LA DICTION FRANÇAISE
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&EOR&ES LE ROY
DE LA COMÉDIE-FRANÇAISE PROFESSEUR LIBRE DE DICTION DANS PLUSIEURS LYCÉES ET COLLÈGES DE PARIS
LA DICTION FRANÇAISE
PAR LES TEXTES
PARIS
LIBRAIRIE CLASSIQUE PAUL DELAPLANE
48, RUE MONSIEUR-I.E-PKINCE, 48
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INTRODUCTION
L'ouvrage que nous publions aujourd'hui n aurait lyrobahlement jamais vu le jour si Vétudc de la diction n'avait été introduite tout récemment ^ à titre faculta- tif, dans plusieurs lycées et collèges de Paris. Il a été fait pour V enseignement : ce sont les élèves eux- ?némes gui nous Vont demandé.
Ils ont compris que s'il est indispensable pour tout homme désireux de bien parler — ou., à plus forte raison, obligé à parler quotidiennement en public — de con- naître les règles fondamentales de la parole, il ne lui est pas moins nécessaire de s'exercer sur des textes appropriés, accompagnés de courtes notes directrices.
Qu'il nous soit donc permis d'offrir ce livre à VEnsei- gnonent, sous les auspices de 31. le Recteur de l'Aca- démie de Paris d'abord, dont la haute bienveillance nous a ouvert les portes des lycées , à MM. les Proviseurs dont nous n'oublierons jamais l'aimable accueil et la généreuse initiative: à MM. les Pro- fesseurs qui^ tous convaincus de la nécessité de cet enseignement nouveau, ont bien voulu en favoriser le développement.
Est-ce à dire que ce livre soit exclusivement destiné cifi' Enseignement ? Non. Loin de là. Nombreuses sont, en effet, les personnes qui ont souffert, leurs études terminées, de la lacune que nous essayons de combler. Aussi les jeunes avocats, les politiciens, les conféren-
VI INTRODUCTION.
ciers, les professeurs et les prédicateurs — comme les gens du inonde — trouveront-ils da7is ce nouvel ouvrage une série d'exercices gradués qui leur permettront d'affronter et de vaincre rapidement les priîicipales difficultés de l'expression orale.
Pour préciser Vesprit dans lequel nous avons com- posé cet ouvrage, que Von nous permette de reproduire la conférence faite récemment par nous dans plusieiws lycées de Paris (1).
Messieurs,
Une chose m'a toujours frappé : c'est la disproportion entre le temps que le jeune Français dépense pour apprendre à écrire et celui qu'il sacrifie pour apprendre à parler.
Aussi depuis longtemps je caresse le rêve de vous entre- tenir. Et de quoi vais-je vous entretenir? Je serais très curieux de vous poser cette question et d'entendre votre réponse. Mais n'anticipons pas; c'est moi seul qui suis sur la sellette aujour- d'hui. Une autre fois ce sera votre tour.
11 est probable que, du reste, vous me répondriez ceci : « Vous venez pour nous apprendre à déclamer. »
A déclamer, Messieurs ! Rayez cet horrible mot de votre vocabulaire. 11 est français, je le sais; son étymologie est claire, et déjà la langue latine l'employait. On l'a conservé en français puisque le Conservatoire s'appelle toujours « Conservatoire national de musique et de déclamation ». Mais ce mot est dangereux et il a pris de nos jours un sens nettement défavorable. Nous le remplacerons donc par « diction » signifiant « étude des règles concernant la parole ».
(1) Lycée Lakanal ^14 nov. 1910) ; Collège Rolliu (16 nov.) ; Lycées Charlenia- gne (21 nov.); Carnol (30 nov.); Michelet(l«f déc.) ; Saint-Louis (6 d«c.); Condor- cet (10 déc).
INTRODUCTION. VII
Il suffit de s'entendre sur les mots, n'est-ce-pas? Les études auxquelles vous êtes conviés aujourd'hui seront donc des études de diction dans lesquelles vous apprendrez surtout à ne pas déclamer. Et lorsque je vous dirai:» x\lonsieur, vous déclamez ! » il ne faudra pas croire que ce soit un compli- ment.
Il s'agit donc pour vows d'apprendre à dire, d'apprendre à parler.
« Mais — allez-vous m'interrompre — nous savons parler ; et depuis pas mal de temps : on nous a même dit quelquefois que nous parlions trop ! »
Je ne vous réponds pas tout de suite, et je vais vous exposer d'abord les grandes lignes de cette causerie, car ainsi que tout rhétoricien qui se respecte, j'ai préparé un plan en bonne et due forme pour cette petite dissertation orale.
Ces grandes lignes, les voici :
1° Est-ce utile d'apprendre à parler?
2° Parle-t-on bien actuellement ?
3° Pourquoi?
4° Enfin : Quels remèdes ou améliorations faut-il adopter ?
Vous connaissez tous l'histoire des débuts de Démosthène dans l'art oratoire. Vous savez qu'après n'avoir obtenu qu'un succès médiocre dans sa défense contre ses tuteurs qui avaient dilapidé sa fortune, il se vit obligé de lutter contre l'insuffi- sance des moyens que lui avait donnés la nature ; vous savez qu'il suivit les leçons de Facteur Satyros et que, sur le conseil de celui-ci, il entreprit une lutte acharnée contre ses défauts, s'emplissant la bouche de cailloux, s'entraînant à dominer par sa voix le bruit des vagues, s'enfermant des mois entiers dans une cave, un côté de la tête rasé pour se défendre lui- môme contre les désirs de promenades et contre les distrac- tions.
Tout cela est connu au point que les plus ignorants de la littérature grecque le savent ; et si je retrace ce fait, c'est pour me retrancher derrière l'opinion autorisée du célèbre
VIII INTRODUCTION.
orateur athénien, qui, vous le voyez, était d'avis qu'on peut apprendre à parler.
11 ne faut pas croire que les Grecs aient traité à la légère toutes ces questions. Ils ont été beaucoup plus loin que nous, même scientifiquement, en tout ce qui concerne le théâtre, la parole, la musique. Un exemple : ils employaient jusqu'à 1.620 caractères pour la notation musicale ; et nul doute qu'il n'y ait eu pareille méthode et pareille abondance en ce qu concernait l'art de la parole dans ces fameuses écoles des rhéteurs, des sophistes et des philosophes qui ont conquis le monde romain après la Grèce et l'Orient, et où l'on n'apprenait pas seulement à penser mais aussi à s'exprimer. Les Grecs avaient certainement des grammaires de diction et de main- tien puisqu'ils disaient : « Faire un solécisme avec le bras ». Oui, Messieurs, on était mille fois plus exigeant pour l'orateur antique que pour l'orateur moderne. N'est-ce pas encore Démosthène qui se fit huer par le peuple athénien, parce qu'il avait déplacé l'accent d'un mot? Il est certain qu'un code sévère a existé en Grèce. Il ne nous en est malheureuse- ment rien parvenu; il faut signaler cependant un traité de Glaucos sur le geste et quelques mots d'Aristote à la fin de la PolUiquc.
Vous savez aussi que les jeunes Romains allèrent en Grèce apprendre à parler; que quelques orateurs, Crassus par exemple, plaçaient derrière eux un esclave flûtiste, diapason humain, chargé de leur redonner le ton normal quand la passion les en avait écartés. Je vous rappelle simplement les divers traités de Cicéron sur l'orateur où se trouvent plu- sieurs indications sur l'art de la diction.
Navez-vous pas été frappés également de l'amitié qu'ont souvent eue pour les comédiens les hommes obligés k parler ou à paraître en public? Démosthène fut très lié avec Satyros; Cicéron avec Roscius et ^sopus; Napoléon avec Talma; et tout près de nous, combien d'autres !
Qui sait même s'il ne faut pas voir dans les préoccupations d'élégance, de correction, de tenue qu'avait Louis XIV une des raisons — instinctives peut-être — de sa prédilection pour
INTRODUCTION. IX
les comédiens, gens si mal considérés alors qu'ils étaient mis au ban de la société.
J'ai encore à vous citer les excellents conseils donnés dans Hamlet aux acteurs, le passage analogue qu'on trouve dans l Impromptu de Versailles, le second Dialogue sur Véloquence de l^énelon ; enfin les curieuses et précises indications de phonétique que donne le professeur de philosophie à M. Jour- dain dans le Bourgeois gentilhunrme.
Tout cela pour vous dire que les gens les plus compétents, dans tous les temps et tous l^s pays, ont toujours été préoc- cupés par la question qui nous intéresse ; et leurs opinions sont bien faites pour vous confirmer dans cette idée qu'il faut savoir parler, et par conséquent s'y exercer.
Cela ne fait aucun doute, n'est-ce pas, quand il s'agit de ceux qui se destinent à la parole publique.
On m'a lait plusieurs lois cette objection : « Apprendre la diction à un futur acteur, très bien ! il exprime la pensée dun autie ; mais c'est si simple de parler quand on exprime sa pensée à soi ! » Cette objection, j'en ferai bon marché : vous êtes trop avisés pour ne pas comprendre qu'un avocat ne peut pas du jour au lendemain se présenter à la barre ; qu'un homme politique aura dû s'exercer de longue date avant d'aborder la tribune publique ; qu'un orateur quel qu'il soit, un conférencier, un professeur, un prédicateur, éprouvera d'amers déboires si, se fiant à ses heureuses dispositions, il aborde sans préparation les difficultés qu'oq trouve à parler devant un nombreux auditoire. Et puis, croyez-moi, la dif- ficulté est égale à être Y interprète d' autrui ou à être son propre interprète.
C'est si vrai que beaucoup font comme ce député dont parle Frédéric Soulié et qui passait toute sa journée, pour s'exercer à avoir de l'éloquence, à déclamer devant une grande glace, posée en face d'une petite tribune qu'il avait fait faire.
Allez-vous me dire : u Je ne me destine pas à la parole publique ! » Vous êtes bien hardis d'affirmer cela. La vie vous montrera vite, en effet, que des nécessités de toutes sortes nous font dévier le plus souvent de la voie pour laquelle
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nous aurions le plus de préférences ou le plus d aptitudes, et que l'on ne fait presque jamais ce que l'on voulait faire.
Et d'ailleurs, de quel côté vous orientez- vous? « Moi, mon- sieur, je veux entrer dans la finance. » Dans la finance ? Mais il vous faudra prendre la parole dans des conseils d'adminis- tration, présider des assemblées d'actionnaires, discuter, pré- senter des rapports. « Oh! moi, c'est vers les affaires que je me dirige : je serai industriel, usinier; quel rapport pept-il y avoir entre une usine et la diction ? » Eh bien, allez con- sulter un usinier et demandez-lui combien de fois par an il lui serait utile de prendre la parole, ne serait-ce que pour discuter avec ses ouvriers et employés certaines de leurs revendi- cations, et prendre mieux contact avec eux. Quel avantage dans ces circonstances-là d'être un beau parleur!
« Moi, je veux faire ma médecine ». Mais ne savez-vous pas que si vous voulez être autre chose qu'un simple praticien, il vous faudra présenter des rapports aux académies sur vos recherches ou sur vos découvertes, exposer dans les congrès les avantages de votre spécialité.
Enfin j'admets que pour m'échapper vous vous réfugiiez dans le Sahara ou au pôle Nord et que vous me jetiez à la figure cette apostrophe : « Moi, monsieur, je veux être explorateur comme Nansen et Charcot;qu'avez-vous à répondre à cela ? » Ce que j'ai à répondre? Que tous les explorateurs — ayant plus ou moins découvert le pôle Nord — sont tiraillés de tous côtés par des quémandeurs de conférences.
Et ce n'est pas seulement votre état, votre profession, qui vous obligera à parler ; mais vous faites partie d'un club, d'une société : voici les réunions, les rapports, les discussions, les banquets ; ou bien vous accompagnez un ami intime à sa dernière demeure. Enfin, c'est en mainte et mainte occasion que les conventions sociales vous imposeront la parole. J'admets cependant que vous rejetiez cet axiome et que vous preniez la solennelle résolution envers et contre tous de ne jamais ouvrir la bouche publiquement. Il restera toujours le langage courant qui a fort à gagner à l'étude de la diction ; et je vais vous résumer en quelques mots l'agrément et l'utilité qu'il y
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a à être non pas un brillant causeur, car ce serait toucher le domaine du style et des idées qui ne me concerne pas, mais un causeur... comment dirai-je? mettons un causeur dis- tingué.
Tout d'abord, voici un argument qui n'a pas grande portée mais qui est pour vous tout ce qu'il y a de plus ad hominem. Je suis certain qu'une dizaine de fois par an, en moyenne, on vous adresse entre la poire et le café ces mots aimables : « Cher monsieur, vous qui vivez continuellement dans le commerce de nos grands littérateurs classiques ou romantiques, dites- nous donc quelque chose ; vous avez bien dans votre mémoire de bons fragments de nos meilleurs poètes ou prosateurs, qui sait? peut-être d'excellentes séries d'alexandrins rimes par votre plume? » Mais, manque d'exercice, manque d'habitude, faute de confiance en vos propres ailes, vous vous faites prier longtemps, ou bien vous présentez votre morceau dans de déplorables conditions. Il ne s'agit évidemment pas de vous apprendre ici à tenir un rôle dans des comédies de salon ; mais vous sentez qu'il y a, dans le cas que je vous signale, une lacune à combler, surtout que c'est par de tels détails bien souvent — à tort, j'en conviens — que l'on juge la formation de votre esprit et votre valeur intellectuelle.
Mais abordons des conceptions plus hautes : Paulo majora canamus ! Vous savez ce qu'est la sympathie. Vous en res- sentez et vous en inspirez, j'en suis sûr. Bien souvent on ne sait à quoi attribuer cette sympathie. Certains vont même jusqu'à dire qu'elle tient à des causes mystérieuses. Sans combattre ni approuver cette théorie, je soutiens — et vous ne me contredirez pas — que dans la majorité des cas elle tient à des causes physiques, telles que la physionomie, l'allure, le maintien et surtout à ce qu'on dit et à la façon dont on le dit : quatre-vingt-dix-neuf fois sur cent, un causeur dis- tingué est sympathique. Or, quand on sent autour de soi une atmosphère de sympathie, on prend confiance, et vous ne/ pouvez vous imaginer jusqu'où conduit la confiance en soi/ de là naît l'audace, à qui sourit la fortune, vous le savez. / ne veux pas m'engager dans des développements sur la s/
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XII INTRODUCTION.
pathie, l'audace et la confiance en soi. Vous voyez tout de suite de quelle importance elles sont, par exemple, pour les examens oraux, où Ton voit souvent échouer d'excellents élèves faute d'un peu d'aplomb, alors que de moins bons, « ayant la langue bien pendue », s'en tirent à peu près.
Pour résumer, la sympathie que fait éprouver un langage distingué conduit aux succès, à tous les succès, à tous, Mes- sieurs.
Enfin, par amour-propre, on doit tenir à bien parler : par amour-propre personnel, et par amour-propre national.
Amour-propre personnel? Mon Dieu, on rougirait jusqu'au bout des ongles de commettre une faute doithographe ; et l'on accumule dans un discours dfs centaines de fautes de langage sans ressentir ni exciter dans son auditoire la moindre gène, tant ces délits sont chose commune. Le langage fait pour ainsi dire partie de la mise; et de même que, à tort bien sou- vent, on juge les gens sur leur mise et sur leur mine, de môme on les juge sur la façon dont ils parlent.
L'amour-propre nous pousse à nous habiller correctement; parlons donc aussi correctement. Du reste, c'est bien un peu aussi pour se plaire à soi-même que l'on soigne sa mise, et ne croyez-vous pas que ce soit un plaisir personnel bien permis que d'être satisfait de son orthographe et de son langage?
Amour-propre national? En France nous sommes toujours très sensibles à ce point de vue, comme dans tous les pays latins du reste, et nous aimons passionnément lout ce qui est français. Pourquoi, dès lors, ne pas cultiver avec un soin jaloux cette langue qui est pour ainsi dire la concrétisation de la France, et le principal véhicule de notre prestige et de notre influence à l'étranger ?
Le caractère distinctif de notre race, pai'tant de notre langue, est la netteté. C'est si vrai que pendant fort long- temps le français fut de rigueur pour tous les actes diplo- matiques ; et que, de nos jours, c'est encore le langage pré- féré des cours et des chancelleries. Or cette netteté tient à la correction ; et nous, qui avons en mains un outil merveil- leux, capable de saisir les nuances les plus subtiles des
INTRODUCTION. XIII
idées, d'envelopper de clarté les pensées les plus profondes, nous nous laisserions aller à prendre cet outil, à l'ébrécher, à en bosseler les fines arêtes? Ne commettons pas ce crime, par amour-propre national.
.le crois en avoir assez dit sur les avantages et la nécessité qu'il y a à bien parler. 11 faut maintenant nous poser cette question : u Comment parle-t-on? » Pour nous en rendre compte nous allons passer en revue successivement quelques- unes des branches où nous avons vu qu'il était indispensable ou utile de bien parler.
Auparavant il nous faut déclarer que notre race plus que toute autre a le don et le goût de la parole. Le désir de plaire, d'être aimable, sociable — qui est évidemment une de ses caractéristiques — la pousse à cultiver toutes les res- sources du langage qui est le plus puissant moyen de séduc- tion. Nous tenons aussi ce don de la parole d'un double héritage. 11 nous a été apporté par le sang gaulois et le sang romain qui se sont mêlés dans nos veines. V' ous savez que nos ancêtres chevelus excellaient surtout en deux choses, au dire des auteurs latins : la guerre et l'éloquence, argute loqui, et je n'ai pas à vous rappeler quels furent à Rome l'impor- tance et l'éclat de la parole publique.
Hélas! cet héritage, il faut bien le dire, nous sommes en train de le dilapider. On parle beaucoup, depuis quelque temps, de la crise du français; on ne sait plus composer. Le distingué doyen de la Faculté des lettres de Paris s'est élevé dernièrement contre les exagérations des pessimistes sur ce point; mais il n'était certainement pas dans son idée de dire que nous gardons dans nos œuvres modernes, quelles qu'elles soient, l'harmonieuse beauté de lignevS et l'inflexible rigueur de plan qui étaient de règle jadis.
Eh bien, il existe parallèlement une crise du langage. C'est si vrai que cet art de dire, dont nous venons de voir l'extraor- dinaire importance, est ignoré même par l'élite, et je ne parle
XIV INTRODUCTION.
pas des raffinements, mais de ce qu'il y a de plus simple.
Pénétrons d'abord dans les différentes salles du Palais de Justice que l'on est peut-être tenté de croire le temple de l'éloquence et du bien dire. Voici ce que nous trou- vons : Ici c'est un avocat plein de bonnes intentions : il est tout tremblant ; sa voix faible, soutenue par un souffle léger, léger, ne parvient pas jusqu'à l'oreille des juges qui, après quelques minutes d'efforts, se résignent à ne pas entendre, voire à ne plus écouter. Là, au contraire, un défen- seur à l'organe vigoureux déclame avec puissance et niaiserie, fait trembler les murailles et développe, avec force coups de poing et gestes anormaux, des arguments qui méritent certainement une expression moins grotesque.
A côté, voici un arrière-neveu des victimes que Racine exécuta par l'organe de l'Intimé (1). Tant il possède de convic- tion, sa voix qui s'est perchée dans le plus aigu des registres se refuse obstinément à en descendre. En vain les juges, en vain son adversaire, en vain son client demandent grâce pour leurs oreilles déchirées ! Rien ne l'arrête. Il monte, il monte toujours, et quand sa voix ne peut plus s'élever, il se hausse sur la pointe des pieds, il tend vers le ciel des bras qui semblent vouloir atteindre on ne sait quelle palme d'or, et l'oiateur ne rapporte, en les abaissant enfin, que l'enrouement et le ridicule, entraînant dans sa déconfiture les intérêts de son client.
Et l'on s'étonne de ce que le Palais est peuplé de tant d'avocats sans causes ; qu'au contraire les défenseurs élo- quents et habiles accaparent tous les procès importants!
Passons au Palais-Bourbon. Nous avons certainement une bonne pléiade de représentants qui savent s'acquitter hono- rablement, brillamment même, de leur rôle à la tribune. C'est à ceux-là que vont en général les honneurs, les distinc- tions et les portefeuilles. Mais à côté de ces orateurs que de déplorables infériorités ! Il est vraiment pénible pour 'auditeur admis aux séances du Palais-Bourbon d'avoir à
Les Plaideurs, acte III, scène m.
INTRODUCTION. XV
subir parfois pendant plus d'une heure le terne monologue ou Findigeste lecture de certains de nos honorables. Il en est quelques-uns qui ont le don de provoquer, par leur appari- tion à la tribune, le vide absolu — ou presque — dans la salle. D'autres ne sont entendus que par une partie, parfois bien restreinte, de l'auditoire, et ce n'est pas toujours, croyez-le bien, par faiblesse d'organe. Vous comprenez le dommage qui doit en résulter et pour l'orateur lui-même, et pour les intérêts des électeurs, du pays qu'il a l'intention de soutenir !
Dans toutes les autres professions ou états qui ont pour base la parole publique, mêmes lacunes, même ignorance des règles élémentaires de la diction, mêmes fautes gros- sières contre la langue. Votre expérience personnelle vous a déjà appris quel est le niveau moyen de nos ora- teurs.
Et alors, quand il s'agit d'orateurs par occasion — je ne dis pas « d'occasion » — nous touchons au lamentable. Du reste je passe rapidement, car vous connaissez ou vous imaginez facilement ce que sont ces fameux comptes rendus, ces rap- ports, ces discussions dans les conseils d'administration ou autres, et ici la question intéresse les financiers, industriels, usiniers, médecins, etc.
Mais l'aventure a pu vous arriver à vous-mêmes. Gomme il est gênant, n'est-ce pas, le « Monsieur, dites-nous donc quelque chose »! Je le sais par expérience. Je sais aussi la façon pitoyable dont je me tirais de l'aventure, et quelles réflexions désagréables pour mon honneur littéraire j'avais à essuyer en l'entrant dans ma famille.
Enfin un point qui mériterait d'être développé davantage, si je ne craignais de trop m'étendre et si vous n'étiez d'ail- leurs aussi bien fixés que moi à son sujet, c'est celui des examens oraux. Quel livre à écrire que celui qui aurait pour titre : « De la diction dans les examens oraux »! Quels curieux, pittoresques, et lamentables exemples on aurait à enregistrer et aussi, en guise de morale, quelles fâcheuses et parfois terribles conséquences î
XVI INTRODUCTION.
« Mais, allez-vous me dire, vous nous faites là, Monsieur^ un tableau bien noir. Tout le monde parle donc déplora- blement en France? » Non ! il y a fort heureusement d'hono- rables exceptions; et je les enregistre avec d'autant plus de plaisir qu'elles confirment la règle que je vous expose : « Il faut apprendre la diction », puisque ceux qui parlent bien l'ont apprise.
Comme les orateurs que nous venons de voir à l'œuvre — et dans quelles déplorables conditions î — auraient gagné à cette étude! Et concluons que si l'on parle médiocrement aujourd'hui, c'est que l'on ne s'exerce pas comme il convien- drait de le faire. Je ne suis pas le premier à m'en plaindre. Got, dont le nom ne vous est pas inconnu, qui a été une des plus grandes gloires de la Comédie-Française, et qui occupa une chaire de diction à l'École normale supérieure, écrivait en 1880, en parlant de la diction : « Un art si invraisem- blablement ignoré jusqu'ici ».
Et avant lui déjà, vers 1860, des journalistes, des membres de l'Enseignement ou de l'Institut déploraient l'absence de cet enseignement dans l'école, et le réclamaient.
Il y eut indiscutablement vers cette époque un élan très heureux vers un progrès que beaucoup jugeaient nécessaire, et l'on imprima souvent d'excellents arguments. Beaucoup plus récemment, Ernest Legouvé, délicieux lecteur, qui lui aussi avait gardé de nombreuses relations au théâtre, fit paraître deux charmants volumes dont je vous recommande la lecture en passant : VArt de Dire et l'Art de la Lecture.
11 fut du reste chargé, ainsi que Got dont je vous ai cité le nom déjà, de faire un cours de diction à l'École normale supérieure. Et nombreux sont les anciens normaliens, devenus professeurs ou proviseurs, qui pourront vous dire quelle utilité et quel agrément ils ont retirés de cet enseignement. Cette introduction de l'art de bien dire dans les études des futurs maîtres de l'Enseignement secondaire n'est-elle pas assez éloquente ?
INTRODUCTION. XVIï
Malheureusement, si quelques privilégiés purent bénéficier des leçons de Legouvé et de Got, les choses n'avancèrent pourtant pas sensiblement au point de vue des résultats pratiques. C'est que cette étude doit être faite au lycée même où sont réunis les futurs normaliens et autres agrégés, les avocats, hommes politiques, diplomates, orateurs et confé- renciers de demain. C'est qu'aussi — à mon sens — ces résultats pratiques ne peuvent se produire que si les notions indispensables touchant l'étude qui nous intéresse sont connues des élèves au moment même où ils se forment et prennent leurs habitudes.
Je m'explique : quel est, à proprement parler, le rôle de tous vos maîtres, qui, avec tant de compétence et de dévouement, dirigent vos études? Est-ce uniquement de vous faire con- naître toutes les matières inscrites à vos programmes d'exa- mens ?
Évidemment c'est un de leurs buts. Mâ^s ils ont aussi des vues plus hautes : ils veulent que le jour où voiïs serez livrés à vous-mêmes, et où il vous faudra comprendre, juger, goûter, sentir, agir sans le secours de personne, vous ayez à votre disposition immédiate toutes les ressources de vos facultés développées. Et quand, plus tard, vous relirez, par exemple, une page de tel auteur, qui peut-être encore aujourd'hui vous semble surtout un encombrant prétexte à de fâcheux devoirs et à des leçons trop longues, vous serez émerveillés de l'aimer et de vous plaire infiniment en sa compagnie. C'est qu'entre le moment dont je vous parle et celui où vous êtes, votre intelligence, votre imagination, votre sensibilité, votre goût se seront aiguisés à votre insu. Alors, vous vous souviendrez de vos maîtres, et les joies que vous éprouverez seront leur plus belle et leur véritable récompense.
Le lycée vous donne des connaissances, sans doute ; mais il vous donne surtout des instruments précieux, des armes, que vous possédiez avant d'y entrer, c'est bien évident, mais dont vous n'auriez jamais connu le prix si l'on ne vous avait aidés à vous en servir. Or, comparez-vous, s'il vous plaît, à des jeunes gens moins heureux qui, livrés à eux-mêmes dan,*^
XVIII INTRODUCTION.
les premières années de leur vie, n'ayant pu recevoir tout jeunes une formation véritable, en éprouvent pourtant le besoin, et se décident à commencer leurs études à Fàge où vous aurez fini les vôtres. Déjà leurs habitudes seront prises, et malgré leur bonne volonté, leur travail, ils ne parviendront jamais à posséder la culture souple, facile, naturelle et comme inconsciente qui est la vôtre. Il vous semble tout simple, n'est-ce pas, d'écrire les mots avec leur orthographe exacte. Eh bien, j'ai connu un homme extrêmement intel- ligent, très artiste, auteur même de quelques ouvrages littéraires, et incapable d'écrire une lettre de deux pages sans l'agrémenter d'une dizaine de fautes d'orthographe. 11 avait appris sa grammaire à trente ans 1
Et ceci me ramène à la question qui nous occupe : toutes les personnes pour qui l'étude de la diction est aussi impor- tante que celle de la grammaire pour un bachelier, com- mencent à l'étudier à trente ans, si tant est qu'ils l'étudient jamais. Voilà ce qui nous explique pourquoi tant d'avocats, de lecteurs ou d'orateurs lisent ou parlent mal. Ils ont appris leur« grammaire » beaucoup trop tard.
Et j'irai jusqu'à dire que le manque de formation dans l'art de la parole est plus dangereux encore que dans l'art d'écrire. Songez que dès vos premières années vous parliez, alors que vous ne pensiez encore en aucune façon à vos futures rédac- tions ou dissertations. Dès vos classes les plus élémentaires, vous avez récité des leçons. Et réciter une leçon, n'est-ce pas déjà parler^ en public?
Eh bien, comment, depuis dix ans que vous vous habituez à parler en public, comment vous y étes-vous pris? Bien que je n'aie jamais eu le plaisir de vous entendre, je crains bien de le savoii'. C'est que je m'entends moi-même quand j'étais à votre place :
Ab ! Madame les Grecs \ si j'en crois leurs alarmes Vous donneront bientôt [ d'autres sujets de larmes.
Et quelle est cette peur | dont leur cœur est frappé? Seigneur quelque Troyen | vous est-il échappé?.., etc..
INTRODUCTION. XIX
J'entends encore ma voix mal placée, inutilement timide ou sottement déclamatoire ; j'entends mes inflexions mono- tones, chantantes et fausses. Et si mon professeur me demandait mon avis sur le règne de Louis XIV ou sur Ron- sard, que d'ânonnements, quelle médiocrité! J'en suis à me demander comment- mes maîtres et mes camarades ont pu ne pas mourir de rireàm'entendre. Au fond je le sais bien : c'est que les camarades sont toujours indulgents, n'est-ce pas ? et puis ils ne faisaient pas autrement que moi. Quant à mes maîtres, qui se rendaient évidemment compte de notre honteuse ignorance en cette matière, ils s'y étaient résignés parce que d'abord on leur demandait assez de choses déjà, sans qu'ils dussent être professeurs de diction par surcroît. Et puis ils s'étaient habitués à cette manière de faire. Ils étaient habitués, le voilà le mot terrible! On s'habitue à tout, à votre âge surtout. Je vous le disais tout à l'heure, ne vous laissez pas aller à prendre de mauvaises habitudes. Vos maîtres sont là pour vous en empêcher, je le sais. Mais en ce qui nous intéresse, voilà des années et des années que la routine est sui- vie, et la routine est une chose effrayante. On en arrive à pré- férer le médiocre à un mieux évident qui a le seul tort de sortir de la routine. Et si, par hasard, dans une classe un élève plus courageux tente quelques efforts pour sortir du rythme ridicule de ses camarades, ceux-ci croient bien faire en s'égayant sur son compte. Et, avec cet état de choses, on en est quelquefois arrivé à avoir honte de bien parler.
Non seulement vous n'avez pas pris de bonnes habitudes, mais vous en avez pris de mauvaises. A votre âge, vous pouvez facilement les combattre. Mais plus vous irez, plus vos progrès seront difficiles. Et vous comprenez maintenant pourquoi il est urgent d'introduire dans l'enseignement les principes élémentaires de l'art de bien dire. Dites-vous qu'en réalité il n'est pas plus difficile de bien placer sa voix, de bien respirer, de bien phraser, de bien parler enfin, que de le faire mal. La difficulté véritable est de détruire ce qui existe déjà, de renverser un premier édifice pour en construire un second. Vous donnerez à un jeune arbuste la forme que vous
XX INTRODUCTION.
voudrez : si vous vous attaquez à un arbre développé, tous vos efforts seront inutiles.
Après la routine et le manque de direction, considérons les fausses directions dans l'étude de la parole, et nous y verrons encore le danger des mauvaises habitudes.
Je ne saurais trop vous mettre en garde contre l'extension, fâcheuse en ce qui nous intéresse, de la science phonétique. Vous n'ignorez pas qu'en ces derniers temps de très distingués savants ont pu, grâce à des instruments spéciaux, enregistrer et noter graphiquement le timbre, la durée, l'articulation des sons, l'intensité et la hauteur musicale de la voix humaine.
Loin de moi la pensée de contester le mérite de ces décou- vertes admirables. Au point de vue scientifique elles offrent un intérêt de premier ordre. Grâce à la phonétique expérimen- tale, le rôle des organes de l'articulation vocale est nettement défini, et l'on peut ainsi corriger rapidement les accents étrangers, provinciaux, parisiens même (ce n'est pas à Paris que l'on parle le mieux !) ou simplement vicieux. Jusqu'ici j'applaudis des deux mains.
Mais où je m'inquiète, c'est lorsque je vois ces savants éminents rédiger des manuels de prononciation, et, se basant sur la seule expérimentation, faisant abstraction absolue des lois de l'élégance, du style et de l'esthétique, rabaisser l'étude du langage parlé à la seule observation mécanique, et prêter leur autorité incontestable à des préceptes erronés, partant ex- trêmement dangereux ; c'est loi^que je vois tel de ces savants — et non le moindre — introduire dans un volume, fort séduisant par ailleurs, un chapitre intitulé : « Principes de lecture. ». Là je m'inquiète, car j'y vois de graves erreurs.
Un exemple : l'auteur du volume en question observe que « les groupes de consonnes conservent le son e (sourd), que même ils l'appellent » ; ainsi dans arc-boutant , arc de triomphe dont il donne les « graphies » suivantes : arke boutan, arke d'trionf! Et il ne combat pas cette manière de prononcer. Il y a plus : il semble la recommander ! Vous voyez le danger ! Enfin — il fallait bien en arriver là — ici comme ailleurs, notre pire ennemi, c'est nous-même. Oui, nous avons, pour
INTRODUCTION. XXI
nous empêcher de bien parler, nos vilains sentiments : notre bonne paresse, d'abord (sur laquelle je glisse, car évidemment vous en êtes exempts) ; puis notre sotte timidité, presque toujours facile à vaincre, car elle n'est le plus souvent que l'amour-propre, et l'obstination à ne pas céder. Je ne prétends pas qu'il suffise de se dire un beau jour : « Je ne veux pas m'intimider )),pour y réussir du premier coup. Mais j'affirme que si au lieu d'employer votre volonté, ou plutôt votre entê- tement, à ne pas vouloir faire quelque chose, vous l'employez à vaincre les obstacles, votre timidité disparaîtra, ou tout au moins ne vous paralysera plus, et c'est l'essentiel.
11 m'est arrivé, dans des démarches importantes, d'hésiter sur le seuil de la porte derrière laquelle « devait se passer quelque chose ». Je caressais la sonnette ou la poignée de cette porte sans oser entrer. Eh bien, je redescendais l'escalier. Ou si, par malheur, quelqu'un venant à passer sonnait ou frappait pour moi, croyant bien faire, je vouais une haine féroce à cette personne, et je me présentais à celle que j'étais venu voir dans des conditions que vous devinez. Du jour où je me suis dit qu'il était sot d'attendre à la porte, et où j'ai sonné tout de suite, ma timidité m'a abandonné.
Jetez-vous à l'eau, comme dit l'autre, et au lieu do vous suggestionner que vous êtes timides, entraînez-vous à vous prouver le contraire: vous y réussirez; et à ce point de vue encore, vous tirerez un heureux profit de l'étude de la diction.
Nous avons vu tout à l'heure que le respect humain nous amène, non seulement à ne pas faire d'efforts, mais à railler ceux de nos camarades qui cherchent à bien dire. Convenez- en au fond de vous-mêmes : c'est un très mauvais moyen de faire des progrès. Pour faire des progrès, il faut avouer aux autres, et s'avouer à soi-même, que l'on a à en faire. Et voici notre flatteuse petite compagne, la vanité, qui apparaît. Elle nous souffle de mauvaises raisons : « Puisque je me fais comprendre quand je parle dans la vie, cela me suffit. 11 est superflu d'apprendre à parler... Tout le monde parle. . . ou marche bien sans apprendre. . . ^) et autres arguments
XXII INTRODUCTION.
cjusdem farinse. Mais pardon ! on marche sans apprendre, ou plutôt sans se souvenir que Ton ait appris, mais précisé- ment beaucoup de personnes marchent mal. C'est même à cause de cela qu'il existe des professeurs de danse, de maintien, et d'escrime.
Ainsi, n'ayez pas de sotte vanité ; ne vous obstinez pas à penser que si vous parlez journellement, vous parlez bien, et que vous pourrez, sans étude, ni exercice, parler en public* Et croyez avec Cicéron que : Non idem loqui quod dicere. L'exemple de certains orateurs qui se livrent sur le tard à l'étude de la diction est bien fait pour vous ranger à l'avis du célèbre orateur latin. Il ne faut pas parler en public comme l'on parle quotidiennement dans la conversation, mais comme l'on devrait y parer, en tenant compte par surcroît de certaines nécessités particulières.
Et si, malgré mes exhortations, malgré celles de M. votre proviseur et celles de vos maîtres, vous refusez de vous laisser convaincre, protestant, par exemple, que « si l'on s'est passé jusqu'ici de l'étude de la diction, on s'en passera aussi bien désormais », raisonnement que vous me dispenserez d'apprécier, où aboutirez-vous ?
Vous sortirez du lycée avec de belles connaissances. Les idées multiples, le sens du beau vous seront révélés. Et lorsqu'il vous faudra les exprimer devant une assemblée ou seulement devant quelques personnes, les faire triompher, vous échouerez stupidement, vous sentant et vous avouant incapables. Vous vous retournerez alors contre l'École à qui vous devrez tant, vous lui reprocherez amèrement de ne pas vous avoir rompus aux difficultés de l'expression orale. Et vous imiterez ainsi beaucoup de vos devanciers qui, placés par la faute des circonstances et de la vie elle-même dans des conditions particulières, ont échoué faute d'avoir pu, à de certains moments, exprimer complètement les excellentes choses qu'ils avaient à dire, convaincre, émouvoir, entraîner, réfuter les contradicteurs, et gagner ainsi des batailles décisives.
Ou plutôt non! Non, vous n'aurez pas de ces rancunes
INTRODUCTION. XXIII
contre l'École, puisque les hautes autorités qui dirigent votre enseignement comblent la lacune que nous venons de cons- tater. Et comme c'est à moi qu'ils ont confié le flatteur, mais aussi le pesant honneur de diriger vos efforts, je crois ne pouvoir mieux terminer cette causerie qu'en vous exposant les lignes essentielles des études que nous ferons ensemble — études agréables et souriantes s'il en fut, puisqu'elles sont l'étude même de la nature et que, suivant l'excellent mot de Fénelon : « Tout l'art de l'orateur ne consiste qu'à observer ce que la nature fait quand elle n'est point retenue )).
Voici d'une façon générale comment nous procéderons : dans les premiers instants de chaque leçon je vous ferai connaître progressivement les préceptes indispensables, de façon qu'à la fin de l'année vous sachiez tout ce qu'il faut savoir. Puis nous passerons aussitôt à l'application de ces principes, et aux exercices pratiques.
Vous travaillerez sur des improvisations, ou sur des mor- ceaux, oratoires de préférence, que vous pourrez choisir vous- mêmes, le plus sûr gage de vos progrès étant assurément le goût que vous ne manquerez pas d'apporter. En un mot, nous apprendrons à lire et à parler. Nous disséquerons les textes et vous verrez qu'il ne suffit pas de comprendre pour se faire comprendre ; mais que l'expression orale est soumise à des lois qu'il est urgent que vous connaissiez.
Voici quelle est, je crois, la gradation qu'il est préférable de suivre dans notre programme :
1» Lutter contre ses défauts ; développer le mécanisme et acquérir une diction correcte : c'est la partie élémentaire du cours.
2° Exprimer : c'est la partie supérieure.
Je n'ai pas besoin de vous dire que l'homme parle grâce à un mécanisme particulier. Vous vous en êtes aperçus déjà. 11 respire, il produit des sons, et il articule ces sons. Vous faites ainsi depuis des années, et vous me direz que vous
XXIV LNTRODUCTION.
n'avez nuUementbesoin d'appi-endre, puisque sans moi vous avez déjà respiré, pai'lé, articulé. Mais je déplore précisément que vous soyez arrivés jusqu'à ce jour sans vous douter que, faute de travail, vous vous privez de ressources extrêmement précieuses. Vous avez en vous des richesses que vous ne soupçonnez pas.
Le souffle d'abovà qui constitue la hase fondamentale de la parole. Si les orateurs avaient soin de le développer et de l'économiser, que de fatigues ils s'éviteraient 1 Songez que la quantité d'air inspiré par la poitrine humaine varie de un demi-litre à trois litres! Et beaucoup de questions concernant la respiration sont intéressantes au plus haut point. D'où et comment faut-il respirer? Comment éviter le fameux hoquet ? Quand faut-il, et quand peut-on respirer? Faut-il respirer souvent? etc. Ajoutons que la respiration n'est pas seulement nécessaire à l'émission de la voix, mais sert aussi à marquer la ponctuation orale d'un discours.
Et la voix aussi se développe dans des proportions que vous ne soupçonnez pas. Il n'est du reste pas si urgent d'augmenter le volume de notre voix— il est presque toujours suffisant — que de savoir l'employer et de lui éviter la fatigue en la pla- çant dans le registre médium où elle doit être. Toutes les voix de gorge, de nez et de tète sont à corriger. Et elles sont légion.
Je viens de vous dire que le volume de la voix est presque toujours suffisant. En effet, on a vu dans l'immense Salle des Pètes du ïrocadéro des personnes se faire très bien entendre avec un tilet de voix extrêmement léger, tandis qu'après eux, des diseurs à la voix puissante n'emplissaient la salle que de sons incompréhensibles. C'est que les premiers remplaçaient la voix par V articulation.
Ah 1 Messieurs! V articulation l On a vu des gens congédiés, emprisonnés, exécutés même pour une faute d'articulation ! (1)
(1) Anecdotes célèbres : Biio i me tue, p3ur : Brion, on me tue. — Ils l'ont tué, pour ils l'ont iiué. — Monsieur le Maréchal Ney, pour: Monsieur Maréchal aîné, etc. . . .
INTRODUCTION. XXV
Apprenez donc à articuler et à développer les organes de Tarticulation ; c'est à cette condition que vous parlerez avec clarté, vigueur et élégance.
La prononciation mérite aussi d'être examinée de très près. Et je vous vois d'ici me guettant et prêts à bondir en me ripostant : « Mais la règle en prononciation n'est qu'un contrôle de l'usage. L'important, c'est de suivre le bon usage ! »
Oh ! nous sommes tout à fait d'accord en principe. Mais où est-il, le bon usnc/e?
Voilàune question d'importance qui doit être résolue. C'est de la prononciation, en etfet, que dépendent l'élégance et l'harmonie de notre belle langue. J'estime que c'est un peu votre devoir de sauvegarder cette élégance et cette harmonie ; et je voudrais que vous fussiez convaincus de ceci : que la langue parlée doit être aussi étudiée que la langue écrite, qu'un usage qui tend à ruiner l'harmonie de notre langage est mauvais et par conséquent doit être combattu.
Notre programme d'études continuera par les inflexions ou les modulations de la voix, et l'accent tonique. Il y a encore là matière à de bien intéressantes discussions ; mais il faut se hâter. Nous parlerons du mot de valeur, au sujet duquel on a dit tant de sottises, de la ponctuation, des inversions, rejets, du rythme, de la rapidité et du mouvement, choses qui ne se ressemblent nullement : la rapidité est généralement à bannir ; le mouvement est primordial. Ce que nous appelons le « mouvement » correspond à 1' « action » oratoire de l'an- tiquité. Et vous connaissez à ce sujet l'opinion de Démosthène. On lui demandait : « Quelle est la première qualité de l'ora- teur? — L'action, répondit-il. — Et la seconde ? — L'action ! — Et la troisième? — L'action î »
Et Cicéron a pu dire de cette « action » oratoire : « Elle frappe les plus barbares, même ceux qui n'entendent pas la voix de l'orateur. »
Nous nous occuperons aussi du geste et de la tenue en général, nous rappelant qu'Antoine (l'orateur) exprimait, dit-on, plus (ie pensées par ses gestes que par ses paroles ;
XXVI LNTRODUGTION.
nous souvenant aussi de ce mot du vieillard antique qui disait à son fils orateur : « Quand je n'entends pas tes paroles, j'entends tes doigts. »
Vous connaissez les chefs-d'œuvre de la sculpture antique : ils nous témoignent de l'immense souci qu'avaient les anciens de la plastique, et du geste par conséquent. Les gladiateurs ne se souvenaient-ils pas, en mourant dans les arènes, qu'ils devaient tomber avec grâce, et que dans ce dessein ils avaient suivi des leçons?
Nous n'aurons pas grand'peine à constater que nous sommes aujourd'hui loin de ce souci de la plastique ; et pourtant ! Quel tort un lecteur ou un orateur peut se faire faute desavoir se tenir comme il devrait et de distribuer ses gestes ! Nous verrons également ce qu'il faut entendre par les fameux jeux de physionomie.
Ici se termine ce que j'ai appelé la partie élémentaire ou, si vous voulez, grammaticale de nos études.
Désormais, il nous faudra compter non plus seulement avec notre mécanisme, il nous faudra ne pas faire de fautes d'orthographe, mais encore nous devrons exprimer les idées et les sentiments. Voici qu'entrent en ligne de compte les facultés liltéi-aii-es etartistiques: l'intelligence, l'imagination, la sensibilité et le goût.
C'est qu'en effet il ne suffit pas, pour bien lire, réciter ou parler, de faire entendre un langage correct et une bonne voix ; ce n'est pas tout d'avoir de bons instruments : il faut les faire servir à de bons résultats. En observant les règles dont nous avons parlé jusqu'ici, vous vous ferez entendre, vous ne blesserez ni les oreilles ni les yeux de vos auditeurs. Mais il vous faut aussi vous faire écouter et vous faire com- prendre, en d'autres termes parlera l'intelligence et au cœur de ceux qui vous écouteront.
A quoi pouvez-vous aspirer de plus beau qu'à faire triom- pher les idées que vous croyez justes ? Et pourquoi ne vous
INTRODUCTION. XXVII
livreriez-vous pas à l'agréable travail qui vous permettra de connaître ces joies?
IVlais ne vous flattez point.
Voir, sentir, comprendre sont une chose ; faire voir, faire sentir et faire comprendre en sont une autre. Et lorsque vous serez initiés à cet art, car c'en est un, vous ne regret- terez pas, j'en suis sûr, de m'avoir écouté si longtemps. Et vous ne regretterez pas non plus le travail que nous allons faire ensemble, car nous allons le faire, n'est-ce pas, j'en ai la cer- titude. Il est nécessaire pour tous, je crois vous l'avoir prouvé ; il a été fâcheusement négligé, nous l'avons vu ; il est facile et agréable et vous donnera certainement de rapides résultats.
Le plan que nous annoncions aux élèves^ et que nous suivons dans nos cours oraux^ est le même que celui du présent volume. La gradation adoptée est celle-ci : rompre le diseur auxnécessités mécaniques [respiration, voix, articulation, prononciation, etc..) et favoriser peu à peu chez lui la manifestation des facultés supé- rieures [intelligence, imagination, sensibilité, goût).
jyoïi trois parties fondamentales : la correction, r expression et le rythme [i).
Aucun de ces éléments capitaux ne doit être négligé : ils se tiennent indissolublement et se complètent.
Les conseils que nous ad?'essons au.x élèves sont ceux que nous avons reçus des maîtres illustres qui ont été les noires. Il est, en effet, une admirable tradition ([ui se perpétue à la Comédie-Française : pourquoi n'en pas faire connaître les éléments principaux à ceux qui pourront en tirer profit ?
(1) Sauf l'interversion des deux dernières parties, cette division est celle qu'ont adoptée MM. Georges Berr et Delbost dans leur 1res intéressant volume : Les trois dictions. (Éd. Revue scientifique, Paris, 1903,)
XXVIII INTRODUCTION.
Nous espérons donc que les différents publics aux- quels s'adresse ce livre voudront bien Vaccueillir avec sympathie et qu'il contribuera au dessein que nous nous sommes proposé : familiariser la jeunesse avec un art indispensable qu'elle paraît ignorer complè- tement.
GEORGES LE ROY. Février 1911.
LA DICTION FRANCilSE
b
PAR LES TEXTES
PREMIERE PARTIE
CORRECTION
CHAPITRE PREMIER
DE LA RESPIRATIOX.
Nous rappelons simplement les règles essentielles touchant la respiration :
1° Respirer profondément et sans bruit.
2« Ne jamais parler que sur Vexpiration du souffle.
3" Parler aussitôt Vinspiration du souffle terminée.
4'' Ne jamais attendre d'être à bout de souffle pour en reprendre une nouvelle provision.
1" Exercice [Égalité de r expiration et pose de la voix).
En observant les règles ci-dessus, lire très lentement le morceau suivant. On prendra une respiration profonde après chaque vers, puis l'on n'en prendra plus qu'une tous les deux vers ; sans trop se soucier du sens.
APOSTROPHE DE SATAN AU SOLEIL.
Globe resplendissant, majestueux flambeau, Toi qui semblés le dieu de ce monde nouveau,
2 CORRECTION.
Toi dont le seul aspect fait pâlir les étoiles, Et commande à la nuit de replier ses voiles ; Bienfait de mon tyran, chef-d'œuvre de ton roi. Toi qui charmes le monde et n'afflig-es que moi, Soleil ! que je le hais, et combien ta lumière Réveille les regrets de ma grandeur première! Hélas! sans ma révolte, assis au haut des cieux, Un seul de mes rayons eût écli|'SÔ tes feux ; Et sur mon trône d'or, presque égal à Dieu même, J'aurais vu sous mes pieds ton brillant diadème. Je suis tombé : Torgueil m'a plongé dans les fers ; Il m'a fermé les cieux et creusé les enfers... Pourquoi fus-je placé si près du rang- suprême? Hélas! tout mon malheur est né du bonheur même Plus éloig-né du trône, il n'eût pu me tenter: Le faible se soumet, le puissant veut monter. Oui, l'orgueil du pouvoir me conduisit au crime, Je prétendis au trône et tombai dans l'abîme. Mais quoi ! de sa puissance enivré comme moi, Quelque autre aurait peut-être osé braver son roi ; Et, suivant de l'org-ueilTamorce enchanteresse, Aurait dans ces complots entraîné ma faiblesse. Mais non, de mes égaux aucun n'a succombé ; Tous sont restés debout, et moi seul suis tombé. Peut-être en s'égarant mon cœur ne fut pas libre? 11 l'était, et moi seul ai rompu l'équiHbre. Dieu signale pour tous son amour paternel... Eh bien ! sois repentant, si tu fus criminel. N'est-il plus de remords et n'est-il plus de grâce ? Devant le Dieu vengeur fais plier ton audace. Moi, plier! ce mot seul est un alfront pour moi. Que diraient ces guerriers dont j'ai séduit la foi (1) ?
(1) Les anges déchus.
DE LA RESPIRATION. 3
Ah ! quand ils m'opposaient à ce Dieu que je brave, Leurai-je donc promis de devenir esclave? Dois-je, aux pieds d'un tyran me courbant en leur nom, Au lieu de la veng-eance implorer le pardon? Oh ! si je dus prétendre à leur obéissance, C'était sur les débris de la toute-puissance ; Et, quand à pardonner il pourrait consentir, Le pardon serait court comme le repentir. Adieu donc l'espérance, et la crainte avec elle ! Fuyez, lâches remords ! veng-eance, je t'appelle ! Que du monde entre nous l'empire soit égal ; Qu'il soit le Dieu du bien, je léserai du mal (1).
(Delille.)
2^ Exercice {Respect du sens dans la respiration).
Prendre dans le morceau suivant de nombreuses respi- rations, mais seulement où le sens permet de le faire :
LES IMPRÉCATIONS DE CAMILLE.
Rome ! l'unique objet de mon ressentiment ! Rome à qui vient ton bras d'immoler mon amant î Rome qui t'a vu naître, et que ton cœur adore ! Rome enfin que je hais parce qu'elle t'honore ! Puissent tous ses voisins, ensemble conjurés, Saper ses fondements encor mal assurés ! Et, si ce n'est assez de toute l'Italie, Que l'Orient contre elle à l'Occident s'allie ! Que cent peuples unis des bouts de l'univers Passent pour la détruire et les monts et les mers ! Qu'elle-même sur soi renverse ses murailles! Et de ses propres mains déchire ses entrailles! Que le courroux du ciel, allumé par mes vœux, Fasse pleuvoir sur elle un délug-e de feux !
(1) Imité du Paradis Perdu de .Miltuii.
4 CORRECTION.
Puissé-je de mes yeux y voir tomber ce foudre, Voir ses maisons en cendre et tes lauriers en poudre, Voirie dernier Romain à son dernier soupir, Moi seule en être cause, et mourir de plaisir!
(Corneille, Horace^ acte TV, se. v.)
3e Exercice (Économie du souffle).
Les consonnes occlusives (1) étant celles qui laissent échapper le plus de souffle, il est bon de s'exercer à dire les mots suivants d'une seule expiration et sans fatigué :
Petit pot de beurre, quand te dépelit pot de beurreri- seras-tu? — Je me dépetit pot de beurreriserai quand tous les petits pots de beurre se dépetit pot de beurre- riseront.
(1) Les consonnes occlusives sont : b, p — d, t — g, k.
CHAPITRE II
DE L'AIITICULATION (1).
L'ensemble des phrases absuides qui suivent constitue la i;ymnastique la plus efficace de la parole.
i\ous ne saurions trop recommander cet exercice aux élèves. Us auront soin d'apprendre ces phrases par cœur, puis de les énoncer (une seule t'ois d'abord, et lentement; plusieurs fois de suite, puis rapidement .
Ceux dont Farticulation est particulièrement molle et paresseuse trouveront un heureux profit à faire ce travail en se créant un obstacle matériel. L'avancement volontaire et forcé de la mâchoire inférieure est extrêmement salutaire au développement de l'articulation, un crayon étant vigou- reusement serré entre les dents pendant toute la durée des exercices.
Il va de soi que l'élève doit porter tous ses efforts à se faire nettement comprendre malgré ces obstacles.
1'^ Exercice.
^ÊVonjuguer : Il faut que je roule (2). Il faut que tu roules... Il faut qu'il roule, etc...
(1) Emission des conso/ines. Pojr ce ([iii est de la prononciation (voyelles) si souvent défectueuse, tout morceau est un exercice (voir les règles dans notre Gram- mnij-e de la Diction française, Paul Delaplane, édit.).
Nous mettons cependant l'élève en gnrde contre la confusion fréquente des diffé- rents sons nasaux : an, en, in, un.
Exercice. — J'en ai dit bien suflisamment ; allons-nous-en : dans un instant on nous appellera, et nous aurions un encombrement impossible à éviter.
(2) Cet exercice et le suivant tendent à corriger le défaut du grasseyement bien connu — tiop connu hélas!
La consonne r doit en principe être vibrée, c'est-à-dire prononcée avec la poinle de la langue redressée vers la partie antérieure du palais, mais sans y avoir de point d'appui fixe (ce qui la distingue de la consonne très voisine 1).
G. Le Roy. — La Diction. 2
6 CORRECTION.
2e Exercice.
Dis-moi gros gras grand grain d'orge Quand te dégros g-ras g-rand grain d'orgeras-lu ? Je me dégros gras grand grain d'brgerai, Quand tous les gros gras grands grains d'orge Se seront dégros g-ras grand grain d'orges.
3 Exercice. L'assassin sur son sein suçait son sang sans cesse.
4e Exercice.
Cinq capucins portaient sur leur sein le seing du
saint-père.
5 Exercice.
Voici six chasseurs se séchant, sachant chasser sans
chien.
6^ Exercice.
Combien ces six saucissons-ci? — C'est six sous, ces six saucissons-ci.
1" Exercice.
Si six cents scies scient six cents cig-ares, six cent six scies scieront six cent six cigares.
8° Exercice.
Ciel ! si ceci se sait, ces soins sont sans succès.
9^ Exercice.
Il faut qu'un sage g-arde-chasse sache chasser tous les chats qui chassent dans sa chasse.
10® Exercice.
Le fisc fixe exprès chaque taxe fixe excessive exclu- sivement au luxe et à l'exquis.
DE L ARTICULATION. 7
ll'^ Exercice.
Ces cent six sachets — sachez cela — si chers qu'Alix à Nice exprès tout en le sachant, chez Gha- sachax choisit, sont si cher chaque, si cher ! qu'ils charment peu !
12* Exercice.
Cinq ou six officiers gascons Passant certain soir à Soissons Marchandèrent des saucissons : « Combien ces cinq saucissons ? — A vingt sous, c'est cent sous. » C'était cent sous, ces saucissons.
13^ Exercice.
Un ange qui songeait à changer son visage pour donner le change se vit si changé, que loin de louanger ce changement, il jugea que tous les autres anges juge- raient que jamais ange ainsi changé ne rechangerait jamais, et jamais plus ange ne songea à se changer.
Nous en avons fini avec ces exercices élémentaires : nous ne citerons plus désormais que des extraits des meilleurs auteurs.
L'étude de la harangue suivante accoutumera à l'articulation des noms étrangers :
14*^ Exercice.
i
■poldats de l'armée d'Italie ! vous avez glorieusement atteint le but que je vous avais marqué ; le Somering a été témoin de votre jonction avec la Grande-Armée. Soyez les bienvenus I Je suis content de vous ! Surpris par un ennemi perfide, avant que vos colonnes fussent
8 CORRECTION.
réunies^ vous avez du rétrograder jusqu'à TAdige. Mais lorsque vous reçûtes Tordre de marcher en avani, vous étiez sur le champ mémorable d'Arcole, et là vous jurâtes, sur les mânes de nos héros, de triompher. Vous avez tenu parole à la bataille de la Piave, aux combats de Saint-Daniel, deTarvis, de Goritz, vous avez pris d'assaut les forts de Malborghetto, de Pradella, et fait capituler la division ennemie retranciice dans Prevald et Laybach. Vous n'aviez pas encore passé la Drave, et déjà ving-t- cinq mille prisonniers, soixante pièces de bataille, dix drapeaux, avaient sig^nalé votre valeur. Depuis la Drave, la Save, la Muer n'ont pu retarder votre marche. La colonne autrichienne de Jellachich, qui la première entra dans Munich, qui donna le sig'nal des massacres dans le Tirol, environnée à Saint-Michel, est tombée dans vos baïonnettes. Vous avez fait une ])rompte justice de ces débris dérobés à la colère de la Grande-Armée. Soldats ! cette armée autrichienne d'Italie, qui, un moment, souilla par sa présence mes provinces, qui avait la prétention de briser ma couronne de fer, battue, dis- persée, anéantie, g-ràce à vous, sei-a un exemple de la vérité de cette devise : « Dieu me Ca donnée, gare à qui la touche ! » (Napoléon P'",)
15' Exercice.
Dans le poème suivant, l'énergie de l'articulation est indis- pensable, et elle contribue à donner cette impression de fureur sourde et sauvage que le poète a si admirablement rendue. Une diction molle et charmante ne serait naturelle- ment pas de mise ici :
l'incantation du loup.
Les lourds rameaux neig-euxdu mélèze et de l'aune. Un gTand silence. Un ciel élincelant d'hiver.
DE L'ARTICULATION. 9
Le Roi du Hartz, assis sur ses jarrets de fer, Regarde resplendir la lune larg-e et jaune.
Les g'org-es, les vallons, les forêts et les rocs Dorment inertemefit sous leur blême suaire, Et la face terrestre est comme un ossuaire Immense, cave ou plat, ou bossue par blocs.
Tandis qu'éblouissant les horizons funèbres, La lune, œil d'or g-lacé, luit dans le morne azur, L'ang-oisse du vieux Loup étreint son cœur obscur, TJn âpre frisson court le long' de ses vertèbres.
Sa Louve blanche, aux yeux flambants, et les petits Qu'elle abritait, la nuit, des poils chauds de son ventre, Gisent, morts, égorg-és par l'homme, au fond de l'antre; Ceux, de tous les vivants, qu'il aimait, sont partis.
Il est seul désormais sur la neige livide. La faim, la soif, l'affût patient dans les bois. Le doux agneau qui bêle ou le cerf aux abois, Que lui fait tout cela, puisque le monde est vide?
Lui, le chef du haut Hartz, tous l'ont trahi, le Nain Et le Géant, le Bouc, l'Orfraie et la Sorcière, Accroupis près du feu de tourbe et de bruyère Où l'eau sinistre bout dans le chaudron d'airain.
Sa langue fume et pend de la gueule profonde. Sans lécher le sang noir qui s'égoutte du flanc. Il érige sa tête aiguë en grommelant, Et la haine, dans ses entrailles, brûle et gronde.
L'homme, le massacreur antique des aïeux. De ses enfants et de la royale femelle. Qui leur versait le lait ardent de sa mamelle, Hante immuablement son rêve furieux.
ID CORRECTION.
Une braise rougit sa prunelle énergique ; Et, redressant ses poils raides comme des clous, Il évoque, en hurlant, Tâme des anciens loups ■Qui dorment dans la lune éclatante et magique.
(Leconte de Lisle, Poèmes tragiques, Lemerre, éd.)
Voici maintenant quelques exemples où la netteté et l'éner- gie de Tarticulation ne suffisent plus. Il faut garder ces qua- lités, sans doute, mais y ajouter la facilité et la l<^gèreté. En d'autres termes, s'il est assez difficile de posséder une excellente articulation, le diseur ne doit pourtant pas donner -une impression de lourdeur et d'effort.
16' Exercice.
ACASTE.
Parbleu, je ne vois pas, lorsque je m'examine
Où prendre aucun sujet d'avoir Tàme chagrine.
J'ai du bien, je suis jeune, et sors d'une maison
Qui se peut dire noble avec quelque raison ;
Et je crois, par le rang que me donne ma race.
Qu'il est fort peu d'emplois dont je ne sois en passe.
Pour le cœur, dont surtout nous devons faire cas,
On sait, sans vanité, que je n'en manque pas :
Et l'on m'a vu pousser dans le monde une affaire
D'une assez vigoureuse et gaillarde manière.
Pour de l'esprit, j'en ai, sans doute ; et du bon goût.
A juger sans étude et raisonner de tout ;
A faire aux nouveautés, dont je suis idolâtre,
Figure de savant sur les bancs du théâtre,
Y décider en chef, et faire du fracas
A tous les beaux endroits qui méritent des ahs
Je suis assez adroit ; j'ai bon air, bonne mine.
Les dents belles surtout, et la taille très fine.
DE L'ARTICULATION. H
Quant à se mettre bien, je crois, sans me flatter, Quon serait malvenu de me le disputer.
(Molière, Le Misanthrope, acte III, se. i.)
17* Exercice.
VERE NOVO.
Gomme le matin rit sur les roses en pleurs!
Oh ! les charmants petits amoureux qu'ont les fleurs!
Ce n'est dans les jasmins, ce n'est dans les pervenches
Qu'un éblouissement de folles ailes blanches
Qui vont, viennent, s'en vont, reviennent, se fermant.
Se rouvrant, dans un vaste et doux frémissement.
0 printemps ! quand on songe à toutes les missives
Qu'on reçoit en avril et qu'en mai l'on déchire,
On croit voir s'envoler, au gTé du vent joyeux,
Dans les prés, dans les bois, sur les eaux, dans les cieux^
Et rôder en tous lieux, cherchant partout une âme,
Et courir à la fleur en sortant de la femme,
Les petits morceaux blancs, chassés en tourbillons.
De tous les billets doux, devenus papillons.
(Victor Hugo, Les Contemplations.)
18" Exercice.
LE MOT.
Braves gens, prenez garde aux choses que vous dites! Tout peut sortir d'un mot qu'en passant vous perdîtes,. Tout, la haine et le deuil ! Et ne m'objectez pas Que vos amis sont sûrs et que vous parlez bas. Écoutez bien ceci :
Tète à tête, en pantoufle. Portes closes, chez vous, sans un témoin qui souffle,
12 CORRECTION.
Vous dites à Toreille au plus mystérieux
De vos amis de cœur, ou, si vous l'aimez mieux,
Vous murmurez tout seul, croyant presque vous taire,
Dans le fond d'une cave à trente pieds sous terre.
Un mot désagréable à quelque individu.
Ce mot — que vous croyez qu'on n'a pas entendu,
Que vous disiez si bas dans un lieu sourd et sombre —
Court à peine lâché, part, bondit, sort de l'ombre ;
Tenez, il est dehors! il connaît son chemin;
Il marché, il a deux pieds, un bâton à la main.
De bons souliers ferrés, un passeport en règle;
Au besoin, il prendrait des ailes comme l'aigle !
Il vous échappe, il fuit, rien ne l'arrêtera ;
Il suit le quai, franchit la place, et caetera,
Passe l'eau sans bateau dans la saison des crues.
Et va, tout à travers un dédale de rues,
Droit chez le citoyen dont vous avez parlé.
Il sait le numéro, l'étage; il a la clé.
Il monte l'escalier, ouvre la porte, passe,
Entre, arrive, et, railleur, regardant l'homme en face,
Dit : « Me voilà! je sors de la bouche d'un tel. »
Et c'est fait. Vous avez un ennemi mortel.
(VicToa Hugo, Toute la Lyre.)
Dès que Télève aura corrigé les vices (rarticulation qu'il peut avoir, il devra s'attaquer aux morceaux suivants qu'il est impossible d'exécuter sans un excellent mécanisme. Ce sont à proprement parler des exercices de virtuosilc.
L'imporlant pour le diseur est de prendre d'abord des points de repère, où il aura soin de respirer rapidement. Ces respirations devront toujours être justifiées par le sens du morceau.
Autant la rapidité est à blâmer dans la plupart des cas, autant elle ne saurait être excessive ici (tant que la netteté de l'articulalion n'en soutîre pas, bien entendu).
Citons d'abord quelques vers des Plaideurs de Racine, oîi
DE l'articulation. 13
rintinié imite — en ï exagérant — le défaut des avocats qui passent avec une extrême rapidité sur les choses les plus importantes d'un procès :
19' Exercice.
L'intimé.
Voici le fait (1). Un chien vient dans une cuisine, Il y trouve un chapon, lequel a bonne mine. Or, celui pour lequel je parle est affamé, Celui contre lequel je parle autem plumé ; Et celui pour lequel je suis prend en cachette Celui contre lequel je parle. L'on décrète ; On le prend. Avocat pour et contre appelé : Jour pris, .le dois parler; je parle ; j'ai parlé.
(Racine, Les Plaideurs, acte III, se. m.)
Dans d'autres cas, la virtuosité ne trouve sa place que par intermittence : ainsi les deux morceaux qui suivent où seules les séries d'énumérations doivent être rapides et s'opposer avec le reste. L'élève aura soin de ne pas se laisser entraîner à tout dire aussi rapidement. En même temps qu'il défigurerait le morceau, il compromettrait son propre succès : la rapidité n'est en effet tolérable pour l'auditeur qu'en deçà de certaines limites.
Le procédé qui permet de donner une impression de folle rapidité en diction consiste à précipiter les phrases les unes à la suite des autres, en réduisant au minimum les temps d'arrêt ordinairement nécessaires entre chacune d'elles.
20" Exercice
J'avais fait un projet... je te le dis tout bas... Un projet ! mais au moins, tu n'en parleras pas...
(1) Esl-il nécessaire de dire que ce morceau — comme tous ceux que nous citons dans ce volume — n'est pas seulement intéressant au point de vue de l'articulation ? Toutes les règles sont applicables partout. Nous entendons seulement que les passages cités sont plus propres à rompre l'élève à telle ou telle difficulté de la die tion, et qu'il lui faut les aborder l'une après l'autre.
14 CORRECTION.
C'est plus beau que Lycurgue et rien d'aussi sublime
N'aura jamais paru si Ladvocat m'imprime.
L'univers, mon ami, sera bouleversé ;
On ne verra plus rien qui ressemble au passé;
Les riches seront gueux et les nobles infâmes ;
Nos maux seront des biens, les hommes seront femmes,
Et les femmes seront... tout ce qu'elles voudront.
Les plus vieux ennemis se réconcilieront :
Le Russe avec le Turc, l'Anglais avec la France,
La Foi religieuse avec rindifférence,
Et le Drame moderne avec le Sens commun.
De rois, de députés, de ministres, pas un !
De magistrats, néant ; de lois, pas davantage*
J'abolis la famille et romps le mariage ;
'Voilà. Quant aux enfants, en auront qui pourront.
Ceux qui voudront trouver leurs pères chercheront :
Du reste, on ne verra, mon cher, dans les campagnes.
Ni forêts, ni clochers, ni vallons, ni montagnes.
Chansons que tout cela ! Nous les supprimerons,
Nous les démolirons, comblerons, brûlerons.
Ce ne seront partout que houilles et bitumes,
Trottoirs, masures, champs plantés de bons légumes.
Carottes, fèves, pois, et qui veut peut jeûner,
Mais nul n'aura du moins le droit de bien dîner.
Sur deux rayons de fer un chemin magnifique
De Paris à Pékin ceindra ma république.
Là, cent peuples divers, confondant leur jargon,
Feront une Babel d'un colossal wagon.
Là, de sa roue en feu, le coche humanitaire
Usera jusqu'aux os les muscles de la terre.
Du haut de ce vaisseau les hommes stupéfaits
Ne verront qu'une mer de choux et de navets.
Le monde sera propre et net comme une écuelle ;
L'humanitairerie en fera sa gamelle,
DE L'ARTICULATION. if>
Et le globe rasé, sans barbe ni cheveux, Comme un g-rand potiron roulera dans les cieux. Quel projet, mon ami ! quelle chose admirable I A d'aussi vastes plans rien est-il comparable? Je les avais écrits dans mes moments perdus. Croirais-tu bien, Durand, qu'on ne les a pas lus? Que veux-tu I notre siècle est sans yeux, sans oreilles •,. Olhez-lui des trésors, montrez-lui des merveilles, Pour aller à la Bourse il vous tourne le dos : Ceux-là nous fonit des lois, et ceux-ci des canaux ; On aime le plaisir, l'argent, la bonne chère ; On voit des fainéants qui labourent la terre; L'homme de notre temps ne veut pas s'éclairer, Etj'ai perdu l'espoir de le régénérer.
(A. DE Musset, Dwpotitet Durand.)
21e Exercice .
SUR TROIS MARCHES DE MARBRE ROSE.
Je ne crois pas que sur la terre Il soit un lieu d'arbres planté Plus célébré, plus visité. Mieux l'ait, plus joli, mieux hanté. Mieux exerce dans l'art de plaire. Plus examiné, plus vanté, Plus décrit, plus lu, plus chanté. Que l'ennuyeux parc de Versailles. 0 dieux ! 0 bergers ! 0 rocailles ! Vieux Satyres, Termes grognons ; Vieux petits ifs en rang d'oignons, 0 bassins, quinconces, charmilles ! Boulingrins pleins de majesté, Où les dimanches, toat l'été.
16 CORKECTIOX.
Bâillent tant d'honnêtes familles I Fantômes d'empereurs romains, Pâles nymphes inanimées Qui tendez aux passants les mains, Par des jets d'eau tout enrhumées I Tourniquets d'aimables buissons, Bosquets tondus où les fauvettes Cherchent en pleurant leurs chansons, Où les dieux font tant de façons Pour vivre à sec dans leurs cuvettes I 0 marronniers! n'ayez pas peur; Que votre feuillage immobile, Me sachant versificateur. N'en demeure pas moins tranquille. Non, j'en jure par Apollon Et par tout le sacré vallon, Par vous. Naïades ébréchées. Sur trois cailloux si mal couchées. Par vous, vieux maîtres de ballets. Faunes dansant sur la verdure. Par toi-même, auguste palais. Qu'on n'habite plus qu'en peinture, Par Neptune, sa fourche au poing, Non, je ne vous décrirai point. Je sais trop ce qui vous chagrine : De Phœbus je vois les effets: Ce sont les vers qu'on vous a faits Qui vous donnent si triste mine Tant de sonnets, de madrigaux. Tant de ballades, de rondeaux, Où l'on célébrait vos merveilles. Vous ont assourdi les oreilles. Et l'on voit bien que vous dormez Pour avoir été trop rimes.
DE L'ARTICULATION. 17
En ces lieux où l'ennui repose,
Par respect aussi j'ai dormi.
Ce n'était, je crois, quà demi:
Je révais à quelque autre chose.
Mais vous souvient-il, mon ami,
De ces marches de marbre rose.
En allant à la pièce d'eau,
Du côté de l'Orang-erie,
A gauche, en sortant du château ?
C'était parla, je le parie,
Que venait le Roi sans pareil.
Le soir, au coucher du soleil.
Voir, dans la forêt, en silence
Le jour s'enfuii' et se cacher
(Si toutefois en sa présence
Le soleil osait se coucher).
Que ces trois marches sont jolies !
Combien ce marbre est noble et doux !
Maudit soit du ciel, disions-nous.
Le pied qui les aurait salies !
N'est-il pas vrai ? Souvenez-vous.
— Avec quel charme est nuancée
Cette dalle à moitié cassée !
Voyez-vous ces veines d'azur
Légères, fines et poUes,
Courant, sous les roses pâlies.
Dans la blancheur d'un marbre pur?
Tel, dans le sein robuste et dur
De la Diane chasseresse,
Devait courir un sang- divin ;
Telle, et plus froide, est une main
Qui me menait naguère en laisse.
N'allez pas, du reste, oublier
Que ces marches dont j'ai mémoire
18 CORRECTION.
Ne sont pas dans cet escalier Toujours désert et plein de gloire, Où ce roi, qui n'attendait pas, Attendit un jour, pas à pas, Gondé, lassé par la victoire. Elles sont près d'un vase blanc, Proprement fait et fort galant. Est-il moderne ? Est-il antique ? D'autres que moi savent cela ; Mais j'aime assez à le voir là, Etant sur qu'il n'est point gothique. C'est un bon vase, un bon voisin ; Je le crois volontiers cousin De mes marches couleur de rose ; Il les abrite avec fierté. 0 mon Dieu ! dans si peu de chose Que de grâce et que de beauté !
Marches, qui savez notre histoire,
Aux jours pompeux de votre gloire,
Quel heureux monde en ces bosquets l
Que de grands seigneurs, de laquais,
Que de duchesses, de caillettes,
De talons rouges, de paillettes,
Que de soupirs et de caquets,
Que de plumets et de calottes.
De falbalas et de culottes.
Que dépendre sous ces berceaux,
Que de gens, sans compter les sots.f.
Règne auguste de la perruque.
Le bourgeois qui te méconnaît
Mérite sur sa plate nuque
D'avoir un éternel bonnet.
Et toi, siècle à l'humeur badine.
DE l'articulation. 19
Siècle tout couvert d amidon, Ceux qui méprisent ta farine Sont en horreur à Gupidon !... Est-ce ton avis, marbre rose? Malgré moi, pourtant, je suppose Que le hasard qui t'a mis là Ne t'avait pas fait pour cela. Aux pays où le soleil brille, Près d'un temple grec ou latin. Les beaux pieds d'une jeune fille, Sentant la bruyère et le thym. En te frappant de leurs sandales. Auraient mieux réjoui tes dalles Qu'une pantoufle de satin. Est-ce d'ailleurs pour cet usage Que la nature avait formé Ton bloc jadis vierge et sauvage Que le génie eût animé ? Lorsque la pioche et la truelle T'ont scellé dans ce parc boueux, En t'y plantant malgré les dieux, Mansard insultait Praxitèle. Oui, si tes flancs devaient s'ouvrir. Il fallait en faire sortir Quelque divinité nouvelle. Quand sur toi leur scie a grincé, Les tailleurs de pierre ont blessé Quelque Vénus dormant encore, Et la pourpre qui te colore Te vient du sang qu'elle a versé. Est-il donc vrai que toute chose Puisse être ainsi foulée aux pieds, Le rocher où l'aigle se pose. Comme la feuille de la rose
20 CORRECTION.
Qui tombe et meurt dans nos sentiers?
Est-ce que la commune mère,
Une fois son œuvre accompli,
Au hasard livre la matière,
Gomme la pensée à Toubli?
Est-ce que la tourmente amère
Jette la perle au lapidaire
Pour qu'il l'écrase sans façon ?
Est-ce que l'absurde vulg-aire
Peut tout déshonorer sur terre
Au g-ré d'un cuistre ou d'un maçon ?
(A. DE Musset, Poésies nouvelles.)
Citons enfin le fameux récit de Mascarille, dans VÉtourdi de Molière, un des morceaux de virtuosité les plus difficiles qui soient.
22e Exercice.
MASCARILLE.
La vieille Égyptienne, à l'heure même...
Passait dedans la place, et ne songeait à rien.
Alors qu'une autre vieille assez défigurée,
L'ayant de près, au nez, longtemps considérée,
Par un bruit enroué de mots injurieux
A donné le signal d'un combat furieux,
Qui pour armes, pourtant, mousquets, dagues ou flèches,
Ne faisait voir en l'air que quatre grifl'es sèches,
Dont ces deux combattants s'efforçaient d'arracher
Ce peu que sur leurs os les ans laissent de chair.
On n'entend que ces mots : chienne ! louve ! bagasse !
D'abord leurs escoffions ont volé par la place,
Et, laissant voir à nu deux têtes sans cheveux,
Ont rendu le combat risiblement affreux.
DE L'ARTICULATION. 21
Andrès et Trufaldin, à l'éclat du murmure, Ainsi que force monde, accourus d'aventure, Ont à les décharpir eu de la peine assez, Tant leurs esprits étaient par la fureur poussés. Cependant que chacune, après cette tempête. Songe à cacher aux yeux la honte de sa tète. Et que Ton veut savoir qui causait cette humeur. Celle qui la première avait fait la rumeur. Malgré la passion dont elle était émue, Ayant sur Trufaldin tenu longtemps la vue : << C'est vous, si quelque erreur n'abuse ici mes yeux. Qu'on m'a dit qui viviez inconnu dans ces lieux, A-t-elle dit tout haut : ô rencontre opportune ! Oui, Seigneur Zanobio Ruberti, la fortune Me fait vous reconnaître, et dans le même instant Que pour votre intérêt je me tourmentais tant. Lorsque Naples vous vit quitter votre famille, J'avais, vous le savez, en mes mains votre fille, Dont j'élevais l'enfance, et qui, par mille traits, Faisait voir, dès quatre ans, sa grâce et ses attraits. Celle que vous voyez, cette infâme sorcière. Dedans notre maison se rendant familière, Me vola ce trésor. Hélas ! de ce malheur Votre femme, je crois, conçut tant de douleur Que cela servit fort pour avancer sa vie. Si bien qu'entre mes mains cette fille ravie Me faisant redouter un reproche fâcheux. Je vous fis annoncer la mort de toutes deux ; Mais il faut maintenant, puisque je l'ai connue. Qu'elle fasse savoir ce qu'elle est devenue. » Au nom de Zanobio Ruberti, que sa voix Pendant tout ce récit répétait plusieurs fois, Andrès, ayant changé quelque temps de visage, A Trufaldin surpris a tenu ce langage :
22 CORRECTION.
<( Quoi donc! le ciel me fait trouver heureusement Celui que jusqu'ici j'ai cherché vainement, Et que j'avais pu voir, sans pourtant reconnaître La source de mon sang- et l'auteur de mon être! Oui, mon père, je suis Horace votre fils. D'Albert, qui me g^ardail, les jours étant finis, Me sentant naître au cœur d'autres inquiétudes, Je sortis de Bologne, et, quittant mes études. Portai durant six ans mes pas en divers lieux, Selon que me poussait un désir curieux. Pourtant, après ce temps, une secrète envie Me pressa de revoir les miens et ma patrie ; Mais dans Naples, hélas 1 je ne vous trouvai plus. Et n'y sus votre sort que par des bruits confus : Si bien qu'à votre quête ayant perdu mes peines, Venise pour un temps borna mes courses vaines; Et j'ai vécu depuis, sans que de ma maison J'eusse d'autres clartés que d'en savoir le nom. » Je vous laisse à juger si, pendant ces all'aires, Trufaldin ressentait des transports ordinaires. Enfin, pour retrancher ce que plus à loisir Vous aurez le moyen de vous faire éclaircir Par la confession de votre Égyptienne, Trufaldin maintenant vous reconnaît pour sienne; Andrès est votre frère, et, comme de sa sœur Il ne peut plus song-er à se voir possesseur, Une obligation qu'il prétend reconnaître A fait qu'il vous obtient pour épouse à mon maître, Dont le père, témoin de tout l'événement. Donne àcethyménée un plein consentement. Et pour mettre une joie entière en sa famille. Pour le nouvel Horace a proposé sa fille. Voyez que d'incidents à la fois enfantés !
(Molière, V Étourdi^ acte V, se. ix.)
CHAPITRE III
DES LIAISONS.
Ne pas faire assez de liaisons est blâmable et quelquefois vulgaire ; en trop faire est prétentieux et quelquefois dange- reux. L'important est de se souvenir que la règle principale en cette matière est V harmonie (1).
D'où deux modes d'exercices sur les phrases qui suivent :
1° Distinguer les liaisons qu'il faut faire et celles qu'il faut éviter;
20 S'habituer, sur des cas où la liaison est permise, à lier légèrement et avec facilité.
ler Exercice.
Voudriez-vous ainsi manquer à votre devoir ? — Quel- ques débris de cloisons encore debout... — Des com- partiments étroits comme des boxes à chevaux. — Nos amis étaient venus à la campagne. — Les miliciens avancèrent en bon ordre. — C'est en nous laissant aller à ces hautes espérances. — Par intervalles égaux et courts. . . — Les prières ont recommencé, les sanglots ont repris. (G. Flaubert.)
Afm.que pauvre et nu sur leur gibet immonde, Tu retournes aux cieux comme tu vins au monde.
(Legonte de Lisle.)
1) Cf. noire Grammaire de la Diction française.
24 CORRECTION.
2'^ Exercice.
L'épreuve des tourments et de la mort même. (BossuET.) — Les Grecs et Alexandre. — Pleins d'es- prit et de courag-e. — Accoutumés aux combats et aux victoires. — Nous étions aux environs de la ville, je dis aux environs. — Tout à coup, ils entendirent un chant effrayant. — On distinguait un vieil appontement en madriers et planches. (A. Daudet.) — Les étudiants étaient rassemblés en un moment. — Ce brusque arrêt involontaire. — Oh ! les vers exécrables et sots !
3" Exercice.
En m'entendant hurler aux étoiles la nuit. (A. Samain). — Le froid aussi bien que le chaud. — Elle a ses allées et venues, ses frissons et ses ardeurs. — Ce discours est commun et faible. — Vous les ferez entrer au salon.
Sans citer les auteurs, sans dire de g-rands mots Et clouer de l'esprit à ses moindres propos.
... Dont l'appétit g*rossier aux bêtes nous ravale. De tels attachements, ô ciel, sont pour vous plaire.
(Molière.)
4e Exercice.
Deux vaillants et consciencieux explorateurs. — Mon corps avait la sienne. (A. de Musset). — Pâles nymphes inanimées (Id.) — Les pontifes et les pharisiens animaient le peuple contre Jésus-Christ. (Bossuet.) — Il faut un intervalle aux repos, aux plaisirs. (Gresset.) — Nul animal créé ne peut manquer à son instinct. — Les plu- mes et les dentelles que j'ai données à a petite. — Six ans et trois mois et demi.
DES LIAISONS.
5e Exercice.
0 spectacle sang-lant, eifroyable curée, Quel festin donnes-tu chez toi, mort exécrée, Qu'il t'ait fallu d'un coup abattre tant de rois!
(A. Dumas et Meurice, Hamlet,)
11 m'a fallu plus de science et plus de calculs pour subsister seulement, qu'on n'en a mis depuis cent ans à g-ouverner toutes les Espagnes. (Beaumarchais.)
Le ciel se réjouit à voir notre tendresse.
... De voix et de parfums le bois est enchanté.
Quand les roses encore ouvertes Se balancent comme des encensoirs...
...Leurs vœux avec les miens vers le ciel monteront.
. ..Mais, hélas ! sur ces bords où tristement je marche...
6" Exercice.
Tourné vers l'Occident et la ville éternelle...
On entendit des cris et des plaintes sans noms...
Un grand vent accourut des bords de l'horizon. . .
Courba les monts lointains oscillant dans la brume..
Et le voile du temple en deux parts éclata.
Les morts à pas muets marchaient dans leurs suaires
La nuit enveloppa le monde épouvanté.
(Leconte deLisle.)
Et devant ton autel mystérieux et doux,
Les bras tendus vers toi, pâles, à deux genoux,
Elles t'invoqueront aux feux tremblants des cierges...
Se souvenant toujours on espère à jamais.
(Leconte de Lisle. )
I
26 CORRECTION.
Par delà les sept cieux où palpitent vos ailes, Exhalez Thosanna des fêtes éternelles, 0 Dominations, ô Vertus, ô Splendeurs, Trônes, Princes, Gardiens et mystiques Ardeurs Et vous, ô Séraphins, et vous pures Essences...
(LeCONTE de LlSLE.)
7*= Exercice.
Seig-neur dont l'esprit est si bon et si doux en toutes choses. — DansTétatoù votre justice m'aréduit. — Ilsfont de bonnesœuvresctde méchantes. — Tlsne sont pas tout à fait à Jésus-Christ ; car ils en ont honte. Et enfin dans les grandes tentations et occasions, ils le tuent. — Jésus- Christ était mort, mais vu, sur la croix. Tl est mort et caché dans le sépulcre. — Jésus a prié les hommes et n'en a pas été exaucé. — Les Juifs avaient vieilli dans ces pensées... qu'il leur devait enfin envoyer le messie. — Les stoïques et les épicuriens; les dog-matistes et les académiciens. — Refuser à ces célestes ardeurs... (Pascal.)
CHAPITRE IV
DE LA POXCTUATIOIV.
« Toutes les fois qu'on demande à un élève de ponctuer, il s'imagine qu'on lui fait une recommandation inutile et ridicule... On le désoblige en insistant; on l'étonné en lui apprenant que l'art de ponctuer offre de sérieuses difficultés, et qu'il faut l'apprendre avec beaucoup d'efforts...
« Ponctuer, c'est établir des rapports très complexes entre une idée générale et des idées relatives ; c'est situer ces dif- féi'entes idées, sur différents plans, et ne ponctue pas ainsi qui veut (1). »
En effet, la ponctuation est d'une extrême importance, et elle offre quelquefois de grandes difficultés. Aussi bien elle est souvent une opération de lintelligence, et à ce titre aurait dû être étudiée seulement dans la deuxième partie de cet ouvrage. Mais elle est de nécessité tellement élémentaire que nous avons tenu à nous en occuper dès maintenant, en nous plaçant aux différents points de vue qui suivent :
A) Quelquefois la po?ictuatioîi écrite dirige absolu- lument la ponctuât loîi orale.
En ce cas, il faut signaler la ponctuation écrite soit par un temps d'arrêt (2) (respiration ou simplement léger silence), it par un changement dans le ton ou l'inflexion de la voix.
I
1*^^ Exercice.
Il est encore une manière plus simple de trancher la question ; c'est de dire : Nous ne voulons plus de la
(1) G. Berr et R. Delbost, op. cit.
(2) La longueur de ce temps d'arrêt est variable et impossible à déterminer d'une façon absolue. Un point peut être équivalents une virgule, et réciproquement.
28 CORRECTION.
branche aînée des Bourbons. Et pourquoi n'en voulez- vous plus ? Parce que nous sommes victorieux ; nous avons triomphé dans une cause juste et sainte : nous usons d'un double droit de conquête.
Très bien : vous proclamez la souveraineté de la force. Alors gardez soigneusement cette force ; car, si elle vous échappe, vous serez malvenus à vous plaindre...
J'ai transporté le combat sur le terrain de mes adver- saires ; je ne suis point allé bivouaquer dans le passé, sous le vieux drapeau des morts, drapeau qui n'est pas sans gloire, mais qui pend le long du bâton qui le porte, parce qu'aucun souffle delà vie ne le soulève. (Chateau- briand, Chambre des Pairs, 7 août 1830.)
B) La ponctuation orale doit suppléer à certaines absences dans la ponctuation écrite (1).
Dans le morceau suivant, nous représentons par le signe | les ponctuations nécessaires qui ne sont pas indiquées orthogra- phiquement.
2" Exercice.
Du tombeau | quand tu veux, tu sais nous rappeler. Tu frappes et guéris, tu perds et ressuscites. Ils ne s'assurent point sur leurs propres mérites, Mais en ton nom | sur eux invoqué tant de fois. En tes serments | jurés au plus saint de leurs rois. En ce temple | où tu fais ta demeure sacrée Et qui doit | du soleil égarer la durée.
(Racine, Atlialie^ acte III, se. vu )
C) Toute phrase incidente doit être détachée et mise à son plan.
L'importance de cette règle est facile à saisir pour qui tente la lecture d'une période comme celles qui suivent, lesquelles
(1) Ceci est pour aiosi dire absolu pour les inversions que l'on doit toujours signaler par une ponctuation légère (voy. plus loin p. 37).
DE LA PONCTUATION. 29
ne peuvent être clairement comprises par rauditeur que si elles lui sont présentées avec ordre par le lecteur. 11 est donc indispensable pour celui-ci de ne pas mettre au même rang les propositions principales, subordonnées et incidentes.
3^ Exercice.
Un mourant, qui conaptait plus de cent ans de vie, Se plaignait à la Mort que précipitamment Elle le contraig-nait de partir tout à l'heure,
Sans qu'il eût fait son testament, Sans l'avertir au moins. « Est-il juste qu'on meure Au pied levé ? dit-il : attendez quelque peu... — Vieillard, lui dit la Mort, je ne t'ai point surpris; ... Je devais, ce dis-tu, te donner quelque avis
Qui te disposât à la chose...
(La Fontaine, Fables, VIII, 1.)
4*' Exercice.
Oui, monsieur, que l'ignorance rabaisse tant qu'elle voudra l'éloquence et la poésie, et traite les habiles écrivains de gens inutiles dans les États, nous ne crain- drons point de le dire à l'avantage des lettres et de ce corps fameux dont vous faites maintenant partie, du moment que des esprits sublimes, passant de bien loin les bornes communes, se distinguent, s'immortalisent par des chefs-d'œuvre comme ceux de Monsieur votre frère, quelque étrange inégalité que, durant leur vie, la fortune mette entre eux elles plus grands héros, après leur mort cette différence cesse. La postérité, qui se plaît, qui s'instruit dans les ouvrages qu'ils lui ontlaissés, ne fait point de difficultés de les égaler à tout ce qu'il y a de plus considérable parmi les hommes, fait marcher de pair l'excellent poète et le grand capitaine. (Thomas Corneille, Discours de réception à V Académie française.)
30 CORRECTION.
5" Exercice.
INVOCATION AUX DIEUX ET AUX DÉESSES.
Maintenant, toi, Jupiter très bon, très grand, à qui Verres par un crime sacrilège arracha d'entre les mains d'un roi un don royal, digne de ton très beau temple, dignedu Capitole et de cette citadelle de tous les peuples, digne de la générosité royale, offert à toi par des rois, promis et consacré à ta divinité ; toi dont il a enlevé dans Syracuse la slatue très sainte et très belle ; — et toi, Junon, reine des dieux, dont Verres aussi par un crime semblable a dépouillé de tous leurs dons et ornements deux sanctuaires très saints et 1res anciens, situés dans des îles de nos alliés, à Malte et à Samos ; — et toi, Minerve, queVerrèsde même a volée dans deux temples très fameux et très sacrés, à Athènes lorsqu'il enleva une grosse masse d'or, à Syracuse quand il prit tout, sauf les toits et les murs ; — et vous, Latone, Apollon et Diane, dont Verres à Délos a pillé, par un brig-andage et une attaque nocturnes, je ne dis pas le sanctuaire, mais suivant l'opinion et le sentiment religieux de tous la rési- dence ancienne et le domicile divin ; — et loi encore, Apollon, que Verres enleva de Chîo ; — et toi, de nouveau, Diane, qu'à Porga il dépouilla, dont il fit enlever et emporter la statue très révérée à Siégeste et deux fois consacrée chez les Ségestains, d'abord par leur culte, et une seconde fois parla victoire de Scipion l'Africain ; — et toi, Mercure, que Verres plaça dans sa maison et dans la palestre de quelqu'un de ses amis, loi dont Scipion l'Africain voulut faire dans une ville d'alliés et dans le gymnase des Tyndaritainsun gardien et un direc- teur de leurs jeunes gens ; — et toi, Hercule, que Verres à Agrigente, en pleine nuit, s'efforça d'arracher et
DE LA PO.NCTUATION. 31
d'emporter de ta demeure ; — et toi, très vénérable mère des dieux, déesse de Tlda. qu'il laissa chez les habitants d'Engyum, dans un temple très majestueux et très saint, tellement dépouillée que, s'il reste à présent le nom de Scipion l'Africain et des traces des outrag-es faits à cette religion, les monuments de la victoire et les ornements du sanctuaire ont disparu ; — et vous, arbi- tres et témoins de toutes les alTaires du Forum, des plus grandes assemblées, des lois et des tribunaux, vous, placés dans le lieu le plus fréquenté du peuple romain, Castor et Pollux, dont le temple fournit à Verres matière de lucre et proie très malhonnête; — et vous tous, dieux, que des chars couverts de tentures emmènent tous les ans aux assemblées des jeux, vous dont Verres fit entreprendre et achever la route pour son profit et non pour la dignité de vos religions ; — et vous. Gérés et Proserpine, 'dont le culte, comme le montrent les opinions et les pratiques religieuses, consiste dans les cérémonies de beaucoup les plus importantes et les plus secrètes ; vous qui, clit-on, avez donné et distribué aux mortels les germes de la vie et de la nourriture, des mœurs et des lois, de la douceur et de la civilisation; vous dontle peuple romain garde dans l'État et dans les^ familles le culte reçu des Grecs et adopté avec une si grande vénération qu'il ne parait pas importé là par eux, mais de là transmis à tous les autres, culte que Verres seul a souillé et outragé au point d'avoir fait arracher et emporter de Gatane une statue de Gérés qu'un homme ne pouvait sans sacrilège toucher ni même regarder, au point d'avoir enlevé de sa résidence et de sa démeure d'Henna une seconde statue de tel aspect que les hommes en la voyant croyaient voir Gérés elle-même ou une image de Gérés non pas faite de main d'ouvrier, mais comme descenduedu ciel ; — c'est vous encore et toujours
32 CORRECTION.
que j'invoque et supplie, très vénérables divinités, qui habitez les lacs et les bois sacrés d'Henna et veillez sur toute la Sicile dont la défense m'a été confiée ; vous qui avez découvert et réparti dans l'univers les céréales et qui maintenez toutes les nations et tous les peuples dans le respect de votre puissance ; — et vous tous, dieux et déesses, vous dont les temples et les objets consacrés ont toujours subi les attaques sacrilèges et impies de Verres poussé par une folie et une audace profanatrices, je vous invoque, et je vous en conjure, si à propos de ce coupable et de cette cause tous mes desseins ne visaient que le salut des alliés, l'honneur du peuple romain et la fidélité à mes engag'ements, si tous mes soins, toutes mes veilles et mes pensées ne se sont attachés qu'au devoir et au bien, je vous en conjure, mes dispositions morales en acceptant cette 'cause, ma droiture en la plaidant, apportez-les à la jug-er, — et que Verres, si tous ses attentats sont inouïs et uniques en fait de scéléra- tesse, d'audace, de perfidie, de débauche, d'avidité, de cruauté, que Verres obtienne par votre arrêt la juste récompense de sa vie et de ses actions, que cette accu- sation entre toutes suffise à remplir mes devoirs envers la République et mes engagements envers les Siciliens et que désormais il me soit possible de défendre les gens de bien plutôt que nécessaire d'accuser les méchants. (Gicéron, De suppliciis, trad. Rabaud ; Hachette, éd.)
6« Exercice.
Le morceau qui suit demande également à être très claiir- ment phrasé, d'autant qu'il doit êlre dit assez rapidement:
Figaro. Voyant à Madrid que la république des lettres était celle des loups, toujours armés les uns contre les autres.
DE LA PONCTUATION. 33
et que, livrés au mépris où ce risible acharnement les conduit, tous les insectes, les moustiques, les cousins, les critiques, les maring-ouins (1), les envieux, les feuillistes, les libraires, les censeurs, et tout ce qui s'attache à la peau des malheureux gens de lettres, achevaient de déchiqueter et sucer le peu de substance qui leur restait; fatig-ué d'écrire, ennuyé de moi, dégoûté des autres, abîmé de dettes et léger d'argent ; à la fin, convaincu que l'utile revenu du rasoir est préférable aux vains honneurs de la plume, j'ai quitté Madrid; et mon bagage en sautoir, parcourant philosophiquement les deux Gastilles, la Manche, l'Estramadure, la Sierra-Morena, l'Anda- lousie, accueilli dans une ville, emprisonné dans l'autre, et partout supérieur aux événements; loué par ceux-ci, blâmé par ceux-là, aidant au bon temps, supportant le mauvais, me moquant des sots, bravant les méchants, riant de ma misère et faisant la barbe à tout le monde, vous me voyez enfin établi dans Séville, et prêt de nouveau à servir Votre Excellence en tout ce qu'il lui plaira m'or- donner. (Beaumafichais, Le Barbier de Séville^ acte I,
se. II.)
D) Les vers doivent être ponctués d'après le sens.
La ponctuation des vers est particulièrement délicate : bien qu'elle soit indépendante du rythme, elle ne doit cepen- dant pas nuire à ce dernier.
Le défaut qu'il est nécessaire de corriger tout d'abord, c'est l'arrêt après le premier hémistiche de l'alexandrin, lorsqu'il n'est pas justifié par le sens. Il faudra distinguer dans les vers qui suivent: 1° l'endroit où la voix doit plus ou moins ponctuer ; 2° les vers qu'il faut dire d'un trait.
(i) Insecte : espèce de cousin d'Amérique.
3i . CORRECTION.
7* Exercice.
STANCES A LA MALIBRAN.
Recevant d'âge en âge une nouvelle vie, Ainsi s en vont à Dieu les gloires d'autrefois; Ainsi le vaste écho de la voix du génie Devient du genre humain l'universelle voix... Et de toi, morte hier, de toi, pauvre Marie, Au fond d'une chapelle il nous reste une croix!
Une croix ! et l'oubli, la nuit et le silence! Ecoutez! c'est le vent, c'est Tocéan immense; C'est un pêcheur qui chante au bord du grand chemin. Et de tant de beauté, de gloire et d'espérance, De tant d'accords si doux d'un instrument divin, Pas un faible soupir, pas un écho lointain!
Une croix! et ton nom écrit sur une pierre, Non pas même le tien, mais celui d'un époux. Voilà ce qu'après toi tu laisses sur la terre ; ICt ceux qui firent voir à ta maison dernière, N'y trouvant pas ce nom qui fut aimé de nous, Ne sauront pour prier où poser les genoux.
0 Ninette ! où sont-ils, belle muse adorée.
Ces accents pleins d'amour, de charme et de terreur,
Qui voltigeaient le soir sur ta lèvre inspirée,
Comme un parfum léger sur l'aubépine en fleur !
Où vibre maintenant cette voix éplorée,
Cette harpe vivante attachée à ton cœur?
... Ce qu'il nous faut pleurer sur ta tombe hâtive. Ce n'est pas l'art divin, ni ses savants secrets : Quelque autre étudiera cet art que tu créais; C'est ton âme, Ninette, et ta grandeur naïve. C'est cetle voix du cœur qui seule au cœur arrive, Que nul autre, après toi, ne nous rendra jamais.
DE LA PONCTUATION. ^5
Ah ! tu vivrais encor sans cette âme indomptable. Ce fut là ton seul mal, et le secret fardeau Sous lequel ton beau corps plia comme un roseau. Il en soutint longtemps la lutte inexorable. C'est le Dieu tout-puissant, c'est la Muse implacable Qui dans ses bras en feu t'a portée au tombeau.
Que ne l'étouffais-tu, cette flamme brûlante Que ton sein palpitant ne pouvait contenir î Tu vivrais, tu verrais te suivre et t'applaudir De ce public blasé la foule indifférente, Qui prodigue aujourd'hui sa faveur inconstante A des gens dont pas un, certes, n'en doit mourir.
Connaissais-tu si peu l'ingratitude humaine? Quel rêve as-tu donc fait de te tuer pour eux ! Quelques bouquets de fleurs te rendaient-ils si vaine. Pour venir nous verser de vrais pleurs sur la scène, Lorsque tant d'histrions et d'artistes fameux. Couronnés mille fois, n'en ont pas dans les yeux?
Que ne détournais-tu la tête pour sourire, Gomme on en use ici quand on feint d'être ému ? Hélas! on t'aimait tant, qu'on n'en aurait rien vu. Quand tu chantais le saule, au lieu de ce délire, Que ne t'occupais-tu de bien porter ta lyre? La Pasta fait ainsi : que ne l'imitais-tu?...
(A. DE Musset, Poésies.)
11 faut ensuite réagir contre l'idée de s^arrêter après chaque vers, en dépit du sens :
18" Exercice. Pendant qu'un philosophe assure gue toujours parleurs sens les hommes sont dupés, Un autre philosophe jure Qu'ils ne nous ont jamais trompés.
36 CORRECTION.
Tous les deux ont raison ; et la philosophie
Dit vrai quand elle dit que les sens tromperont
Tant que sur leur rapport les hommes jugeront ;
Mais aussi, si Ton rectifie L'imag-e de l'objet sur son éloig-nement...
(La Fontaine, Fables, VII, 12.)
9^ Exercice.
PSYCHÉ.
Où suis-je? Et, dans un lieu que je croyais barbare,
Quelle savante main a bâti ce palais, Que l'art, que la nature pare De l'assemblage le plus rare Que l'œil puisse admirer jamais?
Tout rit, tout brille, tout éclate Dans ces jardins, dans ces appartements, Dont les pompeux ameublements N'ont rien qui n'enchante et ne flatte ; Et, de quelque côté que tournent mes frayeurs, Je ne vois sous mes pas que de l'or ou des fleurs.
Le ciel aurait-il fait cet amas de merveilles
Pour la demeure d'un serpent? Et lorsque, par leur vue, il amuse et suspend De mon destin jaloux les rigueurs sans pareilles.
Veut-il montrer qu'il s'enrepent? Non, non ; c'est de sa haine, en cruautés féconde,
Le plus noir, le plus rude trait, Qui, par une rigueur nouvelle et sans seconde
N'étale ce choix qu'elle a fait
De ce qu'a le plus beau le monde Qu'afin que je le quitte avec plus de regret.
(Molière, Psyclié, acte III, se. ii).
DE LA PONCTUATION. 37
Enfin toute invev^ion doit être soulignée en diction, une ponctuation précédant le premier membre de l'inversion.
IQe Exercice.
HENRIETTE.
Le ciel, dont nous voyons que Tordre est tout-puissant, Pour différents emplois nous fabrique en naissant; Et tout esprit n'est pas composé d'une étotfe Qui se trouve taillée à faire un philosophe. Si le vôtre est né propre aux élévations Où montent des savants les spéculations, Le mien est fait, ma sœur, pour aller terre à terre. Et dans les petits soins son faible se resserre. Ne troublons point du ciel les justes règlements ; Et de nos deux instincts suivons les mouvements. Habitez, par l'essor d'un grand et beau génie. Les hautes régions de la philosophie, Tandis que mon esprit, se tenant ici-bas, Goûtera de l'hymen les terrestres appas. Ainsi dans nos desseins l'une à l'autre contraire, Nous saurons toutes deux imiter notre mère. (Molière, Les Femmes savantes^ actel, se. i.)
Comme appendice à ce chapitre de la ponctuation, citons quelques extraits en vieux français. Nous ne saurions trop encourager les élèves à les lire correctement et à les ponctuer comme il convient. Ils font trop souvent mine de considérer notre vieille langue comme un dialecte étranger.
Ile Exercice.
A UN LABOUREUR.
Pourquoi, chetif (1) laboureur, Trembles-tu d'un empereur
(1) Malheureux.
G. Le Roy. — La Diction. 3
38 CORRECTION.
Qui doit bien tost, légère ombre, Des morts accroistre le nombre? Ne sçais-lu pas qu'a tout chacun Le port d'enfer est commun, ^ Et qu'une ame impériale Aussi tost là bas dévale (1) Dans le bateau de Gharon Que l'ame d'un bûcheron?
Courage, coupeur de terre 1 Ces g-rands foudres de la guerre Non plus que toy n'iront pas Armez d'un plastron (2) là bas Comme ils alloientaux batailles : Autant leur vaudront leurs mailles, Leurs lances et leur estoc (3), Comme à toy vaudra ton soc.
Car le juge Rhadamante (4), Asseuré, ne s'espouvante Non plus de voir un harnois Là bas qu'un levier de bois, Ou voir une souquenie (5). Qu'une cape bien garnie. Ou qu'un riche accoustrement D'un roi mort pompeusement.
(Ronsard, Odes, IV.)
12e Exercice.
Le gozal (6) lasché, Pantagruel leugt les missives de son père Gargantua, desquelles la teneur ensuyt :
(1) Descend. (2) Devant de la cuirasse. (3) Epéé. (4) L'un des trois juges des enfers. (5) Souquenille. (6) Pigeon.
DE LA POiNCTUATION. 39
Fils trescher,
L'affection que naturellement porte le père à son filz bien aymé est en mon endroict tant acreue, par l'es- guard et révérence des grâces particulières en toy par élection divine posées, que depuys ton partement me a, non une foys, toUu (1) tout auUre pensement, me délais- sant on (2) cueur ceste unicque et soingneuse paour, que vostre embarquement ayt esté de quelque me- shaing (3), ou fascherie accompaigné, comme tu sçays que à la bonne et syncere amour est craincte perpétuel- lement annexée.
Et, pour ce que, selon le dict de Hésiode, d'une chas- cune chose le commencement est la moytié du tout, et scelon le proverbe commun, à l'enfourner on faict les pains cornuz, j'ay, pour de telle anxiété vuider mon entendement, expressément depesché Malicorne, à ce que par luy je soys acertainé de ton portement (4) sus les premiers jours de ton voyage. Car, s'il est prospère et tel que je le soubhayte, facile me sera preveoir, pro- gnostiquer et juger du reste.
J'ay recouvert quelques livres joyeulx, les quelz te seront par le présent porteur renduz. Tu les liras quand te vouldras rafraischir de tes meilleures estudes. Ledict porteur te dira plus amplement toutes nouvelles de ceste Court.
La paix de r^ternel soyt avecques toy. Salue Pa- nurge. Frère Jan, Epistemon, Xenomanes, Gymnaste, et aultres tes domesticques, mes bons amis.
De ta maison paternelle, ce treizième de juin.
Ton père et amy, Gargantua. . (Rabelais, Pantagruel^ IV, m.)
(1) Enlevé. (2) Dans le. (3) Malchance. (4) De la façon dont tu te portes.
40 CORRECTION.
13*^ Exercice.
BALLADE DES PENDUS.
Frères humains, qui après nous vivez,
N'ayez les cueurs contre nous endurciz,
Car, si pitié de nous pouvres avez,
Dieu en aura plustôt de vous merciz.
Vous nous voyez cy attachez cinq, six :
Quand de la chair, que trop avons nourrie,
Elle est pieça (1) dévorée et pourrie,
p]t nous, les os, devenons cendre et pouldre.
De notre mal, personne ne s'en rie;
Mais priez Dieu, que tous nous veuille absoudre I
Se (2) vous clamons (3), frères, pas n'en devez
Avoir desçlaing, quoique fusmes occis
Par justice. Toutefois, vous sçavez
Que tous les homs n'ont pas bons sens assis;
Intercédez doncques, de cueurs rassis.
Envers le Filz de la Vierge Marie :
Que sa grâce ne soit pour nous tarie.
Nous préservant de l'infernale fouldre.
Nous sommes mors, âme ne nous harie ;
Mais priez Dieu, que tous nous veuille absoudre!
La pluie nous a debuez (4) et lavez,
Et le soleil, desséchez et noirciz;
Pies, corbeaulx, nous ont les yeux cavez.
Et arrachez la barbe et les sourcilz.
Jamais, nul temps, nous ne sommes rassis;
Puis çà, puis là, comme le vent varie,
(1) Depuis longtemps. (2) Si. (3) Supplions, (i) Lessivés.
DE LA PONCTUATION. 41
A son plaisir, sans cesser, nous charie.
Plus becquetez d'oyseaulx, que dez à couldre.
Hommes, icy n'usez de moquerie,
Mais priez Dieu, que tous nous veuille absoudre.
ENVOI.
Prince Jésus, qui sur tous seig-neurie, Garde qu'Enfer n'ayt de nous la maistrie : A lui n'ayons que faire ne que souldre (1) : Ne soyez donc de nostre confrairie, IVIais priez Dieu, que tous nous veuille absoudre! (Villon, Poésies diverses.)
14' Exercice.
REQUÊTE AU ROI POUR AVOIR ESTÉ DESROBÉ.
On dit bien vray, la mauvaise fortune Ne vient jamais qu'elle n'en apporte une. Ou deux ou trois avecques elle. Sire ; Vostre cœur noble en sçauroit bien que dire; Et moy, chétif, qui ne suis roy, ne rien, L'ay esprouvé; et vous compteray bien, Si vous voulez, comment vint la besongne.
J'avois un jour ung* vallet de Gascongne, Gourmant, yvrongne et asseuré menteur, Pipeur, larron, jureur, blasphémateur. Sentant la hart (2) de cent pas à la ronde ; Au demeurant le meilleur fils du monde.
Ce vénérable billot (3) fut adverti
De quelque argent que m'aviez despàrti
(1) Solder. (2) Corde à pendre. (3) Hôte, esclave.
42 CORRECTION.
Et que ma bource avoit grosse apostume (1),
Si se leva plus tost que de coustume,
Et me va prendre en tapinois icelle ;
Puis la vous mit très bien sous son esselle,
Argent et tout (cela se doit entendre),
Et ne croy point que ce fust pour la rendre;
Car oncques puis n'en ay ouy parler.
Bref, le villain ne s'en voulut aller
Pour si petit, mais encor il me happe
Saye (2) et bonnet, chausses, pourpoint et cappe .
De mes habits, en effect, il pilla
Tous les plus beaux, et puis s'en habilla
Si justement qu'à le veoir ainsi estre,
Vous l'eussiez prins, en plain jour, pour son maistre.
Finablement, de ma chambre il s'en va
Droit à l'estable où deux chevaux trouva;
Laisse le pire, et sur le meilleur monte.
Pique, et s'en va. Pour abréger le compte,
Soyez certain qu'au partir dudit lieu
N'oublia rien, fors à me dire : à Dieu.
... Ce néant moins, ce que je vous en mande N'est pour vous faire ou requeste ou demande. Je ne veux point tant de g-ens ressembler Qui n'ont souci autre que d'assembler. Tant qu'ils vivront, ils demanderont, eulx ; Mais je commence à devenir honteux, Et ne veux plus à vos dons m'arrester. Je ne dis pas, si voulez rien (3) prester 'Que ne le prenne : il n'est point de presteur, S'il veult prester, qui ne fasse un debteur.
(1) Enflure. (2) Vêtement court. (3) Rien, c'csl-à-dire quelque chose (rem).
DE LA PONCTUATION. 45
Et sçavez VOUS, Syre, comment je paye?
(Nul ne le sçayt, si premier ne l'essaye) ;
Vous me debvrez, si je puis, de retour,
Et vous feray encores un bon tour :
A celle fm qu'il n'y ayt faute nulle,
Je vous feray une belle cédulle (1)
A vous payer — sans usure, il s'entend —
Quand on verra tout le monde content.
Ou si voulez, à payer ce sera
Quand vostre los (2) et renom cessera.
Et si sentez que sois foible des reins Pour vous payer, les deux princes Lorrains Me piégeront (3). Je les pense si fermes Qu'ilz ne fauldront pour moy à l'un des termes. Je sçay assez que vous n'ayez pas peur Que je m'enfuye ou que je sois trompeur; Mais il fait bon asseurer ce qu'on preste. Bref, vostre paye, ainsi que je l'arreste, Est aussi seure, advenant mon trespas. Comme advenant que je ne meure pas.
Advisez donc si vous avez désir De rien prester, vous me ferez plaisir ; Car, puis ung* peu, j'ay basty à Clément, Là où j'ay fait un grand desboursement ; Et à Marot, qui est ung peu plus loin. Tout tombera, qui n'en aura le soin.
Voilà le poinct principal de ma lettre,
Vous sçavez tout, il n'y fault plus rien mettre :
Rien mettre, las ! certes, et si feray,
Et ce faisant^ mon stile j'enfleray,
(1) Écrit, billet. (2) Louange, renommée. (3) Répondront pour moi.
44 CORRECTION.
Disant : 0 Roy, amoureux des neufs Muses, Roy, en qui sont leurs sciences infuses, Roy, plus que Maps, d'honneur environné, Roy, le plus roy qui fut onc couronné, Dieu Tout-Puissant te doint, pour t'estrenner, Les quatre coins du monde g-ouverner, Tant pour le bien de la ronde machine, Que pour autant que sur tous en es digne.
(Clément Marot^ Épttrexxix.)
CHAPITRE V
DES INFLEXIOXS DE LA VOIX.
Les inflexions de la voix (ou intonations) sont inséparables des idées ou des sentiments qu'elles veulent traduire : il y a pourtant à leur sujet quelques règles élémentaires et quelques procédés auxquels le diseur cPoit se rompre.
A) De la netteté des attaques et des finales.
C'est un défaut extrêmement fréquent que celui qui con- siste à ne donner de la voix que sur la quatrième ou cin- quième syllabe d'une phrase, et à n'en pas laisser entendre les derniers mots, alors que l'accent d'une phrase est à sa finale, comme l'accent tonique est sur la dernière syllabe sonore d'un mot.
i^'' Exercice.
LE CHARMEUR DE SERPENTS.
Au mois de juillet 1791, nous voyagions dans le haut Canada, avec quelques familles sauvages delà nation des Onontagués. Un jour que nous étions arrêtés dans une grande plaine, au bord de la rivière Génésie, un serpent à sonnettes entre dans notre camp. II y avait parmi nous un Canadien qui jouait de la flûte : il voulut nous divertir, et s'avança contre le serpent avec son arme d'une nouvelle espèce. A l'approche de son ennemi, le reptile se forme en spirale, aplatit sa tête, enfle ses joues, contracte ses lèvres, découvre ses dents empoisonnées et sa gueule sanglante : il brandit sa double langue comme deux
46 CORRECTION.
flammes; ses yeux sont deux charbons ardents ; son €orps, g'onflé de rage, s'abaisse et s'élève comme les soufflets d'une forge ; sa peau dilatée devient terne et écailleuse; et sa queue, dont il sort un bruit sinistre, oscille avec tant de rapidité, qu'elle ressemble à une légère vapeur.
Alors le Canadien commence à jouer sur sa flûte; le serpent fait un mouvement de surprise et retire la tête en arrière. A mesure qu'il est frappé de l'effet magique, ses yeux perdeat leur âpreté, les vibrations de sa queue se ralentissent, et le bruit qu'elle fait entendre s'affaiblit et meurt peu à peu. Moins perpendiculaires sur leur ligne spirale, les orbes du serpent charmé s'élargissent et viennent tour à tour se poser sur la terre en cercles concentriques. Les nuances d'azur, de vert, de blanc et d'or reprennent leur éclat sur sa peau frémissante; et, tournant légèrement la tête, il demeure immobile dans l'attitude de l'attention et du plaisir.
Dans ce moment, le Canadien marche quelques pas en tirant de sa flûte des sons doux et monotones, le reptile baisse son cou nuancé, ouvre avec sa tête les herbes fines, et se met à marcher sur les traces du musicien qui l'entraîne, s'arrêtant lorsqu'il s'arrête, et recommençant à le suivre quand il commence à s'éloigner. Il fut ainsi conduit hors de notre camp, au milieu d'une foule de spectateurs, tant sauvages qu'européens, qui en croyaient à peine leurs yeux. (Chateaubriand.)
2« Exercice.
Qu'il est difficile, messieurs, d'être victorieux et d'être humble tout ensemble ! Les prospérités militaires laissent dans l'âme je ne sais quel plaisir touchant, qui la remplit et l'occupe tout entière. On s'attribue une supériorité de puissance et de force ; on se couronne de
DES INFLEXIONS BE LA VOIX. 47
ses propres mains; on se dresse un triomphe secret à soi-même; on regarde comme son propre bien ces lau- riers qu'on cueille avec peine, et qu'on arrose souvent de son sang ; et lors même qu'on rend à Dieu de solennelles actions de grâces, et qu'on pend aux voûtes sacrées do ses temples des drapeaux déchirés et sanglants qu'on a pris sur les ennemis, qu'il est dangereux que la vanité n'étouffe une partie de la reconnaissance, qu'on ne mêle aux vœux qu'on rend au Seigneur des applaudissements qu'on croit se devoir à soi-même, et qu'on ne retienne au moins quelques grains de cet encens qu'on va brûler sur ses autels I
C'était en ces occasions que M. de Turenne, se dépouillant de lui-même, renvoyait toutela gloire à Celui à qui seul elle appartient légitimement. S'il marche, il reconnaît que c'est Dieu qui le conduit et qui le guide ; s'il défend des places, il sait qu'on les défend en vain, si Dieu ne les garde ; s'il se retranche, il lui semble que c'est Dieu qui lui fait un rempart pour le mettre à couvert de toute insulte ; s'il combat, il sait d'où il tire toute sa force, et s'il triomphe, il croit voir dans le ciel une main invisible qui le couronne. Rapportant ainsi toutes grâces qu'il reçoit à leur origine, il en attire de nouvelles. 11 ne compte plus les ennemis qui l'environnent; et, sans s'étonner de leur nombre ou de leur puissance, il dit avec le prophète : « Ceux-là se fient au nombre de leurs combattants et de leurs chariots ; pour nous, nous nous reposons sur la protection du Tout-Puissant. » Dans cette fidèle et juste confiance, il redouble son ardeur, forme de grands desseins, exécute de grandes choses, et commence une campagne qui semblait devoir être si fatale à TEmpire.
Il passe le Rhin, et trompe la vigilance d'un général habile et prévoyant. Il observe les mouvements des enne-
48 CORRECTION.
mis. Il relève le courage des alliés. Il ménag-e la foi suspecte et chancelante des voisins. Il ôte aux uns la volonté, aux autres les moyens de nuire : et, profitant de toutes ces conjonctures importantes qui préparent les grands et glorieux événements, il ne laisse rien à la fortune de ce que le conseil et la prudence humaine lui peuvent ôter. Déjà frémissait dans son camp l'ennemi confus et déconcerté ; déjà prenait Tessor, pour se sauver dans les montagnes, cet aigle dont le vol hardi avait d'abord effrayé nos provinces. Ces foudres de bronze que l'enfer a inventés pour la destruction des hommes tonnaient de tous côtés pour favoriser et pour précipiter cette retraite ; et la France en suspens attendait le succès d'une entreprise qui, selon toutes les règles de la guerre, était infaillible.
Hélas ! nous savions tout ce que nous pouvions espérer, et nous ne pensions pas à ce que nous devions craindre. La providence divine nous cachait un malheur plus grand que la perte d'une bataille. Il en devait coûter une vie que chacun de nous eût voulu racheter de la sienne propre ; et tout ce ([ue nous pouvions gagner ne valait pas ce que nous allions perdre. (Pléchier, Oraison fuîîèbre de Turenne.)
3e Exercice.
LA MORT DE MARIE.
Gomme on voit sur la branche au mois de mai la rose Et sa belle jeunesse, en sa première fleur. Rendre le ciel jaloux de sa vive couleur. Quand l'aube de ses pleurs au point du jour l'arrose ;
La grâce dans sa feuille et l'amour se repose, Embaumant les jardins et les arbres d'odeur;
DES LNFLEXIONS DE LA VOIX. 49
Mais battue ou de pluie, ou d'excessive ardeur, Languissante elle meurt feuille à feuille desclose.
Ainsi dans ta première et jeune nouveauté, Quand la terre et le ciel honoroient ta beauté, La Parque t'a tuée, et cendre tu reposes.
Pour obsèques reçois mes larmes et mes pleurs, Ce vase plein de laict, ce panier plein de fleurs, Afin que vif et mort ton corps ne soit que roses.
(Ronsard, Les Amours,)
B) Des inflexions dangereuses.
Les inflexions qui se terminent par une note élevée ont l'inconvénient d'amener vite la voix dans un registre extrê- mement aigu qui fatigue et déplaît.
C'est ainsi que Flnlimé raille les avocats dans les vers qui suivent. Pour donner l'impression voulue, l'élève ne devra employer que des inflexions ascendantes, et attaquer chaque inflexion sur une note plus élevée que celle de la finale pré- cédente. Il se trouvera bien vite dans un registre impossible à soutenir.
4e Exercice.
l'intimé.
Messieurs, tout ce qui peut étonner un coupable. Tout ce que les mortels ont de plus redoutable, Semble s'être assemblé contre nous parhasar. Je veux dire la brig'ue et l'éloquence. Car, D'un côté le crédit du défunt m'épouvante ; Et, de l'autre côté, l'éloquence éclatante De maître Petit-Jean m'éblouit...
(Racine, Les Plaideurs, acte III, se. m.)
Au défaut opposé, maintenant. Pour le reproduire, l'Intimé ne choisit que les inflexions descendantes qui le conduisent
50 CORRECTION.
dans le registre grave, et il descend de plus en plus, évitant de remonter la voix aux attaques.
5e Exercice.
l'intimé.
Oui-dà, j'en ai plusieurs. Mais quelque défiance Que nous doive donner la susdite éloquence, Et le susdit crédit; ce néanmoins, messieurs, L'ancre de vos bontés nous rassure. D'ailleurs, Devant le grand Dandin l'innocence est hardie ; Oui, devant ce Gaton de basse Normandie, Ce soleil d'équité qui n'est jamais terni, Viotrix causa dits plaçait y sed ricta Catoni.
(Id., Ibidy acte IIÏ, se. m.)
Ces deux extrêmes sont à blâmer l'un et l'autre; mais le premier est plus fréquent. Une fois que l'élève aura décou- vert le procédé il devra bien s'exercer à faire ce que fait l'In- timé pour se rendre compte du ridicule de ces inflexions. Et aussitôt il travaillera à ne tomber ni dans un extrême, ni dans l'autre; mais à maintenir sa voix, autant que possible, dans le médium.
il est bon de s'exercer d'abord sur des inflexions aZ/îrwafnes. L'on affectera de descendre la voix aux finales chaque fois que ce sera possible (en soutenant le son bien entendu), et en terminant bien nettement le sens.
6® Exercice.
Puisqu'il en est ainsi, juges, c'est d'abord au nom de la république, dont l'intérêt doit nous être à tous le plus cher, c'est au nom du dévouement absolu dont vous me savez animé pour elle ; c'est avec l'autorité d'un consul et la conviction de la grandeur du péril,^ que je vous conseille, que ]Q vous recommande, que
DES INFLEXIONS DE LA VOIX. 51
je vous conjure de songer à votre repos, à votre tran- quillité, au salut de l'État, à celui de votre vie et de celle de tous vos concitoyens ; c'est ensuite à titre de défenseur et d'ami de Muréna, que, m'adressant à votre justice, je vous supplie, je vous adjure, par pitié pour un malheureux qu'accablent à la fois les douleurs du corps et de l'âme; ne faites pas éteindre la joie récente du triomphe dans les larmes du désespoir. (Gicéron, Pro Murena, trad. Thibault, Hachette, édj.
Les inflexions. in^erro(/a(ii;e6' doivent également ^être étu- diées de très près, car elles se termment souvent par une note élevée, et sont par conséquent dangereuses. (Une in- flexion peut cependant être interrogative, sans se terminer par une note élevée.)
7' Exercice
l'intimé (i).
Qu'arrive-t-il, messieurs? On vient. Gomment vient-on?
On poursuit ma partie. On force une maison.
Quelle maison ? maison de notre propre jug-e.
On brise le cellier qui nous sert de refug^e,
De vol, de brigandage on nous déclare auteurs.
On nous traîne, on nous livre à nos accusateurs,
A maître Petit-Jean, messieurs. Je vous atteste
Qui ne sait que la loi Si quis canis, Digeste
Devi, paragraphe, messieurs... Caponibus^
Est manifestement contraire à cet abus?
Et quand il serait vrai que Gitron ma partie
Aurait mangé, messieurs, le tout ou bien partie
Dudit chapon, qu'on mette en compensation
Ce que nous avons fait avant cette action.
(1) Dans ce couplet l'Intimé s'enroue. L'élève aura le soin de ne pas faire comme lui.
52 CORREGTIOiN.
Quand ma partie a-t-elle été réprimandée? Par qui votre maison a-t-elle été gardée ? Quand avons-nous manqué d'aboyer au larron ? Témoin trois procureurs dont icelui Citron A déchiré la robe. On en verra les pièces. Pour nous justifier voulez-vous d'autres pièces ? (Racine, Les Plaideurs^ acte III, se. m.)
8'' Exercice.
Et que trouveras-tu, le jour où la misère
Te ramènera seul au paternel foyer ?
Quand tes tremblantes mains essuieront la poussière
De ce pauvre réduit que tu crois oublier.
De quel front viendras-tu, dans ta propre demeure,
Chercher un peu de calme et d'hospitalité?
Une voix sera là pour crier à toute heure :
Qu'as-tu fait de ta vie et de ta liberté ?
Crois-tu donc qu'on oublie autant qu'on le souhaite ?
Crois-tu qu'en te cherchant tu te retrouveras ?
De ton cœur ou de toi lequel est le poète ?
C'est ton cœur, et ton cœur ne te répondra pas.
... 0 ciel ! Qui t'aidera ? Que ferai-je moi-môme.
Quand celui qui peut tout défendra que je t'aime,
Et quand mes ailes d'or frémissant malgré moi,
M'emporteront à lui pour me sauver de toi ?
(A. DE Musset, La Nuit d'Août.)
9«^ Exercice.
Si votre sentence le condamne (que Jupiter détourne ce présage !) dans quels lieux l'infortuné cherchera-t-il un refuge ? Dans sa maison ? — Pour que l'image de son illustre père, qu'il a vue, dans ces derniers jours, prendre un air de triomphe pour s'associer à sa gloire, lui appa-
DES INFLEXIONS DE LA VOIX. 53
raisse maintenant flétrie de sa honte et inondée de larmes (i)?
Auprès de sa mère ? — Mais cette mère infortunée qui naguère embrassait dans son fils un consul, aujour- d'hui se tourmente et s'alarme à la pensée de le voir bientôt dépouillé de tousses titres.
Mais, hélas ! Pourquoi parler de sa maison et de sa mère, pour celui que le nouveau châtiment porté par la loi arrache en même temps à sa maison, à sa mère, au commerce et à la vue de tous les siens? Il ira donc en exil, le malheureux ? — Mais dans quellepartie du monde? Sera-ce vers l'Orient où pendant plusieurs années il a rempli les fonctions de lieutenant, commandédes armées, et sig-né ses exploits ? — Mais il est bien douloureux de revenir, la honte sur le front, dans des heux d'où l'on est sorti couvert de g-loire. Ira-t-il se cacher à l'autre extré- mité delà terre, pour que la Gaule transalpine, heureuse, il y a peu de temps, de se trouver soumise à son pouvoir, le renvoie en proie à la douleur et à la tristesse de l'exil ? Dans cette province, d'ailleurs, comment soutien- dra-t-il la vue de Caïus Muréna, son frère ? Quel chagrin pour l'un ! Quel regret pour l'autre ! Quelle désolation pour tous les deux ! Quelle contradiction de la fortune, quel changement de langage, lorsqu'en ces mêmes lieux où, quelques jours auparavant, les courriers et les lettres répandaient la nouvelle du Consulat de Muréna, et d'où ses amis et ses hôtes étaient accourus à Rome pour le féliciter, il arrivera soudain pour annoncer lui-même son malheur ! (Gigéron, Pro Muréna^ trad. Thibault, Hachette, éd.)
Voici maintenant des exemples où les inflexions affirmatives et interrogatives sont réunies, il est important de bien les
(1) Avoir soin de bien ponctuer, et de maintenir jusqu'à la finale l'allure interi-o gative.
54 CORRECTION.
distinguer, et de les conduire les unes et les autres avec précision :
IQe Exercice.
Qu'a dit l'accusé à ses assistants lorsqu'il les a appelés ainsi, précipitamment, durant la nuit? Leur a-t-ii exposé le cas ? Leur a-t-il demandé un conseil, un avis plus ou moins autorisé ?
Leur a-t-il dit franchement et simplement ce qui s'était passé, quelle était la situation ? comme un homme qui n'a absolument rien à se reprocher, qui a été trompé, ou qui s'est trompé de la meilleure foi du monde ? — Pas du tout : il a parlé de choses indifférentes ; mais sur la vérité, silence absolu. (M® Bonnet, Assises^ Seine, 1897, librairie générale de Droit et Jurisprudence, éd.)
Ile Exercice.
Oui, messieurs, c'est la prudence la plus ordinaire, la sag-esse triviale, c'est votre intérêt le plus g-rossier que j'invoque. Je ne vous dis plus comme autrefois : « Don- nerez-vous les premiers aux nations le spectacle d'un peuple assemblé pour manquer à la foi publique ? » Je ne vous dis plus comme autrefois : Eh ! quels titres avez-vous à la liberté? Quels moyens vous resteront pour la maintenir, si, dès les premiers pas, vous surpassez les turpitudes des gouvernements les plus corrompus ; si le besoin de votre concours et de votre surveillance n'est pas le garant de votre constitution ?» Je vous dis: «Vous serez tous entraînés dans la ruine universelle ; et les premiers intéressés au sacrifice que le Gouvernement vous demande : c'est vous-mêmes. » (Mirabeau, Dis- cours sur la Contribution du quart.)
DES INFLEXIONS DE Li^ VOIX. 5»
C) Des inflexions incertaines.
Une inflexion incertaine traduit fatalement de l'indécision, de l'hésitation ou de la timidité. En dehors de ces cas parti- culiers la finale doit toujours être nette et précise.
Dans le morceau suivant où Gros-René s'engage dans des considérations qu'il ne peut soutenir, il sera très fructueux pour l'élève de faire le départ entre les inflexions qui doivent être nettes, et celles qui doivent traduire les hésitations de l'orateur (1).
12^^ Exercice.
GROS-RENÉ.
Et moi, je ne veux plus m'embarrasser de femme ;
A toutes je renoQce, et crois, en bonne foi,
Que vous feriez fort bien de faire comme moi.
Car, voyez-vous, la femme est, comme on dit, mon maître^
Un certain animal difficile à connaître,
Et de qui la nature est fort encline au mal :
Et, comme un animal est toujours animal.
Et ne sera jamais qu'animal, quand sa vie
Durera cent mille ans; aussi, sans repartie,
La femme est toujours femme, et jamais ne sera
Que femme, tant qu'entier le monde durera.
D'où vient qu'un certain Grec dit que sa tête passe
Pour un sable mouvant. Car, goûtez bien, de grâce,
Ce raisonnement-ci, lequel est des plus forts :
Ainsi que la tête est comme le chef du corps,
Et que le corps sans chef est pire qu'une bête ;
Si le chef n'est pas bien d'accord avec la tête,
Que tout ne soit pas bien réglé par le compas,
Nous voyons arriver de certains embarras ;
La brutale partie alors veut prendre empire
Dessus la sensitive, et l'on voit que Tun tire
I
(1) Voyez aussi dans cet esprit le récit du Menteur.
^6 CORRECTION.
A dia, l'autre à hurhau ; l'un demande du mou, L'autre du dur ; enfin tout va sans savoir où : Pour montrer qu'ici-bas, ainsi qu'on l'interprète, La tète d'une femme est comme une girouette Au haut d'une maison, qui tourne au premier vent ; C'est pourquoi le cousin Aristole souvent La compare à la mer; d'où vient qu'on dit qu'au monde On ne peut rien trouver de si stable que l'onde. Or, par comparaison, car la comparaison Nous fait distinctement comprendre une raison, Et nous aimons bien mieux, nous autres gens d'étude, Une comparaison qu'une similitude, Par comparaison donc, mon maître, s'il vous plait. Gomme on voit que la mer, quand l'orage s'accroît, Vient à se courroucer ; le vent sDufle et ravage. Les flots contre les flots font un remue-ménage Horrible ; et le vaisseau, malgré le nautonier. Va tantôt à la cave et tantôt au grenier: Ainsi quand une femme a sa tète fantasque. On voit une tempête en forme de bourrasque Qui veut compétiter par de certains... propos ; Et lors un... certain vent, qui par... de certains flots. De... certaine façon, amsi qu'un banc de sable.., Quand... Les femmes entin ne valent pas le diable. (Molière, Le Dépil amoureux, acte IV, se. ii.)
D) Des énumératioîis et accumulations.
Lorsque plusieurs phrases ou membres de phrase con- courent à exprimer la même pensée ou les mômes sentiments, l'inflexion doit rester la même et se répéter chaque fois :
13*= Exercice.
Aimer nos ennemis avec idolâtrie,
De rage en leur trépas maudire la patrie,
DES INFLEXIONS DE LA VOIX. 57
Souhaiter à l'État un malheur infini,
C'est ce qu'on nomme crime, et ce qu'il a puni.
(Corneille, Horace^ acte V, se. m.)
W Exercice.
Je n'ai jamais entendu sans une certaine joie belli- queuse la fanfare du clairon, répétée par l'écho des rochers, et les premiers hennissements des chevaux qui saluaient l'aurore. J'aimais à voir le camp plongé dans le sommeil, les tentes encore fermées d'où sortaient quelques soldats à moitié vêtus, le centurion qui se promenait devant les faisceaux d'armes en balançant son cep de vig-ne, la sentinelle immobile qui, pour résister au sommeil, tenait un doigt levé dans l'attitude du silence, le cavalier qui traversait le fleuve coloré des feux du matin, le victimaire qui puisait l'eau du sacrifice, et souvent un berger qui, appuyé sur sa houlette, reg-ardait boire son troupeau. (Chateaubriand, Les Martyrs.)
IS'^ Exercice.
auguste.
Cinna, tu t'en souviens, et veux m'assassiner... Tu veux m'assassiner demain, au Capitole, Pendant le sacrifice, et ta main pour signal Me doit, au lieu d'encens, donner le coup fatal ; La moitié de tes g-ens doit occuper la porte. L'autre moitié te suivre et te prêter main forte. Ai-je de bons avis ou de mauvais soupçons? De tous ces meurtriers te dirai-je les noms? Procule, Glabrion, Virg-inian, Rutile, Marcel, Plaute, Lénas, Pompone, Albin, Icile, Maxime, qu'après toi j'avais le plus aimé....
(Corneille, Cùina^ acte V, se. i.)
58 CORRECTION.
16' Exercice.
Hélas! aimez, vivez, cueillez les primevères, Dansez, riez, brûlez vos cœurs, videz vos verres. Gomme au sombre océan arrive tout ruisseau, Le sort donne pour but au festin, au berceau, Aux mères adorant Tenfance épanouie, Aux baisers de la chair dontl ame est éblouie, Aux chansons, au sourire, à l'amour frais et beau, Le refroidissement lugubre du tombeau (1)!
(V. Hugo, Les Pauvres Gens.)
(1) Ce dernier vers doit naturellement se détacher du reste, et s'opposer h toute raccumulation. Voir plus loin : Le couplet, page 215.
DEUXIEME PARTIE
EXPRESSION
Nous voici parvenus à l'étude de l'art de dire, à propre- ment parler : les facultés supérieures sont les agents d'une diction expressive. Et la manit'eslalion de toutes ces facultés est indispensable. Tel, par exemple, brillera par l'esprit qui ne saurait cependant exceller s'il n'est que spirituel. Qu'il développe particulièrement cette qualité, il aura raison. Mais qu'il ne néglige pas le reste : il s'en repentirait.
Est-ce que l'avocat ne doit pas développer toutes les res- sources de son expression orale pour pouvoir faire triompher sa cause devant les différents tribunaux ? Or, telle plaidoirie excellente en cour d'assises serait peut-être déplacée en conseil de guerre, à plus forte raison le serait-elle certai- nement devant le tribunal civil, la cour d'appel, la police correctionnelle, le tribunal de commerce, le conseil de pré- fecture ou la justice de paix.
De même que l'avocat doit tout connaître — ou le paraître — de même il doit prendre tous les tons. Aussi aucun des chapitres qui suivent n'est à négliger pour l'avocat qui veut savoir bien parler.
Il doit parler avec naturel, cela va de soi, et lire comme il faut les pièces d'un dossier.
11 doit conduire un raisonnement avec clarté, surtout dans des tribunaux où les affaires se solutionnent par des mots abstraits : « opérations à terme, contre-parties, marchés fictifs, etc., doit au titre, vingt-cinq jours, défaut sans égards, partie finale, etc.. « 11 doit savoir résumer, comme autrefois le président d'assises, rassembler les arguments qu'il a pré- sentés, rappeler avec force et d'un mot une période, bien
60 EXPRESSION.
dégager le côté légal de la question, prévoir son adversaire, parer au coup, lui riposter par avance, et déflorer ses argu- ments ; voilà pour Fintelligence et la pensée.
11 doit pouvoir tracer des portraits vivants de façon à attirer la sympathie ou l'aversion ; voilà pour Y imagination.
Quelquefois aussi un juge perd de sa sévérité, si l'avocat l'a fait sourire; voilà pour Vesprit et le goût.
Est-il besoin d'ajouter qu'aux assises, en conseil de guerre, ou même quelquefois en correctionnelle, le défenseur triomphe par l'émotion et la sensibilité ?
Enfin, puisque selon le mot de Tun d'eux, « les maîtres du barreau ont le secret de bien enterrer leurs confrères », les jeunes avocats ne devront pas négliger les oraisons funèbres et les discours d'apparat, qui donneront le style.
Nous ne saurions donc trop encourager l'élève à s'exercer sur tous les différents genres de morceaux que nous repro- duisons.
CHAPITRE PREMIER
DU NATUREL.
Le premier effort à faire dans l'expression doit tendre au naturel. L'important est, en effet, de parler juste, et de se dégager de toutes les inflexions récitées et conventionnelles que tout le monde connaît. Nous ne demandons pas à l'élève de dire les morceaux qui suivent avec autant de simplicité qu'il parle dans la vie quotidienne. iMais chaque fois qu'il se surprendra une inflexion musicale dont le dessein serait ridicule dans la conversation, il devra la bannir, et en cher- cher de nouvelles jusqu'à ce qu'il en trouve une (1) qui le satisfasse.
Il ne faudra pas craindre, dans les débuts, d'ajouter — à haute voix d'abord, mentalement ensuite, — des mots d'usage courant et ordinaire. Ces mots, précédant ou suivant le texte interprété, faciliteront la recherche du naturel.
Disons, enfin, que la simplicité est indépendante de la vulga- rité contre laquelle l'élève devra toujours se mettre en garde.
Commençons par ua dialogue où l'élève trouvera peut-être plus facilement le naturel.
1'' Exercice.
LE MAITRE DE PHILOSOPHIE.
Que voulez-vous que je vous apprenne?
(1) C'est une erreur en effet de croire qu'il n'e^t qu'une inflexion juste et natu- relle à trouver : « Il y a peut-être une perfection ; en tous cas il y a cent manières de s'en approcher. » (Rkgnieb.)
62 EXPRESSION.
M. JOURDAIN.
Apprenez-moi Torthographe.
LE MAITRE DE PHILOSOPHIE.
Très volontiers.
M. JOURDAIN.
Après, vous m'apprendrez Talmanach, pour savoir quand il y a de la lune et quand il n'y en a point.
LE MAITRE DE PHILOSOPHIE..
Soit. Pour bien suivre votre pensée, et traiter cette matière en philosophe, il faut commencer, selon Tordre des choses, par une exacte connaissance de la nature des lettres et de la diirérente manière de les prononcer toutes. Et là-dessus j'ai à vous dire que les lettres sont divisées en voyelles, ainsi dites voyelles, parce qu'elles expriment les voix ; et en consonnes, ainsi appelées consonnes, parce qu'elles sonnent avec les voyelles, et ne font que marquer les diverses articulations des voix. Il y a cinq voyelles, ou voix : A, £, /, 0, U.
M. JOURDAIN.
J'entends tout cela.
LE MAITRE DE PHILOSOPHIE.
La voix A se forme en ouvrant fort la bouche : A.
M. JOURDAIN.
A, A. Oui.
DU NATUREL. 63
LE MAITRE DE PHILOSOPHIE.
La voix E se forme en rapprochant la mâchoire d'en bas de celle d'en haut : A^E.
M. JOURDAIN.
A^ E^ A, E. Ma foi, oui. Ah ! que cela est beau!
LE MAITRE DE PHILOSOPHIE.
Et la voix /, en rapprochant encore davantage les mâchoires l'une de l'autre, et écartant les deux coins de la bouche vers les oreilles : .1, E^ I. .
M. JOURDAIN.
A^ E^ /, /, /, /. Gela est vrai. Vive la science !
LE MAITRE DE PHILOSOPHIE.
La voix 0 se forme en rouvrant les mâchoires, et rapprochant les lèvres par les deux coins, le haut et le bas : 0.
M. JOURDAIN.
0, 0. Il n'y a rien de plus juste : .1, E, /, 0, /, 0. Gela est admirable : /, 0, /, 0.
LE MAITRE DE PHILOSOPHIE.
L'ouverture de la bouche fait justement comme un petit rond qui représente un 0.
M. JOURDAIN.
0, 0, O. Vous avez raison : 0. Ah! la belle chose que de savoir quelque chose !
LE MAITRE DE PHILOSOPHIE.
La voix U se forme en rapprochant les dents sans les joindre entièrement, et allongeant les deux lèvres en
64 EXPRESSION.
dehors, les approchant aussi Tune de Tautre, sans les joindre tout à fait : U.
M. JOURDAIN.
U^ u. Il n'y a rien de plus véritable : U.
LE MAITRE DE PHILOSOPHIE.
Vos deux lèvres s'allongent comme si vous faisiez la moue, d'où vient que si vous la voulez faire à quelqu'un et vous moquer de lui, vous ne sauriez lui dire que U.
M. JOURDAIN.
U^ U. Cela est vrai. Ah ! que n'ai-je étudié plus tôt, pour savoir tout cela !
LE MAITRE DE PHILOSOPHIE.
Demain, nous verrons les autres lettres, qui sont les consonnes.
M. JOURDAIN.
Est-ce qu'il y a des choses aussi curieuses qu'à celles-ci?
LE MAITRE DE PHILOSOPHIE.
Sans doute. La consonne D par exemple, se prononce en donnant du bout de la langue au-dessus des dents d'en haut : Da.
M. JOURDAIN.
Z>a, Da. Oui! Ah! les belles choses! les belles
choses !
LE MAITRE DE PHILOSOPHIE.
L'F, en appuyant les dents d'en haut sur la lèvre de dessous : Fa.
DU NATUREL. 65
M. JOURDAIN.
Fa^ Fa, C'est la vérité. Ah! mon père et ma mère, que je vous veux de mal !
LE MAITRE DE PHILOSOPHIE. .
Et VR en portant le bout de la langue jusqu au haut du palais; de sorte qu'étant frôlée par l'air qui sort avec force, elle liii cède, et revient toujours au même endroit, faisant une manière de tremblement : /?, Ba. Je vous expliquerai à fond toutes ces curiosités.
M. JOURDAIN.
Je vous prie. Au reste, il faut que je vous fasse une confidence. Je suis amoureux d'une personne de grande qualité, et je souhaiterais que vous m'aidassiez k lui écrire quelque chose dans un petit billet que je veux laisser tomber à ses pieds.
LE MAITRE DE PHILOSOPHIE.
Fort bien !
M. JOURDAIN.
Cela sera galant, oui.
LE MAITRE DE PHILOSOPHIE.
Sans doute./ Sont-ce des vers que vous lui voulez écrire?
M. JOURDAIN.
Non, non, point de vers.
LE MAITRE DE PHILOSOPHIE.
Vous ne voulez que de la prose ?
66 EXPRESSION.
M. JOURDAIN.
Non, je ne veux ni prose, ni vers.
LE MAITRE DE PHILOSOPHIE.
Il faut bien que ce soit l'un ou Tautre.
M. JOURDAIN.
Pourquoi?
LE MAITRE DE PHILOSOPHIE.
Par la raison, monsieur, qu'il n'y a, pour s'exprimer, que la prose ou les vers.
M. JOURDAIN.
Il n'y a que la prose ou les vers?
LE MAITRE DE PHILOSOPHIE.
Non, monsieur. Tout ce qui n'est point prose est vers, et tout ce qui n'est point vers est prose.
M. JOURDAIN.
Et comme Ton parle, qu'est-ce que c'est donc que cela?
LE MAITRE DE PHILOSOPHIE.
De la prose.
M. JOURDAIN.
Quoi! quand je dis : Nicole^ a pj)ortez-inoi mes pan- toufles^ et me donnez ?non bonnet de nuit^ c'est de la prose?
LE MAITRE DE PHILOSOPHIE.
Oui, monsieur.
DU iNATUREL. 67
M. JOURDAIK.
Par ma foi, il y a plus de quarante ans que je dis de la prose, sans que j'en susse rien ; et je vous suis le plus oblig-é du monde de m'avoir appris cela. Je voudrais donc lui mettre dans un billet : Belle marquisey vos beaux yeux me font mourir d'amour: mais je vou- drais que cela fût mis d'une manière g^alante, que cela fût tourné gentiment.
LE MAITRE DE PHILOSOPHIE.
Mettre que les feux de ses yeux réduisent votre cœur en cendres, que vous souffrez nuit et jour pour elle les violences d'un...
M. JOURDAIN.
Non, non, non, je neveux point cela. Je ne veux que ce que je vous ai dit : Belle marquise, vos beaux yeux me font ?nourir d'amour.
LE MAITRE DE PHILOSOPHIE.
Il faut bien étendre un peu la chose.
M. JOURDAIN.
Non, vous dis-je. Je ne veux que ces seules paroles-là dans le billet, mais tournées à la mode, bien arrangées comme il faut. Je vous prie de me dire un peu, pour voir, les diverses manières dont on les peut mettre.
LE MAITRE DE PHILOSOPHIE.
On les peut mettre premièrement comme vous avez dit : Belle marquise, vos beaux yeux me font mourir d'amour. Ou bien : D'amour mourir me font, belle marquise, vos beaux yeux. Ou bien : Vos yeux beaux d'amour me font, belle marquise, mourir. Ou bien :
68 EXPRESSION.
Mourir vos beaux yeux, belle marquise, d'amour me font. Ou biea : Me font vos yeux beaux mourir, belle marquise, d'amour.
M. JOURDAIN.
Mais de toutes ces façons-là, laquelle est la meilleure?
LE MAITRE DE PHILOSOPHIE.
Celle que vous avez dite : Belle marquise, vos beaux yeux me font mourir d'amour.
M. JOURDALX.
Cependant je n'ai point étudié, et j'ai fait cela tout du premier coup. Je vous remercie de tout mon cœur, et vous prie de venir demain de bonne heure.
LE MAITRE DE PHILOSOPHIE.
Je n'y manquerai pas. (Molière, Le Bourgeois gentilhomme, acte ll,sc. vi.)
Attaquons-nous maintenant à des morceaux d'une certaine longueur. Nous recommandons à l'élève de les briser, et de les réduire à une succession de phrases pensées, les unes après les autres, au lieu d'en faire d'horribles tirades incom- préhensibles pour l'auditeur.
L'important est de ne pas se presser, et de placer çà et là quelques temps (1) d'arrêt.
(l) « Souvenez-vous de ne rien précipiter, d'animer tout, et de mettre de grands temps.» (Voltaire, Correspondance, décembre 1730.)
DU NATUREL. 69
2^ Exercice.
LA SALADE JAPONAISE.
Alors si vous voulez prendre une plume et de l'encre, je vais vous dicter ma recette. Mais vous m'assurez que cette communication ne sera faite qu'à des personnes dignes de la comprendre et de l'apprécier.
Voas faites cuire des pommes de terre dans du bouillon, vous les coupez en tranches comme pour une salade ordinaire, et, pendant qu'elles sont encore tièdes, vous les assaisonnez de sel, poivre, très bonne huile d'olives à g-oût de fruit, vinaigre — l'orléans vaut mieux, mais c'est sans grande importance — l'important c'est un demi-verre de vin blanc, Ghâteau-Yquem, si c'est possible. Beaucoup de fines herbes, hachées menu, menu. Faites cuire en même temps, au court bouillon, de très grosses moules avec une branche de céleri, faites-les bien égoutter et ajoutez-les aux pommes de terre déjà assaisonnées. Retournez le tout légèrement. Moins de moules que de pommes de terre ; un tiers de moins. Il faut qu'on sente peu à peu la moule ; il ne faut ni qu'on la prévoie, ni qu'elle s'impose.
Quand la salade est terminée, remuée, vous la couvrez de rondelles de truffes, une vraie calotte de savant. Tout cela deux heures avant le dîner, pour que cette salade soit froide quand on la servira. Il ne faut pas la brusquer; elle est très déhcate et tous ses arômes ont besoin de se combiner tranquillement.
J'ai encore bien d'autres régalades de ma compo- sition ; si elles peuvent vous être agréables, je vous en porterai moi-même les recettes, et j'en surveillerai l'exé- cution, la première fois, à moins que votre chef n'ait un Itrop mauvais caractère ... I G. Le Roy. — La Diction. 4
70 EXPRESSION.
Quand vous voudrez. Maintenant, messieurs, il ne me reste plus qu'à vous saluer. (A. Dumas fils, Francilloriy acte I, scène ii, Galmann Lévy, éd.)
3^ Exercice.
FERNAND.
La sensation, toute la vie est là.
THOUVENIN. '
Ah ! je comprends ça ! Ainsi un de mes amis qui était mouchard ...
FERNAND.
Vous avez de jolis amis !
THOUVENIN.
Et je les choisis encore... Eh bien, mon ami me disait, comme vous en un moment d'expansion, qu'il avait dans cette carrière, encore plus discréditée, mais bien plus émouvante que celle de séducteur, qu'il avait éprouvé des voluptés d'une finesse inexplicable. Il me disait que, quand il sierrait la main d'un camarade, d'un ami, qu'il le faisait parler, qu'il entrait dans sa confiance, qu'il sur- prenait ses secrets, qu'il allait le dénoncer, qu'il le voyait surveillé, arrêté, emprisonné, déporté, sans que l'autre le soupçonnât une minute; quand il allait ensuite le visiter dans sa prison, qu'il assistait à ses dernières entrevues avec sa femme et ses enfants, qu'il faisait semblant de pleurer avec lui, qu'il recevait les dernières confidences et les dernières recommandations de ce malheureux qui ne se doutait de rien, mon ami me disait qu'il avait là des sensations auprès desquelles les vôtres ne doivent être que de simples balivernes.
DU NATUREL. 71
Cependant, la plus grande sensation qu'il ait eue, je crois— il est vrai qu'elle a été la dernière^ — c'est la nuit où il s'est trouvé pris dans une rue obscure et déserte en apparence, entre quatre gaillards qui l'attendaient dans l'ombre et qui l'ont assommé. Il a dû avoir là quelques minutes... supérieures, qui vous manquent encore, mais que je vous souhaite de tous mes vœux. (A. Dumas fils, Denise, acte, I, se. ii, Calmann Lévy, éd.)
¥ Exercice.
La mairie se trouvant à une demi-lieue de la ferme, on s'y rendit à pied, et l'on revint de même une fois la cérémonie faite à l'église. Le cortège, d'abord uni par une seule écharpe de couleur qui ondulait dans la cam- pagne, le long de l'étroit sentier serpentant entre les blés verts, s'allongea bientôt et se coupa en groupes différents, qui s'attardaient à causer. Le ménétrier allait en avant avec son violon empanaché de rubans à la coquille ; les mariés venaient ensuite, les parents, les amis tout au hasard, et les enfants restaient derrière, s'amusant à arracher les clochettes des brins d'avoine, ou à se jouer entre eux, sans qu'on les vît. La robe d'Emma, trop longue, traînait un peu par le bas; de temps à autre, elle s'arrêtait pour la tirer, et alors délicatement, de ses doigts gantés, elle enlevait les herbes rudes avec les petits dards des chardons, pen- dant que Charles, les mains vides, attendait qu'elle eût fini. (G. Flaubert, Madame Bovary, Charpentier, éd.)
5^ Exercice.
C'est alors que j'imaginai de me venger sur le mobiher. C'était malin; très mahn même, puisque le jour où d'un coup de tabouret je fis voler en éclats le
72 EXPRESSION.
miroir de l'armoire à g-lace, tu restas muette d'ahuris- sement, de quoi j'éprouvai une joie telle qu'en moins de six semaines j'immolai sans regret, à mon ardente soif de silence, deux chaises, le pot à eau, le casier à musique, la lampe, la pendule, la soupière et le buste de ton oncle Arsène (orgueil de notre humble salon). Le fâcheux est, ô Valentine, qu'il n'en soit pas du mobi- lier comme du phénix qui renaît de ses cendres. La perspective d'avoir à en acheter d'autre me gâta vite l'âpre jouissance que je goûtais à casser les meubles; une fois encore je dus chercher autre chose. Seulement quoi? M'en aller? Peut-être. Mais où aller? Car tout est là. Je commençais à désespérer quand le ciel me suggéra l'idée de te faire désormais, purement et simplement, payer de ta poche tes fautes; solution- heureuse, j'ose le croire, définitive en tout cas, et à laquelle je m'arrête. De cette heure donc, tu peux en toute tranquilité, forte du serment que je te fais de ne me plus mettre en colère sous quelque prétexte que ce soit, donner libre cours aux élans de ton infernal carac- tère. Quoi que tu dises, quoi que tu fasses, tu n'auras de moi ni une chiquenaude, ni le moindre rappel à l'ordre : je mettrai cela sur la note, simplement. Tu paieras à la fin du mois. Hurle, braille, rugis, vocifère, fais du scandale tout, ton soûl, trouble tant que tu voudras le repos des voisins ; tu n'as à t'occuper de rien : tu paieras à la fin du mois. Plus de querelles, j'en ai assez. Plus de pugilats, j'en suis las. Énergiquement déterminé à avoir la paix chez moi et ne l'ayant pu obtenir ni par les bons procédés, ni par les moyens extrêmes, je prends le parti de l'acheter avec tes propres deniers, chose qui ne fût point arrivée si tu me l'avais donnée pour rien. J'ai dit. Je ne te retiens plus. Bonjour. Tu peux t'en retourner à tes occupations. Je
DU NATUREL. 73
suis au désespoir de te quitter si vite, mais le devoir m'appelle, l'heure me presse et mon journal n'attend pas. fCouRTELiNE, Ltt Pttîx cfies soi, Flammarion, éd.)
6' Exercice.
Tandis qu'il (1) se promenait autour des tables qu'il avait fait dresser dans tous ses appartements pour nourrir les infortunés habitants de la campagne, il vit un paysan, jeune encore, qui ne mangeait point et qui paraissait profondément affligé. Fénelon vint s'asseoir à ses côtés pour le distraire; il lui dit qu'on attendait des troupes le lendemain, qu'on repousserait les ennemis et qu'il retournerait bientôt dans son village. « Je n'y retrouverai plus ma vache, répondit le paysan : ce pauvre animal me donnait beaucoup de lait, et nourrissait mon père, ma femme et mes enfants. » Fénelon promit alors de lui donner une autre vache, si les soldats enlevaient la sienne. Mais, après avoir fait d'inutiles efTorts pour le con- soler, il voulut avoir une indication précise de la chaumière qu'habitait ce paysan à une Heue de Cambrai : il partit ensuite à dix heures du soir à pied avec un seul domes- tique ; il se rendit à ce village, ramena lui-même la vache à Cambrai vers le milieu de la nuit et alla sur-le-champ en donner avis à ce pauvre laboureur. (Maury.)
7*^ Exercice.
Un jour je voyageais en Calabre. C'est un pays de méchantes gens, qui, je crois, n'aiment personne et en veulent surtout aux Français. De vous dire pour- quoi, cela serait long : il suffit qu'ils nous haïssent à
(1) Fénelon.
74 EXPRESSION.
mort, et qu'on passe fort mal son temps lorsqu'on tombe entre leurs mains.
... Il était nuit noire quand nous arrivâmes près d'une maison fort noire. Nous y entrâmes, non sans soupçon ; mais comment faire? Là nous trouvons toute une famille de charbonniers à table, où du premier mot on nous invita... Nos hôtes avaient bien mines de charbonniers; mais la maison, vous l'eussiez prise pour un arsenal. Ce n'étaient que fusils, pistolets, sabres, couteaux et cou- telas.
Tout me déplut, et je vis bien que je déplaisais aussi. Mon camarade, au contraire, il était de la famille; il riait, il causait avec eux... Enfin il parla de sa valise, priant fort qu'on en eût grand soin, qu'on la mît au chevet de son lit; il ne voulait point, disait-il, d'autre traversin. ,
Le souper fini, on nous laisse ; nos hôtes couchaient en bas, nous dans la chambre haute où nous avions mang-é. Une soupente élevée de sept ou huit pieds, où l'on montait par une échelle, c'était là le coucher qui nous attendait; espèce de nid dans lequel on s'introduisait en rampant sous des solives chargées de provisions pour toute l'année. Mon camarade y grimpa seul, et se coucha tout endormi, la tête sur la précieuse valise; moi, déter- miné à veiller, je fis bon feu, et m'assis auprès. La nuit s'était déjà passée presque entière assez tranquillement, et je commençais à me rassurer, quand, sur l'heure où il me semblait que le jour ne pouvait être loin, j'entendis au-dessous de moi notre hôte et sa femme parler et se disputer, et prêtant l'oreille par la cheminée qui com- muniquait avec celle d'en bas, je distinguai ces propres mots du mari : « Eh bien ! enfin, voyons, faut-il les tuer tous deux? » A quoi la femme répondit : « Oui. » Et je n'entendis plus rien.
DU NATUREL. 75
Que vous dirai-je? Je restai respirant à peine, tout mon corps froid comme un marbre; à me voir, vous n'eussiez su si j'étais mort ou vivant....
Au bout d'un quart d'heure, qui fut long-, j'entendis sur l'escalier quelqu'un, et, par la fente de la porte, je vis le père, sa lampe dans une main, dans l'autre un de ses grands couteaux. Il montait, sa femme derrière lui, moi derrière la porte : il ouvrit; mais avant d'entrer il posa la lampe, que sa femme vint prendre, puis il entra pieds nus, et elle dehors lui disait à voix basse, masquant avec ses doigts le trop de lumière de la lampe : « Douce- ment, va doucement. » Quand il fut à l'échelle, il monte, son couteau dans les dents, et, venu à la hauteur du lit, ce pauvre jeune homme étendu, offrant sa gorge découverte, d'une main il prend son couteau, et de l'autre... Ah! cousine.... il saisit un jambon qui pendait au plancher, en coupe une tranche, et se retire comme il était venu. La porte se referme, la lampe s'en va, et je reste seul à mes réflexions.
Dès que le jour parut, toute la famille, à g-rand bruit, vint nous éveiller, comme nous l'avions recommandé.
On apporte à mang-er. on sert un déjeuner fort propre, fort bon, je vous assure. Deux chapons en faisaient partie, dont il fallait, dit notre hôtesse, emporter l'un et manger l'autre. En les voyant, je compris enfin le sens de ces terribles mots : « Faut-il les tuer tous deux? » Et je vous crois, cousine, assez de pénétration pour deviner à présent ce que cela signifiait. (Paul-Louis- GôuRiER, Lettres.)
8« Exercice.
Un ami de sa famille [il s'agit de Bossuet], le marquis de Feuquières, parla, un jour, de lui à l'Hôtel de Ram-
76 EXPRESSION.
bouillet, disant connaître un jeune homme élève de phi- losophie au collèg-e de Navarre, qu'il se faisait fort d'a- mener et de soumettre à l'expérience suivante : on l'enfermerait dans une salle, sans aucun livre, sans papier, et, sur un sujet donné, une demi-heure après, le jeune orateur improviserait un sermon. Cet enfant, car il avait seize ans, c'était Bossuet. On le soumit à l'expérience, et il émerveilla les gens par la façon dont il improvisa, en effet, un sermon, sur un sujet donné, sans aucune préparation, après un quart d'heure de soUtude. Le fait nous a été conservé par Voiture; et comme ce curieux sermon avait eu lieu vers onze heures du soir. Voiture en termina le récit par ce trait : « Je n'ai jamais entendu prêcher ni si tôt, ni si tard ! »
En ce même temps Bossuet qui devait dire plus tard pis que pendre du théâtre, et, en particulier de Molière, Bossuet alla au théâtre. 11 alla entendre les trag-édies de Corneille, afin de se perfectionner dans l'art spécial de la voix parlée, l'art de l'articulation, du g^este, de la physionomie, de la diction. (J. Richepin, Conférence sté- nographiée, publiée par Les Annales.)
9^ Exercice.
DÉBUTS DE DÉMOSTHÈNE.
Les efforts qu'il fit pour corriger le défaut naturel qu'il avait dans la langue et pour se perfectionner dans la prononciation paraissent presque incroyables, et font bien voir qu'un travail opiniâtre surmonte tout. Ilbég-ayait à un point qu'il ne pouvait exprimer certaines lettres, entre autres celle qui commence le nom de l'art qu'il étudiait, et il avait l'haleine si courte qu'il ne pouvait suffire à prononcer une période entière sans s'arrêter.
DU NATUREL. 77
Il vint à bout de vaincre tous ces obstacles en mettant dans sa bouche de petits cailloux, en prononçant ainsi plusieurs vers de suite à haute voix sans sinterrompre, et cela même en marchant, et en montant par des endroits fort roides et fort escarpés ; en sorte que dans la suite nulle lettre ne l'arrêta, et que les plus long-ues périodes n'épuisaient plus son haleine. Il fit plus : il allait sur le bord de la mer, et dans les temps que les flots étaient le plus violemment ag-ités, il y prononçait des harangues pour s'apprivoiser, par le bruit confus des flots, aux émeutes du peuple et aux cris tumultueux des assemblées. Démosthène ne prit pas moins le soin du geste que de la voix. Il avait chez lui un grand miroir, qui était son maître pour l'action, et devant lequel il déclamait avant que de parler en public. Pour se corriger d'un défaut qu'il avait contracté par une mauvaise habitude, qui était de hausser continuellement les épaules, il s'exerçait debout dans une espèce de tribune fort étroite où pendait une hallebarde, afin que, si dans la chaleur de l'action ce mouvement venait à lui échapper, la pointe de cette hallebarde lui servit d'avertissement et de punition tout ensemble. Il fut bien payé de toutes ses peines, puisque ce fut par ce moyen qu'il porta l'art de déclamer au plus haut degré de perfection où il puisse aller. (Rollin.)
10' Exercice.
L'orateur qui aspire à la perfection fera donc entendre une voix forte, s'il doit parler avec véhémence; douce, s'il est calme ; soutenue, s'il traite un sujet grave; tou- chante,'s'il veut attendrir. Et quel admirable instrument que la voix, qui des trois tons, l'aigu, le grave et Je moyen, forme dans le chant cette riche variété, cette
78 EXPRESSION.
élégante harmonie! Dans le discours, il y a peut-être aussi je ne sais quel chant que la prononciation dissi- mule ; non ce chant musical des rhéteurs phrygiens et cariens.dans leurs péroraisons, mais celui dont veulent parler Démosthène et Eschine, quand ils se reprochent l'un à l'autre leurs inflexions de voix, et quand Démos- thène même accorde à son rival une voix douce et sonore. Une remarque à faire dans cette étude, c'est que la nature, comme pour régler elle-même l'harmonie de nos dis- cours, nous enseigne à élever la voix sur une syllabe de chaque mot (1), mais sur une seule, dont la place n'est jamais en deçà de la troisième avant-dernière. L'art, pour le plaisir de l'oreille, imitera la nature. L'orateur doit désirer une belle voix ; mais s'il ne peut se la donner, il peut au moins cultiver et fortifier la sienne. Celui dont nous voulons faire le plus éloquent des hommes étudiera donc les variations et les cadences de la voix; il en parcourra, dans le bas et dans le haut, tous les tons et tous les degrés.
Il réglera aussi ses mouvements, et il ne se permettra rien de superflu dans son action (2) ; qu'il tienne le corps droit et élevé ; il peut faire quelques pas, mais rarement et sans trop s'écarter; qu'il évite encore plus de courir dans la tribune. Il ne gesticulera pas avec les doigts; il ne s'en servira que pour battre la mesure (3). Enfin, qu'il règle tous les mouvements du corps, qu'il leur laisse toujours de la dignité. On étend le bras quand on parle avec force ; on le ramène quand le ton est plus modéré. Le visage, après la voix, a le plus de pouvoir dans cette
(1) L'élève aurait tort de vouloir suivre les préceptes de Cicéron sur ce point. Il n'est ici question que de la langue latine.
(2) Nous dirions aujourd'hui : dans sa ï'-nue.
(3) Cicéron fait-il allusion ^u geste semblable à celui d'un chef d'orchestre dont quelques personnes accompagnent l'expression d'une langue très rythmée?
DU NATUREL. 79
partie de l'éloquence : quelle dig-niié, quelle g-râce n'y ajoute-t-il pas I Mais il ne faut ni affectation, ni grimace. Réglez avec le même soin le mouvement des yeux ; car si le visag^e est le miroir de Tâme, les yeux en sont les interprètes. Ils exprimeront, suivant la nature des pensées, la tristesse ou la joie. (Cicéron, Orator^ X., trad. Le Clerc, Hachette, éd.)
11^ Exercice.
LE PETIT CHAPERON ROUGE.
Il était une fois une petite fille de village, la plus jolie qu'on eût su voir : sa mère en était folle et sa mère-grand plus folle encore. Cette bonne femme lui fit faire un petit chaperon rouge, qui lui seyait si bien que partout on l'appelait le petit Chaperon rouge.
Un jour, sa mère, ayant fait des galettes, lui dit : « Va voir comment se porte ta mère-grand, car on m'a dit qu'elle était malade : porte-lui une galette et ce petit pot de beurre. « Le petit Chaperon rouge partit aussitôt pour aller chez sa mère-grand, qui demeurait dans un autre village. En passant dans un bois, elle rencontra compère le Loup, qui eut bien envie de la manger ; mais il n'osa, à cause de quelques bûcherons qui étaient dans la forêt. Il lui demanda où elle allait. La pauvre enfant, qui ne savait pas qu'il était dangereux de s'arrêter à écouter un loup : « Je vais voir ma mère-grand, et lui porter une galette avec un petit pot de beurre que ma mère lui envoie.
— Demeure-t-elle bien loin ? lui dit le Loup.
— Oh! oui, lui dit le petit Chaperon rouge; c'est par delà le moulin que vous voyez tout là-bas, là-bas, à la première niaison du village.
80 EXPRESSION.
— Eh bien! dit le Loup, je veux l'aller voir aussi : je m'y en vais par ce chemin-ci, et toi par ce chemin-là, et nous verrons à qui plus tôt y sera. »
Le Loup se mit à courir de toute sa force par le chemin qui était le plus court ; et la petite fille s'en alla par le chemin le plus long-, s'amusant à cueillir des noisettes, à courir après les papillons, et à faire des bouquets des petites fleurs qu elle rencontrait.
Le Loup ne fut pas longtemps à arriver à la maison de la mère-g-rand ; il heurte : toc, toc.
— Qui est là?
— C'est votre fille, le petit Chaperon roug-e, dit le Loup en contrefaisant sa voix, qui vous apporte une galette et un petit pot de beurre, que ma mère vous envoie.
La bonne mère-grand, qui était dans son lit, à cause qu'elle se trouvait un peu mal, lui cria : « Tire la che- villette, la bobinette cherra. » Le Loup tira lachevillette, et la porte s'ouvrit. Il se jeta sur la bonne femme, et la dévora en moins de rien, car il y avait plus de trois jours qu'il n'avait mangé. Ensuite il ferma la porte, et s'alla coucher dans le lit de la mère-grand, en attendant le petit Chaperon rouge, qui, quelque temps après, vint heurter à la porte : toc, toc.
— Qui est là?
Le petit Chaperon rouge qui entendit la grosse voix du Loup eut peur d'abord, mais croyant que sa mère- grand était enrhumée répondit : « C'est votre fille, le petit Chaperon rouge, qui vous apporte une galette et un petit pot de beurre que mamère vous envoie. »LeLoup lui cria, en adoucissant un peu sa voix : « Tire la che- villette, la bobinette cherra. » Le petit Chaperon rouge tira la chevillette, et la porte s'ouvrit.
Le Loup, la voyant entrer, lui dit, en se cachant dansi
DU NATUREL. 81
le lit sous la couverture : « Mets la g-alette et le petit pot de beurre sur la huche, et viens te coucher avec moi. » Le petit Chaperon rouge se déshabille, et va se mettre dans le ht, où elle fut bien étonnée de voir comment sa mère-gTand était faite en son déshabillé. Elle lui dit :
— Ma mère-grand, que vous avez de grands bras !
— C'est pour mieux t'embrasser, ma fille î
— Ma mère-grand, que vous avez de grandes jambes !
— C'est pour mieux courir, mon enfant!
— Ma mère-grand, que vous avez de grandes oreilles î
— G est pour mieux écouter, mon enfant !
— Ma mère-grand, que vous avez de grands yeiix 1
— C'est pour mieux voir, mon enfant!
— Ma mère-grand, que vous avez de grandes dents!
— C'est pour te manger.
Et en disant ces mots, ce méchant Loup se jeta sur le petit Chaperon rouge, et le mangea. (Perrault, Cdn^e^.)
Le naturel n'est pas moins nécessaire dans les vers que dans la prose. Aussi le même exercice est-il indispensable sur des morceaux de différente valeur poétique. L'élève s'oc- cupera plus tard du rythme. Pour le moment, nous lui de- mandons de parler ces vers absolument comme de la prose.
Nous attirons son attention particulièrement sur les Fables de La Fontaine, qui sont les plus admirables monologues qu'un diseur puisse interpréter. Nous avons malheureuse- ment constaté qu'à force de les réciter et de les entendre réciter de façon honteuse dans leurs classes, les jeunes gens sont devenus quelque peu insensibles au charme de toutes ces exquises comédies. Quand on saura dire une fable de La Fontaine, on pourra sans crainte s'attaquer atout monologue.
12« Exercice.
PETIT-JEAN, traînant un gros sac de procès.
Ma foi ! sur l'avenir bien fou qui se fiera. Tel qui rit vendredi, dimanche pleurera.
82 EXPRESSION.
Un juge, l'an passé, me prit à son service ;
Il m'avait fait venir d'Amiens pour être suisse.
Tous ces Normands voulaient se divertir de nous :
On apprend à hurler, dit l'autre, avec les loups.
Tout Picard que j'étais, j'étais un bon apôtre.
Et je faisais claquer mon fouet tout comme un autre.
Tous les plus gros monsieurs me parlaient chapeau bas;
Monsieur de Petit-Jean, ah ! gros comme le bras.
Mais sans argent l'honneur n'est qu'une maladie.
Ma foi ! j'étais un franc portier de comédie :
On avait beau heurter et m'ôter son chapeau,
On n'entrait point chez nous sans graisser le marteau.
Point d'argent, point de suisse; et ma porte était close.
Il est vrai qu'à monsieur j'en rendais quelque chose :
Nous comptions quelquefois. On me donnait le soin
De fournir la maison de chandelle et de foin :
Mais je n'y perdais rien. Enfin, vaille que vaille,
J'aurais sur le marché fort bien fourni la paille.
C'est dommage : il avait le cœur trop au métier;
Tous les jours le premier aux plaids, et le dernier;
Et bien souvent tout seul, si l'on l'eût voulu croire.
Il s'y serait couché sans manger et sans boire.
Je lui disais parfois : « Monsieur Perrin Dandin,
Tout franc, vous vous levez tous les jours trop matin.
Qui veut voyager loin ménage sa monture ;
Buvez, mangez, dormez, et faisons feu qui dure. »
Il n'en a tenu compte. Il a si bien veillé
Et si bien fait, qu'on dit que son timbre est brouillé ;
Il nous veut tous juger les uns après les autres.
Il marmotte toujours certaines patenôtres
Où je ne comprends rien. Il veut, bon gré, mal gré,
Ne se coucher qu'en robe et qu'en bonnet carré.
Il fit couper la tète à son coq, de colère.
Pour l'avoir éveillé plus tard qu'à l'ordinaire ;
DU ^ NATUREL. 83
Il disait qu'un plaideur dontraffaire allait mal Avait graissé la patte à ce pauvre animal. Depuis ce bel arrêt, le pauvre homme a beau faire, Son fils ne souffre plus qu'on lui parle d'affaire. 11 nous le fait g-arder jour et nuit, et de près : Autrement, serviteur, et mon homme est aux plaids. Pour s'échapper de nous, Dieu sait s'il est allègre ! Pour moi, je ne dors plus : aussi je deviens maigre. C'est pitié. Je m'étends, et ne fais que bâiller. Mais, veille qui voudra, voici mon oreiller. Ma foi ! pour cette nuit il faut que je m'en donne, Pour dormir dans la rue on n'offense personne. Dormons.
(Racine, Les Plaideurs^ acte I, se. i.)
13e Exercice.
LA CIGALE ET LA FOURMI (1).
La cigale ayant chanté
Tout l'été Se trouva fort dépourvue Quand la bise fut venue : Pas un seul petit morceau De mouche ou de vermisseau. Elle alla crier famine Chez la fourmi sa voisine, La priant de lui prêter Quelque grain pour subsister Jusqu'à la saison nouvelle. « Je vous paierai, lui dit-elle, Avant l'oût, foi d'animal, Intérêt et principal. »
(1) Au sujet de cette fable ©t de son interprétation voyez plus loin, page
84 EXPRESSION.
La fourmi n'est pas prêteuse : C'est là son moindre défaut. « Que faisiez-vous au temps chaud? Dit-elle à cette emprunteuse.
— Nuit et jour à tout venant Je chantais, ne vous déplaise.
— Vous chantiez ! j'en suis fort aise. Eh bien! dansez maintenant. »
(La Fontaine, Fables, I, 1.)
14« Exercice.
LE RENARD ET LE BOUC.
Capitaine renard allait de compagnie Avec son ami bouc des plus haut encornés : Celui-ci ne voyait pas plus loin que son nez; L'autre était passé maître en fait de tromperie. La soif les oblig-ea de descendre en un puits :
Là, chacun d'eux se désaltère. Après qu'abondamment tous deux en eurent pris, Le renard dit au bouc : « Que ferons-nous, compère? Ce n'est pas tout de boire, il faut sortir d'ici. Lève tes pieds en haut, et tes cornes aussi ; Mets-les contre le mur : le long- de ton échine
Je grimperai premièrement ;
Puis sur tes cornes m'élevant.
De ce lieu-ci je sortirai.
Après quoi je t'en tirerai. — Par ma barbe ! dit l'autre, il est bon ; et je loue
Les g-ensbien sensés comme toi.
Je n'aurais jamais, quant à moi,
Trouvé ce secret, je l'avoue. » Le renard sort du puits, laisse son compagnon,
Et vous lui fait un beau sermon
DU NATUREL. 85
Pour l'exhorter à patience. « Si le ciel t'eût, dit-il, donné par excellence Autant de jugement que de barbe au menton,
Tu n'aurais, pas, à la légère. Descendu dans ce puits. Or, adieu ; j'en suis hors. Tâche de t'en tirer, et fais tous tes efforts ;
Car, pour moi, j'ai certaine affaire Qui ne me permet pas d'arrêter en chemin. »
En toute chose il faut considérer la fin.
(La Fontaine, Fables, III, 5.)
15' Exercice.
LE LION ET LE MOUCHERON.
« Va-t-en, chétif insecte, excrément de la terre ! »
C'est en ces mots que le Hon
Parlait un jour au moucheron.
L'autre lui déclara la guerre : « Penses-tu, lui dit-il, que ton titre de roi
Me fasse peur ni me soucie?
Un bœuf est plus puissant que toi;
Je le mène à ma fantaisie. »
A peine il achevait ces mots,
Que lui-même il sonna la charge,
Put le trompette et le héros.
Dans l'abord il se met au large ;
Puis prend son temps, fond sur le cou
Du Hon, qu'il rend presque fou. Le quadrupède écume, et son œil étincelle ; Il rugit. On se cache, on tremble à l'environ ;
Et cette alarme universelle
Est l'ouvrage d'un moucheron. Un avorton de mouche en cent lieux le harcelle :
86 EXPRESSION.
Tantôt pique l'échiné, et tantôt le museau,
Tantôt entre au fond du naseau. La rage alors se trouve à son faîte montée. L'invisible ennemi triomphe, et rit de voir Qu'il n'est griffe ni dent en la bête irritée Qui de la mettre en sang- ne fasse son devoir. Le malheureux lion se déchire lui-même, Fait résonner sa queue à l'entour de ses flancs, Bat l'air, qui n'en peut mais ; et sa fureur extrême Le fatigue, l'abat ; le voilà sur les dents. L'insecte du combat se retiré avec gloire : Gomme il sonna la charge, il sonne la victoire, Va partout l'annoncer, et rencontre en chemin
L'embuscade d'une araignée ;
11 y rencontre aussi sa fm.
Quelle chose par là nous peut être enseignée? J'en vois deux, dont l'une est qu'entre nos ennemi Les plus à craindre sont souvent les plus petits ; L'autre, qu'aux grands périls tel a pu se soustraire. Qui périt pour la moindre affaire.
(La Fontaine, Fables, II, 6.)
CHAPITRE II
DU STYLE.
Nous répétons encore que le naturel doit toujours sub- sister; mais il doit s'harmoniser avec le style et s'élargir avec lui. Lire une oraison de Rossuet comme un conte d'Alphonse Daudet, sous prétexte de naturel et de vérité, serait trahir le premier.
Mais, sous prétexte de grandeur et de noblesse, déclamer du Bossuet et du Corneille avec emphase serait également desservir ces auteurs, outre que ce serait faire sottement.
Enfin, le naturel se transforme et s'amplifie : il ne dispa- raît pas. Nous ne dissimulons pas à l'élève que l'exacte et harmonieuse interprétation du naturel dans le style et la largeur offre de très grandes difficultés. Qu'il se serve ici de son goût littéraire, en observant de plus en plus les règles de diction auxquelles il s'est rompu déjà. S'il fait preuve de style dans sa diction, il sera bien près de traduire les styles littéraires.
Les élèves pourront, dans cet esprit, reprendre quelques- uns des morceaux cités au précédent chapitre, puis tenter l'interprétation des passages suivants :
4" Exercice.
M. FîLEFiiN, médecin.
N'avez-vous point de honte, messieurs, de montrer si peu de prudence, pour des gens de votre âge, et de vous être querellés comme de jeunes étourdis? Ne voyez-vous pas bien quel tc^t ces sortes de querelles nous font parmi le monde?. Et aesJt-ce pas assez que les savants voient
88 EXPRESSION.
les contrariétés et les dissensions qui sont entre nos auteurs et nos anciens maîtres, sans découvrir encore au peuple, par nos débats et nos querelles, la forfanterie de notre art? Pour moi, je ne comprends rien du tout à cette méchante politique de quelques-uns de nos gens, et il faut confesser que toutes ces contestations nous ont décriés depuis peu d'une étrang-e manière ; et que, si nous n'y prenons garde, nous allons nous ruiner nous- mêmes. Je n'en parle pas pour mon intérêt; car. Dieu merci, j'ai déjà établi mes petites affaires. Qu'il vente, qu'il pleuve, qu'il grêle, ceux qui sont morts sont morts, et j'ai de quoi me passer des vivants; mais, enfin, toutes ces disputes ne valent rien pour la médecine. Puisque le ciel nous fait la grâce que, depuis tant de siècles, on demeure infatué de nous, ne désabusons point les hommes avec nos cabales extravagantes, et profitons de leurs sottises le plus doucement que nous pourrons. Nous ne sommes pas les seuls, comme vous savez, qui tâchons à nous prévaloir de la faiblesse humaine. C'est là que va l'étude de la plupart du monde, et chacun s'efforce de prendre les hommes parleur faible, pour en tirer quelque profit. Les flatteurs, par exemple, cherchent à profiter de l'amour que les hommes ont pour les louanges, en leur donnant tout le vain encens qu'ils souhaitent; et c'est un art où l'on fait, comme on voit, des fortunes considérables. Les alchimistes tâchent à profiter de la passion que l'on a pour les richesses, en promettant des montagnes d'or à ceux qui les écoutent; et les diseurs d'horoscopes, parleurs prédictions trompeuses, profitent de la vanité et de l'ambition des crédules esprits. Mais le plus grand faible des hommes, c'est l'amour qu'ils ont pour la vie ; et nous en profitons, nous autres, par notre pompeux galimatias, et savons prendre nos avantages de cette vénération que la peur de mourir leur donne
DU STYLE. 8«
pour notre métier. Conservons-nous donc dans le degré d'estime où leur faiblesse nous a mis, et soyons de concert auprès des malades, pour nous attribuer les heureux succès de la maladie et rejeter sur la nature toutes les bévues de notre art. N'allons point, dis-je, détruire sotte- ment les heureuses préventions d'une erreur qui donne du pain à tant de personnes, et, de l'arg-ent de ceux que nous mettons en terre, nous fait élever de tous côtés de beaux héritages. (Molière, U Amour médecin, acte III, se. I.)
2^ Exercice.
Voici, maintenant, le couplet de Chrysale. S'il est un per- sonnage qui doive s'exprimer avec naturel, c'est assurément lui. 11 y a pourtant dans ce passage une ampleur et une élo- quence à force de sincérité et de bon sens, qui n'est plus déjà le naturel bourgeois et terre-à-terre. Ajoutez rimportance qu'il y a à rendre ici l'éclat de la langue.
CHRYSALE.
Vous êtes satisfaite, et la voilà partie; Mais je n'approuve point une telle sortie : C'est une fille propre aux choses qu'elle fait.
Et vous me la chassez pour un maigre sujet
Qu'importe qu'elle manque aux lois de Vaugelas,
Pourvu qu'à la cuisine elle ne manque pas ?
J'aime bien mieux, pour moi, qu'en épluchant ses herbes.
Elle accommode mal les noms avec les verbes,
Et redise cent fois un bas et méchant mot.
Que de brûler ma viande ou saler trop mon pot.
Je vis de bonne soupe, et non de beau langage.
Vaugelas n'apprend point à bien faire un potage :
Et Malherbe et Balzac, si savants en beaux mots.
En cuisine peut-être auraient été des sots
90 EXPRESSION.
Le moindre solécisme en parlant vous irrite;
Mais vous en faites, vous, d'étranges en conduite.
Vos livres éternels ne me contentent pas ;
Et, hors un gros Plutarque à mettre mes rabats.
Vous devriez brûler tout ce meuble inutile.
Et laisser la science aux docteurs de la ville;
M'ôter pour faire bien, du grenier de céans,
Cette longue lunette à faire peur aux gens.
Et cent brimborions dont l'aspect importune ;
Ne point aller chercher ce qu'on fait dans la lune,
Et vous mêler un peu de ce qu'on fait chez vous.
Où nous voyons aller tout sens dessus dessous.
Il n'est pas bien honnête, et pour beaucoup de causes.
Qu'une femme étudie et sache tant de choses.
Former aux bonnes mœurs l'esprit de ses enfants.
Faire aller son ménage, avoir l'œil sur ses gens,
Et régler la dépense avec économie,
Doit être son étude et sa philosophie.
Nos pères, sur ce point, étaient gens bien sensés.
Qui disaient qu'une femme en sait toujours assez
Quand la capacité de son esprit se hausse
A connaître un pourpoint d'avec un haut-de-chausse.
Leurs ménages étaient tout leur docte entretien ;
Et leurs livres, un dé, du fil et des aiguilles.
Dont elles travaillaient au trousseau de leurs filles,
Les femmes d'à présent sont bien loin de ées mœurs :
Elles veulent écrire, et devenir auteurs.
Nulle science n'est pour elles trop profonde,
Et céans beaucoup plus qu'en aucun lieu du monde :
Les secrets les plus, hauts s'y laissent concevoir.
Et l'on sait tout chez moi, hors ce qu'il faut savoir.
On y sait comment vont lune, étoile polaire,
Vénus, Saturne et Mars, dont je n'ai point affaire ;
Et, dans ce vain savoir, qu'on va chercher si loin,
DU STYLE. 91
On ne sait comment va mon pot, dont j'ai besoin.
Mes gens à la science aspirent pour vous plaire,
Et tous ne font rien moins que ce qu'ils ont à faire.
Raisonner est l'emploi de toute ma maison,
Et le raisonnement en bannit la raison!...
L'un me brûle mon rôt en lisant quelque histoire :
L'autre rêve à des vers quand je demande à boire :
Enfin, je vois par eux votre exemple suivi.
Et j'ai des serviteurs, et ne suis point servi.
Une pauvre servante au moins m'était restée.
Qui de ce mauvais air n'était point infectée,
Et voilà qu'on la chasse avec un grand fracas,
A cause qu'elle manque à parler Vaug-elas.
Je vous le dis, ma sœur, tout ce train-là me blesse ;
Car c'est, comme j'ai dit, à vous que je m'adresse,
Je n'aime point céans tous vos gens à latin.
Et principalement ce monsieur Trissotin :
C'est lui qui, dans des vers, vous a tympanisées ;
Tous les propos qu'il tient sont des billevesées.
On cherche ce qu'il dit après qu'il a parlé;
Et je lui crois, pour moi, le timbre un peu fêlé.
(Molière, Z,e5 Femmes savantes, acte II, se. vu.)
3*^ Exercice.
ELIANTE.
L'amour, pour l'ordinaire, est peu fait à ces lois. Et l'on voit les amants vanter toujours leur choix. Jamais leur passion n'y voit rien de blâmable, Et dans l'objet aimé tout leur devient aimable : Ils comptent les défauts pour des perfections Et savent y donner de favorables noms. Le pâle est au jasmin en blancheur comparable; La noire à faire peur, une brune adorable;
92 EXPRESSION.
La maigre a de la taille et de la liberté ;
La grasse est, dans son port, pleine de majesté ;
La malpropre sur soi, de peu d'attraits chargée,
Est mise sous le nom de beauté néglig-ée ;
La géante paraît une déesse aux yeux ;
La naine, un abrégé des merveilles des cieux;
L'orgueilleuse a le cœur digne d'une couronne ;
La fourbe a de l'esprit; la sotte est toute bonne ;
La trop grande parleuse est d'agréable humeur;
Et la muette garde une honnête pudeur.
C'est ainsi qu'un amant dont l'ardeur est extrême
Aime jusqu'aux défauts des personnes qu'il aime.
(Molière, Le Misanthrope^ acte II, se. v.)
4« Exercice.
Le morceau qui suit, d'Alfred de Musset, peut être considéré comme un modèle de poésie dans le naturel et la simplicité.
Pas d'images, des mots abstraits et froids en eux-mêmes, des expressions banales : « Tai perdu jusquà...; J'en étais déjà dégoûté...; qui se sont passés d'elle... ; d'avoir quelquefois pleuré...., » etc.
Et quel charme dans l'ensemble ! De même, le diseur doit envelopper tous ces mots dans le style sans jamais aban- donner la simplicité.
TRISTESSE.
J'ai perdu ma force et ma vie, Et mes amis et ma gaîté ; J'ai perdu jusqu'à la fierté Qui faisait croire à mon génie.
Quand j'ai connu la vérité. J'ai cru que c'était une amie ; Quand je l'ai comprise et sentie J'en étais déià dégoûté.
DU STYLE. 93
Et pourtant elle est éternelle, Et ceux qui se sont passés d'elle Ici-bas ont tout ig-noré.
Dieu parle, il faut qu'on lui réponde, Le seul bien qui me reste au monde Est d'avoir quelquefois pleuré.
(A. DE Musset, Poésies nouvelles.)
5' Exercice.
MOLIÈRE JUGÉ PAR BOSSUET.
La première chose que j'y reprends [dans votre lettre] c'est que vous ayez pu dire et répéter que la comédie, telle qu'elle est aujourd'hui, n'a rien de contraire aux bonnes mœurs; et qu'elle est même si épurée, à l'heure qu'il est, sur le théâtre français, qu'il n'y a rien que l'oreille la plus chaste ne pût entendre. Il faudra donc que nous passions pour honnêtes les impiétés et les infamies dont sont pleines les comédies de Molière, ou que vous ne rangiez pas parmi les pièces d'aujourd'hui celles d'un auteur qui vient à peine d'expirer, et qui remplit encore à présent tous les théâtres des équivoques les plus g-rossières dont on ait jamais infecté les oreilles des chrétiens.
Ne m'oblig-ez pas à le répéter : songez seulement si vous oserez soutenir à la face du ciel des pièces où la vertu et la piété sont toujours ridicules, la corruption toujours défendue et toujours plaisante, et la pudeur toujours offensée ou toujours en crainte d'être violée par les derniers attentats; je veux dire par les expressions les plus impudentes, à qui l'on ne donne que les enve- loppes les plus minces.
.... Vous appelez les lois à votre secours; et vous dites
94 EXPRESSION.
que si la comédie était si mauvaise, on ne la tolérerait pas, on ne la fréquenterait pas : sans songer que saint Thomas, dont vous abusez, a décidé « que les lois humaines ne sont pas tenues à réprimer tous les maux, mais seulement ceux qui attaquent directement la société ».
« L'Ég-lise même, dit saint Augustin, n'exerce la sévé- rité de ses censures que sur les pécheurs dont le nombre n'est pas g-rand. » C'est pourquoi elle condamne les comédiens, et croit défendre assez la comédie, quand elle prive des sacrements et de la sépulture ecclésias- tique ceux qui la jouent. Quant à ceux qui la fréquentent, comme il y en a de plus innocents les uns que les autres, et peut-être quelques-uns qu'il faut plutôt instruire que blâmer, ils ne sont pas répréhensibles au même degré, et il ne faut pas fulminer également contre tous. Mais de là il ne s'ensuit pas qu'il faille autoriser les périls pubhcs. (BossuET, Lettre au P. Caffaro.)
6' Exercice.
Tel tout d'un coup, et sans y avoir pensé la veille, prend du papier, une plume, dit en soi-même : « Je vais faire un livre », sans autre talent pour écrire que le besoin qu'il a de cinquante pistoles. Je lui crie inutile- ment. « Prenez une scie, Dioscore^ sciez ou bien tournez, ou faites une jante de roue; vous aurez votre salaire. » Il n'a point fait l'apprentissage de tous ces métiers. « Copiez donc, transcrivez, soyez au plus correcteur d'imprimerie, n'écrivez point. » Il veut écrire et faire imprimer, et, parce qu'on n'envoie pas à l'imprimeur du papier blanc, il le barbouille de ce qui lui plaît. Il écrirait volontiers que la Seine coule à Paris, qu'il y a sept jours dans la semaine, ou que le temps est à la
DU STYLE. 9^
pluie : et comme ce discours n'est ni contre la relig'ion ni contre FÉtat, et qu'il ne fera point d'autre désordre dans le public que de lui gâter le goût et l'accoutumer aux choses fades et insipides, il passe à l'examen (1), il est imprimé, et, à la honte du siècle comme pour l'hu- miliation des bons auteurs, réimprimé. De même un homme dit en son cœur : u Jeprêcherai », et il prêche; le voilà en chaire, sans autre talent ni vocation que le besoin d'un bénéfice. (La Bruyère, Les Caractères : De la chaire.)
7' Exercice.
La fonction de l'avocat est pénible, laborieuse, et suppose dans celui qui l'exerce un riche fonds et de grandes ressources. Il n'est pas seulement chargé, comme le prédicateur, d'un certain nombre d'oraisons composées avec loisir, récitées de mémoire, avec auto- rité, sans contradicteurs, et qui, avec de médiocres changements, lui font honneur plus d'une fois. Il pro- nonce de graves plaidoyers devant des juges qui peuvent lui imposer silence, et contre des adversaires qui l'interrompent. Il doit être prêt sur la réplique; il parle en un même jour, dans divers tribunaux, de diffé- rentes affaires. Sa maison n'est pas pour lui un lieu de repos et de retraite, ni un asile contre les plaideurs; elle est ouverte à tous ceux qui viennent l'accabler de leurs questions et de leurs doutes. Il ne se met pas au Ht, on ne l'essuie point, on ne lui prépare point des rafraîchissements, il ne se fait point dans sa chambre un concours de monde de tous les états et de tous les sexes, pour le féliciter sur l'agrément et sur la politesse de son langage, lui remettre l'esprit sur un endroit où il a couru
(1) La censure.
96 EXPRESSION.
risque de demeurer court, ou sur un scrupule qu'il a sur le chevet d'avoir plaidé moins vivement qu'à l'ordinaire. Il se délasse d'un long- discours par de plus longs écrits, il ne fait que changer de travaux et de fatigues : j'ose dire qu'il est dans son genre ce qu'étaient dans le leur les premiers hommes apostoliques. (Ibid.)
8^ Exercice.
MEURTRE DE THOMAS BECKET.
Thomas Becket venait d'achever son repas du matin, et ses serviteurs étaient encore à table ; il salua les Nor- mands à leur entrée, et demanda le sujet de leur visite. Ceux-ci ne lui firent aucune réponse intelligible, s'assirent et le regardèrent fixement pendant quelques minutes.
... La porte de l'appartement fut fermée aussitôt derrière eux; Regnault s'arma dans l'avant-cour; et, prenant une hache des mains d'un charpentier qui travaillait, il frappa contre la porte pour l'ouvrir ou la briser. Les gens de la maison, entendant les coups de hache, supplièrent le primat de se réfugier dans l'église qui communiquait à son appartement par un cloître ou une galerie; il ne le voulut point; et on allait l'y entraîner de force, quand un des assistants fit remarquer que l'heure de vêpres avait sonné. « Puisque c'est l'heure de mon devoir, j'irai à l'église, » dit l'archevêque; et faisant porter sa croix devant lui, il traversa le cloître à pas lents, puis marcha vers le grand autel, séparé de la nef par une grille de fer entr'ouverte.
A peine il avait le pied sur les marches de l'autel, que
Regnault, fils d'Ours, parut à l'autre bout de l'égUse,
"revêtu de sa cotte de mailles, tenant à la main sa large
DU STYLE. 97
épée à deux tranchants, et criant : « A moi ! à moi ! loyaux servants du roi. » Les autres conjurés le suivirent de près, armés comme lui de la tête aux pieds, et brandis- sant leurs épées. Les gens qui étaient avec le primat voulurent alors fermer la grille du chœur : lui-même le leur défendit, et quitta Tautel pour les en empêcher; ils le conjurèrent, avec de grandes instances, de se mettre en sûreté dans Téglise souterraine, ou de monter Tescalier par lequel, à travers beaucoup de détours, on parvenait au faîte de rédifice. Ces deux conseils furent repoussés aussi positivement que les premiers.
Pendant ce temps, les hommes armés s'avançaient ; une voix cria : « Où est le traître ? » Becket ne répondit rien. « Où est l'archevêque? — Le voici, répondit Becket; mais il n'y a pas de traître ici; que venez-vous faire dans la maison de Dieu avec un pareil vêtement? Quel est votre dessein? — Que tu meures I — Je m'y résigne ; vous ne me verrez point fuir devant vos épées ; mais, au nom du Dieu tout-puissant, je vous défends de toucher à aucun de mes compagnons, clerc ou laïc, grand ou petit. » Dans ce moment, il reçut par derrière un coup de plat d'épée entre les épaules... Il ne fit pas un mouve- ment; les hommes d'armes entreprirent de le tirer hors de l'église, se faisant scrupule de l'y tuer. Il se débattit contre eux, et déclara fermement qu'il ne sortirait point, et les contraindrait à exécuter sur la place même leurs intentions ou leurs ordres. Guillaume de Tracy leva son épée, et d'un même coup de revers trancha la main d'un moine saxon, appelé Edward Gryn, et blessa Becket à la tête. Un second coup, porté par un autre Normand, le renversa la face contre terre; un troisième lui fendit le crâne, et fut asséné avec une telle violence que l'épée se brisa sur le pavé. Un homme d'armes, appelé Guillaume Mautrait, poussa du pied le
98 EXPRESSION.
cadavre immobile, en disant : « Qu'ainsi meure le traître qui a troublé le royaume et fait insurger les Anglais. » (Augustin Thierry.)
9" Exercice.
APRÈS LA BATAILLE.
Mon père, ce héros au sourire si doux,
Suivi d'un seul housard qu'il aimait entre tous
Pour sa grande bravoure et pour sa haute taille.
Parcourait à cheval, le soir d'une bataille,
Le champ couvert de morts sur qui tombait la nuit.
Il lui sembla dans l'ombre entendre un faible bruit.
C'était un Espagnol de l'armée en déroute
Qui se traînait sanglant sur le bord de la route.
Râlant, brisé, livide, et mort plus qu'à moitié,
Et qui disait : « A boire, à boire par pitié! »>
Mon père, ému, tendit à son housard fidèle
Une gourde de rhum qui pendait à sa selle,
Et dit : « Tiens, donne à boire à ce pauvre blessé. »
Tout à coup, au moment où le housard baissé
Se penchait vers lui, l'homme, une espèce de Maure,
Saisit un pistolet qu'il étreignait encore.
Et vise au front mon père en criant : Caramba î
Le coup passa si près que le chapeau tomba
Et que le cheval fit un écart en arrière.
« Donne-lui tout de même à boire », dit mon père.
(Victor Hugo, La Légende des Siècles.)
40' Exercice.
LA nature.
La terre est de granit, les ruisseaux sont de marbre ; C'est l'hiver : nous avons bien froid. Veux-tu, bon arbre,
DU STYLE. 99
Etre dans mon foyer la bûche de Noël?
— Bois, je viens de la terre, et, feu, je viens du ciel. Frappe, bon bûcheron. Père, aïeul, homme, femme, Chauffez au feu vos mains, chauffez à Dieu votre âme. Aimez, vivez. — Veux-tu, bon arbre, être timon
De charrue? — Oui, je veux creuser le noir Umon, Et tirer l'épi d'or de la terre profonde. Quand le soc a passé, la terre devient blonde, La paix aux doux yeux sort du sillon entr'ouvert, Et l'aube en pleurs sourit. — Veux-tu, bel arbre vert. Arbre du hallier sombre où le chevreuil s'échappe. De la maison de l'homme être le pilier? — Frappe ; Je puis porter des toits, ayant porté des nids. Ta demeure est sacrée, homme, et je la bénis; Là, dans l'ombre et l'amour, pensif tu te recueilles. Et le bruit des enfants ressemble au bruit des feuilles.
— Veux-tu, dis-moi, bon arbre, être mât de vaisseau ?
— Frappe, bon charpentier. Je veux bien être oiseau. Le navire est pour moi, dans l'immense mystère,
Ce qu'est pour vous la tombe : il m'arrache à la terre.
Le profond Océan, d'obscurité vêtu.
Ne m "épouvante point : oui, frappe. — Arbre, veux-tu
Etre gibet? — Silence, homme ! va-t'en, cognée !
J'appartiens à la vie, à la vie indignée I
Va-t'en, bourreau ! va-t'en, juge! fuyez, démons!
Je suis l'arbre des bois, je suis l'arbre des monts ;
Je porte les fruits mûrs, j'abrite les pervenches :
Laissez-moi ma racine, et laissez-moi mes branches.
Arrière, hommes, tuez! ouvriers du trépas.
Soyez sanglants, mauvais, durs; mais ne venez pas,
Ne venez pas, traînant des cordes et des chaînes.
Vous chercher un complice au milieu des grands chênes!
Ne faites pas servir à vos crimes, vivants.
L'arbre mystérieux à qui parlent les vents !
100 EXPRESSION.
Vos lois portent la nuit sur leurs ailes funèbres. Je suis fils du soleil, soyez fils des ténèbres. Allez-vous-en ! Laissez l'arbre dans ses déserts. A vos plaisirs, aux jeux, aux festins, aux concerts, Accouplez Téchafaud et le supplice, faites. Soit. Vivez et tuez. Tuez entre deux fêtes Le malheureux charg-é de fautes et de maux. Moi, je ne mêle pas de spectre à mes rameaux.
(V. Hugo, Les Contemplations.)
ll'^ Exercice.
LA CONSCIENCE.
Lorsque avec ses enfants vêtus de peaux de bêtes,
Echevelé, livide au milieu des tempêtes,
Gain se fut enfui de devant Jéhovah,
Comme le soir tombait, l'homme sombre arriva
Au bas d'une montag-ne en une grande plaine ;
Sa femme fatiguée et ses fils hors d'haleine
Lui dirent : — Couchons-nous sur la terre, et dormons.
Caïn, ne dormant pas, songeait au pied des monts.
Ayant levé la tête, au fond des cieux funèbres
Il vit un œil, tout grand ouvert dans les ténèbres,
Et qui le regardait dans l'ombre fixement.
— Je suis trop près, dit-il, avec un tremblement. — Il réveilla ses fils dormant, sa femme lasse,
Et se remit à fuir sinistre dans l'espace. Il marcha trente jours, il marcha trente nuits. Il allait, muet, pâle et frémissant aux bruits, Furtif, sans regarder derrière lui, sans trêve, Sans repos, sans sommeil. Il atteignit la grève Des mers dans le pays qui fut depuis Assur.
— Arrêtons-nous, dit-il, car cet asile est sûr.
DU STYLE. 101
Restons-y. Nous avons du monde atteint les bornes. — Et, comme il s'asseyait, il vit dans les cieux mornes L'œil à la même place au fond de l'horizon. Alors il tressaillit en proie au noir frisson.
— Cachez-moi, — cria-t-il ; et, le doigt sur la bouche, Tous ses fils regardaient trembler l'aïeul farouche. Gain dit à Jabel, père de ceux qui vont
Sous des tentes de poil dans le désert profond :
— Étends de ce côté la toile de la tente. — Et l'on développa la muraille flottante;
Et, quand on l'eut fixée avec des poids de plomb :
— Vous ne voyez plus rien ? dit Tsilla, l'enfant blond, La fille de ses fils, douce comme l'aurore ;
Et Gain répondit : — Je vois cet œil encore ! — Jubal, père de ceux qui passent dans les bourgs Soufflant dans des clairons et frappant des tambours, Gria : — Je saurai bien construire une barrière. — 11 fit un mur de bronze et mit Gain derrière. Et Gain dit : — Get œil me regarde toujours ! Hénoch dit : — Il faut faire une enceinte de tours Si terrible que rien ne puisse approcher d'elle. Bâtissons une ville avec sa citadelle. Bâtissons une ville, et nous la fermerons. — Alors Tubalcaïn, père des forgerons, Construisit une ville énorme et surhumaine. Pendant qu'il travaillait, ses frères, dans la plaine. Chassaient les fils d'Enos et les enfants de Seth ; Et l'on crevait les yeux à quiconque passait ; Et le soir, on lançait des flèches aux étoiles. Le granit remplaça la tente aux murs de toiles, On Ua chaque bloc avec des nœuds de fer, Et la ville semblait une ville d'enfer; L'ombre des tours faisait la nuit dans les campagnes, Ils donnèrent aux murs l'épaisseur des montagnes ; G. Le Roy. — La Diction. 5
102 EXPRESSION.
Sur la porte on grava : « Défense à Dieu d'entrer. » Quand ils eurent fini de clore et de jnurer, On mit l'aïeul au centre en une tour de pierre. Et lui restait lug'ubre et hagard. — 0 mon père! L'œil a-t-il disparu? dit en tremblant Tsilla. Et Caïn répondit : — Non, il est toujours là. — Alors il dit : — Je veux habiter sous la terre Comme dans son sépulcre un homme solitaire ; Kien ne me verra plus, je ne verrai plus rien. — On fit donc une fosse, et Gain dit : — C'est bien ! — Puis il descendit seul sous cette voûte sombre. Quand il se fut assis sur sa chaise dans l'ombre. Et qu'on eut sur son front fermé le souterrain, L'œil était dans la tombe et regardait Caïn.
(Victor Hugo, Légende des siècles.)
12^ Exercice.
ATHALIE.
Prêtez-moi l'un et l'autie une oreille attentive.
Je ne veux point ici rappeler le passé,
Ni vous rendre raison du sang- que j'ai versé :
Ce que j'ai fait, Abner, j'ai cru le devoir faire.
Je ne prends point po^r jug-e un peuple téméraire ;
Quoi que son insolence ait osé publier.
Le ciel môme a pris soin de me justifier.
Sur d'éclatants succès ma puissance établie
A fait jusqu'aux deux mers respecter Athalie;
Par moi Jérusalem g'oùte un calme profond ;
Le Jourdain ne voit plus l'Arabe vag-abond.
Ni l'altier Philistin, par d'éternels ravages.
Comme au temps de vos rois, désoler ses rivages ;
Le Syrien me traite et de reine et de sœur;
Enfin de ma maison le perfide oppresseur.
DU STYLE. 103
Qui devait jusqu'à moi pousser sa barbarie, Jéhu, le fier Jéiiu, tremble dans Samarie ; De toutes parts pressé par un puissant voisin, Que j'ai su soulever contre cet assassin, Il me laisse en ces lieux souveraine maîtresse. Je jouissais en paix du prix de ma sagesse ; Mais un trouble importun vient, depuis quelques jours, De mes prospérités interrompre le cours. Un song-e (me devrais-je inquiéter d'un songe?) Entretient dans mon cœur un chagrin qui le ronge (1) : Je l'évite partout, partout il me poursuit. C'était pendant l'horreur d'une profonde nuit ; Ma mère Jézabel devant moi s'est montrée. Gomme au jour de sa mort pompeusement parée. Ses malheurs n'avaient point abattu sa fierté; Même elle avait encor cet éclat emprunté Dont elle eut soin de peindre et d'orner son visage, Pour réparer des ans l'irréparable outrage. « Tremble,- m'a-t-elle dit, fille digne de moi : <i Le cruel Dieu des Juifs l'emporte aussi sur toi. <( Je te plains de tomber dans ses mains redoutables, « Ma fille. » En achevant ces mots épouvantables, Son ombre vers mon lit a paru se baisser ; Et moi, je lui tendais les mains pour l'embrasser ; Mais je n'ai plus trouvé qu'un horrible mélange D'os et de chair meurtris et traînés dans la fange, Des lambeaux pleins de sang et des membres affreux Que des chiens dévorants se disputaient entre eux. (Racine, Athalie, acte II, se. v.)
(1) En dehors du style, ce passage est très intéressant à étudier au point de vue du mouvement et surtout de \n. se lisibilité (voir plus loin, page 184). On essaiera de rendre la terreur de la vision dont parle Athalie.
i04 EXPRESSION
13' Exercice.
SAINT JULIEN l'HOSPITALIER.
Une nuit qu'il dormait, il crut entendre quelqu'un l'appeler. Il tendit l'oreille et ne distingua que le nnugis- sement des flots.
Mais la même voix reprit : « Julien ! »
Elle venait de l'autre bord, ce qui lui parut extraordi- naire, vu la largeur du fleuve.
Une troisième fois on appela : « Julien! »
Et cette voix haute avait l'intonation d'une cloche d'église.
Ayant allumé sa lanterne, il sortit de la cahute. Un ouragan furieux emplissait la nuit. Les ténèbres étaient profondes, et çà et là déchirées par la blancheur des vagues qui bondissaient.
Après une minute d'hésitation, Julien dénoual'amarre. L'eau, tout de suite, devint tranquille, la barque glissa dessus et toucha l'autre berge, où un homme attendait.
Il était enveloppé d'une toile en lambeaux, la figure pareille à un masque de plâtre et les deux yeux plus rouges que des charbons. En approchant de lui la lan- terne, Julien s'aperçut qu'une lèpre hideuse le recou- vrait; cependant il avait dans son attitude comme une majesté de roi.
Dès qu'il entra dans la barque, elle enfonça prodi- gieusement, écrasée par son poids ; une secousse la remonta; et Julien se mit à ramer.
Et cela dura longtemps, très longtemps!
Quand ils furent arrivés dans la cahute, Julien ferma la porte ; et il le vit siégeant sur l'escabeau. L'espèc^ de linceul qui le recouvrait était tombé jusqu'à ses hanches ; et ses épaules, sa poitrine, ses bras maigres disparais-
^^^^^^ DU STYLE. 105
^ient sous des plaques de pustule écailleuses. Des rides énormes labouraient son front. Tel qu'un squelette, il avait un trou à la place du nez ; et ses lèvres bleuâtres dégag-eaient une haleine épaisse comme un brouillard, et nauséabonde. « J'ai faim î » dit-il.
Julien lui donna ce qu'il possédait, un vieux quartier de lard et les croûtes d'un pain noir.
Quand il les eut dévorés, la table, l'écuelle et le manche du couteau portaient les mêmes taches que l'on voyait sur son corps.
Ensuite, il dit : « J'ai soif! »
Julien alla chercher sa cruche ; et, comme il la prenait, il en sortit un arôme qui dilata son cœur et ses narines.
C'était du vin ; quelle trouvaille ! mais le lépreux avança le bras, et d'un trait vida toute la cruche.
Puis il dit : « J'ai froid ! >'
Julien, avec sa chandelle, enflamma un paquet de fougères, au milieu de la cabane.
Le lépreux vint s'y chauffer, et, accroupi sur les talons, il tremblait de tous ses membres, s'affaiblissait ; ses yeux ne brillaient plus, ses ulcères coulaient, et, d'une voix presque éteinte, il murmura : « Ton lit! »
Julien l'aida doucement à s'y traîner, et même étendit sur son lit, pour le couvrir, la toile de son bateau.
Le lépreux gémissait. Les coins de sa bouche décou- vraient ses dents, un râle accéléré lui secouait la poitrine, et son ventre, à chacune de ses aspirations, se creusait jusqu'aux vertèbres. Puis il ferma les paupières ! « C'est comme de la glace dans mes os! Viens près de moi. »
Et Julien, écartant la toile, se coucha sur les feuilles mortes, près de lui, côte à côte.
Le lépreux tourna la tête. « Déshabille-toi pour que j'aie la chaleur de ton corps ! »
Julien ôta ses vêtements; puis, nu comme au jour de
106 EXPRESSION.
sa naissance, se replaça dans le lit: et il sentait contre sa cuisse la peau du lépreux, plus froide qu'un serpent et rude comme une lime. 11 lâchait de TencouVag-er; et Fautre répondait, en haletant : «Ah! je vais mourir!... Rapproche-toi, réchauffe-moi! Pas avec tes mains ! non ! toute ta personne. » Julien s'étala dessus complètement, bouche contre bouche, poitrine sur poitrine.
Alors le lépreux l'étreignit, et ses yeux tout h coup prirent une clarté d'étoiles; ses cheveux s'allongèrent comme les rais du soleil ; le souffle de *es narines avait la douceur des roses; un nuage d'encens s'éleva du foyer, les flots chantaient. Cependant une abondance de délices, une joie surhumaine de?,cendait comme une inondation dans l'âme de Julien pâmé; et celui dont les bras le serraient toujours, grandissait, touchant de sa tête et de ses pieds les deux murs de la cabane. Le toit s'envola, le firmament se déployait ; — et Julien monta vers les espaces bleus, face à face avec Notre Seigneur Jésus, qui l'emportait dans le ciel.
Et voilà l'histoire de saint Julien l'Hospitalier, telle à peu près qu'on la trouve sur un vitrail d'église dans mon pays. (Gustave Flaubert, Trois contes : Légende de Saint-Julien l'Hospitalier, Charpentier, éd.)
i¥ Exercice.
LE CONSENTEMENT.
Ahod fut un pasteur opulent dans la plaine. Sa femme, un jour d'été, posant sa cruche pleine, Se coucha sous un arbre au pays de Béthel, Et, s'endormant, elle eut un songe qui fut tel :
D'abord il lui sembla qu'elle sortait d'un rêve
Et qu'Ahod lui disait : « Femme, allons, qu'on se lève!
DU STYLE. i07
Aux marchands de Ség^or, l'an dernier, j'ai vendu
Cent brebis, et le tiers du prix m'est encor du.
Mais la distance est grande et ma vieillesse est lasse.
Qui pourrais-je envoyer à Ségor en ma place ?
Rare est un messag-er fidèle et diligent.
Vas, et réclame-leur trente sicles d'argent. »
Elle n'objecta point le désert, l'épouvante,
Les voleurs : « Vous parlez, maître, à votre servante. »
Et quand, montrant la droite, il eut dit : «C'est par là. »
Elle prit un manteau de laine et s'en alla.
Les sentiers étaient durs et si pointus de pierres
Qu'elle eutdu sang* aux pieds, et des pleurs aux paupières.
Pourtant elle marcha tout le jour, et, le soir.
Elle marchait encor, sans entendre ni voir.
Quand tout à coup, de l'ombre, avec un cri farouche,
Quelqu'un bondit, lui mit une main sur la bouche,
D'un g-este forcené lui vola son manteau
Et s'enfuit, lui laissant dans la gorge un couteau !
A ce coup, le sursaut d'une transe mortelle La réveilla.
L'époux se tenait devant elle. « Aux marchands de Ségor, lui dit-il, j'ai vendu Cent brebis, et le tiers du prix m'est encor dû, Mais la distance est grande et ma vieillesse est lasse. Qui pourrais-je envoyer à Ségor en ma place? Rare est un messager fidèle et diligent. Vas, et réclame-leur trente sicles d'argent. » La femme dit : « Le maître a parlé, je suis prête. » Elle appela ses fils, mit ses mains sur la tête Du fier aîné, baisa le front du plus petit. Et, prenant son manteau de laine, elle partit.
(Catulle Mendès, Contes épiques, Charpentier, éd.)
108 EXPRESSION.
15' Exercice.
Laissez-le croître, ce roi chéri du ciel; tout cédera à ses exploits : supérieur aux siens comme aux ennemis, il saura tantôt se servir, tantôt se passer de ses plus fameux capitaines ; et seul, sous la main de Dieu, qui sera continuellement à son secours, on le verra l'assuré rempart de ses États. Mais Dieu avait choisi le duc d'Eng-hien pour le défendre dans son enfance. Aussi, vers les premiers jours de son règne, à vingt -deux ans, le duc conçut un dessein où les vieillards expérimentés ne purent atteindre : mais la victoire le justifia devant Rocroy. L'armée ennemie est plus forte, il est vrai ; elle est composée de ces vieilles bandes valonnes, italiennes et espagnoles, qu'on n'avait pu rompre jusqu'alors. Mais pour combien fallait-il compter le courage qu'inspirait à nos troupes le besoin pressant de TÉtat, les avantages passés, et un jeune prince du sang qui portait la victoire dans ses yeux ! Don Francisco de Mellos l'attend de pied ferme; et, sans pouvoir reculer, les deux généraux et les deux armées semblent avoir voulu se renfermer dans les bois et dans les marais, pour décider leur querelle, comme deux braves, en champ clos. Alors que ne vit-on pas ?
Le jeune prince parut un autre homme. Touchée d'un si digne objet, sa grande âme se déclara tout entière : son courage croissait avec les périls, et ses lumières avec son ardeur. A la nuit qu'il fallut passer en présence des ennemis, comme un vigilant capitaine, il reposa le dernier, mais jamais il ne reposa plus paisiblement. A la veille d'un si grand jour, et dès la première bataille, il est tranquille, tant il se trouve dans son naturel ; et on sait que le lendemain, à l'heure marquée, il fallut réveiller d'un profond sommeil cet autre Alexandre. Le voyez- vous comme il vole, ou à la victoire, ou à la mort?
DU STYLE. 109
Aussitôt qu'il eut porté de rang- en rang- l'ardeur dont il était animé, on le vit presque en même temps pousser l'aile droite des ennemis, soutenir la nôtre ébranlée, rallier les Français à demi vaincus, mettre en fuite l'Espa- g-nol victorieux, porter partout la terreur et étonner de ses regards étincelants ceux qui échappaient à ses coups. Restait cette redoutable infanterie de l'armée d'Espag-he, dont les g-ros bataillons serrés, semblables à autant de tours, mais àdestours qui sauraient réparer leurs brèches, demeuraient inébranlables au miUeu de tout le reste en déroute et lançaient des feux de toutes parts. Trois fois le jeune vainqueur s'efforça de rompre ces intrépides combattants ; trois fois il fut repoussé par le valeureux comte de Fontaines, qu'on voyait porté dans sa chaise, et, malgré ses infirmités, montrer qu'une âme guerrière est maîtresse du corps qu'elle anime. Mais enfin il faut céder. C'est en vain qu'à travers des bois, avec sa cava- lerie toute fraîche, Bek précipite sa marche pour tomber sur nos soldats épuisés : le prince Ta prévenu ; les bataillons enfoncés demandent quartier ; mais la victoire va devenir plus terrible pour le duc d'Enghien que le combat. Pendant qu'avec un air assuré il s'avance pour recevoir la parole de ces braves gens, ceux-ci toujours en garde craignent la surprise de quelque nouvelle attaque ; leur effroyable décharge met les nôtres en furie : on ne voit plus que carnage; le sang enivre le soldat ; jusqu'à ce que le grand prince, qui ne put voir égorger ces bons comme de timides brebis, calmât les courages émus et joignît au plaisir de vaincre celui de pardonner. Quel fut alors l'étonnement de ces vieilles troupes et de leurs braves officiers, lorsqu'ils virent qu'i^ n'y avait plus de salut pour eux qu'entre les bras du vainqueur ! (Bossuet, Oraison funèbre du Prince de Condé.)
CHAPITRE 111
DE LA PRÉCISION.
Nous entendons par la itrécmon dans la diction cette qualité qui consistée manifester la pensée avec clarté. Habi- tuer rélève à se faire nettement et clairement comprendre, tel est le but du présent chapitre. Beaucoup de diseurs en effet enveloppent les textes dans une certaine justesse qui n'est qu'approximative.
L'auditeur ne demande pas seulement à entendre des mots prononcés plus ou moins bien, avec une voix plus ou moins sympathique. 11 veut plus, et retrouver derrière ces mots, dans la bouche du diseur, la pensée qui les a inspirés. Tout ce qui est raisonnement, exposé, remarque, réflexion, discussion pré- cise, etc., demande un effort particulier d'intelligence chez l'interprète ou chez l'orateur. A lui d'imposer sa pensée à ceux qui l'écoutent. Et ici plus que jamais les inflexions doivent être précises et nettes, les temps adroitement ménagés.
A la vérité il y a peu de procédés à indiquer. Que l'on se souvienne bien que l'auditeur n'est pas dupe et qu'il ne pense à ce qu'il entend, que si celui qui lui parle pense complè- tement et uniquement à ce qu'il dit.
11 est pourtant un procédé dont il a été beaucoup question et au sujet duquel il semble bien que l'on ait ditdes inexactitudes. Nous voulons parler du mot de valeur (1). Assurément il est des cas où un mot, plusieurs mots demandent à être parti- culièrement détachés ou mis en lumière soit par un léger temps d'arrêt les précédant, les suivant, soit encore par une élévation (2) de la voix.
(1) Voyez notre Grammaire de Diction française (Paul Delaplane, éà..)
(2) Entendre : élévation musicale plutôt que surcroît de sonorité.
DE LA PRECISION. 111
Mais ces cas sont relativement rares, et le plus souvent le mot prend de lui-même sa valeur par la. place qu'il occupe dans la phrase. Aussi, dire que, dans toute phrase, il y a un mot qui doit être détaché par la diction, nous paraît d'une esthétique primitive et par trop conventionnelle. Qui suivrait ce piécepte manquerait totalement de légèreté et d'élégance; Userait en outre tout proche du mauvais goût. Écoutons parler dans la conversation : les phrases ne vont-elles pas presque toujours droit à la finale, à leur but ? L'intention est en général sous l'ensemble des mots (1). Et pour qu'un mot soit natitrel- lement mis en valeur il faut qu'à lui seul il traduise une- intention nettement caractérisée. Prenons ce vers, par exemple :
Dans le sang d'un enfant voulez-vous qu'on se plonge ?
Est-il nécessaire de mettre les mots d'un enfant en valeur particulière ? — Non. La valeur est sur l'ensemble du vers qui peut se traduire par une inflexion que tout le monde emploie dans une phrase comme celle-ci : « Comment ! vous n'auriez pas honte de faire une chose pareille? » C'est au sentiment d'indignation qu'il sied de donner de la valeur, plutôt qu'au moi enfant.
Ajoutons cependant que parfois la mise en valeur de certains mots est indispensable. Mais que l'élève les dis- tingue bien dans les morceaux qui suivent, et particulière- ment dans le passage suivant de Cicéron. Ensuite il s'exercera à les souligner avec goitl. Disons enfin que la phrase, surtout quand elle a quelque importance, gagne en clarté (2), si l'on en détache le sujet.
1^' Exercice.
Mais, juges, ce qui ne me touche pas moins que les reproches de Gaton, ce sont les plaintes de Servius Sul- picius, cet homme si sage et si distingué. Il a été, dit-il.
(1) Nous verrons au chapitre : De la variété (p. 197) que les dillerentes valeurs doivent être distribuées ; nous ne nous occupons ici que dumot de valeur.
(2) Est-il besoin de dire que le mot de valeur ne saurait avoir d'utilité s'il n'ajoute de la clarté ?
112 EXPRESSION.
profondément et amèrement affligé de voir qu'au mépris de l'étroite amitié qui nous lie, je m'étais charg-é contre lui de la défense de Muréna. Je désire, jug-es, lui rendre raison de ma conduite et vous prendre pour arbitres. Car, s'il est pénible d'être accusé justement par un ami, il ne faut pas, même quand il se trompe, néglig'er de lui répondre. J'avoue, Servius Sulpicius, que, dans votre candidature, notre intimité me faisaitundevoird'employer pour vous tout mon zèle et tous mes bons offices, et je crois l'avoir rempli. Lorsque vous demandiez le consulat, je n'ai manqué à rien de ce que vous pouviez attendre d'un ami, d'un homme en crédit, ou d'un consul. Ce temps n'est plus, les circonstances ont changé. Oui, je pense, je suis convaincu que pour empêcher le succès de Muréna, j'ai dû faire tout ce que vous avez cru pouvoir exiger de moi ; mais pour le perdre, je ne vous dois rien. Car ce n'est pas parce que je vous ai servi quand vous étiez son concurrent que je dois vous aider encore quand vous devenez son accusateur. Non seulement on ne saurait approuver, mais on ne pourrait même pas souffrir qu'une accusation portée par nos amis nous fît refuser la défense même des étrangers.
Mais je suis uni à Muréna par une ancienne et vive amitié, que Servius Sulpicius n'étouffera pas dans une causecapilale, parce qu'il en a triomphé dans sarecherche du consulat.
Quand ce motif n'existerait pas, le mérite de l'accusé, la hauteur du rang qu'il vient d'atteindre, me donneraient la plus fâcheuse réputation d'orgueil et de dureté, si j'abandonnais dans une cause si périlleuse un homme aussi distingué par lui-même que par les bienfaits du peuple romain. Il ne dépend plus de moi d'ailleurs de ne pas consacrer mes travaux à la défense de mes con- citoyens. Car si j'ai reçu pour ce ministère des récom-
DE IX PRÉCISION. 113
penses inouïes jusqu'à ce jour, m'affranchir des travaux qui me les ont acquises serait le calcul d'un ég-oïste et d'un ing-rat. (Cicéron, Pro Murena, 7, trad. Thibault, Hachette, éd.)
Quand l'élève rencontrera désormais un mot de valeur(l) , il le soulignera : nous n'insistons pas davantage sur ce point. Qu'il dirige surtout ses efforts à s'assimiler les textes et à penser. Chacun a fort à faire sur ce point. 8M1 pose une inter- rogation, qu'il le fasse franchement (2). Qu'il porte aussi son attention sur la netteté dans l'aflirmation.
2' Exercice.
Dans le passage suivant, on essaiera de rendre la tranquille -et cruelle netteté avec laquelle Mathan expose les raisons qui doivent, selon lui, déterminer Alhalie au meurtre de Joas.
ABXER.
Deux enfants à l'autel prêtaient leur ministère : L'un est fils de Joad, Josabeth est sa mère : L'autre m'est inconnu.
I
MATHAN.
Pourquoi délibérer? De tous les deux, madame, il se faut assurer. Vous savez pour Joad mes ég-ards, mes mesures ; Que je ne cherche point à venger mes injures; Que la seule équité règne en tous mes avis ; Mais lui-même, après tout, fût-ce son propre fils, Voudrait-il un moment laisser vivre un coupable?
ABNER.
De quel crime un enfant peut-il être capable?
(l) Voir aussi plus loin, &« exercice, p. 121.
i±) Voir plus haut, p. 51, les inflexions interrogatives et leur danger.
114 EXPRESSION.
MATH AN.
Le ciel nous le fait voir un poignard à la main : Le ciel est juste et sag-e, et ne fait rien en vain. Que cherchez-vous de plus?
ABNER.
Mais, sur la foi d'un songe^ Dans le sang d'un enfant voulez-vous qu'on se plonge? Vous ne savez encor de quel père il est né, Quel il est.
MATHAN.
On le craint, tout est examiné. A d'illustres parents s'il doit son origine, La splendeur de son sort doit hâter sa ruine ; Dans le vulgaire obscur si le sort l'a placé. Qu'importe qu'au hasard un sang vil soit versé? Est-ce aux rois à garder cette lente justice? Leur sûreté souvent dépend d'un prompt supplice. N'allons point les gêner d'un soin embarrassant: Dès qu'on leur est suspect, on n'est plus innocent. (Racine, Athalie, acte II, se. v.)
Voici maintenant quelques extraits de plaidoiries et réqui- sitoires, exemples d'exposé, de résumé précis, d'argumentation et de réfutation à l'adresse d'adversaires déterminés.
3^ Exercice.
Je vous avais promis de ne recourir à aucun artifice de langage, de vous dire simplement et loyalement toute ma pensée. Je crois que j'ai tenu parole. J'ai essayé de faire une démonstration, purement et simplement, parce que c'est le rôle du ministère public et que je ne le comprends pas autrement. J'ai négligé de traiter ces
DE LA PRECISION. 115
graves considérations générales, d'ordre si élevé, si émi- nemment social, que comporte un pareil procès. C'est que je n'ai voulu, comme je vous l'ai dit au début même de ces observations, m'adresser ni à votre imagination, ni à votre sensibilité. Ce n'est point à votre cœur que je parle ; je m'adresse à votre raison et à votre conscience. Il est impossible que votre raison et votre conscience vous disent autre chose que ce que ma raison et ma conscience m'ont dit! (M« Bonnet, Assises, Seine, 1897, Librairie générale de Droit et de Jurisprudence.)
A" Exercice.
Mensonge que tout cela! dit M. l'avocat général. Récit inventé ! Elle vous l'a dit et vous ne le niez pas!... Car j'ai tout à l'heure recueilli cette phrase dans votre réquisitoire : « Elle le lui a dit et il ne le nie pas. » Non seulement, messieurs les jurés, de LaJarrige ne songe pas à le nier, mais comment le sauriez-vous donc, monsieur l'avocat général, s'il ne l'avait pas dit? Car enfin, vous ne semblez pas avoir remarqué que dans une affaire où vous devez administrer la preuve de l'in- tention criminelle, votre argumentation n'a pour base qu'une déclaration de l'accusé...
S'il est coupable, il n'avouera pas, et il ne va pas vous donner immédiatement à vous, ministère public, le premier élément de votre réquisitoire ! Convenez avec moi que ce ne serait pas un homme ininteUigent, mais un insensé, le coupable qui aurait fait une sqmblable décla- ration ! S'il à dit simplement la vérité, c'est qu'il était fort de sa conscience! Et ainsi, messieurs les jurés, les règles du bon sens vous obligent à conclure à la sincé- rité du récit de La Jarrige. Il ne tient pas le langage d'un coupable qui se cache et se défend, mais il parle
116 EXPRESSION.
en innocent révélant la vérité tout entière, au risque de voir M. l'avocat général s'emparer de ses aveux et s'en servir contre lui. (M*' Démange, Ibid.)
5^ Exercice.
Remarquez, Messieurs, que ce n'est pas à votre imagi- nation que je m'adresse : je n'entends pas exciter votre sensibilité. C'est à votre raison que je fais appel. Je vous dirai tout de suite que j'ai abordé l'examen de cette procédure avec le doute que recommande toujours le grand philosophe, et il a raison. Je l'ai abordé avec le doute, je le confesse, et après avoir lu, après avoir réfléchi, ma conviction a été faite. Elle est profonde, messieurs. Elle est sincère, vous pouvez m'en croire ! D'ailleurs, pour vous prouver ma sincérité, je n'ai d'autre moyen que de vous dire quelles sont les raisons qui ont déterminé cette conviction en moi. Permettez-moi de vous faire connaître les motifs sur lesquels elle s'appuie. Je les ai rencontrés dans l'attitude des deux accusés, dans leurs réponses qui démontrent leur entente, le plan arrêté, suivi, exécuté jusqu'au bout, abstraction faite, bien entendu, des difficultés imprévues, impossibles d'ailleurs à prévoir. Je veux parler, messieurs, de leur attitude et de leur entente avant, pendant et après le crime. Je veux parler aussi de leurs réponses concertées, jusqu'au moment où le sentiment du danger personnel et le besoin de la défense personnelle aussi s'est manifesté clairement dans l'esprit de chacun d'eux; jusqu'au moment enfin où Boisleux, accusé par de La Jarrige, accusera formellement celui-ci en termes précis, je vous l'assure, et en termes indignés et vibrants, ainsi que je vous en donnerai la preuve. Loin de moi, messieurs, la pensée de recourir dans ce débat à des artifices de
DE LA PRÉCISION. 117
lang-ag-e et de faire étalag-e d'une science qui n'est pas la mienne et que j'emprunterais. Vous avez d'ailleurs entendu les hommes les plus autorisés de la Faculté de Paris; dans ce que je pourrais dire après eux, je risquerais d'être un écho peut-être infidèle; par conséquent, je préfère m'abstenir. (M^ Bonnet, Ibid.)
6^ Exercice.
Nous ne réclamons pas assurément pour le père de famille l'omnipotence que lui avait faite et que lui fait encore aujourd'hui le paganisme chez certains peuples du monde. Le paganisme ignorait la loi de l'amour, voilà pourquoi l'autorité y aboutissait au despotisme ; il en est tout autrement dans le christianisme, qui fait partout de l'amour le contrepoids et l'auxiliaire de l'autorité. D'ailleurs, le pouvoir social protecteur de la famille entière est là pour arrêter l'arbitraire et protéger la faiblesse. Mais, ne l'oublions pas, si l'exagération de la puissance paternelle lui a fait à certains points de l'histoire un caractère barbare etquelquefois désastreux, la diminution progressive, et, à la lin, l'annulation de cette puissance, aboutiraient à donner à la famille entière un caractère plus barbare et plus désastreux encore ; que dis-je? l'abaisse- ment et la destruction de cette puissance serait l'abais- sement et la destruction de la famille elle-même ; parce que la famille, avec toute sa grandeur, toute sa force et toute son harmonie, repose sur la paternité armée pour la défendre de la plus naturelle et de la plus légitime puissance.
Voilà, messieurs, la royauté paternelle vue dans la seule lumière de la raison et de la nature, la voilà avec sa dignité, son ministère et ses responsabilités, investie parla Providence du triple droit d'enseigner, de gouverner
118 EXPRESSION.
^t de punir; la voilà comme la plus haute représentation de la souveraineté de Dieu dans Tordre naturel ; la voilà surtout comme la plus g-rande sauvegarde de la famille et la plus grande force de conservation dans les sociétés. Si étonnante est cette force cachée dans la puissance qui protège la famille, que de grands peuples ont pu, armés de cette puissance, braver l'empire du temps; ils y ont trouvé le secret de cette longévité promise aux peuples comme aux hommes qui gardent pour la paternité un amour, un honneur et un respect qui ne se démentent pas. (Le p. Félix.)
7" Exercice.
J'ai fini. La défense a suivi l'accusation pas à pas ; j'ai écrit, pour ainsi dire, sous la dictée de M. le procureur g-énéral, et il me semble que j'ai réponse à tout.
Cette affaire n'est pas la première affaire criminelle dont j'ai eu à m'occuper; jamais je n'en ai vu qui soit aussi claire que celle-ci. Je n'aime pas à dire le contraire delà vérité. Je défends l'accusé, mais je serais un sot, et nn malhonnête homme, si je disais ce qui n'est pas.
Messieurs, je ne veux pas que l'accusé sorte par la petite porte. Je ne veux pas qu'on dise : « C'est un acquitté, parce que le crime n'était pas suffisamment établi. » Je veux qu'on dise : « C'est un acquitté parce qu'il est innocent, parce qu'il est un honnête homme. »
Messieursles jurés, l'honorable procureurgénéral vous a rappelé une grande pensée, qui se trouve dans le code. Il vous a dit : «Vous avez à vous demander si vous êtes convaincus. » Mais il ne vous est pas interdit de vous demander pour quelles raisons vous êtes convaincus. La loi vous a pris en grand honneur. Elle vous a donné plus de droit qu'elle n'en a donné aux magistrats éminents
DE LA PRÉCISION. 119
qui président à ces débats. Ceux-ci nous disent pourquoi nous sommes coupables. Vous, vous ne publiez pas les raisons de votre verdict ; mais vous avez le droit, le devoir de les rechercher. Eh bien, messieurs, prenez la vie tout entière de Faccusé, prenez dans tous leurs détails les crimes qu'on lui impute, et je vous l'affirme, ou je me trompe beaucoup, vous direz : « Non, cet homme n'est pas coupable ! » Vous le direz, messieurs, j'en ai pour g-arant le soin avec lequel vous avez suivi ces débats. J'ai vu d'ailleurs, à certains moments, sur vos figures intellig-entes l'expression de la surprise lorsque la vérité se faisait jour.
Cet homme est un étranger, il sait bien que cela vous importe peu ; il sait même que s'il y avait une préférence, elle serait pour lui, car la première hospitalité est celle d'une bonne et sainte justice.
Cet homme est resté calme, malgré la gravité de l'accu- sation qui pesait sur lui, malgré la longueur de ces débats. Il n'a jamais tremblé. Il a foi dans vos consciences ; il a foi danssoninnocenceetilaraison.Ils'estdit: «Que m'impor- te! il ne me fautque quelques honnêtes genspour me rendre justice. » Il en a trouvé douze. Je m'en rapporte à eux. (Laghaud, Assises^ Brabant, 3i oct. 1866,Gharpentier, éd. )
8*^ Exercice.
Vous ne pouvez condamner Milon sans prononcer en même temps que tout homme qui tombera entre les mains des brigands doit périr ou par leurs coups, ou par vos jugements. Si Milon l'avait pensé, il aurait dû s'aban- donner à son assassin. Parce qu'il ne Ta pas fait, c'est vous qui allez l'égorger !
Mais vous ne le pouvez pas ; la question se réduit donc à savoir, non pas si Glodius a été tué, nous l'a-
120 EXPRESSION.
vouons, mais s'il l'a été justement ou non. Il est évident que des embûches ont été dressées. Qui des deux les a dressées? Voilà ce que l'on ne sait pas; et c'est sur ce point que l'on a demandé l'information. Le Sénat a condamné un acte, il n'a pas condamné un individu. Et selon la proposition de Pompée, nous examinons une question de droit, non de fait.
Quelle est la première chose à rechercher? —Quel est celui des deux qui a dressé des embûches à l'autre? Assurément.
... Eh bien, considérons un point essentiel : à qui le lieu du combat était-il le plus favorable? La rencontre a eu lieu devant un terrain de Clodius où un bon millier d'hommes robustes travaillaient aux folles constructions de celui-ci. Est-ce que Milon avait choisi ce lieu où l'ennemi le dominait, pensant y triompher? Ou n'y était- il pas plutôt attendu par Clodius confiant en la place, qui se préparait à bondir sur lui? Le fait en lui-même est assez éloquent.
Mais assez de récit; voici un tableau qui vous édifiera. L'un des deux hommes est en voiture, enveloppé dans son manteau ; sa femme est assise à côté de lui. Tout cela estbieng-ênantpourunhomme qui vase battre. A Mi- lon que tout embarrasse, comparez ce bandit que rien ne g-ène. Toujours sa femme l'accompag-ne d'ordinaire, ce jour-là il est sans elle ; il va toujours en voiture, il est à cheval; en quelque endroit qu'il aille, fût-ce au camp d'Étrurie,il se fait accompagner par des Grecs, alors une escorte sérieuse. Ainsi, Milon, contre son habitude, emmène les musiciens de sa femme et des suivantes, tandis que Clodius, toujours accompag-né de débauchés et de filles à l'ordinaire, n'a autour de lui ce jour-là qu'une escorte de choix. (Cicéron, Pro Milone, 11, 20, 21, trad. Georges Le Roy.)'
DE LA PRÉCISION. 121
9^ Exercice.
L'interrogatoire a lieu le 29 ventôse à minuit. Le 30 ventôse, à deux heures du matin, le duc d'Eng-hien est introduit devant la commission militaire.
Sur la minute du jugement on lit : « Aujourd'hui, le 30 ventôse an XII de la République, à deux heures du matin » : ces mots, deux heurtes du matin^ qui n'y ont été mis que parce qu'en effet il était cette heure-là, sont effacés sur la minute, sans avoir été remplacés par d'autre indication.
Pas un seul témoin n'a été ni entendu ni produit contre l'accusé.
L'accusé est déclaré coupable ! Coupable de quoi ? le jugement ne le dit pas.
Tout jugement qui prononce une peine doit contenir la citation de la loi en vertu de laquelle la peine est appliquée. Eh bien, ici, aucune de ces formes n'a été remplie; aucune mention n'atteste au procès-verbal que les commissaires aient eu sous les yeux un exemplaire de la loi: rien ne constate que le président en ait lu le texte avant de l'appliquer. Loin de là, le jugement, dans sa forme matérielle, offre la preuve que les commissaires ont condamné sans savoir ni la date ni la teneur de la loi; car ils ont laissé en blanc, dans la minute de la sentence, et la date de la loi et le numéro de l'article, et la place destinée à recevoir son texte. Et cependant c'est sur la minute d'une sentence constituée dans cet état d'imperfection que le plus noble sang a été versé par des bourreaux !
La délibération doit être secrète, mais la prononcia- tion du jugement doit être publique ; c'est encore la loi qui nous le dit. Or le jugement du 30 ventôse dit bien : « Le conseil délibérant à huis clos » ; mais on n'y trou»'e
122 EXPRESSION.
pas la mention que l'on ait rouvert les portes, on n'y voit pas exprimé que le résultat de la délibération ait été prononcé en séance publique. Il le dirait, y pourrait-on croire? Une séance publique, à deux heures du matin, dans le donjon de Vincennes, lorsque toutes les issues du château étaient gardées par des gendarmes d'élite!... Mais, enfin, on n'a pas même pris la précaution de recourir aumensong-e; le jugement est muet sur ce point. Ce jugement est signé par le président et les six autres commissaires, y compris le rapporteur, mais il est à remarquer que la m'mxxiQ n est pas signée par le greffier, dont le concours, cependant, était nécessaire pour lui donner authenticité.
La sentence est terminée par cette terrible formule : « Sera exécuté de suite, à la diligence du capitaine-rappor- teur » . De suite ! mots désespérants qui sont Tou vrage des juges! De suite! et une loi expresse, celle du 15 bru- maire an VI, accordait le recours en revision contre tout jugement militaire ! Interrogé de nuit, jugé de nuit, le duc d'Enghien a été tué de nuit. Cet horrible sacrifice devait se consommer dans l'ombre, afin qu'il fut dit que toutes les lois avaient été violées, toutes, même celles qui prescrivaient la publicité de l'exécution. (Dupin aîné, 18-23(1), Plon-Nourril, édit.)
Cette qualité de la précision est nécessaire, nous l'avons diU dans tout exposé, discussion, raisonnement, etc.... 11 s'ensuit que l'exorde d'un discours ne saurait jamais être exposé avec trop de netteté. 11 faudra cependant éviter la sécheresse de ton, surtout dans un discours dapparat. Et, comme nous le disions au sujet du naturel, toute qualité particulière doit s'harmo- niser avec le style, et s'amplifier avec lui. Témoin le magni- fique exorde de l'oraison funèbre du grand Condé :
(1) «DisciiSïiion relative à l'assassinat du duc d'Engliien», citée par Chateaubriaiui-
DE LA PRÉCISION. 123
10^ Exercice.
Monseigneur,
Au moment que j'ouvre la bouche pour célébrer la gloire immortellede Louis de Bourbon, prince deCondé, je me sens également confondu, et par la grandeur du sujet, et, s'il m'est permis de l'avouer, par l'inutilité du travail. Quelle partie du monde habitable n'a pas ouï les victoires du prince de Condé, et les merveilles de sa vie? On les raconte partout : le Français qui les vante n'apprend rien à l'étranger; et quoi que je puisse aujourd'hui vous en rapporter, toujours prévenu par vos pensées, j'aurai encore à répondre au secret reproche que vous me ferez d'être demeuré beaucoup au-dessous. Nous ne pouvons rien, faibles orateurs, pour la gloire des âmes extraordinaires : le sage a raison de dire que « leurs seules actions les peuvent louer » : toute autre louange languit auprès des grands noms ; et la seule simplicité d'un récit fidèle pourrait soutenir la gloire du prince de Condé. Mais en attendant que l'histoire, qui doit ce récit aux siècles futurs, le fasse paraître, il faut satisfaire comme nous pourrons à la reconnaissance publique et aux ordres du plus grand de tous les rois. Que ne doit point le royaume à un prince qui a honoré la maison de France, tout le nom français, son siècle, et, pour ainsi dire, l'humanité tout entière? Louis le Grand est entré lui- même dans ces sentiments. Après avoir pleuré ce grand homme, et lui avoir donné par ses larmes, au milieu de toute sa cour, le plus glorieux éloge qu'il put recevoir, il assemble dans un temple si célèbre ce que son royaume a de plus auguste, pour y rendre des devoirs publics à la mémoire de ce prince ; et il veut que ma
124 EXPRESSION.
faible voix anime toutes ces tristes représentations et tout cet appareil funèbre. Faisons donc cet effort sur notre douleur. Ici un plus grand objet, et plus digne de cette chaire, se présente à ma pensée. C'est Dieu qui fait les g-uerriers et les conquérants. « C'est vous, lui disait David, qui avez instruit mes mains à combattre, et mes doig-ts à tenir l'épée. » S'il inspire le courage, il ne donne pas moins les autres grandes qualités naturelles et surnaturelles et du cœur et de l'esprit. Tout part de sa puissante main ; c'est lui qui envoie du ciel les généreux sentiments, les sages conseils, et toutes les bonnes pensées; mais il veut que nous sachions distinguer entre les dons qu'il abandonne à ses ennemis, et ceux qu'il réserve à ses serviteurs. Ce qui distingue ses amis d'avec tous les autres, c'est la piété; jusqu'à ce qu'on ait reçu ce don du ciel, tous les autres non seule- ment ne sont rien, mais encore tournent en ruine à ceux qui en sont ornés. Sans ce don inestimable de la piété, que serait-ce que le prince de Condé avec tout ce grand cœur et ce grand génie? Non, mes frères, si la piété n'avait comme consacré ses autres vertus, ni ces princes ne trouveraient aucun adoucissement à leur douleur, ni ce religieux pontife aucune confiance dans ses prières, ni moi-même aucun soutien aux louanges que je dois à un si grand homme. Poussons donc à bout la gloire humaine par cet exemple; détruisons l'idole des ambitieux; qu'elle tombe anéantie devant ces autels. Mettons ensemble aujourd'hui, car nous le pouvons dans un si noble sujet, toutes les plus belles qualités d'une excellente nature ; et, à la gloire de la vérité, montrons, dans un prince admiré de tout l'univers, que ce qui fait les héros, ce qui porta la gloire du monde jusqu'au comble, valeur, magnanimité, bonté naturelle, voilà pour le cœur; vivacité, pénétration, grandeur et
DE LA PRÉCISION. 125
Sublimité de génie, voilà pour l'esprit, ne serait qu'une illusion, si la piété ne s'y était jointe ; et enfin que la piélé est le tout de l'homme. C'est, messieurs, ce que vous verrez dans la vie éternellement mémorable du très haut et très puissant prince Louis de Bourbon, prince de Gondé, premier prince du sang-. (Bossuet, Oraison funèbre du Prince de Condé.)
La vigueur de la pensée, et par conséquent la netteté de son expression, sont encore plus nécessaires dans tout ce qui tient du raisonnement, de la réflexion, des déductions et conclusions philosophiques. A ce point de vue, le travail le plus efficace semble bien èlre celui que l'on fera sur l'œuvre des moralistes ou des philosophes (1).
11^ Exercice.
Cromwel allait ravager toute la chrétienté; la famille royale était perdue, et la sienne à jamais puissante, sans un petit grain de sable (2) qui se mit dans son uretère. Rome même allait trembler sous lui; mais ce petit gravier s'étant mis là, il est mort, sa famille abaissée, tout en paix, et le roi rét ibli. (Pascal, Pensées.)
(1) 11 ne s'asjit pas là d'imitation : on n'imite pas les manifestations des facultés supérieures. On pense ou on ne pense pas, voilà tout. Tout homme qui pense traduit sa pensée, et tout homme qui ne traduitrien ne pense rien. 11 n'y a pas d"autre secret. Aussi nous élonnons-nous singulièrement de lire ces lignes dans un manuel de Diction : « Que doit-on faire pour exprimer la pensée au moyen de la mimique générale en imitado?}?
« Observer dans la nature les effets expressifs de la passion (?) ou de l'idée que Ton veut rendre; voir quel genre de mouvement cette idée entraîne (mouvements actifs ou passifs, abandonnés ou soutenus...) En un mot, produire les mouvements coordonnés, harmonisés, et appropriés à la pensée; les fondre en une attitude d'en- semble, unie à une physionomie exprimant la pensée, et à un geste vocal dont les sonorités sont l'écho de cette même pensée. » Nous comprenons difficilement.
(2) Marquer l'opposition entre la petitesse de la cause et l'extraordinaire impor- tance des effets.
126 EXPRESSION.
12*' Exercice.
Quand j'ai traversé la vallée, Un oiseau chantait sur son nid. Ses petits, sa chère couvée, Venaient de mourir dans la nuit. Cependant il chantait V aurore; 0 ma Muse! ne pleurez pas : A qui perd tout. Dieu reste encore. Dieu là-haut, Tespoir ici-bas.
(A. DE Musset, Nuit d'août.)
13*^ Exercice.
Si nous rêvions toutes les nuits la même chose, elle- nous alTecterait autant que les choses que nous voyons tous les jours ; et siunai'tisan était sûr de rêver toutes lesnuits, douze heures durant, qu'il est roi, je crois qu'il serait presque aussi heureux qu'un roi qui rêverait toutes les nuits, douze heures durant, qu'il serait artisan.
Si nous rêvions toutes les nuits que nous sommes pour- suivis par des ennemis, et agités par ces fantômes péni- bles, et qu'on passât tous les jours en diverses occu- pations, comme quand on fait voyage, on souffrirait presque autant que si cela était véritable, et on appré- henderait le dormir, comme on appréhende le réveil quand on craint d'entrer dans de tels malheurs en effet. (Pascal, Pensées.)
W Exercice.
Qu'est-ce qu'un homme dans l'infini ? Mais pour lui présenter] un autre prodig-e aussi étonnant, qu'il re- cherche dans ce qu'il connaît les choses les plus délicates.
DE LA PRECISION. 127
Qu'un ciron lui offre dans la petitesse de son corps des parties incomparablement plus petites, des jambes avec des jointures, des veines dans ces jambes, du sang dans ces veines, des humeurs dans ce sang-, des gouttes dans ces humeurs, des vapeurs dans ces gouttes; que, divisant encore ces dernières choses, il épuise ses forces en ses conceptions, et que le dernier objet où il peut arriver soit maintenant celui de notre discours, il pensera peut-être que c'est là Textrème petitesse de la nature. Je veux lui faire voir là-dedans un abîme nouveau. Je lui veux peindre non seulement l'univers visible, mais rimmensité qu'on peut concevoir de la nature, dans l'enceinte de ce raccourci d'atome. Qu'il y voie une infinité d'univers, dont chacun a son firmament, ses pla- nètes, sa terre, en la même proportion que le monde visible ; dans cette terre, des animaux, et enfin des cirons, dans lesquels il retrouvera ce que les premiers ont donné ; et, trouvant encore dans les autres la même chose, sans fin et sans repos, qu'il se perde dans ces merveilles, aussi étonnantes dans leur petitesse que les -autres dans leur étendue ; car qui n'admirera que notre corps, qui tantôt n'était pas perceptible dans l'univers, imperceptible lui-même dans le sein du tout, soit à pré- sent un colosse, un monde, ou plutôt un tout, à l'égard ■du néant où l'on ne peut arriver? (Pascal, Ibld.)
CHAPITRE IV
DE LA FORCE.
11 est des cas où la précision ne suffit plus : sous l'action d'une conviction profonde ou d'un péril prochain, les argu- ments — tout en gardant leur netteté — se précipitent. Et l'orateur peut atteindre à l'éloquence à force d'énergie et de sincérité. Mais, s'il n'est pas préparé à cet te expression violente, il s'essouffle, s'enroue, et bouscule les phrases sans pouvoir les articuler.
il faudra avoir soin, dans les passages vigoureux qui suivent, de distribuer ses forces et de ne pas les gaspiller, en réservant le maximum pour le point culminant du morceau. Que l'on n'oublie pas non plus que le cri est un signe de faiblesse, non de force; que par conséquent il est à bannir absolument (1).
Ainsi, dans ces morceaux, plus que dans tous les autres, il importe de respecter les lois de correction : respiration fré- quente (sans hoquet), articulation vigoureuse, ponctuation, etc.. On évitera les inflexions de voix d'une trop grande étendue musicale (surtout dans les interrogations), et l'on saura baisser
la voix dès que l'occasion le permettra. {Mais , oppositions
et changements d'idées, etc..)
l^'^ Exercice.
Quel orateur n'est à la merci d\in incident d'audience dans le genre de celui que nous reproduisons?
Messieurs, j'admire avec quelle unanimité vous applaudissez le président quand il m'applique le règle-
(1) La grâce de sa diction donnait à l'éloquence de Cicéron une force persuasive. Aussi se moquait-il de ces orateurs qui n'avaient d'autre moyen de toucîier que de pousser de grands cris : « C'est pnr faiblesse, disait-il, qu'ils crient ainsi, comme les boiteux montent à cheval. » (Plutarquk, Vie de Cicéron.)
DE LA FORCE. 129
fènt, m'inflige un rappel à Tordre avec inscription au procès-verbal; et j'admire avec quelle même unanimité vous Uapplaudissez encore quand il vient, un instant après, vous affirmer qu'il faut me laisser dire tout ce que j'ai à vous dire.
Il me semble qu'il serait peut-être utile de trouver un peu moins de contradiction dans votre manière de faire... et peut-être un peu aussi dans la manière de procéder du président.
La conclusion logique de son raisonnement serait, il me semble, de retirer le rappel à l'ordre dont j'ai été l'objet.
Il ne suffit pas de faire ici du sentimentalisme libéral, il ne suffît pas de faire des phrases, il faut des faits. Ou j'ai la liberté, ou je ne l'ai pas.
Il serait trop commode — j'ai fini sur cet incident, — il serait trop commode de me dire : « Vous avez la liberté de parler, la liberté entière, la Chambre vous écoutera, vous entendra jusqu'au bout » ; et cependant de maintenir les sévérités du règlement contre moi.
La conclusion de tout cela, messieurs, c'est que je dois me hâter de quitter ce terrain brûlant, où j'ai le droit de tout dire, à la condition de ne rien dire.
Messieurs, j'accepterai tout ce que vous voudrez, mais je n'accepterai jamais qu'on vienne ici, dans ma personne, se moquer du bon sens.
Si la liberté était complète pour moi, je pourrais en user, mais la liberté n'existe pas quand on me tient sous le coup des sévérités du règlement... et quand on prend à l'avance la singulière précaution de m'inviter à m'abstenir de telles ou telles expressions qui pourraient me faire encourir de nouvelles sévérités.
Messieurs, soyons francs, mettons de la loyauté dans le débat. Encore une fois, on est libre ou on ne l'est pas. (Paul de Cassagnac.)
^30 EXPRESSION.
2^ Exercice.
Et vous croyez, vous qui venez me forcer à individua- liser les responsabilités, que vous n'en avez aucune!
Vous ne vous êtes donc point fait dire, dans l'exil où vous vous étiez réfugiés, ce qu'ont pesé pour nous ces heures où nous sentions le sol du pays envahi par la Prusse? Vous ne sentiez donc pas la fumée de nos chau- mières brûlées? Vous ne saviez donc pas qu'à chaque quart d'heure on nous annonçait qu'un des nôtres tom- bait g-lorieusement? Vous ne vous l'êtes pas assez laissé dire? Ah! ne croyez pas qu'il suffira de dire, €omme j)our l'expédition du Mexique, que vous avez si complaisamment évoquée : « C'est le secret de la Provi- dence, qui ne respecte pas toujours vos propres combi- naisons. »
Eh bien, ce n'est pas assez. Je vous dis, moi, quel que soit le sang-froid de tous vos gens au cœur léger, il y a une heure où vous avez du entendre une voix qui criait : « Vare, leglones 7'edde ! Varus, rendez-nous nos légions, rendez-nous la gloire de nos pères, rendez-nous nos provinces.» (D'Audiffret-Pasquier.)
3' Exercice.
Voici encore de la discussion âpre et violente, mais comique cette fois. Cependant le comique ne saurait ressortir que par la sincérité.
DANDIN.
Du repos? Ah! sur toi tu veux régler ton père. Crois-tu qu'un juge n'ait qu'à faire bonne chère, <ju'à battre le pavé comme un tas de galants, Courir le bal la nuit, et le jour les brelans? L'argent ne nous vient pas si vite que l'on pense. Chacun de tes rubans me coûte une sentence.
DE LA FORCE. 134
Ma robe vous fait honte. Un fils déjuge ! Ah ! fi !
Tu fais le gentilhomme : hé! Dandin, mon ami,
Reg-arde dans ma chambre et dans ma garde-robe
Les portraits des Dandin ; tous ont porté la robe ;
Et c'est le bon parti. Compare, prix pour prix,
Les étrennes d'un juge à celles d'un marquis ;
Attends que nous soyons à la fin de décembre.
Qu'est-ce qu'un gentilhomme? Un pilier d'antichambre.
Combien en as-tu vu, je dis des plus huppés,
A souffler dans leurs doigts dans ma cour occupés,
Le manteau sur le nez ou la main dans la poche,
Enfin, pour se chaufl'er, venir tourner ma broche?
Voilà comme on les traite. Eh ! mon pauvre garçon.
De ta défunte mère est-ce là la leçon?
La pauvre Babonnette! Hélas! lorsque j'y pense,
Elle ne manquait pas une seule audience.
Jamais, au grand jamais, elle ne me quitta,
Et Dieu sait bien souvent ce qu'elle en rapporta ;
Elle eût du buvetier emporté les serviettes,
Plutôt que de rentrer au logis les mains nettes.
Et voilà comme on fait les bonnes maisons. Va,
Tu ne seras qu'un sot.
(Racine, Les Plaideurs, acte l, se. iv.)
4*^ Exercice.
Voici maintenant le couplet fameux où Clitandre, après avoir spirituellement tenu tête à Trissotin, s'échauffe malgré lui et ne résiste pas au désir qu'il a d'attaquer franchement son adversaire et ses « confrères ». Les premiers vers i^e sont encore que spirituels et railleurs, mais le ton devient rapi-. dément net et mordant.
CLITANDRE.
Je vois votre chagrin, et que, par modestie.
Vous ne vous mettez point, monsieur, de la partie ;
132 EXPRESSION.
Et, pour ne vous point mettre aussi dans le propos,
Que font-ils pour l'État, vos habiles héros ?
Qu'est-ce que leurs écrits lui rendent de service,
Pour accuser la cour d'une horrible injustice
Et se plaindre en tous lieux que sur leurs doctes noms
Elle manque à verser la faveur de ses dons ?
Leur savoir à la France est beaucoup nécessaire !
Et des livres qu'ils font la cour a bien affaire !
Il semble à trois g-redins, dans leur petit cerveau,
Que, pour être imprimés et reliés en veau,
Les voilà dans l'État d'importantes personnes ;
Qu'avec leur plume ils font les destins des couronnes;
Qu'au moindre petit bruit de leurs productions
Ils doivent voir chez eux voler les pensions ;
Que sur eux l'univers a la vue attachée ;
Que partout de leur nom la gloire est épanchée ;
Et qu'en science ils sont des prodig-es fameux ;
Pour savoir ce qu'ont dit les autres avant eux,
Pour avoir eu trente ans des yeux et des oreilles,
Pour avoir employé neuf ou dix mille veilles
A se bien barbouiller de grec et de latin
Et se charger l'esprit d'un ténébreux butin
De tous les vieux fatras qui traînent dans les livres ;
Gens qui de leur savoir paraissent toujours ivres ;
Riches, pour tout mérite, en babil importun ;
Inhabiles à tout, vides de sens commun,
Et pleins d'un ridicule et d'une impertinence
A décrier partout l'esprit et la science (i).
(Molière, Les Femmes savantes^ act. IV, se. m.)
Les morceaux qui suivent sont extraits de plaidoyers contemporains. L'éloquence judiciaire est en effet un des
(1) Entendez : à faire décrier partout le véritable esprit, qui n'a aucune ressem- blance avec le vôtre, et la véritable science. Le mépris ne doit donc pas porter sur ces deux mots.
DE LA FORCE. 133
genres où la netteté et la vigueur trouvent le plus souvent place. C'est aussi aux élèves qui se destinent au barreau que nous recommandons le plus instamment l'étude de ces passages. Un avocat n'a pas le droit de manquer de force ni de conviction.
5e Exercice.
Vous allez rendre à ces deux hommes, contre lesquels l'accusation n'a pu formuler aucune preuve précise et convaincante, l'honneur et la liberté.
Honnêtes gens, jurés impartiaux, assoiffés de justice et de vérité, vous ne pouvez pas dire que les accusés ont volontairement, sciemment commis un crime !
Vous n'avez pas à jug-er les opérations; vous n'avez pas à vous préoccuper des questions attristantes ou irri- tantes qui sont absolument étrangères au procès sou- mis à votre souveraine décision.
Boisleux n'est pas poursuivi pour imprudence, pour légèreté, pour maladresse. L'abus opératoire, s'il existe, n'est pas puni par notre code pénal. Eh bien I si vos lois sont mal faites, changez-les I Si votre code contient des lacunes, complétez-le ! Modifiez et rajeunissez vos vieux codes vermoulus qui craquent de toutes parts, élargissez les fissures qui se produisent dans l'antique édifice judiciaire pour laisser pénétrer la lumière et le progrès !
Mais ne punissez pas des hommes pour un crime qu'ils n'ont pas commis î (M^^ Henri Robert, Assises, Seine, 1897, Librairie générale de Droit et de Jurisprudence.)
6«^ Exercice.
Pour quelle raison tous ces actes incriminés ne sont- ils pas retenus? Pour quelle raison ? Ah! il a fallu tout le talent de M. le procureur général pour que l'ar- gument, dont on s'est servi, ait pu se produire dans cette G. Le Roy. — La Diction. 6
134 EXPRESSION.
enceinte. On a reculé devant le surcroît de peine qui en serait résulté pour la justice, devant le temps qu'il aurait fallu dépenser pour tout examiner, tout discuter ! Com- ment ! la justice a peur de se fatigpuer? Gomment! les hommes consciencieux, qui nous écoulent, n'auraient pas le temps de tout voir?
Ah î voyez-vous, le cercle dans lequel vous vous êtes enfermés vous gêne, je le comprends ; alors vous brisez le cercle; vous voulez en sortir pour parler des faits dont vous n'avez pas le droit de parler, et vous ne voyez pas que, en brisant le cercle, vous perdez votre accusation. Le système de l'accusation serait vraiment trop com- mode ; en levant toutes les barrières, elle pourrait nous Jeter dans toutes les suppositions possibles. Tout est de droit strict ici, messieurs. (Lachaud, Affaire G iblain. Charpentier éd.)
7*^ Exercice.
Jusqu'à présent, on avait cru que l'expert était un homme de science, qui ne connaissait rien en dehors de la science; que les témoignages ne lui appartenaient pas ; quïl n'avait pas à apprécier les correspondances ; qu'il n'avait qu'à examiner le cadavre, qu'à faire ses expériences chimiques et qu'en dehors de cela il n'était plus compétent. Sillui faut, pour arrivera des conclusions certaines, tous les éléments du débat dont vous êtes juges, permettez-moi de le dire, ce ne seraplus un expert, mais un juré qui prononcera avant vous; et, je le dis bien respectueusement, c'est la première fois que j'ai vu des experts prononcer en jurés sur des faits qui ne leur sont pas d'ailleurs complètement connus. Et voici pourquoi ils ne leur sont pas complètement connus : c'est parce que le débat oral a une certaine importance dans les affaires criminelles. Les dépositions des témoins peuvent se mo-
DE LA FORCE. 135
dificr, lesexplicalionsdonnéesàraudiencesont de nature à changer la physionomie des affaires. Telle lettre incompréhensible y reçoit sa véritable signification. J'ai le droit de m'étonner et de dire que ces conclusions étaient si difficiles à prendre que les savants et honorables experts ont été embarrassés et qu'ils n'ont pas trouvé dans leur science seule la possibilité d'une convictioi* certaine : ils n'ont pas fait uniquement de la science, ils ont fait de la discussion. Leur rapport porte avec lui- même, ce que j'en ai fait connaître le démontre, la preuve de la difficulté de cette affaire. -(Laghaud, Affaire La Pommerais, 1860, Charpentier, éd.).
8' Exercice.
Troppmannri'ajamais eu d'enfance, jamais de jeunesse. On se rappelle la fixité de ses idées ; le propos qu'il tenait à l'un de ses camarades n'est-il pas significatif? A dix-sept ou dix-huit ans il est obsédé par des idées fixes! Il a lu un livre qui l'a exalté et qui a perdu sa raison chancelante. Il a lu le Juif-errant^ un roman d'Eugène Slïe. Ce hvre est §a lecture favorite, ordinaire ; on y voit que la fortune de Rennepont, deux cent douze millions, est convoitée par Rodin, qui pour s'en emparer fera disparaître la famille entière! Six personnes meurent d'une mort violente! Voilà les livres de ses jours et de ses nuits! Son cerveau est atteint par ses lectures, il devient malade, et Troppmann dit à un camarade : « Quand on lit beaucoup de romans, on s'endort avec; quand on n'en lit qu'un seul, on en rêve, on a une idée fixe. » L'idée fixe chez Troppmann est devenue l'idée horrible, le massacre de huit personnes. Les hommes de science pourront vous le dire, vous avez devant vous un être particulier; voyez-le; étudiez-le; détournez vos yeux des
136 EXPRESSION.
victimes et jugez l'accusé. Voyez-le bizarre jusque dans sa structure; voyez ses bras ; voyez ses mains; quelqu'un, hier, me disait : «Voyez-le, voyez son attitude, il y a du fauve dans cet homme. » Eh bien ; si vous avez affaire à une bête féroce, il faut la museler et non la tuer (1).
C'est ma conscience, qui parle, et quand j ai Thonneur d'accomplir un devoir, je plains ceux qui ne comprennent pas le respect qu'on doit à mon ministère. (Lachaud^ Affaire Troppmann^ Charpentier, éd.)
9' Exercice.
Ah I prenez garde! Messieurs les jurés, ne vous laissez pas égarer par cette harangue entendue de ce côté de la Cour d'assises! Il eût semblé, à vous entendre, monsieur l'avocat général, que la société était en péril, et votre talent seul a révélé des impressions que personne ne soupçonnait. Lutter avec vous au point de vue oratoire est impossible, mais ce n'est pas de lutte oratoire qu'il s'agit ici. 11 s'agit uniquement de la recherche de la vérité, du droit, des principes des matières spéciales qui vous occupent, de la justice dont vous êtes tous épris, vous comme moi; vous, jurés, parce que vous êtes la plus haute des juridictions, celle qui est sans appel, celle aussi qui est la plus sociale : vous êtes les pairs, les égaux de cet homme !
Vous, parce que vous avez prêté un serment admirable entre tous qui vous ordonne à l'heure actuelle de laisser de côté les bruits du dehors, les calomnies, les vilenies, les lâchetés répandus par des feuilles assoitîées de rensei- gnements sur le compte de l'accusé. Ici la loi calme veut que je parle et vous ordonne de m'écouter, de me suivre
(1) Ici des protestations se firent entendre, ce qui motiva la lière réplique qui suit.
DE LA FORCE. 137
pias à pas, comme. elle vous ordonnait d'écouter M. Tavo-- cat général. Et lorsque cette aiïaire vous sera apparue sous son vrai jour, telle qu'elle est, vous direz avec moi — je le lis sur vos visages — qu'on lui a tout pris : son passé a disparu, son avenir est brisé ; il lui reste une chose : son honneur! Je vous défends d'y toucher !
Ah! certes, la curiosité malsaine a été satisfaite. Quel beau drame, en effet, offert au Tout-Paris sceptique ! Une femme morte! Un amant suicidé! De là à accueiUir les cartes postales diffamatoires, les dénonciations de toutes sortes, il n'y a eu qu'un pas ; personne ne s'en est privé. C'est beau, la lâcheté humaine! alors surtout que ceux qui sont attaqués ne peuvent pas se défendre et que ceux qui attaquent ne craignent rien! Allons! assez de boue, assez de buées malsaines ! Je suis d'accord avec vous, monsieur l'avocat général, pour ne rien sacrifier à l'hon- neur, d'accord avec vous pour frapper ceux qui désho- norent le subUme exercice de la chirurgie, à condition que tout cela soit prouvé, établi, démontré, qu'il y ait l'intention, l'intérêt, la mauvaise foi. (M^ Le Barazer, As sises, Seine, 1897, Librairie général^ de Droit et de Jurisprudence.)
10" Exercice.
Je vous ai dit que je ne voulais pas discuter le faux. Hier M'' Desmarets vous disait que c'était une question nouvelle; il avait bien raison, c'est une nouveauté. Je ne la discuterai pas, mon affaire est trop bonne. Cet homme, je vous l'ai dit, croyait faire une chose bonne, utile, et il rhettait cette utilité au-dessus des règlements, dont quelques-uns au moins sont d'une application si difficile. Eh ! mon Dieu ! il est reçu, parmi les envieux, de déclamer contre les agents de change : heureux comme un agent
138 EXPRESSION.
de chang-e! riche, comme uq agent de chaag'e 1 ce sont là des mots qui courent le monde. Eh! que d'infâmes accusations ne tiennent qu'à cette prévention jalouse ! Je disais tout à l'heure que notre société était meilleure qu'on ne le croit, qu'elle est morale. Oui, je le maintiens; mais elle a ses impuissants. Il y a autour des agents de chang-e des spéculateurs que j'honore, parce qu'ils font progresser la fortune publique et l'industrie ; mais il y a aussi des agioteurs de bas étage que je méprise, des joueurs de mauvaise foi que je flétris, parce qu'ils n'ont que de la bave à jeler quand on les a réduits à l'impuis- sance. Eh bien 1 ce sont ceux-là qui poursuivent Gil)lain. Ils ont cru qu'il avait augmenté sa fortune. Qu'ils appren- nent donc qu'il avait 24.000 francs de rentes, quand il est monté au parquet, et qu'il est descendu avec 19.000 francs de rentes seulement.
Savez-vous ce que gagnait une charge comme celle de Giblain? Il y avait, vous le savez, 1.600.000 francs engagés. Eh bien ! en tenant compte de tout et avec des clients comme Deviane, qui oublient de régler en s'en allant, le bénéfice a été en 1857 de 810.000 francs, non pour lui, mais pour tous les associés. C'est beaucoup, c'est 17 p. 100 ; mais en 1858 la perte a été de 5. p. 100 ; ■en 1859, il n'y a pas de perte, il n'y a pas de bénéfices. M. Giblain, au lieu de gagner dans l'exploitation de sa -charge, y a laissé quelque peu de son patrimoine. Vous -applaudissez à ce résultat; cela ne me préoccupe pas non plus. Giblain ne regrette pas les pertes qu'il a faites; il accepte la diminution qu'a subie sa fortune, mais il ne veut pas qu'on porte atteinte à son honneur, à celui de sa famille, qui est cent fois plus précieux pour lui que l'argent.
Je ne vous parlerai pas de sa famille, et cependant j'ai vu les larmes de ses parents ; mais ce qu'il faut que
DE LA FORGE. 139»
je VOUS dise, c'est que le plus calme de tous, c'était lui. On pleurait, on se lamentait, c'était une amère et incon- solable douleur autour de lui; sa femme, ses enfants,, son père étaient dans la plus grande désolation, lui seul était calme, serein, confiant. Ce n'était pas du stoïcisme,, non ; il n'est pas un héros, mais c'est un homme ardent,, sûr de lui, qui est convaincu qu'il n'a pas causé de tort : cette grande tranquillité de l'accusé est un hommage qu'il rend à la justice.
Giblain attend sans appréhension d'aucune sorte ce qui, pour lui, ne sera que le triomphe de la justice. Vous l'avez entendu, il n'a pas l'habitude de la parole et il ne connaît aucune de ces ruses familières à ceux qui sont ordinairement assis sur ce banc; il n'en a pas besoin, iî va droit devant lui.
L'attention que vous avez portée à ces débats me rassure. Il est une femme, qui s'abîme dans les larmes, en attendant votre verdict. Vous ne pouvez pourtant lui faire grâce, mais en lui rendant le père de ses enfants vous lui ferez justice.
Votre verdict sera accueilli, je ne dis pas avec l'ivresse du triomphe, on ne triomphe pas en Cour d'assises, mais comme le résultat de la vérité et comme une consola- tion. Si je ne connais rien de plus aflieux qu'une pour- suite criminelle, je ne connais aussi rien de plus doux pour l'accusé que la constatation éclatante de son inno- cence.
Cette grande œuvre de justice accomplie, s'il y a des enseignements à tirer de ces débats, fiez-vous à la probité des agents de change, qui sauront les compren- dre. Ce procès, qui n'aura atteint l'honneur de personne,, sera une leçon pour tous ; il prouvera seulement que la justice, môme la plus intelligente, peut se tromper. (Lachaud, Affaire Giblain, Charpentier, éd.)
140 EXPRESSION.
11'' Exercice.
C'était le soir; arrive un homme qui annonce aux prytanes (i) qu'ÉIatée est prise. Aussitôt les uns se lèvent de table, chassent les marchands de la place publique et font déployer les barrières; les autres mandent les stratèg-es, appellent le trompette; ce n'est que trouble dans toute la ville.
Le lendemain, au point du jour, les prytanes convo- quent le Conseil; vous, de votre côté, vous vous rendez à l'Assemblée ; et avant que le Conseil eût rien agité, rien préparé, tout le peuple était rangé à ses places sur la colline. Bientôt après, le Conseil arrive, les prytanes déclarent la nouvelle, et font paraître celui qui l'avait apportée ; cet homme parle lui-même. Le héraut demande: « Qui veut monter à la tribune? » Personne ne se présente. Il recommence plusieurs fois. Personne encore. Et tous les stratèg-es, tous les orateurs étaient présents; et la patrie, de cette voix qui est la voix de tous, appelait un citoyen qui parlât pour la sauver: car la voix du héraut qui se fait entendre, quand les lois Tordonnent, c'est la voix de la patrie. Qui donc devait s'avancer alors?
Étaient-ce ceux qui veulent le salut de la République? Mais vous tous, et tout ce qu'il y a de citoyens dans Athènes, vous levant aussitôt, vous vous seriez présen- tés ; car, je le sais, vous voulez tous le salut de la République. Étaient-ce les plus riches ? Les Trois-Cents se seraient levés. Les citoyens à la fois riches et dévoués? On aurait vu paraître ceux qui dans la suite ont fait à l'État de si grandes largesses : car ils ont donné autant par dévouement que par opulence.
(1) Sénateurs : cette traduction est celle qucTionne M. Max Egger dans son Hisloire delà littérature grecque (Paul Delaplane, éd.).
DE LA FORCE. 141
Mais semble-t-il, ce jour, ce moment ne demandait pas seulement un citoyen riche et dévoué, mais un homme qui eût suivi les affaires dès le principe, qui eut étudié la conduite de Philippe et pénétré ses desseins: celui qui ne les eût pas dès longtemps connus et profondément médités, fût-il dévoué, fût-il riche, ne pouvait savoir ce qu'il allait faire, ce qu'il fallait vous conseiller.
Il parut enfin cet homme que réclamait un tel jour: c'était moi. Je montai à la tribune, et ce que je vous dis alors, écoutez-le avec attention pour deux motifs : d'abord pour vous convaincre que, seul de vos orateurs, de vos conseillers, je n'ai point déserté, au jour du péril, le poste du bon citoyen ; qu'au contraire, au plus fort de la crise, discours, décrets, j'ai tout fait pour vous sauver ; ensuite ce peu de temps que vous m'aurez donné vous apportera de g-randes clartés sur la suite de vos affaires ; vous y marcherez plus sûrement. (Démosthène, Sur la Couronne, 169-173, traduction Max Eg-g-er.)
12 Exercice.
Eschine accuse tous mes actes, il vous irrite contre moi, prétendant que je suis l'auteur de vos périls et de vos alarmes, et cela pour m'enlever une couronne, l'honneur d'un moment ; mais à vous, Athéniens, il enlève les louang-es de tous les siècles. Car si, condam- nant Gtésiphon (1), vous condamnez ma politique, vous paraîtrez avoir failli, et non avoir succombé sous Tin- justice de la fortune. Mais non, Athéniens, non, vous n'avez poiqt failli, en bravant les dang-ers pour le salut
(1) Gtésiphon était l'auteur du décret gratifiant Démosthène d'une conrcnne d'or, bi^n que celui-ci n'eût pas rendu ses comptes.
142 EXPRESSION.
■et la liberté de la Grèce, j'en jure par ceux de vos ancê- tres qui ont couru, à Marathon, au-devant du péril, pai: ceux qui se sont rang-és en bataille à Platées, p^ar ceux qui ont combattu sur leurs vaisseaux à Salamine, à 'rArtemision, et par tant d'autres vaillants hommes qui (reposent dans les tombeaux publics et qu'Athènes a tous jugés dignes des mêmes honneurs, de la même sépulture, tous, entends-tu, Eschine ? et non pas seu- lement les heureux et les vainqueurs. Ce fut justice, •car, pour le devoir de braves citoyens ils l'avaient tous rempli ; quant à la fortune, ils ont eu celle que les dieux •ont donnée. [Jbid., 208.)
13' Exercice.
Messieurs,
Au miheu de tant de débats tumultueux, ne pourrais- je donc pas ramener à la délibération du jour par un petit nombre de questions bien simples ?
Daignez, messieurs, daignez me répondre.
Le premier ministre des finances ne vous a-t-il pas ofi'ert le tal)leau le plus effrayant de notre situation actuelle ?
Ne vous a-t-il pas dit que tout délai aggravait le péril ? •qu'un jour, une heure, un instant pouvaient le rendre mortel?
Avons-nous un plan à substituer à celui qu'il nous propose? Owi! a crié quelqu'un dans l'assemblée. Je conjure celui qui répond oui^ de considérer que son plan n'est pas connu, qu'il faut du temps pour le développer, l'examiner, le démontrer ; que, fùt-il immédiatement soumis à notre délibération, son auteur a pu se trom- per, que fùt-il exempt de toute erreur, on peut croire qu'il s'est trompé ; que, quand tout le monde a tort, tout
DE LA FORCE. 143
le monde a raison ; qu'il se pourrait donc que Tauteur de cet autre projet, même en ayant raison, eût tort con- tre tout le monde, puisque, sans l'assentiment de l'opi- nion publique, le plusgTand talent ne saur'ait triompher des circonstances... Et moi aussi je ne crois pas les- moyens de M. Necker les meilleurs possible ; mais le ciel me préserve, dans une situation si critique, d'oppo- ser les miens aux siens. Vainement je les tiendrais pour préférables : on ne rivalise pas en un instant une popu- larité prodigieuse, conquise par des services éclatants, une longue expérience, la réputation du premier talent de financier connu, et, s'il faut tout dire, une des- tinée telle qu'elle n'échut en partag^e à aucun autre mortel.
Il faut donc en revenir au plan de M. Necker. Mais avons-nous le temps de l'examiner, de sonder ses bases, de vérifier ses calculs ? Non, non, mille fois non. D'insignifiantes questions, des conjectures hasar- dées, des tâtonnements infidèles, voilà tout ce qui, dans ce moment, est en notre pouvoir. Qu'allons-nous dona faire par le renvoi de la déUbération ? Manquer le moment décisif ; acharner notre amour-propre à changer quelque chose à un ensemble quenousn'avonspasmeme conçu, et diminuer, par notre intervention indiscrète, l'influence d'un ministre dont le crédit financier est et doit être plus g-rand que le nôtre... Messieurs, certai- nement il n'y a là ni sagesse ni prévoyance ;... mais du. moins y a-t-il de la bonne foi ?
Oh ! si des déclarations moins solennelles ne garantis- saient pas notre respect pour la foi publique, notre hor- reur pourTinfàrae mot de banqueroute, j'oserais scruter les motifs secrets, et peut-être, hélas 1 ignorés de nous- mêmes, qui nous font si imprudemment reculer au mo- ment de proclamer l'acte d'un grand dévouement, cer-
144 EXPRESSION.
tainement inefficace s'il n'est pas rapide et vraiment abandonné. Je dirais à ceux qui se familiarisent peut- être avec ridée de manquer aux eng-ag-ements publics, par la crainte de l'excès des sacrifices, par la terreur de Fimpôt... : Qu'est-ce donc que la banqueroute, si ce n'estle plus inégal, le plus inique, le plus désastreux des impôts?... Mes amis, écoulez un mot, un seul mot.
Deux siècles de déprédations et de brigandages ont creusé le gouffre où le royaume est près de s'engloutir. Il faut le combler, ce gouffre effroyable. Eh -bien! voici la liste des propriétaires français. Choisissez parmi les plus riches, afin de sacrifier moins de citoyens. Mais choisissez ; car ne faut-il pas qu'un petit nombre périsse pour sauver la masse du peuple ? Allons, ces deux mille notables possèdent de quoi combler le déficit. Ramenez Tordre dans vos finances, la paix et la prospérité dans le royaume. Frappez, immolez sans pitié ces tristes vic- times, précipitez-les dans Tabîme ; il va se refermer... Vous reculez d'horreur... Hommes inconséquents ! Hom- mes pusillanimes î Eh ! ne voyez-vous donc pas qu'en décrétant la banqueroute, ou, ce qui est plus odieux encore, en la rendant inévitable sans la décréter, vous vous souillez d'un acte mille fois plus criminel, et, chose inconcevable I gratuitement criminel ? Car enfin, cethor- rible sacrifice ferait du moins disparaître le déficit. Mais croyez-vous, parce que vous n'aurez pas payé, que vous ne devrez plus rien ? Croyez-vous que les milliers, les milhons d'hommes qui perdront en un instant, par l'ex- plosion terrible ou par ses contre coups, tout ce qui fai- sait la consolation de leur vie, et peut-être leur unique moyen de la sustenter, vous laisseront paisiblement jouir de votre crimç? Contemplateurs stoïquesdes maux incalculables que cette catastrophe vomira sur la France, impassibles égoïstes, qui pensez que ces convulsions du
DE LA FORCE. 145
désespoir et de la misère passeront comme tant d'autres, et d autant plus rapidement qu'elles seront plus violen- tes, êtes-vous bien sûrs que tant d'hommes sans pain vous laisseront tranquillement savourer les mets dont vous n'aurez voulu diminuer ni le nombre ni la délica- tesse ?... Non, vous périrez, et, dans la conflag-ration universelle que vous ne frémissez pas d'allumer, la perte de votre honneur ne sauvera yjas une seule de vos détes- tables jouissances î
Voilà où nous marchons... J'entends parler de patrio- tisme, d'invocations du patriotisme. Ah I ne prostituez pas ces mots de patrie et de patriotisme.il est donc bien mag-nanimel'effortdedonner une portion de son revenu pour sauver tout ce qu'on possède ! Eh ! messieurs, ce n'est là que de la simple arithmétique ; et celui qui hésitera ne peut désarmer l'indig-nation que par le mépris que doit inspirer sa stupidité. Oui, messieurs, c'est la pru- dence la plus ordinaire, la sag-esse triviale, c'est votre intérêt le plus grossier que j'invoque. Je ne vous dis plus comme autrefois : Donnerez-vous les premiers aux nations le spectacle d'un peuple assemblé pour manquer à la foi publique ? Je ne vous dis plus : Eh ! quels titres avez-vous à la liberté? Quels moyens vous resteront pour la maintenir, si dès les premiers pas vous surpas- sez les turpitudes desgouvernements lesplus corrompus ; si le besoin de votre concours et de votre surveillance n'est pas le g-arant de votre constitution?... Jevousdis: Vous serez tous entraînés dans la ruine universelle ; et les premiers intéressés au sacrifice que leg"Ouvernement vous demande, c'est vous-mêmes.
Votez donc ce subside extraordinaire ; et puisse-t-il être suffisant I Votez-le, parce que si vous avez des dou- tes sur les moyens (doutes vagues et non éclaircis),vous n'en avez pas sur sa nécessité et sur notre impuissance à
146 EXPRESSION.
le remplacer, immédiatement du moins. Votez-le, parce que les circonstances publiques ne souffrent aucun retard, et que nous serions comptables de tout délai. Gardez-vous de demander du temps: le malheur n'en accorde janiais. Eh ! messieurs, à propos d'une ridi- cule motion du Palais-Royal, d'une risible insurrection qui n'eut jamais d'importance que dans les imaginations faibles, ou les desseins pervers de quelques hommes de mauvaise foi, vous avez entendu naguère ces mots forcenés : CatUina est aux po?'tes de Bo?tic, et Von délibère. Et certes, il n'y avait autour de nous ni Cati- lina, ni périls, ni factions, ni Rome. Mais aujourd'hui la banqueroute, la hideuse banqueroute est là ; elle menace de consumer, vous, vos propriétés, votre hon- neur... et vous déHbérez î (Mirabeau, Discours sur la Contribution du quart.)
W Exercice.
Une se permet pas seulement de détourner la tête des coups. Un ver de terre, que l'on foule aux pieds, fait encore quelques efforts pour se retirer, mais Jésus se tient immobile, il ne tâche pas d'éluder le coup par le moindre mouvement ! Que fait-il donc dans sa Passion ? Le voici en un mot, dans l'Écriture : il se livrait, il s'abandonnait en celui qui le jug-eait injustement.
— Venez, venez, je ne souffre pas, je suis une pauvre brebis qui se laisse tondre.
— Venez, camarades, — disait le soldat presque insolent, voilà ce fou, dans le corps de garde, qui s'imagine être le roi des Juifs ! Il faut lui mettre une couronne d'épines !
Et il la reçoit.
— Elle ne tient pas assez, il faut l'enfoncer à coups de bâton !
DE LA FORCE. 147
— Frappez, voilà la tête.
Hérode l'a habillé de blanc comme un fou.
— Apporte cette vieille casaque d'écarlate pour le changer de couleur !
— Mettez, mettez, voilà les épaules.
— Donne, donne ta main, roi des Juifs ; tiens ce roseau en forme de sceptre.
— La voilà, la voilà, cette main, faites-en ce que vous voudrez.
— Ah I maintenant, ce n'est plus un jeu ; ton arrêt de mort est donné ! Donne encore ta main qu'on la cloue !
— Tenez, la voilà encore, ma main !
Enfin, assemblez-vous, Juifs et Romains, grands et petits, bourgeois et soldats, revenez cent fois à la charg-e, multipliez sans fin les coups, les injures, les blessures, les plaies, la douleur ! Insultez à sa misère jusque sur la croix ! Qu'il devienne l'unique objet de vos risées, comme un insensé, de vos fureurs, comme un scélérat. Tout ! tout ! il s'abandonne à tout sans réserve ! (BossuET, Sermon sur la Passion.)
CHAPITRE V
DE L'IMAGINATION.
Nous avons vu combien est nécessaire la manifestation de rintelligence. Celle de l'imagination ne l'est pas moins. En effet, si Forateurou le lecteur doit faire comprendre, ne doit- il pas moins faire voir. Il va de soi que l'imagination doit s'exercer surtout dans les portraits, descriptions et récits.
Ici encore, pas de procédés efficaces. L'auditeur ne peut voir que ce que vous voyez vous-même. Il s'ensuit qu'un même effort doit être fait vers la précision en ce qui touche l'intel- ligence et en ce qui touche l'imagination.
V^oici quelques portraits, ils ont été choisis à dessein dans des œuvres très différentes. On comprendra sans peine com- bien peut avoir d'importance l'aspect sous lequel est présenté un personnage. Le ton doit varier évidemment suivant l'im- pression que l'on veut dégager.
1" Exercice.
On remarquera dans lejmorceau suivant que la simple contemplation d'un cheval de fiacre laisse une profonde impression de tristesse et de pitié.
Le jour, la nuit, partout, g-lissant sur le verg-las. Suant sous le soleil, ruisselant sous l'averse, Tendant avec effort son nez que le vent g-erce, Trottant sa vie, il souffle, éternellement las.
Sa crinière aux poils durs qui tombe en rideaux plats, Tape son long cou sec que la fatigue berce ; Sa peau, sous le harnais battant, s'use et se perce ; Son mors tinte, et le suit comme son propre glas.
DE L'IMAGINATION. 149
Ouvrant ses grands yeux ronds, doux comme sa pensée, Il court, en ruminant dans sa tête baissée, L'oubli de la douleur et le pardon du mal.
Et la foule, devant ce héros qu'on assomme, Passe sans regarder le sublime animal Dont nous ferions un saint si Dieu l'avait fait homme. (E. Haraugourt, Lame nue^ Charpentier, éd.)
2° Exercice.
Marquer dans l'extrait suivant la simplicité de Findividu et la grandeur du sentiment qui l'anime. De là doit naître l'émotion.
Ce sergent Hornus était une vieille bête à trois brisques, qui savait à peine sig-ner son nom, et avait mis ving-t ans à gagner ses galons de sous-officier. Toutes les misères de l'enfant trouvé, tout l'abrutissement de la caserne se voyaient dans ce front bas et buté, ce dos voûté par le sac, cette allure inconsciente de troupier dans le rang. Avec cela il était un peu bègue, mais, pour être porte-drapeau, on n'a pas besoin d'éloquence.
Le soir même delà bataille, son colonel lui dit:« Tu as le drapeau, mon brave, eh bien, garde-le. » Et sur sa pauvre capote de campagne, déjà toute passée à la pluie et au feu, la cantinière surfila tout de suite un hséré d'or de sous-lieutenant.
Ce fut le seul orgueil de cette vie d'humihté. Du coup la taille du vieux troupier se redressa. Ce pauvre être habitué à marcher courbé, les yeux à terre, eut désor- mais une figure fière, le regard toujours levé pour voir flotter ce lambeau d'étoffe et le maintenir bien droit, bien haut, au-dessus de la mort, de la trahison, de la déroute.
loO EXPRESSION.
Vous n'avez jamais vu d'homme si heureux qu'Hornus les jours de bataille, lorsqu'il tenait sa hampe à deux mains, bien affermie dans son étui de cuir. Il ne. parlait pas, il ne bougeait pas. Sérieux comme un prêtre, on aurait dit qu'il tenait quelque chose de sacré. Toute sa vie, toute sa force étail dans ses doigts crispés autour de ce beau haillon doré sur lequel se ruaient les balles, €t dans ses yeux pleins de défi qui regardaient les Prussiens bien en face, d'un air de dire : « Essayez donc de venir me le prendre I... »
Personne ne l'essaya, pas même la mort. Apres Borny, après Gravelotte, les batailles les plus meur- trières, le drapeau s'en allait de partout, haché, troué, transparent de blessures ; mais c'était toujours le vieil Hornus qui le portait. (A. Daudet, Contes du Lundis Charpentier, éd.)
3*^ Exercice.
Quel avocat n'est pas appelé à peindre son client sous le jour qu'il croit favorable ? Témoin ce portrait de Troppmann qui assassina huit personnes.
Ce qu'est Troppmann ? voilà deux fois que je le cherche, et je ne l'ai pas trouvé. Quelle est sa nature? Est-ce un homme? Est-ce un tigre? A-t-il conscience de ses actes? Est-il un insensé? C'est là le problème, et j'en demande pardon à l'accusation, il est là tout entier. Les émotions que soulève cette affaire, je les ressens comme M. le procureur général ; quel est l'homme ici qui ïi'a pas frémi devant ces cadavres, au souvenir de ces scènes de carnage ? M. le président vous faisait remarquer hier que, quand tout le monde frémissait, un seul homme restait calme... Pourquoi? Comment Dieu Ta-t-il fait, cet homme? Quel est-il? Cherchons.
DE L'IMAGINATION. 15t
Il est jeune, il a vingt ans; c'est presque un enfant, qui a accompli, s'il était seul, des forfaits tels qu'on n'en a jamais vus dans le monde !
Il appartient à une famille modeste, pauvre, misérable même. Troppmann a vu toute cette misère, son cœur a été blessé et il s'est révolté contre la société, qui lui fai- sait un pareil sort. Élevé dans une petite école jusqu'à l'âg'e de quatorze ans, il a traversé ses premières années de la vie, sombre, soucieux. A quatorze ans, à cet âg-e où l'enfant s'amuse, il rêve la fortune, les millions; alors que d'autres se livrent aux distractions de leur âg-e, lui, il se perd dans sa chimère favorite.
Il a quitté cette petite école de village, il a travaillé, et vous savez, messieurs, comment sa nature s'est révélée à tous ceux qui vous en ont parlé, aux témoins. Des plaisirs? Non, pas un dans sa vie! Des distractions du cœur, ces petits épanchements, ces amourettes de village? Jamais ! Le cabaret, les relations avec des camarades ? Pas davantage ! Sombre, éloigné des plaisirs, il semble vivre avec son idée fixe, la fortune ; rêvant à ce mirage trompeur qui devait le perdre.
Voilà l'homme, voilà l'enfant, voilà l'adolescent, comme vous voudrez l'appeler, sombre, taciturne, perdu dans ses rêves d'opulence, et se nourrissant de ces lectures, dont les témoins vous ont parlé. Dans cet état si triste, si soli- taire et dont la vie était en même temps si remplie, il y avait un coin du cœur, qui, lui, était resté pur et lumineux : l'amour de sa naère !... Ah ! si vous voulez la fin de cette impassibilité sauvage de Troppmann, qui vous étonne, si vous voulez de l'émotion, si vous voulez des larmes dans les yeux secs, à l'instant il fondra en larmes, je n ai pour cela qu'à lui parler de sa mère. Sa mère !... oui, cet assassin horrible aimait, il aime sa mère, elle est son idole. (Lachaud, yl/7«e>e Troppmann^ Charpentier, éd.)
152 EXPRESSION.
4*^ Exercice
Il a le front anguleux du bélier, le nez pointu du furet, l'œil trouble, et bridé aux angles, des satyres de Titien avec des lueurs de malice, le menton pointu comme un stylet, la bouche large sans lèvres, imper- ceptiblement fendue comme tous les ophidiens, la bouche gonflée comme par une vésicule intérieure, le teint jaune des biheux, le corps grêle, décharné, oscillant, la main effilée, mais sèche, avec des doigts crochus. A coup sûr, si ma théorie (1) est vraie, cet homme orateur aura un redoutable, un terrible talent. J'aime mieux vous dire ce qu'il est. Il parle une langue acérée; sa phrase est sèche de construction, les mots seuls sont gras, par compensation sans doute. Il fait un portrait comme Gavarni une étude, c'est-à-dire toujours une œuvre amère. Il rit, mais c'est pour déchirer. Toutes les fois qu'il met sa main sur quelque chose, il glace. Il a de l'esprit, beaucoup d'esprit, plein de pitto- resque, mais très âpre, très amer, très salé. Il choisit à ravir la plaie de l'adversaire et y met le corrosif, je veux dire sa phrase, et c'est plaisir de voir l'elfet du caustique. Cet homme sec a une parole sèche. Cet orateur mordant n'est que le reflet de cette physionomie inci- sive ; à le voir on a peur d'être mordu, et, s'il parle, c'est pour mordre. (Gambetta, Articles de Revue, Char- pentier, éd.)
5^ Exercice.
Voici par opposition au portrait précédent, qui semble bien celui àk l'avocat général, celui que trace le môme auteur du
(1) «Tell'homme physique, tel l'orateur... La physionomie particulière dérive dans chaque orateur de sa constitution physiologique... Lindividu sera l'orateur de soa tempérament, ou il ne sera qu'un fade rhéteur... Le naturel, voilà le seul maître. »
DE L'IMAGINATION. 153
grand avocat d'assises que fut Lachaud. 11 semble bien que l'auteur ait en même temps peint l'avocat idéal des procès au criminel. On essaiera de rendre en particulier l'impression de sympathie, sa puissance, et la gradation (1) finale qui amène le triomphe de l'orateur :
Il arg'umente à coups de pinceau. Il narre un fait et la narration seule l'explique ; il invoque un principe, le commente, l'applique avec la verve d'un poète, sans rien lui enlever de sa vigueur rationnelle. C'est un mari, qui a tué sa femme par jalousie, mais l'amant n'était plus là et le meurtre n'a pas d'excuse, dit le ministère public. 11 faut le voir s'emparer du principe d'excuse légale, l'élarg-ir, le dilater jusqu'à ce que, de proche en proche, de conquête en conquête, il couvre son client comme d'un bouclier.
Le fond môme de son talent, c'est d'entrer à vif dans ia situation du procès, d'éprouver la passion de l'accusé, de sentir toutes ses colères, d'embrasser toutes ses raisons, d'avoir la mémoire pathétique du fait et de crier grâce avec l'énergie désespérée du malheureux lui-même. 11 met fièrement sur lui le filet de l'accusation, et comme ces athlètes de Rome, il le lacère, non maille à maille, mais par de larges déchirures ; les lions doivent déchirer comme cela. Quelques minutes lui suffisent pour tout voir, tout saisir, tout deviner. Voyez-le, il est là, assis à son banc. Pendant que l'avocat de la loi narre, presse, prouve, invective, conclut : lui, l'oreille tendue, l'œil tranquille, la main seule pleine de fièvre, hachant à coups de canif une plume égarée sous ses doigts, il reçoit tous lescoupsenpleinepoitrine,illescompte; toutàTheureilles rendra avec l'usure du génie. Il regarde en face l'adver- saire, et l'on dirait que c'est l'adversaire qui provoque en
(1) Voii' le chapitre : Du Mouvement, p. 210.
15i EXPRESSION.
lui une réfutation intérieure et subite. Sa plus grande puissance va bientôt éclater : cette parole souveraine, excitée par la chaleur du débat. Car c'est là, à l'audience, qu'il crée, qu'il invente, qu'il pétrit et qu'il donne la vie à son œuvre.
... Je n'ose dire, en parlant de ses audaces et de ses moyens daction, qu'il est le plus habile des orateurs du grand criminel ; ce mol d'habileté me répugne. Cependant quel nom lui donner? Hé bien ! il a la suprême intuition de l'utile, et parfois il emploie des ressources sublimes, qui donncHl le vertige. En cela, il ressemble à ce g-rand cnui- qu'on appelait Shakespeare. Si l'accusé, qu'il a pris sous sa large main, est un de ces hommes souillés et terribles, quiellrayent et qui attirent, comme toute chose étraniit', il saura, dans une marche audacieuse, le saisir, l'enlever, le porter lui-même sur le bord de l'abîme, prêt à l'y laisser choir. Mais d'un g*este il vous en indique toute la sombre profondeur, vous reculez effrayé. Tout à coup l'orateur redresse la tête, relève l'accusé, l'explique, le transfigure, il pleure, il attendrit, et l'homme est sauvr. .... Le maître a fini son œuvre de rédemption. Il a parcouru le champ de l'accusation, arrachant les griefs comme des broussailles, nivelant le sol, comblant les fondrières, et là-dessus il a jeté la voix libératrice, qui reconduira le client à la hberté et à l'honneur. Alors, il s'arrête un instant, mesure de l'œil son auditoire et se retire à petits pas, la parole pénétrante, émue, un peu voilée, vers son banc, dont la véhémence de l'action l'avait éloigné. Il va s'asseoir... Non, il aaperçu, là-bas, un . visag-e terne, un œil inquiet, que la conviction n'a pas * éclairé. Oh ! alors il revient en avant.
La voix, qui s'était adoucie, vibre de nouveau. Il bondit, et la lutte recommence. Un duel obstiné, dont cet accusé tout pâle est l'enjeu, se Uvre là entre l'orateur qui s'acharne
DE L'IMAGINATION. 155
au triomphe, et ce juré immobile. C'est alors qu'il pro- dig^ue toutes ses forces, jette toutes ses richesses de paroles, accumule toutes ses ressources, varie et méta- morphose son arg-umentation. Il faut le ravir, le vaincre. Et l'avocat ressaisit, dans une brassée herculéenne, tous les éléments de l'accusation. Il les broie, 'il les mélang-e, il les choque, il les heurte, il les brise et les pousse d'un coup d'éloquence dans le rêve et la fumée. L'illusion est complète. Tout se renouvelle, tout s'éclaire. On n'avait pas encore entendu ces moyens, on n'avait pas contemplé cette perspective.
Le chef-d'œuvre se poursuit. Voilà la déesse, qui fait irruption, conviction ou vertig-e ; le juré rebelle est ému, sa poitrine se dilate, son œil brille, son visage a dit oui^ l'athlète est vainqueur. [Ibid.)
On s'appliquera aussi à réunir ces qualités d'imagination à la largeur du style : la richesse et la beauté de la forme ne doivent pas être sacrifiées.
6^ Exercice.
BOOZ ENDORMI.
Booz s'était couché de fatig*ue, accablé ; 11 avait tout le jour travaillé dans son aire. Puis avait fait son lit à sa place ordinaire ; Booz dormait auprès des boisseaux pleins de blé.
Ce vieillard possédait des champs de blés et d'org-e ; Il était, quoique riche, à la justice enclin ; Il n'avait pas de fange en l'eau de son mouhn, Il n'avait pas d'enfer dans le feu de sa forge.
Sa barbe était d'argent comme un ruisseau d'avril Sa gerbe n'était point avare ni haineuse ;
156 EXPRESSION.
Quand il voyait passer quelque pauvre g-laneuse : — Laissez tomber exprès des épis, disait-il.
Cet homme marchait pur, loin des sentiers obliques,
Vêtu de probité candide et de lin blanc ;
Et, toujours du côté des pauvres ruisselant,
Ses sacs de grains semblaient des fontaines publiques.
Booz était bon maître et fidèle parent ;
Il était généreux, quoiqu'il fût économe ;
Les femmes regardaient Booz plus qu'un jeune homme,
Car le jeune homme est beau, mais le vieillard est grand.
Le vieillard, qui revient vers la source première. Entre aux jours éternels et sort des jours changeants ; Et Ton voit de la flamme aux yeux des jeunes gens. Mais dans l'œil du vieillard on voit de la lumière...
(Victor Hugo, La Légende des Siècles.)
7" Exercice.
l'homme universel.
Arrias a tout lu, a tout vu, il veut le persuader ainsi ; c'est un homme universel, et il se donne pour tel; il aime mieux mentir que de se taire ou de paraître ignorer quelque chose : on parle à la table d'un grand d'une cour du Nord, il prend la parole, et l'ôte à ceux qui allaient dire ce qu'ils en savent; il s'oriente dans cette région lomtaine comme s'il en était originaire ; il discourt des mœurs de cette cour, des femmes du pays, de ses lois et de ses coutumes ; il récite des historiettes qui y sont arrivées, il les trouve plaisantes, et il en rit le premier jusqu'à éclater. Quelqu'un se hasarde de le contredire, et lui prouve nettement q^u'il dit des choses qui ne sont pas vraies ; Arrias ne se trouble point, prend feu au
DE L'IMAGINATION. 157
contraire contre l'interrupteur. « Je n'avance, lui dit-il, je ne raconte rien que je ne sache d'original ; je l'ai appris de Sethon, ambassadeur de France dans cette cour, revenu à Paris depuis quelques jours, que je connais familièrement, que j'ai fort interrogé, et qui ne m'a caché aucune circonstance. » Il reprenait le fil de sa narration avec plus de confiance qu'il ne l'avait commencée, lorsque l'un des convives lui dit : « C'est Sethon à qui vous parlez, lui-même, et qui arrive de son ambassade. » (La BnuYÈRE, Les Caractères.)
I
8^ Exercice.
I-Giton a le teint frais, le visage plein et les joues pen- dantes, l'œil fixe et assuré, les épaules larg-es, l'estomac haut, la démarche ferme et délibérée. Il parle avec confiance, il fait répéter celui qui l'entretient et il ne g-oûte que médiocremenX tout ce qu'il lui dit. Il déploie un ample mouchoir, et se mouche avec grand bruit ; il crache fort loin, et il éternue fort haut. Il dort le jour, il dort la nuit, et profondément; il ronfle en compag-nie. Il occupe à table et à la promenade plus de place qu'un autre. Il tient le milieu en se promenant avec ses ég-aux; il s'arrête, et l'on s'arrête ; il continue de marcher, et l'on marche; tous se règ-lent sur lui. Il interrompt, il redresse ceux qui ont la parole; on ne l'interrompt pas, on l'écoute aussi longtemps qu'il veut parler, on est de son avis, on croit les nouvelles qu'il débite. S'il s'assied, ' vous le voyez s'enfoncer dans un fauteuil, croiser les jambes l'une sur l'autre, froncer le sourcil, abaisser son chapeau sur ses yeux pour ne voir personne, ou le rele- ver ensuite, et découvrir son front par fierté ou par audace. Il est enjoué, grand rieur, impatient, présomp- tueux, coléreux, libertin, politique, mystérieux sur les
158 EXPRESSION.
affaires du temps : il se croit des talents et de Tesprit. Il est riche (1). [Ibid.)
9*^ Exercice.
Phédon a les yeux creux, le teint échauffé, le coips sec et le visage maigre; il dort peu, et d'un sommeil fort léger; il est abstrait, rêveur, et il a, avec de l'esprit, l'air d'un stupide; il oublie de dire ce qu'il sait, ou de parler d'événements qui lui sont connus, et, s'il le fait quelque- fois, il s'en tire mal; il croit peser à ceux à qui il parle; il conte brièvement, mais froidement; il ne se fait pas écouter, il ne fait point rire. Il applaudit, il sourit à ce que les autres lui disent, il est de leur avis ; il court, il vole pour leur rendre de petits services : ilest complaisant, flatteur, empressé; il est mystérieux sur ses affaires» quelquefois menteur; il est superstitieux, scrupuleux» timide. Il marche doucement et légèrement; il semble craindre de fouler la terre; il marche les yeux baissés, et il n'ose les lever sur ceux qui passent. Il n'est jamais du nombre de ceux qui forment un cercle pour discourir : il se met derrière celui qui parle, recueille fuitivement ce qui se dit, et se retire si on le regarde. Il n'occupe point de lieu, il ne tient point de place; il va les épaules serrées, le chapeau abaissé sur ses yeux pour n'être point vu; il se replie et se renferme dans son manteau; il n'y a point de galeries si embarrassées et si remplies de monde où il ne trouve moyen de passer sans effort et de se couler sans être aperçu. Si on le prie de s'asseoir, il s& met à peine sur le bord d'un siège; il parle bas dans la conversation, et il articule mal... Il n'ouvre la bouche
(1) On remarquera dans ce morceau et dans le suivant l'opposition entre len- semble du portrait et le résumé final. Voir au chapitre: Du Mouromoil co qu nous disons du couplet, p. 2lo.
DE L'IMAGINATIOiN. io9
que pour répondre; il tousse, il se mouche sous son -chapeau ; il crache presque sur soi, et il attend qu'il soit seul pour éternuer, ou, si cela lui arrive, c'est à i'insu de la compagnie ; il n'en coûte à personne ni salut ni compliment. Il est pauvre. {Ibid.)
10' Exercice.
Ne pensez pas que je veuille,- en interprète téméraire des secrets d'État, discourir sur le voyage d'Angleterre; ni que j'imite ces poUtiques spéculatifs, qui arrangent suivant leurs idées les conseils des rois, et composent, sans instruction, les annales de leur siècle. Je ne parlerai de ce voyage glorieux que pour dire que Madame y fut admirée plus que jamais. On ne pariait qu'avec transport delà bonté de cette princesse, qui, malgré les divisions trop ordinaires dans les cours, lui gagna d'abord tous les esprits. On ne pouvait assez louer son incroyable dexté- rité à traiter les affaires délicates, à guérir ces défiances cachées qui souvent les tiennent en suspens, et à ter- miner tous les différends d'une manière qui conciHaitles intérêts les plus opposés.^ Mais qui pourrait penser, sans verser des larmes, aux marques d'estime et de tendresse que lui donna le roi son frère? Ce grand roi, plus capa- ble encore d'être touché par le mérite que par le sang, ne se lassait point d'admirer les excellentes qualités de Madame. 0 plaie irrémédiable I ce qui fut en ce voyage le sujet d'une si juste admiration est devenu pour ce prince le sujet d'une douleur qui n'a point de bornes. Princesse, le digne lien des deux plus grands rois du monde, pourquoi leur avez-vous été sitôt ravie? Ces deux grands rois se connaissent; c'est l'effet des soins de Madame : ainsi leurs nobles inclinations concilieront ieurs esprits, et la vertu sera entre eux une immortelle
160 EXPRESSION.
médiatrice. Mais si leur union ne perd rien de sa fermeté, nous déplorerons éternellement qu'elle ait perdu son agrément le plus doux, et qu'une princesse si chérie de tout Tunivers ait été précipitée dans le tombeau, pendant que la confiance de deux si grands rois Télevait au comble de lag-randeur et de la g-loire. (Bossuet, Oraison funèbre de Henriette d'Angleterre.)
Ce que nous avons dit au sujet des portraits est applicable aux descriptions. Outre la peinture précise, il importe de dégager l'impression que cette description tend à faire naît
l'e
11' Exercice.
Jci,ravocat dépeint indirectement la clinique de son client, en décrivant surtout les hôpitaux. Présentant ceux-ci sous un jour défavorable, il fait par opposition Téloge de la clinique.
Tant que vous n'aurez pas prouvé que la clinique de l'accusé est sale et mal tenue, et qu'il s'y commet dos crimes, vous n'aurez rien à dire — et vous n'avez rien ù critiquer.
Cette clinique serait mal tenue? Pas un mot n'a été dit à cet égard, si ce n'est par xMme Cri, une concierge! La clinique serait l'objet de plaintes dans le quartier? Le commissaire de police du IV" arrondissement habite dans la maison. Les plaintes auraient été faciles à déposer.
Voyons, de deux choses l'une : ou la clinique était bien teni^e, ou elle était mal tenue. Si elle était bien tenue, tout est pour le mieux ; si elle était mal tenue, où sont les rapports de police? Que font donc les inspecteurs que nous payons si cher? Où sont les rapports de la pré- fecture de pohce? Il n'y en a pas un seul. Il n'y a là (fue des propos de concierge," qui ne signifient rien. — Si, il
DE L'IMAGINATION. 161
y a une femme, qui, un jour, est venue trouver le juge d'instruction lui disant : oJe viens comme témoin; je veux dire du bien de Taccusé. » On Ta mise à la porte sans vou- loir Fécouter. Voilà comment on accueillait les témoins quand ils venaient déposer on faveur de raccusé !
... Ah! vous parlez de cliniques mal tenues? Que se passe-t-il donc dans les hôpitaux? Vous savez ce que nous payons pour cela; vous n'ignorez pas que le budget de l'Assistance publique est de près de 51 millions. Gom- ment les choses se passent-elles dans ces hôpitaux qui nous coûtent si cher? J'ai là à ce sujet des documents officiels. A côté de la saleté que vous critiquez chez Boisleux, écoutez ceci : c'est un conseiller municipal qui parle : « Visitant dernièrement les hôpitaux, j'ai trouvé à côté de la salle réservée aux grandes opérations, dans la petite salle où se pratique la stérilisation des instruments de chirurgie, deux bicyclettes parfaitement crottées.
... « Dans une salle basse, sans jour et sans air, se trouve la salle d'opérations... Bien entendu, il n'y a pas d'eau potable dans les étages, et l'assainissement y est des plus primitif. Cette imprévoyance, celte incurie n'ont pas de nom. Si, pourtant : c'est criminel.
... « L'absence de baignoire est la chose du monde la plus commune... Dans un petit hôpital... il y a une seule baignoire; elle sert au jardinier pour serrer ses vête- ments elles grainesqu'il désire préserver de l'humidité... Les malades se baignent sur ordonnance du médecin, les vieillards jamais, les orphelines une fois l'an. »
Voilà ce que j'ai à répondre avec des documents offi- ciels aux critiques faites à l'accusé au point de vue de sa clinique et de la situation des malades dans cette chnique.
La clinique de l'accusé est donc suffisante. (M*' Le Barazer, Assises, Seine, 28 mars 1897, Librairie géné- rale de Droit et de Jurisprudence.)
162 EXPRESSION.
12" Exercice.
UN INCENDIE.
Toutes les splendeurs de l'incendie se déployaient. L'hydre noire et le drag'on écarlate apparaissaient dans la fumée diflbrme, superbement sombre et vermeille. De longues flammèches s'envolaient au loin et rayaient l'om- bre, et Ton eût dit des comètes combattantes, courant les unes après les autres... Il s'était fait au mur du troi- sième étage des crevasses par où la braise versait dans le ravin des cascades de pierreries ; les tas de paille et d'avoine qui brûlaient dans le grenier commençaient h ruisseler par les fenêtres en avalanches de poudre d'or, et les avoines devenaient des améthystes, et les brins de paille devenaient des escarboucles.
De sourds craquements se mêlaient aux pétillements du brasier. Les vitres des armoires de la bibliothèque se fêlaient et tombaient avec bruit. Il était évident que la charpente cédait. Aucune force humaine n'y pouvait rien. Encore un moment et tout allait s'abîmer. On n'attendait plus que la catastrophe. On entendait les petites voix répé- ter : « Maman ! maman I )> On était au paroxysme de l'effroi. (Victor Hugo, Quatre-vinyt-treize.)
13' Exercice.
LES PAUVRES GENS.
Il est nuit. La cabane est pauvre, mais bien close.
Le logis est plein d'ombre et Ton sent quelque chose
Qui rayonne à travers ce crépuscule obscur.
Des filets de pêcheur sont accrochés au mur.
Au fond, dans l'encoignure où quelque humble vaisselle
Aux planches d'un bAhut vaguement étincelle.
DE L'IMAGINATION. 163^
On distingue un grand lit aux grands rideaux tombants. Tout près, un matelas s'étend sur de vieux bancs, Et cinq petits enfants, nids d'âmes, y sommeillent. La haute cheminée où quelques flammes veillent Rougit le plafond sombre et, le front sur le lit. Une femme à genoux prie, et songe et pâlit. C'est la mère. Elle est seule. Et dehors, blanc d'écume, Au ciel, aux vents, aux rocs, à la nuit, à la brume, Le sinistre océan jette son noir sanglot...
(Victor Hugo, La Légende des Siècles.}
W Exercice.
SAISON DES SEMAILLES, LE SOIR.
C'est le moment crépusculaire. J'admire, assis sous un portail, Ce reste de jour dont s'éclaire La dernière heure du travail.
Dans les terres, de nuit baignées, Je contemple, ému, les haillons D'un vieillard qui jette à poignées La moisson future aux sillons.
Sa haute silhouette noire Domine les profonds labours. On sent à quel point il doit croire A la fuite utile des jours.
Il marche dans la plaine immense, Va, vient, lance la graine au loin, Rouvre sa main, et recommence. Et je médite, obscur témoin.
Pendant que, déployant ses voiles, L'ombre, où se mêle unô^ lueur,
164 EXPRESSION.
Semble élargir jusqu'aux étoiles Le geste auguste du semeur. (Victor Hugo, La Chanson des rues et des bois.)
Donnons encore deux descriptions pleines d'esprit et d'ironie. L'élève ne perdra pas de vue qu'il s'agit de simples peintures et que le comique doit naître des personnages pré- sentés. Que Ton évite surtout les effets grossiers et faciles.
15*^ Exercice.
NOCE CAMPAGNARDE.
C'était sous le hangar de la charretterie que la table était dressée. II y avait dessus quatre aloyaux, six fricas- sées de poulets, du veau à la casserole, trois gigots, et, au milieu, un joli co&hon de lait rôti, flanqué de quatre andouilles à l'oseille. Aux angles, se dressait Teau-de-vie dans des carafesj Le cidre doux en bouteilles poussait sa mousse épaisse autour des bouchons, et tous les verres, d'avance, avaient été remphs de vin jusqu'au bord. De grands plats de crème jaune, qui flottaient d'eux-mêmes au moindre choc de la table, présentaient, dessinés sur leur surface unie, les chiflres des nouveaux époux en arabesques de nonpareille. On avait été chercher unj pâtissier, à Yvetot, pour les tourtes et les nougats. Comme il débutait dans le pays, il avait soigné les choses, et il apporta, lui-même, au dessert, une pièce montée qui fit pousser des cris.
.... Jusqu'au soir, on mangea. Quand on était trop fatigué d'être assis, on allait se promener dans les cours ou jouer une partie de bouchon dans la grange, puis on revenait à table. Quelques-uns, vers la fin, s'y endor" mirent et ronflèrent. Mais, au café, tout se ranima ; alors on entama des chansons-, on fit des tours de force, on portait des poids, on passait sous son pouce, on essayait
DE L'IMAGINATION. 165
à soulever les charrettes sur ses épaules, on disait des gaudrioles. (Gustave Flaubert, J/«c?«me Bovary, Char- pentier, éd.)
16^ Exercice.
LA MAISON DE TARTARIN.
Ma première visite à Tartarin de Tarascon est restée dans ma vie comme une date inoubliable ; il y a douze ou quinze ans de cela, mais je m'en souviens mieux que d'hier. L'intrépide Tartarin habitait alors, à l'entrée de la ville, la troisième maison à main gauche sur le chemin d'Avig-non. Jolie petite villa tarasconnaise avec jardin devant, balcon derrière, des murs très blancs, des per- siennes vertes, et sur le pas de la porte une nichée de petits savoyards jouant à la marelle ou dormant au bon soleil, la tête sur leurs boîtes à cirage.
Du dehors, la maison n'avait l'air de rien. Jamais on ne se serait cru devant la demeure d'un héros. Mais quand on entrait, coquin de sort I... De la cave au grenier, tout le bâtiment avait l'air héroïque, même le jardin !...
Oh! le jardin de Tartarin, il n'y en avait pas deux comme celui-là en Europe. Pas un arbre du pays, pas une fleur de France ; rien que des plantes exotiques, des gommiers, des calebassiers, des cotonniers, des cocotiers, des man- guiers, des bananiers, des palmiers, un baobab, des nopals, des cactus, des figuiers de Barbarie, à se croire en pleine Afrique centrale, à dix mille lieues de Tarascon. Tout cela, bien entendu, n'était pas de grandeur natu- relle ; ainsi les cocotiers n'étaient guère plus gros que des betteraves, et le baobab tenait à l'aise dans un pot de réséda ; mais c'est égal ! pour Tarascon, c'était déjà bien joli, et les personnes de la ville , admises le dimanche
G. Le Roy. — La Diction. 7 _
d66 EXPRESSION.
à rhonneur de contempler le baobab de Tartarin, s'en retournaient pleines d'admiration.
Pensez quelle émotion je dus éprouver ce jour-là en traversant ce jardin mirifique !. . . Ce fut bien autre chose quand on m'introduisit dans le cabinet du héros.
Ce cabinet, une des curiosités de la ville, était au fond du jardin, ouvrant de plain-pîed sur le baobab par une porte vitrée.
Imaginez-vous une grande salle tapissée de fusils et de sabres, depuis en haut jusqu'en bas; toutes les armes de tous les pays du monde : carabines, rifles, tremblons, couteaux corses, couteaux catalans, couteaux-revolvers, couteaux-poignards, krisli malais, flèches caraïbes, flèches de silex, coups-de-poing, casse-tôte, massues hottentotes, lazzos mexicains, est-ce que je sais!
Par là-dessus, un grand soleil féroce qui faisait reluire l'acier des glaives et les crosses des armes à feu, comme pour vous donner encore plus la chair de poule.... Ce qui rassurait un peu pourtant, c'était le bon air d'ordre et de propreté qui régnait sur toute cette yataganerie. Tout y était rangé, soigné, brossé, étiqueté comme dans une pharmacie; de loin en loin, un petit écriteau bonhomme sur lequel on lisait : « Flèches empoisonnées, n'y touchez pas » ; ou : « Armes chargées, méfiez-vous. » Sans ces écriteaux, jamais je n'aurais osé entrer.
Au milieu du cabinet, il y avait un guéridon. Sur le guéridon, un flacon de rhum, une blague turque, les voyages du capitaine Cook, les romans de Gooper, de Gustave Aimard, des récits de chasse, chasse à l'ours, chasse au faucon, chasse à l'éléphant, etc.
Enfin, devant le guéridon, un homme était assis, de quarante à quarante-^cinq ans, petit, gros, trapu, rougeaud, en bras de chemise, avec des caleçons de flanelle, une forte barbe courte et des yeux flamboyants ;
DE L'IMAGINATION. 167
d'une main il tenait un livre, de l'autre il brandissait une pipe énorme à couvercle de fer, et, tout en lisant je ne sais quel formidable récit de chasseurs de cheve- lures, il faisait, en avançant sa lèvre inférieure, une moue terrible, qui donnait à sa brave figure de rentier tarasconnais ce même caractère de férocité bonasse qui régnait dans toute la maison.
Cet homme, c'était Tartarin, Tartarin de Tarascon, l'intrépide, le grand, l'incomparable Tartarin de Tarascon. (A. Daudet, Tartarin de Tarascon^ Flam- marion, éd.)
Pour Tétude des récits au point de vue de l'imagination, nous renvoyons l'élève aux différents morceaux qui figurent dans d'autres chapitres (1). Citons, pour terminer, un exemple de rêverie où la vision des images est nettement indispensable, ainsi que la précision de la pensée.
17e Exercice.
DON CARLOS, seul.
— Gharlemagne est ici ! Comment, sépulcre sombre, Peux-tu sans éclater contenir si grande ombre ? Es-tu bien là, géant d'un monde créateur,
Et t'y peux-tu coucher de toute ta hauteur ?
— Ah I c'est un beau spectacle à ravir la pensée Que l'Europe ainsi faite et comme il l'a laissée ! Un édifice, avec deux hommes au sommet, Deux chefs élus auxquels tout roi né se soumet. Presque tous les États, duchés, fiefs mihtaires, Royaumes, marquisats, tous sont héréditaires. Mais le peuple a parfois son pape ou son césar, Tout marche, et le hasard corrige le hasard.
(1) Voirpages 45, 73, 70, 96, 08, 100, lOi, 106, 227, 233, 230, 240.
168 EXPRESSION .
De Kl vient l'équilibre, et toujours Tordre éclate. Électeurs de drap d'or, cardinaux d'écarlate, Double sénat sacré dont la terre s'émeut, Ne sont là qu'en parade, et Dieu veut ce qu'il veuL Qu'une idée, au besoin des temps, un jouréclose, Elle grandit, va, court, se mêle à toute chose. Se fait homme, saisit les cœurs, creuse un sillon ; Maint roi la foule aux pieds ou lui met un bâillon ; Mais qu'elle entre un matin à la diète, au conclave^ Et tous les rois soudain verront l'idée esclave Sur leurs tètes de rois que ses pieds courberont Surg-ir, le g'iobe en main ou la tiare au front... Ah ! briguez donc l'empire, et voyez la poussière Que fait un empereur ! Couvrez la terre entière De bruit et de tumulte ; élevez, bâtissez Votre empire, et jamais ne dites : C'est assez ! Taillez à larges pans un édifice immense ! Savez-vous ce qu'un jour il en reste ? ô démence ! Cette pierre ! Et du titre et du nom triomphants ? Quelques lettres à faire épeler des enfants ! Si haut que soit le but où votre org-ueil aspire, Voilà le dernier terme !... Oh ! l'empire ! l'empire 1 Que m'importe ! j'y touche, et le trouve à mong-ré. Quelque chose me dit : Tu l'auras ! — Je l'aurai. — Si je l'avais !...
(Victor Hugo, Hernanî^ acte IV, se. ii.)
CHAPITRE VI
DE L'ESPRIT ET DU GOUT.
Les applications du goût sont nombreuses en diction, par- ticulièrement au sujet de ïeffet. L'abus de Feffet, procédé grossier (l),est un manque dégoût. 11 semble que les méchants effets dramatiques soient aussi haïssables que les mauvais effets comiques. Nous nous occuperons des premiers dans le chapitre: « Du Mouvement ». Pour le moment attirons l'at- tention sur l'esprit et le comique. Le rire provenant le plus souvent d'une rupture d'équilibre, il est facile d'expHquer la multiplicité des oppositions violentes chez ceux qui ne sau- raient résister à la tentation de l'efTet comique. C'est là une monomanie fâcheuse.
Un autre procédé, après l'opposition, consiste à détacher avec exagération le trait comique final. Le mauvais goût du public aidant, le comique loyal et spirituel fait bientôt place aux dernières pitreries.
Le diseur n'a pas à se faire un succès comique au détri- ment du morceau, qu'il ne l'oublie pas. Interprète-t-il un texte spirituel ? — Qu'il le comprenne à fond ; qu'il en démêle l'esprit particulier, et qu'il reste dans la nature.
L'étude de l'ironie (2) nous semble particulièrement propice au développement du goût : on en trouvera des exemples variés dans les exercices qui suivent. Ce n'est pas seulement le sens ordinaire des mots qu'il faut traduire, puisque ces mots disent le contraire de ce que l'auteur a voulu faire entendre. 11 faut en exprimer le sens caché avec finesse, laissant en quelque sorte à l'auditeur la satisfaction de penser qu'il a compris sans l'aide de personne. En vérité le goût et la
(1) Il ne saurait y avoir de manifestation du goût et de l'esprit, s'il n'y a légèreté dans la diction.
(2) Les aiitres figures de pensée analogues (suspension, réticence, allusion, litote, euphémisme) demandent les mêmes qualités que l'ironie.
170 EXPRESSION.
mesure sont très nécessaires ici: n'exprimez-vous pas la pen- sée de l'auteur suffisamment, on se blessera de ne pas comprendre et Ton vous accusera d'insuffisance ; découvrez- vous trop le sens véritable : « Oui, nous avons compris, il est inutile de tant insister ! » vous dira l'auditeur encore blessé : vous ne savez donc pas qu'il a compris depuis longtemps î
1" Exercice.
... M™^ Bovary mère n'avait pas desserré les dents de la journée. On ne l'avait consultée ni sur la toilette de la bru, ni sur l'ordonnance du festin ; elle se retira de bonne heure. Son époux, au lieu de la suivre, envoya chercher des cig-ares à Saint-Victor et fuma jusqu'au jour, tout en buvant des g'rog-s au kirsch, mélange inconnu à la compagnie, et qui fut pour lui comme la source d'une considération plus grande encore. (Gus- tave Flaubert, Madame Bovamj^ Charpentier, éd.)
2*^ Exercice.
0 bois silencieux ! ô lacs 1 — 0 murs gardés !
Balcons quittés si tard ! si vite escaladés !
Masques, qui ne laissez entrevoir d'une femme
Que deux trous sous le front, qui lui vont jusqu'à l'âme !
... Et toi, lampe d'arg-ent, pâle et fraîche lumière
Qui fais les douces nuits plus blanches que le lait !
— Soutenez mon haleine en ce divin couplet I
(Musset, Mardoche.)
3' Exercice.
première rencontre de BOUVARD ET PÉCUCHET.
Gomme il faisait une chaleur de trente - trois degrés, le boulevard Bourdon se trouvait absolument désert.
DE L'ESPRIT ET DU GOUT. 174
Deux hommes parurent.
L'un venait de la Bastille, l'autre du Jardin des Plan- tes. Le plus grand, vêtu de toile, marchait le chapeau en arrière, le gilet déboutonné et sa cravate à la main. Le plus petit, dont le corps disparaissait dans une redin- gote marron, baissait la tête sous une casquette à visière pointue.
Quand ils furent arrivés au milieu du boulevard, ils s'assirent, à la même minute, sur le même banc.
Pour s'essuyer le front, ils retirèrent leurs coiffures, que chacun posa près de soi ; et le petit homme aperçut, écrit dans le chapeau de son voisin : Bouvard ; pendant que celui-ci distinguait aisément dans la casquette du particulier en redingote le mot : Pécuchet.
— Tiens, dit-il, nous avons eu la même idée, celle d'in- scrire notre nom dans nos couvre-chefs.
— Mon Dieu, oui, on pourrait prendre le mien à mon bureau !
— C'est comme moi, je suis employé.
Alors ils se considérèrent. L'aspect aimable de Bou vard charma de suite Pécuchet. L'air sérieux de Pécu- chet frappa Bouvard.
... Vingt fois ils s'étaient levés, s'étaient rassis et avaient fait la longueur du boulevard, depuis Fécluse d'amont jusqu'à l'écluse d'aval, chaque fois voulant s'en aller, n'en ayant pas la force, retenus par une fascination.
Ils se quittaient pourtant, et leurs mains étaient jointes, quand Bouvard dit tout à coup :
— Ma foi ! si nous dînions ensemble ?
— J'en avais l'idée ! reprit Pécuchet, mais je n'osais pas vous le proposer !
Et il se laissa conduire, en face l'hôtel de ville, dans un petit restaurant où l'on serait bien. (Flaubert, Bouvard et Pécuchet, Charpentier, éd.)
172 EXPRESSION.
A^ Exercice.
l'aimable voleur.
Pardon, monsieur le voyageur : Vous manquez un peu de prudence A passer seul, la nuit, sans peur, Dans un bois où plus d'un voleur Fixe, dit-on, sa résidence. Si Ton vous attaquait ici. Vous pourriez bien crier merci I Sans être Mandrin ni Cartouche, On vous tûrait comme une mouche. Si vous pouviez prendre le temps De m'accorder quelques instants Nous causerions là sur la route. D'ailleurs j'ai là deux pistolets...
— Oui, je les vois, retirez-les... Parlez, monsieur, je vous écoute.
— Ah ! vous me faites trop d'honneur. Merci, monsieur le voyageur.
Pardon, monsieur le voyageur : Vous voyez quelle est ma toilette ; Je néglige trop ma santé; Je sors, l'hiver comme l'été, Avec une simple jaquette. Si l'on m'offrait un habit neuf, Doublé de soie, en drap d'Elbeuf, Un manteau garni de fourrures, De bonnes et fortes chaussures, Du linge fin, j'y tiens beaucoup ; Pour vivre au bois on nlest pas loup,
DE L'ESPRIT ET DU GOÛT. 173
Mon Dieu, je changerais de mise... D'ailleurs, j'ai là deux pistolets...
— Oui, je les vois, retirez-les... Voici la clef de ma valise.
— Ah! vous me faites trop d'honneur Merci, monsieur le voyageur.
Pardon, monsieur le voyageur : Je ne tiens pas à la fortune ; J'ai là quelques propriétés : La route où vous vous arrêtez Et des forêts au clair de lune. J'ai lu dans plus d'un bon auteur Que For ne fait pas le bonheur; Et Bias trouvait qu'en voyage On a toujours trop de bagage D'aucuns en sont embarrassés ; D'autres n'en ont jamais assez. Quand j'ai soif, je vais à la source... D'ailleurs, j'ai là deux pistolets...
— Oui, je les vois, retirez-les... Voulez -vous accepter ma bourse?
— Ah ! vous me faites trop d'honneur. Merci, monsieur le voyageur.
Pardon, monsieur le voyageur :
Ici, nous n'avons pas de cloche.
On n'a jamais bien su pourquoi ;
Les philosophes tels que moi
N'ont pas de montre dans leur poche ;
Des astres nous savons le cours ;
Mais les jours sont plus ou moins courts
Et, pour rentrer dans sa demeure,
On aimerait à savoir l'heure.
174 EXPRESSION.
Si, par hasard, au coin d'un bois, Il me tombait entre les doigts Un chronomètre de rencontre... D'ailleurs, j'ai là deux pistolets...
— Oui, je les vois, retirez-les... Pourrais-je vous oiîVirma montre?
— Ah ! vous me faites trop d'honneur ; Merci, monsieur le voyageur.
Pardon, monsieur le voyageur : Un mot encore et je vous quitte. Grâce à moi, d'un cas imprudent Vous vous tirez sans accident; SouftVez que je vous félicite. Quoi qu'en disent les dégoûtés, La vie a quelques bons côtés; Je vous la laisse saine et sauve ; Monsieur, l'occasion est chauve ; Pressez-moi donc sur votre cœur En m'appelant votre sauveur... Si toutefois c'est votre envie... D'ailleurs, j'ai là deux pistolets...
— Oui, je les vois, retirez-les. . . C'est à vous que je dois la vie.
— Ah ! vous me faites trop d'honneur. Adieu, monsieur le voyageur.
(Nadaud, Chansons^ Stock, éd.
S'' Exercice.
LA JEUNE VEUVE.
La perte d'un époux ne va point sans soupirs : On fait beaucoup de bruit, et puis on se console. Sur les ailes du Temps la tristesse s'envole : Le Temps ramène les plaisirs.
DE L'ESPRIT ET DU GOUT. 173
Entre la veuve d'une année
Et la veuve d'une journée La ditïerence est grande : on ne croirait jamais
Que ce fut la même personne ; L'une fait fuir les g'ens, et l'autre a mille attraits : Aux soupirs vrais ou faux celle-là s'abandonne; C'est toujours même note et pareil entretien.
On dit qu'on est inconsolable :
On le dit ; il n'en est rien,
Comme on verra par cette fable,
Ou plutôt par la vérité.
L'époux d'une jeune beauté Partait pour l'autre monde. A ses côtés sa femme Lui criait : « Attends-moi, je te suis; et mon âme. Aussi bien que la tienne, est prête à s'envoler. »
Le mari fait seul le voyage. La belle avait un père, homme prudent et sage;
Il laissa le torrent couler.
A la fin, pour la consoler : <( Ma fille, lui dit-il, c'est trop verser de larmes : Qu'a besoin le défunt que vous noyiez vos charmes? Puisqu'il est des vivants, ne songez plus aux morts.
Je ne dis pas que tout à l'heure
Une condition meilleure
Change en des noces ces transports ; Mais après certain temps souffrez qu'on vous propose Un époux beau, bien fait, jeune et tout autre chose
Que le défunt. — Ah! dit-elle aussitôt,
Un cloître est l'époux qu'il me faut. » Le pèi?e lui laissa digérer sa disgrâce.
Un mois de la sorte se passe ; L'autre mois, on emploieàchanger tous les jours Quelque chose à l'habit, au linge, à la coiffure :
176 EXPRESSION.
Le deuil enfin sert de parure.
En attendant d'autres atours.
Toute la bande des Amours Revient au colombier ; les jeux, les ris, la danse Ont aussi leur tour à la fin :
On se plonge soir et matin
Dans la fontaine de Jouvence. Le père ne craint plus ce défunt tant chéri ; Mais comme il ne parlait de rien à notre belle :
« Où donc est le jeune mari
Que vous m'avez promis? » dit-elle.
(La Fontaine, /^a6/^5, VI, 21.)
6" Exercice.
LES PRÉCEPTES STOÏCIENS.
J'estime particulièrement vos vertus, Gaton. Aussi ne me permettrai-je pas de blâmer votre conduite ; mais peut-être pourrais-je vous faire quelques remontrances: Vous commettez peu de fautes^ mais, quand vous en faites, je puis vous le dire,
Toutes les qualités divines et supérieures que
nous admirons dans Gaton lui appartiennent en propre ; ses rares imperfections lui viennent de son maître qui fut du reste un homme remarquable, Zenon. Ses disci- ples se nomment stoïciens. Voici quelques traits de ses dogmes et de ses préceptes : le sage est inaccessible à la faveur, comme au pardon, la compassion n'est que faiblesse et légèreté. Le sage seul est beau fùt-il contre- fait ; fût-il mendiant, il est riche ; fùt-il esclave, il est roi. Mais nous, qui ne sommes pas des sages, ils nous traitent d'exilés, de traîtres, d'insensés. Ils mettent toutes les fautes sur un pied d'égalité ; tout délit est un
DE L'ESPRIT ET DU GOUT. 177
crime odieux ; tel n'est pas moins coupable pour avoir tué un poulet sans nécessité que tel autre pour avoir étran- glé son père; le sag-e ne doute jamais, n'a jamais de repentir, nechang-e jamais d'avis^ ne se trompe jamais...
Le même esprit inspire ces paroles : « J'ai déclaré au sénat que je dénoncerais un candidat au consulat. » — Vous étiez en colère quand vous l'avez dit ! — « Jamais le sage ne se met en colère. » — Un malhonnête homme peut seul mentir; changer d'avis est une honte, se laisser fléchir est un crime, avoir de la pitié en est un autre.
Si, avec une nature comme la vôtre, le hasard
vous eût fait rencontrer d'autres maîtres, Caton, vous n'auriez pas plus de droiture, plus de courage, de tempérance ni de justice (cela n'est pas possible), mais vous auriez plus de douceur; vous n'accuseriez pas sans raison l'homme le plus réservé, le plus droit, le plus honorable ; et, ce que vous avez dit avec tant d'aigreur dans le sénat, ou vous ne l'auriez pas dit, ou vous l'au- riez exprimé avec moins de sévérité. (Cicéron, Pro Murena^ XXIX, trad. Georges Le Roy.)
Citons maintenant, conime exemple de discussion spiri- tuelle, le dialogue entre Clitandre et Trissotin. On y verra combien l'esprit est une arme terrible pour qui sait la manier. Plus Trissotin devient furieux et grossier, plus Clitandre est aimable et spirituel. On essaiera aussi de rendre la vivacité de la réplique chez Clitandre.
1^ Exercice.
TRISSOTIN [à Philanilnte).
Je viens vous annoncer une grande nouvelle : ' Nous l'avons, en dormant, madame, échappé belle; Un monde près de nous a passé tout du long-. Est chu tout au travers de notre tourbillon
178 EXPRESSION.
Et, s'il eut en chemin rencontré notre terre, Elle eut été brisée en morceaux comme verre.
PHILAMINTE.
Remettons ce discours pour une autre saison, Monsieur n'y trouverait ni rime ni raison : Il fait profession de chérir l'ignorance Et de haïr surtout l'esprit de la science.
GLITANDRE.
Cette vérité veut quelque adoucissement. Je m'expHque, madame; et je hais seulement La science et l'esprit qui gâtent les personnes. Ce sont choses, de soi, qui sont belles et bonnes ; Mais j'aimerais mieux être au rang des ignorants Que de me voir savant comme certaines gens.
TRISSOTIN.
Pour moi, je ne tiens pas, quelque effet qu'on suppose, Que la science soit pour gâter quelque chose.
GLITANDRE.
Et c'est mon sentiment qu'en faits comme en propos La science est sujette à faire de grands sols.
TRISSOTIN.
Le paradoxe est fort.
GLITANDRE.
Sans être fort habile, La preuve m'en serait, je pense, assez facile. Si les raisons manquaient, je suis sûr qu'en tout cas Les exemples fameux ne me manqueraient pas.
lE L'ESPRIT ET DU GOUT. 179
TRISSOTIN.
Vous en pourriez citer qui ne concluraient guère.
CLITANDRE.
Je n'irais pas bien loin pour trouver mon affaire.
TRISSOTIN.
Pour moi, je ne vois pas ces exemples fameux.
CLITANDRE.
Moi, je les vois si bien qu'ils me crèvent les yeux.
TRISSOTIN.
J'ai cru jusques ici que c'était Fig-norance
Qui faisait les grands sots et non pas la science.
CLITANDRE.
Vous avez cru fort mal, et je vous suis garant Qu'un sot savant est sot plus qu'un sot ignorant.
TRISSOTIN.
Le sentiment commun est contre vos maximes. Puisque ignorant et sot sont termes synonymes.
CLITANDRE.
Si vous le voulez prendre aux usages du mot, L'alliance est plus forte entre pédant et sot.
TRISSOTIN.
La sottise, dans l'un, se fait voir toute pu/'fe.
CLITANDRE.
Et l'étude dans l'autre ajoute à la nature.
180 EXPRESSION.
TRISSOTIN. Le savoir garde en soi son mérite éminent.
GLITANDRE.
Le savoir, dans un fat, devient impertinent.
TRISSOTIN.
Il faut que l'ignorance ait pour vous de grands charmes, Puisque pour elle ainsi vous prenez tant les armes.
GLITANDRE.
Si pour moi l'ignorance a des charmes si grands, C'est depuis qu'à mes yeux s'offrent certains savants.
TRISSOTIN.
Ces certains savants-là peuvent, à les connaître. Valoir certaines gens que nous voyons paraître.
GLITANDRE.
Oui, si l'on s'en rapporte à ces certains savants ; Mais, on n'en convient pas chez ces certaines gens.
TRISSOTIN.
...Je ne m'étonne pas, au combat que j'essuie, De voir prendre à Monsieur la thèse qu'il appuie. Il est fort enfoncé dans la cour, c'est tout dit. La cour, comme l'on sait, ne tient pas pour l'esprit. Elle a quelque intérêt d'appuyer l'ignorance ; Et c'est en courtisan qu'il en prend la défense.
GLITANDRE.
Vous en voulez beaucoup à cette pauvre cour.
Et son malheur est grand de voir que, chaque jour,
DE L'ESPRIT ET DU GOÛT. - 181
Vous autres beaux esprits vous déclamiez contre elle, Que de tous vos chag-rins vous lui fassiez querelle, Et, sur son méchant goût lui faisant son procès, N'accusiez que lui seul de vos méchants succès. Permettez-moi, monsieur Trissotin, de vous dire, Avec tout le respect que votre nom (i) m'inspire, Qu^ vous feriez fort bien, vos confrères et vous, De parler de la cour d'un ton un peu plus doux : Qu'à le bien prendre, au fond, elle n'est pas si bête Que, vous autres messieurs, vous vous mettez en tête, Qu'elle a du sens commun pour se connaître à tout, Que chez elle on se peut former quelque bon goût. Et que l'esprit du monde y vaut, sans flatterie. Tout le savoir obscur de la pédanterie. •
(Molière, Les Femmes savantes, acte IV, se. m.)
11 est aussi d'autres cas où Fesprit trouve place. Qui, dans un discours, n'a pas à ghsser l'éloge flatteur et piquant de quelque personnalité? Là encore il importe de ne pas manquer de goût. Or, souvent le but n'est pas atteint ; ou bien le com- pliment agréablement écrit ne se détache pas dans la bouche de l'orateur et paraît terne ; ou bien un excès de flatte- rie et d'amabilité laisse les auditeurs perplexes sur la sin- cérité de l'éloge. Que l'on s'exerce donc dans ce sens sur le passage suivant. On y apprendra à ne pas exprimer trop crûment les choses aimables. L'éloge a sa pudeur, comme l'injure : c'est encore de l'ironie, mais à rebours. Ainsi dans cette dédicace à Madame, de l'Ecole des Femmes de Molière, qui prétend simplement dédier sa comédie sans compliment et où il n'en fait pourtant rien :
8« Exercice.
Madame, je suis le plus embarrassé homme du monde lorsqu'il me faut dédier un livre, et je me trouve si peu
(1) Trissotin peut signifier triple sot ou triple Cotin.
182 EXPRESSION.
fait au style d'épître dédicatoire, que je ne sais par où sortir de celle-ci. Un autre auteur qui serait à ma place trouverait d'abord cent belles choses à dire de votre Altesse Royale sur ce titre de V École des femmes eW oi^vQ qu'il vous en ferait. Mais pour moi, madame, je vous avoue mon faible, je ne sais point cet art de trouver des rapports entre des choses si peu proportionnées, et quelques belles lumières que les auteurs mes confrères me donnent tous les jours sur de pareils sujets, je ne vois pointée que votre Altesse Royale pourrait avoir à démêler avec la comédie que je lui présente.
On n'est pas en peine sans doute comme il faut faire pour vous louer. La matière, madame, ne saute que trop aux yeux ; et de quelque côté qu'on vous reg-arde^ on rencontre gloire sur gloire et qualités sur qualités. Vous en avez, madame, du côté du rang, qui vous font respecter de toute la terre ; vous en avez du côté des gTÛces et de l'esprit et du corps, qui vous font admi- rer de toutes les personnes qui vous voient ; vous en avez du côté de l'âme qui vous font aimer de tous ceux qui ont l'honneur d'approcher de vous ; je veux dire cette douceur pleine de charmes dont vous daignez tempérer la fierté des grands titres que vous portez; cette bonté toute obligeante, cette affabilité généreuse, que vous faites paraître pour tout le monde. Et ce sont particulièrement ces dernières pour qui je suis, et dont je sens fort bien que je ne me pourrai taire quel- que jour. Mais encore une fois, madame, je ne sais point le biais de faire entrer ici des vérités si éclatantes, et ce sont choses, à mon avis, et d'une trop vaste étendue et d'un mérite trop relevé, pour les vouloir renfermer dans une épître et les mêler avec des bagatelles.
Tout bien considéré, madame, je ne vois rien à faire ici pour moi que de vous dédier simplement ma comé-
DE L ESPRIT ET DU GOUT. 183:
die, et de vous assurer, avec tout le respect qu'il m'est possible, que je suis de votre Altesse Royale le très humble serviteur (1). [MoLiÈRE^Dédicace de ï École des^ femmes.)
(1) Voyez aussi dans ce sens : Racine, Dédicace à'Andromaqtte ;'^\&voi, Au roi pou7' avoir été desrobé (voir p. 41); Voiture, Voltaire eic...
CHAPITRE VII
DE LA SENSIBILITÉ.
11 semble bien que la plus admirable des facultés humaines et la plus puissante soit la sensibilité. Et au point de vue qui nous intéresse, nous voudrions que Télève lût très con- vaincu de son importance (1).
Tout homme, à moins d'être un monstre, est sensible, en ce sens que- la connaissance d'une idée ou d'un objet peut l'impressionner ou l'émouvoir. Nous sommes tous acces- sibles, par exemple, à la joie et à la douleur, l'intensité des sensations ou des sentiments variant avec le tempérament, bien entendu. Mais tout homme possède-t-il une sensi- bilité active, en quelque sorte, créatrice, qu'il puisse trouver à l'instant oii il lui faudra la manifester ? — Non. Tout homme placé en face d'autres hommes pour les émouvoir a-t-il fatalement en lui les moyens d'y réussir ? — Nous ne le croyons pas.
Or, c'est seulement de la manifestation de la sensibilité que nous avons à nous occuper ici. SHl est indispensable d\Hrccmu pour émouvoir, encore faut-il à la sensibilité cette qualité par- ticulière qui lui permet dobéir à la volonté et à l'imagination. Cette disposition est rare, il ne faut pas se le dissinmler. Les grands acteurs le seraient moins, et les grands orateurs aussi.
On admettra sans peine que vouloir indiquer le moindre procédé (2) ici serait rabaisser l'art qui nous occupe au plus odieux des métiers. 11 n'y a qu'un seul acheminement : il
(1) La sensibilité est même la faculté dont l'opération précède toutes les autres : Nihil est in intelleciu quod non fiierit in sensu. (Leibniz.)
(2) 11 s'ensuit que nous nous inquiétons fort peu de savoir quels muscles expri- ment la joie, l'orgueil, la douleur, etc.. L'élève qui veut exprimer n'a aucunement besoin de s'occuper de ces connaissances q«i sont du domaine de la médecine ou de la critiqua et ne le conduiraient qu'à la grimace.
DE LA SENSIBILITE. - 185
faut croire ; c'est le seul moyen de faire dire à la foule ces mots caractéristiques: «Il a bien l'air d'y croire. » Qu'on n'aille donc pas objecter que l'étude de l'expression est une école de dissimulation ; elle est précisément le contraire, à moins d'admettre que dans tout art l'efl'ort vers la vérité n'est qu'un mensonge.
Tout ce qui est convention est haïssable. 11 n'y a pas d'in- flexions de voix particulières, il n'y a pas de gestes particu- liers dont il faille se soucier dans l'expression des sentiments, quels qu'ils soient. Ne visez donc qu'à la sincérité. Si vous pouvez parvenir ( I ) à vous émouvoir, ceux qui vous écouteront seront émus eux aussi (2).
. Disons cependant que les manifestations de la sensibilité sont sous le contrôle de l'intelligence et dû goût. Il y a des colères profondément comiques et des douleurs ridicules. De même l'excuse serait mauvaise pour qui ne se ferait plus com- prendre et qui objecterait : « Les larmes m'ont brisé la voix. » Ici comme ailleurs, la diction doit rester correcte.
Est-il besoin d'ajouter que nous donnons au mot sen- sibilité son sens absolu ? La joie est du domaine de la sensi- bilité comme le désespoir, la mélancolie comme la haine, etc. Nous ne saurions donner un exemple de chaque senti- ment : les nuances sont multiples. Nous avons seulement tenté de gi'ouper quelques passages qui suffiront à. l'élève pour s'exercer. Qu'il se souvienne seuFement de ne pas confondre dans une vague « chaleur » (3) uniforme les diffé- rentes émotions, et d'éviter toujours ici comme ailleurs l'em- phase et la vulgarité. Il est aussi très important de bien dis- tribuer les femps d'arrêt.
1^' Exercice.
Le mot mère est le premier que notre cœur prononce même sans l'avoir jamais appris ; il exprime dans la
(1) La sensibilité (dans le sens qui nous intéresse, bien entendu) existe ou n'existe pas. Mais elle peut sommeiller. Et, naturellement, elle se développe. • [i) L3 mot « émouvoir » doit garder toute sa force. La véritabl.e sensibilité s'eni- '])are en effet de l'auditeur malgré sa volonté et l'agite (movere) au point de le faire frissonner physiquement et d'influer sur sa respiration et se^ pulsations.
(3) La chaleur, en ce qui nous intéresse, provient, comme toujours, du mouve- ment : c'est une sorte d'enthousiasme; ce n'est pas la sensibilité.
186 EXPRESSION.
langue de tous les peuples comme la première respiration de noire cœur. Ceux qui se plaisent à explorer les mys- tères des langues humaines cachés dans les replis des mots même les plus simples disent sur celui-ci des choses merveilleuses qui ne peuvent trouver place dans ce discours. Quoi qu'il en soit, on sent au parfum que Ton respire toujours, que ce mot ma mère garde pour notre cœur un charme qui ne sait pas tarir. L'homme peut devenir sourd à toute parole, insensible à tout nom ; il y a un mot qu'il entend, une parole qui rômeut toujours : ma mère ! L'homme peut tout oubher, même Dieu ; il ne peut pas oublier sa mère. (Le P. Félix. ^
2^ Exercice.
Soldats ! Je ne suis point content de vous : vous n'avez marqué ni discipline, ni constance, ni bravoure : vous^ avez cédé au premier échec. fl
Soldais du 30" et du 85^, vous n'êtes pas des soldats français. Que l'on me donne ces drapeaux, et que l'on écrive dessus : « Ils ne sont plus de l'armée d'Italie! » (Napoléon 1®% Harangues.)
3* Exercice.
Soldats de ma vieille Garde ! je vous fais mes adieux (1)1 Depuis vingt ans, je vous ai trouvés constamment sur le chemin de l'honneur et de la gloire.... Je ])ars 1 Vous, mes amis, continuez de servir la France. Son bonheur était mon unique pensée : il sera toujours l'objet de mes vœux! Ne plaignez pas mon sort. Si j'ai consenti à me survivre, c'est pour servii- encore votre gloire. Je veux écrire les grandes choses que nous avonsfaites ensemble. ..
(1) Adieu adressé à la Garde par Napoléon I«r, le 20 avril 1 81 i après son abdica- tion .
DE LA SENSIBILITÉ. 187
Adieu, mes enfants, je voudrais vous embrasser tous sur mon cœur ; que j'embrasse au moins votre g-énéral. Venez, général Petit, que je vous presse sur mon cœur ! Qu'on m'apporte l'aigle, que je l'embrasse aussi I Ah ! chère aigle, puisse le baiser que je te donne retentir dans la postérité ! Adieu, mes enfants, mes vœux vous accompagneront toujours ; gardez mon souvenir (1).
Adieu, mes enfants ; adieu, encore une fois, mes vieux compagnons ! que ce dernier baiser passe dans tous vos cœurs ! [Ibid.)
A" Exercice.
Est-il quelque ennemi qu'à présent je ne dompte ? Paraissez, Navarrais, Maures et Castillans, Et tout ce que l'Espagne a nourri de vaillants ; Unissez-vous ensemble et faites une armée. Pour combattre une main de la sorte animée ; Joignez tous vos efforts contre un espoir si doux ; Pour en venir à bout, c'est trop peu que de vous.
(Corneille, Le Cid, acte V, se. i.)
5e Exercice.
DON CÉSAR DE BAZAN.
Oh I je comprends qu'on vole, et qu'on tue, et qu'on pille. Que par une nuit noire on force une bastille, D'assaut, la hache au poing, avec cent flibustiers ; Qu'on égorge estaflers, geôliers et guichetiers. Tous taillant et hurlant, en bandits que nous sommes, OEil pour œil, dent pour dent, c'est bien I hommes contre
[hommes ! Mais doucement détruire une femme ! et creuser Sous ses pieds une trappe ! et contre elle abuser,
(1) A ce moment Napoléon serra le général Petit dans ses bras, et baisa le drapeau.
188 EXPRESSION.
Qui sait? de son humeur peut-être hasardeuse ! Prendre ce pauvre oiseau dans quelque glu hideuse î Oh ! plutôt qu'arriver jusqu'à ce déshonneur, Plutôt qu'être, à ce prix, un riche et haut seigneur, — Et je le dis ici pour Dieu qui voit mon âme, — J'aimerais mieux, plutôt qu'être à ce point infâme, Vil, oc^ieux, pervers, misérable et flétri, Qu'un chien rongeât mon crâne au pied du pilori !
(Victor Hugo, Ruy Blas, acte I, se. ii.)
6*^ Exercice.
OGEANO NOX,
Oh î combien de marins, combien de capitaines Qui sont partis joyeux pour des courses lointaines. Dans ce morne horizon se sont évanouis ! Combien ont disparu, dure et triste fortune ! Dans une mer sans fond, par une nuit sans lune. Sous l'aveugle océan à jamais enfouis !
Combien de patrons morts avec leurs équipages I L'ouragan de leur vie a pris toutes les pages. Et d'un souffle il a tout dispersé sous les flots ! Nul ne saura leur fin dans l'abîme plongée. Chaque vague en passant d'un butin s'est chargée ; L'une a saisi l'esquif, l'autre les matelots î
...Nul ne sait votre sort, pauvres têtes perdues ! Vous roulez à travers les sombres étendues. Heurtant de vos fronts morts des écueils inconnus. Oh ! que de vieux parents, qui n'avaient plus qu'un rêve, Sont morts en attendant tous les jours sur la grève Ceux qui ne sont pas revenus !
...Où sont-ils, les marins sombres dans les nuits noires ? 0 flots, que vous savez de lugubres histoires !
DE LA SENSIBILITE. 189
Flots profonds redoutés des mères à genoux I \ous vous les racontez en montant les marées, Et c'est ce qui vous fait ces voix désespérées Que vous avez le soir quand vous venez vers nous !.. (ViGToa Hugo, Les Rayons et les Ombres.)
7« Exercice.
Emporter de chez soi les accents familiers. C'est emporter un peu de terre à ses souliers I Emporter son -accent d'Auverg-ne ou de Bi^etag'ne, C'est emporter un peu sa lande ou sa montag'ne! Lorsque, loin du pays (1), le cœur gTos, on s'enfuit, L'accent ? Mais c'est un peu le pays qui vous suit î C'est un peu, cet accent, invisible bagage, Le parler de chez soi qu'on emporte en voyage! C'est, pour les malheureux à l'exil obligés. Le patois qui déteint sur les mots étrangers ! Avoir l'accent, enfin, c'est chaque fois qu'on cause. Parler de son pays en parlant d'autre chose !.. .
(1) Il sera intéressant de rapprocher de ce beau passage le célèbre sonnet de Joachim Du Bellay. Le sentiment *essenliel est le nième : amour du sol natal ; l'ex- pression ne saurait cependant être la même dans les deux morceaux.
Heureux qui, comme Ulysse, a fait un beau voyage, Ou comuje cestuy là qui conquist la Toison, Et puis est retourné, plein d'usage et raison, Vivre entre ses parents le reste de son aage !
Quand revoiray-je, hélas ! de mon petit village Fumer la cheminée, et en quelle saison
Revoiray-je le clos de map'auvre maison :
Qui m'est une province, el beaucoup d'avantage?
Plus me plaist le séjour qu'ont basty mes ayeux, Que des palais romains le front audacieux : Plus que le marbre dur, me plaist l'ardoise fine.
Plus mon Loyre gaulois, que le Tybre latin. Plus mon petit Lyre, que le mont Palatin Et plus que l'air marin, la doiiceur angevine.
(Joachim du Bellay.)
190 EXPRESSION.
Non, je ne rougis pas de mon fidèle accent !
Je veux qu'il soit sonore, et clair, retentissant!
Et m'en aller tout droit, l'humeur toujours pareille,
En portant mon accent fièrement sur l'oreille!
Mon accent ! 11 faudrait l'écouter à genoux î
Il nous fait emporter la Provence avec nous.
Et fait chanter sa voix dans tous mes bavardages
Gomme chante la mer au fond des coquillages!
Ecoutez ! En parlant je plante le décor
Du torride Midi dans les brumes du Nord!
Mon accent porte en soi d'adorables mélanges
D'effluves d'orangers et de parfums d'oranges ;
Il évoque à la fois les feuillages bleus gris
De nos chers oliviers aux vieux troncs rabougris,
Et le petit village où les treilles splendides
Eclaboussent de bleu les blancheurs des bastides !
Cet accent-là, mistral, cigale et tambourin,
A toutes mes chansons donne un môme refrain,
Et quand vous 1 entendez chanter dans ma parole
Tous les mots que je dis dansent la farandole !
(M. Zamacoïs, La Fleur inerveilieuse, acte II, se. \ . Fasquelle, éd.)
Plus il y a de différents sentiments à exprimer, plus il y a de difficulté, voilà qui est évident. Que l'on s'exerce donc à passer rapidement d'un sentin^ent à un autre.
8« Exercice.
LES TROIS HUSSARDS.
C'étaient trois hussards de la garde Qui s'en revenaient en congé : Ils chantaient de façon gaillarde, Et marchaient d'un air dégagé.
I
DE LA SENSIBILITÉ. 191
— Je vais revoir celle que j'aime; C'est Margoton, dit le premier,
— C'est Madelon, dit le deuxième,
— C'est Jeanneton, dit le dernier.
Un homme était sur leur passage :
— Hé! C'est Jean, le sonneur, je crois. Quoi de nouveau dans le village?
— Tout va toujours comme autrefois.
— Et Margoton, notre voisine?
— J'ai sonné ses vœux l'an dernier, Car elle est sœur visitandine
Dans le couvent de Noirmoutier.
— Et Madelon ! toujours bien sage ?
— Oui-dà. Pour elle j'ai sonné, Voilà dix mois son mariage, Voilà dix jours, son premier-né.
— Et Jeanneton, dit le troisième, Toujours heureuse? — Ah! sûrement; Trois mois passés aujourd'hui même J'ai sonné son enterrement.
— Sonneur, si tu vois Marguerite Dans le couvent de Noirmoutier, Dis-lui que je la félicite
Et que je vais me marier.
— Sonneur, si tu vois Madeleine Dans la maison de son époux, Dis-lui que je suis capitaine
Et que je fais la chasse aux loups.
192 EXPRESSION.
— Sonneur, quand (u verras ma mère, ^
Va la saluer chapeau bas : Dis-lui que je suis à la guerre Et que je ne reviendrai pas.
(Nadaud, Chansons, Stock, éd.)
Étudier dans le même sens les stances du Cid où Rodrigue manifeste tour à tour la stupeur, la douleur, l'indécision, le désespoir, le sentiment du devoir et le courage.
Nous allons citer maintenant quelques passages dont l'étude sera particulièrement utile aux futurs avocats et orateui's. 11 n'y a pas, à proprement parler, de sensibilité spécialement oratoire ; mais un plaidoyer au criminel ou une oraison funè- bre vise en général telle ou telle libre du cœur qu'il importe de pouvoir toucher facilement.
9' Exercice.
J'ai fini, messieurs; vous dire ce qu'il y a d'intérêt dans cette affaire, c'est inutile. M. l'avocat général n'a pas f^it de péroraison, je veux l'imiter. Vous dire que c'est une de ces affaires dignes de vos préoccupations ? A quoi bon? je yous vois et je sais combien vos âmes sont agitées au moment où je vais finir. Vous parler de la famille de cet homme? Vous la connaissez. Vous parler des angoisses de son père et de sa mère, de ce désespoir que je ne puis calmer, de ces douleurs que je partage? Parler de sa femme, vous dire que, quand, à la fin de l'audience, je suis obligé d'aller la retrouver, mon cœur se brise; qu a la vue de tant de vertu et de tant de malheur je ne sais plus trouver un mot pour témoigner à cette infortunée tout ce que j'ai de respect et de sympathie pour elle? Ce n'est pas la cause: tout cela, vous viDus l'êtes dit, parce que vous avez du cœur et que vous êtes des gens honnêtes ; parce que vous avez une famille, parce que vous savez comment l'on s aime, et
DE LA SENSIBILITÉ. 193
que vous comprenez les horribles douleurs de ceux qui aiment. Mais je veux le répéter en m'asseyant : vous devez demander la preuve au ministère public ; vous devez dire à l'accusation: «Le crime n'est pas prouvé, » Charg-er vos consciences d'un verdict de condamnation, c'est impossible ! (Lachaud, Affaire La Pommeraye^ 1854, Charpentier, éd.)
10e Exercice.
Oh ! je comprends ce que Ton pourra dire : Il a commis huit assassinats (1) et il ne peut pas échapper au châti- ment suprême ! Une conscience honnête, irrépro- chable, peut s'impressionner à ce point de la vue du sang, qu'elle ne voie plus que la vengeance. Messieurs, ce ne sont pas là les consciences des juges. Les juges, après avoir contemplé les victimes, savent se détourner vers l'accusé et lui dire froidement: « Qui es-tu? D'où viens-tu? Pourquoi es-tu si pervers? Dieu t'a-t-il donné une force morale égale à celle des autres hommes? L'éducation est-elle venue sur toi? Ou bien as-tu été livré sans défense à tes sombres entraînements ?» Quand vous aurez fait cet examen à l'égard de Tropp- mann, vous déciderez.
Vous avez, messieurs, une grande mission à remplir; jamais vous n'en aurez une plus élevée, ni une plus difficile. Je suis convaincu qu'elle ne vous effraye pas, parce que vous êtes des hommes qui consulterez votre conscience avant de prononcer votre verdict. N'oubliez pas que vous avez devant vous, je ne dirai pas un enfant, mais un jeune homme de vingt ans ; que ce n'est pas un homme dans la force de Fâge ; qu'il n'a encore jamais eu cette force morale nécessaire pour dominer les
(1) On se souvient que Troppmann fut exécuté : Lachaud avait reçu force meuaces du jour où il avait résolu de le défendre.
194 EXPRESSION.
mauvais penchants, où, quand l'homme est maître de lui, il est maître de ses actions. J'espère que vous ne pronon- cerez pas la peine suprême. La vie n'est rien pour lui; je le sais et, vous-mêmes, vous n'ig-norez pas le cas qu'il en faisait au Havre ; il semble que Dieu lui ait rendu l'existence pour le faire paraître devant vous. Dieu n'a pas voulu le laisser mourir pour qu'il parût devant ses jug-es, mais il ne veut pas qu'il meure deux fois.
Je m'arrête; j'ai terminé cette tâche pénible que j'ai acceptée par devoir et que j'ai remplie selon ma con- science, sans passion, sans crainte des impressions qui peuvent venir du dehors : je l'ai accomplie dans le sanc- tuaire de la justice, ne puisant de force que dans ma propre conscience et bien convaincu que, comme moi, vous ne vous laisserez pas atteindre par les influences étrang-ères. J'espère en vos consciences, j'espère en vos raisons et je m'assieds, débarrassé du poids de ce désespoir profond, que les derniers mots de M. le procureur g-énéral avaient fait naître dans mon esprit. (Lachaud, Affaire Troppmann, Charpentier, éd.)
11' Exercice.
Sous un régime démocratique, de tels honneurs se- raient un non-sens et une abdication s'ils s'adressaient seulement à l'homme : aussi dans la pensée de tous, ils tendent plus haut et plus loin.
Ils consacrent, en les solennisant, les souvenirs de la résistance à l'invasion triomphante, et confondent dans un même sentiment de reconnaissance tous ceux qui, à la voix de Gambetta, n'ont pas désespéré de la Patrie et ont succombé pour elle !
Ils sont nombreux, ceux-là ; et ces funérailles, pour être dignes d'eux, devaient être celles auxquelles nous assistons aujourd'hui.
DE LA SENSIBILITÉ. 195
Donc, que les morts qui se croient oubliés se redres- sent ; qu'ils contemplent cette foule, ces drapeaux, cette armée, et qu'ils prennent leur part des honneurs que la nation leur rend aujourd'hui.
C'est aussi devant eux que nous nous inclinons.
Pro Patria ! Tel doit être le sens de cette solennelle journée ! N'est-ce pas d'ailleurs le meilleur élog-e à faire de celui qui n'est plus ? (Palateuf, Éloge funèbre de Gamhetta.)
12' Exercice.
Nous disions avec joie que le ciel avait arraché Madame, comme par miracle, des mains des ennemis du roi son père, pour la donner à la France : don précieux, inestimable présent, si seulement la possession en avait été plus durable ! Mais pourquoi ce souvenir vient-il m'interrompre ? Hélas ! nous ne pouvons un moment arrêter les yeux sur la g*loire de la princesse, sans que la mort s'y mêle aussitôt pour tout offusquer de son ombre. 0 mort, éloigne-toi de notre pensée, et laisse- nous tromper pour un peu de temps la violence de notre douleur par le souvenir de notre joie ! Souvenez-vous donc, messieurs, de l'admiration que la princesse d'An- g-leterre donnait à toute la cour. Votre mémoire vous la peindra mieux^ avec tous ses traits et son incomparable douceur, que ne pourront jamais faire toutes mes paroles. Elle croissait au milieu des bénédictions de tous les peuples ; et les années ne cessaient de lui apporter de nouvelles grâces. (Bossuet, Oraison funèbre de Hen- riette d'Angleterre.)
13' Exercice.
Nous devrions être assez convaincus de notre néant : mais s'il faut des coups de surprise à nos cœurs enchan-
^96 EXPRESSION.
tés de Tamour du monde, celui-ci est assez grand et assez terrible. Onuit désastreuse ! ô nuit effroyable, où retentit tout à coup, comme un éclat de tonnerre, cette étonnante nouvelle : Madame se meurt, Madame est morte ! Qui de nous ne se sentit frappé à ce coup, comme si quelque tragique accident avait désolé sa famMle ? Au premier bruit d'un mal si étrang-e, on accourut à Saint- Cloud de toutes parts ; on trouve tout consterné, excepté
le cœur de cette princesse
Quoi donc, elle devait périr sitôt ! Dans la plupart des hommes, les changements se font peu à peu, et la mort les prépare ordinairement à son dernier coup. Madame cependant a passé du matin au soir, ainsi que l'herbe des champs. Le matin elle fleurissait ; avec quelles grâces, vous le savez : le soir nous la vîmes séchée ; et ces fortes expressions, par lesquelles TÉcriture sainte exagère Tinconstance des choses humaines, devaient être pour cette princesse si précises et si littérales. (Ibid.)
CHAPITRE VHI
DE LA VARIÉTÉ.
Pour toutes les qualités que nous avons essayé de déve- lopper chez l'élève, nous lui avons demandé de porter succes- sivement son attention sur chacune d'elles : c'est là une méthode qu'il faut abandonner dès maintenant. Toutes nos facultés doivent se manifester presque simultanément dans bi&n des cas.
La variété se manifeste par la voix, les inflexions, la phy- sionomie et l'attitude, mais cette variété extérieure doit tou- jours correspondre à des changements d'idées ou de senti- ments. On a beaucoup abusé, contre cette règle, des opposi- tions de voix.
AJ Variété dans V ensemble.
Nous entendons par là qu'un morceau, un discours par exemple, doit être composé au point de vue de la diction comme au point de vue littéraire. A chaque nouvelle partie le ton doit changer, on le comprend sans peine, comme dans chaque partie, à chaque idée nouvelle, à chaque sentiment nouveau. On enveloppera au contraire dans une interpréta- tion semblable tout ce qui concourt au même but.
On s'efforcera de composer un tout ayant manifestement un commencement, un milieu et une fin, dans lesquels on aura soigneusement distribué à l'avance l'emploi des qualités que nous avons vues. L'orateur doit être spontané : mais il doit avoir posé des jalons qui le dirigent dans la marche essentielle du discours.
De même il est indispensable de ne pas tout placer au même plan, ou, si l'on préfère, en même lumière. La diction a ses lois de perspective comme la peinture. Le procédé connu sous le nom de déblaiement doit être appliqué aux parties de
G. Le Roy. — La Diction. 8
198 EXPRESSION.
moindre importance. 11 a l'avantage de faire ressortir le reste et de reposer l'attention de Tauditenr.
1^' Exercice.
LE VIEIL HORACE.
Sire, c'est donc à moi de répondre à Valère. Mes enfants avec lui conspirent contre un père ; Tous trois veulent me perdre, et s'arment sans raison Contre si peu de sang- qui reste en ma maison.
(A Sabine.)
Toi qui, par des douleurs à ton devoir contraires.
Veux quitter un mari pour rejoindre tes frères,
Va plutôt consulter leurs mânes g-énéreux ;
Ils sont morts, mais pour Albe, et s'en tiennent heureux.
Puisque le ciel voulait qu'elle fut asservie,
Si quelq^ie sentiment demeure après la vie,
Ce malheur semble moindre, et moins rudes ses coups.
Voyant que tout l'honneur en retombe sur nous ;
Tous trois désavoueront la douleur qui te touche.
Les larmes de tes yeux, les soupirs de ta bouche,
L'horreur que tu fais voir d'un mari vertueux.
Sabine, sois leur sœur, suis ton devoir comme eux.
(Au roi.)
Contre ce cher époux Valère en vain s'anime :
Un premier mouvement ne fut jamais un crime;
Et la louange est due, au lieu du châtiment.
Quand la vertu produit ce premier mouvement.
Aimer nos ennemis avec idolâtrie,
De rage en leur trépas maudire la patrie.
Souhaiter à l'État un malheur infini.
C'est ce qu'on nomme crime, et ce qu'il a puni.
Le seul amour de Rome a sa main animée;
Il serait innocent s'il l'avait moins aimée.
DE LA VARIÉTÉ. 199
Qu'ai-je dit, Sire ? il Test, et ce bras paternel
L'aurait déjà puni s'il était criminel :
J'aurais su mieux user de l'entière puissance
Que me donnent sur lui les droits de la naissance ;
J'aime trop l'honneur, Sire, et ne suis point de rang*
A souffrir ni d'affront, ni de crime en mon sang.
C'est dont je ne veux point de témoin que Valère;
Il a vu quel accueil lui gardait ma colère
Lorsqu'ignorant encor la moitié du combat.
Je croyais que sa fuite avait trahi l'État.
Qui le fait se charg-er des soins de ma famille ?
Qui le fait, malg-ré moi, vouloir veng-er ma fille ?
Et par quelle raison, dans son juste trépas.
Prend-il un intérêt qu'un père ne prend pas?
On craint qu'après sa sœur il n'en maltraite d'autres!
Sire, nous n'avons part qu'à la honte des nôtres,
Et, de quelque façon qu'un autre puisse agir,
Qui ne nous touche point ne nous fait point rougir.
(A Valère.)
Tu peux pleurer, Valère, et même aux yeux d'Horaoe: Il ne prend intérêt qu'aux crimes de sa race : Qui n'est point de son sang ne peut faire d'affront Aux lauriers immortels qui lui ceignent le front. Lauriers, sacrés rameaux qu'on veut réduire en poudre, Vous qui mettez sa tête à couvert de la foudre, L'abandonnerez-vous à l'infâme couteau Qui fait choir les méchants sous la main d'un bourreau ? Romains, souffrirez-vous qu'on vous immole un homme Sans qui Rome aujourd'hui cesserait d'être Rome Et qu'un Romain s'efforce à tacher le renom D'un guerrier à qui tous doivent un si beau nom? Dis, Valère, dis-nous, situ veux qu'il périsse. Où tu penses choisir un lieu pour son supplice :
.200 EXPRESSION.
Sera-ce entre ces murs que mille et mille voix
Font résonner encor du bruit de ses exploits?
Sera-ce hors des murs, au milieu de ces places
Qu'on voit fumer encor du sang des Guriaces,
Entre leurs trois tombeaux, et dans ce champ d'honneur
Témoin de sa vaillance et de notre bonheur?
Tu ne saurais cacher sa peine à sa victoire :
Dans les murs, hors des murs, tout parle de sa g-loire,
Tout s'oppose à TefTort de ton injuste amour,
Qui veut d'un si bon sang souiller un si beau jour.
Albe ne pourra pas souffrir un tel spnctacle,
Et Rome par ses pleurs y mettra trop d'obstacle.
(Corneille, Horace, acte V, se. m.)
B) Dans le récit, il importe de distinguer le ton du narrateur (1) et celui des différents personnages.
2e Exercice.
LES PAUVRES GENS.
.. Mon pauvre homme ! ah! mon Dieu !queva-t-il dire? lia Déjà tant de souci! Qu'est-ce que j'ai fait là? Cinq enfants sur les bras î ce père qui travaille ! Il n'avait pas assez de peine; il faut que j'aille Lui donner celle-là de plus. — C'est lui? Non. Rien.
— J'ai mal fait. — S'il me bat, je dirai : Tu fais bien.
— Est-ce lui? — Non. — Tant mieux. — La porte bouge
[comme Si l'on entrait. — Mais non. — Voilà-t-il pas, pauvre
[homme» Que j'ai peur de le voir rentrer, moi, maintenant! — ... ...La porte tout à coup s'ouvrit, bruyante et claire,
(1) Voyez ce que nous avons dit au sujet'des phrases incidentes, pages 28 et 29.
DE LA VARIÉTÉ. 201
Et fit dans la cabane entrer un rayon blanc ; Et le pêcheur, traînant son filet ruisselant, Joyeux, parut au seuil et dit : « C'est la marine !... ~ Quel temps a-t-il fait? — Dur.— Et la pêche? —
[Mauvaise. Mais, vois-tu, je t'embrasse et me voilà bien aise. Je n'ai rien pris du tout. J'ai troué mon filet. Le diable était caché dans le vent qui soufflait. Quelle nuit! Un moment, dans tout ce tintamarre. J'ai cru que le bateau se couchait, et l'amarre A cassé. Qu'as-tu fait, toi, pendant ce temps-là? » Jeannie eut un frisson dans l'ombre et se troubla. « Moi? dit-elle. Ah! mon Dieu! rien, comme à l'ordinaire, J'ai cousu. J'écoutais la mer comme un tonnerre, J'avais peur. — Oui, l'hiver est dur, mais c'est égal. » Alors, tremblante ainsi que ceux qui font le mal. Elle dit : « A propos, notre voisine est morte. C'est hier qu'elle a du mourir, enfin, n'importe. Dans la soirée, après que vous fûtes partis. Elle laisse ses deux enfants, qui sont petits. L'un s'appelle Guillaume et l'autre Madeleine ; L'un qui ne marche pas, l'autre qui parle à peine. La pauvre bonne femme était dans le besoin. » L'homme prit un air grave et, jetant dans un coin Son bonnet de forçat mouillé par la tempête :
— Diable ! dit-il en se grattant la tête. Nous avions cinq enfants, cela va faire sept.
Femme^ va les chercher... Mais qu'as-tu ? ça te fâche? D'ordinaire, tu cours plus vite que cela.
— Tiens, dit-elle en ouvrant les rideaux, les voilà ! »
(Victor Hugo, La Légende des Siècles.)
202 EXPRESSION.
3' Exercice.
LES ANIMAUX MALADES DE LA PESTE.
Un mal qui répand la terreur,
Mal que le ciel en sa fureur Inventa pour punir les crioies de la terre, La peste (puisqu'il faut l'appeler par son nom) Capable d'enrichir en un jour l'Achéron,
Faisait aux animaux la guerre. Ils ne mouraient pas tous, mais tous estaient frappés.
On n'en voyait point d'occupés A chercher le soutien d'une mourante vie;
Nul mets n'excitait leur envie;
Ni loups ni renards n'épiaient
La douce et l'innocente proie ;
Les tourterelles se fuyaient:
Plus d'amour, partant plus de joie. Le lion tint conseil, et dit : « Mes chers amis,
Je crois que le ciel a permis
Pour nos péchés cette infortune.
Que le plus coupable de nous Se sacrifie aux traits du céleste courroux : Peut-être il obtiendra la g-uérison commune. L'histoire nous apprend qu'en de tels accidents
On fait de pareils dévouements. I^e nous flattons donc point; voyons sans indulgence
L'état de notre conscience. Pour moi, satisfaisant mes appétits gloutons.
J'ai dévoré force moutons.
Que m'avaient-ils fait? nulle offense ; Même il m'est arrivé quelquefois de manger Le berger.
DE LA VARIÉTÉ. 203i
Je me dévouerai donc, s'il le faut : mais je pense Qu'il est bon que chacun s'accuse ainsi que moi ; Car on doit souhaiter, selon toute justice,
Que le plus coupable périsse. — Sire, dit le renard, vous êtes trop bon roi ; Vos scrupules font voir trop de délicatesse. Eh bien! mang-er moutons, canaille, sotte espèce, Est-ce un péché? Non, non. Vous leur fîtes, seigneur^
En les croquant, beaucoup d'honneur ;
Et, quant au berger, l'on peut dire
Qu'il était digne de tous maux. Étant de ces gens-là qui sur les animaux
Se font un chimérique empire. » Ainsi dit le renard ; et flatteurs d'applaudir.
On n'osa trop approfondir Du tigre, ni de l'ours, ni des autres puissances.
Les moins pardonnables oflenses; Tous les gens querelleurs, jusqu'aux simples mâtins^ Au dire de chacun, étaient de petits saints. L'âne vint à son tour, et dit : « J'ai souvenance
Qu'en un pré de moines passant, La faim, l'occasion, l'herbe tendre, et, je pense,
Quelque diable aussi me poussant. Je tondis de ce pré la largeur de ma langue; Je n'en avais nul droit, puisqu'il faut parler net. » A ces mots, on cria haro sur le baudet. Un loup, quelque peu clerc, prouva par sa harangue Qu'il fallait dévorer ce maudit animal. Ce pelé, ce galeux, d'où venait tout leur mal. Sa peccadille fut jugée un cas pendable. Manger l'herbe d'autrui ! Quel crime abominable !
Rien que la mort n'était capable D'expier son forfait. On le lui fit bien voir.
204 EXPRESSION.
Selon que vous serez puissant ou misérable, Les jugements de cour vous rendront blanc ou noir. (La Fontaine, /^«6/es, VII, 1.)
C) Variété dans le détail et nuances.
Il faut savoir choisir parmi les nuances que Ton entrevoit celles qui sont en harmonie avec le morceau, et sacrifier courageusement celles qui alourdiraient le texte ou le com- pliqueraient inutilement.
4e Exercice.
CYRANO.
Ah ! non ! c'est un peu court, jeune homme ! On pouvait dire... Oh! Dieu !... bien des choses en
[somme .. En variant le ton, — par exemple, tenez : Agressif (1) : « Moi, monsieur, si j'avais un tel nez, Il faudrait sur-le-champ que je me l'amputasse ! » Amical : « Mais il doit tremper dans votre tasse : Pour boire, faites-vous fabriquer un hanap ! » Descriptif: « C'est un roc!... c'est un pic !... c'est un cap! Que dis-je, c'est un cap ?... C'est une péninsule ! » Curieux : « De quoi sert cette oblongue capsule ? D'écritoire, monsieur, ou de boîte à ciseaux? » Gracieux : « Aimez-vous à ce point les oiseaux Que paternellement vous vous préoccupâtes De tendre ce perchoir à leurs petites pattes ? » Truculent : «Ça, monsieur, lorsque vous pétunez, La vapeur du tabac vous sort-elle du nez. Sans qu'un voisin ne crie au feu de cheminée ? » Prévenant : « Gardez-vous, votre tète entraînée
(1) Bien détacher les rpilhetes indiquées jcir ("-yrano.
DE LX VARIÉTÉ. 205
Par ce poids, de tomber en avant sur le sol ! » Tendre : « Faites-lui faire un petit parasol De peur que sa couleur au soleil ne se fane ! » Pédant : «L'animal seul, monsieur, qu'Aristophane Appelle Hippocampelephantocamélos Dut avoir sous le front tant de chair sur tant d'os ! » Cavalier : « Quoi, l'ami, ce croc est à la mode ? Pour pendre son chapeau, c'est vraiment très commode !» Emphatique : « Aucun vent ne peut, nez magistral, T'enrhumer tout entier, excepté le mistral ! » Dramatique : « C'est la mer Rouge quand il saigne ! » Admiratif : « Pour un parfumeur, quelle enseigne ! » Lyrique : « Est-ce une conque, êtes-vousun triton »? Naïf : « Ce monument, quand le visite-t-on ? » Respectueux : « Souffrez, monsieur, qu'on vous salue, C'est là ce qui s'appelle avoir pignon sur rue ! » Campagnard : « Hé, ardé ! C'est-y un nez ? Nanain ! C'est queuqu'navet géant ou ben queuqu'melon nain I » Militaire : « Pointez contre cavalerie I... » Pratique : « Voulez-vous le mettre en loterie ? Assurément, monsieur, ce sera le gros lot ! » Enfin parodiant Pyrame en un sanglot : « Le voilà donc ce nez qui des traits de son maître A détruit l'harmonie I 11 en rougit, le traître ! » Voilà ce qu'à peu près, mon cher, vous m'auriez dit Si vous aviez un peu de lettres et d'esprit : Mais d'esprit, ô le plus lamentable des êtres, Vous n'en eûtes jamais un atome, et de lettres Vous n'avez que les trois qui forment le mot : sot ! Eussiez-vous eu, d'ailleurs, l'invention qu'il faut Pour pouvoir là, devant ces alnobles geries; Me servir toutes ces folles plaisanteries, Que vous n'en eussiez pas articulé le quart De la moitié du commencement d'une, car
206 EXPRESSION.
Je me les sers moi-même, avec assez de verve, Mais je ne permets pas qu'un autre me les serve.
(Ed. Rostand, Cyrano de Bergerac, actel, se. iv, Fasquelleédit.)
5« Exercice.
LA CIGALE ET LA FOURMI. [Voir le texte de cette fable, p. 83.]
Quelle que soit sa sympathie véritable, l'élève s'efforcera touràtour de l'accorder à Tun ou à Tautre personnage, mettant successivement en valeur le charme de la cigale ou sa frivo- lité, la sage prévoyance de la fourmi ou son avarice.
6' Exercice.
FIGARO.
Diable î c'est une belle langue que l'anglais ; il en faut [peu pour aller loin. Avec Goddam^ en Angleterre, on ne manque de rien nulle part. — Voulez-vous tâter d'un bon poulet gras ? entrez dans une taverne et faites seu- lement ce geste au garçon, {ii tourne la broche.) Goddam î on vous apporte un pied de bœuf salé sans pain. C'est admirable ! Aimez-vous à boire un coup d'excel- lent bourgogne ou de clairet ? rien que celui-ci.
{Il débouche une bouteille.) Goddaill ! OU VOUS SOrt un pot de
bière, en bel étain, la mousse aux bords. Quelle satis- faction ! Rencontrez-vous une de ces jolies personnes qui vont trottant menu, les yeux baissés, coudes en arrière ? mettez mignardement tous les doigts unis sur la bouche. Ah ! Goddam I elle vous sangle un soufflet de crocheteur. Preuve qu'elle entend. Les Anglais, à la vérité, ajoutent par-ci par-là quelques autres mots en
DE LA VARIÉTÉ. 209
Couronnés de thym et de marjolaine, Les Elfes joyeux dansent sur la plaine (1).
(Legonte de Lisle, Poèmes barbares^ Lemerre, éd.)
(1) Étudier aussi au point de vue du refrain et de sa variété ; La Chanson des Aventuriers de la mer (V. Hugo: La Légende des Siècles,) ; dans le comique : Un chapeau au théâtre (M. Zamacoïs), etc.
CHAPITRE IX
DU iMOUVEMENT.
Un péril contre lequel il sied de mettre en garde l'élève est l'abus du détail et des nuances. Chaque morceau a son u mouvement » particulier, son allure si l'on préfère, auquel l'expression de détail est soumise. Toute œuvre dart doit con- server son unité. C'est le mouvement qui sauvegardera l'unité en diction.
Cependant, en dehors du mouvement d'ensemble, il peut se trouver des mouvements de détail prenant fin au cours du morceau. Il importe de les bien dégager.
Le mouvement, qu'il ne faut pas confondre avec la rapidité, peut varier à l'infini suivant que l'intérêt, la conviction ou l'émotion croissent plus ou moins, restent stationnairesou même décroissent (1). Cependant, on prend généralement le mot «mouvement» dans l'acception suivante : «entraînement progressif résultant d'une animation croissante, et dont le maximum d'intensité doit correspondre à sa finale » (2).
La raison du mouvement se trouve dans la nature elle- même de l'auditeur dont l'attention demande à être tenue en haleine. Si elle ne croît pas, elle disparaît. D'après ce prin- cipe la détente ne doit pas se faire sentir avant la fin du mouvement. On s'exercera dans ce sens sur les morceaux cités . La vigueur des attaques est très importante au sujet du mouvement.
Dans les strophes suivantes nous faisons précéder d'une asté- rique (*) les attaques à souligner particulièrement :
(1) Pour ce dernier cas « decrescendo », voir la seconde j.arlie des « Djinns », morceau cité dans la troisième partie de ce livre p. 240.
(2) De même que le mouvem-nt est indépendant de la rapidité, de même il n'a pas de rapiiort avec la sonorité de la voix, ni avec le cri.
DU MOUVEMENT. 211
1" Exercice.
POUR LES PAUVRES.
* Donnez, riches I Taumône est sœur de la prière. Hélas ! quand un vieillard, sur votre seuil de pierre. Tout roidi par Thiver, en vain tombe à genoux,
* Quand les petits enfants, les mains de froid roupies, Ramassent sous les pieds les miettes des orgies,
* La face du Seigneur se détourne de vous.
* Donnez ! afin que Dieu, qui dote les familles, Donne à vos fils la force et la grâce à vos filles ;
* Afin que votre vigne ait toujours un doux fruit ;
* Afin qu'un blé plus mûr fasse plier vos granges ;
* Afin d'être meilleurs, * afin de voir les anges
Passer dans vos rêves la nuit !
* Donnez ! il vient un jour où la terre nous laisse. Vos aumônes là-haut vous font une richesse ;
* Donnez! afin qu'on dise : « Il a pitié de nous I »
* Afin que Tindigent que glacent les tempêtes,
* Que le pauvre qui souffre à côté de vos fêtes Au seuil de vos palais fixe un œil moins jaloux.
* Donnez ! pour être aimés du Dieu qui se fit homme,
* Pour que le méchant même en s'inclinant vous nomme,
* Pour que votre foyer soit calme et fraternel ; Donnez ! afin qu'un jour, à votre heure dernière. Contre tous vos péchés * vous ayez la prière
D un mendiant puissant au ciel !
(Victor Hugo, Les Feuilles d'automne.]
212 EXPRESSION.
2' Exercice
STELLA.
...Et pendant qu'à longs plis l'ombre levait son voile, J'entendis une voix qui venait de Tétoile, Et qui disait : — Je suis l'astre qui vient d'abord, Je suis celle qu'on croit dans la tombe et qui sort. J'ai lui sur le Sina, j'ai lui sur le Taygète ; Je suis le caillou d'or et de feu que Dieu jette, Gomme avec une fronde, au front noir de la nuit. Je suis ce qui renaît quand un monde est détruit. 0 nations ! je suis la Poésie ardente. J'ai brillé sur JVIoïseetj'ai brillé sur Dante. Le lion océan est amoureux de moi. J'arrive. Levez-vous, vertu, courage, foi 1 Penseurs, esprits, montez sur la tour, sentinelles ! Paupières, ouvrez-vous I allumez-vous, prunelles ! Terre, émeus le sillon ! vie, éveille le bruit ! Debout, vous qui dormez ! — car celui qui me suit, Car celui qui m'envoie en avant la première, C'est l'ange Liberté, c'est le géant Lumière !
(V. Hugo, Les Châtiments.)
3' Exercice.
... Quand les soldats Se hâtent l'arme au poing vers des bruits de combats. Tandis que le drapeau leur claque sur la tète, Que diriez-vous du lâche auquel un sûr prophète Crierait : « Soldat, tu cours vers une noble fin, » Et qui s'irait coucher dans le fond du ravin ? — Eh bien ! nous, les Pantins, vers la scène, la foule. Sommes-nous pas un grand régiment qui s'écoule ?
DU MOUVEMENT. 213
On sourit en pensant : « Métier simple et fleuri ! »
Soulevez donc un peu le masque d'or qui rit :
Nombreux sont ceux de nous qu'on vit depuis Molière
Tomber au dernier mot de leur scène dernière,
Et qui, se modelant sur cet illustre aïeul,
En drapant leur manteau drapèrent leur linceul ;
M'en citerez-vous un depuis Eschyle ou Plaute
Qui, dételant le char de Thespis à mi-côte.
Jetant à lauditoire un salut distingué
Ait dit : « Retirez-vous : je suis trop fatig'ué » ?
(E. Hafiel, Amou?^ diviîi^ inédit.)
4« Exercice.
CYRANO.
... Que faudrait-il faire ? Chercher un protecteur puissant, presque un patron, Et comme un lierre obscur qui circonvient un tronc Et s'en fait un tuteur en lui léchant l'écorce, Grimper par ruse au lieu de s'élever par force ? Non, merci ! Dédier, comme tous ils le font. Des vers aux financiers? Se chang*er en boutfon Dans l'espoir vil de voir, aux lèvres d'un ministre, Naître un sourire, enfin, qui ne soit pas sinistre ? Non, merci ! Déjeuner, chaque jour, d'un crapaud ? Avoir un ventre usé par la marche ? une peau Qui plus vite, à l'endroit des genoux, devient sale ? Exécuter des tours de souplesse dorsale?... Non, merci! D'une main flatter la chèvre au cou Cependant que, de l'autre, on arrose le chou, Et donneur de séné par désir de rhubarbe. Avoir son encensoir, toujours, dans quelque barbe ? Non, merci I Se pousser de giron en g-iron. Devenir un petit g-rand homme dans un rond,
214 EXPRESSION.
Et navig'uer, avec des madrigaux pour rames, Et dans ses voiles des soupirs de vieilles dames? Non, merci ! Chez le bon éditeur de Sercy, Faire éditer ses vers en payant? Non, mercil S'aller faire nommer pape par les conciles (Jue dans des cabarets tiennent des imbéciles ? Noq, merci I Travailler à se construire un nom Sur un sonnet, au lieu d'en faire d'autres ? Non, Merci ! Ne découvrir du talent qu'aux mazettes ? Etre terrorisé par de vag:ues gazettes, Et se dire sans cesse : « Oh ! pourvu que je sois Dans les petits papiers du Mercure François /... »> Non, merci ! Calculer, avoir peur, être blême. Préférer faire une visite qu'un poème, Rédig-er des placets, se faire présenter ? Non, merci! non, mercil non, merci (1)! Mais... chanter, Rêver, rire, passer, être seul, être libre, Avoir fceil qui reg-arde bien, la voix qui vibre. Mettre, quand il vous plaît, son feutre de travers. Pour un oui, pour un non. se battre, ou faire un vers ! Travailler sans souci de gloire ou de fortune, A tel voyage, auquel on pense, dans la lune I N'écrire jamais rien qui de soi ne sortit. Et modeste d'ailleurs, se dire : « Mon petit. Sois satisfait des lleurs, des fruits, même des feuilles, Si c'est dans ton jardin à toi que tu les cueilles ! » Puis, s'il advient d'un peu triompher, par hasard, Ne pas être obligé d'en rien rendre à César, Vis-à-vis de soi-même en garder le mérite, Bref dédaignant d'être le lierre parasite, Lors même qu'on n'est pas le chêne ou le tilleul, Ne pas monter bien haut, peut-être, mais tout seul! (Ed. Rostand, Cyrano de Bergerac, Fasquelle, éd )
(1) Ici le sommet du premier mouvement et reprise du second.
DU MOUVEMENT. 215-
Malgré cette loi évidente (maximum d'intensité à la finale), un procédé fréquent consiste à marquer la détente avant le dernier trait. Ce procédé loinie le couplet, résultant d'un besoin d'opposition. Si Fauteur a voulu cette opposition, Je diseur fei'a bien de la marquer (1). Mais il est des abus du couplet inspirés par la seule recherche de l'etret et des applaudissements, qu'un diseur sincère et délicat doit toujours éviter.
5*" Exercice.
FIGARO.
Feindre d'ig-norer ce qu'on sait, de savoir tout ce qu'on ignore ; d'entendre ce qu'on ne comprend pas, de ne point ouïr ce qu'on entend; surtout de pouvoir au delà de ses forces ; avoir souvent pour g-rand secret de cacher qu'il n'y en a point ; s'enfermer pour tailler des plumes, et paraître profond, quand on n'est, comme on dit, que vide et creux; jouer bien ou mal un personnage; répandre des espions et pensionner des traîtres, amollir des cachets ; intercepter des lettres, et tâcher d'ennoblir la pauvreté des moyens par l'importance des objets: voilà toute la politique, ou je meur^ ! (Beaumarchais,, Le Mariage de Ingaro^ acte III, se. v.) -
6*^ Exercice.
l'amateur de tulipes.
Le fleuriste a un jardin dans ce faubourg- ; il y court au lever du soleil, et il en revient à son coucher. Vous le voyez planté et qui a pris racine au milieu de ses tuli- pes et, devant la Solitaire, il ouvre de grands yeux, il frotte ses mains, il se baisse, il la voit de plus près. Il ne
(1) Voyez les exercices nos i; et 18, pa^re 11.
216 EXPRESSION.
Ta jamais vue si belle, il a le cœur épanoui de joie ; il la quitte pour TOrientale ; de là, il va à la Veuve ; il passe au Drap d'or, de celle-ci à l'Agate, d'où il revient enfin à la Solitaire, où il se fixe, où il se lasse, où il s'assied, où il oublie de dîner ; aussi est-elle nuancée, bordée, hui- lée, à pièces emportées ; elle a un beau vase ou un beau calice, il la contemple, il Fadmire ; Dieu et la nature sont en tout cela ce qu'il n'admire point ; il ne va pas plus loin que l'oignon de sa tulipe, qu'il ne livrerait pas pour mille écus, et qu'il donnera pour rien quand les tulipes seront négligées et que les œillets auront prévalu. Cet homme raisonnable, qui aune âme, qui a un culte et une religion, revient chez soi fatigué, affamé, mais fort con- tent de sa journée : il a vu des tulipes. (La Bruyère, Les Caractères.)
T Exercice.
Et nous, les petits, les obscurs, les sans-grades ;
Nous qui marchions fourbus, blessés, crottés, malades,
Sans espoir de duchés ni de dotations ;
Nous qui marchions toujours et jamais n'avancions ;
Trop simples et trop gueux pour que l'espoir nous berne
De ce fameux bâton qu'on a dans sa giberne ;
Nous qui par tous les temps n'avons cessé d'aller,
Suant sans avoir peur, grelottant sans trembler,
Ne nous soutenant plus qu'à force de trompette.
De fièvre, et de chansons qu'en marchant on répète ;
Nous sur lesquels pendant dix-sept ans, songez-y.
Sac, sabre, tourne-vis, pierres à feu, fusil,
— Ne parlons pas du poids toujours absent des vivres ! —
Ont fait le doux total de cinquante-huit livres ;
Nous qui coiffés d'oursons s.ous les ciels tropicaux,
Sous les neiges n'avions même plus de shakos ;
DU MOUVEMEiNT. 217
Qui d'Espagne en Autriche exécutions des trottes ;
Nous qui pour arracher ainsi que des carottes
Nos jambes à la boue énorme des chemins,
Devions les empoig'ner quelquefois à deux mains ;
Nous qui pour notre toux, n'ayant pas de jujube,
Prenions des bains de pied d'un jour dans le Danube ;
Nous qui n'avions le temps, quand un bel officier
Arrivait, au galop de chasse, nous crier :
« L'ennemi nous attaque, il faut qu'on le repousse ! »
Que de manger un blanc de corbeau sur le pouce.
Ou vivement, avec un peu de neige, encor.
De nous faire un sorbet au sang de cheval mort ;
...Marchant et nous battant, maigres, nus, noirs et gais...
Nous, nous ne l'étions pas, peut-être, fatigués !
(Ed. Rostand, L'Aiglon, acte II, se. ix, Fasquelle, éd.)
Disons enfin que l'accumulation et le mouvement peuvent être des sources de comique. Témoin le passage suivant :
8e Exercice.
LES PLAINTES DU SOUFFLEUR.
iMa vie a son secret, ma boite a son mystère.
De ce terrierbéant qui s'ouvre à fleur déterre
Je suis l'humble lapin. De ce lugubre trou
Je suis la sombre chouette et le triste hibou !
J'ai le visage cuit par la rampe qui flambe,
Tandis qu'un air glacé m'endolorit les jambes...
J'ai vu la vie avec ses haines, ses amours !
J'ai soufflé des succès et j'ai soufflé des fours I
En ai-je vu, mon Dieu, des choses et des êtres!
Des bons et des méchants, des braves et des traîtres !
En ai-je vu pâUr des pauvres innocents !
En ai-je vu, Seigneur, abaisser des puissants !
218 EXPRESSION.
En falbalas de soie, en sordides guenilles, Hélas ! que j'en ai vu mourir des jeunes filles ! En ai-je vu g^uérir des héros pourfendus ! En ai-je vu trouver de ces enfants perdus ! En ai je vu des g-ens choir dans un précipice, Des palais consumés... par des feux d'artifice ! En ai-je, en ai-je vu des opprimés vengés Par le plomb de fusils qui n'étaient pas chargés ! Au ras de mon menton, des souliers, des cothurnes !... En ai-je vu, du fond de mes diverses turnes !... J'en ai vu des maillots rembourrés de coton, De la maig-reur g-uérie avec du molleton ! De séduisants ténors dans de beaux collants mauves. Qui, sous leurs cheveux d'or tout bouclés étaient
[chauves !
Mais je garde pourtant dans mon obscurité
Le juste sentiment de mon utilité.
0 comédiens ! g-risés du bruit de votre course,
Vous êtes les ruisseaux, c'est moi qui suis la source...
Des plus grands d'entre vous je me pourrais venger ;
Car si je vous laissais quelque peu patauger
Vous seriez exposés aux pitoyables fuites
Sous la chute des bancs et sous les pommes cuites !
Que de rois, de prélats, d'empereurs, de tyrans,
Ont abaissé sur moi de grands yeux implorants I
Se noyant dans ses mots plus que dans sa folie.
Combien ai-je de fois sauvé cette Ophélie !
Plus heureux que Grouchy, moi Pichard Jean-Léon,
Combien ai-je de fois sauvé Napoléon ?
Combien toi, d'Artagnan ? Combien vous, Célimène ?
Sombrant dans ton récit, combien toi, Théramène ?...
Héros du répertoire, ô princes, ô guerriers !
C'est sous ma cloche en bois qu'ont poussé vos lauriers !
Et dans le
DU MOUVEMENT. 21!
It dans le firmament glorieux fait de toiles, Je suis le ver de terre allumeur des étoiles. (M. Zamacoïs, Redites-nous quelque chose^ Pasquelle,
éd.)
9« Exercice.
Voici l'exemple classique du mouvement dialogué :
TOINETTE.
Eh! fi ! ne dites pas cela.
ARGAN.
Gomment! que je ne dise pas cela?
TOINETTE.
Eh ! non.
ABGAN.
Et pourquoi ne le dirais-je pas ?
TOINETTE.
On dira que vous ne songez pas à ce que vous dites.
ARGAN.
On dira ce qu'on voudra ; mais je vous dis que je veux qu'elle exécute la parole que j'ai donnée.
TOINETTE.
Non ; je suis sûre qu'elle ne le fera pas.
ARGAN.
Je l'y forcerai bien.
TOINETTE.
Elle ne le fera pas, vous dis-je.
220 EXPRESSION.
ARGAN.
Elle le fera, ou je la mettrai dans un couvent.
TOINETTE.
ARGAN.
TOINETTE.
ARGAN.
Vous ?
Moi.
Bon.
Comment, bon ?
TOINETTE.
Vous ne la mettrez point dans un couvent.
ARGAN.
Je ne la mettrai point dans un couvent ?
TOINETTE.
Non.
ARGAN.
Non ?
TOINETTE
Non (1).
ARGAN.
Ouais ! Voici qui est plaisant ! Je ne mettrai pas ma fille dans un couvent, si je veux ?
TOINETTE.
Non, vous dis-je.
ARGAN.
Qui m'en empêchera ?
(1) Sommet du premier mouvemeut. Détente avec «Ouais!... », puis reprise (îaas le bas de la voix : « Je ne mettrai pas... ».
DU MOUVEMENT. 321
TOINETTE,
Vous-même.
ARGAN .
Moi ?
TOINETTE
Oui. Vous n'aurez pas ce cœur-là
RGAN.
Je l'aurai.
TOINETTE.
Vous VOUS moquez.
ARGAN.
Je ne me moque point.
TOINETTE.
La tendresse paternelle vous prendra.
ARGAN.
Elle ne me prendra point.
TOINETTE.
Une petite larme ou deux, des bras jetés au cou, un « Mon petit papa mig-non, » prononcé tendrement, sera assez pour vous toucher.
ARGAN .
Tout cela ne fera rien.
TOINETTE.
Oui, oui.
ARGAN .
Je vous dis que je n'en démordrai point.
222 EXPRESSION.
TOINETTE.
Bag-atelles I
ARGAN.
Il ne faut point dire : « Bag^atelles ! »
TOINETTE.
Mon Dieu ! je vous connais, vous êtes bon naturel- lement.
ARGAN.
Je ne suis point bon, et je suis méchant quand je veux (1) !
TOINETTE.
Doucement, monsieur. Vous ne song-ez point que vous êtes malade (2).
(Molière, Le Malade imaginaire, acte I, se. v.)
(1) Sommet du second mouvement.
(2) Détente finale.
TROISIEME PARTIE
RYTHME
CHAPITRE UNIQUE ■rime, rythmes simples, rythmes composés.
Qu'est le rythme? — La cadence (l),la mesure, l'harmonie. Mais une définition est presque superflue ici : nous ne saurions servir l'élève en engageant des discussions froides et abstraites sur une question aussi mystérieuse. La définition de la poésie a-t-elle jamais fait un poète ? la définition de la musique a-t-elle jamais fait un musicien? Or le rythme tient de l'une et de l'autre. Aussi de même que « l'on naît poète », de même l'on naît avec le sens du rythme, ou sans lui.
Ainsi cette partie de notre étude ne donnera pas ce senti- ment particulier à qui ne lavait pas déjà. Mais tel le possède peut-être qui l'a laissé sommeiller. C'est ici que nous inter- viendrons avec efficacité.
Disons d'abord que, pour un diseur, ne pas suivre et ne pas traduire le rythme est aussi grave que ne pas aller en mesure pour un musicien. A la vérité le rythme est insépa-
(1) M. Brémont, dans l'A rt de dire les vers (Fasquelle, éd.), distingue ingé- nieusement la cadence du rythme d'après l'étymologie de ces mots. « La cadence ^latin cadere),c'esi ce qui tombe; le rythme, c'est ce qui court, ce qui bondit, ce qui vole» (grec, ■^•j^iUi, débita couler). L'idée de chute périodiqueestadmise; quant à celle de bondissement, elle n'est pas dans le sens propre du mot « rythme » dont la défi- nition première est celle de mouvement réglé et mesuré. A la vérité les deux mots se confondent. 11 est plus profitable de chercher les manifestations de l'ordre que sa définition.
Enfin, pour l'interprète ou pour l'orateur, l'harmonie ne doit pas seulement se faire sentir dans la « diction » proprement dite, mais aussi dans le geste et dans l'attitude générale.
224 RYTHME.
m
parable de Texpression et son étude aurait pu rentrer dans le chapitre « De la Sensibilité ». Nous avons cependant tenu à avertir Félève de son importance, en réservant cette étude qui est à proprement parler la partie supérieure de Tart de la diction.
L'oreille de Télève doit être sensible à l'harmonie ; de même la connaissance de la prosodie est à peu près indispensable : nous renvoyons donc à des traités spéciaux ceux qui désire- ront interpréter en particulier les poètes du xix^ siècle.
On conçoit aisément que nous ne pouvons donner « un exemple de chaque rythme », celui-ci variant à Tinfini suivant le sentiment exprimé par le poète (1) et Témotion créatrice de celui-ci. Nous avons seulement choisi quelque» exemples types dont le commerce assidu facilitera l'éveil et le développement du sentiment rythmique.
Que l'on ne confonde surtout pas l'expression rythmée avec la déclamation et la mélopée. Vinftexlon doit subsister naturelle et précise quoir/ue amplifiée ci enrichie. Le rythme ne remplace pas les qualités essentielles qui font l'objet des précédents chapitres; il doit s'allier avec elles.
L'accent tonique est l'élément premier du rythme, et il consiste dans l'élévation de la voix sur la dernière syllabe sonore de chaque mot. Telle est la règle, cependant qui voudrait la suivre en diction se tromperait. Tout mot isolé a un accent tonique ; mais, dans l'ensemble d'une phrase ou d'un vers^ quelques accents toniques tombent et sont sacrifiés à d'autres. Ceux qui sont choisis pour subsister, suivant une mesure vou- lue, deviennent les temps forts de cette mesure, ou, si l'on pré- fère, les acceji^s rythmiques appelés aussi accents mélodiques. Le diseur doit donc : 1° distinguer ces temps forts ; 2° les marquer comme il convient. La sensibilité seule et l'oreille
(1) Tout écrivaiu — fût-ce un prosateur — est poète s'il sexprime dans l'harmonie et le rylhme, puisque, selon l'éloquente définition de M. J. Richepin : « Le lyrisme est la puissance de créer par le verbe. » Témoins, Chateaubriand, Musset, Flaubert, et surtout Bossuet. Citons du grand oraleur ces lignes célèbres entre toutes :
«Jouissez, prince, de cette victoire; joaiss3z-en éternellement par limmortelle vertu de ce sacrifice. Agréez ces derniers efforts d'une voix qui vous fut connue. Vous mettrez fin à tous ces discours. Au lieu de déplorer la mort dos autres, grand prince, dorénavant je veux apprendre de vous à rendre la mienne sainte : heureux si, averti par ces cheveux blancs du compte que je dois rendre de mon administration, je réserve au troupeau que je dois nourrir de la parole de vie les restes d'une voix qui tombe et d'une ardeur qui s'éteint. » {Oraison funèbre de Coudé.)
RIME. 225
peuvent les distinguer. Comment les marquer ? Que Ton se méfie à ce point de vue des termes longue et brève. Les gram- mairiens ont emprunté cette distinction à la langue latine où la durée était essentielle puisque la versification était absolu- ment basée sur elle. La science phonétique nous a appris depuis peu qu'une voyelle appelée « brève » en français peut durer plus longtemps qu'une « longue ». Il y a une contusion évidente entre le timbre d'une voyelle et sa durée : mais l'habitude est là ; on ne réagira guère, nous semble-t-il, d'autant que, le plus souvent, une syllabe s'allonge si elle est marquée par l'accent rythmique bien que cet accent soit avant tout un accent d" intensité.
En résumé, exprimer le rythme d'une langue consiste à distinguer et à marquer le nombre des accents et leur valeur proportionnelle.
L — Rime.
Faut-il marquer la rime? — La question a été mille fois soulevée sans qu'elle ait pu être définitivement résolue. Et il y a fort à croire qu'elle ne le sera jamais : il y a rime et rime, depuis le simple résultat d'une convention parfois pénible pour le versificateur jusqu'au plus puissant et quelque- fois unique élément de rythme.
La rime est subordonnée au rythme^ et par conséquent ne doit être mise en relief et suivie d'un léger temps d'arrêt que si le rythme y gagne. Si au contraire la mise en valeur de la rime amène la monotonie, comme dans l'alexandrin classique, le diseur ne doit pas s'en soucier. Il s'ensuit que le goût seul de l'interprète peut le diriger et sa soumission à la conception rythmique de l'auteur.
1" Exercice.
Evidemment les rimes doivent sonner dans le morceau sui- vant de Théodore de Banville, qui, du reste, voyait dans la rime la principale harmonie du vers.
PIERROT.
Vous me remerciez, madame! C'est, je pense, Faire un gros sacrifice et vous mettre en dépense.
226 RYTflME.
...Et VOUS partez. Gomment avez-vous dit cela?
Donc, après que sur vous Jouvence ruissela,
Vous partez ! Ah! rions de cette moquerie.
Ce serait de la pure et simple escroquerie.
Bref, un de ces vols qui, dans les grands magasins
Du Louvre, font dresser Foreille aux argousins,
Une fraude à coup sûr très intentionnelle,
Qui vous mènerait droit en correctionnelle !
Je pars ! Et vous croyez que je serai content !
Non, j'ai fourni, madame, un bon baiser comptant.
La dette est claire. Elle eût semblé même évidente
Au siècle qui chanta Béatrice — et vit Dante !
Ma créance est liquide, et pour que vous puissiez
Me payer, j'enverrai, s'il le faut, les huissiers.
J'ai droit au baiser. — Là, ne prenez pas la fuite,
Madame ! Non pas fin courant, mais tout de suite.
...Un baiser ! C'est assez pour ma chienne "de face!
Et que voulez-vous donc, madame, que j'en fasse?
Allez au désert fauve, et faites-lui cadeau,
Pour rafraîchir son sable en feu, d'un verre d'eau !
Et quand Rothschild, qui peut acheter la Grande-Ourse,
Plongeant dans le grand flot que l'on nomme : la Bourse,
De cet océan d'or explore les dessous.
Désintéressez-le, madame, avec deux sous !
Demandez aux brillants auteurs, Alphonse, Emile,
S'ils se contenteraient de se vendre à vingt mille ;
Offrez du sucre aux loups pour les apprivoiser,
Mais ne me parlez pas, madame, d'un baiser !
Car j'ai trop faim, depuis votre métempsycose.
Pour me rassasier avec si peu de chose.
(Théodore de Banville, Le Baiser^ Fasquelle, éd.)
il en est de même dans le poème suivant d'où les rimes féminines sont exclues.
RIME.
227
2' Exercice.
LES DEUX MÉNÉTRIERS.
Sur de noirs chevaux sans mors, Sans selle et sans étriers, Par le royaume des morts Vont deux blancs ménétriers.
Ils vont un g-alop d'enfer, Tout en raclant leurs crin crins Avec des archets de fer Ayant des cheveux pour crins.
Au fracas des durs sabots,
Au rire des violons,
Les morts sortent des tombeaux:
Hop ! Dansons ! Cabriolons 1 »
Et les trépassés, joyeux, Suivent par bonds essoufflants Avec une flamme aux yeux, Rouge dans leurs crânes blancs.
Soudain les chevaux sans mors. Sans selles et sans étriers, Font halte et voici qu'aux morts Parlent les ménétriers.
Le premier dit d'une voix Sonnant comme un tympanon : « Voulez-vous vivre deux fois ? Venez ! la Vie est mon nom. »
Et tous, même les plus gueux, Qui de rien n'avaient joui, Tous, dans un élan foug-ueux, Les morts ont répondu : « Oui ! »
228 RYTHME.
Alors l'autre, d'une voix Qui soupirait comme un cor, Leur dit : « Pour vivre deux fois Il vous faut aimer encor ;
Aimez donc, enlacez-vous. Venez, FAmour est mon nom ! » Mais tous, même les plus fous. Les morts ont répondu: «Non!
Tous, de leurs doigts décharnés, Montrant leurs cœurs en lambeaux. Avec des airs de damnés, Sont rentrés dans leurs tombeaux.
Et les blancs ménétriers,
Sur leurs noirs chevaux sans mors,
Sans selle et sans étriers,
Ont laissé dormir les morts.
(J. RiGHEPiN, La Bombarde^ Fasquelle, éd.)
Citons encore ces strophes de Leconte de Liste où les quatre mêmes rimes se ropMcnt avec tant de bonheur. On étudiera aussi ce morceau au point de vue de la légèreté du rythme.
3^ Exercice.
LIÎS ROSES d'iSPAHAX.
Les roses d'Ispahan dans leur ^aine de mousse,
Les jasmins deMossoul, les fleurs de Torang-er
Ont un parfum moins frais, ont une odeur moins douce,
0 blanche Leïlah ! que ton.soulfle léger.
RYTHMES SIMPLES. 229
Ta lèvre est de corail, et ton rire lég-er
Sonne mieux queTeau vive et d'une voix plus douce,
Mieux que le vent joyeux qui berce l'oranger,
Mieux que l'oiseau qui chante au bord du nid de mousse.
Mais la subtile odeur des roses dans leur mousse, La brise qui se joue autour de l'oranger Et l'eau vive qui flue avec sa plainte douce Ont un charme plus sûr que ton amour léger!
0 Leïlah ! depuis que de leur vol léger Tous les baisers ont fui de ta lèvre si douce, Il n'est plus de parfum dans le pâle oranger. Ni de céleste arôme aux roses dans leur mousse.
L'oiseau, sur le duvet humide et sur la mousse, Ne chante plus parmi la rose et Toranger ; L'eau vive des jardins n'a plus de chanson douce. L'aube ne dore plus le ciel pur et léger.
Oh! que ton jeune amour, ce papillon léger. Revienne vers mon cœur d'une aile prompte et douce, Et qu'il parfume encor les fleurs de l'oranger. Les roses d'Ispahan dans leur gaine de mousse ! (Leconte de Lisle, Poèmes tragiques^ Lemerre, éd.)
IL — Rythmes simples.
Nous entendons par rythme simple celui que le poète traduit en général par une série de vers ayant le même nombre. La même cadence doit être observée du commence- ment à la fin du poème (I ).
(1) Le nombre des accents rythmiques peut cependant varier, surtout dans levers moderne.
G. Le Roy. — La Diction. 9
230 RYTHME.
4^ Exercice.
LE POÈTE.
Tu dis vrai : la haine est impie (1),
Et c'est un frisson plein dliorreur
Quand cette vipère assoupie
Se déroule dans notre cœur.
Ecoute-moi donc, ô déesse !
Et sois témoin de mon serment .
... Par cette étincelle brillante
Qui de Vénus porte le nom,
Et comme une perle tremblante
Scintille au loin sur l'horizon :
Par la grandeur de la nature,
Par la bonté du Créateur,
Par la clarté tranquille et pure
De l'astre cher au voyag-eur,
Par les herbes de la prairie,
Par les forêts, par les prés verts.
Par la puissance de la vie,
Parla sève de l'univers.
Je te bannis de ma mémoire, i
Reste d'un amour insensé,
Mystérieuse et sombre histoire
Qui dormiras dans le passé !...
(A. DE Musset, La Nuit d'octobre.)
L'jilexaiidrin se prête aux rythmes les plus variés : comparer Vere novo (page 11) avec les vers suivants où l'on remarquera la fréquence des accents rythmiques.
(1) L'e muet allonge la rime : distinguer dans la diction a assoupi » de « assou- pie », « désespéré » de « désespérée », etc.
RYTHMES SIMPLES. 231
5« Exercice.
... Ah! j'ai trompé son âme et Irahi le serment;
Et c'est la source, hélas ! de mes longues tortures.
Mon regard plonge en vain dans les choses futures :
Jamais ils ne m'ont crue ! et tous riaient entre eux,
Ou me chassaient, troublés par mes cris douloureux.
Et moi, dans la nuit sombre errant, désespérée,
J'entendais croître au loin l'invincible marée,
Le sûr débordement d'une mer de malheurs ;
Et le Dieu sans pitié, se jouant de mes pleurs,
De mille visions épouvantant mes veilles,
Aveuglait tout mon peuple, et fermait ses oreilles;
Et je prophétisais vainement, et toujours !
Citadelles des rois antiques, palais, tours !
Cheveux blancs de mon père auguste et de ma mère,
Sable des bords natals où chantait l'onde amère.
Fleuves, dieux fraternels, qui, dans vos frais courants,
Apaisiez, vers midi, la soif des bœufs errants,
Et qui, le soir, d'un flot amoureux qui soupire
Berciez le rose essaim des vierges au beau rire I
0 vous qui, maintenant, emportez à pleins bords
Chars, casques, boucliers, avec les guerriers morts,
Échevelés, souillés de fange et les yeux vides !
Shamandros, Simoïs, aimés des Priamides I
0 patrie, Ilios, montagnes et vallons,
Je n'ai pu vous sauver^ vous, ni moi-même ! Allons I
Puisqu'un souffle fatal ài'entraîne et me dévore,
J'irai prophétiser dans la nuit sans aurore ;
A défaut des vivants, les Ombres m'en croiront!
Pâle, ton sceptre en main, ta bandelette au front,
J'irai, cher Apollon, ô toi qui m'as aimée !
J'annoncerai ta gloire à leur foule charmée.
223 RYTHME.
Voici le jour, et l'heure, et la hache et le lieu, Et mon âme va fuir, toute chaude d'un Dieu !
(Legonte de Lisle, Les Érlnmjes^ Lemerre, éd.)
^' Exercice.
La strophe forme généralement un couplet (voir plus haut page 215), le dernier vers s'opposant à ceux qui précèdent, et demandant à être dit d'un seul trait.
LA muse.
Le coup dont tu te plains t'a préservé peut-être. Enfant ; car c'est par là que ton cœur s'est ouvert. L'homme est un apprenti, la douleur est son maître, Et nul ne se connaît tant qu'il n'a pas souflert.
C'est une dure loi, mais une loi suprême. Vieille comme le monde et la fatalité. Qu'il nous faut du malheur recevoir le baptême, Et qu'à ce triste prix tout doit être acheté.
Los moissons pour mûrir ont besoin de rosée ;
Pour vivre et pour sentir, l'homme a besoin des pleurs ;
La joie a pour symbole une plante brisée
Humide encor de pluie et couverte de fleurs.
Ne te disais-tu pas guéri de ta folie ? N'es-tu pas jeune, heureux, partout le bienvenu, Et ces plaisirs légers qui font aimer la vie. Si tu n'avais pleuré, quel cas en ferais-tu ?
Lorsqu'au déclin du jour, assis sur la bruyère. Avec un vieil ami tu bois en liberté, Dis-moi, d'aussi bon cœur lèverais-tu ton verre. Si ta n'avais senti le prix de la gaîté ?
RYTHMES COMPOSÉS. 233
Aimerais-tu les fleurs, les prés et la verdure, Les sonnets de Pétrarque et le chant des oiseaux, Michel-Ang-e et les arts, Shakspeare et la nature, Si tu n'y retrouvais quelques anciens sanglots ?
Comprendrais-tu des cieux TinefTable harmonie. Le silence des nuits, le murmure des flots. Si quelque part, là-bas, la fièvre et l'insomnie Ne t'avaient fait songer à l'éternel repos ?...
De quoi te plains-tu donc ? L'immortelle espérance S'est retrempée en toi sous la main du malheur ; Pourquoi veux-tu haïr ta jeune expérience Et détester un mal qui t'a rendu meilleur ?
f A. DE Musset, La Nuit d'octobre.)
III — Rythmes composés.
Dans des vers bien faits, un changement de nombre et de rythme a toujours sa signification. Le diseur doit donc s'en préoccuper. Les effets les plus variés peuvent être obtenus grâce aux oppositions de rythme.
7^ Exercice.
POLYEUGTE.
Source délicieuse, en misère féconde, Que voulez-vous de moi, flatteuses voluptés ? Honteux attachements de la terre et du monde. Que ne me quittez-vous, quand je vous ai quittés ? Allez, honneurs, plaisirs qui me livrez la guerre,
Toute votre félicité.
Sujette à l'instabilité.
En moins de rien tombe par terre ;
534 RYTHME.
Et comme elle a l'éclat du verre, Elle en a la frag-ilité...
Saintes douceurs du ciel, adorables idées, Vous remplissez un cœur qui vous peut recevoir ; De vos sacrés attraits les âmes possédées Ne conçoivent plus rien qui les puisse émouvoir. 'Vous promettez beaucoup et donnez davantag-e :
Vos biens ne sont point inconstants,
Et rheureux trépas que j'attends
Ne vous sert que d'un doux passag-e
Pour nous introduire au partage
Qui nous rend à jamais contents.
(Corneille, Polyeucte, acte IV, se. ii.'
8^ Exercice.
L IDOLE.
O Corse à cheveux plats I quêta France était belle
Au grand soleil de Messidor ! C'était une cavale indomptable et rebelle,
Sans freins d'acier ni rênes d'or ; Une jument sauvage à la croupe rustique,
Fumante encor du sang des rois, -Mais fière, et d'un pied fort heurtant le sol antique,
Libre pour la première fois. -Jamais aucune main n'avait passé sur elle
Pour la fléchir et l'outrager. .... Tu parus, et sitôt que tu vis son allure,
Ses reins si souples et dispos, vGentaure impétueux, tu pris sa chevelure.
Tu montas botté sur son dos.
RYTHMES COMPOSES. 235.
... Enfin, lasse d'aller sans finir sa carrière,
D'aller sans user son chemin, De pétrir l'univers, et comme une poussière
De soulever le genre humain, Les jarrets épuisés, haletante et sans force,
Près de fléchir à chaque pas. Elle demanda g-râce à son cavalier corse ;
Mais, bourreau, tu n'écoutas pas ! Tu la pressas plus fort de ta cuisse nerveuse ,
Pour étouffer ses cris ardents, Tu retournas le mors dans sa bouche baveuse.
De fureur tu brisas ses dents ; Elle se releva : mais un jour de bataille.
Ne pouvant plus mordre ses freins, Mourante, elle tomba sur un lit de mitraille
Et du coup te cassa les reins.
(AuG. Barbier, ïambes.)
9« Exercice.
GOMMENT ON FAIT LES TARTELETTES AMANDINES.
Battez, pour qu'ils soient mousseux.
Quelques œufs ; Incorporez à leur mousse Un jus de cédrat choisi ;
Versez-y Un bon lait d'amande douce.
Mettez de la pâte à flan
Dans le flanc De" moules à tartelette ; D'un doigt preste, abricotez
Les côtés ; Versez, goutte à gouttelette.
236 RYTHME.
Votre mousse en ces puits, puis
Que ces puits Passent au four, et, blondines, Sortant en g-ais troupelets,
Ce sont les Tartelettes amandines ! (Ed. Rostand, Cijrano de Bergerac^ acte II, se. iv, Fasquelle, éd.)
10^ Exercice.
SARA LA BAIGNEUSE.
Sara, belle d'indolence,
Se balance Dans un hamac, au-dessus Du bassin d'une fontaine
Toute pleine D'eau puisée àl'Ilyssus.
Et la frêle escarpolette
Se reflète Dans le transparent miroir. Avec la baig-neuse blanche
Qui se penche, Qui se penche pour se voir.
Chaque fois que la nacelle,
Qui chancelle. Passe à fleur d'eau dans son vol, On voit sur l'eau qui s'agite
Sortir vite Son beau pied et son beau col.
RYTHMES COMPOSES. 237
Elle bat d'ua pied timide
L'onde humide Où tremble un mouvant tableau, Fait roug-ir son pied d'albâtre,
Et, folâtre, Rit de la fraîcheur de l'eau....
L'eau sur son corps qu'elle essuie
Roule en pluie, Gomme sur un peuplier ; Gomme si, gouttes à gouttes,
Tombaient toutes Les perles de son collier.
Mais Sara la nonchalante
Est bien lente A finir ses doux ébats ; Toujours elle se balance
En silence, Et va murmurant tout bas :
« Oh ! si j'étais capitane.
Ou sultane, Je prendrais des bains ambrés. Dans un bain de marbre jaune,
Près d'un trône. Entre deux griffons dorés !... »
Et cependant des campagnes
Ses compagnes Prennent toutes le chemin. Voici leur troupe frivole
Qui s'envole En se tenant par la main.
â38 RYTHME.
Chacune, en chantant comme elle,
Passe, et mêle Ce reproche à sa chanson : — Oh ! la paresseuse fille
Qui s'habille Si tard un jour de moisson !
(Victor Hugo, Les Orientales.)
il« Exercice.
LE LINON.
Ce léger linon Qui vous emmitoufle, Mais à la façon D'un souffle ;
Ce linon léger Dont la candeur frôle A le voltiger • D'une aile ;
Ce léger linon, Assez diaphane Pour qu'un seul rayon Le fane ;
Ce linon léger Comme un fil de berge Que fait voyager - La Vierge ;
RYTHMES COMPOSÉS. 23^'
Ce lég-er linon, C'est votre pensée Que les choses n'ont Froissée !
Ce linon lég*er, C'est, neig-euse flamme Qu'un rien fait boug'er, Votre âme !
Ce léger linon Ce linon que j'aime, Ce n'est rien sinon Vous-même ! (Ed. Rostand, Les Romanesques^ acte III, se. iv,. Fasquelle, éd.)
12e Exercice.
JÉSUS.
Un homme,
Qui de Jérusalem allait à Jéricho,
Rencontra des voleurs. On le frappe, on le blesse,
Ses cris demeurent sans écho
Et, le croyant mort, on le laisse.
Il n'est plus qu'une plaie, il gît ; Le sang- fuit de son corps comme le vin d'une outre- passe un prêtre. Il voit là ce corps, ce sol rougi :
Il passe outre. Passe un lévite. Il voit cet œil où meurt le jour :
Il passe outre à son tour. Passe un Samaritain. Il voit la pauvre tête :
Il s'arrête. 11 saute de sa mule ; il s'empresse ; en versant Du baume mêlé d'huile, il étanche le sang- ;
240 RYTHME.
Il prend doucement sous Taisselie
L'agonisant, Puis il le monte sur sa selle, Le porte à l'abri, le descend, Le fait coucher, le veille encore. Et le lendemain à Taurore, Ayant mandé les hôteliers Et leur ayant donné d'avance Deux deniers, Il leur dit : « Je m'en vais. Mais, pendant mon absence, Qu'on en prenne soin, qu'on le panse; A mon retour, je compte bien Payer le surplus de dépense. » Et puis il s'en va, ce païen ! — Voulez-vous maintenant me dire, en conscience, Du malheureux mourant délaissé comme un chien. Lequel, par sa conduite Fut vraiment le prochain, Le prêtre, le lévite. Ou le Samaritain?
^Ed. Rostand, La Samaritaine^ l'^'" tableau, se. iv.) 13*^ Exercice.
LES DJINNS.
Murs, ville, Et port, Asile De mort, Mer g-rise Où brise La brise,. Tout dort.
RYTHMES COMPOSES. 241
Dans la plaine Naît un bruit. C'est l'haleine De la nuit. Elle brame Comme une àme Qu'une flamme Toujours suit.
La voix plus haute Semble un grelot. D'un nain qui saute C'est le galop. Il fuit, s'élance, Puis en cadence Sur un pied danse Au bout d'un flot.
La rumeur approche, L'écho la redit. C'est comme la cloche D'un couvent maudit, Comme un bruit de foule Qui tonne et qui roule, Et tantôt s'écroule Et tantôt grandit.
Dieu 1 la voix sépulcrale
Des Djinns!... Quel bruit ils font!
Fuyons sous la spirale
De l'escalier profond !
Déjà s'éteint ma lampe.
Et l'ombre de la rampe,
Qui le long du mur rampe,
Monte jusqu'au plafond.
242 RYTHME.
C'est l'essaim des Djinns qui passe, Et tourbillonne en sifflant. Les ifs, que leur vol fracasse, Craquent comme un pin brûlant, Leur troupeau lourd et rapide, Volant dans l'espace vide, Semble un nuage livide Qui porte un éclair au flanc.
Ils sont tout près ! — Tenons fermée Cette salle où nous les narguons. Quel bruit dehors ! Hideuse armée De vampires et de drag-ons ! La poutre du toit descellée Ploie ainsi qu'une herbe mouillée, Et la vieille porte rouillée Tremble à déraciner ses gonds.
Gris de l'enfer! voix qui hurle et qui pleure. L'horrible essaim, poussé par l'aquilon, Sans doute, ô ciel ! s'abat sur ma demeure. Le mur fléchit sous le noir bataillon. La maison crie, et chancelle penchée, Et l'on dirait que, du sol arrachée, Ainsi qu'il chasse une feuille séchée, Le vent la roule avec leur tourbillon !
Prophète ! si ta main me sauve De ces impurs démons des soirs, J'irai prosterner mon front chauve Devant tes sacrés encensoirs I
RYTHMES COMPOSÉS. 24^
Pais que sur ces portes fidèles Meure leur souffle d'étincelles, Et qu'en vain l'ongie de leurs ailes Grince et crie à ces vitraux noirs !
Ils sont passés I — Leur cohorte S'envole et fuit, et leurs pieds Cessent de battre ma porte De leurs coups multipliés. L'air est plein d'un bruit de chaînes, Et dans les forêts prochaines Frissonnent tous les grands chênes, Sous leur vol de feu plies !
De leurs ailes lointaines Le battement décroît, Si confus dans les plaines. Si faible, que l'on croit Ouïr la sauterelle Crier d'une voix grêle, Ou pétiller la g*rêle Sur le plomb d'un vieux toit.
D'étrang-es syllabes Nous viennent encor : Ainsi, des Arabes Quand sonne le cor. Un chant sur la grève Par instapts s'élève. Et l'enfant qui rêve Fait des rêves d'or.
244 RYTHME.
Les Djinns funèbres, Fils du trépas, Dans les ténèbres Pressent leurs pas ; Leur essaim gronde : Ainsi, profonde, Murmure une onde Qu'on ne voit pas.
Ce bruit vague Qui s'endort. C'est la vague Sur le bord ; C'est la plainte Presque éteinte D'une sainte Pour un mort.
On doute La nuit... J'écoule : — Tout fuit. Tout passe; L'espace Efface
Le bruit (1). (Victor Hugo, Les Orientales.)
(1) Voyez Anssi Napoléon II, A la Colonne, dans les Chants du crépuscule.
Au sujet du rythme dans la prose, on reprendra les passages de Bossuet cités pages 108, 125, 195.
Disons enfin que l'absence totale de rythme voulue quelquefois [)ar les poètes (François Coppée, par exemple) doit èire observée en diction.
FIN
INDEX ALPHABETIQUE
[Les chiffres renvoient aux pages.]
Accents toniques et rythmiques 224
Accumulations :
Musset (A. de), Dupont et Durand 13
Zamacoïs, Les Plahites du souffleur 217
Anciens (La diction chez les) Introd., viii
Articulation : Son importance liitiod., xxiv
— Exercices (Voir : Virtuosité) 5à8
Assises (Cour d") (Voir: Éloquence judiciaire).
Attaques (Importance des) •. 4o
CThaleur (Sa différence avec la sensibilité) 185 (note 3)
Cicéron Introd., vm, xxn
Comique ; Voir chap. : de l'Esprit et du Goût) 169 à 181
Compliment (Du goût dans le) 181
Molière, A Madame 181
Conférence (Ton de la) :
P.-L. Courier, Lettre 73
RiCHEPiN (J. ), Bossue t 75
RoLLiN, Débuts de Démosthène 76
Cicéron, L'Orateur parfait 77
Thierry (Aug.), Meurtre de Thomas Becket 96
Conte : . .
Perrault, Le Petit Chaperon rouge 79
Couplet (Effet du) 215
Cri 128 (note)
Déblaiement 197
Déclamer, déclamation. Introd., vi
Démosthène Introd., vu, viii, xxv, et 76
246 INDEX.
Descriptions (manifestation de l'imagination) 148
— comiques : Daudet, Tavtarin 103
— — Flaubert, Noce campaçinarde 164
— dramatique : Hugo (V.), Un incendie 102
— judiciaire: Le Barazer, 6' /le cZîntg^Me 160
— poétiques : Hugo (V.). Les Pauvi^s Gens 162
— — Hugo (V.), Le Soir 163
Détante (après une accumulation) (Voir: Effet).
Dialogue :
Molière, Le Bourgeois gentilhomme, II, vi 01
— Les Femmes savantes, IV, m 177
— Le Malade imaginaire, I, v 219
Discussion (Voir : Éloquence judiciaire).
BossuET, Lettre au Père Caff'aro 93
Gassagnac (Paul de), Incident d'audience 128
MoLiiiRE, Les Femmes savantes, IV, m 131
Raclne, Les Plaideurs, 1 , iv 130
Effet (Abus del') 169, 215
La Bruyère, L'Amateur de tulipes 215
Musset (A. de), Mardoche 170
Nadaud, L'Aimable Voleur. 172
Rostand (Ed.), L'Aiglon, II, ix 21(>
Zamacoïs, Plaintes du souffleur 217
Éloquence d'apparat:
Bossuet, Oraison funèbre du Prince de Coudé 108, 123
— Oraison funèbre d'Henriette d'Angleterre. . lo9, 195
Falateuf, Éloge de Gambetta 194-
Flkchier, Oraison funèbre de Tuî^enne 4(>
Racine, Réception de Th. Corneille 29
Éloquence judiciaire :
Bonnet, Réquisitoire 114, 1 !'►
CicÉRON, De Suppliciis 30'
— Pro Milone US*
— Pro Mur en a 50
Corneille, Horace, V, m 198
Démange, Plaidoirie 115
Démosthène, Sur la Couronne 140, 1-4L
DupiN aîné. Le Duc d'Enghien 121 ;
Henri Robert, Plaidoirie 13â
INDEX. 247
Lachaud, Plaidoyers 118, 133, 134, 135, 137, 150,192, 193
Le Bahazer, Plaidoirie 137, 160
— Parodie: Racine, Les Plaideurs, III, m 49, 50, 51
Éloquence militaire :
Napoléon I^r, Harangues 7, 186
Éloquence politique :
Audiffred-Pasquier (Duc d') 13§
Cassagnag (Paul de), Incident d'audience 128
DÉMOSTHÈNE, Sur la Couronne 140, 142
Falateuf, a Gambelta 194
Mirabeau, Contribution du Quart 142
Éloquence sacrée (Voir: Éloquence d'apparat).
Bossuet, Sermon sur la Passion 147
Félix (le P.), Le Père de famille 'J17
Fables:
La Fontaine, Les Animaux malades de la peste 202
— La Cigale et la Fourmi 83, 206
— La Jeune Veuve 174
— Le Lion et le Moucheron 85
— Le Renard et le Bouc 84
Finales (Importance des) 45
Geste Introd., xxv, 223 (note)
Got Introd., xvi
Inflexions de voix.
— dangereuses 49, 50
— incertaines 55
Molière, Le Dépit amoureux, IV, ii 55
— précises (Voir : Pensée) 50, 54
— semblables (répétitions, énumérations) 56
Chateaubriand, Les Martyrs 57
Corneille, Cinna 57
Hugo (V.), Les Pauvres Gens 58
Inversions (Respect des):
Molière, Les Femmes savantes. I, i 37
Ironie 169
Flaubert, Bouvard et Pécuchet 170
Daudet (Alphonse), Taj^iarin de Tarascon 165
248 INDEX.
Légèreté (Voir : Virtuosité).
Legouvé (Ernest) Inf rocL, xvi
Monologues (à dire) :
hltudier les Fables de La Fontaine (Voir : Fables).
Nadaud, L'Aimable Voleui^ 172
Zamacoïs, Plaintes du souffleur 217
Monologues (au théâtre) :
Racine, Les Plaideurs (Petit Jean) 81
Hu(io (V.), Hevnani (Don Carlos) 167
Mouvement Introd., xxv et 210 à 2iî2
— Crescendo, diminuendo :
Hugo (V.), Les Djinns 240
Nasales (Voyelles) 5 (note 1)
Naturel.
Courier (P.-L.), Lettre 73
CouRTELiNE, La Paix chez soi 71
Daudet (A.). Le Sergent Hornus 149
— • La Maison de Tartarin 165
Dumas (fils), Denise, I, ii 70
— Francillon, I, ii 69
Flaubert, Madame Bovanj 71, 164
La Fontaine (Voir : Fables).
Molière, Le Bourr/eois gentilhomme 61
Perrault, Le Petit Chaperon rouge 79
Nuances (Voir les chapitres : du Naturel et de VEspi'it) et. . . 204
Leconte de Lisle, Les Elfes 207
Rostand (Ed.), Cyrano de Bergerac, I, iv 204
Oppositions (et oppositions de voix) 169, 197
Oraison funèbre (Voir : Éloquence d'apparat .
Pensée : son importance 110
Hugo (V.), Rêverie de Charles-Quint 167
Musset (A. de), Nuit d'août 126
Pascal, Cromwell 125
— Les Rêves 126
— Les Deux Infinis 126
Période ; sa difficulté 28
Beaumarchais, Le Barbier de Séville 32
INDEX. 249
îï^RON, De Suppliciis HO
Racine, Réception de Th. Corneille 29
Phonétique Introd., xx
Molière, Le Bourgeois gentilhomme ^ 01
Plaidoiries (Voir : Éloquence judiciaire).
Poésie.
Barbier (Aug.), L'Idole 234
Delille, Apostrophe de Satan au soleil 1
Haraucourt, Le Cheval de fiacre 1 <8
Hugo (V.), Vere novo Il
— Le Mot ' 11
— Après la bataille 98
La Nature 98
La Conscience 100
Booz endormi 155
— Les Pauvres Gens 162, 200
— Saison des semailles, le soir 163
— Oceano Nox 188
— Pour les Pauvres 211
— S^ella 212
Sara la baigneuse 236
— Les Djinns. 240
La Fontaine (Voir : Fables).
Leconte de Lisle, U Incantation du Loup 8
— Les Elfes 2l)7
— Les Roses d'Ispahan , 228
Marot, Au Roi pour avoir esté desrobé 41
Menues (Catulle), Le Consentement 106
Musset (Alfred de), Dupont et Durand 13
— Sur trois inoi^ches de marbre rose. . . lo
— Stances à la Malibran 34
— Nuit d'août ^12, 126
— Nuit d'octobre 230, 232
— Tristesse 92
— Mardoche ; 170
Nadaud, U Aimable Voleur 172
— Les Trois Hussards 190
Richepin (J.), Les Deux Ménétiners 227
Ronsard, A un laboureur 37
— La Mort de Marie 48
Villon, Ballade des pendus 40
250 INDEX.
Zamacoïs, Les Plaintes du souffleur 217
Ponctuation (Voir : Périodes). Portraits :
^ Daudet (A.), Le Sergent Hornus 149
Gambetta, L'Avocat général. . ^ 132
— Lachaud [l'avocat d'assises) lo3
Haraucourt, Le Cheval de fiacre 148
Hugo (V.), Booz endormi lo5i
La Bruyère, L'Homme universel 1 56
— Le Riche et le Pauvre 157, 158
— L'Amateur de tulipes 21;
— L'Avocat yr>
Lachaud, L'Assassin Troppmann liJO
Prononciation 5 (note), 61 à 65 1
Prose (Rythme dans la) 224 (note)l
BossuET, Oraisons funèbres — 108, 123, 195
R (Articulation et exercices sur I') 5 (et note)
Raillerie.
CicÉRON, Pro Murena, XXIX 176
Molière, Les Femmes savantes, IV, m ... 1 177
Récitation des leçons Inlrod., \viii
Récits :
BossuET, Bataille de Rocroy 1 08
Chateaubriand, Le Charmeur de serpents 45
Courier (P.-L.). Une Aventure effrayante 73
Flaubert, Saint Julien l'Hospitalier 104
— Bouvard et Pécuchet 170
Hugo (V.), Les Pauvres Gens 200
— Après la bataille 9^
— La Conscience 1 00
Mendès (Catulle), Le Consentement lOC
Molière, L'Étourdi, V, ix 2(
Nadaud, Les Ti'ois Hussards 191
Perrault, Le Petit Chaperon rouge 71
Racine, Le Songe d'Athalie 10-
RiCHEPiN, Les Deux Ménétriers 22
Thierry (Aug.), Meurtre de Th. Becket 9(
Rime :
Banville (Th. de). Le Baiser 221
INDEX. 251
Hugo (V.), Us Djinns 240
— Sara la baigneuse 236
Leconte de Lisle, Les Roses cVfspahan 228
RiCHEPix (J.), Les Deux Ménétriers 227
Rostand (Ed.), Le Linon 238
— Les Tartelelles amandines 235
toutine Introd., xix
lythme (Voir Rime), et 223', 225
Barbier, L'Idole 234
Corneille, Polyeucte (Stances) 233
Leconte de Lisle, Les Erinnyes 231
Musset (A. de), La Nuit d'octobre 230, 232
Rostand, La Samaritaine, I, iv 239
'entiments (Expression des différents) (Voir le chapitre :
De la Sensibilité) 18i-196
limplicité (Voir : 'Naturel).
lincérité 125 (note), 148, 169, 184 (note 2M8o, 215
'emps (d'arrêt) 68 (et note), 110, 185
'héàtre :
Banville (Th. de), Le Baise?' 225
Beaumarchais, Le Barbier de Séville, I, ii 32
— Le Mariage de Figaro, III, v 20G, 215
Corneille (P.), Horace, Imprécations de Camille, IV, v 3
— Discours du vieil Horace, V, m 198
— Polyeucte, Stances, IV, ii 233
Courteline, La Paix chez soi 71
A. Dumas fils, Fvancillon, I, ii 69
— Denise, I, ii 70
Harel (E.), Amour divin 212
Hugo (V.), Hemani, IV, ii 167
— Ruy Blas, I, m 187
Leconte de Lisle, Les Erinnyes, I, vu 231
Molière, L'Amour médecin, III, i 87
— Le Bourgeois gentilhomme, II, vi 61
— Le Dépit amoureux, IV, ii 55
— L'Étourdi, Y, î\ 20
— Les Femmes savantes, 1, i 37
— Les Femmes savantes, II, vu 89
— Les Femmes savantes, IV, m 131, 177
— Le Malade imaginaire, I, v 219
252 INDEX.
I
Molière, Le Misanthrope, III, ii 10
— Le Misanthrope, II, v 91
— Psyché, III, II 36
Racine (J.), Athalie, II, v 102, 113
- Les Plaideurs 13, 49, 50, 51, 81, 130
Rostand (Ed.), L'Aiglon, II, ix 216
— Cyrano de Bergerac, I, iv 204
— Cyrano de Bet^gerac, II, viii 213
— Cyrano de Bergerac, II, iv 235
— Les Romanesques, Ul, ly 238 :
— La Samaritaine, \, i\ 239
Zamacoïs (M.), La Fleur merveilleuse, II, v 189
Timidité Introd., xxi
Valeur (Mot de).
GicÉRON, Pro Murena 111
DupiN aîné, Le Duc d'Enghien 121
Valeurs (Différentes) 197-209
Vieux français :
Marot (Clément), Au roi 41
Rabelais, Pantagruel, IV, m 39
Ronsard, A un laboureur 37
VILLON, Ballade des pendus 40
Virtuosité (Exercices de) :
Beaumarchais, Le Barbier de Séville, I, ii 32
Hugo (V.), Vere novo 11
— Le Mol 11
Molière, Récit de l'Étourdi 20
— Le Misanthrope (Acaste) 10
Musset (À. de), Dupont et Durand 13
— Sur trois marches de marbre rose 15
Racine, Les Plaideurs, III, m 13
Voix Introd., xxiv
— (Pose de la) 1
— (Oppositions de la) 197
FIN de l'index alphabétique
TABLE DES MATIERES
Introduction
PREiMIERE PARTIE CORRECTION
Chapitre premier. — De la respiration 1
— II . — De l'articulation 5
— III . — Des liaisons 23
— IV. — De la ponctuation 27
— V . — Des inflexions de la voix 45
DEUXIÈME PARTIE EXPRESSION
Chapitre premier. — Du naturel 61
— II.— Du style 87
— III . — De la précision 110
— IV. — De la force 128
— V . — De l'imagination 148
— VI. — De l'esprit et du goût 169
— VII. — De la sensibilité 184
— ^ VIII. — De la variété 197
— ^ IX . — Du mouvement 223
TROISIÈME PARTIE RYTHME
Chapitre unique. — Rime, rythmes simples, rythmes composés . 210
Index alphabétique 245
I
h
PC Le Roy, Georges
2137 La diction frangaise par
L^76 les textes
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