigées contre la France, afin que le danger d'une collision pût fournir un prétexte pour l'événement annoncé maintenant pour la première fois, l'ouverture du Sund, pour laisser sor- tir cette force maritime russe jusqu'à présent l'appui secret du ministre pour être employée à protéger cette faiblesse de sa patrie, que dès longtemps il avait pré- parée , et à laquelle il met le comble aujourd'hui par la rupture de son alliance avec la France.

Voilà, certes, un résultat que la France et l'Angle- terre auraient prévoir à temps ; mais celui qui a pré- paré ce crime avait calculé que ni l'Angleterre ni la France ne s'apercevraient de ce résultat avant son ac- complissement. Et aujourd'hui, avec pleine sécurité, il indique lui-même avec mépris l'aveuglement des vic- times dont il ne craint pas plus en ce moment l'indi- gnation qu'il n'en a craint l'imprévoyance. Et comme , par un raffinement de cruauté dans son crime triom- phant, il choisit l'occasion de me répondre pour an- noncer cette catastrophe que, seul, j'avais prévue, que, seul, j'avais travaillé à arrêter; tandis que lui, seul.aussi, sur le même sol, travaillait à l'accomplir.

110 LETTRE SUR LA FLOTTE RUSSE.

Un protocole additionnel vient de paraître, répé- tant la déclaration que les cours alliées ne recherche- ront aucun avantage, soit territorial, soit commercial, soit de toute autre nature.

Cette déclaration fut d'abord faite dans le traité du 6 juillet 1827, pour la pacification de l'Orient, traité qui a amené treize années de convulsions, la ba- taille de Navarin , la guerre de Turquie, le traité d'An- drinople, traité par lequel des provinces entières furent arrachées à la Turquie, les bouches du Danube et la cote méridionale de la mer Noire , et les montagnes de l'Arménie livrées à la Russie ; et cette longue suite de conquêtes diplomatiques sur la Turquie et sur l'Eu- rope, vient aboutir au traité du 1 5 juillet.

J'ai appris aujourd'hui qu'en i83o des négocia- tions avaient eu lieu entre la France et la Russie, et qu'après un échange de quatorze notes on avait ar- rêté les conditions d'après lesquelles la Russie, avec le consentement de la France , aurait ajouté Constanti- nople à son empire , non par un choc ou par la guerre, mais par une succession de traités. Cet arrangement fut brisé par la révolution de Juillet. La Russie a changé d'instruments. Elle n'a pas de concessions à faire à l'am- bition d'une nation, et maintenant , au moyen du con- cours dans lequel elle a forcément entraîné un seul ministre , elle obtient Constantinople. Et quel avenir se présente à nos yeux? Une guerre européenne de vingt ans , s'il faut un si long temps pour accomplir l'œuvre de la destruction ; et alors nous aurons la paix imposée par la lance du Cosaque , et les Baskirs cam- peront sur nos ruines.

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LETTRE SUR LA FLOTTE RUSSE. 111

Demain le Cabinet de Londres s'assemble pour sanc- tionner le passage de la flotte russe de la Baltique dans la Méditerranée, et l'article auquel je réponds a été écrit pour annoncer cet événement et pour y préparer. Lord Palmerston , dans une circonstance précédente , a assuré ses collègues, afin d'obtenir leurs concours à ce traité, que la France se soumettrait. Pressé à une autre époque de prendre des mesures décisives touchant la Hotte de la Baltique, il répondit qu'elle était arrêtée par les glaces pendant un tiers de l'année. Demain il dira à ses collègues que le danger d'une collision entre la France et l'Angleterre est prochain , et que par con- séquent la présence d'un contingent russe sur le lieu de l'action serait une précaution sage et prudente. Ses collègues lui opposeront ou pourront lui opposer le langage pacifique de la France, la note de M. Guizot, et demanderont de retarder au moins la mesure jusqu'à ce qu'il survienne un danger plus évident. Lord Pal- merston répondra que la flotte de la Baltique se trouvant enfermée pendant la saison qui va venir, il serait pru- dent de l'amener dans l'Océan, en effet elle ne sera pas plus dangereuse que elle est maintenant.

Ainsi donc, lord Palmerston se donne une double force par la note de M. Guizot et par les armements de M. Thiers. La soumission de la France, prouvée par la note, subjugue ses collègues; la résistance de la France, annoncée par ses armements, justifie l'ouverture du Sund. Au moment cette longue ligne de batteries flottantes déferlera dans l'Océan du nord, le canon qui ébranlera les murs d'Elseneur annoncera au monde que le trident d'Albion a été déposé à coté de la lance

112 LETTRE SUR LA. FLOTTE RUSSE.

brisée de la Pologne; que la Russie est maîtresse de rOcéan, dont le sceptre est désormais arraché à la Grande-Bretagne; que la Grande-Bretagne a été sou- mise , non par la guerre , mais dans la paix ; qu'elle n'a pas même été soumise, qu'elle a été cédée, sans chamj) de bataille , ni échafaud ; mais nous aurons des champs de bataille et des échafauds, des champs de bataille ensanglantés par des gladiateurs; et des échafauds pour les patriotes.

Mais vous attendez encore autre chose de la protec- tion de cette flotte. Qu'elle entre dans la Méditerranée, et vous verrez alors le peuple français, exaspéré par votre trahison, se servir de la Russie^ même à ses propres dépens, pour satisfaire sa vengeance, et se jeter dans les bras d'une alliance russe; cette flotte, placée pour tenir en équilibre les haines interna- tionales, portant l'alarme tantôt ici, tantôt là, jusqu'à ce que l'animosité mutuelle soit à son plus haut point, et que la Russie puisse donner avec sécurité le signal de la destruction de la France et de l'Angleterre , l'une par l'autre.

Quelle sera alors l'attitude de l'homme qui vous a placés dans cette position? Vous l'avez déjà vu, seul, sans parti , sans ami , contrôler la volonté d'un Cabinet, réduire au silence la voix d'un Sénat; vous avez vu ce Cabinet assumer sur lui la responsabilité des actes de ce ministre , et le Sénat se soumet à l'accomplissement de sa volonté; seul, vous l'avez vu, d'un coup et inopi- nément, séparer l'Angleterre de la France, et la jeter aux pieds de la Russie. Et cela , il l'osa et le fit pendant que la flotte russe était tenue en réserve et cachée dans

LETTRE SUR LA. FLOTTE RUSSE. 113

les brouillards lointains de la Baltique. Cette flotte russe, une fois dans l'Océan, son union avec une flotte anglaise ne dépendra-t-elle pas du maintien de lord Palmerston au pouvoir? Et qui alors osera s'opposer à ce qu'il aura résolu? qui osera refuser ce qu'il lui plaira de livrer? Si la chute de l'Angleterre ne vous émeut pas, pensez du moins à ia liberté menacée; quiconque a des motifs de craindre doit se hâter. Le Parlement lui-même, s'il était assemblé, s'ébranlerait à cette heure.

Si§,nè: David URQUHART.

FIN.

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DG 266 .5 U8

Urquhart, David La crise

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